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Title: Mémoires d'une contemporaine - Souvenirs d'une femme sur les principaux personnages de la République, du Consulat, de l'Empire, etc... Tome 5
Author: Saint-Elme, Ida, 1778-1845
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Mémoires d'une contemporaine - Souvenirs d'une femme sur les principaux personnages de la République, du Consulat, de l'Empire, etc... Tome 5" ***


by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)



MÉMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE,

OU

SOUVENIRS D'UNE FEMME SUR LES PRINCIPAUX PERSONNAGES DE LA RÉPUBLIQUE,
DU CONSULAT, DE L'EMPIRE, ETC.

     «J'ai assisté aux victoires de la République, j'ai traversé les
     saturnales du Directoire, j'ai vu la gloire du Consulat et la
     grandeur de l'Empire: sans avoir jamais affecté une force et des
     sentimens qui ne sont pas de mon sexe, j'ai été, à vingt-trois ans
     de distance, témoin des triomphes de Valmy et des funérailles de
     Waterloo.» MÉMOIRES, _Avant-propos_.

TOME CINQUIÈME.

Troisième Édition.

PARIS. LADVOCAT, LIBRAIRE, QUAI VOLTAIRE, ET PALAIS-ROYAL, GALERIE DE
BOIS.

1828.



AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR SUR LES TOMES VII ET VIII DE SES MÉMOIRES.


Ma tâche est donc remplie, mes _Mémoires_ retraçant la grande époque qui
s'est écoulée depuis 1792 jusqu'en 1815. On pourrait croire, à tous les
événemens qui s'y pressent, à toutes les vicissitudes qui ont accablé
mes jours, que le moment du repos était venu pour moi.

Hélas! pouvais-je rester inactive? pouvais-je trouver la paix dans la
solitude? Mes amis étaient proscrits; l'exil m'avait enlevé les seules
consolations de tant de malheurs. J'avais besoin d'agiter encore
violemment ma vie pour la pouvoir supporter.

C'est la peinture de cette existence aventureuse qu'on verra dans les
deux volumes qui doivent compléter mes _Mémoires_. Le sort a voulu que
j'expiasse une vie d'erreurs, de prospérités et d'émotions, par toutes
les infortunes qui rarement s'accumulent sur la même tête. Si quelques
traits de désintéressement et de bonté, si une courageuse fidélité à de
nobles sentimens, ont valu à la première partie de mes aveux quelques
regards d'indulgence, je sens au fond de l'ame, que ma lutte avec
l'adversité, que tant de pieux devoirs remplis, tant de dévouement
prodigué sur les terres étrangères au service des proscrits, me
concilieront l'intérêt et la bienveillance des lecteurs.

Mille personnages appartenant aux diverses scènes politiques dont la
Belgique, l'Angleterre, l'Italie et l'Espagne ont été dans ces derniers
temps le théâtre, tels sont, sous le point de vue d'intérêt général, les
élémens qui, avec les émotions individuelles d'une destinée singulière,
composeront les deux volumes que je promets au Public pour le 1er mars
prochain.

Paris, le 1er février 1828.



CHAPITRE CXVIII.

Retour à Florence.--Accueil de la grande-duchesse.--Défection de sa
cour.


En me jetant en Illyrie, je n'avais obéi qu'à un besoin impérieux de
mouvement et de nouveauté; mais ne sachant jamais prévenir les malheurs
de si loin, je n'avais nullement songé quand, comment, par où je
reviendrais. J'avais suivi le torrent de cette retraite précipitée qui
rejetait pour ainsi dire, de ville en ville la domination française.
Venise était devenue l'entrepôt de ces débris. Le moment était arrivé de
me rapprocher de Florence, l'heure de l'adversité sonnait de toutes
parts; mon absence prolongée eût ressemblé à l'ingratitude et à
l'abandon. Je revins donc rapidement aux lieux qu'occupait encore ma
bienfaitrice, avec cette rapidité que donne le cœur et qui sait franchir
toutes les distances. J'arrivai juste pour voir en Toscane quelque chose
de pareil à ce qui m'avait éloignée de l'Illyrie; que dis-je? quelque
chose de pire: car là, une population moins généreuse devait ajouter
tous les retours de la mobilité italienne à toutes les injustices de la
fortune.

Les révolutions, sur cette terre où tant de puissances différentes ont
régné, où les passions politiques se ressentent du caractère national,
ne se font pas avec cette facilité tranquille qu'on a pu remarquer
ailleurs, ne se déroulent pas sous la forme seulement pittoresque d'une
décoration d'opéra. Le moindre changement ne s'annonce, ne se prépare,
ne se consomme qu'avec l'escorte de mille crimes isolés, de mille
vengeances particulières. Sous le prétexte d'un horrible enthousiasme du
bien public, on commence d'ordinaire toutes les innovations par des
massacres. J'avais si souvent parcourir toutes les routes, exploré le
pays dans tous les sens; interrogé, questionné, causé, que j'étais
connue dans toutes les auberges de Florence, de Pise, de Livourne, de
Lucques, pour être du service de la grande-duchesse. À Livourne,
j'aperçus les premiers symptômes de la fermentation, et j'eus lieu de me
convaincre de la réaction que les Français auraient à attendre de tout
ce qui flattait ou du moins de tout ce qui tremblait la veille; enfin,
des dispositions des classes élevées, si dévouées, et de celles du
peuple, si tremblantes, quelques mois avant. Dans l'hôtel où j'étais
descendue, il fallait entendre les propos, depuis le dernier marmiton
jusqu'au maître. Ces gens, qui ne juraient trois jours avant que par
_Napoleone il Grande_, criaient déjà sans honte et sans frayeur: _I
signori franchesi no hamo a farci gran tempo da padroni, finice,
finice_. Comme première preuve de haine politique, j'eus beaucoup de
peine à me faire servir, essuyant ces airs moitié bas, moitié insolens,
qui ne donnent guère que le droit de mépriser les gens maussades et
malveillans, sans autoriser la plainte, parce que la peur étant encore
un peu plus forte que la haine, ne pousse pas encore les choses à ce
point qui constitue le délit et qui appelle la punition.

Dès que je parvins à Florence, je tâchai de pénétrer jusqu'à la
grande-duchesse, et de lui faire tenir une lettre. Les premières
secousses de la commotion qui frappait l'Empire avaient déjà produit
autour d'elle son inévitable effet. Tout ce qui était français, à
quelques rares poltronneries près, s'était rapproché de la sœur de
Napoléon. Si on ne lisait plus dans les groupes cet enthousiasme, ce
dévouement chaleureux qu'avaient naguère si souvent fait éclater les
bulletins des triomphes de l'Empereur, du moins on y voyait encore cette
résignation noble, cet intérêt, ces alarmes touchantes qui, dans les
plus tristes partis à prendre, laissent encore dominer ce zèle, cette
fidélité pour les princes malheureux auxquels ces généreuses
démonstrations font tant de bien. Mais parmi les Italiens attachés à la
cour, et la cour était presque tout italienne, c'était, hélas! une
émulation de bassesse et d'ingratitude. Que de grandes dames, renommées
pour leur exactitude aux levers et aux soirées, atteintes alors
d'indisposition subite! Elles, si jalouses de l'honneur d'accompagner,
si envieuses du tour de service, se faisaient dire malades pour éluder
leurs fonctions, et n'en mettaient pas moins d'affectation en même
temps, comme pour donner de la publicité à leur mauvaise grâce, à se
montrer partout. Que d'hommes, écuyers, chambellans et autres, qui ne
pouvaient respirer d'autre air que celui des antichambres et des salons
du palais, qui passaient leur temps à débiter toutes les hyperboles de
l'adulation la plus fade, devinrent tous d'intarissables frondeurs du
pouvoir qu'ils avaient encensé! Ces Messieurs trouvaient très plaisantes
les charges qu'ils avaient eux-mêmes exercées avec une exactitude bien
plus risible; ils faisaient force esprit sur la cour, sur la princesse,
sur ses habitudes, sur la bourgeoisie impériale, comme ils l'appelaient.
Ils se donnaient la mascarade avec une sorte d'impudence, de gaieté et
de sottise qu'on ne peut concevoir que dans des marionnettes à
parchemins. Je ne ferai point ici la cruelle satire de tant de
platitudes, en y mettant des noms propres. Il serait trop pénible pour
moi de réveiller tant de souvenirs d'une ingratitude que le gouvernement
de M. de Metternich s'est chargé de punir par le seul fait de sa
domination. Florence, d'ailleurs, par le charme de la longue et heureuse
hospitalité qu'elle m'a donnée, mérite bien que je lui épargne un peu de
honte, en échange des beaux jours que j'y ai passés.

Après bien des peines, j'eus enfin la consolation d'approcher de la
grande-duchesse, et de contenter l'impatience que j'éprouvais de lui
montrer mon ame française et reconnaissante au milieu de tant de cœurs
étrangers et ingrats. Je lui parlai de tout ce que j'avais vu et
entendu, des dispositions hostiles que j'avais remarquées dans le
peuple, et surtout des lâchetés malveillantes du palais. Je lui désignai
parmi tant de trahisons les plus honteuses et les plus révoltantes. La
réponse d'Élisa vint encore ajouter à ma juste indignation. «Mon Dieu!
me dit-elle, j'ai comblé _tout cela_ de bienfaits, mais sans me faire
trop d'illusion, mais sans compter sur une reconnaissance plus longue
que la bonne fortune. Outre les places qui attachent tous ces Italiens à
ma cour, il n'en est pas un qui n'ait reçu de moi quelque service
signalé, quelque salaire confidentiel. C'est sans doute ma bonté qu'ils
ne me pardonnent pas; mais cela ne me surprend point; l'ingratitude se
mesure à la grandeur des bienfaits, et les paie souvent à poids double.
Et encore, si je n'avais jeté que de l'or à cette noblesse toscane, elle
eût peut-être mis une certaine pudeur dans ses procédés; mais j'ai eu le
soin irrémissible d'ajouter les bonnes grâces aux richesses, d'épargner
des affronts à quelques uns, des ennuis à tous. Vous conviendrez que par
là j'ai redoublé contre moi les mauvais penchans du cœur humain, et les
chances fâcheuses des cours. Tous ces gens-là désertent ma cause, parce
que ce n'est pas la première qu'ils servent, et qu'ils veulent rentrer
en condition. On insulte la France pour se mettre bien avec l'Autriche.
Le vent paraît souffler de par là, nos girouettes se tournent de ce
côté... Mais patience, l'Autriche a tout ce qu'il faut pour me faire
regretter. Non seulement tous ces Italiens ne profiteront pas de leur
défection, mais encore ils en auront des remords.»

La prédiction s'est accomplie; les souvenirs et les regrets ont remplacé
les sarcasmes et les malédictions. J'ai eu sujet, à bien peu de
distance, de constater cette incurable disposition du cœur à revenir
trop tard à la justice. Au milieu de tant de périls, et dans la
désertion sûre ou probable de ses serviteurs, trouvant un dévouement
aussi intrépide que tendre dans ma personne, Élisa me parut ressentir
avec une bien touchante vivacité le bonheur de l'amitié, ce bonheur si
rare, même pour les plus simples particuliers. Profitant de la soudaine
occasion de ma fidélité, la princesse me chargea d'une foule de
commissions secrètes et importantes, de lettres, d'instructions de tout
genre. Je les ai oubliées aujourd'hui, mais je ne les oubliai pas dans
le temps. J'ai le cœur meilleur que la mémoire. Se rappelant une
personne sur laquelle on pouvait compter, et à toute épreuve, que je
connaissais à Gênes, la grande-duchesse ajouta avec une bonté
mélancolique: «Allez attendre le résultat des événemens qui se passent,
qui peut-être se termineront bien; car le lion ne se terrasse pas
aisément... Mais si tout est fini, mon intention est d'aller rejoindre
Caroline... Ou peut-être irai-je en Amérique... Y viendrez-vous?

«--Que Votre Altesse m'ordonne, qu'elle désire seulement, et je suis
prête à la suivre au bout du monde. Je mettrai ma gloire, ma consolation
à veiller à votre sûreté; ma vie est à vous ainsi qu'à votre auguste
famille;» et mon regard, et l'altération de ma voix, disaient encore
plus éloquemment à la duchesse jusqu'à quel point elle pouvait disposer
de moi.

«--Ah! que vous me faites de bien avec ces accens vrais du cœur! Mon
excellente mère exceptée, vous êtes la femme pour laquelle j'ai ressenti
avec le plus de vivacité le besoin d'un noble attachement.»

Ils resteront dans mon souvenir, ces adieux d'une souveraine, d'une
bienfaitrice, d'une amie, qui, au milieu de l'enivrement de l'empire,
encore debout, savait prévoir au delà de tous les revers, osait regarder
en face la Fortune, et conservait intact son courage devant l'adversité,
comme elle avait dans les prospérités gardé une ame pure et
bienfaisante. Dès le commencement du voyage, je fus en quelque sorte
poursuivie par les mauvaises nouvelles. À Sienne, les femmes des
employés français avaient été maltraitées par le peuple. Le flot des
émigrans se pressait à chaque pas vers la France, et s'accroissait de
toutes les autorités auxquelles cette retraite communiquait les mêmes
idées de péril et de précaution. J'appris bientôt que Florence avait été
évacuée, et je sus plus tard que M. le préfet Fauchet avait été assailli
et avait manque périr près de Chambéry: il ne fut sauvé que par la
présence d'esprit d'un domestique éprouvé depuis longues années.

J'avais fait embarquer mes effets et je voyageais à cheval. À
Pietra-Santa, petit endroit près de Livourne, je fis la rencontre de
deux peintres hollandais, élèves du célèbre Van Brée[1], qui revenaient
de Naples, où je les avais vus dessinant aux lueurs du Vésuve et
cherchant, au risque de leur vie, à surprendre quelques unes de ces
grandes scènes de la nature. Ils s'étaient associés avec un Ferrarois
qui avait à craindre chez lui les haines particulières, toujours si
habiles à s'assouvir sous le masque de la politique. Tous se rendaient à
Paris, avec l'espoir que la débâcle de notre domination s'arrêterait du
moins aux Alpes. Il signor Brandi ne m'était point inconnu; j'avais lu
de lui plusieurs ouvrages littéraires. Malgré le peu de sûreté de la
route, malgré la triste préoccupation des affaires, une pareille
compagnie était trop éclairée pour que le voyage ne s'animât point de
l'intérêt des beaux-arts. Leur magie consiste même à faire tout oublier,
à étouffer tous les murmures du malheur, à éloigner le fantôme de tous
les périls, à mettre leurs nobles distractions au-dessus de toutes les
peines. Chemin faisant, on se mit à parler au milieu des dangers comme
dans un tranquille salon, ou dans une plus tranquille académie. À la
poésie italienne succéda la poésie hollandaise, et je trouvais que
c'était quelque chose de piquant que cet hommage à la langue de ma mère
rendu dans la patrie du Tasse, et dans de pareils momens. La route fut
moins longue cependant que nous n'avions compté la faire ensemble; Nos
artistes étaient trop indépendans pour subordonner leurs courses aux
émotions d'une femme, et moi j'aimais trop ma liberté pour ne pas
trouver commode de me séparer des compagnons que cependant il m'avait
paru très doux de rencontrer.



CHAPITRE CXIX.

Nouveau voyage à Pise.--La sœur Angola.--Bianca Capello.--Les deux amans
Paolo et Hermosa.


Les événemens romanesques sont fréquens dans mes mémoires; c'est qu'en
effet ils l'ont été dans ma vie. Lors même que mon existence prenait une
assiette et paraissait affermir ma position ou l'enchaîner à des
devoirs, mon cœur, avide d'émotions, mon imagination curieuse de
spectacles, cherchaient incessamment à se satisfaire. C'est ainsi que
les personnes, les lieux, les incidens, m'appellent tour à tour, dès
qu'une nuance un peu nouvelle, dès qu'une couleur un peu extraordinaire
s'y rencontre. Le bizarre, le nouveau, m'enlèvent, sous toutes les
formes qu'il leur plaît de se revêtir, et la plupart du temps je ne
laisse point au hasard le soin de pourvoir à mes besoins; je le provoque
par des courses et j'en multiplie les chances en ne restant jamais en
place.--Heureuse disposition! tu m'as fait vivre double, si je puis
m'exprimer ainsi, et tu as bien rarement mêlé des regrets à la joie de
tes précieuses vicissitudes; je te dois au moins d'avoir préparé à mes
vieux jours l'abondante consolation des souvenirs!

C'est à cette disposition d'esprit que je dus la découverte d'un épisode
plein d'intérêt, quelque temps avant mon départ de la Toscane. Dans
cette grande facilité d'impressions, celle qui domine mes légèretés est
la mélancolie rêveuse. M'asseoir sous un bel ombrage, poser ma tête
entre les feuilles d'un arbre et ne plus exister que par la pensée, fut
toujours une des voluptés les plus douces. J'en jouissais souvent
pendant mon heureux séjour dans ces heureuses contrées.

Il était près de neuf heures du soir; en Italie, on ne vit que la nuit.
Seule dans un des bosquets délicieux du jardin dit _di Bianca
Capello_[2], je repassais dans mon esprit la destinée de cette femme
belle, célèbre, et criminelle peut-être, dont ce lieu portait le nom:
Jeunesse, puissance, richesse, amour, tout est passé. Ô Bianca Capello!
qu'êtes-vous maintenant? Un peu de poussière, disais-je à mi-voix. _Se
vuol preghare per l'anima sua, venga e leì sare benedetta_[3],
entendis-je prononcer très bas derrière moi. Un peu surprise, je me
retourne et vois une jeune fille en habits religieux, qui m'offre de me
conduire à l'autel, élevé par la fille de Bianca Capello pour y appeler
la prière. Ce n'était pas une religieuse, mais une novice d'un monastère
non cloîtré; elle pouvait avoir quatorze ans, d'une physionomie
gracieuse par les charmes de cette extrême fraîcheur qui semble encore
tenir de l'enfance, et qui promet tout l'éclat de la beauté. La novice
me devançait de quelques pas; et je trouvais je ne sais quel
irrésistible attrait à la suivre. Son vêtement blanc, son voile, les
détours qu'elle me faisait parcourir, l'obscurité qui commençait à
étendre ses voiles et à donner son silence imposant à tous les objets,
tout contribuait à faire pour moi de cette rencontre un immense intérêt.
Nous avions traversé le jardin situé derrière le cimetière. Nous
longions le mur d'un couvent. Au bout, une petite porte basse nous
conduisit à une enceinte très vaste, et je reconnus l'intérieur d'un
couvent de Pénitentes blanches, ordre qui remplace en Italie les Sœurs
de Charité. Sous un des vastes portiques brûlait dans l'éloignement une
lampe devant une Madone. Au milieu de la chapelle, chargée de peu
d'ornemens, un mausolée magnifique attira mes regards. La jeune fille
s'était mise à genoux sur une des marches. «C'est la tombe de Paolo et
d'Hermosa, me dit-elle, et là on dit des messes pour l'ame de Bianca et
des deux amans.--Quels amans, ma sœur, lui demandai-je?--Priez avec moi,
et la sœur Angola vous dira leur amour et leur triste fin.» Après un
acte de dévotion et une offrande, la jeune sœur sonna une clochette. On
ouvrit une grille, et une religieuse très âgée, mais d'un aspect noble
et triste, vint à nous: «Ma mère, lui dit la jeune religieuse, la
signora vient entendre les malheurs de la fille de Bianca Capello; _ne
ha pietade_[4].»--La sœur Angola répondit _sia benedetta_, et, me pria
de l'attendre. Elle revint avec un papier roulé. Il était alors moins de
dix heures. «Je ne puis rien laisser emporter, dit-elle; mais nous avons
des chambres pour l'hospitalité; acceptez-en une pour cette nuit: c'est
la nuit anniversaire de la mort de Paolo et d'Hermosa. Vos prières
s'uniront encore aux nôtres; toutes font du bien.» Je consentis avec
empressement. Rien ne me parut plus bizarre que cette aventure, et je me
promis bien, pour peu que l'histoire en valût la peine, de me servir
d'un _album_ qui ne me quittait jamais dans mes courses solitaires, pour
l'y transcrire. J'ose croire que mes lecteurs trouveront que j'ai bien
fait.

«En 1572, Bianca Capello, d'une naissance voisine du trône, avait, par
l'amour, été entraînée sur les pas d'un époux aimé mais obscur, et qui
bientôt dut aussi son élévation au caprice d'un prince. Bianca épousa en
secondes noces Ferdinand de Médicis, fils et successeur de Come Ier.
Plus ambitieuse que tendre, Bianca avait feint une grossesse pour
ajouter à ses droits, et présenté comme son fils l'enfant d'une autre.
La faiblesse du grand-duc ne répugnait point à cette feinte qu'il avait
devinée, espérant par cette adoption d'un successeur se venger de ses
frères qu'il haïssait. Ce projet ne s'accomplit pas, et Antoine entra
dans l'ordre de Malte. Bianca, devenue ensuite réellement enceinte,
accoucha d'une fille dont la naissance fut tenue secrète jusqu'à la
brillante solennité où Bianca Capello, devenue grande-duchesse de
Toscane, fut adoptée par la république de Venise comme fille de
Saint-Marc. La jeune Hermosa avait alors trois ans, élevée loin de la
cour, au Val de Chiomo, délicieux séjour qu'enclavent le Tibre et
l'Arno. Hermosa fut mandée à Florence pour les fêtes dans lesquelles
elle devait être publiquement reconnue au milieu du triomphe de sa mère.
Hélas! elle n'arriva au Poggio Lacono qu'au moment où une atroce
vengeance précipita son père et sa mère dans la tombe. L'exécrable
forfait, dont le soupçon planait sur Ferdinand de Médicis, au lieu de le
faire chasser du théâtre de son crime, réunit autour de lui tous les
mécontens qu'avaient faits la faveur et l'élévation de Bianca Capello.
Les Capponi, les Givaloni, les Dorsoni, les Bichani revinrent à la cour
qui se grossissait encore par la foule de ces hommes, courtisans de tous
les pouvoirs, flatteurs de tous les vices, toujours prêts à acheter les
dignités par la bassesse. Ferdinand fut bientôt tranquille, parce qu'il
crut avoir anéanti tous les titres qui attestaient la naissance légitime
d'Hermosa, et qu'il espéra bientôt la saisir elle-même. Mais au milieu
de ce choc de passions haineuses, il existait un cœur fidèle et dévoué à
ses souverains malheureux; c'était celui de la nourrice d'Hermosa.
Entourée de vils espions et de dangers de toute espèce, cette femme
courageuse parvint à échapper aux piéges qu'on lui tendait, et à se
réfugier avec son précieux dépôt dans le duché de Bracciano. Elle éleva
jusqu'à neuf ans sa jeune maîtresse, sans jamais lui révéler sa
naissance, décidée même à la lui cacher toujours; mais la fatalité avait
marqué ses victimes. Paolo d'Oxeni entrait dans sa septième année,
lorsque Hermosa, qui en avait trois, vint, avec un guide fidèle, à
Bracciano. Paolo d'Oxeni, allié par sa mère aux Médicis, était aussi
cependant élevé loin de la cour et dans une pareille obscurité. Dans la
maison qu'Adine (nom de la nourrice d'Hermosa) avait choisie, il y avait
une jeune fille de l'âge de cette dernière, déjà compagne des jeux du
jeune Paolo. Après l'arrivée de la fille de Bianca, ces trois enfans
furent inséparables. Paolo était d'une beauté aussi parfaite que celle
d'Hermosa, et Julietta, leur jeune amie, ne déparait point cette
touchante et belle fraternité. Souvent quand on les voyait folâtrer sur
un gazon émaillé, ou reposer entre leur _mazzi di fiori_ et leurs
corbeilles remplies de fruits, on eût cru voir les charmans modèles de
l'Albane, posant en groupe pour les chefs-d'œuvre de ce peintre des
Amours.

«La petite Julietta, faible et souffrante, était l'objet des
sollicitudes d'Hermosa et des soins protecteurs de Paolo; celui-ci
venait d'accomplir sa quinzième année. Hermosa en avait douze, lorsque
la mort de Julietta vint révéler à deux cœurs innocens le secret des
larmes et les douleurs de la séparation. Tous deux à genoux veillent
près du corps de leur pauvre amie, couverte selon l'usage de fleurs
virginales et de ses habits de fêtes, la tête tournée vers l'image de la
Madona. C'est là devant ce triste témoignage d'une inévitable
destruction que Paolo et Hermosa, enlevés à la terre, emportés par un
sentiment qu'ils ignoraient encore, le cœur ému par les pensées d'une
autre vie, se jurèrent un amour éternel. _Saro di Paolo o di morte_[5]
soupira la bouche d'Hermosa, à demi fermée par l'épouvante, et dont les
lèvres laissaient échapper des promesses d'amour avec les graves accens
de la prière des morts. Hermosa, dit Paolo, se relevant de son humble
attitude, et fixant son regard attendri sur la vierge morte et la vierge
en prières, dont la douce voix venait de tant lui promettre, Hermosa,
_tu sara mia obensi saremo con questa_[6], et la main du jeune homme se
posa sur la couronne déjà flétrie, qui entourait le front glacé de
Julietta. _Cosi sia_[7], répondit Hermosa d'une voix douce mais ferme;
et il en fut ainsi.

«Souvent, Hermosa accompagnait Paolo à la Villa, dont il se plaisait à
lui faire parcourir les bosquets et les palais. Un jour, dans la galerie
des tableaux, ses regards se fixent sur un portrait de femme: c'était
celui de Bianca Capello, peinte dans tout l'éclat de la jeunesse et de
la beauté. «Comme elle est belle, s'écrie Hermosa.--Moins que toi,
Hermosa, répond Paolo, et comme frappé d'une lumière soudaine: Mais ce
sont les traits d'Hermosa: Serais-tu la fille de Bianca Capello?» Paolo
parla à Adine; celle-ci, forte de l'amour qu'elle lui voyait pour
Hermosa, confia tout au noble cœur du jeune homme, et en fit l'ardent
protecteur des droits héréditaires de la fille de ses souverains.

«Ferdinand Médicis, après la mort cruelle de son frère, quoique duc
régnant, avait conservé le chapeau de cardinal jusqu'à ce qu'il eût
épousé une fille du duc de Lorraine, et par les bienfaits de son règne
il fit oublier le crime de son élévation. Il gagna l'affection du peuple
en travaillant à la prospérité de l'État. Paolo, que l'amour et
l'ambition agitaient, prit un parti plus généreux que celui de la
révolte ou de l'intrigue, en se confiant au cœur de Ferdinand. Hermosa
fut appelée à la cour de son oncle paternel; ce fut un beau jour pour le
jeune Orsini que celui où, chargé des ordres du grand-duc, il accompagna
au palais ducal celle qu'il idolâtrait, rétablie au rang que lui
assignait sa naissance. Hermosa trouva dans son esprit naturel un goût
et une pénétration qui bientôt la distinguèrent des autres, et qui
donnèrent à son maintien et à sa conduite une dignité bien au-dessus de
son humble éducation. Avant de partir pour la cour du grand-duc, Paolo
parut un instant hésiter en songeant à la distance qu'il élevait entre
Hermosa et lui. «Hermosa, lui dit-il, tu étais pauvre, et mon amour
t'aurait dotée de toute mon opulence; aujourd'hui tu es
princesse...--Aujourd'hui, répondit Hermosa, élevant un regard inspiré,
aujourd'hui, Paolo. Hermosa, la fille de Bianca Capello et d'un
souverain de la Toscane, te dote, toi, son unique ami, de toute sa
tendresse; Paolo, _saro di te o di morte_...» Peu d'heures après,
Hermosa inclina sa tête charmante aux pieds de son oncle paternel, au
milieu d'une cour qui vit, dans le court espace de deux jours, le
triomphe et la mort de sa malheureuse mère. Le cardinal Médicis avait
involontairement frémi en contemplant des traits qui rappelaient si bien
ceux de Bianca à son aurore; mais il se remit promptement, et l'accueil
qu'il fit à Hermosa tourna soudain vers elle tous les regards et tous
les hommages des courtisans. Les yeux d'Hermosa ne cherchaient que ceux
de Paolo; ils ne tardèrent pas à les rencontrer. Que de choses dans
cette silencieuse éloquence! Quelle souveraine put jamais se flatter
d'avoir un serviteur, un sujet plus dévoué que Paolo! Oh! qu'il était
enivrant le bonheur de Paolo; lorsque, dans l'éclat des fêtes, la douce
voix d'Hermosa trouvait moyen de faire parvenir à son cœur le serment de
leur enfance: _Saro di te o die morte, Paolo, ben che principessa!_[8]
Mais cette félicité si pure était à son terme. Le cardinal s'était
attaché à sa nièce; mais en la comblant de faveur, il semblait vouloir
étouffer le cri de sa conscience.

«À cette époque, Pierre de Médicis, frère du duc régnant, traînait une
vie honteuse à la cour de Philippe II. Le prétexte de ce séjour était un
mariage qui ne se conclut point, et quelques bruits qui lui parvinrent
sur la faveur dont jouissait la fille de Bianca et de son frère, le
ramenèrent en Toscane. À la vue de la céleste beauté d'Hermosa, deux
desseins criminels entrèrent à la fois dans l'ame perverse de cet oncle
inhumain: _la posséder et la perdre_. Non seulement Hermosa repoussa
avec horreur ses vœux insensés, mais elle menaça son indigne parent de
tout révéler au grand-duc et à Paolo Orsini; ce fut l'arrêt de tous
deux. Orsini, absent pour une mission assez lointaine, revient à
Florence et trouve partout deuil et consternation. «Hermosa se meurt!
Hermosa est peut-être déjà morte!... lui dit-on.» Paolo n'en entend pas
davantage. Il court au palais ducal, pénètre, à travers une haie de
serviteurs silencieux, jusqu'à la salle où gisait déjà, sur un lit de
parade, le corps de la fille de Bianca Capello. Frénétique de douleur,
Paolo s'élance vers le lit et tombe au pied de la balustrade. On le
transporta mourant. Les obsèques d'Hermosa se firent avec une pompe
royale; son cercueil fut placé à côté de celui de sa mère, dans le
caveau de la chapelle érigée par Bianca dans les jours brillans où elle
régnait sur la Toscane. La chapelle, ouverte aux prières voyait tous les
jours parmi les plus assidus aux offices l'infortuné Paolo, les traits
défigurés, l'œil morne, se traînant à genoux vers la pierre qui s'était
refermée sur tout ce qu'il avait aimé. Un soir, épuisé de douleur, il
s'évanouit, et ne revint à lui que par la fraîcheur qui commençait à
engourdir ses membres; tout était silencieux autour de lui. Une seule
lampe éclairait en vacillant ce lieu consacré à la prière, et brûlait
devant l'image de la Vierge, dont la chapelle communiquait, par une
autre issue, au caveau de Bianca Capello. Paolo regarde de ce côté et
croit voir une grande figure se glisser dans l'ombre... Il écoute, il
entend le léger bruit d'un vêtement et des pas qu'on cherche à retenir.
Aussitôt l'idée d'une horrible profanation le frappe; il s'élance par la
grille et se trouve derrière un inconnu qui portait un panier et
s'avançait vers le caveau. Paolo lui barre le passage et s'écrie avec un
accent foudroyant: «Profanateur des tombeaux, que cherches-tu en ce
lieu?» L'inconnu, d'une stature colossale et d'une figure hideuse, où
brille à l'instant la joie d'un triomphe facile, répond avec un rire
féroce: «Je ne cherchais pas ce que j'y trouve; _ma ben venvenuto tu
séi_[9].» Et aussitôt, il saisit son poignard et cherche à en frapper
Paolo. Moins fort, mais plus adroit, Orsini évite le coup, et arrachant
l'arme meurtrière des mains de son ennemi, il l'en frappe et l'étend
mort à ses pieds. À la vue seule de cet homme, Paolo avait soupçonné un
forfait: les provisions tombées du panier qu'il portait ne lui laissent
plus de doute. Il parcourt d'un pas rapide les vastes détours du caveau,
appelant, dans une horrible angoisse, Hermosa. «Hermosa! ô ma
bien-aimée, disait-il, existerais-tu dans ce lieu horrible?» À chaque
détour il écoute. L'écho de ses cris répond seul à son espérance. Il
arrive enfin au tombeau de Bianca Capello, et voit l'infortunée Hermosa
appuyée sur le cercueil de sa mère, pâle, échevelée, vêtue d'un habit de
bure grossière, et se soutenant à peine. Mais regardant avec épouvante
du côté où entrait Paolo, Hermosa le reconnaît et s'écrie: «Les
monstres! ils l'ont aussi plongé vivant dans ce séjour d'horreur!--Non,
j'y suis descendu pour t'en arracher, Hermosa, répond l'heureux Paolo,
en enlevant son amie inanimée et la pressant contre son cœur.--Mais,
reprit Hermosa, la fuite est impossible.--Rien n'est impossible à un
amour comme le mien, répond son amant. Pour entrer ici ton affreux
geolier devait avoir une clef...» Il entraîne Hermosa, à qui la vue du
cadavre explique tout ce qui vient de se passer. Possesseur de la clef
de la porte extérieure, et sorti de la chapelle, Paolo guide Hermosa par
des chemins détournés vers l'asile d'une de ses parentes, à qui il fait
confidence de son aventure. Un homme tué, son cadavre resté dans une
église, la disparition d'Hermosa, que de sujets de crainte! Après une
courte délibération, il fut décidé que les deux amans partiraient tous
deux travestis; ils se mirent en route, et aux premières lueurs du jour
ils gravissaient les monts qui séparent la riche Toscane du fertile
Bolonnais. Faible, effrayée, Hermosa ne put aller loin. Après trois mois
d'un séjour fétide, l'air vif et pur des montagnes devenait étouffant
pour elle; il fallut s'arrêter dans la cabane d'un pauvre pâtre. C'est
là qu'elle raconta à Paolo sa léthargie préparée, son affreux réveil
dans un cercueil,... les horribles tentatives de Pierre et de son
complice, sa résolution de leur échapper par la mort... «Ah!
disait-elle, faudrait-il, après avoir souffert, ne te retrouver, Paolo,
que pour te quitter à jamais! Les souvenirs de Julietta m'assiégent; ils
me rappellent le doux et terrible serment, _Paolo, saro di te o di
morte_.» Et sa belle tête languissante tombait sur le sein oppressé de
son amant.

«Cinq jours s'étaient lentement écoulés dans cet état d'anxiété. Assis
un soir à la porte de la chaumière, Paolo, tout entier à la douce
contemplation des traits adorés d'Hermosa, n'avait pas aperçu des hommes
armés qui, à l'improviste, se jetèrent sur lui, le garottèrent, et
malgré les larmes et l'inutile résistance de son amie, le placèrent sur
un cheval et prirent la route de Florence. Hermosa, immobile d'horreur
et d'effroi, ne versa plus de larmes; elle quitta la chaumière, se
dirigeant de loin sur les pas des ravisseurs qu'une route de montagnes
forçait d'aller lentement. Ils firent halte pour la nuit à une chapelle
de Monte-Cavallo, à demi ruinée. Les gardiens de Paolo le déposèrent
dans l'intérieur, près de l'autel, et après avoir resserré ses liens,
s'assirent, pour le garder, sous les arbres plantés devant la porte de
la chapelle. Bientôt Hermosa paraît, et d'une voix suppliante: «C'est
mon amant, mon unique bien, _è l'anima dell' anima mia_, disait-elle;
oh! laissez-moi prier et pleurer avec lui!» Sa beauté était si
touchante, il y avait tant de douleur dans son accent et dans ses
regards, qu'elle attendrit ces hommes farouches: ils lui permirent de
veiller avec Paolo, et promirent même de dire des prières pour eux à la
Madona. Au léger bruit que fit Hermosa en s'approchant de lui, Paolo
souleva sa tête et fit un vain effort pour tendre les bras à son amie.
Elle s'assit près de lui sur une des marches de l'autel, et tenant entre
ses mains les mains de Paolo, indignement garottées, elle lui dit avec
le calme d'une terrible résignation: «Paolo, je te le disais dans ces
délicieuses retraites où naquit notre amour, restons ici au sein de la
nature; la grandeur fut fatale aux miens, ma mère expira dans d'affreux
tourmens, couverte de la pourpre... Et moi, ô mon bien-aimé, l'amour si
tendre qui m'attache à toi, qui fait de ta vie ma vie, me sauvera-t-il
d'un avenir où le bonheur est mis en balance avec un diadème? Paolo, je
te le disais, et tu le vois, les grandeurs nous sont fatales, comme
elles le furent aux miens... Mais du moins ne nous séparons pas. Écoute,
Paolo, le sort nous a marqués de sa réprobation; mais il me réserve une
immense félicité, celle de te revoir, de mourir avec toi... Ne luttons
pas contre ses arrêts. Tu m'as sauvée, je veux te sauver à mon tour.
Trompons l'affreuse espérance de nos tyrans, mourons ensemble. J'ai
fléchi tes gardiens, en demandant à prier et pleurer avec toi; que ce
soit ici la chapelle de la dernière nuit sur terre. Allons demander
vengeance aux pieds de l'Éternel. Imite-moi, Paolo...» Et pressant
vivement contre son sein la noble et belle tête de son amant, elle
montre un poignard, s'en frappe, le présente à Paolo, en prononçant:
«_Di, te Paolo e di morte_.» Lorsque les gardes vinrent pour emmener le
prisonnier, ils ne trouvèrent plus que les corps glacés de Paolo et de
la fille de Bianca Capello. La famille d'Orsini a élevé ce tombeau aux
deux amans, et fondé une dotation pour des services anniversaires, avec
cette inscription: «Passans, et vous hôtes de ces murs saints, priez
pour eux!»

Je ne saurais dire l'attendrissement et l'horreur que m'inspira cette
lecture; jamais je ne passai une nuit si agitée. Il y eut un moment où
ma tête se perdit, au point que je crus voir dans l'étrange rencontre de
cette sœur un plan concerté. Un effroi secret se mêlant à mes
agitations, au lieu de m'en tenir à la simple vérité, et trouver tout
naturel que dans un ordre institué pour secourir les malades et les
voyageurs, une sœur fût debout à neuf heures, et qu'en me voyant avec
l'extérieur qui dénotait la richesse, l'on m'eût offert de passer la
nuit dans un lieu sûr, plutôt que de tirer ces naturelles conséquences,
mon esprit m'en forgea de si ridicules, que je ne me crus rien moins que
l'objet d'une noire erreur pour m'enfermer prisonnière. Comme il y avait
dans ces frayeurs infiniment de vanité et de sottise, j'en ris moi-même,
et me jetant habillée sur ma modeste couche, j'y dormis jusqu'au réveil
un peu forcé des cloches sonnant matines. Je trouvai la jeune novice et
la bonne sœur Angola; je les remerciai toutes deux, et pour récompenser
la petite supercherie d'avoir copié le manuscrit sur mon _album_, je
doublai mon offrande, et les sincères bénédictions des deux pieuses
filles m'accompagnèrent à Florence, où je ne fus pas sitôt de retour que
je visitai la chapelle de Bianca Capello. J'y frémis à l'aspect de la
grille qui donne entrée à ce séjour des morts, où l'on eut la barbarie
de faire descendre une innocente fille pour y traîner de misérables
jours près des cendres de sa mère... J'ai prié et pleuré sur la pierre
où gémit si long-temps le malheureux Paolo. Je me suis fait conduire
plus tard, à mon passage à Bologne, à la chapelle _dell' Ultima notte in
terre_, et en lisant l'épisode à mes compagnons de voyage, j'ai vu, au
récit des maux des deux amans, tomber de généreuses larmes des yeux d'un
des vainqueurs d'Arcole et de Lodi.



CHAPITRE CXX.

Départ de Lucques.--Séjour à Gênes.--Mon arrivée à Paris.--Nouvelles de
Ney.--Un trait de la vie du général Duroc.


Comme les lecteurs ont déjà avec moi plus d'une fois fait la route de
Lucques à Gênes, ils trouveront très bien, j'en suis sûre, que je ne
tire pas un plan religieusement topographique de ces contrées
délicieuses. Les temps deviennent si graves, que les plus grandes scènes
de la nature s'effacent devant la grandeur des événemens. La crainte
d'ailleurs commençait à absorber mes pensées et à les concentrer dans
l'unique préoccupation des intérêts de ma bienfaitrice. Chaque pas qui
m'approchait de la France redoublait cette terreur inséparable des
affections sincères. Je tremblais de voir jusque sur le sol de la patrie
les insultes de la fortune, de rencontrer d'autres désastres, d'éprouver
de nouveaux désenchantemens. J'arrivai à Nice cependant sans avoir eu
rien à subir de triste et qui mérite d'être rapporté. J'y demeurai dans
une famille qui tenait par la parenté au maréchal Masséna, et sans
entrer plus directement en relation avec les personnes que la princesse
Élisa m'avait indiquées, je me contentai, suivant mes instructions, de
leur faire tenir des lettres dont elle m'avait représenté la remise
comme essentielle au bien de son service.

La fidélité de cette mission n'exigeant pas davantage, je pris le
courrier, résolue de me rapprocher de Paris, théâtre ordinaire des
mouvemens toutes les fois que la politique se complique et menace de se
renouveler; refuge probable, surtout dans ces terribles circonstances,
de mes affections les plus chères. Une fois arrivée, je repris par culte
de souvenir un de ces logemens, que j'y avais déjà occupé, et que la
présence de Ney avait quelquefois honoré et embelli. Dès le lendemain
même, je me remis en relation avec les amis que j'avais conservés,
impatiente de ces communications de pensée dont on sent si vivement le
besoin et le prix dans les momens de crise. Une grande partie de mes
connaissances se composait de militaires de haut grade ou de
fonctionnaires également élevés, qui partageaient aussi avec moi la
noble folie de l'Empire. Plusieurs, hélas! avaient disparu de la scène;
car, en avançant dans la vie, les rangs s'éclaircissent et les tombes se
pressent, comme pour appeler la nôtre.

Un officier de la jeune garde me remit plusieurs lettres qu'il avait
reçues pour moi dans la campagne de 1813, mes amis croyant que la
pénible guerre de Russie m'avait rendue casanière, et par conséquent le
séjour de Paris indispensable. Ces lettres étaient déjà d'une date
ancienne, mais elles me parlaient de Ney: n'était-ce pas assez pour que
le passé devînt pour moi le présent? Après des prodiges à Kaya, à
Lutzen, à Prœlitz, le maréchal avait profité de l'armistice pour se
guérir d'une blessure. À ce mot de blessure, je me sentis moi-même comme
frappée, et je ne pus cacher mon émotion à celui qui m'avait apporté ces
nouvelles si chères et si tristes. L'officier me rassura sur ce cruel
événement; mais il eut plus de peine à me persuader de ne point
m'élancer sur les traces du guerrier dont le nom seul faisait si
violemment battre mon cœur, en me démontrant qu'il y aurait
impossibilité de le rejoindre dans l'état de retraite et de désordre de
l'armée française.

J'appris également, par l'officier en question la mort de ma pauvre
Lithuanienne, de ce frère d'armes si intrépide, morte comme un homme au
passage de l'Elbe à Torgau, héros obscur, et dont la valeur dans les
temps chevaleresques eût pris place au milieu des noms de cette
mythologie guerrière. Cet officier, dont je dois taire le nom, avait
servi sous les ordres du maréchal Duroc; il n'en parlait qu'avec
l'attendrissement de l'admiration et de la reconnaissance. Je crois
pouvoir placer un trait de la vie de ce bon Duroc, qui cachait ses
vertus avec une modestie antique. Ce récit, écho d'un noble attachement,
sera aussi un hommage de mes propres affections pour celui qui avait su
faire de l'intimité d'un grand homme une gloire peu vulgaire pour
lui-même.

Après le 18 brumaire, Duroc, déjà fort avant dans la confiance du
premier Consul, fut chargé d'une haute mission diplomatique auprès de la
cour de Berlin, dont il s'acquitta avec beaucoup de succès, et qui lui
valut ces récompenses empressées qui ne manquent jamais au mérite
heureux. Cependant la Prusse, enchaînée à de mesquins intérêts, ne se
décidait pas franchement dans son attitude. Elle ployait ou ne se
redressait jamais qu'à demi. De sourdes intrigues s'y croisaient
incessamment et préparaient de loin une rupture nouvelle.

Le chef le plus influent de ces secrètes menées était le mari de la
baronne de Brenkenhof, ami de la célèbre comtesse de Lichtenau, cette
maîtresse déclarée de Guillaume II, roi de Prusse, femme dont on a tant
dit de bien pendant sa scandaleuse élévation, et tant de mal après sa
disgrâce, sort ordinaire des favorites. Mme de Lichtenau aima des
Français à la fin de sa carrière. M. de Brenkenhof les détesta toujours;
mais n'étant pas assez fort pour agir ouvertement, il se jeta dans des
intrigues dont il devint victime. Il fut arrêté et envoyé à Spandau. Sa
femme, jeune et belle Saxonne, que des convenances de famille avaient
enlevée à sa patrie, sut obtenir du maréchal Duroc, au lieu d'une
redoutable détention, un exil plus doux dans une terre éloignée. Mme de
Brenkenhof avait à cette époque une fille en bas âge, mais dont les
traits charmans promettaient toute la beauté de sa mère. Retenue à
Berlin par une légère indisposition de cet enfant, et pour des
arrangemens de fortune, au lieu de suivre son mari, Mme de Brenkenhof se
retira dans une maison de campagne des environs. Sensible à la
générosité de Duroc, elle ne mit à la reconnaissance que les bornes du
devoir, se livrant avec abandon à son cœur, et rendant chers à celui qui
en était l'objet ces témoignages d'une amitié vive et passionnée.

Brillant sur le champ de bataille, Duroc était aussi bien placé dans un
palais par la noblesse de ses manières. Il portait surtout dans la
société intimé un charme extraordinaire de simplicité et de bonhomie.
Une double facilité de caractère le disposait à être aimable et sensible
à l'amabilité des autres: pouvait-il ne pas céder au mérite de la jeune
et belle Saxonne! La guerre, à cette époque, venait d'éclater entre la
France et l'Autriche. Duroc, rappelé en France, accompagna le premier
Consul à Marengo. Les adieux furent vifs et tendres entre les deux amis;
mais la gloire offre tant et de si nobles distractions à l'absence, que
Mme de Brenkenhof fut peu à peu, sinon oubliée, du moins négligée
entièrement! Une correspondance sollicitée par Duroc, comme un moyen de
consolation, et qui, sans qu'elle eût osé se l'avouer, était le seul
bonheur de la belle baronne, cette correspondance devint languissante;
plusieurs lettres restèrent sans réponse et Mme de Brenkenhof cessa
d'écrire. Dans ses lettres, elle avait annoncé à Duroc la mort de son
mari, l'échéance d'un immense héritage, le mariage de sa fille avec un
noble saxon et leur départ pour la Saxe. Duroc était alors devenu
grand-maréchal du palais, et ses fonctions plus tranquilles lui
rappelèrent plus souvent le souvenir de la belle Saxonne; à ces tendres
réminiscences quelquefois il se mêlait des regrets plus vifs encore.
Combien ce dernier sentiment avait d'amertume, lorsqu'en 1805,
reparaissant à Berlin, non seulement Duroc n'y retrouva plus Mme de
Brenkenhof, mais apprit toutes les peines qu'il lui avait causées par
son silence. Le maréchal écrivit à Mme de Brenkenhof une lettre qui dut
effacer tous les anciens torts; car quel tort un cœur généreux peut-il
ne pas pardonner à un cœur repentant qui s'excuse?

L'infortunée dut encore à l'homme qu'elle avait le plus estimé, le plus
chéri, le bonheur de revoir sa fille coupable et fugitive, de la presser
sur son cœur et de ne point mourir sans bénir ses remords. Duroc, en
1805, rejoignit le quartier général, et prit à Austerlitz le
commandement du corps d'armée, dont une grave blessure avait éloigné le
maréchal Oudinot. Un de ces grenadiers dont la seule présence était près
de leurs chefs un droit à beaucoup de liberté, vint dire au maréchal:
«M. le maréchal, j'ai trouvé avec d'autres bons enfans, dans le coin
d'une ferme mi-brûlée, une petite Allemande bâtie à faire tourner la
tête à tous; et toute vieille moustache que je suis, M. le maréchal, je
l'avoue, la petite _sorcière_ était terriblement en péril; mais v'là
qu'elle tire de son sein un médaillon où vous êtes parlant, comme vous
v'là, mon général; et en joignant les deux plus mignonnes de mains que
j'aie vues jamais, elle nous dit: M. le général était l'ami de ma mère;
il ne vous pardonnerait pas de me maltraiter, de me tuer... La tuer?
figurez-vous, M. le maréchal, si nous en avions envie? Les camarades et
moi, à la seule vue du portrait, étions rentrés à l'ordre, et je me suis
chargé de conduire la petite, sous bonne escorte, chez une vieille bonne
femme. Pendant le trajet, elle nous a conté des fagots, nous disant
qu'elle est bien vertueuse... Vous sentez, M. le maréchal, si, nous
autres troupiers, nous donnons là-dedans; mais tant est que la petite
est jolie comme le soleil de nos victoires, et qu'elle vous est quelque
chose, puisqu'elle a votre portrait; voilà tout. Qu'en ordonnez-vous, M.
le maréchal?--De la respecter, mon brave, de veiller sur elle. Je la
verrai avant une heure,» répondit Duroc, troublé au delà de toute
expression; et dans le tumulte et les nobles joies d'une victoire comme
celle d'Austerlitz, l'ame généreuse de Duroc sut trouver le temps de
voler auprès de la fille de celle qu'il avait tant aimée et qu'il
respecta toujours.

Bathilde, nom de la jeune baronne, après un mariage d'inclination
contracté sans l'aveu de sa mère, s'était précipitée de faute en faute,
pour arriver enfin à celle que n'efface même plus une vie exemplaire, et
que le repentir ne répare point. Le jeune époux de Bathilde, attaché au
char d'une danseuse, dissipait follement la fortune de celle qui lui
avait donné le droit de sa tendresse. La malheureuse Bathilde avait
oublié que pour notre sexe le bonheur ne peut exister que dans le
rigoureux accomplissement de tous nos devoirs; au lieu de chercher son
refuge assuré près de la meilleure et de la plus aimable des mères,
Bathilde s'était enfuie de l'asile conjugal sur les pas d'un Français
séduisant et brave, mais inconstant, mais léger. Il avait abandonné
Bathilde pour la gloire, et rejoint les troupes qui, sous l'aigle de
Napoléon, marchaient alors victorieuses sur la capitale de l'Autriche.
Mais rien d'impossible pour le cœur d'une femme passionnée. Élevée dans
toutes les délicatesses du luxe, Bathilde, sans autre appui que sa
résolution et son amour, avait traversé deux armées en présence, et
pénétrait jusqu'au champ de bataille d'Austerlitz, au plus fort de
l'action, quelques heures avant la victoire des Français... On vient de
voir de quel péril la sauva le portrait du maréchal Duroc; elle allait
avoir bien d'autres obligations à cet ami dévoué de sa mère. La jeune
Bathilde vécut près d'une année cachée dans une retraite qu'avait
ménagée son protecteur, qui, par le crédit que lui donnait moins encore
son rang que la haute considération qu'il avait su mériter, négocia le
retour de la jeune coupable près de sa noble famille, le pardon de sa
mère, et la réconciliation de son époux, revenu lui-même de ses erreurs.
En 1806, le maréchal, en se rendant à Dresde, à la cour de Saxe, avait
pris soin de se faire devancer de quelques jours par Bathilde. Depuis la
fuite de sa fille, Mme de Brenkenhof avait langui, presque mourante,
dans sa superbe mais solitaire demeure, d'où sa douleur repoussait
toutes consolations, et n'attendait plus que la mort de la pitié du
ciel; mais une lettre du maréchal Duroc vint, en la rassurant, lui
inspirer le regret de quitter une vie qui allait n'être plus veuve d'une
fille chérie et d'un ami si rare. Un jour la baronne essayait de marcher
dans un de ses vastes salons dont les pas timides de ses gens
troublaient seuls la solitude. La baronne regardait d'un œil éteint, un
des beaux portraits de sa fille; elle le couvrait d'un baiser mourant,
et sa voix affaiblie disait encore ce nom si cher et celui de son
généreux ami. Ses lèvres venaient de prononcer Duroc... À ce nom une
porte s'ouvre; Bathilde, s'échappant des bras de son protecteur, se
précipite aux pieds de sa mère avec ce cri du cœur: «Ma mère, ma bonne
mère, bénissez aussi ce noble Français; c'est lui qui me rend à votre
amour, au repentir, à la vertu.» Le maréchal reste immobile de douleur
devant cette belle figure que la mort va glacer. La baronne, une main
étendue sur la tête de Bathilde, et l'autre appuyée sur son cœur, comme
pour y retenir un dernier souffle, se laisse aller à l'émotion, à
l'anéantissement de sa joie maternelle. «Ah! s'écrie le maréchal, cette
scène la tue;» et alors il relève Bathilde, et veut la faire éloigner.
La mourante mère s'y opposa par un regard: «Mon ami, dit-elle, d'une
voix étouffée, mon unique ami, toute précaution est inutile, la mort est
là, montrant son sein; m'imposer silence ne ferait que me la rendre plus
affreuse sans la retarder. Je vais vous quitter pour toujours. Ah! que
de peines renfermées dans ce peu de mots! que ce ne soit pas du moins
sans vous avoir fait lire dans ce cœur que vous avez cru insensible, qui
cependant n'aima que vous, qui vous aima avec idolâtrie, qui vous eût
préféré à tous les monarques de la terre, et qui ne put vous préférer
que la vertu.--Caroline!... et vous avez repoussé mes vœux?...--Non, car
dans mon délire les miens s'y unissaient avec une plus brûlante ardeur
peut-être, mais j'ai dû les combattre, j'étais épouse et mère; je l'ai
fait aux dépens du bonheur de mes plus belles années, de ma vie
peut-être. Mais si je les eusse accueillies, mourrais-je aujourd'hui
sans remords, sans honte entre ma fille et l'ami le plus cher? Aurais-je
surtout l'inexprimable bonheur de vous dire à vous, l'homme le plus
noble: vous m'avez rendu mon enfant; veillez sur sa jeunesse, dites-lui
que la vertu console de tout, rend tout possible, et... parlez-lui de sa
mère...» La belle tête de Mme de Brenkenhof retomba en arrière, sa main
tenait la main de sa fille, à qui ses mourantes lèvres murmurèrent
encore la bénédiction maternelle; mais son dernier regard, cette
étincelle de l'ame qui s'échappe de sa prison terrestre, ce dernier
regard fut un regard d'amour, qui cherchait à se perdre dans celui de
l'homme noble et généreux qu'elle avait uniquement aimé.



CHAPITRE CXXI.

L'Empereur Napoléon et la belle Anglaise.--Lettres et visites de
Regnault de Saint-Jean-d'Angely.--Je retrouve Ney.--Beau trait de Talma.


On eût épuisé tous les contrôles de l'armée, qu'on n'eût pu rencontrer
dans les cadres un officier plus fait pour être porteur des lettres qui
me faisaient part de tant de nobles souvenirs. Il avait pour Napoléon
cette admiration superstitieuse dont alors tout soldat français était
pénétré, et j'oserai presque dire un enthousiasme plus délicat, empressé
de justifier l'exaltation de ses sentimens par la connaissance des
moindres actions de son idole.

«On prétend, me disait le lieutenant M..., que chez Napoléon le cœur ne
vaut pas le génie. Je me chargerais volontiers de prouver que sous ce
rapport il mérite encore de nouveaux hommages. Oui, l'Empereur est bon,
il est avant tout très sensible, et je tiens d'une femme un trait qui
ajoute encore à la gloire du héros.

«--Vous prêchez une convertie, mon cher M...; je sais aussi bien, mieux
qu'un autre peut-être, que l'Empereur est d'une bonté charmante; mais je
n'accorde pas toutefois qu'il ait une sensibilité romanesque, une
sensibilité telle que les femmes l'entendent.

«--Eh! Madame, je ne vous dirai pas qu'il s'est évanoui aux pieds d'une
belle imaginaire; mais cela prouve sa force sans accuser son cœur: et si
quelquefois il a abrégé le pouvoir que les femmes exercent dans
certaines circonstances, c'était pour l'amitié qu'il s'arrachait à
l'amour. Je connais une Anglaise délicieuse, que l'Empereur a connue pas
autant que le désirait l'intérêt, la passion ou l'amour-propre de la
dame. La belle étrangère amplifie peut-être un peu l'histoire de ces
relations: ce qu'il y a de vrai cependant, c'est que nous l'avons
rencontrée près de Gorlitz, et qu'elle a vu l'Empereur quelques jours
après la mort du maréchal Duroc. Elle avait fait les frais d'une
campagne facile pour sa fortune, mais pénible par ses dangers, et elle
n'avait reçu pour récompense qu'un désappointement cruel de vanité. Eh
bien! elle avait plus d'enthousiasme encore que d'humeur. Voici comme
elle nous conta ses tournées militaires: Pour approcher l'Empereur, j'ai
beau courir en poste, la victoire court plus vite que l'amour: Napoléon
est un héros qu'on ne rejoint pas aisément. Souvent j'ai cru arriver au
quartier général avant la bataille; il m'a fallu poursuivre le vainqueur
poursuivant déjà l'ennemi. À Leipsick, j'étais au milieu du corps
d'armée du maréchal Macdonald, et de la bagarre de Kaya. Dans une
indicible frayeur, je m'élance de ma calèche pour me réfugier dans une
masure; j'y trouve gisans deux blessés prussiens. En apprenti
chirurgien, j'allais leur donner quelque secours; mais, grands dieux!
voilà l'un d'eux, véritable colosse marchant, qui se dresse sur son
piédestal et veut galamment me prouver qu'il se porte à merveille.
Admirez tout ce que peut la société des héros, moi que la crosse d'un
fusil et le fourreau d'un sabre eussent fait fuir autrefois avant mes
campagnes. J'eus alors à ma disposition l'attitude d'une vieille
moustache, et je fis mine d'amorcer un pistolet qui n'eût servi bien
certainement qu'à m'estropier plus que le grand Prussien. Au même
instant entrèrent une foule de soldats appartenant au corps du duc de
Raguse. Me retournant alors: Soyez témoins, m'écriai-je, que je viens de
faire deux prisonniers. On me replaça dans ma voiture avec mille
acclamations de bruyante admiration. Plus loin, on voulut me faire
rétrograder; mais, bon gré mal gré, je poussai vers le quartier général.
J'espérais plaire, et j'avais la hardiesse de répéter: j'ai besoin de
parler à l'Empereur. Je trouvais que j'avais couru assez de dangers pour
être digne au moins de l'espérance; mais on me prévint qu'il n'y avait
pas à aborder l'Empereur après le douloureux événement qui venait de le
frapper, la mort de Duroc. Je voulus néanmoins être témoin de l'entrée à
Dresde; hélas! ma maladresse m'y fit manquer un dédommagement que le
hasard s'était plu à me ménager. J'avais rencontré un pauvre sergent
blessé, de la division Campans, et par humanité, autant peut-être par
spéculation, je l'avais fait monter dans ma voiture et combler de soins.
Je voulais pouvoir dire à l'Empereur: j'ai secouru, j'ai pansé vos
braves. J'ai à cet égard une recette de séduction auprès de lui toute
particulière, c'est de lui parler de son armée; on ne réussit même à lui
arracher une faiblesse qu'en flattant son côté fort, qu'en le prenant
par la passion de la gloire. Je sais bien que sur lui viendraient
expirer les minauderies ordinaires; on ne doit l'attaquer qu'avec de
l'originalité. J'étais donc bien résolue à tirer parti de ma rencontre
militaire dans l'intérêt de mon ambition galante.

«Personne ne sait causer comme Napoléon, quand il peut, ou quand on peut
être libre avec lui. Tenez, voici mot à mot notre conversation. Je
venais de lui raconter ma scène des deux blessés. Il me répondit:--Et si
l'on ne fût venu à votre secours, qu'eussiez-vous fait contre deux
grenadiers ennemis?

«--J'aurais invoqué le grand nom de Napoléon.

«--Mais enfin si...

«--Eh bien, mes pistolets vous eussent fait respecter et moi aussi. Vous
ne croyez pas à ma bravoure, mais vous avez tort; car elle me vient de
l'orgueil de vous plaire: oui, l'orgueil de vous plaire; un seul de vos
regards vaut mieux que la vie.

«--Mais, Fanny, vous êtes bien ambitieuse. Si quelqu'un de mes ennemis
vous entendait, il vous appellerait un Bonaparte en jupon.

«--Croyez-vous que cela me fâcherait?

«--Non, peut-être; car, vous autres, toutes, vous avez des penchans à
l'extraordinaire. On parle de l'ambition des conquérans, ce n'est rien
auprès de celle des femmes, et pourtant elle va à bien peu d'hommes, et
aux femmes elle porte bien plus facilement malheur.

«--N'importe, ce serait une position si haute que d'être appelée la
favorite de celui qui fait et défait les rois, de celui qu'aucune femme
n'enchaîne.

«--Et qu'aucune n'enchaînera jamais... Fanny, si je croyais que cette
folie fût sérieuse, dans deux heures vous seriez sur la route de
Londres.

«--La perspective est flatteuse. Pourtant j'ai lu quelque part, qu'un
Turc, un Grec, quelqu'un comme cela idolâtre d'une de ses femmes, la
poignarda en présence de son armée pour prouver aux braves qu'il les
préférait à la beauté. Seriez-vous de cette force?

«--Il n'y a pas de doute que, moins cruel, je saurais être aussi sévère.
Mais, je n'en viendrai jamais là, je n'aurai pas même de choix à faire
entre une maîtresse et mon armée. Mes maréchaux eux-mêmes auraient comme
moi autre chose à faire qu'à être trompés par une Pompadour ou une
Dubarry.

«--Merci de la comparaison.

«--Orgueilleuse Anglaise, répliqua l'officier: elle était belle, elle
plaisait quelquefois, n'est-ce pas tout ce qu'on peut attendre d'un
souverain. Au moins voilà mon avis, et le vôtre, j'espère... Puis
continuant: La main du héros essaya de soutenir son opinion en caressant
les boucles flottantes des cheveux de la belle Fanny. Mille pensées
tumultueuses m'agitaient; quelques paroles sans liaison et sans suite
s'échappaient de mes lèvres, le nom de Duroc se mêlait au nom doucement
balbutié de Napoléon. Terrible fatalité, s'écriait la belle Anglaise en
nous racontant cette scène. À ce mot de Duroc, le bras qui m'avait
attirée me repousse soudain; l'Empereur s'éloigne, semble me fuir comme
un remords, comme un reproche, reste absorbé; puis s'éloigne davantage,
se rapproche et me dit avec un incroyable accent d'émotion: allez,
allez, mon amie; on vous donnera un itinéraire; nous nous
retrouverons... mais ailleurs; et souriant douloureusement: à moins
qu'un boulet de canon ne me vienne visiter de plus près que le jour où
fut frappé à mes côtés l'ami vrai, le compagnon fidèle de ma vie... Ah!
Duroc! Duroc! Ce noble soupir retentissait encore sur mon cœur, que
Napoléon avait déjà disparu. Eh bien, l'Empereur s'éloignant de moi
n'offensait point ma vanité; mon ame, électrisée par le mouvement de la
sienne, sentait mieux que de l'amour-propre, et je lui savais gré de
cette sensibilité qui se portait de préférence sur un ami. Cette pompe
qui, à Dresde, l'entoure, cet éclat de la victoire qui lui va si bien,
non rien ne me le rend cher comme cette larme silencieuse donnée à
Duroc, en face d'une femme. Qui regrette ainsi, mérite d'être aimé.
L'Empereur est donc encore bien autre qu'on ne le suppose; on admire son
génie; force est bien aux incrédules eux-mêmes de s'y soumettre; mais
son cœur, le connaît-on!

«Vous pensez bien, ajouta l'officier, que le récit de Fanny s'adressait
à des gens faits pour le comprendre, et à un enthousiasme qu'il eût été
difficile d'accroître. Fanny nous raconta encore une foule de piquans
détails sur les incroyables efforts de son amour-propre pour plaire à
Napoléon. Cette jolie Anglaise s'est habituée à la vie militaire; elle
raffole de nos braves; on dirait qu'elle voit en eux l'image de
Napoléon.

«--Mais cela me paraît, dis-je à mon jeune narrateur, une très bonne
connaissance pour nos grenadiers. À une autre rencontre, vous obtiendrez
peut-être la faveur de causer plus intimement du grand homme que vous
chérissez autant qu'elle, et vous serez également aimable pour une
Anglaise par amour de lui. Mais laissons pour aujourd'hui vos
prétentions; suspendons un peu les souvenirs du passé pour nous occuper
des intérêts du présent, car vous partez cette nuit.» J'écrivis bien à
la hâte, en m'abandonnant à cette effusion du cœur qui ne sait pas être
courte, et je remis au lieutenant M... une lettre qu'il se faisait fort
de remettre au maréchal Ney, mais que le maréchal ne put recevoir, étant
revenu à Paris quelques jours après.

Le lendemain du départ de l'officier, dont la visite m'avait fait
exister dans le passé, et plongée dans cette rêverie de souvenirs qui
fait tout disparaître, je songeai à me mettre en relation avec mes
connaissances de Paris, pour lesquelles j'allais presque être une
revenante. J'écrivis à Regnault, et, sur sa réponse promptement aimable,
je me présentai chez lui; mais je le trouvai triste, abattu. Les
nouvelles de l'armée venaient chaque jour ajouter au deuil de la patrie
et des familles; on les attendait comme on attend la crainte et
l'espérance. Tout le monde sentait alors que le trône du grand empire
n'était plus que l'épée de Napoléon, et que la fortune semblait prendre
plaisir à la fatiguer et à la briser. La Saxe avait vu de nouveau pâlir
l'étoile, et la superstition, si nécessaire à tous les triomphes, était
sinon détruite, du moins ébranlée. Napoléon seul conservait de la
confiance. Ney me dit, quelque temps après: «J'ai été témoin d'un beau
spectacle à Dresde; l'Empereur avait été trahi par les Saxons, eh bien!
c'était lui qui consolait le bon roi de Saxe de cette trahison, qui
cicatrisait la noble blessure d'un cœur royal, le seul fidèle à notre
cause, quoique notre cause ne lui eût rien rapporté.»

Regnault ne me parlait que de l'armée, ne pensait qu'à l'armée. «La
France est morte; le sang français semble épuisé; il n'en reste quelques
gouttes que dans le cœur des soldats; mais avec Napoléon cela peut
suffire.» Il me demanda si j'avais reçu des nouvelles du maréchal; il
insistait pour que je les lui montrasse: ce fut presque de la colère
quand je lui dis que je n'avais rien appris de Ney que verbalement par
un officier, reparti déjà pour l'armée. Tout était méfiance et soupçon à
cette triste époque.

«Dans toutes vos courses, reprit Regnault avec son ton interrogatif
d'autrefois, vous n'avez pas entendu parler de proclamations de Monsieur
de Provence? Nous sommes sûrs qu'on en répand, que les soldats les
lisent et que les maréchaux les méditent.

«--Mon ami, je ne connais point la personne dont vous me parlez, et je
crois qu'à l'armée toute autre proclamation que celle de l'Empereur ne
serait pas bien accueillie.

«--Vous vous trompez: il vient des temps, hélas! où le dévouement se
refroidit; des temps enfin où l'on pense...»

J'avais quitté Regnault de Saint-Jean-d'Angely sans beaucoup d'autres
paroles que celles dont ses inquiétudes politiques m'avaient glacée. En
rentrant chez moi, après quelques autres courses, je trouve un billet
très pressé qui arrivait de la rue de la Victoire; il ne contenait que
ces mots: «Venez à l'instant même.» Je répondis aussi laconiquement:
«Impossible; j'ai un rendez-vous sacré comme l'amitié.» Une demi-heure
après, M. le comte était dans ma jolie retraite de la rue Bergère.
Jamais Regnault, qui n'était pas sujet à l'émotion, ne m'avait paru si
agité; son accent suffit pour me faire quitter le ton d'une plaisanterie
dès lors déplacée. «Je suis sérieuse, je suis triste, mon ami, lui
répondis-je, puisque vous l'êtes. Aurait-on besoin de mon dévouement? Il
est prêt.

«--Je crois que l'année 1813, qui va finir, finira mal pour nous, ma
pauvre Saint-Elme. On ne sait plus sur qui compter. Ce b... de
«Raynouard, avec son discours, prépare la défection des gens
tranquilles, de ces gens qui, depuis quinze ans, avaient donné leur
démission. Il est des gredins qui conspirent les bras croisés et sans
qu'on les inquiète. Fouché et Talleyrand nous travaillent de main de
maître, et avec toute l'ardeur qui anime l'ingratitude quand elle se met
en besogne.

«--Mais ces messieurs n'ont-ils pas été prêtres?» Regnault sourit, et ma
vanité, stimulée par l'accueil fait à cette observation innocente, me
fit trouver l'élan nécessaire pour réveiller les espérances du fidèle
serviteur de Napoléon et ranimer son courage. Nous nous quittâmes fort
gaiement, et il repartit bien persuadé cette fois que je n'en savais pas
plus long que je ne lui en avais avoué.

Regnault de Saint-Jean-d'Angely aimait l'Empereur avec cette abnégation
de tout autre sentiment, avec cet abandon de cœur qui ennoblissaient les
attachemens célèbres de Duroc et du général Bertrand. «Je suis capable
de tout pour l'Empereur, disait Regnault, excepté de le suivre sur les
champs de bataille.»

J'oubliais de dire que, dans cette dernière entrevue, le ministre
d'État, si dévoué, quoique si peu militaire, m'avait encore demandé,
avec cet air instruit qui déroute, pourquoi, depuis si peu de temps à
Paris, j'avais déjà vu et reçu chez moi M. Lanjuinais. «Que diable!
s'écriait-il, ce n'est pas la cour que vient faire ici ce comte
lacédémonien.». Je lui avais encore répondu la vérité: que M. Lanjuinais
ne m'avait parlé que de mes relations passées avec Moreau; qu'il m'avait
fait un crime d'avoir pu oublier ce grand homme pour son ennemi; que le
vénérable sénateur avait presque été galant pour me faire parler de son
noble compatriote; que, dans ma tête fort peu apte d'ailleurs à saisir
le côté politique des hommes et des choses, M. de Lanjuinais se classait
cependant comme un républicain à qui l'empire et les dotations
pourraient bien n'avoir pas fait oublier sa dulcinée _une et
indivisible_.

«C'est bien cela, et, par une singulière alliance, républicains et
royalistes s'entendent pour exploiter le mécontentement. Ils conspirent
de compte à demi, sauf à travailler pour eux seuls après le triomphe,
après la destruction. Amis de Moreau, amis de Pichegru, amis des
Bourbons, tout cela est synonyme pour le quart-d'heure: tous les partis
abattus sont de la même famille; Oudet était le bouton électrique de
toutes les ambitions contraires. Puis, par une soudaine inspiration: Ma
bonne Saint-Elme, si vous avez conservé quelques traces de votre liaison
avec ce brillant Seïde-Oudet, effacez-les, détruisez-les; car vos
relations, quoique mystérieuses, sont connues, et, s'il y avait une
crise, vous pourriez vous en ressentir.

«--Monsieur le comte, je n'ai pas plus de peur que de perfidie; ma
politique, à moi, se compose d'affections; c'est la meilleure et la plus
sûre: ainsi zèle, dévouement à la cause que j'idolâtre, parce qu'elle me
semble celle de la gloire française, et surtout parce que Ney en est un
des héros. Mon opinion, c'est de l'amour. Et Ney, reprit Regnault, avec
un sourire?

«--Eh bien! Ney vient encore d'ajouter, dans la désastreuse campagne de
Saxe, un chevron à ses états de service et de dévouement pour la France.

«--Oui, pour la France; c'est pour la France seule qu'il se bat.

«--Voudriez-vous que ce ne fût que pour l'Empereur?

«--Mon Dieu, non, mauvaise tête; mais il ne faut jamais séparer l'État
de celui qui en est le chef; ces subtiles distinctions servent de
ralliement aux mécontens. Je suis bien sûr que Ney n'est pas content.

«--Il n'y a pas de quoi, entre nous; mais il se tait, mais il ne murmure
pas pour se battre, et il se bat comme aux jours d'illusion. Que veut-on
de plus? Ne faudrait-il pas qu'il dise à l'Empereur: vous faites bien
tout ce que vous faites, et Leipsick ressemble à Austerlitz?»

Dans cette longue conversation, où Regnault épanchait tout ce que son
ame renfermait de chagrins avec cette facilité de misantropie qui nous
représente horribles tous ceux qui ne sont pas montés au même diapazon
politique que nous-mêmes, Regnault me parut aussi en rancune contre M.
de Fontanes. «En voilà encore un dont je me méfie, s'écriait-il.
Avez-vous eu de ses nouvelles à la cour de Florence?--Non pas à
Florence, mais avant. Il m'a toujours semblé, et cette observation ne
m'appartient pas, mais à un fidèle serviteur de la grande-duchesse, que
M. de Fontanes se dédommage volontiers en secret de l'admiration qu'il
dépense en public pour la famille impériale. Il a été dans son intimité,
il en a vu les côtés faibles, ces petits ridicules qui se mêlent souvent
aux plus belles qualités. Eh bien! M. de Fontanes excelle à les saisir
et à les peindre; et au lieu de les cacher avec la religion des
souvenirs et de l'attachement, il se plaît au contraire à les divulguer,
à les vernisser en quelque sorte pour les rendre plus saillans à ceux
qu'il veut amuser.»

Je n'espérais pas encore revoir Ney, et Regnault ne m'ayant point parlé
du retour du maréchal, je n'y comptais guère que vers la fin de l'année.
Notre contrat de bonne amitié avait reçu un singulier article
additionnel dans la campagne de Russie, et je ne savais pas comment m'y
prendre pour le modifier. Le hasard vint à mon secours. Je le rencontrai
le lendemain même de la double visite de Regnault, comme je sortais pour
aller voir Talma, et avec l'intention de porter à ce bon et généreux ami
une lettre d'une femme que j'avais rencontrée après une longue
interruption de rapports, mais non d'amitié, et dont l'histoire mérite
de trouver une place dans ces Mémoires, archives de la reconnaissance,
où le nom de Talma doit à tant de titres être inscrit.

Ney me reconnut le premier, et ce mouvement m'apprit qu'il était encore
le même pour moi. Du reste, mon apparition et le rayon de joie qu'elle
jeta sur sa figure ne firent que me montrer davantage les soucis qui la
chargeaient. Je pris tous les tons pour l'arracher à ses sombres idées;
mais son front ne se dérida un peu qu'en m'entendant parler de ses
enfans, sa plus chère pensée, son seul orgueil; il insista même sur le
plaisir qu'il aurait à me les faire connaître et à me les montrer, en
prenant pour cela des précautions dont son intérieur eût pu s'alarmer;
car il n'avait plus d'amour pour moi, et il en avait beaucoup au
contraire pour sa noble épouse; mais il savait que mon attachement était
au-dessus de l'amour-propre, et il ne concevait pas mon refus: mais moi,
qui voulais être fidèle à ses propres devoirs, je ne voulus pas exposer
mon cœur à désirer de les lui faire rompre, tant ils me paraissaient
honorables et sacrés. Ney avait dans cet épanchement d'amitié, bien plus
avec un vieux camarade qu'avec une femme passionnée, une éloquence de
bonté et de naturel qui me pénétraient. Comme il lui allait bien de
mêler le nom de son vieux père, de sa femme, de ses enfans, aux
souvenirs de ses victoires! Que de simplicité dans une telle grandeur!
L'admiration nouvelle de ces vertus modestes ajoutait un charme secret
aux sentimens de l'enthousiasme. On s'estimait d'avoir su l'aimer.

Revenant peu à peu à sa gaieté militaire, il me dit: «Puisque vous
voilà, allons déjeûner en garçons. Prenez la rue Blanche, je vous
prendrai à la barrière.

«--Bien volontiers, et je vous raconterai quelque chose que vous pouvez
entendre, un trait de Talma.

«--Cela me fera du bien; les beaux traits deviennent si rares en France.

«--Pas en fait de gloire, Michel.

«--Allez, allez, Sirène.» C'était son mot de guerre et de paix avec moi.

Me voilà donc griffonnant au crayon un mot pour le remettre chez Talma
en passant, puis me rendant à mon poste à la barrière des Martyrs, l'œil
ouvert, l'oreille dressée comme une vedette. Ney avait quitté son
cabriolet au boulevart, et il ne se fit point attendre. J'avais beau
regarder pendant que j'étais de planton, je ne voyais pas trop de ce
côté d'endroit convenable au déjeuner d'un maréchal de l'Empire. Nous
voilà enjambant les boulevarts, courant à travers champs, nous donnant
de la bonne gaieté, comme dans les terres conquises de l'Autriche et du
Tyrol. Il n'y manquait, hélas! que le soleil d'Austerlitz, couvert de
sombres nuages. Nous étions presque arrivés aux derrières de la route du
bois de Boulogne; nous entrâmes dans une de ces bicoques qui le bordent.
Le déjeuner ressemblait à un véritable repas de bivac, et l'illusion
n'en était que plus vive et plus agréable. Trois heures s'écoulèrent
dans une conversation animée par toutes les confidences d'un entier
abandon de sa part, et de la mienne par toutes les effusions d'un
attachement qui se sentait plus fort que jamais. Je lui parlai de
Regnault; mais de tout ce qu'il m'avait dit, je ne lui révélai que ce
qui touchait les proclamations, parce que je craignais qu'il ne lui en
fût tombé dans les mains, et que par distraction il n'en eût conservé.

«J'en ai là, me dit-il. On jette beaucoup de papier dans l'armée; on
ferait bien mieux d'en faire des cartouches. Le colportage des opinions
est sans effet sur le soldat; les officiers ne prennent même pas au
sérieux toutes ces proclamations; mais l'Empereur y attache de
l'importance, et le gouvernement veut bien s'en inquiéter; cela se
rattache à la conspiration de Mallet. Fouché passe pour être à la tête
de beaucoup de machinations qui se croisent. Si Napoléon, au lieu de
l'envoyer en Illyrie, l'eût fait fusiller, il y eût eu justice, et la
précaution eût été bonne. Puis les vendus dont il a cru se faire des
amis! il verra! il verra! Nous ne sommes pas au bout; mais ne nous
cassons pas la tête à toutes ces spéculations creuses et inutiles. Tous
nos finauds seront attrapés tant que nous aurons du canon. Tant qu'il
restera un soldat à l'Empereur, il peut être tranquille; il ne sera ni
trahi ni perdu.» Ney me questionna ensuite sur ma liaison avec Talma
dont je lui avais parlé, allant droit à une supposition tout-à-fait
fausse que je réfutai, et quand je l'eus convaincu, je lui racontai
l'anecdote qu'on va lire au chapitre suivant.



CHAPITRE CXXII.

Talma.


Ney aimait le beau talent de Talma; toutes les supériorités éprouvent en
effet une remarquable et involontaire sympathie. C'était à l'ame élevée
de Ney qu'il fallait confier les traits d'une ame généreuse. Parmi
beaucoup de dames que j'avais connues à Bréda et à Anvers, en 1796, se
trouvait une jeune personne d'une rare beauté et d'une famille
distinguée de Malines. Elle avait dans toute sa personne toute la
délicieuse nonchalance _del certo non soche_. Je ne la désignerai que
par son prénom. Gertrude avait alors seize ans.

J'appris à mon premier voyage à Paris qu'elle avait disparu avec un aide
de camp du général Dessolles. Notre liaison, quoique courte, avait été
tendre; son souvenir s'était bien des fois rappelé à mon cœur, et
j'étais comme frappée du pressentiment que je la retrouverais un jour.
Mais j'étais loin de prévoir que je recevrais, par cette personne
presque étrangère et errante depuis plus de vingt années, une confidence
précieuse qui accroîtrait encore ma vive admiration pour un de mes amis
les plus intimes, pour mon cher Talma. Elle m'avait long-temps cherchée,
et, dès mon dernier retour à Paris, plus heureuse que dans toutes les
investigations précédentes de son attachement, elle avait découvert mon
adresse. Un billet d'elle vint me surprendre un matin, et m'exprimer
l'intention de me consulter sur des choses de la dernière importance.

Je me fais conduire à l'adresse indiquée. On ne m'attendait pas, et
ayant ouvert assez brusquement la porte, je me trouvai en face d'une
femme en grand deuil, du plus noble maintien. Son regard doux et
mélancolique inspirait tout d'abord la vénération et la pitié! Belle et
jeune, son deuil ne portait pas l'empreinte de cette coquetterie de
douleur qui souvent dément les larmes des veuves. Nous étions toutes
restées immobiles au premier regard. J'étais déjà de moitié dans ses
peines... «C'est vous, Gertrude, fut tout ce que je pus dire.

«--Oui, et je suis déjà moins malheureuse, puisque je ne suis point
encore méconnaissable aux yeux de l'amitié!

«--Oh! que cette amitié serait heureuse des preuves que vous pourriez
accepter.»

Nous nous assîmes, et son cœur s'ouvrit avec une chaleur que je vais
m'efforcer de reproduire. «Je n'accuse que moi seule de la conduite de
celui qui m'a perdue. Il ne pouvait m'estimer, je lui avais tout immolé,
vertu, patrie, famille; je n'avais à ses yeux que l'attrait d'une
conquête de plus. Il ne crut pas à mon amour, à mon amour si tendre, et
j'en fus abandonnée. Nous touchions au moment de l'invasion de l'Italie;
je rejoignis triste et désolée les lieux que j'avais remplis du scandale
de ma fuite. Ma famille irritée, m'accabla des rigueurs d'une réclusion.
Peu après on m'offrit ma liberté aux dépens de mon cœur; il était encore
à Alfred, et j'osai préférer le pleurer ingrat, plutôt que de tout
devoir à la tendresse d'un autre. Hélas! je prononçai mon arrêt fatal.
On donna à mes refus le nom de rebellion, et à mes larmes sur la perte
d'Alfred celui de démence. Des parens qui me haïssaient gagnèrent ma
trop faible mère. Je fus jetée dans la maison des fous, et au 26 août
1801, s'ouvrit pour moi la porte de cet antre plus affreux mille fois
que le tombeau. J'y passai neuf années, n'ayant autour de moi que le
spectacle d'une effrayante dégradation. En vain je recourus aux prières,
aux supplications pour prouver que mon cœur seul était malade, que ma
raison était saine: l'orgueil m'avait condamnée et l'orgueil ne pardonne
jamais. Enfin un jour, jour d'éternelle mémoire, la porte de mon cachot
s'ouvre; j'entends des paroles de paix, de consolation; je lève les yeux
sur l'être bienfaisant dont l'organe mélancolique et pur apporte à mon
ame la première émotion qui, depuis deux années, ne fût pas une douleur.
Mon regard avait suffi pour lui tout révéler.

«--Non, cette femme n'est point folle, s'écrie-t-il; son geste, son
attitude, sa physionomie respirent la pudeur et la bonté. Un délicat
instinct de femme avait su faire un chaste voile de la lourde et
grossière couverture de ma triste couche.» L'étranger était accompagné
de l'économe de la maison et de deux autres témoins.

«Cette visite porta immédiatement avec elle ses consolations; l'économe
reçut les plus touchantes recommandations; on me plaça provisoirement
dans une chambre propre et commode. On m'accorda des vêtemens, ma
nourriture devint saine; le lendemain on revint pour des formalités et
des bontés nouvelles. L'homme noble et généreux à qui je devais ce
secours inespéré n'épargna rien: crédit, argent, démarches, il employa
tout pour arracher à une horrible destinée une femme étrangère dont il
ne connaissait que les torts et le malheur, n'exigeant pour récompense
que de rester inconnu à l'objet de sa noble bienfaisance. Le succès
couronna son angélique humanité, et la liberté, dernier bienfait, vint
mettre le comble à la reconnaissance de tous les autres. En me
l'annonçant, on me remit un contrat de 1,200 liv. de rente viagère, avec
la seule obligation de signer une promesse de ne jamais revenir dans ma
patrie, et de changer mon nom de famille. J'étais presque heureuse de
cette condition qui complétait mon affranchissement. Qu'aurais-je pu
regretter après de pareils traitemens? J'obtins, à force de prières, de
mes gardiens que j'allais quitter, le nom de mon bienfaiteur; c'était
Talma!

«Quoi! notre tragédien? m'écriai-je.

«--Oui, lui même. Vouée à un deuil éternel, mon projet est d'aller
m'établir en terre étrangère; depuis six mois ma fortune s'est accrue
par le don d'un legs inespéré et considérable. Je suis venue à Paris
dans la seule intention de voir Talma. Depuis long-temps le respect pour
un secret qu'il avait voulu pesait à ma reconnaissance. Après tant
d'années de combats, elle fut la plus forte, et c'est pour y céder que
j'accours du champ de bataille qui vit tomber Alfred. Voici quelques
lignes que j'ai écrites à mon bienfaiteur. On m'avait dit que je le
trouverais à Calais; je m'y suis rendue; il en était parti: mais je sais
qu'il est à Paris maintenant. Un hasard singulier m'a procuré votre
adresse; plusieurs officiers parlaient de vous devant moi; un d'entre
eux vous connaît plus particulièrement. J'ai demandé si vous étiez à
Paris, et il a répondu en m'indiquant votre demeure; c'était le neveu de
l'amiral Verhuel. Ce que je me rappelais de votre amitié et de votre
caractère m'a fait un besoin de vous voir, auquel je n'ai pu résister;
vous êtes naturalisée en France, vous connaissez tant de monde, il ne
vous sera pas impossible de me faire parler à Talma; je suis épuisée par
de longs tourmens, mes forces s'en vont, et je ne voudrais pas mourir
sans revoir l'homme à qui je dois la vie et tout ce qui l'a consolée.

«--J'ai promis, dis-je au maréchal, de présenter cette excellente femme
à Talma, mon ami depuis dix-huit ans, et quand vous m'avez rencontrée,
j'y allais. On ne saurait croire tout le bien qu'il fait; c'est
presqu'un souverain par l'abondance de ses libéralités. Si nul acteur ne
l'égale en talent, il est moins d'hommes encore qui le surpassent en
généreuse bienfaisance envers toutes les infortunes.» Ney jouissait avec
la candeur d'une belle ame de ces curieux détails; il daigna
s'intéresser au sort de la femme dont je venais de lui parler avec cette
abondance de cœur qu'inspire la vue si rare d'un caractère
reconnaissant.

«Cette dame, ajouta Ney, veut se réfugier en Italie; engagez-la à
attendre quelque temps.

«--Vous croyez donc, mon ami, que les affaires vont mal, et que cela va
se brouiller tout-à-fait?

«--Je le crains; l'Espagne et la Russie, ma chère Ida, ont enterré notre
bonheur. L'intrigue, en outre, prépare pour nous le surcroît d'autres
dangers. À peine échappés à une retraite, il va nous falloir, malgré
notre désastreux épuisement, commencer une autre campagne. Heureux si,
versant notre sang jusqu'à la dernière goutte, nous conservons notre
France intacte et pure. Les soldats voudraient du repos, un repos si
bien gagné. On se battra encore, mais en raisonnant sa fatigue. Nous
autres généraux et maréchaux, nous le voulons; il nous en coûte de ne
voir rien finir. Nous vieillissons.»

J'avais souvent exprimé des idées semblables à Ney, mais il m'en avait
blâmée, et chose inexplicable, je ne saurais dire le cruel regret que
j'éprouvais de les entendre de sa bouche. Ce n'était certes qu'une
saillie de mauvaise humeur, bien naturelle; mais mon imagination
souffrait de l'affaiblissement de son enthousiasme, au moment où
l'étoile semblait pâlir. Nous eûmes même à cet égard une vive
altercation, assez vive même pour me faire craindre une seconde rupture;
mais la voix de la patrie menacée, le sentiment du devoir et l'approche
des dangers le réconcilièrent bientôt avec Napoléon et avec moi.



CHAPITRE CXXIII.

Préparatifs de la campagne de France.--Émotions politiques.


Je restai quelques jours sans voir Ney, et, comme nous nous étions
quittés un peu fâchés, je ne voulais provoquer ni son repentir ni sa
visite. Si le sujet de la brouille eût été quelque chose d'intime et de
personnel, je l'aimais trop pour rester quelques heures seulement sous
le poids d'un reproche ou d'une apparence d'insensibilité; mais la
rancune ne venant pas du cœur, j'étais bien sûre qu'elle ne tiendrait
pas. En effet Ney vint me voir au bout de deux jours, et je bénis
presque la querelle qui avait ainsi pour résultat une démarche qu'il
n'eût peut-être point faite sans ce motif d'impulsion polie et
repentante. Mais ce qu'il y a de curieux dans les caractères francs et
impétueux, c'est qu'ils se fâchent encore même en se réconciliant; que
poussés par la bonne foi de leur premier mouvement, ils y cèdent de
nouveau, même dans les réparations qu'ils ont la volonté de leur donner.
Ney n'avait jamais ressenti pour moi cette égalité de passion qui fait
en quelque sorte disparaître l'ame pour la confondre avec une autre ame;
je crois même qu'avant la grande catastrophe qui me fit entrer tout
entière dans son cœur, mon empire, celui de suivante de sa gloire, avait
beaucoup tenu à ce qu'il retrouvait en moi presqu'un camarade de guerre
autant qu'une femme; rien d'original, sous ce rapport, comme son retour
après notre débat; j'espérais de la tendresse, et j'entendis encore de
la politique. Hélas! ce pauvre ami aimait tant son pays qu'il ne croyait
pas être infidèle en me parlant de la France, alors menacée, envahie;
voyant arriver sur ses frontières les soldats de toutes les capitales où
avaient flotté nos aigles orgueilleuses; mais tout ce qu'il disait avait
un charme irrésistible de chaleur et de sincérité; la France était au
fond de toutes ses pensées, et cet immense intérêt, base lui-même de mon
attachement pour le maréchal, me faisait écouter, avec une incroyable
émotion, ce que j'appellerais volontiers son improvisation patriotique.
«Vous aviez raison, mon amie, de réchauffer un peu mon ardeur pour
Napoléon. Il a commis des fautes; il ne nous a guère ménagés; mais il
supporte au moins dignement des revers que peut-être il eût pu ne pas
appeler sur nos têtes; il fait bonne mine à la mauvaise fortune; son
génie se réveille pour nous organiser une armée, pour nous fabriquer au
moins des cartouches avec lesquelles nous puissions dignement mourir.»
Mais, comme malgré lui, le sentiment profond des malheurs publics le
ramenait à une sorte de misantropie. Les noms de la plupart des grands
personnages de l'État ne sortaient de sa bouche qu'avec des bouffées de
mécontentement et de blâme. Il avait avec moi toute sécurité, et ses
expressions, qui n'étaient retenues ni par la politesse ni par la
crainte, n'en étaient que plus vives, et n'en sont que plus curieuses
comme peintures des opinions qui circulaient dans le monde chargé alors
de nos destinées.

«--Et ce Murat, s'écriait-il, le concevez-vous? Il nous a quittés dans
la dernière campagne; il n'a pas vu qu'en remettant son commandement il
descendait du trône qu'il tient de l'Empereur. Murat est le premier
soldat de la France, mais la royauté l'a gâté; elle lui tient au cœur;
il en est vain comme les femmes de leurs diamans. Il croit se conserver
en se tournant d'un autre côté que nous: il se trompe; et quoique cela
aille mal pour Napoléon, Murat, comme tous les autres, ne peut rester
roi qu'autant que Napoléon restera empereur.

«--Comment! autant que Napoléon restera empereur? Êtes-vous fou, Michel?
Pourra-t-il ne plus l'être? Quoi! on l'assassinera donc?» lui disais-je
avec la plus entière conviction que, malgré les désastres de la Russie
et les défections de Leipsick, détrôner l'Empereur me paraissait
impossible...

«Non, dit Ney brusquement, cela n'est pas impossible, et il sera
lui-même pour quelque chose dans la possibilité. Tous les anciens partis
vivent encore, sous terre il est vrai, mais ils en sortiront; et il y a
des momens où nous sommes, nous autres, tentés de croire l'Empereur de
complicité avec ses ennemis. Il sait qu'il a autour de lui, dans ses
conseils même, des j... qui le travaillent d'accord avec l'Angleterre;
qu'une conspiration européenne l'enveloppe; il voit l'abîme, et il
semble qu'il veuille y tomber.»

Ici, se livrant à son impétueuse franchise, le maréchal Ney me traça un
tableau de main de maître du 20 décembre, premier lever de Napoléon aux
Tuileries après le retour de Leipsick. «Il n'avait plus d'armée, mais il
en a retrouvé là une de courtisans. Belle ressource que les harangueurs
du sénat, du conseil d'État, des cours judiciaires, des corps
administratifs! Tous ces gens-là n'ont su que louer, suivant la formule
consacrée depuis dix ans. La phrase a été son train au salon du trône,
et l'Empereur a pris au mot ces courages à appointemens. Il est trop
bon, trop facile, trop crédule. Pour sabrer les Prussiens, qu'a-t-il
besoin de ses valets dorés? C'est au peuple, sa vraie force, aux
soldats, ses vieux amis, qu'il doit uniquement s'adresser; il sait bien
qu'avec nous il est en famille.

«--Ah! j'aime à vous entendre parler au jour de l'adversité et des
épreuves comme aux jours de la victoire et de l'enivrement de la bonne
fortune.» J'avais beau épuiser mon éloquence; je voyais bien que le
maréchal avait un fond de mécontentement contre l'Empereur. Il était
convaincu qu'il aurait dû faire la paix à Dresde, arranger autrement ses
affaires, rester allié avec l'Autriche. «Caulaincourt avait très bien
préparé les choses dans sa négociation avec Metternich. Napoléon a voulu
la guerre; il pense un peu trop à son antipathie pour l'Angleterre. Lui
qui n'écoute que ses propres avis, lui qui est de feu contre ses amis
qui raisonnent, il est de glace contre ses amis qui le trahissent. Il en
fait ou trop ou pas assez. Bernadotte, ce Gascon qui lui décoche de si
jolies proclamations, il le ménage. Nous avons perdu nos meilleures
troupes dans des combats souvent inutiles. Reggio, Tarente, Vandamme et
moi, nous avons essuyé des échecs: cela ne devait-il pas lui prouver
l'impossibilité de la lutte?

«--Mon Dieu! vous êtes bien mal disposé pour lui aujourd'hui.

«--C'est que je prévois ce qui va arriver: les ennemis sur notre
territoire et une guerre d'extermination...

«--Mon ami, pourvu que dans cette fatale extrémité nous soyons les
exterminateurs.

«--Ida, me dit-il en me regardant de manière à me pénétrer jusqu'au
cœur, vous êtes bien dévouée à Napoléon depuis quelque temps; est-ce
qu'il y aurait de la vérité dans certains bruits?

«--Quels bruits? répliquai-je avec le feu qu'on met à prévenir une
explication périlleuse; mon dévouement à l'Empereur me vient de mon
enthousiasme pour votre gloire. Je la vois, ainsi que celle de la
France, si étroitement unie à Napoléon, que les séparer serait porter la
hache dans vos lauriers. Ah! que je meure avant que cela arrive!

«--Allons, il n'y a rien à dire à un si pur amour pour la France. Ma
bonne Ida, vous êtes une singulière femme, mais que j'aime bien.» La
politique, qui nous avait brouillés à la première entrevue, nous
rapprocha plus intimement l'un de l'autre à la seconde; ce jour-là, en
nous quittant, nous étions plus amis que jamais.

Le même jour j'allai voir Talma qui était aussi profondément remué par
les événemens, mais plein de confiance dans le génie de l'Empereur. «Il
a contre l'adversité, disait Talma, toute la vigueur du vainqueur
d'Arcole et de Marengo. Sa constance, sa volonté de fer, son ame de feu
sont déjà une armée. Son regard vieillit les plus jeunes soldats, et son
étoile sortira radieuse de tant de nuages qui ne sauraient la couvrir.»
Je parlai à cet excellent Talma de la pauvre Gertrude: il avait oublié
le bienfait, mais non pas le malheur. Mon récit renouvela sa touchante
compassion; il était si naturellement généreux qu'il ne comprenait pas
mes éloges, mais il comprenait mon ame, et je sentis que ma visite lui
faisait un de ces plaisirs délicats qui naissent d'une vive sympathie de
pensées et d'impressions. J'emportai une bonne nouvelle pour Gertrude,
qui m'en remercia comme si j'eusse été de moitié dans la générosité de
Talma.

Ney m'avait prévenue qu'il ne me verrait pas de quelques jours. Je fus
bien agréablement surprise de trouver en rentrant, le jour même de sa
visite, un billet qui m'indiquait, pour le surlendemain fort tard, un
rendez-vous. Quand il s'agissait de lui, toute autre affaire était
oubliée; ma vie cessait, pour ainsi dire, pour se concentrer dans la
sienne; puis mon cœur, si prompt à s'attacher aux douces chimères,
rêvait déjà bien au delà du bonheur d'une visite. Hélas! dès que Ney
entra chez moi, et dès le premier coup d'œil, l'altération de sa
physionomie me dit tout autre chose.

«--Avais-je raison, s'écria Ney, dans mes prédictions et dans ma colère;
le vaisseau de l'État fait eau de toutes parts. Par la Suisse, par le
Rhin, par le Nord, nos frontières sont entamées; tous les ennemis de la
France se donnent la main. Les coalitions se sont formées à force de
revers. Cette fois elles sont épouvantablement habiles et unies. Cette
réaction de tous les orgueils blessés était inévitable. Les poltrons
eux-mêmes sont leur désespoir, et les plus braves leur lassitude. Les
débris de nos vieilles bandes sont prisonniers dans toutes les villes
depuis la Vistule qu'elles occupent inutilement. Ida, ma pauvre Ida, ma
tête se perd quand elle mesure l'abîme...»

La gloire et la grandeur de la France étaient si chères au cœur du
maréchal Ney, que l'aspect des désastres publics le mettait hors de lui.
«Quelle affreuse nouvelle, répétait-il;» et ce noble guerrier, provoqué,
par mes questions, par la chaleur de l'amitié et du patriotisme, restait
muet, après quelques exclamations plus énergiques que claires. «Enfin,
s'écria-t-il, surmontant son abattement, une nouvelle campagne va
s'ouvrir. Puisse-t-elle du moins nous conserver nos limites, notre belle
France... Il serait par trop cruel de nous voir enlever les conquêtes de
la république, de perdre sous les aigles les triomphes de Valmy et de
Jemmapes.» Il était venu pour me dire beaucoup de choses, et son trouble
fut tel qu'il me quitta sans entrer même dans l'objet de l'entrevue
qu'il m'avait demandée.

Regnault, que je vis le lendemain, était plus agité encore. L'année
1814, qui allait s'ouvrir, se préparait sous de bien tristes pronostics.
Hélas! ils ne devaient que trop tôt et trop ponctuellement se réaliser.
Je connaissais trop Ney pour ne pas m'être aperçue, à travers ses
agitations politiques, qu'il avait besoin de me confier autre chose; je
ne m'étais pas trompée; car le soir même du lendemain je reçus une
confidence qui me fut à la fois chère et pénible: elle m'apprit que le
cœur de Ney me garderait toujours une place, que ni liaisons anciennes
ou nouvelles, ni devoirs ni infidélités ne me raviraient jamais. Si
j'éprouvai une légère blessure, un plus noble penchant étouffa bientôt
mon amour-propre blessé. Donner à Ney une preuve de désintéressement et
en quelque sorte d'immolation, me tint lieu du bonheur. Prévoyant une
nouvelle et périlleuse campagne, pressé par une lettre qu'il venait de
recevoir, Ney me fit part d'une liaison d'un moment avec une belle
Polonaise qui lui en avait dérobé le précieux gage. Je me chargeai de la
commission qu'il me donna, mais malgré mon zèle je ne réussis pas
immédiatement à découvrir l'innocent objet de ses inquiétudes. Pour ne
pas revenir sur le même sujet, je vais raconter ici l'étrange hasard
qui, en 1821, me fit rencontrer cette fille de l'amour d'un héros et de
la faiblesse d'une noble et belle étrangère, qui fut assez heureuse pour
mourir avant le jour fatal qui enleva à sa fille bien-aimée son illustre
protecteur naturel. Il faut que je ne sois pour aucune sensation
organisée comme les autres personnes de mon sexe; car, passé la première
irritation de l'aveu, je puis assurer que j'éprouvais, au moment de la
confidence même, un désir de mère à voir cet enfant. Je me formais déjà
un plan de vie; je disais: «N'est-ce pas, Ney, que vous me la confierez?
J'irai vivre à la campagne, je lui apprendrai à vous connaître, à vous
chérir, et elle ignorera ce que j'ai eu de torts.» Il me pressait dans
ses bras, me répétant: «Ida, bonne et chère Ida;» et moi d'être fière et
heureuse plus que du plus brûlant délire d'amour. Hélas! il ne devait
pas jouir de la douce sécurité de me voir veiller sur l'objet de sa
tendresse inquiète.

Dans les premiers jours de janvier 1821, je fis un voyage à Verdun.
J'arrivai vers le soir; c'était un jour de plantation de croix. Les rues
étaient encore tout encombrées des oisifs que cet événement avait
attirés. On y voyait avec leurs parens les jeunes filles qui avaient
formé le cortége, ornées de guirlandes et de voiles blancs. À Verdun, un
cortége de jeunes filles, vêtues de blanc, rappelait un trop cruel
souvenir pour n'être pas un pénible spectacle. Je m'éloignai avec
précipitation, et remettant mes visites au lendemain, je sortis de la
ville vers le lieu, déjà désert, où la sainte cérémonie venait de
rassembler toutes les ames religieuses ou avides des pompes extérieures
du culte. Non loin de la croix qu'on venait d'élever était assise sur le
gazon une jeune fille dont l'aspect enchanteur me fit sentir une
surprise toute prête à devenir de l'admiration; son léger vêtement était
fermé par une ceinture noire qui dessinait Aine taille souple et
élégante; un grand chapeau de paille était à ses côtés, et la légère
bise du soir faisait voltiger des tresses dorées dont la mode n'avait
pas encore dénaturé les gracieuses ondulations, ni torturé les boucles
naturelles; un grand portefeuille de dessins était placé près du
chapeau. Je fis à mon domestique signe de s'éloigner; je m'approchai
doucement de la jeune personne, de façon à la très bien examiner avant
d'en être remarquée. À peine les roses de la première jeunesse
commençaient à remplacer sur ses joues les couleurs plus prononcées de
l'enfance, et déjà se lisait sur son front virginal l'empreinte des
soucis; les pénibles soupirs d'une profonde méditation soulevaient un
sein naissant à peine. Elle prononça à mi-voix quelques mots sans suite,
mais dont le son fit aussitôt vibrer toutes les cordes de mon cœur: en
me rappelant cette douceur d'accent d'une jeune fille, il me semble
reconnaître quelque chose d'une voix chérie. Éveillée par cette
divination mélancolique, il me semblait lire sur le front virginal de
l'inconnue une expression de physionomie qui me rendait comme présente
l'image douloureuse de l'infortuné maréchal. Je fis un mouvement pour
être aperçue: à l'instant la jeune fille fut debout et prête à
s'éloigner. Mon cœur battait avec violence; «De grâce, Mademoiselle,
restez; mon sexe, mon âge, doivent ne vous causer aucune crainte. Vous
êtes seule; mon domestique nous suivra de loin; accordez-moi quelques
instans, dites-moi quels heureux parens ont le bonheur de vous avoir
donné la vie.»

«--Hélas! Madame, dit-elle avec un maintien parfait, depuis bien
long-temps les paroles bienveillantes sont étrangères à mon oreille;
excusez le trouble qu'elles causent à la pauvre Féodora.

«--Ce nom annonce que vous n'êtes pas née en ces climats; cependant
votre accent est si pur...

«--Je suis fille d'un Français et d'une Polonaise, continua-t-elle
précipitamment, orpheline de tous deux; depuis trois mois seulement je
sais que je n'ai rien à demander à la société qui me dédaigne, rien à
espérer de ce monde où ma naissance devient un titre d'exclusion ou
d'une insultante pitié.» En s'exprimant ainsi, sa belle physionomie
s'était animée d'une fierté douloureuse; d'abondantes larmes coulaient
sur ses joues. Je pressai sa main que j'avais saisie avec une religieuse
tendresse: c'était la fille du héros, de l'homme que j'avais idolâtré,
que je pleurais avec désespoir: oh! que cet être me parut cher. Je n'ai
jamais conçu l'orgueilleux amour-propre qui fait repousser ou haïr
l'enfant de l'homme qu'on aime, lors même que ces enfans sont une
irrécusable preuve d'inconstance. Quand la passion a été sincère, elle
étouffe tous les murmures de la vanité. Je rassurai Féodora, m'informant
avec intérêt des amis, des soutiens qui restaient encore à sa jeunesse.
«Je suis un enfant illégitime, voilà tout ce que je puis dire. Je
n'accuse point mon père; ses mânes m'entendent; ma mère n'a pu supporter
sa mort funeste. Je suis seule, oh! bien seule au monde.» L'air, le ton,
le regard de Féodora étaient pénétrans. Il faut en avoir éprouvé la
puissance pour comprendre tout ce qu'une ame noble et fière ajoute à la
beauté d'une femme.

Je tenais la main de Féodora; je lui prodiguais tous les noms qu'une
mère tendre donne à une fille bien-aimée. J'ouvrais ainsi son jeune cœur
à la confiance, qui n'eut plus de secrets pour moi. Féodora avait sept
ans lorsqu'elle perdit sa mère. À l'instant tout changea autour d'elle,
les soins, la vie, jusqu'aux robes qui naguère la paraient. Une vieille
Polonaise, Élisabeth Dobninski, accompagnée d'un valet de chambre, lui
firent passer bien des jours en voiture, et un matin Féodora se vit en
s'éveillant dans une petite chambre avec des personnes inconnues, mais
dont les manières douces et caressantes gagnèrent le cœur de la pauvre
orpheline. Cependant Féodora ne put sans un cruel chagrin se plier au
changement de sa fortune; elle n'avait jamais parlé que français avec sa
mère, et sous ce rapport du moins elle se trouva moins étrangère au
milieu de ces êtres inconnus; mais sous tant d'autres, qu'elle était à
plaindre! Au lieu de ces arts charmans dont sa mère l'avait entourée, ce
n'étaient plus que les grossiers ennuis d'un travail mécanique. Féodora
n'avait aucune aptitude à ses nouveaux devoirs; son caractère était
doux, mais fier. La contrainte la révoltait; elle continuait en secret à
s'occuper des leçons de sa mère; un crayon était un trésor, et un
bouquet de fleurs fut souvent acheté par l'orpheline au prix de
l'abandon de quelque pièce de sa modeste garde-robe. Elle sacrifiait
souvent les heures destinées à une pénible tâche de ménage au plaisir de
courir au loin la campagne pour former son herbier, et de composer des
dessins imparfaits, mais précieux par les mots touchans qu'elle plaçait
sous chaque fleur en souvenir de sa mère. Féodora vivait depuis deux
années à Verdun dans cette monotone médiocrité, sans plaisir, sans
espérance, mais du moins sans privations du nécessaire. Peu à peu la
main invisible qui la soutenait s'est montrée moins exacte dans ses
dons. Attachée peu à peu par l'habitude, comme tous les bons cœurs, à
ceux qu'elle voyait tous les jours, Féodora, accablée du changement de
leurs manières, leur demanda en larmes ce qu'elle leur avait fait. «Que
voulez-vous, Féodora, lui dit la femme, nous gagnons notre vie par notre
travail. On nous écrit que votre pension ne sera plus payée, et nous ne
pouvons vous nourrir pour rien.» Ces mots avaient enlevé à la
malheureuse orpheline ses dernières illusions; il lui fallait même
renoncer aux travaux de l'aiguille pour descendre aux pénibles soins
d'un ménage d'artisan. Il fut impossible d'y plier sa fierté, et surtout
du moment où la découverte d'un papier mêlé aux lettres de sa mère lui
eut appris le nom et la haute illustration de celui à qui elle devait le
jour et le rang de sa mère. De ce jour, Féodora, perdue dans le vague
d'une affreuse mélancolie, faisait et défaisait mille projets; ses nuits
se consumaient dans les larmes; le jour, elle courait respirer l'air
libre de la campagne. Mais peu à peu la cruelle nécessité exerça sur
elle sa fatale puissance; on força ses habitudes sans vaincre ses
dégoûts. «Je fus pendant deux ans si malheureuse, me disait-elle, que
souvent j'invoquai les mânes de ma mère, pour lui demander si c'était un
crime de s'ôter la vie.» Ces paroles me firent frissonner: un pareil
aveu dans une bouche de quinze ans renferme tant de douleur!

Insensiblement on reprit, plus tard, avec Féodora des manières moins
sèches. Un jour on lui dit d'être tranquille, qu'une grande dame aurait
soin d'elle et la protégerait. «Je ne veux pas être protégée, mais
aimée, répondit la fière Polonaise.» En effet, sa pension fut payée, et
l'on s'occupa de son instruction religieuse.

Je témoignai à Féodora le désir de l'accompagner, de connaître les
personnes auxquelles on l'avait absolument confiée. «Non, me dit-elle,
car cela restreindrait ma liberté. Ce qu'on me recommande surtout, c'est
de ne faire connaissance avec personne. J'ai tant besoin de penser que
je vous verrai encore, et que même, loin de Féodora, vous n'oublierez
pas les confidences de la pauvre fille illégitime!» Je pressai l'aimable
infortunée sur mon cœur avec une tendresse de mère. Hélas! j'étais déjà
pauvre alors, et ce fut un des momens de ma vie où j'ai senti que
l'argent peut être quelque chose pour le bonheur. Si j'en eusse été
pourvue, comme dans mes beaux jours, j'eusse dit à Féodora; «J'ai adoré,
je pleure avec désespoir le héros qui te donna la vie; le nom de ta mère
est une amertume pour mon cœur, mais n'est-tu pas aussi la fille de
celui que j'ai tant aimé? Viens, retrouve en moi l'appui et les
entrailles, de la bonté paternelle.» Après nous être donné rendez-vous
pour le lendemain, nous nous séparâmes.

Mais je l'attendis vainement au rendez-vous. Qu'on juge de mon chagrin!
J'étais forcée de repartir le lendemain même. Je résolus d'aller parler
aux gens qui avaient accueilli Féodora. Un billet qu'on me remit d'elle
en rentrant à l'auberge, me fit changer d'avis; Je transcris
littéralement les lignes de cette aimable et malheureuse enfant:

«Je suis restée trop tard dehors hier; on nous a vues ensemble, on m'a
questionnée, et je hais les questions. J'ai vivement répondu que,
n'ayant point le bonheur d'avoir mes parens pour guides et pour maîtres,
je ne voulais pas me soumettre à un joug étranger. On ne me permet pas
de sortir aujourd'hui et de vous parler ce soir; ne m'oubliez pas en
passant devant le lieu où vous m'avez trouvée hier, et d'où je revins
avec un trésor, car je vous crois mon amie. Il y a tant de bonté dans
vos regards! J'ai des frères, m'avez-vous dit; vous leur parlerez pour
la fille de leur père, une fille qui ne demande qu'un peu d'affection
fraternelle. Madame, chère Madame, ne m'oubliez pas, car vous êtes la
seule espérance de la pauvre orpheline Féodora.»

Je plaçai ce billet sur mon cœur. Lorsque la voiture qui m'amenait à
Paris passa devant la croisée où j'avais trouvé Féodora, mon ame
renouvela le serment de revoir la pauvre fille autant qu'il serait en
mon pouvoir. Dans la ferveur de ce double serment, je crus voir une
ombre légère s'approcher de moi, suivre comme un nuage lumineux la
course rapide qui m'entraînait... Le bruissement des arbres, le faible
frémissement des insectes, le cri des oiseaux, formaient comme un
concert de voix aériennes qui répétaient ma promesse de ne pas oublier
la fille du héros, et de faire dire à ses fils: «C'est vous seuls qui
devez être les protecteurs de Féodora!» Les peines et les malheurs qui
m'accablèrent ne me firent point oublier ni négliger mon serment; mais
ils furent tels, que souvent cette impuissance m'arracha des larmes. Le
sort de Féodora était heureusement trop intéressant pour n'être pas
soulagé: il le fut et d'une manière qui défend, par le respect dû au nom
de la protectrice, de s'inquiéter du bonheur de la protégée.



CHAPITRE CXXIV.

Visite à Madame, mère de l'Empereur.--La belle Allemande chez Regnault
de Saint-Jean-d'Angely.--MM. Lainé, Raynouard, Flangergues, Gallois.


Les derniers jours du mois de décembre 1813, par l'accumulation des
mauvaises nouvelles, par le relâchement de toutes les affections, par
l'irritabilité de toutes les personnes attachées à la fortune de
l'Empereur, me furent bien pénibles. Quand on n'est point intéressé aux
affaires, mais quand on s'intéresse à ceux qui y prennent part, on
souffre plus qu'eux des malheurs qui les accablent; ce qui pour eux
n'est quelquefois qu'un intérêt, devient pour leurs amis un sentiment.
Regnault de Saint-Jean-d'Angely m'envoyait chercher à tout moment. Dans
les temps de crise, on dirait que les caractères les plus virils ont
besoin de s'abriter et de reprendre courage auprès d'un cœur de femme.
Dans ces longues conférences, devant lesquelles ne reculait jamais mon
dévouement, Regnault était quelquefois abattu jusqu'à la faiblesse et
violent jusqu'à la colère; ce qui l'indignait le plus, c'était le froid
égoïsme de la plupart de ses collègues des grandes fonctions publiques.
«Il semble, s'écria-t-il, que tous ces gens-là flairent la nouvelle
curée d'un autre gouvernement.»

Mes jours étaient fort tristes, parce que je voyais la gloire de Ney
tellement unie au sort de l'Empereur, que craindre pour la chute du
dernier, c'était frémir pour l'autre. Dans mes courses continuelles, je
voyais et entendais une infinité de propos que je me gardais d'autant
plus de rapporter, qu'ils étaient tenus de confiance, et que Regnault
n'aurait pas manqué, par excès de précaution, d'en tirer les
conséquences à sa manière. Il rêvait tellement conspirations et
complots, que je lui cachai la rencontre que je fis de ce D. L***,
espèce de fatalité qui se représente à toutes les époques critiques de
ma vie. La cour des Tuileries retentissait d'une verte algarade de
Napoléon envers ses courtisans; quoique Regnault n'eût point eu sa part
de la colère impériale, il était revenu du château fort mécontent.
«L'Empereur, disait-il, se fait des ennemis par ses sorties violentes,
et cela ne mène à rien.» Mais voici comment s'était faite cette
rencontre dont je n'avais pas parlé à Regnault. Mon cabriolet s'étant
arrêté au coin du boulevart, j'aperçus D. L*** qui descendait
précipitamment du sien pour venir à moi; je lui demandai s'il venait de
l'autre monde?--«Non, pas encore, et je n'en ai point envie en ce
moment. Je viens de passer un mois à Calais. Ah! si vous étiez une femme
à penser à la fortune, quel avenir je vous assurerais!» Je le regardai
avec l'air assez hautain. «Oui, oui, continua-t-il, un brillant avenir,
mieux que vous ne l'aurez jamais avec le maréchal.--Perdez-vous la tête?
Qu'ai-je fait pour un pareil avenir?

«--Mais vous voilà bien grand seigneur, M. D. L***; comment, de la
protection! Irait-elle au moins jusqu'à me rembourser quelques milliers
de francs que vous me devez?

«--Non pas encore, ma belle dame; mais si vous voulez, je vous fais
gagner mille louis.

«--En vérité!

«--Oui, garantis.» Et en deux mots il me mit au courant et m'offrit des
sûretés; je ne lui répondis qu'en parodiant ce vers de _Britannicus_:

     Mais je n'ai mérité
     Ni cet excès d'honneur ni cette indignité.

Je sus depuis que cet adroit caméléon servait à la fois Baal et le dieu
d'Israël. J'eus peut-être tort, mais je n'instruisis pas Regnault de mes
soupçons assez bien fondés, comme on va le voir. Le roi de Naples venait
de signer un armistice avec l'Angleterre et alliance avec l'Autriche.
Paris retentissait du bruit de cette ingratitude, parlons la langue des
politiques, de cette imprudence. Je venais de l'apprendre; j'étais
affligée, humiliée dans mes souvenirs; je pensais à la grande-duchesse,
et la réminiscence me revint d'une lettre dont elle m'avait chargée, et
qui était restée sans réponse. D. L*** prétendait sortir de chez M.
Desèze, et m'annonçait, d'un air de triomphe, un second voyage pour
Calais, assurant qu'il ne serait que quatre ou cinq jours; encore trois
voyages, me répétait-il, et ma fortune est faite au grand complet.
«Voulez-vous venir?» Je lui tournai le dos pour toute réponse. Cette
rencontre me donna beaucoup à penser; mais sans compter mon invincible
horreur pour tout ce qui sent la délation, le caractère de M. Desèze
était si honorablement connu, que j'aurais cru commettre un crime que de
le croire en relation avec un être comme D. L***. Lorsqu'après le
changement je revis celui-ci, il rit beaucoup de ce qu'il appelait
ironiquement mon innocente candeur.

Je songeai enfin à porter une lettre dont j'étais chargée de la part de
la grande-duchesse pour Madame Mère; c'était la seule personne de la
famille de l'Empereur qui conservât de son origine quelque chose de peu
royal, on pourrait même dire de peu distingué, pour quelqu'un qui avait
donné le jour à tant de princes. Je fus introduite par M. de
Cossé-Brissac, dont les manières, tout imprégnées d'ancien régime,
auraient pu, dans un courtisan moins consciencieux, passer pour une
satire en action de celles de la douairière un peu bourgeoise. La bonne
madame Lætitia avait pris la royauté comme une sinécure; c'était une
reine sans gêne et sans façon. Je la trouvai assise près d'une table
énorme où étaient placés plus de trente petits paniers et plusieurs
ouvrages en perles. Je présentai ma lettre. «C'est bon, dit-elle en la
prenant; nous verrons cela. Savez-vous faire de ces sortes
d'ouvrages?--Non, Madame.--Eh bien! ni moi non plus. Je les achète d'une
de ces pauvres _ci-devant_ comme il y en a encore tant, quoique mon fils
leur ait fièrement donné, qui ont beaucoup de prétentions et pas un sou
vaillant.

«--Vous savez, Cossé (s'adressant à M. de Cossé-Brissac); c'est ma
boiteuse que vous trouvez assez bien et que je trouve bossue; elle est
adroite comme une fée. Croyez-moi, c'est joliment fait. Eh bien! je
rends service à cette pauvre femme; car toutes nos dames m'en prennent,
croiriez-vous?

«--Je le crois aisément; un don de la main de Madame Mère est une grâce
trop flatteuse...

«--Un don! un don, dites-vous! où avez-vous la tête; je les paie et les
leur fait payer. Oh! oh! ma chère, je vois bien que vous
n'_accoumoulourez_ jamais.» Il me prit une grosse envie de lui dire: je
crois que je n'en vaux que mieux; mais très heureusement que l'humble
attitude et l'air profondément soumis de M. de Cossé-Brissac me
rappelèrent à propos le haut rang de la personne qui me parlait, et je
ne répondis que par un respectueux silence. Entre autres choses aussi
importantes, madame Lætitia me questionna sur les perles de Rome. Je
crus faire un trait d'adresse en lui disant: «Elles sont beaucoup plus
chères que celles qu'on emploie pour ces sortes d'ouvrages.

«--Oh! ma petite, j'en sais le prix et de tous les numéros encore; ce
n'est pas à moi qu'on en fait accroire. Je ne tranche pas de la
princesse comme mes filles.» En m'inclinant légèrement je déguisai mon
sourire sous l'apparence d'une approbation très humble, et je rendis
justice à ma bienfaitrice, en répondant: «Il est vrai que la
grande-duchesse et la reine de Naples ont des cœurs de reines.» Je fus
reconduite avec même étiquette, et, me retirant à reculon, mon pied
s'embarrassa dans ma longue robe, et, moins leste, je serais tombée.
Madame Mère montra dans cette occasion que si elle manquait un peu de la
dignité du rang suprême, elle avait du moins conservé toute la bonté de
ces mœurs simples et familières qui ont leur prix pour ceux qui en sont
l'objet. «Ah! mon Dieu! me cria-t-elle, allez-vous-en donc tout
_ouniment_ droit devant vous; vous avez failli vous faire _dou_ mal pour
l'étiquette.» Madame Mère avait dû être fort jolie; elle était à cette
époque presque bien encore. Sa physionomie avait surtout ce trait de
bonté facile qui donne du charme aux femmes qui ont conservé le moins
d'agrémens.

En sortant de chez Madame Mère, je me rendis chez Regnault où je vis une
dame d'une figure charmante. C'était une Allemande honorée de la
protection de Mme de Staël. Regnault mettait une sorte de mystère à la
recevoir. Ce ne fut que plusieurs années après que j'appris d'elle-même,
dans une rencontre en Belgique, l'espèce d'utilité dont elle était au
gouvernement, et la passion plus généreuse qui la rendit sinon digne
d'estime, au moins de pitié, en lui donnant l'énergie de rejeter une
fortune honteuse, fruit d'infames services. Je ne la nommerai point,
parce que son repentir fut aussi sincère que déchirant. Hélas! que
n'ouvrit-elle plus tôt son ame à la femme célèbre et compatissante que
le sort lui avait donnée pour amie; elle se serait épargné des remords.
Mais à l'époque où je vis cette dame chez Regnault, elle était dans
toute l'activité de ses vilains devoirs. On parlait de la scène de
l'Empereur avec la députation du Corps-Législatif; Regnault et la dame,
sans affectation, baissèrent un peu le diapason de leurs paroles
mystérieuses; je n'entendis plus que les noms de Bordeaux, d'Angleterre,
de correspondances, et de temps en temps quelques exclamations contre
MM. Lainé, Raynouard, Flangergues, Gallois, membres récalcitrans du
Corps-Législatif.

Quand la jolie dame allemande sortit du cabinet de Regnault, j'eus
grande envie de la suivre, mais celui-ci me retint; il était si enfoncé
dans les intérêts du moment, qu'il m'en parla comme s'il eût continué sa
conversation avec la haute utilité qui venait de le quitter: «C'est
Vicence, me dit-il, qui part chargé de négociations auprès des
souverains, et surtout de l'empereur d'Autriche. S'il ne doit pas avoir
plus de succès qu'à Dresde, il vaudrait autant qu'il restât à son
ministère.

«--Mon Dieu! je trouve une teinte d'envie à cette boutade; auriez-vous
la fantaisie d'être ambassadeur?» dis-je à Regnault assez étourdiment.
Il ne me répondit que du regard, mais c'était répondre, et même avec un
peu de suffisance.

Je n'avais pas vu Napoléon depuis le fameux voyage de Milan; la
curiosité m'en prit, et une curiosité dictée par le plus noble intérêt
et secondée par un de ces hasards singuliers dont il y a déjà tant
d'exemples dans ma vie aventureuse, et qui donnent à la plus minutieuse
vérité l'apparence d'une relation romanesque. L'Empereur venait de
confier à la fidélité de la garde nationale parisienne, subitement
ressuscitée, la fille des Césars et l'espoir de sa dynastie,
Marie-Louise et le roi de Rome. La vaste enceinte du Carrousel venait de
retentir de ces acclamations bruyantes dont Paris ne manque jamais. Le
prince Joseph, si bon, si aimable, si instruit, mais peu fait, malgré
ses deux exercices de royauté à Naples et en Espagne, pour supporter le
poids du diadème, était peut-être celui que Napoléon n'eût pas dû
choisir pour soutenir la jeune et incapable Marie-Louise dans le fardeau
de la difficile régence qu'il allait établir. J'étais au Carrousel et
dans la cour du château; je me glissais partout, j'écoutais tout avec
l'anxiété du pressentiment, auquel j'avoue que j'ai toujours ajouté foi
jusqu'à la crédulité. Il y avait tout près du cercle formé pour le mot
d'ordre, un sergent de la garde nationale, que j'avais vu chez une de
mes connaissances, royaliste à vieilles idées, qui commençait à reparler
de ce qu'elle avait oublié si long-temps. Il causait avec plusieurs
personnes, et non moins que dans le sens des cris qu'il venait lui-même
de proférer. Hélas! me disais-je, voilà le sort des princes; ils se
fient à des démonstrations de dévouement, et qui ne sont que le résultat
du frottement des masses obéissant à des émotions du moment, qui seront
éteintes au moindre examen et au premier changement. Toutes ces
observations d'un cœur véritablement affectionné et enthousiaste me
donnaient le besoin de voir l'Empereur. Cette solennité me l'avait
présenté sous un jour triste, dans une espèce d'_amoindrissement_ de sa
puissance. Je parvins à entrer au pavillon de Flore, malgré la foule,
car j'avais des amis partout. Je vais, dans le chapitre suivant,
raconter la courte entrevue que je parvins à surprendre avec Napoléon.
Je dirai tout de cette bonne fortune du sort, de cette minute imposante
qui me fut une immense gloire par la conviction qu'elle me donna que le
désintéressement et la vive sincérité de mon dévouement n'avaient pas
été sans influence et sans charme sur le génie d'un grand homme
malheureux.



CHAPITRE CXXV.

L'escalier du pavillon de Flore après la revue de la garde
nationale.--Entrevue avec l'Empereur.--Départ du maréchal Ney pour le
quartier général.--Campagne de France.


J'étais parvenue au haut de cet escalier qui est dans le coin reculé de
la cour des Tuileries, entre les cuisines et un corps-de-garde, où rien
n'annoncerait le séjour du souverain, sans les sentinelles qui se
croisent et les consignes qui se répètent. Ma mine était si connue dans
la garde impériale, qu'il ne m'arrivait jamais d'être repoussée dans mes
curiosités par les militaires.

J'arrivai donc sans exciter la moindre attention jusqu'à la première
anti-chambre. Assise sur une banquette, de singulières réflexions
m'assaillirent malgré moi sur la destinée des rois. J'étais là sans
avoir subi aucune enquête, aucune surveillance. J'étais sûre que
l'Empereur allait y passer sans garde; je savais qu'à ma vue il
s'avancerait (comme cela lui arrivait à la vue de toute personne
étrangère), pour s'informer du motif qui m'amenait là. Si je l'eusse haï
autant que je l'admirais, si j'eusse été animée d'un esprit de complot
ou de vengeance, rien, me disais-je, d'aussi facile que d'arriver avec
un poignard au cœur d'un grand homme. Ces idées m'absorbèrent si
tristement que je ne vis, n'entendis rien de ce qui se passait autour de
moi. Je ne me réveillai de mon accablante rêverie qu'au bruit du
factionnaire du haut de l'escalier qu'on venait de relever. J'étais
assise derrière le grand vitrage qui longe le palier d'où l'on aperçoit
une espèce de corridor fort obscur, qui doit conduire derrière les
appartemens de l'aile qui est entre l'horloge et le pavillon de Flore.
Dans le même espace, il y a un cabinet où l'on monte par quelques
marches; j'ai dit, je crois, que j'avais écrit sur mon _memento_ les
propos entendus dans la cour. Je tenais ce billet déployé dans ma main;
j'entendis marcher dans le fond de ce corridor; machinalement je me
lève, je m'approche jusqu'à la porte entr'ouverte du petit escalier. À
ma toilette élégante, le factionnaire me prit pour une habitante du
château; car loin de me regarder avec hésitation, il me laissa le
passage libre. Au même moment, l'Empereur se montre, et moi, qui
n'attendais là si patiemment que pour le voir, plus leste que la pensée
et étourdie comme mon imagination, je me jette derrière la porte
entr'ouverte et sur la seconde marche de l'escalier. Il me serait
impossible de rendre l'attitude, ni l'expression de physionomie, ni
l'accent de l'Empereur, qui s'approcha presque d'un air moqueur en me
voyant grimpée là si sottement.

«Que voulez-vous? Que faites-vous ici?

«--Sire, le voilà: j'ai assisté à la revue, j'ai entendu et écrit ce que
j'ai entendu;» et déjà il regardait mon billet. J'ai une si détestable
écriture, qu'au milieu de toutes mes autres craintes, la plus vive était
encore qu'il ne pût déchiffrer mon griffonnage. Je tendis la main pour
reprendre la note. L'Empereur sourit de son fin et délicieux sourire,
mit sa belle main sans gant sur la mienne, et rapprocha le billet de ses
yeux. «Et le nom de l'homme, me dit-il?

«--Je ne le connais pas, sire.--Bien (avec un regard doux et
bienveillant); bien, allez chez Regnault, et contez-lui tout.» J'allais
risquer une parole de plus, j'allais dire: «Votre Majesté me reconnaît
donc?» Mais Sa Majesté était déjà loin. Avec Napoléon rien ne traînait
en longueur. Je redescendis l'escalier, mais cette fois non sans avoir
été bien contrôlée par tous les regards surveillans. L'Empereur avait
gardé ma note.

Je me rendis chez Regnault; il était sorti. Je lui laissai un mot. À
sept heures du soir, il vint tout content me bien surprendre, en me
montrant cette note, et en m'annonçant que j'avais beaucoup amusé
l'Empereur par la terreur panique qui m'avait valu une audience
particulière sur un escalier dérobé. Regnault avait ordre de me donner
un bon sur le Trésor. La somme était considérable. Je refusai d'en
accepter l'ordonnance; mais j'avoue sans détour que mon refus était un
calcul, et tenait à un plan de ma tête un peu plus qu'à une délicatesse
de mon cœur. N'ayant nommé ni compromis personne, j'aurais pu recevoir
sans rougir une marque de reconnaissance pour un avis utile; mais
j'ambitionnais mieux qu'une récompense pécuniaire, et je voulais pouvoir
un jour demander à l'Empereur une position honorable comme mon
dévouement, et pure comme la passion pour la gloire. Regnault, dont
l'ame comprenait tous les sentimens généreux, surtout ceux d'un
dévouement sans bornes, Regnault m'approuva et promit toute la chaleur
de sa protection en faveur du projet que je lui communiquai pour mon
avenir. Hélas! cet avenir, qui jamais n'arrive ni comme on le craint, ni
comme on le désire, devait m'ôter, tout, oui, tout, jusqu'à l'espérance,
puisque toutes se sont brisées sur un cercueil!... Le surlendemain,
c'était le 17 janvier, je crois, Ney vint m'annoncer qu'il partait pour
le quartier général de Châlons-sur-Marne. Je ne puis dire qu'il était
triste ni agité de sombres pressentimens, puisqu'il s'agissait d'aller
combattre; à l'idée des périls, Ney était toujours _tout lui_; mais il y
avait quelque chose de plus réfléchi, de plus raisonneur dans ses
dispositions; tellement que je me gardai bien de lui parler de ma
singulière audience, et que je ne pus m'empêcher de lui répéter:
«Aimez-vous moins l'Empereur, avez-vous regret à cette campagne?» Il en
revint à son cheval de bataille: «C'est la France que j'aime; pour elle,
je suis prêt à partir: mais s'il ne s'agit que de lui, j'avoue qu'un peu
de repos nous conviendrait à tous.

«--Sans doute, et tous vous l'avez bien mérité. Encore un effort; encore
cette moisson de lauriers; elle est la plus nécessaire, elle sera la
plus glorieuse.» Ces mots-là avaient de l'écho dans l'ame de Ney; aussi
se laissa-t-il aller à mes inspirations. Celles de l'amour et de la
gloire ont une si prompte et si puissante sympathie!

Le maréchal partit dans la nuit, et cette fois la patrie était de moitié
dans la tendre résolution qui allait me pousser encore sur les traces du
guerrier. Je m'occupai de mes faciles préparatifs de campagne; Regnault
n'approuvait pas l'idée de ces courses militaires, qu'il appelait mes
_Jeanne-d'Arcqueries_; mais j'avais l'habitude de n'écouter que moi, et
les défenses positives même de Ney ne servaient d'ordinaire qu'à
stimuler davantage mes résolutions. La seule concession que ma tête pût
faire se réduisait à ne pas transgresser la religion du sévère
incognito, que me commandaient son repos et mon respect pour ses liens
légitimes. Je ne voulus point faire d'adieux à Regnault, afin de
m'épargner l'inutile résistance de ses conseils. Mais je n'y échappai
point; car à peine Ney m'avait quittée, que le comte se présenta chez
moi. Entre autres choses qui ajoutèrent à la surprise de cette si
prompte visite, ce fut l'espèce d'enquête qu'il me fit subir sur le
gouverneur de Wilna (le général Hogendorp); il voulut savoir si je le
voyais lors de la campagne de Russie; si j'étais à Smorgony lorsque ce
général y arriva au départ de Napoléon pour la France. «J'ignorais même,
lui dis-je, qu'il y eût des Hogendorp combattant pour la France; j'en
suis bien aise. Honneur de la patrie de ma mère, je suis fière de les
voir tous comprendre aussi bien la brillante gloire des armes que celle
d'une éloquence qui défend victorieusement les libertés publiques[10].
Mais pourquoi me parlez-vous du général?

«--Ah! le pourquoi? ma bonne Saint-Elme; vous permettrez à l'homme
d'État de ne pas le confier à votre tête brûlée.» Il me disait cela avec
une mine moitié grave, moitié ironique qui ne lui était pas naturelle.
Je n'en sus jamais plus par Regnault, et quand j'en voulais parler,
long-temps après, il éludait de répondre, me disant seulement: «Cela n'a
pas nui à _fama volat_.» En rassemblant toutes ces circonstances, toutes
ces questions que la plupart du temps loin d'expliquer on n'achevait
même pas, je croyais toujours y trouver quelque secrète dénonciation de
D. L***.

Je connaissais deux personnes à Châlons, chez lesquelles je pouvais
réclamer une hospitalité bienveillante; j'y arrivai dans la nuit du 28
janvier. Les maréchaux Victor, Marmont, Mortier, Oudinot et Ney y
commandaient sous les ordres de Napoléon. Quelle réunion encore
imposante de talens militaires, lorsque tant d'autres étaient dispersés
sur des points divers pour garder contre l'invasion de l'étranger cette
France défendue trente années au prix de leur sang!

Je cherchai dès le lendemain à voir Ney; mais comme sa figure me sembla
aussi sévère que lors de la rencontre en Russie, je craignis les
résultats de la même colère, et cette fois je n'exposai pas mon
empressement à la même réception. Je pris courage et patience, en
donnant à mon cœur la distraction guerrière des grands spectacles dont
j'étais entourée. C'étaient toujours nos braves du Rhin, du Tibre et des
Pyramides, mais les habitudes de l'Empire avaient singulièrement
assoupli ces caractères fiers et ces ames fortes; c'était même valeur,
même courage, mais un courage plus résigné que bouillant. On semblait
plutôt attendre la mort comme un devoir, que la braver pour une
conquête. Jamais nos héros ne se montrèrent plus dignes de leur
renommée, jamais plus infatigables; mais sans diminuer la part des
éloges qu'ils ont si chèrement achetés, je dois constater, comme un fait
curieux pour l'histoire, un changement de mœurs en quelque sorte dans
nos grands capitaines. On aurait dit une sorte de mélancolie de
l'héroïsme. Le maréchal Oudinot avait encore un peu plus qu'autrefois
son ton fâché et froid, qui tient à un caractère de stoïcisme admirable,
mais peu de mon goût, quand il se trouvait près de Napoléon. Je
remarquai en lui et peut-être plus que dans les autres maréchaux, un je
ne sais quoi d'involontairement mécontent. J'avais souvent vu le
maréchal aux beaux jours de la république, c'était un autre homme;
c'était alors chez Oudinot l'enthousiasme de la jeunesse et en quelque
sorte d'un premier amour. Du temps de l'entrée en Hollande et en Italie,
on avait tout à conquérir, titres, dignités, richesses, et sous
l'empire, en 1814, on pouvait craindre de tout perdre. Celui des
maréchaux qui conservait le mieux l'ancien caractère de simplicité et
d'illusion, était le maréchal Victor, qui me parut là ce qu'il fut
toujours, non seulement aussi brave, mais d'une ardeur aussi jeune que
dans les premières victoires, qui l'ont classé si haut dans nos annales.
Quant au maréchal Macdonald, je ne le vis passer qu'à cheval; Marmont,
le favori de l'Empereur, était, avec Ney, celui dont l'extérieur
annonçait la plus confiante sécurité dans nos succès, et qui devait
encore s'en montrer un des brillans coopérateurs à Rosnay, où, l'épée à
la main, il passa au travers de 25,000 Bavarois commandés par de Wrede,
cet infidèle allié. Cependant une différence perçait encore dans
l'ancien aide de camp du général Bonaparte, Marmont. J'eus encore
l'occasion de voir les aides de camp de Napoléon, les généraux
Corbineau, Déjean, Flahaut, et un autre dont j'ai oublié le nom.
L'Empereur partit avec le général Bertrand. Le 27, il repoussa des
Prussiens et entra à Saint-Dizier. Ney, dans cette campagne, ne quitta
presque pas l'Empereur. J'avais suivi le mouvement de l'armée à peu de
distance; nous étions sur la route de Troyes; on passa par des chemins
horribles, par des marais et une forêt, que la saison rendait
impraticables; c'était Blücher que l'Empereur voulait atteindre, et
Blücher était à Brienne. On vint apprendre à l'Empereur qu'il y était
retenu par la rupture d'un pont; ce fut un éclair de joie pour Napoléon.
Le château fut si brusquement attaqué, que Blücher faillit être pris. Ce
n'était pas la première fois que ce général n'échappait qu'à la faveur
d'un stratagème ou d'une surprise. On se battit plus de douze heures; la
nuit était déjà profonde, lorsque harcelée, pouvant à peine me tenir à
cheval, croyant entendre le feu diminuer, je demandai un lit dans une
espèce d'auberge sur la route: on me donna un matelas par terre et un
peu de vin chaud. Je me roulai dans mon manteau, et j'allais dormir d'un
excellent sommeil de bivac, lorsque plusieurs paysans entrent en
tumulte, en criant: «L'Empereur a manqué d'être tué.»

Le lendemain je sus que le général Gourgaud lui avait sauvé la vie en
abattant à ses pieds un Cosaque dont la lance allait l'atteindre. Il n'y
avait là qu'une partie de la vieille garde; un des sous-officiers,
qu'une blessure retenait en arrière, me dit que l'Empereur était
retourné à Brienne, et qu'il craignait bien, d'après l'avis de son
général, qu'il ne se trompât sur les mouvemens de l'ennemi. «Les pékins,
disait-il, à qui nous avons enseigné leur métier, viennent nous attaquer
cent contre cinquante. Quel guignon d'être là en traînard! Si du moins
un boulet eût daigné m'emporter, je n'aurais pas la douleur de voir les
amis en ligne et de ne pas y être.» J'avançais à travers champs: des
fuyards m'apprirent qu'on était en retraite sur Troyes. Je ne savais
rien de Ney; je tombai dans un découragement que ne m'avaient pas donné
les horreurs de la guerre de Russie. Pour la première fois la terre
française subissait l'affront d'une invasion: non, jamais mon cœur ne
reçut de plus douloureuses blessures. Les troupes, dont les mouvemens se
croisaient, n'avaient plus cet air d'une confiance insouciante qui
ressemblait si fort à la conviction de vaincre: l'issue de cette
bataille éveilla même la désertion dans nos rangs. Le commerce des
proclamations allait son train; ces demi-victoires, qui nous
affaiblissaient sans nous servir, qui nous faisaient reculer à chaque
effort, commençaient à diminuer la fidélité au drapeau, par la trop
juste conviction qu'il ne restait plus rien à faire à la valeur contre
le nombre. L'ennemi nous fit plus de quatre mille prisonniers, et on
perdit beaucoup d'artillerie.

Je crois avoir dit déjà que je connaissais une femme qui avait eu des
relations intimes avec le roi Murat: je ne la désignerai que par son
prénom de Noémi; elle avait une sœur mariée à Troyes, et s'y trouvait au
moment de la retraite de La Rothière. Elle m'accueillit avec les larmes
aux yeux: «Qui eût jamais pensé cela de Joachim? me dit-elle; comment!
il trahit la France, son beau-frère, il se fait l'allié de l'Autriche.

«--Est-il vrai? est-il possible?

«--Ce n'est que trop vrai;» et elle me montra une preuve écrite, à la
date du 2 janvier, qui ne laissait guère douter du projet de Murat de
préférer l'alliance de l'Autriche à celle de sa patrie.

«--Noémi, lui dis-je, il faut me confier ce billet.

«--Je voudrais, sans qu'il sût d'où il vient, qu'il fût entre les mains
de l'Empereur.

«--Bonne Noémi, c'est pour le lui faire tenir que je vous le demande; je
vais le porter.» Nous étions au 3 ou 4 février: la lettre avait donc un
mois et plus de date. Le congrès était ouvert à Châtillon-sur-Seine;
l'Empereur avait passé Troyes et se trouvait au village de Piney. Les
routes n'étaient qu'embarras et dangers; partout une surprise était
possible, était probable; à chaque instant, l'affreux _houra_ pouvait se
faire entendre. Cependant l'idée de prouver à Ney un dévouement dont
cette fois il me saurait gré, me donna plus que de la résolution; et,
une heure après l'idée conçue, j'étais à cheval sur le chemin de Piney.
Aucun moyen de pénétrer jusqu'à l'Empereur: il était occupé des
instructions pour son représentant au congrès, le duc de Vicence. Je ne
voulus pas me dessaisir de ma lettre; je guettais l'heure de la faire
parvenir. À toute minute se succédaient de fâcheuses nouvelles. Les
murmures étaient excités par les privations; la désertion elle-même, par
le découragement, la désertion dans les armées de l'Empereur! j'avais
peine à y croire. Je connaissais quelqu'un d'intime et de sûr auprès du
duc de Bassano; je lui remis la lettre sous enveloppe, en priant de dire
que c'était une dépêche pressée de _fama volat_. Napoléon quitta Troyes
le 6, pour se rejeter sur la route de Paris; les Autrichiens nous
remplacèrent aussitôt. Je fis quelques lieues avec Noémi et sa
belle-sœur qui fuyaient; mais il fut impossible d'avancer. Nous étions
arrêtées à un triste village dont j'ai oublié le nom; le passage des
troupes ne cessa point, et tous parurent accablés et incertains. Noémi,
qui avait beaucoup d'or et encore plus de générosité payait à boire à
nos soldats, leur disant d'un air aimable: «Aimez bien l'Empereur, aidez
à chasser les horribles Cosaques de notre belle France.» Pendant ces
petites péroraisons, qu'elle répétait assez souvent, j'observais les
soldats, et je ne voyais que trop que, si tous aimaient toujours
l'Empereur et la patrie, ils n'étaient pas tous convaincus qu'on pût
réussir à nettoyer les plaines de la France des étrangers qui s'y
installaient déjà en maîtres sur les derrières de nos colonnes.

Noémi m'accompagna à Nogent. L'Empereur y était: on le disait
inabordable; il venait d'apprendre l'évacuation de la Belgique et les
résolutions du congrès. J'avais pu approcher cependant du prince de
Neufchâtel, et lui ayant confié l'envoi de la lettre de Noémi, il me
promit de savoir si elle était parvenue à l'Empereur. Je l'aperçus le
jour qu'il venait d'être accablé par toutes ces tristes nouvelles; il
sortait du conseil avec le duc de Bassano. Ils me parurent altérés tous
deux, et le prince de Neufchâtel plus que le duc. Ils se quittèrent avec
des haussemens d'épaules et des gesticulations trop significatives.
J'étais si près que j'entendis: «Obstination.--Ne pas céder.--cinquante
mille hommes.»Le prince de Neufchâtel m'aperçut et me dit: «Vous ne
pouvez voir l'Empereur; il a reçu la lettre, il savait déjà tout; mais
il a été content de l'envoi.» Ce ne fut qu'à l'île d'Elbe que j'eus la
flatteuse certitude que mon zèle avait été agréable; mais que de tristes
scènes allaient précéder l'époque de ce court séjour, d'où un grand
homme sut reconquérir un trône par la seule énergie du malheur!

Le 10, Napoléon se remit en marche; le bruit circulait qu'il allait de
nouveau attaquer Blücher par Montmirail. Noémi décida qu'elle resterait
à Nogent. Le général Marmont, honoré alors de toute la confiance de
l'Empereur, y resta pour la défense du passage de la Seine. Je me
séparai de Noémi; j'espérais trouver Ney, et pour me donner cette
consolation de tant de désastres publics et de fatigues personnelles, je
suivis des chemins abominables, jusqu'à Sézane, espace de plus de quinze
lieues. L'Empereur venait de les parcourir avec l'élan de l'aigle: cette
idée abrégeait pour moi la route. Le maréchal Marmont força les défilés
à Saint-Gond, et l'après-midi les Russes fuyaient devant l'Empereur à
Champ-Aubert, qui, par une double fortune, mit aussi Blücher en déroute.
Napoléon fit dîner avec lui les généraux prisonniers. Je causai un
moment avec un officier de son état-major: il parlait comme si nous
avions été victorieux au sein de l'Allemagne. J'avais beau lui dire:
«Mais nous sommes aux portes de Paris. Ce n'est qu'une escarmouche de
gagnée; ce n'est qu'une halte dans l'adversité. Les deux, ou trois ou
quatre cent mille étrangers nous enveloppent de toutes parts, et
débouchent peut-être d'un autre côté sur Paris même.» L'officier se
mettait en fureur. Je vis le moment où il allait me déclarer séditieuse,
parce que j'osais ne pas croire l'Empereur invincible et la France
sauvée. Il me demanda, d'un ton qui, tout en me paraissant amusant par
le ridicule, me déplut cependant: «Que venez-vous chercher, au surplus,
au quartier général?--Un homme qui se batte pour Napoléon, qui ne le
flatte pas; vous voyez que ce n'est pas à vous, Monsieur, que j'ai
affaire.» Ce Monsieur existe encore et est dans des rangs qui ne sont
pas ceux de la reconnaissance. Il m'a voué une haine implacable; je ne
la lui rends que par beaucoup de mépris. S'il me lit, je pense qu'il
sera content, car je pourrais dire quelque chose de plus.

Je vis enfin Ney à la prise de la ferme des Grenaux. Ah! quel homme
encore pour commander, et quels soldats que les Français pour se battre!
Ceux de Ney et de Mortier enlevèrent le poste où étaient les principales
forces des Russes et des Prussiens, les poussèrent dans une pleine
déroute vers Château-Thierry; ils les poursuivirent, et les habitans de
cette ville se joignirent à nos soldats pour chasser les ennemis dont
chaque maison avait à déplorer les excès. L'Empereur accourait en avant
des lignes, les rayons de la valeur sur le front. Partout on battait les
Prussiens; la retraite de Blücher ne ressemblait qu'à une déroute; il
manqua d'être pris le soir, et s'en tira encore. Je fis beaucoup rire
Ney en lui disant le lendemain: «Si j'avais reconnu ce Prussien qui
visait l'Empereur, je lui aurais fait une boutonnière.» Pendant six
jours la fortune sembla nous sourire, et l'horizon refléter quelques
rayons de victoire. Napoléon, après l'affaire de Nangis, se croyait déjà
de nouveau sur la route de Vienne. Enfin cette campagne de France ne fut
en quelque sorte qu'un combat de chaque jour, auquel il fallait courir
d'un point sur un autre. Le 19, les alliés étaient en fuite de toutes
parts. On envoya des drapeaux à Paris, à Marie-Louise. Singulière
destinée des princesses! L'épouse d'un empereur devait se réjouir des
drapeaux enlevés à son père.

On incendia Nogent; Mery eut le même sort; enfin Napoléon rentra
vainqueur à Troyes. À la retraite des troupes françaises on y avait vu
des cocardes blanches, des proclamations avaient circulé; on y avait
parlé hautement des Bourbons; on croyait que les alliés songeaient enfin
à les placer sur le trône, tandis que tous les souverains ne pensaient
encore qu'à eux-mêmes. L'empereur Alexandre ne rêvait qu'à
l'orgueilleuse représaille de venir en maître dans la capitale de
Napoléon. Il y eut un ancien émigré qui fut jugé militairement. Dans la
maison où je logeais, les voix tonnaient contre l'Empereur; on ne se
gênait pas du tout pour me le dire, et je trouvais à cette franchise un
certain courage de confiance qui me flattait; car ces gens me
connaissaient pour être toute d'ame à la cause de Napoléon. Je pris si
grande estime pour mes hôtes, que j'ai depuis toujours conservé avec eux
des relations amicales.

Il s'était formé à Château-Thierry un corps de bourgeois qui faisaient
la guerre de partisans avec une extrême habileté, et un incroyable
courage; parmi eux se trouvait le fils d'un marchand de drap qui avait
fait une campagne sous Ney; le hasard, qui m'a souvent servi pour
d'assez bizarres rencontres, me fut encore favorable; car ce fut
presqu'un camarade de rang: oui, s'il l'eût fallu, dans cette campagne
de France, j'aurais fait le coup de fusil et de sabre en véritable
soldat. Que j'étais bonne française dans cette cruelle agonie du grand,
empire! Il faut bien que l'amour de la gloire donne une existence
nouvelle, des forces proportionnées aux terribles sensations que la
guerre accumule; car comment une femme eût-elle résisté aux fatigues que
j'ai supportées sans peine? Aimer Michel Ney, c'était adorer la gloire
de la France; dans ce sentiment était toute ma force: je n'avais qu'à me
dire, _il le saura, nous en causerons_, tout alors me devenait facile
avec ce talisman de l'espoir et de l'amour.

Dans ce moment Marmont était aux prises avec Blücher sur la route de
Châlons; il ne put le contenir. Les Prussiens arrivaient en force; mais
Marmont, aussi brave qu'habile, les attire vers Montmirail. Au moment où
les ennemis le regardent comme en retraite, il exécute une savante
volte-face, et de grand matin sa position est assurée près de Vauchamp.
Ah! Dieu! quels soldats! et quel chef que Marmont!... Alors... Blücher
ne paraissait pas disposé à accepter la bataille, d'autant moins que ses
éclaireurs l'avaient averti que Napoléon était là avec son armée en
bataille. Jamais, non jamais il n'y eut des cris de _vive l'Empereur!_
pareils à ceux qui s'échappèrent de cette plaine de Vauchamp; en
regardant d'un peu loin ces hommes héroïques, à qui la certitude et
l'aspect d'un triple nombre d'ennemis n'inspiraient qu'une ardeur plus
bouillante, je me crus transportée au triomphe de Valmy, et je rêvai de
nouveau la victoire. Les carrés prussiens se présentaient bien, mais
rien ne tint en bataille contre l'attaque des Français; en les voyant,
on eût cru que nos grenadiers, que nos conscrits mêmes couraient à une
partie de plaisir. Les Prussiens, de toutes parts débandés, furent
poursuivis par Marmont jusqu'à la nuit, et Blücher put se ressouvenir à
Vauchamp de Iéna et Lubeck; cela se passait le 15. Les maréchaux Victor
et Oudinot reçurent l'avis que Napoléon les joindrait à Guignes. J'étais
à Nangis: un renfort de vieux soldats nous arrivait d'Espagne sous le
commandement des généraux Treilhard, Gérard et Leval; ils contribuèrent
puissamment au succès de ces journées belles comme nos premières. À leur
tour, les Autrichiens furent mis eu déroute devant Nangis, comme Blücher
l'avait été à Vauchamp. L'Empereur coucha au château de Nangis: j'eus
bon besoin de me rappeler la défense de Ney pour ne pas chercher à
savoir comment avait été donnée et reçue la dépêche de _fama volat_;
mais je me tins modestement à mon humble bivac, à deux coups de fusil du
quartier impérial. J'avais toujours ma ceinture bien garnie d'or. Je me
rappelle que je fis un repas chez des fermiers qui, ruinés par la
guerre, avaient conservé un incroyable attachement pour Napoléon. Il y
avait plus d'ardeur dans les masures des paysans de la Champagne que
dans les palais dorés de Paris, donnés pour la plupart en dotation par
l'Empereur. On doit penser que je me trouvai là en véritable fraternité
d'opinion. Je résolus d'y prendre quelques jours de repos, mais les
événemens en décidèrent autrement. L'Empereur avait cru le pont de
Montereau pris par le maréchal Victor: une erreur, un malentendu, ou une
faute que le respect dû à un si vaillant capitaine, que je m'honore de
professer dans toute son étendue, ne me permet pas de juger, fut cause
d'une attaque générale où les Français furent vainqueurs, mais que
l'Empereur n'avait pas prévue. Le bon, l'aimable Château, gendre du
maréchal Victor, y perdit la vie, et cette perte, qui affligea si
cruellement le cœur du vieux compagnon de gloire du vainqueur d'Arcole
et de Marengo, donna au moins une nouvelle preuve au maréchal Victor,
que l'empereur Napoléon avait conservé tous les sentimens du général
Bonaparte pour les premiers compagnons de sa fortune. J'aime à rappeler
ces traits d'une sensibilité magnanime; oui, j'aime à répéter: Napoléon
fut non seulement grand homme, mais ami vrai, bon, accessible jusqu'à la
faiblesse à toutes les émotions généreuses. J'ose en appeler au
témoignage du guerrier que l'Empereur appela si souvent un de ses
enfans, le maréchal Marmont, qui ne se rappellera pas, je crois, le
compte qu'il vint rendre à l'Empereur, à Reims, du désastre de Laon,
sans avouer qu'après le juste et premier mouvement de colère contre une
faute ou un malheur, Napoléon revint à l'indulgence d'un ami et d'un
père. Le souverain qui sait pardonner mérite des amis fidèles et des
sujets dévoués.

On vint m'apprendre que Ney marchait sur Châlons: une demi-heure après
j'avais le pied à l'étrier. Mon pauvre cheval commençait à boiter, et
son allure m'impatientait. Sur ces entrefaites je rencontrai un paysan
qui conduisait deux jolis chevaux de main.

«Sont-ils à vendre, vos chevaux?

«--Oui, Monsieur, et pas cher, car c'est une trouvaille, et pour peu que
l'Empereur continue à crosser ces coquins d'alliés, nous en donnerons
vingt à la douzaine. Le vôtre boite: voyons, voulez-vous troquer?

«--Non, mais je vais vous prendre un des vôtres; vous me direz votre
demeure.

«--Je n'en ai pas pour le moment actuel; je vas et je viens, et je
revends ce que j'accroche.

«--Combien voulez-vous?

«--Trois napoléons.» Je les lui donnai; le cheval en valait soixante. Le
paysan m'aida à seller ma nouvelle acquisition, tout en me faisant son
éloge. «C'est un tartare de race; je l'ai eu pour rien d'un
sous-officier du général Corbineau, à qui mon oncle a rendu quelques
petits services. Ah! dame, les soldats de l'Empereur, ça vous a de la
reconnaissance, puis ça n'est pas pillard.» Me regardant tout à coup
comme par inspiration subite: «Mais, Monsieur, vous êtes une femme.

«--Oui, je suis une femme; mais j'ai vu le feu, je ne le crains pas.» Il
me semblait que cette petite fanfaronnade était nécessaire pour que le
lieu et l'occasion ne fissent pas d'un bon paysan français un imitateur
des soldats alliés. Je me trompais bien, car le brave garçon m'offrit de
me servir de guide, et voulut par force voir au moins pendant une lieue
ou deux si mon arabe se conduirait bien. Puis il me dit que je
trouverais, à peu de distance, une ferme où l'on se chargerait de mon
cheval pour tant que je voudrais. Nous y fîmes halte: je laissai mon
cheval en pension aux environs de Château-Thierry; je ne le retrouvai
plus, ni même les personnes qui s'en étaient chargées.



CHAPITRE CXXVI.

Continuation de la campagne de France.


Pendant que je courais volontairement tous les hasards de cette
campagne, les événemens marchaient aussi. Le 15, je rencontrai un ami
qui arrivait de Bordeaux, et qui m'apprit que le duc d'Angoulême y était
et qu'on y criait _vivent les Bourbons!_; Je croyais rêver à cette
nouvelle; mais Ney, que j'osai enfin aborder en le rencontrant à cette
époque, me confirma ces bruits. «Les Bourbons risquent beaucoup,
disait-il, car les alliés ont déclaré ne pas épouser leur cause; et si
le comte d'Artois est à Vesoul, c'est sans leur consentement.--Si
j'étais du sang de Henri IV, m'écriai-je, et qu'un empereur de Russie ou
d'Autriche ne se conduisît pas mieux, je saurais m'en venger.» Ney
sourit, et après un échange de confidences et d'émotions, il me donna
mes ordres de départ. Je feignis la soumission, mais je continuai de
suivre les traces du guerrier.

Le commandant de Soissons avait livré les clefs par surprise: ce fut un
coup terrible. Ce commandant se nommait Moreau, et l'Empereur avait dit,
assurait-on, que ce nom lui avait toujours été fatal. Les alliés
venaient de signer leur alliance nouvelle à Chaumont; des proclamations
parties de leur camp appelaient les Français à l'infidélité. L'Empereur
fit aussi des manifestes, réunit ses forces; il n'avait plus pour lui
que les chances de la guerre et le salut du désespoir. On passa la Marne
à Berry-le-Bac; le général Nansouty renouvela les prodiges de la journée
d'Eylau, en 1807. Nous étions maîtres de la route de Reims à Laon; on
trouva les Russes en forte position sur les hauteurs de Craonne. Une
heureuse nouvelle vint réchauffer le soldat; l'Empereur la fit répandre:
la population entière des Vosges s'était soulevée contre les
Autrichiens. Ney me reçut bien, malgré l'oubli de ses instructions,
parce que je lui annonçai ces heureux détails la première. Je les avais
obtenus d'un hasard. «Ida, vous avez réellement le diable au corps.»
Malgré toutes les horreurs de la guerre, nous étions en si bonne humeur,
que je répondis: «Ah, puisque j'ai le diable au corps à la guerre,
pourquoi ne l'ai-je pas eu au théâtre; la pauvre Didon n'eût pas été
sifflée.--Demain, nous dit Ney, nous emportons Craonne.

«--Que ce nous emportons vous va; ce sera le plateau de Michelsbery, lui
dis-je.

«--Non, ma pauvre Ida, la victoire ne nous conduira plus de long-temps
aux portes de Vienne, comme dans le bon temps. L'Empereur a joué sa
couronne contre un entêtement. N'importe; ils n'auront pas bon marché de
nous, les alliés; je suis sûr qu'ils s'étonnent d'être en France, malgré
leurs masses énormes; leur joie est presque encore de la peur.»

La prise du plateau devint une boucherie sanglante. Ney et le maréchal
Victor commandaient l'infanterie. L'attaque fut impétueuse, l'ennemi
tint bon. Nansouty et Grouchy arrivèrent comme la foudre avec leur
cavalerie. Les batteries vomissaient la mort; le feu dura presque toute
la journée. Enfin l'ennemi fut ébranlé et poursuivi vers Laon.
L'Empereur coucha à Bray. Il paraissait souffrant et soucieux: il reçut
courrier sur courrier; on comptait sur un ou deux jours de repos,
lorsque tout à coup l'Empereur va rejoindre ses colonnes qui étaient en
marche sur Laon. Je manquai m'enfoncer dans un marais, ayant pris à côté
de la route. Ney était en avant. C'est là que le général Gourgaud ajouta
encore à sa réputation militaire par un de ces coups heureux et hardis
qui annoncent le véritable capitaine; il surprit les gardés des alliés,
et par là ouvrit à Ney le passage du défilé. On arriva vers les
hauteurs, et les corps de Ney, de Marmont et Mortier y prirent position
pour attaquer Blücher qui, certes, avait le double de troupes.
L'Empereur occupait le haut, près de la ville; il allait monter à cheval
quand il apprit cette faute de Marmont, à laquelle j'ai déjà fait
allusion et qui fut si noblement pardonnée; cette faute était assez
grave pour rendre nécessaire un autre plan d'attaque.

Harassée de fatigue, je m'étais jetée tout habillée sur un matelas, dans
une auberge que les ennemis venaient de quitter. On y pouvait juger des
moyens des chefs et de la discipline des soldats, en voyant les meubles
et en entendant les habitans de l'auberge. J'en partis la tête encore
plus montée, le cœur encore plus ulcéré qu'avant. J'allais essayer de
joindre Ney, ce qui était difficile; car, dans cette campagne, les
mouvemens changeaient d'heure en heure; les troupes se croisaient
incessamment. J'étais aux environs du village de Chavignon; on y
répandait le bruit que, du côté de Lyon, on avait désobéi et gâté nos
affaires: «Un vieux brave comme cela, disaient les soldats, c'est
abominable! Un guerrier peut-il ne pas respecter sa renommée?»

L'anniversaire de la naissance du roi de Rome, le 20 mars, l'Empereur se
trouva au delà d'Arcis, en présence de toutes les masses des alliés;
c'est là qu'il paya encore de sa personne; il était partout, à chaque
moment, dans la mêlée, sous le feu des batteries, toujours soldat et
empereur; les obus éclataient sous les pieds de son cheval. Les
faubourgs étaient incendiés; on se reconnaissait dans la ville aux feux
continuels de la mousqueterie que la nuit n'arrêtait point. Je rôdais
avec assez d'anxiété. Il ne nous restait qu'un pont pour la retraite;
l'Empereur en fit jeter un second; Arcis fut évacué en très bon ordre;
on se battit toujours, et l'armée fit si bonne contenance, que l'ennemi
n'osa l'entamer, malgré l'immense supériorité du nombre. J'arrivai avant
la tête des premières colonnes à Vitry-le-Français; le quartier général
fut établi à Saint-Dizier. Là on apprit que toutes les propositions de
l'Empereur avaient été rejetées au congrès qui était rompu. À peu de
distance de Doulevent, on disait que l'Empereur marchait sur Paris, d'où
il avait reçu un avis important. On ne voyait plus d'alliés sur la route
de Troyes. Je la suivais au pas, réfléchissant sur tout ce que j'avais
vu. Un des aides de camp du prince de Neufchâtel passa. «Il devance
l'Empereur,» disaient les paysans. À quelques lieues de là on apprit
qu'on se battait aux portes de Paris. Je mis mon cheval au galop, comme
si mon arrivée eût pu changer les événemens. Mon cœur battait à
m'étouffer, et je puis assurer que ce n'était pas de frayeur. L'étranger
à Paris, le Cosaque passant sons nos arcs de triomphe: songer seulement
à cette humiliation, pour moi c'était mourir. Hélas! deux lieues plus
loin, j'apprends que Paris venait de capituler.

Le corps d'armée destiné à couvrir la capitale, l'évacua la nuit même.
Arrivée à Villejuif, je trouvai le village occupé par les troupes de
Mortier. Officiers et soldats ne parlaient que du regret de la
capitulation, de la belle conduite de la garde nationale et des élèves
de l'École Polytechnique. Je ne crois pas de ma vie avoir été dans une
situation d'esprit plus pénible. J'avais même quelques instans cessé de
penser à Ney; je voyais l'Empereur si malheureux!

Je suivis les troupes qui se dirigeaient sur Fontainebleau. En y
arrivant, il fallut me mettre au lit; tout mon sang bouillonnait de
colère, et me menaçait d'une hémorragie. J'étais seule; on ne prenait de
moi nulle pitié. Je montrai de l'or; les soins changèrent, mais avec un
air qui me déplut encore. «Je suis femme d'un militaire de la garde de
Napoléon, lui dis-je; j'attends mon mari. Les troupes arrivent, je les
quitte: j'ai vu l'Empereur au relais de Fromenteau.» Alors tous les
soins, toutes les attentions me furent prodiguées avec mille questions.
Je ne nomme pas mes hôtes; je puis donc dire qu'ils étaient fous
napoléonistes, et je crois que cette conviction, qui me plaça comme chez
des amis, aida fortement à me guérir, car le lendemain je n'avais plus
qu'un peu de courbature. Le lendemain Fontainebleau se remplit de
troupes, et les maréchaux y arrivèrent aussi successivement, Moncey,
Macdonald, Marmont, Oudinot, Mortier, Lefebvre, tous, et Ney enfin.

Après trois mois de fatigues, de privations et assez de périls, il
m'était délicieux de penser que j'allais jouir du bonheur de le voir
loin de Paris, et j'osai même espérer que, d'après ma constante
résignation à tout supporter, je serais mieux accueillie qu'au bivac de
Siroknodinia. Je dirai dans le chapitre suivant tout ce que j'ai vu dans
mon séjour à Fontainebleau, depuis l'arrivée des maréchaux jusqu'à ce
moment cruel où Napoléon fut contraint de se séparer des aigles et de
ses phalanges d'airain, qu'il avait si long-temps conduites à la
conquête du monde.



CHAPITRE CXXVII.

Séjour à Fontainebleau.--Abdication de l'Empereur.--Dévouement de
Montholon.


Je fis avertir le maréchal que j'étais à Fontainebleau. La capitulation
de Paris venait d'être signée par le maréchal Marmont. Les alliés
avaient fait leur entrée dans Paris. J'avais couru toute la matinée;
j'avais cherché exprès à causer avec le vieux soutien des aigles. Il
n'eût fallu qu'un mot de l'Empereur pour ramener ses soldats contre
Paris, sans calculer le nombre ni la distance. Dans cette extrémité, il
y avait moins de découragement qu'au commencement de la campagne; on
pouvait encore sauver la France et l'Empereur; une grande résolution
bien certainement était dans le cœur de Napoléon, et Napoléon eût été
bien fort encore à la tête de cinquante mille hommes animés par le
désespoir.

On a prétendu que Ney avait durement conseillé l'abdication; il est plus
tard convenu avec moi de son vote pour ce parti, mais niant la dureté
des termes qu'on lui avait attribués dans cette circonstance. C'était
déjà trop; car, avec sa valeur intrépide, il me semblait que Ney eût dû
être de l'avis des grenadiers. Je ne donne pas cela comme un calcul,
mais comme un élan naturel; et je suis persuadée que les hasards d'une
bravoure si exaltée pouvaient encore être heureux. Quarante-huit heures
se passèrent dans l'incertitude du succès de la négociation du duc de
Vicence, de ce véritable ami de l'Empereur, de ce sage conseiller trop
peu écouté. Je vis Ney deux ou trois fois avant le retour de
l'_ultimatum_; il était préoccupé, mais point inquiet: il n'avait pas
désespéré de la fortune de Napoléon. Je lui contais tout ce que
j'entendais dire, et à Fontainebleau aucun ordre de partir ne vint
attrister la joie de le voir. J'eus même un moment l'orgueil de me
croire utile, et il fut assez aimable pour dire que je lui étais
nécessaire, que je ne devais partir que lorsqu'il me le demanderait; il
m'avait quittée sur les neuf heures du soir. On venait de nous annoncer
que les cocardes blanches et les lis avaient été arborés à Paris, qu'on
criait _vivent les Bourbons!_; Les plus grands malheurs furent un moment
à craindre, car les troupes n'étaient pas disposées à répéter ces cris,
pas même à les supporter. Je rencontrai deux soldats qui tenaient une
des proclamations qu'on osait encore distribuer en cachette: elle
portait que les alliés ne traiteraient plus avec Napoléon Bonaparte, ni
avec personne de sa famille. Les commentaires sur un pareil texte se
ressentaient du fanatisme tout militaire. «Ils n'étaient pas si fiers
que cela à Tilsitt, ces empereurs par la grâce de Dieu, et qui peuvent
dire qu'ils le sont restés alors par la bonté de Napoléon, avec qui ils
ne veulent plus traiter aujourd'hui. Ah! ils ne veulent pas... Mais nous
ne sommes pas morts tous... Que ce Napoléon nous fasse seulement signe
de la main, qu'il nous dise en avant, et Russes, Prussiens, Autrichiens,
tous ces héros que nous avons battus trente ans, laisseront leurs os en
France pour l'engraisser.» Je rapportai à Ney ces énergiques propos; il
me dit: «Ils pourraient bien avoir raison; il serait cruel d'en venir
là, mais cela vaudrait mieux encore que de passer sous le joug.» Il le
pensait; car la vérité, la franchise, dictaient toujours les discours du
maréchal; oui, toujours. Michel Ney ne trahit jamais sa pensée; je le
dirai jusqu'à mon dernier soupir. Plus tard, à l'époque sanglante que je
vais bientôt retracer, je répéterai que Michel Ney fut toujours sincère.
Une ame si grande, un si héroïque courage, ne s'allient point avec la
perfidie qui se joue des sermens. Époux et père, il écouta les
trompeuses promesses d'une paix glorieusement gagnée: il était homme et
soldat français. On lui offrit la prospérité future de sa patrie, sa
grandeur et sa gloire sous les drapeaux qu'il illustra si long-temps.
Pouvait-il préférer à cette alternative une guerre de Français à
Français? Après la scène des grenadiers, il me dit: «Je veux dire tout à
l'Empereur; mais je ne yeux pas, Ida, qu'il sache nos relations. Comment
arranger cela? car, je ne vous le cache pas, j'ai un projet pour vous.

«--De me faire décorer, peut-être?...

«--Vous riez; et quand cela serait?

«--Monsieur le maréchal, vous battez la campagne; avez-vous oublié ma
profession de foi à Eylau.

«--Comment?--Serait-ce sous le rapport de services particuliers?--Mon
ami, on ne mérite pas pour cela la croix d'honneur.» Il me regarda avec
émotion, pressa fortement ma main contre sa poitrine. «En voilà, une
décoration, m'écriai-je avec cet enthousiasme qui le séduisit si souvent
dans un bivac comme dans un salon, en voilà une; c'est votre main placée
sur votre noble cœur. Michel, les croix sont des constellations qui
brillent sur le temple de Mémoire; mais mon sexe n'y doit jamais
prétendre. Ce brevet de force et d'héroïsme ne conviendrait dans notre
sexe qu'à ces admirables sœurs de charité, dont nos grenadiers sentent
l'appui; pour elles, au moins, la croix serait l'honorable récompense
des dangers réels bravés pour secourir et consoler, sinon pour combattre
et vaincre.

«--Ida, chère et bonne Ida, que vous dites toujours bien; ah! que je
voudrais que l'Empereur vous entendît.»

Je me gardai bien, comme on pense, de lui dire que l'Empereur me
connaissait, car les explications eussent été un peu loin. Il est bien
probable que la scène, commencée par l'attendrissement, eût fini par une
colère semblable à celle qui m'avait fait si belle réception au Dniéper.

On vint chez moi pour prévenir le maréchal de se rendre près de
l'Empereur. Ney me quitta fort contrarié. «Comment a-t-on su que j'étais
ici, disait-il; tout se sait donc?...»

Tout était fini à Paris. Le duc de Vicence, si dévoué, avait lutté
vainement: il devait succomber. Son attachement reconnaissant avait trop
à faire de combattre un quatuor anti-impérial, dont le prince de
Bénévent était le chef. Quoique j'eusse le cœur navré, je ne pus
m'empêcher de sourire en repassant les phrases diverses qui avaient fini
par conduire M. de Talleyrand au... royalisme... Émigré sous la terreur,
citoyen ministre sous la république, sous le directoire et le consulat,
prince sous l'empire et par l'Empereur, que pourra-t-il encore devenir,
et surtout quels services l'ancien évêque d'Autun fera-t-il valoir près
du frère de Louis XVI?

«Il s'en tirera, disait Ney; c'est l'essence de la politique.»
L'événement a prouvé que Ney, sans être fin diplomate, savait très bien
les juger. Une personne, intimement attachée à l'impératrice Joséphine,
et que je trouvai en Belgique en 1816, connaissait encore mieux cet
homme extraordinaire, que je crois pourtant avoir bien connu et bien
jugé. Je regrette que ce qui me reste à retracer ne me permette pas les
détails que cette personne me donna et qui sont d'une nature assez
intime; mais cette digression me mènerait trop loin, les faits pourront
trouver leur place ailleurs.

L'arrivée de M. de Montholon, accouru de Paris pour se dévouer au
malheur, causa un vif sentiment de joie à l'Empereur; le dévouement de
cet homme aimable, si brave, si loyalement attaché à une cause de
gloire, devint l'heureuse compensation de plus d'une ingratitude. En
1809, lorsque je fis mon premier voyage à Florence, une personne très
spirituelle et distinguée, qui avait beaucoup connu le général
Montholon, m'avait dit: Savoir vivre et instruction, voilà ce qu'avec
beaucoup d'affabilité on trouve chez M. de Montholon, qui venait alors
d'être nommé chambellan. J'étais d'accord avec madame Hé...al sur le
brillant mérite de M. de Montholon, mais lorsqu'il vint à Fontainebleau
pour s'attacher à la fortune de l'Empereur, il conquit une place plus
haute dans mon admiration. Enfin l'acte qui déclara Napoléon déchu du
trône, l'armée déliée du serment de fidélité, parut. «Ils ont beau
faire, criaient nos braves, ce serment est _gravé là_;» et ils
frappaient leurs larges poitrines. «Et voilà, à son service, de quoi le
prouver,» et ils mettaient la main sur le sabre. L'agitation était
bouillonnante; on n'entendait que ce cri: «À Paris! marchons sur Paris!»
Aussitôt l'Empereur parut; à son aspect tout rentra dans l'ordre. Oui,
je le répéterai jusqu'à mon dernier soupir, ce fut un grand, un noble
spectacle que celui de Napoléon et de son armée à Fontainebleau, de
cette France armée et encore debout au milieu de la France humiliée et
soumise. Je courais au milieu des groupes; je voyais, j'entendais tout,
et tout était admirable de courage et de dévouement.

Ce jour même, au moment où j'allais rentrer pour écrire à Regnault,
j'aperçus la dame allemande que j'avais vue souvent chez lui; je crus
voir qu'elle voulait m'éviter. Je voulus qu'elle sût que je l'avais
remarquée. Je me persuadais qu'elle avait fait comme la plupart des
fonctionnaires civils et militaires, des employés et des courtisans, qui
n'avaient pas même attendu le départ de celui qu'ils avaient si
long-temps déifié, pour endosser les livrées du pouvoir nouveau. Je me
trompais complétement; cette dame venait apporter d'importantes
nouvelles; elle cherchait le général Fezenzac. «L'Empereur, disait-elle,
avait gagné la cause de la régence. Alexandre avait cédé à l'éloquence
d'un homme honoré de son estime. Hélas! le duc de Vicence avait tout
obtenu; mais le général Dessoles a tout gâté; il déteste l'Empereur, et
il paraît qu'un ennemi plaide toujours mieux qu'un ami. Alexandre n'a
pas été fâché de satisfaire son orgueil en humiliant Napoléon: il ne
réussira que trop; car si vous saviez combien de gens j'ai déjà vus à
Paris, qui étaient plus que dévoués encore, au 1er avril, à la dynastie
de Napoléon, et qui ont voulu me persuader, à moi qui sais tant de
peccadilles politiques, qu'ils ont toujours chéri les princes légitimes
et attendu leur retour!

«--Du moins, lui répondis-je, si l'Empereur peut oublier toutes les
ingratitudes à l'aspect de ses aigles que baise encore avec fureur son
armée! Jamais peut-être les soldats ne l'ont exalté autant que depuis
qu'il est déchu du trône.»

Cette dame, dont toutes les minutes avaient toujours un but, s'était
chargée d'un billet de Regnault pour moi[11]. Il me demandait sur les
maréchaux des détails que j'aurais pu lui donner, mais que je ne crus
pas du tout de ma compétence. Que fera Ney? de quel avis restera-t-il?
Voilà les phrases que je me rappelle parfaitement. J'aurais voulu
répondre, mais c'eût été accepter la mission, et je n'en voulus jamais
que de mon cœur et de ma très indépendante volonté. La dame allemande,
dévouée aux hauts intérêts politiques, voulut me prouver que j'avais
tort; mais je lui prouvai le contraire en deux mots, et il n'en fut plus
question. Lorsque je la revis sur les terres de l'exil, elle me dit:
«Ah! vous aviez raison; que n'ai-je pensé comme vous, je n'aurais pas
mérité le mépris de l'homme pour qui j'aurais donné ma vie!» Son
touchant repentir lui valut alors tout mon intérêt, et je m'applaudirai
toujours d'avoir pu lui en donner d'utiles preuves. Il était question
dans la lettre de Regnault du général Dessoles, cet ami fidèle du
général Moreau. N'ayant jamais eu de relations intimes avec ce général,
et me le rappelant même à peine, je répondis simplement de souvenir:
Certes Dessoles a trop aimé Moreau pour pouvoir beaucoup aimer
Napoléon.» La nuit, le duc de Vicence arriva à Fontainebleau; personne
ne dormait dans ce moment-là. Ma belle Allemande partit pour Essonne. Le
résultat de l'arrivée du duc de Vicence fut la nomination de deux
nouveaux plénipotentiaires, dont l'un était Ney, et l'autre Marmont.
Avec quelle joie on apprit cette nomination qui adjoignait deux braves à
l'ami le plus fidèle! Cependant il prit une inspiration à l'Empereur qui
prouva encore mieux toute sa confiance et sa sécurité dans ses
maréchaux: Macdonald venait d'arriver de Troyes avec son corps d'armée,
et cela fit changer la nomination. Ce fut la grande facilité de
communiquer de Paris avec l'armée qui influa beaucoup dans ces critiques
momens. L'Empereur, instruit de tout, craignait les intrigues, les
trahisons; il ne craignait pas assez d'autres sentimens moins coupables,
mais non moins funestes à sa fortune, le découragement et le besoin du
repos pour les chefs. Macdonald fut nommé avec Ney, pour aller à Paris.
Je vis Ney une minute; il disait qu'on avait eu une peine incroyable à
en finir pour les formes; que l'étiquette avait survécu à l'adversité;
que Napoléon y avait mis une taquinerie de détails insupportable. Je
trouvai cette susceptibilité très naturelle dans un homme abattu. Je le
dis au maréchal. Il me répondit en souriant:«Je crois qu'il ne nous a
donné notre mission que pour la forme; il fomente quelque projet; qui
sait comment tout finira?

«--Par chasser les Cosaques et compagnie, j'espère...

«--_Ainsi soit-il_,» répondit-il, et il me quitta.

Trois heures après, en rôdant près du château, j'aperçus Auv...,
capitaine de la garde; il me parut si joyeux que je ne pus m'empêcher de
lui en demander la cause. «Nous ne resterons pas ici les bras croisés,
me dit-il; l'Empereur a paru céder, mais nous savons le dessous des
cartes. Pendant qu'on perdra du temps là-bas à griffonner et à bavarder,
nous l'emploirons bien. Dans une heure les ordres parleront. Tout est
organisé, le plan de campagne est facile: vaincre ou mourir! Nous voyons
bien la mine de quelques supérieurs, mais ils n'oseront répudier tant
d'années de gloire. Qui d'entre eux oserait devenir infidèle au camarade
d'Austerlitz?» En me disant cela, je vis, au ton seul, que celui qui
parlait était à cette bataille; je le lui dis. «Oui, j'y ai gagné ma
croix et mon grade, et ma vie est à celui qui nous fit vaincre...» Un
mot énergique à l'appui, et un geste qui indiquait un attendrissement
qui dans ces yeux-là n'était pas faiblesse, me firent attacher beaucoup
de prix aux nouvelles que le capitaine Auv... continua de me donner.
Mais toutes ces espérances de l'armée la plus brave, la plus dévouée,
allaient s'évanouir. Ney était parti le 4; les troupes venaient de
recevoir un ordre de marche pour Moulignon. J'étais décidée à suivre le
premier bataillon; dans le même moment, je reçois un petit chiffon de
papier d'une paysanne; il contenait ces mots écrits au crayon: «_J'ai
été à Chevilly, on y est charmé de l'élève de Bonaparte_.» Je voulus
payer la paysanne; impossible de la retrouver. Ma tête tourna; j'aurais
préféré une canonnade à l'effroi qui s'empara de moi. Que dire? qui
nommer? comment justifier cet envoi et qu'en penser moi-même? Abominable
intrigante! fut ma première réflexion; l'autre, la nécessité de
consulter Ney: il va jurer, crier; n'importe, il faut qu'il le sache, et
me voilà à cheval sur la route de Chevilly.

«Ce billet, disais-je, n'est et ne peut venir que d'une dame allemande
que le gouvernement emploie depuis 1804; elle était à Fontainebleau il y
a trois jours; Regnault la sait par cœur et en répond.» Au moment où
j'arrivais en vue du château, je vis à une grande distance les
plénipotentiaires au grand train de poste filer sur Paris. Galopper
après ne m'eût pas effrayée; mais Ney n'était pas seul, et je savais
trop comment il aurait reçu un trait de zèle qui dévoilait ce qu'il
avait tant à cœur de cacher; zèle qui de plus exigeait encore des
préambules justificatifs. Je me contentai de garder l'avis; je ne voulus
plus risquer de m'arrêter à Chevilly, que j'avais dépassé d'une lieue,
et retournai à Fontainebleau où j'arrivai fort tard. Tout y était à la
guerre; tout ceux que je vis, et j'ose en appeler au témoignage du brave
général Gourgaud, l'Empereur ne songeait point à tenir l'abdication. Il
était bien résolu à tenter encore le sort des combats, son élément
véritable, et il pouvait se promettre la victoire peut-être, car ce qui
restait de l'armée valait quatre fois son nombre. Le 5 avril, à six
heures du matin, je courais déjà sur la route de Paris. J'y rencontrai
un officier, ami intime du colonel Fabvier; il était pâle à faire peur.
Il me conta ce qui s'était passé au corps d'armée de Marmont. Cet
officier était comme fou; il disait des choses que je ne veux ni dois
répéter; je décris ce que j'ai vu, mais n'écris point l'histoire ni
toutes ses cruelles vérités. Lorsque l'Empereur envoya le général
Gourgaud à Essonne pour inviter le maréchal Marmont et le général Souham
à dîner, il savait qu'ils n'étaient plus disposés à la guerre; Ney
m'avait dit déjà: «Cette course sur Paris a tout gâté, tout perdu.»

On ne peut se figurer l'agitation furibonde des troupes de
Fontainebleau. À la nouvelle de l'armistice de Versailles, beaucoup
d'officiers coururent risque de la vie, les soldats ne comprenant pas la
haute politique comme les dignitaires.

Paris ne fut sauvé que par la magnanimité de Napoléon, qui eut encore
pitié de sa capitale qui l'abandonnait. L'Empereur avait donné des
ordres au général Belliard, que je vis partir pour Essonne. Il avait été
fait un ordre du jour par le maréchal Marmont, dont j'ai retenu quelques
passages que les soldats répétaient les uns aux autres avec un accent
impossible à décrire: _L'espace de terrain garanti à Buonaparte,
circonscrit au choix des alliés_. Le 6, au soir, Ney me fit dire de
partir pour Paris. Je n'en fis rien; il devait, rester encore... Mais je
me cachai mieux et de façon à savoir tout ce qui se passait au palais.
Un hasard heureux de mes relations multipliées à l'infini dans tous les
pays avec des personnes de toutes les classes, me fit rencontrer à
Fontainebleau, sous les livrées de la domesticité, au dernier domicile
impérial de Napoléon, une ame généreuse et noble, dont le dévouement et
la courageuse fidélité honoreraient les classes les plus élevées de la
société; Henriette n'était que simple servante de basse-cour; elle est
aujourd'hui retournée dans son pays, près de ses vieux parens dont elle
est le soutien; je ne puis me refuser de placer, au milieu de ces
tristes vérités, quelques détails moins sombres d'une vie obscure, mais
vouée depuis son aurore à toutes les plus touchantes vertus qui puissent
honorer notre sexe.



CHAPITRE CXXVIII.

Henriette.--Dernière revue de l'Empereur.--L'adieu des aigles.--Quelques
détails de l'intérieur du Palais.


Je me voulais bien tenir cachée à Fontainebleau, et je fus ravie de
trouver l'occasion de le faire sans manquer celle de tout savoir, grâces
à une servante qui m'avait donné asile au château. Henriette avait
vingt-six ans; c'était une brune d'un teint admirable; une bouche
charmante, un regard doux et voilé, un maintien décent, faisaient de
cette fille de basse-cour une femme peu ordinaire, et à peine m'eut-elle
répondu, que j'avais reconnu la nièce de M. Devranne, honnête marchand
de Nice, chez lequel j'avais logé deux fois. Ce M. Devranne se disait
parent du maréchal Masséna et était si fier de cette glorieuse parenté
que, lorsqu'il sut que j'avais eu des relations d'amitié avec son
illustre parent, j'en aurais, je crois, obtenu tous les services.

Je veux dire ce que j'appris de cette Henriette, victime d'un premier
amour, au sein de la famille de celui qu'elle pleurait, et que je
retrouvai à Fontainebleau dans la dernière classe de domesticité, mais
honorant toujours par sa conduite le souvenir de celui qu'elle avait
uniquement aimé, et se trouvant consolée de ses obscures fonctions,
puisqu'elles l'attachaient au service du chef que le jeune Devranne
avait suivi tant de fois dans le chemin de la gloire. Jules Devranne fit
ses premières campagnes sous Napoléon; il fut blessé à dix-neuf ans dans
un de ces combats immortels où l'armée française était suspendue à la
cime des Alpes, pour les défendre contre l'ennemi. Le grade de sergent
lui fut donné par Masséna, qui les avait tous gagnés sur le champ de
bataille, et qui ne connaissait d'autres recommandations que la bravoure
et la discipline; aussi, comme Jules fut heureux! On l'est d'un premier
grade comme d'un premier amour; mais une grave blessure l'éloigna du
service. De retour dans sa famille, le jeune blessé y trouva Henriette,
fille unique d'honnêtes artisans. Objet de toute leur tendresse et mieux
élevée qu'on ne l'est d'ordinaire dans cette condition, Henriette avait
à peine quinze ans. Elle était si prévenante pour le jeune blessé, qu'il
ne put défendre son cœur, si passionné pour la gloire, contre le pouvoir
de la beauté. Jules, pour faire quelques pas, avait besoin d'un faible
appui, et aucun ne lui était agréable comme le bras de la jeune fille.
Les parens du blessé possédaient au faubourg de Nice une de ces maisons
charmantes où les riches Anglais vont adoucir leur _spleen_, sous les
allées embaumées de l'oranger; on y conduisit Jules; Henriette lui fut
donnée pour garde. Le blessé ne soupirait plus pour le retour de sa
santé que pour la consacrer à embellir les jours de son amie. Jules
l'aimait déjà et osait le dire; Henriette le lui rendait en silence.

Un jour, la solitude et l'amour mirent Jules dans cet état d'exaltation
qui ne permet plus de calculer ni passé ni avenir, ou plutôt qui
renferme l'espace et le temps dans une minute. Henriette, effrayée des
transports de Jules, le supplia à genoux d'avoir pitié d'elle: «Ne
m'enlevez pas ce long bonheur que j'espère devoir à votre estime;» et
suffoquée, attendrie, la jeune fille posa sa tête innocente sur les
genoux de celui qui aurait dû la protéger, et... qui la perdit. Le
réveil fut affreux. Henriette s'enfuit. Jules, désespéré, avoua tout à
ses parens. On parvint à calmer ceux d'Henriette, et tous se réunirent
pour la retrouver et la rappeler près de celui qui, l'ayant offensée en
l'adorant, et sentant sa vie s'éteindre, ne formait plus d'autre vœu que
de lui donner son nom pour la sauver d'une honte si peu méritée. On
découvrit Henriette au Puget, dans la chaumière d'un pâtre des
montagnes. On eut beaucoup de peine à ramener Henriette, qui osait à
peine lever les yeux sur ses parens. «Laissez-moi ici, leur disait-elle;
ici du moins on ne sait point ma chute.--Il meurt s'il ne vous revoit.»
Henriette céda; et lorsqu'amenée près du lit où gisait son amant, elle
lui dévoua de nouveau sa vie. Jules supplia sa famille de hâter les
préparatifs d'une union qu'il désirait d'autant plus ardemment, que la
pauvre Henriette venait de lui avouer qu'elle portait dans son sein le
fruit de leur égarement. Tout se prépara: les deux familles comprenaient
toute la délicatesse d'une telle position. On était à la plus belle
époque de l'année, au printemps, si délicieux surtout sous le beau ciel
de Nice. Les fêtes d'une union désirée, les modestes fêtes d'un bonheur
obscur se préparaient. Assis sous un berceau de lilas en fleurs,
pressant dans ses bras affaiblis la bonne et tendre Henriette, la
nommant sa compagne chérie, Jules se livrait à un enthousiasme de
souvenirs plus vif peut-être que leur réalité même. Il racontait la
gloire de nos armées: «Henriette, disait-il, si tu me donnes un fils, il
ira prendre ma place sur les champs de bataille qu'il m'a fallu quitter;
il aura pour parrain le chef vaillant qui me donna mon grade. Je te
conduirai à Paris pour voir le maréchal Masséna, _l'Enfant chéri de la
Victoire_.--Et l'Empereur, disait Henriette se laissant gagner à
l'orgueil de la gloire, le verrai-je, lui?» Jules la pressa contre son
sein. Ils continuèrent leurs doux rêves; ils étaient heureux de toute
une vie d'amour. Les parens, joyeusement réunis, souriaient à leurs
espérances. Le lendemain, la cloche qui devait annoncer la messe
nuptiale sonna pour l'agonie et la mort de Jules, qui succomba le jour
même sur le sein de la pauvre Henriette... La même nuit, Henriette donna
le jour à un fils, qui ne survécut que peu d'heures à son malheureux
père. La famille Devranne, fidèle au vœu que Jules avait formé, regarda
Henriette comme sa fille, et deux années se passèrent dans un deuil
commun. Le père de celle-ci mourut; sa mère, très âgée, perdit une
partie de sa fortune, plaça le reste sur la tête de sa fille, et crut
doucement finir ses jours entre elle et les parens de Jules; mais en peu
de mois une banqueroute vint réduire la famille tout entière au
dénuement.

Henriette partagea le pain de son travail avec la famille de son cœur.
Pour se consoler de tant de misères, on parlait de celui qu'on avait
perdu. Henriette, assise toujours à la place qu'il avait occupée, disait
souvent: «Mon bon père est déjà avec Jules; bientôt je vous y
devancerai; j'irai là haut prier avec eux pour vous.» Ces sombres
pensées étaient le seul chagrin que la pauvre Henriette donnât aux
siens. Le frère de Jules ne put supporter la perte de sa fortune; il
languit quelque temps, et mourut en recommandant Henriette et sa mère à
sa femme. La belle-sœur de Jules ne fut pas une veuve inconsolable;
contractant de nouveaux liens, ils firent taire l'ancienne amitié; et
Henriette, fière et sensible, ne trouvant plus les larmes fraternelles
qui répondaient aux regrets de son amour, se retira avec sa mère d'une
famille où elles étaient devenues étrangères. L'âge et les infirmités de
sa mère ayant augmenté, le malheur de cette pauvre Henriette fut porté à
son comble; elle se résigna à se placer comme femme de chambre, pour
consacrer son salaire à donner quelque secours à sa mère. La maîtresse
d'Henriette l'amena à Paris à de très avantageuses conditions; elle
plaça sa mère dans une excellente pension, et partit bénie par celle qui
lui avait donné le jour. «Ce qui m'a porté bonheur, disait la bonne
Henriette, car la place que j'occupe ici est une place de mon choix; la
maîtresse que j'avais est une amie de la reine Hortense. Je me fatiguais
de ce service de Paris; j'avais besoin d'air, de liberté pour pleurer.
Ma maîtresse me trouvait trop triste; mais comme elle est bonne et
juste, elle n'en assura pas moins mon sort en me plaçant à sa maison de
campagne. Elle me dit un jour que j'allais être au service de
l'Empereur: «Ah! comme fille de basse-cour; est-ce qu'un empereur en a
besoin?» Ma maîtresse me fit parler à la reine Hortense, et huit jours
après je fus envoyée et installée. Ma mère est venue me rejoindre et s'y
est entièrement rétablie. Il y a deux mois, un cousin germain, en
mourant, lui a légué 1500 francs de rente, réversibles sur moi à la mort
de ma mère. Elle est partie pour recueillir son héritage; elle voulait
que je quittasse tout pour venir jouir de cette fortune. Hélas! je ne
sais quoi me pèse sur le cœur; mais cette fortune ne me sourit point:
d'ailleurs; ce qui se passe, le malheur qui menace l'Empereur, me donne
un chagrin, Madame, dont un million ne me consolerait pas. La reine
Hortense, aussi bonne que belle, m'a témoigné de l'intérêt, et je vous
avoue que si cela tourne plus mal et si l'Empereur s'en va, je
demanderai à suivre la reine Hortense. Le malheur de ceux qui m'ont fait
du bien me navre plus que ce que j'ai déjà éprouvé moi-même.» À cet élan
j'embrassai la pauvre Henriette.

«Je ne vous aurais pas reconnue sous ce costume, Madame, continua
l'excellente fille. Quoique vous soyez bien en femme, en homme vous avez
l'air de dix ans plus jeune; puis, c'est tout-à-fait autre chose. Mon
Dieu! vous qui voyez les généraux, croyez-vous que cela va mal finir?»

Napoléon était encore Empereur pour tout le monde. Là, dans les
galeries, dans les salons du château, de la ville, on accourait pour se
presser autour de lui; mais la véritable fidélité, le zèle pur et le
dévouement enthousiaste n'existaient plus cependant qu'au milieu du
foyer militaire dont il était entouré. Henriette me montra un petit
escalier au-dessus des remises d'une des cours intérieures, et me dit
que je pouvais m'y tenir en toute sûreté. J'eus une forte tentation de
m'habiller de sa toilette de paysanne; mais persuadée qu'en cas de
quelque alerte je me tirerais mieux d'affaire avec mon vêtement de
guerre, je renonçai à cette idée, et courus me glisser dans un coin, où
aucun des bruits qui circulaient ne pouvait m'échapper.

Un officier d'état-major m'aperçut. Je lisais sur son visage
l'inquiétude d'une grande douleur. Je ne me cachai plus de lui. «Je suis
ici en contrebande, lui dis-je; ne dites pas au maréchal Ney que vous
m'avez vue; je ne saurais respirer sans savoir ce que cela va devenir.

«--C'est tout su, me répondit-il d'un ton chagrin; tout est fini. Un
corps d'armée nous manque; l'Empereur est par là à la discrétion des
souverains alliés. Ils n'ont osé risquer une bataille avec leurs
innombrables masses contre les cinquante mille braves de Napoléon; mais
ils ont travaillé à moindres frais. Ney est revenu; il est en ce moment
avec l'Empereur, qui m'a paru admirable depuis qu'il voit enfin toute
son infortune; il m'a donné des ordres avec une tranquillité, un
sang-froid, qu'il aurait à peine s'il était heureux. Nous allons avoir
une revue, et cependant il est décidé à abdiquer; je le sais du duc de
Vicence, qui ne cache rien, pas même le malheur.

«--Comment! une revue ici?

«--Oui, dans la grande cour; et elle sera superbe, car jamais Napoléon
n'a été plus cher à l'armée.

«--Ney y sera?

«--Certainement. Ney m'a étonné et surpris: il est persuadé, de nous à
nous, que l'abdication peut seule sauver la France des horreurs de la
guerre civile... Est-ce que vous voudriez parler à l'Empereur, me dit
l'officier?

«--Non pas à présent, car mon émotion me ferait jouer un sot rôle. La
comparaison que je pourrais faire avec le passé me serait trop cruelle,
et je ne pourrais la supporter; mais s'il y a une revue, venez me
prendre et placez-moi dans les rangs de derrière, je parviendrai bien à
voir sans qu'on m'aperçoive; me le promettez-vous?

«--Oui.» Et il tint parole.

Je la vis cette revue; et je peux l'assurer, jamais dans les plus beaux
jours de l'Empire les transports d'un pareil enthousiasme, d'un pareil
délire, n'éclatèrent: on voyait de grosses larmes tomber sur les
moustaches des plus vieux grenadiers. Le groupe des maréchaux qui
reconduisait l'Empereur dans ses appartemens après la revue, passa trois
fois si près de moi, que je cachai ma tête derrière l'épaule d'un
grenadier, dans la crainte que Ney ne m'aperçût. Je reconnus Berthier,
Lefebvre, Macdonald, Oudinot, Ney, le grand maréchal Bertrand, les ducs
de Vicence et de Bassano; les trois dernières figures exprimaient une
certaine joie, dans une si grande douleur, des cris d'amour avec
lesquels les troupes avaient accueilli l'Empereur; Ney avait l'air
sombre, Lefebvre accablé; Oudinot et Macdonald paraissaient plus calmes,
de cette tranquillité que donne en tout un parti pris; leur maintien
dénotait comme une impatience d'en finir. «Quatre armées, disait-on dans
les rangs, cernent le camp de Fontainebleau; les Russes sont entre
Essonne et Paris, à Montereau, à Melun. Que l'ennemi soit où il voudra,
criaient les soldats, que l'Empereur dise un mot et les alliés peuvent
encore être écrasés; ils auront Paris à dos, et le canon des braves ne
sera pas un vain appel pour une population où vit encore l'énergie du
nom français.» Toutes ces choses se répétaient du colonel au lieutenant,
du lieutenant aux sous-officiers, et d'eux au simple soldat. L'Empereur
proposa à peu près tout cela aux maréchaux, mais sa voix se perdit dans
les salons du château; son écho véritable, alors, était dans le cœur de
ses soldats. J'aurai plus tard à dire ce qui se passa dans les premiers,
et surtout dans cette entrevue de Ney avec Napoléon, qui a été si
diversement rapportée, et si peu véridiquement.

Les maréchaux étaient repartis porteurs de l'acte d'abdication. J'avais
quitté mon observatoire, et je me promenais avec l'aide de camp devant
le château, lorsque tout à coup nous voyons une calèche allemande
escortée franchir la grille; il en descend un officier russe: aussitôt
il est introduit. On sut qu'on avait répandu le bruit que l'Empereur
avait quitté Fontainebleau et qu'il partait par la route de la
Bourgogne; le chef d'état-major assura que c'était le général ***,
attaché à la maison de l'Empereur, qui avait inventé de se rendre
agréable par cette petite dénonciation ridicule et odieuse contre son
chef et son bienfaiteur. J'ai promis de ne point nommer les personnes
dont j'aurais eu à me plaindre, ni celles que je méprise, et je tiens
parole pour les dernières, en ne donnant pas même l'initiale du général
français qui donna cet avis au commandant des avant-postes russes. Oh!
l'odieuse chose que l'ingratitude, surtout lorsqu'elle accable un grand
homme, de complicité avec la Fortune! Une noble et touchante récompense
attendait l'objet de tant de sentimens contraires. Le départ de
l'Empereur, l'adieu aux aigles, a dû bien souvent sur l'affreux rocher
de Sainte-Hélène lui être une glorieuse consolation, et sans doute
aussi, hélas!... un douloureux remords. Il faudrait un autre pinceau que
celui d'une femme, pour reproduire cette grande page historique. Mais
avant, il se passa une scène cruelle dans l'intérieur du château, et qui
a été bien contradictoirement racontée.

L'entresol, dans une des cours où Henriette m'avait logée, était assez
près pour que nul mouvement ne se passât, sans que je l'entendisse. Le
duc de Vicence et Macdonald revinrent seuls de Paris dans la journée du
12 avril; tout le monde faisait des commentaires. J'avais déjeûné avec
l'aide de camp, qui m'avait prise en affection militaire: «L'Empereur
travaille sans relâche, me disait-il; le secrétaire d'État fait des
expéditions continuelles; l'armée du maréchal Soult s'avance; on pourra
opérer une jonction avec le corps du maréchal Suchet, qui revient
également d'Espagne; l'Empereur a tout pesé; il va se passer de grandes
choses.» Sur ces entrefaites, les soldats raisonnaient déjà de la sorte:
«L'Empereur a tiré son plan: bientôt nous n'entendrons plus d'ici les
cris du _qui vive_ russe se croiser avec celui de nos sentinelles.»
Effectivement, dans le silence de la nuit, l'écho renvoyait les sons
discordans des vedettes étrangères qui cernaient le camp français.

Je m'étais couchée fort tard et jetée tout habillée sur le lit;
Henriette dormait sur une chaise; tout était silencieux dans le château.
Que de réflexions m'assaillirent! de quelles brillantes fêtes ces murs
avaient répété les éclats! Et aujourd'hui cette impériale demeure sert
de prison au maître des rois, devenu leur captif! Que sont les grandeurs
et qu'est le génie lui-même!

Ces tristes réflexions firent place à une extrême surprise; je vis tout
à coup de nombreuses lumières; quelques personnes de service allaient et
venaient; on entendait comme un flux et reflux de monde au château. Il
était à peine trois heures; un homme à cheval sortit de la cour d'un
trot pressé. Henriette avait regardé; elle pouvait aller et venir, et
elle accourut me dire que c'était un des chirurgiens de l'Empereur. À ce
mot, je frémis de terreur; je venais de penser à un crime affreux commis
dans ce séjour à une époque bien éloignée, et mon esprit me fit voir la
possibilité d'un forfait politique contre la vie de celui dont l'ombre
serait moins formidable. On ne sut rien le lendemain; mais ayant
pénétré, par un dégagement, sous prétexte de parler à un valet de la
chambre de l'Empereur, j'aperçus M. de Turenne, maître de la garde-robe,
dans une étrange agitation, et j'entendis le mot d'_empoisonnement_,
deux fois distinctement répété. Je ne connaissais pas la personne à qui
il parlait... J'aurais donné dix années de ma vie pour savoir
entièrement tout; mais je n'osais me montrer. Heureusement le général
Bertrand vint parler à un officier; sa figure tranquille m'était la plus
forte garantie qu'il n'y avait aucun danger à redouter pour l'Empereur.
Je n'eus plus que la crainte de m'être avancée là dans un moment pareil.
Le mameluck Roustan, soit bêtise, soit ingratitude, fut celui qui
accrédita le bruit que l'Empereur avait cherché à se procurer du
charbon, et après à se brûler la cervelle. C'est donner un côté faible à
Napoléon, que de lui prêter l'idée d'un suicide sans noblesse; s'il y
eût pensé, il eût tranché sa destinée comme Caton, sans préparatifs,
dans toute la simplicité d'un ferme vouloir. Le matin, vers neuf heures,
quand ces bruits du palais circulèrent dans les rangs des véritables
amis de Napoléon, des grenadiers de sa garde, j'eus un moment la crainte
d'une insurrection. Henriette vint me dire: «Mon dieu! j'ai entendu
parler de poison; les grenadiers répètent que ce sont les alliés qui ont
fait un pareil coup; si l'Empereur ne se montre, il y aura du bruit.
Nous n'y pouvons rien, Madame, et je voudrais bien ne pas y être.» Je
rassurai la pauvre Henriette, et j'allai déjeûner auprès de la grille:
là je pus me convaincre que sa terreur n'avait rien exagéré. Je me
garderai de retracer tout ce qui me fut dit, quoique chaque mot fût un
éloge pour les braves qui les proférèrent.

Les mauvaises nouvelles arrivent toujours vite: aussi apprit-on bientôt
les adhésions au gouvernement provisoire, les proclamations. Parmi
celles qui choquèrent le soldat, fut la proclamation que le maréchal
Augereau fit après son armistice avec Hesse-Hombourg. «Ah! disait un de
ces vieux soldats de Marengo et de Lodi, comment peut-on maltraiter
notre chef! Ah! parlez-moi du brave général Montholon! voilà un brave
dévoué.» J'avais reçu deux lettres très pressantes, même une espèce
d'ordre de revenir à Paris; mais outre que j'avais contracté l'habitude
de faire à ma tête, j'avais encore pris la résolution de ne quitter
Fontainebleau qu'après décision du tout. J'avais cru voir Ney très calme
sur le cruel événement qui se préparait, et je rêvais à trouver moyen de
me glisser inaperçue parmi le petit nombre de cœurs dévoués qui se
groupaient autour de l'illustre proscrit; mais tout prit une si sombre
couleur, que le moment du départ arriva sans que j'eusse pu même penser
à demander à être comprise dans la suite de Napoléon. Enfin, le 20
avril, la garde fut rangée dans les cours du château... La peinture a
rendu le coup d'œil de cette scène; elle en a fidèlement représenté les
acteurs... Mais quelle plume peut peindre jamais l'expression du morne
désespoir qui régnait sur les visages de ces vieux compagnons d'une
immortelle gloire!... Ils ne fixaient point leurs regards sur le chef
adoré comme aux beaux jours des batailles: ils les baissaient vers la
terre comme s'ils avaient voulu y cacher leurs souvenirs et leurs
regrets. L'Empereur était pâle; sa voix était altérée; lorsque dans son
discours il dit: «Quelques uns de mes généraux ont manqué à leurs
devoirs...» un léger bruit, semblable au retentissement des armes, se
fit entendre; un regard rapide de Napoléon sur le général Petit et sur
le premier rang de sa garde me prouva qu'il avait compris l'involontaire
frémissement de ces hommes si dévoués. Il régnait un silence solennel et
attendrissant; l'Empereur versa des larmes; j'en vis couler de ses
nobles yeux. Lorsque Napoléon embrassa le général Petit, il y eut une
minute comme de religion, si je puis dire; les grenadiers pressèrent
leur arme contre leur poitrine; on entendit un murmure de la troupe
fidèle; le porte-étendard, qui se trouvait près de lui, perdit
contenance au point de sangloter. Je ne saurais dire ce que j'éprouvais,
mais je puis avouer que, si je n'eusse été clouée à ma place par l'excès
de mon émotion, je serais tombée aux pieds du héros objet de si nobles
douleurs, et je l'aurais supplié d'accepter le dévouement de ce qui me
restait de jours; oui, dans ce moment, Ney même était oublié; à lui, du
moins, que de consolations restaient! sa femme, ses fils, ses titres
même, si on doit les compter dans le bonheur... L'Empereur, au
contraire, quittait la France, descendait d'un trône, et de quel trône!
On lui enlevait sa royale compagne, son fils chéri; il n'emportait que
le poids de toutes les ingratitudes dont les derniers jours de sa
puissance avaient été surchargés.

Le général Bertrand monta en voiture avec l'Empereur. On leur avait
donné une escorte étrangère. Je rentrai à la petite chambre d'Henriette;
je la trouvai toute prête à gronder; elle avait fait ses arrangemens,
et, deux heures après, nous étions en voiture sur la route de Paris.
Nous eûmes à essuyer toutes sortes d'ennuis à la barrière; on nous fit
descendre et on me demanda mon passeport, toujours en règle dans mon
porte-feuille. «D'où venez-vous?

«--De Fontainebleau.

«--Étiez-vous attachée à Napoléon?

«--De cœur, mais non de service.

«--Et vous le dites?

«--Pourquoi pas?

«--Et vous (à Henriette)?--J'étais à la lingerie, et pour surveiller les
femmes des basses-cours.

«--Où allez-vous?

«--À Paris, vous le voyez bien.

«--Mais votre domicile?

«--Il est sur le passeport que vous tenez.

«--C'est bien, vous pouvez aller.»

Nous profitâmes de la liberté. Je fis descendre mon léger bagage et
celui de Henriette, que je conduisis hôtel du Bouloi, d'où elle partit
pour Nice peu de jours après. Je rendrai compte, dans un autre chapitre,
de ma première entrevue avec le maréchal Ney.



CHAPITRE CXXIX.

Retour à Paris (23 avril 1814).--Ney.--Regnault de
Saint-Jean-d'Angely.--Le colonel Morla.


J'avais le cœur oppressé. Témoin des grandes scènes de Fontainebleau,
ayant vu de mes yeux le trône disparaître sous les pieds de Napoléon,
j'avais peine à croire à la réalité de tant de catastrophes. Paris me
faisait mal à voir; je courais partout, et nulle part je ne trouvais de
compensation à mes regrets. Je fis cependant une rencontre qui me causa
quelque joie: j'avais connu un Espagnol nommé Morla, en 1808, lors de
l'invasion en Espagne; plus tard je l'avais vu à Paris, et plus
particulièrement par mes relations avec Regnault. Morla était un homme
d'un grand caractère; il avait été capitaine-général de l'Andalousie et
membre du conseil d'État sous le roi Joseph: il eut à se plaindre de la
sévérité de l'Empereur, et le voyant, je dus croire qu'il se montrerait
joyeux des événemens qui se passaient. Je me trompais. Cet homme fier et
généreux en savait plus long et en voulait plus que moi. «Je crains pour
la vie de Napoléon, me dit-il aux premiers mots de reconnaissance. La
haine a préparé d'affreuses embûches, et il y tombera. Ah! pourquoi
a-t-il refusé le brave Montholon? C'était le fer à la main que Napoléon
eût dû quitter la France; il eût dû se rallier au corps d'armée de Soult
et de Suchet. Il avait encore de la sorte 100,000 hommes, et encore de
pareils soldats comptent double.» Les illustres disgrâces excitent une
pitié enthousiaste, disposent surtout à un subit attachement pour ceux
qui partagent nos opinions. Je vis plusieurs fois le général Morla, et
chaque fois j'eus à admirer la noble part qu'il prenait au malheur d'un
souverain dont il eut peut-être à se plaindre, et qu'en 1814 il était
beaucoup plus profitable de dénigrer que d'exalter. Regnault faisait
grand cas du général Morla; mais il m'engagea à le voir peu, ou du moins
secrètement. Je trouvai le conseil un peu pusillanime, et je l'avouai à
Regnault. «Cela est prudent, me répondit-il; croyez-moi.»

Je connaissais quelqu'un près du jardin Turc. Je m'acheminais tristement
de ce côté, lorsque je vois une calèche de voyage arrêtée, et un
voyageur me faire signe; j'approche, c'était le général Morla. «Montez
jusqu'à la barrière, me dit-il, j'ai à vous parler;» et me voilà en
poste. «Ne m'enlevez pas, général, j'ai besoin de rester à Paris.»

«--Ne le craignez pas, belle dame, car j'ai aussi besoin que vous y
restiez. Je n'ai pu rencontrer ni Regnault ni Macdonald; vous verrez le
premier, chargez-vous de cela;» et il me donna un fort paquet sous
enveloppe. Nous étions au haut de la rue de Richelieu. «Descendez-moi,
lui dis-je, votre commission sera plus tôt remplie.

«--Il n'est pas à Paris, sans cela je l'eusse faite moi-même. Vous avez
raison. J'ai la tête brûlante. Pourvu que l'on soit arrivé assez tôt.

«--Qui?

«--Un courrier qui doit avertir l'Empereur qu'on le guette pour
l'assassiner. Je suis sa trace; je ne reviendrai que lorsqu'il sera
embarqué. J'ai entendu ce propos atroce: «Oh! il y a de bons enfans qui
attendent le _malin_; il y aura du guignon s'il échappe à Saint-Raphan.»
J'ai recueilli d'autres détails; j'en fais part au comte dans ma lettre,
ajoutés à ce que je viens de vous dire.» Je regardai l'Espagnol avec
l'admiration que m'inspirait une telle conduite; car le général Morla,
comme je l'ai dit, avait été peu favorable à l'Empereur dans l'éclat de
sa prospérité, et n'en avait reçu que de sévères traitemens. «S'il n'eût
été trahi, je le haïrais peut-être encore,» me répondit-il avec l'accent
le plus noble que j'aie entendu. Après m'être bien fait répéter tout ce
qu'il voulait de moi, je descendis, lui souhaitant heureuse chance. Je
n'entendis parler du général Morla qu'aux premiers jours du mois de mai;
mais je sus qu'il avait vu débarquer Napoléon à Porto-Ferrajo. En 1815,
je vis encore Morla, bien peu avant le 26 mars. C'était un caractère
singulier, mais noble et fier; Regnault en faisait grand cas, et me
parut surtout être extrêmement content du paquet que je lui portai de sa
part.

Je n'avais pas encore vu le maréchal Ney. Je ne sais quelle vague
crainte de pressentiment me donnait du malaise. J'éprouvais l'impérieux
besoin de lui demander à lui-même ce qu'il avait dit dans sa dernière
entrevue avec l'Empereur, si diversement commentée. On me disait à moi
beaucoup de choses que je ne croyais ni ne voulais croire. J'avais reçu
tous les détails du voyage de Napoléon. Je suis encore en correspondance
avec un ami du général Dalesme, qui commandait à Porto-Ferrajo; et je me
rappelle très bien quelques lignes de cette lettre, qui peignait le
grand caractère que Napoléon avait déployé en prenant possession de la
souveraineté de l'île d'Elbe, et pour ainsi dire du trône de l'exil.
Jamais je n'entendis son éloge aussi souvent répété que depuis qu'il
avait fait, à la seule crainte d'une guerre civile, le sacrifice de son
orgueil de souverain. Enfin, depuis quelques jours à Paris, je provoquai
le souvenir de Ney, et nous nous rencontrâmes. Notre entrevue fut
singulière; nous étions gênés l'un et l'autre. J'avais su la veille que
non seulement Ney conservait, ainsi que les autres maréchaux, tous ses
nobles titres si glorieusement conquis,

     Et gravés par la gloire aux créneaux des murailles;

mais on assurait qu'il en aurait d'autres, et que sa faveur paraissait
établie auprès des nouveaux maîtres. Cela me paraissait peu probable;
mais dès ses premières paroles je n'eus plus le courage de témoigner les
sentimens de conviction qu'à cet égard j'avais nourris. Malgré tout ce
que j'éprouvais de malaise et tout ce que je voulais conserver d'égards,
je rompis la glace en lui demandant s'il était vrai qu'il eût conseillé
à l'Empereur d'abdiquer.

«Oui, me répondit-il, et j'ai dû le faire.

«--Comment, Ney, vous avez dit à Napoléon de ces dures vérités que le
malheur eût dû peut-être adoucir?

«--Des vérités, oui; mais des vérités dures, nullement. Seulement j'ai
exprimé mon opinion avec toute la franchise de mon caractère. Oui, j'ai
conseillé l'abdication, car avant l'Empereur, ma chère, je voyais la
France.

«--C'est un grand mot que la France!

--Ida!

«--Monsieur le maréchal!...» Nous restâmes dans un silence de part et
d'autre, ressemblant presque à du mécontentement. J'en souffris la
première et je lui dis: «Vous ne me demandez pas ce que j'ai fait à
Fontainebleau: vous êtes bien peu curieux!

«--Non; mais sachant que vous n'y pouviez rester que dans l'intention de
m'y voir revenir, et ne pouvant vous y écrire, j'ai patiemment attendu
votre retour.

«--Ah! le droit seul m'a manqué pour suivre l'Empereur à l'île d'Elbe.

«--S'il en eût été ainsi, nous ne nous serions vraisemblablement plus
vus.

«--Comment! vous m'en auriez voulu?

«--Vous en vouloir pour une généreuse pensée! Ida, vous ne le croyez
pas.

À ces mots, le maréchal avait pris un air qui m'encouragea, et je lui
demandai s'il comptait rester à Paris, où tout prenait un aspect
pacifique; s'il irait à la nouvelle cour.

«--On ne peut rien assurer, rien prévoir, me répondit-il. Je vous ai
bien des fois exprimé à ce sujet mes opinions: je ne regarde pas les
hommes qui gouvernent, mais mon pays seul.

«--Ah! vous m'impatientez avec votre pays! Si on choisissait pour
souverain l'empereur du Japon ou Alexandre, cela vous serait donc
indifférent? Tenez, Napoléon vous éleva tous trop haut en vous donnant
des positions trop indépendantes.

«--Je pense que si quelqu'un peut se plaindre de ce qui est arrivé,
certes ce n'est pas l'Empereur.

«--Vous croyez?» Nous nous taquinâmes plus d'une heure de cette manière,
et Ney me quitta après un beau sermon sur le besoin de se taire. Une
gêne, un froid extrême avaient pesé sur toutes nos paroles. Le plus doux
charme de notre intimité, la sympathie du même enthousiasme avait
disparu.

Tout me paraissait triste par cette distance des affections politiques
qui s'était placée entre nous. Nos causeries avaient perdu en quelque
sorte le feu qui naguère les échauffait.

Ces tristes impressions des sentimens de Ney ressortaient encore
davantage quand je le comparais à quelques autres de nos guerriers, dont
le commerce entretenait en moi le culte du passé. De ce nombre était le
jeune Labédoyère, que je connaissais depuis long-temps. Avec lui je
pouvais m'abandonner à l'expression de toutes mes illusions passées, car
elles étaient les siennes. Il était difficile de voir un homme plus
accompli que ce brillant officier: bravoure, talens, avantages
extérieurs, Charles de Labédoyère réunissait tout, et ce tout était
animé des plus vives qualités du cœur. Mes sentimens s'arrêtèrent à la
bienveillance réciproque d'une noble amitié; mais la mort, qui termina
la carrière déjà si glorieuse de Charles de Labédoyère, a laissé dans
mon cœur, par une terrible conformité de destinées avec celui qui me fut
le plus cher, un souvenir qui ne s'effacera jamais.

Il eût été difficile de se faire une idée de la société de Paris après
les événemens de 1814. Plusieurs personnes qui m'avaient recherchée avec
une sorte d'importunité, ne me fuyaient pas encore, mais je prévoyais
ces désertions de la prudence, et je pris le devant en cessant de voir
tous ces amis qui me semblaient arriver par la prudence à l'engouement
d'un autre ordre de choses que celui où nous nous étions trouvés,
cherchant à mettre d'accord leurs opinions du passé avec leurs intérêts
du présent.



CHAPITRE CXXX.

Le colonel espagnol.--Belle action de Ney.


Quoique refroidie dans ma passion pour Ney, je dois, par compensation
d'un sentiment moins vif qu'il m'inspirait, rapporter une aventure qui
date de cette époque, et qui est trop honorable à sa mémoire pour que je
la passe sous silence. J'avais rendez-vous avec lui, et, comme toujours,
quand il s'agissait de le voir, j'étais sortie une heure trop tôt. Je
cheminais doucement au milieu des Tuileries, respirant le délicieux
parfum des plates-bandes émaillées de fleurs. Je ne saurais trop dire à
quoi je pensais, mais mes idées étaient bienveillantes et d'une douce
mélancolie. Sur un banc de pierre, en face des fenêtres du château,
était assis un homme dont l'extérieur attira mes regards et excita
bientôt mon intérêt. Un bras de moins, la figure pâle, les vêtemens
indigens quoique propres, tout me le fit prendre pour un de ces débris
de notre armée, si bien chantés depuis par le barde national de la
gloire française. Son air abattu ne me laissa plus sentir que le désir
de le connaître et l'espoir de lui être utile. Certes, il n'y avait là
rien que de très naturel. Eh bien! on va voir comment ma précipitation
irréfléchie en fit une inexcusable indiscrétion. En m'approchant de
l'inconnu, j'aperçus dans sa main une tabatière: il la tournait dans
tous les sens, et, d'un air d'impatience, soupira, leva les yeux sur les
fenêtres du château, et ramena ses regards sur son habit délabré; il le
boutonna avec vivacité, de façon à cacher sa décoration. Tout rapide
qu'il fut, ce mouvement était assez significatif pour que mon
imagination y attachât aussitôt les suppositions les plus
attendrissantes. Je cède à la vivacité de mon émotion pour des malheurs
qu'on ne m'avait point confiés, mais dont l'apparence était mon excuse;
me voilà donc passant, repassant devant l'homme à la cravate noire,
tenant la bourse à la main, faisant sonner le peu d'argent qu'elle
contenait et regardant l'étranger d'un air qui disait: «Je vous crois
malheureux, je désire vous connaître, vous servir.» Apparemment que mes
regards commençaient déjà à perdre le don de se faire comprendre, car
celui à qui ils s'adressaient n'y vit qu'une très impertinente volonté
de l'humilier, et me le fit sentir par la fierté avec laquelle il
découvrit le signe de la bravoure qui parait son triste vêtement, et en
passant devant moi dans une attitude qui semblait répondre à mon curieux
intérêt: «Votre pitié est une insulte dont votre sexe seul vous épargne
la réparation.» Ces paroles me rejetèrent à ma place, et je le regardai
s'éloigner sans oser faire un pas ni dire un mot pour le rappeler, mais
cruellement effrayée de l'idée qu'il emportait, sans doute, d'un mauvais
cœur. Avant de sortir de la grille de la rue de Rivoli, il tourna la
tête de mon côté pour s'assurer si j'avais poussé l'indiscrétion jusqu'à
le suivre. Me voyant à la même place, dans l'attitude de la confusion et
de l'accablement, il revint sur ses pas. J'étouffais du besoin de
m'expliquer et un peu de la curiosité de le connaître. Je ne saurais
trop dire le roman que fit mon imagination pendant son retour de la
grille vers le banc où j'étais assise. Mais les premières paroles de
l'inconnu me prouvèrent que j'avais bien mal imaginé. «Me
pardonnez-vous, lui dis-je, Monsieur, sans attendre qu'il m'adressât la
parole, que je vous témoigne un intérêt que vous avez paru fuir.» La
sévérité glaciale de sa réponse m'eût indisposée contre lui, si je n'y
eusse reconnu, non pas une vanité susceptible, mais l'orgueil d'un
honnête homme et la dignité d'un malheur non mérité. «Vous me devriez
des excuses, Madame, si vos regards et votre maintien pouvaient laisser
un doute sur le sentiment qui vous a fait agir et qui est le plus noble
élan d'une vive sensibilité; elle vous a portée à une démarche
touchante, mais indiscrète, que provoquaient des suppositions cruelles.
(Je fis un mouvement de surprise.) Oui, cruelles, continua-t-il,
puisqu'elles m'ont appris que mon extérieur excite la pitié.» Ici, deux
grosses larmes qu'il vit couler sur mes joues lui dirent sans doute le
mal qu'il me faisait; car il s'adoucit, prit ma main, et, la pressant
légèrement, il ajouta: «Vous avez l'ame noble, et je suis sûr que vous
êtes une excellente femme, mais commandez aux élans de votre
bienveillance; aujourd'hui elle vous a fait blesser la délicatesse d'un
homme d'honneur, à qui cet honneur est plus cher que la vie, et dont il
est le seul bien; une autre fois une sensibilité trop prompte pourrait
vous rendre dupe d'un fripon qui abuserait de vos premiers mouvemens.
Croyez-moi, les plus précieuses qualités ont encore besoin d'être
soumises à la raison. Adieu, Madame; soyez persuadée toutefois que je ne
garde de votre action qu'un souvenir qui vous honore.» Il se leva, me
salua en s'échappant rapidement, comme pour éviter ma réponse.

Depuis long-temps je n'avais réprouvé une pareille angoisse. «Nul doute,
me disais-je, que ce ne soit un militaire malheureux; sa conduite, ses
discours montrent tout l'intérêt dont il est digne, et pourtant il
repousse l'amitié et de lui-même écarte la main empressée de venir à
lui.» Je m'acheminai vers le quai, mécontente de lui et de moi, voulant
lui trouver un tort et me trouvant bien à plaindre de m'intéresser à un
homme dur et orgueilleux. Mais aussitôt son bras mutilé, cette croix,
noble récompense du brave, me revenaient à l'esprit, et je sentais que
cet orgueil était délicatesse et cette fierté une justice; moi seule je
me trouvais blâmable. Oh! que je me promettais bien à l'avenir d'être
plus en garde contre la vivacité de mes émotions. Hélas! c'est
désenchanter la vie; mais puisqu'il le faut, allons, je réfléchirai
avant d'écouter mon cœur, et toute pleine de cette résolution je passai
le pont et faillis me trouver mal en voyant mon inconnu arrêté avec un
garde du corps, lui parlant avec véhémence, et l'autre répondant de
l'air de quelqu'un qui n'a aucune bonne raison à donner contre les
choses peu agréables qu'on lui dit. L'inconnu m'aperçut au moment où
j'allais me glisser pour n'être pas vue. Bien qu'il me saluât avec
politesse, il eut comme un soupçon d'espionnage qui me rendit à toutes
mes réflexions. Je m'approche et lui dis: «Monsieur, lorsque je vous vis
aux Tuileries je me rendais au bain; je n'ai nullement changé mon
itinéraire.» Après cette belle équipée, je m'élance sur le quai sans
respirer ni attendre de réponse. Ce ne fut que quand je fus calmée et
une heure après que je me dépitai de cette nouvelle bévue. J'étais
tout-à-fait mal avec moi-même. J'avais cru entendre prononcer un mot
espagnol. «C'est un Espagnol réfugié, me disais-je; ils sont
orgueilleux, vains et fiers. Eh bien, n'y songeons plus;» mais c'était
le cas de dire: quand on veut oublier on se souvient.

Toutes ces idées jetèrent le trouble dans ma pauvre tête; et j'en étais
si oppressée que je m'en ouvris au maréchal Ney. Je racontai la scène
telle que je viens de la rappeler, enfin telle qu'elle venait de se
passer; je ne dois pas répéter les éloges qu'elle me valut, mais je dois
rendre hommage à la vérité en disant que Ney me pressa contre son cœur
avec un transport bien vif, en me remerciant de lui fournir cette
occasion d'être utile à un militaire, à un frère d'armes malheureux. «Je
le découvrirai bien vite, me dit-il. Soyez rassurée, il acceptera ce que
je compte lui offrir.» Ah! Ney était la bonté même. Trois jours après il
m'apprit que mon inconnu était un colonel espagnol, dont les plus justes
réclamations auprès des autorités françaises étaient restées sans
résultat. «Des espérances trompées, l'amertume et l'inutilité de ses
démarches l'ont réduit au dernier degré d'exaltation misantropique
obligée par orgueil de se reployer sur elle-même. Ce malheureux voit
encore sa cruelle infortune augmentée par les privations de sa femme et
de deux jeunes filles. Ida, je les ai trouvées ne pouvant sortir faute
de vêtemens.--Et maintenant, lui dis-je, levant un regard plein de
reconnaissance sur lui, ils sont pourvus de tout, grâce à vos
bienfaits?--Ida, dites grâce à ce cœur pétri de sensibilité, en y posant
sa main, et de cette tête vive et active pour la pitié comme pour les
douces folies. Chère Ida, vous êtes une bonne femme.» Je répète ses
propres paroles; car aujourd'hui, où je publie tant de fautes, elles, me
sont comme un abri contre les remords. Je n'avais plus besoin de
m'inquiéter du colonel espagnol; mais Ney m'apprit, quelques jours
après, qu'il avait obtenu toutes ses justes demandes, et qu'il se
trouvait heureux d'avoir pu ajouter quelque utile surcroît aux
réparations du gouvernement.

Je reçus la visite de cette famille reconnaissante, et je sentis qu'il
ne peut y avoir de plus doux orgueil que celui d'entendre louer, par des
infortunés arrachés au désespoir, les vertus et les qualités des gens
qui nous sont personnellement chers. Le colonel conduisit sa famille à
Bordeaux. J'ai conservé quelque temps des relations avec lui. Il vint à
Paris à l'époque du fatal procès, et nos adieux se firent à l'aspect
d'un cercueil! Le colonel perdit depuis un de ses enfans, et a été
cacher au loin cette douleur domestique, accumulée sur tant d'autres
douleurs.



CHAPITRE CXXXI.

La baronne de W***.--Le fils de Dumouriez.


Ma campagne de France, mon excursion à Fontainebleau, toutes mes courses
militaires avaient largement entamé ma caisse, et il avait fallu souvent
l'employer pour rapprocher les distances, récompenser des dévouemens du
moment, en un mot pour acquitter toutes les dispendieuses nécessités de
la guerre. Je m'arrangeais peu du déficit de mes finances; et avec mon
caractère, certes je n'aurais voulu rien entreprendre sans avoir tous
les dehors des jours heureux de _fama volat_. Méditant un pèlerinage à
l'île d'Elbe, je ne voulais laisser aucun soupçon sur le motif tout
désintéressé qui me guidait dans cette démarche. J'aurais eu le droit de
demander plus qu'il ne m'eût fallu au comte Regnault, depuis ma
singulière audience de l'escalier du pavillon de Flore. Comme je veux
être vraie, même à mes dépens, j'avoue que l'extrême désir que je
commençais à éprouver pour ce voyage, me fit examiner un peu s'il serait
mal de profiter de ce droit; mais ce ne fut qu'une pensée, et mon dégoût
pour une récompense demandée prit le dessus. J'avais fait depuis
long-temps au maréchal l'honorable mensonge d'une augmentation de ma
pension, pour éviter de sa part de bien sages, mais pour moi de bien
mortelles réflexions, ou des offres que j'atteste le ciel avoir toujours
refusées. J'étais donc fort en peine, n'ayant alors qu'une cinquantaine
de napoléons en état de disponibilité. Une grande partie des diamans qui
me restaient étaient déjà passés en équipement et frais de route. Tous
ces soins pour me procurer de l'argent me rappelèrent le don d'une femme
intéressante à beaucoup de titres, à qui j'avais procuré une grande
consolation par le crédit du maréchal Ney, à l'égard d'un fils bien-aimé
qu'elle croyait perdu dans la retraite de Smolensk. Jouissant d'une
immense fortune, elle me fit présent d'une parure complète de rubis et
d'une bonbonnière avec son portrait enrichi de brillans. Je regardai son
aimable et doux visage, et je trouvai comme un sentiment de bonheur de
devoir à un don de la reconnaissance d'une mère les moyens de pratiquer
à mon tour cette vertu.

Pour intéresser mes lecteurs au sort de cette dame, il me faut reprendre
les choses de plus loin. Lorsque dans la campagne de France tout fut
devenu fatal, jusqu'au talent et au courage des chefs, Mortier et
Marmont tombèrent au milieu des alliés sur la route de Fère-Champenoise,
qu'ils suivaient dans la croyance que Napoléon se reployait sur eux
devant Schwartzemberg; à cette bataille, que les alliés nommèrent si
pompeusement victoire de Fère-Champenoise, et dont ils ne durent le
douteux avantage qu'au nombre immense de leur cavalerie, au terrible
ouragan qui battait de front nos colonnes et à la violente pluie qui
éteignait le feu de nos batteries; cette affaire du 25 mars 1814, si
honorable pour le brave général Pacthod, qui, avec les 6,000 hommes des
deux divisions qui escortaient les convois, pendant plusieurs heures,
attaqué, entouré, soutint, avec des soldats enfans et des bataillons de
gardes nationales, les charges multipliées des meilleures troupes
ennemies. La mêlée devint affreuse lorsqu'on eut lancé contre ces
faibles carrés l'énorme élite de l'armée alliée; mais ce fut pour les
Français le dévouement des Thermopyles. La division Pacthod périt
presque entière en mourant à la baïonnette et en refusant quartier.
Hélas! leur héroïsme fut moins heureux que celui des Grecs; il ne sauva
point la patrie.

Le fils de la baronne de W***, échappé comme par miracle au désastre de
Smolensk, s'était, malgré les larmes de sa mère et mes conseils, remis
de nouveau au service. Il faisait partie de la division Amey; et
grièvement blessé à la première charge, il dut la vie à un officier
prussien, à l'affaire que je viens de rappeler. À mon retour de
Fontainebleau, j'avais vainement fait des démarches pour retrouver la
baronne de W*** et son fils. Enfin, après des recherches bien pénibles,
je découvris le dernier. Il m'apprit que l'officier prussien qui lui
avait sauvé la vie à Fère-Champenoise, ayant dans ses papiers trouvé le
nom de sa mère, il lui avait dit qu'il y avait un officier supérieur de
ce nom dans les armées alliées, et que lorsqu'il sortit de la maison
militaire, on lui avait annoncé que sa mère était partie l'avant-veille
dans une calèche allemande, escortée de troupes alliées. «Je ne pus, me
disait ce malheureux jeune homme, réclamer ma pauvre et excellente mère.
Vous qui savez le fatal secret de ma naissance, dites, oh! dites-moi
quels moyens puis-je employer pour la revoir sans la compromettre, sans
irriter contre elle son orgueilleuse famille qui n'est pas la mienne.»
Je partageais si vivement les craintes et la douleur du fils de la
baronne de W***, que je restai quelques instans étourdie et ne sachant à
quelle pensée m'arrêter. Les regrets touchans du jeune militaire me
rendirent enfin quelque présence d'esprit. «Ce qui me cause surtout une
peine mortelle, disait-il, c'est qu'en fouillant dans mes papiers on m'a
pris le portrait de cette mère infortunée; son image du moins m'eût
soutenu dans cette terrible incertitude sur son sort... Je vais vous le
rendre, m'écriai-je, ce portrait chéri; j'en ai un qui me fut donné par
elle comme gage de reconnaissance et de souvenir; n'est-ce pas l'honorer
que d'en faire un moyen de consolation pour le fils de son amour.» Le
jeune Léopold (nom du fils de Mme W***) me pressa dans ses bras, et je
crus un moment ressentir la pure tendresse d'une mère. À la vue des
brillans dont ce portrait était enrichi, Léopold ajouta: «Vous savez,
Madame, tout ce que ma mère à fait pour moi, tout ce que sa position lui
a permis de largesses; avec le galon de sergent, j'ai la fortune d'un
général; je ne puis donc accepter votre don pourtant si noblement
offert... à moins que vous ne me permettiez de distraire tout ce qui
n'est pas le portrait lui-même, et de vous en faire retenir la valeur.
«Trop franche pour faire mentir mes expressions ou mon visage, je
témoignai au fils de celle qui m'avait assez connue pour m'apprécier et
que j'acceptais volontiers de lui. «Mon cher Léopold, j'accepte votre
proposition, puisque vous êtes riche; il me sera encore doux de devoir
ainsi à votre aimable mère les moyens d'exécuter un projet auquel
m'appelle un intérêt de cœur. Allons, mon ami, je consens à ce que vous
fassiez estimer ce que je vous restitue.

«--Tenez, Madame, j'ai la somme; nous pouvons éviter les consultations.
Ne livrons point à des regards profanes l'objet de nos respects;
laissez-moi immédiatement placer la miniature sur mon cœur, et mettez le
comble à toutes vos bontés en recevant ces mille écus comme masse de
voyage.»

Pouvais-je n'être point contente d'un tel marché; c'était celui d'un
fils qui ne me donnait pas toute la valeur des diamans, mais qui me
donnait mieux que cela, sa reconnaissance et son amitié.

Nous nous quittâmes tous les deux pour voler à nos affections les plus
chères. Mais Léopold à peine était sorti, qu'en serrant le
porte-*feuille qu'il m'avait laissé, j'y trouvai, au lieu de mille écus,
six billets, de mille francs, une superbe chaîne en or, et le lendemain,
à peine étais-je levée, qu'on m'apporta une boîte avec ces lignes:

     «Reprenez tout, Madame; je vous dois un trésor. Quand ces lignes
     vous parviendront, je serai loin de Paris, où je ne regrette que
     vous; vous, l'amie, la généreuse amie de la malheureuse mère de

     LÉOPOLD.

     «_P. S._ Je ne vous dis pas, Madame, de daigner m'écrire; je
     connais votre cœur, et je vous rappelle que c'est à Strasbourg,
     chez M. Dutale, que les lettres me seront sûrement remises. Ah!
     puissé-je bientôt ramener dans ma patrie adoptive celle qui nous
     est si chère à tous les deux!»

La boîte renfermait, outre l'entourage du portrait, une fort belle
montre en or. Je n'eus pas une minute d'hésitation pour garder ces
riches présens; j'étais heureuse et fière au contraire de mes sentimens,
parce que j'acceptais comme j'avais donné, avec un entier abandon de
cœur.

J'aurai, après bien des années de larmes et de malheurs, encore à parler
du fils de Mme de W***; en attendant, je ne puis résister au plaisir de
donner ici quelques détails sur sa naissance, qui justifieront peut-être
le vif intérêt que ces deux personnes m'inspirèrent, intérêt qui a
survécu à l'absence, à l'oubli, à l'infortune. J'avais connu la baronne
de W*** quelque temps après mon retour de Russie; elle avait su que,
dans cette fatale campagne, j'avais eu d'innombrables relations avec
l'armée, et on lui avait si fort exalté mon cœur, qu'elle y vint confier
les peines du sien; c'était presque l'histoire entière de sa vie, dont
je conserve le récit tel que sa bouche daigna m'en faire l'aveu.

«Je suis née à Heidelberg, me dit-elle; j'avais dix-huit ans, lorsqu'un
de vos guerriers, fameux par sa bravoure et poursuivi par sa conduite, y
vint chercher l'asile que lui refusaient tour à tour ceux mêmes dont,
aux dépens de son honneur, il avait servi les intérêts. Son âge alors,
déjà si disproportionné au mien, éloignait de moi toute idée d'amour;
mais son nom célèbre, son infortune, l'injustice de ceux dont il avait
voulu appuyer la cause, excitèrent dans mon ame une sorte de compassion
généreuse et bientôt tendre. Lorsque des émigrés français se portèrent
contre lui à toute la violence des représailles, je le sauvai des
réactions, le cachant dans un pavillon du château. Seule instruite de sa
retraite, je lui portais chaque jour sa nourriture, des livres, et je
m'efforçais, par ma présence et mes soins, de distraire les ennuis de sa
solitude. Instruit, spirituel, aimable et persécuté, il lui fut facile
de m'attendrir et de m'intéresser. Dans sa disgrâce, il parlait si bien
de cette patrie de laquelle il était rejeté, qu'il m'inspira cette
exaltation bienveillante que les femmes éprouvent pour les proscrits
illustres. Je ne vis plus que le héros malheureux, et, dès ce moment, il
fut dangereux pour moi; la solitude, cette innocente complice des
grandes passions, vint faire le reste... Je m'aperçus des suites de ma
faute le jour même où l'on découvrit la retraite du général français. Au
milieu de la nuit je vins lui apprendre qu'il fallait fuir et que
j'étais mère. Promise à un noble de mon pays, j'allais être exposée aux
cruelles vengeances de ma famille. Je dois rendre justice à la loyauté
de celui qui me perdit; il me représenta tous les malheurs qui pouvaient
m'atteindre sur les pas d'un proscrit. «Je les redoute moins, lui
répondis-je, qu'une seule larme de ma mère.» Hélas! je devais lui en
coûter de bien amères! Notre évasion fut moins secrète que je ne l'avais
espéré. Le général seul parvint à se soustraire aux gens qui nous
poursuivaient; mais moi seule je fus reconduite à mes parens irrités...
On me relégua dans une ferme éloignée, où je fus mise sous la garde de
deux femmes, dont l'une était nouvellement mariée à un jardinier,
français d'origine, que mes parens aimaient beaucoup. Cette jeune femme
nourrissait son premier enfant quand le mien vit le jour... Il me fut
enlevé; et lorsque je demandai cette innocente preuve de ma chute, on
eut la barbare prudence de m'annoncer sa mort... Le temps, qui jette un
voile sur tout, effaça ma faute aux yeux de celui qui m'avait été
destiné, et qui, aussi généreux que le Volmar de la _Nouvelle Héloïse_,
n'avait cessé de me chérir. Je devins son épouse. Veuve deux ans après,
je me trouvai maîtresse d'une immense fortune, qui était reversible sur
un de ses parens éloignés, si je me remariais. Cette pensée ne se
présenta jamais à mon esprit; mais combien de fois je regrettai
amèrement l'enfant que je croyais avoir perdu: il existait. Une lettre
que je reçus, en 1804, de son père qui avait enfin trouvé asile en
Angleterre, m'apprit que mon fils avait été confié à un jardinier
français; que sa femme l'avait nourri; qu'une forte somme avait été
donnée pour qu'ils fissent baptiser cet enfant comme le leur et pour
qu'ils l'emmenassent en France avec eux; ce qui fut exécuté. La lettre
n'indiquait ni la ville ni même le département. Pourtant ma joie fut
extrême. «Je suis libre, je suis riche et mon fils existe, m'écriai-je;
ô mon Dieu, faites que je le retrouve, que j'assure son bonheur, et
j'aurai assez vécu!»

«Pendant neuf années, que d'angoisses et de vaines espérances ont été le
seul fruit de mes recherches! Désespérée et souffrante, je fis une
dernière tentative; elle fut heureuse... Je le méritais. L'or et les
menaces arrachèrent à un ancien camarade du jardinier français le secret
de sa retraite, et deux, jours après j'étais sur la route de la
Bourgogne. J'arrivai à Plombières au milieu d'une nuit d'automne.
J'interrogeai l'hôte d'une misérable auberge où j'avais pris asile, sur
la famille dépositaire de ce que j'avais de plus cher au monde. Je
m'informai avec anxiété des moyens d'existence de cette famille, du
nombre de leurs enfans. On me répondit qu'ils avaient quatre garçons,
dont l'aîné avait fait jaser le village par son peu de ressemblance avec
le père. Oh! comme mon cœur battait. Qu'a-t-il donc d'extraordinaire
l'aîné? demandai-je enfin; et une nouvelle et naïve réponse, au lieu de
m'affliger comme je l'avais craint, flatta mon orgueil maternel. Mon
fils était, suivant ce précieux rapport, le plus beau des enfans, et
d'un tout autre air. «Ça va au bois avec des livres, ça fait tourner la
tête à toutes nos filles et n'en recherche aucune; c'est fier et bon à
la fois, ça se fait remarquer à la ville aussi bien qu'au village.»
J'eus bientôt trouvé le moyen de voir mon cher Léopold, et son seul
aspect me confirma tout ce que l'hôte avait si naïvement avancé. Il
était beau, il était doux et fier. Après avoir tout réglé avec ceux qui
avaient soigné son enfance et dont il portait le nom obscur mais
respectable, je partis avec lui. C'était lui dire que je voulais me
charger de son sort. «Elle vous fera bien riche; cette dame, lui
répétaient ces bonnes gens, vous deviendrez un seigneur.--Où serai-je
jamais heureux comme ici, près de vous? la richesse fait-elle donc le
bonheur? En retrouvant mon fils, ma fortune entière me parut
insuffisante pour récompenser ceux qui me l'avaient conservé. J'assurai
leur existence, et ces dons furent mes premiers pas vers la tendresse de
mon enfant.

«On avait fait croire à ces braves gens que, mère d'enfans légitimes,
j'avais trouvé le bonheur dans cette union, et que leur silence était un
devoir. Mon fils, baptisé sous leur nom, crut donc en suivant sa mère ne
suivre qu'une bienfaitrice généreuse. Oh! que ne lui ai-je laissé sa
touchante reconnaissance! Mais pouvais-je le voir si digne de mon amour
maternel et ne pas lui dire: «J'ai droit à ta tendresse filiale;
Léopold, mon cher Léopold, je suis ta mère! Les moyens à prendre pour
lui assurer ma fortune nécessitèrent l'aveu de ma faute et du nom de
celui qui en avait été l'auteur. Comment vous rendre la cruelle scène
qui suivit cet aveu, scène qui éleva mon fils autant qu'elle me fit
rougir de celui que ma chute lui avait donné pour père. «Moi,
s'écria-t-il, moi le fils d'un traître! moi, dont, si jeune encore, le
cœur palpitait au nom de ces braves qui sont morts en défendant leurs
drapeaux! moi, je dois la vie à l'homme qui consentit à échanger sa
gloire contre l'ingratitude de l'étranger! Ô ma mère! ma mère! pardon,
pitié, grâce!

«--Mon enfant, on ne doit jamais maudire ceux à qui l'on doit la vie.

«Non, jamais, reprit le noble enfant; mais, ma mère, il me faut laver la
tache paternelle. Je dois mon bras à cette même France que mon père
défendit en héros avant d'avoir voulu la vendre en traître.»

«Mes larmes furent ma seule réponse; et peu de jours après on me remit
cette lettre de mon fils:

«Ma bonne et bien malheureuse mère, pardonnez à votre fils de vous
quitter; mais il est français, il ne peut vivre sans le baptême de
l'honneur. S'il revient, il sera l'honneur de votre vie; s'il meurt, il
sera l'orgueil de vos souvenirs, et vous pourrez dire: mon fils eut la
valeur du vainqueur de Jemmapes et de l'Argonne, et ne l'a point ternie
comme son coupable père.»

«Cette lettre fut toujours placée sur mon cœur, continua la baronne;
Léopold partit faire son apprentissage de gloire. Dans la fatale
campagne de Moskou, il appartenait au corps d'armée du maréchal Ney.
Après avoir échappé aux horreurs de la retraite, il manqua perdre la vie
faute de pouvoir, panser sa blessure; se croyant prêta mourir, il
m'écrivit le fatal adieu qui manqua me coûter la vie. À ces lignes était
jointe la croix qu'il avait gagnée à Valoutina.

«Ma mère, la tache originaire est effacée; j'ai combattu pour la France,
je meurs français et pour ma patrie. Ma mère, allez vivre près de ceux
qui élevèrent votre fils; ils vous chérissent, ils pleureront avec vous
votre Léopold. Ô ma tendre mère! je vous bénis de m'avoir épargné la
honte d'une naissance illégitime, et de m'avoir dit que vous étiez la
mère de Léopold.»

Lorsqu'elle me donna ces détails, Mme la baronne de W*** avait reçu la
nouvelle que son fils existait, et j'eus le bonheur de lui être utile
pour le faire promptement revenir en France. Guéri de sa blessure, le
jeune Léopold n'eut d'autre désir que de courir de nouveaux hasards; la
campagne de Paris lui en fournit l'occasion, et il fut blessé comme on
l'a vu. Je crus pouvoir profiter de sa généreuse délicatesse sans
forfaire à la mienne. J'étais heureuse au delà de toute expression des
moyens qu'il m'avait donnés de pouvoir continuer mes courses. Je devais
même faire un voyage plus intime; mais la bizarrerie, qui joue un si
grand rôle dans les événemens de ma vie, me jeta au milieu des grands
spectacles du grand Empire, qui se brisait avec l'épée d'un homme.



CHAPITRE CXXXII.

Une séance de l'Académie.--Présidence de Regnault de
Saint-Jean-d'Angely.--Réception de M. Campenon, remplaçant l'abbé
Delille.


J'allai un jour chez Regnault de Saint-Jean-d'Angely de fort bonne heure
et sur une invitation fort pressante. Il avait, me disait-il, besoin de
tout mon dévouement. Je le trouvai, se promenant à grands pas dans son
appartement, et j'avoue que, dès l'antichambre, le bruit de sa
déclamation tonnante me donna une idée très, sérieuse de l'entrevue.
C'est quelque proclamation, me disais-je, qui doit être confiée à mon
zèle infatigable, à mon utile exaltation. C'est l'éloquence qui rédige
quelque adresse à nos braves, et c'est la renommée qui la portera. À mon
aspect, l'orateur se modéra, jeta sur le bureau son manuscrit, et vint à
moi avec toute la grâce d'un auteur qui aperçoit son public, et un peu
de l'incertitude et de l'embarras d'Oronte prêt à débiter son sonnet.

«Arrivez, ma bonne Saint-Elme, jamais je n'eus tant besoin de vous, de
vos bons conseils, de votre excellente amitié.

«--De quoi s'agit-il? Vous savez que je suis toujours prête.

«--Il s'agit d'une des épreuves les plus délicates de ma vie, d'une des
positions les plus difficiles où puisse se trouver un orateur.

«--Vous savez si bien manier la parole, qu'en vérité je ne conçois pas
votre embarras. J'ai souvent dit de votre éloquence ce que Racine dit de
son Hippolyte dans _Phèdre_:

     Il excelle à conduire un char dans la carrière.

«--Mon amie, ma bonne amie, vous savez ou vous ne savez pas, car on
ignore aisément les existences académiques, que je suis membre de
l'Institut. De toutes mes dignités, c'est la seule que je n'aie pas
perdue, parce qu'elle ne tient pas à la politique, et que cela sert
quelquefois quand on veut y entrer. Eh bien! dans ma compagnie, car cela
s'appelle notre compagnie, il y a des statuts, des réglemens, qui de
temps en temps nous donnent des devoirs à remplir, des discours à faire;
et le hasard qui arrange quelquefois très singulièrement les choses,
confie souvent les missions de la circonstance et les corvées de la
parole à ceux qu'elles doivent le plus contrarier. Et tel que vous me
voyez, je suis une victime des discours académiques.

«--Je croyais, mon ami, qu'il n'y avait jamais à l'Institut que le
public de victime.

«--Aujourd'hui le cas est plus grave, et je suis enveloppé dans un
véritable cercle de Popilius. Vous me direz à cela, pourquoi êtes-vous
affilié à une société savante? Telle n'est, point la question. J'en
suis, il faut que je m'en tire. Nous autres gens de lettres, car je ne
suis plus qu'un homme de lettres, nous sommes comme les auteurs,
contraints de bien faire ce que nous faisons, sous peine de sifflets.
Quand au théâtre on joue des pièces de circonstances, les premiers
sujets, n'importe ce qu'ils pensent, sont obligés de chanter comme on
chante pour le quart d'heure. Il en est de même à l'Institut; quelles
que soient les opinions de l'académicien, il doit parler comme il
convient à l'Académie. Ce sont, ma chère, ce que j'appellerais
volontiers des sentimens collectifs, et les corps ont cela de bon qu'on
peut refaire ensuite la part des personnes et reprendre sa manière
d'être individuelle quand on quitte l'habit de la compagnie. Les
convenances sont souveraines en France sous tous les régimes. Il n'y a
nul inconvénient à leur payer tribut, cela ne tire jamais à conséquence;
mais les braver fut toujours et serait encore ridicule, parce que cela
serait inutile.

«--En vérité je ne vous ai jamais vu si timide; et vous qui allez si
directement au fait, vous tournez autour aujourd'hui, comme le monsieur
qui voulait consulter le Misantrope.

«--Diable, il y a de quoi hésiter. Figurez-vous qu'en ma qualité de
directeur de la deuxième classe de l'Institut, lors de l'élection de M.
Campenon, il faut, d'après l'usage antique et solennel, que je fasse
l'éloge de son prédécesseur; et son prédécesseur était l'abbé Delille,
grand poète assurément, que j'ai beaucoup connu et beaucoup aimé, mais
dont la vie, toute composée de sacrifices à la cause des Bourbons, me
met sur des charbons ardens pendant tout le discours. Moi, confident
d'un autre pouvoir, serviteur enthousiaste d'une autre dynastie; moi
dont des discours retentissent encore chargés de parfums pour la gloire
de Napoléon, comment brûler l'encens académique dans une si bizarre
circonstance? J'aurai l'air de vouloir me tourner vers les astres
nouveaux, de venir au secours des vainqueurs, d'un valet qui demande de
l'emploi. Oh! pour de l'ingratitude, croyez-moi, je n'en aurai jamais.
Mais d'un autre côté quel plus beau caractère que celui de Delille?
L'Empereur l'estimait de ce refus de le servir, qu'un autre eût
considéré comme une offense. Un homme qui a refusé d'être sénateur pour
être fidèle à ses affections politiques... Puis l'Académie, qu'il ne
faut pas compromettre, car elle n'est pas d'humeur à être compromise; le
public aussi, qui n'est pas à notre hauteur et pour lequel il faut avoir
des égards. En vérité, il n'y a qu'un tour de force qui puisse me faire
sauter ce cas périlleux.

«--Mon ami, que votre discours soit l'expression de tout ce que vous
venez de me dire là, qu'il soit mesuré comme tant d'autres que vous
m'avez lus dans le temps; présentez les opinions des autres en gardant
les vôtres. Quel inconvénient y a-t-il à louer la reconnaissance? L'abbé
Delille voua la sienne à des princes malheureux; et c'est toujours grand
et beau de rester fidèle au malheur. Toutes les causes s'arrangent fort
bien de ces vertus, et l'exemple d'une foi gardée à n'importe quoi et à
n'importe qui, peut être recommandé publiquement; car l'estime de leurs
adversaires est quelquefois tout ce que recueillent les Decius de leur
dévouement à leur propre cause. Parlez de la reconnaissance; elle honore
toutes les positions, tous les caractères. Vous serez, avec ce texte,
vrai pour tout le monde.

«--Oh! que vous me faites de bien avec cette profession de foi. Comme
vous êtes l'expression la plus exaltée de tous les sentimens qui me sont
chers, votre suffrage sera ma règle de conduite; parce qu'une fois que
mes éloges auront passé à votre creuset, je serai sûr qu'ils ne
contiendront pas d'alliage, et nos amis ne pourront pas me reprocher
d'avoir manqué de la vertu que j'aurai préconisée. Au surplus, si vous
n'avez pas de rendez-vous militaire ce matin, veuillez me donner une
audience littéraire. Les têtes-à-tête académiques ne sont pas dangereux,
et quand je vous aurai lu mon discours, cela me donnera des forces pour
l'exposer aux orages de la séance publique.»

Je me soumis de fort bonne grâce, malgré mes préventions contre tout ce
qui sent le bel esprit et le pédantisme, à l'aimable sollicitation de
Regnault. Il avait été mon premier maître de déclamation, je lui devais
bien au moins la patience d'être son dernier professeur de rhétorique.
D'ailleurs il devenait beau dans son attitude d'orateur. Il avait tout à
gagner en prenant la parole. Je l'écoutai avec cette attention qu'on
accorde aux personnes qu'on aime. On eût dit qu'il paraissait devant son
juge. Son émotion donnait un accent particulier à son organe, et, comme
je ne sais pas résister aux impressions vraies, je lui témoignai, avec
l'enthousiasme qu'on me connaît, toute la vivacité de ma satisfaction.
Il en fut attendri jusqu'aux larmes, me disant: «Qu'on pense maintenant
ce que l'on voudra; votre suffrage me répond qu'avec toutes les
concessions de l'art oratoire, j'ai conservé pure la religion des
souvenirs. Mais ce n'est pas tout ce que j'ai à vous demander; il faudra
que vous fassiez violence à vos habitudes toutes guerrières, et que vous
veniez entendre notre ouvrage au palais des beaux-arts. Nous sommes dans
un moment où l'opinion publique est curieuse à observer. L'amitié doit
quelque chose à l'amitié. Vous savez bien que je n'ai point manqué à vos
débuts, j'espère que vous ne manquerez point à ma représentation, qui
pourrait bien être aussi quelque peu orageuse. Vous savez qu'on ne peut
demander de ces services à tout le monde.

«--Du moment qu'il est question de dévouement, soyez tranquille.

«--D'ailleurs, ma chère, vous qui aimez l'observation, vous trouverez à
l'Institut de drôles de figures. Pour peu que vous veuillez regarder, je
vous réponds que vous vous amuserez.»

Le jour de la séance arrivé, je me rendis à mon poste, et je trouvai
déjà la salle bien garnie, si bien même que je ne pus obtenir de place
que sur une banquette réservée aux immortels eux-mêmes. C'était une
piquante position que la tête de la Contemporaine, passant à travers les
perruques de M. l'abbé Morellet et de M. de Roquelaure, ancien
archevêque. On ne peut se faire d'idée de l'impatiente curiosité de
l'auditoire et surtout de sa bizarre composition. On était entassé les
uns sur les autres, et une foule de femmes élégantes s'étaient pressées
sans scrupule contre les habits verts; Tout le monde parlait à la fois:
«Nous allons voir, disaient quelques douairières, comment le conseiller
d'État de l'empire abordera l'éloge du poète qui ne voulut pas faire
l'aumône d'un vers à un tyran.» Ce qui ajoutait à l'originalité du coup
d'œil, c'était le grand nombre d'étrangers dont les bizarres costumes se
mariaient plaisamment à l'élégance française. Les Anglaises surtout, et
elles étaient en grand nombre, avaient conservé toute cette pureté du
ridicule dont elles ont su depuis dépouiller leurs chapeaux. On montrait
du doigt, avec une certaine affectation, les dignitaires anciens et
nouveaux, dont les uns avaient la joie et les autres le courage de leurs
grands cordons. Je me rappelle à ce sujet une méprise fort plaisante. On
vit arriver un vieillard porté par deux laquais; il était revêtu d'un
grand cordon couleur bleu de ciel. On chuchottait autour de moi: «Oh! en
voilà un qui ne se gêne pas, il porte la grande croix de l'ordre de la
Réunion. Les décorations proscrites se mettent ordinairement dans la
poche.» Mais M. Roux Laborie, qui se trouvait dans le groupe aux
commentaires, mit heureusement les censeurs de l'audace et les
approbateurs du courage d'accord, en leur apprenant que la personne
qu'on prenait pour un grand personnage de l'empire, fidèle à la croix de
la Réunion, était le vieux duc de La Vauguyon, seul chevalier restant de
l'ordre légitime du Saint-Esprit.

Je commençais à m'impatienter de cette espèce de sellette où la
malignité installait tous les illustres savans qui avaient perdu leurs
places. «Celui-ci a fait ceci, celui-ci a fait cela,» et plus souvent
encore: «ceux-là n'ont rien fait;» on n'entendait pas autre chose. Enfin
Regnault parut et vint prendre place au bureau, entre deux autres
fonctionnaires de l'Institut, dont l'un était ce bon M. Suard,
secrétaire perpétuel, et au moins le plus longuement perpétuel des
académies, espèce de spectre fort poli, et de squelette très aimable,
dont les quatre-vingts ans attiraient cependant plus d'un sourire et
plus d'une lorgnette. M. Campenon reçut la parole et la garda avec une
exactitude remarquable. Je n'avais jamais entendu parler de lui; mais je
ne pus m'empêcher de l'écouter avec une sorte de bienveillance qu'on ne
refuse jamais aux figures mélancoliques. En voyant l'émotion de M.
Campenon qui n'avait pas les mêmes raisons que Regnault, j'avoue que je
pensai un peu plus à mon pauvre ami qu'à son partenaire; mais
heureusement que ses yeux vinrent à rencontrer les miens, et je ne
négligeai rien pour lui communiquer de loin la confiance dont j'étais
pénétrée; car il n'y a, selon moi, rien de moins imposant qu'une séance
d'académie; cela ressemble tout-à-fait à un salon où l'on ne médit
qu'après, quand les gens sont partis.

M. Campenon venait de parler, et l'on applaudissait un discours
qu'avaient fait valoir l'organe le plus agréable et une physionomie
heureuse. Quand le silence se fut rétabli, moins quelques murmures de
curiosité, Regnault s'exécuta avec un peu d'embarras d'abord, mais avec
une sorte d'émotion honorable qui lui fit obtenir un plein succès. Son
admirable expression de _courtisan du malheur_, en parlant de Delille
qui n'avait jamais donné à sa muse qu'une idole, reçut de longs
applaudissemens; plusieurs autres passages furent également fort goûtés.
Comme ce discours a été imprimé dans le temps, on peut y renvoyer les
personnes curieuses d'étudier ces convenances de langage, cet art de
dire et de ne pas dire, cette industrie merveilleuse de la parole
humaine pour exprimer et pour cacher des sentimens généraux et des
réticences personnelles. Je défierais tous les idiomes de l'Europe, que
j'admire d'ailleurs, de permettre un pareil tour de force, d'autant plus
remarquable qu'il n'y avait réellement rien que d'honorable sous ces
phrases si savamment ingénieuses. Je parie bien que les nobles
étrangers, présens en si grand nombre à cette curieuse représentation,
furent complétement déroutés et ne comprirent pas un mot de tant de
délicatesses. On ne sent pas ces choses-là avec des dictionnaires de
poche et des grammaires portatives.

Le lendemain, quelques journaux s'égayèrent sur la position du comte
Regnault de Saint-Jean-d'Angely; c'était l'esprit du temps. Regnault
avait obligé tant de monde, qu'il devait plus qu'un autre être en butte
à certaines réactions d'une plaisanterie peu reconnaissante. Je revis
l'orateur quelques jours après, et je lui fis mes complimens. Il était
content de lui, disait-il, puisque j'en étais contente. «Toute ma
crainte était que les convenances du lieu et du sujet ne fussent mal
interprétées; mais j'ai reçu à cet égard les plus rassurans témoignages
d'une femme, qui comme vous me représente les glorieux souvenirs
auxquels nous devons fidélité.»

Avant de terminer ce chapitre, qui ne sera peut-être pas jugé inutile
pour peindre les mœurs et l'esprit du moment, je dois citer un mot que
me rapporta Regnault. Il avait rencontré dans le monde un noble duc,
mort, je crois, gentilhomme de la chambre. Le discours de l'ancien
conseiller de l'Empire, avait singulièrement plu à ce sincère ami de la
monarchie. «Je vous remercie, monsieur le comte, lui avait dit le vieux
duc, du plaisir que vous m'avez causé; je puis même vous faire part de
la satisfaction d'un plus haut juge. On ferait avec vous tous,
serviteurs de l'empire, d'excellens serviteurs de la royauté. Vous avez
pratiqué les affaires, vous êtes de la matière à gouvernement.»



CHAPITRE CXXIII.

Une visite chez Carnot.--Il me lit son Mémoire.


Je n'ai point encore dans mes Mémoires parlé de Carnot, parce que, bien
que je le connusse depuis long-temps, il fallait que je vieillisse pour
sentir tout le mérite d'un pareil caractère. Dans le tourbillon de ma
jeunesse, de mes succès et de mes folies, il était difficile que je
m'arrêtasse devant cette sévère figure qui se montrait peu dans les
cercles bruyans, et qui ne faisait pas monter la république en carosse.
Carnot avait la physionomie triste comme une abstraction; une femme
n'eût pu le trouver beau que comme un principe, et je n'étais ni
d'humeur ni d'âge à sentir ces beautés-là. Les avantages extérieurs ne
sont rien pour moi, si quelque rayon de supériorité ou de gloire ne les
environne; mais pour déterminer mon enthousiasme, il faut dans ces
sortes de prestiges une certaine puissance dont Carnot me semblait
dépourvu. Cependant j'en avais quelquefois entendu parler dans des
termes si admiratifs et par des hommes dont le jugement était à mes yeux
si puissant, que je ne rencontrai jamais, dès les premiers temps de mon
brillant séjour à Paris, cette espèce de Caton français, sans lui
témoigner quelque chose de cette déférence qui, de la part des femmes,
appelle toujours sur les fronts les plus austères un sourire un peu
reconnaissant. Depuis qu'un de nos grands capitaines m'avait dit: «Vous
oublieriez la laideur de Carnot si vous saviez tout ce qu'il a fait pour
la France,» je ne le voyais plus des mêmes yeux, je ne le voyais plus
tel qu'il était en effet, une vraie figure d'algèbre ou de géométrie.
Quand il m'arrivait de me trouver en face de lui, je me répétais ces
paroles d'un guerrier cher à mon cœur: c'est lui qui, dans l'ombre, du
fond d'un cabinet, écartant la gloire elle-même, aussi sévèrement que
tout autre corruptrice, a lancé sur l'Europe les quatorze armées qui
nous ont fait vaincre; c'est lui qui nous a permis d'être illustres en
nous donnant des armes; c'est lui enfin qui, au milieu des invasions
étrangères, a pour nous organisé la victoire; et ma tête exaltée par ces
souvenirs refaisait en idée un tout différent personnage que
j'arrangeais avec ses qualités bien plus qu'avec ses traits. Je
regardais quelquefois Carnot avec cette curiosité qu'excite une médaille
antique, représentant quelque romain célèbre. Je m'approchais de lui, je
le provoquais habilement par quelque question sentencieuse, et rien
n'appelle la bienveillance des caractères froids d'une manière plus sûre
que l'effort de la faiblesse essayant de s'élever jusqu'à eux.

M. Carnot, ancien, officier du génie, avait concentré la première
activité de son ame dans l'étude des sciences exactes; il leur avait
fait faire des progrès et leur avait surtout donné, disaient les
connaisseurs, une application utile au génie des combats. C'est un homme
que la retraite, les calculs et la solitude avaient naturellement porté
à la recherche et à l'adoption des idées nouvelles. La république était
un problème qu'il avait cherché long-temps, et qu'il croyait avoir
trouvé. Il arrivait à l'enthousiasme par les plus glaciales méditations,
réduisait la société à une équation et s'enflammait ensuite quand il se
croyait sûr de son fait. Singulier caractère, l'opposé de tous ceux qui
sont jetés dans le monde vulgaire. Chez la plupart des hommes, la raison
tempère les saillies d'une nature impétueuse; chez Carnot, la raison
était en quelque sorte le feu secret qui animait ses passions. Ce qu'il
croyait démontré devenait une foi pour lui; le monde physique et moral
s'enchaînait par les lois de l'analyse, et quand, par elles, il était
arrivé à une conviction, il s'attachait à cette conviction ainsi qu'à
une des lois de l'univers. Il oubliait ses sensations propres pour les
faire rentrer dans un principe posé, et il appelait vertu ce sacrifice
de tout homme à ses conséquences. On a beaucoup parlé de sa conduite
dans la révolution; je n'ai ni la prétention de la juger ni même celle
de la connaître; mais ce que je puis affirmer avec mes lumières de
femme, sondant les profondeurs qu'il ne nous appartient pas de pénétrer,
c'est que Carnot n'a pu rien dire, ni dû rien faire que de
rigoureusement mathématique à ses yeux; cœur bon et simple qui n'a
jamais obéi à rien de personnel, et chez qui l'homme avait disparu
devant un type raisonné du citoyen. Le monde entier se serait remué dans
un sens contraire à ses opinions, qu'il aurait tout seul protesté contre
le monde. À cet égard il ne tenait compte ni des temps, ni des mœurs, ni
des difficultés: j'en suis bien fâché pour l'univers, eût-il dit; mais
voilà la ligne droite, et je ne puis marcher autrement.

Dans la conversation intime, Carnot ne s'assouplissait pas, mais il se
laissait aller sans chocs et sans chaos. Il ne concevait pas l'esprit,
il le trouvait chose inutile, pas plus que la plaisanterie qu'il eût
appelée chose sacrilége, et cependant on ne sentait point dans son
commerce privé les aspérités qui eussent pu de ses idées passer dans ses
mœurs. Par un singulier contraste, cet homme, qu'on eût cru perdu dans
l'abîme des sciences, et qui ne taillait dans ses combinaisons
politiques que sur le patron du genre humain tout entier, s'occupait
aussi de littérature. Ce républicain intrépide faisait de petits vers,
et le Brutus du forum redevenait une espèce de Deshoulières dans son
intérieur. Comme par une contradiction à peu près pareille, les champs
sont ce que j'aime le plus après la gloire militaire, et que les images
champêtres me séduisent par la seule puissance de mes souvenirs,
j'écoutais avec une patience exemplaire les bergeries et les idylles
d'un tribun que le public ne savait pas si pastoral.

Mes relations avec Carnot avaient été souvent interrompues, mais aussi
souvent renouées avec une extrême indulgence de part et d'autre. Mes
longues courses en Italie me l'avaient fait perdre de vue; mais lors de
mon retour, ayant appris par des officiers la générosité avec laquelle
Carnot avait prêté à Napoléon malheureux une épée que la fierté
républicaine n'avait point voulu abaisser devant l'ivresse des
triomphes, mon cœur sentit le besoin de se consoler du spectacle de bien
des ingratitudes et des bassesses, en allant saluer le défenseur
d'Anvers et le consolateur des derniers momens de l'empire.

«Bonjour au citoyen Carnot, à l'ami de la France; c'est un frère d'armes
qui vient le remercier, le féliciter, lui prouver que les belles actions
trouvent toujours de l'écho dans quelques ames.»

Carnot parut sensible à ma politesse, que je poussais jusqu'à remplacer
avec lui le mot de _monsieur_ par celui de ses anciens souvenirs. Il eut
la bonté de me questionner sur ma position présente, me demandant ce que
j'avais fait depuis notre dernière entrevue qui datait bien de plusieurs
années. Je lui dis que la perte de mes illusions m'avait jetée dans les
voyages.

«Eh bien! moi, pour me distraire de mes chagrins politiques, j'ai
employé un autre moyen, la solitude. Consolé par mes livres, retranché
dans mes principes, j'ai résisté aux brillantes folies d'un despote qui
pouvait être beau comme Washington et qui a préféré n'être grand que
comme César. N'en disons plus de mal toutefois; il est tombé, et ce
n'est plus de ce côté que viendra le péril.

«--Vous-même, vous avez donné une excuse au génie de Napoléon en venant
à lui dans son malheur.

«--Eh! Madame, je ne pardonnais même pas à Bonaparte en venant reprendre
mes armes long-temps suspendues. Je ne changeais pas en venant à lui;
mais la patrie, cette grande famille qui ne se réduit pas à un homme, la
patrie, nom sacré qui n'est jamais sans échos, la France qui vaut bien
que pour elle on oublie toutes choses, parlait trop à mon cœur pour que
je restasse oisif quand tout s'ébranlait autour de moi. Je sentais que
nous allions perdre cette popularité de la victoire, qui restait du
moins comme un grand dédommagement national. Je me suis fait général de
France, et non lieutenant d'un empereur et d'un maître. Je voulais, en
acceptant un commandement, conserver une des premières conquêtes de la
révolution, le prix de Jemmapes et de Fleurus. Si les barbares, au lieu
de triompher, eussent été rejetés dans leurs affreux climats, véritables
tannières du despotisme, je comptais déposer de nouveau l'épée après la
victoire, m'autoriser de mes services pour risquer de dernières vérités
auprès de celui que l'adversité avait éclairé peut-être; s'il eût été
sourd à ma voix, ma vie se fût encore ensevelie dans l'obscurité.

«--Malgré mon enthousiasme pour l'Empereur, j'admire cette abnégation
d'intérêt, je conçois toute la hauteur d'une pareille conduite. Tenez,
il n'a manqué au vainqueur de l'Europe qu'un conseiller comme vous. La
fortune, qui a prononcé, vous a épargné une démarche dont la seule
pensée eût été une gloire, mais dont, hélas! je doute bien que le succès
eût couronné la noblesse.

«--Jamais, mon amie, on ne doit regarder au succès. C'est un accident;
mais le devoir est un principe, et il faut le remplir. Du reste, il me
semble que Napoléon en vieillissant serait peut-être revenu à la
liberté. Elle avait été l'idole de ses premières années; l'âge, d'accord
avec les revers, l'eût ramené peut-être à ces nobles passions du jeune
homme. Au surplus, voilà bien le danger des destinées des peuples remis
aux mains d'un seul. Le génie même devient un inconvénient de plus entre
ses mains.» Carnot continua sur ce ton avec une abondance d'idées et une
sorte d'exaltation indéfinissable pour un tel caractère. Je glissais de
temps en temps quelques maximes, quelques traits de l'histoire romaine;
il voulut bien me trouver de la justesse dans les idées, comme cela
arrive quand on abonde dans celles des autres. Nous causâmes du passé,
de l'avenir; et, quoique pour la première fois jetée sur le terrain de
la politique, je m'en tirai, à l'aide de quelques vieilles lectures de
Mably, avec assez de bonheur pour m'attirer une confidence que
probablement Carnot n'eût point faite à beaucoup d'hommes d'État. Ma
mince érudition et ma très faible logique me valurent cependant d'être
consultée par le vétéran des idées républicaines sur le Mémoire, si
connu depuis, dans lequel Carnot, à l'exemple de Milton, cherchait à
défendre sa conduite, toute sa conduite, pendant la révolution. Il est
inutile de parler du Mémoire que tout le monde connaît; mais ce qu'il y
eut d'assez remarquable, ce fut l'espèce de bienveillance aimable avec
laquelle la police d'abord facilita la circulation manuscrite ou
imprimée du Mémoire de Carnot. Outre le factum politique, objet de ses
plus intimes affections, Carnot me lut encore, dans cette entrevue,
quelques fragmens d'autres ouvrages. Je lui en dis librement mon
opinion, et il fut assez indulgent, ou assez prévenu en faveur de mon
jugement, pour plier son sévère et pur républicanisme jusqu'à la
politesse d'une complète adhésion. C'était beaucoup avec un homme comme
Carnot, que j'appelais _le Cincinnatus français_, et que Regnault
souvent, dans son enthousiasme napoléonien, appelait un homme
insupportable, un entêté, un jacobin. Chose fort drôle était pour moi
d'entendre ces hommes se juger avec une inouïe sévérité, et se classer
les uns les autres avec assez peu de modestie. Quand une femme a
quelques idées dans la tête, et ne cherche pas à se prévaloir de son
influence, celle qu'elle obtient dans l'abandon des hommes du plus grand
mérite étonnerait souvent la raison même. J'ai approché la plupart des
dignitaires et des sommités de tous nos divers gouvernemens, et chez
tous, excepté chez Carnot, j'ai trouvé l'ambition et la vanité des
titres faisant toujours un peu tort à l'intégrité de l'opinion adoptée;
Carnot, au contraire, dans sa conduite, dans l'intérieur de la
confidence, comme à l'armée et à la tribune, était toujours le
républicain, implacable peut-être, mais du moins désintéressé.

Carnot ce jour-là se plut à me faire longuement causer de toutes mes
relations, et tout en me gardant d'aborder le long chapitre des torts et
faiblesses, je lui dis quelque chose des singularités d'Oudet, de ce
caractère qui devait flatter ses goûts et peut-être encore ses
espérances. J'avoue que ce choix d'aveux était une ruse, un moyen de
succès personnel que j'employais. Cela me réussit au delà de mes
espérances; Carnot me sembla comme électrisé à ce nom. «Ah! disait-il,
sa mort est la preuve la plus complète de la grande influence qu'il
exerçait; oui, Napoléon craignait le génie de ce simple colonel, parce
que le despotisme est habile à deviner les cœurs qui le haïssent et les
mains qui peuvent l'abattre. Oudet, me disait-il, était pétri de
l'argile d'un Spartiate.

«--Oh! vous vous trompez un peu: Oudet tenait pour la république, mais
en même temps pour Épicure.

«--L'un n'empêche pas l'autre.

«--Moi qui croyais cela bien incompatible; Oudet m'avait paru un
enthousiaste, un inspiré, un prophète, un génie;... que sais-je! mais
jamais je n'avais reconnu tant de séductions sous le court manteau d'un
Lacédémonien.»

Carnot savait que j'étais encore en correspondance avec l'ancien
secrétaire de Hérault de Séchelles, Neillard, qu'il estimait
particulièrement. Il était à cette époque retiré auprès d'Aubagne en
Provence. Sans dire, je ne sais par quelle crainte d'être déconseillée,
je n'avouai pas à Carnot mon projet de visite à l'île d'Elbe, mais je
lui dis que je me proposais de faire un voyage à Marseille, Toulon et
autres villes de la Provence, Digne, Draguiguan, Gap peut-être! Il me
pria de venir le revoir avant mon départ, et de vouloir bien me charger
de quelques lettres, ajoutant qu'il attendait encore un gouvernement qui
ne violât point le secret des lettres. Je promis à Carnot de me faire
volontiers son courrier, et nous nous quittâmes fort bons amis.



CHAPITRE CXXXIV.

Enterrement de Mlle Raucourt.


Je me trouvai mêlée, avant le voyage que je projetais, à un événement
qui fut, je crois, sous une simple apparence, un des plus sérieux depuis
mon retour à Paris. Je veux parler de l'enterrement de Mlle Raucourt,
l'une des premières actrices dont se soit honorée la scène française. Je
n'avais eu avec cette tragédienne célèbre que des rapports bien
fugitifs. Quelque temps avant mes débuts, on m'avait ménagé une entrevue
avec elle; elle avait eu la bonté de me reconnaître de la dignité
tragique, et ce qu'elle appelait du talent extérieur. J'allais souvent
la voir au théâtre; en général elle avait de l'esprit et raisonnait fort
juste sur les impressions théâtrales. Mes relations avec elle n'allèrent
donc jamais jusqu'à l'intimité; mais avec ma disposition d'esprit et ma
nature impressionnable, je suis toujours bien près d'aimer ce que
j'admire, et il se fait en quelque sorte un retentissement de mes
émotions de lecture ou de théâtre jusque vers mon cœur. De là, chez moi
une appréciation de tous les talens et de toutes les gloires, qui donne
au sentiment si raisonnable de l'estime toute la chaleur d'une passion.
Aussi quand j'appris la mort de Mlle Raucourt, quoique je connusse peu
sa personne, quoique depuis ma disgrâce dramatique je ne l'eusse aperçue
qu'une fois, en Italie, au milieu de cette royauté nomade dont
l'Empereur l'avait honorée, espèce de lieutenant tragique attaché à la
domination impériale, je n'en ressentis pas moins toute la grandeur
d'une pareille perte pour les arts. Je tenais encore au théâtre par mes
goûts, par mes relations avec Talma; je me rangeais encore parmi les
artistes, et je me crus appelée avec toute la comédie française à un
deuil de famille.

Dans la matinée du jour qui avait été fixé pour le convoi d'Agrippine et
de Rodogune, je rencontrai plusieurs officiers de ma connaissance qui me
parlèrent de cette cérémonie comme d'un événement bien plus intéressant
par ses rapports politiques que par son importance même. «C'est une
grande question, disaient-ils; il s'agit de savoir si la restauration,
qui a promis tolérance et liberté de tous les cultes, qui a promis
l'égalité devant la loi, permettra l'égalité devant l'Église. C'est une
affaire de préjugés: leur cause a été perdue; mais on dit que les
préjugés sont vivaces, et qu'ils veulent aussi avoir leur restauration à
la suite des autres.»

Sans partager les appréhensions de ces officiers, leurs discours
ajoutèrent encore la curiosité à tous les autres motifs de convenance et
d'intérêt qui m'appelaient au convoi de Mlle Raucourt, qui joignait, je
le savais, à son admirable talent les vertus d'une ame bonne et
compatissante. À l'exemple de Talma, quoiqu'elle cachât ses bienfaits,
leur nombre en avait trahi le mérite; et, si le premier précepte de la
religion est la charité, personne ne méritait plus de voir son cercueil
entouré des bénédictions du pauvre et des hommages du culte. Je courus
chez moi pour arriver ensuite en costume de deuil à l'église Saint-Roch,
paroisse de la défunte, qui n'avait pas attendu la mort pour s'y faire
connaître; car les dames de charité, nobles dignitaires de la
bienfaisance, recevaient bien exactement les dons modestes et cachés de
son bon cœur.

Je l'avoue, malgré les prédictions un peu malveillantes des officiers et
de plusieurs personnes que j'avais rencontrées, j'étais bien loin de
prévoir qu'en 1814 je serais témoin d'un de ces scandales que de
gothiques répugnances avaient pu commettre autrefois, mais dont la
raison publique avait fait justice; car il y a quelque chose de trop
bizarre et de trop cruel à encenser le talent pendant sa vie et à le
flétrir quand il s'éteint. Élevée dans la religion protestante, j'ai
déjà dit que je ne fuyais pas les églises catholiques, et que cette
conduite, au lieu d'être une indifférence pour ma religion, en devenait
quelquefois un acte méritoire; car l'aspect d'un lieu public de culte me
rappelait le souvenir des vertus tolérantes de ma vertueuse mère.
Souvent, sans m'informer de la différence des rites, il m'était arrivé
d'entrer dans un temple, de me recueillir avec moi-même, et de descendre
dans ma conscience, comme devant la Divinité; j'en sortais meilleure et
moins opprimée par l'empire des passions. C'est un spectacle imposant et
profitable, que la vaste enceinte d'une église préparée pour une messe
_des morts_. Il me serait impossible de me mettre ailleurs ou autrement
qu'à genoux sur le marbre et près du catafalque, ne me trouvant là
d'ordinaire que pour des morts connus; les regrets qu'ils m'inspirent me
jettent bientôt dans une rêverie profonde, religieuse, au moins par
l'absence de toute distraction qui la profane. Je sens à ma douleur
qu'elle doit être éternelle, et l'amitié me conduit bientôt au sentiment
de l'immortalité de l'ame. Chaque battement de mon cœur me confirme
alors cette vérité consolante, et je crois quand j'ai pleuré.

Je pensai que ce que j'avais de mieux à faire, dans une circonstance où
mon cœur se croyait avoir quelques droits à remplir, c'était de me
rendre chez Talma pour connaître l'heure et le programme de la
cérémonie. N'ayant point trouvé Talma chez lui, et comme il était déjà
deux heures, je me rendis aussitôt à Saint-Roch. Il me fallut descendre
de voiture près la rue des Moineaux. L'affluence était considérable, et
je fus presque obligée de combattre pour pénétrer jusque dans l'église.
Il régnait dans les groupes une agitation plus vive que celle de la
curiosité. Des orateurs étaient montés sur les chaises et en étaient
renversés par les flots de la foule qui s'augmentait à chaque instant.
On se heurtait, on discutait surtout le pour et le contre de l'admission
du corps. Je m'arrêtais de distance en distance, et je remarquais
presque autant de gens qui écoutaient avec attention que de personnes
qui parlaient avec feu. Pour éviter la surveillance de ces écouteurs, je
me réduisis presque à leur rôle par prudence; mais je n'en saisis que
mieux le curieux spectacle qui m'entourait. «Oui, disait-on, vous allez
voir; quoique cette pauvre Raucourt fut charitable jusqu'à la faiblesse,
qu'elle fut la mère des pauvres, parce qu'elle est morte actrice,
l'église lui sera refusée.--Et, reprirent d'autres, par le curé même qui
a si largement exploité sa caisse pour les aumônes de l'église.--On la
trouvait bonne chrétienne pour l'argent, mais mauvaise pour les
principes.» Le mouvement des groupes me rejeta hors des marches de
l'église, vers l'entrée principale, et y rentrer me fut impossible. Le
cortége arriva enfin. Il était extrêmement nombreux, composé d'artistes,
d'hommes de lettres et d'inconsolables amis. Je ne reconnus d'abord
personne, car j'étais trop vivement émue à la vue du char mortuaire. Je
m'inclinai légèrement vers la terre; mes lèvres murmurèrent une prière
et un regret. Tout à coup des clameurs s'élèvent, la multitude s'émeut,
se heurte, et je sors alors de ma douloureuse extase, au milieu d'un
tumulte qui formait un contraste étrange avec l'état de mon ame et le
silence ordinaire et convenable du lieu. «On refuse le corps, criait-on.
Voilà un acheminement aux exclusions de l'ancien régime, la carrière
fermée des querelles qui va se rouvrir. L'Église veut cumuler les
aumônes des comédiens avec leur excommunication.» L'émotion était
générale; et à tous ces cris, un autre plus puissant et plus énergique
vint s'y mêler: «Au château!... Au château!... Aux Tuileries!...» Moi
qui aime mieux une armée en bataille au moment de l'attaque et d'une
charge, qu'un rassemblement populaire, j'avisai aux moyens de me tirer
de là, ne comprenant rien aux périls qui n'ont pas la gloire pour but et
pour récompense. Au moment de ces efforts, l'aspect de Talma vint me
retenir à ma place, et m'électriser jusqu'à la sédition. Sa belle figure
romaine, où respirait l'indignation de la fierté blessée, lui donnait
l'air d'un tribun. Il ne parlait point, mais son geste, mais son regard
peignaient assez tout ce qu'il éprouvait.

La foule approche en effet du château; la crise durait depuis assez
long-temps pour que le roi lui-même en eût l'éveil. S. M. Louis XVIII,
qui savait bien, en fait de religion, tout ce qu'un souverain doit aux
convenances, mais qui, par prudence et connaissance des temps, ne
dépassait pas la mesure, ordonna que le scandale cessât, disant: «Que
quiconque avait reçu le baptême avait droit à tous les honneurs du
culte, et qu'un sacrement devenait dans ce cas un droit à tous les
autres.»

Aussitôt qu'on eut remporté une victoire aux Tuileries, la foule
impatiente vint en recueillir les fruits à Saint-Roch. On eût dit que le
lieu saint venait d'être emporté d'assaut. La joie du peuple ressemblait
encore beaucoup à sa colère. Les choristes des divers théâtres se
mêlèrent avec ivresse aux chantres du pupitre paroissial. Figaro et
Scapin s'élancèrent sur les cierges pour les contraindre à la lumière.
Jamais, certes, les bedeaux, les sacristains et les serviteurs officiels
du temple n'avaient mis autant de zèle aux fonctions dans lesquelles la
bonne volonté des lévites improvisés les remplaçait. On contribuait au
service de l'autel à qui mieux mieux, et si la gaucherie de certains
desservans trahissait leur peu d'expérience des cérémonies, ils
rachetaient les _errata_ par l'enthousiasme, et faisaient excuser les
bévues par la ferveur. On était vraiment religieux par émulation et
catholique avec rage. Le service s'acheva avec un peu plus d'ordre qu'il
n'avait commencé. La Comédie en corps donna l'eau bénite à la chrétienne
qu'elle avait perdue, et moi, ignorée au milieu d'elle, j'accompagnai
mon aspersion d'un regret qui était peut-être moins mondain et aussi
sincère.

Cet événement fit un bruit immense dans Paris. La politique sut, je
crois, profiter habilement des premières défiances qu'avait jetées dans
les esprits la sévérité religieuse renaissante. De ce jour, les regrets
de tout ce qui avait tenu à l'empire ne craignirent plus de se montrer,
sûrs du moins qu'il y avait dans les idées populaires quelques cordes
capables de leur répondre. On avait généralement approuvé le bon sens du
prince qui avait interposé ses ordres entre les prétentions dévotes et
les droits de ses sujets. Mais, en général, l'autorité empêche bien,
quand elle est raisonnable, qu'un mauvais pas fait par ses agens, en
étant réprimé, n'excite trop violemment la résistance; mais ce qu'elle
ne peut plus retenir, c'est la révélation qu'un acte imprudent vient
mettre au devant de tous les esprits, très habiles en France à saisir la
tendance d'un corps ou les ambitions d'un parti. Le changement de
gouvernement s'était opéré avec une telle rapidité, que tout le monde
ébahi avait à peine eu le temps de se reconnaître. Ce fut d'un cercueil
que partit la première étincelle de la pensée publique. On se remit à
raisonner. On passa de l'étonnement à la gaieté, de l'indignation d'un
moment à la satire de chaque jour. Cette nation oisive et moqueuse, que
Bonaparte n'avait pu distraire qu'en lui donnant le monde entier à
conquérir, sentait avec un frémissement de bonheur que la même force ne
pesait plus sur elle.

Le clergé avait, dès cette époque, une tendance de victoire et de
domination; on le disait du moins, car il ne me convient nullement de me
mettre mal par la légèreté de mes assertions avec la cour de Rome et ses
milliers de représentans patentés ou mystérieux. Les salons raillaient
et les faubourgs criaient d'une manière plus énergique contre ce qu'on
appelait la réaction des préjugés superstitieux. Les caricatures les
plus bouffonnes circulaient. J'ai vu dans plus d'une maison les gens les
mieux pensans se joindre au chorus général, et dessiner eux-mêmes de
petits inquisiteurs sur les albums des plus jolies femmes. J'ai même
conservé dans mes papiers un croquis de la bataille théologique et
comique de Saint-Roch, fait par un noble marquis qui vote aujourd'hui
contre les libraires, les dessinateurs et les graveurs. La police était
d'une indulgence charmante, elle ne voyait rien et laissait tout faire.
«Les gens de police, disait un soir devant moi un ex-conseiller d'État,
est un luxe des gouvernemens, mais un luxe inutile; le dévouement est
d'ordinaire borné et incapable, et la capacité qui descend à un vilain
métier est vénale et menteuse.»

Il y eut une conspiration véritable au sujet de ce fameux enterrement de
Mlle Raucourt, mais conspiration bien innocente; ce fut celle des gens
d'esprit. Le premier de nos chansonniers, un homme dont les sentimens
monarchiques n'étaient pas douteux, Désaugiers, fit une chanson
charmante qui ne fut pas imprimée dans les différentes éditions de ses
œuvres, et qui, je crois, fera plaisir au lecteur:

     CADET BUTEUX

     À L'ENTERREMENT DE Mlle RAUCOURT.

     AIR: Faut d'la vertu, pas trop n'en faut.

     Faut êt' dévot, pas trop ne l'faut; BIS.
     L'excès en tout est un défaut.

     V'là c'que les paroissiens en masse
     Devant Saint-Roch criaient l'aut' jour;
     Et moi, sans trop savoir c'qui s'passe,
     Bien plus fort qu'eux, j'crie à mon tour:
     Faut êt' dévot; etc.

     On m'dit qu'c'est une actric' qu'est morte
     Et qui d'mande un _de profundis_;
     Mais on n'veut pas ly ouvrir la porte
     Du ch'min qui mène en paradis...
     Faut êt' dévot, etc.

     Pourquoi l'corps de c'te pauvre femme
     D'l'église serait-il banni,
     Pis qu'huit jours avant d'rendre l'ame
     Elle avait rendu l'pain béni?
     Faut êt' dévot les autres fois, etc.

     Plus d'un'fois avec son aumône
     Saint-Roch secourut l'indigent...
     Pourquoi donc r'fuser la personne
     Dont on n'a pas r'fusé l'argent?
     Faut êt' dévot, etc.

     N'y a qu'un'dévotion qui soit bonne,
     C'est celle qui nous dit d'fair' le bien...
     J'aime mieux un païen qui donne
     Qu'un chrétien qui ne donne rien.
     Faut êt' dévot, etc.

     Parc'qu'elle a joué la targédie,
     L'Églis' ne veut pas l'avouer;
     J'tez donc Racine à la voierie,
     Car c'est ly qui la ly f'sait jouer.
     Faut êt' dévot; etc.

     J'savons par cœur notr'Évangile,
     Et j'n'y voyons pas que dans l'ciel
     Sémiramis, Crispin et Gille
     Soient proscrits par l'Père Éternel.
     Faut êt' dévot, etc.

     Voyez un peu l'danger d'l'exemple:
     À l'instant je r'cevons l'avis
     Que l'chien d'Saint-Roch, hier, du Temple
     A fait chasser l' chien d'Montargis.
     Faut êt' dévot, etc.

Un poète d'un genre plus élevé appliqua sa petite malice voltairienne à
la peinture et à la satire de la gent intolérante.

Cette aventure fit remettre sur le tapis un événement du même genre qui
était arrivé sous le consulat à l'époque de la renaissance du culte et
au sujet de Mlle Chameroi, danseuse de l'Opéra. Voici comment Regnault
de Saint-Jean-d'Angely nous raconta que la chose avait été prise: «Le
fait de Saint-Roch vis-à-vis de Mlle Chameroi était bien plus grave que
vis-à-vis de Mlle Raucourt, car lors de la première affaire, les temples
venaient à peine d'être rouverts; le premier Consul, sous ce rapport,
allait au devant de l'opinion publique, et avait eu à vaincre plus d'une
répugnance de ses amis et de ses conseillers. L'échauffourée des prêtres
dans cette occasion n'allait à rien moins qu'à justifier les préventions
républicaines, et qu'à empêcher les bienfaits des chefs de l'État. Il
eut la générosité de ne pas se venger sur la religion de l'esprit faux
de quelques uns de ses ministres; il réprimanda même le célèbre Monge
qui avait, devant lui, appelé le scandale de Saint-Roch _une affaire de
comédiens à comédiens_. Napoléon sentit néanmoins tout ce qu'avait de
grave et d'inquiétant ce singulier acte de reconnaissance des prêtres
pour l'abri si grand qui venait de leur être donné; et, comme le curé
d'une autre paroisse avait bien voulu faire le service de Mlle Chameroi,
refusé par celui de Saint-Roch, le premier Consul se chargea lui-même de
la conduite de l'opinion publique sur une difficulté si délicate; et je
puis vous montrer dans le _Moniteur_ un article que j'ai écrit sous la
dictée du grand homme qui, en s'acheminant vers le trône, avait commencé
par relever les autels; mais qui, placé sur le terrain encore mouvant de
la révolution, voulait passer pour le protecteur de tous, mais non pour
l'esclave de personne. L'article est fort court, comme il convient à un
souverain, journaliste par occasion; il respire cette brusquerie censée
d'un homme qui, au milieu de ses passions, possède un admirable instinct
de prudence.»

Je copiai dans le temps ce piquant article, et je le transcris encore
aujourd'hui comme une instruction sur la matière, qui peut ne pas être
inutile; car l'Église et la Comédie ne sont pas encore près de
s'entendre.

«Le curé de Saint-Roch, dans un moment de déraison, a refusé de prier
pour Mlle Chameroi et de l'admettre dans l'église. Un de ses collègues,
homme raisonnable, instruit de la véritable morale de l'Évangile, a reçu
le convoi dans l'église des Filles-Saint-Thomas, où le service s'est
fait avec toutes les cérémonies ordinaires.

«L'archevêque de Paris a ordonné trois mois de retraite au curé de
Saint-Roch, afin qu'il puisse se souvenir que Jésus-Christ commande de
prier même pour ses ennemis, et que, rappelé à ses devoirs par la
méditation, il apprenne que toutes ces pratiques superstitieuses,
conservées par quelques rituels, et qui, nées dans les temps d'ignorance
ou créées par des cerveaux échauffés, dégradaient la religion par leur
niaiserie, ont été proscrites par le concordat et par la loi du 18
germinal.»



CHAPITRE CXXXV.

Déjeûner chez Regnault.


J'arrangeais depuis long-temps dans mon exaltation le projet d'un
pélerinage à l'île d'Elbe; mais une foule de circonstances frivoles
retardent souvent les plus ardentes résolutions. L'argent, ce nerf de la
guerre... et des voyages, commençait à être pour quelque chose dans ces
incidens. Pendant que, par première précaution, je cherchais à garnir ma
caisse, je reçus de Regnault une pressante invitation de venir déjeûner
avec lui, avec prière d'arriver avant tout le monde. «Cela sera, me
dis-je, la visite d'adieu.» J'avais mal compté. Arrivée à dix heures,
j'entre suivant mon habitude par le pavillon de la rue des Victoires, et
je me trouve entourée d'un grand nombre de convives. La comtesse n'était
point à la réunion; depuis les changemens, elle vivait dans sa terre.
J'allais donc assister à un véritable déjeûner de garçons. Moi, je
pouvais être classée comme telle, car j'en avais l'habit. On n'eût pas
fait d'ailleurs une extrême attention à moi, si un parent du général
Cavaignac ne m'eût accaparée pour me parler de Murat, d'Élisa et du
maréchal Bessières, qu'il savait que j'avais très intimement connu;
c'était à n'en plus finir sur le chapitre de mes campagnes, et tout
naturellement je me trouvai entraînée sur le terrain glissant de la
politique. Parmi les convives, le plus bouillant, celui dont le langage
ne prenait pas la peine de se faire diplomatique, était Charles de
Labédoyère. Il devait repartir la nuit même pour rejoindre son régiment;
il était venu de son propre aveu à Paris, incognito et sans congé. Je le
connaissais déjà, mais ce jour-là cette connaissance devint de l'amitié.
Il avait souvent entendu parler de moi au maréchal Bessières, qui
m'avait vue avec Ney à l'armée; enfin il m'amena presque à des
demi-confidences; Labédoyère me demanda encore si j'avais vu chez
Regnault la jolie Allemande.

«Oui; et vous, ne la voyez-vous pas ailleurs? lui dis-je.

«--Non, foi de soldat français! reprit-il avec véhémence, ni ne veux la
voir. Un zèle payé, un dévouement aux appointemens, voilà ma plus grande
antipathie; car je n'apprécie que le désintéressement; je n'aime que
l'enthousiasme: le vôtre, par exemple, cet enthousiasme si passionné
pour le maréchal Ney, voilà ce qui m'électriserait.»

À ces mots, je levai les yeux sur Labédoyère, et je trouvai que s'il
était susceptible d'en ressentir, il n'était pas moins fait pour en
inspirer. Le général Cambacérès, frère de l'archi-chancelier, était
aussi des nôtres; je le remarquai plus par son silence que par ses
paroles. Il brûlait d'envie d'être de notre _aparté_; il se rapprochait
petit à petit, jetant par-ci par-là de ces mots qui ont l'air de
demander l'aumône d'une conversation. Il voulut savoir si j'avais eu des
relations avec le maréchal Mortier.

«--Jamais, lui dis-je fort sèchement.» Il interrompait une conversation
si intéressante, que j'en pris de l'humeur. Mais il fallut enfin se
mêler à l'entretien général; c'était un devoir de dévouement. Regnault
s'était joint au général pour appuyer la question du général Cambacérès
sur le maréchal Mortier. Je me contentai de répondre que «je ne
connaissais le maréchal que pour l'avoir vu un instant au passage de la
Bérésina; qu'il s'y conduisit comme dans vingt autres batailles, à
Anclana, à Badajoz et Gebora, en véritable général français.» Ici un
militaire décoré et portant d'énormes moustaches se joignit à nous. J'ai
oublié son nom; il sert aujourd'hui. «Mortier est bon, dit-il, et
certainement il doit regretter l'Empereur. Un duché et une dotation de
cent mille francs, cela peut aider à la reconnaissance; je suis sûr
qu'il est à nous. Je croyais que Madame, ajouta l'officier en me
désignant, avait des relations particulières avec lui.

«--Mon Dieu, Monsieur, vous m'en supposez donc avec toute l'armée?

«--Ce serait fort heureux,» dirent Cambacérès et Regnault à la fois. La
tête commençait à me tourner, un peu par vanité et un peu par crainte.
Je ne pouvais douter qu'on n'eût des projets sur moi, et je voyais
surtout qu'avant de me les confier on voulait savoir ce que j'avais de
confidences à fournir en cautionnement; mais j'avoue que je ne
m'attendais guère à celle que j'allais recevoir.

Six mois s'étaient à peine écoulés, et déjà la plupart de ceux qui
avaient avec précipitation déserté Fontainebleau, ou profité avec joie
de l'abdication impériale pour essayer d'une autre opinion, non
seulement commençaient à revenir aux regrets, mais encore se ralliaient
déjà à tous les mécontens qui avaient conservé avec l'amour du passé
toutes les espérances de l'avenir. Le déjeûner de Regnault était
terriblement politique. Entre la poire et le fromage, on ne changeait
rien moins que toutes les dynasties de l'Europe; et dans tous ces plans
de régénération universelle on voyait une certitude de succès, une
confiance dans la fortune, qui étonnaient mon imagination, pourtant
assez volcanique de sa nature. La voix de Labédoyère tonnait déjà comme
un cri de victoire.

Je crus découvrir au milieu des fumées de cette politique que quelques
personnes pourraient bien avoir le mot de Napoléon, et que celui-ci
n'attendait qu'une occasion pour ressaisir le titre qu'il n'avait laissé
tomber à Fontainebleau que pour le ressaisir plus tard. Regnault, qui
savait si bien que vouloir me faire parler sur Ney eût été me faire de
la peine, n'essaya même pas de glisser son nom au milieu des noms
célèbres dont on faisait l'appel pour compter les chances d'un
changement. Mais l'officier à moustaches n'y mit pas tant de façons, et
me demanda «si le maréchal serait capable de faire un coup de main en
faveur de Napoléon.

«--Je pense que... non.

«--Comment, non!

«--Certes; car Ney aime aujourd'hui son repos et, comme toujours, le
bonheur de la France, et il ne pense pas que l'Empereur le puisse
assurer. Croyez-m'en; car le maréchal est la franchise même, et il croit
que les peuples ont plus à perdre qu'à gagner aux révolutions, quelles
qu'elles soient.

«--Tant pis.

«--Je ne vois pas le tant pis.» Puis me tournant vers Labédoyère,
j'ajoutai: «Je veux bien, moi, n'être pas contente de Ney, regretter
qu'il ne partage pas tout mon délire napoléonien; mais quand d'autres se
permettent de lui trouver des torts, il me prend des étourdissemens de
fureur, et je me même de penser autrement.

«--Il est bien heureux.

«--Labédoyère, vous avez trop d'esprit pour me dire de ces choses-là.
Les fadeurs ne vont pas aux moustaches. Je suis comme vous;
l'enthousiasme seul me plaît et me captive. Quand vous me parlez de
l'Empereur, vos paroles toutes militaires me plaisent plus que de froids
complimens. Quant à Ney, j'ai dit vrai; je le trouve changé, et je suis
sûre que le retour de Napoléon lui paraîtrait une calamité pour la
France.

«--C'est impossible.

«--Eh bien! je vous garantis que les choses sont ainsi.

«--Mais il ne peut haïr l'Empereur.

«--Sans doute; mais il aime un peu plus la France que Napoléon. Le cœur
de Michel Ney appartient à son pays avant d'appartenir à qui gouverne.
Il regarde où est le bonheur public, la gloire nationale.» Labédoyère me
regardait parler, et, sans que je m'en fusse aperçue, tous ces messieurs
s'étaient rapprochés de moi, Regnault et Cambacérès en tête, et nous
écoutaient en silence: il fut interrompu par ce compliment de
Labédoyère, moitié sérieux, moitié comiquement emphatique. «Vous
entendez, Messieurs, cette éloquence oratoire, ce feu d'improvisation.
Une proclamation de l'Empereur, lue et commentée par Madame, lui
livrerait une garnison de 6,000 hommes... Il serait difficile d'avoir
plus d'ame, de grâce et d'entraînement.» J'avoue que cette flatterie
plut à mon orgueil qui ne les aime pas. Il y avait encore à cette séance
gastronomique et malveillante deux officiers du 4e régiment
d'artillerie, qui parlaient de l'Empereur avec un enthousiasme que je
trouvai exagéré, moi qui en avais une si forte dose. Ces officiers
étaient en garnison à Grenoble, et assuraient sur leur honneur que
l'esprit du soldat était excellent, ce qui, dans la langue d'une autre
opinion, se serait appelé fort mauvais.

La chaleur de la politique et la fraîcheur du Champagne à la glace
avaient forcé une partie de l'assistance à quitter la place. Nous
restâmes seuls, Regnault, Labédoyère, Cambacérès et moi. On parla avec
plus de tranquillité, et sans aveux ni confidences positives. Malgré mon
peu de perspicacité politique, je vis clairement de quoi il était
question, et je devinai qu'on avait besoin de moi. Regnault savait que
j'avais habité Digne. «Vous y connaissez beaucoup de monde, me dit-il;
vous m'avez avoué, je crois, qu'à Barême vous avez connu M. Manuel fils.

«--Non, c'est à Digne.

«--Vous avez été à Gap aussi?

«--Bien souvent j'ai fouillé tous les rochers de la Provence. J'y ai des
amis et des connaissances... À quoi en voulez-vous venir?

«--À savoir à peu près ce que vous avez remarqué de l'esprit public de
ce pays-là à l'égard de Napoléon.

«--Il y aurait un oui et un non à vous répondre; mais il est une masse
qui lui appartient tout entière de cœur: ce sont les paysans. Ah! c'est
une singulière chose que les peuples.

«--Bonne quand on sait les gouverner,» répondit gravement le général
Cambacérès, et sur cette première phrase complète qu'il eût prononcée,
il se leva, et Regnault le suivit dans son cabinet, où ils restèrent
quelques instans. En sortant le général me salua avec cet air
d'approbation et de remercîment qu'on emploie vis-à-vis de quelqu'un sur
lequel on compte pour un service. Labédoyère me croyait plus avant dans
les secrets politiques que je ne l'étais ni ne voulais l'être. Il me
parla, pendant la brève absence de Regnault et de Cambacérès, de manière
à me prouver une bien grande et toujours imprudente confiance. Regnault
m'expliqua ce qu'il attendait de moi. Il s'agissait d'une petite tournée
pour prendre connaissance de la disposition des esprits.

«Je vous remercie, M. le comte; je ne vise pas à la survivance de la
jolie Allemande. Je ne suis pas assez en fonds pour voyager à mes frais,
et vous savez que, malgré mes sentimens bien raisonnables, je ne suis
pas d'humeur à voyager aux frais du gouvernement.» Regnault fit la mine;
mais Labédoyère me pressa la main d'un air charmé, et je le fus
excessivement d'avoir obtenu son approbation. Je dis alors à Regnault
mon projet d'aller à l'île d'Elbe: il en fut surpris, mais enchanté.
Labédoyère nous quitta. Quand il fut parti, Regnault me renouvela ses
instances avec toutes les cajoleries de gloire, de dévouement, d'amitié;
mais je restai ferme dans mes refus.



CHAPITRE CXXXVI.

Voyage à l'île d'Elbe.


Tout se préparait pour mon voyage de l'île d'Elbe. Mes instructions, et
plus que cela, la voix de l'amitié, me recommandaient de ne point partir
avant d'avoir vu une personne très intime auprès de la reine Hortense,
et qui ne devait revenir à Paris que dans les premiers jours de
décembre! Mais je n'ai jamais eu beaucoup de patience; et mon cœur
toujours ardent précipita mon départ. Regnault, qui me savait liée avec
Mme Noémi, restée intime et en correspondance avec le roi Murat, insista
beaucoup dans notre dernière entrevue pour que j'obtinsse des
renseignemens précis sur les dispositions secrètes de Joachim.

«Demain, vous saurez tout ce que vous désirez savoir, c'est-à-dire tout
ce que Mme Noémi croira pouvoir me confier.» Je me rendis chez elle
aussitôt, et je la trouvai très affligée et mouillant une lettre de ses
pleurs. Je voulus me retirer, elle m'en empêcha. Je lui dis alors de
quelle part je venais et le but de ma visite. Loin de refuser la
confidence, elle parut charmée de pouvoir la faire. Elle me montra la
lettre dont elle s'occupait lorsque j'étais entrée; elle était de Murat.

Je ne pus m'empêcher de dire à Ney quelque chose de mon voyage. Aux
premiers mots de cet aveu, Ney jeta feu et flammes, me traita de tête
romanesque; que sais-je, plus mal encore. Je le regardais, cherchant à
lire dans ses yeux le sens de ces paroles si sévères; je tremblais
qu'elles ne lui fussent dictées par l'ingratitude: je me trompais. Il
n'obéissait qu'au sentiment d'une amicale sollicitude pour mon sort.

«Vous ne trouverez point la grande-duchesse Élisa à Naples, où vous vous
proposez de vous rendre de l'île d'Elbe.

«--Ah! que je vous sais gré d'appeler encore de leurs anciens titres des
princes malheureux. Dans leurs hautes prospérités, mon cher Ney,
j'aurais bien pu quelquefois escamoter les titres, même un peu exprès;
mais aujourd'hui je ne les sépare jamais de leur souvenir. Ne riez pas.
Cela vous semble puéril; eh bien! c'est pourtant un sentiment et un bien
louable qui me l'inspire. Puis-je ressembler à ces flatteurs que j'ai
vus ramper dans les cours impériales, et qui se dédommagent aujourd'hui
d'une bassesse de dix ans par ces propos de mauvais goût: La Bacchiochi,
la Borghèse, la mère Lætitia Bonaparte... Les princes de la famille de
Napoléon seront toujours, dans mon cœur, sur le trône de la
reconnaissance.

«--Ida!

«--Mon ami! mon frère!

«--Ah! je voudrais pouvoir l'être; vous êtes une si excellente femme! Je
voudrais vous voir heureuse, avec un sort enfin assuré.

«--Ney, il vous est à jamais défendu de vous occuper de ces intérêts-là.
Je vous aime aussi passionnément que jamais; mais, à Paris, je suis
exposée à vous rencontrer avec la maréchale, à ne plus vous revoir, ou à
risquer de troubler votre repos; voilà encore un des motifs qui décident
mon départ. Nous avons failli si souvent, malgré les meilleures
résolutions. Il y avait du moins alors l'excuse de l'absence,
l'éloignement de celle que j'offensais. Ici respirant le même air, la
passion la plus délirante appellerait sur nous de cruelles épreuves,
ferait crier au scandale d'un arrangement coupable. Mon cher Michel,
Madame est plus jeune, plus jolie que votre compagnon de guerre; et
fût-elle mille fois laide, ses droits n'en seraient pas moins les mêmes,
et l'homme que je verrais calculer les heures et les moyens de tromper
par habitude ne serait pas toujours le héros de mon imagination, ni
l'idole de mon cœur. Croyez-moi, mon cher Michel, ce voyage inspiré par
la reconnaissance m'est commandé également par le soin de votre repos,
et le besoin que mon souvenir vous soit toujours cher.» Je n'ose répéter
tout ce qu'il me répondit, car il y aurait trop d'orgueil. Il convint
que j'avais raison; mais en même temps il me fit promettre de ne pas
rendre éternelle une séparation qui lui serait impossible.

J'avais pour caisse de voyage une grande partie des six mille francs que
je tenais de mon noble marché avec le jeune Léopold. Pour prévenir les
interrogations et les retours dont mon départ eût pu être l'objet, je
fis dire à mes amis que j'avais quitté la capitale. Avant que cela ne
fût en effet, j'écrivis à Regnault qu'au moment où il recevrait ma
lettre, je serais déjà sur la route de Fontainebleau. Car, je l'avoue
par une sorte de réminiscence mélancolique, je voulais m'acheminer par
les lieux mêmes qu'avait parcourus le noble prisonnier de l'Europe, si
long-temps tremblante devant lui, quittant cette belle France, où il
s'était trouvé trop à l'étroit, pour aller prendre possession de sa
petite souveraineté bourgeoise de l'île d'Elbe. Je me sus un gré infini
de cette inspiration mêlée de philosophie et de sentiment; elle me valut
plus d'un plaisir. Dans tous les endroits où je passai, on mettait une
sorte d'affectation orgueilleuse à répéter: ici l'Empereur a dit telle
parole, là il a fait telle chose. Ce qui se réduisait partout à des
détails on ne saurait plus simples, mais que l'on ne rapportait pas
moins avec cette espèce de religion qui annonce l'importance qu'on y
attache. «C'est ici, me dit une jeune fille, à Briare, que, faute de
chevaux, on sépara les voitures: la première voiture partit d'abord;
l'Empereur ne la suivit que dans la nuit.--Non, tu te trompes, Toinette,
l'Empereur partit à midi, je le sais mieux que toi, puisque j'étions à
le voir déjeûner avec les deux coquins d'Allemands ou d'Anglais qui
l'accompagnaient,» répondait une femme plus âgée.

J'arrivai à Nevers dans la nuit. Là on me dit combien Napoléon avait
paru satisfait et consolé par les acclamations qui l'avaient accompagné
pendant toute la route depuis Fontainebleau. «Il n'en était pas de même
des commissaires des alliés, disait une petite femme fort jolie; car à
ceux-là on ne leur a pas épargné les malédictions ni les outrages.--Et,
reprit un paysan, s'ils y repassaient aujourd'hui, ils en verraient de
plus durs encore.»

À Villeneuve-sur-Allier, on disait presqu'avec des larmes: «C'est ici
que d'Empereur a été contraint de se séparer du dernier détachement de
la garde fidèle qui formait son escorte;» et l'on répétait avec
enthousiasme: «Il a refusé les Cosaques et les Autrichiens dont on
voulait entourer un guerrier français: «Qu'ai-je besoin d'escorte? les
acclamations du peuple m'en ont tenu lieu.»

J'avais une lettre de Carnot pour une personne dont la maison de
campagne était située sur la route. On m'avait bien recommandé de la
remettre moi-même. Comme il était nuit, j'envoyai un exprès à l'ami de
Carnot, pour l'inviter à se rendre près de moi; ce qu'il fit aussitôt.
En l'attendant, je pris mes informations ordinaires. Napoléon avait
couché dans cette ville. On ne tarissait pas de détails. L'ami de Carnot
arriva, et multiplia encore pour moi tous ces propos populaires. «Ce
qu'il y a de plus extraordinaire, ajouta-t-il, c'est qu'en passant par
Moulins, l'illustre proscrit fut salué par le cri de _vivent les
alliés!_ et qu'aujourd'hui on est si repentant, qu'on s'efforcera de
vous persuader qu'on n'a crié que _vive l'Empereur!_»

«--Ne blâmez pas, Monsieur, les gens de Moulins; leur retour d'affection
est encore un mérite.»

J'eus lieu de vérifier l'observation, et je dois consigner ici, pour la
vérité historique et l'étude du cœur humain, qu'à Moulins, à Lyon, à
Orange, à Avignon même, on se défendait comme d'une accusation honteuse
d'avoir vociféré l'insulte sur les pas d'un guerrier malheureux.

À Orgon, une vieille mendiante, qui passait pour dire la bonne aventure,
et que je fis venir pour lire dans ma main, par une fantaisie moitié
sérieuse, moitié plaisante, me raconta des choses fort piquantes. «Ils
ont eu, disait-elle, la sottise de pendre en effigie celui qui, à son
tour, pourrait bien les faire pendre tout de bon encore.» Je regardai
cette sorcière d'un air un peu soupçonneux.

«Vous me regardez en vous moquant de moi; eh bien! ce que je vous dis
est exact. Tenez, voilà l'Empereur, dans du marc de café, qui débarque;
et voilà les soldats qui retournent tous vers lui.» Cette sibylle en
haillons me sembla être trop initiée à d'autres mystères, et je mis bien
vite un terme à mes questions. Cependant les gens de l'auberge
m'assurèrent que le jour du passage de l'Empereur elle avait manqué
périr de la main des gens ameutés pour insulter Napoléon; qu'elle ne
cessait pas de prédire son retour. «Moi qui pense très bien et qui suis
bon royaliste, j'ai la conviction que la vieille sorcière est de bonne
foi; elle est la seule à prédire, mais elle n'est pas la seule à croire.
Et, voyez-vous ils sont tous ici comme des bêtes à attendre le revenant.
C'est la troupe qui monte la tête de tout le monde. Il faut que cet
enragé Corse ait jeté un sort sur nos soldats. Si je faisais mon devoir,
je devrais peut-être prévenir notre brigadier de gendarmerie. Presque
tous les sous-officiers ont sous la cocarde blanche la cocarde
tricolore, et les aigles cousus sous les lis.--Je me faisais une autre
idée de l'esprit de l'armée.--Ah! Madame, il est détestable: que
Bonaparte arrive, et il ne restera pas un seul peloton à cette noble
famille, digne pourtant par ses malheurs de plus d'intérêt.--Mais il
n'en est pas de même du reste de la population?

«--Mon Dieu! elle devient horrible; sur mille royalistes du
commencement, excepté M. le curé, l'adjoint du maire, un pauvre
chevalier de Saint-Louis; moi et ma femme, il n'en reste plus qui soient
restés fidèles; car, vous l'avouerai-je, mes garçons, les enfans d'un
membre du conseil municipal, sont plus bonapartistes que le Corse
lui-même. Mon pieu! quel malheur que la bonté du roi n'ait pas pris ses
précautions en faisant pendre ce tyran.

«--Si cela avait pu s'arranger, je crois que la mesure eût été plus
tranquillisante; car, de fait, il n'y a que les morts qui ne reviennent
pas.»

Depuis Orgon, et un peu ennuyée, je ne m'arrêtai plus qu'au Luc. Arrivée
là, je me rendis à la maison que la princesse Pauline habitait. Le
général Bertrand avait présenté à cette sœur de Napoléon les
commissaires étrangers qui avaient voituré son frère hors de son empire.
Le cœur de Pauline s'était brisé au récit des dangers que Napoléon avait
courus; aussi avait-elle pris la généreuse résolution d'aller adoucir
son exil à l'île d'Elbe. La personne que je désirais voir là se trouvait
alors au Muy. Je m'y rendis, et de Muy a Fréjus, voulant m'embarquer
aussi à ce port de Saint-Raphen, où l'Empereur avait jeté sa fortune
dans une barque, comme César, et où, quinze ans avant, il avait abordé
en revenant des Pyramides, quand il marchait au trône... On me prévint
que probablement je ne pourrais partir que le lendemain, les vents étant
absolument contraires; j'en eus une impatience extrême. Je ne saurais
rendre le besoin que j'éprouvais de toucher du pied cette île située si
près de ma patrie, occupée d'abord par les Étrusques, soumise aux
Carthaginois, île tant de fois dominée, et que les Romains nommèrent
Ilra, et dont le nom allait recevoir une immortalité égale à celle de
son prisonnier. Après avoir rempli toutes les formalités de mon
embarquement, et en attendant le vent favorable, j'allai, selon mes
habitudes, courir au loin, cherchant une pointe de rocher, une vue de
mer qui pût convenir au ton où étaient montés mon esprit et mon cœur. La
saison, quoique avancée, avait encore de beaux jours, et la soirée était
belle là, comme à Paris une journée de printemps. Pour éviter les
soupçons qu'eût pu faire naître mon travestissement, et un peu aussi
pour me délasser de la fatigue de la cravate, seul inconvénient que je
trouve aux habits de l'autre sexe, j'avais repris mon costume naturel de
femme. Adossée contre une espèce de parapet formé par les sables, les
mains jointes sur la poitrine, ne tenant plus à ce qui m'entourait que
par la pensée, mon cœur souffrait à l'idée de rencontrer à quelques
lieux de là, dans un chétif gouvernement de dix ou douze mille habitans,
sur un sol aride et emprisonné par les flots, le dominateur de l'Europe,
le vainqueur de tant de rois. Je pensais à toute cette famille qu'il
avait dotée de couronnes presque toutes tombées avec la sienne. Je
pensais à tant d'ingratitudes, et, avec un peu d'orgueil, à cette
reconnaissance d'une femme, qui s'élevait jusqu'à la gloire des Drouot,
des Bertrand et des Germanosky; de ces fidèles serviteurs qui avaient
couru après la dotation de l'exil et de l'infortune, pour ne pas laisser
seul au milieu de la mer celui qui avait ceint la couronne de
Charlemagne.

Comme le commerce se mêle de tout, j'ai remarqué une curieuse industrie
à l'auberge de Saint-Raphen où j'étais descendue. On y faisait un grand
débit de figures de plâtre, image de deux opinions contraires, et les
marchands les donnaient tour à tour et suivant les goûts, pour des
portraits de Napoléon ou des bustes de S. M. Louis XVIII, lesquels
ressemblaient bien autant à l'un qu'à l'autre. Mais le mérite de ces
petits ouvrages consistait dans l'élégance d'un piédestal fait d'un
marbre granit grisâtre tirant sur le vert, semé de taches noires et
blanches, produit des mines et principales richesses de ce royaume à
petit format, dont Napoléon Ier était alors souverain.

Enfin on vint m'avertir qu'on allait mettre à la voile. Après deux jours
de navigation on aperçut l'île d'Elbe. À cette vue, saisie d'un élan
passionné, je tendis les bras vers le ciel, appelant la terre que
dévorait mon impatience. Exaltée jusqu'à la démence, j'oubliai que je
laissais en France celui qui avait été l'objet préféré de toute mon ame,
je ne songeais qu'à ceux que j'allais trouver; je m'excusais de cet
oubli de Ney par de beaux raisonnemens que le cœur, le meilleur logicien
que je connaisse, me fournissait en abondance. Je me disais même alors
que fuir loin de Ney était un sacrifice nécessaire à des devoirs qu'il
chérissait. Hélas! ces devoirs dataient de 1801; pourquoi donc ne m'en
étais-je aperçue qu'en abordant à Porto-Ferrajo en 1814? Comme j'ai
promis à mes lecteurs d'être vraie, je garde l'aveu de ce nouveau tort
pour le chapitre suivant.



CHAPITRE CXXXVII.

L'île d'Elbe.--Napoléon.--Bertrand.--Drouot.--Cambrone.


Ce ne fut pas seulement ce besoin d'activité qui a dévoré toute ma vie,
ce ne fut pas même le sentiment si naturel à mon cœur, de payer un
tribut de reconnaissance et de souvenir à un grand homme malheureux,
dont j'avais été un moment aimée, qui me conduisait à l'île d'Elbe. Mon
voyage avait un autre but dont le récit que je fais ne donnera aucune
idée positive, et on en concevra facilement la raison. Le secret qui
était caché dans cette démarche aventureuse n'était pas le mien, et,
tout piquant qu'il soit, je dois convenir qu'il serait aujourd'hui sans
intérêt pour l'histoire.

J'étais attendue au moment de mon débarquement, qui eut lieu vers le
commencement de la nuit. Un logement assez commode m'avait été préparé
dans une maison de campagne fort retirée, d'où l'on apercevait la petite
île de Rianosa, que Napoléon appelait la dernière de ses conquêtes, et
qui en effet avait cessé, depuis son arrivée, de servir de pied à terre
aux corsaires. Mes premiers regards, au lever du soleil, se fixèrent sur
ce rocher, dont un homme, naguère le plus puissant souverain de
l'Europe, était réduit à faire son Versailles ou sa Thébaïde, selon
qu'il parviendrait à entretenir dans son esprit si vaste et si mobile
les illusions de la grandeur, ou qu'il arriverait, plus sage et plus
heureux, à y substituer l'amour de la philosophie et de la solitude.

Mon passeport me désignait comme une dame polonaise; j'avais adopté pour
moi et pour mes gens le costume de cette nation, si chère à la nôtre. Le
mystère de mon arrivée, les circonstances de ma réception, une certaine
dignité de tournure que donne le monde et à laquelle le théâtre ne gâte
rien, accréditèrent dans l'île un bruit singulier, dont je ne parlerais
pas, si je ne le trouvais rappelé dans l'histoire. Cette méprise jeta
sur moi un éclat qui contrariait mes projets et qui me força à
précipiter leur exécution. Je ne demeurai à l'île d'Elbe que trois
jours.

Les voyageurs et les biographes ne se sont guère occupés de ce site
extraordinaire dans ses rapports avec l'homme extraordinaire qui
l'habitait. Napoléon était si grand dans sa petite île, qu'on croirait à
les lire qu'il la débordait de toutes parts et qu'elle disparaissait
sous ce géant comme la montagne de Polyphème. Mon imagination un peu
plus poétique et toujours disposée à saisir avec empressement les
harmonies de la fable et de l'histoire, fut frappée de la fatalité qui
avait donné pour empire à ce roi de fer de la civilisation moderne, un
royaume de fer. Je me rappelais l'ancien Prométhée, captif sur un
rocher, auprès de ce nouveau Prométhée, souverain d'un volcan. Et qu'on
ne s'imagine pas que cette immense scorie, tombée au milieu de la
Méditerranée du haut d'une planète détruite, comme Napoléon du haut du
trône, ne ressemble en rien à tout ce que l'on croirait connaître
d'analogue sur la terre. La richesse de quelques cultures, l'aspect de
quelques mouvemens de terrains que les révolutions du sol avaient faits
hideux, mais qui se sont embellis en se revêtant de verdure et
d'ombrages, la grâce des eaux qui embrassent ses rochers ou qui viennent
mourir sur ses plages, sont des avantages communs à bien d'autres pays.
Ce qu'elle a de particulier, ce sont ses mines, ses grottes, ses
cavernes, temples secrets et merveilleux où l'on ne pénètre qu'avec
admiration quand on est parvenu à maîtriser la surprise et l'effroi.
Certaines galeries de ces mines paraissent illuminées par les fées. Le
fer qu'on en retire se modèle en écailles légères et brillantes qui se
croisent dans tous les sens, et qui reflètent avec un éclatant cliquetis
de lumières et de couleurs toutes les nuances de l'arc-en-ciel,
paillettes étincelantes d'or et de feu, qui éblouissent comme la gloire
et qui sont fragiles comme elle.

Napoléon passait une grande partie de ses journées à visiter ses petits
États, et il mettait dans ces excursions l'ardeur qu'il était accoutumé
à mettre dans toutes ses actions et dans toutes ses pensées. Il voyait
là, comme dans l'Europe qui venait d'échapper à ses mains, la place d'un
champ de bataille auprès de celle d'un palais, et il rêvait sur les
points les plus fertiles de son rocher des dotations pour ses
capitaines. Je gagnai sa cavalcade au galop, à l'instant où il allait
atteindre le point culminant de son île. «Eh quoi! s'écria-t-il comme
s'il ne m'avait pas attendue, _fama volat_ jusqu'à Barataria?...--Où
voulez-vous qu'elle s'arrête? lui répondis-je,--Venez, venez,
reprit-il», et nous parvînmes au sommet de la montagne. La mer, presqu'à
nos pieds, nous enveloppait de toutes parts d'une ceinture bleue.
Quelques frégates croisaient au loin. «Voilà mon empire, dit Napoléon
avec un sourire dédaigneux, sous lequel il cachait un soupir.--Attendez,
repartis-je, en parcourant d'un regard tout le cercle de l'horizon... Il
est immense comme le monde. Voilà la France et voilà l'Italie...
L'Afrique n'est-elle pas de ce côté?--Bien, bien, reprit-il en riant.
Oh! cela est magnifique! C'est un rêve de mon enfance, une idée qui
m'occupait quand ma mère me parlait du roi Théodore. Je m'imaginais
quelquefois que je deviendrais le roi des îles de la Méditerranée!
C'était là une destinée admirable. Détruire les pirates comme Pompée,
chasser les barbaresques dans l'intérieur de l'Afrique, anéantir la
traite; civiliser l'Égypte, repousser les Turcs en Asie, rendre une
patrie et des institutions aux Grecs, maintenir la balance dans le monde
entre les puissances maritimes, en réprimant l'orgueil des Anglais,
voilà ce qui me convenait, voilà ce qu'on aurait dû m'offrir dans
l'intérêt du genre humain; mais il aurait fallu me comprendre et juger
l'avenir. Cette bande de rois a traité avec moi comme avec un adversaire
sans importance. Si j'en avais agi envers eux de la même manière, je les
tiendrais tous à Porto-Ferrajo ou à Rianna. Mon grand tort a été de me
mêler avec les rois; ma mission était de les défaire. Cette diplomatie
m'a un peu étourdi. Il ne m'a manqué qu'une heureuse inspiration pour
faire accepter à un d'entre eux la clef de chambellan. Je croyais à la
reconnaissance et à la bonne foi, je me trompais. J'avais dit que le
trône se composait de quatre ais de sapin, recouverts de velours. Cela
n'était pas mal; mais il ne fallait pas en descendre sans mettre le feu
dessous.»

Nous rejoignîmes la suite de l'Empereur; je l'accompagnai _au palais_,
puisqu'il était convenu de donner ce nom à la résidence très modeste qui
lui avait été assignée, et dans laquelle il paraissait attendre
impatiemment l'exécution de ses plans pour des constructions plus
dignes, et qui devaient ne rien envier aux Tuileries. Je n'avais eu
besoin que de l'entendre un moment pour être bien convaincue que ces
édifices ne s'achèveraient pas; et qui pouvait en douter en Europe,
sinon l'administration imbécille d'un pays voisin? Quoi! Napoléon était
à l'île d'Elbe, en face de ses anciens peuples; il y était libre, il y
était investi encore des titres et des honneurs de la souveraineté, il y
était entouré d'hommes à toute épreuve, infatigables en sacrifices et en
dévouement; il n'avait qu'une main à étendre pour ressaisir son armée
qui n'avait pas changé de forme, qui ne pouvait pas se persuader qu'elle
eût changé de maître; il n'avait qu'un cri à pousser pour réveiller la
révolution, qu'un pas à faire pour marcher devant elle, et on feignait
de s'imaginer qu'il sacrifierait un avenir qui lui appartenait toujours
aux douceurs d'une royauté casanière, ou plutôt d'une magistrature de
village! En vérité, on a peine à concevoir que l'idée d'emprisonner
Napoléon dans les domaines du roi d'Yvetot, sans autre garantie que sa
volonté, ait pu entrer dans les calculs politiques d'un cabinet. Il faut
que le plaisir de jouer à la royauté soit bien enivrant pour produire de
pareilles illusions.

La cour de Napoléon n'était pas nombreuse; elle ne se composait que
d'une trentaine de personnes, dont le plus grand nombre me parut sortir
des rangs de l'armée polonaise; mais on remarquait autour de lui
quelques hommes qu'on ne peut avoir vus sans se les rappeler toute sa
vie, et dont le nom, déjà fameux alors, a pris depuis une place encore
plus honorable dans l'histoire.

Le maréchal de camp Cambrone, qu'une belle conduite et une belle parole
ont immortalisé à Waterloo, attirait peu l'attention des voyageurs qui
affluaient dans l'île d'Elbe. Une physionomie martiale, mais qui n'avait
rien de distingué, parmi tant de physionomies héroïques, ne suffisait
pas là pour exciter une émotion profonde, et pour fixer un souvenir.
L'ame y était distraite par des impressions d'un ordre trop élevé pour
s'arrêter à des observations de détails aussi vulgaires. J'ai le regret
de ne l'avoir point remarqué.

Il n'en est pas de même du grand maréchal du palais, ce général Bertrand
dont le nom retentissait encore à mon oreille sur les côtes de
l'Adriatique, dans ces provinces illyriennes dont il avait été le
gouverneur, et où il avait laissé des sentimens si unanimes d'estime et
de reconnaissance. Je me trouvai heureuse de le voir, tel à peu près que
je me l'étais représenté, et de trouver en lui le type d'un philosophe
et celui d'un héros. L'expression de sa figure était plus douce
qu'imposante, mais on voyait aisément que sa douceur même était la
concession d'une ame forte et austère, qui s'était élevée à l'indulgence
par la réflexion. Son front chauve portait l'empreinte des méditations
sérieuses et de longues veilles; car aucune passion violente, aucune
ambition exaltée, ne pouvaient avoir imposé les signes d'une vieillesse
prématurée à cette physionomie d'ailleurs si reposée, si calme, si jeune
de candeur et de courtoisie. Naturellement pensif, et peut-être
mélancolique, il aimait à sourire au milieu des femmes et à jouer avec
les enfans. Dans une conversation solide et même dans celles où
l'opinion avait une assez grande part pour excuser quelque prévention et
quelque emportement, ses discours étaient sans aigreur, ses souvenirs
sans amertume, ses espérances et ses projets sans mélanges d'aucun
sentiment haineux ou vindicatif. Il était trop religieusement attaché à
ses affections et à ses devoirs pour ne pas comprendre les devoirs et
les affections des autres, et pour ne pas excuser jusqu'aux erreurs d'un
sentiment noble et désintéressé. Il était sage comme il était bon, par
un instinct propre à son caractère et qui ne lui coûtait point d'effort.

La physionomie morale du général Drouot ressemblait beaucoup à celle-ci,
mais elle paraissait plus méthodique, et, si l'on osait s'exprimer ainsi
en parlant d'une vertu aussi naturelle, on l'aurait crue plus composée.
Il avait quelque chose de réservé, de chaste et de mystique, qui faisait
naître involontairement l'idée de la sainte profession à laquelle avait
été, dit-on, réservée sa jeunesse, et dont l'élan du patriotisme et de
la valeur l'avait éloigné pour sa gloire. Ces deux figures historiques
ne formaient pas une de ces oppositions que la peinture aime à inventer,
que l'histoire aime à saisir; elles étaient au contraire parfaitement
harmoniques, mais elles ne se confondaient point; et quoique leurs
effets fussent d'une analogie singulière, elles se faisaient valoir
mutuellement, tant une légère nuance d'habitude ou de mœurs peut jeter
de diversité entre deux ames pour ainsi dire jumelles. Le général
Bertrand avait l'air d'un de ces philosophes d'Athènes que Raphaël a
groupés autour d'Alexandre; le général Drouot, d'un de ces philosophes
chrétiens que Léonard de Vinci a fait asseoir aux côtés de Jésus. On
aurait pris le premier pour un pythagoricien, et le second pour un
apôtre. L'un paraissait affermi dans son dévouement par une raison
supérieure, l'autre y paraissait porté par une inspiration céleste; mais
ce qu'il y a de certain, c'est que, depuis M. de Malesherbes, le temps
où nous avons vécu ne reconnaissait pas de personnages plus vertueux.
Parmi tant d'hommes de bien qu'avaient illustrés nos armes, ceux-ci
étaient cités à l'égal des plus braves et des plus instruits, au-dessus
des plus purs et des meilleurs. On a fait valoir sous tous les aspects
et dans l'intérêt de toutes les opinions ce que la fortune de Napoléon
avait fait pour sa gloire. On a oublié, je ne sais pourquoi, ce qu'elle
avait fait pour ses adversités. C'était peu que vingt héros l'eussent
élevé sur le pavois, si deux sages ne l'avaient suivi dans son exil. La
fidélité de Bertrand et de Drouot est un titre qui vaut des victoires.
César ne laissa pour justifier sa mémoire que cet efféminé d'Antoine;
que serait-ce s'il était mort aimé de Brutus et de Caton?

Dans le concours immense de voyageurs qu'attiraient à l'île d'Elbe une
curiosité fort naturelle ou une ambition fondée sur l'expectative la
plus évidente et la plus prochaine, ou le besoin d'une vie aventureuse
qui tourmente les esprits fatigués, ou le besoin d'une chance d'intrigue
ou d'espionnage, de trahison ou d'assassinat, qui est la dernière
ressource des misérables de tous les partis, peu de personnes, il faut
en convenir, pouvaient appeler sur elles une faible partie de l'intérêt
qu'excitaient à si juste titre _le Roi des îles_ et ses deux capitaines.
C'était un spectacle extraordinaire, mais honteux, que cette cohue de
courtisans équivoques, qui venaient, sous toutes sortes de titres,
mendier de l'Empereur déchu des préfectures, des épiscopats et des
principautés. «J'en ai vu depuis qui ont perdu le cheval, comme dit
notre Teivelin, mais à qui n'ont pas perdu la bride: ils n'ont eu qu'à
se baisser.»

Ce concours d'un peuple jadis doré, qui redemandait sa livrée au prix de
la fidélité jurée et du dévouement acquis, faisait de Porto-Ferrajo le
comptoir de toutes les ambitions que le gouvernement de la restauration
n'avait pas accueillies. Leurs prétentions valaient une monnaie ayant
cours, et qui était au pair à Paris, sous les yeux des grands hommes
d'État à qui appartient en France le monopole de la politique depuis une
quinzaine d'années. Aussi Napoléon, instruit que sa capitale s'appelait
autrefois _Cosimopoli_, ville de Saint-Côme, répondit qu'il fallait
l'appeler _Cosmopoli_, ville du monde. La sainte-alliance n'avait pas su
si bien deviner. C'est là en effet que les destinées du monde entier
furent un moment en suspens, et c'est de là en effet qu'est sorti en
dernier lieu le principe ou fécond ou dévastateur qui a irrévocablement
fixé leur accomplissement éternel.



CHAPITRE CXXXVIII.

Retour de l'île d'Elbe.--Départ pour Naples.--Noémi D***


En quittant l'île d'Elbe, ma première idée fut de débarquer à Antibes.
Je voulais passer en Provence pour quelques intérêts; mais les vents de
ma destinée en ordonnèrent autrement. Je m'abandonnai sans trop de
regret aux volontés du hasard, et j'allais bientôt le remercier de
m'avoir, en contrariant mes projets, ménagé une bien douce compensation
en me faisant rencontrer au port de Saint-Raphen la dame dont j'ai déjà
parlé dans la campagne de France, et qui, sous toutes sortes de
rapports, m'inspirait un singulier intérêt. Noémi D*** était attachée au
roi Joachim par une amitié d'enfance dont les années ne firent que
multiplier les preuves. Son voyage à l'île d'Elbe le témoignait assez.
Elle me communiqua la lettre dont elle était chargée. J'avoue que je ne
répondis pas à sa confiance par un aussi entier abandon, ne regardant
pas ma mission comme un secret qui n'appartînt qu'à moi seule, et
redoutant que Noémi ne résistât au désir de m'accompagner dans le voyage
de Naples. Je l'aimais pourtant de cette amitié vive qu'était fait pour
inspirer son caractère. Mais j'allais avoir des fatigues à subir, de
nouvelles missions peut-être à accepter. Tout cela était ma vie et
n'aurait pu s'exécuter avec une femme charmante, qui m'avait déjà tant
inspiré de craintes dans une ou deux journées militaires de la campagne
de France. Je lui dis donc simplement que j'allais à Paris. «Nous nous y
retrouverons, me disait-elle, à moins que Joachim ne devienne malheureux
comme je le crains. Alors je n'aurai plus de patrie, et mon sort ne se
séparera plus du sort de l'ami de mon enfance.

«--Mon Dieu, une pareille exaltation sans amour est bien héroïque...

«--Mon amie, s'il y a héroïsme, c'est celui du cœur, et cela ne doit pas
étonner le vôtre.

«--À merveille, ma chère Noémi; mais avec cinq ou six ans de moins vous
devez être dangereusement jolie pour un amour... platonique; et à moins
que vous ne me fassiez un récit de tous les détails du triomphe, ma
chère Noémi, je reste dans une complète incrédulité.» Noémi, trop
spirituelle pour tomber dans les grimaces si déplaisantes de la fausse
vertu, me répondit avec un sourire charmant: «Je n'ose déclarer que je
fus toujours bien aise du platonisme de notre amitié; je crois que plus
d'une fois il m'est arrivé de le maudire, et je sais que j'aurais donné
ma vie pour presser contre mon sein cette tête noble et fière, si
Joachim avait pu partager le délire qu'il y faisait naître. Après cet
aveu, vous pouvez me croire, Murat ne fut jamais pour moi, et vous allez
entendre comment, qu'un ami, un bienfaiteur, un frère.» Ici Noémi me fit
le récit naïf qu'on va lire, et qui inspirera aux lecteurs, j'ose le
croire, autant d'intérêt que j'en éprouvai moi-même en l'écoutant.

NOÉMI ET MURAT.

«Je suis née à la Bastide, arrondissement de Gourdon, département du
Lot. Mon frère Jules, plus âgé que moi de sept ans, en avait trois de
plus que Joachim Murat, son camarade d'école alors, depuis son compagnon
de périls dans un grade subalterne, et qui devint peu après son chef
supérieur et resta toujours son ami.

«Le jeune Joachim était à douze ans le plus bel enfant qui eût jamais
réjoui les regards d'une mère. Jules en avait alors quinze, et moi huit.
Déjà, et quoique je fusse encore enfant, le jeune Murat était mon
chevalier et mon défenseur en titre. Il lisait très bien, et, lui
présent, on était sûr de me trouver assidue à mes leçons. Placée devant
lui ou sur ses genoux, mes mains jouaient dans les boucles épaisses de
sa magnifique chevelure! Ma coquetterie enfantine s'essayait à bien
faire pour obtenir un baiser, un sourire du maître chéri. Murat enfant
avait déjà dans le caractère cet élan chevaleresque qui depuis lui fit
graver sur son sabre, si souvent terrible à l'ennemi, cette devise,
rajeunie: _L'honneur et les dames_. Écuyer aussi gracieux qu'intrépide,
il voulut m'apprendre à courir avec lui et mon frère. «Non, lui
disais-je, faites-moi plutôt lire là au bord du ruisseau ou sous le
berceau de chèvrefeuille, cette belle histoire des chevaliers qui
sauvent des princesses et des bergères. J'ai peur à cheval pour moi et
pour vous.» Alors le jeune Murat, secouant sa superbe tête et jetant un
regard fier autour de lui, murmurait: «Peur pour moi! Noémi; je ne
connais pas ce mot.»

«Cette vie de bonheur enfantin touchait à son terme. Joachim fut envoyé
au collége de Cahors par une protection qu'obtinrent ses parens. Mon
frère, inconsolable de son absence, déserta le toit paternel et se fit
soldat.

«J'avais perdu mes parens, et j'étais à Paris chez une tante, lorsqu'une
lettre de Jules nous apprit que Joachim avait quitté le manteau d'abbé
pour l'habit militaire, afin d'arrêter la punition d'une étourderie de
jeunesse, et qu'il était enrôlé dans le même régiment que mon frère.
Joachim et Jules se jurèrent une amitié de frère; et Jules fit promettre
à Murat de ne jamais profiter de ma faiblesse, de me protéger, de me
chérir comme une sœur. Il en fit le serment, et jamais serment ne fut
plus noblement rempli.

«Le mari de ma tante avait une place fort subalterne, mais qui donnait
la libre entrée au Luxembourg: Un jour il vint chercher ma tante pour
voir une belle fête; elle me mena avec elle. C'était le jour où Murat
offrait vingt-un drapeaux ennemis au Directoire. J'avais quatorze ans.
Je dis à ma tante de me conduire vers Joachim, que je voulais lui
parler. Elle s'y refusa, mais elle me permit de lui écrire; et, deux
heures après, le brillant chef de brigade était dans notre modeste
arrière-boutique, causant des souvenirs d'enfance... Qu'il était
beau!... On disait que j'étais jolie; Joachim me le dit aussi, mais non
pas comme je l'aurais voulu: car, sans affecter aucun air de
supériorité, je voyais pourtant bien que je n'étais plus la même pour
lui; il me parlait de mon frère. «Je lui dois la vie, plus que la vie,
car Jules m'a sauvé l'honneur. Chère Noémi, votre frère donnera de ses
nouvelles et des miennes; il vous fera connaître le cœur de Joachim.
Oui, mon cœur a de la mémoire.»

«La destinée a voulu que mon frère ne profitât point long-temps de cette
noble amitié. Il perdit la vie en 1805, lorsque avec une valeur si
héroïque Murat s'empara des débouchés de la Forêt-Noire. Jules était
alors chef de brigade, et sa fortune militaire était assurée. Murat
m'écrivit que, frère de Jules, c'était à lui désormais d'acquitter la
pension que me faisait le frère que nous venions de perdre. Il ajoutait:
«Lorsque le moment de vous marier sera venu, je serai encore comme chef
de famille, et la dot sera prête.» Ce billet me causa un vif désespoir;
il m'annonçait une perte irréparable, et me rendit pénible le doux
sentiment de la reconnaissance.

«Ma tante mourut, et mon oncle, jeune encore, se remaria. Devenus
étrangers l'un à l'autre, je retournai à la Bastide, comptant y passer
mes jours. La pension de douze cents francs m'était très exactement
payée. Je ne m'occupais dans ma retraite que de parcourir les lieux qui
me rappelaient mon frère, mes deux frères, en me retraçant les scènes de
notre heureuse enfance. La voie publique m'apprit tous les faits
éclatans de cette vie de bravoure. Mais Murat eut beau monter au faîte
de la fortune, à chacune de ses faveurs il semblait se rappeler
davantage cette religion de souvenir et d'amitié, qu'après la mort de
Jules il avait transportée sur moi. Lorsqu'il épousa la sœur de
Napoléon, et que, roi lui-même, il put suivre son penchant pour la
magnificence, j'en reçus mille et mille marques de bonté touchante. Il
semblait vouloir communiquer son bonheur.

«En 1810, je fis un voyage à Naples, et je contemplai Murat dans tout
l'éclat de ses grandeurs. Sous le diadème, il ne fut que l'ami de Jules
et de Noémi. C'est pendant ce voyage qu'il me montra à Caserte
l'inscription que vous avez remarquée déjà. Il semblait occupé de
sinistres pensées. «Vous rappelez-vous, Noémi, me disait-il, le mot de
Jules, qui prétendait que j'élevais toujours mes regards vers les
étoiles? la mienne m'a valu un trône, puisse-t-elle ne pas s'éclipser
devant moi.»

«Le climat de Naples étant nuisible à ma santé, je revins en France, et
vous vous le rappelez sans doute; mais, au lieu de retourner à la
Bastide comme tel avait été mon premier projet, je me rendis, auprès de
Toulon, chez une cousine de mon père. J'y étais à peine depuis dix mois,
lorsqu'on apprit la défection de Joachim en 1813. À la nouvelle de cette
ingratitude, il me sembla qu'une main sanglante soulevait _il tenebroso
velo_. Je ne vis plus pour Murat qu'un avenir prochain de remords et de
châtiment. Ah! Dieu, comment a-t-il pu séparer sa cause de celle de la
France? lui, Joachim, le brave compagnon d'armes de mon frère, a pu
accepter ou subir pour alliés ces rois ennemis des rois nouveaux. Fasse
le ciel qu'il n'ait pas à comparer bientôt la loyauté de l'Autriche avec
la générosité du héros dont il a si cruellement déchiré l'ame!»

Je n'osais dire à Noémi à quel point ses craintes étaient fondées; elle
me prévint qu'elle passerait un mois à Porto-Ferrajo, et que de là elle
se rendrait à Aubagne, près de Toulon, pour y attendre le printemps, me
faisant promettre d'aller passer cette saison avec elle. Hélas! nous ne
pouvions guère prévoir alors que ce printemps amènerait encore un rayon
de grandeur sur le souverain qui avait abdiqué le trône de France, et
que Murat, qui se croyait bien raffermi sur le sien, viendrait, dans les
terreurs de la proscription, demander asile à cette France qu'il avait
répudiée!

J'acceptai l'invitation amicale de Noémi D***. Je la revis aussi en
1815. Hélas! toutes les espérances de bonheur de la tendre Noémi
s'étaient brisées à cette époque sur le cercueil du roi proscrit, de
l'ami de son enfance!

Je pris congé de Noémi, et suivis long-temps d'un œil attendri l'esquif
qui l'emportait au loin sur les vagues d'une mer moins agitée que ma
vie. J'assurai ma place, et à deux heures j'étais en route pour
Marseille. Je m'embarquai pour Livourne. J'arrivai dans cette dernière
ville mourant du mal de mer, et ne pus me résoudre à continuer mon
voyage de la même manière; je partis donc, après deux jours de complet
repos, par le courrier de Rome, où je m'arrêtai trois jours pour
reprendre aussitôt la route de Naples.



CHAPITRE CXXXIX.

Voyage de Rome à Naples.--Léopold.--Anecdote de Strozzi.


À toutes ces agitations de ma mobile existence se joignaient une foule
de peines secrètes. Le refroidissement de ma liaison avec Ney, la
conviction que le nouvel ordre du gouvernement allait placer comme une
barrière entre mon cœur et le sien; mes pensées, qui devenaient plus
sérieuses, tout cela me désenchantait le présent, et même décolorait les
souvenirs de mon passé; un pareil attachement avait besoin de toutes les
illusions, de toutes les sympathies, et l'opinion elle-même devait être
pour quelque chose dans mon bonheur. Non seulement, me disais-je, s'il
savait ce qui me conduit à Naples, il me désapprouverait; mais il
trouverait aujourd'hui presque criminelle la pensée qui m'anime, pensée
que naguère il eût applaudie. Il me semblait que Ney perdait à mes yeux,
et je me savais mauvais gré de juger ainsi.

Une autre peine pesait sur mon cœur. Depuis le départ de Léopold, je
n'avais rien su de lui ni de sa malheureuse mère. J'étais à Rome dans
cette triste disposition d'esprit où tout l'avenir nous semble un
désespoir, et le présent un poids accablant. Ressentir encore la même
passion pour Ney, et reconnaître que je ne devais plus y chercher ma
félicité; c'était pour moi un sentiment qui me rendait le mouvement
nécessaire à ma raison, qui se perdait au milieu de tant de combats.
Pour me distraire, je voulus revoir cette Villa-Borghèse et ses jardins
enchantés qu'avait fuis une femme aimable et belle, pour l'honneur et la
joie d'un sacrifice à l'exil d'un frère malheureux. Oh! combien la
princesse Pauline me parut digne des hommages qu'on lui avait prodigués
partout en Italie. Connaissant parfaitement ces beaux lieux, je me
débarrassai de mon _cicerone_, qui importunait ma promenade par la
monotonie de ses descriptions. Il y avait quelques instans que je
marchais au hasard sous le myrte et l'oranger, lorsqu'au détour d'une
allée je rencontre face à face Léopold, ce Léopold qui m'était si cher
depuis notre mutuelle reconnaissance. Il était pâle, défait; un crêpe
funèbre me révéla tout aussitôt le secret de sa douleur et de son
abattement... Léopold avait perdu sa mère. Il prit ma main, et, la
pressant contre son cœur, il me dit: «Je l'ai retrouvée au sein de son
orgueilleuse et opulente famille, je l'ai retrouvée malheureuse et
mourante. J'ai méprisé leur richesse et bravé leur orgueil; je n'ai vu
que ma mère: mes veilles à son lit de souffrance ont du moins consolé sa
dernière heure. Elle s'est éteinte dans mes bras, en me parlant de vous,
en me recommandant de vous chercher, de vous regarder comme ma seule
amie.»

J'ai vu des hommes plus régulièrement beaux que Léopold; mais je ne
crois pas qu'il en existe dont la physionomie anime d'une manière plus
heureuse les avantages; c'était une harmonie des mérites les plus
divers; qu'on se représente, avec une figure de vingt-quatre ans,
l'élégante tournure d'un cavalier français, la parole inspirée d'un
poète, l'air vague et passionné d'un héros de roman.

J'ai promis d'être vraie. Mais en rappelant cette rencontre, je sens que
la promesse me paraît redoutable; car, avec cette franchise, il me
faudra avouer ce que j'éprouvai à la vue de Léopold... qu'on peut aimer
passionnément plus d'une fois. Toutefois, que celles d'entre mon sexe
qui, malgré mes égaremens, m'ont conservé un intérêt bienveillant, ne
prononcent pas anathème sur la coupable; je ne le fus ici que d'un tort
involontaire. Sans montrer à Léopold ce qui se passait dans mon ame, je
lui témoignai seulement, mais avec émotion, le besoin que j'éprouvais de
partir le lendemain même pour Naples.

«--Ah! laissez-moi vous accompagner, dit-il. Je me rendais en France
pour passer ensuite à l'île d'Elbe. Nous ferons le trajet ensemble. Ma
fortune dépasse 15,000 livres de rente; avec cela je puis me dévouer au
malheur, sans ambition, sans espoir de récompense. J'ai besoin de cette
indépendance du sentiment.» Nous partîmes le soir même en poste.

Peindre tout ce qui se passa en moi pendant ce voyage serait une
peinture presque aussi, périlleuse que la réalité elle-même. Femmes! ô
vous toutes qui me lisez, daignez m'entendre avant de crier haro sur la
pauvre Contemporaine! Oui, j'ai cru qu'on pouvait aimer plus d'une fois.
Je ne veux, je ne cherche point d'excuse; je me résigne à tout dire:
mais lisez avant de me condamner. Je ne voulus ou je ne pus déguiser à
Léopold l'agitation que me causait sa présence. Son âge, si éloigné du
mien, me donnait une sécurité funeste. Ah! je puis en prendre pour
témoins la sincérité de mes aveux et mon invincible dégoût pour tout
mensonge qui profiterait à ma réputation, mais sans repos pour ma
conscience: je ne fus pas entièrement coupable. Trompée par le voile
décevant d'un sentiment pur, je regardais Léopold comme un fils légué à
mon cœur par sa mourante mère; mon ame en embrassait avec chaleur tous
les devoirs, et en multipliait trop vivement à mon insu les expressions.
Dans ces épanchemens, ma raison était loin de prévoir que, déjà à une si
respectable distance de l'âge des amours, j'en inspirerais le brûlant
délire, et qu'un hasard seul me sauverait du remords d'y succomber. En
faisant la route de Rome à Naples, Léopold, qui venait de la parcourir,
m'en étalait dans ses récits les merveilles avec cet enthousiasme du
beau qui va si bien à la jeunesse. «Hélas! s'écriait-il avec émotion, si
j'avais pu arracher ma tendre mère, votre amie, au froid climat de sa
patrie, et la conduire ici sous le beau ciel qui vous vit naître,
partageant ma vie entre vous deux, quelle félicité eût jamais égalé
celle de l'heureux Léopold!» Et l'expression de ses regrets
mélancoliques embellissait encore cette aimable figure; c'était un
mélange des amertumes de l'amour filial et des ambitions d'un autre
amour. Pour combattre le trouble qu'il me causait, je rappelai le
souvenir à mon secours. Léopold avait fait la campagne de Russie et
celle de France; je lui parlai du maréchal Ney. Je ne pouvais me tromper
davantage sur les moyens d'échapper au danger de la séduction. Le jeune
homme qui avait combattu sous les ordres du prince pendant l'immortelle
campagne et la désastreuse retraite de Russie, Léopold se mit à me
peindre avec tant de feu, avec tant d'enthousiasme les services de Ney,
les efforts de nos braves, la catastrophe encore glorieuse qu'aussi bien
que lui je pouvais apprécier, qu'il pénétra en moi comme un délire
d'admiration. Léopold savait que je connaissais le maréchal, mais il
ignorait la nature de cette liaison. Le détromper eût été m'exposer à
ses mépris; et quel courage n'eût-il pas fallu pour consentir
volontairement à voir changer en étonnement glacial, en froide retenue,
la confiance absolue, le reconnaissant enthousiasme, et, je dois le
dire, l'admiration si flatteuse à ma vanité, qui se lisait dans les
regards, le maintien et le langage du jeune homme. Confuse, incertaine,
je n'eus pas le courage de dire: Je ne suis point à moi; j'ai voué ma
vie à un homme que les devoirs les plus respectables, les plus doux,
éloignent de moi, mais que suivent encore dans cet éloignement toutes
les pensées de mon ame. Un pareil aveu d'une femme à un enfant qui la
respecte était au-dessus de mes forces. Léopold m'estimait. C'est en me
parlant de sa mère, en confondant dans ses larmes celle qu'il avait
perdue et celle qui le consolait, qu'il avait pris dans cette intimité
d'un long voyage une reconnaissance exaltée pour un sentiment plus vif
encore.

La femme la plus belle, quand la jeunesse s'est enfuie, se rend bien
compte, à moins de folie, de ce qu'elle perd chaque jour; et si elle
trouve dans son esprit de quoi braver les regrets de sa vanité, il n'en
est pas une qui ne doive avouer qu'à un certain âge on éprouve une sorte
d'orgueil reconnaissant des sentimens passionnés que, par un privilége
singulier, elle peut inspirer à un jeune homme doué de tout ce qui peut
plaire, attacher et flatter, et jamais homme ne réunit plus que Léopold
ce parfait assemblage. Pénétrée depuis l'âge de raison du ridicule et du
danger des attachemens que ne justifie pas la jeunesse, je sentais que
je ne succomberais point. Mais chaque regard sur Léopold, chaque accent
de sa voix, me faisaient comprendre encore plus combien j'aurais de
combats à livrer à mon propre cœur. Il y avait surtout un danger pour
moi dans notre intimité: c'étaient un son de voix et une véhémence
d'action qui semblaient, par une ressemblance inconcevable, me
représenter Ney lui-même.

Nous étions arrivés à une lieue de Caserte. Il nous fallut quitter la
route ordinaire pour arriver à Naples; car depuis que le beau-frère de
Napoléon avait fait divorce avec la gloire, dans la folle et coupable
espérance de conserver un trône précaire par les protections ennemies de
la France, depuis cette époque tout avait changé dans ce beau royaume
que j'avais parcouru si florissant, à l'époque où l'amitié se joignait
aux liens de famille pour rendre plus sacrés les droits des deux frères
couronnés. Mais on sentait à je ne sais quoi de non français que
Joachim, en se débaptisant, s'était comme dépouillé de son ancienne
gloire; on voyait quelque chose d'indécis dans l'éclat extraordinaire
même qu'il donnait à sa cour. Nous nous arrêtâmes à Roucigliano, bourg
brûlé en 1799, et qui fut reconstruit alors (1814). Léopold me disait:
«Mon amie, l'ingratitude porte un malheur certain. Vous verrez si
l'Autriche ne jouera pas Joachim. Il partagera le sort de ces
particuliers qui font bâtir des maisons que d'autres occupent.

«--Comment, mon ami, mais voilà de bien profondes prévisions pour un
jeune homme.

«--Des campagnes comme celles de Moskou et de France vieillissent toutes
les expériences. J'ai souvent approché le roi Murat, et ce que j'en ai
vu me l'eût fait prendre pour un fou, s'il n'eût été un des plus braves
de notre armée de héros.

«--En vous comptant, Léopold.

«--Mais oui, mon amie, oui, en me comptant, car j'étais à la bataille de
la Moskowa et à l'affaire de Fère-Champenoise. J'ai reçu trois
blessures, la croix d'honneur et l'approbation du maréchal Ney.» C'était
encore un bonheur pour moi que dans ces dangereux têtes-à-têtes un
pareil nom se mêlât à tout ce qui aurait pu me le faire oublier. Ma
seule force était dans l'objet de cette admiration qui rendait Léopold
si éloquent.

J'avais parlé à mon compagnon de voyage, par une diversion que je
croyais adroite, de la pauvre Déborah. Il me fit promettre d'aller la
voir au retour, et me pria de lui raconter l'histoire de l'aïeul des
jeunes maîtres de cette pauvre vieille si religieuse dans les vœux de sa
douleur; j'aurais voulu la lui réciter dans la chaumière même où j'avais
reçu l'hospitalité; mais il n'y eut pas moyen d'avoir un refus pour une
prière de Léopold. Je pris donc le manuscrit que j'avais copié la nuit
dans la chaumière de Déborah; et dans un endroit retiré du jardin
immense de l'auberge de Roucigliano, je fis à mon jeune interrogateur le
récit dont on va lire les principales circonstances.

«Philippe Strozzi, après de grandes agitations politiques, quitta sa
patrie et vint en France chercher le repos. Sans y avoir pris aucune
part, il fut accusé de complicité dans le meurtre d'Alexandre de
Médicis, tué par Lorenzo dans une partie de débauche. Strozzi vivait
alors retiré dans les États de Venise. Lorenzo y accourut pour lui
apprendre ce meurtre, et Strozzi se laissa entraîner à une tentative
pour le rétablissement de l'ancienne forme de gouvernement en Toscane.
La résolution était arrêtée; mais Strozzi, agent principal, manqua de
fermeté, et, après mille vicissitudes, se décida à quitter sa patrie et
à venir en France réparer par le commerce les brêches faites à sa
fortune. Ce fut pendant son séjour à Lyon, qu'ayant déployé dans une
émeute populaire une présence d'esprit qui sauva la vie au gouverneur et
à sa famille, Strozzi devint l'objet de la vive reconnaissance et de
l'amour passionné d'Isaure, fille unique de ce gouverneur, douée d'une
rare beauté, miroir fidèle de l'ame la plus noble. Strozzi n'avait pas
cet extérieur qui séduit les femmes; mais à l'avantage d'une taille
superbe et d'une figure imposante, il joignait le mérite qui frappe les
grands cœurs, et celui d'Isaure était au niveau du cœur de Strozzi.
Errant à côté de sa jeune amie, aux bords charmans du Rhône, Strozzi osa
rêver un paisible bonheur; il oublia ces projets, les ambitions
périlleuses de la jeunesse, et ne songea qu'à une vie d'amour.

«Strozzi avait été uni à Clarisse de Médicis; mais cet hymen n'avait été
que le fruit d'une combinaison d'État, et quoique Strozzi eût soutenu
avec vigueur les droits de sa première épouse, jamais il n'éprouva pour
elle aucune sympathie. Isaure seule parvint à enchaîner cette ame
ardente et fière. Les fêtes de l'hymen se préparaient, lorsque tout à
coup l'objet d'une tendresse si vive disparut. Non loin de la délicieuse
maison que la famille d'Isaure habitait, aux bords du Rhône, était une
promenade solitaire où souvent Isaure précédait son amant. Elle venait
s'y livrer aux douces rêveries d'un présent enivrant et à toutes les
illusions d'un heureux avenir. Depuis quelque temps elle avait cessé de
s'y rendre, ayant remarqué et fait connaître à Strozzi qu'elle se voyait
observée par deux étrangers d'un fort sinistre aspect. Strozzi, sans
inquiéter Isaure, fit surveiller les lieux, priant sa jeune amie de ne
plus les fréquenter. Toutes ces précautions de la prudence furent prises
en vain; mais _al destino opporsi è vano_[12], Strozzi et la belle
Isaure en firent la cruelle expérience. Le farouche successeur
d'Alexandre, placé au rang suprême par l'entremise de l'Autriche, non
content de l'exil de son illustre ennemi, nourrit l'idée d'une plus
complète vengeance. Isaure fut enlevée la veille du jour fixé pour la
célébration de son mariage avec Strozzi. Des tablettes trouvées sur le
lieu même ne laissèrent aucun doute sur l'auteur du rapt. Peu d'heures
après Strozzi était sur la route de la Toscane. Le retour d'un si
illustre exilé ranima comme par une étincelle électrique les espérances
du parti populaire. Les mots de patrie et de liberté, du droit des
citoyens retentirent. Pour le malheur de Strozzi, ses partisans firent,
au lieu des regrets de l'amour, entrer dans son ame les chimères plus
violentes encore de l'ambition et de la vengeance. À l'aide de Caponi,
il mit sur pied quelques milliers de soldats qu'il conduisit à Bologne,
où il apprit qu'Isaure n'avait pas cessé de vivre. Dès ce moment il
suivit ses projets avec une nouvelle vigueur. Hélas! cet amour
renaissant devint la cause de sa perte et de celle qui l'inspirait.
Strozzi, sans négliger entièrement son rôle de chef de parti, lui
dérobait bien des instans dans le seul intérêt de sa tendresse. Isaure
était entre les mains de Cosmo de Médicis. Les troupes de l'empereur
encombraient Florence, Pise et Livourne. Un soir, après avoir reçu une
lettre mystérieuse, Strozzi quitte son camp de Montemurlo avec quelques
hommes d'élite, court arracher Isaure à son ennemi et revient au poste
de l'honneur au moment où Médicis faisait attaquer le camp par trois
mille hommes. Malgré des prodiges de bravoure de la part des conjurés et
les efforts acharnés de Strozzi, les soldats de Cosmo remportèrent une
victoire complète. Désarmé et tombé entre les mains d'un des capitaines
de Cosmo, Strozzi demanda pour toute grâce de n'être point conduit à
Florence, et n'obtint qu'un refus. Cosmo se vengea moins en ennemi qu'en
bourreau. Doublement homicide, il ajouta au supplice de Strozzi le
meurtre de celle dont il n'avait pu, par des menaces, corrompre la
vertu. À l'instant où Strozzi fut livré à son ennemi, la malheureuse
Isaure était également tombée au pouvoir de Médicis. Cette fois ce fut
pour apprendre que le malheur pouvait encore augmenter pour elle. Le
barbare osa mettre la tête de Strozzi au prix de son opprobre. «Fière
beauté, avait-il dit à Isaure, tu verras s'épuiser goutte à goutte le
sang du rival que j'abhorre sous les mains des bourreaux et dans
l'horreur des tortures, ou toi-même tu lui annonceras en ma présence que
tu préfères les embrassemens du souverain à la tendresse du proscrit. Sa
vie dépend de ta réponse.» Une rapide pensée saisit le cœur d'Isaure.
«Je cède, j'obéis, je t'appartiendrai, Médicis, répondit-elle;
conduis-moi près de Strozzi.

«--Demain, tu le verras en présence du tribunal; songe qu'un mot, un
regard, un geste contraire, seront l'arrêt d'une mort lente et honteuse.

«--La honte, il n'y en aurait que pour les assassins du héros. Mais je
veux sa vie; comptez sur moi, _saro vostra_.»

«Pendant que la malheureuse Isaure était en présence de son tyran,
Strozzi, plongé dans un cachot, se croyait moins malheureux par l'idée
d'avoir assuré la fuite de ce qu'il avait de plus cher. «Isaure, chère
et malheureuse Isaure, s'écriait-il, va revoir les lieux charmans où
Strozzi osa rêver le bonheur. Va, chère Isaure, répéter sous le ciel de
ta patrie un nom cher à ton cœur, _non ignoto, forse non ignudo di
qualche gloria_[13]. Fuis, chère Isaure!»

Bientôt un des juges bourreaux vient interroger Strozzi sur le lit de
torture. «C'est toi qui as été l'assassin d'Alexandre; vois qui t'accuse
et te méprise.» Un rideau se lève, et le fond de la salle montre au
malheureux Strozzi, Isaure, éclatante de parure et de beauté, assise
près de Médicis. Strozzi, enchaîné, s'écria en secouant ses fers: _Son
queste vili le battaglie vostre_[14].» Le cœur de Strozzi devina le
mensonge de ce nouveau malheur. Sûr qu'il était du cœur d'Isaure, son
regard découvrit sous la pompe royale le deuil d'un fidèle amour.
«Isaure, s'écria-t-il, qui t'a livrée à cet affreux pouvoir?» La belle
et noble Française avec élan: «La plus vile des trahisons m'a livrée au
tyran qui a cru me corrompre par l'espoir de ta liberté. Strozzi, noble
amant, époux d'Isaure, époux aimé, ta mort est jurée; car ton ennemi
tremble encore au seul aspect de l'homme qu'il tient enchaîné; Strozzi,
je ne te veux pas survivre; reçois mes derniers adieux et le serment
d'une mourante de n'avoir été qu'à toi.» Isaure n'achève pas. Un cri de
rage échappe au tyran. Le rideau tombe...

Un son étouffé comme le dernier soupir d'une agonie qui s'exhale, vint
révéler à Strozzi tout son malheur, un malheur plus cruel que son propre
supplice. Replongé dans son cachot, l'infortuné trompa la dernière
espérance de son persécuteur en se donnant lui-même la mort, après avoir
tracé avec son épée ensanglantée le nom d'Isaure et ces mots:

     Isaura, vengo;
     Si non ho saputo vivere, so morire[15].

On dit depuis à Florence (et les imaginations ardentes ont nourri et
entretenu ces récits populaires), on dit que depuis la mort d'Isaure et
de Strozzi, Médicis implora vainement le bienfait du sommeil;
qu'aussitôt que les horloges de Pitti annonçaient l'heure anniversaire
de la mort d'Isaure, on voyait une femme jeune et belle, parée d'habits
de fête, un poignard dans le sein, s'attacher aux pas de Médicis,
murmurer à ses oreilles: _M'hoi voluto tua, e son con te_[16].» Et qu'au
milieu des pompes de la cour, une main sanglante s'unissait à la
tremblante main de l'assassin de Strozzi et d'Isaure.»

Il faut connaître le délicieux climat et les environs de Naples pour
pouvoir comprendre leur puissance sur l'imagination, pour comprendre
l'incroyable effet d'une pareille histoire, écoutée la nuit dans une
solitude par deux cœurs déjà émus. Comment peindre l'agitation de
Léopold! Assis à mes pieds sur un gazon, ses regards de feu dévoraient
mes paroles. «Mon amie, ma seule amie, s'écria-t-il en m'entourant de
ses bras, allons à la chaumière de la pauvre Deborah, oublions Naples,
la France, l'univers. Nous aussi, fuyons les ambitions de la terre:
elles ont toutes des poignards; une cabane, le souvenir de ma mère et
votre cœur... voilà ma vie, je n'en puis avoir d'autre.» Et
l'enthousiaste jeune homme posa sa belle et noble tête contre mon cœur.
Le mien battait avec violence; il était au plus fort des combats... car
rien, non rien n'était beau de passion comme Léopold dans cette
singulière extrémité. Forte contre les dangers extérieurs, j'ai
naturellement beaucoup plus d'abandon que de force dans les attaques du
sentiment. Avec Léopold l'abandon s'augmentait, parce qu'il s'y mêlait
de la faiblesse de mère. Son caractère avait de l'énergie; mais son
cœur, de la douceur, de la faiblesse même, surcroît de périls... Je
sentais ce péril immense, dont j'entrevis les peines, les remords et le
ridicule. Il fallait fuir peut-être; et c'est pour cela, sans doute, que
je n'en fis rien. Tant d'imprudence ne me fut point à perte. Après tant
de fautes et de chutes, je me dois la justice de déclarer que celle qui
paraissait si imminente n'eut point lieu. Je dois dire encore que, dans
le plus grand oubli de mes devoirs, il suffit d'un souvenir présent,
d'un mot prononcé, d'un nom... pour me rendre tout possible, même la
résistance et la vertu. Mon courage et ma force égalent les positions
les plus difficiles, et j'eus la joie d'un de ces rares triomphes dans
mon court séjour à Naples.



CHAPITRE CXL.

La cour de Naples à la fin de 1814.--Les bohémiens.


J'aurai quelque peine à exprimer ce que m'offrit de pénible le premier
aspect de cette cour encore brillante du beau-frère de Napoléon, mais
dont le souverain n'était plus alors à mes yeux qu'un déserteur de la
gloire malheureuse, un allié de l'Autriche, un ingrat couronné. Jamais
je ne pus décider Léopold à m'accompagner même jusqu'au palais. «Non, me
disait-il, non, mon amie, je ne serais pas maître de mon indignation.
Quoi! celui qui à Czernisa, avec une avant-garde de douze mille hommes
et deux ou trois mille chevaux, résista au choc de quatre-vingt mille
Russes; qui, à la tête de ses carabiniers, culbuta tant de fois
l'ennemi; qui, malgré ses blessures, ne quitta le champ de bataille
qu'après avoir par sa valeur assuré le défilé de Winkowo, je le verrais
ici, complice de ceux que nous avons combattus, non pas céder à la
nécessité, mais s'y complaire! Non, ne me contraignez pas à cet effort.
Je veux contempler les merveilles de Naples, sans gâter mes plaisirs par
la pensée de ceux qui gouvernent.» Ne pouvant agir de même, et ne
pouvant non plus condamner Léopold, je me gardai bien de lui communiquer
le motif de mon voyage; je me contentai de distraire le cerveau du jeune
héros en lui faisant parcourir ces belles contrées.

Depuis le mois de janvier 1814, Joachim, par suite d'un traité
d'alliance offensive et défensive avec les puissances, était de cette
coalition de rois qui avaient envahi la France. Je rencontrai au palais
un Italien de haut rang, très sincèrement attaché au parti français. Il
me disait: «Joachim est perdu; l'Autriche et l'Angleterre le savent.
Tout ce qu'il a fait, sa prise de Bologne, sa rupture avec la France,
tant d'imprudence et d'ingratitude n'avaient pas même pour garantie de
ses nouveaux alliés la signature d'un traité. Ils le sacrifieront,
Madame; je regarde la chose comme infaillible. Ici même, à sa cour, on
le trahit; il est entouré des créatures de Neupperg: on ne fait plus la
guerre sur les champs de bataille; il est des victoires plus savantes et
plus faciles: les diplomates s'en chargent pour le compte des couronnes,
et la diplomatie n'est pas le fort côté de Murat; il périra par elle.

«--Mais Murat paraît cependant tranquille; sa cour n'a perdu ni sa
sécurité ni ses fêtes.

«--Sans doute, mais on danse ici, vous le savez, au pied du Vésuve.»

Tous ces détails d'une infortune prochaine, quoique méritée peut-être,
m'étaient incroyablement pénibles. Je profitai du peu de jours que
j'avais à rester à Naples pour dire un dernier adieu à cette terre
enchantée. Me voilà donc avec Léopold sur la route du Pausylippe,
racontant l'anecdote de la pauvre Romilda, que j'avais apprise dans mon
premier séjour. Son attention flattait singulièrement ma vanité. Il y
avait dans ses regards, avidement attentifs, _quel non soche_ qui donne
un vif désir de bien dire. Nos heures se passaient délicieusement à
jouir d'un présent plein de charme, et à faire des projets pour un
heureux avenir. J'ai déjà dit que j'attachais un grand prix à ce que
Léopold ne pût deviner toutes mes relations avec le maréchal Ney; mais
rien ne surpassait le charme que je trouvais à l'expression de son
enthousiasme pour le héros de la retraite de Smolensk. «J'ai bu à sa
gourde, disait Léopold; et je ne suis pas le seul blessé à qui son
humanité ait conservé la vie.»

Le jour de mon départ approchait: Léopold m'engagea à venir à Ischia
pour traiter de notre passage. À six heures, nous étions sur la plage à
jouir d'une vue que là seul on rencontre... À peine eûmes-nous terminé
avec le patron, qu'une troupe de _zingari_[17] passa près de nous, et,
par la singularité de leur costume, piquèrent vivement notre curiosité.
Une de ces bohémiennes, d'une physionomie spirituelle, et qui eût été
belle sans la hardiesse qui la défigurait jusqu'à la honte, s'approcha
de nous, et prit la main de Léopold, voulant, bon gré mal gré, lui dire
sa bonne aventure. En écoutant ses étranges prédictions, souvent les
regards de Léopold cherchaient les miens; ses traits nobles et fiers
s'animaient d'une espérance passionnée, que lui inspiraient les
malicieuses et adroites suppositions de la zingari. Je crus déconcerter
la Sibylle en lui jetant, en italien, ces paroles: «Vous vous trompez;
Monsieur est mon fils.» Elle me déconcerta à mon tour, en me répondant,
avec un regard creux et pénétrant: «_No, non è il suo figlio, ma pure ne
ha ella molto conoscuto il padre. E chi era? un eroe, un
traditore_[18].» Et aussitôt elle disparut, et rejoignit le groupe assez
nombreux de ses compagnons. J'avais parlé très rapidement, et Léopold ne
comprit que les dernières paroles de la bohémienne. J'étais restée un
peu confuse, il me demanda le sens des paroles de cette femme. «J'ai
entendu les mots de traître, de héros. Oh Dieu! mon amie, le secret de
ma malheureuse mère, le secret de mon malheur serait-il donc sur mon
front?» et il le frappait avec une impatience et une douleur qui
déchiraient l'ame.

Me laissant aller à l'élan de mon cœur, je saisis la main de Léopold, je
l'entraînai le long du rivage, marchant rapidement et le forçant de me
suivre, lui prodiguant toutes les consolations de la tendresse, tous les
noms du sentiment passionné que ma raison avait su cacher jusqu'alors.
Nous avançâmes le long de la plage jusqu'au détour d'une embouchure, et
nous y fûmes à l'instant entourés de nouveau de la bande entière des
zingari, qui plantait là son camp nomade. L'effroi alors devint vif pour
moi. Nous étions éloignés de toute habitation; mais un regard sur
Léopold me rassura. Oh! que ce regard renfermait de courage et
d'énergie! La troupe nous offrit le partage d'un repas improvisé, mais
fort abondant. Léopold demanda celle qui nous avait dit la bonne
aventure, pour lui donner le salaire usité. Un homme d'un aspect
vénérable, quoique bizarre, se leva: «Tout salaire est remis en mes
mains.» Nous lui donnâmes quelques onces. À cette générosité presque
magnifique, un léger murmure d'admiration se fit entendre du sein de la
troupe, et des démonstrations respectueuses de reconnaissance nous
forcèrent à nous asseoir au cercle. On exécuta des danses; on nous
rendit toutes sortes d'honneurs. La zingari, qui avait si vivement
stipulé l'impatience de Léopold et excité mon étonnement, se montra
enfin. Je priai le chef de la faire approcher. «Clara, dit le vieillard,
approchez; continuez d'instruire ces étrangers de leurs destinées.» Et
la jeune zingari s'approcha. Il y avait quelque chose de funeste dans
les regards de cette femme. Je voulais l'entendre et sa voix me causait
du malaise. Léopold éprouvait la même agitation, et nous tendîmes nos
mains.

Je ne citerai pas toutes les prédictions; il n'y a pas une de mes
lectrices qui ne sache que le langage de toutes les devineresses se
ressemble. Mais les prédictions de Clara sortaient tellement du genre,
que je ne puis m'empêcher de les citer. «Vous rêvez des jours heureux,
la prospérité et la joie accompagnent vos pas; mais d'affreux chagrins
vous attendent... Votre cœur est infidèle... Le désespoir et la mort,
une horrible calamité, une catastrophe épouvantable... Vous céderez au
délire d'un amour qui vous a entraînée sous de lointains climats.» Je
frémissais involontairement, et, pour augmenter ma frayeur, Léopold me
pressait contre son cœur. Honteuse du sourire malin de la zingari, je
repris un peu d'énergie; je la plaisantai sur son ton emphatique: elle
tint bon dans ses prédictions; et lorsque je lui donnai encore un
sequin, elle me serra la main et me dit: «_Fra m'en d'un anno si
ricordera di me_[19].» Neuf mois après j'étais mourante aux pieds du
maréchal Ney, pour le supplier d'avoir pitié de lui, de sa famille et de
moi, pour se mettre à l'abri de la foudre qui devait éclater sur une
tête chargée de lauriers. Combien de fois, depuis ce moment, mon
ressouvenir s'est reporté sur les prédictions de Clara. Elle avait dit
vrai.

Après Clara, l'ancien de sa troupe s'approcha de nous, et nous invita à
nous asseoir au cercle des matrones, pour entendre lire les chroniques
et statuts des zingari. Sur notre refus, cet homme nous offrit de nous
donner un de leurs livres. Léopold l'acheta, et nous prîmes le chemin du
retour. Nous entrâmes chez une marchande de fruits pour déjeûner, et
aussi pour satisfaire notre impatience de lire le précieux recueil des
mystères cabalistiques. Nous fûmes agréablement surpris de trouver dans
un rouleau de parchemin plusieurs fragmens forts bien écrits de poésie,
traduits de l'arabe, et l'histoire d'Arabella et du beau Serti, que je
traduirai littéralement. Je voulus le lire à Léopold dans le lieu même
où mourut l'héroïne. Léopold fit venir un cabriolet napolitain, et en
deux heures nous étions au couvent des Carmélites, à cinq lieues de
Naples. Après avoir appris des religieuses la vérité de l'histoire des
zingari, nous demandâmes à voir la chapelle consacrée au pardon et à
l'oubli. Là, assis contre le mur de la ruine, fixant la _Madona
adolorata_, dont les traits divins offraient ceux de l'infortunée
Arabella, je lus à Léopold l'histoire de ses amours et de sa fin
funeste.

ARABELLA COOPER, _OU_ LES BOHÉMIENS.

«En 1745, une troupe de bohémiens ou zingari cherchait à camper sur le
littoral du golfe de Naples. En parcourant les sinuosités du rivage, un
groupe de ces vagabonds aperçut une jeune fille qui se cramponnait, avec
tous les efforts de la peur, à l'angle saillant d'un rocher dont la
masse s'avançait sur la mer. La jeune fille s'était élevée autant que sa
frayeur et ses forces l'avaient permis. Cependant ses pieds délicats se
couvraient encore de l'écume grisâtre que les vagues déposaient en se
brisant contre la base du rocher. Ses vêtemens, tombant comme une
draperie humide, faisaient ressortir sur le noir rocher ses formes
gracieuses.

«Nora, s'écria une femme de la troupe des zingari, vois-tu là-bas, vers
le cap Mysène, cette néréide qui paraît fuir un monstre marin? Faut-il
la secourir ou l'adorer en silence?--L'adorer et la sauver,» s'écria un
jeune homme de la troupe. Aussitôt il s'élance dans une barque, et
parvient en peu d'instans près du rocher où la jeune fille luttait
contre la mort. Saisissant d'une main les lierres qui garnissaient le
rocher, debout sur le frêle esquif, le jeune bohémien enlève du bras
droit l'objet de sa courageuse entreprise, et donnant l'élan à sa barque
légère, il vogue vers la plage. La jeune fille était évanouie; elle ne
reprit ses sens que lorsque les femmes auxquelles Serti (nom du
bohémien) l'avait confiée lui eurent prodigué tous les secours
qu'exigeait son état. Placée sur une natte au milieu de vingt ou trente
bohémiennes, un groupe d'hommes, plus nombreux, se tenait à une certaine
distance, dans l'attitude de la crainte et de l'espérance. Voilà le
tableau qui s'offrit à Arabella lorsqu'elle ouvrit les yeux. Aussitôt un
cri de joie fit retentir le rivage, et frappa de son long et bruyant
éclat le cap Mysène: Arabella jette un regard d'effroi sur ses étranges
bienfaiteurs; Arabella porta vivement la main en avant, comme pour
saisir un objet qu'elle croyait voir, et n'ayant rien touché, elle
s'écria d'une voix douloureuse: «Ô vous qui m'avez arrachée à la mort,
rendez-moi la relique sainte, le don de ma mourante mère; mon nom dans
ce monde et mon salut dans l'autre y sont attachés.» Il y avait tant de
simplicité et tant de douleur dans cette exclamation d'Arabella, que la
troupe émue demanda quel était cet objet. C'était un médaillon et une
croix; la mère d'Arabella lui en fit don le jour qui précéda le fatal
événement qui livra sa fille aux hasards d'un monde dont elle avait
espéré lui dérober la connaissance et les dangers en cachant sa vie dans
une sainte retraite.

«Lorsqu'en 1732, le célèbre Antoine Ashley Cooper, comte de Chastesbury,
vint à Naples pour y rétablir une santé affaiblie par les agitations
politiques, ou peut-être aussi pour échapper par l'absence aux dégoûts
journaliers d'un hymen malheureux, le sort lui réserva, sous la cabane
du pauvre, les délicieuses émotions d'une tendresse passionnée. La mère
d'Arabella était à treize ans une de ces beautés qui font croire aux
fables de la mythologie, et elle joignait à ce mérite celui d'une pureté
d'innocence égale à ses charmes. Héléna vivait auprès de son grand-père,
ses parens étant passés aux îles.

«Héléna apparut à Ashley Cooper, assise au bord de la mer, tressant des
filets; dès ce moment, l'homme d'État, le littérateur, disparurent;
Ashley se sentit pour aimer un nouvel être. Hélas! l'auteur qui, dans
son meilleur ouvrage[20], a si bien prouvé que _la vertu est le plus
grand bonheur, et le vice le plus grand malheur_, ne sut pas assez
respecter la vertu pour lui sacrifier un coupable délire; il le fit
partager à l'innocente Héléna, qui vécut heureuse, croyant s'être donnée
à son époux; elle était enceinte de huit mois, lorsque la mort d'Ashley
lui révéla seule le titre de celui qu'elle idolâtrait et le malheur de
son état. Aussi superstitieuse que tendre, la malheureuse Héléna crut
s'absoudre de sa faiblesse en disposant du fruit innocent de son erreur,
et le premier baiser de mère que l'infortunée déposa sur le front de sa
fille, fut une promesse de la consacrer aux autels. Ashley Cooper avait
cherché à expier sa séduction en assurant la fortune de la mère et de
l'enfant; mais Héléna, vouée à une vie de pénitence et de pauvreté,
n'accepta que la dot suffisante à l'adoption du cloître.

«Le grand-père d'Héléna vint à mourir, et cet événement hâta l'exécution
de son projet; car Héléna aussi se sentit incliner vers la terre, comme
la fleur des champs près de tomber.

«Le monastère est situé sur les bords de la mer, à plusieurs lieues de
Naples. Résolue de s'y ensevelir avec sa fille, Héléna avait tout
préparé pour s'embarquer avec cette nacelle, héritage de famille, que si
souvent elle avait dirigée sur la mer à l'époque heureuse où la présence
d'Ashley lui faisait trouver son bonheur immense comme la mer qui la
portait. Avant de confier aux vagues sa vie et celle d'Arabella, elle
lui avait remis une croix, signe de sa séparation du monde; une boîte
contenant les preuves de sa naissance, et le portrait de son père. Le
soir même Héléna fut surprise par une défaillance qui l'enleva en peu
d'instans, et qui priva ainsi la jeune Arabella de son unique appui. Les
soins et les respects du monde vinrent consoler la pauvre Arabella; mais
elle fut sourde à la voix du monde, et s'échappa la nuit de l'asile que
la pauvreté hospitalière lui avait ouvert; et, après avoir renouvelé sur
la tombe d'Héléna la promesse filiale, Arabella s'élança dans la
nacelle, pressant sur son sein la croix, symbole de ses vœux, et le
portrait de son père; et la voilà sur les flots, sur ces flots où, tout
à l'heure suspendue, on vient de la voir sauver. Les preuves de sa
naissance et le portrait de son père, engloutis dans la mer, ne purent
lui être rendus; mais, fidèle encore au vœu de sa mère, Arabella pria la
troupe de la guider au monastère des Carmélites.

Le jeune Serti, beau de jeunesse et plus encore de dévouement, employa
toute l'éloquence de ce sentiment pour la détourner de ces projets,
désespoir de celui qui l'avait sauvée. Arabella, baissant ses timides
regards devant les regards brûlans du jeune bohémien, lui opposa ses
sermens. «Sois mienne, lui disait-il, et ton Dieu sera mon Dieu.--Je
suis vouée aux autels, répondait Arabella; mais sois chrétien, sois mon
ami; ils sont si purs les trésors du cœur! J'accepte un amour fraternel,
un amour de charité: que nul sentiment terrestre ne le profane. Je suis
attendue dans un saint asile; j'y prierai pour toi, pour ces pauvres
idolâtres.» La troupe alors se dirigea vers le monastère. On en était
éloigné de plusieurs jours de marche. L'intimité de tous les instans,
l'influence du plus beau climat, les scènes ravissantes du lever de
l'aurore et du soleil couchant, cette respiration de bonheur à côté et
sous l'égide du plus beau des hommes et du plus passionné des amans,
avaient sinon affaibli les pieuses intentions d'Arabella, du moins
troublé sa vocation religieuse, par tous les rêves d'un amour inconnu et
les combats de la jeunesse. Enfin la terre l'emporta sur le ciel.
«Fais-toi chrétien, disait au jeune Serti la vierge chrétienne, et je
suis à toi.»

«Ce changement de volontés devint tout ensemble le bonheur d'un seul et
la joie de tous. La troupe fit halte. En signe d'hommage les tentes
furent ornées de feuillages et de fleurs. On célébra les promesses.
Hélas! une furie, sous les traits d'une femme, conçut l'affreux projet
d'arrêter ces heureux préparatifs par des larmes.

«Parmi les jeunes bohémiennes dont les talens, les charmes et l'adresse
contribuaient le plus à la prospérité de la troupe, se trouvait une
jeune Sicilienne, jolie, séduisante, passionnée. Habile dans tous les
rôles, Hermangarda avait joué la pudeur, l'innocence; Serti avait été
momentanément sa dupe et sa victime; mais depuis bien long-temps
l'illusion était détruite, et la plus désespérante indifférence avait
remplacé un hommage passager. Consolée comme se consolent le vice et
l'inconstance, Hermangarda aurait oublié Serti, si son orgueil blessé
n'eût excité en son cœur un sentiment jaloux que cette femme osait
appeler de l'amour. Affiliée à la troupe trois ans avant que Serti
enfant y fût introduit, Hermangarda connaissait le secret de sa
naissance. Elle avait six ans de plus que lui. Son projet fut d'abord de
tout révéler à Serti et de le rendre à sa noble famille. Mais le goût
d'une honteuse indépendance l'emporta. L'opposition d'Arabella remplit
son ame de toutes les fureurs de l'orgueil et de la jalousie. L'infame
Hermangarda résolut de se venger d'un dédain dont son opprobre était la
seule cause. On savait dans la troupe que la mère d'Arabella avait
laissé sa fortune à sa fille, mais à la condition de prononcer ses vœux.
Son mariage allait tout changer; Hermangarda écrivit à la supérieure du
couvent auquel la jeune fille était destinée, pour lui révéler cette
désertion prochaine de l'autel pour un hymen idolâtre. Au moment où le
plus beau soleil se levait comme pour éclairer et _festeggiare_ les
noces de Serti et d'Arabella, des archers munis d'ordre arrivent pour
arrêter Arabella. Révolte alors de la troupe, à la suite de laquelle
Serti, qui avait combattu en désespéré, est conduit avec douze de ses
compagnons dans les prisons de Naples, tandis qu'une escorte de sbires
entraîne Arabella au monastère des Carmélites, où la suit la vieille et
fidèle Nora, qui avait élevé l'enfance de Serti. Conduite en présence de
l'abbesse, Arabella avoua tout, parla avec la même innocence de son
amour involontaire pour Serti, des vœux de sa mère mourante, de sa
naissance et de son naufrage. Elle aimait; elle répugnait à enterrer
dans un cloître des jours que l'amour réclamait. Une obscure prison fut
le prix de sa résistance, et son plus cruel supplice était la haine de
son odieuse rivale, qui avait su se faire recevoir au même couvent et
s'attribuer le soin de la prisonnière. Le jugement des bohémiens
rebelles se poursuivait à Naples. Les plus marquans, parmi lesquels
figurait Serti, furent destinés à servir d'exemple et condamnés à mourir
sur l'échafaud. Hermangarda, instruite de tout, apprit à la malheureuse
Arabella que son amant allait périr. À ces mots l'infortunée ne résista
plus; elle demanda à voir la supérieure, parla des dons de sa mère et
promit de s'engager par les vœux qu'elle avait repoussés, n'y mettant
qu'une condition, la grâce de Serti et de ses camarades. «Vous le
pouvez, ma mère, s'écriait Arabella. Sauvez-le, sauvez ces malheureux;
ils ne sont coupables que de pitié pour l'infortune. Serti est chrétien,
que l'autel le protége; les autres cèderont à la voix d'une religion
protectrice.» La malheureuse Arabella baignait de pleurs les mains de
celle qui n'écoutait pas sans trouble des douleurs profanes. La
supérieure envoya chercher un saint ermite, le consulta, et l'homme de
Dieu partit pour Naples, porteur de paroles de paix et de miséricorde.
La démarche du vieillard fut couronnée du succès; Serti obtint sa grâce;
ses compagnons seuls furent exilés du royaume de Naples. Conduit par son
vénérable guide, Serti arriva au monastère. L'entrevue des deux amans
eut lieu en présence de toute la communauté, et leurs touchans regrets,
leur cruelle et déchirante promesse d'une séparation éternelle, émurent
et attendrirent tous les cœurs. L'implacable Hermangarda, jalouse même
de leur désespoir, résolut dans sa rage d'y mêler l'effroi d'une
terrible catastrophe. Serti, formé à la religion chrétienne par le pieux
ermite qui l'avait sauvé du supplice, Serti se fortifiait dans la
résolution de quitter le monde d'où s'exilait Arabella. Tout le couvent
compatissait au sort des deux amans, et plus d'une jeune sœur, en voyant
le jeune homme jeter des regards tendres et douloureux sur la grille qui
le séparait de son amie, concevait bien plus l'erreur d'Arabella que son
retour aux vœux de sa mère. On permettait aux amans, que d'indissolubles
vœux allaient séparer pour jamais, on leur permettait la consolation de
s'écrire quelquefois, et ces lettres étaient encore du bonheur.
Hermangarda sut se rendre maîtresse d'une de ces lettres, et ce fatal
aliment de sa jalouse rage inspira à cette furie un autre crime encore.
«Ô mon Arabella, disait Serti dans ce dernier écrit, tu l'ordonnes, et
je ne sais que t'obéir. Je quitte ce monde où tu ne vivrais point pour
moi avec la même indifférence que j'eusse posé ma tête sous le glaive.
Moins fort contre ta perte que contre le trépas, je sens ma vie
s'éteindre. Hélas! mourir sans t'avoir pu nommer mon épouse, voilà la
douleur qui me tue! Que ne donnerais-je pas pour te voir une fois encore
comme dans ces heures délicieuses d'innocence et d'amour, où le présent
était une félicité enivrante et l'avenir un rêve si doux... Hélas! des
grilles, des cilices, de lugubres voiles, voilà notre avenir et mon
désespoir.» Cette lettre ne parvint point à Arabella qu'elle eût
consolée. Hermangarda, qui avait su dérober la lettre, inventa le
mensonge d'une réponse indiquant un rendez-vous pour la nuit dans le
jardin du couvent.

«Cette proposition flattait trop la passion du malheureux Serti pour lui
laisser la faculté de réfléchir que croire à ce rendez-vous c'était
flétrir la pureté d'une religieuse tendresse. Il s'y rendit...
L'obscurité d'un épais ombrage, la fougue d'une passion mal domptée, les
illusions de l'amour-propre, une trompeuse conformité de taille, tout
concourut à l'égarement de Serti. La voix d'Hermangarda, son rire
insultant, déchirèrent seuls le voile de cette décevante entrevue, quand
elle eut été consommée. «Va, perfide, s'écria la mégère, tu as renié tes
amis, tu as renié ton Dieu pour prendre celui d'Arabella; mais les
béatitudes de ta sainte seront troublées par la connaissance de ta chute
et de ton infidélité. J'aurai la joie de te voir abandonné, méprisé par
elle.

«--Non, infame! s'écria le coupable et malheureux Serti; je suis bien
vil puisque j'ai pu descendre jusqu'à toi; mais le crime involontaire ne
souille point l'ame. Je suis déjà lavé du malheur de t'avoir connue par
une passion qui m'excuse et qui me venge. Fuis, si tu veux échapper à
ton juste châtiment.» À ces mots Serti se détourne avec horreur pour
s'éloigner; mais Hermangarda, rapide comme le génie du mal, s'élance et
enfonce un poignard dans le cœur de l'amant d'Arabella, qui tombe aux
pieds de la furie, dont la rage s'augmente, au lieu de s'épuiser, à la
vue de son forfait. Fille d'enfer, elle arrache le cœur encore palpitant
de sa victime, et, traversant les galeries du cloître, elle arrive au
saint lieu que sa rivale arrose de ses larmes. Une voix qui n'a plus
rien d'humain fait retentir les voûtes de l'église et tire Arabella de
sa pieuse extase pour la plonger dans un abîme de désespoir et de deuil.
«Vois, s'écrie Hermangarda, vois, pieuse rivale, ce qui te reste du beau
Serti. Tu ne prétendis jamais qu'à son cœur; je te le cède: reçois-le
des mains de ton ennemie.» À ces mots elle jette son effroyable don aux
pieds d'Arabella, s'apprête à la frapper elle-même, quand les
religieuses, accourues au bruit, paraissent. À la faveur de l'émotion
causée par un hideux spectacle, Hermangarda prend la fuite. Long-temps
elle échappa à toutes les recherches. Arabella répondait à ceux qui la
pressaient d'implorer la justice. «La mort d'une criminelle ne rendrait
pas la vie à l'innocence... Ô mon époux, mon frère, tu pardonnas sans
doute à ton assassin. Qu'elle vive pour se repentir. Mon devoir est de
prier et de pardonner aussi.»

«Arabella vécut trois années dans toutes les saintes austérités du
cloître; elle avait fait ériger au lieu où périt son amant une chapelle
consacrée _au pardon et au souvenir_, sous l'invocation _della Madona
adolorata_. Dans sa pieuse douleur, Arabella y passait les silencieuses
heures de la nuit à prier pour l'ame de son amant. Au troisième
anniversaire de la sanglante catastrophe, une figure pâle et menaçante
apparaît au milieu des cyprès dont la chapelle était entourée, lance la
flamme de ses regards sur la triste Arabella. Jalouse encore de la
résignation de sa victime, Hermangarda veut la poursuivre jusque dans
ses douleurs. Un cri se fait entendre: «Tu pries et tu pleures,
Arabella; c'est ici même que Serti trouva la mort, infidèle et parjure;
c'est dans mes bras qu'il te trahit. Interroge la vieille Nora, elle te
dira tout...» Hors d'elle-même, Arabella se contente de répondre: «Serti
a pu me trahir pour une misérable... mais il mourut avec repentir, avec
foi, pardonnant à son assassin. Ô Dieu de clémence! ma mourante voix
répète aussi _pardon et oubli_.» Le lendemain, les religieuses
trouvèrent Arabella morte, étendue aux pieds de l'image sainte.
Hermangarda fut enfin arrêtée par la justice, et finit son exécrable vie
dans les tortures. Au milieu du supplice, elle faisait entendre cet
horrible cri: «Pourquoi ai-je fini d'un coup et par la mort les maux de
mes ennemis: oh! qu'une longue vie eût été meilleure à empoisonner!»

Nous étions assis dans les ruines de la chapelle qu'une pieuse fondation
soutenait encore. Attendris par ce récit naïf des peines de deux amans,
nous interrogeâmes une sœur qui y vint faire sa prière, sur la vérité de
cette histoire: «Elle est vraie, nous dit-elle; voyez la madona qui
domine les ronces et le lière, elle offre les traits d'Arabella; les
cœurs souffrans viennent ici en foule confier leurs peines ou leurs
faiblesses. Souvent alors les traits célestes de la Vierge semblent
s'animer d'un doux sourire, et des voix aériennes murmurent doucement
_pardon et oubli_.» La sœur nous raconta encore qu'un Anglais de grande
distinction était venu offrir des sommes immenses pour obtenir les
restes d'Arabella, mais en vain, parce que la bénédiction de la maison
tenait à la présence de ces mortelles et précieuses dépouilles. Notre
rencontre nous valut alors une énumération de miracles faite d'un ton si
peu noble et si peu senti que l'émotion en fut affaiblie. Nous déposâmes
la fleur du souvenir sur l'autel du Pardon, et nous reprîmes un peu
tristes la route de Naples.

Eu arrivant à notre hôtel, on nous avertit de nous tenir prêts, qu'on
était venu embarquer les effets, et que si le vent ne changeait pas nous
partirions au jour. Notre résolution fut bientôt prise; profitant de la
douceur de la nuit et de la température, nous fîmes porter notre souper
sur la terrasse. L'air tempéré du mois d'octobre nous caressait comme un
souffle du printemps. Tous les arbustes qui ornaient la terrasse étaient
fleuris, Léopold était dans une sorte de ravissement... mais je veux
réserver à un autre chapitre les détails de cette soirée qui ajoute un
sentiment nouveau à tous ceux qui agitèrent ma bizarre existence.



CHAPITRE CXLI.

Mon départ de Naples.--Embarquement pour la France.--Le dernier des
Medicis.


Il suffit d'avoir connu Naples, d'avoir respiré sous son beau ciel pour
savoir que la magique influence de ces climats électrise les têtes les
plus froides. Qu'on juge de son effet sur deux ames qui n'osaient
s'avouer ce qu'elles éprouvaient l'une pour l'autre. C'est toujours un
mérite pour une femme de résister, cela en devient un plus grand en
Italie. J'éprouve un orgueil si naturel d'avoir obtenu ce triomphe assez
rare dans ma vie, que j'ajoute bien vite, pour en rehausser la vertu,
que la candeur passionnée de Léopold doit ajouter au mérite du
sacrifice. Je ne demande comme éloge à mes lecteurs que de me croire
quand j'ai vaincu, pour prix de la franchise avec laquelle j'avoue
d'ordinaire que j'ai failli. Pour aider un peu à mes vertueuses
dispositions, je jetais autant que possible l'ardente imagination de
Léopold dans la politique; mais après la bizarre journée que nous
venions de passer, il ne prenait pas facilement le change. Le cœur de
Léopold, avide d'émotions, se trompait sur le sentiment que je lui
inspirais. Élevé loin du monde, il avait une éloquence où respirait tout
à la fois l'élève de la nature et le brillant militaire. «Ma mère m'a
légué à votre cœur, disait-il à genoux; que votre noble cœur accepte le
legs de l'amitié. Aimez-moi plus qu'elle, si on peut aimer plus qu'une
mère. Ma vie vous appartient; je n'en veux que si elle devient la vôtre.

«--J'ai accepté le legs, mon cher Léopold; mais seulement dans ce qu'il
peut demander de devoirs et de tendresse envers toi.» Ce toi, qui
échappa de mon cœur comme de celui d'une tendre mère à un fils chéri,
fut une étincelle qui embrasa tout ce qui restait de raison à Léopold.
Nous étions seuls, exposés à tout par la protection des ombres de la
nuit. De temps en temps on entendait les sons de la guitare et les
romances napolitaines, refrains d'un peuple insouciant et heureux...
«Ils chantent leurs amours; ne repousse pas le mien.» Et, en me parlant,
toute la magie de l'amour qui était dans les regards de Léopold se
glissait dans mon ame. Il y a bien des dangers dans la certitude d'un
sentiment vrai qu'on inspire; l'amour-propre flatté se joint à l'émotion
de l'ame, et alors la raison reste sans force. Heureusement que la
mienne, au moment de succomber, fut sauvée par un mot sorti de la bouche
de Léopold, et qu'il se trouva employer pour me vaincre le nom qui seul
pouvait m'arracher à une faiblesse. «N'en doute point, la France
secouera le joug; la victoire sera encore des nôtres: celle qui a chéri
le plus brave parmi les braves, ne rougira pas un jour de m'avoir aimé.»
Léopold, en plaçant lui-même ce noble obstacle d'un grand nom entre ses
désirs et ma faiblesse, me rendit digne de toute son estime en me
donnant le courage d'une résistance qui commençait à fléchir. Je sus me
soumettre à l'aveu que j'avais le plus redouté, sachant que c'était pour
Léopold le plus sûr moyen de le rendre à lui-même. Je lui avouai ma
liaison avec le maréchal Ney, les droits qu'il pouvait toujours se
croire sur mon affection. L'agitation de Léopold fut pénible. «Que ne
parliez-vous, me répétait-il; si je n'eusse conçu un premier espoir, je
serais moins malheureux. Je croyais à votre liberté, et je voulais vous
donner la mienne.

«Mon cher Léopold, vous êtes mon fils. Mon ami, vous aurez toujours une
part précieuse dans mes affections.»

S'il avait pu lire dans mon cœur, le trouble que je lui dérobais eût
trop long-temps prolongé le sien. J'ai donc quelque orgueil d'avoir su
me conserver son estime et sa filiale reconnaissance. Redoutant de
prolonger notre solitaire tête-à-tête, je proposai à Léopold de partir
immédiatement pour Ischia. Nous partîmes en effet avec notre léger
bagage de voyageurs militaires. Nous étions à peine descendus à
l'auberge, qu'il fallut partir. Nous payâmes l'heureuse traversée comme
c'est l'usage, en jetant tous deux encore un regard de regret, et moi de
souvenir vers la brillante Parthénope.

La traversée fut agréable et rapide; les passagers étaient peu nombreux;
c'était juste ce qui convenait le mieux à ma situation. La grande foule
m'eût impatientée; car, comme les voyages de mer me sont antipathiques,
l'incroyable mélancolie où ils me plongent se fût encore accrue des
insipides attentions de tous les inconnus qui en pareil cas vous
assiégent. D'une autre part, l'entière solitude eût continué de
m'exposer aux dangers d'une intimité trop absolue avec Léopold, dangers
auxquels je venais d'échapper à si grande peine. La chute eût été si
facile sur l'élément des naufrages! J'avoue que je songeai à cette
tempête en entrant dans le navire, et je m'aperçus avec un heureux
espoir de vertu, que nos compagnons de route pouvaient, par l'heureuse
ressource des conversations générales, me servir d'utile distraction à
l'empressement toujours passionné de Léopold.

Tous les passagers étaient assis sous une espèce de tente grossière,
jouissant du coup d'œil de cette mer magnifique qui sert de cimetière à
tant de pays enchantés. Dès que nous eûmes perdu terre, un des voyageurs
poussa un soupir et nous dit: «Je viens de voir furtivement ma patrie,
et il faut de nouveau que je m'en éloigne.» Cet homme avait une
physionomie pittoresque, et comme je n'aime rien tant que les récits des
gens qui paraissent souffrir, parce que je sais que cela les soulage de
raconter; je provoquai l'étranger, et voici l'histoire exacte,
contemporaine, que j'entendis et dont je vais essayer de ne pas
affaiblir l'intérêt.

LE DERNIER MÉDICIS.

«Lorenzo de Médicis était gouverneur de Naples en 1795. Accusé de haute
trahison, il fut enfermé au fort de Gaëte avec l'abbé Capulo, son ami.
De lâches courtisans avaient transformé en crimes quelques discours de
Lorenzo. Il avait osé, par une bravade de paroles seulement, parler à la
cour du roi de Naples de ses droits héréditaires sur la Toscane. Médicis
et Capulo s'évadèrent, et l'on n'entendit plus parler d'eux. On crut que
la politique les avait secrètement sacrifiés à ses sottes terreurs. Vers
le même temps disparut également de la cour de Naples la jeune et belle
Ersilia, fille unique du duc de Contari. On parla pendant quelques jours
de ce singulier événement, et bientôt Ersilia fut oubliée comme il était
arrivé des prisonniers de Gaëte, comme cela arrive de toutes choses.
Médicis et Capulo avaient dû la liberté et la vie à l'amour que le
premier avait fait naître dans le cœur de la fille du duc de Contari.
Elle les avait fait conduire dans une retraite sûre, au sein des rochers
de la sauvage Calabre, où elle vint joindre bientôt Lorenzo pour
partager son obscurité et ses périls. Les biens de Médicis et de l'abbé
Capulo avaient été confisqués, leurs têtes mises à prix: voilà les
destinées que voulait partager la jeune et belle Ersilia, et pour
lesquelles avait été abandonné le palais de son père. Jamais ame plus
pure ne respira sous les traits de la beauté. Ersilia avait emporté les
diamans de sa mère et l'or de ses épargnes; elle échangea les premiers
et ses atours opulens pour le simple vêtement des montagnes siciliennes.
Elle n'en était que plus belle. «Ah!» disait-elle à l'heureux Lorenzo le
soir où il détacha de cette tête charmante le bouquet virginal, «oublie
que je suis fille de tes ennemis; crois que nous sommes nés sous le
chaume hospitalier de ces rochers, et notre félicité sera si grande que
nous bénirons un jour les persécutions qui nous auront seules ainsi
donné ce bonheur.» Lorenzo, quoique déjà arrivé à l'âge où les tristes
rêves de l'ambition remplacent les doux songes de l'amour, s'abandonnait
tout entier à sa tendresse; Ersilia était son univers. L'abbé Capulo,
son ami fidèle, tenta vainement de lui faire partager ses idées de
vengeance et l'espoir de faire sortir de l'infortune même une éclatante
réparation. Après de longues et inutiles provocations de ce genre,
l'abbé Capulo s'éloigna de l'asile des heureux époux. Ils n'apprirent
son absence et ses résolutions que par un pieux solitaire de Monte-Nero,
qui avait béni l'union de Lorenzo et d'Ersilia.

«C'était, vers les premiers jours d'avril 1798 que l'abbé Capulo s'était
séparé de son compagnon d'entreprises et d'infortune; Lorenzo s'en
affligea. Ersilia crut y voir de l'ingratitude. Hélas! il y eut au moins
une funeste imprudence, et une terrible catastrophe vint la révéler.

«Le bon solitaire, depuis l'absence de Capulo, composait seul la société
de Lorenzo et de sa belle compagne. Comme prêtre, il avait peu à
demander à une si vertueuse pénitente: seulement lorsque Ersilia,
adorant un amant dans l'époux à qui elle avait tout sacrifié, se
livrait, dans ses erreurs, à l'excès de cette passion, le pieux mais
indulgent cénobite lui reprochait quelquefois ces trop vifs transports,
et s'efforçait de persuader à la jeune épouse qu'une ardeur pareille
devait remonter vers la seule divinité. Alors Ersilia répondait au
prêtre, surpris bien plus qu'irrité:«Mon père, oh! ne cherchez pas à
réprimer ce sentiment, la vie de ma vie, et l'ame de mon ame. Je vous
répondrais comme l'amante d'Abélard: _Que Lorenzo se place entre mon
Dieu et moi, qu'il lui dispute mon cœur..._» Ersilia était si pure et si
touchante dans l'expression d'une tendresse qui lui avait coûté tant de
sacrifices, que le vieillard terminait ses exhortations par ces mots:
Allez en paix, ma fille; une ame si belle retournera à Dieu: «_Vada in
pace, figlia mia, anima cosi bella tornera a dio._» Hélas! le jour même
la prédiction s'accomplit. C'était dix mois après le départ de Capulo.
Lorenzo étant à la chasse, Ersilia se mit en route pour l'ermitage avec
les petits dons que son amitié délicate destinait au bon vieillard. Elle
était sortie sous l'influence matinale, parée de fleurs, agitée encore
des embrassemens d'un époux aimé, l'ame remplie de bienveillance et des
doux rêves d'un long avenir... Hélas! la main des assassins allait
borner cet avenir de félicité à quelques heures d'illusion terminées par
une mort affreuse. Lorenzo, poussé par un funeste pressentiment,
Lorenzo, inquiet et triste, rentra plus tôt que de coutume. Quoiqu'il
fût prévenu de la démarche d'Ersilia, quoique l'heure probable de son
retour ne fût point passée, il ne rentra point dans sa modeste demeure
pour y déposer son arme, et prit aussitôt le chemin de l'ermitage. Son
cœur battait avec violence: à peine eut-il mis le pied sur le seuil de
cet asile de paix, que le désespoir avec toute sa furie vint s'emparer
de ses sens bouleversés.

«Le corps d'Ersilia, outragé, mutilé par un raffinement d'infame
barbarie, gisait aux pieds de l'autel baigné de son sang; le vénérable
vieillard était immolé près d'elle. Les blessures attestaient une
inutile résistance. Pas une larme ne coula des yeux de Lorenzo.

«Non, je ne pleurerai point, s'écriait-il; c'est du sang qui peut seul
venger un sang si précieux»; et sa rage cherchait en frémissant quelle
victime devait tomber sous sa vengeance. Il ne pouvait douter qu'on n'en
voulût également à ses jours; la vie ne lui était plus rien: mais
Lorenzo, avant de mourir, songeait à être vengé. Persuadé que la piété
des villageois rendrait les derniers honneurs aux restes du pieux
vieillard, il enleva le corps d'Ersilia, et enveloppant ce douloureux
trésor dans son tabero, il prit le chemin d'une grotte connue de lui
seul. Les assassins d'Ersilia épiaient Lorenzo depuis quelques jours;
ils devaient l'attendre à un retour de chasse. Leur ordre était de
l'amener vivant à Naples. Lorenzo dut à ce calcul du crime le temps de
transporter les restes précieux d'Ersilia dans la grotte, et le bonheur
d'attendre, armé, les vils brigands qui avaient juré sa perte. Debout et
seul devant ce corps inanimé, ses cris de vengeance s'éteignirent
quelques instans dans les larmes du désespoir. Il faut que le besoin de
ces grandes représailles soit bien puissant dans le cœur humain pour
avoir fait survivre Lorenzo au terrible spectacle offert à ses yeux, et
pour lui donner le long courage de rendre les derniers et pieux devoirs
à celle qu'il avait uniquement aimée: _Volea vendetta quel sangue ed
ebbe vendetta_. Aux approches de sa demeure, il fut assailli par trois
de ces brigands que stipendia si long-temps le gouvernement napolitain
comme celui de Rome. Médicis en étendit deux à ses pieds, le troisième
prit la fuite, et Médicis trouva sur ceux qu'il venait d'immoler le
secret de leur odieuse mission. L'abbé Capulo avait sinon révélé
l'asile, du moins laissé connaître l'existence de Médicis: dès lors il
fut surveillé, harcelé de fausses promesses, et l'on parvint à saisir
une lettre qu'il adressait à Lorenzo. Une fois la trace découverte,
l'abbé fut sacrifié comme un instrument inutile. On voulut saisir
Médicis vivant et le livrer à ces bourreaux qui, sous le nom de juges,
sont toujours prêts à servir les haines ou les terreurs du pouvoir
contre ceux que les lois seules ne frapperaient pas. Les vœux du crime
ne réussirent que contre la plus innocente des victimes qu'il avait
marquées. Lorenzo, échappant à tous les piéges, parvint, sous divers
déguisemens, à s'embarquer et à rentrer à Naples, toujours inconnu,
toujours attaché à une seule espérance, celle de venger Ersilia.

«L'occasion de satisfaire cette longue attente s'offrit enfin. Errant un
soir aux environs de la grotte du Pausylippe, Lorenzo se trouva en
présence du fils aîné de son persécuteur, unique espérance, digne émule
de son barbare père, qui, loin de sa suite, semblait absorbé par de
sinistres projets; la voix tonnante de Lorenzo lui fit entendre ce cri:
_Mort et vengeance!_... Et l'écho du Pausylippe répéta _vengeance_...
Muni de deux pistolets, Lorenzo en tendit un à son ennemi qui, aussi
lâche qu'inhumain, et sans attendre l'arrêt du sort, tira sur Médicis
qui riposta avec plus d'adresse, et l'écho répéta encore, mais pour la
dernière fois: _Vengeance!_

«Lorenzo parvint à sortir de Naples et retourna en Calabre. La piété des
montagnards avait élevé un modeste tombeau au pieux cénobite; mais
personne n'osait habiter la cellule du vieillard assassiné. Médicis s'y
établit, il y vécut chéri des pauvres dont il soulageait la misère, en
leur demandant de révérer les mânes d'Ersilia. Mais de nouveau poussé
par cette impossibilité d'être qui s'attache aux grandes infortunes,
Lorenzo quitta sa solitude vers le commencement des désordres qui eurent
lieu en Calabre. Il parcourut l'Angleterre, l'Allemagne, la Russie, la
Pologne, portant avec lui la vague et pénible inquiétude d'une
proscription qui pourtant avait cessé d'être redoutable, car tous les
pouvoirs avaient à Naples et ailleurs changé de main. L'ambition sembla
remplir un moment les regrets de son cœur, en le jetant dans
d'inextricables intrigues; il admirait Napoléon et le haïssait comme
vainqueur de sa patrie; mais il ne conspira jamais contre lui. Médicis,
après sept années, revit les lieux où il avait déposé les restes
d'Ersilia, dont le souvenir, se réveillant, avait de nouveau assoupi les
rêves de l'ambition. Le calme avait alors remplacé l'anarchie, Joachim
occupait déjà le trône des Siciles. Médicis, jeune encore, n'avait eu
besoin que de se nommer pour être comblé de faveur dans cette même cour
où, quinze années avant, on avait lancé l'arrêt de sa proscription et de
la mort d'Ersilia; mais il resta fidèle à sa mémoire, vécut près de ses
restes chéris. En 1812, Lorenzo disparut de nouveau, laissant dans la
grotte de l'ermitage beaucoup de lettres empreintes de toute la
sensibilité d'une ame élevée; la terreur habite de nouveau cette
solitude. Les montagnards conservent le souvenir des vertus et des
malheurs des nobles infortunés. L'ermitage est sous la sauvegarde de la
vénération publique. Des mains pieuses cultivent en secret les fleurs
qui exhalent leurs doux parfums sur la tombe d'Ersilia et du dernier
Médicis.»

Léopold, au récit de cette histoire, laissait éclater sur sa mobile
physionomie tout le tumulte d'une ame qui comprenait la vengeance, car
il comprenait l'amour.

De mon côté, j'étais pour ainsi dire suspendue à un double intérêt,
celui de l'histoire terrible qui nous était racontée, et celui de
l'effet incroyable qu'elle semblait produire sur Léopold. On ne peut se
faire d'idée d'un récit fait pendant un voyage de mer. Cette immensité
de deux déserts qui vous entourent, ce silence qui donne aux paroles
d'un orateur des milliers de lieues pour écho, la bruyante et subite
rumeur des vagues qui se fait entendre par instans, et qui, se mêlant à
la voix humaine, semble un murmure lointain qui lui répond, il y a là,
je puis dire, une des sources les plus abondantes d'émotions neuves et
frappantes. Il existe une éloquence supérieure à l'éloquence elle-même,
c'est celle qui naît d'un lieu extraordinaire, d'un moment critique,
d'un personnage singulier. C'est ainsi que les mots les plus simples
deviennent les plus sublimes, parce qu'ils sont d'ordinaire l'expression
et en quelque sorte le cri du cœur humain ou de la nature aux prises
avec quelque situation violente ou quelque sentiment original et unique.

Indépendamment de l'intérêt de ce qu'il nous avait raconté, l'étranger
avait dû nous captiver surtout par l'influence du spectacle qui nous
entourait et la disposition des cœurs qui l'écoutaient. Nous voulûmes en
vain en savoir davantage sur sa destinée; il resta morne et silencieux,
et comme accablé sous le poids des douleurs qu'il nous avait fait
partager. Lors du débarquement, il disparut sans que nous ayons pu même
lui adresser nos adieux.

Plusieurs fois, pendant cette traversée, j'avais éprouvé un inexprimable
malaise, une sourde confusion de souffrances physiques et d'agitations
morales. Le mouvement seul, quand il était plus violent, me soulageait,
comme par une secousse de douleur moins vague et moins pénible. Léopold,
alors, de momens en momens pressait sa belle tête contre mon cœur:
_vivre et mourir ici!_ s'écriait-il, et, à ces mots je retombais plus
souffrante. Enfin, nous touchâmes terre; mais on venait de signaler je
ne sais quel bâtiment suspect, et nous fûmes sur le point de subir la
quarantaine. Je vais dans le prochain chapitre rendre compte de mon
court séjour à Marseille et de mon départ pour Paris, où le cours des
événemens me préparait les plus enivrantes surprises, et peu après,
hélas! d'éternelles douleurs.



CHAPITRE CXLII.

Arrivée à Marseille.--Retour à Paris.--Tournée de Léopold.--Louise.


Malgré la plus heureuse traversée, je me sentis plus fatiguée de ce
petit voyage maritime que d'un mois de marche militaire. Nous restâmes
trois jours à l'hôtel Beauveau, et je ne donnai d'autres objets à ma
curiosité dans les lieux publics, les spectacles et les promenades, que
l'étude de l'opinion. Là, comme, partout, on avait la pensée d'un
changement. Quand, lors de mon retour à Paris, je fis part à Regnault de
cette disposition des esprits, il se frotta les mains d'un air tout
singulier, m'appela un être précieux, extraordinaire, hors du moule
connu, que sais-je? Je lui parlai de Léopold; il me témoigna l'obligeant
désir de le voir; je le lui présentai le soir même, et il fut si charmé
de son enthousiasme de souvenirs et de bonne volonté, qu'il me témoigna,
après forces suppositions sur ce qu'il appelait ma nouvelle
connaissance, le vif désir de le voir rentrer au service. «Voilà,
s'écria-t-il, les officiers qu'il nous faut; c'est un dévouement à la
Labédoyère.» Puis le malin interlocuteur ajouta à ses vœux militaires
des insinuations d'une tout autre espèce, avec ce ton de facilité morale
qui ne trouve de mal à rien.

«Léopold, lui dis-je, est pour moi aujourd'hui ce qu'il sera toujours,
ni plus ni moins, M. le comte.

«--Tant mieux (se méprenant tout-à-fait); car Ney ne vous comprendrait
plus.

«--Vous vous trompez; tant qu'il sera question de gloire, Ney me
comprendra toujours.

«--Eh bien! je m'en rapporte à votre première entrevue. Ney ne comprend
plus aujourd'hui que sa femme, ses enfans, son repos, la paisible
jouissance de ses honneurs.

«--Je trouve plaisante votre indignation contre un guerrier qui a bien,
au prix de son sang, acquis le droit de jouir de ce qu'il a mérité.

«--Mais Ney vous a ensorcelée;» et Regnault continua un feu roulant de
propos moitié piquans, moitié aimables, auxquels je mis fin par cette
déclaration de principes: «Si Ney me voulait pour le servir le reste de
ma vie, comme domestique même, je ne balancerais pas.» Je sentis
moi-même que je rougissais et que mes paroles allaient au delà de ma
propre pensée. Par une inexplicable complication de sentimens, je
n'exaltais autant mon dévouement passionné pour le maréchal que parce
que l'image de Léopold était auprès de moi.

En arrivant, dans les premiers jours de février 1815, à Paris, j'avais
trouvé une lettre du maréchal. Il me disait: «Je compte prolonger mon
séjour dans ma terre; mais de grâce, mon amie, je vous renouvelle toutes
mes recommandations de prudence.» Il ajoutait: «Je ne compte revenir à
Paris qu'autant que j'y serai appelé.» Le maréchal était, depuis le 12
juin 1814, commandant du corps royal de cavalerie, gouverneur de la 6e
division militaire, et pair de France. Je crus devoir, en lui répondant,
lui mander toutes les observations que j'avais faites dans mon voyage.
Je me rappelle sa réponse; elle était fort catégorique. Qu'on en juge.
«Ceux qui veulent un changement veulent perdre la France; la paix est
notre seul besoin. Qu'importe qui gouverne. Pierre ou Paul doivent être
aimés, pourvu qu'ils aiment la France, son repos et sa dignité. Ne
songeons qu'à la patrie.» Et j'ose affirmer qu'il ne vit qu'elle dans
tout ce qu'il fit. Il était convaincu, dans toute la loyale sincérité de
son ame, que le retour de Napoléon serait une immense calamité. Quelques
jours après ses lettres, qui avaient en effet une date déjà ancienne,
Ney arriva de sa terre et continua à vivre heureux au sein de sa
famille. Dès notre première entrevue, Ney m'effraya par quelques uns de
ces mots qui indiquent que l'on vous connaît un tort. Il me donna à
entendre qu'il savait mon voyage. La froideur des opinions que Ney
m'avait exprimées me fit trouver un charme singulier dans mes relations
avec Léopold. Malgré la différence des âges et des sexes, il y avait une
bien étroite sympathie dans nos manières de voir et de sentir; de part
et d'autre un entier abandon et comme une réaction réciproque des mêmes
pensées. J'occupais un assez joli logement, rue de Provence; Léopold
demeurait deux portes plus loin, et dînait toujours chez moi. Nous nous
rendions compte de nos courses; nous mettions en commun nos nouvelles de
la journée, nos espérances du lendemain. Ce que son ame impétueuse
appelait surtout, c'était la renaissance de la gloire militaire; il ne
conspirait que pour un laurier. Hélas! il invoquait la gloire et c'est
la mort qui lui a répondu. Assise sur un champ de bataille et de deuil,
j'ai pleuré Léopold, comme la plus tendre mère pleurerait un fils adoré,
au milieu du carnage de Waterloo. Je me suis sentie heureuse de n'avoir
point placé le remords entre mes regrets et la tombe de ce malheureux
jeune homme. Mais n'anticipons pas sur les événemens, la douleur nous y
conduira trop vite.

J'oubliais de dire que Léopold, en rentrant en France avec moi, était
resté quelques jours de plus en Provence. Il me raconta une action
touchante dont il avait retardé la confidence. Entre Sisteron et Digne,
près d'un de ces misérables villages dont, l'hiver, les toits de chaume
semblent avoir disparu sous les neiges et où la misère dévore les
campagnes, Léopold allait au pas de son cheval. Sur la racine noueuse
d'un orme antique qui fermait l'entrée d'un cimetière, il avait vu
assise, dans l'attitude d'une profonde douleur, une petite fille de dix
à douze ans, pâle, maigre, mourante, à l'entrée de ce champ de la mort.
Léopold sauta de cheval et, encourageant la pauvre petite par ses douces
paroles, réchauffait ses mains glacées. L'enfant disait: «Oh! mon beau
Monsieur, ne me touchez pas les mains, je suis si pauvre et si malade.

«--Je vous donnerai de quoi vous guérir; venez.

«--Ah! mon beau Monsieur, si cela se peut, faites plutôt donner un peu
de bouillon à ma mère, et enterrer mon pauvre père mort depuis seize
jours.

«--Venez, Venez, mon enfant.» Et tout en l'emportant il se faisait
raconter les peines de la pauvre petite.

«--Mon père n'est pas enterré, mon bon Monsieur, parce que cela coûte
trop cher d'aller au chef-lieu, et ici les neiges en empêchent[21].»

Léopold avait enveloppé la petite dans son manteau, et l'enfant se
sentit ranimer par de douces paroles. «Nous voilà à la maison,» dit la
petite; et tout ce que la misère a d'horreurs s'offrit alors aux regards
attendris de Léopold. Léopold s'était arrêté sur le seuil. «Ma mère, ma
bonne mère, vous vivrez. Voilà un Monsieur qui vient nous donner du pain
et de quoi faire enterrer notre pauvre père.» Ici les sanglots
arrêtèrent la voix enfantine. Léopold avança et vit dans un coin, sur un
peu de paille, sous un lambeau de vieille tapisserie, un spectre à
figure humaine, une femme, une mère jeune encore, dont le sein desséché
offrait le seul et dernier aliment à une petite créature que ses bras
décharnés avaient peine à retenir contre ce sein maternel, son unique
berceau. La moribonde leva sur Léopold un regard éteint. Il fallut un
prompt secours. Il la souleva, lui fit avaler quelques gouttes de
liqueur qui la relevèrent un peu. Léopold dit à la petite de le conduire
là où on pourrait trouver les choses nécessaires; ils y coururent. Et
Léopold en me racontant sa bonne action s'écriait: «Si les riches
savaient, mon amie, de combien de secours on peut pourvoir les
malheureux avec deux ou trois napoléons, ils se donneraient plus souvent
un plaisir, qui réveillerait leurs satiétés.» Il s'était, en rentrant
chez la malade, assis auprès d'un foyer allumé par ses soins, et dont la
flamme réchauffait des corps presque glacés. Léopold distribua
prudemment une nourriture saine, convoitée par ces êtres si long-temps
privés de tout. La religion de l'argent règne au hameau comme à la
ville. Aussitôt que les voisins virent la misère fuir la cabane de la
veuve, ils s'en rapprochèrent pour offrir aide et secours. Léopold,
détourné de son chemin, demanda un guide; il était facile à trouver pour
le Monsieur qui dépensait cinq napoléons d'or pour une charité. Léopold
partit comblé de bénédictions. «Je m'aperçus de l'absence de la petite
fille, me dit-il, et j'en fus presque choqué. Pauvre enfant! je la
croyais sans reconnaissance, mais elle me réserva la preuve que les bons
cœurs reçoivent leurs impressions de la nature, et que la délicatesse du
sentiment survit heureusement quelquefois à la dégradation qu'imprime la
misère. Pour revenir à la route, il me fallait (continua Léopold)
repasser près du cimetière où j'avais trouvé la petite fille. Elle m'y
avait devancé; je la vis à la même place, à genoux et dans l'attitude de
la prière. Léopold entendit mêler au nom du seigneur celui du bon
Monsieur. Aussitôt que la pauvre petite me vit, ajoutait Léopold, elle
vint à moi, me prit les mains, et avec l'accent le plus touchant elle
s'écria: «Ici, mon bon Monsieur, vous avez trouvé la pauvre Louise
priant pour l'ame de son père et désirant mourir aussi. C'est ici que
tous les jours je prierai pour vous le bon Dieu de vous conserver aux
pauvres que vous n'oubliez pas, quoique vous soyez bien riche. Ah!
puisque vous êtes si bon, priez une fois avec la pauvre Louise pour
l'ame des siens.» À cette voix naïve et divine d'un enfant, les genoux
de Léopold s'étaient inclinés vers la terre; lui qui ne fatiguait pas le
pavé sacré des églises, il avait eu des élans de religion et de prière
dans un cimetière de campagne.

Je remerciai Léopold de sa bonne œuvre et du plaisir que son récit
m'avait causé. Déjà ma tête bâtissait le projet d'un pélerinage dans les
Alpes avec le bienfaiteur, et dans l'intérêt de la protégée. L'avenir!
nous le rêvions alors long et heureux; mais les événemens marchèrent, et
leur course rapide, en renversant des trônes, m'ont laissé, avec bien
d'autres peines et d'autres douleurs, le regret qu'un si doux mouvement
de nos cœurs n'ait pu rien produire.



CHAPITRE CXLIII.

Le général Quesnel.--11 Février 1815.


Un jeune officier que j'avais connu dans les campagnes d'Italie et
d'Allemagne m'avait singulièrement frappée, quoique dans de courtes
apparitions, par l'éclat d'une galanterie spirituelle et chevaleresque.
Ce n'est pas un médiocre éloge que d'avoir excité l'involontaire
attention d'une femme dont le cœur était si grandement occupé, et dont
les regards ne pouvaient tomber dans les jeunes états-majors que sur des
mérites. Cet officier que j'avais le plus distingué parmi ceux qui
avaient seulement passé sous mes yeux comme aimables, s'appelait
Quesnel. Par une des plus piquantes singularités de ces temps, une
liaison commencée à Paris dans un bal s'achevait sur un champ de
bataille. On se connaissait en Italie, on se quittait en Allemagne et
l'on se retrouvait en Pologne; on se perdait de vue pendant quelques
années, et après trois ans comme à trois cents lieues de séparation, il
semblait qu'on s'était encore vu la veille. Seulement, dans le trajet,
le jeune capitaine était quelquefois devenu général.

Telle avait été la destinée de Quesnel. Il était chef de bataillon quand
je le vis pour la première fois; je l'avais rencontré ailleurs colonel,
et à mon retour à Paris, après l'abdication de Fontainebleau, je le
saluai général de division, et il en avait déjà fait les preuves depuis
plusieurs années. Vers la fin de 1814, notre intimité, entretenue par de
fréquentes rencontres et par la sympathie si électrique des mêmes
regrets et des mêmes affections, avait pris ce caractère de confiance et
d'abandon un peu plus sérieux cependant que les capricieuses illusions
de l'extrême jeunesse. Doué d'une grande facilité d'élocution, Quesnel
était l'ame de plusieurs réunions et de conférences plus souvent
politiques que galantes, quoiqu'il mêlât très bien leur double intérêt.
Je le supposais plus initié que moi à des secrets dont je savais bien
plus l'objet que le mot précis. Comme à cette époque Ney était à sa
terre, et que d'ailleurs mon voyage avait un peu diminué la fréquence
même de nos rapports épistolaires, j'avais encore, plus de liberté dans
ma vie déjà assez indépendante. Vers la fin de janvier ou les premiers
jours de février 1815, je déjeûnai, pour la première fois depuis mon
retour, avec Quesnel, rue de Rivoli. Je le trouvai un peu soucieux, plus
sobre des expressions ordinairement si vives de son enthousiasme et de
ses espérances. «Je pense à une audience qui me tourmente, me dit-il.

«--Avec qui?

«--Avec M. le duc d'Angoulême.

«--Ah! mon Dieu, allez-vous aussi nous donner quelqu'une de ces
proclamations avec les grands mots de tyran et d'usurpateur?

«--Vous croyez parler à Augereau: loin de là; mais je crains au
contraire de n'être mandé que parce qu'on croit deviner que je pourrais
bien en fabriquer d'une autre espèce.

«--Et si vous alliez être arrêté?

«--On ne fait pas de ces choses-là aux Tuileries; mais cela serait,
qu'il faudrait y aller.» Et il s'y rendit le jour même ou le lendemain.

Quesnel était un de ces hommes de résolution qui en valent dix dans
toute espèce de tentative qui offre des dangers à affronter, et sa
loyale fidélité était passée en proverbe. Le soir on l'attendait chez
Regnault; il ne vint pas. J'y passai quelques heures, et dis dans la
société que j'avais déjeuné avec Quesnel et ce qu'il m'avait dit de
l'audience du prince. Ces mots si simples parurent faire impression. Le
nombre des entrans et des sortans apportait nécessairement une grande
distraction dans l'assemblée. Quand elle fut un peu éclaircie, Regnault,
s'approchant de moi, me dit: «Avez-vous vu Lefebvre Desnouettes à
Fontainebleau?»

«--Non; pourquoi?

«--Savez-vous s'il était du nombre de ceux que l'Empereur congédia le
19?

«--Pas du tout; car vous savez aussi bien que moi que le brave général
Desnouettes ne s'est séparé de Napoléon qu'à Nevers, où il avait été
attendre son passage.

«--Vous en êtes sûre?

«--Comme de ma vie.

«--À qui avez-vous parlé au château?

«--Au duc de Bassano et à Korsakowski.

«--Point à d'autres?

«--Non, pas de personnages marquans dans ceux qui étaient restés après
la débâcle du 19. J'ai remarqué Dejean, Ornano, Petit, le colonel
Montesquiou, Bussy, M. de Turenne, chambellan, puis Drouot et Bertrand,
qui sont partis avec l'Empereur. Mais à quoi bon toutes ces questions?
Qu'y a-t-il?

«--Rien, peut-être; mais qui sait si, dans l'état des choses, un rien
pareil peut n'être point grave. Vous êtes venue directement de
Fontainebleau? Vous n'avez pas été à Briare, à Villeneuve-sur-Allier?
Vous n'êtes pas en correspondance avec l'officier de la garde qui forma
à Nevers la dernière escorte de l'Empereur? Vous n'avez pas parlé
allemand avec un officier autrichien de l'escorte que l'Empereur refusa?

«--Monsieur le comte, vous n'avez pas retenu tout ce que je vous ai dit.
Vous n'auriez pas par hasard perdu l'esprit?

«--Je ne plaisante pas; il peut y aller de votre existence.

«--Bah! _non si puo_[22]. Au reste, je l'aurais bien mérité. Qu'avais-je
besoin de me fourvoyer par sottise de cœur dans le dédale politique;
mais que je sache au moins pourquoi on me ferait l'honneur de me faire
un mauvais parti.

«--Exécrable tête.

«--Meilleure que la vôtre; elle ne s'effraie pas si facilement; mais
expliquez-vous mieux.

«--Je ne puis.

«--Voilà qui est clair. Eh bien! en ce cas, adieu à la rue des
Victoires.

«--Connaissez-vous cette écriture?» et il me donna un billet écrit en
allemand.

«--C'est l'écriture de votre dame allemande; je puis la confronter, j'ai
son billet d'Essonne: elle dit qu'elle attend réponse à Beaune. Voilà
bien de quoi alarmer. Comment ne connaissez-vous pas son écriture?

«--Mais le caractère allemand ne se reconnaît pas,» répondit-il avec
humeur. J'en pris à mon tour, et quittai Regnault, ennuyée déjà de
toutes ces agitations, qui, au fait, n'avaient rien de commun avec mon
imagination, qui ne tenait à l'empire que par l'innocence du romanesque.
Je n'ai jamais pu savoir quelle était au juste cette affaire; mais on
disait qu'on avait vu une femme habillée en homme causer avec le
commissaire prussien Walbourg-Tnechpess, et qu'à Avignon on l'avait
aperçue au milieu des gens ameutés qui criaient _vivent les alliés! à
bas le tyran!_; Lorsqu'on me rapporta ces propos, je fis une bonne scène
à Regnault, sans en tirer un mot de plus; et je ne vois pas en quoi cela
aurait pu me coûter la vie sous le règne des lois. Cette scène date du
mois de février 1815, et je n'étais pas assez avant dans les mystères
politiques pour savoir mon _vingt mars_ à heure fixe et précise. Hélas!
avant cette époque, une immense douleur m'était réservée par une
catastrophe horrible, l'assassinat de cet aimable et brave Quesnel, que
j'aimais par une parfaite conformité d'enthousiasme et par mille
qualités excellentes.

Quelques jours après sa visite à Mgr le duc d'Angoulême, ses assiduités
devinrent moins fréquentes dans les diverses réunions dont il était
l'ame. Cette subite indifférence excitait une inquiétude dont l'intérêt
de l'absent ne paraissait pas seul l'objet. Un de ses amis m'assura
avoir vu un des parens du général, lequel l'avait quitté l'avant-veille,
sur les onze heures du soir, à la grille du Carrousel (c'était le jour
où j'avais déjeûné avec lui, et où il devait être reçu en audience
particulière par le prince); son parent l'avait cru à une campagne des
environs de Paris où il allait souvent; on s'était informé, mais il n'y
avait point paru. Je ne sais par quel pressentiment je m'inquiétais de
son absence. À cette époque on aimait à se savoir avec de véritables
amis; on leur inspirait et ils vous portaient plus d'intérêt. Je fis
part à Regnault de mon trouble; il me répondit: «Depuis que le général
Quesnel a été reçu en audience par le duc d'Angoulême, je ne l'ai pas
revu. Je ne m'en étonne pas, il a eu à subir peut-être une de ces
situations délicates dont on veut supporter seul l'embarras. Il aura eu
devant lui tout ensemble ses anciens intérêts et d'honorables avances.»
Le jour de cette conversation, je rencontrai un ancien adjudant du
général Lasalle, qui me dit: «Qu'on assurait que le général Quesnel
s'était noyé.» À cette nouvelle je faillis m'évanouir.--«Pauvre Quesnel,
continua cet adjudant, il a été sacrifié peut-être; on n'ignorait pas sa
ténacité résolue; on savait tout, on l'a _escofié_.» La singularité de
ce terme militaire calma mon saisissement par une hilarité involontaire
en me rendant le bonheur du doute; mais l'espoir s'évanouit bientôt.

Ayant été déjeûner le lendemain dans un café voisin du Pont-Royal, à
peine assise, je vis tout le monde courir à la porte en disant: «Voilà
la _charrette_ qui ramène le corps du général Quesnel qui s'est
noyé...--Ou plutôt qu'on a assassiné d'un coup à la gorge, avant, de le
jeter à l'eau», dit un militaire habillé en bourgeois, qui vint ensuite
s'asseoir près de ma table. Je fixai sur lui un œil inquiet, son regard
rencontra le mien, et ce fut comme une connaissance faite. On restait
morne et silencieux dans le café; mes larmes roulèrent sur le journal
que je tenais par contenance, car je me sentais suffoquée. Celui qui
avait parlé chercha à attirer mon attention. Me voyant observée, je
tâchai de me contenir, regardant un peu en dessous celui qui s'occupait
de moi; il s'en aperçut, et m'étonna à me faire frissonner en me faisant
un signe, une sorte de mouvement cabalistique que m'avait enseigné
Oudet, et que, certes, je dus être surprise de me voir répéter par un
autre; je ne saurais exprimer ce qui me passait par la tête, mais je
sortis du café la tête droite, l'œil baissé. Je croyais être poursuivie
par le fantôme d'Oudet, par cet être bizarre, séduisant et malheureux.
En tournant la rue de Bourbon, j'entrai dans le passage du marché
Boulainvilliers, me supposant alors en sûreté. Tout à coup je me trouve
en face de celui que j'avais voulu fuir. «Vous ne me remettez pas, dit
l'homme du café.» J'étais clouée à ma place comme une statue; il me
semblait que sa figure allait m'offrir ces traits mobiles, cette
expression prophétique et menaçante, ou trop enchanteresse, qui m'avait
causé à mon printemps des émotions si extraordinaires.

«Quel signe avez-vous osé me faire? m'écriai-je; d'où me
connaissez-vous? comment et de qui savez-vous qu'il me doit être
familier?

«--D'Oudet, répliqua-t-il. J'étais avec lui à Furnes en 1796, au moment
où un scélérat attenta à la vie du général Hoche. Quoi! vous ne me
reconnaissez pas?

«--Oui, maintenant (et avec une joie extrême, quoique douloureuse),
pardonnez-moi, je suis depuis quelque temps dans une agitation
continuelle, et le triste spectacle que nous venons de voir n'a pas peu
contribué à l'augmenter. Concevez cette incroyable singularité au moment
où je vois transporter le cadavre d'un ami assassiné! Mes yeux doivent
être frappés du signal d'une intimité mystérieuse avec un ami qui eut le
même sort.»

Nous entrâmes ici dans quelques détails qui n'ont aucun rapport avec mes
Mémoires. Je dois donc ne pas en fatiguer le lecteur. L'officier me dit
qu'il était certain de l'assassinat du général Quesnel; que les traces
du poignard dont Quesnel avait été frappé indiquaient une longue lutte
de la victime et une longue opiniâtreté de la part des meurtriers. Cet
ami d'Oudet arrivait de Muy en Provence: il me raconta qu'il avait vu
Napoléon à son passage à Saint-Maximien, où, étant à table avec des
commissaires étrangers, il avait adressé une si verte allocution au
sous-préfet d'Aix. Il avait parlé à ce fonctionnaire d'administration,
comme si lui seul (Napoléon) eût encore pu destituer et faire des
préfets. L'officier ajouta encore à ces détails, qu'au bourg du Luc,
quand on vola dans la nuit la cassette du maître-d'hôtel de
l'ex-Empereur, avec 60,000 francs, il avait presque eu la conviction que
ce vol avait été commis par quelqu'un de la suite, dont le dévouement
n'avait pas été au delà de cette étape du voyage. «J'ai accompagné
Napoléon jusqu'à Fréjus. Ne me demandez pas ce qui se passa en moi à la
vue de cette escorte autrichienne conduisant le vainqueur d'Austerlitz
et de Wagram.»

Je demandai à l'ami d'Oudet sa destination et ses projets; il ne faisait
que passer par Paris pour se rendre à Lyon, sa patrie. Il avait des
lettres pour Carnot; j'avais aussi personnellement besoin de parler à ce
dernier; et nous nous rendîmes ensemble chez lui. Je prévins mon
cavalier de ne point parler d'Oudet ni de mes relations; il sourit, et
m'assura que cela ne me nuirait aucunement dans l'esprit de Carnot.
«Mais c'est une bien étrange chose que tant de personnes différentes
ayant été en contact intime avec cet homme dont le souvenir semble
encore puissant comme sa présence même!

«Vit-il toujours dans le vôtre?»

Je ne pouvais répondre à cela que par un regard, et le regard fut
compris.

À la manière dont l'ami d'Oudet fut reçu par Carnot, je dus juger qu'il
était fort avant dans son estime; Carnot savait déjà la mort du général
Quesnel, et en témoigna énergiquement son horreur. Il parla aussi avec
l'ami d'Oudet du voyage que fit celui-ci lors du départ de Napoléon pour
l'île d'Elbe, et je ne puis me refuser le plaisir de transcrire ce qu'il
nous disait avoir entendu de la bouche de l'Empereur, parlant au
maréchal Augereau, lesquels s'étaient rencontrés entre Lyon et Valence.
L'Empereur et Augereau étaient tous deux descendus de voiture. Après
l'avoir embrassé, Napoléon, prenant Augereau par le bras, lui dit: «Où
vas-tu? sans doute à la cour?... Ta proclamation est sotte. Pourquoi des
injures contre moi? Il fallait tout simplement dire: Le vœu de la nation
s'est prononcé en faveur d'un nouveau souverain; le devoir de l'armée
est de se soumettre. _Vive le Roi! Vive Louis XVIII!_--Ah! s'écriait
Carnot; quel dommage que le trône ait pu tenter un pareil homme!» Je
trouvai ces Messieurs d'un républicanisme trop rigoureux; et, ne voulant
pas me perdre dans l'expression tour à tour métaphysique et furibonde de
leur opinion, je les ramenai insensiblement à nos communs regrets sur
l'infortuné Quesnel, et je les quittai pour aller dire à Regnault tout
ce qui venait de se passer.

FIN DU CINQUIÈME VOLUME.



NOTES


[1: Peintre actuel de S. M. le roi des Pays-Bas.]

[2: Près Florence, route de Sienne.]

[3: «Si vous voulez prier pour son ame, venez, et vous serez bénie.»]

[4: «Elle en a pitié.»]

[5: «Je serai à toi, Paolo, ou à la mort.»]

[6: «Tu seras à moi, ou nous serons avec celle-ci.»]

[7: «Qu'il en soit ainsi.»]

[8: «Quoique princesse, Paolo, je serai à toi ou à la mort.»]

[9: «Mais tu es le bienvenu.»]

[10: Le comte de Hogendorp est membre des états-généraux du royaume des
Pays-Bas, et fut porté en triomphe à Rotterdam; c'est le général Foy de
la Hollande.]

[11: Je ne puis citer que le sens de la lettre qui éprouva le sort de
quelques autres papiers et d'une bague à cachet du maréchal Ney; et qui
se trouvèrent égarés lors de mon passage de Calais à Douvres (1816).]

[12: «C'est en vain qu'on s'oppose au destin.»]

[13: «Nom obscur, non pas déshérité de toute gloire.»]

[14: «Des fers, lâches, voilà vos batailles.»]

[15: «Je viens, Isaure; si je n'ai su vivre, je sais mourir.»]

[16: «Tu m'as voulue à toi, et me voici avec toi.»]

[17: Bohémiens.]

[18: «Non, il n'est pas votre fils, mais cependant vous avez beaucoup
connu son père. Et qui était-il? un héros, un traître.»]

[19: «Dans moins d'un an, vous vous rappellerez de moi.»]

[20: _Recherches sur le Mérite et la Vertu_, par Ashley Cooper, comte de
Chastesbury.]

[21: J'ai voyagé dans ces pays pendant l'hiver. Les pauvres mettent
leurs morts sur les toits, dans un linceul et sous la neige. Cet usage
est une triste conséquence du climat.]

[22: «Cela ne se peut.»]





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