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Title: Mémoires d'une contemporaine - Souvenirs d'une femme sur les principaux personnages de la République, du Consulat, de l'Empire, etc... Tome 5 Author: Saint-Elme, Ida, 1778-1845 Language: French As this book started as an ASCII text book there are no pictures available. *** Start of this LibraryBlog Digital Book "Mémoires d'une contemporaine - Souvenirs d'une femme sur les principaux personnages de la République, du Consulat, de l'Empire, etc... Tome 5" *** by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) MÉMOIRES D'UNE CONTEMPORAINE, OU SOUVENIRS D'UNE FEMME SUR LES PRINCIPAUX PERSONNAGES DE LA RÉPUBLIQUE, DU CONSULAT, DE L'EMPIRE, ETC. «J'ai assisté aux victoires de la République, j'ai traversé les saturnales du Directoire, j'ai vu la gloire du Consulat et la grandeur de l'Empire: sans avoir jamais affecté une force et des sentimens qui ne sont pas de mon sexe, j'ai été, à vingt-trois ans de distance, témoin des triomphes de Valmy et des funérailles de Waterloo.» MÉMOIRES, _Avant-propos_. TOME CINQUIÈME. Troisième Édition. PARIS. LADVOCAT, LIBRAIRE, QUAI VOLTAIRE, ET PALAIS-ROYAL, GALERIE DE BOIS. 1828. AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR SUR LES TOMES VII ET VIII DE SES MÉMOIRES. Ma tâche est donc remplie, mes _Mémoires_ retraçant la grande époque qui s'est écoulée depuis 1792 jusqu'en 1815. On pourrait croire, à tous les événemens qui s'y pressent, à toutes les vicissitudes qui ont accablé mes jours, que le moment du repos était venu pour moi. Hélas! pouvais-je rester inactive? pouvais-je trouver la paix dans la solitude? Mes amis étaient proscrits; l'exil m'avait enlevé les seules consolations de tant de malheurs. J'avais besoin d'agiter encore violemment ma vie pour la pouvoir supporter. C'est la peinture de cette existence aventureuse qu'on verra dans les deux volumes qui doivent compléter mes _Mémoires_. Le sort a voulu que j'expiasse une vie d'erreurs, de prospérités et d'émotions, par toutes les infortunes qui rarement s'accumulent sur la même tête. Si quelques traits de désintéressement et de bonté, si une courageuse fidélité à de nobles sentimens, ont valu à la première partie de mes aveux quelques regards d'indulgence, je sens au fond de l'ame, que ma lutte avec l'adversité, que tant de pieux devoirs remplis, tant de dévouement prodigué sur les terres étrangères au service des proscrits, me concilieront l'intérêt et la bienveillance des lecteurs. Mille personnages appartenant aux diverses scènes politiques dont la Belgique, l'Angleterre, l'Italie et l'Espagne ont été dans ces derniers temps le théâtre, tels sont, sous le point de vue d'intérêt général, les élémens qui, avec les émotions individuelles d'une destinée singulière, composeront les deux volumes que je promets au Public pour le 1er mars prochain. Paris, le 1er février 1828. CHAPITRE CXVIII. Retour à Florence.--Accueil de la grande-duchesse.--Défection de sa cour. En me jetant en Illyrie, je n'avais obéi qu'à un besoin impérieux de mouvement et de nouveauté; mais ne sachant jamais prévenir les malheurs de si loin, je n'avais nullement songé quand, comment, par où je reviendrais. J'avais suivi le torrent de cette retraite précipitée qui rejetait pour ainsi dire, de ville en ville la domination française. Venise était devenue l'entrepôt de ces débris. Le moment était arrivé de me rapprocher de Florence, l'heure de l'adversité sonnait de toutes parts; mon absence prolongée eût ressemblé à l'ingratitude et à l'abandon. Je revins donc rapidement aux lieux qu'occupait encore ma bienfaitrice, avec cette rapidité que donne le cœur et qui sait franchir toutes les distances. J'arrivai juste pour voir en Toscane quelque chose de pareil à ce qui m'avait éloignée de l'Illyrie; que dis-je? quelque chose de pire: car là, une population moins généreuse devait ajouter tous les retours de la mobilité italienne à toutes les injustices de la fortune. Les révolutions, sur cette terre où tant de puissances différentes ont régné, où les passions politiques se ressentent du caractère national, ne se font pas avec cette facilité tranquille qu'on a pu remarquer ailleurs, ne se déroulent pas sous la forme seulement pittoresque d'une décoration d'opéra. Le moindre changement ne s'annonce, ne se prépare, ne se consomme qu'avec l'escorte de mille crimes isolés, de mille vengeances particulières. Sous le prétexte d'un horrible enthousiasme du bien public, on commence d'ordinaire toutes les innovations par des massacres. J'avais si souvent parcourir toutes les routes, exploré le pays dans tous les sens; interrogé, questionné, causé, que j'étais connue dans toutes les auberges de Florence, de Pise, de Livourne, de Lucques, pour être du service de la grande-duchesse. À Livourne, j'aperçus les premiers symptômes de la fermentation, et j'eus lieu de me convaincre de la réaction que les Français auraient à attendre de tout ce qui flattait ou du moins de tout ce qui tremblait la veille; enfin, des dispositions des classes élevées, si dévouées, et de celles du peuple, si tremblantes, quelques mois avant. Dans l'hôtel où j'étais descendue, il fallait entendre les propos, depuis le dernier marmiton jusqu'au maître. Ces gens, qui ne juraient trois jours avant que par _Napoleone il Grande_, criaient déjà sans honte et sans frayeur: _I signori franchesi no hamo a farci gran tempo da padroni, finice, finice_. Comme première preuve de haine politique, j'eus beaucoup de peine à me faire servir, essuyant ces airs moitié bas, moitié insolens, qui ne donnent guère que le droit de mépriser les gens maussades et malveillans, sans autoriser la plainte, parce que la peur étant encore un peu plus forte que la haine, ne pousse pas encore les choses à ce point qui constitue le délit et qui appelle la punition. Dès que je parvins à Florence, je tâchai de pénétrer jusqu'à la grande-duchesse, et de lui faire tenir une lettre. Les premières secousses de la commotion qui frappait l'Empire avaient déjà produit autour d'elle son inévitable effet. Tout ce qui était français, à quelques rares poltronneries près, s'était rapproché de la sœur de Napoléon. Si on ne lisait plus dans les groupes cet enthousiasme, ce dévouement chaleureux qu'avaient naguère si souvent fait éclater les bulletins des triomphes de l'Empereur, du moins on y voyait encore cette résignation noble, cet intérêt, ces alarmes touchantes qui, dans les plus tristes partis à prendre, laissent encore dominer ce zèle, cette fidélité pour les princes malheureux auxquels ces généreuses démonstrations font tant de bien. Mais parmi les Italiens attachés à la cour, et la cour était presque tout italienne, c'était, hélas! une émulation de bassesse et d'ingratitude. Que de grandes dames, renommées pour leur exactitude aux levers et aux soirées, atteintes alors d'indisposition subite! Elles, si jalouses de l'honneur d'accompagner, si envieuses du tour de service, se faisaient dire malades pour éluder leurs fonctions, et n'en mettaient pas moins d'affectation en même temps, comme pour donner de la publicité à leur mauvaise grâce, à se montrer partout. Que d'hommes, écuyers, chambellans et autres, qui ne pouvaient respirer d'autre air que celui des antichambres et des salons du palais, qui passaient leur temps à débiter toutes les hyperboles de l'adulation la plus fade, devinrent tous d'intarissables frondeurs du pouvoir qu'ils avaient encensé! Ces Messieurs trouvaient très plaisantes les charges qu'ils avaient eux-mêmes exercées avec une exactitude bien plus risible; ils faisaient force esprit sur la cour, sur la princesse, sur ses habitudes, sur la bourgeoisie impériale, comme ils l'appelaient. Ils se donnaient la mascarade avec une sorte d'impudence, de gaieté et de sottise qu'on ne peut concevoir que dans des marionnettes à parchemins. Je ne ferai point ici la cruelle satire de tant de platitudes, en y mettant des noms propres. Il serait trop pénible pour moi de réveiller tant de souvenirs d'une ingratitude que le gouvernement de M. de Metternich s'est chargé de punir par le seul fait de sa domination. Florence, d'ailleurs, par le charme de la longue et heureuse hospitalité qu'elle m'a donnée, mérite bien que je lui épargne un peu de honte, en échange des beaux jours que j'y ai passés. Après bien des peines, j'eus enfin la consolation d'approcher de la grande-duchesse, et de contenter l'impatience que j'éprouvais de lui montrer mon ame française et reconnaissante au milieu de tant de cœurs étrangers et ingrats. Je lui parlai de tout ce que j'avais vu et entendu, des dispositions hostiles que j'avais remarquées dans le peuple, et surtout des lâchetés malveillantes du palais. Je lui désignai parmi tant de trahisons les plus honteuses et les plus révoltantes. La réponse d'Élisa vint encore ajouter à ma juste indignation. «Mon Dieu! me dit-elle, j'ai comblé _tout cela_ de bienfaits, mais sans me faire trop d'illusion, mais sans compter sur une reconnaissance plus longue que la bonne fortune. Outre les places qui attachent tous ces Italiens à ma cour, il n'en est pas un qui n'ait reçu de moi quelque service signalé, quelque salaire confidentiel. C'est sans doute ma bonté qu'ils ne me pardonnent pas; mais cela ne me surprend point; l'ingratitude se mesure à la grandeur des bienfaits, et les paie souvent à poids double. Et encore, si je n'avais jeté que de l'or à cette noblesse toscane, elle eût peut-être mis une certaine pudeur dans ses procédés; mais j'ai eu le soin irrémissible d'ajouter les bonnes grâces aux richesses, d'épargner des affronts à quelques uns, des ennuis à tous. Vous conviendrez que par là j'ai redoublé contre moi les mauvais penchans du cœur humain, et les chances fâcheuses des cours. Tous ces gens-là désertent ma cause, parce que ce n'est pas la première qu'ils servent, et qu'ils veulent rentrer en condition. On insulte la France pour se mettre bien avec l'Autriche. Le vent paraît souffler de par là, nos girouettes se tournent de ce côté... Mais patience, l'Autriche a tout ce qu'il faut pour me faire regretter. Non seulement tous ces Italiens ne profiteront pas de leur défection, mais encore ils en auront des remords.» La prédiction s'est accomplie; les souvenirs et les regrets ont remplacé les sarcasmes et les malédictions. J'ai eu sujet, à bien peu de distance, de constater cette incurable disposition du cœur à revenir trop tard à la justice. Au milieu de tant de périls, et dans la désertion sûre ou probable de ses serviteurs, trouvant un dévouement aussi intrépide que tendre dans ma personne, Élisa me parut ressentir avec une bien touchante vivacité le bonheur de l'amitié, ce bonheur si rare, même pour les plus simples particuliers. Profitant de la soudaine occasion de ma fidélité, la princesse me chargea d'une foule de commissions secrètes et importantes, de lettres, d'instructions de tout genre. Je les ai oubliées aujourd'hui, mais je ne les oubliai pas dans le temps. J'ai le cœur meilleur que la mémoire. Se rappelant une personne sur laquelle on pouvait compter, et à toute épreuve, que je connaissais à Gênes, la grande-duchesse ajouta avec une bonté mélancolique: «Allez attendre le résultat des événemens qui se passent, qui peut-être se termineront bien; car le lion ne se terrasse pas aisément... Mais si tout est fini, mon intention est d'aller rejoindre Caroline... Ou peut-être irai-je en Amérique... Y viendrez-vous? «--Que Votre Altesse m'ordonne, qu'elle désire seulement, et je suis prête à la suivre au bout du monde. Je mettrai ma gloire, ma consolation à veiller à votre sûreté; ma vie est à vous ainsi qu'à votre auguste famille;» et mon regard, et l'altération de ma voix, disaient encore plus éloquemment à la duchesse jusqu'à quel point elle pouvait disposer de moi. «--Ah! que vous me faites de bien avec ces accens vrais du cœur! Mon excellente mère exceptée, vous êtes la femme pour laquelle j'ai ressenti avec le plus de vivacité le besoin d'un noble attachement.» Ils resteront dans mon souvenir, ces adieux d'une souveraine, d'une bienfaitrice, d'une amie, qui, au milieu de l'enivrement de l'empire, encore debout, savait prévoir au delà de tous les revers, osait regarder en face la Fortune, et conservait intact son courage devant l'adversité, comme elle avait dans les prospérités gardé une ame pure et bienfaisante. Dès le commencement du voyage, je fus en quelque sorte poursuivie par les mauvaises nouvelles. À Sienne, les femmes des employés français avaient été maltraitées par le peuple. Le flot des émigrans se pressait à chaque pas vers la France, et s'accroissait de toutes les autorités auxquelles cette retraite communiquait les mêmes idées de péril et de précaution. J'appris bientôt que Florence avait été évacuée, et je sus plus tard que M. le préfet Fauchet avait été assailli et avait manque périr près de Chambéry: il ne fut sauvé que par la présence d'esprit d'un domestique éprouvé depuis longues années. J'avais fait embarquer mes effets et je voyageais à cheval. À Pietra-Santa, petit endroit près de Livourne, je fis la rencontre de deux peintres hollandais, élèves du célèbre Van Brée[1], qui revenaient de Naples, où je les avais vus dessinant aux lueurs du Vésuve et cherchant, au risque de leur vie, à surprendre quelques unes de ces grandes scènes de la nature. Ils s'étaient associés avec un Ferrarois qui avait à craindre chez lui les haines particulières, toujours si habiles à s'assouvir sous le masque de la politique. Tous se rendaient à Paris, avec l'espoir que la débâcle de notre domination s'arrêterait du moins aux Alpes. Il signor Brandi ne m'était point inconnu; j'avais lu de lui plusieurs ouvrages littéraires. Malgré le peu de sûreté de la route, malgré la triste préoccupation des affaires, une pareille compagnie était trop éclairée pour que le voyage ne s'animât point de l'intérêt des beaux-arts. Leur magie consiste même à faire tout oublier, à étouffer tous les murmures du malheur, à éloigner le fantôme de tous les périls, à mettre leurs nobles distractions au-dessus de toutes les peines. Chemin faisant, on se mit à parler au milieu des dangers comme dans un tranquille salon, ou dans une plus tranquille académie. À la poésie italienne succéda la poésie hollandaise, et je trouvais que c'était quelque chose de piquant que cet hommage à la langue de ma mère rendu dans la patrie du Tasse, et dans de pareils momens. La route fut moins longue cependant que nous n'avions compté la faire ensemble; Nos artistes étaient trop indépendans pour subordonner leurs courses aux émotions d'une femme, et moi j'aimais trop ma liberté pour ne pas trouver commode de me séparer des compagnons que cependant il m'avait paru très doux de rencontrer. CHAPITRE CXIX. Nouveau voyage à Pise.--La sœur Angola.--Bianca Capello.--Les deux amans Paolo et Hermosa. Les événemens romanesques sont fréquens dans mes mémoires; c'est qu'en effet ils l'ont été dans ma vie. Lors même que mon existence prenait une assiette et paraissait affermir ma position ou l'enchaîner à des devoirs, mon cœur, avide d'émotions, mon imagination curieuse de spectacles, cherchaient incessamment à se satisfaire. C'est ainsi que les personnes, les lieux, les incidens, m'appellent tour à tour, dès qu'une nuance un peu nouvelle, dès qu'une couleur un peu extraordinaire s'y rencontre. Le bizarre, le nouveau, m'enlèvent, sous toutes les formes qu'il leur plaît de se revêtir, et la plupart du temps je ne laisse point au hasard le soin de pourvoir à mes besoins; je le provoque par des courses et j'en multiplie les chances en ne restant jamais en place.--Heureuse disposition! tu m'as fait vivre double, si je puis m'exprimer ainsi, et tu as bien rarement mêlé des regrets à la joie de tes précieuses vicissitudes; je te dois au moins d'avoir préparé à mes vieux jours l'abondante consolation des souvenirs! C'est à cette disposition d'esprit que je dus la découverte d'un épisode plein d'intérêt, quelque temps avant mon départ de la Toscane. Dans cette grande facilité d'impressions, celle qui domine mes légèretés est la mélancolie rêveuse. M'asseoir sous un bel ombrage, poser ma tête entre les feuilles d'un arbre et ne plus exister que par la pensée, fut toujours une des voluptés les plus douces. J'en jouissais souvent pendant mon heureux séjour dans ces heureuses contrées. Il était près de neuf heures du soir; en Italie, on ne vit que la nuit. Seule dans un des bosquets délicieux du jardin dit _di Bianca Capello_[2], je repassais dans mon esprit la destinée de cette femme belle, célèbre, et criminelle peut-être, dont ce lieu portait le nom: Jeunesse, puissance, richesse, amour, tout est passé. Ô Bianca Capello! qu'êtes-vous maintenant? Un peu de poussière, disais-je à mi-voix. _Se vuol preghare per l'anima sua, venga e leì sare benedetta_[3], entendis-je prononcer très bas derrière moi. Un peu surprise, je me retourne et vois une jeune fille en habits religieux, qui m'offre de me conduire à l'autel, élevé par la fille de Bianca Capello pour y appeler la prière. Ce n'était pas une religieuse, mais une novice d'un monastère non cloîtré; elle pouvait avoir quatorze ans, d'une physionomie gracieuse par les charmes de cette extrême fraîcheur qui semble encore tenir de l'enfance, et qui promet tout l'éclat de la beauté. La novice me devançait de quelques pas; et je trouvais je ne sais quel irrésistible attrait à la suivre. Son vêtement blanc, son voile, les détours qu'elle me faisait parcourir, l'obscurité qui commençait à étendre ses voiles et à donner son silence imposant à tous les objets, tout contribuait à faire pour moi de cette rencontre un immense intérêt. Nous avions traversé le jardin situé derrière le cimetière. Nous longions le mur d'un couvent. Au bout, une petite porte basse nous conduisit à une enceinte très vaste, et je reconnus l'intérieur d'un couvent de Pénitentes blanches, ordre qui remplace en Italie les Sœurs de Charité. Sous un des vastes portiques brûlait dans l'éloignement une lampe devant une Madone. Au milieu de la chapelle, chargée de peu d'ornemens, un mausolée magnifique attira mes regards. La jeune fille s'était mise à genoux sur une des marches. «C'est la tombe de Paolo et d'Hermosa, me dit-elle, et là on dit des messes pour l'ame de Bianca et des deux amans.--Quels amans, ma sœur, lui demandai-je?--Priez avec moi, et la sœur Angola vous dira leur amour et leur triste fin.» Après un acte de dévotion et une offrande, la jeune sœur sonna une clochette. On ouvrit une grille, et une religieuse très âgée, mais d'un aspect noble et triste, vint à nous: «Ma mère, lui dit la jeune religieuse, la signora vient entendre les malheurs de la fille de Bianca Capello; _ne ha pietade_[4].»--La sœur Angola répondit _sia benedetta_, et, me pria de l'attendre. Elle revint avec un papier roulé. Il était alors moins de dix heures. «Je ne puis rien laisser emporter, dit-elle; mais nous avons des chambres pour l'hospitalité; acceptez-en une pour cette nuit: c'est la nuit anniversaire de la mort de Paolo et d'Hermosa. Vos prières s'uniront encore aux nôtres; toutes font du bien.» Je consentis avec empressement. Rien ne me parut plus bizarre que cette aventure, et je me promis bien, pour peu que l'histoire en valût la peine, de me servir d'un _album_ qui ne me quittait jamais dans mes courses solitaires, pour l'y transcrire. J'ose croire que mes lecteurs trouveront que j'ai bien fait. «En 1572, Bianca Capello, d'une naissance voisine du trône, avait, par l'amour, été entraînée sur les pas d'un époux aimé mais obscur, et qui bientôt dut aussi son élévation au caprice d'un prince. Bianca épousa en secondes noces Ferdinand de Médicis, fils et successeur de Come Ier. Plus ambitieuse que tendre, Bianca avait feint une grossesse pour ajouter à ses droits, et présenté comme son fils l'enfant d'une autre. La faiblesse du grand-duc ne répugnait point à cette feinte qu'il avait devinée, espérant par cette adoption d'un successeur se venger de ses frères qu'il haïssait. Ce projet ne s'accomplit pas, et Antoine entra dans l'ordre de Malte. Bianca, devenue ensuite réellement enceinte, accoucha d'une fille dont la naissance fut tenue secrète jusqu'à la brillante solennité où Bianca Capello, devenue grande-duchesse de Toscane, fut adoptée par la république de Venise comme fille de Saint-Marc. La jeune Hermosa avait alors trois ans, élevée loin de la cour, au Val de Chiomo, délicieux séjour qu'enclavent le Tibre et l'Arno. Hermosa fut mandée à Florence pour les fêtes dans lesquelles elle devait être publiquement reconnue au milieu du triomphe de sa mère. Hélas! elle n'arriva au Poggio Lacono qu'au moment où une atroce vengeance précipita son père et sa mère dans la tombe. L'exécrable forfait, dont le soupçon planait sur Ferdinand de Médicis, au lieu de le faire chasser du théâtre de son crime, réunit autour de lui tous les mécontens qu'avaient faits la faveur et l'élévation de Bianca Capello. Les Capponi, les Givaloni, les Dorsoni, les Bichani revinrent à la cour qui se grossissait encore par la foule de ces hommes, courtisans de tous les pouvoirs, flatteurs de tous les vices, toujours prêts à acheter les dignités par la bassesse. Ferdinand fut bientôt tranquille, parce qu'il crut avoir anéanti tous les titres qui attestaient la naissance légitime d'Hermosa, et qu'il espéra bientôt la saisir elle-même. Mais au milieu de ce choc de passions haineuses, il existait un cœur fidèle et dévoué à ses souverains malheureux; c'était celui de la nourrice d'Hermosa. Entourée de vils espions et de dangers de toute espèce, cette femme courageuse parvint à échapper aux piéges qu'on lui tendait, et à se réfugier avec son précieux dépôt dans le duché de Bracciano. Elle éleva jusqu'à neuf ans sa jeune maîtresse, sans jamais lui révéler sa naissance, décidée même à la lui cacher toujours; mais la fatalité avait marqué ses victimes. Paolo d'Oxeni entrait dans sa septième année, lorsque Hermosa, qui en avait trois, vint, avec un guide fidèle, à Bracciano. Paolo d'Oxeni, allié par sa mère aux Médicis, était aussi cependant élevé loin de la cour et dans une pareille obscurité. Dans la maison qu'Adine (nom de la nourrice d'Hermosa) avait choisie, il y avait une jeune fille de l'âge de cette dernière, déjà compagne des jeux du jeune Paolo. Après l'arrivée de la fille de Bianca, ces trois enfans furent inséparables. Paolo était d'une beauté aussi parfaite que celle d'Hermosa, et Julietta, leur jeune amie, ne déparait point cette touchante et belle fraternité. Souvent quand on les voyait folâtrer sur un gazon émaillé, ou reposer entre leur _mazzi di fiori_ et leurs corbeilles remplies de fruits, on eût cru voir les charmans modèles de l'Albane, posant en groupe pour les chefs-d'œuvre de ce peintre des Amours. «La petite Julietta, faible et souffrante, était l'objet des sollicitudes d'Hermosa et des soins protecteurs de Paolo; celui-ci venait d'accomplir sa quinzième année. Hermosa en avait douze, lorsque la mort de Julietta vint révéler à deux cœurs innocens le secret des larmes et les douleurs de la séparation. Tous deux à genoux veillent près du corps de leur pauvre amie, couverte selon l'usage de fleurs virginales et de ses habits de fêtes, la tête tournée vers l'image de la Madona. C'est là devant ce triste témoignage d'une inévitable destruction que Paolo et Hermosa, enlevés à la terre, emportés par un sentiment qu'ils ignoraient encore, le cœur ému par les pensées d'une autre vie, se jurèrent un amour éternel. _Saro di Paolo o di morte_[5] soupira la bouche d'Hermosa, à demi fermée par l'épouvante, et dont les lèvres laissaient échapper des promesses d'amour avec les graves accens de la prière des morts. Hermosa, dit Paolo, se relevant de son humble attitude, et fixant son regard attendri sur la vierge morte et la vierge en prières, dont la douce voix venait de tant lui promettre, Hermosa, _tu sara mia obensi saremo con questa_[6], et la main du jeune homme se posa sur la couronne déjà flétrie, qui entourait le front glacé de Julietta. _Cosi sia_[7], répondit Hermosa d'une voix douce mais ferme; et il en fut ainsi. «Souvent, Hermosa accompagnait Paolo à la Villa, dont il se plaisait à lui faire parcourir les bosquets et les palais. Un jour, dans la galerie des tableaux, ses regards se fixent sur un portrait de femme: c'était celui de Bianca Capello, peinte dans tout l'éclat de la jeunesse et de la beauté. «Comme elle est belle, s'écrie Hermosa.--Moins que toi, Hermosa, répond Paolo, et comme frappé d'une lumière soudaine: Mais ce sont les traits d'Hermosa: Serais-tu la fille de Bianca Capello?» Paolo parla à Adine; celle-ci, forte de l'amour qu'elle lui voyait pour Hermosa, confia tout au noble cœur du jeune homme, et en fit l'ardent protecteur des droits héréditaires de la fille de ses souverains. «Ferdinand Médicis, après la mort cruelle de son frère, quoique duc régnant, avait conservé le chapeau de cardinal jusqu'à ce qu'il eût épousé une fille du duc de Lorraine, et par les bienfaits de son règne il fit oublier le crime de son élévation. Il gagna l'affection du peuple en travaillant à la prospérité de l'État. Paolo, que l'amour et l'ambition agitaient, prit un parti plus généreux que celui de la révolte ou de l'intrigue, en se confiant au cœur de Ferdinand. Hermosa fut appelée à la cour de son oncle paternel; ce fut un beau jour pour le jeune Orsini que celui où, chargé des ordres du grand-duc, il accompagna au palais ducal celle qu'il idolâtrait, rétablie au rang que lui assignait sa naissance. Hermosa trouva dans son esprit naturel un goût et une pénétration qui bientôt la distinguèrent des autres, et qui donnèrent à son maintien et à sa conduite une dignité bien au-dessus de son humble éducation. Avant de partir pour la cour du grand-duc, Paolo parut un instant hésiter en songeant à la distance qu'il élevait entre Hermosa et lui. «Hermosa, lui dit-il, tu étais pauvre, et mon amour t'aurait dotée de toute mon opulence; aujourd'hui tu es princesse...--Aujourd'hui, répondit Hermosa, élevant un regard inspiré, aujourd'hui, Paolo. Hermosa, la fille de Bianca Capello et d'un souverain de la Toscane, te dote, toi, son unique ami, de toute sa tendresse; Paolo, _saro di te o di morte_...» Peu d'heures après, Hermosa inclina sa tête charmante aux pieds de son oncle paternel, au milieu d'une cour qui vit, dans le court espace de deux jours, le triomphe et la mort de sa malheureuse mère. Le cardinal Médicis avait involontairement frémi en contemplant des traits qui rappelaient si bien ceux de Bianca à son aurore; mais il se remit promptement, et l'accueil qu'il fit à Hermosa tourna soudain vers elle tous les regards et tous les hommages des courtisans. Les yeux d'Hermosa ne cherchaient que ceux de Paolo; ils ne tardèrent pas à les rencontrer. Que de choses dans cette silencieuse éloquence! Quelle souveraine put jamais se flatter d'avoir un serviteur, un sujet plus dévoué que Paolo! Oh! qu'il était enivrant le bonheur de Paolo; lorsque, dans l'éclat des fêtes, la douce voix d'Hermosa trouvait moyen de faire parvenir à son cœur le serment de leur enfance: _Saro di te o die morte, Paolo, ben che principessa!_[8] Mais cette félicité si pure était à son terme. Le cardinal s'était attaché à sa nièce; mais en la comblant de faveur, il semblait vouloir étouffer le cri de sa conscience. «À cette époque, Pierre de Médicis, frère du duc régnant, traînait une vie honteuse à la cour de Philippe II. Le prétexte de ce séjour était un mariage qui ne se conclut point, et quelques bruits qui lui parvinrent sur la faveur dont jouissait la fille de Bianca et de son frère, le ramenèrent en Toscane. À la vue de la céleste beauté d'Hermosa, deux desseins criminels entrèrent à la fois dans l'ame perverse de cet oncle inhumain: _la posséder et la perdre_. Non seulement Hermosa repoussa avec horreur ses vœux insensés, mais elle menaça son indigne parent de tout révéler au grand-duc et à Paolo Orsini; ce fut l'arrêt de tous deux. Orsini, absent pour une mission assez lointaine, revient à Florence et trouve partout deuil et consternation. «Hermosa se meurt! Hermosa est peut-être déjà morte!... lui dit-on.» Paolo n'en entend pas davantage. Il court au palais ducal, pénètre, à travers une haie de serviteurs silencieux, jusqu'à la salle où gisait déjà, sur un lit de parade, le corps de la fille de Bianca Capello. Frénétique de douleur, Paolo s'élance vers le lit et tombe au pied de la balustrade. On le transporta mourant. Les obsèques d'Hermosa se firent avec une pompe royale; son cercueil fut placé à côté de celui de sa mère, dans le caveau de la chapelle érigée par Bianca dans les jours brillans où elle régnait sur la Toscane. La chapelle, ouverte aux prières voyait tous les jours parmi les plus assidus aux offices l'infortuné Paolo, les traits défigurés, l'œil morne, se traînant à genoux vers la pierre qui s'était refermée sur tout ce qu'il avait aimé. Un soir, épuisé de douleur, il s'évanouit, et ne revint à lui que par la fraîcheur qui commençait à engourdir ses membres; tout était silencieux autour de lui. Une seule lampe éclairait en vacillant ce lieu consacré à la prière, et brûlait devant l'image de la Vierge, dont la chapelle communiquait, par une autre issue, au caveau de Bianca Capello. Paolo regarde de ce côté et croit voir une grande figure se glisser dans l'ombre... Il écoute, il entend le léger bruit d'un vêtement et des pas qu'on cherche à retenir. Aussitôt l'idée d'une horrible profanation le frappe; il s'élance par la grille et se trouve derrière un inconnu qui portait un panier et s'avançait vers le caveau. Paolo lui barre le passage et s'écrie avec un accent foudroyant: «Profanateur des tombeaux, que cherches-tu en ce lieu?» L'inconnu, d'une stature colossale et d'une figure hideuse, où brille à l'instant la joie d'un triomphe facile, répond avec un rire féroce: «Je ne cherchais pas ce que j'y trouve; _ma ben venvenuto tu séi_[9].» Et aussitôt, il saisit son poignard et cherche à en frapper Paolo. Moins fort, mais plus adroit, Orsini évite le coup, et arrachant l'arme meurtrière des mains de son ennemi, il l'en frappe et l'étend mort à ses pieds. À la vue seule de cet homme, Paolo avait soupçonné un forfait: les provisions tombées du panier qu'il portait ne lui laissent plus de doute. Il parcourt d'un pas rapide les vastes détours du caveau, appelant, dans une horrible angoisse, Hermosa. «Hermosa! ô ma bien-aimée, disait-il, existerais-tu dans ce lieu horrible?» À chaque détour il écoute. L'écho de ses cris répond seul à son espérance. Il arrive enfin au tombeau de Bianca Capello, et voit l'infortunée Hermosa appuyée sur le cercueil de sa mère, pâle, échevelée, vêtue d'un habit de bure grossière, et se soutenant à peine. Mais regardant avec épouvante du côté où entrait Paolo, Hermosa le reconnaît et s'écrie: «Les monstres! ils l'ont aussi plongé vivant dans ce séjour d'horreur!--Non, j'y suis descendu pour t'en arracher, Hermosa, répond l'heureux Paolo, en enlevant son amie inanimée et la pressant contre son cœur.--Mais, reprit Hermosa, la fuite est impossible.--Rien n'est impossible à un amour comme le mien, répond son amant. Pour entrer ici ton affreux geolier devait avoir une clef...» Il entraîne Hermosa, à qui la vue du cadavre explique tout ce qui vient de se passer. Possesseur de la clef de la porte extérieure, et sorti de la chapelle, Paolo guide Hermosa par des chemins détournés vers l'asile d'une de ses parentes, à qui il fait confidence de son aventure. Un homme tué, son cadavre resté dans une église, la disparition d'Hermosa, que de sujets de crainte! Après une courte délibération, il fut décidé que les deux amans partiraient tous deux travestis; ils se mirent en route, et aux premières lueurs du jour ils gravissaient les monts qui séparent la riche Toscane du fertile Bolonnais. Faible, effrayée, Hermosa ne put aller loin. Après trois mois d'un séjour fétide, l'air vif et pur des montagnes devenait étouffant pour elle; il fallut s'arrêter dans la cabane d'un pauvre pâtre. C'est là qu'elle raconta à Paolo sa léthargie préparée, son affreux réveil dans un cercueil,... les horribles tentatives de Pierre et de son complice, sa résolution de leur échapper par la mort... «Ah! disait-elle, faudrait-il, après avoir souffert, ne te retrouver, Paolo, que pour te quitter à jamais! Les souvenirs de Julietta m'assiégent; ils me rappellent le doux et terrible serment, _Paolo, saro di te o di morte_.» Et sa belle tête languissante tombait sur le sein oppressé de son amant. «Cinq jours s'étaient lentement écoulés dans cet état d'anxiété. Assis un soir à la porte de la chaumière, Paolo, tout entier à la douce contemplation des traits adorés d'Hermosa, n'avait pas aperçu des hommes armés qui, à l'improviste, se jetèrent sur lui, le garottèrent, et malgré les larmes et l'inutile résistance de son amie, le placèrent sur un cheval et prirent la route de Florence. Hermosa, immobile d'horreur et d'effroi, ne versa plus de larmes; elle quitta la chaumière, se dirigeant de loin sur les pas des ravisseurs qu'une route de montagnes forçait d'aller lentement. Ils firent halte pour la nuit à une chapelle de Monte-Cavallo, à demi ruinée. Les gardiens de Paolo le déposèrent dans l'intérieur, près de l'autel, et après avoir resserré ses liens, s'assirent, pour le garder, sous les arbres plantés devant la porte de la chapelle. Bientôt Hermosa paraît, et d'une voix suppliante: «C'est mon amant, mon unique bien, _è l'anima dell' anima mia_, disait-elle; oh! laissez-moi prier et pleurer avec lui!» Sa beauté était si touchante, il y avait tant de douleur dans son accent et dans ses regards, qu'elle attendrit ces hommes farouches: ils lui permirent de veiller avec Paolo, et promirent même de dire des prières pour eux à la Madona. Au léger bruit que fit Hermosa en s'approchant de lui, Paolo souleva sa tête et fit un vain effort pour tendre les bras à son amie. Elle s'assit près de lui sur une des marches de l'autel, et tenant entre ses mains les mains de Paolo, indignement garottées, elle lui dit avec le calme d'une terrible résignation: «Paolo, je te le disais dans ces délicieuses retraites où naquit notre amour, restons ici au sein de la nature; la grandeur fut fatale aux miens, ma mère expira dans d'affreux tourmens, couverte de la pourpre... Et moi, ô mon bien-aimé, l'amour si tendre qui m'attache à toi, qui fait de ta vie ma vie, me sauvera-t-il d'un avenir où le bonheur est mis en balance avec un diadème? Paolo, je te le disais, et tu le vois, les grandeurs nous sont fatales, comme elles le furent aux miens... Mais du moins ne nous séparons pas. Écoute, Paolo, le sort nous a marqués de sa réprobation; mais il me réserve une immense félicité, celle de te revoir, de mourir avec toi... Ne luttons pas contre ses arrêts. Tu m'as sauvée, je veux te sauver à mon tour. Trompons l'affreuse espérance de nos tyrans, mourons ensemble. J'ai fléchi tes gardiens, en demandant à prier et pleurer avec toi; que ce soit ici la chapelle de la dernière nuit sur terre. Allons demander vengeance aux pieds de l'Éternel. Imite-moi, Paolo...» Et pressant vivement contre son sein la noble et belle tête de son amant, elle montre un poignard, s'en frappe, le présente à Paolo, en prononçant: «_Di, te Paolo e di morte_.» Lorsque les gardes vinrent pour emmener le prisonnier, ils ne trouvèrent plus que les corps glacés de Paolo et de la fille de Bianca Capello. La famille d'Orsini a élevé ce tombeau aux deux amans, et fondé une dotation pour des services anniversaires, avec cette inscription: «Passans, et vous hôtes de ces murs saints, priez pour eux!» Je ne saurais dire l'attendrissement et l'horreur que m'inspira cette lecture; jamais je ne passai une nuit si agitée. Il y eut un moment où ma tête se perdit, au point que je crus voir dans l'étrange rencontre de cette sœur un plan concerté. Un effroi secret se mêlant à mes agitations, au lieu de m'en tenir à la simple vérité, et trouver tout naturel que dans un ordre institué pour secourir les malades et les voyageurs, une sœur fût debout à neuf heures, et qu'en me voyant avec l'extérieur qui dénotait la richesse, l'on m'eût offert de passer la nuit dans un lieu sûr, plutôt que de tirer ces naturelles conséquences, mon esprit m'en forgea de si ridicules, que je ne me crus rien moins que l'objet d'une noire erreur pour m'enfermer prisonnière. Comme il y avait dans ces frayeurs infiniment de vanité et de sottise, j'en ris moi-même, et me jetant habillée sur ma modeste couche, j'y dormis jusqu'au réveil un peu forcé des cloches sonnant matines. Je trouvai la jeune novice et la bonne sœur Angola; je les remerciai toutes deux, et pour récompenser la petite supercherie d'avoir copié le manuscrit sur mon _album_, je doublai mon offrande, et les sincères bénédictions des deux pieuses filles m'accompagnèrent à Florence, où je ne fus pas sitôt de retour que je visitai la chapelle de Bianca Capello. J'y frémis à l'aspect de la grille qui donne entrée à ce séjour des morts, où l'on eut la barbarie de faire descendre une innocente fille pour y traîner de misérables jours près des cendres de sa mère... J'ai prié et pleuré sur la pierre où gémit si long-temps le malheureux Paolo. Je me suis fait conduire plus tard, à mon passage à Bologne, à la chapelle _dell' Ultima notte in terre_, et en lisant l'épisode à mes compagnons de voyage, j'ai vu, au récit des maux des deux amans, tomber de généreuses larmes des yeux d'un des vainqueurs d'Arcole et de Lodi. CHAPITRE CXX. Départ de Lucques.--Séjour à Gênes.--Mon arrivée à Paris.--Nouvelles de Ney.--Un trait de la vie du général Duroc. Comme les lecteurs ont déjà avec moi plus d'une fois fait la route de Lucques à Gênes, ils trouveront très bien, j'en suis sûre, que je ne tire pas un plan religieusement topographique de ces contrées délicieuses. Les temps deviennent si graves, que les plus grandes scènes de la nature s'effacent devant la grandeur des événemens. La crainte d'ailleurs commençait à absorber mes pensées et à les concentrer dans l'unique préoccupation des intérêts de ma bienfaitrice. Chaque pas qui m'approchait de la France redoublait cette terreur inséparable des affections sincères. Je tremblais de voir jusque sur le sol de la patrie les insultes de la fortune, de rencontrer d'autres désastres, d'éprouver de nouveaux désenchantemens. J'arrivai à Nice cependant sans avoir eu rien à subir de triste et qui mérite d'être rapporté. J'y demeurai dans une famille qui tenait par la parenté au maréchal Masséna, et sans entrer plus directement en relation avec les personnes que la princesse Élisa m'avait indiquées, je me contentai, suivant mes instructions, de leur faire tenir des lettres dont elle m'avait représenté la remise comme essentielle au bien de son service. La fidélité de cette mission n'exigeant pas davantage, je pris le courrier, résolue de me rapprocher de Paris, théâtre ordinaire des mouvemens toutes les fois que la politique se complique et menace de se renouveler; refuge probable, surtout dans ces terribles circonstances, de mes affections les plus chères. Une fois arrivée, je repris par culte de souvenir un de ces logemens, que j'y avais déjà occupé, et que la présence de Ney avait quelquefois honoré et embelli. Dès le lendemain même, je me remis en relation avec les amis que j'avais conservés, impatiente de ces communications de pensée dont on sent si vivement le besoin et le prix dans les momens de crise. Une grande partie de mes connaissances se composait de militaires de haut grade ou de fonctionnaires également élevés, qui partageaient aussi avec moi la noble folie de l'Empire. Plusieurs, hélas! avaient disparu de la scène; car, en avançant dans la vie, les rangs s'éclaircissent et les tombes se pressent, comme pour appeler la nôtre. Un officier de la jeune garde me remit plusieurs lettres qu'il avait reçues pour moi dans la campagne de 1813, mes amis croyant que la pénible guerre de Russie m'avait rendue casanière, et par conséquent le séjour de Paris indispensable. Ces lettres étaient déjà d'une date ancienne, mais elles me parlaient de Ney: n'était-ce pas assez pour que le passé devînt pour moi le présent? Après des prodiges à Kaya, à Lutzen, à Prœlitz, le maréchal avait profité de l'armistice pour se guérir d'une blessure. À ce mot de blessure, je me sentis moi-même comme frappée, et je ne pus cacher mon émotion à celui qui m'avait apporté ces nouvelles si chères et si tristes. L'officier me rassura sur ce cruel événement; mais il eut plus de peine à me persuader de ne point m'élancer sur les traces du guerrier dont le nom seul faisait si violemment battre mon cœur, en me démontrant qu'il y aurait impossibilité de le rejoindre dans l'état de retraite et de désordre de l'armée française. J'appris également, par l'officier en question la mort de ma pauvre Lithuanienne, de ce frère d'armes si intrépide, morte comme un homme au passage de l'Elbe à Torgau, héros obscur, et dont la valeur dans les temps chevaleresques eût pris place au milieu des noms de cette mythologie guerrière. Cet officier, dont je dois taire le nom, avait servi sous les ordres du maréchal Duroc; il n'en parlait qu'avec l'attendrissement de l'admiration et de la reconnaissance. Je crois pouvoir placer un trait de la vie de ce bon Duroc, qui cachait ses vertus avec une modestie antique. Ce récit, écho d'un noble attachement, sera aussi un hommage de mes propres affections pour celui qui avait su faire de l'intimité d'un grand homme une gloire peu vulgaire pour lui-même. Après le 18 brumaire, Duroc, déjà fort avant dans la confiance du premier Consul, fut chargé d'une haute mission diplomatique auprès de la cour de Berlin, dont il s'acquitta avec beaucoup de succès, et qui lui valut ces récompenses empressées qui ne manquent jamais au mérite heureux. Cependant la Prusse, enchaînée à de mesquins intérêts, ne se décidait pas franchement dans son attitude. Elle ployait ou ne se redressait jamais qu'à demi. De sourdes intrigues s'y croisaient incessamment et préparaient de loin une rupture nouvelle. Le chef le plus influent de ces secrètes menées était le mari de la baronne de Brenkenhof, ami de la célèbre comtesse de Lichtenau, cette maîtresse déclarée de Guillaume II, roi de Prusse, femme dont on a tant dit de bien pendant sa scandaleuse élévation, et tant de mal après sa disgrâce, sort ordinaire des favorites. Mme de Lichtenau aima des Français à la fin de sa carrière. M. de Brenkenhof les détesta toujours; mais n'étant pas assez fort pour agir ouvertement, il se jeta dans des intrigues dont il devint victime. Il fut arrêté et envoyé à Spandau. Sa femme, jeune et belle Saxonne, que des convenances de famille avaient enlevée à sa patrie, sut obtenir du maréchal Duroc, au lieu d'une redoutable détention, un exil plus doux dans une terre éloignée. Mme de Brenkenhof avait à cette époque une fille en bas âge, mais dont les traits charmans promettaient toute la beauté de sa mère. Retenue à Berlin par une légère indisposition de cet enfant, et pour des arrangemens de fortune, au lieu de suivre son mari, Mme de Brenkenhof se retira dans une maison de campagne des environs. Sensible à la générosité de Duroc, elle ne mit à la reconnaissance que les bornes du devoir, se livrant avec abandon à son cœur, et rendant chers à celui qui en était l'objet ces témoignages d'une amitié vive et passionnée. Brillant sur le champ de bataille, Duroc était aussi bien placé dans un palais par la noblesse de ses manières. Il portait surtout dans la société intimé un charme extraordinaire de simplicité et de bonhomie. Une double facilité de caractère le disposait à être aimable et sensible à l'amabilité des autres: pouvait-il ne pas céder au mérite de la jeune et belle Saxonne! La guerre, à cette époque, venait d'éclater entre la France et l'Autriche. Duroc, rappelé en France, accompagna le premier Consul à Marengo. Les adieux furent vifs et tendres entre les deux amis; mais la gloire offre tant et de si nobles distractions à l'absence, que Mme de Brenkenhof fut peu à peu, sinon oubliée, du moins négligée entièrement! Une correspondance sollicitée par Duroc, comme un moyen de consolation, et qui, sans qu'elle eût osé se l'avouer, était le seul bonheur de la belle baronne, cette correspondance devint languissante; plusieurs lettres restèrent sans réponse et Mme de Brenkenhof cessa d'écrire. Dans ses lettres, elle avait annoncé à Duroc la mort de son mari, l'échéance d'un immense héritage, le mariage de sa fille avec un noble saxon et leur départ pour la Saxe. Duroc était alors devenu grand-maréchal du palais, et ses fonctions plus tranquilles lui rappelèrent plus souvent le souvenir de la belle Saxonne; à ces tendres réminiscences quelquefois il se mêlait des regrets plus vifs encore. Combien ce dernier sentiment avait d'amertume, lorsqu'en 1805, reparaissant à Berlin, non seulement Duroc n'y retrouva plus Mme de Brenkenhof, mais apprit toutes les peines qu'il lui avait causées par son silence. Le maréchal écrivit à Mme de Brenkenhof une lettre qui dut effacer tous les anciens torts; car quel tort un cœur généreux peut-il ne pas pardonner à un cœur repentant qui s'excuse? L'infortunée dut encore à l'homme qu'elle avait le plus estimé, le plus chéri, le bonheur de revoir sa fille coupable et fugitive, de la presser sur son cœur et de ne point mourir sans bénir ses remords. Duroc, en 1805, rejoignit le quartier général, et prit à Austerlitz le commandement du corps d'armée, dont une grave blessure avait éloigné le maréchal Oudinot. Un de ces grenadiers dont la seule présence était près de leurs chefs un droit à beaucoup de liberté, vint dire au maréchal: «M. le maréchal, j'ai trouvé avec d'autres bons enfans, dans le coin d'une ferme mi-brûlée, une petite Allemande bâtie à faire tourner la tête à tous; et toute vieille moustache que je suis, M. le maréchal, je l'avoue, la petite _sorcière_ était terriblement en péril; mais v'là qu'elle tire de son sein un médaillon où vous êtes parlant, comme vous v'là, mon général; et en joignant les deux plus mignonnes de mains que j'aie vues jamais, elle nous dit: M. le général était l'ami de ma mère; il ne vous pardonnerait pas de me maltraiter, de me tuer... La tuer? figurez-vous, M. le maréchal, si nous en avions envie? Les camarades et moi, à la seule vue du portrait, étions rentrés à l'ordre, et je me suis chargé de conduire la petite, sous bonne escorte, chez une vieille bonne femme. Pendant le trajet, elle nous a conté des fagots, nous disant qu'elle est bien vertueuse... Vous sentez, M. le maréchal, si, nous autres troupiers, nous donnons là-dedans; mais tant est que la petite est jolie comme le soleil de nos victoires, et qu'elle vous est quelque chose, puisqu'elle a votre portrait; voilà tout. Qu'en ordonnez-vous, M. le maréchal?--De la respecter, mon brave, de veiller sur elle. Je la verrai avant une heure,» répondit Duroc, troublé au delà de toute expression; et dans le tumulte et les nobles joies d'une victoire comme celle d'Austerlitz, l'ame généreuse de Duroc sut trouver le temps de voler auprès de la fille de celle qu'il avait tant aimée et qu'il respecta toujours. Bathilde, nom de la jeune baronne, après un mariage d'inclination contracté sans l'aveu de sa mère, s'était précipitée de faute en faute, pour arriver enfin à celle que n'efface même plus une vie exemplaire, et que le repentir ne répare point. Le jeune époux de Bathilde, attaché au char d'une danseuse, dissipait follement la fortune de celle qui lui avait donné le droit de sa tendresse. La malheureuse Bathilde avait oublié que pour notre sexe le bonheur ne peut exister que dans le rigoureux accomplissement de tous nos devoirs; au lieu de chercher son refuge assuré près de la meilleure et de la plus aimable des mères, Bathilde s'était enfuie de l'asile conjugal sur les pas d'un Français séduisant et brave, mais inconstant, mais léger. Il avait abandonné Bathilde pour la gloire, et rejoint les troupes qui, sous l'aigle de Napoléon, marchaient alors victorieuses sur la capitale de l'Autriche. Mais rien d'impossible pour le cœur d'une femme passionnée. Élevée dans toutes les délicatesses du luxe, Bathilde, sans autre appui que sa résolution et son amour, avait traversé deux armées en présence, et pénétrait jusqu'au champ de bataille d'Austerlitz, au plus fort de l'action, quelques heures avant la victoire des Français... On vient de voir de quel péril la sauva le portrait du maréchal Duroc; elle allait avoir bien d'autres obligations à cet ami dévoué de sa mère. La jeune Bathilde vécut près d'une année cachée dans une retraite qu'avait ménagée son protecteur, qui, par le crédit que lui donnait moins encore son rang que la haute considération qu'il avait su mériter, négocia le retour de la jeune coupable près de sa noble famille, le pardon de sa mère, et la réconciliation de son époux, revenu lui-même de ses erreurs. En 1806, le maréchal, en se rendant à Dresde, à la cour de Saxe, avait pris soin de se faire devancer de quelques jours par Bathilde. Depuis la fuite de sa fille, Mme de Brenkenhof avait langui, presque mourante, dans sa superbe mais solitaire demeure, d'où sa douleur repoussait toutes consolations, et n'attendait plus que la mort de la pitié du ciel; mais une lettre du maréchal Duroc vint, en la rassurant, lui inspirer le regret de quitter une vie qui allait n'être plus veuve d'une fille chérie et d'un ami si rare. Un jour la baronne essayait de marcher dans un de ses vastes salons dont les pas timides de ses gens troublaient seuls la solitude. La baronne regardait d'un œil éteint, un des beaux portraits de sa fille; elle le couvrait d'un baiser mourant, et sa voix affaiblie disait encore ce nom si cher et celui de son généreux ami. Ses lèvres venaient de prononcer Duroc... À ce nom une porte s'ouvre; Bathilde, s'échappant des bras de son protecteur, se précipite aux pieds de sa mère avec ce cri du cœur: «Ma mère, ma bonne mère, bénissez aussi ce noble Français; c'est lui qui me rend à votre amour, au repentir, à la vertu.» Le maréchal reste immobile de douleur devant cette belle figure que la mort va glacer. La baronne, une main étendue sur la tête de Bathilde, et l'autre appuyée sur son cœur, comme pour y retenir un dernier souffle, se laisse aller à l'émotion, à l'anéantissement de sa joie maternelle. «Ah! s'écrie le maréchal, cette scène la tue;» et alors il relève Bathilde, et veut la faire éloigner. La mourante mère s'y opposa par un regard: «Mon ami, dit-elle, d'une voix étouffée, mon unique ami, toute précaution est inutile, la mort est là, montrant son sein; m'imposer silence ne ferait que me la rendre plus affreuse sans la retarder. Je vais vous quitter pour toujours. Ah! que de peines renfermées dans ce peu de mots! que ce ne soit pas du moins sans vous avoir fait lire dans ce cœur que vous avez cru insensible, qui cependant n'aima que vous, qui vous aima avec idolâtrie, qui vous eût préféré à tous les monarques de la terre, et qui ne put vous préférer que la vertu.--Caroline!... et vous avez repoussé mes vœux?...--Non, car dans mon délire les miens s'y unissaient avec une plus brûlante ardeur peut-être, mais j'ai dû les combattre, j'étais épouse et mère; je l'ai fait aux dépens du bonheur de mes plus belles années, de ma vie peut-être. Mais si je les eusse accueillies, mourrais-je aujourd'hui sans remords, sans honte entre ma fille et l'ami le plus cher? Aurais-je surtout l'inexprimable bonheur de vous dire à vous, l'homme le plus noble: vous m'avez rendu mon enfant; veillez sur sa jeunesse, dites-lui que la vertu console de tout, rend tout possible, et... parlez-lui de sa mère...» La belle tête de Mme de Brenkenhof retomba en arrière, sa main tenait la main de sa fille, à qui ses mourantes lèvres murmurèrent encore la bénédiction maternelle; mais son dernier regard, cette étincelle de l'ame qui s'échappe de sa prison terrestre, ce dernier regard fut un regard d'amour, qui cherchait à se perdre dans celui de l'homme noble et généreux qu'elle avait uniquement aimé. CHAPITRE CXXI. L'Empereur Napoléon et la belle Anglaise.--Lettres et visites de Regnault de Saint-Jean-d'Angely.--Je retrouve Ney.--Beau trait de Talma. On eût épuisé tous les contrôles de l'armée, qu'on n'eût pu rencontrer dans les cadres un officier plus fait pour être porteur des lettres qui me faisaient part de tant de nobles souvenirs. Il avait pour Napoléon cette admiration superstitieuse dont alors tout soldat français était pénétré, et j'oserai presque dire un enthousiasme plus délicat, empressé de justifier l'exaltation de ses sentimens par la connaissance des moindres actions de son idole. «On prétend, me disait le lieutenant M..., que chez Napoléon le cœur ne vaut pas le génie. Je me chargerais volontiers de prouver que sous ce rapport il mérite encore de nouveaux hommages. Oui, l'Empereur est bon, il est avant tout très sensible, et je tiens d'une femme un trait qui ajoute encore à la gloire du héros. «--Vous prêchez une convertie, mon cher M...; je sais aussi bien, mieux qu'un autre peut-être, que l'Empereur est d'une bonté charmante; mais je n'accorde pas toutefois qu'il ait une sensibilité romanesque, une sensibilité telle que les femmes l'entendent. «--Eh! Madame, je ne vous dirai pas qu'il s'est évanoui aux pieds d'une belle imaginaire; mais cela prouve sa force sans accuser son cœur: et si quelquefois il a abrégé le pouvoir que les femmes exercent dans certaines circonstances, c'était pour l'amitié qu'il s'arrachait à l'amour. Je connais une Anglaise délicieuse, que l'Empereur a connue pas autant que le désirait l'intérêt, la passion ou l'amour-propre de la dame. La belle étrangère amplifie peut-être un peu l'histoire de ces relations: ce qu'il y a de vrai cependant, c'est que nous l'avons rencontrée près de Gorlitz, et qu'elle a vu l'Empereur quelques jours après la mort du maréchal Duroc. Elle avait fait les frais d'une campagne facile pour sa fortune, mais pénible par ses dangers, et elle n'avait reçu pour récompense qu'un désappointement cruel de vanité. Eh bien! elle avait plus d'enthousiasme encore que d'humeur. Voici comme elle nous conta ses tournées militaires: Pour approcher l'Empereur, j'ai beau courir en poste, la victoire court plus vite que l'amour: Napoléon est un héros qu'on ne rejoint pas aisément. Souvent j'ai cru arriver au quartier général avant la bataille; il m'a fallu poursuivre le vainqueur poursuivant déjà l'ennemi. À Leipsick, j'étais au milieu du corps d'armée du maréchal Macdonald, et de la bagarre de Kaya. Dans une indicible frayeur, je m'élance de ma calèche pour me réfugier dans une masure; j'y trouve gisans deux blessés prussiens. En apprenti chirurgien, j'allais leur donner quelque secours; mais, grands dieux! voilà l'un d'eux, véritable colosse marchant, qui se dresse sur son piédestal et veut galamment me prouver qu'il se porte à merveille. Admirez tout ce que peut la société des héros, moi que la crosse d'un fusil et le fourreau d'un sabre eussent fait fuir autrefois avant mes campagnes. J'eus alors à ma disposition l'attitude d'une vieille moustache, et je fis mine d'amorcer un pistolet qui n'eût servi bien certainement qu'à m'estropier plus que le grand Prussien. Au même instant entrèrent une foule de soldats appartenant au corps du duc de Raguse. Me retournant alors: Soyez témoins, m'écriai-je, que je viens de faire deux prisonniers. On me replaça dans ma voiture avec mille acclamations de bruyante admiration. Plus loin, on voulut me faire rétrograder; mais, bon gré mal gré, je poussai vers le quartier général. J'espérais plaire, et j'avais la hardiesse de répéter: j'ai besoin de parler à l'Empereur. Je trouvais que j'avais couru assez de dangers pour être digne au moins de l'espérance; mais on me prévint qu'il n'y avait pas à aborder l'Empereur après le douloureux événement qui venait de le frapper, la mort de Duroc. Je voulus néanmoins être témoin de l'entrée à Dresde; hélas! ma maladresse m'y fit manquer un dédommagement que le hasard s'était plu à me ménager. J'avais rencontré un pauvre sergent blessé, de la division Campans, et par humanité, autant peut-être par spéculation, je l'avais fait monter dans ma voiture et combler de soins. Je voulais pouvoir dire à l'Empereur: j'ai secouru, j'ai pansé vos braves. J'ai à cet égard une recette de séduction auprès de lui toute particulière, c'est de lui parler de son armée; on ne réussit même à lui arracher une faiblesse qu'en flattant son côté fort, qu'en le prenant par la passion de la gloire. Je sais bien que sur lui viendraient expirer les minauderies ordinaires; on ne doit l'attaquer qu'avec de l'originalité. J'étais donc bien résolue à tirer parti de ma rencontre militaire dans l'intérêt de mon ambition galante. «Personne ne sait causer comme Napoléon, quand il peut, ou quand on peut être libre avec lui. Tenez, voici mot à mot notre conversation. Je venais de lui raconter ma scène des deux blessés. Il me répondit:--Et si l'on ne fût venu à votre secours, qu'eussiez-vous fait contre deux grenadiers ennemis? «--J'aurais invoqué le grand nom de Napoléon. «--Mais enfin si... «--Eh bien, mes pistolets vous eussent fait respecter et moi aussi. Vous ne croyez pas à ma bravoure, mais vous avez tort; car elle me vient de l'orgueil de vous plaire: oui, l'orgueil de vous plaire; un seul de vos regards vaut mieux que la vie. «--Mais, Fanny, vous êtes bien ambitieuse. Si quelqu'un de mes ennemis vous entendait, il vous appellerait un Bonaparte en jupon. «--Croyez-vous que cela me fâcherait? «--Non, peut-être; car, vous autres, toutes, vous avez des penchans à l'extraordinaire. On parle de l'ambition des conquérans, ce n'est rien auprès de celle des femmes, et pourtant elle va à bien peu d'hommes, et aux femmes elle porte bien plus facilement malheur. «--N'importe, ce serait une position si haute que d'être appelée la favorite de celui qui fait et défait les rois, de celui qu'aucune femme n'enchaîne. «--Et qu'aucune n'enchaînera jamais... Fanny, si je croyais que cette folie fût sérieuse, dans deux heures vous seriez sur la route de Londres. «--La perspective est flatteuse. Pourtant j'ai lu quelque part, qu'un Turc, un Grec, quelqu'un comme cela idolâtre d'une de ses femmes, la poignarda en présence de son armée pour prouver aux braves qu'il les préférait à la beauté. Seriez-vous de cette force? «--Il n'y a pas de doute que, moins cruel, je saurais être aussi sévère. Mais, je n'en viendrai jamais là, je n'aurai pas même de choix à faire entre une maîtresse et mon armée. Mes maréchaux eux-mêmes auraient comme moi autre chose à faire qu'à être trompés par une Pompadour ou une Dubarry. «--Merci de la comparaison. «--Orgueilleuse Anglaise, répliqua l'officier: elle était belle, elle plaisait quelquefois, n'est-ce pas tout ce qu'on peut attendre d'un souverain. Au moins voilà mon avis, et le vôtre, j'espère... Puis continuant: La main du héros essaya de soutenir son opinion en caressant les boucles flottantes des cheveux de la belle Fanny. Mille pensées tumultueuses m'agitaient; quelques paroles sans liaison et sans suite s'échappaient de mes lèvres, le nom de Duroc se mêlait au nom doucement balbutié de Napoléon. Terrible fatalité, s'écriait la belle Anglaise en nous racontant cette scène. À ce mot de Duroc, le bras qui m'avait attirée me repousse soudain; l'Empereur s'éloigne, semble me fuir comme un remords, comme un reproche, reste absorbé; puis s'éloigne davantage, se rapproche et me dit avec un incroyable accent d'émotion: allez, allez, mon amie; on vous donnera un itinéraire; nous nous retrouverons... mais ailleurs; et souriant douloureusement: à moins qu'un boulet de canon ne me vienne visiter de plus près que le jour où fut frappé à mes côtés l'ami vrai, le compagnon fidèle de ma vie... Ah! Duroc! Duroc! Ce noble soupir retentissait encore sur mon cœur, que Napoléon avait déjà disparu. Eh bien, l'Empereur s'éloignant de moi n'offensait point ma vanité; mon ame, électrisée par le mouvement de la sienne, sentait mieux que de l'amour-propre, et je lui savais gré de cette sensibilité qui se portait de préférence sur un ami. Cette pompe qui, à Dresde, l'entoure, cet éclat de la victoire qui lui va si bien, non rien ne me le rend cher comme cette larme silencieuse donnée à Duroc, en face d'une femme. Qui regrette ainsi, mérite d'être aimé. L'Empereur est donc encore bien autre qu'on ne le suppose; on admire son génie; force est bien aux incrédules eux-mêmes de s'y soumettre; mais son cœur, le connaît-on! «Vous pensez bien, ajouta l'officier, que le récit de Fanny s'adressait à des gens faits pour le comprendre, et à un enthousiasme qu'il eût été difficile d'accroître. Fanny nous raconta encore une foule de piquans détails sur les incroyables efforts de son amour-propre pour plaire à Napoléon. Cette jolie Anglaise s'est habituée à la vie militaire; elle raffole de nos braves; on dirait qu'elle voit en eux l'image de Napoléon. «--Mais cela me paraît, dis-je à mon jeune narrateur, une très bonne connaissance pour nos grenadiers. À une autre rencontre, vous obtiendrez peut-être la faveur de causer plus intimement du grand homme que vous chérissez autant qu'elle, et vous serez également aimable pour une Anglaise par amour de lui. Mais laissons pour aujourd'hui vos prétentions; suspendons un peu les souvenirs du passé pour nous occuper des intérêts du présent, car vous partez cette nuit.» J'écrivis bien à la hâte, en m'abandonnant à cette effusion du cœur qui ne sait pas être courte, et je remis au lieutenant M... une lettre qu'il se faisait fort de remettre au maréchal Ney, mais que le maréchal ne put recevoir, étant revenu à Paris quelques jours après. Le lendemain du départ de l'officier, dont la visite m'avait fait exister dans le passé, et plongée dans cette rêverie de souvenirs qui fait tout disparaître, je songeai à me mettre en relation avec mes connaissances de Paris, pour lesquelles j'allais presque être une revenante. J'écrivis à Regnault, et, sur sa réponse promptement aimable, je me présentai chez lui; mais je le trouvai triste, abattu. Les nouvelles de l'armée venaient chaque jour ajouter au deuil de la patrie et des familles; on les attendait comme on attend la crainte et l'espérance. Tout le monde sentait alors que le trône du grand empire n'était plus que l'épée de Napoléon, et que la fortune semblait prendre plaisir à la fatiguer et à la briser. La Saxe avait vu de nouveau pâlir l'étoile, et la superstition, si nécessaire à tous les triomphes, était sinon détruite, du moins ébranlée. Napoléon seul conservait de la confiance. Ney me dit, quelque temps après: «J'ai été témoin d'un beau spectacle à Dresde; l'Empereur avait été trahi par les Saxons, eh bien! c'était lui qui consolait le bon roi de Saxe de cette trahison, qui cicatrisait la noble blessure d'un cœur royal, le seul fidèle à notre cause, quoique notre cause ne lui eût rien rapporté.» Regnault ne me parlait que de l'armée, ne pensait qu'à l'armée. «La France est morte; le sang français semble épuisé; il n'en reste quelques gouttes que dans le cœur des soldats; mais avec Napoléon cela peut suffire.» Il me demanda si j'avais reçu des nouvelles du maréchal; il insistait pour que je les lui montrasse: ce fut presque de la colère quand je lui dis que je n'avais rien appris de Ney que verbalement par un officier, reparti déjà pour l'armée. Tout était méfiance et soupçon à cette triste époque. «Dans toutes vos courses, reprit Regnault avec son ton interrogatif d'autrefois, vous n'avez pas entendu parler de proclamations de Monsieur de Provence? Nous sommes sûrs qu'on en répand, que les soldats les lisent et que les maréchaux les méditent. «--Mon ami, je ne connais point la personne dont vous me parlez, et je crois qu'à l'armée toute autre proclamation que celle de l'Empereur ne serait pas bien accueillie. «--Vous vous trompez: il vient des temps, hélas! où le dévouement se refroidit; des temps enfin où l'on pense...» J'avais quitté Regnault de Saint-Jean-d'Angely sans beaucoup d'autres paroles que celles dont ses inquiétudes politiques m'avaient glacée. En rentrant chez moi, après quelques autres courses, je trouve un billet très pressé qui arrivait de la rue de la Victoire; il ne contenait que ces mots: «Venez à l'instant même.» Je répondis aussi laconiquement: «Impossible; j'ai un rendez-vous sacré comme l'amitié.» Une demi-heure après, M. le comte était dans ma jolie retraite de la rue Bergère. Jamais Regnault, qui n'était pas sujet à l'émotion, ne m'avait paru si agité; son accent suffit pour me faire quitter le ton d'une plaisanterie dès lors déplacée. «Je suis sérieuse, je suis triste, mon ami, lui répondis-je, puisque vous l'êtes. Aurait-on besoin de mon dévouement? Il est prêt. «--Je crois que l'année 1813, qui va finir, finira mal pour nous, ma pauvre Saint-Elme. On ne sait plus sur qui compter. Ce b... de «Raynouard, avec son discours, prépare la défection des gens tranquilles, de ces gens qui, depuis quinze ans, avaient donné leur démission. Il est des gredins qui conspirent les bras croisés et sans qu'on les inquiète. Fouché et Talleyrand nous travaillent de main de maître, et avec toute l'ardeur qui anime l'ingratitude quand elle se met en besogne. «--Mais ces messieurs n'ont-ils pas été prêtres?» Regnault sourit, et ma vanité, stimulée par l'accueil fait à cette observation innocente, me fit trouver l'élan nécessaire pour réveiller les espérances du fidèle serviteur de Napoléon et ranimer son courage. Nous nous quittâmes fort gaiement, et il repartit bien persuadé cette fois que je n'en savais pas plus long que je ne lui en avais avoué. Regnault de Saint-Jean-d'Angely aimait l'Empereur avec cette abnégation de tout autre sentiment, avec cet abandon de cœur qui ennoblissaient les attachemens célèbres de Duroc et du général Bertrand. «Je suis capable de tout pour l'Empereur, disait Regnault, excepté de le suivre sur les champs de bataille.» J'oubliais de dire que, dans cette dernière entrevue, le ministre d'État, si dévoué, quoique si peu militaire, m'avait encore demandé, avec cet air instruit qui déroute, pourquoi, depuis si peu de temps à Paris, j'avais déjà vu et reçu chez moi M. Lanjuinais. «Que diable! s'écriait-il, ce n'est pas la cour que vient faire ici ce comte lacédémonien.». Je lui avais encore répondu la vérité: que M. Lanjuinais ne m'avait parlé que de mes relations passées avec Moreau; qu'il m'avait fait un crime d'avoir pu oublier ce grand homme pour son ennemi; que le vénérable sénateur avait presque été galant pour me faire parler de son noble compatriote; que, dans ma tête fort peu apte d'ailleurs à saisir le côté politique des hommes et des choses, M. de Lanjuinais se classait cependant comme un républicain à qui l'empire et les dotations pourraient bien n'avoir pas fait oublier sa dulcinée _une et indivisible_. «C'est bien cela, et, par une singulière alliance, républicains et royalistes s'entendent pour exploiter le mécontentement. Ils conspirent de compte à demi, sauf à travailler pour eux seuls après le triomphe, après la destruction. Amis de Moreau, amis de Pichegru, amis des Bourbons, tout cela est synonyme pour le quart-d'heure: tous les partis abattus sont de la même famille; Oudet était le bouton électrique de toutes les ambitions contraires. Puis, par une soudaine inspiration: Ma bonne Saint-Elme, si vous avez conservé quelques traces de votre liaison avec ce brillant Seïde-Oudet, effacez-les, détruisez-les; car vos relations, quoique mystérieuses, sont connues, et, s'il y avait une crise, vous pourriez vous en ressentir. «--Monsieur le comte, je n'ai pas plus de peur que de perfidie; ma politique, à moi, se compose d'affections; c'est la meilleure et la plus sûre: ainsi zèle, dévouement à la cause que j'idolâtre, parce qu'elle me semble celle de la gloire française, et surtout parce que Ney en est un des héros. Mon opinion, c'est de l'amour. Et Ney, reprit Regnault, avec un sourire? «--Eh bien! Ney vient encore d'ajouter, dans la désastreuse campagne de Saxe, un chevron à ses états de service et de dévouement pour la France. «--Oui, pour la France; c'est pour la France seule qu'il se bat. «--Voudriez-vous que ce ne fût que pour l'Empereur? «--Mon Dieu, non, mauvaise tête; mais il ne faut jamais séparer l'État de celui qui en est le chef; ces subtiles distinctions servent de ralliement aux mécontens. Je suis bien sûr que Ney n'est pas content. «--Il n'y a pas de quoi, entre nous; mais il se tait, mais il ne murmure pas pour se battre, et il se bat comme aux jours d'illusion. Que veut-on de plus? Ne faudrait-il pas qu'il dise à l'Empereur: vous faites bien tout ce que vous faites, et Leipsick ressemble à Austerlitz?» Dans cette longue conversation, où Regnault épanchait tout ce que son ame renfermait de chagrins avec cette facilité de misantropie qui nous représente horribles tous ceux qui ne sont pas montés au même diapazon politique que nous-mêmes, Regnault me parut aussi en rancune contre M. de Fontanes. «En voilà encore un dont je me méfie, s'écriait-il. Avez-vous eu de ses nouvelles à la cour de Florence?--Non pas à Florence, mais avant. Il m'a toujours semblé, et cette observation ne m'appartient pas, mais à un fidèle serviteur de la grande-duchesse, que M. de Fontanes se dédommage volontiers en secret de l'admiration qu'il dépense en public pour la famille impériale. Il a été dans son intimité, il en a vu les côtés faibles, ces petits ridicules qui se mêlent souvent aux plus belles qualités. Eh bien! M. de Fontanes excelle à les saisir et à les peindre; et au lieu de les cacher avec la religion des souvenirs et de l'attachement, il se plaît au contraire à les divulguer, à les vernisser en quelque sorte pour les rendre plus saillans à ceux qu'il veut amuser.» Je n'espérais pas encore revoir Ney, et Regnault ne m'ayant point parlé du retour du maréchal, je n'y comptais guère que vers la fin de l'année. Notre contrat de bonne amitié avait reçu un singulier article additionnel dans la campagne de Russie, et je ne savais pas comment m'y prendre pour le modifier. Le hasard vint à mon secours. Je le rencontrai le lendemain même de la double visite de Regnault, comme je sortais pour aller voir Talma, et avec l'intention de porter à ce bon et généreux ami une lettre d'une femme que j'avais rencontrée après une longue interruption de rapports, mais non d'amitié, et dont l'histoire mérite de trouver une place dans ces Mémoires, archives de la reconnaissance, où le nom de Talma doit à tant de titres être inscrit. Ney me reconnut le premier, et ce mouvement m'apprit qu'il était encore le même pour moi. Du reste, mon apparition et le rayon de joie qu'elle jeta sur sa figure ne firent que me montrer davantage les soucis qui la chargeaient. Je pris tous les tons pour l'arracher à ses sombres idées; mais son front ne se dérida un peu qu'en m'entendant parler de ses enfans, sa plus chère pensée, son seul orgueil; il insista même sur le plaisir qu'il aurait à me les faire connaître et à me les montrer, en prenant pour cela des précautions dont son intérieur eût pu s'alarmer; car il n'avait plus d'amour pour moi, et il en avait beaucoup au contraire pour sa noble épouse; mais il savait que mon attachement était au-dessus de l'amour-propre, et il ne concevait pas mon refus: mais moi, qui voulais être fidèle à ses propres devoirs, je ne voulus pas exposer mon cœur à désirer de les lui faire rompre, tant ils me paraissaient honorables et sacrés. Ney avait dans cet épanchement d'amitié, bien plus avec un vieux camarade qu'avec une femme passionnée, une éloquence de bonté et de naturel qui me pénétraient. Comme il lui allait bien de mêler le nom de son vieux père, de sa femme, de ses enfans, aux souvenirs de ses victoires! Que de simplicité dans une telle grandeur! L'admiration nouvelle de ces vertus modestes ajoutait un charme secret aux sentimens de l'enthousiasme. On s'estimait d'avoir su l'aimer. Revenant peu à peu à sa gaieté militaire, il me dit: «Puisque vous voilà, allons déjeûner en garçons. Prenez la rue Blanche, je vous prendrai à la barrière. «--Bien volontiers, et je vous raconterai quelque chose que vous pouvez entendre, un trait de Talma. «--Cela me fera du bien; les beaux traits deviennent si rares en France. «--Pas en fait de gloire, Michel. «--Allez, allez, Sirène.» C'était son mot de guerre et de paix avec moi. Me voilà donc griffonnant au crayon un mot pour le remettre chez Talma en passant, puis me rendant à mon poste à la barrière des Martyrs, l'œil ouvert, l'oreille dressée comme une vedette. Ney avait quitté son cabriolet au boulevart, et il ne se fit point attendre. J'avais beau regarder pendant que j'étais de planton, je ne voyais pas trop de ce côté d'endroit convenable au déjeuner d'un maréchal de l'Empire. Nous voilà enjambant les boulevarts, courant à travers champs, nous donnant de la bonne gaieté, comme dans les terres conquises de l'Autriche et du Tyrol. Il n'y manquait, hélas! que le soleil d'Austerlitz, couvert de sombres nuages. Nous étions presque arrivés aux derrières de la route du bois de Boulogne; nous entrâmes dans une de ces bicoques qui le bordent. Le déjeuner ressemblait à un véritable repas de bivac, et l'illusion n'en était que plus vive et plus agréable. Trois heures s'écoulèrent dans une conversation animée par toutes les confidences d'un entier abandon de sa part, et de la mienne par toutes les effusions d'un attachement qui se sentait plus fort que jamais. Je lui parlai de Regnault; mais de tout ce qu'il m'avait dit, je ne lui révélai que ce qui touchait les proclamations, parce que je craignais qu'il ne lui en fût tombé dans les mains, et que par distraction il n'en eût conservé. «J'en ai là, me dit-il. On jette beaucoup de papier dans l'armée; on ferait bien mieux d'en faire des cartouches. Le colportage des opinions est sans effet sur le soldat; les officiers ne prennent même pas au sérieux toutes ces proclamations; mais l'Empereur y attache de l'importance, et le gouvernement veut bien s'en inquiéter; cela se rattache à la conspiration de Mallet. Fouché passe pour être à la tête de beaucoup de machinations qui se croisent. Si Napoléon, au lieu de l'envoyer en Illyrie, l'eût fait fusiller, il y eût eu justice, et la précaution eût été bonne. Puis les vendus dont il a cru se faire des amis! il verra! il verra! Nous ne sommes pas au bout; mais ne nous cassons pas la tête à toutes ces spéculations creuses et inutiles. Tous nos finauds seront attrapés tant que nous aurons du canon. Tant qu'il restera un soldat à l'Empereur, il peut être tranquille; il ne sera ni trahi ni perdu.» Ney me questionna ensuite sur ma liaison avec Talma dont je lui avais parlé, allant droit à une supposition tout-à-fait fausse que je réfutai, et quand je l'eus convaincu, je lui racontai l'anecdote qu'on va lire au chapitre suivant. CHAPITRE CXXII. Talma. Ney aimait le beau talent de Talma; toutes les supériorités éprouvent en effet une remarquable et involontaire sympathie. C'était à l'ame élevée de Ney qu'il fallait confier les traits d'une ame généreuse. Parmi beaucoup de dames que j'avais connues à Bréda et à Anvers, en 1796, se trouvait une jeune personne d'une rare beauté et d'une famille distinguée de Malines. Elle avait dans toute sa personne toute la délicieuse nonchalance _del certo non soche_. Je ne la désignerai que par son prénom. Gertrude avait alors seize ans. J'appris à mon premier voyage à Paris qu'elle avait disparu avec un aide de camp du général Dessolles. Notre liaison, quoique courte, avait été tendre; son souvenir s'était bien des fois rappelé à mon cœur, et j'étais comme frappée du pressentiment que je la retrouverais un jour. Mais j'étais loin de prévoir que je recevrais, par cette personne presque étrangère et errante depuis plus de vingt années, une confidence précieuse qui accroîtrait encore ma vive admiration pour un de mes amis les plus intimes, pour mon cher Talma. Elle m'avait long-temps cherchée, et, dès mon dernier retour à Paris, plus heureuse que dans toutes les investigations précédentes de son attachement, elle avait découvert mon adresse. Un billet d'elle vint me surprendre un matin, et m'exprimer l'intention de me consulter sur des choses de la dernière importance. Je me fais conduire à l'adresse indiquée. On ne m'attendait pas, et ayant ouvert assez brusquement la porte, je me trouvai en face d'une femme en grand deuil, du plus noble maintien. Son regard doux et mélancolique inspirait tout d'abord la vénération et la pitié! Belle et jeune, son deuil ne portait pas l'empreinte de cette coquetterie de douleur qui souvent dément les larmes des veuves. Nous étions toutes restées immobiles au premier regard. J'étais déjà de moitié dans ses peines... «C'est vous, Gertrude, fut tout ce que je pus dire. «--Oui, et je suis déjà moins malheureuse, puisque je ne suis point encore méconnaissable aux yeux de l'amitié! «--Oh! que cette amitié serait heureuse des preuves que vous pourriez accepter.» Nous nous assîmes, et son cœur s'ouvrit avec une chaleur que je vais m'efforcer de reproduire. «Je n'accuse que moi seule de la conduite de celui qui m'a perdue. Il ne pouvait m'estimer, je lui avais tout immolé, vertu, patrie, famille; je n'avais à ses yeux que l'attrait d'une conquête de plus. Il ne crut pas à mon amour, à mon amour si tendre, et j'en fus abandonnée. Nous touchions au moment de l'invasion de l'Italie; je rejoignis triste et désolée les lieux que j'avais remplis du scandale de ma fuite. Ma famille irritée, m'accabla des rigueurs d'une réclusion. Peu après on m'offrit ma liberté aux dépens de mon cœur; il était encore à Alfred, et j'osai préférer le pleurer ingrat, plutôt que de tout devoir à la tendresse d'un autre. Hélas! je prononçai mon arrêt fatal. On donna à mes refus le nom de rebellion, et à mes larmes sur la perte d'Alfred celui de démence. Des parens qui me haïssaient gagnèrent ma trop faible mère. Je fus jetée dans la maison des fous, et au 26 août 1801, s'ouvrit pour moi la porte de cet antre plus affreux mille fois que le tombeau. J'y passai neuf années, n'ayant autour de moi que le spectacle d'une effrayante dégradation. En vain je recourus aux prières, aux supplications pour prouver que mon cœur seul était malade, que ma raison était saine: l'orgueil m'avait condamnée et l'orgueil ne pardonne jamais. Enfin un jour, jour d'éternelle mémoire, la porte de mon cachot s'ouvre; j'entends des paroles de paix, de consolation; je lève les yeux sur l'être bienfaisant dont l'organe mélancolique et pur apporte à mon ame la première émotion qui, depuis deux années, ne fût pas une douleur. Mon regard avait suffi pour lui tout révéler. «--Non, cette femme n'est point folle, s'écrie-t-il; son geste, son attitude, sa physionomie respirent la pudeur et la bonté. Un délicat instinct de femme avait su faire un chaste voile de la lourde et grossière couverture de ma triste couche.» L'étranger était accompagné de l'économe de la maison et de deux autres témoins. «Cette visite porta immédiatement avec elle ses consolations; l'économe reçut les plus touchantes recommandations; on me plaça provisoirement dans une chambre propre et commode. On m'accorda des vêtemens, ma nourriture devint saine; le lendemain on revint pour des formalités et des bontés nouvelles. L'homme noble et généreux à qui je devais ce secours inespéré n'épargna rien: crédit, argent, démarches, il employa tout pour arracher à une horrible destinée une femme étrangère dont il ne connaissait que les torts et le malheur, n'exigeant pour récompense que de rester inconnu à l'objet de sa noble bienfaisance. Le succès couronna son angélique humanité, et la liberté, dernier bienfait, vint mettre le comble à la reconnaissance de tous les autres. En me l'annonçant, on me remit un contrat de 1,200 liv. de rente viagère, avec la seule obligation de signer une promesse de ne jamais revenir dans ma patrie, et de changer mon nom de famille. J'étais presque heureuse de cette condition qui complétait mon affranchissement. Qu'aurais-je pu regretter après de pareils traitemens? J'obtins, à force de prières, de mes gardiens que j'allais quitter, le nom de mon bienfaiteur; c'était Talma! «Quoi! notre tragédien? m'écriai-je. «--Oui, lui même. Vouée à un deuil éternel, mon projet est d'aller m'établir en terre étrangère; depuis six mois ma fortune s'est accrue par le don d'un legs inespéré et considérable. Je suis venue à Paris dans la seule intention de voir Talma. Depuis long-temps le respect pour un secret qu'il avait voulu pesait à ma reconnaissance. Après tant d'années de combats, elle fut la plus forte, et c'est pour y céder que j'accours du champ de bataille qui vit tomber Alfred. Voici quelques lignes que j'ai écrites à mon bienfaiteur. On m'avait dit que je le trouverais à Calais; je m'y suis rendue; il en était parti: mais je sais qu'il est à Paris maintenant. Un hasard singulier m'a procuré votre adresse; plusieurs officiers parlaient de vous devant moi; un d'entre eux vous connaît plus particulièrement. J'ai demandé si vous étiez à Paris, et il a répondu en m'indiquant votre demeure; c'était le neveu de l'amiral Verhuel. Ce que je me rappelais de votre amitié et de votre caractère m'a fait un besoin de vous voir, auquel je n'ai pu résister; vous êtes naturalisée en France, vous connaissez tant de monde, il ne vous sera pas impossible de me faire parler à Talma; je suis épuisée par de longs tourmens, mes forces s'en vont, et je ne voudrais pas mourir sans revoir l'homme à qui je dois la vie et tout ce qui l'a consolée. «--J'ai promis, dis-je au maréchal, de présenter cette excellente femme à Talma, mon ami depuis dix-huit ans, et quand vous m'avez rencontrée, j'y allais. On ne saurait croire tout le bien qu'il fait; c'est presqu'un souverain par l'abondance de ses libéralités. Si nul acteur ne l'égale en talent, il est moins d'hommes encore qui le surpassent en généreuse bienfaisance envers toutes les infortunes.» Ney jouissait avec la candeur d'une belle ame de ces curieux détails; il daigna s'intéresser au sort de la femme dont je venais de lui parler avec cette abondance de cœur qu'inspire la vue si rare d'un caractère reconnaissant. «Cette dame, ajouta Ney, veut se réfugier en Italie; engagez-la à attendre quelque temps. «--Vous croyez donc, mon ami, que les affaires vont mal, et que cela va se brouiller tout-à-fait? «--Je le crains; l'Espagne et la Russie, ma chère Ida, ont enterré notre bonheur. L'intrigue, en outre, prépare pour nous le surcroît d'autres dangers. À peine échappés à une retraite, il va nous falloir, malgré notre désastreux épuisement, commencer une autre campagne. Heureux si, versant notre sang jusqu'à la dernière goutte, nous conservons notre France intacte et pure. Les soldats voudraient du repos, un repos si bien gagné. On se battra encore, mais en raisonnant sa fatigue. Nous autres généraux et maréchaux, nous le voulons; il nous en coûte de ne voir rien finir. Nous vieillissons.» J'avais souvent exprimé des idées semblables à Ney, mais il m'en avait blâmée, et chose inexplicable, je ne saurais dire le cruel regret que j'éprouvais de les entendre de sa bouche. Ce n'était certes qu'une saillie de mauvaise humeur, bien naturelle; mais mon imagination souffrait de l'affaiblissement de son enthousiasme, au moment où l'étoile semblait pâlir. Nous eûmes même à cet égard une vive altercation, assez vive même pour me faire craindre une seconde rupture; mais la voix de la patrie menacée, le sentiment du devoir et l'approche des dangers le réconcilièrent bientôt avec Napoléon et avec moi. CHAPITRE CXXIII. Préparatifs de la campagne de France.--Émotions politiques. Je restai quelques jours sans voir Ney, et, comme nous nous étions quittés un peu fâchés, je ne voulais provoquer ni son repentir ni sa visite. Si le sujet de la brouille eût été quelque chose d'intime et de personnel, je l'aimais trop pour rester quelques heures seulement sous le poids d'un reproche ou d'une apparence d'insensibilité; mais la rancune ne venant pas du cœur, j'étais bien sûre qu'elle ne tiendrait pas. En effet Ney vint me voir au bout de deux jours, et je bénis presque la querelle qui avait ainsi pour résultat une démarche qu'il n'eût peut-être point faite sans ce motif d'impulsion polie et repentante. Mais ce qu'il y a de curieux dans les caractères francs et impétueux, c'est qu'ils se fâchent encore même en se réconciliant; que poussés par la bonne foi de leur premier mouvement, ils y cèdent de nouveau, même dans les réparations qu'ils ont la volonté de leur donner. Ney n'avait jamais ressenti pour moi cette égalité de passion qui fait en quelque sorte disparaître l'ame pour la confondre avec une autre ame; je crois même qu'avant la grande catastrophe qui me fit entrer tout entière dans son cœur, mon empire, celui de suivante de sa gloire, avait beaucoup tenu à ce qu'il retrouvait en moi presqu'un camarade de guerre autant qu'une femme; rien d'original, sous ce rapport, comme son retour après notre débat; j'espérais de la tendresse, et j'entendis encore de la politique. Hélas! ce pauvre ami aimait tant son pays qu'il ne croyait pas être infidèle en me parlant de la France, alors menacée, envahie; voyant arriver sur ses frontières les soldats de toutes les capitales où avaient flotté nos aigles orgueilleuses; mais tout ce qu'il disait avait un charme irrésistible de chaleur et de sincérité; la France était au fond de toutes ses pensées, et cet immense intérêt, base lui-même de mon attachement pour le maréchal, me faisait écouter, avec une incroyable émotion, ce que j'appellerais volontiers son improvisation patriotique. «Vous aviez raison, mon amie, de réchauffer un peu mon ardeur pour Napoléon. Il a commis des fautes; il ne nous a guère ménagés; mais il supporte au moins dignement des revers que peut-être il eût pu ne pas appeler sur nos têtes; il fait bonne mine à la mauvaise fortune; son génie se réveille pour nous organiser une armée, pour nous fabriquer au moins des cartouches avec lesquelles nous puissions dignement mourir.» Mais, comme malgré lui, le sentiment profond des malheurs publics le ramenait à une sorte de misantropie. Les noms de la plupart des grands personnages de l'État ne sortaient de sa bouche qu'avec des bouffées de mécontentement et de blâme. Il avait avec moi toute sécurité, et ses expressions, qui n'étaient retenues ni par la politesse ni par la crainte, n'en étaient que plus vives, et n'en sont que plus curieuses comme peintures des opinions qui circulaient dans le monde chargé alors de nos destinées. «--Et ce Murat, s'écriait-il, le concevez-vous? Il nous a quittés dans la dernière campagne; il n'a pas vu qu'en remettant son commandement il descendait du trône qu'il tient de l'Empereur. Murat est le premier soldat de la France, mais la royauté l'a gâté; elle lui tient au cœur; il en est vain comme les femmes de leurs diamans. Il croit se conserver en se tournant d'un autre côté que nous: il se trompe; et quoique cela aille mal pour Napoléon, Murat, comme tous les autres, ne peut rester roi qu'autant que Napoléon restera empereur. «--Comment! autant que Napoléon restera empereur? Êtes-vous fou, Michel? Pourra-t-il ne plus l'être? Quoi! on l'assassinera donc?» lui disais-je avec la plus entière conviction que, malgré les désastres de la Russie et les défections de Leipsick, détrôner l'Empereur me paraissait impossible... «Non, dit Ney brusquement, cela n'est pas impossible, et il sera lui-même pour quelque chose dans la possibilité. Tous les anciens partis vivent encore, sous terre il est vrai, mais ils en sortiront; et il y a des momens où nous sommes, nous autres, tentés de croire l'Empereur de complicité avec ses ennemis. Il sait qu'il a autour de lui, dans ses conseils même, des j... qui le travaillent d'accord avec l'Angleterre; qu'une conspiration européenne l'enveloppe; il voit l'abîme, et il semble qu'il veuille y tomber.» Ici, se livrant à son impétueuse franchise, le maréchal Ney me traça un tableau de main de maître du 20 décembre, premier lever de Napoléon aux Tuileries après le retour de Leipsick. «Il n'avait plus d'armée, mais il en a retrouvé là une de courtisans. Belle ressource que les harangueurs du sénat, du conseil d'État, des cours judiciaires, des corps administratifs! Tous ces gens-là n'ont su que louer, suivant la formule consacrée depuis dix ans. La phrase a été son train au salon du trône, et l'Empereur a pris au mot ces courages à appointemens. Il est trop bon, trop facile, trop crédule. Pour sabrer les Prussiens, qu'a-t-il besoin de ses valets dorés? C'est au peuple, sa vraie force, aux soldats, ses vieux amis, qu'il doit uniquement s'adresser; il sait bien qu'avec nous il est en famille. «--Ah! j'aime à vous entendre parler au jour de l'adversité et des épreuves comme aux jours de la victoire et de l'enivrement de la bonne fortune.» J'avais beau épuiser mon éloquence; je voyais bien que le maréchal avait un fond de mécontentement contre l'Empereur. Il était convaincu qu'il aurait dû faire la paix à Dresde, arranger autrement ses affaires, rester allié avec l'Autriche. «Caulaincourt avait très bien préparé les choses dans sa négociation avec Metternich. Napoléon a voulu la guerre; il pense un peu trop à son antipathie pour l'Angleterre. Lui qui n'écoute que ses propres avis, lui qui est de feu contre ses amis qui raisonnent, il est de glace contre ses amis qui le trahissent. Il en fait ou trop ou pas assez. Bernadotte, ce Gascon qui lui décoche de si jolies proclamations, il le ménage. Nous avons perdu nos meilleures troupes dans des combats souvent inutiles. Reggio, Tarente, Vandamme et moi, nous avons essuyé des échecs: cela ne devait-il pas lui prouver l'impossibilité de la lutte? «--Mon Dieu! vous êtes bien mal disposé pour lui aujourd'hui. «--C'est que je prévois ce qui va arriver: les ennemis sur notre territoire et une guerre d'extermination... «--Mon ami, pourvu que dans cette fatale extrémité nous soyons les exterminateurs. «--Ida, me dit-il en me regardant de manière à me pénétrer jusqu'au cœur, vous êtes bien dévouée à Napoléon depuis quelque temps; est-ce qu'il y aurait de la vérité dans certains bruits? «--Quels bruits? répliquai-je avec le feu qu'on met à prévenir une explication périlleuse; mon dévouement à l'Empereur me vient de mon enthousiasme pour votre gloire. Je la vois, ainsi que celle de la France, si étroitement unie à Napoléon, que les séparer serait porter la hache dans vos lauriers. Ah! que je meure avant que cela arrive! «--Allons, il n'y a rien à dire à un si pur amour pour la France. Ma bonne Ida, vous êtes une singulière femme, mais que j'aime bien.» La politique, qui nous avait brouillés à la première entrevue, nous rapprocha plus intimement l'un de l'autre à la seconde; ce jour-là, en nous quittant, nous étions plus amis que jamais. Le même jour j'allai voir Talma qui était aussi profondément remué par les événemens, mais plein de confiance dans le génie de l'Empereur. «Il a contre l'adversité, disait Talma, toute la vigueur du vainqueur d'Arcole et de Marengo. Sa constance, sa volonté de fer, son ame de feu sont déjà une armée. Son regard vieillit les plus jeunes soldats, et son étoile sortira radieuse de tant de nuages qui ne sauraient la couvrir.» Je parlai à cet excellent Talma de la pauvre Gertrude: il avait oublié le bienfait, mais non pas le malheur. Mon récit renouvela sa touchante compassion; il était si naturellement généreux qu'il ne comprenait pas mes éloges, mais il comprenait mon ame, et je sentis que ma visite lui faisait un de ces plaisirs délicats qui naissent d'une vive sympathie de pensées et d'impressions. J'emportai une bonne nouvelle pour Gertrude, qui m'en remercia comme si j'eusse été de moitié dans la générosité de Talma. Ney m'avait prévenue qu'il ne me verrait pas de quelques jours. Je fus bien agréablement surprise de trouver en rentrant, le jour même de sa visite, un billet qui m'indiquait, pour le surlendemain fort tard, un rendez-vous. Quand il s'agissait de lui, toute autre affaire était oubliée; ma vie cessait, pour ainsi dire, pour se concentrer dans la sienne; puis mon cœur, si prompt à s'attacher aux douces chimères, rêvait déjà bien au delà du bonheur d'une visite. Hélas! dès que Ney entra chez moi, et dès le premier coup d'œil, l'altération de sa physionomie me dit tout autre chose. «--Avais-je raison, s'écria Ney, dans mes prédictions et dans ma colère; le vaisseau de l'État fait eau de toutes parts. Par la Suisse, par le Rhin, par le Nord, nos frontières sont entamées; tous les ennemis de la France se donnent la main. Les coalitions se sont formées à force de revers. Cette fois elles sont épouvantablement habiles et unies. Cette réaction de tous les orgueils blessés était inévitable. Les poltrons eux-mêmes sont leur désespoir, et les plus braves leur lassitude. Les débris de nos vieilles bandes sont prisonniers dans toutes les villes depuis la Vistule qu'elles occupent inutilement. Ida, ma pauvre Ida, ma tête se perd quand elle mesure l'abîme...» La gloire et la grandeur de la France étaient si chères au cœur du maréchal Ney, que l'aspect des désastres publics le mettait hors de lui. «Quelle affreuse nouvelle, répétait-il;» et ce noble guerrier, provoqué, par mes questions, par la chaleur de l'amitié et du patriotisme, restait muet, après quelques exclamations plus énergiques que claires. «Enfin, s'écria-t-il, surmontant son abattement, une nouvelle campagne va s'ouvrir. Puisse-t-elle du moins nous conserver nos limites, notre belle France... Il serait par trop cruel de nous voir enlever les conquêtes de la république, de perdre sous les aigles les triomphes de Valmy et de Jemmapes.» Il était venu pour me dire beaucoup de choses, et son trouble fut tel qu'il me quitta sans entrer même dans l'objet de l'entrevue qu'il m'avait demandée. Regnault, que je vis le lendemain, était plus agité encore. L'année 1814, qui allait s'ouvrir, se préparait sous de bien tristes pronostics. Hélas! ils ne devaient que trop tôt et trop ponctuellement se réaliser. Je connaissais trop Ney pour ne pas m'être aperçue, à travers ses agitations politiques, qu'il avait besoin de me confier autre chose; je ne m'étais pas trompée; car le soir même du lendemain je reçus une confidence qui me fut à la fois chère et pénible: elle m'apprit que le cœur de Ney me garderait toujours une place, que ni liaisons anciennes ou nouvelles, ni devoirs ni infidélités ne me raviraient jamais. Si j'éprouvai une légère blessure, un plus noble penchant étouffa bientôt mon amour-propre blessé. Donner à Ney une preuve de désintéressement et en quelque sorte d'immolation, me tint lieu du bonheur. Prévoyant une nouvelle et périlleuse campagne, pressé par une lettre qu'il venait de recevoir, Ney me fit part d'une liaison d'un moment avec une belle Polonaise qui lui en avait dérobé le précieux gage. Je me chargeai de la commission qu'il me donna, mais malgré mon zèle je ne réussis pas immédiatement à découvrir l'innocent objet de ses inquiétudes. Pour ne pas revenir sur le même sujet, je vais raconter ici l'étrange hasard qui, en 1821, me fit rencontrer cette fille de l'amour d'un héros et de la faiblesse d'une noble et belle étrangère, qui fut assez heureuse pour mourir avant le jour fatal qui enleva à sa fille bien-aimée son illustre protecteur naturel. Il faut que je ne sois pour aucune sensation organisée comme les autres personnes de mon sexe; car, passé la première irritation de l'aveu, je puis assurer que j'éprouvais, au moment de la confidence même, un désir de mère à voir cet enfant. Je me formais déjà un plan de vie; je disais: «N'est-ce pas, Ney, que vous me la confierez? J'irai vivre à la campagne, je lui apprendrai à vous connaître, à vous chérir, et elle ignorera ce que j'ai eu de torts.» Il me pressait dans ses bras, me répétant: «Ida, bonne et chère Ida;» et moi d'être fière et heureuse plus que du plus brûlant délire d'amour. Hélas! il ne devait pas jouir de la douce sécurité de me voir veiller sur l'objet de sa tendresse inquiète. Dans les premiers jours de janvier 1821, je fis un voyage à Verdun. J'arrivai vers le soir; c'était un jour de plantation de croix. Les rues étaient encore tout encombrées des oisifs que cet événement avait attirés. On y voyait avec leurs parens les jeunes filles qui avaient formé le cortége, ornées de guirlandes et de voiles blancs. À Verdun, un cortége de jeunes filles, vêtues de blanc, rappelait un trop cruel souvenir pour n'être pas un pénible spectacle. Je m'éloignai avec précipitation, et remettant mes visites au lendemain, je sortis de la ville vers le lieu, déjà désert, où la sainte cérémonie venait de rassembler toutes les ames religieuses ou avides des pompes extérieures du culte. Non loin de la croix qu'on venait d'élever était assise sur le gazon une jeune fille dont l'aspect enchanteur me fit sentir une surprise toute prête à devenir de l'admiration; son léger vêtement était fermé par une ceinture noire qui dessinait Aine taille souple et élégante; un grand chapeau de paille était à ses côtés, et la légère bise du soir faisait voltiger des tresses dorées dont la mode n'avait pas encore dénaturé les gracieuses ondulations, ni torturé les boucles naturelles; un grand portefeuille de dessins était placé près du chapeau. Je fis à mon domestique signe de s'éloigner; je m'approchai doucement de la jeune personne, de façon à la très bien examiner avant d'en être remarquée. À peine les roses de la première jeunesse commençaient à remplacer sur ses joues les couleurs plus prononcées de l'enfance, et déjà se lisait sur son front virginal l'empreinte des soucis; les pénibles soupirs d'une profonde méditation soulevaient un sein naissant à peine. Elle prononça à mi-voix quelques mots sans suite, mais dont le son fit aussitôt vibrer toutes les cordes de mon cœur: en me rappelant cette douceur d'accent d'une jeune fille, il me semble reconnaître quelque chose d'une voix chérie. Éveillée par cette divination mélancolique, il me semblait lire sur le front virginal de l'inconnue une expression de physionomie qui me rendait comme présente l'image douloureuse de l'infortuné maréchal. Je fis un mouvement pour être aperçue: à l'instant la jeune fille fut debout et prête à s'éloigner. Mon cœur battait avec violence; «De grâce, Mademoiselle, restez; mon sexe, mon âge, doivent ne vous causer aucune crainte. Vous êtes seule; mon domestique nous suivra de loin; accordez-moi quelques instans, dites-moi quels heureux parens ont le bonheur de vous avoir donné la vie.» «--Hélas! Madame, dit-elle avec un maintien parfait, depuis bien long-temps les paroles bienveillantes sont étrangères à mon oreille; excusez le trouble qu'elles causent à la pauvre Féodora. «--Ce nom annonce que vous n'êtes pas née en ces climats; cependant votre accent est si pur... «--Je suis fille d'un Français et d'une Polonaise, continua-t-elle précipitamment, orpheline de tous deux; depuis trois mois seulement je sais que je n'ai rien à demander à la société qui me dédaigne, rien à espérer de ce monde où ma naissance devient un titre d'exclusion ou d'une insultante pitié.» En s'exprimant ainsi, sa belle physionomie s'était animée d'une fierté douloureuse; d'abondantes larmes coulaient sur ses joues. Je pressai sa main que j'avais saisie avec une religieuse tendresse: c'était la fille du héros, de l'homme que j'avais idolâtré, que je pleurais avec désespoir: oh! que cet être me parut cher. Je n'ai jamais conçu l'orgueilleux amour-propre qui fait repousser ou haïr l'enfant de l'homme qu'on aime, lors même que ces enfans sont une irrécusable preuve d'inconstance. Quand la passion a été sincère, elle étouffe tous les murmures de la vanité. Je rassurai Féodora, m'informant avec intérêt des amis, des soutiens qui restaient encore à sa jeunesse. «Je suis un enfant illégitime, voilà tout ce que je puis dire. Je n'accuse point mon père; ses mânes m'entendent; ma mère n'a pu supporter sa mort funeste. Je suis seule, oh! bien seule au monde.» L'air, le ton, le regard de Féodora étaient pénétrans. Il faut en avoir éprouvé la puissance pour comprendre tout ce qu'une ame noble et fière ajoute à la beauté d'une femme. Je tenais la main de Féodora; je lui prodiguais tous les noms qu'une mère tendre donne à une fille bien-aimée. J'ouvrais ainsi son jeune cœur à la confiance, qui n'eut plus de secrets pour moi. Féodora avait sept ans lorsqu'elle perdit sa mère. À l'instant tout changea autour d'elle, les soins, la vie, jusqu'aux robes qui naguère la paraient. Une vieille Polonaise, Élisabeth Dobninski, accompagnée d'un valet de chambre, lui firent passer bien des jours en voiture, et un matin Féodora se vit en s'éveillant dans une petite chambre avec des personnes inconnues, mais dont les manières douces et caressantes gagnèrent le cœur de la pauvre orpheline. Cependant Féodora ne put sans un cruel chagrin se plier au changement de sa fortune; elle n'avait jamais parlé que français avec sa mère, et sous ce rapport du moins elle se trouva moins étrangère au milieu de ces êtres inconnus; mais sous tant d'autres, qu'elle était à plaindre! Au lieu de ces arts charmans dont sa mère l'avait entourée, ce n'étaient plus que les grossiers ennuis d'un travail mécanique. Féodora n'avait aucune aptitude à ses nouveaux devoirs; son caractère était doux, mais fier. La contrainte la révoltait; elle continuait en secret à s'occuper des leçons de sa mère; un crayon était un trésor, et un bouquet de fleurs fut souvent acheté par l'orpheline au prix de l'abandon de quelque pièce de sa modeste garde-robe. Elle sacrifiait souvent les heures destinées à une pénible tâche de ménage au plaisir de courir au loin la campagne pour former son herbier, et de composer des dessins imparfaits, mais précieux par les mots touchans qu'elle plaçait sous chaque fleur en souvenir de sa mère. Féodora vivait depuis deux années à Verdun dans cette monotone médiocrité, sans plaisir, sans espérance, mais du moins sans privations du nécessaire. Peu à peu la main invisible qui la soutenait s'est montrée moins exacte dans ses dons. Attachée peu à peu par l'habitude, comme tous les bons cœurs, à ceux qu'elle voyait tous les jours, Féodora, accablée du changement de leurs manières, leur demanda en larmes ce qu'elle leur avait fait. «Que voulez-vous, Féodora, lui dit la femme, nous gagnons notre vie par notre travail. On nous écrit que votre pension ne sera plus payée, et nous ne pouvons vous nourrir pour rien.» Ces mots avaient enlevé à la malheureuse orpheline ses dernières illusions; il lui fallait même renoncer aux travaux de l'aiguille pour descendre aux pénibles soins d'un ménage d'artisan. Il fut impossible d'y plier sa fierté, et surtout du moment où la découverte d'un papier mêlé aux lettres de sa mère lui eut appris le nom et la haute illustration de celui à qui elle devait le jour et le rang de sa mère. De ce jour, Féodora, perdue dans le vague d'une affreuse mélancolie, faisait et défaisait mille projets; ses nuits se consumaient dans les larmes; le jour, elle courait respirer l'air libre de la campagne. Mais peu à peu la cruelle nécessité exerça sur elle sa fatale puissance; on força ses habitudes sans vaincre ses dégoûts. «Je fus pendant deux ans si malheureuse, me disait-elle, que souvent j'invoquai les mânes de ma mère, pour lui demander si c'était un crime de s'ôter la vie.» Ces paroles me firent frissonner: un pareil aveu dans une bouche de quinze ans renferme tant de douleur! Insensiblement on reprit, plus tard, avec Féodora des manières moins sèches. Un jour on lui dit d'être tranquille, qu'une grande dame aurait soin d'elle et la protégerait. «Je ne veux pas être protégée, mais aimée, répondit la fière Polonaise.» En effet, sa pension fut payée, et l'on s'occupa de son instruction religieuse. Je témoignai à Féodora le désir de l'accompagner, de connaître les personnes auxquelles on l'avait absolument confiée. «Non, me dit-elle, car cela restreindrait ma liberté. Ce qu'on me recommande surtout, c'est de ne faire connaissance avec personne. J'ai tant besoin de penser que je vous verrai encore, et que même, loin de Féodora, vous n'oublierez pas les confidences de la pauvre fille illégitime!» Je pressai l'aimable infortunée sur mon cœur avec une tendresse de mère. Hélas! j'étais déjà pauvre alors, et ce fut un des momens de ma vie où j'ai senti que l'argent peut être quelque chose pour le bonheur. Si j'en eusse été pourvue, comme dans mes beaux jours, j'eusse dit à Féodora; «J'ai adoré, je pleure avec désespoir le héros qui te donna la vie; le nom de ta mère est une amertume pour mon cœur, mais n'est-tu pas aussi la fille de celui que j'ai tant aimé? Viens, retrouve en moi l'appui et les entrailles, de la bonté paternelle.» Après nous être donné rendez-vous pour le lendemain, nous nous séparâmes. Mais je l'attendis vainement au rendez-vous. Qu'on juge de mon chagrin! J'étais forcée de repartir le lendemain même. Je résolus d'aller parler aux gens qui avaient accueilli Féodora. Un billet qu'on me remit d'elle en rentrant à l'auberge, me fit changer d'avis; Je transcris littéralement les lignes de cette aimable et malheureuse enfant: «Je suis restée trop tard dehors hier; on nous a vues ensemble, on m'a questionnée, et je hais les questions. J'ai vivement répondu que, n'ayant point le bonheur d'avoir mes parens pour guides et pour maîtres, je ne voulais pas me soumettre à un joug étranger. On ne me permet pas de sortir aujourd'hui et de vous parler ce soir; ne m'oubliez pas en passant devant le lieu où vous m'avez trouvée hier, et d'où je revins avec un trésor, car je vous crois mon amie. Il y a tant de bonté dans vos regards! J'ai des frères, m'avez-vous dit; vous leur parlerez pour la fille de leur père, une fille qui ne demande qu'un peu d'affection fraternelle. Madame, chère Madame, ne m'oubliez pas, car vous êtes la seule espérance de la pauvre orpheline Féodora.» Je plaçai ce billet sur mon cœur. Lorsque la voiture qui m'amenait à Paris passa devant la croisée où j'avais trouvé Féodora, mon ame renouvela le serment de revoir la pauvre fille autant qu'il serait en mon pouvoir. Dans la ferveur de ce double serment, je crus voir une ombre légère s'approcher de moi, suivre comme un nuage lumineux la course rapide qui m'entraînait... Le bruissement des arbres, le faible frémissement des insectes, le cri des oiseaux, formaient comme un concert de voix aériennes qui répétaient ma promesse de ne pas oublier la fille du héros, et de faire dire à ses fils: «C'est vous seuls qui devez être les protecteurs de Féodora!» Les peines et les malheurs qui m'accablèrent ne me firent point oublier ni négliger mon serment; mais ils furent tels, que souvent cette impuissance m'arracha des larmes. Le sort de Féodora était heureusement trop intéressant pour n'être pas soulagé: il le fut et d'une manière qui défend, par le respect dû au nom de la protectrice, de s'inquiéter du bonheur de la protégée. CHAPITRE CXXIV. Visite à Madame, mère de l'Empereur.--La belle Allemande chez Regnault de Saint-Jean-d'Angely.--MM. Lainé, Raynouard, Flangergues, Gallois. Les derniers jours du mois de décembre 1813, par l'accumulation des mauvaises nouvelles, par le relâchement de toutes les affections, par l'irritabilité de toutes les personnes attachées à la fortune de l'Empereur, me furent bien pénibles. Quand on n'est point intéressé aux affaires, mais quand on s'intéresse à ceux qui y prennent part, on souffre plus qu'eux des malheurs qui les accablent; ce qui pour eux n'est quelquefois qu'un intérêt, devient pour leurs amis un sentiment. Regnault de Saint-Jean-d'Angely m'envoyait chercher à tout moment. Dans les temps de crise, on dirait que les caractères les plus virils ont besoin de s'abriter et de reprendre courage auprès d'un cœur de femme. Dans ces longues conférences, devant lesquelles ne reculait jamais mon dévouement, Regnault était quelquefois abattu jusqu'à la faiblesse et violent jusqu'à la colère; ce qui l'indignait le plus, c'était le froid égoïsme de la plupart de ses collègues des grandes fonctions publiques. «Il semble, s'écria-t-il, que tous ces gens-là flairent la nouvelle curée d'un autre gouvernement.» Mes jours étaient fort tristes, parce que je voyais la gloire de Ney tellement unie au sort de l'Empereur, que craindre pour la chute du dernier, c'était frémir pour l'autre. Dans mes courses continuelles, je voyais et entendais une infinité de propos que je me gardais d'autant plus de rapporter, qu'ils étaient tenus de confiance, et que Regnault n'aurait pas manqué, par excès de précaution, d'en tirer les conséquences à sa manière. Il rêvait tellement conspirations et complots, que je lui cachai la rencontre que je fis de ce D. L***, espèce de fatalité qui se représente à toutes les époques critiques de ma vie. La cour des Tuileries retentissait d'une verte algarade de Napoléon envers ses courtisans; quoique Regnault n'eût point eu sa part de la colère impériale, il était revenu du château fort mécontent. «L'Empereur, disait-il, se fait des ennemis par ses sorties violentes, et cela ne mène à rien.» Mais voici comment s'était faite cette rencontre dont je n'avais pas parlé à Regnault. Mon cabriolet s'étant arrêté au coin du boulevart, j'aperçus D. L*** qui descendait précipitamment du sien pour venir à moi; je lui demandai s'il venait de l'autre monde?--«Non, pas encore, et je n'en ai point envie en ce moment. Je viens de passer un mois à Calais. Ah! si vous étiez une femme à penser à la fortune, quel avenir je vous assurerais!» Je le regardai avec l'air assez hautain. «Oui, oui, continua-t-il, un brillant avenir, mieux que vous ne l'aurez jamais avec le maréchal.--Perdez-vous la tête? Qu'ai-je fait pour un pareil avenir? «--Mais vous voilà bien grand seigneur, M. D. L***; comment, de la protection! Irait-elle au moins jusqu'à me rembourser quelques milliers de francs que vous me devez? «--Non pas encore, ma belle dame; mais si vous voulez, je vous fais gagner mille louis. «--En vérité! «--Oui, garantis.» Et en deux mots il me mit au courant et m'offrit des sûretés; je ne lui répondis qu'en parodiant ce vers de _Britannicus_: Mais je n'ai mérité Ni cet excès d'honneur ni cette indignité. Je sus depuis que cet adroit caméléon servait à la fois Baal et le dieu d'Israël. J'eus peut-être tort, mais je n'instruisis pas Regnault de mes soupçons assez bien fondés, comme on va le voir. Le roi de Naples venait de signer un armistice avec l'Angleterre et alliance avec l'Autriche. Paris retentissait du bruit de cette ingratitude, parlons la langue des politiques, de cette imprudence. Je venais de l'apprendre; j'étais affligée, humiliée dans mes souvenirs; je pensais à la grande-duchesse, et la réminiscence me revint d'une lettre dont elle m'avait chargée, et qui était restée sans réponse. D. L*** prétendait sortir de chez M. Desèze, et m'annonçait, d'un air de triomphe, un second voyage pour Calais, assurant qu'il ne serait que quatre ou cinq jours; encore trois voyages, me répétait-il, et ma fortune est faite au grand complet. «Voulez-vous venir?» Je lui tournai le dos pour toute réponse. Cette rencontre me donna beaucoup à penser; mais sans compter mon invincible horreur pour tout ce qui sent la délation, le caractère de M. Desèze était si honorablement connu, que j'aurais cru commettre un crime que de le croire en relation avec un être comme D. L***. Lorsqu'après le changement je revis celui-ci, il rit beaucoup de ce qu'il appelait ironiquement mon innocente candeur. Je songeai enfin à porter une lettre dont j'étais chargée de la part de la grande-duchesse pour Madame Mère; c'était la seule personne de la famille de l'Empereur qui conservât de son origine quelque chose de peu royal, on pourrait même dire de peu distingué, pour quelqu'un qui avait donné le jour à tant de princes. Je fus introduite par M. de Cossé-Brissac, dont les manières, tout imprégnées d'ancien régime, auraient pu, dans un courtisan moins consciencieux, passer pour une satire en action de celles de la douairière un peu bourgeoise. La bonne madame Lætitia avait pris la royauté comme une sinécure; c'était une reine sans gêne et sans façon. Je la trouvai assise près d'une table énorme où étaient placés plus de trente petits paniers et plusieurs ouvrages en perles. Je présentai ma lettre. «C'est bon, dit-elle en la prenant; nous verrons cela. Savez-vous faire de ces sortes d'ouvrages?--Non, Madame.--Eh bien! ni moi non plus. Je les achète d'une de ces pauvres _ci-devant_ comme il y en a encore tant, quoique mon fils leur ait fièrement donné, qui ont beaucoup de prétentions et pas un sou vaillant. «--Vous savez, Cossé (s'adressant à M. de Cossé-Brissac); c'est ma boiteuse que vous trouvez assez bien et que je trouve bossue; elle est adroite comme une fée. Croyez-moi, c'est joliment fait. Eh bien! je rends service à cette pauvre femme; car toutes nos dames m'en prennent, croiriez-vous? «--Je le crois aisément; un don de la main de Madame Mère est une grâce trop flatteuse... «--Un don! un don, dites-vous! où avez-vous la tête; je les paie et les leur fait payer. Oh! oh! ma chère, je vois bien que vous n'_accoumoulourez_ jamais.» Il me prit une grosse envie de lui dire: je crois que je n'en vaux que mieux; mais très heureusement que l'humble attitude et l'air profondément soumis de M. de Cossé-Brissac me rappelèrent à propos le haut rang de la personne qui me parlait, et je ne répondis que par un respectueux silence. Entre autres choses aussi importantes, madame Lætitia me questionna sur les perles de Rome. Je crus faire un trait d'adresse en lui disant: «Elles sont beaucoup plus chères que celles qu'on emploie pour ces sortes d'ouvrages. «--Oh! ma petite, j'en sais le prix et de tous les numéros encore; ce n'est pas à moi qu'on en fait accroire. Je ne tranche pas de la princesse comme mes filles.» En m'inclinant légèrement je déguisai mon sourire sous l'apparence d'une approbation très humble, et je rendis justice à ma bienfaitrice, en répondant: «Il est vrai que la grande-duchesse et la reine de Naples ont des cœurs de reines.» Je fus reconduite avec même étiquette, et, me retirant à reculon, mon pied s'embarrassa dans ma longue robe, et, moins leste, je serais tombée. Madame Mère montra dans cette occasion que si elle manquait un peu de la dignité du rang suprême, elle avait du moins conservé toute la bonté de ces mœurs simples et familières qui ont leur prix pour ceux qui en sont l'objet. «Ah! mon Dieu! me cria-t-elle, allez-vous-en donc tout _ouniment_ droit devant vous; vous avez failli vous faire _dou_ mal pour l'étiquette.» Madame Mère avait dû être fort jolie; elle était à cette époque presque bien encore. Sa physionomie avait surtout ce trait de bonté facile qui donne du charme aux femmes qui ont conservé le moins d'agrémens. En sortant de chez Madame Mère, je me rendis chez Regnault où je vis une dame d'une figure charmante. C'était une Allemande honorée de la protection de Mme de Staël. Regnault mettait une sorte de mystère à la recevoir. Ce ne fut que plusieurs années après que j'appris d'elle-même, dans une rencontre en Belgique, l'espèce d'utilité dont elle était au gouvernement, et la passion plus généreuse qui la rendit sinon digne d'estime, au moins de pitié, en lui donnant l'énergie de rejeter une fortune honteuse, fruit d'infames services. Je ne la nommerai point, parce que son repentir fut aussi sincère que déchirant. Hélas! que n'ouvrit-elle plus tôt son ame à la femme célèbre et compatissante que le sort lui avait donnée pour amie; elle se serait épargné des remords. Mais à l'époque où je vis cette dame chez Regnault, elle était dans toute l'activité de ses vilains devoirs. On parlait de la scène de l'Empereur avec la députation du Corps-Législatif; Regnault et la dame, sans affectation, baissèrent un peu le diapason de leurs paroles mystérieuses; je n'entendis plus que les noms de Bordeaux, d'Angleterre, de correspondances, et de temps en temps quelques exclamations contre MM. Lainé, Raynouard, Flangergues, Gallois, membres récalcitrans du Corps-Législatif. Quand la jolie dame allemande sortit du cabinet de Regnault, j'eus grande envie de la suivre, mais celui-ci me retint; il était si enfoncé dans les intérêts du moment, qu'il m'en parla comme s'il eût continué sa conversation avec la haute utilité qui venait de le quitter: «C'est Vicence, me dit-il, qui part chargé de négociations auprès des souverains, et surtout de l'empereur d'Autriche. S'il ne doit pas avoir plus de succès qu'à Dresde, il vaudrait autant qu'il restât à son ministère. «--Mon Dieu! je trouve une teinte d'envie à cette boutade; auriez-vous la fantaisie d'être ambassadeur?» dis-je à Regnault assez étourdiment. Il ne me répondit que du regard, mais c'était répondre, et même avec un peu de suffisance. Je n'avais pas vu Napoléon depuis le fameux voyage de Milan; la curiosité m'en prit, et une curiosité dictée par le plus noble intérêt et secondée par un de ces hasards singuliers dont il y a déjà tant d'exemples dans ma vie aventureuse, et qui donnent à la plus minutieuse vérité l'apparence d'une relation romanesque. L'Empereur venait de confier à la fidélité de la garde nationale parisienne, subitement ressuscitée, la fille des Césars et l'espoir de sa dynastie, Marie-Louise et le roi de Rome. La vaste enceinte du Carrousel venait de retentir de ces acclamations bruyantes dont Paris ne manque jamais. Le prince Joseph, si bon, si aimable, si instruit, mais peu fait, malgré ses deux exercices de royauté à Naples et en Espagne, pour supporter le poids du diadème, était peut-être celui que Napoléon n'eût pas dû choisir pour soutenir la jeune et incapable Marie-Louise dans le fardeau de la difficile régence qu'il allait établir. J'étais au Carrousel et dans la cour du château; je me glissais partout, j'écoutais tout avec l'anxiété du pressentiment, auquel j'avoue que j'ai toujours ajouté foi jusqu'à la crédulité. Il y avait tout près du cercle formé pour le mot d'ordre, un sergent de la garde nationale, que j'avais vu chez une de mes connaissances, royaliste à vieilles idées, qui commençait à reparler de ce qu'elle avait oublié si long-temps. Il causait avec plusieurs personnes, et non moins que dans le sens des cris qu'il venait lui-même de proférer. Hélas! me disais-je, voilà le sort des princes; ils se fient à des démonstrations de dévouement, et qui ne sont que le résultat du frottement des masses obéissant à des émotions du moment, qui seront éteintes au moindre examen et au premier changement. Toutes ces observations d'un cœur véritablement affectionné et enthousiaste me donnaient le besoin de voir l'Empereur. Cette solennité me l'avait présenté sous un jour triste, dans une espèce d'_amoindrissement_ de sa puissance. Je parvins à entrer au pavillon de Flore, malgré la foule, car j'avais des amis partout. Je vais, dans le chapitre suivant, raconter la courte entrevue que je parvins à surprendre avec Napoléon. Je dirai tout de cette bonne fortune du sort, de cette minute imposante qui me fut une immense gloire par la conviction qu'elle me donna que le désintéressement et la vive sincérité de mon dévouement n'avaient pas été sans influence et sans charme sur le génie d'un grand homme malheureux. CHAPITRE CXXV. L'escalier du pavillon de Flore après la revue de la garde nationale.--Entrevue avec l'Empereur.--Départ du maréchal Ney pour le quartier général.--Campagne de France. J'étais parvenue au haut de cet escalier qui est dans le coin reculé de la cour des Tuileries, entre les cuisines et un corps-de-garde, où rien n'annoncerait le séjour du souverain, sans les sentinelles qui se croisent et les consignes qui se répètent. Ma mine était si connue dans la garde impériale, qu'il ne m'arrivait jamais d'être repoussée dans mes curiosités par les militaires. J'arrivai donc sans exciter la moindre attention jusqu'à la première anti-chambre. Assise sur une banquette, de singulières réflexions m'assaillirent malgré moi sur la destinée des rois. J'étais là sans avoir subi aucune enquête, aucune surveillance. J'étais sûre que l'Empereur allait y passer sans garde; je savais qu'à ma vue il s'avancerait (comme cela lui arrivait à la vue de toute personne étrangère), pour s'informer du motif qui m'amenait là. Si je l'eusse haï autant que je l'admirais, si j'eusse été animée d'un esprit de complot ou de vengeance, rien, me disais-je, d'aussi facile que d'arriver avec un poignard au cœur d'un grand homme. Ces idées m'absorbèrent si tristement que je ne vis, n'entendis rien de ce qui se passait autour de moi. Je ne me réveillai de mon accablante rêverie qu'au bruit du factionnaire du haut de l'escalier qu'on venait de relever. J'étais assise derrière le grand vitrage qui longe le palier d'où l'on aperçoit une espèce de corridor fort obscur, qui doit conduire derrière les appartemens de l'aile qui est entre l'horloge et le pavillon de Flore. Dans le même espace, il y a un cabinet où l'on monte par quelques marches; j'ai dit, je crois, que j'avais écrit sur mon _memento_ les propos entendus dans la cour. Je tenais ce billet déployé dans ma main; j'entendis marcher dans le fond de ce corridor; machinalement je me lève, je m'approche jusqu'à la porte entr'ouverte du petit escalier. À ma toilette élégante, le factionnaire me prit pour une habitante du château; car loin de me regarder avec hésitation, il me laissa le passage libre. Au même moment, l'Empereur se montre, et moi, qui n'attendais là si patiemment que pour le voir, plus leste que la pensée et étourdie comme mon imagination, je me jette derrière la porte entr'ouverte et sur la seconde marche de l'escalier. Il me serait impossible de rendre l'attitude, ni l'expression de physionomie, ni l'accent de l'Empereur, qui s'approcha presque d'un air moqueur en me voyant grimpée là si sottement. «Que voulez-vous? Que faites-vous ici? «--Sire, le voilà: j'ai assisté à la revue, j'ai entendu et écrit ce que j'ai entendu;» et déjà il regardait mon billet. J'ai une si détestable écriture, qu'au milieu de toutes mes autres craintes, la plus vive était encore qu'il ne pût déchiffrer mon griffonnage. Je tendis la main pour reprendre la note. L'Empereur sourit de son fin et délicieux sourire, mit sa belle main sans gant sur la mienne, et rapprocha le billet de ses yeux. «Et le nom de l'homme, me dit-il? «--Je ne le connais pas, sire.--Bien (avec un regard doux et bienveillant); bien, allez chez Regnault, et contez-lui tout.» J'allais risquer une parole de plus, j'allais dire: «Votre Majesté me reconnaît donc?» Mais Sa Majesté était déjà loin. Avec Napoléon rien ne traînait en longueur. Je redescendis l'escalier, mais cette fois non sans avoir été bien contrôlée par tous les regards surveillans. L'Empereur avait gardé ma note. Je me rendis chez Regnault; il était sorti. Je lui laissai un mot. À sept heures du soir, il vint tout content me bien surprendre, en me montrant cette note, et en m'annonçant que j'avais beaucoup amusé l'Empereur par la terreur panique qui m'avait valu une audience particulière sur un escalier dérobé. Regnault avait ordre de me donner un bon sur le Trésor. La somme était considérable. Je refusai d'en accepter l'ordonnance; mais j'avoue sans détour que mon refus était un calcul, et tenait à un plan de ma tête un peu plus qu'à une délicatesse de mon cœur. N'ayant nommé ni compromis personne, j'aurais pu recevoir sans rougir une marque de reconnaissance pour un avis utile; mais j'ambitionnais mieux qu'une récompense pécuniaire, et je voulais pouvoir un jour demander à l'Empereur une position honorable comme mon dévouement, et pure comme la passion pour la gloire. Regnault, dont l'ame comprenait tous les sentimens généreux, surtout ceux d'un dévouement sans bornes, Regnault m'approuva et promit toute la chaleur de sa protection en faveur du projet que je lui communiquai pour mon avenir. Hélas! cet avenir, qui jamais n'arrive ni comme on le craint, ni comme on le désire, devait m'ôter, tout, oui, tout, jusqu'à l'espérance, puisque toutes se sont brisées sur un cercueil!... Le surlendemain, c'était le 17 janvier, je crois, Ney vint m'annoncer qu'il partait pour le quartier général de Châlons-sur-Marne. Je ne puis dire qu'il était triste ni agité de sombres pressentimens, puisqu'il s'agissait d'aller combattre; à l'idée des périls, Ney était toujours _tout lui_; mais il y avait quelque chose de plus réfléchi, de plus raisonneur dans ses dispositions; tellement que je me gardai bien de lui parler de ma singulière audience, et que je ne pus m'empêcher de lui répéter: «Aimez-vous moins l'Empereur, avez-vous regret à cette campagne?» Il en revint à son cheval de bataille: «C'est la France que j'aime; pour elle, je suis prêt à partir: mais s'il ne s'agit que de lui, j'avoue qu'un peu de repos nous conviendrait à tous. «--Sans doute, et tous vous l'avez bien mérité. Encore un effort; encore cette moisson de lauriers; elle est la plus nécessaire, elle sera la plus glorieuse.» Ces mots-là avaient de l'écho dans l'ame de Ney; aussi se laissa-t-il aller à mes inspirations. Celles de l'amour et de la gloire ont une si prompte et si puissante sympathie! Le maréchal partit dans la nuit, et cette fois la patrie était de moitié dans la tendre résolution qui allait me pousser encore sur les traces du guerrier. Je m'occupai de mes faciles préparatifs de campagne; Regnault n'approuvait pas l'idée de ces courses militaires, qu'il appelait mes _Jeanne-d'Arcqueries_; mais j'avais l'habitude de n'écouter que moi, et les défenses positives même de Ney ne servaient d'ordinaire qu'à stimuler davantage mes résolutions. La seule concession que ma tête pût faire se réduisait à ne pas transgresser la religion du sévère incognito, que me commandaient son repos et mon respect pour ses liens légitimes. Je ne voulus point faire d'adieux à Regnault, afin de m'épargner l'inutile résistance de ses conseils. Mais je n'y échappai point; car à peine Ney m'avait quittée, que le comte se présenta chez moi. Entre autres choses qui ajoutèrent à la surprise de cette si prompte visite, ce fut l'espèce d'enquête qu'il me fit subir sur le gouverneur de Wilna (le général Hogendorp); il voulut savoir si je le voyais lors de la campagne de Russie; si j'étais à Smorgony lorsque ce général y arriva au départ de Napoléon pour la France. «J'ignorais même, lui dis-je, qu'il y eût des Hogendorp combattant pour la France; j'en suis bien aise. Honneur de la patrie de ma mère, je suis fière de les voir tous comprendre aussi bien la brillante gloire des armes que celle d'une éloquence qui défend victorieusement les libertés publiques[10]. Mais pourquoi me parlez-vous du général? «--Ah! le pourquoi? ma bonne Saint-Elme; vous permettrez à l'homme d'État de ne pas le confier à votre tête brûlée.» Il me disait cela avec une mine moitié grave, moitié ironique qui ne lui était pas naturelle. Je n'en sus jamais plus par Regnault, et quand j'en voulais parler, long-temps après, il éludait de répondre, me disant seulement: «Cela n'a pas nui à _fama volat_.» En rassemblant toutes ces circonstances, toutes ces questions que la plupart du temps loin d'expliquer on n'achevait même pas, je croyais toujours y trouver quelque secrète dénonciation de D. L***. Je connaissais deux personnes à Châlons, chez lesquelles je pouvais réclamer une hospitalité bienveillante; j'y arrivai dans la nuit du 28 janvier. Les maréchaux Victor, Marmont, Mortier, Oudinot et Ney y commandaient sous les ordres de Napoléon. Quelle réunion encore imposante de talens militaires, lorsque tant d'autres étaient dispersés sur des points divers pour garder contre l'invasion de l'étranger cette France défendue trente années au prix de leur sang! Je cherchai dès le lendemain à voir Ney; mais comme sa figure me sembla aussi sévère que lors de la rencontre en Russie, je craignis les résultats de la même colère, et cette fois je n'exposai pas mon empressement à la même réception. Je pris courage et patience, en donnant à mon cœur la distraction guerrière des grands spectacles dont j'étais entourée. C'étaient toujours nos braves du Rhin, du Tibre et des Pyramides, mais les habitudes de l'Empire avaient singulièrement assoupli ces caractères fiers et ces ames fortes; c'était même valeur, même courage, mais un courage plus résigné que bouillant. On semblait plutôt attendre la mort comme un devoir, que la braver pour une conquête. Jamais nos héros ne se montrèrent plus dignes de leur renommée, jamais plus infatigables; mais sans diminuer la part des éloges qu'ils ont si chèrement achetés, je dois constater, comme un fait curieux pour l'histoire, un changement de mœurs en quelque sorte dans nos grands capitaines. On aurait dit une sorte de mélancolie de l'héroïsme. Le maréchal Oudinot avait encore un peu plus qu'autrefois son ton fâché et froid, qui tient à un caractère de stoïcisme admirable, mais peu de mon goût, quand il se trouvait près de Napoléon. Je remarquai en lui et peut-être plus que dans les autres maréchaux, un je ne sais quoi d'involontairement mécontent. J'avais souvent vu le maréchal aux beaux jours de la république, c'était un autre homme; c'était alors chez Oudinot l'enthousiasme de la jeunesse et en quelque sorte d'un premier amour. Du temps de l'entrée en Hollande et en Italie, on avait tout à conquérir, titres, dignités, richesses, et sous l'empire, en 1814, on pouvait craindre de tout perdre. Celui des maréchaux qui conservait le mieux l'ancien caractère de simplicité et d'illusion, était le maréchal Victor, qui me parut là ce qu'il fut toujours, non seulement aussi brave, mais d'une ardeur aussi jeune que dans les premières victoires, qui l'ont classé si haut dans nos annales. Quant au maréchal Macdonald, je ne le vis passer qu'à cheval; Marmont, le favori de l'Empereur, était, avec Ney, celui dont l'extérieur annonçait la plus confiante sécurité dans nos succès, et qui devait encore s'en montrer un des brillans coopérateurs à Rosnay, où, l'épée à la main, il passa au travers de 25,000 Bavarois commandés par de Wrede, cet infidèle allié. Cependant une différence perçait encore dans l'ancien aide de camp du général Bonaparte, Marmont. J'eus encore l'occasion de voir les aides de camp de Napoléon, les généraux Corbineau, Déjean, Flahaut, et un autre dont j'ai oublié le nom. L'Empereur partit avec le général Bertrand. Le 27, il repoussa des Prussiens et entra à Saint-Dizier. Ney, dans cette campagne, ne quitta presque pas l'Empereur. J'avais suivi le mouvement de l'armée à peu de distance; nous étions sur la route de Troyes; on passa par des chemins horribles, par des marais et une forêt, que la saison rendait impraticables; c'était Blücher que l'Empereur voulait atteindre, et Blücher était à Brienne. On vint apprendre à l'Empereur qu'il y était retenu par la rupture d'un pont; ce fut un éclair de joie pour Napoléon. Le château fut si brusquement attaqué, que Blücher faillit être pris. Ce n'était pas la première fois que ce général n'échappait qu'à la faveur d'un stratagème ou d'une surprise. On se battit plus de douze heures; la nuit était déjà profonde, lorsque harcelée, pouvant à peine me tenir à cheval, croyant entendre le feu diminuer, je demandai un lit dans une espèce d'auberge sur la route: on me donna un matelas par terre et un peu de vin chaud. Je me roulai dans mon manteau, et j'allais dormir d'un excellent sommeil de bivac, lorsque plusieurs paysans entrent en tumulte, en criant: «L'Empereur a manqué d'être tué.» Le lendemain je sus que le général Gourgaud lui avait sauvé la vie en abattant à ses pieds un Cosaque dont la lance allait l'atteindre. Il n'y avait là qu'une partie de la vieille garde; un des sous-officiers, qu'une blessure retenait en arrière, me dit que l'Empereur était retourné à Brienne, et qu'il craignait bien, d'après l'avis de son général, qu'il ne se trompât sur les mouvemens de l'ennemi. «Les pékins, disait-il, à qui nous avons enseigné leur métier, viennent nous attaquer cent contre cinquante. Quel guignon d'être là en traînard! Si du moins un boulet eût daigné m'emporter, je n'aurais pas la douleur de voir les amis en ligne et de ne pas y être.» J'avançais à travers champs: des fuyards m'apprirent qu'on était en retraite sur Troyes. Je ne savais rien de Ney; je tombai dans un découragement que ne m'avaient pas donné les horreurs de la guerre de Russie. Pour la première fois la terre française subissait l'affront d'une invasion: non, jamais mon cœur ne reçut de plus douloureuses blessures. Les troupes, dont les mouvemens se croisaient, n'avaient plus cet air d'une confiance insouciante qui ressemblait si fort à la conviction de vaincre: l'issue de cette bataille éveilla même la désertion dans nos rangs. Le commerce des proclamations allait son train; ces demi-victoires, qui nous affaiblissaient sans nous servir, qui nous faisaient reculer à chaque effort, commençaient à diminuer la fidélité au drapeau, par la trop juste conviction qu'il ne restait plus rien à faire à la valeur contre le nombre. L'ennemi nous fit plus de quatre mille prisonniers, et on perdit beaucoup d'artillerie. Je crois avoir dit déjà que je connaissais une femme qui avait eu des relations intimes avec le roi Murat: je ne la désignerai que par son prénom de Noémi; elle avait une sœur mariée à Troyes, et s'y trouvait au moment de la retraite de La Rothière. Elle m'accueillit avec les larmes aux yeux: «Qui eût jamais pensé cela de Joachim? me dit-elle; comment! il trahit la France, son beau-frère, il se fait l'allié de l'Autriche. «--Est-il vrai? est-il possible? «--Ce n'est que trop vrai;» et elle me montra une preuve écrite, à la date du 2 janvier, qui ne laissait guère douter du projet de Murat de préférer l'alliance de l'Autriche à celle de sa patrie. «--Noémi, lui dis-je, il faut me confier ce billet. «--Je voudrais, sans qu'il sût d'où il vient, qu'il fût entre les mains de l'Empereur. «--Bonne Noémi, c'est pour le lui faire tenir que je vous le demande; je vais le porter.» Nous étions au 3 ou 4 février: la lettre avait donc un mois et plus de date. Le congrès était ouvert à Châtillon-sur-Seine; l'Empereur avait passé Troyes et se trouvait au village de Piney. Les routes n'étaient qu'embarras et dangers; partout une surprise était possible, était probable; à chaque instant, l'affreux _houra_ pouvait se faire entendre. Cependant l'idée de prouver à Ney un dévouement dont cette fois il me saurait gré, me donna plus que de la résolution; et, une heure après l'idée conçue, j'étais à cheval sur le chemin de Piney. Aucun moyen de pénétrer jusqu'à l'Empereur: il était occupé des instructions pour son représentant au congrès, le duc de Vicence. Je ne voulus pas me dessaisir de ma lettre; je guettais l'heure de la faire parvenir. À toute minute se succédaient de fâcheuses nouvelles. Les murmures étaient excités par les privations; la désertion elle-même, par le découragement, la désertion dans les armées de l'Empereur! j'avais peine à y croire. Je connaissais quelqu'un d'intime et de sûr auprès du duc de Bassano; je lui remis la lettre sous enveloppe, en priant de dire que c'était une dépêche pressée de _fama volat_. Napoléon quitta Troyes le 6, pour se rejeter sur la route de Paris; les Autrichiens nous remplacèrent aussitôt. Je fis quelques lieues avec Noémi et sa belle-sœur qui fuyaient; mais il fut impossible d'avancer. Nous étions arrêtées à un triste village dont j'ai oublié le nom; le passage des troupes ne cessa point, et tous parurent accablés et incertains. Noémi, qui avait beaucoup d'or et encore plus de générosité payait à boire à nos soldats, leur disant d'un air aimable: «Aimez bien l'Empereur, aidez à chasser les horribles Cosaques de notre belle France.» Pendant ces petites péroraisons, qu'elle répétait assez souvent, j'observais les soldats, et je ne voyais que trop que, si tous aimaient toujours l'Empereur et la patrie, ils n'étaient pas tous convaincus qu'on pût réussir à nettoyer les plaines de la France des étrangers qui s'y installaient déjà en maîtres sur les derrières de nos colonnes. Noémi m'accompagna à Nogent. L'Empereur y était: on le disait inabordable; il venait d'apprendre l'évacuation de la Belgique et les résolutions du congrès. J'avais pu approcher cependant du prince de Neufchâtel, et lui ayant confié l'envoi de la lettre de Noémi, il me promit de savoir si elle était parvenue à l'Empereur. Je l'aperçus le jour qu'il venait d'être accablé par toutes ces tristes nouvelles; il sortait du conseil avec le duc de Bassano. Ils me parurent altérés tous deux, et le prince de Neufchâtel plus que le duc. Ils se quittèrent avec des haussemens d'épaules et des gesticulations trop significatives. J'étais si près que j'entendis: «Obstination.--Ne pas céder.--cinquante mille hommes.»Le prince de Neufchâtel m'aperçut et me dit: «Vous ne pouvez voir l'Empereur; il a reçu la lettre, il savait déjà tout; mais il a été content de l'envoi.» Ce ne fut qu'à l'île d'Elbe que j'eus la flatteuse certitude que mon zèle avait été agréable; mais que de tristes scènes allaient précéder l'époque de ce court séjour, d'où un grand homme sut reconquérir un trône par la seule énergie du malheur! Le 10, Napoléon se remit en marche; le bruit circulait qu'il allait de nouveau attaquer Blücher par Montmirail. Noémi décida qu'elle resterait à Nogent. Le général Marmont, honoré alors de toute la confiance de l'Empereur, y resta pour la défense du passage de la Seine. Je me séparai de Noémi; j'espérais trouver Ney, et pour me donner cette consolation de tant de désastres publics et de fatigues personnelles, je suivis des chemins abominables, jusqu'à Sézane, espace de plus de quinze lieues. L'Empereur venait de les parcourir avec l'élan de l'aigle: cette idée abrégeait pour moi la route. Le maréchal Marmont força les défilés à Saint-Gond, et l'après-midi les Russes fuyaient devant l'Empereur à Champ-Aubert, qui, par une double fortune, mit aussi Blücher en déroute. Napoléon fit dîner avec lui les généraux prisonniers. Je causai un moment avec un officier de son état-major: il parlait comme si nous avions été victorieux au sein de l'Allemagne. J'avais beau lui dire: «Mais nous sommes aux portes de Paris. Ce n'est qu'une escarmouche de gagnée; ce n'est qu'une halte dans l'adversité. Les deux, ou trois ou quatre cent mille étrangers nous enveloppent de toutes parts, et débouchent peut-être d'un autre côté sur Paris même.» L'officier se mettait en fureur. Je vis le moment où il allait me déclarer séditieuse, parce que j'osais ne pas croire l'Empereur invincible et la France sauvée. Il me demanda, d'un ton qui, tout en me paraissant amusant par le ridicule, me déplut cependant: «Que venez-vous chercher, au surplus, au quartier général?--Un homme qui se batte pour Napoléon, qui ne le flatte pas; vous voyez que ce n'est pas à vous, Monsieur, que j'ai affaire.» Ce Monsieur existe encore et est dans des rangs qui ne sont pas ceux de la reconnaissance. Il m'a voué une haine implacable; je ne la lui rends que par beaucoup de mépris. S'il me lit, je pense qu'il sera content, car je pourrais dire quelque chose de plus. Je vis enfin Ney à la prise de la ferme des Grenaux. Ah! quel homme encore pour commander, et quels soldats que les Français pour se battre! Ceux de Ney et de Mortier enlevèrent le poste où étaient les principales forces des Russes et des Prussiens, les poussèrent dans une pleine déroute vers Château-Thierry; ils les poursuivirent, et les habitans de cette ville se joignirent à nos soldats pour chasser les ennemis dont chaque maison avait à déplorer les excès. L'Empereur accourait en avant des lignes, les rayons de la valeur sur le front. Partout on battait les Prussiens; la retraite de Blücher ne ressemblait qu'à une déroute; il manqua d'être pris le soir, et s'en tira encore. Je fis beaucoup rire Ney en lui disant le lendemain: «Si j'avais reconnu ce Prussien qui visait l'Empereur, je lui aurais fait une boutonnière.» Pendant six jours la fortune sembla nous sourire, et l'horizon refléter quelques rayons de victoire. Napoléon, après l'affaire de Nangis, se croyait déjà de nouveau sur la route de Vienne. Enfin cette campagne de France ne fut en quelque sorte qu'un combat de chaque jour, auquel il fallait courir d'un point sur un autre. Le 19, les alliés étaient en fuite de toutes parts. On envoya des drapeaux à Paris, à Marie-Louise. Singulière destinée des princesses! L'épouse d'un empereur devait se réjouir des drapeaux enlevés à son père. On incendia Nogent; Mery eut le même sort; enfin Napoléon rentra vainqueur à Troyes. À la retraite des troupes françaises on y avait vu des cocardes blanches, des proclamations avaient circulé; on y avait parlé hautement des Bourbons; on croyait que les alliés songeaient enfin à les placer sur le trône, tandis que tous les souverains ne pensaient encore qu'à eux-mêmes. L'empereur Alexandre ne rêvait qu'à l'orgueilleuse représaille de venir en maître dans la capitale de Napoléon. Il y eut un ancien émigré qui fut jugé militairement. Dans la maison où je logeais, les voix tonnaient contre l'Empereur; on ne se gênait pas du tout pour me le dire, et je trouvais à cette franchise un certain courage de confiance qui me flattait; car ces gens me connaissaient pour être toute d'ame à la cause de Napoléon. Je pris si grande estime pour mes hôtes, que j'ai depuis toujours conservé avec eux des relations amicales. Il s'était formé à Château-Thierry un corps de bourgeois qui faisaient la guerre de partisans avec une extrême habileté, et un incroyable courage; parmi eux se trouvait le fils d'un marchand de drap qui avait fait une campagne sous Ney; le hasard, qui m'a souvent servi pour d'assez bizarres rencontres, me fut encore favorable; car ce fut presqu'un camarade de rang: oui, s'il l'eût fallu, dans cette campagne de France, j'aurais fait le coup de fusil et de sabre en véritable soldat. Que j'étais bonne française dans cette cruelle agonie du grand, empire! Il faut bien que l'amour de la gloire donne une existence nouvelle, des forces proportionnées aux terribles sensations que la guerre accumule; car comment une femme eût-elle résisté aux fatigues que j'ai supportées sans peine? Aimer Michel Ney, c'était adorer la gloire de la France; dans ce sentiment était toute ma force: je n'avais qu'à me dire, _il le saura, nous en causerons_, tout alors me devenait facile avec ce talisman de l'espoir et de l'amour. Dans ce moment Marmont était aux prises avec Blücher sur la route de Châlons; il ne put le contenir. Les Prussiens arrivaient en force; mais Marmont, aussi brave qu'habile, les attire vers Montmirail. Au moment où les ennemis le regardent comme en retraite, il exécute une savante volte-face, et de grand matin sa position est assurée près de Vauchamp. Ah! Dieu! quels soldats! et quel chef que Marmont!... Alors... Blücher ne paraissait pas disposé à accepter la bataille, d'autant moins que ses éclaireurs l'avaient averti que Napoléon était là avec son armée en bataille. Jamais, non jamais il n'y eut des cris de _vive l'Empereur!_ pareils à ceux qui s'échappèrent de cette plaine de Vauchamp; en regardant d'un peu loin ces hommes héroïques, à qui la certitude et l'aspect d'un triple nombre d'ennemis n'inspiraient qu'une ardeur plus bouillante, je me crus transportée au triomphe de Valmy, et je rêvai de nouveau la victoire. Les carrés prussiens se présentaient bien, mais rien ne tint en bataille contre l'attaque des Français; en les voyant, on eût cru que nos grenadiers, que nos conscrits mêmes couraient à une partie de plaisir. Les Prussiens, de toutes parts débandés, furent poursuivis par Marmont jusqu'à la nuit, et Blücher put se ressouvenir à Vauchamp de Iéna et Lubeck; cela se passait le 15. Les maréchaux Victor et Oudinot reçurent l'avis que Napoléon les joindrait à Guignes. J'étais à Nangis: un renfort de vieux soldats nous arrivait d'Espagne sous le commandement des généraux Treilhard, Gérard et Leval; ils contribuèrent puissamment au succès de ces journées belles comme nos premières. À leur tour, les Autrichiens furent mis eu déroute devant Nangis, comme Blücher l'avait été à Vauchamp. L'Empereur coucha au château de Nangis: j'eus bon besoin de me rappeler la défense de Ney pour ne pas chercher à savoir comment avait été donnée et reçue la dépêche de _fama volat_; mais je me tins modestement à mon humble bivac, à deux coups de fusil du quartier impérial. J'avais toujours ma ceinture bien garnie d'or. Je me rappelle que je fis un repas chez des fermiers qui, ruinés par la guerre, avaient conservé un incroyable attachement pour Napoléon. Il y avait plus d'ardeur dans les masures des paysans de la Champagne que dans les palais dorés de Paris, donnés pour la plupart en dotation par l'Empereur. On doit penser que je me trouvai là en véritable fraternité d'opinion. Je résolus d'y prendre quelques jours de repos, mais les événemens en décidèrent autrement. L'Empereur avait cru le pont de Montereau pris par le maréchal Victor: une erreur, un malentendu, ou une faute que le respect dû à un si vaillant capitaine, que je m'honore de professer dans toute son étendue, ne me permet pas de juger, fut cause d'une attaque générale où les Français furent vainqueurs, mais que l'Empereur n'avait pas prévue. Le bon, l'aimable Château, gendre du maréchal Victor, y perdit la vie, et cette perte, qui affligea si cruellement le cœur du vieux compagnon de gloire du vainqueur d'Arcole et de Marengo, donna au moins une nouvelle preuve au maréchal Victor, que l'empereur Napoléon avait conservé tous les sentimens du général Bonaparte pour les premiers compagnons de sa fortune. J'aime à rappeler ces traits d'une sensibilité magnanime; oui, j'aime à répéter: Napoléon fut non seulement grand homme, mais ami vrai, bon, accessible jusqu'à la faiblesse à toutes les émotions généreuses. J'ose en appeler au témoignage du guerrier que l'Empereur appela si souvent un de ses enfans, le maréchal Marmont, qui ne se rappellera pas, je crois, le compte qu'il vint rendre à l'Empereur, à Reims, du désastre de Laon, sans avouer qu'après le juste et premier mouvement de colère contre une faute ou un malheur, Napoléon revint à l'indulgence d'un ami et d'un père. Le souverain qui sait pardonner mérite des amis fidèles et des sujets dévoués. On vint m'apprendre que Ney marchait sur Châlons: une demi-heure après j'avais le pied à l'étrier. Mon pauvre cheval commençait à boiter, et son allure m'impatientait. Sur ces entrefaites je rencontrai un paysan qui conduisait deux jolis chevaux de main. «Sont-ils à vendre, vos chevaux? «--Oui, Monsieur, et pas cher, car c'est une trouvaille, et pour peu que l'Empereur continue à crosser ces coquins d'alliés, nous en donnerons vingt à la douzaine. Le vôtre boite: voyons, voulez-vous troquer? «--Non, mais je vais vous prendre un des vôtres; vous me direz votre demeure. «--Je n'en ai pas pour le moment actuel; je vas et je viens, et je revends ce que j'accroche. «--Combien voulez-vous? «--Trois napoléons.» Je les lui donnai; le cheval en valait soixante. Le paysan m'aida à seller ma nouvelle acquisition, tout en me faisant son éloge. «C'est un tartare de race; je l'ai eu pour rien d'un sous-officier du général Corbineau, à qui mon oncle a rendu quelques petits services. Ah! dame, les soldats de l'Empereur, ça vous a de la reconnaissance, puis ça n'est pas pillard.» Me regardant tout à coup comme par inspiration subite: «Mais, Monsieur, vous êtes une femme. «--Oui, je suis une femme; mais j'ai vu le feu, je ne le crains pas.» Il me semblait que cette petite fanfaronnade était nécessaire pour que le lieu et l'occasion ne fissent pas d'un bon paysan français un imitateur des soldats alliés. Je me trompais bien, car le brave garçon m'offrit de me servir de guide, et voulut par force voir au moins pendant une lieue ou deux si mon arabe se conduirait bien. Puis il me dit que je trouverais, à peu de distance, une ferme où l'on se chargerait de mon cheval pour tant que je voudrais. Nous y fîmes halte: je laissai mon cheval en pension aux environs de Château-Thierry; je ne le retrouvai plus, ni même les personnes qui s'en étaient chargées. CHAPITRE CXXVI. Continuation de la campagne de France. Pendant que je courais volontairement tous les hasards de cette campagne, les événemens marchaient aussi. Le 15, je rencontrai un ami qui arrivait de Bordeaux, et qui m'apprit que le duc d'Angoulême y était et qu'on y criait _vivent les Bourbons!_; Je croyais rêver à cette nouvelle; mais Ney, que j'osai enfin aborder en le rencontrant à cette époque, me confirma ces bruits. «Les Bourbons risquent beaucoup, disait-il, car les alliés ont déclaré ne pas épouser leur cause; et si le comte d'Artois est à Vesoul, c'est sans leur consentement.--Si j'étais du sang de Henri IV, m'écriai-je, et qu'un empereur de Russie ou d'Autriche ne se conduisît pas mieux, je saurais m'en venger.» Ney sourit, et après un échange de confidences et d'émotions, il me donna mes ordres de départ. Je feignis la soumission, mais je continuai de suivre les traces du guerrier. Le commandant de Soissons avait livré les clefs par surprise: ce fut un coup terrible. Ce commandant se nommait Moreau, et l'Empereur avait dit, assurait-on, que ce nom lui avait toujours été fatal. Les alliés venaient de signer leur alliance nouvelle à Chaumont; des proclamations parties de leur camp appelaient les Français à l'infidélité. L'Empereur fit aussi des manifestes, réunit ses forces; il n'avait plus pour lui que les chances de la guerre et le salut du désespoir. On passa la Marne à Berry-le-Bac; le général Nansouty renouvela les prodiges de la journée d'Eylau, en 1807. Nous étions maîtres de la route de Reims à Laon; on trouva les Russes en forte position sur les hauteurs de Craonne. Une heureuse nouvelle vint réchauffer le soldat; l'Empereur la fit répandre: la population entière des Vosges s'était soulevée contre les Autrichiens. Ney me reçut bien, malgré l'oubli de ses instructions, parce que je lui annonçai ces heureux détails la première. Je les avais obtenus d'un hasard. «Ida, vous avez réellement le diable au corps.» Malgré toutes les horreurs de la guerre, nous étions en si bonne humeur, que je répondis: «Ah, puisque j'ai le diable au corps à la guerre, pourquoi ne l'ai-je pas eu au théâtre; la pauvre Didon n'eût pas été sifflée.--Demain, nous dit Ney, nous emportons Craonne. «--Que ce nous emportons vous va; ce sera le plateau de Michelsbery, lui dis-je. «--Non, ma pauvre Ida, la victoire ne nous conduira plus de long-temps aux portes de Vienne, comme dans le bon temps. L'Empereur a joué sa couronne contre un entêtement. N'importe; ils n'auront pas bon marché de nous, les alliés; je suis sûr qu'ils s'étonnent d'être en France, malgré leurs masses énormes; leur joie est presque encore de la peur.» La prise du plateau devint une boucherie sanglante. Ney et le maréchal Victor commandaient l'infanterie. L'attaque fut impétueuse, l'ennemi tint bon. Nansouty et Grouchy arrivèrent comme la foudre avec leur cavalerie. Les batteries vomissaient la mort; le feu dura presque toute la journée. Enfin l'ennemi fut ébranlé et poursuivi vers Laon. L'Empereur coucha à Bray. Il paraissait souffrant et soucieux: il reçut courrier sur courrier; on comptait sur un ou deux jours de repos, lorsque tout à coup l'Empereur va rejoindre ses colonnes qui étaient en marche sur Laon. Je manquai m'enfoncer dans un marais, ayant pris à côté de la route. Ney était en avant. C'est là que le général Gourgaud ajouta encore à sa réputation militaire par un de ces coups heureux et hardis qui annoncent le véritable capitaine; il surprit les gardés des alliés, et par là ouvrit à Ney le passage du défilé. On arriva vers les hauteurs, et les corps de Ney, de Marmont et Mortier y prirent position pour attaquer Blücher qui, certes, avait le double de troupes. L'Empereur occupait le haut, près de la ville; il allait monter à cheval quand il apprit cette faute de Marmont, à laquelle j'ai déjà fait allusion et qui fut si noblement pardonnée; cette faute était assez grave pour rendre nécessaire un autre plan d'attaque. Harassée de fatigue, je m'étais jetée tout habillée sur un matelas, dans une auberge que les ennemis venaient de quitter. On y pouvait juger des moyens des chefs et de la discipline des soldats, en voyant les meubles et en entendant les habitans de l'auberge. J'en partis la tête encore plus montée, le cœur encore plus ulcéré qu'avant. J'allais essayer de joindre Ney, ce qui était difficile; car, dans cette campagne, les mouvemens changeaient d'heure en heure; les troupes se croisaient incessamment. J'étais aux environs du village de Chavignon; on y répandait le bruit que, du côté de Lyon, on avait désobéi et gâté nos affaires: «Un vieux brave comme cela, disaient les soldats, c'est abominable! Un guerrier peut-il ne pas respecter sa renommée?» L'anniversaire de la naissance du roi de Rome, le 20 mars, l'Empereur se trouva au delà d'Arcis, en présence de toutes les masses des alliés; c'est là qu'il paya encore de sa personne; il était partout, à chaque moment, dans la mêlée, sous le feu des batteries, toujours soldat et empereur; les obus éclataient sous les pieds de son cheval. Les faubourgs étaient incendiés; on se reconnaissait dans la ville aux feux continuels de la mousqueterie que la nuit n'arrêtait point. Je rôdais avec assez d'anxiété. Il ne nous restait qu'un pont pour la retraite; l'Empereur en fit jeter un second; Arcis fut évacué en très bon ordre; on se battit toujours, et l'armée fit si bonne contenance, que l'ennemi n'osa l'entamer, malgré l'immense supériorité du nombre. J'arrivai avant la tête des premières colonnes à Vitry-le-Français; le quartier général fut établi à Saint-Dizier. Là on apprit que toutes les propositions de l'Empereur avaient été rejetées au congrès qui était rompu. À peu de distance de Doulevent, on disait que l'Empereur marchait sur Paris, d'où il avait reçu un avis important. On ne voyait plus d'alliés sur la route de Troyes. Je la suivais au pas, réfléchissant sur tout ce que j'avais vu. Un des aides de camp du prince de Neufchâtel passa. «Il devance l'Empereur,» disaient les paysans. À quelques lieues de là on apprit qu'on se battait aux portes de Paris. Je mis mon cheval au galop, comme si mon arrivée eût pu changer les événemens. Mon cœur battait à m'étouffer, et je puis assurer que ce n'était pas de frayeur. L'étranger à Paris, le Cosaque passant sons nos arcs de triomphe: songer seulement à cette humiliation, pour moi c'était mourir. Hélas! deux lieues plus loin, j'apprends que Paris venait de capituler. Le corps d'armée destiné à couvrir la capitale, l'évacua la nuit même. Arrivée à Villejuif, je trouvai le village occupé par les troupes de Mortier. Officiers et soldats ne parlaient que du regret de la capitulation, de la belle conduite de la garde nationale et des élèves de l'École Polytechnique. Je ne crois pas de ma vie avoir été dans une situation d'esprit plus pénible. J'avais même quelques instans cessé de penser à Ney; je voyais l'Empereur si malheureux! Je suivis les troupes qui se dirigeaient sur Fontainebleau. En y arrivant, il fallut me mettre au lit; tout mon sang bouillonnait de colère, et me menaçait d'une hémorragie. J'étais seule; on ne prenait de moi nulle pitié. Je montrai de l'or; les soins changèrent, mais avec un air qui me déplut encore. «Je suis femme d'un militaire de la garde de Napoléon, lui dis-je; j'attends mon mari. Les troupes arrivent, je les quitte: j'ai vu l'Empereur au relais de Fromenteau.» Alors tous les soins, toutes les attentions me furent prodiguées avec mille questions. Je ne nomme pas mes hôtes; je puis donc dire qu'ils étaient fous napoléonistes, et je crois que cette conviction, qui me plaça comme chez des amis, aida fortement à me guérir, car le lendemain je n'avais plus qu'un peu de courbature. Le lendemain Fontainebleau se remplit de troupes, et les maréchaux y arrivèrent aussi successivement, Moncey, Macdonald, Marmont, Oudinot, Mortier, Lefebvre, tous, et Ney enfin. Après trois mois de fatigues, de privations et assez de périls, il m'était délicieux de penser que j'allais jouir du bonheur de le voir loin de Paris, et j'osai même espérer que, d'après ma constante résignation à tout supporter, je serais mieux accueillie qu'au bivac de Siroknodinia. Je dirai dans le chapitre suivant tout ce que j'ai vu dans mon séjour à Fontainebleau, depuis l'arrivée des maréchaux jusqu'à ce moment cruel où Napoléon fut contraint de se séparer des aigles et de ses phalanges d'airain, qu'il avait si long-temps conduites à la conquête du monde. CHAPITRE CXXVII. Séjour à Fontainebleau.--Abdication de l'Empereur.--Dévouement de Montholon. Je fis avertir le maréchal que j'étais à Fontainebleau. La capitulation de Paris venait d'être signée par le maréchal Marmont. Les alliés avaient fait leur entrée dans Paris. J'avais couru toute la matinée; j'avais cherché exprès à causer avec le vieux soutien des aigles. Il n'eût fallu qu'un mot de l'Empereur pour ramener ses soldats contre Paris, sans calculer le nombre ni la distance. Dans cette extrémité, il y avait moins de découragement qu'au commencement de la campagne; on pouvait encore sauver la France et l'Empereur; une grande résolution bien certainement était dans le cœur de Napoléon, et Napoléon eût été bien fort encore à la tête de cinquante mille hommes animés par le désespoir. On a prétendu que Ney avait durement conseillé l'abdication; il est plus tard convenu avec moi de son vote pour ce parti, mais niant la dureté des termes qu'on lui avait attribués dans cette circonstance. C'était déjà trop; car, avec sa valeur intrépide, il me semblait que Ney eût dû être de l'avis des grenadiers. Je ne donne pas cela comme un calcul, mais comme un élan naturel; et je suis persuadée que les hasards d'une bravoure si exaltée pouvaient encore être heureux. Quarante-huit heures se passèrent dans l'incertitude du succès de la négociation du duc de Vicence, de ce véritable ami de l'Empereur, de ce sage conseiller trop peu écouté. Je vis Ney deux ou trois fois avant le retour de l'_ultimatum_; il était préoccupé, mais point inquiet: il n'avait pas désespéré de la fortune de Napoléon. Je lui contais tout ce que j'entendais dire, et à Fontainebleau aucun ordre de partir ne vint attrister la joie de le voir. J'eus même un moment l'orgueil de me croire utile, et il fut assez aimable pour dire que je lui étais nécessaire, que je ne devais partir que lorsqu'il me le demanderait; il m'avait quittée sur les neuf heures du soir. On venait de nous annoncer que les cocardes blanches et les lis avaient été arborés à Paris, qu'on criait _vivent les Bourbons!_; Les plus grands malheurs furent un moment à craindre, car les troupes n'étaient pas disposées à répéter ces cris, pas même à les supporter. Je rencontrai deux soldats qui tenaient une des proclamations qu'on osait encore distribuer en cachette: elle portait que les alliés ne traiteraient plus avec Napoléon Bonaparte, ni avec personne de sa famille. Les commentaires sur un pareil texte se ressentaient du fanatisme tout militaire. «Ils n'étaient pas si fiers que cela à Tilsitt, ces empereurs par la grâce de Dieu, et qui peuvent dire qu'ils le sont restés alors par la bonté de Napoléon, avec qui ils ne veulent plus traiter aujourd'hui. Ah! ils ne veulent pas... Mais nous ne sommes pas morts tous... Que ce Napoléon nous fasse seulement signe de la main, qu'il nous dise en avant, et Russes, Prussiens, Autrichiens, tous ces héros que nous avons battus trente ans, laisseront leurs os en France pour l'engraisser.» Je rapportai à Ney ces énergiques propos; il me dit: «Ils pourraient bien avoir raison; il serait cruel d'en venir là, mais cela vaudrait mieux encore que de passer sous le joug.» Il le pensait; car la vérité, la franchise, dictaient toujours les discours du maréchal; oui, toujours. Michel Ney ne trahit jamais sa pensée; je le dirai jusqu'à mon dernier soupir. Plus tard, à l'époque sanglante que je vais bientôt retracer, je répéterai que Michel Ney fut toujours sincère. Une ame si grande, un si héroïque courage, ne s'allient point avec la perfidie qui se joue des sermens. Époux et père, il écouta les trompeuses promesses d'une paix glorieusement gagnée: il était homme et soldat français. On lui offrit la prospérité future de sa patrie, sa grandeur et sa gloire sous les drapeaux qu'il illustra si long-temps. Pouvait-il préférer à cette alternative une guerre de Français à Français? Après la scène des grenadiers, il me dit: «Je veux dire tout à l'Empereur; mais je ne yeux pas, Ida, qu'il sache nos relations. Comment arranger cela? car, je ne vous le cache pas, j'ai un projet pour vous. «--De me faire décorer, peut-être?... «--Vous riez; et quand cela serait? «--Monsieur le maréchal, vous battez la campagne; avez-vous oublié ma profession de foi à Eylau. «--Comment?--Serait-ce sous le rapport de services particuliers?--Mon ami, on ne mérite pas pour cela la croix d'honneur.» Il me regarda avec émotion, pressa fortement ma main contre sa poitrine. «En voilà, une décoration, m'écriai-je avec cet enthousiasme qui le séduisit si souvent dans un bivac comme dans un salon, en voilà une; c'est votre main placée sur votre noble cœur. Michel, les croix sont des constellations qui brillent sur le temple de Mémoire; mais mon sexe n'y doit jamais prétendre. Ce brevet de force et d'héroïsme ne conviendrait dans notre sexe qu'à ces admirables sœurs de charité, dont nos grenadiers sentent l'appui; pour elles, au moins, la croix serait l'honorable récompense des dangers réels bravés pour secourir et consoler, sinon pour combattre et vaincre. «--Ida, chère et bonne Ida, que vous dites toujours bien; ah! que je voudrais que l'Empereur vous entendît.» Je me gardai bien, comme on pense, de lui dire que l'Empereur me connaissait, car les explications eussent été un peu loin. Il est bien probable que la scène, commencée par l'attendrissement, eût fini par une colère semblable à celle qui m'avait fait si belle réception au Dniéper. On vint chez moi pour prévenir le maréchal de se rendre près de l'Empereur. Ney me quitta fort contrarié. «Comment a-t-on su que j'étais ici, disait-il; tout se sait donc?...» Tout était fini à Paris. Le duc de Vicence, si dévoué, avait lutté vainement: il devait succomber. Son attachement reconnaissant avait trop à faire de combattre un quatuor anti-impérial, dont le prince de Bénévent était le chef. Quoique j'eusse le cœur navré, je ne pus m'empêcher de sourire en repassant les phrases diverses qui avaient fini par conduire M. de Talleyrand au... royalisme... Émigré sous la terreur, citoyen ministre sous la république, sous le directoire et le consulat, prince sous l'empire et par l'Empereur, que pourra-t-il encore devenir, et surtout quels services l'ancien évêque d'Autun fera-t-il valoir près du frère de Louis XVI? «Il s'en tirera, disait Ney; c'est l'essence de la politique.» L'événement a prouvé que Ney, sans être fin diplomate, savait très bien les juger. Une personne, intimement attachée à l'impératrice Joséphine, et que je trouvai en Belgique en 1816, connaissait encore mieux cet homme extraordinaire, que je crois pourtant avoir bien connu et bien jugé. Je regrette que ce qui me reste à retracer ne me permette pas les détails que cette personne me donna et qui sont d'une nature assez intime; mais cette digression me mènerait trop loin, les faits pourront trouver leur place ailleurs. L'arrivée de M. de Montholon, accouru de Paris pour se dévouer au malheur, causa un vif sentiment de joie à l'Empereur; le dévouement de cet homme aimable, si brave, si loyalement attaché à une cause de gloire, devint l'heureuse compensation de plus d'une ingratitude. En 1809, lorsque je fis mon premier voyage à Florence, une personne très spirituelle et distinguée, qui avait beaucoup connu le général Montholon, m'avait dit: Savoir vivre et instruction, voilà ce qu'avec beaucoup d'affabilité on trouve chez M. de Montholon, qui venait alors d'être nommé chambellan. J'étais d'accord avec madame Hé...al sur le brillant mérite de M. de Montholon, mais lorsqu'il vint à Fontainebleau pour s'attacher à la fortune de l'Empereur, il conquit une place plus haute dans mon admiration. Enfin l'acte qui déclara Napoléon déchu du trône, l'armée déliée du serment de fidélité, parut. «Ils ont beau faire, criaient nos braves, ce serment est _gravé là_;» et ils frappaient leurs larges poitrines. «Et voilà, à son service, de quoi le prouver,» et ils mettaient la main sur le sabre. L'agitation était bouillonnante; on n'entendait que ce cri: «À Paris! marchons sur Paris!» Aussitôt l'Empereur parut; à son aspect tout rentra dans l'ordre. Oui, je le répéterai jusqu'à mon dernier soupir, ce fut un grand, un noble spectacle que celui de Napoléon et de son armée à Fontainebleau, de cette France armée et encore debout au milieu de la France humiliée et soumise. Je courais au milieu des groupes; je voyais, j'entendais tout, et tout était admirable de courage et de dévouement. Ce jour même, au moment où j'allais rentrer pour écrire à Regnault, j'aperçus la dame allemande que j'avais vue souvent chez lui; je crus voir qu'elle voulait m'éviter. Je voulus qu'elle sût que je l'avais remarquée. Je me persuadais qu'elle avait fait comme la plupart des fonctionnaires civils et militaires, des employés et des courtisans, qui n'avaient pas même attendu le départ de celui qu'ils avaient si long-temps déifié, pour endosser les livrées du pouvoir nouveau. Je me trompais complétement; cette dame venait apporter d'importantes nouvelles; elle cherchait le général Fezenzac. «L'Empereur, disait-elle, avait gagné la cause de la régence. Alexandre avait cédé à l'éloquence d'un homme honoré de son estime. Hélas! le duc de Vicence avait tout obtenu; mais le général Dessoles a tout gâté; il déteste l'Empereur, et il paraît qu'un ennemi plaide toujours mieux qu'un ami. Alexandre n'a pas été fâché de satisfaire son orgueil en humiliant Napoléon: il ne réussira que trop; car si vous saviez combien de gens j'ai déjà vus à Paris, qui étaient plus que dévoués encore, au 1er avril, à la dynastie de Napoléon, et qui ont voulu me persuader, à moi qui sais tant de peccadilles politiques, qu'ils ont toujours chéri les princes légitimes et attendu leur retour! «--Du moins, lui répondis-je, si l'Empereur peut oublier toutes les ingratitudes à l'aspect de ses aigles que baise encore avec fureur son armée! Jamais peut-être les soldats ne l'ont exalté autant que depuis qu'il est déchu du trône.» Cette dame, dont toutes les minutes avaient toujours un but, s'était chargée d'un billet de Regnault pour moi[11]. Il me demandait sur les maréchaux des détails que j'aurais pu lui donner, mais que je ne crus pas du tout de ma compétence. Que fera Ney? de quel avis restera-t-il? Voilà les phrases que je me rappelle parfaitement. J'aurais voulu répondre, mais c'eût été accepter la mission, et je n'en voulus jamais que de mon cœur et de ma très indépendante volonté. La dame allemande, dévouée aux hauts intérêts politiques, voulut me prouver que j'avais tort; mais je lui prouvai le contraire en deux mots, et il n'en fut plus question. Lorsque je la revis sur les terres de l'exil, elle me dit: «Ah! vous aviez raison; que n'ai-je pensé comme vous, je n'aurais pas mérité le mépris de l'homme pour qui j'aurais donné ma vie!» Son touchant repentir lui valut alors tout mon intérêt, et je m'applaudirai toujours d'avoir pu lui en donner d'utiles preuves. Il était question dans la lettre de Regnault du général Dessoles, cet ami fidèle du général Moreau. N'ayant jamais eu de relations intimes avec ce général, et me le rappelant même à peine, je répondis simplement de souvenir: Certes Dessoles a trop aimé Moreau pour pouvoir beaucoup aimer Napoléon.» La nuit, le duc de Vicence arriva à Fontainebleau; personne ne dormait dans ce moment-là. Ma belle Allemande partit pour Essonne. Le résultat de l'arrivée du duc de Vicence fut la nomination de deux nouveaux plénipotentiaires, dont l'un était Ney, et l'autre Marmont. Avec quelle joie on apprit cette nomination qui adjoignait deux braves à l'ami le plus fidèle! Cependant il prit une inspiration à l'Empereur qui prouva encore mieux toute sa confiance et sa sécurité dans ses maréchaux: Macdonald venait d'arriver de Troyes avec son corps d'armée, et cela fit changer la nomination. Ce fut la grande facilité de communiquer de Paris avec l'armée qui influa beaucoup dans ces critiques momens. L'Empereur, instruit de tout, craignait les intrigues, les trahisons; il ne craignait pas assez d'autres sentimens moins coupables, mais non moins funestes à sa fortune, le découragement et le besoin du repos pour les chefs. Macdonald fut nommé avec Ney, pour aller à Paris. Je vis Ney une minute; il disait qu'on avait eu une peine incroyable à en finir pour les formes; que l'étiquette avait survécu à l'adversité; que Napoléon y avait mis une taquinerie de détails insupportable. Je trouvai cette susceptibilité très naturelle dans un homme abattu. Je le dis au maréchal. Il me répondit en souriant:«Je crois qu'il ne nous a donné notre mission que pour la forme; il fomente quelque projet; qui sait comment tout finira? «--Par chasser les Cosaques et compagnie, j'espère... «--_Ainsi soit-il_,» répondit-il, et il me quitta. Trois heures après, en rôdant près du château, j'aperçus Auv..., capitaine de la garde; il me parut si joyeux que je ne pus m'empêcher de lui en demander la cause. «Nous ne resterons pas ici les bras croisés, me dit-il; l'Empereur a paru céder, mais nous savons le dessous des cartes. Pendant qu'on perdra du temps là-bas à griffonner et à bavarder, nous l'emploirons bien. Dans une heure les ordres parleront. Tout est organisé, le plan de campagne est facile: vaincre ou mourir! Nous voyons bien la mine de quelques supérieurs, mais ils n'oseront répudier tant d'années de gloire. Qui d'entre eux oserait devenir infidèle au camarade d'Austerlitz?» En me disant cela, je vis, au ton seul, que celui qui parlait était à cette bataille; je le lui dis. «Oui, j'y ai gagné ma croix et mon grade, et ma vie est à celui qui nous fit vaincre...» Un mot énergique à l'appui, et un geste qui indiquait un attendrissement qui dans ces yeux-là n'était pas faiblesse, me firent attacher beaucoup de prix aux nouvelles que le capitaine Auv... continua de me donner. Mais toutes ces espérances de l'armée la plus brave, la plus dévouée, allaient s'évanouir. Ney était parti le 4; les troupes venaient de recevoir un ordre de marche pour Moulignon. J'étais décidée à suivre le premier bataillon; dans le même moment, je reçois un petit chiffon de papier d'une paysanne; il contenait ces mots écrits au crayon: «_J'ai été à Chevilly, on y est charmé de l'élève de Bonaparte_.» Je voulus payer la paysanne; impossible de la retrouver. Ma tête tourna; j'aurais préféré une canonnade à l'effroi qui s'empara de moi. Que dire? qui nommer? comment justifier cet envoi et qu'en penser moi-même? Abominable intrigante! fut ma première réflexion; l'autre, la nécessité de consulter Ney: il va jurer, crier; n'importe, il faut qu'il le sache, et me voilà à cheval sur la route de Chevilly. «Ce billet, disais-je, n'est et ne peut venir que d'une dame allemande que le gouvernement emploie depuis 1804; elle était à Fontainebleau il y a trois jours; Regnault la sait par cœur et en répond.» Au moment où j'arrivais en vue du château, je vis à une grande distance les plénipotentiaires au grand train de poste filer sur Paris. Galopper après ne m'eût pas effrayée; mais Ney n'était pas seul, et je savais trop comment il aurait reçu un trait de zèle qui dévoilait ce qu'il avait tant à cœur de cacher; zèle qui de plus exigeait encore des préambules justificatifs. Je me contentai de garder l'avis; je ne voulus plus risquer de m'arrêter à Chevilly, que j'avais dépassé d'une lieue, et retournai à Fontainebleau où j'arrivai fort tard. Tout y était à la guerre; tout ceux que je vis, et j'ose en appeler au témoignage du brave général Gourgaud, l'Empereur ne songeait point à tenir l'abdication. Il était bien résolu à tenter encore le sort des combats, son élément véritable, et il pouvait se promettre la victoire peut-être, car ce qui restait de l'armée valait quatre fois son nombre. Le 5 avril, à six heures du matin, je courais déjà sur la route de Paris. J'y rencontrai un officier, ami intime du colonel Fabvier; il était pâle à faire peur. Il me conta ce qui s'était passé au corps d'armée de Marmont. Cet officier était comme fou; il disait des choses que je ne veux ni dois répéter; je décris ce que j'ai vu, mais n'écris point l'histoire ni toutes ses cruelles vérités. Lorsque l'Empereur envoya le général Gourgaud à Essonne pour inviter le maréchal Marmont et le général Souham à dîner, il savait qu'ils n'étaient plus disposés à la guerre; Ney m'avait dit déjà: «Cette course sur Paris a tout gâté, tout perdu.» On ne peut se figurer l'agitation furibonde des troupes de Fontainebleau. À la nouvelle de l'armistice de Versailles, beaucoup d'officiers coururent risque de la vie, les soldats ne comprenant pas la haute politique comme les dignitaires. Paris ne fut sauvé que par la magnanimité de Napoléon, qui eut encore pitié de sa capitale qui l'abandonnait. L'Empereur avait donné des ordres au général Belliard, que je vis partir pour Essonne. Il avait été fait un ordre du jour par le maréchal Marmont, dont j'ai retenu quelques passages que les soldats répétaient les uns aux autres avec un accent impossible à décrire: _L'espace de terrain garanti à Buonaparte, circonscrit au choix des alliés_. Le 6, au soir, Ney me fit dire de partir pour Paris. Je n'en fis rien; il devait, rester encore... Mais je me cachai mieux et de façon à savoir tout ce qui se passait au palais. Un hasard heureux de mes relations multipliées à l'infini dans tous les pays avec des personnes de toutes les classes, me fit rencontrer à Fontainebleau, sous les livrées de la domesticité, au dernier domicile impérial de Napoléon, une ame généreuse et noble, dont le dévouement et la courageuse fidélité honoreraient les classes les plus élevées de la société; Henriette n'était que simple servante de basse-cour; elle est aujourd'hui retournée dans son pays, près de ses vieux parens dont elle est le soutien; je ne puis me refuser de placer, au milieu de ces tristes vérités, quelques détails moins sombres d'une vie obscure, mais vouée depuis son aurore à toutes les plus touchantes vertus qui puissent honorer notre sexe. CHAPITRE CXXVIII. Henriette.--Dernière revue de l'Empereur.--L'adieu des aigles.--Quelques détails de l'intérieur du Palais. Je me voulais bien tenir cachée à Fontainebleau, et je fus ravie de trouver l'occasion de le faire sans manquer celle de tout savoir, grâces à une servante qui m'avait donné asile au château. Henriette avait vingt-six ans; c'était une brune d'un teint admirable; une bouche charmante, un regard doux et voilé, un maintien décent, faisaient de cette fille de basse-cour une femme peu ordinaire, et à peine m'eut-elle répondu, que j'avais reconnu la nièce de M. Devranne, honnête marchand de Nice, chez lequel j'avais logé deux fois. Ce M. Devranne se disait parent du maréchal Masséna et était si fier de cette glorieuse parenté que, lorsqu'il sut que j'avais eu des relations d'amitié avec son illustre parent, j'en aurais, je crois, obtenu tous les services. Je veux dire ce que j'appris de cette Henriette, victime d'un premier amour, au sein de la famille de celui qu'elle pleurait, et que je retrouvai à Fontainebleau dans la dernière classe de domesticité, mais honorant toujours par sa conduite le souvenir de celui qu'elle avait uniquement aimé, et se trouvant consolée de ses obscures fonctions, puisqu'elles l'attachaient au service du chef que le jeune Devranne avait suivi tant de fois dans le chemin de la gloire. Jules Devranne fit ses premières campagnes sous Napoléon; il fut blessé à dix-neuf ans dans un de ces combats immortels où l'armée française était suspendue à la cime des Alpes, pour les défendre contre l'ennemi. Le grade de sergent lui fut donné par Masséna, qui les avait tous gagnés sur le champ de bataille, et qui ne connaissait d'autres recommandations que la bravoure et la discipline; aussi, comme Jules fut heureux! On l'est d'un premier grade comme d'un premier amour; mais une grave blessure l'éloigna du service. De retour dans sa famille, le jeune blessé y trouva Henriette, fille unique d'honnêtes artisans. Objet de toute leur tendresse et mieux élevée qu'on ne l'est d'ordinaire dans cette condition, Henriette avait à peine quinze ans. Elle était si prévenante pour le jeune blessé, qu'il ne put défendre son cœur, si passionné pour la gloire, contre le pouvoir de la beauté. Jules, pour faire quelques pas, avait besoin d'un faible appui, et aucun ne lui était agréable comme le bras de la jeune fille. Les parens du blessé possédaient au faubourg de Nice une de ces maisons charmantes où les riches Anglais vont adoucir leur _spleen_, sous les allées embaumées de l'oranger; on y conduisit Jules; Henriette lui fut donnée pour garde. Le blessé ne soupirait plus pour le retour de sa santé que pour la consacrer à embellir les jours de son amie. Jules l'aimait déjà et osait le dire; Henriette le lui rendait en silence. Un jour, la solitude et l'amour mirent Jules dans cet état d'exaltation qui ne permet plus de calculer ni passé ni avenir, ou plutôt qui renferme l'espace et le temps dans une minute. Henriette, effrayée des transports de Jules, le supplia à genoux d'avoir pitié d'elle: «Ne m'enlevez pas ce long bonheur que j'espère devoir à votre estime;» et suffoquée, attendrie, la jeune fille posa sa tête innocente sur les genoux de celui qui aurait dû la protéger, et... qui la perdit. Le réveil fut affreux. Henriette s'enfuit. Jules, désespéré, avoua tout à ses parens. On parvint à calmer ceux d'Henriette, et tous se réunirent pour la retrouver et la rappeler près de celui qui, l'ayant offensée en l'adorant, et sentant sa vie s'éteindre, ne formait plus d'autre vœu que de lui donner son nom pour la sauver d'une honte si peu méritée. On découvrit Henriette au Puget, dans la chaumière d'un pâtre des montagnes. On eut beaucoup de peine à ramener Henriette, qui osait à peine lever les yeux sur ses parens. «Laissez-moi ici, leur disait-elle; ici du moins on ne sait point ma chute.--Il meurt s'il ne vous revoit.» Henriette céda; et lorsqu'amenée près du lit où gisait son amant, elle lui dévoua de nouveau sa vie. Jules supplia sa famille de hâter les préparatifs d'une union qu'il désirait d'autant plus ardemment, que la pauvre Henriette venait de lui avouer qu'elle portait dans son sein le fruit de leur égarement. Tout se prépara: les deux familles comprenaient toute la délicatesse d'une telle position. On était à la plus belle époque de l'année, au printemps, si délicieux surtout sous le beau ciel de Nice. Les fêtes d'une union désirée, les modestes fêtes d'un bonheur obscur se préparaient. Assis sous un berceau de lilas en fleurs, pressant dans ses bras affaiblis la bonne et tendre Henriette, la nommant sa compagne chérie, Jules se livrait à un enthousiasme de souvenirs plus vif peut-être que leur réalité même. Il racontait la gloire de nos armées: «Henriette, disait-il, si tu me donnes un fils, il ira prendre ma place sur les champs de bataille qu'il m'a fallu quitter; il aura pour parrain le chef vaillant qui me donna mon grade. Je te conduirai à Paris pour voir le maréchal Masséna, _l'Enfant chéri de la Victoire_.--Et l'Empereur, disait Henriette se laissant gagner à l'orgueil de la gloire, le verrai-je, lui?» Jules la pressa contre son sein. Ils continuèrent leurs doux rêves; ils étaient heureux de toute une vie d'amour. Les parens, joyeusement réunis, souriaient à leurs espérances. Le lendemain, la cloche qui devait annoncer la messe nuptiale sonna pour l'agonie et la mort de Jules, qui succomba le jour même sur le sein de la pauvre Henriette... La même nuit, Henriette donna le jour à un fils, qui ne survécut que peu d'heures à son malheureux père. La famille Devranne, fidèle au vœu que Jules avait formé, regarda Henriette comme sa fille, et deux années se passèrent dans un deuil commun. Le père de celle-ci mourut; sa mère, très âgée, perdit une partie de sa fortune, plaça le reste sur la tête de sa fille, et crut doucement finir ses jours entre elle et les parens de Jules; mais en peu de mois une banqueroute vint réduire la famille tout entière au dénuement. Henriette partagea le pain de son travail avec la famille de son cœur. Pour se consoler de tant de misères, on parlait de celui qu'on avait perdu. Henriette, assise toujours à la place qu'il avait occupée, disait souvent: «Mon bon père est déjà avec Jules; bientôt je vous y devancerai; j'irai là haut prier avec eux pour vous.» Ces sombres pensées étaient le seul chagrin que la pauvre Henriette donnât aux siens. Le frère de Jules ne put supporter la perte de sa fortune; il languit quelque temps, et mourut en recommandant Henriette et sa mère à sa femme. La belle-sœur de Jules ne fut pas une veuve inconsolable; contractant de nouveaux liens, ils firent taire l'ancienne amitié; et Henriette, fière et sensible, ne trouvant plus les larmes fraternelles qui répondaient aux regrets de son amour, se retira avec sa mère d'une famille où elles étaient devenues étrangères. L'âge et les infirmités de sa mère ayant augmenté, le malheur de cette pauvre Henriette fut porté à son comble; elle se résigna à se placer comme femme de chambre, pour consacrer son salaire à donner quelque secours à sa mère. La maîtresse d'Henriette l'amena à Paris à de très avantageuses conditions; elle plaça sa mère dans une excellente pension, et partit bénie par celle qui lui avait donné le jour. «Ce qui m'a porté bonheur, disait la bonne Henriette, car la place que j'occupe ici est une place de mon choix; la maîtresse que j'avais est une amie de la reine Hortense. Je me fatiguais de ce service de Paris; j'avais besoin d'air, de liberté pour pleurer. Ma maîtresse me trouvait trop triste; mais comme elle est bonne et juste, elle n'en assura pas moins mon sort en me plaçant à sa maison de campagne. Elle me dit un jour que j'allais être au service de l'Empereur: «Ah! comme fille de basse-cour; est-ce qu'un empereur en a besoin?» Ma maîtresse me fit parler à la reine Hortense, et huit jours après je fus envoyée et installée. Ma mère est venue me rejoindre et s'y est entièrement rétablie. Il y a deux mois, un cousin germain, en mourant, lui a légué 1500 francs de rente, réversibles sur moi à la mort de ma mère. Elle est partie pour recueillir son héritage; elle voulait que je quittasse tout pour venir jouir de cette fortune. Hélas! je ne sais quoi me pèse sur le cœur; mais cette fortune ne me sourit point: d'ailleurs; ce qui se passe, le malheur qui menace l'Empereur, me donne un chagrin, Madame, dont un million ne me consolerait pas. La reine Hortense, aussi bonne que belle, m'a témoigné de l'intérêt, et je vous avoue que si cela tourne plus mal et si l'Empereur s'en va, je demanderai à suivre la reine Hortense. Le malheur de ceux qui m'ont fait du bien me navre plus que ce que j'ai déjà éprouvé moi-même.» À cet élan j'embrassai la pauvre Henriette. «Je ne vous aurais pas reconnue sous ce costume, Madame, continua l'excellente fille. Quoique vous soyez bien en femme, en homme vous avez l'air de dix ans plus jeune; puis, c'est tout-à-fait autre chose. Mon Dieu! vous qui voyez les généraux, croyez-vous que cela va mal finir?» Napoléon était encore Empereur pour tout le monde. Là, dans les galeries, dans les salons du château, de la ville, on accourait pour se presser autour de lui; mais la véritable fidélité, le zèle pur et le dévouement enthousiaste n'existaient plus cependant qu'au milieu du foyer militaire dont il était entouré. Henriette me montra un petit escalier au-dessus des remises d'une des cours intérieures, et me dit que je pouvais m'y tenir en toute sûreté. J'eus une forte tentation de m'habiller de sa toilette de paysanne; mais persuadée qu'en cas de quelque alerte je me tirerais mieux d'affaire avec mon vêtement de guerre, je renonçai à cette idée, et courus me glisser dans un coin, où aucun des bruits qui circulaient ne pouvait m'échapper. Un officier d'état-major m'aperçut. Je lisais sur son visage l'inquiétude d'une grande douleur. Je ne me cachai plus de lui. «Je suis ici en contrebande, lui dis-je; ne dites pas au maréchal Ney que vous m'avez vue; je ne saurais respirer sans savoir ce que cela va devenir. «--C'est tout su, me répondit-il d'un ton chagrin; tout est fini. Un corps d'armée nous manque; l'Empereur est par là à la discrétion des souverains alliés. Ils n'ont osé risquer une bataille avec leurs innombrables masses contre les cinquante mille braves de Napoléon; mais ils ont travaillé à moindres frais. Ney est revenu; il est en ce moment avec l'Empereur, qui m'a paru admirable depuis qu'il voit enfin toute son infortune; il m'a donné des ordres avec une tranquillité, un sang-froid, qu'il aurait à peine s'il était heureux. Nous allons avoir une revue, et cependant il est décidé à abdiquer; je le sais du duc de Vicence, qui ne cache rien, pas même le malheur. «--Comment! une revue ici? «--Oui, dans la grande cour; et elle sera superbe, car jamais Napoléon n'a été plus cher à l'armée. «--Ney y sera? «--Certainement. Ney m'a étonné et surpris: il est persuadé, de nous à nous, que l'abdication peut seule sauver la France des horreurs de la guerre civile... Est-ce que vous voudriez parler à l'Empereur, me dit l'officier? «--Non pas à présent, car mon émotion me ferait jouer un sot rôle. La comparaison que je pourrais faire avec le passé me serait trop cruelle, et je ne pourrais la supporter; mais s'il y a une revue, venez me prendre et placez-moi dans les rangs de derrière, je parviendrai bien à voir sans qu'on m'aperçoive; me le promettez-vous? «--Oui.» Et il tint parole. Je la vis cette revue; et je peux l'assurer, jamais dans les plus beaux jours de l'Empire les transports d'un pareil enthousiasme, d'un pareil délire, n'éclatèrent: on voyait de grosses larmes tomber sur les moustaches des plus vieux grenadiers. Le groupe des maréchaux qui reconduisait l'Empereur dans ses appartemens après la revue, passa trois fois si près de moi, que je cachai ma tête derrière l'épaule d'un grenadier, dans la crainte que Ney ne m'aperçût. Je reconnus Berthier, Lefebvre, Macdonald, Oudinot, Ney, le grand maréchal Bertrand, les ducs de Vicence et de Bassano; les trois dernières figures exprimaient une certaine joie, dans une si grande douleur, des cris d'amour avec lesquels les troupes avaient accueilli l'Empereur; Ney avait l'air sombre, Lefebvre accablé; Oudinot et Macdonald paraissaient plus calmes, de cette tranquillité que donne en tout un parti pris; leur maintien dénotait comme une impatience d'en finir. «Quatre armées, disait-on dans les rangs, cernent le camp de Fontainebleau; les Russes sont entre Essonne et Paris, à Montereau, à Melun. Que l'ennemi soit où il voudra, criaient les soldats, que l'Empereur dise un mot et les alliés peuvent encore être écrasés; ils auront Paris à dos, et le canon des braves ne sera pas un vain appel pour une population où vit encore l'énergie du nom français.» Toutes ces choses se répétaient du colonel au lieutenant, du lieutenant aux sous-officiers, et d'eux au simple soldat. L'Empereur proposa à peu près tout cela aux maréchaux, mais sa voix se perdit dans les salons du château; son écho véritable, alors, était dans le cœur de ses soldats. J'aurai plus tard à dire ce qui se passa dans les premiers, et surtout dans cette entrevue de Ney avec Napoléon, qui a été si diversement rapportée, et si peu véridiquement. Les maréchaux étaient repartis porteurs de l'acte d'abdication. J'avais quitté mon observatoire, et je me promenais avec l'aide de camp devant le château, lorsque tout à coup nous voyons une calèche allemande escortée franchir la grille; il en descend un officier russe: aussitôt il est introduit. On sut qu'on avait répandu le bruit que l'Empereur avait quitté Fontainebleau et qu'il partait par la route de la Bourgogne; le chef d'état-major assura que c'était le général ***, attaché à la maison de l'Empereur, qui avait inventé de se rendre agréable par cette petite dénonciation ridicule et odieuse contre son chef et son bienfaiteur. J'ai promis de ne point nommer les personnes dont j'aurais eu à me plaindre, ni celles que je méprise, et je tiens parole pour les dernières, en ne donnant pas même l'initiale du général français qui donna cet avis au commandant des avant-postes russes. Oh! l'odieuse chose que l'ingratitude, surtout lorsqu'elle accable un grand homme, de complicité avec la Fortune! Une noble et touchante récompense attendait l'objet de tant de sentimens contraires. Le départ de l'Empereur, l'adieu aux aigles, a dû bien souvent sur l'affreux rocher de Sainte-Hélène lui être une glorieuse consolation, et sans doute aussi, hélas!... un douloureux remords. Il faudrait un autre pinceau que celui d'une femme, pour reproduire cette grande page historique. Mais avant, il se passa une scène cruelle dans l'intérieur du château, et qui a été bien contradictoirement racontée. L'entresol, dans une des cours où Henriette m'avait logée, était assez près pour que nul mouvement ne se passât, sans que je l'entendisse. Le duc de Vicence et Macdonald revinrent seuls de Paris dans la journée du 12 avril; tout le monde faisait des commentaires. J'avais déjeûné avec l'aide de camp, qui m'avait prise en affection militaire: «L'Empereur travaille sans relâche, me disait-il; le secrétaire d'État fait des expéditions continuelles; l'armée du maréchal Soult s'avance; on pourra opérer une jonction avec le corps du maréchal Suchet, qui revient également d'Espagne; l'Empereur a tout pesé; il va se passer de grandes choses.» Sur ces entrefaites, les soldats raisonnaient déjà de la sorte: «L'Empereur a tiré son plan: bientôt nous n'entendrons plus d'ici les cris du _qui vive_ russe se croiser avec celui de nos sentinelles.» Effectivement, dans le silence de la nuit, l'écho renvoyait les sons discordans des vedettes étrangères qui cernaient le camp français. Je m'étais couchée fort tard et jetée tout habillée sur le lit; Henriette dormait sur une chaise; tout était silencieux dans le château. Que de réflexions m'assaillirent! de quelles brillantes fêtes ces murs avaient répété les éclats! Et aujourd'hui cette impériale demeure sert de prison au maître des rois, devenu leur captif! Que sont les grandeurs et qu'est le génie lui-même! Ces tristes réflexions firent place à une extrême surprise; je vis tout à coup de nombreuses lumières; quelques personnes de service allaient et venaient; on entendait comme un flux et reflux de monde au château. Il était à peine trois heures; un homme à cheval sortit de la cour d'un trot pressé. Henriette avait regardé; elle pouvait aller et venir, et elle accourut me dire que c'était un des chirurgiens de l'Empereur. À ce mot, je frémis de terreur; je venais de penser à un crime affreux commis dans ce séjour à une époque bien éloignée, et mon esprit me fit voir la possibilité d'un forfait politique contre la vie de celui dont l'ombre serait moins formidable. On ne sut rien le lendemain; mais ayant pénétré, par un dégagement, sous prétexte de parler à un valet de la chambre de l'Empereur, j'aperçus M. de Turenne, maître de la garde-robe, dans une étrange agitation, et j'entendis le mot d'_empoisonnement_, deux fois distinctement répété. Je ne connaissais pas la personne à qui il parlait... J'aurais donné dix années de ma vie pour savoir entièrement tout; mais je n'osais me montrer. Heureusement le général Bertrand vint parler à un officier; sa figure tranquille m'était la plus forte garantie qu'il n'y avait aucun danger à redouter pour l'Empereur. Je n'eus plus que la crainte de m'être avancée là dans un moment pareil. Le mameluck Roustan, soit bêtise, soit ingratitude, fut celui qui accrédita le bruit que l'Empereur avait cherché à se procurer du charbon, et après à se brûler la cervelle. C'est donner un côté faible à Napoléon, que de lui prêter l'idée d'un suicide sans noblesse; s'il y eût pensé, il eût tranché sa destinée comme Caton, sans préparatifs, dans toute la simplicité d'un ferme vouloir. Le matin, vers neuf heures, quand ces bruits du palais circulèrent dans les rangs des véritables amis de Napoléon, des grenadiers de sa garde, j'eus un moment la crainte d'une insurrection. Henriette vint me dire: «Mon dieu! j'ai entendu parler de poison; les grenadiers répètent que ce sont les alliés qui ont fait un pareil coup; si l'Empereur ne se montre, il y aura du bruit. Nous n'y pouvons rien, Madame, et je voudrais bien ne pas y être.» Je rassurai la pauvre Henriette, et j'allai déjeûner auprès de la grille: là je pus me convaincre que sa terreur n'avait rien exagéré. Je me garderai de retracer tout ce qui me fut dit, quoique chaque mot fût un éloge pour les braves qui les proférèrent. Les mauvaises nouvelles arrivent toujours vite: aussi apprit-on bientôt les adhésions au gouvernement provisoire, les proclamations. Parmi celles qui choquèrent le soldat, fut la proclamation que le maréchal Augereau fit après son armistice avec Hesse-Hombourg. «Ah! disait un de ces vieux soldats de Marengo et de Lodi, comment peut-on maltraiter notre chef! Ah! parlez-moi du brave général Montholon! voilà un brave dévoué.» J'avais reçu deux lettres très pressantes, même une espèce d'ordre de revenir à Paris; mais outre que j'avais contracté l'habitude de faire à ma tête, j'avais encore pris la résolution de ne quitter Fontainebleau qu'après décision du tout. J'avais cru voir Ney très calme sur le cruel événement qui se préparait, et je rêvais à trouver moyen de me glisser inaperçue parmi le petit nombre de cœurs dévoués qui se groupaient autour de l'illustre proscrit; mais tout prit une si sombre couleur, que le moment du départ arriva sans que j'eusse pu même penser à demander à être comprise dans la suite de Napoléon. Enfin, le 20 avril, la garde fut rangée dans les cours du château... La peinture a rendu le coup d'œil de cette scène; elle en a fidèlement représenté les acteurs... Mais quelle plume peut peindre jamais l'expression du morne désespoir qui régnait sur les visages de ces vieux compagnons d'une immortelle gloire!... Ils ne fixaient point leurs regards sur le chef adoré comme aux beaux jours des batailles: ils les baissaient vers la terre comme s'ils avaient voulu y cacher leurs souvenirs et leurs regrets. L'Empereur était pâle; sa voix était altérée; lorsque dans son discours il dit: «Quelques uns de mes généraux ont manqué à leurs devoirs...» un léger bruit, semblable au retentissement des armes, se fit entendre; un regard rapide de Napoléon sur le général Petit et sur le premier rang de sa garde me prouva qu'il avait compris l'involontaire frémissement de ces hommes si dévoués. Il régnait un silence solennel et attendrissant; l'Empereur versa des larmes; j'en vis couler de ses nobles yeux. Lorsque Napoléon embrassa le général Petit, il y eut une minute comme de religion, si je puis dire; les grenadiers pressèrent leur arme contre leur poitrine; on entendit un murmure de la troupe fidèle; le porte-étendard, qui se trouvait près de lui, perdit contenance au point de sangloter. Je ne saurais dire ce que j'éprouvais, mais je puis avouer que, si je n'eusse été clouée à ma place par l'excès de mon émotion, je serais tombée aux pieds du héros objet de si nobles douleurs, et je l'aurais supplié d'accepter le dévouement de ce qui me restait de jours; oui, dans ce moment, Ney même était oublié; à lui, du moins, que de consolations restaient! sa femme, ses fils, ses titres même, si on doit les compter dans le bonheur... L'Empereur, au contraire, quittait la France, descendait d'un trône, et de quel trône! On lui enlevait sa royale compagne, son fils chéri; il n'emportait que le poids de toutes les ingratitudes dont les derniers jours de sa puissance avaient été surchargés. Le général Bertrand monta en voiture avec l'Empereur. On leur avait donné une escorte étrangère. Je rentrai à la petite chambre d'Henriette; je la trouvai toute prête à gronder; elle avait fait ses arrangemens, et, deux heures après, nous étions en voiture sur la route de Paris. Nous eûmes à essuyer toutes sortes d'ennuis à la barrière; on nous fit descendre et on me demanda mon passeport, toujours en règle dans mon porte-feuille. «D'où venez-vous? «--De Fontainebleau. «--Étiez-vous attachée à Napoléon? «--De cœur, mais non de service. «--Et vous le dites? «--Pourquoi pas? «--Et vous (à Henriette)?--J'étais à la lingerie, et pour surveiller les femmes des basses-cours. «--Où allez-vous? «--À Paris, vous le voyez bien. «--Mais votre domicile? «--Il est sur le passeport que vous tenez. «--C'est bien, vous pouvez aller.» Nous profitâmes de la liberté. Je fis descendre mon léger bagage et celui de Henriette, que je conduisis hôtel du Bouloi, d'où elle partit pour Nice peu de jours après. Je rendrai compte, dans un autre chapitre, de ma première entrevue avec le maréchal Ney. CHAPITRE CXXIX. Retour à Paris (23 avril 1814).--Ney.--Regnault de Saint-Jean-d'Angely.--Le colonel Morla. J'avais le cœur oppressé. Témoin des grandes scènes de Fontainebleau, ayant vu de mes yeux le trône disparaître sous les pieds de Napoléon, j'avais peine à croire à la réalité de tant de catastrophes. Paris me faisait mal à voir; je courais partout, et nulle part je ne trouvais de compensation à mes regrets. Je fis cependant une rencontre qui me causa quelque joie: j'avais connu un Espagnol nommé Morla, en 1808, lors de l'invasion en Espagne; plus tard je l'avais vu à Paris, et plus particulièrement par mes relations avec Regnault. Morla était un homme d'un grand caractère; il avait été capitaine-général de l'Andalousie et membre du conseil d'État sous le roi Joseph: il eut à se plaindre de la sévérité de l'Empereur, et le voyant, je dus croire qu'il se montrerait joyeux des événemens qui se passaient. Je me trompais. Cet homme fier et généreux en savait plus long et en voulait plus que moi. «Je crains pour la vie de Napoléon, me dit-il aux premiers mots de reconnaissance. La haine a préparé d'affreuses embûches, et il y tombera. Ah! pourquoi a-t-il refusé le brave Montholon? C'était le fer à la main que Napoléon eût dû quitter la France; il eût dû se rallier au corps d'armée de Soult et de Suchet. Il avait encore de la sorte 100,000 hommes, et encore de pareils soldats comptent double.» Les illustres disgrâces excitent une pitié enthousiaste, disposent surtout à un subit attachement pour ceux qui partagent nos opinions. Je vis plusieurs fois le général Morla, et chaque fois j'eus à admirer la noble part qu'il prenait au malheur d'un souverain dont il eut peut-être à se plaindre, et qu'en 1814 il était beaucoup plus profitable de dénigrer que d'exalter. Regnault faisait grand cas du général Morla; mais il m'engagea à le voir peu, ou du moins secrètement. Je trouvai le conseil un peu pusillanime, et je l'avouai à Regnault. «Cela est prudent, me répondit-il; croyez-moi.» Je connaissais quelqu'un près du jardin Turc. Je m'acheminais tristement de ce côté, lorsque je vois une calèche de voyage arrêtée, et un voyageur me faire signe; j'approche, c'était le général Morla. «Montez jusqu'à la barrière, me dit-il, j'ai à vous parler;» et me voilà en poste. «Ne m'enlevez pas, général, j'ai besoin de rester à Paris.» «--Ne le craignez pas, belle dame, car j'ai aussi besoin que vous y restiez. Je n'ai pu rencontrer ni Regnault ni Macdonald; vous verrez le premier, chargez-vous de cela;» et il me donna un fort paquet sous enveloppe. Nous étions au haut de la rue de Richelieu. «Descendez-moi, lui dis-je, votre commission sera plus tôt remplie. «--Il n'est pas à Paris, sans cela je l'eusse faite moi-même. Vous avez raison. J'ai la tête brûlante. Pourvu que l'on soit arrivé assez tôt. «--Qui? «--Un courrier qui doit avertir l'Empereur qu'on le guette pour l'assassiner. Je suis sa trace; je ne reviendrai que lorsqu'il sera embarqué. J'ai entendu ce propos atroce: «Oh! il y a de bons enfans qui attendent le _malin_; il y aura du guignon s'il échappe à Saint-Raphan.» J'ai recueilli d'autres détails; j'en fais part au comte dans ma lettre, ajoutés à ce que je viens de vous dire.» Je regardai l'Espagnol avec l'admiration que m'inspirait une telle conduite; car le général Morla, comme je l'ai dit, avait été peu favorable à l'Empereur dans l'éclat de sa prospérité, et n'en avait reçu que de sévères traitemens. «S'il n'eût été trahi, je le haïrais peut-être encore,» me répondit-il avec l'accent le plus noble que j'aie entendu. Après m'être bien fait répéter tout ce qu'il voulait de moi, je descendis, lui souhaitant heureuse chance. Je n'entendis parler du général Morla qu'aux premiers jours du mois de mai; mais je sus qu'il avait vu débarquer Napoléon à Porto-Ferrajo. En 1815, je vis encore Morla, bien peu avant le 26 mars. C'était un caractère singulier, mais noble et fier; Regnault en faisait grand cas, et me parut surtout être extrêmement content du paquet que je lui portai de sa part. Je n'avais pas encore vu le maréchal Ney. Je ne sais quelle vague crainte de pressentiment me donnait du malaise. J'éprouvais l'impérieux besoin de lui demander à lui-même ce qu'il avait dit dans sa dernière entrevue avec l'Empereur, si diversement commentée. On me disait à moi beaucoup de choses que je ne croyais ni ne voulais croire. J'avais reçu tous les détails du voyage de Napoléon. Je suis encore en correspondance avec un ami du général Dalesme, qui commandait à Porto-Ferrajo; et je me rappelle très bien quelques lignes de cette lettre, qui peignait le grand caractère que Napoléon avait déployé en prenant possession de la souveraineté de l'île d'Elbe, et pour ainsi dire du trône de l'exil. Jamais je n'entendis son éloge aussi souvent répété que depuis qu'il avait fait, à la seule crainte d'une guerre civile, le sacrifice de son orgueil de souverain. Enfin, depuis quelques jours à Paris, je provoquai le souvenir de Ney, et nous nous rencontrâmes. Notre entrevue fut singulière; nous étions gênés l'un et l'autre. J'avais su la veille que non seulement Ney conservait, ainsi que les autres maréchaux, tous ses nobles titres si glorieusement conquis, Et gravés par la gloire aux créneaux des murailles; mais on assurait qu'il en aurait d'autres, et que sa faveur paraissait établie auprès des nouveaux maîtres. Cela me paraissait peu probable; mais dès ses premières paroles je n'eus plus le courage de témoigner les sentimens de conviction qu'à cet égard j'avais nourris. Malgré tout ce que j'éprouvais de malaise et tout ce que je voulais conserver d'égards, je rompis la glace en lui demandant s'il était vrai qu'il eût conseillé à l'Empereur d'abdiquer. «Oui, me répondit-il, et j'ai dû le faire. «--Comment, Ney, vous avez dit à Napoléon de ces dures vérités que le malheur eût dû peut-être adoucir? «--Des vérités, oui; mais des vérités dures, nullement. Seulement j'ai exprimé mon opinion avec toute la franchise de mon caractère. Oui, j'ai conseillé l'abdication, car avant l'Empereur, ma chère, je voyais la France. «--C'est un grand mot que la France! --Ida! «--Monsieur le maréchal!...» Nous restâmes dans un silence de part et d'autre, ressemblant presque à du mécontentement. J'en souffris la première et je lui dis: «Vous ne me demandez pas ce que j'ai fait à Fontainebleau: vous êtes bien peu curieux! «--Non; mais sachant que vous n'y pouviez rester que dans l'intention de m'y voir revenir, et ne pouvant vous y écrire, j'ai patiemment attendu votre retour. «--Ah! le droit seul m'a manqué pour suivre l'Empereur à l'île d'Elbe. «--S'il en eût été ainsi, nous ne nous serions vraisemblablement plus vus. «--Comment! vous m'en auriez voulu? «--Vous en vouloir pour une généreuse pensée! Ida, vous ne le croyez pas. À ces mots, le maréchal avait pris un air qui m'encouragea, et je lui demandai s'il comptait rester à Paris, où tout prenait un aspect pacifique; s'il irait à la nouvelle cour. «--On ne peut rien assurer, rien prévoir, me répondit-il. Je vous ai bien des fois exprimé à ce sujet mes opinions: je ne regarde pas les hommes qui gouvernent, mais mon pays seul. «--Ah! vous m'impatientez avec votre pays! Si on choisissait pour souverain l'empereur du Japon ou Alexandre, cela vous serait donc indifférent? Tenez, Napoléon vous éleva tous trop haut en vous donnant des positions trop indépendantes. «--Je pense que si quelqu'un peut se plaindre de ce qui est arrivé, certes ce n'est pas l'Empereur. «--Vous croyez?» Nous nous taquinâmes plus d'une heure de cette manière, et Ney me quitta après un beau sermon sur le besoin de se taire. Une gêne, un froid extrême avaient pesé sur toutes nos paroles. Le plus doux charme de notre intimité, la sympathie du même enthousiasme avait disparu. Tout me paraissait triste par cette distance des affections politiques qui s'était placée entre nous. Nos causeries avaient perdu en quelque sorte le feu qui naguère les échauffait. Ces tristes impressions des sentimens de Ney ressortaient encore davantage quand je le comparais à quelques autres de nos guerriers, dont le commerce entretenait en moi le culte du passé. De ce nombre était le jeune Labédoyère, que je connaissais depuis long-temps. Avec lui je pouvais m'abandonner à l'expression de toutes mes illusions passées, car elles étaient les siennes. Il était difficile de voir un homme plus accompli que ce brillant officier: bravoure, talens, avantages extérieurs, Charles de Labédoyère réunissait tout, et ce tout était animé des plus vives qualités du cœur. Mes sentimens s'arrêtèrent à la bienveillance réciproque d'une noble amitié; mais la mort, qui termina la carrière déjà si glorieuse de Charles de Labédoyère, a laissé dans mon cœur, par une terrible conformité de destinées avec celui qui me fut le plus cher, un souvenir qui ne s'effacera jamais. Il eût été difficile de se faire une idée de la société de Paris après les événemens de 1814. Plusieurs personnes qui m'avaient recherchée avec une sorte d'importunité, ne me fuyaient pas encore, mais je prévoyais ces désertions de la prudence, et je pris le devant en cessant de voir tous ces amis qui me semblaient arriver par la prudence à l'engouement d'un autre ordre de choses que celui où nous nous étions trouvés, cherchant à mettre d'accord leurs opinions du passé avec leurs intérêts du présent. CHAPITRE CXXX. Le colonel espagnol.--Belle action de Ney. Quoique refroidie dans ma passion pour Ney, je dois, par compensation d'un sentiment moins vif qu'il m'inspirait, rapporter une aventure qui date de cette époque, et qui est trop honorable à sa mémoire pour que je la passe sous silence. J'avais rendez-vous avec lui, et, comme toujours, quand il s'agissait de le voir, j'étais sortie une heure trop tôt. Je cheminais doucement au milieu des Tuileries, respirant le délicieux parfum des plates-bandes émaillées de fleurs. Je ne saurais trop dire à quoi je pensais, mais mes idées étaient bienveillantes et d'une douce mélancolie. Sur un banc de pierre, en face des fenêtres du château, était assis un homme dont l'extérieur attira mes regards et excita bientôt mon intérêt. Un bras de moins, la figure pâle, les vêtemens indigens quoique propres, tout me le fit prendre pour un de ces débris de notre armée, si bien chantés depuis par le barde national de la gloire française. Son air abattu ne me laissa plus sentir que le désir de le connaître et l'espoir de lui être utile. Certes, il n'y avait là rien que de très naturel. Eh bien! on va voir comment ma précipitation irréfléchie en fit une inexcusable indiscrétion. En m'approchant de l'inconnu, j'aperçus dans sa main une tabatière: il la tournait dans tous les sens, et, d'un air d'impatience, soupira, leva les yeux sur les fenêtres du château, et ramena ses regards sur son habit délabré; il le boutonna avec vivacité, de façon à cacher sa décoration. Tout rapide qu'il fut, ce mouvement était assez significatif pour que mon imagination y attachât aussitôt les suppositions les plus attendrissantes. Je cède à la vivacité de mon émotion pour des malheurs qu'on ne m'avait point confiés, mais dont l'apparence était mon excuse; me voilà donc passant, repassant devant l'homme à la cravate noire, tenant la bourse à la main, faisant sonner le peu d'argent qu'elle contenait et regardant l'étranger d'un air qui disait: «Je vous crois malheureux, je désire vous connaître, vous servir.» Apparemment que mes regards commençaient déjà à perdre le don de se faire comprendre, car celui à qui ils s'adressaient n'y vit qu'une très impertinente volonté de l'humilier, et me le fit sentir par la fierté avec laquelle il découvrit le signe de la bravoure qui parait son triste vêtement, et en passant devant moi dans une attitude qui semblait répondre à mon curieux intérêt: «Votre pitié est une insulte dont votre sexe seul vous épargne la réparation.» Ces paroles me rejetèrent à ma place, et je le regardai s'éloigner sans oser faire un pas ni dire un mot pour le rappeler, mais cruellement effrayée de l'idée qu'il emportait, sans doute, d'un mauvais cœur. Avant de sortir de la grille de la rue de Rivoli, il tourna la tête de mon côté pour s'assurer si j'avais poussé l'indiscrétion jusqu'à le suivre. Me voyant à la même place, dans l'attitude de la confusion et de l'accablement, il revint sur ses pas. J'étouffais du besoin de m'expliquer et un peu de la curiosité de le connaître. Je ne saurais trop dire le roman que fit mon imagination pendant son retour de la grille vers le banc où j'étais assise. Mais les premières paroles de l'inconnu me prouvèrent que j'avais bien mal imaginé. «Me pardonnez-vous, lui dis-je, Monsieur, sans attendre qu'il m'adressât la parole, que je vous témoigne un intérêt que vous avez paru fuir.» La sévérité glaciale de sa réponse m'eût indisposée contre lui, si je n'y eusse reconnu, non pas une vanité susceptible, mais l'orgueil d'un honnête homme et la dignité d'un malheur non mérité. «Vous me devriez des excuses, Madame, si vos regards et votre maintien pouvaient laisser un doute sur le sentiment qui vous a fait agir et qui est le plus noble élan d'une vive sensibilité; elle vous a portée à une démarche touchante, mais indiscrète, que provoquaient des suppositions cruelles. (Je fis un mouvement de surprise.) Oui, cruelles, continua-t-il, puisqu'elles m'ont appris que mon extérieur excite la pitié.» Ici, deux grosses larmes qu'il vit couler sur mes joues lui dirent sans doute le mal qu'il me faisait; car il s'adoucit, prit ma main, et, la pressant légèrement, il ajouta: «Vous avez l'ame noble, et je suis sûr que vous êtes une excellente femme, mais commandez aux élans de votre bienveillance; aujourd'hui elle vous a fait blesser la délicatesse d'un homme d'honneur, à qui cet honneur est plus cher que la vie, et dont il est le seul bien; une autre fois une sensibilité trop prompte pourrait vous rendre dupe d'un fripon qui abuserait de vos premiers mouvemens. Croyez-moi, les plus précieuses qualités ont encore besoin d'être soumises à la raison. Adieu, Madame; soyez persuadée toutefois que je ne garde de votre action qu'un souvenir qui vous honore.» Il se leva, me salua en s'échappant rapidement, comme pour éviter ma réponse. Depuis long-temps je n'avais réprouvé une pareille angoisse. «Nul doute, me disais-je, que ce ne soit un militaire malheureux; sa conduite, ses discours montrent tout l'intérêt dont il est digne, et pourtant il repousse l'amitié et de lui-même écarte la main empressée de venir à lui.» Je m'acheminai vers le quai, mécontente de lui et de moi, voulant lui trouver un tort et me trouvant bien à plaindre de m'intéresser à un homme dur et orgueilleux. Mais aussitôt son bras mutilé, cette croix, noble récompense du brave, me revenaient à l'esprit, et je sentais que cet orgueil était délicatesse et cette fierté une justice; moi seule je me trouvais blâmable. Oh! que je me promettais bien à l'avenir d'être plus en garde contre la vivacité de mes émotions. Hélas! c'est désenchanter la vie; mais puisqu'il le faut, allons, je réfléchirai avant d'écouter mon cœur, et toute pleine de cette résolution je passai le pont et faillis me trouver mal en voyant mon inconnu arrêté avec un garde du corps, lui parlant avec véhémence, et l'autre répondant de l'air de quelqu'un qui n'a aucune bonne raison à donner contre les choses peu agréables qu'on lui dit. L'inconnu m'aperçut au moment où j'allais me glisser pour n'être pas vue. Bien qu'il me saluât avec politesse, il eut comme un soupçon d'espionnage qui me rendit à toutes mes réflexions. Je m'approche et lui dis: «Monsieur, lorsque je vous vis aux Tuileries je me rendais au bain; je n'ai nullement changé mon itinéraire.» Après cette belle équipée, je m'élance sur le quai sans respirer ni attendre de réponse. Ce ne fut que quand je fus calmée et une heure après que je me dépitai de cette nouvelle bévue. J'étais tout-à-fait mal avec moi-même. J'avais cru entendre prononcer un mot espagnol. «C'est un Espagnol réfugié, me disais-je; ils sont orgueilleux, vains et fiers. Eh bien, n'y songeons plus;» mais c'était le cas de dire: quand on veut oublier on se souvient. Toutes ces idées jetèrent le trouble dans ma pauvre tête; et j'en étais si oppressée que je m'en ouvris au maréchal Ney. Je racontai la scène telle que je viens de la rappeler, enfin telle qu'elle venait de se passer; je ne dois pas répéter les éloges qu'elle me valut, mais je dois rendre hommage à la vérité en disant que Ney me pressa contre son cœur avec un transport bien vif, en me remerciant de lui fournir cette occasion d'être utile à un militaire, à un frère d'armes malheureux. «Je le découvrirai bien vite, me dit-il. Soyez rassurée, il acceptera ce que je compte lui offrir.» Ah! Ney était la bonté même. Trois jours après il m'apprit que mon inconnu était un colonel espagnol, dont les plus justes réclamations auprès des autorités françaises étaient restées sans résultat. «Des espérances trompées, l'amertume et l'inutilité de ses démarches l'ont réduit au dernier degré d'exaltation misantropique obligée par orgueil de se reployer sur elle-même. Ce malheureux voit encore sa cruelle infortune augmentée par les privations de sa femme et de deux jeunes filles. Ida, je les ai trouvées ne pouvant sortir faute de vêtemens.--Et maintenant, lui dis-je, levant un regard plein de reconnaissance sur lui, ils sont pourvus de tout, grâce à vos bienfaits?--Ida, dites grâce à ce cœur pétri de sensibilité, en y posant sa main, et de cette tête vive et active pour la pitié comme pour les douces folies. Chère Ida, vous êtes une bonne femme.» Je répète ses propres paroles; car aujourd'hui, où je publie tant de fautes, elles, me sont comme un abri contre les remords. Je n'avais plus besoin de m'inquiéter du colonel espagnol; mais Ney m'apprit, quelques jours après, qu'il avait obtenu toutes ses justes demandes, et qu'il se trouvait heureux d'avoir pu ajouter quelque utile surcroît aux réparations du gouvernement. Je reçus la visite de cette famille reconnaissante, et je sentis qu'il ne peut y avoir de plus doux orgueil que celui d'entendre louer, par des infortunés arrachés au désespoir, les vertus et les qualités des gens qui nous sont personnellement chers. Le colonel conduisit sa famille à Bordeaux. J'ai conservé quelque temps des relations avec lui. Il vint à Paris à l'époque du fatal procès, et nos adieux se firent à l'aspect d'un cercueil! Le colonel perdit depuis un de ses enfans, et a été cacher au loin cette douleur domestique, accumulée sur tant d'autres douleurs. CHAPITRE CXXXI. La baronne de W***.--Le fils de Dumouriez. Ma campagne de France, mon excursion à Fontainebleau, toutes mes courses militaires avaient largement entamé ma caisse, et il avait fallu souvent l'employer pour rapprocher les distances, récompenser des dévouemens du moment, en un mot pour acquitter toutes les dispendieuses nécessités de la guerre. Je m'arrangeais peu du déficit de mes finances; et avec mon caractère, certes je n'aurais voulu rien entreprendre sans avoir tous les dehors des jours heureux de _fama volat_. Méditant un pèlerinage à l'île d'Elbe, je ne voulais laisser aucun soupçon sur le motif tout désintéressé qui me guidait dans cette démarche. J'aurais eu le droit de demander plus qu'il ne m'eût fallu au comte Regnault, depuis ma singulière audience de l'escalier du pavillon de Flore. Comme je veux être vraie, même à mes dépens, j'avoue que l'extrême désir que je commençais à éprouver pour ce voyage, me fit examiner un peu s'il serait mal de profiter de ce droit; mais ce ne fut qu'une pensée, et mon dégoût pour une récompense demandée prit le dessus. J'avais fait depuis long-temps au maréchal l'honorable mensonge d'une augmentation de ma pension, pour éviter de sa part de bien sages, mais pour moi de bien mortelles réflexions, ou des offres que j'atteste le ciel avoir toujours refusées. J'étais donc fort en peine, n'ayant alors qu'une cinquantaine de napoléons en état de disponibilité. Une grande partie des diamans qui me restaient étaient déjà passés en équipement et frais de route. Tous ces soins pour me procurer de l'argent me rappelèrent le don d'une femme intéressante à beaucoup de titres, à qui j'avais procuré une grande consolation par le crédit du maréchal Ney, à l'égard d'un fils bien-aimé qu'elle croyait perdu dans la retraite de Smolensk. Jouissant d'une immense fortune, elle me fit présent d'une parure complète de rubis et d'une bonbonnière avec son portrait enrichi de brillans. Je regardai son aimable et doux visage, et je trouvai comme un sentiment de bonheur de devoir à un don de la reconnaissance d'une mère les moyens de pratiquer à mon tour cette vertu. Pour intéresser mes lecteurs au sort de cette dame, il me faut reprendre les choses de plus loin. Lorsque dans la campagne de France tout fut devenu fatal, jusqu'au talent et au courage des chefs, Mortier et Marmont tombèrent au milieu des alliés sur la route de Fère-Champenoise, qu'ils suivaient dans la croyance que Napoléon se reployait sur eux devant Schwartzemberg; à cette bataille, que les alliés nommèrent si pompeusement victoire de Fère-Champenoise, et dont ils ne durent le douteux avantage qu'au nombre immense de leur cavalerie, au terrible ouragan qui battait de front nos colonnes et à la violente pluie qui éteignait le feu de nos batteries; cette affaire du 25 mars 1814, si honorable pour le brave général Pacthod, qui, avec les 6,000 hommes des deux divisions qui escortaient les convois, pendant plusieurs heures, attaqué, entouré, soutint, avec des soldats enfans et des bataillons de gardes nationales, les charges multipliées des meilleures troupes ennemies. La mêlée devint affreuse lorsqu'on eut lancé contre ces faibles carrés l'énorme élite de l'armée alliée; mais ce fut pour les Français le dévouement des Thermopyles. La division Pacthod périt presque entière en mourant à la baïonnette et en refusant quartier. Hélas! leur héroïsme fut moins heureux que celui des Grecs; il ne sauva point la patrie. Le fils de la baronne de W***, échappé comme par miracle au désastre de Smolensk, s'était, malgré les larmes de sa mère et mes conseils, remis de nouveau au service. Il faisait partie de la division Amey; et grièvement blessé à la première charge, il dut la vie à un officier prussien, à l'affaire que je viens de rappeler. À mon retour de Fontainebleau, j'avais vainement fait des démarches pour retrouver la baronne de W*** et son fils. Enfin, après des recherches bien pénibles, je découvris le dernier. Il m'apprit que l'officier prussien qui lui avait sauvé la vie à Fère-Champenoise, ayant dans ses papiers trouvé le nom de sa mère, il lui avait dit qu'il y avait un officier supérieur de ce nom dans les armées alliées, et que lorsqu'il sortit de la maison militaire, on lui avait annoncé que sa mère était partie l'avant-veille dans une calèche allemande, escortée de troupes alliées. «Je ne pus, me disait ce malheureux jeune homme, réclamer ma pauvre et excellente mère. Vous qui savez le fatal secret de ma naissance, dites, oh! dites-moi quels moyens puis-je employer pour la revoir sans la compromettre, sans irriter contre elle son orgueilleuse famille qui n'est pas la mienne.» Je partageais si vivement les craintes et la douleur du fils de la baronne de W***, que je restai quelques instans étourdie et ne sachant à quelle pensée m'arrêter. Les regrets touchans du jeune militaire me rendirent enfin quelque présence d'esprit. «Ce qui me cause surtout une peine mortelle, disait-il, c'est qu'en fouillant dans mes papiers on m'a pris le portrait de cette mère infortunée; son image du moins m'eût soutenu dans cette terrible incertitude sur son sort... Je vais vous le rendre, m'écriai-je, ce portrait chéri; j'en ai un qui me fut donné par elle comme gage de reconnaissance et de souvenir; n'est-ce pas l'honorer que d'en faire un moyen de consolation pour le fils de son amour.» Le jeune Léopold (nom du fils de Mme W***) me pressa dans ses bras, et je crus un moment ressentir la pure tendresse d'une mère. À la vue des brillans dont ce portrait était enrichi, Léopold ajouta: «Vous savez, Madame, tout ce que ma mère à fait pour moi, tout ce que sa position lui a permis de largesses; avec le galon de sergent, j'ai la fortune d'un général; je ne puis donc accepter votre don pourtant si noblement offert... à moins que vous ne me permettiez de distraire tout ce qui n'est pas le portrait lui-même, et de vous en faire retenir la valeur. «Trop franche pour faire mentir mes expressions ou mon visage, je témoignai au fils de celle qui m'avait assez connue pour m'apprécier et que j'acceptais volontiers de lui. «Mon cher Léopold, j'accepte votre proposition, puisque vous êtes riche; il me sera encore doux de devoir ainsi à votre aimable mère les moyens d'exécuter un projet auquel m'appelle un intérêt de cœur. Allons, mon ami, je consens à ce que vous fassiez estimer ce que je vous restitue. «--Tenez, Madame, j'ai la somme; nous pouvons éviter les consultations. Ne livrons point à des regards profanes l'objet de nos respects; laissez-moi immédiatement placer la miniature sur mon cœur, et mettez le comble à toutes vos bontés en recevant ces mille écus comme masse de voyage.» Pouvais-je n'être point contente d'un tel marché; c'était celui d'un fils qui ne me donnait pas toute la valeur des diamans, mais qui me donnait mieux que cela, sa reconnaissance et son amitié. Nous nous quittâmes tous les deux pour voler à nos affections les plus chères. Mais Léopold à peine était sorti, qu'en serrant le porte-*feuille qu'il m'avait laissé, j'y trouvai, au lieu de mille écus, six billets, de mille francs, une superbe chaîne en or, et le lendemain, à peine étais-je levée, qu'on m'apporta une boîte avec ces lignes: «Reprenez tout, Madame; je vous dois un trésor. Quand ces lignes vous parviendront, je serai loin de Paris, où je ne regrette que vous; vous, l'amie, la généreuse amie de la malheureuse mère de LÉOPOLD. «_P. S._ Je ne vous dis pas, Madame, de daigner m'écrire; je connais votre cœur, et je vous rappelle que c'est à Strasbourg, chez M. Dutale, que les lettres me seront sûrement remises. Ah! puissé-je bientôt ramener dans ma patrie adoptive celle qui nous est si chère à tous les deux!» La boîte renfermait, outre l'entourage du portrait, une fort belle montre en or. Je n'eus pas une minute d'hésitation pour garder ces riches présens; j'étais heureuse et fière au contraire de mes sentimens, parce que j'acceptais comme j'avais donné, avec un entier abandon de cœur. J'aurai, après bien des années de larmes et de malheurs, encore à parler du fils de Mme de W***; en attendant, je ne puis résister au plaisir de donner ici quelques détails sur sa naissance, qui justifieront peut-être le vif intérêt que ces deux personnes m'inspirèrent, intérêt qui a survécu à l'absence, à l'oubli, à l'infortune. J'avais connu la baronne de W*** quelque temps après mon retour de Russie; elle avait su que, dans cette fatale campagne, j'avais eu d'innombrables relations avec l'armée, et on lui avait si fort exalté mon cœur, qu'elle y vint confier les peines du sien; c'était presque l'histoire entière de sa vie, dont je conserve le récit tel que sa bouche daigna m'en faire l'aveu. «Je suis née à Heidelberg, me dit-elle; j'avais dix-huit ans, lorsqu'un de vos guerriers, fameux par sa bravoure et poursuivi par sa conduite, y vint chercher l'asile que lui refusaient tour à tour ceux mêmes dont, aux dépens de son honneur, il avait servi les intérêts. Son âge alors, déjà si disproportionné au mien, éloignait de moi toute idée d'amour; mais son nom célèbre, son infortune, l'injustice de ceux dont il avait voulu appuyer la cause, excitèrent dans mon ame une sorte de compassion généreuse et bientôt tendre. Lorsque des émigrés français se portèrent contre lui à toute la violence des représailles, je le sauvai des réactions, le cachant dans un pavillon du château. Seule instruite de sa retraite, je lui portais chaque jour sa nourriture, des livres, et je m'efforçais, par ma présence et mes soins, de distraire les ennuis de sa solitude. Instruit, spirituel, aimable et persécuté, il lui fut facile de m'attendrir et de m'intéresser. Dans sa disgrâce, il parlait si bien de cette patrie de laquelle il était rejeté, qu'il m'inspira cette exaltation bienveillante que les femmes éprouvent pour les proscrits illustres. Je ne vis plus que le héros malheureux, et, dès ce moment, il fut dangereux pour moi; la solitude, cette innocente complice des grandes passions, vint faire le reste... Je m'aperçus des suites de ma faute le jour même où l'on découvrit la retraite du général français. Au milieu de la nuit je vins lui apprendre qu'il fallait fuir et que j'étais mère. Promise à un noble de mon pays, j'allais être exposée aux cruelles vengeances de ma famille. Je dois rendre justice à la loyauté de celui qui me perdit; il me représenta tous les malheurs qui pouvaient m'atteindre sur les pas d'un proscrit. «Je les redoute moins, lui répondis-je, qu'une seule larme de ma mère.» Hélas! je devais lui en coûter de bien amères! Notre évasion fut moins secrète que je ne l'avais espéré. Le général seul parvint à se soustraire aux gens qui nous poursuivaient; mais moi seule je fus reconduite à mes parens irrités... On me relégua dans une ferme éloignée, où je fus mise sous la garde de deux femmes, dont l'une était nouvellement mariée à un jardinier, français d'origine, que mes parens aimaient beaucoup. Cette jeune femme nourrissait son premier enfant quand le mien vit le jour... Il me fut enlevé; et lorsque je demandai cette innocente preuve de ma chute, on eut la barbare prudence de m'annoncer sa mort... Le temps, qui jette un voile sur tout, effaça ma faute aux yeux de celui qui m'avait été destiné, et qui, aussi généreux que le Volmar de la _Nouvelle Héloïse_, n'avait cessé de me chérir. Je devins son épouse. Veuve deux ans après, je me trouvai maîtresse d'une immense fortune, qui était reversible sur un de ses parens éloignés, si je me remariais. Cette pensée ne se présenta jamais à mon esprit; mais combien de fois je regrettai amèrement l'enfant que je croyais avoir perdu: il existait. Une lettre que je reçus, en 1804, de son père qui avait enfin trouvé asile en Angleterre, m'apprit que mon fils avait été confié à un jardinier français; que sa femme l'avait nourri; qu'une forte somme avait été donnée pour qu'ils fissent baptiser cet enfant comme le leur et pour qu'ils l'emmenassent en France avec eux; ce qui fut exécuté. La lettre n'indiquait ni la ville ni même le département. Pourtant ma joie fut extrême. «Je suis libre, je suis riche et mon fils existe, m'écriai-je; ô mon Dieu, faites que je le retrouve, que j'assure son bonheur, et j'aurai assez vécu!» «Pendant neuf années, que d'angoisses et de vaines espérances ont été le seul fruit de mes recherches! Désespérée et souffrante, je fis une dernière tentative; elle fut heureuse... Je le méritais. L'or et les menaces arrachèrent à un ancien camarade du jardinier français le secret de sa retraite, et deux, jours après j'étais sur la route de la Bourgogne. J'arrivai à Plombières au milieu d'une nuit d'automne. J'interrogeai l'hôte d'une misérable auberge où j'avais pris asile, sur la famille dépositaire de ce que j'avais de plus cher au monde. Je m'informai avec anxiété des moyens d'existence de cette famille, du nombre de leurs enfans. On me répondit qu'ils avaient quatre garçons, dont l'aîné avait fait jaser le village par son peu de ressemblance avec le père. Oh! comme mon cœur battait. Qu'a-t-il donc d'extraordinaire l'aîné? demandai-je enfin; et une nouvelle et naïve réponse, au lieu de m'affliger comme je l'avais craint, flatta mon orgueil maternel. Mon fils était, suivant ce précieux rapport, le plus beau des enfans, et d'un tout autre air. «Ça va au bois avec des livres, ça fait tourner la tête à toutes nos filles et n'en recherche aucune; c'est fier et bon à la fois, ça se fait remarquer à la ville aussi bien qu'au village.» J'eus bientôt trouvé le moyen de voir mon cher Léopold, et son seul aspect me confirma tout ce que l'hôte avait si naïvement avancé. Il était beau, il était doux et fier. Après avoir tout réglé avec ceux qui avaient soigné son enfance et dont il portait le nom obscur mais respectable, je partis avec lui. C'était lui dire que je voulais me charger de son sort. «Elle vous fera bien riche; cette dame, lui répétaient ces bonnes gens, vous deviendrez un seigneur.--Où serai-je jamais heureux comme ici, près de vous? la richesse fait-elle donc le bonheur? En retrouvant mon fils, ma fortune entière me parut insuffisante pour récompenser ceux qui me l'avaient conservé. J'assurai leur existence, et ces dons furent mes premiers pas vers la tendresse de mon enfant. «On avait fait croire à ces braves gens que, mère d'enfans légitimes, j'avais trouvé le bonheur dans cette union, et que leur silence était un devoir. Mon fils, baptisé sous leur nom, crut donc en suivant sa mère ne suivre qu'une bienfaitrice généreuse. Oh! que ne lui ai-je laissé sa touchante reconnaissance! Mais pouvais-je le voir si digne de mon amour maternel et ne pas lui dire: «J'ai droit à ta tendresse filiale; Léopold, mon cher Léopold, je suis ta mère! Les moyens à prendre pour lui assurer ma fortune nécessitèrent l'aveu de ma faute et du nom de celui qui en avait été l'auteur. Comment vous rendre la cruelle scène qui suivit cet aveu, scène qui éleva mon fils autant qu'elle me fit rougir de celui que ma chute lui avait donné pour père. «Moi, s'écria-t-il, moi le fils d'un traître! moi, dont, si jeune encore, le cœur palpitait au nom de ces braves qui sont morts en défendant leurs drapeaux! moi, je dois la vie à l'homme qui consentit à échanger sa gloire contre l'ingratitude de l'étranger! Ô ma mère! ma mère! pardon, pitié, grâce! «--Mon enfant, on ne doit jamais maudire ceux à qui l'on doit la vie. «Non, jamais, reprit le noble enfant; mais, ma mère, il me faut laver la tache paternelle. Je dois mon bras à cette même France que mon père défendit en héros avant d'avoir voulu la vendre en traître.» «Mes larmes furent ma seule réponse; et peu de jours après on me remit cette lettre de mon fils: «Ma bonne et bien malheureuse mère, pardonnez à votre fils de vous quitter; mais il est français, il ne peut vivre sans le baptême de l'honneur. S'il revient, il sera l'honneur de votre vie; s'il meurt, il sera l'orgueil de vos souvenirs, et vous pourrez dire: mon fils eut la valeur du vainqueur de Jemmapes et de l'Argonne, et ne l'a point ternie comme son coupable père.» «Cette lettre fut toujours placée sur mon cœur, continua la baronne; Léopold partit faire son apprentissage de gloire. Dans la fatale campagne de Moskou, il appartenait au corps d'armée du maréchal Ney. Après avoir échappé aux horreurs de la retraite, il manqua perdre la vie faute de pouvoir, panser sa blessure; se croyant prêta mourir, il m'écrivit le fatal adieu qui manqua me coûter la vie. À ces lignes était jointe la croix qu'il avait gagnée à Valoutina. «Ma mère, la tache originaire est effacée; j'ai combattu pour la France, je meurs français et pour ma patrie. Ma mère, allez vivre près de ceux qui élevèrent votre fils; ils vous chérissent, ils pleureront avec vous votre Léopold. Ô ma tendre mère! je vous bénis de m'avoir épargné la honte d'une naissance illégitime, et de m'avoir dit que vous étiez la mère de Léopold.» Lorsqu'elle me donna ces détails, Mme la baronne de W*** avait reçu la nouvelle que son fils existait, et j'eus le bonheur de lui être utile pour le faire promptement revenir en France. Guéri de sa blessure, le jeune Léopold n'eut d'autre désir que de courir de nouveaux hasards; la campagne de Paris lui en fournit l'occasion, et il fut blessé comme on l'a vu. Je crus pouvoir profiter de sa généreuse délicatesse sans forfaire à la mienne. J'étais heureuse au delà de toute expression des moyens qu'il m'avait donnés de pouvoir continuer mes courses. Je devais même faire un voyage plus intime; mais la bizarrerie, qui joue un si grand rôle dans les événemens de ma vie, me jeta au milieu des grands spectacles du grand Empire, qui se brisait avec l'épée d'un homme. CHAPITRE CXXXII. Une séance de l'Académie.--Présidence de Regnault de Saint-Jean-d'Angely.--Réception de M. Campenon, remplaçant l'abbé Delille. J'allai un jour chez Regnault de Saint-Jean-d'Angely de fort bonne heure et sur une invitation fort pressante. Il avait, me disait-il, besoin de tout mon dévouement. Je le trouvai, se promenant à grands pas dans son appartement, et j'avoue que, dès l'antichambre, le bruit de sa déclamation tonnante me donna une idée très, sérieuse de l'entrevue. C'est quelque proclamation, me disais-je, qui doit être confiée à mon zèle infatigable, à mon utile exaltation. C'est l'éloquence qui rédige quelque adresse à nos braves, et c'est la renommée qui la portera. À mon aspect, l'orateur se modéra, jeta sur le bureau son manuscrit, et vint à moi avec toute la grâce d'un auteur qui aperçoit son public, et un peu de l'incertitude et de l'embarras d'Oronte prêt à débiter son sonnet. «Arrivez, ma bonne Saint-Elme, jamais je n'eus tant besoin de vous, de vos bons conseils, de votre excellente amitié. «--De quoi s'agit-il? Vous savez que je suis toujours prête. «--Il s'agit d'une des épreuves les plus délicates de ma vie, d'une des positions les plus difficiles où puisse se trouver un orateur. «--Vous savez si bien manier la parole, qu'en vérité je ne conçois pas votre embarras. J'ai souvent dit de votre éloquence ce que Racine dit de son Hippolyte dans _Phèdre_: Il excelle à conduire un char dans la carrière. «--Mon amie, ma bonne amie, vous savez ou vous ne savez pas, car on ignore aisément les existences académiques, que je suis membre de l'Institut. De toutes mes dignités, c'est la seule que je n'aie pas perdue, parce qu'elle ne tient pas à la politique, et que cela sert quelquefois quand on veut y entrer. Eh bien! dans ma compagnie, car cela s'appelle notre compagnie, il y a des statuts, des réglemens, qui de temps en temps nous donnent des devoirs à remplir, des discours à faire; et le hasard qui arrange quelquefois très singulièrement les choses, confie souvent les missions de la circonstance et les corvées de la parole à ceux qu'elles doivent le plus contrarier. Et tel que vous me voyez, je suis une victime des discours académiques. «--Je croyais, mon ami, qu'il n'y avait jamais à l'Institut que le public de victime. «--Aujourd'hui le cas est plus grave, et je suis enveloppé dans un véritable cercle de Popilius. Vous me direz à cela, pourquoi êtes-vous affilié à une société savante? Telle n'est, point la question. J'en suis, il faut que je m'en tire. Nous autres gens de lettres, car je ne suis plus qu'un homme de lettres, nous sommes comme les auteurs, contraints de bien faire ce que nous faisons, sous peine de sifflets. Quand au théâtre on joue des pièces de circonstances, les premiers sujets, n'importe ce qu'ils pensent, sont obligés de chanter comme on chante pour le quart d'heure. Il en est de même à l'Institut; quelles que soient les opinions de l'académicien, il doit parler comme il convient à l'Académie. Ce sont, ma chère, ce que j'appellerais volontiers des sentimens collectifs, et les corps ont cela de bon qu'on peut refaire ensuite la part des personnes et reprendre sa manière d'être individuelle quand on quitte l'habit de la compagnie. Les convenances sont souveraines en France sous tous les régimes. Il n'y a nul inconvénient à leur payer tribut, cela ne tire jamais à conséquence; mais les braver fut toujours et serait encore ridicule, parce que cela serait inutile. «--En vérité je ne vous ai jamais vu si timide; et vous qui allez si directement au fait, vous tournez autour aujourd'hui, comme le monsieur qui voulait consulter le Misantrope. «--Diable, il y a de quoi hésiter. Figurez-vous qu'en ma qualité de directeur de la deuxième classe de l'Institut, lors de l'élection de M. Campenon, il faut, d'après l'usage antique et solennel, que je fasse l'éloge de son prédécesseur; et son prédécesseur était l'abbé Delille, grand poète assurément, que j'ai beaucoup connu et beaucoup aimé, mais dont la vie, toute composée de sacrifices à la cause des Bourbons, me met sur des charbons ardens pendant tout le discours. Moi, confident d'un autre pouvoir, serviteur enthousiaste d'une autre dynastie; moi dont des discours retentissent encore chargés de parfums pour la gloire de Napoléon, comment brûler l'encens académique dans une si bizarre circonstance? J'aurai l'air de vouloir me tourner vers les astres nouveaux, de venir au secours des vainqueurs, d'un valet qui demande de l'emploi. Oh! pour de l'ingratitude, croyez-moi, je n'en aurai jamais. Mais d'un autre côté quel plus beau caractère que celui de Delille? L'Empereur l'estimait de ce refus de le servir, qu'un autre eût considéré comme une offense. Un homme qui a refusé d'être sénateur pour être fidèle à ses affections politiques... Puis l'Académie, qu'il ne faut pas compromettre, car elle n'est pas d'humeur à être compromise; le public aussi, qui n'est pas à notre hauteur et pour lequel il faut avoir des égards. En vérité, il n'y a qu'un tour de force qui puisse me faire sauter ce cas périlleux. «--Mon ami, que votre discours soit l'expression de tout ce que vous venez de me dire là, qu'il soit mesuré comme tant d'autres que vous m'avez lus dans le temps; présentez les opinions des autres en gardant les vôtres. Quel inconvénient y a-t-il à louer la reconnaissance? L'abbé Delille voua la sienne à des princes malheureux; et c'est toujours grand et beau de rester fidèle au malheur. Toutes les causes s'arrangent fort bien de ces vertus, et l'exemple d'une foi gardée à n'importe quoi et à n'importe qui, peut être recommandé publiquement; car l'estime de leurs adversaires est quelquefois tout ce que recueillent les Decius de leur dévouement à leur propre cause. Parlez de la reconnaissance; elle honore toutes les positions, tous les caractères. Vous serez, avec ce texte, vrai pour tout le monde. «--Oh! que vous me faites de bien avec cette profession de foi. Comme vous êtes l'expression la plus exaltée de tous les sentimens qui me sont chers, votre suffrage sera ma règle de conduite; parce qu'une fois que mes éloges auront passé à votre creuset, je serai sûr qu'ils ne contiendront pas d'alliage, et nos amis ne pourront pas me reprocher d'avoir manqué de la vertu que j'aurai préconisée. Au surplus, si vous n'avez pas de rendez-vous militaire ce matin, veuillez me donner une audience littéraire. Les têtes-à-tête académiques ne sont pas dangereux, et quand je vous aurai lu mon discours, cela me donnera des forces pour l'exposer aux orages de la séance publique.» Je me soumis de fort bonne grâce, malgré mes préventions contre tout ce qui sent le bel esprit et le pédantisme, à l'aimable sollicitation de Regnault. Il avait été mon premier maître de déclamation, je lui devais bien au moins la patience d'être son dernier professeur de rhétorique. D'ailleurs il devenait beau dans son attitude d'orateur. Il avait tout à gagner en prenant la parole. Je l'écoutai avec cette attention qu'on accorde aux personnes qu'on aime. On eût dit qu'il paraissait devant son juge. Son émotion donnait un accent particulier à son organe, et, comme je ne sais pas résister aux impressions vraies, je lui témoignai, avec l'enthousiasme qu'on me connaît, toute la vivacité de ma satisfaction. Il en fut attendri jusqu'aux larmes, me disant: «Qu'on pense maintenant ce que l'on voudra; votre suffrage me répond qu'avec toutes les concessions de l'art oratoire, j'ai conservé pure la religion des souvenirs. Mais ce n'est pas tout ce que j'ai à vous demander; il faudra que vous fassiez violence à vos habitudes toutes guerrières, et que vous veniez entendre notre ouvrage au palais des beaux-arts. Nous sommes dans un moment où l'opinion publique est curieuse à observer. L'amitié doit quelque chose à l'amitié. Vous savez bien que je n'ai point manqué à vos débuts, j'espère que vous ne manquerez point à ma représentation, qui pourrait bien être aussi quelque peu orageuse. Vous savez qu'on ne peut demander de ces services à tout le monde. «--Du moment qu'il est question de dévouement, soyez tranquille. «--D'ailleurs, ma chère, vous qui aimez l'observation, vous trouverez à l'Institut de drôles de figures. Pour peu que vous veuillez regarder, je vous réponds que vous vous amuserez.» Le jour de la séance arrivé, je me rendis à mon poste, et je trouvai déjà la salle bien garnie, si bien même que je ne pus obtenir de place que sur une banquette réservée aux immortels eux-mêmes. C'était une piquante position que la tête de la Contemporaine, passant à travers les perruques de M. l'abbé Morellet et de M. de Roquelaure, ancien archevêque. On ne peut se faire d'idée de l'impatiente curiosité de l'auditoire et surtout de sa bizarre composition. On était entassé les uns sur les autres, et une foule de femmes élégantes s'étaient pressées sans scrupule contre les habits verts; Tout le monde parlait à la fois: «Nous allons voir, disaient quelques douairières, comment le conseiller d'État de l'empire abordera l'éloge du poète qui ne voulut pas faire l'aumône d'un vers à un tyran.» Ce qui ajoutait à l'originalité du coup d'œil, c'était le grand nombre d'étrangers dont les bizarres costumes se mariaient plaisamment à l'élégance française. Les Anglaises surtout, et elles étaient en grand nombre, avaient conservé toute cette pureté du ridicule dont elles ont su depuis dépouiller leurs chapeaux. On montrait du doigt, avec une certaine affectation, les dignitaires anciens et nouveaux, dont les uns avaient la joie et les autres le courage de leurs grands cordons. Je me rappelle à ce sujet une méprise fort plaisante. On vit arriver un vieillard porté par deux laquais; il était revêtu d'un grand cordon couleur bleu de ciel. On chuchottait autour de moi: «Oh! en voilà un qui ne se gêne pas, il porte la grande croix de l'ordre de la Réunion. Les décorations proscrites se mettent ordinairement dans la poche.» Mais M. Roux Laborie, qui se trouvait dans le groupe aux commentaires, mit heureusement les censeurs de l'audace et les approbateurs du courage d'accord, en leur apprenant que la personne qu'on prenait pour un grand personnage de l'empire, fidèle à la croix de la Réunion, était le vieux duc de La Vauguyon, seul chevalier restant de l'ordre légitime du Saint-Esprit. Je commençais à m'impatienter de cette espèce de sellette où la malignité installait tous les illustres savans qui avaient perdu leurs places. «Celui-ci a fait ceci, celui-ci a fait cela,» et plus souvent encore: «ceux-là n'ont rien fait;» on n'entendait pas autre chose. Enfin Regnault parut et vint prendre place au bureau, entre deux autres fonctionnaires de l'Institut, dont l'un était ce bon M. Suard, secrétaire perpétuel, et au moins le plus longuement perpétuel des académies, espèce de spectre fort poli, et de squelette très aimable, dont les quatre-vingts ans attiraient cependant plus d'un sourire et plus d'une lorgnette. M. Campenon reçut la parole et la garda avec une exactitude remarquable. Je n'avais jamais entendu parler de lui; mais je ne pus m'empêcher de l'écouter avec une sorte de bienveillance qu'on ne refuse jamais aux figures mélancoliques. En voyant l'émotion de M. Campenon qui n'avait pas les mêmes raisons que Regnault, j'avoue que je pensai un peu plus à mon pauvre ami qu'à son partenaire; mais heureusement que ses yeux vinrent à rencontrer les miens, et je ne négligeai rien pour lui communiquer de loin la confiance dont j'étais pénétrée; car il n'y a, selon moi, rien de moins imposant qu'une séance d'académie; cela ressemble tout-à-fait à un salon où l'on ne médit qu'après, quand les gens sont partis. M. Campenon venait de parler, et l'on applaudissait un discours qu'avaient fait valoir l'organe le plus agréable et une physionomie heureuse. Quand le silence se fut rétabli, moins quelques murmures de curiosité, Regnault s'exécuta avec un peu d'embarras d'abord, mais avec une sorte d'émotion honorable qui lui fit obtenir un plein succès. Son admirable expression de _courtisan du malheur_, en parlant de Delille qui n'avait jamais donné à sa muse qu'une idole, reçut de longs applaudissemens; plusieurs autres passages furent également fort goûtés. Comme ce discours a été imprimé dans le temps, on peut y renvoyer les personnes curieuses d'étudier ces convenances de langage, cet art de dire et de ne pas dire, cette industrie merveilleuse de la parole humaine pour exprimer et pour cacher des sentimens généraux et des réticences personnelles. Je défierais tous les idiomes de l'Europe, que j'admire d'ailleurs, de permettre un pareil tour de force, d'autant plus remarquable qu'il n'y avait réellement rien que d'honorable sous ces phrases si savamment ingénieuses. Je parie bien que les nobles étrangers, présens en si grand nombre à cette curieuse représentation, furent complétement déroutés et ne comprirent pas un mot de tant de délicatesses. On ne sent pas ces choses-là avec des dictionnaires de poche et des grammaires portatives. Le lendemain, quelques journaux s'égayèrent sur la position du comte Regnault de Saint-Jean-d'Angely; c'était l'esprit du temps. Regnault avait obligé tant de monde, qu'il devait plus qu'un autre être en butte à certaines réactions d'une plaisanterie peu reconnaissante. Je revis l'orateur quelques jours après, et je lui fis mes complimens. Il était content de lui, disait-il, puisque j'en étais contente. «Toute ma crainte était que les convenances du lieu et du sujet ne fussent mal interprétées; mais j'ai reçu à cet égard les plus rassurans témoignages d'une femme, qui comme vous me représente les glorieux souvenirs auxquels nous devons fidélité.» Avant de terminer ce chapitre, qui ne sera peut-être pas jugé inutile pour peindre les mœurs et l'esprit du moment, je dois citer un mot que me rapporta Regnault. Il avait rencontré dans le monde un noble duc, mort, je crois, gentilhomme de la chambre. Le discours de l'ancien conseiller de l'Empire, avait singulièrement plu à ce sincère ami de la monarchie. «Je vous remercie, monsieur le comte, lui avait dit le vieux duc, du plaisir que vous m'avez causé; je puis même vous faire part de la satisfaction d'un plus haut juge. On ferait avec vous tous, serviteurs de l'empire, d'excellens serviteurs de la royauté. Vous avez pratiqué les affaires, vous êtes de la matière à gouvernement.» CHAPITRE CXXIII. Une visite chez Carnot.--Il me lit son Mémoire. Je n'ai point encore dans mes Mémoires parlé de Carnot, parce que, bien que je le connusse depuis long-temps, il fallait que je vieillisse pour sentir tout le mérite d'un pareil caractère. Dans le tourbillon de ma jeunesse, de mes succès et de mes folies, il était difficile que je m'arrêtasse devant cette sévère figure qui se montrait peu dans les cercles bruyans, et qui ne faisait pas monter la république en carosse. Carnot avait la physionomie triste comme une abstraction; une femme n'eût pu le trouver beau que comme un principe, et je n'étais ni d'humeur ni d'âge à sentir ces beautés-là. Les avantages extérieurs ne sont rien pour moi, si quelque rayon de supériorité ou de gloire ne les environne; mais pour déterminer mon enthousiasme, il faut dans ces sortes de prestiges une certaine puissance dont Carnot me semblait dépourvu. Cependant j'en avais quelquefois entendu parler dans des termes si admiratifs et par des hommes dont le jugement était à mes yeux si puissant, que je ne rencontrai jamais, dès les premiers temps de mon brillant séjour à Paris, cette espèce de Caton français, sans lui témoigner quelque chose de cette déférence qui, de la part des femmes, appelle toujours sur les fronts les plus austères un sourire un peu reconnaissant. Depuis qu'un de nos grands capitaines m'avait dit: «Vous oublieriez la laideur de Carnot si vous saviez tout ce qu'il a fait pour la France,» je ne le voyais plus des mêmes yeux, je ne le voyais plus tel qu'il était en effet, une vraie figure d'algèbre ou de géométrie. Quand il m'arrivait de me trouver en face de lui, je me répétais ces paroles d'un guerrier cher à mon cœur: c'est lui qui, dans l'ombre, du fond d'un cabinet, écartant la gloire elle-même, aussi sévèrement que tout autre corruptrice, a lancé sur l'Europe les quatorze armées qui nous ont fait vaincre; c'est lui qui nous a permis d'être illustres en nous donnant des armes; c'est lui enfin qui, au milieu des invasions étrangères, a pour nous organisé la victoire; et ma tête exaltée par ces souvenirs refaisait en idée un tout différent personnage que j'arrangeais avec ses qualités bien plus qu'avec ses traits. Je regardais quelquefois Carnot avec cette curiosité qu'excite une médaille antique, représentant quelque romain célèbre. Je m'approchais de lui, je le provoquais habilement par quelque question sentencieuse, et rien n'appelle la bienveillance des caractères froids d'une manière plus sûre que l'effort de la faiblesse essayant de s'élever jusqu'à eux. M. Carnot, ancien, officier du génie, avait concentré la première activité de son ame dans l'étude des sciences exactes; il leur avait fait faire des progrès et leur avait surtout donné, disaient les connaisseurs, une application utile au génie des combats. C'est un homme que la retraite, les calculs et la solitude avaient naturellement porté à la recherche et à l'adoption des idées nouvelles. La république était un problème qu'il avait cherché long-temps, et qu'il croyait avoir trouvé. Il arrivait à l'enthousiasme par les plus glaciales méditations, réduisait la société à une équation et s'enflammait ensuite quand il se croyait sûr de son fait. Singulier caractère, l'opposé de tous ceux qui sont jetés dans le monde vulgaire. Chez la plupart des hommes, la raison tempère les saillies d'une nature impétueuse; chez Carnot, la raison était en quelque sorte le feu secret qui animait ses passions. Ce qu'il croyait démontré devenait une foi pour lui; le monde physique et moral s'enchaînait par les lois de l'analyse, et quand, par elles, il était arrivé à une conviction, il s'attachait à cette conviction ainsi qu'à une des lois de l'univers. Il oubliait ses sensations propres pour les faire rentrer dans un principe posé, et il appelait vertu ce sacrifice de tout homme à ses conséquences. On a beaucoup parlé de sa conduite dans la révolution; je n'ai ni la prétention de la juger ni même celle de la connaître; mais ce que je puis affirmer avec mes lumières de femme, sondant les profondeurs qu'il ne nous appartient pas de pénétrer, c'est que Carnot n'a pu rien dire, ni dû rien faire que de rigoureusement mathématique à ses yeux; cœur bon et simple qui n'a jamais obéi à rien de personnel, et chez qui l'homme avait disparu devant un type raisonné du citoyen. Le monde entier se serait remué dans un sens contraire à ses opinions, qu'il aurait tout seul protesté contre le monde. À cet égard il ne tenait compte ni des temps, ni des mœurs, ni des difficultés: j'en suis bien fâché pour l'univers, eût-il dit; mais voilà la ligne droite, et je ne puis marcher autrement. Dans la conversation intime, Carnot ne s'assouplissait pas, mais il se laissait aller sans chocs et sans chaos. Il ne concevait pas l'esprit, il le trouvait chose inutile, pas plus que la plaisanterie qu'il eût appelée chose sacrilége, et cependant on ne sentait point dans son commerce privé les aspérités qui eussent pu de ses idées passer dans ses mœurs. Par un singulier contraste, cet homme, qu'on eût cru perdu dans l'abîme des sciences, et qui ne taillait dans ses combinaisons politiques que sur le patron du genre humain tout entier, s'occupait aussi de littérature. Ce républicain intrépide faisait de petits vers, et le Brutus du forum redevenait une espèce de Deshoulières dans son intérieur. Comme par une contradiction à peu près pareille, les champs sont ce que j'aime le plus après la gloire militaire, et que les images champêtres me séduisent par la seule puissance de mes souvenirs, j'écoutais avec une patience exemplaire les bergeries et les idylles d'un tribun que le public ne savait pas si pastoral. Mes relations avec Carnot avaient été souvent interrompues, mais aussi souvent renouées avec une extrême indulgence de part et d'autre. Mes longues courses en Italie me l'avaient fait perdre de vue; mais lors de mon retour, ayant appris par des officiers la générosité avec laquelle Carnot avait prêté à Napoléon malheureux une épée que la fierté républicaine n'avait point voulu abaisser devant l'ivresse des triomphes, mon cœur sentit le besoin de se consoler du spectacle de bien des ingratitudes et des bassesses, en allant saluer le défenseur d'Anvers et le consolateur des derniers momens de l'empire. «Bonjour au citoyen Carnot, à l'ami de la France; c'est un frère d'armes qui vient le remercier, le féliciter, lui prouver que les belles actions trouvent toujours de l'écho dans quelques ames.» Carnot parut sensible à ma politesse, que je poussais jusqu'à remplacer avec lui le mot de _monsieur_ par celui de ses anciens souvenirs. Il eut la bonté de me questionner sur ma position présente, me demandant ce que j'avais fait depuis notre dernière entrevue qui datait bien de plusieurs années. Je lui dis que la perte de mes illusions m'avait jetée dans les voyages. «Eh bien! moi, pour me distraire de mes chagrins politiques, j'ai employé un autre moyen, la solitude. Consolé par mes livres, retranché dans mes principes, j'ai résisté aux brillantes folies d'un despote qui pouvait être beau comme Washington et qui a préféré n'être grand que comme César. N'en disons plus de mal toutefois; il est tombé, et ce n'est plus de ce côté que viendra le péril. «--Vous-même, vous avez donné une excuse au génie de Napoléon en venant à lui dans son malheur. «--Eh! Madame, je ne pardonnais même pas à Bonaparte en venant reprendre mes armes long-temps suspendues. Je ne changeais pas en venant à lui; mais la patrie, cette grande famille qui ne se réduit pas à un homme, la patrie, nom sacré qui n'est jamais sans échos, la France qui vaut bien que pour elle on oublie toutes choses, parlait trop à mon cœur pour que je restasse oisif quand tout s'ébranlait autour de moi. Je sentais que nous allions perdre cette popularité de la victoire, qui restait du moins comme un grand dédommagement national. Je me suis fait général de France, et non lieutenant d'un empereur et d'un maître. Je voulais, en acceptant un commandement, conserver une des premières conquêtes de la révolution, le prix de Jemmapes et de Fleurus. Si les barbares, au lieu de triompher, eussent été rejetés dans leurs affreux climats, véritables tannières du despotisme, je comptais déposer de nouveau l'épée après la victoire, m'autoriser de mes services pour risquer de dernières vérités auprès de celui que l'adversité avait éclairé peut-être; s'il eût été sourd à ma voix, ma vie se fût encore ensevelie dans l'obscurité. «--Malgré mon enthousiasme pour l'Empereur, j'admire cette abnégation d'intérêt, je conçois toute la hauteur d'une pareille conduite. Tenez, il n'a manqué au vainqueur de l'Europe qu'un conseiller comme vous. La fortune, qui a prononcé, vous a épargné une démarche dont la seule pensée eût été une gloire, mais dont, hélas! je doute bien que le succès eût couronné la noblesse. «--Jamais, mon amie, on ne doit regarder au succès. C'est un accident; mais le devoir est un principe, et il faut le remplir. Du reste, il me semble que Napoléon en vieillissant serait peut-être revenu à la liberté. Elle avait été l'idole de ses premières années; l'âge, d'accord avec les revers, l'eût ramené peut-être à ces nobles passions du jeune homme. Au surplus, voilà bien le danger des destinées des peuples remis aux mains d'un seul. Le génie même devient un inconvénient de plus entre ses mains.» Carnot continua sur ce ton avec une abondance d'idées et une sorte d'exaltation indéfinissable pour un tel caractère. Je glissais de temps en temps quelques maximes, quelques traits de l'histoire romaine; il voulut bien me trouver de la justesse dans les idées, comme cela arrive quand on abonde dans celles des autres. Nous causâmes du passé, de l'avenir; et, quoique pour la première fois jetée sur le terrain de la politique, je m'en tirai, à l'aide de quelques vieilles lectures de Mably, avec assez de bonheur pour m'attirer une confidence que probablement Carnot n'eût point faite à beaucoup d'hommes d'État. Ma mince érudition et ma très faible logique me valurent cependant d'être consultée par le vétéran des idées républicaines sur le Mémoire, si connu depuis, dans lequel Carnot, à l'exemple de Milton, cherchait à défendre sa conduite, toute sa conduite, pendant la révolution. Il est inutile de parler du Mémoire que tout le monde connaît; mais ce qu'il y eut d'assez remarquable, ce fut l'espèce de bienveillance aimable avec laquelle la police d'abord facilita la circulation manuscrite ou imprimée du Mémoire de Carnot. Outre le factum politique, objet de ses plus intimes affections, Carnot me lut encore, dans cette entrevue, quelques fragmens d'autres ouvrages. Je lui en dis librement mon opinion, et il fut assez indulgent, ou assez prévenu en faveur de mon jugement, pour plier son sévère et pur républicanisme jusqu'à la politesse d'une complète adhésion. C'était beaucoup avec un homme comme Carnot, que j'appelais _le Cincinnatus français_, et que Regnault souvent, dans son enthousiasme napoléonien, appelait un homme insupportable, un entêté, un jacobin. Chose fort drôle était pour moi d'entendre ces hommes se juger avec une inouïe sévérité, et se classer les uns les autres avec assez peu de modestie. Quand une femme a quelques idées dans la tête, et ne cherche pas à se prévaloir de son influence, celle qu'elle obtient dans l'abandon des hommes du plus grand mérite étonnerait souvent la raison même. J'ai approché la plupart des dignitaires et des sommités de tous nos divers gouvernemens, et chez tous, excepté chez Carnot, j'ai trouvé l'ambition et la vanité des titres faisant toujours un peu tort à l'intégrité de l'opinion adoptée; Carnot, au contraire, dans sa conduite, dans l'intérieur de la confidence, comme à l'armée et à la tribune, était toujours le républicain, implacable peut-être, mais du moins désintéressé. Carnot ce jour-là se plut à me faire longuement causer de toutes mes relations, et tout en me gardant d'aborder le long chapitre des torts et faiblesses, je lui dis quelque chose des singularités d'Oudet, de ce caractère qui devait flatter ses goûts et peut-être encore ses espérances. J'avoue que ce choix d'aveux était une ruse, un moyen de succès personnel que j'employais. Cela me réussit au delà de mes espérances; Carnot me sembla comme électrisé à ce nom. «Ah! disait-il, sa mort est la preuve la plus complète de la grande influence qu'il exerçait; oui, Napoléon craignait le génie de ce simple colonel, parce que le despotisme est habile à deviner les cœurs qui le haïssent et les mains qui peuvent l'abattre. Oudet, me disait-il, était pétri de l'argile d'un Spartiate. «--Oh! vous vous trompez un peu: Oudet tenait pour la république, mais en même temps pour Épicure. «--L'un n'empêche pas l'autre. «--Moi qui croyais cela bien incompatible; Oudet m'avait paru un enthousiaste, un inspiré, un prophète, un génie;... que sais-je! mais jamais je n'avais reconnu tant de séductions sous le court manteau d'un Lacédémonien.» Carnot savait que j'étais encore en correspondance avec l'ancien secrétaire de Hérault de Séchelles, Neillard, qu'il estimait particulièrement. Il était à cette époque retiré auprès d'Aubagne en Provence. Sans dire, je ne sais par quelle crainte d'être déconseillée, je n'avouai pas à Carnot mon projet de visite à l'île d'Elbe, mais je lui dis que je me proposais de faire un voyage à Marseille, Toulon et autres villes de la Provence, Digne, Draguiguan, Gap peut-être! Il me pria de venir le revoir avant mon départ, et de vouloir bien me charger de quelques lettres, ajoutant qu'il attendait encore un gouvernement qui ne violât point le secret des lettres. Je promis à Carnot de me faire volontiers son courrier, et nous nous quittâmes fort bons amis. CHAPITRE CXXXIV. Enterrement de Mlle Raucourt. Je me trouvai mêlée, avant le voyage que je projetais, à un événement qui fut, je crois, sous une simple apparence, un des plus sérieux depuis mon retour à Paris. Je veux parler de l'enterrement de Mlle Raucourt, l'une des premières actrices dont se soit honorée la scène française. Je n'avais eu avec cette tragédienne célèbre que des rapports bien fugitifs. Quelque temps avant mes débuts, on m'avait ménagé une entrevue avec elle; elle avait eu la bonté de me reconnaître de la dignité tragique, et ce qu'elle appelait du talent extérieur. J'allais souvent la voir au théâtre; en général elle avait de l'esprit et raisonnait fort juste sur les impressions théâtrales. Mes relations avec elle n'allèrent donc jamais jusqu'à l'intimité; mais avec ma disposition d'esprit et ma nature impressionnable, je suis toujours bien près d'aimer ce que j'admire, et il se fait en quelque sorte un retentissement de mes émotions de lecture ou de théâtre jusque vers mon cœur. De là, chez moi une appréciation de tous les talens et de toutes les gloires, qui donne au sentiment si raisonnable de l'estime toute la chaleur d'une passion. Aussi quand j'appris la mort de Mlle Raucourt, quoique je connusse peu sa personne, quoique depuis ma disgrâce dramatique je ne l'eusse aperçue qu'une fois, en Italie, au milieu de cette royauté nomade dont l'Empereur l'avait honorée, espèce de lieutenant tragique attaché à la domination impériale, je n'en ressentis pas moins toute la grandeur d'une pareille perte pour les arts. Je tenais encore au théâtre par mes goûts, par mes relations avec Talma; je me rangeais encore parmi les artistes, et je me crus appelée avec toute la comédie française à un deuil de famille. Dans la matinée du jour qui avait été fixé pour le convoi d'Agrippine et de Rodogune, je rencontrai plusieurs officiers de ma connaissance qui me parlèrent de cette cérémonie comme d'un événement bien plus intéressant par ses rapports politiques que par son importance même. «C'est une grande question, disaient-ils; il s'agit de savoir si la restauration, qui a promis tolérance et liberté de tous les cultes, qui a promis l'égalité devant la loi, permettra l'égalité devant l'Église. C'est une affaire de préjugés: leur cause a été perdue; mais on dit que les préjugés sont vivaces, et qu'ils veulent aussi avoir leur restauration à la suite des autres.» Sans partager les appréhensions de ces officiers, leurs discours ajoutèrent encore la curiosité à tous les autres motifs de convenance et d'intérêt qui m'appelaient au convoi de Mlle Raucourt, qui joignait, je le savais, à son admirable talent les vertus d'une ame bonne et compatissante. À l'exemple de Talma, quoiqu'elle cachât ses bienfaits, leur nombre en avait trahi le mérite; et, si le premier précepte de la religion est la charité, personne ne méritait plus de voir son cercueil entouré des bénédictions du pauvre et des hommages du culte. Je courus chez moi pour arriver ensuite en costume de deuil à l'église Saint-Roch, paroisse de la défunte, qui n'avait pas attendu la mort pour s'y faire connaître; car les dames de charité, nobles dignitaires de la bienfaisance, recevaient bien exactement les dons modestes et cachés de son bon cœur. Je l'avoue, malgré les prédictions un peu malveillantes des officiers et de plusieurs personnes que j'avais rencontrées, j'étais bien loin de prévoir qu'en 1814 je serais témoin d'un de ces scandales que de gothiques répugnances avaient pu commettre autrefois, mais dont la raison publique avait fait justice; car il y a quelque chose de trop bizarre et de trop cruel à encenser le talent pendant sa vie et à le flétrir quand il s'éteint. Élevée dans la religion protestante, j'ai déjà dit que je ne fuyais pas les églises catholiques, et que cette conduite, au lieu d'être une indifférence pour ma religion, en devenait quelquefois un acte méritoire; car l'aspect d'un lieu public de culte me rappelait le souvenir des vertus tolérantes de ma vertueuse mère. Souvent, sans m'informer de la différence des rites, il m'était arrivé d'entrer dans un temple, de me recueillir avec moi-même, et de descendre dans ma conscience, comme devant la Divinité; j'en sortais meilleure et moins opprimée par l'empire des passions. C'est un spectacle imposant et profitable, que la vaste enceinte d'une église préparée pour une messe _des morts_. Il me serait impossible de me mettre ailleurs ou autrement qu'à genoux sur le marbre et près du catafalque, ne me trouvant là d'ordinaire que pour des morts connus; les regrets qu'ils m'inspirent me jettent bientôt dans une rêverie profonde, religieuse, au moins par l'absence de toute distraction qui la profane. Je sens à ma douleur qu'elle doit être éternelle, et l'amitié me conduit bientôt au sentiment de l'immortalité de l'ame. Chaque battement de mon cœur me confirme alors cette vérité consolante, et je crois quand j'ai pleuré. Je pensai que ce que j'avais de mieux à faire, dans une circonstance où mon cœur se croyait avoir quelques droits à remplir, c'était de me rendre chez Talma pour connaître l'heure et le programme de la cérémonie. N'ayant point trouvé Talma chez lui, et comme il était déjà deux heures, je me rendis aussitôt à Saint-Roch. Il me fallut descendre de voiture près la rue des Moineaux. L'affluence était considérable, et je fus presque obligée de combattre pour pénétrer jusque dans l'église. Il régnait dans les groupes une agitation plus vive que celle de la curiosité. Des orateurs étaient montés sur les chaises et en étaient renversés par les flots de la foule qui s'augmentait à chaque instant. On se heurtait, on discutait surtout le pour et le contre de l'admission du corps. Je m'arrêtais de distance en distance, et je remarquais presque autant de gens qui écoutaient avec attention que de personnes qui parlaient avec feu. Pour éviter la surveillance de ces écouteurs, je me réduisis presque à leur rôle par prudence; mais je n'en saisis que mieux le curieux spectacle qui m'entourait. «Oui, disait-on, vous allez voir; quoique cette pauvre Raucourt fut charitable jusqu'à la faiblesse, qu'elle fut la mère des pauvres, parce qu'elle est morte actrice, l'église lui sera refusée.--Et, reprirent d'autres, par le curé même qui a si largement exploité sa caisse pour les aumônes de l'église.--On la trouvait bonne chrétienne pour l'argent, mais mauvaise pour les principes.» Le mouvement des groupes me rejeta hors des marches de l'église, vers l'entrée principale, et y rentrer me fut impossible. Le cortége arriva enfin. Il était extrêmement nombreux, composé d'artistes, d'hommes de lettres et d'inconsolables amis. Je ne reconnus d'abord personne, car j'étais trop vivement émue à la vue du char mortuaire. Je m'inclinai légèrement vers la terre; mes lèvres murmurèrent une prière et un regret. Tout à coup des clameurs s'élèvent, la multitude s'émeut, se heurte, et je sors alors de ma douloureuse extase, au milieu d'un tumulte qui formait un contraste étrange avec l'état de mon ame et le silence ordinaire et convenable du lieu. «On refuse le corps, criait-on. Voilà un acheminement aux exclusions de l'ancien régime, la carrière fermée des querelles qui va se rouvrir. L'Église veut cumuler les aumônes des comédiens avec leur excommunication.» L'émotion était générale; et à tous ces cris, un autre plus puissant et plus énergique vint s'y mêler: «Au château!... Au château!... Aux Tuileries!...» Moi qui aime mieux une armée en bataille au moment de l'attaque et d'une charge, qu'un rassemblement populaire, j'avisai aux moyens de me tirer de là, ne comprenant rien aux périls qui n'ont pas la gloire pour but et pour récompense. Au moment de ces efforts, l'aspect de Talma vint me retenir à ma place, et m'électriser jusqu'à la sédition. Sa belle figure romaine, où respirait l'indignation de la fierté blessée, lui donnait l'air d'un tribun. Il ne parlait point, mais son geste, mais son regard peignaient assez tout ce qu'il éprouvait. La foule approche en effet du château; la crise durait depuis assez long-temps pour que le roi lui-même en eût l'éveil. S. M. Louis XVIII, qui savait bien, en fait de religion, tout ce qu'un souverain doit aux convenances, mais qui, par prudence et connaissance des temps, ne dépassait pas la mesure, ordonna que le scandale cessât, disant: «Que quiconque avait reçu le baptême avait droit à tous les honneurs du culte, et qu'un sacrement devenait dans ce cas un droit à tous les autres.» Aussitôt qu'on eut remporté une victoire aux Tuileries, la foule impatiente vint en recueillir les fruits à Saint-Roch. On eût dit que le lieu saint venait d'être emporté d'assaut. La joie du peuple ressemblait encore beaucoup à sa colère. Les choristes des divers théâtres se mêlèrent avec ivresse aux chantres du pupitre paroissial. Figaro et Scapin s'élancèrent sur les cierges pour les contraindre à la lumière. Jamais, certes, les bedeaux, les sacristains et les serviteurs officiels du temple n'avaient mis autant de zèle aux fonctions dans lesquelles la bonne volonté des lévites improvisés les remplaçait. On contribuait au service de l'autel à qui mieux mieux, et si la gaucherie de certains desservans trahissait leur peu d'expérience des cérémonies, ils rachetaient les _errata_ par l'enthousiasme, et faisaient excuser les bévues par la ferveur. On était vraiment religieux par émulation et catholique avec rage. Le service s'acheva avec un peu plus d'ordre qu'il n'avait commencé. La Comédie en corps donna l'eau bénite à la chrétienne qu'elle avait perdue, et moi, ignorée au milieu d'elle, j'accompagnai mon aspersion d'un regret qui était peut-être moins mondain et aussi sincère. Cet événement fit un bruit immense dans Paris. La politique sut, je crois, profiter habilement des premières défiances qu'avait jetées dans les esprits la sévérité religieuse renaissante. De ce jour, les regrets de tout ce qui avait tenu à l'empire ne craignirent plus de se montrer, sûrs du moins qu'il y avait dans les idées populaires quelques cordes capables de leur répondre. On avait généralement approuvé le bon sens du prince qui avait interposé ses ordres entre les prétentions dévotes et les droits de ses sujets. Mais, en général, l'autorité empêche bien, quand elle est raisonnable, qu'un mauvais pas fait par ses agens, en étant réprimé, n'excite trop violemment la résistance; mais ce qu'elle ne peut plus retenir, c'est la révélation qu'un acte imprudent vient mettre au devant de tous les esprits, très habiles en France à saisir la tendance d'un corps ou les ambitions d'un parti. Le changement de gouvernement s'était opéré avec une telle rapidité, que tout le monde ébahi avait à peine eu le temps de se reconnaître. Ce fut d'un cercueil que partit la première étincelle de la pensée publique. On se remit à raisonner. On passa de l'étonnement à la gaieté, de l'indignation d'un moment à la satire de chaque jour. Cette nation oisive et moqueuse, que Bonaparte n'avait pu distraire qu'en lui donnant le monde entier à conquérir, sentait avec un frémissement de bonheur que la même force ne pesait plus sur elle. Le clergé avait, dès cette époque, une tendance de victoire et de domination; on le disait du moins, car il ne me convient nullement de me mettre mal par la légèreté de mes assertions avec la cour de Rome et ses milliers de représentans patentés ou mystérieux. Les salons raillaient et les faubourgs criaient d'une manière plus énergique contre ce qu'on appelait la réaction des préjugés superstitieux. Les caricatures les plus bouffonnes circulaient. J'ai vu dans plus d'une maison les gens les mieux pensans se joindre au chorus général, et dessiner eux-mêmes de petits inquisiteurs sur les albums des plus jolies femmes. J'ai même conservé dans mes papiers un croquis de la bataille théologique et comique de Saint-Roch, fait par un noble marquis qui vote aujourd'hui contre les libraires, les dessinateurs et les graveurs. La police était d'une indulgence charmante, elle ne voyait rien et laissait tout faire. «Les gens de police, disait un soir devant moi un ex-conseiller d'État, est un luxe des gouvernemens, mais un luxe inutile; le dévouement est d'ordinaire borné et incapable, et la capacité qui descend à un vilain métier est vénale et menteuse.» Il y eut une conspiration véritable au sujet de ce fameux enterrement de Mlle Raucourt, mais conspiration bien innocente; ce fut celle des gens d'esprit. Le premier de nos chansonniers, un homme dont les sentimens monarchiques n'étaient pas douteux, Désaugiers, fit une chanson charmante qui ne fut pas imprimée dans les différentes éditions de ses œuvres, et qui, je crois, fera plaisir au lecteur: CADET BUTEUX À L'ENTERREMENT DE Mlle RAUCOURT. AIR: Faut d'la vertu, pas trop n'en faut. Faut êt' dévot, pas trop ne l'faut; BIS. L'excès en tout est un défaut. V'là c'que les paroissiens en masse Devant Saint-Roch criaient l'aut' jour; Et moi, sans trop savoir c'qui s'passe, Bien plus fort qu'eux, j'crie à mon tour: Faut êt' dévot; etc. On m'dit qu'c'est une actric' qu'est morte Et qui d'mande un _de profundis_; Mais on n'veut pas ly ouvrir la porte Du ch'min qui mène en paradis... Faut êt' dévot, etc. Pourquoi l'corps de c'te pauvre femme D'l'église serait-il banni, Pis qu'huit jours avant d'rendre l'ame Elle avait rendu l'pain béni? Faut êt' dévot les autres fois, etc. Plus d'un'fois avec son aumône Saint-Roch secourut l'indigent... Pourquoi donc r'fuser la personne Dont on n'a pas r'fusé l'argent? Faut êt' dévot, etc. N'y a qu'un'dévotion qui soit bonne, C'est celle qui nous dit d'fair' le bien... J'aime mieux un païen qui donne Qu'un chrétien qui ne donne rien. Faut êt' dévot, etc. Parc'qu'elle a joué la targédie, L'Églis' ne veut pas l'avouer; J'tez donc Racine à la voierie, Car c'est ly qui la ly f'sait jouer. Faut êt' dévot; etc. J'savons par cœur notr'Évangile, Et j'n'y voyons pas que dans l'ciel Sémiramis, Crispin et Gille Soient proscrits par l'Père Éternel. Faut êt' dévot, etc. Voyez un peu l'danger d'l'exemple: À l'instant je r'cevons l'avis Que l'chien d'Saint-Roch, hier, du Temple A fait chasser l' chien d'Montargis. Faut êt' dévot, etc. Un poète d'un genre plus élevé appliqua sa petite malice voltairienne à la peinture et à la satire de la gent intolérante. Cette aventure fit remettre sur le tapis un événement du même genre qui était arrivé sous le consulat à l'époque de la renaissance du culte et au sujet de Mlle Chameroi, danseuse de l'Opéra. Voici comment Regnault de Saint-Jean-d'Angely nous raconta que la chose avait été prise: «Le fait de Saint-Roch vis-à-vis de Mlle Chameroi était bien plus grave que vis-à-vis de Mlle Raucourt, car lors de la première affaire, les temples venaient à peine d'être rouverts; le premier Consul, sous ce rapport, allait au devant de l'opinion publique, et avait eu à vaincre plus d'une répugnance de ses amis et de ses conseillers. L'échauffourée des prêtres dans cette occasion n'allait à rien moins qu'à justifier les préventions républicaines, et qu'à empêcher les bienfaits des chefs de l'État. Il eut la générosité de ne pas se venger sur la religion de l'esprit faux de quelques uns de ses ministres; il réprimanda même le célèbre Monge qui avait, devant lui, appelé le scandale de Saint-Roch _une affaire de comédiens à comédiens_. Napoléon sentit néanmoins tout ce qu'avait de grave et d'inquiétant ce singulier acte de reconnaissance des prêtres pour l'abri si grand qui venait de leur être donné; et, comme le curé d'une autre paroisse avait bien voulu faire le service de Mlle Chameroi, refusé par celui de Saint-Roch, le premier Consul se chargea lui-même de la conduite de l'opinion publique sur une difficulté si délicate; et je puis vous montrer dans le _Moniteur_ un article que j'ai écrit sous la dictée du grand homme qui, en s'acheminant vers le trône, avait commencé par relever les autels; mais qui, placé sur le terrain encore mouvant de la révolution, voulait passer pour le protecteur de tous, mais non pour l'esclave de personne. L'article est fort court, comme il convient à un souverain, journaliste par occasion; il respire cette brusquerie censée d'un homme qui, au milieu de ses passions, possède un admirable instinct de prudence.» Je copiai dans le temps ce piquant article, et je le transcris encore aujourd'hui comme une instruction sur la matière, qui peut ne pas être inutile; car l'Église et la Comédie ne sont pas encore près de s'entendre. «Le curé de Saint-Roch, dans un moment de déraison, a refusé de prier pour Mlle Chameroi et de l'admettre dans l'église. Un de ses collègues, homme raisonnable, instruit de la véritable morale de l'Évangile, a reçu le convoi dans l'église des Filles-Saint-Thomas, où le service s'est fait avec toutes les cérémonies ordinaires. «L'archevêque de Paris a ordonné trois mois de retraite au curé de Saint-Roch, afin qu'il puisse se souvenir que Jésus-Christ commande de prier même pour ses ennemis, et que, rappelé à ses devoirs par la méditation, il apprenne que toutes ces pratiques superstitieuses, conservées par quelques rituels, et qui, nées dans les temps d'ignorance ou créées par des cerveaux échauffés, dégradaient la religion par leur niaiserie, ont été proscrites par le concordat et par la loi du 18 germinal.» CHAPITRE CXXXV. Déjeûner chez Regnault. J'arrangeais depuis long-temps dans mon exaltation le projet d'un pélerinage à l'île d'Elbe; mais une foule de circonstances frivoles retardent souvent les plus ardentes résolutions. L'argent, ce nerf de la guerre... et des voyages, commençait à être pour quelque chose dans ces incidens. Pendant que, par première précaution, je cherchais à garnir ma caisse, je reçus de Regnault une pressante invitation de venir déjeûner avec lui, avec prière d'arriver avant tout le monde. «Cela sera, me dis-je, la visite d'adieu.» J'avais mal compté. Arrivée à dix heures, j'entre suivant mon habitude par le pavillon de la rue des Victoires, et je me trouve entourée d'un grand nombre de convives. La comtesse n'était point à la réunion; depuis les changemens, elle vivait dans sa terre. J'allais donc assister à un véritable déjeûner de garçons. Moi, je pouvais être classée comme telle, car j'en avais l'habit. On n'eût pas fait d'ailleurs une extrême attention à moi, si un parent du général Cavaignac ne m'eût accaparée pour me parler de Murat, d'Élisa et du maréchal Bessières, qu'il savait que j'avais très intimement connu; c'était à n'en plus finir sur le chapitre de mes campagnes, et tout naturellement je me trouvai entraînée sur le terrain glissant de la politique. Parmi les convives, le plus bouillant, celui dont le langage ne prenait pas la peine de se faire diplomatique, était Charles de Labédoyère. Il devait repartir la nuit même pour rejoindre son régiment; il était venu de son propre aveu à Paris, incognito et sans congé. Je le connaissais déjà, mais ce jour-là cette connaissance devint de l'amitié. Il avait souvent entendu parler de moi au maréchal Bessières, qui m'avait vue avec Ney à l'armée; enfin il m'amena presque à des demi-confidences; Labédoyère me demanda encore si j'avais vu chez Regnault la jolie Allemande. «Oui; et vous, ne la voyez-vous pas ailleurs? lui dis-je. «--Non, foi de soldat français! reprit-il avec véhémence, ni ne veux la voir. Un zèle payé, un dévouement aux appointemens, voilà ma plus grande antipathie; car je n'apprécie que le désintéressement; je n'aime que l'enthousiasme: le vôtre, par exemple, cet enthousiasme si passionné pour le maréchal Ney, voilà ce qui m'électriserait.» À ces mots, je levai les yeux sur Labédoyère, et je trouvai que s'il était susceptible d'en ressentir, il n'était pas moins fait pour en inspirer. Le général Cambacérès, frère de l'archi-chancelier, était aussi des nôtres; je le remarquai plus par son silence que par ses paroles. Il brûlait d'envie d'être de notre _aparté_; il se rapprochait petit à petit, jetant par-ci par-là de ces mots qui ont l'air de demander l'aumône d'une conversation. Il voulut savoir si j'avais eu des relations avec le maréchal Mortier. «--Jamais, lui dis-je fort sèchement.» Il interrompait une conversation si intéressante, que j'en pris de l'humeur. Mais il fallut enfin se mêler à l'entretien général; c'était un devoir de dévouement. Regnault s'était joint au général pour appuyer la question du général Cambacérès sur le maréchal Mortier. Je me contentai de répondre que «je ne connaissais le maréchal que pour l'avoir vu un instant au passage de la Bérésina; qu'il s'y conduisit comme dans vingt autres batailles, à Anclana, à Badajoz et Gebora, en véritable général français.» Ici un militaire décoré et portant d'énormes moustaches se joignit à nous. J'ai oublié son nom; il sert aujourd'hui. «Mortier est bon, dit-il, et certainement il doit regretter l'Empereur. Un duché et une dotation de cent mille francs, cela peut aider à la reconnaissance; je suis sûr qu'il est à nous. Je croyais que Madame, ajouta l'officier en me désignant, avait des relations particulières avec lui. «--Mon Dieu, Monsieur, vous m'en supposez donc avec toute l'armée? «--Ce serait fort heureux,» dirent Cambacérès et Regnault à la fois. La tête commençait à me tourner, un peu par vanité et un peu par crainte. Je ne pouvais douter qu'on n'eût des projets sur moi, et je voyais surtout qu'avant de me les confier on voulait savoir ce que j'avais de confidences à fournir en cautionnement; mais j'avoue que je ne m'attendais guère à celle que j'allais recevoir. Six mois s'étaient à peine écoulés, et déjà la plupart de ceux qui avaient avec précipitation déserté Fontainebleau, ou profité avec joie de l'abdication impériale pour essayer d'une autre opinion, non seulement commençaient à revenir aux regrets, mais encore se ralliaient déjà à tous les mécontens qui avaient conservé avec l'amour du passé toutes les espérances de l'avenir. Le déjeûner de Regnault était terriblement politique. Entre la poire et le fromage, on ne changeait rien moins que toutes les dynasties de l'Europe; et dans tous ces plans de régénération universelle on voyait une certitude de succès, une confiance dans la fortune, qui étonnaient mon imagination, pourtant assez volcanique de sa nature. La voix de Labédoyère tonnait déjà comme un cri de victoire. Je crus découvrir au milieu des fumées de cette politique que quelques personnes pourraient bien avoir le mot de Napoléon, et que celui-ci n'attendait qu'une occasion pour ressaisir le titre qu'il n'avait laissé tomber à Fontainebleau que pour le ressaisir plus tard. Regnault, qui savait si bien que vouloir me faire parler sur Ney eût été me faire de la peine, n'essaya même pas de glisser son nom au milieu des noms célèbres dont on faisait l'appel pour compter les chances d'un changement. Mais l'officier à moustaches n'y mit pas tant de façons, et me demanda «si le maréchal serait capable de faire un coup de main en faveur de Napoléon. «--Je pense que... non. «--Comment, non! «--Certes; car Ney aime aujourd'hui son repos et, comme toujours, le bonheur de la France, et il ne pense pas que l'Empereur le puisse assurer. Croyez-m'en; car le maréchal est la franchise même, et il croit que les peuples ont plus à perdre qu'à gagner aux révolutions, quelles qu'elles soient. «--Tant pis. «--Je ne vois pas le tant pis.» Puis me tournant vers Labédoyère, j'ajoutai: «Je veux bien, moi, n'être pas contente de Ney, regretter qu'il ne partage pas tout mon délire napoléonien; mais quand d'autres se permettent de lui trouver des torts, il me prend des étourdissemens de fureur, et je me même de penser autrement. «--Il est bien heureux. «--Labédoyère, vous avez trop d'esprit pour me dire de ces choses-là. Les fadeurs ne vont pas aux moustaches. Je suis comme vous; l'enthousiasme seul me plaît et me captive. Quand vous me parlez de l'Empereur, vos paroles toutes militaires me plaisent plus que de froids complimens. Quant à Ney, j'ai dit vrai; je le trouve changé, et je suis sûre que le retour de Napoléon lui paraîtrait une calamité pour la France. «--C'est impossible. «--Eh bien! je vous garantis que les choses sont ainsi. «--Mais il ne peut haïr l'Empereur. «--Sans doute; mais il aime un peu plus la France que Napoléon. Le cœur de Michel Ney appartient à son pays avant d'appartenir à qui gouverne. Il regarde où est le bonheur public, la gloire nationale.» Labédoyère me regardait parler, et, sans que je m'en fusse aperçue, tous ces messieurs s'étaient rapprochés de moi, Regnault et Cambacérès en tête, et nous écoutaient en silence: il fut interrompu par ce compliment de Labédoyère, moitié sérieux, moitié comiquement emphatique. «Vous entendez, Messieurs, cette éloquence oratoire, ce feu d'improvisation. Une proclamation de l'Empereur, lue et commentée par Madame, lui livrerait une garnison de 6,000 hommes... Il serait difficile d'avoir plus d'ame, de grâce et d'entraînement.» J'avoue que cette flatterie plut à mon orgueil qui ne les aime pas. Il y avait encore à cette séance gastronomique et malveillante deux officiers du 4e régiment d'artillerie, qui parlaient de l'Empereur avec un enthousiasme que je trouvai exagéré, moi qui en avais une si forte dose. Ces officiers étaient en garnison à Grenoble, et assuraient sur leur honneur que l'esprit du soldat était excellent, ce qui, dans la langue d'une autre opinion, se serait appelé fort mauvais. La chaleur de la politique et la fraîcheur du Champagne à la glace avaient forcé une partie de l'assistance à quitter la place. Nous restâmes seuls, Regnault, Labédoyère, Cambacérès et moi. On parla avec plus de tranquillité, et sans aveux ni confidences positives. Malgré mon peu de perspicacité politique, je vis clairement de quoi il était question, et je devinai qu'on avait besoin de moi. Regnault savait que j'avais habité Digne. «Vous y connaissez beaucoup de monde, me dit-il; vous m'avez avoué, je crois, qu'à Barême vous avez connu M. Manuel fils. «--Non, c'est à Digne. «--Vous avez été à Gap aussi? «--Bien souvent j'ai fouillé tous les rochers de la Provence. J'y ai des amis et des connaissances... À quoi en voulez-vous venir? «--À savoir à peu près ce que vous avez remarqué de l'esprit public de ce pays-là à l'égard de Napoléon. «--Il y aurait un oui et un non à vous répondre; mais il est une masse qui lui appartient tout entière de cœur: ce sont les paysans. Ah! c'est une singulière chose que les peuples. «--Bonne quand on sait les gouverner,» répondit gravement le général Cambacérès, et sur cette première phrase complète qu'il eût prononcée, il se leva, et Regnault le suivit dans son cabinet, où ils restèrent quelques instans. En sortant le général me salua avec cet air d'approbation et de remercîment qu'on emploie vis-à-vis de quelqu'un sur lequel on compte pour un service. Labédoyère me croyait plus avant dans les secrets politiques que je ne l'étais ni ne voulais l'être. Il me parla, pendant la brève absence de Regnault et de Cambacérès, de manière à me prouver une bien grande et toujours imprudente confiance. Regnault m'expliqua ce qu'il attendait de moi. Il s'agissait d'une petite tournée pour prendre connaissance de la disposition des esprits. «Je vous remercie, M. le comte; je ne vise pas à la survivance de la jolie Allemande. Je ne suis pas assez en fonds pour voyager à mes frais, et vous savez que, malgré mes sentimens bien raisonnables, je ne suis pas d'humeur à voyager aux frais du gouvernement.» Regnault fit la mine; mais Labédoyère me pressa la main d'un air charmé, et je le fus excessivement d'avoir obtenu son approbation. Je dis alors à Regnault mon projet d'aller à l'île d'Elbe: il en fut surpris, mais enchanté. Labédoyère nous quitta. Quand il fut parti, Regnault me renouvela ses instances avec toutes les cajoleries de gloire, de dévouement, d'amitié; mais je restai ferme dans mes refus. CHAPITRE CXXXVI. Voyage à l'île d'Elbe. Tout se préparait pour mon voyage de l'île d'Elbe. Mes instructions, et plus que cela, la voix de l'amitié, me recommandaient de ne point partir avant d'avoir vu une personne très intime auprès de la reine Hortense, et qui ne devait revenir à Paris que dans les premiers jours de décembre! Mais je n'ai jamais eu beaucoup de patience; et mon cœur toujours ardent précipita mon départ. Regnault, qui me savait liée avec Mme Noémi, restée intime et en correspondance avec le roi Murat, insista beaucoup dans notre dernière entrevue pour que j'obtinsse des renseignemens précis sur les dispositions secrètes de Joachim. «Demain, vous saurez tout ce que vous désirez savoir, c'est-à-dire tout ce que Mme Noémi croira pouvoir me confier.» Je me rendis chez elle aussitôt, et je la trouvai très affligée et mouillant une lettre de ses pleurs. Je voulus me retirer, elle m'en empêcha. Je lui dis alors de quelle part je venais et le but de ma visite. Loin de refuser la confidence, elle parut charmée de pouvoir la faire. Elle me montra la lettre dont elle s'occupait lorsque j'étais entrée; elle était de Murat. Je ne pus m'empêcher de dire à Ney quelque chose de mon voyage. Aux premiers mots de cet aveu, Ney jeta feu et flammes, me traita de tête romanesque; que sais-je, plus mal encore. Je le regardais, cherchant à lire dans ses yeux le sens de ces paroles si sévères; je tremblais qu'elles ne lui fussent dictées par l'ingratitude: je me trompais. Il n'obéissait qu'au sentiment d'une amicale sollicitude pour mon sort. «Vous ne trouverez point la grande-duchesse Élisa à Naples, où vous vous proposez de vous rendre de l'île d'Elbe. «--Ah! que je vous sais gré d'appeler encore de leurs anciens titres des princes malheureux. Dans leurs hautes prospérités, mon cher Ney, j'aurais bien pu quelquefois escamoter les titres, même un peu exprès; mais aujourd'hui je ne les sépare jamais de leur souvenir. Ne riez pas. Cela vous semble puéril; eh bien! c'est pourtant un sentiment et un bien louable qui me l'inspire. Puis-je ressembler à ces flatteurs que j'ai vus ramper dans les cours impériales, et qui se dédommagent aujourd'hui d'une bassesse de dix ans par ces propos de mauvais goût: La Bacchiochi, la Borghèse, la mère Lætitia Bonaparte... Les princes de la famille de Napoléon seront toujours, dans mon cœur, sur le trône de la reconnaissance. «--Ida! «--Mon ami! mon frère! «--Ah! je voudrais pouvoir l'être; vous êtes une si excellente femme! Je voudrais vous voir heureuse, avec un sort enfin assuré. «--Ney, il vous est à jamais défendu de vous occuper de ces intérêts-là. Je vous aime aussi passionnément que jamais; mais, à Paris, je suis exposée à vous rencontrer avec la maréchale, à ne plus vous revoir, ou à risquer de troubler votre repos; voilà encore un des motifs qui décident mon départ. Nous avons failli si souvent, malgré les meilleures résolutions. Il y avait du moins alors l'excuse de l'absence, l'éloignement de celle que j'offensais. Ici respirant le même air, la passion la plus délirante appellerait sur nous de cruelles épreuves, ferait crier au scandale d'un arrangement coupable. Mon cher Michel, Madame est plus jeune, plus jolie que votre compagnon de guerre; et fût-elle mille fois laide, ses droits n'en seraient pas moins les mêmes, et l'homme que je verrais calculer les heures et les moyens de tromper par habitude ne serait pas toujours le héros de mon imagination, ni l'idole de mon cœur. Croyez-moi, mon cher Michel, ce voyage inspiré par la reconnaissance m'est commandé également par le soin de votre repos, et le besoin que mon souvenir vous soit toujours cher.» Je n'ose répéter tout ce qu'il me répondit, car il y aurait trop d'orgueil. Il convint que j'avais raison; mais en même temps il me fit promettre de ne pas rendre éternelle une séparation qui lui serait impossible. J'avais pour caisse de voyage une grande partie des six mille francs que je tenais de mon noble marché avec le jeune Léopold. Pour prévenir les interrogations et les retours dont mon départ eût pu être l'objet, je fis dire à mes amis que j'avais quitté la capitale. Avant que cela ne fût en effet, j'écrivis à Regnault qu'au moment où il recevrait ma lettre, je serais déjà sur la route de Fontainebleau. Car, je l'avoue par une sorte de réminiscence mélancolique, je voulais m'acheminer par les lieux mêmes qu'avait parcourus le noble prisonnier de l'Europe, si long-temps tremblante devant lui, quittant cette belle France, où il s'était trouvé trop à l'étroit, pour aller prendre possession de sa petite souveraineté bourgeoise de l'île d'Elbe. Je me sus un gré infini de cette inspiration mêlée de philosophie et de sentiment; elle me valut plus d'un plaisir. Dans tous les endroits où je passai, on mettait une sorte d'affectation orgueilleuse à répéter: ici l'Empereur a dit telle parole, là il a fait telle chose. Ce qui se réduisait partout à des détails on ne saurait plus simples, mais que l'on ne rapportait pas moins avec cette espèce de religion qui annonce l'importance qu'on y attache. «C'est ici, me dit une jeune fille, à Briare, que, faute de chevaux, on sépara les voitures: la première voiture partit d'abord; l'Empereur ne la suivit que dans la nuit.--Non, tu te trompes, Toinette, l'Empereur partit à midi, je le sais mieux que toi, puisque j'étions à le voir déjeûner avec les deux coquins d'Allemands ou d'Anglais qui l'accompagnaient,» répondait une femme plus âgée. J'arrivai à Nevers dans la nuit. Là on me dit combien Napoléon avait paru satisfait et consolé par les acclamations qui l'avaient accompagné pendant toute la route depuis Fontainebleau. «Il n'en était pas de même des commissaires des alliés, disait une petite femme fort jolie; car à ceux-là on ne leur a pas épargné les malédictions ni les outrages.--Et, reprit un paysan, s'ils y repassaient aujourd'hui, ils en verraient de plus durs encore.» À Villeneuve-sur-Allier, on disait presqu'avec des larmes: «C'est ici que d'Empereur a été contraint de se séparer du dernier détachement de la garde fidèle qui formait son escorte;» et l'on répétait avec enthousiasme: «Il a refusé les Cosaques et les Autrichiens dont on voulait entourer un guerrier français: «Qu'ai-je besoin d'escorte? les acclamations du peuple m'en ont tenu lieu.» J'avais une lettre de Carnot pour une personne dont la maison de campagne était située sur la route. On m'avait bien recommandé de la remettre moi-même. Comme il était nuit, j'envoyai un exprès à l'ami de Carnot, pour l'inviter à se rendre près de moi; ce qu'il fit aussitôt. En l'attendant, je pris mes informations ordinaires. Napoléon avait couché dans cette ville. On ne tarissait pas de détails. L'ami de Carnot arriva, et multiplia encore pour moi tous ces propos populaires. «Ce qu'il y a de plus extraordinaire, ajouta-t-il, c'est qu'en passant par Moulins, l'illustre proscrit fut salué par le cri de _vivent les alliés!_ et qu'aujourd'hui on est si repentant, qu'on s'efforcera de vous persuader qu'on n'a crié que _vive l'Empereur!_» «--Ne blâmez pas, Monsieur, les gens de Moulins; leur retour d'affection est encore un mérite.» J'eus lieu de vérifier l'observation, et je dois consigner ici, pour la vérité historique et l'étude du cœur humain, qu'à Moulins, à Lyon, à Orange, à Avignon même, on se défendait comme d'une accusation honteuse d'avoir vociféré l'insulte sur les pas d'un guerrier malheureux. À Orgon, une vieille mendiante, qui passait pour dire la bonne aventure, et que je fis venir pour lire dans ma main, par une fantaisie moitié sérieuse, moitié plaisante, me raconta des choses fort piquantes. «Ils ont eu, disait-elle, la sottise de pendre en effigie celui qui, à son tour, pourrait bien les faire pendre tout de bon encore.» Je regardai cette sorcière d'un air un peu soupçonneux. «Vous me regardez en vous moquant de moi; eh bien! ce que je vous dis est exact. Tenez, voilà l'Empereur, dans du marc de café, qui débarque; et voilà les soldats qui retournent tous vers lui.» Cette sibylle en haillons me sembla être trop initiée à d'autres mystères, et je mis bien vite un terme à mes questions. Cependant les gens de l'auberge m'assurèrent que le jour du passage de l'Empereur elle avait manqué périr de la main des gens ameutés pour insulter Napoléon; qu'elle ne cessait pas de prédire son retour. «Moi qui pense très bien et qui suis bon royaliste, j'ai la conviction que la vieille sorcière est de bonne foi; elle est la seule à prédire, mais elle n'est pas la seule à croire. Et, voyez-vous ils sont tous ici comme des bêtes à attendre le revenant. C'est la troupe qui monte la tête de tout le monde. Il faut que cet enragé Corse ait jeté un sort sur nos soldats. Si je faisais mon devoir, je devrais peut-être prévenir notre brigadier de gendarmerie. Presque tous les sous-officiers ont sous la cocarde blanche la cocarde tricolore, et les aigles cousus sous les lis.--Je me faisais une autre idée de l'esprit de l'armée.--Ah! Madame, il est détestable: que Bonaparte arrive, et il ne restera pas un seul peloton à cette noble famille, digne pourtant par ses malheurs de plus d'intérêt.--Mais il n'en est pas de même du reste de la population? «--Mon Dieu! elle devient horrible; sur mille royalistes du commencement, excepté M. le curé, l'adjoint du maire, un pauvre chevalier de Saint-Louis; moi et ma femme, il n'en reste plus qui soient restés fidèles; car, vous l'avouerai-je, mes garçons, les enfans d'un membre du conseil municipal, sont plus bonapartistes que le Corse lui-même. Mon pieu! quel malheur que la bonté du roi n'ait pas pris ses précautions en faisant pendre ce tyran. «--Si cela avait pu s'arranger, je crois que la mesure eût été plus tranquillisante; car, de fait, il n'y a que les morts qui ne reviennent pas.» Depuis Orgon, et un peu ennuyée, je ne m'arrêtai plus qu'au Luc. Arrivée là, je me rendis à la maison que la princesse Pauline habitait. Le général Bertrand avait présenté à cette sœur de Napoléon les commissaires étrangers qui avaient voituré son frère hors de son empire. Le cœur de Pauline s'était brisé au récit des dangers que Napoléon avait courus; aussi avait-elle pris la généreuse résolution d'aller adoucir son exil à l'île d'Elbe. La personne que je désirais voir là se trouvait alors au Muy. Je m'y rendis, et de Muy a Fréjus, voulant m'embarquer aussi à ce port de Saint-Raphen, où l'Empereur avait jeté sa fortune dans une barque, comme César, et où, quinze ans avant, il avait abordé en revenant des Pyramides, quand il marchait au trône... On me prévint que probablement je ne pourrais partir que le lendemain, les vents étant absolument contraires; j'en eus une impatience extrême. Je ne saurais rendre le besoin que j'éprouvais de toucher du pied cette île située si près de ma patrie, occupée d'abord par les Étrusques, soumise aux Carthaginois, île tant de fois dominée, et que les Romains nommèrent Ilra, et dont le nom allait recevoir une immortalité égale à celle de son prisonnier. Après avoir rempli toutes les formalités de mon embarquement, et en attendant le vent favorable, j'allai, selon mes habitudes, courir au loin, cherchant une pointe de rocher, une vue de mer qui pût convenir au ton où étaient montés mon esprit et mon cœur. La saison, quoique avancée, avait encore de beaux jours, et la soirée était belle là, comme à Paris une journée de printemps. Pour éviter les soupçons qu'eût pu faire naître mon travestissement, et un peu aussi pour me délasser de la fatigue de la cravate, seul inconvénient que je trouve aux habits de l'autre sexe, j'avais repris mon costume naturel de femme. Adossée contre une espèce de parapet formé par les sables, les mains jointes sur la poitrine, ne tenant plus à ce qui m'entourait que par la pensée, mon cœur souffrait à l'idée de rencontrer à quelques lieux de là, dans un chétif gouvernement de dix ou douze mille habitans, sur un sol aride et emprisonné par les flots, le dominateur de l'Europe, le vainqueur de tant de rois. Je pensais à toute cette famille qu'il avait dotée de couronnes presque toutes tombées avec la sienne. Je pensais à tant d'ingratitudes, et, avec un peu d'orgueil, à cette reconnaissance d'une femme, qui s'élevait jusqu'à la gloire des Drouot, des Bertrand et des Germanosky; de ces fidèles serviteurs qui avaient couru après la dotation de l'exil et de l'infortune, pour ne pas laisser seul au milieu de la mer celui qui avait ceint la couronne de Charlemagne. Comme le commerce se mêle de tout, j'ai remarqué une curieuse industrie à l'auberge de Saint-Raphen où j'étais descendue. On y faisait un grand débit de figures de plâtre, image de deux opinions contraires, et les marchands les donnaient tour à tour et suivant les goûts, pour des portraits de Napoléon ou des bustes de S. M. Louis XVIII, lesquels ressemblaient bien autant à l'un qu'à l'autre. Mais le mérite de ces petits ouvrages consistait dans l'élégance d'un piédestal fait d'un marbre granit grisâtre tirant sur le vert, semé de taches noires et blanches, produit des mines et principales richesses de ce royaume à petit format, dont Napoléon Ier était alors souverain. Enfin on vint m'avertir qu'on allait mettre à la voile. Après deux jours de navigation on aperçut l'île d'Elbe. À cette vue, saisie d'un élan passionné, je tendis les bras vers le ciel, appelant la terre que dévorait mon impatience. Exaltée jusqu'à la démence, j'oubliai que je laissais en France celui qui avait été l'objet préféré de toute mon ame, je ne songeais qu'à ceux que j'allais trouver; je m'excusais de cet oubli de Ney par de beaux raisonnemens que le cœur, le meilleur logicien que je connaisse, me fournissait en abondance. Je me disais même alors que fuir loin de Ney était un sacrifice nécessaire à des devoirs qu'il chérissait. Hélas! ces devoirs dataient de 1801; pourquoi donc ne m'en étais-je aperçue qu'en abordant à Porto-Ferrajo en 1814? Comme j'ai promis à mes lecteurs d'être vraie, je garde l'aveu de ce nouveau tort pour le chapitre suivant. CHAPITRE CXXXVII. L'île d'Elbe.--Napoléon.--Bertrand.--Drouot.--Cambrone. Ce ne fut pas seulement ce besoin d'activité qui a dévoré toute ma vie, ce ne fut pas même le sentiment si naturel à mon cœur, de payer un tribut de reconnaissance et de souvenir à un grand homme malheureux, dont j'avais été un moment aimée, qui me conduisait à l'île d'Elbe. Mon voyage avait un autre but dont le récit que je fais ne donnera aucune idée positive, et on en concevra facilement la raison. Le secret qui était caché dans cette démarche aventureuse n'était pas le mien, et, tout piquant qu'il soit, je dois convenir qu'il serait aujourd'hui sans intérêt pour l'histoire. J'étais attendue au moment de mon débarquement, qui eut lieu vers le commencement de la nuit. Un logement assez commode m'avait été préparé dans une maison de campagne fort retirée, d'où l'on apercevait la petite île de Rianosa, que Napoléon appelait la dernière de ses conquêtes, et qui en effet avait cessé, depuis son arrivée, de servir de pied à terre aux corsaires. Mes premiers regards, au lever du soleil, se fixèrent sur ce rocher, dont un homme, naguère le plus puissant souverain de l'Europe, était réduit à faire son Versailles ou sa Thébaïde, selon qu'il parviendrait à entretenir dans son esprit si vaste et si mobile les illusions de la grandeur, ou qu'il arriverait, plus sage et plus heureux, à y substituer l'amour de la philosophie et de la solitude. Mon passeport me désignait comme une dame polonaise; j'avais adopté pour moi et pour mes gens le costume de cette nation, si chère à la nôtre. Le mystère de mon arrivée, les circonstances de ma réception, une certaine dignité de tournure que donne le monde et à laquelle le théâtre ne gâte rien, accréditèrent dans l'île un bruit singulier, dont je ne parlerais pas, si je ne le trouvais rappelé dans l'histoire. Cette méprise jeta sur moi un éclat qui contrariait mes projets et qui me força à précipiter leur exécution. Je ne demeurai à l'île d'Elbe que trois jours. Les voyageurs et les biographes ne se sont guère occupés de ce site extraordinaire dans ses rapports avec l'homme extraordinaire qui l'habitait. Napoléon était si grand dans sa petite île, qu'on croirait à les lire qu'il la débordait de toutes parts et qu'elle disparaissait sous ce géant comme la montagne de Polyphème. Mon imagination un peu plus poétique et toujours disposée à saisir avec empressement les harmonies de la fable et de l'histoire, fut frappée de la fatalité qui avait donné pour empire à ce roi de fer de la civilisation moderne, un royaume de fer. Je me rappelais l'ancien Prométhée, captif sur un rocher, auprès de ce nouveau Prométhée, souverain d'un volcan. Et qu'on ne s'imagine pas que cette immense scorie, tombée au milieu de la Méditerranée du haut d'une planète détruite, comme Napoléon du haut du trône, ne ressemble en rien à tout ce que l'on croirait connaître d'analogue sur la terre. La richesse de quelques cultures, l'aspect de quelques mouvemens de terrains que les révolutions du sol avaient faits hideux, mais qui se sont embellis en se revêtant de verdure et d'ombrages, la grâce des eaux qui embrassent ses rochers ou qui viennent mourir sur ses plages, sont des avantages communs à bien d'autres pays. Ce qu'elle a de particulier, ce sont ses mines, ses grottes, ses cavernes, temples secrets et merveilleux où l'on ne pénètre qu'avec admiration quand on est parvenu à maîtriser la surprise et l'effroi. Certaines galeries de ces mines paraissent illuminées par les fées. Le fer qu'on en retire se modèle en écailles légères et brillantes qui se croisent dans tous les sens, et qui reflètent avec un éclatant cliquetis de lumières et de couleurs toutes les nuances de l'arc-en-ciel, paillettes étincelantes d'or et de feu, qui éblouissent comme la gloire et qui sont fragiles comme elle. Napoléon passait une grande partie de ses journées à visiter ses petits États, et il mettait dans ces excursions l'ardeur qu'il était accoutumé à mettre dans toutes ses actions et dans toutes ses pensées. Il voyait là, comme dans l'Europe qui venait d'échapper à ses mains, la place d'un champ de bataille auprès de celle d'un palais, et il rêvait sur les points les plus fertiles de son rocher des dotations pour ses capitaines. Je gagnai sa cavalcade au galop, à l'instant où il allait atteindre le point culminant de son île. «Eh quoi! s'écria-t-il comme s'il ne m'avait pas attendue, _fama volat_ jusqu'à Barataria?...--Où voulez-vous qu'elle s'arrête? lui répondis-je,--Venez, venez, reprit-il», et nous parvînmes au sommet de la montagne. La mer, presqu'à nos pieds, nous enveloppait de toutes parts d'une ceinture bleue. Quelques frégates croisaient au loin. «Voilà mon empire, dit Napoléon avec un sourire dédaigneux, sous lequel il cachait un soupir.--Attendez, repartis-je, en parcourant d'un regard tout le cercle de l'horizon... Il est immense comme le monde. Voilà la France et voilà l'Italie... L'Afrique n'est-elle pas de ce côté?--Bien, bien, reprit-il en riant. Oh! cela est magnifique! C'est un rêve de mon enfance, une idée qui m'occupait quand ma mère me parlait du roi Théodore. Je m'imaginais quelquefois que je deviendrais le roi des îles de la Méditerranée! C'était là une destinée admirable. Détruire les pirates comme Pompée, chasser les barbaresques dans l'intérieur de l'Afrique, anéantir la traite; civiliser l'Égypte, repousser les Turcs en Asie, rendre une patrie et des institutions aux Grecs, maintenir la balance dans le monde entre les puissances maritimes, en réprimant l'orgueil des Anglais, voilà ce qui me convenait, voilà ce qu'on aurait dû m'offrir dans l'intérêt du genre humain; mais il aurait fallu me comprendre et juger l'avenir. Cette bande de rois a traité avec moi comme avec un adversaire sans importance. Si j'en avais agi envers eux de la même manière, je les tiendrais tous à Porto-Ferrajo ou à Rianna. Mon grand tort a été de me mêler avec les rois; ma mission était de les défaire. Cette diplomatie m'a un peu étourdi. Il ne m'a manqué qu'une heureuse inspiration pour faire accepter à un d'entre eux la clef de chambellan. Je croyais à la reconnaissance et à la bonne foi, je me trompais. J'avais dit que le trône se composait de quatre ais de sapin, recouverts de velours. Cela n'était pas mal; mais il ne fallait pas en descendre sans mettre le feu dessous.» Nous rejoignîmes la suite de l'Empereur; je l'accompagnai _au palais_, puisqu'il était convenu de donner ce nom à la résidence très modeste qui lui avait été assignée, et dans laquelle il paraissait attendre impatiemment l'exécution de ses plans pour des constructions plus dignes, et qui devaient ne rien envier aux Tuileries. Je n'avais eu besoin que de l'entendre un moment pour être bien convaincue que ces édifices ne s'achèveraient pas; et qui pouvait en douter en Europe, sinon l'administration imbécille d'un pays voisin? Quoi! Napoléon était à l'île d'Elbe, en face de ses anciens peuples; il y était libre, il y était investi encore des titres et des honneurs de la souveraineté, il y était entouré d'hommes à toute épreuve, infatigables en sacrifices et en dévouement; il n'avait qu'une main à étendre pour ressaisir son armée qui n'avait pas changé de forme, qui ne pouvait pas se persuader qu'elle eût changé de maître; il n'avait qu'un cri à pousser pour réveiller la révolution, qu'un pas à faire pour marcher devant elle, et on feignait de s'imaginer qu'il sacrifierait un avenir qui lui appartenait toujours aux douceurs d'une royauté casanière, ou plutôt d'une magistrature de village! En vérité, on a peine à concevoir que l'idée d'emprisonner Napoléon dans les domaines du roi d'Yvetot, sans autre garantie que sa volonté, ait pu entrer dans les calculs politiques d'un cabinet. Il faut que le plaisir de jouer à la royauté soit bien enivrant pour produire de pareilles illusions. La cour de Napoléon n'était pas nombreuse; elle ne se composait que d'une trentaine de personnes, dont le plus grand nombre me parut sortir des rangs de l'armée polonaise; mais on remarquait autour de lui quelques hommes qu'on ne peut avoir vus sans se les rappeler toute sa vie, et dont le nom, déjà fameux alors, a pris depuis une place encore plus honorable dans l'histoire. Le maréchal de camp Cambrone, qu'une belle conduite et une belle parole ont immortalisé à Waterloo, attirait peu l'attention des voyageurs qui affluaient dans l'île d'Elbe. Une physionomie martiale, mais qui n'avait rien de distingué, parmi tant de physionomies héroïques, ne suffisait pas là pour exciter une émotion profonde, et pour fixer un souvenir. L'ame y était distraite par des impressions d'un ordre trop élevé pour s'arrêter à des observations de détails aussi vulgaires. J'ai le regret de ne l'avoir point remarqué. Il n'en est pas de même du grand maréchal du palais, ce général Bertrand dont le nom retentissait encore à mon oreille sur les côtes de l'Adriatique, dans ces provinces illyriennes dont il avait été le gouverneur, et où il avait laissé des sentimens si unanimes d'estime et de reconnaissance. Je me trouvai heureuse de le voir, tel à peu près que je me l'étais représenté, et de trouver en lui le type d'un philosophe et celui d'un héros. L'expression de sa figure était plus douce qu'imposante, mais on voyait aisément que sa douceur même était la concession d'une ame forte et austère, qui s'était élevée à l'indulgence par la réflexion. Son front chauve portait l'empreinte des méditations sérieuses et de longues veilles; car aucune passion violente, aucune ambition exaltée, ne pouvaient avoir imposé les signes d'une vieillesse prématurée à cette physionomie d'ailleurs si reposée, si calme, si jeune de candeur et de courtoisie. Naturellement pensif, et peut-être mélancolique, il aimait à sourire au milieu des femmes et à jouer avec les enfans. Dans une conversation solide et même dans celles où l'opinion avait une assez grande part pour excuser quelque prévention et quelque emportement, ses discours étaient sans aigreur, ses souvenirs sans amertume, ses espérances et ses projets sans mélanges d'aucun sentiment haineux ou vindicatif. Il était trop religieusement attaché à ses affections et à ses devoirs pour ne pas comprendre les devoirs et les affections des autres, et pour ne pas excuser jusqu'aux erreurs d'un sentiment noble et désintéressé. Il était sage comme il était bon, par un instinct propre à son caractère et qui ne lui coûtait point d'effort. La physionomie morale du général Drouot ressemblait beaucoup à celle-ci, mais elle paraissait plus méthodique, et, si l'on osait s'exprimer ainsi en parlant d'une vertu aussi naturelle, on l'aurait crue plus composée. Il avait quelque chose de réservé, de chaste et de mystique, qui faisait naître involontairement l'idée de la sainte profession à laquelle avait été, dit-on, réservée sa jeunesse, et dont l'élan du patriotisme et de la valeur l'avait éloigné pour sa gloire. Ces deux figures historiques ne formaient pas une de ces oppositions que la peinture aime à inventer, que l'histoire aime à saisir; elles étaient au contraire parfaitement harmoniques, mais elles ne se confondaient point; et quoique leurs effets fussent d'une analogie singulière, elles se faisaient valoir mutuellement, tant une légère nuance d'habitude ou de mœurs peut jeter de diversité entre deux ames pour ainsi dire jumelles. Le général Bertrand avait l'air d'un de ces philosophes d'Athènes que Raphaël a groupés autour d'Alexandre; le général Drouot, d'un de ces philosophes chrétiens que Léonard de Vinci a fait asseoir aux côtés de Jésus. On aurait pris le premier pour un pythagoricien, et le second pour un apôtre. L'un paraissait affermi dans son dévouement par une raison supérieure, l'autre y paraissait porté par une inspiration céleste; mais ce qu'il y a de certain, c'est que, depuis M. de Malesherbes, le temps où nous avons vécu ne reconnaissait pas de personnages plus vertueux. Parmi tant d'hommes de bien qu'avaient illustrés nos armes, ceux-ci étaient cités à l'égal des plus braves et des plus instruits, au-dessus des plus purs et des meilleurs. On a fait valoir sous tous les aspects et dans l'intérêt de toutes les opinions ce que la fortune de Napoléon avait fait pour sa gloire. On a oublié, je ne sais pourquoi, ce qu'elle avait fait pour ses adversités. C'était peu que vingt héros l'eussent élevé sur le pavois, si deux sages ne l'avaient suivi dans son exil. La fidélité de Bertrand et de Drouot est un titre qui vaut des victoires. César ne laissa pour justifier sa mémoire que cet efféminé d'Antoine; que serait-ce s'il était mort aimé de Brutus et de Caton? Dans le concours immense de voyageurs qu'attiraient à l'île d'Elbe une curiosité fort naturelle ou une ambition fondée sur l'expectative la plus évidente et la plus prochaine, ou le besoin d'une vie aventureuse qui tourmente les esprits fatigués, ou le besoin d'une chance d'intrigue ou d'espionnage, de trahison ou d'assassinat, qui est la dernière ressource des misérables de tous les partis, peu de personnes, il faut en convenir, pouvaient appeler sur elles une faible partie de l'intérêt qu'excitaient à si juste titre _le Roi des îles_ et ses deux capitaines. C'était un spectacle extraordinaire, mais honteux, que cette cohue de courtisans équivoques, qui venaient, sous toutes sortes de titres, mendier de l'Empereur déchu des préfectures, des épiscopats et des principautés. «J'en ai vu depuis qui ont perdu le cheval, comme dit notre Teivelin, mais à qui n'ont pas perdu la bride: ils n'ont eu qu'à se baisser.» Ce concours d'un peuple jadis doré, qui redemandait sa livrée au prix de la fidélité jurée et du dévouement acquis, faisait de Porto-Ferrajo le comptoir de toutes les ambitions que le gouvernement de la restauration n'avait pas accueillies. Leurs prétentions valaient une monnaie ayant cours, et qui était au pair à Paris, sous les yeux des grands hommes d'État à qui appartient en France le monopole de la politique depuis une quinzaine d'années. Aussi Napoléon, instruit que sa capitale s'appelait autrefois _Cosimopoli_, ville de Saint-Côme, répondit qu'il fallait l'appeler _Cosmopoli_, ville du monde. La sainte-alliance n'avait pas su si bien deviner. C'est là en effet que les destinées du monde entier furent un moment en suspens, et c'est de là en effet qu'est sorti en dernier lieu le principe ou fécond ou dévastateur qui a irrévocablement fixé leur accomplissement éternel. CHAPITRE CXXXVIII. Retour de l'île d'Elbe.--Départ pour Naples.--Noémi D*** En quittant l'île d'Elbe, ma première idée fut de débarquer à Antibes. Je voulais passer en Provence pour quelques intérêts; mais les vents de ma destinée en ordonnèrent autrement. Je m'abandonnai sans trop de regret aux volontés du hasard, et j'allais bientôt le remercier de m'avoir, en contrariant mes projets, ménagé une bien douce compensation en me faisant rencontrer au port de Saint-Raphen la dame dont j'ai déjà parlé dans la campagne de France, et qui, sous toutes sortes de rapports, m'inspirait un singulier intérêt. Noémi D*** était attachée au roi Joachim par une amitié d'enfance dont les années ne firent que multiplier les preuves. Son voyage à l'île d'Elbe le témoignait assez. Elle me communiqua la lettre dont elle était chargée. J'avoue que je ne répondis pas à sa confiance par un aussi entier abandon, ne regardant pas ma mission comme un secret qui n'appartînt qu'à moi seule, et redoutant que Noémi ne résistât au désir de m'accompagner dans le voyage de Naples. Je l'aimais pourtant de cette amitié vive qu'était fait pour inspirer son caractère. Mais j'allais avoir des fatigues à subir, de nouvelles missions peut-être à accepter. Tout cela était ma vie et n'aurait pu s'exécuter avec une femme charmante, qui m'avait déjà tant inspiré de craintes dans une ou deux journées militaires de la campagne de France. Je lui dis donc simplement que j'allais à Paris. «Nous nous y retrouverons, me disait-elle, à moins que Joachim ne devienne malheureux comme je le crains. Alors je n'aurai plus de patrie, et mon sort ne se séparera plus du sort de l'ami de mon enfance. «--Mon Dieu, une pareille exaltation sans amour est bien héroïque... «--Mon amie, s'il y a héroïsme, c'est celui du cœur, et cela ne doit pas étonner le vôtre. «--À merveille, ma chère Noémi; mais avec cinq ou six ans de moins vous devez être dangereusement jolie pour un amour... platonique; et à moins que vous ne me fassiez un récit de tous les détails du triomphe, ma chère Noémi, je reste dans une complète incrédulité.» Noémi, trop spirituelle pour tomber dans les grimaces si déplaisantes de la fausse vertu, me répondit avec un sourire charmant: «Je n'ose déclarer que je fus toujours bien aise du platonisme de notre amitié; je crois que plus d'une fois il m'est arrivé de le maudire, et je sais que j'aurais donné ma vie pour presser contre mon sein cette tête noble et fière, si Joachim avait pu partager le délire qu'il y faisait naître. Après cet aveu, vous pouvez me croire, Murat ne fut jamais pour moi, et vous allez entendre comment, qu'un ami, un bienfaiteur, un frère.» Ici Noémi me fit le récit naïf qu'on va lire, et qui inspirera aux lecteurs, j'ose le croire, autant d'intérêt que j'en éprouvai moi-même en l'écoutant. NOÉMI ET MURAT. «Je suis née à la Bastide, arrondissement de Gourdon, département du Lot. Mon frère Jules, plus âgé que moi de sept ans, en avait trois de plus que Joachim Murat, son camarade d'école alors, depuis son compagnon de périls dans un grade subalterne, et qui devint peu après son chef supérieur et resta toujours son ami. «Le jeune Joachim était à douze ans le plus bel enfant qui eût jamais réjoui les regards d'une mère. Jules en avait alors quinze, et moi huit. Déjà, et quoique je fusse encore enfant, le jeune Murat était mon chevalier et mon défenseur en titre. Il lisait très bien, et, lui présent, on était sûr de me trouver assidue à mes leçons. Placée devant lui ou sur ses genoux, mes mains jouaient dans les boucles épaisses de sa magnifique chevelure! Ma coquetterie enfantine s'essayait à bien faire pour obtenir un baiser, un sourire du maître chéri. Murat enfant avait déjà dans le caractère cet élan chevaleresque qui depuis lui fit graver sur son sabre, si souvent terrible à l'ennemi, cette devise, rajeunie: _L'honneur et les dames_. Écuyer aussi gracieux qu'intrépide, il voulut m'apprendre à courir avec lui et mon frère. «Non, lui disais-je, faites-moi plutôt lire là au bord du ruisseau ou sous le berceau de chèvrefeuille, cette belle histoire des chevaliers qui sauvent des princesses et des bergères. J'ai peur à cheval pour moi et pour vous.» Alors le jeune Murat, secouant sa superbe tête et jetant un regard fier autour de lui, murmurait: «Peur pour moi! Noémi; je ne connais pas ce mot.» «Cette vie de bonheur enfantin touchait à son terme. Joachim fut envoyé au collége de Cahors par une protection qu'obtinrent ses parens. Mon frère, inconsolable de son absence, déserta le toit paternel et se fit soldat. «J'avais perdu mes parens, et j'étais à Paris chez une tante, lorsqu'une lettre de Jules nous apprit que Joachim avait quitté le manteau d'abbé pour l'habit militaire, afin d'arrêter la punition d'une étourderie de jeunesse, et qu'il était enrôlé dans le même régiment que mon frère. Joachim et Jules se jurèrent une amitié de frère; et Jules fit promettre à Murat de ne jamais profiter de ma faiblesse, de me protéger, de me chérir comme une sœur. Il en fit le serment, et jamais serment ne fut plus noblement rempli. «Le mari de ma tante avait une place fort subalterne, mais qui donnait la libre entrée au Luxembourg: Un jour il vint chercher ma tante pour voir une belle fête; elle me mena avec elle. C'était le jour où Murat offrait vingt-un drapeaux ennemis au Directoire. J'avais quatorze ans. Je dis à ma tante de me conduire vers Joachim, que je voulais lui parler. Elle s'y refusa, mais elle me permit de lui écrire; et, deux heures après, le brillant chef de brigade était dans notre modeste arrière-boutique, causant des souvenirs d'enfance... Qu'il était beau!... On disait que j'étais jolie; Joachim me le dit aussi, mais non pas comme je l'aurais voulu: car, sans affecter aucun air de supériorité, je voyais pourtant bien que je n'étais plus la même pour lui; il me parlait de mon frère. «Je lui dois la vie, plus que la vie, car Jules m'a sauvé l'honneur. Chère Noémi, votre frère donnera de ses nouvelles et des miennes; il vous fera connaître le cœur de Joachim. Oui, mon cœur a de la mémoire.» «La destinée a voulu que mon frère ne profitât point long-temps de cette noble amitié. Il perdit la vie en 1805, lorsque avec une valeur si héroïque Murat s'empara des débouchés de la Forêt-Noire. Jules était alors chef de brigade, et sa fortune militaire était assurée. Murat m'écrivit que, frère de Jules, c'était à lui désormais d'acquitter la pension que me faisait le frère que nous venions de perdre. Il ajoutait: «Lorsque le moment de vous marier sera venu, je serai encore comme chef de famille, et la dot sera prête.» Ce billet me causa un vif désespoir; il m'annonçait une perte irréparable, et me rendit pénible le doux sentiment de la reconnaissance. «Ma tante mourut, et mon oncle, jeune encore, se remaria. Devenus étrangers l'un à l'autre, je retournai à la Bastide, comptant y passer mes jours. La pension de douze cents francs m'était très exactement payée. Je ne m'occupais dans ma retraite que de parcourir les lieux qui me rappelaient mon frère, mes deux frères, en me retraçant les scènes de notre heureuse enfance. La voie publique m'apprit tous les faits éclatans de cette vie de bravoure. Mais Murat eut beau monter au faîte de la fortune, à chacune de ses faveurs il semblait se rappeler davantage cette religion de souvenir et d'amitié, qu'après la mort de Jules il avait transportée sur moi. Lorsqu'il épousa la sœur de Napoléon, et que, roi lui-même, il put suivre son penchant pour la magnificence, j'en reçus mille et mille marques de bonté touchante. Il semblait vouloir communiquer son bonheur. «En 1810, je fis un voyage à Naples, et je contemplai Murat dans tout l'éclat de ses grandeurs. Sous le diadème, il ne fut que l'ami de Jules et de Noémi. C'est pendant ce voyage qu'il me montra à Caserte l'inscription que vous avez remarquée déjà. Il semblait occupé de sinistres pensées. «Vous rappelez-vous, Noémi, me disait-il, le mot de Jules, qui prétendait que j'élevais toujours mes regards vers les étoiles? la mienne m'a valu un trône, puisse-t-elle ne pas s'éclipser devant moi.» «Le climat de Naples étant nuisible à ma santé, je revins en France, et vous vous le rappelez sans doute; mais, au lieu de retourner à la Bastide comme tel avait été mon premier projet, je me rendis, auprès de Toulon, chez une cousine de mon père. J'y étais à peine depuis dix mois, lorsqu'on apprit la défection de Joachim en 1813. À la nouvelle de cette ingratitude, il me sembla qu'une main sanglante soulevait _il tenebroso velo_. Je ne vis plus pour Murat qu'un avenir prochain de remords et de châtiment. Ah! Dieu, comment a-t-il pu séparer sa cause de celle de la France? lui, Joachim, le brave compagnon d'armes de mon frère, a pu accepter ou subir pour alliés ces rois ennemis des rois nouveaux. Fasse le ciel qu'il n'ait pas à comparer bientôt la loyauté de l'Autriche avec la générosité du héros dont il a si cruellement déchiré l'ame!» Je n'osais dire à Noémi à quel point ses craintes étaient fondées; elle me prévint qu'elle passerait un mois à Porto-Ferrajo, et que de là elle se rendrait à Aubagne, près de Toulon, pour y attendre le printemps, me faisant promettre d'aller passer cette saison avec elle. Hélas! nous ne pouvions guère prévoir alors que ce printemps amènerait encore un rayon de grandeur sur le souverain qui avait abdiqué le trône de France, et que Murat, qui se croyait bien raffermi sur le sien, viendrait, dans les terreurs de la proscription, demander asile à cette France qu'il avait répudiée! J'acceptai l'invitation amicale de Noémi D***. Je la revis aussi en 1815. Hélas! toutes les espérances de bonheur de la tendre Noémi s'étaient brisées à cette époque sur le cercueil du roi proscrit, de l'ami de son enfance! Je pris congé de Noémi, et suivis long-temps d'un œil attendri l'esquif qui l'emportait au loin sur les vagues d'une mer moins agitée que ma vie. J'assurai ma place, et à deux heures j'étais en route pour Marseille. Je m'embarquai pour Livourne. J'arrivai dans cette dernière ville mourant du mal de mer, et ne pus me résoudre à continuer mon voyage de la même manière; je partis donc, après deux jours de complet repos, par le courrier de Rome, où je m'arrêtai trois jours pour reprendre aussitôt la route de Naples. CHAPITRE CXXXIX. Voyage de Rome à Naples.--Léopold.--Anecdote de Strozzi. À toutes ces agitations de ma mobile existence se joignaient une foule de peines secrètes. Le refroidissement de ma liaison avec Ney, la conviction que le nouvel ordre du gouvernement allait placer comme une barrière entre mon cœur et le sien; mes pensées, qui devenaient plus sérieuses, tout cela me désenchantait le présent, et même décolorait les souvenirs de mon passé; un pareil attachement avait besoin de toutes les illusions, de toutes les sympathies, et l'opinion elle-même devait être pour quelque chose dans mon bonheur. Non seulement, me disais-je, s'il savait ce qui me conduit à Naples, il me désapprouverait; mais il trouverait aujourd'hui presque criminelle la pensée qui m'anime, pensée que naguère il eût applaudie. Il me semblait que Ney perdait à mes yeux, et je me savais mauvais gré de juger ainsi. Une autre peine pesait sur mon cœur. Depuis le départ de Léopold, je n'avais rien su de lui ni de sa malheureuse mère. J'étais à Rome dans cette triste disposition d'esprit où tout l'avenir nous semble un désespoir, et le présent un poids accablant. Ressentir encore la même passion pour Ney, et reconnaître que je ne devais plus y chercher ma félicité; c'était pour moi un sentiment qui me rendait le mouvement nécessaire à ma raison, qui se perdait au milieu de tant de combats. Pour me distraire, je voulus revoir cette Villa-Borghèse et ses jardins enchantés qu'avait fuis une femme aimable et belle, pour l'honneur et la joie d'un sacrifice à l'exil d'un frère malheureux. Oh! combien la princesse Pauline me parut digne des hommages qu'on lui avait prodigués partout en Italie. Connaissant parfaitement ces beaux lieux, je me débarrassai de mon _cicerone_, qui importunait ma promenade par la monotonie de ses descriptions. Il y avait quelques instans que je marchais au hasard sous le myrte et l'oranger, lorsqu'au détour d'une allée je rencontre face à face Léopold, ce Léopold qui m'était si cher depuis notre mutuelle reconnaissance. Il était pâle, défait; un crêpe funèbre me révéla tout aussitôt le secret de sa douleur et de son abattement... Léopold avait perdu sa mère. Il prit ma main, et, la pressant contre son cœur, il me dit: «Je l'ai retrouvée au sein de son orgueilleuse et opulente famille, je l'ai retrouvée malheureuse et mourante. J'ai méprisé leur richesse et bravé leur orgueil; je n'ai vu que ma mère: mes veilles à son lit de souffrance ont du moins consolé sa dernière heure. Elle s'est éteinte dans mes bras, en me parlant de vous, en me recommandant de vous chercher, de vous regarder comme ma seule amie.» J'ai vu des hommes plus régulièrement beaux que Léopold; mais je ne crois pas qu'il en existe dont la physionomie anime d'une manière plus heureuse les avantages; c'était une harmonie des mérites les plus divers; qu'on se représente, avec une figure de vingt-quatre ans, l'élégante tournure d'un cavalier français, la parole inspirée d'un poète, l'air vague et passionné d'un héros de roman. J'ai promis d'être vraie. Mais en rappelant cette rencontre, je sens que la promesse me paraît redoutable; car, avec cette franchise, il me faudra avouer ce que j'éprouvai à la vue de Léopold... qu'on peut aimer passionnément plus d'une fois. Toutefois, que celles d'entre mon sexe qui, malgré mes égaremens, m'ont conservé un intérêt bienveillant, ne prononcent pas anathème sur la coupable; je ne le fus ici que d'un tort involontaire. Sans montrer à Léopold ce qui se passait dans mon ame, je lui témoignai seulement, mais avec émotion, le besoin que j'éprouvais de partir le lendemain même pour Naples. «--Ah! laissez-moi vous accompagner, dit-il. Je me rendais en France pour passer ensuite à l'île d'Elbe. Nous ferons le trajet ensemble. Ma fortune dépasse 15,000 livres de rente; avec cela je puis me dévouer au malheur, sans ambition, sans espoir de récompense. J'ai besoin de cette indépendance du sentiment.» Nous partîmes le soir même en poste. Peindre tout ce qui se passa en moi pendant ce voyage serait une peinture presque aussi, périlleuse que la réalité elle-même. Femmes! ô vous toutes qui me lisez, daignez m'entendre avant de crier haro sur la pauvre Contemporaine! Oui, j'ai cru qu'on pouvait aimer plus d'une fois. Je ne veux, je ne cherche point d'excuse; je me résigne à tout dire: mais lisez avant de me condamner. Je ne voulus ou je ne pus déguiser à Léopold l'agitation que me causait sa présence. Son âge, si éloigné du mien, me donnait une sécurité funeste. Ah! je puis en prendre pour témoins la sincérité de mes aveux et mon invincible dégoût pour tout mensonge qui profiterait à ma réputation, mais sans repos pour ma conscience: je ne fus pas entièrement coupable. Trompée par le voile décevant d'un sentiment pur, je regardais Léopold comme un fils légué à mon cœur par sa mourante mère; mon ame en embrassait avec chaleur tous les devoirs, et en multipliait trop vivement à mon insu les expressions. Dans ces épanchemens, ma raison était loin de prévoir que, déjà à une si respectable distance de l'âge des amours, j'en inspirerais le brûlant délire, et qu'un hasard seul me sauverait du remords d'y succomber. En faisant la route de Rome à Naples, Léopold, qui venait de la parcourir, m'en étalait dans ses récits les merveilles avec cet enthousiasme du beau qui va si bien à la jeunesse. «Hélas! s'écriait-il avec émotion, si j'avais pu arracher ma tendre mère, votre amie, au froid climat de sa patrie, et la conduire ici sous le beau ciel qui vous vit naître, partageant ma vie entre vous deux, quelle félicité eût jamais égalé celle de l'heureux Léopold!» Et l'expression de ses regrets mélancoliques embellissait encore cette aimable figure; c'était un mélange des amertumes de l'amour filial et des ambitions d'un autre amour. Pour combattre le trouble qu'il me causait, je rappelai le souvenir à mon secours. Léopold avait fait la campagne de Russie et celle de France; je lui parlai du maréchal Ney. Je ne pouvais me tromper davantage sur les moyens d'échapper au danger de la séduction. Le jeune homme qui avait combattu sous les ordres du prince pendant l'immortelle campagne et la désastreuse retraite de Russie, Léopold se mit à me peindre avec tant de feu, avec tant d'enthousiasme les services de Ney, les efforts de nos braves, la catastrophe encore glorieuse qu'aussi bien que lui je pouvais apprécier, qu'il pénétra en moi comme un délire d'admiration. Léopold savait que je connaissais le maréchal, mais il ignorait la nature de cette liaison. Le détromper eût été m'exposer à ses mépris; et quel courage n'eût-il pas fallu pour consentir volontairement à voir changer en étonnement glacial, en froide retenue, la confiance absolue, le reconnaissant enthousiasme, et, je dois le dire, l'admiration si flatteuse à ma vanité, qui se lisait dans les regards, le maintien et le langage du jeune homme. Confuse, incertaine, je n'eus pas le courage de dire: Je ne suis point à moi; j'ai voué ma vie à un homme que les devoirs les plus respectables, les plus doux, éloignent de moi, mais que suivent encore dans cet éloignement toutes les pensées de mon ame. Un pareil aveu d'une femme à un enfant qui la respecte était au-dessus de mes forces. Léopold m'estimait. C'est en me parlant de sa mère, en confondant dans ses larmes celle qu'il avait perdue et celle qui le consolait, qu'il avait pris dans cette intimité d'un long voyage une reconnaissance exaltée pour un sentiment plus vif encore. La femme la plus belle, quand la jeunesse s'est enfuie, se rend bien compte, à moins de folie, de ce qu'elle perd chaque jour; et si elle trouve dans son esprit de quoi braver les regrets de sa vanité, il n'en est pas une qui ne doive avouer qu'à un certain âge on éprouve une sorte d'orgueil reconnaissant des sentimens passionnés que, par un privilége singulier, elle peut inspirer à un jeune homme doué de tout ce qui peut plaire, attacher et flatter, et jamais homme ne réunit plus que Léopold ce parfait assemblage. Pénétrée depuis l'âge de raison du ridicule et du danger des attachemens que ne justifie pas la jeunesse, je sentais que je ne succomberais point. Mais chaque regard sur Léopold, chaque accent de sa voix, me faisaient comprendre encore plus combien j'aurais de combats à livrer à mon propre cœur. Il y avait surtout un danger pour moi dans notre intimité: c'étaient un son de voix et une véhémence d'action qui semblaient, par une ressemblance inconcevable, me représenter Ney lui-même. Nous étions arrivés à une lieue de Caserte. Il nous fallut quitter la route ordinaire pour arriver à Naples; car depuis que le beau-frère de Napoléon avait fait divorce avec la gloire, dans la folle et coupable espérance de conserver un trône précaire par les protections ennemies de la France, depuis cette époque tout avait changé dans ce beau royaume que j'avais parcouru si florissant, à l'époque où l'amitié se joignait aux liens de famille pour rendre plus sacrés les droits des deux frères couronnés. Mais on sentait à je ne sais quoi de non français que Joachim, en se débaptisant, s'était comme dépouillé de son ancienne gloire; on voyait quelque chose d'indécis dans l'éclat extraordinaire même qu'il donnait à sa cour. Nous nous arrêtâmes à Roucigliano, bourg brûlé en 1799, et qui fut reconstruit alors (1814). Léopold me disait: «Mon amie, l'ingratitude porte un malheur certain. Vous verrez si l'Autriche ne jouera pas Joachim. Il partagera le sort de ces particuliers qui font bâtir des maisons que d'autres occupent. «--Comment, mon ami, mais voilà de bien profondes prévisions pour un jeune homme. «--Des campagnes comme celles de Moskou et de France vieillissent toutes les expériences. J'ai souvent approché le roi Murat, et ce que j'en ai vu me l'eût fait prendre pour un fou, s'il n'eût été un des plus braves de notre armée de héros. «--En vous comptant, Léopold. «--Mais oui, mon amie, oui, en me comptant, car j'étais à la bataille de la Moskowa et à l'affaire de Fère-Champenoise. J'ai reçu trois blessures, la croix d'honneur et l'approbation du maréchal Ney.» C'était encore un bonheur pour moi que dans ces dangereux têtes-à-têtes un pareil nom se mêlât à tout ce qui aurait pu me le faire oublier. Ma seule force était dans l'objet de cette admiration qui rendait Léopold si éloquent. J'avais parlé à mon compagnon de voyage, par une diversion que je croyais adroite, de la pauvre Déborah. Il me fit promettre d'aller la voir au retour, et me pria de lui raconter l'histoire de l'aïeul des jeunes maîtres de cette pauvre vieille si religieuse dans les vœux de sa douleur; j'aurais voulu la lui réciter dans la chaumière même où j'avais reçu l'hospitalité; mais il n'y eut pas moyen d'avoir un refus pour une prière de Léopold. Je pris donc le manuscrit que j'avais copié la nuit dans la chaumière de Déborah; et dans un endroit retiré du jardin immense de l'auberge de Roucigliano, je fis à mon jeune interrogateur le récit dont on va lire les principales circonstances. «Philippe Strozzi, après de grandes agitations politiques, quitta sa patrie et vint en France chercher le repos. Sans y avoir pris aucune part, il fut accusé de complicité dans le meurtre d'Alexandre de Médicis, tué par Lorenzo dans une partie de débauche. Strozzi vivait alors retiré dans les États de Venise. Lorenzo y accourut pour lui apprendre ce meurtre, et Strozzi se laissa entraîner à une tentative pour le rétablissement de l'ancienne forme de gouvernement en Toscane. La résolution était arrêtée; mais Strozzi, agent principal, manqua de fermeté, et, après mille vicissitudes, se décida à quitter sa patrie et à venir en France réparer par le commerce les brêches faites à sa fortune. Ce fut pendant son séjour à Lyon, qu'ayant déployé dans une émeute populaire une présence d'esprit qui sauva la vie au gouverneur et à sa famille, Strozzi devint l'objet de la vive reconnaissance et de l'amour passionné d'Isaure, fille unique de ce gouverneur, douée d'une rare beauté, miroir fidèle de l'ame la plus noble. Strozzi n'avait pas cet extérieur qui séduit les femmes; mais à l'avantage d'une taille superbe et d'une figure imposante, il joignait le mérite qui frappe les grands cœurs, et celui d'Isaure était au niveau du cœur de Strozzi. Errant à côté de sa jeune amie, aux bords charmans du Rhône, Strozzi osa rêver un paisible bonheur; il oublia ces projets, les ambitions périlleuses de la jeunesse, et ne songea qu'à une vie d'amour. «Strozzi avait été uni à Clarisse de Médicis; mais cet hymen n'avait été que le fruit d'une combinaison d'État, et quoique Strozzi eût soutenu avec vigueur les droits de sa première épouse, jamais il n'éprouva pour elle aucune sympathie. Isaure seule parvint à enchaîner cette ame ardente et fière. Les fêtes de l'hymen se préparaient, lorsque tout à coup l'objet d'une tendresse si vive disparut. Non loin de la délicieuse maison que la famille d'Isaure habitait, aux bords du Rhône, était une promenade solitaire où souvent Isaure précédait son amant. Elle venait s'y livrer aux douces rêveries d'un présent enivrant et à toutes les illusions d'un heureux avenir. Depuis quelque temps elle avait cessé de s'y rendre, ayant remarqué et fait connaître à Strozzi qu'elle se voyait observée par deux étrangers d'un fort sinistre aspect. Strozzi, sans inquiéter Isaure, fit surveiller les lieux, priant sa jeune amie de ne plus les fréquenter. Toutes ces précautions de la prudence furent prises en vain; mais _al destino opporsi è vano_[12], Strozzi et la belle Isaure en firent la cruelle expérience. Le farouche successeur d'Alexandre, placé au rang suprême par l'entremise de l'Autriche, non content de l'exil de son illustre ennemi, nourrit l'idée d'une plus complète vengeance. Isaure fut enlevée la veille du jour fixé pour la célébration de son mariage avec Strozzi. Des tablettes trouvées sur le lieu même ne laissèrent aucun doute sur l'auteur du rapt. Peu d'heures après Strozzi était sur la route de la Toscane. Le retour d'un si illustre exilé ranima comme par une étincelle électrique les espérances du parti populaire. Les mots de patrie et de liberté, du droit des citoyens retentirent. Pour le malheur de Strozzi, ses partisans firent, au lieu des regrets de l'amour, entrer dans son ame les chimères plus violentes encore de l'ambition et de la vengeance. À l'aide de Caponi, il mit sur pied quelques milliers de soldats qu'il conduisit à Bologne, où il apprit qu'Isaure n'avait pas cessé de vivre. Dès ce moment il suivit ses projets avec une nouvelle vigueur. Hélas! cet amour renaissant devint la cause de sa perte et de celle qui l'inspirait. Strozzi, sans négliger entièrement son rôle de chef de parti, lui dérobait bien des instans dans le seul intérêt de sa tendresse. Isaure était entre les mains de Cosmo de Médicis. Les troupes de l'empereur encombraient Florence, Pise et Livourne. Un soir, après avoir reçu une lettre mystérieuse, Strozzi quitte son camp de Montemurlo avec quelques hommes d'élite, court arracher Isaure à son ennemi et revient au poste de l'honneur au moment où Médicis faisait attaquer le camp par trois mille hommes. Malgré des prodiges de bravoure de la part des conjurés et les efforts acharnés de Strozzi, les soldats de Cosmo remportèrent une victoire complète. Désarmé et tombé entre les mains d'un des capitaines de Cosmo, Strozzi demanda pour toute grâce de n'être point conduit à Florence, et n'obtint qu'un refus. Cosmo se vengea moins en ennemi qu'en bourreau. Doublement homicide, il ajouta au supplice de Strozzi le meurtre de celle dont il n'avait pu, par des menaces, corrompre la vertu. À l'instant où Strozzi fut livré à son ennemi, la malheureuse Isaure était également tombée au pouvoir de Médicis. Cette fois ce fut pour apprendre que le malheur pouvait encore augmenter pour elle. Le barbare osa mettre la tête de Strozzi au prix de son opprobre. «Fière beauté, avait-il dit à Isaure, tu verras s'épuiser goutte à goutte le sang du rival que j'abhorre sous les mains des bourreaux et dans l'horreur des tortures, ou toi-même tu lui annonceras en ma présence que tu préfères les embrassemens du souverain à la tendresse du proscrit. Sa vie dépend de ta réponse.» Une rapide pensée saisit le cœur d'Isaure. «Je cède, j'obéis, je t'appartiendrai, Médicis, répondit-elle; conduis-moi près de Strozzi. «--Demain, tu le verras en présence du tribunal; songe qu'un mot, un regard, un geste contraire, seront l'arrêt d'une mort lente et honteuse. «--La honte, il n'y en aurait que pour les assassins du héros. Mais je veux sa vie; comptez sur moi, _saro vostra_.» «Pendant que la malheureuse Isaure était en présence de son tyran, Strozzi, plongé dans un cachot, se croyait moins malheureux par l'idée d'avoir assuré la fuite de ce qu'il avait de plus cher. «Isaure, chère et malheureuse Isaure, s'écriait-il, va revoir les lieux charmans où Strozzi osa rêver le bonheur. Va, chère Isaure, répéter sous le ciel de ta patrie un nom cher à ton cœur, _non ignoto, forse non ignudo di qualche gloria_[13]. Fuis, chère Isaure!» Bientôt un des juges bourreaux vient interroger Strozzi sur le lit de torture. «C'est toi qui as été l'assassin d'Alexandre; vois qui t'accuse et te méprise.» Un rideau se lève, et le fond de la salle montre au malheureux Strozzi, Isaure, éclatante de parure et de beauté, assise près de Médicis. Strozzi, enchaîné, s'écria en secouant ses fers: _Son queste vili le battaglie vostre_[14].» Le cœur de Strozzi devina le mensonge de ce nouveau malheur. Sûr qu'il était du cœur d'Isaure, son regard découvrit sous la pompe royale le deuil d'un fidèle amour. «Isaure, s'écria-t-il, qui t'a livrée à cet affreux pouvoir?» La belle et noble Française avec élan: «La plus vile des trahisons m'a livrée au tyran qui a cru me corrompre par l'espoir de ta liberté. Strozzi, noble amant, époux d'Isaure, époux aimé, ta mort est jurée; car ton ennemi tremble encore au seul aspect de l'homme qu'il tient enchaîné; Strozzi, je ne te veux pas survivre; reçois mes derniers adieux et le serment d'une mourante de n'avoir été qu'à toi.» Isaure n'achève pas. Un cri de rage échappe au tyran. Le rideau tombe... Un son étouffé comme le dernier soupir d'une agonie qui s'exhale, vint révéler à Strozzi tout son malheur, un malheur plus cruel que son propre supplice. Replongé dans son cachot, l'infortuné trompa la dernière espérance de son persécuteur en se donnant lui-même la mort, après avoir tracé avec son épée ensanglantée le nom d'Isaure et ces mots: Isaura, vengo; Si non ho saputo vivere, so morire[15]. On dit depuis à Florence (et les imaginations ardentes ont nourri et entretenu ces récits populaires), on dit que depuis la mort d'Isaure et de Strozzi, Médicis implora vainement le bienfait du sommeil; qu'aussitôt que les horloges de Pitti annonçaient l'heure anniversaire de la mort d'Isaure, on voyait une femme jeune et belle, parée d'habits de fête, un poignard dans le sein, s'attacher aux pas de Médicis, murmurer à ses oreilles: _M'hoi voluto tua, e son con te_[16].» Et qu'au milieu des pompes de la cour, une main sanglante s'unissait à la tremblante main de l'assassin de Strozzi et d'Isaure.» Il faut connaître le délicieux climat et les environs de Naples pour pouvoir comprendre leur puissance sur l'imagination, pour comprendre l'incroyable effet d'une pareille histoire, écoutée la nuit dans une solitude par deux cœurs déjà émus. Comment peindre l'agitation de Léopold! Assis à mes pieds sur un gazon, ses regards de feu dévoraient mes paroles. «Mon amie, ma seule amie, s'écria-t-il en m'entourant de ses bras, allons à la chaumière de la pauvre Deborah, oublions Naples, la France, l'univers. Nous aussi, fuyons les ambitions de la terre: elles ont toutes des poignards; une cabane, le souvenir de ma mère et votre cœur... voilà ma vie, je n'en puis avoir d'autre.» Et l'enthousiaste jeune homme posa sa belle et noble tête contre mon cœur. Le mien battait avec violence; il était au plus fort des combats... car rien, non rien n'était beau de passion comme Léopold dans cette singulière extrémité. Forte contre les dangers extérieurs, j'ai naturellement beaucoup plus d'abandon que de force dans les attaques du sentiment. Avec Léopold l'abandon s'augmentait, parce qu'il s'y mêlait de la faiblesse de mère. Son caractère avait de l'énergie; mais son cœur, de la douceur, de la faiblesse même, surcroît de périls... Je sentais ce péril immense, dont j'entrevis les peines, les remords et le ridicule. Il fallait fuir peut-être; et c'est pour cela, sans doute, que je n'en fis rien. Tant d'imprudence ne me fut point à perte. Après tant de fautes et de chutes, je me dois la justice de déclarer que celle qui paraissait si imminente n'eut point lieu. Je dois dire encore que, dans le plus grand oubli de mes devoirs, il suffit d'un souvenir présent, d'un mot prononcé, d'un nom... pour me rendre tout possible, même la résistance et la vertu. Mon courage et ma force égalent les positions les plus difficiles, et j'eus la joie d'un de ces rares triomphes dans mon court séjour à Naples. CHAPITRE CXL. La cour de Naples à la fin de 1814.--Les bohémiens. J'aurai quelque peine à exprimer ce que m'offrit de pénible le premier aspect de cette cour encore brillante du beau-frère de Napoléon, mais dont le souverain n'était plus alors à mes yeux qu'un déserteur de la gloire malheureuse, un allié de l'Autriche, un ingrat couronné. Jamais je ne pus décider Léopold à m'accompagner même jusqu'au palais. «Non, me disait-il, non, mon amie, je ne serais pas maître de mon indignation. Quoi! celui qui à Czernisa, avec une avant-garde de douze mille hommes et deux ou trois mille chevaux, résista au choc de quatre-vingt mille Russes; qui, à la tête de ses carabiniers, culbuta tant de fois l'ennemi; qui, malgré ses blessures, ne quitta le champ de bataille qu'après avoir par sa valeur assuré le défilé de Winkowo, je le verrais ici, complice de ceux que nous avons combattus, non pas céder à la nécessité, mais s'y complaire! Non, ne me contraignez pas à cet effort. Je veux contempler les merveilles de Naples, sans gâter mes plaisirs par la pensée de ceux qui gouvernent.» Ne pouvant agir de même, et ne pouvant non plus condamner Léopold, je me gardai bien de lui communiquer le motif de mon voyage; je me contentai de distraire le cerveau du jeune héros en lui faisant parcourir ces belles contrées. Depuis le mois de janvier 1814, Joachim, par suite d'un traité d'alliance offensive et défensive avec les puissances, était de cette coalition de rois qui avaient envahi la France. Je rencontrai au palais un Italien de haut rang, très sincèrement attaché au parti français. Il me disait: «Joachim est perdu; l'Autriche et l'Angleterre le savent. Tout ce qu'il a fait, sa prise de Bologne, sa rupture avec la France, tant d'imprudence et d'ingratitude n'avaient pas même pour garantie de ses nouveaux alliés la signature d'un traité. Ils le sacrifieront, Madame; je regarde la chose comme infaillible. Ici même, à sa cour, on le trahit; il est entouré des créatures de Neupperg: on ne fait plus la guerre sur les champs de bataille; il est des victoires plus savantes et plus faciles: les diplomates s'en chargent pour le compte des couronnes, et la diplomatie n'est pas le fort côté de Murat; il périra par elle. «--Mais Murat paraît cependant tranquille; sa cour n'a perdu ni sa sécurité ni ses fêtes. «--Sans doute, mais on danse ici, vous le savez, au pied du Vésuve.» Tous ces détails d'une infortune prochaine, quoique méritée peut-être, m'étaient incroyablement pénibles. Je profitai du peu de jours que j'avais à rester à Naples pour dire un dernier adieu à cette terre enchantée. Me voilà donc avec Léopold sur la route du Pausylippe, racontant l'anecdote de la pauvre Romilda, que j'avais apprise dans mon premier séjour. Son attention flattait singulièrement ma vanité. Il y avait dans ses regards, avidement attentifs, _quel non soche_ qui donne un vif désir de bien dire. Nos heures se passaient délicieusement à jouir d'un présent plein de charme, et à faire des projets pour un heureux avenir. J'ai déjà dit que j'attachais un grand prix à ce que Léopold ne pût deviner toutes mes relations avec le maréchal Ney; mais rien ne surpassait le charme que je trouvais à l'expression de son enthousiasme pour le héros de la retraite de Smolensk. «J'ai bu à sa gourde, disait Léopold; et je ne suis pas le seul blessé à qui son humanité ait conservé la vie.» Le jour de mon départ approchait: Léopold m'engagea à venir à Ischia pour traiter de notre passage. À six heures, nous étions sur la plage à jouir d'une vue que là seul on rencontre... À peine eûmes-nous terminé avec le patron, qu'une troupe de _zingari_[17] passa près de nous, et, par la singularité de leur costume, piquèrent vivement notre curiosité. Une de ces bohémiennes, d'une physionomie spirituelle, et qui eût été belle sans la hardiesse qui la défigurait jusqu'à la honte, s'approcha de nous, et prit la main de Léopold, voulant, bon gré mal gré, lui dire sa bonne aventure. En écoutant ses étranges prédictions, souvent les regards de Léopold cherchaient les miens; ses traits nobles et fiers s'animaient d'une espérance passionnée, que lui inspiraient les malicieuses et adroites suppositions de la zingari. Je crus déconcerter la Sibylle en lui jetant, en italien, ces paroles: «Vous vous trompez; Monsieur est mon fils.» Elle me déconcerta à mon tour, en me répondant, avec un regard creux et pénétrant: «_No, non è il suo figlio, ma pure ne ha ella molto conoscuto il padre. E chi era? un eroe, un traditore_[18].» Et aussitôt elle disparut, et rejoignit le groupe assez nombreux de ses compagnons. J'avais parlé très rapidement, et Léopold ne comprit que les dernières paroles de la bohémienne. J'étais restée un peu confuse, il me demanda le sens des paroles de cette femme. «J'ai entendu les mots de traître, de héros. Oh Dieu! mon amie, le secret de ma malheureuse mère, le secret de mon malheur serait-il donc sur mon front?» et il le frappait avec une impatience et une douleur qui déchiraient l'ame. Me laissant aller à l'élan de mon cœur, je saisis la main de Léopold, je l'entraînai le long du rivage, marchant rapidement et le forçant de me suivre, lui prodiguant toutes les consolations de la tendresse, tous les noms du sentiment passionné que ma raison avait su cacher jusqu'alors. Nous avançâmes le long de la plage jusqu'au détour d'une embouchure, et nous y fûmes à l'instant entourés de nouveau de la bande entière des zingari, qui plantait là son camp nomade. L'effroi alors devint vif pour moi. Nous étions éloignés de toute habitation; mais un regard sur Léopold me rassura. Oh! que ce regard renfermait de courage et d'énergie! La troupe nous offrit le partage d'un repas improvisé, mais fort abondant. Léopold demanda celle qui nous avait dit la bonne aventure, pour lui donner le salaire usité. Un homme d'un aspect vénérable, quoique bizarre, se leva: «Tout salaire est remis en mes mains.» Nous lui donnâmes quelques onces. À cette générosité presque magnifique, un léger murmure d'admiration se fit entendre du sein de la troupe, et des démonstrations respectueuses de reconnaissance nous forcèrent à nous asseoir au cercle. On exécuta des danses; on nous rendit toutes sortes d'honneurs. La zingari, qui avait si vivement stipulé l'impatience de Léopold et excité mon étonnement, se montra enfin. Je priai le chef de la faire approcher. «Clara, dit le vieillard, approchez; continuez d'instruire ces étrangers de leurs destinées.» Et la jeune zingari s'approcha. Il y avait quelque chose de funeste dans les regards de cette femme. Je voulais l'entendre et sa voix me causait du malaise. Léopold éprouvait la même agitation, et nous tendîmes nos mains. Je ne citerai pas toutes les prédictions; il n'y a pas une de mes lectrices qui ne sache que le langage de toutes les devineresses se ressemble. Mais les prédictions de Clara sortaient tellement du genre, que je ne puis m'empêcher de les citer. «Vous rêvez des jours heureux, la prospérité et la joie accompagnent vos pas; mais d'affreux chagrins vous attendent... Votre cœur est infidèle... Le désespoir et la mort, une horrible calamité, une catastrophe épouvantable... Vous céderez au délire d'un amour qui vous a entraînée sous de lointains climats.» Je frémissais involontairement, et, pour augmenter ma frayeur, Léopold me pressait contre son cœur. Honteuse du sourire malin de la zingari, je repris un peu d'énergie; je la plaisantai sur son ton emphatique: elle tint bon dans ses prédictions; et lorsque je lui donnai encore un sequin, elle me serra la main et me dit: «_Fra m'en d'un anno si ricordera di me_[19].» Neuf mois après j'étais mourante aux pieds du maréchal Ney, pour le supplier d'avoir pitié de lui, de sa famille et de moi, pour se mettre à l'abri de la foudre qui devait éclater sur une tête chargée de lauriers. Combien de fois, depuis ce moment, mon ressouvenir s'est reporté sur les prédictions de Clara. Elle avait dit vrai. Après Clara, l'ancien de sa troupe s'approcha de nous, et nous invita à nous asseoir au cercle des matrones, pour entendre lire les chroniques et statuts des zingari. Sur notre refus, cet homme nous offrit de nous donner un de leurs livres. Léopold l'acheta, et nous prîmes le chemin du retour. Nous entrâmes chez une marchande de fruits pour déjeûner, et aussi pour satisfaire notre impatience de lire le précieux recueil des mystères cabalistiques. Nous fûmes agréablement surpris de trouver dans un rouleau de parchemin plusieurs fragmens forts bien écrits de poésie, traduits de l'arabe, et l'histoire d'Arabella et du beau Serti, que je traduirai littéralement. Je voulus le lire à Léopold dans le lieu même où mourut l'héroïne. Léopold fit venir un cabriolet napolitain, et en deux heures nous étions au couvent des Carmélites, à cinq lieues de Naples. Après avoir appris des religieuses la vérité de l'histoire des zingari, nous demandâmes à voir la chapelle consacrée au pardon et à l'oubli. Là, assis contre le mur de la ruine, fixant la _Madona adolorata_, dont les traits divins offraient ceux de l'infortunée Arabella, je lus à Léopold l'histoire de ses amours et de sa fin funeste. ARABELLA COOPER, _OU_ LES BOHÉMIENS. «En 1745, une troupe de bohémiens ou zingari cherchait à camper sur le littoral du golfe de Naples. En parcourant les sinuosités du rivage, un groupe de ces vagabonds aperçut une jeune fille qui se cramponnait, avec tous les efforts de la peur, à l'angle saillant d'un rocher dont la masse s'avançait sur la mer. La jeune fille s'était élevée autant que sa frayeur et ses forces l'avaient permis. Cependant ses pieds délicats se couvraient encore de l'écume grisâtre que les vagues déposaient en se brisant contre la base du rocher. Ses vêtemens, tombant comme une draperie humide, faisaient ressortir sur le noir rocher ses formes gracieuses. «Nora, s'écria une femme de la troupe des zingari, vois-tu là-bas, vers le cap Mysène, cette néréide qui paraît fuir un monstre marin? Faut-il la secourir ou l'adorer en silence?--L'adorer et la sauver,» s'écria un jeune homme de la troupe. Aussitôt il s'élance dans une barque, et parvient en peu d'instans près du rocher où la jeune fille luttait contre la mort. Saisissant d'une main les lierres qui garnissaient le rocher, debout sur le frêle esquif, le jeune bohémien enlève du bras droit l'objet de sa courageuse entreprise, et donnant l'élan à sa barque légère, il vogue vers la plage. La jeune fille était évanouie; elle ne reprit ses sens que lorsque les femmes auxquelles Serti (nom du bohémien) l'avait confiée lui eurent prodigué tous les secours qu'exigeait son état. Placée sur une natte au milieu de vingt ou trente bohémiennes, un groupe d'hommes, plus nombreux, se tenait à une certaine distance, dans l'attitude de la crainte et de l'espérance. Voilà le tableau qui s'offrit à Arabella lorsqu'elle ouvrit les yeux. Aussitôt un cri de joie fit retentir le rivage, et frappa de son long et bruyant éclat le cap Mysène: Arabella jette un regard d'effroi sur ses étranges bienfaiteurs; Arabella porta vivement la main en avant, comme pour saisir un objet qu'elle croyait voir, et n'ayant rien touché, elle s'écria d'une voix douloureuse: «Ô vous qui m'avez arrachée à la mort, rendez-moi la relique sainte, le don de ma mourante mère; mon nom dans ce monde et mon salut dans l'autre y sont attachés.» Il y avait tant de simplicité et tant de douleur dans cette exclamation d'Arabella, que la troupe émue demanda quel était cet objet. C'était un médaillon et une croix; la mère d'Arabella lui en fit don le jour qui précéda le fatal événement qui livra sa fille aux hasards d'un monde dont elle avait espéré lui dérober la connaissance et les dangers en cachant sa vie dans une sainte retraite. «Lorsqu'en 1732, le célèbre Antoine Ashley Cooper, comte de Chastesbury, vint à Naples pour y rétablir une santé affaiblie par les agitations politiques, ou peut-être aussi pour échapper par l'absence aux dégoûts journaliers d'un hymen malheureux, le sort lui réserva, sous la cabane du pauvre, les délicieuses émotions d'une tendresse passionnée. La mère d'Arabella était à treize ans une de ces beautés qui font croire aux fables de la mythologie, et elle joignait à ce mérite celui d'une pureté d'innocence égale à ses charmes. Héléna vivait auprès de son grand-père, ses parens étant passés aux îles. «Héléna apparut à Ashley Cooper, assise au bord de la mer, tressant des filets; dès ce moment, l'homme d'État, le littérateur, disparurent; Ashley se sentit pour aimer un nouvel être. Hélas! l'auteur qui, dans son meilleur ouvrage[20], a si bien prouvé que _la vertu est le plus grand bonheur, et le vice le plus grand malheur_, ne sut pas assez respecter la vertu pour lui sacrifier un coupable délire; il le fit partager à l'innocente Héléna, qui vécut heureuse, croyant s'être donnée à son époux; elle était enceinte de huit mois, lorsque la mort d'Ashley lui révéla seule le titre de celui qu'elle idolâtrait et le malheur de son état. Aussi superstitieuse que tendre, la malheureuse Héléna crut s'absoudre de sa faiblesse en disposant du fruit innocent de son erreur, et le premier baiser de mère que l'infortunée déposa sur le front de sa fille, fut une promesse de la consacrer aux autels. Ashley Cooper avait cherché à expier sa séduction en assurant la fortune de la mère et de l'enfant; mais Héléna, vouée à une vie de pénitence et de pauvreté, n'accepta que la dot suffisante à l'adoption du cloître. «Le grand-père d'Héléna vint à mourir, et cet événement hâta l'exécution de son projet; car Héléna aussi se sentit incliner vers la terre, comme la fleur des champs près de tomber. «Le monastère est situé sur les bords de la mer, à plusieurs lieues de Naples. Résolue de s'y ensevelir avec sa fille, Héléna avait tout préparé pour s'embarquer avec cette nacelle, héritage de famille, que si souvent elle avait dirigée sur la mer à l'époque heureuse où la présence d'Ashley lui faisait trouver son bonheur immense comme la mer qui la portait. Avant de confier aux vagues sa vie et celle d'Arabella, elle lui avait remis une croix, signe de sa séparation du monde; une boîte contenant les preuves de sa naissance, et le portrait de son père. Le soir même Héléna fut surprise par une défaillance qui l'enleva en peu d'instans, et qui priva ainsi la jeune Arabella de son unique appui. Les soins et les respects du monde vinrent consoler la pauvre Arabella; mais elle fut sourde à la voix du monde, et s'échappa la nuit de l'asile que la pauvreté hospitalière lui avait ouvert; et, après avoir renouvelé sur la tombe d'Héléna la promesse filiale, Arabella s'élança dans la nacelle, pressant sur son sein la croix, symbole de ses vœux, et le portrait de son père; et la voilà sur les flots, sur ces flots où, tout à l'heure suspendue, on vient de la voir sauver. Les preuves de sa naissance et le portrait de son père, engloutis dans la mer, ne purent lui être rendus; mais, fidèle encore au vœu de sa mère, Arabella pria la troupe de la guider au monastère des Carmélites. Le jeune Serti, beau de jeunesse et plus encore de dévouement, employa toute l'éloquence de ce sentiment pour la détourner de ces projets, désespoir de celui qui l'avait sauvée. Arabella, baissant ses timides regards devant les regards brûlans du jeune bohémien, lui opposa ses sermens. «Sois mienne, lui disait-il, et ton Dieu sera mon Dieu.--Je suis vouée aux autels, répondait Arabella; mais sois chrétien, sois mon ami; ils sont si purs les trésors du cœur! J'accepte un amour fraternel, un amour de charité: que nul sentiment terrestre ne le profane. Je suis attendue dans un saint asile; j'y prierai pour toi, pour ces pauvres idolâtres.» La troupe alors se dirigea vers le monastère. On en était éloigné de plusieurs jours de marche. L'intimité de tous les instans, l'influence du plus beau climat, les scènes ravissantes du lever de l'aurore et du soleil couchant, cette respiration de bonheur à côté et sous l'égide du plus beau des hommes et du plus passionné des amans, avaient sinon affaibli les pieuses intentions d'Arabella, du moins troublé sa vocation religieuse, par tous les rêves d'un amour inconnu et les combats de la jeunesse. Enfin la terre l'emporta sur le ciel. «Fais-toi chrétien, disait au jeune Serti la vierge chrétienne, et je suis à toi.» «Ce changement de volontés devint tout ensemble le bonheur d'un seul et la joie de tous. La troupe fit halte. En signe d'hommage les tentes furent ornées de feuillages et de fleurs. On célébra les promesses. Hélas! une furie, sous les traits d'une femme, conçut l'affreux projet d'arrêter ces heureux préparatifs par des larmes. «Parmi les jeunes bohémiennes dont les talens, les charmes et l'adresse contribuaient le plus à la prospérité de la troupe, se trouvait une jeune Sicilienne, jolie, séduisante, passionnée. Habile dans tous les rôles, Hermangarda avait joué la pudeur, l'innocence; Serti avait été momentanément sa dupe et sa victime; mais depuis bien long-temps l'illusion était détruite, et la plus désespérante indifférence avait remplacé un hommage passager. Consolée comme se consolent le vice et l'inconstance, Hermangarda aurait oublié Serti, si son orgueil blessé n'eût excité en son cœur un sentiment jaloux que cette femme osait appeler de l'amour. Affiliée à la troupe trois ans avant que Serti enfant y fût introduit, Hermangarda connaissait le secret de sa naissance. Elle avait six ans de plus que lui. Son projet fut d'abord de tout révéler à Serti et de le rendre à sa noble famille. Mais le goût d'une honteuse indépendance l'emporta. L'opposition d'Arabella remplit son ame de toutes les fureurs de l'orgueil et de la jalousie. L'infame Hermangarda résolut de se venger d'un dédain dont son opprobre était la seule cause. On savait dans la troupe que la mère d'Arabella avait laissé sa fortune à sa fille, mais à la condition de prononcer ses vœux. Son mariage allait tout changer; Hermangarda écrivit à la supérieure du couvent auquel la jeune fille était destinée, pour lui révéler cette désertion prochaine de l'autel pour un hymen idolâtre. Au moment où le plus beau soleil se levait comme pour éclairer et _festeggiare_ les noces de Serti et d'Arabella, des archers munis d'ordre arrivent pour arrêter Arabella. Révolte alors de la troupe, à la suite de laquelle Serti, qui avait combattu en désespéré, est conduit avec douze de ses compagnons dans les prisons de Naples, tandis qu'une escorte de sbires entraîne Arabella au monastère des Carmélites, où la suit la vieille et fidèle Nora, qui avait élevé l'enfance de Serti. Conduite en présence de l'abbesse, Arabella avoua tout, parla avec la même innocence de son amour involontaire pour Serti, des vœux de sa mère mourante, de sa naissance et de son naufrage. Elle aimait; elle répugnait à enterrer dans un cloître des jours que l'amour réclamait. Une obscure prison fut le prix de sa résistance, et son plus cruel supplice était la haine de son odieuse rivale, qui avait su se faire recevoir au même couvent et s'attribuer le soin de la prisonnière. Le jugement des bohémiens rebelles se poursuivait à Naples. Les plus marquans, parmi lesquels figurait Serti, furent destinés à servir d'exemple et condamnés à mourir sur l'échafaud. Hermangarda, instruite de tout, apprit à la malheureuse Arabella que son amant allait périr. À ces mots l'infortunée ne résista plus; elle demanda à voir la supérieure, parla des dons de sa mère et promit de s'engager par les vœux qu'elle avait repoussés, n'y mettant qu'une condition, la grâce de Serti et de ses camarades. «Vous le pouvez, ma mère, s'écriait Arabella. Sauvez-le, sauvez ces malheureux; ils ne sont coupables que de pitié pour l'infortune. Serti est chrétien, que l'autel le protége; les autres cèderont à la voix d'une religion protectrice.» La malheureuse Arabella baignait de pleurs les mains de celle qui n'écoutait pas sans trouble des douleurs profanes. La supérieure envoya chercher un saint ermite, le consulta, et l'homme de Dieu partit pour Naples, porteur de paroles de paix et de miséricorde. La démarche du vieillard fut couronnée du succès; Serti obtint sa grâce; ses compagnons seuls furent exilés du royaume de Naples. Conduit par son vénérable guide, Serti arriva au monastère. L'entrevue des deux amans eut lieu en présence de toute la communauté, et leurs touchans regrets, leur cruelle et déchirante promesse d'une séparation éternelle, émurent et attendrirent tous les cœurs. L'implacable Hermangarda, jalouse même de leur désespoir, résolut dans sa rage d'y mêler l'effroi d'une terrible catastrophe. Serti, formé à la religion chrétienne par le pieux ermite qui l'avait sauvé du supplice, Serti se fortifiait dans la résolution de quitter le monde d'où s'exilait Arabella. Tout le couvent compatissait au sort des deux amans, et plus d'une jeune sœur, en voyant le jeune homme jeter des regards tendres et douloureux sur la grille qui le séparait de son amie, concevait bien plus l'erreur d'Arabella que son retour aux vœux de sa mère. On permettait aux amans, que d'indissolubles vœux allaient séparer pour jamais, on leur permettait la consolation de s'écrire quelquefois, et ces lettres étaient encore du bonheur. Hermangarda sut se rendre maîtresse d'une de ces lettres, et ce fatal aliment de sa jalouse rage inspira à cette furie un autre crime encore. «Ô mon Arabella, disait Serti dans ce dernier écrit, tu l'ordonnes, et je ne sais que t'obéir. Je quitte ce monde où tu ne vivrais point pour moi avec la même indifférence que j'eusse posé ma tête sous le glaive. Moins fort contre ta perte que contre le trépas, je sens ma vie s'éteindre. Hélas! mourir sans t'avoir pu nommer mon épouse, voilà la douleur qui me tue! Que ne donnerais-je pas pour te voir une fois encore comme dans ces heures délicieuses d'innocence et d'amour, où le présent était une félicité enivrante et l'avenir un rêve si doux... Hélas! des grilles, des cilices, de lugubres voiles, voilà notre avenir et mon désespoir.» Cette lettre ne parvint point à Arabella qu'elle eût consolée. Hermangarda, qui avait su dérober la lettre, inventa le mensonge d'une réponse indiquant un rendez-vous pour la nuit dans le jardin du couvent. «Cette proposition flattait trop la passion du malheureux Serti pour lui laisser la faculté de réfléchir que croire à ce rendez-vous c'était flétrir la pureté d'une religieuse tendresse. Il s'y rendit... L'obscurité d'un épais ombrage, la fougue d'une passion mal domptée, les illusions de l'amour-propre, une trompeuse conformité de taille, tout concourut à l'égarement de Serti. La voix d'Hermangarda, son rire insultant, déchirèrent seuls le voile de cette décevante entrevue, quand elle eut été consommée. «Va, perfide, s'écria la mégère, tu as renié tes amis, tu as renié ton Dieu pour prendre celui d'Arabella; mais les béatitudes de ta sainte seront troublées par la connaissance de ta chute et de ton infidélité. J'aurai la joie de te voir abandonné, méprisé par elle. «--Non, infame! s'écria le coupable et malheureux Serti; je suis bien vil puisque j'ai pu descendre jusqu'à toi; mais le crime involontaire ne souille point l'ame. Je suis déjà lavé du malheur de t'avoir connue par une passion qui m'excuse et qui me venge. Fuis, si tu veux échapper à ton juste châtiment.» À ces mots Serti se détourne avec horreur pour s'éloigner; mais Hermangarda, rapide comme le génie du mal, s'élance et enfonce un poignard dans le cœur de l'amant d'Arabella, qui tombe aux pieds de la furie, dont la rage s'augmente, au lieu de s'épuiser, à la vue de son forfait. Fille d'enfer, elle arrache le cœur encore palpitant de sa victime, et, traversant les galeries du cloître, elle arrive au saint lieu que sa rivale arrose de ses larmes. Une voix qui n'a plus rien d'humain fait retentir les voûtes de l'église et tire Arabella de sa pieuse extase pour la plonger dans un abîme de désespoir et de deuil. «Vois, s'écrie Hermangarda, vois, pieuse rivale, ce qui te reste du beau Serti. Tu ne prétendis jamais qu'à son cœur; je te le cède: reçois-le des mains de ton ennemie.» À ces mots elle jette son effroyable don aux pieds d'Arabella, s'apprête à la frapper elle-même, quand les religieuses, accourues au bruit, paraissent. À la faveur de l'émotion causée par un hideux spectacle, Hermangarda prend la fuite. Long-temps elle échappa à toutes les recherches. Arabella répondait à ceux qui la pressaient d'implorer la justice. «La mort d'une criminelle ne rendrait pas la vie à l'innocence... Ô mon époux, mon frère, tu pardonnas sans doute à ton assassin. Qu'elle vive pour se repentir. Mon devoir est de prier et de pardonner aussi.» «Arabella vécut trois années dans toutes les saintes austérités du cloître; elle avait fait ériger au lieu où périt son amant une chapelle consacrée _au pardon et au souvenir_, sous l'invocation _della Madona adolorata_. Dans sa pieuse douleur, Arabella y passait les silencieuses heures de la nuit à prier pour l'ame de son amant. Au troisième anniversaire de la sanglante catastrophe, une figure pâle et menaçante apparaît au milieu des cyprès dont la chapelle était entourée, lance la flamme de ses regards sur la triste Arabella. Jalouse encore de la résignation de sa victime, Hermangarda veut la poursuivre jusque dans ses douleurs. Un cri se fait entendre: «Tu pries et tu pleures, Arabella; c'est ici même que Serti trouva la mort, infidèle et parjure; c'est dans mes bras qu'il te trahit. Interroge la vieille Nora, elle te dira tout...» Hors d'elle-même, Arabella se contente de répondre: «Serti a pu me trahir pour une misérable... mais il mourut avec repentir, avec foi, pardonnant à son assassin. Ô Dieu de clémence! ma mourante voix répète aussi _pardon et oubli_.» Le lendemain, les religieuses trouvèrent Arabella morte, étendue aux pieds de l'image sainte. Hermangarda fut enfin arrêtée par la justice, et finit son exécrable vie dans les tortures. Au milieu du supplice, elle faisait entendre cet horrible cri: «Pourquoi ai-je fini d'un coup et par la mort les maux de mes ennemis: oh! qu'une longue vie eût été meilleure à empoisonner!» Nous étions assis dans les ruines de la chapelle qu'une pieuse fondation soutenait encore. Attendris par ce récit naïf des peines de deux amans, nous interrogeâmes une sœur qui y vint faire sa prière, sur la vérité de cette histoire: «Elle est vraie, nous dit-elle; voyez la madona qui domine les ronces et le lière, elle offre les traits d'Arabella; les cœurs souffrans viennent ici en foule confier leurs peines ou leurs faiblesses. Souvent alors les traits célestes de la Vierge semblent s'animer d'un doux sourire, et des voix aériennes murmurent doucement _pardon et oubli_.» La sœur nous raconta encore qu'un Anglais de grande distinction était venu offrir des sommes immenses pour obtenir les restes d'Arabella, mais en vain, parce que la bénédiction de la maison tenait à la présence de ces mortelles et précieuses dépouilles. Notre rencontre nous valut alors une énumération de miracles faite d'un ton si peu noble et si peu senti que l'émotion en fut affaiblie. Nous déposâmes la fleur du souvenir sur l'autel du Pardon, et nous reprîmes un peu tristes la route de Naples. Eu arrivant à notre hôtel, on nous avertit de nous tenir prêts, qu'on était venu embarquer les effets, et que si le vent ne changeait pas nous partirions au jour. Notre résolution fut bientôt prise; profitant de la douceur de la nuit et de la température, nous fîmes porter notre souper sur la terrasse. L'air tempéré du mois d'octobre nous caressait comme un souffle du printemps. Tous les arbustes qui ornaient la terrasse étaient fleuris, Léopold était dans une sorte de ravissement... mais je veux réserver à un autre chapitre les détails de cette soirée qui ajoute un sentiment nouveau à tous ceux qui agitèrent ma bizarre existence. CHAPITRE CXLI. Mon départ de Naples.--Embarquement pour la France.--Le dernier des Medicis. Il suffit d'avoir connu Naples, d'avoir respiré sous son beau ciel pour savoir que la magique influence de ces climats électrise les têtes les plus froides. Qu'on juge de son effet sur deux ames qui n'osaient s'avouer ce qu'elles éprouvaient l'une pour l'autre. C'est toujours un mérite pour une femme de résister, cela en devient un plus grand en Italie. J'éprouve un orgueil si naturel d'avoir obtenu ce triomphe assez rare dans ma vie, que j'ajoute bien vite, pour en rehausser la vertu, que la candeur passionnée de Léopold doit ajouter au mérite du sacrifice. Je ne demande comme éloge à mes lecteurs que de me croire quand j'ai vaincu, pour prix de la franchise avec laquelle j'avoue d'ordinaire que j'ai failli. Pour aider un peu à mes vertueuses dispositions, je jetais autant que possible l'ardente imagination de Léopold dans la politique; mais après la bizarre journée que nous venions de passer, il ne prenait pas facilement le change. Le cœur de Léopold, avide d'émotions, se trompait sur le sentiment que je lui inspirais. Élevé loin du monde, il avait une éloquence où respirait tout à la fois l'élève de la nature et le brillant militaire. «Ma mère m'a légué à votre cœur, disait-il à genoux; que votre noble cœur accepte le legs de l'amitié. Aimez-moi plus qu'elle, si on peut aimer plus qu'une mère. Ma vie vous appartient; je n'en veux que si elle devient la vôtre. «--J'ai accepté le legs, mon cher Léopold; mais seulement dans ce qu'il peut demander de devoirs et de tendresse envers toi.» Ce toi, qui échappa de mon cœur comme de celui d'une tendre mère à un fils chéri, fut une étincelle qui embrasa tout ce qui restait de raison à Léopold. Nous étions seuls, exposés à tout par la protection des ombres de la nuit. De temps en temps on entendait les sons de la guitare et les romances napolitaines, refrains d'un peuple insouciant et heureux... «Ils chantent leurs amours; ne repousse pas le mien.» Et, en me parlant, toute la magie de l'amour qui était dans les regards de Léopold se glissait dans mon ame. Il y a bien des dangers dans la certitude d'un sentiment vrai qu'on inspire; l'amour-propre flatté se joint à l'émotion de l'ame, et alors la raison reste sans force. Heureusement que la mienne, au moment de succomber, fut sauvée par un mot sorti de la bouche de Léopold, et qu'il se trouva employer pour me vaincre le nom qui seul pouvait m'arracher à une faiblesse. «N'en doute point, la France secouera le joug; la victoire sera encore des nôtres: celle qui a chéri le plus brave parmi les braves, ne rougira pas un jour de m'avoir aimé.» Léopold, en plaçant lui-même ce noble obstacle d'un grand nom entre ses désirs et ma faiblesse, me rendit digne de toute son estime en me donnant le courage d'une résistance qui commençait à fléchir. Je sus me soumettre à l'aveu que j'avais le plus redouté, sachant que c'était pour Léopold le plus sûr moyen de le rendre à lui-même. Je lui avouai ma liaison avec le maréchal Ney, les droits qu'il pouvait toujours se croire sur mon affection. L'agitation de Léopold fut pénible. «Que ne parliez-vous, me répétait-il; si je n'eusse conçu un premier espoir, je serais moins malheureux. Je croyais à votre liberté, et je voulais vous donner la mienne. «Mon cher Léopold, vous êtes mon fils. Mon ami, vous aurez toujours une part précieuse dans mes affections.» S'il avait pu lire dans mon cœur, le trouble que je lui dérobais eût trop long-temps prolongé le sien. J'ai donc quelque orgueil d'avoir su me conserver son estime et sa filiale reconnaissance. Redoutant de prolonger notre solitaire tête-à-tête, je proposai à Léopold de partir immédiatement pour Ischia. Nous partîmes en effet avec notre léger bagage de voyageurs militaires. Nous étions à peine descendus à l'auberge, qu'il fallut partir. Nous payâmes l'heureuse traversée comme c'est l'usage, en jetant tous deux encore un regard de regret, et moi de souvenir vers la brillante Parthénope. La traversée fut agréable et rapide; les passagers étaient peu nombreux; c'était juste ce qui convenait le mieux à ma situation. La grande foule m'eût impatientée; car, comme les voyages de mer me sont antipathiques, l'incroyable mélancolie où ils me plongent se fût encore accrue des insipides attentions de tous les inconnus qui en pareil cas vous assiégent. D'une autre part, l'entière solitude eût continué de m'exposer aux dangers d'une intimité trop absolue avec Léopold, dangers auxquels je venais d'échapper à si grande peine. La chute eût été si facile sur l'élément des naufrages! J'avoue que je songeai à cette tempête en entrant dans le navire, et je m'aperçus avec un heureux espoir de vertu, que nos compagnons de route pouvaient, par l'heureuse ressource des conversations générales, me servir d'utile distraction à l'empressement toujours passionné de Léopold. Tous les passagers étaient assis sous une espèce de tente grossière, jouissant du coup d'œil de cette mer magnifique qui sert de cimetière à tant de pays enchantés. Dès que nous eûmes perdu terre, un des voyageurs poussa un soupir et nous dit: «Je viens de voir furtivement ma patrie, et il faut de nouveau que je m'en éloigne.» Cet homme avait une physionomie pittoresque, et comme je n'aime rien tant que les récits des gens qui paraissent souffrir, parce que je sais que cela les soulage de raconter; je provoquai l'étranger, et voici l'histoire exacte, contemporaine, que j'entendis et dont je vais essayer de ne pas affaiblir l'intérêt. LE DERNIER MÉDICIS. «Lorenzo de Médicis était gouverneur de Naples en 1795. Accusé de haute trahison, il fut enfermé au fort de Gaëte avec l'abbé Capulo, son ami. De lâches courtisans avaient transformé en crimes quelques discours de Lorenzo. Il avait osé, par une bravade de paroles seulement, parler à la cour du roi de Naples de ses droits héréditaires sur la Toscane. Médicis et Capulo s'évadèrent, et l'on n'entendit plus parler d'eux. On crut que la politique les avait secrètement sacrifiés à ses sottes terreurs. Vers le même temps disparut également de la cour de Naples la jeune et belle Ersilia, fille unique du duc de Contari. On parla pendant quelques jours de ce singulier événement, et bientôt Ersilia fut oubliée comme il était arrivé des prisonniers de Gaëte, comme cela arrive de toutes choses. Médicis et Capulo avaient dû la liberté et la vie à l'amour que le premier avait fait naître dans le cœur de la fille du duc de Contari. Elle les avait fait conduire dans une retraite sûre, au sein des rochers de la sauvage Calabre, où elle vint joindre bientôt Lorenzo pour partager son obscurité et ses périls. Les biens de Médicis et de l'abbé Capulo avaient été confisqués, leurs têtes mises à prix: voilà les destinées que voulait partager la jeune et belle Ersilia, et pour lesquelles avait été abandonné le palais de son père. Jamais ame plus pure ne respira sous les traits de la beauté. Ersilia avait emporté les diamans de sa mère et l'or de ses épargnes; elle échangea les premiers et ses atours opulens pour le simple vêtement des montagnes siciliennes. Elle n'en était que plus belle. «Ah!» disait-elle à l'heureux Lorenzo le soir où il détacha de cette tête charmante le bouquet virginal, «oublie que je suis fille de tes ennemis; crois que nous sommes nés sous le chaume hospitalier de ces rochers, et notre félicité sera si grande que nous bénirons un jour les persécutions qui nous auront seules ainsi donné ce bonheur.» Lorenzo, quoique déjà arrivé à l'âge où les tristes rêves de l'ambition remplacent les doux songes de l'amour, s'abandonnait tout entier à sa tendresse; Ersilia était son univers. L'abbé Capulo, son ami fidèle, tenta vainement de lui faire partager ses idées de vengeance et l'espoir de faire sortir de l'infortune même une éclatante réparation. Après de longues et inutiles provocations de ce genre, l'abbé Capulo s'éloigna de l'asile des heureux époux. Ils n'apprirent son absence et ses résolutions que par un pieux solitaire de Monte-Nero, qui avait béni l'union de Lorenzo et d'Ersilia. «C'était, vers les premiers jours d'avril 1798 que l'abbé Capulo s'était séparé de son compagnon d'entreprises et d'infortune; Lorenzo s'en affligea. Ersilia crut y voir de l'ingratitude. Hélas! il y eut au moins une funeste imprudence, et une terrible catastrophe vint la révéler. «Le bon solitaire, depuis l'absence de Capulo, composait seul la société de Lorenzo et de sa belle compagne. Comme prêtre, il avait peu à demander à une si vertueuse pénitente: seulement lorsque Ersilia, adorant un amant dans l'époux à qui elle avait tout sacrifié, se livrait, dans ses erreurs, à l'excès de cette passion, le pieux mais indulgent cénobite lui reprochait quelquefois ces trop vifs transports, et s'efforçait de persuader à la jeune épouse qu'une ardeur pareille devait remonter vers la seule divinité. Alors Ersilia répondait au prêtre, surpris bien plus qu'irrité:«Mon père, oh! ne cherchez pas à réprimer ce sentiment, la vie de ma vie, et l'ame de mon ame. Je vous répondrais comme l'amante d'Abélard: _Que Lorenzo se place entre mon Dieu et moi, qu'il lui dispute mon cœur..._» Ersilia était si pure et si touchante dans l'expression d'une tendresse qui lui avait coûté tant de sacrifices, que le vieillard terminait ses exhortations par ces mots: Allez en paix, ma fille; une ame si belle retournera à Dieu: «_Vada in pace, figlia mia, anima cosi bella tornera a dio._» Hélas! le jour même la prédiction s'accomplit. C'était dix mois après le départ de Capulo. Lorenzo étant à la chasse, Ersilia se mit en route pour l'ermitage avec les petits dons que son amitié délicate destinait au bon vieillard. Elle était sortie sous l'influence matinale, parée de fleurs, agitée encore des embrassemens d'un époux aimé, l'ame remplie de bienveillance et des doux rêves d'un long avenir... Hélas! la main des assassins allait borner cet avenir de félicité à quelques heures d'illusion terminées par une mort affreuse. Lorenzo, poussé par un funeste pressentiment, Lorenzo, inquiet et triste, rentra plus tôt que de coutume. Quoiqu'il fût prévenu de la démarche d'Ersilia, quoique l'heure probable de son retour ne fût point passée, il ne rentra point dans sa modeste demeure pour y déposer son arme, et prit aussitôt le chemin de l'ermitage. Son cœur battait avec violence: à peine eut-il mis le pied sur le seuil de cet asile de paix, que le désespoir avec toute sa furie vint s'emparer de ses sens bouleversés. «Le corps d'Ersilia, outragé, mutilé par un raffinement d'infame barbarie, gisait aux pieds de l'autel baigné de son sang; le vénérable vieillard était immolé près d'elle. Les blessures attestaient une inutile résistance. Pas une larme ne coula des yeux de Lorenzo. «Non, je ne pleurerai point, s'écriait-il; c'est du sang qui peut seul venger un sang si précieux»; et sa rage cherchait en frémissant quelle victime devait tomber sous sa vengeance. Il ne pouvait douter qu'on n'en voulût également à ses jours; la vie ne lui était plus rien: mais Lorenzo, avant de mourir, songeait à être vengé. Persuadé que la piété des villageois rendrait les derniers honneurs aux restes du pieux vieillard, il enleva le corps d'Ersilia, et enveloppant ce douloureux trésor dans son tabero, il prit le chemin d'une grotte connue de lui seul. Les assassins d'Ersilia épiaient Lorenzo depuis quelques jours; ils devaient l'attendre à un retour de chasse. Leur ordre était de l'amener vivant à Naples. Lorenzo dut à ce calcul du crime le temps de transporter les restes précieux d'Ersilia dans la grotte, et le bonheur d'attendre, armé, les vils brigands qui avaient juré sa perte. Debout et seul devant ce corps inanimé, ses cris de vengeance s'éteignirent quelques instans dans les larmes du désespoir. Il faut que le besoin de ces grandes représailles soit bien puissant dans le cœur humain pour avoir fait survivre Lorenzo au terrible spectacle offert à ses yeux, et pour lui donner le long courage de rendre les derniers et pieux devoirs à celle qu'il avait uniquement aimée: _Volea vendetta quel sangue ed ebbe vendetta_. Aux approches de sa demeure, il fut assailli par trois de ces brigands que stipendia si long-temps le gouvernement napolitain comme celui de Rome. Médicis en étendit deux à ses pieds, le troisième prit la fuite, et Médicis trouva sur ceux qu'il venait d'immoler le secret de leur odieuse mission. L'abbé Capulo avait sinon révélé l'asile, du moins laissé connaître l'existence de Médicis: dès lors il fut surveillé, harcelé de fausses promesses, et l'on parvint à saisir une lettre qu'il adressait à Lorenzo. Une fois la trace découverte, l'abbé fut sacrifié comme un instrument inutile. On voulut saisir Médicis vivant et le livrer à ces bourreaux qui, sous le nom de juges, sont toujours prêts à servir les haines ou les terreurs du pouvoir contre ceux que les lois seules ne frapperaient pas. Les vœux du crime ne réussirent que contre la plus innocente des victimes qu'il avait marquées. Lorenzo, échappant à tous les piéges, parvint, sous divers déguisemens, à s'embarquer et à rentrer à Naples, toujours inconnu, toujours attaché à une seule espérance, celle de venger Ersilia. «L'occasion de satisfaire cette longue attente s'offrit enfin. Errant un soir aux environs de la grotte du Pausylippe, Lorenzo se trouva en présence du fils aîné de son persécuteur, unique espérance, digne émule de son barbare père, qui, loin de sa suite, semblait absorbé par de sinistres projets; la voix tonnante de Lorenzo lui fit entendre ce cri: _Mort et vengeance!_... Et l'écho du Pausylippe répéta _vengeance_... Muni de deux pistolets, Lorenzo en tendit un à son ennemi qui, aussi lâche qu'inhumain, et sans attendre l'arrêt du sort, tira sur Médicis qui riposta avec plus d'adresse, et l'écho répéta encore, mais pour la dernière fois: _Vengeance!_ «Lorenzo parvint à sortir de Naples et retourna en Calabre. La piété des montagnards avait élevé un modeste tombeau au pieux cénobite; mais personne n'osait habiter la cellule du vieillard assassiné. Médicis s'y établit, il y vécut chéri des pauvres dont il soulageait la misère, en leur demandant de révérer les mânes d'Ersilia. Mais de nouveau poussé par cette impossibilité d'être qui s'attache aux grandes infortunes, Lorenzo quitta sa solitude vers le commencement des désordres qui eurent lieu en Calabre. Il parcourut l'Angleterre, l'Allemagne, la Russie, la Pologne, portant avec lui la vague et pénible inquiétude d'une proscription qui pourtant avait cessé d'être redoutable, car tous les pouvoirs avaient à Naples et ailleurs changé de main. L'ambition sembla remplir un moment les regrets de son cœur, en le jetant dans d'inextricables intrigues; il admirait Napoléon et le haïssait comme vainqueur de sa patrie; mais il ne conspira jamais contre lui. Médicis, après sept années, revit les lieux où il avait déposé les restes d'Ersilia, dont le souvenir, se réveillant, avait de nouveau assoupi les rêves de l'ambition. Le calme avait alors remplacé l'anarchie, Joachim occupait déjà le trône des Siciles. Médicis, jeune encore, n'avait eu besoin que de se nommer pour être comblé de faveur dans cette même cour où, quinze années avant, on avait lancé l'arrêt de sa proscription et de la mort d'Ersilia; mais il resta fidèle à sa mémoire, vécut près de ses restes chéris. En 1812, Lorenzo disparut de nouveau, laissant dans la grotte de l'ermitage beaucoup de lettres empreintes de toute la sensibilité d'une ame élevée; la terreur habite de nouveau cette solitude. Les montagnards conservent le souvenir des vertus et des malheurs des nobles infortunés. L'ermitage est sous la sauvegarde de la vénération publique. Des mains pieuses cultivent en secret les fleurs qui exhalent leurs doux parfums sur la tombe d'Ersilia et du dernier Médicis.» Léopold, au récit de cette histoire, laissait éclater sur sa mobile physionomie tout le tumulte d'une ame qui comprenait la vengeance, car il comprenait l'amour. De mon côté, j'étais pour ainsi dire suspendue à un double intérêt, celui de l'histoire terrible qui nous était racontée, et celui de l'effet incroyable qu'elle semblait produire sur Léopold. On ne peut se faire d'idée d'un récit fait pendant un voyage de mer. Cette immensité de deux déserts qui vous entourent, ce silence qui donne aux paroles d'un orateur des milliers de lieues pour écho, la bruyante et subite rumeur des vagues qui se fait entendre par instans, et qui, se mêlant à la voix humaine, semble un murmure lointain qui lui répond, il y a là, je puis dire, une des sources les plus abondantes d'émotions neuves et frappantes. Il existe une éloquence supérieure à l'éloquence elle-même, c'est celle qui naît d'un lieu extraordinaire, d'un moment critique, d'un personnage singulier. C'est ainsi que les mots les plus simples deviennent les plus sublimes, parce qu'ils sont d'ordinaire l'expression et en quelque sorte le cri du cœur humain ou de la nature aux prises avec quelque situation violente ou quelque sentiment original et unique. Indépendamment de l'intérêt de ce qu'il nous avait raconté, l'étranger avait dû nous captiver surtout par l'influence du spectacle qui nous entourait et la disposition des cœurs qui l'écoutaient. Nous voulûmes en vain en savoir davantage sur sa destinée; il resta morne et silencieux, et comme accablé sous le poids des douleurs qu'il nous avait fait partager. Lors du débarquement, il disparut sans que nous ayons pu même lui adresser nos adieux. Plusieurs fois, pendant cette traversée, j'avais éprouvé un inexprimable malaise, une sourde confusion de souffrances physiques et d'agitations morales. Le mouvement seul, quand il était plus violent, me soulageait, comme par une secousse de douleur moins vague et moins pénible. Léopold, alors, de momens en momens pressait sa belle tête contre mon cœur: _vivre et mourir ici!_ s'écriait-il, et, à ces mots je retombais plus souffrante. Enfin, nous touchâmes terre; mais on venait de signaler je ne sais quel bâtiment suspect, et nous fûmes sur le point de subir la quarantaine. Je vais dans le prochain chapitre rendre compte de mon court séjour à Marseille et de mon départ pour Paris, où le cours des événemens me préparait les plus enivrantes surprises, et peu après, hélas! d'éternelles douleurs. CHAPITRE CXLII. Arrivée à Marseille.--Retour à Paris.--Tournée de Léopold.--Louise. Malgré la plus heureuse traversée, je me sentis plus fatiguée de ce petit voyage maritime que d'un mois de marche militaire. Nous restâmes trois jours à l'hôtel Beauveau, et je ne donnai d'autres objets à ma curiosité dans les lieux publics, les spectacles et les promenades, que l'étude de l'opinion. Là, comme, partout, on avait la pensée d'un changement. Quand, lors de mon retour à Paris, je fis part à Regnault de cette disposition des esprits, il se frotta les mains d'un air tout singulier, m'appela un être précieux, extraordinaire, hors du moule connu, que sais-je? Je lui parlai de Léopold; il me témoigna l'obligeant désir de le voir; je le lui présentai le soir même, et il fut si charmé de son enthousiasme de souvenirs et de bonne volonté, qu'il me témoigna, après forces suppositions sur ce qu'il appelait ma nouvelle connaissance, le vif désir de le voir rentrer au service. «Voilà, s'écria-t-il, les officiers qu'il nous faut; c'est un dévouement à la Labédoyère.» Puis le malin interlocuteur ajouta à ses vœux militaires des insinuations d'une tout autre espèce, avec ce ton de facilité morale qui ne trouve de mal à rien. «Léopold, lui dis-je, est pour moi aujourd'hui ce qu'il sera toujours, ni plus ni moins, M. le comte. «--Tant mieux (se méprenant tout-à-fait); car Ney ne vous comprendrait plus. «--Vous vous trompez; tant qu'il sera question de gloire, Ney me comprendra toujours. «--Eh bien! je m'en rapporte à votre première entrevue. Ney ne comprend plus aujourd'hui que sa femme, ses enfans, son repos, la paisible jouissance de ses honneurs. «--Je trouve plaisante votre indignation contre un guerrier qui a bien, au prix de son sang, acquis le droit de jouir de ce qu'il a mérité. «--Mais Ney vous a ensorcelée;» et Regnault continua un feu roulant de propos moitié piquans, moitié aimables, auxquels je mis fin par cette déclaration de principes: «Si Ney me voulait pour le servir le reste de ma vie, comme domestique même, je ne balancerais pas.» Je sentis moi-même que je rougissais et que mes paroles allaient au delà de ma propre pensée. Par une inexplicable complication de sentimens, je n'exaltais autant mon dévouement passionné pour le maréchal que parce que l'image de Léopold était auprès de moi. En arrivant, dans les premiers jours de février 1815, à Paris, j'avais trouvé une lettre du maréchal. Il me disait: «Je compte prolonger mon séjour dans ma terre; mais de grâce, mon amie, je vous renouvelle toutes mes recommandations de prudence.» Il ajoutait: «Je ne compte revenir à Paris qu'autant que j'y serai appelé.» Le maréchal était, depuis le 12 juin 1814, commandant du corps royal de cavalerie, gouverneur de la 6e division militaire, et pair de France. Je crus devoir, en lui répondant, lui mander toutes les observations que j'avais faites dans mon voyage. Je me rappelle sa réponse; elle était fort catégorique. Qu'on en juge. «Ceux qui veulent un changement veulent perdre la France; la paix est notre seul besoin. Qu'importe qui gouverne. Pierre ou Paul doivent être aimés, pourvu qu'ils aiment la France, son repos et sa dignité. Ne songeons qu'à la patrie.» Et j'ose affirmer qu'il ne vit qu'elle dans tout ce qu'il fit. Il était convaincu, dans toute la loyale sincérité de son ame, que le retour de Napoléon serait une immense calamité. Quelques jours après ses lettres, qui avaient en effet une date déjà ancienne, Ney arriva de sa terre et continua à vivre heureux au sein de sa famille. Dès notre première entrevue, Ney m'effraya par quelques uns de ces mots qui indiquent que l'on vous connaît un tort. Il me donna à entendre qu'il savait mon voyage. La froideur des opinions que Ney m'avait exprimées me fit trouver un charme singulier dans mes relations avec Léopold. Malgré la différence des âges et des sexes, il y avait une bien étroite sympathie dans nos manières de voir et de sentir; de part et d'autre un entier abandon et comme une réaction réciproque des mêmes pensées. J'occupais un assez joli logement, rue de Provence; Léopold demeurait deux portes plus loin, et dînait toujours chez moi. Nous nous rendions compte de nos courses; nous mettions en commun nos nouvelles de la journée, nos espérances du lendemain. Ce que son ame impétueuse appelait surtout, c'était la renaissance de la gloire militaire; il ne conspirait que pour un laurier. Hélas! il invoquait la gloire et c'est la mort qui lui a répondu. Assise sur un champ de bataille et de deuil, j'ai pleuré Léopold, comme la plus tendre mère pleurerait un fils adoré, au milieu du carnage de Waterloo. Je me suis sentie heureuse de n'avoir point placé le remords entre mes regrets et la tombe de ce malheureux jeune homme. Mais n'anticipons pas sur les événemens, la douleur nous y conduira trop vite. J'oubliais de dire que Léopold, en rentrant en France avec moi, était resté quelques jours de plus en Provence. Il me raconta une action touchante dont il avait retardé la confidence. Entre Sisteron et Digne, près d'un de ces misérables villages dont, l'hiver, les toits de chaume semblent avoir disparu sous les neiges et où la misère dévore les campagnes, Léopold allait au pas de son cheval. Sur la racine noueuse d'un orme antique qui fermait l'entrée d'un cimetière, il avait vu assise, dans l'attitude d'une profonde douleur, une petite fille de dix à douze ans, pâle, maigre, mourante, à l'entrée de ce champ de la mort. Léopold sauta de cheval et, encourageant la pauvre petite par ses douces paroles, réchauffait ses mains glacées. L'enfant disait: «Oh! mon beau Monsieur, ne me touchez pas les mains, je suis si pauvre et si malade. «--Je vous donnerai de quoi vous guérir; venez. «--Ah! mon beau Monsieur, si cela se peut, faites plutôt donner un peu de bouillon à ma mère, et enterrer mon pauvre père mort depuis seize jours. «--Venez, Venez, mon enfant.» Et tout en l'emportant il se faisait raconter les peines de la pauvre petite. «--Mon père n'est pas enterré, mon bon Monsieur, parce que cela coûte trop cher d'aller au chef-lieu, et ici les neiges en empêchent[21].» Léopold avait enveloppé la petite dans son manteau, et l'enfant se sentit ranimer par de douces paroles. «Nous voilà à la maison,» dit la petite; et tout ce que la misère a d'horreurs s'offrit alors aux regards attendris de Léopold. Léopold s'était arrêté sur le seuil. «Ma mère, ma bonne mère, vous vivrez. Voilà un Monsieur qui vient nous donner du pain et de quoi faire enterrer notre pauvre père.» Ici les sanglots arrêtèrent la voix enfantine. Léopold avança et vit dans un coin, sur un peu de paille, sous un lambeau de vieille tapisserie, un spectre à figure humaine, une femme, une mère jeune encore, dont le sein desséché offrait le seul et dernier aliment à une petite créature que ses bras décharnés avaient peine à retenir contre ce sein maternel, son unique berceau. La moribonde leva sur Léopold un regard éteint. Il fallut un prompt secours. Il la souleva, lui fit avaler quelques gouttes de liqueur qui la relevèrent un peu. Léopold dit à la petite de le conduire là où on pourrait trouver les choses nécessaires; ils y coururent. Et Léopold en me racontant sa bonne action s'écriait: «Si les riches savaient, mon amie, de combien de secours on peut pourvoir les malheureux avec deux ou trois napoléons, ils se donneraient plus souvent un plaisir, qui réveillerait leurs satiétés.» Il s'était, en rentrant chez la malade, assis auprès d'un foyer allumé par ses soins, et dont la flamme réchauffait des corps presque glacés. Léopold distribua prudemment une nourriture saine, convoitée par ces êtres si long-temps privés de tout. La religion de l'argent règne au hameau comme à la ville. Aussitôt que les voisins virent la misère fuir la cabane de la veuve, ils s'en rapprochèrent pour offrir aide et secours. Léopold, détourné de son chemin, demanda un guide; il était facile à trouver pour le Monsieur qui dépensait cinq napoléons d'or pour une charité. Léopold partit comblé de bénédictions. «Je m'aperçus de l'absence de la petite fille, me dit-il, et j'en fus presque choqué. Pauvre enfant! je la croyais sans reconnaissance, mais elle me réserva la preuve que les bons cœurs reçoivent leurs impressions de la nature, et que la délicatesse du sentiment survit heureusement quelquefois à la dégradation qu'imprime la misère. Pour revenir à la route, il me fallait (continua Léopold) repasser près du cimetière où j'avais trouvé la petite fille. Elle m'y avait devancé; je la vis à la même place, à genoux et dans l'attitude de la prière. Léopold entendit mêler au nom du seigneur celui du bon Monsieur. Aussitôt que la pauvre petite me vit, ajoutait Léopold, elle vint à moi, me prit les mains, et avec l'accent le plus touchant elle s'écria: «Ici, mon bon Monsieur, vous avez trouvé la pauvre Louise priant pour l'ame de son père et désirant mourir aussi. C'est ici que tous les jours je prierai pour vous le bon Dieu de vous conserver aux pauvres que vous n'oubliez pas, quoique vous soyez bien riche. Ah! puisque vous êtes si bon, priez une fois avec la pauvre Louise pour l'ame des siens.» À cette voix naïve et divine d'un enfant, les genoux de Léopold s'étaient inclinés vers la terre; lui qui ne fatiguait pas le pavé sacré des églises, il avait eu des élans de religion et de prière dans un cimetière de campagne. Je remerciai Léopold de sa bonne œuvre et du plaisir que son récit m'avait causé. Déjà ma tête bâtissait le projet d'un pélerinage dans les Alpes avec le bienfaiteur, et dans l'intérêt de la protégée. L'avenir! nous le rêvions alors long et heureux; mais les événemens marchèrent, et leur course rapide, en renversant des trônes, m'ont laissé, avec bien d'autres peines et d'autres douleurs, le regret qu'un si doux mouvement de nos cœurs n'ait pu rien produire. CHAPITRE CXLIII. Le général Quesnel.--11 Février 1815. Un jeune officier que j'avais connu dans les campagnes d'Italie et d'Allemagne m'avait singulièrement frappée, quoique dans de courtes apparitions, par l'éclat d'une galanterie spirituelle et chevaleresque. Ce n'est pas un médiocre éloge que d'avoir excité l'involontaire attention d'une femme dont le cœur était si grandement occupé, et dont les regards ne pouvaient tomber dans les jeunes états-majors que sur des mérites. Cet officier que j'avais le plus distingué parmi ceux qui avaient seulement passé sous mes yeux comme aimables, s'appelait Quesnel. Par une des plus piquantes singularités de ces temps, une liaison commencée à Paris dans un bal s'achevait sur un champ de bataille. On se connaissait en Italie, on se quittait en Allemagne et l'on se retrouvait en Pologne; on se perdait de vue pendant quelques années, et après trois ans comme à trois cents lieues de séparation, il semblait qu'on s'était encore vu la veille. Seulement, dans le trajet, le jeune capitaine était quelquefois devenu général. Telle avait été la destinée de Quesnel. Il était chef de bataillon quand je le vis pour la première fois; je l'avais rencontré ailleurs colonel, et à mon retour à Paris, après l'abdication de Fontainebleau, je le saluai général de division, et il en avait déjà fait les preuves depuis plusieurs années. Vers la fin de 1814, notre intimité, entretenue par de fréquentes rencontres et par la sympathie si électrique des mêmes regrets et des mêmes affections, avait pris ce caractère de confiance et d'abandon un peu plus sérieux cependant que les capricieuses illusions de l'extrême jeunesse. Doué d'une grande facilité d'élocution, Quesnel était l'ame de plusieurs réunions et de conférences plus souvent politiques que galantes, quoiqu'il mêlât très bien leur double intérêt. Je le supposais plus initié que moi à des secrets dont je savais bien plus l'objet que le mot précis. Comme à cette époque Ney était à sa terre, et que d'ailleurs mon voyage avait un peu diminué la fréquence même de nos rapports épistolaires, j'avais encore, plus de liberté dans ma vie déjà assez indépendante. Vers la fin de janvier ou les premiers jours de février 1815, je déjeûnai, pour la première fois depuis mon retour, avec Quesnel, rue de Rivoli. Je le trouvai un peu soucieux, plus sobre des expressions ordinairement si vives de son enthousiasme et de ses espérances. «Je pense à une audience qui me tourmente, me dit-il. «--Avec qui? «--Avec M. le duc d'Angoulême. «--Ah! mon Dieu, allez-vous aussi nous donner quelqu'une de ces proclamations avec les grands mots de tyran et d'usurpateur? «--Vous croyez parler à Augereau: loin de là; mais je crains au contraire de n'être mandé que parce qu'on croit deviner que je pourrais bien en fabriquer d'une autre espèce. «--Et si vous alliez être arrêté? «--On ne fait pas de ces choses-là aux Tuileries; mais cela serait, qu'il faudrait y aller.» Et il s'y rendit le jour même ou le lendemain. Quesnel était un de ces hommes de résolution qui en valent dix dans toute espèce de tentative qui offre des dangers à affronter, et sa loyale fidélité était passée en proverbe. Le soir on l'attendait chez Regnault; il ne vint pas. J'y passai quelques heures, et dis dans la société que j'avais déjeuné avec Quesnel et ce qu'il m'avait dit de l'audience du prince. Ces mots si simples parurent faire impression. Le nombre des entrans et des sortans apportait nécessairement une grande distraction dans l'assemblée. Quand elle fut un peu éclaircie, Regnault, s'approchant de moi, me dit: «Avez-vous vu Lefebvre Desnouettes à Fontainebleau?» «--Non; pourquoi? «--Savez-vous s'il était du nombre de ceux que l'Empereur congédia le 19? «--Pas du tout; car vous savez aussi bien que moi que le brave général Desnouettes ne s'est séparé de Napoléon qu'à Nevers, où il avait été attendre son passage. «--Vous en êtes sûre? «--Comme de ma vie. «--À qui avez-vous parlé au château? «--Au duc de Bassano et à Korsakowski. «--Point à d'autres? «--Non, pas de personnages marquans dans ceux qui étaient restés après la débâcle du 19. J'ai remarqué Dejean, Ornano, Petit, le colonel Montesquiou, Bussy, M. de Turenne, chambellan, puis Drouot et Bertrand, qui sont partis avec l'Empereur. Mais à quoi bon toutes ces questions? Qu'y a-t-il? «--Rien, peut-être; mais qui sait si, dans l'état des choses, un rien pareil peut n'être point grave. Vous êtes venue directement de Fontainebleau? Vous n'avez pas été à Briare, à Villeneuve-sur-Allier? Vous n'êtes pas en correspondance avec l'officier de la garde qui forma à Nevers la dernière escorte de l'Empereur? Vous n'avez pas parlé allemand avec un officier autrichien de l'escorte que l'Empereur refusa? «--Monsieur le comte, vous n'avez pas retenu tout ce que je vous ai dit. Vous n'auriez pas par hasard perdu l'esprit? «--Je ne plaisante pas; il peut y aller de votre existence. «--Bah! _non si puo_[22]. Au reste, je l'aurais bien mérité. Qu'avais-je besoin de me fourvoyer par sottise de cœur dans le dédale politique; mais que je sache au moins pourquoi on me ferait l'honneur de me faire un mauvais parti. «--Exécrable tête. «--Meilleure que la vôtre; elle ne s'effraie pas si facilement; mais expliquez-vous mieux. «--Je ne puis. «--Voilà qui est clair. Eh bien! en ce cas, adieu à la rue des Victoires. «--Connaissez-vous cette écriture?» et il me donna un billet écrit en allemand. «--C'est l'écriture de votre dame allemande; je puis la confronter, j'ai son billet d'Essonne: elle dit qu'elle attend réponse à Beaune. Voilà bien de quoi alarmer. Comment ne connaissez-vous pas son écriture? «--Mais le caractère allemand ne se reconnaît pas,» répondit-il avec humeur. J'en pris à mon tour, et quittai Regnault, ennuyée déjà de toutes ces agitations, qui, au fait, n'avaient rien de commun avec mon imagination, qui ne tenait à l'empire que par l'innocence du romanesque. Je n'ai jamais pu savoir quelle était au juste cette affaire; mais on disait qu'on avait vu une femme habillée en homme causer avec le commissaire prussien Walbourg-Tnechpess, et qu'à Avignon on l'avait aperçue au milieu des gens ameutés qui criaient _vivent les alliés! à bas le tyran!_; Lorsqu'on me rapporta ces propos, je fis une bonne scène à Regnault, sans en tirer un mot de plus; et je ne vois pas en quoi cela aurait pu me coûter la vie sous le règne des lois. Cette scène date du mois de février 1815, et je n'étais pas assez avant dans les mystères politiques pour savoir mon _vingt mars_ à heure fixe et précise. Hélas! avant cette époque, une immense douleur m'était réservée par une catastrophe horrible, l'assassinat de cet aimable et brave Quesnel, que j'aimais par une parfaite conformité d'enthousiasme et par mille qualités excellentes. Quelques jours après sa visite à Mgr le duc d'Angoulême, ses assiduités devinrent moins fréquentes dans les diverses réunions dont il était l'ame. Cette subite indifférence excitait une inquiétude dont l'intérêt de l'absent ne paraissait pas seul l'objet. Un de ses amis m'assura avoir vu un des parens du général, lequel l'avait quitté l'avant-veille, sur les onze heures du soir, à la grille du Carrousel (c'était le jour où j'avais déjeûné avec lui, et où il devait être reçu en audience particulière par le prince); son parent l'avait cru à une campagne des environs de Paris où il allait souvent; on s'était informé, mais il n'y avait point paru. Je ne sais par quel pressentiment je m'inquiétais de son absence. À cette époque on aimait à se savoir avec de véritables amis; on leur inspirait et ils vous portaient plus d'intérêt. Je fis part à Regnault de mon trouble; il me répondit: «Depuis que le général Quesnel a été reçu en audience par le duc d'Angoulême, je ne l'ai pas revu. Je ne m'en étonne pas, il a eu à subir peut-être une de ces situations délicates dont on veut supporter seul l'embarras. Il aura eu devant lui tout ensemble ses anciens intérêts et d'honorables avances.» Le jour de cette conversation, je rencontrai un ancien adjudant du général Lasalle, qui me dit: «Qu'on assurait que le général Quesnel s'était noyé.» À cette nouvelle je faillis m'évanouir.--«Pauvre Quesnel, continua cet adjudant, il a été sacrifié peut-être; on n'ignorait pas sa ténacité résolue; on savait tout, on l'a _escofié_.» La singularité de ce terme militaire calma mon saisissement par une hilarité involontaire en me rendant le bonheur du doute; mais l'espoir s'évanouit bientôt. Ayant été déjeûner le lendemain dans un café voisin du Pont-Royal, à peine assise, je vis tout le monde courir à la porte en disant: «Voilà la _charrette_ qui ramène le corps du général Quesnel qui s'est noyé...--Ou plutôt qu'on a assassiné d'un coup à la gorge, avant, de le jeter à l'eau», dit un militaire habillé en bourgeois, qui vint ensuite s'asseoir près de ma table. Je fixai sur lui un œil inquiet, son regard rencontra le mien, et ce fut comme une connaissance faite. On restait morne et silencieux dans le café; mes larmes roulèrent sur le journal que je tenais par contenance, car je me sentais suffoquée. Celui qui avait parlé chercha à attirer mon attention. Me voyant observée, je tâchai de me contenir, regardant un peu en dessous celui qui s'occupait de moi; il s'en aperçut, et m'étonna à me faire frissonner en me faisant un signe, une sorte de mouvement cabalistique que m'avait enseigné Oudet, et que, certes, je dus être surprise de me voir répéter par un autre; je ne saurais exprimer ce qui me passait par la tête, mais je sortis du café la tête droite, l'œil baissé. Je croyais être poursuivie par le fantôme d'Oudet, par cet être bizarre, séduisant et malheureux. En tournant la rue de Bourbon, j'entrai dans le passage du marché Boulainvilliers, me supposant alors en sûreté. Tout à coup je me trouve en face de celui que j'avais voulu fuir. «Vous ne me remettez pas, dit l'homme du café.» J'étais clouée à ma place comme une statue; il me semblait que sa figure allait m'offrir ces traits mobiles, cette expression prophétique et menaçante, ou trop enchanteresse, qui m'avait causé à mon printemps des émotions si extraordinaires. «Quel signe avez-vous osé me faire? m'écriai-je; d'où me connaissez-vous? comment et de qui savez-vous qu'il me doit être familier? «--D'Oudet, répliqua-t-il. J'étais avec lui à Furnes en 1796, au moment où un scélérat attenta à la vie du général Hoche. Quoi! vous ne me reconnaissez pas? «--Oui, maintenant (et avec une joie extrême, quoique douloureuse), pardonnez-moi, je suis depuis quelque temps dans une agitation continuelle, et le triste spectacle que nous venons de voir n'a pas peu contribué à l'augmenter. Concevez cette incroyable singularité au moment où je vois transporter le cadavre d'un ami assassiné! Mes yeux doivent être frappés du signal d'une intimité mystérieuse avec un ami qui eut le même sort.» Nous entrâmes ici dans quelques détails qui n'ont aucun rapport avec mes Mémoires. Je dois donc ne pas en fatiguer le lecteur. L'officier me dit qu'il était certain de l'assassinat du général Quesnel; que les traces du poignard dont Quesnel avait été frappé indiquaient une longue lutte de la victime et une longue opiniâtreté de la part des meurtriers. Cet ami d'Oudet arrivait de Muy en Provence: il me raconta qu'il avait vu Napoléon à son passage à Saint-Maximien, où, étant à table avec des commissaires étrangers, il avait adressé une si verte allocution au sous-préfet d'Aix. Il avait parlé à ce fonctionnaire d'administration, comme si lui seul (Napoléon) eût encore pu destituer et faire des préfets. L'officier ajouta encore à ces détails, qu'au bourg du Luc, quand on vola dans la nuit la cassette du maître-d'hôtel de l'ex-Empereur, avec 60,000 francs, il avait presque eu la conviction que ce vol avait été commis par quelqu'un de la suite, dont le dévouement n'avait pas été au delà de cette étape du voyage. «J'ai accompagné Napoléon jusqu'à Fréjus. Ne me demandez pas ce qui se passa en moi à la vue de cette escorte autrichienne conduisant le vainqueur d'Austerlitz et de Wagram.» Je demandai à l'ami d'Oudet sa destination et ses projets; il ne faisait que passer par Paris pour se rendre à Lyon, sa patrie. Il avait des lettres pour Carnot; j'avais aussi personnellement besoin de parler à ce dernier; et nous nous rendîmes ensemble chez lui. Je prévins mon cavalier de ne point parler d'Oudet ni de mes relations; il sourit, et m'assura que cela ne me nuirait aucunement dans l'esprit de Carnot. «Mais c'est une bien étrange chose que tant de personnes différentes ayant été en contact intime avec cet homme dont le souvenir semble encore puissant comme sa présence même! «Vit-il toujours dans le vôtre?» Je ne pouvais répondre à cela que par un regard, et le regard fut compris. À la manière dont l'ami d'Oudet fut reçu par Carnot, je dus juger qu'il était fort avant dans son estime; Carnot savait déjà la mort du général Quesnel, et en témoigna énergiquement son horreur. Il parla aussi avec l'ami d'Oudet du voyage que fit celui-ci lors du départ de Napoléon pour l'île d'Elbe, et je ne puis me refuser le plaisir de transcrire ce qu'il nous disait avoir entendu de la bouche de l'Empereur, parlant au maréchal Augereau, lesquels s'étaient rencontrés entre Lyon et Valence. L'Empereur et Augereau étaient tous deux descendus de voiture. Après l'avoir embrassé, Napoléon, prenant Augereau par le bras, lui dit: «Où vas-tu? sans doute à la cour?... Ta proclamation est sotte. Pourquoi des injures contre moi? Il fallait tout simplement dire: Le vœu de la nation s'est prononcé en faveur d'un nouveau souverain; le devoir de l'armée est de se soumettre. _Vive le Roi! Vive Louis XVIII!_--Ah! s'écriait Carnot; quel dommage que le trône ait pu tenter un pareil homme!» Je trouvai ces Messieurs d'un républicanisme trop rigoureux; et, ne voulant pas me perdre dans l'expression tour à tour métaphysique et furibonde de leur opinion, je les ramenai insensiblement à nos communs regrets sur l'infortuné Quesnel, et je les quittai pour aller dire à Regnault tout ce qui venait de se passer. FIN DU CINQUIÈME VOLUME. NOTES [1: Peintre actuel de S. M. le roi des Pays-Bas.] [2: Près Florence, route de Sienne.] [3: «Si vous voulez prier pour son ame, venez, et vous serez bénie.»] [4: «Elle en a pitié.»] [5: «Je serai à toi, Paolo, ou à la mort.»] [6: «Tu seras à moi, ou nous serons avec celle-ci.»] [7: «Qu'il en soit ainsi.»] [8: «Quoique princesse, Paolo, je serai à toi ou à la mort.»] [9: «Mais tu es le bienvenu.»] [10: Le comte de Hogendorp est membre des états-généraux du royaume des Pays-Bas, et fut porté en triomphe à Rotterdam; c'est le général Foy de la Hollande.] [11: Je ne puis citer que le sens de la lettre qui éprouva le sort de quelques autres papiers et d'une bague à cachet du maréchal Ney; et qui se trouvèrent égarés lors de mon passage de Calais à Douvres (1816).] [12: «C'est en vain qu'on s'oppose au destin.»] [13: «Nom obscur, non pas déshérité de toute gloire.»] [14: «Des fers, lâches, voilà vos batailles.»] [15: «Je viens, Isaure; si je n'ai su vivre, je sais mourir.»] [16: «Tu m'as voulue à toi, et me voici avec toi.»] [17: Bohémiens.] [18: «Non, il n'est pas votre fils, mais cependant vous avez beaucoup connu son père. Et qui était-il? un héros, un traître.»] [19: «Dans moins d'un an, vous vous rappellerez de moi.»] [20: _Recherches sur le Mérite et la Vertu_, par Ashley Cooper, comte de Chastesbury.] [21: J'ai voyagé dans ces pays pendant l'hiver. Les pauvres mettent leurs morts sur les toits, dans un linceul et sous la neige. Cet usage est une triste conséquence du climat.] [22: «Cela ne se peut.»] *** End of this LibraryBlog Digital Book "Mémoires d'une contemporaine - Souvenirs d'une femme sur les principaux personnages de la République, du Consulat, de l'Empire, etc... Tome 5" *** Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.