Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII | HTML | PDF ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Le Piccinino
Author: Sand, George, 1804-1876
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Le Piccinino" ***


by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)



ŒUVRES ILLUSTRÉES

DE

GEORGE SAND

CE VOLUME CONTIENT

Le Piccinino--La dernière Aidini--Le Poème de Myza--Simon--Le Secrétaire
intime--Georges de Guérin.

IMPRIMÉ PAR J. CLAVE ET Ce, RUE SAINT-BENOIT, 7.



ŒUVRES ILLUSTRÉES

DE

GEORGE SAND

PRÉFACES ET NOTICES NOUVELLES PAR L'AUTEUR

DESSINS

DE TONY JOHANNOT

ET MAURICE SAND

[Illustration]

ÉDITION J. HETZEL

1854

PARIS

LIBRAIRIE BLANCHARD

78 RUE RICHELIEU, 78.

MALMENAYDE ET RIBEROLLES

LIBRAIRES, 5 RUE DU PONT-DE-LODI.

[Illustration]



LE PICCININO



NOTICE


Le _Piccinino_ est un roman de fantaisie qui n'a la prétention ni de
peindre une époque historique précise, ni de décrire fidèlement un pays.
C'est une étude de couleur, rêvée plutôt que sentie, et où quelques
traits seulement se sont trouvés justes comme par hasard. La scène de ce
roman pourrait se trouver placée partout ailleurs, sous le ciel du midi
de l'Europe, et ce qui m'a fait choisir la Sicile, c'est tout bonnement
un recueil de belles gravures que j'avais sous les yeux en ce moment-là.

J'avais toujours eu envie de faire, tout comme un autre, mon petit chef
de brigands. Le chef de brigands qui a défrayé tant de romans et de
mélodrames sous l'Empire, sous la Restauration, et jusque dans la
littérature romantique, a toujours amusé tout le monde, et l'intérêt
principal s'est toujours attaché à ce personnage terrible et mystérieux.
C'est naïf, mais c'est comme cela. Que le type soit effrayant comme ceux
de Byron, ou comme ceux de Cooper digne du prix Monthyon, il suffit que
ces héros du désespoir aient mérité légalement la corde ou les galères
pour que tout bon et honnête lecteur les chérisse dès les premières
pages, et fasse des vœux pour le succès de leurs entreprises. Pourquoi
donc, sous prétexte d'être une personne raisonnable, me serais-je privé
d'en créer un à ma fantaisie?

Bien persuadé que le chef de brigands était tombé dans le domaine
public, et appartenait à tout romancier comme les autres types
classiques lui appartiennent, je voulus au moins essayer de faire
possible et réel de sa nature, ce personnage bizarre dans sa position.
Un tel mystère enveloppe les pirates de Byron, qu'on n'oserait les
questionner, et qu'on les redoute ou les plaint sans les connaître. Il
faut même dire bien vite que c'est par ce mystère inexpliqué qu'ils nous
saisissent; mais je ne suis pas Byron, et les romans ne sont pas des
poëmes. Je souhaitais, moi, faire un personnage très-expliqué, entouré
de circonstances romanesques, un peu exceptionnel par lui-même, mais
avec qui, cependant, mon bon lecteur pût faire connaissance peu à peu,
comme avec un simple particulier.

GEORGE SAND.

Nohant 22 avril 1853.



A MON AMI EMMANUEL ARAGO

SOUVENIR D'UNE VEILLÉE DE FAMILLE.



I.

LE VOYAGEUR.


La région, dite _piedimonta_, qui s'étend autour de la base de l'Etna,
et dont Catane marque le point le plus abaissé vers la mer, est, au dire
de tous les voyageurs, la plus belle contrée de l'univers. C'est ce qui
me détermine à y placer la scène d'une histoire qu'on m'a racontée, mais
dont on m'a recommandé de ne dire ni le lieu, ni les personnages
véritables. Ainsi donc, ami lecteur, donne-toi la peine de te
transporter en imagination jusqu'au pays nommé Valdémona, ou _Val des
Démons_. C'est un bel endroit que je ne me propose pourtant pas de te
décrire très-exactement, par une assez bonne raison: c'est que je ne le
connais pas, et qu'on ne peint jamais très-bien ce que l'on ne connaît
que par ouï dire. Mais il y a tant de beaux livres de voyages que tu
peux consulter!... A moins que tu ne préfères y aller de ta personne, ce
que je voudrais pouvoir faire aussi, dès demain, pourvu que ce ne fût
pas avec toi, lecteur: car, en présence des merveilles de ce lieu, tu me
reprocherais de t'en avoir si mal parlé, et il n'y a rien de plus
maussade qu'un compagnon de voyage qui vous sermonne.

En attendant mieux, ma fantaisie éprouve le besoin de te mener un peu
loin, par delà les monts, et de laisser reposer les campagnes
tranquilles où j'aime le plus souvent à encadrer mes récits. Le motif de
cette fantaisie est fort puéril; mais je veux te le dire.

Je ne sais si tu te souviens, toi qui as la bonté de me lire, que, l'an
dernier, je te présentai un roman intitulé le _Péché de M. Antoine_,
dont la scène se passait aux bords de la Creuse, et principalement dans
les ruines du vieux manoir de Châteaubrun. Or, ce château existe, et je
vais m'y promener tous les ans, au moins une fois, quoiqu'il soit situé
à une dizaine de lieues de ma demeure. Cette année, je fus assez mal
accueilli par la vieille paysanne qui garde les ruines.

«Oui-da! me dit-elle, dans son parler demi-berrichon, demi-marchois:
_i'_ ne suis point contente de vous: _i'_ ne m'appelle point _Janille_,
mais _Jennie_; _i'_ n'ai point de fille et ne mène point mon maître par
le bout du nez. Mon maître ne porte point de blouse, vous avez menti;
_i'_ ne l'ai jamais vu en blouse! etc... etc.; _i'_ ne sais pas lire,
mais _i'_ sais que vous avez écrit du mal de mon maître et de moi; _i'_
ne vous aime plus.»

Ceci m'apprit qu'il existait encore, non loin des ruines de Châteaubrun,
un vieillard nommé M. de Châteaubrun, lequel ne porte jamais de blouse.
C'est tout ce que je sais de lui.

Mais cela m'a prouvé qu'il fallait être fort circonspect quand on
parlait de la Marche et du Berri. Voilà bien la dixième fois que cela
m'arrive, et chaque fois, il se trouve que des individus, portant le nom
de quelqu'un de mes personnages, ou demeurant dans la localité que j'ai
décrite, se fâchent tout rouge contre moi, et m'accusent de les avoir
calomniés, sans daigner croire que j'ai pris leur nom par hasard et que
je ne connaissais pas même leur existence.

Pour leur donner le temps de se calmer, en attendant que je recommence,
je vais faire un tour en Sicile... Mais comment m'y prendrai-je pour ne
pas me servir d'un nom appartenant à une personne ou à une localité de
cette île célèbre? Un héros sicilien ne peut pas s'appeler Durand ou
Wolf, et je ne peux pas trouver, sur toute la carte du pays, un nom qui
rime avec Pontoise ou avec Baden-Baden. Il faudra bien que je baptise
mes acteurs et ma scène de noms qui aient quelque rime en _a_, en _o_ ou
en _i_. Je les prendrai le plus faciles à prononcer qu'il me sera
possible, sans m'inquiéter de l'exactitude géographique, et en déclarant
d'avance que je ne connais pas un chat en Sicile, même de réputation;
qu'ainsi, je ne puis avoir l'intention de désigner personne.

Ceci posé, je suis libre de mon choix, et le choix des noms est ce qu'il
y a de plus embarrassant pour un romancier qui veut s'attacher
sincèrement aux figures qu'il crée. D'abord, j'ai besoin d'une princesse
qui ait un beau nom, de ces noms qui vous donnent une haute idée de la
personne: et il y a de si jolis noms dans ce pays-là! Acalia, Madonia,
Valcorrente, Valverde, Primosole, Tremisteri, etc., tout cela sonne à
l'oreille comme des accords parfaits! Mais si par hasard il est jamais
arrivé, dans quelqu'une des familles patriciennes qui portent les noms
de ces localités seigneuriales, une aventure du genre de celle que je
vais raconter, aventure délicate, je l'avoue, me voilà encore une fois
accusé de médisance ou de calomnie. Heureusement, Catane est bien loin
d'ici; mes romans ne passent probablement pas le phare de Messine, et
j'espère que le nouveau pape fera par charité ce que son prédécesseur
avait fait sans savoir pourquoi, c'est-à-dire qu'il me maintiendra à
l'index, ce qui me donnera beau jeu pour parler de l'Italie sans que
l'Italie, et à plus forte raison la Sicile, s'en doutent.

En conséquence, ma princesse se nommera la princesse de Palmarosa. Je
défie qu'on trouve des sons plus doux et un sens plus fleuri à un nom de
roman. Quant à son prénom, il est temps d'y songer! nous lui donnerons
celui d'Agathe, parce que sainte Agathe est la patronne vénérée de
Catane. Mais je prierai le lecteur de prononcer _Agata_, sous peine de
manquer à la couleur locale, quand même il m'arriverait par inadvertance
d'écrire tout bonnement ce nom en français.

Mon héros s'appellera Michel-Ange Lavoratori, qu'il ne faudra jamais
confondre avec le célèbre Michel-Ange Buonarotti, mort au moins deux
cents ans avant la naissance de mon personnage.

Quant à l'époque où la scène se passe, autre nécessité fâcheuse d'un
roman qui commence, vous serez parfaitement libre de la choisir
vous-même, cher lecteur. Mais comme mes personnages seront pleins des
idées qui sont actuellement en circulation dans le monde, et qu'il me
serait impossible de vous parler comme je le voudrais des hommes du
temps passé, je me figure que l'histoire de la princesse Agathe de
Palmarosa et de Michel-Ange Lavoratori prend naturellement place entre
1810 et 1840. Précisez à votre guise l'année, le jour et l'heure où nous
entrons en matière; cela m'est indifférent, car mon roman n'est ni
historique, ni descriptif, et ne se pique en aucune façon d'exactitude
sous l'un ou l'autre rapport.

Ce jour-là... c'était en automne et en plein jour, si vous voulez,
Michel-Ange Lavoratori descendait en biais les gorges et les ravins qui
se creusent et se relèvent alternativement des flancs de l'Etna jusqu'à
la fertile plaine de Catane. Il venait de Rome; il avait traversé le
détroit de Messine, il avait suivi la route jusqu'à Taormina. Là, enivré
du spectacle qui s'offrait à ses yeux de toutes parts, et ne sachant
lequel choisir, ou des bords de la mer ou de l'intérieur des montagnes,
il était venu un peu au hasard, partagé entre l'impatience d'aller
embrasser son père et sa sœur, dont il était séparé depuis un an, et la
tentation d'approcher un peu du volcan gigantesque auprès duquel il
trouvait, comme Spallanzani, que le Vésuve n'est qu'un volcan de
cabinet.

Comme il était seul et à pied, il s'était perdu plus d'une fois en
traversant cette contrée sillonnée par d'énormes courants de laves, qui
forment partout des montagnes escarpées et des vallons couverts d'une
végétation luxuriante. On fait bien du chemin et on avance bien peu
quand il faut toujours monter et descendre sur un espace quadruplé par
des barrières naturelles. Michel avait mis deux jours à franchir les dix
lieues environ, qui, à vol d'oiseau, séparent Taormina de Catane; mais
enfin il approchait, il arrivait même: car, après avoir passé le Cantaro
et traversé Mascarello, Piano-Grande, Valverde et Mascalucia, il venait
enfin de laisser Santa-Agata sur sa droite et Ficarazzi sur sa gauche.
Il n'était donc plus qu'à une distance d'un mille environ des faubourgs
de la ville: qu'il eût encore marché un quart d'heure et il en avait
fini avec les aventures d'un voyage pédestre, durant lequel, malgré le
ravissement et les transports d'admiration qu'une telle nature inspire à
un jeune artiste, il avait passablement souffert du chaud dans les
gorges, du froid sur la cime des montagnes, de la faim et de la fatigue.

Mais comme il longeait la clôture d'un parc immense, au versant de la
dernière colline qu'il eût encore à franchir, et que, les yeux fixés sur
la ville et le port, il marchait vite pour réparer le temps perdu, son
pied heurta contre une souche d'olivier. La douleur fut aiguë; car,
depuis deux jours qu'il foulait des scories tranchantes et une
pouzzolane chaude comme la cendre rouge, sa chaussure s'était amincie et
ses pieds s'étaient meurtris assez cruellement.

Forcé de s'arrêter, il se trouva tout à coup devant une niche qui
faisait saillie sur la muraille et qui contenait une statuette de
madone. Cette petite chapelle, ombragée d'un dais de pierre et garnie
d'un banc, offrait un abri hospitalier aux passants et un lieu d'attente
pour les mendiants, moines ou autres, à la porte même de la _villa_,
dont notre voyageur pouvait apercevoir les constructions élégantes à
travers les orangers d'une longue avenue à triple rang.

Michel, plus irrité qu'abattu par cette subite souffrance, jeta son sac
de voyage, s'assit sur le banc, secoua son pied malade, puis l'oublia
bientôt pour se perdre dans ses rêveries.

Pour initier le lecteur aux réflexions que la circonstance suggérait à
ce jeune homme, il est nécessaire que je le lui fasse un peu connaître.
Michel avait dix-huit ans, et il étudiait la peinture à Rome. Son père,
Pier-Angelo Lavoratori, était un simple barbouilleur à la colle, peintre
en décors, mais fort habile dans sa partie. Et l'on sait qu'en Italie
les artisans chargés de couvrir de fresques les plafonds et les
murailles sont presque des artistes. Soit tradition, soit goût naturel,
ils produisent des ornements fort agréables; et dans les plus modestes
demeures, jusque dans de pauvres auberges, l'œil est réjoui par des
guirlandes et des rosaces d'un charmant style, ou seulement par des
bordures, dont les couleurs sont heureusement opposées à celle de la
teinte plate des panneaux et des lambris. Ces fresques sont parfois
aussi parfaitement exécutées que nos papiers de tenture, et elles sont
bien supérieures, en ce que l'on y sent le laisser aller des ouvrages
faits à la main. Rien de triste comme les ornements d'une régularité
rigoureuse que produisent les machines. La beauté des vases, et en
général des ouvrages chinois, tient à cet abandon capricieux que la main
humaine peut seule donner à ses œuvres. La grâce, la liberté, la
hardiesse, l'imprévu, et même la maladresse naïve sont, dans
l'ornementation, des conditions de charme qui se perdent chaque jour
chez nous, où tout s'obtient au moyen des mécaniques et des métiers.

Pier-Angelo était un des plus expéditifs et des plus ingénieux parmi ces
ouvriers _ornateurs_ (_adornatori_). Natif de Catane, il y avait élevé
sa famille jusqu'à la naissance de Michel, époque où il quitta
brusquement son pays pour aller se fixer à Rome. Le motif qu'il donna à
cet exil volontaire fut que sa famille augmentait, qu'il s'établissait à
Catane une trop grande concurrence, que son travail par conséquent
devenait insuffisant; enfin qu'il allait chercher fortune ailleurs. Mais
on disait tout bas qu'il avait fui les ressentiments de certains
patriciens tout-puissants, et tout dévoués à la cour de Naples.

On sait la haine que ce peuple conquis et opprimé porte au gouvernement
de l'autre côté du détroit. Fier et vindicatif, le Sicilien gronde sans
cesse comme son volcan et s'agite parfois. On disait que Pier-Angelo
avait été compromis dans un essai de conspiration populaire, et qu'il
avait dû fuir, emportant ses pinceaux et ses pénates. Pourtant, son
caractère enjoué et bienveillant semblait démentir une telle
supposition; mais il fallait bien aux vives imaginations des habitants
du faubourg de Catane un motif extraordinaire à la brusque disparition
de cet artisan aimé et regretté de tous ses confrères.

A Rome, il ne fut guère plus heureux, car il y eut la douleur de perdre
tous ses enfants, excepté Michel, et peu de temps après, sa femme mourut
en donnant le jour à une fille, dont le jeune frère fut parrain, et qui
reçut le nom de Mila, contraction de Michel'Angela.

Réduit à ces deux enfants, Pier-Angelo, plus triste, fut du moins plus
aisé, et il vint à bout, en travaillant avec ardeur, de faire donner à
son fils une éducation très-supérieure à celle qu'il avait reçue
lui-même. Il montra pour cet enfant une prédilection qui allait jusqu'à
la faiblesse, et, quoique pauvre et obscur, Michel fut un véritable
enfant gâté.

Ainsi, Pier-Angelo avait poussé ses autres fils au travail et leur avait
communiqué de bonne heure cette ardeur qui le dévorait. Mais, soit
qu'ils eussent succombé à un excès de labeur pour lequel ils n'avaient
pas reçu du ciel la même force que leur père, soit que Pier-Angelo,
voyant sa famille réduite à trois personnes, lui compris, ne jugeât plus
nécessaire de se faire aider, il sembla s'attacher à ménager la santé de
son dernier fils, plus qu'à se hâter de lui donner un gagne-pain.

Néanmoins, l'enfant aimait la peinture, et il créait, en se jouant, des
fruits, des fleurs et des oiseaux d'un coloris charmant. Un jour, il
demanda à son père pourquoi il ne plaçait pas des figures dans ses
fresques.

«Oui-da! des figures! répondit le bonhomme plein de sens: il faut les
faire fort belles, ou ne s'en point mêler. Ceci dépasse le talent que
j'ai pu acquérir, et, tandis qu'on approuve mes guirlandes et mes
arabesques, je serais bien sûr de faire rire les connaisseurs si je
m'avisais de faire danser des amours boiteux ou des nymphes bossues sur
mes plafonds.

--Et si j'essayais, moi! dit l'enfant qui ne doutait de rien.

--Essaie sur du papier, et quelque succès que tu aies pour ton âge, tu
verras bientôt qu'avant de savoir il faut apprendre.»

Michel essaya. Pierre montra les croquis de son fils à des amateurs et
même à des peintres, qui reconnurent que l'enfant avait beaucoup de
dispositions et qu'il serait heureux pour lui de n'être pas trop
enchaîné à la tâche du manœuvre. Dès lors, Pier-Angelo résolut d'en
faire un peintre, l'envoya dans un des premiers ateliers de Rome, et le
dispensa entièrement de préparer les couleurs et de barbouiller les
murailles.

«De deux choses l'une, se disait-il avec raison; ou cet enfant deviendra
un maître, ou, s'il n'a qu'un faible talent, il reviendra à la peinture
d'ornement avec des connaissances que je n'ai pas, et il sera un ouvrier
de premier ordre dans sa partie. De toute façon il aura une existence
plus libre et plus aisée que la mienne.»

Ce n'est pas que Pier-Angelo fût mécontent de son sort. Il était doué de
cette imprévoyance, et même de cette insouciance qu'ont les hommes
très-laborieux et très-robustes. Il comptait toujours sur la destinée,
peut-être parce qu'il comptait surtout sur ses bras et sur son courage.
Mais, comme il était fort intelligent et fin observateur, il avait déjà
vu poindre chez Michel une étincelle d'ambition que ses autres enfants
n'avaient jamais eue. Il en conclut que le bonheur dont il s'arrangeait,
lui, ne suffirait pas à cette organisation plus exquise. Tolérant à
l'excès, et bien convaincu que chaque homme a des aptitudes que nul
autre ne peut mesurer exactement, il respecta les instincts et les
penchants de Michel comme des volontés du ciel, et, en cela, il fut
aussi imprudent que généreux.

Car il devait résulter, et il résulta en effet de cette condescendance
aveugle, que Michel-Ange s'habitua à ne jamais souffrir, à ne jamais
être contrarié, et à regarder sa personnalité comme plus importante et
plus intéressante que celle des autres. Il prit souvent ses fantaisies
pour des volontés, et ces volontés pour des droits. De plus, il fut
atteint de bonne heure de la maladie des gens heureux, c'est-à-dire de
la crainte de n'être pas toujours heureux; et au milieu de ses progrès,
il fut souvent paralysé par la crainte d'échouer. Une vague inquiétude
s'empara de lui, et, comme il était naturellement énergique et
audacieux, elle le rendit parfois chagrin et irritable...

Mais nous pénétrerons plus avant encore son caractère, en le suivant
dans les réflexions qu'il fit lui-même aux portes de Catane, dans la
petite chapelle où il venait de s'arrêter.



II.

L'HISTOIRE DU VOYAGEUR.


J'ai oublié de vous dire, et il est urgent que vous sachiez pourquoi,
depuis un an, Michel était séparé de son père et de sa sœur.

Quoiqu'il gagnât fort bien sa vie à Rome, et malgré son heureux
caractère, Pier-Angelo n'avait jamais pu s'habituer à vivre à
l'étranger, loin de sa chère patrie. En véritable insulaire qu'il était,
il regardait la Sicile comme une terre privilégiée du ciel sous tous les
rapports, et le continent comme un lieu d'exil. Quand les Catanais
parlent de ce volcan terrible qui les écrase et les ruine si souvent,
ils poussent l'amour du sol jusqu'à dire: _Notre Etna_. «Ah! disait
Pier-Angelo le jour qu'il passa près des laves du Vésuve, si vous aviez
vu notre fameuse lame de Catane! c'est cela qui est beau et grand! Vous
n'oseriez plus parler des vôtres!» Il faisait allusion à cette terrible
éruption de 1669 qui apporta, au centre même de la ville, un fleuve de
feu, et détruisit la moitié de la population et des édifices. La
destruction d'Herculanum et de Pompeïa lui semblait une plaisanterie.
«Bah! disait-il avec orgueil, j'ai vu bien d'autres tremblements de
terre! C'est chez nous qu'il faut aller pour savoir ce que c'est!»

Enfin il soupirait sans cesse après le moment où il pourrait revoir sa
chère fournaise et sa bouche d'enfer bien-aimée.

Lorsque Michel et Mila, qui étaient habitués à sa bonne humeur, le
voyaient rêveur et abattu, ils s'affligeaient et s'inquiétaient, comme
il arrive toujours à l'égard des personnes qui ne sont tristes que par
exception. Il avouait alors à ses enfants qu'il pensait à son pays. «Si
je n'étais d'une forte santé, leur disait-il, et si je ne me faisais une
raison, il y a longtemps que le mal du pays m'aurait fait mourir.»

Mais lorsque ses enfants lui parlaient de retourner en Sicile, il
remuait un doigt d'une manière significative, comme pour leur dire: «Je
ne puis plus franchir le détroit: je n'échapperais à Charybde que pour
tomber dans Scylla.»

Une fois ou deux il lui échappa de leur dire: «Le prince Dionigi est
mort depuis longtemps, mais son frère Ieronimo ne l'est pas.» Et quand
ses enfants le questionnèrent sur ce qu'il avait à craindre du prince
Ieronimo, il remua encore le doigt et ajouta: «Silence là-dessus! c'est
encore trop pour moi que de nommer devant vous ces princes-là.»

Enfin, un jour, Pier-Angelo, travaillant dans un palais de Rome, ramassa
une gazette qu'il trouva par terre, et la montrant à Michel qui, au
sortir du musée de peinture, était venu le voir.--«Quel chagrin pour
moi, lui dit-il, de ne savoir pas lire! Je parie qu'il y a là-dedans
quelque nouvelle de ma chère Sicile. Tiens, tiens, Michel, qu'est-ce que
c'est que ce mot-là? Je jurerais que c'est le nom de Catane. Oui, oui,
je sais lire ce nom! Eh bien! regarde, et dis-moi ce qui se passe à
Catane, à l'heure qu'il est.»

Michel jeta les yeux sur le journal, et vit qu'il était question
d'éclairer les principales rues de Catane au gaz hydrogène.

--Vive Dieu! s'écria Pier-Angelo; voir l'Etna à la clarté du gaz! Que ce
sera beau!

Et de joie, il fit sauter son bonnet au plafond.

--Il y a encore une nouvelle, dit le jeune homme en parcourant le
journal. «Le cardinal-prince Ieronimo de Palmarosa a été obligé de
suspendre l'exercice des fonctions importantes que le gouvernement
napolitain lui avait confiées. Son Éminence vient d'être frappée d'une
attaque de paralysie qui a fait craindre pour ses jours. En attendant
que la science médicale puisse se prononcer sur la situation morale et
physique de ce noble personnage, le gouvernement a confié ses fonctions
provisoirement à Son Excellence le marquis de...»

--Et que m'importe à qui? s'écria Pier-Angelo en arrachant le journal
des mains de son fils avec un enthousiasme extraordinaire, le prince
Ieronimo va rejoindre son frère Dionigi dans la tombe, et nous sommes
sauvés!...» Puis, essayant d'épeler lui-même le nom du prince Ieronimo,
comme s'il eût craint une méprise de la part de son fils, il lui rendit
le papier public, en lui disant de relire bien exactement et bien
lentement le paragraphe.

Quand ce fut fait, Pier-Angelo fit un grand signe de croix:

--O Providence! s'écria-t-il, tu as permis que le vieux Pier-Angelo vit
l'extinction de ses persécuteurs, et qu'il pût retourner dans sa ville
natale! Michel, embrasse-moi! cet événement n'a pas moins d'importance
pour toi que pour moi-même. Quoi qu'il arrive, mon enfant, souviens-toi
que Pier-Angelo Lavoratori a été pour toi un bon père!

--Que voulez-vous dire, mon père? courez-vous encore quelque danger? Si
vous devez retourner en Sicile, je vous y suivrai.

--Nous parlerons de cela, Michel. En attendant, silence!... Oublie même
les paroles qui me sont échappées.»

Deux jours après, Pier-Angelo pliait bagage et partait pour Catane avec
sa fille. Il ne voulut pas emmener Michel, quelque instance que ce
dernier pût lui faire.

--Non, lui dit-il. Je ne sais pas au juste si je pourrai m'installer à
Catane, car je me suis fait lire les gazettes, ce matin encore, et on ne
dit point que le cardinal Ieronimo soit mort. On n'en parle point. Un
personnage si protégé du gouvernement et si riche ne pourrait ni guérir
ni trépasser sans qu'on en fit grand bruit. J'en conclus qu'il respire
encore, mais qu'il n'en vaut guère mieux. Son remplaçant par _interim_
est un brave seigneur, bon patriote et ami du peuple. Je n'ai rien à
craindre de la police tant que nous aurons affaire à lui. Mais enfin, si
par miracle ce prince Ieronimo revenait à la vie et à la santé, il me
faudrait revenir ici au plus vite; et alors à quoi bon t'avoir fait
faire ce voyage qui interromprait tes études?

--Mais, dit Michel, pourquoi ne pas attendre que le sort de ce prince se
décide, pour partir vous-même? Je ne sais pas ce que vous avez à
craindre de lui et du séjour de Catane, mon père; car vous n'avez jamais
voulu vous expliquer clairement à cet égard; mais je suis effrayé de
vous voir partir seul avec cette enfant, pour une terre où vous n'êtes
pas sûr d'être bien accueilli. Je sais que la police des gouvernements
absolus est ombrageuse, tracassière; et n'eussiez-vous à redouter qu'un
emprisonnement momentané, que deviendrait notre petite Mila, seule, dans
une ville où vous ne connaissez plus personne? Laissez-moi vous
accompagner, au nom du ciel! je serai le défenseur et le gardien de
Mila, et, quand je vous verrai tranquilles et bien installés, s'il vous
plaît de rester en Sicile, je reviendrai reprendre mes études à Rome.

--Oui, Michel, je le sais, et je le comprends, repartit Pier-Angelo. Tu
n'as aucun désir de rester en Sicile, et ta jeune ambition s'arrangerait
mal du séjour d'une île que tu crois privée des ressources et des
monuments de l'art.... Tu te trompes; nous avons de si beaux monuments!
Palerme en fourmille, l'Etna est le plus grand spectacle que la nature
puisse offrir à un peintre, et, quant aux peintures, nous en avons. Le
Morealèse a rempli notre patrie de chefs-d'œuvre comparables à ceux de
Rome et de Florence!...

--Pardon, mon père, dit Michel en souriant. Le Morealèse n'est point à
comparer à Raphaël, à Michel-Ange, ni à aucun des maîtres de l'école
florentine.

--Qu'en sais-tu? Voilà bien les enfants! Tu n'as pas vu ses grandes
œuvres, ses meilleurs morceaux; tu les verrais chez nous. Et quel
climat! quel ciel! quels fruits! quelle terre promise!

--Eh bien, père, permets-moi de t'y suivre, dit Michel. C'est
précisément ce que je te demande.

--Non! non! s'écria Pier-Angelo vivement. Je m'oubliais à te vanter
Catane, et je ne veux pas que tu m'y suives maintenant; je sais que ton
bon cœur et ta sollicitude pour nous te le conseillent; mais je sais
aussi que ta fantaisie ne t'y porte pas. Je veux que cela te vienne
naturellement, quand l'heure de la destinée aura sonné, et que tu baises
alors le sol de ta patrie avec amour, au lieu de le fouler aujourd'hui
avec dédain.

--Ce sont là, mon père, des raisons de peu de valeur auprès des
inquiétudes que je vais éprouver en votre absence. J'aime mieux
m'ennuyer et perdre mon temps en Sicile que de vous y laisser aller sans
moi, et de rêver ici périls et catastrophes pour vous.

--Merci, mon enfant, et adieu! lui dit le vieillard en l'embrassant avec
tendresse. Si tu veux que je te le dise clairement, je ne peux pas
t'emmener. Voici la moitié de l'argent que je possède, ménage-le jusqu'à
ce que je puisse t'en envoyer d'autre. Tu peux compter que je ne perdrai
pas mon temps à Catane, et que j'y travaillerai assidûment pour te
procurer de quoi continuer la peinture. Il me faut le temps d'arriver et
de m'installer, après quoi, je trouverai de l'ouvrage, car j'avais
beaucoup d'amis et de protecteurs dans mon pays, et je sais que j'en
retrouverai quelques-uns. Ne rêve pas périls et catastrophes. Je serai
prudent, et, quoique la fausseté et la peur ne soient pas mes défauts
habituels, j'ai trop de sang sicilien dans les veines pour ne savoir pas
trouver au besoin la finesse d'un vieux renard. Je connais l'Etna comme
ma poche, et ses gorges sont assez profondes pour tenir longtemps caché
un pauvre homme comme moi. Enfin, j'ai gardé, comme tu le sais, de
bonnes relations, quoiqu'en secret, avec mes parents. J'ai un frère
capucin, qui est un _grand homme_. Mila trouverait chez eux asile et
protection au besoin. Je t'écrirai, c'est-à-dire ta sœur t'écrira pour
moi, le plus souvent possible, et tu ne seras pas longtemps incertain de
notre sort. Ne m'interroge pas dans tes lettres; la police les ouvre. Ne
prononce pas le nom des princes de Palmarosa, si nous ne t'en parlons
pas les premiers....

--Et jusque-là, dit Michel, ne saurai-je pas ce que j'ai à craindre ou à
espérer de la part de ces princes?

--Toi? Rien, en vérité, répondit Pier-Angelo; mais tu ne connais pas la
Sicile; tu n'aurais pas la prudence qu'il faut garder dans les pays
soumis à l'étranger. Tu as les idées d'un jeune homme, toutes les idées
ardentes qui pénètrent ici sous le manteau des abus, mais qui, en
Sicile, se cachent et se conservent sous la cendre des volcans. Tu me
compromettrais, et, d'un mot échappé à ta ferveur libérale, on ferait un
complot contre la cour de Naples. Adieu encore, ne me retiens plus. Il
faut que je revoie mon pays, vois-tu! Tu ne sais pas ce que c'est que
d'être né à Catane, et d'en être absent depuis dix-huit ans, ou plutôt
tu ne le comprends pas, car il est bien vrai que tu es né à Catane, et
que l'histoire de mon exil est celle du tien! Mais tu as été élevé à
Rome, et tu crois, hélas! que c'est là ta patrie!»

Au bout d'un mois, Michel reçut, de la main d'un ouvrier qui arrivait de
Sicile, une lettre de Mila, qui lui annonçait que leur voyage avait été
des plus heureux, qu'ils avaient été reçus à bras ouverts par leurs
parents et anciens amis, que Pier-Angelo avait trouvé de l'ouvrage et de
belles protections; mais que le cardinal était toujours vivant, peu
redoutable à la vérité, car il était retiré du monde et des affaires;
cependant, Pier-Angelo ne souhaitait pas encore que Michel vint le
rejoindre, car on ne savait _ce qui pouvait arriver_.

Jusque-là Michel avait été triste et inquiet, car il aimait tendrement
ses parents; mais, dès qu'il fut rassuré sur leur compte, il se réjouit
involontairement d'être à Rome, et non à Catane. Son existence y était
fort agréable depuis que son père lui avait permis de se consacrer à la
grande peinture. Protégé par ses maîtres, auxquels il plaisait,
non-seulement à cause de ses heureuses dispositions, mais encore à cause
d'une certaine élévation d'esprit et d'expressions au-dessus de son âge
et de sa condition, lancé dans la société de jeunes gens plus riches et
plus répandus que lui (et il faut avouer qu'il se laissait gagner aux
avances de ceux-là plus qu'à celles des fils d'artisans, ses égaux), il
consacrait ses loisirs à orner son cerveau et à agrandir le cercle de
ses idées. Il lisait vite et beaucoup, il fréquentait les théâtres; il
causait avec les artistes; en un mot, il se formait extraordinairement
pour une existence libre et noble, à laquelle il n'était pourtant pas
assuré de pouvoir prétendre.

Car les ressources du pauvre peintre en détrempe, qui lui consacrait la
moitié de ses salaires, n'étaient pas inépuisables. La maladie pouvait
les faire cesser, et la peinture est un art si sérieux et si profond,
qu'il faut l'apprendre bien des années avant de pouvoir s'en servir
lucrativement.

Cette pensée effrayait Michel et le jetait parfois dans de grands
accablements. «Oh! mon père!» pensait-il encore, au moment où nous le
rencontrons à la porte d'un palais voisin de sa ville natale,
«n'avez-vous pas fait, par excès d'amour pour moi, une grande faute
contre vous et contre moi-même, en me poussant dans la carrière de
l'ambition? J'ignore si je parviendrai, et pourtant je sens que j'aurai
bien de la peine à reprendre la vie que vous menez et que la fortune
m'avait destinée. Je ne suis pas aussi robuste que vous; j'ai dégénéré
sous le rapport de la force physique, qui est le cachet de noblesse de
notre race. Je ne sais pas marcher, je me fatigue à outrance de ce qui
ne serait pour vous, à soixante ans, qu'une promenade de santé. Me voilà
accablé, blessé au pied par ma faute, par ma distraction ou ma
maladresse. Je suis pourtant né dans ces montagnes, et je vois les
enfants courir sur ces laves tranchantes, comme je marcherais sur un
tapis. Oui, mon père avait raison, c'est là une belle patrie; on peut
être fier d'être sorti, comme la lave, des flancs de cette montagne
terrible! Mais il faudrait être digne d'une telle origine et ne l'être
pas à demi. Il faudrait être un grand homme et remplir le monde de
foudres et d'éclairs, ou bien il faudrait être un paysan intrépide, un
bandit déterminé, et vivre au désert, sans autre ressource qu'une
carabine et une âme implacable. Cela aussi est une destinée poétique.
Mais il est déjà trop tard pour moi; j'ai appris trop de choses, je
connais trop les lois, les sociétés et les hommes. Ce qui est héroïsme,
chez ces montagnards naïfs et sauvages, serait crime et lâcheté chez
moi. Ma conscience me reprocherait d'avoir pu parvenir à la grandeur par
le génie et les dons de la civilisation, et d'être retombé, par
impuissance, à la condition de brigand. Il faudra donc vivre obscur et
petit!»

Laissons encore un peu Michel rêver et secouer machinalement son pied
engourdi, et disons au lecteur pourquoi, malgré son amour pour Rome et
les jours agréables qu'il y passait, il se trouvait maintenant aux
portes de Catane.

De mois en mois, sa sœur lui avait écrit sous la dictée de son père: «Tu
ne peux venir encore, et nous ne pouvons rien arrêter pour notre propre
avenir. Le malade est aussi bien portant que peut l'être un homme qui a
perdu l'usage de ses bras et de ses jambes. Mais sa tête vit encore et
conserve un reste de pouvoir. Voici de l'argent; ménage-le, mon enfant;
car, bien que j'aie de l'ouvrage à discrétion, les salaires sont moins
forts ici qu'à Rome.»

Michel essayait de ménager cet argent, qui représentait pour lui les
sueurs de son père. Il frémissait de honte et d'effroi lorsque sa jeune
sœur, qui travaillait à filer la soie (industrie très-répandue dans
cette partie de la Sicile), ajoutait en cachette une pièce d'or à
l'envoi de son père. C'était évidemment au prix de grandes privations
que la pauvre enfant procurait à son frère de quoi se divertir pendant
une heure. Michel fit le serment de ne pas toucher à ces pièces d'or, de
les rassembler, et de reporter à Mila toutes ses petites économies.

Mais Michel aimait le plaisir; il avait besoin d'un certain luxe, il ne
savait pas épargner. Il avait des goûts de prince, c'est-à-dire qu'il
aimait à donner, et qu'il récompensait largement le premier facchino qui
lui apportait une toile ou une lettre. Et puis, les matériaux du peintre
sont fort coûteux. Et puis, enfin, quand Michel se trouvait avec des
jeunes gens aisés, il eût rougi de ne point payer son écot comme les
autres... Si bien qu'il s'endetta d'une petite somme, bien grosse pour
le budget d'un pauvre peintre en bâtiments. Il arriva un moment où la
dette, faisant la boule de neige, il fallait fuir honteusement, ou se
résigner à quelque travail plus humble que la peinture d'histoire.
Michel sacrifia, en frémissant de rage et de douleur, les pièces d'or
qu'il avait résolu de reporter un jour à Mila. Mais, se voyant encore
loin de compte, il avoua tout dans une lettre à son père, en s'accusant
avec une sorte de désespoir. Huit jours après, un banquier fit remettre
au jeune homme la somme nécessaire pour s'acquitter et vivre encore
quelque temps sur le même pied. Puis, arriva une lettre de Mila, qui
disait toujours, sous la dictée de Pier-Angelo: «Une bonne âme m'a prêté
l'argent que je t'ai fait passer; mais il me faudra travailler six mois
pour m'acquitter. Tâche, mon enfant, de ne pas t'endetter jusque-là, car
nous aurions un arriéré dont nous ne pourrions peut-être pas sortir.»

Quoique Michel n'eût jamais subi aucune réprimande de la part de son
père, il s'était attendu, cette fois, à quelque reproche. En voyant la
bonté inépuisable et le courage philosophique de ce brave ouvrier, il
fut navré, et, ne pouvant s'en prendre à lui-même des fautes que sa
position l'avait entraîné à commettre, il se reprocha comme un crime
d'avoir accepté cette position trop brillante. Il prit une grande
résolution, et ce qui l'aida à y persister, ce fut l'idée qu'il
accomplissait un grand sacrifice, et que s'il n'avait pas en lui
l'étoffe d'un grand peintre, il avait au moins l'héroïsme d'un grand
caractère. La vanité entra donc pour beaucoup dans cet effort, mais ce
fut une vanité généreuse et naïve. Il paya ses dettes, dit adieu à ses
amis, en leur déclarant qu'il abandonnait la peinture, et qu'il allait
se faire ouvrier avec son père.

Puis, sans s'annoncer à celui-ci, il mit dans un sac quelques hardes
choisies, un album, quelques pastilles d'aquarelle, sans s'apercevoir
que c'était encore un reste de luxe et d'art dont il emportait avec lui
la pensée, et il partit pour Catane, où nous venons de le voir presque
arriver.



III.

MONSEIGNEUR.


Malgré ce renoncement héroïque à tous les rêves de sa jeunesse, le
pauvre Michel éprouvait en cet instant une sorte de terreur douloureuse.
Le voyage l'avait étourdi sur les conséquences de son sacrifice. La vue
de l'Etna l'avait exalté. La joie qu'il éprouvait de revoir son
excellent père et sa chère petite sœur l'avait soutenu. Mais cet
accident fortuit d'une légère blessure au pied, et la nécessité de
s'arrêter un instant, lui donnèrent, pour la première fois depuis son
départ de Rome, le temps de la réflexion.

Il y avait aussi dans cet instant quelque chose de bien solennel pour sa
jeune âme. Il saluait les coupole de sa ville natale, une des plus
belles villes du monde, même pour quiconque vient de Rome, et celle dont
la situation offre peut-être le coup d'œil le plus imposant.

Cette ville, si souvent bouleversée par le volcan, n'est pas fort
ancienne, et le style du dix-septième siècle, qui y domine, n'a pas la
grandeur ou la pureté des époques antérieures. Néanmoins, Catane, bâtie
sur un plan vaste et avec une largeur antique, a un caractère grec dans
son ensemble. La couleur sombre des laves dont elle est sortie, après
avoir été engloutie par elles, comme si elle avait repris la vie dans
ses propres cendres, à la manière du phénix, la plaine ouverte qui
l'environne et les durs rochers de lave qui ont pris racine dans son
port, comme pour assombrir de leur reflet austère jusqu'à l'éclat des
flots, tout en elle est triste et majestueux.

Mais ce n'était pas l'aspect de cette cité qui préoccupait le plus notre
jeune voyageur. Sa propre situation la lui faisait paraître plus morne
et plus terrible que ne l'a rendue le passage des feux vomis de l'antre
des Cyclopes. Il voyait là un lieu d'épreuves et d'expiations, devant
lequel une sueur froide parcourait ses membres. C'est là qu'il allait
dire adieu au monde des arts, à la société des gens éclairés, aux libres
rêveries, et aux loisirs érudits de l'artiste destiné à de hautes
destinées. C'est là qu'il fallait reprendre, après dix ans d'une
existence privilégiée, le tablier du manœuvre, le hideux pot à colle, le
feston classique, la peinture d'antichambre et de corridor. C'est là
surtout qu'il faudrait travailler douze heures par jour et se coucher
brisé de fatigue, sans avoir le temps ou la force d'ouvrir un livre ou
de rêver dans un musée; là qu'il faudrait ne plus connaître d'autre
intimité que celle de ce peuple sicilien, si pauvre et si malpropre, que
la poésie de ses traits et de son intelligence peut à peine percer sous
les haillons et l'accablement de la misère. Enfin, la porte de Catane
était, pour ce pauvre proscrit, celle de la cité maudite dépeinte par le
Dante.

A cette idée, un torrent de larmes, longtemps contenu ou détourné,
s'échappa de ses yeux, et, qui l'eût vu ainsi, jeune, beau, pâle, assis
à la porte d'un palais, et la main négligemment posée sur sa jambe
douloureuse, eût songé au gladiateur antique blessé dans le combat, mais
pleurant sa défaite plus que sa souffrance.

Les grelots de plusieurs mulets qui montaient la colline, et
l'apparition d'une étrange caravane qui se dirigeait sur lui,
apportèrent une distraction forcée aux pénibles réflexions de
Michel-Ange Lavoratori. Les mulets étaient superbes et richement
caparaçonnés et empanachés. Sur leurs longues housses de pourpre
brillaient les insignes du cardinalat, la triple croix d'or, surmontée
du petit chapeau et des glands. Ils étaient chargés de bagages et menés
en main par des valets vêtus de noir, à figure triste et méfiante; puis
venaient des abbés et d'autres personnages ecclésiastiques avec des
culottes noires, des bas rouges et de larges boucles d'argent sur leurs
souliers; les uns à cheval, les autres en litière. Un personnage fort
gros, en habit noir, cheveux en bourse, le diamant au doigt, l'épée au
côté, venait gravement, sur un âne magnifique. A son air d'importance,
plus naïf que les physionomies cauteleuses des gens d'église qui
l'entouraient, on pouvait reconnaître le médecin de Son Éminence. Il
escortait pas à pas Son Éminence elle-même, portée dans une chaise, ou
plutôt dans une grande boîte, par deux hommes vigoureux auprès desquels
se tenaient quatre porteurs de rechange. Ce cortége se composait d'une
quarantaine de personnes, et l'inutilité de chacune d'elles pouvait se
mesurer au degré de recueillement et d'humilité qui se montrait sur sa
figure.

Michel, curieux de voir défiler ce cortége qui renchérissait sur tout ce
que Rome pouvait lui offrir de plus classique et de plus suranné en ce
genre, se leva et se tint près de la porte, afin de regarder de plus
près la figure du personnage principal. Il fut d'autant plus à même de
satisfaire sa curiosité, que les porteurs s'arrêtèrent devant la vaste
grille dorée, tandis qu'une espèce d'abbé à figure repoussante, mettant
pied à terre, l'ouvrait lui-même d'un air d'autorité et avec un étrange
sourire.

Le cardinal était un homme fort âgé, qui, de replet et coloré, était
devenu maigre et pâle, par l'effet d'une lente et cruelle destruction.
La peau de son visage, détendue et relâchée, formait mille plis et
faisait ressembler sa face à une terre sillonnée par le passage des
torrents. Malgré cette affreuse décomposition, il y avait un reste de
beauté impérieuse sur cette figure morne, qui ne pouvait ou ne voulait
plus faire aucun mouvement, mais où brillaient encore deux grands yeux
noirs, dernier sanctuaire d'une vie obstinée.

Le contraste d'un regard perçant et dur avec une figure de cadavre
frappa tellement Michel, qu'il ne put se défendre d'un sentiment de
respect, et qu'il se découvrit instinctivement devant ce vestige d'une
volonté puissante. Tout ce qui offrait un caractère de force et
d'autorité agissait sur l'imagination de ce jeune homme, parce qu'il
portait en lui-même l'ambition de ces choses, et, sans l'expression de
ces yeux tyranniques, il n'eût peut-être pas songé à ôter son chapeau de
paille.

Mais comme sa mise modeste et sa chaussure poudreuse annonçaient un
homme du peuple beaucoup plus qu'un grand peintre en herbe, les gens du
cardinal et le cardinal lui-même devaient s'attendre à ce qu'il se mit à
genoux, ce que Michel ne fit point, et ce qui les scandalisa énormément.

Le cardinal s'en aperçut le premier, et, au moment où ses porteurs
allaient franchir la grille, il fit avec les sourcils un signe qui fut
aussitôt compris de son médecin, lequel, marchant toujours à sa
portière, avait la consigne de tenir toujours ses yeux attachés sur ceux
de Son Éminence.

Le docteur avait tout juste assez d'esprit pour comprendre au regard du
cardinal que celui-ci voulait manifester une volonté quelconque; alors
il commandait la halte et avertissait l'abbé Ninfo, secrétaire de Son
Éminence, le même qui venait d'ouvrir la grille de sa propre main, avec
une clef tirée de sa propre poche. L'abbé accourait, comme il accourut
en ce moment même, et, couvrant de son corps la portière de la chaise,
il la cachait au reste du cortége. Alors il s'établissait entre lui et
l'Éminence un dialogue mystérieux, tellement mystérieux que nul ne
pouvait dire si l'Éminence se faisait comprendre au moyen de la parole
ou par le seul jeu de sa physionomie. A l'ordinaire, le cardinal
paralytique ne faisait entendre qu'une sorte de grognement
inintelligible, qui devenait un affreux hurlement lorsqu'il était en
colère; mais l'abbé Ninfo comprenait si bien ce grognement, aidé du
regard expressif de Son Éminence et de la connaissance qu'il avait de
son caractère et de ses desseins, qu'il traduisait et faisait exécuter
les volontés de son maître avec une intelligence, une rapidité et une
précision de détails qui tenaient du prodige. Cela paraissait même trop
surnaturel pour être accepté par les autres subalternes, et ils
prétendaient que Son Éminence avait conservé l'usage de la parole; mais
que, par une intention diplomatique des plus profondes, elle ne voulait
plus s'en servir qu'avec l'abbé Ninfo. Le docteur Recuperati assurait
pourtant que la langue de Son Éminence était aussi bien paralysée que
ses bras et que ses jambes, et que les seules parties vivantes de son
être étaient les organes du cerveau et ceux de la digestion. «Avec cela,
disait-il, on peut vivre jusqu'à cent ans, et remuer encore le monde,
comme Jupiter ébranlait l'Olympe avec le seul froncement de son arcade
sourcilière.»

Du dialogue fantastique qui s'établit encore, cette fois, entre les yeux
pénétrants de l'abbé Ninfo et les sourcils éloquents de Son Éminence, il
résulta que l'abbé se retourna brusquement vers Michel et lui fit signe
d'approcher. Michel eut grande envie de n'en rien faire et de forcer
l'abbé à marcher vers lui; mais tout à coup l'esprit sicilien se
réveilla en lui, et il se mit sur ses gardes. Il se rappela tout ce que
son père lui avait dit des dangers qu'il avait à craindre de l'ire d'un
certain cardinal, et quoiqu'il ne vît point si celui-ci était paralysé
ou non, il s'avisa tout de suite que ce pouvait bien être le cardinal
prince Ieronimo de Palmarosa. Dès lors il résolut de dissimuler et
approcha de la chaise dorée, fleuronnée et armoriée de Son Éminence.

--Que faites-vous à cette porte? lui demanda l'abbé d'un ton rogue.
Êtes-vous de la maison?

--Non, Excellence, répondit Michel avec un calme apparent, bien qu'il
fût tenté de souffleter ce personnage. Je passe.

L'abbé regarda dans la chaise, et apparemment on lui fit comprendre
qu'il était inutile d'effrayer les passants, car il changea tout à coup
de langage et de manières en se retournant vers Michel:

--Mon ami, dit-il d'un air bénin, vous ne paraissez pas heureux; vous
êtes ouvrier?

--Oui, Excellence, répondit Michel résolu à parler le moins possible.

--Et vous êtes fatigué? vous venez de loin?

--Oui, Excellence.

--Cependant vous êtes fort pour votre âge. Quel âge avez-vous bien?

--Vingt et un ans.

Michel pouvait risquer ce mensonge; car, quoiqu'il n'eût encore presque
pas de barbe au menton, il était arrivé à toute sa croissance, et son
cerveau actif et inquiet lui avait déjà fait perdre la première
fraîcheur de l'adolescence. Dans cette dernière réponse, il se
conformait à une instruction particulière que son père lui avait donnée
en le quittant, et qui lui revenait fort à propos dans la mémoire. «Si
tu viens me rejoindre un jour ou l'autre, lui avait dit le vieux
Pier-Angelo, souviens-toi bien, tant que tu ne seras pas auprès de moi,
de ne jamais répondre un mot de vérité aux gens qui te paraîtront
curieux et questionneurs. Ne leur dis ni ton nom, ni ton âge, ni ta
profession, ni la mienne, ni d'où tu viens, ni où tu vas. La police est
plus tracassière que clairvoyante. Mens effrontément et ne crains rien.»

«Si mon père m'entendait, pensa Michel, après s'être ainsi tiré
d'affaire, il serait content de moi.»

--C'est bien, dit l'abbé, et il se retira de la portière du prélat, afin
que celui-ci pût voir le pauvre diable qui avait attiré ainsi son
attention. Michel rencontra le regard terrible de ce moribond, et, cette
fois, il sentit plus de méfiance et d'aversion que de respect pour ce
front étroit et despotique. Averti par un pressentiment intérieur qu'il
courait un certain danger, il changea l'expression habituelle de sa
figure, et, mettant une feinte puérilité à la place de l'orgueil, il
plia le genou, puis, baissant la tête pour échapper à l'examen du
prélat, il feignit d'attendre sa bénédiction.

--Son Éminence vous bénit mentalement, répondit l'abbé après avoir
consulté les yeux du cardinal, et il fit signe aux porteurs de se
remettre en marche.

La chaise franchit la grille et pénétra lentement dans l'avenue.

«Je voudrais bien savoir, se disait Michel en regardant passer le
cortége, si mon instinct ne m'a pas trompé et si c'est là l'ennemi de ma
famille.»

Il allait se retirer, lorsqu'il remarqua que l'abbé Ninfo n'avait pas
suivi le cardinal, et qu'il attendait, pour refermer la grille et
remettre la clef dans sa poche, que le dernier mulet eût passé. Ce soin
étrange, de la part d'un homme attaché de si près à la personne du
cardinal, avait lieu de le frapper, et le regard oblique et attentif que
ce personnage déplaisant jetait sur lui à la dérobée le frappait encore
plus.

«Il est évident qu'on m'observe déjà dans ce pays de malheur,
pensa-t-il; et que mon père n'avait pas rêvé les inimitiés contre
lesquelles il me mettait en garde.»

L'abbé lui fit signe à travers la grille, au moment où il retirait la
clef. Michel, convaincu qu'il fallait jouer son rôle avec plus de soin
que jamais, approcha d'un air humble:

--Tenez, mon garçon, lui dit l'abbé en lui présentant un tharin, voilà
pour vous rafraîchir au premier cabaret, car vous me paraissez bien
fatigué.

Michel s'abstint de tressaillir. Il accepta l'outrage, tendit la main et
remercia humblement; puis il se hasarda à dire:

--Ce qui m'afflige, c'est que Son Éminence n'ait pas daigné m'octroyer
sa bénédiction.»

Cette platitude bien jouée effaça les méfiances de l'abbé.

«Console-toi, mon enfant, répondit-il d'un ton dégagé: la divine
Providence a voulu éprouver notre saint cardinal en lui retirant l'usage
de ses membres. La paralysie ne lui permet plus de bénir les fidèles
qu'avec l'esprit et le cœur.

[Illustration: Tenez, mon garçon. (Page 7.)]

--Que Dieu la guérisse et la conserve! reprit Michel; et il s'éloigna,
bien certain, cette fois, qu'il ne s'était pas trompé, et qu'il venait
d'échapper à une rencontre périlleuse.

Il n'avait pas descendu dix pas sur la colline qu'il se trouva face à
face, au détour d'un rocher, avec un homme qui vint tout près de lui
sans que ni l'un ni l'autre se reconnussent, tant ils s'attendaient peu
à se rencontrer en ce moment. Tout à coup ils s'écrièrent tous les deux
à la fois, et s'unirent dans une étreinte passionnée. Michel embrassait
son père.

--O mon enfant! mon cher enfant! toi, ici! s'écria Pier-Angelo. Quelle
joie et quelle inquiétude pour moi! Mais la joie l'emporte et me donne
l'esprit plus courageux que je ne l'avais il y a un instant. En songeant
à toi, je me disais: Il est heureux que Michel ne soit pas ici, car nos
affaires pourraient bien se gâter. Mais te voilà, et je ne puis pas
m'empêcher d'être le plus heureux des hommes.

--Mon père, répondit Michel, n'ayez pas peur: je suis devenu prudent en
mettant le pied sur le sol de ma patrie. Je viens de rencontrer notre
ennemi face à face, j'ai été interrogé par lui, et j'ai menti à faire
plaisir.

Pier-Angelo pâlit.--Qui? qui? s'écria-t-il, le cardinal?

--Oui, le cardinal en personnelle paralytique dans sa grande boîte
dorée. Ce doit être le fameux prince Ieromino, dont mon enfance a été si
effrayée, et qui me paraissait d'autant plus terrible que je ne savais
pas la cause de ma peur. Eh bien, cher père, je vous assure que s'il a
encore l'intention de nuire, il ne lui en reste guère les moyens, car
toutes les infirmités semblent s'être donné le mot pour l'accabler. Je
vous raconterai notre entrevue; mais parlez-moi d'abord de ma sœur, et
courons la surprendre.

--Non, non, Michel, le plus pressé c'est que tu me racontes comment tu
as vu de si près le cardinal. Entrons dans ce fourré, je ne suis pas
tranquille. Dis-moi, dis-moi vite!... Il t'a parlé, dis-tu?... Cela est
donc certain, il parle?

--Rassurez-vous, père, il ne parle pas.

--Tu en es sûr? Tu me disais qu'il t'avait interrogé?

[Illustration: Au lieu de gronder, vous devriez aider à clouer. (Page
15.)]

--J'ai été interrogé de sa part, à ce que je suppose; mais, comme
j'observais tout avec sang-froid, et que l'espèce d'abbé qui lui sert de
truchement est trop mince pour cacher tout l'intérieur de la chaise,
j'ai fort bien vu que Son Éminence ne pouvait parler qu'avec les yeux.
De plus, Son Éminence est affligée de surdité complète, car, lorsque
j'ai fait savoir mon âge, qu'on me demandait, je ne sais trop pourquoi,
j'ai vu l'abbé se pencher vers monseigneur et lui montrer deux fois de
suite ses dix doigts, puis le pouce de sa main droite.

--Muet, impotent, et sourd par-dessus le marché! Je respire. Mais quel
âge t'es-tu donc donné? vingt et un ans?

--Vous m'aviez recommandé de mentir dès que j'aurais mis le pied en
Sicile?

--C'est bien, mon enfant, le ciel t'a assisté et inspiré en cette
rencontre.

--Je le crois, mais j'en serais encore plus certain si vous me disiez
comment le cardinal peut s'intéresser à ce que j'aie dix-huit ou vingt
et un ans.

--Cela ne peut l'intéresser en aucune façon, dit Pier-Angelo en
souriant. Mais je suis charmé que tu te sois souvenu de mes conseils et
que tu aies acquis soudainement cette prudence dont je ne te croyais pas
capable. Eh, dis-moi encore, l'abbé Ninfo, car c'était lui qui
t'interrogeait, j'en suis sûr... il est fort laid?

--Il est affreux, louche, camard.

--C'est bien cela! Que t'a-t-il demandé encore? Ton nom, ton pays?

--Non, aucune autre question directe que celle de mon âge, et la manière
brillante dont je lui ai répondu l'a tellement satisfait apparemment,
qu'il m'a tourné le dos en me promettant la bénédiction de Son Éminence.

--Et Son Éminence ne te l'a pas donnée? elle n'a pas levé une main?

--L'abbé lui-même m'a dit, un peu plus tard, que Son Éminence était
complètement privée de l'usage de ses membres.

--Quoi! cet homme t'a encore parlé? Il est revenu vers toi, ce suppôt
d'enfer?

En parlant ainsi, Pier-Angelo se grattait la nuque, le seul endroit de
sa tête où sa main agitée pût trouver des cheveux. C'était, chez lui, le
signe d'une grande contention d'esprit.



IV.

MYSTÈRES.


Quand Michel eut raconté, dans le plus petit détail, la fin de son
aventure, et que Pier-Angelo eut admiré et approuvé son hypocrisie: «Ah
çà! mon père, dit le jeune homme, expliquez-moi donc comment vous vivez
ici, à visage découvert et sous votre véritable nom sans être tourmenté,
tandis que moi je dois, en arrivant, user de feinte et me tenir sur mes
gardes?»

Pier-Angelo parut hésiter un instant, puis répondit:

--Mais c'est tout simple, mon enfant! On m'a fait passer autrefois pour
un conspirateur; j'ai été mis en prison, je n'ai peut-être échappé à la
potence que par la fuite. Il y avait déjà un commencement d'instruction
contre moi. Tout cela est oublié, et, quoique le cardinal ait dû, dans
le temps, connaître mon nom et ma figure, il paraît que j'ai bien
changé, ou que sa mémoire est fort affaiblie, car il m'a revu ici, et
peut-être m'a-t-il entendu nommer, sans me reconnaître et sans se rien
rappeler: c'est une épreuve que j'ai voulu faire. J'ai été mandé par
l'abbé Ninfo pour travailler dans son palais; j'y ai été très-hardiment,
après avoir pris mes mesures pour que Mila pût être en sûreté, au cas où
l'on me jetterait en prison sans forme de procès. Le cardinal m'a vu et
ne m'a pas reconnu. L'abbé Ninfo ne sait rien de moi; je suis donc, ou
du moins j'étais tranquille pour mon propre compte, et j'allais
justement t'engager à venir me voir, lorsqu'on a dit par la ville,
depuis quelques jours, que la santé de Son Éminence était sensiblement
améliorée, à tel point qu'elle allait passer quelque temps dans sa
maison de campagne, tiens, là-bas, à Ficarazzi; on voit d'ici le palais,
au revers de la colline.

--La villa que voici à deux pas de nous, et où je viens de voir entrer
le cardinal, n'est donc pas sa propre résidence?

--Non, c'est celle de sa nièce, la princesse Agathe, et, sans doute, il
a voulu faire un détour et lui rendre une visite comme en passant; mais
cette visite-là me tourmente. Je sais qu'elle ne s'y attendait point,
qu'elle n'avait rien préparé pour recevoir son oncle. Il aura voulu lui
faire une surprise désagréable; car il ne peut pas ignorer qu'il n'a
guère sujet d'être aimé d'elle. Je crains que cela ne cache quelque
mauvais dessein. Dans tous les cas, cette activité subite de la part
d'un homme qui, depuis un an, ne s'est promené que sur un fauteuil à
roulettes, dans la galerie de son palais de ville, me donne à penser, et
je dis qu'il faut faire attention à tout maintenant.

--Mais enfin, mon père, tout cela ne m'apprend pas quel danger je peux
courir personnellement! J'avais à peine six mois, je crois, quand nous
avons quitté la Sicile; je ne pense pas que je fusse impliqué dans la
conspiration où vous vous êtes trouvé compromis?

--Non, certes; mais on observe les nouveaux-venus. Tout homme du peuple,
jeune, intelligent et venant du dehors, est supposé dangereux, imbu des
idées nouvelles. Il ne faudrait qu'un mot de toi, prononcé devant un
espion ou extorqué par un agent provocateur, pour te faire mettre en
prison, et quand j'irais t'y réclamer comme mon fils, ce serait pire,
si, par hasard, le maudit cardinal était revenu à la santé et à
l'exercice du pouvoir. Il pourrait se rappeler alors que j'ai été accusé
autrefois; il nous appliquerait, en guise de sentence, le proverbe: Tel
père, tel fils. Comprends-tu, maintenant?

--Oui, mon père, et je serai prudent. Comptez sur moi.

--Cela ne suffit pas. Il faut que je m'assure de l'état du cardinal. Je
ne veux pas te faire entrer dans Catane sans savoir à quoi m'en tenir.

--Et que ferez-vous pour cela, mon père?

--Je me tiendrai caché ici avec toi jusqu'à ce que nous ayons vu le
cardinal et sa livrée descendre vers Ficarazzi. Cela ne tardera pas.
S'il est vrai qu'il soit sourd et muet, il ne fera pas de longue
conversation avec sa nièce. Aussitôt que nous ne risquerons plus de le
rencontrer, nous irons là, au palais de Palmarosa, où je travaille
maintenant; je t'y cacherai dans un coin, et j'irai consulter la
princesse.

--Cette princesse est donc dans vos intérêts?

--C'est ma plus puissante et ma plus généreuse cliente. Elle m'emploie
beaucoup; et, grâce à elle, j'espère que nous ne serons point
persécutés.

--Ah! mon père, s'écria Michel, c'est elle qui vous a donné l'argent
avec lequel j'ai pu payer mes dettes?

--Prêté, mon enfant, prêté. Je savais bien que tu n'accepterais pas une
aumône; mais elle me donne assez d'ouvrage pour que je puisse
m'acquitter peu à peu envers elle.

--Vous pouvez dire: «Bientôt», mon père, car me voici! Je viens pour
m'acquitter envers vous, et mon voyage n'a pas d'autre but.

--Comment, cher enfant! tu as vendu un tableau? Tu as gagné de l'argent?

--Hélas! non! Je ne suis pas encore assez habile et assez connu pour
gagner de l'argent. Mais j'ai des bras, et j'en sais assez pour peindre
des fresques d'ornement. Nous allons donc travailler ensemble mon bon
père, et je ne rougirai plus jamais de mener la vie d'un artiste, tandis
que vous épuisez vos forces pour satisfaire mes goûts déplacés.

--Parles-tu sérieusement, Michel? s'écria le vieillard. Tu voudrais te
faire ouvrier?

--J'y suis bien résolu. J'ai revendu mes toiles, mes gravures, mes
livres. J'ai donné congé de mon logement, j'ai remercié mon maître, j'ai
dit adieu à mes amis, à Rome, à la gloire... Cela m'a un peu coûté,
ajouta Michel, qui sentait ses yeux se remplir de larmes; mais
embrassez-moi, mon père, dites-moi que vous êtes content de votre fils,
et je serai fier de ce que j'ai fait!

--Oui, embrasse-moi, ami! s'écria le vieux artisan en pressant son fils
contre sa poitrine, et en mêlant ses larmes aux siennes. C'est bien,
c'est beau ce que tu as fait là, et Dieu te donnera une belle
récompense, c'est moi qui t'en réponds. J'accepte ton sacrifice; mais,
entendons-nous! pour un temps seulement, pour un temps que nous ferons
le plus court possible, en travaillant vite à nous acquitter. Cette
épreuve te sera bonne, et ton génie y grandira au lieu de s'éteindre. A
nous deux, grâce à la bonne princesse, qui nous paiera bien, nous aurons
bientôt gagné assez d'argent pour que tu puisses reprendre la grande
peinture, sans aucun remords et sans m'imposer aucune privation. C'est
entendu. Maintenant parlons de ta sœur. C'est un prodige d'esprit que
cette petite fille. Et comme tu vas la trouver grandie et belle! belle
que c'est effrayant pour un pauvre diable de père comme moi.

--Je veux rester ouvrier, s'écria Michel, puisque avec un gagne-pain
modeste, mais assuré, je puis arriver à établir ma sœur suivant sa
condition. Pauvre cher ange, qui m'envoyait ses petites épargnes! Et
moi, malheureux, qui voulais les lui rapporter, et qui me suis vu forcé
de les sacrifier! Ah! c'est affreux, c'est peut-être infâme, de vouloir
être artiste quand on a des parents pauvres!...

--Nous parlerons de cela, et je te ferai reprendre goût à ta destinée,
mon enfant; mais écoute: J'entends crier la grille... c'est le cardinal
qui sort de la villa; ne nous montrons pas: nous les verrons bientôt
descendre sur la droite... Tu dis que le Ninfo a ouvert la porte
lui-même avec une clef qu'il avait? C'est fort étrange et fort
inquiétant de voir que cette bonne princesse n'est pas chez elle, que
ces gens-là ont de fausses clefs pour violer sa demeure à l'improviste,
et qu'ils la soupçonnent, apparemment, puisqu'ils l'épient de la sorte!

--Mais de quoi peuvent-ils donc la soupçonner?

--Eh! quand ce ne serait que de protéger les gens qu'ils persécutent! Tu
déclares que tu es devenu prudent, et d'ailleurs, tu comprendras
l'importance de ce que je vais te dire: Tu sais déjà que les Palmarosa
étaient tout dévoués à la cour de Naples; que le prince Dionigi, l'aîné
de la famille, père de la princesse Agathe et frère du cardinal, était
le plus mauvais Sicilien qu'on ait jamais connu, l'ennemi de sa patrie
et le persécuteur de ses compatriotes; et cela, non par lâcheté, comme
tous ceux qui se donnent au vainqueur, ni par cupidité comme ceux qui se
vendent; il était riche et hardi, mais par ambition, par la passion
qu'il avait de dominer, enfin par une sorte de méchanceté qui était dans
son sang et qui lui faisait trouver un plaisir extrême à effrayer, à
tourmenter et à humilier son prochain. Il fut tout-puissant du temps de
la reine Caroline, et, jusqu'à ce qu'il ait plu à Dieu de nous
débarrasser de lui, il a fait aux nobles patriotes et aux pauvres gens
qui aimaient leur pays tout le mal possible. Son frère l'a continué, ce
mal; mais le voilà qui s'en va aussi, et, si la lampe épuisée jette
encore une petite clarté, c'est la preuve qu'elle va s'éteindre. Alors,
tout ce qui forme, dans le peuple de Catane et surtout dans le faubourg
que nous habitons, la clientèle des Palmarosa pourra respirer en paix.
Il n'y a plus de mâles dans la famille, et tous ces grands biens,
desquels le cardinal avait encore une grande partie en jouissance, vont
retomber dans les mains d'une seule héritière, la princesse Agathe.
Celle-là est aussi bonne que ses parents ont été pervers, et celle-là
pense bien! Celle-là est Sicilienne dans l'âme et déteste les
Napolitains! Celle-là aura de l'influence quand elle sera tout à fait
maîtresse de ses biens et de ses actions. Si Dieu voulait permettre
qu'elle se mariât et qu'elle mit dans sa maison un bon seigneur bien
pensant comme elle, cela changerait un peu l'esprit de l'administration
et adoucirait notre sort!

--Cette princesse est donc une jeune personne?

--Oui, jeune encore, et qui pourrait bien se marier; mais elle ne l'a
pas voulu jusqu'à celle heure, dans la crainte, à ce que je puis croire,
de n'être pas libre de choisir à son gré.

Mais nous voici près du parc, ajouta Pier-Angelo; nous pourrions
rencontrer du monde, ne parlons plus que de choses indifférentes. Je te
recommande bien, mon enfant, de ne te servir ici que du dialecte
sicilien, comme nous en avions gardé si longtemps, à Rome, la louable
habitude. Depuis que nous nous sommes quittés, tu n'as point oublié ta
langue, j'espère?

--Non, certes, répondit Michel.»

Et il se mit à parler sicilien avec volubilité pour montrer à son père
que rien en lui ne sentait l'étranger.

«C'est fort bien, reprit Pier; tu n'as pas le moindre accent.»

Ils avaient fait un détour et étaient arrivés à une grille assez
distante de celle où Michel avait fait la rencontre de monsignor
Ieronimo; cette entrée était ouverte, et de nombreuses traces sur le
sable attestaient que beaucoup d'hommes, de chevaux et de voitures y
passaient habituellement.

«Tu vas voir un grand remue-ménage ici et bien contraire aux habitudes
de la maison, dit le vieux peintre à son fils. Je t'expliquerai cela.
Mais ne disons mot encore, c'est le plus sûr. Ne regarde pas trop autour
de toi, n'aie pas l'air étonné d'un nouveau-venu. Et d'abord cache-moi
ce sac de voyage ici, dans les rochers, auprès de la cascade; je
reconnaîtrai bien l'endroit. Passe ta chaussure dans l'herbe pour
n'avoir pas l'air d'un voyageur. Mais je crois que tu boites: es-tu
blessé?

--Rien, rien; un peu de fatigue.

--Je vais te conduire en un lieu où tu te reposeras sans que personne te
dérange.»

Pier-Angelo fit plusieurs détours dans le parc, dirigeant son fils par
des sentiers ombragés, et ils parvinrent ainsi jusqu'au palais sans
avoir rencontré personne, quoiqu'ils entendissent beaucoup de bruit à
mesure qu'ils en approchaient. Ils y pénétrèrent par une galerie basse
et passèrent rapidement devant une salle immense, remplie d'ouvriers et
de matériaux de toute espèce, rassemblés pour une construction
incompréhensible. Ces gens étaient si affairés et faisaient si grand
tapage, qu'ils ne remarquèrent pas Michel et son père. Michel n'eut pas
le temps de se rendre compte de ce qu'il voyait. Son père lui avait
recommandé de le suivre pas à pas, et celui-ci marchait si vite que le
jeune voyageur, épuisé de fatigue, avait peine à franchir, comme lui,
les escaliers étroits et rapides où il l'entraînait.

Le voyage qu'ils firent dans ce labyrinthe de passages dérobés parut
fort long à Michel. Enfin, Pier-Angelo tira une clef de sa poche et
ouvrit une petite porte située sur un couloir obscur. Ils se trouvèrent
alors dans une longue galerie, ornée de statues et de tableaux. Mais les
jalousies étant fermées partout, il y régnait une telle obscurité que
Michel n'y put rien distinguer.

--Tu peux faire la sieste ici, lui dit son père après avoir refermé avec
soin la petite porte, dont il retira la clef; je t'y laisse; je
reviendrai le plus tôt possible, et je te dirai alors comment nous
devons nous conduire.»

Il traversa la galerie dans toute sa longueur, et, soulevant une
portière armoriée, il tira un cordon de sonnette. Au bout de quelques
instants, une voix lui répondit de l'intérieur, un dialogue s'établit si
bas que Michel ne put rien entendre. Enfin une porte mystérieuse
s'ouvrit à demi, et Pier-Angelo disparut, laissant son fils dans
l'obscurité, la fraîcheur et le silence de ce grand vaisseau désert.

Par moments, cependant, les voix sonores des ouvriers qui travaillaient
en bas, le bruit de la scie et du marteau, des chansons, des rires et
des jurements, montaient jusqu'à lui. Mais peu à peu ce bruit diminua en
même temps que le jour baissait, et, au bout de deux heures, le silence
le plus complet régna dans cette demeure inconnue, où Michel-Angelo se
trouvait enfermé, mourant de faim et de lassitude.

Ces deux heures d'attente lui eussent paru bien longues si le sommeil ne
fût venu à son secours. Quoique ses yeux se fussent habitués à
l'obscurité de la galerie, il ne fit aucun effort pour regarder les
objets d'art qu'elle contenait. Il s'était laissé tomber sur un tapis,
et il s'abandonnait à un assoupissement parfois interrompu par le
vacarme d'en bas, et l'espèce d'inquiétude qu'on éprouve toujours à
s'endormir dans un lieu inconnu. Enfin, quand la fin du jour eut fait
cesser les travaux, il s'endormit profondément.

Mais un cri étrange, qui lui parut sortir d'une des rosaces à jour qui
donnaient de l'air à la galerie, le réveilla en sursaut. Il leva
instinctivement la tête et crut voir une faible lueur courir sur le
plafond. Les figures peintes sur cette voûte parurent s'agiter un
instant. Un nouveau cri plus faible que le premier, mais d'une nature si
particulière que Michel en fut atteint et bouleversé jusqu'au fond des
entrailles, vibra encore au-dessus de lui. Puis la lueur s'éteignit. Le
silence et les ténèbres redevinrent tels, qu'il put se demander s'il n'a
pas fait un rêve.

Un quart d'heure s'écoula encore, pendant lequel Michel, agité de ce qui
venait de lui arriver, ne songea plus à se rendormir. Il craignait pour
son père quelque danger inqualifiable. Il s'effrayait de se voir enfermé
et hors d'état de le secourir. Il interrogeait toutes les issues, et
toutes étaient solidement closes. Enfin, il n'osait faire aucun bruit,
car, après tout, c'était la voix d'une femme qu'il avait entendue, et il
ne voyait pas quel rapport ce cri ou cette plainte pouvait avoir avec sa
situation ou celle de Pier-Angelo.

Enfin, la porte mystérieuse s'ouvrit, et Pier-Angelo reparut portant une
bougie, dont la clarté vacillante donna un aspect fantastique aux
statues qu'elle éclaira successivement. Quand il fut auprès de Michel:
«Nous sommes sauvés, lui dit-il à voix basse; le cardinal est en
enfance, et l'abbé Ninfo ne sait rien qui nous concerne. La princesse,
que j'ai été forcé d'attendre bien longtemps, parce qu'elle avait du
monde autour d'elle, est d'avis que nous ne fassions aucun mystère à
propos de toi. Elle pense que ce serait pire que de te montrer sans
affectation. Nous allons donc rejoindre ta sœur qui, sans doute,
s'inquiète de ne pas me voir rentrer. Mais nous avons un bout de chemin
à faire, et je présume que tu meurs de faim et de soif. L'intendant de
la maison, qui est très bon pour moi, m'a dit d'entrer dans un petit
office, où nous trouverons de quoi nous restaurer.»

Michel suivit son père jusqu à une pièce qui était fermée, sur une de
ses faces, par un vitrage sur lequel un rideau retombait à l'extérieur.
Cette pièce, qui n'avait rien de remarquable, était éclairée de
plusieurs bougies, circonstance qui étonna légèrement Michel.
Pier-Angelo, qui s'en aperçut, lui dit que c'était un endroit où la
première femme de chambre de la princesse venait présider, le soir, à la
collation que l'on préparait pour sa maîtresse. Puis il se mit, sans
façon, à ouvrir les armoires et à en tirer des confitures, des viandes
froides, du vin, des fruits, et mille friandises qu'il plaça pêle-mêle
sur la table, en riant à chaque découverte qu'il faisait dans ces
inépuisables buffets, le tout à la grande stupéfaction de Michel, qui ne
reconnaissait point là la discrétion et la fierté habituelles de son
père.



V.

LE CASINO.


«Eh bien, dit Pier-Angelo, tu ne m'aides point? Tu te laisses servir par
ton père et tu restes les bras croisés? Au moins, tu vas te donner la
peine de boire et de manger toi-même?

--Pardon, cher père, vous me paraissez faire les honneurs de la maison
avec une aisance que j'admire, mais que je n'oserais pas imiter. Il me
semble que vous êtes ici comme chez vous.

--J'y suis mieux que chez moi, répondit Pierre en mordant une aile de
volaille et en présentant l'autre aile à son fils. Ne compte pas que je
te ferai faire souvent de pareils soupers. Mais profite de celui-ci sans
mauvaise honte; je t'ai dit que le majordome m'y avait autorisé.

--Le majordome n'est qu'un premier domestique qui gaspille comme les
autres, et qui invite ses amis à prendre ses aises aux frais de sa
patronne. Pardon, mon père, mais ce souper me répugne; tout mon appétit
s'en va, à l'idée que nous volons le souper de la princesse; car ces
assiettes du Japon chargées de mets succulents n'étaient pas destinées
pour notre bouche, ni même pour celle de monsieur le majordome.

--Eh bien, s'il faut te le dire, c'est vrai; mais c'est la princesse
elle-même qui m'a commandé de manger son souper, parce qu'elle n'a pas
faim ce soir et qu'elle a supposé que tu aurais quelque répugnance à
souper avec ses gens.

--Voilà une princesse d'une étrange bonté, dit Michel, et d'une exquise
délicatesse à mon égard! J'avoue que je n'aimerais pas à manger avec ses
laquais. Pourtant, mon père, si vous le faites, si c'est l'habitude de
la maison et une nécessité de ma position nouvelle, je ne serai pas plus
délicat que vous, je m'y accoutumerai. Mais comment cette princesse
a-t-elle songé à m'épargner, pour ce soir, ce petit désagrément?

--C'est que je lui ai parlé de toi. Comme elle s'intéresse à moi
particulièrement, elle m'a fait beaucoup de questions sur ton compte,
et, en apprenant que tu étais un artiste, elle m'a déclaré qu'elle te
traiterait en artiste, qu'elle te trouverait dans sa maison une besogne
d'artiste, enfin qu'on y aurait pour toi tous les égards que tu pourrais
souhaiter.

--C'est là une dame bien libérale et bien généreuse, reprit Michel en
soupirant, mais je n'abuserai pas de sa bonté. Je rougirais d'être
traité comme un artiste, à côté de mon père l'artisan. Non, non, je suis
artisan moi-même, rien de plus et rien de moins. Je veux être traité
comme mes pareils, et, si je mange ici ce soir, je veux manger demain où
mangera mon père.

--C'est bien, Michel; ce sont là de nobles sentiments. A ta santé! Ce
vin de Syracuse me donne du cœur et me fait paraître le cardinal aussi
peu redoutable qu'une momie! Mais que regardes-tu ainsi?

--Il me semble voir ce rideau s'agiter à chaque instant derrière le
vitrage. Il y a là certainement quelque domestique curieux qui nous voit
de mauvais œil manger un si bon souper à sa place. Ah! ce sera
désagréable d'avoir des relations de tous les instants avec ces gens-là!
Il faut les ménager, sans doute, car ils peuvent nous desservir auprès
de leurs maîtres et priver d'une bonne pratique un honnête ouvrier qui
leur déplaît.

--C'est vrai, en général, mais ici ce n'est point à craindre; j'ai la
confiance de la princesse; je traite avec elle directement et sans
recevoir d'ordres du majordome. Et puis, elle n'est servie que par
d'honnêtes gens. Allons, mange tranquille et ne regarde pas toujours ce
rideau agité par le vent.

--Je vous assure, mon père, que ce n'est pas le vent, à moins que
Zéphyre n'ait une jolie petite main blanche avec un diamant au doigt.

--En ce cas, c'est la première femme de chambre de la princesse. Elle
m'aura entendu dire à sa maîtresse que tu étais un joli garçon, et elle
est curieuse de te voir. Place-toi bien de ce côté, afin qu'elle puisse
satisfaire sa fantaisie.

--Mon père, je suis plus pressé d'aller voir Mila que d'être vu par
madame la première femme de chambre de céans. Me voilà rassasié,
partons.

--Je ne partirai pas sans avoir encore une fois demandé du cœur et des
jambes à ce bon vin. Trinque avec moi de nouveau, Michel! je suis si
heureux de me trouver avec toi, que je me griserais si j'en avais le
temps!

--Moi aussi, mon père, je suis heureux; mais je le serai encore plus
quand nous serons chez nous auprès de ma sœur. Je ne me sens pas aussi à
l'aise que vous dans ce palais mystérieux: il me semble que j'y suis
épié, ou que j'y effraie quelqu'un. Il y a ici un silence et un
isolement qui ne me semblent pas naturels. On n'y marche pas, on ne s'y
montre pas comme ailleurs. Nous y sommes furtivement, et c'est
furtivement aussi qu'on nous y observe. Partout ailleurs je casserais
une vitre pour regarder ce qu'il y a derrière ce rideau... et tout à
l'heure, dans la galerie, j'ai eu une émotion terrible: j'ai été
réveillé par un cri tel que je n'en ai jamais entendu de pareil.

--Un cri, vraiment? comment se fait-il qu'étant peu éloigné, dans cette
partie du palais, je n'aie rien entendu? Tu auras rêvé!

--Non! non! je l'ai entendu deux fois; un cri faible, il est vrai, mais
si nerveux et si étrange que le cœur me bat quand j'y songe.

--Ah! voilà bien ton esprit romanesque! A la bonne heure, Michel, je te
reconnais; cela me fait plaisir, car je craignais que tu ne fusses
devenu trop raisonnable. Cependant je suis fâché pour ton aventure
d'être forcé de te dire ce que j'en pense: c'est que la première femme
de chambre de Son Altesse aura vu une araignée ou une souris, en passant
dans un des couloirs qui longent le plafond de la grande galerie de
peinture. Toutes les fois qu'elle voit une de ces bestioles, elle fait
des cris affreux, et je me permets de me moquer d'elle.»

Cette explication prosaïque contraria un peu le jeune artiste. Il
entraîna son père, qui penchait à s'oublier à l'endroit du vin de
Syracuse, et, une demi-heure après, il était dans les bras de sa sœur.

Dès le lendemain, Michel-Ange Lavoratori était installé avec son père au
palais de Palmarosa, pour y travailler assidûment le reste de la
semaine. Il s'agissait de décorer une immense salle de bal construite en
bois et en toile pour la circonstance, attenant au péristyle de cette
belle villa, et ouvrant de tous côtés sur les jardins. Voici à propos de
quoi la princesse, ordinairement très-retirée du monde, donnait cette
fête splendide, à laquelle devaient prendre part tous les riches et
nobles habitants de Catane et des villas environnantes.

Tous les ans, la haute société de cette contrée se réunissait pour
donner un bal par souscription au profit des pauvres, et chaque
personnage, propriétaire d'un vaste local, soit à la ville, soit à la
campagne, prêtait son palais et faisait même une partie des frais de la
fête quand sa fortune le lui permettait.

Quoique la princesse fût fort charitable, son goût pour la retraite lui
avait fait différer d'offrir son palais; mais enfin son tour était venu;
elle avait pris magnifiquement son parti en se chargeant de tous les
frais du bal, tant pour le décor de la salle que pour le souper, la
musique etc. Moyennant cette largesse, la somme des pauvres promettait
d'être fort ronde, et la villa Palmarosa étant la plus belle résidence
du pays, la réception étant organisée d'une manière splendide, cette
fête devait être la plus éclatante qu'on eût encore vue.

La maison était donc pleine d'ouvriers qui travaillaient depuis quinze
jours à la salle du bal, sous la direction du majordome Barbagallo,
homme très-entendu dans cette partie, et sous l'influence
très-prépondérante de maître Pier-Angelo Lavoratori, dont le goût et
l'habileté étaient avérés et fort prisés déjà dans tout le pays.

Le premier jour, Michel, fidèle à sa parole et résigné à son sort, fit
des guirlandes et des arabesques avec son père et les apprentis employés
par lui; mais là se borna son épreuve; car, dès le lendemain,
Pier-Angelo lui annonça que la princesse lui confiait le soin de peindre
des figures allégoriques sur le plafond et les parois de toile de la
salle. On lui laissait le choix et la dimension des sujets; on lui
fournissait tous les matériaux; on l'invitait seulement à se dépêcher et
à avoir confiance en lui-même. Cette œuvre ne demandait pas le soin et
le fini d'une œuvre durable; mais elle ouvrait carrière à son
imagination; et, quand il se vit en possession de ce vaste emplacement
où il était libre de jeter ses fantaisies à pleines mains, il eut un
instant de véritable transport, et il se retrouva plus enivré que jamais
de sa destinée d'artiste.

Ce qui acheva de l'enthousiasmer pour cette tâche, c'est que la
princesse lui faisait savoir par son père que, si sa composition était
seulement passable, elle lui serait comptée comme servant à
l'acquittement de la somme prêtée pour lui à Pier-Angelo; mais que, si
elle obtenait les éloges des connaisseurs, elle lui serait payée le
double.

Ainsi, Michel allait redevenir libre à coup sûr, et peut-être riche pour
un an encore, s'il faisait preuve de talent.

Une seule terreur, mais bien grande, vint refroidir sa joie: le jour du
bal était fixé, et il n'était pas au pouvoir de la princesse de le
reculer. Huit jours restaient, rien que huit jours! Pour un décorateur
exercé c'en est assez, mais pour Michel, qui n'avait pas encore taillé
en grand dans cette partie, et qui ne pouvait se défendre d'y porter un
vif amour-propre, c'était si peu qu'il en avait une sueur froide rien
que d'y songer.

Heureusement pour lui, ayant travaillé dans son enfance avec son père,
et l'ayant vu travailler mille fois depuis, les procédés de la détrempe
lui étaient familiers, ainsi que la géométrie des ornements; mais, quand
il voulut choisir ses sujets, il fut assailli par la surabondance de ses
fantaisies, et la prodigalité de son imagination le mit à la torture. Il
passa deux nuits à dessiner ses compositions, et tout le jour sur son
échafaud pour les adapter au local. Il ne songea ni à dormir, ni à
manger, ni même à renouer très-ample connaissance avec sa jeune sœur,
tant qu'il ne fut pas fixé. Enfin, il arrêta son sujet et il s'en alla
au milieu du parc, où sa toile de ciel, longue de cent palmes, était
étendue dans le parvis d'une ancienne chapelle en ruines. Là, aidé de
quelques bons apprentis, qui lui présentaient ses couleurs toutes
prêtes, et marchant, pieds nus, sur son firmament mythologique, il
demanda aux muses de donner à sa main tremblante l'expérience et la
_maestria_ nécessaires; puis, enfin, armé d'un pinceau gigantesque,
qu'on eût bien pu qualifier de balai, il esquissa son Olympe et
travailla avec tant de fougue et d'espérance, que, deux jours avant le
bal, les toiles se trouvèrent prêtes à être mises en place.

Il fallut encore assister à leur installation et refaire quelques
parties endommagées nécessairement par cette opération. Enfin, il lui
fallut aussi aider à son père, qui, ayant été retardé par lui, avait
encore beaucoup de bordures de lambris et de corniches à rajuster.

Ces huit jours passèrent comme un rêve pour Michel, et le peu d'instants
de repos qu'il se permit lui parurent délicieux. La villa était
admirable au dedans comme au dehors. Les jardins et le parc donnaient
une idée du paradis terrestre. La nature est si féconde dans cette
contrée, les fleurs si belles et si suaves, la végétation si splendide,
les eaux si claires et si courantes, que l'art a bien peu de chose à
faire pour créer des lieux de délices autour des palais. Ce n'est pas
que, çà et là, des blocs de lave et des plaines de cendres n'offrent
l'image de la désolation à côté de l'Élysée. Mais ces horreurs ajoutent
au charme des oasis qu'a épargnées le passage des feux volcaniques.

La villa Palmarosa, située à mi-côte d'une colline qui présentait son
élévation ardue aux ravages de l'Etna, subsistait depuis des siècles au
milieu des continuels désastres qu'elle avait pu tranquillement
contempler. Le palais était fort ancien, et d'une architecture élégante,
empruntée au goût sarrasin. La salle de bal, qui enveloppait maintenant
les premiers plans de sa façade, offrait un contraste étrange avec la
couleur sombre et les ornements sérieux des plans élevés. A l'intérieur,
le contraste était plus frappant encore. Tandis que tout était bruit et
confusion au rez-de-chaussée, tout était calme, ordre et mystère à
l'étage le plus élevé, habité par la princesse. Michel pénétrait dans
cette partie réservée, à l'heure de ses repas, car le petit office
vitré, où il avait soupé le premier jour avec son père, lui fut réservé
comme par une gracieuseté spéciale et mystérieuse. Ils y étaient
toujours seuls, et, si le rideau s'agita encore, ce fut d'une manière si
peu sensible que Michel ne put être certain d'avoir inspiré une passion
romanesque à madame la première femme de chambre.

Le palais étant adossé au rocher, des appartements de la princesse, on
entrait de plain-pied sur des terrasses ornées de fleurs et de jets
d'eau, et même on pouvait, en descendant un escalier étroit, hardiment
taillé dans la lave, aller gagner le parc et la campagne. Michel pénétra
une fois dans ces parterres babyloniens suspendus au-dessus d'un ravin
effroyable. Il vit les fenêtres du boudoir de la princesse, qui se
trouvait à deux cents pieds plus haut que l'entrée principale du palais,
et d'où elle pouvait aller se promener sans descendre une seule marche.
Tant de hardiesse et de délices dans le plan d'une habitation lui donna
le vertige au physique et au moral. Mais il ne vit jamais la reine de ce
séjour enchanté. Aux heures où il montait chez elle, elle faisait la
sieste ou recevait des visites d'intimité dans les salons du second
étage.

Cet usage sicilien d'habiter l'étage le plus élevé, pour y jouir de la
fraîcheur et du repos, est commun à plusieurs villes d'Italie. Ces
appartements réservés, petits et tranquilles, s'appellent quelquefois le
Casino, et grâce à leur jardin particulier, forment comme une habitation
distincte au-dessus du palais. Celui dont nous parlons reculait sur la
façade et sur les côtés, de toute la largeur d'une vaste terrasse, et se
trouvait ainsi caché et comme isolé. Sur l'autre face, il formait, au
niveau du parterre, un étage unique, puisque la masse de l'édifice
inférieur était adossée au rocher. On eut dit, de ce côté, qu'une coulée
de laves était venue s'adosser et se figer contre le palais, dont elle
aurait envahi toute une face jusqu'au pied du Casino. Mais la
construction de cette villa avait été ainsi conçue pour échapper au
danger de nouvelles éruptions. A la voir, du côté de l'Etna on l'eut
prise pour un léger pavillon planté à la cime d'un rocher. Ce n'est
qu'en tournant cette masse de déjections volcaniques qu'on découvrait un
palais splendide, composé de trois grands corps superposés, et
gravissant la colline à reculons.

En d'autres circonstances, Michel eût été fort curieux de savoir si
cette dame, qu'on disait belle et bonne, était, par droit de poésie,
bien digne d'habiter une si noble demeure; mais son imagination,
absorbée par le travail brûlant avec lequel on l'avait mise aux prises,
ne s'occupa guère d'autre chose.

Il se sentait si fatigué lorsqu'il abandonnait un instant son rude
pinceau, qu'il était forcé de lutter contre le sommeil pour ne pas
prolonger sa sieste au delà d'une demi-heure. Il craignait même
tellement de voir ses compagnons se refroidir, qu'il allait en cachette
prendre cet instant de repos dans la galerie de peinture, où son père
l'enfermait, et où il semblait que personne ne mît jamais les pieds.
Deux ou trois fois, il n'eut pas le courage d'aller passer la nuit
jusqu'au faubourg de Catane, où sa maison était pourtant une des
premières sur le chemin de la villa, et il consentit à ce que son père
lui fit donner un lit dans le palais. Lorsqu'il se retrouvait dans la
misérable demeure où Mila fleurissait comme une rose sous un châssis, il
ne voyait et ne comprenait rien à ce qui se passait dans son intérieur.
Il se bornait à embrasser sa sœur, à lui dire qu'il était heureux de la
voir, et il n'avait pas le temps de l'examiner et de causer avec elle.

Enfin, la veille de la fête se trouva un dimanche. Il n'y avait plus
qu'un dernier coup d'œil et de main à donner aux travaux; la journée du
lundi devait suffire, et, d'ailleurs, dans ce pays de dévotion ardente,
il ne faut pas songer à l'art le jour du repos.

Michel ne s'intéressait à rien qu'à ses toiles, et son père fut forcé
d'insister beaucoup pour qu'il allât prendre l'air. Il se décida enfin à
faire un peu de toilette et à parcourir la ville après avoir mené Mila
aux offices du soir. Il prit vite connaissance des églises, des places
et des édifices principaux. Enfin son père le présenta à quelques-uns de
ses amis et de ses parents, qui lui firent bon accueil, et avec lesquels
il s'efforça d'être aimable. Mais la différence de ce milieu avec celui
qu'il avait fréquenté à Rome le rendit triste malgré lui, et il se
retira de bonne heure, aspirant au lendemain; car, en présence de son
ouvrage et sous le prestige de la belle résidence, où il travaillait, il
oubliait qu'il était peuple pour se souvenir seulement qu'il était
artiste.

Enfin arriva ce jour d'espoir et de crainte où Michel devait voir son
œuvre applaudie ou raillée par l'élite de la société sicilienne.



VI.

L'ESCALIER.


«Eh quoi! pas plus avancés que cela? s'écriait avec désespoir le
majordome, en se précipitant au milieu des ouvriers. Mais à quoi
songez-vous, grand Dieu? Sept heures vont sonner; à huit, les voitures
arriveront, et la moitié de cette salle n'est pas encore tendue!»

Comme cette admonestation ne s'adressait à personne en particulier,
personne n'y répondit, et les ouvriers continuèrent à se hâter plus ou
moins, chacun dans la mesure de ses forces et de son habileté.

--Place, place aux fleurs! cria l'ordonnateur de cette partie notable de
l'établissement du palais. Échelonnez ici cent caisses de camélias, le
long des gradins.

--Et comment voulez-vous placer les caisses de fleurs avant que les
tapis soient posés? demanda maître Barbagallo avec un profond soupir.

--Et où voulez-vous que je dépose mes caisses et mes vases? reprit le
maître jardinier. Pourquoi vos tapissiers n'ont-ils pas fini?

--Ah! voilà! pourquoi n'ont-ils pas fini! dit l'autre avec l'accent
d'une indignation profonde.

--Place! place pour mes échelles, cria une autre voix; on veut que tout
soit éclairé à huit heures précises, et j'en ai encore pour longtemps à
allumer tant de lustres. Place! place, s'il vous plaît!

--Messieurs les peintres, enlevez vos échelles, crièrent à leur tour les
tapissiers, nous ne pouvons rien faire tant que vous serez là.

--C'est une confusion, c'est une cohue, c'est une seconde tour de Babel,
murmura le majordome en s'essuyant le front. J'ai eu beau faire pour que
chaque chose se fît à son heure et en son lieu; j'ai averti chacun plus
de cent fois, et voici que vous êtes tous pêle-mêle, vous disputant la
place, vous gênant, et n'avançant à rien C'est désolant! c'est
révoltant!

--A qui la faute? dit l'homme aux fleurs. Puis-je poser mes guirlandes
sur des murailles nues, et mes vases sur des planches brutes?

--Et moi, puis-je grimper aux plafonds, dit l'homme aux bougies, si on
soulève mes échelles pour étendre les tapis? Prenez-vous mes ouvriers
pour des chauves-souris, et voulez-vous que je fasse casser le cou à
trente bons garçons?

--Comment voulez-vous que mes ouvriers tendent leurs tapis, dit à son
tour le maître tapissier, si les échelles des peintres décorateurs ne
sont pas enlevées?

--Et comment voulez-vous que nos échelles soient emportées si nous
sommes encore dessus? cria un des peintres.

--Toute la faute est à vous, messieurs les barbouilleurs, s'écria le
majordome exaspéré; ou plutôt c'est votre maître qui est le seul
coupable, ajouta-t-il en voyant le jeune homme auquel il s'adressait,
rouler des yeux terribles à cette épithète de barbouilleur. C'est ce
vieux fou de Pier-Angelo, qui n'est même pas là, je parie, pour vous
diriger. Où sera-t-il? Au plus prochain cabaret, je gage!»

Une voix, encore pleine et sonore, qui partait de la coupole, fit
entendre le refrain d'une antique chanson, et, en levant les yeux,
l'intendant courroucé vit briller la tête-chauve et luisante du peintre!
décorateur en chef. Évidemment, le vieillard narguait l'intendant, et,
maître du terrain, il voulait mettre complaisamment la dernière main à
son ouvrage.

--Pier-Angelo, mon ami, dit l'autre, vous vous moquez de nous! C'est
trop fort. Vous vous conduisez comme un vieux enfant gâté que vous êtes;
mais nous finirons par nous fâcher. Ce n'est point le moment de rire et
de chanter vos vers bachiques.»

Pier-Angelo ne daigna pas répondre; il se contenta de lever l'épaule,
tout en parlant avec son fils, placé encore plus haut que lui, et
activement occupé à mettre des tons à la robe d'une danseuse
d'Herculanum, nageant dans un ciel de toile bleue.

--C'est bien assez de figures, c'est bien assez de teintes et de plis!
s'écria encore l'intendant hors de lui. Qui diable ira regarder là haut,
s'il manque quelque chose à vos divinités perdues dans la voûte céleste?
L'ensemble y est, c'est tout ce qu'il faut. Allons, descendez, vieux
sournois, ou je secoue l'échelle où vous perchez.

--Si vous touchez à l'échelle de mon père, dit le jeune Michel d'une
voix retentissante, je vous écrase avec ce lustre. Pas de plaisanteries
de ce genre, monsieur Barbagallo, ou vous vous en repentirez.

--Laisse-le donc dire, et continue ton ouvrage, dit alors, d'un ton
calme, le vieux Pierre. La dispute prend du temps, ne t'amuse pas à de
vaines paroles.

--Descendez, mon père, descendez, reprit le jeune homme. Je crains que,
dans cette confusion, on ne vous fasse tomber; moi, j'ai fini dans un
instant. Descendez, je vous en prie, si vous voulez que je garde ma
présence d'esprit.»

Pier-Angelo descendit lentement, non pas qu'il eût perdu, à soixante
ans, la force et l'agilité de la jeunesse, mais afin de faire paraître
moins long le temps que son fils voulait encore donner à son œuvre.

--Quelle niaiserie, quelle puérilité, disait le majordome, en
s'adressant au vieux peintre; pour des toiles volantes qui seront demain
roulées dans un grenier et qu'il faudra couvrir d'autres sujets à la
première fête, vous vous appliquez comme s'il s'agissait de les envoyer
dans un musée! Qui vous en saura gré? Qui y fera la moindre attention?

--Pas vous, on le sait de reste, répondit le jeune peintre, d'un ton
méprisant, du haut de son échelle.

--Tais-toi, Michel, et va ton train, lui dit son père. Chacun met son
amour-propre où il peut se prendre, ajouta-t-il en regardant
l'intendant. Il y en a qui mettent le leur à se faire honneur de toutes
nos peines! Allons! les tapissiers peuvent commencer. Donnez-moi un
marteau et des clous, vous autres! puisque je vous ai retardés, il est
juste que je vous aide.

--Toujours bon camarade! dit un des ouvriers tapissiers, en présentant
les outils au vieux peintre. Allons, maître Pier-Angelo, que les arts et
les métiers se donnent la main! Il faudrait être fou pour se brouiller
avec vous.

--Oui, oui, grommela Barbagallo, qui, contrairement à ses habitudes de
réserve et de politesse, était, ce soir-là, d'une humeur massacrante:
voilà comme chacun lui fait la cour, à ce vieux entêté, et il se soucie
fort peu de faire damner les autres.

--Au lieu de gronder, vous devriez aider à clouer, ou à allumer les
lustres, dit Pier-Angelo d'un air moqueur. Mais, bah! vous craindriez de
gâter vos culottes de satin et de déchirer vos manchettes!

--Maître Pier-Angelo, vous devenez trop familier, et je vous jure que je
vous emploie aujourd'hui pour la dernière fois.

--Plût au ciel! répliqua l'autre avec son flegme accoutumé, en
s'accompagnant de vigoureux coups de marteau, frappés en cadence sur les
nombreux clous qu'il plantait rapidement; mais, à la prochaine occasion,
vous viendrez encore me supplier, me dire que rien ne peut se faire sans
moi; et moi, comme à l'ordinaire, je vous pardonnerai vos impertinences.

--Allons! dit l'intendant au jeune Michel, qui descendait lentement de
son échelle, c'est donc fini? C'est bien heureux! Vite! vite! aidez aux
tapissiers, ou aux fleuristes, ou aux allumeurs. Faites quelque chose
pour réparer le temps perdu.

Michel toisa le majordome d'un air hautain. Il avait si bien oublié
jusqu'à la pensée de se faire ouvrier, qu'il ne concevait pas que ce
subalterne lui ordonnât de prendre part à des travaux en dehors de ses
attributions; mais, au moment où il allait lui répondre avec vivacité,
il entendit la voix de son père qui l'appelait.

--Allons, Michel, apporte-nous ici des clous, et viens aider à ces bons
compagnons, qui n'arriveront pas à temps sans nous.

--Rien de plus juste, répondit le jeune homme. Je ne serai peut être pas
très-adroit à ce travail; mais j'ai des bras solides pour tendre.
Voyons, que faut-il faire? commandez-moi, vous autres!

--A la bonne heure! dit Magnani, un jeune ouvrier tapissier, plein de
feu et de franchise, qui demeurait dans le faubourg, porte à porte, avec
la famille Lavoratori. Sois bon camarade comme ton père, que tout le
monde aime, et tu seras aimé comme lui. On nous disait que, pour avoir
étudié la peinture à Rome, tu faisais un peu le glorieux, et il est
certain que tu vas par la ville avec un habit qui ne convient guère à un
artisan. Tu as pourtant une jolie figure qui plaît, mais on te reproche
d'avoir de l'ambition.

--Où serait le mal? répondit Michel, tout en travaillant avec Magnani. A
qui cela est-il défendu?

--J'aime la bonne foi de ta réponse; mais quiconque veut être admiré
doit commencer par se faire aimer.

--Suis-je donc haï dans ce pays où j'arrive, où je ne connais encore
personne?

--Ce pays est le tien: tu y as vu le jour, ta famille y est connue, ton
père estimé; et c'est parce que tu arrives, que tout le monde a les yeux
sur toi. On te trouve beau garçon, bien mis et bien tourné. Autant que
je puis m'y connaître, tu as du talent, les figures que tu as dessinées
et enluminées là-haut ne sont pas des barbouillages vulgaires. Ton père
est fier de toi; mais tout cela n'est pas une raison pour que tu sois
déjà fier de toi-même. Tu es encore un enfant, tu es plus jeune que moi
de plusieurs années; tu n'as guère de barbe au menton, tu n'as pas pu
faire encore tes preuves de courage et de vertu... Quand tu auras un peu
souffert, sans te plaindre, des maux de la condition, nous te
pardonnerons de porter haut la tête et de te balancer sur tes hanches en
traversant les rues, le bonnet sur l'oreille. Autrement nous te dirons
que tu veux t'en faire accroire, et que si tu n'es pas un artisan, mais
un artiste, il faut aller en voiture et ne pas regarder en face les
jeunes gens de ta classe; car enfin ton père est un ouvrier comme nous;
il a du talent dans sa partie, et il peut être plus difficile de peindre
des fleurs, des fruits et des oiseaux sur une corniche, que de suspendre
des draperies à une fenêtre et d'assortir des couleurs dans un
ameublement. Mais la différence n'est pas si grande qu'on ne soit
cousin-germain dans le travail. Je ne me crois pas plus que le menuisier
et le maçon; pourquoi te croirais-tu au-dessus de moi?

--Je n'ai pas cette pensée, répondit Michel; Dieu m'en préserve!

--Et alors, pourquoi n'es-tu pas venu à notre bal d'artisans, hier soir?
Je sais que ton cousin Vincenzo a voulu t'y mener et que tu as refusé.

--Ami, ne me juge pas mal pour cela; peut-être suis-je d'un caractère
triste et sauvage.

--Je n'en crois rien. Ta figure annonce autre chose. Pardonne-moi de te
parler sans façon; c'est parce que tu me plais, que je t'adresse ces
reproches. Mais, voici notre tapis cloué par ici. Il faut aller
ailleurs.

--Mettez-vous donc deux et trois à chaque lustre! criait le maître
lampiste à ses ouvriers; vous n'en finirez jamais si vous vous divisez
ainsi!

--Eh! moi, je suis tout seul! criait à son tour Visconti, un gros
allumeur, bon vivant, qui, ayant déjà un peu de vin dans la cervelle,
plaçait toujours la mèche enflammée à deux doigts de la bougie. Michel,
frappé de la leçon que Magnani lui avait donnée, dressa un escabeau et
se mit en devoir d'aider à Visconti.

--Ah! c'est bien! dit l'ouvrier; maître Michel est un bon garçon, et il
sera récompensé. La princesse paie bien, et, de plus, elle veut que tout
le monde s'amuse chez elle les jours de fête. Il y aura souper pour
nous, de la desserte du souper des seigneurs, et le bon vin ne sera pas
épargné. J'ai déjà pris un petit à compte en passant par l'office.

--Aussi vous vous brûlez les doigts! dit Michel en souriant.

--Vous n'aurez peut-être pas la main aussi sûre que vous l'avez
maintenant, dans deux ou trois heures d'ici, reprit Visconti: car vous
viendrez souper avec nous, n'est-ce pas, jeune homme? Votre père nous
chantera ses vieilles chansons, qui font toujours rire. Nous serons plus
de cent à table à la fois. Oh! va-t-on se divertir!

--Place, place! cria un grand laquais, galonné sur toutes les coutures;
voici la princesse qui vient voir si tout est prêt. Dépêchez-vous,
rangez-vous! Ne secouez pas les tapis si fort, vous faites de la
poussière. Hé! là-haut, les allumeurs, ne répandez pas de bougie! ôtez
vos outils, ouvrez le passage!

--Bon, dit le majordome, vous allez vous taire, j'espère, messieurs les
ouvriers! Allons, hâtez-vous; que, si vous êtes en retard, vous ayez au
moins l'air de vous dépêcher. Je ne réponds pas des reproches que vous
allez recevoir. J'en suis fâché pour vous. Mais c'est votre faute; je ne
saurais vous justifier. Ah! maître Pier-Angelo, cette fois-ci, vous
n'avez que faire de venir quêter des compliments.

Ces paroles arrivèrent aux oreilles du jeune Michel, et toute sa fierté
lui revint au cœur. L'idée que son père pût _quêter_ des compliments et
recevoir des affronts lui était insupportable. S'il n'avait pas encore
pu voir la princesse, il pouvait se rendre cette justice qu'il n'avait
guère cherché à la voir. Il n'était pas de ceux qui courent avidement
sur les traces d'un personnage riche et puissant, pour repaître leurs
regards d'une banale et servile admiration. Mais, cette fois, il se
pencha sur son escabeau, cherchant des yeux cette altière personne qui,
au dire de maître Barbagallo, devait humilier d'un geste et d'un mot
d'intelligents et généreux travailleurs. Il restait ainsi matériellement
au-dessus du niveau de la foule, afin de mieux voir, mais tout prêt à
descendre, à s'élancer auprès de son vieux père et à répondre pour lui,
si, dans un accès d'humeur bienveillante, l'insouciant vieillard venait
à se laisser outrager.

L'immense salle que l'on se hâtait de terminer n'était autre chose
qu'une vaste terrasse de jardin recouverte extérieurement de tant de
feuillages, de guirlandes et de banderoles, qu'on eût dit d'un berceau
gigantesque dans le goût de Watteau. A l'intérieur on avait établi des
parquets volants sur le terrain sablé. Trois grandes fontaines de
marbre, ornées de personnages mythologiques, loin de gêner cet
intérieur improvisé, en faisaient le plus bel ornement. Il y avait,
entre leurs masses élégantes, assez de place pour circuler et pour
danser. Elles lançaient leurs gerbes d'eau cristalline au milieu de
buissons de fleurs, sous la clarté resplendissante des grands lustres
qui les semaient d'étincelles. Des gradins, disposés comme dans un
amphithéâtre antique et coupés de buissons fleuris, offraient une libre
circulation et des siéges nombreux pour les assistants.

[Illustration Eh, moi, je suis tout seul, criait à son tour Visconti.
(Page 45.)]

La hauteur de la voûte factice était telle que le grand escalier du
palais, admirable morceau d'architecture, tout orné de statues antiques
et de vases de jaspe du plus beau style, s'y encadrait tout entier. Les
degrés de marbre blanc étaient fraîchement recouverts d'un immense tapis
de pourpre, et le laquais qui précédait la princesse, en ayant balayé la
foule des ouvriers, il y avait là un vide solennel. Un silence
instinctif se fit dans l'attente d'une apparition majestueuse.

Les ouvriers, partagés entre un sentiment de curiosité, naïf et
respectueux chez les uns, insouciant et railleur chez les autres,
regardèrent tous à la fois vers la grande porte fleuronnée qui s'ouvrait
à deux battants au haut de l'escalier. Michel sentit battre son cœur,
mais c'était de colère autant que d'impatience. «Que sont donc ces
nobles et ces riches de la terre, se disait-il, pour qu'ils marchent
avec tant d'orgueil sur les autels, sur les tréteaux, que nos mains
avilies leur dressent? Une déesse de l'Olympe serait à peine digne de se
montrer ainsi, du haut d'un pareil temple, aux vils mortels prosternés à
ses pieds. Oh! insolence, mensonge et dérision! La femme qui va se
produire ici, devant mes regards, est peut-être un esprit borné, une âme
vulgaire; et, pourtant, voilà tous ces hommes forts et hardis qui se
découvrent à son approche.»

Michel avait fait très-peu de questions à son père sur les goûts et les
facultés de la princesse Agathe; à ce peu de questions, le bon
Pier-Angelo n'avait guère répondu, surtout dans les derniers jours,
qu'avec distraction, selon sa coutume, lorsqu'on mêlait une idée
étrangère à la contention de son esprit absorbé par le travail. Mais
Michel était orgueilleux, et la pensée qu'il allait être aux prises avec
un être quelconque plus orgueilleux que lui, faisait entrer du dépit et
une sorte de haine dans son cœur.

[Illustration: Il vit que le hallebardier qui gardait la porte... (Page
21.)]



VII.

UN REGARD.


Lorsque la princesse de Palmarosa parut au haut de l'escalier, Michel
crut voir une fille de quinze ans, tant elle était svelte et souple dans
sa taille et dans son attitude; mais, à chaque marche qu'elle descendit,
il vit apparaître une année de plus sur son front; et, quand il
l'observa de près, il put juger qu'elle en avait trente. Cela ne
l'empêchait pas d'être belle; non pas éclatante et superbe, mais pure et
suave comme le bouquet de cyclamens blancs qu'elle portait à la main.
Elle avait une réputation de grâce et de charme plus que de beauté, car
elle n'avait jamais été coquette et ne cherchait point à faire de
l'effet. Beaucoup de femmes beaucoup moins belles avaient allumé des
passions, parce qu'elles l'avaient voulu. La princesse Agathe n'avait
jamais fait parler d'elle, et, s'il y avait eu des émotions dans sa vie,
les gens du monde n'en avaient rien su positivement.

Elle était fort charitable, et comme exclusivement occupée de répandre
des aumônes; mais cela se faisait sans faste et sans ostentation, et on
ne la nommait point la mère des pauvres. La plupart du temps, les gens
qu'elle secourait ignoraient la source du bienfait. Elle n'était pas
très-assidue à l'église et au sermon, sans cependant fuir les cérémonies
religieuses. Elle avait des goûts d'artiste et s'entourait avec
discernement des plus belles choses et des plus nobles esprits. Mais
elle ne brillait point au centre, et ne se faisait un piédestal ni de
ses relations, ni de ses richesses. En tout, il semblait qu'elle aimât à
faire comme tout le monde, et que, soit apathie, soit bon goût, soit
timidité intérieure, elle eût pris à tâche de ne point se faire
remarquer. Il n'était point de femme plus inoffensive. On l'estimait, on
l'aimait sans enthousiasme, on l'appréciait sans jalousie. Mais
l'appréciait-on à sa juste valeur? C'est ce qu'il eût été difficile de
dire. Elle ne passait point pour un grand esprit. Ses plus anciens amis
disaient d'elle, comme éloge culminant, que c'était une personne
très-sûre et d'une humeur toujours égale.

Tout cela pouvait se juger dès le premier coup d'œil jeté sur elle, et
le jeune Michel, en la voyant descendre l'escalier avec une grâce
nonchalante, sentit son aversion se dissiper avec sa crainte. Il était
impossible de se conserver irrité en présence d'un visage si pur, si
calme et si doux. Mais comme, au milieu de sa colère, il s'était préparé
à affronter le terrible regard d'une beauté arrogante et splendide, il
éprouva comme un soulagement intérieur à voir une femme ordinaire. Déjà
il pressentait que, si elle venait pour gronder, elle n'aurait ni
l'énergie, ni peut-être l'esprit d'être blessante. Son cœur s'apaisa, et
il la regarda avec une tranquillité croissante, comme si le fluide
rafraîchissant émané d'une sérénité intérieure se fut communiqué d'elle
à lui.

Elle était simplement et richement vêtue d'une robe d'étoffe de soie
lourde et mate d'un blanc lacté, sans aucun ornement. Une légère
guirlande de diamants ornait ses cheveux d'un noir doux, séparés en
bandeaux sur un front lisse et pur. Sans doute elle eût pu avoir de plus
riches pierreries, mais sa couronne était une œuvre d'art d'un excellent
travail, et ne fatiguait point d'un poids abrutissant sa tête fine et
admirablement attachée. Ses épaules, à demi découvertes, avaient perdu
l'intéressante maigreur de l'adolescence et ne se noyaient pas encore
dans l'embonpoint fastueux de la troisième ou quatrième jeunesse des
femmes. Il y avait encore des contours délicats dans ses formes, et dans
tous ses mouvements une souplesse abandonnée, qui semblait s'ignorer
elle-même et ne poser pour personne.

Elle écarta lentement, du bout de son éventail, le laquais et
l'intendant qui s'évertuaient à lui faire faire place, et passa devant
eux, enjambant avec facilité et sans empressement maladroit les planches
et les tapis roulés qui s'opposaient encore à sa marche; laissant
traîner, avec une sorte d'insouciance humble ou opulente, les longs plis
de sa belle robe de soie blanche sur la poussière qu'avaient laissée les
pieds des manœuvres. Elle effleura, sans éprouver de dégoût ou sans les
remarquer, les ouvriers baignés de sueur, qui ne pouvaient se ranger
assez vite. Elle passa dans un groupe de jardiniers qui remuaient des
caisses énormes, et ne parut pas s'apercevoir ou se soucier du danger
d'être écrasée ou blessée. Elle salua ceux qui la saluaient, sans
prendre aucun air de commandement ou de protection; et, quand elle fut
au milieu de la cohue des hommes, des toiles, des planches et des
échelles, elle s'arrêta fort tranquillement, promena ses regards sur ce
qui était achevé et sur ce qui ne l'était pas, et dit d'une voix douce
et encourageante:--Eh bien, Messieurs, espérez-vous avoir fini à temps?
Nous n'avons plus guère qu'une demi-heure.

--Je vous réponds de tout, ma chère princesse, répondit Pier-Angelo en
s'approchant d'elle d'un air enjoué; ne voyez-vous pas que je mets la
main à tout?

--En ce cas, je suis tranquille, répondit-elle, et je compte aussi sur
tout le monde. Il serait fâcheux de laisser imparfait un aussi bel
ouvrage. Je suis extrêmement contente. Tout cela est conçu avec goût et
exécuté avec soin. Je vous remercie beaucoup de la peine que vous prenez
pour bien faire, _Messieurs_, et cette fête sera à votre gloire.

--Mon fils Michel en aura sa part, j'espère, reprit le vieux peintre en
décors; Votre Seigneurie veut-elle me permettre de le lui présenter?
Allons, Michel, approche, et baise la main de la princesse, mon enfant:
c'est une bonne princesse, tu vois!

Michel ne fit pas un mouvement pour s'approcher. Quoique la manière dont
la princesse venait de gronder son père l'eût attendri et gagné, il ne
se souciait pas de faire acte de servilité devant elle. Il savait bien
que la coutume italienne de baiser la main à une dame est l'hommage d'un
ami ou la prosternation d'un inférieur, et, ne pouvant prétendre à l'un,
il ne voulait pas descendre à l'autre. Il ôta son bonnet de velours et
se tint droit, affectant de regarder la princesse avec aplomb.

Elle fixa alors ses yeux sur lui, et soit, qu'il y eût dans son regard
une habitude de bonté et d'effusion qui fit contraste avec la
nonchalante bienveillance de ses manières, soit que Michel fut frappé
d'une étrange hallucination, il fut remué jusqu'au fond des entrailles
par ce regard inattendu. Il lui sembla qu'une flamme insinuante, mais
intense et profonde, pénétrait en lui à travers les douces paupières de
la grande dame; qu'une ineffable tendresse, partant de cette âme
inconnue, venait s'emparer souverainement de tout son être; enfin que la
tranquille princesse Agathe lui disait dans un langage plus éloquent que
toutes les paroles humaines: «Viens dans mes bras. Viens sur mon cœur.»

Michel étourdi, fasciné, hors de lui, tressaillit, pâlit, s'approcha par
un mouvement convulsif et involontaire, prit en tremblant la main de la
princesse, et au moment de la porter à ses lèvres, leva encore ses yeux
sur les siens, croyant s'être trompé et pouvoir sortir d'un rêve à la
fois pénible et délicieux. Mais ces yeux purs et transparents lui
exprimaient un amour si absolu et si confiant qu'il perdit la tête, se
sentit défaillir et tomba comme terrassé aux pieds de _la signora_.

Quand il recouvra sa présence d'esprit, la princesse était déjà à
quelques pas de lui. Elle s'éloignait suivie de Pier-Angelo, et, quand
ils furent isolés au bout de la salle, ils parurent s'entretenir de
quelque détail de la fête. Michel était honteux: son émotion se
dissipait rapidement, à la pensée qu'il avait donné à tous ses
compagnons le spectacle d'une faiblesse et d'une présomption inouïes:
mais, comme les bonnes paroles de la princesse les avaient tous
électrisés, comme on s'était remis au travail avec une sorte de rage
joyeuse, on remuait, on chantait, on frappait autour de lui, et son
aventure n'était qu'un incident perdu, ou du moins incompris, dans la
foule. Quelques-uns avaient remarqué, en souriant, qu'il saluait plus
bas qu'il n'était besoin, et qu'apparemment c'était une manière
aristocratique et galante qu'il avait apportée de loin avec son air fier
et ses beaux habits. D'autres pensèrent qu'il avait trébuché sur des
planches en voulant s'incliner, et que sa maladresse lui avait fait
perdre contenance.

Le seul Magnani l'avait observé attentivement et à moitié deviné.

--Michel, lui dit-il au bout de quelques instants, quand un travail
commun les eut rapprochés, tu parais fort timide, mais je te crois
follement hardi. Il est certain que la princesse t'a trouvé beau garçon
et qu'elle t'a regardé d'une certaine manière qui aurait pu signifier
tout autre chose de la part d'une autre femme; mais ne sois pas trop
présomptueux, mon enfant; cette bonne princesse est une dame vertueuse;
on ne lui a jamais connu d'amant, et si elle en voulait prendre un, il
n'est pas probable qu'elle commencerait par un petit peintre à la
détrempe, lorsque tant d'illustres seigneurs...

--Taisez-vous, Magnani, dit Michel avec impétuosité; vos plaisanteries
me blessent, et je ne vous ai point autorisé à me railler de la sorte;
je ne le souffrirai pas.

--Allons, pas de colère, reprit le jeune artisan; je n'ai pas
l'intention de t'offenser, et quand on a des bras comme les miens, on
serait lâche de provoquer un enfant tel que toi. D'ailleurs, je n'ai pas
l'âme malveillante, et, je te l'ai dit, si je te parle franchement,
c'est parce que je me sens disposé à t'aimer. Je sens en toi un esprit
au-dessus du mien qui me plaît et me charme. Mais je sens aussi que ton
caractère est faible et ton imagination folle. Si tu as plus
d'intelligence et de finesse, j'ai plus de raison et d'expérience. Ne
prends pas mes réflexions en mauvaise part. Tu n'as pas encore d'amis
parmi nous, et déjà tu compterais plus d'une antipathie prête à éclater,
si tu cherchais à voir clair autour de toi. Je pourrai t'être bon à
quelque chose, et, si tu écoutes mes avertissements, tu éviteras
beaucoup d'ennuis que tu ne prévois point. Voyons, Michel, me
dédaignes-tu, et refuses-tu mon amitié?

--Je te la demande, au contraire, répondit Michel, ému et subjugué par
l'accent de franchise de Magnani; et, pour m'en montrer digne, je veux
me justifier. Je ne sais rien, je ne crois rien, je ne pense rien de la
princesse. Je vois, pour la première fois, d'aussi près, une aussi
grande dame, et.... Mais pourquoi souris-tu?

--Tu t'arrêtes à mon sourire pour ne point achever ta phrase. Je vais la
compléter pour toi. Tu trouves qu'une grande dame est quelque chose de
divin, et tu en tombes épris comme un fou. Tu aimes la grandeur! J'ai
bien compris cela le premier jour où je t'ai vu.

--Non, non! s'écria Michel, je ne tombe pas amoureux; je ne connais pas
cette femme, et, quant à sa grandeur, j'ignore où elle réside. Autant
vaudrait dire que je suis épris de son palais, de sa robe, ou de ses
diamants, car jusqu'ici je ne lui vois d'autre supériorité que celle
d'un goût auquel nous aidons beaucoup, ce me semble, ainsi que son
joaillier et sa couturière.

--Puisque tu ne la connais pas autrement, c'est assez bien parlé, reprit
Magnani; mais alors m'expliqueras-tu pourquoi tu as failli t'évanouir en
lui baisant la main?

--Explique-le-moi toi-même si tu peux; quant à moi je l'ignore. Je
savais bien que les dames avaient une manière de se servir de leurs
yeux, qui était plus hardie que celle des courtisanes, et en même temps
plus dédaigneuse que celle des nonnes. Oui, j'avais remarqué cela: et ce
mélange de provocation et de fierté me mettait hors de moi quand il
m'arrivait, malgré moi, d'en coudoyer quelques-unes dans la foule. Et
c'est pour cela que je haïssais les grandes dames.... Mais celle-ci a un
regard qui ne ressemble à celui de personne. Je ne saurais dire si c'est
langueur voluptueuse ou stupidité bienveillante; mais jamais aucune
femme ne m'a regardé ainsi, et... que veux-tu, Magnani? je suis jeune,
impressionnable, et cela m'a donné le vertige: voilà tout. Je ne suis
point enivré de vanité, je le jure, car je suis bien certain qu'elle
t'eût regardé de même si le hasard eût mis ta figure devant elle à la
place de la mienne.

--Je n'en crois rien, dit Magnani tout pensif.

Il avait laissé tomber son marteau; il s'était assis sur un gradin. Il
paraissait chercher assez péniblement à résoudre un problème.

--Ah! jeunes gens! leur dit le vieux Pier-Angelo, en passant auprès
d'eux; vous babillez et ne travaillez pas: il n'y a que les vieux qui
sachent se dépêcher.

Sensible au reproche, Michel courut aider à son père, après avoir dit à
demi-voix à son nouvel ami qu'il reprendrait plus tard cet entretien
avec lui.

--Le mieux pour toi, lui dit à la dérobée Magnani d'un air singulier,
sera d'y penser le moins possible.

Michel aimait ardemment son père, et il avait raison. Pier-Angelo était
un homme de cœur, de courage et de sens. Artiste à sa manière, il
suivait, dans son travail, de bonnes vieilles traditions et ne
s'irritait point de voir innover autour de lui. Tout au contraire, il
s'assimilait très-vite les progrès qu'on lui faisait comprendre. C'était
un caractère facile et enjoué, optimiste en général et tolérant en
particulier, ne croyant presque jamais aux mauvaises intentions, mais ne
transigeant point avec elles quand il ne pouvait plus se faire
d'illusion généreuse; une âme droite, simple, désintéressée, se
contentant de peu, s'amusant de tout, aimant le travail pour lui-même et
l'argent pour les autres, c'est-à-dire vivant au jour le jour, et ne
sachant rien refuser à son prochain.

La Providence avait donné au bouillant Michel le seul guide qu'il fût
capable d'accepter: car ce jeune homme était tout le contraire de son
père sous plusieurs rapports. Il était inquiet, ombrageux, un peu
personnel, porté à l'ambition, au doute et à la colère. Et pourtant
c'était une belle âme aussi, parce qu'elle était sincèrement éprise du
beau et du grand, et s'abandonnait avec enthousiasme quand on avait
justifié sa confiance. Mais il est bien certain que le caractère était
moins heureux qu'il n'eût pu l'être, que l'intelligence active et
chercheuse se dévorait souvent elle-même; enfin, que l'esprit tumultueux
et délicat livrait parfois une bataille acharnée à la tranquillité du
cœur.

Si une main rude, la pesante main d'un ouvrier acharné au gain, ou porté
à toutes les jalouses indignations républicaines, eût voulu manier le
caractère mobile et l'âme souffrante du jeune Michel, elle les eût
exaspérés et promptement brisés ou éteints. L'humeur imprévoyante et
joviale du vieux Pier-Angelo avait servi de contre-poids et de calmant à
ses instincts exaltés. Il lui parlait rarement le langage de la raison
froide, et ne contrariait jamais ses inclinations changeantes. Mais il y
a dans l'insouciance vaillante de certaines natures une action
sympathique qui nous fait rougir de nos faiblesses, et qui agit plus sur
nous par l'exemple, par le précepte mis en action simplement et
noblement, que tous les discours et les sermons ne sauraient le faire.
C'est par là que le bon Pier-Angelo, tout en paraissant céder aux désirs
et aux fantaisies de Michel, exerçait pourtant sur lui le seul ascendant
qu'il eût été jusque-là capable de subir.



VIII.

L'INTRUS.


Cette fois encore, en voyant son père travailler pour deux, Michel eut
honte de ses distractions, et se hâta de le seconder. Il y avait encore
un escalier volant à dresser sur un des côtés de la salle, pour
communiquer avec une galerie plus élevée, et ouvrir à la foule qu'on
attendait une nouvelle voie de circulation.

On entendait déjà rouler au loin de nombreuses voitures sur cette
magnifique rue qu'on nomme pompeusement la _Voie Etnéenne_, et qui
traverse Catane en droite ligne, du bord de la mer au pied de l'Etna,
comme si, a dit un voyageur, les habitants qui ont planté leurs fiers
palais le long de cette voie avaient voulu offrir aux colères du volcan
un chemin digne de lui.

Dans les moments de crise où le temps ne suffit plus, où l'heure semble
courir plutôt que marcher, où les forces humaines sont aux prises avec
l'impossible dans un travail ardent, bien peu d'hommes sont doués
d'assez de volonté pour conserver l'espoir de triompher. Il s'agit tout
simplement, dans ces moments-là, de décupler ses propres facultés et
d'accomplir un miracle. La plupart des ouvriers se sentirent découragés,
et proposèrent d'abandonner cette construction volante, de masquer le
passage avec des fleurs et des toiles: enfin, de laisser aux
ordonnateurs de la fête la désagréable surprise d'une infraction à leur
plan. Pier-Angelo ranima ceux qui parurent de bonne volonté et se mit à
l'ouvrage. Michel fit des prodiges pour les seconder, et, en dix
minutes, l'ouvrage qu'on avait déclaré devoir durer deux heures fut
terminé comme par magie.

«Michel, dit alors le vieillard en essuyant son front nu jusqu'à
l'occiput, je suis content de toi, et je vois que tu es un bon ouvrier;
ce qui, à mes yeux, est indispensable à quiconque veut devenir un grand
artiste. Ne se dépêche pas qui veut, et la plupart de ceux qui font vite
font mal. Il ne faut pas les mépriser pour cela. Selon le cours
ordinaire des choses, tout travail demande du sang-froid, du calcul, de
l'ordre, de la prévoyance, enfin du raisonnement... oui, même pour
charger une charrette de cailloux, il y a mille manières de s'y prendre,
et une seule bonne. Celui-ci en prend trop avec sa pelle, celui-là pas
assez; l'un élève trop le bras, et jette par dessus la charrette;
l'autre ne lève pas assez, et jette tout dans les roues. N'as-tu jamais
examiné, comparé et réfléchi, en regardant les plus simples travaux de
la campagne? As-tu vu bêcher la terre? Pour cela comme pour le reste, il
y a un bon ouvrier sur vingt maladroits. Et que sait-on, si celui qui
bêche à lui seul autant que quatre, sans se fatiguer et sans perdre une
seconde, n'est pas un homme supérieur qui ferait admirablement bien des
choses plus savantes? Voyons, que t'en semble? Moi, je me suis toujours
imaginé cela, et en voyant les jeunes filles cueillir des fraises dans
la montagne, j'aurais deviné celle qui devait un jour le mieux tenir son
ménage et le mieux élever ses enfants. Crois-tu que je divague? réponds.

--Je pense que vous avez raison, mon père, répliqua Michel en souriant;
pour aller vite et bien, il faut pouvoir réunir la présence d'esprit à
l'ardeur de la volonté; il faut avoir la fièvre dans le sang et la tête
lucide. Il faut penser et agir simultanément. Non, certes, cela n'est
pas donné à tous; et c'est une chose affligeante de voir tant
d'organisations débiles et incomplètes, pour un si petit nombre de
calmes et de puissantes. Hélas! je m'effraie de moi-même, malgré les
éloges que vous venez de me donner; car je me sens rarement dans cette
disposition souveraine et féconde, et, si j'y ai été tout à l'heure,
c'est à votre exemple que je le dois.

--Non, non, Michel, il n'y a pas d'exemple qui serve aux impuissants.
Pauvres êtres! ils font ce qu'ils peuvent, et c'est une raison pour que
les plus robustes et les plus capables se fassent un devoir de les
soulager. Ne sens-tu pas du contentement et de l'orgueil de l'avoir
fait?

--Vous avez raison, mon père! vous savez trouver le côté noble et
légitime de mes instincts mieux que moi-même. Ah! Pier-Angelo! tu ne
sais pas lire, et tu m'as fait apprendre mille choses que tu ne connais
pas. Pourtant, tu es la lumière de mon âme, et, à chaque pas, je sens
que tu ouvres les yeux à un aveugle.

--C'est bien dit, cela! s'écria le bon Pierre avec un ravissement naïf.
Je voudrais que cela fût écrit. C'était comme quand les acteurs récitent
de belles sentences sur la scène. Voyons, comment as-tu dit? répète
cela. Tu m'as tutoyé, tu m'as appelé par mon nom, comme si je n'étais
pas là et que tu vinsses à penser à ton vieux ami... Oh! j'aime les
belles paroles, moi! _Pier-Angelo, tu ne sais pas lire..._ tu as
commencé ainsi... Et puis, tu t'es comparé à un aveugle dont j'étais la
lumière, moi, pauvre ignorant, mais dont le cœur voit clair pour toi,
Michel... Je voudrais savoir faire des vers en pur toscan; mais je ne
sais qu'improviser dans mon dialecte de Sicile, où, pourvu qu'on rime en
_i_ et en _ù_, on arrive toujours à faire quelque chose qui ressemble à
des vers. Si je pouvais, je ferais une belle chanson sur l'amour et la
modestie d'un fils qui attribue à son vieux bonhomme de père tout ce
qu'il découvre de lui-même: une chanson!... il n'y a rien de plus
parfait au monde qu'une bonne chanson... J'en sais beaucoup, mais il y
en a peu dont je sois parfaitement content. Je voudrais pouvoir refaire
à toutes quelque chose qui manque. Cela me fait penser qu'il faudra que
je chante ce soir à souper. Hum! après avoir avalé tant de poussière!
mais il y aura de bon vin à la buvette des ouvriers. Tu ne veux donc pas
y venir? Décidément tu n'aimes pas à trinquer avec tout le monde. Tu as
peut-être raison, toi. On te dit fier; mais, d'un autre côté, tu es
sobre et digne. Il faut faire ce qui te convient. Après tout, tu as beau
dire, tu ne seras jamais, quoi que tu fasses, un simple ouvrier comme
moi. Tu m'aides comme un manœuvre à l'heure qu'il est, et c'est bien.
Mais une fois nos petites dettes payées, tu retourneras à Rome, car
j'entends que tu continues ces nobles études qui te charment.

--Ah! mon père, chacune de vos paroles me perce le cœur. Nos petites
dettes! c'est moi qui les ai contractées, et non pas seulement pour de
bonnes études, mais pour de sots amusements et de folles vanités
d'enfant. Et quand je songe que chaque année passée par moi à Rome vous
coûte tout le fruit de votre labeur!

--Eh bien! pour qui donc gagnerais-je de l'argent, si ce n'était pour
mon fils?

--Mais vous vous privez!

--De rien du tout. Je trouve, partout où l'on m'emploie, de l'amitié, de
la confiance; et, sauf un peu de bon vin, qui est le lait des
vieillards, et qui, Dieu merci, n'est ni rare ni cher dans nos heureux
climats, je n'ai besoin de rien. Que faut-il à un homme de mon âge?
Ai-je besoin de songer à l'avenir? Ta sœur est laborieuse: elle trouvera
un bon mari. Mon sort n'est-il pas ce qu'il sera jusqu'à ma dernière
heure? Je n'ai rien de nouveau à apprendre dont je puisse faire usage.
Pourquoi amasserais-je de l'argent? En amasser pour ton âge mûr, serait
folie: ce serait priver ta jeunesse des moyens de se développer et de
s'assurer l'avenir.

--Hélas! c'est votre avenir qui m'effraie justement, mon père! L'avenir
d'un vieillard, c'est la perte des forces, les infirmités, l'abandon, la
misère! Et, si tous vos sacrifices étaient perdus! Si j'étais sans
vertu, sans intelligence, sans courage, sans talent! Si je n'arrivais
pas à faire fortune, à bien marier ma sœur et à vous assurer de
l'aisance et de la sécurité pour vos vieux jours!

--Allons, allons! c'est outrager la Providence que de douter de soi-même
quand on se sent porté à bien faire. D'ailleurs, mettons tout au pire,
et tu verras que rien n'est perdu. Je suppose que tu ne sois qu'un
artiste ordinaire; tu gagneras toujours ton pain, et, comme tu as de
l'esprit, tu sauras te contenter des plaisirs qui seront à ta portée. Tu
feras comme moi, qui, sans jamais être riche, ne me suis jamais
considéré comme pauvre, n'ayant jamais eu plus de besoins que de
ressources. C'est une philosophie que tu ne connais pas encore, parce
que tu es dans l'âge des grands désirs et des grandes espérances, mais
qui te viendra si tes projets échouent. Je n'admets pas encore qu'ils
puissent échouer. Voilà pourquoi je ne te prêche pas maintenant la
modération. La puissance vaut encore mieux. Celui qui court bien au jeu
de bagues est enivré de joie. Il remporte le prix et s'applaudit d'avoir
osé courir. Mais celui qui a rompu des lances en pure perte s'en va chez
lui en disant: j'ai du malheur, je ne jouerai plus. Et celui-là est
encore content d'avoir profité de l'expérience et de pouvoir se donner
une sage leçon à lui-même. Mais je sens la brise du soir sécher un peu
trop vite la sueur sur mon vieux front; je vais me rafraîchir à
l'office. Toi, puisque tu n'as plus rien à faire ici, rassemble nos
outils et va-t'en à la maison.

--Et vous, mon père, quand donc rentrerez-vous?

--Ah! moi, Michel, je ne sais trop ni quand ni comment! cela dépendra du
plaisir que j' aurai à souper. Tu sais qu'au fond je suis sobre et ne
bois pas plus que ma soif; mais si l'on me fait chanter et rire, et
babiller, je m'exalte, j'entre dans des accès de joie et de poésie qui
m'emmènent jusque dans la lune; et, alors, il ne faut plus me parler
d'aller me coucher. Ne sois pas inquiet de moi. Je ne tomberai pas dans
un coin, je n'ai pas l'ivresse des brutes; j'ai celle des beaux esprits,
au contraire, et je ne me conduis jamais plus raisonnablement que quand
je me sens un peu fou; c'est-à-dire que je travaillerai encore ici
demain au grand jour, pour aider à défaire tout ce que nous avons fait
cette semaine, et que je serai moins fatigué que si j'avais passé la
nuit dans mon lit.

--Vous devez bien me mépriser de ne savoir pas trouver dans le vin cette
force surhumaine qu'il vous donne!

--Tu n'as jamais voulu essayer!... s'écria le vieillard; et il reprit
tout aussitôt: Et tu as bien fait! parce qu'à ton âge c'est un stimulant
inutile. Ah! quand j'étais jeune, le moindre regard de femme m'eût donné
plus de force que toute la cave de la princesse ne m'en donnerait à
l'heure qu'il est! Allons, bonsoir, mon enfant.»

En parlant ainsi, Pier-Angelo remontait le perron de bois qu'il venait
de construire, car il avait causé avec son fils dans le jardin, où il
s'était jeté sur le gazon pour reprendre haleine. Michel l'arrêta, et,
au lieu de le quitter:

«Mon père, dit-il avec une émotion extraordinaire, est-ce que vous aurez
le droit de rester dans ce bal après que le beau monde sera entré?

--Mais certainement, répondit Pier-Angelo surpris du mouvement du jeune
homme. Nous avons été choisis plusieurs de chaque profession, en tout
une centaine d'ouvriers d'élite, pour veiller à ce que rien ne se
dérangeât durant la fête. Au milieu d'un semblable mouvement, une
charpente peut fléchir, une toile se détacher et s'enflammer aux
lustres; mille accidents doivent toujours être prévus, et un certain
nombre de bras éprouvés tout prêts à y porter remède. Nous n'aurons
peut-être rien à faire, et alors nous passerons joyeusement la nuit à
table; mais, à tout événement, nous sommes là. De plus, nous avons le
droit de circuler partout, afin de donner notre coup d'œil et de
prévenir l'incendie, la confusion, la mauvaise odeur des lumières qui
s'éteignent, la chute d'un tableau, d'un lustre, d'un vase, que sais-je?
On a toujours besoin de nous, et, à tour de rôle, nous faisons notre
ronde, ne fût-ce que pour empêcher les filous de s'introduire.

--Et vous êtes payés pour faire ce métier de serviteurs?

--Nous sommes payés si bon nous semble. A ceux qui le font par pure
amitié, la princesse fait toujours quelque agréable présent, et, pour
les vieux amis comme moi, elle a toujours de bonnes paroles et des
attentions délicates. Et puis, d'ailleurs, quand même cela ne
rapporterait rien, n'est-ce pas un devoir pour moi de mettre ma
prévoyance, mon activité et ma fidélité au service d'une femme que
j'estime autant qu'elle? Je n'ai pas encore eu besoin d'elle; mais j'ai
vu comment elle secourait ceux qui tombent dans la peine, et je sais
qu'elle me panserait de ses mains si elle me voyait blessé.

--Oui, oui, je sais cela, dit Michel d'un air sombre: bienfaisance,
charité, compassion, aumône!

--Allons! allons! maître Pier-Angelo, dit un valet en passant auprès
d'eux, voici le moment de remettre vos habits. Otez votre tablier, le
monde arrive; passez au vestiaire, ou à la buvette d'abord, si bon vous
semble.

--C'est juste, dit Pier-Angelo, nous sommes un peu mal peignés pour
coudoyer de si belles toilettes. Adieu, Michel, je vais me faire beau.
Va-t'en te reposer.»

Michel jeta un regard sur ses vêtements poudreux et tachés en mille
endroits. L'orgueil lui revint; il descendit lentement les gradins qui
le ramenaient à la grande salle et la traversa au milieu des groupes
étincelants qui commençaient à s'y répandre. Un jeune homme, qui entrait
au moment où Michel allait sortir, le heurta assez rudement. Michel
allait se fâcher; mais il se calma en voyant que ce jeune homme était
aussi préoccupé que lui.

C'était un garçon de vingt-cinq ans environ, d'une petite taille et
d'une figure charmante. Cependant sa physionomie et sa démarche avaient
quelque chose de singulier qui fixa l'attention de Michel, sans qu'il
pût trop se rendre compte à lui-même de l'intérêt qu'il pouvait prendre
à cet inconnu. Il fallait bien pourtant qu'il y eût en lui quelque chose
d'insolite, car le gardien auquel il avait remis son billet d'entrée
reporta plusieurs fois ses yeux de lui à la carte, et réciproquement,
comme s'il eût voulu bien s'assurer qu'il était en règle. A peine
l'inconnu eût-il fait trois pas que les regards des autres arrivants se
portèrent sur lui, comme par un instinct de contagion, et Michel, resté
debout près la porte, entendit une dame dire au cavalier qui
l'accompagnait: «Qui est-ce? je ne le connais pas.

--Ni moi, répondit le cavalier; mais que vous importe? Dans une réunion
aussi nombreuse que va l'être celle-ci, croyez-vous donc que vous ne
rencontrerez pas beaucoup de figures nouvelles?

--Certes, je m'y attends, reprit la dame, et nous allons avoir, dans ce
bal payant, un amalgame qui nous divertira. Et, pour commencer, je
m'amuse de ce personnage qui vient d'entrer et qui s'arrête court sous
le premier lustre, comme s'il cherchait son chemin dans cette grande
salle. Regardez-le donc, il est fort étrange; c'est un joli garçon!

--Vous êtes vraiment fort occupée de ce garçon-là, dit le cavalier, qui,
amant ou mari, connaissait sa Sicilienne par cœur. Aussi, au lieu de
regarder celui qu'on lui montrait, il regarda derrière lui, pour voir
si, pendant qu'on occupait son attention d'un côté, on ne tendait pas un
billet doux, ou si on n'échangeait pas un regard d'intelligence du côté
opposé. Mais soit vertu, soit hasard, la dame était de bonne foi dans ce
moment-là et ne regardait que l'inconnu.»

Michel ne s'en allait pas, et pourtant il ne pensait plus à l'étourdi
qui l'avait heurté: il avait aperçu, tout au fond de la salle, une robe
blanche et une couronne de diamants qui scintillaient comme de pâles
étoiles. Il n'avait vu la princesse qu'un instant, et il y avait, dans
le bal, bien d'autres femmes en blanc, bien d'autres diadèmes de
pierreries. Pourtant il ne s'y trompait point et ne pouvait en détacher
ses regards.

La dame et le cavalier qui venaient de commenter l'arrivée du jeune
homme inconnu s'éloignaient, et un autre groupe parlait à côté de
Michel.

«J'ai vu cette figure-là je ne sais où, disait une dame.»

Une belle personne pâle, qui donnait le bras à celle-ci, s'écria, avec
un accent qui tira Michel de sa rêverie:

«Ah! mon Dieu! quelle ressemblance!

--Eh bien! qu'avez-vous donc, ma chère?

--Rien; un souvenir, une ressemblance; mais ce n'est point cela...

--Mais quoi donc?

--Je vous le dirai plus tard. Regardez d'abord cet homme-là.

--Ce petit jeune homme? décidément je ne le connais pas.

--Ni moins non plus; mais il ressemble d'une manière effrayante à un
homme que...»

Michel n'en entendit pas davantage; la belle dame avait baissé la voix
en s'éloignant.

Quel était donc ce personnage qui ne faisait que d'entrer, et qui, déjà,
produisait une impression si marquée? Michel le regarda et le vit
revenir sur ses pas, comme s'il voulait sortir; mais il s'arrêta devant
lui, et lui dit d'une voix douce comme celle d'une femme: «Mon ami,
voulez-vous bien me dire laquelle de toutes les dames qui sont déjà ici
est la princesse Agathe de Palmarosa?

--Je n'en sais rien, répondit Michel, poussé par je ne sais quel
instinct de méfiance et de jalousie.

--Vous ne la connaissez donc pas? reprit l'inconnu.

--Non, Monsieur, répondit Michel d'un ton sec.»

L'inconnu rentra dans le bal, et se perdit dans la foule, qui
grossissait rapidement. Michel le suivit des yeux et remarqua quelque
chose de singulier dans son allure. Quoiqu'il fût mis à la dernière mode
et avec une recherche qui frisait le mauvais goût, il semblait gêné dans
ses habits, comme un homme qui n'aurait jamais porté un frac noir et des
chaussures fermées. Il y avait pourtant dans ses traits et dans son air
quelque chose de fier et de distingué qui ne sentait point le petit
bourgeois endimanché.

Comme Michel se retournait pour s'en aller décidément, il vit que le
hallebardier qui gardait la porte était préoccupé aussi de la tournure
de l'inconnu.

«Je ne sais pas, disait-il au majordome Barbagallo, qui venait
d'approcher de lui, apparemment pour l'interroger; je connais un paysan
qui lui ressemble, mais ce n'est pas lui.»

Un troisième subalterne approcha et dit:

«Ce doit être le prince grec arrivé hier ou quelqu'un de son escorte.

--Ou bien, reprit le hallebardier, quelque attaché de l'envoyé égyptien.

--Ou bien encore, ajouta Barbagallo, quelque négociant levantin. Quand
ces gens-là quittent leur costume pour s'habiller à l'européenne, on ne
les reconnaît plus. A-t-il acheté son billet à la porte? C'est ce que
vous ne devez permettre à personne.

--Il avait son billet à la main, je l'ai vu le présenter ouvert, et le
contrôleur a même dit: «La signature de Son Altesse.»

Michel n'avait pas écouté cette discussion; il était déjà loin sur le
chemin de Catane.

Il regagna son pauvre logis et s'assit sur son lit; mais il oublia de se
coucher. En rejetant en arrière sa chevelure, dont le poids lui brûlait
le front, il en fit tomber une petite fleur. C'était une fleur de
cyclamen blanc. Comment s'était-elle brisée et accrochée à ses cheveux?
Il n'y avait pas de quoi s'étonner ni s'inquiéter beaucoup. Le lieu où
il avait travaillé, remué, passé et repassé cent fois, était tapissé, en
mille endroits, de tant de fleurs de toutes sortes!

Michel ne s'en souvint pourtant pas. Il se rappela seulement un énorme
bouquet de cyclamen que la princesse de Palmarosa tenait à la main, au
moment où il s'était penché avec agitation pour la lui baiser. Il
approcha cette fleur de ses lèvres; elle exhalait une odeur enivrante.
Il prit sa tête à deux mains. Il lui sembla qu'il devenait fou.



IX.

MILA.


Le trouble qu'éprouvait notre jeune peintre avait deux causes qui
tenaient, l'une à une sorte de jalousie absurde qui venait de s'emparer
de lui, comme un accès de fièvre, à propos de la princesse Agathe;
l'autre à l'inquiétude de n'avoir pas obtenu le suffrage de cette noble
dame à propos de ses peintures. On pense bien que ce n'était pas l'amour
du gain, le désir d'être payé plus ou moins largement qui l'agitait
ainsi. Tant qu'il avait été dans sa fièvre de production, il s'était
fort peu occupé de l'opinion personnelle de la signora; il n'avait songé
qu'à réussir, qu'à se contenter lui-même; puis, ayant à peu près réussi
à ses propres yeux, et n'ayant pas encore vu sa mystérieuse patronne, il
s'était demandé avec plus d'espoir que d'effroi s'il trouverait assez de
juges éclairés dans ce pays pour enter sa réputation sur un essai de ce
genre. En somme, il avait eu tant à faire jusqu'au dernier moment qu'il
n'avait pu encore se rendre bien compte de l'anxiété de son esprit.

Quand il se vit seul, il s'aperçut qu'il souffrait étrangement de savoir
qu'on était en train de le juger, et de ne pouvoir être là. Qui l'en
empêchait? Aucune consigne relative à sa chétive position dans le monde,
mais une fausse honte poignante, et qu'il ne se sentait pas la force de
surmonter.

Pourtant Michel n'était pusillanime, ni comme homme, ni comme artiste.
Malgré son jeune âge, il avait déjà beaucoup réfléchi sur les chances de
son avenir, et il résumait déjà d'une manière assez serrée le chapitre
des succès et des revers attachés à sa destinée. En se sentant saisi de
défaillance au début, il s'étonna et chercha à se combattre. Mais plus
il s'interrogea, plus il reconnut sa faiblesse sans vouloir s'en avouer
la cause. Nous la dirons donc au lecteur.

Au fond de cette tristesse et de cette terreur, il y avait l'incertitude
du jugement que la princesse avait porté sur son compte. Pier-Angelo lui
avait dit, le matin, que dans la journée du dimanche Son Altesse était
venue examiner la salle; mais que, comme il n'était pas présent, il ne
savait point ce qu'elle avait dit. Maître Barbagallo, ayant pris de
l'humeur à cause des grands embarras de la fête, s'en était expliqué
avec lui très-froidement, sans dire toutefois que la princesse eût paru
mécontente, ni qu'elle eût rien critiqué. Puis, le bon Pierre avait
ajouté, avec sa confiance ordinaire: «Sois tranquille, elle s'y connaît.
Il est impossible qu'elle ne soit pas satisfaite au delà de ce qu'elle
attendait.» Michel s'était laissé aller à cette confiance, sans tenir
beaucoup à ce qu'elle fût justifiée. Il s'était dit que, quand même la
princesse ne s'y connaîtrait pas, il y aurait bientôt assez de
connaisseurs autour d'elle pour redresser son jugement.

Et puis, maintenant il avait peur de tout le monde, parce qu'il avait
peur de la princesse. Elle l'avait bien regardé d'une manière qui
l'avait bouleversé; mais elle ne lui avait rien dit: pas un mot d'éloge
ou d'encouragement n'avait accompagné ce regard plus que bienveillant,
il est vrai, mais par cela même incompréhensible. Et, s'il s'était
trompé sur l'expression de son visage! si, en attachant ainsi sur lui
ses beaux yeux enivrés, elle avait pensé à tout autre qu'à lui... à son
amant, par exemple, car elle devait avoir un amant, quoi qu'en pensât
Magnani!

A cette seule idée, Michel se sentait transir; il croyait alors voir la
princesse appuyée sur le bras de l'heureux mortel pour qui elle
affectait de renoncer au mariage. Ils jetaient un regard distrait sur
les peintures du jeune artiste, et ils souriaient en se regardant l'un
l'autre; comme pour se dire:

«Que nous importe? rien n'est beau, rien n'existe pour nous deux que
nous-mêmes.»

Las de souffrir si follement, Michel crut se vaincre et se calmer en
prenant une résolution superbe.

«Je vais me coucher et m'endormir comme un prince, comme un héros, se
dit-il, pendant qu'on me juge, qu'on discute, qu'on s'agite peut-être
beaucoup à propos de moi là-bas. Demain matin, mon père viendra me
secouer pour me dire que je suis couronné ou sifflé. Que m'importe,
après tout?»

Il lui importait si peu, en effet, qu'au lieu de se déshabiller pour
dormir, il s'habilla pour aller au bal. Emporté par une distraction
prodigieuse, il arrangea sa belle chevelure, qui eût été un peu trop
longue pour un patricien austère, mais qui était un magnifique cadre
pour sa figure intelligente et passionnée. Il se purifia avec le plus
grand soin de toutes les traces du travail; il endossa son plus beau
linge et ses meilleurs habits: et, quand il eut jeté un regard sur son
petit miroir, il se trouva, avec raison, aussi distingué que quelque
invité que ce fût au bal de la princesse.

Ainsi préparé à se mettre au lit, il prit le chemin de la porte, et
quand il eut fait dix pas dehors, il s'aperçut qu'une étrange
préoccupation le conduisait au palais Palmarosa. Indigné contre
lui-même, il rentra, ôta son habit, le jeta sur son lit, et, ouvrant sa
fenêtre, il resta partagé entre le projet héroïque de se coucher et
l'irrésistible tentation d'aller voir la fête.

Les mille lumières du palais brillaient devant lui, et les sons de
l'orchestre arrivaient à son oreille dans la nuit sonore. Les voitures
roulaient de tous côtes; personne ne dormait dans la ville ni dans la
campagne environnante. Au fait, il n'était pas neuf heures, et Michel se
sentait peu disposé au sommeil. Il ferma sa fenêtre et voulut prendre un
livre; mais le cyclamen qu'il avait jeté sur sa table, dans un mouvement
de dépit contre lui-même, fut le seul objet qui lui tomba sous la main.

Alors, à travers la fine et pénétrante odeur de musc qu'exhalait le
nectaire rosé de cette jolie petite plante, il lui sembla voir des
images palpables se former et se répandre autour de lui. Des femmes, des
lumières, des fleurs, des eaux jaillissantes, des diamants au feu
bleuâtre; et, à ces choses qui semblaient réelles, des choses
fantastiques se mêlaient comme dans un rêve. Les belles danseuses
antiques, que Michel avait peintes à la coupole, se détachaient
mollement de la toile, et, relevant au dessus du genou leur tunique
d'azur et de pourpre, elles se glissaient dans la foule, et lui
jetaient, en passant, des regards lascifs et de mystérieux sourires.
Enivré de désirs, il les suivait, les perdait, les cherchait encore,
saisissant à l'une sa ceinture flottante, à l'autre son peplum
transparent, mais s'épuisant en vains efforts, en vaines prières, pour
les retenir et les fixer.

Alors une femme blanche passait lentement et s'emparait seule de sa
passion vagabonde. Elle s'arrêtait devant lui et le regardait, d'abord
avec des yeux pétrifiés, qui s'animaient peu à peu et finissaient par
lui lancer des flammes dont il se sentait consumé. Immobile à ses pieds,
il la voyait se pencher sur lui. Il croyait sentir son haleine effleurer
son front; mais aussitôt la bande échevelée des courtisanes latines
l'enlaçait dans un réseau d'étoffes diaprées et l'entraînait dans un
tourbillon jusque sous les combles de la voûte. Il se trouvait alors
seul sur son échelle, barbouillé de peinture, couvert de taches,
accablé, haletant, dans une effrayante solitude, et à peine éclairé d'un
jour incertain. Le silence planait sur les salles vides et froides; il
ne lui restait de sa vision qu'une petite fleur brisée, dont il avait
épuisé le parfum à force de l'aspirer.

Cette fantasmagorie devint si pénible que Michel, effrayé, repoussa
encore une fois le cyclamen, pensant que ses émanations avaient quelque
chose de narcotique et de vénéneux. Cependant, il ne put se résoudre à
l'anéantir. Il le plaça dans un verre d'eau, et, ouvrant de nouveau sa
fenêtre:

«Pourquoi souffrir ainsi sans cause et sans but? se dit-il; est-ce un
regard de femme, est-ce la vue lointaine d'une grande fête, qui font
travailler ainsi mon imagination désordonnée? Eh bien! si la folie est
indomptable, donnons-lui carrière; sans doute, le spectacle de la
réalité va ou l'éteindre ou lui fournir des aliments nouveaux. Ou je me
calmerai ou je changerai de souffrance; qu'importe!

--Qu'as-tu donc à parler ainsi tout seul, Michel? lui dit une voix
douce, en même temps que la porte de sa petite chambre s'entr'ouvrait
derrière lui. Et Michel, en se retournant, vit sa petite sœur Mila, qui,
les pieds nus et le corps enveloppé dans une piddemia (mante brune à
l'usage des femmes du peuple), s'approchait avec précaution.

Il n'y avait rien au monde d'aussi joli, d'aussi gracieux et d'aussi
aimable que Mila. Michel l'avait toujours tendrement aimée. Cependant,
son apparition, en cet instant, lui causa un peu d'humeur.

«Que viens-tu faire ici, petite? lui dit-il, et pourquoi ne dors-tu pas?

--Dormir déjà! dit-elle, quand j'entends rouler les carrosses dans le
faubourg, et quand je vois le palais de la princesse briller là-bas
comme une étoile? Oh! je ne saurais reposer! Notre père m'avait fait
promettre de me coucher comme à l'ordinaire, et de ne pas aller courir
autour du palais avec les autres jeunes filles pour tâcher de regarder
la fête par les portes entr'ouvertes. Je m'étais donc couchée, et,
quoique ces violons, qu'on entend d'ici, me fissent sauter le cœur en
mesure, j'allais m'endormir résolument, lorsque mon amie Nenna est venue
me demander d'aller avec elle.

--Et tu veux y aller, Mila? désobéir à ton père? Courir la nuit aux
abords de cette maison entourée de valets, de mendiants et de vagabonds,
avec une petite écervelée comme Nenna? Tu ne le feras pas, je m'y
oppose!

--Eh! il n'est pas nécessaire de prendre ces grands airs paternels,
monsieur mon frère, répondit Mila d'un ton piqué. Me croyez-vous assez
folle pour écouter Nenna? Je l'ai renvoyée; elle est déjà loin d'ici, et
j'allais me rendormir quand je vous ai entendu marcher et parler. J'ai
cru que mon père était avec vous; mais, en regardant par la fente de la
porte, j'ai vu que vous étiez seul, et alors...

--Et alors, tu viens babiller pour te dispenser de t'endormir?

--Le fait est que je n'ai nulle envie de me coucher si tôt, et que le
père ne m'a pas défendu d'écouter et de regarder de loin ce qui se passe
la-bas! Oh! que cela doit être beau! On voit bien mieux de ta fenêtre
que de la mienne, Michel; laisse-moi donc rassasier mes yeux de cette
grande clarté si réjouissante!

--Non, petite. La brise est fraîche cette nuit, et tu es à peine vêtue.
Je vais fermer la fenêtre et me coucher. Fais-en autant, bonsoir.

--Tu vas te coucher, toi; et tu viens de t'habiller! à quel propos, je
te prie? Michel, tu me trompes, tu vas voir le bal, tu vas y entrer! Je
parie que tu es invité, et que tu ne m'en dis rien!

--Invité! on n'invite pas les gens comme nous à de pareilles fêtes, ma
pauvre petite! Quand nous entrons là, c'est comme ouvriers et non comme
amis.

--Qu'est-ce que cela fait, pourvu qu'on y soit? Tu y entreras donc? Oh!
que je voudrais être à ta place!

--Mais quelle est donc cette rage de voir?

--Voir ce qui est beau, Michel, n'est-ce pas tout? Quand tu dessines une
belle figure, j'ai du plaisir à la regarder peut-être plus que toi qui
l'as faite.

--Mais si tu étais là, ce serait à la condition de te tenir cachée dans
quelque petite niche, car si l'on te voyait on te ferait sortir; tu ne
pourrais ni danser, ni te montrer!

--Fort bien; mais je verrais danser, ce serait beaucoup.

--Tu es un enfant. Bonsoir.

--Je vois bien que tu ne veux pas m'emmener!

--Non, certes, je ne le puis. On te chasserait, et il me faudrait casser
la tête à l'insolent valet qui t'insulterait à mon bras.

--Comment! il n'y a pas un petit coin grand comme la main où je pourrais
me cacher? Je suis si petite! Vois, Michel, je tiendrais dans ton
armoire. D'ailleurs, sans me faire entrer, tu pourrais bien me conduire
à la porte, et notre père ne serait pas mécontent de me savoir là avec
toi.»

Michel fit un beau sermon à Mila sur la curiosité puérile, et sur ce
besoin instinctif et violent qu'elle éprouvait d'aller s'enivrer du
spectacle des grandeurs patriciennes. Il oublia qu'il était dévoré du
même désir, et qu'il lui tardait de se trouver seul pour s'y abandonner.

Mila entendit raison lorsque Michel lui dit qu'il allait aider son père
à surveiller l'ordonnance matérielle de la fête; mais elle n'en fit pas
moins un gros soupir.

«Allons, dit-elle en s'arrachant de la fenêtre, il n'y faut plus songer.
Au reste, c'est bien ma faute; car si j'avais pu prévoir que cela me
donnerait tant d'envie, j'aurais très-bien pu dire à la princesse de
m'inviter.

--Voilà que tu redeviens folle au moment où je te croyais raisonnable,
Mila! Est-ce que la princesse pourrait t'inviter, quand même elle en
aurait la fantaisie?

--Mais certainement; n'est-elle pas maîtresse de son propre logis?

--Oui-da! et que diraient toutes ces antiques douairières, toutes ces
augustes pécores, si elles voyaient sauter au milieu de leurs nobles
poupées de filles, la petite Mila avec son corset de velours et son
jupon rayé?

--Tiens! j'y ferais peut-être meilleure figure qu'elles toutes, jeunes
et vieilles!

--Ce n'est pas une raison.

--Cela, je le sais; mais la princesse est reine dans sa maison, et je
parie qu'elle m'invite au premier bal qu'il lui plaira de donner.

--Tu le lui demanderas, n'est-ce pas?

--Certes! je la connais et elle m'aime beaucoup; c'est mon amie.»

Et, en disant cela, Mila se redressa et prit un air d'importance si
drôle et si joli que Michel l'embrassa en riant.

«J'aime à voir, Mila, dit-il, que tu ne doutes de rien. Et pourquoi te
détromperais-je? Tu perdras assez tôt les illusions confiantes de ton
âge d'or! Mais, puisque tu connais si bien cette princesse, parle-m'en
donc un peu, ma bonne petite sœur, et dis-moi comment il se fait que tu
sois si intimement liée avec elle, sans que j'en sache rien.

--Ah! ah! Michel, tu es curieux de savoir cela, à présent! et jusqu'ici
pourtant tu ne l'étais guère. Mais, puisque tu as été si peu pressé de
me questionner, tu attendras bien encore jusqu'à ce qu'il me plaise de
te répondre.

--C'est donc un secret?

--Peut-être! que t'importe?

--Il m'importe fort peu, en effet, de savoir quoi que ce soit touchant
cette princesse. Elle a un beau palais, j'y travaille, elle me paie, je
ne me soucie pas d'autre chose pour le moment. Mais rien de ce qui
intéresse ma petite Mila ne peut m'être indifférent et ne doit m'être
caché, ce me semble?

--Tu me flattes maintenant pour me faire parler. Eh bien, je ne parlerai
pas, voilà! Seulement, je te montrerai quelque chose qui te fera ouvrir
de grands yeux. Tiens, regarde, que dis-tu de ce bijou?»

Et Mila tira de son sein un médaillon entouré de gros diamants.

«Ils sont fins, dit-elle, et valent je ne sais combien d'argent. Il y
aurait de quoi me faire une dot si je voulais les vendre; mais je ne
m'en séparerai jamais, puisque cela vient de ma meilleure amie.

--Et cette amie, c'est la princesse de Palmarosa?

--Oui, c'est Agathe Palmarosa; ne vois-tu pas son chiffre gravé sur l'or
du médaillon?

--Oui, en vérité! Mais qu'y a-t-il dans ce bijou précieux?

--Des cheveux, de beaux cheveux châtain clair, nuancés de blond, frisés
naturellement, et si fins! dit la jeune fille en ouvrant le médaillon.
N'est-ce pas qu'ils sont doux et brillants?

--Ce ne sont pas ceux de la princesse, car les siens sont noirs.

--Tu l'as donc vue, enfin?

--Oui, je l'ai aperçue tantôt. Mais dites-moi donc, Mila, quels sont
ces cheveux que vous portez sur votre cœur et dans un médaillon si
précieux?

[Illustration: Que viens-tu faire ici, petite? (Page 23.)]

--Curieux que tu es! tu es aveugle et lourd comme tous les curieux. Tu
ne les reconnais pas? Tu ne te souviens pas d'où ils me viennent?

--Non, en vérité.

--Eh bien, pose-les auprès des tiens, et tu les reconnaîtras, quoique ta
tête ait un peu bruni depuis un an.

--Chère petite sœur! oui, je me souviens, en effet, que tu les a coupés
sur mon front le jour où tu as quitté Rome... et tu les a conservés
ainsi!...

--Je les portais dans un petit sac noir. Mon amie Agathe m'a demandé de
quel saint était la relique de mon scapulaire, et quand je lui ai dit
que c'étaient les cheveux de mon frère unique et bien-aimé, elle les a
pris en me disant qu'elle me les renverrait le lendemain; et, le
lendemain, elle me faisait remettre par notre père ce beau joyau plein
de tes cheveux. Pourtant il en manquait. Le bijoutier qui les a
enchâssés là-dedans en aura volé ou perdu.

--Perdu, cela se peut, dit Michel en souriant, mais volé!... Ces cheveux
n'ont de prix que pour toi, Mila!



X.

PROBLÈME.


--Mais, enfin, d'où vient cette amitié de la princesse, reprit Michel
après une pause, et quel service lui as-tu jamais rendu pour qu'elle te
fasse de pareils présents?

--Aucun. Mon père, qui est bien avec elle, m'a emmenée un jour au palais
pour me présenter. Je lui ai plu; elle m'a fait mille caresses; elle m'a
demandé mon amitié, je la lui ai promise et donnée tout de suite. J'ai
passé la journée toute seule avec elle à me promener dans sa villa et
dans ses jardins. Depuis ce temps-là, j'y vais quand je veux, et je suis
toujours sûre d'être bien reçue.

--Et tu y vas souvent?

--Je n'y suis encore retournée que deux fois, car il n'y a pas longtemps
que j'ai fait connaissance avec elle. Depuis huit jours, je sais que le
palais a été sens-dessus-dessous pour les apprêts de ce bal, et j'aurais
craint de gêner ma chère Agathe dans un moment où elle avait sans doute
beaucoup d'occupations. Mais j'irai dans deux ou trois jours.

[Illustration: Mais la princesse n'était pas seule... (Page 28.)]

--Ainsi, voilà tout le mystère? Pourquoi te faisais-tu prier pour me le
dire?

--Ah! parce que la princesse m'a dit en me quittant: «Mila, je te prie
de ne parler à personne de la bonne journée que nous avons passée
ensemble, et de l'amitié que nous avons contractée. J'ai mes raisons
pour te demander le secret là-dessus. Tu les sauras plus tard, et je
sais que je peux compter sur ta parole, si tu veux bien me la donner.»
Tu penses bien, Michel, que je ne la lui ai pas refusée?

--Fort bien; mais tu y manques, maintenant.

--Je n'y manque pas. Tu n'es pas _un autre_ pour moi, et certainement la
princesse n'a pas compté que j'aurais un secret pour mon frère ou pour
mon père.

--Mon père sait donc tout cela?

--Certainement, je lui ai bien vite tout raconté.

--Et il n'a été ni surpris ni inquiet de ce caprice de la princesse?

--Et pourquoi surpris? C'est ta surprise qui est singulière et un peu
impertinente, Michel. Est-ce que je ne peux pas inspirer de l'amitié,
même à une princesse? Et pourquoi inquiet? Est-ce que l'amitié n'est pas
une bonne et douce chose?

--Mon enfant, je suis cependant, sinon inquiet, du moins étonné de cette
amitié-là, moi. Dis-moi quelque chose qui me l'explique, au moins? Notre
père a donc rendu quelque grand service à la princesse Agathe?

--Il a fait beaucoup de belles peintures de décor dans le palais. Il a
fait des feuillages superbes dans la salle à manger, entre autres.

--J'ai vu tout cela; mais il est bien payé. La princesse l'a pris en
amitié pour son activité et son désintéressement, n'est-ce pas?

--Oui, cela doit être. Tous ceux qui voient mon père pendant quelque
temps, ne l'aiment-ils pas?

--C'est juste. Allons, c'est à cause de notre digne père que tu inspires
tant d'intérêt à cette grande dame!

--Oh! ce n'est pas une grande dame, va, Michel! c'est une bonne femme,
une excellente personne.

--Et qu'a-t-elle pu te dire, à toi, enfant, durant toute une journée?

--Elle m'a fait mille questions, sur moi, sur mon père, sur toi, sur
notre séjour à Rome, sur tes occupations, sur notre vie de famille, sur
nos goûts. Je crois qu'elle m'a fait raconter notre histoire, jour par
jour, depuis que je suis au monde; à tel point que j'étais fatiguée, le
soir, d'avoir tant parlé.

--Elle est donc terriblement curieuse, cette dame; car, que lui importe
tout cela?

--Tu m'y fais songer; oui, je la crois un peu curieuse; mais il y a du
plaisir à lui répondre: elle vous écoute avec tant d'intérêt, et elle
est si aimable! Tiens, ne m'en dis pas de mal, je me fâcherais contre
toi!

--Eh bien, n'en parlons plus, et Dieu me préserve de te faire connaître
la méfiance et la crainte, à toi, mon beau cœur d'ange! Va te coucher;
mon père m'attend. Demain, nous causerons encore de ton aventure, car
c'est déjà une aventure merveilleuse dans ta vie que cette grande amitié
contractée avec une belle princesse...qui ne pense pas plus à toi, à
l'heure qu'il est, qu'à la dernière paire de pantoufles qu'elle a
mise... N'importe! ne prends pas un air offensé. Dans un jour de
solitude et de désœuvrement, il se pourra que la princesse de Palmarosa
te fasse venir pour s'amuser encore de ton caquet.

--Vous ne savez pas ce que vous dites, Michel. La princesse n'est point
désœuvrée, et, si vous voulez le prendre ainsi, je vous dirai que,
quoique bonne, elle passe pour être assez froide avec les gens comme
nous. Les uns disent qu'elle est haute, d'autres qu'elle est timide. Le
fait est qu'elle parle toujours avec douceur et politesse aux ouvriers
et aux serviteurs qui l'approchent, mais qu'elle leur parle si peu, si
peu!... qu'en vérité elle est renommée pour cela, et que des gens qui
ont travaillé pour elle, durant des années, n'ont pas su la couleur de
ses paroles et l'ont à peine vue dans sa propre maison. Ainsi, son
amitié pour mon père et pour moi n'est pas banale; c'est de l'amitié
véritable, et vos moqueries ne m'empêcheront pas d'y compter. Bonsoir,
Michel, je ne suis pas trop contente de toi, ce soir; je ne t'ai jamais
vu cet air railleur. Tu as l'air de me dire que je ne suis qu'une petite
fille et qu'on ne peut pas m'aimer!

--Ce n'est pas là ma pensée, en ce qui me concerne, toujours! puisque,
toute petite fille que tu es, je t'adore!

--Comment dis-tu cela, mon frère? Tu m'adores? c'est beau, ce mot-là.
Embrasse-moi.»

L'enfant vint se jeter dans ses bras. Michel l'y pressa tendrement, et
comme elle appuyait sa belle tête brune sur son épaule, il baisa les
longs cheveux qui retombaient sur le dos à demi nu de la jeune fille.

Mais tout à coup il la repoussa avec un frémissement douloureux. Toutes
les pensées brûlantes qui avaient agité son cerveau une heure auparavant
se présentaient à lui comme un remords, et il lui semblait que ses
lèvres n'étaient plus assez pures pour bénir sa petite sœur.

Il se vit à peine seul, qu'il franchit tout d'un trait la porte de la
vieille maison qu'il habitait, sans avoir daigné fermer celle de sa
chambre. A vrai dire, il ne s'aperçut pas de la distance qu'il
franchissait, et, toujours poursuivi par ses rêves, il s'imagina passer
de plain-pied du palier de sa mansarde au péristyle de marbre de la
villa. Il y avait pourtant un mille de chemin à peu près entre ce palais
et les dernières maisons du faubourg de Catane.

La première figure qui frappa ses regards, comme il allait entrer dans
la salle, fut celle de l'inconnu qui l'avait occupé au moment d'en
sortir. Ce jeune homme se retirait lentement en s'essuyant le front avec
un mouchoir garni de dentelles. Michel, intrigué, et se demandant si ce
n'était point une femme déguisée, l'accosta résolûment. «Eh bien! mon
maître, lui dit-il, avez-vous réussi à voir la princesse Agathe?»

L'inconnu, qui paraissait absorbé dans ses pensées, releva brusquement
la tête, et lança à Michel un regard d'une défiance et même d'une
malveillance si étranges, que le jeune homme en eut comme une sensation
de froid. Ce n'était pas là le regard d'une femme, mais bien celui d'un
homme énergique et irascible. Le sentiment de l'hostilité est étranger
aux jeunes cœurs, et celui de Michel se serra comme à une douleur
imprévue. Il lui sembla que l'inconnu faisait le geste de chercher un
couteau dans son gilet de satin broché d'or, et il s'arrêta pour suivre
ses mouvements avec surprise.

«D'où vient, lui dit l'autre de sa voix douce qui contrastait avec un
accent de colère et de menace, que vous étiez tout à l'heure un ouvrier,
et qu'à présent vous êtes un gentilhomme?

--C'est que je ne suis ni l'un ni l'autre, répondit Michel en souriant;
je suis un artiste employé au palais. Êtes-vous rassuré? ma question
paraît vous avoir choqué beaucoup. Pourtant, une question en vaut une
autre. Ne m'en aviez-vous pas fait une sans me connaître?

--Avez-vous l'intention de railler, Monsieur? reprit, l'inconnu, qui
s'exprimait en bon italien, sans aucun accent qui pût justifier
l'origine grecque ou égyptienne que Barbagallo lui avait attribuée.

--Pas le moins du monde, répondit Michel, et si je vous ai adressé la
parole, pardonnez à un mouvement de curiosité qui n'avait rien de
malveillant.

--Curiosité? pourquoi curiosité? reprit l'inconnu en serrant ses dents
et ses paroles d'une manière tout indigène.

--Ma foi! je n'en sais rien, répondit Michel. Voilà bien trop
d'explications pour une parole oiseuse; je n'ai pas eu l'intention de
vous blesser. Si votre mécontentement persiste, ne cherchez pas de
prétextes pour engager une querelle, je n'ai pas l'intention de reculer.

--N'est-ce pas vous plutôt qui voudriez me chercher querelle? répondit
l'inconnu en lui lançant un regard plus sombre que le premier.

--Ma foi! Monsieur, vous êtes fou, dit Michel en haussant les épaules.

--Vous avez raison, repartit l'inconnu, car je m'arrête ici à écouter
les discours d'un sot.»

A peine cette parole fut-elle lâchée, que Michel s'élança vers l'inconnu
avec la résolution soudaine de lui donner un soufflet. Mais, craignant
de frapper une femme, car le sexe du personnage lui paraissait encore
suspect, il s'arrêta; et il s'en applaudit en voyant cet être
problématique s'enfuir et disparaître si vite que Michel ne put
comprendre quelle direction il avait prise, et crut avoir fait un rêve
de plus.

«Assurément, se dit-il, je suis, ce soir, assiégé par des fantômes.»

Mais à peine fut-il en présence d'êtres réels qu'il recouvra la notion
de la réalité. On lui demanda sa carte d'entrée. Il se nomma.

«Ah! Michel! lui dit le gardien de la porte, je ne te reconnaissais pas.
Tu es si brave! Tu as l'air d'un invité. Passe, mon garçon, et fais bien
attention aux lumières. Le feu prendrait si vite aux jolis oripeaux que
tu as tendus sur nos têtes! Il paraît qu'on te donne de grands éloges.
Tout le monde dit que les figures sont faites de main de maître!»

Michel fut offensé d'être tutoyé par un valet, offensé d'être rappelé à
l'office de pompier, et secrètement, flatté pourtant d'avoir obtenu un
succès qui faisait déjà la nouvelle de l'antichambre.

Il se glissa dans la foule, espérant passer inaperçu et gagner quelque
recoin d'où il pourrait voir et entendre à son aise; mais il y avait
tant de monde dans la grande salle, qu'on se froissait et se marchait
sur les pieds. Il se trouva porté à l'autre extrémité de cette vaste
construction sans se rendre compte du mouvement que la masse compacte
lui imprimait, et arriva ainsi au pied du grand escalier. Là seulement
il put s'arrêter, haletant, et ouvrir ses yeux, ses narines, ses
oreilles, son âme, au spectacle enchanteur de la fête.

Placé à une certaine élévation sur les gradins fleuris et ombragés, il
pouvait embrasser d'un coup d'œil, et les danses qui tournoyaient autour
des fontaines, et les spectateurs qui s'entassaient et s'étouffaient
pour regarder les danses. Que de bruit, de lumière et de mouvement à
éblouir et à faire tourner une tête plus mûre que celle de Michel! que
de belles femmes, de parures merveilleuses, de blanches épaules et de
chevelures splendides! que de grâces majestueuses ou agaçantes! que de
gaieté feinte eu réelle! que de langueurs jouées ou mal dissimulées!

Michel fut enivré un instant; mais, quand l'ensemble commença à
s'éclaircir et à se détailler sous ses yeux, quand il se demanda
laquelle de ces femmes serait, à son sens, un modèle idéal, il reporta
ses regards vers les figures qu'il avait peintes au plafond et fut plus
content, l'orgueilleux! de son œuvre que de celle de Dieu.

Il avait rêvé la beauté parfaite. Il avait cru la trouver sous ses
pinceaux. Il s'était probablement trompé; car il est impossible de créer
une image divine sans la revêtir de traits humains, et rien sur la terre
n'est doué d'une perfection absolue. Quoi qu'il en soit, Michel, encore
hésitant et maladroit dans son art, sous plusieurs rapports, avait
approché, autant que possible, de la beauté vraie dans ses types.
C'était là ce qui frappait tous ceux qui regardaient son œuvre; ce fut
là surtout ce qui le frappa lui-même lorsqu'il chercha, dans la réalité,
la personnification de ses idées. Sur la quantité, il ne vit que deux ou
trois femmes qui lui parurent véritablement belles, et encore eût-il
voulu les tenir sur sa toile, pour ôter à l'une ou donner à l'autre
certain contour ou certaine teinte, qui lui paraissait manquer de
plénitude ou de pureté.

Il se sentit alors très-froid, froid comme un artiste qui analyse, et il
reconnut que la physionomie humaine rachetait seule par l'expression de
la vie ce qui manquait à la perfection des linéaments. «J'ai inventé de
plus belles têtes, se dit-il, mais elles ne sont pas vraies. Elles ne
pensent pas, elles ne respirent pas. Elles n'aiment pas. Il vaudrait
mieux qu'elles fussent moins régulières et plus animées. En roulant ces
toiles demain, je les crèverai toutes, et désormais je modifierai, je
bouleverserai peut-être toutes les notions d'après lesquelles je me suis
dirigé jusqu'ici.»

Et il ne s'occupa plus de chercher l'idéal de la forme parmi les
danseuses vivantes qu'il étudiait, mais le mouvement, la grâce,
l'attitude du corps, l'expression du regard et du sourire, en un mot, le
secret de la vie.

Ravi d'abord, il se sentit encore une fois refroidi en prenant chaque
être en particulier. Probablement il existe chez les femmes et chez les
hommes beaucoup d'âmes naïves; mais il n'est guère de figures naïves
dans un bal du grand monde. On s'y compose un maintien presque toujours
opposé à son propre caractère, soit qu'on cherche ou qu'on craigne les
regards. Michel crut voir que les uns cachaient hypocritement leur
vanité, que les autres l'étalaient avec arrogance; que telle jeune
fille, qui voulait paraître pudique, avait un fonds d'audace; que telle
femme, qui voulait sembler amoureuse, était froide et blasée; que la
gaieté de celle-ci était morne, et la mélancolie de celle-là minaudière.
Un parvenu voulait avoir l'air noble; un noble voulait avoir l'allure
populaire. Tout le monde posait plus ou moins. Les plus humbles
cherchaient à se donner de l'aplomb, et l'intéressante timidité
elle-même se contraignait pour éviter la gaucherie qui triomphait de ses
efforts.

Michel vit passer quelques jeunes ouvriers de sa connaissance. Ils
vaquaient au service qu'ils avaient accepté, et se faisaient remarquer
par leur bonne mine et quelque chose de pittoresque dans l'arrangement
de leur toilette de gala. L'intendant les avait choisis évidemment parmi
les plus _présentables_, et ils le savaient bien: car, eux aussi, se
maniéraient ingénument: l'un avançait alternativement chaque épaule pour
en déployer la vaste carrure; l'autre ne perdait pas un pouce de sa
haute taille en passant auprès de maint petit grand personnage; un
troisième raidissait l'arc de ses sourcils pour montrer aux belles dames
un œil brillant comme l'escarboucle.

Michel s'étonna de voir ces garçons se transformer de la sorte et perdre
les avantages de leur belle prestance ou de leur agréable extérieur par
une affectation involontaire, mais à coup sûr ridicule. «Je savais bien,
pensa-t-il, que tous les hommes cherchaient ardemment l'approbation dans
quelque classe et dans quelque genre que ce fût. Mais pourquoi ce besoin
d'attirer les regards nous ôte-t-il tout à coup le charme ou la dignité
de nos manières? Serait-ce que le désir est immodéré, ou que le but est
méprisable? Faut-il nécessairement que la beauté s'ignore pour ne rien
perdre de son éclat? Ou bien suis-je seul doué d'une insupportable
clairvoyance? Où est le plaisir enthousiaste que je croyais trouver ici?
Au lieu de subir l'action des autres, j'exerce la mienne sur moi-même
pour juger sèchement tout ce qui frappe mes regards et m'ôter toute
jouissance extérieure!»

A tant regarder et à tant comparer, Michel avait oublié le principal but
de sa présence au bal. Il se rappela enfin qu'il voulait surtout étudier
avec calme une certaine figure, et il allait se disposer à monter le
grand escalier et à parcourir l'intérieur du palais, où tout était
ouvert et éclairé, lorsqu'en se retournant il vit, à deux pas de lui, un
détail de la fête, dont il avait oublié d'observer l'effet.

C'était une grotte en rocaille, qui formait, sous le profil du grand
escalier, un assez vaste enfoncement. Lui-même avait orné de
coquillages, de branches de corail et de plantes pittoresques ce frais
réduit, au fond duquel une naïade d'albâtre versait son urne dans une
vaste conque toujours pleine d'eau limpide et courante.

Le goût que Michel avait montré dans tous les détails dont il avait été
chargé, avait déterminé le majordome à lui laisser arranger beaucoup de
choses à sa guise; et, comme il avait trouvé cette naïade charmante, il
s'était plu à placer dans sa grotte les plus jolis vases, les plus
fraîches guirlandes et les plus beaux tapis. Il avait bien perdu une
heure à encadrer la conque nacrée d'une bordure de mousse fine et douce
comme du velours, à choisir et à disposer avec grâce et mollesse des
touffes d'iris, de nénuphar; et de ces longues feuilles rubanées qui
s'harmonisent si bien avec les mouvements onduleux des eaux courantes.

Maintenant la grotte était éclairée d'une pâle lumière cachée derrière
des feuillages, et, comme tout le monde était occupé à voir la danse,
l'entrée en était libre. Michel y entra furtivement; mais, à peine y
eut-il fait trois pas, qu'il vit au fond une personne assise ou plutôt
couchée, dans le demi-jour, aux pieds de la naïade. Il se dissimula
précipitamment derrière une saillie du rocher, et il allait se retirer
lorsqu'une invincible fascination le retint.



XI.

LA GROTTE DE LA NAIADE.


La princesse Agathe était assise sur un divan de velours sombre, où sa
forme élégante et noble se dessinait pâle comme une ombre au clair de la
lune. Michel la voyait de profil, dans la demi-teinte, et un reflet de
la lumière voilée, placée derrière elle, dessinait avec une admirable
pureté cette silhouette fine et suave comme celle d'une jeune vierge. Sa
longue et ample robe blanche prenait, sous cette molle clarté, toutes
les nuances de l'opale, et les diamants de sa couronne lançaient des
feux changeants tantôt comme le saphir, tantôt comme l'émeraude. Cette
fois, Michel perdit tout à fait la notion qu'il avait pu prendre de son
âge à la première vue. Il lui sembla que c'était une enfant, et, quand
il se souvint qu'il lui avait attribué une trentaine d'années, il se
demanda si c'était un rayon céleste qui la transfigurait désormais, ou
une lueur infernale dont, comme une magicienne, elle savait s'envelopper
pour tromper les sens.

Elle paraissait fatiguée et accablée. Pourtant son attitude était chaste
et sa figure sereine. Elle respirait son bouquet de cyclamen et jouait
languissamment avec son éventail. Michel la regarda longtemps avant
d'entendre, ou, du moins, d'attacher un sens aux paroles qu'elle disait.
Il la trouvait plus belle qu'aucune des beautés qu'il venait d'examiner
avec tant d'attention, et il ne pouvait se rendre compte de l'admiration
sans mélange et sans bornes qu'elle lui inspirait. Il s'efforçait en
vain de se faire à lui-même le détail de ses traits et l'analyse de ses
charmes; il n'en venait point à bout. Il semblait qu'elle nageât dans un
fluide magique qui la préservait d'être étudiée comme une autre femme.
De temps en temps, croyant l'avoir comprise, il fermait les yeux et
tâchait de faire son portrait dans sa mémoire, de la dessiner en
imagination, avec des traits de feu, sur ce voile noir qu'il tendait
lui-même devant lui en abaissant ses paupières. Mais, alors, il ne
voyait plus que des lignes confuses et ne se représentait aucune figure
distincte. Il était forcé de rouvrir les yeux à la hâte et de la
contempler avec anxiété, avec délices, avec surprise surtout.

Car il y avait en elle quelque chose d'inouï. Elle était naturelle;
seule de toutes les femmes que Michel venait de voir, elle ne paraissait
pas songer à elle-même; elle ne s'était composé aucun air, aucun
maintien; elle ne savait pas ou ne voulait pas savoir ce qu'on penserait
d'elle, ce qu'on sentirait pour elle en la regardant: elle avait la
tranquillité d'un esprit détaché de toutes les choses humaines, et
l'abandon qu'elle aurait eu dans une solitude complète.

Et pourtant elle était parée comme une vraie princesse; elle donnait un
bal, elle étalait son luxe, elle jouait son rôle de grande dame et de
femme du monde, tout comme une autre, apparemment. Pourquoi donc cet air
de madone, cette méditation intérieure, ou ce ravissement de l'âme
au-dessus des vanités terrestres?

Elle était une énigme vivante pour l'imagination inquiète du jeune
artiste. Quelque chose de plus étrange encore le bouleversait, c'est
qu'il lui semblait ne pas l'avoir vue ce jour-là pour la première fois.

Où pouvait-il l'avoir déjà rencontrée? Il rassemblait en vain tous ses
souvenirs. Lorsqu'il était arrivé à Catane, son nom même avait été
nouveau pour lui. Une personne d'aussi grande maison et si remarquable
par sa richesse, sa beauté et sa réputation de vertu, n'avait pu venir à
Rome incognito. Michel se creusait l'esprit. Il ne se rappelait aucune
circonstance où il eût pu la voir; d'autant plus qu'en la regardant, il
ne se figurait pas la connaître un peu, mais la connaître intimement
depuis longtemps, depuis qu'il était au monde.

Quand il eut bien cherché, il se dit qu'il y avait à cela une raison
abstraite. C'est qu'elle était le vrai type de beauté qu'il avait
toujours rêvé sans pouvoir le saisir et le produire. C'était un lieu
commun poétique. Il lui fallait bien s'en contenter, faute de mieux.

Mais la princesse n'était pas seule, car elle parlait, et Michel
s'aperçut bientôt qu'elle était là, tête à tête avec un homme. C'était
certainement une raison pour l'engager à se retirer, mais la retraite
était difficile. Pour conserver à la grotte son obscurité mystérieuse et
empêcher l'éclat des lumières de la salle de bal d'y pénétrer, on avait
masqué l'entrée par un grand rideau de velours bleu, que notre curieux
venait, par le plus grand hasard du monde, d'écarter un peu pour passer,
sans que les deux personnes occupées à causer y fissent attention.
L'entrée de cette grotte, étant de moitié moins grande que l'intérieur,
formait un cadre, non de rochers factices, comme cela pourrait être
arrangé chez nous, dans nos imitations de _rococo_, mais de véritables
blocs de lave vitrifiés ou nuancés de diverses couleurs, échantillons
étranges et précieux qu'on avait recueillis jadis dans le cratère même
du volcan, pour les enchâsser comme des joyaux dans la maçonnerie. Cette
corniche brillante formait donc une saillie assez considérable pour
cacher Michel, qui pouvait regarder à travers ses anfractuosités. Mais,
pour sortir tout à fait, il fallait encore toucher au rideau, et, cette
fois, il était difficile d'espérer que la princesse ou son interlocuteur
fussent assez distraits pour ne pas s'en apercevoir.

Michel s'avisa de tout cela trop tard pour réparer son imprudence. Il
n'était plus temps de sortir naturellement, comme il était entré. Et
puis, il était cloué à sa place par une inquiétude et une curiosités
ardentes. Cet homme, qui était là, c'était sans doute l'amant de la
princesse.

C'était un homme de trente-cinq ans environ, d'une haute stature et
d'une figure grave et douce, admirablement belle et régulière. Dans sa
manière d'être assis en face d'Agathe, à une distance qui tenait le
milieu entre le respect et l'intimité, il n'y avait pourtant rien à
reprendre; mais quand Michel eut recouvré assez de sang-froid pour
entendre les paroles qui frappaient ses oreilles, il crut voir un indice
certain d'affection partagée dans cette phrase que prononça la
princesse:

--Dieu merci, personne ne s'est encore avisé de lever ce rideau et de
découvrir cette retraite charmante: malgré l'espèce de coquetterie que
je pourrais mettre à y conduire mes hôtes (car elle est décorée à ravir,
ce soir), je voudrais pouvoir y passer cette nuit toute seule, ou avec
vous, marquis, pendant que le bal, le bruit et la danse iraient leur
train derrière le rideau.

Le marquis répondit, d'un ton qui n'indiquait pas un homme avantageux:

--Vous auriez dû faire fermer tout à fait la grotte, par une porte dont
vous auriez eu la clé, et vous en faire un salon réservé, où vous seriez
venue de temps en temps vous reposer de la chaleur, de la lumière et des
compliments. Vous n'êtes plus habituée au monde, et vous avez trop
compté sur vos forces. Vous serez horriblement fatiguée demain matin.

--Je le suis déjà; mais ce n'est pas le monde et le bruit qui m'ont
brisée ainsi en un instant.

--Cela, je le conçois, chère amie, dit le marquis en pressant
fraternellement la main d'Agathe dans les siennes. Tâchez de vous en
distraire, du moins pour quelques heures, afin qu'il n'y paraisse point;
car vous ne pouvez échapper aux regards, et, hormis cette grotte, vous
ne vous êtes pas laissé, dans tout votre palais, un coin où vous
puissiez vous réfugier, sans traverser une foule de salutations
obséquieuses, de regards curieux...

--Et de phrases banales dont je me sens déjà le cœur affadi, répondit la
princesse en s'efforçant de sourire. Comment peut-on aimer le monde,
marquis! concevez-vous cela?

--Je le conçois pour les gens satisfaits d'eux-mêmes, qui croient
toujours avoir du profit à se montrer.

--Tenez, le bal est charmant ainsi, à distance, quand on ne le voit pas,
et qu'on n'y est pas vu. Ce bourdonnement, cette musique qui nous
arrivent, et l'idée qu'on s'amuse ou qu'on s'ennuie là-bas, sans que
nous soyons forcés de nous en mêler, ont du piquant et presque de la
poésie.

--On dit pourtant aujourd'hui que vous allez vous réconcilier avec le
monde, et que cette fête splendide à laquelle vous a décidé l'amour des
bonnes œuvres, va vous donner le goût d'en donner ou d'en voir d'autres.
Enfin, c'est un bruit que vous allez changer toutes vos habitudes, et
reparaître comme un astre trop longtemps éclipsé.

--Et pourquoi dit-on une si étrange chose?

--Ah! pour vous répondre, il faudrait que je me fisse l'écho de tous les
éloges que vous n'avez pas voulu recueillir, et je n'ai pas l'habitude
de vous dire même des vérités, quand cela pourrait ressembler à des
fadeurs.

--Je vous rends cette justice, et je vous autorise, ce soir, à me redire
tout ce que vous avez entendu.

--Eh bien! l'on dit que vous êtes encore plus belle que toutes celles
qui se donnent de la peine pour le paraître; que vous effacez les femmes
les plus brillantes et les plus admirées, par une certaine grâce qui
n'appartient qu'à vous, et par un air de simplicité noble qui vous gagne
tous les cœurs. On recommence à s'étonner que vous viviez dans la
solitude, et... faut-il tout dire?

--Oui, tout absolument.

--On dit (je l'ai entendu de mes oreilles, en coudoyant des gens qui ne
me croyaient pas si près): «Quelle fantaisie singulière a-t-elle donc de
ne pas épouser le marquis de la Serra?»

--Allez, allez, marquis, dites encore, ne craignez rien; on dit sans
doute que j'ai d'autant plus de tort que vous êtes mon amant?

--Non, Madame, on ne dit point cela, répondit le marquis d'un ton
chevaleresque, et on ne le dira point tant qu'il me restera une langue
pour le nier et un bras pour venger votre honneur.

--Excellent et admirable ami! dit la princesse en lui tendant la main;
tu prends cela trop au sérieux. Je parie bien que tout le monde dit et
pense que nous nous aimons.

--On peut dire et penser que je vous aime, puisque c'est la vérité, et,
qu'à la longue, la vérité perce toujours. C'est pour cela qu'on sait
aussi que vous ne m'aimez point.

--Noble cœur! Mais, a présent moins que jamais... Demain je te parlerai
de cela plus que je ne l'ai fait encore. Il le faut. Je te dirai tout.
Ce n'est pas ici le lieu et le moment. Il faut que je reparaisse dans ce
bal où l'on s'étonne peut-être de ne me point voir.

--Êtes-vous assez reposée, assez calme?

--Oui; maintenant je puis reprendre mon masque d'impassibilité.

--Ah! il t'en coûte peu de le prendre, femme terrible! s'écria le
marquis en se levant et en pressant convulsivement contre sa poitrine le
bras qu'elle venait d'appuyer sur le sien. Au fond de l'âme, tu es aussi
invulnérable qu'à la surface.

--Ne dites pas cela, marquis, dit la princesse en l'arrêtant et en le
regardant avec des yeux clairs qui firent tressaillir Michel. Dans ce
moment solennel de ma vie, c'est une cruauté dont vous ne sentez pas la
portée. Demain, pour la première fois, depuis douze ans que nous nous
parlons sans nous comprendre, vous me comprendrez parfaitement! Allons!
ajouta-t-elle en secouant sa tête charmante, comme pour en chasser les
pensées sérieuses, allons danser! Mais, auparavant, disons adieu à cette
naïade si bien éclairée, et à cette grotte charmante, qui sera bientôt
profanée par la foule des indifférents.

--Est-ce le vieux Pier-Angelo qui l'a si bien ornée? demanda le marquis,
en se tournant vers la naïade.

--_Non_, répondit la princesse, _c'est lui!_

Et, s'élançant dans le bal, comme par l'effet d'une résolution
courageuse, elle tira brusquement le rideau et le rejeta sur Michel,
qui, par un hasard inespéré, se trouva ainsi doublement caché au moment
où elle passait près de lui.

Le trouble que sa situation personnelle lui causait fut à peine dissipé,
qu'il entra dans la grotte, et, s'y voyant seul, il se laissa tomber sur
le divan, à côté de la place que venait d'y occuper la princesse. Tout
ce qu'il avait entendu l'avait agité singulièrement; mais toutes les
réflexions qu'il eût pu faire étaient dominées maintenant par le dernier
mot que cette femme étrange venait de prononcer.

Ce mot eût pu être une énigme pour un jeune homme tout à fait humble et
candide: _Non, ce n'est pas Pier-Angelo, c'est lui!_ Quelle mystérieuse
réponse, ou quelle distraction singulière! Mais, pour Michel, ce n'était
pas une distraction: ce _lui_ ne se rapportait pas à Pier-Angelo, mais à
lui-même. Pour la princesse, il était donc _celui_ qu'on n'a pas besoin
de nommer, et c'est avec cette concision énergique qu'elle le désignait
à un homme épris d'elle.

Cette inexplicable parole, et les réticences qui l'avaient précédée, le
refus qu'elle avait fait d'aimer le marquis, ce _moment solennel de sa
vie_ dont elle avait parlé, _cette émotion terrible_ qu'elle disait
avoir éprouvée dans la soirée, cette confidence importante qu'elle
devait faire le lendemain, tout cela se rapportait-il donc à Michel?

Quand il se rappelait l'incroyable regard qu'elle avait jeté sur lui en
le voyant pour la première fois avant l'ouverture du bal, il était tenté
de se livrer aux plus folles présomptions. Il est vrai qu'en parlant au
marquis, il y avait eu un instant où ses yeux rêveurs avaient brillé
aussi d'un éclat extraordinaire; mais il ne semblait pas à Michel qu'ils
eussent alors la même expression que lorsqu'ils avaient plongé dans les
siens. Regard pour regard il aimait encore mieux celui qu'il avait
obtenu.

Qui pourrait raconter les étranges et magnifiques romans que, pendant un
quart d'heure, forgea la cervelle de ce téméraire enfant? Ils étaient
tous bâtis sur la même donnée, sur le génie extraordinaire d'un jeune
artiste qui s'ignorait lui-même, et qui venait de se révéler subitement
dans une grande et vive peinture de décor. La belle princesse qui avait
fait exécuter cet essai, était venue souvent, à la dérobée, pendant huit
jours, examiner les progrès de l'œuvre magistrale; et, pendant huit
jours que l'artiste avait fait la sieste et mangé à de certains moments,
dans de certaines salles mystérieuses du palais enchanté, cette fée
invisible était venue le contempler, tantôt de derrière un rideau,
tantôt d'une rosace du plafond. Elle s'était prise d'amour pour sa
personne, ou d'admiration pour son talent, enfin, d'un engouement
quelconque pour lui; et ce sentiment était trop vif pour qu'elle eût
trouvé le sang-froid de le lui manifester par des paroles. Son regard
lui avait tout révélé malgré elle; et lui, tremblant et bouleversé,
comment s'y prendrait-il pour lui dire qu'il avait bien compris?

Il en était là, lorsque le marquis de la Serra, l'adorateur de la
princesse, reparut tout à coup devant lui et le surprit, tenant dans ses
mains, et contemplant sans le voir, l'éventail qu'elle avait oublié sur
le divan.

--Pardon, mon cher enfant, lui dit le marquis en le saluant avec une
courtoisie charmante, je suis forcé de vous reprendre cet objet qu'une
dame redemande. Mais si les peintures chinoises de cet éventail vous
intéressent, je pourrai mettre à votre disposition une collection de
vases et d'images curieuses, où vous serez libre de choisir.

--Vous êtes beaucoup trop bon, monsieur le marquis, répondit Michel,
blessé d'un ton de bienveillance où il crut voir une impertinente
protection; cet éventail ne m'intéresse point, et la peinture chinoise
n'est pas de mon goût.

Le marquis s'aperçut fort rien du dépit de Michel, il reprit en
souriant:

--C'est apparemment que vous n'avez vu que des échantillons grossiers de
l'art de ce peuple; mais il existe des dessins coloriés, qui, malgré la
simplicité élémentaire du procédé, sont dignes, pour la pureté des
lignes et la naïveté charmante des mouvements, d'être comparés aux
étrusques. Je serais heureux de vous montrer ceux que je possède. C'est
un petit plaisir que je voudrais vous procurer et qui ne m'acquitterait
pas encore envers vous, car j'en ai eu un bien grand à voir vos
peintures.

Le marquis parlait d'un air si sincère, et il y avait sur sa noble
figure une bienveillance si marquée, que Michel, attaqué par son côté
sensible, ne put s'empêcher de lui avouer naïvement ce qu'il éprouvait.

--Je crains, dit-il, que Votre Seigneurie ne veuille m'encourager par
plus d'indulgence que je n'en mérite; car je ne suppose pas qu'elle
s'abaisse à railler un jeune artiste, au début délicat de sa carrière.

--Dieu m'en préserve, mon jeune maître! répondit M. de la Serra, en lui
tendant la main d'un air de franchise irrésistible. Je connais et
j'estime trop votre père pour n'être pas bien disposé d'avance en votre
faveur; cela, je dois l'avouer; mais, sincèrement, je puis vous affirmer
que vos peintures révèlent du génie et promettent du talent. Voyez, je
ne vous flatte pas; il y a encore de grandes fautes d'inexpérience, ou
peut-être d'emportement d'imagination, dans votre œuvre; mais il y a un
cachet de grandeur et une originalité de conception qui ne s'acquièrent
ni ne se perdent. Travaillez, travaillez, mon jeune Michel-Ange, et vous
justifierez le beau nom que vous portez.

--Votre avis est-il partagé, monsieur le marquis, demanda Michel,
violemment lente d'amener le nom de la princesse dans cette
conversation.

--Mon avis est, je crois, celui de tout le monde. On critique vos
défauts avec indulgence, on loue de grand cœur vos qualités; on ne
s'étonne pas de vos dispositions brillantes quand on apprend que vous
êtes de Catane, et fils de Pier-Angelo Lavoratori, excellent artisan,
plein de cœur et de feu. On est bon compatriote ici, Michel-Ange! On se
réjouit du succès qu'obtient un enfant du pays, et chacun en prend
généreusement sa part. On estime tant ceux qui sont nés sur le sol
bien-aimé, qu'on oublie toutes les distinctions de caste, et que, nobles
ou paysans, ouvriers ou artistes, se pardonnent les antiques préjugés
respectifs pour confondre leurs vœux dans le sentiment de l'unité de
race.

--Oh! pensa Michel, le marquis me parle politique! Je ne connais point
ses opinions. Peut-être, s'il a deviné les sentiments de la princesse,
va-t-il travailler à me perdre! Je ne me fierai point à lui.--Puis-je
savoir de Votre Seigneurie, dit-il, si la princesse de Palmarosa a
daigné lever les yeux sur mes peintures, et si elle n'est pas trop
mécontente de mes décors?

--La princesse est enchantée, n'en doutez pas, mon cher maître, répondit
le marquis avec une merveilleuse cordialité; et, si elle vous savait
ici, elle y viendrait pour vous le dire elle-même. Mais elle est trop
occupée en ce moment pour que vous puissiez l'approcher. Demain, sans
doute, elle vous donnera les éloges que vous méritez, et vous ne perdrez
rien pour attendre... A propos, dit le marquis en se retournant, au
moment de quitter Michel, voulez vous venir voir mes peintures chinoises
et d'autres peintures qui ne sont pas sans mérite? Je serai charmé de
vous recevoir souvent. Ma maison de campagne est à deux pas d'ici.

Michel s'inclina comme pour remercier et accepter; mais, quoiqu'il eût
dû être flatté de la grâce du marquis à son égard, il demeura triste et
comme accablé. Évidemment le marquis n'était pas jaloux de lui. Il
n'était pas même inquiet.



XII.

MAGNANI.


Rien n'est si mortifiant que d'avoir cru, ne fût-ce que pendant une
heure, à une aventure romanesque, enivrante, et de s'apercevoir tout
doucement qu'on a bien pu faire un rêve absurde. Chaque nouvelle
réflexion de notre jeune artiste refroidissait sa cervelle et le
ramenait à la triste notion de la vraisemblance. Sur quoi avait-il pu
bâtir tant de châteaux en Espagne! Sur un regard qu'il avait sans doute
mal interprété, et sur une parole qu'il devait avoir mal entendue.
Toutes les raisons probantes qui donnaient un démenti formel à son
extravagante présomption se dressèrent devant lui comme une montagne, et
il se sentit retomber du ciel sur terre.

«Je suis bien fou, se dit-il enfin, de m'occuper des yeux problématiques
et des paroles inintelligibles d'une femme que je ne connais pas, et que
par conséquent je n'aime point, quand il s'agit pour moi de choses bien
autrement sérieuses. Allons donc voir si ce marquis ne m'a pas trompé,
et si tout le monde trouve qu'il y a du génie à défaut de science dans
ma peinture!

«Et cependant, se disait-il encore en quittant la grotte, il y a
toujours au fond de tout ceci quelque chose qui sent le mystère. D'où ce
marquis me connaît-il, moi qui ne l'ai jamais vu? D'où vient qu'il m'a
abordé sans hésitation, avec une telle familiarité, en m'appelant par
mon nom, comme si nous étions de vieux amis?»

Il est vrai que Michel se disait aussi: «Il a bien pu être à une
fenêtre, ou dans une église, ou sur la place publique le jour où je me
suis promené avec mon père dans la ville; ou encore, lorsque j'ai
regardé les jardins suspendus de la Sémiramis qui me fait travailler, il
pouvait être dans un de ces boudoirs si bien fermés en apparence, dont
les croisées donnent de ce côté, et où il est autorisé, sans doute, à
venir soupirer sans espoir pour ses beaux yeux fantasques.»

Michel parcourut la foule, et il n'attira l'attention de personne. On ne
connaissait pas ses traits, quoique son nom eût passé dans beaucoup de
bouches, et on parlait librement de ses peintures à ses oreilles.

«Cela promet, disaient les uns.

--Il a encore beaucoup à apprendre, disaient les autres.

--Il y a de la fantaisie, du goût; cela plaît aux yeux et amuse la
pensée.

--Oui, mais il y a de trop grands bras, de trop petites jambes, des
raccourcis d'une ignorance extrême; des mouvements impossibles.

--D'accord, mais toujours gracieux. Je vous dis que ce garçon, car on
prétend que c'est presque un enfant, ira loin.

--C'est un enfant de notre ville.

--Eh bien! il en fera le tour et il n'ira pas plus loin, répondait un
Napolitain.»

Somme toute, Michel-Ange Lavoratori entendit plus d'éloges bienveillants
que de critiques amères; mais il sentit beaucoup d'épines en cueillant
beaucoup de roses, et il reconnut que le succès est un mets sucré où il
entre pas mal de fiel. Il en fut attristé d'abord; puis, croisant ses
bras sur sa poitrine, regardant son œuvre, et cessant d'écouter l'avis
des autres, il se rendit compte à lui-même de ses qualités et de ses
défauts avec une impartialité qui triompha de l'amour-propre.

«Ils ont tous raison, dit-il. Cela promet, mais ne tient pas d'avance.
Je me l'étais déjà dit, je crèverai ces toiles en les rangeant dans les
greniers du palais, et je ferai mieux dorénavant. J'ai fait sur moi-même
une expérience que je ne regrette pas, quoique je n'en sois pas fort
content; mais je saurai en profiter, et favorable ou non à ma fortune,
cet essai le sera à mon talent.»

Michel ayant recouvré toute la lucidité de ses pensées, et se disant
qu'il n'était point un des patrons qui payaient à leur entrée un droit
pour les pauvres, il résolut de s'abstenir du spectacle de la fête et de
se promener à l'écart dans quelque partie tranquille du palais, en
attendant qu'il se sentit absolument calme et disposé à aller se
reposer. Sa raison était revenue, mais la fatigue des jours précédents
avait laissé dans son sang et dans ses nerfs un peu d'agitation fébrile.
Il essaya de monter jusqu'au Casino, d'où l'on pouvait sortir sur les
terrasses naturelles de la montagne.

Toute celle belle maison était éclairée et ornée de fleurs; le public y
circulait librement; mais, après un tour de promenade, la foule cessa de
s'y porter. Le gros du spectacle, les danses, la jeunesse, la musique,
le bruit, l'amour, étaient en bas, dans la grande salle artificielle. Il
ne resta plus dans les galeries supérieures, dans les élégants escaliers
et dans les vastes appartements, que des groupes majestueux ou discrets,
quelques graves personnages s'occupant d'affaires d'État, ou quelques
grandes coquettes accaparant et retenant par leur conversation raffinée
certains hommes autour de leur fauteuil.

Vers minuit, toutes les personnes qui ne prenaient pas un plaisir marqué
ou un intérêt direct à la réunion se retirèrent, et la fête, devenue
moins nombreuse, fut plus belle et mieux encadrée.

Michel arriva par un petit escalier dérobé jusqu'au parterre aérien de
la princesse. A cette hauteur, la brise était très-fraîche, et il
éprouva un grand bien-être à s'asseoir sur la dernière marche de cet
escalier, auprès d'une plate-bande embaumée. Ce parterre était désert.
On voyait à travers des rideaux de gaze d'argent l'intérieur, désert
aussi, des appartements de la princesse. Mais Michel n'y fut pas
longtemps seul; Magnani vint l'y joindre.

Magnani était un des plus beaux garçons parmi les ouvriers de la ville.
Il était laborieux, intelligent, brave et probe. Michel ne se défendit
point de l'amitié qu'il lui inspirait, et oublia avec lui l'espèce de
gêne et de défiance que lui avaient causée tous les artisans avec
lesquels la position de son père le forçait de se mettre à l'unisson. Il
souffrait, le pauvre enfant, après des années de loisir, de se retrouver
parmi des garçons un peu rudes, un peu bruyants, qui lui reprochaient de
les dédaigner et qu'il faisait de vains efforts pour regarder comme ses
pareils.

Il avoua tout à Magnani, qu'il voyait être le plus distingué de tous, et
dont la cordiale franchise n'avait rien de blessant ni de tyrannique. Il
lui confia toutes les ambitions, toutes les faiblesses, tous les
enivrements et toutes les souffrances, enfin tous les petits secrets de
son jeune cœur. Magnani le comprit, l'excusa et lui parla raison.

«Vois-tu, Michel, toi dit-il, tu n'as pas tort à mes yeux; l'inégalité
des positions est jusqu'à présent la loi du monde; chacun veut monter,
aucun ne veut descendre. S'il en était autrement, le peuple resterait à
l'état de brute. Dieu merci, le peuple veut grandir, et il grandit, quoi
qu'on fasse pour l'en empêcher. Moi-même, je cherche à parvenir, à
posséder quelque chose, à ne pas obéir toujours, à être libre, enfin!
Mais à quelque félicité que je puisse arriver, il ne me semble pas que
je doive oublier le point d'où je serai parti. L'injuste hasard fait
rester dans la misère bien des gens qui mériteraient aussi bien que moi,
et mieux que moi, peut-être, d'en sortir. Voilà pourquoi je ne
mépriserai jamais ceux que j'aurai laissés derrière moi, et ne cesserai
pas de les aimer de toute mon âme et de les aider de tout mon pouvoir.

«Je sais bien que tu fuis tes frères d'origine sans les mépriser, sans
les haïr; tu te déplais avec eux, et tu les obligerais pourtant dans
l'occasion; mais, prends-y garde! il y a un peu d'orgueil mal entendu
dans cette espèce d'affection protectrice, et, si elle devient légitime
un jour, songe qu'à l'heure qu'il est, elle pourrait bien être déplacée.
Tu as plus d'intelligence et de savoir-vivre que la plupart d'entre
nous, je l'accorde; mais est-ce là une supériorité bien réelle? Tel
pauvre diable qui aura plus de sagesse, de vertu ou de courage que toi,
n'aura-t-il pas le droit de se croire au moins ton égal, quand même il
aurait la parole brusque et le langage vulgaire?

«Il t'arrivera plus d'une fois, dans ta carrière d'artiste, d'avoir à
prendre patience devant l'impertinence des riches; et même, si je ne me
trompe, la vie des artiste doit être une attention continuelle à
préserver le mérite personnel des dédains du mérite imaginaire attaché à
la naissance, au pouvoir et à la fortune.

«Cependant, tu t'élances vers ce monde-là, sans effroi et sans honte; tu
acceptes le défi d'avance, tu vas te mesurer avec la vanité amère des
grands; d'où vient donc que cela te semble moins blessant et moins rude
que la familiarité naïve des petits? J'excuserais plus volontiers
l'offense d'un ignorant que celle d'un raffiné, et je me sentirais plus
à l'aise au milieu des coups de poing de mes camarades que sous les
gracieux quolibets de mes prétendus supérieurs.

«Est-ce l'ennui qui te chasse du milieu de nous? Est-ce parce que nous
avons peu d'idées et point d'art pour les exprimer? Mais nous avons
peut-être autre chose qui t'intéresserait, si tu le comprenais. Cette
simplicité que nous caractérise a son beau côté, qui devrait frapper de
respect et d'attendrissement ceux qui l'ont perdue. Sont-ce les défauts,
les vices mêmes qui se rencontrent parmi nous, que te soulèvent le cœur
de dégoût? Mais ces vices que me font mal à voir, et dont je veille sans
cesse à me préserver, les hautes classes en sont-elles exemptes? De ce
qu'elles les cachent mieux, ou de ce que, chez elles, le dévergondage de
l'esprit colore et stimule celui des sens, s'ensuit-il que ces vices
soient plus tolérables? Ils ont beau se cacher, ces heureux du siècle,
leurs fautes, leurs crimes transpirent jusqu'à nous, et c'est souvent,
presque toujours parmi nous qu'ils cherchent leurs complices ou leurs
victimes.

«Va, Michel, travaille, espère, monte, mais que ce ne soit pas au
détriment de l'esprit de justice et de bonté; car, alors, si tu
grandissais dans l'opinion de quelques-uns, tu descendrais à proportion
dans l'estime de la plupart.

--«Tout ce que tu dis est vrai et sage, répondit Michel; mais la
conclusion est-elle bien posée? Dois-je poursuivre la carrière des arts,
et faire en même temps ma société exclusive, ou du moins préférée, de
ces ouvriers parmi lesquels le sort m'a fait naître? Tu verras, si tu y
songes bien, que cela est incompatible, que les œuvres de l'art sont
dans la main des riches, qu'eux seuls possèdent, achètent et commandent
des tableaux, des statues, des vases, des ouvrages de ciselure et de
gravure. Pour être employé par eux, il faut bien vivre avec eux, comme
eux; sinon l'oubli, l'obscurité, la misère sont le partage du génie. Nos
pères, les nobles artisans de la renaissance et du moyen âge, étaient à
la fois des artistes et des ouvriers. Leur position était nette, et le
plus ou moins de talent la faisait plus ou moins brillante. Aujourd'hui,
tout est changé. Les artistes sont plus nombreux et les riches sont
moins grands seigneurs. Le goût s'est corrompu, les Mécènes ne s'y
connaissent plus. On bâtit moins de palais: pour un musée qui se forme,
trente sont vendus en détail pour payer des dettes, ou parce que les
héritiers des grandes maisons préfèrent l'argent aux monuments du génie.
Il ne suffit donc plus d'être un homme supérieur pour trouver de
l'emploi et de l'honneur dans son métier. C'est le hasard et encore plus
souvent l'intrigue, qui font que quelques-uns naviguent, tandis que
beaucoup d'autres, qui peut-être valaient mieux, sont submergés.

«Pourtant je ne me fie point au hasard, et ma fierté se refuse à
l'intrigue. Que ferai-je donc? Attendrai-je que quelque amateur apprécie
une figure de décor assez largement conçue, sur une toile peinte à la
colle, et qu'il en soit assez frappé pour venir le lendemain me chercher
au cabaret afin de me commander un tableau? Cette bonne fortune peut
m'arriver une fois sur cent: mais encore, le jour où elle m'arrivera, il
faudra que je doive mon pain à la protection du riche, que aura commencé
à s'intéresser à moi. Tôt ou tard, il faudra bien que je me courbe
devant lui et que je le prie de me recommander aux autres.

«Ne vaut-il pas mieux que, le plus tôt possible, et dès que je serai sûr
de moi-même, je quitte l'échelle et le tablier, que je prenne
l'extérieur d'un homme qui ne mendie point, et que je me présente, le
front levé, parmi les riches? Si je sors du cabaret bras dessus, bras
dessous, avec les joyeux compagnons de la scie ou de la truelle, il est
évident que je ne pourrai pas entrer dans le palais comme un hôte, mais
comme un salarié; et qu'aujourd'hui même, si je voulais aborder une de
ces belles dames et l'inviter à danser, je serais bafoué et chassé au
bout d'un quart d'heure. Un temps doit venir pourtant où elles me feront
des avances, et où mon talent sera pour moi un titre qui pourra lutter
avec avantage contre celui de duc ou de marquis, dans les succès de ce
monde-là. Mais c'est à la condition que mes habitudes et mes manières
auront pris l'empreinte et le cachet de l'aristocratie. Il faudra que je
sois ce qu'ils appellent un homme de bonne compagnie; autrement, je
serais en vain un homme de génie; personne ne s'en aviserait.

«Je ne ferai donc mon chemin, comme artiste, qu'en détruisant en moi
l'artisan. Il faut que j'arrive à être libre possesseur de mes œuvres,
et à les vendre comme fait un propriétaire, au lieu de les exécuter
comme fait un journalier. Eh bien! pour cela, il faut que j'aie de la
réputation, et la réputation aujourd'hui, ne vient pas chercher
l'artiste au fond de son grenier; il est obligé de se la donner lui-même
en payant de sa personne, en fréquentant ceux qui la dispensent, en la
réclamant comme un droit et non en l'implorant comme une aumône. Vois,
Magnani, si je puis sortir de ce dilemme! Pourtant, je souffre
mortellement, je te le jure, en songeant qu'il faut que je renie en
quelque sorte la race de mes pères, et que je dois me laisser accuser de
sottise et d'impudence par des hommes dont je me sens le frère et l'ami.
Tu vois bien qu'il faut que je m'éloigne d'un pays où la popularité de
mon père rendrait ce divorce plus choquant pour les autres et plus
douloureux pour moi-même que partout ailleurs. J'y suis venu remplir un
devoir, expier des égarements; mais quand ma tâche sera remplie, il faut
que je retourne à Rome, et que, de là, je parcoure le monde sous le
déguisement peut-être anticipé d'un homme libre. Si je ne le fais point,
adieu tout mon avenir; j'y puis renoncer dès aujourd'hui.

--«Oui! oui! je comprends, reprit Magnani, il faut s'affranchir à tout
prix. Le travail du journalier c'est le servage; l'œuvre de l'artiste
c'est le titre d'homme. Tu as raison, Michel, c'est ton droit, par
conséquent ton devoir et ta destinée. Mais qu'elle est sombre et cruelle
la destinée des hommes intelligent! Quoi, répudier sa famille, quitter
sa terre natale, jouer une sorte de comédie pour se faire accepter des
étrangers, prendre le masque pour recevoir la couronne, entrer en guerre
contre les pauvres qui vous condamnent et les riches qui vous admettent
à peine! C'est affreux, cela! c'est à dégoûter de la gloire! Qu'est-ce
donc que la gloire pour qu'on l'achète à ce prix?

[Illustration: Il avoua tout à Magnani. (Page 30.)]

--«La gloire, comme on l'entend dans le sens vulgaire, n'est rien en
effet, mon ami, répondit Michel avec feu, si ce n'est rien de plus que
le petit bruit qu'un homme peut faire dans le monde. Honte à celui qui
trahit son sang et brise ses affections pour satisfaire sa vanité! Mais
la gloire, telle que je la conçois, ce n'est pas cela! C'est la
manifestation et le développement du génie qu'on porte en soi. Faute de
trouver des juges éclairés, des admirateurs enthousiastes, des critiques
sévères, et même des détracteurs envieux, faute enfin de goûter tous les
avantages, de recevoir tous les conseils et de subir toutes les
persécutions que soulève la renommée, le génie s'éteint dans le
découragement, l'apathie, le doute ou l'ignorance de soi-même. Grâce à
tous les triomphes, à tous les combats, à toutes les blessures qui nous
attendent dans une haute carrière, nous arrivons à faire de nos forces
le plus magnifique usage possible, et à laisser, dans le monde de la
pensée, une trace puissante, ineffaçable, à jamais féconde. Ah! celui
qui aime vraiment son art veut la gloire de ses œuvres, non pas pour que
son nom vive, mais pour que l'art ne meure point. Et que m'importerait
de n'avoir pas les lauriers de mon patron Michel-Ange, si je laissais à
la postérité une œuvre anonyme comparable à celle du _Jugement dernier_!
Faire parler de soi est plus souvent un martyre qu'un enivrement.
L'artiste sérieux cherche ce martyre et l'endure avec patience. Il sait
que c'est la dure condition de son succès; et son succès, ce n'est pas
d'être applaudi et compris de tous, c'est de produire et de laisser
quelque chose en quoi il ait foi lui-même. Mais qu'as-tu, Magnani? tu es
triste et ne m'écoutes plus?»



XIII.

AGATHE.


«Je t'écoute, Michel, je t'écoute beaucoup, au contraire, répondit
Magnani, et je suis triste parce que je sens la force de ton
raisonnement. Tu n'es pas le premier avec lequel je cause de ces
choses-là: j'ai déjà connu plus d'un jeune ouvrier qui aspirait à
quitter son métier, à devenir commerçant, avocat, prêtre ou artiste; et,
il est vrai de dire que, tous les ans, le nombre de ces déserteurs
augmente. Quiconque se sent de l'intelligence parmi nous se sent
aussitôt de l'ambition, et jusqu'ici, j'ai combattu avec force ces
velléités dans les autres et dans moi-même. Mes parents, fiers et
entêtés comme de vieilles gens et de sages travailleurs qu'ils étaient,
m'ont enseigné, comme une religion, de rester fidèle aux traditions de
famille, aux habitudes de caste; et mon cœur a goûté cette morale sévère
et simple. Voilà pourquoi j'ai résolu, en brisant parfois mon propre
élan, de ne pas chercher le succès hors de ma profession; voilà pourquoi
aussi j'ai rudement tancé l'amour-propre de mes jeunes camarades
aussitôt que je l'ai vu poindre; voilà pourquoi mes premières paroles de
sympathie et d'intérêt pour toi ont été des avertissements et des
reproches.

[Illustration: Son père faisant une partie de flageolet à l'orchestre.
(Page 35.)]

«Il me semble que jusqu'à toi j'ai eu raison, parce que les autres
étaient réellement vaniteux, et que leur vanité tendait à les rendre
ingrats et égoïstes. Je me sentais donc bien fort pour les blâmer, les
railler et les prêcher tour à tour. Mais avec toi je me sens faible,
parce que tu es plus fort que moi dans la théorie. Tu peins l'art sous
des couleurs si grandes et si belles, tu sens si fortement la noblesse
de sa mission, que je n'ose plus te combattre. Il me semble que toi, tu
as droit de tout briser pour parvenir, même ton cœur, comme j'ai brisé
le mien pour rester obscur... Et pourtant ma conscience n'est pas
satisfaite de cette solution. Cette solution ne m'en paraît pas une.
Voyons, Michel, tu es plus savant que moi; dis moi qui de nous deux a
tort devant Dieu.

--Ami, je crois que nous avons tous deux raison, répondit Michel. Je
crois qu'à nous deux, dans ce moment, nous représentons ce qui se passe
de contradictoire, et pourtant de simultané, dans l'âme du peuple, chez
toutes les nations civilisées. Tu plaides pour le sentiment. Ton
sentiment fraternel est saint et sacré. Il lutte contre mon idée: mais
l'idée que je porte en moi est grande et vraie: elle est aussi sacrée,
dans son élan vers le combat, que l'est ton sentiment dans sa loi de
renoncement et de silence. Tu es dans le devoir, je suis dans le droit.
Tolère-moi, Magnani, car moi, je te respecte, et l'idéal de chacun de
nous est incomplet s'il ne se complète par celui de l'autre.

--Oui, tu parles de choses abstraites, reprit Magnani tout pensif, je
crois te comprendre; mais dans le fait, la question n'est pas tranchée.
Le monde actuel se débat entre deux écueils, la résignation et la lutte.
Par amour pour ma race, je voudrais souffrir et protester avec elle. Par
le même motif peut-être, tu veux combattre et triompher en son nom. Ces
deux moyens d'être homme semblent s'exclure et se condamner
mutuellement. Qui doit prévaloir devant la justice divine, du sentiment
ou de l'idée? Tu l'as dit: «Tous deux!» Mais sur la terre, où les hommes
ne se gouvernent point par des lois divines, où trouver l'accord
possible de ces deux termes? Je le cherche en vain!

--Mais à quoi bon le chercher? dit Michel, il n'existe pas sur la terre
à l'heure qu'il est. Le peuple peut s'affranchir et s'illustrer en masse
par les glorieux combats, par les bonnes mœurs, par les vertus civiques,
mais individuellement, chaque homme du peuple a une destinée
particulière: à celui qui se sent né pour toucher les cœurs, de vivre
fraternellement avec les simples; à celui qui se sent appelé à éclairer
les esprits, de chercher la lumière, fût-ce dans la solitude, fût-ce
parmi les ennemis de sa race. Les grands maîtres de l'art ont travaillé
matériellement pour les riches, mais moralement pour tous les hommes,
car le dernier des pauvres peut puiser dans leurs œuvres le sentiment et
la révélation du beau. Que chacun suive donc son inspiration et obéisse
aux vues mystérieuses de la Providence à son égard! Mon père aime à
chanter de généreux refrains dans les tavernes; il y électrise ses
compagnons; ses récits, sur un banc, au coin de la rue, sa gaieté et son
ardeur au chantier, dans le travail en commun, font grandir tous ceux
qui le voient et l'entendent. Le ciel l'a doué d'une action immédiate,
par les moyens les plus simples, sur la fibre vitale de ses frères,
l'enthousiasme dans le labeur, l'expansion dans le repos. Moi, j'ai le
goût des temples solitaires, des vieux palais riches et sombres, des
antiques chefs-d'œuvre, de la rêverie chercheuse, des jouissances
épurées de l'art. La société des patriciens ne m'alarme pas. Je les
trouve trop dégénérés pour les craindre; leurs noms sont à mes yeux une
poésie qui les relève à l'état de figures, d'ombres si tu veux, et
j'aime à passer en souriant parmi ces ombres qui ne me font point peur.
J'aime les morts; je vis avec le passé; et c'est par lui que j'ai la
notion de l'avenir; mais je t'avoue que je n'ai guère celle du présent,
que le moment précis où j'existe n'existe pas pour moi, parce que je
vais toujours fouillant en arrière, et poussant en avant toutes les
choses réelles. C'est ainsi que je les transforme et les idéalise. Tu
vois bien que je ne servirais pas aux mêmes fins que mon père et toi, si
j'employais les mêmes moyens. Ils ne sont pas en moi.

«Michel, dit Magnani en se frappant le front, tu l'emportes! Il faut
bien que je t'absolve, et que je te délivre de mes remontrances! Mais je
souffre, vois-tu, je souffre beaucoup! Tes paroles me font un grand mal!

--Et pourquoi donc, cher Magnani?

--C'est mon secret, et pourtant je veux te le dire sans en trahir la
sainteté. Crois-tu donc que, moi aussi, je n'aie pas quelque ambition
permise, quelque désir secret et profond de m'affranchir de la servitude
où je vis? Ignores-tu que tous les hommes ont au fond du cœur le désir
d'être heureux? Et crois-tu que le sentiment d'un sombre devoir me fasse
nager dans les délices?

«Tiens! juge de mon martyre. J'aime éperdûment, depuis cinq ans, une
femme que son rang dans le monde place aussi loin de moi que le ciel
l'est de la terre. Ayant toujours regardé comme impossible qu'elle eût
seulement un regard de compassion pour moi, je me suis rattaché à
l'enthousiasme de ma souffrance, de ma pauvreté, de ma nullité forcée
parmi les hommes. C'est avec une sorte d'amertume que j'ai résolu de ne
point imiter ceux qui veulent parvenir et qui s'exposent à être bafoués
en haut et en bas. Si j'étais de ceux-là, pensais-je, un jour viendrait
peut-être où je pourrais porter galamment à mes lèvres la main de celle
que j'adore. Mais dès que j'ouvrirais la bouche pour trahir le mystère
de ma passion, je serais sans doute repoussé, raillé, foulé aux pieds;
j'aime mieux rester perdu dans la poussière de mon métier, et ne jamais
élever jusqu'à elle des prétentions insensées. J'aime mieux qu'elle
croie à jamais impossible une aspiration de moi vers elle! Au moins,
sous la livrée de l'ouvrier, elle respectera ma souffrance ignorée; elle
ne l'envenimera point en la découvrant, en rougissant de l'avoir
inspirée, en croyant nécessaire de s'en préserver. A l'heure qu'il est,
elle passe près de moi comme à côté d'une chose qui lui est
indifférente, mais qu'elle ne se croirait pas le droit d'insulter et de
briser. Elle me salue, me sourit et me parle comme à un être d'une autre
nature que la sienne: il n'y paraît point, mais cet instinct est en
elle, je le sens et m'en rends compte. Du moins elle ne songe pas à
m'humilier, elle ne le voudrait pas; et, moins j'ai l'orgueil de lui
plaire, moins je crains qu'elle ne m'outrage par sa pitié. Tout cela
changerait si j'étais peintre ou poëte, si je lui présentais son
portrait fait de ma main tremblante, ou un sonnet de ma façon en son
honneur; elle sourirait autrement, elle me parlerait autrement. Il y
aurait de la réserve, de la raillerie ou de la compassion dans sa bonté,
soit que j'eusse réussi ou échoué dans ma tentative d'art. Oh! que cela
m'éloignerait d'elle et me ferait descendre plus bas que je ne suis!
J'aime mieux être l'ouvrier qui lui rend service en lui vendant l'emploi
de ses bras, que le débutant qu'elle protégerait comme faible ou qu'elle
plaindrait comme fou!

--Je t'approuve, ami, dit Michel, devenu pensif à son tour. J'aime ta
fierté, et je crois que ce serait un bon exemple à suivre, même dans ma
position et avec les projets que je nourris, d'ailleurs, si j'étais
tenté de chercher l'amour au delà de certains obstacles, absurdes, il
est vrai, mais énormes!

--Oh! toi, Michel, c'est bien différent. Ces obstacles qui existeraient
aujourd'hui entre toi et une grande dame seront rapidement franchis, et,
tu l'as dit toi-même, un jour viendra où ces femmes-là te feront des
avances. Cette parole, qui s'est échappée de ton cœur, m'a d'abord
semblé présomptueuse et ridicule. A présent que je te comprends, je la
trouve naturelle et légitime. Oui, tu plairas aux femmes les plus haut
placées, toi, parce que tu es dans la fleur de la jeunesse, parce que ta
beauté a un caractère délicat et un peu efféminé qui te fait ressembler
aux hommes nés pour l'oisiveté, parce que tu as l'habitude de
l'élégance, l'instinct des belles manières et de l'aisance dans les
habits que tu portes; car il faut tout cela, joint au génie et au
succès, pour que ces femmes orgueilleuses oublient l'origine plébéienne
de l'artiste. Oui, tu pourras leur paraître un homme, tandis que moi je
voudrais en vain me farder; je ne serai jamais qu'un manœuvre, et ma
rude enveloppe percera malgré moi. Il serait trop tard à présent: j'ai
vingt-six ans!.... Mais je frissonne sous une émotion étrange, en
pensant qu'il y a cinq ans, quand j'étais encore maniable comme la cire,
comme l'enfance, si quelqu'un eût légitimité et ennobli à mes yeux les
instincts qui naissaient en moi, si quelqu'un m'eût parlé comme tu viens
de le faire, j'eusse pu suivre une direction analogue à la tienne, et
m'élancer dans une carrière enivrante. J'avais l'esprit ouvert au
sentiment du beau; je pouvais chanter comme le rossignol, sans
m'expliquer mes propres accents, mais avec la puissance de l'inspiration
sauvage. Je pouvais lire, comprendre et retenir beaucoup de livres; je
comprenais aussi la nature; je lisais dans le ciel et dans l'horizon des
mers, dans la verdure des forêts et l'azur des grandes montagnes. Il me
semble que j'aurais pu être musicien, poëte ou paysagiste. Et déjà
l'amour parlait à mon cœur; déjà m'était apparue celle dont je ne puis
détacher ma pensée. Quel stimulant pour moi si je m'étais livré à de
violentes tentations!

«Mais j'ai tout refoulé dans mon cœur, craignant d'être parjure envers
mes parents et mes amis, craignant de m'avilir à leurs yeux et aux miens
en voulant m'élever. Je me suis endurci au travail: mes mains sont
devenues calleuses, et mon esprit aussi. Ma poitrine s'est élargie, il
est vrai, et mon cœur s'y est développé comme un polype qui me ronge,
qui absorbe toute ma vie; mais mon front s'est rétréci, j'en suis
certain; l'imagination s'est affaissée sur elle-même; la poésie est
morte en moi; il ne m'est resté que la raison, le dévouement, la
fermeté, le sacrifice... c'est-à-dire la souffrance! Ah! Michel, déploie
tes ailes et quitte cette terre de douleurs! vole, comme un oiseau, aux
coupoles des palais et des temples, et, de là-haut, regarde ce pauvre
peuple qui se traîne et gémit sous tes pieds. Plains-le, du moins,
aimes-le si tu peux, et ne fais jamais rien qui puisse le rabaisser dans
ta personne.»

Magnani était profondément ému; mais tout à coup son agitation sembla
changer de nature: il tressaillit, se retourna vivement et porta la main
sur les branches d'un épais buisson de myrte rose qui masquait derrière
lui un enfoncement obscur de la muraille. Ce rideau de verdure, qu'il
entr'ouvrit convulsivement, ne cachait qu'une entrée de corridor dérobé,
lequel, ne conduisant probablement qu'à des chambres de service, n'était
pas indiqué à la circulation du public invité. Michel, étonné du
mouvement de Magnani, jeta un regard sur ce couloir à peine éclairé
d'une lampe pâlissante et dont l'extrémité se perdait dans les ténèbres.
Il lui sembla qu'une forme blanche glissait dans ces ombres, mais si
vague, qu'elle était presque insaisissable, et qu'on pouvait être abusé
par un reflet de lumière plus vive, que l'écartement du buisson
entr'ouvert aurait fait passer sur cette profondeur. Il voulut y
pénétrer; Magnani le retint en lui disant:

«Nous n'avons pas le droit d'épier ce qui se passe dans les parties
voilées de ce sanctuaire. Mon premier mouvement de curiosité a été
irréfléchi: j'avais cru entendre marcher légèrement auprès de moi... et
j'ai rêvé, sans doute! je m'imaginais voir remuer ce buisson. Mais c'est
une illusion produite par la peur qui s'emparait de moi à l'idée que mon
secret allait s'échapper de mes lèvres. Je te quitte, Michel; ces
épanchements sont dangereux, ils me troublent; j'ai besoin de rentrer en
moi-même et de laisser à la raison le temps de calmer les tempêtes
soulevées dans mon sein par ta parole et ton exemple!...»

Magnani s'éloigna précipitamment, et Michel recommença à parcourir le
bal. L'aveu de son jeune compagnon, pris d'amour insensé pour une grande
dame, avait réveillé en lui une émotion dont il croyait avoir triomphé.
Il erra autour des danses pour chercher à s'en distraire, car il sentait
sa folie aussi dangereuse, pour le moment, que celle de Magnani. Bien
des années devaient s'écouler encore avant qu'il pût se croire de
niveau, par son génie, avec toutes les positions sociales: aussi se
fit-il un amusement plein d'angoisses à regarder les plus jeunes
danseuses, et à chercher en rêve, parmi elles, celle qu'un jour il
pourrait regarder avec des yeux enflammés d'amour et d'audace.
Probablement il ne la découvrit pas, car il attacha successivement sa
fantaisie à plusieurs, et, comme dans ces sortes de châteaux en Espagne,
on ne risque rien à être fort difficile, il ne cessa pas de chercher et
de discuter avec lui-même le mérite comparé de ces jeunes beautés.

Mais, au milieu de ces aberrations de son cerveau, il vit passer tout à
coup la princesse de Palmarosa. Attentif jusque-là à se tenir à une
certaine distance des groupes dansants, et à circuler discrètement
derrière les gradins de l'amphithéâtre, il se rapprocha
involontairement; et, quoique la foule ne fût pas assez compacte pour
autoriser ou masquer sa présence, il se trouva presque aux premiers
rangs parmi des personnes plus titrées ou plus riches les unes que les
autres.

Cette fois, son instinct de fierté ne l'avertit point du péril de sa
situation. Un invincible aimant l'attirait et le retenait: la princesse
dansait.

Sans doute c'était pour la forme, par convenance, ou par obligeance, car
elle ne faisait que marcher, et ne paraissait pas y prendre le moindre
plaisir. Mais elle marchait mieux que les autres ne dansaient, et, sans
songer à chercher aucune grâce, elle les avait toutes. Cette femme avait
réellement un charme étrange qui s'insinuait comme un parfum subtil et
finissait par tout dominer ou tout effacer autour d'elle. On eût dit
d'une reine au milieu de sa cour, dans quelque royaume ou régnerait la
perfection morale et physique.

C'était la chasteté des vierges célestes avec leur sérénité puissante,
une pâleur qui n'avait rien d'exagéré ni de maladif, et qui proclamait
l'absence d'émotions vives. On disait cette vie mystérieuse consacrée à
une abstinence systématique ou à une indifférence exceptionnelle.
Pourtant ce n'était point l'apparence d'une froide statue. La bonté
animait son regard un peu distrait, et donnait à son faible sourire une
suavité inexprimable.

Là, au feu de mille lumières, elle apparaissait à Michel tout autre
qu'il ne l'avait vue dans la grotte de la Naïade, une heure auparavant,
lorsqu'une étrange clarté ou sa propre imagination la lui avaient fait
trouver un peu effrayante. Sa nonchalance était maintenant plus calme
que mélancolique, plus habituelle que forcée. Elle avait repris juste
assez de vie pour s'emparer du cœur et laisser les sens tranquilles.



XIV.

BARBAGALLO.


Si Michel eût pu détourner les yeux de l'objet de sa contemplation, il
eût vu, à quelques pas de lui, son père faisant une partie de flageolet
à l'orchestre. Pier-Angelo avait la passion de l'art, sous quelque forme
qu'il pût se l'assimiler. Il aimait et devinait la musique, et jouait
d'instinct de plusieurs instruments, à peu de chose près dans le ton et
dans la mesure. Après avoir surveillé plusieurs détails de la fête qui
lui avaient été confiés, n'ayant plus rien à faire, il n'avait pu
résister au désir de se mêler aux musiciens, qui le connaissaient et qui
s'amusaient de sa gaieté, de sa belle et bonne figure et de l'air
enthousiaste avec lequel il faisait entendre, de temps en temps, une
ritournelle criarde sur son instrument. Quand le ménétrier dont il avait
pris la place revint de la buvette, Pier-Angelo s'empara des cymbales
vacantes, et, à la fin du quadrille, il raclait avec délices les grosses
cordes d'une contre-basse.

Il était surtout ravi de faire danser la princesse, qui, ayant aperçu sa
tête chauve sur l'estrade de l'orchestre, lui avait envoyé de loin un
sourire et un imperceptible signe d'amitié, que le bonhomme avait
recueilli dans son cœur. Michel-Ange eût trouvé peut-être que son père
se prodiguait trop au service de cette patronne chérie, et ne portait
pas avec assez de sévérité sa dignité d'artisan. Mais, en ce moment,
Michel, qui s'était cru distrait où guéri du regard de la princesse
Agathe, était si bien retombé sous le prestige, qu'il ne songeait plus
qu'à en rencontrer un second.

L'unique toilette que, par un reste d'aristocratie incurable, il avait
courageusement apportée sur ses épaules dans un sac de voyage, à travers
les défilés de l'Etna, était à la mode et de bon goût. Sa figure était
si noble et si belle, qu'il n'y avait certes rien à reprendre dans sa
personne et dans sa tenue. Pourtant, depuis quelques minutes, sa
présence, dans le cercle qui entourait immédiatement la princesse,
importunait les yeux de maître Barbagallo, le majordome du palais.

Ce personnage, habituellement doux et humain, avait pourtant ses
antipathies et ses moments d'indignation comique. Il avait reconnu du
talent chez Michel; mais l'air impatient de ce jeune homme lorsqu'il lui
adressait quelques observations puériles, et le peu de respect qu'il
avait paru éprouver pour son autorité, le lui avaient fait prendre en
défiance et quasi en aversion. Dans ses idées, à lui qui avait fait une
étude particulière des titres et des blasons, il n'y avait de noble que
les nobles, et il confondait dans un dédain muet, mais invincible,
toutes les autres classes de la société. Il était donc blessé et froissé
de voir le fier palais de ses maîtres ouvert à ce qu'il appelait une
cohue, à des commerçants, à des hommes de loi, à des dames israélites,
à des voyageurs suspects, à des étudiants, à de petits officiers, enfin
à quiconque, pour une pièce d'or, pouvait s'arroger le droit de danser
au quadrille de la princesse. Cette fête par souscription était une
invention nouvelle, venue de l'étranger, et qui renversait toutes ses
notions sur le décorum.

La retraite où la princesse avait toujours vécu avait aidé ce digne
majordome à conserver toutes ses illusions et tous ses préjugés sur
l'excellence des races; voilà pourquoi, à mesure que la nuit avançait,
il était de plus en plus triste, inquiet et morose. Il venait de voir la
princesse promettre une contredanse à un jeune avocat qui avait eu
l'audace de l'inviter, et, en regardant Michel-Ange Lavoratori la
contempler de si près avec des yeux ravis, il se demanda si ce
barbouilleur n'allait pas aussi se mettre sur les rangs pour danser avec
elle.

«Le monde est renversé depuis vingt ans, je le vois bien, se disait-il;
si on eût donné un pareil bal ici, du temps du prince Dionigi, les
choses se fussent passées autrement. Chaque société se fût tenue à
l'écart des autres; on eût formé divers groupes qui ne se fussent pas
mêlés à leurs supérieurs ou à leurs inférieurs. Mais ici tous les rangs
sont confondus, c'est un bazar, une saturnale!

«Mais, à propos, s'avisa-t-il de penser, que fait là ce petit peintre?
Il n'a pas payé, lui; il n'a pas même le droit qu'on achète aujourd'hui,
hélas! à la porte du noble palais de Palmarosa. Il n'est admis ici que
comme ouvrier. S'il veut jouer du tambourin à côté de son père ou
veiller aux quinquets, qu'il se range d'où il est. Mais, à coup sûr, je
rabattrai maintenant son petit amour-propre, et il aura beau trancher du
grand peintre, je le renverrai à sa colle. C'est une petite leçon que je
lui dois, puisque son vieux extravagant de père le gâte et ne sait pas
le conduire.»

Armé de cette belle résolution, messire Barbagallo, qui n'osait lui-même
approcher du cercle de la princesse, s'efforça d'attirer de loin
l'attention de Michel, en lui faisant force signes, que celui-ci
n'aperçut pas le moins du monde. Alors le majordome, voyant que la
contredanse allait finir, et que la princesse ne pourrait manquer de
voir le jeune Lavoratori ainsi installé cavalièrement sur son passage,
se décida à en finir par un coup d'État. Il se glissa parmi les
assistants comme un chien d'arrêt dans les blés, et, passant doucement
son bras sous celui du jeune homme, il s'efforça de l'attirer à l'écart,
sans esclandre et sans bruit.

Michel venait, en cet instant, de rencontrer ce regard de la princesse
qu'il cherchait et attendait depuis si longtemps.

Ce regard l'avait électrisé, quoiqu'il lui parût voilé par un sentiment
de prudence; et, lorsqu'il se sentit prendre le bras, sans détourner la
tête, sans daigner seulement savoir à qui il avait affaire, il repoussa
d'un coup de coude énergique la main indiscrète qui s'attachait à lui.

«Maître Michel, que faites-vous ici? lui dit à l'oreille le majordome
indigné.

--Que vous importe? répondit-il en lui tournant le dos et haussant les
épaules.

--Vous ne devez pas être ici, reprit Barbagallo prêt à perdre patience,
mais se contenant assez pour parler bas.

--Vous y êtes bien, vous! répondit Michel en le regardant avec des yeux
enflammés de colère, espérant s'en débarrasser par l'intimidation.»

Mais Barbagallo avait sa bravoure à lui; il se fût laissé cracher au
visage plutôt que de manquer d'un iota à ce qu'il regardait comme son
devoir.

«Moi, Monsieur, dit-il, je fais mon service; allez faire le vôtre. Je
suis fâché de vous contrarier; mais il faut que chacun se tienne à sa
place. Oh! ne faites pas l'insolent! Où est votre carte d'entrée? Vous
n'avez pas de carte d'entrée, je le sais. Si l'on vous a permis de voir
la fête, c'est apparemment à condition que vous veillerez au service
comme votre père, au buffet, au luminaire... voyons, de quoi vous a-t-on
chargé? Allez trouver le maître d'hôtel du palais pour qu'il vous
emploie, et, s'il n'a plus besoin de vous, allez-vous-en, au lieu de
regarder les dames sous le nez.»

Maître Barbagallo parlait toujours assez bas pour n'être entendu que de
Michel; mais ses yeux courroucés et sa gesticulation convulsive en
disaient assez, et déjà l'attention se fixait sur eux. Michel était bien
résolu à se retirer, car il sentait qu'il n'avait aucun moyen de
résister à la consigne. Frapper un vieillard lui faisait dégoût, et
pourtant jamais il ne sentit le sang populaire lui démanger plus fort au
creux de la main. Il eût cédé en souriant à une impertinence tournée
poliment; mais, ne sachant que faire pour sauver sa dignité de cette
ridicule atteinte, il crut qu'il allait mourir de rage et de honte.

Barbagallo menaçait déjà, à demi-voix, d'appeler main-forte pour vaincre
sa résistance. Les personnes qui les serraient de près regardaient d'un
air de surprise railleuse ce jeune homme inconnu aux prises avec le
majordome du palais. Les dames froissaient leurs atours, en se rejetant
sur la foule environnante, pour s'éloigner de lui. Elles pensaient que
c'était peut-être quelque filou qui s'était introduit dans le bal, ou
quelque intrigant audacieux qui allait faire un esclandre.

Mais au moment où le pauvre Michel allait tomber évanoui de colère et de
douleur, car le sang bourdonnait déjà dans ses oreilles et ses jambes
fléchissaient, un faible cri, qui partit à deux pas de lui, ramena tout
le sang vers son cœur. Ce cri, il l'avait déjà entendu, à ce qu'il lui
semblait, mêlé de douleur, de surprise et de tendresse, au milieu de son
sommeil, le soir de son arrivée au palais. Par un instinct de confiance
et d'espoir qu'il ne put s'expliquer à lui-même, il se retourna vers
cette voix amie et s'élança au hasard comme pour chercher un refuge dans
le sein qui l'exhalait. Tout à coup il se trouva auprès de la princesse,
et sa main dans la sienne, qui tremblait en la serrant avec force. Ce
mouvement et cette émotion mutuelle furent aussi rapides que le passage
d'un éclair. Les spectateurs étonnés s'ouvrirent devant la princesse,
qui traversa la salle, appuyée sur Michel, laissant là son danseur au
milieu de son salut final, l'intendant effaré, qui eût voulu se cacher
sous terre, et les assistants qui riaient de la surprise du bonhomme et
jugeaient que Michel était quelque jeune étranger de distinction
nouvellement arrivé à Catane, envers qui la princesse se hâtait de
réparer délicatement, et sans explication inutile, la bévue de son
majordome.

Quand madame Agathe fut arrivée au bas du grand escalier, où il y avait
peu de monde, elle avait repris tout son calme; mais Michel tremblait
plus que jamais.

«Sans doute elle va me mettre elle-même à la porte, pensait-il, sans que
personne puisse comprendre son intention. Elle est trop grande et trop
bonne pour ne pas me soustraire aux insultes de ses laquais et au mépris
de ses hôtes; mais l'avis qu'elle va me donner n'en sera pas moins
mortel. Ici peut-être finit tout mon avenir, et le naufrage de la vie
que j'ai rêvée est là sur le seuil de son palais.»

«Michel-Ange Lavoratori, dit la princesse en approchant son bouquet de
son visage, pour étouffer le son de sa voix qui eût pu frapper quelque
oreille ouverte à la curiosité, j'ai reconnu aujourd'hui que tu étais un
artiste véritable et qu'un noble avenir s'ouvrait devant toi. Encore
quelques années d'un travail sérieux, et tu peux devenir un maître.
Alors le monde t'admettra comme tu mérites dès à présent de l'être, car
celui qui n'a encore que des espérances fondées de gloire personnelle,
est au moins l'égal de ceux qui n'ont que le souvenir de la gloire de
leurs aïeux.

«Dis-moi pourtant si tu es pressé de débuter dans ce monde que tu viens
de voir et dont tu peux déjà pressentir l'esprit. Pour que cela soit, je
n'ai qu'une parole à dire, qu'un geste à faire. Tout ce qu'il y a ici de
connaisseurs ont remarqué tes figures et m'ont demandé ton nom, ton âge
et tes antécédents. Je n'ai qu'à te présenter à mes amis, à te proclamer
artiste, et dès aujourd'hui tu seras considéré comme tel, et
suffisamment émancipé de ta classe. L'humble profession de ton père,
loin de te nuire, sera une cause d'intérêt envers toi; car le monde
s'étonne toujours de voir un pauvre naître avec du génie, comme si le
génie des arts n'était pas toujours sorti du peuple, et comme si notre
caste était encore féconde en hommes supérieurs. Réponds-moi donc,
Michel; veux-tu souper ce soir à ma table, à mes côtés! ou préfères-tu
souper à l'office, à côté de ton père?»

Cette dernière question était si nettement posée, que Michel crut y lire
son arrêt, «C'est une délicate mais profonde leçon que je reçois,
pensa-t-il, ou c'est une épreuve. J'en sortirai pur!» Et, retrouvant
aussitôt ses esprits, violemment bouleversés une minute auparavant:
«Madame, répondit-il avec fierté, bien heureux ceux qui s'asseyent à vos
côtés et que vous traitez d'amis! Mais la première fois que je souperai
avec des gens du grand monde, ce sera à ma propre table, avec mon père
en face de moi. C'est vous dire que cela ne sera probablement jamais, ou
que, si cela arrive, bien des années me séparent encore de la gloire et
de la fortune. En attendant, je souperai avec mon père dans l'office de
votre palais, pour vous prouver que je ne suis point orgueilleux et que
j'accepte votre invitation.

--Cette réponse me plaît, dit la princesse; eh bien! continue à être un
homme de cœur, Michel, et la destinée te sourira; c'est moi qui te le
prédis!»

En parlant ainsi, elle le regardait en face, car elle avait quitté son
bras et se préparait à s'éloigner. Michel fut ébloui du feu qui
jaillissait de ces yeux si doux et si rêveurs à l'ordinaire, animés pour
lui seul, cela était désormais bien certain, d'une affection
irrésistible. Pourtant, il n'en fut pas troublé comme la première fois.
Ou c'était une expression différente, ou il avait mal compris d'abord.
Ce qu'il avait pris pour de la passion était plutôt de la tendresse, et
la volupté dont il s'était senti inondé se changeait en lui en une sorte
d'enthousiaste adoration, chaste comme celle qui l'inspirait.

«Mais écoute, ajouta la princesse en faisant signe au marquis de la
Serra, qui passait près d'elle en cet instant, de venir lui donner le
bras, et l'appelant ainsi en tiers dans cet entretien: quoiqu'il n'y ait
rien d'humiliant pour un esprit sage à manger à l'office; quoiqu'il n'y
ait rien d'enivrant non plus à souper au salon, je désire que tu ne
paraisses ni à l'un ni à l'autre. J'ai pour cela des raisons qui te sont
personnelles et que ton père a dû t'expliquer. Tu as déjà bien assez
attiré l'attention aujourd'hui par tes ouvrages. Évite, pendant quelques
jours encore, de montrer ta personne, sans pourtant te cacher avec une
affectation de mystère qui aurait aussi son danger. J'eusse souhaité que
tu ne vinsses pas à cette fête. Tu aurais dû comprendre pourquoi je ne
te faisais pas remettre une carte d'entrée, et, en t'annonçant que tu
serais chargé, si tu restais, d'un office qui te sied mal, ton père
essayait de t'en ôter l'envie. Pourquoi es-tu venu? Voyons, réponds-moi
franchement: tu aimes donc beaucoup le spectacle d'un bal? Tu as dû en
voir à Rome d'aussi beaux que celui-ci?

--Non, Madame, répondit Michel, je n'en ai jamais vu de beaux, car vous
n'y étiez point.

--Il veut me faire croire, dit la princesse avec un sourire d'une
mansuétude extrême, en s'adressant au marquis, qu'il est venu au bal à
cause de moi. Le croyez-vous, marquis?

--J'en suis persuadé, répondit M. de la Serra en pressant la main de
Michel avec affection. Allons, maître Michel-Ange, quand venez vous voir
mes tableaux et dîner avec moi?

--Il prétend encore, dit vivement la princesse, qu'il ne dînera jamais
avec des gens comme nous, sans son père.

--Et pourquoi donc cette timidité exagérée? répondit le marquis en
attachant sur les yeux de Michel des yeux d'une intelligence pénétrante,
où quelque chose de sévère se mêlait à la bonté; Michel craindrait-il
que vous ou moi le fissions rougir de n'être pas encore aussi
respectable que son père? Vous êtes jeune, mon enfant, et personne ne
peut exiger de vous les vertus qui font admirer et chérir le noble
Pier-Angelo; mais votre intelligence et vos bons sentiments suffisent
pour que vous entriez partout avec confiance, sans être forcé de vous
effacer dans l'ombre de votre père. Pourtant, rassurez-vous, votre père
m'a déjà promis de venir dîner avec moi après-demain. Ce jour vous
convient-il pour l'accompagner?»

Michel ayant accepté, en s'efforçant de cacher son trouble et sa
surprise sous un air aisé, le marquis ajouta:

«Maintenant, permettez-moi de vous dire que nous dînerons ensemble en
cachette: votre père a été accusé jadis; moi je suis mal vu du
gouvernement; nous avons encore des ennemis qui pourraient nous accuser
de conspirer.

--Allons, bonsoir, Michel-Ange, et à bientôt! dit la princesse, qui
remarquait fort bien la stupéfaction de Michel; fais-nous la charité de
croire que nous savons apprécier le vrai mérite, et que, pour nous
apercevoir de celui de ton père, nous n'avons pas attendu que le tien se
révélât. Ton père est notre ami depuis longtemps, et s'il ne mange pas
tous les jours à ma table, c'est que je crains de l'exposer à la
persécution de ses ennemis en le mettant en vue.»

Michel se sentit troublé et décontenancé, quoiqu'en cet instant il n'eût
voulu, pour rien au monde, paraître ébloui des soudaines faveurs de la
fortune; mais dans le fond il se sentait plutôt humilié que ravi de la
leçon affectueuse qu'il venait de recevoir. «Car c'en est une, se
disait-il lorsque la princesse et le marquis, accostés par d'autres
personnes, se furent éloignés en lui faisant un signe d'adieu amical;
ils m'ont fait fort bien comprendre, ces grands seigneurs esprits forts
et philosophes, que leur bienveillance était un hommage rendu à mon père
plus qu'à moi-même. C'est moi qu'on invite à cause de lui, et non lui à
cause de moi; ce n'est donc pas mon propre mérite qui m'attire ces
distinctions, mais la vertu de mon père! O mon Dieu! pardonnez-moi les
pensées d'orgueil qui m'ont fait désirer de commencer ma carrière loin
de lui! J'étais insensé, j'étais criminel; je reçois un enseignement
profond de ces grands seigneurs, auxquels je voulais imposer le respect
de mon origine, et qui l'ont, ou font semblant de l'avoir plus avant que
moi dans le cœur.»

Puis, tout à coup, l'orgueil blessé du jeune artiste se releva de cette
atteinte. «J'y suis! s'écria-t-il après avoir rêvé seul quelques
instants. Ces gens-ci s'occupent de politique. Ils conspirent toujours.
Peut-être qu'ils n'ont pas même pris la peine de regarder mes peintures,
ou qu'ils ne s'y connaissent pas. Ils choient et flattent mon père qui
est un de leurs instruments, et ils cherchent aussi à s'emparer de moi.
Eh bien! s'ils veulent réveiller dans mon sein le patriotisme sicilien,
qu'ils s'y prennent autrement et n'espèrent pas exploiter ma jeunesse
sans profit pour ma gloire! Je les vois venir; mais eux, ils apprendront
à me connaître. Je veux bien être victime d'une noble cause, mais non
pas dupe des ambitions d'autrui.»



XV.

AMOUR ROMANESQUE.


«Mais, se disait encore Michel, les patriciens sont-ils tous de même
dans ce pays-ci? L'âge d'or règne-t-il à Catane, et n'y a-t-il que les
valets qui conservent l'orgueil du préjugé?»

L'intendant venait de passer près de lui et de le saluer d'un air triste
et accablé. Sans doute il avait été réprimandé, ou il s'attendait à
l'être.

Michel traversa le vestiaire, résolu à s'en aller, lorsqu'il trouva
Pier-Angelo occupé à tenir la douillette d'un vieux seigneur à perruque
blonde, qui cherchait ses manches en tremblotant. Michel rougit à ce
spectacle et doubla le pas. Selon lui, son père était beaucoup trop
débonnaire, et l'homme qui se faisait servir ainsi donnait un démenti
formel aux conjectures qu'il venait de faire sur la noble bonté des
grands.

Mais il n'échappa point à l'humiliation qu'il fuyait. «Ah! s'écria
Pier-Angelo, le voilà, monseigneur! Tenez, vous me demandiez s'il était
beau garçon, vous voyez!

--Eh! certes, il est fort bien tourné, ce drôle-là! dit le vieux noble
en se plaçant devant Michel, et en le toisant de la tête aux pieds, tout
en roulant sa douillette autour de lui. Eh bien! je suis très-content de
ta peinture en décor, mon garçon; je l'ai remarquée. Je le disais à ton
père, que je connais depuis longtemps: tu mériteras un jour de lui
succéder dans la possession de sa clientèle, et, si tu ne cours pas trop
la prétentaine, tu ne seras jamais sur le pavé, toi! Du moins, si cela
t'arrive, ce sera bien ta faute. Appelle-moi ma voiture; dépêche-toi: il
fait un petit vent frais, cette nuit, qui n'est pas bon quand on sort
d'une cohue étouffante.

--Mille pardons, Excellence, répondit Michel furieux, je crains cette
brise pour moi-même.

--Que dit-il? demanda le vieillard à Pier-Angelo.

--Il dit que la voiture de Votre Excellence est devant la porte,
répondit Pierre, qui se tenait à quatre pour ne pas éclater de rire.

--C'est bien; je le prendrai à la journée chez moi, avec toi, quand
j'aurai de l'ouvrage à te donner.

--Ah! mon père! s'écria Michel dès que le vieux seigneur fut sorti, vous
riez! cet homme inepte vous traite comme un valet, et vous vous prêtez à
cet office en riant!

--Cela te fâche, répondit Pierre, pourquoi donc? Je ris de ta colère et
non du sans-gêne du bonhomme. N'ai je pas promis d'aider les domestiques
de la maison en toutes choses? Je me trouve là, il me demande sa
douillette, il est vieux, infirme, bête, trois raisons pour que j'aie
compassion de lui. Et pourquoi le mépriserais-je?

--Parce qu'il vous méprise, lui!

--Selon toi, mais non selon l'idée qu'il se fait des choses de ce monde.
C'est un vieux dévot, jadis libertin. Autrefois, il corrompait les
filles du peuple; aujourd'hui il fait l'aumône aux pauvres mères de
famille. Dieu lui pardonnera ses vieux péchés sans nul doute. Pourquoi
serais-je plus collet-monté que le bon Dieu? Va, la différence que la
société établit parmi les hommes n'est ni si réelle ni si sérieuse que
tu crois, mon enfant. Tout cela s'en va _a volo_, peu à peu, et si ceux
qui ont le cœur chatouilleux se raidissaient moins, toutes ces barrières
ne seraient bientôt plus que de vaines paroles. Moi, je ris de ceux qui
se croient plus que moi, et je ne me fâche jamais. Il n'est au pouvoir
d'aucun homme de m'humilier, tant que je suis en paix avec ma
conscience.

--Savez-vous, mon père, que vous êtes invité à dîner demain chez le
marquis de la Serra?

--Oui, c'est convenu, répondit tranquillement Pier-Angelo. J'ai accepté,
parce que cet homme n'est pas ennuyeux comme la plupart des grands
seigneurs. Ah! qu'il faudrait me payer cher pour me décider à passer
deux heures de suite avec certains d'entre eux! Mais le marquis est
homme d'esprit. Veux-tu venir avec moi chez lui? N'accepte qu'autant que
cela te plaira, Michel, entends-tu bien? Il ne faut se gêner avec
personne, si l'on veut garder la franchise du cœur.»

Il y avait bien loin apparemment de l'idée que Pier-Angelo se faisait de
l'honneur d'une pareille invitation à celle que Michel s'était forgée de
son entrée triomphante dans le monde. Enivré d'abord de ce qui lui
semblait être de l'amour chez la princesse, puis, étourdi de la
bienveillance du marquis, qui atténuait le prodige sans l'expliquer,
enfin, irrité de l'insolence de l'homme à la douillette, il ne savait
plus où se prendre. Ses théories sur les victoires du talent tombaient
devant la simplicité insouciante de son père, qui acceptait tout,
l'hommage et le dédain, avec une gratitude tranquille ou une gaieté
railleuse.

Aux portes du palais, Michel rencontra Magnani, qui se retirait aussi.
Mais, au bout de cent pas, les deux jeunes gens, ranimés par l'air
matinal, résolurent, au lieu de s'aller coucher, de tourner la colline
et de contempler le lever du jour qui commençait à blanchir les flancs
de l'Etna. Arrivés à mi-côte, sur une colline intermédiaire, ils
s'assirent sur un rocher pittoresque, ayant à leur droite la villa
Palmarosa, tout éblouissante encore de lumières et retentissante des
sons de l'orchestre; de l'autre, la fière pyramide du volcan, avec les
régions immenses qui montent en gradins de verdure, de rochers et de
neiges jusqu'à son sommet. C'était un spectacle étrange et magnifique.
Tout était vague dans cette perspective infinie, et la région
_piedimonta_ se distinguait à peine de la zone supérieure, dite région
_nemorosa_ ou _silvosa_. Mais, tandis que l'aube, reflétée par la mer,
glissait en lueurs pâles et confuses sur le bas du tableau, la cime du
mont dessinait avec netteté ses déchirures grandioses et ses neiges
immaculées sur l'air transparent de la nuit, qui restait bleu et semé
d'étoiles sur la tête du géant.

Le calme sublime, l'imposante sérénité de ce pic voisin de l'empyrée,
contrastaient avec l'agitation répandue dans les alentours du palais.
Cette musique, ces cris des valets et ce roulement des voitures
semblaient, en face de l'Etna paisible et muet, un résumé dérisoire de
la vie humaine en face de l'abîme mystérieux de l'éternité. A mesure que
le jour augmenta, les cimes pâlirent encore, et la splendide banderole
de fumée rougeâtre qui avait traversé le ciel bleu, devint bleue
elle-même et se déroula comme un serpent d'azur sur un fond d'opale.

Alors, le tableau changea d'aspect, et le contraste se trouva renversé.
Le bruit et le mouvement s'apaisaient rapidement vers le palais, et les
horreurs du volcan devenaient visibles; ses aspérités redoutables, ses
gouffres béants, et toutes les traces de désolation qu'il avait
imprimées au sol, de son cratère jusqu'à ses pieds, jusque bien au delà
de la place d'où Michel et Magnani le contemplaient, jusqu'à la rade
enfin, où Catane se trouve enfermée par de nombreux blocs de lave noire
comme l'ébène. Cette nature terrible semblait bravée et insultée par les
phrases rieuses que l'orchestre ne jouait plus que mollement et par les
clartés mourantes qui couronnaient le frontispice du palais. Par
instants, la musique et la lumière des flambeaux semblaient vouloir se
ranimer. Des danseurs acharnés forçaient sans doute les ménétriers à
secouer leur engourdissement. Les bougies consumées enflammaient
peut-être leurs collerettes de papier rose. Il est certain qu'on eût
dit, de cet édifice lumineux et sonore, que l'insouciante gaieté de la
jeunesse y luttait contre l'accablement du sommeil ou les langueurs de
la volupté, tandis que l'impérissable fléau de ce pays superbe envoyait
dans les airs sa fumée ardente, comme une menace de destruction qu'on ne
braverait pas toujours en vain.

Michel-Ange Lavoratori était absorbé par la vue du volcan, Magnani avait
plus souvent les yeux fixés sur la villa. Tout à coup il laissa échapper
une exclamation, et son jeune ami, suivant la direction de ses regards,
vit une forme blanche qui semblait flotter comme un point dans l'espace.
C'était une femme qui marchait lentement sur la terrasse escarpée du
palais.

--Elle aussi, s'écria involontairement Magnani, contemple le lever du
jour sur la montagne. Elle aussi rêve et soupire peut-être!

--Qui? demanda Michel, dont l'esprit s'était un peu raidi contre sa
propre chimère. As-tu d'assez bons yeux pour voir d'ici si c'est la
princesse Agathe ou sa camériste qui prend le frais sur les balcons?»

Magnani cacha sa tête dans ses deux mains et ne répondit point.

«Ami, reprit Michel, frappé d'une subite divination, veux-tu être
sincère avec moi? La grande dame dont tu es épris, c'est madame Agathe!

--Eh bien, pourquoi ne l'avouerais-je pas? répondit le jeune artisan
avec un accent de profonde douleur: peut-être me repentirai-je tout à
l'heure d'avoir livré à un enfant que je connais à peine, un secret que
je n'ai pas laissé pressentir à ceux qui devraient être mes meilleurs
amis. Il y a apparemment une raison fatale à ce besoin d'épanchement qui
m'entraîne tout à coup vers toi. Peut-être que c'est l'heure avancée, la
fatigue, l'excitation que m'ont causée cette musique, ces lumières et
ces parfums: je ne sais. C'est peut-être plutôt parce que je sens que tu
es ici le seul être capable de me comprendre, et assez fou toi-même pour
ne pas trop railler ma folie. Eh bien, oui, je l'aime! je la crains, je
la hais et je l'adore en même temps, cette femme, qui ne ressemble à
aucune autre, que personne ne connaît et que je ne connais pas moi-même.

--Je ne te raillerai certainement pas, Magnani; je te plains, je te
comprends et je t'aime, parce que je crois sentir une certaine
similitude entre toi et moi. Moi aussi, je suis excité par les parfums,
la vive clarté de ce bal, et cette bruyante musique de danse qui a
quelque chose de si lugubre pour mon imagination, à travers sa fausse
gaieté. Moi aussi, je me sens exalté et un peu fou dans ce moment-ci. Je
me figure qu'il y a un mystère dans la sympathie que nous éprouvons l'un
pour l'autre...

--Parce que nous l'aimons tous les deux! s'écria Magnani, hors de lui.
Eh bien, Michel, je l'ai deviné dès le premier regard que tu as jeté sur
elle; toi aussi tu l'aimes! Mais toi, tu es aimé ou tu le seras, et moi
je ne le serai jamais!

--Aimé, je serai aimé, ou je le suis déjà! Que dis-tu là, Magnani? tu
parles dans le délire.

--Écoute, il faut que tu saches comment ce mal s'est emparé de moi, et
tu comprendras peut-être ce qui se passe en toi-même. Il y a cinq ans,
ma mère était malade. Le médecin qui la soignait par charité l'avait
presque abandonnée; son état semblait désespéré. Je pleurais, la tête
dans mes mains, assis à l'entrée de notre petit jardin, qui donne sur
une rue presque toujours déserte, et qui se perd dans la campagne à la
limite du faubourg. Une femme, enveloppée d'une mante, passa près de moi
et s'arrêta: «Jeune homme, me dit-elle, pourquoi t'affliges-tu ainsi?
que peut-on faire pour soulager ta peine?» Il faisait presque nuit, son
visage était caché; je ne voyais pas ses traits, et le son de sa voix,
d'une douceur extrême, m'était inconnu. Mais, à sa prononciation et à
son attitude, je sentais que ce n'était pas une personne de notre
classe.

--Madame, lui répondis-je en me levant, ma pauvre mère se meurt. Je
devrais être auprès d'elle; mais, comme elle a toute sa connaissance, et
que je suis à bout de mon courage, je suis venu pleurer dehors, afin
qu'elle ne m'entendit pas. Je vais la rejoindre, car c'est lâche de
pleurer ainsi...

--Oui, dit-elle, il faut avoir assez de courage pour en donner à ceux
qui se débattent dans l'agonie. Va retrouver ta mère; mais avant,
dis-moi, tout espoir est-il perdu? n'a-t-elle pas de médecin?

--Le médecin n'est pas revenu aujourd'hui, et je comprends qu'il n'y a
plus rien à faire.

«Elle me demanda le nom du médecin et celui de ma mère, et, quand elle
eut entendu ma réponse: «Quoi! dit-elle, le mal a donc bien empiré cette
nuit? car, hier soir, il me disait encore qu'il espérait la sauver.

«Ces paroles, qui lui échappèrent dans un mouvement de sollicitude, ne
m'apprirent pourtant pas que c'était la princesse de Palmarosa qui me
parlait. J'ignorais alors ce que bien des gens ignorent encore
aujourd'hui, que cette femme charitable payait plusieurs médecins pour
les pauvres gens de la ville, des faubourgs et de la campagne; qu'enfin,
sans jamais paraître et sans vouloir recueillir la récompense de ses
bonnes œuvres dans l'estime et la reconnaissance d'autrui, elle
s'occupait, avec une assiduité étonnante, de tous les détails de nos
maux et de nos besoins.

«J'étais trop absorbé par ma douleur pour faire à ses paroles
l'attention que j'y portai depuis. Je la quittai; mais, en entrant dans
la chambre de ma pauvre malade, je vis que la dame voilée m'avait suivi.
Elle s'approcha, sans rien dire, du lit de ma mère, prit sa main qu'elle
tint longtemps dans les siennes, se pencha sur son visage, consulta son
regard, son souffle, et me dit ensuite à l'oreille: Jeune homme, votre
mère n'est pas si mal que vous croyez. Il y a encore de la force et de
la vie chez elle. Le médecin a eu tort de désespérer. Je vais vous
l'envoyer, et je suis sûre qu'il la sauvera.

--Quelle est donc cette femme? demanda ma mère d'une voix affaiblie; je
ne vous reconnais pas, ma chère, et pourtant je reconnais tout mon monde
ici.

--Je suis une de vos voisines, répondit la princesse, et je viens vous
dire que le médecin va venir.

«Elle sortit, et aussitôt mon père s'écria: Cette femme, c'est la
princesse Agathe! je l'ai bien reconnue.

«Nous ne pouvions en croire mon père; nous supposions qu'il se trompait,
mais nous n'avions pas le loisir de nous consulter beaucoup là-dessus.
Ma mère disait qu'elle se sentait mieux, et bientôt le médecin arriva,
lui donna de nouveaux soins, et nous quitta en nous disant qu'elle était
sauvée.

«Elle l'était en effet; et, depuis, elle a toujours dit que la femme
voilée qu'elle avait vue à son lit de mort, était sa sainte patronne,
qui lui était apparue au moment où elle la priait, et que le souffle de
cet esprit bienheureux lui avait rendu la vie par miracle On n'ôterait
pas cette pieuse et poétique idée de l'esprit de ma bonne mère, et mes
frères et sœurs, qui étaient alors des enfants, la partagent avec elle.
Le médecin n'a jamais voulu avoir l'air de comprendre ce que nous lui
disions quand nous lui parlions d'une femme en mazzaro noir, qui n'avait
fait qu'entrer chez nous et sortir, en nous annonçant sa visite et le
salut de ma mère.

«On dit que la princesse exige de tous ceux qu'elle emploie à ses bonnes
œuvres un secret absolu, et on ajoute même que sa modestie à cet égard
est poussée presque à l'état de manie. Pendant bien des années, son
secret a été gardé; mais, à la fin, la vérité perce toujours, et, à
l'heure qu'il est, plusieurs personnes savent qu'elle est la providence
cachée des malheureux. Vois pourtant l'injustice et la folie des
jugements humains! Quelques-uns disent, parmi nous, qu'elle a commis un
crime, qu'elle a fait un vœu pour l'expier; que sa noble et sainte vie
est une pénitence volontaire et terrible; qu'au fond, elle hait tous les
hommes au point de ne vouloir échanger aucune parole de sympathie avec
ceux qu'elle assiste; mais que la peur du châtiment éternel la force à
consacrer ainsi sa vie aux œuvres de charité.

«C'est affreux, n'est-ce pas, de juger ainsi? Voilà pourtant ce que j'ai
entendu dire, bien bas il est vrai, par de vieilles matrones réunies
autour de ma mère pendant la veillée, et ce que répètent parfois des
jeunes gens, frappés de ces étranges suppositions. Pour moi, j'étais
bien persuadé que je n'avais pas vu un fantôme, et, quoique mon père,
craignant de perdre la protection de la princesse, s'il trahissait son
incognito, n'osât plus affirmer que ce fût elle qui nous était apparue,
il l'avait dit d'abord avec tant de naturel et d'assurance que je n'en
pouvais pas douter.

«Dès que ma mère fut en voie de guérison, j'allai offrir au médecin le
paiement de ses soins; mais, chez lui, comme chez le pharmacien du
quartier, mon argent fut refusé. A mes questions, ils répondirent, selon
la leçon qui leur a été faite, qu'une secrète association de riches et
pieuses personnes les indemnisait de leurs peines et de leurs dépenses.»



XVI.

SUITE DE L'HISTOIRE DE MAGNANI.


«Mon cerveau commençait à travailler, dit Magnani, poursuivant son
récit. A mesure que le chagrin qui m'avait accablé faisait place à la
joie, ce qu'il y avait eu de romanesque dans mon aventure me revenait
dans la mémoire. Les moindres détails s'y retraçaient et prenaient un
charme enivrant. La voix douce, la stature élégante, la démarche noble,
la main blanche de cette femme, étaient toujours devant mes yeux. Une
bague d'une certaine forme qu'elle portait m'avait frappé, au moment où
elle interrogeait le pouls de la pauvre agonisante.

«Je n'étais jamais entré dans le palais Palmarosa. Il n'est point ouvert
aux étrangers ou aux curieux des environs, comme la plupart des
antiques demeures de nos patriciens. La princesse y a vécu retirée et
pour ainsi dire cachée depuis la mort de son père, n'y recevant que peu
de personnes, n'en sortant que le soir et rarement. Il me fallait donc
guetter et chercher l'occasion de la voir de près, car je voulais la
voir avec les yeux que j'avais désormais pour elle. Je n'avais jamais
désiré, jusque-là, de connaître ses traits, et, depuis dix ans, elle les
avait si peu montrés, que les gens du faubourg les avaient oubliés.
Quand elle sortait en voiture, les stores étaient baissés, et quand elle
allait à l'église, elle était enveloppée de sa mantille noire
jusqu'au-dessous du menton. C'était au point que l'on disait parmi nous
que, après avoir été très-belle, elle avait eu au visage une lèpre qui
la rendait si effrayante, qu'elle ne voulait plus se montrer.

[Illustration: Pier-Angelo occupé à tenir la douillette d'un vieux
seigneur. (Page 37.)]

«Tout cela n'était qu'un bruit vague, car mon père et d'autres ouvriers
employés chez elle riaient de ses histoires et assuraient qu'elle était
toujours la même. Mais ma jeune tête n'en était pas moins impressionnée
de toutes ces rumeurs contradictoires, et à mon désir de voir cette
femme se mêlait je ne sais quelle terreur qui me préparait
insensiblement à la folie d'en devenir amoureux.

«Une particularité ajoutait encore à mon angoisse ardente. Mon père, qui
allait souvent chez elle aider, comme simple ouvrier, le maître
tapissier à lever et à poser les tentures, refusait de m'emmener avec
lui à la villa Palmarosa, quoique j'eusse coutume de l'accompagner
partout ailleurs. Il m'avait souvent payé de défaites dont je m'étais
contenté sans examen; mais quand j'eus pris un intérêt violent à
pénétrer dans ce sanctuaire, il fut forcé de m'avouer que la princesse
n'aimait pas à voir des jeunes gens dans sa maison, et que le maître
tapissier les excluait avec soin quand il se rendait chez elle avec ses
ouvriers.

«Cette bizarre restriction ne servit qu'à m'enflammer davantage. Un
matin, je pris résolument mon marteau, mon tablier, et j'entrai au
palais Palmarosa, portant un prie-dieu couvert de velours que mon père
venait de terminer dans l'atelier du maître. Je le savais destiné à
madame Agathe: je ne consultai personne, je m'en emparai, je partis.

«Il y a de cela cinq ans, Michel! Le palais que tu vois aujourd'hui si
brillant, si ouvert et si rempli de monde, était encore, il y a un mois,
ce qu'il était à l'époque que je te raconte, ce qu'il avait été déjà
depuis cinq ans qu'elle était libre et orpheline, ce qu'il sera
peut-être de nouveau demain. C'était un tombeau où elle semblait s'être
ensevelie vivante. Toutes les richesses aujourd'hui étalées aux regards,
étaient enfouies dans l'obscurité et sous la poussière, comme des
reliques dans un caveau funèbre. Deux ou trois serviteurs, tristes et
silencieux, marchaient sans bruit dans les longues galeries fermées au
soleil et à l'air extérieur. Partout, d'épais rideaux tendus devant les
fenêtres, des portes rouillées qui ne tournaient plus sur leurs gonds,
un air d'abandon solennel, des statues qui se dressaient, dans l'ombre,
comme des spectres; des portraits de famille qui vous suivaient du
regard, d'un air de méfiance: j'eus peur, et pourtant j'avançai
toujours. La maison n'était pas gardée comme je m'y attendais. Elle
avait, pour sentinelles invisibles, sa réputation de tristesse
inhospitalière et l'effroi de sa propre solitude. J'y portais l'audace
insensée de mes vingt ans, la témérité funeste d'un cœur épris d'avance
et courant à sa perte.

[Illustration: Je pleurais, la tête dans mes mains. (Page 39.)]

«Par un hasard qui tient de la fatalité, je ne fus interrogé par
personne. Les rares serviteurs de cette maison lugubre ne me virent pas,
ou ne songèrent point à m'empêcher d'avancer, s'en remettant peut-être à
quelque cerbère plus intime de la patronne, qui devait garder la porte
de ses appartements, et qui, par miracle, ne s'y trouva point.

«L'instinct ou la destinée me guidaient. Je traversai plusieurs salles,
je soulevai des portières lourdes et poudreuses; je franchis une
dernière porte ouverte, je me trouvai dans une pièce fort riche, où un
grand portrait d'homme occupait un panneau en face de moi. Je m'arrêtai.
Ce portrait fit passer un frisson dans mes veines.

«Je le reconnaissais d'après la description que mon père m'en avait
faite, car l'original de ce portrait défrayait encore alors les
histoires et les propos de notre peuple, beaucoup plus que les
singularités de la princesse. C'était le portrait de Dionigi Palmarosa,
le père de madame Agathe, et il faut que je te parle de cet homme
terrible, Michel; car peut-être ne l'as-tu pas encore entendu nommer
dans ce pays, où on ne le nomme qu'en tremblant. Je m'aperçois aussi
que j'aurais dû t'en parler plus tôt, car la haine et l'effroi
qu'inspire sa mémoire t'auraient un peu expliqué la méfiance et même la
malveillance dont, malgré toutes ses vertus, sa fille porte encore la
peine dans l'esprit de certaines personnes de notre condition.

«Le prince Dionigi était un caractère farouche, despotique, cruel et
insolent. L'orgueil de sa race le rendait presque fou, et toute marque
de fierté ou de résistance chez ses inférieurs était punie avec une
morgue et une dureté inconcevables. Vindicatif à l'excès, il avait,
dit-on, tué de sa propre main l'amant de sa femme, et fait mourir cette
malheureuse dans une sorte de captivité. Haï de ses pareils, il l'était
encore plus des pauvres gens, qu'il secourait pourtant, dans l'occasion,
avec une libéralité seigneuriale, mais avec des formes si humiliantes,
qu'on se sentait avili par ses bienfaits.

«Tu comprendras mieux désormais le peu de sympathie qu'a conquis et
recherché sa fille. Il me semble, moi, que la contrainte où elle a passé
sa première jeunesse, sous la loi d'un père aussi détestable, doit nous
expliquer la réserve de son caractère et cette espèce d'étiolement ou de
refoulement prématuré de son cœur. Sans doute elle craint de réveiller
bien des aversions attachées au nom qu'elle porte, en se communiquant à
nous, et, si elle évite le commerce des humains, il y a à cela des
motifs qui devaient exciter la compassion et l'intérêt des âmes justes.

«Un seul et dernier fait te fera connaître l'humeur du prince Dionigi.
Il y a environ quinze ou seize ans, je crois (cela est resté vague dans
mes souvenirs d'enfance), un jeune montagnard attaché à son service,
poussé à bout par la rudesse de son langage, haussa, dit-on, les
épaules, en lui tenant l'étrier pour descendre de cheval; ce garçon
était brave et probe, mais fier et violent aussi. Le prince le frappa
outrageusement. Une haine profonde s'alluma entre eux, et l'écuyer (il
s'appelait Ercolano), quitta le palais Palmarosa en disant qu'il savait
le grand secret de la famille et qu'il serait bientôt vengé. Quel était
ce secret? Il n'eut pas le temps de le divulguer, et personne ne l'a
jamais su; car, le lendemain matin, on trouva Ercolano assassiné au bord
de la mer, avec un poignard aux armes de Palmarosa, dans la poitrine...
Ses parents n'osèrent demander justice, ils étaient pauvres!»

Magnani en était là lorsque l'ombre pâle qu'ils avaient déjà vue errer
sur la terrasse du palais, traversa de nouveau le parterre et rentra
dans l'intérieur. Michel frémit de la tête aux pieds.

--Je ne sais pourquoi ton récit me fait tant de mal, dit-il. Je crois
sentir le froid de ce poignard dans mon sein. Cette femme me fait peur.
Une étrange superstition s'empare de moi... On n'est pas du sang des
meurtriers sans avoir, ou l'âme perverse, ou l'esprit dérangé...
Laisse-moi respirer, Magnani, avant d'achever ton histoire.

--L'émotion pénible que tu éprouves, les pensées sombres qui te
viennent, reprit Magnani, tout cela eut lieu en moi à la vue du portrait
de Dionigi; mais je passai outre, je franchis une dernière porte;
l'escalier du casino s'offrit devant moi, et je me trouvai dans
l'oratoire de la princesse; j'y déposai le prie-dieu, je regardai autour
de moi. Personne! je n'avais pas de prétexte pour pénétrer plus loin;
l'hôtesse de cette triste résidence était sortie apparemment. Il fallait
donc me retirer sans l'avoir vue, perdre le fruit de mon audace et ne
retrouver jamais peut-être le courage ou l'occasion.

«J'imaginai de faire du bruit pour l'attirer, au cas où elle serait dans
une chambre voisine, car j'étais bien dans son appartement, je n'en
pouvais douter. Je pris mon marteau, je frappai sur les clous dorés du
prie-dieu, comme si j'y mettais la dernière main.

«Mon stratagème réussit.--Qui est là? qui frappe ainsi? dit une voix
faible, mais avec une prononciation pure et nette qui ne me laissa aucun
doute sur l'identité de cet accent avec celui de la femme mystérieuse,
dont la voix n'avait cessé de vibrer en moi comme une ineffable mélodie.

«Je me dirigeai vers une portière de velours que je soulevai avec la
résolution d'un dernier espoir. Je vis alors, dans une chambre richement
décorée à l'ancienne mode, une femme couchée sur un lit de repos:
c'était la princesse; je l'avais réveillée au milieu de sa sieste.

«Ma vue lui causa un effroi inconcevable: elle sauta au milieu de la
chambre, comme si elle voulait prendre la fuite. Sa belle figure, dont
j'avais pu, pendant une seconde admirer la sérénité douce et un peu
languissante, était bouleversée par une terreur puérile, inouïe.

«Le pas que j'avais fait en avant, je me hâtai de le faire en
arrière.--Que Votre Excellence ne s'effraie pas, lui dis-je; je ne suis
qu'un pauvre ouvrier tapissier, un maladroit, honteux de sa méprise. Je
croyais Son Altesse à la promenade, et je travaillais ici...

--Sortez! dit-elle, sortez!...

«Et, d'un geste où il y avait plus d'égarement et d'épouvante que
d'autorité et de colère, elle me montra la porte.

«Je voulais me retirer, mais je me sentais enchaîné comme dans un rêve.

«Tout à coup je vis la princesse, qui s'était levée avec une animation
extraordinaire, devenir pâle comme un beau lis; sa respiration s'arrêta,
sa tête se pencha en arrière, ses mains se détendirent. Elle serait
tombée par terre, si, m'élançant vers elle, je ne l'eusse retenue dans
mes bras.

«Elle avait perdu connaissance. Je la déposai sur son sofa; éperdu que
j'étais, je ne songeai point à appeler du secours. A quoi d'ailleurs eût
servi de sonner? Tout le monde dormait, ou vaquait à ses affaires dans
cette maison où le silence et l'abandon semblaient être les seuls
maîtres absolus. Que Dieu me le pardonne! Vingt fois depuis j'ai été
tenté d'entrer à son service comme valet!

«Te dire ce qui se passa en moi durant deux ou trois minutes que cette
femme resta étendue et comme morte sous mes yeux, avec ses lèvres
blanches et sèches comme de la cire vierge, ses yeux à demi ouverts,
mais fixes et sans regard, ses cheveux bruns épais sur son front baigné
d'une sueur froide, et toute cette beauté exquise, délicate, sans point
de comparaison dans ma pensée, oh! Michel, ce me serait impossible
aujourd'hui. Ce n'était pas l'ivresse d'une passion grossière qui
s'allumait dans mon vigoureux sang de plébéien. C'était une adoration
chaste, craintive, délicate et mystérieuse comme l'être qui me
l'inspirait. J'éprouvais comme un besoin de me prosterner devant la
châsse d'une martyre trépassée, car je la croyais morte, et je sentais
mon âme prête à quitter la terre avec la sienne.

«Je n'osais la toucher, je ne savais que faire pour la secourir, je
n'avais point de voix pour appeler au secours. J'étais immobile dans mon
anxiété, comme lorsqu'on se débat contre un songe terrible. Enfin, un
flacon me tomba sous la main, je ne sais comment; elle se ranima peu à
peu, me regarda sans me voir, sans comprendre et sans chercher qui je
pouvais être, se souleva enfin sur son coude et parut rassembler ses
idées.

--Qui êtes-vous, mon ami, me dit-elle, en me voyant à genoux devant
elle, et que demandez-vous? vous paraissez avoir beaucoup de chagrin.

--Oh! oui, Madame, je suis bien malheureux d'avoir ainsi effrayé Votre
Altesse; Dieu m'est témoin.

--Vous ne m'avez point effrayée..., dit-elle avec un embarras qui
m'étonna. Est-ce que j'ai crié?... Ah! oui, ajouta-t-elle en
tressaillant et en s'abandonnant encore à un sentiment de méfiance ou de
terreur... Je dormais, vous êtes entré ici, vous m'avez fait peur... Je
n'aime pas qu'on me surprenne de la sorte... Mais vous ai-je dit quelque
chose d'offensant, que vous pleurez?

--Non, Madame, répondis-je, vous vous êtes évanouie, et je voudrais être
mort plutôt que de vous avoir causé ce mal.

--Mais je suis donc seule ici? s'écria-t-elle avec un accent de détresse
qui me navra. Tout le monde peut donc entrer chez moi pour m'insulter?
Elle se releva et courut à sa sonnette. Elle avait un air d'égarement
désespéré. Ses paroles et son émotion m'étaient si douloureuses, que je
ne songeais point à fuir. Cependant, si elle eût sonné, et si quelqu'un
fût venu, on m'eût traité peut-être comme un malfaiteur. Mais elle
s'arrêta, et ce qui se peignit sur son visage m'éclaira en un instant
sur son véritable caractère.

«C'était un mélange de méfiance maladive et de bonté compatissante. Elle
avait été si malheureuse dans sa première jeunesse, à ce qu'on dit! Elle
ne pouvait ignorer, du moins, l'atroce caractère de son père. Elle avait
peut-être assisté à quelque meurtre dans son enfance. Qui sait quelles
scènes de violence et d'épouvante ont caché les murailles épaisses de
cette muette demeure? Il n'y avait rien d'impossible à ce qu'il lui en
fût resté quelque maladie morale dont je venais de voir un accès; et,
pourtant, que de douceur exprimait son regard, lorsqu'elle quitta le
cordon de sa sonnette, vaincue apparemment par mon humble attitude et la
tristesse qui m'accablait!

--Vous êtes entré ici par hasard, n'est-ce pas? me dit-elle. Vous ne
saviez pas que j'ai le caprice de ne pas aimer les nouveaux visages...;
ou bien, si vous le saviez, vous avez eu le courage d'enfreindre ma
défense, parce que vous avez éprouvé quelque malheur que je puis
adoucir? Je vous ai vu quelque part, j'ai un vague souvenir de vos
traits... Votre nom?

--Antonio Magnani. Mon père travaille ici quelquefois.

--Je le connais; il a quelque aisance. Est-il donc malade? endetté?

--Non, Madame, répondis-je; je ne demande point l'aumône, quoique vous
soyez la seule personne au monde de qui je l'accepterais peut-être sans
rougir. J'ai désiré depuis longtemps vous voir, non pour vous implorer,
mais pour vous bénir. Vous avez sauvé ma mère, vous me l'avez guérie;
vous vous êtes courbée sur son chevet, vous m'avez rendu l'espoir et à
elle la vie... Cela est certain! vous ne vous en souvenez certainement
pas; mais moi je ne l'oublierai jamais. Que Dieu vous rende le bien que
vous m'avez fait! Voilà tout ce que je voulais dire à Votre Altesse, et,
à présent, je me retire, en la suppliant de ne gronder personne, car
toute la faute vient de moi seul.

--Et je ne dirai à personne que, malgré mes ordres, vous êtes entré dans
ma maison, reprit-elle. Votre maître et votre père vous en blâmeraient.
Ne dites pas non plus, par conséquent, que vous m'avez vue si effrayée
devant vous. On dirait que je suis folle, on le dit déjà, je crois, et
je n'aime pas beaucoup qu'on parle de moi. Quant à vos remerciements, je
ne les mérite pas. Vous vous êtes trompé, je n'ai jamais rien fait pour
vous, mon enfant.

--Oh! je ne me trompe pas, Madame; je vous aurais reconnue entre mille.
Le cœur a des instincts plus profonds et plus sûrs que les sens. Vous ne
voulez pas qu'on devine vos bienfaits; aussi ce n'est pas de cela que je
vous parle. Je ne songe pas à vous remercier d'avoir payé le médecin:
non, vous êtes riche, donner vous est facile. Mais vous n'êtes pas
obligée d'aimer et de plaindre ceux que vous assistez. Pourtant vous
m'avez plaint en me voyant pleurer à la porte de la maison où ma mère
agonisait, et vous avez aimé ma mère en vous penchant vers son lit de
douleur...

--Mais, mon enfant, je vous répète que je ne connais pas votre mère.

--C'est possible; mais vous saviez qu'elle était malade, vous avez voulu
la voir, et la charité était dans votre âme, ardente à ce moment-là,
puisque votre regard, votre voix, votre main, votre souffle, l'ont
guérie avec la soudaineté du miracle. Ma mère l'a senti, elle s'en
souvient; elle croit que c'est un ange qui lui est apparu; elle vous
adresse ses prières, parce qu'elle croit que vous êtes dans le ciel.
Mais moi, je savais bien que je vous trouverais sur la terre, et que je
pourrais vous remercier.

«La physionomie froide et contenue de madame Agathe s'était attendrie
comme involontairement. Elle s'éclaira un instant d'un chaud rayon de
sympathie, et je vis qu'un trésor de bonté luttait encore dans cette âme
souffrante contre je ne sais quelle misanthropie douloureuse.--Allons!
dit-elle avec un sourire divin, je vois, du moins, que tu es un bon
fils, et que tu adores ta mère. Fasse le ciel qu'en effet je lui aie
porté bonheur! mais je crois que c'est Dieu seul qui mérite des actions
de grâces. Remercie-le et adore-le, mon enfant, il n'y a que lui qui
connaisse et soulage certaines douleurs, car les hommes ne peuvent pas
grand'chose les uns pour les autres. Quel âge as-tu?

«J'avais alors vingt ans. Elle écouta ma réponse, et, me regardant,
comme si elle n'avait pas encore fait attention à mes traits:--C'est
vrai, dit-elle, vous êtes moins jeune que je ne croyais. Tu peux revenir
travailler ici quand tu voudras. Me voici habituée à ta figure, elle ne
m'effraiera plus; mais, une autre fois, ne me réveille pas en sursaut en
frappant ainsi à mes oreilles, car j'ai le réveil triste et peureux.
C'est ma maladie!

«En disant ces mots, et, tandis qu'elle me suivait des yeux jusqu'à la
porte, ses yeux exprimaient cette pensée intérieure: «Je ne t'offre pas
mon assistance dans la vie, mais je veillerai sur toi, comme sur tant
d'autres, et je saurai te servir à ton insu; et je m'arrangerai de
manière à ne plus entendre tes remerciements.»

«Oui, Michel, voilà ce que disait cette figure à la fois angélique et
froide, maternelle et insensible; énigme fatale, que je n'ai pu sonder
davantage, et que je devine aujourd'hui moins que jamais!»



XVII.

LE CYCLAMEN.


Magnani ne parlait plus, et Michel ne songeait plus à l'interroger.
Enfin, ce dernier, revenant à lui-même, demanda à son ami la fin de son
histoire.

--Mon histoire est terminée, répondit le jeune artisan. Depuis ce
jour-là, j'ai été admis comme ouvrier au palais. J'ai souvent aperçu la
princesse, et je ne lui ai jamais parlé.

--Et d'où vient donc que tu l'aimes? car, enfin, tu ne la connais pas?
tu ne sais pas le fond de sa pensée?

--Je croyais la deviner. Mais, depuis huit jours qu'elle semble vouloir
tout à coup sortir de sa tombe, ouvrir sa maison, se lancer dans la vie
du monde, depuis aujourd'hui surtout qu'elle se répand et se communique
aux gens de notre classe avec des paroles bienveillantes et des
invitations libérales (car j'ai entendu la conversation que tu as eue
sur le grand escalier avec elle et le marquis de la Serra; j'étais là,
tout près de vous), je ne sais plus que penser d'elle. Oui, naguère
encore, je croyais avoir deviné son caractère. Deux fois par an, au
printemps et à l'automne, j'entrais ici avec les ouvriers, je la voyais
de temps en temps passer, à pas lents, l'air distrait, mélancolique, et
pourtant calme. Si, parfois, elle semblait abattue et souffrante, la
sérénité de son regard n'en était point troublée. Elle nous saluait
collectivement avec une politesse plus grande que ne l'observent
ordinairement les personnes de son rang à notre égard. Quelquefois elle
accordait au maître tapissier ou à mon père un ou deux mots d'une
bienveillance sans morgue, mais sans chaleur. Elle semblait éprouver un
respect instinctif pour leur âge. J'étais le seul ouvrier jeune, admis
chez elle, mais elle n'a jamais paru faire la moindre attention à moi.
Elle n'évitait pas mes regards, elle les rencontrait sans les voir.

«Dans de certains moments j'ai remarqué pourtant qu'elle voyait beaucoup
plus de choses qu'elle n'en avait l'air, et que des gens qui se
plaignaient, sans qu'elle parût les entendre, obtenaient justice ou
assistance aussitôt, sans savoir quelle était la main mystérieuse
étendue sur eux.

«C'est qu'elle cache sa charité immense comme les autres cachent leur
égoïsme honteux. Et tu me demandes comment il se fait que je l'aime! Sa
vertu m'enthousiasme, et le muet désespoir qui semble l'opprimer
m'inspire une compassion tendre et profonde. Admirer et plaindre,
n'est-ce pas adorer? Les païens, qui ont laissé sur notre sol tant de
ruines superbes, sacrifiaient à leurs dieux, tout rayonnants de force,
de gloire et de beauté; mais ils ne les aimaient pas; et nous,
chrétiens, nous avons senti la foi passer de notre esprit dans notre
cœur, parce qu'on nous a montré notre Dieu sous l'aspect d'un Christ
sanglant et baigné de larmes. Oh! oui, je l'aime, cette femme qui a
pâli, comme une pauvre fleur des bois, sous l'ombre terrible de la
tyrannie paternelle. Je ne sais pas l'histoire de son enfance, mais je
la devine à l'abattement de sa jeunesse. On dit que, lorsqu'elle avait
quatorze ans, son père, ne pouvant la contraindre à se marier selon ses
vues d'orgueil et d'ambition, auxquelles il voulait la sacrifier,
l'enferma pendant longtemps dans une chambre reculée de ce palais, et
qu'elle y souffrit la faim, la soif, la chaleur, l'abandon, le
désespoir..... On n'a jamais eu là-dessus de données certaines. Une
autre version circulait à cette époque: on disait qu'elle était dans un
couvent; mais l'air consterné de ses serviteurs disait assez que sa
disparition cachait quelque châtiment injuste et dénaturé.

«Quand Dionigi mourut, on vit reparaître son héritière dans le palais,
avec une vieille tante qui n'était guère meilleure que lui, et qui
pourtant la laissait respirer un peu plus à l'aise. On dit qu'à cette
époque il fut encore question de plusieurs brillants mariages pour elle,
mais qu'elle s'y refusa obstinément, ce qui irrita fort contre elle la
princesse sa tante. Enfin, la mort de celle-ci mit fin aux persécutions,
et, à vingt ans, elle se vit libre et seule dans la maison de ses pères.
Mais sans doute il était trop tard pour qu'elle se réveillât de
l'abattement où tant de chagrins l'avaient plongée. Elle avait perdu la
force et la volonté d'être heureuse. Elle demeura inerte, un peu
sauvage, et comme incapable de chercher l'affection d'autrui. Elle l'a
trouvée pourtant chez quelques personnes de son rang, et il est certain
que le marquis de la Serra, qu'elle a refusé pour époux lorsqu'il s'est
mis sur les rangs, il y a plusieurs années, n'a jamais cessé d'en être
ardemment épris. Tout le monde le dit, et moi je le sais; je vais te
dire comment.

«Quoique je me pique, sans vanterie, d'être un bon ouvrier, je t'avoue
que, quand je suis ici, je me trouve être, malgré moi, le dernier des
paresseux. Je suis agité, oppressé. Le bruit des marteaux m'agace les
nerfs, comme si j'étais une demoiselle; la chaleur m'accable au moindre
effort des bras. Je me sens, à chaque instant, ou prêt à défaillir, ou
tenté de me glisser dans les endroits sombres, de m'y blottir et de m'y
laisser oublier. Je me surprends à écouter, à fureter, à espionner. Je
n'ose plus pénétrer seul dans l'oratoire ni dans la chambre de la
princesse. Oh! non, quoique j'en sache bien le chemin! Désormais, le
respect est plus fort que mon inquiète et folle passion! Mais, si je
puis respirer le parfum qui s'échappe de son boudoir à travers les
fentes d'une porte; si je puis entendre, seulement à quelque distance,
le bruit léger de ses pas que je connais si bien!... je suis satisfait,
je suis enivré.

«J'ai donc entendu, je n'ose pas dire malgré moi (car si le hasard me
plaçait à portée d'entendre, ma volonté n'était pas assez forte pour
m'empêcher d'écouter), plus d'un entretien de la princesse avec le
marquis. Combien de temps n'ai-je pas été consumé d'une jalousie
insensée! mais j'ai acquis la certitude qu'il n'était que son ami, un
ami fidèle, respectueux, soumis.

«Un jour, entre autres, ils eurent une conversation dont tous les mots
se sont gravés, je crois, dans ma mémoire avec une netteté fatale.

«La princesse disait, au moment où j'arrivais dans la pièce
voisine:--Oh! pourquoi donc m'interroger toujours? Vous savez pourtant
bien, mon ami, que je suis ridiculement impressionnable; que l'idée du
passé me glace, et que si je pouvais me décider à en parler... je crois,
oui, je crois que je deviendrais folle!

--Eh bien, eh bien, s'écriait-il avec empressement n'en parlons point,
n'y pensons plus; soyons au présent, à l'amitié, au repos. Regardez ce
beau ciel et ces charmantes fleurs de cyclamen qui semblent sourire dans
vos mains.

--Ces fleurs, reprit Agathe, elles ne sourient point, vous ne comprenez
point leur langage, et je puis vous dire pourquoi je les aime. C'est
qu'elles sont à mes yeux l'emblème de ma vie et l'image de mon âme.
Regardez leur étrange désinvolture; elles sont pures, elles sont
fraîches, embaumées; mais n'ont-elles pas, par le renversement et
l'enroulement forcé de leurs pétales, quelque chose de maladif et de
décrépit qui vous frappe?

--Il est vrai, dit le marquis, elles ont l'air échevelé; elles naissent
en général sur les cimes battues des vents. On dirait qu'elles veulent
s'envoler de leurs tiges comme si elles ne tenaient à rien, et que la
nature les a pourvues d'ailes comme des papillons.

--Et pourtant elles ne s'envolent pas, reprit Agathe; elles sont
attachées solidement à leur tige. Frêles en apparence, il n'est point de
plantes plus robustes, et la fougue des brises ne les effeuille jamais.
Tandis que la rose succombe à une journée de chaleur et sème de ses
pétales la terre brûlante, le cyclamen persiste et vit bien des jours et
bien des nuits retiré et comme crispé sur lui-même: c'est une fleur qui
n'a pas de jeunesse. Vous n'ayez pas sans doute observé le moment de son
éclosion. Moi, j'ai patiemment assisté à ce mystère; lorsque le boulon
s'entr'ouvre, les pétales roulés et serrés en spirale se séparent avec
effort. Le premier qui se détache s'étend comme l'aile d'un oiseau, puis
aussitôt se renverse en arrière et reprend son pli contourné. Un autre
le suit, et la fleur, à peine ouverte, est déjà flottante et froissée
comme si elle allait mourir de vieillesse. C'est sa manière de vivre, et
elle vit longtemps ainsi. Ah! c'est une triste fleur, et c'est pour cela
que je la porte partout avec moi.

--Non, non, elle ne vous ressemble pas, dit le marquis, car son sein
découvert exhale généreusement son parfum à toutes les brises, tandis
que votre cœur est mystérieusement fermé, même à l'affection la plus
discrète et la moins exigeante!

«Ils furent interrompus; mais j'en savais assez. Depuis ce jour-là, moi
aussi, j'ai aimé le cyclamen, et j'en cultive toujours dans mon petit
jardin; mais je n'ose les cueillir et les respirer. Leur parfum me fait
mal et me rend fou!»

--C'est comme moi, s'écria Michel. Oui, c'est une odeur dangereuse!....
Mais je n'entends plus rouler les voitures, Magnani. Sans doute on va
fermer le palais. Il faut que je rejoigne mon père, car il doit être
brisé de fatigue, quoi qu'il en dise, et il peut avoir besoin de mon
aide.»

Ils se dirigèrent vers la salle du bal.

Elle était déserte; Visconti et ses compagnons éteignaient les lumières
qui luttaient encore contre le jour.

«Et pourquoi cette fête? disait Magnani en promenant ses regards sur
cette vaste salle dont l'élévation semblait doubler en se plongeant
rapidement dans l'obscurité, tandis que les reflets bleuâtres du matin
pénétraient mélancoliquement dans les parties basses par les portes
ouvertes. La princesse pouvait secourir autrement les pauvres, et je
n'ai pas encore compris pourquoi elle se soumettait à une convenance de
charité publique, elle qui faisait le bien avec tant de mystère jusqu'à
présent. Qu'est-il survenu de miraculeux dans l'existence de notre
discrète bienfaitrice? Au lieu de m'en réjouir, moi, qui donnerais
pourtant ma vie pour elle, j'en suis blessé, et n'y pense qu'avec
amertume. Je l'aimais comme elle était; je ne la comprends pas guérie,
expansive et consolée. Tout le monde va donc la connaître et l'aimer
maintenant? On ne dira plus qu'elle est folle, qu'elle a fait un crime,
qu'elle cache un secret affreux, qu'elle rachète son âme par des œuvres
pies, quoiqu'elle déteste le genre humain! Insensé que je suis! j'ai
peur de guérir moi-même, et je suis jaloux du bonheur qu'elle peut avoir
retrouvé!... Michel, dis-moi, peut-être qu'elle s'est décidée à aimer le
marquis de la Serra, et qu'elle invite la cour, la ville et les
faubourgs à célébrer chez elle l'éclat de ses fiançailles? Elle donnait
aujourd'hui une fête royale, peut-être donnera-t-elle demain une fête
populaire. Elle se réconcilie avec tout le monde; petits et grands vont
se réjouir à ses noces!.... Oh! nous allons danser! quel plaisir pour
nous, n'est-ce pas? et que la princesse est bonne!...»

Michel remarqua l'aigreur et l'ironie de son compagnon; mais bien qu'il
se sentit frémir d'une étrange émotion à l'idée du mariage d'Agathe avec
le marquis, il se contint davantage. Il avait été vivement frappé au
cœur, lui aussi; mais le choc était trop récent pour qu'il osât ou
daignât donner le nom d'amour à ce qu'il éprouvait. L'égarement de
Magnani lui servait de préservatif; il le plaignait, mais il trouvait,
dans la situation bizarre de ce jeune homme, quelque chose d'humiliant
dont il ne voulait pas être solidaire.

«Reprends ta raison, ami, lui dit-il. Une si belle fête de nuit exalte,
surtout lorsqu'on n'en est que spectateur; mais voici le soleil qui
monte sur l'horizon et qui doit dissiper tous les fantômes et tous les
songes. Je me sens comme éveillé après un rêve fantasque. Écoute! les
oiseaux chantent dehors, il n'y a plus ici que poussière et fumée. Je
suis bien sûr que ta folie n'est pas aussi intense à toutes les heures
de ta vie que tu te l'imagines dans ce moment d'agitation et d'abandon.
Je parie que quand tu auras dormi deux heures, et que tu retourneras au
travail, tu te sentiras un autre homme. Moi, déjà, j'éprouve les
salutaires influences de la réalité, et je te promets que, la prochaine
fois que nous verrons ensemble passer le spectre auprès de nous, je ne
chercherai pas à te disputer son regard.

--Son regard! s'écria Magnani avec amertume, son regard! Ah! tu me
rappelles celui qu'elle a arrêté sur toi avant que le bal fût ouvert,
lorsque, pour la première fois, elle a remarqué ta figure... Quel
regard! mon Dieu! S'il fût tombé sur moi, une seule fois dans ma vie, je
me serais tué aussitôt pour ne plus vivre de certitude et de raison,
après une illusion, après un délire semblables. Et toi, Michel, tu l'as
senti, ce feu dévorant qu'elle te communiquait; tu en as été consumé un
instant, et, sans mes railleries, tu le savourerais encore avec ivresse.
Mais que m'importe maintenant? Je vois bien qu'elle a perdu l'esprit,
qu'elle a dépouillé la sainteté de sa douleur solitaire, qu'elle aime
quelqu'un, toi ou le marquis, qu'importe? Pourquoi cette manifestation
particulière d'amitié pour ton père, qu'elle ne connaît guère que depuis
un an? Le mien travaille pour elle depuis qu'elle est née, et elle sait
à peine son nom. Veut-elle couronner sa vie d'excentricité par un acte
de haute démence! Veut-elle réparer la tyrannie et l'impopularité de son
père, à elle, en épousant un enfant du peuple, un adolescent?

--C'est toi qui es fou, dit Michel troublé et presque irrité. Va prendre
l'air, Magnani, et ne me mets pas de moitié dans les aberrations que te
suggère la fièvre. Madame Agathe s'endort tranquillement à l'heure qu'il
est sans se rappeler ni ton nom, ni le mien. Si elle m'a honoré d'un
regard de bonté, c'est parce qu'elle aime la peinture, et qu'elle a été
contente de mon ouvrage.

«Tiens, vois-tu, mon ami, ajouta le jeune artiste en montrant à son
compagnon les figures de sa fresque, qu'un rayon rose du soleil matinal
effleurait à travers les ouvertures de la salle. Voilà, quant à moi, les
seules réalités enivrantes de mon existence! Que la belle princesse
épouse M. de la Serra, j'en serai fort aise; c'est un galant homme et sa
figure me plaît. Je peindrai, quand je le voudrai, une divinité plus
parfaite et moins problématique que la pâle Agathe.

--Toi? malheureux! jamais! s'écria Magnani indigné.

--Je conviens qu'elle est belle, reprit Michel en souriant; je l'ai bien
regardée, et j'ai fait mon profit de cet examen. J'ai obtenu d'elle tout
ce que je ne lui demanderai jamais, le spectacle de sa grâce et de ses
charmes, pour les reproduire et les idéaliser à ma fantaisie.

--On m'avait toujours dit que les artistes avaient un cœur de glace, dit
Magnani en regardant Michel avec stupeur; tu as vu l'orage qui me
bouleverse, et tu restes froid, tu me railles! Ah! je rougis de t'avoir
révélé ma folie, et je vais me cacher!»

Magnani s'enfuit exaspéré, et Michel resta seul dans la salle à peu près
déserte. Visconti achevait d'éteindre les dernières bougies;
Pier-Angelo, avant de se retirer, aidait à remettre un peu d'ordre
provisoire dans cette salle qu'on devait faire disparaître le soir même.

Michel aida aussi, mais mollement; ses propres réflexions ayant calmé
son enthousiasme, il se sentait brisé de fatigue au moral et au
physique.

L'emportement subit de Magnani l'affligeait; il se reprochait, après
avoir subi en silence le contre-coup des agitations de ce jeune homme,
de n'avoir pas su mieux compatir à sa peine et de l'avoir laissé partir
sans le consoler. Mais, à son tour, il ne pouvait se défendre d'un peu
d'irritation. Il lui semblait que Magnani avait poussé l'expansion trop
loin en voulant lui persuader qu'il était l'objet de la subite passion
de la princesse. Cela était si absurde, si invraisemblable, que Michel,
plus de sang-froid et homme du monde, à dix-huit ans, que Magnani ne
pouvait jamais l'être, en haussait les épaules de pitié.

Et pourtant, l'amour-propre est un si tenace et si impertinent
conseiller, que, par moments encore, Michel entendait au dedans de lui
une voix qui lui disait: «Magnani a deviné juste. La jalousie lui a
donné une clairvoyance que tu n'as pas toi-même; Agathe t'aime, elle
s'est enflammée à la première vue. Et pourquoi ne t'aimerait-elle pas?»

Michel était à la fois enivré et honteux de ces bouffées de vanité qui
lui montaient au visage. Il avait hâte de rentrer chez lui pour
retrouver tout à fait le calme avec le sommeil. Pourtant il voulait
attendre son père qui, assidu et infatigable, vaquait obstinément à
mille soins minutieux, à mille précautions inutiles en apparence.

«Patience! lui dit le bon Pier-Angelo, je vais avoir fini dans un
instant; mais je veux que notre bonne princesse puisse dormir
tranquille, que personne ne puisse revenir ici lui faire du vacarme
avant ce soir, et surtout qu'il ne reste pas une bougie allumée dans le
moindre coin. C'est maintenant que l'incendie est le plus à craindre!
Tiens, l'étourdi de Visconti! la lampe de la grotte brûle encore, je la
vois d'ici. Va donc l'éteindre, Michel, et prends garde que l'huile ne
se répande sur le divan.»

Michel entra dans la grotte de la Naïade; mais, avant d'éteindre la
lampe, il ne put s'empêcher de contempler encore un instant la
ravissante statue, les beaux feuillages dont il l'avait ornée, et ce
divan où il avait vu Agathe comme dans un songe.

«Qu'elle paraissait jeune et qu'elle était belle! se disait-il, et comme
cet homme épris d'elle la regardait avec un sentiment d'adoration qui se
trahissait malgré lui, et qui se communiquait à la partie la plus
éthérée de mon âme! J'en ai remarqué d'autres, dans le bal, qui la
regardaient avec une audace de désirs dont tout mon être frémissait
d'indignation! Ils l'aiment tous, chacun à sa manière, ces grands
seigneurs, et elle n'en aime aucun!»

Et le regard d'Agathe passait dans son souvenir comme un éclair, dont
l'éblouissement faisait disparaître toute raison, toute crainte de
ridicule, toute méfiance de lui-même.

En rêvant ainsi, il avait éteint la lampe, et il s'était affaissé sur
les coussins du divan, comptant que son père allait l'appeler et qu'il
pouvait bien savourer un dernier instant de bien-être avant de quitter
cette grotte délicieuse.

Mais la fatigue le dominait. Il ne pouvait plus lutter contre les
chimères de son imagination. Assis mollement et seul pour la première
fois depuis vingt-quatre heures, il s'engourdissait rapidement. Un
instant il rêva tout éveillé. Un instant après il était profondément
endormi.



XVIII.

LES MOINES.


Combien de minutes, ou de secondes seulement, s'écoulèrent pendant que
Michel fut plongé dans cet accablement insurmontable, il n'en eut pas
conscience. La force de l'imagination, rapidement emportée dans le
domaine des songes, fait tant de chemin et franchit tant d'obstacles
d'un seul bond, que le temps ne peut plus lui servir de mesure, surtout
dans le premier sommeil.

Michel fit un rêve étrange. Une femme entrait doucement dans la grotte,
elle s'approchait de lui, elle se penchait sur son visage, elle le
contemplait longtemps; il sentait sa respiration embaumée caresser son
front, il croyait sentir aussi la chaleur de son regard attaché sur lui
avec passion. Mais il ne pouvait la voir, il faisait nuit dans la
grotte, et, d'ailleurs, il lui était impossible de soulever ses
paupières appesanties; mais c'était Agathe: le sein de Michel, embrasé
par la présence de cette femme, le lui disait assez.

Enfin, comme il essayait de s'éveiller pour lui parler, elle posa ses
lèvres fraîches et douces sur son front, et y imprima un baiser si long,
mais si léger, qu'il ne trouva pas la force d'y répondre, vaincu qu'il
était par la joie, et en même temps par la crainte que ce ne fût un
rêve.

«Mais c'est un rêve en effet, hélas! ce n'est qu'un rêve.» se disait-il
tout en dormant; et pourtant, la crainte de s'éveiller fit qu'il
s'éveilla. C'est ainsi que, dans le sommeil, le désir instinctif et
violent de prolonger l'illusion la fait envoler plus vite.

Mais quel rêve étrange et obstiné! Michel, les yeux ouverts, et à demi
soulevé sur son bras tremblant, vit et entendit fuir cette femme. Le
rideau qui ornait l'entrée de la grotte étant baissé, il ne put
distinguer qu'une forme vague; il sentit le frôlement d'une robe de
soie; le rideau s'entr'ouvrit et se referma si vite qu'il lui sembla que
le fantôme le traversait, sans y toucher.

Il fit un mouvement pour le suivre; mais tout son sang refluait vers son
cœur avec tant de violence qu'il ne put se soutenir, et, forcé de
retomber sur le divan, ce ne fut qu'au bout d'une minute environ qu'il
put se précipiter vers la portière de velours bleu qui le séparait de la
salle.

Il l'entr'ouvrit d'une main convulsive, et se trouva en face de son
père, qui lui dit d'un air riant et tranquille: «Il me paraît que nous
avons fait un somme, enfant? Maintenant, tout est rangé, allons-nous-en
voir si la petite Mila est éveillée chez nous.

--Mila? s'écria Michel, Mila est-elle ici, mon père?

--Il se pourrait bien qu'elle ne fût pas loin, répondit le vieillard. Je
parie qu'elle n'a pas fermé l'œil de la nuit; elle avait tant d'envie de
venir voir le bal! Mais je lui avais défendu de sortir avant qu'il fit
grand jour.

--Il fait grand jour, en effet, dit Michel, et Mila doit être ici! Mon
père, dites-moi, une femme, ma sœur, peut-être, vient d'entrer dans la
grotte?

--Tu as rêvé cela? je n'ai vu personne. Il est vrai que je n'ai pas eu
les yeux toujours attachés de ce côté, et que j'ai vu rôder dehors des
jupons bariolés qui m'annoncent que de jeunes curieuses ont pénétré dans
les jardins. Mila serait-elle entrée jusqu'ici pendant que j'avais le
dos tourné?

--Mais, à l'instant même, mon père, comme vous approchiez de ce rideau,
quelqu'un en sortait, une femme... j'en suis certain!

--Pour le coup, tu divagues, car je n'ai vu que mon ombre sur ce rideau.
Allons, tu as besoin d'un bon somme, rentrons. Voici la dernière porte
qui va se fermer. Si ta sœur est par là, nous la retrouverons bien.»

Michel s'apprêta à suivre son père; mais quelque chose qu'il vit briller
dans la grotte, au moment de s'en éloigner, l'engagea à y jeter un
dernier regard. Était-ce une étincelle tombée sur le tapis, auprès du
divan? Il se baissa: c'était un bijou qu'il examina au jour après
l'avoir ramassé. C'était le médaillon d'or entouré de brillants et orné
du chiffre de la princesse, que celle-ci avait donné à Mila. Il l'ouvrit
pour bien s'assurer que c'était le même. Il y reconnut une mèche de ses
propres cheveux.

«Je savais bien que Mila était entrée dans la grotte, dit-il à son père
en s'avançant vers le jardin; elle m'a donné un baiser qui m'a réveillé.

--Apparemment, Mila est entrée dans la grotte, répéta Pier-Angelo avec
insouciance. Mais je ne l'ai point vue.»

Au même instant, Mila sortit d'un massif de magnolias, et s'avança en
riant et en sautant au-devant de son père, qu'elle embrassa tendrement
ainsi que Michel.

«Il est bien temps de venir vous reposer, dit-elle; je venais vous dire
que votre déjeuner vous attend. J'étais impatiente de vous revoir!
Êtes-vous bien fatigué, pauvre père?

--Pas du tout, répondit le bonhomme, je suis habitué à ces choses-là, et
une nuit blanche n'est que plaisir quand on soupe jusqu'au matin. Ton
déjeuner aura tort, Mila; mais voici ton frère qui dort debout. Allons,
enfants! sortons, voilà qu'on ferme aussi les grilles du jardin.»

Mais, au lieu de continuer à fermer les grilles, les portiers du palais
se mirent à les rouvrir toutes grandes, et Michel vit entrer une
procession de moines de divers ordres, portant tous des besaces et des
escarcelles: c'étaient les frères quêteurs de tous les ordres mendiants,
qui ont de nombreux établissements à Catane et dans les environs. Ils
venaient faire leur ronde et recueillir les restes de la fête pour leurs
couvents respectifs. Il en passa lentement une quarantaine; la plupart
avaient un âne pour emporter le produit de leur quête. Leur attitude
obséquieuse et leur démarche solennelle, lorsqu'ils franchirent la
grille, escortés de leurs baudets, hôtes étranges d'une matinée de bal,
avaient quelque chose de si imprévu et de si comique, que Michel,
distrait de son émotion, eut beaucoup de peine à s'empêcher de rire.

Mais, à peine ces capucins furent-ils entrés dans le jardin, que,
rompant leurs rangs, et secouant leur mine empesée et discrète, ils se
mirent à courir vers la salle de bal, qui poussant son voisin pour le
devancer, qui battant son âne pour le faire marcher plus vite, tous se
hâtant, se disputant la place, et laissant voir leur convoitise et leur
jalousie. Ils se répandirent dans la salle de bal, dont ils forcèrent
presque les portes fragiles, et tentèrent de monter le grand escalier du
péristyle, ou de s'introduire dans les cuisines. Mais le maître d'hôtel
et _ses officiers_, préparés à l'assaut, et connaissant leurs allures,
avaient barricadé avec soin toutes les issues, et apportèrent leur
pitance, qui fut distribuée avec autant d'impartialité que possible.
C'étaient des plats de viande, des restes de pâtisserie, des cruches de
vin, et jusqu'à des débris de verres et de porcelaines qui s'étaient
brisés durant le service, et que les bons frères recueillaient avec soin
et raccommodaient ensuite avec art pour en orner leurs buffets ou les
revendre aux amateurs. Ils se disputaient le butin avec peu de
discrétion, et reprochaient aux domestiques de ne pas leur donner tout
ce qui leur revenait de droit, de traiter l'un mieux que l'autre, de
manquer de respect au saint patron du couvent. Ils les menaçaient même
des infirmités que ces saints étaient réputés guérir spécialement quand
on se les rendait favorables.

«Fi! le pauvre jambon que tu me donnes! s'écriait l'un. Tu es déjà sourd
d'une oreille, tu peux bien compter qu'avant peu l'autre n'entendra pas
le tonnerre.

--Voici une bouteille à moitié vide, criait l'autre. Il ne sera pas fait
de prières pour toi chez nous, et tu ne guériras jamais de la pierre, si
tu prends cette vilaine maladie.»

D'autres mendiaient gaiement avec des lazzis qui faisaient rire les
distributeurs, et montraient tant d'esprit et de bonhomie que les valets
leur glissaient de meilleures parts en cachette des autres frères.

Michel avait vu à Rome de beaux capucins, parfumés sous leur froc, et
traînant avec une solennité poétique leurs sandales tout auprès de la
pantoufle sacrée du saint-père. Les pauvres moines de Sicile lui
parurent bien malpropres, bien grotesques et tant soit peu cyniques,
lorsqu'ils s'abattirent, comme une nuée de corbeaux avides et de pies
babillardes, sur les miettes de ce festin. Cependant, quelques-uns lui
plurent par leur physionomie hardie et intelligente. C'était encore le
peuple sicilien sous la bure du cloître, noble race que le joug fait
plier et ne peut jamais rompre.

Le jeune artiste était rentré dans la salle de bal pour assister à ce
curieux spectacle, et il en observait les incidents avec l'attention
d'un peintre qui fait son profit de tout. Il remarqua surtout un de ces
moines qui avait le capuchon rabattu jusque sur le bout de sa barbe, et
qui ne mendiait pas. Il s'éloignait des autres et se promenait dans la
salle, comme s'il se fût plus intéressé au local de la fête qu'au profit
qu'il pouvait en retirer. Michel essaya plusieurs fois d'apercevoir ses
traits, et de juger, à sa physionomie, si l'intelligence d'un artiste ou
les regrets d'un homme du monde se cachaient sous ce froc. Mais ce ne
fut qu'une seule fois, et à la dérobée, qu'il put le voir écarter son
capuchon, et il fut frappé de sa laideur repoussante. Au même instant,
les yeux du moine se portèrent sur lui avec une expression de curiosité
malveillante, et s'en détournèrent aussitôt, comme si cet homme eût
craint d'être surpris en examinant les autres.

«J'ai déjà vu cette laide figure quelque part, dit Michel à sa sœur, qui
se tenait près de lui.

--Tu appelles cela une figure? répondit la jeune fille. Je n'ai vu
qu'une barbe de bouc, des yeux de chouette et un nez qui ressemble à une
vieille figue écrasée... Tu ne feras pas son portrait, j'espère?

--Mila, tu connais, disais-tu tout à l'heure, plusieurs de ces moines
pour les avoir vus quêter dans le faubourg: n'as-tu jamais rencontré
celui-ci?

--Je ne le crois pas; mais, si tu es désireux de savoir son nom, ce sera
très-facile, car voici un frère qui me le dira.»

Et la jeune fille courut à la rencontre d'un moine qui arrivait le
dernier, sans besace et sans âne, avec une petite escarcelle seulement.
C'était un grand et bel homme, entre deux âges; sa barbe était encore
noire comme de l'ébène, quoique sa couronne de cheveux commençât à
blanchir. Le noir de ses yeux vifs, la noblesse de son nez aquilin et le
sourire de sa bouche vermeille, annonçaient une belle santé jointe à un
caractère heureux et ferme. Il n'avait ni la maigreur maladive ni
l'obésité ridicule de la plupart de ses confrères. Son vêtement marron
était propre, et il le portait avec une certaine majesté.

Ce capucin gagna, dès les premiers regards, la confiance de Michel; mais
il fut subitement courroucé de voir Mila sauter presque à son cou, et
lui prendre la barbe dans ses deux petites mains, en riant et en
feignant de vouloir l'embrasser malgré lui.

«Allons, petite, modère-toi, dit le frère en la repoussant avec une
douceur paternelle. J'ai beau être ton oncle, on ne doit pas embrasser
un moine.»

Michel se souvint alors du capucin Paolo-Angelo, dont son père lui avait
si souvent parlé, et qu'il n'avait encore jamais vu. _Fra-Angelo_ était,
par le sang comme par le cœur, le frère de Pier-Angelo. C'était le plus
jeune des oncles de Michel. Son intelligence et la dignité de son
caractère faisaient l'orgueil de la famille, et, dès que Pier-Angelo
l'aperçut, il courut prendre Michel pour le lui présenter.

«Frère, dit le vieil artisan en serrant cordialement la main du capucin,
donne ta bénédiction à mon fils; je l'aurais déjà conduit à ton couvent
pour te la demander, si nous n'eussions été occupés ici un peu au delà
de nos forces.

--Mon enfant, répondit Fra-Angelo en s'adressant au jeune homme, je te
donne la bénédiction d'un parent et d'un ami; je suis heureux de te
voir, et ta figure me plaît.

--C'est bien réciproque, lui dit Michel en mettant sa main dans celle de
son oncle.»

Mais, pour lui témoigner son affection, le bon moine, qui avait les
muscles d'un athlète, lui serra les doigts si fort que le jeune artiste
crut un instant les sentir brisés. Il ne voulut pas avoir l'air de
trouver cette caresse trop rude; mais la sueur lui en vint au front, et
il se dit en souriant qu'un homme de l'étoffe de son oncle le capucin
était plus propre à exiger l'aumône qu'à la demander.

Mais, comme la force est presque toujours unie à la douceur, Fra-Angelo
s'approcha de l'élémosinaire du palais avec autant de retenue et de
discrétion que ses confrères y avaient mis d'ardeur et d'insistance. Il
le salua d'un sourire, lui ouvrit son escarcelle sans daigner tendre la
main, et la referma sans regarder ce qu'on y avait mis, en murmurant une
formule de remerciment très-laconique, après quoi il revint vers son
frère et son neveu, refusant de se charger de vivres d'aucune espèce.

«En ce cas, lui dit un valet fort dévot en s'approchant de lui, vous
n'avez pas reçu assez d'argent!

--Vous croyez? répondit le moine. Je n'en sais rien. Quoi que ce soit,
il faudra bien que le couvent s'en contente.

--Voulez-vous que j'aille réclamer pour vous, mon frère? Si vous voulez
me promettre de prier pour moi tous les jours de cette semaine, je vous
ferai donner davantage.

--Eh bien, ne prends pas cette peine, repartit en souriant le fier
capucin; je prierai pour toi _gratis_, et ma prière en vaudra mieux. Ta
patronne, la princesse Agathe, fait bien assez d'aumônes, et je ne viens
chez elle que pour obéir à ma consigne.

--Mon oncle, dit la petite Mila en lui parlant bas, il y a là-bas un
frère de votre ordre dont la figure tourmente mon père et mon frère. Ils
trouvent qu'il ressemble à un autre.

--A un autre? Que veux-tu dire?

--Regarde-le, répondit Pier-Angelo. Michel a raison, il a une mauvaise
figure. Tu dois le connaître. Il se tient là-bas tout seul, sous
l'estrade des musiciens.

--A sa taille et à sa démarche, je ne le reconnais pour aucun frère de
mon couvent. Pourtant, il a la robe d'un capucin. Mais en quoi cela
peut-il vous intéresser?

--C'est que nous trouvons, répondit Pierre en baissant la voix, qu'il
ressemble à l'abbé Ninfo.

--En ce cas, allez-vous-en, dit vivement Fra-Angelo; moi, je vais lui
adresser la parole, et je saurai bien ce qu'il est et ce qu'il vient
faire ici.

--Oui, oui, partons, répondit Pier-Angelo. Enfants, passez devant. Je
vous suis.»

Michel prit le bras de sa sœur sous le sien, et fut bientôt sur le
chemin de Catane.

«Il paraît, dit Mila à son frère, que cet abbé Ninfo nous en veut et
peut nous faire du mal? Sais-tu pourquoi, Michel?

--Pas très-bien; mais je me méfie d'un homme qui se déguise, apparemment
pour espionner. Que ce soit à propos de nous ou de tout autre, le
mystère cache ici de mauvais desseins.

--Bah! dit l'insouciante Mila après un moment de silence, ce n'est
peut-être qu'un moine comme les autres. Il se tenait à l'écart et
furetait dans les coins, comme quelques-uns font souvent après le
passage des foules dans les processions et les fêtes, pour voir s'ils ne
trouveraient pas quelque bijou perdu... Alors, ils le ramassent sans
rien dire, et portent cela à leur couvent, pour le rendre, moyennant une
ou deux messes bien payées, ou pour découvrir quelque secret d'amour;
car ils sont, en général, assez curieux, ces bons pères!

--Tu n'aimes pas les moines, Mila? Tu n'es qu'à demi Sicilienne.

--C'est selon. J'aime mon oncle et ceux qui lui ressemblent.

--A propos! reprit Michel, ramené par le mot bijou perdu à l'aventure
dont les capucins l'avaient distrait; tu étais entrée dans la salle du
bal avant le moment où je t'ai rencontrée dans le jardin?

--Non, répondit-elle; si tu ne m'y avais fait entrer pour assister à la
quête, je n'y aurais pas songé. Pourquoi me demandes-tu cela? J'avais vu
la salle terminée avant la fête. Que m'importe une salle vide où l'on ne
danse pas? C'est le bal, et la danse, et les toilettes, que j'aurais
voulu voir! Mais tu n'as pas voulu m'emmener seulement à la porte, cette
nuit!

--Pourquoi ne pas me dire la vérité, lorsque le fait n'a aucune
importance? Il n'y a rien d'étonnant, chère petite sœur, à ce que tu
sois venue tout à l'heure me réveiller dans la grotte de la Naïade.

--Mon père dit que tu dors debout, Michel, et je vois bien qu'il dit
vrai. Je te fais serment que, depuis hier matin, lorsque je t'ai apporté
les feuillages que tu m'avais demandé de cueillir, je ne suis pas entrée
dans la grotte.

[Illustration: Le lendemain matin, on trouva Ercolano assassiné... (Page
42.)]

--Ah! Mila, c'est trop fort. Tu n'étais pas menteuse autrefois, et je
suis fâché de te voir ce vilain défaut maintenant.

--Taisez-vous, frère, vous m'offensez, dit Mila en retirant son bras
avec fierté. Je n'ai jamais menti, et je ne commencerai pas aujourd'hui
pour vous faire plaisir.

--Petite sœur, reprit Michel en se rapprochant d'elle et en doublant le
pas pour la suivre, car elle s'en allait en avant, piquée et affligée,
voulez-vous bien me montrer le bijou que madame Agathe vous a donné?

--Non, maître Michel-Ange, répondit la jeune fille; vous n'êtes pas
digne de le regarder. Dans le temps où je coupais vos cheveux pour les
porter sur mon cœur, vous n'étiez pas méchant comme vous l'êtes devenu
depuis.

--A votre place, j'ôterais le médaillon de mon sein, dit Michel avec
ironie, et je le jetterais tout de suite au nez du méchant frère qui me
tourmente de la sorte.

--Tenez! le voilà! dit la petite fille en saisissant dans son corset le
médaillon, et en le remettant à Michel avec dépit; vous pouvez reprendre
vos cheveux, je n'y tiens plus. Seulement, rendez-moi le bijou: j'y
tiens, parce que c'est le don d'une personne meilleure que vous.

--Deux médaillons semblables! se dit Michel en les réunissant dans sa
main: est-ce la suite de ma vision?»



XIX.

JEUNES AMOURS.


Michel n'osa point demander à sa sœur l'explication d'un tel prodige. Il
courut s'enfermer dans sa petite chambre, et, s'asseyant sur son lit, au
lieu de dormir, il ouvrit et compara le contenant et le contenu de ces
joyaux identiques. Ils étaient absolument pareils: ils renfermaient les
mêmes cheveux, à tel point que lorsqu'il les eut examinés et touchés
longtemps, il ne sut plus lequel appartenait à sa sœur. Il se rappela
alors une parole de celle-ci, qui l'avait peu frappé, quoiqu'elle lui
eût paru singulière au premier instant. Mila prétendait qu'entre les
mains du bijoutier la mèche de cheveux qu'elle avait confiée à la
princesse avait diminué de moitié.

[Illustration: Mais il l'oublia, ce vœu formidable... (Page 51.)]

Point d'éclaircissements possibles à ce fait bizarre. La princesse ne
connaissait pas Michel; elle ne l'avait jamais vu, il n'était point
encore à Catane lorsqu'elle avait pris le scapulaire de Mila pour
l'échanger contre cette riche monture. Il est difficile de croire qu'une
femme puisse s'éprendre d'un homme à la seule vue de la couleur de ses
cheveux. Michel eut beau chercher, il ne trouva que cette explication
peu satisfaisante pour son ardente curiosité: la princesse avait
peut-être aimé une personne dont les cheveux étaient absolument de la
même nuance et de la même finesse que ceux de Michel. Elle les portait
dans un médaillon. En voyant le culte de la jeune Mila pour cette
relique fraternelle, elle avait fait faire un médaillon tout pareil au
sien, et le lui avait donné.

Mais que les vraisemblances de la vie sont invraisemblables pour une
tête de dix-huit ans! Michel trouvait bien plus probable d'avoir été
aimé avant d'avoir été vu; et, quand il fut vaincu enfin par le sommeil,
les deux médaillons étaient encore dans sa main entr'ouverte.

Quand il s'éveilla, vers midi, il n'en trouva plus qu'un: l'autre était
tombé dans ses draps, apparemment. Il défit et bouleversa son lit, passa
une heure à fouiller toutes les fentes de son plancher, tous les plis de
ses vêtements étendus sur une chaise à son chevet. Un des deux talismans
avait disparu.

«Ceci, pensa-t-il, est un tour de mademoiselle Mila.» La porte de sa
chambrette ne fermait qu'au loquet, et la jeune fille travaillait, en
chantant, dans la mansarde contiguë à la sienne.

«Ah! vous voici enfin levé? lui dit-elle d'un air boudeur, lorsqu'il se
présenta devant elle. C'est fort heureux! Voulez-vous maintenant me
rendre mon médaillon?

--Il me semble, petite, que vous êtes venue le reprendre pendant que je
dormais.

--Puisque vous le tenez dans votre main! s'écria-t-elle en lui
saisissant la main à l'improviste. Voyons, ouvrez-la, ou je vous pique
les doigts avec mon aiguille.

--Je le veux bien, dit-il, mais ce bijou n'est pas le vôtre. Vous m'avez
déjà repris celui qui vous appartient.

--Vraiment! dit Mila en arrachant le bijou de la main de son frère, qui
se défendait faiblement en la regardant avec attention; ceci n'est pas à
moi? Vous croyez que je peux m'y tromper?

--En ce cas, vous avez l'autre, Mila.

--Quel autre? En avez-vous un aussi? Je n'en sais rien; mais celui-ci
est à moi: c'est le chiffre de la princesse, c'est mon bien, c'est ma
relique. Reprenez vos cheveux, si nous sommes brouillés, je le veux
bien; mais le bijou ne me quittera plus jamais.»

Et elle le remit dans son sein, fort peu décidée à ôter les cheveux,
auxquels elle tenait plus qu'elle ne voulait en convenir dans son dépit
enfantin.

Michel retourna dans sa chambre. L'autre médaillon devait s'y trouver.
Mila avait tant d'assurance et de conviction dans sa physionomie et dans
ses paroles! Mais il ne trouva rien, et résolut de fouiller la chambre
de sa sœur aussitôt qu'elle serait sortie. En attendant, il essaya de se
réconcilier avec elle. Il lui adressa des douces cajoleries, et, jurant
que tout ce qui s'était passé n'était qu'une plaisanterie de sa part, il
lui reprocha d'être fière et susceptible.

Mila consentit à faire la paix et à embrasser son frère; mais elle resta
un peu triste, et ses belles joues étaient colorées d'un rose moins doux
que de coutume.

«Tenez, lui dit-elle, vous avez mal pris votre temps pour me tourmenter;
il est des jours ou l'on se sent pas disposé à supporter la raillerie,
et j'ai cru que vous le faisiez exprès pour vous moquer de mes chagrins.

--Tes chagrins, Mila? s'écria Michel en la pressant sur son cœur avec un
sourire, tu as des chagrins, toi? Pour n'avoir pas vu le bal cette nuit,
n'est-ce pas? Oh! en effet, tu es une petite fille bien malheureuse!

--D'abord, Michel, je ne suis pat une petite fille. J'ai quinze ans
bientôt, et je suis en âge d'avoir des chagrins. Quant au bal, je m'en
souciais fort peu; et, maintenant qu'il est fini, je n'y pense plus.

--Eh bien, quel est donc ce grand chagrin? voudrais-tu une robe neuve?

--Non.

--Ton rossignol n'est pas mort?

--Est-ce que vous ne l'entendez pas chanter?

--Le gros matou de notre voisin Magnani a peut-être croqué ta
tourterelle?

--Je voudrais bien qu'il en eût la pensée! Je vous dis que je ne
m'occupe ni de M. Magnani, ni de son chat.»

Le ton dont elle prononça le nom de Magnani fit ouvrir l'oreille à
Michel, et, en regardant le visage de sa petite sœur, il vit qu'elle
avait les yeux attachés, non sur son ouvrage, quoiqu'elle eût la tête
baissée, mais sur une galerie de bois où Magnani travaillait
ordinairement, en face de la chambre de Mila. En ce moment, Magnani
traversait la galerie. Il ne regardait pas la fenêtre de Mila, et Mila
ne regardait pas son ouvrage.

«Mila, mon cher ange, lui dit Michel en prenant ses deux mains et en les
baisant, vous voyez bien ce jeune homme qui passe d'un air distrait?

--Eh bien, répondit Mila, pâlissant et rougissant tour à tour, qu'est-ce
que cela me fait?

--C'est pour vous dire, mon enfant, que si jamais votre cœur avait
besoin d'aimer, ce n'est pas à ce jeune homme-là qu'il faudrait songer.

--Quelle folie! dit la petite en hochant la tête et en s'efforçant de
rire. C'est bien le dernier auquel je songerais, vraiment!

--Alors, vous auriez grandement raison, reprit Michel, car le cœur de
Magnani n'est pas libre, il y a longtemps qu'il aime une autre femme.

--Cela ne me regarde point et ne m'intéresse nullement, répondit Mila;»
et, baissant le front sur son ouvrage, elle tourna son rouet avec
rapidité. Mais Michel vit avec douleur deux grosses larmes tomber sur
son écheveau de soie vierge.

Michel avait une grande délicatesse de cœur. Il comprit la honte qui
accablait sa jeune sœur, et qui ajoutait une nouvelle souffrance à celle
de son âme froissée. Il vit les efforts surhumains que faisait la pauvre
enfant pour étouffer ses sanglots et surmonter sa confusion. Il sentit
que ce n'était pas le moment de l'humilier davantage en provoquant une
explication.

Il feignit donc de ne rien voir, et, se promettant de la raisonner
lorsqu'elle serait plus maîtresse d'elle-même, il sortit de la chambre
où elle travaillait.

Mais il était si agité lui-même qu'il ne put tenir dans la sienne. Il se
livra à une dernière et inutile perquisition, et, renonçant à mettre la
main sur le talisman disparu, espérant le voir reparaître au moment où
il y songerait le moins, comme il arrive souvent des objets perdus, il
résolut d'aller trouver Magnani pour se réconcilier avec lui; car ils
s'étaient séparés avec humeur, et Michel ne pouvant plus se défendre du
secret orgueil d'être follement aimé de la princesse, éprouvait un
redoublement de sollicitude généreuse pour son infortuné rival.

Il traversa la cour et entra au rez-de-chaussée, dans l'atelier du père
de Magnani. Mais il chercha en vain Antonio jusque dans sa chambre. Sa
vieille mère lui dit qu'il venait de sortir un instant auparavant, et ne
put lui apprendre quelle direction il avait prise. Michel sortit alors
dans la campagne, moitié songeant à le rejoindre, moitié plongé dans ses
propres rêveries.

De son côté, Magnani, poussé par le même sentiment de sympathie et de
loyauté, avait résolu d'aller trouver Michel. Son modeste logis avait
une seconde issue, et celle qu'il avait prise conduisait moins
directement, par un passage étroit et sombre, situé sur les derrières
des deux maisons mitoyennes, à la maison pauvre et antique qu'habitait
Pier-Angelo avec ses enfants.

Les deux jeunes gens ne pouvaient donc pas se rencontrer. Magnani monta
et regarda dans une grande pièce nue et délabrée, où il vit Pier-Angelo
étendu sur son grabat, et se livrant à un repos que ne troublaient plus
les émotions de l'amour et de la jeunesse.

Magnani prit alors l'escalier, ou plutôt l'échelle de bois qui
conduisait aux mansardes, et pénétra dans la chambre de Michel, contiguë
à celle de Mila.

La porte de Michel était restée ouverte; Magnani entra, et, ne trouvant
personne, il allait sortir, lorsque le cyclamen, que Michel avait mis
précieusement dans un vieux verre de Venise bizarrement travaillé,
frappa ses regards. Certes, Magnani était la probité en personne,
l'honneur scrupuleux incarné; pourtant il n'est pas certain que, s'il
eût présumé que cette fleur s'était détachée du bouquet de la princesse,
il ne l'eût pas dérobée.

Mais il ne le devina pas, et se borna à remarquer que Michel aussi
rendait un culte au cyclamen.

Tout à coup Magnani fut tiré de sa contemplation par un bruit qui le fit
tressaillir. On pleurait dans la chambre voisine. Des sanglots étouffés,
mais poignants, retentissaient faiblement derrière la cloison, non loin
de la porte qui séparait les chambres des deux enfants de Pier-Angelo.
Magnani savait bien que Mila demeurait à cet étage. Il l'avait bien
souvent saluée, en souriant, de sa galerie, lorsqu'il la voyait,
brillante de jeunesse et de beauté, à sa fenêtre. Mais, comme elle
n'avait fait aucune impression sur son cœur, et qu'il ne lui avait
jamais parlé que comme à un enfant, il ne se rendit pas compte, en cet
instant, de la situation de sa mansarde, et même il ne pensa point à
elle. Sa manière de pleurer n'avait rien de mâle, à coup sûr, mais
Michel avait dans la voix des accents si jeunes et si doux, que ce
pouvait bien être lui qui gémissait ainsi. Magnani ne songea qu'à son
jeune camarade, et, plein de sollicitude, il poussa vivement la porte et
entra dans la chambre de Mila.

A son apparition, la jeune fille fit un grand cri et s'enfuit au fond de
sa chambre en cachant son visage.

«Mila, chère petite voisine, s'écria le bon Magnani en restant
respectueusement près de la porte, pardonnez-moi, n'ayez aucune peur de
moi. Je me suis trompé, j'ai entendu pleurer à fendre le cœur, j'ai cru
que c'était votre frère... Je n'ai pas réfléchi, je suis entré plein
d'inquiétude... mais, mon Dieu, pourquoi pleurez-vous ainsi, chère
enfant?

--Je ne pleure pas, répondit Mila en essuyant ses yeux à la dérobée et
un feignant de chercher quelque chose dans un vieux meuble accolé à la
muraille; vous vous êtes tout à fait trompé. Je vous remercie, monsieur
Magnani; mais, laissez-moi, vous ne devez pas entrer ainsi dans ma
chambre.

--Oui, oui, je le sais, je m'en vais, Mila; mais pourtant, je n'ose pas
vous laisser ainsi, vous êtes trop affectée, je le vois bien. Je crains
que vous ne soyez malade. Permettez-moi d'aller réveiller votre père
pour qu'il vienne vous consoler.

--Non, non! gardez-vous en bien! Je ne veux pas qu'on l'éveille!

--Mais, ma chère...

--Non, vous dis-je, Magnani; vous me feriez beaucoup plus de mal si vous
causiez ce chagrin à mon père.

--Mais qu'y a-t-il donc, Mila? Votre père ne vous a pas grondée? Vous ne
méritez jamais de reproches, vous! Et lui, il est si bon, si doux, il
vous aime tant!

--Oh! bien certainement, il ne m'a jamais dit un mot nui ne fût pas une
parole d'amour et de bonté. Vous voyez bien que vous rêvez, Magnani; je
n'ai pas de chagrin, je ne pleure pas.

--Eh! je vois d'ici que vous avez la figure enflée et les yeux rouges,
ma chère petite. Quel chagrin si profond peut-on donc avoir à votre âge,
belle, et chérie de tous, comme vous l'êtes?

--Ne vous moquez pas de moi, je vous en prie, dit Mila avec fierté.»
Mais elle devint pâle, et, voulant s'asseoir avec calme, elle tomba
suffoquée sur sa chaise.

Magnani croyait si peu qu'il pût être à ses yeux autre chose qu'un ami,
et le sentiment qu'il éprouvait pour elle était si calme, qu'il ne
songea plus à la quitter. Il s'approcha sans autre émotion que celle
d'un tendre intérêt, s'assit à ses pieds sur un coussin de paille
tressée, et, prenant ses mains dans les siennes, il l'interrogea avec
une sorte d'autorité paternelle.

La pauvre Mila fut si troublée qu'elle n'eut pas la force de le
repousser. C'était la première fois qu'il lui parlait d'aussi près et
avec une affection si marquée. Oh! qu'elle eût été heureuse sans les
fatales paroles que Michel lui avait dites!

Mais ces paroles retentissaient encore à ses oreilles, et Mila était
trop fière pour laisser soupçonner son secret. Elle fit un grand effort
sur elle-même, et répondit en souriant que son chagrin avait peu
d'importance et ne venait que d'une petite querelle qu'elle venait
d'avoir avec son frère.

«Une querelle avec vous, mon pauvre ange? lui dit Magnani en l'examinant
avec attention, est-ce possible? Oh non! vous me trompez. Michel vous
aime plus que tout au monde, et il a bien raison. Si vous vous étiez
querellés, il serait là, comme moi, à vos pieds, et plus éloquent que
moi pour vous consoler; car il est votre frère, et je ne suis que votre
ami. Mais, quoi qu'il en soit, je vais chercher Michel; je lui ferai de
grands reproches s'il a quelque tort... Mais il suffit qu'il vous voie
abattue et changée comme vous l'êtes, pour qu'il en ait plus de douleur
que vous-même.

--Magnani, répondit Mila en le retenant comme il se levait, je vous
défends d'aller chercher Michel. Ce serait donner trop d'importance à un
enfantillage. N'y faites plus attention, et n'en parlez ni à lui, ni à
mon père. Je vous assure que je n'y pense déjà plus, et que, ce soir;
mon frère et moi serons parfaitement réconciliés.

--Si ce n'est qu'un enfantillage, dit Magnani en s'asseyant auprès
d'elle, vous avez une sensibilité trop vive, ma bonne Mila. J'ai des
sœurs aussi, et quand j'étais moins raisonnable, quand j'avais l'âge de
Michel, je les taquinais un peu. Mais elles ne pleuraient pas; elles me
rendaient mes malices avec usure, et j'avais toujours le dessous.

--C'est qu'elles ont de l'esprit, et qu'apparemment je n'en ai point
assez pour me défendre, répondit tristement Mila.

--Vous avez beaucoup d'esprit, Mila, je l'ai fort bien remarqué; vous
n'êtes pas pour rien la fille de Pier-Angelo et la sœur de Michel, et
vous êtes mieux élevée que toutes les jeunes personnes de votre classe.
Mais vous avez encore plus de cœur que d'esprit, puisque vous ne savez
vous défendre qu'avec vos larmes!»

Les éloges de Magnani faisaient à la fois du bien et du mal à la jeune
fille. Elle était flattée de voir qu'en n'ayant point l'air de s'occuper
d'elle, il l'avait assez observée pour savoir lui rendre justice. Mais
le calme bienveillant de ses manières lui disait assez que Michel ne
l'avait pas trompée.



XX.

BEL PASSO ET MAL PASSO.


Tout à coup Mila prit une résolution prompte et ferme; car Magnani
l'avait dit sans flatterie, elle était supérieure à la plupart des
jeunes filles de sa classe par l'éducation, et Pier-Angelo avait su lui
donner des idées aussi nobles que les siennes. Elle joignait à cela une
certaine dose d'exaltation juvénile, mêlée à des habitudes de courage et
de dévouement, que, par bon goût et simplicité de cœur, elle voilait
sous une apparente insouciance. C'est le comble du stoïcisme que de
savoir se sacrifier en riant et en ayant l'air de ne pas souffrir.

«Mon bon Magnani, lui dit-elle en se levant et en reprenant la sérénité
de son regard, je vous remercie de l'amitié que vous me témoignez; vous
m'avez fait du bien, je me sens calme. Laissez-moi travailler,
maintenant, car je n'ai pas fait comme vous ma _journée_ pendant la
nuit: il faut que je remplisse ma tâche et que je gagne mon salaire.
Allez-vous-en, pour qu'on ne dise pas que je suis une paresseuse, et que
je perds mon temps à babiller avec les voisins.

--Adieu, Mila, répondit le jeune homme. Je demande à Dieu qu'il vous
rende le calme aujourd'hui, et qu'il vous comble de bonheur tous les
jours de votre vie.

--Merci, Magnani, dit Mila en lui tendant la main; je compte, dès ce
jour, sur votre amitié.»

L'air de noble résolution avec lequel cette jeune fille, tout à l'heure
brisée, tendait sa main, et la manière dont elle prononçait le mot
d'amitié, comme un adieu héroïque à toutes ses illusions, ne fut pas
compris de Magnani; et pourtant il y avait dans ce geste et dans cet
accent quelque chose qui l'émut sans qu'il pût en deviner la cause. Mila
se transformait devant lui en un clin d'œil: elle n'avait plus l'air
d'un enfant gracieux, elle était sérieuse et belle comme une femme.

Il reçut cette petite main dans sa main rude et forte, qui n'hésitait
pas à consacrer, par une fraternelle étreinte, ce pacte d'amitié, mais
qui trembla tout à coup au contact d'une main aussi souple et aussi
mignonne que celle d'une princesse; car Mila était fort soigneuse de sa
beauté, et savait être à la fois laborieuse et recherchée dans ses
occupations.

Magnani crut sentir la main d'Agathe, qu'il avait touchée une seule fois
dans sa vie, par une fortune singulière. Il s'émut soudainement et
attira contre son cœur la fille de Pier-Angelo, comme pour lui donner un
baiser fraternel. Pourtant il n'osait point; mais elle lui tendit son
front avec ingénuité, en se disant à elle-même que ce serait le premier
et le dernier, et qu'elle voulait garder ce souvenir comme la
consécration d'un éternel adieu à toutes ses espérances.

Magnani vivait, depuis cinq ans, sous la loi d'une chasteté exemplaire.
Il semblait qu'il eût fait serment d'imiter l'austérité exceptionnelle
d'Agathe, et qu'absorbé par une idée fixe, il eût résolu de se consumer
lentement, sans connaître l'amour et l'hyménée. Il n'avait jamais donné
un baiser à une femme, pas même à ses sœurs, depuis qu'il portait en lui
cette chimère de passion sans espoir. Peut-être en avait-il prononcé le
vœu dans quelque moment d'exaltation douloureuse. Mais il l'oublia, ce
vœu formidable, en sentant la belle tête brune de la jeune Mila
s'appuyer avec confiance sur sa poitrine. Il la contempla un instant, et
la limpidité de ces yeux noirs, qui lui exprimaient une douleur et un
courage incompréhensibles, le jeta dans je ne sais quelle extase de
surprise et de volupté. Ses lèvres ne rencontrèrent pas le front de
Mila; elles s'éloignèrent en frémissant de sa bouche vermeille, et
s'arrêtèrent sur son cou brun et velouté, peut-être une ou deux secondes
de plus qu'il n'était nécessaire pour cimenter un lien de fraternité.

Mila pâlit, ses yeux se fermèrent, et un soupir douloureux s'exhala de
son cœur brisé. Magnani, épouvanté, la déposa sur sa chaise, et s'enfuit
plein d'effroi, d'étonnement, et peut-être de remords.

Mila, restée seule, faillit s'évanouir; puis elle alla, en chancelant,
fermer sa porte au verrou; elle s'agenouilla par terre contre son lit,
cacha sa figure dans ses mains, et resta absorbée.

Mais elle ne pleura plus, et la douleur fit place en elle à une
agitation pleine d'énergie et d'aspirations brûlantes. Là encore
l'optimisme de Pier-Angelo, cette foi au destin qui est comme une
superstition des âmes fortes et des esprits actifs, se révéla en elle.
Elle se releva, rajusta ses cheveux, regarda son miroir, et dit tout
haut, en prenant son ouvrage:

«Je ne sais pas pourquoi, ni quand, ni comment, mais il m'aimera; je
dois le vouloir, je le veux, Dieu m'assistera!»

Lorsque Michel rentra, il la trouva calme et belle, absorbée dans la
contemplation d'une copie de la _Vierge à la Chaise_, qu'il avait faite
avec soin pour elle, et qu'elle avait placée, non dans son alcôve, mais
au-dessus de son miroir. Il s'applaudit de l'avoir laissée s'abandonner
à un premier mouvement de douleur, et de voir qu'elle avait retrouvé des
forces dans sa méditation solitaire. Il arriva jusque auprès d'elle sans
qu'elle l'entendît venir; mais elle vit son visage dans la glace, au
moment où il se penchait vers elle pour lui donner un baiser sur le cou:

«Embrassez-moi là, lui dit-elle en lui offrant sa joue; mais sur mon cou
jamais!

--Et pourquoi cette interdiction à ton frère, petite fantasque?

--C'est mon idée, répondit-elle. Vous commencez à avoir de la barbe, et
je ne veux pas que vous flétrissiez ma peau.

--Ah! tu me flattes beaucoup! dit Michel en riant, et cette crainte fait
trop d'honneur à ma moustache naissante! je ne croyais pas qu'elle pût
encore faire peur à personne! Mais tu tiens donc moins à la fraîcheur de
ta joue qu'à celle de ton joli cou, petite Mila? Est-ce parce que tu
viens d'admirer celui de cette belle Madone?

--Peut-être! dit-elle. Il est bien beau, en effet, et je voudrais
ressembler, de tous points, à cette figure-là.

--Il me semble que tu t'y essayais devant ton miroir? Ce sont des idées
bien profanes devant cette sainte image!

--Non, Michel, répondit Mila d'un air sérieux. Il n'y a rien de profane
dans l'idée que je me fais de sa beauté. Je ne l'avais pas encore
comprise comme aujourd'hui, et je me figurais que personne n'avait pu
créer une aussi belle figure que celle de la princesse Agathe. Mais
maintenant je vois que Raphaël a été plus loin. Il a donné à sa madone
plus de force, sinon plus de tranquillité. Elle est très-vivante, cette
figure divine; elle a beaucoup de volonté; elle est sûre d'elle-même...
C'est la plus chaste, mais aussi la plus aimante des femmes; elle a
l'air de dire: Aimez-moi, parce que je vous aime.

--Vraiment, Mila, où prends-tu ce que tu dis là? s'écria Michel en
regardant sa sœur avec surprise. Je crois rêver en t'écoutant parler!»

L'entretien de ces deux enfants fut interrompu par l'arrivée de leur
père. Il venait proposer à Michel de procéder à la démolition de la
salle de bal. Tous les ouvriers qui y avaient travaillé s'étaient donné
rendez-vous à trois heures de l'après-midi, pour débarrasser le palais
de cette construction volante.

«Je sais, dit Pier-Angelo, que la princesse tient à conserver tes
fresques sur toile, et je désire que tu m'aides à les rouler et à les
transporter sans dommage dans une des galeries du palais.»

Michel suivit son père; mais ils furent à peine sortis de la ville, que
celui-ci s'arrêtant:

«Mon ami, dit-il, je vais me rendre seul à la villa, où je veux avoir un
mot d'entretien avec la princesse, relativement à cet abbé maudit qui se
déguise en moine pour venir espionner je ne sais quoi et je ne sais qui
dans sa maison. Toi, tu vas marcher pendant deux milles vers le
nord-ouest, en suivant toujours le sentier qui s'ouvre ici, sans te
détourner ni à droite, ni à gauche. Tu arriveras dans une heure au
couvent des Capucins de Bel Passo, où ton oncle Fra-Angelo m'a dit qu'il
t'attendrait jusqu'au coucher du soleil. Il s'est assuré que le confrère
suspect que nous lui avions désigné n'était autre que le Ninfo, et, sans
vouloir s'expliquer avec moi sur les vues qu'il lui suppose, il m'a
déclaré vouloir s'entretenir avec toi sérieusement. Je doute que ton
oncle en sache plus long que nous sur l'état du cardinal et les desseins
de l'abbé; mais il est homme de sens et de prévoyance. Il a dû
s'enquérir dans la matinée, et je serai bien aise d'avoir son avis.»

Michel prit le sentier, et, au bout d'une heure de marche à travers les
plus admirables sites que l'imagination puisse se représenter, il arriva
à la porte du couvent de son oncle.

Ce couvent était situé au-dessus d'un village dans la région cultivée et
fleurie semée de maisons de campagne, qui occupe la base de l'Etna. De
grandes masses d'arbres séculaires protégeaient l'édifice, et le jardin,
tourné vers le soleil d'Afrique, dominait une vue magnifique terminée
par la mer.

Ce lieu romantique, tout sillonné de laves formidables, portait deux
noms qui lui avaient été donnés tour à tour, et que dans le doute de
celui qu'on devait lui conserver, on lui conférait indifféremment à
cette époque. Le site étant superbe, le sol fertile, et le climat
agréable, on l'avait nommé, dans le principe, _Bel passo_. Puis, étaient
venues les terribles éruptions de l'Etna et du Monte-Rosso, qui
l'avaient ruiné et bouleversé. Alors, on l'avait nommé _Mal passo_.
Puis, le temps avait marché, on avait rebâti le village et le couvent,
brisé les laves, repris la culture, et on était revenu peu à peu au doux
nom primitif. Mais ces deux qualifications opposées se confondaient
encore dans les habitudes et les souvenirs des habitants. Les
vieillards, qui avaient vu leur pays dans sa splendeur primitive,
disaient Bel passo, ainsi que les enfants, qui ne l'avaient vu que sorti
du chaos et ressuscité. Mais les hommes que le spectacle et les malheurs
de la catastrophe avaient frappés dans leurs premières années, ceux-là
qui n'avaient eu que le travail et l'effroi pour berceau, et qui
commençaient à peine à retirer quelque fruit de leurs peines, disaient
plus souvent encore _Mal passo_ que _Bel passo_.

Il y avait peut-être bien longtemps que, deux ou trois fois par siècle,
cette gorge changeait ainsi de nom, suivant la circonstance; exemple de
la courageuse insouciance de l'espèce humaine, qui rebâtit son nid à
côté de la branche brisée, et se remet à aimer, à caresser et à vanter
son domaine à peine reconquis sur les orages de la veille.

Cette contrée justifiait également, du reste, les deux noms qu'elle se
disputait. C'était le résumé de toutes les horreurs et de toutes les
beautés de la nature. Là où le fleuve de feu avait établi ses courants
destructeurs, les arêtes de laves, les scories livides, les ruines de
l'ancien sol creusé, inondé ou brûlé, rappelaient les jours néfastes, la
population réduite à la mendicité, les mères et les épouses en deuil;
Niobé changée en pierre à la vue de ses enfants foudroyés. Mais tout à
côté, à une ligne de lisière, de vieux figuiers, réchauffés par le
passage de la flamme, avaient poussé des branches nouvelles, et semaient
de leurs fruits succulents les frais gazons et l'antique sol imbibé des
sucs les plus généreux.

Tout ce qui ne s'était pas trouvé sur le passage de la lave en fusion,
tout ce qui avait été préservé par un accident de terrain, avait profité
de la destruction voisine. Il en est ainsi dans l'espèce humaine, et
partout la mort fait place à la vie. Michel remarqua qu'en certains
endroits, de deux arbres jumeaux, l'un avait disparu comme emporté par
un boulet de canon, et présentait sa souche calcinée, à côté de la tige
superbe qui semblait triompher sur ses ruines.

Il trouva son oncle occupé à tailler le roc pour élargir une plate-bande
de légumes splendides. Le jardin du couvent avait été creusé en pleine
lave. Ses allées étaient recouvertes de mosaïques en faïence émaillée,
et les carrés de légumes et de fleurs, taillés dans le sein même du roc,
et remplis de terres rapportées, offraient le spectacle de caisses
gigantesques enfouies jusqu'aux bords. Pour rendre l'identité plus
frappante, entre la terre cultivée et l'allée de faïence, on avait
laissé dépasser le rebord de lave noire, en guise de bordure de buis ou
de thym, et à chaque coin des carrés, on avait taillé cette lave en
boule, comme l'ornement classique de nos caisses d'oranger.

Il n'y avait donc rien de plus propre et de plus laid, de plus
symétrique et de plus triste, de plus monastique en somme, que ce
jardin, sujet d'orgueil et objet d'amour des bons moines. Mais la beauté
des fleurs, l'éclat des grappes de raisin qui s'étalaient en berceau sur
de lourds piliers de lave, le doux murmure de la fontaine qui se
distribuait en mille filets argentés, pour aller rafraîchir chaque
plante dans sa prison de roches, et surtout la vue qu'on découvrait de
cette terrasse ouverte au midi, offraient une compensation à la
mélancolie d'un si rude et si patient labeur.

Fra-Angelo, armé d'une massue de fer, avait ôté son froc pour être plus
libre dans ses mouvements. Vêtu d'un court sayon brun, il déployait au
soleil les muscles formidables de ses bras velus, et, à chaque coup qui
faisait voler la lave en éclats, il poussait une sorte de rugissement
sauvage. Mais lorsqu'il aperçut le jeune artiste, il se releva et lui
montra une physionomie douce et sereine.

«Tu viens à point, jeune homme, lui dit-il. Je pensais à toi, et j'ai
beaucoup de questions à te faire.

--Je pensais, au contraire, mon oncle, que vous aviez beaucoup de choses
à m'apprendre.

--Oui, sans doute, j'en aurais, si je savais qui tu es; mais, sans le
lien de parenté qui nous unit, tu serais un étranger pour moi; et, quoi
qu'en dise ton père, aveuglé peut-être par sa tendresse, j'ignore si tu
es un homme sérieux. Réponds-moi donc. Que penses-tu de la situation où
tu te trouves?

--Pour éviter que je sois forcé de répondre à vos questions par d'autres
questions, vous devriez peut-être, mon cher oncle, les poser tout de
suite clairement. Quand je connaîtrai ma situation, je pourrai vous dire
ce que j'en pense.

--Alors, dit le capucin, examinant Michel avec une attention un peu
sévère, tu ne sais rien des secrets qui te concernent, et tu ne les
pressens même pas? Tu n'as jamais rien deviné? On ne t'a jamais rien
confié?

--Je sais que mon père a été compromis autrefois, à l'époque de ma
naissance, je crois, dans une conspiration politique. Mais il m'était
bien permis alors d'ignorer s'il était accusé à tort ou à raison.
Depuis, mon père ne s'est jamais expliqué avec moi à cet égard.

--Il manque donc de confiance en toi, ou tu ne t'intéresses guère à son
sort?

--Je l'ai interrogé quelquefois; il m'a toujours répondu d'une manière
évasive. Je n'en ai pas tiré comme vous, mon oncle, la conséquence qu'il
se défiait de moi; cela m'eût paru impossible; mais j'ai toujours pensé
qu'ayant réellement trempé dans cette affaire, il était lié par des
serments, ainsi qu'il arrive dans toutes les sociétés secrètes. J'aurais
donc cru manquer au respect que je lui dois si j'avais insisté
davantage.

--C'est bien parlé; mais cela ne cache-t-il pas une profonde insouciance
des affaires de ton pays, et un égoïste abandon de la sainte cause de sa
liberté?»

Michel fut un peu embarrassé de cette question si nettement posée, cette
fois.

«Allons, reprit Fra-Angelo, réponds sans crainte, je ne te demande que
la vérité.

--Eh bien! je vais vous répondre, mon oncle, dit Michel, bravant les
regards froids du moine, qui l'attristaient malgré lui, car il eût voulu
plaire à cet homme, dont la figure, la voix et l'attitude lui
commandaient le respect et la sympathie. Je vous dirai ce que je pense,
puisque vous voulez le savoir, et ce que je suis, au risque de perdre
votre bienveillance. Faites que la cause de la liberté soit vraiment,
pour l'Italie et la Sicile, la cause des hommes privés de liberté, et
vous me verrez m'y jeter, je ne dis pas avec enthousiasme, mais avec
fureur. Mais hélas! jusqu'ici, j'ai toujours vu que les hommes se
sacrifiaient pour changer d'esclavage, et que les classes riches et
nobles les exploitaient à leur profit, au nom de telle ou telle idée.
Voilà pourquoi, sans rester froid au spectacle des misères et de
l'oppression de mes compatriotes, je n'ai jamais désiré de conspirer
sous les auspices et pour les intérêts des patriciens qui nous y
pousseraient volontiers.

--O hommes, ô hommes! _chacun pour soi_ sera donc toujours votre devise!
s'écria le capucin, en se levant, comme transporté d'indignation; puis,
se rasseyant avec un rire étrange et plein d'amertume: Seigneur prince,
_eccelenza_, dit-il en regardant Michel avec ironie, vous vous moquez de
nous, je pense!»



XXI.

FRA-ANGELO.


La bizarre sortie du capucin jeta Michel dans une confusion pénible;
mais, résolu de garder l'indépendance et la sincérité de son caractère,
il affecta une tranquillité qu'il n'éprouvait point.

«Pourquoi me traitez-vous de _prince_ et d'_excellence_, mon cher oncle?
dit-il en s'efforçant de sourire; est-ce que je viens de parler comme un
patricien?

--Précisément, chacun pour soi! te dis-je, répondit Fra-Angelo reprenant
son sérieux mélancolique. Si c'est là l'esprit du siècle que tu as été
étudier à Rome, si c'est la philosophie nouvelle dont les jeunes gens du
dehors sont nourris, nous ne sommes pas au bout de nos malheurs, et nous
pouvons bien encore égrener nos chapelets en silence. Hélas! hélas!
voilà de belles choses! les enfants de notre peuple ne voudront point
remuer, de peur de sauver leurs anciens maîtres avec eux; et les
patriciens n'oseront pas bouger non plus, dans la crainte d'être dévorés
par leurs anciens esclaves! A la bonne heure! Pendant ce temps, la
tyrannie étrangère s'engraisse et rit sur nos dépouilles; nos mères et
nos sœurs demandent l'aumône ou se prostituent; nos frères et nos amis
meurent sur un fumier ou sur la potence. C'est un beau spectacle, et je
suis étonné, Michel-Angelo, que vous soyez venu tout exprès de Rome, où
vous n'aviez sous les yeux que les pompes du saint-siége ou les
chefs-d'œuvre de l'art, pour contempler cette pauvre Sicile, avec son
peuple de mendiants, ses nobles ruinés, ses moines fainéants et abrutis!
Que n'alliez-vous faire un voyage d'agrément à Naples? vous y auriez vu
des seigneurs plus riches et un gouvernement plus opulent, grâce aux
impôts qui nous font mourir de faim; un peuple fort tranquille qui se
soucie fort peu du sort de ses voisins: «Que nous importe la Sicile?
c'est notre conquête, et ses habitants ne sont point nos frères.» Voilà
ce qu'on dit à Naples. Allez à Palerme, on vous y dira que Catane n'est
point à plaindre et peut se sauver toute seule avec ses vers à soie.
Allez à Messine, on vous y dira que Palerme ne fait point partie de la
Sicile, et qu'on n'a que faire de ses mauvais conseils et de son mauvais
esprit. Allez en France, on y imprime tous les jours que les peuples
dévots et lâches comme nous ont bien mérité leur sort. Allez en Irlande,
on vous dira qu'on ne veut pas du concours des hérétiques de France.
Allez partout, et vous serez partout à la hauteur des idées de votre
temps, car on vous dira partout ce que vous venez de dire «Chacun pour
soi!»

Les paroles, l'accent et la physionomie de Fra-Angelo firent sur Michel
une impression profonde, et il eut la bonne foi d'en convenir tout de
suite avec lui-même. Il se sentit pris par la fibre artiste, et ce qui
lui eût paru, de la part de tout autre, sophisme et déclamation, se
montra à lui simple et grand dans la bouche de ce moine.

«Mon père, dit-il avec un abandon naïf, il se peut que vous ayez raison
de me gourmander comme vous le faites. Je n'en sais rien, et j'aurais à
vous fournir, pour la défense de mon scepticisme, beaucoup d'arguments
qui sortent de ma mémoire pendant que je vous écoute. Il ne me semble
pas que je sois aussi mauvais et aussi méprisable que vous le pensez.
Mais, avec vous, je me sens plus pressé de m'améliorer que de me
défendre. Parlez toujours.

--Oui, oui, j'entends, dit Fra-Angelo avec fierté, vous êtes peintre et
vous m'étudiez, voilà tout. Ce langage vous paraît nouveau dans la
bouche d'un moine, et vous ne pensez qu'au premier tableau que vous
ferez de saint-Jean prêchant... dans le désert?

--Ne me raillez pas, je vous en supplie, mon oncle; cela est inutile
pour me faire savoir que vous avez plus de finesse et d'esprit que moi.
Vous avez voulu me questionner; je vous ai dit sincèrement ma pensée. Je
hais l'oppression, qu'elle se présente sous la forme du passé ou sous
celle du présent. Je n'aimerais pas à être l'instrument des passions
d'autrui et à sacrifier mon avenir d'artiste au rétablissement des
honneurs et de la fortune de quelques grandes familles, naturellement
ingrates et instinctivement despotiques. Je crois qu'une révolution,
dans un pays comme le nôtre, n'aurait pas d'autre résultat. Je me sens
de force à prendre un fusil pour défendre la vie de mon père et
l'honneur de ma sœur. Mais, s'il est question de s'affilier à quelque
société mystérieuse, dont les adeptes agissent les yeux fermés, et sans
voir la main qui les pousse ni le but où ils marchent..., à moins que
vous ne me prouviez éloquemment et victorieusement que c'est mon devoir,
je ne le ferai point, dussiez-vous me maudire, mon cher oncle, ou vous
moquer de moi, ce qui est encore pis.

--Et où prenez-vous que je veuille vous affilier à quoi que ce soit de
ce genre? dit Fra-Angelo levant les épaules. J'admire vos méfiances, et
que le premier sentiment qui vous vienne envers le frère de votre père,
soit la crainte d'être joué par lui. J'ai voulu vous connaître, jeune
homme, et me voilà fort triste de ce que je sais de vous.

--Que savez-vous donc de moi? s'écria Michel impatienté; voyons,
faites-moi mon procès en règle, et que je connaisse enfin mes torts.

--Tout votre tort est de n'être pas l'homme que vous devriez être,
répondit Fra-Angelo, et cela est fâcheux pour nous.

--Je ne comprends pas mieux.

--Je sais que vous ne pouvez pas comprendre ce que je pense en ce
moment-ci! autrement vous n'auriez pas parlé ainsi devant moi.

--Au nom du ciel, expliquez-vous, dit Michel, incapable de supporter
plus longtemps ces attaques. Il me semble que nous nous battons en duel
dans les ténèbres. Je ne puis parer vos coups, et je vous frappe
apparemment quand je crois me défendre. Que me reprochez-vous, ou que me
demandez-vous? Si je suis l'homme de mon temps et de ma caste, est-ce ma
faute? J'arrive pour la première fois sur cette terre vouée au culte du
passé. Je ne suis pas athée, mais je ne suis pas dévot. Je ne crois pas
à l'excellence de certaines races, ni à l'infériorité nécessaire de la
mienne. Je ne me sens point le serviteur-né des vieux patriciens, des
vieux préjugés et des vieilles institutions de mon pays. Je me mets au
niveau des têtes les plus orgueilleuses et les plus révérées pour les
juger, afin de savoir si je dois m'incliner devant un vrai mérite ou me
préserver d'un vain prestige. Voilà tout, mon oncle; je vous le jure.
Maintenant, vous me connaissez. J'admire ce qui est beau, grand et
sincère devant Dieu. Mon cœur est sensible à l'affection et mon esprit
prosterné devant la vertu. J'aime l'art, et j'ambitionne la gloire, j'en
conviens; mais je veux l'art sérieux et la gloire pure. Je n'y
sacrifierai aucun de mes devoirs, mais je n'accepterai pas de faux
devoirs et je repousserai les faux principes. Suis-je donc un misérable?
et faut-il que, pour avoir l'honneur d'être un vrai Sicilien, je me
fasse moine dans votre couvent ou bandit sur la montagne?

L'accès de vivacité auquel Michel venait de s'abandonner, n'avait pas
déplu au capucin. Il l'avait écouté avec intérêt, et sa figure s'était
adoucie. Mais, les dernières paroles du jeune homme firent sur lui
l'effet d'une décharge électrique. Il bondit sur son banc, et,
saisissant le bras de Michel, avec cette force herculéenne dont il lui
avait déjà donné un échantillon le matin: «Quelle est cette métaphore?
s'écria-t-il, et de qui voulez-vous parler?»

Mais, voyant l'air stupéfait de Michel à cette nouvelle sortie, il se
prit à rire: «Eh bien! quand tu le saurais, quand ton père te l'aurait
dit, ajouta-t-il, que m'importe? D'autres le savent, et je n'en suis pas
plus malheureux. Eh bien! enfant, vous avez dit, sans y songer, une
parole bien forte; c'est ce qu'on pourrait appeler la moelle de la
vérité. Tous les hommes ne sont pas faits pour s'en nourrir, il y a des
vérités plus faciles et plus douces qui suffisent au grand nombre. Mais,
pour ceux qui ont soif de la logique absolue dans leurs sentiments et
dans leurs actions, ce qui vous paraît un paradoxe n'est ici qu'un lieu
commun. Vous me regardez avec étonnement? Je vous dis que vous avez,
sans le savoir, parlé comme un oracle, en disant que, pour avoir
l'honneur d'être un vrai Sicilien, il faudrait être moine dans mon
couvent, ou bandit sur la montagne. J'aimerais mieux que vous fussiez
l'un ou l'autre, qu'artiste cosmopolite comme vous aspirez à l'être.
Écoutez une histoire, et tâchez de la comprendre:

«Il y avait en Sicile un homme, un pauvre diable, mais doué d'une
imagination vive et d'un certain courage, qui ne pouvant supporter les
malheurs dont son pays était la proie, prit, un beau matin, son fusil et
s'en fut dans la montagne, résolu à se faire tuer, ou à détruire en
détail le plus d'ennemis possible, en attendant le jour où il pourrait
tomber dessus en masse, avec les partisans auxquels il se joignait. La
bande était nombreuse et choisie. Elle était commandée par un noble, le
dernier rejeton d'une des plus grandes familles du pays, le prince César
de Castro-Reale. Souvenez-vous de ce nom-là: si vous ne l'avez jamais
entendu prononcer, un temps viendra où il vous intéressera davantage.

«Dans les bois et dans la montagne, le prince avait pris le nom de
_Destatore_[1], sous lequel on l'a connu, aimé et redouté dix ans, sans
se douter qu'il fût le jeune et brillant seigneur qu'on avait vu à
Palerme manger follement sa fortune et mener la plus joyeuse vie avec
ses amis et ses maîtresses.

«Avant de vous parler du pauvre diable qui se fit brigand par désespoir
patriotique, il faut que je vous parle du noble patricien qui s'était
fait chef de brigands par la même raison. Ceci vous aidera à connaître
votre pays et vos compatriotes. _Il Destatore_ était un homme de trente
ans, beau, instruit, aimable, brave et généreux, une nature de héros;
mais persécuté et accablé de vexations par le gouvernement napolitain,
qui le haïssait particulièrement à cause de l'influence qu'il exerçait
sur les gens du peuple. Il résolut d'en finir avec la vie qu'il menait,
de manger le reste de sa fortune que l'impôt réduisait chaque jour au
profit de l'ennemi; enfin, de s'étourdir sur sa douleur, et de se tuer
ou de s'abrutir dans la débauche.

«Il ne réussit qu'à se ruiner. Sa robuste santé résista à tous les
excès, sa douleur survécut à ses égarements, et, quand il vit qu'au lieu
de s'endormir, il s'exaltait dans l'ivresse, qu'une rage profonde
s'emparait de lui, et qu'il lui fallait se passer une épée au travers du
corps, ou, comme il disait, _manger du Napolitain_, il disparut et se
fit bandit. On le crut noyé, et sa succession ne donna pas de grands
embarras à ses neveux, ni de grands profits aux gens de loi.

«Ce fut alors un tigre, un lion terrible qui portait la terreur dans les
campagnes et qui vengeait son pays d'une sanglante manière. Le pauvre
diable que j'ai montré au commencement de mon histoire s'attacha
passionnément à lui et le servit avec fanatisme. Il ne s'inquiéta pas de
savoir si c'était _rendre un culte au passé_, plier le genou devant un
homme qui se croyait plus que lui et qui n'était devant Dieu que son
égal et son semblable; s'il se battait et s'exposait au profit d'un
_maître_ qui pourrait bien devenir _ingrat et despotique_; enfin, si,
après avoir détruit la tyrannie étrangère, comme on s'en flattait, on
retomberait sous le joug des _vieux préjugés_, des _vieux abus_, des
nobles et des moines. Non, toutes ces méfiances étaient trop subtiles
pour un esprit droit et simple comme était le sien. Mendier lui eût paru
une bassesse dans ce temps-là; travailler!... il n'avait fait que cela
toute sa vie et avec ardeur, car il aimait le travail et ne redoutait
point la peine. Mais je ne sais pas si vous vous êtes déjà aperçu qu'en
Sicile ne travaille pas qui veut. Sur le sol le plus riche et le plus
généreux de l'univers, les impôts exorbitants ont détruit le commerce,
l'agriculture, toutes les industries et tous les arts. L'homme dont je
vous parle avait cherché les travaux les plus ingrats et les plus rudes
dans les salines, dans les mines, et jusque dans les entrailles de cette
terre désolée et délaissée à la surface. L'ouvrage manquait partout, et
toutes les entreprises successivement abandonnées, il lui fallait
demander l'aumône à ses compatriotes aussi malheureux que lui, ou voler
furtivement. Il aima mieux _prendre_ ouvertement.

«Mais on prenait avec discernement et justice dans la bande du
_Destatore_. On ne maltraitait ou on ne rançonnait que les ennemis du
pays ou les traîtres. On liait des intelligences avec tout ce qui était
brave ou malheureux. On espérait former un parti assez considérable pour
tenter un coup de main sur quelqu'une des trois villes principales,
Palerme, Catane ou Messine.

«Mais Palerme voulait, pour prendre confiance en nous, que nous fussions
commandés par un noble, et le _Destatore_, passant pour un aventurier de
bas étage, fut rejeté. S'il eût dit son véritable nom, c'eût été pis. Il
était décrié dans son pays pour ses déportements, et là était le mal
qu'il ne pouvait reprocher qu'à lui-même.

«A Messine, on repoussa nos offres sous prétexte que le gouvernement
napolitain avait fait de grandes choses en faveur du commerce de cette
ville, et que, tout bien considéré, la paix à tout prix valait mieux,
avec l'industrie et l'espoir de s'enrichir, que la guerre patriotique
avec le désordre et l'anarchie. A Catane, on nous répondit qu'on ne
pouvait rien faire sans le concours de Messine, et qu'on ne voulait rien
faire avec celui de Palerme. Que sais-je? on nous refusa définitivement
toute assistance; et, après nous avoir remis d'année en année, on en
vint à nous dire que le métier de bandit était passé de mode, et qu'il
était de mauvais goût de s'y obstiner quand on pouvait se laisser
acheter par le gouvernement et faire fortune à son service.

«On oubliait d'ajouter, il est vrai, que, pour reprendre sa place dans
la société, il eût fallu que le prince de Castro-Reale devînt l'ennemi
de son pays et acceptât quelque fonction militaire ou civile, consistant
à disperser les émeutes à coups de canon ou à poursuivre, dénoncer et
faire pendre ses anciens camarades.

«Le _Destatore_, voyant que sa mission était finie, et, que, pour vivre
de son espingole, il faudrait désormais s'attaquer à ses propres
compatriotes, tomba dans une profonde mélancolie. Errant dans les gorges
les plus sauvages de l'intérieur de l'île, et poussant de hardies
expéditions jusqu'aux portes des cités, il vécut quelque temps sur les
voyageurs étrangers qui venaient imprudemment visiter le pays. Ce métier
n'était pas digne de lui, car ces étrangers étaient, pour la plupart,
innocents de nos maux, et si peu capables de se défendre que c'était
pitié de les détrousser. Les braves qui le secondaient se dégoûtèrent
d'un si pauvre métier, et chaque jour amena une désertion. Il est vrai
que ces hommes scrupuleux firent encore pis en le quittant; car les uns,
repoussés de partout, tombèrent dans la paresse et dans la misère; les
autres furent forcés de se rallier au gouvernement, qui voyait en eux de
bons soldats et en fit des gendarmes et des espions.

«Il ne resta donc auprès du _Destatore_ que des malfaiteurs déterminés,
qui tuaient et pillaient, sans examen, tout ce qui se rencontrait devant
eux. Un seul était encore honnête et ne voulait pas tremper dans ce
métier de voleur de grands chemins. C'était le pauvre diable dont je
vous raconte l'histoire. Il ne voulait pourtant pas non plus quitter son
malheureux capitaine; il l'aimait, et son cœur se brisait à l'idée de
l'abandonner à des traîtres qui l'assassineraient un beau matin, n'ayant
plus personne à voler, ou qui l'entraîneraient dans des crimes gratuits
pour leur propre compte.

«_Il Destatore_ rendait justice au dévoûment de son pauvre ami. Il
l'avait nommé son lieutenant, titre dérisoire dans une troupe qui ne se
composait plus que d'une poignée de misérables. Il lui permettait
quelquefois encore de lui dire la vérité et de lui donner de bons
conseils; mais, le plus souvent, il le repoussait avec humeur, car le
caractère de ce chef s'aigrissait de jour en jour, et les sauvages
vertus qu'il avait acquises dans sa vie d'enthousiasme et de bravoure
faisaient place aux vices du passé, enfants du désespoir, hôtes funestes
qui revenaient prendre possession de son âme battue.

«L'ivrognerie et le libertinage s'emparèrent de lui, comme aux jours de
son oisiveté et de son découragement, il retomba au dessous de lui-même,
et un jour... un jour maudit qui ne sortira jamais de ma mémoire, il
commit un grand crime, un crime lâche, odieux! Si j'en avais été
témoin..., je l'aurais tué sur l'heure... Mais le dernier ami du
_Destatore_ ne l'apprit que le lendemain, et le lendemain, il le quitta
après lui avoir durement reproché son infamie.

«Alors ce pauvre diable, n'ayant plus personne à aimer, et ne pouvant
plus rien pour son malheureux pays, se demanda ce qu'il allait devenir.
Son cœur, toujours ardent et jeune, se tourna vers la piété, et s'étant
avisé qu'un bon moine, pénétré des idées de l'Évangile, pouvait encore
faire du bien, prêcher la vertu aux puissants, donner de l'instruction
et des secours aux ignorants et aux pauvres, il prit l'habit de capucin,
reçut les ordres mineurs, et se retira dans le couvent que voici. Il
accepta la mendicité imposée à son ordre, comme une expiation de ses
fautes, et il la trouva meilleure que le pillage, en ce qu'elle
s'adressait désormais aux riches en faveur des pauvres, sans violence et
sans ruse. Elle est inférieure, dans un sens; elle est moins sûre et
moins expéditive. Mais, tout bien considéré, pour un homme qui veut
faire le plus de bien possible, il fallait être bandit, dans ma
jeunesse; et, pour celui qui ne veut plus que faire le moins de mal
possible, il faut être moine à présent: c'est toi qui l'as dit.

«Voilà mon histoire, la comprends-tu?

--Très-bien, mon oncle; elle m'intéresse beaucoup, et le principal héros
de ce roman, ce n'est pas pour moi le prince de Castro-Reale, c'est le
moine qui me parle.»



XXII.

LE PREMIER PAS SUR LA MONTAGNE.


Fra-Angelo et son neveu gardèrent quelques instants le silence. Le
capucin était plongé dans l'amer et glorieux souvenir de ses jours
passés. Michel le contemplait avec plaisir, et, ne s'étonnant plus de
cet air martial et de cette force d'athlète ensevelis sous le froc, il
admirait en artiste l'étrange poésie de cette existence de dévoûment
absolu à une seule idée. S'il y avait quelque chose de monstrueux et de
quasi divertissant dans le fait de ce capucin, qui vantait et regrettait
encore sérieusement sa vie de bandit, il y avait quelque chose de
vraiment beau dans la manière dont l'ex-brigand conservait sa dignité
personnelle socialement compromise dans des aventures si excentriques.
Le poignard ou le crucifix à la main, assommant les traîtres dans la
forêt, ou mendiant pour les pauvres à la porte des palais, c'était
toujours le même homme, fier, naïf et inflexible dans ses idées, voulant
le bien par les moyens les plus énergiques, haïssant les actions lâches
jusqu'à être encore capable de les châtier de sa propre main, ne pouvant
rien comprendre aux questions d'intérêt personnel qui gouvernent le
monde, et ne concevant pas qu'on ne fût pas toujours prêt à tenter
l'impossible, plutôt que de transiger avec les calculs d'une froide
prudence.

«Pourquoi admires-tu le héros secondaire de l'histoire que je viens de
te raconter? dit-il à son neveu, lorsqu'il sortit de sa rêverie. Le
dévoûment et le patriotisme sont donc quelque chose, car cet homme
n'avait pas d'autre mobile, et n'eût été, dans le monde actuel, qu'une
pauvre tête, et peut-être un esprit dérangé?

[Illustration: Seigneur prince, _eccellenza_, dit-il... (Page 53.)]

--Oui, mon oncle, le dévoûment sincère et le sacrifice de toute
personnalité en présence d'une idée, sont de grandes choses, et, si je
vous avais connu dans ce temps-là, si j'avais eu âge d'homme, il est
probable que je vous aurais suivi sur la montagne. J'aurais peut-être
été moins attaché que vous au prince de Castro-Reale, mais j'espère que
j'aurais eu les mêmes illusions et le même amour pour la cause du pays.

--Vrai, jeune homme? dit Fra-Angelo en attachant ses yeux pénétrants sur
Michel.

--Vrai, mon oncle, répondit le jeune homme en levant fièrement la tête,
et en soutenant ce regard avec l'assurance de la conviction.

--Eh bien! mon pauvre enfant, reprit Fra-Angelo avec un soupir, il est
donc trop tard désormais pour tenter quelque chose? Le temps de croire
au triomphe de la vérité est donc passé, et le monde nouveau, que du
fond de mon cloître, comme du fond de ma caverne de brigands, je n'ai
pas pu bien connaître, est donc déterminé sans retour à se laisser
écraser?

--J'espère que non, mon oncle. Si je le croyais, il me semble que je
n'aurais plus de sang dans les veines, de feu dans le cerveau, d'amour
dans le sein, et que je ne serais plus capable d'être artiste. Mais il
faut bien reconnaître, hélas! que le monde n'est plus ce qu'il pouvait
être encore dans ce pays, au début de vos entreprises. S'il a fait un
pas vers les découvertes de l'intelligence, il est certain que l'élan du
cœur s'est refroidi en lui.

--Et vous appelez cela un progrès? s'écria le capucin, avec douleur.

--Non, tant s'en faut, répondit Michel; mais ceux qui sont nés dans
cette phase, et qui sont destinés à la remplir peuvent-ils respirer un
autre air que celui qui les a fait éclore, et nourrir d'autres idées que
celles dont on les a imbus? Ne faut-il pas se rendre à l'évidence et
plier sous le joug de la réalité? Vous-même, mon digne oncle, lorsque,
de la condition fougueuse de libre aventurier, vous êtes passé à la
règle inflexible du cloître, n'avez-vous pas reconnu que le monde
n'était pas ce que vous pensiez, et qu'il n'y avait plus rien de
possible par la violence?

[Illustration: Tiens, la voilà, cette croix!... (Page 60.)]

--Hélas! il est vrai! répondit le moine. Pendant ces dix années que
j'avais passées dans les montagnes, je n'avais pas vu quelles
révolutions s'opéraient dans les mœurs des hommes civilisés. Lorsque le
_Destatore_ m'envoya dans les villes, avec ses députés, pour tâcher
d'établir des intelligences avec les seigneurs qu'il avait connus bons
patriotes, et les bourgeois riches et instruits qu'il avait vus ardents
libéraux, je fus bien forcé de constater, que ces gens-là n'étaient plus
les mêmes, qu'ils avaient élevé leurs enfants dans d'autres idées,
qu'ils ne voulaient plus risquer leur fortune et leur vie dans ces
entreprises hasardeuses où la foi et l'enthousiasme peuvent seuls
accomplir des miracles.

«Oui, oui, le monde avait bien marché... en arrière, selon moi. On ne
parlait plus que d'entreprises d'argent, de monopole à combattre, de
concurrence à établir, d'industries à créer. Tous se croyaient déjà
riches, tant ils avaient hâte de le devenir, et, pour le moindre
privilége à garantir, le gouvernement achetait qui bon lui semblait. Il
suffisait de promettre, de faire espérer des moyens de fortune, et les
plus ardents patriotes se jetaient sur cette espérance, disant:
l'industrie nous rendra la liberté.

«Le peuple aussi croyait à cela, et chaque patron pouvait amener ses
clients aux pieds des nouveaux maîtres, ces pauvres gens s'imaginant que
leurs bras allaient leur rapporter des millions. C'était une fièvre, une
démence générale. Je cherchais des hommes, je ne trouvai que des
machines. Je parlai d'honneur et de patrie, on me répondit soufre et
filature de soie. Je m'en allai triste, mais incertain, n'osant pas trop
fronder ce que je venais de voir, et me disant que ce n'était pas à moi,
ignorant et sauvage, de juger les ressources nouvelles que ces
mystérieuses découvertes allaient créer pour mon pays.

«Mais depuis, mon Dieu! j'ai vu le résultat de ces belles promesses pour
le peuple! J'ai vu quelques praticiens relever leur fortune, en ruinant
leurs amis et faisant la cour au pouvoir. J'ai vu plusieurs familles de
minces bourgeois arriver à l'opulence; mais j'ai vu les honnêtes gens de
plus en plus vexés et persécutés; j'ai vu surtout, et je vois tous les
jours plus de mendiants et plus de misérables sans pain, sans aveu, sans
éducation, sans avenir. Et je me demande ce que vous avez fait de bon
avec vos idées nouvelles, votre progrès, vos théories d'égalité! Vous
méprisez le passé, vous crachez sur les vieux abus, et vous avez tué
l'avenir en créant des abus nouveaux plus monstrueux que les anciens.
Les meilleurs parmi vous, jeunes gens, sont à l'affût des principes
révolutionnaires des nations plus avancées que la nôtre. Vous vous
croyez bien éclairés, bien forts, quand vous pouvez dire: «Plus de
nobles, plus de prêtres, plus de couvents, plus rien du passé!» Et vous
ne vous apercevez pas que vous n'avez plus la poésie, la foi et
l'orgueil qui ranimaient encore le passé.

«Voyons! ajouta le capucin, en croisant ses bras sur sa poitrine
ardente, et en toisant Michel d'un air moitié père, moitié spadassin:
vous êtes un tout jeune homme, un enfant! Vous vous croyez bien habile,
parce que vous savez ce qu'on dit et ce qu'on pense dans le monde, à
l'heure qu'il est. Vous regardez ce moine abruti qui passe la journée à
briser le roc pour faire pousser, l'année prochaine, une rangée de
piments ou de tomates sur la lave, et vous dites:

«Voilà une existence d'homme singulièrement employée! Pourtant cet homme
n'était ni paresseux ni stupide. Il eût pu être avocat ou marchand, et
gagner de l'argent tout comme un autre. Il eût pu se marier, avoir des
enfants, et leur enseigner à se tirer d'affaire dans la société. Il a
préféré s'ensevelir vivant dans une chartreuse et tendre la main aux
aumônes! C'est qu'il est sous l'empire du passé, et qu'il a été dupe des
vieilles chimères et des vieilles idolâtries de son pays!

«Eh bien! moi, savez-vous ce que je pense en vous regardant? Je me dis:
«Voilà un jeune homme qui s'est beaucoup frotté à l'esprit des autres,
qui s'est émancipé bien vite de sa classe, qui ne veut point partager
les misères de son pays et les labeurs de ses parents. Il en viendra à
bout; c'est un beau jeune homme, plus raisonneur et plus subtil dans ses
idées et ses paroles, à dix-huit ans, que je ne l'étais à trente. Il
sait une foule de choses qui m'eussent paru inutiles, et dont je ne me
doutais seulement pas avant que les loisirs du cloître m'eussent permis
de m'instruire un peu. Il est là, qui sourit de mon enthousiasme, et
qui, à cheval sur sa raison, sur son expérience anticipée, sur sa
connaissance des hommes, et sur sa grande science de l'intérêt
personnel, me traite intérieurement comme un pédagogue traiterait un
écolier. C'est lui qui est l'homme mûr; et moi, vieux bandit, vieux
moine, je suis l'adolescent intrépide, l'enfant aveugle, et naïf!
Singulier contre-sens! Il représente le siècle nouveau, tout d'or et de
gloire, et moi, la poussière des ruines, le silence des tombeaux!

«Eh bien! cependant, que le tocsin sonne, que le volcan gronde, que le
peuple rugisse, que ce point noir que l'on voit d'ici dans la rade et
qui est le vaisseau de l'État se hérisse de canons pour foudroyer la
ville au premier soupir exhalé vers la liberté; que les brigands
descendent de la montagne, que l'incendie s'élève dans les nues: et,
dans cette dernière convulsion de la patrie expirante, le jeune artiste
prendra ses pinceaux; il ira s'asseoir à l'écart, sur la colline, à
l'abri de tout danger, et il composera un tableau, en se disant: Quel
pauvre peuple et quel beau spectacle! Hâtons-nous de peindre! dans un
instant, ce peuple n'existera plus, et voici sa dernière heure qui
sonne!»

«Au lieu que le vieux moine prendra son fusil... qui n'est pas encore
rouillé;... il retroussera ses manches jusqu'à l'épaule, et, sans se
demander ce qui va résulter de tout cela, il se jettera dans la mêlée,
et il se battra pour son peuple, jusqu'à ce que son corps broyé sous les
pieds n'ait plus figure humaine. Eh bien! enfant, j'aimerais mieux
mourir ainsi que de survivre comme toi à la destruction de ma race!

--Mon père! mon père! ne le croyez pas, s'écria Michel, entraîné et
vaincu par l'exaltation du capucin. Je ne suis point un lâche! et si mon
sang sicilien s'est engourdi sur la terre étrangère, il peut se ranimer
au souffle de feu que votre poitrine exhale. Ne m'écrasez pas sous cette
malédiction terrible! Prenez-moi dans vos bras et embrasez-moi de votre
flamme. Je me sens vivre auprès de vous, et cette vie nouvelle m'enivre
et me transporte!

--A la bonne heure! voici enfin un bon mouvement, dit le moine en le
pressant dans ses bras. J'aime mieux cela que les belles théories sur
l'art, que tu as persuadé à ton père de respecter aveuglément.

--Pardon, mon oncle, je ne me rends point à ceci, reprit Michel en
souriant. Je défendrai jusqu'à mon dernier soupir la dignité et
l'importance des arts. Vous disiez tout à l'heure qu'au milieu de la
guerre civile j'irais froidement m'asseoir dans un coin pour recueillir
des épisodes au lieu de me battre. Je me battrais, je vous prie de le
croire, et je me battrais fort bien, si c'était tout de bon pour chasser
l'ennemi. Je me ferais tuer de grand cœur; la gloire me viendrait plus
vite ainsi que je ne l'atteindrai en étudiant la peinture, et j'aime la
gloire: là-dessus, je crains d'être incorrigible. Mais si, en effet,
j'étais condamné à survivre à la destruction de mon peuple après avoir
combattu en vain pour son salut, il est probable que, recueillant mes
cruels souvenirs, je ferais beaucoup de tableaux pour retracer et
immortaliser la mémoire de ses sanglants désastres. Plus je serais ému
et désespéré, meilleure et plus frappante serait mon œuvre. Elle
parlerait au cœur des hommes; elle exciterait l'admiration pour notre
héroïsme, la pitié pour nos malheurs, et je vous assure que j'aurais
peut-être mieux servi notre cause avec mes pinceaux que je ne l'aurais
fait avec mon fusil.

--Fort bien! fort bien! reprit le moine avec un élan de sympathie naïve.
C'est bien dit et bien pensé. Nous avons ici un frère qui fait de la
sculpture, et j'estime que son travail n'est pas moins utile à la piété
que le mien ne l'est au couvent quand je brise cette lave. Mais ce moine
a sa foi, et il peut créer les traits de la céleste madone sans avilir
l'idée que nous nous en faisons. Tu feras de beaux tableaux, Michel;
mais ce sera à la condition d'avoir eu le cœur et la main au combat, et
d'avoir été acteur passionné, et non pas froid spectateur de ces
événements.

--Nous voici d'accord tout a fait, mon père; sans conviction et sans
émotion, point de génie dans les arts: mais, puisque nous n'avons plus
rien à discuter, si vous êtes enfin content de moi, dites-moi donc ce
qui se prépare et ce que vous attendez de mon concours. Nous sommes donc
à la veille de quelque tentative importante?»

Fra-Angelo s'était animé au point de perdre la notion de la réalité.
Tout à coup ses yeux étincelants se remplirent de larmes, sa poitrine
gonflée s'abaissa sous un profond soupir, ses mains, qui frémissaient
comme si elles cherchaient des pistolets à sa ceinture, retombèrent sur
sa corde de moine et rencontrèrent son chapelet.

«Hélas! non, dit-il en promenant des regards effarés autour de lui comme
un homme qui s'éveille en sursaut, nous ne sommes à la veille de rien,
et peut-être mourrai-je dans ma cellule sans avoir renouvelé l'amorce de
mon fusil. Tout cela était un rêve que tu as partagé avec moi un
instant; mais ne le regrette pas, jeune homme, ce rêve était beau, et
cet instant qui m'a fait du bien t'a peut être rendu meilleur. Il m'a
servi à te connaître et a t'estimer. Maintenant, c'est entre nous à la
vie et à la mort. Ne désespérons pourtant de rien. Regarde l'Etna! il
est paisible, radieux; il fume à peine, il ne gronde pas. Demain,
peut-être, il vomira encore ses laves ardentes et détruira de fond en
comble le sol où nous marchons. Il est l'emblème et l'image du peuple
sicilien, et l'heure des _Vêpres_ peut sonner au milieu des danses ou du
sommeil.

«Mais voici le soleil qui baisse, et je n'ai plus de temps à perdre pour
t'informer de ce qui te concerne. C'est une affaire toute personnelle à
toi dont je voulais l'entretenir, et cette affaire est grave. Tu n'en
peux sortir qu'avec mon aide et celle d'autres personnes qui vont
risquer, ainsi que moi, leur liberté, leur honneur et leur vie pour te
sauver.

--Est-il possible, mon oncle? s'écria Michel; ne puis-je m'exposer seul,
et faut-il que vous soyez enveloppé dans les périls mystérieux qui
m'environnent à mon insu? N'est-ce pas mon père seul qui est menacé, et
ne puis-je le sauver, moi?

--Ton père est menacé aussi, mais tu l'es davantage. Ne m'interroge pas,
crois-moi. Je te l'ai dit, je hais les violences inutiles, mais je ne
recule devant rien qui soit bon et nécessaire. Il faut que je t'aide et
je t'aiderai. Ton père et toi ne pouvez rien sans le capucin de l'Etna
et les restes de la bande du _Destatore_. Tout cela est prêt. Tu me
pardonneras si, avant de risquer des choses graves, j'ai voulu savoir à
quel point tu méritais le dévoûment dont tu vas recueillir les fruits.
Si tu n'avais été qu'un égoïste, je t'aurais aidé à fuir; mais si tu es
digne du titre de Sicilien, nous allons t'aider à triompher de la
destinée.

--Et vous ne m'expliquerez pas...

--Je ne t'expliquerai que ce que tu dois savoir. Il ne m'est point
permis de faire autrement; et souviens-toi d'une chose, c'est qu'en
essayant d'en savoir plus long qu'on ne peut t'en apprendre, tu
augmenterais nos périls en compliquant les embarras de ta propre
situation. Allons, fais-moi le plaisir de t'en rapporter à ton oncle et
de surmonter l'inquiète et vaine curiosité de l'enfance. Tâche de te
faire homme, d'ici à ce soir, car ce soir, peut-être, il te faudra agir.

--Je ne vous demanderai qu'une chose, mon oncle, c'est de veiller à la
sûreté de mon père et de ma sœur, avant de songer à moi.

--C'est fait, mon enfant; au premier signal, ton père trouverait un
asile dans la montagne, et ta sœur chez la dame qui a donné un bal cette
nuit. Allons, voici l'office qui sonne. Je vais demander au supérieur la
permission de sortir avec mon neveu pour une affaire de famille. Il ne
me la refusera pas. Attends-moi à la porte de notre chapelle.

--Et s'il vous la refusait, pourtant?

--Il me forcerait à lui désobéir, ce qui me serait pénible, je l'avoue,
non à cause de la pénitence de demain, mais parce que je n'aime pas à
manquer à mon devoir. Le vieux soldat se fait une loi de sa consigne.»

Au bout de cinq minutes, Fra-Angelo vint rejoindre Michel à l'entrée de
l'église.

«Accordé, lui dit-il; mais il m'est enjoint, pour payer ma dette à Dieu,
de faire, devant l'autel de la Vierge, un acte de foi et une courte
prière. Puisque je me fais dispenser des offices du soir, c'est bien le
moins que j'en demande excuse à mon premier supérieur. Viens prier avec
moi, jeune homme, cela ne peut te faire de mal et te donnera des
forces.»

Michel suivit son oncle au pied de l'autel. Le soleil couchant embrasait
les vitraux coloriés et semait de rubis et de saphirs le pavé où
s'agenouilla le capucin. Michel s'agenouilla aussi, et le regarda prier
avec ferveur et simplicité. Une vitre couleur de feu, dont le reflet
frappait précisément sa tête tondue, la faisait paraître lumineuse et
comme enflammée. Le jeune peintre fut saisi de respect et d'enthousiasme
en contemplant cette noble figure, énergique et naïve, qui s'humiliait
de bonne foi dans la prière; et lui aussi, touché jusqu'au fond du cœur,
il se mit à prier pour son pays, pour sa famille et pour lui-même, avec
une foi et une candeur qu'il n'avait pas connues depuis les jours de son
enfance.



XXIII.

IL DESTATORE.


«M'est-il permis, mon bon oncle, de vous demander où nous allons? dit
Michel lorsqu'ils se furent engagés dans un sentier étroit et sombre,
qui s'enfonçait sous les vieux oliviers de la montagne.

--Parfaitement, répondit Fra-Angelo; nous allons trouver les derniers
bandits sérieux de la Sicile.

--Il en existe donc encore?

--Quelques-uns, quoique bien dégénérés; ils seraient encore prêts à se
battre pour le pays, et ils nourrissent la dernière étincelle du feu
sacré. Cependant, je ne dois pas te cacher que c'est une espèce mixte
entre les braves d'autrefois, qui se fussent fait conscience d'ôter un
cheveu de la tête d'un bon patriote, et les assassins d'à présent, qui
tuent et dépouillent tout ce qu'ils rencontrent. Ceux-ci choisissent
quand ils peuvent; mais, comme le métier est devenu bien mauvais, et que
la police est plus redoutable que de mon temps, ils ne peuvent pas
toujours choisir; si bien que je ne te les donne pas pour
irréprochables: mais, tels qu'ils sont, ils ont encore certaines vertus
qu'on chercherait en vain ailleurs: la religion du serment, le souvenir
des services rendus, l'esprit révolutionnaire, l'amour du pays; enfin,
tout ce qui reste de l'esprit chevaleresque de nos anciennes bandes
jette encore une petite clarté dans l'âme de quelques-uns, qui font
société à part et qui vivent moitié sédentaires, moitié errants.
C'est-à-dire qu'ils sont tous établis dans les villages ou dans les
campagnes, qu'ils y ont leurs familles, et qu'ils passent même
quelquefois pour de tranquilles cultivateurs, soumis à la loi, et
n'ayant rien à démêler avec les _campieri_[2]. S'il y en a de soupçonnés
et même de compromis, ils s'observent davantage, ne viennent voir leurs
femmes et leurs enfants que la nuit, ou bien ils établissent leurs
demeures dans des sites presque inaccessibles. Mais celui que nous
allons chercher est encore vierge de toute poursuite directe. Il habite,
à visage découvert, un bourg voisin, et peut se montrer partout. Tu ne
seras pas fâché d'avoir fait connaissance avec lui, et je t'autorise à
étudier son caractère, car c'est une nature intéressante et remarquable.

--Serai-je trop curieux si je vous prie de me renseigner un peu à
l'avance?

--Certes, tu dois être renseigné, et je vais le faire. Mais c'est un
grave secret à te confier, Michel, et encore une histoire à te raconter.
Sais-tu que je vais mettre dans tes mains le sort d'un homme que la
police poursuit avec autant d'acharnement et d'habileté qu'elle en est
capable, sans avoir pu, depuis six ou sept ans que cet homme a commencé
à reprendre l'œuvre du _Destatore_, réussir à connaître ses traits et
son nom véritable? Voyons, ami, n'as-tu pas encore entendu parler,
depuis que tu es en Sicile, du _Piccinino_ et de sa bande?

--Il me semble que si... Oui, oui, mon oncle, ma sœur Mila a des
histoires fantastiques sur ce Piccinino, qui défraie toutes les
causeries des jeunes fileuses de Catane. C'est, disent-elles, un brigand
redoutable, qui enlève les femmes et tue les hommes jusqu'à l'entrée du
faubourg. Je ne croyais point à ces contes.

--Il y a du vrai au fond de tous les contes populaires, reprit le moine:
le Piccinino existe et agit. Il y a en lui deux hommes, celui que les
_campieri_ poursuivent en vain, et celui que personne ne s'avise de
soupçonner. Celui qui dirige des expéditions périlleuses et qui
rassemble, à un signal mystérieux, tous les _nottoloni_[3] un peu
importants, épars sur tous les points de l'île, pour les employer à des
entreprises plus ou moins bonnes; et celui qui demeure non loin d'ici,
dans une jolie maison de campagne, à l'abri de toute recherche et avec
la réputation d'un homme intelligent, mais tranquille, ennemi des luttes
sanglantes et des opinions hardies. Eh bien! dans une heure, tu seras en
présence de cet homme, tu sauras son vrai nom, tu connaîtras sa figure,
et tu seras le seul, avec deux autres personnes, en dehors de
l'affiliation qu'il commande, qui porteras la responsabilité de son
secret. Tu vois que je te traite comme un homme, mon enfant; mais on ne
découvre pas le danger d'autrui sans s'y trouver exposé soi-même. Il te
faudrait désormais payer de ta vie la plus légère indiscrétion, et en
outre, commettre plus qu'une lâcheté, un crime affreux, dont tu sauras
bientôt la portée.

--Tous ces avertissements sont inutiles, mon oncle; il me suffit de
savoir que ce serait un abus de confiance.

--Je le crois, et pourtant je ne connais pas assez ta prudence pour ne
pas te dire tout ce qui doit l'aider. Ton père, la princesse Agathe, ta
sœur peut-être, et moi-même, à coup sûr, payerions pour toi de la vie et
de l'honneur, si tu manquais au serment que j'exige. Engage-toi donc sur
ce qu'il y a de plus sacré, sur l'évangile, à ne jamais trahir, même
sur l'échafaud, le vrai nom du Piccinino.

--Je m'y engage, mon oncle. Êtes-vous content?

--Oui.

--Et le Piccinino aura-t-il dans mon serment la même confiance que vous?

--Oui, quoique la confiance ne soit pas son défaut. Mais, en t'annonçant
à lui, je lui ai donné des garanties dont il ne saurait douter.

--Eh bien! dites-moi donc quelles relations vont s'établir entre cet
homme et moi?

--Patience, enfant! je t'ai promis encore une histoire, et la voici:

«_Il Destatore_ s'étant adonné au vin, dans ses dernières années...

--Le _Destatore_ est donc mort, mon oncle? Vous ne m'avez pas parlé de
sa fin?

--Je te la dirai, quoi qu'il m'en coûte! Je dois te la dire! Je t'ai
parlé d'un crime exécrable qu'il avait commis. Il avait surpris et
enlevé une jeune fille, une enfant, qui se promenait avec une femme de
service dans les parages où nous nous trouvons, et qu'il rendit à la
liberté au bout de deux heures... Mais, hélas! deux heures trop tard!
Personne ne fut témoin de son infamie, mais le soir même il s'en vanta à
moi et railla mon indignation. Je fus alors transporté d'horreur et de
colère, au point de le maudire, de le dévouer aux furies, et de
l'abandonner pour entrer dans le couvent où, bientôt, je prononçai mes
vœux. J'aimais cet homme, j'avais subi longtemps son influence: je
craignais, en le voyant se perdre et s'avilir, de me laisser entraîner
par son exemple. Je voulais mettre entre lui et moi une barrière
insurmontable, je me fis moine; ce fut là un des plus puissants motifs
de cette détermination.

«Ma désertion lui fut plus sensible que je ne m'y étais attendu. Il vint
secrètement à Bel-Passo, et mit tout en usage, prières et menaces, pour
me ramener. Il était éloquent, parce qu'il avait une âme ardente et
sincère, en dépit de ses égarements. Je fus pourtant inexorable, et je
m'attachai à le convertir. Je ne suis pas éloquent, moi; je l'étais
encore moins alors; mais j'étais si pénétré de ce que je lui disais, et
la foi s'était si bien emparée de mon cœur, que mes remontrances lui
firent une grande impression. J'obtins qu'il réparerait son crime autant
que possible, en épousant l'innocente victime de sa violence. J'allai la
chercher de nuit, et je la fis consentir à revoir les traits de ce
brigand abhorré. Ils furent mariés cette nuit-là, en secret, mais bien
légitimement, dans la chapelle et devant l'autel où tu viens de prier
tout à l'heure avec moi.... Et, en voyant cette jeune fille si belle, si
pâle, si effrayée, le prince de Castro-Reale eut des remords et se mit à
aimer celle qui devait toujours le haïr!

«Il la supplia de fuir avec lui, et, irrité de sa résistance, il songea
à l'enlever. Mais j'avais donné ma parole à cette enfant, et l'enfant
déploya un caractère de force et de fierté bien au-dessus de son âge.
Elle lui dit qu'elle ne le reverrait jamais, et s'attachant à ma robe et
à celle de notre prieur... (un digne homme qui a emporté tous ses
secrets dans la tombe!) «Vous m'avez juré de ne pas me laisser seule une
minute avec cet homme, s'écria-t-elle, et de me reconduire à la porte de
ma demeure, aussitôt que la cérémonie de ce mariage serait terminée; ne
m'abandonnez pas, ou je me brise la tête sur les marches de votre
église.»

«Elle l'aurait fait comme elle le disait, la noble fille! D'ailleurs,
j'avais juré! Je la reconduisis chez elle, et jamais elle n'a revu le
_Destatore_.

«Quant à lui, sa douleur fut inouïe. La résistance enflammait sa
passion, et, pour la première fois de sa vie, peut-être, lui qui avait
séduit et abandonné tant de femmes, il connut l'amour.

«Mais il connut en même temps le remords, et, dès ce jour-là, son esprit
tomba malade. J'espérais qu'il arriverait à une véritable conversion. Je
n'avais pas la pensée d'en faire un moine comme moi, je voulais qu'il
reprit son œuvre, qu'il renonçât aux crimes inutiles, à la débauche et à
la folie. J'essayai de lui persuader que, s'il redevenait le vengeur de
sa patrie et l'espoir de notre délivrance, sa jeune épouse lui
pardonnerait et consentirait à partager sa destinée pénible et
glorieuse. Moi-même, j'aurais jeté sans doute le froc aux orties pour le
suivre.

«Mais, hélas! il serait trop facile de s'amender si le crime et le vice
lâchaient leur proie aussitôt que nous en éprouvons le désir. Le
_Destatore_ n'était plus lui-même, ou plutôt il était trop redevenu
l'homme du passé. Les remords que j'excitais en lui troublaient sa
raison sans corriger ses instincts farouches. Tantôt fou furieux, tantôt
craintif et superstitieux, un jour il priait, noyé dans ses larmes, au
fond de notre humble chapelle; le lendemain, il retournait, comme dit
l'Écriture, à son _vomissement_. Il voulait tuer tous ses compagnons, il
voulait me tuer moi-même. Il commit encore beaucoup d'excès, et, un
matin... J'ai peine à mener ce récit jusqu'au bout, Michel, il me fait
tant de mal!.... Un matin on le trouva mort au pied d'une croix, non
loin de notre couvent: il s'était fait sauter la tête d'un coup de
pistolet!...

--Voilà une affreuse destinée, dit Michel, et je ne sais, mon oncle, si
c'est l'accent de votre voix, ou l'horreur du lieu où nous sommes, mais
j'éprouve une émotion des plus pénibles. Peut-être ai-je entendu
raconter cette histoire à mon père, dans mon enfance, et c'est peut-être
le souvenir de l'effroi qu'elle m'a causé alors, qui se réveille en moi!

--Je ne crois pas que ton père t'en ait jamais parlé, dit le capucin
après un intervalle de lugubre silence. Si je t'en parle, c'est parce
qu'il le faut, mon enfant; car ce souvenir m'est plus pénible qu'à qui
que ce soit, et le lieu où nous sommes n'est pas propre, en effet, à me
donner des idées riantes. Tiens, la voilà, cette croix dont la base fut
inondée de son sang, et où je le trouvai étendu et défiguré. C'est moi
qui ai creusé sa tombe de mes propres mains, sous ce rocher qui est là,
au fond du ravin; c'est moi qui ai dit les prières que tout autre lui
eût refusées.

--Pauvre Castro-Reale, pauvre chef, pauvre ami! continua le capucin en
se découvrant et en étendant le bras vers une grande roche noire qui
gisait au bord du torrent, à cinquante pieds au-dessous du chemin. Que
Dieu, qui est l'inépuisable bonté et l'infinie mansuétude, te pardonne
les erreurs de ta vie, comme je te pardonne les chagrins que tu m'as
causés! Je ne me souviens plus que de tes années de vertu, de tes
grandes actions, de tes nobles sentiments, et des émotions ardentes que
nous avons partagées. Dieu ne sera pas plus rigoureux qu'un pauvre homme
comme moi, n'est-ce pas, Michel?

--Je ne crois pas aux ressentiments éternels de l'Être suprême et
parfait qui nous gouverne, répondit le jeune homme; mais, passons, mon
oncle! j'ai froid ici, et j'aime mieux vous confesser l'étrange
faiblesse que j'éprouve, que de rester un instant de plus au pied de
cette croix... J'ai peur!

--J'aime mieux te voir trembler que rire ici! répondit le moine. Viens,
donne-moi la main, et passons.»

Ils marchèrent quelque temps en silence; puis Fra-Angelo, comme s'il eût
voulu distraire Michel, reprit ainsi son propos: «Après la mort du
_Destatore_, beaucoup de gens, des femmes surtout, car il en avait
séduit plus d'une, coururent à sa retraite, espérant s'emparer de
l'argent qu'il pouvait avoir laissé pour les enfants dont il était, ou
dont il passait pour être le père: mais il avait porté, le matin même de
son suicide, le butin de ses dernières prises à celle de ses maîtresses
qu'il aimait le mieux, ou, pour mieux dire, à celle qu'il détestait le
moins; car, s'il avait beaucoup de fantaisies, il en inspirait encore
davantage, et toutes ces femmes, qui lui formaient une sorte de sérail
ambulant, l'importunaient et l'irritaient au dernier point. Toutes
voulaient se faire épouser, elles ne savaient point qu'il était marié.
La seule Mélina de Nicolosi ne l'accabla jamais ni de ses reproches ni
de ses exigences.

«Elle l'avait aimé sincèrement; elle s'était abandonnée à lui sans
résistance et sans arrière-pensée; elle lui avait donné un fils qu'il
préférait aux douze ou quinze bâtards qu'on élevait sous son nom dans la
montagne. La plupart de ces bâtards existent, et, à tort ou à raison, se
vantent de lui appartenir. Tous sont plus ou moins bandits. Mais celui
que le _Destatore_ n'a jamais renié, celui qui lui ressemble trait pour
trait, quoique ce soit une empreinte très-réduite et un peu effacée de
sa beauté mâle et vivace; celui qui a grandi avec la pensée d'être
l'héritier de son œuvre, avec des soins et des ressources auxquels les
autres ne pouvaient prétendre, c'est le fils de la Mélina; c'est le
jeune homme que nous allons voir tout à l'heure; c'est le chef des
bandits dont je t'ai parlé, et dont quelques-uns sont peut-être
effectivement ses frères; c'est enfin celui que tu dois connaître sous
son vrai nom: c'est Carmelo Tomabene, que l'on nomme ailleurs le
_Piccinino_.

--Et celle que Castro-Reale avait enlevée, celle que vous avez mariée
avec lui, ne me direz-vous pas son nom, mon oncle?

--Son nom et son histoire sont un secret que trois personnes seulement
connaissent aujourd'hui, elle, moi et un autre. Halte-là, Michel, plus
de questions sur ce sujet. Revenons au Piccinino, fils du prince de
Castro-Reale et de la paysanne de Nicolosi.

«Cette aventure du _Destatore_ était antérieure de plusieurs années à
son crime et à son mariage. Le trésor qu'il lui laissa n'était pas bien
considérable; mais, comme tout est relatif, ce fut une fortune pour la
Mélina. Elle fit élever son fils comme si elle l'eût destiné à sortir de
sa condition; elle désirait, au fond du cœur, en faire un prêtre, et,
pendant quelques années, j'ai été son instituteur et son guide: mais, à
peine eut-il quinze ans, qu'ayant perdu sa mère, il quitta notre couvent
et mena une vie errante jusqu'à sa majorité. Il avait toujours nourri
l'idée de retrouver les anciens compagnons de son père et d'organiser
avec leur aide une bande nouvelle; mais, par respect pour la volonté de
sa mère, qu'il aimait réellement, je dois le dire, il avait travaillé à
s'instruire comme s'il eût dû, en effet, se consacrer à l'état
ecclésiastique. Lorsqu'il eut recouvré sa liberté, il s'en servit, sans
me faire connaître son dessein. Il avait toujours pensé que je le
blâmerais. Plus tard, il a été forcé de me confier son secret et de me
demander mes conseils.

«Je ne fus pas fâché, je te l'avoue, d'être délivré de la tutelle de ce
jeune loup, car c'était bien la nature la plus indomptable que j'aie
jamais rencontrée. Aussi brave et encore plus intelligent que son père,
il a de tels instincts de prudence, de moquerie et de ruse, que je ne
savais parfois si j'avais affaire au plus pervers des hypocrites, ou au
plus grand des diplomates qui aient jamais embrouillé le sort des
empires. C'est un étrange composé de perfidie et de loyauté, de
magnanimité et de ressentiment. Il y a en lui une partie des vertus et
des qualités de son père. Les travers et les défauts sont autres. Il a,
comme son père, la fidélité du cœur dans l'amitié et la religion du
serment: mais, tandis que son père, emporté par des passions fougueuses,
restait croyant et même dévot au fond du cœur, il est, lui, si je ne me
suis pas trompé, et s'il n'a pas changé, l'athée le plus calme et le
plus froid qui ait jamais existé. S'il a des passions, il les satisfait
si secrètement qu'on ne peut les pressentir. Je ne lui en connais
qu'une, et, celle-là, je n'ai pas travaillé à la vaincre, c'est la haine
de l'étranger et l'amour du pays. Cet amour est si vif en lui, qu'il le
pousse jusqu'à l'amour de la localité. Loin d'être prodigue comme son
père, il est économe et rangé, et possède à Nicolosi une jolie
habitation, des terres et un jardin où il vit presque toujours seul, en
apparence, lorsqu'il n'est pas en excursion secrète dans la montagne.
Mais il opère ses sorties avec tant de prudence, ou il reçoit ses
compagnons avec tant de mystère, qu'on ne sait jamais s'il est absent de
sa maison, ou occupé dans son jardin à lire ou à fumer. Pour conserver
cette indépendance habilement ménagée, il affecte, quand on frappe chez
lui, de ne pas répondre et de se laisser apercevoir. De sorte que,
lorsqu'il est à dix lieues de là, on ne peut dire si un caprice sauvage
ne le retient pas dans sa forteresse.

«Il a conservé l'habit et les mœurs apparentes d'un paysan riche, et,
quoiqu'il soit fort instruit et très-éloquent au besoin, quoiqu'il soit
propre à toutes les carrières et capable de se distinguer dans
quelques-unes, il a une telle aversion pour la société et les lois qui
la régissent chez nous, qu'il aime mieux rester bandit. Ne rien être
qu'un _villano_ aisé, ne lui suffirait point. Il a de l'ambition, de
l'activité, le génie des ruses de guerre et la passion des aventures.
Quoiqu'il entre dans ses desseins de cacher son habileté et son
instruction, ces qualités percent malgré lui, et il a une grande
influence dans son bourg. Il y passe pour un caractère original, mais on
fait cas de ses conseils, et on le consulte sur toutes choses. Il s'est
fait un devoir d'obliger tout le monde, parce qu'il s'est fait une
politique de n'avoir point d'ennemis. Il explique ses fréquentes
absences et les nombreuses visites qu'il reçoit, par un petit commerce
de denrées agricoles qui nécessite des voyages dans l'intérieur des
terres et des relations un peu étendues. Il cache son patriotisme avec
soin, mais il sonde et connaît celui des autres, et, au premier
mouvement sérieux, il n'aurait guère qu'un signe à faire pour ébranler
toute la population de la montagne, et la montagne marcherait avec lui.

--Eh bien! mon oncle, je comprends que cet homme-là soit un héros à vos
yeux, tandis que vous avez peine à estimer un être aussi faiblement
dessiné que moi.

--Ce n'est pas le nombre, mais la qualité des paroles que j'estime,
répondit le capucin. Tu m'en as dit deux ou trois qui me suffisent, et,
quant à mon héros, comme tu l'appelles, il en est si peu prodigue, que
j'ai dû le juger sur les faits plus que sur les discours. Moi-même je
parle rarement de ce que je sens fortement, et, si tu me trouves prolixe
aujourd'hui, c'est qu'il faut que je te dise en deux heures ce que je
n'ai pu te dire depuis dix-huit ans que tu es au monde, sans que je te
connaisse. D'ailleurs, la réserve ne me déplaît point. J'ai aimé
Castro-Reale comme je n'aimerai plus jamais personne, et nous passions
ensemble des journées entières, tête à tête, sans nous dire un mot. Il
était méfiant comme tout vrai Sicilien doit l'être, et, tant qu'il s'est
méfié de lui-même et des autres, il a été un grand cœur et un grand
esprit.

--Le jeune homme que nous allons voir a donc conservé pour vous un grand
attachement, mon oncle, puisque vous êtes sûr de le trouver prêt à
m'accueillir?

--S'il aime quelqu'un au monde, c'est moi, quoique je l'aie bien grondé
et bien tourmenté lorsqu'il était mon élève. Pourtant, je ne suis pas
bien certain qu'il nous accorde ce que j'ai à lui demander pour toi. Il
aura quelque répugnance à vaincre; mais, j'espère.

--Et, sans doute, il sait de mes affaires et de ma destinée tout ce que
vous ne me permettez pas d'en savoir moi-même?

--Lui? il ne sait rien du tout, et il ne doit rien savoir avant toi. Le
peu que vous devez savoir jusqu'à présent l'un et l'autre, je le dirai à
vous deux. Après cela, le Piccinino devinera peut-être plus qu'il ne
faudrait. Sa pénétration est grande; mais ce qu'il devinera, il ne te le
dira pas, et, ce qu'il voudra découvrir, il ne te le demandera jamais;
je suis fort tranquille là-dessus. Maintenant, silence, nous quittons
les bois pour rentrer dans le versant de la montagne cultivée et
habitée. Nous devons pénétrer inaperçus, autant que possible, dans la
retraite où notre homme nous attend.»

Le moine et Michel marchèrent en silence et avec précaution le long des
haies et des massifs d'arbres, cherchant l'ombre et fuyant les routes
tracées; et bientôt ils arrivèrent, à la faveur du crépuscule, à la
demeure du Piccinino.



XXIV.

LE PICCININO.


Au flanc de la montagne que Fra-Angelo et Michel n'avaient cessé de
gravir pendant deux heures, le grand bourg de Nicolosi, dont la
population est considérable, est la dernière étape civilisée où le
voyageur qui veut visiter l'Etna s'arrête, avant de s'engager dans la
région austère et grandiose des forêts. Cette seconde région s'appelle
_Silvosa_ ou _Nemorosa_, et le froid s'y fait vivement sentir. La
végétation y prend un grand caractère d'horreur et d'abandon, jusqu'à ce
qu'elle disparaisse sous les lichens et les graviers arides, après
lesquels il n'y a plus que de la neige, du soufre et de la fumée.

Nicolosi et le magnifique paysage qui l'entoure étaient déjà perdus dans
la vapeur du soir, lorsque Michel essaya de se rendre compte du lieu où
il se trouvait. La masse imposante de l'Etna ne présentait plus qu'une
teinte uniforme, et c'est tout au plus s'il pouvait distinguer à un
mille au-dessus de lui le sinistre mamelon de _Monte-Rosso_, ce volcan
inférieur, un des vingt ou trente fils de l'Etna, fournaises éteintes ou
récemment ouvertes, qui se dressent en batterie à ses pieds. C'est le
Monte-Rosso qui ouvrit sa bouche noire, il n'y a pas deux siècles, pour
vomir cette affreuse lave dont la mer de Catane est encore sillonnée.
Aujourd'hui, les paysans y cultivent la vigne et l'olivier sur des
débris qui ont l'air de brûler encore.

L'habitation du Piccinino, isolée dans la montagne, à un demi-mille du
bourg, dont un ravin assez escarpé la séparait, marquait la limite d'un
terrain fertile, baigné d'une atmosphère tiède et suave. A quelques
centaines de pas plus haut, il faisait froid déjà, et déjà l'horreur du
désert s'annonçait par l'absence de culture, et des courants de laves si
nombreux et si larges, que la montagne de ce côté ne semblait plus
accessible. Michel observa que cette situation favorisait parfaitement
les vues d'un homme qui s'était fait moitié citoyen, moitié sauvage.
Chez lui, il pouvait goûter toutes les aises de la vie; au sortir de
chez lui, il pouvait échapper à la présence de l'homme et aux exigences
de la loi.

La colline, escarpée d'un côté, adoucie et fertile sur son autre face,
était couverte, à son sommet, d'une magnifique végétation, dont une main
laborieuse et intelligente entretenait à dessein la splendeur
mystérieuse. Le jardin de Carmelo Tomabene était renommé pour sa beauté
et l'abondance de ses fruits et de ses fleurs. Mais il en défendait
l'entrée avec jalousie, et de grandes palissades couvertes de verdure le
fermaient de tous côtés. La maison, assez vaste et bien bâtie, quoique
sans luxe apparent, avait été élevée sur les ruines d'un petit fort
abandonné. Quelques restes de murailles épaisses, et la base d'une tour
carrée, dont on avait tiré parti pour étayer et augmenter la nouvelle
construction, et qui portaient les traces de réparations bien entendues,
donnaient au modeste édifice un caractère de solidité et un certain air
d'importance demi-rustique, demi-seigneuriale. Ce n'était pourtant que
la maison d'un cultivateur aisé, mais on sentait bien qu'un homme
distingué dans ses habitudes et dans ses goûts pouvait y vivre sans
déplaisir.

Fra-Angelo approcha de la porte ombragée, et prit, dans les
chèvrefeuilles qui l'encadraient d'un riche berceau, une corde qui
suivait une longue tonnelle de vigne, et qui répondait à une cloche
placée dans l'intérieur de la maison; mais le bruit de cette cloche
était si étouffé qu'on ne l'entendait pas du dehors. La corde, glissant
dans la verdure, n'était point apparente, et il fallait être initié à
l'existence de ce signal pour s'en servir. Le moine tira la corde à
trois reprises différentes, avec attention et lenteur; puis il la tira
cinq fois, puis deux, puis trois encore; après quoi il se croisa les
bras pendant cinq minutes, et recommença les mêmes signaux dans le même
ordre et avec la même circonspection. Un coup de plus ou de moins, et
l'hôte mystérieux les eût fort bien laissés attendre toute la nuit sans
ouvrir.

Enfin, la porte du jardin s'ouvrit. Un homme de petite taille, enveloppé
d'un manteau, s'approcha, prit Fra-Angelo par la main, lui parla à
l'oreille quelques instants, revint vers Michel, le fit entrer, et
marcha devant eux après avoir refermé la porte avec soin. Ils suivirent
la longue tonnelle, qui dessinait une croix dans toute l'étendue du
jardin, et traversèrent une sorte de péristyle champêtre formé de
piliers grossiers, tout couverts de vigne et de jasmin; après quoi leur
hôte les introduisit dans une grande pièce propre et simple, où tout
annonçait l'ordre et la sobriété. Là, il les fit asseoir, et, s'étendant
sur un vaste canapé couvert d'indienne rouge, il alluma tranquillement
son cigare; puis, sans regarder Michel, sans faire aucune démonstration
d'amitié au moine, il attendit que celui-ci portât la parole. Il ne
montrait aucune impatience, aucune curiosité. Il n'était occupé qu'à se
débarrasser lentement de son manteau brun, doublé de rose, à en plier le
collet avec soin, et à rajuster sa ceinture de soie, comme s'il eût eu
besoin d'être parfaitement à son aise pour écouter ce qu'on avait à lui
confier.

Mais quelle fut la surprise de Michel lorsqu'il reconnut, peu à peu,
dans le jeune _villano_ de Nicolosi, l'étrange cavalier qui avait fait
sensation un instant au bal de la princesse, et avec lequel il avait
échangé, sur le perron du palais, des paroles fort peu amicales!

Il se troubla en pensant que cet incident disposerait mal en sa faveur
l'homme auquel il venait demander un service. Mais le Piccinino ne parut
pas le reconnaître, et Michel pensa qu'il ferait aussi bien de ne pas
réveiller le souvenir de cette fâcheuse aventure.

Il eut donc le loisir d'examiner ses traits et de chercher, dans sa
physionomie, quelque révélation de son caractère. Mais il lui fut
impossible, dans ces derniers moments, de constater une émotion
quelconque, une volonté, un sentiment humain, sur cette figure terne et
impassible. Il n'y avait pas même de l'impertinence, quoique son
attitude et son silence pussent indiquer l'intention de se montrer
dédaigneux.

Le Piccinino était un jeune homme de vingt-cinq ans environ. Sa petite
taille et ses formes délicates justifiaient le surnom qu'on lui avait
donné, et qu'il portait avec plus de coquetterie que de dépit[4]. Il
était impossible de voir une organisation plus fine, plus délicate, et
en même temps plus parfaite que celle de ce petit homme. Admirablement
proportionné, et modelé comme un bronze antique, il rachetait le défaut
de force musculaire par une souplesse extrême. Il passait pour n'avoir
point d'égal dans tous les exercices du corps, quoiqu'il ne pût se
servir que de son adresse, de son sang-froid, de son agilité et de la
précision de son coup d'œil. Personne ne pouvait le fatiguer à la
marche, ni le suivre à la course. Il franchissait des précipices avec
l'aplomb d'un chamois; il visait au fusil comme au pistolet ou à la
fronde, et, dans tous les jeux de ce genre, il était tellement sûr de
gagner tous les prix, qu'il ne se donnait plus la peine de concourir.
Excellent cavalier, nageur intrépide, il n'y avait aucun moyen de
locomotion ou de combat qui ne lui assurât une supériorité marquée sur
quiconque oserait s'attaquer à lui. Connaissant bien les avantages de la
force physique dans un pays de montagnes, et avec une destinée de
partisan, il avait voulu acquérir de bonne heure, à cet égard, les
facultés que la nature semblait lui avoir refusées. Il les avait
exercées et développées en lui avec une âpreté et une persistance
incroyables, et il était parvenu à faire de son organisation débile
l'esclave fidèle et l'instrument docile de sa volonté.

Cependant, à le voir ainsi couché sur son lit de repos, on eût dit d'une
femme maladive ou nonchalante. Michel ne savait point qu'après avoir
fait vingt lieues à pied, dans la journée, il prenait un nombre d'heures
de repos systématique, et qu'il savait exactement, tant il s'observait
et s'étudiait en toutes choses, ce qu'il devait passer d'instants dans
la position horizontale, pour échapper à l'inconvénient d'une
courbature.

Sa figure était d'une beauté étrange: c'était le type siculo-arabe dans
toute sa pureté. Une netteté de lignes incroyable, un profil oriental un
peu exagéré, de longs yeux noirs veloutés et pleins de langueur, un
sourire fin et paresseux, un charme tout féminin, une grâce de chat dans
les mouvements de tête, et je ne sais quoi de doux et de froid qu'il
était impossible d'expliquer au premier examen.

Le Piccinino était vêtu avec une recherche extrême et une propreté
scrupuleuse. Il portait le costume pittoresque des paysans montagnards,
mais composé d'étoffes fines et légères. Ses braies, courtes et
collantes, étaient en laine moelleuse rayée de soie jaune sur brun; il
laissait voir sa jambe nue, blanche comme l'albâtre, et chaussée de
spadrilles écarlates. Sa chemise était en batiste brodée garnie de
dentelle, et laissait voir une chaîne de cheveux enroulée à une grosse
chaîne d'or sur sa poitrine. Sa ceinture était de soie verte brochée
d'argent. De la tête aux pieds il était couvert de contrebande, ou de
quelque chose de pis; car, si on eût examiné la marque de son linge, on
eût pu se convaincre qu'il sortait de la dernière valise qu'il avait
pillée.

Tandis que Michel admirait avec un peu d'ironie intérieure l'aisance
avec laquelle ce beau garçon roulait dans ses doigts, effilés comme ceux
d'un bédouin, sa cigarette de tabac d'Alger, Fra-Angelo, qui ne
paraissait ni surpris ni choqué de son accueil, fit le tour de la
chambre, ferma la porte au verrou, et, lui ayant demandé s'ils étaient
bien seuls dans la maison, ce à quoi le Piccinino répondit par un signe
de tête affirmatif, il commença ainsi:

«Je te remercie, mon fils, de ne m'avoir point fait attendre ce
rendez-vous; je viens te demander un service: As-tu le pouvoir et la
volonté d'y consacrer quelques jours?

--Quelques jours? dit le Piccinino d'un son de voix si doux que Michel
eut besoin de regarder le muscle d'acier de sa jambe pour ne point
croire encore une fois qu'il entendait parler une femme; mais
l'inflexion de cette parole signifiait, à ne pas s'y méprendre: «Vous
vous moquez!»

--J'ai dit quelques jours, reprit le moine avec tranquillité; il faut
descendre de la montagne, suivre à Catane le jeune homme que voici, et
qui est mon neveu, et demeurer près de lui jusqu'à ce que tu aies réussi
à le délivrer d'un ennemi qui l'obsède.»

Le Piccinino se retourna lentement vers Michel et le regarda comme s'il
ne l'eût pas encore aperçu; puis, tirant de sa ceinture un stylet
richement monté, il le lui présenta avec un imperceptible sourire
d'ironie et de dédain, comme pour lui dire: «Vous êtes d'âge et de force
à vous défendre vous-même.»

Michel, blessé de la situation où son oncle le plaçait sans son aveu,
allait répondre avec vivacité, lorsque Fra-Angelo lui coupa la parole en
lui mettant sa main de fer sur l'épaule.

--Tais-toi, mon enfant, dit-il; tu ne sais pas de quoi il s'agit, et tu
n'as rien à dire ici. Ami, ajouta-t-il en s'adressant à l'aventurier, si
mon neveu n'était pas un homme et un Sicilien, je ne te l'aurais pas
présenté. Je vais te dire ce que nous attendons de toi, à moins que tu
ne me dises d'avance que tu ne veux pas ou que tu ne peux pas nous
servir.

--Père Angelo, répondit le bandit en prenant la main du moine, et en la
portant à ses lèvres avec une grâce caressante et un regard affectueux
qui changèrent entièrement sa physionomie, quelque chose que ce soit,
pour vous je veux toujours. Mais aucun homme ne peut faire tout ce qu'il
veut. Il faut donc que je sache ce que c'est.

--Un homme nous gêne...

--J'entends bien.

--Nous ne voulons pas le tuer.

--Vous avez tort.

--En le tuant nous nous perdons; en l'éloignant nous sommes sauvés.

--Il faut donc l'enlever?

--Oui, mais nous ne savons comment nous y prendre.

--Vous ne le savez pas, vous, père Angelo! dit le Piccinino en souriant.

--Je l'aurais su autrefois, répondit le capucin. J'avais des amis, des
lieux de refuge. A présent, je suis moine.

--Vous avez tort, répéta le bandit avec la même tranquillité. Donc, il
faut que j'enlève un homme. Est-il bien gros, bien lourd?

--Il est fort léger, répondit le moine, qui parut comprendre cette
métaphore, et personne ne te donnera un ducat de sa peau.

--En ce cas, bonsoir père; je ne peux pas le prendre seul et le mettre
dans ma poche comme un mouchoir. Il me faut des hommes, et l'on n'en
trouve plus pour rien comme de votre temps.

--Tu ne m'as pas compris, tu taxeras toi-même le salaire de tes hommes,
et ils seront payés.

--Est-ce vous qui répondez de cela, mon père?

--C'est moi.

--Vous seul?

--Moi seul. Et, quant à ce qui te concerne, si l'affaire n'eût pas été
magnifique, je ne t'aurais pas choisi.

--Eh bien, nous verrons cela la semaine prochaine, dit le bandit pour
amener un plus ample exposé des produits de l'affaire.

--En ce cas, n'en parlons plus, dit le moine un peu blessé de sa
méfiance; il faut marcher sur l'heure, ou point.

--Marcher sur l'heure? Et le temps de rassembler mes hommes, de les
décider et de les instruire?

--Tu le feras demain matin, et demain soir ils seront à leur poste.

--Je vois que vous n'êtes pas pressés, car vous m'auriez dit de partir
cette nuit. Si vous pouvez attendre jusqu'à demain, vous pouvez attendre
quinze jours.

--Non; car je compte t'emmener tout de suite, t'envoyer dans une villa
où tu parleras avec une des personnes intéressées au succès, et te
donner jusqu'à demain soir pour visiter les environs, connaître tous les
détails nécessaires, dresser tes batteries, avertir tes hommes, les
distribuer, établir des intelligences dans la place... Bah! c'est plus
de temps qu'il ne t'en faut! A ton âge, je n'en eusse pas demandé la
moitié à ton père.»

Michel vit que le capucin avait enfin touché la corde sensible; car, à
ce titre de fils du prince de Castro-Reale, que tout le monde n'osait
pas ou ne voulait pas lui accorder ouvertement, le Piccinino
tressaillit, se redressa, et bondit sur ses pieds comme prêt à se mettre
en route. Mais tout d'un coup, portant la main à sa jambe et se laissant
retomber sur son sofa:

«C'est impossible, dit-il; je souffre trop.

--Qu'y a-t-il donc? dit Fra-Angelo. Es-tu blessé? Est-ce donc toujours
cette balle morte de l'année dernière? Autrefois, nous marchions avec
des balles dans la chair. Ton père a fait trente lieues sans songer à
faire extraire celle qu'il reçut dans la cuisse à Léon-Forte, mais les
jeunes gens d'aujourd'hui ont besoin d'un an pour guérir une contusion.»

Michel crut que son oncle avait été un peu trop loin, car le Piccinino
se recoucha avec un mouvement de dépit concentré, s'étendit sur le dos,
envoya au plafond plusieurs bouffées de cigare, et laissa malicieusement
au bon père l'embarras de renouer la conversation.

Mais Fra-Angelo savait bien que l'idée des ducats avait remué l'esprit
positif du jeune bandit, et il reprit sans la moindre hésitation:

«Mon fils, je te donne une demi-heure, s'il te la faut absolument; une
demi-heure, c'est beaucoup pour le sang qui coule dans tes veines! après
quoi nous partirons tous les trois.

--Qu'est-ce que c'est donc que ce garçon-là? dit le Piccinino en
désignant Michel du bout du doigt, sans déranger ses yeux et son visage
tournés vers la muraille.

--C'est mon neveu; je te l'ai dit: et le neveu de Fra-Angelo est bon
pour agir. Mais il ne connaît pas le pays et n'a pas les relations
nécessaires pour une affaire du genre de celle-ci.

--Craint-il de se compromettre, le _signorino_?

--Non, Monsieur!» s'écria Michel impatienté et incapable de supporter
plus longtemps l'insolence du bandit et la contrainte que lui imposait
son oncle. Le bandit se retourna, le regarda en face avec ses longs yeux
un peu relevés vers les tempes, et dont l'expression railleuse était
parfois insupportable. Cependant, en voyant la figure animée et les
lèvres pâles de Michel, il passa à une expression plus bienveillante,
quoiqu'un peu suspecte, et, lui tendant la main:

[Illustration: Michel observa que cette situation favorisait... (Page
62.)]

«Soyons amis, lui dit-il; en attendant que nous n'ayons plus d'ennemis
sur les bras; c'est ce que nous avons de mieux à faire.»

Comme Michel était assis à quelque distance, il lui eût fallu se lever
pour prendre cette main royalement tendue vers lui. Il sourit et ne se
dérangea point, au risque de mécontenter son oncle et de perdre le fruit
de sa démarche.

Mais le moine ne fut pas fâché de voir Michel prendre de suite cette
attitude vis-à-vis du bandit. Ce dernier comprit qu'il n'avait point
affaire à une âme molle, et, se levant avec effort, il alla lui prendre
la main en disant:

«Vous êtes cruel, mon jeune maître, de ne point vouloir faire deux pas
vers un homme brisé de fatigue. Vous n'avez pas fait vingt lieues dans
votre journée, vous, et vous voulez que je parte, quand j'ai pris à
peine deux heures de repos!

--A ton âge, dit le moine impitoyable, je faisais vingt lieues le jour,
et je ne prenais pas le temps de souper pour recommencer. Voyons, es-tu
décidé? partons-nous?

--Vous y tenez donc beaucoup? l'affaire vous intéresse donc
personnellement?

--J'y tiens comme à mon salut éternel, et l'affaire intéresse ce que
j'ai de plus cher au monde, aujourd'hui que ton père est dans la tombe.
Mon frère est compromis ainsi que ce brave jeune homme, pour lequel
j'exige ton amitié sincère et loyale.

--Ne lui ai-je pas serré la main?

--Aussi je compte sur toi. Quand je te verrai prêt, je te dirai ce qui
doit t'allécher plus que l'or et la gloire.

--Je suis prêt. Est-ce un ennemi du pays qu'il faut tuer?

--- Je t'ai dit qu'il n'y avait personne à tuer; tu oublies que je sers
le Dieu de paix et de miséricorde. Mais il y a quelqu'un à contrarier
beaucoup et à faire échouer complètement dans ses desseins perfides et,
cet homme-là, c'est un espion et un traître.

--Son nom?

--Viendras-tu?

--Ne suis-je pas debout?

[Illustration: Il se lança au milieu des rochers... (Page 67.)]

--C'est l'abbé Ninfo.»

Le Piccinino se mit à rire d'une manière silencieuse qui avait quelque
chose d'effrayant.

«Il me sera permis de le contrarier? dit-il.

--Moralement. Mais pas une goutte de sang répandu!

--Moralement! allons, j'aurai de l'esprit. Aussi bien le courage n'est
pas de mise avec cet homme-là; mais puisque nous voici d'accord ou à peu
près, il est temps de m'expliquer pourquoi cet enlèvement.

--Je te l'expliquerai en route, et tu réfléchiras chemin faisant.

--Impossible. Je ne sais pas faire deux choses à la fois. Je ne
réfléchis que quand j'ai le corps en repos.»

Et il se recoucha tranquillement après avoir rallumé sa cigarette.

Fra-Angelo vit bien qu'il ne se laisserait pas emmener les yeux fermés.

--Tu sais, dit-il sans laisser percer aucune impatience, que l'abbé
Ninfo est le suppôt, l'espion, l'âme damnée d'un certain cardinal?

--Ieromino de Palmarosa.

--Tu sais aussi qu'il y a dix-huit ans, mon frère aîné, Pier-Angelo, a
été forcé de fuir...

--Je le sais. C'était bien sa faute! Mon père vivait encore. Il eût pu
se joindre à lui au lieu d'abandonner son pays.

--Tu te trompes; ton père venait de périr. Tu étais enfant; j'étais
moine! Il n'y avait plus rien à faire ici.

--Continuez.

--Mon frère est revenu, comme tu sais, il y a un an; et son fils,
Michel-Angelo que voici, est revenu il y a huit jours.

--Pourquoi faire?

--Pour aider son père dans son métier, et son pays dans l'occasion. Mais
une dénonciation pèse déjà sur sa tête ainsi que sur celle de son père.
Le cardinal a encore de la mémoire et ne pardonne point. L'abbé Ninfo
est prêt à agir en son nom.

--Qu'attendent-ils?

--J'ignore ce que le cardinal attend pour mourir; mais je puis dire que
l'abbé Ninfo attend la mort du cardinal.

--Pourquoi?

--Pour s'emparer de ses papiers avant qu'on ait eu le temps de mettre
les scellés et d'avertir l'héritière.

--Qui est l'héritière?

--La princesse Agathe de Palmarosa.

--Ah! oui! dit le bandit en changeant de position. Une belle femme, à ce
qu'on dit!

--Cela ne fait rien à l'affaire. Mais, comprends-tu maintenant pourquoi
il est nécessaire que l'abbé Ninfo disparaisse pendant les derniers
moments du cardinal?

--Pour qu'il ne s'empare point des papiers, vous l'avez dit. Il peut
frustrer la princesse Agathe de titres importants, soustraire un
testament. L'affaire est grave pour elle. Elle est fort riche, cette
dame? Grâce aux _bons sentiments_ de son père et de son oncle, le
gouvernement lui a laissé tous ses biens et ne l'écrase pas de
contributions forcées.

--Elle est fort riche, donc c'est pour toi une grande affaire, car la
princesse est aussi généreuse qu'opulente.

--J'entends. Et puis, c'est une très-belle femme!»

L'insistance de cette réflexion fit passer un frisson de colère dans les
veines de Michel; l'impertinence du bandit lui paraissait intolérable;
mais Fra-Angelo ne s'en inquiéta point. Il croyait savoir que c'était,
chez le Piccinino, une manière de voiler sa cupidité sous un air de
galanterie.

«Ainsi, reprit le bandit, c'est pour votre frère et votre neveu que je
dois agir incidemment, tandis qu'en réalité j'ai à sauver la fortune à
venir de madame de Palmarosa en m'emparant de la personne suspecte de
l'abbé Ninfo? C'est bien cela?

--C'est bien cela, dit le moine. La signora doit veiller à ses intérêts
et moi à ma famille. Voilà pourquoi je lui ai conseillé de te demander
ton aide, et pourquoi j'ai voulu être porteur de sa requête.»

Le Piccinino parut rêver un instant; puis, tout à coup, se renversant
sur ses coussins: «L'excellente histoire! dit-il d'une voix entrecoupée
par de grands éclats de rire. C'est une des meilleures aventures où je
me sois trouvé.»



XXV.

LA CROIX DU DESTATORE.


Cet accès de gaieté, qui parut passablement insolent à Michel, inquiéta
enfin le moine; mais, sans lui donner le temps de l'interroger, le
Piccinino reprit son sérieux aussi brusquement qu'il l'avait perdu.

«L'affaire s'éclaircit, dit-il. Un point reste obscur. Pourquoi ce Ninfo
attend-il la mort de son patron pour dénoncer vos parents?

--Parce qu'il sait que la princesse les protège, répondit le capucin;
qu'elle a de l'amitié et de l'estime pour le vieux et honnête artisan
qui travaille, depuis un an, dans son palais, et que, pour les préserver
de la persécution, elle se laisserait rançonner par cet infâme abbé. Il
se dit aussi, lui, qu'alors il tiendra peut-être, de tous points, le
sort de cette noble dame entre ses mains, et qu'il sera libre de la
ruiner à son profit. Ne te semble-t-il pas qu'il vaut mieux que la
princesse Agathe, qui est une bonne Sicilienne, hérite paisiblement des
biens du cardinal, et qu'elle récompense les services d'un brave tel que
toi, au lieu de dépenser son argent à endormir le venin d'une vipère
comme Ninfo?

--C'est mon avis. Mais qui vous répond que le testament n'ait pas déjà
été soustrait?

--Nous savons de bonne part qu'il n'a pu l'être encore.

--Il faut que j'en sois certain, moi! car je ne veux pas agir pour ne
rien faire qui vaille.

--Que t'importe, si tu es récompensé de même?

--Ah ça, frère Angel, dit le Piccinino en se relevant sur son coude, et
en prenant un air de fierté qui fit étinceler un instant ses yeux
languissants, pour qui me prenez-vous? Il me semble que vous m'avez un
peu oublié. Suis-je un _bravo_ qu'on paie à la tâche ou à la journée? Je
me flattais jusqu'ici d'être un ami fidèle, un homme d'honneur, un
partisan dévoué; et voilà que, rougissant apparemment de l'élève que
vous avez formé, vous me traitez comme un mercenaire prêt à tout pour un
peu d'or? Détrompez-vous, de grâce. Je suis un _justicier d'aventure_,
comme était mon père; et, si j'opère autrement que lui, si, me
conformant aux temps où nous vivons, j'use plus souvent de mon habileté
que de mon courage, je n'en suis pas moins un talent fier et
indépendant. Plus utile et plus recherché qu'un notaire, un avocat ou un
médecin, si je mets un prix élevé à mes services, ou si je les donne
_gratis_, selon la condition des gens qui les réclament, je n'en ai pas
point l'amour de mon art et le respect de ma propre intelligence. Je ne
perdrai jamais mon temps et ma peine à gagner de l'argent sans sauver
les intérêts de mes clients; et, de même que l'avocat renommé refuse une
cause qu'il serait sûr de perdre, de même qu'un capitaine ne risque pas
ses hommes dans une action inutile, de même qu'un médecin honnête
discontinue ses visites quand il sait ne pouvoir soulager son malade, de
même, moi, mon père, je refuse vos offres, car elles ne satisfont point
ma conscience.

--Tu n'avais pas besoin de me dire tout cela, dit Fra-Angelo toujours
calme. Je sais qui tu es, et je croirais m'avilir moi-même en réclamant
l'aide d'un homme que je n'estimerais pas.

--Alors, reprit le Piccinino avec une émotion croissante, pourquoi
manquez vous de confiance en moi? Pourquoi ne me dites-vous qu'une
partie de la vérité?

--Tu veux que je te dise où est caché le testament du cardinal? Cela, je
l'ignore, et n'ai pas seulement songé à le demander.

--C'est impossible.

--Je te jure devant Dieu, enfant, que je n'en sais rien. Je sais qu'il
est hors des atteintes de Ninfo, jusqu'à présent, et qu'il ne pourrait
s'en emparer du vivant du cardinal que par un acte de la volonté de ce
prélat.

--Et qui vous dit que ce n'est pas fait?

--La princesse Agathe en est certaine; elle me l'a dit, et cela me
suffit.

--Et si cela ne me suffit pas, à moi? Si je n'ai pas confiance dans la
prévoyance et l'habileté de cette femme? Est-ce que les femmes ont le
moindre génie dans ces sortes de choses? Est-ce qu'elles ont d'autres
talents, dans l'art de deviner ou de feindre, que ceux qu'elles mettent
au service de l'amour?

--Tu es devenu bien savant dans cette question, et moi je suis resté
fort ignorant; au reste, ami, si tu veux savoir plus de détails,
demande-les à la princesse elle-même, et probablement tu seras
satisfait. Je comptais te mettre, ce soir, en rapport avec elle.

--Dès ce soir, en rapport direct? Je pourrai lui parler sans témoins?

--A coup sûr, si tu le crois utile au succès de nos desseins.»

Le Piccinino se tourna brusquement vers Michel et le regarda sans rien
dire.

Le jeune artiste ne put soutenir cet examen sans un trouble mortel. La
manière dont l'aventurier parlait d'Agathe l'avait déjà irrité
profondément, et, pour se donner une contenance, il fut forcé de prendre
une cigarette que le bandit lui offrit tout à coup d'un air ironique et
quasi protecteur.

Car le Piccinino venait de se lever tout à fait, et, cette fois, avec la
résolution arrêtée de partir. Il commença à défaire sa ceinture, tout en
secouant et tiraillant ses jambes comme le chien de chasse qui s'éveille
et se prépare à la course.

Il passa dans une autre pièce et en revint bientôt, habillé avec plus de
soin et de décence. Il avait couvert ses jambes nues des longues guêtres
de laine blanche drapée que portent les montagnards italiens. Mais tous
les boutons de sa chaussure, de la cheville au genou, étaient d'or fin.
Il avait endossé le double justaucorps, celui de dessus en velours vert
brodé d'or, celui de dessous, plus court, plus étroit, et d'une coupe
élégante, était de moire lilas, brodé d'argent. Une ceinture de peau
blanche serrait sa taille souple; mais, au lieu de la boucle de cuivre,
il portait une superbe agrafe de cornaline antique richement montée. On
ne lui voyait point d'armes; mais, à coup sûr, il était muni des
meilleurs moyens de défense personnelle. Enfin, il avait échangé son
manteau de fantaisie contre le manteau classique de laine noire en
dessus, blanche en dessous, et il se couvrit la tête de ce capuchon
pointu qui donne l'air de moines ou de spectres à toutes ces
mystérieuses figures qu'on rencontre sur les chemins de la montagne.

«Allons, dit-il en se regardant à un large miroir penché sur la
muraille, je puis me présenter devant une femme sans lui faire peur.
Qu'en pensez-vous, Michel-Ange Lavoratori?»

Et, sans s'inquiéter de l'impression que pourrait produire sur le jeune
artiste ce ton de fatuité, il se mit à fermer sa maison avec un soin
extrême. Après quoi, il passa gaîment son bras sous celui de Michel, et
se prit à marcher si vite, que ses deux compagnons avaient peine à le
suivre.

Lorsqu'ils eurent dépassé la hauteur de Nicolosi, Fra-Angelo, s'arrêtant
à la bifurcation du sentier, prit congé des deux jeunes gens pour
retourner à son monastère, et leur conseilla de ne pas perdre leur temps
à le reconduire.

«La permission qui m'est accordée expire dans une demi-heure, dit-il;
j'aurai peut-être, d'ici à peu de temps, bien d'autres permissions à
demander, et je ne dois point abuser de celle-ci. Voilà votre route
directe pour gagner la villa Palmarosa sans passer par Bel-Passo. Vous
n'avez aucun besoin de moi pour être introduits auprès de la princesse.
Elle est prévenue, elle vous attend. Tiens, Michel, voici une clé du
parc et celle du petit jardin qui touche au casino. Tu connais
l'escalier dans le roc; tu sonneras deux fois, trois fois, et une fois,
à la petite grille dorée, tout en haut. Jusque-là, évitez d'être vus, et
ne vous laissez suivre par personne. Pour mot de passe, vous direz à la
camériste qui vous ouvrira le parterre réservé: _Sainte madone de
Bel-Passo_. Ne te dessaissis pas de ces clés, Michel. Depuis quelques
jours, on a changé secrètement toutes les serrures, et on en a mis de si
compliquées, qu'à moins de s'adresser à l'ouvrier qui les a livrées, et
qui est incorruptible, il sera désormais impossible au Ninfo de
s'introduire dans la villa à l'aide de fausses clés...

«Encore un mot, mes enfants. Si quelque événement imprévu vous rendait
mon concours pressant, durant la nuit, le Piccinino connaît de reste ma
cellule et le moyen de s'introduire dans le couvent.

--Je le crois bien! dit le Piccinino, quand ils furent éloignés du
capucin; j'ai fait assez d'escapades, la nuit, je suis rentré assez
souvent aux approches du jour, pour savoir comment on franchit les murs
du monastère de Mal-Passo. Ah çà, mon camarade, nous n'avons plus à
ménager les jambes du bon frère Angelo; nous allons courir un peu sur ce
versant, et vous aurez l'obligeance de ne pas rester en arrière, car je
ne suis pas d'avis de suivre les chemins tracés. Ce n'est pas mon
habitude, et le vol d'oiseau est beaucoup plus sûr et plus expéditif.»

En parlant ainsi, il se lança au milieu des rochers qui descendaient à
pic vers le lit du torrent, comme s'il eût voulu s'y précipiter. La nuit
était fort claire, comme presque toutes les nuits de ce beau climat.
Néanmoins la lune qui commençait à s'élever dans le ciel, et qui
projetait de grandes ombres sur les profondeurs, rendait incertain et
trompeur l'aspect de ces abîmes. Si Michel n'eût serré de près son
guide, il n'eût su absolument comment se diriger à travers des masses de
laves et des escarpements qui paraissaient impossibles à franchir.
Quoique le Piccinino connût parfaitement les endroits praticables, il y
eut quelques passages si dangereux et si difficiles, que, sans la
crainte de passer pour un poltron et un maladroit, Michel eût refusé de
s'y hasarder. Mais la rivalité d'amour-propre est un stimulant qui
décuple les facultés humaines, et, au risque de se tuer vingt fois, le
jeune artiste suivit le bandit sans broncher et sans faire la moindre
réflexion qui trahît son malaise et sa méfiance.

Nous disons méfiance, parce qu'il crut bientôt s'apercevoir que toute
cette peine et cette témérité ne servaient point à abréger le chemin. Ce
pouvait être une malice de l'aventurier pour éprouver ses forces, son
adresse et son courage, ou une tentative pour lui échapper. Il s'en
convainquit presque, lorsque, après une demi-heure de cette course
extravagante, et après avoir franchi trois fois les méandres du même
torrent, ils se trouvèrent au fond d'un ravin que Michel crut
reconnaître pour l'avoir côtoyé par en haut avec le capucin, en se
rendant à Nicolosi. Il ne voulut pas en faire la remarque; mais
involontairement, il s'arrêta un instant pour regarder la croix de
pierre au pied de laquelle _il Destatore_ s'était brûlé la cervelle, et
qui se dessinait au bord du ravin. Puis, cherchant des yeux autour de
lui, il reconnut le bloc de lave noire que Fra-Angelo lui avait montré
de loin et qui servait de monument funèbre au chef des bandits. Il n'en
était qu'à trois pas, et le Piccinino, se dirigeant vers cette roche,
venait de s'y arrêter, les bras croisés, dans l'attitude d'un homme qui
reprend haleine.

Quelle pouvait être la pensée du Piccinino en faisant ce détour
périlleux et inutile, pour passer sur le tombeau de son père? Pouvait-il
ignorer que c'était là le lieu de sa sépulture, ou bien craignait-il
moins de marcher sur sa dépouille qu'au pied de la croix, témoin de son
suicide? Michel n'osa l'interroger sur un sujet si pénible et si
délicat; il s'arrêta aussi, garda le silence, et se demanda à lui-même
pourquoi il avait éprouvé une si affreuse émotion, lorsque, deux heures
auparavant, Fra-Angelo lui avait raconté, en ce lieu même, la fin
tragique du _Destatore_. Il se connaissait assez pour savoir qu'il
n'était ni pusillanime, ni superstitieux, et, en ce moment, il se sentit
calme et au-dessus de toute vaine frayeur. Il n'éprouvait qu'une sorte
de dégoût et d'indignation, à l'aspect du jeune bandit, qui s'était
appuyé contre le fatal rocher, et qui battait tranquillement le briquet
pour allumer une nouvelle cigarette.

«Savez-vous ce que c'est que cette roche? lui dit tout à coup l'étrange
jeune homme; et ce qui s'est passé au pied de cette croix qui, d'ici,
nous coupe la lune en quatre?

--Je le sais, répondit Michel froidement, et j'espérais pour vous que
vous ne le saviez pas.

--Ah! vous êtes comme le frère Angelo, vous? reprit le bandit d'un ton
dégagé; vous êtes étonné que, lorsque je passe par ici, je ne me mette
point, les deux genoux en terre, à réciter quelque _oremus_ pour l'âme
de mon père? Pour accomplir cette formalité classique, il faudrait trois
croyances que je n'ai point: la première, c'est qu'il y ait un Dieu; la
seconde, que l'homme ait une âme immortelle; la troisième, que mes
prières puissent lui faire le moindre bien, au cas où celle de mon père
subirait un châtiment mérité. Vous me trouvez impie, n'est-ce pas? Je
gage que vous l'êtes autant que moi, et que n'était le respect humain et
une certaine convenance hypocrite à laquelle tout le monde, même les
gens d'esprit, croient devoir se soumettre, vous diriez que j'ai
parfaitement raison?

--Je ne me soumettrai jamais à aucune convenance hypocrite, répondit
Michel. J'ai très-sincèrement et très-fermement les trois principes de
croyance que vous vous vantez de ne point avoir.

--Ah! en ce cas, vous avez horreur de mon athéisme?

--Non; car je veux croire qu'il est involontaire et de bonne foi, et je
n'ai pas le droit de me scandaliser d'une erreur, moi, qui, certes, à
beaucoup d'autres égards, n'ai pas l'esprit ouvert à la vérité absolue.
Je ne suis pas dévot, pour blâmer et damner ceux qui ne pensent pas
comme moi. Pourtant, je vous dirai avec franchise qu'il y a une sorte
d'athéisme qui m'épouvante et me repousse: c'est celui du cœur, et je
crains que le vôtre ne prenne pas seulement sa source dans une
disposition de l'esprit.

--Bien! bien! continuez! dit le Piccinino en s'entourant de bouffées de
tabac avec une vivacité insouciante un peu forcée. Vous pensez que je
suis un cœur de roche, parce que je ne verse point, dans ce lieu où je
repasse forcément tous les jours, et sur cette pierre où je me suis
assis cent fois, des torrents de larmes au souvenir de mon père?

--Je sais que vous l'avez perdu dans un âge si tendre, que vous ne
pouvez connaître le regret de son intimité. Je sais que vous devez être
habitué, presque blasé, sur les souvenirs sinistres attachés à ce lieu.
Je me dis tout ce qui peut excuser votre indifférence; mais cela ne
justifie point à mes yeux l'espèce de bravade dont vous me donnez, à
dessein je crois, le spectacle bizarre. Moi, qui n'ai point connu votre
père, et qui n'ai aucun lien de parenté avec lui, il me suffit que mon
oncle l'ait beaucoup aimé, et qu'une partie de la vie de ce chef de
bandes ait été illustrée par des actes de patriotisme et de bravoure,
pour qu'un certain respect s'empare de moi à côté de sa tombe, et pour
que je me sente navré et révolté de l'attitude que vous avez en ce
moment.

--Maître Michel, dit le Piccinino en jetant brusquement sa cigarette, et
en se tournant vers lui avec un geste menaçant, je vous trouve
singulier, dans la position où nous sommes vis-à-vis l'un de l'autre,
d'oser me faire une pareille réprimande. Vous oubliez, je crois, que je
sais vos secrets; que je suis libre d'être votre ami ou votre ennemi;
enfin, qu'à cette heure, dans cette solitude, à cette place maudite où
je ne suis peut-être pas dans mon sang-froid autant que vous le croyez,
votre vie est entre mes mains?

--La seule chose que je puisse craindre ici, répondit Michel avec le
plus grand calme, c'est de faire mal à propos le pédagogue. Ce rôle
n'irait point à mon âge et à mes goûts. Je vous ferai donc observer que
si vous n'aviez provoqué mes réponses avec une sorte d'insistance, je
vous aurais dispensé de mes observations. Quant à vos menaces, je ne
vous dirai pas que je me crois aussi fort et aussi calme pour me
défendre que vous pouvez l'être pour m'attaquer. Je sais que, d'un coup
de sifflet, vous pouvez faire sortir un homme armé de derrière chaque
rocher qui nous avoisine. Je me suis fié à votre parole, et je ne me
suis point armé pour marcher à côté d'un homme qui m'a tendu la main en
me disant: Soyons amis. Mais, si mon oncle s'est trompé sur votre
loyauté, et si vous m'avez attiré dans un piége, ou même (ce que
j'aimerais mieux croire pour votre caractère) si l'effet du lieu où nous
sommes trouble votre raison et vous rend furieux, je ne vous en dirai
pas moins ma pensée et ne m'abaisserai point à flatter les travers dont
vous semblez faire gloire en ma présence.»

Ayant ainsi parlé, Michel ouvrit son manteau pour montrer au bandit
qu'il n'avait pas même un couteau sur lui, et s'assit en face du
Piccinino en le regardant au visage avec le plus grand sang-froid.
C'était la première fois qu'il se trouvait dans une situation à laquelle
il n'avait, certes, pas eu le loisir de se préparer, et dont il n'était
point sûr de se retirer sans encombre; car la lune, sortant de derrière
la _Croce del Destatore_, et venant à donner en plein sur la figure du
jeune bandit, l'expression féroce et perfide de sa physionomie ne resta
plus douteuse pour Michel. Néanmoins, le fils de Pier-Angelo, le neveu
du hardi capucin de Bel-Passo, sentit que son cœur était inaccessible à
la crainte, et que le premier danger sérieux qui menaçait sa jeune
existence le trouvait résolu et fier.

Le Piccinino, se voyant si près de lui et si bien éclairé par la lune,
essaya un instant l'effet terrifiant de ses yeux de tigre; mais, n'ayant
pu faire baisser ceux de Michel, et ne découvrant aucun indice de
poltronnerie dans sa figure ou dans son attitude, il vint tout à coup
s'asseoir à son côté et lui prit la main.

«Décidément, lui dit-il, quoique je m'efforce de te dédaigner et de te
haïr, je n'en puis venir à bout; j'imagine que tu es assez pénétrant
pour deviner que j'aimerais mieux te tuer que de te préserver, comme je
me suis engagé à le faire. Tu me gènes dans certaines illusions que tu
peux fort bien pressentir: tu me frustres dans certaines espérances que
je nourrissais et auxquelles je ne suis nullement disposé à renoncer.
Mais ce n'est pas seulement ma parole qui me lie, c'est une certaine
sympathie dont je ne puis me défendre pour toi. Je mentirais si je te
disais que je t'aime, et qu'il m'est agréable de défendre tes jours.
Mais je t'estime, et c'est beaucoup. Tiens, tu as bien fait de me
répondre ainsi; car, je puis te l'avouer maintenant, ce lieu m'inspire
parfois des accès de frénésie, et j'y ai pris, en mainte occasion
décisive, des résolutions terribles. Tu n'y étais pas en sûreté avec moi
tout à l'heure, et je ne voudrais pas encore t'y entendre prononcer
certain nom. N'y restons donc pas davantage, et prends ce stylet que je
t'ai déjà offert. Un Sicilien doit toujours être prêt à s'en servir, et
je te trouve bien insensé de marcher ainsi désarmé, dans la situation où
tu es.

--Partons, dit Michel en prenant machinalement le poignard du bandit.
Mon oncle dit que le temps presse et qu'on nous attend.

--On _nous_ attend! s'écria le bandit en bondissant sur ses pieds. Tu
veux dire qu'on t'attend! Malédiction! Je voudrais que cette croix et ce
rocher pussent rentrer sous terre tous les deux! Jeune homme, tu peux
croire que je suis athée, et que j'ai le cœur dur; mais si tu crois que
ce cœur est de glace... Tiens, portes-y la main, et sache que le désir
et la volonté ont là leur siége aussi bien que dans la tête.»

Il prit violemment la main de Michel et la plaça sur sa poitrine. Elle
était soulevée tout entière par des palpitations si violentes, qu'on eût
dit qu'elle allait se briser.

Mais, quand ils furent sortis du ravin, et qu'ils eurent laissé derrière
eux la _Croce del Destatore_, le Piccinino se mit à fredonner, d'une
voix suave et pure comme l'haleine de la nuit, une chanson en dialecte
sicilien dont le refrain était:

«Le vin rend fou, l'amour rend sot, mon nectar c'est le sang des lâches,
ma maîtresse c'est ma carabine.»

Après cette sorte de bravade contre lui-même et contre les oreilles des
sbires napolitains, qui pouvaient bien se trouver à portée, le Piccinino
se mit à parler avec Michel, sur un ton d'aisance et de désintéressement
remarquable. Il l'entretint des beaux-arts, de la littérature, de la
politique extérieure et des nouvelles du jour avec autant de liberté
d'esprit, de politesse et d'élégance, que s'ils eussent été dans un
salon ou sur une promenade, et comme s'ils n'eussent eu l'un et l'autre
aucune affaire grave à éclaircir, aucune préoccupation émouvante à se
communiquer.

Michel reconnut bientôt que le capucin ne lui avait pas exagéré les
connaissances variées et les facultés heureuses de son élève. En fait de
langues mortes et d'études classiques, Michel était incapable de lui
tenir tête, car il n'avait eu, avant d'embrasser la carrière de l'art,
ni le moyen ni le loisir d'aller au collége. Le Piccinino, voyant qu'il
ne connaissait que les traductions dont il lui citait les textes avec
une netteté de mémoire à toute épreuve, se rejeta sur l'histoire, sur la
littérature moderne, sur la poésie italienne, sur les romans et sur le
théâtre. Quoique Michel eût énormément lu pour son âge, et qu'il eût,
comme il le disait lui-même, nettoyé et aiguisé son esprit, à la hâte,
en s'assimilant tout ce qui lui était tombé sous la main, il reconnut
encore que le paysan de Nicolosi, dans les intervalles de ses
expéditions périlleuses, et dans la solitude de son jardin ombragé,
avait mis encore mieux que lui le temps a profit. C'était merveille de
voir qu'un homme qui ne savait pas marcher avec des bottes et respirer
avec une cravate, qui n'était pas descendu à Catane dix fois en sa vie,
un homme enfin qui, retiré dans sa montagne, n'avait jamais vu le monde
ni fréquenté les beaux esprits, eût acquis, par la lecture, le
raisonnement, ou la divination d'un esprit subtil, la connaissance du
monde moderne dans ses moindres détails, comme il avait acquis dans le
cloître la science du monde ancien. Aucun sujet ne lui était étranger:
il avait appris tout seul plusieurs langues vivantes, et il affectait de
s'exprimer avec Michel en pur toscan, pour lui montrer que personne à
Rome ne le prononçait et ne le parlait avec plus de correction et de
mélodie.

Michel prit tant de plaisir à l'écouter et à lui répondre, qu'il oublia
un instant la méfiance que lui inspirait à juste titre un esprit si
compliqué et un caractère si difficile à définir. Il fit le reste de la
route sans en avoir conscience, car ils suivaient alors un chemin facile
et sûr; et, lorsqu'ils arrivèrent au parc de Palmarosa, il tressaillit
de surprise à l'idée de se trouver sitôt en présence de la princesse
Agathe.

Alors tout ce qui lui était arrivé pendant et après le bal repassa dans
sa mémoire comme une suite de rêves étranges. Une émotion délicieuse le
gagna, et il ne se sentit plus ni très-courroucé ni très-effrayé des
prétentions de son compagnon de voyage, en résumant celles qu'il
caressait lui-même.



XXVI.

AGATHE.


Michel ouvrit lui-même la petite porte à laquelle aboutissait le sentier
qu'ils avaient suivi, et, après avoir traversé le parc en biais, il se
trouva au pied de l'escalier de laves qui gravissait le rocher. Le
lecteur n'a pas oublié que le palais de Palmarosa était adossé à une
colline escarpée, et formait trois édifices distincts, qui montaient,
pour ainsi dire à reculons, sur cette montagne; que l'étage le plus
élevé, appelé le Casino, offrant plus de solitude et de fraîcheur que
les autres, était habité, suivant l'usage de tout le pays, par la
personne la plus distinguée de la maison; c'est-à-dire que les
appartements de maître donnaient de plain-pied sur la cime du rocher,
formant là un jardin peu étendu, mais ravissant, à une grande élévation,
et sur la partie opposée au fronton de la façade. C'est là que la
princesse vivait retirée comme dans un ermitage splendide, n'ayant pas
besoin de descendre l'escalier de son palais, ni d'être vue de ses
serviteurs pour se donner le plaisir de la promenade.

Michel avait déjà vu ce sanctuaire, mais très à la hâte, comme on sait,
et, lorsqu'il s'y était assis, durant le bal, avec Magnani, il était si
agité et parlait d'une manière si animée, qu'il n'en avait pas observé
la disposition et les abords.

En s'y introduisant par l'escarpement du rocher avec le Piccinino, il se
rendit mieux compte de la situation de ce belvédère, et remarqua qu'il
était taillé dans un style si hardi, que c'était, en fait, une petite
forteresse: l'escalier creusé dans le roc offrait un moyen de sortie
plus qu'une entrée; car il était si serré entre deux murailles de laves,
et si rapide, que la main d'une femme eût suffi pour repousser et
précipiter un visiteur indiscret ou dangereux. En outre, il y avait, à
la dernière marche de cette échelle, sans transition de la moindre
plate-forme, une petite grille dorée d'une étroitesse et d'une hauteur
singulière, enchâssée entre deux légères colonnes de marbre, lisses
comme des mâts. A droite et à gauche, la partie extérieure de chaque
pilier était le précipice à pic, couronné seulement de ces lourds
enroulements de fer dans le goût du dix-septième siècle, qui ressemblent
à des dragons fantastiques, hérissés de dards sur toute leur
circonférence; ornement à deux fins qu'il est malaisé de franchir quand
on n'a aucun point d'appui et un précipice sous les pieds.

Cette espèce de fortification n'était pas inutile dans un pays où les
brigands de la montagne s'aventurent dans la vallée et dans la plaine,
jusqu'aux portes des cités. Michel les examina avec la satisfaction d'un
amant jaloux; mais le Piccinino les regarda d'un air de mépris, et se
permit même de dire, en montant l'escalier, que c'était une citadelle de
bonbon, qui ferait grand effet dans un dessert.

Michel sonna le nombre de coups convenu, et immédiatement la porte
s'ouvrit. Une femme voilée était là toute prête, attendant avec
impatience. Elle saisit, dans l'obscurité, la main de Michel, au moment
où il entrait, et, dans cette douce étreinte, le jeune artiste,
reconnaissant la princesse Agathe, trembla et perdit la tête, si bien
que le Piccinino, qui ne la perdait point, retira la clé que Michel,
tout en sonnant pour avertir, avait placée dans la serrure. Le bandit la
mit dans sa ceinture en refermant la grille, et, lorsque Michel s'avisa
de cet oubli, il n'était plus temps de le réparer. Ils étaient entrés
tous les trois dans le boudoir de la princesse, et ce n'était point le
moment de chercher querelle à un homme aussi dépourvu de timidité que
l'était le fils du _Destatore_.

Agathe était avertie et aussi bien renseignée que possible sur le
caractère et les habitudes de l'homme avec lequel il lui fallait entrer
en relations; elle était trop de son pays pour avoir des préjugés
sérieux contre la profession de bandit, et elle était résolue à faire
les plus grands sacrifices d'argent pour s'assurer les services du
Piccinino. Néanmoins elle éprouva en le voyant une émotion fâcheuse
qu'elle eut bien de la peine à lui cacher; et, lorsqu'il lui baisa la
main en la regardant avec ses yeux hardis et railleurs, elle fut saisie
d'un malaise douloureux, et sa figure s'altéra sensiblement, quoiqu'elle
sût se maintenir avenante et polie.

Elle savait que la première précaution à observer, c'était de flatter la
secrète vanité de l'aventurier, en lui témoignant beaucoup d'égards, et
en lui donnant du _capitaine_ à discrétion. Elle ne manqua donc pas de
lui conférer ce titre, en le faisant asseoir à sa droite, tandis qu'elle
traita Michel avec une bienveillance plus familière en lui désignant un
siége quasi derrière elle, près du dossier de son lit de repos. Là,
penchée vers lui sans le regarder, et appuyant son coude tout près de
son épaule, comme pour être prête à l'avertir par des mouvements
fortuits en apparence, elle voulut entrer en matière.

Mais le Piccinino, remarquant cet essai de connivence, et se trouvant
apparemment trop loin d'elle, quitta son fauteuil, et vint, sans façon,
s'asseoir à ses côtés sur le sofa.

En ce moment, le marquis de la Serra, qui attendait probablement, dans
une pièce voisine, que la conversation fût engagée, entra sans bruit,
salua le bandit avec une politesse silencieuse, et alla s'asseoir auprès
de Michel, après lui avoir serré la main. Michel se sentit rassuré par
la présence de celui qu'il ne pouvait s'empêcher de considérer comme son
rival. Il s'était déjà demandé s'il ne serait pas tenté bientôt de jeter
le Piccinino par les fenêtres; et, comme cette vivacité aurait bien pu
avoir quelque grave inconvénient, il espéra que le bandit, contenu par
la figure grave et le personnage sérieux du marquis, n'oserait pas
sortir des bornes de la convenance.

Le Piccinino savait fort bien qu'il ne courait aucun risque d'être trahi
par M. de la Serra; même il lui plut de voir ce noble seigneur lui
donner des gages de l'alliance qu'on faisait avec lui, et dans laquelle,
nécessairement, le marquis allait se trouver engagé.

«M. de la Serra est donc aussi mon ami et mon complice? dit-il à Agathe
d'un ton de reproche.

--Signor Carmelo, répondit le marquis, vous n'ignorez pas, sans doute,
que j'étais le proche parent du prince de Castro-Reale, et que, par
conséquent, je suis le vôtre. J'étais bien jeune encore lorsque le vrai
nom du _Destatore_ fut découvert enfin par la police de Catane, et vous
n'ignorez peut-être pas non plus que je rendis alors au proscrit
d'importants services.

--Je connais assez bien l'histoire de mon père, répondit le jeune
bandit, et il me suffit de savoir que M. de la Serra reporte sur moi la
bienveillance qu'il lui accordait.»

Satisfait dans sa vanité, et bien résolu à ne pas jouer un rôle
ridicule, bien décidé aussi à faire plier autour de lui toutes les
volontés, le Piccinino voulut le faire avec esprit et bon goût. Il
s'arrangea donc bien vite, sur le sofa, une attitude à la fois
convenable et gracieuse, et donna à son regard insolent et lascif une
expression d'intérêt bienveillant et presque respectueux.

La princesse rompit la glace la première, et lui exposa l'affaire
laconiquement, à peu près dans les mêmes termes dont Fra-Angelo s'était
servi pour faire sortir le jeune loup de sa tanière. Le Piccinino écouta
cet exposé, et rien ne trahit, sur sa figure, la profonde incrédulité
qu'il apportait dans son attention.

Mais, lorsque la princesse eut fini, il renouvela avec aplomb sa
question _sine qua non_, du testament, et déclara que, dans un cas
semblable, l'enlèvement de l'abbé Ninfo lui paraissait une précaution
bien tardive, et sa propre intervention une peine et une _dépense_
inutiles.

La princesse Agathe n'avait pas été pour rien horriblement malheureuse.
Elle avait appris à connaître les ruses des passions cachées; et
l'habileté qu'elle n'eût point puisée dans son âme simple et droite,
elle l'avait acquise à ses dépens dans ses relations avec des natures
tout opposées à la sienne. Elle pressentit donc bien vite que les
scrupules du _capitaine_ étaient joués, et qu'il avait un motif secret
qu'il fallait deviner.

«Monsieur le capitaine, lui dit-elle, si vous jugez ainsi ma position,
nous devons en rester là; car je vous ai fait demander de vous voir,
beaucoup plus pour avoir vos conseils que pour vous faire part de mes
idées. Cependant, veuillez écouter des éclaircissements qu'il n'était
pas au pouvoir de Fra-Angelo de vous donner.

«Mon oncle le cardinal a fait un testament où il me constitue son
héritière universelle, et il n'y a pas plus de dix jours que, se rendant
de Catane à sa villa de Ficarazzi, où il est maintenant, il s'est
détourné de son chemin pour me faire une visite à laquelle je ne
m'attendais pas. J'ai trouvé mon oncle dans la même situation physique
où je l'avais vu peu avant à Catane; c'est-à-dire impotent, sourd, et ne
pouvant parler assez distinctement pour se faire comprendre sans l'aide
de l'abbé Ninfo, qui connaît ou devine ses intentions avec une rare
sagacité... à moins qu'il ne les interprète ou ne les traduise avec une
impudence sans bornes! Néanmoins, dans cette occasion, l'abbé Ninfo me
parut suivre, de tous points, les volontés de mon oncle; car le but de
cette visite était de me montrer le testament, et de me faire savoir que
les affaires du cardinal étaient en règle.

--Qui vous montra ce testament, signora? dit le Piccinino; car Son
Éminence ne peut faire le moindre mouvement du bras ni de la main?

--Patience, capitaine, je n'omettrai aucun détail. Le docteur
Recuperati, médecin du cardinal, était porteur du testament, et je
compris suffisamment aux regards et à l'agitation de mon oncle, qu'il ne
voulait point que cet acte sortit de ses mains. Deux ou trois fois,
l'abbé Ninfo s'avança pour le prendre, sous prétexte de me le présenter,
et mon oncle fit briller ses yeux terribles, en rugissant comme un lion
mourant. Le docteur remit le testament dans son portefeuille, et me dit:
«Que Votre Seigneurie ne partage point l'inquiétude de Son Éminence.
Quelle que soit l'estime et la confiance que doit nous inspirer M.
l'abbé Ninfo, ce papier étant confié à ma garde, nul autre que moi,
fût-ce le pape ou le roi, ne touchera à un acte si important pour vous.»
Le docteur Recuperati est un homme d'honneur, incorruptible, et d'une
fermeté rigide dans les grandes occasions.

--Oui, Madame, dit le bandit, mais il est stupide, et l'abbé Ninfo ne
l'est point.

--Je sais fort bien que l'abbé Ninfo est assez audacieux pour inventer
je ne sais quelle fable et faire tomber le bon docteur dans un piége
grossier. Voilà pourquoi je vous ai prié, capitaine, d'éloigner pour un
temps cet intrigant détestable.

--Je le ferai, s'il n'est pas trop tard; car je ne voudrais pas risquer
mes os pour rien, et surtout compromettre ma réputation de talent à
laquelle je tiens plus qu'à ma vie. Mais, encore une fois, croyez-vous,
Madame, qu'il soit encore temps de s'aviser d'un expédient semblable?

--S'il n'est plus temps, capitaine, c'est depuis deux heures seulement,
répondit Agathe en le regardant avec attention; car, il y a deux heures,
j'ai rendu visite à mon oncle, et le docteur, sur un signe de lui, m'a
montré encore une fois cet acte, en présence de l'abbé Ninfo.

--Et c'était bien le même?

--C'était parfaitement le même.

--Il n'y avait pas un codicille en faveur de l'abbé Ninfo?

--Il n'y avait pas un mot d'ajouté ou de changé. L'abbé lui-même, qui
affecte platement d'être dans mes intérêts, et dont chaque regard louche
semble me dire:

«Vous aurez à me payer mon zèle,» a insisté pour que je relise l'acte
avec attention.

--Et vous l'avez fait?

--Je l'ai fait.»

Le Piccinino, voyant l'aplomb et la sécurité d'esprit de la princesse,
commença à prendre une plus haute idée de son mérite; car, jusque là, il
n'avait vu en elle qu'une femme gracieuse et séduisante.

«Je suis fort satisfait de ces explications, dit-il; mais, avant que
j'agisse, il m'en faut encore quelques-unes. Êtes-vous bien sûre,
Madame, que, depuis les deux heures qui se sont écoulées, l'abbé Ninfo
n'ait pas pris le docteur Recuperati à la gorge pour lui arracher ce
papier?

--Comment puis-je le savoir, capitaine? vous seul pourrez me
l'apprendre, quand vous aurez bien voulu commencer votre enquête
secrète. Cependant le docteur est un homme robuste et courageux, et sa
simplicité n'irait pas jusqu'à se laisser dépouiller par un homme frêle
et lâche comme l'abbé Ninfo.

--Mais qui empêcherait le Ninfo, qui est un roué de premier ordre, et
qui a des accointances avec ce qu'il y a de plus perverti dans la
contrée, d'avoir été chercher un _bravo_, qui, pour une récompense
_honnête_, aurait guetté et assassiné le docteur.... ou bien qui serait
tout prêt à le faire?»

La manière dont le Piccinino présenta cette objection fit tressaillir
les trois personnes qui l'écoutaient. «Malheureux docteur! s'écria la
princesse en pâlissant, ce crime aurait donc été résolu ou consommé? Au
nom du ciel, expliquez-vous, monsieur le capitaine!

--Rassurez-vous, Madame, ce crime n'a pas été commis; mais il aurait
déjà pu l'être, car il a été résolu.

--En ce cas, Monsieur, dit la princesse en saisissant les deux mains du
bandit dans ses mains suppliantes, partez à l'instant même. Préservez
les jours d'un honnête homme, et assurez-vous de la personne d'un
scélérat, capable de tous les crimes.

--Et si, dans ce conflit, le testament tombe entre mes mains? dit le
bandit en se levant, sans quitter les mains de la princesse, dont il
s'était emparé avec force dès qu'elles avaient touché les siennes.

--Le testament, monsieur le capitaine? répondit-elle avec énergie. Et
que m'importe une moitié de ma fortune, quand il s'agit de sauver des
victimes du poignard des assassins? Le testament deviendra ce qu'il
pourra. Emparez-vous du monstre qui le convoite. Ah! si je croyais
apaiser ses ressentiments en le lui laissant, il y a longtemps qu'il
pourrait s'en regarder comme le tranquille possesseur!

--Mais si j'en deviens possesseur, moi! dit l'aventurier en attachant
ses yeux de lynx sur ceux d'Agathe, cela ne ferait pas le compte de
l'abbé Ninfo, qui sait fort bien que Son Éminence est hors d'état d'en
faire, ou seulement d'en dicter un autre. Mais vous, Madame, qui avez eu
l'imprudence de m'apprendre ce que j'ignorais, vous qui venez de me
faire savoir à quel grotesque gardien une pièce si importante est
confiée, serez-vous bien tranquille?»

Il y avait déjà longtemps que la princesse avait compris que le bandit
n'agirait point sans voir la possibilité de s'emparer du testament à son
profit. Elle avait des raisons majeures pour être prête à lui en faire
le sacrifice et à transiger sans regret avec lui pour des sommes
immenses, lorsqu'il en viendrait à lui vendre la restitution de son
titre; car tout le monde savait, et le bandit n'ignorait probablement
pas, lui qui semblait avoir si bien étudié l'affaire d'avance, qu'il
existait dans les mains d'un notaire un acte antérieur qui déshéritait
Agathe au profit d'une parente éloignée. Dans une phase de haine et de
ressentiment contre sa nièce, le cardinal avait fait ce premier
testament et l'avait dit très-haut. Il est vrai que, se voyant malade,
et recevant d'elle des marques de déférence sincères, il avait changé
ses dispositions. Mais il avait toujours voulu laisser subsister l'acte
antérieur, au cas où il lui plairait d'anéantir le nouveau. Quand les
méchants ont un bon mouvement, ils laissent toujours une porte ouverte
au retour de leur mauvais génie.

A l'égard des ambitions du Piccinino, Agathe avait donc déjà pris son
parti; mais, à la manière dont il les faisait pressentir, elle comprit
qu'il entrait une bonne dose de vanité dans son avarice, et elle eut
l'heureuse inspiration de satisfaire l'une et l'autre passion du bandit,
à l'heure même.

«Monsieur de Castro-Reale, lui dit-elle en faisant un effort pour
prononcer un nom détesté, et pour le conférer comme un titre acquis au
bâtard du _Destatore_, le testament sera si bien dans vos mains, que je
voudrais pouvoir l'y mettre moi-même.»

Agathe avait vaincu. La tête tourna au bandit, et une autre passion, qui
luttait en lui contre la cupidité, prit le dessus en un clin d'œil. Il
porta à ses lèvres les deux mains tremblantes de la signora et les
couvrit d'un baiser si long et si voluptueux, que Michel et M. de la
Serra lui-même en frémirent. Une autre espérance que celle de la fortune
s'empara de la cervelle du Piccinino. Un violent désir s'était insinué
en lui, la nuit du bal, lorsqu'il avait vu Agathe admirée et convoitée
par tant d'hommes qu'elle n'avait pas seulement remarqués, lui compris;
car elle croyait le voir pour la première fois en cet instant, bien
qu'il espérât qu'elle feignait de ne point reconnaître ses traits.

Il avait été enflammé surtout par l'impossibilité apparente d'une
semblable conquête. Dédaigneux et chaste en apparence avec les femmes de
sa classe, le Piccinino avait les appétits d'une bête fauve; mais la
vanité se mêlait trop à tous ses instincts pour qu'il eût souvent
l'occasion de les assouvir. Cette fois, l'occasion était douteuse
encore, mais enivrante pour son esprit entreprenant, obstiné, fécond en
ressources, et amoureux des choses difficiles, réputées impossibles.

--Eh bien, Madame, s'écria enfin le Piccinino avec un accent
chevaleresque, votre confiance en moi est d'une belle âme, et je saurai
la justifier. Rassurez-vous sur le compte du docteur Recuperati: il ne
court aucun danger. Il est bien vrai qu'aujourd'hui même l'abbé Ninfo
s'est entendu avec un homme qui a promis de l'assassiner; mais, outre
que l'abbé veut attendre pour cela que le cardinal soit sur son lit de
mort, et que le cardinal n'en est pas encore là, le poignard qui doit
frapper votre ami ne sortira point du fourreau sans ma permission. Il
n'y a donc pas lieu de nous tant presser, et je puis retourner dans ma
montagne pour quelques jours encore. L'abbé Ninfo doit venir en personne
nous avertir du moment favorable pour frapper dans le vaste gilet du
gros docteur, et c'est à ce moment-là, qu'au lieu de remplir cet
agréable office, nous nous emparerons de la personne de l'abbé, en le
priant de prendre l'air de la montagne avec nous, jusqu'à ce qu'il
plaise à Votre Seigneurie de lui rendre la liberté.»

La princesse, qui avait été jusque-là parfaitement maîtresse
d'elle-même, se troubla et répondit d'une voix émue:

«Je croyais, capitaine, que vous connaissiez une autre circonstance qui
nous rend tous très-impatients de savoir l'abbé Ninfo dans la montagne.
Le docteur Recuperati n'est pas le seul de mes amis qui soit menacé, et
j'avais chargé Fra-Angelo de vous dire les autres motifs qui nous font
désirer d'être immédiatement délivrés de sa présence.»

Le chat Piccinino n'avait pas fini de jouer avec la proie qu'il
convoitait. Il feignait de ne pas comprendre ou de ne pas se souvenir
que Michel et son père fussent principalement intéressés à l'enlèvement
de l'abbé.

«Je pense, dit-il, que Votre Altesse s'exagère les dangers de la
présence du Ninfo auprès du cardinal. Elle doit bien savoir que Son
Éminence a le plus profond mépris pour ce subalterne; qu'elle le
supporte avec peine, tout en ayant pris pour agréable le secours d'un
truchement si actif et si pénétrant; enfin que le cardinal, tout en
ayant besoin de lui, ne lui permettra jamais de mettre la main à ses
affaires. Votre Excellence sait bien qu'il y a, dans le testament, un
petit legs pour ce pauvre abbé, et je ne pense pas qu'elle daigne le lui
contester.

--Non certes! répondit la princesse, surprise de voir que le Piccinino
connaissait si bien le testament; mais ce n'est pas la misérable crainte
de voir l'abbé obtenir de mon oncle plus ou moins d'argent qui m'occupe
en ce moment, je vous assure. Je vous ai déjà dit, capitaine, et
Fra-Angelo a dû vous dire que son frère et son neveu couraient de grands
dangers, tant que l'abbé Ninfo serait à portée de leur nuire auprès de
mon oncle et de la police napolitaine.

--Ah! dit le malin Piccinino en se frappant le front, j'avais oublié
cela, et pourtant ce n'est pas sans importance pour vous, princesse,
j'en conviens... J'ai même plusieurs choses à vous apprendre là-dessus,
que vous ne savez point; mais le sujet est fort délicat, ajouta-t-il en
feignant un peu d'irrésolution, et il me serait difficile de m'expliquer
en présence des deux personnes qui m'honorent ici de leur attention.

--Vous pouvez tout dire devant M. le marquis de la Serra et devant
Michel-Ange Lavoratori, répondit la princesse un peu effrayée.

--Non, Madame, je connais trop mon devoir pour le faire, et le respect
que je vous porte est trop grand pour que j'oublie à ce point les
convenances. Si Votre Altesse est disposée à m'écouter sans témoin, je
l'instruirai de ce qui a été comploté et résolu. Sinon, ajouta-t-il en
feignant de se disposer à partir, j'irai attendre à Nicolosi qu'elle
veuille bien me faire avertir du jour et de l'heure où elle aura pour
agréable de m'entendre.

--Tout de suite, Monsieur, tout de suite, dit la princesse avec
vivacité. L'existence de mes amis compromise à cause de moi m'intéresse
et m'alarme beaucoup plus que ma fortune. Venez, dit-elle en se levant,
et en passant résolument son bras sous celui du bandit, nous causerons
dans mon parterre, et ces messieurs nous attendront ici. Restez, restez,
mes amis, dit-elle au marquis et à Michel, qui voulaient se retirer,
bien qu'ils ne vissent pas ce tête-à-tête sans une sorte de terreur
indéfinissable; j'ai vraiment besoin de prendre l'air, et M. de
Castro-Reale veut bien me donner le bras.

Michel et M. de la Serra, dès qu'ils se virent seuls, se regardèrent
comme frappés de la même pensée, et, courant chacun à une fenêtre, ils
se tinrent à portée, non d'entendre une conversation dont la princesse
elle-même semblait vouloir les exclure, mais de ne pas la perdre un seul
instant de vue.



XXVII.

DIPLOMATIE.


«Comment se fait-il, chère princesse, dit le bandit d'un ton dégagé, dès
qu'il se vit bras dessus bras dessous avec Agathe, que vous commettiez
l'imprudence de vouloir me faire parler de Michel en présence d'un
sigisbée aussi précieux que le marquis de la Serra? Votre Altesse oublie
donc une chose: c'est que si je sais les secrets de la villa Ficarazzi,
je sais apparemment aussi ceux du palais Palmarosa, puisque l'abbé Ninfo
exerce une surveillance assidue sur ces deux résidences?

--Ainsi, capitaine, dit la princesse en essayant de prendre aussi un ton
dégagé, l'abbé Ninfo vous a vu avant moi, et, pour tâcher de vous mettre
dans ses intérêts, il vous a fait toutes ses confidences?»

Agathe savait fort bien à quoi s'en tenir à cet égard. Certes, si elle
n'eût pas découvert que l'abbé avait déjà recherché l'appui du Piccinino
pour faire enlever ou peut-être assassiner Michel, elle n'eût pas cru
nécessaire de recourir au Piccinino pour faire enlever l'abbé. Mais elle
se garda bien de laisser pressentir son véritable motif. Elle voulut que
l'amour-propre du bandit fût flatté de ce qu'il pouvait regarder comme
un premier mouvement de sa part.

--De quelque part que me viennent mes renseignements, dit le Piccinino
en souriant, je vous fais juge de leur exactitude. La dernière fois que
le cardinal est venu voir Votre Altesse, il y avait à la grille de votre
parc un jeune homme, dont les traits distingués et l'air fier
contrastaient avec des vêtements poudreux et usés par un long voyage.
Par quel caprice le cardinal s'attacha-t-il à examiner ce jeune homme et
à vouloir s'enquérir de lui? c'est ce que l'abbé Ninfo lui-même ne sait
point et m'a chargé de pénétrer, s'il est possible. Il y a une chose
certaine: c'est que la manie qui, depuis longtemps, possède le cardinal
de s'enquérir du nom et de l'âge de tous les gens du peuple dont la
figure le frappe, a survécu à la perte de son activité et de sa mémoire.
C'est comme une inquiétude vague qui lui reste de ses fonctions de haute
police, et, par ses regards impérieux, il fait comprendre à l'abbé Ninfo
qu'il ait à interroger et à lui rendre compte. Il est vrai que lorsque
l'abbé lui montra ensuite le résumé écrit de ses interrogations, il
parut n'y prendre aucun intérêt: de même que, toutes les fois que l'abbé
l'importune de ses demandes indiscrètes ou de ses questions insidieuses,
Son Éminence, après avoir lu les premiers mots, ferme les yeux d'un air
courroucé, pour montrer qu'elle ne veut pas être fatiguée davantage.
Peut-être Votre Altesse ne savait-elle pas ces détails, dont le docteur
Recuperati n'est jamais témoin; car, pendant le peu d'heures de sommeil
qu'il est permis à ce bon docteur de goûter, la surveillance des
serviteurs dévoués, dont Votre Altesse a su entourer le cardinal, n'est
pas telle que le Ninfo ne s'introduise auprès de lui, pour le réveiller
sans façon et lui placer devant les yeux certaines phrases écrites dont
il espère un heureux effet. Le cardinal, ainsi éveillé, a, grâce à la
souffrance et à la colère, un instant de lucidité plus grande que de
coutume; il lit, paraît comprendre et essaie de murmurer des mots dont
quelques syllabes sont intelligibles pour son persécuteur; mais aussitôt
après il retombe dans un nouvel accablement, et la faible lumière de sa
vie est usée et amoindrie d'autant plus.

[Illustration: Il se trouva bientôt dans la campagne et distingua deux
hommes sur un sentier. (Page 77.)]

«Ainsi, s'écria la princesse indignée, de flatteur et d'espion, ce
scélérat s'est fait le bourreau et l'assassin de mon malheureux oncle!
Vous voyez bien, monsieur le capitaine, qu'il faut l'en délivrer au plus
vite, et qu'il n'est pas besoin d'autre motif pour me faire désirer
qu'il soit éloigné de nous.

--Pardon, Madame, répondit l'obstiné bandit. Si je ne vous avais pas
informée de ces choses, vous auriez des motifs plus personnels encore,
que vous ne voulez pas me dire, mais que je me suis fait dire par le
Ninfo. Je ne m'engage jamais dans une affaire sans la connaître à fond,
et il m'arrive parfois, comme vous voyez, d'interroger les deux parties.
Permettez donc que je poursuive mes révélations, et j'espère qu'elles
amèneront les vôtres.

[Illustration: Mais elle eut à peine fait trois pas. (Page 79.)]

«L'abbé Ninfo n'avait pas beaucoup examiné ni beaucoup interrogé le
quidam qui se trouvait à la grille du parc de Votre Altesse. Au bout
d'un instant, voyant le cardinal conserver de cette rencontre une sorte
d'agitation, comme si cette figure eût réveillé en lui des souvenirs
qu'il ne venait point à bout de rassembler et d'éclaircir (car Son
Éminence s'épuise souvent, à ce qu'il paraît, à ce douloureux travail
d'esprit), l'abbé revint sur ses pas, et examina le jeune homme avec
soin. Le jeune homme avait des raisons pour se préserver, car il se
moqua de l'abbé, qui le prit définitivement pour un pauvre diable et lui
fit même l'aumône. Mais, deux jours après, l'abbé, espionnant chez vous,
sous le déguisement d'un ouvrier employé aux préparatifs de votre bal,
découvrit aisément que son quidam était un brillant artiste, très-choyé
et très-employé par Votre Altesse, et nullement en position d'accepter
un _tarin_ à la porte d'un palais, puisqu'il est le fils d'un artisan
aisé, Pier-Angelo Lavoratori.

«L'abbé ne manqua pas, la nuit qui suivit cette découverte, de placer
devant les yeux de monsignor Ieronimo une bande de papier qui contenait
cette dénonciation en grosses lettres. Mais, à force de vouloir stimuler
les dernières cordes de l'instrument, l'abbé les a brisées. Le cardinal
n'a pas compris. Les noms de Pier-Angelo et de Michel-Angelo Lavoratori
ne lui ont offert aucun sens. Il murmura un jurement énergique contre le
Ninfo qui troublait son sommeil...--Ainsi, ajouta le Piccinino avec une
malice insinuante, les craintes que Votre Altesse éprouve, ou feint
d'éprouver à l'égard de Pier-Angelo, sont tout à fait dénuées de
fondement. Si le cardinal a autrefois poursuivi ce brave homme comme
conspirateur, il l'a si bien oublié que l'abbé Ninfo lui-même ne songe
pas à réveiller le souvenir d'une affaire qu'il ignore, et qu'aucune
dénonciation de sa part ne menace, quant à présent, votre protégé...

--Je respire, dit la princesse en laissant le bandit prendre sa main
dans la sienne, et même en répondant à la pression de cette main avec
une préoccupation généreuse. Vos paroles me font du bien, capitaine, et
je vous bénis de la confiance que vous me témoignez en me révélant la
vérité. Toute ma crainte était là, en effet; mais, puisque le cardinal
ne se souvient de rien, et que l'abbé ignore tout, je m'en remets à
votre sagesse pour le reste. Tenez, capitaine, je crois que voici ce qui
reste à faire. Trouvez, dans votre génie, un moyen de vous emparer du
testament, et faites-le savoir à l'abbé, afin qu'il ne songe plus à
persécuter le digne docteur, et occupez l'abbé de manière à ce qu'il
laisse mourir en paix mon malheureux oncle. Ce sera terminer
diplomatiquement une affaire où j'ai tremblé qu'il n'y ait du sang
répandu pour de misérables intérêts d'argent.

--Votre Excellence va bien vite! reprit le Piccinino. L'abbé n'est pas
si facile à endormir sur un autre point, qu'il m'est impossible, malgré
mon respect, ma crainte et mon embarras, de passer sous silence.

--Parlez! parlez! dit Agathe vivement.

--Eh bien, puisque Votre Altesse m'y autorise et ne veut pas comprendre
à demi-mot, je lui dirai que l'abbé Ninfo, tout en cherchant des
intrigues politiques qu'il n'a pu découvrir, a mis la main sur une
affaire d'amour dont il a fait son profit.

--Je ne comprends pas, dit la princesse avec un accent de candeur qui
fit tressaillir l'aventurier. «Le Ninfo m'aurait-il joué, pensa-t-il, ou
bien cette femme est-elle de force à lutter contre moi? Nous verrons
bien.»

--Madame, dit-il d'un ton mielleux, en attirant et en retenant contre sa
poitrine la belle main d'Agathe, vous allez me haïr.... Mais il faut
bien que je vous serve malgré vous en vous éclairant. L'abbé a découvert
que Michel-Ange Lavoratori était introduit tous les jours, à certaines
heures, dans les appartements réservés de votre casino; qu'il ne
mangeait point avec vos gens ni avec les autres ouvriers, mais avec
vous, en secret; enfin, que s'il faisait sa sieste, c'était entre les
bras de la plus belle et de la plus aimable des femmes qu'il se reposait
de ses travaux d'artiste.

--C'est faux! s'écria la princesse; c'est une infâme calomnie. J'ai
traité ce jeune homme avec la distinction que je croyais devoir à son
talent et à ses idées. Il a mangé avec son père dans une pièce voisine,
et il a fait la sieste dans ma galerie de peinture. L'abbé Ninfo n'a pas
bien observé, car il aurait pu vous dire que Michel, accablé de fatigue,
a passé deux ou trois nuits dans un coin de ma maison...

--Il me l'a dit aussi, répondit le Piccinino, qui ne voulait jamais
avoir l'air d'ignorer ce qu'on lui apprenait.

--Eh bien, monsieur de Castro-Reale, reprit Agathe d'une voix ferme et
en le regardant en face, le fait est certain; mais je puis vous jurer
sur l'âme de ma mère et sur celle de la vôtre, et Michel pourrait vous
faire le même serment, que ce jeune homme ne m'avait encore jamais vue
avant le jour du bal où son père me l'a présenté pour la première fois,
en présence de deux cents ouvriers. Je lui ai parlé durant le bal, sur
l'escalier du palais, au milieu de la foule, et M. de la Serra, qui me
donnait le bras, lui a fait, ainsi que moi, compliment de ses peintures.
Depuis ce moment-là, jusqu'à celui où nous sommes, Michel ne m'avait pas
revue; demandez-le-lui à lui-même! Capitaine, vous n'êtes pas un homme
qu'on puisse tromper; faites usage de votre clairvoyance, et je m'en
rapporte à elle.»

En présence d'une déclaration si nette, et faite avec l'assurance que
peut seule donner la vérité, le Piccinino frémit de plaisir, et pressa
si fort contre son sein la main d'Agathe, qu'elle pressentit enfin les
sentiments du bandit. Elle eut un moment de terreur, auquel vint se
joindre un souvenir affreux. Mais elle comprit, d'un seul coup d'œil,
toute l'étendue du péril qui avait menacé Michel, et, remettant à un
moment plus favorable d'aviser à sa propre sûreté, elle se promit de
ménager l'orgueil de Carmelo Tomabene.

«Quel intérêt, s'écria celui-ci, l'abbé Ninfo avait-il donc à nous
débiter cette étrange histoire?»

Agathe crut comprendre que l'abbé avait deviné l'extravagante passion
dont elle voyait enfin le bandit possédé pour elle, et qu'il avait voulu
stimuler sa vengeance par cette délation. «S'il en est ainsi,
pensait-elle, je me servirai des mêmes armes que toi, misérable Ninfo,
puisque aussi bien tu me les avais fournies d'avance.

«Écoutez, capitaine, reprit-elle; vous qui connaissez si bien les
hommes, et qui plongez si aisément dans les replis de la conscience,
n'avez-vous point découvert qu'à tous ses vices apparents l'abbé
joignait un dévergondage effréné d'imagination? Croyez-vous qu'il se
soit borné à convoiter mon héritage? et ne vous a-t-il pas laissé
entrevoir que ce n'est pas seulement à prix d'argent qu'il tenterait de
m'en revendre une partie, s'il parvenait à s'en emparer?

--Oui! s'écria le Piccinino avec un accent très-sincère cette fois; j'ai
cru m'apercevoir des désirs et des espérances révoltantes de ce monstre
de laideur et de concupiscence. L'incrédulité qu'il affecte pour la
résistance possible d'une femme, en pareil cas, est la consolation qu'il
cherche à se donner quand il songe à sa laideur physique et morale. Oui,
oui, je l'avais pressenti, malgré son hypocrisie. Je ne dirai pas qu'il
vous aime, lui; ce serait profaner le mot d'amour; mais il vous veut, et
il est jaloux. Jaloux, lui! Ah! c'est encore un mot trop relevé! La
jalousie est la passion des âmes jeunes, et la sienne est décrépite. Il
soupçonne et déteste tout ce qui vous entoure. Enfin, il a rêvé un moyen
infernal de vous vaincre: pensant bien que le désir de racheter votre
héritage ne suffirait pas, et supposant que vous aimiez ce jeune
artiste, il a résolu de s'en faire un otage pour vous contraindre à lui
racheter à tout prix la vie et la liberté de Michel-Angelo.

--J'aurais dû m'attendre à cela, répondit la princesse baignée d'une
sueur froide, mais affectant un calme dédaigneux. C'est donc vous,
capitaine, qu'il a voulu associer à une entreprise digne de ces hommes
qui se consacrent au plus hideux de tous les métiers, et dont le nom est
si honteux qu'une femme ne saurait le prononcer dans aucune langue. Il
me semble que vous devez à cette marque de confiance de M. l'abbé Ninfo
un châtiment un peu sévère!»

Agathe avait touché fort juste. Les vues infâmes de l'abbé, qui
jusque-là n'avaient excité que le mépris ironique du jeune bandit, se
présentèrent à ses yeux comme un outrage personnel et allumèrent en lui
la soif de la vengeance. Tant il est vrai que l'amour, même dans une âme
sauvage et sans frein, réveille le sentiment de la dignité humaine.

«Un châtiment sévère! dit-il d'une voix profonde avec des dents
contractées, il l'aura!--Mais, ajouta le bandit, ne vous inquiétez plus
de rien, Signora, et daignez remettre votre sort entre mes mains, sans
arrière-pensée.

--Mon sort est tout entier dans vos mains, capitaine, répondit Agathe;
ma fortune, ma réputation et la vie de mes amis: trouvez-vous que j'aie
l'air inquiet?»

Et elle le pénétra d'un regard où la prudence supérieure de la femme
forte l'inspira si bien, que le Piccinino subit le prestige et s'aperçut
que le respect et la crainte se mêlaient à son enthousiasme. «Ah! femme
romanesque, pensa-t-il, tu en es encore à croire qu'un chef de brigands
doit être un héros de théâtre ou un chevalier du moyen âge! Et me voilà
forcé de jouer ce rôle vis-à-vis de toi pour te plaire! Eh bien, je le
jouerai. Rien n'est difficile à celui qui a beaucoup lu et beaucoup
deviné.

«Et pourquoi ne serais-je pas réellement un héros? se disait-il encore,
tout en marchant silencieusement auprès d'elle, en pressant de son bras
tremblant le bras de cette femme qu'il croyait si confiante. Si je n'ai
pas daigné l'être jusqu'à présent, c'est que l'occasion ne s'en offrait
point et que ma grandeur eût été ridicule. Avec une femme comme
celle-ci, le but est digne de l'œuvre, et je ne vois pas qu'il soit si
difficile d'être sublime quand la récompense doit être si douce. C'est
un calcul d'intérêt personnel plus élevé, mais non pas moins positif et
moins logique que les autres.»

Avant de se poser complétement en chevalier de la princesse, il voulut
en finir avec un reste de méfiance, et cette fois il fut presque naïf en
cherchant à s'en guérir.

«La seule faiblesse que je me connaisse, dit-il, c'est la crainte de
jouer un rôle ridicule. Le Ninfo voulait me faire jouer un rôle infâme,
il en sera puni; mais si Votre Altesse aimait réellement ce jeune
homme.... ce jeune homme aurait aussi à se repentir de m'avoir trompé!

--Comment l'entendez-vous? répondit Agathe en l'amenant dans le rayon de
lumière que projetait sur le jardin le lustre de son boudoir; j'aime
réellement Michel-Angelo, Pier-Angelo, Fra-Angelo, comme des amis
dévoués et des hommes estimables. Pour les soustraire à l'inimitié d'un
scélérat, je donnerais tout l'argent qu'on me demanderait. Mais
regardez-moi, capitaine, et regardez ce jeune homme qui rêve derrière
cette fenêtre. Trouvez-vous qu'il y ait un rapport possible d'affection
impure entre nos âges et nos situations dans la vie? Vous ne connaissez
pas mon caractère. Il n'a jamais été compris de personne. Sera-ce vous
enfin qui lui rendrez justice? Je le souhaite, car je tiens beaucoup à
votre estime, et je croirais la mériter fort peu, si j'avais pour cet
enfant des sentiments que je craindrais de vous laisser deviner.»

En parlant ainsi, Agathe qui avait quitté le bras du Piccinino, le
reprit pour rentrer dans le boudoir; et le bandit lui sut un tel gré de
cette marque d'intimité confiante, dont elle voulait rendre Michel et le
marquis témoins jusqu'au bout, qu'il se sentit enivré et comme hors de
lui.



XXVIII.

JALOUSIE.


Ni le marquis ni Michel n'avaient entendu un mot de la conversation que
nous venons de rapporter. Mais le premier était tranquille et l'autre ne
l'était point. Il avait suffi à M. de la Serra de s'assurer que la
princesse paraissait calme, pour ne point craindre qu'elle courût un
danger immédiat avec le brigand; tandis que Michel, ne connaissant point
le caractère de la signora, souffrait mortellement à l'idée que le
Piccinino avait pu sortir, dans ses discours, des bornes du respect. Sa
souffrance empira lorsqu'il vit la figure du Piccinino au moment où
celui-ci rentra dans le boudoir.

Cette figure, si nonchalante ou si composée à l'ordinaire, était comme
illuminée par la confiance et le bonheur. Le petit homme semblait avoir
grandi d'une coudée, et ses yeux noirs lançaient des flammes qu'on n'eût
jamais cru pouvoir couver dans une tête si froide et si calculatrice.

A peine la princesse, un peu fatiguée d'avoir marché longtemps dans un
petit espace, se fut-elle assise sur le divan, où il la reconduisit avec
des manières de courtoisie élégante, qu'il se laissa tomber, plutôt
qu'il ne s'assit, sur une chaise, à l'autre paroi de l'étroit boudoir,
mais en face d'elle, comme s'il se fût installé là pour la contempler à
son aise sous le reflet du lustre. En effet, le Piccinino, après avoir
savouré, dans le jardin, la suavité de sa voix, le sens flatteur de ses
paroles et la souplesse de sa main, voulait, pour compléter les voluptés
délicates qu'il goûtait pour la première fois de sa vie, la regarder à
loisir, sans effort de langage et sans préoccupation d'esprit. Il tomba
donc dans une méditation muette, plus éloquente que Michel ne l'eût
souhaité. Il rassasiait ses regards audacieux de la vue de cette femme
exquise et charmante qu'il croyait posséder déjà, comme d'un trésor
qu'il aurait dérobé et qu'il se donnerait le plaisir de voir briller
devant lui.

Ce qui acheva de désespérer le jeune peintre, c'est que, sous
l'influence mystérieuse de cette passion envahissante, qui ne faisait
que de naître et qui se développait déjà avec la rapidité d'un incendie,
le bandit acquérait une séduction étrange. Son exquise beauté se
manifestait enfin comme le feu d'une étoile sortant des vapeurs de
l'horizon. Ce qu'il y avait d'un peu singulier dans la forme de ses
traits, et d'inquiétant dans leur expression voilée, faisait place à un
charme subtil, à une expansion dévorante, bien que muette et comme
accablée de sa propre ardeur. Il était affaissé sur lui-même et ne
posait plus l'indifférence et la distraction. Ses bras pendants, sa
poitrine pliée, ses yeux fixes, humides et ravis laissaient voir qu'il
était comme brisé par l'explosion d'une force inconnue à lui-même, et
comme noyé dans les délices anticipées de son triomphe. Michel eut peur
de lui pour la première fois. Il l'eût encore affronté sans crainte dans
la sinistre solitude de la _Croce del Destatore_; mais là, rayonnant
d'une extase inconnue, il semblait trop puissant pour qu'aucune femme
pût échapper à la fascination de ce basilic.

Pourtant Agathe ne paraissait point s'en apercevoir, et chaque fois que
Michel porta ses regards d'elle au bandit et réciproquement, il la vit
brave et franche, ne songeant ni à attaquer ni à se défendre.

«Mes amis, dit-elle après avoir respiré un instant, nous pouvons nous
dire bonsoir et nous séparer tranquilles. Je place toute ma confiance
dans ce nouvel ami que la Providence, agissant par le génie de
Fra-Angelo, vient de nous envoyer. Vous la partagerez, cette confiance,
quand vous saurez qu'il connaissait d'avance, et mieux que nous, ce que
nous avions à craindre et à espérer.

--Il est vrai que l'aventure est assez piquante, dit le Piccinino,
faisant un effort pour sortir de ses rêves; et il est temps que ce jeune
homme sache pourquoi j'ai été pris d'un grand accès de rire lorsqu'il
est venu me trouver. Vous en rirez aussi, j'espère, maître Michel-Ange,
quand vous apprendrez que vous êtes venu confier votre sort à l'homme
qu'on avait prié, une heure auparavant, de vous faire un mauvais parti;
et, si je n'étais prudent et calme dans ces sortes d'affaires, si je
m'en rapportais aveuglément aux paroles de ceux qui viennent me
consulter, tandis que vous m'engagiez à enlever l'abbé Ninfo de la part
de Son Altesse, je me serais emparé de vous et vous aurais jeté dans ma
cave, bien garrotté et bâillonné, de la part de l'abbé Ninfo. Je vois à
votre air que vous vous seriez bien défendu. Oh! je sais que vous êtes
brave, et je pense que vous êtes plus fort que moi. Vous avez un oncle
qui s'est exercé à casser des pierres avec tant de zèle, depuis une
vingtaine d'années, qu'il n'a dû rien perdre de la vigueur qui le fit
surnommer jadis _Bras-de-fer_, lorsqu'il faisait un autre métier sur la
montagne; mais, quand il s'agit de _haute politique_, on prend ses
précautions, et je n'avais qu'à remuer une petite cloche pour que ma
maison fût cernée par dix hommes déterminés, qui ne vous eussent pas
seulement laissé le plaisir de la résistance.»

Après avoir parlé ainsi, en regardant Michel d'un air enjoué, le
Piccinino se retourna vers la princesse. Elle avait dissimulé sa pâleur
derrière son éventail, et, lorsque le bandit rencontra ses yeux, ils
étaient armés d'une tranquillité qui fit tomber les derniers accès de
son ironie. Le secret plaisir qu'il éprouvait toujours à effrayer ceux
qui se risquaient avec lui disparut devant ce regard de femme, qui
semblait lui dire: «Tu ne le feras pas, c'est moi qui te le défends.»

Aussi, donna-t-il à sa physionomie une expression de loyale
bienveillance, en disant à Michel:

«Vous voyez bien, mon jeune ami, que j'avais mes raisons pour me faire
expliquer l'affaire et ne pas me trop presser. A présent que je vois
l'honneur et la vérité d'un côté, l'infamie et le mensonge de l'autre,
mon choix est fait, et vous pouvez dormir sur les deux oreilles. Je
vais, ajouta-t-il en s'adressant à Michel à demi-voix, vous accompagner
jusqu'à Catane, où il faut que je concerte pour demain le départ de
monsieur l'abbé. Mais j'ai absolument besoin de deux heures de repos.
Pouvez-vous m'assurer un coin dans votre maison où je puisse
m'abandonner au sommeil le plus profond sans craindre d'être vu? Car mes
traits sont fort peu connus à la ville, et je veux les faire connaître
le plus tard possible. Voyons, puis-je entrer chez vous sans craindre
les curieux et surtout les curieuses?

--J'ai une jeune sœur qui l'est passablement, répondit Michel en
souriant; mais elle sera couchée à cette heure-ci. D'ailleurs, fiez-vous
à moi, comme je me suis fié à vous; je vous donnerai mon propre lit, et
je veillerai dans la chambre si vous le désirez.

--J'accepte, dit le bandit,» qui, tout en causant avec Michel, essayait
d'entendre les paroles sans importance directe que, pour ne pas gêner
l'entretien des deux jeunes gens, la princesse échangeait avec le
marquis. Michel remarqua que, malgré la prétention du Piccinino à ne
pouvoir faire deux choses à la fois, tandis qu'il lui parlait, il ne
perdait pas un geste, un mot, un mouvement d'Agathe.

Quand il se fut assuré, auprès de Michel, des deux heures de repos
absolu qui lui étaient, disait-il, indispensables pour le rendre capable
d'agir ensuite, le Piccinino se leva et se disposa à la retraite. Mais
la lenteur coquette avec laquelle il drapait son manteau sur sa taille
souple, la grâce languissante de son air distrait durant cette opération
importante, et l'imperceptible frémissement de sa moustache noire et
soyeuse, annonçaient assez qu'il s'en allait à regret, et un peu comme
un homme qui s'efforce de chasser les fumées de l'ivresse pour retourner
au travail.

«Vous voulez n'être pas vu? lui dit Agathe; montez avec Michel dans la
voiture du marquis, il vous conduira jusqu'à l'entrée du faubourg, et
vous pourrez vous glisser par les petites rues...

--Grand merci, Signora! répondit le bandit. Je n'ai pas envie de mettre
vos gens et ceux de M. le marquis dans la confidence. Demain matin,
l'abbé Ninfo, qui est plus pénétrant qu'ils ne sont discrets, saurait
qu'un montagnard est sorti de vos appartements sans qu'on l'y ait vu
entrer; et M. l'abbé, trouvant à cela un air de _bravo_, me ferait
l'affront de me retirer la confiance dont il m'honore. Il faut que je
sois son fidèle Achates et son excellent ami pendant douze heures
encore. Je m'en irai avec Michel par où je suis venu.

--Et quand vous reverrai-je? lui dit Agathe en lui tendant
courageusement la main, malgré le feu lascif de ses yeux obstinés.

--Vous ne me reverrez, dit-il en pliant un genou et en baisant sa main
avec une sorte de fureur qui contrastait avec l'humilité de son
attitude, que lorsque vos ordres seront exécutés. J'ignore le jour et
l'heure, mais je vous réponds de tous vos amis, même du gros docteur,
sur ma vie! Je sais le chemin de votre casino. Quand je sonnerai _un_,
_trois_ et _sept_ à la grille du parterre, Votre Seigneurie
daignera-t-elle me faire admettre en sa présence?

--Vous pouvez y compter, capitaine, répondit-elle sans laisser rien
paraître de l'effroi que lui causait cette demande.»

Le marquis de la Serra se hâta de partir en même temps que les deux
jeunes gens, qui sortaient du boudoir.

Son respect pour la princesse était si ombrageux, qu'il n'eût voulu pour
rien au monde se donner l'attitude d'un amant favorisé. Mais il
descendit lentement l'escalier du palais, toujours inquiet, et prêt à
remonter au moindre bruit.

En sortant du parterre, le Piccinino referma lui-même la grille, et
rendit la clé à Michel en lui reprochant son étourderie.

«Sans moi, dit-il, cette clé importante, cette clé inimitable serait
restée dans la serrure.»

Un instant de sang-froid, avant son entrée dans le boudoir, avait suffi
au bandit pour prendre l'empreinte de cette clé sur une boule de cire
qu'il portait toujours avec lui à tout événement.

A peine étaient-ils sur l'escalier, qu'une camériste dévouée vint dire à
Agathe:

«Le jeune homme que Votre Altesse a fait demander l'attend dans la
galerie de peinture.»

Agathe plaça son doigt sur ses lèvres, pour que la camériste eût à
parler encore plus bas dans ces sortes d'occasions, et elle descendit un
étage pour rejoindre Magnani qui l'attendait, en effet, dans la galerie,
depuis plus d'une demi-heure.

Le pauvre Magnani, depuis qu'il avait reçu le message mystérieux de la
princesse, était plus mort que vif. Bien différent du Piccinino, il
était si loin de concevoir la moindre espérance, qu'il imaginait tout ce
qu'il y a de pire. «J'aurai commis une énorme faute, se disait-il, en
confiant à Michel le secret de ma folie. Il en aura parlé, avec sa sœur;
Mila aura vu la princesse, qui la traite en enfant gâté. Le babillage de
cet enfant, qui ne peut comprendre la gravité d'une semblable
révélation, aura effrayé et révolté la princesse. Mais pourquoi ne pas
me bannir sans explication? Que pourra-t-elle me dire qui ne soit
mortellement douloureux et inutilement cruel?»

Cette heure d'attente lui parut un siècle. Il avait froid, il se sentait
mourir, quand la porte secrète de la galerie s'ouvrit sans bruit, et
qu'il vit approcher la blanche Agathe, pâle des émotions qu'elle venait
d'affronter, et diaphane dans sa mante de dentelle blanche. L'immense
galerie n'était éclairée que par une petite lampe; il lui sembla que la
princesse ne marchait pas, et qu'elle glissait vers lui à la manière des
ombres.

Elle s'approcha sans hésitation, et lui tendit la main comme à un ami
intime. Et, comme il hésitait à avancer la sienne, croyant rêver ou
craignant de se méprendre sur l'intention de ce geste, elle lui dit
d'une voix douce, mais ferme:

«Donne-moi ta main, mon enfant, et dis-moi si tu as conservé pour moi
l'amitié que tu m'as témoignée une fois, lorsque tu as cru me devoir une
vive reconnaissance pour la guérison de ta mère. T'en souviens-tu? Moi,
je ne l'ai jamais oublié, cet élan de ton généreux cœur pour moi!»

Magnani ne put répondre. Il n'osa porter à ses lèvres la main d'Agathe.
Il la serra doucement dans la sienne en se courbant. Elle sentit qu'il
tremblait.

«Tu es fort timide, lui dit-elle; j'espère que, si tu as peur de moi, il
n'entre aucune méfiance dans ton embarras. Il faut que je te parle vite;
réponds-moi de même. Est-tu disposé à me rendre un grand service, au
péril de ta vie? Je te le demande au nom de ta mère!»

Magnani se mit à genoux. Ses yeux remplis de larmes purent seuls
répondre de son enthousiasme ou de son dévoûment. Agathe le comprit.

«Tu vas retourner à Catane, lui dit-elle, et courir jusqu'à ce que tu
rencontres deux hommes qui sortent d'ici, et qui n'auront pas cinq
minutes d'avance sur toi.

«L'un est Michel-Ange Lavoratori; tu le reconnaîtras facilement au clair
de la lune. L'autre est un montagnard roulé dans son manteau; tu les
suivras sans paraître les observer; mais tu ne les perdras pas de vue.
Tu seras prêt, au moindre geste suspect de cet homme, à te jeter sur lui
et à le terrasser. Tu es fort, ajouta-t-elle en touchant le bras robuste
du jeune artisan; mais il est agile et perfide. Méfie-toi! Tiens, voici
un poignard, ne t'en sers que pour ta défense. Cet homme est mon ennemi
ou mon sauveur, je l'ignore. Ménage ses jours. Fuis avec Michel, si tu
peux éviter une lutte sanglante... Tu demeures dans la même maison que
Michel, n'est-ce pas?

--A peu près, Signora.

--Tiens-toi à portée de le secourir à la moindre alarme. Ne te couche
pas; passe cette nuit à veiller aussi près de sa chambre que tu le
pourras. Cet homme sortira avant le jour; ne sors de ta maison et ne
laisse Michel s'en éloigner que vous ne soyez ensemble, toujours
ensemble, entends-tu? Et prêt à tout événement, jusqu'à ce que je fasse
lever la consigne. Demain, je t'expliquerai tout. Je te verrai. Compte
que tu auras en moi, dès ce jour, une seconde mère. Viens, mon enfant,
suis-moi; je vais te mettre sur les traces de Michel et de son
compagnon.»

Elle le prit par le bras, et l'emmena vivement dans le casino, qu'elle
traversa avec lui sans ajouter un mot. Elle lui ouvrit la grille du
parterre, et lui montrant l'escalier de laves, «Va, dit-elle,
promptitude, précaution, et ton grand cœur d'homme du peuple pour
bouclier à ton ami!»

Magnani descendit l'escalier avec autant de rapidité et aussi peu de
bruit que le vol d'une flèche. Il ne perdit point de temps à réfléchir,
et il n'usa pas, à se tourmenter, l'élan de sa volonté. Il ne se demanda
pas seulement si Michel était son heureux rival, et s'il ne serait pas
tenté de lui percer le cœur. Poussé par la force magique que lui avait
imprimée la main et le souffle d'Agathe, il était tout prêt à se faire
tuer pour cet enfant privilégié, et il n'éprouvait pas plus de tristesse
que d'hésitation à se sacrifier ainsi. Il y a plus, il se sentit heureux
et fier d'obéir à celle qu'il aimait, et ses paroles vibraient en lui
comme une voix du ciel.

Il se trouva bientôt dans la campagne, et distingua deux hommes sur un
sentier. C'était bien Michel, c'était bien le manteau du montagnard. Il
eut soin de ne pas se montrer; mais il mesura d'un regard la distance et
les obstacles qu'il aurait à franchir pour les rejoindre en cas
d'alarme. Un instant, le montagnard s'arrêta, en causant. Magnani, d'un
élan vigoureux et souple, qui, en toute autre circonstance, eût été
au-dessus des forces humaines, se trouva assez près d'eux pour entendre
que l'inconnu parlait d'amour et de poésie.

Il leur laissa gagner encore du terrain, et, se glissant par un passage
étroit dans les laves qui s'amoncellent à l'entrée du faubourg, il se
trouva avant eux dans la cour des maisons contiguës qu'habitaient sa
famille et celle de Michel. Il vit passer son jeune ami et l'hôte
suspect qu'il introduisait dans sa demeure. Alors Magnani fit un détour
et chercha une retraite où il pût passer la nuit, inaperçu et attentif
au moindre bruit, au moindre mouvement de l'intérieur.



XXIX.

APPARITION.


Pier-Angelo avait reçu avis de la princesse, et de la part du moine de
Mal-Passo, qu'il n'eût point à s'inquiéter de l'absence de son fils, et
qu'en cas de danger, ce jeune homme passerait la nuit, soit dans le
couvent de Fra-Angelo, soit dans le palais du marquis de la Serra. C'est
ce que la princesse eût souhaité; mais la nécessité de montrer une
entière confiance au brigand, sur les susceptibilités duquel Fra-Angelo
l'avait amplement renseignée, avait dû l'emporter sur ses inquiétudes.
Dans sa prévoyance, elle avait fait venir Magnani, et l'on a vu qu'elle
pouvait bien compter sur le dévoûment de ce généreux jeune homme.

Pier-Angelo, naturellement optimiste, et rassuré par l'avis qu'on lui
avait donné, s'était mis au lit, et se dédommageait de la fatigue du
bal, en homme qui sait mettre les heures à profit. Mila aussi s'était
retirée dans sa chambre; mais elle ne dormait pas. Elle avait passé
l'après-midi avec la princesse, et, interrogée par elle sur ses
relations d'amitié, elle avait parlé entre autres d'Antonio Magnani avec
une effusion qui eût trahi le secret de son cœur quand même Agathe n'eût
pas été attentive et pénétrante. C'est le bien qu'elle avait dit de son
jeune voisin qui avait achevé de décider la princesse à le faire
intervenir dans les embarras de sa situation. Elle s'était dit que
Magnani pourrait bien devenir un jour l'époux de Mila, et que, dès lors,
il n'y avait rien de plus naturel que de l'associer aux destinées de
Michel-Angelo. C'est Mila qu'elle avait chargée de lui envoyer Magnani à
la nuit, et le pauvre Magnani, en recevant cet avis, avait failli
s'évanouir.

N'est-ce pas plutôt _pauvre Mila_ qu'il faudrait dire? Eh bien! Mila
n'avait attribué le trouble du jeune homme qu'à sa timidité. Agathe
était la dernière qu'elle eût soupçonnée d'être sa rivale, non qu'elle
ne fût à ses yeux la plus belle des femmes, mais parce que, dans un cœur
pur, il n'y a pas de place pour la jalousie envers les êtres qu'on aime.
Elle était heureuse, au contraire, la noble enfant, de la marque
d'estime et de confiance dont sa chère Agathe avait honoré Magnani. Elle
en était fière pour lui et eût voulu pouvoir lui porter tous les jours
des messages semblables.

Mais la princesse n'avait pas cru devoir cacher à Mila que Michel était
forcément engagé dans une aventure où il pouvait courir quelque danger,
dont Magnani l'aiderait pourtant à se préserver.

Mila était donc inquiète: elle n'avait rien dit à son père de ses
craintes; mais elle avait été plus de dix fois sur le chemin de la
villa, prêtant l'oreille aux bruits lointains, épiant la démarche de
tous les passants, et rentrant chaque fois, plus triste et plus
effrayée. Enfin, quand onze heures sonnèrent, elle n'osa plus sortir et
se tint dans sa chambre, tantôt près de la fenêtre, où elle fatiguait
ses yeux à regarder en vain, tantôt près de son lit, où elle tombait,
brisée de découragement, la tête sur son chevet. Par moments, les
battements de ses artères étaient si élevés, qu'elle les prenait pour un
bruit de pas auprès d'elle. Elle tressaillait, levait la tête, et,
n'entendant plus rien, elle essayait de prier Dieu.

Enfin, vers minuit, elle crut saisir distinctement dans la cour un léger
bruit de pas irréguliers. Elle regarda, et crut voir une ombre se
glisser le long des murs et se perdre dans l'obscurité. C'était Magnani;
mais elle ne put distinguer aucune forme, et ne fut pas sûre de n'avoir
pas été dupe de sa propre imagination.

Peu d'instants après, deux hommes entrèrent sans bruit, et montèrent
l'escalier extérieur de la maison. Mila s'était remise à prier, elle ne
les entendit que lorsqu'ils furent sous sa fenêtre. Elle y courut, et,
ne voyant que leurs têtes, sur lesquelles son regard plongeait
perpendiculairement, elle ne douta point que ce ne fussent son frère et
Magnani qui rentraient ensemble. Elle rajusta à la hâte sa belle
chevelure dénouée, et courut à leur rencontre. Mais, comme elle passait
dans la chambre de Michel, la porte de cette chambre s'ouvrit, et elle
se trouva face à face avec lui et un homme plus petit de toute la tête
qu'Antonio Magnani.

Le Piccinino, dont la figure était cachée par le capuchon de son
manteau, se retira vivement, et, refermant la porte: «Michel, dit-il,
vous n'attendiez probablement pas votre maîtresse cette nuit. En toute
autre circonstance, j'aurais du plaisir à la voir, car elle m'a semblé
belle comme la madone; mais, en ce moment, vous m'obligerez beaucoup si
vous pouvez l'éloigner sans qu'elle me voie.

--Soyez sans crainte, répondit le jeune peintre. Cette femme est ma
sœur, et je vais la renvoyer dans sa chambre. Restez là, un instant,
derrière la porte.

--Mila, dit-il en entrant et en plaçant le battant de la porte entre lui
et son compagnon, vous avez donc pris la manie de veiller comme un
oiseau de nuit? Rentrez chez vous, ma chère âme, je ne suis pas seul. Un
des apprentis de mon père m'a demandé l'hospitalité, et je partage ma
couche avec lui. Vous pensez bien que vous ne devez pas rester un
instant de plus, à moins que vous ne vouliez être vue mal coiffée et mal
agrafée.

--Je m'en vais, dit Mila; mais auparavant, dites-moi, Michel, si Magnani
est revenu avec vous!

--Que vous importe? répondit Michel avec humeur.»

Mila soupira profondément et rentra dans sa chambre, où, toute
découragée, elle se jeta sur son lit, résolue à faire semblant de
dormir, mais à écouter ce qui se disait dans la chambre voisine.
Peut-être était il arrivé malheur à Magnani, et la brusquerie de son
frère lui paraissait de mauvais augure.

Dès que le Piccinino se vit seul avec Michel, il le pria de tirer les
verrous et de placer un matelas du lit sur la porte mince et déjetée de
la chambre voisine, qui laissait passer la lumière et le son de la voix.
Et quand ce fut fait, il le pria encore d'aller s'assurer que son père
dormait, ou, s'il veillait encore, de lui souhaiter le bonsoir, afin
qu'il ne prit point fantaisie au vieillard de monter. En parlant ainsi,
le bandit se jeta sans façon sur le lit de Michel après avoir ôté son
riche pourpoint, et se couvrant la tête de son manteau, il parut ne pas
vouloir perdre un instant pour se livrer au sommeil.

Michel descendit, en effet; mais à peine était-il sur l'escalier, que le
jeune bandit, avec la promptitude et la légèreté d'un oiseau, sauta au
milieu de la chambre, jeta de côté le matelas, tira le verrou, ouvrit la
porte, et s'approcha du lit de Mila, auprès duquel brûlait encore sa
petite lampe.

Mila l'entendit bien entrer; mais elle crut que c'était Michel qui
venait s'assurer qu'elle était couchée. La pensée ne lui vint pas qu'un
autre homme pût avoir l'audace de pénétrer ainsi chez elle, et, comme un
enfant qui craint d'être grondé, elle ferma les yeux et resta immobile.

Le Piccinino n'avait jamais entrevu une belle femme sans être inquiet et
agité, jusqu'à ce qu'il l'eût bien regardée, afin de n'y plus penser si
sa beauté était incomplète, ou de jeter son dévolu sur elle si son genre
de beauté parvenait à réveiller son âme dédaigneuse, étrange composé
d'ardeur et de paresse, de puissance et de torpeur. Peu d'hommes de
vingt-cinq ans ont une jeunesse aussi chaste et aussi retenue que
l'était celle du bandit de l'Etna; mais peu d'imaginations sont aussi
fécondes en rêves de plaisirs et en appétits sans bornes. Il semblait
qu'il cherchât toujours à exciter ses passions pour en éprouver
l'intensité, mais que, la plupart du temps, il s'abstînt de les
satisfaire, de crainte de trouver sa jouissance au-dessous de l'idée
qu'il s'en était faite. Il est certain que toutes les fois, ou pour
mieux dire, le peu de fois qu'il y avait cédé, il avait éprouvé une
profonde tristesse et s'était reproché d'avoir dépensé tant de volonté
pour une ivresse si vite épuisée.

Il avait peut-être d'autres raisons pour vouloir connaître les traits de
la sœur de Michel, à l'insu de Michel lui-même. Quoi qu'il en soit, il
la regarda attentivement pendant une minute, et, ravi de sa beauté, de
sa jeunesse et de son air d'innocence, il se demanda s'il ne ferait pas
mieux d'aimer cette charmante enfant, qu'une femme plus âgée que lui et
plus difficile sans doute à persuader.

En ce moment, Mila, fatiguée de feindre le sommeil, et plus avide de
nouvelles de Magnani que honteuse des reproches de son frère, ouvrit les
yeux et vit l'inconnu penché vers elle. Elle vit briller ses yeux à
travers la fente de son capuchon, et, saisie de terreur, elle allait
crier lorsqu'il lui mit la main sur la bouche.

«Enfant, lui dit-il à voix basse, si tu dis un mot, tu es morte.
Tais-toi et je m'en vais. Allons, mon bel ange, ajouta-t-il d'un ton
caressant, n'ayez pas peur de l'ami de votre famille; bientôt peut-être,
vous le remercierez d'avoir troublé votre sommeil.»

Et, ne pouvant résister à un de ces accès de coquetterie insensée qui le
faisaient manquer tout d'un coup à ses résolutions et à ses instincts de
prudence, il se découvrit et lui montra ses traits charmants, embellis
encore par un sourire tendre et fin. L'innocente Mila crut avoir une
vision. Les diamants qui scintillaient sur la poitrine de ce beau jeune
homme ajoutèrent tellement au prestige, qu'elle ne sut si c'était un
ange ou un prince déguisé qui lui apparaissait. Éblouie, incertaine,
elle lui sourit aussi, moitié charmée, moitié terrifiée. Il prit alors
une lourde tresse de ses cheveux noirs, qui était retombée sur son
épaule, et la porta à ses lèvres. La peur prit le dessus. Mila voulut
crier encore. L'inconnu lui lança un regard si terrible que la voix lui
manqua. Il éteignit la lampe, rentra dans la chambre de Michel, replaça
le verrou et le matelas sur la porte; puis, s'élançant sur le lit et
cachant sa tête, il paraissait profondément endormi quand Michel rentra.
Tout cela s'était passé en moins de temps qu'il n'en a fallu pour le
raconter.

Mais, pour la première fois de sa vie peut-être, le Piccinino ne put
forcer le sommeil à engourdir l'activité de ses pensées. Son imagination
était un coursier sauvage avec lequel il avait tant lutté, qu'il croyait
lui avoir imposé pour toujours un frein. C'en était fait; le frein était
brisé, et cette volonté puissante, usée en des combats puérils, ne
suffisait plus à dominer les instincts farouches trop longtemps
comprimés. Il était là, entre deux tentations violentes, qui lui
apparaissaient sous la forme de deux femmes presque également
désirables, et dont l'infâme Ninfo lui avait presque offert de partager
la possession avec lui. Michel était l'otage qu'il tenait dans ses
mains, et pour la rançon duquel il pouvait tout exiger et peut-être tout
obtenir.

Il est vrai qu'il ne croyait plus à l'amour d'Agathe pour ce jeune
homme; mais il voyait son désintéressement à l'endroit de la fortune,
lorsqu'il s'agissait de sauver ses amis menacés. Cela suffisait-il pour
qu'elle crût devoir sacrifier plus que sa fortune pour le rachat de cet
artiste protégé? Probablement non, et alors il fallait que le bandit
comptât sur ses moyens personnels de séduction et ne vît dans Michel que
l'occasion de les exercer en approchant d'elle.

Quant à la jeune sœur, il lui paraissait plus facile de vaincre un
enfant si naïf, non-seulement à cause de l'amour plus direct qu'elle
devait porter à son frère, mais encore à cause de son inexpérience et de
la fraîcheur de son imagination que, d'un regard, il avait déjà
éprouvées.

Comme jeunesse et comme beauté matérielle, Mila effaçait Agathe; mais
Agathe était princesse, et il y avait de grands instincts de vanité chez
le bâtard de Castro-Reale. Elle passait pour n'avoir jamais eu d'amant,
elle paraissait forte et prudente. Elle avait eu vingt ans peut-être
pour s'exercer à la défense et soutenir l'assaut des passions qu'elle
avait inspirées: car elle avait au moins trente ans, et, en Sicile, sous
un climat de feu, qui mûrit, les plantes en moins de temps qu'il n'en
faut chez nous pour les faire éclore, une petite fille de dix ans est
presque une femme.

C'était donc la plus glorieuse conquête à rêver, et, par cela même, la
plus enivrante. Mais il s'y mêlait la crainte d'échouer, et Carmelo
pensait qu'il en mourrait de honte et de rage. Il n'avait jamais connu
la douleur; c'était presque un mot vide de sens pour lui jusqu'à ce
moment.

Il commençait à deviner qu'on peut souffrir autrement encore que de
colère ou d'ennui. Comme il ne dormait point, il observait Michel à
l'insu de ce dernier. Il vit ce jeune homme, assis devant sa table,
prendre son front à deux mains dans l'attitude de l'abattement le plus
complet.

Michel était profondément triste. Tous ses rêves s'étaient évanouis
comme une vaine fumée. Sa situation lui paraissait suffisamment
expliquée par l'entretien qu'il avait eu avec le bandit en revenant de
la villa. Pour l'éprouver, le Piccinino lui avait rapporté les calomnies
de l'abbé Ninfo, en feignant d'y ajouter foi et d'en prendre
généreusement son parti. L'âme droite et noble du jeune peintre s'était
révoltée contre un soupçon qui attentait à la dignité de la princesse:
ses dénégations et sa manière de raconter sa première entrevue avec elle
dans la salle de bal s'étaient trouvées si conformes à la manière dont
elle-même avait présenté les faits au bandit, que ce dernier, après un
interrogatoire plus subtil et plus insidieux que celui d'un inquisiteur,
avait fini par ne plus pouvoir incriminer les relations de la princesse
et de l'artiste.

Alors le Piccinino, voyant qu'au fond de cette modestie et de cette
loyauté il y avait de la douleur chez Michel, en avait conclu que, s'il
n'était point aimé, du moins il eût souhaité de l'être, et qu'à partir
du moment où il avait vu la princesse il en était tombé amoureux. Il se
souvenait de la sèche réponse et de l'ironique apostrophe de Michel
durant ce bal, et il goûta un cruel plaisir à lui faire sentir qu'il ne
pouvait pas être aimé d'une telle femme. Il en vint même à lui avouer
qu'il ne l'interrogeait que pour éprouver la délicatesse de son
caractère, et il finit par lui rapporter, mot pour mot, les paroles
d'Agathe, au moment où, se plaçant devant la fenêtre du boudoir et lui
montrant Michel, elle lui avait dit: «Regardez ce jeune homme, et
dites-moi s'il peut s'établir des rapports suspects entre nos âges et
notre mutuelle position dans la vie.» Puis, il avait ajouté, en entrant
dans le faubourg avec Michel, et en lui serrant la main: «Mon enfant, je
suis content de vous; car tout autre que vous, à votre âge, se fût fait
volontiers passer pour le héros d'une aventure mystérieuse avec cette
femme adorable. A présent, je vois que vous êtes déjà un homme sérieux
et je puis vous confier qu'elle m'a fait une impression ineffaçable, et
que je serai comme une pierre dans la bouche du volcan jusqu'à ce que je
l'aie revue.»

Le ton dont le Piccinino proclama, pour ainsi dire, cet aveu joint au
souvenir de sa figure enivrée et de son attitude triomphante lorsqu'il
était rentré dans le boudoir avec Agathe, jetèrent Michel dans une
véritable consternation. Il ne s'était pas cru obligé en conscience de
lui dire ce qu'il avait nourri d'illusions, ce qu'il avait cru lire dans
certains regards, encore moins ce qu'il avait cru ne pas rêver tout à
fait dans la grotte de la Naïade. Il se serait fait même un devoir
religieux de le nier de toutes ses forces, si son rival eût pu le
soupçonner. Mais tous ses fantômes d'orgueil et de bonheur s'envolaient
devant les paroles froides d'Agathe, rapportées d'un ton sec et
tranchant par le Piccinino. Il ne restait qu'un point obscur dans sa
destinée. C'était l'amitié particulière que la princesse portait à son
père et à sa sœur. Mais en quoi pouvait-il s'en attribuer l'honneur? Il
y avait au fond de tout cela une ancienne liaison politique, ou la
reconnaissance de quelque service rendu par Pier-Angelo. Son fils en
subissait les dangers, en même temps qu'il en partageait les bienfaits.
Cette dette de cœur payée, Michel ne pouvait intéresser d'aucune façon
particulière la généreuse patronne de sa famille. Les mystères qui
l'avaient charmé tombaient dans le domaine de la réalité, et au lieu du
doux travail de combattre des illusions charmantes, il lui restait la
mortification de les avoir mal combattues et la douleur de ne pouvoir
plus les faire renaître.

«Pourquoi serais-je donc jaloux de la joie insolente qui brillait dans
les yeux de ce bandit? se disait-il avec angoisse. Dois-je seulement
songer à l'émotion agréable ou pénible que son étrange manière d'être
peut causer à la princesse? Qu'y a-t-il de commun entre elle et moi? Que
suis-je pour elle? Le fils de Pier-Angelo! Et lui, cet aventurier
audacieux, il est son appui et son sauveur. Il aura bientôt des droits à
sa reconnaissance, peut-être à son estime et à son affection; car il ne
tient qu'à lui de les acquérir: il l'aime, et, s'il n'est pas fou, il
saura se faire aimer d'une manière quelconque. Et moi, en quoi puis-je
mériter qu'elle me distingue? Que sont les productions novices de mon
art, en comparaison des secours énergiques qu'elle réclame? Il semble
qu'elle me regarde comme un enfant, puisqu'au lieu de m'appeler à son
aide et de me confier quelque mission importante pour ses intérêts et sa
défense personnelle, elle ne m'a même pas cru capable de défendre ma
propre vie. Elle m'a jugé si faible ou si timide qu'elle a fait
intervenir dans nos dangers communs un étranger, un allié peut-être plus
dangereux qu'utile. O mon Dieu! qu'elle est loin, en effet, de me
regarder comme un homme! Pourquoi ne m'a-t-elle pas dit tout simplement:
«Ton père et moi sommes menacés par un ennemi; prends un poignard,
laisse là tes pinceaux; défends ton père ou venge-moi!» Fra-Angelo me
reprochait mon indifférence; mais, au lieu de m'en corriger, ne me
traite-t-on pas comme un enfant dont on a pitié, et dont on sauve les
jours sans se soucier plus longtemps de son âme?

En s'abandonnant à ces tristes réflexions, Michel-Angelo se sentit navré
de douleur, et, trouvant devant lui la fleur de cyclamen qui vivait
encore dans son verre de Venise, il y laissa tomber une larme brûlante.



XXX.

LE FAUX MOINE.


Mila était restée si étonnée et si alarmée de l'apparition du Piccinino,
qu'elle ne pouvait pas dormir non plus. Ce qui l'effrayait, c'était de
ne pas entendre parler auprès d'elle, et de ne pouvoir s'assurer que son
frère était là. Elle ne voulut point se coucher, et, au bout de peu
d'instants, ses réflexions ne servant qu'à redoubler sa terreur, elle se
leva et alla ouvrir une autre porte de sa chambre qui donnait sur une
galerie couverte, ou plutôt sur un couloir délabré, abrité d'un auvent,
et terminé par un escalier qui servait de communication entre son
logement et celui des autres habitants de la maison. Jamais Mila
n'ouvrait cette porte la nuit; mais, cette fois, elle sortit sur la
galerie, bien décidée à se réfugier auprès de son père et à attendre le
jour sur une chaise, dans la chambre de Pier-Angelo.

Mais elle eut à peine fait trois pas, qu'une nouvelle frayeur l'arrêta.
Un homme était appuyé contre le mur de la galerie, immobile comme un
voleur aux aguets.

Elle allait fuir, lorsqu'une voix lui dit avec précaution:

«Mila, est-ce vous?» Et cet homme faisant un pas vers elle, elle
reconnut Magnani.

«N'ayez pas peur, lui dit-il, je veille ici par l'ordre d'une personne
qui vous est chère. Sans doute vous savez pourquoi, vous qui m'avez
transmis son message?

--Je sais que mon frère a couru ce soir des dangers, répondit la jeune
fille; mais il paraît que vous n'êtes pas le seul que notre chère
princesse ait placé auprès de lui pour sa défense. Il y a dans sa
chambre un autre jeune homme que je ne connais pas.

--Je le sais, Mila; mais ce jeune homme est précisément celui dont on se
méfie, et je dois veiller, aussi près que possible, du lieu où il
repose, jusqu'à ce qu'il soit sorti.

--Vous êtes cependant bien loin! dit Mila épouvantée, et mon frère
pourrait être assassiné sans que vous pussiez l'entendre d'ici.

--Et que faire? reprit Magnani. Je n'ai pu me glisser plus près de sa
chambre. Il a fermé avec soin l'entrée de l'autre escalier. Je suis là;
j'ai l'oreille ouverte et l'œil aussi, je vous en réponds!

--Je veillerai aussi, dit la jeune fille avec résolution, et vous
veillerez près de moi, Magnani. Venez dans ma chambre. Dût-on en médire,
si l'on s'en aperçoit, dussent mon père et mon frère me blâmer
sévèrement, peu m'importe! je n'ai peur que de l'homme qui est enfermé
avec Michel, ou seul...; car ils ont mis un matelas devant ma porte, et
je ne peux pas savoir si Michel est réellement avec lui. J'ai peur pour
Michel, j'ai peur pour moi-même.»

Et elle raconta comment le bandit était entré dans sa chambre, sans que
Michel fût à portée apparemment de s'y opposer.

Magnani, ne pouvant s'expliquer des faits si étranges, accepta sans
hésiter l'offre de Mila. Il entra chez elle, laissant la porte de la
galerie entr'ouverte, afin de se retirer au besoin sans être vu, mais
tout prêt à enfoncer la porte de Michel au moindre bruit alarmant.

Quand il eut écouté avec sang-froid et précaution, l'œil et l'oreille
collés contre la cloison:

«Soyez tranquille, dit-il à Mila en lui parlant très-bas au fond de sa
chambre, ils ne sont pas si bien barricadés que je n'aie pu apercevoir
Michel assis devant sa table et paraissant réfléchir. Je n'ai pu
distinguer l'autre, mais je vous assure qu'ils ne pourront faire un
mouvement que je ne l'entende d'ici, et que leur verrou ne tiendra pas
une seconde contre mon poignet. Je suis armé; n'ayez donc plus peur, ma
chère Mila.

--Non, non, je n'ai plus peur, dit-elle; depuis que vous êtes là, j'ai
retrouvé l'usage de ma raison. Avant, j'étais comme folle; je ne voyais
ni n'entendais rien qu'à travers un voile. Vous n'avez donc éprouvé
aucun accident, Magnani, couru aucun danger pour vous-même, ce soir?

--Aucun; mais que cherchez-vous, Mila? Vous allez faire du bruit en
touchant à ce meuble.

--Non, non, dit-elle. Je prends une arme, moi aussi; car je me sens
devenir brave auprès de vous.»

Et elle lui montra un fuseau de bois d'ébène sculpté et monté en argent,
dont la pointe forte et acérée pouvait, au besoin, faire l'office d'un
stylet.

«En me le donnant aujourd'hui, ajouta-t-elle, cette bonne princesse ne
se doutait pas qu'il servirait peut-être à la défense de mon frère.
Mais, dites-moi donc, Magnani, comment la princesse vous a-t-elle reçu,
et comment vous a-t-elle expliqué ces mystères qui se passent autour de
nous, et auxquels je ne comprends rien? Nous pouvons bien causer là,
tout bas, sur cette porte; personne ne nous entendra, et cela nous
aidera à trouver le temps moins triste et moins long.

Elle s'assit sur la marche extérieure de la porte qui donnait sur la
galerie. Magnani s'assit auprès d'elle, prêt à fuir si quelque indiscret
s'approchait d'eux, prêt à se montrer si l'hôte de Michel devenait
hostile. Le jeune couple parla tout bas, et le faible chuchotement de
leurs paroles se perdait dans cette galerie ouverte à l'air extérieur,
sans leur ôter à l'un ou à l'autre la présence d'esprit de s'interrompre
et d'écouter attentivement le plus léger souffle de la nuit.

[Illustration: Il s'était placé au-dessous... (Page 81.)]

Quand Magnani eut raconté à Mila le peu qu'il savait, elle se perdit en
conjectures pour deviner quel pouvait être ce jeune homme si beau, dont
l'air était à la fois doucereux et terrible, qui s'intitulait auprès
d'elle l'ami de sa famille, et dont la princesse avait dit, en parlant à
Magnani: «C'est notre sauveur ou notre ennemi.» Et, comme Magnani
l'engageait à ne pas chercher à pénétrer un secret que la princesse et
sa famille jugeaient apparemment nécessaire de lui cacher, elle reprit:
«Ne croyez pas que je sois tourmentée d'une sotte curiosité d'enfant!
Non, je n'ai pas ce vilain défaut. Mais j'ai eu peur toute la journée,
et pourtant je ne suis pas peureuse, non plus. Il se passe autour de moi
quelque chose d'incompréhensible, et moi aussi, je crois être menacée
par ces ennemis que je ne connais pas. Je n'ose en parler à mon père, ni
à la princesse; je crains qu'en s'embarrassant de moi, ils ne négligent
une partie des soins que réclame leur propre sûreté. Mais enfin, il faut
que moi aussi je songe à ma défense; demain, quand vous irez à
l'ouvrage, et que mon frère et mon père seront sortis, je recommencerai
à trembler pour eux, pour vous et pour moi-même.

--Mila, je n'irai point travailler demain, dit Magnani. La princesse m'a
ordonné de ne pas quitter votre frère, soit qu'il sorte, soit qu'il
reste à la maison. Elle ne m'a point parlé de vous, ce qui me fait être
presque certain que vous n'êtes pas comprise dans la secrète persécution
dont elle s'alarme. Mais, quoi qu'il arrive, je ne bougerai pas d'ici,
sans m'être assuré que personne ne peut venir vous y effrayer.

--Écoutez, dit-elle, je veux vous raconter, à vous, ce qui m'est arrivé
aujourd'hui. Vous savez qu'il vient souvent, dans notre cour, des frères
quêteurs, qui tourmentent tout le monde, même les pauvres gens, et dont
on ne peut se débarrasser qu'en leur donnant quelque chose. Il en est
venu un, aussitôt après que mon père et Michel ont été sortis, et jamais
je n'avais encore vu un moine si obstiné, si hardi et si indiscret.
Imaginez que me voyant travailler à ma fenêtre, il s'était placé
au-dessous et se tenait là, me regardant avec des yeux qui
m'embarrassaient, quoique je ne voulusse pas les rencontrer. Je lui
avais jeté une aumône afin de m'en délivrer. Il n'avait pas daigné la
ramasser. «Jeune fille, me disait-il, ce n'est pas ainsi qu'on présente
l'offrande à un frère de mon ordre. On se donne la peine de descendre,
de venir à lui, et de se recommander à ses prières, au lieu de lui jeter
un morceau de pain comme à un chien. Vous n'êtes point une fille pieuse,
et vos parents vous ont mal élevée. Je gage que vous n'êtes pas du
pays?»

[Illustration: Retourner à la fontaine... (Page 85.)]

«J'eus le tort de lui répondre. Il m'avait mise de mauvaise humeur, avec
ses sermons, et il était si laid, si malpropre, si insolent, que je ne
pouvais m'empêcher de lui témoigner mon dégoût. Il me semblait le
reconnaître pour l'avoir vu, le matin, au palais Palmarosa. Mon frère
s'était inquiété alors de sa figure, et avait questionné mon oncle
Fra-Angelo. Il nous avait fait partir, en nous promettant de découvrir
qui ce pouvait être, car il ne le reconnaissait point pour un capucin,
et mon père disait qu'il ressemblait à un certain abbé Ninfo, qui nous
en veut, à ce qu'il paraît.

«Pourtant, soit que ce ne fût pas le même, soit qu'il eût changé son
déguisement, il avait l'habit d'un carme déchaussé lorsqu'il vint ici;
et, au lieu d'une grosse barbe noire et frisée, il avait une barbe
rouge, courte et raide comme le poil d'un sanglier. Il était encore plus
affreux de cette façon-là, et, si ce n'est pas le même homme, je puis
bien dire que j'ai vu aujourd'hui les deux plus vilains moines qu'il y
ait dans Valdémona.

--Vous avez donc eu l'imprudence de causer avec lui? dit Magnani.

--Causer n'est pas le mot; je l'ai prié d'aller prêcher plus loin, en
lui disant que je n'avais ni le temps de descendre, ni celui d'écouter
ses réprimandes; que, s'il ne trouvait pas mon aumône digne de lui, il
la ramassât pour le premier pauvre qu'il rencontrerait, et qu'enfin,
s'il était né orgueilleux, il avait eu grand tort de se faire moine
mendiant.

--Sans doute, il fut irrité de vos réponses?

--Non, car si je l'avais vu mortifié ou en colère, j'aurais eu la
charité ou la prudence de n'en pas tant dire. Mais, au lieu de continuer
à me gronder, il se mit à sourire, d'un sourire affreux, il est vrai,
mais où il n'entrait point trop de ressentiment.

«Vous êtes une plaisante petite fille, me dit-il, et je vous pardonne
votre inconvenance à cause de votre esprit et de vos yeux noirs.»

«Je vous demande si ce n'était pas fort vilain pour un moine, de faire
attention à la couleur de mes yeux? Je lui répondis qu'il pourrait bien
rester un an sous ma fenêtre, sans que je voulusse regarder la couleur
des siens. Il me traita de coquette, singulière expression, n'est-ce
pas, dans la bouche d'un homme qui ne devrait pas seulement connaître ce
mot-là? Je fermai ma fenêtre, mais quand je la rouvris, au bout d'un
quart d'heure, ne pouvant tenir à l'étouffante chaleur qu'il fait dans
cette chambre quand le soleil est un peu haut, il me regardait toujours.

«Je ne voulais plus lui parler. Il me dit qu'il resterait là jusqu'à ce
que je lui eusse donné quelque chose de mieux que du pain; qu'il savait
bien que je n'étais point une pauvre fille; que j'avais une belle
épingle d'or ciselé dans les cheveux, et qu'il accepterait de bon cœur
cette épingle, à moins que je n'aimasse mieux donner, à la place, une
mèche de mes cheveux. Et, de là, des compliments si ridicules et si
exagérés, que je les pris et les prends encore pour des moqueries, et
pour une méchante et inconvenante manière de me témoigner son dépit.

«Comme il y avait du monde dans la maison, et notamment votre père et un
de vos frères, que je voyais travailler chez eux à portée de ma voix, je
n'étais pas inquiète des singulières paroles et des regards impertinents
de ce vilain moine; je ne lui répondis qu'en me moquant de lui, et, pour
m'en débarrasser, je lui promis de lui donner quelque chose, à condition
qu'il s'en irait tout de suite après. Il prétendit qu'il avait le droit
d'accepter ou de refuser mon offrande, et que si je voulais le laisser
choisir, il serait très-modeste et ne me ruinerait pas.--Que voulez-vous
donc? lui dis-je; un écheveau de soie pour raccommoder votre froc en
guenilles?--Non, me dit-il, elle est trop mal filée.--Voulez-vous mes
ciseaux pour couper votre barbe qui pousse tout de travers?--Non, je
m'en servirais peut-être pour couper le bout rose de cette petite langue
impertinente.--Alors une aiguille pour coudre votre bouche qui ne sait
ce qu'elle dit?--Non, car je crains que votre aiguille ne pique pas
mieux que vos épigrammes.

«Nous badinâmes quelque temps ainsi! tout en m'impatientant, il me
faisait rire, car il me semblait qu'il était devenu plus paternel
qu'inquiétant, que c'était bien un vrai moine, un de ces facétieux
importuns comme il y en a, qui obtiennent par la taquinerie ce qu'ils
n'ont pu arracher par la prière; enfin, je remarquai qu'il avait de
l'esprit, et je ne fis pas cesser cet enfantillage de ma part aussi vite
que je l'aurais dû. Je décrochai un petit miroir de nulle valeur, grand
comme la main, qu'il voyait briller près de ma fenêtre, et à propos
duquel il me demandait combien d'heures par jour je passais à le
consulter. Je le lui descendis au bout d'un fil de soie, en lui disant
qu'il aurait certainement beaucoup plus de plaisir à s'y contempler que
je n'en avais, pour mon compte, à avoir sa figure si longtemps sous les
yeux.

«Il le prit avidement et le baisa en s'écriant d'un ton qui m'épouvanta:
«A-t-il conservé un reflet de ta beauté, ô jeune fille dangereuse? Rien
qu'un reflet, c'est bien peu; mais encore, si je pouvais l'y fixer, je
n'en détacherais plus jamais ma bouche.»

--Fi! lui dis-je en me retirant, voilà des paroles qui déshonorent
l'habit que vous portez, et ces plaisanteries-là ne vont point à un
religieux.

«Je fermai encore ma fenêtre et me retirai vers cette porte où nous
voici, et que j'ouvris afin de pouvoir respirer en travaillant. Mais je
n'y étais pas depuis cinq minutes que je vis le capucin devant moi. Il
avait osé entrer, je ne sais par où; car j'avais fermé la porte de notre
maison, et il faut qu'il ait rôdé dans les habitations voisines, ou
qu'il connaisse toutes les issues de celle-ci.--Allez-vous-en, lui
dis-je; on ne pénètre pas ainsi dans les maisons, et si vous approchez
de ma porte, j'appelle mon frère et mon père, qui sont dans la chambre à
côté.

--Je sais bien qu'ils n'y sont point, répondit-il avec un rire odieux,
et, quant aux voisins, rien ne servirait de les appeler, je serai loin
d'ici avant qu'ils en approchent. Que crains-tu de moi, jeune fille? Je
n'ai voulu que voir de près tes doux yeux et ta bouche de rose; la
madone de Raphaël n'est qu'une servante auprès de toi. Tiens, n'aie pas
peur de moi (et, en me parlant ainsi, il retenait fortement la porte que
je voulais lui pousser au visage). Je donnerais ma vie pour un baiser de
toi; mais, si tu me le refuses, donne-moi du moins la rose qui parfume
ton sein, je mourrai de plaisir en rêvant que...

«Je n'en entendis pas davantage, car il venait de lâcher le battant de
la porte pour me prendre dans ses bras. J'eus plus de présence d'esprit,
malgré ma peur, qu'il ne s'y attendait; car je fis un rapide mouvement
de côté, je lui frappai le visage avec cette porte, et profitant de ce
qu'il était étourdi du choc, je m'enfuis par la chambre de Michel. Je
descendis en courant de toutes mes forces et ne me ralentis que quand
j'eus gagné la rue, car il ne se trouvait aucun voisin assez à portée
pour me rassurer. Quand je me vis au milieu des passants, je ne
craignais plus le moine, mais, pour rien au monde, je ne serais rentrée
chez moi. Je marchai jusqu'à la Villa Palmarosa, où je ne me sentis à
l'aise que quand la princesse m'eut fait entrer dans sa chambre. J'y ai
passé le reste de la journée, et n'en suis revenue qu'avec mon père.
Mais je n'ai osé rien dire de tout cela, par la raison que je vous ai
donnée... et s'il faut être tout à fait franche, parce que je sentais
que j'avais été imprudente de plaisanter avec ce vilain quêteur, et que
je méritais un peu de blâme. Un reproche de mon père me ferait une peine
mortelle; mais un reproche de la princesse Agathe... j'aimerais autant
être damnée tout de suite pour l'éternité!

--Chère enfant, puisque vous craignez tant les reproches, répondit
Magnani, je garderai votre secret, et ne me permettrai pas de vous faire
la moindre observation.

--Au contraire, je vous prie de m'en adresser de très-sévères, Magnani.
De votre part, cela ne m'humiliera point. Je n'ai pas la prétention de
vous plaire, moi, et je sais que mes défauts de petite fille ne vous
causeront pas le plus petit chagrin. C'est parce que je sais combien je
suis aimée de mon père et de la princesse Agathe, que je redoute tant de
les affliger. Mais vous, qui ne ferez que rire de mon étourderie, vous
pouvez bien me dire tout ce que vous voudrez.

--Vous croyez donc m'être bien indifférente? repartit Magnani, que cette
histoire du moine avait troublé et agité singulièrement.»

Puis, s'étonnant de cette parole qui venait de lui échapper, il se leva
pour aller, sur la pointe du pied, écouter à la porte de Michel. Il crut
entendre la respiration égale d'une personne endormie. Le Piccinino
avait fini, en effet, par dominer le tumulte de ses pensées, et Michel,
vaincu par la fatigue, s'était assoupi, le front dans ses mains.

Magnani revint auprès de Mila; mais il n'osa plus s'asseoir à ses côtés.
«Et moi aussi, se disait-il honteux et comme effrayé de lui-même, je
suis un moine que dévore l'imagination et que la continence exalte.
Cette enfant est trop belle, trop pure, trop confiante, pour vivre ainsi
de la vie libre et abandonnée des filles de notre classe; nul ne peut la
voir sans émotion, qu'il soit moine condamné au célibat, ou amoureux
sans espoir d'une autre femme. Je voudrais tenir là ce moine impur pour
lui briser la tête; et pourtant je me sens frémir aussi à l'idée que
cette jeune fille sans méfiance est là, seule avec moi, dans le silence
de la nuit, prête à chercher un refuge dans mes bras à la moindre
alarme!»



XXXI.

SORCELLERIE.


Magnani essaya de se distraire de ses pensées en parlant de la
princesse avec Mila. La naïve jeune fille l'y provoquait, et il accepta
ce sujet de conversation comme un préservatif. On voit que, depuis deux
jours, il s'était opéré une singulière révolution dans le moral de ce
jeune homme, puisqu'il en était déjà à regarder son amour pour Agathe
comme un devoir, ou comme ce que les médecins appelleraient un
dérivatif.

S'il eût été certain que la princesse aimait Michel, comme par moments
il se le persuadait avec stupeur, il se fût senti presque entièrement
guéri de celle folle passion. Car il l'avait pris si haut dans sa
pensée, qu'il en était venu, à force de ne rien espérer, à ne quasi plus
rien désirer. Cette passion était passée à une sorte d'habitude
religieuse tellement idéale, qu'elle ne touchait plus à la terre, et
qu'en la partageant Agathe l'eût peut-être détruite subitement. Qu'elle
eût aimé un homme quelconque, celui-là même qui nourrissait une
adoration si exaltée pour elle, et elle n'était plus pour lui qu'une
femme dont il pouvait combattre le prestige. C'était là le résultat de
cinq ans de souffrance sans la moindre présomption et sans distraction
aucune. Dans une âme de cette force et de cette pureté, l'ordre le plus
rigide s'était maintenu au sein même d'un amour qui ressemblait à un
point de démence; et c'était précisément là ce qui pouvait sauver
Magnani. Ses efforts pour s'étourdir n'eussent servi qu'à l'exalter
davantage, et, après de vulgaires enivrements, il serait retombé dans sa
chimère avec plus de douleur et de faiblesse; au lieu qu'en se livrant
tout entier, sans résistance, sans désir de repos et sans effroi, à un
martyre qui pouvait être éternel, il avait laissé la flamme se
concentrer et brûler sourdement, privée d'excitation extérieure et
d'aliments nouveaux.

Magnani était donc arrivé à ce moment de crise imminente où il fallait
mourir ou guérir sans transition aucune. Il ne s'en rendait point
compte, mais il en était là certainement, puisque ses sens se
réveillaient d'un long assoupissement, et qu'Agathe, bien loin d'y
contribuer, était la seule femme qu'il eût rougi d'associer dans sa
pensée au trouble qu'il ressentait.

Peu à peu il se pencha vers la jeune fille pour ne pas perdre une seule
de ses paroles, et il finit par se rasseoir auprès d'elle, en lui
demandant pourquoi elle avait eu l'idée de parler de lui à la princesse
Agathe.

«Mais c'est tout simple, répondit Mila; elle m'y provoquait, elle venait
de me demander avec lequel des jeunes artisans de ma connaissance Michel
s'était le plus lié depuis son arrivée dans le pays; et comme j'hésitais
entre vous et quelques-uns des apprentis de mon père qui ont aidé Michel
et dont il s'est montré content, la princesse m'a dit d'elle-même:

«Tiens, Mila, tu n'en es peut-être pas sûre; mais moi, je parierais que
c'est un certain Magnani qui travaille souvent chez moi, et dont je
pense beaucoup de bien. Pendant le bal, ils étaient assis ensemble dans
mon parterre, et j'étais tout auprès d'eux, derrière le buisson de myrte
que tu vois ici. J'étais venue me réfugier là et je m'y cachais presque,
pour échapper un instant au supplice d'une si longue représentation.
J'ai entendu leur conversation, qui m'a intéressée et touchée au dernier
point. Ton frère est un noble esprit, Mila, mais ton voisin Magnani est
un grand cœur. Ils parlaient d'art et de travail, d'ambition et de
devoir, de bonheur et de vertu. J'admirais les idées de l'artiste, mais
j'aimais les sentiments de l'artisan. Je souhaite pour ton jeune frère
que Magnani soit toujours son meilleur ami, le confident de toutes ses
pensées et son conseil dans les occasions délicates de sa vie. Tu peux
bien le lui conseiller de ma part, s'il vient à te parler de moi; et si
tu confies à l'un ou à l'autre que j'ai écouté leurs honnêtes
épanchements, tu ne manqueras pas de leur dire que j'ai été discrète;
car il y a eu un moment où Magnani allait révéler à Michel-Ange quelque
chose de personnel que je n'ai pas voulu surprendre. Je me suis retirée
précipitamment dès le premier mot.» Tout cela est-il exact, Magnani? et
vous souvenez-vous du sujet de votre conversation avec Michel dans le
parterre du Casino?

--Oui, oui, dit Magnani en soupirant, tout cela est exact, et je me suis
aperçu même de la retraite de la princesse, quoique je n'eusse jamais
pensé que ce fût elle qui nous écoutait.

--Eh bien, Magnani, vous devez en être fier et content, puisqu'elle a
pris tant d'amitié et d'estime pour vous d'après vos discours. J'ai cru
même voir qu'elle préférait votre manière de penser à celle de mon
frère, et qu'elle vous regardait comme le plus sage et le meilleur des
deux, quoiqu'elle dise avoir pris, dès ce moment-là, un intérêt maternel
au bonheur de l'un comme de l'autre. Est-ce que vous ne pourriez pas me
redire toutes ces belles paroles que la princesse a entendues avec tant
de plaisir? J'aimerais bien à en faire mon profit, car je suis une
pauvre petite fille avec laquelle Michel lui-même daigne à peine parler
raison.

--Ma chère Mila, dit Magnani en lui prenant la main, honneur à celui que
vous croirez digne de former votre cœur et votre esprit! Mais, quand
même je me rappellerais tout ce que nous nous sommes dit dans ce
parterre, Michel et moi, je n'aurais pas la prétention que vous pussiez
y gagner quelque chose. N'êtes-vous pas meilleure que nous deux? Et
quant à l'esprit, quelqu'un peut-il en avoir plus que vous?

--Oh! pour cela, vous vous moquez! madame Agathe en a plus que nous
trois réunis, et je ne crois même pas que mon père en ait plus qu'elle.
Ah! si vous la connaissiez comme moi, Magnani! Quelle femme de tête et
de cœur! quelle grâce, quelle bonté! Je passerais ma vie à l'entendre,
et si mon père et elle voulaient le permettre, j'ambitionnerais d'être
sa servante, bien que l'obéissance ne soit pas ma qualité dominante.»

Magnani garda quelques instants le silence. Il ne pouvait réussir à voir
clair dans son émotion. Jusque-là Agathe lui avait paru tellement
au-dessus de tout éloge, qu'il s'indignait et souffrait lorsque
quelqu'un s'avisait de dire qu'elle était belle, secourable et douce. Il
aimait presque mieux écouter ceux qui la disaient laide et folle, sans
la connaître, sans l'avoir jamais vue. Du moins, ceux-ci ne disaient
rien d'elle qui eût le moindre sens, tandis que les autres la louaient
trop faiblement et impatientaient Magnani par leur impuissance à la
comprendre. Mais, dans la bouche de Mila, Agathe ne perdait rien de
l'idée qu'il s'en était faite. Mila seule lui semblait assez pure pour
prononcer son nom sans le profaner, et, en partageant le culte qu'il lui
rendait, elle s'égalait presque à son idole.

«Bonne Mila, lui dit-il enfin sans quitter sa main qu'il avait oublié de
lui rendre, aimer et comprendre comme vous le faites est aussi d'un
grand esprit. Mais qu'avez-vous dit de moi à la princesse, vous? Est-ce
une indiscrétion de vous le demander?»

Mila rendit grâce à l'obscurité qui cachait sa rougeur, et elle
s'enhardit comme une femme craintive qui s'enivre peu à peu de
l'impunité du bal masqué.

«Je crains justement d'être indiscrète en vous le répétant, dit-elle, et
je n'oserais!

--Vous avez donc dit du mal de moi, méchante Mila?

--Non pas. Puisque madame Agathe avait dit tant de bien de vous, il
m'eût été impossible d'en penser du mal. Je ne puis plus voir que par
ses yeux. Mais j'ai trahi une confidence que Michel m'avait faite.

--En vérité? Je ne sais ce que vous voulez dire.»

Mila remarqua que la main de Magnani tremblait. Elle se hasarda à
frapper un grand coup.

«Eh bien, dit-elle d'un ton franc et presque dégagé, j'ai répondu à
madame Agathe que vous étiez effectivement très-bon, très-aimable et
très-instruit. Mais qu'il fallait vous bien connaître ou vous deviner
pour s'en apercevoir!...

--Parce que?...

--Parce que vous étiez amoureux, et que cela vous rendait si triste, que
vous viviez presque toujours seul, plongé dans vos réflexions.»

Magnani tressaillit.

«C'est Michel qui vous a confié cela? dit-il d'une voix altérée qui fit
saigner le cœur de Mila. Et sans doute, ajouta-t-il, il a trahi ma
confiance jusqu'au bout; il vous a dit le nom...

--Oh! Michel est incapable de trahir la confiance de personne,
répondit-elle, soutenant son courage à la hauteur de la crise qu'elle
provoquait; et moi, Magnani, je suis incapable d'exciter mon frère à une
si mauvaise action. D'ailleurs, en quoi-cela eût-il pu m'intéresser, je
vous le demande?

--Il est certain que cela ne peut que vous être fort indifférent,
répondit Magnani abattu.

--Indifférent n'est pas le mot, reprit-elle; j'ai pour vous beaucoup
d'estime et d'amitié, Magnani, et je fais des vœux pour votre bonheur.
Mais moi, je suis occupée du mien aussi, ce qui ne me permet pas trop
d'être oisive et curieuse des secrets d'autrui.

--Votre bonheur! A votre âge, Mila, le bonheur, c'est l'amour; vous
aimez donc aussi?

--Aussi? et pourquoi pas? Me trouvez-vous trop jeune pour songer à cela?

--Ah! chère enfant, c'est à ton âge qu'il y faut songer, car au mien,
l'amour, c'est le désespoir.

--Vous n'êtes donc point aimé? Je ne m'étais pas trompée en pensant que
vous étiez malheureux?

--Non, je ne suis point aimé, répondit-il avec abandon, et je ne le
serai jamais; je n'ai même jamais songé à l'être.»

Une femme plus romanesque et plus cultivée que Mila eût pu regarder cet
aveu comme l'obstacle formel à toute espérance; mais elle prenait la vie
plus simplement et avec une logique plus vraie: S'il n'a point d'espoir,
il guérira, pensa-t-elle.

«Je vous plains bien, dit-elle à Magnani, car c'est un si grand bonheur
que de se sentir aimé, et il doit être si affreux d'aimer seul!

--Vous ne connaîtrez jamais une pareille infortune, répondit Magnani; et
celui que vous aimez doit être le plus reconnaissant, le plus fier des
hommes!

--Je ne suis pas trop mécontente de lui, reprit-elle, satisfaite du
mouvement de jalousie qu'elle sentait s'élever dans le cœur troublé et
irrésolu de ce jeune homme; mais écoutez, Magnani, on a fait du bruit
dans la chambre de mon frère!»

Magnani courut vers l'autre porte; mais, tandis qu'il faisait de vains
efforts pour distinguer la nature du bruit qui avait frappé l'oreille de
Mila, elle entendit un frôlement dans la cour. Elle regarda à travers la
jalousie, et, faisant signe à Magnani, elle lui montra l'hôte mystérieux
de Michel, qui gagnait la rue avec tant d'adresse et de légèreté, qu'à
moins d'avoir l'oreille fine, l'œil sûr, et d'être aux aguets avec
connaissance de cause, il eût été impossible de s'apercevoir de sa
retraite.

Michel lui-même n'avait pas été tiré du faible assoupissement où il
était tombé.

Mila était encore inquiète, bien que Magnani la pressât de prendre du
repos, lui promettant qu'il veillerait encore dans la cour ou sur la
galerie, et que Michel ne sortirait pas sans lui. Dès que Magnani l'eut
quittée, elle fit tomber une chaise et tira bruyamment sa table sur le
plancher pour entendre Michel s'éveiller et remuer à son tour.

Le jeune homme ne tarda pas à entrer chez elle, après avoir regardé avec
étonnement son propre lit, où le corps léger du Piccinino n'avait guère
laissé plus de traces que s'il eût été un spectre. Il trouva Mila encore
debout et lui reprocha son insomnie volontaire. Mais elle lui expliqua
ses inquiétudes; et, sans parler de Magnani, car la princesse lui avait
bien recommandé de ne pas informer Michel de son assistance, elle lui
raconta l'impertinente et bizarre visite du Piccinino. Elle lui dit
aussi quelques mots du moine, et lui fit promettre qu'il ne la
quitterait pas de la matinée, et qu'ensuite, s'il était mandé auprès de
la princesse, il ne sortirait pas sans la prévenir, parce qu'elle était
résolue à chercher un asile chez quelque amie et à ne pas rester seule
dans la maison.

Michel s'y engagea sans peine. Il ne comprenait rien à la conduite du
bandit en cette circonstance. Mais on pense bien qu'une telle audace
jointe à l'impudence du prétendu moine ne lui laissaient guère l'esprit
en repos.

Lorsqu'il retourna dans sa chambre, après avoir barricadé lui-même la
porte de la galerie, pour mettre sa sœur à l'abri de quelque nouvelle
tentative, il chercha des yeux le cyclamen qu'il avait contemplé si
douloureusement en s'assoupissant devant sa table. Mais le cyclamen
avait disparu. Le Piccinino avait remarqué que la princesse avait, comme
le jour du bal, un bouquet de ces fleurs à la main ou sous sa main, et
qu'elle paraissait même avoir contracté l'habitude de jouer avec ce
bouquet plus qu'avec l'éventail, inséparable compagnon de toutes les
femmes du midi. Il avait remarqué aussi que Michel conservait bien
précieusement une de ces fleurs, et qu'il l'avait attirée plusieurs fois
près de son visage, puis éloignée avec vivacité, durant les premières
agitations de sa veillée. Il avait deviné le charme mystérieux attaché à
cette plante, et il n'était pas sorti sans l'ôter malicieusement du
verre que Michel tenait encore dans sa main engourdie. Il avait jeté la
petite fleur au fond de la gaine de son poignard, en se disant: Si je
frappe quelqu'un aujourd'hui, ce stigmate de la dame de mes pensées
restera peut-être dans la blessure.

Michel essaya de faire comme le Piccinino, c'est-à-dire de retrouver la
lucidité de ses pensées, en s'abandonnant à une ou deux heures de
sommeil véritable. Il avait exigé que Mila aussi se couchât réellement,
et, pour être plus sur de la bien garder, il avait laissé ouverte la
porte qui séparait leurs chambres. Il eut un sommeil lourd, comme on l'a
dans la première jeunesse, mais agité de rêves pénibles et confus, comme
cela était inévitable dans une situation telle que la sienne. Lorsqu'il
s'éveilla, peu après le jour, il essaya de rassembler ses pensées, et
une des premières qui lui vint fut de regarder s'il n'avait pas rêvé la
soustraction du précieux cyclamen.

Sa surprise fut grande lorsqu'en jetant les yeux sur le verre qu'il
avait laissé vide en s'endormant, il le trouva rempli de cyclamens
éclants de fraîcheur.

«Mila, dit-il en apercevant sa sœur déjà relevée et rhabillée, vous avez
donc encore, malgré nos inquiétudes et nos dangers, des idées riantes et
poétiques? Voilà des fleurs presque aussi belles que toi; mais elles ne
remplaceront jamais celle que j'ai perdue.

--Tu te figurais, répondit-elle, que je l'avais prise ou renversée après
le départ de ton singulier acolyte; tu me grondais presque, et tu ne
voulais pas te souvenir que je n'avais seulement pas songé à remettre le
pied dans ta chambre _mystérieuse_! A présent, tu m'accuses d'avoir
remplacé cette fleur par d'autres, ce qui n'est pas moins extravagant;
car, où les aurais-je prises? Ne suis-je pas enfermée du côté de la
galerie? N'as-tu pas ma clef sous ton chevet? A moins qu'il ne pousse de
ces jolies fleurettes sur le mien, ce qui est possible... en rêve.

--Mila, tu es persifleuse à tout propos et en toute saison. Tu pouvais
avoir ce bouquet hier soir. N'avais-tu pas été à la villa Palmarosa dans
l'après-midi?

--Ces fleurs ne poussent donc que dans le boudoir de madame Agathe? Je
comprends maintenant pourquoi tu les aimes tant. Et où donc avais-tu
cueilli celle que tu as cherchée si longtemps ce matin, au lieu de te
coucher bien vite?

--Je l'avais cueillie dans mes cheveux, petite, et je crois que mon
esprit était sorti de ma tête avec elle.

--Ah! c'est très-bien; je comprends pourquoi tu déraisonnes maintenant.»

Michel n'en put savoir davantage. Mila était aussi calme et aussi rieuse
en s'éveillant qu'elle s'était endormie troublée et poltronne. Il n'en
obtint pas autre chose que des quolibets comme elle savait les dire,
empreints toujours d'un sens métaphorique et d'une sorte de poésie
enfantine.

Elle lui redemanda la clef de sa chambre, et, tandis qu'il s'habillait
en rêvant, elle se mit à vaquer, avec sa promptitude et son enjouement
accoutumés, aux soins du ménage. Elle franchissait les escaliers et les
corridors en chantant comme l'alouette matinale. Michel, triste comme un
soleil d'hiver sur les glaces du pôle, l'entendait faire crier les
planches sous ses pieds bondissants, rire d'une voix fraîche en
recevant le premier baiser de son père, à l'étage au-dessous, remonter,
comme une balle bien lancée, les marches de sa chambre, retourner à la
fontaine pour remplir ces belles amphores de grès que l'on fabrique à
Siacca, d'après les traditions du goût mauresque, et qui servent
usuellement aux habitants de ces contrées; saluer les voisines par des
agaceries caressantes, et lutiner les enfants demi-nus qui commençaient
à se rouler sur les dalles de la cour.

Pier-Angelo s'habillait aussi, plus vite et plus gaiement que Michel. Il
chantait comme Mila, mais d'une voix plus forte et plus martiale, en
secouant sa casaque brune doublée de rouge. Il était quelquefois
interrompu par un reste de sommeil, et bégayait en bâillant les paroles
de sa chanson, pour achever ensuite victorieusement la ritournelle.
C'était sa manière de s'éveiller, et il ne tonnait jamais mieux à ses
propres oreilles que lorsque la voix venait de lui manquer.

«Heureuse insouciance des véritables organisations populaires! se disait
Michel à demi-vêtu, en s'accoudant sur sa fenêtre. On dirait qu'il ne se
passe rien d'étrange dans ma famille, que nous ne sommes pas environnés
d'ennemis et de piéges; que, cette nuit, ma sœur a dormi comme de
coutume, qu'elle ne connaît point l'amour sans espoir, le danger d'être
belle et pauvre devant les entreprises des âmes vicieuses, et celui
d'être privée, d'un moment à l'autre, de ses appuis naturels. Mon père,
qui doit tout savoir, a l'air de ne se douter de rien. Tout s'oublie ou
se transforme en un clin d'œil dans ce malheureux climat. Le volcan, la
tyrannie, la persécution, rien ne peut interrompre les chants et les
rires... A midi, accablés par le soleil, ils dormiront tous et
paraîtront comme morts. La fraîcheur du soir les fera revivre comme des
plantes vivaces. L'effroi et la témérité, la douleur et la joie se
succèdent en eux comme les vagues sur la plage. Qu'une des cordes de
leur âme se détende, vingt autres se réveillent, comme dans un verre
d'eau une fleur enlevée a fait place à un bouquet tout entier! Moi seul,
au milieu de ces fantastiques transformations, je porte une vie toujours
intense, mais toujours sérieuse, des pensées toujours lucides, mais
toujours sombres. Ah! que ne suis-je resté l'enfant de ma race et
l'homme de mon pays!»



XXXII.

L'ESCALADE.


Le groupe de maisons dont celle de Michel faisait partie était pauvre et
laid en réalité, mais infiniment pittoresque. Bâties sur des blocs de
laves et en partie taillées dans la lave même, ces constructions
grossières portaient la trace des derniers tremblements de terre qui les
avaient bouleversées. Les parties basses assises sur le roc conservaient
leur caractère d'antiquité irrécusable, et les étages supérieurs, bâtis
à la hâte après le désastre, ou déjà ébranlés par des secousses
nouvelles, avaient déjà un air caduc, de grandes lézardes, des toits
d'une inclinaison menaçante et de hardis escaliers dont les rampes s'en
allaient à la renverse. De folles vignes s'enlaçant de tous côtés aux
saillies ébréchées des corniches et des auvents, des aloès épineux,
brisant leurs vieux vases de terre cuite et promenant leurs rudes arêtes
sur les petites terrasses qui s'avançaient d'une manière insensée aux
plus hauts points de ces misérables édifices, des linges blancs ou des
vêtements de couleurs tranchantes accrochés à toutes les lucarnes, ou
voltigeant comme des bannières sur les cordes tendues d'une maison à
l'autre, tout cela formait un tableau hardi et bizarre. On voyait des
enfants bondir et des femmes travailler près des nuages, sur d'étroites
plates-formes assaillies par les pigeons et les hirondelles, et à peine
soutenues dans le vide du ciel brillant par quelques pieux noirs et
vermoulus que le premier coup de vent semblait devoir emporter. La
moindre déviation dans ce sol volcanique, la moindre convulsion dans
cette nature splendide et funeste, et cette population apathique et
insouciante allait être engloutie dans un enfer ou balayée comme des
feuilles par la tempête.

Mais le danger n'agit sur le cerveau des hommes qu'en proportion de son
éloignement. Au sein d'une sécurité réelle, l'idée d'une catastrophe se
présente sous des couleurs terribles. Quand on naît, qu'on respire et
qu'on existe au sein du péril même, sous une incessante menace,
l'imagination s'éteint, la crainte s'émousse, et il se fait un étrange
repos de l'âme qui tient plus de la torpeur que du courage.

Quoique ce tableau eût, dans sa pauvreté et dans son désordre, une
poésie réelle, Michel ne l'avait pas encore apprécié, et se sentait
moins disposé que jamais à en goûter le caractère. Il avait passé son
enfance à Rome, dans des demeures sinon plus riches, du moins mieux
établies et de plus correcte apparence, et ses rêves le portaient
toujours vers le luxe des palais. La maison paternelle, cette masure que
le bon Pierre avait habitée dès son enfance, et où il était revenu
s'installer avec tant d'amour, ne paraissait au jeune Michel qu'un bouge
infect qu'il eût souhaité voir rentrer dans les laves d'où il était
sorti. C'est en vain que Mila, par contraste avec ses voisines, tenait
leur petit logis avec une propreté presque élégante. C'est en vain que
les plus belles fleurs ornaient leur escalier et que le soleil radieux
du matin tranchait de grandes lignes d'or sur les ombres des laves
noirâtres et sur les lourdes arcades des plans enfoncés; Michel ne
songeait qu'à la grotte de la naïade, aux fontaines de marbre du palais
Palmarosa, et au portique où Agathe lui était apparue comme une déesse
sur le seuil de son temple.

Enfin, après avoir donné un dernier regret à sa récente chimère, il eut
honte de son découragement. «Je suis venu dans ce pays où mon père ne
m'appelait pas, se dit-il; et mon oncle le moine me l'a fait sentir, il
faut que je subisse les inconvénients de ma position et que j'en accepte
les devoirs. Je m'étais soumis à une rude épreuve lorsque je quittai
Rome et l'espérance de la gloire pour me faire ouvrier obscur en Sicile.
L'épreuve eût été trop douce et trop courte, si, dès la première vue,
dès le premier essai, aimé ou admiré d'une grande et noble dame, je
n'avais eu qu'à me baisser pour ramasser les lauriers et les piastres.
Au lieu de cela, il faut que je sois un bon fils et un bon frère, et, de
plus, un solide compagnon pour défendre au besoin la vie et l'honneur de
ma famille. Je sens bien que l'estime réelle de la signora, et la mienne
propre, peut-être, seront à ce prix. Eh bien, acceptons gaiement ma
destinée, et sachons souffrir sans regret ce que mes proches supportent
avec tant de vaillance. Soyons homme avant l'âge, et dépouillons la
personnalité trop caressée de mon adolescence. Si je dois rougir de
quelque chose, c'est d'avoir été longtemps un enfant gâté, et d'avoir
ignoré qu'il faudrait bientôt secourir et protéger ceux qui se
dévouaient à moi si généreusement.»

Cette résolution ramena la paix dans son cœur. Les chants de son père et
de la petite Mila devinrent pour lui une douce mélodie.

«Oui, oui, chantez, pensait-il, heureux oiseaux du Midi, purs comme le
ciel qui vous a vus naître! Cette gaieté est chez vous l'indice d'un
grand contentement de la conscience, et le rire vous sied, à vous qui
n'avez jamais eu l'idée du mal! Saintes chansons de mon vieux père, qui
avez bercé les soucis de son existence et adouci les fatigues de son
travail, je dois vous écouter avec respect, au lieu de sourire de vos
naïvetés. Rires mutins de ma jeune sœur, je dois vous accueillir avec
tendresse, comme des preuves de courage et d'innocence! Allons, arrière
mes égoïstes rêveries et ma froide curiosité! Je traverserai l'orage
avec vous, et je jouirai comme vous d'un rayon de soleil entre deux
nuages. Mon front soucieux est une insulte à votre candeur, une noire
ingratitude envers votre bonté. Je veux être votre soutien dans la
détresse, votre compagnon dans le travail, et votre convive dans la
joie!

«Douces et tristes fleurs, ajouta-t-il en se penchant avec amour sur le
bouquet de cyclamens, quelle que soit la main qui vous a cueillies,
quel que soit le sentiment dont vous êtes un gage, mon souffle, embrasé
de mauvais désirs, ne vous ternira plus. Si parfois je me replie sur
moi-même comme vous, je veux que mon cœur soit aussi pur que vos calices
de pourpre; et s'il saigne, comme vous semblez saigner, je veux que la
vertu s'exhale de ma blessure comme le parfum de votre sein.»

Aussitôt après avoir pris ces bonnes résolutions, que vint charmer un
rayon de poésie, le jeune Michel acheva sa toilette sans vaine
complaisance, et courut rejoindre son père, qui déjà travaillait à
broyer des couleurs pour aller faire des _raccords_ de peinture à divers
endroits de la villa Palmarosa, endommagés par les lustres et les
guirlandes du bal.

«Tiens, lui dit le bonhomme en lui présentant une grosse bourse de soie
de Tunis toute pleine d'or, voici le salaire de ton beau plafond.

--C'est la moitié trop, dit Michel en regardant la bourse ingénieusement
brodée et nuancée, avec plus d'intérêt que les onces qu'elle contenait.
Notre dette envers la princesse ne serait pas acquittée, et je veux
qu'elle le soit aujourd'hui même.

--Elle l'est, mon enfant.

--C'est donc sur votre salaire et non sur le mien? Car, si je sais
évaluer le contenu d'une bourse, il y a là plus que je n'entends
accepter. Mon père, je ne veux pas que vous ayez travaillé pour moi.
Non, je le jure sur vos cheveux blancs, jamais plus vous ne travaillerez
pour votre fils, car c'est à son tour de travailler pour vous. Je
n'entends pas non plus accepter l'aumône de madame Agathe; c'est bien
assez de protection et de bonté comme cela!

--Tu me connais assez, répondit Pier-Angelo en souriant, pour penser
que, loin d'empêcher ta fierté et tes pieux sentiments, je les
encouragerai toujours. Crois-moi donc; accepte cet or. Il est bien à
toi; il ne me coûte rien, et celle qui te le donne est libre d'évaluer
comme elle l'entend le mérite de ton travail. C'est la différence qu'il
y aura toujours entre ton père et toi, Michel. Il n'y a point de prix
fait pour les artistes. Un jour d'inspiration leur suffit pour être
riches. Beaucoup de peine ne nous suffit pas, à nous autres ouvriers,
pour sortir de la pauvreté. Mais Dieu, qui est bon, a établi des
compensations. L'artiste conçoit et enfante ses œuvres dans la douleur.
L'artisan exécute sa tâche au milieu des chansons et des rires. Moi, qui
suis habitué à cela, je n'échangerais pas ma profession contre la
tienne.

--Laissez-moi du moins retirer de la mienne le bonheur qu'elle peut me
donner, répondit Michel. Prenez cette bourse, mon père, et qu'il n'en
soit jamais rien distrait pour mon usage. C'est la dot de ma sœur, c'est
l'intérêt de l'argent qu'elle m'a prêté lorsque j'étais à Rome; et si je
ne gagne jamais de quoi la faire plus riche, que, du moins, elle profite
de mon jour de succès. O mon père! s'écria-t-il avec des yeux pleins de
larmes, en voyant que Pier-Angelo ne voulait point accepter son
sacrifice, ne me refusez pas, vous me briseriez le cœur! Votre tendresse
aveugle a failli corrompre mon caractère. Aidez-moi à sortir de la
condition d'égoïste que vous vouliez me faire accepter. Encouragez mes
bons mouvements, au lieu de m'en ôter le fruit. Celui-ci n'est que trop
tardif.

--C'est vrai, enfant, je le devrais, dit Pier-Angelo attendri; mais
songe qu'ici ce n'est point un vulgaire sacrifice d'argent que tu veux
faire. S'il s'agissait de te retrancher quelques plaisirs, ce serait peu
de chose et je n'hésiterais pas. Mais c'est ton avenir d'artiste, c'est
la culture de ton intelligence, c'est la flamme même de ta vie qui sont
là, contenus dans ce petit réseau de soie! C'est un an d'études à Rome!
Et qui sait quand tu pourras en gagner autant? La princesse ne donnera
plus de bals, peut-être. Les autres nobles ne sont ni si riches, ni si
généreux. De telles occasions ne se rencontrent pas souvent, et peuvent
même ne pas se rencontrer deux fois. Je me fais vieux, je peux tomber
demain de mon échelle et m'estropier; avec quoi reprendrais-tu la vie
d'artiste? Tu n'es donc pas effrayé à l'idée que, pour le plaisir de
donner une dot à ta sœur, tu t'exposes à redevenir artisan et à rester
artisan toute ta vie?

--Soit! s'écria Michel; cela ne me fait plus peur, mon père. J'ai
réfléchi; je trouve autant d'honneur et de plaisir à être ouvrier qu'à
être riche et fier. J'aime la Sicile, moi! n'est-ce pas ma patrie? Je ne
veux plus quitter ma sœur. Elle a besoin d'un protecteur jusqu'à ce
qu'elle se marie, et je veux qu'elle puisse choisir sans se hâter. Vous
êtes vieux, dites-vous! vous pouvez être estropié demain? Eh bien donc!
qui vous soignerait, qui vous nourrirait, qui vous consolerait si
j'étais absent? Est-ce que ma sœur pourra y suffire, lorsqu'elle sera
mère de famille? Un gendre? mais pourquoi laisserais-je à un autre le
soin de remplir mes devoirs? Pourquoi me volerait-il mon bonheur et ma
gloire? car c'est là que je les veux placer désormais, et mes chimères
ont fait place à la vérité. Vois, bon père, ne suis-je pas gai aussi ce
matin? Veux-tu que je fasse la seconde partie de la chanson que tu
disais tout à l'heure? Me trouves-tu l'air désespéré d'un homme qui se
sacrifie? Tu ne m'aimes donc pas, que tu refuses d'être mon patron?

--Eh bien, répondit Pier-Angelo en le regardant avec des yeux clairs et
avec un tremblotement de mains qui trahissait une émotion particulière:
vous êtes un homme de cœur, vous! et je ne regretterai jamais ce que
j'ai fait pour vous!»

En parlant ainsi, Pier-Angelo ôta son bonnet et découvrit sa tête chauve
en se tenant droit, dans l'attitude à la fois respectueuse et fière d'un
vieux soldat devant son jeune officier. C'était la première fois de sa
vie qu'il disait _vous_ à Michel, et cette locution, qui eût paru
froideur et mécontentement dans la bouche d'un autre père, prit dans la
sienne une étrange expression de tendresse et de majesté. Il sembla au
jeune peintre qu'il venait enfin d'être salué homme par son père, et que
ce _vous_, cette tête découverte et ces trois paroles calmes et graves,
le récompensaient et l'honoraient plus que l'éloquence d'un éloge
académique.

Pendant qu'ils se mettaient au travail ensemble, Mila s'occupait à
préparer leur déjeuner. Elle allait et venait toujours, mais elle
passait plus souvent que de besoin par la galerie dont nous avons déjà
parlé. Il y avait à cela une raison secrète. La chambre de Magnani, qui
n'était, à vrai dire, qu'une pauvre soupente avec une fenêtre sans
vitres (la chaleur du climat ne rendant pas ce luxe nécessaire aux gens
bien portants), se trouvait enfoncée sous l'angle de la maison
qu'avoisinait cette galerie, et, de la balustrade, en se penchant un
peu, on pouvait causer avec la personne qui se serait placée à la
lucarne de cette demeure modeste. Magnani n'était pas dans sa chambre;
il n'y passait que la nuit, et, dès le jour, il allait travailler dehors
ou sur la galerie qui faisait face à celle où Mila s'asseyait souvent
pour travailler aussi. C'est de là qu'elle le voyait sans le regarder,
durant des heures entières, et ne perdait pas un seul de ses mouvements,
bien qu'elle n'eût pas l'air de quitter des yeux son ouvrage.

Mais, ce matin-là, elle passa et repassa en vain; il n'était point sur
la galerie, bien qu'il lui eût promis, ainsi qu'à la princesse, de ne
pas sortir. S'était-il laissé vaincre par le sommeil, après deux nuits
blanches? Cela n'était point conforme à ses habitudes de volonté stoïque
et de vigueur à toute épreuve. Sans doute il déjeunait avec ses parents.
Pourtant Mila, qui s'était arrêtée plus d'une fois pour écouter les voix
bruyantes de la famille Magnani, n'avait pas distingué le timbre grave
et mâle qu'elle connaissait si bien.

Elle regarda la fenêtre de sa soupente. La chambre était vide et obscure
comme de coutume. Magnani n'avait pas, comme Michel, des habitudes de
bien-être, et il s'était à jamais interdit tout besoin d'élégance.
Tandis que, dans la prévision de la mort du cardinal et de l'arrivée du
jeune peintre, Pier-Angelo et sa fille avaient préparé à l'avance, pour
cet enfant bien-aimé, une mansarde propre, blanche, aérée, et garnie des
meilleurs meubles qu'ils avaient pu retrancher de leur propre
ameublement, Magnani dormait sur une natte jetée à terre, auprès de sa
fenêtre, pour profiter du peu d'air que cette lucarne, enfoncée entre
deux pans de mur, pouvait recevoir. Le seul embellissement qu'il se fût
permis d'y introduire, c'était une caisse étroite qu'il avait placée sur
le rebord extérieur de cette croisée étroite et béante, et dans laquelle
il avait semé de beaux liserons blancs qui l'encadraient d'une fraîche
guirlande.

Il les arrosait tous les jours; mais, depuis quarante-huit heures, il
avait été si occupé qu'il les avait oubliés; les jolies clochettes
blanches s'étaient fermées et retombaient languissamment sur leur
feuillage demi-flétri.

Mila, en portant légèrement une de ses amphores de grès sur sa tête, à
laquelle une énorme natte de cheveux trois fois roulée en couronne
servait de coussinet, observa que les liserons de son voisin mouraient
de soif; c'eût été un prétexte pour lui parler s'il eût été quelque part
aux alentours; mais il n'y avait personne dans ce coin retiré et abrité.
Mila essaya d'allonger le bras par-dessus la balustrade pour donner
quelques gouttes d'eau à ces pauvres plantes. Mais son bras fut trop
court, et l'aiguière n'atteignait pas la caisse. Les enfants n'aiment
point l'impossible, et ce qu'ils ont entrepris ils le poursuivent au
péril de la vie. Combien de fois n'avons-nous pas grimpé sur une fenêtre
pour atteindre au nid de l'hirondelle et compter, du bout des doigts,
les petits œufs tièdes sur leur couche de duvet?

La petite Mila avisa une grosse branche de vigne qui faisait cordon le
long de la muraille et venait s'accrocher à la balustrade de la galerie.
Enjamber la balustrade et marcher sur la branche ne lui parut pas bien
difficile. Elle atteignit ainsi à la lucarne. Mais, comme elle élevait
son beau bras nu pour arroser le liseron, une forte main saisit son
poignet délicat, et une figure brune, où le sourire faisait briller de
larges dents blanches, se pencha vers la sienne.

Magnani ne voulant ni dormir, ni paraître observer ce qui se passait
dans la maison, conformément aux ordres d'Agathe, s'était couché sur sa
natte pour reposer ses membres fatigués. Mais il avait l'esprit et les
yeux bien ouverts, et, à tout hasard, il s'était emparé de ce bras
furtif, dont l'ombre avait passé sur son visage.

«Laissez, Magnani, dit la jeune fille, plus émue de cette rencontre que
du danger qu'elle pouvait courir; vous allez me faire tomber! cette
vigne plie sous moi.

--Vous faire tomber, chère enfant! répondit le jeune homme en passant un
bras vigoureux autour de sa taille. A moins qu'on ne coupe ce bras, et
l'autre ensuite, vous ne tomberez jamais!

--Jamais, c'est beaucoup dire, car j'aime à grimper, et vous ne serez
pas partout avec moi.

--Heureux celui qui sera toujours et partout avec toi, belle petite
Mila!.... Mais que venez-vous faire ici avec les oiseaux?

--Je voyais de ma fenêtre que cette belle plante avait soif. Tenez, elle
penche sa jolie tête, et les feuilles languissent. Je ne vous croyais
pas ici, et je venais donner à boire à ces pauvres racines. Voici
l'aiguière. Vous me la rapporterez tantôt. Je retourne à mon ouvrage.

--Déjà! Mila?

--D'autant plus que je suis fort mal à l'aise ainsi perchée. J'en ai
assez. Lâchez-moi, que je m'en retourne par où je suis venue.

--Non, non, c'est trop dangereux. La vigne plie toujours, et mes bras ne
sont pas assez longs pour vous soutenir jusqu'à la galerie. Laissez-moi
vous attirer jusqu'ici, Mila, et vous passerez par ma chambre pour vous
en aller.

--Cela ne se peut pas, Magnani; les voisins diraient du mal de moi s'ils
me voyaient entrer dans votre chambre par la fenêtre ou par la porte.

--Eh bien, restez là, tenez-vous bien; je vais sauter par la fenêtre
pour vous aider ensuite à descendre.»

Mais il était trop tard: la vigne plia brusquement; Mila fit un cri, et
si Magnani ne l'eût saisie dans ses deux bras et assise sur le bord de
sa croisée, en brisant un peu ses chers liserons, elle serait tombée de
dix pieds de haut.

«Maintenant, lui dit-il, petite imprudente, vous ne pouvez plus vous en
retourner que par ma chambre. Entrez-y bien vite, car j'entends marcher
sous la galerie, et personne encore ne vous a vue.»

Il l'attira vivement dans sa pauvre demeure, et elle se dirigeait aussi
vite vers la porte qu'elle était entrée par la fenêtre, lorsqu'en jetant
un regard par cette porte entr'ouverte, elle vit que celle du voisin, le
cordonnier, qui demeurait sur le même palier, était ouverte toute
grande, et que le cordonnier en personne, le plus médisant de tous les
voisins, était là, travaillant et chantant, si bien qu'il était
impossible de passer devant lui sans s'exposer à ses quolibets
désagréables.



XXXIII.

LA BAGUE.


«Voilà! dit la jeune fille en refermant la porte avec un peu de dépit,
le malin esprit m'en veut! C'est assez que j'aie eu la fantaisie
d'arroser une pauvre fleur, pour que je risque d'être déchirée par les
mauvaises langues et grondée par mon père!... et surtout par Michel, qui
est si taquin avec moi!

--Cher enfant, dit Magnani, on n'oserait parler de vous comme on parle
des autres; vous êtes si différente de toutes les jeunes filles du
faubourg! On vous aime et on vous respecte comme aucune d'elles ne le
sera jamais. D'ailleurs, puisque c'est à cause de moi.... ou plutôt
seulement à cause de mes fleurs, que vous courez ce risque... soyez
tranquille... Malheur à qui oserait en médire!

--N'importe, je n'oserai jamais passer devant ce maudit cordonnier.

--Et vous ferez bien. L'heure de son repas est venue. Sa femme l'a déjà
appelé deux fois. Il va s'en aller. Attendez ici quelques instants, une
minute peut-être... D'autant plus que je voudrais bien vous dire un mot,
Mila.

--Et qu'avez-vous à me dire?» répondit-elle en s'asseyant sur une chaise
qu'il lui offrait, et qui était la seule de l'appartement. Elle
tremblait d'une violente émotion intérieure, mais elle affectait un air
dégagé que semblait lui imposer la circonstance. Ce n'est pas qu'elle
eût peur de Magnani; elle le connaissait trop pour craindre qu'il prit
avantage du tête-à-tête; mais elle craignait, plus que jamais, qu'il ne
devinât le secret de son cœur.

«Je ne sais pas trop ce que j'ai à vous dire, reprit Magnani un peu
troublé. Il me semblait que ce serait à vous de me dire quelque chose?

--Moi! s'écria la fière Mila en se levant: je n'ai rien à vous dire, je
vous jure, signor Magnani!»

Et elle allait sortir, préférant le propos du voisinage au danger d'être
devinée par celui qu'elle aimait, lorsque Magnani, surpris de son
mouvement, et remarquant sa rougeur subite, commença à pressentir la
vérité.

«Chère Mila, lui dit-il en se plaçant devant la porte, un moment de
patience, je vous en supplie; ne vous exposez pas aux regards et ne vous
fâchez pas contre moi, si je vous retiens un instant. Les conséquences
d'un pur hasard peuvent être bien graves pour un homme résolu à tuer ou
être tué pour défendre l'honneur d'une femme.

--En ce cas, ne parlez pas si haut, dit Mila, frappée de l'expression de
Magnani; car ce cordonnier de malheur pourrait nous entendre. Je sais
bien, dit-elle en se laissant ramener à sa chaise, que vous êtes brave
et généreux, et que vous feriez pour moi ce que vous feriez pour une de
vos sœurs. Mais, moi, je ne me soucie pas que cela arrive, car vous
n'êtes pas mon frère, et vous ne me justifierez pas en prenant mon
parti. On n'en dirait que plus de mal de moi, ou bien nous serions
forcés de nous marier ensemble, ce qui ne ferait plaisir ni à vous ni à
moi.»

Magnani examina les yeux noirs de Mila, et les voyant si fiers, il
renonça vite à l'éclair de présomption qui venait de lui faire à la fois
peur et plaisir.

[Illustration: Le cordonnier qui demeurait sur le même palier.... (Page
87.)]

«Je comprends fort bien que vous ne m'aimiez pas, ma bonne Mila, lui
dit-il avec un sourire mélancolique; je ne suis pas aimable; et ce qu'il
y aurait de plus triste au monde, après avoir été compromise par moi, ce
serait de passer votre vie avec un être aussi maussade.

--Ce n'est pas là ce que j'ai voulu dire, reprit l'adroite petite fille;
j'ai beaucoup d'estime et d'amitié pour vous, je n'ai pas de raisons
pour vous le cacher; mais j'ai une inclination pour un autre. Voilà
pourquoi je souffre et je tremble de me trouver ici enfermée avec vous.

--S'il en est ainsi, Mila, dit Magnani en poussant le verrou de sa porte
et en allant fermer le contrevent de sa fenêtre, avec tant de vivacité
qu'il faillit briser le reste de son liseron, prenons toutes les
précautions possibles pour que personne ne sache que vous êtes ici; je
vous jure que vous en sortirez sans que personne s'en doute, dussé-je
écarter de force tous les voisins, dussé-je faire le guet jusqu'à ce
soir.»

Magnani essayait d'être enjoué, et se croyait fort soulagé de n'avoir
pas à se défendre de l'amour de Mila; mais il venait d'être frappé d'une
tristesse subite en entendant cette jeune fille déclarer son affection
pour un autre, et sa figure candide exprimait malgré lui un
désappointement assez pénible. Ne le lui avait-elle pas avoué déjà
durant leur veillée, et, par cette confidence, ne l'avait-elle pas
investi, en quelque sorte, des devoirs d'un frère? Il était résolu à
remplir dignement cette mission sacrée; mais, d'où vient qu'un instant
auparavant il venait de tressaillir en la voyant courroucée; et pourquoi
son cœur, nourri d'une amère et folle passion, s'était-il senti vivifié
et rajeuni par la présence inattendue de cette enfant qui était entrée
par sa fenêtre comme un rayon du soleil?

Mila l'observait à la dérobée. Elle vit qu'elle avait touché juste. «O
cœur sauvage! se dit-elle avec une joie muette et forte, je te tiens; tu
ne m'échapperas point.

«Mon cher voisin, lui dit cette petite rusée, ne soyez pas offensé de ce
que je viens de vous confier, et n'y voyez pas une insulte à votre
mérite. Je sais que toute autre que moi serait flattée d'être compromise
par vous, avec l'espoir d'être votre femme; mais je ne suis ni menteuse
ni coquette. J'aime, et comme j'ai confiance en vous, je vous le dis. Je
sais que cela ne peut vous faire aucune peine, puisque vous avez renoncé
au mariage, et que vous détestez toutes les femmes, hormis une seule qui
n'est pas moi.»

[Illustration: Elle lui présenta son aiguière. (Page 91.)]

Magnani ne répondit rien. Le cordonnier chantait toujours. «Il est dans
ma destinée, pensait Magnani, de n'être aimé d'aucune femme et de ne
pouvoir guérir.»

Mila, inspirée par l'espèce de divination que l'amour donne aux femmes,
même sans expérience et sans lecture, se disait avec raison que Magnani,
étant stimulé dans sa passion par la souffrance et le manque d'espoir,
serait effrayé et révolté à l'idée d'une affection qui s'offrirait à
lui, facile et provoquante; en conséquence, elle lui montrait son cœur
comme invulnérable et préservé de lui par une autre inclination. C'était
le prendre par la douleur, et c'était là la seule manière de le prendre,
en effet. En le faisant changer de supplice, elle préparait sa guérison.

«Mila, lui dit-il enfin, en lui montrant une grosse bague d'or ciselé
qu'il avait au doigt et qu'elle avait déjà remarquée, pouvez-vous
m'apprendre d'où me vient ce riche présent?

--Cela? dit-elle en regardant la bague avec un feint étonnement. Il
m'est impossible de vous en rien dire.... Mais, je n'entends plus votre
voisin, adieu. Tenez, Magnani, vous avez l'air bien fatigué. Vous
reposiez quand je suis entrée, vous feriez bien de reposer encore un
peu. Il n'y a de danger pour aucun de nous dans ce moment-ci. Il n'y en
a pas pour moi, puisque mon père et mon frère sont debout. Il n'y en a
pas pour eux, puisqu'il fait grand jour et que la maison est pleine de
monde. Dormez, mon brave voisin. Ne fût-ce qu'une heure, cela vous
rendra la force de recommencer votre rôle de gardien de la famille.

--Non, non, Mila. Je ne dormirai pas, et je n'en aurai même plus envie;
car, quoi que vous en disiez, il se passe encore dans cette maison des
choses bizarres, inexplicables. J'avoue que, lorsque le jour commençait
à poindre, j'ai eu un instant d'engourdissement. Vous reposiez, vous
étiez enfermée, l'homme au manteau était parti. J'étais assis sous votre
galerie, me disant que le premier pas qui l'ébranlerait me réveillerait
vite si je me laissais vaincre par le sommeil. Et alors, en effet, le
sommeil m'a vaincu. Cinq minutes peut-être, pas davantage, car le jour
n'avait fait qu'un progrès insensible pendant ce temps-là. Eh bien!
quand j'ai ouvert les yeux, j'ai cru voir un pan de robe ou de voile
noir, qui passait près de moi et disparaissait comme un éclair. Ma main
entr'ouverte à mon côté et pendante sur le banc fit un mouvement vague
et fort inutile pour saisir cette vision. Mais il y avait dans ma main,
ou à côté, je ne sais lequel, un objet que je fis tomber à mes pieds, et
que je ramassai aussitôt: c'était cette bague; savez-vous à qui elle
peut appartenir?

--Une si belle bague ne peut appartenir à personne de la maison,
répondit Mila; mais je crois pourtant la connaître.

--Et moi aussi, je la connais, dit Magnani: elle appartient à la
princesse Agathe. Il y a cinq ans que je la vois à son doigt, et elle y
était déjà le jour où elle entra chez ma mère.

--C'est une bague qui lui vient de la sienne; elle me l'a dit, à moi!
Mais comment se trouve-t-elle à votre main aujourd'hui?

--Je comptais précisément sur vous pour m'expliquer ce prodige, Mila;
c'est là ce que j'avais à vous demander.

--Sur moi? Et pourquoi donc sur moi?

--Vous seule ici êtes assez protégée par la princesse pour avoir reçu ce
riche présent.

--Et si je l'avais reçu, dit-elle d'un ton moqueur et superbe, vous
pensez que je m'en serais dessaisie en votre faveur, maître Magnani?

--Non, certes, vous n'auriez pas dû le faire, vous ne l'eussiez pas
fait; mais vous auriez pu passer sur la galerie et le laisser tomber,
puisque j'étais précisément au dessous de la balustrade.

--Cela n'est point! Et, d'ailleurs, n'avez-vous pas vu flotter une robe
noire à côté de vous? Est-ce que je suis habillée de noir?

--J'ai pensé pourtant aussi que vous étiez sortie dans la cour pendant
cet instant de sommeil qui m'avait surpris, et que, pour m'en punir ou
m'en railler, vous m'aviez fait cette plaisanterie. S'il en est ainsi,
Mila, convenez-en, la punition était trop douce, et vous eussiez dû
m'arroser le visage, au lieu de réserver l'eau de votre aiguière pour
mes liserons. Mais reprenez votre bague, je ne veux pas la garder plus
longtemps. Il ne me conviendrait pas de la porter, et je craindrais de
la perdre.

--Je vous jure que cette bague ne m'a pas été donnée, que je ne suis pas
sortie dans la cour pendant que vous dormiez, et je ne prendrai pas ce
qui vous appartient.

--Comme il est impossible que la princesse Agathe soit venue ici ce
matin...

--Oh! certes, cela est impossible! dit Mila avec un sérieux plein de
malice.

--Et pourtant elle y est venue! dit Magnani, qui crut lire la vérité
dans ses yeux brillants. Oui, oui, Mila, elle est venue ici ce matin! Je
sens que vous êtes imprégnée du parfum que ses vêtements exhalent; ou
vous avez touché à sa mantille, ou elle vous a embrassée, il n'y a pas
plus d'une heure.»

«Mon Dieu! pensa la jeune fille, comme il connaît tout ce qui tient à la
princesse Agathe! comme il devine, quand il s'agit d'elle! Si c'était
d'elle qu'il est si amoureux? Eh bien! veuille le ciel que cela soit,
car elle m'aiderait à le guérir: elle m'aime tant!»

«Vous ne répondez plus, Mila? reprit Magnani. Puisque vous êtes devinée,
avouez donc.

--Je ne sais pas seulement ce que vous avez dit, répondit-elle; je
pensais à autre chose... à m'en aller!

--Je vais vous y aider; mais auparavant, je vous prierai de mettre cette
bague à votre doigt pour la rendre à madame Agathe, car, à coup sûr,
elle l'a perdue en passant près de moi.

--En supposant qu'elle fût venue ici en effet, ce qui est absurde, mon
cher voisin, pourquoi ne vous aurait-elle pas fait ce présent?

--C'est qu'elle doit me connaître assez pour être certaine que je ne
l'accepterais pas.

--Vous êtes fier!

--Très-fier, vous l'avez dit, ma chère Mila! Il n'est au pouvoir de
personne de mettre un prix matériel au dévouement que mon âme donne avec
joie. Je conçois qu'un grand seigneur présente une chaîne d'or, ou un
diamant, à l'artiste qui l'a charmé une heure par son génie, mais je ne
comprendrais jamais qu'il entendit payer à prix d'or l'homme du peuple
auquel il a cru pouvoir demander une preuve d'affection. D'ailleurs, ce
ne serait pas ici le cas. En m'avertissant que votre frère courait un
danger, madame Agathe ne faisait que m'indiquer un devoir que j'aurais
rempli avec le même zèle, si tout autre m'eût donné le même avis. Il me
semble que je suis assez son ami, celui de votre père, et j'oserai dire
aussi le vôtre, pour être prêt à veiller, à me battre, et à me faire
mettre en prison pour l'un de vous, sans y être excité par qui que ce
soit. Vous ne le croyez pas, Mila?

--Je le crois, mon ami, répondit-elle; mais je crois aussi que vous
interprétez très-mal ce cadeau, si cadeau il y a. Madame Agathe est
femme à savoir encore mieux que vous et moi qu'on ne paie pas l'amitié
avec de l'argent et des bijoux. Mais elle doit sentir, comme vous et
moi, que quand des cœurs amis se réunissent pour s'entr'aider, l'estime
et la sympathie augmentent en raison du zèle que chacun y porte. Dans
bien des cas, une bague est un gage d'amitié et non le paiement d'un
service; car vous avez rendu service à la princesse en nous protégeant,
cela est certain: quoique je ne sache pas comment cela se fait, sa cause
est liée à la nôtre, et notre ennemi est le sien. Si vous pensiez à ce
que je vous ai dit, vous reconnaîtriez bien que cette bague est
moralement précieuse à la princesse, et non pas matériellement, comme
vous le dites; car c'est un joyau qui n'a pas une grande valeur par
lui-même.

--Vous m'avez dit qu'il lui venait de sa mère? dit Magnani ému.

--Et vous avez remarqué vous-même qu'elle la portait toujours! A votre
place, si j'étais sûr que cette bague m'eût été donnée, je ne m'en
séparerais jamais. Je ne la porterais pas à mon doigt, où elle fixerait
trop l'attention des envieux, mais sur mon cœur, où elle serait comme
une relique.

--En ce cas, ma chère Mila, dit Magnani, attendri des soins délicats que
prenait cette jeune fille pour adoucir l'amertume de son âme, et pour
lui faire accepter avec bonheur le don de sa rivale, reportez-lui cette
bague, et, si elle a voulu me la donner en effet, si elle insiste pour
que je la garde, je la garderai.

--Et vous la porterez sur votre cœur comme je vous l'ai dit? demanda
Mila en le pénétrant d'un regard plein de courage et d'anxiété. Songez,
ajouta-t-elle avec énergie, que c'est le gage d'une sainte patronne; que
la femme dont vous êtes épris, quelle qu'elle soit, ne peut pas mériter
que vous lui en fassiez le sacrifice, et qu'il vaudrait mieux jeter ce
gage dans la mer que de le profaner par une ingratitude!»

Magnani fut ébloui du feu qui jaillissait des grands yeux noirs de Mila.
Devinait-elle la vérité? Peut-être! mais si elle se bornait à pressentir
la vénération de Magnani pour celle qui avait sauvé sa mère, elle n'en
était pas moins belle et grande, en voulant lui procurer la douceur de
croire à l'amitié de cette bonne fée. Il commençait à se sentir gagné
par l'ardeur chaste et profonde qu'elle portait cachée dans son cœur, et
ce cœur fier et passionné se révélait malgré lui, au milieu de ses
efforts pour se vaincre ou se taire.

Un élan de reconnaissance et de tendresse fit plier les genoux de
Magnani auprès de la jeune fille.

«Mila, lui dit-il, je sais que la princesse Agathe est une sainte, et
j'ignore si mon cœur serait digne de receler une relique d'elle. Mais je
sais qu'il n'existe au monde qu'un seul autre cœur auquel je voudrais la
confier; ainsi, soyez tranquille; aucune femme, si ce n'est vous, ne me
paraîtra jamais assez pure pour porter cette bague. Mettez-la à votre
doigt maintenant, afin de la rendre à la princesse ou de me la
conserver.»

Mila, rentrée dans sa demeure, eut un instant d'éblouissement, comme si
elle allait s'évanouir. Un mélange de consternation et d'ivresse, de
terreur et de joie enthousiaste faisait bondir sa poitrine. Elle
entendit enfin la voix de son père, qui s'impatientait pour son
déjeuner: «Eh bien, petite! criait-il, nous avons faim, et soif surtout!
car il fait déjà chaud, et les couleurs nous prennent à la gorge.»

Mila courut les servir; mais, quand elle posa son aiguière sur le banc
où ils déjeunaient, elle s'aperçut qu'elle était vide. Michel voulut
aller la remplir, après avoir raillé sa sœur de ses distractions.
Sensible au reproche, et se faisant un point d'honneur d'être l'unique
servante de son vieux père, Mila lui arracha l'amphore et se dirigea
légère et bondissante vers la fontaine.

Cette fontaine était une belle source qui jaillissait du sein même de la
lave, dans une sorte de précipice situé derrière la maison. Ces
phénomènes de sources envahies par les matières volcaniques et
retrouvées au bout de quelques années, se produisent au milieu des
laves. Les habitants creusent et cherchent l'ancien lit. Parfois, il
n'est que couvert; d'autres fois, il s'est détourné à peu de distance.
L'eau s'est frayé un passage sous les feux refroidis du volcan, et, dès
qu'on lui ouvre une issue, elle s'élance à la surface, aussi pure, aussi
saine qu'auparavant. Celle qui baignait le pied de la maison de
Pier-Angelo était située au fond d'une excavation profonde que l'on
avait pratiquée dans le roc, et où l'on descendait par un escalier
pittoresque. Elle formait un petit bassin pour les laveuses, et une
quantité de linge blanc suspendu à toutes les parois de la grotte y
entretenait l'ombre et la fraîcheur. La belle Mila, descendant et
remontant dix fois le jour cet escalier difficile, avec son amphore sur
la tête, était le plus parfait modèle pour ces figures classiques que
les peintres du siècle dernier plaçaient inévitablement dans tous leurs
paysages d'Italie; et au fait, quel accessoire plus naturel et quelle
plus gracieuse _couleur locale_ pourrait-on donner à ces tableaux, que
la figure, le costume, l'attitude à la fois majestueuse et leste de ces
nymphes brunes et fières?



XXXIV.

A LA FONTAINE.


Lorsque Mila descendit l'escalier entaillé dans le roc, elle vit un
homme assis au bord de la source, et ne s'en inquiéta point. Elle avait
la tête toute remplie d'amour et d'espérance, et le souvenir de ses
dangers ne pouvait plus l'atteindre. Lorsqu'elle fut au bord de l'eau,
cet homme, qui lui tournait le dos, et qui avait la tête et le corps
couverts de la longue veste à capuchon que portent les gens du
peuple[5], ne l'inquiéta pas encore; mais, lorsqu'il se retourna pour
lui demander, d'une voix douce, si elle voulait bien lui permettre de
boire à son aiguière, elle tressaillit; car il lui sembla reconnaître
cette voix, et elle remarqua qu'il n'y avait personne, ni en haut ni en
bas de la fontaine; que pas un enfant ne jouait comme à l'ordinaire sur
l'escalier, enfin, qu'elle était seule avec cet inconnu, dont l'organe
lui faisait peur.

Elle feignit de ne l'avoir pas entendu, remplit sa cruche à la hâte, et
se disposa à remonter. Mais l'étranger, se couchant sur les dalles,
comme pour lui barrer le passage, ou comme pour se reposer
nonchalamment, lui dit, avec la même douceur caressante:

«Rebecca, refuseras tu une goutte d'eau à Jacob, l'ami et le serviteur
de la famille?

--Je ne vous connais pas, répondit Mila en tâchant de prendre un ton
calme et indifférent. Ne pouvez-vous approcher vos lèvres de la cascade?
Vous y boirez beaucoup mieux que dans une aiguière.»

L'inconnu passa tranquillement son bras autour des jambes de Mila, et la
força, pour ne pas tomber, de s'appuyer sur son épaule.

«Laissez-moi, dit-elle, effrayée et courroucée, ou j'appelle au secours.
Je n'ai pas le temps de plaisanter avec vous, et je ne suis pas de
celles qui folâtrent avec le premier venu. Laissez-moi, vous dis-je, ou
je crie.

--Mila, dit l'étranger en rabattant son capuchon, je ne suis pas le
premier venu pour vous, quoiqu'il n'y ait pas longtemps que nous avons
fait connaissance. Nous avons ensemble des relations qu'il n'est pas en
votre pouvoir de rompre et qu'il n'est pas de votre devoir de
méconnaître. La vie, la fortune et l'honneur de ce que vous avez de plus
cher au monde reposent sur mon zèle et sur ma loyauté. J'ai à vous
parler; présentez-moi votre aiguière, afin que, si quelqu'un nous
observe, il trouve naturel que vous vous arrêtiez ici un instant avec
moi.

En reconnaissant l'hôte mystérieux de la nuit, Mila fut comme subjuguée
par une sorte de crainte qui n'était pas sans mélange de respect. Car il
faut tout dire: Mila était femme, et la beauté, la jeunesse, le regard
et l'organe suave du Piccinino n'étaient pas sans une secrète influence
sur ses instincts délicats et un peu romanesques.

«Seigneur, lui dit-elle, car il lui était impossible de ne pas le
prendre pour un noble personnage affublé d'un déguisement, je vous
obéirai; mais ne me retenez pas de force, et parlez plus vite, car ceci
n'est pas sans danger pour vous et pour moi.» Elle lui présenta son
aiguière à laquelle le bandit but sans se hâter; car, pendant ce temps,
il tenait dans sa main le bras nu de la jeune fille et en contemplait la
beauté, tout en le pressant, pour la forcer à incliner le vase par
degrés, à mesure qu'il étanchait sa soif feinte ou réelle.

«Maintenant, Mila, lui dit-il en couvrant sa tête qu'il lui avait laissé
le loisir d'admirer, écoutez! Le moine qui vous a effrayée hier viendra
aussitôt que votre père et votre frère seront sortis: ils doivent dîner
aujourd'hui chez le marquis de la Serra. Ne cherchez pas à les retenir,
au contraire; s'ils restaient, s'ils voyaient le moine, s'ils
cherchaient à le chasser, ce serait le signal de quelque malheur auquel
je ne pourrais m'opposer. Si vous êtes prudente, et dévouée à votre
famille, vous éviterez même au moine le danger de se montrer dans votre
maison. Vous viendrez ici comme pour laver; je sais qu'avant d'entrer
chez vous, il rôdera de ce côté et cherchera à vous surprendre hors de
la cour, où il craint vos voisins. N'ayez pas peur de lui; il est lâche,
et jamais en plein jour, jamais au risque d'être découvert, il ne
cherchera à vous faire violence. Il vous parlera encore de ses ignobles
désirs. Coupez court à tout entretien; mais faites semblant de vous être
ravisée. Dites-lui de s'éloigner, parce qu'on vous surveille; mais
donnez-lui un rendez-vous pour vingt heures[6] dans un lieu que je vais
vous désigner, et où il faudra vous rendre seule, une heure d'avance.
J'y serai. Vous n'y courrez donc aucun danger. Je m'emparerai alors du
moine, et vous n'entendrez plus jamais parler de lui. Vous serez
délivrée d'un persécuteur infâme; la princesse Agathe ne courra plus le
risque d'être déshonorée par d'atroces calomnies; votre père ne sera
plus sous la menace incessante de la prison, et votre frère Michel sous
celle du poignard d'un assassin.

--Mon Dieu, mon Dieu! dit Mila haletante de peur et de surprise, cet
homme nous veut tant de mal, et il le peut! C'est donc l'abbé Ninfo?

--Parlez plus bas, jeune fille, et que ce nom maudit ne frappe pas
d'aujourd'hui les oreilles qui vous entourent. Soyez calme, paraissez ne
rien savoir et ne pas agir. Si vous dites un mot de tout ceci à qui que
ce soit, on vous empêchera de sauver ceux que vous aimez. On vous dira
de vous méfier de moi-même, parce qu'on se méfiera de votre prudence et
de votre volonté. Qui sait si on ne me prendra pas pour votre ennemi? Je
ne crains personne, moi, mais je crains que mes amis ne se perdent
eux-mêmes par leur indécision. Vous seule, Mila, pouvez les sauver: le
voulez-vous?

--Oui, je le veux, dit-elle; mais que deviendrai-je si vous me trompez?
si vous n'êtes pas au rendez-vous?

--Ne sais-tu donc pas qui je suis?

--Non, je ne le sais pas; personne ne me l'a voulu dire.

--Alors, regarde-moi encore; ose me bien regarder, et tu me connaîtras
mieux à mon visage que tous ceux qui te parleraient de moi.»

Il entr'ouvrit son capuchon, et sut donner à son beau visage une
expression si rassurante, si affectueuse et si douce, que l'innocente
Mila en subit le dangereux prestige.

--Il me semble, dit-elle en rougissant, que vous êtes bon et juste; car
si le diable était en vous, il aurait pris le masque d'un ange.

Le Piccinino referma son capuchon pour cacher la voluptueuse
satisfaction que lui causait cet aveu naïf sortant de la plus belle
bouche du monde.

--Eh bien, reprit-il, suis ton instinct. N'obéis qu'à l'inspiration de
ton cœur; sache d'ailleurs que ton oncle de Bel-Passo m'a élevé comme
son fils, que ta chère princesse Agathe a remis sa fortune et son
honneur entre mes amis, et que, si elle n'était femme, c'est-à-dire un
peu prude, elle aurait donné à l'abbé Ninfo ce rendez-vous nécessaire.

--Mais je suis femme aussi, dit Mila, et j'ai peur. Pourquoi ce
rendez-vous est-il si nécessaire?

--Ne sais-tu pas que je dois enlever l'abbé Ninfo? Comment puis-je m'en
emparer au milieu de Catane, ou aux portes de la Villa-Ficarazzi? Ne
faut-il pas que je le fasse sortir de son antre, que je l'attire dans un
piége? Son mauvais destin a voulu qu'il se prît pour toi d'un amour
insensé...

--Ah! ne dites pas ce mot d'amour à propos d'un tel homme, cela me fait
horreur. Et vous voulez que j'aie l'air de l'encourager! J'en mourrai de
honte et de dégoût.

--Adieu Mila, dit le bandit, en feignant de vouloir se relever. Je vois
que tu es, en effet, une femme comme les autres, un être faible et vain,
qui ne songe qu'à se préserver, sans se soucier de laisser flétrir et
frapper autour de soi les têtes les plus sacrées!

--Eh bien, non, je ne suis pas ainsi! reprit-elle avec fierté. Je
sacrifierai ma vie à cette épreuve; car, quant à mon honneur, je saurai
mourir avant qu'on y attente.

--A la bonne heure, ma brave fille! c'est parler comme il convient à la
nièce de Fra-Angelo. Au reste, tu me vois fort tranquille sur ton
compte, parce que je sais qu'il n'y a point de danger pour toi.

--Il y en a donc pour vous, Seigneur? Si vous y succombez, qui me
protégera contre ce moine?

--Un coup de poignard..., non pas dans ton beau sein, pauvre ange, comme
tu nous en menaces, mais dans la gorge d'un animal immonde, qui n'est
pas digne de périr de la main d'une femme, et qui ne s'y exposera même
pas.

--Et où faut-il lui donner ce rendez-vous?

--A Nicolosi, dans la maison de Carmelo Tomabene, cultivateur, que tu
diras être ton parent et ton ami. Tu ajouteras qu'il est absent, que tu
as les clefs de sa maison, un grand jardin couvert où l'on entre sans
être vu, en descendant par la gorge de _Croce del Destator_. Tu te
souviendras de tout cela?

--Parfaitement; et il y ira?

--Il y viendra, sans nul doute, et sans se douter que ce Tomabene est
fort lié avec un certain Piccinino qu'on dit chef de bandes, et auquel
il a offert hier la fortune d'un prince, à la condition d'enlever ton
frère et de l'assassiner au besoin.

--Sainte Madone, protégez-moi! Le Piccinino! J'ai entendu parler de lui;
c'est un homme terrible. Est-ce qu'il viendra avec vous? Je mourrais de
peur si je le voyais!

--Et pourtant, dit le bandit, charmé de découvrir que Mila était si peu
au courant de l'aventure, je gage que, comme toutes les jeunes filles du
pays, tu meurs d'envie de le voir.

--J'en serais curieuse parce qu'on le dit si laid! Mais je voudrais être
sûre qu'il ne me vît point.

--Sois tranquille, il n'y aura que moi, moi tout seul, chez le paysan de
Nicolosi. As-tu peur de moi aussi, voyons, enfant que tu es? Ai-je l'air
bien redoutable? bien méchant?

--Non, en vérité! Mais pourquoi faut-il donc que j'aille à ce
rendez-vous? Ne suffit-il pas que j'y envoie l'abbé... je veux dire le
moine?

--Il est méfiant comme le sont tous les criminels; il n'entrera jamais
dans le jardin de Carmelo Tomabene s'il ne t'y voit promener seule. En
venant une heure d'avance, tu ne risques point de le rencontrer en
chemin; d'ailleurs, viens par la route de Bel-Passo que tu connais sans
doute mieux que l'autre. As-tu jamais été à Nicolosi?

--Jamais, Seigneur; y a-t-il bien loin?

--Trop loin pour tes petits pieds, Mila; mais tu sais bien te tenir sur
une mule?

--Oh! oui, je le crois.

--Tu en trouveras une parfaitement sûre et douce, derrière le palais de
Palmarosa; un enfant te la présentera avec une rose blanche pour mot de
passe; mets la bride sur le cou de cette bonne servante, et laisse-la
sans crainte marcher vite; en moins d'une heure elle t'amènera à ma
porte sans se tromper, et sans faire un faux pas, quelque effrayant que
te paraisse le chemin qu'il lui plaira de choisir. Tu n'auras pas peur,
Mila?

--Et, si je rencontre l'abbé?

--Fouette ta monture, et ne crains pas qu'on l'atteigne.

--Mais, puisque c'est du côté de Bel-Passo, vous me permettrez de me
faire conduire par mon oncle?

--Non! ton oncle a affaire ailleurs pour la même cause; mais, si tu
l'avertis, il voudra t'accompagner: s'il te voit, il te suivra, et tout
ce que nous aurons tenté deviendra inutile; je n'ai pas le temps de t'en
dire davantage; il me semble qu'on t'appelle; tu hésites, donc tu
refuses?

--Je n'hésite pas, j'irai! Seigneur, vous croyez en Dieu?»

Cette question ingénue et brusque fit pâlir et sourire en même temps le
Piccinino.

«Pourquoi me demandes-tu cela? dit-il en croisant son capuchon sur sa
figure.

--Ah! vous comprenez bien, dit-elle, Dieu entend tout et voit tout; il
punit le mensonge et assiste l'innocence!»

La voix de Pier-Angelo, qui appelait sa fille, retentit pour la seconde
fois.

«Va-t'en, dit le Piccinino en la soutenant dans ses bras pour l'aider à
remonter vite l'escalier; seulement, si un seul mot t'échappe, nous
sommes perdus.

--Vous aussi?

--Moi aussi!

--Ce serait dommage, pensait Mila en se retournant du haut de l'escalier
pour jeter un dernier regard sur le bel étranger, dont il lui était
impossible de ne pas faire un héros et un ami d'un rang supérieur,
qu'elle plaçait, dans sa riante imagination, à côté d'Agathe. Il avait
une si douce voix et un si doux sourire! son accent était si noble, son
air d'autorité si convaincant! «J'aurai de la discrétion et du courage,
se dit-elle; je ne suis qu'une petite fille, et pourtant c'est moi qui
sauverai tout le monde!» De tout temps, hélas, le passereau s'est laissé
fasciner par le vautour.

Dans tout cela, le Piccinino cédait à un besoin inné de compliquer à son
profit, ou seulement pour son amusement, les difficultés d'une aventure.
Il est vrai qu'il n'y avait pas de meilleur moyen d'attirer chez lui
l'abbé Ninfo, que de l'y faire entraîner par un appât de libertinage.
Mais il eût pu choisir toute autre femme que la candide Mila pour jouer,
à l'aide d'une certaine ressemblance, ou d'un costume analogue, le rôle
de la personne qui devait se montrer dans son jardin. L'abbé était
parfois d'une méfiance outrageante, parce qu'il était horriblement
poltron; mais, aveuglé par une sotte présomption et troublé par une
grossière impatience, il se fût laissé prendre au piége. Un peu de
violence, un homme aposté derrière la porte, eût suffi pour le faire
tomber dans les mains du bandit. Il y avait encore bien d'autres ruses
avec lesquelles le Piccinino était habitué à se jouer, et qui eussent
aussi bien réussi; car l'abbé, avec toutes ses intrigues, sa curiosité,
son espionnage perpétuel, ses mensonges effrontés et sa persévérance
sans pudeur, était un misérable du dernier ordre, et l'homme le plus
borné et le moins habile qu'il y eût au monde. On craint trop les
scélérats, en général; on ne sait point que la plupart sont des
imbéciles. Il n'eût pas fallu à l'abbé Ninfo la moitié des peines qu'il
se donnait, pour faire le double de mal, s'il eût eu tant soit peu
d'intelligence et de véritable pénétration.

Ainsi, l'on a vu qu'il était toujours à côté de la vérité dans ses
découvertes; il avait pris mille déguisements et inventé mille arcanes
classiques pour observer ce qui se passait à la villa Palmarosa, et il
se croyait certain que Michel était l'amant de la princesse. Il était à
cent lieues de soupçonner la nature du lien qui pouvait les rapprocher.
Il eût pu aisément surprendre la religion du docteur Recuperati, dont
l'honnêteté rigide manquait de prévoyance et de lumière; et pourtant,
pour lui dérober le testament, il avait remis de jour en jour, et
n'avait jamais réussi à lui inspirer la moindre confiance. Il lui était
impossible, tant sa figure portait le cachet d'une bassesse sans mélange
et sans bornes, de jouer pendant cinq minutes le rôle d'un homme de
bien.

Ses vices le gênaient, comme il l'avouait et le proclamait lui-même
quand il était ivre. Débauché, cupide, et intempérant au point de perdre
la tête dans les moments où il avait le plus besoin de lucidité, il
n'avait jamais mené à bien aucune intrigue difficile. Le cardinal
s'était servi de lui longtemps comme d'un agent de police auquel rien ne
répugnait, et il ne lui avait jamais attribué plus de valeur qu'à un
instrument du dernier ordre. Dans ses jours d'esprit et de cynisme, le
prélat l'avait flétri d'une épithète dont il ne pouvait se relever, et
que nous ne saurions traduire.

Aussi n'avait-il jamais été pour rien dans les secrets de famille ou les
affaires d'État qui avaient occupé la vie de monsignor Ieronimo. Le
mépris qu'il lui inspirait avait survécu à la perte de sa mémoire, et le
prélat paralytique, et presque en enfance, n'en avait même pas peur, et
ne retrouvait la parole avec lui que pour lui appliquer l'infâme surnom
dont il l'avait gratifié.

Une autre preuve de l'idiotisme de l'abbé, c'était la confiance qu'il
nourrissait de pouvoir séduire toutes les femmes qui lui faisaient
envie.

«Avec un peu d'or et beaucoup de mensonges, disait-il, avec des menaces,
des promesses et des compliments, on s'empare de la plus fière comme de
la plus humble.»

En conséquence, il se flattait d'avoir part à la fortune d'Agathe en
faisant enlever celui qu'il présumait être son amant. Il n'était capable
que d'une chose, c'était de placer Michel sous la carabine d'un bandit,
et de crier _feu_ dans un moment de vanité et de cupidité déçue; il
n'eût osé le tuer lui-même, de même qu'il n'eût osé faire outrage à
Mila, si elle eût levé seulement une paire de ciseaux pour le menacer.

Mais quelque abject que fût cet homme, il avait une certaine puissance
pour le mal; elle ne venait pas de lui, la méchanceté des autres hommes
l'en avait investi. La police napolitaine lui prêtait son lâche et
odieux secours, quand il le réclamait. Il avait fait exiler, ruiner ou
languir dans les cachots bien des victimes innocentes, et il eût fort
bien pu s'emparer de Michel, sans aller chercher le secours des bandits
de la montagne.

Mais il voulait pouvoir le rendre au besoin, pour une rançon
considérable, et il voulait faire discuter l'affaire par des brigands
avoués qui auraient intérêt à ne pas le trahir. Tout son rôle, en ceci,
consistait donc à aller chercher des bravi et à leur dire: J'ai
découvert une intrigue d'amour qui vaut de l'or. Faites le coup, et nous
partagerons les produits.»

Mais en cela encore, il avait été dupe. Un _bravo_ adroit, qui
_travaillait_ à la ville, sous la direction du Piccinino, et qui ne se
fût point permis de rien faire sans le consulter, avait trompé l'abbé en
l'attirant à un rendez-vous, où il n'avait pas vu le véritable
Piccinino, mais auquel le Piccinino avait assisté derrière une cloison.
Le Piccinino avait menacé ensuite de casser la tête au premier des deux
complices qui parlerait ou qui agirait sans son ordre, et on le savait
homme à tenir parole. D'ailleurs, ce jeune aventurier gouvernait sa
bande avec une habileté si grande, un mélange de douceur et de
despotisme si bien combinés, que jamais, sur une plus grande échelle, il
est vrai, et dans des entreprises plus vastes, son père n'avait été à la
fois aimé et redouté comme lui. Il pouvait donc être tranquille; ses
secrets n'eussent pas été révélés à la torture, et il pouvait, cette
fois, satisfaire le caprice qu'il avait souvent de terminer tout seul,
sans confident et sans aide, une entreprise où il n'était pas besoin de
force majeure, mais seulement de finesse et de ruse.

Voilà pourquoi le Piccinino, sûr de son plan, qui était des plus
simples, voulait y mêler, pour son propre compte, des incidents
poétiques, singuliers et romanesques, ou des enivrements réels, à son
choix. Sa vive imagination et son caractère froid le lançaient sans
cesse dans des essais contradictoires, d'où il savait sortir toujours,
grâce à sa grande intelligence et à l'empire qu'il exerçait sur
lui-même. Il avait toujours mené si bien sa barque que, hormis ses
complices et le nombre très-restreint de ses amis intimes, personne
n'aurait pu prouver que le fameux capitaine Piccinino, bâtard _del
Destatore_, et le tranquille villageois Carmelo Tomabene, étaient le
même homme. Ce dernier aussi passait bien pour un fils de Castro-Reale;
mais il y en avait tant d'autres, dans la montagne, qui se vantaient de
cette périlleuse origine!



XXXV.

LE BLASON.


L'ennemi vraiment redoutable, s'il eût voulu l'être, de la famille
Lavoratori était donc le Piccinino; mais Mila ne s'en doutait point, et
Fra-Angelo comptait sur cet élément d'héroïsme qui faisait, si l'on peut
ainsi dire, la moitié de l'âme de son élève. Le bon religieux n'était
pourtant pas sans inquiétude; il avait espéré qu'il le reverrait bientôt
et qu'il pourrait s'assurer de ses dispositions; mais il l'avait attendu
et cherché en vain. Il commençait à se demander s'il n'avait pas enfermé
le loup dans la bergerie, et si ce n'était pas une grande faute que de
s'associer aux gens capables de faire ce qu'on ne voudrait pas faire
soi-même.

Il se rendit à la villa Palmarosa, à l'heure de la sieste, et trouva
Agathe disposée à goûter les douceurs de ce moment d'apathie si
nécessaire aux peuples du Midi.

«Soyez tranquille, mon bon père, lui dit-elle, mon inquiétude s'est
dissipée avec la nuit. Au point du jour j'étais si peu rassurée sur les
intentions de votre élève que j'ai été moi-même m'assurer qu'il n'avait
point égorgé Michel cette nuit. Mais l'enfant dormait paisiblement, et
le Piccinino était sorti avant l'aube.

--Vous avez été vous informer vous-même, Madame? Quelle imprudence! Et
que dira-t-on dans le faubourg d'une telle démarche?

--On n'en saura jamais rien, je l'espère. J'ai été seule et à pied, bien
enveloppée du _mazzaro_ classique[7]; et si j'ai été rencontrée par
quelqu'un de ma connaissance, à coup sûr je n'ai pas été reconnue.
D'ailleurs, mon bon père, je n'ai plus de craintes sérieuses. L'abbé ne
sait rien.

--Vous en êtes sûre?

--J'en suis très-sûre, et le cardinal est aussi incapable de se rien
rappeler que le docteur me l'affirmait. L'abbé n'en a pas moins de
mauvais desseins. Croiriez-vous qu'il suppose que Michel est mon amant?

--Et le Piccinino le croyait? dit le moine effrayé.

--Il ne le croit plus, répondit Agathe. J'ai reçu ce matin un billet de
lui, où il me donne sa parole que je puis me tenir tranquille; que, dans
la journée, l'abbé sera en son pouvoir, et que, jusque-là, il saura
l'occuper si bien qu'aucun de nous n'en entendra parler. Je respire
donc, et n'ai plus qu'un embarras, c'est de savoir comment je me
délivrerai ensuite de l'intimité du capitaine Piccinino, qui menace de
devenir trop assidu. Mais nous y aviserons plus tard: à chaque jour
suffit son mal; et si, après tout, il me fallait en venir à lui dire la
vérité... Vous ne le croyez pas homme à en abuser, n'est-ce pas?

--Je le sais homme à faire semblant de vouloir profiter et abuser de
tout; mais ayez le courage de le traiter toujours comme un héros de
franchise et de générosité, vous verrez qu'il voudra l'être et qu'il le
sera en dépit du diable.»

La princesse et le capucin causèrent encore longtemps et se mirent
mutuellement au courant de tout ce qu'ils savaient. Après quoi,
Fra-Angelo se rendit au faubourg pour lever la consigne de Magnani, lui
donner un nouveau rendez-vous de la part d'Agathe, et le remplacer pour
escorter Michel-Ange et son père au palais de la Serra; car, malgré
tout, Fra-Angelo n'aimait point l'idée qu'ils eussent à se trouver seuls
dans la campagne, tant qu'il n'aurait pas vu lui-même le fils du
_Destatore_.

Nous suivrons ces trois membres de la famille Lavoratori chez le
marquis, et nous laisserons Mila attendre avec anxiété la visite du
moine, tandis que Magnani, travaillant sur la galerie en face d'elle,
était loin de se douter qu'après lui avoir demandé son assistance, elle
guettait l'occasion de se dérober à ses regards. Elle avait promis à son
père d'aller dîner chez son amie Nenna aussitôt qu'elle aurait lavé et
repassé un voile qu'elle disait lui être indispensable pour sortir. Tout
se passa comme son ami inconnu le lui avait annoncé. Elle vit le moine à
la fontaine et n'eut pas besoin de feindre une grande terreur d'être
surprise, car elle se demandait avec angoisse ce que Magnani penserait
d'elle si, après ce qu'elle lui avait raconté, il l'apercevait causant
de bonne volonté avec ce misérable.

Pour se dispenser de lui parler et de regarder son affreux visage, elle
lui jeta un papier écrit qu'il lut avec transport, et il s'éloigna en
lui envoyant des baisers qui la firent frémir de dégoût et
d'indignation.

A ce moment même son père, son frère et son oncle, bien loin de
soupçonner les périls auxquels la pauvre enfant allait s'exposer pour
eux, entraient dans le palais de la Serra. Cette riche demeure, plus
moderne que celle de Palmarosa, dont elle n'était séparée que par leurs
grands parcs respectifs et un étroit vallon couvert de jardins et de
prairies, était remplie d'objets d'art, de statues, de vases et de
magnifiques peintures, que M. de la Serra y avait rassemblés avec un
intérêt de connaisseur sérieux et éclairé. Il vint lui-même au-devant
des Angelo, leur serra la main affectueusement, et, en attendant que le
repas fût servi, il les promena dans sa noble résidence, leur montrant
et leur expliquant, avec courtoisie et avec autant d'esprit que de sens,
les chefs-d'œuvre dont elle était ornée. Pier-Angelo quoique simple
ouvrier ornateur (_adornatore_), avait le goût et l'intelligence du beau
dans les arts. Il était sensible à toutes ces merveilles qu'il
connaissait déjà, et ses réflexions naïves et profondes animaient la
conversation la plus sérieuse au lieu de la faire déroger. Michel fut
d'abord un peu gêné devant le marquis; mais, remarquant bientôt combien
le naturel et l'abandon de son père étaient de bon goût et avaient de
mérite aux yeux d'un homme de sens comme le marquis, il se sentit plus à
l'aise; enfin, lorsqu'il se trouva devant une table couverte de vermeil,
parée et fleurie avec autant de soin que s'il se fût agi de traiter
d'illustres convives, il oublia ses préventions, et causa avec autant de
charme et d'aisance que s'il eût été le propre fils ou le neveu de la
maison.

Une seule chose le tourmenta étrangement pendant ce dîner: c'était la
figure et l'attitude qu'il supposait aux valets du marquis; je dis qu'il
supposait, parce qu'il n'osait point lever les yeux sur eux. Il avait
mainte fois dîné à la table des riches, lorsqu'il était à Rome, surtout
depuis que, son père résidant à Catane, il n'y avait plus eu pour lui de
vie de famille qui le retînt dans son intérieur et qui le détournât de
rechercher la société des jeunes élégants de la ville. Il ne redoutait
donc aucun affront pour lui-même; mais, comme c'était la première fois
qu'il voyait son père invité avec lui, chez un patricien, il souffrait
mortellement de l'idée que les laquais pouvaient hausser les épaules et
passer brutalement les assiettes à cet honnête vieillard.

Au fait, il pouvait y avoir un sentiment de colère et de dédain chez ces
laquais, qui avaient vu tant de fois Pier-Angelo sur son échelle dans ce
même palais, et qui l'avaient traité de pair à compagnon.

Néanmoins, soit que le marquis les eût prévenus par quelques mots de
bienveillante et honorable explication propre à flatter et à consoler
l'amour-propre chatouilleux de cette classe d'hommes, soit que
Pier-Angelo fût tellement sympathique à tous ceux qui le connaissaient,
que des valets même dérogeassent en sa faveur à leur morgue habituelle,
ils le servirent avec beaucoup de déférence. Michel s'en aperçut enfin
lorsque son père, se retournant vers un vieux valet de chambre qui
remplissait son verre, lui dit avec bonhomie:

«Grand merci, mon vieux camarade, tu me sers en ami. Allons, je te
rendrai cela dans l'occasion!»

Michel rougit et regarda le marquis, qui souriait d'un air satisfait et
attendri. Le vieux serviteur souriait aussi à Pier-Angelo d'un air
d'intelligence et d'amitié.

Après que le dessert fut enlevé, le marquis fut averti que messire
Barbagallo, le majordome de la princesse, l'attendait dans une des
salles du palais pour lui montrer un tableau. Ils le trouvèrent en
conférence avec Fra-Angelo, dont la sobriété et l'activité ne
s'arrangeaient point d'une longue séance à table, et qui leur avait
demandé de pouvoir faire un tour de promenade aussitôt après le premier
service.

Le marquis s'approcha d'abord seul de Barbagallo pour s'informer s'il
n'avait rien de particulier à lui dire de la part de la princesse; et,
quand ils eurent échangé à voix basse quelques paroles qui ne parurent
avoir aucune importance, à en juger par leurs physionomies, le marquis
revint vers Michel, et, passant son bras sous le sien:

«Vous aurez peut-être quelque plaisir, lui dit-il, à voir mes portraits
de famille, qui sont dans une galerie séparée, et que je n'ai pas songé
à vous montrer. Ne soyez pas effrayé de cette quantité d'aïeux qui se
trouvent rassemblés chez moi. Vous les parcourrez d'un coup d'œil, et je
vous arrêterai seulement devant ceux qui sont dus au pinceau de quelque
maître. Au reste, c'est une intéressante collection de costumes, bonne à
consulter pour un peintre d'histoire. Mais, avant d'y entrer, donnons un
regard à celui que maître Barbagallo nous présente, et qu'il vient de
déterrer dans les greniers de la villa Palmarosa. Mon cher enfant,
ajouta-t-il à voix basse, accordez un salut à ce pauvre majordome, qui
se confond en révérences devant vous, honteux, sans doute, de sa
conduite envers vous au bal de la princesse.»

Michel remarqua enfin les avances du majordome et y répondit sans
rancune. Depuis qu'il était réconcilié avec sa condition et avec
lui-même, il se sentait revenu de sa susceptibilité et pensait, comme
son père, qu'aucune impertinence ne peut atteindre l'homme qui possède
sa propre estime.

«Ce que je présente à Votre Excellence, dit ensuite le majordome au
marquis, est un Palmarosa fort endommagé: mais, quoique l'inscription
eût presque entièrement disparu, j'ai réussi à la rétablir, et la voici
sur un morceau de parchemin.

--Quoi! dit le marquis en souriant, vous avez pu lire ici que ce
matamore était capitaine sous le règne du roi Manfred, et qu'il avait
accompagné Jean de Procida à Constantinople? C'est admirable! Quant à
moi, je lis l'inscription originale avec les yeux de la foi!

--Vous pouvez être assuré que je ne me trompe pas, reprit Barbagallo. Je
connaissais parfaitement ce brave capitaine, et il y a longtemps que je
cherchais à retrouver son portrait.»

Pier-Angelo éclata de rire.

«Ah! vous avez vécu de ce temps-là! dit-il: je vous savais plus vieux
que moi, maître Barbagallo, mais je ne vous croyais pas capable d'avoir
vu nos Vêpres siciliennes.

--Que ne les ai-je vues, moi! dit Fra-Angelo en soupirant.

--Il faut que je vous explique l'érudition de messire Barbagallo et
l'intérêt qu'il prend à ma galerie de famille, dit le marquis à Michel.
Il a passé sa vie à ce travail de patience, et personne ne connaît comme
lui les généalogies de la Sicile. Ma famille est alliée dans le passé à
celle de la princesse de Palmarosa, et encore plus à celle des
Castro-Reale de Palerme, dont vous avez sans doute entendu parler.

--J'en ai entendu parler beaucoup hier, répondit Michel en souriant.

--Eh bien! me trouvant le dernier héritier naturel de cette famille,
après la mort du célèbre prince surnommé _il Destatore_, tout ce qui fut
recueilli pour moi de cette succession, dont je m'occupai fort peu, je
vous assure, fut une collection d'ancêtres que je ne voulais même pas
déballer, mais que messire Barbagallo, amoureux de ces sortes de
curiosités, prit le soin de débarbouiller, de classer lui-même et de
suspendre en bon ordre dans la galerie que vous allez voir. Déjà, dans
cette galerie, outre mes aïeux directs, je possédais bon nombre des
aïeux de la ligne de Palmarosa, et la princesse Agathe, qui ne prise pas
ce genre de collections, m'envoya tous les siens, pensant qu'il valait
mieux les réunir dans un seul local. Ç'a été pour maître Barbagallo
l'occasion d'un long et minutieux travail, dont il s'est tiré avec
honneur. Allons, venez tous, car j'ai bien des personnages à présenter à
Michel, et il aura besoin, peut-être, de l'assistance de son père et de
son oncle pour tenir tête à tant de morts.

--Je me retire pour ne pas importuner vos Seigneuries, dit maître
Barbagallo après les avoir accompagnés jusqu'à la galerie pour y déposer
son capitaine sicilien; je reviendrai une autre fois pour mettre mon
tableau en place; à moins pourtant que M. le marquis ne souhaite que je
fasse à maître Michel-Ange Lavoratori, dont je suis le très humble
serviteur, aujourd'hui et toujours, l'histoire des originaux des
portraits qui sont ici.

--Comment, monsieur le majordome, dit Michel en riant, vous connaissez
l'histoire de tous ces personnages? Il y en a plus de trois cents!

--Il y en a cinq cent trente, Seigneurie, et non-seulement je connais
leurs noms et tous les événements de leur vie, avec la date précise,
mais encore je sais les noms, le sexe et l'âge de tous les enfants qui
sont morts avant que la peinture ait retracé leurs traits pour les
transmettre à la postérité. Il y en a eu trois cent vingt-sept, y
compris les morts-nés. Je n'ai négligé que ceux qui n'ont pas pu
recevoir le baptême.

--Cela est merveilleux! reprit Michel; et, puisque vous avez tant de
mémoire, à votre place, j'aurais mieux aimé apprendre l'histoire du
genre humain que celle d'une seule famille.

--Le genre humain ne me regarde pas, répondit gravement le majordome.
Son Excellence le prince Dionigi de Palmarosa, père de la princesse
actuelle, ne m'avait pas investi de la fonction d'enseigner l'histoire à
ses enfants. Mais, comme j'aimais à m'occuper, et que j'avais beaucoup
de temps de reste, dans une maison où l'on n'a jamais donné ni festins
ni fêtes depuis deux générations, il me conseilla, pour m'amuser, de
résumer l'histoire de sa famille éparse dans une foule de volumes
in-folio manuscrits, que vous pourrez voir dans la bibliothèque de
Palmarosa, et que j'ai tous examinés, compulsés et commentés jusqu'à un
_iota_.

--Et cela vous a-t-il amusé, en effet?

--Beaucoup, maître Pier-Angelo, répondit gravement le majordome au vieux
peintre qui le raillait.

--Je vois, reprit Michel ironiquement, que vous n'êtes pas un économe
ordinaire, Seigneurie, et que vous êtes plus cultivé que vos fonctions
ne l'exigeaient.

--Mes fonctions sans être brillantes ont toujours été fort douces,
répondit le majordome, même du temps du prince Dionigi, qui n'était doux
pour nul autre que pour moi. Il m'avait pris en considération et presque
en amitié, parce que j'étais un livre ouvert qu'il pouvait consulter à
toute heure sur ses ascendants. Quant à la princesse sa fille, comme
elle est bonne pour tout le monde, je ne puis qu'être heureux auprès
d'elle. Je fais à peu près tout ce que je veux, et il n'y a qu'une chose
qui me chagrine de sa part: c'est qu'elle ait renoncé à sa galerie de
famille, qu'elle ne consulte jamais son arbre généalogique, et qu'elle
ne daigne rien connaître à la science du blason. Le blason est pourtant
une science charmante et que les dames cultivaient autrefois avec
succès.

--Maintenant, cela rentre dans les attributions des peintres en décor et
des doreurs sur bois, dit Michel en riant de nouveau. Ce sont des
ornements heureux dont les vives couleurs et le caractère chevaleresque
plaisent aux yeux et à l'imagination: voilà tout.

--Voilà tout? reprit l'intendant scandalisé; pardon, Seigneurie, ce
n'est pas là tout. Le blason, c'est l'histoire écrite en hiéroglyphes
_ad hoc_. Hélas! un temps viendra bientôt, peut-être, où l'on ne saura
pas mieux lire cette écriture mystérieuse que les caractères
sacramentels qui couvrent les tombes et les monuments de l'Égypte!
Pourtant, que de choses profondes et ingénieusement exprimées dans ce
langage figuré! Porter sur un cachet, sur un simple chaton de bague
toute l'histoire de sa propre race, n'est-ce pas le résultat d'un art
vraiment merveilleux? Et de quels signes plus concis et plus frappants
les peuples civilisés se sont-ils jamais servis?

--Ce qu'il dit n'est pas sans un fond de raison et de bon sens, dit le
marquis à demi-voix en s'adressant à Michel. Mais tu l'écoutes avec un
dédain qui me frappes, jeune homme. Eh bien! dis tout ce que tu penses;
j'aimerais à le savoir, à comprendre si tu es bien fondé à te railler de
la noblesse avec un peu d'amertume, comme tu m'y sembles porté. Ne te
gêne point; je t'écouterai avec autant de calme et de désintéressement
que ces morts qui nous contemplent avec des yeux ternes, du fond de
leurs cadres noircis par le temps.



XXXVI.

LES PORTRAITS DE FAMILLE.


«Eh bien, répondit Michel enhardi par la haute raison et la sincère
bonté de son hôte, je dirai toute ma pensée; et que maître Barbagallo me
permette de la dire devant lui, dût-elle le choquer dans ses croyances.
Si l'étude de la science héraldique était un enseignement utile et
moralisateur, maître Barbagallo, nourrisson privilégié de cette science,
tiendrait tous les hommes pour égaux devant Dieu, et n'établirait de
différence sur la terre qu'entre les hommes bornés ou méchants et les
hommes intelligents ou vertueux. Il connaîtrait à fond la vanité des
titres et la valeur suspecte des généalogies. Il aurait, sur l'histoire
du genre humain, comme nous disions tout à l'heure, des données plus
larges; et il jetterait sur cette grande histoire un coup d'œil aussi
ferme que désintéressé. Au lieu que, si je ne me trompe, il la voit avec
une certaine étroitesse que je ne puis accepter. Il estime la noblesse
une race excellente, parce qu'elle est privilégiée; il méprise la plèbe,
parce qu'elle est privée d'histoire et de souvenirs. Je parie qu'il se
dédaigne lui-même à force d'admirer la grandeur d'autrui; à moins qu'il
n'ait découvert, dans la poussière des bibliothèques, quelque document
qui lui procure l'honneur de se croire apparenté au quatorzième degré
avec quelque illustre famille.

[Illustration: Grand merci, mon vieux camarade. (Page 94.)]

--Je n'ai point cet honneur-là, dit le majordome un peu décontenancé;
cependant, j'ai eu la satisfaction de m'assurer que je n'étais point
issu d'une race vile: j'ai eu des ascendants mâles assez honorables dans
le clergé et l'industrie.

--Je vous en fais mon compliment sincère, dit Michel avec ironie; quant
à moi, je n'ai jamais songé à demander à mon père si nous avions eu des
ascendants peintres d'enseignes, sacristains ou majordomes; j'avoue même
que cela m'est parfaitement indifférent, et que je n'ai jamais eu qu'une
préoccupation à cet égard, c'est de devoir mon illustration à moi-même
et de me créer mes armoiries avec une palette et des pinceaux.

--A la bonne heure, répondit le marquis, c'est une noble ambition; tu
voudrais être la souche d'une race illustre dans les arts, et acquérir
ta noblesse au lieu de la laisser perdre, comme font tant de pauvres
sires indignes d'un grand nom. Mais trouverais-tu mauvais d'avance que
tes descendants fussent fiers de porter le tien?

--Oui, monsieur le marquis, je trouverais cela mauvais, si mes
descendants étaient des ignorants et des sots.

--Mon ami, reprit le marquis avec un grand calme, je sais fort bien que
la noblesse est dégénérée en tous pays, et je n'ai pas besoin de te dire
qu'elle est d'autant moins pardonnable qu'elle avait plus d'illustration
à porter et de grandeur à soutenir. Mais en sommes-nous à faire le
procès à telle ou telle caste de la société, et avons-nous à nous
occuper ici du plus ou moins de mérite des individus qui la composent?
Ce qui pouvait être intéressant, et même utile pour nous tous, dans une
discussion de ce genre, c'était l'examen de l'institution en elle-même.
Veux-tu me dire tes idées, Michel, et si tu blâmes ou si tu approuves
les distinctions établies entre les hommes?

--Je les approuve, dit Michel sans hésiter, car j'aspire moi-même à me
distinguer; mais je désavoue tout principe d'hérédité dans ces
distinctions.

--Tout principe d'hérédité? reprit le marquis. En tant que fortune et
pouvoir, je le conçois. C'est une idée française, une idée hardie...;
elles me plaisent, ces idées-là! Mais, en tant que gloire
désintéressée, en tant que pur honneur..., veux-tu me permettre de te
faire quelques questions, mon enfant?

[Illustration: Il l'éleva au niveau de la tête du premier portrait.
(Page 98.)]

«Supposons que Michel-Ange Lavoratori ici présent soit né il y a
seulement deux ou trois cents ans. Supposons qu'il ait été l'émule de
Raphaël ou de Titien, et qu'il ait laissé un nom digne de rivaliser avec
ces noms magnifiques. Je suppose encore que ce palais où nous voici lui
ait appartenu, et qu'il soit resté l'héritage de ses descendants.
Supposons enfin que tu sois le dernier rejeton de cette famille et que
tu ne cultives point l'art de la peinture. Tes inclinations t'ont poussé
vers une autre profession, peut-être même n'as-tu aucune profession; car
tu es riche, les nobles travaux de ton illustre aïeul t'ont constitué
une fortune que ses descendants t'ont transmise fidèlement. Tu es ici
chez toi, dans la galerie de peinture où tes ancêtres sont venus
successivement prendre place. De plus, tu connais leur histoire à tous.
Elle a été consignée dans des manuscrits qui se sont conservés et
continués avec soin dans ta famille.

«J'entre ici, moi, enfant ramassé sur les marches d'un hospice,
supposons cela encore. J'ignore le nom de mon père et jusqu'à celui de
l'infortunée qui m'a donné le jour. Je ne tiens à rien sur la terre dans
le passé, et, né d'hier, je contemple avec surprise cette succession
d'aïeux qui te fait vivre depuis bientôt trois siècles. Je t'interroge
avec stupeur, et même je me sens porté à te railler un peu de vivre
ainsi avec les morts et par les morts, et je doute que cette postérité
brillante ne se soit pas un peu détériorée en route.

«Tu me réponds en me montrant avec orgueil le chef de ta race, le
célèbre Michel-Ange Lavoratori, qui, de rien, était devenu un grand
homme, et dont le souvenir ne sera jamais perdu. Puis, tu m'apprends un
fait dont je m'émerveille: c'est que les fils et les filles de ce
Michel, pleins de vénération pour la mémoire de leur père, ont voulu
être aussi des artistes. L'un a été musicien, l'autre graveur, un
troisième peintre. S'ils n'ont pas reçu du ciel les mêmes dons que leur
père, ils ont du moins conservé dans leur âme et transmis à leurs
enfants le respect et l'amour de l'art. Ceux-ci, à leur tour, ont agi de
même, et tous ces portraits, toutes ces devises, toutes ces biographies,
que tu me montres et m'expliques, m'offrent le spectacle de plusieurs
générations d'artistes jaloux de ne point déroger à leur profession
héréditaire. Certes, parmi tous ces postulants à la gloire, quelques-uns
seulement ont mérité grandement le nom qu'ils portaient. Le génie est
une exception, et tu m'as bientôt montré le petit nombre d'artistes
remarquables qui ont continué par eux-mêmes la gloire de ta race. Mais
ce petit nombre a suffi pour retremper votre sang généreux et pour
entretenir dans les idées des générations intermédiaires un certain feu,
une certaine fierté, une certaine soif de grandeur qui pourra encore
produire des sujets distingués.

«Pourtant, moi, bâtard, isolé dans l'abîme des temps (je continue mon
apologue), contempteur naturel de toutes les illustrations de famille,
je cherche à rabaisser ton orgueil. Je souris d'un air de triomphe quand
tu m'avoues que tel ou tel aïeul, dont le portrait me frappe par son air
candide, n'a jamais été qu'un pauvre génie, une cervelle étroite; que
tel autre, dont je n'aime point le costume débraillé et la moustache
hérissée, fut un mauvais sujet, un fou ou un fanatique; enfin, je te
donne à entendre que tu es un artiste dégénéré, parce que tu n'as point
hérité du feu sacré, et que tu t'es endormi dans un doux _far niente_,
en contemplant la vie fructueuse de tes pères.

«Alors tu me réponds; et permets que je place dans ta bouche quelques
paroles qui ne me paraissent pas dénuées de sens:

«Je ne suis rien par moi-même; mais je serais moins encore si je ne
tenais à un passé respectable. Je me sens accablé par l'apathie
naturelle aux âmes privées d'inspiration, mais mon père m'a enseigné une
chose qui de son sang a passé dans le mien: c'est que j'étais d'une race
distinguée, et que si je ne pouvais rien faire pour raviver son éclat,
je devais, du moins, m'abstenir des goûts et des idées qui pouvaient le
ternir. A défaut de génie, j'ai le respect de la tradition de famille,
et, ne pouvant m'enorgueillir de moi-même, je répare le tort que ma
nullité pourrait faire à mes aïeux en leur rendant une sorte de culte.
Je serais cent fois plus coupable si, me targuant de mon ignorance, je
brisais leurs images et profanais leur souvenir par des airs de mépris.
Renier son père parce qu'on ne peut l'égaler est le fait d'un sot ou
d'un lâche. Il y a de la piété, au contraire, à invoquer son souvenir
pour se faire pardonner de valoir moins que lui; et les artistes que je
fréquente et auxquels je ne puis montrer mes œuvres, m'écoutent, du
moins, avec intérêt, quand je leur parle de celles de mes aïeux.»

«Voilà ce que tu me répondrais, Michel, et crois-tu que cela serait sans
effet sur moi? Il me semble que, si j'étais ce pauvre enfant abandonné
que j'ai supposé, je tomberais dans une grande tristesse et que
j'accuserais le sort de m'avoir jeté seul, et, pour ainsi dire,
_irresponsable_ sur la terre!

«Mais pour te conter un apologue moins lourd et plus conforme à ton
imagination d'artiste, en voici un que tu interrompras, dès le premier
mot, si tu le connais déjà... On a attribué le fait à plusieurs
personnages taillés sur le type de don Juan, et, comme les vieilles
histoires se rajeunissent en traversant les générations, on l'a
attribué, dans ces derniers temps, à César de Castro Reale, _Il
Destatore_, ce fameux bandit, qui n'était un homme ordinaire ni dans le
bien, ni dans le mal.

«A Palerme, dans le temps où il cherchait à s'étourdir dans de folles
ivresses, incertain s'il parviendrait à s'abrutir, ou s'il se déciderait
à lever l'étendard de la révolte, on raconte qu'il alla visiter, un
soir, un antique palais qu'il venait de perdre au jeu, et qu'il voulait
revoir une dernière fois avant d'en sortir pour n'y jamais rentrer.
C'était le dernier débris de sa fortune, et le seul, peut-être, qui lui
causât un regret; car c'est là qu'il avait passé ses jeunes années, là
que ses parents étaient, là, enfin, que les portraits de ses ancêtres
étaient plongés dans la poussière d'un long oubli.

«Il y vint donc pour signifier à son intendant de recevoir, dès le
lendemain, comme le possesseur de ce manoir, le seigneur qui l'avait
gagné sur un coup de dé.

--Quoi! dit cet intendant, qui avait, comme messire Barbagallo, le
respect des traditions et des portraits de famille: vous avez tout joué,
même la tombe de votre père, même les portraits de vos ancêtres?

«Tout joué et tout perdu, répondit Castro-Reale avec insouciance.
Pourtant, il est quelques objets que je suis en mesure de racheter, et
que mon vainqueur au jeu ne me fera pas marchander. Voyons-les donc, ces
portraits de famille! Je ne me les rappelle plus. Je les ai admirés dans
un temps où je ne m'y connaissais pas. S'il en est quelques-uns qui
aient du mérite, je les marquerai pour m'en arranger ensuite avec leur
nouveau possesseur. Prends un flambeau, et suis-moi.

«L'intendant, ému et tremblant, suivit son maître dans la galerie sombre
et déserte. Castro-Reale marchait le premier avec une assurance
hautaine; mais on dit que, pour se donner du stoïcisme ou de
l'insouciance jusqu'au bout, il avait bu d'une manière immodérée en
arrivant dans son château. Il poussa lui-même la porte rouillée, et
voyant que le vieux majordome tenait le flambeau d'une main vacillante,
il le prit dans la sienne et l'éleva au niveau de la tête du premier
portrait qui s'offrait à l'entrée de la galerie. C'était un fier
guerrier armé de pied en cap, avec une large fraise de dentelle de
Flandre sur sa cuirasse de fer. Tiens!.... le voici, Michel! car ces
mêmes tableaux, qui jouent un rôle dans mon récit, ils sont tous devant
tes yeux; ce sont les mêmes qu'on m'a envoyés de Palerme comme au
dernier héritier de la famille.»

Michel regarda le vieux guerrier, et fut frappé de sa mâle figure, de sa
rude moustache et de son air sévère.

«Eh bien, Excellence, dit-il, cette tête peu enjouée et peu bénigne fit
rentrer le _dissoluto_ en lui-même, sans doute?

--D'autant plus, poursuivit le marquis, que cette tête s'anima, fit
rouler ses yeux courroucés sous leurs sombres orbites, et prononça ces
mots d'une voix sépulcrale: «_Je ne suis pas content de vous!_»
Castro-Reale frissonna et recula d'épouvante; mais, se croyant la dupe
de sa propre imagination, il passa au portrait suivant et le regarda au
visage avec une insolence qui tenait un peu du délire. C'était une
antique et vénérable abbesse des Ursulines de Palerme, une arrière
grand'tante, morte en odeur de sainteté. Tu peux la regarder, Michel; la
voilà sur la droite, avec son voile, sa croix d'or, sa figure jaune et
ridée comme du parchemin, son œil pénétrant et plein d'autorité. Je ne
pense pas qu'elle te dise rien; mais, lorsque Castro-Reale éleva la
bougie jusqu'à elle, elle cligna des yeux comme éblouie de cette clarté
soudaine, et lui dit d'une voix stridente: «_Je ne suis pas contente de
vous!_»

«Cette fois le prince eut peur; il se retourna vers l'intendant, dont
les genoux se choquaient l'un contre l'autre. Mais, résolu de lutter
encore contre les avertissements du monde surnaturel, il s'adressa
brusquement à un troisième portrait, à celui du vieux magistrat que tu
vois à côté de l'abbesse. Il posa la main sur le cadre, n'osant trop
regarder son manteau d'hermine qui se confond avec une longue barbe
blanche; mais il essaya de le secouer en lui disant: «_Et vous?_»

«_Ni moi non plus_,» répondit le magistrat du ton accablant d'un juge
qui prononce une sentence de mort.

«Castro-Reale laissa, dit-on, tomber son flambeau, et, ne sachant ce
qu'il faisait, trébuchant à chaque pas, il gagna le fond de la galerie,
tandis que le pauvre majordome, transi de peur, se tenait éperdu à la
porte par où ils venaient d'entrer, n'osant ni le suivre, ni
l'abandonner. Il entendait son maître courir dans les ténèbres, d'un pas
inégal et précipité, heurtant les meubles et murmurant des imprécations;
et il entendait aussi chaque portrait l'apostropher, au passage, de ces
mots terribles et monotones: «_Ni moi non plus!... Ni moi non plus!...
Ni moi non plus!..._» Les voix s'affaiblissaient en se perdant une à une
dans la profondeur de la galerie; mais toutes répétaient clairement la
sentence fatale, et Castro-Reale ne put échapper à cette longue
malédiction dont aucun de ses ancêtres ne le dispensa. Il demeura bien
longtemps, à ce qu'il paraît, à gagner la porte du fond. Quand il l'eut
franchie et refermée avec violence derrière lui, comme s'il se fût cru
poursuivi par des spectres, tout rentra dans le silence; et je ne sache
pas que, depuis ce jour-là, les portraits qui sont ici aient jamais
repris la parole.»

--Dites le reste, dites le reste, Excellence! s'écria Fra-Angelo qui
avait écouté cette histoire avec des yeux brillants et la bouche
entr'ouverte; car, malgré son intelligence et l'instruction qu'il avait
acquise, l'ex-bandit de l'Etna était trop moine et trop Sicilien pour
n'y pas ajouter foi jusqu'à un certain point; dites que, depuis ce
moment là, ni l'intendant du palais de Castro-Reale, ni aucun habitant
du pays de Palerme n'a jamais revu le prince de Castro-Reale. Il y
avait, au bout de cette galerie, un pont-levis qu'on l'entendit
franchir, et, comme on trouva son chapeau à plumes flottant sur l'eau,
on présuma qu'il s'y était noyé, bien qu'on cherchât vainement son
corps.

--Mais la leçon eut un effet plus salutaire, ajouta le marquis. Il
s'enfuit dans la montagne, y organisa des partisans, et y combattit dix
ans pour sauver ou du moins venger son pays. Fausse ou vraie, l'aventure
eut cours assez longtemps, et le nouveau possesseur de Castro-Reale y
crut, au point de ne vouloir pas garder ces terribles portraits de
famille et de mes les envoyer sur-le-champ.

--Je ne sais si l'histoire est bien certaine, reprit Fra-Angelo. Je n'ai
jamais osé le demander au prince; mais il est certain que la résolution
qu'il prit de se faire partisan lui vint dans le manoir de ses ancêtres,
la dernière fois qu'il alla le visiter. Il est certain aussi qu'il y
éprouva de violentes émotions, et qu'il n'aimait point qu'on lui parlât
de ses aïeux. Il est certain encore que sa raison n'a jamais été bien
saine depuis ce moment-là, et que, souvent, je l'ai entendu qui disait
dans ses jours de chagrin: «Ah! j'aurais dû me brûler la cervelle en
franchissant le pont-levis de mon château pour la dernière fois.»

--Voilà certainement, dit Michel, tout ce qu'il y a de vrai dans ce
conte fantastique. N'importe! Quoiqu'il n'y ait pas la moindre relation
entre ces personnages illustres et mon humble naissance, et bien que je
ne sache pas avoir à me rien reprocher vis-à-vis d'eux, je serais un peu
ému, ce me semble, s'il me fallait passer la nuit, seul, dans cette
galerie.

--Moi, dit Pier-Angelo sans fausse honte, je ne crois pas un mot de
l'histoire; et pourtant monsieur le marquis me donnerait sa fortune, et
son palais avec, que je n'en voudrais pas à la condition de rester seul
une heure, après le soleil couché, avec madame l'abbesse, monseigneur le
grand-justicier, et tous les illustres militaires et religieux qui sont
ici. Les domestiques ont plus d'une fois essayé de m'y enfermer pour se
divertir; mais je ne m'y laissais pas prendre, car j'aurais plutôt sauté
par les fenêtres.

--Et que conclurons-nous de la noblesse à propos de tout cela? dit
Michel en s'adressant au marquis.

--Nous en conclurons, mon enfant, répondit M. de la Serra, que la
noblesse privilégiée est une injustice, mais que les traditions et les
souvenirs de famille ont beaucoup de force, de poésie et d'utilité. En
France, on a cédé à un beau mouvement en invitant la noblesse à brûler
ses titres, et elle a accompli un devoir de savoir-vivre et de bon goût
en consommant l'holocauste; mais, ensuite, on a brisé des tombes, exhumé
des cadavres, insulté jusqu'à l'image du Christ, comme si l'asile des
morts n'était pas sacré, et comme si le fils de Marie était le patron
des grands seigneurs et non celui des pauvres et des petits. Je pardonne
à tous les délires de cette révolution, et je les comprends peut-être
mieux que ceux qui vous en ont parlé, mon jeune ami; mais je sais aussi
qu'elle n'a pas été une philosophie bien complète et bien profonde, et
que, par rapport à l'idée de noblesse, comme par rapport à toutes les
autres idées, elle a su détruire plus qu'édifier, déraciner mieux que
semer. Laissez-moi vous dire encore un mot à ce sujet, et nous irons
prendre des glaces au grand air, car je crains que tous ces trépassés ne
vous ennuient et ne vous attristent.



XXXVII.

BIANCA.


--Tenez, Michel, poursuivit M. de la Serra en prenant la main de
Pier-Angelo dans sa main droite et celle de Fra-Angelo dans sa main
gauche: tous les hommes sont nobles! Et je parierais ma tête que la
famille Lavoratori vaut celle de Castro-Reale. Si l'on juge des morts
d'après les vivants, voici, certes, deux hommes qui ont dû avoir pour
ancêtres des gens de bien, des hommes de tête et de cœur, tandis que le
_Destatore_, mélange de grandes qualités et de défauts déplorables, tour
à tour prince et bandit, dévot repentant et suicidé désespéré, a,
certes, donné bien des démentis formels à la noblesse des fiers
personnages dont l'effigie nous entoure. Si vous êtes riche un jour,
Michel, vous commencerez une galerie de famille sans vous en apercevoir,
car vous peindrez ces deux belles têtes de votre père et de votre oncle,
et vous ne les vendrez jamais.

--Et celle de sa sœur! s'écria Pier-Angelo, il ne l'oubliera pas non
plus, car elle servira de preuve, un jour, que notre génération n'était
pas désagréable à voir.

--Eh bien, ne trouvez-vous pas, reprit le marquis en s'adressant
toujours à Michel, qu'il y a pour vous une chose, bien regrettable?
C'est que vous n'ayez pas le portrait et que vous ne sachiez pas
l'histoire du père de votre père et de votre oncle?

--C'était un brave homme! s'écria Pier-Angelo; il avait servi comme
soldat, il fut ensuite bon ouvrier, et je l'ai connu bon père.

--Et son frère était moine comme moi, dit Fra-Angelo. Il fut pieux et
sage; son souvenir m'a beaucoup influencé quand j'hésitais à prendre le
froc.

--Voyez l'influence des souvenirs de famille! dit le marquis. Mais votre
grand-père et votre grand-oncle, mes amis, qu'étaient-ils?

--Quant à mon grand-oncle, répondit Pier-Angelo, je ne sais s'il a
jamais existé. Mais mon grand-père était paysan.

--Comment vécut-il?

--On me l'a dit dans mon enfance probablement, mais je ne m'en souviens
pas.

--Et votre bisaïeul?

--Je n'en ai jamais entendu parler.

--Ni moi non plus, répondit Fra-Angelo; j'ai quelque vague souvenir que
nous avons eu un trisaïeul marin, et des plus braves. Mais son nom m'a
échappé. Le nom de Lavoratori ne date pour nous que de deux générations.
C'est un sobriquet comme la plupart des noms plébéiens. Il marque la
transition du métier dans notre famille, lorsque, de paysan de la
montagne, notre grand-père passa à l'emploi d'artisan de la ville. Notre
grand-père s'appelait Montanari: c'était un sobriquet aussi; son
grand-père s'appelait autrement, sans doute. Mais là commence pour nous
la nuit éternelle, et notre généalogie se plonge dans un oubli qui
équivaut au néant.

--Eh bien, reprit M. de la Serra, vous venez de résumer toute l'histoire
du peuple dans l'exemple de votre lignée. Deux ou trois générations
sentent un lien entre elles; mais toutes celles qui ont précédé et
toutes celles qui suivront leur sont à jamais étrangères. Est-ce que
vous trouvez cela juste et digne, mon cher Michel? N'est-ce pas une
sorte de barbarie, un état sauvage, un mépris révoltant de la race
humaine, que cet oubli complet du passé, cette insouciance de l'avenir,
et cette absence de solidarité pour les générations intermédiaires?

--Vous avez raison, et je vous comprends, monsieur le marquis, répondit
Michel. L'histoire de chaque famille est celle du genre humain, et
quiconque sait l'une sait l'autre. Certes, l'homme qui connaît ses
aïeux, et qui, dès l'enfance, puise dans l'examen de leurs existences
successives une série d'exemples à suivre ou à éviter, porte, pour ainsi
dire, la vie humaine plus intense et plus complète dans son sein que
celui qui ne se rattache qu'à deux ou trois ombres vagues et
insaisissables du passé. C'est donc un grand privilège social que la
noblesse d'origine; si elle impose de grands devoirs, elle fournit en
principe de grandes lumières et de grands moyens. L'enfant qui épelle la
connaissance du bien et du mal dans des livres écrits avec le propre
sang qui coule dans ses veines, et dans les traits de ces visages peints
qui lui retracent sa propre image comme des miroirs où il aime à se
retrouver lui-même, devrait toujours être un grand homme, ou au moins,
comme vous le disiez, un homme épris de la vraie grandeur, ce qui est
une vertu acquise à défaut de vertu innée. Je comprends maintenant ce
qu'il y a de vrai et de bon dans ce principe d'hérédité qui rend les
générations solidaires les unes des autres. Ce qu'il y a de funeste, je
ne vous le rappellerai pas, vous le savez mieux que moi.

--Ce qu'il y a de funeste, je vais le dire moi-même, reprit le marquis;
c'est que la noblesse soit une jouissance exclusive et que toutes les
familles humaines n'y aient point part; c'est que les distinctions
établies reposent sur un faux principe, et que le paysan héros ne soit
pas illustré et inscrit dans l'histoire comme le héros patricien; c'est
que les vertus domestiques de l'artisan ne soient pas enregistrées dans
un livre toujours ouvert à sa postérité; c'est que la vertueuse et
pauvre mère de famille, belle et chaste en vain, ne laisse pas son nom
et son image sur les murs de son pauvre réduit; c'est que ce réduit du
pauvre ne soit pas même un refuge assuré à ses descendants; c'est que
tous les hommes ne soient pas riches et libres, afin de pouvoir
consacrer des monuments, des pensées et des œuvres d'art à la religion
de leur passé; c'est enfin que l'histoire de la race humaine n'existe
pas, et ne se rattache qu'à quelques noms sauvés de l'oubli, qu'on
appelle des noms illustres, sans songer qu'à de certaines époques des
nations entières s'illustrèrent sous l'influence du même fait et de la
même idée.

»Qui nous dira les noms de tous les enthousiastes et de tous les cœurs
généreux qui jetèrent la bêche ou la houlette pour aller combattre les
infidèles? Tu as des ancêtres parmi ceux-là, sans doute, Pier-Angelo, et
tu n'en sais rien! Ceux de tous les moines sublimes qui prêchèrent la
loi de Dieu à de barbares populations? Tes oncles sont là aussi,
Fra-Angelo, et tu n'en sais rien non plus! Ah! mes amis, que de grands
cœurs éteints à jamais, que de nobles actions ensevelies sans profit
pour les vivants d'aujourd'hui! Que cette nuit impénétrable du passé est
triste et fatale pour le peuple, et que je souffre de songer que vous
êtes issus probablement du sang des martyrs et des braves sans que vous
puissiez retrouver la moindre trace de leur passage sur vos sentiers!
Tandis que moi, qui ne vous vaux point, je puis apprendre de maître
Barbagallo quel oncle me naquit et me mourut ce mois-ci, il y a cinq
cents ans! Voyez! d'un côté l'abus extravagant de cette religion
patricienne, de l'autre l'horreur d'une tombe immense, qui dévore
pêle-mêle les os sacrés et les os impurs de la plèbe! L'oubli est un
châtiment qui ne devrait frapper que les hommes pervers, et pourtant,
dans nos orgueilleuses familles, il ne frappe personne; tandis que dans
les vôtres il envahit les plus grandes vertus! L'histoire est confisquée
à notre profit, et vous autres, vous ne semblez pas tenir à l'histoire,
qui est votre ouvrage plus que le nôtre, cependant!

--Eh bien, dit Michel ému des idées et des sentiments du marquis, vous
m'avez fait concevoir, pour la première fois, l'idée de noblesse. Je la
plaçais dans quelques personnalités glorieuses qu'il fallait isoler de
leur lignée. Maintenant, je conçois des pensées généreuses et fières, se
succédant pour les générations, les rattachant les unes aux autres, et
tenant autant de compte des humbles vertus que des actions éclatantes.
C'est juger comme Dieu pèse, monsieur le marquis, et, si j'avais
l'honneur et le chagrin d'être noble (car c'est un lourd fardeau pour
qui le comprend), je voudrais voir et penser comme vous!

--Je t'en remercie, répondit M. de la Serra en lui prenant la main et en
l'emmenant sur la terrasse de son palais.» Fra-Angelo et Pier-Angelo se
regardèrent avec attendrissement; l'un et l'autre avaient compris toute
la portée des idées du marquis, et ils se sentaient grandis et fortifiés
par ce nouvel aspect qu'il venait de donner à la vie collective et à la
vie individuelle. Quant à maître Barbagallo, il avait écouté cela avec
un respect religieux, mais il n'y avait absolument rien compris; et il
s'en allait, se demandant à lui-même comment on pouvait être noble sans
palais, sans parchemins, sans armoiries, et surtout sans portraits de
famille. Il en conclut que la noblesse ne pouvait se passer de richesse:
merveilleuse découverte qui le fatigua beaucoup.

A ce moment-là, tandis que le bec d'un grand pélican de bois doré qui
servait d'aiguille à une horloge monumentale, dans la galerie du palais
de la Serra, marquait quatre heures de l'après-midi, les cinq ou six
montres à répétition du Piccinino lui semblaient en retard, tant il
attendait impatiemment l'arrivée de Mila. Il allait de la montre
anglaise à la montre de Genève, dédaignant la montre de Catane qu'il
aurait pu se procurer avec son argent (car les Catanais sont horlogers
comme les Genevois), et de celle qui était entourée de brillants à celle
qui était ornée de rubis. Amateur de bijoux, il ne prélevait sur le
butin de ses hommes que les objets d'une qualité exquise. Personne ne
savait donc mieux l'heure que lui, qui savait si bien la mettre à
profit, et disposer avec méthode l'emploi du temps pour faire marcher
ensemble la vie d'étude et de recueillement, la vie d'aventures,
d'intrigues et de coups de main, enfin la vie de plaisir et de volupté
qu'il ne pouvait et ne voulait savourer qu'en cachette.

Ardent jusqu'au despotisme dans l'impatience, autant il aimait à faire
attendre les autres et à les inquiéter par d'habiles lenteurs, autant il
était incapable d'attendre lui-même. Cette fois pourtant, il avait cédé
à la nécessité de venir le premier au rendez-vous. Il ne pouvait compter
que Mila aurait le courage de l'attendre, et même celui d'entrer chez
lui, s'il n'allait pas lui-même à sa rencontre. Il y alla plus de dix
fois, et revint sur ses pas avec humeur, n'osant se hasarder hors du
chemin couvert qui bordait son jardin, et craignant, s'il rencontrait
quelqu'un, d'avoir l'air d'être occupé d'un désir ou d'un projet
quelconque. La principale science de l'arrangement de sa vie consistait
à se montrer toujours calme et indifférent aux gens paisibles, toujours
distrait et préoccupé aux gens affairés.

Enfin, lorsque Mila parut au haut du sentier vert qui descendait en
précipice vers son verger, il était véritablement en colère contre elle,
car elle était en retard d'un quart d'heure, et, parmi les belles filles
de la montagne, grâce au discernement ou aux séductions du Piccinino, il
n'en était pas une qui, dans une affaire d'amour, l'eût jamais laissé
venir au rendez-vous le premier. Le cœur sauvage du bandit était donc
agité d'une sombre fureur; il oubliait qu'il n'avait point affaire à une
maîtresse, et il s'avança vers Mila d'un air impérieux, prit la bride de
sa monture, et, soulevant la jeune fille dans ses bras dès qu'elle fut
devant la porte du jardin, il la fit glisser à terre en serrant son beau
corps avec une sorte de violence.

Mais Mila, entr'ouvrant les plis de sa double mante de mousseline, et le
regardant avec surprise: «Sommes-nous donc déjà en danger, seigneur? lui
dit-elle, ou croyez-vous donc que je me sois fait suivre par quelqu'un?
Non, non! Voyez, je suis seule, je suis venue avec confiance, et vous
n'avez pas sujet d'être mécontent de moi.»

Le Piccinino rentra en lui-même en regardant Mila. Elle avait mis
ingénument sa parure du dimanche pour se présenter devant son
protecteur. Son corsage de velours pourpre laissait voir un second
corset bleu-pâle, brodé et lacé avec goût. Un léger réseau de fil d'or,
à la mode du pays, retenait sa splendide chevelure, et, pour préserver
sa figure et sa toilette de l'ardeur du soleil, elle s'était couverte de
la _mantellina_, grand et léger voile blanc qui enveloppe la tête et
toute la personne, quand elle est jetée avec art et portée avec aisance.
La vigoureuse mule du Piccinino, sellée d'un siége plat en velours garni
de clous dorés, sur lequel une femme pouvait facilement s'asseoir de
côté, était haletante et enflammée, comme si elle eût été fière d'avoir
porté et sauvé de tout péril une si belle amazone. On voyait bien, à son
flanc baigné d'écume, que la petite Mila ne l'avait pas ménagée, ou
qu'elle s'était confiée bravement à son ardeur. La course avait été
périlleuse pourtant: des arêtes de laves à gravir, des torrents à
traverser, des précipices à côtoyer; la mule avait pris le plus court.
Elle avait grimpé et sauté comme une chèvre. Mila, voyant sa force et
son adresse, n'avait pu, malgré son anxiété, se défendre de ce plaisir
mystérieux et violent que les femmes trouvent dans le danger. Elle était
fière d'avoir senti le courage physique s'éveiller en elle avec le
courage moral; et, tandis que le Piccinino admirait l'éclat de ses yeux
et de ses joues animées par la course, elle, ne songeant qu'aux mérites
de la mule blanche, se retourna pour lui donner un baiser sur les
naseaux, en lui disant: «Tu serais digne de porter le pape!»

Le brigand ne put s'empêcher de sourire, et il oublia sa colère.

--Chère enfant, dit-il, je suis heureux que ma bonne Bianca vous plaise,
et maintenant je crois qu'elle serait digne de manger dans une auge
d'or, comme le cheval d'un empereur romain. Mais venez vite, je ne
voudrais pas qu'on vous vît entrer ici.»

Mila doubla le pas avec docilité, et, quand le bandit lui eut fait
traverser son jardin après en avoir fermé la porte à double tour, elle
se laissa conduire dans sa maison, dont la fraîcheur et la propreté la
charmèrent.

«Êtes-vous donc ici chez vous, seigneur? demanda-t-elle au Piccinino.

--Non, répondit-il. Nous sommes chez Carmelo Tomabene, comme je vous
l'ai dit; mais il est mon obligé et mon ami, et j'ai chez lui une
chambre où je me retire quelquefois, quand j'ai besoin de repos et de
solitude.»

Il lui fit traverser la maison qui était arrangée et meublée
rustiquement, mais avec une apparence d'ordre, de solidité et de
salubrité qu'ont rarement les habitations des paysans enrichis. Au fond
de la galerie de ventilation qui traversait l'étage supérieur, il ouvrit
une double porte dont la seconde était garnie de lames de fer, et
introduisit Mila dans cette tour tronquée qu'il avait incorporée pour
ainsi dire à son habitation, et dans laquelle il s'était mystérieusement
créé un boudoir délicieux.

Aucune princesse n'en avait un plus riche, plus parfumé et orné d'objets
plus rares. Aucun ouvrier n'y avait pourtant mis la main. Le Piccinino
avait lui-même caché les murailles sous des étoffes de soie d'Orient
brochées d'or et d'argent. Le divan de satin jaune était couvert d'une
grande peau de tigre royal dont la tête fit d'abord peur à la jeune
fille; mais elle se familiarisa bientôt jusqu'à toucher sa langue de
velours écarlate, ses yeux d'émail, et à s'asseoir sur ses flancs rayés
de noir. Puis elle promena ses regards éblouis sur les armes brillantes,
sur les sabres turcs ornées de pierreries, sur les pipes à glands d'or,
sur les brûle-parfums, sur les vases de Chine, sur ces mille objets d'un
goût, d'un luxe, ou d'une étrangeté qui souriaient à son imagination,
comme les descriptions de palais enchantés dont elle était remplie.

«C'est encore plus incompréhensible et plus beau que tout ce que j'ai vu
au palais Palmarosa, se disait-elle, et certainement ce prince-ci est
encore plus riche et plus illustre. C'est quelque prétendant à la
couronne de Sicile, qui vient travailler en secret à la chute du
gouvernement napolitain.» Qu'eût pensé la pauvre fille, si elle eût
connu la source de ce luxe de pirate?

Tandis qu'elle regardait toutes choses avec l'admiration naïve d'un
enfant, le Piccinino, qui avait fermé la porte au verrou et baissé le
store chinois de la croisée, se mit à regarder Mila avec une surprise
extrême. Il s'était attendu à la nécessité de lui débiter les plus
incroyables histoires, les plus audacieux mensonges, pour la décider à
le suivre dans son repaire, et la facilité de son succès commençait déjà
à l'en dégoûter. Mila était bien la plus belle créature qu'il eût encore
jamais vue; mais sa tranquillité était-elle de l'audace ou de la
stupidité? Une fille si désirable pouvait-elle ignorer à ce point
l'émotion que devaient produire ses charmes? Une fille si jeune
pouvait-elle braver un tête-à-tête de ce genre, sans éprouver seulement
un moment de crainte et d'embarras?

Le Piccinino, remarquant qu'elle avait au doigt une fort belle bague, et
croyant suivre le fil de ses pensées en observant la direction de ses
regards, lui dit en souriant: «Vous aimez les bijoux, ma chère Mila, et,
comme toutes les jeunes filles, vous préférez encore la parure à toutes
les choses de ce bas monde. Ma mère m'a laissé quelques joyaux de prix,
qui sont là dans cette cassette de lapis, à côté de vous. Voulez-vous
les regarder?

--S'il n'y a pas d'indiscrétion, je le veux bien, répondit Mila.»

Carmelo prit la cassette, la plaça sur les genoux de la jeune fille, et,
s'agenouillant lui-même devant elle sur le bord de la peau de tigre, il
étala sous ses yeux une masse de colliers, de bagues, de chaînes,
d'agrafes, entassés dans la cassette avec une sorte de mépris superbe
pour tant d'objets précieux, dont les uns étaient des chefs-d'œuvre de
ciselure ancienne, les autres des trésors pour la beauté des pierres et
la grosseur des diamants.

«Seigneur, dit la jeune fille en promenant ses doigts curieux sur toutes
ces richesses, tandis que le Piccinino attachait sur elle à bout portant
ses yeux secs et enflammés, vous n'avez pas assez de respect pour les
bijoux de madame votre mère. La mienne ne m'a laissé que quelques rubans
et une paire de ciseaux à branches d'argent, que je conserve comme des
reliques, et qui sont rangés et serrés dans mon armoire avec grand soin.
Si nous en avions le temps, avant l'arrivée de ce maudit abbé, je vous
mettrais cette cassette en ordre.

--Ne prenez pas cette peine, dit le Piccinino; d'ailleurs le temps nous
manquerait. Mais vous avez celui de puiser là tout ce qu'il vous plaira
de garder.

--Moi? dit Mila en riant et en replaçant la cassette sur la table de
mosaïque; qu'en ferais-je? Outre que j'aurais honte, moi, pauvre fileuse
de soie, de porter les bijoux d'une princesse, et que vous ne devez
donner ceux de votre mère qu'à la femme qui sera votre fiancée, je
serais fort embarrassée de tous ces joujoux incommodes. J'aime les
bijoux pour les voir, un peu aussi pour les toucher, comme les poules
retournent, dit-on, avec leurs pattes, ce qui brille par terre. Mais
j'aime mieux les voir au cou et aux bras d'une autre qu'aux miens. Je
trouverais cela si gênant, que si j'en possédais, je ne m'en servirais
jamais.

--Et le plaisir de posséder, vous le comptez donc pour rien? dit le
bandit stupéfait du résultat de son épreuve.

--Posséder ce dont on n'a que faire me semble un grand embarras,
dit-elle; et, à moins que ce ne soit un dépôt, je ne comprends pas qu'on
surcharge sa vie de ces niaiseries.

--Voici pourtant une belle bague! dit le Piccinino en lui baisant la
main.

--Oh! monseigneur, dit la jeune fille en retirant sa main d'un air
fâché, êtes-vous digne de baiser cette bague?... Pardon, si je vous
parle ainsi, mais c'est qu'elle n'est pas à moi, voyez-vous, et que je
dois la rendre ce soir à la princesse Agathe, qui m'avait chargée de la
reprendre chez le bijoutier.

--Je parie, dit le Piccinino en examinant toujours Mila avec défiance et
suspicion, que la princesse Agathe vous comble de présents et que c'est
à cause de cela que vous dédaignez les miens!

--Je ne dédaigne rien ni personne, répondit Mila; et quand la princesse
Agathe jette une aiguille à tapisserie ou un bout de soie, je les
ramasse et les garde comme des reliques. Mais si elle voulait me
combler de riches présents, je la prierais de les garder pour ceux qui
en ont besoin. Je dois pourtant dire la vérité: elle m'a donné un beau
médaillon où j'ai mis des cheveux de mon frère. Mais je le cache, car je
n'aimerais pas à me parer autrement que ma condition ne le comporte.

--Dites-moi, Mila, reprit le Piccinino après un instant de silence, vous
n'avez donc plus peur?

--Non, seigneur, répondit-elle avec assurance; depuis que je vous ai
aperçu dans le chemin, auprès de cette maison, la peur m'a quittée.
Jusque-là, je vous avoue que je tremblais fort, que je ne sais pas trop
comment j'ai fait la route, et que derrière chaque buisson je croyais
voir la tête de cet affreux abbé. Quand j'ai vu que la bonne Bianca me
conduisait si loin, quand j'ai enfin aperçu cette tour et ces arbres:
Mon Dieu! me disais-je, si mon protecteur n'avait pu s'y rendre! si ce
méchant abbé, qui est capable de tout, l'avait fait prendre par les
_campieri_, ou assassiner en chemin, que deviendrais-je? Alors j'étais
épouvantée, non pas seulement à cause de moi, mais parce que je vous
regarde comme notre ange gardien, et qu'il me semble que votre vie est
bien plus précieuse que la mienne.»

Le Piccinino, qui s'était senti très-froid, et quasi mécontent de Mila
depuis son arrivée, éprouva une légère émotion et s'assit à ses côtés
sur la peau de tigre.



XXXVIII.

COUP DE MAIN.


«Vous me portez donc un peu d'intérêt sincère, vous, mon enfant? lui
dit-il en attachant sur elle ce dangereux regard dont il connaissait la
puissance.

--Sincère? oui, sur mon âme, répondit la jeune fille, et je vous le dois
bien, après celui que vous témoignez à ma famille.

--Et vous pensez que votre famille est dans les mêmes sentiments que
vous?

--Mais... comment pourrait-il en être autrement?... Cependant, pour dire
la vérité, personne ne m'a parlé de vous, et je ne sais point vos
secrets: on m'a traitée comme une petite fille babillarde; mais vous me
rendez plus de justice, car vous voyez que je ne suis pas curieuse et
que je ne vous demande pas seulement qui vous êtes.

--Et vous n'avez pas envie de le savoir? Ce n'est pas une manière de me
le demander?

--Non, monseigneur, je n'oserais vous faire de questions, et j'aime
mieux ne pas savoir ce que mes parents ont jugé devoir me taire. C'est
ma fierté, à moi, de travailler avec vous à leur salut, sans vouloir
soulever le bandeau dont ils ont couvert mes yeux.

--C'est beau à vous, Mila, dit le Piccinino, qui commençait à se sentir
piqué de la grande tranquillité de cette jeune fille; c'est trop beau
peut-être!

--Pourquoi et comment cela peut-il être beau?

--Parce que vous bravez de grands dangers avec une imprudence sans
exemple.

--Quels dangers, seigneur? ne m'avez-vous pas promis devant Dieu que
vous me préserveriez de tout danger?

--De la part du vilain moine, je vous en réponds sur ma vie. Mais vous
n'en avez donc pas soupçonné d'autres?

--Si fait, dit Mila après avoir réfléchi un instant. Vous avez prononcé
à la fontaine un nom qui m'a fait grand'peur. Vous avez parlé comme si
vous étiez lié avec le Piccinino. Mais vous m'avez dit encore une fois,
ensuite: «Viens sans crainte;» et je suis venue. Non pas sans crainte,
je le confesse, tant que j'ai été seule sur les chemins. Quand je
sortirai d'ici, je crois bien que j'aurai peur encore; mais, tant que je
suis avec vous, je ne crains riens; je me sens très-brave, et il me
semble que si on nous attaquait, j'aiderais à notre mutuelle défense.

--Même contre le Piccinino?

--Ah! cela, je n'en sais rien... Mais, mon Dieu! est-ce qu'il va venir?

--S'il venait ici, ce serait pour punir le moine et pour vous protéger.
Pourquoi donc avez-vous si grand'peur de lui?

--Après tout, je n'en sais rien; mais chez nous, quand une jeune fille
s'en va seule par la campagne, on se moque d'elle, et on lui dit:
«Prends garde au Piccinino!»

--Vous pensez alors qu'il égorge les jeunes filles?

--Oui, seigneur, car on dit que là où il les mène, elles n'en reviennent
jamais, ou que si elles en reviennent, il vaudrait mieux pour elles d'y
être restées.

--Ainsi, vous le haïssez?

--Non, je ne le hais pas, parce qu'on dit qu'il fait beaucoup de mal aux
Napolitains, et que si on avait le courage de l'aider, il ferait
beaucoup de bien à son pays. Mais j'ai peur de lui, ce qui n'est pas la
même chose.

--Et l'on vous a dit qu'il était fort laid?

--Oui, parce qu'il a une grande barbe, et que je pense qu'il doit
ressembler au moine que je déteste. Mais ce moine, il ne vient donc pas?
Quand il sera venu, je pourrai m'en aller, n'est-ce pas, seigneur?

--Vous avez hâte de partir, Mila? vous vous déplaisez donc beaucoup ici?

--Oh! nullement; mais j'aurais peur de m'en aller la nuit.

--Je vous reconduirai, moi.

--Vous êtes bien bon, seigneur; je ne demande pas mieux, pourvu qu'on ne
vous voie pas. Mais cet abbé Ninfo, est-ce que vous allez lui faire du
mal?

--Aucun mal. Je présume que vous n'auriez pas de plaisir à l'entendre
crier?

--Dieu du ciel! je ne voudrais être ni le témoin ni la cause d'aucune
cruauté; mais si le Piccinino vient ici, je tremble qu'il n'y ait du
sang répandu. Vous souriez, seigneur! dit Mila en pâlissant... Oh! j'ai
peur maintenant! Faites-moi partir aussitôt que l'abbé aura mis le pied
dans la maison.

--Mila, je vous jure que l'abbé ne sera l'objet d'aucune cruauté de ma
part. Dès que je serai assuré de sa personne, le Piccinino viendra et
l'emmènera prisonnier.

--Et c'est par l'ordre de madame Agathe que tout cela se fait?

--Vous devriez le savoir.

--En ce cas, je suis tranquille. Elle ne voudrait pas la mort du dernier
des hommes.

--Mila, vous êtes bien miséricordieuse, et je vous aurais crue plus
forte et plus fière. Ainsi, vous n'auriez pas le courage de tuer cet
homme s'il venait ici vous insulter?

--Pardon, seigneur, dit Mila en tirant de son sein un poignard que la
princesse avait donné la veille à Magnani, et dont elle avait trouvé
moyen de s'emparer sans qu'il s'en aperçut: de sang-froid, je ne
pourrais pas voir égorger un homme sans m'évanouir, je crois; mais
offensée, je crois aussi que ma colère me mènerait loin.

--Ainsi, vous étiez armée en guerre, Mila? vous n'avez donc pas
confiance en moi?

--Comme en Dieu, seigneur; excepté que Dieu est partout, et qu'un
malheur imprévu pouvait vous empêcher d'être ici.

--Savez-vous que c'est fort brave de votre part, Mila, d'être venue? et
que si on le savait...

--Eh bien! seigneur?

--Au lieu d'admirer votre héroïsme, on blâmerait votre imprudence.

--Il y a une chose que je sais fort bien, reprit Mila, avec une sorte
d'enjouement exalté; c'est que, si on me savait enfermée ici, avec vous,
je serais perdue.

--Sans doute! la médisance...

--La médisance et la calomnie! Il n'en faut pas la moitié pour qu'une
jeune fille soit décriée et avilie à tout jamais.

--Et vous avez compté qu'un mystère impénétrable envelopperait à jamais
votre démarche?

--J'ai compté sur votre discrétion, et j'ai mis le reste entre les mains
de Dieu. Je sais fort bien qu'il y a beaucoup de risques à courir; mais
ne m'avez-vous pas dit qu'il s'agissait de sauver la vie de mon père et
l'honneur de madame Agathe?

--Et vous avez poussé le dévouement jusqu'à compromettre le vôtre sans
trop de regret?

--Compromettre dans l'opinion? j'aime encore mieux cela que de laisser
tuer et déshonorer ceux que j'aime. Victime pour victime, ne vaut-il pas
mieux que ce soit moi? Mais qu'est-ce à dire, seigneur? vous me parlez
singulièrement; on dirait que vous me blâmez d'avoir cru en vous, et de
faire ce que vous m'avez conseillé?

--Non, Mila, je t'interroge; pardonne-moi si je veux te comprendre et te
connaître, afin de t'estimer autant que tu le mérites.

--A la bonne heure, je vous répondrai toujours franchement.

--Eh bien! mon enfant, dites-moi tout. La pensée ne vous est-elle pas
venue que je pourrais, moi, vous tendre un piége, et vous attirer ici
pour vous outrager, ou du moins pour chercher à vous séduire?»

Mila regarda le Piccinino en face pour voir ce qui pouvait l'engager à
lui présenter une semblable supposition. Si c'était une manière de
l'éprouver, elle la trouvait offensante; si c'était une plaisanterie,
elle la trouvait de mauvais goût de la part d'un homme qui lui
paraissait un être supérieur et un personnage élevé. C'était le moment
décisif pour elle et pour lui. Qu'elle eût éprouvé la moindre terreur
(et elle n'était pas femme à le cacher, comme la princesse Agathe), le
Piccinino s'enhardissait; car il savait que la peur est le commencement
de la faiblesse. Mais elle le regarda avec une hardiesse si franche, et
d'un air de mécontentement si brave, qu'il sentit enfin qu'il avait
affaire à un être véritablement fort et sincère; et dès lors il n'eut
plus la moindre envie d'engager le combat. Il sentit qu'une lutte de
ruses avec une âme si droite ne pouvait lui procurer que de la honte ou
du remords.

«Eh bien! mon enfant, lui dit-il, en lui pressant la main d'une manière
amicale et simple, je vois que vous avez eu en moi une confiance qui
nous honore tous les deux. Voulez-vous me permettre de vous faire encore
une question? Avez-vous un amant?

--Un amant? non, seigneur, répondit Mila en rougissant beaucoup; mais,
sans hésiter, elle ajouta: Je puis vous dire seulement qu'il y a un
homme que j'aime.

--Où est-il maintenant?

--A Catane.

--Est-il riche, bien élevé?

--Il a un noble cœur et deux bons bras.

--Et vous aime-t-il comme vous méritez de l'être?

--Cela ne vous regarde pas, seigneur; je ne répondrai plus rien à cette
question-là.

--Vous êtes venue ici au risque de perdre son amour, pourtant!

--Hélas! vous le voyez bien, dit Mila en soupirant.

--O femmes! est-ce que vous vaudriez mieux que nous?» dit le Piccinino
en se levant. Mais à peine eut-il jeté un coup d'œil dehors, qu'il prit
Mila par la main.

«Voici l'abbé! dit-il; suivez-moi: pourquoi tremblez-vous?

--Ce n'est pas de peur, répondit-elle; c'est de répugnance et de
déplaisir; mais je vous suis.»

Ils gagnèrent le jardin.

«Vous ne me laisserez pas seule avec lui, seulement une minute? dit
Mila, au moment de franchir le seuil de la maison: s'il me donnait
seulement un baiser sur la main, je serais forcée de brûler la place
avec un fer rouge.

--Et moi je serais forcé de le tuer, répondit le Piccinino.»

Ils marchèrent sous la tonnelle jusqu'à un point où le berceau faisait
ouverture. Là, le Piccinino se glissa derrière la treille et suivit
ainsi Mila jusqu'à la porte du jardin. Rassurée par sa présence, elle
l'ouvrit, et fit signe à l'abbé d'entrer.

«Vous êtes seule? lui dit-il en se hâtant d'entr'ouvrir son froc de
moine, pour se montrer galamment habillé de noir, en abbé musqué.»

Elle ne lui répondit qu'en disant: «Entrez vite.» A peine eut-elle
refermé la porte, que le Piccinino se montra, et jamais on ne vit figure
plus désappointée que celle de l'abbé Ninfo. «Pardon, seigneur, dit le
Piccinino, en prenant un air de simplicité qui étonna sa compagne; j'ai
su par ma cousine Mila que vous désiriez voir mon pauvre jardin, et j'ai
voulu vous y faire entrer moi-même. Excusez-moi, ce n'est qu'un jardin
de paysan; mais les arbres fruitiers sont si vieux et si beaux qu'on
vient de tous côtés pour les voir. Malheureusement j'ai affaire, et il
faut que je m'en aille dans cinq minutes; mais ma cousine m'a promis de
vous faire les honneurs du logis, et je me retirerai si Votre Seigneurie
le permet, aussitôt que je lui aurai offert le vin et les fruits.

--Ne vous gênez pas, brave homme! répondit l'abbé, rassuré par ce
discours. Allez à vos affaires, et ne faites pas de cérémonie. Allez,
allez vite, vous dis-je, je n'entends pas vous déranger.

--Je m'en irai dès que je vous verrai à table; Seigneur Dieu! vous
mourez de chaud. Nos chemins sont si durs! Venez à la maison, je vous
verserai le premier coup, et puis, je m'en irai, puisque votre
seigneurie veut bien y consentir.

--Mon cousin ne s'en ira pas tant que vous ne serez pas dans la maison,
dit Mila, obéissant au regard d'intelligence du Piccinino.»

L'abbé, voyant qu'il ne se débarrasserait de cet hôte obséquieux qu'en
cédant à son désir, traversa la tonnelle sans pouvoir adresser un mot ou
un regard à Mila: car le Piccinino, jouant toujours son rôle de paysan
respectueux et d'hôte empressé, se plaça entre eux. L'abbé fut introduit
dans une salle fraîche et sombre, où une collation était servie. Mais,
au moment d'y entrer, le Piccinino dit à l'oreille de Mila: «Laissez-moi
remplir votre verre, mais ne le respirez seulement pas.»

Un moscatel couleur de topaze brillait dans un grand flacon placé dans
un vase de terre cuite rempli d'eau fraîche. L'abbé, qui était un peu
ému de la présence du paysan, but sans hésiter, d'un seul trait, le
verre que celui-ci lui présenta.

«Maintenant, dit-il, partez vite, mon garçon! Je ne me pardonnerais pas
de vous avoir fait manquer vos affaires.

--Mila, suis-moi, dit le Piccinino. Il faut fermer la porte après moi,
car les enfants entreraient pour me voler mes pêches si le jardin
restait ouvert, ne fût-ce qu'un instant.»

Mila ne se fit pas prier pour s'élancer sur les traces du Piccinino;
mais il n'alla pas plus loin que la porte de la salle, et, quand il
l'eut poussée derrière lui, il mit un doigt sur ses lèvres, se retourna,
et resta l'œil collé au trou de la serrure, dans une immobilité
complète. Après deux ou trois minutes, il se releva en disant tout haut:
«C'est fini!» Et il rouvrit la porte toute grande.

Mila vit l'abbé, rouge et haletant, étendu sur le carreau.

--Ah! mon Dieu! s'écria-t-elle, est-ce que vous l'avez empoisonné,
seigneur?

--Non, certes, répondit Carmelo; car il se peut que nous ayons besoin
plus tard de ses paroles. Il n'est qu'endormi, le cher homme, mais
endormi très-profondément.

--Oh! seigneur, ne parlez pas si haut: il nous voit, il nous entend! Il
a les yeux ouverts et fixés sur nous.

--Et pourtant, il ne sait qui nous sommes, il ne comprend plus rien. Que
lui sert de voir et d'entendre, puisque rien n'offre plus aucun sens à
sa pauvre cervelle? N'approche pas, Mila, si la vipère engourdie te fait
peur encore; moi, il faut que j'étudie encore un peu les effets de ce
narcotique. Ils varient suivant les individus.»

Le Piccinino approcha tranquillement de l'abbé, tandis que Mila,
stupéfaite, restait sur le seuil et le suivait des yeux avec terreur. Il
toucha sa proie comme le loup flaire avant de dévorer. Il s'assura que
la tête et les mains passaient rapidement d'une chaleur intense à un
froid glacial, que la figure se décolorait vite, que la respiration
devenait égale et faible.

[Illustration: Le Piccinino ouvrit et parcourut encore quelques papiers.
(Page 105.)]

«C'est un bon résultat, dit-il comme se parlant à lui-même; et une si
faible dose! Je suis content de l'expérience. Cela est très-préférable à
des coups, à une lutte, à des cris étouffés par un bâillon! n'est-ce pas
Mila? Une femme peut assister à cela sans attaque de nerfs? Voilà les
moyens que j'aime, et, si on les connaissait bien, on n'en emploierait
jamais d'autres. Vous n'en parlerez pourtant jamais, Mila,
entendez-vous? car on en abuserait, et vous voyez que personne, non,
personne, ne pourrait s'en préserver. Si j'avais voulu vous endormir
comme cela, il n'eût tenu qu'à moi!... Accepteriez-vous maintenant un
verre d'eau de ma main, si je vous l'offrais?

--Oui, seigneur, je l'accepterais, répondit Mila, qui prit ce défi pour
une plaisanterie.--Il plaisante à propos de tout, se disait Mila. C'est
un esprit railleur comme Michel.

--Vous n'auriez donc pas plus de méfiance que ce pauvre abbé? reprit le
Piccinino d'un ton distrait; car il était occupé à fouiller son dormeur
avec beaucoup de sang-froid.

--Vous m'avez défendu de respirer seulement ce vin, répondit Mila; donc
vous n'aviez pas envie de me jouer un mauvais tour!

--Ah! voici!... murmura le Piccinino, en prenant un portefeuille dans la
poche de l'abbé. Ne vous impatientez pas, Mila; il faut que j'examine
cela.»

Et, s'asseyant devant la table, il ouvrit le portefeuille et en tira
divers papiers dont il prit connaissance avec une promptitude calme.

«Une délation contre Marc-Antonio Ferrera!... un homme obscur; sans
doute un mari dont il voulait corrompre la femme! Tenez, Mila, voici mon
briquet à fumer. Voulez-vous allumer la lampe et brûler ça? Ce
Marc-Antonio ne se doute point que votre belle main le sauve de la
prison....

«Et ceci? Ah! c'est plus significatif; un avis anonyme donné au
capitaine de la ville, que le marquis de la Serra ourdit une
conspiration contre le gouvernement! Le cher abbé voulait écarter le
Sigisbée de la princesse, ou l'occuper, tout au moins! L'imbécile! il
ne sait pas seulement contrefaire son écriture! Au feu, Mila! ceci n'ira
point à son adresse.

[Illustration: Il rencontra une espèce de brigadier de _campieri_. (Page
108.)]

«Autre avis! continua le Piccinino en dépouillant toujours le
portefeuille. Misérable! il voulait faire saisir le brave champion qui
l'avait mis en relation avec le Piccinino! Ceci est à conserver.
Malacarne verra qu'il a bien fait de ne point se fier aux promesses de
ce drôle, et, qu'il eût été bien puni de ne point s'adresser à son chef!

«Je m'étonne de ne rien trouver contre votre père, Mila. Ah! si fait!
voilà! Toutes les mesures de monsieur l'abbé étaient prises pour frapper
ce grand coup. Ce soir Pier-Angelo Lavoratori et..... Fra-Angelo
aussi!... Ah! tu comptais sans ton hôte, ami! Tu ne savais pas que le
Piccinino ne laissera jamais toucher à cette tête rasée! Que tu étais
donc mal informé! Mais, Mila, cet homme, dont on se faisait un monstre,
n'était qu'un idiot, en vérité!

--Et de quoi accusait-il mon père et mon oncle?

--De conspirer, toujours le même refrain; c'est si usé! Il y a une chose
qui m'étonne; c'est que la police s'émeuve encore de ces vieilles
platitudes. La police est aussi stupide que les gens qui la poussent.

--Donnez, donnez, que je brûle cela en conscience! s'écria Mila.

--En voici encore! qu'est-ce que c'est que... Antonio Magnani?»

Mila ne répondit pas; elle tendit la main pour saisir et brûler cette
nouvelle dénonciation, avec tant de vivacité, que le Piccinino se
retourna, et vit son visage coloré d'une soudaine rougeur.

«Je comprends, dit-il, en lui donnant le papier. Mais il aurait dû
envoyer cette dénonciation avant d'oser vous faire la cour? Toujours
trop tard, toujours à côté, pauvre homme!».

Le Piccinino ouvrit et parcourut encore quelques papiers qui ne
mentionnaient que des noms inconnus, et que Mila fit brûler sans les
regarder. Mais tout à coup il tressaillit et s'écria:

«Tout de bon? Ceci entre ses mains? A la bonne heure! Je ne vous aurais
jamais cru capable de cette capture. Pardon! monsieur l'abbé, dit-il en
mettant dans sa poche un papier plus volumineux que les autres, et en
adressant un salut ironique à l'être misérable qui gisait à ses pieds,
la bouche entr'ouverte et l'œil terne. Je vous rends mon estime jusqu'à
un certain point. Vrai, je ne vous en croyais pas capable!»

L'œil de Ninfo parut s'animer. Il essaya de faire un mouvement, et une
sorte de râle s'exhala de sa poitrine.

«Ah! est-ce que nous sommes encore là? dit le Piccinino en lui plaçant
le gouleau du flacon narcotisé dans la bouche. Ceci vous a réveillé?
Ceci vous tenait plus au cœur que la belle Mila? En ce cas, vous ne
deviez pas songer à la galanterie et venir ici au lieu de courir aux
affaires! Dormez donc, Excellence, car, si vous comprenez, il vous
faudra mourir!»

L'abbé retomba sur le carreau, son regard vitreux resta attaché comme
celui d'un cadavre sur la figure ironique du Piccinino.

«Il a besoin de repos, dit ce dernier à Mila avec un cruel sourire; ne
le dérangeons pas davantage.»

Il alla fermer avec de grandes barres de fer cadenassées les solides
contrevents de la fenêtre, et sortit avec Mila, après avoir enfermé
l'abbé à double tour et mis la clé dans sa poche.



XXXIX.

IDYLLE.


Le Piccinino ramena sa jeune compagne dans le jardin, et, devenu tout à
coup pensif, il s'assit sur un banc, sans paraître se souvenir de sa
présence. C'était pourtant à elle qu'il pensait; et voici ce qu'il se
disait à lui-même:

«Laisser partir d'ici cette belle créature, aussi calme et aussi fière
qu'elle y est entrée, ne sera-ce pas le fait d'un niais?

«Oui, ce serait le fait d'un niais pour l'homme qui aurait résolu sa
perte; mais moi, je n'ai voulu qu'essayer l'empire de mon regard et de
ma parole pour l'attirer dans ma cage, comme un bel oiseau qu'on aime à
regarder de près, et auquel on donne ensuite la volée parce qu'on ne
veut pas qu'il meure.

«Il y a toujours un peu de haine dans le désir violent qu'une femme nous
inspire.» (C'est toujours le Piccinino qui raisonne et résume ses
impressions.) «Car la victoire, en pareil cas, est affaire d'orgueil, et
il est impossible de lutter, même en jouant, sans un peu de colère.

«Mais il n'y a pas plus de haine que de désir ou de dépit dans le
sentiment que cette enfant m'inspire. Elle n'a pas seulement l'idée
d'être coquette avec moi; elle ne me craint pas; elle me regarde en face
sans rougir; elle n'est pas émue par ma présence. Que j'abuse de son
isolement et de sa faiblesse, elle se défendra peut-être mal, mais elle
sortira d'ici toute en pleurs, et elle se tuera peut-être, car il y en a
qui se tuent... Elle détestera tout au moins mon souvenir et rougira de
m'avoir appartenu. Or, il ne faut pas qu'un homme comme moi soit
méprisé. Il faut que les femmes qui ne le connaissent point le
craignent; il faut que celles qui le connaissent l'estiment ou le
désirent: il faut que celles qui l'ont connu le regrettent.

«Il y a, certes, à la limite de l'audace et de la violence, une ivresse
infinie, un sentiment complet de la victoire; mais c'est à la limite
seulement: une ligne au-delà, et il n'y a plus que bêtise et brutalité.
Dès que la femme peut vous reprocher d'avoir employé la force, elle
règne encore, bien que vaincue, et vous risquez de devenir son esclave,
pour avoir été son maître malgré elle. J'ai ouï dire qu'il y avait eu
quelque chose de ce genre dans la vie de mon père, bien que Fra-Angelo
n'ait pas voulu s'expliquer là-dessus. Mais tout le monde sait bien que
mon père manquait de patience et qu'il s'enivrait. C'étaient les folies
de son temps. On est plus civilisé et plus habile aujourd'hui. Plus
moral? non; mais plus raffiné, et plus fort par conséquent.

«Y aurait-il beaucoup de science et de mérite à obtenir de cette fille
ce qu'elle n'a pas encore accordé à son amant? Elle est trop confiante
pour que la moitié du chemin ne soit pas facile. La moitié du chemin est
faite, d'ailleurs. Elle a été fascinée par mes airs de vertu
chevaleresque. Elle est venue, elle est entrée dans mon boudoir; elle
s'est assise à mes côtés. Mais l'autre moitié n'est pas seulement
difficile, elle est impossible. Lui faire désirer de me combattre et de
céder pour obtenir, voilà ce qui n'entrera jamais dans son esprit. Si
elle était à moi, je l'habillerais en petit garçon et je l'emmènerais
avec moi à la chasse. Au besoin, elle chasserait au Napolitain comme
elle vient de chasser à l'abbé. Elle serait vite aguerrie. Je l'aimerais
comme un page; je ne verrais point en elle une femme.»

«Eh bien! seigneur, dit Mila, un peu ennuyée du long silence de son
hôte, est-ce que vous attendez l'arrivée du Piccinino? Est-ce que je ne
pourrais pas m'en aller, à présent?

--Tu veux t'en aller? répondit le Piccinino en la regardant d'un air
préoccupé.

--Pourquoi pas? vous avez mené les choses si vite qu'il est encore de
bonne heure, et que je peux m'en retourner seule au grand jour. Je
n'aurai plus peur, à présent que je sais où est l'abbé, et combien il
est incapable de courir après moi.

--Tu ne veux donc pas que je t'accompagne, au moins jusqu'à Bel-Passo?

--Il me paraît bien inutile que vous vous dérangiez.

--Eh bien, va, Mila; tu es libre, puisque tu es si pressée de me
quitter, et que tu te trouves si mal avec moi.

--Non, seigneur, ne dites pas cela, répondit ingénument la jeune fille.
Je suis très-honorée de me trouver avec vous, et, s'il n'y avait pas à
cela le danger que vous savez d'être épiée et faussement accusée,
j'aurais du plaisir à vous tenir compagnie; car vous me paraissez
triste, et je servirais, du moins, à vous distraire. Quelquefois madame
Agathe est triste aussi, et quand je veux la laisser seule, elle me dit:
«Reste près de moi, ma petite Mila; quand même je ne te parle pas, ta
présence me fait du bien.»

--Madame Agathe est triste quelquefois? En savez-vous la cause?

--Non; mais j'ai dans l'idée qu'elle s'ennuie.»

Là-dessus, le Piccinino fit beaucoup de questions, auxquelles Mila
répondit avec sa naïveté habituelle, mais sans vouloir ni pouvoir lui
apprendre autre chose que ce qu'il avait déjà entendu dire: à savoir
qu'elle vivait dans la chasteté, dans la retraite, qu'elle faisait de
bonnes œuvres, qu'elle lisait beaucoup, qu'elle aimait les arts, et
qu'elle était d'une douceur et d'une tranquillité voisine de l'apathie,
dans ses relations extérieures. Cependant la confiante Mila ajouta
qu'elle était sûre que sa chère princesse était plus ardente et plus
dévouée dans ses affections qu'on ne le pensait; qu'elle l'avait vue
souvent s'émouvoir jusqu'aux larmes au récit de quelque infortune, ou
seulement à celui de quelque naïveté touchante.

«Par exemple! dit le Piccinino; cite-m'en un exemple?

--Eh bien! une fois, dit Mila, je lui racontais qu'il y a eu un temps où
nous étions bien pauvres, à Rome. Je n'avais alors que cinq ou six ans,
et comme nous avions à peine de quoi manger, je disais quelquefois à mon
frère Michel que je n'avais pas faim, afin qu'il mangeât ma part. Mais
Michel, s'étant douté de mon motif, se mit à dire, de son côté, qu'il
n'avait pas faim; si bien que souvent notre pain resta jusqu'au
lendemain, sans que nous voulussions convenir, l'un et l'autre, que nous
avions grande envie de le manger. Et cette cérémonie fit que nous nous
rendions plus malheureux que nous ne l'étions réellement. Je racontais
cela en riant à la princesse; tout à coup je la vis fondre en larmes, et
elle me pressa contre son cœur en disant: «Pauvres enfants! pauvres
chers enfants!» Voyez, seigneur, si c'est là un cœur froid et un esprit
endormi, comme on veut bien le dire?»

Le Piccinino prit le bras de Mila sous le sien et la promena dans son
jardin, tout en la faisant parler de la princesse. Toute son
imagination se reportait vers cette femme qui lui avait fait une
impression si vive, et il oublia complétement que Mila aussi avait
occupé ses pensées et troublé ses sens pendant une partie de la journée.

La bonne Mila, toujours persuadée qu'elle parlait à un ami sincère,
s'abandonna au plaisir de louer celle qu'elle chérissait avec
enthousiasme, et _oublia qu'elle s'oubliait_, comme elle le dit
elle-même, après une heure de promenade sous les magnifiques ombrages du
jardin de Nicolosi.

Le Piccinino avait le cerveau impressionnable et l'humeur mobile. Toute
sa vie était tour à tour méditation et curiosité. L'entretien gracieux
et simple de cette jeune fille, la suavité de ses pensées, l'élan
généreux de ses affections, et je ne sais quoi de grand, de brave et
d'enjoué qu'elle tenait de son père et de son oncle, charmèrent peu à
peu le bandit. Des perspectives nouvelles s'ouvraient devant lui, comme
si, d'un drame tourmenté et fatigant, il entrait dans une idylle riante
et paisible. Il avait trop d'intelligence pour ne pas comprendre tout,
même ce qui était le plus opposé à ses instincts et à ses habitudes. Il
avait dévoré les poëmes de Byron. Il s'était élevé dans ses rêves
jusqu'à don Juan et jusqu'à Lara; mais il avait lu aussi Pétrarque, il
le savait par cœur; et même il avait souri, au lieu de bâiller, en
murmurant tout seul à voix basse les _concetti_ de l'_Aminta_ et du
_Pastor fido_. Il se sentit calmé par ses épanchements avec la petite
Mila, encore mieux qu'il ne l'était d'ordinaire lorsqu'il lisait ces
puérilités sentimentales pour apaiser les orages de sa volonté.

Mais, enfin, le soleil baissait. Mila pensait à Magnani et demandait à
partir.

«Eh bien, adieu, ma douce Mila, dit le Piccinino; mais, en te
reconduisant jusqu'à la porte du jardin, je veux faire sérieusement pour
toi ce que je n'ai jamais fait pour aucune femme que par intérêt ou par
moquerie.

--Quoi donc, seigneur? dit Mila étonnée.

--Je veux te faire un bouquet, un bouquet tout virginal, avec les fleurs
de mon jardin» répondit-il avec un sourire où, s'il entrait un peu de
raillerie, c'était envers lui-même seulement.

Mila trouva cette galanterie beaucoup moins surprenante qu'elle ne le
semblait au Piccinino. Il cueillit avec soin des roses blanches, des
myrtes, de la fleur d'oranger; il ôta les épines des roses; il choisit
les plus belles fleurs; et, avec plus d'adresse et de goût qu'il ne s'en
fût supposé à lui-même, il fit un magnifique bouquet pour son aimable
hôtesse.

«Ah! dit-il au moment de le lui offrir, n'oublions pas le cyclamen. Il
doit y en avoir dans ces gazons... Non, non, Mila, ne cherche pas; je
veux les cueillir moi-même, pour que la princesse ait du plaisir à
respirer mon bouquet. Car tu lui diras qu'il vient de moi, et que c'est
la seule galanterie que je me sois permise avec toi, après un
tête-à-tête de deux heures dans ma maison.

--Vous ne me défendez donc pas de dire à madame Agathe que je suis venue
ici?

--Tu le lui diras, Mila. Tu lui diras tout. Mais à elle seule,
entends-tu? Tu me le jures sur ton salut, car tu crois à cela, toi?

--Et vous, seigneur, est-ce que vous n'y croyez pas?

--Je crois, du moins, que je mériterais aujourd'hui d'aller en Paradis,
si je mourais tout de suite; car j'ai le cœur pur d'un petit enfant
depuis que tu es avec moi.

--Mais, si la princesse me demande qui vous êtes, seigneur, et de qui je
lui parle, comment vous désignerai-je pour qu'elle le devine?

--Tu lui diras ce que je veux que tu saches aussi, Mila... Mais il se
présentera peut-être des occasions, par la suite, où ma figure et mon
nom ne se trouveront plus d'accord. Alors, tu te tairas, et, au besoin,
tu feindras de ne m'avoir jamais vu; car, d'un mot, tu pourrais
m'envoyer à la mort.

--A Dieu ne plaise! s'écria Mila avec effusion. Ah! seigneur, comptez
sur ma prudence et sur ma discrétion comme si ma vie était liée à la
vôtre.

Eh bien! tu diras à la princesse que c'est Carmelo Tomabene qui l'a
délivrée de l'abbé Ninfo, et qui t'a baisé la main avec autant de
respect qu'il la baiserait à elle-même.

--C'est à moi de vous baiser la main, seigneur, répondit l'innocente
fille, en portant la main du bandit à ses lèvres, dans la conviction que
c'était au moins le fils d'un roi qui la traitait avec cette courtoisie
protectrice; car vous me trompez, ajouta-t-elle. Carmelo Tomabene est un
_villano_, et cette demeure n'est pas plus vôtre que son nom. Vous
pourriez habiter un palais si vous le vouliez; mais vous vous cachez
pour des motifs politiques que je ne dois pas et que ne veux pas savoir.
J'ai dans l'idée que vous serez un jour roi de Sicile. Ah! que je
voudrais être un homme, afin de me battre pour votre cause! car vous
ferez le bonheur de votre peuple, j'en suis certaine, moi!»

La riante extravagance de Mila fit passer un éclair de folie dans la
tête audacieuse du bandit. Il eut comme un instant de vertige et éprouva
presque la même émotion que si elle eût deviné la vérité au lieu de
faire un rêve.

Mais aussitôt il éclata d'un rire presque amer, qui ne dissipa point les
illusions de Mila; elle crut que c'était un effort pour détruire ses
soupçons indiscrets, et elle lui demanda candidement pardon de ce qui
venait de lui échapper.

«Mon enfant, répondit-il en lui donnant un baiser au front et en
l'aidant à remonter sur sa mule blanche, la princesse Agathe te dira qui
je suis. Je te permets de le lui demander; mais, quand tu le sauras,
souviens-toi que tu es ma complice, ou qu'il faut m'envoyer à la
potence.

--J'irais plutôt moi-même! dit Mila en s'éloignant et en lui montrant
qu'elle baisait respectueusement son bouquet.»

«Eh bien! se dit le Piccinino, voici la plus agréable et la plus
romanesque aventure de ma vie. J'ai joué au roi déguisé, sans le savoir,
sans m'en donner la peine, sans avoir rien médité ou préparé pour me
procurer cet amusement. Les plaisirs imprévus sont les seuls vrais,
dit-on; je commence à le croire. C'est peut-être pour avoir trop
prémédité mes actions et trop arrangé ma vie que j'ai trouvé si souvent
l'ennui et le dégoût au bout de mes entreprises. Charmante Mila! quelle
fleur de poésie, quelle fraîcheur d'imagination dans ta jeune tête! Oh!
que n'es-tu un adolescent de mon sexe! que ne puis-je te garder près de
moi sans te faire rien perdre de tes riantes chimères et de ta
bienfaisante pureté! Je trouverais la douceur de la femme dans un
compagnon fidèle, sans risquer d'inspirer ou de ressentir la passion qui
gâte et envenime toutes les intimités! Mais de tels êtres n'existent
pas. La femme ne peut manquer de devenir perfide, l'homme ne peut pas
cesser d'être brutal. Ah! il m'a manqué, il me manquera toujours de
pouvoir aimer quelqu'un. Il m'eût fallu rencontrer un esprit différent
de tous les autres, et encore plus différent de moi-même... ce qui est
impossible!

«Suis-je donc un caractère d'exception? se demandait encore le
Piccinino, en suivant des yeux la trace que les petits pieds de Mila
avaient laissée sur le sable de son jardin. Il me semble que oui, quand
je me compare aux montagnards avec lesquels je suis forcé de vivre, et à
ces bandits que je dirige. Parmi eux, j'ai, dit-on, plus d'un frère. Ce
qui m'empêche d'y croire, c'est qu'ils n'ont rien de moi. Les passions
qui servent de lien entre nous diffèrent autant que les traits de nos
visages et les forces de nos corps. Ils aiment le butin pour convertir
en monnaie tout ce qui n'est pas monnaie; et moi, je n'aime que ce qui
est précieux par la beauté ou la rareté. Ce qu'ils peuvent acquérir, ils
le gardent par cupidité; moi, je le ménage par magnificence, afin de
pouvoir agir royalement avec eux dans l'occasion, et d'étendre mon
influence et mon pouvoir sur tout ce qui m'environne.

«L'or n'est donc pour moi qu'un moyen, tandis que pour eux c'est le but.
Ils aiment les femmes comme des choses, et moi, hélas! je voudrais
pouvoir les aimer comme des êtres! Ils sont enivrés par des actes de
violence qui me répugnent, et dont je me sentirais humilié, moi, qui
sais que je puis plaire, et qui n'ai jamais eu besoin de m'imposer. Non,
non! ils ne sont pas mes frères; s'ils sont les fils du _Destatore_, ils
sont les enfants de l'orgie et de son âge de décadence morale. Moi, je
suis le fils de Castro-Reale; j'ai été engendré dans un jour de
lucidité. Ma mère n'a pas été violée comme les autres. Elle s'est
abandonnée volontairement, et je suis le fruit du commerce de deux âmes
libres, qui ne m'ont pas donné la vie malgré elles.

«Mais, dans ce monde qui s'intitule la société, et que j'appelle, moi,
le milieu légal, n'y a-t-il pas beaucoup d'êtres de l'un et de l'autre
sexe, avec lesquels je pourrais m'entendre pour échapper à cette
affreuse solitude de mes pensées? N'y a-t-il pas des hommes intelligents
et doués de fines perceptions, dont je pourrais être l'ami? N'y a-t-il
pas des femmes habiles et fières dont je pourrais être l'amant, sans
être forcé de rire de la peine que je me serais donnée pour les vaincre?
Enfin, suis-je condamné à ne jamais trouver d'émotions dans cette vie
que j'ai embrassée comme la plus féconde en émotions violentes? Me
faudra-t-il toujours dépenser des ressources d'imagination et de
savoir-faire infinies, pour arriver au pillage d'une barque sur les
récifs de la côte, ou d'une caravane de voyageurs dans les défilés de la
montagne? Le tout pour conquérir beaucoup de petits objets de luxe,
quelques sommes d'argent, et le cœur de quelques Anglaises laides ou
folles, qui aiment les aventures de brigands comme un remède contre le
spleen?

«Mais je me le suis fermé à jamais, ce monde où je pourrais trouver mes
égaux et mes semblables. Je n'y puis pénétrer que par les portes
secrètes de l'intrigue, et, si je veux paraître au grand jour, c'est à
la condition d'y être suivi par le mystère de mon passé; c'est-à-dire
par un arrêt de mort toujours suspendu sur ma tête. Quitterai-je le
pays? C'est le seul peut-être où la profession de bandit soit plus
périlleuse que déshonorante. Partout ailleurs, on me demandera la preuve
que j'ai toujours vécu dans le monde légal: et, si je ne puis la
fournir, on m'assimilera à ce que ces nations ont de plus avili dans les
bourbiers obscurs de leur prétendue civilisation!

«O Mila! que vous avez éclairé de douleurs et d'épouvantes ce cœur où
vous avez fait entrer un rayon de votre soleil!»



XL.

DÉCEPTION.


Ainsi se tourmentait cet homme si déplacé dans la vie par le contraste
de son intelligence avec sa position. La culture de l'esprit, qui
faisait ses délices, faisait aussi son tourment. Ayant lu de tout sans
ordre et sans choix, les livres les plus pervers et les plus sublimes,
et se laissant successivement impressionner par tous, il était aussi
savant dans le mal que dans le bien, et il arrivait insensiblement à ce
scepticisme qui ne croit plus à l'un ni à l'autre d'une manière absolue.

Il rentra dans sa maison pour y prendre quelques mesures relatives à
l'abbé Ninfo, afin que, dans le cas imprévu où son domicile serait
envahi, rien n'y portât les traces de la violence. Il fit disparaître le
vin narcotisé, et en plaça de pur dans la carafe, afin de pouvoir en
faire, au besoin, la feinte expérience sur lui-même. Il jeta l'abbé sur
un lit de repos, éteignit la lampe qui brûlait encore, et balaya les
cendres des papiers que Mila avait anéantis. Personne n'entrait jamais
chez lui en son absence. Il n'avait point de serviteurs attitrés, et la
propreté élégante qu'il maintenait lui-même dans sa maison ne lui
coûtait pas beaucoup de peine, puisqu'il n'y occupait que peu de pièces,
dans lesquelles même il n'entrait pas tous les jours. Il travaillait son
jardin, dans ses heures de loisir, pour entretenir ses forces, et pour
n'avoir pas l'air de déroger à sa condition de paysan. Il avait appliqué
lui-même à toutes les issues de son habitation un système de clôture
simple et solide qui pouvait résister longtemps à des tentatives
d'effraction. Enfin, il lâcha deux énormes et affreux chiens de
montagne, espèce de bêtes féroces, qui ne connaissaient que lui, et qui
eussent infailliblement étranglé le prisonnier, s'il eût pu essayer de
s'échapper.

Toutes ces précautions prises, le Piccinino alla se laver, se parfumer,
et, avant de se diriger vers la plaine, il se montra dans le village de
Nicolosi, où il était fort considéré de tous les habitants. Il causa en
latin, avec le curé, sous le berceau de vigne du presbytère. Il échangea
des quolibets malicieux avec les jolies filles de l'endroit, qui
l'agaçaient du seuil de leurs maisons. Il donna plusieurs consultations
d'affaires et d'agriculture à des gens sensés qui appréciaient son
intelligence et ses lumières. Enfin, comme il sortait du village, il
rencontra une espèce de brigadier de campieri avec lequel il fit route
quelque temps, et qui lui apprit que le Piccinino continuait à échapper
aux recherches de la police et de la brigade municipale.

Mila, impatiente de raconter tous ses secrets à la princesse, et de
profiter, pour en savoir le mot, de la permission de son mystérieux
prince, marchait aussi vite que le pouvait Bianca en descendant des
pentes rapides et dangereuses. Mila ne songeait point à la retenir; elle
aussi était rêveuse et absorbée. Les personnes très-pures et très calmes
doivent avoir remarqué que, lorsqu'elles communiquent leur disposition
d'esprit à des âmes agitées et troublées, leur propre sérénité diminue
d'autant. Elles ne donnent qu'à la condition de s'endetter un peu; car
la confiance est un échange, et il n'est point de cœur si riche et si
fort qui ne risque quelque chose à la bienfaisance.

Peu à peu cependant, la belle Mila se sentit plus joyeuse qu'effrayée.
La conversation du Piccinino avait laissé je ne sais quelle suave
musique dans ses oreilles, et le parfum de son bouquet l'entretenait
dans l'illusion qu'elle était toujours dans ce beau jardin rustique,
sous l'ombrage des figuiers noirs et des pistachiers, foulant des tapis
de mousse semés de mauve, d'orchis et de fraxinelle, accrochant parfois
son voile aux aloès et aux rameaux de smylax épineux, dont la main
empressée de son hôte le dégageait avec une respectueuse galanterie.
Mila avait les goûts simples de sa condition, joints à la poésie
romanesque de son intelligence. Si les fontaines de marbre et les
statues de la villa Palmarosa la jetaient dans une extase rêveuse, les
berceaux de vigne et les vieux pommiers sauvages du jardin de Carmelo
parlaient davantage à son cœur. Elle avait déjà oublié le boudoir
oriental du bandit; elle ne s'y était pas sentie à l'aise comme sous la
tonnelle. Il s'y était montré ironique et froid presque tout le temps;
au lieu que, parmi les buissons fleuris et près de la source argentée,
il avait eu l'esprit naïf et le cœur tendre.

D'où vient que cette jeune fille, qui venait de voir des choses si
bizarres ou si pénibles, le boudoir d'une reine dans la maison d'un
paysan, et la scène d'affreuse léthargie de l'abbé Ninfo, ne se
souvenait plus de ce qui aurait dû tant frapper son imagination? Cette
surprise et cette frayeur s'étaient effacées comme un rêve, et son
esprit restait absorbé par un dernier tableau frais et pur, où elle ne
voyait plus que des fleurs, des gazons, des oiseaux babillant dans le
feuillage, et un beau jeune homme qui la guidait dans ce labyrinthe
enchanté, en lui disant de douces et chastes paroles.

Lorsque Mila eut dépassé la croix du _Destatore_, elle descendit de sa
monture, ainsi que, par prudence pour elle-même, Carmelo le lui avait
recommandé. Elle attacha les rênes à l'arçon de la selle, et fit siffler
une branche aux oreilles de _Bianca_. L'intelligente bête bondit et
reprit au galop le chemin de Nicolosi, n'ayant besoin de personne pour
regagner son gîte. Mila continua donc la route à pied, évitant
d'approcher de Mal-Passo: mais, par une véritable fatalité, Fra-Angelo
revenait en cet instant du palais de la Serra, et il regagnait son
couvent par un chemin détourné, si bien que Mila se trouva face à face
avec lui.

La pauvrette essaya bien de croiser sa _mantellina_ et de marcher vite,
comme si elle ne voyait point son oncle.

«D'où venez-vous, Mila? fut l'apostrophe qui l'arrêta au passage, et
d'un ton qui ne souffrait pas d'hésitation.

--Ah! mon oncle, répondit-elle en écartant son voile: je ne vous voyais
pas, j'avais le soleil dans les yeux.

--D'où venez-vous, Mila? répéta le moine sans daigner discuter la
vraisemblance de cette réponse.

--Eh bien! mon oncle, dit résolument Mila, je ne vous ferai pas de
mensonge: je vous voyais fort bien.

--Je le sais; mais vous me direz d'où vous venez?

--Je viens du couvent, mon oncle... Je vous cherchais... et, ne vous y
trouvant point, je retournais à la ville.

--Qu'aviez-vous donc de si pressé à me dire, ma chère fille? Il faut que
ce soit bien important, pour que vous osiez courir seule ainsi la
campagne, contrairement à vos habitudes? Allons, répondez donc! vous ne
dites rien! vous ne pouvez pas mentir, Mila!

--Si fait, mon oncle, si fait!... Je venais...» Et elle s'arrêta court,
tout éperdue, car elle n'avait rien préparé pour cette rencontre, et
tout son esprit l'abandonnait.

--Vous perdez la tête, Mila, reprit le moine, car je vous dis que vous
ne savez pas mentir, et vous me répondez: _Si fait!_ Grâce au ciel, vous
n'y entendez rien. N'essayez donc pas, mon enfant, et dites-moi
franchement d'où vous venez-vous?

--Eh bien! mon oncle, je ne peux pas vous le dire.

--Oui-dà! s'écria Fra-Angelo en fronçant le sourcil. Je vous ordonne de
le dire, moi!

--Impossible, mon cher oncle, impossible, dit Mila en baissant la tête,
vermeille de honte, et les yeux pleins de larmes; car il lui était bien
douloureux de voir, pour la première fois, son digne oncle courroucé
contre elle.

--Alors, reprit Fra-Angelo, vous m'autorisez à croire que vous venez de
faire une démarche insensée, ou une mauvaise action!

--Ni l'une ni l'autre! s'écria Mila en relevant la tête. J'en prends
Dieu à témoin!

--O Dieu! dit le moine d'un ton désolé, que vous me faites de mal en
parlant ainsi, Mila! seriez-vous capable de faire un faux serment?

--Non, mon oncle, non, jamais!

--Mentez à votre oncle, si bon vous semble, mais ne mentez pas à Dieu!

--Suis-je donc habituée à mentir! s'écria encore la jeune fille avec
fierté, et dois-je être soupçonnée par mon oncle, par l'homme qui me
connaît si bien, et à l'estime duquel je tiens plus qu'à ma vie?

--En ce cas, parle! répondit Fra-Angelo en lui prenant le poignet d'une
manière qu'il crut engageante et paternelle, mais qui meurtrit le bras
de l'enfant et lui arracha un cri d'effroi. Pourquoi donc cette terreur?
reprit le moine stupéfait. Ah! vous êtes coupable, jeune fille; vous
venez de faire, non un péché, je ne puis le croire, mais une folie, ce
qui est le premier pas dans la mauvaise voie. S'il n'en était pas ainsi,
vous ne reculeriez pas effrayée devant moi; vous n'auriez pas essayé de
me cacher votre visage en passant; vous n'auriez pas surtout essayé de
mentir! Et maintenant, comme il est impossible que vous ayez un secret
innocent pour moi, vous ne refuseriez pas de vous expliquer.

--Eh bien, mon oncle, c'est pourtant un secret très-innocent qu'il m'est
impossible de vous révéler. Ne m'interrogez plus. Je me laisserais tuer
plutôt que de parler.

--Au moins, Mila, promettez-moi de le dire à votre père, ce secret que
je ne dois pas savoir!

--Je ne vous promets pas cela; mais je vous jure que je le dirai à la
princesse Agathe.

--Certes, j'estime et je vénère la princesse Agathe, répondit le moine;
mais je sais que les femmes ont entre elles une rare indulgence pour
certains écarts de conduite, et que les femmes vertueuses ont d'autant
plus de tolérance qu'elles connaissent moins le mal. Je n'aime donc pas
que vous ayez à chercher un refuge contre la honte dans le sein de votre
amie, au lieu de pouvoir expliquer, la tête haute, votre conduite à vos
parents. Allez, Mila, je n'insiste pas davantage puisque vous m'avez
retiré votre confiance; mais je vous plains de n'avoir pas le cœur pur
et tranquille, ce soir, comme vous l'aviez ce matin. Je plains mon frère
qui mettait en vous son orgueil et sa joie; je plains le vôtre, qui
bientôt sans doute aura à répondre de votre conduite devant les hommes,
et qui se fera de mauvaises affaires s'il ne veut vous laisser insulter
à son bras. Malheur, malheur aux hommes d'une famille, quand les femmes,
qui en devraient garder l'honneur, comme les Vestales gardaient le feu
sacré, violent les lois de la prudence, de la pudeur et de la vérité.»

Fra-Angelo passa outre, et la pauvre Mila resta atterrée sous cette
malédiction, à genoux sur les pierres du chemin, la joue pâle et le cœur
oppressé de sanglots.

«Hélas! se disait-elle, il me semblait jusqu'ici que ma conduite n'était
pas seulement innocente, mais qu'elle était courageuse et méritoire. Oh!
que les lois de la réserve et la nécessité d'une bonne renommée sont
donc rudes pour les femmes, puisque, lors même qu'il s'agit de sauver sa
famille, il faut s'attendre au blâme des êtres qu'on aime le mieux!
Ai-je donc eu tort de me fier aux promesses du _prince_? Il pouvait me
tromper, il est vrai! Mais puisque sa conduite m'a prouvé sa loyauté et
sa vertu, dois-je me reprocher d'avoir cru en lui? N'était-ce pas la
divination de la vérité qui me poussait vers lui, et non une folle et
imprudente curiosité?»

Elle reprit le chemin de la plaine; mais, tout en marchant, elle
interrogea sévèrement sa conscience, et quelques scrupules lui vinrent.
N'avait-elle pas été poussée par l'orgueil d'accomplir des choses
difficiles et périlleuses, dont on ne l'avait pas jugée capable? Ne
s'était-elle pas laissée influencer par la grâce et la beauté de
l'inconnu, et aurait-elle eu autant de confiance dans un homme moins
jeune et moins éloquent?

«Mais qu'importe, après tout, se disait-elle. Quel mal ai-je fait, et
qu'aurait-on à me reprocher, si on avait eu les yeux sur moi? J'ai
risqué d'être méconnue et calomniée, et certes c'est là une faute quand
on agit ainsi par égoïsme ou par coquetterie; mais quand on s'expose
pour sauver son père et son frère!

«Madame Agathe sera mon juge; elle me dira si j'ai bien ou mal fait, et
si elle eût agi comme moi.»

Mais que devint la pauvre Mila, lorsque, dès les premiers mots de son
récit, la princesse l'interrompit en lui disant: «O ma fille! c'était le
Piccinino!»

Mila essaya de se débattre contre la réalité. Elle raconta qu'au dire de
tout le monde, le Piccinino était court, trapu, mal fait, affligé d'une
laideur atroce, et qu'il avait la figure ombragée d'une chevelure et
d'une barbe touffues; tandis que l'étranger était si élégant dans sa
petite taille, si gracieux et si noble dans ses manières!

«Mon enfant, dit la princesse, il y a un faux Piccinino qui joue le rôle
de son maître auprès des gens dont ce dernier se méfie, et qui le
jouerait au besoin en face des gendarmes et des juges, s'il tombait en
leur pouvoir. C'est une horrible et féroce créature, qui ajoute, par la
terreur de son aspect, à celle que répandent les expéditions de la
bande. Mais le vrai Piccinino, celui qui s'intitule le _justicier
d'aventure_ et qui dirige toutes les opérations des brigands de la
montagne, celui qu'on ne connaît point et qu'on saisirait sans pouvoir
constater qu'il ait jamais été le chef ou le complice de ces bandes,
c'est un beau jeune homme, instruit, éloquent, libertin et rusé: c'est
Carmelo Tomabene que vous avez vu à la fontaine.»

Mila fut si interdite qu'elle faillit ne pas continuer son récit.
Comment avouer qu'elle avait été la dupe d'un hypocrite, et qu'elle
s'était mise à la merci d'un libertin? Elle confessa tout, cependant,
avec une sincérité complète, et, quand elle eut fini, elle se remit à
pleurer, en songeant aux dangers qu'elle avait courus et aux
suppositions dont elle serait l'objet, si le Piccinino venait à se
vanter de sa visite.

Mais Agathe, qui avait plus d'une fois tremblé en l'écoutant, et qui
s'était promis de lui reprocher son imprudence, en lui démontrant que le
Piccinino était trop habile pour avoir eu réellement besoin de son
secours, fut désarmée par son chagrin naïf, et la pressa contre son sein
pour la consoler. Ce qui la frappait d'ailleurs, au moins autant que la
témérité de cette jeune fille, c'était le courage physique et moral qui
l'avait inspirée; c'était sa résolution de se tuer à la moindre
imminence d'une insulte; c'était son dévouement sans bornes et sa
confiance généreuse. Elle la remercia donc avec tendresse de ce qu'elle
avait été mue en partie par le désir de la délivrer d'un ennemi; et,
enfin, en recevant l'assurance que l'abbé Ninfo était bien entre les
mains du _justicier_; un autre sentiment de joie la domina tellement,
qu'elle baisa les mains de la petite Mila en l'appelant sa bonne fée et
son ange de salut.

Mila consolée et réconciliée avec elle-même, la princesse, retrouvant
avec elle un éclair de gaieté enfantine, lui proposa de faire une autre
toilette pour se rafraîchir de son voyage, et d'aller ensuite surprendre
son père et son frère chez le marquis. «Nous irons à pied, lui dit-elle,
car c'est tout près d'ici, en passant par nos jardins, et nous dînerons
ensemble auparavant. Si bien que nous aurons l'ombre et la brise de la
première heure de nuit, et puis un compagnon de voyage sur lequel vous
ne comptez peut-être pas, mais qui ne vous déplaira point, car il est de
vos amis.

--Nous verrons qui ce peut être,» dit en souriant Mila, qui devinait
fort bien, mais qui, à l'endroit de son secret de cœur, et pour cela
seulement, retrouvait toute la prudence de son esprit féminin.

Le repas et les préparatifs des deux amies prirent environ une heure;
après quoi la camériste vint dire à l'oreille de la princesse: «Le jeune
homme d'hier soir, au fond du jardin, près de la grille de l'Est.»

«C'est cela, dit la princesse entraînant Mila; c'est notre chemin.» Et
elles se mirent à courir à travers le parc, joyeuses et légères; car
toutes deux renaissaient à l'espérance du bonheur.

Magnani se promenait mélancolique et absorbé, attendant qu'on vînt
l'avertir d'entrer dans le palais, lorsque deux femmes voilées, sortant
des buissons de myrtes et d'orangers et accourant à lui, s'emparèrent
chacune d'un de ses bras, et l'entraînèrent dans leur course folâtre
sans lui rien dire. Il les reconnut bien, la princesse cependant plutôt
que Mila, qui ne lui paraissait pas vêtue comme de coutume sous sa mante
légère; mais il se sentait trop ému pour parler, et il feignait
d'accepter cette plaisanterie gracieuse avec gaieté. Le sourire errait
sur ses lèvres, mais le trouble était dans son cœur, et s'il essayait de
se distraire de celui que lui causait Agathe, il ne retrouvait pas
beaucoup de calme en sentant Mila s'appuyer sur son bras.

Ce ne fut qu'à l'entrée du parc de la Serra que la princesse entr'ouvrit
son voile pour lui dire: «Mon cher enfant, j'avais l'intention de causer
avec vous chez moi; mais l'impatience que j'éprouve d'annoncer une bonne
nouvelle à nos amis, réunis chez le marquis, m'a engagée à vous y amener
avec nous. La soirée tout entière nous appartient, et je vous parlerai
ici aussi bien qu'ailleurs. Mais avançons sans faire de bruit; on ne
nous attend pas, et je veux que nous les surprenions.»

Le marquis et ses hôtes, après avoir longtemps causé, étaient encore sur
la terrasse du palais à contempler l'horizon maritime embrasé par les
derniers rayons du soleil, tandis que les étoiles s'allumaient au
zénith. Michel écoutait avec un vif intérêt M. de la Serra, dont la
conversation était instructive sans jamais cesser d'être aimable et
naturelle. Quelle fut sa surprise, lorsqu'en se retournant il vit trois
personnes assises autour de la table chargée de rafraîchissements, qu'il
venait de quitter pour s'approcher de la balustrade, et que, dans ces
trois personnes, il reconnut Agathe, Mila et Magnani!

Il n'eut d'yeux d'abord que pour Agathe, à tel point qu'il reconnaissait
à peine sa sœur et son ami. La princesse était cependant mise le plus
simplement du monde, d'une petite robe de soie gris de perle avec un
_guardaspalle_ de dentelle noire jeté sur sa tête et sur ses épaules.
Elle lui parut un peu moins jeune et moins fraîche qu'il ne l'avait vue
aux lumières. Mais, au bout d'un instant, la grâce de ses manières, son
sourire candide, son regard pur et ingénu, la lui firent trouver plus
jeune et plus attrayante encore que le premier jour.

«Vous êtes étonné de voir ici votre chère enfant? dit-elle à
Pier-Angelo. Mais ne vous avait-elle pas déclaré qu'elle ne dînerait
point seule? Et vous voyez! vous l'avez laissée à la maison, et, comme
la _Cenerentola_, elle vous paraît au milieu de la fête resplendissante
de parure et de beauté. Quant à maître Magnani, c'est l'enchanteur qui
l'accompagne; mais comme nous n'avons point affaire ici à don Magnifico,
l'enchanteur ne fascinera pas ses yeux pour l'empêcher de reconnaître sa
fille chérie. Cendrillon peut donc braver tous les regards.

En parlant ainsi, Agathe enleva le voile de Mila, qui parut
_resplendissante comme un soleil_; c'est le style de la légende.

Michel regarda sa sœur. Elle était radieuse de confiance et de gaieté.
La princesse lui avait mis une robe de soie rose vif et plusieurs rangs
de grosses perles fines autour du cou et des bras. Une couronne de
fleurs naturelles d'une beauté splendide et arrangées avec un art exquis
ceignait sa tête brune sans cacher les trésors de sa chevelure. Ses
petits pieds étaient chaussés avec recherche, et ses jolis doigts
faisaient rouler et étinceler le riche éventail d'Agathe avec autant de
grâce et de distinction qu'une _marchesina_. C'était, à la fois, une
muse de la renaissance, une jeune patricienne et une belle fille du
Midi, brillante de santé, de noblesse et de poésie.

Agathe la regardait d'un air d'orgueil maternel, et parlait d'elle avec
un tendre sourire à l'oreille de Pier-Angelo.

Michel observa ensuite Magnani. Ce dernier regardait tour à tour la
modeste princesse et la belle filandière du faubourg avec une émotion
étrange. Il ne comprenait pas plus que Michel dans quel rêve bizarre et
enivrant il se trouvait lancé. Mais il est certain qu'il ne voyait plus
Mila qu'à travers un reflet d'or et de feu émané d'Agathe et projeté sur
elle comme par magie.



XLI.

JALOUSIE ET RECONNAISSANCE.


La princesse attira le marquis et Pier-Angelo à l'écart pour leur dire
que l'abbé était entre les mains du Piccinino et qu'elle venait d'en
recevoir la nouvelle par un témoin oculaire qu'il lui était interdit de
nommer.

On apporta ensuite de nouveaux sorbets et on se remit à causer. Malgré
le trouble et la timidité de Magnani, malgré l'enivrement et les
distractions de Michel, la princesse et le marquis eurent bientôt
tranquillisé ces deux jeunes gens, grâce à l'intelligente prévenance et
au grand art d'être simple que possèdent les gens bien élevés quand le
fond du caractère répond chez eux au charme du savoir-vivre. Ainsi,
Agathe sut interroger Michel à propos des choses qu'il savait et sentait
bien. De son côté, le jeune artiste fut ravi de la manière dont elle
comprenait l'art, et il grava dans sa mémoire plusieurs définitions
profondes qui lui échappèrent plutôt qu'elle ne les formula, tant il y
eut de naturel dans son expression. En s'adressant à lui elle semblait
le consulter plutôt que l'instruire, et son regard, animé d'une
sympathie pénétrante, semblait chercher, dans celui de Michel, la
sanction de ses opinions et de ses idées.

Magnani comprenait tout, et, s'il se hasardait rarement à prendre la
parole, il était facile de lire dans sa physionomie intelligente que
rien de ce qu'on disait ne dépassait la portée de son esprit. Ce jeune
homme avait d'heureuses facultés qui seraient peut-être restées incultes
sans sa passion romanesque. Dès le jour où il s'était épris de la
princesse, il n'avait cessé d'occuper une partie de ses loisirs à lire
et à s'instruire dans l'étude des œuvres d'art qu'il avait pu
contempler. Il avait employé ses vacances, que les artisans appellent la
_morte-saison_, à parcourir à pied la Sicile et à voir les richesses que
l'antiquité a semées sur cette terre, si belle d'ailleurs par elle-même.
Tout en se disant qu'il était résolu à rester humble et obscur, et en se
persuadant qu'il ne voulait pas déroger à la rude simplicité de sa race,
il avait été poussé à s'éclairer par un instinct irrésistible.

L'entretien, devenu général, fut plein d'abandon, de charme et même
d'enjouement, grâce aux saillies de Pier-Angelo et aux naïvetés de Mila.
Mais ces naïvetés furent si touchantes que, loin de faire souffrir
l'amour-propre de Michel en présence de la princesse, elles lui firent
apparaître sous un jour nouveau les quinze ans de sa petite sœur. Il est
certain qu'il n'avait pas assez tenu compte de l'immense changement
qu'une année de plus apporte dans les idées d'une jeune fille de cet
âge, lorsque, croyant encore avoir affaire à un enfant irréfléchi et
craintif, il avait, d'un mot, cherché à ruiner toutes les espérances de
son cœur. Dans chaque parole que disait Mila il y avait pourtant un
progrès bien grand de l'intelligence et de la volonté, et le contraste
de ce développement de l'esprit avec l'inexpérience, la candeur et
l'abandon de l'âme, offrait un spectacle à la fois plaisant et
attendrissant. La princesse, avec ce tact délicat que possèdent seules
les femmes, faisait ressortir par ses réponses la charmante Mila, et
jamais Michel, ni Magnani, ni Pier-Angelo lui-même, ne se fussent avisés
auparavant du plaisir qu'on pouvait goûter à causer avec cette jeune
fille.

La lune monta, blanche comme l'argent, dans le ciel pur. Agathe proposa
une promenade dans les jardins. On partit ensemble; mais bientôt la
princesse s'éloigna avec Magnani, dont elle prit familièrement le bras,
et ils se tinrent, pendant une demi-heure, à une telle distance de leurs
amis, que souvent même Michel les perdit de vue.

Ce qu'Agathe put dire et confier au jeune artisan, pendant cette
promenade, qui parut si longue et si extraordinaire au jeune
Michel-Angelo, nous ne le dirons point ici; nous ne le dirons même pas
du tout. Le lecteur le devinera en temps et lieu.

Mais Michel ne pouvait s'en faire la moindre idée, et il était au
supplice. Il n'écoutait plus le marquis, il avait besoin de contredire
et de tourmenter Mila. Il railla et blâma tout bas sa toilette, et la
fit presque pleurer: si bien que la petite lui dit à l'oreille: «Michel,
tu as toujours été jaloux, et tu l'es dans ce moment-ci.

--Et de quoi donc? répondit-il avec amertume: de ta robe rose et de ton
collier de perles?

--Non pas, dit-elle, mais de ce que la princesse témoigne de l'amitié et
de la confiance à ton ami. Oh! quand nous étions enfants, je me souviens
bien que tu boudais quand notre mère m'embrassait plus que toi!»

Lorsque la princesse et Magnani vinrent les rejoindre, Agathe paraissait
calme et Magnani attendri. Pourtant sa noble figure était plus sérieuse
encore que de coutume, et Michel remarqua que ses manières avaient subi
un notable changement. Il ne paraissait plus éprouver la moindre
confusion en présence d'Agathe. Lorsqu'elle lui adressait la parole, la
réponse ne tremblait plus sur ses lèvres, il ne détournait plus ses
regards avec effroi, et, au lieu de cette angoisse terrible qu'il avait
montrée auparavant, il était calme, attentif et recueilli. On causa
encore quelques instants, puis la princesse se leva pour partir. Le
marquis lui offrit sa voiture. Elle la refusa. «J'aime mieux m'en aller
à pied, par les sentiers, comme je suis venue, dit-elle; et, comme il me
faut un cavalier quoique nous n'ayons plus d'ennemis à craindre, je
prendrai le bras de Michel-Angelo.... à moins qu'il ne me le refuse!»
ajouta-t-elle avec un sourire tranquille en voyant l'émotion du jeune
homme.

Michel ne sut rien répondre; il s'inclina et offrit son bras. Une heure
plus tôt il aurait été transporté de joie. Maintenant, son orgueil
souffrait de recevoir en public une faveur que Magnani avait obtenue en
particulier et comme en secret.

Pier-Angelo partit de son côté avec sa fille, à laquelle Magnani
n'offrit point le bras. Tant de cérémonie courtoise n'était point dans
ses habitudes. Il affectait d'ignorer la politesse par haine pour
l'imitation; mais, au fond, il avait toujours des manières douces et des
formes bienveillantes. Au bout de dix pas, il se trouva si près de Mila,
que, naturellement, pour l'aider à se diriger dans les ruelles obscures
du faubourg, il prit le coude arrondi de la jeune fille dans sa main, et
la guida ainsi, en la soutenant, jusque chez elle.

Michel était parti cuirassé dans sa fierté, accusant, _in petto_, la
princesse de caprice et de coquetterie, et bien résolu à ne pas se
laisser éblouir par ses avances. Cependant, il s'avouait à lui-même
qu'il ne comprenait absolument rien au dépit qu'il ressentait contre
elle. Il était forcé de se dire qu'elle était d'une incomparable bonté,
et que si, en effet, elle était l'obligée du vieux Pier-Angelo, elle
payait sa dette avec tous les trésors de sensibilité et de délicatesse
que peut renfermer le cœur d'une femme.

Mais Michel ne pouvait oublier tous les problèmes que son imagination
cherchait depuis deux jours à résoudre; et la manière dont, en ce moment
même, la princesse serrait son bras en marchant, comme une amante
passionnée ou comme une personne nerveuse peu habituée à la marche, en
était un nouveau que n'expliquait pas suffisamment la vraisemblance d'un
service rendu par son père à la signora.

Il avança d'abord résolument et en silence, se disant qu'il ne parlerait
point le premier, qu'il ne se sentirait point ému, qu'il n'oublierait
pas que le bras de Magnani avait pu être pressé de la même façon;
qu'enfin il se tiendrait sur ses gardes: car, ou la princesse Agathe
était folle, ou elle cachait, sous les dehors de la vertu et de
l'abattement, une coquetterie insensée.

Mais tous ces beaux projets échouèrent bientôt. La région ombragée
qu'ils traversaient, parmi des terres cultivées et plantées avec soin,
était une suite de petits jardins appartenant à des artisans aisés ou à
des bourgeois de la ville. Un joli sentier côtoyait ces enclos, séparés
seulement par des buissons, des rosiers ou des plates-bandes d'herbes
aromatiques. Çà et là des berceaux de vigne jetaient une ombre épaisse
sur les pas de Michel. La lune ne lui prêtait plus que des rayons
obliques et incertains. Mille parfums s'exhalaient de la campagne en
fleurs, et la mer bruissait au loin d'une voix amoureuse derrière les
collines. Les rossignols chantaient dans les jasmins. Quelques voix
humaines chantaient aussi à distance et défiaient gaiement l'écho; mais
il n'y avait personne sur le sentier que suivaient Michel et Agathe. Les
petits jardins étaient déserts. Michel se sentait oppressé, sa marche se
ralentissait, son bras tremblait convulsivement. Une légère brise
faisait flotter près de son visage le voile de la princesse, et il
s'imaginait entendre des paroles mystérieuses se glisser à son oreille.
Il n'osait pas se retourner pour voir si c'était le souffle d'une femme
ou celui de la nuit qui le caressait de si près.

«Mon cher Michel, lui dit la princesse d'un ton calme et confiant qui le
fit tomber du ciel en terre, je vous demande pardon; mais il faut que je
reprenne haleine. Je n'ai guère l'habitude de marcher, et je me sens
très fatiguée. Voici un banc sous une tonnelle de girofliers qui
m'invite à m'asseoir cinq minutes, et je ne pense pas que les
propriétaires de ce petit jardin me fissent un crime d'en profiter s'ils
me voyaient.»

Michel la conduisit au banc qu'elle lui désignait, et, encore une fois
ramené à la raison, il s'éloigna respectueusement de quelques pas pour
aller contempler une petite fontaine dont le doux gazouillement ne put
le distraire de sa rêverie.

«Oui, oui, c'était un rêve, ou bien c'est ma petite sœur Mila qui m'a
donné ce baiser. Elle est railleuse et folâtre! elle eût pu m'expliquer
le grand mystère du médaillon, si je l'eusse interrogée franchement et
sérieusement. Sans doute il y a à tout cela une cause très naturelle
dont je ne m'avise pas. N'en est-il pas toujours ainsi des causes
premières? La seule qu'on ne devine pas, c'est justement la plus simple.
Ah! si Mila savait avec quel danger elle se joue, et le mal dont elle
pourrait préserver ma raison en me disant la vérité!... Je la presserai
tellement demain qu'elle m'avouera tout!»

[Illustration: Le Piccinino enjamber adroitement le mur. (Page 115.)]

Et pendant que Michel se parlait ainsi à lui-même, l'eau cristalline
murmurait toujours dans l'étroit bassin où tremblotait le spectre de la
lune. C'était un petit monument de terre cuite, d'une naïveté classique,
qui épanchait cette onde discrète; un Cupidon marin saisissant une
grosse carpe, dont la bouche lançait d'un pied de haut le filet d'eau
dans le réservoir. L'artisan qui avait exécuté cette figurine avait
voulu lui donner l'air mutin, mais il n'avait réussi qu'à donner aux
gros yeux de la carpe une expression de férocité grotesque. Michel
regardait ce groupe sans le voir, et c'était en vain que la nuit se
faisait belle et parfumée; lui, l'amant passionné de la nature, perdu
dans ses propres pensées, lui refusait ce soir-là son hommage accoutumé.

Et pourtant ce murmure de l'eau agissait sur son imagination sans qu'il
voulût s'en rendre compte. Il lui rappelait une harmonie semblable, le
murmure timide et mélancolique dont la Naïade de marbre remplissait la
grotte du palais Palmarosa en épanchant son urne dans la conque; et les
délices de son rêve repassaient devant lui, et Michel eût voulu pouvoir
s'endormir là pour retrouver son hallucination.

«Mais quoi! se dit-il tout à coup, ne suis-je pas un novice bien
ridicule? Ne s'est-on pas arrêté ici pour m'inviter à prolonger un
tête-à-tête brûlant? Ce que j'ai pris pour une froide explication du
trouble qu'on éprouvait, cette fatigue soudaine, cette fantaisie de
s'asseoir dans le jardin du premier venu, n'est-ce point un
encouragement à ma timidité farouche?»

Il s'approcha vivement de la princesse, et se sentit enhardi par l'ombre
de la tonnelle. Le banc était si petit, qu'à moins de l'engager à lui
faire place, il ne pouvait s'asseoir à ses côtés. Il s'assit sur
l'herbe, non pas précisément à ses pieds, mais assez près pour être
bientôt plus près encore.

«Eh bien, Michel, lui dit-elle avec une incroyable douceur dans la voix,
êtes-vous donc fatigué, vous aussi?

[Illustration: Lequel de vous deux voudrait tuer son frère. (Page 119.)]

--Je suis brisé, répondit-il d'un ton ému qui fit tressaillir la
princesse.

--Quoi donc! seriez-vous malade, mon enfant?» lui dit-elle en étendant
vers lui sa main qui rencontra, dans l'obscurité, la chevelure soyeuse
du jeune homme.

D'un bond il fut à ses genoux, la tête courbée et comme fasciné sous
cette main qui ne le repoussait point, les lèvres collées sur un pan de
cette flottante robe de soie qui ne pouvait révéler ses transports;
incertain, hors de lui, sans courage pour déclarer sa passion, sans
force pour y résister.

«Michel, s'écria la princesse en laissant retomber sa main sur le front
brûlant du jeune fou, vous avez la fièvre, mon enfant! votre tête
brûle!... Oui, oui, ajouta-t-elle en touchant ses joues avec une tendre
sollicitude, vous avez eu trop de fatigue ces jours derniers; vous avez
veillé deux nuits de suite, et quoique vous vous soyez jeté quelques
heures ce matin sur votre lit, vous n'avez peut-être pas dormi. Et moi,
je vous ai fait trop parler ce soir. Il faut rentrer. Partons; vous me
laisserez à la porte de mon parc; vous irez bien vite chez vous. Je
voulais vous dire quelque chose ce soir; mais je crains que vous ne
tombiez malade; quand vous serez tout à fait reposé, demain peut-être,
je vous parlerai.»

Elle voulait se lever; mais Michel était agenouillé sur le bas de sa
robe. Il retenait contre son visage, il attirait à ses lèvres cette
belle main qui ne se dérobait point à ses caresses.

«Non, non, s'écria impétueusement Michel, laissez-moi mourir ici. Je
sais bien que demain vous me chasserez à jamais de votre présence; je
sais bien que je ne vous reverrai plus, maintenant que vous voyez ce qui
se passe en moi. Mais il est trop tard, et je deviens fou! Ah! ne
feignez pas de croire que je sois malade pour avoir travaillé le jour et
veillé la nuit! Ne soyez pas effrayée de découvrir la vérité: c'est
votre faute, Madame, vous l'avez voulu! Pouvais-je résister à tant de
joies? Agathe, repoussez-moi, maudissez-moi; mais demain, mais ce soir,
rendez-moi le baiser que j'ai rêvé dans la grotte de la Naïade!

--Ah! Michel, s'écria la princesse avec un accent impossible à rendre,
tu l'as donc senti; tu m'as donc vue? tu sais donc tout? On te l'a dit,
ou tu l'as deviné? C'est Dieu qui le veut. Et tu crains que je ne te
chasse? tu crains que je ne te maudisse? Oh! mon Dieu! est-ce possible!
Et ce qui se passe dans ton cœur ne te révèle-t-il pas l'amour dont le
mien est rempli?»

En parlant ainsi, la belle Agathe jeta ses deux bras autour du cou de
Michel, et, attirant, sa tête contre son sein, elle la couvrit de
baisers ineffables.

Michel avait dix-huit ans, une âme de feu, une organisation inquiète et
dévorante, un grand orgueil, un esprit entreprenant. Toutefois, son âme
était pure comme son âge, et le bonheur le trouva chaste et
religieusement prosterné. Toute sa jalousie, tous ses soupçons
outrageants s'évanouirent. Il ne songea plus à se demander comment une
personne si austère et qui passait pour n'avoir jamais eu d'amant,
pouvait tout à coup, à la première vue, s'éprendre d'un enfant tel que
lui, et le lui déclarer avec un abandon si complet. Il ne sentit que la
joie d'être aimé, une reconnaissance enthousiaste et sans bornes, une
adoration fervente, aveugle. Des bras d'Agathe il tomba à ses pieds et
les couvrit de baisers passionnés, presque dévots.

«Non, non, pas à mes pieds, sur mon cœur!» s'écria la princesse; et l'y
retenant longtemps avec une étreinte exaltée, elle fondit en larmes.

Ces larmes étaient si vraies, elles avaient une si sainte éloquence, que
Michel fut inondé de sympathie. Son sein se gonfla et se brisa en
sanglots, une volupté divine effaça toute idée de volupté terrestre. Il
s'aperçut que cette femme ne lui inspirait aucun désir profane, qu'il
était heureux et non agité dans ses bras, que mêler ses larmes aux
siennes et se sentir aimé d'elle était un bonheur plus grand que tous
les transports que sa jeunesse avait rêvés; qu'enfin il la respectait
jusqu'à la crainte en la tenant pressée sur son cœur, et que jamais,
entre elle et lui, il n'y aurait une pensée que les anges ne pussent
lire en souriant.

Il sentit tout cela confusément sans doute, mais si profondément et
d'une façon tellement victorieuse, qu'Agathe ne se douta jamais du
mauvais mouvement de fatuité qui l'avait attiré à ses pieds quelques
minutes auparavant.

Alors Agathe, levant vers le ciel ses beaux yeux humides, pâle au clair
de la lune, et comme ravie dans une divine extase, s'écria avec
transport: «O mon Dieu! que je te remercie! Voici le premier moment de
bonheur que tu me donnes; mais je ne me plains pas de l'avoir attendu si
longtemps: car il est si grand, si pur, si complet, qu'il efface et
rachète toutes les douleurs de ma vie!»

Elle était si belle, elle parlait avec un enthousiasme si sincère, que
Michel crut voir une sainte des anciens jours. «O mon Dieu! mon Dieu!
dit-il d'une voix étouffée, moi aussi je te bénis! qu'ai-je fait pour
mériter un semblable bonheur? Être aimé d'elle! Oh! c'est un rêve, je
crains de m'éveiller!

--Non, ce n'est pas un rêve, Michel, reprit la princesse en reportant
sur lui son regard inspiré; c'est la seule réalité de ma vie, et ce sera
celle de toute la tienne. Dis-moi, quel autre être que toi pouvais-je
aimer sur la terre? Jusqu'ici je n'ai fait que souffrir et languir;
mais, à présent que tu es là, il me semble que j'étais née pour les plus
grandes félicités humaines. Mon enfant, mon bien-aimé, ma consolation
souveraine, mon seul amour! Oh! je ne puis plus parler, je ne saurais
rien te dire, la joie m'inonde et m'accable!...

--Non, non, ne parlons pas, s'écria Michel, aucune parole ne pourrait
rendre ce que j'éprouve; et, grâce au ciel, je ne comprends pas encore
toute l'étendue de mon bonheur, car, si je le comprenais, il me semble
que j'en mourrais!»



XLII.

CONTRE-TEMPS.


Des pas qui se firent entendre à peu de distance les arrachèrent, tous
les deux à cette enivrante divagation. La princesse se leva, un peu
effrayée de l'approche de ces promeneurs, et, saisissant le bras de
Michel, elle reprit avec lui le chemin de sa villa. Elle marchait plus
vite qu'auparavant, soigneusement voilée, mais appuyée sur lui avec une
sainte volupté. Et lui, palpitant, éperdu de joie, mais pénétré d'un
respect immense, il osait à peine de temps en temps porter à ses lèvres
la main d'Agathe qu'il tenait dans les siennes.

Ce ne fut qu'en apercevant devant lui la grille du jardin de la villa
qu'il recouvra la parole avec l'inquiétude... «Eh quoi! déjà vous
quitter? dit-il; nous séparer si tôt! C'est impossible! Je vais expirer
d'ivresse et de désespoir.

--Il faut nous quitter ici, dit la princesse. Le temps n'est pas encore
venu où nous ne nous quitterons plus. Mais cet heureux jour luira
bientôt pour nous. Sois tranquille, laisse-moi faire. Repose-toi sur moi
et sur ma tendresse infinie du soin de nous réunir pour jamais.

--Est-ce possible? ce que j'entends est-il sorti de votre bouche? Ce
jour viendra! nous serons unis? nous ne nous quitterons jamais? Oh! ne
vous jouez pas de ma simplicité! Je n'ose pas croire à tant de bonheur,
et pourtant, quand c'est vous qui le dites, je ne peux pas douter!

--Doute plutôt de la durée des étoiles qui brillent sur nos têtes, doute
plutôt de ta propre existence que de la force de mon âme pour vaincre
ces obstacles qui te semblent si grands et qui me paraissent à moi si
petits désormais! Ah! le jour où je n'aurai plus à craindre que le
monde, je me sentirai bien forte, va!

--Le monde! dit Michel, oui, j'y songe; j'avais oublié tout ce qui
n'était pas vous et moi. Le monde vous reniera, le monde s'indignera
contre vous, et cela à cause de moi! Mon Dieu, pardonne-moi les élans
d'orgueil que j'ai ressentis! Je les déteste à présent... Oh! que
personne ne le sache jamais, et que mon bonheur soit enseveli dans le
mystère! Je le veux ainsi, je ne souffrirai jamais que vous vous perdiez
pour l'amour de moi.

--Noble enfant! s'écria la princesse, rassure-toi; nous vaincrons
ensemble; mais je te remercie de ce mouvement de ton cœur. Oh! oui, tous
tes élans sont généreux, je le sais. Je ne suis pas seulement heureuse,
je suis fière de toi!»

Et elle prit à deux mains la tête de l'enfant pour l'embrasser encore.

Mais Michel crut entendre encore des pas à peu de distance, et la
crainte de compromettre cette femme si brave l'emporta sur le sentiment
de son bonheur. «Nous pouvons être surpris ou épiés, lui dit-il: je suis
sûr qu'on vient par ici. Fuyez! moi je me tiendrai caché dans ces
massifs jusqu'à ce que ces curieux ou ces passants se soient éloignés.
Mais à demain, n'est-ce pas?...

--Oh! certes, à demain, répondit-elle. Viens ici dès le matin, comme
pour travailler, et monte jusqu'à mon casino.»

Elle le pressa encore dans ses bras, et, entrant dans le parc, elle
disparut derrière les arbres.

Le bruit qui s'était fait entendre avait cessé, comme si les gens qui
s'approchaient avaient changé de direction.

Michel resta longtemps immobile et comme privé de raison. Après tant
d'illusions charmantes, après tant d'efforts pour n'y point croire, il
retombait plus que jamais sous l'empire des songes, du moins il le
craignait. Il n'osait se croire éveillé, il avait peur de faire un pas,
un mouvement, qui dissipassent encore une fois le prestige, comme dans
la grotte de la Naïade. Il ne pouvait se décider à interroger la
réalité. La vraisemblance même l'épouvantait. Comment et pourquoi Agathe
l'aimait-elle? A cela il ne trouvait point de réponse, et alors il
repoussait cette interrogation comme un blasphème. «Elle m'aime, elle me
l'a dit! s'écriait-il intérieurement. En douter serait un crime; si je
me méfiais de sa parole, je ne serais pas digne de son amour.»

Et il se plongeait dans un océan de délices. Il élevait ses pensées vers
le ciel qui l'avait fait naître si heureux. Il se sentait capable des
plus grandes choses, puisqu'il était jugé digne des plus grandes joies.
Jamais il n'avait cru avec tant de ferveur à la bonté divine, jamais il
ne s'était senti si fier et si humble, si pieux et si brave.

«Ah! pardonne-moi, mon Dieu, disait-il encore dans son cœur; jusqu'à ce
jour je me croyais quelque chose. J'avais de l'orgueil, je
m'abandonnais à l'amour de moi-même; et pourtant je n'étais pas aimé!
C'est d'aujourd'hui seulement que j'existe. J'ai reçu la vie, j'ai reçu
une âme, je suis homme! Mais je n'oublierai plus que, seul, je ne suis
rien, et que l'enthousiasme qui me possède, la puissance qui me déborde,
la chasteté dont je sens aujourd'hui le prix, sont nés sous le souffle
de cette femme et ne vivent en moi que par elle. O jour de félicités
sans bornes! calme souverain, ambition assouvie sans égoïsme et sans
remords! Victoire enivrante qui laisse le cœur modeste et généreux!
L'amour est tout cela, et plus encore. Que tu es bon, mon Dieu, de ne
m'avoir pas permis de le deviner d'avance, et que cette surprise
augmente l'ivresse d'une âme au sortir de son propre néant!...»

Il allait se retirer lentement lorsqu'il vit une forme noire glisser le
long du mur et disparaître dans les branches. Il se dissimula encore
plus dans l'ombre pour observer, et bientôt il reconnut le Piccinino
sortant de son manteau qu'il jeta par-dessus le mur, afin de se disposer
à l'escalader plus lestement.

Tout le sang de Michel reflua vers son cœur, Carmelo était-il attendu?
La princesse l'avait-elle autorisé à conférer avec elle, n'importe à
quelle heure, et à s'introduire, n'importe par quel moyen? Il est vrai
qu'il avait à traiter avec elle de secrets d'importance, et que sa
manière la plus naturelle de marcher étant, comme il disait, le vol
d'oiseau, l'escalade nocturne rentrait, pour lui, dans les choses
naturelles. Il avait bien averti Agathe qu'il reviendrait peut être
sonner à la grille de son parterre au moment où elle l'attendrait le
moins. Mais n'avait-elle pas eu tort de le lui permettre? Qui pouvait
deviner les intentions d'un homme comme le Piccinino? Agathe était
seule; aurait-elle l'imprudence de lui ouvrir et de l'écouter? Si elle
poussait à ce point la confiance, Michel ne pouvait se résoudre à la
partager. Avait-elle compris que cet homme était amoureux d'elle, ou
qu'il feignait de l'être? Que s'étaient-ils dit dans le parterre,
lorsque Michel et le marquis avaient assisté à leur entretien sans
l'entendre?

Michel tombait du ciel en terre. Un violent accès de jalousie s'emparait
de lui, et, pour se donner le change, il essayait de se persuader qu'il
ne craignait que le danger d'une insulte pour sa dame bien-aimée.
N'était-il pas de son devoir de veiller à sa sûreté et de la protéger
envers et contre tous?

Il ouvrit sans bruit la grille, dont il avait conservé la clef, ainsi
que celle du parterre, et il se glissa dans le parc, résolu à observer
l'ennemi. Mais, après avoir vu le Piccinino enjamber adroitement le mur,
il lui fut impossible de retrouver aucune trace de lui.

Il se dirigea vers les rochers, et, s'étant bien assuré qu'il n'y avait
personne devant lui, il se décida à gravir l'escalier de laves, se
retournant à chaque instant pour voir si le Piccinino ne le suivait pas.
Le cœur lui battait bien fort, car une rencontre avec lui sur cet
escalier eut été décisive. En le voyant là, le bandit aurait compris
qu'on l'avait trompé, que Michel était l'amant d'Agathe, et quelle n'eût
pas été sa fureur? Michel ne redoutait point une lutte sanglante pour
lui-même; mais comment prévenir la vengeance de Carmelo contre Agathe,
s'il sortait vivant de cette rencontre?

Néanmoins Michel monta jusqu'en haut, et s'étant bien assuré qu'il
n'était pas suivi, il entra dans le parterre, le referma, et s'approcha
du boudoir d'Agathe. Cette pièce était éclairée, mais déserte. Une femme
de chambre vint au bout d'un instant éteindre le lustre et s'éloigna.
Tout rentra dans le silence et l'obscurité.

Jamais Michel n'avait été aux prises avec une plus violente anxiété. Son
cœur battait à se rompre, à mesure que ce silence et cette incertitude
se prolongeaient. Que se passait-il dans les appartements d'Agathe? Sa
chambre à coucher était située derrière le boudoir; on y pénétrait du
parterre par une courte galerie où une lampe brûlait encore. Michel s'en
aperçut en regardant à travers la serrure de la petite porte en bois
sculpté et armorié. Peut-être cette porte n'était-elle pas fermée en
dedans? Michel essaya, et, ne rencontrant pas d'obstacle, il entra dans
le casino.

Où allait-il et que voulait-il? Il ne le savait pas bien lui-même. Il se
disait qu'il allait au secours d'Agathe menacée par le Piccinino. Il ne
voulait pas se dire qu'il était poussé par le démon de la jalousie.

Il crut entendre parler dans la chambre d'Agathe. C'étaient deux voix de
femme: ce pouvait être la camériste répondant à sa maîtresse; mais ce
pouvait être aussi la voix douce et quasi féminine de Carmelo.

Michel resta irrésolu et tremblant. S'il retournait dans le parterre,
cette porte de la galerie serait sans doute bientôt fermée par la
camériste, et alors, quel moyen de rentrer, à moins de casser une vitre
du boudoir, expédient qui ne pouvait convenir qu'au Piccinino, et auquel
Michel répugnait naturellement?

Il lui semblait que des siècles s'étaient écoulés depuis qu'il avait vu
le bandit escalader le mur; il n'y avait pourtant pas un quart d'heure;
mais on peut vivre des années pendant une minute, et il se disait que,
puisque le Piccinino tardait tant à le suivre, apparemment il l'avait
précédé.

Tout à coup la porte de la chambre d'Agathe s'ouvrit, et Michel n'eut
que le temps de se dissimuler derrière le piédestal de la statue qui
portait la lampe. «Ferme bien la porte du parterre, dit Agathe à sa
camériste qui sortait, mais laisse celle-ci ouverte; il fait
horriblement chaud chez moi.»

La jeune fille rentra après avoir obéi aux ordres de sa maîtresse.
Michel était rassuré, Agathe était seule avec sa femme de chambre. Mais
il était enfermé, lui! et comment sortirait-il? ou comment
expliquerait-il sa présence si on le découvrait ainsi caché à la porte
de la princesse?

«Je dirai la vérité, pensa-t-il sans s'avouer à lui-même que ce n'était
que la moitié de la vérité. Je raconterai que j'ai vu le Piccinino
escalader le mur du parc, et que je suis venu pour défendre celle que
j'adore contre un homme auquel je ne me fie point.»

Mais il se promit d'attendre que la suivante se fût retirée, car il ne
savait pas si elle avait la confiance entière de sa maîtresse, et si
elle n'incriminerait point cette marque de leur intimité.

Peu d'instants après, Agathe la congédia en effet; il se fit un bruit de
portes et de pas, comme si cette femme fermait toutes les issues en se
retirant. Ne voulant point tarder à se montrer, Michel entra résolument
dans la chambre d'Agathe, mais il s'y trouva seul. Avant de se coucher,
la princesse était entrée dans son oratoire, et Michel l'apercevait,
agenouillée sur un coussin de velours. Elle était vêtue d'une longue
robe blanche flottante; ses cheveux noirs tombaient jusqu'à ses pieds,
en deux grosses nattes dont le poids eût gêné son sommeil si elle les
eût gardées la nuit autour de sa tête. Un faible reflet de lampe sous un
globe bleuâtre l'éclairait d'une lueur transparente et triste qui la
faisait ressembler à une ombre. Michel s'arrêta saisi de crainte et de
respect.

Mais, comme il hésitait à interrompre sa prière et se demandait comment
il éveillerait son attention sans l'effrayer, il entendit ouvrir la
porte de la petite galerie, et des pas, si légers qu'il fallait
l'oreille d'un jaloux pour les distinguer, s'approcher de la chambre
d'Agathe. Michel n'eut que le temps de se jeter derrière le lit d'ébène
sculpté et incrusté de figurines d'ivoire. Ce lit n'était pas collé à la
muraille comme les nôtres, mais isolé, comme il est d'usage dans les
pays chauds, et le pied tourné vers le centre de l'appartement. Entre le
mur et le dossier élevé de ce meuble antique, il y avait donc assez de
place pour que Michel pût se tenir caché. Il n'osa se baisser, dans la
crainte d'agiter les rideaux de satin blanc brodés en soie mate. Il
n'avait plus le temps de prendre beaucoup de précautions. Le hasard le
servit, car, malgré le coup d'œil rapide et curieux que le Piccinino
promena dans l'appartement, ce dernier ne vit aucun désordre, aucun
mouvement qui pût trahir la présence d'un homme arrivé avant lui.

Il allait pourtant se livrer à une prudente perquisition lorsque la
princesse, avertie par le bruit léger de ses pas, se leva à demi en
disant: «Est-ce toi, Nunziata?»

Ne recevant pas de réponse, elle écarta la portière qui lui cachait à
demi l'intérieur de sa chambre à coucher, et vit le Piccinino debout en
face d'elle. Elle se leva tout à fait et resta immobile de surprise et
d'effroi.

Mais, sachant bien qu'elle ne devait pas trahir sa pénible émotion en
présence d'un homme de ce caractère, elle garda le silence pour que sa
voix altérée ne révélât rien, et elle marcha vers lui, comme si elle
attendait qu'il lui expliquât son audacieuse visite.

Le Piccinino mit un genou en terre, et, lui présentant un parchemin
plié:

«Madame, dit-il, je savais que vous deviez être dans une grande
inquiétude à propos de cet acte important, et je n'ai pas voulu remettre
jusqu'à demain pour vous le rapporter. Je suis venu ici dans la soirée;
mais vous étiez absente, et j'ai dû attendre que vous fussiez rentrée.
Pardonnez si ma visite est un peu contraire aux convenances du monde où
vous vivez; mais Votre Altesse n'ignore pas que je suis forcé d'agir en
toutes choses, et en cette occasion particulièrement, avec le plus grand
secret.

--Seigneur capitaine, répondit Agathe après avoir ouvert et regardé le
parchemin, je savais que le testament de mon oncle avait été soustrait,
ce matin, au docteur Recuperati. Ce pauvre docteur est venu, tout hors
de lui, dans l'après-midi, pour me conter sa mésaventure. Il ne pouvait
imaginer comment son portefeuille avait été enlevé de sa poche, et il
accusait l'abbé Ninfo. Je n'ai pas été inquiète parce que je comptais
que, dans la journée, l'abbé Ninfo aurait à vous rendre compte de son
larcin. J'ai donc rassuré le docteur en l'engageant à ne rien dire et en
lui promettant que le testament serait bientôt retrouvé. Vous pouvez
bien croire que je ne lui ai pas laissé pressentir de quelle façon et
par quel moyen.

«Maintenant, capitaine, il ne me convient pas d'avoir entre les mains un
acte que j'aurais l'air d'avoir soustrait par défiance des intentions de
mon oncle ou de la loyauté du docteur. C'est vous qui le remettrez par
une voie indirecte, mais sûre, au dépositaire qui l'avait accepté, quand
le moment de le produire sera venu. Vous êtes trop ingénieux pour ne pas
trouver cette voie sans vous trahir en aucune façon.

--Que je me charge encore de cela? Y songez-vous, Madame? dit le
Piccinino qui s'était relevé, et attendait avec impatience qu'on lui dît
de s'asseoir;» mais Agathe lui parlait debout, comme quelqu'un qui
compte sur la prompte retraite de son interlocuteur; et il voulait, à
tout prix, prolonger l'entretien. Il souleva des difficultés.

«C'est impossible, dit-il, le cardinal a l'habitude de faire comprendre
par ses regards qu'il veut qu'on lui représente le testament, et cela,
il y songe tous les jours. Il est vrai, ajouta-t-il pour gagner du temps
et en appuyant sa main sur le dossier d'une chaise, comme un homme
très-fatigué, il est vrai que le cardinal étant privé de son truchement,
l'abbé Ninfo, il serait facile au docteur de feindre qu'il ne comprend
rien aux regards éloquents de Son Éminence... D'autant plus, continua le
Piccinino en secouant un peu la chaise et en y appuyant son coude, que
la stupidité habituelle du docteur rendrait la chose
très-vraisemblable... Mais, reprit-il en offrant la chaise d'un air
respectueux à la princesse pour qu'elle lui donnât l'exemple de
s'asseoir, le cardinal peut être compris de quelque autre affidé qui
mettrait le bon docteur au pied du mur en lui disant: «Vous voyez bien
que Son Éminence veut voir le testament!»

Et le Piccinino fit un geste gracieux pour lui montrer qu'il souffrait
de la voir debout devant lui.

Mais Agathe ne voulait pas comprendre, et surtout elle ne voulait pas
garder le testament, afin de n'avoir pas à remercier le Piccinino, dans
un moment pareil, en des termes qui l'eussent offensé par trop de
réserve, ou encouragé par trop d'effusion. Elle tenait à conserver son
attitude de fierté en l'accablant d'une confiance sans bornes à
l'endroit de ses intérêts de fortune.

«Non, capitaine, répondit-elle toujours debout et maîtresse d'elle-même,
le cardinal ne demandera plus à voir le testament, car son état a bien
empiré depuis vingt-quatre heures. Il semble que ce misérable Ninfo le
tînt dans un état d'excitation qui prolongeait son existence, car,
depuis ce matin qu'il a disparu, mon oncle se livre à un repos d'esprit
bien voisin sans doute du repos de la tombe. Ses yeux sont éteints, il
ne paraît plus se soucier de rien autour de lui, il ne se préoccupe pas
de l'absence de son familier, et le docteur est forcé d'user des
ressources de l'art pour combattre une somnolence dont il craint de ne
pas voir le réveil.

--Le docteur Recuperati a toujours été inepte, reprit le Piccinino en
s'asseyant sur le bord d'une console et en laissant tomber son manteau à
ses pieds comme par mégarde. Je demande à Votre Altesse, ajouta-t-il en
croisant ses bras sur sa poitrine, si les prétendues lois de l'humanité
ne sont pas absurdes et fausses en pareil cas, comme presque toutes les
lois du respect humain et de la convenance hypocrite? Quel bien
procure-t-on à un moribond lorsqu'on essaie de le rappeler à la vie avec
la certitude qu'on n'y parviendra pas et qu'on ne fait que prolonger son
supplice en ce monde? Si j'étais à la place du docteur Recuperati, je me
dirais que Son Éminence a bien assez vécu. L'avis de tous les honnêtes
gens, et celui de Votre Altesse elle-même, est certainement que cet
homme a trop vécu. Il serait bien temps de le laisser se reposer du
voyage fatigant de la vie, puisqu'il paraît le désirer pour sa part et
s'arranger commodément sur son oreiller pour son dernier somme... Je
demande pardon à Votre Altesse si je m'appuie sur ce meuble, mes jambes
se dérobent sous moi tant j'ai couru aujourd'hui pour ses affaires, et
si je ne reprends haleine un instant, il me sera impossible de retourner
ce soir à Nicolosi.»

Agathe fit signe au bandit qu'elle l'engageait à s'asseoir sur la chaise
qui était restée entre eux; mais elle demeura debout pour lui faire
sentir qu'elle n'entendait point qu'il abusât longtemps de la
permission.



XLIII.

CRISE.


«Il me semble, dit la princesse en posant le testament auprès du
Piccinino sur la console, que nous sortons un peu de la question. Je
rends compte des faits à Votre Seigneurie. Mon oncle a peu d'instants à
vivre et ne pensera plus à son testament. Le jour de produire cet acte
est donc proche. Mais je souhaiterais que, ce moment venu, il se trouvât
dans les mains du docteur et non dans les miennes.

--C'est un scrupule fort noble, répondit le Piccinino, d'un ton ferme
qui cachait son dépit; mais je le partage pour mon propre compte, et,
comme tout ce qui se passe d'étrange et de mystérieux dans la contrée
est toujours attribué au fantastique capitaine Piccinino, je souhaite,
moi, ne me mêler en rien de cette restitution. Votre Seigneurie voudra
donc bien l'opérer comme elle le jugera convenable. Ce n'est pas moi qui
ai dérobé le testament. Je l'ai trouvé sur le coupable, je le rapporte,
et je crois avoir assez fait pour qu'on ne m'accuse pas de tiédeur. Sans
aucun doute, la disparition de l'abbé Ninfo ne tardera pas à être
remarquée, et le nom du Piccinino va être en jeu dans les imaginations
populaires comme dans les cervelles sournoises des gens de police. De
là, de nouvelles recherches ajoutées à celles dont ma véritable
personnalité est l'objet, et auxquelles je n'ai échappé jusqu'ici que
par miracle. J'ai accepté les risques de cette affaire; je tiens _le
monstre_ dans mes chaînes; Votre Altesse est tranquille sur le sort de
ses amis et sur la liberté de ses démarches. Elle est en possession de
son titre à la fortune: veut-elle ma vie? Je suis prêt à la donner cent
fois pour elle; mais qu'elle le dise et qu'elle ne me pousse point à ma
perte par des faux-fuyants sans me laisser la consolation de savoir que
je meurs pour elle.»

Le Piccinino accentua ces dernières paroles de manière à empêcher
Agathe d'éviter plus longtemps des explications délicates.

«Capitaine, dit-elle en s'efforçant de sourire, vous me jugez mal si
vous croyez que je veux me délivrer du fardeau de la reconnaissance
envers vous. Ma répugnance à reprendre cet acte, qui représente pour moi
la possession de grandes richesses, devrait vous prouver ma confiance en
vous et l'intention où je suis de vous laisser disposer vous-même de
tout ce qui m'appartient.

--Je ne comprends pas, Madame, répondit Carmelo en s'agitant sur sa
chaise. Vous avez donc cru que je venais à votre secours pour faire une
affaire, et rien de plus?

--Capitaine, reprit Agathe sans se laisser émouvoir par l'indignation
feinte ou réelle du Piccinino, vous vous intitulez vous-même, et avec
raison, le _justificier d'aventure_. C'est-à-dire que vous rendez la
justice suivant votre cœur et votre conscience, sans vous soucier des
lois officielles, qui sont fort souvent contraires à celles de la
justice naturelle et divine. Vous secourez les faibles, vous sauvez les
victimes, vous protégez ceux dont les sentiments et les opinions vous
paraissent mériter votre estime, contre ceux que vous regardez comme les
ennemis de votre pays et de l'humanité. Vous punissez les lâches et vous
empêchez l'accomplissement de leurs perfides desseins. Tout cela est une
mission que le monde légal ne comprend pas toujours, mais dont je
connais le mérite sérieux et la tournure héroïque. Ai-je donc besoin de
vous tranquilliser sur l'estime que je fais de vous, et trouvez-vous que
j'aie manqué à vous la témoigner?

«Mais puisque le monde officiel renie votre intervention, et que, pour
la continuer, vous êtes forcé de vous créer par vous-même des ressources
d'une certaine importance, il serait insensé, il serait indiscret de
réclamer votre protection sans avoir songé à vous offrir les moyens de
l'exercer et de l'étendre davantage. J'y avais songé, moi, je le devais,
et je m'étais promis de ne point traiter avec vous comme avec un avocat
ordinaire, mais de vous laisser régler vous-même le prix de vos généreux
et loyaux services. J'aurais cru vous faire injure en les taxant. A mes
yeux, ils sont inappréciables: c'est pourquoi, en vous offrant de puiser
à discrétion à une fortune princière, je serai encore obligée de compter
sur votre modestie et votre désintéressement pour me croire acquittée
avec vous.

--Ce sont là de bien flatteuses paroles, et le doux parler de Votre
Altesse me charmerait si j'étais dans les idées qu'elle me suppose. Mais
si elle daignait ne pas refuser de s'asseoir un instant pour m'entendre,
je pourrais lui expliquer les miennes sans craindre d'abuser de la
patience qu'elle m'accorde.»

«Allons! pensa Agathe en s'asseyant à quelque distance du Piccinino, la
persistance de cet homme est comme la destinée, inévitable.»

«J'aurai bientôt dit, reprit le Piccinino avec un malin sourire,
lorsqu'il la vit enfin assise. Je fais mes affaires en faisant celles
des autres, cela est vrai; mais chacun entend les profits de la vie
comme il s'y sent porté par la circonstance. Avec certaines gens, il n'y
a que de l'or à réclamer. Ce sont les cas vulgaires, le _courant_, comme
on dit, je crois. Mais avec certaines autres personnes, riches de plus
de qualités et de charmes encore que de ducats, l'homme intelligent
aspire à de plus délicates récompenses. La richesse matérielle d'une
personne comme la princesse Agathe est bien peu de chose en comparaison
des trésors de générosité et de sensibilité que son cœur renferme... Et
l'homme d'action qui s'est voué à la servir, s'il l'a fait avec une
certaine promptitude et un certain zèle, n'est-il pas libre d'aspirer à
quelque jouissance plus noble que celle de puiser dans sa bourse? Oui,
certes, il est des joies morales plus élevées et au prix desquelles
l'offre de votre fortune me satisfait si peu, qu'elle blesse mon
intelligence et mon cœur comme un affront.»

Agathe commença à se sentir gagner par la peur, car le Piccinino s'était
levé et s'approchait d'elle. Elle n'osait changer de place, elle
craignait de pâlir et de trembler; et pourtant, quelque brave qu'elle
fût, la figure et la voix de ce jeune homme lui faisaient un mal
affreux. Son costume, ses traits, ses manières, son organe, réveillaient
en elle un monde de souvenirs, et quelque effort qu'elle fît pour
l'élever au niveau de son estime et de sa gratitude, une aversion
invincible fermait son âme à de tels sentiments. Elle avait si longtemps
refusé à Fra-Angelo d'accepter cette intervention, que, certes, elle eût
persisté à ne jamais y recourir, si elle n'eût été certaine que l'abbé
Ninfo l'avait pressé de faire assassiner ou enlever Michel, en lui
montrant le testament comme moyen de récompenser ses services.

Mais il était trop tard. Le noble et naïf capucin de Bel-Passo n'avait
pas prévu que son élève, qu'il s'était habitué à regarder comme un
enfant, pourrait devenir amoureux d'une femme plus âgée que lui de
quelques années. Et pourtant quoi de plus facile à prévoir? Mais les
personnes qu'on respecte beaucoup n'ont pas d'âge. Pour Fra-Angelo, la
princesse de Palmarosa, sainte Agathe de Catane, et la madone, n'avaient
même plus de sexe. Si quelqu'un eût troublé son sommeil pour lui dire
qu'en cet instant Agathe courait de grands dangers auprès de son élève,
il se fût écrié: Ah! le méchant enfant aura vu ses diamants! Et, tout en
se mettant en route pour voler au secours de la princesse, il se fût dit
encore que, d'un mot, elle pouvait le tenir à distance; mais ce mot,
Agathe éprouvait une répugnance insurmontable à le prononcer, et elle
espérait toujours n'être pas forcée d'en venir là.

«Je comprends fort bien, monsieur le capitaine, dit-elle avec une
froideur croissante, que vous me demandez mon estime pour toute
récompense; mais je répète que je vous l'ai prouvée en cette occasion
même, et je crois que votre fierté doit être satisfaite.

--Oui, Madame, ma fierté; mais il ne s'agit pas de ma fierté seulement.
Vous ne la connaissez pas assez d'ailleurs pour en mesurer la portée et
pour savoir si elle n'est pas au-dessus de tous les sacrifices d'argent
que vous pourriez faire en ma faveur. Je ne veux pas de votre testament,
je ne veux y avoir jamais aucune part, entendez-vous bien?»

Et il s'agenouilla devant elle, et prit sa main avec une énergie
farouche.

Agathe se leva, et, s'abandonnant à un mouvement d'indignation peut-être
irréfléchi, elle prit le testament sur la console. «Puisqu'il en est
ainsi, dit-elle en essayant de le déchirer, autant vaut que cette
fortune ne soit ni à vous ni à moi; car c'est là le moindre service que
vous m'ayez rendu, capitaine; et, s'il n'eût été lié à un autre plus
important, je ne vous l'eusse jamais demandé. Laissez-moi anéantir ce
titre, et ensuite vous pourrez me demander une part légitime dans mes
affectations, sans que je rougisse de vous écouter.»

Mais le parchemin résista aux efforts de ses faibles mains, et le
Piccinino eut le temps de le lui ôter et de le placer sous un gros bloc
de mosaïque romaine qui ornait le dessus de la console et qu'elle aurait
eu encore plus de peine à soulever.

«Laissons cela, dit-il en souriant, et n'y pensons plus. Supposons même
que ce testament n'ait jamais existé; sachons bien qu'il ne peut pas
être un lien entre nous, et que vous ne me devez rien, en échange de
votre fortune. Je sais que vous êtes assez riche déjà pour vous passer
de ces millions; je sais aussi que, n'eussiez-vous rien, vous
n'accorderiez pas votre amitié pour un service d'argent que vous
comptiez payer avec de l'argent. J'admire votre fierté, Madame, je la
comprends et je suis fier de la comprendre. Ah! maintenant que cette
prosaïque pensée est écartée de nos cœurs, je me sens bien plus heureux,
car j'espère! Je me sens aussi bien plus hardi, car l'amitié d'une femme
comme vous me paraît si désirable que je risquerais tout pour l'obtenir.

--Ne parlez pas encore d'amitié, dit Agathe en le repoussant, car il
commençait à toucher à ses longues tresses de cheveux et à les rouler
autour de son bras comme pour s'enchaîner à elle; parlez de la
reconnaissance que je vous dois; elle est grande, je ne la renierai
jamais, et je vous la prouverai dans l'occasion, malgré vous, s'il le
faut. Le service que vous m'avez rendu vous en assure d'autres de ma
part, et un jour nous serons quittes! Mais l'amitié suppose une mutuelle
sympathie, et, pour obtenir la mienne, il faut l'acquérir et la mériter.

--Que faut-il faire? s'écria le Piccinino avec feu. Parlez! oh! je vous
en supplie, dites-moi ce qu'il faut faire pour être aimé de vous!

--Me respecter au fond de votre cœur, lui répondit-elle, et ne pas
m'approcher avec ces yeux hardis et ce sourire de satisfaction qui
m'offensent.»

En la voyant si haute et si froide, le Piccinino eut du dépit; mais il
savait que le dépit est un mauvais conseiller. Il voulait plaire, et il
se domina.

«Vous ne me comprenez pas, lui dit-il en la ramenant à sa place, et en
s'asseyant auprès d'elle. Oh! non, vous ne comprenez rien à une âme
comme la mienne! Vous êtes trop femme du monde, trop diplomate; et moi,
je suis trop naïf, trop rude, trop sauvage! Vous craignez des
emportements de ma part, parce que vous voyez que je vous aime
éperdûment; mais vous ne craignez pas de me faire souffrir, parce que
vous ne devinez pas le mal que peut me faire votre indifférence. Vous
croyez qu'un montagnard de l'Etna, un brigand aventurier ne peut
connaître que de grossiers transports; et, quand je vous demande votre
cœur, vous croyez avoir votre personne à défendre. Si j'étais duc ou
marquis, vous m'écouteriez sans effroi, vous me consoleriez de ma
douleur; et, en me montrant votre amour comme impossible, vous
m'offririez votre amitié. Et moi, je serais doux, patient, prosterné
dans une reconnaissance mélancolique et tendre. C'est parce que je suis
un homme simple, un paysan, que vous me refusez même le mot de
sympathie! Votre orgueil s'alarme parce que vous croyez que je la
réclame comme un droit acquis par mes services, et vous me jetez
toujours mes services à la tête, comme si je m'en faisais un titre
auprès de vous, comme si je m'en souvenais quand je vous vois et quand
je vous parle! Hélas! c'est que je ne sais point m'exprimer; c'est que
je dis ce que je pense, sans me torturer l'esprit à vous le persuader
sans vous le dire. J'ignore l'art de vos flatteurs; je ne suis pas plus
un courtisan de la beauté qu'un courtisan du pouvoir, et ma vie maudite
ne me permet pas de me poser près de vous en cavalier servant comme le
marquis de la Serra. Je n'ai qu'une heure dans la nuit pour venir, au
péril de ma vie, vous dire que je suis votre esclave, et vous me
répondez, que vous ne voulez pas être ma souveraine, mais mon obligée,
ma cliente, qui me paiera bien! Ah! fi! Madame, vous posez une bien
froide main sur une âme en feu!

«Si vous ne me parliez que d'amitié, dit Agathe, si vous n'aspiriez
réellement qu'à être un de mes amis, je vous répondrais que cela peut
venir...

--Laissez-moi parler! reprit le Piccinino en s'animant et en
s'illuminant de ce prestige de beauté qu'il avait quand il commençait à
s'émouvoir réellement. Je n'osais d'abord vous demander que votre
amitié, et c'est votre frayeur puérile qui a fait sortir le mot d'amour
de mes lèvres. Eh bien! qu'est-ce qu'un homme peut dire de plus à une
femme pour la rassurer? Je vous aime d'amour, donc vous ne devez pas
trembler quand je prends votre main. Je vous respecte, vous le voyez
bien, car nous sommes seuls et je suis maître de mes sens: mais je ne
suis pas celui de mes pensées et des élans de ma passion. Je n'ai pas
toute la vie pour vous la prouver. J'ai cet instant pour vous la dire,
sachez-la donc. Si je pouvais passer tous les jours six heures à vos
pieds, comme le marquis, je me trouverais peut-être heureux du sentiment
que vous lui accordez; mais si j'ai seulement cette heure qui passe
devant moi comme une vision, il me faut votre amour, ou un désespoir que
je n'ose pressentir. Laissez-moi donc parler d'amour; écoutez-moi, et
n'ayez pas peur. Si vous dites non, ce sera non, mais si vous
m'entendiez sans songer à vous préserver, si vous vouliez tout de bon me
comprendre, si vous vouliez oublier et votre monde, et l'orgueil qui
n'ont rien à faire ici, et qui cessent d'exister dans la sphère où je
respire, vous seriez attendrie, parce que vous seriez convaincue. Oh!
oui. Si vous étiez une âme simple, et si vous ne mettiez pas les
préjugés à la place des pures inspirations de la nature et de la vérité,
vous sentiriez qu'il y a là un cœur plus jeune et plus ardent que tous
ceux que vous avez repoussés, un cœur de lion ou de tigre avec les
hommes, mais un cœur d'homme avec les femmes, un cœur d'enfant avec
vous! Vous me plaindriez, du moins. Vous verriez ma vie telle qu'elle
est: un tourment, une menace, un cauchemar perpétuels! Et une
solitude!... Oh! c'est surtout la solitude de l'âme qui me tue, parce
que mon âme est plus difficile encore que mes sens. Tenez! vous savez
comment je me suis conduit avec Mila, ce matin! Certes, elle est belle,
et son caractère ni son esprit ne sont d'une créature vulgaire. J'aurais
voulu l'aimer, et, si j'avais senti que je l'aimais, n'eût-ce été qu'un
instant, elle m'eut aimé, elle eût été à moi toute sa vie. Mais, auprès
d'elle, je ne pensais qu'à vous. C'est vous que j'aime, et vous êtes la
seule femme que j'aie jamais aimée, quoique j'aie été l'amant de bien
des femmes! Aimez-moi donc, ne fût-ce qu'un moment, rien que le temps de
me le dire, ou, en repassant ce soir à un certain endroit qu'on appelle
la Croix du _Destatore_, je deviendrai fou! je gratterai la terre avec
mes ongles pour insulter et jeter au vent les cendres de l'homme qui m'a
donné la vie.

A ces derniers mots, Agathe perdit toute sa force; elle pâlit; un
frisson parcourut tout son corps, et elle se rejeta sur le dossier de
son fauteuil, comme si un spectre ensanglanté eût passé devant ses yeux.

«Ah! taisez vous, taisez-vous! s'écria-t-elle; vous ne savez pas le mal
que vous me faites!»

Le Piccinino ne pouvant comprendre la cause de cette émotion soudaine et
terrible; il s'y méprit absolument. Il avait parlé avec une énergie
d'accent et de regard qui eussent persuadé toute autre femme que la
princesse. Il l'avait fascinée sous ses paupières ardentes; il l'avait
enivrée de son souffle, du moins il le croyait. Il avait été si souvent
fondé à le croire, alors même qu'il n'avait pas éprouvé la moitié du
désir que cette femme lui inspirait! Il la jugea vaincue, et,
l'entourant de ses bras, cherchant ses lèvres, il compta que la surprise
de ses sens ferait le reste. Mais Agathe échappa à ses caresses avec une
énergie inattendue, et, comme elle s'élançait vers une sonnette, Michel
s'élança entre elle et le Piccinino, les yeux enflammés et un stylet à
la main.



XLIV.

RÉVÉLATION.


A cette apparition inattendue, la stupeur du Piccinino fut telle qu'il
resta immobile, sans songer ni à attaquer ni à se défendre. Aussi
Michel, au moment de le frapper, s'arrêta-t-il, confondu de sa
précipitation; mais, par un mouvement tellement rapide et adroit qu'il
fut invisible, la main du Piccinino fut armée au moment où Michel
retirait la sienne.

Néanmoins le bandit, après qu'un éclair de fureur eut jailli de ses
yeux, retrouva son attitude dédaigneuse et froide. «A merveille, dit-il,
je comprends tout maintenant, et plutôt que d'amener une scène aussi
ridicule, la confiance de madame de Palmarosa aurait dû s'étendre
jusqu'à me dire: Laissez-moi tranquille, je ne puis vous entendre, j'ai
un amant caché derrière mon lit. Je me serais discrètement retiré, au
lieu que maintenant il faut que je donne une leçon à maître Lavoratori,
pour le punir de m'avoir vu jouer un rôle absurde. Tant pis pour vous,
Signora, la leçon sera sanglante!»

Et il bondit vers Michel avec la souplesse d'un animal sauvage. Mais,
quelque agile et rapide que fût son mouvement, la puissance miraculeuse
de l'amour rendit Agathe plus prompte encore. Elle s'élança au devant du
coup, et l'eût reçu dans la poitrine si le Piccinino n'eût rentré son
poignard dans sa manche, si vite, qu'il semblait qu'il eût toujours eu
la main vide.

«Que faites-vous, Madame? dit-il; je ne veux point assassiner votre
amant, mais me battre contre lui. Vous ne le voulez pas? Soit! Vous lui
faites un rempart de votre sein? Je ne violerai pas une telle
sauve-garde: mais je le retrouverai, comptez sur ma parole!

--Arrêtez! s'écria Agathe en le retenant par le bras, comme il se
dirigeait vers la porte. Vous allez abjurer cette folle vengeance et
donner la main à ce prétendu amant. Il s'y prêtera de bon cœur, lui, car
lequel de vous deux voudrait tuer ou maudire son frère?

--Mon frère?... dit Michel stupéfait en laissant tomber son poignard.

--Mon frère, lui! dit le Piccinino sans quitter le sien. Cette parenté
improvisée est fort peu vraisemblable, Madame. J'ai toujours ouï dire
que la femme de Pier-Angelo avait été fort laide, et je doute que mon
père ait jamais joué aucun mauvais tour aux maris qui n'avaient pas
sujet d'être jaloux. Votre expédient n'est point ingénieux! Au revoir,
Michel-Angelo Lavoratori!

--Je vous dis qu'il est votre frère! répéta la princesse avec force; le
fils de votre père et non celui de Pier-Angelo, le fils d'une femme que
vous ne pouvez outrager par vos mépris, et qui n'aurait pu vous écouter
sans crime et sans folie. Ne comprenez-vous pas?

--Non, Madame, dit le Piccinino en haussant les épaules; je ne puis
comprendre les rêveries qui vous viennent à l'esprit en ce moment pour
sauver les jours de votre amant. Si ce pauvre garçon est un fils de mon
père, tant pis pour lui; car il a bien d'autres frères que moi, qui ne
valent pas grand'chose, et que je ne me gêne point pour frapper à la
tête de la crosse de mon pistolet, quand ils manquent à l'obéissance et
au respect qu'ils me doivent. Ainsi, ce nouveau membre de ma famille, le
plus jeune de tous, ce me semble, sera châtié de ma main comme il le
mérite; non pas devant vous, je n'aime point à voir les femmes tomber en
convulsions; mais ce beau mignon ne sera pas toujours caché dans votre
sein, Madame, et je sais où je le rejoindrai!

--Finissez de m'insulter, reprit Agathe d'un ton ferme, vous ne pouvez
m'atteindre, et si vous n'êtes pas un lâche, vous ne devez pas parler
ainsi à la femme de votre père.

--La femme de mon père! dit le bandit, qui commençait à écouter et à
vouloir entendre. Mon père n'a jamais été marié, Signora! Ne vous moquez
pas de moi.

--Votre père a été marié avec moi, Carmelo! et si vous en doutez, vous
en trouverez la preuve authentique aux archives du couvent de Mal-Passo.
Allez la demander à Fra-Angelo. Ce jeune homme ne s'appelle point
Lavoratori: il s'appelle Castro-Reale, il est le fils, le seul fils
légitime du prince César de Castro-Reale.

--Vous êtes donc ma mère? s'écria Michel en tombant sur ses genoux et
embrassant ceux d'Agathe avec un mélange d'effroi, de remords et
d'adoration.

--Tu le sais bien, lui dit-elle en pressant contre son flanc ému la tête
de son fils. Maintenant, Carmelo, viens le tuer dans mes bras; nous
mourrons ensemble! Mais, après avoir voulu commettre un inceste, tu
consommeras un parricide!»

Le Piccinino, en proie à mille sentiments divers, croisa ses bras sur sa
poitrine, et, le dos appuyé contre la muraille, il contempla en silence
son frère et sa belle-mère, comme s'il eût voulu douter encore de la
vérité. Michel se leva, marcha vers lui, et, lui tendant la main:

«Ton erreur a fait ton crime, dit-il, et je dois te le pardonner,
puisque moi-même aussi je l'aimais sans savoir que j'avais le bonheur
d'être son fils. Ah! ne trouble pas ma joie par ton ressentiment! Sois
mon frère, comme je veux être le tien! Au nom de Dieu qui nous ordonne
de nous aimer, mets ta main dans la mienne, et viens aux pieds de ma
mère pour qu'elle te pardonne et te bénisse avec moi.»

A ces paroles, dites avec l'effusion d'un cœur généreux et sincère, le
Piccinino faillit s'attendrir; sa poitrine se serra comme si les larmes
allaient le gagner; mais l'orgueil fut plus fort que la voix de la
nature, et il rougit de l'émotion qui avait menacé de le vaincre.

«Retire-toi de moi, dit-il au jeune homme, je ne te connais pas; je suis
étranger à toutes ces sensibleries de famille. J'ai aimé ma mère aussi,
moi; mais avec elle sont mortes toutes mes affections. Je n'ai jamais
rien senti pour mon père, que j'ai à peine connu, et qui m'a fort peu
aimé, si ce n'est que j'avais un peu de vanité d'être le seul fils avoué
d'un prince et d'un héros. Je croyais que ma mère était la seule femme
qu'il eût aimée; mais on m'apprend ici qu'il avait trompé ma mère, qu'il
était l'époux d'une autre, et je ne puis être heureux de cette
découverte. Tu es fils légitime, toi, et moi je ne suis qu'un bâtard. Je
m'étais habitué à croire que j'étais le seul fondé à me parer, si bon me
semblait, du nom que tu vas porter dans le monde et que nul ne te
contestera. Et tu veux que je t'aime, toi, doublement patricien et
prince par le fait de ton père et de ta mère? toi, riche, toi, qui vas
devenir puissant dans la contrée où je suis errant et poursuivi! Toi,
qui, bon ou mauvais Sicilien, seras ménagé et flatté par la cour de
Naples, et qui ne croiras peut-être pas toujours pouvoir refuser les
faveurs et les emplois! Toi qui commanderas peut-être des armées
ennemies pour ravager les foyers de tes compatriotes! Toi qui, général,
ministre ou magistrat, feras peut-être tomber ma tête, et clouer une
sentence d'infamie au poteau où elle sera plantée, pour servir d'exemple
et de menace à nos autres frères de la montagne? Tu veux que je t'aime?
Je te hais et te maudis, au contraire!

«Et cette femme! continua le Piccinino avec une amertume bilieuse, cette
femme menteuse, et froide, qui m'a joué jusqu'au bout avec un art
infernal, tu veux que je me prosterne devant elle, et que je demande des
bénédictions à sa main souillée peut-être du sang de mon père? car je
comprends maintenant plus qu'elle ne le voudrait, sans doute! Je ne
croirai jamais qu'elle ait épousé de bonne grâce le bandit ruiné, honni,
vaincu, dépravé par le malheur, qui ne s'appelait plus que le
_Destatore_. Il l'aura enlevée et violentée.... Ah! oui! je me souviens
à présent! Il y a une histoire comme cela qui revient par fragments sur
les lèvres du Fra-Angelo. Une enfant, surprise à la promenade par les
bandits, entraînée avec sa gouvernante dans la retraite du chef,
renvoyée au bout de deux heures, mourante, outragée! Ah! mon père, vous
fûtes à la fois un héros et un scélérat! Je le sais, et moi je vaux
mieux que vous, car je hais ces violences, et l'obscur récit de
Fra-Angelo m'a préservé pour jamais d'y chercher la volupté.... C'est
donc vous, Agathe, qui avez été la victime de Castro-Reale! Je comprends
maintenant pourquoi vous avez consenti à l'épouser secrètement au
monastère de Mal-Passo; car ce mariage est un secret, le seul peut-être
de ce genre qui n'ait jamais transpiré! Vous avez été habile, mais le
reste de votre histoire s'éclaircit devant mes yeux. Je sais maintenant
pourquoi vos parents vous ont tenue enfermée un an, si soigneusement
qu'on vous a crue morte ou religieuse. Je sais pourquoi on a assassiné
mon père, et je ne répondrais pas que vous fussiez innocente de sa mort!

--Infâme! s'écria la princesse indignée, oser me soupçonner du meurtre
de l'homme que j'avais accepté pour époux?

--_Si ce n'est toi, c'est donc ton père, ou bien quelqu'un des tiens!_
reprit le Piccinino en français, avec un rire douloureux. Mon père ne
s'est pas tué lui-même, reprit-il en dialecte sicilien, et d'un air
farouche. Il était capable d'un crime, mais non d'une lâcheté, et le
pistolet qu'on a trouvé dans sa main, à la _Croce del Destatore_, ne lui
avait jamais appartenu. Il n'était point réduit, par la défection
partielle des siens, à se donner la mort pour échapper à ses ennemis, et
la dévotion que Fra-Angelo cherchait à lui inspirer n'avait pas encore
troublé sa raison à ce point qu'il crût devoir se châtier lui-même de
ses égarements. Il a été assassiné, et, pour être si aisément surpris
aussi près de la plaine, il a fallu qu'on l'attirât dans un piége.
L'abbé Ninfo n'est pas étranger à cette trame sanglante. Je le saurai,
car je le tiens, et, quoique je ne sois pas cruel, je lui infligerai la
torture de mes propres mains jusqu'à ce qu'il se confesse! car ma
mission, à moi, c'est de venger la mort de mon père, comme la tienne à
toi, Michel, c'est de faire cause commune avec ceux qui l'ont ordonnée.

--Grand Dieu! dit Agathe sans se préoccuper davantage des accusations du
Piccinino, chaque jour amènera donc la découverte d'un nouvel acte de
fureur et de vengeance dans ma famille!... O sang des Atrides, que les
furies ne vous réveillent jamais dans les veines de mon fils! Michel,
que de devoirs ta naissance t'impose! Par combien de vertus ne dois-tu
pas racheter tant de forfaits commis avant et depuis ta naissance!
Carmelo, vous croyez que votre frère se tournera un jour contre son pays
et contre vous! S'il en était ainsi, je vous demanderais de le tuer,
aujourd'hui qu'il est pur et magnanime; car je sais, hélas! ce que
deviennent les hommes qui abjurent l'amour de leur patrie et le respect
dû aux vaincus!

--Le tuer tout de suite? dit le Piccinino; j'aurais bien envie de
prendre au mot cette métaphore; ce ne serait pas long, car ce Sicilien
de fraîche date ne sait pas plus manier un couteau que moi un crayon.
Mais je ne l'ai pas fait hier soir quand l'idée m'en est venue sur la
tombe de notre père, et j'attendrai que ma colère d'aujourd'hui soit
tombée; car il ne faut tuer que de sang-froid et par jugement de la
logique et de la conscience.

«Ah! Michel de Castro-Reale, je ne te connaissais pas hier, quoique
l'abbé Ninfo t'eût désigné déjà à ma vengeance. J'étais jaloux de toi
parce que je te croyais l'amant de celle qui se dit ta mère aujourd'hui,
mais j'avais un pressentiment que cette femme ne méritait pas l'amour
qui commençait à m'enflammer pour elle, et, en te voyant brave devant
moi, je me disais: «Pourquoi tuer un homme brave pour une femme qui peut
être lâche?»

--Taisez-vous, Carmelo, s'écria Michel en ramassant son stylet; que je
connaisse ou non l'art du couteau, si vous ajoutez une parole de plus à
vos outrages contre ma mère, j'aurai votre vie ou vous aurez la mienne.

--Tais-toi toi-même, enfant, dit le Piccinino en présentant sa poitrine
demi-nue à Michel avec un air de dédain; la vertu du monde légal rend
lâche, et tu l'es aussi, toi qui as été nourri des idées de ce monde-là;
tu n'oserais seulement égratigner ma peau de lion, parce que tu
respectes en moi ton frère. Mais je n'ai pas ces préjugés, et je te le
prouverai, un jour où je serai calme! Aujourd'hui, je suis indigné, j'en
conviens, et je veux te dire pourquoi: c'est qu'on m'a trompé, et que je
ne croyais aucun être humain capable de se jouer de ma crédulité; c'est
que j'ai ajouté foi à la parole de cette femme lorsqu'elle m'a dit hier,
dans ce parterre dont j'entends d'ici murmurer les fontaines, et sous le
regard de cette lune, qui paraissait moins pure et moins calme que son
visage: «Que peut-il y avoir de commun entre cet enfant et moi?» Quoi de
commun? et tu es son fils! et tu le savais, toi qui m'as trompé aussi!

--Non, je ne le savais pas; et quant à ma mère...

--Ta mère et toi, vous êtes deux froids serpents, deux Palmarosa
venimeux! Ah! je hais cette famille qui a tant persécuté mon pays et ma
race, et j'en ferai quelque jour un rude exemple, même sur ceux qui
prétendent être bons patriotes et seigneurs populaires. Je hais tous les
nobles, moi! et tremblez devant ma sincérité, vous autres dont la bouche
souffle le froid et le chaud! Je hais les nobles depuis un instant,
depuis que je vois que je ne le suis pas, puisque j'ai un frère légitime
et que je ne suis qu'un bâtard. Je hais le nom de Castro-Reale, puisque
je ne puis le porter. Je suis envieux, vindicatif et ambitieux aussi,
moi! mon intelligence et mon habileté justifiaient en moi cette
prétention un peu mieux que l'art de la peinture chez le nourrisson des
Muses et de Pier-Angelo! J'aurais été plus loin que lui si nos
conditions fussent restées ce qu'elles étaient. Et ce qui rend ma vanité
plus supportable que la tienne, prince Michel, c'est que je la proclame
avec fierté, tandis que tu la caches honteusement, sous prétexte de
modestie. Enfin je suis l'enfant de la nature sauvage et de la liberté
volontaire, tandis que tu es l'élève de la coutume et de la peur. Je
pratique la ruse à la manière des loups, et ma ruse me mène au but. Tu
joues avec le mensonge, à la manière des hommes, et tu manqueras
toujours le but, sans avoir le mérite de la sincérité. Voilà notre vie à
tous les deux. Si la tienne me gêne trop, je me débarrasserai de toi
comme d'un obstacle, entends-tu? Malheur à toi si tu m'irrites! Adieu;
ne souhaite pas de me revoir; voilà mon salut fraternel!

«Et quant à vous, princesse de Castro-Reale, dit-il en saluant Agathe
avec ironie, vous qui eussiez bien pu vous dispenser de me laisser
ramper à vos pieds, vous qui n'avez pas un rôle bien clair dans la
catastrophe de la croix du _Destatore_, vous qui ne m'avez pas jugé
digne de savoir vos mésaventures de jeunesse, et qui préfériez passer à
mes yeux pour une vierge sans tache, sans vous soucier de me faire
languir dans une attente insensée de vos précieuses faveurs, je vous
souhaite d'heureux jours dans l'oubli de ce qui s'est passé entre nous,
mais je m'en souviendrai, moi, et je vous avertis, Madame, que vous avez
donné un bal sur un volcan, au réel comme au figuré.

En parlant ainsi, le Piccinino s'enveloppa la tête et les bras de son
manteau, passa dans le boudoir, et, sans daigner attendre qu'on lui
ouvrit les portes, il traversa d'un bond une des larges vitres qui
donnaient sur le parterre. Puis il revint vers cette porte de la galerie
dont il n'avait pas voulu franchir le seuil, et, à la manière des
anciens fauteurs des Vêpres de Sicile, il entailla d'une croix, faite
avec son poignard, l'écusson des Palmarosa, sculpté sur cette porte. Peu
d'instants après, il était sur la montagne, fuyant comme une flèche.

«O ma mère! s'écria Michel en pressant dans ses bras Agathe oppressée,
vous vous êtes fait un ennemi implacable pour me préserver d'ennemis
imaginaires ou impuissants! Tendre mère, mère adorée, je ne te quitterai
plus, ni jour ni nuit. Je coucherai en travers de la porte, et si
l'amour de ton fils ne peut te préserver, c'est que la Providence
abandonne entièrement les hommes!

--Mon enfant, dit Agathe en l'étreignant dans ses bras, rassure-toi. Je
suis navrée de tout ce que cet homme m'a remis devant les yeux, mais non
effrayée de son injuste colère. Le secret de ta naissance ne pouvait lui
être révélé plus tôt, car tu vois l'effet qu'a produit cette révélation.
Mais le moment est venu où je n'ai plus à craindre pour toi que son
ressentiment personnel, et celui-ci, nous l'apaiserons. La vengeance des
Palmarosa va s'éteindre avec le dernier souffle que le cardinal Ieronimo
exhale peut-être en cet instant. Si c'est une faute de l'avoir conjurée
à l'aide de Carmelo, cette faute appartient à Fra-Angelo, qui croit
connaître les hommes parce qu'il a toujours vécu avec des hommes en
dehors de la société, les brigands et les moines. Mais je me fie encore
à ses grands instincts. Cet homme, qui vient de se montrer à nous si
méchant, et que je ne puis voir sans une souffrance mortelle, parce
qu'il me rappelle l'auteur de toute mon infortune, n'est peut-être pas
indigne du bon mouvement qui t'a porté à lui donner le nom de frère.
C'est un tigre dans la colère, un renard dans la réflexion; mais entre
ses heures de rage et ses heures de perfidie, il doit y avoir des heures
d'abattement, où le sentiment humain reprend ses droits et lui arrache
des larmes de regret et de désir: nous le ramènerons, je l'espère! La
loyauté et la bonté doivent trouver le défaut de sa cuirasse. Au moment
où il te maudissait, je l'ai vu hésiter, retenir des pleurs. Son père...
ton père, Michel! avait une profonde et ardente sensibilité jusqu'au
milieu de ses habitudes de démence sinistre... Je l'ai vu sangloter à
mes pieds après m'avoir presque étranglée pour étouffer mes cris... Je
l'ai vu ensuite repentant devant l'autel, lorsqu'il m'épousa, et, malgré
la haine et l'épouvante qu'il m'inspira toujours, je me suis repentie
moi-même, à l'heure de sa mort, de ne lui avoir pas pardonné. J'ai
tremblé à son souvenir, mais je n'ai jamais osé maudire sa mémoire; et,
depuis que je t'ai retrouvé, ô mon fils bien-aimé! j'ai essayé de le
réhabiliter à mes propres yeux, afin de n'avoir point à le condamner
devant toi. Ne rougis donc point de porter le nom d'un homme qui n'a
été fatal qu'à moi, et qui a fait de grandes choses pour son pays. Mais
garde pour celui qui t'a élevé et dont tu as cru jusqu'à ce jour être le
fils, le même amour, le même respect que tu lui portais ce matin, noble
enfant, lorsque tu lui remettais la dot de Mila, en lui disant que tu
resterais ouvrier à son service toute ta vie, plutôt que de
l'abandonner!

[Illustration: Il vit une pauvre femme qui mendiait (Page 125.)]

--O Pier-Angelo, ô mon père! s'écria Michel avec une impétuosité qui fit
déborder son cœur en sanglots, il n'y a rien de changé entre nous, et le
jour où mes entrailles ne frémiraient plus pour toi d'un élan filial, je
crois que j'aurais cessé de vivre.»



XLV.

SOUVENIRS.


Agathe était brisée par tant d'agitations et de fatigues. Sa santé était
délicate, quoique son âme fût forte, et, en la voyant si pâle, avec la
voix presque éteinte, Michel s'effraya. Il commença à ressentir les
tendres et poignantes sollicitudes d'un sentiment tout nouveau pour lui.
Il avait à peine connu l'amour qu'une mère peut inspirer. La femme de
Pier-Angelo avait été bonne pour lui sans doute, mais, outre qu'il
l'avait perdue dans un âge bien tendre, elle avait laissé dans sa
mémoire l'impression d'une robuste et fière virago, irréprochable, mais
violente, pleine de soins pour ses petits, mais parlant haut et frappant
fort. Quelle différence avec cette nature exquise, cette beauté suave,
cet être poétique qui s'appelait Agathe, et que Michel pouvait admirer
comme l'idéal d'un artiste, tout en l'adorant comme une mère!

Il la supplia de se jeter sur son lit, et d'essayer de prendre une heure
de repos.

«Je resterai près de vous, lui dit-il; je veillerai à votre chevet, je
serai heureux de vous contempler, et quand vous ouvrirez les yeux, vous
me trouverez là.

--Et toi, lui dit-elle, ce sera la troisième nuit que tu auras passée
presque sans sommeil. Ah! que je souffre pour toi de la vie que nous
menons depuis quelques jours!

--Ne vous inquiétez pas de moi, ma mère chérie, reprit le jeune homme en
couvrant ses mains de baisers. J'ai très-bien dormi le matin, durant ces
trois jours; et, maintenant je suis si heureux, malgré ce que nous
venons de souffrir, qu'il me semble que je ne dormirai plus jamais. Je
cherchais le sommeil pour vous retrouver dans mes rêves: à présent que
le rêve s'est transporté dans ma vie réelle, je craindrais d'en perdre
la notion en dormant. C'est à vous de vous reposer, ma mère... Ah! que
ce nom est doux, ma mère!

--Je n'ai pas plus envie de dormir que toi, dit-elle, je ne voudrais
plus te quitter un instant. Et puisque le Piccinino me fait toujours
trembler pour ta vie, quoi qu'il puisse en résulter, tu resteras avec
moi jusqu'au jour. Je vais m'étendre sur mon lit, puisque tu le veux;
assieds-toi sur ce fauteuil, ta main dans la mienne, et si je n'ai plus
la force de te parler, je t'entendrai du moins; nous avons tant de
choses à nous dire! Je veux savoir ta vie depuis le premier jour que tu
peux te rappeler jusqu'à celui-ci.»

Ils passèrent ainsi deux heures qui s'envolèrent pour eux comme deux
minutes; Michel dit toute sa vie, en effet, et n'en cacha pas même les
émotions récentes. L'espèce d'attrait enthousiaste qu'il avait éprouvé
pour sa mère sans la connaître, ne soulevait plus dans sa pensée aucune
question délicate qui ne pût se traduire par des mots dignes de la
sainteté de leurs nouvelles relations. Ceux dont il s'était servi avec
lui-même avaient changé de sens, et ce qu'ils avaient pu avoir
d'impropre s'était effacé comme les vagues paroles qu'on prononce dans
la fièvre, et qui ne laissent pas de traces quand la raison et la santé
sont revenues.

Et puis, d'ailleurs, Michel, sauf quelques mouvements de vanité, n'avait
rien rêvé dont il eût à rougir maintenant vis-à-vis de lui-même. Il
s'était cru aimé, il ne s'était guère trompé! Il avait été envahi par
une passion ardente, et il sentait qu'il n'aimait pas Agathe, devenue sa
mère, avec moins d'enthousiasme, de reconnaissance, et même de jalousie,
qu'il ne l'avait aimée une heure auparavant. Il s'expliquait maintenant
pourquoi il ne l'avait jamais vue sans un élan infini de son âme vers
elle, sans un intérêt tout-puissant, sans un sentiment d'orgueil secret
qui avait comme un contre-coup en lui-même. Il se rappelait comment, la
première fois qu'il l'avait vue, il lui avait semblé l'avoir vue de tout
temps; et quand il lui demanda l'explication de ce miracle, «Regarde-toi
dans une glace, lui dit-elle, et tu verras que mes traits te
présentaient ta propre image; cette ressemblance que Pier Angelo
remarquait sans cesse avec joie, et qui m'enorgueillissait, me faisait
pourtant trembler pour toi. Heureusement, elle n'a frappé personne, si
ce n'est peut-être le cardinal, qui a fait arrêter sa chaise pour te
regarder, le jour où tu te trouvais arrivé, et comme guidé par une main
invisible, à la porte du palais de tes ancêtres. Mon oncle était jadis
le plus soupçonneux et le plus clairvoyant des persécuteurs et des
despotes. Certes, s'il t'eût vu avant de tomber en paralysie, il t'eût
reconnu et fait jeter en prison, puis conduire en exil... peut-être
assassiner! sans t'avoir adressé une seule question. Tout affaibli qu'il
était, il y a dix jours, il a attaché sur toi un regard qui avait
éveillé les soupçons de Ninfo, et ses souvenirs s'étaient éclaircis
jusqu'à vouloir s'enquérir de ton âge. Qui sait quelle fatale lumière se
fût faite dans son cerveau, si la Providence ne t'eût inspiré de
répondre que tu avais vingt-un ans au lieu de dix-huit!

--J'ai dix-huit ans, reprit Michel, et vous, ma mère? vous me semblez
aussi jeune que moi?

--J'en ai trente-deux, répondit Agathe, ne le savais-tu pas?

--Non! on aurait pu me dire que vous étiez ma sœur, je l'aurais cru en
vous voyant! Oh! quel bonheur que vous soyez si belle et si jeune
encore! Vous vivrez autant que moi, n'est-ce pas? Je n'aurai pas le
malheur de vous perdre!.... Vous perdre... Ah! maintenant que ma vie est
liée à la votre, la mort me fait peur, je ne voudrais mourir ni avant ni
après vous!.... Mais, est-ce donc la première fois que nous nous
trouvons réunis? Je cherche dans les vagues souvenirs de ma première
enfance avec l'espoir d'y ressaisir quelque chose de vous...

--Mon pauvre enfant, dit la princesse, je ne t'avais jamais vu avant le
jour où, te regardant par une rosace de la galerie où je dormais, je ne
pus retenir un cri d'amour et de joie douloureuse qui te réveilla. Je ne
connaissais même pas ton existence, il y a trois mois. Je te croyais
mort le jour de ta naissance. Autrement, crois-tu donc que tu ne
m'aurais pas vue accourir à Rome, sous un déguisement, pour te prendre
dans mes bras et t'arracher aux dangers de l'isolement? Le jour où
Pier-Angelo m'apprit qu'il t'avait sauvé des mains d'une infâme
accoucheuse qui allait te jeter dans un hospice par l'ordre de mes
parents, qu'il s'était enfui avec toi en pays étranger, et qu'il t'avait
élevé comme son fils, j'allais partir pour Rome. Je l'aurais fait, sans
la prudence de Fra-Angelo, qui me démontra que ta vie serait en danger
tant que durerait celle du cardinal, et qu'il valait mieux attendre sa
fin que de nous exposer tous à des soupçons et à des recherches. Ah! mon
fils, que j'ai souffert, tant que j'ai vécu seule avec les affreux
souvenirs de ma jeunesse! Flétrie dès l'enfance, maltraitée, enfermée et
persécutée par ma famille, pour n'avoir jamais voulu révéler le nom de
l'homme que j'avais consenti à épouser dès les premiers symptômes de ma
grossesse; séparée de mon enfant et maudite pour les larmes que sa
prétendue mort m'arrachait, menacée de le voir périr sous mes yeux,
quand je m'abandonnais à l'espérance qu'on m'avait trompée, j'ai vu
s'écouler le plus beau temps de la vie dans les pleurs du désespoir et
les frissons de l'épouvante.

«Je t'ai donné le jour dans cette chambre, Michel, à la place où nous
voici. C'était alors une espèce de grenier longtemps inhabité qu'on
avait converti en prison pour cacher la honte de mon état. On ne savait
pas ce qui m'était arrivé. J'aurais à peine pu le dire, je l'avais à
peine compris, tant j'étais jeune et pure d'imagination. Je pressentais
que le récit de la vérité attirerait sur l'enfant que je portais dans
mon sein, et sur son père, de nouvelles catastrophes. Ma gouvernante
était morte le lendemain de notre désastre, sans pouvoir ou sans vouloir
parler. Personne ne put m'arracher mon secret, même pendant les douleurs
de l'enfantement; et lorsque, comme des inquisiteurs, mon père et mon
oncle, debout et insensibles auprès de mon lit, me menaçaient de la mort
si je ne confessais ce qu'ils appelaient ma faute, je me bornais à
répondre que j'étais innocente devant Dieu, et qu'à lui seul appartenait
de punir ou de sauver le coupable.

«S'ils ont découvert, depuis, que j'étais la femme de Castro-Reale,
c'est ce que je n'ai jamais pu savoir; jamais son nom n'a été prononcé
devant moi, jamais je n'ai été interrogée sur son compte. S'ils l'ont
fait assassiner, et si l'abbé Ninfo les a aidés à le surprendre, comme
le prétend Carmelo, c'est ce que je ne sais pas non plus, et ce dont,
malheureusement, je ne puis les croire incapables.

«Je sais seulement qu'à l'époque de sa mort, et lorsque j'étais à peine
rétablie de la crise de l'enfantement, ils voulurent me forcer à me
marier. Jusque-là ils m'avaient présenté comme un éternel châtiment
l'impossibilité de m'établir. Ils me tirèrent de ma prison où j'avais
été gardée avec tant de soin que l'on me croyait au couvent, à Palerme,
et que rien n'avait transpiré au dehors. J'étais riche, belle, et de
haute naissance. Vingt partis se présentèrent. Je repoussai avec horreur
l'idée de tromper un honnête homme, ou de me confesser à un homme assez
lâche pour m'accepter à cause de ma fortune. Ma résistance irrita mon
père jusqu'à la fureur. Il feignit de me reconduire à Palerme. Mais il
me ramena la nuit, dans cette chambre, et m'y tint encore enfermée une
année entière.

«Cette prison était horrible, étouffante comme les plombs de Venise, car
le soleil dardait sur une mince terrasse de métal, cet étage du palais
n'ayant jamais été terminé, et n'étant couvert que provisoirement. J'y
endurai la soif, les moustiques, l'abandon, l'isolement, le défaut d'air
et de mouvement si nécessaires à la jeunesse. Et pourtant, je n'y mourus
point, je n'y contractai aucune infirmité, tant était fort en moi le
principe de la vie. Mon père, ne voulant confier à personne le soin de
me garder, et craignant que la pitié de ses serviteurs n'adoucit mes
souffrances, venait lui-même m'apporter mes aliments; et, quand ses
intrigues politiques le retenaient dehors pendant des jours entiers, je
subissais les tourments de la faim. Mais j'étais arrivée à une constance
stoïque et je ne daignais pas me plaindre. J'ai puisé ainsi un certain
courage et une certaine lumière dans cette épreuve, et je ne reproche
point à Dieu de me l'avoir infligée. La notion du devoir et le goût de
la justice sont de grands biens que l'on ne peut acheter trop cher!»

Agathe parlait ainsi, demi-couchée, et d'une voix faible qui s'animait
peu à peu. Elle se releva sur son coude, et, secouant sa longue
chevelure noire, elle dit à son fils, en lui montrant d'un geste le
riche appartement où ils se trouvaient: «Michel! que les jouissances et
l'orgueil de la naissance et de la fortune ne t'enivrent jamais! J'ai
payé cher ces avantages, et, dans l'affreuse solitude de cette chambre,
aujourd'hui si riante pour nous deux, j'ai passé de longues heures
d'insomnie, couchée sur un grabat, consumée par la fièvre, et demandant
à Dieu pourquoi il ne m'avait pas fait naître dans la grotte d'un
chevrier ou sur la barque d'un pirate. Je soupirais après la liberté, et
le dernier des mendiants me paraissait plus heureux que moi.

«Si j'avais été pauvre et obscure, j'eusse trouvé chez mes parents des
consolations et de la pitié pour mon malheur; au lieu que les illustres
Palmarosa faisaient un opprobre et un crime à leur fille; de ne pas
vouloir être forcée de mentir, et de se refuser à relever l'honneur de
sa famille par une imposture. Je manquais de livres dans ma prison; on
ne m'avait jamais donné qu'une éducation superficielle, et je ne
comprenais rien à la persécution dont j'étais l'objet. Mais, dans cette
lente et cruelle inaction, je fis des réflexions et je découvris de
moi-même le néant de l'orgueil humain. Mon être moral changea, pour
ainsi dire, et tout ce qui était satisfaction et profit pour la vanité
des hommes, m'apparut, à mes dépens, sous son véritable jour.

«Mais, pourquoi dirais-je à mes dépens, au lieu de dire à mon profit?
Que sont deux années de tortures au prix du bienfait de la vérité? Quand
je revins à la liberté et à la vie, quand je sentis que je reprenais
aisément la force de la jeunesse et que j'avais le temps et les moyens
de mettre à profit les idées qui m'étaient venues, j'éprouvai un grand
calme, et j'entrai dans une habitude déjà toute faite d'abnégation et de
fermeté.

«Je renonçai à jamais connaître l'amour et l'hyménée. La pensée de cette
ivresse était flétrie et souillée dans mon imagination; et, quant aux
besoins du cœur, ils n'avaient plus en moi rien de personnel. Ils
s'étaient agrandis au delà du cercle des passions égoïstes; j'avais
conçu dans la souffrance une passion véritable, mais qui n'avait plus
pour objet la jouissance et le triomphe d'un être isolé des misères
générales par la prospérité de sa propre condition. Cette passion qui me
rongea comme la fièvre et avec la fièvre, je puis le dire, c'était la
soif de combattre pour les faibles contre les oppresseurs, et de
prodiguer autant de bienfaits et de consolations que ma famille avait
semé de douleurs et d'épouvante. On m'avait élevée dans des idées de
respect et de crainte envers la cour, de méfiance et de haine envers mes
malheureux compatriotes. Sans mon propre malheur, j'aurais suivi
peut-être ces habitudes et ces exemples d'insensibilité monstrueuse. Mon
caractère nonchalant, comme celui des femmes de mon pays, n'eût jamais
rien conçu de mieux, probablement, que les principes de ma race; car ma
famille n'était pas de celles que la persécution a frappées, et à qui
l'exil et la misère ont inspiré l'horreur du joug étranger et l'amour de
la patrie. Mes parents, ardemment dévoués à la puissance officielle
avaient toujours été comblés de biens, et la prospérité nouvelle que va
nous donner l'héritage du cardinal est une exception honteuse, au milieu
de la ruine de tant de maisons illustres que j'ai vues crouler sous les
taxes forcées et la proscription.

«A peine fus-je maîtresse de mes actions et de ma fortune, que je
consacrai ma vie au soulagement du malheur. Comme femme, il m'était
interdit de m'occuper de politique, de sciences sociales ou de
philosophie. Et à quel homme cela est-il possible sous le joug qui nous
accable? Mais ce je pouvais faire, c'était de secourir les victimes de
la tyrannie, de quelque classe qu'elles fussent. Je m'aperçus bientôt
que le nombre en était si grand, que mes revenus n'y suffiraient point,
quand même je me priverais du nécessaire. Alors, mon parti fut vite
pris. J'avais la résolution de ne me point marier. J'ignorais ton
existence, je me regardais comme seule au monde. Je me fis rendre un
compte exact de ma fortune, soin que les riches patriciens de notre pays
prennent bien rarement; leur incurie ne leur permet pas même d'aller
voir leurs terres lorsqu'elles sont situées dans l'intérieur de l'île,
et beaucoup d'entre nous n'ont jamais mis le pied sur leurs domaines. Je
m'enquis et je pris par moi-même connaissance des miens; j'en aliénai
d'abord en détail une partie, voulant donner à très-bas prix, et la
plupart du temps pour rien, des terres aux pauvres habitants de ces
provinces. Cela ne réussit point. On ne sauve pas d'un trait de plume
des races tombées dans le dernier abattement de la misère et de
l'esclavage. J'essayai d'autres moyens que je te détaillerai plus tard.
Ils échouèrent. Tout doit échouer quand les lois d'un pays ont décrété
sa ruine. A peine avais-je fait une famille heureuse, que l'impôt,
augmentant avec son bien-être, en faisait une famille misérable. Quelle
situation d'ordre et de fixité peut-on créer, quand l'État prélève
soixante pour cent sur l'humble travail comme sur l'oisiveté opulente?

«Je vis donc avec douleur que, dans les pays conquis et brisés, il n'y
avait plus de salut que dans l'aumône, et je vouai ma vie à l'aumône.
Cela demandait bien plus d'activité et de persévérance que des dons
ratifiés et des sacrifices absolus. Cette existence de dons arbitraires
et de sacrifices perpétuels est une tâche sans repos, sans limites et
sans consolations; car l'aumône ne remédie qu'à un instant donné de la
vie, elle engendre la nécessité de se renouveler et de s'étendre à
l'infini, sans qu'on voie jamais le résultat du travail qu'on s'impose.
Oh! qu'il est cruel de vivre et d'aimer, là où l'on panse à toute heure
une plaie qui ne peut guérir, où l'on jette sans cesse son âme et ses
forces dans un gouffre qui ne se ferme pas plus que celui de l'Etna!

«Je l'ai acceptée, cette tâche, et je la remplis à toute heure; j'en
vois l'insuffisance et ne me rebute pas. Je ne m'indigne plus contre la
paresse, la débauche et tous les vices qu'engendre la misère; ou, si je
m'en indigne, ce n'est plus à l'égard de ceux qui les subissent, mais de
ceux qui les infligent et les perpétuent. Je ne comprends pas trop ce
qu'on appelle le discernement dans l'aumône. Cela est bon pour les pays
de liberté, où la réprimande peut être bonne à quelque chose, et où les
enseignements d'une moralité praticable sont à l'usage de tous. Chez
nous, hélas! le malheur est si grand, que le bien et le mal sont pour
beaucoup d'êtres, en âge de raison, des mots vides de sens; et prêcher
l'ordre, la probité et la prévoyance pendant l'agonie de la faim,
devient un pédantisme presque féroce.

«Mes revenus n'ont pas toujours suffi à tant de besoins, Michel, et tu
trouveras l'héritage de ta mère secrètement miné par des fouilles si
profondes, qu'il s'écroulera peut-être sur ma tombe. Sans l'héritage du
cardinal, j'aurais aujourd'hui quelque regret de ne t'avoir pas laissé
les moyens de servir ton pays à ta guise; mais demain tu seras plus
riche que je ne l'ai jamais été, et tu gouverneras cette fortune selon
ton cœur et tes principes, sans que je veuille t'imposer ma tâche. Dès
demain, tu entreras en possession de cette puissance, et je ne
m'inquiéterai pas de l'emploi que tu sauras en faire. Je suis sûre de
toi. Tu as été à une bonne école, mon enfant, celle du malheur et du
travail! Je sais comment tu répares des fautes légères; je sais de quels
sacrifices ton âme est capable, quand elle est aux prises avec le
sentiment du devoir. Apprête-toi donc à porter le poids de ta fortune
nouvelle, à être prince de fait comme de nom. Depuis trois jours que tu
es lancé dans des aventures étranges en apparence, tu as reçu plus d'un
enseignement. Fra-Angelo, le marquis de la Serra, Magnani, Mila
elle-même, l'adorable enfant, t'ont parlé un langage qui t'a fait une
impression profonde, je le sais; je l'ai vu à ta conduite, à ta
résolution d'être ouvrier, et, dès ce moment, je m'étais promis de te
révéler le secret de ta destinée, quand même la vie du cardinal se
prolongerait et nous forcerait à des précautions extérieures.

--O ma mère! que vous êtes grande, s'écria Michel, et que l'on vous
connaît peu, vous que l'on croit dévote, apathique ou bizarre! Votre vie
est celle d'une martyre et d'une sainte: rien pour vous, tout pour les
autres!

--Ne m'en fais pas un si grand mérite, mon enfant, reprit Agathe. Je
n'avais plus le droit, quelque innocente que je fusse, de prétendre au
bonheur général. Je subissais une fatalité que tous mes efforts
n'eussent pu que rendre plus pesante. En me refusant à l'amour, je n'ai
fait que remplir le plus simple devoir que la loyauté impose à une
femme. De même, en me faisant sœur de charité, j'obéissais au cri
impérieux de ma conscience. J'avais été malheureuse, je connaissais le
malheur par moi-même; je n'étais plus de ceux qui peuvent nier la
souffrance d'autrui parce qu'ils ne l'ont jamais ressentie. J'ai
peut-être fait le bien sans lumière; du moins je l'ai fait sans relâche
et sans tiédeur. Mais, à mes yeux, faire le bien, ce n'est pas tant
qu'on croit; faire ce bien-là, c'est tout simplement ne pas faire le
mal: n'être pas égoïste, c'est n'être pas aveugle ou infâme. J'ai une
telle pitié de ceux qui tirent vanité de leurs œuvres, que j'ai caché
les miennes avec presque autant de soin que le secret de mon mariage et
de ta naissance. On n'a rien compris à mon caractère. Je voulais qu'il
en fût ainsi. Je n'ai donc pas le droit de me plaindre d'avoir été
méconnue.

--Oh! moi, je vous connais, dit Michel, et mon cœur vous rendra au
centuple tout le bonheur dont vous avez été privée.

--Je le sais, dit-elle, tes larmes me le prouvent, et je le sens; car,
depuis que tu es là, si je n'avais eu mon histoire à te raconter,
j'aurais oublié que j'ai été malheureuse.

--Merci! ô merci! mais ne dites pas que vous me laissez libre de mes
actions et de ma conduite: je ne suis qu'un enfant, et je me sens si peu
de chose auprès de vous que je ne veux jamais voir que par vos yeux,
agir que d'après vos ordres. Je vous aiderai à porter le fardeau de la
richesse et de l'aumône; mais je serai votre homme d'affaires, rien de
plus. Moi, riche et prince! moi, revêtu d'une autorité quelconque quand
vous êtes là! quand je suis votre fils!

--Mon enfant, il faut être un homme. Je n'ai pas eu le bonheur de
t'élever; je ne l'eusse pas fait mieux que le vénérable Pier-Angelo. Mon
affaire, maintenant, est de t'aimer, rien de plus, et c'est assez. Pour
justifier mon amour, tu n'auras pas besoin que les portraits de tes
ancêtres te disent jamais: «_Je ne suis pas content de vous._» Tu feras
en sorte d'entendre toujours ta mère te dire: «_Je suis contente de
toi!_»

«Mais écoute, Michel!... les cloches sonnent... toutes les cloches de la
ville sonnent le glas d'une agonie, et c'est pour un grand
personnage!... C'est ton parent, c'est ton ennemi, c'est le cardinal de
Palmarosa qui va rendre à Dieu ses comptes terribles. Il fait jour,
séparons-nous! Va prier pour que Dieu lui soit miséricordieux. Moi, je
vais recevoir son dernier soupir!»



XLVI.

ÉPANOUISSEMENT.


Tandis que la princesse sonnait sa camériste et ordonnait qu'on mît les
chevaux à son carrosse pour aller remplir ses derniers devoirs envers le
cardinal mourant, Michel descendait dans le parc par l'escalier de lave
du parterre; mais lorsqu'il n'était encore qu'à moitié de cet escalier,
il aperçut messire Barbagallo, qui déjà était debout et commençait sa
consciencieuse journée de surveillance, bien éloigné, le brave homme, de
croire que ce riche palais et ces beaux jardins n'étaient plus que
l'enseigne trompeuse et le vain simulacre d'une fortune opulente. A ses
yeux, dépenser ses revenus en aumônes était une habitude seigneuriale et
respectable. Il secondait honnêtement la princesse dans ces œuvres de
charité. Mais entamer son capital eût été une faute immense, contraire à
la dignité héréditaire d'un grand nom; et si Agathe l'eût éclairé ou
consulté à cet égard, il n'eût pas eu assez de toute son érudition
généalogique pour lui prouver qu'aucun Palmarosa n'eût commis ce crime
de lèse-noblesse, à moins d'y être invité par son roi. Se dépouiller de
sa véritable puissance pour des misérables! Fi! A moins qu'il ne s'agît
d'un hospice, d'un monastère à fonder, monuments qui demeurent et font
passer à la postérité la gloire et la vertu du fondateur, et au lieu
d'effacer l'éclat d'un nom, lui donnent un nouveau lustre.

Michel, en voyant le majordome lui barrer innocemment le passage, car
Barbagallo s'obstinait à contempler un arbuste de l'Inde qu'il avait
planté lui-même au bas de l'escalier, prit le parti de baisser la tête
et de passer vite sans lui rien expliquer. Quelques heures plus tard, il
n'aurait plus à se cacher; mais, par convenance, il valait mieux
attendre la déclaration publique de la princesse.

Mais le majordome semblait être planté à côté de son arbuste. Il
s'étonnait que le climat de Catane, qui selon lui était le premier
climat du monde, ne convînt pas mieux que celui du tropique à cette
plante précieuse; ce qui prouve qu'il entendait mieux la culture des
arbres généalogiques que celle des arbres réels. Il s'était baissé et
presque couché à terre pour voir si un ver rongeur n'attaquait point les
racines de la plante languissante.

Michel, arrivé aux derniers degrés du rocher, prit le parti de sauter
par-dessus messire Barbagallo, qui fit un grand cri, pensant peut-être
que c'était le commencement d'une éruption volcanique, et qu'une pierre
lancée de quelque cratère voisin venait de tomber à côté de lui.

Le gémissement qu'il fit entendre eut un son rauque si comique, que
Michel éclata de rire.

«_Cristo!_» s'écria le majordome en reconnaissant le jeune artiste, que
la princesse lui avait ordonné de traiter avec beaucoup d'égards
désormais, mais qu'il était bien loin de croire le fils ou l'amant
d'Agathe.

Mais, le premier effroi passé, il essaya de rassembler ses idées,
pendant que Michel s'éloignait rapidement à travers le jardin. Il
comprit que le fils de Pier-Angelo sortait du parterre avant le lever du
soleil; du parterre de la princesse! ce sanctuaire réservé et fortifié,
où un amant favorisé pouvait seul pénétrer pendant la nuit!

«Un amant à la princesse Agathe! et un tel amant! lorsque le marquis de
la Serra, à peine digne d'aspirer à l'honneur de lui plaire, n'entrait
et ne sortait jamais que par la grande porte du palais!...»

Cela était impossible à supposer. Aussi, maître Barbagallo, ne pouvant
rien objecter à un fait aussi palpable, et ne voulant point se permettre
de le commenter, se borna-t-il à répéter: «_Cristo!_» Et, après être
resté immobile durant une ou deux minutes, il prit le parti de vaquer à
ses occupations comme à l'ordinaire, et de s'interdire la faculté de
penser à quoi que ce soit jusqu'à nouvel ordre.

Michel n'était guère moins étonné de sa propre situation, que le
majordome de ce qu'il venait de voir. De tous les rêves qu'il avait cru
faire depuis trois jours, le plus inattendu, le plus prodigieux, à coup
sûr, était celui qui venait de couronner et d'expliquer les autres. Il
marchait devant lui, et l'instinct de l'habitude le conduisait vers la
maison du faubourg sans qu'il sût où il allait. Il regardait tous les
objets qui frappaient sa vue comme des objets nouveaux. La splendeur des
palais et la misère des habitations du peuple lui présentaient un
contraste qui ne l'avait jamais attristé que comme un fait dont il
avait eu à souffrir personnellement, mais qu'il avait accepté comme une
loi fatale de la société. Maintenant qu'il se sentait libre et fort dans
cette société, la pitié et la bonté lui venaient au cœur, plus larges,
plus désintéressées. Il se sentait meilleur depuis qu'il était du nombre
des heureux, et le sentiment de son devoir vibrait dans sa poitrine avec
le souffle généreux de sa mère. Il se sentait grandir, dans la sphère
des êtres, depuis qu'il se voyait chargé du sort de ses semblables au
lieu d'être opprimé par eux. Il se sentait prince, en un mot, et ne
s'étonnait plus de s'être toujours senti ambitieux. Mais son ambition
s'était ennoblie, dans sa conscience, le jour où il l'avait résumée pour
répondre aux objections de Magnani; et, maintenant qu'elle était
satisfaite, loin de le corrompre, elle l'exaltait et l'élevait au-dessus
de lui-même. Il est des hommes, et malheureusement c'est le plus grand
nombre, que la prospérité rabaisse et pervertit; mais une âme vraiment
noble ne voit dans la puissance que le moyen de faire le bien, et les
dix-huit ans de Michel, c'est l'âge où l'idéal est pur et l'esprit
ouvert aux bonnes et grandes aspirations.

A l'entrée du faubourg, il vit une pauvre femme qui mendiait, un enfant
dans les bras, trois autres pendus aux haillons de sa jupe. Des larmes
lui vinrent aux yeux, et il porta simultanément ses deux mains aux
poches de sa casaque, car depuis la veille il avait endosse la livrée du
peuple, avec la résolution de la garder longtemps, toujours, s'il le
fallait. Mais il s'aperçut que ses poches étaient vides, et il se
souvint qu'il ne possédait rien encore. «Pardon, ma pauvre femme,
dit-il, c'est demain que je vous donnerai. Soyez ici demain, j'y
viendrai.»

La pauvresse crut qu'il se moquait d'elle, et lui dit d'un ton grave, en
se drapant dans ses guenilles avec la majesté des peuples méridionaux:
«Il ne faut pas se moquer des pauvres, mon garçon, cela porte malheur.»

--Oui! oui! dit Michel en s'éloignant; je le crois, je le sens! cela ne
m'arrivera jamais!»

Un peu plus loin il rencontra des blanchisseuses qui étendaient sans
façon leur linge sur une corde, en travers de la rue, sur la tête des
passants. Michel se baissa, ce qu'il n'eût pas fait la veille; il eût
dérangé l'obstacle d'une main impatiente. Deux jolies filles qui
tenaient la corde pour la consolider lui en surent gré, et lui
sourirent; mais quand Michel eut passé ce premier rideau de
_biancheria_, et comme il se baissait pour en passer un second, il
entendit la vieille lavandière qui disait à ses apprenties d'un ton de
sibylle courroucée: «Baissez les yeux, Ninetta; ne tournez pas tant la
tête, Rosalina! c'est ce petit Michel-Angelino Lavoratori, qui fait le
grand peintre, et qui ne vaudra jamais son père! Foin des enfants qui
renient la profession de leurs parents!»

«Il me fallait absolument la profession de prince, pensa Michel en
souriant, car celle d'artiste m'eût attiré de grands reproches.»

Il entra dans sa maison, et, pour la première fois, il la trouva
pittoresque et riante dans son désordre misérable. «C'est une vraie
maison d'artiste du moyen âge, se dit-il; je n'y ai vécu que peu de
jours, mais ils marqueront dans ma vie comme de purs et doux souvenirs.»
Il lui sembla qu'il le regrettait déjà un peu, cet humble nid de
famille, et le besoin vague que, la veille, il avait éprouvé d'une
demeure plus poétique et plus noble lui parut un désir maladif et
insensé, tant il est vrai qu'on s'exagère les biens de la vie quand on
ne les a pas.

«J'aurais très-bien pu passer là des années, pensa-t-il, aussi heureux
que je le serai dans un palais, pourvu que ma conscience y eût été
satisfaite elle-même, comme elle l'a été quand Pier-Angelo m'a dit: «Eh
bien, vous êtes un homme de cœur, vous!» Tous les portraits des
Castro-Reale et des Palmarosa pourront me dire qu'ils sont contents de
moi; ils ne me donneront pas plus de joie que ne m'en a donné cette
parole de mon père l'artisan.»

Il entra prince dans cette maison dont il était sorti ouvrier quelques
heures auparavant, et il franchit le seuil avec un sentiment de respect.
Puis il vola auprès du lit de son père, croyant le trouver endormi. Mais
Pier-Angelo était dans la chambre de Mila, qui n'avait pas dormi tant
elle était inquiète de n'avoir pas vu rentrer son frère. Le vieillard se
doutait bien que la princesse l'avait retenu mais il ne savait comment
faire accepter à Mila la probabilité de cette hypothèse. Michel se jeta
dans leurs bras et y pleura avec délices. Pier-Angelo comprit ce qui
s'était passé, et pourquoi le jeune prince de Castro-Reale lui donnait
le nom de père avec tant d'effusion, et ne voulait pas souffrir qu'il
l'appelât _Michel_, mais _mon fils_, à chaque parole.

Mila s'étonna beaucoup de ce que Michel, au lieu de l'embrasser avec sa
familiarité accoutumée, lui baisait la main à plusieurs reprises en
l'appelant sa sœur chérie.

«Qu'y a-t-il donc, Michel? lui dit-elle, et pourquoi cet air respectueux
avec moi? Tu dis qu'il ne s'est rien passé d'extraordinaire, que tu n'as
couru aucun danger cette nuit, et pourtant tu nous dis bonjour comme un
homme qui vient d'échapper à la mort, ou qui nous apporte le paradis
dans le creux de sa main. Allons! puisque te voilà, nous sommes heureux
comme des saints dans le ciel, c'est vrai! car j'ai fait de bien mauvais
rêves en t'attendant. J'ai réveillé ce pauvre Magnani deux heures avant
le jour pour l'envoyer à ta recherche; et il court encore. Il aura dû
aller jusqu'à Bel-Passo, pour voir si tu n'étais pas avec notre oncle.

--Ce bon, ce cher Magnani! s'écria Michel; eh bien, j'irai à sa
rencontre pour le rassurer et le revoir plus tôt. Mais, auparavant, je
veux déjeuner avec vous deux, à notre petite table de famille; manger ce
riz que tu prépares si bien, Mila, et ces pastèques que ta main seule
sait choisir.

--Voyez comme il est aimable les jours où il n'est pas fantasque! dit
Mila en regardant son frère. Quand il est dans ses accès d'humeur, rien
n'est bon, le riz est trop cuit et les pastèques sont gâtées.
Aujourd'hui tout sera délicieux, avant même qu'on y ait goûté.

--Je serai tous les jours ainsi, désormais, ma sœur chérie, répondit
Michel; je n'aurai plus d'humeur, je ne te ferai plus de questions
indiscrètes, et j'espère que tu n'auras pas de meilleur ami que moi au
monde.»

Dès qu'il fut seul avec Pier-Angelo, Michel se mit à genoux. «Donnez-moi
votre bénédiction, lui dit-il, et pardonnez-moi de n'avoir pas toujours
été digne de vous. Je le serai désormais, et si je venais à hésiter un
instant dans le chemin du devoir, promettez-moi de me gronder et de
m'enseigner plus sévèrement que vous ne l'avez fait jusqu'ici.

--Prince, dit Pier-Angelo, j'aurais été plus rude peut-être, si j'eusse
été votre père! mais...

--O mon père, s'écria Michel, ne m'appelez jamais ainsi, et ne me dites
jamais que je ne suis pas votre fils. Sans doute je suis le plus heureux
des hommes d'être le fils de la princesse Agathe; mais ce serait mêler
du fiel à mon bonheur que de vouloir m'habituer à n'être plus le vôtre;
et, si vous me traitez de prince, je ne veux jamais l'être; je veux
rester ouvrier!

--Eh bien, soit! dit Pier-Angelo en le pressant contre sa poitrine;
restons père et fils comme nous étions, j'aime mieux cela: d'autant plus
que j'en aurais gardé l'habitude malgré moi, quand même tu t'en serais
offensé. Maintenant, écoute: je sais d'avance ce que tu vas me dire
bientôt. Tu voudras m'enrichir. Je veux te dire d'avance que je te prie
de ne pas me tourmenter là-dessus. Je veux rester ce que je suis; je me
trouve heureux. L'argent donne du souci; je n'en ai jamais su garder. La
princesse fera pour ta sœur ce qu'elle voudra; mais je doute que la
petite veuille sortir de sa condition, car, si je ne me trompe, elle
aime notre voisin Antonio Magnani et compte n'en point épouser d'autre.
Magnani ne voudra rien recevoir de toi, je le connais; c'est un homme
comme moi, qui aime son métier et qui rougirait d'être aidé quand il
gagne ce dont il a besoin. Ne te fâche pas, mon enfant; j'ai accepté
hier la dot de ta sœur. Ce n'était pas encore le don d'un prince,
c'était le salaire de l'artisan, le sacrifice d'un bon frère. J'en étais
fier, et ta sœur, quand elle le saura, n'en sera point honteuse; mais je
n'ai pas voulu le lui dire. Elle ne l'eût jamais accepté, tant elle est
habituée à regarder ton avenir d'artiste comme une chose sacrée; et
l'enfant est obstinée, tu le sais.

«Quant à moi, Michel, tu me connais aussi. Si j'étais riche, je serais
honteux de travailler. On croirait que c'est par ladrerie, et pour
ajouter un peu de gain à mon avoir. Travailler sans y être forcé, je ne
le pourrais pas non plus: je suis un animal d'habitude, un artisan
routinier; tous les jours seraient pour moi le dimanche, et autant qu'il
m'est bon de m'égayer un peu à table le saint jour du repos, autant il
me serait pernicieux de m'amuser tout le long de la semaine. L'ennui me
prendrait, la tristesse par conséquent. Je tâcherais d'y échapper,
peut-être, par l'intempérance, comme font tous ceux qui ne savent point
lire et qui ne peuvent se récréer avec de belles histoires écrites. Il
leur faut se nourrir le cerveau pourtant, quand le corps se repose, et
c'est avec le vin qu'ils le nourrissent. Cela ne vaut rien, je le sais
par expérience. Quand je vais à une noce, je m'amuse le premier jour, je
m'y ennuie le second, je suis malade le troisième. Non, non! il me faut
mon tablier, mon échelle, mon pot à colle et mes chansons, pour que les
heures ne me paraissent pas doubles. Si tu rougis de moi...

«Mais non, je n'achève pas, cela t'offense; tu ne rougirais jamais de
moi. En ce cas, laisse-moi vivre à ma guise, et, quand je serai trop
vieux et trop impotent pour travailler, tu me recueilleras, tu me
soigneras, j'y consens, je te le promets! Je ne peux rien faire de mieux
pour toi, j'espère?

--Vos désirs me seront sacrés, répondit Michel, et je comprends bien
qu'il m'est impossible de m'acquitter envers vous avec de l'argent; ce
serait trop facile de pouvoir, en un instant, et sans se donner aucune
peine, se libérer d'une dette de toute la vie. Ah! que ne puis-je
doubler le cours de la vôtre, et vous rendre, aux dépens de mon sang,
les forces que vous avez usées pour me nourrir et m'élever!

--N'espère pas me payer autrement qu'en amitié, reprit le vieux artisan.
La jeunesse ne peut revenir, et je ne désire rien qui soit contraire aux
lois divines. Si j'ai travaillé pour toi, c'est avec plaisir et sans
jamais compter sur une autre récompense que le bonheur dont je te
verrais faire un bon usage. La princesse sait ma manière de penser à cet
égard-là. Si elle me payait ton éducation, elle m'en ôterait le mérite
et l'orgueil; car j'ai mon orgueil, moi aussi, et je serai fier
d'entendre dire bientôt: «Quel bon Sicilien et quel bon prince que le
Castro-Reale! C'est pourtant ce vieux fou de Pier-Angelo qui l'a élevé!»
Allons, donne-moi ta main, et qu'il n'en soit plus question. Cela me
blesserait un peu, je le confesse. Il paraît que le cardinal se meurt.
Je veux que nous disions ensemble une prière pour lui, car il en a grand
besoin; c'était un méchant homme, et la femme qui te portait à
l'hospice, quand, avec l'aide de mon frère le moine, nous t'avons enlevé
de ses bras, m'avait la mine de vouloir te jeter à la mer plutôt que
dans la crèche des orphelins. Prions donc de bon cœur! Tiens, Michel, ce
ne sera pas long!»

Et Pier-Angelo, découvrant sa tête, dit d'une voix forte, et avec un
accent de sincérité profonde: «Mon Dieu! pardonnez-nous nos fautes et
pardonnez à l'âme du cardinal Ieronimo, comme nous lui pardonnons
nous-mêmes. Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. _Amen._ Michel,
tu n'as pas dit amen?

--Ainsi soit-il, du fond de mon cœur,» répondit Michel pénétré de
respect pour la manière naïvement évangélique dont Pier-Angelo
pardonnait à son persécuteur.

Car monseigneur Ieronimo avait été bien dur au pauvre artisan. Il
n'avait eu que des soupçons sur lui, et pourtant il l'avait poursuivi,
jeté en prison, ruiné, contraint, enfin, à l'exil volontaire: ce qui
était la plus grande douleur que le bon Pierre pût éprouver. Mais à
cette heure suprême, il ne se souvenait de rien de ce qui lui était
personnel.

Comme Mila recommençait à s'inquiéter pour Magnani, qui ne rentrait
point, Michel partit pour aller à sa rencontre. Toutes les cloches de la
ville sonnaient l'agonie du prélat; on disait des prières dans toutes
les églises et ce pauvre peuple opprimé, rançonné et durement châtié par
lui à la moindre apparence de révolte, s'agenouillait dévotement sur les
marches du parvis pour demander à Dieu de l'absoudre. Tous, sans doute,
s'étaient réjouis intérieurement au premier son de la cloche, et
devaient se réjouir encore au dernier. Mais les terreurs de l'enfer
agissent si fortement sur ces vives imaginations, et l'idée d'un
châtiment éternel est si effroyable, que les ressentiments de la vie
disparaissaient devant cette menace que le tintement des cloches
semblait faire planer sur toutes les têtes.

Michel, n'entendant point le glas final annoncer que la mort avait saisi
sa proie, et prévoyant que sa mère ne quitterait le lit funèbre qu'à ce
moment décisif, se dirigea vers la colline de Mal-Passo. Il voulait
embrasser son ami et son oncle encore une fois avant de les voir saluer
en lui le prince de Castro-Reale. Il redoutait surtout, de la part de
Magnani, le moment où celui-ci s'armerait de fierté, et peut-être de
froideur, dans la crainte injuste de ses dédains. Il tenait à lui
demander d'avance la conservation de leur amitié, à en exiger la
promesse solennelle, et à l'informer le premier de sa position après
qu'il aurait cimenté cette fraternité sacrée entre eux en présence de
Fra-Angelo.

Et puis, Michel pensait aussi au Piccinino. Il se disait qu'il n'y avait
pas assez loin de Bel-Passo à Nicolosi pour qu'il ne pût aller trouver
son frère avant qu'il eût rien entrepris contre la princesse et contre
lui-même. Il ne pouvait se résoudre à attendre et à braver des
vengeances qui pouvaient atteindre sa mère avant lui; et, dût-il trouver
le bâtard dans un accès de fureur pire que celui où il l'avait quitté,
il regardait comme le devoir d'un fils et d'un homme d'en essuyer seul
les premières conséquences.

Chemin faisant, Michel se souvint qu'il était peintre en voyant le
soleil levant resplendir dans la campagne. Un sentiment de tristesse
profonde s'empara de lui tout à coup; son avenir d'artiste semblait
finir pour lui, et, en repassant devant la grille de la villa Palmarosa,
en regardant cette niche ornée d'une madone, d'où il avait salué les
coupoles de Catane pour la première fois, son cœur se serra, comme si
vingt ans, au lieu de douze jours, se fussent écoulés entre une vie
arrivée à son dénouement et une aventureuse jeunesse, pleine de poésie,
de craintes et d'espérances. La sécurité de sa nouvelle condition lui
fit peur, et il se demanda avec effroi si le génie d'un peintre ne se
trouverait pas mal logé dans le cerveau d'un riche et d'un prince. Que
deviendraient l'ambition, la colère, la terreur, la rage du travail, les
obstacles à vaincre, les succès à défendre, tous ces aiguillons
puissants et nécessaires? Au lieu d'ennemis pour le stimuler, il
n'aurait plus que des flatteurs pour corrompre son jugement et son goût;
au lieu de la misère pour le forcer à la fatigue et le soutenir dans la
fièvre, il serait rassasié d'avance de tous les avantages que l'art
poursuit au moins autant que la gloire.

Il soupira profondément, et prit courage bientôt, en se disant qu'il
serait digne d'avoir des amis qui lui diraient la vérité, et qu'en
poursuivant ce noble but de la gloire il y pourrait porter, plus
qu'auparavant, une abnégation complète des profits du métier et des
jugements grossiers de la foule.

En raisonnant ainsi, il arriva au monastère. Les cloches du couvent
répondaient à celles de la ville, et ce dialogue monotone et lugubre se
croisait dans l'air sonore du matin, à travers les chants des oiseaux et
les harmonies de la brise.



XLVII.

LE VAUTOUR.


Magnani savait tout; car Agathe avait, sinon deviné, du moins soupçonné
son amour, et, pour l'en guérir, elle lui avait raconté sa vie; elle lui
avait montré son passé flétri et désolé, son présent sérieux et absorbé
par le sentiment maternel. En lui témoignant cette confiance et cette
amitié, elle avait du moins guéri la secrète blessure de sa fierté
plébéienne. Elle avait fait comprendre délicatement que l'obstacle entre
eux n'était pas la différence de leurs conditions et de leurs idées,
mais celle de leurs âges et d'une destinée inflexible. Enfin, elle
l'avait élevé jusqu'à elle en le traitant comme un frère, et si elle ne
l'avait pas guéri tout à fait dès le premier effort, elle avait au moins
effacé toute l'amertume de sa souffrance. Puis elle avait amené avec
adresse le nom de Mila dans leur entretien, et, en comprenant que la
princesse désirait leur union, Magnani s'était fait un devoir d'obéir à
son vœu.

Ce devoir, il devait travailler à le remplir, et il sentait bien
lui-même que, pour le punir de sa folie, Agathe lui indiquait la plus
douce des expiations, pour ne pas dire la plus délicieuse. Comme il
n'avait point partagé les inquiétudes de Mila à propos de l'absence de
Michel, il était sorti uniquement pour lui complaire, et sans songer
qu'il fût besoin d'aller à sa recherche. Il était venu trouver
Fra-Angelo pour le consulter sur les sentiments de cette jeune fille, et
pour lui demander ses conseils et son appui. Lorsqu'il arriva au
monastère, la communauté récitait les prières des agonisants pour l'âme
du cardinal, et il fut forcé d'attendre, dans le jardin aux allées de
faïence et aux plates-bandes de laves, que Fra-Angelo pût venir le
rejoindre. Cette lugubre psalmodie l'attrista, et il ne put se défendre
d'un noir pressentiment en songeant qu'il venait caresser l'espoir des
fiançailles au milieu d'une cérémonie funèbre.

Déjà la veille, avant de se séparer de Pier-Angelo, au retour du palais
de la Serra, il avait sondé le vieux artisan sur les sentiments de sa
fille. Pier-Angelo, charmé de cette espèce d'ouverture, lui avait dit
naïvement qu'il le croyait aimé; mais, comme Magnani se méfiait de son
bonheur et n'osait prendre confiance, Pier-Angelo lui avait conseillé de
consulter son frère le capucin, qu'il s'était habitué, bien qu'il fût
son aîné, à regarder comme le chef de sa famille.

Magnani était bien troublé, bien incertain. Cependant une voix
mystérieuse lui disait que Mila l'aimait. Il se rappelait ses regards
furtifs, ses subites rougeurs, ses larmes cachées, ses pâleurs
mortelles, ses paroles même, qui semblaient une affectation
d'indifférence suggérée par la fierté. Il espéra; il attendit avec
impatience que les prières fussent finies, et quand Fra-Angelo vint le
trouver il le pria de lui prêter attention, de lui donner conseil, et,
avant tout, de lui dire la vérité sans ménagement.

«Voici qui est grave, lui répondit le bon moine: j'ai toujours eu de
l'amitié pour ta famille, mon fils, et une haute estime pour toi. Mais
es-tu bien sûr de me connaître et de m'aimer assez pour me croire, si
les conseils que je te donne contrarient tes secrets désirs? Car, nous
autres moines, on nous consulte beaucoup et on nous écoute fort peu.
Chacun vient nous confier ses pensées, ses passions, et même ses
affaires, parce qu'on croit que des hommes sans intérêt direct dans la
vie y voient plus clair que les autres. On se trompe. Nos conseils sont,
la plupart du temps, ou trop complaisants ou trop austères pour être
bons à suivre ou possibles à observer. Moi, je répugne aux conseils.

--Eh bien, dit Magnani, si vous ne me croyez pas capable de profiter de
vos enseignements, voulez-vous me promettre de répondre sans hésitation
et sans ménagement, à une question que je vais vous adresser?

--L'hésitation n'est pas mon fait, ami. Mais, faute de ménagement, on
peut faire beaucoup souffrir ceux qu'on aime, et tu veux que je sois
cruel envers toi? Tu mets mon affection à une cruelle épreuve!

--Vous m'effrayez d'avance, père Angelo. Il me semble que vous avez déjà
deviné la question que je vais vous faire.

--Dis toujours, pour voir si je ne me trompe pas.

--Et vous répondrez?

--Je répondrai.

--Eh bien, dit Magnani d'une voix tremblante, ferais-je bien de demander
à votre frère la main de votre nièce Mila?

--Précisément, voilà ce que j'attendais. Mon frère m'a parlé de cela
avant toi. Il pense que sa fille t'aime; il croit l'avoir deviné.

--Mon Dieu! s'il était vrai! dit Magnani en joignant les mains.»

Mais la figure de Fra-Angelo resta froide et triste.

«Vous ne me jugez pas digne d'être l'époux de Mila, reprit le modeste
Magnani. Ah! mon frère, il est vrai! mais si vous saviez comme j'ai la
ferme intention de le devenir!

--Ami, répondit le moine, le plus beau jour de la vie de Pier-Angelo et
de la mienne serait le jour où tu deviendrais l'époux de Mila, si vous
vous aimez ardemment et sincèrement tous les deux; car, nous autres
religieux, nous savons cela: il faut aimer de toute son âme l'épouse à
laquelle on se donne, que ce soit la famille ou la religion. Eh bien, je
crois que tu aimes Mila, puisque tu la recherches; mais je ne sais point
si Mila t'aime et si mon frère ne se trompe point.

--Hélas! reprit Magnani, je ne le sais pas non plus.

--Tu ne le sais pas? dit Fra-Angelo en fronçant légèrement le sourcil,
elle ne te l'a donc jamais dit?

--Jamais!

--Et pourtant, elle t'a accordé quelques innocentes faveurs? Elle s'est
trouvée seule avec toi?

--Par rencontre ou par nécessité.

--Elle ne t'a jamais donné de rendez-vous?

--Jamais!

--Mais hier? hier, au coucher du soleil, elle ne s'est pas promenée avec
toi de ce côté-ci?

--Hier, de ce côté-ci? dit Magnani en pâlissant; non, mon père.

--Sur ton salut?

--Sur mon salut et sur mon honneur!

--En ce cas, Magnani, il ne faut point songer à Mila. Mila aime
quelqu'un, et ce n'est pas toi. Et, ce qu'il y a de pire, c'est que ni
son père, ni moi, ne pouvons le deviner. Plût au ciel qu'une fille si
dévouée, si laborieuse et si modeste jusqu'à ce jour, eût pris de
l'inclination pour un homme tel que toi! Vous eussiez noblement élevé
une famille, et votre union eût édifié le prochain. Mais Mila est un
enfant, et un enfant romanesque, j'en ai peur. Désormais on veillera sur
elle avec plus de soin; j'avertirai son père, et toi, homme de cœur, tu
te tairas, tu l'oublieras.

--Quoi! s'écria Magnani, Mila, le type de la franchise, du courage et de
l'innocence, aurait déjà une faute à se reprocher? Mon Dieu! la pudeur
et la vérité n'existent donc plus sur la terre?

--Je ne dis pas cela, répondit le moine: j'espère que Mila est pure
encore; mais elle est sur le chemin de sa perte si on ne la retient.
Hier, au coucher du soleil, elle passait ici, seule et parée; elle
évitait ma rencontre, elle refusait de s'expliquer, elle essayait de
mentir. Ah! j'ai bien prié Dieu cette nuit pour elle, mais je n'ai guère
dormi!

--Je garderai le secret de Mila, et je ne penserai plus à elle, dit
Magnani atterré.»

Mais il continua à y penser. Il était dans sa nature douloureuse et
forte, mais ennemie de toute confiance fanfaronne, de marcher toujours
au-devant des obstacles, et de s'y arrêter sans savoir ni les franchir,
ni les abandonner.

Michel arriva en cet instant; il semblait avoir subi une transformation
magique depuis la veille, quoique son habit d'artisan fût resté sur ses
épaules; mais son front et ses yeux s'étaient agrandis, ses narines
aspiraient l'air plus largement, sa poitrine semblait s'être développée
dans une nouvelle atmosphère. La fierté, la force et le calme de l'homme
libre resplendissaient sur sa physionomie.

«Ah! lui dit Magnani en se jetant dans les bras que lui tendait le jeune
prince, ton rêve est déjà accompli, Michel! C'était un beau rêve! le
réveil est encore plus beau. Moi, je me débattais contre un cauchemar
que ton bonheur fait évanouir, mais qui me laisse éperdu et brisé de
fatigue.»

[Illustration: Un grand vautour qui s'envola brusquement (Page 129.)]

Fra-Angelo les bénit tous deux, et, s'adressant au prince:

--Je salue avec joie, lui dit-il, ton avénement à la grandeur et à la
puissance, en te voyant presser contre ton cœur l'homme du peuple de ton
pays. Michel de Castro-Reale, Michel-Ange Lavoratori, je t'aimerai
toujours comme mon neveu en t'aimant comme mon prince. Direz-vous
maintenant, _excellence_, que c'est duperie aux gens de ma race de
servir et d'aimer ceux de la vôtre?

--Ne me rappelez pas mes hérésies, mon digne oncle, répondit Michel. Je
ne sais plus à quelle race j'appartiens aujourd'hui, je sens que je suis
homme et Sicilien, voilà tout.

--Donc, vive la Sicile! s'écria le capucin en saluant l'Etna.

--Vive la Sicile! répondit Michel en saluant Catane.»

Magnani était attendri et affectueux. Il se réjouissait sincèrement du
bonheur de Michel; mais, pour son compte, il était fort abattu de
l'obstacle qui s'élevait entre Mila et lui, et il tremblait de retomber
sous l'empire de sa première passion. Pourtant la mère est plus que la
femme, et voir Agathe sous cet aspect nouveau rendit le culte de Magnani
plus calme et plus sérieux qu'il ne l'avait été encore. Il sentit qu'il
rougirait en présence de Michel s'il conservait la moindre trace de sa
folie. Il résolut de l'effacer en lui-même, et, heureux de pouvoir
toujours se dire qu'il avait consacré sa jeunesse, par un vœu, à la plus
belle sainte du ciel, il garda son image et son souvenir en lui comme un
parfum céleste.

Magnani était guéri; mais quelle triste guérison, à vingt-cinq ans, que
d'abjurer tous les rêves de l'amour! Il se sentit plein de résignation;
mais, à partir de ce moment, la vie ne fut plus pour lui qu'un devoir
rigide et glacé.

Les rêveries et les tourments qui lui avaient fait aimer ce devoir
n'existaient plus. Jamais il n'y eut d'homme plus isolé sur la terre,
plus dégoûté de toutes les choses humaines, que ne le fut Magnani le
jour de sa délivrance.

Il quitta Michel et Fra-Angelo, qui voulaient se rendre sans tarder à
Nicolosi, et passa tout le reste du jour à se promener seul au bord de
la mer, vers les îles basaltiques de Jaciréale.

Le jeune prince et le moine partirent aussitôt après avoir résolu
d'aller trouver le Piccinino. Ils approchaient de la sinistre croix du
Destatore, lorsque les cloches de Catane, changeant de rhythme, firent
entendre les notes lugubres qui annoncent la mort. Fra-Angelo fit un
signe de croix sans s'arrêter; Michel songea à son père, assassiné
peut-être par l'ordre de ce prélat impie, et doubla le pas afin de
s'agenouiller sur la tombe de Castro-Reale.

[Illustration: Fra-Angelo triompha de l'hésitation des bandits. (Page
140.)]

Il ne se sentait pas encore le courage de regarder de près cette croix
fatale, où il avait éprouvé des émotions si pénibles, alors même qu'il
ne savait pas quel lien du sang l'attachait au bandit de l'Etna. Mais un
grand vautour qui s'envola brusquement, du pied même de la croix, le
força d'y porter les yeux involontairement. Un instant, il se crut la
proie d'une odieuse hallucination. Un cadavre couché dans une mare de
sang gisait à la place d'où le vautour s'enfuyait.

Glacés d'horreur, Michel et le moine s'approchèrent et reconnurent le
cadavre de l'abbé Ninfo, à moitié défiguré par des coups de pistolet
tirés à bout portant. Ce meurtre avait été prémédité ou accompli avec un
rare sang-froid, car on s'était donné le temps et la peine d'écrire à la
craie, et en lettres fines et pressées, sur la lave noire du piédestal
de la croix, cette inscription d'une précision implacable:

«Ici fut trouvé, il y a aujourd'hui dix-huit ans, le cadavre d'un
célèbre bandit, _il Destatore_, prince de Castro-Reale, vengeur des maux
de son pays.

«L'on y trouvera aujourd'hui le cadavre de son assassin, l'abbé Ninfo,
qui a confessé lui-même sa participation au crime. Un si lâche champion
n'eût pas osé frapper un homme si brave. Il l'avait attiré dans un piége
où il a fini par tomber lui-même, après dix-huit ans de forfaits
impunis.

«Plus heureux que Castro-Reale frappé par des esclaves, Ninfo est tombé
sous la main d'un homme libre.

«Si vous voulez savoir qui a condamné et payé l'assassinat du
_Destatore_, demandez-le à Satan, qui, dans une heure, recevra à son
tribunal l'âme perverse du cardinal Ieronimo de Palmarosa.

«N'accusez pas la veuve de Castro-Reale: elle est innocente.

«Michel de Castro-Reale, il y aura encore bien du sang à répandre avant
que la mort de ton père soit vengée!

«Celui qui a écrit ces lignes est le bâtard de Castro-Reale, celui qu'on
appelle le Piccinino et le Justicier d'aventure. C'est lui qui a tué le
fourbe Ninfo. Il l'a fait au soleil levant, au son de la cloche qui
annonçait l'agonie du cardinal de Palmarosa. Il l'a fait afin qu'on ne
crût pas que tous les scélérats peuvent mourir dans leur lit.

«Que le premier qui lira cette inscription la copie ou la retienne, et
qu'il la porte au peuple de Catane!»

«Effaçons-la, dit Michel, ou l'audace de mon frère lui deviendra fatale.

--Non, ne l'effaçons pas, dit le moine. Ton frère est trop prudent pour
n'être pas déjà loin d'ici, et nous n'avons pas le droit de priver les
grands et le peuple de Catane d'un terrible exemple et d'une sanglante
leçon. Assassiné, lui, le fier Castro-Reale? assassiné par le cardinal,
attiré dans un piége par l'infâme abbé! Ah! j'aurais dû le deviner! Il y
avait encore en lui trop d'énergie et de cœur pour descendre au suicide.
Ah! Michel! n'accuse pas ton frère de trop de sévérité, et ne regarde
pas ce châtiment comme un crime inutile. Tu ne sais pas ce que c'était
que ton père dans ses bons jours, dans ses grands jours! Tu ne sais pas
qu'il était en voie de s'amender et de redevenir le justicier des
montagnes. Il se repentait. Il croyait en Dieu, il aimait toujours son
pays, et il adorait ta mère! Qu'il eût pu vivre ainsi une année de plus,
et elle l'eût aimé, et elle lui eût tout pardonné. Elle serait venue
partager ses dangers, elle eût été la femme du brigand au lieu d'être la
captive et la victime des assassins. Elle t'eût élevé elle-même, elle
n'eût jamais été séparée de toi! Tu aurais sucé le lait sauvage d'une
lionne, et tu aurais grandi dans la tempête. Tout serait mieux ainsi! La
Sicile serait plus près de sa délivrance qu'elle ne le sera peut-être
dans dix ans, et moi, je ne fusse pas resté moine! Au lieu de nous
promener dans la montagne, les bras croisés, pour voir ce cadavre tombé
dans un coin, et le Piccinino fuyant à travers les abîmes, nous serions
tous ensemble, le mousquet au poing, livrant de rudes batailles aux
Suisses de Naples, et marchant peut-être sur Catane, le drapeau jaune
frissonnant en plis d'or à la brise du matin! Oui, tout serait mieux
ainsi, je te le dis, prince de Castro-Reale!... Mais la volonté de Dieu
soit faite! ajouta Fra-Angelo, se rappelant enfin qu'il était moine.
Bien certains que le Piccinino avait dû quitter le val, longtemps même
avant l'heure désignée dans l'inscription comme celle du meurtre, Michel
et le capucin n'allèrent pas plus loin et s'éloignèrent de ce lieu
sauvage où, pendant plusieurs heures encore, le cadavre de l'abbé
pouvait bien être la proie du vautour, sans que personne vint troubler
son affreux festin. Comme ils revenaient sur leurs pas, ils virent
l'oiseau sinistre passer sur leurs têtes et retourner à sa déplorable
proie avec acharnement. «Mangé par les chiens et les vautours, dit le
moine sans témoigner aucun trouble, c'est le sort que tu méritais! c'est
la malédiction que, dans tous les temps, les peuples ont prononcée sur
les espions et les traîtres. Vous voilà bien pâle, mon jeune prince, et
vous me trouvez peut-être bien rude envers un prêtre, moi qui suis aussi
un homme d'église. Que voulez-vous? J'ai beaucoup vu tuer et j'ai tué
moi-même, peut-être plus qu'il ne le faudrait pour le salut de mon âme!
mais dans les pays conquis, voyez-vous, la guerre n'a pas toujours
d'autres moyens que le meurtre privé. Ne croyez pas que le Piccinino
soit plus méchant qu'un autre. Le ciel l'avait fait naître calme et
patient; mais il y a des vertus qui deviendraient des vices chez nous,
si on les conservait. La raison et le sentiment de la justice lui ont
appris à être terrible, au besoin! Voyez, pourtant, qu'il a l'âme loyale
au fond. Il est fort irrité contre votre mère, m'avez-vous dit, et vous
avez craint sa vengeance. Vous voyez qu'il l'absout du crime dont la
sainte femme n'a jamais conçu la pensée; vous voyez qu'il rend hommage à
la vérité, même dans le feu de sa colère. Vous voyez aussi qu'au lieu de
vous adresser une malédiction, il vous exhorte à faire cause commune
avec lui, dans l'occasion. Non, non, Carmelo n'est pas un lâche!»

Michel était de l'avis du capucin; mais il garda le silence: il avait un
grand effort à faire pour fraterniser avec l'âme sombre de ce sauvage
raffiné qui s'appelait le Piccinino. Il voyait bien la secrète
prédilection du moine pour le bandit. Aux yeux de Fra-Angelo, le bâtard
était, bien plus que le prince, le fils légitime du _Destatore_ et
l'héritier de sa force. Mais Michel était trop accablé des émotions tour
à tour délicieuses et horribles qu'il venait d'éprouver depuis quelques
heures, pour suivre une conversation quelconque, et, eût-il trouvé le
capucin trop vindicatif et trop enclin à un reste de férocité, il ne se
sentait pas le droit de contredire et même de juger un homme auquel il
devait la légitimité de sa naissance, la conservation de ses jours, et
le bonheur de connaître sa mère.

Ils aperçurent de loin la villa du cardinal toute tendue de noir.

«Et vous aussi, Michel, vous allez être forcé de prendre le deuil, dit
Fra-Angelo. Carmelo est plus heureux que vous en ce moment, de ne pas
appartenir à la société. S'il était le fils de la princesse de
Palmarosa, il lui faudrait porter la livrée menteuse de la douleur, le
deuil de l'assassin de son père.

--Pour l'amour de ma mère, mon bon oncle, répondit le prince, ne me
montrez pas le mauvais côté de ma position. Je ne puis songer encore à
rien, sinon que je suis le fils de la plus noble, de la plus belle et de
la meilleure des femmes.

--Bien, mon enfant; c'est bien. Pardonnez-moi, reprit le moine. Moi, je
suis toujours dans le passé; je suis toujours avec le souvenir de mon
pauvre capitaine assassiné. Pourquoi l'avais-je quitté? pourquoi
étais-je déjà moine? Ah! j'ai été un lâche aussi! Si j'étais resté
fidèle à sa mauvaise fortune et patient pour ses égarements, il ne
serait pas tombé dans une misérable embûche, il vivrait peut-être
encore! Il serait fier et heureux d'avoir deux fils, tous deux beaux et
braves! Ah! _Destatore, Destatore!_ voici que je te pleure avec plus
d'amertume que la première fois. Apprendre que tu es mort d'une autre
main que de la tienne, c'est recommencer à te perdre.»

Et le moine, tout à l'heure si dur et si insensible en foulant sous ses
pieds le sang du traître, se mit à pleurer comme un enfant. Le vieux
soldat, fidèle au delà de la mort, reparut en lui tout entier, et il
embrassa Michel en disant: «Console-moi, fais-moi espérer que nous le
vengerons!»

«Espérons pour la Sicile! répondit Michel. Nous avons mieux à faire que
de venger nos querelles de famille, nous avons à sauver la patrie! Ah!
la patrie! c'est un mot que tu avais besoin de m'expliquer hier, brave
soldat; mais aujourd'hui, c'est un mot que je comprends bien.»

Ils se serrèrent fortement la main et entrèrent dans la villa Palmarosa.



XLVIII.

LE MARQUIS


Messire Barbagallo les attendait à la porte avec un visage plein
d'anxiété. Dès qu'il aperçut Michel, il courut à sa rencontre et se mit
à genoux pour lui baiser la main. «Debout, debout, Monsieur! lui dit le
jeune prince, choqué de tant de servilité. Vous avez servi ma mère avec
dévouement. Donnez-moi la main, comme il convient à un homme!»

Ils traversèrent le parc ensemble; mais Michel ne voulut pas encore
recevoir les hommages de tous les valets, qui ne menaçaient pourtant pas
d'être plus importuns que celui de l'intendant; car celui-ci le
poursuivait en lui demandant cent fois pardon de la scène du bal, et en
s'efforçant de lui prouver que si le décorum lui avait permis, en cette
occasion, d'avoir ses lunettes, sa vue affaiblie ne l'eût pas empêché de
remarquer qu'il ressemblait trait pour trait au grand capitaine Giovanni
Palmarosa, mort en 1288, dont il avait porté la veille, en sa présence,
le portrait au marquis de la Serra: «Ah! que je regrette, disait-il, que
la princesse ait fait don de tous les Palmarosa au marquis! Mais Votre
Altesse recouvrera cette noble et précieuse part de son héritage. Je
suis certain que Son Excellence le marquis lui restituera par son
testament, ou par une cession plus prompte encore, tous les ancêtres des
deux familles.

--Je les trouve bien où ils sont, répondit Michel en souriant. Je
n'aime pas beaucoup les portraits qui ont le don de la parole.»

Il se déroba aux obsessions du majordome et tourna le rocher, afin
d'entrer par le casino. Mais, comme il pénétrait dans le boudoir de sa
mère, il vit que Barbagallo tout essoufflé l'avait suivi sur l'escalier:
«Pardon, Altesse, disait-il d'une voix entrecoupée, madame la princesse
est dans la grande galerie, au milieu de ses parents, de ses amis et de
ses serviteurs, auxquels elle vient de faire la déclaration publique de
son mariage avec le très-noble et très-illustre prince votre père. On
n'attend plus que le très-digne frère Angelo, qui a dû recevoir un
exprès, il y a deux heures, afin qu'il apportât du couvent les titres
authentiques de ce mariage, qui doivent constater ses droits à la
succession de Son Éminence, le très-haut, très-puissant et
très-excellent prince cardinal...

--J'apporte les titres, répondit le moine; avez-vous tout dit,
très-haut, très-puissant et très-excellent maître Barbagallo?

--Je dirai encore à Son Altesse, reprit l'intendant sans se déconcerter,
qu'elle est attendue aussi avec impatience... mais que...

--Mais quoi? Ne me barrez pas toujours le passage avec vos airs
suppliants, monsieur Barbagallo. Si ma mère m'attend, laissez-moi courir
vers elle; si vous avez quelque requête personnelle à me présenter, je
vous écouterai une autre fois, et, d'avance, je vous promets tout.

--O mon noble maître, oui! s'écria Barbagallo en se mettant en travers
de la porte, d'un air héroïque et en présentant à Michel un habit de
gala à l'ancienne mode, tandis qu'un domestique, rapidement averti par
un coup de sonnette, apportait une culotte de satin brodée d'or, une
épée et des bas de soie à coins rouges. Oui, oui! c'est une demande
personnelle que j'ose vous adresser. Vous ne pouvez pas vous présenter
devant l'assemblée de famille qui vous attend, avec cette casaque de
bure et cette grosse chemise. C'est impossible qu'un Palmarosa, qu'un
Castro-Reale je veux dire, apparaisse, pour la première fois, à ses
cousins-germains et issus de germains dans l'accoutrement d'un manœuvre.
On sait les nobles infortunes de votre jeunesse et la condition indigne
à laquelle votre grand cœur a su résister. Mais ce n'est pas une raison
pour qu'on en voie la livrée sur le corps de Votre Altesse. Je me
mettrai à ses genoux pour la supplier de se revêtir des habits de
cérémonie que le prince Dionigi de Palmarosa, son grand-père, portait le
jour de sa première présentation à la cour de Naples.

La première partie de ce discours avait vaincu la sévérité de Michel. Le
moine et lui n'avaient pu résister à un accès de fou rire: mais la fin
de l'exorde fit cesser leur gaieté et rembrunit leurs fronts.

«Je suis bien sûr, dit Michel d'un ton sec, que ce n'est pas ma mère qui
vous a chargé de me présenter ce déguisement ridicule, et qu'elle
n'aurait aucun plaisir à me voir revêtir cette livrée-là! J'aime mieux
celle que je porte encore et que je porterai le reste de cette journée,
ne vous en déplaise, monsieur le majordome.

--Que Votre Altesse ne soit pas irritée contre moi, répondit Barbagallo
tout confus en faisant signe au laquais de remporter l'habit au plus
vite. J'ai agi peut-être inconsidérément en ne prenant conseil que de
mon zèle... mais si...

--Mais non! laissez-moi, dit Michel en poussant la porte avec énergie;»
et, prenant le bras de Fra-Angelo, il descendit l'escalier intérieur du
Casino et entra résolument dans la grande salle, sous son costume
d'artisan.

La princesse, vêtue de noir, était assise au fond de la galerie sur un
sofa, entourée du marquis de la Serra, du docteur Recuperati, de
Pier-Angelo, de plusieurs amis éprouvés des deux sexes et de plusieurs
parents, à la mine plus ou moins malveillante ou consternée, malgré
leurs efforts pour paraître touchés et émerveillés du roman de sa vie
qu'elle venait de leur raconter. Mila était assise à ses pieds sur un
coussin, belle, attendrie, et pâle de surprise et d'émotion. D'autres
groupes étaient espacés dans la galerie. C'étaient des amis moins
intimes, des parents plus éloignés, puis des gens de loi qu'Agathe avait
appelés pour constater la validité de son mariage et la légitimité de
son fils. Plus loin encore, les serviteurs de la maison, en service
actif ou admis à la retraite, quelques ouvriers privilégiés, la famille
Magnani entre autres; enfin l'élite de ces _clients_ avec lesquels les
seigneurs siciliens ont des relations de solidarité inconnues chez nous,
et qui rappellent les antiques usages du patriciat romain.

On peut bien penser qu'Agathe ne s'était pas crue forcée de dire quelles
raisons cruelles l'avaient décidée à épouser le trop fameux prince de
Castro-Reale, ce bandit si brave et si redoutable, si dépravé et
pourtant si naïf parfois, espèce de don Juan converti, sur lequel
couraient encore plus d'histoires terribles, fantastiques, galantes et
invraisemblables, qu'il n'en avait pu mener à fin. Elle préférait à
l'aveu public d'une violence qui répugnait à sa pudeur et à sa fierté,
l'aveu tacite d'un amour, romanesque, de sa part, jusqu'à
l'extravagance, mais librement consenti et légitimé. Le seul marquis de
la Serra avait été le confident de sa véritable histoire; lui seul
savait maintenant les malheurs d'Agathe, la cruauté de ses parents,
l'assassinat présumé du _Destatore_, et les complots contre la vie de
son fils au berceau. La princesse laissa pressentir aux autres que sa
famille n'eût point approuvé ce mariage clandestin, et que son fils
avait dû être élevé en secret pour ne point risquer d'être déshérité
dans sa personne par ses parents maternels. Elle avait fait un récit
court, simple et précis, et elle y avait porté une assurance, une
dignité, un calme qu'elle devait à l'énergie du sentiment maternel.
Avant qu'elle connût l'existence de son enfant, elle se serait donné la
mort plutôt que de laisser soupçonner la dixième partie de son secret;
mais, avec la volonté de faire reconnaître et accepter son fils, elle
eût tout révélé si un aveu complet eût été nécessaire.

Elle avait fini de parler depuis un quart d'heure, quand Michel entra.
Elle avait regardé tout son auditoire avec tranquillité. Elle savait à
quoi s'en tenir sur l'attendrissement naïf des uns, sur la malignité
déguisée des autres. Elle savait qu'elle aurait le courage de faire face
à toutes les amplifications, à toutes les railleries, à toutes les
méchancetés que sa déclaration allait faire éclater dans le public et
surtout dans le grand monde. Elle était préparée à tout et se sentait
bien forte, appuyée sur son fils, cette femme qui n'avait pas plus voulu
de la protection d'un mari que des consolations d'un amant.
Quelques-unes des personnes présentes, soit par malice, soit par bêtise,
avaient essayé de lui faire ajouter quelques détails, quelques
éclaircissements à sa déclaration. Elle avait répondu avec douceur et
fermeté: «Ce n'est pas devant tant de témoins, et en un jour de deuil et
de gravité pour ma maison que je puis me prêter volontairement à vous
divertir ou à vous intéresser au récit d'une histoire d'amour.
D'ailleurs, tout cela est un peu loin de ma mémoire. J'étais bien jeune
alors, et, après vingt ans écoulés sur ces émotions, je pourrais
difficilement me remettre à un point de vue qui vous fît comprendre le
choix que j'avais jugé à propos de faire. Je permets qu'on le trouve
extraordinaire, mais je ne permettrai à personne de le blâmer en ma
présence; ce serait insulter à la mémoire de l'homme dont j'ai accepté
le nom pour le transmettre à mon fils.»

On chuchotait avidement dans les groupes de cette assemblée déjà
dispersée dans la vaste galerie. Le dernier de tous à l'extrémité de la
salle, celui qui se composait de braves ouvriers et de fidèles
serviteurs, était le seul grave, calme et secrètement attendri. Le père
et la mère de Magnani étaient venus baiser, en pleurant, la main
d'Agathe. Mila, dans son extase d'étonnement et de joie, était un peu
triste au fond du cœur. Elle se disait que Magnani aurait dû être là, et
elle ne le voyait point arriver, quoiqu'on l'eût cherché partout. Elle
l'oublia cependant quand elle vit paraître Michel, et elle se leva pour
s'élancer vers lui à travers les groupes malveillants ou stupéfiés qui
s'ouvrirent pour laisser passer le prince artisan et sa casaque de
laine. Mais elle s'arrêta, toute rouge et tout affligée: Michel n'était
plus son frère. Elle ne devait plus l'embrasser.

Agathe, qui s'était levée avant elle, se retourna pour lui faire signe,
et, la prenant par la main, elle marcha vers son fils avec la résolution
et l'orgueil d'une mère et d'une reine. Elle le présenta d'abord à la
bénédiction publique de son père et de son oncle adoptifs, puis aux
poignées de main de ses amis et aux salutations de ses connaissances.
Michel eut du plaisir à se montrer fier et froid avec ceux qui lui
parurent tels; et quand il fut au milieu de la partie populaire de la
réunion, il se montra tel qu'il se sentait, plein d'effusion et de
franchise. Il n'eut pas de peine à se gagner ces cœurs-là, et il y fut
accueilli comme si ces braves gens l'eussent vu naître et grandir sous
leurs yeux.

Après la production des actes de mariage et de naissance, qui, ayant été
contractés et enregistrés sous l'ancienne administration ecclésiastique,
étaient parfaitement légitimes et authentiques, Agathe prit congé de
l'assemblée de famille et se retira dans son appartement avec Michel, la
famille Lavoratori et le marquis de la Serra. Là, on goûta encore sans
trouble le bonheur d'être ensemble, et on se reposa un peu de la
contrainte qu'on avait subie, en riant de l'incident de l'habit de gala
du grand-père, heureuse imagination de Barbagallo! On s'amusa d'avance
de tout ce qui allait être enfanté de monstrueux et de ridicule dans les
premiers temps, par les imaginations catanaises, messinoises et
palermitaines, sur la situation de la famille.

La journée ne s'écoula point sans qu'ils sentissent tous qu'ils auraient
besoin d'un courage plus sérieux. La nouvelle de l'assassinat de l'abbé
Ninfo, et surtout la copie de l'inscription audacieuse, arrivèrent dans
la soirée et circulèrent rapidement par toute la ville. Des promeneurs
avaient apporté l'écrit, des _campieri_ apportèrent le cadavre. Comme
cela avait une couleur politique, on en parla tout bas; mais comme cela
était lié aux événements de la journée, à la mort du cardinal et à la
déclaration d'Agathe, on en parla toute la nuit, jusqu'à en perdre
l'envie de dormir. La plus belle et la plus grande ville possible,
lorsqu'elle n'est point une des métropoles de la civilisation, est
toujours, par l'esprit et les idées, une petite ville de province,
surtout dans le midi de l'Europe.

La police s'émut d'ailleurs de la vengeance exercée sur l'un de ses
employés. Les gens en faveur prirent, dans les salons, une attitude de
menace contre la noblesse patriotique. Le parti napolitain fit entendre
que le prince de Castro-Reale n'avait qu'à bien se tenir s'il voulait
qu'on oubliât les forfaits de monsieur son père, et on fit bientôt
pénétrer, jusque dans le boudoir de la princesse, de salutaires
avertissements qu'on voulait bien lui donner. Un ami sincère, mais
pusillanime, vint lui apprendre que son innocence proclamée par la main
fantastique du Piccinino, et l'appel fait à son fils dans le même écrit
pour qu'il eût à venger Castro-Reale, la compromettraient gravement, si
elle ne se hâtait de faire quelques démarches prudentes, comme de
présenter son fils aux puissances du moment, et de témoigner, d'une
manière indirecte, mais claire, qu'elle abandonnait l'âme de son défunt
brigand au diable et le corps de son beau-fils le bâtard au bourreau;
qu'elle avait l'intention d'être une bonne, une vraie Palmarosa, comme
l'avaient été son père et son oncle; enfin qu'elle se portait garant de
la bonne éducation politique qu'elle saurait donner à l'héritier d'un
nom aussi difficile à porter désormais que celui de Castro-Reale.

A ces avertissements, Agathe répondit avec calme et prudence qu'elle
n'allait jamais dans le monde; qu'elle vivait, depuis vingt ans, dans
une retraite tranquille, où aucun complot ne s'était jamais formé; que
faire en ce moment des démarches pour se rapprocher du pouvoir, ce
serait, en apparence, accepter des méfiances qu'elle ne méritait point;
que son fils était encore un enfant, élevé dans une condition obscure et
dans l'ignorance de tout ce qui n'était pas la poésie des arts; qu'enfin
elle porterait hardiment, ainsi que lui, le nom de Castro-Reale, parce
que c'était une lâcheté de renier ses engagements et son origine, et que
tous deux sauraient le faire respecter, même sous l'œil de la police.
Quant au Piccinino, elle feignit fort habilement de ne pas savoir ce
qu'on voulait lui dire, et de ne pas croire à l'existence de ce fantôme
insaisissable, espèce de Croquemitaine dont on faisait peur aux petits
enfants et aux vieilles femmes du faubourg. Elle fut surprise et
troublée de l'assassinat de l'abbé Ninfo; mais, comme le testament
s'était retrouvé à propos dans les mains du docteur Recuperati, nul ne
put soupçonner qu'une accointance secrète avec les bandits de la
montagne l'eût remise en possession de son titre. Le docteur ne sut pas
même qu'il lui avait été soustrait; car, au moment où il allait faire
publiquement la déclaration que l'abbé Ninfo le lui avait volé, Agathe
l'avait interrompu en lui disant: «Prenez garde, docteur, vous êtes fort
distrait; n'accusez légèrement personne. Vous m'avez montré ce
testament, il y a deux jours; ne l'auriez-vous pas laissé dans mon
cabinet, sous un bloc de mosaïque?»

On avait été officiellement à l'endroit indiqué, et on avait trouvé le
testament intact. Le docteur, émerveillé de son étourderie, y avait cru
comme les autres.

Agathe avait trop souffert, elle avait eu de trop rudes secrets à garder
pour ne pas être habile quand il fallait s'en donner la peine. Michel et
le marquis admirèrent la présence d'esprit qu'elle déploya dans toute
cette affaire, pour sortir d'une situation assez alarmante. Mais
Fra-Angelo devint fort triste, et Michel se coucha, bien moins
insouciant dans son palais qu'il n'avait fait dans sa mansarde. Les
précautions indispensables, la dissimulation assidue dont il fallait
s'armer, lui révélèrent les soucis et les dangers de la grandeur. Le
capucin craignait qu'il ne se corrompît malgré lui. Michel ne craignait
pas de se corrompre; mais il sentait qu'il lui faudrait s'observer et
s'amoindrir pour garder son repos et son bonheur domestique, ou
s'engager dans un combat qui ne finirait plus qu'avec sa fortune et sa
vie.

Il s'y résigna. Il se dit qu'il serait prudent pour sa mère jusqu'au
moment où il serait téméraire pour sa patrie. Mais déjà le temps de
l'ivresse et du bonheur était passé; déjà commençait le devoir: les
romans qu'on ne coupe pas au beau milieu du dénouement se rembrunissent
à la dernière page, pour peu qu'ils aient le moindre fonds de
vraisemblance.

Certaines personnes de goût et d'imagination veulent qu'un roman ne
finisse point, et que l'esprit du lecteur fasse le reste. Certaines
personnes judicieuses et méthodiques veulent voir tous les fils de
l'intrigue se délier patiemment et tous les personnages s'établir pour
le reste de leurs jours, ou mourir, afin qu'on n'ait plus à s'occuper
d'eux. Je suis de l'avis des premiers, et je crois que j'aurais pu
laisser le lecteur au pied de la croix du _Destatore_, lisant
l'inscription qu'y avait tracée le justicier d'aventure. Il aurait fort
bien pu inventer sans moi le chapitre qu'il vient de parcourir, je gage,
avec tiédeur, se disant: «J'en étais sûr, je m'y attendais bien, cela va
sans dire.»

Mais j'ai craint d'avoir affaire à un lecteur délicat qui ne se trouvât
fort mal installé en la compagnie classiquement romantique d'un cadavre
et d'un vautour.

Pourquoi tous les dénouements sont-ils plus ou moins manqués et
insuffisants? la raison en est simple, c'est parce qu'il n'y a jamais de
dénouements dans la vie, que le roman s'y continue sans fin, triste ou
calme, poétique ou vulgaire, et qu'une chose de pure convention ne peut
jamais avoir un caractère de vérité qui intéresse.

Mais puisque, contrairement à mon goût, j'ai résolu de tout expliquer,
je reconnais que j'ai laissé Magnani sur la grève, Mila inquiète, le
Piccinino à travers les champs, et le marquis de la Serra aux pieds de
la princesse. Quant à ce dernier, il y avait à peu près douze ans qu'il
était ainsi prosterné, et un jour de plus ou de moins ne changeait rien
à son sort; mais, dès qu'il connut le secret d'Agathe et qu'il vit son
fils en possession de tous ses droits et de tout son bonheur, il changea
d'attitude, et, se relevant de toute la grandeur de son caractère
chevaleresque et fidèle, il lui dit en présence de Michel:

«Madame, je vous aime comme je vous ai toujours aimée; je vous estime
d'autant plus que vous avez été plus fière et plus loyale, en refusant
de contracter sous le beau titre de vierge une union où il vous eût
fallu apporter en secret ceux de veuve et de mère. Mais si, parce que
vous avez jadis subi un outrage, vous vous croyez déchue à mes yeux,
vous ne connaissez point mon cœur. Si, parce que vous portez un nom
bizarre et effrayant par les souvenirs qui s'y rattachent, vous pensez
que je craindrais d'y faire succéder le mien, vous faites injure à mon
dévouement pour vous. Ce sont là, au contraire, des raisons qui me font
souhaiter plus que jamais d'être votre ami, votre soutien, votre
défenseur et votre époux. On raille votre premier mariage à l'heure
qu'il est. Accordez-moi votre main et on n'osera pas railler le second.
On vous appelle la femme du brigand; soyez la femme du plus raisonnable
et du plus rangé des patriciens, afin qu'on sache bien que si vous
pouvez enflammer l'imagination d'un homme terrible, vous savez aussi
gouverner le cœur d'un homme calme. Votre fils a grand besoin d'un père,
Madame. Il va être engagé dans plus d'un passage difficile et périlleux
de la vie fatale que nous fait une race ennemie. Sachez bien que je
l'aime déjà comme mon fils, et que ma vie et ma fortune sont à lui. Mais
cela ne suffit pas: il faut que la sanction d'un mariage avec vous mette
fin à la position équivoque où nous sommes vis-à-vis l'un de l'autre. Si
je passe pour l'amant de sa mère, pourra-t-il m'aimer et m'estimer? Ne
sera-t-il pas ridicule, peut-être lâche, qu'il ait l'air de le souffrir
sans honte et sans impatience? Il faut donc que je m'éloigne de vous à
présent, si vous refusez de faire alliance avec moi. Vous perdrez le
meilleur de vos amis, et Michel aussi!... Quant à moi, je ne parle pas
de la douleur que j'en ressentirais, je ne sais point de paroles qui
puissent la rendre; mais il ne s'agit point de moi, et ce n'est point
par égoïsme que je vous implore. Non, je sais que vous ne connaissez
point l'amour et que la passion vous effraie; je sais quelle blessure
votre âme a reçue, et quelle répugnance vous inspirent les idées qui
enivrent l'imagination de ceux qui vous connaissent. Eh bien! je ne
serai que votre frère, je m'y engage sur l'honneur, si vous l'exigez.
Michel sera votre unique enfant comme votre unique amour. Seulement, la
loi et la morale publique me permettront d'être son meilleur ami, son
guide, et le bouclier de l'honneur et de la réputation de sa mère.»

Le marquis fit ce long discours d'un ton calme, et en maintenant sa
physionomie à l'unisson de ses paroles. Seulement une larme vint au bord
de sa paupière, et il eut tort de vouloir la retenir, car elle était
plus éloquente que toutes ses paroles.

La princesse rougit; ce fut la première fois que le marquis l'avait vue
rougir, et il en fut si bouleversé, qu'il perdit tout le sang-froid dont
il s'était armé. Cette rougeur qui la faisait femme pour la première
fois, à trente-deux ans, fut comme un rayon de soleil sur la neige, et
Michel était un artiste trop délicat pour ne pas comprendre qu'elle
avait encore gardé un secret au fond de son cœur, ou bien que son cœur,
ranimé par la joie et la sécurité, pouvait commencer à aimer. Et quel
homme en était plus digne que La Serra?

Le jeune prince se mit à genoux: «O ma mère, dit-il, vous n'avez plus
que vingt ans! Tenez, regardez-vous! ajouta-t-il en lui présentant un
miroir à main oublié sur sa table par la camériste. Vous êtes si belle
et si jeune, et vous voulez renoncer à l'amour! Est-ce donc pour moi?
Serai-je plus heureux parce que votre vie sera moins complète et moins
riante? Vous respecterai-je moins, parce que je vous verrai plus
respectée et mieux défendue? Craignez-vous que je sois jaloux, comme
Mila me le reprochait?... Non, je ne serai point jaloux, à moins que je
ne sente qu'il vous aime mieux que moi, et cela, je t'en défie! Cher
marquis, nous l'aimerons bien, n'est-ce pas, nous lui ferons oublier le
passé; nous la rendrons heureuse, elle qui ne l'a jamais été, et qui,
seule au monde, méritait un bonheur absolu! Ma mère, dites oui; je ne me
relèverai pas que vous n'ayez dit oui!

--J'y ai déjà songé, répondit Agathe en rougissant toujours. Je crois
qu'il le faut pour toi, pour notre dignité à tous.

--Ne dites pas ainsi, s'écria Michel en la serrant dans ses bras: dites
que c'est pour votre bonheur, si vous voulez que nous soyons heureux,
lui et moi!»

Agathe tendit sa main au marquis, et cacha la tête de son fils dans son
sein. Elle avait honte qu'il vît la joie de son fiancé. Elle avait
conservé la pudeur d'une jeune fille, et, dès ce jour, elle redevint si
fraîche et si belle, que les méchants, qui veulent absolument trouver
partout le mensonge et le crime, prétendaient que Michel n'était pas son
fils, mais un amant installé dans sa maison sous ce titre profané.
Toutes les calomnies et même les moqueries tombèrent pourtant devant
l'annonce de son mariage avec M. de la Serra, qui devait avoir lieu à la
fin de son deuil. On essaya bien encore de dénigrer l'amour
_donquichottesque_ du marquis, mais on l'envia plus qu'on ne le
plaignit.



XLIX.

DANGER.


Cette nouvelle fit une grande impression sur Magnani. Elle acheva de le
guérir et de l'attrister. Son âme exaltée ne pouvait se passer d'un
amour exclusif et absorbant; mais, apparemment, il s'était trompé
lui-même lorsqu'il se persuadait n'avoir jamais connu l'espérance; car,
toute espérance devenue impossible, il ne se sentit plus assiégé du
fantôme d'Agathe. Ce fut le fantôme de Mila qui s'empara de ses
méditations et de ses insomnies. Mais cette passion débutait au milieu
d'une souffrance pire que toutes les anciennes. Agathe lui était apparue
comme un idéal qu'il ne pouvait atteindre. Mila lui apparaissait sous le
même aspect, mais avec une certitude de plus, c'est qu'elle avait un
amant.

Il se passa alors, au sein de cette famille de parents et d'amis, une
série de petites anxiétés assez délicates et qui devinrent fort pénibles
pour Mila et pour Magnani. Pier-Angelo voyait sa fille triste, et, n'y
pouvant rien comprendre, il voulait avoir une explication cordiale avec
Magnani et l'amener à lui demander ouvertement la main de Mila.
Fra-Angelo n'était pas de son avis et le retenait. Cette contestation
portée devant le doux tribunal de la princesse, avait amené,
relativement à la promenade de Nicolosi, des explications satisfaisantes
pour le père et pour l'oncle, mais qui pouvaient bien laisser quelque
soupçon dans l'âme rigide et fière de l'amant. Fra-Angelo, qui avait
fait le mal, se chargea de le réparer. Il alla trouver le jeune homme,
et, sans lui révéler l'imprudence sublime de Mila, il lui dit qu'elle
était justifiée complétement dans son esprit, et qu'il avait découvert
que cette mystérieuse promenade n'avait pour but qu'une noble et
courageuse action.

Magnani ne fit point de questions. Autrement, le moine, qui ne savait
point arranger la vérité, lui eût tout dit: mais la loyauté de Magnani
se refusait au soupçon, du moment que Fra-Angelo donnait sa parole. Il
crut enfin au bonheur, et alla demander à Pier-Angelo de consacrer le
sien.

Mais il était écrit que Magnani ne serait point heureux. Le jour où il
se présenta pour faire sa déclaration et sa demande, Mila, au lieu de
rester présente, quitta l'atelier de son père avec humeur et alla
s'enfermer dans sa chambre. Elle était offensée dans le sanctuaire de
son orgueil par les quatre ou cinq jours d'abattement et d'irrésolution
de Magnani. Elle avait cru à une victoire plus prompte et plus facile.
Elle rougissait déjà de l'avoir poursuivie si longtemps.

Et puis, elle était au courant de tout ce qui s'était passé durant ces
jours d'angoisse. Elle savait que Michel n'approuvait pas qu'on se
pressât tant d'amener Magnani à se déclarer. Michel seul avait su le
secret de son ami, et il était effrayé pour sa sœur adoptive de la
promptitude d'une réaction vers elle, qui pouvait bien être un acte de
désespoir. Mila en conclut que Michel savait à quoi s'en tenir sur la
persistance de Magnani à aimer une autre femme, quoique ce jeune homme
eût refusé de lui reprendre la bague de la princesse, et qu'il eût prié
Mila de la conserver comme un gage de son estime et de son respect. Ce
soir-là même, le soir où il l'avait ramenée du palais de la Serra,
tandis que Michel restait auprès de sa mère, Magnani, tout enivré de sa
beauté, de son esprit et de son succès, lui avait parlé avec tant de
vivacité que c'était presque une déclaration d'amour. Mila avait eu
encore la force de ne point l'encourager ouvertement. Mais elle s'était
crue victorieuse, et le lendemain, c'est-à-dire le jour de la
déclaration d'Agathe, elle avait compté le revoir à ses pieds et lui
avouer enfin qu'il était aimé.

Mais ce jour-là il n'avait point paru, et les jours suivants il ne lui
avait pas adressé une seule parole; il s'était borné à la saluer avec un
respect glacial, lorsqu'il n'avait pu éviter ses regards. Mila,
mortellement blessée et affligée, avait refusé de dire à son père la
vérité, que le bonhomme, inquiet de sa pâleur, lui demandait presque à
genoux. Elle avait persisté à nier qu'elle aimât le jeune voisin.
Pier-Angelo n'avait rien trouvé de mieux, simple et rond comme il
l'était, que de dire à sa fille:

«Console-toi, mon enfant, nous savons bien que vous vous aimez.
Seulement il a été inquiet et jaloux à cause de l'affaire de Nicolosi;
mais, quand tu daigneras te justifier devant lui, il tombera à tes
pieds. Demain tu l'y verras, j'en suis sûr.

--Ah! maître Magnani se permet d'être jaloux et de me soupçonner! avait
répondu Mila avec feu. Il ne m'aime que d'hier, il ne sait pas si je
l'aime, et lorsqu'un soupçon lui vient, au lieu de me le confier
humblement et de travailler à supplanter le rival qui l'inquiète, il
prend l'air d'un mari trompé, abandonne le soin de me convaincre et de
me plaire, et croira me faire un grand honneur et un grand plaisir quand
il viendra me dire qu'il daigne me pardonner! Eh bien, moi, je ne lui
pardonne pas. Voilà, mon père, ce que vous pouvez lui dire de ma part.»

L'enfant s'obstina si bien dans son dépit, que Pier-Angelo fut forcé
d'amener Magnani à la porte de sa chambre, où elle le laissa frapper
longtemps, et qu'elle ouvrit enfin, en disant d'un ton boudeur, qu'on la
dérangeait impitoyablement dans sa sieste.

«Croyez bien, dit Pier-Angelo à Magnani, que la perfide ne dormait pas,
car elle sortait de chez moi au moment où vous êtes entré. Allons,
enfants, mettez sous les pieds toutes ces belles querelles. Donnez-vous
la main, puisque vous vous aimez, et embrassez-vous puisque je le
permets. Non? Mila est orgueilleuse comme l'était sa pauvre mère! Ah!
mon ami Antonio, tu seras mené comme je l'étais, et tu n'en seras pas
plus malheureux, va! Allons, à genoux, en ce cas, et demande grâce.
Signora Mila, faudra-t-il que votre père s'y mette aussi?

--Père, répondit Mila, vermeille de plaisir, de fierté et de chagrin
tout ensemble, écoutez-moi au lieu de me railler, car j'ai besoin de
garder ma dignité sauve, moi! Une femme n'a rien de plus précieux, et un
homme, un père même, ne comprend jamais assez combien nous avons le
droit d'être susceptibles. Je ne veux pas être aimée à demi, je ne veux
pas servir de pis-aller et de remède à une passion mal guérie. Je sais
que maître Magnani a été longtemps amoureux, et je crains qu'il ne le
soit encore un peu, d'une belle inconnue. Eh bien! je souhaite qu'il
prenne le temps de l'oublier et qu'il me donne celui de savoir si je
l'aime. Tout cela est trop nouveau pour être si tôt accepté. Je sais
que, quand j'aurai donné ma parole, je ne la retirerai pas, quand même
je regretterais de l'avoir fait. Je connaîtrai l'affection de Magnani,
ajouta-t-elle en lui lançant un regard de reproche, à l'égalité de son
humeur avec moi et à la persévérance de ses attentions. Il a quelque
chose à réparer et moi quelque chose à pardonner.

--J'accepte cette épreuve, répondit Magnani, mais je ne l'accepte pas
comme un châtiment; je ne sens pas que j'aie été coupable de me livrer à
la douleur et à l'abattement. Je ne me croyais point aimé, et je savais
bien que je n'avais aucun droit à l'être. Je crois encore que je ne le
suis pas, et c'est en tremblant que j'espère un peu.

--Ah! que de belles paroles pour ne rien dire! s'écria Pier-Angelo. Dans
mon temps on était moins éloquent et plus sincère. On se disait:
«M'aimes-tu?--Oui; et toi?--Moi, comme un fou.--Moi de même, et jusqu'à
la mort.» Cela valait bien vos dialogues, qui ont l'air d'un jeu, et
d'un jeu où l'on cherche à s'ennuyer et à s'inquiéter l'un l'autre. Mais
peut-être que c'est moi qui vous gêne. Je m'en vais; quand vous serez
seuls, vous vous entendrez mieux.

--Non, mon père, dit Mila qui craignait de se laisser fléchir et
persuader trop vite; quand même il aurait assez d'amour et d'esprit
aujourd'hui pour se faire écouter, je sais que je me repentirais demain
d'avoir été trop confiante. D'ailleurs, vous ne lui avez pas tout dit,
je le sais. Je sais qu'il s'est permis d'être jaloux parce que j'ai fait
une promenade singulière; mais je sais aussi qu'en lui assurant que je
n'y avais commis aucun péché, ce qu'il a eu la bonté de croire, mon
oncle a cru devoir lui taire le but de cette promenade. Eh bien, moi, je
souffre et je rougis de ce ménagement, dont on suppose apparemment qu'il
a grand besoin, et je ne veux pas lui épargner la vérité tout entière.

--Comme tu voudras, ma fille, répondit Pier-Angelo. Je suis assez de ton
avis, qu'il ne faut rien cacher de ce qu'on croit devoir dire. Parle
donc comme tu le juges à propos. Cependant, souviens-toi que c'est aussi
le secret de quelqu'un que tu as promis de ne jamais nommer.

--Je puis le nommer, puisque son nom est dans toutes les bouches,
surtout depuis quelques jours, et que, s'il y a du danger à dire qu'on
connaît l'homme qui porte ce nom, le danger est seulement pour ceux qui
s'en vantent; mon intention, d'ailleurs, n'est pas de révéler ce que je
sais sur son compte; je puis donc bien apprendre à maître Magnani que
j'ai été passer volontairement deux heures en tête-à-tête avec le
Piccinino, sans qu'il sache en quel endroit, ni pour quel motif.

--Je crois que la fièvre des déclarations va s'emparer de toutes les
femmes, s'écria Pier-Angelo en riant; depuis que la princesse Agathe en
a fait une dont on parle tant, toutes vont se confesser en public!»

Pier-Angelo disait plus vrai qu'il ne pensait. L'exemple du courage est
contagieux chez les femmes, et la romanesque Mila avait une admiration
si passionnée pour Agathe, qu'elle regrettait de n'avoir pas à
proclamer, en cet instant, quelque mariage secret avec le Piccinino,
pourvu toutefois qu'elle fût veuve et qu'elle pût épouser Magnani.

Mais cet aveu téméraire produisit un tout autre effet que celui qu'elle
en attendait. L'inquiétude ne se peignit pas sur la figure de Magnani,
et elle ne put se réjouir intérieurement d'avoir excité et réveillé son
amour par un éclair de jalousie. Il devint plus triste et plus doux
encore qu'à l'habitude, baisa la main de Mila et lui dit:

«Votre franchise est d'un noble cœur, Mila, mais il s'y mêle un peu
d'orgueil. Sans doute, vous voulez me mettre à une rude épreuve en me
disant une chose qui alarmerait au dernier point tout autre homme que
moi. Mais je connais trop votre père et votre oncle pour craindre qu'ils
m'aient trompé en me disant que vous aviez été sur la route des
montagnes pour faire une bonne action. Ne cherchez donc point à
m'intriguer; cela serait d'un mauvais cœur, puisque vous n'auriez
d'autre but que celui de me faire souffrir. Dites-moi tout, ou ne me
dites rien. Je n'ai pas le droit d'exiger des révélations qui
compromettraient quelqu'un; mais j'ai celui de vous demander de ne point
vous jouer de moi en cherchant à ébranler ma confiance en vous.»

Pier-Angelo trouva que cette fois Magnani avait parlé _comme un livre_,
et qu'on ne pouvait faire, dans une occasion aussi délicate, une réponse
plus honnête, plus généreuse et plus censée.

Mais que s'était-il donc passé depuis peu de jours dans l'esprit de la
petite Mila? Peut-être qu'il ne faut jamais jouer avec le feu, quelque
bon motif qui vous y porte, et qu'elle avait eu réellement tort d'aller
à Nicolosi. Tant il y a que la réponse de Magnani ne lui plut pas autant
qu'à son père, et qu'elle se sentit comme refroidie et piquée par
l'espèce de leçon paternelle que venait de lui donner son amant.

«Déjà des sermons! dit-elle en se levant, pour faire comprendre à
Magnani qu'elle ne voulait pas aller plus loin avec lui ce jour-là; et
des sermons à moi, que vous prétendez aimer avec si peu d'espoir et de
hardiesse? Il me semble, au contraire, voisin, que vous comptez me
trouver fort docile et fort soumise. Eh bien, j'ai peur que vous ne vous
trompiez. Je suis un enfant, et je dois le savoir, on me le dit sans
cesse; mais je sais fort bien aussi que lorsqu'on aime, on ne voit aucun
défaut, on ne trouve aucun tort à la personne aimée. Tout, de sa part,
est charmant, ou tout au moins sérieux. On ne traite pas sa loyauté
d'orgueil et sa fierté de taquinerie puérile. Vous voyez, Magnani, qu'il
est fâcheux de voir trop clair en amour. Il y a une chanson qui dit que
_Cupido è un bambino cieco_. Mon père la sait; il vous la chantera. En
attendant, sachez que la clairvoyance se communique, et que celui qui
écarte le bandeau de ses yeux découvre en même temps ses propres défauts
aux autres. Vous avez vu clairement que j'étais un peu hautaine, et vous
croyez sans doute que je suis coquette. Moi, j'ai vu par là que vous
étiez très-orgueilleux, et je crains que vous ne soyez un peu pédant.»

Les Angelo espérèrent que ce nuage passerait, et, qu'après avoir donné
carrière à sa mutinerie, Mila n'en serait que plus tendre et Magnani
plus heureux. En effet, il y eut encore entre eux des entretiens et des
luttes de paroles et de sentiment où ils furent si près de s'entendre,
que leurs soudains désaccords l'instant d'après, la tristesse de Magnani
et l'agitation de Mila semblaient inexplicables. Magnani avait parfois
peur de tant d'esprit et de volonté chez une femme. Mila avait peur de
tant de gravité et de raison inflexible chez un homme. Magnani lui
semblait incapable d'éprouver une grande passion, et elle voulait en
inspirer une, parce qu'elle se sentait d'humeur à l'éprouver violemment
pour son propre compte. Il parlait et pensait toujours comme la vertu
même, et c'était avec une imperceptible nuance d'ironie que Mila
l'appelait le _juste par excellence_.

Elle était très coquette avec lui, et Magnani, au lieu d'être heureux de
ce travail ingénieux et puissant entrepris pour lui plaire, craignait
qu'elle ne fût un peu coquette avec tous les hommes. Ah! s'il l'avait
vue dans le boudoir du Piccinino, contenir et vaincre par sa chasteté
exquise, par sa simplicité quasi virile les velléités sournoises et les
mauvaises pensées du jeune bandit, Magnani aurait bien compris que Mila
n'était point coquette, puisqu'elle ne l'était que pour lui seul.

Mais ce malheureux jeune homme ne connaissait point les femmes, et, pour
avoir trop aimé dans le silence et la douleur, il ne comprenait rien
encore aux délicats et mystérieux problèmes de l'amour partagé. Il avait
trop de modestie; il prenait trop au pied de la lettre les cruautés
persifleuses de Mila, et il la grondait de se faire si méchante avec
lui, quand il aurait dû l'en remercier à genoux.

Et puis, il faut tout dire. Cette affaire de Nicolosi avait été marquée
du sceau de la fatalité, comme tout ce qui se rattachait, ne fût-ce que
par le plus léger fil, à l'existence mystérieuse du Piccinino. Sans
entrer dans les détails qui exigeaient le secret, on avait dit à Magnani
tout ce qui pouvait le rassurer sur cette aventure de Mila. Fra-Angelo,
toujours fidèle à sa secrète prédilection pour le bandit, avait répondu
de sa loyauté chevaleresque en une pareille circonstance. La princesse,
maternellement éprise de Mila, avait parlé avec l'éloquence du cœur du
dévouement et du courage de cette jeune fille. Pier-Angelo avait tout
arrangé pour le mieux dans son heureuse et confiante cervelle. Michel
seul avait un peu frissonné en apprenant le fait, et il remerciait la
Providence d'avoir fait un miracle pour sa noble et charmante sœur.

Mais, malgré sa grandeur d'âme, Magnani n'avait pu encore accepter la
démarche de Mila comme une bonne inspiration, et, sans en jamais dire un
mot, il souffrait mortellement. Cela se conçoit de reste.

Quant à Mila, les suites de son aventure étaient plus graves,
quoiqu'elle ne s'en doutât pas encore. Ce chapitre de roman de sa vie de
jeune fille avait laissé une trace ineffaçable dans son cerveau. Après
avoir bien tremblé et bien pleuré en apprenant qu'elle s'était livrée
étourdiment en otage au terrible Piccinino, elle avait pris son parti
sur sa méprise, et elle s'était réconciliée en secret avec l'idée de ce
personnage effrayant, qui ne lui avait légué, au lieu de honte, de
remords et de désespoir, que des souvenirs poétiques, de l'estime pour
elle-même et un bouquet de fleurs sans tache que, je ne sais par quel
instinct, elle avait conservé précieusement et caché parmi ses reliques
sentimentales, après l'avoir fait sécher avec un soin religieux.

Mila n'était pas coquette; nous l'avons bien prouvé en disant combien
elle l'était avec l'homme qu'elle regardait comme son fiancé. Elle
n'était pas volage non plus; elle lui eût gardé jusqu'à la mort une
fidélité à toute épreuve. Mais il y a, dans le cœur d'une femme, des
mystères d'autant plus déliés et profonds, que cette femme est mieux
douée et d'une nature plus exquise. C'est d'ailleurs quelque chose de
doux et de glorieux pour une jeune fille que d'avoir réussi à dominer un
lion redoutable, et d'être sortie saine et sauve d'une terrible aventure
par la seule puissance de sa grâce, de sa candeur et de son courage.
Mila comprenait maintenant combien elle avait été forte et habile à son
insu, en ce danger, et l'homme qui avait subi à ce point l'empire de son
mérite ne pouvait pas lui sembler un homme méprisable ou vulgaire.

Une reconnaissance romanesque l'enchaînait donc au souvenir du capitaine
Piccinino, et on eût pu lui en dire tout le mal possible sans ébranler
sa confiance en lui. Elle l'avait pris pour un prince; n'était-il pas
fils de prince et frère de Michel? Pour un héros, libérateur futur de
son pays; ne pouvait-il pas le devenir, et n'en avait-il pas l'ambition?
Son doux parler, ses belles manières l'avaient charmée; et pourquoi non?
N'avait-elle pas un engouement plus vif encore pour la princesse Agathe,
et cette admiration était-elle moins légitime et moins pure que l'autre?

Tout cela n'empêchait pas Mila d'aimer Magnani assez ardemment pour être
toujours sur le point de lui en faire l'aveu malgré elle; mais huit
jours s'étaient passés depuis leur première querelle sans que le modeste
et craintif Magnani eût encore su arracher cet aveu.

Il eût obtenu cette victoire, un peu plus tard sans doute, le lendemain
peut-être! mais un événement inattendu vint bouleverser l'existence de
Mila et compromettre gravement celle de tous les personnages de cette
histoire.

Un soir que Michel se promenait dans les jardins de sa villa avec sa
mère et le marquis, faisant tous trois des projets de dévouement
réciproque et des rêves de bonheur, Fra-Angelo vint leur rendre visite,
et Michel remarqua, à l'altération de sa figure et à l'agitation de ses
manières, qu'il désirait lui parler en secret. Ils s'éloignèrent
ensemble, comme par hasard, et le capucin, tirant de son sein un papier
tout noirci et tout froissé, le lui présenta. Il ne contenait que ce peu
de mots: «Je suis pris et blessé; à l'aide, mon frère! Malacarne vous
dira le reste. Dans vingt-quatre heures il serait trop tard.»

Michel reconnut l'écriture nerveuse et serrée du Piccinino. Le billet
était écrit avec son sang.

«Je suis au courant de ce qu'il faut faire, dit le moine. J'ai reçu la
lettre il y a six heures. Tout est prêt. Je suis venu vous dire adieu,
car je pourrai fort bien n'en pas revenir.»

Et il s'arrêta, comme s'il craignait d'ajouter quelque chose.

«Je vous entends, mon père, vous avez compté sur mon aide, répondit
Michel; je suis prêt. Laissez-moi embrasser ma mère.

--Si vous l'embrassez, elle verra que vous partez, elle vous retiendra.

[Illustration: Il se traîna sur les genoux. (Page 141.)]

--Non, mais elle sera inquiète. Je ne l'embrasserai pas: partons. Chemin
faisant, nous trouverons un motif à lui donner de mon absence et un
exprès à lui envoyer.

--Ce serait fort dangereux pour elle et pour nous, reprit le moine.
Laissez-moi faire: c'est cinq minutes de retard, mais il le faut.»

Il rejoignit la princesse, et lui parla ainsi en présence du marquis:

«Carmelo est caché dans notre couvent; il est dans les meilleurs
sentiments pour Votre Altesse et pour Michel. Il veut se réconcilier
avec lui ayant de partir pour une longue expédition que nécessite
l'affaire de l'abbé Ninfo et les rigueurs ombrageuses de la police
depuis ce moment-là. Il a aussi quelques services à demander à son
frère. Permettez donc que nous partions ensemble, et si nous étions
observés, ce qui est fort possible, je garderais Michel au couvent
jusqu'à ce qu'il pût en sortir sans danger. Fiez-vous à la prudence d'un
homme qui connaît ces sortes d'affaires. Michel passera la nuit
peut-être au couvent, et quand il resterait plus longtemps, ne vous
alarmez pas, et surtout ne l'envoyez pas chercher; ne nous adressez
aucun message qui pourrait être intercepté et nous faire découvrir
donnant asile et protection au proscrit. Que Votre Altesse me pardonne
de ne pouvoir en dire davantage pour la rassurer. Le temps presse!»

Quoique fort effrayée, Agathe cacha son émotion, embrassa Michel, et le
reconduisit jusqu'à la sortie du parc; puis elle l'arrêta:

«Tu n'as point d'argent sur toi, dit-elle; Carmelo peut en avoir besoin
pour sa fuite. Je cours t'en chercher.

--Les femmes pensent à tout, dit Fra-Angelo; j'allais oublier le plus
nécessaire.»

Agathe revint avec de l'or et un papier qui portait sa signature, et que
Michel pouvait remplir à son gré, pour servir de mandat à son frère.
Magnani venait d'arriver. Il devina, à l'agitation de la princesse et
aux adieux que lui faisait Michel, en la rassurant, qu'il y avait un
danger réel que l'on cachait à cette tendre mère.

«Est-ce que je vous serai nuisible si je vous accompagne? demanda-t-il
au moine.

--Tout au contraire! dit le moine, tu peux nous être fort utile au
besoin. Viens!»

Agathe remercia Magnani par un des regards de l'amour maternel qui sont
plus éloquents que toutes les paroles.

Le marquis eût voulu se joindre à eux, mais Michel s'y opposa.

[Illustration: Ils aperçurent ceux qu'ils cherchaient (Page 142.)]

«Nous rêvons des dangers chimériques, dit-il en riant, mais s'il y en
avait pour moi, il y en aurait pour ma mère; votre place est auprès
d'elle, mon ami. Je vous confie ce que j'ai de plus cher au monde!... Ne
voilà-t-il pas des adieux bien solennels pour une promenade au clair de
la lune jusqu'à Bel-Passo?»



L

MARCHE NOCTURNE.


Quand ils furent à cent pas du parc, Michel, qui voulait bien exposer
son existence, mais non pas celle du fiancé de Mila dans une affaire à
laquelle celui-ci était étranger et n'avait aucun devoir de conscience
et de famille à remplir, pria le jeune artisan de s'en retourner à
Catane. Ce n'était pas l'opinion de Fra-Angelo. Fanatique dans ses
amitiés comme dans son patriotisme, il trouvait en Magnani un secours
providentiel. C'était un robuste et brave champion de plus, et leur
troupe était si restreinte! Magnani valait trois hommes à lui seul; le
ciel l'avait envoyé à leur aide, il fallait profiter de son grand cœur
et de son dévouement à la bonne cause.

Tout en marchant vite, ils discutèrent chaudement. Michel reprochait au
moine son prosélytisme inhumain en cette circonstance; le moine
reprochait à Michel de ne pas vouloir les moyens en voulant la fin.
Magnani termina ce débat par une fermeté invincible. «J'ai très-bien
compris dès l'abord, dit-il, que Michel s'engageait dans une affaire
plus sérieuse qu'on ne le disait à sa mère. Mon parti a été pris. J'ai
fait à madame Agathe, en un autre moment, une promesse sacrée: c'est de
ne jamais abandonner son fils à un danger que je pourrais partager avec
lui. Je tiens à mon serment, et, que Michel le veuille ou non, je le
suivrai où il ira. Je ne vois pas qu'il y ait d'autre moyen de m'en
empêcher que de me faire sauter la cervelle ici. Choisissez, d'endurer
ma société ou de me tuer, Michel...

--C'est bien! c'est bien! dit le moine; mais silence, enfants! Le pays
se couvre, et il ne faut point parler le long des enclos. D'ailleurs, on
marche moins vite quand on dispute. Ah! Magnani, tu es un homme!»

Magnani marchait au danger avec une bravoure froide et triste. Il ne se
sentait point complétement heureux par l'amour; un besoin d'émotions
violentes le poussait au hasard, vers quelque but extrême qui lui
apparaissait vaguement comme une transformation de son existence
présente et une rupture décisive avec les incertitudes et les langueurs
de son âme.

Michel était résolu plutôt que tranquille. Il savait bien qu'il était
entraîné par un fanatique au secours d'un homme peut-être aussi
dangereux qu'utile à la cause du bien. Il savait qu'il y risquait
lui-même une existence plus heureuse et plus large que celle de ses
compagnons; mais il n'hésitait pas à faire acte de virilité dans une
pareille circonstance. Le Piccinino était son frère, et quoiqu'il
n'éprouvât pour lui qu'une sympathie mêlée de défiance et de tristesse,
il comprenait son devoir. Peut-être aussi était-il devenu déjà assez
_prince_ pour ne pas supporter l'idée que le fils de son père pût périr
au bout d'une corde, avec une sentence d'infamie clouée à la potence.
Son cœur se serrait pourtant à l'idée des douleurs de sa mère s'il
succombait à une si téméraire entreprise; mais il se défendait de toute
faiblesse humaine et marchait comme le vent, comme s'il eût espéré
combler, par l'oubli, la distance qu'il se hâtait de mettre entre Agathe
et lui.

Le couvent n'était nullement soupçonné ou surveillé, puisque le
Piccinino n'y était point, et que la police du Val savait très-bien
qu'il avait passé le Garreta pour s'enfoncer dans l'intérieur de l'île.
Fra-Angelo avait supposé des dangers voisins pour empêcher la princesse
de croire à des dangers éloignés plus réels.

Il fit entrer ses jeunes compagnons dans sa cellule et les aida à se
travestir en moines. Ils se répartirent l'argent, le nerf de la guerre,
comme disait Fra-Angelo, afin qu'un seul ne fût pas gêné par le poids
des espèces. Ils cachèrent sous leurs frocs des armes bien éprouvées, de
la poudre et des balles. Leur déguisement et leur équipement prirent
quelque temps; et là, Fra-Angelo qui était préservé par une ancienne
expérience des dangers de la précipitation, examina tout avec un
sang-froid minutieux. En effet, la liberté de leurs mouvements et de
leurs actions reposait tout entière sur l'apparence extérieure qu'ils
sauraient donner à leurs individus. Le capucin arrangea la barbe de
Magnani, peignit les sourcils et les mains de Michel, changea le ton de
leurs joues et de leurs lèvres par des procédés connus dans son ancienne
profession, et avec des préparations si solides qu'elles pouvaient
résister à l'action de la pluie, de la transpiration et du lavage forcé
que la police emploie souvent en vain pour démasquer ses captures.

Quant à lui-même, le véritable capucin ne prit aucun soin de tromper les
yeux sur son identité. Il lui importait peu d'être pris et pendu, pourvu
qu'il sauvât auparavant le fils de son capitaine. Et puisqu'il
s'agissait, pour y parvenir, de traverser le pays sous l'extérieur de
gens paisibles, rien ne convenait mieux que son habit et sa figure
véritables au rôle qu'il s'était assigné.

Quand les deux jeunes gens furent tout à fait arrangés, ils se
regardèrent avec étonnement l'un et l'autre. Ils avaient peine à se
reconnaître, et ils comprirent comment le Piccinino, plus expert encore
que Fra-Angelo dans l'art des travestissements, avait pu sauver jusque
là sa personnalité réelle à travers toutes ses aventures.

Et quand ils se virent montés sur de grandes mule maigres et ardentes,
d'un aspect misérable, mais d'une force à toute épreuve, ils admirèrent
le génie du moine, et lui en firent compliment.

«Je n'ai pas été seul à faire si vite tant de choses, leur répondit-il
avec modestie; j'ai été vigoureusement et habilement secondé, car nous
ne sommes pas seuls dans notre expédition. Nous rencontrerons des
pèlerins de différentes espèces sur le chemin que nous allons suivre.
Enfants, saluez très-poliment tous les passants qui vous salueront; mais
gardez-vous de dire un mot à qui que ce soit sans avoir regardé de mon
côté. Si un accident imprévu nous séparait, vous trouveriez d'autres
guides et d'autres compagnons. Le mot de passe est celui-ci: _Amis,
n'est-ce pas ici la route de Tre-Castagne?_ Je n'ai pas besoin de vous
dire que c'est la route tout opposée, et que nul autre que vos complices
ne vous adressera une question aussi niaise. Vous répondrez cependant,
par prudence, et comme en vous jouant: _Tout chemin conduit à Rome._ Et
vous ne prendrez confiance entière que lorsqu'on aura ajouté: _Par la
grâce de Dieu le père._ N'oubliez pas! ne vous endormez pas sur vos
mules; ne les ménagez pas. Nous avons des relais en route; pas un mot
qui ne soit dit à l'oreille l'un de l'autre.»

Dès qu'ils se furent enfoncés dans la montagne, ils firent prendre à
leurs mules une allure très-décidée, et franchirent plusieurs milles en
fort peu de temps. Ainsi que Fra-Angelo le leur avait annoncé, ils
firent diverses rencontres avec lesquelles les formules convenues furent
échangées. Alors, le capucin s'approchait de ces voyageurs, leur parlait
bas, et on se remettait en marche, en observant assez de distance pour
n'avoir pas l'air de voyager ensemble, sans toutefois se mettre hors de
la portée de la vue ou de l'ouïe.

Le temps était magnifiquement doux et lumineux à l'entrée des montagnes.
La lune éclairait les masses de rochers et les précipices les plus
romantiques; mais, à mesure qu'ils s'élevèrent dans cette région
sauvage, le froid se fit sentir et la brume voila l'éclat des astres.
Magnani était perdu dans ses pensées; mais le jeune prince se laissait
aller au plaisir enfantin des aventures, et, loin de nourrir et de
caresser, comme son ami, quelque sombre pressentiment, il s'avançait
plein de confiance en sa bonne étoile.

Quant au moine, il s'abstenait de penser à quoi que ce soit d'étranger à
l'entreprise qu'il dirigeait. L'œil attentif et perçant, l'oreille
ouverte au moindre bruit, il veillait encore sur le moindre mouvement,
sur la moindre attitude de corps de ses deux compagnons. Il les eût
préservés du danger de s'endormir et de faire des chutes au premier
relâchement de la main qui tenait les rênes, au moindre balancement
suspect des capuchons.

Au bout de quinze milles, ils changèrent de mules dans une sorte
d'ermitage qui semblait abandonné, mais où ils furent reçus dans
l'obscurité par de prétendus muletiers, auxquels ils demandèrent la
route du fameux village de _Tre-Castagne_, et qui leur répondirent, en
leur serrant la main et en leur tenant l'étrier, que _tout chemin mène à
Rome_. Fra-Angelo distribua de l'argent, de la poudre et des balles,
qu'il portait dans son sac de quêteur, à tous ceux qu'il rencontra
nantis de cet éloquent passe-port; et quand ils touchèrent au but de
leur voyage, Michel avait compté une vingtaine d'hommes de leur bande,
tant muletiers que colporteurs, moines et paysans. Il y avait même trois
femmes: c'était de jeunes gars dont la barbe n'avait pas encore poussé,
et dont la voix n'était pas encore faite. Ils étaient fort bien
accoutrés et jouaient parfaitement leurs rôles. Ils devaient servir
d'estafettes ou de vedettes au besoin.

Voici quelle était la situation du Piccinino et comment il avait été
fait prisonnier. Le meurtre de l'abbé Ninfo avait été accompli et
proclamé avec une témérité insensée tout à fait contraire aux habitudes
de prudence du jeune chef. Tuer un homme et s'en vanter par une
inscription laissée sur le lieu même, au lieu de cacher son cadavre et
de faire disparaître tout indice de l'événement, comme cela était si
facile dans un pays comme l'Etna, c'était certainement un acte de
désespoir et comme un défi jeté à la destinée dans un moment de
frénésie. Cependant Carmelo, ne voulant pas se fermer à jamais sa chère
retraite de Nicolosi, l'avait laissée bien rangée au cas d'une enquête
qui amènerait des visites domiciliaires. Il avait promptement démeublé
son riche boudoir et caché tout son luxe dans un souterrain situé sous
sa maison, dont il était à peu près impossible de trouver l'entrée et de
soupçonner l'existence. Enfin, au lever du soleil, il s'était montré,
tranquille et enjoué, dans le bourg de Nicolosi, afin de pouvoir faire
constater son _alibi_, si, prenant à la lettre la déclaration écrite sur
le socle de la croix du _Destatore_, la police venait à avoir des
soupçons sur lui et à s'enquérir de ce qu'il avait fait à cette heure.
Le meurtre de l'abbé Ninfo avait été accompli au moins deux heures
auparavant.

Tout cela fait, Carmelo s'était montré à cheval, dans le bourg, faisant
quelques provisions pour un voyage de plusieurs journées, et disant à
ses connaissances qu'il allait voir des terres à affermer dans
l'intérieur de l'île.

Il était parti pour les monts Nébrodes, au nord de la Sicile, résolu
d'y passer quelques jours chez des affiliés de sa bande, afin de laisser
écouler le temps des enquêtes et des recherches autour de Catane. Il
connaissait les allures de la police du pays: ardentes et farouches au
premier moment, craintives et fourbes au second, ennuyées et paresseuses
au troisième.

Mais l'affaire de la croix du _Destatore_ avait ému le pouvoir plus
qu'un assassinat ordinaire. Celui-là avait un caractère politique et se
trouvait lié à la nouvelle du moment, la déclaration d'Agathe et
l'apparition de son fils sur la scène du monde. Des ordres rapides et
sévères avaient été donnés sur tous les points. Carmelo ne se trouva
point en sûreté dans les montagnes, d'autant plus que son acolyte, le
faux Piccinino, l'y avait rejoint, et attirait sur lui tout le danger
des poursuites. Carmelo ne voulait point abandonner cet homme farouche
et sanguinaire, qui lui avait donné des preuves d'un dévouement sans
bornes, d'une soumission aveugle, et qui consentait à jouer son rôle
jusqu'au bout avec une audace pleine d'orgueil et de persévérance.

Il résolut donc de le faire évader avant de songer à sa propre sûreté.
Le faux Piccinino, dont le vrai nom était _Massari_, dit _Verbum-Caro_,
parce qu'il était natif du village de ce nom, avait une bravoure à toute
épreuve, mais aussi peu d'habileté qu'un buffle en fureur. Carmelo gagna
la mer avec lui, et s'occupa de trouver une barque pour le faire passer
en Sardaigne. Mais, malgré la prudence qu'il apporta dans cette
tentative, le pilote les trahit et les livra comme contrebandiers aux
douaniers de la côte. Verbum-Caro se défendit comme un lion, et ne tomba
qu'à moitié mort dans les mains de ses ennemis. Carmelo fut assez
légèrement blessé, et tous deux furent conduits au premier fort pour
être confiés à une brigade de _campieri_, parmi lesquels se trouvèrent
deux hommes qui reconnurent le faux Piccinino pour l'avoir vu dans un
engagement sur un autre point de l'île. Ils firent leur déclaration au
magistrat de Céfalù, et l'on se réjouit d'avoir mis la main sur le
fameux chef de la bande redoutée. Le vrai Piccinino ne passa que pour un
de ses complices, bien que Verbum-Caro protestât qu'il ne le connaissait
que depuis trois jours, et que c'était un jeune pêcheur qui voulait
passer avec lui en Sardaigne pour ses affaires.

Carmelo répondit avec une présence d'esprit et un talent d'imposture qui
l'eussent fait relâcher dans tout autre moment; mais les esprits étaient
en émoi: on décida qu'il serait envoyé à Catane avec son dangereux
compagnon pour voir son affaire éclaircie, et on les confia à une
brigade de gendarmerie qui leur fit prendre la route de Catane en
descendant par l'intérieur des montagnes jusqu'à la route du centre,
qu'on jugeait plus sûre.

Cependant, les campieri furent attaqués aux environs de Sperlinga par
quelques bandits qui avaient déjà appris l'arrestation des deux
Piccinino; mais, au moment où les prisonniers allaient être délivrés, un
renfort imprévu vint à l'aide des campieri, et mit les bandits en fuite.
Ce fut pendant cette action que le Piccinino eut l'adresse de faire
tomber à quelque distance un papier roulé autour d'un caillou qu'il
tenait prêt pour la première occasion. Malacarne, qu'il avait reconnu
parmi ses libérateurs, était un homme actif, intelligent et dévoué, un
ancien brave de son père et un fidèle ami de Fra-Angelo. Le billet fut
ramassé et porté à son adresse avec des renseignements précieux.

Dans la crainte bien fondée, comme l'on voit, d'une attaque dans les
monts Nébrodes, pour la délivrance du Piccinino, les autorités de Céfalù
avaient essayé de cacher l'importance de cette capture, et l'escorte des
prisonniers ne s'en était pas vantée en partant. Mais ces mêmes
autorités avaient dépêché un exprès à Catane pour demander qu'on envoyât
un détachement de soldats suisses au-devant de l'escorte jusqu'à
Sperlinga, où l'on s'arrêterait pour les attendre. Les bandits de la
montagne, qui étaient aux aguets, avaient assassiné le courrier; et,
s'étant assurés, par l'examen de ses dépêches, que le prisonnier était
bien leur chef, ils avaient essayé, comme on l'a vu, de l'arracher des
mains de l'escorte.

Le mauvais succès de cette tentative ne les avait pas rebutés. Carmelo
était l'âme de leur destinée. Sa direction intelligente, son activité,
l'esprit de justice tantôt sauvage, tantôt chevaleresque qui présidait à
ses décisions envers eux, et un prestige énorme attaché à son nom et à
sa personne, le leur rendaient aussi sacré que nécessaire. C'était
l'avis unanime parmi eux, et parmi un grand nombre de montagnards, qui,
sans le connaître, et sans le servir immédiatement, se trouvaient fort
bien d'un échange de services avec lui et les siens, que le Piccinino
mort, la profession de bandit n'était plus soutenable, et qu'il ne
restait plus aux héros d'aventures qu'à se faire mendiants.

Malacarne rassembla donc quelques-uns de ses compagnons près de
Sperlinga, et fit parvenir aux deux Piccinino l'avis qu'ils eussent à se
faire bien malades, afin de rester là le plus possible, ce qui n'était
pas difficile, car Verbum-Caro était dangereusement blessé, et, dans les
efforts désespérés qu'il avait faits pour rompre ses liens, au moment de
l'engagement dans la montagne, il avait rouvert sa plaie et perdu encore
tant de sang, qu'il avait fallu le porter jusqu'à Sperlinga. En outre,
les _campieri_ savaient qu'il était de la plus grande importance de
l'amener vivant, afin qu'on pût tenter de lui arracher des révélations
sur le meurtre de Ninfo et l'existence de sa bande.

Aussitôt que Malacarne eut pris ses dispositions, il dit à ses
compagnons, qui n'étaient encore qu'au nombre de huit, de se tenir
prêts, et, montant sur le cheval du courrier assassiné, après l'avoir
rasé de manière à le rendre méconnaissable, il traversa le pays en ligne
droite, jusqu'à Bel-Passo, avertissant sur son passage tous ceux sur
lesquels il pouvait compter, de s'armer également et de l'attendre au
retour. Secondé par Fra-Angelo, il passa six heures sur l'Etna à
rassembler d'autres bandits, et, enfin, la seconde nuit après l'arrivée
des prisonniers à Sperlinga, une vingtaine d'hommes résolus et exercés à
ces sortes de coups de main, se trouvaient en marche vers la forteresse
ou cantonnés au pied du rocher sur lequel elle est assise.

Fra-Angelo, le jeune prince de Castro-Reale et le fidèle Magnani
venaient, en outre, pour diriger l'expédition, le premier en qualité de
chef, car il connaissait le pays et la localité mieux que personne,
ayant déjà enlevé cette bicoque en de meilleurs jours avec le
_Destatore_; les deux autres en qualité de lieutenants, jeunes seigneurs
du bon parti, forcés de garder l'anonyme, mais riches et puissants.
Ainsi parlait Fra-Angelo, qui savait bien qu'il faut à la fois du
positif et de la poésie pour stimuler des hommes qui combattent contre
les lois.

Quand Fra-Angelo et ses amis quittèrent leurs montures pour s'enfoncer
dans les âpres rochers de Sperlinga, ils purent compter leurs hommes, et
ils apprirent qu'une vingtaine de paysans se tenaient épars à peu de
distance, auxiliaires prudents qui les seconderaient aussitôt qu'ils
verraient la chance se montrer favorable; hommes vindicatifs et
sanguinaires, d'ailleurs, qui avaient bien des souffrances à faire
expier à l'ennemi, et qui savaient faire prompte et terrible justice
quand il n'y avait pas trop de danger à courir.

Néanmoins, une partie de la bande commençait à se démoraliser lorsque le
moine arriva. Le lieutenant des _campieri_, qui gardait les prisonniers,
avait envoyé demander dans la journée, à _Castro-Giovanni_, un nouveau
renfort, qui devait arriver avec le jour. Cet officier s'inquiétait de
ne pas voir arriver les Suisses, qu'il attendait avec impatience.
L'esprit de la population ne le rassurait point. Peut-être s'était-il
aperçu de quelque mouvement des bandits dans la montagne et de leurs
accointances avec certaines gens de la ville. Enfin, il avait peur, ce
que le moine regardait comme un gage de la victoire, et il avait donné
l'ordre du départ pour le jour même, aimant mieux voir, disait-il, un
misérable comme le Piccinino rendre son âme au diable sur le grand
chemin, que d'exposer de braves soldats à être égorgés dans une
forteresse sans porte et sans murailles.

Peut-être cet officier savait-il assez de latin pour avoir lu, sur la
porte de l'antique château normand où il était retranché, la fameuse
devise que les Français touristes y vont contempler avec amour et
reconnaissance: _Quod Sicilis placuit, Sperlinga sola negavit._ On sait
que Sperlinga fut la seule place qui refusa de livrer les Angevins au
temps des Vêpres-Siciliennes. Permis à nos compatriotes de lui en savoir
gré; mais il est certain que _Sperlinga_ n'avait pas fait alors acte de
patriotisme[8]; et que si l'officier des _campieri_ regardait le
gouvernement actuel comme le vœu de la Sicile, il devait voir, dans le
_negavit_ de Sperlinga, une éternelle menace qui pouvait lui causer une
terreur superstitieuse.

On attendait donc le renfort de Castro-Giovanni à tout instant. Les
assiégeants allaient se trouver entre deux feux. L'imagination de
quelques-uns rêvait aussi l'arrivée des Suisses, et le soldat suisse est
la terreur des Siciliens. Aguerris et implacables, ces enfants de
l'Helvétie, dont le service mercenaire auprès des gouvernements absolus
est une honte pour leur république, frappent sans discernement sur tout
ce qu'ils rencontrent, et le _campiere_ qui hésiterait à se montrer
moins brave et moins féroce qu'eux tombe le premier sous leurs balles.

Il y avait donc peur de part et d'autre; mais Fra-Angelo triompha de
l'hésitation des bandits avec quelques paroles d'une sauvage éloquence
et d'une hardiesse sans égale. Après avoir adressé de véhéments
reproches à ceux qui parlaient d'attendre, il déclara qu'il irait seul,
avec ses _deux princes_, se faire tuer sous les murs du fort, afin qu'on
pût dire dans toute la Sicile: «Deux patriciens et un moine ont seuls
travaillé à la délivrance du Piccinino. Les enfants de la montagne ont
vu cela et n'ont pas bougé. La tyrannie triomphe, le peuple de Sicile
est devenu lâche.»

Malacarne le seconda en déclarant qu'il irait aussi se faire tuer. «Et
alors, leur dit-il, cherchez un chef et devenez ce que vous voudrez.» On
n'hésita plus, et, pour ces hommes-là, il n'y a pas de milieu entre un
découragement absolu et une rage effrénée. Fra-Angelo ne les eut pas
plus tôt vus se mettre en mouvement, qu'il s'écria: «Le Piccinino est
sauvé!» Michel s'étonna qu'il put prendre tant de confiance en des
courages tout à l'heure si chancelants; mais il vit bientôt que le
capucin les connaissait mieux que lui.



LI.

CATASTROPHE.


La forteresse de Sperlinga, réputée jadis imprenable, n'était plus dès
lors qu'une ruine majestueuse, mais hors de défense. La ville, ou plutôt
le hameau situé au-dessous, n'était plus habité que par une chétive
population rongée par la fièvre et la misère. Tout cela était porté par
un rocher de grès blanchâtre, et les ouvrages élevés de la forteresse
étaient creusés dans le roc même.

Les assiégeants gravirent le rocher du côté opposé à la ville. Il
semblait inaccessible; mais les bandits étaient trop exercés à ce genre
d'assaut pour ne pas arriver rapidement sous les murs du fort. La moitié
d'entre eux, commandée par Malacarne, gravit plus haut encore pour se
poster dans un bastion abandonné perché à la dernière crête du pic. Ce
bastion crénelé offrait une position sûre pour tirer presque
perpendiculairement sur le château. Il fut convenu que Fra-Angelo et les
siens se placeraient aux abords de la forteresse, qui n'était fermée que
par une grande porte vermoulue, disjointe, mais peu nécessaire à
enfoncer, cette opération pouvant prendre assez de temps pour donner à
la garnison celui d'organiser la résistance. Malacarne devait faire
tirer sur le château un certain nombre de coups de carabine, pendant que
Fra-Angelo se tiendrait prêt à tomber sur ceux qui sortiraient. Puis il
ferait semblant de fuir, et, pendant qu'on le poursuivrait, Malacarne
descendrait pour prendre l'ennemi en queue et le placer entre deux feux.

La petite garnison, temporairement installée dans le château, se
composait de trente hommes, nombre plus considérable qu'on ne s'y
attendait, le renfort de Castro-Giovanni étant arrivé furtivement à
l'entrée de la nuit, sans que les bandits, occupés à faire leurs
préparatifs, et soigneux de se tenir cachés, les eussent vus monter par
le chemin ou plutôt par l'escalier du village. La partie de l'escorte
qui avait veillé la nuit précédente dormait enveloppée dans les
manteaux, sur le pavé des grandes salles délabrées. Les nouveaux arrivés
avaient allumé un énorme feu de branches de sapin dans la cour, et
jouaient à la _mora_ pour se tenir éveillés.

Les prisonniers occupaient la grande tour carrée: Verbum-Caro, épuisé et
pantelant, étendu sur une botte de joncs; le Piccinino, triste, mais
calme, assis sur un banc de pierre, veillant mieux que ses gardiens.
Déjà il avait entendu, dans le ravin, siffler un petit oiseau, et il
avait reconnu, dans ce chant, inexact a dessein, le signal de Malacarne.
Il travaillait patiemment à user, contre une pierre saillante, la corde
qui lui liait les mains.

L'officier des _campieri_ se tenait dans une salle voisine, assis sur
l'unique chaise, et les coudes appuyés sur l'unique table qui fussent
dans le château, et qu'encore il avait fallu aller chercher dans le
village par voie de réquisition. C'était un jeune homme grossier,
énergique, habitué à entretenir son humeur irascible par l'excitation du
vin et du cigare, et à combattre peut-être en lui-même un reste d'amour
pour son pays et de haine contre les Suisses. Il n'avait pas fait une
heure de sieste depuis que le Piccinino était confié à sa garde, aussi
tombait-il littéralement sous les assauts du sommeil. Son cigare allumé
dans sa main lui brûlait de temps en temps le bout des doigts. Il
s'éveillait en sursaut, prenait une bouffée de tabac, regardait par une
grande crevasse située vis-à-vis de lui si l'horizon commençait à
blanchir, et, sentant les atteintes du froid piquant qui régnait sur ce
pic isolé, il frissonnait, serrait son manteau autour de lui, envoyant
une malédiction au faux Piccinino qui râlait dans la salle voisine, et
laissait bientôt retomber sa tête sur la table.

Une sentinelle veillait à chaque extrémité du château; mais, soit la
fatigue, soit l'incurie qui s'empare de l'esprit le plus inquiet lorsque
le danger touche à sa fin, l'approche silencieuse et agile des bandits
n'avait pas été signalée. Une troisième sentinelle veillait sur le
bastion isolé dont Malacarne allait s'emparer, et cette circonstance
faillit faire manquer tout le plan d'attaque.

En enjambant une brèche, Malacarne vit cet homme assis sous ses pieds,
presque entre ses jambes. Il n'avait pas prévu cet obstacle; il n'avait
pas son poignard, mais son pistolet dans la main. Un coup de stylet
donné à propos tranche la vie de l'homme sans lui donner le temps de
crier. Le coup de pistolet est moins sûr, et, d'ailleurs, Malacarne ne
voulait pas tirer avant que tous ses compagnons fussent postés de
manière à engager un feu meurtrier sur le fort. Cependant, la sentinelle
allait donner l'alarme, lors même que le bandit ferait un mouvement en
arrière, car ses pieds étaient mal assurés, et, les pierres, dépourvues
de ciment, commençaient à crouler autour de lui. Le _campiere_ ne
dormait pas. Il était transi de froid et avait abrité sa tête sous son
manteau pour se préserver du vent aigu qui l'engourdissait.

Mais si cette précaution atténuait le bruit de la rafale et l'aidait à
mieux saisir les bruits éloignés, elle l'empêchait d'entendre ceux qui
se faisaient à ses côtés, et le capuchon rabattu sur ses yeux le rendait
aveugle depuis un quart d'heure. C'était pourtant un bon soldat,
incapable de s'endormir à son poste. Mais il n'est rien de si difficile
que de savoir bien veiller. Il faut pour cela une intelligence active,
et celle du _campiere_ était vide de toute pensée. Il croyait observer
parce qu'il ne ronflait pas. Cependant il ne fallait qu'un grain de
sable roulant à ses pieds pour qu'il tirât son fusil. Il avait la main
sur la détente.

Par une inspiration désespérée, Malacarne jeta ses deux mains de fer
autour de la gorge du malheureux gardien, roula avec lui dans
l'intérieur du bastion et le tint ainsi étouffé jusqu'à ce qu'un de ses
compagnons vint le poignarder entre ses bras.

Aussitôt après, ils se postèrent derrière les créneaux, de manière à ne
pas craindre la riposte du fort; le feu qui brillait dans la cour leur
permit de voir les _campieri_ occupés à jouer sans méfiance, et ils
prirent tout le temps de viser. Les armes furent rechargées
précipitamment pendant que les assiégeants cherchaient les leurs; mais,
avant qu'ils eussent songé à s'en servir, avant qu'ils eussent compris
de quel côté ils étaient attaqués, une seconde décharge tomba sur eux
d'aplomb et en blessa grièvement plusieurs. Deux ne se relevèrent point,
un troisième tomba la figure en avant dans le feu, et y périt faute
d'aide pour s'en retirer.

L'officier avait vu, de la tour, d'où partait cette attaque. Il
accourait, rugissant, exaspéré. Il n'arriva pas à temps pour empêcher
ses hommes d'envoyer aux murailles une décharge inutile. «Anes stupides,
s'écria-t-il, vous usez vos munitions à tirer au hasard! Vous perdez la
tête! Sortez, sortez! c'est dehors qu'il faut se battre!»

Mais il s'aperçut que lui-même avait perdu la tête, car il avait laissé
son sabre sur la table où il s'était endormi. Six marches seulement le
séparaient de cette salle. Il les franchit d'un seul bond car il savait
bien qu'au bout d'un instant il lui faudrait combattre à l'arme blanche.

Mais, pendant la fusillade, le Piccinino avait réussi à défaire ses
liens, et il avait profité du bruit pour enfoncer la porte mal
assujettie de sa prison. Il avait sauté sur le sabre du lieutenant et
renversé la torche de résine qui était fichée dans sa table. Lorsque
l'officier rentra et chercha son arme à tâtons, il reçut en travers du
visage une horrible blessure et tomba à la renverse. Carmelo s'élança
sur lui et l'acheva. Puis il alla couper les liens de Verbum-Caro et lui
mit dans les mains la gourde du lieutenant, en lui disant: «Fais ce que
tu peux!»

Le faux Piccinino oublia en un clin d'œil ses souffrances et son état de
faiblesse. Il se traîna sur ses genoux jusqu'à la porte, et là il
réussit à se lever et à se tenir debout. Mais le vrai _Piccinino_,
voyant qu'il ne pouvait marcher qu'en se tenant aux murs, lui jeta sur
le corps le manteau de l'officier, le coiffa du chapeau d'uniforme, et
lui dit de sortir sans se presser. Quant à lui, il descendit dans la
cour abandonnée, arracha le manteau d'un des _campieri_ qui venait
d'être tué, se déguisa comme il put, et, fidèle à son compagnon, il vint
le prendre par le bras pour l'emmener vers la porte du fort.

Tout le monde était sorti, sauf deux hommes qui devaient empêcher les
prisonniers de profiter de la confusion pour s'évader, et qui revenaient
prendre la garde de la tour. Le feu s'éteignait dans le préau et ne
jetait plus qu'une lueur livide. «Le lieutenant blessé!» cria l'un d'eux
en voyant Verbum-Caro soutenu par Carmelo, travesti lui-même.
Verbum-Caro ne répondit point; mais, d'un geste, il leur enjoignit
d'aller garder la tour. Puis il sortit le plus vite qu'il put avec son
chef, qu'il suppliait de fuir sans lui, mais qui ne voulait à aucun prix
l'abandonner.

Si c'était générosité chez le Piccinino, c'était sagesse aussi; car, en
donnant de telles preuves d'affection à ses hommes, il s'assurait à
jamais leur fidélité. Le faux Piccinino pouvait être repris dans un
instant, mais s'il l'eût été, aucune torture ne lui eût fait avouer que
son compagnon était le vrai Piccinino.

Déjà l'on se battait sur l'étroite plate-forme qui s'avançait devant le
château, et les bandits commandés par Fra-Angelo feignaient de lâcher
pied. Mais les _campieri_, privés de leur chef, agissaient sans ensemble
et sans ordre. Lorsque la bande de Malacarne, descendant du bastion
comme la foudre, vint s'emparer de la porte et leur montrer la retraite
impossible, ils se sentirent perdus et s'arrêtèrent comme frappés de
stupeur. En ce moment, Fra-Angelo, Michel, Magnani et leurs hommes, se
retournèrent et les serrèrent de si près que leur position parut
désespérée. Alors, les _campieri_, sachant que les brigands ne faisaient
point de quartier, se battirent avec rage. Resserrés entre deux pans de
muraille, ils avaient l'avantage de la position sur les bandits, qui
étaient forcés d'éviter le précipice découvert. D'ailleurs, la bande de
Malacarne venait d'être frappée de consternation.

A la vue des deux Piccinino, qui franchissaient la herse, et trompés par
leur déguisement, les bandits avaient tiré sur eux. _Verbum-Caro_
n'avait pas été touché; mais Carmelo, atteint par une balle à l'épaule,
venait de tomber.

Malacarne s'était élancé sur lui pour l'achever, mais en reconnaissant
son chef, il avait rugi de douleur, et ses hommes rassemblés autour de
lui ne songeaient plus à se battre.

Pendant quelques instants, Fra-Angelo et Michel, qui combattaient au
premier rang, faisant tête aux campieri, furent gravement exposés.
Magnani s'avançait plus qu'eux encore; il voulait parer tous les coups
qui cherchaient la poitrine de Michel, car on n'avait plus le temps de
recharger les armes, on se battait au sabre et au couteau, et le
généreux Magnani voulait faire un rempart de son corps au fils d'Agathe.

Tout à coup, Michel, qui le repoussait sans cesse, en le suppliant de ne
songer qu'à lui-même, ne le vit plus à ses côtés. Michel attaquait avec
fureur. Le premier dégoût du carnage s'étant dissipé, il s'était senti
la proie d'une étrange et terrible exaltation nerveuse. Il n'était pas
blessé; Fra-Angelo, qui avait une foi superstitieuse dans la destinée du
jeune prince, lui avait prédit qu'il ne le serait pas; mais il eût pu
l'être vingt fois qu'il ne l'eût pas senti, tant sa vie s'était
concentrée dans le cerveau. Il était comme enivré par le danger, et
comme enthousiasmé par la lutte. C'était une jouissance affreuse, mais
violente; le sang de Castro-Reale s'éveillait et commençait à embraser
les veines du lionceau. Quand la victoire se déclara pour les siens, et
qu'ils purent rejoindre Malacarne en marchant sur des cadavres, Michel
trouva que le combat avait été trop court et trop facile. Et cependant
il avait été si sérieux, que presque tous les vainqueurs y avaient reçu
quelque blessure. Les _campieri_ avaient vendu chèrement leur vie, et si
Malacarne n'eût retrouvé son énergie en voyant que le Piccinino se
ranimait et se sentait assez de force pour se battre, la bande de
Fra-Angelo eût pu être culbutée dans l'affreux ravin où elle se trouvait
engagée.

L'aube grise et terne commençait à blanchir les cimes brumeuses qui
fermaient l'horizon, lorsque les assiégeants rentrèrent dans la
forteresse conquise. On devait la traverser pour se retirer, à couvert
des regards des habitants de la ville, qui étaient sortis de leurs
maisons et montaient timidement l'escalier de leur rue pour voir l'issue
du combat. C'est à peine si cette population inquiète pouvait distinguer
la masse agitée des combattants, éclairée seulement par les rapides
éclairs des armes à feu. Quand on se battit corps à corps, les pâles
citadins de Sperlinga restèrent glacés de terreur, en entendant les cris
et les imprécations de cette lutte incompréhensible. Ils n'avaient
aucune envie de secourir la garnison, et la plupart faisaient des vœux
pour les bandits. Mais la peur des représailles les empêchait de venir à
leur secours. Au lever de l'aube, on les aperçut presque nus, groupés
sur des pointes de rocher comme des ombres frissonnantes, et s'agitant
faiblement pour venir au secours du vainqueur.

Fra-Angelo et le Piccinino se gardèrent bien de les attendre. Ils
entrèrent dans la forteresse précipitamment, chaque bandit y traînant un
cadavre pour lui donner le _coup de sécurité_. Ils relevaient leurs
blessés et défiguraient ceux d'entre eux qui étaient morts. Mais cette
scène hideuse, pour laquelle Verbum-Caro retrouvait des forces, causa un
dégoût mortel au Piccinino. Il donna des ordres à la hâte pour qu'on se
dispersât et pour que chacun regagnât ses pénates ou son asile au plus
vite. Puis il prit le bras de Fra-Angelo, et, confiant Verbum-Caro aux
soins de Malacarne et de sa bande, il voulut entraîner le moine dans sa
fuite.

Mais Fra-Angelo, en proie à une anxiété affreuse, cherchait Michel et
Magnani, et sans dire leurs noms à personne, il allait demandant les
deux jeunes moines qui l'avaient accompagné. Il ne voulait point partir
sans les avoir retrouvés, et son obstination désespérée menaçait de lui
devenir funeste.

Enfin le Piccinino aperçut deux frocs tout au fond du ravin.

«Voici tes compagnons, dit-il au moine, en l'entraînant. Ils ont pris
les devants: et je conçois qu'ils aient fui le spectacle affreux de
cette victoire: mais leur sensibilité ne les empêche pas d'être deux
braves. Quels sont donc ces jeunes gens? Je les ai vus se battre comme
deux lions; ils ont l'habit de ton ordre. Mais je ne puis concevoir
comment ces deux héros ont vécu dans ton cloître sans que je les
connusse.»

Fra-Angelo ne répondit point; ses yeux voilés de sang cherchaient à
distinguer les deux moines. Il reconnaissait bien les costumes qu'il
avait donnés à Michel et à son ami; mais il ne comprenait pas leur
inaction, et l'indifférence qui semblait les isoler du reste de la
scène. L'un lui paraissait assis, l'autre à genoux près de lui.
Fra-Angelo descendit le ravin avec tant d'ardeur et de préoccupation
qu'il faillit plusieurs fois rouler dans l'abîme.

Le Piccinino, douloureusement blessé, mais plein de volonté et de
stoïcisme, le suivit, sans s'occuper de lui-même, et bientôt ils se
trouvèrent au fond du précipice, dans un lieu abrité de tous côtés et
horriblement désert, avec un torrent sous les pieds. Forcés de tourner
plusieurs roches perpendiculaires, ils avaient perdu de vue les deux
moines, et l'obscurité qui régnait encore au fond de cette gorge leur
permettait à peine de se diriger.

Ils n'osaient appeler; enfin ils aperçurent ceux qu'ils cherchaient.
L'un était assis, en effet, soutenu dans les bras de l'autre. Fra-Angelo
s'élança, et abattit le premier capuchon que sa main rencontra. Il vit
la belle figure de Magnani, couverte des ombres de la mort; son sang
ruisselait par terre: Michel en était inondé et se sentait défaillir,
quoiqu'il n'eût pas d'autre mal qu'une immense et insupportable douleur
de ne pouvoir soulager son ami et de le voir expirer dans ses bras.

Fra-Angelo voulut essayer de secourir le noble artisan; mais Magnani
retint doucement la main qu'il voulait porter sur sa blessure.
«Laissez-moi mourir en paix, mon père, dit-il d'une voix si faible que
le moine était obligé de mettre son oreille contre la bouche du moribond
pour l'entendre. Je suis heureux de pouvoir vous dire adieu. Vous direz
à la mère et à la sœur de Michel que je suis mort pour le défendre; mais
que Michel ne le sache pas! Il aura soin de ma famille, et vous la
consolerez... Nous avons la victoire n'est-ce pas? dit-il en s'adressant
au Piccinino, qu'il regarda d'un œil éteint sans le reconnaître.

«O Mila! s'écria involontairement le Piccinino, tu aurais été la femme
d'un brave!

--Où es-tu, Michel? je ne le vois plus, dit Magnani en cherchant son ami
avec ses mains défaillantes. Nous sommes en sûreté ici, n'est-ce pas?
aux portes de Catane, sans doute?... Tu vas embrasser ta mère? Ah! oui!
J'entends le murmure de la naïade, ce bruit me rafraîchit; l'eau pénètre
dans ma blessure, bien froide... mais bien salutaire.

--Ranime-toi pour voir ma sœur et ma mère! s'écria Michel. Ah! tu
vivras, nous ne nous quitterons jamais!

--Hélas! je connais ce sourire, dit le Piccinino à voix basse, en
examinant les lèvres bleues de Magnani qui se contractaient; ne le
laissez plus parler.

--Mais je suis bien! dit Magnani d'une voix forte en étendant les bras.
Je ne me sens point malade. Parlons, mes amis!»

Il se leva par un mouvement convulsif, resta un instant debout et
vacillant; puis il retomba mort sur le sable que mouillait l'écume du
ruisseau.

Michel resta atterré. Fra-Angelo ne perdit pas sa présence d'esprit,
bien que sa poitrine, oppressée par de rudes sanglots, exhalât des
rugissements rauques et déchirants. Il souleva une énorme pierre qui
fermait l'entrée d'une des mille grottes creusées jadis dans le grès,
pour en tirer les matériaux de la forteresse. Il entoura soigneusement
le corps de Magnani des plis du froc qui le couvrait, et, l'ayant ainsi
enseveli provisoirement, il referma la grotte avec la pierre.

Ensuite il prit le bras de Michel et l'emmena avec le Piccinino à
quelque cent pas de là, dans une grotte plus vaste qui servait
d'habitation à une misérable famille. Michel eût pu reconnaître, dans
l'homme qui vint les rejoindre peu d'instants après, un des paysans
alliés de la bande; mais Michel ne comprenait rien et ne reconnaissait
personne.

Le paysan aida le moine à panser la blessure du Piccinino, qui était
profonde et qui commençait à le faire souffrir, au point qu'il avait
besoin de toute sa volonté pour cacher ses angoisses.

Fra-Angelo était meilleur chirurgien que la plupart de ceux de son pays
qui en portaient le diplôme. Il fit subir au Piccinino une cruelle mais
rapide opération, pour extraire la balle. Le patient ne proféra pas une
plainte, et Michel ne retrouva la notion de la réalité qu'en le voyant
pâlir et grincer les dents:

«Mon frère, dit-il en prenant sa main crispée, allez vous donc mourir
aussi?

--Plût au ciel que je fusse mort à la place de ton ami! répondit Carmelo
avec une sort de cruauté envers lui-même. Je ne souffrirais plus, et je
serais pleuré. Au lieu que je souffrirai toute ma vie, et ne serai
regretté de personne!

--Ami, dit le moine en jetant la balle par terre, est-ce ainsi que tu
reconnais le dévouement de ton frère?

--Mon frère, répéta le Piccinino en portant la main de Michel à ses
lèvres, tu ne l'as pas fait par affection pour moi, je le sais; tu l'as
fait pour ton honneur. Eh bien! tu es vengé de ma haine; car tu
conserves la tienne, et moi, je suis condamné à t'aimer!»

Deux larmes coulèrent sur la joue livide du bandit. Était-ce un
mouvement de sensibilité véritable, ou la réaction nerveuse qui succède
à la tension violente de la douleur physique? Il y avait sans doute de
l'un et de l'autre.

Le paysan proposa un remède étrange que Fra-Angelo accepta avec un grand
empressement. C'était une vase bitumineuse que l'on trouvait au fond
d'une source voisine, sous une eau saumâtre chargée de soufre. Les gens
du pays la recueillent et la conservent dans des pots de grès pour en
faire des emplâtres, c'est leur panacée. Fra-Angelo en fit un appareil
qu'il posa sur la blessure du bandit. Puis, l'ayant lavé et couvert de
quelques hardes qu'on acheta sur l'heure au paysan, ayant aussi lavé
Michel et lui-même du sang dont ils avaient été couverts dans le combat,
il fit avaler quelques gorgées de vin à ses compagnons, plaça Carmelo
sur le mulet de leur hôte, donna à ce dernier une bonne somme en or,
pour lui montrer qu'il y avait de l'avantage à servir la bonne cause, et
le quitta en lui faisant jurer qu'il irait chercher, la nuit suivante,
le corps de Magnani pour lui donner la sépulture avec autant de respect
que s'il eût été son propre fils!

«Mon propre fils! dit le paysan d'une voix sourde: celui que les Suisses
m'ont tué l'année dernière?»

Cette parole donna à Michel plus de confiance en cet homme que tout ce
qu'il eût pu promettre et jurer. Il le regarda pour la première fois, et
remarqua une singulière énergie et une exaltation fanatique sur cette
figure terne et creuse. C'était plus qu'un bandit, c'était un loup
cervier, un vautour, toujours prêt à tomber sur une proie ensanglantée
pour la déchirer et assouvir sa rage dans ses entrailles. On voyait
qu'il n'aurait pas assez de toute sa vie pour venger la mort de son
fils. Il ne proposa point à ses hôtes de les guider dans leur fuite. Il
lui tardait d'avoir rempli ses devoirs envers eux, afin d'aller voir
dans le château si quelque _campiere_ respirait encore, et d'insulter à
son agonie.



LII.

CONCLUSION.


Les trois fugitifs mirent pour retourner à Catane le double du temps qui
leur avait suffi pour venir à Sperlinga. Le Piccinino ne pouvait marcher
longtemps sans tomber accablé par la fièvre sur le cou de son mulet. On
faisait halte dans quelque grotte ou dans quelque ruine abandonnée, et
le moine était forcé de lui faire boire du vin pour soutenir ses forces,
bien qu'il reconnût que cela augmentait la fièvre.

Il fallait suivre des chemins escarpés et pénibles, ou plutôt éviter
toute espèce de chemin, pour ne point s'exposer à des rencontres
fâcheuses. Fra-Angelo comptait trouver, à mi-chemin de Catane, une
famille de pauvres gens sur lesquels il pouvait compter comme sur
lui-même, pour recueillir et soigner son malade; mais il ne trouva
qu'une maison déserte et déjà à demi écroulée. La misère avait chassé
ces infortunés de leur asile. Ils ne pouvaient payer l'impôt dont cette
chaumière était frappé. Peut-être étaient-ils en prison.

C'était un grave désappointement pour le moine et pour son compagnon.
Ils s'étaient éloignés à dessein du pays exploité par les bandits, parce
que, vers le midi, l'absence de danger rendait la police moins active.
Mais en voyant désert le seul asile sur lequel ils avaient pu compter
dans cette partie des montagnes, ils furent réellement alarmés. Le
Piccinino pressa en vain le moine et Michel de l'abandonner à sa
destinée, prétendant que, dès qu'il se verrait seul, la nécessité lui
donnerait peut-être des forces surnaturelles; ils s'y refusèrent, comme
on peut croire, et, après avoir examiné tous les moyens, ils
s'arrêtèrent au plus prompt et au plus sûr, quoiqu'il parût être le plus
audacieux: c'était de conduire Carmelo dans le palais Palmarosa, et de
l'y tenir caché jusqu'à ce qu'il fût en état de fuir. La princesse
n'avait qu'à faire la moindre démarche de déférence auprès de certaines
gens, pour écarter tout soupçon de sa conduite; et dans une pareille
circonstance, lorsque Michel lui-même pouvait être soupçonné d'avoir
aidé à la délivrance du Piccinino, elle n'hésiterait point à tromper le
parti de la cour sur ses sentiments politiques.

Cette idée du moine eût répugné à Michel quelques jours auparavant: mais
chaque événement le rendait plus Sicilien, en lui faisant mieux
comprendre la nécessité de la ruse. Il y acquiesça donc, et on n'eut
plus à s'occuper que de faire entrer le blessé dans le palais, sans que
personne l'aperçût. C'était le seul point important, car la retraite où
vivait Agathe, son domestique peu nombreux et aveuglément dévoué, la
fidélité et la discrétion de sa camériste Nunziata, qui, seule,
pénétrait dans certaines pièces du casino, mille détails de l'existence
habituellement mystérieuse de la princesse, rendaient cette retraite
aussi sûre que possible. D'ailleurs, on aurait à deux pas le palais de
la Serra pour y transporter le blessé, au cas où le palais Palmarosa ne
pourrait plus offrir de sécurité. Il fut décidé que Michel prendrait les
devants, et s'introduirait, à l'entrée de la nuit, chez sa mère; qu'il
l'avertirait de l'arrivée du blessé, et l'aiderait à disposer tout pour
le recevoir et le faire entrer secrètement quelques heures plus tard.

Agathe était dans un état d'anxiété impossible à décrire, lorsque
Nunziata l'avertit que quelqu'un l'attendait dans son oratoire. Elle y
courut, et, au premier aspect d'une robe de moine, elle faillit
s'évanouir, croyant qu'un des frères de Bel-Passo venait lui apporter
quelque nouvelle funeste. Mais, quelque bien déguisé que fût Michel,
l'œil maternel ne fut pas longtemps incertain, et elle l'étreignit dans
ses bras en fondant en larmes.

Michel lui cacha les dangers qu'il avait courus; elle les pressentirait
assez tôt, lorsque la délivrance du Piccinino deviendrait la nouvelle du
pays. Il lui dit seulement qu'il avait été chercher son frère dans une
retraite sauvage, où il était mourant et privé de secours, qu'il le lui
amenait pour le confier à ses soins et qu'il fallait préparer son nouvel
asile.

Au milieu de la nuit, le blessé arriva sans encombre; mais il ne gravit
point l'escalier de laves avec la même fierté d'allure que la dernière
fois. Ses forces déclinaient de plus en plus. Fra-Angelo fut forcé de le
porter jusqu'en haut. Il reconnut à peine Agathe, et pendant quelques
jours il fut entre la vie et la mort.

L'inquiétude de Mila fut d'abord calmée lorsqu'elle apprit de Michel que
Magnani était allé à Palerme pour lui rendre service. Mais il se passa
bien des jours, et Magnani ne revenant pas, la famille s'étonna et
s'alarma, Michel prétendait avoir reçu de ses nouvelles. Il était parti
pour Rome, toujours pour lui rendre service, et, plus tard, on prétendit
que l'affaire importante et secrète dont la famille Palmarosa l'avait
chargé le conduisait à Milan, à Venise, à Vienne. Que sais-je? On le fit
voyager pendant des années, et, pour calmer l'inquiétude et la douleur
des parents, on leur lut, à eux qui ne savaient pas lire, des fragments
de prétendues lettres; on leur remit beaucoup d'argent qu'il était censé
leur faire passer.

La famille Magnani fut riche et émerveillée de la fortune du pauvre
Antonio. Elle vécut de mélancolie et d'espérance; sa vieille mère
mourut, s'affligeant de ne l'avoir pas embrassé, mais chargeant Michel
de lui envoyer sa bénédiction.

Quant à Mila, elle eût été plus difficile à tromper, si la princesse,
résolue à lui épargner une plus grande douleur, ne lui en eût suggéré
une dont elle pouvait mieux prendre son parti. Elle lui fit entendre peu
à peu, et finit par lui déclarer que Magnani, partagé entre son ancienne
passion et son nouvel amour, avait craint de ne pas la rendre heureuse,
et qu'il était parti, résolu à attendre, pour reparaître, qu'il fût
entièrement guéri du passé.

Mila trouva de la noblesse et de la sincérité dans ce procédé; mais elle
se sentit piquée de n'avoir pas réussi toute seule à effacer le souvenir
d'une passion si tenace. Elle travailla à se guérir, car on ne lui
donnait pas pour certaine la guérison de son amant, et sa grande fierté
vint à son secours. Chaque jour l'absence prolongée de Magnani la rendit
plus forte et plus courageuse. Lorsqu'on parla du voyage de Rome, on lui
fit entendre que Magnani ne surmontait point l'ancienne affection et
renonçait à la nouvelle. Mila ne pleura point, elle pria sans amertume
pour le bonheur d'un ingrat et reprit peu à peu la sérénité de son
humeur.

Michel souffrit beaucoup, sans doute, de l'entendre accuser parfois cet
absent, qui eût mérité un culte dans sa mémoire; mais il sacrifia tout
au repos de sa chère sœur d'adoption. Il alla en secret, avec
Fra-Angelo, voir la tombe de son ami. Le paysan qui l'avait enseveli les
mena dans le cimetière d'un couvent voisin. De bons moines, patriotes
comme ils le sont généralement en Sicile, l'y avaient porté durant la
nuit, et avaient inscrit ces mots en latin sur une pierre qui lui
servait de monument, parmi les roses blanches et les cytises en fleur:

    «_Ici repose un martyr inconnu._»

La convalescence du Piccinino fut plus longue qu'on ne s'y était
attendu. La blessure guérit assez vite; mais une fièvre nerveuse d'un
caractère assez grave le retint trois mois dans le boudoir d'Agathe, qui
lui servait de chambre, et qui fut gardé avec un soin religieux.

Une révolution morale tendait à s'opérer chez ce jeune homme méfiant et
entier. La sollicitude de Michel et de la princesse, la délicatesse de
leurs consolations, ces mille douceurs de la bonté qu'il avait perdues
avec sa mère et qu'il n'avait jamais espéré retrouver dans d'autres
âmes, entamèrent peu à peu la sécheresse et l'orgueil dont il s'était
cuirassé. Il avait toujours éprouvé un besoin ardent d'être aimé, bien
qu'il ne fût pas capable lui-même de sentir l'affection avec autant de
force et de persistance que la haine. Il fut d'abord comme blessé et
humilié d'être forcé à la reconnaissance. Mais il arriva qu'un miracle
du cœur d'Agathe en produisit un sur Michel, et que ce miracle
s'accomplit à son tour sur Carmelo. Agathe, quoique froide en apparence
et exclusive dans ses sentiments, avait le cœur si large et si généreux
qu'elle arrivait à aimer ceux qu'elle plaignait. Il y eut encore bien
des moments où les froides théories du Piccinino lui firent horreur;
mais la pitié fut plus forte lorsqu'elle comprit combien ce parti pris
de se raidir contre toutes choses le rendait malheureux. Dans ses
souffrances physiques et dans ses exaltations nerveuses, le Piccinino,
après avoir vanté et prouvé la sûreté de sa clairvoyance à l'endroit des
affections humaines, déplorait cette triste faculté avec une amertume
qui frappait Agathe.

Un soir, qu'elle parlait de lui avec Michel, et que celui-ci lui avouait
ne ressentir aucune sympathie pour son frère: «Le devoir t'amène, lui
dit-elle, à le soigner, à t'exposer pour lui, à le combler de services
et d'égards. Eh bien! il faut aimer son devoir, et ce frère en est un
bien terrible. Le devoir serait donc plus doux si tu pouvais l'aimer.
Essaie, Michel, peut-être qu'alors ce cœur de marbre changera aussi, car
il a des facultés de sibylle. Il sent peut-être que tu ne l'aimes point,
et il reste froid. Tu n'auras pas eu plus tôt un élan sincère et tendre
vers lui, même sans le lui témoigner, qu'il le devinera et t'aimera
peut-être à son tour. Moi, je vais essayer pour te donner l'exemple. Je
vais m'efforcer de me persuader qu'il est mon fils, un fils bien
différent de toi, Michel, mais que ses défauts ne m'empêchent pas
d'aimer.»

Agathe tint parole, et Michel voulut la seconder. Le Piccinino sentit de
l'intérêt véritable pour son mal moral au milieu de tous ces soins
vertueux prodigués à son mal physique; il s'attendrit peu à peu, et un
jour il porta pour la première fois la main d'Agathe à ses lèvres, en
lui disant:

«Vous êtes bonne comme ma mère. Oh! que ne suis-je votre fils!
j'aimerais alors Michel, parce que les mêmes entrailles nous auraient
portés. On n'est vraiment frères que par la femme. Elle seule peut nous
faire comprendre ce qu'on appelle la voix du sang, le cri de la nature.»

Puis, un autre jour, il dit à Michel: «Je ne t'aime pas, parce que tu es
le fils de mon père. Un homme qui a mêlé la pureté de son sang à celui
de tant de femmes si diverses d'origine et de nature devait être une
organisation mobile, compliquée, manquant d'unité: aussi ses fils
diffèrent-ils entre eux comme le jour de la nuit. Si je venais à
t'aimer, toi que j'estime et que j'admire, c'est parce que tu as une
mère que j'aime et que je me persuade parfois être la mienne aussi.»

Quand le Piccinino fut en état de reprendre sa vie d'aventures, à
laquelle il avait tant aspiré durant les langueurs de sa maladie, il fut
tout à coup brisé à l'idée de rompre une vie qu'on lui avait faite si
douce. Il voulut prendre un air dégagé, et refusa les offres d'un
meilleur sort que lui faisaient Michel et Agathe; mais il était évident
qu'il était dévoré d'effroi et de regrets.

«Mon cher enfant, lui dit le marquis, vous devez accepter les moyens de
rendre plus vaste et plus efficace la mission à laquelle vous vous êtes
voué. Nous n'avons jamais eu la pensée de vous faire rentrer d'une
manière puérile et poltronne dans cette société que vous dédaignez, et
pour laquelle vous n'êtes point fait. Mais, sans subir de contrainte,
sans changer rien à vos principes de négation et d'indépendance, vous
pouvez faire une alliance véritable, au-dessus des lois établies, avec
la véritable humanité. Jusqu'à ce jour, vous vous êtes trompé, en vous
efforçant de haïr les hommes. Ce sont leurs méchantes et fausses
institutions contre lesquelles vous protestez. Au fond du cœur, vous
aimez vos semblables, puisque vous souffrez de leur aversion et de votre
isolement. Comprenez donc mieux votre fonction de justicier d'aventure.
Jusqu'ici, votre imagination a usurpé ce titre, puisque vous ne l'avez
fait servir qu'à des vengeances personnelles et à la satisfaction de vos
instincts. Ce qui vous a manqué pour jouer un plus beau rôle et servir
plus grandement notre pays, c'est un plus vaste théâtre et des
ressources proportionnées à votre ambition. Votre frère vous offre ces
ressources; il est prêt à partager ses revenus avec vous, et ce partage
vous rendra puissant dans votre œuvre sans vous lier à la société par
aucun point. Vous ne pourriez, en effet, devenir seigneur et
propriétaire sans contracter des engagements avec les choses légales;
mais, en puisant en secret dans l'amitié fraternelle la force qui vous
est nécessaire, vous resterez étranger au monde où nous vivons, tout en
devenant capable de travailler à en changer les vices. Vous pourrez
sortir de cette île malheureuse où vos efforts sont trop concentrés pour
avoir de l'effet; vous pourrez chercher ailleurs des compagnons et des
adeptes, établir au loin des relations avec les ennemis du mal public,
travailler pour la cause de l'esclavage universel, vous instruire des
moyens qui peuvent le faire cesser, et revenir chez nous avec des
lumières et des secours qui feront plus en un an que vos expéditions
contre de malheureux campieri ne feraient dans toute votre vie. Vos
facultés vous placent bien au-dessus de ce métier de bandit. Votre
pénétration, votre sagacité, votre instruction étendue et variée, tout
jusqu'au charme de votre visage et à la séduction de vos paroles, vous
destine à être un homme d'action politique aussi prudent que téméraire,
aussi habile que brave. Oui, vous êtes né conspirateur. Le hasard de la
naissance vous a jeté dans cette voie, et votre organisation vous a
rendu propre à y briller d'un grand éclat. Mais il y a de grandes
conspirations, qui, lors même qu'elles avortent sur un point du globe,
font marcher la cause de la liberté dans l'univers: et il y en a de
petites qui finissent au bout d'une potence avec le héros inconnu qui
les a ourdies. Que vous tombiez demain dans une embuscade, votre bande
est dispersée, et le dernier soupir de l'indépendance nationale s'exhale
de votre poitrine. Mais conspirez sous le soleil de l'humanité, au lieu
de flibuster dans l'ombre de nos précipices, et un jour vous pourrez
être le libérateur de nos frères, au lieu d'être la terreur de nos
vieilles femmes.»

Ces paroles étaient à la fois dures et flatteuses pour l'amour-propre
chatouilleux du Piccinino. Cette critique de sa vie passée le faisait
souffrir; mais le jugement porté sur sa capacité future le rassurait. Il
rougit, pâlit, rêva, comprit. Il était trop intelligent pour se défendre
contre la vérité. Agathe et Michel prirent ses mains avec affection, et
le supplièrent à genoux d'accepter la moitié d'une fortune qu'ils lui
devaient tout entière. Des larmes de fierté, d'espérance, de joie, et
peut-être aussi de reconnaissance, s'échappèrent de ses yeux ardents, et
il accepta.

Il faut dire aussi qu'un autre miracle s'était fait à l'insu de tous
dans le cœur de cet homme étrange. L'amour, le pur amour l'avait vaincu.
Mila avait été sa garde-malade, et Mila avait enchaîné le tigre. Elle en
était fière avec raison, et puis elle était très-fière naturellement.
L'amour du capitaine Piccinino la relevait à ses propres yeux de la
tache que Magnani avait faite à sa gloire en l'abandonnant. Elle était
brave aussi. Elle se sentait née pour quelque chose de plus difficile et
de plus brillant que de filer de la soie. Ses instincts d'héroïsme et de
poésie s'arrangeaient fort bien d'une existence périlleuse et pleine
d'émotions. Carmelo, qui avait regretté, à leur première entrevue,
qu'elle ne fût pas un petit garçon dont, comme Lara, il pourrait faire
son page, changea d'avis, en se disant que la beauté d'une femme et le
cœur d'une héroïne ajoutaient singulièrement au charme du jeune
compagnon qu'il rêvait.

Cependant il n'obtint pas Mila tout de suite. Elle se fit elle-même le
gage et la récompense de la docilité avec laquelle il suivrait les
conseils de la princesse et du marquis. Je crois que ce jour viendra
bientôt, s'il n'est déjà venu... Mais ici finit le roman, qui pourrait
encore durer longtemps si l'on voulait, car je persiste à dire qu'aucun
roman ne peut finir.

FIN DE PICCININO.


NOTES:

[1] Celui qui éveille.

[2] Ce sont les gendarmes, les sbires du pays.

[3] Les gens qui vont de nuit à leurs affaires.

[4] Le Piccinino est un diminutif amical que les montagnards aventuriers
avaient pu lui donner à cause de sa petite taille. Mais la locution
_piccin-piccino_ (_farsi_), signifie aussi l'action de se cacher afin de
prouver son _alibi_.

[5] C'est un surtout de laine drapée double, tissue de couleurs
différentes sur chaque face de l'étoffe On le porte pour se préserver de
l'ardeur du soleil aussi bien que pour se garantir du froid.

[6] C'est-à-dire quatre heures avant la chute du jour.

[7] Manteau de soie noire qui enveloppe la taille et couvre la tête.

[8] Quelque mal entendu que pouvait être, au point de vue du salut du
pays l'hospitalité accordée aux Français par le château de Sperlinga,
elle fut admirable de devoûment et d'obstination. Réfugiés et
protecteurs moururent de faim dans la forteresse plutôt que de se
rendre.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Le Piccinino" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home