Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII | HTML | PDF ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Mademoiselle de la Seigliere, Volume I (of 2)
Author: Sandeau, Jules, 1811-1883
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Mademoiselle de la Seigliere, Volume I (of 2)" ***


produced from images generously made available by the
Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)



MADEMOISELLE DE LA SEIGLIÈRE

PAR

JULES SANDEAU

I

PARIS

MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS

1847



I


S'il arrive jamais qu'en traversant Poitiers, un de ces mille petits
accidents dont se compose la vie humaine vous oblige de séjourner tout
un jour en cette ville, où je suppose que vous n'avez ni parents, ni
amis, ni intérêts qui vous appellent, vous serez pris infailliblement,
au bout d'une heure ou deux, de ce morne et profond ennui qui enveloppe
la province comme une atmosphère, et qu'on respire particulièrement dans
la capitale du Poitou. Je ne sais guère, dans tout le royaume, que
Bourges où ce fluide invisible, mille fois plus funeste que le mistral
ou le sirocco, soit si pénétrant, si subtil, et s'infiltre dans tout
votre être d'une façon plus soudaine et plus imprévue. Encore, à
Bourges, avez-vous, pour conjurer le fléau, le pèlerinage à l'une des
plus belles cathédrales qu'aient élevées l'art et la foi catholiques; il
y a là de quoi défrayer l'admiration durant une semaine et plus, sans
parler de l'hôtel de Jacques Cœur, autre merveille, où vous pouvez,
autre distraction, méditer à loisir sur l'ingratitude des rois. Enfin,
le long de ces rues désertes où l'herbe croît entre les pavés, en face
de ces grands hôtels tristement recueillis au fond de leur cour
silencieuse, l'ennui revêt bientôt, à votre insu, un caractère de
mélancolie qui n'est pas sans charme. Bourges a la poésie du cloître:
Poitiers est un tombeau. Si donc, malgré les vœux sincères que j'adresse
au ciel pour qu'il vous en garde, quelque génie malfaisant, quelque
malencontreux hasard vous arrête en ces sombres murs, ce que vous aurez
de mieux à faire, sera de vous hâter d'en sortir. La campagne est à deux
pas; les alentours, sans être pittoresques, ont de riants et frais
aspects. Gagnez les bords du Clain. Le Clain est une petite rivière à
laquelle la Vienne cède l'honneur d'arroser les prairies du chef-lieu de
son département. Le Clain n'en est pour cela ni plus turbulent ni plus
fier. Égal en son humeur, modeste en son allure, c'est un honnête
ruisseau qui n'a pas l'air de se douter qu'il passe au pied d'une cour
royale, d'un évêché et d'une préfecture. Si vous suivez le sentier, en
remontant le cours de l'eau, après deux heures de marche, vous
découvrirez un vallon dessiné par l'élargissement circulaire des deux
collines entre lesquelles le Clain a fait son lit. Imaginez deux
amphithéâtres de verdure, élevés en face l'un de l'autre et séparés par
la rivière qui les réfléchit tous les deux. Un vieux pont aux arches
tapissées de mousses et de capillaires est jeté entre les deux rives. En
cet endroit, le Clain, s'élargissant avec les coteaux qui l'encaissent,
forme un bassin de belles ondes unies comme un miroir, et qu'on
prendrait en effet pour une glace d'une seule pièce, jusqu'au barrage où
le cristal se brise et vole en poussière irisée. Cependant, à votre
droite, fièrement assis sur le plateau de la colline, le château de La
Seiglière, vrai bijou de la renaissance, regarde onduler à ses pieds les
ombrages touffus de son parc, tandis qu'à votre gauche, sur la rive
opposée, à demi caché par un massif de chênes, le petit castel de
Vaubert semble observer d'un air humble et souffrant la superbe attitude
de son opulent voisin. Ce coin de terre vous plaira, et si vous vous
êtes laissé conter par avance le drame auquel cette vallée paisible a
servi de théâtre, peut-être éprouverez-vous, en la visitant, quelque
chose du charme mystérieux que nous éprouvons à visiter les lieux
consacrés par l'histoire; peut-être chercherez-vous sur ces épais gazons
des traces effacées; peut-être irez-vous à pas lents et rêveurs évoquant
çà et là des ombres et des souvenirs.

Unique héritier d'un nom destiné à finir avec lui, le dernier marquis de
La Seiglière vivait royalement dans ses terres, chassant, menant grand
train, faisant du bien à ses paysans, sans préjudice de ses privilèges,
quand tout d'un coup le sol tressaillit, et l'on entendit comme un
grondement sourd pareil au bruit de la mer que va soulever la tempête.
C'était le prélude du grand orage qui allait ébranler le monde. Le
marquis de La Seiglière n'en fut point troublé et s'en émut à peine; il
était de ces esprits étourdis et charmants qui n'ayant rien vu ni rien
compris de ce qui se passait autour d'eux, se laissèrent surprendre par
le flot révolutionnaire, comme des enfants par la marée montante. Soit
qu'il courût le cerf dans ses bois de haute futaie, soit qu'assis
mollement sur les coussins de sa voiture, près de sa jeune et belle
épouse, il se sentît entraîné au galop de ses chevaux, à l'ombre de ses
arbres, sur le sable de ses allées; soit qu'il réunît à sa table
somptueuse les gentilshommes ses voisins, soit que du haut de son
balcon, il contemplât avec orgueil ses prés, ses champs de blé, ses
forêts, ses fermes et ses troupeaux; de quelque point de vue qu'il
envisageât la question politique et sociale, l'ordre présent lui
paraissait si parfaitement organisé, qu'il n'admettait pas qu'on pût
s'occuper sérieusement de mettre rien de mieux à la place. Toutefois,
moins par prudence que par ton, il fit partie de cette première
émigration, qui ne fut, à vrai dire, qu'une promenade d'agrément, un
voyage de mode et de fantaisie; il s'agissait de laisser passer le grain
et de donner au ciel le temps de se remettre au beau. Mais au lieu de se
dissiper, le grain menaça bientôt de devenir une horrible tourmente, et
le ciel, loin de s'éclaircir, se chargea des nuages sanglants d'où
s'échappaient déjà des éclairs et des coups de foudre. Le marquis
commença d'entrevoir que les choses pourraient bien être plus sérieuses
et durer plus longtemps qu'il ne l'avait d'abord imaginé. Il rentra
précipitamment en France, recueillit à la hâte ce qu'il put réaliser de
son immense fortune, et s'empressa d'aller rejoindre sa femme qui
l'attendait sur les bords du Rhin. Ils se retirèrent dans une petite
ville d'Allemagne, s'y installèrent modestement, et vécurent dans une
médiocrité peu dorée: la marquise, pleine de grâce, de résignation et de
beauté touchante; le marquis, plein d'espoir et de confiance en
l'avenir, jusqu'au jour où il apprit coup sur coup qu'une poignée de
vauriens, sans pain ni chausses, n'avaient pas craint de battre les
armées de la bonne cause, et qu'un de ses fermiers, nommé Jean Stamply,
s'était permis d'acheter et possédait, en bonne et légitime propriété,
le parc et le château de La Seiglière.

Depuis qu'il existait des Stamply et des La Seiglière, il y avait
toujours eu des Stamply au service de ces derniers, si bien que la
famille Stamply pouvait se vanter à bon droit de dater d'aussi loin que
la famille de ses maîtres. C'était une de ces races de serviteurs
dévoués et fidèles dont le type a disparu avec la grande propriété
seigneuriale. De simples gardes-chasse qu'ils avaient d'abord été de
père en fils, les Stamply étaient devenus fermiers, et peu à peu, à
force de travail et d'économie, grâce aussi aux bontés du château qui ne
leur fit point faute, ils avaient fini par se trouver à la tête d'un
certain avoir. On ne savait pas au juste à quoi se montait leur fortune,
mais on les disait plus riches qu'ils ne voulaient le laisser croire, et
nul ne fut surpris dans le pays, lorsqu'après le décret de la Convention
qui déclara propriétés nationales tous les biens territoriaux des
émigrés, on vit le fermier Jean Stamply se faire adjuger aux enchères
l'habitation de ses anciens maîtres. Cela fait, il continua de vivre
dans sa ferme comme par le passé, actif, laborieux, se tenant à l'écart;
rachetant sans bruit, à vil prix, morceau par morceau, les terres déjà
vendues ou demeurées sous le séquestre; réunissant, rajustant chaque
année quelques nouveaux débris de la propriété démembrée; enfin, quand
la France se prit à respirer, et que le calme commença de renaître, par
un beau matin de printemps, il mit sa femme et son fils dans la cariole
d'osier qui lui servait habituellement de calèche, puis, s'étant assis
sur le brancard, le fouet d'une main et les guides de l'autre, il alla
prendre possession du château qui était comme la capitale de son petit
royaume.

Cette prise de possession fut moins triomphante et moins joyeuse qu'on
ne pourrait se plaire à le croire. En traversant ces vastes appartements
auxquels l'abandon avait imprimé un caractère grave et solennel, sous
ces plafonds, sur ces parquets, entre ces lambris encore tout imprégnés
du souvenir des anciens hôtes, Madame Stamply, qui n'était, à tout
prendre, qu'une bonne fermière, se sentit singulièrement troublée, et
lorsqu'elle se trouva devant le portrait de la marquise, qu'elle
reconnut aussitôt à son frais et gracieux sourire, la brave femme n'y
tint plus. Stamply lui-même ne put se défendre d'une vive émotion qu'il
ne chercha point à dissimuler.

--Tiens, Jean, dit la fermière en essuyant ses yeux, ne restons pas ici:
nos cœurs y seraient mal à l'aise. J'ai déjà honte de notre fortune en
songeant que Madame la marquise souffre peut-être de la misère; j'ai
beau me dire que cette fortune nous l'avons laborieusement gagnée, j'en
éprouve comme des remords. Ne te semble-t-il pas que ces portraits nous
observent d'un air irrité, et qu'ils vont prendre la parole?
Allons-nous-en. Ce château n'a pas été bâti pour nous; nous y dormirions
d'un mauvais sommeil, et, crois-moi, c'est déjà trop pour nous de ne
manquer de rien, tandis qu'il y a des La Seiglière dans la peine. Viens,
retournons à notre ferme. C'est là que ton père est mort, c'est là
qu'est né ton fils; c'est là que nous avons vécu heureux. Continuons d'y
vivre simplement; les honnêtes gens nous en sauront gré, les envieux
nous respecteront, et Dieu, en voyant que nous jouissons de nos
richesses avec modestie, nous regardera sans colère et bénira nos champs
et notre enfant.

Ainsi parla la fermière, car elle avait le cœur haut placé, et, quoique
sans éducation première, était femme d'un sens droit et d'un jugement
sain. Voyant que son mari l'écoutait d'un air pensif et paraissait près
de céder, elle redoubla d'insistances; mais Stamply triompha bientôt de
l'émotion qu'il n'avait pu réprimer d'abord. Il avait reçu quelque
instruction, s'était frotté aux idées nouvelles, et, bien qu'il gardât
pour le marquis de La Seiglière moins encore que pour la marquise un
reste de respect et même de reconnaissance, à mesure qu'il s'était
enrichi, les instincts de la propriété l'avaient gagné peu à peu et
avaient fini, dans les derniers temps, par l'envahir et par l'absorber.
D'ailleurs il avait un enfant, et les enfants sont toujours un
merveilleux prétexte pour encourager et pour légitimer dans les familles
les excès de l'égoïsme et les abus de l'intérêt personnel.

--Tout cela est bel et bon, dit-il à son tour; mais un château est fait
pour qu'on l'habite, et j'imagine que nous n'avons pas acheté celui-ci
pour y parquer nos bœufs et nos moutons. Si nos maîtres ont quitté le
pays, ce n'est pas notre faute; ce n'est pas nous qui avons mis leurs
personnes hors la loi et leurs biens sous le séquestre. Ces biens, nous
ne les avons pas dérobés; nous ne les tenons que de notre travail et de
la nation. Il n'y a plus de maîtres; les titres sont abolis, tous les
Français sont égaux et libres, et je ne sais pas pourquoi les Stamply
dormiraient ici moins bien que n'y dormaient les La Seiglière.

--Tais-toi, Stamply, tais-toi, s'écria la fermière; respecte le malheur,
n'outrage pas la famille qui de tout temps a nourri la tienne.

--Je n'outrage personne, reprit Stamply un peu confus; je dis seulement
que, lors même que nous continuerions de vivre à la ferme, cela ne
changerait rien à la question; je ne vois guère ici que les rats qui
s'en trouveraient plus à l'aise. Nous ne sommes que des paysans, c'est
vrai: notre éducation et notre position sont en désaccord, j'en
conviens; mais, si nous en souffrons, nous devons veiller à ce que notre
fils n'en souffre pas un jour; c'est notre devoir de l'élever en vue de
la position à laquelle notre fortune lui permettra de prétendre plus
tard. Seras-tu bien à plaindre, quand tu verras ce petit drôle de
Bernard, l'épée au côté, avec deux épaulettes à grains d'or? Et
toi-même, je voudrais bien savoir, en fin de compte, pourquoi tu ne
deviendrais pas comme Madame la marquise, la providence de ces campagnes
et l'ornement de ce château.

--Pour n'avoir pas grandi dans un palais, notre fils n'en vaudra que
mieux, et Madame la marquise, en abandonnant sa demeure, n'y a pas
laissé le secret de sa grâce et de sa beauté, répliqua la bonne femme en
branlant la tête. Vois-tu, Stamply, ces gens-là avaient quelque chose
qui nous manquera toujours, à nous autres; on peut bien leur prendre
leurs domaines, mais ce quelque chose-là, on ne le leur prendra jamais.

--Eh bien! nous nous en passerons; qu'ils le gardent, et grand bien leur
fasse! Toujours est-il que nous sommes chez nous, et nous y resterons.

Ce qui fut dit fut fait. On touchait alors au printemps; c'était le
premier du siècle. Le petit Bernard avait huit ans au plus; c'était,
dans toute l'acception du mot, un franc polisson qui possédait à un
degré éminent tous les agréments de son âge, bruyant, mutin, tapageur,
indisciplinable, s'attaquant à tous les drôles du village, tour à tour
battant et battu, ne rentrant jamais au logis qu'avec une veste en
lambeaux ou quelque meurtrissure au visage. Stamply commença par donner
un précepteur à cet aimable enfant; puis, se reposant sur un cuistre du
soin de lui former un homme, il se disposa à jouir paisiblement et sans
ostentation de la position qu'il s'était faite par le concours simultané
de ses labeurs et des événements. Malheureusement il était écrit là-haut
que sa vie ne devait plus être qu'une longue suite, rarement
interrompue, de déboires, de tribulations et d'épouvantables douleurs.

D'abord le jeune Stamply se montra on ne peut plus rebelle aux bienfaits
de l'éducation: non qu'il manquât d'intelligence et d'aptitude, mais
c'était une nature indomptable chez laquelle les instincts turbulents
étouffaient ou contrariaient tous les autres. Il découragea
successivement la patience de trois précepteurs qui, de guerre lasse,
lâchèrent la partie après y avoir perdu leur latin. Découragé lui-même,
le père Stamply se décida à placer son fils dans un des lycées de Paris,
espérant que l'éloignement, le pain sec, les pensums et le régime
militaire qui gouvernait alors les collèges, viendraient à bout de ce
jeune ange. La séparation ne s'effectua pas sans déchirements. Tel que
nous le voyons, Bernard était l'amour, l'orgueil et la joie de sa mère.
En le voyant partir, la bonne femme sentit son cœur près de se briser,
et lorsqu'à l'heure des adieux elle le pressa dans ses bras, elle eut
comme un pressentiment qu'elle ne le reverrait plus et qu'elle
l'embrassait pour la dernière fois.

C'est qu'en effet la pauvre mère ne devait plus revoir son enfant. Sa
santé s'était sensiblement altérée. Habituée aux travaux de la ferme,
l'oisiveté la consumait. Le jour, elle errait, comme une âme en peine,
dans ses appartements; la nuit, quand elle parvenait à s'endormir, elle
rêvait qu'elle voyait la marquise de La Seiglière demandant l'aumône à
la porte de son château. Il n'y avait que Bernard qui jetât autour
d'elle un peu de mouvement, de bruit et de gaîté. Lorsque la maison ne
retentit plus des éclats de la voix joyeuse et que la fermière n'eut
plus là, sous la main, son petit Bernard pour l'étourdir et pour la
distraire, elle se sentit prise d'une sombre mélancolie, et ne tarda pas
à dépérir. Son mari fut longtemps à s'en apercevoir. Il avait conservé
ses habitudes de travail et d'activité. Il restait rarement au gîte,
était sans cesse par monts et par vaux, visitait ses domaines, avait
l'œil à tout, et se donnait parfois la satisfaction de tirer quelques
lièvres et quelques perdreaux sur ces terres où ses aïeux avaient gardé
le gibier seigneurial. Il finit pourtant par remarquer l'état
languissant de l'humble et triste châtelaine.

--Qu'as-tu? lui disait-il parfois. N'es-tu pas une heureuse femme? Que
te faut-il? que te manque-t-il? Parle enfin, que désires-tu?

--Hélas! répondait-elle alors, il me manque notre modeste aisance
d'autrefois. Je voudrais, comme autrefois, traire nos vaches et battre
notre beurre; je voudrais faire la soupe pour nos bergers et nos garçons
de ferme; je voudrais revoir mon petit Bernard; je voudrais apporter ici
chaque matin nos œufs, notre crême et notre lait fumant. Tu te souviens,
Stamply, comme Madame la marquise l'aimait, notre crême! Qui sait,
pauvre chère âme, si elle en a d'aussi bonne à présent?

--Bah! bah! répondait Stamply, la crême est bonne partout. Sois donc
sûre que Madame la marquise ne manque de rien. Le marquis n'est point
parti les mains vides, et je jurerais qu'il a dans ses tiroirs plus de
bons louis d'or que nous n'avons, nous autres, de méchants écus de six
livres. S'il n'a pas emporté dans son portefeuille son château, son parc
et ses terres, nous n'y pouvons rien; ce n'est pas à nous qu'on doit
s'en prendre. Il faut se faire une raison. Quant à ton petit Bernard, tu
le reverras; le drôle n'est pas mort. Penses-tu qu'au lieu de l'envoyer
étudier et s'instruire, il eût été plus raisonnable de le garder ici à
dénicher des oiseaux pendant l'été, et, durant l'hiver, à se battre à
coup de boules de neige avec tous les va-nu-pieds du pays?

--C'est égal, Stamply, ce n'est pas ici notre place, et ç'a été un
mauvais jour, le jour où nous avons quitté notre ferme.

À ces mots, qui revenaient sans cesse dans tous les discours de sa
femme, Stamply haussait les épaules et se retirait avec humeur.
Cependant le mal empirait. Esprit faible, conscience timorée, la pauvre
châtelaine en arriva bientôt à se demander avec épouvante si son mari ne
l'avait pas trompée, si les choses s'étaient accomplies aussi
honnêtement qu'il le disait, s'il était vrai que toute cette fortune fût
légitimement acquise et que le château n'eût rien à reprocher à la
probité de la ferme. Grâce à la préoccupation continuelle, elle passa
promptement du doute à la conviction, du scrupule au remords. Dès-lors
elle se dessécha dans l'idée que Stamply avait volé et dépossédé
traîtreusement ses maîtres. Ce devint en peu de temps une monomanie qui
ne lui laissa ni paix ni trêve, et, malgré tous les efforts que tenta
son mari pour lui montrer qu'elle était folle, cette folie ne fit
qu'augmenter. Ce fut au point que Stamply, qui pensa lui-même en perdre
la tête, se vit obligé de l'enfermer et de veiller sur elle, car elle
allait partout répétant que son mari, elle et son fils n'étaient qu'une
famille de gueux, de bandits et de spoliateurs. Elle mourut dans un état
d'exaltation impossible à décrire, croyant entendre la maréchaussée qui
accourait pour la saisir, et suppliant son mari de rendre aux La
Seiglière leur château et tous leurs domaines, trop heureux,
ajouta-t-elle en expirant, s'il pouvait à ce prix sauver sa tête de
l'échafaud et son âme du feu éternel.

Maître Stamply n'était pas précisément un esprit fort. Sans parler de la
douleur qu'il en ressentit, la mort de sa femme le frappa d'une étrange
sorte. Bien qu'il affichât volontiers un certain mépris de la classe
nobiliaire, il y avait toujours en lui un vieux fonds de vénération pour
les maîtres qu'il avait remplacés, et quoiqu'en interrogeant sa
conscience, il se jugeât irréprochable, il ne pouvait parfois s'empêcher
d'être troublé par leur souvenir. Toutefois, les impressions funèbres
dissipées, il reprit son même train de vie, et reporta vers son fils
absent toutes ses pensées et toutes ses ambitions.

À seize ans, son éducation se trouvant achevée, Bernard revint au logis.
C'était alors un beau jeune homme, grand, mince, élancé, au cœur
bouillant, aux regards de flamme, tout rempli des ardeurs de son âge,
qu'excitaient encore les belliqueuses influences d'une époque éprise de
gloire et de combats. Jusqu'alors la vie du château n'avait guère
différé de celle de la ferme. Au retour de Bernard, tout prit une face
nouvelle. Étranger aux faits du passé, n'ayant qu'un vague souvenir des
La Seiglière, qu'une idée confuse des événements qui l'avaient enrichi,
ce jeune homme pouvait jouir des bienfaits de sa position sans scrupule,
sans trouble et sans remords. Jeune, il avait tous les goûts, tous les
instincts de la jeunesse. Il chassa, creva des chevaux, étonna le pays
par le luxe de ses équipages, et fit, comme on dit, sauter les écus
paternels, le tout à la plus grande satisfaction du digne Stamply, qui
ne se sentit pas d'aise de reconnaître chez son fils les manières d'un
grand seigneur. Tout était pour le mieux, lorsqu'un matin Bernard alla
trouver son père et lui tint ce langage:

--Père, je t'aime et devrais m'estimer heureux de passer ma vie près de
toi. Cependant je m'ennuie et n'aspire qu'à te quitter. Que veux-tu?
J'ai dix-huit ans, et c'est une honte de tirer sa poudre aux lapereaux,
quand on pourrait la brûler glorieusement pour le service de la France.
L'existence que je mène m'étouffe et me tue. Toutes les nuits, je vois
l'empereur, à cheval, à la tête de ses bataillons, et je me réveille en
sursaut, croyant entendre le bruit du canon. L'heure est venue où mon
rêve doit s'accomplir. Préférerais-tu voir ma jeunesse se consumer dans
les vains plaisirs? Si tu m'aimes, tu dois vouloir être fier de ta
tendresse. Ne pleure pas, souris plutôt en songeant aux joies du retour.
Quelles joies, en effet! quelle ivresse! Je reviendrai colonel, je
suspendrai ma croix à ton chevet, et le soir, au coin du feu, je te
raconterai mes batailles.

Et le cruel partit. Ni les remontrances, ni les larmes, ni les prières
ne purent le retenir. À cette époque, ils étaient tous ainsi. Bientôt
ses lettres arrivèrent comme de glorieux bulletins, toutes respirant
l'odeur de la poudre, toutes écrites le lendemain d'un jour de combat.
Engagé comme volontaire dans un régiment de cavalerie, sous-officier
après la bataille d'Essling, officier un mois plus tard, après la
bataille de Wagram, où l'empereur l'avait remarqué, il allait à grands
pas, poussé par le démon de la gloire. Il fut un de ceux qui prouvèrent,
au dire de Puisaye, qu'une année de pratique supplée avantageusement
toutes les manœuvres et tous les apprentissages d'esplanade. Chacune de
ses lettres était un hymne à la guerre et au héros qui en était le dieu.
Au commencement de l'année 1811, son régiment se trouvant à Paris,
Bernard profita d'un congé de quelques jours pour courir embrasser son
vieux père. Qu'il était charmant sous son uniforme de lieutenant de
hussards! Que le dolman bleu à tresses d'argent faisait ressortir avec
grâce l'élégance de sa taille svelte et souple comme la tige d'un jeune
peuplier! Qu'il portait galamment sur l'épaule la pelisse bordée de
fourrures! Que sa brune moustache relevait fièrement sur sa lèvre fine
et rosée! Qu'il avait bon air avec son grand sabre, et quel joli bruit
le parquet rendait sous ses éperons sonnants! Stamply ne se lassait pas
de le regarder avec un sentiment d'admiration naïve, lui baisait les
mains et doutait que ce fût son enfant.

Comme le soleil à son couchant, l'astre impérial brillait de son plus
bel éclat, lorsqu'un frisson mortel passa sur le cœur de la France. Une
armée de cinq cent mille hommes, dans laquelle la mère patrie comptait
deux cent soixante et dix mille de ses fils les plus forts et les plus
vaillants, venait de passer le Niémen pour aller frapper l'Angleterre au
sein glacé de la Russie. Le régiment de Bernard faisait partie de la
réserve de cavalerie commandée par Murat. On reçut au château une lettre
datée de Wilna, puis une autre dans laquelle Bernard racontait qu'il
avait été fait chef d'escadron après l'affaire de Volontina, puis une
troisième, puis rien. Les jours, les semaines, les mois s'écoulèrent:
point de nouvelles! Seulement on apprit qu'une bataille, la plus
terrible qui se fût donnée dans les temps modernes, avait été livrée
dans les plaines de la Moscowa; la victoire avait coûté vingt mille
hommes à l'armée française. Vingt mille hommes tués, et point de
lettres! L'empereur est à Moscou, mais point de lettres de Bernard.
Stamply espère encore; il se dit qu'il y a loin du château de La
Seiglière au Kremlin et qu'entre ces deux points le service des postes
ne saurait, surtout en temps de guerre, se faire très régulièrement.
Mais des bruits sinistres circulent; bientôt ces sourdes rumeurs se
changent en un cri d'épouvante, et la France en deuil compte avec
stupeur ce qui reste de ses légions. Que se passait-il au château? Ce
qui se passait, hélas! dans tous les pauvres cœurs éperdus qui
cherchaient un fils dans ces rangs éclaircis par le froid et par la
mitraille. Stamply s'étant décidé à s'adresser au ministère de la guerre
pour savoir à quoi s'en tenir sur la destinée de Bernard, la réponse ne
se fit pas attendre: Bernard avait été tué à la bataille de la Moscowa.

La douleur ne tue pas: Stamply resta debout. Seulement il vieillit de
vingt ans en moins de quelques mois, et quelque temps on le vit plongé
dans une espèce de marasme approchant de l'imbécillité. On le
rencontrait, par le soleil ou par la pluie, errant à travers champs,
tête nue, le sourire sur les lèvres, ce sourire vague et incertain, plus
triste et plus déchirant que les larmes. Lorsqu'il sortit de cet état,
le bonhomme en vint peu à peu à remarquer une chose à laquelle son
esprit ne s'était jamais arrêté jusqu'alors: c'est qu'il n'avait autour
de lui ni amitiés ni relations d'aucune sorte, et qu'il se trouvait dans
un isolement absolu; il crut même entrevoir qu'il était, dans la
contrée, un objet de mépris et de réprobation générale. Et c'était vrai
depuis longues années. Tant qu'avait duré la terreur et que maître
Stamply était resté modestement dans sa ferme, on ne s'était guère
préoccupé, aux alentours, de sa fortune et de ses acquisitions
successives; mais quand des jours plus calmes eurent succédé à ces temps
d'épouvante, et que le fermier se fut installé publiquement dans le
château seigneurial, on commença d'ouvrir de grands yeux, et
lorsqu'enfin les blasons et les titres reparurent sur l'eau, comme des
débris après la tourmente, il s'éleva de toutes parts contre le
malheureux châtelain un formidable concert d'injures et de calomnies.
Que dit-on? que ne dit-on pas! Les uns, qu'il avait volé, ruiné, chassé,
dépossédé ses maîtres; les autres, qu'il n'avait été que le secret agent
du marquis et de la marquise, et qu'abusant de leur confiance, il
refusait de rendre les domaines et le château qu'il avait rachetés avec
l'argent des La Seiglière. Les bonnes âmes qui, en 95, auraient été
enchantées de voir trancher le cou du marquis, se prirent à chanter ses
vertus et à pleurer sur son exil. Les sots et les méchants s'en
donnèrent à cœur joie; aux yeux même des honnêtes gens, la probité des
Stamply fut pour le moins chose équivoque. La triste fin de la bonne
fermière, les remords qu'elle avait laissé éclater sur ses derniers
jours, donnaient du poids aux suppositions les plus outrageuses; le
train qu'avait mené Bernard, pendant son séjour chez son père, avait
achevé d'exaspérer l'envie. Ç'avait été, à Poitiers et aux environs, un
_tolle_ universel. Enfin il n'y eut pas jusqu'à la mort de ce jeune
homme qui ne servît de prétexte à l'insulte: on y reconnut un effet de
la colère divine, une expiation méritée, trop douce au dire de
quelques-uns. Loin de plaindre Stamply, on l'accabla; loin de
s'attendrir sur son sort, on lui jeta le cadavre de son fils à la tête.

Tant que Bernard avait vécu, absorbé dans sa joie et dans son orgueil
paternel, Stamply non-seulement n'avait pas remarqué l'espèce de
réprobation qui pesait sur lui, mais encore ne s'était pas douté des
propos calomnieux répandus sur son compte. C'est ainsi que les choses se
passent assez communément: le monde se préoccupe, s'agite, s'inquiète et
crie, tandis que le plus souvent les êtres auxquels s'adresse tout ce
bruit sont dans leur coin heureux et tranquilles, sans même soupçonner
l'honneur que le monde leur fait. Mais, lorsqu'après la mort de son
fils, qui avait été tout son univers, Stamply jeta çà et là un regard
désolé, ne rencontrant ni une main amie, ni un cœur affectueux, ni un
visage bienveillant, le pauvre homme finit par s'apercevoir qu'il y
avait autour de lui comme un cordon sanitaire. Ses paysans et ses
fermiers le haïssaient, parce qu'il était sorti de leurs rangs; les
gentillâtres ses voisins se détournaient en le voyant et ne lui
rendaient pas son salut. Enfin, sur les derniers temps, les petits
drôles l'insultaient et lui lançaient des pierres quand il traversait le
village.--Tiens, se disaient-ils entre eux, voici ce vieux gueux de
Stamply qui a fait fortune en dépouillant ses maîtres!--Il passait, le
front baissé, les yeux pleins de larmes. Son esprit qui, sous le double
fardeau du chagrin et de l'âge, avait déjà beaucoup baissé, acheva de
s'affaisser sous le sentiment du mépris public; sa conscience, qui
n'avait jamais été bien paisible, recommença de se troubler. Bref, dans
son château, au milieu de ses vastes domaines, il vécut seul, misérable
et proscrit.



II


Tout à l'heure je vous montrais du doigt le castel de Vaubert, à moitié
caché par un bouquet de chênes et regardant d'un air mélancolique la
façade orgueilleuse du château qui domine les deux rives du Clain. Le
castel de Vaubert n'a pas toujours eu l'humble aspect que nous lui
voyons aujourd'hui. Avant que la révolution eût passé par là, c'était un
vaste château avec tours et bastions, pont-levis et fossés, créneaux et
plate-formes, vraie place forte qui écrasait de sa masse imposante
l'architecture élégante et fleurie de son svelte et gracieux confrère.
Les domaines qui se pressaient à l'entour et constituaient de temps
immémorial la baronnie de Vaubert, ne le cédaient en rien, ni pour
l'étendue ni pour la richesse, aux propriétés des La Seiglière. Qui
disait La Seiglière et Vaubert, disait les maîtres du pays. À part
quelques rivalités inévitables entre voisins de si haut bord, les deux
maisons avaient toujours vécu dans une intimité à peu près parfaite, que
dut resserrer, sur les derniers temps, l'appréhension du danger commun.
Toutes deux émigrèrent le même jour, suivirent la même route et
choisirent le même coin de terre étrangère pour y vivre plus rapprochées
dans l'infortune qu'elles ne l'avaient été dans la prospérité; car,
réunissant ce qu'elles avaient pu réaliser de leur avoir, elles
s'établirent sous le même toit, en communauté de biens, d'espérances et
de regrets: plus de regrets que d'espérances, plus d'espérances que de
biens. Comme le marquis, M. de Vaubert avait sa femme, et de plus un
fils, encore enfant, destiné à grandir dans l'exil.

Ces patriciens qu'on a tant calomniés, quand il était si aisé d'en
médire, ont montré du moins en ces temps d'épreuve, qu'ils savaient
supporter la mauvaise fortune comme s'ils n'avaient jamais connu la
bonne. Chez ces âmes habituées au luxe et à la mollesse, chez ces
esprits légers pour la plupart, frivoles et dissipés, il s'est trouvé,
aux jours du malheur, des ressources imprévues d'énergie, de courage et
de résignation facile. Ainsi, la petite colonie dont nous parlons
s'installa gaîment dans sa pauvreté et commença par y vivre avec une
aimable philosophie. La maison qu'elle occupait, au bout d'un faubourg
de la ville, se composait d'un corps de logis flanqué de deux pavillons:
l'un s'appelait le château de Vaubert, l'autre le château de La
Seiglière. Le jour, on se visitait, suivant les lois de l'étiquette: le
soir, on se retrouvait au salon commun. Chacun apportait à ces petites
réunions sa politesse exquise et ses belles manières; madame de La
Seiglière et madame de Vaubert y ajoutaient le charme de leurs grâces et
de leur beauté: l'une, déjà prise de ce mélancolique désintéressement
propre aux êtres destinés à mourir avant l'âge; l'autre, nature moins
poétique, esprit remuant, actif, aventureux, digne de briller sur un
plus vaste théâtre, au milieu des intrigues qui s'ourdissaient alors
dans les salons de Vienne et de Coblentz. On se consolait par un bon
mot, on se vengeait par un sarcasme; on n'allait jamais jusqu'à la
colère. Tant de philosophie reposait, il faut le dire, sur un grand
fonds d'illusions et sur une complète inintelligence des faits. En
général, c'était un peu là le secret de ce courage, de cette énergie, de
cette facile résignation que nous nous plaisions à reconnaître tout à
l'heure. On persistait à croire que le grand œuvre qui se consommait
n'était qu'une parade sanglante, jouée par une bande d'assassins; on
s'attendait de mois en mois à voir la France châtiée et remise dans le
droit chemin. La ruine de leurs espérances modifia singulièrement les
esprits, et les amena forcément à une appréciation plus juste et plus
sensée des événements accomplis. Dès que ces enfants qui avaient joué
étourdiment à l'exil eurent compris que le jeu était sérieux, et que
l'exil les prenait au mot, plusieurs d'entre eux songèrent sérieusement
à rentrer en France, les uns pour se mêler aux menées du parti
royaliste, qui commençait à s'agiter dans les sections de Paris; les
autres, pour essayer de recueillir, s'il était encore temps, quelques
débris de leur fortune. Le baron de Vaubert fut au nombre de ces
derniers. Jamais, à vrai dire, il ne s'était montré très chaleureux à
l'endroit de l'émigration; sa femme l'y avait entraîné malgré lui; il
avait gardé la conviction qu'il aurait pu, avec un peu d'adresse,
conserver sa tête et ses biens. Le marquis de La Seiglière, soit
fermeté, soit entêtement, ayant déclaré qu'il ne rentrerait en France
qu'avec ses maîtres légitimes, M. de Vaubert partit seul, se réservant
de revenir près de sa femme et de son fils ou de les appeler près de
lui, selon le résultat de ses démarches et la tournure des événements.

M. de Vaubert trouva son château mutilé, ses créneaux abattus, ses
fossés comblés, ses écussons brisés, ses terres morcelées, ses
propriétés vendues. C'était un esprit assez positif, revenu des idées
chevaleresques, dont il ne se pardonnait point d'avoir été dupe un
instant. Rentré sous un faux nom, il obtint à la longue sa radiation de
la liste des émigrés, et reprit son rang aussitôt que les hautes classes
de la société commencèrent à se reconstituer. Il ne s'agissait plus que
de reprendre la baronnie; c'est vers ce but qu'il tourna toutes ses
facultés.

Il n'est rien que l'adversité pour développer dans le cœur de l'homme
les instincts industrieux dont l'ensemble compose ce mauvais génie qu'on
appelle le génie des affaires. Il est vrai d'ajouter que le moment était
bien choisi. Époque de ruine et de fondation, si les vieilles fortunes
croulaient comme des châteaux de cartes, les fortunes nouvelles
poussaient comme des champignons le lendemain d'une pluie d'orage. Il y
avait place pour toutes les ambitions: les parvenus encombraient le sol;
les particuliers s'enrichissaient d'un jour à l'autre au jeu des
spéculations hasardeuses, et, au milieu de la prospérité individuelle,
il n'y avait, à proprement parler, que l'État qui se trouvât dans le
dénûment. M. de Vaubert se jeta dans les affaires avec l'audace
aventureuse des gens qui n'ont plus rien à perdre; sans se laisser
décourager par la difficulté de l'entreprise, il se proposa vaillamment
de reconquérir et de réédifier l'héritage qu'il avait reçu de ses pères,
et qu'il avait à cœur de transmettre à son fils. Toutefois, des années
s'écoulèrent avant que le succès couronnât ses efforts, et ce ne fut
guère qu'en 1810 qu'il put racheter ce qui restait de son manoir, en y
joignant quelques terres environnantes. Il en était là de sa tâche,
qu'il espérait mener à bonne fin, quand la mort le surprit, comme il
venait d'écrire pour rappeler près de lui sa femme et son fils, qu'il
n'avait pas revus depuis près de quinze ans.

Pendant ce temps, que s'était-il passé dans l'exil? Le marquis avait
vieilli; madame de Vaubert n'était plus jeune; son fils Raoul avait
dix-huit ans; il y en avait dix que madame de La Seiglière était morte
en donnant le jour à une fille qui s'appelait Hélène et promettait
d'être belle comme l'avait été sa mère. La lettre de M. de Vaubert
décida la baronne à partir sur-le-champ. La séparation fut douloureuse.
Malgré la différence de leurs âges, les deux enfants s'aimaient
tendrement. Madame de Vaubert et le marquis de La Seiglière étaient liés
par l'habitude et par le malheur. D'aucuns ont prétendu méchamment
qu'ils s'étaient consolés mutuellement dans leur veuvage; ces sots
propos ne nous importent guère. Le fait est que, près de se quitter, ils
se sentirent émus et troublés. C'étaient de vieux amis. La baronne
insista pour emmener le marquis et sa fille, leur offrant de venir
continuer à Vaubert la vie qu'ils avaient menée sur la terre étrangère,
et laissant percer l'espoir d'unir un jour Hélène et Raoul. Le marquis
ne dissimula pas qu'une pareille union comblerait ses vœux les plus
chers; plus d'une fois il en avait lui-même caressé secrètement le rêve.
Il prit acte de la proposition de la baronne, et dès cet instant, les
deux enfants se trouvèrent fiancés l'un à l'autre. Quant à l'offre de
retourner en France, et d'aller s'établir à Vaubert, M. de La Seiglière,
quoiqu'il lui coûtât de se séparer de ses compagnons d'infortune, fit
entendre assez clairement qu'il la regardait comme inacceptable. Ses
idées, en vingt ans, n'avaient pas fait un pas. Il ne pardonnait pas à
M. de Vaubert d'avoir compromis son nom dans les fournitures des armées,
et n'était pas homme à partager les bénéfices d'une fortune rachetée à
ce prix. Enfin, pour rien au monde il n'aurait consenti à voir de si
près le vieux trône de France occupé par un usurpateur, et les domaines
de la Seiglière possédés par un de ses fermiers. À ses yeux, Bonaparte
et Stamply n'étaient que deux spoliateurs qu'il mettait sur la même
ligne; il appelait l'un le Stamply des Bourbons, l'autre le Napoléon des
La Seiglière. Il était curieux et plaisant à entendre sur ce sujet;
aimable esprit d'ailleurs, qu'on ne pouvait s'empêcher d'aimer. Bref,
plein de confiance dans un avenir qui réintégrerait la monarchie et ses
serviteurs dans leurs biens, droits et privilèges, il s'obstina à ne
vouloir remettre les pieds en France que lorsqu'on en aurait chassé les
Stamply de toute sorte, les uns à coups de canne, et les autres à coups
de canon.

La rentrée de madame de Vaubert fut tout un poëme de déceptions
poignantes et d'amers désenchantements. D'après la lettre de son mari,
qui n'abordait aucun détail, et qui, jusqu'alors, avait toujours exagéré
le succès de ses entreprises, la baronne s'était imaginé qu'elle allait
retrouver son château tel à peu près qu'elle l'avait laissé, avec toutes
ses dépendances. À Poitiers, elle ne fut pas médiocrement surprise de
n'y point voir, avec une voiture à ses armes, M. de Vaubert, qu'elle
avait eu soin de prévenir du jour de son arrivée. Il y avait une bonne
raison pour que M. de Vaubert manquât au rendez-vous; mais la baronne ne
la soupçonnait pas. Comme elle avait hâte de marcher sur ses terres,
elle prit le bras de son fils, et tous deux, ayant gagné les rives du
Clain, suivirent le sentier qui devait les conduire à Vaubert. Il
faudrait avoir passé vingt années dans l'exil pour comprendre quelles
émotions durent s'emparer du cœur de cette femme, lorsqu'elle aspira et
quelle reconnut au parfum l'air de ces campagnes au milieu desquelles
s'étaient écoulées les belles années de sa jeunesse. Son sein se gonfla
et ses yeux se remplirent de larmes. Disons-le à sa louange, ce n'était
pas seulement le sentiment de la propriété retrouvée qui la troublait
ainsi. Ces émotions, elle les avait ressenties en touchant le sol de la
France; seulement, à cette heure, il s'y mêlait naturellement une plus
douce ivresse, car s'il est juste de flétrir l'égoïsme des petites âmes
qui bornent la patrie aux limites de leurs domaines, il est juste aussi
de reconnaître que le champ paternel et le toit héréditaire sont dans la
patrie commune comme une seconde patrie. Raoul, qui n'avait aucun
souvenir de ces lieux, ne partageait pas l'attendrissement de sa mère,
mais il sentait son jeune cœur tressaillir d'orgueil et de joie en
songeant que ce château, ces bois, ces fermes, ces prairies qu'il avait
tant de fois entrevus dans ses rêves comme de fabuleux rivages, il les
tenait là sous sa main, et qu'il touchait enfin à cette seigneuriale
opulence dont on l'avait entretenu souvent, après laquelle il avait
soupiré toujours. À mesure qu'ils avançaient, madame de Vaubert lui
montrait l'océan de verdure qui se déroulait devant eux, et disait avec
complaisance:--Tout ceci, mon fils, est à vous.--Elle jouissait des
transports de ce jeune homme, et se faisait surtout une fête de
l'introduire dans le gothique manoir des aïeux, vraie forteresse au
dehors, au dedans vrai palais où respirait le luxe de dix générations.
Cependant elle s'étonnait de ne voir venir à sa rencontre ni M. de
Vaubert ni quelque députation de fermiers et de jeunes paysannes
accourus pour fêter son retour, et lui offrir des fleurs et des
hommages. Raoul lui-même qui, pour avoir grandi au sein des privations,
ne s'était pas moins élevé selon les idées de sa race, que lui avaient
inféodées de bonne heure les entretiens de sa mère et du marquis de La
Seiglière, Raoul s'émerveillait tristement du peu d'empressement qui
l'accueillait sur son passage; mais, grand Dieu! quelle ne fut pas la
stupeur de la baronne, lorsqu'au détour du sentier, elle découvrit ce
qui restait de sa garenne et de son château, et que Raoul, voyant sa
mère en douloureuse et muette observation, lui demanda quelle était
cette masure qu'elle contemplait de la sorte. Elle refusa d'abord d'en
croire ses yeux; comme le soleil venait de se coucher, elle pensa
sérieusement que c'était un effet de crépuscule, et qu'elle était le
jouet d'un mirage de nouvelle espèce. Toutefois, elle acheva le trajet
d'un pas moins ferme et d'un cœur moins joyeux. Hélas! il n'était que
trop vrai, la garenne avait disparu, il n'en restait qu'un bouquet de
chênes. Le château n'était plus qu'un corps mutilé qui cachait ses
blessures sous un linceul de lierre. Les fossés étaient transformés en
jardins potagers; la chapelle n'existait plus; les tourelles avaient
disparu; la façade tombait en ruines. Et pas un serviteur sur le seuil
de la porte! pas un coup de fusil! pas un bouquet! pas une harangue! pas
d'autres cris que ceux des hirondelles qui volaient dans l'air bleu du
soir! partout, aux alentours, la solitude et le silence des tombeaux.
Madame de Vaubert continua d'avancer, et son fils répétait en la suivant
d'un air surpris:--Où donc allons nous? où me conduisez-vous, ma
mère?--La baronne marchait en silence. Lorsqu'elle pénétra dans ce nid
dévasté, elle sentit ses jambes défaillir et son cœur qui se mourait
dans sa poitrine. L'intérieur était plus sombre encore et plus dévasté
que ne le promettait le dehors. Les parquets étaient pourris, les
lambris enlevés, enlevées aussi les tentures de damas et de cuir de
Hollande; enlevés les tableaux, enlevés les meubles gothiques et les
meubles de la renaissance; salles vides, appartements déserts, murs nus
et délabrés; seulement, çà et là, aux plafonds quelques vestiges de
dorure; aux fenêtres, quelques lambeaux de soie oubliés, décolorés par
l'humidité et rongés par les rats.--Où sommes-nous, ici, ma mère?
demandait Raoul en promenant autour de lui un regard étonné. Madame de
Vaubert allait de chambre en chambre et ne répondait pas. Enfin, après
avoir cherché vainement une âme à travers ces débris, elle trouva dans
la cuisine un vieux serviteur profondément endormi sous le manteau de la
cheminée. Elle le secoua violemment par le bras, en s'écriant à
plusieurs reprises d'une voix impérieuse et brève:--Où est M. de
Vaubert?--M. de Vaubert, madame? répondit le vieillard en se frottant
les yeux, il est au cimetière.--Vous êtes fou, bonhomme, répliqua
vivement la baronne qui n'avait plus la tête à elle. Que voulez-vous que
M. de Vaubert soit allé faire au cimetière?--Madame, répondit le vieux
serviteur, il y fait ce que je faisais tout à l'heure, il y dort d'un
profond sommeil.--Mort! s'écria la baronne.--Et enterré depuis un mois,
ajouta tranquillement le vieillard.--Au cri qu'elle jeta, le bonhomme
regarda attentivement et reconnut enfin madame de Vaubert, car il avait
été autrefois un des serviteurs de la maison; il en était le seul à
présent. L'âge et les infirmités l'avaient rendu à peu près imbécile. Il
raconta comment M. le baron, au moment où il venait de racheter son
château et deux petites fermes qui composaient toutes ses propriétés
foncières, était mort sans avoir eu le temps de faire exécuter les
réparations et embellissements qui devaient mettre le manoir en état de
recevoir convenablement madame la baronne et son fils. Madame de Vaubert
était atterrée; Raoul ne revenait pas de ce qu'il voyait et de ce qu'il
entendait. Brisé par la fatigue du voyage et par les émotions du retour,
le jeune baron s'endormit sur une chaise de paille, et sa mère passa la
nuit dans le seul lit un peu propre qui se trouvât dans le logis.

Le lendemain, en sortant de sa chambre, Madame de Vaubert rencontra
Raoul qui se promenait mélancoliquement dans le château de ses ancêtres.
Ils se regardèrent l'un l'autre sans échanger une parole. Cependant la
baronne cherchait encore à s'abuser sur sa position; mais lorsqu'on eut
levé les scellés et liquidé la succession, soit que de son vivant M. de
Vaubert dissipât d'un côté ce qu'il gagnait de l'autre, soit qu'il
s'abusât lui-même sur le résultat de ses opérations, sa femme et son
fils furent obligés de reconnaître qu'en réalité leur héritage se
bornait au château tel que nous le voyons aujourd'hui, à deux petites
fermes d'un médiocre rapport, et à une somme de cinquante mille francs
que le baron avait déposée chez son notaire, quelques jours avant sa
mort. C'était là le plus clair et le plus net de leur avoir. Ils
organisèrent leur vie modestement, et le train qu'ils menèrent dans leur
châtellenie ne différa guère de celui qu'ils avaient mené dans l'exil.

Madame de Vaubert était réservée à d'autres déceptions non moins
cruelles. À mesure qu'elle vécut sur ce sol que le soc révolutionnaire
avait remué de fond en comble et divisé à l'infini, à mesure qu'elle
observa ce qui se passait dans cette France, grande alors, prospère et
comblée de gloire, à mesure qu'elle étudia la constitution territoriale
du pays, et qu'elle vit la propriété nouvelle déjà consacrée par de
longues années de jouissance, paisible, inattaquable, appuyée sur le
droit commun, elle sentit tout le vide et tout le néant des illusions du
parti de l'émigration; elle comprit qu'en mettant les choses au mieux,
la rentrée des Bourbons dans leur royaume ne réintégrerait pas
nécessairement le marquis de la Seiglière dans ses domaines; elle jugea
que Napoléon, au faîte de la puissance, était encore moins solidement
assis sur son trône que la fortune de maître Stamply sur le plateau de
sa colline, et qu'on pourrait chasser l'un à coup de canon, sans qu'il
fût permis pour cela de chasser l'autre à coups de canne. Ces réflexions
refroidirent peu à peu Madame de Vaubert à l'endroit du mariage projeté
entre son fils et mademoiselle de La Seiglière. Près de quitter le
marquis et sa fille, elle s'était laissé entraîner par l'attendrissement
des adieux; à distance, la froide raison ressaisit son empire. Raoul
était beau, élégant, bien tourné, pauvre, mais de race noble s'il en
fut, car les Vaubert remontaient au premier baron chrétien. Dans une
époque de fusion et de ralliement, où pour complaire au chef de l'état,
les parvenus de la veille cherchaient à blasonner leurs sacs et à
décrasser leurs écus au frottement des vieux parchemins, Raoul pouvait
évidemment prétendre à un riche mariage qui lui permettrait de relever
la fortune de sa famille. Ces idées se développèrent insensiblement, et
prirent, de jour en jour, dans l'esprit de la baronne, une forme plus
nette et plus arrêtée. Elle aimait tendrement son fils; elle souffrait
dans son amour tout autant que dans son orgueil de voir la destinée de
ce beau jeune homme se consumer et se flétrir dans l'ennui de la
pauvreté. Jeune encore elle-même, mais pourtant à cet âge, avide de
bien-être et de sécurité, où les calculs de l'égoïsme ont déjà remplacé
les élans généreux de l'âme, on devine sans peine tout ce qui couvait
d'ambitions personnelles sous la sollicitude, très sincère d'ailleurs,
de la mère pour son enfant.

Madame de Vaubert, qui s'était d'abord tenue à l'écart, ne se mêlant
qu'à cette fraction de la noblesse qui s'obstinait à bouder dans son
coin, songeait donc sérieusement à se rallier à la fortune de l'empire
et à chercher pour son fils quelque mésalliance lucrative, quand soudain
on apprit que l'aigle impériale, frappée d'un coup mortel aux champs de
la Russie, ne tenait plus les foudres de la guerre que d'une serre à
demi brisée. La baronne jugea prudent d'attendre et de voir, avant de
prendre aucun parti, de quel côté s'abattrait l'orage qu'on entendait
gronder à tous les points de l'horizon. Ce fut à cette époque, on doit
s'en souvenir, que Stamply reçut la nouvelle de la mort de son fils. Le
bruit en parvint à madame de Vaubert, qui décida charitablement que
c'était une justice du ciel, et ne s'en préoccupa point davantage. Elle
haïssait ce Stamply pour son propre compte et pour le compte du marquis.
Elle ne parlait de lui qu'avec mépris, et les récits exagérés qu'elle
faisait de la position de M. de La Seiglière et de sa fille n'avaient
pas peu contribué à déchaîner sur la tête du pauvre diable toutes les
colères et toutes les malédictions du pays. Les choses en étaient là,
lorsqu'un soir tout sembla devoir prendre bientôt une face nouvelle.

Assise auprès d'une croisée ouverte, madame de Vaubert paraissait
plongée dans une méditation profonde. Ce n'étaient ni les harmonies ni
les images d'un beau soir d'été qui la tenaient ainsi rêveuse et
recueillie. Elle regardait avec un sentiment de tristesse et d'envie le
château de La Seiglière, dont les derniers rayons du soleil embrasaient
les fenêtres, et qui resplendissait dans toute sa gloire, avec ses
festons et ses arabesques, ses clochetons et ses campaniles, tandis que
les ombrages touffus du parc ondulaient à ses pieds au souffle caressant
des brises. Elle voyait en même temps les riches fermes groupées à
l'entour, et dans l'amertume de son cœur, elle songeait que ce château,
ce parc et ces terres étaient la propriété d'un rustre et d'un manant.
Raoul la surprit au milieu de ces réflexions. Il prit place auprès de sa
mère et demeura silencieux, comme elle, à regarder d'un air affaissé
l'étendue de paysage qu'encadrait la croisée ouverte. Ce jeune homme
était miné depuis longtemps par une sombre mélancolie. N'ayant point
goût à l'étude qui seule aurait pu charmer sa pauvreté, il consumait son
énergie en regrets stériles, en désirs impuissants. Ce soir-là, dans une
promenade solitaire à travers champs, il avait rencontré une troupe
joyeuse de jeunes cavaliers qui s'en retournaient à la ville, en grand
équipage de chasse, au bruit des fanfares, escortés de leurs meutes et
de leurs piqueurs. Il n'avait, lui, ni piqueurs, ni meute, ni pur sang
limousin sur lequel il pût promener ses ennuis, et il était rentré au
logis plus découragé et plus sombre que d'habitude. Il s'accouda sur le
dos de sa chaise, appuya son front sur sa main, et madame de Vaubert vit
couler deux larmes sur les joues amaigries de son fils.

--Mon fils! mon enfant! mon Raoul! dit-elle en l'attirant sur son sein.

--Ah! ma mère! s'écria le jeune homme avec amertume, pourquoi m'avoir
trompé? pourquoi m'avoir bercé d'un fol et vain espoir? pourquoi m'avoir
nourri, dès l'âge le plus tendre, de rêves insensés? pourquoi m'avoir
fait entrevoir, du sein de la pauvreté, les rives enchantées où je
devais n'aborder jamais? Que ne m'avez-vous élevé dans l'amour de la
médiocrité? que ne vous êtes-vous étudiée à borner mes désirs et mes
ambitions? que ne m'avez-vous enseigné de bonne heure l'humilité et la
résignation qui convenaient à notre destinée? Cela vous eût été bien
facile!

À ces reproches mérités, madame de Vaubert ne répondait qu'en baissant
la tête, quand des cris du dehors attirèrent son attention. Elle se
leva, s'approcha du balcon, et reconnut, au bout du pont jeté sur le
Clain, Stamply qu'une bande de petits drôles poursuivaient à coups de
mottes de gazon. Le vieux proscrit, sans chercher à repousser les
hostilités, s'enfuyait aussi vite que le permettaient son âge et ses
souliers ferrés. Madame de Vaubert le suivit longtemps des yeux, puis
retomba dans sa rêverie. Elle en sortit souriante et radieuse. Que
s'était-il passé? qu'était-il advenu? Moins que rien, une idée. Mais une
idée suffit à changer la face du monde.



III


À quelques jours de là, madame de Vaubert prit le bras de son fils, et,
sous prétexte d'une promenade aux environs, gagna la rive droite du
Clain. C'était la première fois, depuis son retour, qu'elle se décidait
à toucher cette rive. En passant devant la grille du parc, elle s'arrêta
quelques instants, et, comme si elle cédait à l'entraînement des
souvenirs, elle ouvrit la porte et entra.

--Que faites-vous, ma mère? s'écria Raoul, qui s'était vainement efforcé
de la retenir sur le seuil; ne craignez-vous pas d'outrager le marquis
et sa fille en mettant le pied sur ces terres? N'est-ce point faillir du
même coup au culte de l'amitié et à la religion du malheur? Enfin, avec
les sentiments de haine et de mépris que nous professons l'un et l'autre
contre le maître de ces lieux, vous semble-t-il que ce soit ici notre
place?

--Venez, venez, mon fils; ce n'est point outrager le marquis que de
chercher sous ces ombrages les souvenirs qu'il y a laissés. Où vous
voyez une insulte au malheur, M. de La Seiglière ne verrait lui-même
qu'un pèlerinage pieux. Venez, répéta-t-elle en s'appuyant doucement sur
le bras de Raoul; nous n'avons pas à redouter de fâcheuses rencontres:
c'est l'heure où je vois, chaque jour, passer M. Stamply allant visiter
ses domaines. D'ailleurs, je dois vous avouer, mon fils, que je suis un
peu revenue de mes préventions, et que cet homme ne me paraît mériter, à
bien prendre, ni la haine ni le mépris dont le pays se plaît à
l'accabler. Je dirai même qu'il y a dans cette destinée proscrite et
malheureuse au sein de la prospérité quelque chose de touchant, et qui,
malgré moi, m'intéresse.

--Quoi! ma mère, s'écria le jeune homme; un fermier qui a dépossédé ses
seigneurs! un serviteur qui s'est enrichi de la dépouille de ses
maîtres! un misérable...

--Misérable en effet, vous avez dit le mot, Raoul, répliqua madame de
Vaubert en l'interrompant; si misérable, que je me repens à cette heure
d'avoir mêlé ma voix à celles qui l'accusent. Le ciel a traité cet
infortuné avec assez de rigueur pour qu'il nous soit permis de lui
montrer un peu d'indulgence. Mais, mon fils, laissons là cet homme, ce
n'est pas de lui qu'il s'agit. Tenez, ajouta-t-elle en l'entraînant dans
l'allée qui longe le bord de l'eau, je retrouve à chaque pas quelque
image de mes belles années; je crois respirer l'âme de madame de La
Seiglière dans tous ces parfums.

Ainsi causant, ils marchaient à pas lents, lorsqu'au détour de l'allée
ils se trouvèrent presque face à face avec Stamply, qui, de son côté, se
promenait solitairement dans son parc. Raoul fit un mouvement pour
s'éloigner, mais la baronne le retint et s'avança vers le bonhomme, qui,
ne sachant à quoi attribuer l'honneur d'une pareille rencontre, se
confondait en salutations.

--Pardonnez, Monsieur, lui dit-elle avec grâce, la liberté que j'ai
prise de m'introduire ainsi dans votre propriété. Ces beaux ombrages me
rappellent tant et de si doux souvenirs, que je n'ai pu résister plus
longtemps au désir que j'avais de les visiter.

--Soyez remerciée plutôt que pardonnée, Madame, répondit le vieux
Stamply, qui tout d'abord avait reconnu madame de Vaubert. C'est le plus
grand honneur, c'est le seul, ajouta-t-il avec tristesse, qu'aient reçu
ces lieux depuis que je les habite.

Puis, comme s'il comprenait que ce n'était pas à lui que l'honneur
s'adressait, soit discrétion, soit humilité, le vieillard fit mine de
vouloir se retirer, après avoir invité ses hôtes à poursuivre leurs
excursions; mais madame de Vaubert l'interpellant avec bonté:

--Pourquoi, Monsieur, nous quitter si tôt? C'est vouloir nous donner à
penser que notre visite est indiscrète et que nous troublons votre
solitude. S'il en est autrement, restez; vous n'êtes pas de trop entre
nous.

Confus de tant de prévenances, Stamply ne savait comment témoigner sa
gratitude, et ne réussissait qu'à exprimer sa stupéfaction. C'était la
première fois, non-seulement qu'il voyait chez lui des hôtes de cette
importance, mais encore qu'il s'entendait adresser quelques paroles
polies et bienveillantes. Et c'était madame de Vaubert, la baronne de
Vaubert, la plus grande dame de la contrée, l'amie des La Seiglière, qui
daignait le traiter ainsi, lui, Stamply, le vieux gueux, comme il savait
trop bien qu'on l'appelait dans le pays! Mais que devint-il, lorsqu'il
sentit à son bras le bras de madame la baronne, et que celle-ci lui dit
avec un doux sourire et d'un ton presque familier:--Allons, monsieur
Stamply, soyez mon cavalier et mon guide! Les pauvres âmes réprouvées,
mises par la calomnie au ban de l'opinion, connaissent seules tout le
prix d'un témoignage inespéré de sympathie et de bienveillance: quelque
léger qu'il soit, elles s'en saisissent avec transport et s'y appuient
avec un sentiment d'indicible reconnaissance; c'est le brin d'herbe que
la colombe jette à la fourmi qui se noie. En sentant à son bras le bras
de la baronne de Vaubert, Stamply fut pris d'une joie à peu près
pareille à celle qu'éprouva le lépreux de la cité d'Aost, lorsqu'il
sentit sa main serrée par une main amie, et la fête aurait été complète,
si le bonhomme eût été moins embarrassé de son costume et de son
maintien. Il est très vrai que sa personne contrastait étrangement avec
celle de madame de Vaubert, qui, dans sa ruine, humiliait l'opulence de
son voisin par l'élégance de sa tenue et la grâce de ses manières.

--Si j'avais pu penser qu'un si grand honneur me fût réservé, j'aurais
fait, ce matin, un peu de toilette, dit-il en regardant tristement ses
gros souliers à boucles de cuivre rougi, ses bas de laine bleue, son
gilet de futaine et sa culotte de velours de coton, élimée jusqu'à la
corde.

--Comment donc! s'écria la baronne; mais vous êtes très bien ainsi.
D'ailleurs, Monsieur, vous êtes chez vous.

Ces mots--vous êtes chez vous--allèrent au cœur de Stamply, et
achevèrent de le remplir d'une douce satisfaction. Vous êtes chez vous!
ces mots si simples qu'il osait à peine, depuis longtemps, s'adresser à
lui-même, tant la conscience qu'il avait du mépris public l'avait
cruellement ébranlé dans le sentiment de sa propre estime, ces mots,
prononcés par madame de Vaubert, n'étaient-ils pas un démenti formel aux
commentaires injurieux des méchants? N'étaient-ils pas, en effet, pour
cet homme, comme une réhabilitation éclatante, comme une solennelle
consécration de ses droits et de sa fortune? Cependant le jeune de
Vaubert, dont la surprise était pour le moins égale à celle de Stamply,
se tenait auprès de sa mère, froid, silencieux, hautain, ne sachant que
conclure ni qu'imaginer de la scène, pour le moins étrange, qu'il voyait
se passer sous ses yeux.

Tout en marchant, tout en causant, ils arrivèrent, par d'insensibles
détours, devant la façade du château. Il faisait une journée brûlante;
le ciel était chargé de nuages, il y avait près d'une heure que madame
de Vaubert marchait sous des ombrages embrasés que ne rafraîchissait
aucune brise. Elle s'assit sur une des marches du perron, et passa son
mouchoir sur son front et sur son visage, tandis que Stamply se tenait
devant elle, immobile et roulant entre ses doigts les larges bords de
son chapeau de feutre qu'il n'avait pas cessé de tenir à la main durant
toute la promenade.

--Madame la baronne mettrait le comble à ses bontés, dit-il enfin d'un
air suppliant, en daignant venir se reposer un instant chez moi. Je
serais d'autant plus touché d'une faveur si grande, que je m'en
reconnais moins digne.

--Ma mère, dit aussitôt Raoul qui avait hâte d'en finir avec cette
comédie dont il n'entrevoyait ni le but ni le sens; ma mère, un gros
orage se prépare; il nous reste à peine le temps, avant que la nuée
crève, de regagner notre demeure.

--Eh bien! mon fils, laissons passer l'orage, répondit madame de Vaubert
en se levant, et puisque notre aimable voisin nous offre une hospitalité
si cordiale, allons attendre sous son toit que le ciel nous permette de
regagner le nôtre.

À ces mots, la figure de Stamply rayonna, et sa bouche s'épanouit en un
sourire de béatitude. Quel triomphe, en effet, pour lui, de recevoir
madame de Vaubert et de montrer ainsi à ses gens qui ne manqueraient pas
d'en instruire tout le pays, qu'il était moins déconsidéré que les
méchants ne se plaisaient à le dire et les sots à le croire! Leicester
recevant la reine Élisabeth dans le château de Kenilworth ne fut ni plus
heureux ni plus fier qu'en cet instant maître Stamply, lorsqu'il vit la
baronne monter les degrés du perron et franchir le pas de sa porte.
Raoul suivit sa mère avec un mouvement d'humeur que celle-ci feignit de
ne pas remarquer, et que ne remarqua pas Stamply, tout absorbé qu'il
était dans sa joie et dans son bonheur. Lorsque, après avoir introduit
ses hôtes dans le salon, le bonhomme se fut esquivé pour veiller
lui-même aux soins de l'hospitalité, Raoul, demeuré seul avec sa mère,
allait enfin lui demander l'explication d'une énigme dont il s'épuisait
vainement à chercher le mot depuis une heure; mais il en fut empêché par
un autre sentiment de curiosité qui lui ferma la bouche et lui fit
ouvrir de grands yeux.

Quoiqu'on n'eût rien changé à la disposition des appartements,
l'intérieur du château de La Seiglière ne répondait plus à la
magnificence du dehors. Tout s'y ressentait de l'incurie et des
habitudes moins qu'aristocratiques, bourgeoises tout au plus, du nouveau
propriétaire. Ajoutez que les vingt années qui venaient de s'écouler
n'avaient point rajeuni la fraîcheur des tentures. Ces lampas fanés, ces
dorures noircies, ce luxe sans jeunesse, ces vestiges d'une splendeur où
la vie ne se révélait plus, composaient l'intérieur le moins réjouissant
qui se puisse imaginer. C'était beau et triste comme ces vastes salles
du palais de Versailles, qu'on admire en les traversant, mais où l'on
sent qu'on mourrait d'ennui, si l'on était obligé de les habiter. Il n'y
avait que le salon où venaient d'être introduits madame de Vaubert et
son fils qui eût conservé, par une faveur toute spéciale, la fraîcheur
et l'éclat, la jeunesse et la vie. On eût dit que madame de la Seiglière
l'animait encore de sa grâce et de sa beauté. Bernard, de son vivant,
s'était plu à l'orner et à l'embellir de tous les trésors que le marquis
n'avait pu emporter avec lui dans l'exil, et Stamply après le départ et
même après la mort de son fils, avait voulu, par religion pour sa
mémoire, que cette pièce fût entretenue avec autant de soins que par le
passé, comme si Bernard devait y rentrer d'un instant à l'autre. Aussi
tout y respirait-il la splendeur des hôtes d'autrefois. Ce n'étaient que
damas de Gênes, tapisseries en point de Beauvais, meubles de Boule
chargés d'objets d'art, cristaux étincelants, groupes en biscuit,
porcelaines de Saxe et de Sèvres, filets d'or courant au plafond,
bergeries de Watteau au-dessus des portes; il y avait là de quoi fournir
vingt pages de description à quelques-uns de ces esprits charmants qui
ont créé la poésie de l'inventaire et se montrent moins préoccupés du
mobilier de l'âme que de l'ameublement des maisons. Après avoir tout
observé avec une attention jalouse, après avoir reconnu et touché du
doigt tout ce qu'il n'avait vu jusqu'alors que dans ses rêves décevants,
Raoul s'approcha de la fenêtre et se prit à regarder d'un air sombre le
castel ruiné de Vaubert, qui ne lui avait jamais paru si pauvre ni si
désolé qu'à cette heure. Pendant ce temps, la baronne contemplait son
fils avec complaisance, souriante et sereine comme si elle tenait en son
pouvoir la baguette magique qui devait relever les tours de son château
et rendre à Raoul la fortune de ses ancêtres.

Stamply ne tarda pas à revenir, suivi de deux garçons de ferme qui
portaient d'un air ébahi des plateaux chargés de sirops, de crème, de
fraises et de vins d'Espagne. La foule des serviteurs, qui se composait
d'une cuisinière, d'un jardinier et d'une gardeuse de dindons, se
pressait dans l'antichambre et cherchait à voir, par la porte
entr'ouverte, madame la baronne et son fils. Depuis l'avènement de
Stamply, c'était la première fois que le château se trouvait à pareille
fête.

--Voilà qui est du dernier goût, dit madame de Vaubert avec son plus
aimable sourire; vous nous faites, Monsieur, une réception royale.

Stamply s'inclina, se troubla, balbutia; puis, apercevant les deux
garçons de ferme, qui, après avoir déposé les plateaux sur le marbre
d'une console, s'étaient assis chacun dans un fauteuil et s'y
prélassaient sans façon, il les prit par les épaules et les poussa tous
deux hors du salon.

--Savez-vous, Monsieur, dit la baronne qui n'avait pu s'empêcher de rire
à cette petite scène, savez-vous que vous mériteriez d'être nommé
conservateur-général des châteaux de France? Celui-ci n'a rien perdu de
son ancienne splendeur; je crois même que vous y avez ajouté un nouvel
éclat. D'autre part, on prétend que les domaines de La Seiglière ont
doublé de valeur sous votre administration. Vous êtes, à ce compte, le
plus riche propriétaire du pays.

--Hélas! madame la baronne, répondit tristement le vieillard, Dieu et
les hommes me l'ont fait payer bien cher, cette prospérité qu'on
m'envie! Dieu m'a pris ma femme et mon enfant; les hommes m'ont chargé
d'outrages. Le vieux Job était moins malheureux sur son fumier que je ne
le suis au sein de la richesse. Vous avez un fils, Madame; consultez
votre joie, et vous comprendrez ma douleur.

--Je la comprends, Monsieur; votre fils, dit-on, était un héros.

--Ah! madame, il était ma vie! s'écria le vieillard en étouffant ses
pleurs et ses sanglots.

--Les desseins de Dieu sont impénétrables, dit Madame de Vaubert avec
mélancolie; quant au jugement des hommes, je crois, Monsieur, que vous
auriez tort de vous en trop préoccuper. On vous a chargé d'outrages,
dites-vous? Je l'ignorais; vous me l'avez appris. Qu'importe l'opinion
des sots? vous avez l'estime des honnêtes gens.

À ces mots, Stamply secoua la tête d'un air chagrin, en signe de
dénégation.

--Vous vous calomniez, Monsieur, reprit vivement Madame de Vaubert.
Pensez-vous, par exemple, que je serais ici, si je ne vous estimais pas?
Je suis, ce me semble, assez intéressée dans la question pour ne pas
être suspecte de partialité en votre faveur. Amie des La Seiglière,
j'ai, quinze ans durant, partagé leur exil; comme eux, j'ai vu mes biens
séquestrés et vendus par la république. La république nous a dépouillés;
elle a disposé de ce qui ne lui appartenait pas: que ce lui soit une
honte éternelle! Mais vous, acquéreur de bonne foi, qui avez acheté à
beaux deniers comptant, qui vous blâme? qui vous accuse? L'adversité a
pu nous aigrir; elle n'a point étouffé dans nos cœurs le sentiment de la
justice. Ce n'est pas à vous qu'appartient notre haine. Que de fois
n'ai-je pas entendu le marquis et madame de La Seiglière se féliciter de
ce que leurs domaines étaient échus du moins au plus probe de leurs
fermiers!

--Serait-il vrai, Madame? s'écria Stamply avec un mouvement de joie et
de surprise; madame la marquise et monsieur le marquis parleraient de
moi sans colère? J'aurais pensé que je n'étais pour eux qu'un objet de
mépris et d'exécration.

--Pourquoi donc cela, Monsieur? répliqua la baronne en souriant. Je me
souviens que, quelques jours avant sa mort, la pauvre marquise me disait
encore...

--Madame la marquise est morte! s'écria Stamply avec un étonnement
douloureux.

--En donnant la vie à une fille belle aujourd'hui comme le fut sa mère.
Je vous disais donc, Monsieur, reprit madame de Vaubert, que, quelques
jours avant sa mort, la marquise me parlait de vous, de madame Stamply,
qu'elle appréciait et qu'elle aimait. Elle en parlait avec cette bonté
touchante que vous n'aurez point oubliée. Le marquis vint se mêler à
l'entretien, et se plut à citer plusieurs traits de dévouement et de
fidélité qui honorent votre famille. «Ce sont de nobles cœurs, ajouta
madame de La Seiglière, et, dans notre malheur, ce m'est presque une
consolation de penser que nos dépouilles sont tombées entre des mains si
pures et si honnêtes.»

--Ma mère, dit Raoul, qui était resté debout dans l'embrasure de la
fenêtre et qui souffrait visiblement d'entendre parler ainsi madame de
Vaubert, un coup de vent vient d'emporter l'orage; le ciel s'est
éclairci; nous pourrions sans danger regagner notre gîte.

La baronne se leva, et, se tournant vers Stamply:

--Je vous remercie, Monsieur, lui dit-elle, de votre bonne hospitalité
et me félicite du hasard qui m'a procuré l'avantage de vous connaître.
Je fais des vœux sincères pour que nos relations ne se bornent pas à
cette première entrevue. Il dépend de vous que ces vœux soient exaucés.
N'oubliez pas, rappelez-vous souvent que vous avez sur l'autre rive des
voisins qui s'estimeront toujours heureux de vous recevoir.

À ces mots, prononcés avec une grâce qui en releva l'expression à un
point que nous ne saurions dire, madame de Vaubert se retira, appuyée
sur le bras de son fils et reconduite par Stamply, qui ne quitta ses
hôtes qu'à la grille du parc, après s'être incliné jusqu'à terre.

--Enfin, ma mère, s'écria le jeune homme, m'allez-vous donner
l'explication de ce que je viens de voir et d'entendre? Hier encore,
vous méprisiez, vous haïssiez cet homme; jusqu'à ce jour, vous n'aviez
parlé de lui qu'en termes flétrissants: quelle révolution étrange s'est
opérée tout à coup dans vos idées et dans vos sentiments?

--Mon Dieu! rien n'est plus simple, et je croyais déjà vous l'avoir dit,
mon fils, répliqua la baronne sans s'émouvoir. Au rebours de ce citoyen
d'Athènes qui condamna Aristide à l'ostracisme, parce qu'il était las de
l'entendre appeler juste, à force d'entendre dire du mal de M. Stamply,
j'ai fini par en penser du bien. Si des préventions légitimes, si ma
vieille amitié pour les La Seiglière, si l'ignorance des faits dans
laquelle j'ai vécu durant près de vingt ans ont pu m'entraîner à des
propos inconsidérés, depuis longtemps j'en avais des regrets; j'en ai
des remords à cette heure.

--Permis à vous, ma mère, repartit Raoul, d'en appeler de vos jugements
et de casser les arrêts que vous avez rendus vous-même; mais vous
n'aviez pas mission des La Seiglière d'absoudre en leur nom le détenteur
de leurs domaines. Pensez-vous que le marquis vous pardonnât de l'avoir
pris, en cette occasion, pour complice de votre indulgence?

--Eh! mon fils, s'écria la baronne avec un mouvement d'impatience,
fallait-il porter le dernier coup à ce cœur déjà si cruellement blessé?
Ne devais-je entrer sous le toit hospitalier que pour m'y faire l'écho
des malédictions de l'exil? Suis-je coupable, suis-je criminelle pour
avoir essayé de verser quelques gouttes de baume sur les plaies de cet
infortuné? Ah! jeunesse, vous êtes sans pitié! Je ne sais si le marquis
me pardonnerait; mais je suis sûre que du haut du ciel l'âme de la
marquise me sourit et m'approuve.

La visite de Stamply ne se fit pas attendre. Il se présenta, par une
après-midi, au château de Vaubert, dans le costume le plus galant qu'il
avait pu choisir dans sa garde-robe de fermier enrichi. Raoul était
absent. N'étant point gênée par la présence de son fils, la baronne
reçut son voisin avec toute sorte d'égards et de coquetteries; elle
l'amena doucement à parler de son fils, et parut s'intéresser à tous ses
discours. On pense quelle satisfaction pour ce pauvre vieillard de
rencontrer un cœur bienveillant dans lequel il put librement épancher
ses regrets! Cependant il finit par remarquer le modeste ameublement du
salon où il se trouvait; en songeant à ce qu'avaient été autrefois, à ce
qu'étaient aujourd'hui les Vaubert et les Stamply, il fut pris d'un
vague sentiment de pudeur et de confusion que les âmes délicates
n'auront pas de peine à comprendre. Comme pour ajouter à l'embarras de
son hôte, la baronne raconta les déceptions de son retour, et comment,
en place de son château et de ses domaines, elle n'avait retrouvé qu'un
pigeonnier et quelques méchants morceaux de terre; mais elle le fit avec
tant de grâce et de gaîté, que Stamply, quoique susceptible et défiant,
ne put en prendre aucun ombrage, et qu'au contraire il se sentit délivré
d'un grand poids en voyant de quelle façon madame de Vaubert
s'accommodait à sa fortune.

--Je vous garde à dîner, lui dit-elle; mon fils est allé passer la
journée chez un de nos amis, et ne rentrera que ce soir; vous me
tiendrez compagnie. La solitude est triste à notre âge. Que voulez-vous?
ajouta-t-elle gaîment, en renouant le fil de la conversation brisée;
chacun son tour, comme dit le proverbe. On assure que les révolutions
ont leur bon côté; nous avons payé pour le croire. Nous ne nous
plaignons pas. Plût à Dieu seulement, ainsi que le répétait souvent ma
pauvre et bien aimée marquise, plût à Dieu, Monsieur, que tous ceux qui
ont profité de nos désastres fussent d'aussi honnêtes gens que vous! La
résignation nous serait encore plus facile.

Dîner en tête-à-tête avec la baronne de Vaubert ne fut pas seulement
pour Stamply le comble de l'honneur: ce fut aussi la plus douce joie
qu'il eût goûtée depuis bien longtemps. C'est surtout à l'heure des
repas que l'isolement se fait cruellement sentir. C'était l'heure de la
journée que Stamply redoutait le plus; lorsqu'il lui fallait s'asseoir à
table devant la place vide de Bernard, sa tristesse redoublait, et
souvent il lui arrivait, comme au roi de Thulé, de boire ses larmes dans
son verre. Ce fut donc pour lui comme une fête improvisée. Le festin
n'était point somptueux; mais madame de Vaubert suppléa le luxe du
service par le charme de son esprit. Elle entoura son convive de mille
petites attentions délicates, le flatta, le choya, le gâta comme un
enfant, sans avoir l'air de remarquer les gaucheries et les énormités
qu'il disait et faisait en matière d'étiquette et de savoir-vivre. Il y
eut un instant où le vieillard tourna vers elle un regard dont nous
n'essaierons pas de rendre l'expression: rappelez-vous ce beau regard si
doux, si tendre, si reconnaissant que tourne le chien de chasse vers son
maître qui le caresse. Le bonhomme put croire qu'il n'était plus seul au
monde et qu'il avait une famille.

À partir de ce jour, il s'établit des rapports fréquents entre les deux
châteaux. Madame de Vaubert, à force de prières et de remontrances,
amena peu à peu son fils à tolérer la présence de Stamply et à
l'accueillir, sinon avec bienveillance, du moins sans trop de morgue et
de hauteur. En même temps, elle étudia, pour les flatter, les goûts et
les manies du vieillard. Elle en vint même jusqu'à s'initier aux petits
détails de son intérieur et veilla avec une sollicitude toute maternelle
à ce que rien ne manquât au soin de son bien-être. Stamply ne résista
pas à tant de séductions: il s'y prit comme une mouche dans du miel. Son
cœur passa vite de la reconnaissance à l'affection, de l'affection à
l'habitude. La meilleure partie de ses journées s'écoulait à Vaubert. Il
y dînait trois fois la semaine. Le matin, il s'y arrêtait en allant
visiter ses champs; il y retournait le soir pour causer de Bernard, et
des affaires du jour, qui préoccupaient vivement les esprits. Par les
soirées sereines, madame de Vaubert lui prenait le bras, et tous deux
allaient se promener sur les bords du Clain. Qu'on tâche de se
représenter l'ivresse du vieux Stamply tenant à son bras le bras d'une
baronne, causant familièrement avec elle, et, le long de ces rives où on
l'avait parfois salué à coups de pierres, prenant sa part des coups de
chapeaux qui s'adressaient à sa compagne? Il est très vrai qu'un reflet
de la considération qui entourait la noble dame avait rejailli jusque
sur lui. Si ses domestiques ne le volaient pas moins, ils le
respectaient davantage. Bref, il faudrait rajeunir la comparaison
surannée de l'oasis dans le désert pour peindre en peu de mots ce que
fut dans la vie désolée de cet homme l'apparition enchantée de la
baronne de Vaubert. Sa fin d'automne en reçut comme un doux éclat. Sa
santé se raffermit, son humeur s'égaya, son caractère aigri par le
chagrin, retrouva sa bonté native. Il eut, comme on dit, son été de la
Saint-Martin; mais le plus grand bienfait qu'il retira de ces relations,
fut de recouvrer l'estime de lui-même et de se sentir réhabilité à ses
propres yeux. Sa conscience troublée s'apaisa, et, fort d'une amitié si
belle, il releva la tête et porta gaîment sa fortune.

Bientôt à ces salutaires influences madame de Vaubert en mêla d'autres,
plus lentes et plus mystérieuses, que Stamply subit sans chercher à s'en
rendre compte. Après s'être emparé de la vie de cet homme, elle s'empara
de son esprit, qu'elle pétrit à son gré et façonna comme un bloc de
cire. Elle s'étudia et réussit à effacer en lui jusqu'au dernier vestige
des idées révolutionnaires. Elle sut, à force de subtilités, le
réconcilier avec le passé qui l'avait opprimé et le brouiller avec les
principes qui l'avaient affranchi. Elle le ramena, à l'insu de lui-même,
au point d'où il était parti, et lui fit reprendre, sans qu'il s'en
doutât, la carapace de serf et de vassal sous laquelle ses pères avaient
vécu. En même temps, le nom du marquis de La Seiglière et le nom de sa
fille revenaient dans tous ses discours, mais avec tant de réserve, que
Stamply ne songeait même pas à s'en effaroucher. Il en arriva, sans
efforts, à s'attendrir sur la destinée de cette jeune Hélène que madame
de Vaubert ne se lassait pas de lui représenter comme la vivante image
de sa mère. C'était la même grâce, le même charme et la même bonté.
Stamply convenait qu'à ce compte mademoiselle de La Seiglière devait
être un ange en effet. Il avait gardé quelques préventions contre le
marquis; madame de Vaubert s'appliqua patiemment à étouffer ce vieux
restant du levain de 95. L'adversité, disait-elle, est une rude école à
laquelle on profite vite. Elle se flattait, pour sa part, d'y avoir
beaucoup appris et beaucoup oublié. M. de La Seiglière, à l'entendre,
était devenu, dans l'émigration, le plus parfait modèle de toutes les
vertus, et ce marquis si fier s'honorerait à cette heure de serrer la
main de son ancien fermier et de l'appeler son ami. Stamply répondait
que, le cas échéant, ce lui serait un très grand honneur.

Des mois s'écoulèrent ainsi dans une douce intimité à laquelle Raoul ne
se mêla point; ce jeune homme était triste et recherchait la solitude.
Or, tandis que ces événements s'accomplissaient sans bruit dans la
vallée du Clain, Waterloo venait de clore la grande épopée de l'empire.
Le temps pressait; dans une lettre toute récente, le marquis de La
Seiglière, convaincu plus que jamais que la chute de Napoléon allait
nécessairement entraîner celle de Stamply, et que le premier acte des
Bourbons, après leur rentrée définitive en France, serait de réintégrer
tous les émigrés dans la propriété de leurs domaines, rappelait
généreusement à sa vieille amie la promesse qu'ils avaient échangée
d'unir un jour Hélène et Raoul. Madame de Vaubert jugea prudent de
pousser au dénouement de la petite comédie dont elle avait seule le
secret.

Ses relations avec le fermier châtelain étaient, on peut le croire, un
grand sujet d'ébahissement pour le pays. La médisance et la calomnie
n'avaient point manqué à l'appel. On s'étonnait, on s'indignait de voir
qu'une amie des La Seiglière frayât avec l'homme qui les avait
dépossédés. Le bruit courait qu'elle visait à se faire épouser par
Stamply. La noblesse criait à la trahison, et la roture au scandale.
Soit qu'elle ignorât ce qui se disait, soit qu'elle ne s'en souciât pas
autrement, la baronne avait jusqu'à présent poursuivi son idée, sans
détourner seulement la tête pour écouter les cris de la foule, quand
tout à coup Stamply crut remarquer des symptômes de refroidissement dans
les témoignages de cette amitié qui le faisait si heureux et si fier. Il
n'en ressentit d'abord qu'un sourd malaise qu'il ne s'expliqua pas;
mais, ces symptômes prenant de jour en jour un caractère plus décidé, il
commença de s'en alarmer sérieusement. C'est qu'en effet madame de
Vaubert n'était plus la même, et quoiqu'elle s'efforçât de dissimuler le
changement qui s'opérait en elle, ce n'était pas l'âme susceptible et
tendre du pauvre Stamply qui pouvait s'y tromper. Il souffrit longtemps
en silence, et ce qu'il souffrit ne saurait se dire, car il avait tourné
de ce coté toutes ses facultés aimantes; il avait mis dans cette
affection tout son cœur et sa vie tout entière. Longtemps le respect lui
ferma la bouche; mais un soir, ayant trouvé madame de Vaubert plus
distraite, plus réservée, plus contrainte que d'habitude, il exprima son
inquiétude d'une façon indiscrète peut-être, touchante à coup sûr.
Madame de Vaubert en parut touchée, mais demeura impénétrable.

--Madame, qu'y a-t-il? je pressens quelque grand malheur.

Madame de Vaubert répondit à peine; seulement, lorsqu'il fut près de se
retirer, elle lui prit les mains et les pressa entre les siennes avec
une effusion de tendresse qui ne fit qu'ajouter aux terreurs du
vieillard.

Le lendemain, Stamply se promenait dans son parc, encore tout agité de
la soirée de la veille, lorsqu'on lui remit un billet de la part de
madame de Vaubert. Moins flatté qu'effrayé d'un si rare honneur, il
brisa le cachet d'une main émue, et lut ce qui suit à travers ses
larmes:

«Vous pressentiez un grand malheur, vos pressentiments étaient justes.
Si vous devez en souffrir autant que j'en souffre moi-même, c'est un
grand malheur en effet. Il faut ne plus nous voir; c'est le monde qui le
veut ainsi. S'ils ne frappaient que moi, je braverais ses arrêts avec
joie, mais je dois, en vue de mon fils, m'imposer des sacrifices que ne
m'aurait jamais arrachés l'opinion. Comprenez quelle nécessité nous
sépare, et que ce vous soit une consolation de penser que votre cœur
n'en est pas plus profondément affligé que celui de votre affectionnée,

/#
     «Baronne de VAUBERT.»
#/

Stamply ne comprit d'abord qu'une chose, c'est qu'il venait de perdre le
seul bonheur qu'il eût ici-bas. Puis, en relisant cette lettre, il
sentit retomber sur lui toutes les malédictions et tous les outrages
dont l'amitié de madame de Vaubert avait si longtemps soulevé le poids.
Il se vit replongé plus avant que jamais dans le gouffre de la solitude;
il crut perdre Bernard une seconde fois. C'était plus qu'une affection
qui se brisait pour lui; c'était une habitude. Que ferait-il désormais
de ses jours inoccupés, de ses soirées oisives? Où porter son cœur et
ses pas? Plus de but; partout, autour de lui, l'abandon, le silence, les
steppes désolées. Dans son désespoir, il prit le chemin de Vaubert.

--Madame, s'écria-t-il en entrant dans le salon où la baronne était
seule, Madame, que vous ai-je fait? en quoi ai-je pu démériter de vous?
Pourquoi m'avoir tendu votre main, si vous deviez la retirer plus tard?
Pourquoi m'avoir appelé, si vous deviez me chasser sans pitié? Pourquoi
m'avoir tiré de mes ennuis, si vous deviez m'y rejeter si tôt?
Regardez-moi: je suis vieux, mes jours sont comptés. Ne pouviez-vous
attendre encore un peu? je n'ai guère de temps à vivre.

Madame de Vaubert s'efforça d'abord de l'apaiser, protestant de son
affection et lui prodiguant les mots les plus tendres. Lorsqu'elle le
vit plus calme, elle essaya de lui faire comprendre les motifs impérieux
auxquels elle avait dû céder. Elle y mit en apparence une extrême
réserve et une exquise délicatesse; mais en réalité chacune de ses
paroles entra comme la lame d'un poignard dans le cœur de Stamply. Un
reste d'orgueil le soutint et le ranima.

--Vous avez raison, Madame, dit-il en se levant; c'est moi qui suis un
insensé. Je m'éloigne sans me plaindre et sans murmurer. Seulement,
rappelez-vous, Madame, que je n'aurais point osé solliciter l'honneur
que vous m'avez offert; rappelez-vous aussi que je ne vous ai pas
trompée, et que, dès notre première entrevue, je vous ai dénoncé
moi-même les outrages et les calomnies que le monde avait amassés sur ma
tête.

À ces mots, il marcha résolument vers la porte; mais, épuisé par
l'effort de dignité qu'il venait de faire, il tomba dans un fauteuil, et
laissa ses larmes couler.

En présence d'une douleur si vraie, madame de Vaubert se sentit
sincèrement émue.

--Mon ami, écoutez-moi, dit-elle. Vous pensez bien que je ne me suis pas
résignée sans effort à briser des relations qui faisaient ma joie autant
que la vôtre. Je m'étais prise pour vous d'une tendre affection; je me
complaisais dans l'idée que j'étais peut-être dans votre existence
quelque chose de bon et de consolant. De votre côté, vous m'aidiez à
supporter le poids d'une bien triste vie. Votre bonté me charmait; votre
présence distrayait mes ennuis. Jugez donc si je me suis décidée
volontiers à déchirer votre cœur et le mien. J'ai longtemps hésité;
enfin, j'ai cru devoir, par égard pour mon fils, donner satisfaction à
ce monde stupide et méchant auquel je n'aurais point sacrifié, s'il ne
se fût agi que de moi, un seul cheveu de votre tête. J'ai dû le faire;
je l'ai fait.--Cependant, ajouta-t-elle après quelques instants de
réflexion silencieuse en fixant tout d'un coup sur Stamply un regard qui
le fit tressaillir, s'il était un moyen de concilier les exigences de ma
position et le soin de vos félicités? s'il était un moyen d'imposer
silence aux clameurs de la foule et d'assurer à votre vieillesse des
jours heureux, honorés et paisibles?...

--Parlez, parlez, Madame, ce moyen, quel est-il? s'écria le vieillard
avec la joie du naufragé qui croit voir une voile blanchir à l'horizon.

--Mon ami, reprit Madame de Vaubert, j'ai mûrement réfléchi sur votre
destinée. Après l'avoir envisagée sous toutes ses faces et sous tous ses
aspects, je suis obligée de reconnaître qu'il n'en est pas de moins
digne d'envie, et que vous êtes, à vrai dire, le plus infortuné des
mortels. Vous aviez raison, le vieux Job sur son fumier était moins à
plaindre que vous au sein de vos prospérités. Riche, vous n'avez pas
l'emploi de vos richesses. Les hommes ont élevé entre eux et vous un mur
d'opprobre et d'ignominie. L'outrage, l'injure, le mépris public, voilà
jusqu'à présent le plus clair de vos revenus. Vous ne teniez à la vie
sociale que par un lien; ce lien rompu, vous n'avez pas une âme où vous
puissiez abriter la vôtre. Je vois votre vieillesse livrée à des soins
mercenaires. Vous n'aurez même pas, à votre dernière heure, la
consolation de léguer à quelque être aimé cette fortune qui vous aura
coûté si cher; il ne vous reste qu'un héritier, l'État, de tous les
héritiers le moins intéressant et le plus ingrat. Maintenant, il s'agit
de savoir s'il vous serait plus doux d'avoir une famille qui vous
chérirait comme un père, de vieillir entouré d'amour et de tendresse, de
n'entendre autour de vous qu'un concert de bénédictions, de reposer vos
derniers regards sur les heureux que vous auriez faits, enfin de ne
laisser après vous qu'une mémoire chérie et vénérée.

--Une famille... à moi! s'écria le vieillard d'une voix éperdue. Moi,
Stamply, le vieux gueux, comme ils m'appellent, entouré de tendresse et
d'amour!... des concerts de bénédictions!.. ma mémoire chérie et
vénérée!... Hélas! Madame, cette famille, où donc est-elle? Ma femme et
mon enfant sont au ciel, et je suis tout seul ici-bas.

--Cette famille, ingrat! répliqua madame de Vaubert en souriant; vous en
avez déjà la moitié sous la main.

Avec un peu de finesse ou de vanité, Stamply aurait pu croire que madame
de Vaubert sollicitait en cet instant l'occasion d'une mésalliance; mais
le bonhomme n'était ni fin ni vain, et, malgré l'intimité de ses
rapports avec la baronne, il n'avait jamais oublié quelle distance
séparait encore le paysan parvenu de la grande dame ruinée. Il resta
donc bras tendus et bouche béante, hésitant, interdit, ne sachant
comment interpréter les dernières paroles qu'il venait d'entendre.

--Vous est-il arrivé, mon ami, reprit madame de Vaubert avec calme, de
vous demander quelle aurait été la gloire de Bonaparte, si, comprenant
sa mission divine, cet officier de fortune, après avoir écrasé les
factions, eût replacé les Bourbons sur le trône de leurs ancêtres?
Supposons un instant qu'au lieu de songer à fonder une dynastie, ce
Corse, aujourd'hui misérable et proscrit, chargé d'opprobre, traqué et
muselé comme une bête fauve, eût mis son épée et son ambition au service
de nos princes légitimes, quelle destinée n'aurait pâli devant la
destinée de cet homme? Le monde, qui le maudit, le contemplerait avec
admiration; les rois qui ont juré sa perte se disputeraient l'honneur de
lui tendre la main, et véritablement empereur à partir du jour où il
aurait cessé de l'être, l'auréole qu'il porterait au front humilierait
l'éclat du diadème.

--Et mon petit Bernard vivrait encore, ajouta Stamply en soupirant.

--Mon ami, s'écria madame de Vaubert, par quel étrange oubli, par quel
fatal enchantement n'avons-nous pas compris, l'un et l'autre, que la
Providence avait placé sous votre main une destinée à peu près pareille,
et qu'il dépendait de vous de réaliser un si beau rêve?

À ces mots, Stamply commença de dresser les oreilles comme un lièvre qui
entend remuer autour de lui la pointe des bruyères.

--Ah! pour vous, du moins, il en est temps encore, poursuivit la baronne
avec entraînement. Ce que cet homme n'a pas su faire, vous pouvez
l'accomplir dans la sphère moins haute où Dieu vous a placé. Consultez
votre cœur, descendez dans votre conscience, votre cœur est pur, votre
conscience intacte. Les hommes cependant en jugent autrement, et
vous-même, irréprochable que vous êtes, ne vous arrive-t-il jamais de
vous sentir inquiet et mal à l'aise, quand vous songez que le dernier
rejeton d'une famille qui combla de bienfaits la vôtre languit,
déshérité, sur la terre étrangère? Eh bien! vous pouvez d'un seul mot
légitimer votre fortune, confondre l'envie, désarmer l'opinion, changer
en applaudissements les outrages dont on vous accable, vous raffermir
dans votre propre estime, et donner au monde un de ces grands exemples
qui de loin en loin relèvent l'humanité.

--Le vieux gueux ne porte pas si haut ses ambitions, Madame, répondit
Stamply en hochant la tête; il n'a pas la prétention de donner des
exemples au monde; ce n'est pas à lui qu'appartient la tâche de relever
l'humanité: de plus humbles soins le réclament. D'ailleurs, Madame, je
ne comprends pas bien...

--Si vous ne comprenez pas, tout est dit, répliqua froidement madame de
Vaubert.

Stamply avait trop bien compris. Quoique fermier de naissance et paysan
d'origine, il n'était, nous le répétons, ni fin, ni rusé, ni même bien
clairvoyant; mais il avait le cœur ombrageux, et chez lui la défiance
pouvait au besoin suppléer la ruse. Non-seulement il comprit où la
baronne voulait en venir, mais encore il crut entrevoir que c'était là
le secret des avances qu'il avait reçues.

--Je vous entends, Madame la baronne, dit-il enfin avec ce profond
sentiment de tristesse qu'éprouvent les âmes tendres, lorsqu'en creusant
l'affection qu'elles croyaient sincère et désintéressée, elles
découvrent, sous la première couche, un abîme sans fond d'égoïsme: je
crois seulement que vous faites erreur. Je n'ai pas à légitimer ma
fortune, ma fortune étant légitime; je ne la dois qu'à mon travail.
Quant à mademoiselle de La Seiglière, il est très vrai que je ne pense
jamais sans attendrissement à cette enfant qui, m'avez-vous dit, est la
vivante image de sa mère. Bien souvent j'ai été tenté de lui faire
passer des secours; je l'ai voulu, et je n'ai point osé.

--Vous auriez tort de l'oublier, il est des infortunes qui ne sauraient
accepter d'autres secours que les sympathies et les vœux qu'on forme
pour elles, répondit madame de Vaubert avec dignité; mais laissez-moi
vous dire, ajouta-t-elle d'un ton plus affectueux, que vous ne m'avez
pas comprise. Je ne songeais qu'à votre bonheur. Je raisonnais, non pas
en vue de vos devoirs, mais seulement en vue de vos félicités. Que
m'est-il échappé qui vous blesse ou qui vous offense? Le hasard me fait
vous rencontrer; votre destinée m'intéresse. Je sens que je vous suis
une consolation, je vous en aime davantage. Cependant il arrive qu'un
jour le monde envieux et jaloux nous sépare. Mon cœur en gémit; le vôtre
s'en alarme. Sur ces entrefaites, je me figure, follement peut-être,
qu'en rappelant le marquis de La Seiglière et sa fille pour leur offrir
de partager une fortune dont vous n'avez que faire, vous assurez à vos
vieux ans le repos, la paix et l'honneur. Là-dessus, mon imagination
s'exalte. Je vous vois entouré d'affections et d'hommages; au lieu de se
briser, notre intimité se resserre; le monde qui vous proscrivait vous
recherche; les voix qui vous maudissaient vous bénissent; Dieu vous a
pris un fils adoré, il vous rend une fille adorable. À ce tableau, je
m'émeus et je me passionne; cette idée, je vous la soumets. Admettons
que j'ai fait un rêve. Et puis soyez heureux. Je veux croire que je me
suis exagéré le malheur de votre position. Vous vous referez à la
solitude; la nature est bonne, le monde n'est pas regrettable. Vous êtes
riche; la fortune, à tout prendre, est une charmante chose: je souhaite
ardemment qu'elle vous tienne lieu du reste.

Cela dit, avec tant d'aisance et de naturel que le vieillard en fut tout
ébranlé, madame de Vaubert se leva, et, sous prétexte d'une visite à
faire dans le voisinage, se retira, laissant Stamply seul et livré à ses
réflexions.

Ces réflexions furent moins que joyeuses. Stamply s'en alla,
médiocrement charmé d'une proposition qui ne l'aurait agréé d'aucune
sorte, même en supposant qu'elle eût été faite uniquement en vue de son
bonheur. C'était un vieux brave homme; nous n'avons pas dit que ce fût
un saint. Il y avait en lui, par exemple, une passion contre laquelle
avaient dû se briser toutes les insinuations de madame de Vaubert. Il
n'est pas rare de rencontrer ainsi chez ces molles natures, taillables
et malléables à merci, un point dur, résistant, infrangible, qu'aucun
effort ne saurait entamer; c'est l'anneau d'acier dans la chaîne d'or.
Stamply était avare à sa manière; il avait la passion de la propriété.
Il l'aimait pour elle-même, comme certains esprits aiment le pouvoir.
Tous ses revenus passaient en achats de terres, c'est ainsi qu'il en
était arrivé peu à peu, par empiétements successifs, à reconstituer dans
son intégrité l'ancien domaine de La Seiglière. Il venait même d'y
réunir tout récemment deux ou trois métairies aliénées depuis plus d'un
siècle. N'avoir accompli ce grand œuvre que pour en faire hommage à
monsieur le marquis, certes, le cas eût été beau; mais Stamply n'avait
pas, ainsi qu'il l'avait dit lui-même, la prétention de donner à ses
contemporains une si éclatante leçon d'abnégation, de sacrifice et de
désintéressement. Il pensa que Madame de Vaubert en parlait trop à son
aise, et qu'avant de s'y décider, la chose valait la peine qu'on y
regardât à deux fois. Il rentra chez lui, résigné à la perte d'une
amitié qui se mettait à si haut prix.

La résignation lui fut d'abord aisée. L'affection blessée,
l'amour-propre offensé, la crainte d'avoir été pris pour dupe,
ranimèrent en lui un reste de chaleur, de force et d'énergie. Tous ses
vieux instincts d'indépendance et d'égalité se réveillèrent et reprirent
un instant le dessus; mais cette espèce de surexcitation s'éteignit
bientôt comme un feu de chaume. Il avait contracté dans la fréquentation
de madame de Vaubert l'habitude des entretiens familiers et des
épanchements intimes. Réduit brusquement au silence, son cœur ne tarda
pas à se sentir atteint d'un mortel ennui. Il perdit en moins de
quelques jours cette paix intérieure et cette douce sérénité qu'il avait
puisées dans ses relations. Privée de son unique appui, sa conscience
recommença de défaillir. La vanité se mit de la partie pour tourmenter
cette pauvre âme. Son expulsion de Vaubert n'était déjà plus un mystère.
C'était le bruit général que madame de Vaubert avait chassé
ignominieusement le vieux gueux; on en faisait des gorges-chaudes.
Stamply aurait pu ignorer les sots discours qui se tenaient à ce propos;
mais un soir, en traversant le parc, il entendit ses serviteurs, qui, ne
le sachant pas si près, s'entretenaient gaiement de sa mésaventure. Ses
fermiers, vis-à-vis de qui, en des temps plus heureux, il s'était paré
d'une amitié illustre, affectaient de s'enquérir auprès de lui des
nouvelles de madame la baronne. S'il restait au logis, se promenant de
chambre en chambre d'un air accablé, ses gens venaient à lui d'un air
officieux et demandaient, tantôt l'un, tantôt l'autre, pourquoi leur
maître, pour s'égayer et se distraire, n'allait pas faire visite à
madame la baronne. S'il se décidait à quitter la maison pour battre
tristement la campagne, la valetaille disait en manière de réflexion,
assez haut pourtant pour qu'il l'entendît: Voilà notre maître qui va
passer une heure ou deux avec madame la baronne! Quoique d'humeur
endurante, il fut tenté plus d'une fois de leur frotter les épaules avec
son bâton de cornouiller.

Ces mots, madame la baronne, résonnaient sans cesse à son cœur et à ses
oreilles. La vue du château de Vaubert le plongeait dans des mélancolies
sans fin; il demeurait souvent de longues heures, silencieux, immobile,
à contempler l'Éden perdu et regretté. Cet amour même de la propriété,
que nous venons de signaler, ne lui suffisait plus; madame de Vaubert
avait développé en lui d'autres instincts, d'autres appétits, d'autres
besoins non moins impérieux. D'ailleurs, cet amour, le seul qui lui
restât ici-bas, était empoisonné dans sa source. Il se rappelait avec
épouvante la misérable fin de l'excellente madame Stamply, ses
scrupules, ses terreurs, ses remords, les dernières paroles qu'elle
avait prononcées avant d'expirer. Il y pensait le jour, il en rêvait la
nuit; exaltée par l'abandon, son imagination lui faisait un sommeil
peuplé de lugubres images. C'était tantôt le spectre irrité de sa femme,
tantôt l'ombre éplorée de madame de La Seiglière. Après une semaine ou
deux d'une existence ainsi torturée, il se tourna, sans y songer, vers
l'idée que la baronne lui avait indiquée comme un port. Ce ne fut
d'abord qu'un point lumineux, scintillant dans la brume, au lointain
horizon. Insensiblement ce point s'élargit, se rapprocha et rayonna
pareil à un phare. À force de l'examiner en tous sens, Stamply finit par
en saisir le côté poétique et charmant. C'était une âme défiante, mais
un esprit simple, honnête et crédule. Il se demanda si madame de Vaubert
ne lui avait pas en effet révélé le secret du bonheur. En admettant
qu'elle n'eût raisonné qu'en vue du marquis de La Seiglière et de sa
fille, il fut obligé de convenir qu'en vue de lui-même elle n'aurait pu
rien imaginer de mieux. La perspective des félicités qu'elle lui avait
fait entrevoir se dégagea peu à peu des nuages qui l'obscurcissaient, et
s'offrit à lui sous un jour enchanté. Il se représenta son intérieur
embelli par la présence d'une jeune et douce créature; il se vit
introduit, par la reconnaissance du marquis, dans le monde qui l'avait
repoussé; il entendit un concert de louanges s'élever sur ses pas; il
crut voir madame de La Seiglière, la bonne madame Stamply et son petit
Bernard qui lui souriaient du haut des cieux. Toutefois la défiance le
retenait encore sur la pente de ses bons sentiments. À quel titre
d'ailleurs le marquis et sa fille rentreraient-ils dans ce château et
dans ces domaines? Résigner une fortune si laborieusement acquise, ne
serait-ce pas convenir qu'elle était usurpée? Au lieu de confondre
l'envie, n'allait-il pas lui prêter de nouvelles armes? Avant de prendre
aucun parti, Stamply se décida à voir madame de Vaubert pour se
consulter avec elle; mais à peine eut-il touché quelques mots du sujet
qui l'amenait, qu'elle l'interrompit aussitôt:

--Je souhaite, dit-elle, qu'il ne soit plus question de ceci entre nous.
Il est des choses qui ne se pèsent ni ne se discutent. Je vous le
répète, je n'ai cherché, je n'ai voulu que votre bonheur. Il ne
s'agissait, dans ma pensée, ni du marquis ni de sa fille: il ne
s'agissait que de vous, à ce point que, si mon idée vous eût souri et
que le marquis s'y fût résigné, le bienfaiteur, à mon sens, ne serait
pas vous, mais bien lui. Gardez vos biens; nous n'en sommes point
jaloux. On dit que la pauvreté est amère à ceux qui ont connu la
richesse. On se trompe, et c'est le contraire qu'il faut dire. Nous
avons connu la fortune, et la pauvreté nous est chère.

Là-dessus, après s'être informée de la santé de son vieil ami et de
quelle façon il menait l'existence, madame de Vaubert lui donna poliment
à comprendre qu'il n'avait plus qu'à se retirer, ce qu'il fit, très
émerveillé de l'élévation des sentiments qu'il venait d'entendre
exprimer. Il s'accusa d'avoir calomnié des intentions si désintéressées,
et, quoi qu'il trouvât un peu bien étrange qu'en ceci le marquis dût
passer pour le bienfaiteur, et lui, Stamply, pour l'obligé, il alla, pas
plus tard que le lendemain, se livrer, pieds et poings liés, à la
discrétion de madame de Vaubert, qui n'en parut ni joyeuse ni bien
surprise. Elle témoigna même une vive répugnance à s'entremettre de
cette affaire, dans la crainte qu'elle avait, disait-elle, d'offenser
les susceptibilités de ses amis. Stamply mit d'autant plus d'ardeur à la
chose que madame de Vaubert y montra moins d'empressement; et, s'il
pouvait être plaisant de voir le cœur dupé par l'esprit, la bonhomie
exploitée par la ruse, c'eût été une scène plaisante à coup sûr que
celle où le bonhomme supplia la baronne, qui s'en défendait,
d'intercéder pour lui, à cette fin que le marquis daignât consentir à
rentrer dans un million de propriétés.

--Qu'on aime un peu le vieux Stamply, disait-il; qu'il voie, sur la fin
de ses jours, des visages heureux lui sourire; qu'une main amie lui
ferme les yeux, qu'on donne une larme à sa mort; ici-bas et là-haut,
Stamply sera content.

On pense bien que madame de Vaubert finit par céder à de si touchantes
instances; mais ce qu'on ne saurait s'imaginer, c'est la joie qu'éprouva
le vieil enfant après avoir préparé sa ruine. Il s'empara des mains de
la baronne, qu'il pressa sur son cœur avec un sentiment d'ineffable
reconnaissance:--Car c'est vous, lui dit-il d'une voix émue et les
larmes aux yeux, c'est vous, Madame, qui m'avez montré le chemin du
ciel.--Madame de Vaubert sentit que c'était un meurtre de se jouer d'une
âme si parfaite; mais, cette fois comme toujours, elle apaisa vite les
murmures de sa conscience en se disant que la destinée de Stamply se
trouvait intéressée au succès de cette entreprise, qu'elle ne s'y serait
pas prise autrement pour assurer le bonheur de cet homme, et qu'en
toutes choses la fin excusait les moyens. Il ne s'agissait plus que de
tromper l'orgueil du marquis, qu'elle savait trop bon gentilhomme pour
s'abaisser jamais à rien tenir de la main de son ancien fermier. La
baronne écrivit ces trois mots:

«Bourrelé de remords, sans enfants, sans amis, sans famille, Jean
Stamply n'attend que votre retour pour vous restituer tous vos biens.
Venez donc. Pour prix de sa tardive probité, ce malheureux demande
seulement que nous l'aimions un peu; nous l'aimerons beaucoup.
Rappelez-vous le Béarnais: Paris vaut bien une messe.»

       *       *       *       *       *

Un mois après, le retour de M. de La Seiglière s'effectua simplement,
sans faste et sans bruit. Stamply le reçut à la porte du parc et lui
présenta tout d'abord, en guise de clés sur un plat d'argent, un acte de
donation rédigé en termes touchants, et dans lequel le donateur, par un
sentiment d'exquise délicatesse, s'humiliait devant le donataire.

--Monsieur le marquis, vous êtes chez vous, lui dit-il.

La harangue était courte; le marquis la trouva bien tournée. Il mit dans
sa poche l'acte qui le réintégrait dans la propriété de tous ses
domaines, embrassa Stamply, lui prit le bras, et, suivi de sa fille qui
marchait entre madame de Vaubert et Raoul, il rentra dans son château,
aussi jeune d'esprit qu'il en était sorti, sans plus de façons que s'il
rentrait de la promenade.

Et maintenant, pour nous en tenir aux suppositions de madame de Vaubert,
si Napoléon Bonaparte, réduisant la grandeur de son rôle aux proportions
mesquines d'une probité bourgeoise, eût consenti à n'être que l'homme
d'affaires de la famille des Bourbons, après avoir relevé, du bout de
son épée, la couronne de France, si, au lieu de la poser sur son front,
il l'eût placée sur la tête des descendants de saint Louis, il est à
croire qu'à cette heure un chapitre de plus enrichirait le grand livre
des royales ingratitudes. Nous ne prétendons outrager ni la royauté ni
personne; nous ne nous en prenons qu'à cette ingrate espèce qui
s'appelle l'espèce humaine. Sans aller chercher nos exemples si haut,
restons pour en juger sur les rives du Clain.



IV


D'abord tout alla bien, et les premiers mois réalisèrent amplement
toutes les prédictions de bonheur qu'avait prodiguées madame de Vaubert
à Stamply. Nous pouvons même affirmer que la réalité dépassa de beaucoup
les espérances du vieillard. Le 25 août, à l'occasion de la fête du roi,
M. de La Seiglière ayant réuni quelques gentilshommes de la ville et des
environs, Stamply s'était assis entre le marquis et sa fille; au
dessert, sa santé avait été portée avec enthousiasme immédiatement après
celle de Louis _le désiré_. Il dînait ainsi tous les jours à la table de
M. de La Seiglière, le plus souvent en compagnie de madame de Vaubert et
de son fils, car, de même que dans l'exil, les deux maisons n'en
formaient qu'une seule à proprement parler. On recevait peu de monde;
les soirées se passaient en famille. Stamply était de toutes les
réunions, honoré comme un patriarche et caressé comme un enfant. Le
marquis avait exigé qu'il occupât le plus bel appartement du château.
Ses gens, qui le servaient à peine et ne le respectaient pas davantage,
s'étaient vus remplacés par des serviteurs diligents et soumis qui
veillaient à ses besoins et prévenaient tous ses désirs. On l'entourait
à l'envi de toutes les attentions si douces à la vieillesse; on prenait
ses ordres en toutes choses; on ne faisait rien sans le consulter.
Ajoutez à tant de séductions la présence de mademoiselle de La
Seiglière; songez que ce n'était, à dix lieues à la ronde, qu'un hymne
en l'honneur du plus honnête des fermiers.

Cependant quelques mois à peine s'étaient écoulés que déjà la vie du
château avait changé de face et d'allure. Aussi vert et alerte que s'il
avait vingt ans, M. de La Seiglière n'était pas homme à se contenter
longtemps des joies du foyer et des délices de l'intimité. Il avait
repris sa fortune comme un vêtement de la veille, et ne se souvenait du
passé que comme d'une pluie d'orage. Vif, allègre, dispos, bien portant,
il s'était conservé dans l'exil comme les primevères sous la neige. Les
vingt-cinq années qui venaient de s'écouler ne l'avaient pas vieilli
d'un jour. Il avait trouvé le triple secret qui fait qu'on meurt jeune à
cent ans: l'égoïsme, l'étourderie du cœur, la frivolité de l'esprit; au
demeurant, le plus aimable et le plus charmant des marquis. Nul n'aurait
pu croire, au bout de quelques mois, qu'une révolution avait passé par
là. On avait redoré les plafonds et les lambris, renouvelé les meubles
et les tentures, rétabli les chiffres et les écussons, lavé, gratté,
effacé partout la trace de l'invasion des barbares. Pour nous servir des
charitables expressions de madame de Vaubert, qui ne se gênait déjà plus
pour en plaisanter, on avait nettoyé les étables d'Augias. Ce ne furent
bientôt que fêtes et galas, réceptions et chasses royales. Du matin au
soir, souvent du soir au matin, les voitures armoriées se pressaient
dans la cour et dans les avenues. Le château de La Seiglière était
devenu le salon de la noblesse du pays. Une armée de laquais et de
marmitons avait envahi les cuisines et les antichambres. Vingt chevaux
piaffaient dans les écuries; les chenils regorgeaient de chiens; les
piqueurs donnaient du cor toute la journée. Stamply avait compté sur un
intérieur plus paisible, sur des mœurs plus simples, sur des goûts plus
modestes; il n'était pas au bout de ses déceptions.

Dans la première ivresse du retour, on avait trouvé tout charmant en
lui, son costume, ses gestes, son langage, jusqu'à ses gilets de
futaine. Le marquis et madame de Vaubert l'appelaient hautement leur
vieil ami, gros comme le bras. On ne se lassait pas de l'entendre, on
s'extasiait à tout ce qu'il disait. C'était l'esprit gaulois dans sa
fleur, un cœur biblique, une âme patriarcale. Quand le train du château
eut pris un cours brillant et régulier, on commença de remarquer qu'il
faisait ombre et tache au tableau. On ne s'en expliqua pas tout d'abord;
longtemps encore ce ne fut entre le marquis et madame de Vaubert que le
bon, le cher, l'excellent monsieur Stamply: seulement, de temps à autre,
ils y mêlaient quelques restrictions. De détours en détours, de
restrictions en restrictions, ils furent amenés à se déclarer
mutuellement que cet esprit gaulois était un rustre et ce cœur biblique
un bouvier. On souffrit de ses familiarités, après les avoir
encouragées; ce qui passait, quelques mois auparavant, pour la bonhomie
d'un patriarche ne fut plus désormais que la grossièreté d'un manant.
Tant qu'on s'était borné au cercle de la famille, on avait pu s'y
résigner; mais au milieu du luxe et des splendeurs de la vie
aristocratique, force fut bien de reconnaître que le brave homme n'était
plus acceptable. Ce que le marquis et la baronne ne s'avouèrent pas l'un
à l'autre, ce dont ils se gardèrent bien tous deux de convenir vis-à-vis
d'eux-mêmes, c'est qu'ils lui devaient trop pour l'aimer. Pareille à
cette fleur alpestre qui croît sur les cimes et qui meurt dans les
basses régions, la reconnaissance ne fleurit que dans les natures
élevées. Elle est aussi pareille à cette liqueur d'Orient, qui ne se
garde que dans des vases d'or: elle parfume les grandes âmes et s'aigrit
dans les petites. La présence de Stamply rappelait au marquis des
obligations importunes; la baronne lui en voulait secrètement du rôle
qu'elle avait joué près de lui. On s'appliqua donc à l'éconduire, avec
tous les égards et tous les ménagements à l'usage des gens comme il
faut. Sous prétexte que l'appartement qu'il occupait au sein du château
était exposé aux bises du nord, on le relégua dans le corps le plus
isolé du logis. Un jour, ayant observé, avec une affectueuse
sollicitude, que les fêtes bruyantes et les repas somptueux n'étaient ni
de son goût ni de son âge, que ses habitudes et son estomac pourraient
en souffrir, le marquis le supplia de ne point se faire violence, et
décida qu'à l'avenir on le servirait à part. Vainement Stamply s'en
défendit, protestant qu'il s'accommodait très volontiers de l'ordinaire
de M. le marquis; celui-ci n'en voulut rien croire et déclara qu'il ne
consentirait jamais à ce que son vieil ami se gênât pour être agréable à
ses hôtes.--Vous êtes chez vous, lui dit-il; faites comme chez vous,
vivez à votre guise. On ne change pas à votre âge.--Si bien que Stamply
dut finir par prendre, comme un chartreux, ses repas dans sa chambre. Le
reste à l'avenant. On en arriva, par d'insensibles transitions, à le
traiter avec une politesse exagérée; le marquis le tint à distance à
force d'égards; madame de Vaubert l'obligea à battre en retraite sous le
feu croisé des grands airs et des belles manières. Aussitôt qu'il
apparaissait avec ses souliers ferrés, ses bas de laine bleue et sa
culotte de flanelle, on affectait de mettre la conversation sur un ton
de cour: ne sachant quelle contenance tenir, Stamply se retirait confus,
humilié et l'oreille basse. Ainsi le mur de boue qui l'avait longtemps
séparé du monde se changea doucement en une glace de cristal, barrière
transparente, mais infranchissable autant que la première; seulement le
bonhomme eut la satisfaction de voir à travers s'en aller en fusées de
toutes les couleurs les revenus de ce beau domaine qu'il avait
reconstitué au prix de vingt-cinq années de travail et de privations. Le
soir, après son repas solitaire, en passant sous les fenêtres du
château, il entendait les éclats joyeux des conversations mêlées au
bruit des cristaux et des porcelaines. Le jour, errant, triste et seul,
sur ces terres qu'il avait tant aimées et qui ne le reconnaissaient plus
pour maître, il voyait au loin les chevaux, les équipages, les meutes et
les piqueurs battre la plaine et s'enfoncer dans les bois, au son des
fanfares. La nuit, interrompu souvent dans son sommeil, il se dressait
sur son séant pour écouter le tumulte du bal; c'était lui qui payait les
violons. D'ailleurs, il ne manquait de rien. Sa table était abondamment
servie; une fois la semaine le marquis envoyait prendre de ses
nouvelles, et quand madame de Vaubert le rencontrait sur son chemin,
elle le saluait d'un geste amical et charmant.

Au bout d'un an, il n'était pas plus question de Stamply que s'il
n'existait pas, que s'il n'eût jamais existé. Au bruit qui s'était fait
un instant autour de lui avaient succédé le silence et l'oubli. On ne se
souvenait même plus qu'il eût jamais possédé ce château, ce parc et ces
terres. Après l'avoir accueilli, caressé, fêté comme un chien fidèle, le
monde avait fini par le traiter comme un chien crotté. Le malheureux ne
jouissait même pas de cette considération qui avait été le rêve de toute
sa vie. On croyait ou l'on feignait de croire qu'en rappelant les La
Seiglière, il n'avait fait que céder aux cris de l'opinion. On mettait
l'acte de sa générosité sur le compte d'une probité forcée, trop tardive
pour qu'on pût lui en savoir gré. Enfin ses anciens fermiers, tout fiers
d'être redevenus la chose d'un grand seigneur, se vengeaient, par le
plus éclatant mépris, d'avoir vécu sous le gouvernement fraternel d'un
paysan comme eux. Tout cela s'était accompli graduellement, sans
déchirement, sans secousse, presque sans calcul: cours naturel des
choses d'ici-bas. Stamply lui-même fut longtemps à comprendre ce qui se
passait autour de lui. Lorsqu'enfin ses yeux se dessillèrent et qu'il
vit clair dans sa destinée, il ne se plaignit pas: un ange veillait à
ses côtés, qui le regardait en souriant.

Mademoiselle de La Seiglière tenait de sa mère qu'elle n'avait jamais
connue, et de la pauvreté au sein de laquelle elle avait grandi, un
caractère silencieux, un esprit réfléchi, un cœur grave. Par un
contraste assez commun dans les familles, elle s'était développée en
sens inverse des exemples qu'elle avait reçus, sans rien garder de son
père, qu'elle aimait d'ailleurs passionnément, et qui la chérissait de
même; seulement, l'amour d'Hélène avait quelque chose de protecteur et
d'adorablement maternel, tandis que celui du marquis se ressentait de
toutes les puérilités du jeune âge. Élevée dans la solitude,
mademoiselle de La Seiglière n'était elle-même qu'un enfant sérieux. Sa
mère lui avait transmis, avec le pur sang des aïeux, cette royale beauté
qui se plaît, comme les lis et comme les cygnes, à l'ombre des châteaux,
au fond des parcs solitaires. Grande, mince, élancée, un peu frêle, elle
avait la grâce ondoyante et flexible d'une tige en fleur balancée par le
vent. Ses cheveux étaient blonds comme l'or des épis, et, par un rare
privilège, ses yeux brillaient, sous leurs sourcils bruns, comme deux
étoiles d'ébène, sur l'albâtre de son visage, dont ils rehaussaient
l'expression sans en altérer l'angélique placidité. La démarche lente,
le regard triste et doux, calme, sereine et demi-souriante, un poète
aurait pu la prendre pour un de ces beaux anges rêveurs chargés de
recueillir et de porter au ciel les soupirs de la terre, ou bien encore
pour une de ces blanches apparitions qui glissent sur le bord des lacs,
dans la brume argentée des nuits. Ne sachant rien de la vie ni du monde
que ce que son père lui en avait appris, elle avait assisté sans joie au
brusque changement qui s'était opéré dans son existence. La patrie, pour
elle, était le coin de terre où elle était née, où sa mère était morte.
La France, qu'elle ne connaissait que par les malheurs de sa famille et
par les récits qui s'en faisaient dans l'émigration, ne l'avait jamais
attirée; l'opulence ne lui souriait pas davantage. Loin de puiser, comme
Raoul, dans les entretiens du marquis, l'orgueil et l'esprit de sa race,
elle en avait retiré de bonne heure l'amour de l'humble condition où le
destin l'avait fait naître. Jamais ses rêves ni ses ambitions n'étaient
allés au-delà du petit jardin qu'elle cultivait elle-même; jamais le
marquis de La Seiglière n'avait pu réussir à éveiller dans ce jeune sein
un désir non plus qu'un regret. Elle souriait doucement à tout ce qu'il
disait; s'il venait à parler des biens perdus avec trop d'amertume, elle
l'entraînait dans son jardin, lui montrait les fleurs de ses
plate-bandes, et demandait s'il en était en France de plus fraîches et
de plus belles. Aussi, le jour du départ, avait-elle dévoré ses pleurs;
le fait est que, ce jour-là, l'exil avait commencé pour elle. En
touchant le sol de la France, ce sol tourmenté qu'elle n'avait jamais
entrevu de loin que comme une mer orageuse, Hélène s'était mal défendue
d'un sentiment de tristesse et d'effroi; en pénétrant sous le toit
héréditaire, elle avait senti son cœur se serrer et ses yeux se mouiller
de larmes qui n'étaient pas des larmes de bonheur. Toutefois, ces
premières impressions dissipées, mademoiselle de La Seiglière s'était
acclimatée sans efforts dans sa nouvelle position. Il est des natures de
choix que la fortune ne surprend jamais, et qui, portant avec la même
aisance les destinées les pins contraires, se trouvent toujours et sans
y songer au niveau de leurs prospérités. Tout en ayant conservé sa grâce
et sa simplicité natives, cette jeune et belle figure s'encadrait si
naturellement dans le luxe de ses ancêtres, elle paraissait elle-même si
peu étonnée de s'y voir, que nul, en l'observant, n'aurait pu supposer
qu'elle fût née dans un autre berceau, ni qu'elle eût grandi dans une
autre atmosphère. Elle continua d'aimer Raoul, comme par le passé, d'une
tendresse fraternelle, sans soupçonner qu'il existât un sentiment plus
profond ou plus exalté que celui qu'elle éprouvait pour ce jeune homme.
Elle ne savait rien de l'amour; le peu de livres qu'elle avait lus
étaient moins faits pour éveiller que pour endormir une jeune
imagination. Les personnages que les récits de son père lui avaient
représentés de tout temps comme des types de distinction, de grâce et
d'élégance, ressemblaient tous plus ou moins à M. de Vaubert, qui,
parfaitement nul et distingué d'ailleurs, se trouvait ainsi ne
contrarier en rien les idées qu'Hélène pouvait se former d'un époux. Ils
avaient, elle et lui, joué sur le même seuil et grandi sous le même
toit. Madame de La Seiglière avait bercé l'enfance de Raoul; madame de
Vaubert avait servi de mère à Hélène. Ils étaient beaux tous deux, tous
deux à la fleur de leurs ans. La perspective d'être unis un jour n'avait
rien qui pût raisonnablement les effrayer beaucoup l'un et l'autre. Ils
s'aimèrent de cette affection compassée assez commune entre amants
fiancés avant l'âge et avant l'amour. Le mariage est un but auquel il
est bon d'arriver, mais qu'il faut se garder de voir de trop loin, sous
peine de supprimer tous les agréments de la route. Étrangère à tous les
actes aussi bien qu'à tous les intérêts de la vie positive, droite de
cœur, mais n'ayant sur toutes choses que des notions confuses, fausses
ou incomplètes, entretenue, dès l'âge le plus tendre, dans l'idée que sa
famille avait été dépossédée par un de ses fermiers, Hélène croyait
ingénument que Stamply n'avait fait que restituer le bien de ses
maîtres; mais, quoiqu'elle pensât ne rien devoir à sa générosité, elle
s'était prise, dès les premiers jours, à sourire à ce doux vieillard,
qui ne se lassait pas de la considérer avec un sentiment de respect et
d'adoration, comme s'il eût compris déjà que, de toutes les affections
qui l'entouraient, celle de cette belle enfant était la seule qui fût
vraie, naïve et sincère.

En effet, mademoiselle de La Seiglière réalisa, sans s'en douter, toutes
les promesses de madame de Vaubert; elle acquitta, sans le savoir,
toutes les dettes du marquis. À mesure qu'on s'était éloigné de Stamply,
Hélène s'était sentie de plus en plus attirée vers lui; isolée elle-même
au milieu du bruit et de la foule, de mystérieuses sympathies avaient dû
bientôt s'établir entre ces deux âmes, dont le monde repoussait l'une et
dont l'autre repoussait le monde. Cette aimable fille devint, pour ainsi
dire, l'Antigone de ce nouvel Œdipe, la Cordelia de ce nouveau roi Lear.
Elle égaya ses ennuis et peupla son isolement. Elle fut comme une perle
au fond de sa coupe amère, comme une étoile dans sa nuit sombre, comme
une fleur sur ses rameaux flétris. Ce qu'il y eut de plus étrange, c'est
que, n'ayant cédé d'abord qu'à un sentiment d'adorable pitié, elle finit
par trouver auprès de ce vieux compagnon plus d'aliments pour son cœur
et pour son esprit qu'elle n'en rencontrait dans la société sonore et
vide, brillante et frivole, au milieu de laquelle s'écoulaient ses
jours. Chose étrange en effet, ce fut ce pauvre vieillard qui imprima le
premier mouvement et donna le premier éveil à cette jeune intelligence.
Le matin, quand tout dormait au château, le soir, quand les flambeaux
s'allumaient pour la fête, Hélène s'échappait avec lui, soit dans le
parc, soit à travers champs, et, dans les longs entretiens qu'ils
avaient ensemble, Stamply racontait les grandes choses que la république
et l'empire avaient faites. Hélène écoutait avec étonnement et curiosité
ces récits naïfs, qui ne ressemblaient à rien de ce qu'elle avait
entendu jusqu'alors. Parfois Stamply lui donnait à lire les lettres de
Bernard, seul trésor qu'il eût conservé. En les lisant, Hélène
s'exaltait comme un jeune coursier qui se réveille au bruit des
clairons. D'autres fois, il lui parlait de sa mère, de cette belle et
bien-aimée marquise dont il avait gardé le vivant souvenir. Son langage
était simple, et souvent Hélène sentait ses yeux mouillés en l'écoutant.
Puis il parlait de Bernard, car c'était toujours à ce cher mort qu'on
devait revenir. Il disait son enfance turbulente, sa jeunesse impétueuse
et son héroïque trépas. Les âmes de colombe aiment les cœurs de lion;
Hélène se plaisait à tous ces discours, et ne parlait elle-même de ce
jeune homme que comme d'un ami qui n'est plus. Ils allaient ainsi
causant l'un et l'autre, et ce qui montre combien ce vieux Stamply était
une bonne et charmante nature, c'est que, dans ces fréquents entretiens,
il ne se permit jamais une plainte contre les ingrats qui l'avaient
délaissé, et qu'Hélène put continuer de croire qu'en se dépouillant, il
n'avait fait qu'accomplir un acte rigoureux de conscience et de probité.
Peut-être aussi lui était-il doux de se sentir aimé pour lui-même. Il
savait que mademoiselle de La Seiglière était destinée à Raoul; il
n'ignorait pas que le vœu de leurs parents les avait fiancés de tout
temps l'un à l'autre; il tenait entre ses mains le fil qui avait dirigé
madame de Vaubert; il comprenait et savait tout enfin. S'il se plaignit
dans son propre cœur, il n'en laissa rien voir à sa jeune amie; il lui
cacha, comme une plaie honteuse, le spectacle flétrissant des humaines
ingratitudes. Lorsqu'Hélène s'affligeait de l'existence retirée qu'il
menait:--Que voulez-vous? disait-il avec mélancolie; le monde n'est pas
fait pour le vieux Stamply, ni le vieux Stamply pour le monde. Puisque
M. le marquis a la bonté de me laisser vivre dans mon coin, j'en
profite. J'ai toujours aimé le silence et la solitude; M. le marquis a
bien senti qu'on ne se réforme point à mon âge... Aimable enfant,
ajoutait-il, votre présence et vos doux sourires, voilà mes fêtes, à
moi! Jamais le vieux Stamply n'en avait rêvé de si belles.

Sur les derniers temps, il voulut visiter une dernière fois la ferme où
son père était mort, où son fils était né, où il avait, lui, laissé le
bonheur en partant. Brisé déjà par la maladie, depuis longtemps courbé
sous le chagrin, il s'y rendit seul, appuyé sur son bâton de
cornouiller. La ferme était déserte; tout le monde travaillait aux
champs. Après avoir pénétré dans la maison rustique, où rien n'était
changé, après avoir reconnu le bahut de chêne, le lit en forme de buffet
avec ses courtines et ses rideaux de serge verte, l'image de la Vierge
devant laquelle il avait vu, dix années durant, sa femme prier soir et
matin, après avoir respiré le bon parfum du lait dans les jattes et du
pain frais empilé sur la planche, il alla s'asseoir dans la cour, sur un
banc de pierre. Il faisait une tiède soirée d'été. On entendait dans le
lointain la chanson des faneuses, les aboiements des chiens et les
mugissements des bestiaux. L'air était tout imprégné de la senteur des
foins. En face de Stamply, sur la mousse du toit, piétinaient une bande
de pigeons roucouleurs.--Ma pauvre femme avait raison, s'écria le
vieillard en s'arrachant à ce tableau des joies perdues, ç'a été un
mauvais jour, le jour où nous avons quitté notre ferme!

Chargé d'années moins que de tristesse, il mourut deux ans après le
retour du marquis, sans autre assistance que celle de mademoiselle de La
Seiglière qui lui ferma les yeux. Près d'expirer, il se tourna vers elle
et lui remit les lettres de son fils: «Prenez-les, dit-il, c'est tout ce
qu'on m'a laissé, c'est tout ce qui me reste à donner.» Il s'éteignit
sans regrets de la vie, et tout joyeux d'aller retrouver sa femme et son
petit Bernard.

Sa mort ne laissa de vide que dans sa chambre et dans le cœur d'Hélène.
Au château, on en parla durant trois jours.--Ce pauvre Stamply! disait
le marquis; à tout prendre, c'était un brave homme.--Bien ennuyeux,
soupirait madame de Vaubert.--Bien mal appris, ajoutait Raoul.--Bien
excellent, murmurait Hélène. Ce fut là toute son oraison funèbre; Hélène
seule acquitta le tribut de larmes qu'on avait promis à sa tombe. Il est
bon pourtant d'ajouter que la fin du vieux gueux souleva dans le pays
l'indignation d'un parti qui commençait de poindre à l'horizon
politique, comme on disait alors élégamment. Hypocrite, envieux, surtout
moins libéral que son nom ne semblait l'annoncer, ce parti qui se
composait, en province, d'avocats bavards et médiocres, de bourgeois
importants et rogues, fit un héros de Stamply mort, après l'avoir
outragé vivant. Ce n'était pas qu'on se souciât de lui le moins du
monde; mais on détestait la noblesse. On le mit sur un piédestal, on lui
décerna les palmes du martyre, sans se douter à quel point le pauvre
homme les avait méritées. Bref, on accusa hautement madame de Vaubert de
captation, et le marquis d'ingratitude; et c'est ainsi qu'une fois, par
hasard, ces petites passions et ces petites haines rencontrèrent, sans
la chercher peut-être, la vérité sur leur chemin.

Cependant on touchait à l'époque fixée pour le mariage d'Hélène et de
Raoul. Cette époque, encore trop éloignée au gré de M. de Vaubert,
mademoiselle de La Seiglière ne la souhaitait ni ne la redoutait: elle
la voyait approcher sans impatience, mais aussi sans effroi. Quoi qu'il
en coûte, on peut même affirmer qu'elle en ressentait moins de tristesse
que de joie. Ses entretiens avec Stamply, la lecture des lettres de
Bernard, qu'elle s'était surprise plus d'une fois à relire après la mort
de son vieux camarade, l'avaient bien amenée à de vagues comparaisons
qui n'étaient pas précisément à l'avantage de notre jeune baron; mais
tout cela était trop confus dans son cœur et dans son esprit pour
qu'elle cherchât à s'en rendre compte. C'était d'ailleurs une âme trop
loyale pour entrevoir seulement l'idée qu'on pût revenir sur un
engagement pris, sur une parole donnée. Fiancée de Raoul, à partir du
jour où elle avait compris le sens et la portée de ce mot, la noble
fille s'était regardée comme une épouse devant Dieu. Enfin, ce mariage
agréait au marquis; Raoul cachait sa nullité sous un fin vernis de grâce
et d'élégance; il ne manquait ni des séductions de son âge ni des
qualités chevaleresques de sa race, et, pour tout dire, madame de
Vaubert, qui veillait au grain, ne manquait jamais, dans l'occasion, de
lui prêter l'esprit qu'il n'avait pas. Tout allait pour le mieux, rien
ne semblait devoir troubler le cours de ces prospérités, lorsqu'un
événement inattendu vint se jeter à la traverse.

On célébrait du même coup au château la fête du roi, le troisième
anniversaire de la rentrée du marquis dans ses terres, et les
fiançailles de Raoul et d'Hélène. Cette triple solennité avait attiré
toute la haute noblesse de la ville et des alentours. À la nuit
tombante, le château et le parc s'illuminèrent, un feu d'artifice fut
tiré sur le plateau de la colline; puis le bal s'ouvrit dans les salons,
tandis qu'au dehors villageois et villageoises sautaient sous la ramée,
au son de la cornemuse. Madame de Vaubert, qui touchait au but de ses
ambitions, ne cherchait pas à dissimuler la satisfaction qu'elle
éprouvait. La seule présence de mademoiselle de La Seiglière justifiait
suffisamment l'orgueil et le bonheur qui rayonnaient, comme une double
auréole, sur le front de Raoul. Quant au marquis, il ne se sentait pas
de joie. Chaque fois qu'il se mettait au balcon, ses vassaux faisaient
retentir l'air des cris de _vive notre maître! vive notre seigneur!_
mille fois répétés avec un enthousiasme qui prenait sa source dans le
cœur de ces braves gens et dans les caves du château. Stamply était mort
depuis quelques mois; qui songeait à lui? personne, si ce n'est Hélène
qui l'avait sincèrement aimé, et qui gardait pieusement sa mémoire. Ce
soir-là, mademoiselle de La Seiglière était distraite, rêveuse,
préoccupée. Pourquoi? elle-même n'aurait pu le dire. Elle aimait son
fiancé, du moins elle croyait l'aimer. Elle avait grâce et beauté, amour
et jeunesse, noblesse et fortune: tout n'était autour d'elle que doux
regards et frais sourires; la vie ne semblait lui promettre que caresses
et enchantements. Pourquoi ce jeune sein oppressé et ces beaux yeux
voilés de tristesse? Organisation fine et déliée, nature délicate et
nerveuse, comme les fleurs à l'approche de l'orage, frissonnait-elle
sous le pressentiment de sa destinée?

Ce même soir, un cavalier, à qui nul ne songeait, suivait la rive droite
du Clain. Arrivé à Poitiers depuis moins d'une heure, il n'avait pris
que le temps de se faire seller un cheval, et il était parti au galop,
en remontant le cours de la rivière. La nuit était noire, sans lune et
sans étoiles. Au détour du sentier, en découvrant le château de La
Seiglière, dont la façade illuminée courait en lignes étincelantes sur
le fond assombri du ciel, il arrêta court son cheval sous la brusque
pression du mors. En cet instant, une gerbe de feu sillonna l'horizon,
s'épanouit dans les nuages et tomba en pluie d'or, d'améthistes et
d'émeraudes sur les tours et les campaniles. Comme un voyageur hésitant
qui ne reconnaît plus son chemin, le cavalier promena autour de lui un
regard inquiet; puis, sûr de ne s'être pas trompé, il rendit la bride et
continua sa route. Il mit pied à terre à la porte du parc, et, laissant
sa monture à la grille, il entra juste au moment où la foule champêtre,
dans un paroxysme d'enthousiasme et d'amour, mêlait les cris de _vive le
roi!_ à ceux de _vive le marquis!_ Toutes les fenêtres étaient encadrées
de feuillage et décorées de transparents; le plus remarquable,
chef-d'œuvre d'un artiste du cru, offrait aux yeux ravis l'auguste tête
de Louis XVIII, sur laquelle deux divinités allégoriques courbaient des
branches d'olivier. Au pied du perron, la musique d'un régiment en
garnison à Poitiers jouait à pleins poumons l'air national de _Vive
Henri-Quatre_. Doutant s'il était éveillé, observant tout et ne
comprenant rien, impatient de savoir, tremblant d'interroger, l'étranger
se perdit dans la fête sans être remarqué de personne. Après avoir
longtemps erré, comme une ombre, autour des groupes, en passant contre
une des tables qu'on avait dressées dans les allées, il entendit
quelques mots qui attirèrent son attention. S'étant assis au bout d'un
banc, non loin de deux anciens du pays qui, tout en buvant le vin du
château, s'entretenaient, d'un ton goguenard, du retour des La Seiglière
et de la mort du vieux Stamply, il s'accouda sur la table, et, le front
appuyé sur ses deux mains, il demeura longtemps ainsi.

Lorsqu'il s'éloigna, le parc était désert, le château silencieux, les
derniers lampions achevaient de s'éteindre, et les coqs éveillaient le
jour.



V


À deux jours de là, dans l'embrasure d'une fenêtre ouverte, devant un
joli guéridon de porcelaine de vieux Sèvres chargé de cristaux, de
vermeil et des débris d'un déjeûner mignon, M. de La Seiglière, couché
plutôt qu'assis dans un fauteuil à dos mobile et à fond élastique,
jouissait, en toilette de matin, de cet état de bien-être et de
béatitude que procurent à coup sûr un égoïsme florissant, une santé
robuste, une fortune bien assise, un caractère heureux et une facile
digestion. Il s'était réveillé en belle humeur, et ne s'était jamais
senti si dispos. Enveloppé d'une robe de chambre de soie à grands
ramages, le menton frais rasé, l'œil vif, la bouche rose encore et
souriante, le linge éblouissant, la jambe fine, le mollet rebondi, la
main blanche et potelée, à demi-cachée sous une manchette de
valenciennes et jouant avec une tabatière d'or enrichie d'un portrait de
femme, qui ne semblait pas être celui de la marquise, le tout exhalant
un doux parfum d'iris et de poudre à la maréchale, il était là, ne
pensant à rien, respirant avec délices la verte senteur de ses bois,
dont l'automne commençait à rouiller la cime, et suivant d'un regard
distrait ses chevaux couverts de housses qu'on ramenait de la promenade,
lorsqu'il aperçut, sur le pont du Clain, madame de Vaubert, qui
paraissait s'avancer dans la direction du château. Il se leva, tendit le
jarret, s'examina des pieds à la tête, secoua du bout des doigts les
grains de tabac éparpillés sur son jabot de point d'Angleterre, puis,
s'étant penché sur le balcon, il regarda venir l'aimable visiteuse. Un
esprit tant soit peu observateur aurait reconnu dans la sortie matinale
de madame de Vaubert, moins encore que dans sa désinvolture, l'indice
certain d'un cœur violemment agité; mais le marquis n'y prit point
garde. Lorsqu'elle entra, il lui baisa galamment la main, sans remarquer
seulement l'altération de ses traits et la pâleur de son visage.

--Madame la baronne, lui dit-il, vous êtes tous les jours plus jeune et
plus charmante. Au train dont vous allez, encore quelques mois, et vous
aurez vingt ans.

--Marquis, répliqua madame de Vaubert d'une voix brève, ce n'est point
de cela qu'il s'agit. Parlons sérieusement, la chose en vaut la peine.
Marquis, tout est perdu! tout, vous dis-je; la foudre est tombée sur nos
têtes.

--La foudre! s'écria le marquis en montrant le ciel, qui brillait de
l'azur le plus pur et du plus vif éclat.

--Oui, dit madame de Vaubert; supposez que la foudre, éclatant dans ce
ciel sans nuages, réduise en poudre votre château, brûle vos fermes et
consume vos moissons sur pied: vous ne supposerez rien de si
invraisemblable que le coup qui vient de vous frapper. Après avoir
échappé à la tempête, vous êtes menacé de sombrer au port.

M. de La Seiglière pâlit. Lorsqu'ils furent assis l'un et l'autre:

--Croyez-vous aux revenants? demanda froidement la baronne.

--Eh! Madame!... fit le marquis.

--C'est que, si vous n'y croyez pas, vous avez tort, poursuivit madame
de Vaubert. Le fils Stamply, ce Bernard dont son père nous a tant de
fois étourdi les oreilles, ce héros mort et enterré depuis six ans sous
les glaces de la Russie...

--Eh bien? demanda M. de La Seiglière.

--Eh bien! reprit la baronne, on l'a vu hier dans le pays, on l'a vu en
chair et en os, on l'a vu, ce qui s'appelle vu, et on lui a parlé, et
c'est lui, c'est bien lui, c'est Bernard, Bernard Stamply, le fils de
votre ancien fermier; il existe, il vit; le drôle n'est pas mort.

--Qu'est-ce que ça me fait? dit le marquis d'un ton dégagé et de l'air à
la fois surpris et charmé d'un homme qui, s'étant attendu à recevoir un
aérolithe sur la tête, reçoit sur le bout du nez une plume détachée de
l'aile d'une mésange.

--Comment! ce que cela vous fait? s'écria madame de Vaubert. Le fils
Stamply n'est pas mort, il est de retour au pays, on a constaté son
identité, et vous demandez ce que cela vous fait!

--Mais sans doute, répondit M. de La Seiglière avec un naïf étonnement.
Si ce garçon a des raisons d'aimer la vie, tant mieux pour lui qu'il ne
soit pas en terre. Je prétends le voir; pourquoi ne s'est-il pas déjà
présenté?

--Soyez calme, dit la baronne, il se présentera.

--Qu'il vienne! s'écria le marquis; on le recevra; on aura soin de lui;
au besoin, on lui fera un sort. Je n'ai pas oublié la délicatesse des
procédés du père. Le vieux Stamply a fait son devoir; à mon tour, je
ferai le mien. C'est une justice que le gars se ressente de la fortune
que m'a rendue le papa. Je ne suis pas ingrat; il ne sera pas dit qu'un
La Seiglière a laissé dans la peine le fils d'un serviteur fidèle. Qu'on
m'amène Bernard; s'il hésite, qu'on le rassure; il aura ce qu'il
demandera.

--Et s'il demande tout? dit la baronne.

À ces mots, M. de La Seiglière tressaillit et se tourna vers elle d'un
air effaré.

--Avez-vous lu un livre qui s'appelle le Code? demanda tranquillement
madame de Vaubert.

--Jamais, répondit le marquis avec orgueil.

--Je l'ai parcouru ce matin à votre intention. Hier encore, je n'étais
pas plus avancée que vous; pour vous, je me suis faite clerc de
procureur. C'est un livre de style assez sec, très goûté d'ailleurs
lorsqu'il consacre nos droits, mais peu estimé quand il contrarie nos
prétentions. Je doute, par exemple, que vous en aimiez beaucoup le
chapitre des donations entre vifs. Lisez-le cependant, je le recommande
à vos méditations.

--Madame la baronne, s'écria M. de La Seiglière en se levant avec un
léger mouvement d'impatience, me direz-vous ce que tout cela signifie?

--Monsieur le marquis, répondit madame de Vaubert en se levant de son
côté avec la gravité d'un docteur, cela signifie que toute donation à
titre gratuit est révoquée de plein droit pour cause de survenance
d'enfant légitime, même posthume, du donateur; cela signifie que Jean
Stamply, du vivant de son fils, n'aurait pu disposer en votre faveur que
de la moitié de ses biens, et que, n'ayant disposé du tout que dans
l'hypothèse que son fils était mort, ces dispositions se trouvent
anéanties; enfin, cela, signifie que vous n'êtes plus chez vous, que
Bernard va vous faire assigner en restitution de titres, et qu'au
premier jour, armé d'un jugement en bonne forme, ce garçon, à qui vous
parliez de faire un sort, vous sommera de déguerpir et vous mettra
poliment à la porte. Comprenez-vous maintenant?

M. de La Seiglière fut atterré; mais telle était son adorable ignorance
des choses de la vie, qu'il passa vite de l'étonnement et de la stupeur
à l'exaspération et à la révolte.

--Je ne me soucie pas mal de votre Code et de vos donations entre vifs,
s'écria-t-il avec l'emportement d'un enfant mutin. Est-ce que j'entends
rien à tout cela, moi? Est-ce que tout cela me regarde? Ce que je sais,
c'est que je suis chez moi. Que parlez-vous d'ailleurs de donation! On
me restitue ce qu'on m'a dérobé, on me rend les biens qu'on m'a pris, et
cela s'appelle une donation! le mot est joli. Un La Seiglière acceptant
une donation! la chose est plaisante! Comme si les La Seiglière avaient
jamais rien accepté d'une autre main que la main de Dieu! Comment,
ventre-saint-gris! je suis chez moi, heureux, paisible, et, parce qu'un
vaurien qu'on croyait mort se permet de vivre, je devrai lui compter la
fortune que m'avait volée monsieur son père! C'est le Code qui le veut
ainsi! Mais ce sont donc des cannibales qui l'ont rédigé, votre code,
qui se dit civil, je crois, l'impertinent! Un code d'usurpateur, qui
consacre de père en fils la rapine et le brigandage! En un mot, le code
Napoléon! Je reconnais là M. de Buonaparte. Il a pensé à son louveteau:
c'est d'un bon père et d'un loup prévoyant.

Il parla longtemps sur ce ton, sans suite, sans liaison, au hasard,
marchant à grands pas, frappant du pied le parquet, se drapant d'une
façon tragi-comique avec les pans de sa robe de chambre, et répétant à
chaque instant d'une voix étouffée par la colère: une donation! une
donation! Madame de Vaubert eut bien de la peine à l'apaiser et à lui
faire comprendre ce qui s'était passé plus d'un quart de siècle
auparavant et ce qui se passait à cette heure. Elle avait jusqu'alors
respecté ses illusions; mais cette fois la gravité de la situation ne
permettait plus de ménagements. Elle arracha brutalement le bandeau qui
lui voilait les yeux, et vainement le pauvre marquis se raidit, se
débattit, et, comme un aveugle rendu subitement à la lumière des deux,
ferma douloureusement les paupières; madame de Vaubert le dompta, et, le
forçant à regarder en face le soleil de l'évidence, elle l'inonda de
toutes parts d'une impitoyable clarté. À voir les ébahissements de M. de
La Seiglière écoutant l'impartial résumé de l'histoire de ces derniers
temps, on eût dit qu'après s'être endormi sur les bords du Clain, il se
réveillait en Chine, au milieu d'un groupe de bonzes, et déguisé
lui-même en mandarin. Les faits rétablis et le passé nettement dessiné:

--Maintenant, ajouta la baronne avec fermeté, il s'agit de résoudre la
question de l'avenir. Le cas est périlleux; mais il n'est si mauvais pas
dont on ne se puisse tirer avec un peu d'adresse et beaucoup de
sang-froid. Voyons, marquis: nul doute que ce Bernard ne se présente
d'un instant à l'autre, non pas en solliciteur, comme vous l'avez espéré
d'abord, mais en maître, le front haut, la parole haute. Il ne manque
pas de gens qui l'auront instruit de ses droits et qui lui fourniront,
au besoin, le moyen de les soutenir. Supposez qu'il arrive; comment
l'allez-vous recevoir?

--Qu'il aille à tous les diables! s'écria le marquis en éclatant comme
une bombe dont on croyait la mèche éteinte.

--Pourtant, s'il se présente?...

--S'il l'osait, Madame la baronne, je me souviendrais qu'il n'est pas
gentilhomme, et, plus heureux que Louis XIV, je n'aurais pas à jeter,
comme lui, ma canne par la fenêtre.

--Vous êtes fou, marquis.

--S'il faut plaider, eh bien! nous plaiderons.

--Marquis, vous êtes un enfant.

--J'aurai pour moi le roi.

--La loi sera pour lui.

--J'y mangerai mon dernier champ, plutôt que de lui laisser un brin
d'herbe.

--Marquis, vous ne plaiderez pas. Plaider! y songez-vous? mêler votre
nom à des débats scandaleux! vous commettre avec la justice! et cela
pour en arriver à des conclusions prévues, infaillibles, inévitables!
Nous avons des ennemis; vous ne leurs donnerez pas cette joie. Vous avez
un blason; vous ne lui ferez pas cette injure.

--Mais, pour Dieu! Madame la baronne, que faire? que décider? que
devenir? quel parti prendre? s'écria le marquis aux abois.

--Je vais vous le dire, répliqua madame de Vaubert avec assurance.
Savez-vous l'histoire d'un colimaçon qui s'introduisit un jour
étourdiment dans une ruche? Les abeilles l'empâtèrent de miel et de
cire; puis, lorsqu'elles l'eurent ainsi emprisonné dans sa coquille,
elles roulèrent cet hôte incommode et le poussèrent hors de leur maison.
Marquis, c'est ainsi qu'il faut nous y prendre. Ce Bernard est sans
doute un rustre comme l'était son père: aux grâces de son origine il
doit joindre la brutalité du soldat et l'emportement du jeune homme.
Enduisons-le de cire et de miel; engluons-le des pieds à la tête. Si
vous l'irritez, tout est perdu; ménageons-le, voyons-le venir. Il
arrivera comme un boulet de canon qui s'attend à rebondir contre un mur
de granit ou d'airain; qu'il s'enfonce et s'amortisse dans une balle de
coton. Ne le heurtez pas; gardez-vous surtout de discuter vos droits ou
les siens. Défiez-vous de votre sang; vous êtes bien jeune encore! Loin
de les contrarier, flattez ses opinions; humiliez, s'il est nécessaire,
la victoire devant la défaite. L'essentiel d'abord est de l'amener
doucement à s'installer comme un hôte dans ce château. Cela fait, vous
gagnez du temps; le temps et moi, nous ferons le reste.

--Ah çà! madame la baronne, quel rôle allons-nous jouer ici? demanda
fièrement le vieux gentilhomme.

--Un grand rôle, Monsieur, un grand rôle! répondit la baronne encore
plus fièrement. Nous allons combattre pour nos principes, pour nos
autels et pour nos foyers; nous allons lutter pour le droit contre
l'usurpation; nous allons défendre la légitimité contre les exactions
d'une légalité odieuse et tyrannique; nous allons disputer nos derniers
boulevards aux envahissements d'une bourgeoisie basse et jalouse, qui
nous hait et veut notre ruine. Si nous étions aux beaux temps de la
chevalerie, je vous dirais de monter à cheval, d'entrer en lice, de
combattre à armes courtoises, ou bien encore, enfermés dans votre
château comme dans un fort, vous, nous, nos gens et nos vassaux, plutôt
que d'en sortir vivants, nous nous ferions tuer sur la brèche.
Malheureusement ce n'est pas d'aujourd'hui que les avocats ont remplacé
les champions, et les huissiers les hérauts d'armes; et puisque nous
vivons dans un temps où l'on a substitué plus que jamais le palais de
justice au champ-clos, les subtilités de la loi aux inspirations du
courage, force est bien aux plus nobles et aux plus vaillants d'user de
la ruse en guise d'épée, de l'esprit à défaut de lance. Que voulons-nous
d'ailleurs? Il n'est pas question de réduire ce garçon à la mendicité.
Vous serez généreux, vous ferez bien les choses; mais en bonne
conscience, un pauvre diable qui vient de passer six années dans la
neige, a-t-il absolument besoin, pour se sentir mollement couché, d'être
étendu tout de son long sur un million de propriétés? À présent, cher
marquis, si vous avez encore des scrupules, qu'à cela ne tienne; tout
cas de conscience est respectable. Allez trouver M. Bernard; passez lui,
comme une bague au doigt, vos domaines. Pendant que vous y serez,
pourquoi ne joindriez-vous pas à ce petit cadeau vos parchemins et
armoiries? J'ai vu, ce matin, Hélène, belle, radieuse, confiante en la
destinée; à son retour, elle apprendra qu'elle est ruinée de fond en
comble, et qu'il ne lui reste plus que l'humble castel de Vaubert. Nous
irons y vivre modestement, comme autrefois nous avons vécu dans l'exil.
Au lieu de s'unir dans l'opulence, nos enfants se marieront dans la
pauvreté. Nous serons la fable du pays. Plus tard, nous ferons de nos
petits-fils des hobereaux, et nous vendrons nos petites-filles à la
vanité de quelques manants enrichis. Cette perspective n'a rien
d'alarmant: sans compter la satisfaction d'avoir incessamment sous les
yeux le château de La Seiglière, les ombrages de ce beau parc, et M.
Bernard chassant, vivant en liesse, menant grand train sur ses terres.

--Savez-vous, baronne, s'écria M. de La Seiglière, que vous avez le
génie d'une Médicis?

--Ingrat, j'ai le génie du cœur, répondit madame de Vaubert en souriant.
Qu'est-ce que je veux? qu'est-ce que je demande? le bonheur des êtres
que j'aime. Pour moi, je n'ai pas d'ambition. Pensez-vous que je
m'effraie sérieusement, pour ma part, à l'idée de vivre avec vous, en
famille, dans mon petit manoir? Eh! mon Dieu, je suis faite depuis
longtemps à la pauvreté; mon Raoul n'a jamais rêvé la fortune. Mais
vous, votre belle Hélène, mais les enfants qui naîtront d'une union
charmante, voilà, marquis, voilà ce qui m'effraie!

Ils en étaient là de ce long entretien, lorsqu'un laquais annonça qu'un
inconnu, qui refusait de se nommer, demandait à parler à M. le marquis.

--C'est notre homme, dit la baronne.

--Faites entrer, dit le marquis.

--Songez bien, s'empressa d'ajouter madame de Vaubert, que tout le
succès de l'entreprise dépend de cette première entrevue.

Le parquet du corridor retentit sous un talon brusque, ferme et sonore,
et presque aussitôt le personnage qu'on venait d'annoncer entra
militairement, botté, éperonné, le chapeau et la cravache au poing.
Quoiqu'évidemment flétri par la fatigue et par la souffrance, c'était un
homme qui paraissait avoir trente ans au plus. Le front découvert,
effleuré déjà par des rides précoces, les joues amaigries, l'œil enfoncé
dans son orbite, la bouche mince et pâle, ombragée d'une moustache
épaisse et brune, l'air franc et décidé, l'attitude fière et même un peu
hautaine, il avait une de ces figures qui passent pour laides aux yeux
du monde, mais que les artistes ont en général la faiblesse de trouver
belles. Une redingote bleue, boutonnée jusqu'au col, pressait sa taille
élancée, droite et souple. À peine entré dans ce salon qu'il sembla
reconnaître, son regard s'amollit, et son cœur parut se troubler; mais
s'étant remis promptement d'une émotion involontaire, il s'inclina
légèrement à quelques pas de la baronne, puis interpellant le marquis:

--C'est à monsieur de La Seiglière que j'ai l'honneur de parler?
demanda-t-il avec une politesse glacée et d'une voix qui se ressentait
encore de l'habitude du commandement.

--Vous l'avez dit, Monsieur. À mon tour, puis-je savoir....

--Dans un instant, Monsieur, répliqua froidement le jeune homme; si,
comme je le suppose, c'est à madame de Vaubert que j'ai l'honneur de
m'adresser, Madame, veuillez rester, ajouta-t-il, vous n'êtes pas de
trop entre nous.

Un éclair de joie passa dans les yeux ce madame de Vaubert, complètement
rassurée sur le gain d'une bataille dont elle avait dressé le plan et
qu'elle allait pouvoir diriger. De son côté, M. de La Seiglière respira
plus à l'aise, en sentant qu'il allait manœuvrer sous les ordres d'un si
grand capitaine.

--Monsieur, veuillez vous asseoir, dit-il en s'asseyant lui-même
presqu'en face de la baronne.

Le jeune homme prit le siége que lui indiquait le marquis et s'y
installa assez cavalièrement; puis il se fit entre ces trois personnages
un moment de ce silence solennel qui précède les engagements décisifs,
quand deux armées sont en présence. Le marquis ouvrit sa boîte d'or, y
plongea le pouce et l'index et se bourra le nez d'une prise de tabac
d'Espagne, lentement et à petits coups, avec une grâce toute spéciale,
entièrement perdue de nos jours.

--Monsieur, dit-il, je vous écoute.

Après quelques secondes de recueillement, l'étranger s'accouda sur le
bras du fauteuil dans lequel il était assis, du côté du vieux
gentilhomme.

--Monsieur le marquis, dit-il en élevant la voix avec autorité, voilà
bientôt trente ans, de grandes choses allaient s'accomplir. La France
était dans l'attente. Tous les regards se tournaient avec anxiété vers
l'orient que blanchissait une nouvelle aurore; il courait dans l'air de
sourdes rumeurs qui remplissaient les âmes de joie ou d'épouvante,
d'espérance ou de stupeur. Il paraît que vous n'étiez pas, monsieur, au
nombre de ceux qui espéraient alors et se réjouissaient, car vous fûtes
un des premiers qui abandonnèrent la patrie menacée pour fuir à
l'étranger. La patrie vous rappela, c'était son devoir; vous fûtes sourd
à son appel, c'était sans doute votre bon plaisir; elle confisqua vos
biens, c'était son droit.

À ces mots, le marquis, oubliant déjà le rôle qu'il avait tacitement
accepté, bondit sur son siége comme un chamois blessé; un regard de
madame de Vaubert le contint.

--Ces biens, devenus la propriété de la nation, propriété légale et
légitime, un de vos fermiers les acheta du prix de ses sueurs, et
lorsqu'il eut bien travaillé, lorsqu'au bout de vingt-cinq années de
fatigues et de labeurs, il eut recousu, pour ainsi dire, lambeaux par
lambeaux, le domaine de vos ancêtres, tandis que vous, les bras croisés,
vous étiez occupé là-bas à ne rien faire, si ce n'est des vœux hostiles
à la gloire et à la grandeur de la France, il s'en dépouilla comme d'un
manteau et vous le mit sur les épaules.

--Ventre-saint-gris! monsieur... s'écria le marquis, ne se connaissant
plus.

Un second regard de madame de Vaubert l'arrêta court et le cloua muet
sur place.

--Par quel enchantement cet homme, qui ne vous devait rien et ne vous
aimait pas, se porta-t-il envers vous à un tel excès de générosité,
d'amour et d'enthousiasme? Comment se décida-t-il à résigner entre vos
mains cette sainte propriété du travail, la seule que Dieu reconnaisse
et bénisse? Peut-être pourriez-vous me l'apprendre. Ce que je puis, moi,
vous affirmer, c'est que, du vivant de son fils, cet homme ne se
souciait même pas de savoir si vous existiez. Toujours est-il qu'il
mourut, sans s'être réservé seulement un coin de terre pour son dernier
sommeil, vous laissant paisible possesseur d'une fortune qui ne vous
avait coûté d'autre peine que d'ouvrir la main pour la recevoir.

Le marquis allait répliquer, quand la baronne lui coupa, ou, pour mieux
dire, lui souffla la parole.

--Puisque vous m'avez permis d'assister à cet entretien, dit-elle de sa
plus douce voix, avec un ton d'exquise urbanité, souffrez, monsieur, que
j'y prenne part. Je n'essaierai point de relever ce que quelques-unes de
vos expressions ont eu pour nous de cruel et de blessant. Vous êtes
jeune; cette nouvelle aurore dont vous parlez, si vous l'aviez vue
poindre, vous sauriez, comme nous, que ce fut une aurore de sang. Quant
aux reproches que vous nous adressez d'avoir déserté le sol de la France
et d'être demeurés sourds à l'appel de la patrie, il nous est permis
d'en sourire. Si l'on venait vous dire que ce château menace ruine, si
ce parquet tremblait sous vos pieds, et que ce plafond, près de
s'effondrer, criât et craquât sur nos têtes, resteriez-vous assis
tranquillement dans ce fauteuil? Si le bourreau, la hache derrière le
dos, vous appelait d'une voix pateline, vous empresseriez-vous
d'accourir? Laissons-là ces enfantillages. Encore un mot pourtant. Vous
nous accusez d'avoir formé, au fond de l'exil, des vœux hostiles à la
gloire et à la grandeur du pays. C'est une erreur, monsieur. Nous nous
voyons pour la première fois; nous ne savons ni qui vous êtes ni quel
intérêt vous amène; seulement nous sentons que vous ne nous êtes pas
ami, et la distinction de votre personne nous fait une loi de chercher à
forcer votre estime, à défaut de vos sympathies. Croyez qu'il s'est
rencontré dans ces rangs de l'émigration, trop calomniés peut-être, de
nobles cœurs, demeurés français sur la terre étrangère. Vainement la
patrie nous avait rejetés de son sein; nous l'avions emportée dans le
notre. Demandez au marquis si nos vœux l'ont suivie, cette patrie
ingrate et chère, dans toutes ses campagnes et sur tous ses champs de
bataille? qu'il vous dise s'il est un de ses triomphes qui n'ait éveillé
d'orgueilleux échos dans nos âmes? Rocroi n'exclut point Austerlitz;
Bouvines et Marengo sont sœurs. Ce n'est pas le même drapeau; mais c'est
toujours la France victorieuse.

--Très bien, très bien, dit le marquis en ouvrant sa tabatière.

Et, tout en portant à son nez une pincée de poudre brune:--Décidément,
ajouta-t-il mentalement, la baronne a le diable au corps.

--Et maintenant, reprit madame de Vaubert, ce petit compte une fois
réglé, si vous n'êtes venu que pour nous rappeler ce que l'on doit ici à
la mémoire du meilleur des hommes, si c'est à cela seulement que se
borne votre mission, j'ajouterai, Monsieur, que c'est sans doute une
noble tâche, mais que, nos dettes étant payées, vous avez pris une peine
inutile. Enfin, si vous tenez à savoir par quel enchantement M. Stamply
s'est décidé à réintégrer dans ce domaine une famille qui de tout temps
avait comblé ses pères de bontés, je vous dirai qu'il n'a fait qu'obéir
aux pieux instincts de sa belle âme. Vous affirmez que, du vivant de son
fils, M. Stamply ne se souciait même pas de savoir si cette famille
existait; je crois, Monsieur, que vous calomniez sa mémoire. Si son fils
revenait parmi nous...

--Si son fils revenait parmi vous! s'écria l'étranger, en retenant un
mouvement de sombre colère. Supposons qu'il revienne en effet; supposons
que ce jeune homme n'ait pas été tué, comme on l'a cru, comme on le
croit encore; supposons que, laissé pour mort sur un champ de bataille,
ramassé vivant par l'armée ennemie, il se soit vu traîné de steppe en
steppe jusqu'au fond de la Sibérie. Après six ans d'une horrible
captivité, sur un sol de glace et sous un ciel de fer, libre enfin, il
va revoir sa patrie et son vieux père, qui ne l'attend plus. Il part, il
traverse à pied les plaines désolées, mendiant gaiement son pain sur sa
route, car la France est au bout, et déjà, mirage enchanté, il croit
apercevoir le toit paternel fumant au lointain horizon. Il arrive; son
vieux père est mort, son héritage est envahi, il n'a plus, ni toit ni
foyer. Que fait-il? Il s'informe, et bientôt il apprend qu'on a profité
de son éloignement pour capter l'affection d'un pauvre vieillard crédule
et sans défense; il apprend qu'après l'avoir amené, à force de ruses, à
se déposséder, on a payé ses bienfaits de la plus noire ingratitude; il
apprend enfin que son père est mort, plus seul, plus triste et plus
abandonné qu'il n'avait vécu. Que fera-t-il alors? Ce ne sont toujours
que des suppositions. Il ira trouver les auteurs de ces basses manœuvres
et de ces lâches machinations; il leur dira: C'est moi, moi que vous
croyiez mort, moi le fils de l'homme que vous avez abusé, dépouillé,
trahi, laissé mourir d'ennui et de chagrin, c'est moi, Bernard Stamply!
Eux, que répondraient-ils? Je vous le demande, monsieur le marquis; je
vous le demande, madame la baronne?

--Ce qu'ils répondraient! s'écria M. de La Seiglière, qui, ayant trop ou
trop peu présumé de lui-même en acceptant le rôle que lui avait confié
madame de Vaubert, venait de sentir tout son sang de patricien lui
monter indigné à la face, vous demandez ce qu'ils répondraient!...
ajouta-t-il d'une voix étranglée par l'orgueil et par le courroux.

--Quoi de plus simple, Monsieur? dit madame de Vaubert avec une naïveté
charmante. Ils lui diraient:--Est-ce vous, jeune ami que nous avons aimé
sans vous connaître, que nous avons pleuré comme si nous vous avions
connu? Que béni soit Dieu qui nous rend le fils pour nous consoler de la
perte du père! Venez vivre au milieu de nous, venez vous reposer au sein
de nos tendresses des souffrances de la captivité, venez prendre dans
notre intimité la place que votre père y occupa trop peu de temps,
hélas! enfin venez juger par vous-même de quelle façon nous pratiquons
l'oubli des bienfaits. Confondons nos droits, ne formons qu'une même
famille, et que la calomnie, en voyant l'union de nos âmes, soit réduite
au silence et respecte notre bonheur.--Voilà, Monsieur, ce que
répondraient les auteurs de ces basses manœuvres et de ces lâches
trahisons; mais, dites, monsieur, parlez, ajouta madame de Vaubert avec
émotion: ne comprenez-vous pas qu'en pensant nous effrayer peut-être,
vous avez éveillé en nous presqu'un espoir? Ce jeune ami que nous avons
pleuré...

--Il vit, répondit l'étranger, et je souhaite pour vous que ce jeune ami
ne vous coûte pas plus de larmes que le bruit de sa mort ne vous en a
fait verser.

--Où est-il? que fait-il? qu'attend-il? pourquoi ne vient-il pas?
demanda coup sur coup la baronne.

--Il est devant vous, répondit simplement Bernard.

--Vous, Monsieur, vous! s'écria madame de Vaubert avec une explosion de
joie et de surprise qui n'aurait pas été mieux jouée, s'il se fût agi de
la résurrection de Raoul. En effet, ajouta-t-elle en attachant sur lui
un regard attendri, ce sont tous les traits de son père; c'en est
surtout l'air franc, loyal et bon.--Marquis, vous le voyez, c'est bien
le fils de notre vieil ami.

--Monsieur, dit à son tour M. de La Seiglière, fasciné par le regard de
la baronne moins encore que par l'abîme entr'ouvert sous ses pieds, mais
trop fier encore et trop gentilhomme pour s'abaisser à feindre des
transports qu'il n'éprouvait pas;--lorsqu'après vingt-cinq ans d'exil je
rentrai dans le domaine de mes aïeux, monsieur votre père, qui était un
brave homme, me reçut à la porte du parc et me tint ce simple discours:
Monsieur le marquis, vous êtes chez vous. Je ne vous vu dirai pas
davantage, vous êtes chez vous, monsieur Bernard. Veuillez donc regarder
cette maison comme vôtre; je ne dois pas souffrir, je ne souffrirai pas
que vous en habitiez une autre. Vous êtes arrivé avec des intentions
hostiles, je ne désespère pas de vous ramener bientôt à des sentiments
meilleurs. Commençons par nous connaître, peut-être finirons-nous par
nous aimer. La chose me sera facile; si vous n'y réussissez pas, il ne
sera jamais trop tard pour entrer en accommodement, et vous me trouverez
toujours disposé à prendre avec vous les arrangements qui pourront vous
être agréables.

--Monsieur, répondit Bernard avec hauteur, je ne veux ni vous connaître
ni vous aimer. Entre vous et moi il n'y a rien de commun, rien de commun
ne saurait exister. Nous ne servons pas le même Dieu; nous ne desservons
pas le même autel. Vous haïssez ce que j'adore, et j'adore ce que vous
haïssez. Je hais votre parti, votre caste, vos opinions; je vous hais,
vous, personnellement. Nous dormirions mal sous le même toit. Vous serez
toujours disposé, dites-vous, à prendre avec moi les arrangements qui
pourront m'agréer; je n'attends rien de votre bonté, n'attendez rien de
la mienne. Je ne sais qu'un arrangement possible entre nous: c'est celui
qu'a prévu la loi. Vous n'êtes ici qu'à titre de donataire. Le donateur
n'ayant disposé de ses biens qu'avec la conviction que son fils était
mort, l'acte de donation en fait foi,--puisque je vis, vous n'êtes plus
chez vous, je suis ici chez moi.

--_That is the question_, fredonna M. de la Seiglière, résumant ainsi en
trois mots tout ce qu'il savait de Shakspeare.

--Ah! s'écria madame de Vaubert avec la tristesse d'une espérance déçue;
vous n'êtes pas Bernard; vous n'êtes pas le fils de notre vieil ami!

--Madame la baronne, répliqua brusquement le jeune homme, je ne suis
qu'un soldat. Ma jeunesse a commencé dans les camps; elle a fini chez
les barbares, au milieu des steppes arides. Les champs de bataille et
les huttes glacées du Nord, tels ont été jusqu'à présent les salons que
j'ai fréquentés. Je ne sais rien du monde; voilà deux jours, je n'en
soupçonnais même pas les détours et les perfidies. Je crois
naturellement, sans effort, à l'honneur, à la franchise, au dévoûment, à
la loyauté, à tous les grands et beaux instincts de l'âme. Eh bien!
quoiqu'à cette heure encore mon cœur indigné s'efforce de douter que la
ruse, l'astuce et la duplicité puissent être poussées si loin, je ne
crois pas, Madame, à votre sincérité.

--Eh! Monsieur, s'écria madame de Vaubert, vous n'êtes pas le premier
noble cœur qui ait cédé aux suggestions des méchants et dont la calomnie
ait flétri les saintes croyances; mais encore, avant de se décider à la
haine, faudrait-il s'assurer qu'on ne doit pas, qu'on ne peut pas aimer.

--Tenez, Madame, dit Bernard pour en finir, vous devriez comprendre que
plus vous déploierez d'habileté, moins vous réussirez à me convaincre.
Je conçois maintenant que mon pauvre père se soit laissé prendre à tant
de séductions; il y a eu des instants où vous m'avez fait peur.

--C'est bien de l'honneur pour moi, s'écria madame de Vaubert en riant;
vous n'en avez jamais tant dit des boulets ennemis et des baïonnettes
étrangères.

--Oui, oui, ajouta le marquis, on sait que vous êtes un héros.

--Engagé volontaire à dix-huit ans, dit la baronne.

--Lieutenant de hussards à dix-neuf, dit le marquis.

--Chef d'escadron trois ans plus tard.

--Remarqué par l'empereur à Wagram.

--Décoré de la main du grand homme après l'affaire de Volontina, s'écria
madame de Vaubert.

--Ah! il n'y a pas à dire, ajouta le marquis en enfonçant résolument ses
mains dans les goussets de sa culotte; il faut reconnaître que c'étaient
des gaillards.

--Brisons là, dit Bernard, un instant interdit. Monsieur le marquis, je
vous donne huit jours pour évacuer la place. Je veux espérer, pour votre
réputation de gentilhomme, que vous ne me mettrez pas dans la pénible
nécessité de recourir à l'intervention de la justice.

--Eh bien! moi, j'aime ce garçon! s'écria franchement le marquis,
emporté malgré lui par son aimable et léger caractère, sans être retenu
cette fois par madame de Vaubert, qui, comprenant qu'il allait au but,
lâcha la bride, et lui permit de caracoler en liberté; eh bien!
ventre-saint-gris! ce garçon me plaît. Madame la baronne, je vous jure
qu'il est charmant. Jeune homme, vous resterez ici. Nous nous haïrons,
nous nous exécrerons, nous plaiderons, nous ferons le diable à quatre;
mais, vive Dieu! nous ne nous quitterons pas. Vous savez l'histoire de
ces deux frégates ennemies qui se rencontrèrent en plein océan? L'une
manquait de poudre; l'autre lui en donna, et toutes deux, après s'être
canonnées pendant deux heures, se coulèrent bas l'une l'autre. Ainsi
ferons-nous. Vous arrivez de Sibérie; je présume qu'en vous laissant
partir, les Tartares, de peur d'alourdir votre pas et de retarder votre
marche, ne vous ont point chargé de roubles. Vous manquez de poudre, je
vous en donnerai. Je vous promets de l'agrément. Tandis que nos avoués,
nos avocats et nos huissiers s'enverront, pour nous, des bombes et des
obus, nous chasserons le renard, nous vivrons en joie et nous boirons le
vin de nos caves. Je serai chez vous, et vous serez chez moi. Comme il
n'est pas de procès bien mené qui ne puisse durer vingt ans, nous aurons
le loisir de nous connaître et de nous apprécier; nous en viendrons
peut-être à nous aimer, et le jour où nous découvrirons que notre
château, notre parc, nos bois, nos champs, nos prés, nos fermes et nos
métairies auront passé en frais de justice, ce jour-là, qui sait? nous
nous embrasserons.

--Monsieur le marquis, répondit Bernard qui n'avait pu s'empêcher de
sourire, je vois avec plaisir que vous prenez gaîment les choses; de
votre côté, trouvez bon que je les traite plus sérieusement. Il n'est
pas un coin de ces terres que mon père n'ait arrosé de ses sueurs et
aussi de ses larmes; il ne convient pas que j'en fasse le théâtre d'une
comédie.

À ces mots, après avoir salué froidement, il se dirigea vers la porte.
Le marquis fit un geste de désespoir résigné, et madame de Vaubert
poussa dans son cœur un rugissement de lionne qui vient de laisser
échapper sa proie. Bernard eût emporté le domaine de La Seiglière dans
ses poches, que ces deux visages n'auraient pas exprimé plus de
consternation. Encore un pas, et tout était dit, lorsqu'au moment où
Bernard allait ouvrir la porte du salon, cette porte s'ouvrit
d'elle-même, et mademoiselle de La Seiglière entra.



VI


Mademoiselle de La Seiglière entra, simplement vêtue, mais royalement
parée de sa blonde et blanche beauté. Opulemment tordus derrière la
tête, ses cheveux encadraient de nattes et de tresses d'or son visage,
que coloraient encore l'animation de la marche et les chauds baisers du
soleil. Ses yeux noirs brillaient de cette douce flamme, rayonnement des
âmes virginales, qui éclaire et ne brûle pas. Une ceinture bleue, à
bouts flottants, rassemblait et serrait autour de sa taille les mille
plis d'une robe de mousseline qui enveloppait tout entier son corps
élégant et flexible. Un brodequin de coutil vert faisait ressortir la
cambrure aristocratique de son pied mince, étroit et long. Un bouquet de
fleurs des champs décorait son jeune corsage. Après avoir jeté
négligemment sur un fauteuil son chapeau de paille d'Italie, son
ombrelle de moire grise, et une touffe de bruyères roses qu'elle venait
de cueillir dans une promenade sur la pente des coteaux voisins, elle
courut, svelte et légère, à son père d'abord, qu'elle n'avait pas vu de
la journée, puis à madame de Vaubert, qui l'embrassa avec effusion. Ce
ne fut qu'au bout de quelques instants, en s'échappant des bras de la
baronne, qu'Hélène s'aperçut de la présence d'un étranger. Soit
embarras, soit curiosité, soit surprise de l'âme et des sens, Bernard
s'était arrêté près de la porte, devant l'apparition de cette suave
créature, et il était là, debout, immobile, en muette contemplation, se
demandant sans doute depuis quand les gazelles vivaient fraternellement
avec les renards, et les colombes avec les vautours. Le regard est
prompt comme l'éclair; la pensée est plus rapide encore. En moins d'une
seconde, madame de Vaubert eut tout vu, tout compris: sa figure
s'éclaircit, son front s'illumina.

--Tu ne reconnais pas monsieur? demanda le marquis à sa fille.

Après avoir examiné Bernard d'un regard inquiet et curieux, Hélène ne
répondit que par un mouvement de sa blonde tête.

--C'est pourtant un de tes amis, ajouta le vieux gentilhomme.

Sur un geste de son père, demi-troublée, demi-souriante, mademoiselle de
La Seiglière s'avança vers Bernard. Quand cet homme, qui n'avait eu
jusqu'à présent aucune révélation de la grâce et de la beauté, et dont
la jeunesse, ainsi qu'il l'avait dit lui-même, s'était écoulée dans les
camps et chez les barbares, vit venir à lui cette belle et gracieuse
enfant, la candeur au front et le sourire sur les lèvres, lui qui vingt
fois avait vu la mort sans pâlir, il sentit son cœur défaillir, et ses
tempes se mouillèrent d'une sueur froide.

--Mademoiselle, dit-il d'une voix altérée, vous me voyez pour la
première fois. Cependant, si vous avez connu un infortuné qui s'appela
Stamply sur la terre, je ne vous suis pas tout à fait étranger, car vous
avez connu mon père.

À ces mots, Hélène attacha sur lui deux grands yeux de biche effarée;
puis elle regarda tour à tour le marquis et madame de Vaubert, qui
contemplaient cette scène d'un air attendri.

--C'est le petit Bernard, dit le marquis.

--Oui, chère enfant, ajouta la baronne, c'est le fils du bon M. Stamply.

--Monsieur, dit enfin mademoiselle de La Seiglière avec émotion, mon
père a eu raison de me demander si je vous reconnaissais. J'ai tant de
fois entendu parler de vous, qu'il me semble à présent que j'aurais dû
vous reconnaître en effet. Vous vivez! c'est une joie pour nous; voyez,
j'en suis toute tremblante. Et pourtant, joyeuse que je suis, je ne puis
penser sans tristesse à votre père, qui a quitté ce monde avec l'espoir
de vous retrouver dans l'autre; le ciel a donc aussi ses douleurs et ses
déceptions. Oui, mon père a dit vrai, vous êtes de mes amis. Vous le
voulez, monsieur? M. Stamply m'aimait et je l'aimais aussi. Il était mon
vieux compagnon. Avec lui, je parlais de vous; avec vous, je parlerai de
lui.--Mon père, a-t-on fait préparer l'appartement de M. Bernard?--car
vous êtes ici chez vous.

--Ah bien! oui, s'écria le marquis! un enragé qui aimerait mieux s'aller
loger sous le pont du Clain que d'habiter et de vivre au milieu de nous!

--Ainsi, monsieur, reprit Hélène d'un ton de doux reproche, lorsque je
suis entrée, vous vous éloigniez! vous partiez! vous nous fuyiez!
Heureusement, c'est impossible.

--Impossible! s'écria le marquis; on voit bien que tu ne sais pas d'où
il vient. Tel que tu le vois, monsieur arrive de Sibérie. La
fréquentation des Kalmouks l'a rendu difficile sur la qualité de ses
relations et sur le choix de ses amitiés. Cela se conçoit, il ne faut
pas lui en vouloir. Et puis, il nous hait, ce garçon; ce n'est pas sa
faute. Pourquoi nous hait-il? Il n'en sait rien, ni moi non plus; mais
il nous hait, c'est plus fort que lui. On n'est pas maître de ses
sentiments.

--Vous nous haïssez, monsieur! J'aimais votre père, vous haïssez le
mien! Vous me haïssez, moi! Que vous avons-nous fait? demanda
mademoiselle de La Seiglière d'une voix qui eût amolli un cœur d'airain
et désarmé le courroux d'un Scythe. Monsieur, nous n'avons pas mérité
votre haine.

--Qu'est-ce que cela fait, dit le marquis, si c'est son goût de nous
haïr? Tous les goûts sont dans la nature. Il prétend que ce parquet lui
brûle les pieds, et qu'il lui serait impossible de fermer l'œil sous ce
toit. Voilà ce que c'est que d'avoir dormi sur des peaux de rennes et
vécu dans six pieds de neige. Rien ne vous flatte plus, et tout paraît
terne et désenchanté.

Par une intuition rapide, Hélène crut comprendre ce qui se passait dans
le cœur et dans l'esprit de ce jeune homme. Elle comprit qu'en
restituant les biens de ses maîtres, le vieux Stamply avait dépouillé
son fils, et que celui-ci, victime de la probité de son père, refusait
par orgueil d'en recevoir le prix. Dès-lors, par délicatesse autant que
par devoir, elle redoubla de grâce et d'insistance, jusqu'à se départir
de sa réserve habituelle, pour lui faire oublier tout ce que sa position
comportait de pénible, de difficile et de périlleux.

--Monsieur, reprit-elle d'un ton d'autorité caressante, vous ne partirez
pas. Puisque vous refusez d'être notre hôte, vous serez notre
prisonnier. Comment avez-vous pu seulement aborder l'idée que nous vous
permettrions de vivre autre part qu'au milieu de nous? Que penserait le
monde? que diraient nos amis? Vous ne voudriez pas du même coup affliger
nos cœurs et porter atteinte à notre renommée. Songez donc, monsieur,
qu'il ne s'agit ici ni d'hospitalité à offrir ni d'hospitalité à
recevoir. Nous devons trop à votre père, ajouta l'aimable fille qui n'en
savait rien, mais qui, croyant entrevoir que Bernard hésitait par
fierté, voulait ménager ses susceptibilités et faire, pour ainsi dire,
un pont d'or à son orgueil,--nous devons trop à votre père pour que vous
puissiez nous devoir quelque chose. Nous n'avons rien à vous donner; il
ne nous reste qu'à rendre d'une main ce que nous avons reçu de l'autre.
Vous accepterez, pour ne pas nous humilier.

--Accepter, lui! s'écria le marquis; il s'en gardera, par Dieu, bien.
Nous humilier, c'est ce qu'il veut. Tu ne le connais pas: il aimerait
mieux se couper le poignet que de mettre sa main dans la nôtre.

La jeune fille déganta sa main droite et la tendit loyalement à Bernard.

--Est-ce vrai, monsieur? lui dit-elle.

En sentant entre ses doigts brunis par les travaux de la guerre et
durcis par les labeurs de la captivité cette peau moite, fine et
satinée, Bernard pâlit et tressaillit. Ses yeux se voilèrent, ses jambes
se dérobèrent sous lui. Il voulut parler; sa voix expira sur ses lèvres.

--Vous nous haïssez? dit Hélène; c'est une raison de plus pour que vous
restiez. Il nous importe surtout que vous ne nous haïssiez pas; il y va
de notre gloire et de notre honneur. Souffrez d'abord que nous tâchions
de vous apprendre à nous connaître. Quand nous y aurons réussi, alors,
monsieur, vous partirez si vous vous en sentez le courage; mais d'ici
là, je vous le répète, vous êtes en notre pouvoir. Vous avez été six ans
le prisonnier des Russes; vous pouvez bien être un peu le nôtre. C'est
donc une perspective si effrayante que celle de se sentir aimé? Au nom
de votre père, qui m'appelait parfois son enfant, vous resterez, je le
veux, je l'exige; au besoin, je vous en prie.

--Elle est charmante! s'écria madame de Vaubert avec attendrissement.

Elle ajouta tout bas:

--Il est perdu!

Et c'était vrai, Bernard était perdu. L'histoire de ses variations peut
se résumer aisément. Ulcéré par le malheur, justement irrité par les
poignantes déceptions du retour, exaspéré par la rumeur publique,
brûlant de toutes les passions et de toutes les ardeurs politiques du
temps, haïssant d'instinct la noblesse, impatient de venger son père, il
se présente au château de La Seiglière, sa haine appuyée sur son droit,
le cœur et la tête remplis d'orages et de tempêtes, s'attendant à
rencontrer une résistance orgueilleuse, pressentant des prétentions
altières, des préjugés hautains, une morgue insolente, et se préparant à
broyer tout cela sous l'ouragan de sa colère. Tout d'abord, il manque
son effet; sa haine avorte, sa colère échoue. L'ouragan qui voulait des
chênes à briser ne courbe que des roseaux et va se perdre dans les
hautes herbes; la foudre qui comptait bondir de roc en roc et d'écho en
écho s'éteint sans bruit dans la vallée, où elle n'éveille que de suaves
mélodies. Bernard cherche des ennemis, il ne trouve que des flatteurs.
Il essaie encore de loin en loin de lâcher quelques bordées; on lui
renvoie ses boulets changés en sucre. Toutefois, échappant aux
enchantements d'une Armide émérite, il va se retirer après avoir
signifié sa volonté inexorable, lorsqu'apparaît une autre enchanteresse,
d'autant plus séduisante, qu'elle ne songe pas à séduire. Puissance
irrésistible, charme éternel et toujours vainqueur, éloquence divine de
la jeunesse et de la beauté! Elle n'a fait que paraître, Bernard est
ébranlé. Elle a souri, Bernard est désarmé. C'est une enfant que Dieu
doit contempler avec amour. Son front respire la candeur, sa bouche la
sincérité; au fond de son regard limpide, on peut voir son âme épanouie
comme une belle fleur sous la transparence des eaux. Jamais le mensonge
n'a flétri ces lèvres, jamais la ruse n'a faussé le rayon de ces yeux.
Elle parle, et, sans le savoir, l'ange se fait complice du démon. Elle
ne dit rien, non-seulement qui contrarie, mais encore qui ne confirme ce
qui s'est dit précédemment; il n'est pas une parole d'Hélène qui ne
vienne à l'appui d'une parole de madame de Vaubert. La vérité a des
accents vainqueurs que l'âme la plus défiante ne saurait méconnaître.
C'est la vérité, c'est bien elle qui parle par la voix d'Hélène;
cependant, si Hélène est sincère, madame de Vaubert est sincère, elle
aussi? Bernard hésite. Si c'étaient là pourtant de nobles cœurs
calomniés par l'envie? S'il avait plu à son père d'acheter au prix de
toute sa fortune quelques années de joie, de paix et de bonheur, est-ce
Bernard qui oserait s'en plaindre? Oserait-il révoquer un don volontaire
et spontané, légitimé par la reconnaissance? Chasserait-il
impitoyablement les êtres auxquels son père aurait dû de vivre entouré
de soins et de s'éteindre entre des bras amis? Il en était là de ces
réflexions, moins nettes pourtant dans son esprit, moins arrêtées et
moins précises que nous ne venons de les exprimer, quand madame de
Vaubert, qui s'était approchée de lui, profita d'un instant où
mademoiselle de La Seiglière échangeait quelques paroles avec le
marquis, pour lui dire:

--Eh bien! Monsieur, à présent vous les connaissez tous, les auteurs de
ces lâches manœuvres que vous signaliez tout à l'heure. Que
n'accablez-vous aussi cette enfant de vos mépris et de vos colères? Vous
voyez bien qu'elle a trempé dans le complot infâme, et qu'après avoir
travaillé à la ruine de votre père, elle s'est entendue avec nous pour
le laisser mourir de chagrin.

À ces paroles de madame de Vaubert, Bernard frissonna, comme s'il
sentait un serpent s'enrouler autour de ses jambes; mais presque
aussitôt mademoiselle de La Seiglière revenant à lui:

--Monsieur, dit-elle, la mort de votre père m'a laissé vis-à-vis de vous
des devoirs sérieux à remplir. Je l'ai assisté à son heure suprême; j'ai
reçu ses derniers adieux, j'ai recueilli son dernier soupir. C'est comme
un dépôt sacré qui doit passer de mon cœur dans le vôtre. Venez,
peut-être vous sera-t-il doux d'entendre parler de celui qui n'est plus,
le long de ces allées qu'il aimait et qui sont encore toutes remplies de
son image.

Ainsi parlant, mademoiselle de La Seiglière avait appuyé sa main sur le
bras de Bernard, qu'elle emmena comme un enfant. Lorsqu'ils se furent
éloignés, le marquis se jeta dans un fauteuil, et, libre enfin de toute
contrainte, il laissa déborder les flots de colère et d'indignation qui
l'étouffaient depuis plus d'une heure. Il y avait en lui deux sentiments
ennemis, qui se combattaient avec acharnement, tour à tour vaincus et
vainqueurs, l'égoïsme et l'orgueil de la race. Décidément l'égoïsme
était le plus fort; mais il ne pouvait triompher sans que l'orgueil
vaincu ne poussât aussitôt des cris de blaireau pris au piège. En
présence de Bernard, l'égoïsme l'avait emporté; Bernard parti, l'orgueil
irrité s'arracha violemment aux étreintes de son rival et reprit
bravement le dessus. Il y eut encore une scène de révoltes et
d'emportements qui fut tout ce qu'il est possible d'imaginer en ce genre
de plus puéril et de plus charmant: qu'on se représente la grâce
pétulante d'un poulain échappé, franchissant haies et barrières, et
bondissant sur les vertes pelouses. Ce ne fut pas sans de nouveaux
efforts que madame de Vaubert parvint à le ressaisir, à le ramener et à
le maintenir dans le vrai de la situation.

--Voyons, marquis, dit-elle après l'avoir longtemps écouté avec une
pitié souriante, cessons ces enfantillages. Vous aurez beau vous
mutiner, vous ne changerez rien aux faits accomplis. Ce qui est fait est
fait. À vouloir le contraire, Dieu lui-même perdrait sa puissance.

--Comment! s'écria le marquis; un drôle dont le père a labouré mes
champs et dont j'ai vu la mère apporter ici, chaque matin, pendant dix
ans, le lait de ses vaches, viendra m'insulter chez moi, et je n'y
pourrai rien! Non-seulement je ne le ferai pas jeter à la porte par mes
laquais, mais encore je devrai l'héberger, le fêter, lui sourire et lui
mettre ma fille au bras! Un va-nu-pieds qui trente ans plus tôt se fût
estimé trop heureux de panser mes chevaux et de les conduire à
l'abreuvoir! Avez-vous entendu avec quelle emphase ce fils de bouvier a
parlé des sueurs de son père? Quand ils ont dit cela, ils ont tout dit.
La sueur du peuple! la sueur de leurs pères! Les impertinents et les
sots! Comme si leurs pères avaient inventé la sueur et le travail!
S'imaginent-ils donc que nos pères ne suaient pas, eux aussi?
Pensent-ils qu'on suait moins sous le haubert que sous le sarrau? Cela
m'indigne, madame la baronne, de voir les prétentions de cette canaille
qui se figure qu'elle seule travaille et souffre, tandis que les grandes
familles n'ont qu'à ouvrir les deux mains pour prendre des châteaux et
des terres. Et comment trouvez-vous ce hussard qui vient revendiquer un
million de propriétés, sous prétexte que son père a sué? Voilà les gens
qui nous reprochent l'orgueil et la vanité des ancêtres! Celui-ci
réclame insolemment le prix de la sueur de son père, puis il s'étonnera
que je tienne au prix du sang de vingt de mes aïeux!

--Eh! mon Dieu, marquis, vous avez cent fois raison, répliqua madame de
Vaubert. Vous avez pour vous le droit; qui le nie et qui le conteste?
Malheureusement ce hussard a pour lui la loi, la loi mesquine, taquine,
hargneuse, bourgeoise en un mot. Encore une fois, vous n'êtes plus chez
vous, et ce drôle est ici chez lui; c'est là ce qu'il vous faut
comprendre.

--Eh bien! madame la baronne, s'écria M. de La Seiglière, s'il en est
ainsi, mieux vaut la ruine que la honte, mieux vaut abdiquer sa fortune
que son honneur. L'exil ne m'effraie pas; j'en connais le chemin. Je
partirai, je m'expatrierai une dernière fois. Je perdrai mes biens, mais
je garderai mon nom sans tache. Ma vengeance est toute prête: il n'y
aura plus de La Seiglière en France!

--Eh! mon pauvre marquis, la France s'en passera.

--Ventre-saint-gris, madame la baronne! s'écria le marquis rouge comme
un coquelicot. Savez-vous ce que dit un jour à son petit lever le roi
Louis XIV, en apercevant mon trisaïeul au milieu des gentilshommes de sa
cour? «Marquis de La Seiglière, dit le roi Louis en lui frappant
affectueusement sur l'épaule...

--Marquis de La Seiglière, je vous dis, moi, que vous ne partirez pas,
s'écria madame de Vaubert avec fermeté. Vous ne faillirez point du même
coup à ce que vous devez à vos aïeux, à ce que vous devez à votre fille,
à ce que vous vous devez à vous-même. Vous n'abandonnerez pas lâchement
l'héritage de vos ancêtres. Vous resterez, précisément parce qu'il y va
de votre honneur. D'ailleurs on ne s'exile plus à notre âge. C'était bon
dans la jeunesse, alors que nous avions devant nous l'avenir et un long
espoir. Et pourquoi donc partir? ajouta-t-elle d'un air belliqueux.
Depuis quand attend-on, pour lever le siège, que la place soit près de
se rendre? Depuis quand bat-on en retraite, quand on est sûr de la
victoire? Depuis quand quitte-t-on la partie, lorsqu'on est près de la
gagner? Nous triomphons, ne le sentez-vous pas? Que ce Bernard passe
seulement la nuit au château, et demain je réponds du reste.

En cet instant, la baronne, qui se tenait dans l'embrasure d'une
fenêtre, aperçut dans la vallée du Clain son fils, qui se dirigeait vers
la porte du parc. Laissant le marquis à ses réflexions, elle s'échappa
plus légère qu'un faon, arrêta Raoul à la grille, le ramena au castel de
Vaubert, et trouva un prétexte plausible pour l'envoyer de là dîner et
passer la soirée dans un château voisin.

       *       *       *       *       *

Cependant Hélène et Bernard allaient à pas lents, la jeune fille
suspendue au bras du jeune homme, lui timide et tremblant, elle
redoublant de séduction et de grâce. Grâce naïve, séduction facile! Elle
racontait avec une simplicité touchante l'histoire des deux dernières
années que le vieux Stamply avait passées sur la terre. Elle disait
comment ils en étaient venus à se connaître l'un l'autre et à s'aimer,
leurs promenades, leurs excursions, leurs mutuelles confidences, et
aussi quelle place avait tenue Bernard dans leurs entretiens. Bernard
écoutait en silence et charmé, et, tout en écoutant, il sentait à son
bras le corps souple et léger d'Hélène, il regardait ses deux pieds qui
marchaient à l'unisson des siens, il respirait son haleine plus suave
que les parfums d'automne, il entendait le frôlement de sa robe plus
doux que le bruit du vent dans la feuillée. Déjà il subissait des
influences amollissantes; pareille à ces tiges élancées le long
desquelles la foudre s'échappe et s'écoule, Hélène lui dérobait le
fluide orageux de sa haine et de sa colère. Vainement essayait-il encore
de se raidir et de se débattre; semblable lui-même à ce chevalier dont
on avait dévissé l'armure, il sentait tomber à chaque pas quelque débris
de ses rancunes et de ses préventions. Tout en causant, ils avaient
rabattu sur le château. Le jour baissait; le soleil à son déclin
allongeait démesurément l'ombre des peupliers et des chênes. Arrivé au
pied du perron, Bernard se disposait à prendre congé de mademoiselle de
La Seiglière, quand celle-ci, sans quitter le bras du jeune homme,
l'entraîna doucement dans le salon où madame de Vaubert avait déjà
rejoint le marquis, tant elle appréhendait de l'abandonner à ses seules
inspirations.

--Vous êtes ému, Monsieur, dit-elle aussitôt en s'adressant à Bernard;
comment pourrait-il en être autrement? Ce parc fut, pour ainsi dire, le
nid de vos belles années. Enfant, vous avez joué sur ces gazons; c'est
sous ces ombrages que sont éclos vos premiers rêves de jeunesse et de
gloire. Aussi votre excellent père en avait-il fait, sur les derniers
temps, sa promenade de prédilection, comme si, au détour de chaque
allée, il s'attendait à vous voir apparaître.

--Je le vois encore, dit le marquis, passer le long des boulingrins;
avec ses cheveux blancs, ses bas de laine bleue, son gilet de futaine et
sa culotte de velours, on l'aurait pris pour un patriarche.

--C'était bien un patriarche en effet, ajouta madame de Vaubert avec
onction.

--Ma foi! s'écria le marquis, patriarche ou non, c'était un brave homme.

--Si bon! si simple! si charmant! reprit madame de Vaubert.

--Et point sot! s'écria le marquis. Avec son air bonhomme, il avait une
manière de tourner les choses qui surprenait les gens.

--Aussitôt qu'il paraissait, on s'empressait autour de lui, on faisait
cercle pour l'entendre.

--C'était un philosophe. On se demandait, en l'écoutant, où il prenait
les choses qu'il disait.

--Il les prenait dans sa belle âme, ajouta madame de Vaubert.

--Et quelle gaillarde humeur! s'écria le marquis, emporté, malgré lui,
par le courant; toujours gai! toujours content! toujours le petit mot
pour rire!

--Oui, dit madame de Vaubert, il avait retrouvé au milieu de nous son
humeur souriante, sa gaîté naturelle et les vertes saillies d'un heureux
caractère. Longtemps altérées par la rouille de l'isolement, toutes ses
aimables qualités avaient repris, dans une douce intimité, leur éclat
primitif et leur fraîcheur native. Il ne se lassait pas de répéter que
nous l'avions rajeuni de trente ans. Dans son langage naïf et figuré, il
se comparait à un vieux tronc ombragé de pousses nouvelles.

--Il est bien vrai que c'était une douce nature qu'on ne pouvait
connaître sans l'aimer, dit à son tour Hélène, qui, supposant à son père
et à la baronne les délicatesses de son cœur et de son esprit,
s'expliquait ainsi leur empressement autour de Bernard.

--Ah! dame, reprit la baronne, il adorait son empereur. On n'eût pas été
bien venu à le contrarier sur ce point. Quelle chaleur, quel
enthousiasme, toutes les fois qu'il parlait du grand homme! Il en
parlait souvent, et nous nous plaisions à l'écouter.

--Oui, oui, dit le marquis, il en parlait souvent; on peut même affirmer
qu'il en parlait très souvent. Que voulez-vous? ajouta-t-il, foudroyé
par un regard de madame de Vaubert et se reprenant aussitôt; ça lui
faisait plaisir, à ce bonhomme, et c'était tout profit pour nous. Vive
Dieu! Monsieur, monsieur votre père peut se flatter là-haut de nous
avoir procuré ici-bas de bien agréables moments.

La conversation en était là, sans que Bernard eût pu placer un mot,
lorsqu'un laquais vint annoncer que M. le marquis était servi. M. de La
Seiglière offrit son bras à la baronne, Hélène prit le bras du jeune
homme, et tous quatre passèrent dans la salle à manger. Cela s'était
fait si promptement et si naturellement, que Bernard ne comprit ce dont
il s'agissait qu'en se voyant, comme par enchantement, assis auprès
d'Hélène, à la table du gentilhomme. Le marquis ne l'avait même pas
invité, et Bernard eût été depuis six mois l'hôte et le commensal du
logis, que les choses n'auraient pu se passer sans moins de façon ni de
cérémonie. Il voulut se lever et s'enfuir; mais la jeune fille lui dit:

--Ce fut longtemps la place de votre père; ce sera désormais la vôtre.

--Rien n'est changé ici, ajouta le marquis; il n'y a qu'un enfant de
plus dans la maison.

--Touchant accord! charmante réunion! murmura madame de Vaubert.

Ne sachant s'il veillait où s'il était le jouet d'un songe, Bernard
déploya brusquement sa serviette, et resta rivé sur sa chaise.

       *       *       *       *       *

Dès le premier service, le marquis et la baronne entamèrent l'entretien
sans avoir l'air de s'apercevoir de la présence d'un convive de plus,
absolument comme si Bernard n'eût pas été là, ou plutôt comme si, de
tout temps, il eût fait partie de la famille. Bernard était silencieux,
ne buvait que du bout des lèvres et touchait à peine aux mets qu'on lui
servait. On ne le sollicita point; on feignit même de ne pas remarquer
son attitude sombre, pensive et réservée. Ainsi qu'il arrive au début de
tous les repas, la conversation roula d'abord sur des objets
indifférents: quelques mots échangés çà et là, point d'allusion à la
situation présente, tout au plus, de temps à autre, un hommage indirect
à la mémoire du bon M. Stamply. De banalités en vulgarités, on en vint
naturellement à parler de la politique du jour. À certains mots qui
échappèrent au marquis, Bernard commença de dresser les oreilles:
quelques traits partirent de droite et de gauche; bref, la discussion
s'engagea. Madame de Vaubert en saisit aussitôt les rênes, et jamais
automédon conduisant un quadrige et faisant voler la poussière olympique
ne déploya autant de dextérité qu'en cette occasion la baronne. Le
terrain était difficile, creusé d'abîmes, hérissé d'aspérités, traversé
d'échaliers et d'ornières; du premier bond, le marquis courait risque de
s'y rompre le cou. Elle en sut faire une route aussi droite, unie et
sablée que l'avenue d'un château royal; elle tourna tous les obstacles,
contint la fougue étourdie du marquis, aiguillonna Bernard sans
l'irriter, les lança l'un et l'autre tour à tour au trot, au galop, au
pas relevé; puis, après les avoir fait manœuvrer, pirouetter, se cabrer
et caracoler, de façon toutefois à laisser à Bernard les honneurs de la
joute, elle rassembla les guides, serra le double mors, et les ramena
tous deux fraternellement au point d'où ils étaient partis.
Insensiblement Bernard avait pris goût au jeu. Échauffé par cet
exercice, entraîné malgré lui par la bonne humeur du marquis, il montra
moins de raideur et plus d'abandon, et lorsqu'au dessert le gentilhomme
dit en lui versant à boire:

--Monsieur, voici d'un petit vin que monsieur votre père ne méprisait
pas; je prétends que nous vidions nos verres à sa mémoire et à votre
heureux retour.

Machinalement Bernard leva son verre et toucha celui du marquis.

       *       *       *       *       *

Le repas achevé, on se leva de table pour aller faire un tour de parc.
La soirée était belle. Hélène et Bernard marchaient l'un près de
l'autre, précédés du marquis et de la baronne qui causaient entre eux,
et dont la voix se perdait dans le bruit de l'eau et dans le murmure du
feuillage. L'un et l'autre étaient silencieux et comme absorbés par le
bruissement des feuilles desséchées que leurs pieds soulevaient en
marchant. Quand le marquis et sa compagne disparaissaient au tournant
d'une allée, les deux jeunes gens pouvaient croire un instant qu'ils
erraient seuls dans le parc désert, à la sombre clarté des étoiles. Plus
pure et plus sereine que l'azur du ciel qui étincelait au-dessus de
leurs têtes, mademoiselle de La Seiglière ne ressentait aucun émoi, et
continuait d'aller d'un pas lent, rêveur et distrait, tandis que
Bernard, plus pâle que la lune qui se montrait derrière les aulnes, plus
tremblant que les brins d'herbe qu'agitait le vent de la nuit,
s'enivrait, à son insu, du premier trouble de son cœur. De retour au
salon, la conversation reprit son cours autour d'un de ces feux clairs
qui égaient les soirées d'automne. Le sarment pétillait dans l'âtre, et
les brises imprégnées de la senteur des bois lutinaient follement les
rideaux de la fenêtre ouverte. Commodément assis dans un fauteuil
moelleux, non loin d'Hélène, qui s'occupait à la lueur d'une lampe, d'un
ouvrage de tapisserie, Bernard subissait, sans chercher à s'en rendre
compte, le charme de cet intérieur de famille. De temps en temps, le
marquis se levait, puis venait se rasseoir après avoir baisé sa fille au
front. D'autres fois, c'était l'aimable enfant qui regardait son père
avec amour. Bernard s'oubliait au tableau de ces chastes joies.
Cependant on voulut savoir l'histoire de sa captivité; M. de la
Seiglière et sa fille joignirent leurs instances à celles de la baronne.
Il est doux de parler de soi et de raconter les maux qu'on a soufferts,
surtout quand on a bien dîné, et qu'on suspend, pour ainsi dire, à ses
lèvres quelque Didon ou quelque Desdémone palpitante, curieuse, le
regard ému et le sein agité. Bernard donna d'autant plus aisément dans
le piège, qu'Hélène y jouait, sans s'en douter, le rôle de l'alouette
captive chargée d'attirer la gent emplumée dans les lacets de
l'oiseleur. Il raconta d'abord l'affaire de la Moscowa. Il indiqua à
grands traits le plan des lieux, les mouvements du terrain, la
disposition respective des deux armées, puis il engagea la bataille. Il
avait commencé sur un ton grave et simple; exalté par ses souvenirs,
emporté par sa propre parole comme par des ailes de flamme, ses yeux
s'animèrent peu à peu, et sa voix retentit bientôt comme un clairon. On
respira l'odeur de la poudre, on entendit le sifflement des balles, on
vit les bataillons s'ébranler et se ruer à travers la mitraille,
jusqu'au moment où, frappé lui-même en tête de son escadron, il tomba
sans vie sous les pieds des chevaux, sur le sol jonché de cadavres.
Ainsi parlant, il était beau; mademoiselle de la Seiglière avait laissé
échapper son aiguille, et, le col tendu, sans haleine, elle écoutait et
contemplait Bernard avec un sentiment de naïve admiration.

--C'est un poète qui chante les exploits d'un héros! s'écria madame de
Vaubert avec enthousiasme.

--Monsieur, ajouta le marquis, vous pouvez vous flatter d'avoir vu la
mort de près. Quelle bataille! j'en rêverai la nuit. Il paraît que vous
n'y allez pas de main morte; mais aussi, que diable votre empereur
allait-il faire dans cette maudite Russie?

--Il avait son idée, répliqua fièrement Bernard; cela ne nous regarde
pas.

Ensuite, il dit de quelle façon il s'était réveillé prisonnier, et
comment de prisonnier il était devenu esclave. Il raconta simplement,
sans emphase et sans exagération, son séjour au fond de la Sibérie, six
années de servitude au milieu de peuplades sauvages, plus cruelles
encore et plus impitoyables que leur ciel et que leur climat; tout ce
qu'il avait enduré, la faim, le froid, les durs travaux, les traitements
barbares, il dit tout, et plus d'une fois, pendant ce funeste récit, une
larme furtive glissa sous les paupières d'Hélène, brilla, comme une
goutte de rosée, à ses cils abaissés, et roula en perle liquide sur
l'ouvrage de tapisserie que la jeune fille avait repris sans doute pour
cacher son émotion.

--Noble jeune homme! dit madame de Vaubert en portant son mouchoir à ses
yeux, était-ce là le prix réservé à votre héroïque courage?

--Ventre-saint-gris! Monsieur, dit le marquis, vous devez être criblé de
rhumatismes.

--Ainsi toute gloire s'expie! reprit la baronne avec mélancolie; ainsi,
trop souvent, les branches de laurier se changent en palmes du martyre.
Pauvre jeune ami, que vous avez souffert! ajouta-t-elle en lui pressant
la main par un mouvement de vive sympathie.

--Monsieur, dit le marquis, je vous prédis que, sur vos vieux jours,
vous serez mangé de gouttes.

--Après tant de traverses et de misères, qu'il doit être doux, s'écria
madame de Vaubert, de se reposer au sein d'une famille empressée,
entouré de visages amis, appuyé sur des cœurs fidèles! Heureux l'exilé
qui, de retour sur le sol natal, ne trouve pas sa cour silencieuse, sa
maison vide et son foyer froid et solitaire!

--Une goutte de Sibérie! s'écria le marquis en se frottant le mollet; en
voici une qui, pour ne venir que du fond de l'Allemagne, a déjà bien son
prix. Monsieur, je vous plains. Une goutte de Sibérie! vous n'en avez
pas fini avec les Cosaques.

Les dernières paroles de madame de Vaubert avaient rappelé brusquement
le jeune homme aux exigences de sa position. Onze heures venaient de
sonner à la pendule d'écaille incrustée de cuivre qui ornait le marbre
de la cheminée. Honteux de ses faiblesses, Bernard se leva, et, cette
fois enfin, il allait se retirer, ne sachant plus que résoudre, mais
comprenant encore, au milieu de ses incertitudes, que ce n'était point
là sa place, quand, le marquis ayant tiré un ruban de moire qui pendait
le long de la glace, la porte du salon s'ouvrit, et un valet parut sur
le seuil, armé d'un flambeau à deux branches chargées de bougies
allumées.

--Germain, dit le marquis, conduisez monsieur dans ses appartements. Ce
sont les appartements, ajouta-t-il en s'adressant à Bernard, qu'occupa
longtemps monsieur votre père.

--C'est vraiment mal à nous, Monsieur, s'écria madame de Vaubert,
d'avoir si longtemps prolongé votre veille. Nous aurions dû nous
rappeler que vous avez besoin de repos; mais nous étions si heureux de
vous voir et si ravis de vous entendre! Pardonnez une indiscrétion qui
n'a d'autre excuse que le charme de vos récits.

--Dormez bien, Monsieur, dit le marquis; dix heures de sommeil vous
remettront de vos fatigues. Demain, au saut du lit, nous irons battre
nos bruyères et tirer quelques lapereaux. Vous devez aimer la chasse:
elle est l'image de la guerre.

--Monsieur, dit mademoiselle de La Seiglière encore toute tremblante,
n'oubliez pas que vous êtes chez vous d'abord, puis chez des amis qui se
feront une joie autant qu'un devoir de guérir votre cœur, et d'effacer
en lui jusqu'au souvenir de tant de mauvais jours. Mon père essaiera de
vous rendre l'affection de celui que vous avez perdu, et moi, si vous le
voulez, je serai pour vous une sœur.

--Si vous aimez la chasse, s'écria le marquis, je vous en promets de
royales.

--D'impériales même, dit la baronne en l'interrompant.

--Oui, reprit le marquis, d'impériales. Chasse à pied! chasse à courre!
chasse au lévrier! chasse aux chiens courants! Vive Dieu! si vous
traitez les renards comme les Autrichiens, et les sangliers comme les
Russes, je plains les hôtes de nos bois.

--J'espère bien, Monsieur, ajouta madame de Vaubert, avoir le plaisir de
vous recevoir souvent dans mon petit manoir. Votre digne père, qui
m'honorait de son amitié, se plaisait à ma table et à mon foyer. Venez
parler de lui à cette même place où tant de fois il a parlé de vous.

--Allons, Monsieur Bernard, bonsoir et bonne nuit! dit le marquis en le
saluant de la main; que monsieur votre père vous envoie de là-haut de
doux rêves!

--Adieu! Monsieur Bernard, reprit la baronne avec un affectueux sourire;
endormez-vous dans la pensée que vous n'êtes plus seul au monde.

--À demain, Monsieur Bernard, dit à son tour Hélène; c'est le mot que
votre excellent père et moi nous échangions le soir en nous quittant.

Ébloui, étourdi, entraîné, fasciné, enlacé, pris par tous les bouts,
Bernard fit un geste qui voulait dire: à la grâce de Dieu! puis, après
s'être incliné respectueusement devant mademoiselle de La Seiglière, il
sortit, précédé de Germain qui le conduisit dans l'appartement le plus
riche et le plus somptueux du château. C'était en effet celui que le
pauvre vieux gueux avait quelque temps habité avant qu'on l'eût relégué
comme un lépreux dans la partie la plus retirée et la plus isolée du
logis; seulement, on l'avait depuis lors singulièrement embelli, et, ce
jour même, on s'était empressé de l'approprier à la circonstance. Quand
Bernard entra, la flamme joyeuse du foyer faisait étinceler les moulures
dorées du plafond et les baguettes de cuivre qui bordaient et
encadraient la tenture de velours vert-sombre. Un tapis d'Aubusson
jonchait le parquet de fleurs si fraîches et si brillantes, qu'on les
eût dites cueillies nouvellement dans les prairies d'alentour et semées
là par la main d'une fée bienveillante. Bernard, qui depuis dix ans
n'avait dormi que sur des lits de camp, sur la neige, sur des peaux de
loup, et dans des draps d'auberge, ne put se défendre d'un sentiment de
joie indicible en apercevant, sous l'édredon amoncelé, la toile blanche
et fine d'un lit qui s'élevait, comme le trône du sommeil, au fond d'une
alcôve, réduit mystérieux formé de draperies pareilles à la tenture.
Toutes les recherches du luxe, toutes les élégances, toutes les
commodités de la vie, étaient réunies autour de lui et semblaient lui
sourire. Une sollicitude ingénieuse avait tout prévu, tout calculé, tout
deviné. L'hospitalité a des délicatesses qui échappent rarement à la
pauvreté, mais qu'on ne trouve pas toujours chez les hôtes les plus
magnifiques; rien ne manquait à celle-ci, ni l'esprit, ni la grâce, ni
la coquetterie, plus rares que la munificence. Quand Germain se fut
retiré après avoir tout préparé pour le coucher de son nouveau maître,
Bernard éprouva un plaisir d'enfant à examiner et à toucher les mille
petits objets de toilette dont il avait oublié l'usage. Nous n'oserions
dire, par exemple, dans quels ravissements le plongèrent la vue des
flacons d'eau de Portugal et la senteur des savons parfumés. Il faut
avoir passé six ans chez les Tartares pour comprendre ces puérilités. De
chaque côté de la glace, à demi-cachés par des touffes d'asters, de
dahlias et de chrysanthèmes épanouis dans des vases pansus du Japon,
reluisaient des poignards, des pistolets damasquinés, diamants et bijoux
des guerriers. Sur un coin de la cheminée, une coupe d'un travail
précieux regorgeait de pièces d'or, comme oubliées là par mégarde.
Bernard ne s'arrêta ni devant l'or, ni devant les fleurs, ni même devant
les armes. En rôdant autour de la chambre, il tomba en extase devant un
plateau de vermeil, chargé de cigares que madame de Vaubert avait envoyé
chercher à la ville, chez un vieil armateur de ses amis: attention
hospitalière qui n'aurait aujourd'hui rien que de simple et de banal,
mais qui pouvait passer alors pour un trait d'audace et de génie. Il en
prit un, l'alluma à la flamme d'une bougie, puis, étendu mollement dans
une bergère, enveloppé d'une robe de cachemire, les pieds dans des
babouches turques, il pensa d'abord à son père, à l'étrangeté de sa
destinée, à la tournure imprévue qu'avaient prise en ce jour les
événements, au parti qu'il lui restait à choisir. Brisé par la fatigue,
le front brûlant, la paupière alourdie, bientôt ses idées se troublèrent
et se confondirent. Dans cet état d'assoupissement, qu'on pourrait
appeler le crépuscule de l'intelligence, il crut voir la fumée de son
cigare s'animer et former au-dessus de sa tête des groupes fantastiques.
C'étaient tantôt son vieux père et sa vieille mère qui montaient au
ciel, assis sur un nuage; tantôt son empereur, debout sur un rocher, les
bras croisés sur sa poitrine; tantôt la baronne et le marquis se tenant
par la main et dansant une sarabande; tantôt et plus souvent, une figure
svelte et gracieuse qui se penchait vers lui et le regardait en
souriant. Son cigare achevé, il se jeta au lit, se roula dans la plume,
et s'endormit d'un profond sommeil.

Soit lassitude, soit besoin de recueillement, mademoiselle de La
Seiglière avait quitté le salon presque en même temps que Bernard.
Demeurés seuls au coin du feu, la baronne et le marquis se regardèrent
un instant l'un l'autre en silence.

--Eh bien! marquis, dit enfin la baronne; il est gentil, le petit
Bernard! Le père sentait l'étable et le fils sent le corps-de-garde.

--Le malheureux! s'écria le marquis arrivé au dernier paroxysme de
l'exaspération; j'ai cru qu'il n'en finirait pas avec sa bataille de la
Moscowa. La bataille de la Moscowa! ne voilà-t-il pas une belle affaire?
Qu'est-ce que c'est que ça? qui connaît ça? qui parle de ça? Je n'ai
jamais fait la guerre; mais si je la faisais jamais... par l'épée de mes
aïeux! madame la baronne, ce serait une autre paire de manches. Tout le
monde y passerait; je ne voudrais même pas qu'il en revînt un invalide.
La bataille de la Moscowa! Et ce faquin qui se donne des airs d'un César
et d'un Alexandre! Les voilà pourtant, ces héros! voilà ces fameuses
rencontres dont M. de Buonaparte a fait si grand bruit, et que les
ennemis de la monarchie font encore sonner si haut! Il se trouve qu'en
résumé c'étaient de petits exercices hygiéniques et sanitaires; les
morts se ramassaient eux-mêmes, et les tués ne s'en portent que mieux.
Vive Dieu! quand nous nous en mêlons, nous autres, les choses se passent
autrement; quand un gentilhomme tombe, c'est pour ne plus se relever.
Mais ne fût-on qu'un manant, ne fût-on qu'un vilain, ne fût-on qu'un
Stamply, lorsqu'on s'est fait tuer pour le service de la France, que
diable! c'est le moins qu'on ne vienne pas soi-même le raconter aux
gens. S'il avait seulement pour deux sous de cœur, ce garnement
rougirait de se sentir en vie, et il s'irait jeter, tête baissée, dans
la rivière.

--Que voulez-vous, marquis, ça ne sait pas vivre, dit madame de Vaubert
en souriant.

--Qu'il vive donc, mais qu'il se cache! Cache ta vie, a dit le Sage.
S'il aimait la gloire, comme il le prétend, n'aurait-il pas préféré
continuer de passer pour mort au champ d'honneur, plutôt que de venir
ici traîner ses guêtres, sa honte et sa misère? Que ne restait-il en
Sibérie? Il était bien là-bas; il y avait ses habitudes. Ce douillet se
plaint du climat: ne dirait-on pas qu'il est né dans la ouate et qu'il a
grandi en serre-chaude? Les Cosaques sont de braves gens, de mœurs
douces et hospitalières. Il les appelle des barbares. Obligez donc ces
va-nu-pieds! sauvez-leur la vie! recueillez-les chez vous! faites-leur
un sort agréable! Voilà la reconnaissance que vous en retirez: ils vous
traitent de cannibales. Je jurerais, quoi qu'il en dise, qu'il était là
comme un coq-en-pâte; mais ces vauriens ne savent se tenir nulle part.
Et puis ça vient vous parler de patrie, de liberté, de sol natal, de
toit paternel qui fume à l'horizon! grands mots qu'ils mettent en avant
pour justifier leurs désordres et pour voiler leur inconduite.

--La patrie, la liberté, le toit paternel, le tout assaisonné d'un
million d'héritage; il faut pourtant convenir, ajouta madame de Vaubert,
que, sans être précisément un sacripant, on peut quitter pour moins les
bords fleuris du Don et l'intimité des Baskires.

--Un héritage d'un million! s'écria le marquis: où diable voulez-vous
qu'il le prenne?

--Dans votre poche, répliqua la baronne découragée d'avoir toujours à
courir après lui pour le ramener forcément dans le cercle de la
question.

--Ah çà! s'écria M. de La Seiglière, mais c'est donc un homme dangereux,
ce Bernard! S'il me pousse à bout, madame la baronne, on ne sait pas de
quoi je suis capable: je le traînerai devant les tribunaux.

--Bien! dit la baronne, vous lui éviterez ainsi l'ennui de vous y
traîner lui-même. De grâce, marquis, ne recommençons pas. La réalité
vous enveloppe et vous presse de toutes parts. Puisque vous ne pouvez
pas lui échapper, osez la regarder en face. Qu'a-t-elle donc à cette
heure qui puisse tant vous effrayer? Le Bernard est en cage; le lion est
muselé; vous tenez votre proie.

--Elle est jolie, ma proie... Pour Dieu! dites-moi, je vous prie, ce que
vous voulez que j'en fasse?

--Le temps vous l'apprendra. Ce matin, il s'agissait d'installer
l'ennemi dans la place: c'est fait. Il s'agit maintenant de l'en
expulser: ça se fera.

--En attendant, dit le marquis, nous allons en manger, de la Sibérie, de
la mitraille et de la Moscowa! Nous allons en avaler, des lames de sabre
fricassées dans la neige et des biscayens accommodés aux frimats! Et
puis, Madame la baronne, ne vous paraît-il pas que je joue ici un vilain
rôle et un rôle de vilain? Ventre-saint-gris! je jure comme Henri IV,
mais il me semble que je vais m'y prendre autrement que le Béarnais pour
reconquérir mon royaume.

--Croyez-vous donc, répliqua madame de Vaubert, que le courage ne
procède qu'à coups d'arquebuse, et que les grandes actions ne
s'accomplissent qu'à la pointe du glaive? Si la France n'a pas été
divisée en ces derniers temps, partagée et tirée au sort comme les
vêtements du Christ, à qui le doit-elle? En habit brodé, en escarpins et
en bas de soie, la jambe droite appuyée sur la gauche et la main passée
dans le jabot de sa chemise, M. de Talleyrand a plus fait pour la France
que toute cette racaille en culotte de peau qui s'appelait la vieille
garde, et qui n'a su rien garder. Pensez-vous, par exemple, n'avoir pas
déployé, en ce jour qui s'achève, cent fois plus de génie que n'en
montra le Béarnais à la bataille d'Ivry? Secouer son panache blanc en
guise de drapeau, frapper d'estoc et de taille, joncher le sol de morts
et de mourants, ne voilà-t-il pas quelque chose de bien difficile! Ce
qui est vraiment glorieux, c'est de triompher sur ce champ de bataille
qui s'appelle la vie. Souffrez qu'à ce propos je vous adresse mes
compliments. Vous avez eu le sang-froid d'un héros, l'esprit d'un démon
et la grâce d'un ange. Tenez, Marquis, passez-moi le mot, vous avez été
adorable.

--Il est certain, dit le marquis en passant sa jambe droite sur la
gauche et en jouant du bout des doigts avec son jabot de dentelle, il
est certain que ce malheureux n'y a vu que du feu.

--Ah! Marquis, comme vous l'avez assoupli! D'un gantelet de fer vous
avez fait un gant de peau de Suède. Je vous savais brave et vaillant;
mais je dois avouer que j'étais loin de vous soupçonner dans l'esprit
une si merveilleuse souplesse. Il est beau d'être le chêne et de savoir
plier comme le roseau. Marquis de La Seiglière, le prince de Bénévent a
pris votre place au congrès de Vienne.

--Vous croyez, baronne? demanda M. de La Seiglière en se caressant le
menton.

--D'un coup de pouce, vous auriez courbé l'arc de Nemrod, dit en
souriant madame de Vaubert. Vous apprivoiseriez des tigres et vous
amèneriez des panthères à venir vous manger dans la main.

--Que voulez-vous? c'est l'histoire de toutes ces petites gens. De loin,
ça ne parle que de nous dévorer; que nous daignions leur sourire, ça
tombe et ça rampe à nos pieds. C'est égal, madame la baronne, je ne suis
point encore d'âge à jouer le rôle de don Diègue, et si ce drôle était
gentilhomme, je me souviendrais encore des leçons de Saint-George.

--Marquis, répliqua fièrement madame de Vaubert, si ce drôle était
gentilhomme, et que vous fussiez don Diègue, vous n'auriez pas loin à
aller pour rencontrer Rodrigue.

En ce moment, la porte du salon s'ouvrit, et Raoul entra, ganté, frisé,
tiré à quatre épingles, la paupière clignotante, la bouche épanouie, le
visage frais et rosé, aussi irréprochable des pieds à la tête que s'il
sortait d'une bonbonnière. Il venait chercher sa mère pour la ramener à
Vaubert, et sans doute aussi dans l'espoir de faire sa cour à
mademoiselle de La Seiglière, qu'il n'avait pas vue depuis la veille. À
l'apparition de ce beau jeune homme, le marquis et la baronne arrêtèrent
sur lui avec complaisance leurs regards rafraîchis et charmés: ce fut
pour eux comme l'entrée d'un pur sang limousin dans un hippodrome,
encore tout souillé par l'intrusion d'un mulet normand. Il était tard;
la journée touchait à sa fin; les deux aiguilles de la pendule étaient
près de se joindre sur l'émail de la douzième heure. Après avoir tendu
sa main au marquis, madame de Vaubert se retira, appuyée sur le bras de
son fils, qu'elle se réserva d'instruire en temps et lieu des événements
à jamais mémorables qui venaient de remplir ce grand jour.

Une heure après, tout reposait sur les deux bords du Clain. M. de La
Seiglière, qui s'était endormi sur le coup des émotions violentes qu'il
venait d'essuyer, rêvait qu'une innombrable quantité de hussards, tous
tués à la bataille de la Moscowa, se partageaient silencieusement ses
domaines, et qu'il les voyait s'enfuir au galop, emportant chacun son
lot sur la croupe de son cheval, qui un champ, qui un pré, qui une
ferme; Bernard galoppait en avant avec le parc dans sa valise et le
château dans un de ses arçons. N'ayant plus sous les pieds un seul
morceau de terre, le marquis éperdu se sentait rouler dans l'espace,
comme une comète, et cherchait vainement à se raccrocher aux étoiles.
Madame de Vaubert rêvait de son côté, et son rêve ressemblait fort à un
apologue bien connu. Elle voyait une jeune et belle créature, assise sur
une fine pelouse, avec un lion énorme amoureusement couché auprès
d'elle, une patte sur ses genoux, tandis qu'une troupe de valets, armés
de fourches et de bâtons, observait ce qui se passait, cachée derrière
un massif de chênes. La jeune fille soutenait d'une main la patte au
fauve pelage, et de l'autre, avec une paire de ciseaux, elle rognait les
griffes, qui s'allongeaient docilement sous le velours. Quand chaque
patte avait subi la même opération, la belle enfant tirait de sa poche
une lime au manche d'ivoire, et, prenant entre ses bras la tête à la
blonde crinière, elle relevait d'une main délicate les épaisses et
lourdes babines, de l'autre elle limait gentiment une double rangée de
dents formidables. Si parfois le patient poussait un rugissement sourd,
elle l'apaisait aussitôt en le flattant du geste et de la voix. Cette
seconde opération achevée, quand le lion n'avait plus ni crocs ni
ongles, la jeune fille se levait, et les valets, sortant de leur
cachette, couraient à la bête, qui détalait sans résister, la queue
serrée et l'oreille basse. Bernard rêvait lui, qu'au milieu d'un champ
de neige, sous un ciel de glace bleuâtre, il voyait tout d'un coup
surgir un beau lis qui parfumait l'air; mais, comme il s'approchait pour
le cueillir, la royale fleur se changeait en une fée aux yeux d'ébène et
aux cheveux d'or, qui l'enlevait à travers les nuages, et le déposait
sur des rives charmantes où régnait un printemps éternel. Enfin, Raoul
rêvait qu'il était au soir de ses noces, et, au moment d'ouvrir le bal
avec la jeune baronne de Vaubert, il découvrait avec stupeur qu'il avait
mis sa cravate à l'envers.

FIN DU PREMIER VOLUME.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Mademoiselle de la Seigliere, Volume I (of 2)" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home