Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII | HTML | PDF ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Dante et Goethe : dialogues
Author: Stern, Daniel, 1805-1876
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Dante et Goethe : dialogues" ***


by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)



DANTE ET GŒTHE

DIALOGUES

PAR

DANIEL STERN

PARIS

M DCCC LXVI

     À COSIMA

     Ta naissance et ton nom sont italiens; ton désir ou ta destinée
     t'ont faite Allemande. Je suis née sur la terre d'Allemagne; mon
     étoile est au ciel de l'Italie. C'est pourquoi j'ai voulu
     t'adresser des souvenirs où se mêlent Dante et Gœthe: double culte,
     où nos âmes se rencontrent; patrie idéale, où toujours, quoi qu'il
     arrive, et quand tout ici-bas nous devrait séparer, nous resterons
     unies d'un inaltérable amour.



PREMIER DIALOGUE.


DIOTIME, ÉLIE.--Un peu plus tard, VIVIANE, MARCEL.


Ils marchaient sur la grève sans se parler. Ils s'étaient d'abord
entretenus de leurs amis et d'eux-mêmes, de leurs opinions sur les
choses du jour. Puis, insensiblement, le silence s'était fait. La
grandeur de ce lieu désert s'imposait à eux. La marée qui montait
lentement, en battant de ses flots le cap Plouha, imprimait à leur
esprit son rhythme solennel.--À quoi pensez-vous? dit enfin Élie.

DIOTIME.

La question est brusque. La réponse va vous surprendre... Je pense à
Dante.

ÉLIE.

À Dante!... ici! au poëte florentin, sur les côtes de Bretagne! Voilà
qui me surprend, en effet.

DIOTIME.

Ce site est véritablement dantesque. Regardez ces formidables
entassements de rochers, précipités les uns sur les autres! Voyez ces
blocs de granit aux flancs noirs, tout hérissés d'algues marines, que la
vague, en se retirant, laisse couverts d'écume, et que d'ici l'on
prendrait pour des monstres accroupis sur le sable! Écoutez les
gémissements du flot qui s'engouffre dans ces antres béants! Ne se
croirait-on pas aux abords d'un monde infernal? Tout à l'heure, à la
lueur blafarde de votre triste soleil, il me semblait lire sur ce pan de
roc taillé à pic l'inscription sinistre: _Per me si va_; et je voyais,
là-bas, dans cet enfoncement, l'ombre de Dante, qui s'avançait, pâle et
muette, vers les régions obscures.

ÉLIE.

Votre imagination confond mes faibles esprits. Vous franchissez d'un
bond l'espace et les siècles...

DIOTIME.

Le génie n'est jamais loin. Il est présent partout, comme Dieu. Combien
de fois ne l'ai-je pas éprouvé! Qu'un spectacle inaccoutumé de la nature
ou quelque événement soudain ébranle et trouble ma pensée, aussitôt, par
je ne sais quelle évocation secrète, qui se fait en moi comme à mon
insu, il me semble voir à mes côtés deux figures immortelles, deux
génies lumineux, dont la seule présence fait rentrer en moi la paix, et
en qui je vois toute chose se réfléchir, s'ordonner, s'éclairer, comme
en un miroir magique.

ÉLIE.

_Per speculum in enigmate_. N'est-ce pas ainsi que parlait saint Paul?
Il y a longtemps, Diotime, que je vous soupçonnais d'être tant soit peu
visionnaire!... Et ces deux génies sont Dante?...

DIOTIME.

Dante et Gœthe.

ÉLIE.

Dante et Gœthe!... étrange association de noms!

DIOTIME.

Pourquoi étrange?

ÉLIE.

Pourquoi?... Parce que ce sont bien les deux génies, les deux hommes les
plus opposés qui furent jamais.

DIOTIME.

Je ne les vois point opposés; tout au contraire.

ÉLIE.

Point opposés, bon Dieu! L'Italien du XIIIe siècle et le Germain du
XIXe! Le poëte catholique, qui chante en sa _Divine Comédie_
l'orthodoxie de saint Thomas et les catégories d'Aristote, et ce païen
panthéiste, qui cache sous la robe et le nom du réprouvé docteur Faust
les témérités de Spinosa et le système suspect de Geoffroy
Saint-Hilaire! Point opposés!

DIOTIME.

Ne vous arrêtez pas en si beau chemin; continuez. Quelle comparaison,
n'est-ce pas, entre le belliqueux enfant de la cité de Mars, entre le
noble fils du croisé toscan Cacciaguida, et le petit bourgeois d'une
ville marchande, dont le bisaïeul ferrait les chevaux, dont l'aïeul
tenait une auberge!

ÉLIE.

Ajoutons, puisque vous le souffrez, quel rapport entre le citoyen
héroïque que l'ardeur de ses passions jette aux guerres civiles, et qui,
proscrit, dépouillé, meurt bien avant l'âge, tout chargé de calamités,
tout ému de haine et d'amour pour son ingrate patrie; entre ce grand
imprécateur à la face sinistre, «qui allait en enfer et qui en
revenait,» et le rayonnant Apollon, qui se faisait appeler monsieur le
conseiller de Gœthe, anobli, décoré, ministre d'un grand-duc allemand,
froidement recueilli dans sa haute indifférence, observant les jeux du
prisme quand la Révolution française éclate sur le monde, et qui meurt
plein de jours, d'honneurs et de biens, au milieu des jardins qu'il a
plantés, au milieu des curiosités, des offrandes, que lui apportent, de
tous les points du globe, ses admirateurs à genoux!

DIOTIME.

Comme vous, je me suis étonnée, en ses commencements, de cette passion
de mon esprit qui le ramenait en toute occasion dans la compagnie de
deux poëtes aussi dissemblables. Je m'expliquais mal ce choix
involontaire qui me faisait emporter ensemble, partout où j'allais, les
deux petits volumes que vous regardiez hier sur ma table, et qui sont
devenus pour moi, à peu de chose près, ce que le bréviaire est pour le
prêtre: _La Commedia di Dante Allighieri_, et _Faust, eine Tragœdie von
Wolfgang Gœthe_. Je ne voyais pas trop le sens de cette double
prédilection. Mais comme elle était en moi véritable et obstinée, il me
fallut bien en trouver la raison; et c'est en cherchant cette raison que
j'en suis venue à pénétrer peu à peu jusqu'à ces profondeurs de la vie
idéale où nous sentons les harmonies, et non plus les dissonances des
choses.

ÉLIE.

Comment cela?

DIOTIME.

Je veux dire... mais ce serait un long discours.

ÉLIE.

Ne sommes-nous pas de loisir?

DIOTIME.

Nous avons beaucoup marché sans nous en apercevoir; je me sens un peu
lasse.

ÉLIE.

Arrêtons-nous ici. Le vent se calme, l'Océan s'apaise. La marée ne
dépasse jamais ce rocher. Voici mon _plaid_ étendu sur le sable.
Asseyez-vous, Diotime. Prenez quelqu'une de ces figues que j'ai
apportées pour vous dans ce panier. Je les crois mûres, bien que venues
sous un ciel inclément.

DIOTIME.

Depuis les figues que je cueillais sur les bords du lac de Côme, dans
les jardins de la villa Melzi, je n'en avais pas goûté d'aussi
savoureuses.

ÉLIE.

Vous le voyez, notre soleil du Nord a ses caresses; nos landes, âpres et
rudes, ont leur douceur. Ce matin, en venant de Portrieux, vos regards
s'arrêtaient avec plaisir sur la pourpre de nos bruyères et sur les tons
rosés de nos champs de blés noirs. Ne me disiez-vous pas aussi que la
lumière qui descendait à ce moment sur nos campagnes vous rappelait les
brumes transparentes qui, à certains jours d'automne, enveloppent le
Lido?

DIOTIME.

En effet, la nature, en ses diversités les plus frappantes, a des
rappels soudains à la grande unité. Il en est ainsi des hommes de génie:
c'est le même Dieu, c'est le Dieu unique, éternel, qui parle par leur
voix sur des modes divers. Il ne tiendrait qu'à nous de l'y reconnaître.

ÉLIE.

Je vois où vous voulez en venir; et, si vous restez dans ces
généralités, je me garderai de vous contredire. Mais précisons davantage
et dites-moi, je vous prie, quels sont ces rappels, ces analogies, que
vous avez su découvrir entre deux œuvres où je n'ai jamais pu voir
qu'opposition et contraste?

Élie parlait encore, qu'on vit surgir à l'extrémité de la grève, en
pleine lumière, un point noir. Ce point noir se mouvait et venait vers
eux rapidement. Presque aussitôt, on put distinguer un cavalier et une
amazone, dont la robe flottante semblait poussée par le vent et le
défier de vitesse. Un lévrier de grande taille courait devant les
chevaux. Il bondissait de rocher en rocher. Tout d'un coup, il s'arrête:
il venait d'apercevoir son maître, assis aux pieds de Diotime; et
peut-être aussi, qui sait? le panier ouvert entre eux deux, qui
promettait à son appétit quelques reliefs. Quoi qu'il eu soit, d'un
trait, _Grifagno_ franchit l'espace; il se jette sur Élie avec une
impétuosité folle, renverse le panier, les figues, et, de son long
museau désappointé, les culbute sur le sable. Tout cela avait été
l'affaire d'un clin d'œil. Dans le même temps, la svelte amazone
arrivait à fond de train. Elle sautait lestement à bas de son cheval,
détachait de la selle une gerbe de fleurs sauvages, et s'avançait vers
Diotime avec un air gracieux.

DIOTIME.

Quelle surprise! Nous ne vous attendions plus.

VIVIANE.

C'est par hasard que nous vous rejoignons. Nous reprenions la route de
Portrieux, pensant vous y trouver, quand Marcel s'est avisé de demander
au garde-côtes s'il ne vous aurait point vus. C'est ce brave douanier
qui nous a dit que vous aviez laissé la voiture à Tréveneuc et que vous
deviez être encore par ici quelque part.

ÉLIE.

Le cap Plouha a exercé sur nous sa magie. Diotime a eu des visions, j'ai
fait des rêves. Les heures ont glissé sans bruit, comme ces voiles qui
disparaissent là-bas à l'horizon. Et quand nous nous en sommes aperçus,
au lieu de hâter le retour, nous avons décidé de rester ici jusqu'au
soir.

MARCEL.

Et l'on vous dérangerait en y restant avec vous?

Viviane n'attendit pas la réponse. Prenant des mains de son frère un
épais manteau qu'elle roula en coussin, elle s'assit auprès de Diotime.
Marcel fit signe à des enfants de pêcheurs, qui cherchaient des crabes
dans les rochers, de venir tenir les chevaux. Le lévrier haletant
s'étendit tout de son long sur le bout du plaid d'Élie. Et, chacun ainsi
établi à sa guise, la conversation reprit son cours.

VIVIANE.

De quoi parliez-vous donc quand nous vous avons surpris? Vous m'aviez
tout l'air de dire de fort belles choses.

ÉLIE.

Voilà qui s'appelle deviner. Diotime était en verve. Elle entreprenait
de me persuader que la _Comédie_ de Dante et le _Faust_ de Gœthe sont
deux œuvres tout à fait semblables.

DIOTIME.

Je n'ai pas dit tout à fait, mais très-semblables.

VIVIANE.

À la bonne heure. Vive le paradoxe! Depuis quelques jours, ne vous
déplaise, nous échangions avec une satisfaction assez plate des vérités
incontestables. J'ai grand besoin de stimuler mes esprits... Eh bien!
Diotime, parlez. Persuadez-nous. Par Apollon et les Muses! je jure de
vous décerner le prix d'éloquence. Si je n'ai pas pour vous couronner
les violettes et les bandelettes d'Alcibiade, je saurai du moins tresser
ces verveines avec assez d'art pour qu'elles n'offusquent point votre
grand front lumineux.

DIOTIME.

Une couronne, des belles mains de la fée Viviane! voilà de quoi tenter
mon ambition. «Les ailes m'en viennent au dos,» auraient dit vos amis
d'Athènes.

VIVIANE.

Eh bien! déployez-les. Parlez.

DIOTIME.

Laissez-moi me recueillir un peu.

Viviane mit un doigt sur sa bouche. Chacun se tut. Après quelques
instants, Diotime continua d'un ton grave.

DIOTIME.

L'analogie première que je vois entre le poëme de Dante et le poëme de
Gœthe, c'est que tous deux ils embrassent, ils élèvent à son expression
la plus haute l'idée la plus vaste qu'il soit donné à l'homme de
concevoir: la notion de sa propre destinée dans le monde terrestre et
dans le monde céleste; le mystère, l'intérêt suprême de son existence en
deçà de la tombe et au delà; le salut de son âme immortelle. Le sujet de
la _Comédie_ et le sujet de _Faust_, ce n'est plus, comme dans l'épopée
antique, une expédition guerrière et nationale, la fondation de la cité
ou de l'État; c'est la représentation des rapports de l'homme avec Dieu
dans le fini et dans l'infini; c'est le grand problème du bien et du
mal, tel qu'il s'est agité de tout temps dans la conscience humaine,
avec la réponse qu'y donnent, selon la différence des âges, la religion,
la philosophie, la science, la politique.

ÉLIE.

Pardon. Ce que vous dites ne s'appliquerait-il pas également bien au
_Paradis perdu_ de Milton, à la _Messiade_ de Klopstock?

DIOTIME.

Pas entièrement. D'ailleurs, ce n'est là qu'un point touché de ma
comparaison. Nous allons la serrer de plus près. Remarquez d'abord que
les deux poëmes, tout en étant l'expression d'une préoccupation
permanente et universelle de l'esprit humain, sont aussi l'expression
particulière des préoccupations d'une époque et d'une nation. La Comédie
dantesque est un monument historique où se perpétuent à jamais les
croyances, les doctrines, les passions, et surtout les terreurs du moyen
âge. Dans _Faust_, la postérité la plus reculée sentira les conflits,
les angoisses, les défaillances, mais surtout l'espoir intrépide de la
génération qui vit le jour à la limite du XVIIIe et du XIXe siècle, dans
ce moyen âge nouveau entre une société qui finit et une société qui
commence, entre la dissolution et la renaissance d'un monde.

Mais cette représentation, cette image d'un siècle, elle va prendre,
selon le génie qui l'a conçue, un tempérament de race et de nationalité.
Par Dante, elle sera latine et toscane; de Gœthe, elle recevra le
souffle de la vie germanique; car, et notez bien cette similitude, on a
pu dire avec une égale justesse, de Gœthe, qu'il était le plus allemand
des Allemands; de Dante, qu'il était le plus italien des Italiens qui
furent jamais.

Ce n'est pas tout. Malgré ce grand air de race et de nationalité qu'ils
donnent à leur création, ni Dante ni Gœthe n'y disparaissent, comme
l'ont fait dans leurs poëmes Homère, Virgile, Lucrèce, et plus tard
Camoëns, Milton, Klopstock. Bien au contraire, Dante entre en scène dès
les premières lignes de sa _Comédie_: il en est l'acteur principal;
Virgile et Béatrice le conduisent; les réprouvés et les élus
s'entretiennent avec lui; il reconnaît, dans l'enfer, dans le purgatoire
et dans le paradis, ses amis et ses proches; on lui prédit sa gloire
future. Il est enfin le seul lien entre les personnages épisodiques qui
passent devant nos yeux; et l'intérêt, la réalité sensible de ce
merveilleux voyage à travers l'éternité, ce sont les impressions du
voyageur qui le raconte. Quant à Gœthe, sans se nommer, il se fait assez
connaître dans son héros. Tout ce qu'il a senti, rêvé, pensé, voulu,
écrit déjà dans ses ouvrages antérieurs, il le met dans la bouche du
docteur Faust. Sous ce masque transparent, il nous livre le secret de sa
vie, son idéal. Et c'est ici, Élie, que la ressemblance devient
surprenante. À travers un intervalle de cinq siècles, chez des hommes
dont vous avez justement signalé l'extrême opposition de race, de nature
et de condition, cet idéal où tendent les aspirations de Faust et qui
resplendit dans les visions de Dante, est exactement le même: c'est
l'amour infini, absolu, tout-puissant de l'éternel Dieu, attirant à soi,
du sein des réalités périssables de l'existence finie, l'amour de la
créature mortelle. Et, chez tous les deux, c'est l'être excellemment
aimant, c'est la femme, vierge et mère, qui sert de médiateur entre
l'amour divin et l'amour humain; c'est Marie pleine de grâce, vers qui
montent les prières exaucées de Béatrice et de Marguerite; c'est la
_Mater gloriosa_, la reine du ciel, qui accorde à Dante la vision des
splendeurs, à Faust la connaissance de la sagesse de Dieu. La _Comédie_
de Dante et la tragédie de Gœthe ont un même couronnement. Le dernier
vers du poëme dantesque célèbre l'amour qui meut le soleil et les
étoiles. «L'amor che muove il sole e l'altre stelle.» Le chœur mystique
par qui se termine le poëme gœthéen chante «l'Éternel-Féminin,» «Das
Ewig-Weibliche,» qui nous élève à Dieu. Seraient-ce là, Viviane, des
analogies qu'il m'ait fallu chercher d'un esprit de paradoxe?

VIVIANE.

L'aspect sous lequel vous nous faites entrevoir ces deux poëmes me
semble nouveau.

DIOTIME.

En Allemagne, où, dans les représentations scéniques de _Faust_, la
salle entière dit les vers du poëte simultanément avec l'acteur qui les
déclame et dans un sentiment à peu près semblable à celui des dévots qui
chantent la messe en même temps que l'officiant, où l'on connaît la
_Divine Comédie_ tout aussi bien, mieux peut-être qu'en Italie, je
risquerais fort de ne rien dire sur ce sujet qui ne parût une banalité.
Mais en France, il n'en va pas ainsi. Un écrivain satirique a observé
que nous autres Français, nous voulons tout comprendre de prime abord,
et que ce que nous ne saurions saisir de cette façon cavalière, nous le
déclarons, sans plus, indigne d'être compris. De là vient que, malgré
les travaux considérables de Fauriel, d'Ozanam, de Villemain, d'Ampère,
malgré les traductions de Rivarol, de Brizeux, de Lamennais, de
Ratisbonne, si l'on parle chez nous de la _Divine Comédie_, c'est
toujours exclusivement de l'Enfer, la plus dramatique et la moins
obscure des trois _Cantiques_. Pareillement, lorsqu'on discute avec un
Français des mérites de _Faust_, on s'aperçoit bien vite que ses
arguments ne s'appliquent jamais qu'à la première partie, c'est-à-dire à
la moitié environ du poëme, à la plus dramatique aussi, sans doute, à la
plus émouvante, j'en conviens, mais qui n'en laisse pas moins le sens
philosophique de l'œuvre en suspens, et qui semble même lui donner un
dénoûment en complet désaccord avec la pensée de Gœthe.

On ne peut s'empêcher de sourire lorsqu'on se rappelle quelques-uns des
graves jugements portés par la critique française et par les _honnêtes
gens_ sur Dante ou sur Gœthe. Depuis Voltaire, qui appelle la Comédie un
_salmigondis_, jusqu'à M. Alexandre Dumas, qui préfère à Faust
Polichinelle, on rencontre une grande variété d'opinions grotesques.
Mais poursuivons nos rapprochements... à moins toutefois que ma
dissertation ne vous semble déjà suffisamment longue.

VIVIANE.

Ma couronne est à peine commencée. Voyez comme ces pavots rouges se
détachent parmi ces verveines! Vous savez que la nuit on les voit tout
lumineux, entourés d'une auréole comme l'auréole des saints. Cela ne
fait pas doute. C'est Linné et votre grand Gœthe qui le disent... mais
continuez.

DIOTIME.

On a comparé Dante (c'est le philosophe Gioberti, si je ne me trompe) à
l'arbre indien açvattha qui, à lui tout seul, par l'infinité de ses
rameaux et de ses rejetons, forme une forêt. L'image serait applicable à
Gœthe, et j'y voudrais ajouter, pour tout dire, que la vaste cime de
l'arbre s'étend au loin dans l'espace éthéré, tandis que ses racines
plongent au plus avant de la masse solide. La _Divine Comédie_ et
_Faust_, qui s'élèvent aux plus grandes hauteurs de la spéculation
métaphysique, prennent leur ferme appui dans le fond même des croyances
populaires. Ni Dante ni Gœthe n'ont inventé leur sujet; l'un et l'autre
l'ont reçu d'un poëte plus puissant qu'eux-mêmes, du peuple. Ils ont
écouté la voix de cet _Adam_ toujours jeune, que le Créateur a doué du
pouvoir de nommer les choses de leur nom véritable et de figurer, dans
ses fictions naïves, les grands aspects de l'âme et de la vie humaine.

Le voyage en enfer, la vision surnaturelle des lieux où s'exerce la
justice divine, était, vous le savez, une donnée familière aux
imaginations du moyen âge. Depuis le VIe siècle, la tradition s'en était
accréditée. Sortie des monastères, elle s'était répandue dans tous les
rangs de la société laïque. La plus fameuse de ces légendes, celle du
purgatoire de saint Patrice, d'origine celtique, avait été écrite en
vers et en prose, dans la langue latine d'abord, puis dans les langues
vulgaires. Celle du frère Albéric, moine du Mont-Cassin, qui se rapporte
à la première moitié du XIIe siècle, et celle de Nicolas de Guidonis,
moine de Modène, qui racontait en 1300, l'année même que Dante voulut
prendre pour date de sa vision, les merveilles qu'il avait vues dans
l'autre monde, étaient devenues populaires en Italie, de telle sorte que
la représentation de l'enfer sur le pont _alla Carraia_, pendant les
fêtes de mai 1304, fut l'un des principaux divertissements des
Florentins et l'occasion d'une horrible catastrophe.

Quant à la légende qui forme le cadre du poëme de Gœthe, elle remonte,
dans sa donnée générale du pacte avec le démon, au commencement du VIe
siècle; mais elle ne devient essentiellement germanique, elle ne prend
le nom du docteur Faust que vers la fin du XVIe, en se rattachant tout à
la fois à l'invention de l'imprimerie, considérée longtemps par le
peuple comme une œuvre diabolique, et à la Réformation, que la
catholicité tout entière attribuait aux suggestions de Satan.

Le héros de la légende allemande (je laisse de côté celles qui se
produisent dans le même temps en Angleterre, en Hollande, en Pologne)
est un certain Jean Faust, qui mène avec lui le diable sous apparence de
chien, qui procure par magie à l'empereur d'Allemagne ses victoires en
Italie, et qui s'entretient longuement à Wittenberg avec son compatriote
Mélanchton. C'est à ce docteur nécromant que se rapportent les peintures
et les rimes que l'on voit encore aujourd'hui à Leipzig, dans la fameuse
cave d'Auerbach. C'est ce Jean Faust qui se signe «philosophus
philosophorum,» qui figure dans les _Sermons de table_ (Sermones
convivales) des théologiens protestants; qui devient, en empruntant
quelques traits au _Kobold_ du foyer domestique, le héros du théâtre des
marionnettes, se répand en mille variantes par toute l'Allemagne, et
dont l'histoire authentique paraît enfin imprimée à
Francfort-sur-le-Mein, pendant la foire d'automne de l'année 1587. Une
préface de l'éditeur l'offre en exemple à toute la chrétienté et lui
présente, comme un salutaire avertissement, la fin lamentable du
téméraire docteur, abominablement trompé par les ruses du diable.

Le sens de ces deux légendes est exactement le même. Malgré le mélange
qui s'y introduit, comme dans presque toutes les créations du moyen âge
et de la renaissance, d'éléments empruntés à la mythologie païenne, il
est parfaitement chrétien. La vision de l'enfer, du purgatoire et du
paradis, a pour objet de ramener par la certitude des récompenses et des
châtiments éternels, par une salutaire frayeur et par une espérance
vive, les âmes qu'ont entraînées au péché l'orgueil de la science et les
concupiscences de la chair. La tentation de Faust, permise par Dieu
comme la tentation de Job, et le voyage en enfer ne sont, dans la
conscience populaire, autre chose qu'une exhortation à bien vivre.

C'est en prenant ces données, telles que les avait conçues le génie du
peuple, que Dante et Gœthe ont créé chacun un poëme d'une originalité
inimitable, dont on peut prédire, à coup sur, qu'il ne cessera jamais
d'intéresser les esprits, à moins que, par impossible, les hommes ne
cessent un jour de s'intéresser à ce qu'il y a ici-bas de plus divin
tout ensemble et de plus humain: au mystère même de l'art dans ses
rapports avec cet insatiable désir de l'infini, qui repose au plus
profond de la nature humaine.

Voulez-vous que nous nous arrêtions un moment à considérer ce travail
d'appropriation qui s'accomplit de la même manière dans la généreuse
intelligence de nos deux poëtes, et que nous nous remettions sous les
yeux ce qu'étaient les temps où ils vécurent?

VIVIANE.

Assurément. Je suis tout oreilles.

DIOTIME.

Je m'engage là bien témérairement, et je crains que ma mémoire ne me
fasse défaut.

ÉLIE.

De ceci, ne vous mettez point en peine; vous nous avez maintes fois
prouvé qu'elle ne se fatigue pas plus que votre imagination.

DIOTIME.

Eh bien, soit! Lorsque Dante ou Durante des Allighieri (la coutume
florentine voulait qu'on s'appelât tantôt d'un sobriquet, tantôt d'un
diminutif: Dante pour Durante; Bice pour Béatrice) naissait à Florence,
au mois de mai de l'année 1265, les peuples italiens, comme vous savez,
devançaient en culture tous les autres peuples.

Ils vivaient d'une vie pleine de trouble, mais forte et passionnée, où
leur génie inventif s'essayait, sous les formes les plus variées, aux
arts de la guerre et de la paix, aux institutions civiles et politiques.
L'Italie était alors le centre et comme la force motrice de la
civilisation. Il y avait à Rome un pape et un peuple qui tenaient de
leur antique et noble origine le droit de faire des empereurs, et qui
avaient restauré ce grand nom d'empire romain, le plus grand, dit
Fauriel, qui eût été donné à des choses humaines; dans les Deux-Siciles,
un royaume féodal, une dynastie florissante qui cherchait la gloire et
la gaieté des lettres; à Venise, une oligarchie opulente, et profonde
déjà dans sa politique; à Milan, une seigneurie nouvelle, tyrannique,
mais remplie d'habileté; à Florence enfin, une démocratie vive et
hardie, exercée aux affaires par un gouvernement électif et de courte
durée, et chez qui s'éveillaient ces nobles curiosités dont la
satisfaction allait prendre dans l'histoire le nom de _Renaissance_;
partout, sous l'action opposée des ambitions papales et impériales, des
soulèvements, des ligues, des conjurations, des guerres civiles où se
trempait dans le sang italien le tempérament italien; des chocs violents
d'où jaillissait la flamme d'un patriotisme exalté; des haines sauvages,
des vertus héroïques, tous les excès, tous les emportements d'une
société sans règle et sans frein, où se produisaient aussi, par
contraste, chez un grand nombre d'âmes, le dégoût des choses d'ici-bas,
l'amour contemplatif, mystique et visionnaire des choses éternelles.

Les dissensions civiles ne faisaient pas de trêves sur les bords de
l'Arno. Au dire des chroniqueurs, le sang étrusque de Fiesole et le sang
romain de Florence n'avaient jamais pu ni se mêler ni s'accommoder.
Fondée sous l'invocation du dieu Mars, qui devait à jamais la rendre
inexpugnable, l'antique cité païenne n'avait subi qu'en frémissant la
loi tardive de saint Jean-Baptiste, et l'idole offensée du dieu, chassé
de son temple, se vengeait en soufflant au cœur des Florentins le feu
des discordes. Sur les rives d'un fleuve tranquille, entre des collines
charmantes où l'abeille faisait son plus doux miel, sous un ciel d'une
incomparable sérénité, Florence, retranchée derrière ses murs épais,
toute hérissée de tours, de châteaux crénelés qui se défiaient l'un
l'autre et provoquaient l'ennemi du dehors, apparaissait au loin dans la
campagne, fière et dominatrice.

Après une longue suite de fortunes diverses, favorable un jour au parti
guelfe, un jour au parti gibelin, la cité, vers cette époque, restait
aux guelfes. Ils y avaient établi le gouvernement populaire. La commune,
organisée en corporations armées, souveraine en ses délibérations, mais
ombrageuse à l'excès et pleine de ressentiments, avait exclu les grands
de presque toutes les magistratures. Elle infligeait, comme un
châtiment, la noblesse aux familles qui encouraient sa disgrâce. On
devenait noble ou _Magnat, Sopra Grande_, comme on disait, pour cause
d'empoisonnement, de vol, d'inceste. Toute personne noble, si elle
voulait se rendre apte au gouvernement de la chose publique, devait
renier son ordre en se faisant inscrire dans les corporations sur les
registres des arts.

C'est là, sur un registre des arts majeurs (celui des médecins et des
apothicaires), que se lisait, de 1297 à 1300, le nom patricien de _Dante
d'Aldighiero degli Aldighieri, poeta fiorentino_.

MARCEL.

Dante médecin! peut-être apothicaire! Voici qui me gâte furieusement ses
lauriers et sa Béatrice!

DIOTIME.

Aux temps dont nous parlons, Molière lui-même n'eût pas trouvé là le
plus petit mot pour rire. Les apothicaires étaient lettrés. C'est chez
eux que l'on achetait les livres, chose alors si rare et si respectée.
La médecine était considérée, avec la théologie et la jurisprudence,
comme une science à part, au-dessus de toutes les autres. Elle était
venue des Arabes avec l'algèbre; elle en parlait la langue abstraite. Un
chirurgien qui remettait un membre, faisait une _équation_, il
s'appelait alors, en Italie, comme encore aujourd'hui en Espagne et en
Portugal, un _algebrista_. Comme les médecins orientaux, les médecins
italiens entourés du prestige de l'astrologie qu'ils pratiquaient
presque tous, étaient très-influents dans l'État. Ils devenaient
ambassadeurs, évêques. Ils portaient un costume d'une grande richesse,
on les comblait d'honneurs. On les persécutait aussi; l'Inquisition
avait l'œil sur eux, craignant ce qu'elle appelait les profanations de
l'anatomie, sévèrement interdite par le souverain pontife. Le célèbre
Pierre d'Abano fut deux fois condamné par les inquisiteurs. Après sa
mort, pour sauver ses restes des flammes, il ne fallut rien de moins que
les sollicitations du peuple de Padoue et l'intervention directe du
pape, à qui Pierre d'Abano avait donné des soins dans une grave maladie.

ÉLIE.

Serait-ce, par hasard, en sa qualité de médecin, que Dante fut menacé et
forcé d'écrire son _Credo_?

DIOTIME.

Non. Ce fut pour avoir mis des papes en enfer et des païens en paradis,
que, pendant son exil à Ravenne, il fut mandé et interrogé par
l'inquisiteur. J'ajoute que ce _Credo_ est d'origine suspecte, bien
qu'il figure dans quelques éditions très-anciennes des œuvres de
Dante.--Mais retournons à Florence. Vous rappelez-vous, Élie, le tableau
que fait Dino Compagni de cette période animée qui s'écoule entre la
venue de Charles de Valois et la descente en Italie de l'empereur Henri
VII? L'historien, plein de colère, nous montre sous un aspect tout à
fait dantesque sa ville natale en proie aux factions, à la licence des
mœurs. La belle cité où il a vu le jour et qu'il aime d'une tendresse
passionnée, devient sous son pinceau la forêt des vices, un enfer...

ÉLIE.

Je croirais qu'il a quelque peu forcé les couleurs. Cet enfer ne paraît
pas avoir été trop horrible. On s'y divertissait passablement, si je
m'en rapporte à Villani, qui a vu les choses d'aussi près que Dino
Compagni. Que dites-vous de ces fêtes dont il nous fait la description
avec tant de complaisance? Que vous semble de ces belles dames, de ces
galants cavaliers vêtus de blanc et couronnés de fleurs, qui se
réunissaient deux mois durant sous la présidence d'un _Seigneur
d'amour_, qui dansaient, chantaient, rimaient, riaient sans fin; s'en
allaient cavalcadant par la ville, au son des instruments de musique;
tenaient soir et matin table ouverte où venaient, des deux bouts de
l'Italie, des baladins, des jongleurs, des gentilshommes, allègres et
plaisants à voir?

DIOTIME.

C'était le temps des contrastes. Malgré la fureur des guerres civiles,
ou plutôt à cause de ces fureurs, qui faisaient la vie si précaire, on
avait hâte de jouir. Chateaubriand a dit sur la Révolution française un
mot qui m'a frappée, et qu'on pourrait appliquer à presque tous les
moments tragiques de l'histoire: «En ce temps-là, il y avait beaucoup de
vie, parce qu'il y avait beaucoup de mort.»

Disons aussi, à l'honneur du peuple florentin, qu'il avait le goût inné
des élégances, et que, tout en chassant des conseils de la république
une aristocratie oppressive et insolente, tout en fondant une démocratie
dont le travail était la loi, il avait su y garder les grâces
patriciennes, l'amour du beau parler, des belles manières, l'instinct
des plaisirs délicats. Florence, où le commerce amenait la richesse et
qui, dès cette époque, surpassait Rome en population, était le lieu
privilégié des compagnies agréables. L'amour, la poésie amoureuse, y
semblaient, même aux hommes les plus graves, la principale affaire.
Selon Dante, qui devait le savoir, la poésie italienne avait pour
origine le désir de _dire d'amour_ aux femmes qui n'entendaient pas le
latin; Dante ajoute qu'il était malséant d'y parler d'autre chose. La
beauté, à qui les chroniqueurs florentins rapportaient la première
occasion des guerres civiles, y était, comme dans Athènes, l'objet d'un
culte. Les femmes intervenaient partout, même dans les délibérations
guerrières. Leurs bonnes grâces étaient le prix suprême ambitionné par
la valeur et par le talent. À l'âge de neuf ans, sans étonner personne,
Dante tombait éperdument épris d'une enfant de même âge. À dix-huit ans,
fidèle et malheureux, il célébrait ses amours dans un énigmatique sonnet
qu'il adressait aux poëtes de son temps, en les provoquant à des
réponses rimées. Et les artisans de Florence, plus cultivés dans leur
petite cité que ne le sont aujourd'hui ceux des plus grandes capitales,
charmaient leur travail en récitant ou en chantant ces sonnets, ces
_canzoni_, qui les intéressaient à la vie intime de leurs concitoyens
fameux.

On aurait peine à se figurer chez nous, où le sentiment de la beauté est
le partage d'un si petit nombre de personnes, l'exquise sensibilité de
la population florentine pour les arts, et son enthousiasme pour le
talent. Quand je lis les récits contemporains, il me semble le voir, ce
peuple aimable, transporté d'admiration devant la madone de Cimabue,
courir au palais du roi Charles et l'entraîner avec lui, «à tumulte de
joie,» _a tumulto di gioja_, aux jardins solitaires, à l'atelier du
peintre; puis, quelques jours après, porter en triomphe cette Vierge
d'invention nouvelle, telle qu'on n'en avait point encore vue, disent
les chroniqueurs, et la placer sur l'autel, dans l'église qui porte son
nom, avec le plus gracieux et le plus florentin des attributs: _Sainte
Marie de la fleur, Santa Maria del fiore_. C'est pour plaire à cette
démocratie magnifique, qui voulait la gloire et savait la donner,
qu'Arnolfo Lapi construisait, non loin des nobles maisons des Uberti,
renversées par le courroux populaire, un édifice qu'on nommait le
_Palais du Peuple_. C'est pour elle encore qu'il bâtissait
_Santa-Croce_, ce panthéon italien qui devait un jour abriter les
monuments funèbres de Machiavel, de Galilée, de Dante, de Michel-Ange,
d'Alfieri, de Cavour. C'est sur l'ordre des marchands de laine que le
grand architecte avait jeté, pour l'église de _Santa Maria del fiore_,
des fondements solides à ce point que, deux siècles plus tard,
Brunelleschi n'hésitait pas à leur faire porter cette coupole fameuse
dont Michel-Ange, en ses rêves de gloire, désespérait de surpasser la
hardiesse. C'est pour enlever les suffrages de ce peuple épris du beau
que la sculpture, l'art des mosaïstes et des enlumineurs, la musique,
dans les cloîtres et hors des cloîtres, parmi les disciples d'Épicure et
la gaie milice des _frati Gaudenti_, célébraient à l'envi l'amour divin
et l'amour profane, et, dans leur élan juvénile, rivalisaient
d'inventions charmantes.

Les études aussi, les études graves et fortes se poursuivaient dans les
Universités de Bologne, la _Mater Studiorum_, de Padoue, de Naples,
d'Arezzo, de Crémone. C'était partout, de ville à ville, de contrée à
contrée, une émulation passionnée de savoir et de gloire. La science
était petite encore et peu expérimentée; mais elle était bien vivante et
promettait beaucoup. Elle n'enseignait pas tristement, le front penché
sur les livres; elle parlait de bouche à bouche, de cœur à cœur, dans de
belles enceintes sonores, en plein air, à une jeunesse ardente, qui, de
loin, à travers mille dangers, accourait l'épée au poing comme pour la
bataille. La science voyageait, elle s'offrait à tous généreusement.
Elle donnait des franchises et des immunités; elle décernait avec
magnificence des palmes et des couronnes. Elle aimait. Plutôt que de
quitter leurs élèves, des professeurs refusaient la souveraineté. Le
premier qui fut docteur à Florence, le jurisconsulte Francesco da
Barberino, fut gradué après avoir écrit les Documents d'Amour: _I
Documenti d'Amore_.

Des hommes éloquents, des orateurs, vous imaginez s'il en devait naître
là où chaque jour, à toute heure, pour le salut de la république ou pour
le triomphe de son parti, il fallait s'efforcer de convaincre ou
d'entraîner le peuple!

Les écrivains non plus, en vers et en prose, ne manquaient pas. Ils ne
s'étaient pas laissé devancer par les artistes. La poésie chevaleresque,
venue de la Provence dans les cours de Sicile où elle avait jeté un vif
éclat, la _troratoria_, comme on disait alors, s'était répandue dans
l'Italie entière. Elle y avait rencontré une poésie populaire qui se
dégageait du latin et s'essayait en de nombreux dialectes (Dante n'en
compte pas moins de quatorze principaux). À ce contact, elle s'était
modifiée, italianisée. On rapporte à saint François d'Assise l'honneur
d'avoir un des premiers chanté dans l'italien naissant son hymne au
soleil, que les «Jongleurs du Christ,» _Joculatores Cristi_, s'en
allaient disant par toute l'Italie. Après lui, on nomme Guido
Guinicelli, de Bologne, que Dante, en l'accostant dans le _Purgatoire_,
appelle _Padre mio_, et qui fut bientôt suivi de Cino da Pistoia et du
grand Florentin Guido Cavalcanti. Aussitôt que la poésie a touché le sol
toscan, y trouvant à la fois le plus beau des idiomes et ce génie si
subtil que le pape Boniface l'appelait le cinquième élément de
l'univers, elle s'épanouit et l'on voit rapidement fleurir un groupe
nombreux de poëtes dont les œuvres, écrites dans le _vulgaire illustre_
(c'est l'expression de Dante), assurent à la patrie dans les lettres la
prééminence qu'elle avait conquise déjà dans la politique. C'étaient,
entre autres, Guittone d'Arezzo, Dino dei Frescobaldi, Dante da Maiano
qui correspondait en vers avec une poétesse sicilienne qu'il appelait
«sa noble panthère,» et qui s'était éprise de lui ou de sa gloire
jusqu'à se faire appeler la _Nina di Dante_.

VIVIANE.

Eh quoi! cette Nina n'est pas la Nina du grand Dante?

DIOTIME.

Le grand Dante, Viviane, c'était alors Dante da Maiano. Il était
très-fameux, tandis que Dante Allighieri n'avait encore qu'une
très-humble part dans la gloire. L'illustre Sicilienne, dont le monument
se voit à Palerme, entre celui d'Empédocle et celui d'Archimède,
ignorait peut-être jusqu'à l'existence du futur auteur de la _Vita
Nuova_.

La renommée fait souvent de ces méprises. J'ai ouï conter à M. de
Lamartine que, arrivant à Paris, jeune et plein de respect, il aspirait,
sans trop oser y prétendre, à l'honneur d'approcher, mais d'un peu loin,
dans quelque salon, le poëte fameux dont s'entretenaient alors la cour
et la ville, l'auteur de _Ninus II_, M. Brifaut. Lamartine se rappelait,
non sans sourire, son émotion lorsque l'auteur tragique avait daigné lui
faire, de son front couronné, une inclination distraite. Il en allait
ainsi à Florence, Viviane. Ni plus ni moins que Dante da Maiano, Cino
Sinibaldi et les autres «maîtres du doux style nouveau,» comme parle
Dante, se sentaient assurément fort au-dessus de lui dans l'estime
publique. Quant à Guido Cavalcanti, on ne lui reconnaissait point
d'égaux; on l'appelait «le Prince de la poésie amoureuse.»

VIVIANE.

Est-ce lui de qui Boccace raconte que le peuple de Florence, en le
voyant passer rêveur, solitaire et dédaigneux, disait qu'il s'en allait
ainsi par les chemins, «fantastiquant,» _fantasticando_, spéculant, et
cherchant si l'on ne pourrait pas prouver que Dieu n'existe pas?

DIOTIME.

C'est lui-même; seulement Boccace, en ceci, fait une confusion. Guido
était platonicien; c'est son père, Cavalcante dei Cavalcanti, qui
professait certaines opinions peu favorables à l'existence de Dieu, et
qu'on désignait alors sous le nom un peu vague d'épicurisme.

ÉLIE.

Parmi tous ces écrivains fameux, amis ou émules de Dante, vous ne nous
avez pas nommé Brunetto Latini?

DIOTIME.

J'allais y venir. Celui-ci mérite une place à part; son importance est
extrême. C'était un homme de grande race, de grand caractère et de grand
esprit. Tout en s'adonnant aux affaires d'État, tout en menant pendant
près de vingt années le parti guelfe, envoyé tour à tour en ambassade et
en exil, secrétaire ou notaire de la République florentine, Brunetto
Latini trouva le temps, néanmoins, d'approfondir toutes les sciences
alors connues, de traduire les classiques latins dans une prose
italienne originale et pure, d'enseigner la jeunesse, de composer dans
la langue française un ouvrage encyclopédique qu'il appela le _Trésor_,
et auparavant dans son idiome natal, réputé indigne encore de matières
si hautes, _il Tesoretto_, recueil de sentences morales, qui mettait à
la portée de tous le fruit de l'expérience de son auteur, et qui est
encore à cette heure pour le dictionnaire de la Crusca ce que celui-ci
appelle un _texte de langue_. Ajoutons, pour couronner la gloire de
Brunetto, qu'il fut très-véritablement le maître de Dante.

VIVIANE.

Est-ce que la prose italienne a précédé la poésie?

DIOTIME.

En Italie, comme ailleurs, elle ne vient qu'après. Pendant quelque temps
elle lutte avec désavantage contre le latin qui restait la langue
officielle, contre le provençal et le français qui semblaient être plus
élégants, et, comme parle Brunetto, plus _délitables_. Mais à Florence,
dans une population de 160,000 âmes, où chaque année dix mille enfants
recevaient gratuitement l'instruction, dans une démocratie fière et
libre qui savait se gouverner elle-même, l'idiome natal et populaire
devait rapidement l'emporter. Les ordres mendiants qui démocratisaient
l'Église, parlaient et écrivaient l'italien. Le goût très-vif du peuple
toscan pour les récits romanesques suscitait des conteurs et des
chroniqueurs en langue vulgaire. On conserve, du temps de Frédéric II,
un recueil, _il Novellino_, ou _Fleur du parler gentil_, dont le style
est déjà plein de grâce. Dans le _Journal_ de Matteo Spinelli, le latin,
le provençal, le sicilien, se confondent encore; mais les _Histoires
florentines_ des deux Malaspini (tirées en grande partie de ces
registres nommés _Ricordanze_ où les chefs de maisons patriciennes se
transmettaient de père en fils, selon l'usage du patriciat romain, les
événements dont se composait la tradition domestique) et la chronique
piquante de Villani sont des œuvres italiennes. Enfin paraît Dino
Compagni, appelé tour à tour le Salluste ou le Thucydide de la Toscane,
plein de force et de douceur, d'élégance et de précision, et dont
l'œuvre tout entière est animée des deux grands sentiments qui pénètrent
de part en part la Comédie dantesque, l'indignation et la pitié.

C'est du milieu de ce groupe d'hommes éminents, dont les uns le
précèdent et les autres lui survivent, que se détache et vient à nous en
pleine lumière la figure sculpturale de Dante Allighieri.

Tout annonce à ses contemporains un homme extraordinaire. Un songe
symbolique a promis à sa mère enceinte un fils glorieux. Il naît sous la
constellation des Gémeaux. Le sang du patriciat romain qui coule dans
ses veines donne à son visage un caractère de force et de fierté. Il a,
de la race toscane, le front vaste, le nez aquilin, les yeux grands. Son
visage est allongé; sa démarche et son geste sont graves; sa parole est
rare et réfléchie. Le charme même de l'enfance et de la jeunesse revêt
en lui quelque chose de solennel, qui semble comme la muette expression
d'un grand destin. C'est ainsi que nous le montre son ami et son
condisciple Giotto, dans la fresque du _Bargello_.

MARCEL.

Pardon, pardon! Il me semble que vous poétisez quelque peu les choses.
Il était fort laid, votre Dante. Je ne sais plus dans quel auteur j'ai
lu qu'il avait la lèvre inférieure affreusement épaisse et débordant
l'autre, et qu'on le trouvait de son temps un _philosophe mal gracieux_.

VIVIANE.

Le portrait de Giotto est là pour te répondre.

ÉLIE.

La fresque de Giotto ne prouve rien, Viviane. Le portrait comme nous
l'entendons, la physionomie, la ligne caractéristique, telle que l'a
faite, un des premiers, Masaccio, personne n'y songeait alors, et je
crois que Marcel pourrait bien avoir raison.

MARCEL.

Mais j'en suis sûr; le vrai Dante, c'est celui de qui les femmes de
Vérone, en regardant son teint jaune, sa barbe, ses cheveux noirs et
crépus, disaient qu'il avait été ainsi tout enfumé par le feu d'enfer.

VIVIANE.

Quelle belle érudition!... Ne faites pas attention à ce qu'il dit, chère
Diotime, et continuez. Vous m'intéressez au plus haut point.

DIOTIME.

«Tout conspire, tout concourt, tout consent» au développement de cette
organisation exquise: la naissance et les biens qui ouvrent tous les
accès; l'influence maternelle (le père de Dante mourut qu'il avait dix
ans à peine) qui plane doucement sur la liberté de l'enfant pour la
protéger, tandis que, trop souvent, le pouvoir paternel pèse sur elle et
l'opprime; le haut enseignement de Brunetto Latini, qui fortifie le
caractère en même temps que la pensée de Dante; l'école de Cimabue, les
leçons de Casella, qui l'initient aux arts du dessin et à la musique;
des émules, des amis, tels que Giotto, Guido Cavalcanti, Oderisi
d'Agubbio; avant tout, par-dessus tout, le rayon soudain de l'amour, qui
le touche à cet âge de candeur première où rien ne trouble encore
l'effet de la grâce divine, et qui le consacre pour l'immortalité.

MARCEL.

Avec la permission de Viviane, je vous dirai que vous abordez là un
point de la vie de Dante qui m'a toujours paru incroyable,
inexplicable...

DIOTIME.

C'est un cercle très-étroit, Marcel, que le cercle de l'explicable, et
ce n'est pas l'orbite des grandes destinées. Faites attention,
d'ailleurs, que nous voici en présence d'un fait. Si vous ne pouvez pas
l'expliquer, vous pouvez encore moins le supprimer. Concluez donc
modestement, avec l'écolier de Wittenberg: «Qu'il y a plus de choses
dans le ciel et sur la terre que n'en rêvent nos philosophies;» ce sera
plus raisonnable que de prétendre déterminer exactement l'action divine
dans ces êtres pleins de mystère que nous n'appelons pas sans motif des
hommes de _génie_, c'est-à-dire des hommes possédés d'un _démon_
supérieur, révélé à nos perceptions grossières seulement par l'éclat et
la puissance des œuvres qu'il inspire.

MARCEL.

Nous voici en plein mysticisme.

DIOTIME.

Je vous défie bien d'y échapper en parlant de Dante ou de Gœthe. Mais
votre maître lui-même, le très-sensé Voltaire, n'a-t-il pas confessé, à
sa façon gauloise, l'inexplicable, le mystère, au commencement de toutes
choses, aussi bien de la vie physique que de la vie morale?

MARCEL.

«Les hommes ne savent point encore comme ils font des enfants et des
idées.» C'est à cette boutade que vous faites allusion?

DIOTIME.

Boutade plus profonde encore qu'humoristique, et qui devrait vous rendre
moins prompt à rejeter l'inexplicable; car elle vous montre que les plus
grands actes de la création divine dans l'humanité restent absolument
incompréhensibles à l'homme qui paraît les vouloir, et qui les
accomplit.

ÉLIE.

Y a-t-il quelqu'un de vous qui se rappelle le beau passage d'Arago sur
la naissance des idées?

DIOTIME.

Je ne crois pas le connaître.

VIVIANE.

Ni moi.

ÉLIE.

Je ne le connaissais pas hier; mais j'en ai été si frappé, en
feuilletant ce matin, par hasard, la notice sur Ampère, que je l'ai
aussitôt transcrit sur mon calepin... Écoutez: «Eh! grand Dieu! que
savons-nous du travail intérieur qui accompagne la naissance et le
développement d'une idée? Ainsi qu'un astre à son lever, une idée
commence à poindre aux dernières limites de notre horizon intellectuel.
Elle est d'abord très-circonscrite; sa lueur incertaine, vacillante,
semble nous arriver à travers un brouillard épais. Ensuite, elle
grandit, prend assez d'éclat pour qu'il soit possible d'en entrevoir
toutes les nuances, ses contours se distinguent avec précision de ce qui
n'est pas elle. À cette dernière période, mais alors seulement, la
parole s'en empare avec avantage, la féconde, lui imprime la forme
hardie, pittoresque, socratique, qui la gravera dans la mémoire des
générations.»

DIOTIME.

Voilà qui est admirable, et cette belle prose, à la fois scientifique et
imagée, est d'inspiration tout à fait gœthéenne... Mais revenons à notre
jeune Dante. Il a neuf ans. On est aux premiers jours du mois de mai. Il
accompagne son père dans la maison voisine de Folco Portinari,
magnifique patricien, qui célèbre, selon la coutume florentine, par des
danses et des festins, le retour du printemps. Dans cette maison,
ouverte à la joie et aux bruyants plaisirs, Dante aperçoit, pour la
première fois, la fille de Folco, Béatrice. Elle est plus jeune que lui
de quelques mois à peine. Elle est, comme lui, grave et noble en son air
enfantin. Elle porte un vêtement couleur de pourpre que retient une
ceinture, «telle qu'elle convenait à son extrême jeunesse.»

«Elle avait, dit la _Vita Nuova_, une attitude et une démarche si
pleines de dignité, de grâce céleste, qu'on aurait pu dire d'elle ce
qu'Homère dit d'Hélène: «qu'elle paraissait fille, non d'un mortel, mais
d'un dieu.» À sa vue, l'enfant poëte sent à ces profondeurs qu'il
appellera plus tard le foyer le plus secret de l'âme, l'esprit de vie
tressaillir. Son cœur a des palpitations terribles. Il subit l'empire du
Dieu. Il s'y soumet. «Ecce deus fortior me!»

En ce moment solennel, qui passe inaperçu au milieu du tumulte de la
fête domestique, et dont notre raison ne saurait pénétrer le mystère, la
_Divine Comédie_ naît en germe dans l'esprit de Dante. Béatrice est
vouée à l'immortalité. Tous deux, sans que jamais aucun lien apparent
les unisse dans la vie réelle, ils sont unis d'un lien idéal et que rien
ne saurait rompre dans la mémoire des siècles.--Neuf années s'écoulent.
Durant cet intervalle, Dante ne voit plus Béatrice que de loin.
D'enfant, elle est devenue jeune fille. Un jour, comme elle passait,
vêtue de blanc, entre deux nobles dames d'un âge un peu plus avancé que
n'était le sien, on se rencontre: Béatrice se tourne vers Dante, le
salue, lui adresse la parole avec une ineffable courtoisie, et ce salut
le remplit d'une joie si vive, elle le jette en de tels transports,
qu'il court se renfermer dans sa chambre pour se recueillir et penser
tout à l'aise à son bonheur. Bientôt, comme accablé par l'émotion, il
s'endort. Béatrice lui apparaît en songe, portée sur une nuée de feu, et
ravie par l'amour jusqu'aux sphères célestes. À cette époque, Dante,
c'est lui qui nous l'apprend, s'était déjà exercé dans «l'art de rimer
des paroles.» Il met en vers sa vision; il l'adresse aux plus fameux
rimeurs de son temps, aux _fidèles d'amour_, en leur demandant de
l'expliquer. La réponse qu'il reçoit de Guido Cavalcanti donne naissance
à cette amitié glorieuse à laquelle toute sa vie il demeure aussi
fidèle, aussi dévot qu'à l'amour de Béatrice. Une autre réponse de Dante
da Maiano le traite de fou, et charitablement lui conseille l'ellébore.

C'est ce que vous auriez fait apparemment, Marcel; c'est ce que font
d'ordinaire les personnes sensées, lorsqu'elles sont consultées par les
hommes de génie.

MARCEL.

Le trait est sanglant.

VIVIANE.

Il a touché juste.

DIOTIME.

Ces sortes de bons avis, ces opinions du sens commun sur les premiers
essais du génie, formeraient un curieux chapitre dans l'histoire des
vocations contrariées. Il est bon quelquefois de se rappeler, pour se
tenir en garde contre les jugements téméraires, que le contrôleur
général Silhouette, par exemple, conseillait à Montesquieu de jeter au
feu le manuscrit de l'_Esprit des lois_; que le petit Michel-Ange fut
battu comme plâtre, «stranamente battuto,» par son père et par ses
oncles, pour avoir dessiné; qu'un des plus grands musiciens de notre
temps s'est vu contraint par ses parents à disséquer des cadavres; que
Herder trouvait à redire aux études de Gœthe, et demandait, impatienté,
«s'il n'y aurait donc pas moyen de lui faire lire autre chose que
l'Éthique de Spinosa.»

Le conseil est œuvre de prudence. La prudence est négative de sa nature,
d'où il suit que généralement les faibles font bien de suivre l'avis des
conseillers, mais que les forts font mieux de passer outre...

Vous n'avez pas oublié, Viviane, ce passage de la _Vita Nuova_ où notre
poëte rappelle, dans une prose digne de Platon, l'effet que produit sur
lui le salut gracieux de Béatrice?

VIVIANE.

Je n'en ai pas souvenir.

DIOTIME.

Il me revient si souvent à la pensée que je crois bien l'avoir retenu:
«Lorsque je la voyais paraître quelque part, écrit Dante, tout entier à
l'espoir de son salut ineffable, je ne me connaissais plus d'ennemi;
tout au contraire, je me sentais embrasé d'une flamme de charité telle,
que j'avais hâte de pardonner à quiconque m'avait offensé. Et mon unique
réponse à qui m'aurait alors demandé quoi que ce fût, c'eût été
_Amour!_»

VIVIANE.

Que cela est singulier d'expression!

DIOTIME.

Et plus singulier encore si l'on songe dans quelles circonstances cette
_flamme de charité_ s'allumait au cœur de Dante; combien était insolite
et prodigieux le besoin de pardonner dans cette Florence des guelfes et
des gibelins, des noirs et des blancs, barricadée, tendue de chaînes,
semée d'embûches, où la vengeance criait à tous les angles des rues, où
l'honneur commandait le meurtre.

Convenez qu'il faudrait avoir l'esprit bien mal fait pour ne voir là que
les jeux d'une imagination oisive, et pour ne pas reconnaître dans ces
accents inimitables la simplicité des affections profondes. Mais
continuons. Dante, comme la plupart des Florentins de son temps, était
possédé tout ensemble d'un grand désir de savoir et d'un grand besoin
d'agir. Les conjonctures étaient très-propices à ce complet
développement de la personnalité, qui fait l'homme à la fois propre à
l'action et capable de contemplation. On a beaucoup trop dit que la paix
fait fleurir les arts; que les temps calmes, que les gouvernements
réguliers favorisent l'éclosion des talents. Cela est faux comme la
plupart des sentences de la sagesse vulgaire. La Grèce, l'Italie,
l'Angleterre, la Hollande, toute l'Europe enfin, aux époques
révolutionnaires: Eschyle, Sophocle, Socrate, l'exilé Phidias, le
condamné Galilée, le régicide Milton, Lavoisier sur l'échafaud,
Condorcet qui n'échappe à l'échafaud que par le suicide, sans parler de
tant d'autres, montrent assez que le génie se plaît aux orages. Ce qu'il
faut à ses créations, comme aux créations de la nature, c'est la chaleur
et le mouvement; ce sont ces grands courants de la vie publique, qui,
dans les démocraties, plus que dans tous les autres États, mêlent et
combinent l'élément populaire, c'est-à-dire l'instinct, le sentiment,
l'imagination spontanée, avec l'élément aristocratique par excellence,
le goût, la réflexion, la délicatesse.

Jamais, peut-être, plus qu'au temps de l'Allighieri, ces courants de
chaleur, de lumière et d'électricité n'avaient pénétré ce que nous
appellerions aujourd'hui le corps social, ce que l'on appelait alors en
Italie la patrie, la cité: grands mots dont nous avons perdu le sens.
Tout le monde se connaissait, se jalousait, s'aimait ou se haïssait
fortement dans cette vivante Florence où le peuple enthousiaste et
railleur, prenant part à tous les progrès, convié à toutes les études,
véritablement souverain même dans les choses de l'esprit, déversait en
acclamations, en ostracismes, en attributs, en sobriquets, honorifiques
ou ironiques, la gloire ou l'ignominie sur les citoyens, nobles et
riches, chevaliers, artistes ou artisans, qui combattaient pour lui ou
contre lui sur la place publique. Il y avait assurément dans cette vie
florentine bien des périls; il s'y commettait bien des injustices. On y
voyait de rapides extinctions de familles. Les maisons, à peine
édifiées, étaient rasées de fond en comble; aucune propriété n'était
assurée contre la confiscation ou le pillage; d'iniques persécutions
abrégeaient l'existence; mais la chaleur et le mouvement étaient
partout, réparaient tout, entretenaient la fécondité des cœurs et des
esprits. Et toute cette guerre intestine, cette lutte acharnée des
instincts et des passions, produisait dans les régions de l'art quelque
chose d'analogue à ce qui se voit dans les grandes scènes de la nature:
au-dessus du combat, de la destruction, du carnage, au-dessus du
_struggle for life_, dirait Darwin, une majestueuse et calme apparence
de douceur, d'harmonie et de sérénité.

ÉLIE.

Je voudrais croire avec vous à ces effets merveilleux de la turbulence
démocratique. Athènes et Florence en sont des persuasions assez vives.
Mais chez nous, sous nos yeux, quel flagrant démenti à votre opinion!
Voyez ce qu'elle inspire aux arts, cette démocratie que vous vantez!
Regardez les édifices qu'elle se construit! Quelle pauvreté de l'esprit
et quelle ostentation de la matière dans ces masses monotones,
symétriques et froides, sans caractère et sans vie, dont on ferait
indifféremment, à l'occasion, des églises ou des théâtres, des casernes
ou des maisons de ville! Que diraient nos reines florentines, si elles
étaient condamnées à voir ce que, d'année en année, deviennent, sous la
main de nos _embellisseurs_, les palais du Luxembourg, du Louvre et des
Tuileries? Et notre grand Le Nôtre, le plus vraiment français entre les
artistes français, par la clarté, la logique, la mesure, par l'art
suprême de la composition, qu'aurait-il à répondre, ce Racine des
jardins, à vos démocrates affairés qui se plaignent que les
magnificences de son architecture végétale sont une gêne à la
circulation? Comment obtiendrait-il grâce pour ces solennels ombrages
qui annonçaient la demeure des demi-dieux, des héros, auprès de nos
spéculateurs de la Bourse qui voudraient là une rue pavée, afin
d'arriver plus vite à la grande bataille des cupidités?--Et ce
présomptueux palais de l'Industrie qui s'étale sottement, en nous
dérobant la vue de la coupole de Mansard, sur un des rares points de
Paris où l'on pouvait encore admirer la belle ordonnance d'un massif
d'arbres séculaires, ces galeries où la lumière entre à flots contrariés
par des ouvertures banales, et qui servent tantôt à l'exposition de
l'art étrusque, tantôt à l'exposition des bêtes à cornes, ces statues
qui déploient dans le brouillard leurs grands bras stupides, qu'en
dirons-nous, je vous prie?

DIOTIME.

Il ne faut pas rendre la démocratie responsable des circonstances dans
lesquelles elle se produit, et qui font qu'elle ne saurait avoir à
Paris, au XIXe siècle, le goût et la passion du beau qu'elle avait à
Florence au temps de Dante...

Nous l'avons laissé comme accablé sous la puissance de ce _Dieu plus
fort_, de cet amour de nature divine qui s'est emparé de lui dès avant
l'éveil des sens et de la raison. Mais il ne s'abandonne pas long-temps
lui-même dans ce ravissement de tout son être; bien au contraire. Comme
il arrive dans les grandes âmes, la passion exalte en lui le sentiment
de la personnalité, avec le besoin de l'excellence en toutes choses et
le vertueux désir d'une vie glorieuse. Il souhaite la gloire ardemment;
et non pas seulement cette gloire abstraite, telle que nous la concevons
dans nos sociétés vieillies, et dont le froid éclat ne resplendit que
sur les tombeaux; il en veut sentir à son front le rayon vivant. Avec la
naïveté de ces jours de florissante jeunesse où l'esprit se confondait
encore avec l'imagination, où toute pensée prenait figure, Dante
ambitionnait de ceindre, dans ce beau temple de Saint-Jean où il avait
reçu les eaux du baptême, la couronne de lauriers, «l'honneur des
empereurs et des poëtes,» comme parle Pétrarque. Pour l'obtenir, il
s'efforce de tout apprendre: il veut se mêler à tout, être le premier
partout. Dans l'intervalle qui s'écoule entre sa première rencontre avec
Béatrice et son exil, on le voit s'attacher à Brunetto Latini qui lui
enseigne la science et la philosophie; visiter les universités;
fréquenter l'atelier des peintres; rechercher les sociétés élégantes,
celle des femmes surtout, la conversation des poëtes et des artistes;
combattre «vigoureusement à cheval, nous dit Léonard Arétin, à la
bataille de Campaldino, dans les rangs des guelfes, ses amis et ses
proches; se signaler au siége de Caprona; participer activement aux
affaires de la commune; s'acquitter avec honneur d'importantes
ambassades; exercer les fonctions de _Prieur_ de la république: poëte,
soldat, citoyen, ami, amant passionné, homme enfin dans le sens le plus
élevé et le plus complet du mot, dans le sens qu'y attachait le poëte
antique.

Mais s'il nous importe assez peu de connaître avec détail, selon un
ordre chronologique, d'ailleurs très-contesté, les faits dont se compose
la carrière extérieure de Dante, il convient de nous arrêter à
l'événement qui imprime à l'ensemble de sa vie un caractère religieux; à
ce profond et douloureux ébranlement de son âme d'où devait sortir un
jour la _Comédie_, que ses contemporains, et après eux la postérité, ont
déclaré _divine_: il nous faut rappeler la mort de Béatrice.

Dante avait alors vingt-cinq ans. Il rentrait dans Florence, après la
victoire de Campaldino, où il avait eu tour à tour, et selon les hasards
de la journée, c'est lui-même qui l'écrit avec une simplicité antique,
«beaucoup de peur et beaucoup d'allégresse.» Il allait déposer ses armes
heureuses dans le temple de Saint-Jean, lorsqu'il apprit inopinément la
mort de Béatrice Portinari.

ÉLIE.

Mais, si j'ai bonne mémoire, Béatrice ne portait plus alors le nom de
Portinari, que vous lui donnez. La Béatrice de Dante, tout comme la
Laure de Pétrarque, était mariée; et, si elle n'avait pas onze enfants
comme l'angélique marquise de Sades, c'est uniquement parce que le temps
avait manqué.

DIOTIME.

Le mariage de Béatrice avec un gentilhomme de la maison de Bardi est un
de ces faits sur lesquels les commentateurs ont longuement disputé. Il
ne paraît plus douteux aujourd'hui qu'elle fut mariée, vers l'âge de
vingt-un ans, au chevalier Simon de Bardi. Quoi qu'il en soit, Béatrice
était frappée dans la fleur de sa jeunesse et de sa beauté, le 9 juin
1290. Ce coup terrible jette notre poëte à la solitude. Il fuit toute
compagnie, il s'absorbe dans sa douleur. Chose grave, dans cette ville
des élégances attiques, Dante néglige tout soin de sa personne; il
demeure inculte de corps et d'esprit. Son ami Guido lui en fait de
tendres reproches.

«Que de fois, lui dit-il dans un sonnet charmant, je viens vers toi dans
la journée, et toujours je te trouve dans une attitude abattue; et je
déplore ces grâces de ton esprit, ces grands talents qui te sont ôtés.»
Les exhortations d'un tel ami et aussi cette forte vitalité qui est
propre au véritable génie arrachent Dante à son accablement; il ouvre
son esprit à la consolation. Comme plus tard Élisabeth d'Angleterre,
blessée dans ses royales espérances par l'abjuration du Béarnais, il lit
Boëce. Il étudie le traité de Cicéron sur l'Amitié; il cherche à
pénétrer le sens difficile des auteurs latins. Il assiste dans les
cloîtres à des discussions théologiques. Il trace sur ses tablettes de
belles figures d'anges. Sa douleur s'attendrit, son intelligence se
ranime. Il commence, dit-il, «à entrevoir beaucoup de choses.» Enfin,
une vision extraordinaire achève de le relever. La grande consolatrice
lui apparaît sous les traits de celle qu'il a aimée. «La fille
très-belle et très-sage de l'empereur de l'univers, nous dit-il dans le
langage hyperbolique du temps, celle à qui Pythagore a donné le nom de
Philosophie,» vient à lui et l'exhorte. À peu de temps de là, sous son
inspiration, il met la main à cet écrit mystique qu'il a intitulé la
_Vie nouvelle_. Il l'écrit tout d'un trait et le termine en annonçant la
résolution «de ne plus rien dire de cette bienheureuse (Béatrice),
jusqu'à ce qu'il en puisse parler d'une manière plus digne d'elle.» Il
confie à ceux qui le liront l'espérance de dire d'elle, un jour, «ce qui
n'a jamais été dit d'aucune femme.»

Remarquez, Viviane, ce travail latent, ce progrès de la consolation dans
les grandes âmes. Elle commence à naître quand, du sein de
l'accablement, de la prostration de toutes les facultés, se produit un
vague besoin de laisser couler les larmes, de donner une issue, quelle
qu'elle soit, au désespoir. À ce besoin correspond d'ordinaire une
circonstance fortuite, une voix du dehors qui nous rappelle à
nous-mêmes, un ami, un Guido Cavalcanti qui nous tend la main. L'âme
alors se soulève un peu et regarde autour d'elle. Elle cherche dans les
douleurs semblables à la sienne un écho sympathique. Elle généralise sa
souffrance, et, d'un état personnel, d'une misère en quelque sorte
égoïste, elle passe à la considération de la parité des misères
humaines. C'est là un grand progrès dans la consolation, parce qu'il
élève la tristesse sur les hauteurs de la philosophie. C'est ce progrès
que fit Dante en lisant le livre de Boëce. De la méditation des pensées
d'autrui, de l'impression reçue, de ce que j'appellerai la consolation
passive, qui vient à nous du dehors, par la voix de nos amis, de nos
proches dans la vie spirituelle; de ce premier degré d'acceptation
philosophique de la douleur, où s'arrêtent la plupart des hommes, les
plus doués s'élèvent encore à une région supérieure. Ils se sentent
pleins d'un grand désir de _confesser_ leur douleur. Ils veulent que son
objet soit connu, aimé, admiré de tous; ils le veulent exalté dans la
mémoire des hommes. C'est l'éveil de la faculté créatrice; c'est la
consolation suprême du génie. C'est, chez Dante, la _Vita Nuova_ et la
_Commedia_; chez Gœthe, _Werther_ et _Faust_.

MARCEL.

Brava, Diotime! j'admire votre éloquence. Mais ne me sera-t-il pas
permis de hasarder une observation?... Ne te fâche pas, Viviane, il me
semble que je garde depuis assez longtemps le plus humble silence. Je me
mords les lèvres de peur qu'il ne leur échappe quelque sottise.

DIOTIME.

Voyons, quelle est l'observation qui vous étouffe?

MARCEL.

Oh, mon Dieu! c'est au fond toujours la même. Votre très-grand esprit
prend son vol vers l'idéal, le tout petit mien s'accroche à la réalité.
Là où vous voyez Dante consolé par Boëce et la philosophie, adorant à
genoux la pure image de la bienheureuse Béatrice, je le vois, moi, qui
se distrait et se divertit dans la galanterie; épris en un clin d'œil
d'une jolie femme qui le regarde de sa fenêtre; amoureux,
perpétuellement amoureux à Florence, à Lucques, à Bologne, à Padoue; et,
en fin de compte, acceptant de la main de ses parents la plus bourgeoise
des consolations, celle d'une femme légitimement possédée, en vertu du
sacrement de mariage, et qui lui donne la bénédiction de six à sept
enfants, tant mâles que femelles! Je me rappelle bien avoir lu à sa
décharge que, à une des filles qu'il eut de Gemma Donati, il donne le
nom de Béatrice; te serais-tu contentée, Viviane, de ce singulier mode
de fidélité?

DIOTIME.

Béatrice ne s'en contentait pas non plus. Dans le Purgatoire, elle
adresse à Dante de sévères reproches. «Pourquoi t'es-tu éloigné de moi
après ma mort? lui dit-elle fièrement. Mon souvenir seul aurait dû te
maintenir dans la route de la vertu et t'élever toujours vers le ciel.»
Et Dante, les yeux baissés, muet, fait assez voir qu'il se sent
coupable. Tous les commentateurs, les uns après les autres, se sont
affligés de rencontrer dans un divin génie ces faiblesses humaines. Le
premier en date, Boccace, après avoir reproché à Dante ses amours
mondaines qu'il appelle sans euphémisme «sa luxure,» le tance vertement
au sujet de son mariage avec Monna Gemma. Ce n'est pas moi qui me
chargerai de le disculper. Voyons seulement, pour rester équitable, ce
qu'étaient alors l'amour et le mariage, et ne tombons pas dans l'erreur
commune qui nous ferait juger les hommes d'une époque selon la
conscience d'une autre.

MARCEL.

Je vous supplie de croire que je ne m'érige point ici en censeur. Bien
que j'aie assez mal profité des leçons du catéchisme, je n'ai pas oublié
mon Évangile. Je ne me sens ni le droit ni l'envie de jeter à Dante
amoureux la première pierre. Je proteste seulement contre l'hypocrisie
de cette désolation immense et de cette religion sévère du souvenir qui,
selon vous, enfanta la _Divine Comédie_.

DIOTIME.

L'amour de Dante pour Béatrice fut un amour platonique dans le grand
sens que ce mot gardait au moyen âge; dans le sens que lui donne, au
banquet de Platon, l'_Étrangère de Mantinée_, cette Diotime, de qui, un
jour, dans vos gaietés ironiques, vous m'avez infligé le nom. C'était
l'adoration de la beauté éternelle, dans sa plus exquise représentation
ici-bas, la femme; c'était le désir de la béatitude divine, exalté dans
les âmes par le désir non satisfait d'une béatitude humaine, dont la
femme était considérée comme le plus pur miroir; c'était une initiation,
un charme médiateur et purificateur; c'était en même temps une sorte de
possession séraphique. Mélange presque incompréhensible pour nous
d'ascétisme et de sensualité, pieuse équivoque qui donna au culte de
Marie une incroyable puissance, amena à Jésus tant d'épouses
passionnées, et dont le dangereux attrait ne s'explique que trop lorsque
l'on considère le délaissement où restèrent toujours dans le platonisme
christianisé à qui l'on a donné le nom de mysticisme, et le Père éternel
que l'on se figurait vieux, et le Saint-Esprit qui n'avait pas revêtu la
forme humaine! Ce qu'osaient dire de très-saintes femmes touchant leurs
noces spirituelles avec Jésus, cette _montagne de contemplation_ dont il
est si souvent parlé, où on _languit_, où l'on _meurt_, où l'on _vit
d'amour_, ces délectations du souper mystique d'une sainte Claire avec
un saint François, ces délires, ces extases, ces violences de
l'imagination, ces métaphores hardies renouvelées du Cantique des
Cantiques, aujourd'hui scandaliseraient nos timides esprits; alors,
elles édifiaient la communauté chrétienne, elles remplissaient le vide,
elles animaient la monotonie des cloîtres. Mais chez les hommes de la
vie publique, chez un Dante, homme de parti, poëte célèbre et
conséquemment recherché de toutes les femmes, un tel amour ne pouvait ni
dompter les instincts ni préserver les sens des séductions du siècle.
Lorsque Béatrice dit à son amant que son seul souvenir aurait dû régner
sur lui sans partage, elle exprime la théorie, l'idée de l'amour
platonique, où la beauté de l'âme a plus de part que la beauté du corps.
Elle rappelle un vertueux effort vers la perfection spirituelle, un
_desideratum_ beaucoup plus qu'un précepte qui n'aurait pu être
scrupuleusement observé par personne dans la vie réelle.

Quant au mariage, il était d'une mince considération parmi les esprits
d'élite, chez les _fidèles d'amour_ et les _fidèles de science_.
L'esprit chevaleresque des universités le dédaignait comme un lien trop
charnel. Rappelez-vous le refus opiniâtre d'Héloïse qui, tout éprise de
la gloire d'Abélard, ne saurait souffrir pour lui les embarras du ménage
et les tracas de la vie domestique. L'opinion sur ce point était
unanime. L'Apôtre, et avec lui la plupart des théologiens, rangeaient le
mariage parmi ces nécessités vulgaires que ne subissent point les
grandes âmes. De doctes religieuses enseignaient dans les couvents ce
qu'avaient décidé les cours d'amour: à savoir que le véritable amour ne
saurait exister entre les époux. On répétait, après Théophraste et
Cicéron, qu'il est impossible de donner à la fois ses soins à une épouse
et à la philosophie. On estimait glorieux, digne des poëtes et des
chevaliers, de célébrer sa maîtresse, sa dame, comme on disait alors; on
ne parlait jamais de la mère de ses enfants. Pas une seule fois, dans
ses nombreux écrits, Dante ne prononce le nom de Monna Gemma. Il n'a
jamais parlé de ses fils, de sa famille, bien qu'il parle constamment de
lui-même, de ses amis, de ses proches. Nous ne saurions plus rien
comprendre à ces mœurs; mais, dites-moi, les nôtres vaudraient-elles
beaucoup mieux? Qu'est-ce donc que l'amour aujourd'hui? Un passager
entraînement des sens, une faiblesse. Qu'est devenu chez nous le
mariage? Un contrat de vente honteux, qui cherche à s'ennoblir par
l'éclat, par l'ostentation des vaines cérémonies dont il s'entoure.

       *       *       *       *       *

Depuis quelques instants Viviane était entrée en rêverie. Elle prenait
comme au hasard, quelque tige dans la gerbe de fleurs, et l'y remettait
aussitôt avec distraction... À ce moment, la couronne qu'elle oubliait
de tresser échappait à ses doigts. Elle tombait, elle se flétrissait sur
le sable, si, d'un mouvement plus prompt que la pensée, Élie ne l'avait
retenue.

DIOTIME.

Qu'avez-vous, Viviane? Vous voici toute pâle.

VIVIANE.

Ce n'est rien... Marcel, donne-moi mon châle. Le temps fraîchit un peu.
Si nous marchions?

DIOTIME.

Nous ferons sagement. Je crains que le froid ne vous ait saisie. Vous
voici _couleur de perle_ comme Béatrice; _couleur d'amour_, disait
encore l'Allighieri, ajouta Diotime en baissant la voix.

       *       *       *       *       *

Viviane ne répondit pas. On se mit à marcher sur le sable que la mer, en
se retirant, laissait à sec, et qui étincelait comme des paillettes d'or
sous les rayons du soleil couchant. Quelque lointain orage, pressenti
des mouettes, les poussait vers la rive. Elles arrivaient par bandes, se
ralliaient, se pressaient contre le rocher de la _Maure_. Le sombre et
rude granit se couvrait ainsi peu à peu d'un duvet blanc de neige. Il
prenait l'apparence d'un oiseau fantastique. On eût dit qu'il allait
ouvrir ses ailes gigantesques et s'envoler vers de fabuleuses contrées.
D'autres mouettes, plus hardies, se berçaient à la cime des vagues.
Elles se confondaient avec l'écume, dont elles semblaient, apparaissant
et disparaissant dans le mouvement houleux, comme une fugitive
métamorphose.

Viviane s'appuyait au bras d'Élie; elle marchait pensive. On pria
Diotime de reprendre l'entretien.

DIOTIME.

La _Vita Nuova_, en se répandant, avait fait à Dante une grande
renommée. Le parti guelfe en voulut tirer honneur. On lui confia des
négociations difficiles où il obtint des succès. On cite plusieurs
occasions où les harangues latines, françaises ou italiennes de Dante
(il parlait éloquemment ces trois idiomes) persuadèrent, à l'avantage
florentin, les princes et les peuples. Vers la fin de l'année 1299, on
le nomma prieur de la République.

Ce fut le commencement de ses calamités. À ce moment, Florence était
plus que jamais en proie aux factions. L'envie qui couvait depuis
longtemps entre deux familles voisines et rivales, les Donati et les
Cerchi, avait éclaté. Corso Donati que le peuple, à cause de son
antiquité et de sa superbe, appelait le _baron_, comme s'il n'y en eût
eu qu'un seul, n'avait pu souffrir l'insolence des Cerchi, gens de
petite origine, récemment établis, venus de la campagne, gens
_inurbains_, comme disaient les raffinés florentins, sauvages (d'où le
nom de _parte selvaggia_ donné à leurs adhérents et que nous
retrouverons dans la _Comédie_), qui se crénelaient dans leurs palais
agrandis et faisaient ostentation de leurs richesses. Aux fêtes de mai,
dans une querelle survenue entre deux femmes de ces deux maisons
ennemies, le sang avait coulé. Les superstitions populaires étaient
entrées en alarme sur cette observation que la statue de Mars, ôtée de
la place qu'elle occupait sur le _ponte Vecchio_, au lieu de regarder
vers l'orient, comme elle le faisait du temps immémorial, avait
désormais la face tournée vers l'occident. De cette volte-face du vieux
dieu païen, les chrétiens de Florence pronostiquaient les plus grands
malheurs; et, dans cette croyance superstitieuse, le peuple souffrait
comme une fatalité les rivalités qui ensanglantaient la place publique.

Sous le prétexte de rendre la paix à la _fille de Rome_ (c'était le nom
dont Florence se glorifiait), et aussi pour demander réparation d'un
grief personnel, le pape Boniface envoyait un légat, un _pacier_ à la
République. Vers le même temps, il négociait avec Charles du Valois,
l'invitait, selon la tradition pontificale, à descendre en Italie, lui
promettait ce qu'il n'avait ni le droit ni le pouvoir de donner, la
souveraineté de Florence. C'était alors, comme aujourd'hui, la querelle
du spirituel et du temporel. Les Florentins repoussaient énergiquement
toute immixtion du pontife romain dans leurs affaires. De son côté, le
pontife, pour mieux marquer son droit, excommuniait en masse les
Florentins. C'est dans de telles circonstances que Dante paraît pour la
première fois sur la scène politique avec le grand prestige qui
s'attachait au nom de poëte, avec l'autorité d'un caractère éprouvé déjà
dans les guerres civiles.

Rien de plus singulier que cette magistrature des prieurs. Comme toutes
les autres charges du gouvernement populaire, elle avait subi de
fréquentes altérations. À cette heure, les prieurs, au nombre de dix,
étaient élus par leurs prédécesseurs et pour deux mois seulement,
pendant lesquels ils demeuraient enfermés dans le palais du peuple, sans
aucune communication avec le dehors, hormis pour les affaires de la
République. En dépit de la jalousie populaire, on n'élevait au priorat
que des grands, c'est-à-dire des riches, nobles ou plébéiens d'origine.
Les prieurs, ainsi que le capitaine du peuple ou défenseur des
corporations, avaient des attributions assez mal déterminées, politiques
ou judiciaires, avec l'initiative de toutes les mesures que réclamait le
bien public.

En entrant dans cette magistrature suprême, Dante qui appartenait par
ses origines au parti populaire, mais dont le génie et le tempérament
étaient patriciens, fit voir aussitôt de quelle hauteur il dominerait
l'esprit de faction. On lui attribue un décret qui, en vue de la paix
publique, frappait d'ostracisme, comme on l'avait fait aux plus beaux
temps de la démocratie athénienne, les chefs des _Noirs_ et des _Blancs_
(c'est le nom qu'avaient pris les guelfes divisés après leur victoire
sur les gibelins). Et il n'avait pas hésité à écrire, en tête de la
liste des exilés, d'une main impartiale et politique, à côté du nom haï
de Corso Donati, le chef des Noirs, le nom de son ami le plus cher, de
celui qu'il aimait comme un autre lui-même, le nom de Guido Cavalcanti.

Cependant, l'approche de Charles de Valois que l'on savait d'accord avec
le pape pour établir la domination des Noirs, jetait les Blancs en
alarme. Dante fut envoyé par eux à Rome pour tâcher d'écarter ce péril.
C'est dans la délibération du conseil, au sujet de cette ambassade, que
Boccace lui fait dire ce mot fameux, qui montre assez en quel dédain il
tenait ceux de son parti, et quelle opinion il était autorisé à
concevoir de lui-même au milieu des médiocrités dont il était forcé de
prendre l'avis: «Si je vas, qui reste? et si je reste, qui va?»

Je ne garantis pas l'authenticité du mot, mais il n'en est pas moins
historique, en ce sens qu'il caractérise la hauteur de fierté propre à
l'esprit du patriciat toscan. Cette hauteur s'est transmise de
génération en génération, et j'entendais récemment attribuer à celui que
les Florentins appellent, comme jadis Corso Donati, le _baron_, par
excellence...

ÉLIE.

Le baron Ricasoli?

DIOTIME.

Précisément; je lui entendais attribuer un mot analogue à celui qu'on
met dans la bouche de l'Allighieri: «Resterez-vous longtemps dans les
conseils du roi?» lui aurait demandé un député piémontais, en
1862.--«Aussi longtemps qu'il en sera digne!» Vous voyez que le vieux
sang florentin, étrusque ou romain, ne s'est pas beaucoup christianisé,
du moins en ce qui concerne la vertu par excellence du christianisme,
l'humilité. Mais passons... Nous avons laissé Dante partant pour Rome.
Il y est reçu avec honneur, choyé, caressé, trompé à la manière
traditionnelle de la diplomatie cléricale. Pendant ce temps, Charles de
Valois entre à Florence, en compagnie de Corso Donati. Il y rétablit le
gouvernement des Noirs; il livre la ville à ses soldats.

Ce ne furent, pendant huit jours entiers, que massacres, incendies,
viols et pillages; puis, la soldatesque lassée, on régularisa les
choses. Un décret général de bannissement fut prononcé contre les
Blancs, et bientôt une sentence particulière, rendue sans jugement, dans
un latin barbare, condamne Dante Allighieri, lui onzième, pour cause de
baraterie, d'extorsions et de lucre, à être brûlé vif, si jamais il
remet les pieds sur le territoire florentin. Dante, qui revenait à
Florence, apprend à Sienne que sa maison est rasée, que ses biens sont
dévastés, qu'il est ruiné, proscrit. Il va rejoindre ses compagnons
d'exil; il commence à trente-huit ans ce long et douloureux pèlerinage
qui ne devait finir qu'avec sa vie.

L'exil était alors pour les Florentins, amoureux, idolâtres de la terre
natale, ce qu'il avait été dans l'antiquité pour les enfants d'Athènes,
une sorte de mort morale. Mais ce qui devait le rendre plus cruel encore
pour l'Allighieri, et tout à fait insupportable, c'était, il nous
l'apprend lui-même, la compagnie mauvaise et inepte, _malvaggia e
scempia_, avec laquelle il s'y voyait envoyé. Au lieu de son cher Guido,
dont il pleurait, non sans remords peut-être, la fin prématurée...

VIVIANE.

Pourquoi, non sans remords?

DIOTIME.

Parce que Guido était mort à la suite des fièvres de la _malaria_ qu'il
avait prises à Sarzana, pendant son exil, sous le priorat de Dante, avec
les Cerchi, les Tosinghi, les Bonaparte. Au lieu de son noble ami Guido,
il ne voyait à ses côtés que des gens sans valeur, des _insensés_, des
_impies_ (c'est ainsi qu'il les qualifie), dont il lui fallait entendre
et subir les sottises infinies. Ce que les grands hommes ont à souffrir
des partis auxquels ils se rangent, même alors qu'ils paraissent les
commander, n'est pas croyable. Ce serait un triste, mais salutaire
enseignement, de voir quelle puissance malfaisante peut exercer sur les
caractères généreux, sur les hommes de génie, la médiocrité enrégimentée
sous le drapeau d'un parti. J'en ai vu de nos jours plus d'un exemple.
Peut-être avez-vous entendu raconter comment, accouru du fond de sa
Bretagne pour défendre des conspirateurs qu'il ne connaissait pas,
l'abbé de Lamennais fut raillé, bafoué dans la prison où il venait
offrir, avec une naïveté sublime, à ces hommes grossiers, l'appui de son
nom et de sa plume illustre. Vous n'avez pas oublié Manin, accusé de
trahison pour avoir dit que la maison de Savoie pouvait avancer l'œuvre
de l'unité italienne. J'ai ouï dire d'Armand Carrel qu'il avait souhaité
de mourir, tant lui était à charge le soin de conduire les républicains
infatués et indisciplinables. Elle serait longue et tragique l'histoire
de ces âmes fières et justes que la révolution jette en pâture à la
vulgarité des partis. Ce serait un martyrologe, la liste de ces grands
cœurs méconnus, calomniés, étouffés, navrés, succombant enfin, non sous
les coups de leurs adversaires, mais dans les dégoûts dont les accablent
leurs prétendus amis politiques. Dante, qui était envoyé en exil sous le
prétexte qu'il penchait vers le parti gibelin, se voyait en quelque
sorte solidaire des passions gibelines. Il dut participer à des
entreprises insensées. Avec les chefs des gibelins, il erra de ville en
ville. On le voit tour à tour à Vérone qui était la capitale du
gibelinisme lombard, à Padoue, à Bologne, à Pistoïa, dans la Lunigiana
chez les Malaspini, à Venise, puis enfin à Ravenne chez les Polentani.

VIVIANE.

Est-il venu à Paris comme on le raconte?

DIOTIME.

Une fois tout au moins, peut-être deux fois. Cela ne fait pas doute; on
ne varie que sur l'époque. Dégoûté de l'esprit de faction, préoccupé
comme il l'était alors de ses Cantiques, il lui fallait approfondir la
science de la théologie. L'Université de Paris était fameuse entre
toutes, surtout parmi les Italiens. Pierre Lombard, saint Thomas, saint
Bonaventure, Remi de Florence, Gilles de Rome, y avaient professé avec
éclat. Robert de Bardi en fut chancelier. Le pape Jean XXII y fit ses
études. On disait dans le langage du temps que les sept arts y
brillaient comme les sept chandeliers de l'Apocalypse, et qu'entre tous
y brillait la théologie. On sait avec certitude que Dante y vint lui
aussi, comme un peu après Pétrarque et Boccace; qu'il y soutint contre
d'habiles et nombreux adversaires un _quod libet_, réputé prodigieux, ce
qui valut à l'amant de Béatrice, avec le renom de poëte, le renom de
théologien à jamais consacré par la fresque de Raphaël où il prend place
parmi les Docteurs, et fit inscrire sur son tombeau ce vers curieux:

     _Teologus Dantes nullius dogmatis expers_.

À part deux ou trois faits comme celui-ci, il n'y a rien, d'ailleurs, de
plus controversé que les traditions qui se rapportent à l'exil de Dante.
Ce qui est positif, c'est que cet exil douloureux fut sinon consolé, du
moins ennobli et animé par les plus belles études et par des travaux
glorieux. C'est alors que Dante refait et achève en italien l'Enfer
commencé en langue latine; c'est alors qu'il écrit _il Convito_, le
_Banquet_. Malgré les préjugés régnants sur l'indignité de l'idiome
vulgaire en matière philosophique, malgré la difficulté extrême de
rendre des idées abstraites dans une langue populaire à peine formée,
Dante écrit _il Convito_ en prose italienne, afin de mettre à la portée
des humbles, de ceux qui ne se repaissent que d'une _nourriture
bestiale_, la nourriture spirituelle, le _pain des anges_, comme il
l'appelle, qui fait la joie des âmes d'élite. Il écrit aussi le traité
_de l'Éloquence vulgaire, de vulgari Eloquentia_. Dans le même temps, il
avance son œuvre suprême: il conduit à bien le Purgatoire et le Paradis.

Le sentiment qui soutenait Dante, qui l'animait dans ses travaux,
c'était, avec le grand désir d'excellence en toutes choses et
d'immortalité, le désir passionné de rentrer dans sa patrie; de se
rendre illustre à ce point que Florence, l'ingrate Florence, ne pût
souffrir de rester plus longtemps privée d'un citoyen dont elle
recevrait tant de gloire.

ÉLIE.

Il ne me faudrait, entre toutes les ingratitudes dont est remplie
l'histoire des républiques, que cet exil de Dante pour haïr la
démocratie.

DIOTIME.

Je vous demande une seule chose avant de vous abandonner à cette haine,
mon cher Élie, c'est de relire dans les annales de la royauté les
ingratitudes célèbres des princes, et, à l'occasion, dans le premier
livre des _Discours_ de Machiavel, ce que pense à ce sujet le plus
sagace des politiques... il suffit. Dante eut un instant d'illusion. Les
guelfes, lassés eux-mêmes de leurs rigueurs, voulurent, après seize
années, rappeler quelques bannis. Dans le nombre était Dante. Il fut
invité par la commune de Florence à se présenter à l'église de
Saint-Jean pour y être offert.

VIVIANE.

Offert! Qu'est-ce que cela signifie?

DIOTIME.

C'était une ancienne coutume. À la fête de saint Jean-Baptiste, _avocat,
protecteur, maître de la République_, ce sont les titres que lui donnait
encore, deux siècles après, le secrétaire de la République florentine,
Machiavel, on graciait d'ordinaire quelques malfaiteurs; on les
_offrait_ au saint patron de la ville, devant lequel ils devaient
paraître pieds nus, un cierge à la main, dans l'attitude du repentir, et
faire amende honorable.

Cette année-là, on eut la pensée d'étendre la grâce à des condamnés
politiques, et Dante fut de ceux que l'on désigna pour rentrer dans
Florence. Avant de savoir à quel prix, il s'exalta dans la joie. Mais
aussitôt que, selon l'usage, un religieux lui eut notifié les conditions
de l'amnistie, il entra en grande colère. À ses amis, à ses proches, qui
lui conseillaient vivement de subir les conditions imposées, il répond
par des accents indignés: «C'est donc là, s'écrie-t-il, la révocation
glorieuse par laquelle Dante Allighieri est rappelé dans sa patrie après
trois lustres d'exil! C'est là ce qu'a mérité un citoyen dont
l'innocence est manifeste! Loin de moi, loin de celui qui s'est élevé au
culte de la philosophie, une telle bassesse! S'il n'est pas d'autre
chemin pour rentrer dans Florence, je n'y rentrerai jamais. Eh quoi! ne
pourrai-je donc, où que je sois, contempler la splendeur du soleil et
des étoiles! Ne pourrai-je spéculer sur la _très-douce vérité,
dolcissima verità_, n'importe sous quel ciel, plutôt que de reparaître
devant le peuple florentin, _dénué de gloire, nudato di gloria_, que
dis-je? couvert d'ignominie!» Et il rejette, comme une dernière insulte
à son malheur, la grâce qu'on lui apporte.

À peu de temps de là, une grande nouvelle, un événement inattendu,
rallument dans son cœur, comme une flamme subite, l'espoir de rentrer
triomphant dans sa patrie. Henri de Luxembourg est élu roi des Romains;
il va passer les Alpes. L'accord des deux puissances impériale et papale
promet aux Italiens une ère de paix. La renommée dit merveille de
l'empereur d'Allemagne. Guelfes et Gibelins, lassés de combats,
attendent sa venue comme celle d'un Messie. L'Italie, toujours trompée,
mais toujours facile à tromper, et qui attend toujours du dehors un
sauveur, se précipite au-devant de Henri avec des frémissements de joie.
Plus que personne, Dante avait droit de se réjouir. Ce qu'annonçait la
venue de Henri VII, c'était l'accomplissement de son idéal politique.
Dans son traité _de Monarchia_, une de ses dernières œuvres, il venait
d'exposer avec une précision parfaite sa doctrine sur le meilleur
gouvernement des choses humaines.

ÉLIE.

Vous dites qu'il a exposé ses doctrines avec précision: d'où vient donc
qu'il a passé tantôt pour guelfe, tantôt pour gibelin?

DIOTIME.

La doctrine de Dante n'était, à bien parler, ni guelfe ni gibeline dans
le sens étroit du mot, tel que l'avait fait l'esprit de faction; et
c'est pourquoi elle a servi de texte à des assertions opposées. Elle
était catholique et particulièrement latine. Dante, en homme qui avait
subi les maux auxquels sont exposés, plus que d'autres, les communes,
les républiques, les gouvernements populaires, considérait que l'unité
et la stabilité des pouvoirs étaient la condition essentielle de l'État.

Un seul empire là-haut, un monarque de l'univers qui réside dans le
ciel; un seul empire d'institution divine ici-bas, le saint Empire
romain, gouverné par l'empereur, qui représente Dieu dans les choses
temporelles, et par le saint pontife, qui représente Dieu dans les
choses spirituelles, l'un inattaquable dans sa souveraineté politique,
l'autre inviolable dans son Église, tous deux entièrement distincts dans
leurs attributions, tel était, selon l'Allighieri, et selon l'opinion la
plus répandue de son temps, l'ordre éternel et parfait. Selon ces
opinions, le règne d'Auguste, sous lequel voulut naître Jésus-Christ,
était le moment idéal de l'histoire. Les usurpations, les querelles des
papes et des empereurs, la confusion des pouvoirs spirituel et temporel,
avaient tout gâté; mais tout serait un jour rétabli. La paix et la
concorde seraient ramenées dans le monde par la réconciliation des deux
pouvoirs, à la grande édification de la chrétienté, au plus grand bien
des nations, à la plus grande gloire de l'Italie.

Telle était l'utopie de la science politique au moyen âge, où l'on
croyait fermement, comme le font encore de nos jours certaines écoles,
qu'il appartient aux spéculations des philosophes de régler exactement
le cours des choses humaines. Tel était l'avenir rêvé par Dante, et qui
tout à coup lui apparut comme réalisé dans la personne de Henri VII,
qui, de concert avec le Pontife, venait revendiquer ses droits, imposer
aux factions l'obéissance, remettre en Italie l'ordre et la paix, et lui
rendre l'unité qu'elle avait perdue.

ÉLIE.

Pardon si je vous interromps. Mais dans cet idéal dantesque de pouvoir
absolu, de stabilité, d'ordre et de paix, que devenait la liberté?

DIOTIME.

Lorsque Dante parlait de l'unité du pouvoir, il n'entendait en aucune
façon le pouvoir absolu, croyez-le bien. Dante aimait la liberté
par-dessus toutes choses: rappelez-vous ce vers d'un accent si tendre:

     Libertà va cercando ch' è si cara!

Son système d'une souveraineté unique ne porte aucune atteinte aux
droits des communes et des citoyens. «Les nations ne sont pas pour les
rois, mais les rois pour les nations,» dit-il dans sa _Monarchie_. Le
héros véritable de son livre, c'est le peuple romain bien plutôt que
l'empereur, qui n'est à ses yeux qu'un personnage éloigné, un peu
abstrait, et qui n'a pas des attributions plus étendues que celles d'un
président de république. Quant au pape, Dante le circonscrit avec
rigueur dans ses attributions spirituelles. Ni plus ni moins que le
philosophe Gioberti et Camille de Cavour, ce grand homme d'État, Dante
voulait l'Église libre dans l'État libre; et, tout gibelin qu'on l'a
fait faute de le bien connaître, il maintient dans son système à l'abri
de tout empiétement, il croit préserver de toute atteinte la cité, le
municipe, cet antique et solide fondement de la civilisation latine.

Il serait difficile, si nous n'en avions des témoignages écrits de sa
main, de se figurer l'exaltation de Dante, ses transports à la venue de
Henri de Luxembourg. Pour lui, nul doute: ce chevaleresque, ce pacifique
Henri, que précède une si haute renommée, c'est le rédempteur attendu.
Dans un juste sentiment de son pouvoir intellectuel et de son ascendant
sur les esprits, Dante s'adresse aux princes, aux tyrans, aux peuples.
Il leur parle d'égal à égal, d'un accent de tribun et de prophète, avec
l'autorité du sacerdoce. Il les adjure d'accueillir ce souverain de
l'Italie. «Levez-vous, s'écrie-t-il, levez-vous, rois et ducs,
seigneuries et républiques, sortez de vos ténèbres! Le fiancé de
l'Italie, la joie du siècle, la gloire des peuples, le vrai héritier des
Césars, vient au-devant de sa fiancée!» Et il répand à longs flots
d'éloquence son espoir, son enthousiasme, ses ardentes illusions. Il se
croit si près de leur accomplissement qu'il ne saurait plus tenir en
place. Il accourt sur les pas de Henri, se figurant déjà voir s'ouvrir
les portes de sa chère Florence. Il s'avance jusqu'à l'extrême
frontière; il est à Pise.

C'est là, tout près de son terrestre paradis, presque à portée d'ouïr
les cloches de son beau temple de Saint-Jean, qu'un coup violent du sort
l'en repousse à jamais et le rejette désespéré dans l'exil.

C'est à Pise que Dante apprend la mort soudaine de l'empereur Henri VII.
C'est de Pise que, navré d'une blessure mortelle, et quittant lui aussi
toute espérance, il reprend seul et triste le chemin de Ravenne. Un
protecteur généreux, Guido da Polenta, l'y attendait. Il y est reçu avec
respect, entouré de soins et d'honneurs. De plusieurs points de
l'Italie, on s'empresse, pour distraire ses peines, de lui offrir le
triomphe poétique. Giovanni da Virgilio l'appelle à Bologne pour y
recevoir la couronne de lauriers. Dante refuse. C'était dans sa ville
natale, «dans le doux bercail où il avait dormi agneau,» dans ce temple
de Saint-Jean, où il avait reçu le baptême de la foi, qu'il souhaitait
de recevoir le baptême de la gloire; il ne voulait pas ceindre son front
d'un laurier cueilli sur la terre étrangère. D'ailleurs, il en venait
peu à peu à retirer ses esprits des choses de la terre. Comme de nos
jours, Lamennais, qui lui était si semblable par les ardeurs de son âme
superbe et toujours trompée, Dante était «las de ce qui passe et qui
nous déchire en passant.»

VIVIANE.

Quel sombre dédain d'expression! Où donc M. de Lamennais a-t-il écrit
cela?

DIOTIME.

Dans une lettre à Mme de Senft, si je ne me trompe.--Dante avait accepté
une mission à Venise, où il croyait pouvoir servir les intérêts de son
hôte; il ne réussit pas. Ce lui fut un avertissement de quitter les
soucis de ce monde et de tourner désormais toutes ses pensées vers le
ciel.

Que de fois j'ai cherché, j'ai cru suivre sa trace sur ces grèves de
Ravenne, dans cette forêt désolée où gémit le vent de l'Adriatique, dans
cette _pineta_ qui mêle au bruit des flots le bruit de ses cimes
sonores! Que de fois j'ai cru entendre le poëte se parler à haute voix,
se réciter dans cette vaste solitude les dernières tercines de sa divine
cantique, se préparant, s'initiant ainsi lui-même, par l'exaltation de
son propre génie, à cette vie en Dieu dont il était tout proche!

Le 14 du mois de septembre 1321, après cinquante-six années d'une
existence en proie à tant de trouble, Dante Allighieri exhala son
dernier soupir dans cet asile de Ravenne qu'il avait appelé «amica
solitudo» et où l'on peut croire, en effet, qu'une noble amitié, le
recueillement, la claire vue de son immortalité, donnèrent quelques
heures d'une paix suprême à sa grande âme inquiétée.

Sa destinée, nous l'avons vu, avait été étroitement liée aux destinées
de sa patrie. Il avait été, avec toute sa génération, profondément agité
par de vives curiosités, par d'extrêmes terreurs, par de fortes
passions, de grandes joies et de grands désastres. Il avait reçu de son
siècle tout ce qu'il était possible d'en recevoir. Il avait su ce que
savaient les plus doctes; il avait rêvé, espéré, agi, pensé, douté,
aimé, haï avec les plus vaillants et les plus fiers.

Plus heureux qu'eux tous, il laissait dans une création de son génie,
dans une œuvre qui lui appartient en propre, l'image impérissable de ce
qu'avaient été son temps, son peuple et lui-même.

       *       *       *       *       *

Un moment de silence suivit ces mots. Diotime avait parlé longtemps. Les
heures s'étaient écoulées. Déjà le soleil, descendu très-bas à
l'horizon, plongeait à demi dans les flots.

Le premier, Marcel en fit la remarque:--La nuit vient, dit-il en
s'arrêtant brusquement. Nous n'avons pas moins de trois lieues à faire
pour regagner Portrieux.

VIVIANE.

Te voilà bien pressé! Moi, je ne quitte pas la grève qu'on n'ait promis
d'y revenir demain. Je ne me sentirais pas ailleurs aussi recueillie,
aussi bien disposée à entendre ce que Diotime doit nous dire encore.

DIOTIME.

Vous me voyez couverte de confusion. J'ai disserté sans fin, et je
m'aperçois qu'à peine j'ai abordé mon sujet.

VIVIANE.

C'est bien pourquoi il nous faudra revenir. Le silence de cette grève
m'attire. Le lointain accompagnement des vagues fait merveille quand
vous prononcez ces grands noms, Dante et Gœthe.

DIOTIME.

En ceci, comme en toutes choses, qu'il soit fait selon le bon plaisir de
la fée Viviane.

       *       *       *       *       *

Pendant qu'on échangeait encore quelques paroles et qu'on jetait un
dernier regard vers les splendeurs du soleil couchant, Marcel était allé
chercher les chevaux. De son côté, le cocher, après avoir attendu à
Tréveneuc bien au delà de l'heure fixée, venait au-devant des
promeneurs. Un moment, Grifagno hésita; il ne savait s'il suivrait la
voiture d'où l'appelait Élie, ou bien Viviane qui, du bout de sa
cravache, lui montrait le chemin des cavaliers. Mais lorsqu'il vit son
ami, le petit cheval breton, partir gaiement au galop en secouant au
vent sa crinière, la tentation fut trop forte; Grifagno désobéit à son
maître et s'élança de toute sa vitesse vers la rapide Viviane.

À huit heures, les amis s'asseyaient à une table où les attendait un
repas frugal de poissons et de coquillages. Un monstrueux homard, que la
bonne hôtesse du _Talus_, Mme Évenous, descendante, à en croire son nom,
des anciens rois d'Écosse, avait jeté tout vivant, ni plus ni moins que
si c'eût été un hérétique, dans la chaudière d'eau bouillante, en était
ressorti couleur d'écarlate, les yeux hors de tête, dans une attitude
crispée. Pendant que Marcel, aussi bon gastronome qu'il était mauvais
métaphysicien, l'accommodait d'un condiment de son invention, fort goûté
dans tous les châteaux des Côtes-du-Nord, Viviane était montée à sa
chambre où elle avait noué d'un ruban aux trois couleurs italiennes sa
guirlande de verveines. S'avançant, sans être vue, derrière Diotime,
elle posa doucement sur le front de son amie cette agreste couronne.

C'était le signal. Les verres s'emplirent.

--Vive à jamais Diotime! s'écrièrent Élie et Marcel.

--Vive la Nina du vrai Dante! reprit l'aimable Viviane.



DEUXIÈME DIALOGUE.

DIOTIME, VIVIANE, ÉLIE, MARCEL.


Le lendemain, en se réunissant dans la matinée pour l'excursion projetée
au cap Plouha, on s'aperçut que le temps n'y était pas favorable. Le
vent soufflait de l'ouest; les nuages s'amoncelaient, bas et lourds; par
intervalles, une pluie fine tombait. Les mouettes volaient au ras des
flots et poussaient leur cri aigu. On délibéra s'il serait prudent de se
mettre en route; et, comme la fatigue du jour précédent se faisait
encore sentir, on s'accorda vite sur les motifs de rester à Portrieux,
et l'on s'établit dans le pavillon.

Ce pavillon, bâti sur une légère élévation de terrain isolé, abrité d'un
bouquet d'arbres, était très en renom dans le pays. On y venait de fort
loin, dans les longs jours d'été, respirer la brise de mer et s'égayer
au concert des oiseaux qui nichaient en multitude sous l'épaisse
feuillée. La bonne Mme Évenous, qui tirait quelque vanité de ce lieu de
plaisance où se donnaient les plus beaux repas de la saison, l'avait
fait décorer avec beaucoup de soin; mais pour nos amis son agrément
était tout entier dans ses deux fenêtres d'où la vue s'étendait, d'une
part, jusqu'à la jetée, de l'autre, jusqu'à un promontoire de roches
granitiques que le flot, à la marée haute, recouvre et qu'il laisse en
se retirant tout enveloppées de goëmons, ce qui leur donne un air
échevelé et pleureur singulièrement pittoresque.

À ce moment, le bateau qui, chaque semaine, vient faire à Portrieux les
approvisionnements de l'île de Jersey, était dans le port, prêt à
remettre à la voile. De longues files de bœufs s'avançaient sur la
plage, lentement, tristement, avertis de je ne sais quel mauvais destin
par les mugissements qui partaient de l'extrémité de la jetée, où l'on
procédait à l'embarquement des animaux. Quelques-uns s'arrêtaient comme
frappés de stupeur, et demeuraient dans un état d'immobilité presque
incroyable. Des enfants de pêcheurs suivaient cette procession morne,
les plus grands portant les plus petits, tous déguenillés, infirmes,
chétifs et hâves, plus hébétés d'aspect que le bétail, et consternants à
voir pour qui veut croire à la providence divine et à la bonté humaine.
Grifagno, à qui ces enfants et ces bœufs ne plaisaient pas, avait essayé
de les poursuivre et de mettre, par ses aboiements, quelque désordre
dans cette monotonie; mais les enfants de la campagne ne s'émeuvent de
rien, et le premier d'entre les bœufs à qui s'attaqua le gai lévrier lui
ayant fait sentir d'une atteinte de ses cornes qu'il n'entendait pas la
plaisanterie, Grifagno s'était résigné. Il regardait à distance et en
bâillant ces lenteurs champêtres, que le bruit du fléau aux mains de
quatre vieilles femmes qui battaient le blé dans une aire voisine
accompagnait de son rhythme pesant et sourd.

Viviane avait pris ses crayons. Assise à la fenêtre, elle essayait de
rendre l'effet étrange de ces profils d'animaux qui se découpaient en
noire silhouette sur l'immense pâleur de la mer et du ciel. À la prière
de sa jeune amie, Diotime était allée chercher son portefeuille et les
deux petits volumes dont il avait été question la veille. Après qu'Élie
en eut curieusement examiné la reliure romaine en blanc parchemin, quand
Marcel, avec l'agrément des deux dames, eut allumé sa longue pipe de
cerisier, on fit silence. Puis, selon sa promesse, la _Nina di Dante_
reprit ainsi:

DIOTIME.

Si j'ai tenu, avant de vous parler du poëme de Dante, à vous remettre
sous les yeux sa vie, c'est que, selon moi, après les innombrables
commentaires qui, depuis plus de cinq siècles, s'efforcent d'expliquer
la _Divine Comédie_, le plus sûr est encore de s'en tenir à Dante
lui-même. La connaissance de sa personne et de sa destinée, voilà le
commentaire véritable de son œuvre. C'est la condition première d'une
interprétation discrète, à laquelle rien ne supplée, mais qui peut
suppléer à tout.

MARCEL.

À la bonne heure! on ne saurait mieux dire, et me voici délivré d'un
grand souci. Il faut bien que je vous le confesse, la vue de ce gros
portefeuille, tout bourré de notes, à ce que je suppose, ne me
présageait rien de bon; car je ne connais pas, pour ma part, de peste
plus noire que ces cuistres, ces triples pédants qu'on baptise du nom de
commentateurs, et qui s'abattent sur les œuvres du génie comme les
sauterelles sur les moissons d'Égypte.

DIOTIME.

Vous me louez trop vite, Marcel, de ce que je n'ai point dit. Il s'en
faut que j'aie cette haine vigoureuse que vous portez aux commentateurs.
À mon sens, ceux de la _Comédie_ ont rendu de vrais services. Sans eux,
je parle des anciens surtout, nous aurions aujourd'hui perdu toute trace
d'une multitude de particularités de la vie florentine, auxquelles Dante
fait allusion dans son poëme et qui rompent très-heureusement, par un
accent de vérité familière, la solennité de l'ensemble. Selon l'opinion
de Fauriel, qui compare les commentateurs de Dante à ceux d'Homère, ils
auraient eu un mérite plus grand encore: ils auraient contribué, pour
leur bonne part, au maintien de la nationalité littéraire de l'Italie.

ÉLIE.

Comment cela?

DIOTIME.

Quand le classicisme grec ou latin menaçait d'étouffer l'idiome
national, quand une littérature académique, sans tempérament de race ou
de peuple, s'imposait au goût perverti, ces querelles d'érudits ont, à
diverses reprises, ramené les esprits égarés à la source vive de poésie
que Dante a fait jaillir du sol toscan.

MARCEL.

C'est possible; mais enfin vous l'avez à peu près dit tout à l'heure:
s'il fallait, pour comprendre Dante, lire tout ce fatras de
dissertations, une vie d'homme n'y suffirait pas.

VIVIANE.

Et puis, tous ces commentateurs ne se contredisent-ils pas l'un l'autre?
Il me semble que, bien loin d'éclaircir les textes, ils doivent
embrouiller très-fort la cervelle du pauvre lecteur.

DIOTIME.

Il y a du vrai dans ce que vous dites là, Viviane. Durant cette longue
controverse qui n'a pas encore pris fin et qui remplirait à elle seule
toute une bibliothèque, on a subtilisé, sophistiqué à l'envi sur un
hémistiche ou sur un mot, sans parvenir à s'entendre, et les opinions
les plus modernes ne sont pas, peut-être, les moins opposées.

VIVIANE.

Et vous avez eu le courage de lire tout cela?

DIOTIME.

Presque tout, et je ne le regrette pas; car c'est précisément parce que
ma passion pour Dante m'a fait entreprendre ce dur labeur
qu'aujourd'hui, comme je vous le disais quand Marcel m'a interrompue, il
me sera facile, je l'espère, de vous faire comprendre de prime abord
tout ce qu'il y a d'essentiel et de vraiment beau dans la _Comédie_.
Après cela, si vous y prenez goût et que vous souhaitiez d'en apprendre
davantage, vous n'aurez plus qu'à consulter les meilleurs entre les
commentaires.

VIVIANE.

Malgré toute la clarté de votre esprit, j'ai quelque peine à croire
qu'il vous soit facile de dégager la pensée de Dante de ses nuages. À
différentes reprises, j'ai essayé, à moi toute seule, de lire la _Divine
Comédie_, je n'ai jamais pu aller jusqu'au bout. Dès les premiers
chants, les aspérités du sens et du style se dressaient devant moi; les
froideurs de l'allégorie, ces interminables expositions de dogmes et de
doctrines, ces arguties scolastiques, toute cette longue suite de
visions que ne vient jamais animer une action quelconque, produisaient
sur moi un effet de monotonie insupportable. J'étais déconcertée par
l'impossibilité du suivre à la fois le sens triple ou quadruple de ces
tercines apocalyptiques. Je ne voyais pas comment je pourrais
m'intéresser à des personnages énigmatiques à ce point qu'on ne sait
jamais, par exemple, si c'est Virgile ou la raison, Béatrice ou la
théologie, qui parlent. Je vous assure que j'y ai mis une grande
persévérance, mais c'était plus fort que moi; et, chaque fois que je m'y
reprenais, le livre me tombait des mains.

DIOTIME.

Nous le relèverons respectueusement, Viviane, et, si vous m'en croyez,
nous suivrons l'exemple de ce sage prélat qui un jour, à Oxford, sommé
par des théologiens qui disputaient sur la Bible, d'entrer dans leurs
querelles, prit de leurs mains les saintes Écritures et y déposa un
pieux baiser.

VIVIANE.

Mais la _Comédie_ n'est pas la Bible.

DIOTIME.

Elle a été longtemps appelée le poëme sacro-saint, _il sacratissimo
poema_, et, assurément, elle est, elle restera toujours le _Livre_ par
excellence de ce peuple florentin qui, lui aussi, se nommait le Peuple
de Dieu.

MARCEL.

Comment! ces Florentins du diable ont eu le front de s'appeler le Peuple
de Dieu?

DIOTIME.

Tout comme les Hébreux, mon cher Marcel, qui ne les valaient certes pas.
Savonarole, en leur donnant pour roi Jésus-Christ, ne les appelle pas
autrement; et, cent ans auparavant, le cardeur de laine Michel Lando,
quand triomphait à Florence le tumulte des _Ciompi_, se faisait
proclamer, dans la grande salle du Palais de la Seigneurie, _Gonfalonier
de la République du Peuple de Dieu_... Mais je reviens à vos objections,
Viviane. Avec votre justesse habituelle, vous faites de la _Comédie_ une
critique qui allége singulièrement ma tache. D'un trait vous avez marqué
les défauts, les grands défauts de la trilogie dantesque; je n'y veux
pas contredire. Je ne suis pas de ces idolâtres qui transforment en
beautés les défauts du maître. Je ne confonds pas l'obscurité avec la
profondeur; je ne pense pas que la monotonie soit un effet de la
perfection. Pas plus que vous je ne parviens à ranimer dans mon esprit
cette triple orthodoxie théologique, métaphysique et scientifique que
saint Thomas, Aristote et Ptolémée imposaient au moyen âge, et dont le
génie de Dante lui-même était si bien pénétré, que, à part certaines
opinions particulières et quelques idées empruntées aux Arabes et à
Platon (au Platon d'Alexandrie s'entend), il ne pouvait rien imaginer en
dehors d'elle. J'admire Dante non pas à cause des doctrines et des
symboles qui lui sont suggérés par son siècle, mais en dépit de tout
cela. Je l'admire pour la merveilleuse puissance de son génie qui, dans
ce monde d'abstractions, dans ces régions d'un surnaturel qui n'a plus
aucune prise sur notre imagination, fait palpiter la douleur, la haine,
la vengeance, la joie, l'amour, toutes les passions de la vie réelle, et
l'éternelle jeunesse d'un cœur héroïque. Songez donc, Viviane, à tout ce
que la _Comédie_ a inspiré aux arts de chefs-d'œuvre qui nous charment
encore! Rappelez-vous ces églises, ces palais de Florence, que nous
visitions ensemble l'an passé! ces fresques du Dôme, de Santa Maria
Novella, du Bargello, les peintures de Saint-François d'Assise, celles
d'Orvieto, de Padoue, du Campo-Santo, les stances du Vatican, la
chapelle Sixtine, où la personne et l'œuvre de l'Allighieri ont reçu de
la main des Giotto, des Gaddi, des Angelico, des Orgagna, des Masaccio,
des Michel-Ange et des Raphaël, une réalité pittoresque et sculpturale
qui suffirait à elle seule, à supposer que la _Comédie_ eût péri, pour
la rendre immortelle! et de nos jours, tout à l'heure, les plus grands
artistes, Flaxman, Cornelius, Ingres, Scheffer, Delacroix, y trouvant le
sujet de compositions qui deviennent aussitôt populaires! et le culte
passionné d'un Alfieri, d'un Goberti, d'un Giusti pour le _gran' Padre
Allighieri_! et l'enthousiasme de la _Jeune Italie_ qui fait de la
_Divine Comédie_ son Évangile! et la piété d'un Manin qui consacre les
veilles de l'exil à l'étude et à l'enseignement du poëme dantesque! et
les supplications répétées de Florence pour obtenir de Ravenne, qui les
veut garder comme un glorieux dépôt, les ossements sacrés de
l'Allighieri! et la fête solennelle qui se prépare en ce moment même, à
Florence, par les soins de toutes les municipalités italiennes, pour
célébrer l'anniversaire du _Grand Italien_! Tout cela, que serait-ce
donc, Viviane, si ce n'était le signe manifeste de cette puissance de
vie que cinq siècles de durée n'ont point affaiblie, qui nous attire,
nous aussi, quoi que nous en ayons, et que vous allez bientôt sentir,
soyez-en sûre, se communiquer à vous, si vous ne craignez pas de tenter
une fois encore avec moi le voyage dantesque?

VIVIANE.

À vos côtés je ne craindrai jamais ni fatigue ni ennui. Me voici prête à
vous suivre de l'enfer au ciel.

DIOTIME.

Mais vous, Marcel, qu'en dites-vous? N'allez-vous pas faire comme ce
_bon monsieur Gervais_ dont parle votre ami Voltaire, à qui l'on
proposait le même voyage, mais qui _recula de deux pas, trouvant le
chemin un peu long_?

MARCEL.

Non vraiment. Par le temps qu'il fait, cette excursion métaphysique me
semble fort à propos. Vous me permettrez bien, d'ailleurs, de loin à
loin, pour me rafraîchir l'esprit de tant de sublimités, quelque légère
critique, et vous ne me laisserez pas dans les flammes de l'enfer pour
cause d'incrédulité, n'est-ce pas, Diotime?... Et tenez, avant de nous
mettre en route, expliquez-moi donc ce titre de _Comédie_, qui, tout
d'abord, me choque; car enfin, à part quelques diableries assez drôles,
je ne vois pas le plus petit mot pour rire dans cette fameuse _Comédie_.

DIOTIME.

L'intention de Dante ne fut pas un moment de vous faire rire, mon cher
Marcel; il ne prétendait aucunement amuser, il voulait non pas
_divertir_, mais _avertir_, et, s'il se pouvait, _convertir_ ceux qui le
liraient. À la façon des prophètes hébraïques dont il a le génie
visionnaire et imprécateur, il veut émouvoir d'une terreur salutaire les
âmes endurcies; il cherche à ranimer la foi des croyants en mettant sous
leurs yeux les récompenses et les châtiments réservé dans l'autre vie
aux fidèles et aux pécheurs, en rendant visible et palpable la vérité
des jugements de Dieu. Dans ce poëme extraordinaire, Dante raconte sa
propre conversion, de quelle manière son âme, égarée dans les
dissipations de la vie mondaine, fut ramenée au bien par l'étude et la
contemplation des choses divines. Il veut, à son exemple, retirer ses
contemporains du vice et de l'erreur, leur offrir, pour nourrir leur
âme, tout l'ensemble des vérités qu'il a acquises, la _somme_, comme on
eût dit alors, de son savoir, ce qu'il appelle lui-même, dans son
langage métaphorique, le pain spirituel. Il veut aussi, avec toute
l'ardeur de son ambition poétique, faire de son œuvre une apothéose de
la femme qu'il a aimée, et s'éterniser avec elle. Il veut enfin, comme
de nos jours l'auteur de _Faust_, à qui je le compare, unir à jamais
couronner, dans la gloire céleste, les trois aspirations suprêmes de
l'homme vers Dieu, la foi, la science et l'amour.

VIVIANE.

Mais alors, je dis comme Marcel: pourquoi ce titre de _Comédie_ qui
trompe?

ÉLIE.

Il faut savoir, Viviane, que le mot _comédie_ n'avait pas au moyen âge
le sens qu'il a pris plus tard. Les comédies ou plutôt les spectacles de
marionnettes qui se donnaient dans les foires, sous les porches des
églises, et dont le sujet était presque toujours emprunté à la Bible ou
à la légende, étaient généralement des pantomimes. Placé sur le devant
de la scène, un coryphée récitait ou chantait, en prose ou en vers,
l'action que les personnages de bois exprimaient par leurs gestes. On
appelait ces explications narratives des _cantiques_.

DIOTIME.

Votre observation est juste, Élie; et, quant à moi, je ne doute pas que
la division du poëme de Dante en _cantiques_ et son titre de _comédie_
ne vienne de ces représentations scéniques que les Florentins avaient
héritées des Romains, leurs ancêtres, et qu'ils aimaient passionnément.

ÉLIE.

Mais j'y songe..., vous rappelez-vous les vers que chantait Trimalcion à
ses convives, pendant que passait à la ronde, sur la table du festin, le
fameux squelette d'argent décrit par Pétrone? Ce squelette, qui faisait
des gestes et prenait des attitudes expressives, c'était une marionnette
funèbre, un personnage de comédie; ces vers étaient un _canticum_:

     Heu! heu! nos miseros, quam totus homuncio nil est.

Cela n'avait rien de fort gai ni de précisément comique, comme vous
voyez, Viviane.

DIOTIME.

Il y a, d'ailleurs, une autre raison encore de ce titre de _Comédie_ qui
a dérouté même la critique allemande, que Schelling et Gervinus
déclarent inexplicable, et dont Schopenhauer s'égaye comme d'une ironie;
selon l'opinion du temps, ce titre convenait aux compositions d'un genre
mixte et tempéré, écrites dans un style simple. C'est pourquoi, au
vingtième chant de l'Enfer, Dante fait dire à Virgile parlant de
l'Énéide _l'alta mia tragedia_, et que, de son propre poëme, il dit, au
chant suivant, _la mia commedia_.

ÉLIE.

En cherchant bien, je crois que nous trouverions plus d'un exemple de ce
titre de _Comédie_ appliqué à des sujets fort graves; à l'instant, il me
revient d'avoir vu, je ne sais plus où, sur un catalogue de livres
portugais du XVe siècle, _la Comedieta di Ponza_, par le marquis de
Santillane, et la préface que j'ai feuilletée appelait ce poëme une
allégorie tragique.

MARCEL.

Voilà qui est plaisant! Mais, si modeste que fût, à l'en croire, l'idée
que se faisait Dante du genre et du style de sa _Comédie_, il ne lui en
attribue pas moins une qualification fort peu modeste en l'appelant
divine.

DIOTIME.

Ce n'est pas Dante, mon cher Marcel, qui a donné à sa _Comédie_
l'épithète de divine. Elle ne l'a reçue qu'après sa mort, de la foule
qui se pressait dans les églises pour l'entendre lire. Et encore, ce n'a
pas été tout de suite. Le décret de la commune de Florence qui institue
la première chaire pour l'exposition des Cantiques (c'était, si je ne me
trompe, en 1373), ne les appelle encore que _le Livre de Dante_.

MARCEL.

Et on les lisait en guise de prêche! Oh! mais cela change la question.
En tant que comédie, je ne les trouve point divertissantes vos
cantiques, mais en tant que sermon... Si M. le curé de Saint-Jacques
voulait bien nous lire en chaire quelques chants de l'Enfer de Dante, je
serais plus assidu à l'office, car enfin, si les démons de l'Allighieri
ne sont pas toujours amusants, il leur arrive du moins, par-ci par-là,
de dire de fort beaux vers, tandis que son diable à lui parle une bien
méchante prose.

DIOTIME.

Par-ci par-là! quelle indulgence pour ce barbare Allighieri!

MARCEL.

Voltaire comptait dans la _Comédie_ une trentaine de bonnes tercines.

ÉLIE.

Je crois me rappeler que Bettinelli en accorde cent cinquante environ;
M. de Lamartine, qui doit s'y connaître, assure que Dante a écrit
soixante très-beaux vers. Mais, dites-moi, cette exposition de la
_Comédie_, qui se faisait dans les églises, elle s'accorde mal, ce me
semble, avec ce que vous nous disiez hier, que Dante avait été de son
vivant suspecté d'hérésie.

DIOTIME.

La _Comédie_ a été tour à tour considérée comme un sujet d'édification
ou de scandale, selon le sentiment plus particulièrement chrétien ou
papiste dans lequel on la lisait. Elle a été recommandée ou prohibée à
Rome, selon qu'y soufflait un esprit plus zélé pour les intérêts
spirituels de l'Église ou plus jaloux des prérogatives du Saint-Siége.
Les prieurs de Florence, en conférant au vieux Boccace le soin d'exposer
publiquement dans l'église de San-Stefano la _Comédie_, pensaient que,
pour le peuple florentin, elle serait une école de vertu; et c'était
aussi la persuasion du gouvernement national qui restaura en Toscane la
liberté, quand, aux premières heures d'un pouvoir en proie aux plus
pressants soucis de la politique, il rouvrait avec éclat la chaire
dantesque supprimée par les princes étrangers qui auraient voulu imposer
à l'Italie jusqu'à l'oubli de son nom et de son histoire. Quant au
peuple, qui allait entendre dans les églises le récit de la vision
dantesque, il la tenait, non pour fiction, mais pour réalité. Il
révérait Dante comme un autre saint Paul. Les Dominicains, non plus,
lorsqu'ils expliquaient les cantiques à Santa Maria del fiore et à
San-Lorenzo, ne doutaient certes pas de leur orthodoxie. De très-saints
personnages les recommandaient comme lecture de carême. Ce fut à la
prière du concile qui condamnait Jean Huss, qu'un évêque italien,
Giovanni da Serravalle, entreprit une version latine de la _Comédie_.
D'autre part, à la vérité, on en jugeait différemment. Nous avons vu
Dante mandé devant l'inquisiteur. Après sa mort, on ne saurait laisser
en paix ses os. La cour de Rome en voulait à Dante, non-seulement pour
avoir jeté en enfer des cardinaux, des papes et jusqu'à un pontife
canonisé, mais encore, chose plus grave, pour avoir soutenu, dans son
traité _de la Monarchie_, que le pouvoir de l'empereur égale celui des
souverains pontifes, et que l'autorité de la tradition est moindre que
celle des saintes Écritures (propositions condamnées plus tard par le
concile de Trente). Ajoutons que l'Allighieri, lorsqu'il faisait partie
du Conseil des Anciens, s'était toujours opposé aux subsides demandés
par le pape à sa chère ville de Florence.

ÉLIE.

Atto Vannucci m'a fait voir un jour à la bibliothèque _Magliabechiana_,
sur les registres du Conseil des Anciens, ce vote laconique signé Dante
Allighieri: _Niente per il papa_.

DIOTIME.

C'était aussi de très-mauvais œil que l'on voyait à Rome la langue
populaire mise par Dante en honneur, au détriment du latin, qui était la
langue du parti guelfe et qui gardait inaccessible aux profanes le
trésor dangereux de la science et de la philosophie.

ÉLIE.

On aurait voulu à Rome arrêter l'essor de la langue italienne! Et
pourquoi?

DIOTIME.

L'essor de cette belle langue, que l'on appelait alors nouvelle, c'était
l'essor de l'esprit nouveau d'indépendance et de libre examen. On le
sentait instinctivement à Rome. Nouveauté, liberté, deux termes
synonymes, également suspects au clergé romain. Sur ce point, jamais il
n'a varié. Le souverain pontife condamne l'astronomie nouvelle de
Copernic, parce qu'elle est contraire à l'astronomie ancienne de Josué,
comme il a blâmé la musique nouvelle, le chant en parties, parce qu'elle
est contraire à la musique ancienne, à l'unisson du chant grégorien. Le
cardinal-légat Bertrand du Poyet ou del Poggetto, envoyé par Jean XXII à
Ravenne pour faire exhumer les os de Dante et jeter aux vents ses
cendres, pensait exactement comme de nos jours le cardinal Pacca, chargé
par Léon XII d'annoncer à l'abbé de Lamennais la condamnation du journal
_l'Avenir_, et qui lui écrivait à cette occasion une phrase dont je me
souviens mot pour mot, tant elle exprime clairement la doctrine
pontificale touchant les libertés de la société civile et politique.
«Si, dans certaines circonstances, dit le cardinal Pacca, la prudence
exige de les tolérer comme un moindre mal, elles ne peuvent jamais être
présentées par un catholique comme un bien, ou comme un état de choses
désirable.» Je cite fidèlement, bien que de mémoire.

ÉLIE.

Mais, permettez...

VIVIANE.

Ne permettez pas qu'il discute; vous savez qu'un Breton ne cède jamais.
Pour peu que Marcel s'en mêle, nous ne commencerons pas aujourd'hui le
voyage dantesque.

DIOTIME.

Pour expliquer, sinon pour excuser la mission du cardinal del Poggetto,
il faut dire que l'orthodoxie de Dante a toujours et partout été
contestée. Un des plus convaincus entre les réformés du XVIe siècle,
Duplessis-Mornay, salue Dante comme un précurseur; un autre l'inscrit au
catalogue des illustres _Témoins de la vérité_; le concile de Trente se
range à cet avis et condamne la _Comédie_. C'est encore aujourd'hui
l'opinion de la critique protestante en Allemagne, que le poëme
dantesque est tout pénétré de ce qu'elle appelle l'élément réformateur.
Lorsque l'inquisition d'Espagne, au XVIIe siècle, prend pied en Italie,
elle expurge rigoureusement les Cantiques, puis, au siècle suivant, la
Société de Jésus les explique à la jeunesse, en fait une édition qu'elle
dédie au souverain pontife, et à laquelle elle ajoute cette version
italienne du Magnificat, du Credo et des Psaumes qui mettrait hors de
doute, si elle était authentique, la parfaite orthodoxie du poëte. La
dispute à ce sujet n'a pas encore cessé de nos jours. Ozanam et Balbo
pensent, avec le cardinal Bellarmin, que Dante était bon catholique.
Renouvelant les excentricités du Père Hardouin, qui attribuait la
_Comédie_ à un adepte de Wiclef, un écrivain contemporain voit dans les
Cantiques le mystérieux langage d'un sectaire. Ugo Foscolo et Rossetti
ont fait de Dante un libre penseur, un révolutionnaire du XIXe siècle.
Mazzini, qui l'a étudié avec amour, ne consent à voir en lui qu'un
chrétien et non un catholique. Enfin, tout à l'heure, la congrégation de
l'Index met sur la liste des ouvrages dont la lecture est interdite aux
fidèles, avec _les Mémoires du Diable_, par Frédéric Soulié, et _les
Bourgeois de Molinchart_, par Champfleury, une édition nouvelle de _la
Divine Comédie_; et le _Calendrier évangélique_ qui se publie à Berlin
porte le nom de Dante, avec les noms de Joachim de Flore, de Calvin, de
Luther, de Coligni. Vous le voyez, Élie, selon les temps, je me trompe,
dans le même temps, le poëme de Dante a été revendiqué tout ensemble par
les partisans et par les adversaires de Rome.

ÉLIE.

Mais vous, qu'en pensez-vous?

DIOTIME.

Je pense que la _Comédie_ est catholique, et par le milieu où elle a été
conçue, et par sa donnée générale, et par l'occasion qui en hâte
l'exécution même par le sentiment moral qui l'inspire, mais que, à
l'insu peut-être de Dante, elle est mêlée, comme la société dans
laquelle il vivait et comme son propre génie, d'un grand nombre
d'éléments étrangers ou contraires à l'orthodoxie, en sorte que l'Église
romaine et la critique protestante ou rationaliste n'ont eu ni tout à
fait raison ni tout à fait tort quand elles l'ont déclarée non
catholique.

VIVIANE.

Expliquez-vous, je vous prie.

DIOTIME.

Par exemple, si nous considérons le lieu et le moment où la _Comédie_ se
produit, hésiterons-nous à donner au XIVe siècle italien l'épithète de
catholique? Et pourtant, quelle licence effrénée de mœurs et d'opinions
dans Florence: quelle incrédulité railleuse dans le peuple, quel dédain
de la cour de Rome dans le gouvernement de la République, quelle
rébellion incessante aux décrets pontificaux! Au sein des universités,
en plein enseignement, quelles infiltrations des idées arabes, quel
excès d'enthousiasme pour l'antiquité païenne, quelles témérités de
l'astrologie et de l'alchimie, quel matérialisme de la médecine et de
l'anatomie qui commence! Parmi les grands et les riches, que
d'épicuriens et de libertins, que d'esprits forts, et qu'on était voisin
du temps où Boccace, devançant de trois siècles un Lessing et un
Voltaire, allait comparer, en les égalant, les trois religions juive,
chrétienne et musulmane! Et cet horoscope hardi que Pierre d'Abano
tirait de leurs destinées futures, et cet _Évangile Éternel_ qui
annonçait une troisième révélation supérieure à celle du Christ et qui,
du fond de la Calabre, agitait toute l'Italie, ne cachaient-ils pas en
germes cette question que nous croyons née dans notre siècle: _Comment
les dogmes finissent!_ Et ce _Millenium_ annoncé qui n'était pas venu!
Quel ébranlement de la foi, quel trouble dans les consciences! Et ces
vertus héroïques dont Florence était si fière, ces vertus fatalistes,
superbes et vindicatives des Farinata, des Cavalcanti qui ne s'humilient
pas même dans l'enfer, n'étaient-elles pas formées sur le modèle
stoïcien bien plus que sur l'idéal de la sainteté chrétienne? et les
grands hommes ne pratiquaient-ils pas l'imitation de Caton, bien plutôt
que l'imitation de Jésus-Christ? Il s'en faut, Viviane, que ces temps de
foi que pleurent les dévots et qu'ils voudraient ramener, aient été
exempts d'incrédulités et de doutes. Dans un vaste horizon catholique,
ces siècles, tout comme le nôtre, renfermaient une infinité de choses,
d'idées et de personnes qui n'étaient point du tout catholiques. Ne
soyons donc pas surpris de retrouver dans le génie de Dante et dans son
œuvre les contradictions de son siècle.

ÉLIE.

Vous venez de nous dire que l'occasion de la _Divine Comédie_ avait été
catholique, Comment l'entendez-vous?

DIOTIME.

Cette occasion fut le grand Jubilé célébré à Rome dans la première année
du XIVe siècle. C'est la date que Dante assigne à sa vision. On ne sait
pas avec certitude s'il assista à cette solennité extraordinaire qui vit
pendant quelque temps arriver au siége de la catholicité deux cent mille
pèlerins par jour, mais cela paraît bien probable; en tous cas, Villani,
qui se trouvait à Rome, dut lui en faire une vive peinture, et plusieurs
comparaisons des cantiques qui s'y rapportent montrent que l'imagination
du poëte avait reçu du moins le contrecoup de l'exaltation universelle
produite par la pompe et la nouveauté d'un tel spectacle. Je ne voudrais
pas omettre non plus cette autre occasion, quoique secondaire, dont je
vous parlais hier, cette représentation de l'enfer sur le pont _alla
Carraia_, qui eut pour dénoûment, le pont s'étant rompu,
l'engloutissement d'une foule immense accourue, comme elle y était
conviée, «pour apprendre des nouvelles de l'autre monde.» Quant au
sentiment moral qui inspire la _Comédie_, il est presque toujours
catholique; c'est la foi dans la purification du péché par la vertu de
la confession et de l'expiation volontaire, c'est un humble et amoureux
espoir du salut par l'intercession de la Vierge et des saints...

ÉLIE.

Sans doute, j'ai bien entrevu tout cela dans la _Comédie_; mais j'y ai
vu d'autres sentiments aussi qui ne me paraissent pas du tout
catholiques, l'orgueil qui éclate partout, la passion de la gloire, la
colère, la vengeance... une opinion de soi la plus éloignée qui se
puisse de l'humilité chrétienne.

DIOTIME.

Je vous disais à l'instant, mon cher Élie, que Dante avait été, avec
toute sa génération, en proie à des influences diverses où le paganisme
grec et latin avait autant de part que la révélation chrétienne. Bien
des éléments opposés entraient comme en fusion dans son tempérament
ardent, bien des passions contraires étaient entraînées ensemble dans le
généreux essor de son génie. Nous allons voir tout à l'heure comment il
introduit, sans scrupule, dans cette donnée légendaire de la vision et
dans cette trilogie catholique que lui impose la foi du moyen âge, une
foule de personnages, dieux, démons, héros de l'antiquité polythéiste,
absolument étrangers à la mythologie chrétienne.

VIVIANE.

Vous disiez que cette donnée de la vision est imposée à Dante?

DIOTIME.

Imposée serait trop dire. Elle était familière aux imaginations, elle
s'offrait d'elle-même au poëte.

VIVIANE.

Mais c'était une raison, ce me semble, pour un homme de génie,
d'écarter, puisqu'elle était si banale, une forme si ennuyeuse.

DIOTIME.

Vous êtes trop artiste, Viviane, pour ne pas sentir quel avantage c'est
pour le poëte de trouver un cadre tout fait, accepté par l'imagination
populaire. De tous les poëtes modernes, celui qui a le plus réfléchi sur
les lois de l'art, Gœthe, en jugeait ainsi lorsqu'il choisissait pour
cadre à une invention entièrement originale quant aux sentiments et aux
idées, une vieille pièce de marionnettes qui traînait depuis deux cents
ans sur tous les théâtres de la foire. Avant lui Lessing avait eu la
même pensée et voulait également faire un drame du docteur Faust. Dante
qui sentait s'agiter en lui un esprit tout nouveau, Dante qui avait tout
à créer, jusqu'à cette langue hardie, personnelle à ce point qu'on en a
pu dire qu'elle était dantesque avant d'être italienne et que certains
mots créés par lui n'ont servi qu'à lui seul, Dante était trop heureux
de prendre en quelque sorte des mains du peuple cette donnée de la
vision, devenue pour nous une convention inanimée comme le songe de la
tragédie classique, mais qui alors, dans la vivacité des croyances
populaires, avait une réalité sensible.

Faire accepter des formes nouvelles, c'est, pour les poëtes, une tension
de l'esprit où s'use beaucoup de la force créatrice qu'ils
appliqueraient plus heureusement à la composition intime du sujet. Quel
privilége pour les artistes grecs et italiens de sculpter ou peindre des
sujets connus de tous! L'émotion était instantanée; l'intérêt pour les
personnages, l'adoration pour les divinités représentées, se
confondaient avec l'enthousiasme pour le talent qui les figurait aux
yeux. Il n'y avait pas d'hésitation; il n'était besoin d'aucune
recherche de l'esprit pour admirer la _Minerve_ de Phidias ou le
_Jugement dernier_ de Michel-Ange. Mais voyez ce qui arrive aujourd'hui!
Les lettrés seuls comprennent la plupart des sujets traités par les
arts. Que sait la foule touchant l'_Orphée_ de Delacroix, l'_Œdipe_ de
M. Ingres, ou la _Mignon_ de Scheffer? Et lorsqu'il lui faut lire dans
le livret de nos expositions un long argument qui lui explique un sujet
d'histoire ou de sainteté qu'elle ignore, comment éprouverait-elle ces
frémissements, ces transports, ce «tumulte de joie,» dont je vous
rapportais hier un effet si charmant, à propos de la _Madone_ de
Cimabuë!

VIVIANE.

Je le crois comme vous. L'indifférence du peuple pour la plupart des
sujets traités par nos artistes doit être pour beaucoup dans la froideur
publique dont ils se plaignent... Ces visions si populaires, ne nous
avez-vous pas dit qu'elles étaient originaires des cloîtres?

DIOTIME.

Elles étaient naturelles à des hommes qui renonçaient à tous les
attachements de la vie présente, pour s'absorber dans la contemplation
des choses de la vie future, et c'est là, en effet, dans les cloîtres,
qu'elles ont pris commencement. Mais, à son tour, le peuple, quand il
crut que le monde allait finir, s'inquiéta fort de ce qui l'attendait
par delà. Les traditions autorisées par l'Église admettaient des
communications surnaturelles entre le ciel et la terre. Quelques textes
de saint Pierre, commentés par les Pères des premiers siècles,
l'Apocalypse, l'Évangile de Nicodème, la Vision de saint Paul, celle
d'Hermas que l'on croyait écrite sous l'inspiration divine, celle que le
pape Grégoire VII avait eue et qu'il se plaisait à raconter en chaire,
ne laissaient à cet égard aucun doute. Les descriptions de l'autre vie
abondaient dans une multitude d'ouvrages qu'on lisait avidement. Les
chansons populaires étaient remplies de peintures de l'enfer; la fiction
d'un trou, d'un puits par lequel on y descendait, était généralement
répandue. Pour satisfaire les curiosités de Clément V, un nécromant y
transportait son chapelain. Ces sortes de visions ou de voyages dans
l'autre monde n'étonnaient guère plus d'ailleurs que les voyages
entrepris par de hardis navigateurs et par des missionnaires dans les
contrées inconnues de notre globe, d'où l'on rapportait alors tant de
prodiges. C'était le temps des _Mirabilia_.

VIVIANE.

Les _Mirabilia_? Qu'est-ce que cela?

DIOTIME.

C'était le nom de toute une classe de livres consacrés à la description
des choses _émerveillables_ qui se voyaient aux pays lointains. Il y
avait les _Mirabilia_ de l'Orient, les _Mirabilia_ de l'Irlande, les
_Mirabilia_ du monde. En ces temps d'ignorance, les récits véridiques ne
semblaient pas moins prodigieux que les fictions. L'océan Atlantique et
les mers polaires excitaient presque autant de curiosité et d'effroi que
les régions infernales. Quand Marco Polo, revenant à Venise après vingt
ans d'absence, raconta à ses compatriotes les choses qu'il avait vues
sur l'océan Indien, lorsqu'il publia son _Livre des choses
merveilleuses_, ce ne fut qu'un cri d'étonnement. La première carte
géographique, où un autre Vénitien, Marco Sanuto, avait situé, d'après
les cartes arabes, le continent africain au milieu des eaux, causa une
indicible surprise. Beaucoup plus tard, dans la légende de Faust, on
trouve encore de vives traces de la passion populaire pour ces voyages
merveilleux à travers les mers et les airs, dans l'ancien et le nouveau
monde. La vie elle-même était alors considérée comme un voyage. Selon le
tour métaphorique que l'on prenait dans la lecture habituelle des Livres
saints, l'homme, ici-bas, était un pèlerin, un fils égaré dans la vallée
des larmes, qui cherchait son chemin pour rentrer dans la maison du Père
céleste... Et vous auriez voulu, Viviane, que Dante ne tînt pas compte
d'une préoccupation, d'une passion universelle des esprits? qu'il
écartât cette forme de la vision et du voyage qui rencontrait dans le
peuple une croyance naïve, que l'Église autorisait, et que les esprits
les plus cultivés acceptaient sans hésitation? Il eût fallu pour cela
qu'il ne fût pas ce qu'il était dans toutes les fibres de son être, un
grand, un véritable artiste.

VIVIANE.

J'ai parlé sans réflexion; ce que vous dites est de toute évidence.

DIOTIME.

Nous allons voir de quelle manière notre poëte prend possession de cette
donnée banale, comment il la transforme, la fait servir à l'expression
de ses sentiments, de ses idées propres, et lui imprime le sceau de son
génie.

VIVIANE.

J'écoute de toute mon attention.

DIOTIME.

La composition de la trilogie de Dante, c'est-à-dire la représentation
qu'il s'est faite des trois royaumes où s'exerce la justice finale de
Dieu, est d'une précision parfaite. L'Enfer, le Purgatoire et le
Paradis, avec leurs divisions et leurs subdivisions, sont construits
selon la rigueur des lois mathématiques et se suivent dans un ordre
savamment combiné, en formant un parallélisme exact, de telle sorte que
l'on a pu tracer au compas des cartes topographiques de ces lieux
imaginaires, et planter de jalons la route que le voyageur y a parcourue
en rêve. J'ai ici la copie de l'une de ces cartes. C'est celle que
Philaléthès, le roi Jean de Saxe, a jointe à son excellent commentaire.
Jetons-y un coup d'œil. Ma mémoire y trouvera un peu d'aide, et mes
explications vous paraîtront moins obscures.

MARCEL.

Quelle invention bizarre, et véritablement de l'autre monde!

DIOTIME.

L'Enfer de Dante a pour origine la chute des anges rebelles. Leur chef,
le beau et resplendissant Lucifer, précipité du ciel, tombe la tête la
première sur notre planète, qui est, selon l'astronomie du moyen âge, le
centre du monde. Il s'y abîme, en creusant un vide qui prend la forme de
cône renversé, jusqu'au milieu de l'hémisphère de terre ferme,
c'est-à-dire, d'après les géographes du temps, jusqu'aux antipodes de
Jérusalem.

ÉLIE.

_Ista est Jerusalem; in medio gentium posui eam et in circuitu ejus
terram._

DIOTIME.

C'est cela. Mais comment savez-vous si couramment votre Ézéchiel?

ÉLIE.

Parce que la passion que vous avez pour l'Allighieri, je l'ai, moi, pour
les prophètes.

DIOTIME.

Cela n'est pas si différent qu'il semblerait. Le génie de Dante est tout
à fait biblique. À chaque pas, dans sa _Comédie_, nous rencontrerons des
réminiscences des prophètes, en particulier d'Ézéchiel et de
Jérémie.--Lucifer, dont la rayonnante beauté devient laideur horrible,
et qui va désormais se nommer Satan ou Dité, demeure éternellement fixé
dans un lac de glace qui fait le fond du séjour de la damnation. La
terre qui occupait l'espace où s'est creusé l'abîme, est poussée au
dehors, vers l'hémisphère austral, que l'on se figurait alors couvert
d'eau; elle y forme, au sein de la mer du Sud, une montagne isolée.
Cette montagne, qui correspond exactement, dans son élévation conique,
au puits conique de l'enfer, est le séjour de l'expiation et de la
purification, le purgatoire. À son sommet est le paradis terrestre,
qu'entoure le fleuve Léthé, et au centre duquel s'élève l'arbre de la
science du bien et du mal. Au-dessus de ce paradis, dans la lumière
éthérée, est le paradis céleste. Il se compose de neuf sphères ou ciels
qui ont pour centre la terre, et qui tournent, d'un mouvement
épicyclique, de plus en plus rapides et lumineuses, à mesure qu'elles
s'éloignent de leur axe. Par delà ces neuf sphères, et les enveloppant
toutes, est l'empyrée, qui est la demeure suprême de Dieu. Là il siége,
entouré de sa cour séraphique. Là sont assis, sur des milliers de trônes
qui figurent les pétales d'une immense rose mystique, les esprits
bienheureux, tout rayonnants d'une candeur éblouissante. Tel est
l'ordre, telle est la forme générale de la trilogie dantesque.

Suivons maintenant le poëte dans le chemin qu'il se fraye, de cantique
en cantique, à travers les épouvantements de l'enfer et les mélancolies
du purgatoire, jusqu'à la béatitude céleste.

Un jour, au sortir du sommeil, Dante se trouve égaré, sans qu'il sache
comment, au fond d'une vallée déserte, dans une forêt obscure. En en
cherchant l'issue, il arrive au pied d'un colline éclairée à son sommet
des premiers rayons du soleil levant. Comme il s'apprête à gravir cette
riante colline, trois bêtes féroces, une panthère, une louve, un lion,
lui barrent le passage. Effrayé, il recule, il va retomber aux ténèbres
de la forêt, quand soudain une ombre lui apparaît qui le rassure et
l'invite à le suivre. Cette ombre est Virgile. Le chantre de l'_Énéide_
annonce à Dante qu'il lui est expressément envoyé pour le tirer de la
forêt périlleuse et pour le guider dans les commencements d'un grand
voyage aux mondes invisibles. Et comme Dante s'étonne, il s'explique
davantage. Trois dames célestes, lui dit-il, ont eu de lui compassion.
L'une, il ne la nomme pas; l'autre, il l'appelle Lucie; la troisième est
Béatrice. C'est cette dernière qui, avertie par les deux autres du péril
où est Dante, descend des hauteurs suprêmes pour venir trouver Virgile
dans les limbes de l'enfer où il demeure banni avec Homère et les autres
grands poëtes antiques qui n'ont point connu le vrai Dieu. C'est
Béatrice qui prie Virgile de voler au secours de Dante et de le conduire
aux royaumes douloureux que, par grâce spéciale, il lui sera permis de
visiter. À l'entrée du royaume de la béatitude où Virgile n'a point
d'accès Béatrice réapparaîtra; et, à sa suite, Dante montera jusqu'au
pied du trône de l'Éternel. En entendant le nom de Béatrice, Dante, qui
s'était effrayé, qui doutait, «n'étant ni Énée ni Paul,» qu'une faveur
extraordinaire lui permît la vue des choses éternelles, s'incline. Et le
cœur enhardi, il entre avec Virgile dans un chemin sauvage et profond
qui va les conduire jusqu'aux portes de l'enfer.

MARCEL.

Vous expliquez tout cela avec une clarté parfaite; mais dans ce qui vous
semble si bien ordonné je ne vois, moi, que confusion. Quel baroque
amalgame que ce puits, cette montagne et cette rose blanche! Qu'ont
affaire ensemble, je vous prie, Virgile et Béatrice, le Léthé et le
paradis terrestre? D'honneur, je ne saurais m'étonner beaucoup que
Voltaire ait qualifié toutes ces belles choses de salmigondis!

DIOTIME.

En effet, mon cher Marcel, tout ce mélange de paganisme et de
christianisme, de personnages de la Bible et de héros latins, semble
bizarre, si nous le considérons avec notre savoir et notre goût
modernes. Ces inventions se ressentent de la barbarie du moyen âge et de
l'incohérence qu'un ensemble de notions superstitieuses et de
connaissances fragmentaires jetaient dans les meilleurs esprits. Fausse
astronomie imposée par Ptolémée, confirmée par saint Thomas, et dont
l'autorité ne devait rencontrer un premier doute qu'à deux siècles et à
trois cents lieues de là, dans le cerveau d'un Copernic, lequel,
notez-le bien, a été excommunié par l'Église et frappé d'une sentence de
réprobation qui n'a été levée formellement que de nos jours!--Fausse
classification des sciences et des arts, dans le _trivium_ et le
_quadrivium_ des écoles.--Fausse cosmogonie, sur la foi d'un Aristote
latin altéré par les Arabes, christianisé par Albert le Grand et saint
Thomas.--Fausse histoire envahie par la légende, écrite en vue de
l'édification bien plus que de la vérité, et qui tourne les événements à
la démonstration perpétuelle des justes jugements de Dieu.--Fausse
histoire naturelle tirée des _Bestiaires_.--Fausse mathématique qui
cherche la quadrature du cercle.--Fausse antiquité où l'on entrevoit à
peine Homère, où l'on ne sait de Virgile que ce qu'en donnent des
manuscrits et des traductions pleines d'erreurs.--Fausse morale, enfin,
à la fois astrologique et théologique, qui croit à l'influence des
planètes sur les passions de l'homme, et qui ne repose que sur la
crainte servile d'un maître jaloux. Il n'était pas possible que de
toutes ces notions fausses sortît spontanément un art pur. Et nous
devrions nous étonner, Marcel, non pas de ce que le poëme de Dante
renferme beaucoup de ces choses qui blessent le goût de Voltaire, mais
de ce qu'on y rencontre en si grand nombre des traits d'une simplicité
homérique, des sentiments, des images d'une vérité si vivante, d'une
grâce si naturelle, que rien n'a pu, ne pourra jamais en altérer la
force et l'inimitable beauté. Et voyez, tout d'abord, dès le début de la
_Comédie_, dans cette première scène par qui s'ouvrent les deux chants
les plus obscurs peut-être, les plus allégoriques de tout le poëme:

     Nel mezzo del cammin di nostra vita
     Mi ritrovai per una selva oscura
     Che la diritta via era smarrita...

MARCEL.

Ah! de grâce! pitié pour les ignorants. Un peu de bon français, pour
l'amour de Dieu; car, mon italien appris, s'il vous en souvient, de
notre vetturino sur la route de Sienne à Pérouse, ne saurait me servir
beaucoup à l'intelligence des Cantiques.

DIOTIME.

Avec quelque attention, votre latin y pourrait suffire; mais je ne veux
pas vous imposer un tel effort, et je vais risquer de traduire.

ÉLIE.

De quelle traduction vous servez-vous?

DIOTIME.

De toutes et d'aucune; souvent de la mienne. C'est présomptueux,
peut-être; mais que voulez-vous? En cette circonstance, je dis avec
Gœthe: «La passion supplée le génie.» D'ailleurs, je ne saurais quelle
version préférer, n'ayant de choix que dans l'insuffisance. Notre vieux
français, dans sa vive allure, le français que parle Grangier, se
prêtait à la tâche du traducteur qui consiste, comme le dit si bien
Rivarol, à «marcher fidèlement et avec grâce sur les pas d'un autre,»
mais le français moderne est absolument impropre, il faut bien le dire,
à cette pénétration du génie d'une autre langue, sans laquelle toute
traduction d'une grande œuvre poétique n'est qu'impertinence et
mensonge. Quand un traducteur français vise à l'exactitude, il devient
aussitôt tendu, inintelligible; lorsqu'il cherche l'élégance, il ne
garde de l'original ni sève, ni saveur, ni essor, ni vibration, il tombe
dans la platitude. Il serait temps que l'on renonçât à la prétention de
faire passer dans notre langue sans hardiesse, sans naïveté, sans
mystère, ces créations primitives des grandes poésies nationales qui ne
sont que hardiesses, naïvetés, mystères.

MARCEL.

Mais à ce compte, vous condamneriez la plupart d'entre nous à ignorer
ces cinq ou six grandes œuvres dont tout le monde parle et qu'il semble
honteux de ne pas connaître.

DIOTIME.

Je me fais mal comprendre, Marcel. Je voudrais, au contraire, qu'on les
connût beaucoup mieux en les lisant dans l'original. À la rigueur, je
puis vous accorder que les langues orientales, le sanscrit ou l'hébreu,
restent l'objet d'un luxe ou d'une vocation particulière de l'esprit;
mais je n'admets guère, je l'avoue, que l'on ne prenne pas la peine,
chez nous, d'apprendre l'idiome vivant des quatre nations modernes qui
ont exprimé leur génie dans une grande littérature.

MARCEL.

Cela vous plaît à dire; mais, apparemment, cela ne serait pas si aisé.

DIOTIME.

Ce devrait être un jeu pour un Français, qui a étudié pendant tout le
cours de son éducation universitaire le grec et le latin, que
d'apprendre par surcroît les deux langues sœurs de la sienne, comme elle
filles de Rome. Resterait donc l'étude des langues germaniques,
l'allemand et l'anglais. Je reconnais qu'il y a là quelque difficulté.
Mais, pour peu que l'on réfléchisse sur les conditions nouvelles de la
vie européenne, on verra que, indépendamment des joies intellectuelles
qui nous attendent dans l'intimité d'un Shakespeare, d'un Milton, d'un
Gœthe, les études philosophiques, scientifiques et politiques, les
affaires industrielles et commerciales elles-mêmes qui jouent un si
grand rôle dans l'existence moderne, ont déjà beaucoup à souffrir et
souffriront de plus en plus, chez nous, de notre infériorité dans la
connaissance des langues.

ÉLIE.

J'ai eu dans les mains un livre curieux du XIVe siècle, un traité sur le
commerce, dont l'auteur, un certain Baldinucci, abonde dans votre sens.
Il recommande aux négociants italiens la connaissance d'une langue
orientale, qu'il appelle le _Coman_, et dont il ne reste plus d'autre
trace. Il y a cependant un inconvénient réel à cette culture des idiomes
étrangers: c'est que, à force de parler et d'écrire en d'autres langues,
on parlera et on écrira beaucoup moins bien dans la sienne.

DIOTIME.

Il y aura certainement, lorsqu'on parlera un grand nombre de langues
diverses, un effort à faire pour rester fidèle au génie de la sienne
propre, et pour éviter la banalité cosmopolite qui déjà envahit le
journalisme européen. À mesure que notre domaine intellectuel s'étend,
il nous devient moins facile de le posséder et de le fertiliser. Voyez
de nos jours l'histoire! Elle embrasse un champ si vaste et si encombré
de matériaux, elle exige dans l'écrivain une telle force de contrôle et
d'appropriation, la composition, la proportion, l'ordre et la suite y
paraissent si impossibles, que les plus excellents artistes, les maîtres
en l'art d'écrire, un Thucydide, un Salluste, un Machiavel, un Bossuet,
s'y pourraient sentir troublés. Mais un tel état n'est pas pour durer,
et l'ordre renaîtra bientôt en toutes choses: un ordre supérieur dans
une société qui saura mieux user de ses richesses et au sein de laquelle
se produiront de nouveaux génies créateurs. Ceux-là, d'une science plus
vaste, feront jaillir une poésie plus vraie et qui des profondeurs mieux
pénétrées de la nature et de l'humanité s'élèvera plus haut vers Dieu.

ÉLIE.

Vous croyez qu'un jour un poëte viendra qui pourrait surpasser Homère ou
Virgile?

DIOTIME.

Je pense, avec le philosophe allemand, que les destinées de l'art
dépendent des destinées générales de l'esprit humain. Comment donc,
ayant une persuasion si vive des progrès de la civilisation,
douterais-je que d'une société renouvelée doive sortir un jour un art
nouveau?

MARCEL.

«Ô grand poëte qui naîtrez!» vous voilà parlant comme Amaury!

DIOTIME.

On pourrait parler plus mal.--Mais où en étions-nous donc de mon grand
poëte et de mon petit commentaire?

MARCEL.

À la première tercine de l'enfer, que je vous priais de me traduire.

DIOTIME.

     Au milieu du chemin de notre vie,
     Je me trouvai dans une forêt obscure.
     Avant perdu la droite voie.

Quelle simplicité dans ce début, Viviane, quel mouvement rhythmique! Et
comme aussitôt l'artiste se déclare dans la manière tout imagée dont il
expose l'action! Rien d'abstrait, un chemin, une forêt, un voyageur.
Avec quelle franchise Dante entre tout d'abord en scène! Comme cela est
personnel et vivant, familier et solennel tout ensemble! C'est le grand
secret d'Homère.

VIVIANE.

Assurément, si l'on voulait bien me laisser prendre les choses comme
elles semblent dites. Mais voici les commentateurs qui m'étourdissent,
dès ces premiers pas, de leurs sens quadruple et de leurs allégories.

DIOTIME.

L'allégorie est ici presque aussi simple que le sens littéral. La voie
droite, le vrai chemin, sont les images familières de la vie chrétienne.
«Celui qui me suit ne marche point dans les ténèbres,» dit le Sauveur.
Les litanies comparent la Vierge à l'étoile qui guide le voyageur dans
ce chemin, dont la moitié est l'âge de trente-cinq ans qu'avait Dante
dans l'année 1300 où il suppose avoir commencé son voyage.

MARCEL.

Mais voilà qui est fort arbitraire. Pourquoi prendre trente-cinq ans,
plutôt que trente ou quarante, pour le milieu de la vie?

DIOTIME.

Au temps de l'Allighieri, mon cher Marcel, on avait sur toutes choses
des idées dogmatiques. Nourri, comme il l'était, des saintes Écritures,
Dante n'ignorait pas les années comptées à l'homme par David et Jérémie:
_Dies annorum nostrorum septuaginta anni_. Et déjà, dans son _Convito_,
il avait dit que l'âge de trente-cinq ans est le point culminant de la
vie pour les hommes bien nés, _ai perfettamente naturati_.

ÉLIE.

Nos paysans de l'Ouest disent encore _vivre son droit âge_, et ils
entendent par là ne pas mourir avant soixante-dix ans.

DIOTIME.

Quant à la forêt sauvage, c'est la forêt des vices et de la barbarie,
cela ne peut pas faire question. La société du moyen âge, à peine
policée dans les villes et dans les cours, charmée et comme surprise de
cette civilisation urbaine, figurait sous l'image de la forêt, du
désert, toutes les passions brutales et anarchiques. La cité, au
contraire, était prise comme emblème des vertus et des grâces. Urbanité,
courtoisie, étaient les attributs par excellence des nobles esprits; les
mœurs rustiques étaient en grand dédain à Florence; on y appelait la
noblesse nouvelle, que l'on détestait, le parti sauvage. Dans le
Purgatoire, la France est qualifiée de _trista selva_; dans le livre _de
l'Éloquence_, c'est l'Italie tout entière aux mains des guelfes qui
prend ce nom de réprobation.

VIVIANE.

Et cette colline, éclairée des rayons du soleil levant, que Dante veut
gravir pour s'arracher aux ténèbres de la forêt, comment la faudra-t-il
entendre dans votre interprétation?

DIOTIME.

N'y reconnaissez-vous pas la montagne sainte dont s'approche le prêtre
au sacrifice de la messe, la montagne de vie et de _délectation_ qui
apparaît si souvent dans les livres mystiques? Ne vous rappelez-vous pas
cette belle mosaïque du dôme de Sienne où Socrate et Cratès sont
représentés gravissant avec effort la _montagne escarpée de la vertu_?

ÉLIE.

Il faut croire que c'est une image bien naturelle à l'esprit humain, car
on la trouve partout. Je l'ai vue dans Hésiode, et on l'emploie jusque
dans le style le moins mystique des temps les plus modernes.
Souvenez-vous de cette ellipse de Mirabeau qui parle de _gravir au bien
public_. Évidemment il y sous-entend la _montagne_ de Dante.

DIOTIME.

Pour Mirabeau, cette montagne est celle de la vertu civique. Pour tout
le moyen âge, elle est l'emblème de la vertu contemplative, et le soleil
qui l'éclaire n'est autre que Dieu lui-même, le soleil des
intelligences, comme dit l'Ecclésiaste, l'astre de vérité qui éclaire
tout homme venant en ce monde.

MARCEL.

Cet astre-là ressemble furieusement au roi soleil de mon cher empereur
Julien; ne trouvez-vous pas?

DIOTIME.

Je ne dis pas non.

     L'alto sol che tu disiri.

     Le suprême soleil que tu désires,

dira Virgile parlant à Sordello dans le Purgatoire. Selon Ptolémée, le
soleil, qu'il tient pour une planète, est le foyer ardent d'où émanent
les clartés prophétiques et l'inspiration des poëtes.

VIVIANE.

Et ces animaux furieux, qui m'ont fait autant de peur qu'à Dante
lui-même, cette panthère, ce lion, cette louve, qui le menacent et le
font redescendre vers la forêt, trouvez-vous que l'explication en soit
si facile?

DIOTIME.

Ces bêtes féroces, qui ont tant tourmenté les commentateurs, Dante les a
prises tout simplement dans Jérémie. Il n'a fait que transcrire. Tenez,
voici le passage: _Percussit eos_ LEO _de silva_; LUPUS _ad resperam
castavit_; PARDUS _vigilans super civitates eorum_.

VIVIANE.

Mais cela ne me dit pas du tout la signification allégorique de ces
animaux.

DIOTIME.

N'en déplaise aux commentateurs, je la trouve très-simple. Dans la
Bible, qu'il ne faut pas ici perdre de vue, car elle forme avec les
Pères de l'Église et Aristote le fond même du savoir à cette époque, la
panthère est légère et dissolue. Le lion est un roi terrible, dévorateur
des peuples.

ÉLIE.

Saint Paul, qui emprunte à Ézéchiel cette métaphore, rend grâces à Dieu
de l'avoir délivré du _lion Néron_.

DIOTIME.

Un autre auteur que Dante lisait beaucoup, Boëce, prend le lion comme
emblème de l'orgueil et de l'ambition. Quant à la louve, partout la
Bible lui donne l'épithète d'avide, de rapace. Ainsi donc, la panthère,
le lion et la louve figurent trois péchés capitaux: la luxure,
l'orgueil, l'avarice, qui s'opposent à ce que l'homme en général, ou
Dante plus particulièrement ici, s'avance dans la voie du salut. Mais
notre poëte nous avertit lui-même que, selon l'usage, son allégorie est
susceptible de plusieurs interprétations, et que sa _Comédie_ est
_polisensa_.

VIVIANE.

Et c'est bien ce qui me décourage. Comment se décider à chercher quatre
ou cinq sens différents à un seul vers?

ÉLIE.

Vous manquez de l'esprit rabbinique, ma chère Viviane. Selon les
rabbins, il n'y avait pas moins de soixante et dix sens légitimes pour
un seul verset de la Bible.

DIOTIME.

Et les docteurs chrétiens étaient entrés à l'envi dans cette voie,
ouverte par les Juifs, de l'interprétation mystique, anagogique,
tropologique, que sais-je encore? Et les commentateurs de Dante ne font
rien que de conforme à l'esprit du temps en voyant dans la forêt
l'emblème des calamités politiques de l'Italie; dans la panthère,
cruelle et pleine de grâce, au pelage tacheté, à laquelle les rimeurs
comparaient souvent les belles femmes, la démocratie des Noirs et des
Blancs, ces Florentins inquiets et injustes qui semblaient nés, comme
Thucydide le dit du peuple d'Athènes, «pour ne jamais connaître le repos
et pour le ravir aux autres.»

Le lion, selon cette interprétation historique, c'est l'emblème des rois
de France, et en particulier celui de l'ambitieux Charles de Valois qui
entre à Florence, dans cette première année du siècle, furieux et
dévastateur, et qui en chasse tous les amis de Dante.

VIVIANE.

Et la louve?

DIOTIME.

La louve, qui «paraît, dans sa maigreur, toute chargée de convoitises,»
qui, «s'étant repue, a plus faim qu'auparavant,» c'est l'Église romaine,
insatiable de richesses, de qui le Méphistophélès de Gœthe dira un jour
que «elle a l'estomac assez vaste pour dévorer des provinces et pour se
repaître du bien mal acquis sans qu'il lui cause jamais d'indigestion.»
La louve, chez les Latins, synonyme de prostituée, s'applique également
à cette épouse adultère de Jésus-Christ, accusée par notre poëte et par
tant d'autres de s'unir à tous les princes étrangers. Partout dans la
_Comédie_, les guelfes, qui servaient les intérêts temporels de
l'Église, sont appelés loups et louveteaux, _lupi, lupicini_. Vous voyez
donc bien, Viviane, que le sens historique n'est pas ici plus difficile
à saisir que le sens moral.

VIVIANE.

Me voilà presque réconciliée avec ces terribles animaux. Mais le
lévrier, je vous prie, ce _Veltro_ qui doit, à ce que dit Virgile,
chasser la louve en enfer, et qui sera le salut de l'Italie, qui est-il?

DIOTIME.

Les ennemis de la louve, les chiens, c'étaient au temps de Dante les
gibelins, les _Mastini_, les _Cane della Scala_, etc. À mon avis, ce
lévrier, ce grand chien libérateur, n'est autre que _Can Francesco_,
seigneur de Vérone, le puissant gibelin sous l'invocation de qui notre
poëte a mis sa troisième cantique; d'autres voient dans le lévrier
Uguccione della Faggiola; d'autres encore l'empereur Henri VII. Au
commencement de ce siècle, Troia a publié tout un gros volume sur le
_Veltro allegorico_. De nos jours, de naïfs adorateurs de Dante, voulant
à toute force faire de lui un prophète au sens le plus strict du mot,
ont appliqué l'allégorie du lévrier sauveur, les uns à l'empereur des
Français, Napoléon III, pendant la campagne de 1859 (avant Villafranca,
comme bien vous pensez), les autres, à Victor-Emmanuel roi d'Italie.
Cette prédiction du lévrier, j'en conviens, est, comme toutes les
prédictions, extrêmement vague; mais bien qu'elle intéresse vivement les
imaginations italiennes, elle n'est pour nous qu'un accessoire, un
détail, une curiosité qui se peut négliger dans une exposition générale
du poëme.

MARCEL.

En admettant et en expliquant, comme vous le faites si bien, toutes ces
allégories chrétiennes de la voie droite, de la forêt des vices, de la
montagne de contemplation, du soleil spirituel, de la panthère, du lion
et de la louve, que ferons-nous, je vous prie, dans cet ensemble
mystique, de ce grand païen Virgile?

DIOTIME.

Le Virgile du XIIIe siècle, ne l'oublions pas, ne ressemble guère à
notre Virgile du XIXe. Une auréole de sagesse, presque de sainteté,
entoure son front. On lui attribue la chasteté parfaite, et l'on tire
son nom de sa virginité. On fait de lui une sorte de médiateur entre le
monde païen et le monde chrétien, entre la raison et la foi. En ce
siècle, l'_Énéide_ compte tout autant de lecteurs et d'aussi pieux que
l'Ancien Testament. On lui fait l'honneur de l'interprétation
allégorique et mystique, tout comme à la Bible.

VIVIANE.

Mais cela ne se comprend pas.

DIOTIME.

L'enthousiasme qu'inspirait le beau et lumineux génie de l'antiquité à
une génération encore tout _enténébrée_ (passez-moi cette expression
dantesque), élève à l'égal, au-dessus des plus grandes gloires du
christianisme, Aristote, Platon, Virgile. L'Église, qui avait vu d'abord
d'un œil jaloux une telle exaltation du paganisme, avait fini, ne
l'osant trop combattre, par s'en accommoder. Elle qui devait, plus tard,
en haine de l'antiquité, proscrire jusqu'au mot _Académie_, elle
admettait avec saint Jérôme, saint Augustin, saint Ambroise, saint
Justin, saint Clément d'Alexandrie, qu'un souffle précurseur de la
révélation dans le monde ancien avait ému les âmes vertueuses. Un
cardinal osait dire qu'il eût manqué quelque chose à la perfection du
dogme si Aristote n'avait point écrit. L'Église adoptait l'application
des vers de la quatrième églogue à la venue du Messie et la supposition
que le poëte Stace avait été converti à la loi chrétienne par ces vers
mystérieux. Elle laissait s'accréditer une légende selon laquelle saint
Paul aurait visité, à Naples, le tombeau de Virgile; elle souffrait qu'à
Mantoue, le jour de la fête du saint, on chantât, pendant la messe, une
hymne où l'apôtre du Christ pleurait de regret de n'avoir pas connu le
chantre d'Auguste. Ce que je vous dis là est de toute exactitude. Un de
mes amis qui était à Mantoue, il n'y a pas très-longtemps, m'a dit avoir
encore entendu cet hymne à l'office de saint Paul. Quant au populaire,
il n'avait pas manqué, non plus, de se faire un Virgile à sa mode. Par
le même procédé qui lui fait changer les divinités de la mythologie
païenne en fées et en démons, il habille Virgile en magicien; il en fait
un nécromant, un _miraculier_, comme on disait alors. L'auteur de
l'_Énéide_ fait ses études à Tolède, ce foyer de magie; il bâtit pour
l'empereur Auguste un vaste édifice qu'il nomme _Salvatio Romæ_. Il
plante des jardins enchantés où règne un printemps éternel. Il s'en va
vers Babylone où il épouse la fille du Sultan; il revient avec elle à
Naples sur un pont qu'il jette à travers les airs. Il fabrique une
mouche d'airain et une sangsue d'or qui délivrent la ville de grands
fléaux; il creuse, à la requête de l'empereur, dans les flancs du
Pausilippe, une grotte immense. On le voit paraître à la cour du roi
Artus. Et ces légendes populaires n'étaient pas absolument rejetées des
esprits sérieux. Villani semble croire que Virgile exerçait la magie;
Boccace ne doute pas qu'il n'ait été un grand astrologue; un peu plus
tard, Pétrarque se plaindra que le pape le tient pour sorcier, «parce
qu'il lit Virgile!» Cependant, au récit de ses prodiges et de ses
bienfaits se mêlent des anecdotes moins favorables, inventées peut-être
dans les cloîtres, pour discréditer la sagesse antique. On suppose
Virgile, comme on a imaginé Aristote, oubliant la sagesse aux pieds
d'une courtisane, et celle-ci, en grande malice et dérision, le
suspendant tout au haut d'une tour, dans un panier, où, un jour de
procession publique, toute la ville de Rome le voit et le raille.

ÉLIE.

     Que dirons-nous du bonhomme Virgile
     Que tu pendis, si vray que l'Évangile,
     Dans la corbeille jadis en ta fenestre
     Dont tant marry fut qu'estoit possible estre.

C'est le motif d'une des plus jolies gravures de Lucas de Leyde.

VIVIANE.

Est-ce que vous l'avez dans votre collection?

ÉLIE.

Non. Je l'ai vue dans l'_Histoire des Peintres_, de Charles Blanc.

DIOTIME.

Lucas de Leyde paraît s'être préoccupé beaucoup de nos deux poëtes, car
il a fait une autre composition qui représentait Dante au moment fatal
où il apprend la mort de Henri VII.

VIVIANE.

Cette composition est-elle aussi dans l'_Histoire des Peintres_?

DIOTIME.

Je ne l'ai vue nulle part, et je ne sais si elle existe encore. En dépit
de ces récits malveillants et sarcastiques, le peuple, qui aime assez
que les grands hommes soient amoureux et qui ne se laisse pas troubler
par le ridicule, continuait, avec les érudits, d'adorer Virgile. Vous
voyez, Viviane, par quelle heureuse concordance notre poëte trouve dans
toutes les imaginations un Virgile en quelque sorte national, transformé
à la fois par les docteurs de l'Église et par le génie populaire, et qui
entrait sans difficulté dans une fiction catholique. J'ajoute que, dans
la _Comédie_, Virgile subit une autre transformation encore, et qu'il y
devient, non pas tant un prophète, un précurseur de Jésus-Christ, qu'un
précurseur de Dante lui-même.

VIVIANE.

En quelle manière?

DIOTIME.

Je vous disais que la _Comédie_, si vaste en son dessein, est une œuvre
très-personnelle, une sorte d'histoire intime de la conversion de Dante,
le voyage, le progrès, nous dirions aujourd'hui l'évolution de son âme,
des ténèbres à la lumière, de la vie mondaine à la vie en Dieu. Eh bien,
dans ce voyage dont le dernier terme est la céleste Rome où Béatrice
promet à Dante, que, avec elle, il sera citoyen dans l'éternité.

     E sarai meco senza fine cive
     Di quella Roma onde Cristo è Romano

Virgile ne joue qu'un rôle secondaire. Malgré la déférence avec laquelle
Dante lui adresse la parole, ne l'appelant jamais que son maître et son
seigneur, bien qu'il le consulte et lui obéisse en toutes choses,
Virgile n'a d'autre mission néanmoins que de le conduire à travers les
régions inférieures où Béatrice ne saurait descendre. Du moment que l'on
touche aux régions de la pure lumière, à l'entrée du paradis terrestre,
Virgile s'en retourne aux limbes d'où il est venu. Une autre _plus
digne_, c'est lui-même qui parle, va mener Dante là où le plus grand des
païens ne saurait être admis, au pied du trône de l'Éternel. Et, ce qui
semble bien étrange, dès que Béatrice se montre, Virgile disparaît
soudain, sans que Dante s'en aperçoive, sans qu'il lui dise une parole
d'adieu; et Béatrice ne souffre même pas qu'il donne un regret, une
larme, à ce guide si cher.

     Dante, perché Virgilio se ne vada
     Non piangere anco; non piangere ancora,
     Che pianger ti convien per altra spada.

Et, sur cette parole presque dédaigneuse, sur cette défense de le
pleurer, nous quittons le chantre de l'_Énéide_. Dante ne fait pas plus
de façons pour congédier le poëte magicien qui vient de traverser avec
lui les flammes de l'enfer, que n'en fera Gœthe pour congédier le démon
Méphistophélès, lorsque l'âme de Faust, après avoir traversé toutes les
misères de la vie humaine, entre dans l'immortalité. Cette analogie m'a
beaucoup fait songer. Mais nous y reviendrons. J'ai encore à vous rendre
attentifs à la remarque d'un grand critique, qui concorde avec ce que je
vous disais de la subordination de Virgile à Dante. Fauriel observe que,
sans avoir égard aux champs Élysées ni à l'enfer, tels que Virgile les a
décrits dans son _Énéide_, Dante place celui-ci dans les limbes, et, par
deux fois, le fait descendre dans l'enfer catholique: une première fois,
pour y assister à la venue triomphale de Jésus-Christ, une seconde fois
sans aucun autre but que celui d'y conduire notre poëte. Si vous voulez
bien tenir compte aussi de l'opinion de Rossetti, qui attribue le choix
que fait Dante de Virgile à l'importance qu'avait au point de vue
personnel de l'auteur du _de Monarchia_ le chantre de l'empire romain,
et si vous considérez que Dante fait parler et penser ce grand Latin en
Italien du XIIIe siècle, qu'il lui prête ses propres pensées avec la
connaissance des choses de son temps, vous ne mettrez plus guère en
doute ce qui vous a tant surpris d'abord, ce que Fauriel appelle la
_négation audacieuse_ de Virgile, c'est-à-dire cette transformation
dantesque que subit, dans la _Comédie_, le Virgile déjà transformé à
trois reprises différentes par les érudits, par l'Église, et par le
peuple du moyen âge.

MARCEL.

Et transformé en ce moment, pour la cinquième fois, par le poëte
Diotime!...

VIVIANE.

Mais, avec tout cela, je ne me vois pas dispensée de tenir ce Virgile
pour une allégorie. Je n'y aurais, quant à lui, qu'une demi-répugnance,
et je consentirais encore à le prendre pour la raison naturelle ou pour
la sagesse profane, comme le veulent les commentateurs; mais, si je leur
fais cette concession, ils ne me tiendront pas quitte; me voici
condamnée à ne plus voir dans cette belle et touchante Béatrice, que la
froide, l'insensible, l'ennuyeuse théologie.

DIOTIME.

Ne vous tourmentez pas, Viviane; et, comme nous le disions en
commençant, prenez-en tout à votre aise avec les allégories. Il n'y a
d'indispensables et aussi d'évidentes que les premières: celles de la
voie droite, de la forêt, de la colline et des animaux sauvages. Le sens
allégorique dans la figure de Virgile est déjà moins nécessaire et aussi
moins certain; arrivés à Béatrice, nous pourrons le négliger presque
entièrement. Rien que la description de son apparition, et ce que disent
d'elle les bienheureux, ne puisse pas s'entendre au sens réel et ne
s'applique qu'à la science des choses divines, la femme que le poëte a
aimée garde dans son poëme une vie, une grâce, un charme ineffables, et
qui permettent heureusement d'oublier qu'elle figure la théologie. Le
vieux Fauriel, tout épris de Béatrice, s'emporte, en cette occasion,
contre les commentateurs, et les traite de stupides. Sans entrer en
colère, comme il le fait au sujet de cette Béatrice abstraite, nous
l'oublierons souvent pour nous attacher de préférence à cette douce
enfant dont la vue causait à Dante des «palpitations terribles,» à cette
Florentine sitôt ravie par la mort, à cette Béatrice Portinari, dont la
vie ne fut en quelque sorte qu'un éclair de beauté, mais tel qu'il
alluma au plus profond d'un cœur de poëte et de héros un foyer
inextinguible d'amour. Lorsque nous en serons à sa venue au paradis
terrestre, vous verrez que la peinture du char sur lequel elle descend
du ciel, ne peut s'appliquer qu'à une idée symbolisée. Mais nous n'en
sommes pas là. Pour le moment, nous arrivons, avec Virgile et Dante, aux
portes de l'enfer, où nous lisons l'inscription tragique:

     Per me si va nella città dolente,

     Par moi l'on va dans la cité dolente,
     Par moi l'on va dans l'éternelle douleur,
     Par moi l'on va chez la race perdue.
     La justice fut le mobile de mon grand Facteur;
     Me firent la divine puissance,
     La suprême sagesse et le premier amour.
     Avant moi il n'y eut point de choses créées,
     Sinon éternelles; et éternellement je dure:
     Laissez toute espérance, vous qui entrez.

VIVIANE.

Cette inscription est vraiment sinistre.

MARCEL.

Mais quelle idée bizarre a eue Dante d'inscrire le mot amour sur les
portes de l'enfer! Que la puissance divine ait créé des tortures sans
fin pour la pauvre créature d'un jour, admettons-le; la sagesse et la
justice..., passe encore, quoique cela devienne assez peu
compréhensible; mais l'amour!... convenez que c'est là une licence
poétique par trop forte.

DIOTIME.

Dante fait comme vous, Marcel; trouvant difficulté au sens de ces
paroles, il s'adresse à Virgile pour qu'on les lui explique. Mais
Virgile n'éprouve pas à cet égard l'embarras que j'aurais aujourd'hui.
Le chantre d'Énée répond selon saint Thomas. L'enfer créé, comme nous
l'avons vu, à la chute des anges, est l'œuvre du Dieu en trois
personnes, de ce Dieu qui est amour autant que sagesse et puissance. Le
Saint-Esprit, l'amour du père pour le fils, qui gouverne et vivifie la
création tout entière, l'enfer y compris, ne pouvait être écarté ni par
la théologie, ni conséquemment par le poëte théologien Allighieri, au
seuil de son poëme sacré. Quoi qu'il en soit, Virgile et Dante
franchissent la porte fatale. Ils arrivent sur les bords de l'Achéron,
où le vieux nocher Caron passe dans sa barque les âmes damnées.
L'Achéron traversé, ils entrent au premier cercle de l'enfer, où sont
les limbes. C'est de là que Virgile est venu vers Dante. C'est là qu'ils
rencontrent la belle compagnie des poëtes de l'antiquité, Horace, Ovide,
Lucain, à la tête desquels s'avance, l'épée à la main, le chantre de
l'_Iliade_.

MARCEL.

Ne nous disiez-vous pas tout à l'heure, et je le croyais aussi, qu'au
temps de Dante on connaissait à peine Homère?

DIOTIME.

Dans le midi de l'Italie, l'étude des lettres grecques n'avait jamais
été abandonnée. Mais, dans le nord, en Lombardie, et même en Toscane, on
ne s'en occupait guère. Avant Pétrarque il n'est jamais question de
textes grecs, et Dante ne cite rien que sur les versions latines; je
doute fort qu'Homère ait été pour lui plus qu'un grand nom, un nom
presque symbolique, le nom d'un _clerc_ merveilleux, tel à peu près
qu'il figure dans notre _Roman de Troie_.

ÉLIE.

L'Homère grec, en effet, ne fut révélé à l'Italie qu'après la mort de
Dante. Ce fut un moine de Saint-Basile, envoyé par l'empereur Andronic,
en 1339, si je ne me trompe, qui l'apporta et le fit connaître à
Pétrarque. La première édition de l'_Iliade_, publiée à Florence par le
Grec Chalcondyle, est de l'année 1488, par conséquent près de deux
siècles après que l'Allighieri avait cessé d'exister.

DIOTIME.

Dante reçoit d'Homère et de ses illustres compagnons, dans les limbes,
un accueil plein d'honneur. On le salue poëte. Il est admis, lui
sixième, nous dit-il avec cette simplicité fière qui est un attribut de
son génie, à ces nobles entretiens, et Virgile sourit à son triomphe. On
entre dans un lieu ouvert, lumineux et haut, où Dante voit passer des
personnages à l'air majestueux. Ce sont les ombres des grands guerriers
et des sages hellènes, troyens et latins, les ombres de ces Arabes
fameux de qui l'on apprenait les sciences dangereuses: Hector, Énée,
l'ancien Brutus, César «armé de ses yeux de proie,» Aristote «le maître
de ceux qui savent,» Socrate, Platon, Euclide, Ptolémée, Hippocrate,
Avicenne, Averroës: avec eux des femmes héroïques dans la cité, dans la
famille, dans l'État, amazones, reines, filles, épouses, amantes
illustres: Penthésilée, Lucrèce, Cornélie; puis, seul, à l'écart,
Saladin, le loyal et généreux sultan de Babylone: toute une école de
vertus guerrières, civiles et politiques, réunies par le grand sens
moral de Dante et par la tolérance naturelle à l'Église romaine avant
qu'elle eût ouï gronder le rigorisme farouche des Savonarole et des
Calvin. La peinture de ces limbes au quatrième chant de la première
cantique est, selon moi, un des morceaux les plus captivants de la
_Comédie_. Cette lumière éthérée qui éclaire de vertes prairies tout
émaillées de fleurs et qu'arrose une rivière limpide; ces nobles ombres
au regard lent et grave, de grande autorité dans leur aspect, qui ne
paraissent ni joyeuses ni tristes, dont la parole est rare et la voix
mélodieuse; la suavité, la fraîcheur de cette atmosphère de paix que
l'on respire un moment avant d'entrer au tumulte ténébreux des cris de
l'abîme, tout cet ensemble d'une harmonie sereine et tempérée produit un
effet de contraste que je n'ai vu surpassé ni peut-être même égalé dans
aucun art. Écoutez la musique enchanteresse de quelques-unes de ces
tercines:

       Genti v' eran con occhi tardi e gravi,
     Di grande autorità ne' lor sembianti:
     Parlavan rado con voci soavi.
       Traemmoci così dall' un de' canti
     In luogo aperto, luminoso, e alto.
     Si che veder si potean tutti quanti
       Colà diritto supra 'l verde smalto.
     Mi fur mostrati gli spiriti magni,
     Che di vederli in me stesso m' esalto.

VIVIANE.

C'est un bien grand charme que d'entendre les modulations si douces de
votre voix virile, et je ne sais quelle vibration qui semble venir de
votre âme à vos lèvres, quand vous dites ces beaux vers dans cette belle
langue toscane.

DIOTIME.

Sortis des limbes, Dante et Virgile descendent au second cercle où ils
se trouvent en présence de Minos, juge des crimes et distributeur des
châtiments. Mais regardez encore une fois la disposition de ces cercles
infernaux, Viviane; voyez, ils vont toujours se rétrécissant. Des
supplices de plus en plus horribles, selon une loi du talion assez
rigoureusement observée et selon des catégories conformes en général à
la doctrine de l'Église, mais avec des particularités propres à Dante,
et bien des ressouvenirs de l'_Ethique_ d'Aristote, y punissent des âmes
de plus en plus réprouvées. À chaque cercle préside un démon. Les sept
péchés capitaux, la luxure, la gourmandise, l'avarice, la colère,
l'orgueil, l'envie, la paresse, et tous leurs dérivés et tous leurs
contraires vont nous faire descendre de spirale en spirale jusqu'au
neuvième et dernier cercle où Dante a châtié le crime le plus exécrable
à ses yeux, le plus opposé à sa nature magnanime, la trahison. À mesure
que l'on descend, la fumée, les brouillards, les vapeurs des lacs
fétides et des fleuves de sang obscurcissent davantage l'air plus épais.
Le tourbillon du premier cercle, où sont emportées les âmes qui ont
failli par amour, celles que l'Église appelle luxurieuses, et parmi
lesquelles Dante voit passer rapides, éperdues, Sémiramis, Cléopâtre,
Hélène, et cette Francesca, sœur de Juliette, qui l'émeut d'une
compassion si vive qu'à l'entendre gémir il tombe évanoui, ce tourbillon
où notre poëte met ensemble le grand Achille et Pâris avec Tristan, le
preux des _chansons de geste_, est trop connu pour nous y arrêter.
Lorsqu'il sort de sa défaillance, Dante est entouré de nouveaux
tourments et de nouveaux tourmentés.

     Nuovi tormenti e nuovi tormentati
     Mi veggio intorno.

Nous sommes avec lui au troisième cercle où tombe sur les pécheurs par
gourmandise une pluie froide et lourde, mêlée de grêle et de neige.
Notre poëte y est reconnu par un Florentin que ses compatriotes avaient
surnommé Ciacco, pourceau, à cause de sa gloutonnerie. C'était un
parasite de la maison Donati, _uomo ghiotissimo quanto aleun fosse
giammai_, mais agréable, _picao di belli e piacevoli motti_, dit
Boccace, et de qui il raconte, dans une de ses plus gaies nouvelles, un
tour fort plaisant. C'est dans la bouche de ce Ciacco que notre poëte
met une première satire de ses concitoyens à laquelle il reviendra.
C'est là qu'il est question pour la première fois aussi de ce _parti
sauvage_, dont nous parlions tout à l'heure, et qui a pour chef Vieri
de' Cereta, venu avec les siens des forêts du val de Sieve. C'est ce
Ciacco qui, répondant aux questions de Dante sur sa patrie, lui dit que
la superbe, l'envie, l'avarice (nos trois bêtes féroces du
commencement), y régnent, et que Florence ne compte que deux hommes
justes.

MARCEL.

Deux justes! moins qu'à Sodome! Oh! quel peuple de Dieu!

DIOTIME.

Et ils n'y sont pas compris, ajoute le satirique Ciacco,

     Giusti son due, ma non vi sono intesi.

Plusieurs croient que, parlant de ces deux justes, Dante entend Guido
Cavalcanti et s'entend lui-même. Cela semble vraisemblable, car, plus
loin, Dante va faire encore une allusion à sa propre gloire, à propos de
Cavalcanti, lorsqu'il dira que celui-ci a ravi l'honneur des lettres à
un autre Guido (Guido Guinicelli), mais qu'un troisième est né qui,
peut-être, les éclipsera tous deux.

MARCEL.

Décidément, il n'est pas modeste, votre Dante.

DIOTIME.

Il n'est pas modeste, Marcel, selon qu'il nous est recommandé de l'être
dans les rapports extérieurs de cette vie tout artificielle que nous
nous sommes faite aujourd'hui; il l'est selon l'instinct naturel des
hommes bien nés. Il est surtout équitable, hiérarchique, comme le sont
généralement les grands esprits. Il s'incline devant Virgile qu'il
reconnaît son maître; il lui parle «d'un front rougissant;» il confesse
qu'il tient de lui «ce beau style qui lui a fait honneur, avec l'art de
chanter les hommes et les dieux.» Malgré le grand privilége qui lui
permet de visiter les royaumes inconnus aux mortels, il n'y marche
qu'avec révérence, à la suite de Virgile et des autres ombres. Dante est
humble envers Béatrice, par qui il se laisse reprendre et tancer comme
un enfant. Il s'assigne à lui-même, sans présomption, mais sans fausse
pudeur, la place qui lui revient dans l'ordre spirituel, absolument
comme Gœthe lorsque, parlant de je ne sais plus quels écrivains en vogue
de son temps, il disait: «Je suis au-dessus d'eux de toute la distance
qui met au-dessus de moi Shakespeare.»

ÉLIE.

Si Dante a pris ce beau sentiment de la hiérarchie morale à la
démocratie florentine, il faut croire qu'elle ne ressemblait guère à la
démocratie française, qui ne sait ce que c'est que respect et tradition;
qui souffre de toute supériorité; qui ne veut rien recevoir et ne sait
rien transmettre; où chacun enfin n'est occupé qu'à rabaisser autrui et
à se hisser soi-même, de telle sorte que le niveau égalitaire repose
bien d'aplomb sur la tête du plus triste sot et sur le front d'un homme
de génie! Car c'est là, vous n'en disconviendrez pas, l'idéal
démocratique de vos républicains prétendus et parvenus!

VIVIANE.

Que voilà bien le gentilhomme breton!

ÉLIE.

Le gentilhomme breton, étant de sa nature indépendant, désintéressé,
prêt à donner sa vie pour ce qu'il croit juste, pourrait bien, ma chère
Viviane, être de trempe plus républicaine que tel de vos républicains
envieux, qui trouvent plus commode de tirer en bas la grandeur que de
gravir (je parle comme votre cher Mirabeau) à la vertu et au bien
public.

DIOTIME.

La démocratie florentine ne valait peut-être pas beaucoup mieux que la
nôtre, Élie. Elle était entachée, elle aussi, de ces deux vices
funestes, l'ingratitude et l'envie. Mais elle avait beaucoup d'esprit
avec beaucoup d'enthousiasme.--Je reprends. Dans le quatrième cercle où
règne Plutus, le démon de l'avarice que Virgile apostrophe en l'appelant
«loup maudit,» les prodigues et les avares, chargés de poids énormes,
courent l'un sur l'autre et se frappent mutuellement. Là sont en
très-grand nombre des papes, des cardinaux, des clercs, des tonsurés de
tous grades, qui, selon la dédaigneuse expression de Dante, se sont
laissé tromper par «la courte moquerie des biens de la fortune.»

                 La corta buffa
     De' ben, che son commessi alla Fortuna.

Un peu plus bas, le Styx forme un marais stagnant que Dante traverse
dans la barque de Phlégias, et où l'on voit, plongées sous les eaux
fangeuses, les âmes des hommes colères et violents. Là, notre poëte est
accosté par ce Florentin bizarre,

     Lo fiorentino spirito bizzarro.

par ce dédaigneux et irascible Filippo, «di molto spese et di poca
virtute,» que ses concitoyens surnommaient _argentieri_, pares qu'il
passait, comme un peu plus tard chez nous Jacques Cœur, cet autre
_argentier_, pour faire mettre, par grande bravade, à tous les chevaux
de son écurie des fers d'argent. Filippo, de ses bras fangeux, embrasse
Dante et s'écrie: «Bénie soit celle qui t'a porté dans ses flancs!
_Benedetta colei che in te s'incinse_!»

MARCEL.

Toujours la même modestie!

DIOTIME.

Le sixième cercle et les trois inférieurs où sont punis les superbes,
c'est-à-dire les mécréants, les hérésiarques, les impies, est appelé par
le poëte la cité de Dité.

VIVIANE.

Qu'est-ce que ce nom de Dité?

DIOTIME.

Il vient probablement du _Dis_ des Latins qui était le Jupiter infernal.
Dans cette cité qu'entourent les eaux du Styx, s'aggravent les tourments
et commencent les flammes. Les trois furies, voulant en interdire
l'entrée à Dante et à son guide, les menacent de la tête de la Gorgone,
mais un envoyé du ciel vient à leur secours. La porte de Dité leur est
ouverte. Une vaste et lugubre plaine s'offre alors aux veux de Dante.
Elle est parsemée de sépulcres entourés de flammes ardentes. Dans ces
sépulcres sont couchés les hérésiarques, les partisans d'Épicure, «qui
font mourir l'âme avec le corps.» dit Virgile à Dante:

     Che l'anima col corpo morta fanno.

Là est l'empereur Frédéric II, ce grand lettré, excommunié par l'Église,
de qui un écrivain presque contemporain disait naïvement: _Seppe latino,
greco, saracinesco; fu largo, savio, lussurioso, soddomita, epicureo_.
C'est là que nous allons entendre ce dialogue sublime entre Dante et le
grand gibelin Farinata degl'Uberti, interrompu par Cavalcante
Cavaleanti, et, selon mon opinion, un des plus beaux morceaux et des
plus vraiment dantesques de toute la _Comédie_. Voulez-vous que je vous
le dise?

VIVIANE.

Assurément.

DIOTIME.

Pour voir ce phénomène étrange, un homme vivant dans l'enfer, Farinata
s'est dressé dans son sépulcre:

     Ô Toscan qui, par la cité du feu,
     Vivant, t'en vas, ainsi parlant discrètement,
     Qu'il te plaise t'arrêter dans ce lieu.
     Ton langage te déclare manifestement
     Citoyen de cette noble patrie
     À laquelle, peut-être, je fus trop rigoureux.

(Il faut savoir qu'après une bataille gagnée sur les guelfes, Farinata
exerça dans Florence des représailles cruelles.) Ainsi parle le gibelin
à Dante qui s'effraye et se serre contre son guide. Mais Virgile le
pousse des deux mains vers la tombe où Farinata se tient, le front et la
poitrine haute, «comme s'il avait l'enfer en grand dédain.»

     Com' avesse lo inferno in gran dispitto.

Après qu'il a jeté sur notre poëte un regard hautain: «Qui furent tes
ancêtres?» lui dit-il. À peine quelques paroles sont échangées entre les
deux Toscans que, d'une tombe voisine, une ombre qui semble s'être levée
sur ses genoux, surgit. Elle regarde tout autour d'elle, comme pour
s'assurer si personne n'est avec Dante, et le voyant seul: «Si, dans ce
sombre cachot, tu viens par la puissance de ton génie, dit-elle en
pleurant, mon fils où est-il? et pourquoi n'est-il pas avec toi?» Cette
ombre inquiète, qui garde dans l'enfer la sollicitude et les illusions
de l'amour paternel, et qui ne connaît pas à son fils de supérieur en
génie, c'est Cavalcante Cavalcanti, le père de Guido. Je ne viens pas
ici de moi-même, lui répond l'Allighieri, qui le reconnaît aussitôt à
son langage et à la nature de son supplice. J'y suis conduit par celui
qui attend là (montrant Virgile), et que votre Guido eut peut-être à
dédain. (Dante ici semble faire un reproche à son ami Guido d'avoir
négligé l'étude des poëtes classiques.) «Comment dis-tu, s'écrie
Cavalcanti en se dressant tout droit dans sa tombe: _il eut_?...
Aurait-il donc cessé de vivre? Ses yeux ne verraient-ils plus la douce
lumière?»--Et comme Dante tarde à répondre,

     Il retombe en arrière et ne reparaît plus.

     Supin ricadde, e più non parve fuora.

ÉLIE.

Il me semble que Dante a, plus qu'aucun autre poëte, de ces ellipses
hardies de la pensée. Quand Francesca, par exemple, dit ce mot si
simple:

     Et ce jour-là nous ne lûmes pas davantage,

on se sent frissonner de la tête aux pieds. La passion terrible, le
meurtre, la colère divine, le châtiment éternel, tout est là, dans ce
livre qui tombe à terre, et dont on ne lit pas davantage.

DIOTIME.

Après cette interruption tragique, le dialogue avec Farinata reprend.
_Cet autre magnanime_, «quell' altro magnanimo,» c'est ainsi que le
désigne Dante (ailleurs il appellera Florence, _mère des magnanimes_),
sans changer de visage, sans se mouvoir, s'informe de sa ville natale et
du _doux monde des vivants_. Il voudrait savoir pourquoi le peuple
florentin se montre si cruel envers les siens dans toutes ses lois. Il
explique à Dante qui, à son tour, l'interroge, comment il se fait que
les damnés qu'il a rencontrés lui ont prophétisé les temps futurs, mais
paraissent, comme Cavalcanti, ignorer le temps présent. Dante charge
Farinata de dire au père de Guido que celui-ci existe encore. Puis,
rappelé par Virgile, ils descendent ensemble au septième cercle, où sont
punis d'autres catégories de pécheurs par violence d'âme.

Je me suis arrêtée à cet épisode, parce que rien dans la _Comédie_ ne me
paraît plus caractéristique du génie de Dante, à la fois si tendre et si
fier. Cet orgueil paternel du vieux Cavalcanti, sa désolation à la
pensée que son fils ne jouit plus de la douce lumière du jour, aussi
chère aux Florentins qu'aux héros d'Homère, l'amour que gardent pour
leurs proches, leurs amis, leur patrie, ces héros désintéressés
d'eux-mêmes, insensibles à leurs propres tourments, et cette admirable
mise en scène, comme nous dirions aujourd'hui, ces tombes ardentes d'où
sortent des gémissements, que cela est tragique et grand! Enfin la
facilité avec laquelle notre poëte admet que ces _magnanimes_, ces héros
de la vie civile, sont en enfer, est un trait qui marque le temps et ce
singulier état des esprits, soumis aux décisions de l'Église touchant le
dogme, mais d'une manière extérieure, en quelque sorte, et qui
n'atteignait point, au fond, le sentiment moral. L'enfer de Dante est
tout rempli de ces contradictions; le rigorisme du théologien s'y allie
à l'humanité, à la tendresse, au respect, à l'admiration de l'homme pour
ces grands réprouvés qu'il est contraint de damner avec l'Église. Et ce
n'est pas là un des moindres attraits de cette mystérieuse _Comédie_, où
nous voyons en conflit la loi acceptée et le sentiment révolté contre la
loi. Nous allons trouver un exemple frappant de cette opposition dans la
catégorie de ceux qui, selon les paroles de l'Allighieri, «font violence
à la nature,» dans ce cercle des sodomites où il rencontre son maître
vénéré, Brunetto Latini.

MARCEL.

Mais voilà une ingratitude abominable!

DIOTIME.

Pas le moins du monde, mon cher Marcel. En mettant Brunetto dans le
cercle des «violents contre nature,» Dante ne croyait assurément faire
aucun tort à son honneur. La compagnie qu'il lui donne est celle des
hommes les plus lettrés, les plus en renom de son temps.

          Tutti fur cherci,
     E letterati grandi e di gran fama.

Dans le vingt-sixième chant du Purgatoire, il fait expier ce même vice à
Guido Guinicelli qu'il appelle _il padre mio e degli altri miei
miglior_. On avait alors à ce sujet des euphémismes étranges. Villani,
qui donne à Brunetto les louanges les plus grandes, lui attribuant
l'honneur d'avoir, le premier, enseigné aux Florentins l'art de bien
parler et les règles de la politique, l'accuse seulement d'avoir été
mondain, _un poco mondanetto_. C'est aussi ce que Brunetto dit de
lui-même dans son _Tesoretto_.

ÉLIE.

Et puis, l'enfer de Dante n'est-il pas assez semblable à cet enfer de
Florence dont nous avons parlé hier, tout mêlé de choses atroces et
charmantes, de saccages, de meurtres, de festins, d'amours et de
musique?

DIOTIME.

En effet. Le peuple, en ses chansons, parle très-gaiement de l'enfer, où
il suppose très-nombreuse et très-bonne compagnie.

     Son' andato all' inferno, e son' tornato,
     Misericordia, la gente che c'era!

Les amoureux s'y donnaient de tendres baisers:

     Ora caro mio ben, bacciami in bocca
     Bacciami tanto ch' io contenta sia!

Le Callimaque de Machiavel, lorsqu'il s'exhorte à n'avoir ni peur ni
vergogne d'aller en enfer, se dit qu'il y rencontrera tant de gens de
bien!

     Sono là tanti uomini da bene!

Et certainement, en mettant dans l'enfer, avec les plus grands
caractères et les plus grands génies de l'antiquité, avec des trouvères
illustres et avec les plus touchants personnages des romans de
chevalerie, Cavalcanti, Farinata, Brunetto, Il Tegghiaio, «qui furent si
dignes,» et qui mirent à faire le bien tout leur esprit, _che a ben far
poser l'ingegni_, Dante ne croyait porter la moindre atteinte ni à la
haute estime où les tenait Florence, ni à leur part de gloire dans la
postérité. Cela semble incompréhensible à notre logique rationaliste. En
ce temps de jeunesse d'âme, c'était une manière poétique de tourner le
dogme de la damnation éternelle, inacceptable pour tous les grands
cœurs.

MARCEL.

Mais aujourd'hui personne ne prend plus cette peine. Personne ne croit à
l'enfer.

DIOTIME.

C'est absolument comme si vous disiez que personne n'est plus
catholique. Sur ce point, il n'y pas de composition possible. La grande
raison de Bossuet n'hésite pas à punir des châtiments éternels un
Socrate, un Scipion, un Marc-Aurèle. Le grand cœur de Pascal est moins
surpris de la sévérité de Dieu envers les damnés que de sa miséricorde
envers les élus. Il se plaît à conjecturer que les tourments des
hérésiarques s'aggravent de siècle en siècle, à mesure que leurs
doctrines séduisent des âmes nouvelles.

MARCEL.

Vous ne répondez pas tout à fait à ma proposition. J'ai dit que,
aujourd'hui, personne ne croyait plus aux flammes éternelles.

DIOTIME.

Rappelez-vous donc, c'est d'hier, le concile de Périgueux décrétant que
l'enfer doit être l'objet d'une foi très-ferme, tout à fait immuable, et
que, si quelqu'un en doute, il a encouru _ces mêmes peines dont il nie
l'existence_! Plus récemment encore, dans une instruction synodale, un
évêque, très-grand docteur, ne dénonce-t-il pas à toute la catholicité
la _conspiration qui se produit partout à cette heure contre le dogme de
la damnation éternelle_? L'Église reste en cela invariable, Marcel. Le
catholicisme théologique ayant rejeté de son sein l'interprétation
progressive de l'Évangile, ne peut pas céder aux exigences de la
conscience moderne, excitée par l'esprit de la réformation et par les
découvertes de la science.

Quoi qu'il en soit, la rencontre de Dante avec Brunetto est extrêmement
touchante. Brunetto s'exclame: _Qual mariaviglia!_ en reconnaissant son
cher disciple. Il tend vers lui les bras; il le prie de permettre qu'il
fasse quelques pas à ses côtés, et Dante baisse la tête en signe de
révérence.

     Il capo chino
     Tenea, com' uom che riverente vada.

Et alors Brunetto l'interroge avec un accent de tendresse paternelle,
sur lui-même, sur Virgile; puis il lui prédit sa gloire future: «Si tu
suis ton étoile (vous vous rappelez que Dante est né sous le signe des
Gémeaux, tenu en astrologie pour favorable aux lettrés et aux savants),
tu ne saurais manquer le port glorieux. (Toujours, vous le voyez, la
figure de voyage, l'étoile, le port, appliquée à la vie.) Et si ma mort
n'avait été si hâtive, te voyant le ciel si favorable, à l'œuvre je
t'aurais encouragé.» Mais, ajoute Brunetto, cet ingrat et méchant peuple
qui descendit de Fiesole aux temps anciens, et qui tient de la montagne
et de la pierre, se fera, à cause de ta vertu, ton ennemi.

     Ti si fara, per tuo ben far, nimico.

Remarquez, Viviane, cette façon pittoresque de parler: pour exprimer que
les Florentins sont durs et hautains, ils tiennent de la montagne et de
la pierre, dit Brunetto. «Race avare, envieuse, superbe! fais en sorte
de te nettoyer de leurs mœurs!»

     Da' lor rostumi fa che tu ti forbi.

C'est la même censure amère des mœurs florentines qui se retrouve dans
le titre primitif que Dante avait écrit de sa main sur son manuscrit, et
qui a été retranché de toutes les éditions, hormis de l'édition faite
par Mazzini sur le manuscrit d'Ugo Foscolo:

     LIBRI TITULUS EST: INCIPIT COMŒDIA DANTIS ALLAGHERII FLORENTINI
     NATIONE NON MORIBUS.

Sans s'étonner à l'annonce de sa gloire future, Dante exprime à Brunetto
la gratitude qu'il lui garde en son cœur pour lui avoir enseigné comment
l'homme s'éternise, _come l' uom s'eterna_. Avec une touchante
simplicité, Brunetto recommande à son disciple, son Trésor, _il mio
Tesoro_, dans lequel, il vit encore, dit-il. La croyance à l'immortalité
dans les œuvres est dominante dans tout le poëme de Dante; elle y
prévaut très-manifestement sur le sentiment de l'éternité des peines ou
des récompenses célestes; elle y est plus vivement exprimée et de
manière à nous émouvoir davantage.

Descendons, avec Virgile, sur les épaules de _Géryon_, monstre ailé qui
figure la fraude, au huitième cercle nommé _Malebolge_. Dante y voit
châtiés tous ceux qui ont trompé leurs semblables: les séducteurs, les
adulateurs, les simoniaques, parmi lesquels il met le pape Nicolas III;
les faux monnayeurs, les faux alchimistes (car il y avait alors la vraie
et la fausse alchimie); les calomniateurs, les devins, la face tournée
vers les talons; les hypocrites, le front chargé de chapes de plomb,
écrasantes sous l'éclat menteur de leur revêtement doré.

MARCEL.

Des chapes de plomb, au milieu des flammes! Elles ne devaient pas durer
longtemps.

DIOTIME.

Dante n'a pas inventé ce supplice. Plusieurs souverains, Frédéric II
entre autres, punissaient de la sorte le crime de lèse-majesté.

Enfin, de crime en crime, d'épouvante en épouvante, de tourment en
tourment, nous arrivons au neuvième et dernier cercle de l'abîme
infernal. Ce cercle est divisé en quatre zones; Caïna, Anténora,
Toloméa, Guidecca, où sont châtiées quatre manières de trahir dans
l'humanité: la trahison envers la famille, celle envers les amis, celle
envers la patrie, (c'est dans cette catégorie qu'est le terrible épisode
du comte Ugolin), et enfin la haute trahison divine et humaine, le plus
grand de tous les attentats selon la conscience de Dante, la trahison à
l'empereur de la terre et à l'empereur du ciel, à César et à Dieu. Là,
dans une sorte d'enfer de l'enfer, du milieu d'un lac de glace où les
cris mêmes ont cessé, où règne l'épouvante suprême pour l'imagination
italienne: le froid et le silence, sortent les épaules gigantesques aux
ailes de chauves-souris et la tête monstrueuse de celui qui fut le
premier des traîtres: de Lucifer, le plus beau des anges devenu
l'empereur du royaume douloureux,

     Lo Imperador del doloroso regno.

Dans ses trois gueules énormes il broie éternellement les trois plus
grands traîtres qui furent sur la terre: Judas, Brutus et Cassius.

VIVIANE.

Brutus et Cassius avec Judas! voilà ce que je ne saurais comprendre; car
enfin, pour bien des historiens, n'est-ce pas, c'est César qui est le
grand traître envers le droit et la liberté, et non Brutus qui veut et
croit être leur vengeur?

DIOTIME.

La lecture la plus attentive de la _Comédie_ ne saurait, en effet, ma
chère Viviane, nous rendre raison d'une assimilation qui blesse toutes
nos idées du juste et de l'injuste. Il faut lire, pour comprendre ce
_Jugement dernier_ de l'Allighieri, tout l'ensemble de ses œuvres, _la
Vita nuova_, _il Convito_, le _de Monarchia_, les _Lettres_ surtout. Il
faut savoir que Dante, dans sa _Comédie_, a voulu, comme il l'a dit,
_chanter le droit de la monarchie_, c'est-à-dire l'ordre universel, tel
qu'il le croyait institué de toute éternité dans les conseils de Dieu.
Dante, ma chère Viviane, ne fut pas seulement un grand poëte épique,
lyrique ou tragique; sa pensée, comme celle des plus grands philosophes
de l'antiquité et des temps modernes, comme celle d'un Pythagore et d'un
Spinosa, concevait toutes choses d'une manière synthétique. Toutes, et
au-dessus de toutes ici-bas, la personne humaine, la famille, la société
naturelle, civile et religieuse, il les considérait à leur place, dans
leur relation mutuelle, au sein de l'immensité, dans la _grande mer de
l'Être_.

     Per lo gran' mar dell' Essere:

toutes, il les voyait, dans leur évolution sidérale, morale ou
politique, surgissant, se développant, s'élevant, par une réciproque
influence, des ténèbres à la lumière, de l'inertie à la liberté, à
l'amour, c'est-à-dire à la conformité de plus en plus libre et parfaite
des esprits et des destinées aux lois de la sagesse éternelle,

     Io che era al divino dall' umano.
     Ed all' eterno dal tempo venuto,
     E di Fiorenza in popol ginsto e sano.

dit-il au trente et unième chant du Paradis.

C'est la grande pensée des temps modernes; c'est la pensée qui pénètre
de part en part l'œuvre de Gœthe. Eh bien, Viviane, cette union parfaite
de toutes choses, cet ordre éternel au sein de Dieu, Dante les symbolise
sous l'image d'une double cité, d'un double empire céleste et terrestre,
entrés dans l'immuable paix où le citoyen par excellence, le justicier,
le pacier (c'est ainsi qu'on parlait au moyen âge), est, dans le paradis
invisible, dans la Rome céleste, Jésus; dans le paradis visible, sur la
terre, en Italie, dans la sainte Rome d'ici-bas, César. Le génie de
Dante, éminemment sacerdotal comme le génie de Gœthe, ramène toutes
choses à ce qu'il appelle, dans son _Convito_, _la religion universelle
de la nature humaine_. Dans sa conception vaste et puissante d'une
civilisation philosophique, la trahison à Jésus et la trahison à César,
c'est tout autre chose que l'attentat contre une personne, si auguste
qu'elle soit; c'est la main portée sur l'édifice de la création divine;
c'est une sacrilége atteinte à l'ordre politique et religieux de
l'univers. Dans le Purgatoire et dans le Paradis, nous trouverons de
cette grande conception de notre poëte les plus belles évidences.

Et, Dieu soit loué! voici que notre voyage parmi la _race perdue_ touche
à sa fin; voici que nous touchons au seuil des régions lumineuses.
Parvenus au fond du cône infernal qui est le centre de la terre, Virgile
et Dante changent de pôle. Ils tournent transversalement sur eux-mêmes
et commencent à remonter vers l'autre hémisphère; ils revoient enfin les
étoiles.

     E quindi uscimmo a riveder le stelle.

C'est ainsi, sur ce mot mélodieux qui nous rend à l'espérance, que Dante
a voulu terminer sa première cantique.

Je ne sais si, dans ma sèche analyse, à travers les timides _à peu près_
que me permettait notre français abstrait et morne, vous avez pu
entrevoir les splendeurs poétiques de ce chant de l'abîme. Je crains
bien de ne vous avoir pas fait sentir, comme je m'en étais flattée, la
grâce ineffable, la piété, l'amour que Dante n'a ni pu ni voulu
éteindre, tant son âme en était remplie, dans cet affreux séjour des
vengeances éternelles. J'aurais voulu insister sur l'art accompli avec
lequel, dès les premiers chants, le poëte tempère les horreurs d'un tel
séjour, par l'expression répétée de sa tendresse pour Virgile et par
l'apparition de Béatrice dans les limbes. J'aurais dû vous peindre cette
douce Francesca, avec l'amant «qui jamais d'elle ne sera séparé,» venant
vers Dante, à travers les airs, d'une aile ouverte et ferme, ainsi que
vers leur nid deux colombes pressées par le désir.

     Quali colombe dal disio chiamate,
     Con l'ali apert e ferme, al dolce nido.

Il eût fallu, d'une main plus délicate, m'essayer à vous rendre tant
d'images fraîches et gracieuses, tirées de la lumière du jour, de
l'attitude des plantes, des mœurs des animaux, que Dante avait observées
tout ensemble en naturaliste et en poëte. Il eût fallu vous faire voir
ces fleurettes inclinées sous la gelée nocturne, qui se redressent et
s'entr'ouvrent aux premiers rayons du matin; ces dauphins et leurs jeux,
soudain rappelés au milieu des vapeurs de l'étang de poix bouillante;
ces cigognes, ces grues qui s'en vont «chantant leur lai;» ces
ruisselets limpides qui descendent des vertes collines du Casentin vers
l'Arno.--Et cette manière charmante de marquer les heures du jour
d'après l'aspect du ciel et le lieu des constellations, ce tendre désir
d'être rappelé aux siens et de vivre dans la mémoire de ses semblables,
cette profonde humanité du poëte qui le fait pâlir, frissonner, pleurer,
s'évanouir au récit des malheurs d'autrui, tout cet art incomparable,
quel art il m'eût fallu pour vous le rendre sensible!--Comme Dante a
bien tenu la promesse de l'inscription tracée sur le seuil de son enfer,
et comme il a pénétré d'amour son royaume des vengeances!

VIVIANE.

Je ne me lasserais jamais de vous entendre; mais je sens que nous
abusons de votre bonté; vous devez être fatiguée. Voici près de deux
heures que nous vous laissons parler presque seule.

DIOTIME.

Je ne me sens pas lasse, Viviane, mais plutôt comme un peu étonnée.
Notre entretien a tourné, sans que je m'en doutasse, en leçon. Et j'ai
peur maintenant d'avoir occupé bien mal cette chaire dantesque, à
laquelle votre amitié m'élève. Nous autres Françaises, nous ne sommes
pas habituées, comme l'étaient les dames italiennes, au professorat. Et
si, au lieu d'être à Portrieux, nous étions à Paris, et si, au lieu de
quatre, nous étions seulement dix ou douze, je m'intimiderais tout à
fait; il me semblerait faire quelque chose de malséant, pis que cela, de
ridicule.

ÉLIE.

Voilà une chose que la simplicité bretonne ne saurait comprendre.
Pourquoi donc semble-t-il ridicule à nos Français que les femmes
enseignent ce qu'elles savent? Pourquoi leur serait-il malséant de dire,
dans une salle d'université par exemple, avec un peu plus de soin et
d'enchaînement, ce qu'on trouve très-naturel et très-agréable de leur
entendre dire dans les salons, où l'on prétend qu'elles règnent et
gouvernent les opinions en toutes choses?

VIVIANE.

Où elles _régnaient_, Élie.

DIOTIME.

À la bonne heure; mais enfin, même au temps où elles régnaient, on eût
trouvé extravagant que Mme de Staël, je suppose, ce grand orateur, qui,
chaque soir, haranguait dans son salon les hommes d'État, les
publicistes, les diplomates des deux mondes, fût montée à la tribune de
l'Assemblée pour y exposer, avec sa vive éloquence, ses vues et ses
idées politiques. Et, pourtant, elle eût été là véritablement à sa
place, belle, de la beauté de Mirabeau, portant comme lui la conviction
dans l'éclair de son regard, dans son geste, dans sa voix virile; tandis
que (je l'ai ouï dire à ma mère qui l'a beaucoup connue, et c'était
aussi l'avis de Gœthe), dans les bals, dans les réunions mondaines, les
bras nus, son turban aurore sur la tête, à la main sa branche de
laurier, déclamant à l'angle d'une cheminée d'interminables tirades sur
l'impôt, sur le crédit, elle paraissait quelque peu théâtrale, et
déplaisante à voir.

ÉLIE.

Ce qu'il y a de bizarre, c'est que ce préjugé contre l'intervention
directe des femmes dans l'enseignement et dans la politique n'existe
nulle part ailleurs que chez nous, qui nous croyons de bonne foi le
peuple le plus chevaleresque du monde. Les étrangers n'y comprennent
rien. Je me rappelle (c'était en 1818, au moment que s'ouvrait à Paris
un club de femmes) que le moraliste Émerson, nous voyant rire, et moi
tout le premier, de ces dames orateurs, me demandait, avec son sérieux
du Massachusetts, ce qu'il y avait donc là de si risible?

DIOTIME.

C'est l'opinion aux États-Unis, en effet, et particulièrement dans le
plus cultivé de tous, dans ce Massachusetts où la religion a fait une si
heureuse alliance avec la philosophie, que le talent, le _don de Dieu_,
comme ils disent dans leur langage puritain, ne doit jamais demeurer
inutile. _Faculty demands function_, c'est la formule concise du pasteur
Henri Ward-Beecher et du grand orateur Wendell-Philipps, lorsqu'ils
réclament pour les femmes l'égalité des droits et des devoirs.

VIVIANE.

Vous disiez, Diotime, que les dames italiennes avaient l'habitude du
professorat?

DIOTIME.

Elles se sont illustrées dans l'enseignement universitaire. Tout
récemment, en Italie, on s'entretenait encore de la docte Mme Tambroni,
qui, en 1817, à Bologne, occupait la chaire de lettres grecques. À la
même université au siècle précédent, Gaétana Agnesi avait été désignée
par le souverain pontife lui-même pour enseigner à la jeunesse les
hautes mathématiques. Dans le même temps à peu près, Maria Amoretti
était acclamée docteur en droit civil et en droit canon à l'université
de Pavie.

MARCEL.

Une femme en robe et en bonnet de docteur! voilà qui ne me plaît guère.

DIOTIME.

J'ignore quel était au juste le costume de ces dames, mais il paraît
bien qu'il ne portait aucun préjudice à leur beauté. La tradition garde
le souvenir des grâces pleines de noblesse d'Andrea Novella, qui
suppléait son père dans la chaire de droit canon. On se rappelle aussi
Olympia Morata, enflammant d'enthousiasme la studieuse jeunesse de
Ferrare. Relisez, Élie, ce que raconte à ce sujet votre compatriote
Renan dans ses _Essais de Morale_. Il a vu, dans l'église de
Saint-Antoine à Padoue, le buste de la philosophe Hélène Piscopia, en
robe de bénédictine, et il affirme qu'elle devait être d'une grande
beauté. Lorsque Dante met sur les lèvres de Béatrice l'enseignement de
la théologie, il ne néglige pas de nous apprendre que ses yeux rayonnent
comme des étoiles, et que son sourire le consume d'amour...

Mais où m'avez-vous entraînée, bon Dieu! En quelles digressions je
m'égare encore! et que, tout en célébrant les vertus de mon sexe, je
donne prise à ses plus ironiques détracteurs! Vous savez comment nous
traite Polybe: _Sexe bavard et panégyriste_... C'est bien cela, n'est-il
pas vrai, Marcel? On croirait qu'il m'avait en vue.

VIVIANE.

Rien ne me plaît comme cette manière d'apprendre. Vous nous menez par le
sentier qui côtoie le grand chemin et qui, tout en faisant mille
circuits, semble moins long dans sa diversité que la voie droite.

DIOTIME.

Vous avez toujours l'interprétation aimable des défauts de vos amis,
Viviane pleine de grâce! Mais rentrons-y au plus vite, dans cette voie
droite que j'ai perdue; revenons à Dante, et, avec lui, montons les
degrés de la montagne sainte où le péché s'expie.

Nous revoyons le ciel. Sa douce couleur de saphir oriental rend la joie
aux yeux de Dante.

     Dolce color d' oriental zaffiro,
     Che s'accoglieva nel sereno aspetto
     Dell' aer puro infino al primo giro,

     Agli occhi miei ricominciò diletto.

Les astres reparaissent à sa vue; mais ce sont les astres d'un autre
hémisphère où brille d'un éclat merveilleux la _Croix du Sud, il
Crociero_. Dante salue avec transport cette constellation inconnue aux
hommes du Septentrion.

     O settentrional vedovo sito
     Poichè privato se' di mirar quelle!

ÉLIE.

Comment Dante a-t-il pu parler de la Croix du Sud, découverte plus de
trois cents ans après sa mort?

DIOTIME.

C'est le souci des commentateurs, mon cher Élie. Car, en effet, les
quatre étoiles de la Croix du Sud, que Dante décrit avec cet étonnement
naïf qui donne aux peintures homériques un si grand charme, n'ont été
introduites par les astronomes dans la sphère céleste que vers la fin du
XVIIe siècle. Au temps de l'Allighieri, aucun Européen ne les avait
encore vues. Mais les Arabes les connaissaient et on suppose que par eux
les Italiens pouvaient en avoir eu quelque idée. D'autres croient que
Marco Polo, qui avait passé les tropiques, avait parlé du _Crociero_ à
ses compatriotes. Beaucoup de commentateurs ne voient dans ces quatre
étoiles qu'une allégorie des quatre vertus cardinales, et ils se fondent
sur ce vers où le poëte parle des quatre lumières saintes:

     Li raggi delle quattro luci sante.

Quoi qu'il en soit, à peine Dante a-t-il poussé son exclamation de
joyeuse surprise, qu'il se trouve, avec Virgile, sur des rivages
doucement éclairés, en présence d'un vieillard vénérable, Caton
d'Utique.

MARCEL.

Caton d'Utique, à l'entrée du purgatoire!

ÉLIE.

L'évêque Synésius met bien, dans un de ses hymnes grecs, le chien
Cerbère aux portes de l'enfer catholique.

DIOTIME.

Cela n'avait rien alors d'offensant, ni pour le goût, ni pour la foi.
Dante a dit de Caton dans le _Convito_ que jamais créature terrestre
n'avait été plus digne de servir le vrai Dieu. Nous avons vu qu'il était
considéré comme type de la vertu profane et que l'Église admettait à
cette époque le salut des justes de l'antiquité. Elle avait adopté de
cette croyance une très-poétique expression; elle reconnaissait trois
baptêmes: le baptême d'eau, le baptême de sang (le martyre), et le
baptême de désir.

ÉLIE.

Cela est beau; mais pourtant, mettre Caton dans le purgatoire, c'est y
mettre en quelque sorte l'apologie du suicide, ce qui n'est guère
catholique.

DIOTIME.

Rappelons-nous ce que nous avons eu occasion déjà de reconnaître au
sujet de cette disposition bienveillante du catholicisme primitif.
Caton, en quittant volontairement la vie mortelle, croyait à
l'immortalité. Pour s'affermir dans sa résolution, il se faisait lire
Platon, le divin. On pouvait hardiment le ranger parmi ces hommes que
vante saint Paul et qui, «n'ayant pas connu la Loi, ont été à eux-mêmes
leur loi;» et puis il était mort pour la liberté, cet idéal des grandes
âmes. Dans le _de Monarchia_, Dante loue Caton d'avoir voulu librement
mourir plutôt que de vivre asservi. Et ici je voudrais revenir encore
avec vous à ce que nous disions des opinions catholiques et monarchiques
de Dante. Avec son _droit de la monarchie_,

     Jura Monarchiæ, superos, Phlegelonta, lacusque
     Lustrando, cecini, voluerunt fata quousque.

avec son empire céleste et son empire terrestre, son césar et son
pontife, Dante n'en garde pas moins pour idéal suprême la liberté. En
ses commencements, c'était aussi l'idéal de l'Église chrétienne qui
considérait le péché comme un esclavage de l'âme. C'est librement, du
plein consentement de l'âme coupable, c'est avec amour que le péché
s'expie dans le Purgatoire de Dante; et c'est pourquoi il fait luire sur
le seuil la belle planète qui invite à aimer, _lo bel pianeta ch' ad
amar conforta_, l'étoile de Vénus. C'est avec une liberté joyeuse que
l'âme purifiée, maîtresse d'elle-même, s'élève dans le ciel jusqu'à la
claire vue de Dieu. _Libero, dritto, sano è tuo arbitrio_, dira Virgile
à Dante en le quittant à l'entrée du paradis terrestre. Lorsqu'il
explique à Caton, le vieillard juste et vénérable, comme il l'a fait à
cet autre vieillard, le démoniaque Caron, aux abords de l'enfer (il y a
dans toute la _Comédie_ de ces parallélismes), par quel ordre et dans
quel dessein Dante vient en ces lieux, le chantre de l'_Énéide_ dit ces
beaux vers souvent cités:

     Libertà va cercando, ch'è si cara,
     Come sa chi per lei vita rifiuta.

     Il va cherchant la liberté, qui est si chère,
     Comme sait celui qui pour elle a quitté la vie.

C'est au nom de l'amour encore, en rappelant les chastes yeux de Murcie,

         ... gli occhi casti
     Di Marzia tua,

que Virgile, associant ainsi les deux idées saintes de l'amour et de la
liberté, implore de Caton l'accès de la montagne purificatrice. C'est la
plus belle doctrine religieuse et morale qui se puisse concevoir, et
jamais elle ne sera dépassée.

La montagne du Purgatoire, située au milieu des eaux, est divisée, comme
l'enfer, en neuf cercles ou plates-formes, où règne un clair-obscur
mélancolique, et présidés chacun par un ange céleste. Là, plus de cris,
plus de hurlements, mais les soupirs, les larmes, les chants pieux des
humbles et amoureuses espérances:

     Luogo è laggiù non tristo da martiri
     Ma di tenebre solo, ove i lamenti.
     Non suonan com guai, ma son sospiri.

Au premier cercle ou anté-purgatoire sont les âmes négligentes et
tardives au repentir. Puis, ainsi que dans l'Enfer, nos poëtes passent
en revue les sept péchés capitaux. De degré en degré, avec une fatigue
moindre, ils montent jusqu'au sommet où s'offrent à leur vue les
ombrages délicieux du paradis terrestre:

             Questa montagna è tale
     Che sempre al cominciar di sotto è grave.
     E quanto nom più va su, e men fa male:

             Cette montagne est telle
     Que toujours au commencement, en bas, elle est plus pénible;
     Et plus l'homme monte, moins il a de peine à monter.

dit Virgile, exprimant ainsi, avec une simplicité naïve, une des plus
hautes doctrines de l'éthique chrétienne.

ÉLIE.

C'était une doctrine connue de la plus haute antiquité. Dans _les
Travaux et les Jours_, il est dit que la route de la vertu est escarpée
et d'abord hérissée d'obstacles, mais que, en approchant du sommet, on
la trouve facile.

DIOTIME.

Dans cette seconde cantique, comme dans la première, l'inspiration
poétique et l'idée morale sont à la fois très-personnelles et
très-générales. L'expiation du purgatoire comme la réprobation de
l'enfer se rapportent symboliquement à Dante, à l'Italie, à la société.
La liberté que le poëte retrouve sous les traits de Caton, en quittant
les fatalités de l'abîme; les vertus primitives dont la sainte lumière
illumine le sentier au sortir des ténèbres sataniques; l'humble jonc
baigné de la rosée du matin qui rafraîchit les tempes du voyageur
fatigué et qui en enlève toute trace de la fumée infernale; la barque
légère qui glisse sur les ondes, conduite par un céleste nocher, et qui
retentit du chaut de délivrance _In exitu Israël_; les différents degrés
de la purification par le repentir, par le détachement des convoitises
d'ici-bas, par la contemplation et le désir de la sagesse divine; ces
eaux salutaires où, en perdant la mémoire des maux passés, on se
retrempe pour une vie nouvelle, tout cela n'est que figure, allégorie,
images tour à tour bibliques, chrétiennes, pythagoriciennes ou
platoniciennes, du progrès de l'homme vers Dieu. Dans cette cantique,
dont la diction et le mode s'assouplissent et se rassérènent, se font
suaves et pénétrants comme le sujet dont le poëte s'inspire, Dante a
prodigué les fraîches images, les apparitions charmantes de femmes et
d'artistes.

C'est là qu'il rencontre son ami Casella, qui lui chante une de ses
propres _canzoni_:

     _Amor che nella mente mi ragiona_,
     Cominciò egli allor si dolcemente
     Che la dolcezza ancor dentro mi suona.

Et les ombres, attirées par ce chant délicieux, s'assemblent autour de
Casella, s'y oublient, ainsi que des colombes autour de l'oiselier.

     Come quando, cogliendo biada o loglio,
     Gli colombi adunati alla pastura.
     Queti, senza mostrar l'usato orgoglio.

Un peu plus loin, Belacqua, le fameux guitariste, Sordello, le
troubadour aimé des femmes, Arnaldo Daniello, _gran' maestro d'amor_;
puis aussi ce doux complice de la vie mondaine, que Dante chérit au
point de souhaiter mourir pour le rejoindre bientôt, Forese Donati; et
cette mystérieuse Pia, à peine entrevue à travers le voile funèbre des
vapeurs de la Maremme, qui prie Dante de se souvenir d'elle, et de qui
la postérité se souvient à jamais;

     Ricorditi di me, che son la Pia.

Et cette Sapia, qui ne fut pas sage, dit-elle avec une grâce charmante,

     Savia non fui, avvegna che Sapia fossi chiamata.

Car, exaltée par la victoire des siens, elle défia le sort, comme le
merle affolé qui, dans les beaux jours d'hiver, croit le printemps venu,
et s'en va sifflant par les bois.

     Come fe il merlo per poca bonaccia.

Et cet Oderisi, le miniaturiste, l'_enlumineur_ célèbre, l'_honneur
d'Agubbio_, qui proclame la gloire de Giotto au-dessus de Cimabue!
Comment choisir entre tant de tableaux enchanteurs! entre ces entretiens
rapides, entre ces murmures bienveillants qu'échangent les ombres dans
une atmosphère azurée, toute pénétrée déjà du souffle de la grâce
divine, dans cette admirable cantique que Balbo appelle si bien _un
crescendo d'amor_!

ÉLIE.

Mais, si mes souvenirs ne me trompent, il y a aussi dans le Purgatoire
des passages satiriques, des invectives terribles contre la démocratie
florentine et la cour de Rome.

DIOTIME.

Le ton général de la seconde cantique est une sérénité plaintive, mais
Dante est trop artiste pour ne pas en sauver la monotonie par de hardis
contrastes. Ainsi, par exemple, l'apostrophe de Sordello:

     Ahi serva Italia, di dolore ostello.
     Nave senza nocchiero in gran tempesta!

     Hélas serve Italie, asile de douleur,
     Nef sans nocher dans la grande tempête.

et la description du cours de l'Arno par Guido del Duca; ainsi encore,
au vingt-troisième chant, la menace aux dévergondées Florentines qui, si
elles savaient ce qui les attend dans l'enfer, «ouvriraient déjà la
bouche pour hurler.»

     Ma se le svergognate fosser certe
     Di quel che'l ciel veloce loro ammanna,
     Gia per urlare avrian le bocche aperte.

MARCEL.

Les Florentines avaient donc de bien mauvaises mœurs?

DIOTIME.

Dès cette époque elles s'insurgeaient contre la sévérité des mœurs
antiques et se jetaient dans le luxe et les plaisirs. Les magistrats
faisaient contre elles des lois somptuaires, mais en vain. Villani nous
apprend que, dans l'artifice et l'extravagance de leurs parures, il
entrait plus de choses étrangères qu'il n'en restait leur appartenant en
propre. Pas plus que les femmes dévergondées, les prêtres gourmands ne
sont épargnés au Purgatoire; le pape Martin IV y expie dans le jeûne et
l'amaigrissement son goût excessif pour les anguilles du lac Bolsena. La
maison royale de France aussi y est en butte à l'animosité du poëte, qui
met dans la bouche de Hugues Capet toute une généalogie aussi peu
historique que peu flatteuse de ses ancêtres et de ses descendants. Il
lui fait dire qu'il est fils d'un boucher:

     Figliuol fui d'un beccaio di Parigi.

MARCEL.

Voilà qui passe permission!

DIOTIME.

Tout ce passage a fort scandalisé les commentateurs français, d'autant
que l'erreur de Dante, volontaire ou involontaire, se retrouve ailleurs,
dans les poésies de Villon par exemple, dans un ouvrage d'Agrippa, etc.
Bayle raconte que le roi François Ier, se faisant lire la Comédie par
«un bel esprit réfugié d'Italie,» quand on en vint à ces vers, commanda
«qu'on ôtât le livre, et fut en délibération de l'interdire en son
royaume.» Le chanoine Grangier, qui le premier a traduit en vers les
Cantiques, excuse son auteur en supposant que le terme de boucher n'est
ici qu'une métaphore pour dire un prince «grand justicier de
gentilshommes et autres malfaiteurs.» Étienne Pasquier rejette également
la faute de Dante sur le ton métaphorique d'un passage «escrit à la
traverse, et comme faisant autre chose.»

Dans son Purgatoire comme dans son Enfer, Dante mêle les deux
mythologies polythéiste et monothéiste. Le paradis terrestre lui
rappelle le Parnasse; la comtesse Mathilde cueillant des fleurs sur les
rives du Léthé est semblable à Vénus et à Proserpine. Dante donne à
Jésus le nom de _Sommo Jove_. De longues expositions de dogmes selon
saint Thomas, saint Augustin, saint Victor: le libre arbitre, le péché
originel, la responsabilité, l'âme triple, la théorie physique et
métaphysique de la génération, le développement continu de l'âme humaine
avant et après la mort (idée que nous retrouverons dans Faust),
l'efficacité de la prière, les suites funestes de la confusion des
pouvoirs spirituel et temporel, prennent une large place dans cette
seconde cantique. On y rencontre de fréquentes allusions aux hypothèses
scientifiques du temps et aux propres expériences du poëte. Il y parle
de la circulation de la séve dans les végétaux, de l'action de la
lumière sur la maturation des fruits et sur la coloration des feuilles,
de la scintillation des étoiles. Quant à l'allégorie, elle y maintient
ses droits dans la personne de Lucie, la grâce, _gratia prœveniens_;
dans Mathilde, la piété généreuse; dans Lia et Rachel, la vertu active
et la vertu contemplative; dans la vision finale où Dante symbolise
obscurément les choses futures. Mais c'est surtout dans la description
du char de Béatrice, que Dante, troublé sans doute par le désir
passionné de glorifier celle qu'il aime, multiplie sans mesure et
presque sans goût, en amant plus qu'en artiste, les images
apocalyptiques. Ce char descend du ciel. Une lueur soudaine resplendit
dans les airs d'où se dégage une douce mélodie.

     Ed una melodia dolce correva
     Per l' aer luminoso.

Sept flambeaux, radieux comme les sept étoiles du char de David,
vingt-quatre vieillards vêtus de blanc, quatre animaux ailés, tels que
les a peints Ézéchiel, nous dit le poëte, ouvrent un céleste cortége.

     Ventiquattro seniori, a due a due,
     Coronati venian di fiordaliso.
     Tutti cantavan: Benedetta tue
     Nelle figlie d'Adamo: e benedette
     Sieno in eterno le bellezze tue!

Mais il faut que je vous lise ce passage dans la traduction en vers de
Louis Ratisbonne. Il l'a faite avec beaucoup de soin, aidé des conseils
de Manin, et avec un don très-rare de souplesse dans l'art des rimes. Je
ne crois pas qu'il soit possible de mieux faire:

     Sous ce beau ciel paré comme pour une fête,
     Vingt-quatre beaux vieillards, de lis ceignant leur tête,
     S'avançaient deux à deux en ordre régulier.

     Ils chantaient tous en chœur: «Ô toi, fille choisie
     Entre les filles d'Ève, à jamais sois bénie!
     Sois bénie à jamais dans tes belles vertus!»

     Puis, quand le gazon frais et la flore irisée,
     Qui brillaient devant moi sur la rive opposée,
     Ne furent plus foulés par ce troupeau d'élus,

     Comme au ciel un éclair après l'autre flamboie,
     Vinrent quatre animaux après eux dans la voie.
     Tous quatre couronnés de rameaux verdoyants.

     Et chacun d'eux avait six ailes admirables
     Que parsemaient des yeux aux yeux d'Argus semblables,
     Si les mille yeux d'Argus pouvaient être vivants.

     Mais je ne perdrai plus de vers à les décrire,
     Ô lecteur! il me faut répandre ailleurs ma lyre,
     Et force m'est ici de me restreindre un peu.

     Mais lis Ézéchiel qui nous dépeint ces bêtes,
     Comme il les vit du fond du nord et des tempêtes
     Venir avec le vent, la nuée et le feu.

MARCEL.

Voilà, ne vous déplaise, une fort belle traduction et qui me dispense de
prendre un professeur italien.

DIOTIME.

Cette traduction a quelque chose de surprenant par sa fidélité et son
allure naturelle. Mais pourtant le traducteur fait un sacrifice qui doit
lui coûter beaucoup, étant poëte. Il ne reproduit pas (et cela n'était
guère possible) la mesure tout italienne du vers de onze syllabes, qui,
avec sa rime alternée de trois en trois, son enjambement, son accent
variable, tantôt à la dixième et à la sixième syllabes, tantôt à la
quatrième et à la huitième, forme l'admirable tercine de la Divine
Comédie. Entre les quatre animaux vient un char triomphal traîné par un
griffon aux ailes immenses. Jamais, dit le poëte, Rome ne vit, au
triomphe d'Auguste ou bien de l'Africain, char plus beau; celui même du
soleil eût semblé pauvre auprès.

     Non che Roma di carro cosi bello
     Rallegrasse Africano, ovvero Augusto:
     Ma quel del sol saria pover con ello.

À la droite et à la gauche du char, sept dames forment une danse sacrée.
Après le char s'avancent deux vénérables vieillards, dont l'un porte à
la main un glaive flamboyant, quatre autres encore, d'une humble
contenance, puis, à distance et seul, un vieillard au front lumineux,
qui marche les yeux clos.

     Et quand fut vis-à-vis de moi le char insigne
     Un tonnerre éclata...
     Et cortége et flambeaux, soudain tout s'arrêta.

Disons brièvement que ce char symbolique sur lequel descend Béatrice est
regardé par les commentateurs comme le char de l'Église et de l'État
ensemble, l'antique _Carroccio_, peut-être, des républiques italiennes
où la patrie était présente dans sa double expression civile et
religieuse. Les sept candélabres figurent les sept dons du Saint-Esprit,
les sacrements; les vieillards sont les patriarches; les sept femmes
dansant sont les trois vertus théologales et les quatre vertus
cardinales; les quatre animaux sont les quatre évangélistes; enfin le
griffon, moitié aigle, moitié lion, est pris pour Jésus-Christ lui-même,
en sa double nature divine et humaine. Un chœur d'anges séraphiques fait
tomber sur le char une pluie de fleurs, sous laquelle apparaît debout,
triomphante, le front ceint d'un voile blanc et d'une couronne des
feuilles de l'olivier cher à Minerve, vêtue d'une tunique couleur de
flamme et d'un manteau couleur d'émeraude, Béatrice. À son approche,
avant même qu'il ose lever les yeux sur elle, Dante, comme au premier
jour, sent l'esprit de vie tressaillir au plus secret foyer de son âme.
Il reconnaît de l'antique amour la grande puissance:

     Per occulta virtù, che da lei mosse
     D'antico amor senti la gran potenza.

Et Béatrice abaisse vers lui les yeux. «Regarde-moi bien: je suis, je
suis Béatrice.»

     Guardami ben: ben son, ben son Beatrice.

Et les paroles qu'elle adresse au poëte sont celles d'une mère superbe à
son fils:

     Cosi la madre al figlio par superba.

Et le cœur de Dante éclate en sanglots; et Béatrice approuve que «sa
douleur soit égale à ses égarements.» Et se tournant vers les anges qui
lui forment cortége, elle leur dit les erreurs de son ami; comment celui
qui avait été si bien doué dans son jeune âge, après avoir marché dans
la droite voie pendant qu'elle était encore sur la terre, entra dans les
voies fallacieuses, quand elle eut «changé de vie;» et comment, tout
autre moyen de l'en arracher demeurant inutile, elle a voulu lui faire
voir le royaume des damnés.

     Tanto giù cadde, che tutti argomenti
     Alla salute sua eran già corti,
     Fuor che mostrargli le perdute genti.

Et Dante place une vision fort compliquée, dans laquelle il annonce,
aussi peu intelligiblement qu'il l'a fait en enfer pour le lévrier
sauveur, la venue d'un grand capitaine qui affranchira du joug étranger
l'Église et l'Italie. Ensuite Béatrice ordonne à Mathilde (nous avons vu
comment Virgile a disparu) de plonger Dante dans les eaux du Léthé pour
qu'il y perde la mémoire de ses péchés, puis dans l'Eunoé, fleuve divin,
où il retrouve le souvenir du bien qu'il a fait. Ainsi renouvelé, Dante
sort des eaux «pur et disposé à monter aux étoiles.»

     Puro, e disposto a salire alle stelle.

Diotime se tut. Elle attendait qu'on lui fît quelque observation, mais
on garda le silence. À mesure que l'on avançait dans le voyage
dantesque, on se sentait plus porté au recueillement. Il n'est pas
jusqu'à Marcel qui ne parût en humeur sérieuse. Depuis quelques instants
déjà, il oubliait de rallumer sa pipe turque et regardait, mais avec
distraction, le dessin de sa sœur. Viviane, tout en écoutant les
cantiques, avait retracé d'un crayon fidèle la scène qui se passait sur
la plage. Par les moyens les plus simples et sans chercher l'effet, elle
avait su rendre, dans un tout petit espace, la tristesse infinie du
ciel, avec le caractère tragique de cette procession d'animaux et
d'enfants qu'elle avait vue défiler triste et morne pendant deux heures,
au bruit de l'Océan, sous la pluie de plus en plus obstinée. Diotime
loua beaucoup le dessin de sa jeune amie; mais voyant que personne ne
semblait disposé à quitter Dante, elle se rassit sur le fauteuil à
escabeau qui figurait la chaire professorale, et reprit ainsi l'analyse
de la troisième cantique.

DIOTIME.

Le paradis, le ciel, le royaume de Dieu, l'ordre universel et idéal,
selon que le génie de Dante l'a conçu, a pour principe l'amour éternel,
considéré comme le premier moteur et la fin suprême de la gravitation
des âmes et des astres. L'âme du monde, c'est Dieu, un Dieu aimant et
aimé,

     Il primo amante.

de qui tout procède et vers qui tout aspire. Point d'autre voie pour
aller à lui que l'attraction de l'esprit et du cœur, la vertu, la
science, la sagesse amoureuse, _uno amoroso uso di sapienza_; point
d'autres progrès, en nous et hors de nous, que l'accroissement du désir.

MARCEL.

Il y a dans les poésies de ce pauvre Musset des vers qui rendent, à sa
manière juvénile, ce système planétaire et psychologique de Dante:

     J'aime! voilà le mot de la nature entière...
     . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
     Oh! vous le murmurez dans vos sphères sacrées,
     Étoiles du matin, ce mot triste et charmant.
     La plus faible de vous, quand Dieu vous a créées,
     A voulu traverser les plaines éthérées
     Pour chercher le soleil, son immortel amant.
     Elle s'est élancée au sein des nuits profondes,
     Mais une autre l'aimait elle-même--et les mondes
     Se sont mis en voyage autour du firmament.

VIVIANE.

Ils sont charmants, ces vers. Mais continuez, Diotime.

DIOTIME.

Le ciel de Dante s'ordonne selon l'_Almageste_ de Ptolémée, adopté par
saint Thomas; il est composé de sept planètes: la Lune, Mercure, Vénus,
le Soleil, Mars, Jupiter, Saturne; puis vient le ciel des étoiles fixes,
au-dessus duquel notre poëte met le neuvième ciel, ou le _premier
mobile_, qui donne le mouvement à tous les autres et n'a au-dessus de
lui que l'empyrée, siége de l'Éternel.

ÉLIE.

Cet empyrée figure dans la cosmogonie pythagoricienne.

DIOTIME.

En effet; cependant il n'est pas admis par les commentateurs que Dante
se soit préoccupé particulièrement des idées attribuées à Pythagore.
Mais les idées pythagoriciennes étaient alors comme flottantes dans
toute l'Italie; elles y circulaient à travers Platon, Aristote et saint
Augustin.

ÉLIE.

Dante devait bien aussi, ce me semble, connaître de très-près Pythagore
par son traducteur et son disciple Boëce.

DIOTIME.

Cela est très-vraisemblable; et quant à moi, si vous me demandiez mon
sentiment propre, j'ai toujours reconnu dans la Comédie une influence
pythagoricienne très-sensible, venue, sans aucun doute, à l'Allighieri
par Boëce qu'il lisait sans cesse.

VIVIANE.

Je croyais que Boëce était à demi-chrétien.

DIOTIME.

Cela s'est beaucoup dit dans l'Église, mais je ne vois pas trop sur quel
fondement. Tout l'ensemble des idées de Boëce est pythagoricien, nous
dirions aujourd'hui panthéiste. Boëce croit à l'éternité de la matière,
à la préexistence des âmes, à leur ressouvenir des existences
antérieures; il croit à l'identité de nature qui fait de l'homme un être
semblable et même égal aux dieux. Lui aussi, il avait été, de son temps,
accusé de magie, ce qui prouverait bien qu'on ne le considérait pas
comme enclin au christianisme.

--Mais où en étais-je?...

De planète en planète, de vertu en vertu, de science en science, car la
théorie morale de Dante est étroitement liée à son système astronomique
où les planètes sont à la fois symbole et foyer d'une vertu qui leur est
propre, l'ascension vers Dieu se fait à la fois plus rapide, plus libre,
plus facile et plus manifeste.

ÉLIE.

Cela revient à dire, ce me semble, que plus l'intelligence s'élève et
plus s'accroît en elle le désir des choses divines.

DIOTIME.

En effet.

     Bene operando l' uom, di giorno in giorno,
     S'accorge che la sua virtute avanza.

Comme Dante a toujours besoin d'exprimer par une image ses idées les
plus abstraites, de même qu'il a dit, en décrivant la montagne du
Purgatoire, que plus on monte moins on a de peine à monter, il nous
peint ici les yeux de Béatrice et son sourire brillant d'un plus radieux
éclat à mesure qu'elle s'élève et se rapproche du soleil divin. Nous
avons vu que Dante, au paradis terrestre, a été plongé dans les eaux
purificatrices; il se sent renouvelé, transfiguré. Les yeux fixés sur
Béatrice, qui elle-même lève le regard vers les hauteurs éthérées, il
monte avec elle, par la vertu de l'attraction divine, à travers les
airs.

     Beatrice in suso, ed io in lei guardava.

Admirez encore ici, Viviane, le génie de notre poëte: en un seul vers,
en une image, la plus simple du monde, il fait voir en quelque sorte
toute la théorie de l'amour platonique; il rend sensible la puissance
abstraite de cet _Éternel féminin_ que chante le chœur mystique, à la
fin du poëme de Gœthe, dans les profondeurs du ciel, aux pieds de la
reine des anges.

ÉLIE.

Combien, par ce sentiment de l'attraction vers les choses divines qui
fait l'âme de la femme supérieure au génie de l'homme, Dante et Gœthe me
semblent à la fois plus poétiques et plus vrais que Milton!

DIOTIME.

En effet, dans le _Paradis perdu_, Adam seul est créé pour Dieu; tout au
contraire de Béatrice, Ève reste subordonnée et ne saurait voir Dieu que
dans Adam.

ÉLIE.

         He for God only
     She for God in him.

DIOTIME.

Dans les trois planètes inférieures que Dante visite en premier lieu,
sont les âmes les moins parfaites. Dans la lune, Diane, le ciel de la
chasteté, notre poëte revoit Piccarda (ou peut-être Riccarda, car je
soupçonne ici une erreur des copistes), la sœur de son ami Forese, à
qui, au Purgatoire, en un seul vers, il a donné le plus enviable renom
que puisse souhaiter une femme ici-bas:

         Tra bella e buona
     Non so qual fosse più,

et dont le front resplendit au séjour des bienheureux d'_un non so chè
divino_. Là, Béatrice explique à Dante le problème de la liberté, le
plus grand don, dit-elle, que Dieu, dans sa largesse, ait fait au monde:

     Lo maggior don, che Dio per sua larghezza,
     Fesse creando, e alla sua bontate
     Più conformato, e quel ch' ei più apprezza.

     Fu della volontà la libertate,
     Di che le creature intelligenti,
     Et tutte e sole furo e son dotate.

Au chant sixième, dans la planète de Mercure, Dante se trouve en
présence de l'empereur Justinien. Il entend de sa bouche un récit
grandiose, fait à la façon de Bossuet, des vicissitudes de l'empire,
d'Énée à César, de César à Charlemagne, et de Charlemagne aux temps du
poëte. Dans cette planète, où sont les âmes qui par amour de la gloire
ont fait des actions vertueuses, Dante met un épisode charmant. Il
rencontre Roméo de Villeneuve, habile et dévoué serviteur de Raymond
Bérenger, comte de Provence, mais victime de l'envie et de l'ingratitude
des cours et s'exilant pour les fuir. Il m'a toujours semblé que notre
poëte avait vu en Roméo sa propre image, lorsque l'appelant «ce juste,»
_quel giusto_, et, après l'avoir loué des grands services rendus à son
maître, il ajoute avec émotion:

     Mais alors il partit, pauvre et tout chargé d'âge.
     Si le monde savait ce qui'il eut de courage
     En mendiant son pain, et morceau par morceau,

     Son renom déjà grand serait encor plus beau.

     Indi partissi povero e vetusto.
     E se 'l mondo sapesse il cuor ch' egli ebbe
     Mendicando sua vita a frusto a frusto.

     Assai lo loda, e più lo loderebbe.

Un des plus beaux chants du _Paradis_, c'est le huitième. Le poëte
décrit la planète de Vénus, où sont les âmes qui surent grandement
aimer. Il y retrouve Charles Martel, le fils aîné du roi de Naples, qui,
à Florence, s'était lié avec Dante de l'amitié la plus tendre. _In
costui_, dit Boccace, _regnò molta bellezza e assai innamoramento_.
Charles Martel vient vers Dante et l'accoste en lui disant, comme l'a
fait Sordello au Purgatoire, le premier vers d'une de ses _canzoni_:

     _Voi che intendendo il terzo ciel movete_;

il lui rappelle qu'ils se sont beaucoup aimés:

     Assai m'amasti ed avesti ben onde,

Il demeure, comme naguère à Florence, à discourir longuement avec l'ami
de son cœur. Dans ce discours, une chose me semble plus particulièrement
intéressante, c'est la théorie d'une hiérarchie naturelle des
intelligences, d'une relation entre les aptitudes et les fonctions qui
constituerait, si elle était bien observée par les hommes, la véritable
harmonie sociale. Dante met cette théorie dans la bouche de Charles
Martel. En l'an 1300, il lui fait exposer en très-beaux vers ce que
plusieurs de nos théoriciens socialistes, croyant l'inventer, ont dit de
nos jours en assez médiocre prose. Tel naît Solon, tel Xerxès, dit le
poëte, ou Melchisédech, ou Dédale; mais la société n'a point égard à ces
vocations naturelles.

     Si le monde observait pour chaque créature
     Le premier fondement que pose la nature
     Et s'il s'y conformait, il aurait de bon grain:

     Mais en religion pour le froc on élève
     Tel que le ciel avait fait naître pour le glaive;
     L'on fait un roi de tel qui naquit pour prêcher.

     De là vient qu'au hasard on vous voit trébucher.

     Ma voi torcete alla religione
     Tal che fu nato a cingersi la spada;
     E fate re di tal ch'è da sermona.

     Onde la traccia vostra è fuor di strada.

MARCEL.

Mais c'est du fouriérisme tout pur!

VIVIANE.

Je me rappelle, dans l'_Histoire de la Révolution_ de Michelet, un
passage sur Louis XVI entièrement conforme à ce sentiment de Dante.

DIOTIME.

Gœthe a dit, en plusieurs endroits, des choses toutes semblables.
L'esprit de Dante est au milieu de nous, Viviane; car c'était, dans les
entraves du dogme, un esprit de liberté d'un tel essor, qu'aucun esprit
moderne ne l'a dépassé en hardiesse. «Chaque jour, dit M. Littré, Dante
prend la main de quelqu'un de nous, comme Virgile prit la sienne, et
l'introduit en ces demeures où éclatent la justice et la miséricorde
divines.»

Au chant suivant, Dante rencontre Cunizza, la sœur du tyran Ezzelino,
l'amante de Sordello, de qui on a parlé déjà au Purgatoire, qui vécut
amoureusement, dit le commentateur anonyme, dans les parures, les
chansons, les jeux; mais qui fut néanmoins pieuse et miséricordieuse.
_Simul erat pia, benigna, misericors, compatiens miseris quos frater
crudeliter affligebat_. Non loin d'elle est Folco ou Folchetto de
Marseille, le troubadour, _bello di corpo, ornato parladore, cortese
donatore, e in amore acceso, ma coperto e savio_, dit l'_Ottimo_. Et
Dante, soudain, tout au milieu de ces souvenirs d'amour, rappelle et
flétrit, pour la troisième fois, l'envie et la superbe de ses
concitoyens; il maudit le _florin, il maledetto fiore_, qui fut semence
de mal pour toute l'Italie, et surtout pour l'Église.

VIVIANE.

Qui faut-il entendre par ce florin maudit?

DIOTIME.

Il n'y a point ici d'allusion, mais une réalité, ma chère Viviane. Le
florin, _il fiorin giallo_, appelé plus tard _zecchino_, était une
monnaie de l'or le plus pur, à l'effigie de saint Jean-Baptiste, et qui
fut frappée à Florence, pour la première fois, au milieu du XIIIe
siècle. Cette monnaie d'un titre supérieur donna un avantage
considérable aux Florentins dans les échanges; elle contribua à leur
puissance commerciale; mais elle devint bientôt l'objet des convoitises
de Rome, l'occasion d'un luxe excessif, et fut à la fois ainsi pour la
république une cause de richesse et de calamités.

Parvenus au quatrième ciel, le soleil, nous entrons dans la compagnie
insigne des âmes qui vécurent entièrement exemptes de péchés. Selon une
cosmologie commune à Platon, aux Pères de l'Église et aux mystiques, le
soleil est la demeure des doctes dans la science divine, des
philosophes, des théologiens, de ceux qu'on appelait les flambeaux du
monde.

ÉLIE.

_Qui docti fuerint, fulgebunt quasi splendor firmamenti_, dit le
prophète Daniel.

DIOTIME.

Là sont Thomas d'Aquin, Albert le Grand, Pierre Lombard, Richard de
Saint-Victor, Boèce le grand consolateur, Orose, Denis l'Aréopagite,
Siger de Brabant...

ÉLIE.

Mais voilà, ce me semble, une compagnie de docteurs assez mêlée; et
Dante, entre ces flambeaux du catholicisme, met des hommes dont la
science est bien loin d'être pure. Albert le Grand, par exemple, un
disciple d'Avicenne, un docteur dans _toutes les sciences licites et
illicites_, comme on écrit alors! Siger, cet obstiné studieux d'Averroës
et de Maimonide, qui ne trouvait déjà plus que trente-six arguments
contre trente en faveur de l'immortalité de l'âme!

DIOTIME.

Dante reste au Paradis ce que nous l'avons vu dans l'Enfer, mon cher
Élie, catholique au plus large sens du mot, mais absolument étranger aux
exclusions d'une étroite orthodoxie. Son Église à lui est véritablement
universelle, car ses fondements reposent non sur la tradition
particulière de tel ou tel sacerdoce, mais sur la tradition naturelle du
genre humain. Nous pouvons encore aujourd'hui, on pourra toujours dans
les temps futurs, honorer les martyrs, les bienheureux, les saints de
l'Allighieri, car ils n'appartiennent pas en propre à cette Église
romaine qui commence avec saint Pierre et s'achève au concile de Trente;
ils sont à nous, Viviane, ils sont la gloire et la vertu de la grande
Église humaine qui n'a pas eu de commencement et n'aura pas de fin.

L'apologie de saint Dominique et celle de saint François d'Assise sont
parmi les plus beaux morceaux de la _Comédie_. Il était impossible que
ces deux hommes extraordinaires, fondateurs de deux ordres nouveaux qui
remplissaient le monde de leurs rivalités, n'eussent pas une place
considérable dans le Ciel de Dante. Les Dominicains et les Franciscains
se partageaient alors la catholicité tout entière. Saint Dominique et
saint François personnifiaient le double mouvement qu'avait produit dans
les âmes l'appréhension du danger dont l'Église était menacée par sa
propre corruption et par les progrès de l'hérésie. Ce grand esprit et ce
grand cœur voulaient tous deux la sauver, l'un par la science, l'autre
par l'amour. Prenant pour idéal la splendeur des chérubins et l'ardeur
des séraphins, l'école dominicaine et l'école franciscaine avaient
entrepris de réchauffer à ce double foyer la foi languissante du siècle.
Saint Dominique visait à l'empire des consciences par un dogmatisme
absolu et par une logique implacable. En vrais limiers du Seigneur,
_Domini canes_, ses disciples parcourent le monde pour dépister les
hérétiques, les poursuivre, les faire rentrer par la menace au bercail,
ou les mordre d'une morsure mortelle. Ils font alliance avec les grands,
avec les puissants de ce monde. Ils allument les bûchers; ils y jettent
les livres et les hommes. Saint François, au contraire, l'apôtre de la
mansuétude, embrasse d'une tendresse sans bornes toutes les créatures;
les plus pauvres et les plus humbles, il les chérit au-dessus des
autres. Il évangélise les oiseaux du ciel, les poissons des rivières; il
se lie de fraternelle amitié avec les loups féroces. Ses disciples, à
lui, seront les rêveurs, les visionnaires, les extatiques, les
communistes de l'état populaire. Ils annonceront comme très-prochain
(pour l'an 1260 si je ne me trompe) l'avènement du _troisième
Testament_, le règne de l'Esprit, l'_Évangile éternel_. Ils oseront dire
que Jésus-Christ n'a pas été parfait dans la vie contemplative, et que
l'esprit de vie s'est retiré de l'Église. Tout pénétrés d'une aspiration
innommée vers la liberté de conscience, ils diront encore que l'amour
pur, par qui l'âme entre en communion avec Dieu, la délie de tous les
liens de la discipline. Agitateurs d'une société nouvelle, ils ne
dresseront point les bûchers, ils y monteront joyeux et doux.

ÉLIE.

Dante appartenait-il à l'école dominicaine ou à l'école franciscaine?

DIOTIME.

Dante, en théologie, n'est, à proprement parler, ni dominicain ni
franciscain, de même qu'en politique il n'est ni gibelin ni guelfe. Il
faut toujours en revenir à dire: Dante est Dante. Dans la _Comédie_, il
se tient généralement aux doctrines de saint Thomas. Mais, par sa
tendresse d'âme, par son imagination, par sa vive curiosité des choses
nouvelles, des _vérités importunes, invidiosi veri_, comme il dit au
dixième chant du Paradis à propos de Siger, par sa grande compréhension
de la nature et de l'histoire, qui ne tient aucun compte des censures de
l'Église, qui nomme avec honneur ses ennemis, un Averroës, un Frédéric
II, qui célèbre les prophètes de sa ruine, un Joachim de Flore,

     Il calavrese abate Giovacchino.
     Di spirito profetico dotato.

Dante semble tout inspiré du souffle qui plane sur Assise. Comme son ami
Giotto, il peint avec prédilection saint François, et je ne doute pas, à
son style, qu'il n'ait lu et relu avec amour le livre des _Fioretti_.

VIVIANE.

Qu'est-ce que les _Fioretti_?

DIOTIME.

_I Fioretti del glorioso poverello di Cristo, messer san Francesco_,
sont un recueil de récits concernant saint François et ses disciples. On
n'en sait pas l'auteur, mais il remonte certainement aux premiers jours
de la prose italienne, et il tient aujourd'hui un rang à part entre les
classiques _trecentisti_. J'aurais bien quelque autre sujet de
soupçonner notre poëte de n'avoir pas incliné vers les Dominicains. Au
XIVe siècle, les principaux chefs de l'ordre furent des Français, et
force nous est bien de reconnaître, hélas! que Dante n'aimait pas la
France. _Dante disamava la Francia_, écrit Mazzini, de qui, soit dit en
passant, les biographes pourront bien en dire autant quelque jour sans
trop d'injustice. En tout cas, selon l'esprit légendaire, Dante
réconcilie au ciel les deux rivaux, en mettant l'apologie de saint
François d'Assise dans la bouche de saint Thomas et celle de saint
Dominique dans la bouche du fervent franciscain saint Bonaventure.

MARCEL.

Ce Joachim de Flore que vous venez de nommer, serait-ce l'abbé calabrais
que cite Montaigne, et «qui prédisait, dit-il, tous les papes futurs,
leurs noms et formes?»

DIOTIME.

C'est lui-même. Au quatorzième chant, Dante arrive dans le ciel de Mars,
où sont les âmes de ceux qui ont glorieusement péri dans les guerres
justes. Son bisaïeul Cacciaguida s'empresse vers lui: «O mon sang! _õ
sanguis meus_!» s'écrie-t-il, du plus loin qu'il l'aperçoit. En
très-beaux vers et dans un style d'une simplicité épique, le patricien
toscan fait à son petit-fils l'histoire de leur maison. La _racine_
parle à la _feuille_.

     O fronda mia in che io compiacemmi
     Pure aspettando, io fui la tua radice.

Cacciaguida retrace à Dante les mœurs anciennes. Florence sobre et
pudique, le _beau vivre_ des citoyens.

     A cosi bello
     Viver di cittadini, e cosi fida
     Cattadinanza, a cosi dolce ustello.
     Maria mi diè...

Il fait un tableau tout hellénique, et d'une grâce surprenante dans la
bouche d'un vieux guerrier, de ces mères florentines attentives au
berceau, qui consolaient l'enfant dans le doux idiome natal, et, filant
la quenouille, discouraient en famille des gestes des Troyens, de
Fiesole et de Rome.

     L'una vegghiava a studio della culla
     E consolando usava l' idioma
     Che pria li padri e le madri trastulla.

     L'altra, traendo alla rocca la chioma.
     Favoleggiava con la sua famigllia
     De' Troiani, e di Fiesole, e di Roma.

C'est dans cet entretien, au début du seizième chant, que Dante fait une
réflexion sur la noblesse du sang qui révèle de quelle nature était en
lui le sentiment aristocratique. La noblesse, à ses yeux, c'est un
manteau bien vite usé et raccourci par le temps, si l'on ne travaille
chaque jour à le réparer.

     Ben se' tu manto che tosto raccorce.

Gœthe, dans ses _Mémoires_, à propos d'une très-belle lettre d'Ulrich de
Hutten qu'il cite, développe exactement la même pensée. C'est l'idée
moderne, l'idée anglaise, de l'aristocratie qui ne voit dans l'orgueil
des ancêtres qu'un engagement d'honneur à l'excellence en toutes choses.
Dans le _Convito_, Dante l'a exprimée déjà en appelant _vilissimo_ tout
homme noble par le sang qui ne le devient pas aussi par la vertu, et en
déclarant que ce n'est pas la race qui ennoblit la personne, mais la
personne qui ennoblit la race.

ÉLIE.

N'est-ce pas un peu dans ce sentiment des aïeux qu'Alfred de Vigny écrit
ces beaux vers dans son poëme de L'_Esprit pur_ que la critique a blâmé
comme trop peu modeste:

     C'est en vain que d'eux tous le sang m'a fait descendre.
     Si j'écris leur histoire ils descendront de moi.

DIOTIME.

Sans doute.--C'est Cacciaguida, vous vous le rappelez, Viviane, qui fait
à Dante cette prédiction, si souvent citée, de sa gloire future et de
l'exil où il mangera le pain amer et montera l'escalier d'autrui:

       Tu lascerai ogni cosa diletta
     Più caramente: e questu è quello strale
     Che l' arco dell' esitio pria saetta.

     Tu proverai sì come sa di sale
     Lo pane altruì, e com' è duro calle
     Lo scendere e 'l salir per l' altrui scale.

C'est par Cacciaguida que Dante se fait approuver d'avoir quitté la
compagnie des factieux guelfes ou gibelins, et de s'être fait à lui seul
son propre parti:

             A te fia bello
     Averti fatto parte per le stesso.

C'est à ce noble aïeul que notre poëte demande conseil pour savoir s'il
devra taire ou révéler à son retour ici-bas la vision qu'il a eue des
choses éternelles. Dante craint, s'il redit ce qu'il a appris «dans le
monde des douleurs sans fin, sur la montagne au riant sommet, et dans le
ciel, de lumière en lumière,» que ses paroles n'aient une saveur trop
âcre à plusieurs:

     A molti fia savor di forte agrume.

Mais il craint encore davantage, «s'il est un timide amant du vrai,» de
perdre sa vie dans la postérité:

       E s'io al vero son timido amico.
     Temo di perder vita tra coloro
     Che questo tempo chiameranno antico.

Cette question de Dante à Cacciaguida: Les droits de la justice ou les
devoirs de la bienveillance doivent-ils l'emporter dans les témoignages
que chacun de nous porte au tribunal de la conscience publique? Doit-on
confesser la vérité, même cruelle à autrui, ou bien serait-il mieux de
l'ensevelir dons un miséricordieux silence? cette question, une des plus
délicates de la vie morale, est tranchée dans le sens le plus hardi par
«une intelligence et une volonté droites, et qui aiment.»

     Che vide e vuol dirittamente, ed ama.

Assurément, dit Cacciaguida à Dante, ta parole portera le trouble dans
plus d'une conscience; mais quoi qu'il en soit, écarte tout mensonge et
manifeste toute ta vision:

     Ma nondimen, ranossa ogni menzogna.
     Tutta tua vision fa manifesta.

Et il résume son opinion par une de ces sentences proverbiales, par une
de ces images triviales et cyniques qui abondent dans les livres saints:

     E lascia pur grattar dov'è la rogna.

Puis, relevant aussitôt et sa diction et sa pensée: «Ce cri de ton cœur,
dit Cacciaguida à Dante, fera comme le vent qui assaille avec le plus de
fureur les cimes les plus hautes. Et ce ne sera pas pour toi un honneur
médiocre.»

     Questo tuo grido farà come vento
     Che le più alte cime più percuote.
     E ciò non fia d' onor poco argomento.

Vous le voyez, mes amis, n'y eût-il dans toute la _Comédie_ que ce seul
discours de Cacciaguida qui se rapportât au but du poëte, aucun doute ne
pourrait subsister. Dante met dans la bouche de son aïeul ce que que lui
dicte sa propre conscience: la résolution de piquer de l'aiguillon d'une
vérité acérée «la génération ingrate, insensée et impie» de ses ennemis,
qui sont aussi à ses yeux et dans le juste sentiment qu'il nourrit de
son sacerdoce, les ennemis du droit et de la liberté, les ennemis de
Dieu.

Le sixième ciel, le ciel de Jupiter, où nous montons avec Dante et
Béatrice, est le séjour de la justice. Les âmes, les étoiles des princes
justes et saints composent ensemble la figure de l'aigle impériale aux
ailes éployées. Cette aigle resplendissante, dont les millions de
lumières ne forment qu'une lumière et les millions de voix qu'une voix,
qui, en parlant, dit, _je_ et _moi_, quand sa pensée est _nous_ et
_notre_,

             Nella voce ed _to_ e _Mio_
     Quand' era nel concetto _Noi_ e' _Nostro_.

qui n'a qu'un même amour, a paru à quelques interprètes de Dante
l'emblème de ce que nous appellerions aujourd'hui la vie collective de
l'humanité, de ce qui s'appela longtemps en Europe la _république
chrétienne_, de ce qui prenait alors, dans les esprits synthétiques, le
nom de saint empire romain. Dante, on ne saurait trop le redire,
n'appartenait pas à ces mystiques moroses qui, dédaigneux des destinées
de l'homme sur la terre, ajournaient toute justice, toute paix et toute
joie à la vie future. Dante était un chrétien politique qui se
préoccupait des destinées sociales de l'homme ici-bas, et qui voulait
aussi positivement que nous le voulons aujourd'hui établir la cité et
l'État sur les fondements d'une liberté, d'une justice, d'une science et
d'une foi tout humaines. À cet égard, le commentateur royal Philaléthès
et le commentateur républicain Mazzini sont d'accord. Ils ne diffèrent
que dans les mots. Ce que Mazzini appelle «la contemplation prophétique»
d'un ordre universel, le roi Jean de Saxe l'appelle «un gibelinisme
idéal;» et tous deux déclarent que Dante attribue la réalisation de cet
idéal ou de cette prophétie au peuple romain, providentiellement
prédestiné au gouvernement du monde.

ÉLIE.

Il me semble que c'est un idéal analogue que poursuit aujourd'hui
encore, sous une autre forme, toute une école politique qui revendique
pour la nation française l'honneur d'être, depuis la révolution de 89,
la nation initiatrice du droit et de la morale politique.

DIOTIME.

Précisément. Le génie de Dante avait clairement pressenti la grande
unité, la religion scientifique qui devra régner un jour sur le globe;
il avait conçu, dans son vaste génie, tout cet ensemble d'idées que M.
Littré appelle _l'esprit qui vivifie la société moderne_, et dont il
donne une définition que Dante assurément n'eût pas désavouée.

VIVIANE.

Laquelle?

DIOTIME.

J'en ai pris note précisément à propos de la _Comédie_; la voici:
«L'esprit qui vivifie, dit M. Littré, c'est la combinaison du savoir
humain avec la morale sociale, afin que tout ce que l'humanité acquiert
de vrai s'applique à développer tout ce qu'elle a de bon.» Seulement M.
Littré considère cette combinaison comme «nouvelle dans le monde,» et en
cela je ne saurais être entièrement de son avis, car le désir de la voir
se réaliser est le mobile principal qui fait écrire à Dante le poëme
sacré dont il dit que _le ciel et la terre y ont mis la main_, et cette
combinaison se trouve, avant la Comédie, dans l'idée génératrice du
_Tesoretto_ de Brunetto Latini; elle est au fond de tous les essais
d'encyclopédie qui ont été faits en divers temps; seulement elle a
acquis de nos jours, en se vulgarisant, une puissance d'expansion toute
nouvelle.

Dante voit dans l'aigle lumineuse les âmes de Constantin, d'Ézéchias, de
Guillaume le Bon, roi de Sicile; aux deux côtés du roi David, Trajan et
Riphée.

MARCEL.

Et il oublie de mettre, dans l'astre de Jupiter, son prêtre fervent,
Julien?

DIOTIME.

La légende n'autorisait pas Dante à sauver l'apostat, mon cher Marcel.
Elle ne lui était pas favorable, tandis que pour Trajan, elle supposait
que, après cinq siècles de séjour en enfer, il en avait été tiré par les
prières du pape saint Grégoire; et notre poëte, avec saint Thomas,
complète la légende, pour la mieux conformer aux doctrines de l'Église,
en supposant à son tour que le grand empereur, revenu sur la terre, y a
confessé Jésus-Christ et mérité le ciel.

Quant au Troyen Riphée, de qui Virgile a dit:

              Justissimus unus
     Qui fuit in Teucris et servantissimus æqui,

Dante le baptise de ce _baptême de désir_ que l'Église accordait aux
païens vertueux, parce qu'ils avaient pressenti obscurément,
disait-elle, la rédemption chrétienne.

Dans le ciel de Jupiter où Dante exalte les rois justes, il flagelle les
mauvais princes. Il entend la royauté comme nous la pourrions entendre
aujourd'hui. Sa doctrine à cet égard est sans aucune ambiguïté: les rois
sont les ministres et non les maîtres des peuples.

     Non enim gens propter regem, sed rex propter gentem.

Nous voici au septième ciel, dans Saturne, l'astre des mélancoliques,
des taciturnes, selon Ptolémée, le séjour des solitaires contemplatifs.
Là Béatrice devient si radieuse qu'elle n'oserait plus sourire:

     Ed ella non ridea: ma: S' io ridessi.
     Mi comincio, tu ti faresti quale
     Fu Semelè quando di cener fessi.

Saint Damien et saint Benoit parlent à Dante. Le premier, en quelques
vers d'une causticité shakespearienne, fait un parallèle satirique entre
les anciens pasteurs de l'Église et ceux d'aujourd'hui: les uns, dit-il,
saint Pierre et saint Paul, s'en allant par le monde,

                     Maigres et pieds nus,
     Sous n'importe quel toit mangeant au jour le jour:

                       Magri e sealzi,
     Prendendo il cibo di qualunque ostello;

les autres, si engraissés, si lourds, qu'il leur faut des serviteurs en
avant et en arrière, qui les hissent et les soutiennent sur leurs
palefrois couverts de riches manteaux:

     Si che due bestie van sott' una pelle.

Saint Benoit, à son tour, compare la discipline relâchée et les mœurs
corrompues des ordres religieux à ce que furent à l'origine la règle
austère, la pauvreté, l'humilité, le jeûne et la prière des fondateurs.

Puis nous montons avec Dante au ciel des étoiles fixes par la
constellation des Gémeaux, d'où le poëte jette un regard sur les sept
planètes qu'il vient de parcourir. En voyant la terre si petite, il
sourit:

     E vidi questo globo
     Tal, ch' io sorrisi del suo vil sembiante.

Vous vous rappelez que Dante est né sous cette constellation, propice
aux esprits doctes. Il invoque ces astres glorieux; il leur rend grâces,
en très-beaux vers, de l'intelligence, _quelle qu'elle soit_, qu'il a
reçue d'eux tout entière,

     Oh gloriose stelle, oh lume pregno
     Di gran virtù, dal quale io riconosco
     Tutto (qual che si sia) il mio ingegno.

Cependant nous approchons du dénoûment. Dante, qui a senti, d'étoile en
étoile, se fortifier sa puissance de vision, peut maintenant soutenir
l'éclat du sourire de Béatrice. Il la voit en attente d'un grand
spectacle. Dans une image d'une grâce infinie, il la peint semblable à
l'oiseau qui, posé sur le bord du nid où repose sa douce couvée, regarde
fixement et prévient d'un ardent désir le lever du soleil, guettant les
premières lueurs de l'aube sous la nocturne feuillée.

     Come l'augello, intra l'amate fronde,
     Posatu al nido de' suoi dolie nati,
     La notte che le cose ei nascoade.

     Previene', tempo in su l'aperta frasca.
     E con ardente affetto il Sole aspetta.
     Fiso guardando, pur che l'alba nasea.

Soudain, les voici tous deux illuminés d'une lumière «à qui rien ne
résiste.» Jésus-Christ apparaît, suivi de la vierge Marie et d'un
cortège triomphal d'âmes bienheureuses.

Tout ce chant n'est qu'un hymne à l'éternelle beauté. Arrivé presque au
terme de sa longue carrière poétique, où tant d'autres auraient senti
leur essor se ralentir, Dante, au contraire, a de plus vigoureux coups
d'aile, il s'élève plus libre et plus fier vers les suprêmes sommets.

Examiné comme un bachelier par les saints apôtres, par saint Pierre,
saint Jacques et saint Jean, sur les trois vertus théologales, la foi,
l'espérance et la charité, et ayant répondu en bon chrétien, Dante a
pénétré jusqu'au neuvième ciel, où Béatrice lui fait connaître la
hiérarchie des neuf chœurs angéliques; de là il s'élève avec elle
jusqu'au seuil de l'empyrée. À ce moment, Béatrice se transfigure; elle
resplendit d'une telle béatitude que l'œil et l'âme du poëte en sont
comme foudroyés. Cette beauté ineffable, dit-il, est au-dessus de toute
vision mortelle; il croit même que les anges n'en sauraient supporter
toute la splendeur, et que Dieu seul, lui qui l'a créée, en peut jouir
entièrement.

     La bellezza ch' io vidi si trasmoda
     Non par di là da noi, ma certo io credo
     Che solo il suo Fattor tutta la goda.

Quant à lui, qui du premier jour où elle lui apparut ici-bas, l'a
suivie, et chantée, il sent que désormais la tâche est au-dessus de ses
forces et de son art.

     Dal primo giorno ch' io vidi il suo viso
     In questa vita, insino a questa vista,
     Non è 'l seguire al mio cantar preciso;

     Ma or convien, che'l mio seguir desista.
     Più dietro a sua bellezza, poetando,
     Come all' ultimo suo ciascuno artista.

Béatrice montre à Dante les abords de la cité céleste, l'immense
amphithéâtre où siégent sur des trônes les bienheureux qui ont là leur
demeure fixe et ne font qu'apparaître momentanément au poëte dans les
astres dont ils ont subi l'influence. Un trône est resté vide, et semble
attendre un grand élu. Là, dit Béatrice, viendra l'âme auguste du
souverain qui voulut relever de son abaissement l'Italie, mais avant
qu'elle y fût disposée.

     In quel gran seggio, a che tu gli occhi tieni,
     Per la corona che già v' è su posta.
     Prima che tu a queste nozze ceni,

     Sederà l' alma, che fia giù agosta,
     Dell' alto Arrigo, ch' a drizzare ltalia
     Verrà in prima ch' ella sia disposta.

Et pendant que Dante s'absorbe dans le souvenir du grand Henri, pendant
qu'il regarde, ébloui, la divine assemblée, Béatrice va se rasseoir sur
son trône, entre Rachel et Lia, aux pieds de la reine des anges. Lorsque
Dante se tourne vers elle et s'apprête à l'interroger, il ne la voit
plus à ses côtés, elle a disparu; saint Bernard a pris sa place. «Où
donc est-elle?» s'écrie le poëte,

     Ed: Ella ov' è? di subito diss' io.

Et saint Bernard lui ordonne de lever les yeux. Alors Dante voit dans sa
gloire la femme qui fut ici-bas son amour, sa passion, son culte, son
salut. Et instantanément de son cœur prosterné sort un hymne d'amour et
de reconnaissance. Dante adresse à Béatrice des paroles telles que
jamais ni amant ni poëte n'en dira de plus belles à aucune femme. Il
fait monter vers elle, comme un pur encens, la prière ardente de son âme
et de sa vie. À cette prière, Béatrice répond par un sourire; puis elle
relève les yeux vers l'éternel foyer de tout amour.

Alors saint Bernard explique à Dante l'ordre et la division de la rose
mystique. Il lui fait voir, feuille à feuille, dans cette fleur
d'allégresse où plonge, enivré du suc divin, l'essaim des abeilles
célestes, les âmes des anges, des pieuses femmes qui consolèrent la
croix du Sauveur, les âmes innombrables des tout petits enfants dont le
pied ne fit qu'effleurer la terre et dont le berceau fut la tombe; le
saint proclame les noms des grands patriciens de l'empire éternel,

     I gran patrici
     Di questo imperio giustissimo e pio.

Il invoque la Reine du ciel, afin que, par son intercession, Dante
puisse soutenir l'éclat formidable de la face de Dieu et que sa raison
ne soit pas submergée dans la lumière infinie. En signe d'assentiment,
Marie abaisse les yeux vers son fidèle; dans un rapide éclair, Dante
pénètre l'essence divine. Il voit en Dieu l'universelle harmonie des
âmes et des mondes. Il sent son désir, sa volonté, attirés
invinciblement dans l'immense orbite de l'amour éternel «qui meut le
soleil et les étoiles.»

     Ma già volgeva il mio disiro, e  'l _cette_,
     Si come ruota, che igualmente è mossa,

     L'Amor che muove il Sole e l' altre stelle.

Tel est, ma chère Viviane, le dénoûment de cette _Comédie divine_ dont
l'humanité est à la fois le sujet, l'acteur principal et l'éternel
auditoire. Telle est la fin de cette œuvre unique à laquelle ont
travaillé ensemble le génie d'un grand poëte, le génie d'une grande
nation, et ce génie, le plus grand de tous, qui veille, d'âge en âge,
sur la conservation, l'accroissement et la transmission de ces vérités
essentielles, qui passent de nation en nation, d'art en art, de science
en science, pour former, un jour réunies, le commun trésor de la race
humaine, la religion qu'elle se sera révélée à elle-même en s'avançant
comme Dante, des ténèbres à la lumière, de la servitude à la liberté, du
royaume de Satan au royaume de Dieu.

La _Divine Comédie_, je voudrais vous l'avoir fait mieux sentir et
comprendre, c'est dans les conditions de personnification et d'images
imposées à l'art et sous le rayon qui éclairait le XIIIe siècle,
l'histoire symbolique de l'esprit humain, le tableau de son évolution
ascendante, au sein des nécessités divines, de la liberté instinctive,
confuse, aisément rebelle et produisant le mal, à la liberté
rationnelle, éclairée, de plus en plus soumise à la loi, voulant et
aimant avec Dieu le salut du monde.

Pour exprimer d'une manière sensible cette donnée abstraite, qui pour
d'autres n'eût été qu'un sujet de dissertation rimée et de froide
rhétorique, Dante possédait heureusement l'intelligence profonde de tous
les arts: une faculté plastique extraordinaire tout à la fois grecque et
latine, avec un sentiment musical que l'on pourrait dire moderne et qui
lui fait trouver, dans un idiome encore âpre et contracté, des effets de
mélodie et d'harmonie tels que les langues les mieux assouplies et les
poésies les plus exquises en offrent peu d'exemples. On a remarqué avec
justesse que dans la savante construction des trois cantiques où se
développe l'action de la _Comédie_, dans cette symétrie presque
incroyable des trois royaumes où Dante a distribué presque également en
trente-trois chants quatorze mille deux cent trente vers, il a donné à
l'Enfer un caractère plus particulièrement architectural et sculptural,
au Purgatoire un aspect plus pittoresque, et que, au Paradis enfin, il
semble avoir voulu nous faire entendre les vibrations éthérées, la
musique des sphères.

Pourtant je pense avec Schelling qu'il ne faudrait ici rien séparer.
Dans l'idée comme dans l'art de l'Allighieri tout se tient; l'excellence
propre à chaque partie n'apparaît entièrement que dans sa relation avec
l'ensemble. Depuis le premier jusqu'au dernier vers de cette _Divine
Comédie_, point de brisements, point de défaillances. Un rhythme
intérieur qui jamais ne fléchit, le rhythme passionné, d'une âme
héroïque, nous entraîne; il nous élève, par ce grand _crescendo_ d'amour
dont parle Balbo, par des variétés insensibles de mode, de mesure et de
style, du fond des troubles, des déchirements, des douteurs aiguës et
confuses de la vie mortelle, jusqu'à cette existence sereine,
harmonieuse, ineffable, où rien ne change, ne souffre, ne périt.

Mais que dirais-je encore, Viviane, de ce poëme incomparable que vous ne
sentiez mieux que moi! Cet idéal de l'amour pur à qui Dante, dans sa
poétique conception des mondes, rapporte toute science, toute sagesse,
toute vertu, toute béatitude, cet _Éternel féminin_ que lui révèle
Béatrice et qu'il chante cinq siècles avant Gœthe, qu'ai-je besoin d'en
disserter davantage, quand, chaque jour, à toute heure, il nous apparaît
en vous, dans vos joies, dans vos tristesses, dans toutes les piétés,
dans toutes les grâces de votre vie si jeune et déjà si haute?

       *       *       *       *       *

Pendant que Diotime parlait encore, Viviane, comme involontairement,
s'était rapprochée d'elle. En silence, elle s'était assise sur
l'escabeau et reposait sur les genoux de son amie sa tête charmante.
N'entendant plus la voix de _la Nina_, la jeune fille releva le front,
son front pâle et pur; puis, d'un léger mouvement, l'ayant dégagé des
longues boucles blondes qui l'offusquaient:

     O Béatrice, dolce guida e cara!

dit-elle, en attachant ses beaux yeux sur les yeux de Diotime.



TROISIÈME DIALOGUE.

DIOTIME, VIVIANE, ÉLIE, MARCEL.


Par une de ces brusques variations des vents qui sont si fréquentes au
bord de la mer et qui changent instantanément l'aspect du ciel et des
eaux, l'horizon de Portrieux dans la matinée du deux septembre n'était
que splendeur. Une sorte de vibration sonore et chaude animait
l'atmosphère. Les oiseaux fêtaient le retour du soleil. Tout présageait
une de ces belles journées d'automne qui, pareilles à certaines joies du
tard de la vie, nous charment et nous émeuvent d'autant plus que nous
les sentons plus proches de l'heure où tout va s'assombrir. On partit
pour le cap Plouha. Les chemins défoncés par la pluie ne permettaient
pas d'y risquer une voiture et des chevaux de ville; nos amis montèrent
dans la carriole rustique de leur hôte. Depuis quinze ans qu'elle allait
à toutes les foires, cette brave carriole était accoutumée aux ornières,
et la jument aveugle qui la traînait, connaissait d'instinct et de
mémoire tous les mauvais pas, si bien que, sans attendre d'avis, elle
changeait d'allure, ralentissant ou pressant à propos, pour éviter les
heurts et les embourbements. La distance fut vite franchie. On traversa
au grand trot le village de Saint-Quai; on laissa sur la gauche le
château de Trèveneue avec sa longue avenue d'ormes; vers midi, on
mettait pied à terre, et l'on descendait par un chemin creux resserré
entre deux haies d'ajoncs vers les grèves de Plouha.

Viviane ne put retenir un cri de surprise lorsque, au détour du sentier,
elle aperçut tout à coup la mer immense et tranquille qui se déployait
dans toute sa solennité. Entre la masse aiguë du cap Plouha, à laquelle
on touchait presque, et la ligne argentée, à peine visible, que traçait
le cap Fréhel au plus lointain horizon, une vaste étendue d'eau, en
pleine lumière, unissait, par des effets merveilleux de coloration et de
perspective, ses profondeurs glauques aux profondeurs azurées du ciel.
Pas un mouvement, pas un bruit, pas une ombre à la surface des flots
transparents, sous le dôme éthéré qu'embrasaient, à ce milieu du jour,
tous les feux du soleil. De clartés en clartés, d'étincelles en
étincelles, l'œil ébloui ne savait plus où se prendre. C'était comme un
enivrement de lumière, comme un rêve extatique de la nature endormie.

Diotime ayant rejoint Viviane, elles demeurèrent longtemps ensemble à
contempler ce spectacle. Sans se parler, elles avaient enlacé leurs
bras, et la main dans la main, émues d'une même pensée, elles
s'appuyaient l'une à l'autre.

Qui les eût vues ainsi, ces deux nobles figures de femmes, l'une sous
ses voiles de deuil, l'autre sous les plis droits de son vêtement blanc,
debout, immobiles, se détachant comme un marbre antique, dans la pure
atmosphère, à ces derniers confins de la terre et de l'Océan, il eût dit
avec le poëte: _Numen adest_. Il était là, en effet, le dieu; il parlait
dans le silence sacré de l'espace infini et dans le silence plus sacré
encore des tendresses humaines.

Ce fut la voix de Grifagno qui rompit le charme. Le lévrier avait suivi
son maître, qui, avec l'aide de Marcel et de M. Évenous, était allé
disposer tout pour un campement sur la plage. Mais s'ennuyant bientôt de
ne pas voir Viviane, Grifagno revenait sur ses pas; il bondissait,
japait, agitait l'air de sa longue queue fauve; il avertissait enfin à
sa façon que l'heure du repas lui semblait venue.

Lorsque les deux amies s'avancèrent dans les rochers, elles y
trouvèrent, qui les attendait, une table dressée. Dans une enceinte
naturelle, d'aspect druidique, autour d'un quartier de roche aplati,
poli par la vague et qu'on aurait pu croire façonné de main d'homme, on
avait étendu des nattes épaisses sur lesquelles, au dire d'Élie, on
allait, à demi couché, dîner à la romaine. Un pâté énorme, des
salaisons, des galettes, du miel et des figues, quelques bouteilles d'un
vin vieux de Bordeaux, tel qu'il ne s'en boit qu'en Bretagne,
chargeaient la table cyclopéenne. Une voile empruntée à Portrieux au
patron de la barque qui conduisait nos amis en mer, et que l'on avait
nouée à deux perches solidement fixées dans le sol, projetait son ombre
légère sur la salle du festin et l'abriterait du vent s'il venait à
s'élever.

Diotime et Viviane louèrent beaucoup les ordonnateurs de la fête; mets
et vins furent trouvés exquis. Marcel manifestait gaiement un appétit
héroïque; Grifagno sollicitait du regard et happait au vol les morceaux
rapides qu'on lui lançait à l'envi pour éprouver son agilité.

--Convenez, dit Marcel, que Mme Évenous a bien fait les choses et que
notre banquet en plein air surpasse le banquet de Platon.

--Pourvu, dit la gracieuse Viviane, que l'_Étrangère de Paris_
l'assaisonne et le relève de sa sagesse; pourvu que notre Diotime à
nous, de qui l'autre eût été jalouse, veuille nous faire entendre sa
parole à ravir Socrate.

Diotime s'inclina en signe de modestie et de consentement.

ÉLIE.

Aujourd'hui, Diotime, c'est à moi, ne vous déplaise, que vous allez
avoir affaire. Jusqu'ici vous avez eu beau jeu à nous parler de Dante,
mais je n'ai pas oublié, comme dit Montaigne, «notre premier propos»
quand nous étions seul à seul, à cette même place, et que je m'étonnais
si fort de vous entendre comparer Dante et Gœthe. Nous nous sommes
beaucoup écartés (je ne m'en plains pas) de notre point de départ. La
dispute, s'il vous en souvient, avait commencé au sujet du rapprochement
que vous vouliez faire entre la _Divine Comédie_ et le poëme de _Faust_.
Vous nous avez admirablement démontré et fait sentir que la _Comédie_
est un chef-d'œuvre, je suis porté à croire que _Faust_ en est un autre;
mais franchement ce n'est là encore qu'une analogie trop générale pour
que je me déclare vaincu, et, malgré votre éloquence, ou plutôt sous le
charme de votre éloquence, je dis avec Viviane: Vive le paradoxe!

DIOTIME.

En vous parlant si au long de Dante, je n'ai pas oublié notre dispute,
mon cher Élie. Je me suis laissé entraîner par mon sujet, c'est là tout;
et pourtant je ne vous ai pas dit la dixième partie de ce que j'aurais
dû vous dire. Il est très-malaisé de quitter la _Divine Comédie_, plus
malaisé encore d'en parler dignement. Enthousiastes ou critiques,
ignorants ou doctes, nous n'arrivons qu'à une compréhension
très-incomplète de ce monument extraordinaire vers qui l'esprit humain,
à mesure qu'il s'en éloigne, se retourne de siècle en siècle, pour le
contempler mieux, d'un point de vue nouveau, dans une autre perspective,
et qui semble toujours grandir à l'horizon comme pour dominer toujours
la scène agrandie. Il en sera ainsi du poëme de _Faust_, tout l'atteste
déjà, bien que pour lui la postérité commence à peine; et puisque vous
me rappelez, Élie, notre premier propos, j'y reviens, et je vous propose
maintenant de me suivre dans le voyage où je voudrais m'aventurer de
l'enfer au ciel de Gœthe, comme vous m'avez suivie hier de l'enfer au
ciel de Dante.

VIVIANE.

Nous voici tout prêts.

DIOTIME.

Disons auparavant quelques mots de la vie de Gœthe, sans laquelle sa
tragédie ne s'expliquerait guère mieux que la _Comédie_ sans la vie de
Dante; et malgré vos préventions, Élie, peut-être en viendrez-vous à
convenir que si ces deux génies sont pour moi comme un seul guide et un
seul maître, et si, en éclairant l'une par l'autre leur œuvre et leur
vie, je vois s'en dégager l'idéal complet de la conscience et de la
destinée humaine, une sorte de _poétique du salut_, passez-moi
l'expression, il pourrait bien y avoir là autre chose qu'un jeu de mon
esprit et le goût puéril du paradoxe.

ÉLIE.

Vous êtes sévère pour vos amis, Diotime; mais je l'ai mérité, et
j'implore mon pardon.

Diotime tendit la main à Élie en s'excusant à son tour de sa vivacité.
Par une question jetée à la traverse, Viviane coupa court à ce petit
incident.

VIVIANE.

L'ai-je rêvé, ou ne m'avez-vous pas dit que vous avez connu Gœthe?

DIOTIME.

Je l'ai vu une fois, étant tout enfant.

VIVIANE.

Et vous vous en souvenez?

DIOTIME.

Comme si c'était hier.

MARCEL.

Où donc avez-vous vu le grand homme?

DIOTIME.

À Francfort, un 1815. Vous savez que ma mère était Allemande.

MARCEL.

Il y paraît bien un peu, sans reproche.

DIOTIME.

Sa famille était en relation d'amitié et de bon voisinage avec la
famille de Gœthe. La mère de Wolfgang venait très-fréquemment chez ma
grand'mère. C'est là qu'eut lieu la majestueuse entrevue de _Frau Rath_
avec Mme de Staël, si plaisamment racontée par Bettina. C'est dans la
maison de campagne tout proche de la ville, où ma grand'mère passait ses
étés et où vous êtes allé voir l'_Ariane_ de Dannecker, que j'entendis
pour la première fois le nom de Gœthe...

MARCEL.

Et que le dieu vous apparu! Vous rappelez-vous en quelles circonstances?

DIOTIME.

Tous les moindres détails me sont restés présents. C'était un
après-dîner; je jouais au jardin avec de petites compagnes. Tout à coup
nous voyons venir à nous, par une longue allée droite, un vieillard
entouré d'une société nombreuse et qui paraissait lui rendre de grands
honneurs. Notre premier mouvement fut de fuir, mais trop tard; on nous
avait aperçues, on m'appelait. Il fallut s'approcher. Le vieillard me
sourit; il me prit par la main, me dit quelques paroles que je
n'entendis pas, et s'étant assis sur un banc, il me retint à ses côtés,
interdite. Peu à peu, pendant qu'il s'entretenait avec mes parents, je
m'enhardis jusqu'à lever sur lui les yeux.

VIVIANE.

Quel âge avait-il alors?

DIOTIME.

Voyons... Gœthe est né en 1749. Ceci se passait pendant les Cent-Jours.
Mon père, en partant pour la Vendée, voulant nous savoir en sûreté, nous
avait envoyées attendre dans la famille maternelle la chute de
l'_usurpateur_ (c'est ainsi que les royalistes appelaient alors
Bonaparte). Gœthe devait donc avoir alors soixante-six ans. Mais je me
rappelle très-bien qu'il ne me fit pas du tout l'effet que produisaient
sur moi les autres vieillards. Il se tenait très-droit. Son visage me
paraissait plus grand, plus ouvert, et comme mieux éclairé que celui des
personnes qui l'entouraient. Ses yeux énormes, qui me regardaient avec
une extrême douceur, me donnaient à la fois envie de pleurer et de
l'embrasser. Lorsque, prenant congé de mes parents, il mit sa main sur
ma tête, et l'y laissa (Gœthe aimait passionnément les beaux cheveux
blonds, et les miens ressemblaient alors aux vôtres, Viviane), je
n'osais plus respirer. Peu s'en fallut que je ne me misse à genoux,
comme pour ma prière.--Et tenez, encore aujourd'hui, je ne parle pas
avec indifférence de ce moment. J'y attache je ne sais quelle
superstition. Je me persuade,--vous souriez, Marcel, vous devinez ce que
je vais dire,--eh bien, oui, je me persuade que la main du vieillard sur
la tête de l'enfant y a laissé de lui quelque chose, je ne sais quelle
vague et triste bénédiction... Avant-hier encore, me promenant ici avec
vous sur ces belles grèves de Plouha, tout heureuse de votre tendre
amitié, et tout émue de ce doux rayon du soir à mes cheveux blanchis,
j'en rendais grâces, à part moi, au bon génie apparu à mon enfance, dans
le jardin maternel; à ce génie bienfaisant que j'ai senti là toujours,
près de moi, dans mes peines les plus cruelles, que je n'ai jamais
invoqué en vain dans mes délaissements, et vers qui, à cette heure,
réconciliée avec le sort et récompensée par vous, je m'écrie du fond de
l'âme: O mon père Gœthe, vous du moins, vous jamais, vous ne m'avez
abandonnée!

Diotime se leva et fit quelques pas sur la grève. On feignit de n'y pas
prendre garde. Elle avait de ces brusques retours sur elle-même, au
réveil de poignantes tristesses que ses amis n'avaient pas connues et
qu'ils respectaient on silence.--Lorsqu'elle revint s'asseoir, il n'en
est pas moins vrai, dit Viviane en renouant de sa main légère le fil
brisé de l'entretien, que ce n'est pas l'analogie, mais le contraste qui
frappe tout d'abord entre Dante et Gœthe.

ÉLIE.

Vous pourriez dire entre le génie italien et le génie allemand, qui sont
aux antipodes.

DIOTIME.

Pas autant que vous croyez, mon cher Élie. La politique a opposé les
deux nations, mais leur instinct, dès qu'il se sent libre, les
rapproche. L'Allemagne et l'Italie aspirent l'une vers l'autre, sentant
peut-être qu'elles devront un jour se compléter l'une par l'autre.

MARCEL.

Il paraîtrait, en effet, que les idées allemandes se propagent
rapidement en Italie à mesure que les Allemands s'en vont.

DIOTIME.

Plus d'un de vos amis a pu vous le dire, et les Italiens en conviennent.
Ces jours passés, en ouvrant son cours à Milan, Ausonio Franchi
signalait à ses jeunes compatriotes le danger de se laisser par trop
_entédesquer_, «intedescare.» Hegel est là déjà, introduit par le
successeur de Vica, en plein soleil de Naples. Les psaumes protestants
se chantent sur les bords de l'Arno; un lit à haute voix la bible
germanique sous le toit féodal des barons toscans. La circulation
indéfinie de Moleschott, descendue avec lui des Alpes, pénètre les
universités du Piémont. Et voici que, enchanté à son tour par l'art
italien, l'enchanteur _Fausto_ captive en ses rimes sonores l'oreille
italienne.

ÉLIE.

Est-ce que le _Faust_ de Gœthe a été traduit en italien?

DIOTIME.

Il a été traduit au commencement de ce siècle par Giovita Scalvini, et
tout récemment encore, avec un rare bonheur, par Anselmo
Guerrieri.--Nous voici bien loin, comme vous voyez, du temps où
l'opinion italienne considérait la langue allemande comme un «aboyement
de chiens,» et reculait devant «l'épouvantail de leur parole.» Les
Allemands, cela se comprend mieux, subissent jusqu'à la folie, jusqu'à
la _Sehnsucht_ dont on meurt, le charme irrésistible de l'Italie. Le
tombeau de Platen à Syracuse en fait foi; Winckelmann, et après lui les
plus grands peintres contemporains, quittent le pays natal, le foyer, la
religion des ancêtres, toutes choses aimées, par désir de la beauté
romaine. Nulle part la dévotion à Dante n'a trouvé d'aussi fervents
adeptes que dans la patrie de Klopstock, Schlegel, Schelling, Schlosser,
de Witte, le roi Jean de Saxe et tant d'autres célèbrent à l'envi,
interprètent avec une érudition passionnée la _Comédie divine_. Pour sa
plus grande et sa meilleure partie, la littérature dantesque est
allemande.

Quant à Gœthe, lui qui jamais n'exagère, il date de son séjour à Rome
une révolution dans tout son être. Lorsqu'il entre dans Rome, il est
saisi d'un saint respect; il y voudrait garder «le silence de
Pythagore.» C'est à Rome qu'il se recueille véritablement pour la
première fois, et que, «se sentant petit,» il entre humblement à cette
grande école de la destinée humaine, d'où il sortira changé de part en
part, pénétré jusqu'à la moelle des os (c'est toujours lui qui parle) de
ce sentiment solennel de l'existence, de cette paix, de cette
inaltérable sérénité, qui le feront semblable aux dieux.

VIVIANE.

Comment un voyage en Italie a-t-il pu changer jusqu'à la moelle des os
un homme de la trempe de Gœthe, fort et froid comme ce granit?

DIOTIME.

Vous tombez dans l'erreur française, ma chère Viviane, en attribuant à
la jeunesse de Gœthe la force de son âge mûr et le calme de sa
vieillesse.

VIVIANE.

Je ne me suis jamais figuré Gœthe, il est vrai, autrement qu'avancé en
âge, assez indifférent et tout à fait impassible.

DIOTIME.

Gœthe a été jeune, et très-jeune, Viviane. Sa jeunesse a été la proie
des passions. Son imagination, comme celle de Dante, s'emportait à
toutes les ardeurs. Assailli de tentations, pressé de désirs contraires,
«la tête ceinte d'erreurs» comme le Florentin, sollicité, lui aussi, par
l'inquiet esprit de nouveauté qui commençait à souffler sur le monde,
prenant et quittant tous les chemins, «la voie droite et les voies
fallacieuses,» fantasque, dissipé, présomptueux, indisciplinable; tour à
tour épicurien, stoïcien, mystique, tourmenté et tourmentant,
dévastateur de sa propre paix et de la paix d'autrui, entraîné, comme il
l'a dit, «sur le char du destin par de fougueux coursiers que fouettent
les esprits invisibles,» tel fut longtemps celui de qui l'on pouvait
douter en le voyant «s'il était le diable ou Gœthe;» tel il s'est peint
lui-même dans le récit qu'il nous a laissé de sa jeunesse.

ÉLIE.

Accorderiez-vous aux Mémoires de Gœthe une confiance entière? Le titre
qu'il leur donne, _Vérité et Poésie_, ne doit-il pas nous tenir en
garde?

DIOTIME.

Ce titre si philosophique m'avertit seulement qu'il ne s'agit pas ici
d'une de ces existences médiocres, sans poésie comme sans vérité, où les
faits glissent à la surface et ne s'enchaînent dans la mémoire de celui
qui les raconte que par leur ordre de date, mais que nous sommes en
présence d'une de ces grandes destinées où l'idéal et la réalité,
s'entre-croisant perpétuellement, forment dans les profondeurs du l'être
une trame et une chaîne serrées, et composent ensemble un harmonieux
dessin où rien ne saurait plus être ni distingué ni séparé, fût-ce dans
le souvenir d'un Gœthe.

MARCEL.

Mais savez-vous que vous nous faites là une mystique apologie du
mensonge?

DIOTIME.

Mettre tout son art dans sa vie et toute sa vie dans son art, comme le
fait Gœthe, c'est un divin mensonge, Marcel, et par qui l'on gagne
l'immortalité.

MARCEL.

Mais enfin votre Dante ne l'a pas fait, lui, ce mensonge divin.

DIOTIME.

Ne venons-nous pas de voir que, dans sa _Comédie_, il a reproduit, en
les poétisant jusque dans leurs moindres détails, transformé, symbolisé
les réalités de sa vie?

ÉLIE.

En effet, plus qu'aucun poëte, Dante a mis, comme vous le dites si bien,
toute sa vie dans son art; mais son art dans sa vie, je ne l'y saurais
voir. Ce parfait équilibre qui s'établit, après de courts orages, dans
l'intelligence de Gœthe, ce raisonnable arrangement des choses, cette
accommodation à la circonstance, cette _objectivité_, pour parler comme
les Allemands, qui le met, lui et son génie, hors de l'atteinte des
passions, hors des combats, hors des perplexités de son siècle, il n'y
en a pas trace dans l'existence révoltée de l'Allighieri, dans cette âme
dévorée d'angoisses jusqu'à sa dernière heure.

DIOTIME.

La dernière heure sonna pour l'Allighieri au moment où la révolte
achevait de gronder dans son âme et dans sa vie. Il quitta le monde
prématurément, sans avoir parcouru comme Gœthe toutes les phases de son
existence. Il mourut, ne l'oublions pas, à cinquante-six ans, au seuil
de l'âge désabusé, retiré des factions dans une «solitude amie,» alors
que, venant d'achever sa cantique céleste, il entrait enfin dans la paix
que sa jeunesse inquiète demandait vainement à la porte des cloîtres et
cherchait éperdue sur le sein des femmes. Dante cessait de vivre quand,
guéri de toutes ambitions et de toutes illusions terrestres, il se
faisait peu à peu semblable à ces grandes ombres tranquilles dont il
avait vu passer dans les limbes le majestueux cortége, et qui s'y
étaient entretenues avec lui des choses éternelles. Qui pourrait dire ce
qu'eussent été pour le chantre du Paradis ces années, retranchées par la
mort, qui mirent au front de Gœthe la sérénité? Rappelons-nous que c'est
précisément dans ce long cours de temps qui s'écoule pour le poëte
germanique entre sa cinquante-sixième et sa quatre-vingt-deuxième année
qu'il élève sa pensée, pour ne l'en plus laisser descendre, dans les
régions les plus hautes de la science et de la religion. C'est durant
cet intervalle que, rompant avec ces grands révoltés, Tantale, Ixion,
Sisyphe, le Juif-Errant, Lucifer, les Titans, les Démons, qui furent,
comme il l'a dit, les _saints de sa jeunesse_, il s'attache de tout son
génie à l'étude des lois immuables de la nature, qu'il achève de
s'initier aux mystères de la beauté grecque, qu'il se tourne, en esprit
de sacerdoce, vers l'antique et lumineux Orient. C'est alors qu'ayant
poétiquement transformé, lui aussi, ses révoltes et ses désespoirs, tout
ce qui restait en lui de son Werther et de son Prométhée, il enseigne
dans ses œuvres cette noble morale d'équité compatissante envers les
hommes et d'adoration désintéressée de Dieu, qui désormais sera la règle
de sa vie et la joie de son grand cœur pacifié. C'est dans ces vingt-six
années refusées à Dante que Gœthe, étouffant de sa propre main les
explosions d'un tempérament toujours jeune et les flammes menaçantes des
tardives amours, développe dans la calme atmosphère de ses romans
philosophiques tout l'ensemble de ses idées sur les rapports de l'homme
avec la nature, avec son semblable, avec son Dieu. C'est alors que, de
sa parole et de son exemple, il atteste le progrès indéfini de l'esprit
humain, la sanctification de la vie par le travail, l'amélioration
mutuelle des hommes justes par l'amitié, la grandeur des humbles,
l'innocence des coupables; et que, pénétrant des tendresses de Jésus le
panthéisme géométrique de Spinosa, il chante, dans son second Faust, à
la sagesse éternelle, l'hymne de l'éternel amour.

ÉLIE.

Votre explication est très-belle, mais, dans votre désir d'atténuer les
contrastes, ne prêtez-vous pas à Dante plus d'inclination à la paix
qu'il n'y en eut jamais dans son âme, et ne supposez-vous pas chez Gœthe
des tempêtes intérieures qui n'ont grondé, peut-être, que dans votre
imagination? Gœthe aurait-il jamais pu écrire l'_Enfer_, lui qui ne
voulait pas même écrire des chants guerriers, parce qu'il ignorait la
haine? Et Dante eût-il pu voir éclater la Révolution sans s'y jeter?

DIOTIME.

Regardez, Élie, cette mer paisible; rappelez-vous ce qu'elle était
avant-hier. Que s'est-il donc passé dans le mystère des eaux profondes
pour qu'elles aient ainsi changé d'aspect et d'accent? Ligne, couleur,
lumière, mouvement, tout est contrasté; et pourtant c'est le même océan;
ce sont les mêmes rochers, le même ciel; et nous sentons là je ne sais
quelle identité de vie, une sorte d'individualité déterminée à qui nous
donnons le même nom, et qui nous attire d'un même attrait. Il en est
ainsi pour moi du calme gœthéen et de la tourmente dantesque. J'y
reconnais le même élément, apaisé ou soulevé, le même génie.

       *       *       *       *       *

Il se fit un silence. Puis Diotime, ayant tiré d'un étui de voyage
qu'elle avait apporté avec elle un petit cahier écrit de sa main, elle
en parcourut rapidement quelques feuillets et commença ainsi:

À l'heure où Wolfgang Gœthe voyait le jour (c'était le 28 août, en plein
midi, à Francfort-sur-le-Mein), les constellations étaient propices.
Gœthe, pas plus que Dante, ne néglige de nous l'apprendre. Le soleil,
nous dit-il. était dans le signe de la Vierge; Jupiter et Vénus...

MARCEL.

Jupiter et Vénus en plein XVIIe siècle! Votre Gœthe, l'ami des Humboldt,
croyait aux astres propices!

DIOTIME.

Il y croyait poétiquement, à peu près comme Dante, je suppose; comme il
croyait aux songes, aux démons. Il en parlait en souriant, mais d'un
sourire grave; il n'en aurait pas ri. Bien qu'il eût poussé, comme
Dante, aussi loin qu'il était possible l'observation des phénomènes
naturels et l'étude de leurs lois, peut-être même à cause de cela, les
relations occultes de l'homme avec le monde invisible ne le trouvaient
point esprit fort. Les superstitions populaires lui étaient sacrées.

VIVIANE.

Gœthe n'appartenait-il pas au peuple par sa naissance?

DIOTIME.

La famille de Gœthe était d'humble origine; son bisaïeul ferrait les
chevaux dans le comté de Mansfeld, son aïeul taillait le drap. Devenu
maître en sa profession et citoyen de la ville de Francfort, où il était
venu s'établir et où il se maria deux fois, en possession d'une petite
fortune bien acquise, le grand-père de notre poëte avait pu quitter les
ciseaux et donner à ses fils l'éducation libérale. L'un d'eux,
Jean-Gaspard, celui qui fut le père de Wolfgang, épousa une jeune fille
riche de la famille syndicale des _Weber_, qui, pour se rehausser selon
la mode du XVIe siècle, avait latinisé son nom et se faisait appeler
_Textor_. C'était un jurisconsulte distingué; il reçut de l'empereur
Charles VII le titre de conseiller impérial, ce qui ne l'empêcha pas de
mettre dans son blason trois fers à cheval, en mémoire de ses origines.

MARCEL.

J'ai vu ces trois fers à cheval sculptés sur la maison où l'on dit que
votre poëte est né. Au-dessus des fers à cheval, il y a une étoile.

DIOTIME.

C'est l'étoile du matin, pour laquelle l'auteur de _Faust_ avait un
culte et qu'il voulut ajouter au blason paternel; emblème de la poésie
rayonnant sur l'industrie.

ÉLIE.

Vous dites que Jean-Gaspard était conseiller impérial. Comment y
avait-il des conseillers impériaux dans une ville libre? car Francfort
était bien alors une république, n'est-ce pas?

DIOTIME.

Francfort était politiquement une ville libre, historiquement une ville
impériale. Elle se vantait de tirer son nom du passage des armées de
Charlemagne, et gardait avec orgueil la bulle d'or de Charles IV dans
son antique _Rœmer_, où se faisaient l'élection et le couronnement des
empereurs. Mais elle avait, comme les cités italiennes, son gouvernement
municipal où les artisans avaient part. Elle élisait, en des scrutins
compliqués à la vénitienne, ses magistrats pour une durée très-courte.
Pas plus que la commune de Florence, elle n'entendait qu'on vint du
dehors s'immiscer dans ses affaires.

MARCEL.

Vous n'allez pas comparer, je suppose, Francfort à Florence?

DIOTIME.

Il ne faudrait pas m'en défier. Je ne voudrais pas pousser la chose à
outrance: mais quelques traits généraux de comparaison, je les
trouverais bien dans le site, dans la physionomie, dans l'activité
propre aux deux villes.

ÉLIE.

Je n'ai jamais vu Francfort, quoique j'aie fait une partie de mes études
à Heidelberg.

DIOTIME.

Francfort est une des villes les plus agréables que je connaisse, et des
plus originales par ses contrastes. Elle est assise sur les bords d'une
rivière charmante, dans une large vallée, bornée à l'horizon par la
chaîne du _Taunus_, que l'on a comparée aux montagnes de la Sabine.
Aujourd'hui les remparts de Francfort sont abattus, mais au temps de
Gœthe ils se dressaient, rudes et noircis, au milieu des prairies, des
vergers, des jardins, où l'air pur qui descend des cimes boisées
entretient une fraîcheur délicieuse. Sa vieille cathédrale, les hautes
grilles de ses couvents, ses tours, ses ruelles tortueuses, ses
escaliers obscurs s'enfonçant sous des voûtes profondes, son immonde
Ghetto, ses toits aigus habités des cigognes, rendaient présent et
vivant dans Francfort tout le moyen âge. Les fêtes du couronnement avec
leurs pompes traditionnelles, les grandes foires privilégiées depuis le
XIVe siècle et qui s'ouvraient au pied du _Rœmer_ par des cortèges
symboliques, le gymnase dont la fondation datait du XVIe siècle,
l'esprit indépendant et railleur de la population, son goût vif pour le
théâtre, animaient et relevaient dans cette cité marchande la médiocrité
de la vie bourgeoise. Comme dans tous les pays protestants, le désir du
progrès et la culture y descendaient jusqu'au plus bas des couches
populaires; les artisans étaient aisés et instruits. La Bible imagée, le
chant des psaumes, les vieilles légendes du Rhin entretenaient au foyer
et même au comptoir une certaine flamme poétique. On croyait dans
Francfort à la puissance des livres; on leur faisait l'honneur de les
brûler.

VIVIANE.

On brûlait les livres dans votre chère ville natale?

DIOTIME.

Eh mon Dieu oui; tout comme à Florence. À deux pas de la maison de
Luther, à la veille de la Révolution, le petit Wolfgang vit un jour tout
un ballot de livres français jetés sur le bûcher, aux flammes de
l'_anathème_ où trois siècles auparavant Savonarole brûlait le divin
Platon. L'histoire est ainsi faite: elle souffre des attardements et des
invraisemblances que la plus hardie fiction n'oserait admettre.

L'imagination du jeune Gœthe fut très-troublée par cette exécution
sauvage d'une chose inanimée; plus encore par les vestiges humains qu'il
aperçut un jour, dans ses récréations enfantines, pendants, depuis deux
siècles, aux fourches patibulaires. L'humiliation des juifs, renfermés
chaque soir dans leur quartier boueux et puant, n'étonnait pas moins son
âme candide. Bientôt d'autres spectacles, plus terribles et plus
grandioses, lui ouvrent, comme à Dante, ce que l'on pourrait appeler les
horizons épiques. Le tremblement de terre de Lisbonne, plus retentissant
que la catastrophe du pont _alla Carraia_, la guerre de Sept-Ans et son
héros, l'occupation de Francfort par les Français, les passages rapides
et calamiteux de troupes amies ou ennemies, le canon des batailles
rangées aux portes de la ville, les incendies, les pillages, et, pour
parler avec le poëte, «le démon de l'épouvante répandant ses frissons
par toute la terre;» puis enfin, comme gage de temps meilleurs, le
couronnement du roi des Romains, qui me semble, dans l'existence de
Gœthe, jouer le même rôle que le jubilé du pape Boniface dans
l'existence de Dante: tous ces événements précipités imprimèrent de
bonne heure à l'âme de Wolfgang quelque chose de cette solennité que le
pinceau de Giotto a mise au front du jeune Dante. Gœthe est de bonne
heure, comme l'Allighieri, porté par le spectacle des injustices
humaines et des rigueurs divines à la méditation, à la rêverie
solitaire. Il vit en crainte et en respect des volontés d'en haut,
attentif au destin, _ahnungsvoll, ehrfurchtsvoll_, nous n'avons pas en
français de mots pour exprimer ces nuances, ces degrés dans la
profondeur de la religiosité germanique; et ce mot même de religiosité
dont je me sers, faute de mieux, il est à la fois chez nous hors d'usage
et sans valeur.

MARCEL.

Dans cette religiosité de Gœthe, auriez-vous, par hasard, découvert une
Béatrice?

DIOTIME.

Pas précisément une Béatrice, du moins en personne; mais, dès les plus
jeunes années de Wolfgang, une influence sensible, dominante, de ce que
j'appellerai l'idéal féminin dans l'amour et dans l'amitié; et, tout aux
premières heures de l'enfance, une passion exaltée pour sa sœur au
berceau, qui paraît plus incroyable encore que l'amour du petit Dante
pour la fille des Portinari.

VIVIANE.

Mais cette passion n'a pas, comme l'autre, laissé de traces. Elle n'a
inspiré ni une _Vita Nuova_ ni une _Divine Comédie_.

DIOTIME.

Si Cornélie Gœthe n'a pas reçu de Wolfgang la couronne poétique que
Dante a mise au front de Béatrice; si l'auteur de _Faust_ n'a pas
réalisé ce qu'il appelle «le beau et pieux dessein» d'immortaliser son
amie; si, au lieu de la faire revivre tout entière, comme il l'avait
projeté et comme il s'y essaya, dans une œuvre de longue haleine, il n'a
fait qu'évoquer un moment son ombre pour en saisir à la hâte les vagues
contours, Gœthe en accuse ses heures trop rapides et le tourbillon qui
les emporte. Mais dans ces vagues contours où l'émotion tremble encore,
quel charme, et que cette morte adorée nous apparaît touchante en son
linceul!

VIVIANE.

Je n'ai pas souvenir de cette sœur Cornélie.

DIOTIME.

Les biographes l'ont trop négligée. Silencieuse, à l'écart, elle passe
voilée dans le cortège triomphant des femmes aimées du poëte. Elle
demeure, elle semble arrêtée par une invisible main, au seuil du temple,
loin des chants et des parfums, et comme en crainte de l'apothéose.
Lui-même, le grand artiste, il renonce à rendre toute la dignité
pudique, toute la puissance douloureuse qui réside en cette personne
«indéfinissable et impénétrable,» absorbée dans l'amour pur qu'elle
avait voué à son frère, et qui n'entrevit des joies d'ici-bas que celle
qu'il lui était interdit de souhaiter, même en rêve.

Dès le berceau, je vous le disais tout à l'heure, Cornélie fut pour son
frère l'objet d'une passion jalouse. Il lui prodiguait les présents, les
caresses; mais il la voulait à lui seul; il entrait en fureur quand
d'autres que lui rapprochaient. À mesure qu'ils grandirent ensemble, et
quand la mort de leurs autres frères et sœurs les eut laissés seuls en
butte aux sévérités paternelles, les deux enfants s'unirent d'une
tendresse plus étroite et se devinrent l'un à l'autre plus
indispensables. Les moralistes n'ont point assez observé ces grandes
amours fraternelles. Dans les temps et dans les circonstances les plus
diverses, elles gardent toutes néanmoins un caractère particulier et en
quelque sorte typique. Plus craintives et plus fidèles que les autres
amours, elles sont à la fois plus tristes et plus charmantes, parce que
le désintéressement est leur loi et que, toujours menacées par le cours
régulier des choses, elles ne sauraient jamais être entièrement
satisfaites. J'entrevois dans la résignée Cornélie quelque chose des
Lucile, des Eugénie, des Henriette: le tourment d'une âme fière et
délicate qui sent qu'elle aime «comme on n'aime plus, a dit l'une
d'elles, comme on ne doit peut-être pas aimer.» Dans le pâle nuage où
s'enveloppent la vie et la mort de ces sœurs de poëtes, que la Muse n'a
fait qu'effleurer de son aile, je sens gronder sourdement la même
orageuse électricité.

VIVIANE.

Est-ce que Cornélie Gœthe ressemblait à son frère?

DIOTIME.

Plus jeune que lui d'une année, elle avait assurément quelque chose de
son génie; mais la nature ne lui donna point en partage la force et
l'éclat. Elle ne naquit point belle et en pâtit. Son sexe ne lui
permettant pas, comme à Wolfgang, de s'échapper au dehors, elle fut
beaucoup plus que lui opprimée par le despotisme d'un père qui semble
avoir été, dans la maison bourgeoise de Francfort, aussi redouté que le
seigneur de Châteaubriant au féodal manoir de Combourg. La jeune fille
couva longtemps au foyer des ressentiments taciturnes et d'exaspérés
désirs de liberté. La noblesse de son être moral, qui lui donnait sur
ses compagnes une supériorité marquée, ne suffisait pas, dans les jeux
où venaient se joindre de jeunes garçons, à la faire rechercher. Elle
demeurait isolée, et son frère était seul à lui rendre des soins.

MARCEL.

Comment Gœthe, l'adorateur idolâtre de la beauté, le païen, pouvait-il
se plaire auprès d'un laideron?

DIOTIME.

Ce païen, comme vous l'appelez et comme on l'appela longtemps en
Allemagne, était, plus que personne, sensible à la beauté souffrante de
l'âme chrétienne. On voit, même alors qu'il décrit avec une exactitude
cruelle les disgrâces physiques de Cornélie, qu'elle exerçait sur lui un
grand charme. «Elle avait, nous dit-il, si ce n'est les plus beaux yeux,
du moins les plus profonds» qu'il eût jamais vus. Son regard généreux,
c'est ainsi qu'il le caractérise, parce que «il donnait tout et ne
demandait rien en retour,» était semblable au regard des saintes
extatiques. C'était «un pur rayon de l'âme la plus chaste qui fut
jamais.» La taille de Cornélie était svelte et bien proportionnée; elle
avait dans son port et dans son air quelque chose à la fois d'imposant
et de languissant. Sa voix prenait tour à tour des accents brusques et
les intonations les plus suaves. Mais, entre le regard lent de ses
grands yeux à fleur de tête, son front haut, modelé avec délicatesse, où
se marquaient durement de noirs sourcils, et les autres traits du
visage, il y avait désaccord. Parfois aussi un mouvement précipité du
sang laissait à sa joue des traces fâcheuses, et cela le plus souvent
aux jours où Cornélie devait paraître dans quelque fête, si bien qu'elle
semblait alors, écrit Gœthe, le jouet d'un démon railleur qui trahissait
à tous les yeux les troubles contenus de son âme ardente. Cette étrange
jeune fille était quelque peu hallucinée. Elle touchait au surnaturel;
elle sentait la mort à distance; elle pleurait les maux à venir. En
relisant, ces jours passés, les Mémoires de Gœthe, j'ai été frappée
d'une scène bizarre à laquelle je n'avais pas d'abord pris garde, et qui
jette un jour singulier sur les relations du frère et de la sœur. C'est
une véritable explosion de tempérament qui peut faire soupçonner les
violences que souffrait en son cœur Cornélie.

La voici cette scène, telle que je l'ai notée. Elle est à la fois
tragique et comique, comme il arrive quand de grandes figures se
trouvent resserrées dans un cadre étroit.

C'était par une soirée d'hiver, un samedi, à l'heure où, selon sa
coutume, le vieux conseiller Gœthe faisait venir en sa maison le barbier
afin d'être rasé de frais et de pouvoir, au lendemain dimanche,
s'accommoder tout à son loisir pour le service divin. Les deux enfants,
blottis derrière le poêle immense qui domine de sa masse noire tous les
intérieurs germaniques, se récitaient l'un à l'autre par récréation un
chant de la _Messiade_. Wolfgang avait pris le rôle de Satan; Cornélie,
au nom d'Adramalech, lui adressait des reproches.

Tous deux, en commençant, ne faisaient que murmurer les vers à voix
basse, pour ne pas attirer l'attention (le père de Gœthe n'aimait pas
cette poésie nouvelle et sans rimes que Klopstock venait d'introduire,
et la _Messiade_ n'entrait qu'en contrebande dans sa maison); mais tout
à coup, au moment qu'Adramalech s'emporte aux invectives, Cornélie,
oubliant la fiction, s'identifiant avec son personnage, saisit le bras
de Wolfgang; elle se prend à déclamer, d'une voix de plus en plus
stridente et comme hors d'elle-même, cette pathétique apostrophe:

Sauve-moi! je t'en supplie. Si tu l'exiges,
Je t'adorerai, ô monstre, réprouvé, noir malfaiteur!
Sauve-moi! je souffre l'éternel tourment de la mort vengeresse!
Autrefois j'ai pu le haïr d'une haine ardente et farouche,
Aujourd'hui je ne le saurais plus; et cela aussi m'est une terrible angoisse.
     Oh! que je suis broyée!...

Et le cri de détresse d'Adramalech éclate; et le barbier épouvanté
laisse choir le plat à barbe, et l'eau savonneuse inonde la vénérable
poitrine quasi nue du conseiller Jean-Gaspard; et le père redouté entre
en courroux; et les enfants balbutient de timides excuses...

MARCEL.

Quelle scène grotesque!

DIOTIME.

Je ne sais, mais il m'a toujours semblé que, à ce moment où l'Adramalech
de Klopstock pousse par la bouche de Cornélie le cri d'angoisse, la
puissance fascinatrice de Gœthe, à son insu, agissait sur sa sœur, et
qu'elle subissait, en s'en défendant, cette irrésistible magie du poëte
qu'il devait exercer plus tard sur ses amis, et dont ils ne savaient,
disaient-ils, si elle était du ciel ou de l'enfer.

ÉLIE.

Qu'est devenue cette étrange personne?

DIOTIME.

Pendant un certain temps, calmée en apparence, Cornélie continue de
vivre avec son frère, au foyer, dans une intimité profonde; seule aimée
de lui seul; associée à toutes ses études, pressentant son génie,
l'excitant au travail: se faisant gaie pour lui plaire aux heures des
loisirs; enchantée à sa voix par le vieil Homère dont il lui disait les
vers dans la langue maternelle. Aux premières absences, elle le sent
proche encore par les lettres sans fin, par les confidences qui
raniment, en la blessant, l'amitié fraternelle. Puis, peu à peu, elle
est négligée dans les égarements que l'on ne veut plus dire; puis
oubliée, hélas! quand la passion s'empare de la vie. Qui saura jamais ce
que souffrit alors la fière Cornélie? Gœthe lui-même ne fait que le
deviner plus tard, à son propre désespoir, lorsqu'il apprend de la
bouche de son ami Schlosser, qu'entre celui-ci et sa sœur l'anneau des
fiançailles vient d'être échangé. Gœthe n'ignorait pas combien la seule
pensée d'appartenir à un homme causait naguère de répugnance et d'effroi
à sa Cornélie. Il n'avait jamais pu se la figurer, n'étant plus à ses
côtés, ailleurs qu'au fond d'un cloître; il se sent jaloux, éperdument
jaloux, de cette sœur délaissée, comme au temps où il la veillait en son
berceau. Il est près de tout rompre. Pour apaiser du moins l'offense de
son orgueil, il se dit bien bas à lui-même que, le frère présent, jamais
l'ami n'eût été ni amant ni époux.

Cet ami était un honnête homme. Il avait été choisi sans doute par la
triste Cornélie pour l'aider à sortir moins brusquement d'elle-même et
de son passé. Mais ces sagesses de la passion sont toujours trompées.
Cornélie ne trouva point le repos dans les bras de cet honnête homme.
Gœthe le dit, il en juge à la contrainte du foyer conjugal lorsqu'il y
vient s'asseoir; il en juge surtout à la véhémence avec laquelle sa sœur
le détourne d'un mariage qu'il projetait, lui aussi, pour fuir
l'isolement du cœur.

Quatre ans après le jour où Cornélie quittait le nom de Gœthe, elle
quittait sans regret la vie. La nouvelle de sa mort fut pour notre poëte
une commotion terrible. «Une des plus fortes racines de son existence
était tranchée.» C'est lui qui parle ainsi. À la page de ses souvenirs
où il inscrit la date funèbre, 8 juin 1777 (il avait alors vingt-huit
ans), on lit ces mots: «Jour sombre et déchiré; douleur et rêves.»

MARCEL.

Vous n'aviez pas tort de nous dire que cette amitié de Gœthe pour sa
sœur au berceau est plus incompréhensible encore que l'amour du petit
Dante pour Béatrice. Un sentiment aussi mal défini, aussi exalté, est
assurément une des plus curieuses, une des plus maladives variétés de
l'amour platonique, et je l'aurais cru tout à fait incompatible avec le
bon sens et la saine raison de Gœthe.

DIOTIME.

Détrompez-vous, Marcel. L'idéal platonique, un peu germanisé, est au
fond de tous les attachements de Gœthe. Et si c'est là une maladie, il
l'apporte en naissant pour n'en guérir jamais. La plupart des amours de
sa jeunesse sont malheureuses; il aime souvent sans espoir. De ses deux
grandes passions, Charlotte et Mme de Stein, la première ne fut qu'un
renoncement enthousiaste qui put avoir le fiancé pour témoin; pour
confident, l'époux; dont la femme aimée put paraître émue; dont la jeune
mère n'hésitait pas à perpétuer le souvenir en donnant à son fils le nom
de son amant; que le poëte enfin put rendre public dans un récit qui
agita toute l'Allemagne, sans qu'aucune des trois personnes intéressées
en reçût, au plus délicat de l'honneur, la moindre atteinte. Beaucoup
plus tard, pendant les dix années que Mme de Stein occupe le cœur de
Gœthe, leur intimité est de telle nature que les plus proches amis,
Schiller par exemple, la croient entièrement platonique, et que lui-même
un jour, quand il en rappellera le souvenir, ne craindra pas de profaner
la piété des tombeaux en la comparant au lien sacré qui l'unissait à sa
sœur Cornélie.--Que cela étonne votre bon sens français, Marcel, je le
trouve très-simple; mais ne perdons pas de vue que nous sommes en
Allemagne, où la rêverie, la _Schwaermerei_, se mêle et se confond avec
les sentiments les plus réels. Et Gœthe, sur ce point comme sur tant
d'autres, était bien véritablement «le plus allemand des Allemands.»

ÉLIE.

Mais ces deux figures d'exception à part, il me semble que la galerie
des _femmes de Gœthe_, pour me servir de l'expression consacrée, n'a que
des portraits vulgaires, à tout le moins bourgeois, et qui ne
supporteraient pas le voisinage de la noble Portinari.

DIOTIME.

Rien de moins bourgeois, selon l'acception française du mot,
c'est-à-dire rien de moins prosaïque, que les amours de Gœthe pour les
plus petites bourgeoises. Ces fillettes, ces _purgolette_ que Béatrice
reproche si fièrement à Dante, sont, dans leur atmosphère germanique,
exemptes de toute vulgarité. La pure imagination du poëte, le très-jeune
âge de ses _Gretchen_, de ses _Frédérique_, de ses _Catherine_, les
revêt de candeur; et c'est presque sans altération qu'il les fera passer
un jour de la réalité dans ses créations les plus idéales. Selon Gœthe,
la femme est plus vraie que l'homme dans l'amour comme dans la haine, et
c'est pourquoi il la trouve aussi plus poétique. Auprès d'elle, il se
sent devenir meilleur; il est plus aisément, plus doucement transporté
dans le monde des rêves. Même alors qu'il la rencontre dans un milieu
vicié, il l'en abstrait sans effort; la plus suspecte, Gretchen, il
l'aime naïvement. Jamais Gœthe ne séduit, au sens bourgeois du mot,
jamais il ne raille, même la femme facile. Ignorante, frivole,
trompeuse, elle demeure encore pour lui un être sacré. Jamais il n'a
parlé des femmes autrement qu'avec tendresse et respect. Vous ne
trouverez pas dans toute l'œuvre de Gœthe une seule parole (j'en excepte
ce que dit Méphistophélès, le blasphémateur de toutes choses saintes)
que Dante eût désavouée; pas la moindre arrière-pensée qui offense le
sentiment religieux de l'amour dont nous avons vu toutes pénétrées les
divines cantiques.

ÉLIE.

Vous oubliez, ce me semble, les _Élégies romaines_, les _Épigrammes_ de
Venise, d'autres poésies encore en assez grand nombre, et plusieurs
pages de prose où l'expression de l'amour est extrêmement vive.

MARCEL.

Sans compter que votre poëte platonique finit par épouser sa servante.

DIOTIME.

Christiane Vulpius ne fut jamais la servante de Gœthe, mon cher Marcel,
mais sa compagne fidèle et dévouée pendant vingt-huit ans. Elle ne fut
point pour lui la Thérèse de qui l'on rougit. Le fils qu'il eut d'elle,
il l'aima tendrement et l'éleva à ses côtés avec le plus grand soin.
S'il donna tardivement à son union avec Christiane la sanction légale,
c'est qu'il n'y attachait pas d'importance; c'est que Christiane aussi,
dans un sentiment à la fois humble et fier, dissuadait son amant de ce
mariage officiel, comme d'une condescendance à l'opinion qui
n'ajouterait rien ni à son bonheur ni à sa sécurité. Du reste, le
mariage, pas plus dans la vie de Gœthe que dans celle de Dante, n'exerce
d'influence appréciable; ni l'un ni l'autre n'unit son sort à la femme
qui eût été, selon l'esprit même de l'union conjugale, sa _moitié_
véritable. La société ne paraît pas jusqu'ici disposée à suivre le
conseil de Platon, qui voulait aux meilleurs les meilleures; elle
n'obéit pas à la loi de _sélection_ que Darwin croit être la loi de
nature. Elle ne prend pas souci, tout au contraire, d'unir aux grands
hommes les grandes femmes.

MARCEL.

Mais cette Christiane, si j'en crois Bettina, qui l'appelle quelque part
«une saucisse enragée,» loin d'être une grande femme, n'était pas même
une femme médiocre. Elle n'avait aucun esprit, pas la moindre culture.

DIOTIME.

Christiane a eu le sort de Monna Gemma, de qui les biographes de Dante
font une Xantippe, elle a été jusqu'ici fort maltraitée des admirateurs
de Gœthe. Mais quelques critiques plus équitables commencent à la
réhabiliter. Il paraît certain qu'elle avait l'intelligence vive et le
désir d'apprendre. Gœthe prenait plaisir à l'instruire, à causer avec
elle de choses élevées; je n'en voudrais pour témoignage que cette belle
poésie scientifique sur la _métamorphose des plantes_, ce chef-d'œuvre
du genre, qu'il lui dédie, et qu'il a composée évidemment pour répondre
aux curiosités intellectuelles de sa maîtresse. Cependant, je n'en
disconviendrai pas, c'est bien moins l'esprit que la beauté de
Christiane qui captive Wolfgang. Lorsqu'elle lui apparaît dans la fleur
de son printemps, elle est, dit-il, «riante et rayonnante comme un jeune
Bacchus;» et jamais, depuis les temps helléniques, l'ascendant, la magie
de la beauté, n'avaient été sentis et subis comme par notre poëte.

MARCEL.

Autrement dit, votre platonique Gœthe était le plus sensuel des hommes.

DIOTIME.

Que voilà bien une traduction française! mais je ne saurais l'accepter.
Rien de moins sensuel que les ardeurs de Gœthe. Il faut bien que j'y
insiste, puisque votre incrédulité s'obstine; les _Manon_, les
_Lisette_, tous les types libertins des amours françaises lui sont
absolument inconnus; jamais les aveux éhontés d'un Jean-Jacques ne
souilleront les lèvres de Gœthe. Relisez, pour mieux sentir le
contraste, dans ses lettres écrites de Suisse, cette page incomparable
de ses confessions à lui, où il rappelle son émotion profonde, quand,
pour la première fois, il lui est donné de voir la forme humaine dans
toute sa vivante beauté. Comme il reste saisi d'admiration, quel
enthousiasme d'artiste! et comme l'antiquité présente à son esprit le
préserve de toute pensée licencieuse! Cette belle femme qui laisse
tomber ses voiles, ce n'est pas à ses yeux la Suzanne, la Bethsabé
biblique, dont les charnels attraits éveillent la convoitise, c'est
«Minerve devant Pâris.» Ce bel adolescent, c'est «Narcisse au bord des
eaux;» c'est Adonis poursuivant dans les forêts le sanglier farouche. Et
aussitôt le poëte rend grâces au ciel de la faveur qui lui est accordée
de pouvoir contempler, dans sa plus pure image ici-bas, la perfection de
la beauté divine. On dirait Michel-Ange en extase devant sa _Léda_,
Ingres peignant la _Source_. Nous avons quelque peine à comprendre de
tels sentiments. Nos idées, toujours un peu gauloises, cette verve
moqueuse qui s'épanche au _Roman de la Rose_ et qui n'est pas encore
épuisée, quelques restes aussi des préventions de l'Église en ses
premiers temps, quand elle faillit décréter un dieu chétif et laid, nous
mettent en défiance de nos meilleurs instincts et nous disposent mal à
ce culte désintéressé des grâces physiques qui s'alliait chez Gœthe au
sentiment le plus exquis des grâces morales.--Mais, bon Dieu, que me
voici encore divaguant! vous devriez m'avertir... J'en étais restée, ce
me semble, aux premiers temps de l'enfance. Revenons-y, et voyons ce
qu'a fait pendant ma longue digression notre petit Gœthe.

Il a ouvert ses grands yeux profonds au spectacle de la nature. Il s'est
pénétré par tous ses sens de l'atmosphère sociale où il est né. Il a
nourri confusément, mais abondamment, son esprit avide. Sous les yeux
d'un père plein de gravité, qui veut le préparer, à son exemple, au
savoir et aux devoirs du jurisconsulte, aux côtés d'une jeune mère de
dix-huit ans, qui toujours rit, chante et conte, accoutumée qu'elle est,
dit Wieland, à «avaler le diable sans le regarder,» notre poëte
adolescent voyait tour à tour dans l'ombre et dans la lumière les
contrastes de la vie. Dès sa première enfance, comme le petit Dante, il
veut trouver en Dieu la raison de toutes choses. Il y rêve sans fin dans
ses promenades solitaires. À sept ans, tout possédé qu'il est du besoin
d'adorer, il invente une religion, il s'institue pontife.

VIVIANE.

Comment!

DIOTIME.

Le sentiment religieux de Gœthe, si précoce et si spontané, a paru à
quelques critiques rationalistes tout à fait invraisemblable, et ils
auraient nié l'anecdote qui s'y rapporte et que je vais vous dire, si
Gœthe ne l'avait racontée dans ses Mémoires avec un accent de vérité le
plus convaincant du monde. Cette passion pour Dieu, qui pousse le petit
Wolfgang à se faire prêtre d'un culte qu'il imagine, n'est ni plus
précoce d'ailleurs ni plus improbable que sa passion pour sa sœur
Cornélie, dont nous venons de voir les effets étranges; loin de là. La
lecture des histoires saintes dans la Bible du foyer avait familiarisé
l'enfant avec l'idée d'un Créateur de qui les hommes s'approchent par
l'offrande et l'adoration. Trois Églises, la juive, la catholique, la
réformée, l'infinité des sectes qui divisaient, dans Francfort comme
dans toute l'Allemagne, le protestantisme, et dont on discutait
librement les pratiques diverses, ouvraient au sentiment religieux
toutes sortes de voies, et suscitaient dans chacun la pensée d'un
commerce personnel et direct avec Dieu. Wolfgang, après y avoir songé
longtemps, en vint un jour à l'idée de représenter en abrégé le mystère
de la création et d'adorer en son nom le Créateur. Il rassemble sur un
pupitre à musique de forme pyramidale des exemplaires choisis d'une
collection d'histoire naturelle que possédait son père, en prenant soin
de les ranger dans un ordre agréable aux yeux, selon le rang qu'ils
occupent dans la hiérarchie des êtres. Au sommet de la pyramide, une
pastille à brûler, sa douce lueur, son parfum, vont figurer les prières
de l'âme humaine qui montent vers le ciel. Le pupitre en laque rouge à
fleurs d'or est orienté selon les rites. Aux premiers rayons du soleil
levant qui vient frapper, sous son miroir ardent, la pastille
symbolique, le jeune prêtre, avec recueillement, offre son sacrifice.

VIVIANE.

Quelle idée poétique!

DIOTIME.

Le mystère ne manquait pas non plus à cette initiation sacerdotale que
Wolfgang s'était préparée à lui-même. La famille et les amis ne voyaient
dans ce riche pupitre, décoré de cristaux et de végétaux rares, qu'un
ornement du salon; l'enfant seul connaissait et taisait, nous dit-il,
son caractère sacré.

MARCEL.

Voilà qui est bizarre, en effet; et votre Gœthe ne ressemble guère à
celui que je me figurais.

DIOTIME.

Ce qui, pour moi, donne à cette anecdote un intérêt très-grand, c'est
qu'elle montre dans Gœthe enfant ce puissant instinct religieux, cette
ardeur à chercher le lien entre le visible et l'invisible, entre le fini
et l'infini, qui va dominer toute la vie de l'homme. À toutes les
époques de sa carrière, en effet, au plus fort de la dissipation ou
d'une activité qui semble uniquement occupée aux choses terrestres, nous
verrons Gœthe revenir à la contemplation des choses divines. À deux ou
trois reprises, il reprendra l'étude des livres saints. Dans son extrême
besoin de croyance, il fera d'inouïs efforts pour concilier le Dieu de
Moïse avec le Dieu de Platon, puis avec le Dieu de Spinosa. Au sortir
d'une phase déréglée de sa vie universitaire, après une grave maladie,
sous l'influence d'une noble demoiselle amie de sa mère, Suzanne de
Klettenberg, la «belle âme» du roman de Wilhelm Meister, il se laisse
égarer à la recherche de l'infini dans les sentiers perdus de
l'illuminisme. Magie, kabbale, astrologie, alchimie, chiromancie,
Paracelse, Van Helmont, Peuschel, le comte de Zinzendorf, plus tard
Cagliostro, Gœthe interroge avec anxiété toutes ces voix confuses, pour
tâcher d'y surprendre quelque lointain écho des demeures célestes.
Pressé, comme l'Allighieri, d'un fiévreux désir de paix, il est tenté de
se faire initier aux sociétés secrètes, Francs-Maçons, Illuminés,
Rose-croix, qui enveloppaient alors de leurs réseaux, comme on l'avait
vu en Italie au temps de la _Divine Comédie_, la société allemande tout
entière. Il est tout près de s'affilier aux congrégations quiétistes des
_saints_ du protestantisme. Dans un âge très-avancé, en rappelant d'un
cœur ému le souvenir de son angélique amie, c'est ainsi qu'il nomme Mlle
de Klettenberg, il se demandera encore s'il n'était pas avec ces élus de
la grâce dans sa voie véritable, et s'il n'eût pas mieux fait d'y
rester.

ÉLIE.

Vous venez de faire allusion à la vie universitaire de Gœthe; je croyais
avoir lu que son éducation s'était faite dans la maison paternelle.

DIOTIME.

Le père de Gœthe fut, en effet, son premier éducateur. Il avait pour son
fils de l'ambition et se flattait de le voir quelque jour se placer,
dans les lettres, au rang des Gellert et des Hagedorn. Comme il était
d'ailleurs fort instruit et que Wolfgang était fort studieux, il put le
conduire assez loin. Mais dans l'Allemagne du XVIIIe siècle, comme dans
l'Italie du XIIIe, les universités en plein éclat, en grande émulation
et en grande liberté, attiraient irrésistiblement la jeunesse. Leipzig,
la _Mater studiorum_ germanique, Iéna, Gœttingue, Wittenberg, Halle,
Berlin, Kœnigsberg, comme Bologne, Salerne, Padoue, Naples, Crémone, se
disputaient la palme des sciences et des lettres. En 1765, à l'âge de
seize ans, Gœthe commençait à Leipzig le cours de ses études
académiques, et se faisait inscrire dans la _nation_ bavaroise (les
étudiants se divisaient alors en _nations_), à la faculté de droit. Le
moment était critique. L'autorité professorale, honorée encore en
apparence, avait perdu crédit sur la jeunesse. Entre les curiosités
vives qui s'éveillaient dans la génération nouvelle et les règles arides
de l'enseignement établi, il n'y avait plus aucune concordance. Les
méthodes préconisées dans la chaire, les formules, les catégories
surannées, qui ne valaient guère mieux que le _Trivium_ et le
_Quadrivium_ des écoles italiennes, rebutaient les intelligences où
fermentait déjà, comme chez les condisciples de l'Allighieri, la sève
des temps nouveaux. Gœthe déplore dans ses _Mémoires_ le «désarroi» où
il trouve les esprits, le trouble de sa «pauvre cervelle» incapable de
concilier le respect des professeurs à longues perruques, la soumission
aux lourdes disciplines d'un Gottschedt, d'un Gellert, avec
l'enthousiasme qu'inspirent les mâles accents d'un Klopstock, les
hardiesses généreuses d'un Lessing, d'un Winckelmann, qui retentissent
au loin. Mais ce que Gœthe ne sentait pas alors, ce dont il est pourtant
avec Dante un éclatant témoignage, c'est combien, plus que l'ordre
accoutumé, sont favorables à la spontanéité créatrice du génie ce
«désarroi,» cet «état chaotique» du monde moral (j'emprunte ces
expressions aux _Mémoires_), à ces confins de deux siècles, où les idées
qui finissent et les idées qui commencent se mêlent et se pénètrent dans
une vague lumière, dont on ne saurait dire si elle est du crépuscule ou
de l'aurore.

VIVIANE.

Voudriez-vous nous dire les causes de cet _état chaotique_ au temps de
Gœthe? J'avoue à cet égard mon ignorance.

DIOTIME.

Il y en avait plusieurs qu'il me serait difficile de vous exposer ici
tout au long, mais que je puis réduire à une seule: les Allemands, avec
tous les instincts des grandes races, ne se sentaient pas une grande
nation.

VIVIANE.

Qu'entendez-vous par là?

DIOTIME.

Rien que de très-simple. Au temps dont je parle, les Allemands
n'avaient, à bien dire, ni patrie ni art qui leur fussent propres.
Divisée, comme l'Italie, en une infinité d'États, de provinces, de
dialectes et de sectes, exposée comme elle à la fréquence des invasions
étrangères, l'Allemagne, où tout à l'heure nous allons voir apparaître
une glorieuse pléiade de génies nationaux, souffrait dans son orgueil,
dans sa conscience intime, et n'avait pas même pour se plaindre de
langue nationale.

ÉLIE.

Et la langue du Luther?

DIOTIME.

La langue de Luther, si populaire, si forte et si poétique tout
ensemble, était tombée en désuétude. Un la chantait encore dans les
églises, mais on ne la savait plus ni écrire ni parler.

ÉLIE.

Comment cela?

DIOTIME.

Après la guerre de Trente-Ans, où la littérature naissante et les arts
avaient été ensemble submergés dans le désastre public, les souverains
rendus aux loisirs de la paix, les cours où l'on voulait rappeler les
plaisirs de l'esprit, ne trouvèrent point digne d'eux l'idiome que
parlait le peuple. On prétendait se modeler sur les grands airs de
Versailles, et, suivant l'exemple que donnait la diplomatie, on se mit à
parler français, du moins mal qu'il fut possible, Bientôt, à l'imitation
de la noblesse et sous l'influence des savants, théologiens, médecins,
jurisconsultes, parmi lesquels le latin demeurait seul en usage, la
bourgeoisie négligea la langue maternelle. Elle s'accoutuma peu à peu à
un parler bâtard, où se mêlaient des constructions, des tours, des
images empruntés à trois idiomes, et qui méritait trop bien les
railleries du grand Frédéric, par qui fut achevé le discrédit des
lettres allemandes.

ÉLIE.

Et ce discrédit durait encore au temps de Gœthe?

DIOTIME.

À la cour de Berlin, on fermait obstinément l'oreille au beau langage de
Wieland, de Klopstock et de Lessing; Gellert lui-même n'avait pu trouver
grâce; et quand Gœthe publiait son _Gœtz von Berlichingen_, le roi
faisait pleuvoir le sarcasme sur ce qu'il appelait «une imitation
détestable des abominables pièces de Shakespeare.» Mais la jeunesse
avait pris autrement les choses. Elle acclamait Shakespeare, introduit
par Wieland, comme un génie vraiment germanique. Elle exaltait ses
beautés plus qu'on ne le faisait alors en Angleterre. La _Messiade_ de
Klopstock avait été pour elle une révélation. L'hexamètre, si naturel
aux idiomes germaniques, bien mieux que l'alexandrin emprunté,
entraînait dans son rhythme les imaginations; les cœurs s'ouvraient sans
effort à l'émotion chrétienne qui, dans ce poëme solennel, se
substituait, grave et profonde, à la froideur d'un faux classicisme dont
on était lassé. L'enthousiasme de Klopstock pour la belle langue natale
se communiquait. Et ce premier ébranlement du sentiment national
préparait, sans qu'on pût encore la pressentir, une révolution complète
des idées allemandes.

ÉLIE.

Klopstock est contemporain de Kant, n'est-il pas vrai?

DIOTIME.

À quelques années près. Les derniers chants de la _Messiade_ paraissent
en 1773; Kant publiait, en 1781, la _Critique de la raison pure_. Dans
le seul rapprochement de ces deux noms, les premiers d'une longue série
qui, pendant plus d'un demi-siècle, par Lessing, Winckelmann, Herder,
Heyne, Jacobi, Fichte, Schelling, Jean-Paul, Schiller, les Humboldt, les
Schlegel, les Grimm, Niebuhr, Creuzer, Wolf, Jean de Müller, Bœckh,
etc., atteindra son point culminant dans Hegel et Gœthe, nous pouvons
saisir le caractère et mesurer l'étendue du mouvement allemand. Nous
sommes aux sources vives de ce double courant de religiosité poétique et
de critique rationaliste qui rappelle les complexités de la renaissance
dantesque où nous avons vu ensemble saint Thomas et Cavalcanti, Aristote
et Joachim de Flore, et qui va donner au grand siècle du peuple allemand
une part d'influence incalculable dans l'accroissement de l'esprit
moderne.

La muse de Klopstock réveillait d'un long sommeil la conscience
allemande. Presque aussitôt, dans un surprenant instinct de sa force,
elle s'insurge contre toutes les oppressions qu'elle a subies depuis
deux siècles. Par la bouche du «Vieux de Kœnigsberg,» c'est ainsi que
Gœthe appellera Kant, elle se proclame libre et souveraine; elle
revendique, au-dessus de tous les droits, le droit de la raison pure;
et, à peine ce principe libérateur proclamé, elle en poursuivra, dans
tous les ordres de la pensée, les conséquences extrêmes. Soudainement,
sur tous les points à la fois, l'Allemagne va vouloir la liberté. Elle
la veut dans la religion, dans l'art, dans la science, dans la
philosophie, dans la morale, et si elle ne la peut vouloir encore, elle
va du moins la rêver dans la politique.

Comme par enchantement, l'idée du progrès s'empare de tous les esprits.
D'une voix grave et touchante, Lessing enseigne l'_Éducation du genre
humain_ par des révélations successives. En dépit des préjugés, il fait
applaudir au théâtre l'égalité des religions devant Dieu et devant le
sage. Avec les rêveurs du XIIIe siècle, il en appelle de la lettre des
Écritures à l'esprit de l'_Évangile éternel_. Dédaigneux des Genèses,
des miracles puérils et du vain appareil des cultes établis, il se sent,
il ose se dire pénétré du grand souffle de Spinosa. Non loin de lui, du
haut de la chaire évangélique, le pieux Herder ne craint pas
d'interroger les mythes et l'esprit caché des races. Par delà les
variations d'idiomes, de mœurs et d'instincts, il découvre, il salue à
son berceau l'humanité. Le premier, il prononce avec vénération ce nom
auguste. Il proclame l'essence, l'origine unique et le salut universel
du genre humain, au nom d'un Dieu d'amour, au nom d'un Christ idéal,
qui, sans privilége de race ou de vocation, embrasse dans sa tendresse
infinie l'homme de tous les temps et de tous les peuples. À la même
heure, Winckelmann, écartant, lui aussi, dans les régions de l'art, les
superstitions, les idoles, y ramène le culte de la nature immortelle et
le respect de la noble antiquité. Et ces esprits sévères, ces
philosophes, ces savants, ces critiques à qui rien n'impose de ce qui
asservit le vulgaire, sont ensemble des enthousiastes, des inspirés, des
apôtres bienveillants, qui entraînent à leur suite une foule d'adeptes.
Encyclopédique et religieuse, comme la science de Brunetto et de
l'Allighieri, la science du XIXe siècle allemand se propose pour fin le
bonheur et la sagesse des hommes. Elle cherche, dans l'enthousiasme de
son hellénisme renaissant, ce qu'elle appelle l'_éducation humaine des
belles individualités_, et la religion universelle des peuples. Elle
contracte avec la poésie une alliance intime. Elle se rapproche des
femmes, qui mettront la douceur et la grâce dans une révolution dont on
a pu dire qu'elle fut un 93 philosophique plus radical que notre 93
politique. Les Méta, les Caroline, les Betty, les Sophie, les Johanna,
s'unissent aux efforts de leurs époux, de leurs frères, de leurs amis.
Elles encouragent, elles récompensent, elles consolent, elles enseignent
à leur manière. Auprès d'elles, les plus hauts esprits apprennent la
simplicité. On appelle à soi les petits enfants, les humbles. La
sympathie préside aux rapports; les nobles amitiés se nouent; tout va
s'épurer, s'attendrir. Un désintéressement que j'appellerai féminin,
tant il me semble naturel à notre sexe, Viviane, élèvera la morale. On
dédaignera, on ira jusqu'à nier la vertu pratiquée en vue des
récompenses ou des châtiments éternels. On la voudra supérieure à toute
sanction, et trouvant son bonheur dans la seule conformité aux lois de
la conscience intime.

MARCEL.

Nous voici loin de la morale de Dante, qui tire toute sa force des
tisons de l'enfer et des chansons du paradis.

DIOTIME.

Il y aurait à dire sur ce point, Marcel. Les _magnanimes_ de Florence
que nous avons vus en enfer, les païens au paradis, le fleuve d'oubli au
purgatoire, sont des signes assez notables, pour le temps où vivait
Dante, d'une morale indépendante du dogme.--Mais revenons à nos
Allemands. En ce beau moyen âge, qui s'ouvre avec la seconde moitié du
XVIIIe siècle, le cri d'Ulrich de Hutten: «Par la liberté à la vérité,
par la vérité à la liberté,» semble le mot d'ordre de toute une
génération sincère et généreuse de cœur et d'esprit. Une confiance
enthousiaste dans la nature la pousse à la recherche de ses plus secrets
mystères. Religions, idiomes, esprit des races et des temps, formations
et révolutions des peuples, on veut tout pénétrer, tout comparer, tout
analyser, mais aussi tout ramener à l'unité d'un idéal plus haut dans le
sein d'un Dieu plus grand et plus parfait. On voudrait soulager tous les
maux, redresser toutes les erreurs, reculer toutes les limites, élargir
tous les horizons. Le désir du progrès anime aux aventures de la pensée.
Comme au siècle de Dante, d'intrépides voyageurs s'élancent vers les
contrées inconnues; ils en rapportent des _Mirabilia_ véridiques, qui
préparent aux Humboldt la gloire du _Cosmos_. Les sciences qui se
rattachent le plus directement à l'amélioration de la vie humaine, la
médecine, la chirurgie, l'art des accouchements, la physiologie, la
chimie, la pédagogie, sont en honneur. La célébrité des Hufeland, des
Zimmermann, des Lobstein, des Ehrmann, des Sœmmerring, des Gall,
rappelle les Saliceto, les Taddeo, les Pierre d'Abano. Je ne sais quel
souffle sibyllin porte partout avec lui la chaleur et le mouvement. Et,
comme pour prêter des accents plus beaux à ce renouvellement mystérieux
des âmes, le plus religieux de tous les arts et le plus allemand, la
musique, invente des accords sublimes et tels qu'on n'en avait point
encore entendu. Haydn, Gluck, Mozart, Weber, Beethoven qui s'inspirera
de _Faust_, comme Michel-Ange s'est inspiré de la _Divine Comédie_,
achèveront la perfection d'un cycle incomparable, à qui je voudrais
donner pour épitaphe les trois mots inscrits d'une main pieuse sur le
tombeau de Herder: Lumière, Amour, Vie; _Licht_, _Liebe_, _Leben_.

VIVIANE.

Je vous avoue que je comprends de moins en moins. Comment tant de
lumière, d'amour et de vie produisent-ils dans l'âme de Gœthe l'_état
chaotique_?

DIOTIME.

Ce que nous voyons aujourd'hui clairement dans la révolution accomplie
n'était en ses commencements, et pour ceux-là mêmes qui contribuaient à
la faire, que fermentation obscure. Les peuples, comme les individus, ma
chère Viviane, ne passent d'un âge à un autre qu'en des crises où tout
l'organisme se trouble, et qui ne s'expliquent point à celui qui les
subit. Les premiers symptômes de la crise allemande, avant qu'elle fût
entrée dans la période active dont je viens de vous parler, c'avait été
une langueur extrême, un dégoût, une lassitude, qui demeurèrent
longtemps, par contraste, dans un grand nombre d'âmes, après que la
lumière et l'amour eurent fait explosion dans les autres. J'ai anticipé
sur les dates afin de vous donner l'ensemble d'une métamorphose dont le
génie de Gœthe sera, dans son âge viril, l'éclosion splendide; mais nous
en sommes encore avec lui à sa première jeunesse, à la phase inquiète,
au «désarroi» de sa nature ardente et de son esprit incertain qui se
passionne à la fois pour Rousseau et Rabelais, pour Klopstock et
Diderot, pour Shakespeare et Voltaire. L'Allemagne en est alors, avec
Wolfgang, aux vagues mélancolies.

MARCEL.

Ces mélancolies, n'était-ce pas une mode, une affectation plutôt qu'une
réalité?

DIOTIME.

Rien de plus réel et rien qui s'explique mieux. En passant brusquement
de la guerre à la paix, des aventures de la vie des camps à la monotonie
de la vie bourgeoise, la jeunesse allemande s'était sentie prise
d'ennui. La réaction contre la France, lorsqu'elle commença, ne fit
qu'aggraver le mal. En quittant les Français, on quittait l'esprit de
gaieté. En s'arrachant au déisme aimable de Voltaire, au matérialisme
insouciant des d'Holbach, des d'Argens, des La Mettrie, on ne retrouvait
plus les consolations du Christ de Luther. Plus d'une atteinte avait été
portée au Sauveur des hommes; son existence historique était mise en
doute; on avait nié, non plus seulement l'authenticité, mais la
possibilité de ses miracles. C'était là pour beaucoup d'esprits un sujet
de grand malaise. Perdre une certitude, quelle qu'elle soit (fût-ce la
certitude de la damnation éternelle), sans pouvoir lui en substituer
aussitôt une autre, paraît au plus grand nombre un état insupportable;
et cet état était général aussi bien dans les lettres que dans la
philosophie. Les oracles français désertés, la Grèce à peine encore
entrevue (d'Homère ou de Sophocle on ne savait avant Herder pas beaucoup
plus que le nom; Winckelmann lui-même connut très-mal Phidias), on
s'égarait dans les brouillards d'Ossian, sur les landes désertes, aux
pâles clairs de lune. L'Angleterre et son _spleen_ assombrissaient les
imaginations allemandes. Le spectre de Hamlet apparaissait au seuil des
universités. La folie et le suicide faisaient d'affreux ravages.

VIVIANE.

Tout cela semble un peu contradictoire.

DIOTIME.

Nous avons vu des contradictions analogues au temps de Dante, où la
fatigue des choses d'ici-bas inclinait les uns à la contemplation
mystique du ciel, les autres à l'incrédulité, à l'athéisme. Ne nous
étonnons donc pas trop du trouble de notre jeune Wolfgang. Pendant le
temps qui s'écoule pour lui à Leipzig, à Strasbourg, à Darmstadt, à
Wetzlar, il est en proie, comme la plupart de ses contemporains, mais
avec une puissance de lutte plus intense, aux suggestions opposées de la
foi et du doute, du sentiment et de la raison, qui, du dehors et du
dedans, se disputent sa «pauvre cervelle,» ou, pour parler plus juste,
son grand génie. N'oublions pas que ce génie est le plus vaste et le
plus complexe qui ait paru depuis Dante, le plus incapable par
conséquent de se satisfaire, hormis dans l'entière possession de la
vérité, de cette vérité divine et humaine à laquelle, lui aussi, il
élèvera un jour un temple immortel.

À ce moment, tout l'attire à la fois, tout le sollicite. Pendant que,
selon l'ordre paternel, il apprend la jurisprudence, pendant qu'il se
prépare à la pratique des affaires telles qu'elles se règlent au saint
empire romain, sa fantaisie s'en va errant et rêvant dans le monde
idéal. Il passe de longues heures méditatives dans les églises, dans les
musées. Il contemple, il étudie les chefs-d'œuvre nouvellement
rassemblés dans la galerie royale de Dresde, où Winckelmann s'initiait à
l'esprit de l'antiquité. Il recherche, comme le jeune Dante, la
compagnie des poëtes, des artistes; comme lui, il a ses Guido, ses
Giotto, ses Casella, ses Oderisi. Il s'essaye à peindre, à graver; il
joue de plusieurs instruments de musique, du piano, du violoncelle;
comme un berger de Virgile, il souffle de sa belle lèvre adolescente
dans ce qu'on appelait alors la «flûte douce.» Il rime ses premiers
_Lieder_ et se les entend chanter avec délices. Là aussi, dans ces
sociétés d'artistes, comme dans le cénacle des _saints_ où le conduit
Suzanne de Klettenberg, il entre si avant, avec une si parfaite bonne
foi, qu'il se demande s'il ne ferait pas bien d'y rester toujours, et
qu'il consulte le sort pour savoir s'il est écrit là-haut que, toutes
choses quittées, il doit se consacrer à l'art de la peinture.

VIVIANE.

Qu'entendez-vous par consulter le sort?

DIOTIME.

Je l'entends au sens le plus naïf. Un jour que Wolfgang s'en allait de
Wetzlar à Coblentz vers une femme aimable qui préoccupait alors sa
pensée, cheminant par un beau soir d'été sur les bords de la Lahn, il
songe à son destin. Il s'inquiète de savoir quelle est sa vocation
véritable. Sera-t-il, comme le voudrait son père, avocat, docteur en
droit? Sera-t-il docteur en médecine? Ne serait-il pas né, comme le dira
Gall, orateur populaire? Serait-il poëte? Il en doute très-fort; il a
déjà bravement jeté au feu tout un amas de rimes raillées par ses amis
(car les Dante de Majano ne manquent jamais aux Dante Allighieri). Ne
ferait-il pas mieux, suivant l'avis de plusieurs, de tâcher de devenir
un bon peintre paysagiste, de s'appliquer à rendre quelques traits de
cette belle et grande nature qu'il chérit, qu'il adore au-dessus de
toutes choses?--Et voici qu'une voix intérieure lui commande
d'interroger le mystère des eaux. De la main gauche, il saisit, non sans
émotion, un couteau de poche qu'il porte sur lui; il le lance dans
l'espace. Si, en retombant, le couteau s'abîme aux flots de la Lahn,
Gœthe sera peintre de paysage; si la lame fatidique reste suspendue au
branchage des saules qui bordent la rive, il quittera la palette et les
pinceaux.

MARCEL.

Et le couteau s'accroche aux branches?

DIOTIME.

Comme tous les oracles, celui-ci reste ambigu. Le couteau disparaît dans
l'épaisseur de la feuillée, et notre jeune superstitieux ne peut savoir
si les rameaux des saules l'ont retenu, ou s'il est emporté au courant
du fleuve.

VIVIANE.

Vous nous disiez que Gœthe avait eu ses Giotto, ses Casella; qui
sont-ils?

DIOTIME.

Ils n'ont pas les beaux noms sonores des amis de Dante, ma chère
Viviane, ils n'ont pas non plus l'éclat de célébrité qui rayonne au
loin. Gœthe ne devait rencontrer que plus tard ses égaux, un Schiller,
un Beethoven. Il ne connut de Winckelmann que sa fin tragique. En ce
moment, les hommes distingués qui l'initient aux arts du dessin et à la
musique et qui les lui l'ont comprendre dans leur mutuel rapport, se
nomment Œser, Seekatz, Kayser, Mengs, Breitkopf...

MARCEL.

C'est pour le coup que nous voilà bel et bien _entédesqués_! Oh! que
Voltaire avait donc raison de souhaiter aux Allemands plus d'esprit et
moins de consonnes!

VIVIANE.

Et que je te souhaiterais, moi, plus d'à-propos et moins de badinage!
Vous disiez, Diotime?...

DIOTIME.

Je vous parlais du plaisir que prenait Gœthe à ces compagnies d'artistes
où se mêlent des femmes charmantes, qui l'élèvent, dit-il, en faisant
mine de le gâter, le corrigent de ses rudesses francfortoises, de ses
provincialismes d'accent et d'ajustement. Néanmoins, pas plus que Dante,
les plaisirs du bel esprit ne le détournent des études austères. Poussé
par le désir de se rendre secourable à ceux qui souffrent (c'est un des
grands traits dominants dans la vie de Gœthe), il veut devenir, comme
l'Allighieri, savant en médecine. Il surmonte les répugnances de son
organisation délicate pour suivre les leçons de l'amphithéâtre et la
clinique d'un savant professeur dont il vante la belle méthode
hippocratique. Il parvient, dit-il, et ceci est une expression
caractéristique de son génie, à «transformer en notions utiles ses
sensations désagréables.»

ÉLIE.

Voilà une admirable parole!

DIOTIME.

C'est la parole que je crois entendre quand je regarde une des plus
belles œuvres de cet autre grand génie germanique: la _Leçon d'anatomie_
de Rembrandt. Vous rappelez-vous, Élie, cette composition où tout l'art
du maître hollandais s'applique précisément à la noble transformation
dont parle le poëte allemand? Quelle merveille que cette réalité
repoussante, un cadavre en dissection, et qui, pourtant, grâce à la
magie du pinceau, n'excite en nous d'autre mouvement que celui d'une
vive curiosité scientifique! Comme elle est habilement graduée et
ménagée, la lumière qui conduit notre œil à ces raccourcis horribles, à
ces chairs blêmes et verdâtres, à ces pieds qui s'appuient, rigides,
contre l'in-folio grand ouvert où l'esprit vit immortel! Quelle
imposante sérénité dans le regard du professeur! comme il tient le
scalpel d'une main maîtresse! Quelles attitudes, quels airs de tête,
quels beaux ajustements se contrastent et s'harmonisent dans le groupe
qui l'entoure et l'écoute avec une intelligence avide! Que tout cela est
animé, attrayant, et comme l'artiste a vaincu les terreurs de la mort en
la forçant à servir aux démonstrations de la vie!

MARCEL.

Voilà qui est fort ingénieux; mais franchement, je doute un peu que
Rembrandt ait eu ces hautes visées.

DIOTIME.

Qu'importe? Il ne s'agit pas dans les arts de ce que l'artiste a pensé;
il s'agit de ce qu'il fait penser et sentir.--Mais où en étions-nous?

VIVIANE.

Aux études de Gœthe.

DIOTIME.

En diversion de son application scientifique et du travail sédentaire,
Wolfgang, aux heures de loisir, se livrait avec ardeur à tous les
exercices que voulait, dans la Grèce antique, l'éducation du gymnase. Il
aimait passionnément l'équitation, l'escrime, la natation, la danse,
tout ce qui donne aux muscles la souplesse, tout ce qui fait couler plus
vif et plus chaud dans les veines un sang généreux. Le patinage hardi
des Frisons, introduit en Allemagne par Klopstock, jetait Wolfgang en de
véritables transports. Je ne sais rien, dans toute son œuvre, de plus
poétiquement pittoresque que la page où il décrit ces allégresses du
Nord dans leur cadre de frimas. Il nous fait voir, il déploie sous nos
yeux ces vastes surfaces planes, étincelantes et retentissantes, où, de
leurs pieds ailés, pareils aux dieux d'Homère, passent et repassent les
agiles patineurs. On les suit dans leurs évolutions rhythmées, on les
entend qui se renvoient l'un à l'autre en se croisant, rapides, dans
l'atmosphère sonore, les strophes du grand lyrique à qui l'on doit ce
joyeux «accroissement de vie.» Et cet accroissement de vie, Gœthe ne
l'entendait pas seulement au sens physiologique; il attribue quelque
part à l'excitation du patinage le réveil de sa fantaisie créatrice,
assoupie sur les bancs de l'école.

Notre Wolfgang avait bien aussi, peut-être, quelque autre cause de
faiblesse à l'endroit du patinage. Rien n'y égalait, dit-on, sa bonne
grâce. Quand _Frau Rath_ en écrit à Bettina, elle ne peut se contenir.
Elle a battu des mains, dit-elle, en voyant son Wolfgang paraître et
disparaître sous les arches du pont de Francfort, la chevelure au vent,
l'œil en feu, la joue empourprée par la bise aiguë, sa pelisse cramoisie
aux glands d'or flottant comme un manteau royal sur l'épaule du jeune
triomphateur à qui sourit la beauté. «Il est beau comme un fils des
dieux, s'écrie l'orgueilleuse mère, et jamais on ne verra rien de
semblable!»

MARCEL.

Vous allez me trouver bien obstiné; mais dans cette beauté, dans cette
joie, dans cette activité incessante du corps et de l'esprit, du code
aux patins, de l'amphithéâtre à la flûte douce, je ne découvre toujours
ni place ni prétexte à la mélancolie.

DIOTIME.

La faute en est à moi, Marcel, et à cette sérénité finale de la vie de
Gœthe contre laquelle je vous mettais en garde tout à l'heure et qui
vient de m'éblouir. Je me suis arrêtée complaisamment à ce qui pouvait
vous faire mieux comprendre le poëte olympien, le chantre d'_Iphigénie_,
le peintre d'_Hélène_, j'ai oublié l'auteur de _Werther_.

MARCEL.

Et c'est bien là, pour moi, le Gœthe inexplicable, ce Werther, fils de
Saint-Preux, frère d'Obermann, de René...

DIOTIME.

J'espère vous l'expliquer sans peine. Comme tous les êtres bien doués de
force et de jeunesse, Gœthe veut le bonheur. Il le veut impérieusement,
impétueusement, pour lui-même et pour autrui. Il a besoin «d'être bon,
de trouver les autres bons.» Vous savez l'allemand, Viviane: _Ich hatte
grosse Lust gut zu sein und die andern gut zu finden_, dira-t-il dans
ses _Mémoires_, avec une candeur charmante. Mais il ne saurait être ni
bon ni heureux à la façon du vulgaire. Il ne saurait s'attacher aux
apparences; il lui faut en toutes choses la vérité, la durée; et dans le
temps, dans le monde où il vit, tout semble à Gœthe incertitude et
mensonge. L'enfant qui, à sept ans, s'instituait prêtre, le jeune homme
qui voudrait faire de son existence un monument, une pyramide à la
gloire de Dieu, le chrétien qui voit dans l'Évangile la plus pure
révélation de la vérité divine, et qui célébrera un jour, en des pages
dignes de Dante ou de Poussin, la consécration de la vie humaine par les
sacrements de l'Église, ne trouve dans le Dieu du catéchisme et de la
théologie qu'un créateur tyrannique et capricieux qui se repent de son
œuvre et se venge sur ses enfants. Wolfgang, le pieux Wolfgang, se voit
contraint à quitter l'assemblée des fidèles et la table sainte parce
qu'il ne saurait réciter d'une lèvre sincère la confession de foi
orthodoxe. Et ce qu'il cherche en vain dans l'Église, l'esprit de
charité, de simplicité, de paix, la béatitude ici-bas, Gœthe ne le
trouve pas davantage dans la société laïque. Sous l'hypocrisie des
bonnes mœurs, il surprend dans l'intimité des familles d'affreux
désordres, des conflits tragiques, dont sa jeune âme est épouvantée.
Interroge-t-il la science et l'histoire, aussi bien celle qui se lit aux
vieux auteurs que celle qui se fait sous ses yeux, des iniquités
effroyables lui montrent partout, non la douce Providence qu'il voudrait
bénir, mais l'inexorable Destin. Cherche-t-il un refuge dans la nature,
s'enfonce-t-il aux solitudes alpestres, il s'y sent enveloppé d'une
muette terreur. Demande-t-il au cœur d'une femme le dernier mot de la
vie, ce sont des larmes encore qui lui répondent. Et quand, lui aussi,
il voudrait pleurer, pleurer ses espérances évanouies, ses erreurs, ses
égarements, le rire de ses amis sceptiques, le sarcasme des athées, le
consternent et tarissent en lui la source des bienfaisants repentirs.
Alors le génie de Gœthe s'obscurcit, son âme cède à la tristesse, il
devient comme Dante sombre, taciturne, hypocondre, c'était le mot du
XVIIIe siècle pour caractériser le dégoût de l'existence. Sa robuste
constitution s'altère, son cœur entre en angoisse; il ne comprend plus
rien à la vie. Il passe et repasse en esprit par tous les sentiers du
labyrinthe. Il n'y voit qu'une issue, la mort. Il s'abandonne à
l'attrait funèbre du suicide.

VIVIANE.

N'est-ce pas à la suite d'un désespoir d'amour que Gœthe a tenté de se
tuer?

DIOTIME.

On a beaucoup trop dit que le mariage de Charlotte Buff avec Kestner
avait jeté Gœthe, passionnément épris de la jeune fille, au désespoir et
à l'impiété du suicide. Les souffrances de notre poëte provenaient de
causes multiples et qui agissaient non sur lui seul, mais sur sa
génération tout entière.

La mort volontaire était à cette époque très en honneur dans la jeunesse
allemande. On la considérait, ainsi qu'au temps de Dante (vous vous
rappelez Caton devenu presque un saint), comme un acte de vertu, de
liberté suprême; et ce serait se tromper étrangement que d'attribuer à
l'influence de Gœthe et de son _Werther_ l'épidémie de suicide qui
sévissait alors sur toute l'Allemagne.

ÉLIE.

Mais lui-même, que pensait-il du suicide?

DIOTIME.

Il en parle avec tristesse et réserve. Il ne saurait qu'en dire,
écrit-il. Il le compare à un naufrage, à une maladie mystérieuse. Il y
voudrait la compassion, non la condamnation des moralistes. Il proteste
contre l'imitation de son héros, et lui met dans la bouche des vers
pleins de sagesse où, s'adressant au lecteur, il lui défend de le
suivre:

     Sey ein Mann, und folge mir nicht nach.

Quoi qu'il en soit, pendant quelque temps, Wolfgang repaît son esprit de
projets de suicide. Chaque soir il place sous son chevet un poignard;
dans les ténèbres de la nuit, il en essaye à son cœur la pointe acérée.
Cependant, sa nature sérieuse ne saurait se laisser distraire longtemps
à ce jeu avec les noirs fantômes. Wolfgang s'indigne, il se prend en
pitié, lorsqu'il croit s'apercevoir qu'il a peur de franchir le seuil du
monde inconnu. Un matin il va remettre le poignard dans la collection
d'armes où il l'a pris, et c'en est fait pour lui désormais de ces
«lugubres simagrées.» Mais, dès qu'il est rentré en lui-même, et guéri
de son extravagance, Gœthe veut aussitôt (c'est l'invincible penchant de
son esprit actif et généreux) essayer d'en guérir les autres. Il lui
faut pour cela étudier les causes du mal. Pour s'y mieux appliquer, il
s'isole, se renferme, s'analyse; il se confesse enfin; il écrit les
_Souffrances du jeune Werther_.

ÉLIE.

Vous nous avez dit que le _Werther_ de Gœthe était à son _Faust_ ce que
la _Vita Nuova_ est à la _Divine Comédie_?

DIOTIME.

_Werther_, comme la _Vita Nuova_, est une sorte de confession
fragmentaire qui précède et prépare la confession générale de nos deux
poëtes. Werther ou Gœthe, ce qui est tout un, en voyant la femme qu'il
aime se donner à un autre, Dante, en apprenant la mort de Béatrice, sont
frappés d'un étonnement douloureux. Ils se sentent tout à coup seuls et
comme perdus dans la vie. Ils tombent dans l'accablement. Mais bientôt,
pressés qu'ils sont tous deux par le secret aiguillon du génie, ils se
relèvent. Dans ce que Dante appelle «le combat des pensées diverses, _la
battaglia delli diversi pensieri_,» qui se livre au plus profond de leur
âme, ils sont illuminés soudain d'un éclair de la grâce poétique. Ils
entendent en eus la voix inspirée qui veut célébrer le «Dieu plus fort.»
Comme ces excellents dont parle Gœthe, ils sont sollicités du désir de
l'immortalité. En même temps que la _Vita Nuova_ et _Werther_, Dante et
Gœthe conçoivent la première pensée de la _Divine Comédie_ et de
_Faust_. Tous deux, retirés dans la solitude, d'une âme trop émue, d'une
main encore mal assurée, ils préludent par de mélancoliques arpèges, par
les accords brisés d'un lyrisme juvénile, à l'héroïque symphonie où
s'exprimera un jour, dans toute son imposante grandeur, pacifiée et
transfigurée, la douleur qui les a fait poëtes.

Les suites de cette première confession publique sont pour Gœthe comme
pour Dante, tout à la fois le soulagement du cœur qui s'est épanché et
l'exaltation du talent qui s'est fait connaître. Comme à Dante, la
faveur des princes vient à Gœthe avec la renommée. L'auteur de _Werther_
trouve à Weimar ses Scaligeri, ses Polentani. Le prince héréditaire de
Saxe-Weimar, Charles-Auguste, s'éprend pour lui d'une affection vive; il
l'attache à sa personne et bientôt à son gouvernement par les charges,
par les honneurs dont il le comble, plus encore par le pouvoir qu'il lui
donne de faire le bien.

ÉLIE.

J'ai lu dans plusieurs ouvrages allemands d'amères censures de ce séjour
de Gœthe à Weimar. On reproche à l'auteur de _Werther_ d'y avoir perdu
tout son temps; de s'être abaissé, pour divertir les princes et les
princesses, aux fonctions subalternes d'un poëte de cour; pis que cela,
de s'être jeté avec son grand-duc dans toutes sortes d'excentricités, de
désordres, de scandales... Voilà qui ne ressemble guère à Dante.

DIOTIME.

Les courtisans de Cane della Scala trouvaient aussi fort à redire à
Dante, mon cher Élie. On lui reprochait ses caprices, son humeur
hautaine, l'ambition des ambassades et du triomphe poétique. Le
vulgaire, et surtout le vulgaire désœuvré des cours, est tout à fait
intraitable à l'endroit du génie; il prétend qu'il soit parfait, et
parfait à sa mode; il le veut docile comme un enfant, modeste comme une
jeune fille, régulier comme une horloge, prévenant et amusant à toute
heure. Soyons moins exigeants; faisons pour Gœthe ce qu'il a si bien
fait toujours pour autrui; tâchons de le bien comprendre et n'essayons
pas de le mesurer à la mesure commune.

À l'heure où j'en suis de mon récit, lorsque Gœthe paraît à Weimar,
immédiatement après la publication de _Werther_ et de _Gœtz von
Berlichingen_, c'est-à-dire dans tout l'éclat d'un succès inouï et du
plus brillant début qu'on eût jamais vu dans les lettres (c'était au
commencement de l'année 1775), il n'a pas encore vingt-six ans. La
fièvre intense qui l'a exaspéré jusqu'au suicide est calmée; mais le
trouble où l'ont mis les doutes religieux, les amours brisées, le
mysticisme, la pratique des sciences «licites et illicites,» dure
encore. Comme Dante, le jeune Wolfgang a vu de près «bien des choses
incertaines et bien des choses terribles, _molte cose dubitose e molte
cose paventose_.» La fin de son _Werther_, de ce Faust ébauché et non
sauvé, est un dénoûment provisoire, emprunté à la réalité extérieure et
accidentelle; il lui faut maintenant en tirer un autre pour lui-même de
la vérité intime des choses et de sa propre nature. Quand notre poëte
arrive à Weimar, il vient de s'arracher à l'ivresse de la mort, mais il
ne sait où porter ses pas chancelants. «Philosophie, jurisprudence et
médecine, théologie aussi, hélas!» il a tout interrogé. Comme Faust, il
a consulté les astres, évoqué les esprits; il a tenté de consoler, de
soulager les maux de ses semblables, mais en vain. La solitude, la
contemplation, le travail, la bienfaisance même, ne lui ont rien appris.
«Il sait qu'il ne peut rien savoir;» il désespère de lui-même et de
Dieu. Alors, comme son héros, Gœthe va se jeter au tumulte des
sensations; il va boire à la coupe du plaisir l'ivresse de la vie.
L'amitié d'un jeune souverain, le plus libre esprit du monde et le plus
charmant, offre à Wolfgang de royales occasions de s'étourdir, il les
saisit. Tous deux inséparables désormais, le prince et le poëte, ils
s'excitent mutuellement, ils rivalisent d'inventions bruyantes et
surprenantes. Cavalcades et mascarades, comédies et féeries, ballets,
festins, musique, fillettes et dames galantes, nuit et jour on mène à
Weimar «un train du diable,» qui m'a bien quelque faux air de cet
_enfer_ épicurien de Florence où Dante, avec son ami Forèse, prenait de
si joyeux ébats. Cependant la noblesse de cour murmure en voyant un
homme de peu, un artiste, donner le ton des plaisirs. Les amis rigides,
un Herder, un Klopstock, s'indignent...

ÉLIE.

Mais ne trouvez-vous pas qu'il y a bien de quoi? Je ne comprends guère,
je l'avoue, ce que j'ai lu à ce sujet; je ne saurais me figurer Gœthe
ordonnateur des fêtes à la cour de Weimar, impresario, compositeur de
ballets, fabricant d'épithalames. Quel contraste avec la grandeur de
Dante!

DIOTIME.

À la distance où nous sommes de Dante, mon cher Élie, tout le détail de
sa vie nous échappe. Nous la voyons par masses, dans une lumière vague,
un peu triste, ainsi que l'on voit à Rome, par une belle nuit, éclairées
des rayons de la lune, les majestueuses ruines du Colisée. Pour Gœthe,
c'est tout le contraire. Autour de lui le détail se multiplie.
Cependant, même dans ce détail, pour peu que l'on y cherche la ligne
essentielle, on retrouve la grandeur.

Dès sa première apparition à Weimar, Gœthe y produit un effet de
fascination tout à fait extraordinaire. Un cri de surprise s'échappe de
toutes les lèvres, tant la beauté, le génie, la bonté, éclatent dans sa
personne. Sa haute et noble stature, sa démarche, son port, son front
superbe où se dessine fièrement l'arc de ses noirs sourcils, son nez
aquilin, sa chevelure d'ébène, son grand œil italien qui flamboie,
imposent à qui l'approchent admiration et respect. «Une pareille
alliance de la beauté physique et de la beauté intellectuelle ne s'était
encore vue chez aucun homme,» dit Hufeland. Ce qui me frappe dans le
portrait que tracent du jeune Gœthe ses contemporains, c'est la
sensation de lumière qui domine tout. «Mon âme est pleine de lui comme
la rosée des rayons du soleil levant,» écrit Wieland. Pour d'autres,
Gœthe est «le noble et brillant acier qui, de toutes pierres brutes,
fait jaillir l'étincelle;» il est l'étoile, la flamme, l'Apollon radieux
devant qui l'on voudrait se prosterner. Et lui, dans ce premier
éblouissement de la gloire, dans le tourbillon des plaisirs, croyez-vous
qu'il va s'oublier? Loin de là. Dans notre _Werther_ ressuscité fermente
puissamment déjà le second Faust. Pendant qu'il semble se perdre à la
vanité des choses, je le vois se reprendre aux grandes attaches de
l'esprit et du cœur, se recueillir, s'exalter pour une femme fière et
délicate qui met au plus haut prix son amour.

MARCEL.

Quelque dixième Béatrice?

DIOTIME.

Quelle que soit la différence des noms, des personnes ou des relations,
Mme de Stein inspire à Gœthe une passion aussi noble en son principe et
en ses effets que l'amour de Dante pour Béatrice. Pour se rendre moins
indigne d'elle, Gœthe, docile comme l'Allighieri aux reproches de son
exigeante amie, maîtrise jusqu'à la passion qu'elle lui inspire; il
ouvre son cœur aux ambitions hautes. Du milieu des plaisirs, il incline
son jeune souverain au désir du bien public; il s'applique à la bonne
administration des affaires, à l'économie des finances, au redressement
des abus. Sans système et par la simple impulsion de son grand cœur,
Gœthe se préoccupe incessamment d'améliorer le sort des classes
laborieuses. Il lutte avec la fatalité de la misère «comme Jacob avec
l'ange invisible.» Et tout le bien qu'il entreprend et qu'il réalise,
toute l'activité qu'il déploie, ne suffisent pas encore à remplir son
existence. Au sein des plus brillantes compagnies, l'ennui l'obsède;
auprès de la femme qu'il aime, un malaise inexplicable le tourmente. Il
s'appelle Légion, dit-il, et il se sent seul. Il cherche l'ombre épaisse
des forêts; il gravit les cimes désertes; il descend dans la nuit des
mineurs. Comme Dante, errant et inquiet dans la vallée de la Magra,
Gœthe demande aux silences d'_Ilmenau_ la paix. Mais quelque chose
d'indéfinissable le travaille; de lointains horizons l'attirent; il a le
mal du pays, d'un pays qu'il n'a jamais vu. Une voix chante en lui:
«Dahin, Dahin!» il faut qu'il parte; il le sent, il le dit; il faut
qu'il voie, il faut qu'il possède l'Italie, ou bien il est perdu.

MARCEL.

Et d'où lui vient tout à coup ce mortel caprice?

DIOTIME.

Le désir de l'Italie était en quelque sorte inné chez Gœthe. C'était
comme une voix du sang, une transmission paternelle. Le conseiller
Jean-Gaspard, que nous avons vu si sombre et qui meurt vers ce temps
d'hypocondrie, nourrissait en son cœur le souvenir ineffaçable et le
regret d'un séjour qu'il avait fait en sa jeunesse dans la patrie de
Virgile et du Tasse. Il avait écrit de son voyage une relation qu'il
aimait à lire et à relire en famille, ne manquant jamais en finissant de
prononcer cet axiome: «Aux yeux de qui a vu l'Italie, rien ne saurait
plus désormais plaire en ce monde.» Aussi exigeait-il que sa femme et
ses enfants parlassent l'italien, et se faisait-il habituellement
chanter au piano des mélodies italiennes. Aussi sa maison du
_Hirschgraben_ était-elle décorée à tous les étages d'estampes de
moulages, de dessins et de terres cuites rapportés de Florence et de
Rome. Dès sa petite enfance, le Colisée, le château Saint-Ange, la
coupole de Saint-Pierre, étaient pour Wolfgang des objets familiers
autant que le _Rœmer_ et l'église de Saint-Barthélemy. Plus tard, les
songes de l'adolescent se peuplaient de fantômes italiens; plus tard
encore, chez l'homme fait, chez l'artiste, la persuasion que son idéal
poétique était en Italie ne fut que le développement des premières
impressions et des premiers enseignements de la maison paternelle.

«Lire Tacite dans Rome,» c'est le vœu viril par lequel s'exprime chez
Gœthe la _Sehnsucht_ de l'Italie. Respirer le parfum des myrtes et des
orangers, c'était à ses moments de langueur le soupir de sa jeunesse.
Parfois même l'appétit des figues s'éveille à sa lèvre de barbare, et
son impatience s'en irrite à ce point qu'il n'y saurait plus tenir. Il
part précipitamment, presque secrètement.

Et son instinct était si vrai qu'aussitôt les Alpes franchies, il se
sent apaisé. Au premier souffle qui vient à sa poitrine des rives
virgiliennes du _Benaco_.

     Fluetibus et fremitu assurgens Benace marino.

aux premiers échos du Tasse sur la lagune, il verse des pleurs de joie.
À Naples, à Palerme, il entre en possession d'une intensité de vie dont
il ne s'était formé jusque-là aucune idée. Dans Rome, enfin, dans _sa_
Rome, comme il ose le dire en amant passionné, son génie s'épanouit en
pleine lumière. Il se sent libre, heureux. Comme l'Allighieri, il a
atteint les hauts sommets de la contemplation. Il renaît à une vie
nouvelle; il est sauvé.

Après deux années de l'existence à la fois la plus active et la plus
paisible, la plus conforme à sa nature, dans le pays de ses
prédilections, Gœthe rentre en Allemagne. Il est maître de lui-même, de
ses passions, de son art. La grande période généreuse de sa vie va
s'ouvrir. Son immense renommée, qui vient de s'accroître encore par la
publication de deux chefs-d'œuvre. _Iphigénie_ et _Tasso_, l'ascendant
qu'il exerce sur un prince libéral et qui le met à même de protéger, de
récompenser magnifiquement le mérite, cette admirable conscience du
devoir social qui le pousse à répandre au dehors les trésors de savoir
qu'il s'est acquis par la puissance d'une volonté infatigable, le font
agissant et bienfaisant comme il a été donné de l'être à peu d'hommes
privilégiés. Il prend une part active au mouvement des affaires et de
l'opinion. «Également puissant à consoler et à ravir _gleich mächtig zu
trösten und zu entzücken_,» dira Wieland, il noue des relations dans
tous les pays, dans toutes les classes; il veut tout voir, tout savoir;
il entre dans toutes les controverses, il anime toutes les questions, il
y jette la lumière. Par le rayonnement d'une chaleureuse sympathie, il
attire, il groupe dans une action commune les plus belles intelligences.
Il s'attache profondément à la plus belle entre toutes, à la seule qui
aurait pu lui porter ombrage: il aime jusqu'à la fin, il honore, il
encourage, il fait admirer Schiller. Avec lui et pour lui, pour ce rival
préféré de la foule, il dirige un théâtre national. Il institue des
musées, des bibliothèques, des écoles, des jardins botaniques; il
organise des congrès, des expositions d'œuvres d'art; il bâtit des
observatoires. Pressentant avant tout le monde l'importance de la chimie
moderne qui va changer, dit-il, les conditions de la vie industrielle,
il ouvre de vastes laboratoires où il s'applique aux expériences des
Lavoisier, des Berthollet, des Berzélius. Et pendant qu'il s'occupe sans
relâche à l'avancement et à la propagation de la science, à
l'encouragement des arts, au bien public, Gœthe continue, comme s'il
n'avait d'autre souci, l'œuvre de sa propre culture. Il revient
incessamment aux grandes sources primitives de la poésie hébraïque et
hellénique, à l'Orient des aryens. Il se plonge à la fois dans
Shakespeare, dans Spinosa, dans Linné. Il allie à l'étude l'observation,
les essais et les expériences. Il interroge tous les grands esprits.
Anatomie, ostéologie, comparées, optique, météorologie, botanique,
morphologie, physiologie, chimie, magnétisme, électricité, cranioscopie,
physiognomonie, rien ne lui échappe: tout, hormis la mathématique, à
laquelle son génie répugne invinciblement, devient pour lui occasion de
progrès, d'activité à la fois spéculative et positive. Il accomplit
enfin en lui-même cette union intime de la philosophie et de la poésie
que nous avons admirée chez Dante. Étudiant à la fois, comme
l'Allighieri, toutes les branches du savoir humain, observant tous les
phénomènes de la nature qui, pour lui, est «le poëme sacré,» pratiquant
tous les arts, et revenant toujours aux grands problèmes de la destinée
humaine, Gœthe s'avance, comme le Florentin, des ténèbres au crépuscule,
du crépuscule à la lumière, le regard attaché sur les lueurs naissantes,
animé et ébloui par la clarté suprême, qui «justifie ses efforts et
réalise tous ses désirs.»--Je cite, Élie, les propres paroles de Gœthe,
afin de mieux marquer l'analogie des conceptions et des images dans le
génie de nos deux poëtes.

ÉLIE.

Elles paraissent ici très-évidentes, en effet.

DIOTIME.

Tout en achevant ses compositions magistrales, _Wilhelm Meister_, les
_Affinités électives, Faust_, tout en écrivant les _Mémoires_ et en
surveillant la publication de ses Œuvres, Gœthe recueille ses
observations scientifiques; il les relie et les systématise. Le premier
il proclame le grand principe qui va désormais présider à tous les
progrès.

ÉLIE.

L'idée de la métamorphose?

DIOTIME.

L'idée de la plante primordiale et typique, dont il a pu dire avec
candeur que «la nature la lui envierait;» ou, pour parler avec Geoffroy
Saint-Hilaire, l'idée de l'unité de composition organique, dont les
savants français lui attribuent tout l'honneur.

ÉLIE.

Je vois le nom de Gœthe cité très-fréquemment, en effet, dans les
ouvrages de science.

DIOTIME.

Les savants ne prononcent son nom qu'avec reconnaissance et respect,
car, outre ces deux grands principes de l'unité et de la métamorphose,
on doit encore à Gœthe plusieurs observations très-importantes. Doué
comme Dante d'un vif instinct des transformations de la vie, attentif à
cette puissance de métamorphose dont il admirait dans un des plus beaux
chants de l'Enfer une peinture merveilleuse, Gœthe observe, comme
l'auteur des cantiques, des phénomènes qui n'ont point été observés
avant lui. C'est lui qui découvre dans la structure de l'homme l'os
intermaxillaire que nieront encore, longtemps après, des savants de
profession, tels que Camper et Blumenbach; c'est à lui que l'on rapporte
les plus curieuses observations sur la double tendance spirale et
verticale qui détermine la vie des végétaux. Chez le grand Allemand
comme chez le grand Italien, le génie de la spéculation intuitive
s'allie à l'esprit d'observation le plus rigoureux. Gœthe porte en lui,
il conçoit sans effort l'idée d'ordre et de beauté dans l'univers; ses
plus humbles, ses plus obscures parties, comme ses plus splendides
infinités, il les voit, il les pressent à leur place et dans leur
mutuelle attraction. Esprit ou matière, idéal ou réalité, force ou
forme, accident ou loi, tout lui apparaît distinct, mais profondément
uni dans le sein de Dieu. Et son Dieu, comme celui de l'Allighieri, est
le premier, le tout-puissant amour, _der Altliebende_. La science de
Gœthe a les palpitations de la vie; sa raison a les ravissements de
l'enthousiasme; et c'est pourquoi il étreint la vérité d'une si forte
étreinte. Et c'est pourquoi, rien qu'en le voyant, on reconnaît en lui
une harmonie si parfaite, qu'un Herder, un Napoléon, s'écrieront
spontanément, comme frappés d'un même éclair: _Voilà un homme_!

ÉLIE.

Assurément une telle parole, une louange à la fois si simple et si
profonde, dans de telles bouches, si elle était méritée, ferait mieux
que tout le reste comprendre votre rapprochement entre Gœthe et Dante,
car on peut bien dire que jamais poëte ne fut, plus que l'Allighieri, un
homme véritable. Mais c'est ici précisément que je sens, pour ma part,
la différence essentielle; car enfin, l'homme véritable, ce n'est pas
seulement celui qui est à la fois, comme Gœthe, un savant, un
philosophe, un artiste; l'homme véritable, c'est aussi, c'est avant
tout, dans mes idées bretonnes, le patriote, le soldat, le citoyen.
C'est Dante à la bataille de Campaldino, dans les conseils de la
république; c'est l'exilé indomptable qui monte fièrement l'escalier
d'autrui; c'est le tribun qui harangue princes et peuples et les convie
à la liberté.

Or, dans toute la longue vie de votre Gœthe, il n'y a pas un jour pour
la patrie, il n'y a pas un vœu pour la liberté. Il se détourne de la
révolution française qui troublerait, s'il y regardait, ses études de
naturaliste. Pendant la campagne de France, où il suit par bienséance de
cour son souverain, il s'absorbe dans ses rêveries contemplatives. À
Verdun, il observe un phénomène d'optique; au siége de Mayence, il
établit tranquillement sa théorie des couleurs. Je ne parle pas de
l'incroyable préoccupation qui lui fait appliquer à la querelle de
Cuvier et de Geoffroy Saint-Hilaire les nouvelles qu'on lui apporte du
combat des trois journées dans les rues de Paris. Enfin rien, absolument
rien, chez cet homme si attentif à la métamorphose des plantes et aux
révolutions du globe, où se trahisse le moindre intérêt pour le grand
soulèvement politique qui va remuer de fond en comble toutes les couches
de la vie sociale.

DIOTIME.

Vous touchez ici, en effet, mon cher Élie, à une différence sensible
entre nos deux poëtes; mais c'est différence d'origines, beaucoup plus
que différence de personnes. Dante, ne l'oublions pas, appartient à la
plus grande race politique des temps anciens et modernes. Il est issu de
ce peuple romain qui se sentait né pour dominer le monde. Avec son sang
coule dans ses veines l'ambition, l'instinct impérieux des destinées
latines, le sentiment de l'État, l'idéal de l'unité, de la force et du
droit. Il est tout pénétré de ce vertueux orgueil de la patrie qui va se
perpétuer après lui, de grand homme en grand homme, dans l'Italie
subjuguée, humiliée, divisée, pour éclater de nos jours avec une
incroyable puissance, et triompher demain, plaise à Dieu, à la face du
ciel, sur les hauteurs antiques et toujours vivantes du Capitole.

Tout au contraire, Wolfgang Gœthe naît chez un peuple à qui la notion de
l'État semble étrangère. Cette grande _chose publique_ qui impose au
Romain le sacrifice de tout autre devoir, de tout bonheur intime,
l'Allemand ne la trouva nulle part dans son passé. Indépendant et libre,
hardi et fier dans les domaines de la pensée pure, il redevient timide
et gauche, il demeure comme empêché dès qu'il veut s'essayer à la
pratique du bien commun; il trébuche, il chancelle, dès qu'il sort de sa
maison pour descendre sur la place publique.

Il y a donc dans la race et dans la tradition de nos deux poëtes une
première inclination opposée, cela n'est pas niable; mais il ne faudrait
rien exagérer. Gœthe, en politique, comme en toutes choses, avait un
idéal, et un idéal très-haut.

ÉLIE.

Si haut apparemment qu'il ne pouvait espérer de le voir réaliser, et
c'est pourquoi il n'y songeait pas.

DIOTIME.

L'idéal de Gœthe, tel que nous allons le voir dans son poëme, le dernier
mot de la sagesse humaine dans la bouche de Faust mourant, «la plus
haute félicité où l'homme puisse atteindre,» ressemble trait pour trait,
mon cher Élie, à l'idéal de Dante. Monarchie ou république, c'est la
conception, exprimée dans un vers de _Faust_, du «peuple libre sur le
sol libre,» conquérant chaque jour, méritant par le travail, par la
lutte, par la conspiration de toutes les forces, par l'association de
toutes les volontés, son droit à l'existence et son droit au bonheur.

MARCEL.

C'est un peu vague.

DIOTIME.

Pas plus vague que l'idéal de l'Allighieri, sur lequel on a disputé
pendant plusieurs siècles. Avec l'auteur du _de Monarchia_, Gœthe
considérait l'unité, l'ordre et la paix comme les signes par excellence
du bon gouvernement. Il croyait, comme lui, que la liberté ne se trouve
que dans l'obéissance à la loi. Avec Dante, il croyait aux grands rois
_paciers_ et _justiciers_. De même que l'Allighieri attendait de la
venue de l'empereur Henri VII l'apaisement des troubles civils, ainsi
Gœthe, dans sa jeunesse, espérait du grand Frédéric qu'il «réduirait les
superbes et soutiendrait la force propre de l'Allemagne.» Mais Gœthe
croyait également à la puissance des instincts populaires. Il admirait
les vertus humbles et patientes des classes laborieuses, qu'il
déclarait, dans leur injuste abaissement, les plus hautes aux yeux de
Dieu. Il reconnaissait aux malheureux «le pouvoir de bénir, auquel
l'homme heureux ne sait comment atteindre.»

VIVIANE.

Quelle expression touchante et quelle grande pensée!

DIOTIME.

Et qui, celle-là, vient assurément du cœur, car jamais l'esprit à lui
tout seul n'eût senti et proclamé ainsi le droit divin du malheur.

ÉLIE.

Mais cette pensée très-touchante, je n'en disconviens pas, ne nous dit
aucunement la part que Gœthe réservait au peuple dans son idéal
politique.

DIOTIME.

Gœthe n'a jamais rédigé de projet de constitution, mon cher Élie. Mais
il avait coutume de dire que, si une très-petite élite dans la société y
représente la raison, le peuple y représente le sentiment, la passion,
que l'homme d'État ne doit jamais négliger. Lorsqu'il s'essaie à l'art
de gouverner, il se propose pour but principal de donner aux classes
inférieures «le sentiment d'une noble existence.» Rappelez-vous, Élie,
cet admirable poëme d'_Hermann et Dorothée_, où Gœthe chante d'une voix
homérique les grandeurs de la vie populaire. Relisez, quand vous serez
de loisir, le roman de _Wilhelm Meister_. Vous serez surpris d'y voir
sur le prolétariat, sur la propriété, sur le rôle social des femmes, sur
les vocations naturelles, sur la rétribution du travail et la
répartition des richesses, sur l'unité future du genre humain, sur la
culture en commun du globe, sur les destinées grandioses de l'Amérique
républicaine et de la démocratie chrétienne, sur le pouvoir de
l'association et de la colonisation, des choses dont la hardiesse n'a
pas été dépassée par nos plus hardis réformateurs.

Dans ce curieux roman, Gœthe ramène les phases successives du progrès
moral et social aux trois degrés de l'initiation ouvrière:
l'apprentissage, le compagnonnage et la maîtrise. Il y cherche, il y
exprime avec amour la poésie des plus humbles professions, des plus
petits trafics. Il rapproche l'industrie de l'art, l'utile du beau.
Enfin, si je ne me trompe, vous trouverez dans _Wilhelm Meister_, dans
la dernière partie surtout, un Gœthe à qui vous n'avez pas donné, je
crois, suffisamment d'attention, un Gœthe précurseur et prophète, comme
l'Allighieri, d'une patrie, d'une société, d'une civilisation nouvelle,
organisateur du bon État; voilant, comme l'auteur des cantiques, sous le
symbole, une représentation pythagoricienne de l'ordre social intimement
uni à l'ordre universel dans les conseils de Dieu.

ÉLIE.

Mais enfin, j'en reviens toujours là, Gœthe ne prend aucune part au
mouvement politique.

DIOTIME.

Un moment, on le voit dans ses lettres et dans ses mémoires, Gœthe,
chargé par le grand-duc de Weimar de conduire les affaires publiques,
s'applique, comme il s'est appliqué à tous les arts, au grand art de
l'homme d'État. Il lit avec émotion nos cahiers de 89: il aurait voulu
en réaliser la pensée. Il parle avec le sérieux candide qu'il apporte en
toutes choses de la grande tâche qui lui est imposée. Il en remplit,
dit-il, ses veilles et ses rêves, il y sacrifie ses plus chères
occupations: il interrompt ses études, ses travaux, parce que son devoir
(son devoir de ministre s'entend, car il semble oublier à ce moment son
œuvre poétique) lui devient chaque jour plus cher. C'est en
l'accomplissant dignement qu'il voudrait «se rendre l'égal des plus
grands hommes.» Mais il est vrai de dire aussi que les espérances
prochaines de Gœthe sont bientôt dissipées. Les horreurs de la guerre
dont il pense, sous la canonnade de Valmy, qu'elles commencent une
époque nouvelle dans l'histoire, le persuadent que des générations
entières seront sacrifiées à la révolution immense qui, selon lui, va
changer les destinées, non-seulement de l'Europe, mais du monde. Alors,
comme il hait tous les agents violents (il est anti-vulcaniste en
histoire comme en géologie); comme il sent douloureusement le malheur
d'appartenir à une nation faible, incapable de cohésion, impuissante en
politique; comme il n'a pas de foi dans la vertu des petites
constitutions, des petits parlements, des petites promesses et des
petits souverains de la Confédération germanique; comme il ne croit en
définitive qu'au pouvoir de l'esprit, au progrès par la science et la
persuasion, et non par les improvisations hasardées ou la contrainte,
Gœthe se met à l'écart. Il se retire des factions. Il se fait à lui
seul, comme Dante (qui paraît bien, lui aussi, à un certain jour, avoir
désespéré de ses amis), son propre parti. Voyant la confusion où tout
allait chez ce pauvre peuple allemand, le plus grand dans l'ordre moral,
dit-il, mais le plus misérable dans son organisation politique, il
rentre, pour n'en plus sortir, dans la sphère de l'art, où son autorité
s'exerce sans entraves. Mais c'est pour y tenter, à sa manière, l'unité
allemande. Il forme le plan d'un grand congrès général qui sera, dans
l'opinion de Herder, le premier institut patriotique de l'Allemagne; et
s'il n'y réussit pas, il en répand du moins dans les esprits l'idée qui
y germera plus tard. Une voix intime dit au poëte qu'il importe assez
peu à l'Allemagne de compter un soldat, un clubiste, un pamphlétaire ou
un harangueur de plus, mais que, en lui léguant un Gœthe, il aura fait
pour la patrie future tout ce qui lui est commandé par Dieu et par son
génie.

Et qui oserait l'en blâmer? Qui oserait accuser d'indifférence
patriotique celui dont on a pu dire:

_L'Allemagne s'est sentie grande tant que Gœthe a vécu?_

ÉLIE.

Vous idéalisez, vous me feriez presque aimer le sage égoïsme du grand
artiste; mais comment l'égaler à l'héroïsme du grand citoyen, et que les
effets en sont moins vivants dans les cœurs! L'Allemagne, sans doute,
admire, elle adore son Gœthe; mais qu'il y a loin du culte un peu
abstrait qu'elle lui rend au frémissement d'amour de toute cette jeune
Italie qui portait naguère aux combats pour la liberté les couleurs de
Béatrice, et que les chants divins de l'Allighieri consolaient dans les
durs cachots du Spielberg, exaltaient au martyre de Cosenza!

DIOTIME.

J'en tombe d'accord avec vous, Élie, avec cette seule réserve, que je
n'oppose pas ici l'égoïsme d'un caractère si l'héroïsme d'un autre,
mais, comme je vous le disais tout à l'heure, le génie et la tradition
des deux peuples qui se personnifient dans nos deux poëtes. Et tenez,
même dans cette retraite studieuse, dans cette «solitude amie» que vous
seriez tenté de reprocher à Gœthe, dans ce calme où sa verte vieillesse
poursuit sans dissipation l'œuvre, patriotique aussi à sa manière, qu'il
a entreprise de grandir dans les lettres et dans les arts le nom
allemand, la colère vient un jour le saisir et lui inspire des accents
tout à fait dantesques.

ÉLIE.

En quelle occasion?

DIOTIME.

C'est en 1805. L'invasion française a réduit l'Allemagne à la dernière
détresse. Le grand-duc de Weimar, le souverain bien-aimé de son peuple,
est, sous de mensongers prétextes, accusé de trahison, menacé par
Bonaparte de déchéance et d'exil. Gœthe pousse un cri d'indignation;
tant d'injustice le révolte. Il ressent au plus profond les humiliations
de la patrie sous le caprice du dominateur étranger. Tout aussitôt son
parti est pris. Il n'hésite pas; il va suivre son royal ami dans
l'infortune. Il s'en ira, dit-il, de village en village, de chaumière en
chaumière, d'école en d'école, «partout où l'on connaît le nom du vieux
Gœthe;» il rimera, il chantera les afflictions du peuple; et les femmes
et les enfants s'attacheront à ses pas et répéteront en chœur sa grande
complainte... Il n'est pas indifférent, alors, le vieux Wolfgang; sa
voix tremble; des larmes coulent de ses yeux; ses genoux fléchissent.
Lorsqu'il parle ainsi d'exil et de pauvreté, je songe à cet autre Juste,
«quel Guisto,» à ce mendiant au grand cœur que l'Allighieri rencontre
dans le ciel de Justinien, à ce Romeo en qui le poëte semble se
reconnaître... Vous vous rappelez, Viviane, ces belles tercines que je
vous citais hier:

     Indi partissi povero e vetusto.

MARCEL.

Mais cet exil et cette pauvreté ne sont qu'imaginaires; et, bien
différemment de Dante, votre Gœthe finit ses jours dans sa maison, dans
la jouissance de tous les conforts...

DIOTIME.

Que ce mot de _confort_ eût sonné étrangement à l'oreille de Gœthe, mon
cher Marcel, et que l'image du prosaïque bien-être que ce mot exprime
était loin de son esprit! Ce qu'il fallait à Gœthe, ce que le grand-duc
Charles-Auguste sut lui assurer, en lui donnant tout auprès de lui,
«champ, verger, jardin et maison,» ce n'était pas la combinaison savante
et opulente de ces inventions _confortables_ où s'endorment les vanités
de nos bourgeois parvenus; c'était la simplicité noble d'une demeure où
toutes choses bien ordonnées dans un ensemble harmonieux le portaient au
recueillement et à une douce activité de la pensée.

Dans cette maison modeste où Gœthe va finir ses jours glorieux, les
chambres sont peu ornées, médiocrement meublées (notre poëte avait
coutume de dire que les riches ameublements sont faits pour les gens qui
n'ont point d'idées et ne se soucient pas d'en avoir; quant à lui, il ne
pouvait ni penser ni rêver dans un trop bon fauteuil); mais on y monte
par des degrés majestueux où de graves figures antiques commandent le
silence; et les beaux souvenirs qu'il a rassemblés là, ses collections,
ses portefeuilles, ses livres, le pénètrent à toute heure de ce
«sentiment d'une noble existence,» qu'il avait espéré, un jour,
lorsqu'il exerçait le pouvoir, de donner même aux plus déshérités, même
aux plus oubliés de la fortune.

Dans son jardin, bien abrité du nord, au penchant d'une colline, sous
ses grands sapins germaniques, non loin desquels, de sa main, le
vieillard a planté le doux figuier de la Brenta, si cher à sa jeunesse,
Gœthe vient en plein midi s'asseoir. Il se recueille; il écoute «la
respiration de la terre pendant le sommeil de Pan.» À son front de
Jupiter olympien rayonnent les souvenirs d'un passé sans tache; dans ses
yeux, les certitudes sereines de la vie future. Et lorsque, par une
matinée de printemps, à son tour, Gœthe s'endort dans la plénitude de
ses facultés et dans la calme conscience de son œuvre accomplie (le 22
mars 1832; peu de temps auparavant il a mis la dernière main à son poëme
de _Faust_), sa lèvre souriante demande «plus de lumière.» Sans effort
et sans effroi, son âme va passer d'un monde à l'autre. Comme
l'Allighieri, au sortir des épreuves de la montagne d'expiation, il
s'est renouvelé aux flots vivifiants du Léthé. Il se sent, lui aussi,

     Pur et disposé à monter aux étoiles.

Diotime se tut. En la voyant fermer son cahier de notes, Viviane se
récria. Elle n'aurait pas voulu que la fin du récit vint si vite. Elle
aurait désiré plus de détails; elle avait mille questions à faire
encore. Diotime promit d'y répondre à mesure que l'analyse de _Faust_
les amènerait, ce qui ne pouvait manquer. Mais elle se sentait fatiguée
d'avoir parlé pendant près de deux heures au grand air, et priait qu'on
voulût bien la laisser reprendre haleine.

On se dispersa sur la plage.



QUATRIÈME DIALOGUE.

DIOTIME, VIVIANE, ÉLIE, MARCEL.


On s'oublia longtemps sur la plage, chacun à ses pensées. Diotime
s'était éloignée. Viviane prenait un curieux plaisir à regarder, à
examiner de près les milliers d'animalcules et de plantes marines que le
reflux avait abandonnés sur le sable. Elle questionnait Élie. Avec sa
vivacité féminine, elle aurait voulu, en moins d'une heure, tirer de lui
et s'approprier tout ce que de longues années d'études lui avaient
appris. Mollusques et madrépores, infusoires, astéries, coquilles,
écailles, varechs, débris de toutes sortes, elle voulait aussitôt nommer
et classer l'infinité des formes équivoques de cette vie flottante qui,
poussée par je ne sais quel vague et universel désir de lumière, vient
incessamment vers nous, des crépuscules de l'abîme, à la pleine clarté
des cieux.

Quant à Marcel, après avoir suivi d'un œil de chasseur plusieurs files
d'oies sauvages qui traversaient les airs du nord au sud, et, de leurs
blanches ailes éployées, laissaient tomber sur ce beau jour d'automne
comme un premier frisson des neiges d'hiver, il était parti pour le
village, en quête d'un fusil, bon ou mauvais.

Depuis quelques instants une méduse énorme, cachée sous une touffe
d'algues, absorbait l'attention de Viviane. Lorsqu'elle releva la tête,
grande fut sa surprise de ne plus voir Élie à ses côtés. Après qu'elle
l'eut cherché des yeux tout alentour:

--Où êtes-vous donc allé et qu'avez-vous? lui cria-t-elle en le voyant
revenir à pas pressés dans la direction que Diotime avait prise; vous
êtes pâle à faire peur.

--Ce n'est rien, dit Élie en l'abordant; c'est le démon du cap Plouha
qui m'a troublé la cervelle... Pouvez-vous distinguer là-bas, à
l'horizon, tout à l'extrémité de ce rocher qui surplombe, Diotime et son
grand voile noir qui flotte au vent?

VIVIANE.

Eh bien?

ÉLIE.

Eh bien! figurez-vous que, tout à l'heure, en la voyant qui s'avançait
lentement, comme une somnambule, sur cette pointe étroite, j'ai pris
peur. J'ai couru; la respiration m'a manqué, mes jambes ont fléchi; si
j'étais femme, je dirais que j'ai failli me trouver mal... Que
voulez-vous! on n'est pas maître de ces choses-là; il me semblait que le
pied lui glissait, qu'elle chancelait, qu'elle disparaissait.

VIVIANE.

Quelle folie! Rappelez-vous donc qu'avant-hier, par une mer
très-houleuse, vous m'avez conduite jusque-là. Il y a place pour trois
personnes de front; pas le moindre danger, même si l'on tombait.

ÉLIE.

Encore une fois, que voulez-vous que je vous dise? c'est le démon du cap
Plouha qui fait des siennes. Diotime était si triste depuis hier!... Ce
matin même, elle m'avait très-longuement parlé de notre pauvre George.
J'étais hanté par les idées les plus noires... Enfin, je n'avais pas le
sens commun, et je m'en suis convaincu quand, au moment de ma plus vive
angoisse, j'ai vu Diotime s'asseoir aussi tranquillement que possible et
s'entretenir avec un petit chercheur de crabes que, dans mon agitation
extrême, je n'avais pas aperçu tout d'abord à ses côtés.

VIVIANE.

Vous étiez très-lié avec George, n'est-il pas vrai?

ÉLIE.

Je m'étais beaucoup attaché à lui dans le peu de temps que nous avons
passé ensemble; c'était une nature charmante, la mieux douée que j'aie
jamais rencontrée, et aussi la plus à plaindre.

VIVIANE.

J'ai vu son portrait, peint par Lehmann, dans la chambre de Diotime; il
devait lui ressembler beaucoup. Quel noble visage, mais quelle
mélancolie empreinte sur tous ses traits! Sans rien savoir, je l'aurais
dit prédestiné? quelque chose de funeste.

ÉLIE.

Il avait apporté en naissant l'inclination à la mélancolie, à cette
grande mélancolie germanique dont Diotime nous parlait tout à l'heure,
et dont il est, je crois, bien difficile de guérir. La mort mystérieuse
de sa mère avait jeté sur son enfance une ombre froide; très-jeune
encore, il s'était, comme elle, essayé plusieurs fois, sans y réussir,
au suicide.

VIVIANE.

Et sa famille l'avait su?

ÉLIE.

Sans doute. Mais comme il refusa toujours de s'expliquer, ses proches,
oubliant la morne hérédité qui mettait dans son sang le dégoût de la
vie, ne prirent point au sérieux ces tentatives vaines. On ne vit là
qu'un peu d'ennui qu'il fallait distraire. On décida que George
voyagerait.

VIVIANE.

Mais Diotime?

ÉLIE.

Diotime, sur qui la mort tragique d'une sœur très-aimée avait produit
une impression ineffaçable, concevait à ce sujet plus d'inquiétude;
mais, par des motifs que j'ignore, elle ne pensa pas devoir s'opposer
aux volontés qui éloignaient George de la maison paternelle, elle me
pria seulement de l'accompagner, et je partis avec lui pour la Grèce. Au
bout de quelque temps, rappelé par des affaires, je crus pouvoir le
quitter. Je ne le laissais pas seul; nous avions noué amitié avec
Evodos. Vous le connaissez; vous savez de quel ascendant naturel, malgré
sa jeunesse, il entraîne, il sait gagner à ses belles ambitions tout ce
qui l'approche. J'espérais que, par ce lien nouveau, George
insensiblement se rattacherait à la vie, et que peut-être même il en
viendrait quelque jour à entrer de cœur et d'esprit dans les vues, dans
les projets, dans les passions généreuses du jeune Hellène. Hélas! à
peine rentré chez moi, je recevais une lettre d'Athènes; elle était
scellée de noir; je l'ouvris en tremblant. Evodos m'écrivait qu'au
lendemain de mon départ, George avait soudain disparu, et qu'après
plusieurs jours de recherches, on avait appris, par des femmes de
pêcheurs, venues de grand matin au Pirée pour y vendre leurs filets,
que, pendant leur marche nocturne sur le rivage, elles avaient vu, bercé
par la vague, un beau corps endormi, d'une blancheur angélique, et qui
semblait comme enveloppé de lueurs merveilleuses...

VIVIANE.

J'avais bien deviné quelque chose de tout cela, mais j'ignorais les
détails. Croiriez-vous que Diotime n'a jamais prononcé devant moi le nom
de George!

ÉLIE.

La dernière fois que nous avions parlé de lui ensemble, c'était à
l'occasion d'une lettre d'Evodos qui s'occupait de faire placer, à
l'endroit même où l'on a retrouvé le corps, une pierre funéraire. Les
larmes que j'avais vues tomber des yeux de Diotime sur ses joues d'une
pâleur mortelle m'avaient à tout jamais interdit d'éveiller ce souvenir.
D'elle-même, ce matin, après plusieurs années de silence, elle l'avait
rappelé, et j'en étais resté troublé plus que je ne saurais dire...

Comme ils en étaient là, Viviane mit un doigt sur sa bouche, et
s'avançant vivement à la rencontre de son amie qui déjà se trouvait à
portée de la voix: Qu'avez-vous donc vu là-bas de si extraordinaire, lui
dit-elle, et comment pouvez-vous si longtemps vous passer de nous?

--J'étais avec un autre ami, dit en souriant Diotime.

VIVIANE.

Un autre ami?

DIOTIME.

Un ami invisible, un ami absent, un ami très-éloigné... mais pas autant
peut-être que nous nous le figurons. Vous savez que j'ai parfois des
pressentiments étranges; ce n'est pas pour rien que je suis née à minuit
et dans la patrie de Gœthe. Nous autres _Mitternachtskinder_, comme on
nous appelle en Allemagne, nous découvrons les trésors. À cet égard j'ai
fait mes preuves, et j'en ai trouvé un que tout le monde m'envie dans
votre _Bretaigne grifaigne_ (n'est-ce pas ainsi, Élie, que dit la
chanson?). Mais ce n'est pas tout; nous conversons aussi avec les
esprits... Eh bien, là-bas, sur mon rocher solitaire, je pensais à
Evodos; je peux dire que je le voyais auprès de moi...

Les yeux de Viviane s'illuminèrent d'un éclair rapide. Au même moment,
elle entendit la voix de son frère qui rapportait le meilleur fusil du
garde de Tréveneuc et qui descendait en chantonnant sur la plage.

--Trop tard! lui cria-t-elle en montrant du geste l'horizon; les oiseaux
sont envolés. La Providence les protége et les enlève à tes coups.

--Oui vraiment, reprit Marcel avec humeur et en contrefaisant l'accent
nasillard du curé de Saint-Jacques, admirons la divine Providence, mes
frères; quand le gibier vient au chasseur, c'est le fusil qui lui
manque; et quand le chasseur tient le fusil, le gibier a disparu!

On rit de cette boutade; puis on revint s'asseoir autour de la table de
granit. Alors, à la demande générale, Diotime reprit ainsi:

DIOTIME.

Vous m'avez fait un reproche qu'on adresse rarement aux professeurs, ma
chère Viviane, vous m'avez trouvée trop courte. Mon récit de la vie de
Gœthe et l'idée que j'ai tâché de vous donner de sa personne vous
semblent insuffisants. Hélas! oui, j'en conviens, il m'arrive avec Gœthe
ce qui m'est arrivé avec Dante: à mesure que j'avance, les horizons
reculent, et quand je crois toucher au port, ma sonde jetée m'avertit
que je suis bien loin encore de tous rivages, en haute mer:

     O voi che siete in piccioletta barea.
     ....................................

     Non vi mettete in petago,

dit l'Allighieri, à ceux qui voudraient, dans leur frêle esquif, suivre
son vaisseau superbe; plus je vais, plus je m'effraie de l'entreprise où
je me suis hasardée. À ne parler que du temps, savez-vous que, si je
voulais tout dire sur Gœthe, ce ne serait pas quelques heures, mais
quelques semaines qu'il nous faudrait rester à Plouha?

VIVIANE.

Je le voudrais bien...

DIOTIME.

Et je devrai m'estimer heureuse si j'achève aujourd'hui d'esquisser les
grands traits généraux qui font de Gœthe, à mes yeux, le Dante du XIXe
siècle. Vous ne sauriez vous figurer, Viviane, le nombre et l'étendue
des ouvrages écrits sur Gœthe. La littérature dantesque est déjà
dépassée, je crois, par la littérature gœthéenne. La controverse au
sujet des idées et des sentiments de l'auteur de _Faust_ ne finira pas
de longtemps en Allemagne; elle ne fait que commencer en Europe. Comme
aussi Gœthe, en ce qui le touchait personnellement, gardait volontiers
le silence; comme il ne daigna jamais répondre à ses détracteurs; comme
il ne lui déplaisait pas de voir son _Faust_ devenir l'objet d'une
infinité d'interprétations et de commentaires qui donnaient au vieillard
un sentiment vif de sa puissance croissante sur les imaginations; comme
il souriait complaisamment à ce _Faust poliscusa_ qui déconcertait la
critique, il en a été de lui comme de l'Allighieri: dans les deux camps
opposés, guelfes ou gibelins, croyants ou sceptiques, conservateurs ou
réformateurs, on s'est disputé l'honneur de son nom. Les nuages se sont
amassés tout alentour; l'obscurité s'est accrue, le tonnerre a grondé;
et, pareil aux demi-dieux antiques, le poëte a disparu, il a été ravi
aux cieux dans l'orage,--Je crois bien, quoique je vous aie dit peu de
chose au regard de ce qu'il y aurait eu à dire, vous avoir montré dans
Gœthe l'homme de sa nation, de son temps, mais aussi l'homme universel,
l'homme de l'humanité, en qui s'expriment et luttent, avec une puissance
extraordinaire, les passions, les espérances, les tristesses, les joies,
tout le réel et tout l'idéal de la destinée humaine. Si je ne m'abuse,
je vous ai fait entrevoir les analogies profondes qui, sous les
différences de temps, de lieux, de races et de caractères, relient l'un
à l'autre l'auteur de _Faust_ et l'auteur de la _Comédie_: un génie
essentiellement religieux, traditionnel autant que novateur, qui reçoit
avec respect du passé tout ce qu'il est possible d'en recevoir, et qui
transmet à l'avenir un héritage agrandi, fécondé par le travail d'une
pensée libre et généreuse. Nous avons admiré chez nos deux poëtes un
talent spontané et réfléchi, lyrique et épique tout ensemble; une âme
ouverte à la plus haute conception de l'amour. Nous touchons maintenant
à ce qui va achever la ressemblance entre Dante et Gœthe, à ce désir qui
les possède également de mettre tout leur génie, toute leur vertu, la
_Somme_, le _Trésor_, le _Miroir_ de leur connaissance, aurait-on dit au
moyen âge, dans une œuvre grandiose qu'ils vont porter en eux, méditer,
quitter et reprendre, remanier, améliorer sans cesse, jusqu'à la fin.
Sans se mettre ouvertement en scène dans son _Faust_, Gœthe y est
présent tout aussi bien que Dante dans sa _Comédie_. Étudier l'œuvre,
c'est ici, plus qu'en aucune autre création de l'art, étudier l'homme.
Et c'est pourquoi tantôt, Viviane, je vous disais que vous alliez avoir
plus d'une occasion, à mesure que nous entrerions dans l'analyses de
_Faust_, de revenir sur ce que j'ai pu négliger, et de remettre où bon
vous semblera vos grands points d'interrogations despotiques.

VIVIANE.

Comptez que je ne m'en ferai pas faute, malgré l'épithète railleuse.

DIOTIME.

Nous avons vu déjà que Gœthe, en concevant le plan de sa tragédie, était
mû, comme Dante, non-seulement par le désir de la gloire qui leur est
commun avec tous les grands artistes, mais encore par le désir généreux
qu'ont seuls les grands cœurs de faire servir l'exemple de leurs fautes
et de leurs égarements au bien d'autrui. En étudiant l'un et l'autre
poëme, nous n'apprenons pas seulement à connaître un chef-d'œuvre
littéraire, mais encore le moyen que, dans la société du XIVe et du XIXe
siècle, deux nobles esprits jugeaient le plus propre à gagner la
béatitude, à _faire son salut_; si bien que je serais parfois tentée
d'examiner _Faust_ et la _Comédie_ de ce point de vue dévot, et de les
considérer comme un livre d'édification qui se pourrait nommer
l'_Imitation de Dante_ ou l'_Imitation de Gœthe_. Mais, pour le moment,
ne nous engageons pas dans ces considérations morales, et tenons-nous-en
à notre Faust poétique et légendaire.

ÉLIE.

Vous nous avez dit, je crois, que la légende de Faust remonte au VIe
siècle.

DIOTIME.

En ce qui touche la donnée générale du pacte avec le démon, la légende
se produit dès le IIIe siècle. Le païen Cyprien d'Antioche, qui veut
séduire par magie Justine, la vierge galiléenne, et qui, pour cela, fait
alliance avec le diable, semble, dans la légende grecque, comme une
sorte de Faust anticipé.

ÉLIE.

Ce Cyprien d'Antioche est le type du _Magico Prodigioso_ de Calderon, si
je ne me trompe?

DIOTIME.

En effet. Mais de même qu'il y a en plusieurs visions et plusieurs
voyages en enfer, nous allons voir se produire un grand nombre de Faust.
Celui du VIe siècle se nomme _Théophilus_; c'est un clerc de l'Église
d'Adana en Cilicie, qui, par l'entremise d'un juif, signe de son sang le
pacte avec le démon, mais qui finit par lui échapper néanmoins, grâce à
l'intercession de la Vierge Marie. L'histoire de ce Théophilus figure
dans un poëme latin de la nonne Hroswitha; elle a été rimée chez nous
par le trouvère Rutebeuf, et on la voit représentée sur les vitraux de
plusieurs de nos cathédrales du XIIIe siècle.

ÉLIE.

Je crois me rappeler l'avoir vue sur un vitrail de Notre-Dame de Paris.

DIOTIME.

Après ce Théophilus, une longue succession de personnages illustres,
parmi lesquels beaucoup de papes, de savants, de docteurs, sont, du Xe
au XVe siècle, en mauvais renom de pratiques diaboliques. L'innombrable
famille des écoliers errants, _scholastici vagantes_ ou _bacchants_,
comme on les appelait, qui rapportent des universités de Tolède, de
Salamanque et de Cracovie, où on les apprenait des Juifs, des Sarrasins,
parfois même du diable en personne, les secrets de la sorcellerie; qui
fréquentent les saltimbanques, les escrimeurs, les jongleurs de toutes
sortes; qui visitent en Allemagne le _Mont de Vénus_ et qu'excommunie
l'Église, perpétuent et répandent au loin la tradition du pacte
infernal. Il y a un Faust polonais, un Faust bohême, un Faust
hollandais, etc.; mais le Faust véritable, le Faust historique de qui
s'empare la légende allemande, appartient en propre à l'Allemagne et au
XVIe siècle.

ÉLIE.

Vous admettez donc un Faust historique?

DIOTIME.

La réalité d'un ou même de plusieurs Faust n'est pas contestable. Il y a
d'abord Faust ou Fust, l'associé, le trahisseur de Guttenberg, de qui le
nom se rattache avec certitude à l'invention de l'imprimerie. On trouve
aussi le nom de Faust inscrit dans l'année 1509, sur les registres de
l'université de Heidelberg, au grade de bachelier _de via moderna_ (ce
qui signifie, paraît-il, qu'il était nominaliste). On ne saurait nier
non plus, car il figure dans les lettres du temps sous le nom de
Georgius Sabellicus, l'existence d'un aventurier prodigieux qui prenait
le titre de prince des nécromants ou de _Second Faust_, ce qui en
suppose un premier. Enfin, hors de doute est le compatriote de
Mélanchton, l'ami d'Agrippa, le protégé de Franz von Sickingen, le
docteur Johannes Faustus. Celui-ci, en un rien de temps, forme comme le
noyau de toutes les nébulosités légendaires. Il s'empare de toutes les
attributions des autres Faust. Il leur imprime, en les absorbant, et
malgré les transformations qu'il subit dans différents milieux, un
caractère typique. Et ce caractère se compose sous la double influence
de l'esprit théologique de la Réforme et de l'esprit humaniste de la
Renaissance qui travaillaient alors toute l'Allemagne. La crainte du
diable qui possède encore Luther et l'audace de la science qui commence
à paraître dans Copernic, ont une part égale à la formation de ce Faust
définitif, qui devient le héros des chansons populaires et le personnage
favori des pièces de marionnettes.

Il s'accrédite rapidement en tous lieux, de telle sorte que bientôt il
n'est plus personne dans le peuple, dit un contemporain, qui ne sache
raconter un tour de sa façon. Et ces tours, empruntés à tous les Faust
précédents, emmêlent, à la manière dantesque, l'antiquité classique, la
chronique du moyen âge et les affaires contemporaines. Né en pleine
Allemagne, dans une petite ville du Palatinat, notre Faust fait ses
études à Wittenberg, le berceau de la théologie protestante. Il est,
comme il convient, ensemble nécromant, astrologue et alchimiste. Il
récite de mémoire tout Platon et tout Aristote. Il restituerait, pour
peu qu'on l'en priât, les comédies perdues de Plaute et de Térence. Se
rendant invisible à volonté, il assiste aux combats de Pavie et de la
Bicoque. Il est porté à travers les airs, tantôt par les chevaux, tantôt
sur le manteau du diable. Il fait ainsi des voyages fabuleux; il va en
Thrace, dans les Indes; il visite à Naples le tombeau de Virgile; il
monte sur une haute montagne d'où il s'élance jusque dans les astres. Il
explique les comètes et les étoiles filantes; il découvre les trésors
cachés dans les chapelles en ruine; il joue aux étudiants, aux
hôteliers, au pape, mille tours pendables. Partout, sous apparence de
chien, son démon Méphistophélès le suit, docile à ses commandements; il
lui amène, pour ses plaisirs, les sept plus belles femmes des Pays-Bas,
de la Hongrie, de l'Angleterre, de la Souabe et de la France, etc.; il
va lui chercher Hélène. Faust l'épouse; il en a un fils. Puis enfin, le
temps du pacte expiré, et après qu'il a institué pour son héritier son
disciple Wagner, Faust meurt de mort violente; il est emporté dans la
nuit par le diable, au milieu des éclats de la foudre et du tonnerre, et
la moralité de la légende chrétienne, c'est le danger de la science:
_Infelix sapientia_.

ÉLIE.

C'est une chose bien curieuse et qui m'a souvent fait songer, que ce
penchant, cette facilité de l'imagination populaire, à créer des types
et à former d'une multitude de traits épars dans la réalité une figure
mythique.

DIOTIME.

C'est au fond le besoin d'unifier, de composer; c'est l'instinct des
artistes; tout le contraire de l'esprit d'analyse et de critique. Bien
que spontané, et en apparence capricieux dans ses effets, ce don naturel
de l'enfance de l'homme et de l'enfance des peuples obéit, si l'on y
regarde de près, à une loi rigoureuse. Ce travail inconscient a son
procédé régulier, et l'on peut y observer une des plus sensibles
applications de la grande loi de métamorphose qui préside non-seulement,
comme l'a constaté Gœthe, à la vie de la plante, mais encore à la vie de
l'esprit humain. Il faut lire, pour s'en convaincre, les recherches de
la critique allemande sur l'origine des mythes, et, chez nous, les beaux
travaux d'Alfred Maury.

MARCEL.

Je parcourais précisément, ces jours passés, le volume de La Villemarqué
sur notre enchanteur Merlin et sur sa douce amie, ta marraine, Viviane,
qui, par parenthèse, était passablement curieuse et fantasque: et
savez-vous quelle réflexion je faisais, moi, sur ces temps légendaires?

DIOTIME.

Laquelle?

MARCEL.

En songeant à ces fictions charmantes qui naissaient au bruit du rouet
dans nos veillées de village; en me rappelant ces longues complaintes
que rimaient nos Homères celtiques, et qui se chantaient par tout le
pays, de grange en grange, de barque en barque, de berceau en berceau,
avec mille variantes improvisées selon le goût particulier des gens de
la mer, de la plaine ou de la montagne, pour de là se fixer en images
dans nos livrets et se dramatiser dans les gestes de nos acteurs de la
foire; en me remettant à l'esprit tout cet art naïf d'un temps que l'on
appelle barbare, toute cette poésie qui coulait intarissable, à pleins
bords, au milieu de nos landes et de nos forêts sauvages, je ne voyais
pas bien, je l'avoue, ce que nous avions gagné au progrès, et je me
posais cette question: Le suffrage universel, avec ses _urnes_ de
cuisine, avec ses carrés de papier qui, par la main du gendarme, du
pompier ou du garde champêtre, apportent à nos paysans, qui ne savent
pas les lire, les choix tout imprimés d'un préfet qu'ils n'ont jamais
vu, ce grand droit de vote dont on ne sait que faire, répand-il dans nos
campagnes plus de contentement que cet _Espoir breton_ que nous avait
mis au cœur le fils de la terre bretonne? Charme-t-il autant notre vie
que ces belles pommes d'or qui tombaient une à une sur l'herbe verte,
quand notre blond Merlin chantait dans le _Jardin de la Joie_, ou les
arbres, dit la légende, portaient autant de fleurs que de feuilles et
autant de fruits que de fleurs?

DIOTIME.

Il n'y a vraiment que vous au monde, Marcel, pour rapprocher des choses
aussi dissemblables, l'urne électorale et les pommes d'or du Jardin de
la Joie! Vous me rappelez ce bon bourgeois de Fribourg qui, tout ravi
des deux chefs-d'œuvre dont venait de s'orner sa ville natale,
m'adressait un jour, comme je venais de visiter la cathédrale et le pont
suspendu, cette question étourdissante: «Que préférez-vous, madame, du
pont ou de l'orgue?...»

Assurément c'était un doux rêve que celui des fruits d'or de
l'enchanteur Merlin et des guirlandes magiques que tressait sa Viviane
pour l'enchaîner toujours à ses côtés sous le buisson d'aubépine; mais,
croyez-moi, avant peu, ce sera une puissante réalité, cette urne
domestique qui blesse aujourd'hui votre goût; ce sera une irrésistible
magie, ce carré de papier blanc où le paysan, de sa main rude, écrira un
jour le nom qui lui plaira, et qui, selon ce que lui dictera sa
conscience, sa passion ou son intérêt, donnera à la république, pour la
gouverner, un Cromwell, un Lincoln, un Médicis ou un Bonaparte!

... Mais revenons à la légende de Faust. Elle a eu, comme toutes les
légendes, son développement naturel. Elle a passé du récit à la
complainte, de la complainte au livre imagé, aux pantomimes des tréteaux
de la foire. Soudain, elle fait un pas énorme, elle franchit les mers;
elle touche le sol anglais travaillé déjà par ces puissants génies
dramatiques qui préparent à Shakespeare la première scène du monde; elle
s'empare de l'esprit du plus puissant d'entre eux. Elle y prend une
signification profonde, un élan qui d'un bond la porte sur les hauteurs;
elle devient _la Tragédie du docteur Faust_. La voici représentée sur le
théâtre du comte de Nottingham, telle que l'a composée Christophe
Marlowe. D'autant plus et d'autant mieux ce libre génie devait pénétrer
et féconder la légende faustienne qu'il paraît avoir été lui-même, bien
que né dans l'échoppe d'un cordonnier, une sorte de Faust, accusé en son
temps, lui aussi, de curiosités défendues, d'épicurisme et d'athéisme.

VIVIANE.

Je n'ai jamais lu le Faust de Marlowe. Il a donc fait de son héros un
athée?

DIOTIME.

Pas le moins du monde. Les bonnes gens s'y sont mépris. Le Faust de
Marlowe, comme le Faust allemand, est un bon protestant de la confession
d'Augsbourg. Il commande au démon de chasser des Pays-Bas le duc de
Parme et de prendre au roi Philippe les lingots de la flotte des Indes.
Il s'en va vers Rome. Il s'y déguise en cardinal et s'y égaye très-fort
aux dépens du pape et de l'antipape. Mais il est aussi très-bon
humaniste, à l'aise, comme en sa maison, dans l'antiquité classique. Il
porte à la plume de son chapeau les couleurs de la fille de Jupiter.
Pour les beaux yeux de la belle traîtresse il ferait de Wittenberg «une
autre Troie.» Son vœu le plus cher, c'est d'aller, après sa mort,
converser sous les bosquets de l'Élysée avec les ombres des sages de la
Grèce et de Rome. Il sait tout ce que l'on peut savoir. Il a vu de près
les planètes, les étoiles et jusqu'au _Primum Mobile_. Comme l'auteur
des Cantiques, il a souri à la petite figure que fait notre globe dans
l'univers. Et c'est pour le respect de son prodigieux savoir que, malgré
son effroyable fin, les écoliers en deuil lui feront à Wittenberg
d'honorables funérailles.

VIVIANE.

Est-ce que Gœthe s'est inspiré du Faust de Marlowe?

DIOTIME.

Il est probable que le Faust de Marlowe, qui défraya bientôt avec
_Punchinello_ tous les _Puppet-Schows_ de l'Angleterre, ne fut pas sans
influence sur les marionnettes allemandes; mais Gœthe n'avait pas besoin
de chercher au loin l'inspiration ou les motifs de son Faust, ma chère
Viviane. Rappelez-vous que Wolfgang vient au monde à
Francfort-sur-le-Mein, en pleine atmosphère faustienne. C'est à
Francfort qu'a paru la première histoire complète du docteur Faust,
extraite en grande partie, comme le dit naïvement le titre du livre, de
ses propres manuscrits, et rédigée «pour l'effroi et l'avertissement des
orgueilleux, curieux et impies.» Un débit considérable de livres
populaires se faisait, deux fois l'an, pendant la foire, dans la vieille
ville impériale; à tous les étalages du _Rœmer_, notre petit poëte,
moyennant quelques kreutzer, se pourvoyait amplement de bouquins,
d'images et de complaintes concernant le merveilleux docteur. Les
marionnettes aussi, la première passion de Gœthe, et qui, apportées,
selon l'usage allemand, dans la nuit de Noël, par l'Enfant Jésus aux
enfants de Jean-Gaspard, s'établirent à demeure dans la maison du
_Hirschgraben_, étaient, depuis la fin du siècle précédent, occupées par
l'histoire lamentable. Le poëte favori de la jeunesse francfortoise,
Hans Sachs, avait rimé la légende; tout le long du Mein et du Rhin elle
allait et venait, avec le Juif-Errant, sans fin ni trêve. Lorsque Gœthe
vient à Strasbourg, il y trouve sur tous les tréteaux le docteur Faust;
à Leipzig, il le voit en peinture, à cheval sur un tonneau, dans la cave
d'Auerbach. Comment donc aurait-il été chercher en Angleterre le Faust
émigré, quand, sans sortir de sa maison, il y vivait en famille avec le
Faust national, patriote et populaire? La vision du voyage surnaturel en
enfer, le pacte surnaturel avec le diable s'offrait, s'imposait en
quelque sorte à Gœthe comme à Dante. Une chose achève d'expliquer le
choix du poëte: c'est combien l'histoire de Faust (à laquelle croyaient
Luther et tout le peuple allemand, comme le pape Grégoire VII et le
peuple florentin croyaient à la vision du moine Albéric) s'ajustait
exactement à sa nature intime. On peut bien dire que, dès le sein de sa
mère, les inquiétudes de Faust sommeillaient en Gœthe, et que la
perpétuelle préoccupation de ce sujet mystérieux fut, pendant toute sa
vie, le développement successif, la métamorphose, aurait-il dit, de son
propre génie. Ce génie respire si à l'aise et si fortement dans une
œuvre qui lui était si naturelle; il absorbe, il transforme si bien tout
ce qui la précède et tout ce qui s'y rapporte; il se l'approprie si
entièrement, il la pénètre si profondément de sa pensée, de sa religion,
de sa morale propre, il l'emporte si haut avec lui dans l'immortalité,
que désormais les destinées poétiques de Faust sont accomplies. La vertu
créatrice de la légende est épuisée, ou du moins elle n'agit plus
directement sur les imaginations. C'est le héros de Gœthe de qui, à
l'avenir, vont s'inspirer les arts. De même que _la Comédie_, son
_Faust_ fournira, de siècle en siècle, des images à la sculpture et à la
peinture, des motifs à la musique, des sujets de réflexion au moraliste;
mais, de même que, après Dante, un poëte n'aurait pu reprendre
heureusement la donnée de la vision, ainsi, après Gœthe, le cycle de
l'existence faustienne semble complètement parcouru.

VIVIANE.

Vous dites que la tragédie de _Faust_ est l'œuvre de toute la vie de
Gœthe?

DIOTIME.

J'allais vous signaler cette nouvelle analogie entre les deux œuvres et
les deux poëtes.

La première pensée de _la Comédie_ s'entrevoit, je crois vous l'avoir
fait remarquer, dans la première _canzone_ de Dante. Cette canzone porte
la date de 1289; notre poëte est alors dans sa vingt-cinquième année.
Quatre ans plus tard, à la fin de la _Vita Nuova_, il raconte une
vision, une révélation qu'il a eue de Béatrice dans sa gloire; il
annonce l'intention d'en perpétuer le souvenir. À Florence, en 1300, il
commence sa première cantique. Interrompu par les affaires publiques et
par ses propres désastres, par la douleur que lui cause la mort de son
ami Guido et parce qu'il appellera lui-même _le cose presenti_, les
choses présentes, il l'achève dans l'exil, chez les Malaspini. Selon une
tradition accréditée, à la veille de franchir les Alpes, il en confie le
manuscrit à Frate Ilario, prieur du monastère de Santa-Croce, dans la
Lunigiana. On s'accorde à croire que la plus grande partie de la seconde
cantique est écrite pendant le séjour de Dante à Paris. Enfin, après
avoir maintes fois pris, quitté, repris, quitté encore, pendant l'espace
de trente années, ce poëme divin, sans jamais cesser d'y penser, il
l'achève à Ravenne; il en écrit la dernière tercine une année environ
avant sa mort.

La même continuité dans la pensée, avec les mêmes interruptions dans
l'exécution, se voit dans la création de _Faust_. Gœthe conçoit le plan
de sa tragédie en même temps que celui de son Werther et de son Gœtz. En
1771 (il a vingt-cinq ans, lui aussi!), il en lit les premières scènes à
Klopstock et à Jacobi; il l'emporte à Weimar. Dans son voyage en Suisse,
même en Italie, son manuscrit, déjà tout enfumé, ne le quitte plus. Il
écrit la scène de la sorcière dans les jardins de la villa Borghèse.
L'explosion de la révolution française l'interrompt; la grande tragédie
sociale lui fait oublier sa tragédie philosophique. Mais Schiller en a
lu quelques fragments publiés au retour de Rome, et ces fragments ont
produit sur son esprit l'effet du «torse d'Hercule.» Dans les
épanchements mutuels de cette grande amitié sur laquelle, dira Gœthe,
veille un bon génie, l'auteur de _Don Carlos_ exhorte l'auteur de
_Faust_ à reprendre son œuvre inachevée. À cette voix qui a sur son cœur
une puissance de tendresse irrésistible, Gœthe se sent ranimé...

MARCEL.

Pardon si je vous interromps, mais n'a-t-on pas inventé après coup, et
pour le besoin de la sentimentalité allemande, cette prétendue tendresse
de deux rivaux, et de deux rivaux en art théâtral?

DIOTIME.

Je ne crois pas, mon cher Marcel, qu'il y ait jamais eu en ce monde de
sentiment plus profond et plus véritable que l'amitié de Gœthe et de
Schiller. Les anciens l'auraient divinisée. J'y retrouve des traits
frappants de la noble amitié de Dante pour Guido Cavalcanti. Des nuances
délicates, des accents variés à l'infini comme le génie même de nos deux
poëtes, donnaient à cette intimité un charme toujours nouveau. Schiller
y mêlait plus d'admiration et de respect, Gœthe plus de tendresse et de
sollicitude. Selon le tour de son imagination plus riante, il sentait
s'épanouir en lui «comme un printemps» cette amitié naissante; et quand
elle subit la dure loi des choses mortelles, lorsqu'elle lui fut ravie,
il lui sembla, dit-il, en perdant son ami, qu'il se perdait lui-même.

Ainsi encouragé, Gœthe revient avec amour à Faust. Il taille pour lui,
dans le marbre de Paros, la figure d'Hélène. Mais bientôt une grave
maladie et plus tard la tristesse où le plonge la mort de son Schiller
paralysent ses facultés créatrices. Comme l'Allighieri s'est relevé de
son abattement dans le commerce de Boëce et de Cicéron, ainsi Gœthe
cherchera son refuge dans Spinosa et dans Linné. Mais les épreuves de la
mort se succèdent, elles se pressent dans sa vie. Il perd sa mère, sa
femme, son royal protecteur, son fils unique. Ce dernier coup, le plus
terrible, le plus inattendu, surprend sa raison. Il veut refouler la
douleur, il lui commande le silence; il croit lui échapper en
s'emportant à tous les excès du travail. Une apoplexie violente
l'avertit, le ramène à la modération, et triomphe ainsi, mieux que sa
volonté, du désespoir. Rentré en possession de lui-même, Gœthe reprend
son _Faust_ si souvent abandonné. Dans l'extrême désir de ne pas laisser
inachevée cette œuvre où il sent bien qu'il revivra tout entier, il se
recueille profondément; il étreint son sujet avec une vigueur nouvelle.
Ses amis s'étonnent; ils admirent, ils ne sauraient comprendre une telle
verve dans une vieillesse déjà si avancée. «C'est un dieu qui travaille
en toi!» s'écrie Zelter. Enfin, dans sa quatre-vingt-deuxième année,
Gœthe met la dernière main au poëme qu'il a commencé à l'âge de
vingt-cinq ans. Il en confie le manuscrit à des mains fidèles. Comme les
derniers chants du _Paradis_, les dernières scènes de _Faust_ demeurent
ignorées du vivant de leur auteur. La plus pure flamme de ces deux
grands génies s'élèvera sur leur tombe.

Mais que sont devenus mes deux petits volumes, Élie? Je ne les vois
plus, et je vais en avoir bien besoin, si vous voulez que nous revoyions
ensemble, ainsi que nous avons fait _la Comédie_; le poëme de Gœthe.

ÉLIE.

Les voici, et nous écoutons.

DIOTIME.

L'analyse de _Faust_ ne sera, il faut vous y attendre, ni aussi simple
ni aussi brève que celle dont vous avez pu vous contenter pour _la
Comédie_. Bien que Gœthe lui-même déclare son sujet _barbare_ (il entend
par là créé par la poésie du Nord), et qu'il l'emprunte aux récits
populaires, on conçoit que la _barbarie_, au XIXe siècle, ne saurait
plus avoir la simplicité de geste et d'accent qu'elle avait au XIVe. Le
génie germanique, d'ailleurs, qui n'a ni la clarté ni la précision du
génie latin, nous est, beaucoup plus que lui, étranger. L'imagination du
peuple allemand affectionne ce que notre goût français repousse, ce que
Gœthe appellera quelque part, à propos même de sa tragédie, «les
compositions problématiques.» J'ajoute que, dans cette composition
problématique de _Faust_, sous cette forme dramatisée beaucoup moins
simple que la narration épique de _la Comédie_, Gœthe va tenter de faire
entrer l'infini du panthéisme moderne, auprès duquel l'infini de la
théologie catholique semble bien limité et bien facile à étreindre.
Dante peut diviser son poëme, comme l'était alors l'éternité, en trois
règnes distincts; il peut bâtir avec une rigueur géométrique, sculpter
et peindre son enfer conique, son purgatoire en corniche et son paradis
en amphithéâtre. Mais l'éternité de Gœthe? celle-ci n'a bien
véritablement ni commencement ni fin. Son enfer, son purgatoire et son
paradis n'existent que dans la conscience humaine; ils appartiennent au
royaume des idées pures, et ne sauraient, même sous le pinceau d'un
puissant artiste, prendre figure autrement que vague et nébuleuse. Et ce
n'est pas seulement l'éternité théologique qui a changé totalement du
XIVe au XIXe siècle, c'est la représentation de l'univers; c'est la
connaissance de la nature et de l'humanité; c'est la science, c'est la
philosophie, c'est le sentiment moral; ce sont toutes les prises de
l'esprit et du cœur humain sur l'espace et sur la durée, sur la nature
et sur Dieu. L'humanité qui gravit, elle aussi, la _Montagne de
contemplation_, a, dans sa marche ascendante de Dante à Gœthe, atteint
des sommets d'où l'on voit de plus haut et de plus loin dans le passé et
dans l'avenir. Tandis que Dante aperçoit à peine quelques lueurs au delà
des temps virgiliens, Gœthe embrasse du regard tout l'horizon homérique
et découvre, par delà, l'antiquité sacrée de l'Égypte et de l'Inde.
Quand les quatre étoiles du Sud et les Mirabilia de l'Irlande laissent
encore incrédules les contemporains de l'Allighieri, la génération de
Humboldt contemple sans s'étonner, au sein du Cosmos, les astres
innombrables qui naissent et meurent. Quelles distances intellectuelles
franchies de l'Adam de Moïse au genre humain de Lessing, du déluge de
Noé aux théories neptuniennes de Werner, du Romulus de Tite-Live aux
origines mythiques de Niebuhr, du Virgile napolitain aux Homères de
Wolf, de l'alchimie de Cecco d'Ascoli à la chimie de Lavoisier, de
Ptolémée à Herschell, des catégories d'Aristote au _devinir_ de Hegel,
du salut selon saint Thomas à la béatitude selon Spinosa, du Christ de
saint Mathieu au Christ de Herder, qui sera tout à l'heure le Christ de
Strauss!

Combien, dans la différence même de la matière poétique qui lui est
offerte, la force créatrice de nos deux poëtes va trouver des nécessités
et des difficultés différentes! Le génie de l'Allighieri ne doit agir
sur un monde sensible et figuré, au sein d'un merveilleux parfaitement
connu, qu'en vertu d'une foi précise et qui reste toujours plastique,
jusque dans ses spéculations les plus hautes; tandis que le génie de
Gœthe, tout au contraire, ne saura en quelque sorte où prendre pied dans
l'insaisissable abstraction de la métamorphose éternelle. Sollicité de
tous côtés à la fois, en plein rationalisme, en pleine critique, au
regard de la matière sans limite et sans repos du panthéisme,
s'efforçant de voir l'invisible, de toucher l'impalpable, de retenir ce
qui fuit, de donner une forme à ce qui n'existe pas encore, une voix à
ce qui ne saurait parler, l'artiste est à toute minute en danger de
s'égarer, de se perdre au doute profond où s'évanouissent incessamment
tous les fantômes et toutes les chimères qui, jusqu'à lui, ont fait le
charme ou l'effroi, l'attrait ou l'horreur de l'âme humaine. Et cette
âme elle-même, qui garde encore dans la Divine Comédie les apparences de
la forme corporelle, elle n'est plus dans l'imagination de Gœthe que la
monade problématique qui, dépouillée de toute figure, traverse des
régions indescriptibles pour s'élever vers une vague béatitude, vers un
Dieu sans forme et presque sans nom.

MARCEL.

Ah! bon Dieu! je prévois que je vais regretter l'enfer, peut-être bien
même le paradis du Florentin.

DIOTIME.

Je vais vous mettre à même de choisir.--Dès les premiers vers de nos
deux poëmes, la différence d'étendue et d'intensité philosophique se
marque, et l'on peut en entrevoir toutes les conséquences. Dante, vous
vous en souvenez, entre en scène le plus simplement du monde. C'est
lui-même qui parle en son propre nom. En quatre tercines, il expose tout
ce qu'il a besoin de faire connaître pour préparer l'action qui
commence. Il raconte que, à trente-cinq ans, il s'est égaré hors de la
droite voie; et qu'un jour, s'étant endormi, il se trouve au réveil dans
une forêt sauvage où il a fait les rencontres qu'il va dire.

Gœthe ne pourrait plus procéder d'une manière aussi directe. Il n'a plus
pour auditoire une foule croyante qui se presse dans les églises pour
entendre le récit véritable d'un voyage qu'elle tient pour réel.
Personne, dans l'Allemagne du XIXe siècle, ne prendrait le poëte au
sérieux, s'il racontait qu'il a fait un pacte avec le diable. Sur ce
point, les bonnes femmes de Francfort ne sont guère moins différentes
des bonnes femmes de Vérone que Herder ne l'est de saint François
d'Assise. Il faudra donc, pour la vraisemblance poétique, que Wolfgang
Gœthe revête la robe et le bonnet du docteur Faust. Il faudra qu'il nous
montre son héros égaré, non plus métaphoriquement dans la forêt obscure,
mais véritablement dans les ombres métaphysiques de son propre esprit;
épouvanté non plus par trois bêtes féroces, visibles et tangibles, mais
par les ignorances monstrueuses de la science humaine, par les
insondables mystères de la nature. Il ne lui suffit pas, comme à Dante,
de nous dire qu'il est hors de la droite voie; nos curiosités modernes
voudront savoir pourquoi et comment il l'a quittée.

ÉLIE.

Je ne vois pas bien la raison de cette différence.

DIOTIME.

La raison, Élie, elle est tirée encore de la différence des conceptions.
Il serait d'un intérêt médiocre, vous en conviendrez, de connaître
exactement, avec détail, par quelles distractions mondaines, par quel
libertinage de l'esprit ou des sens, par quels doutes particuliers sur
tel ou tel point de dogme ou de doctrine, par quelles faiblesses
accidentelles, par quels entraînements passagers, Dante s'est éloigné de
la voie droite. Le nom, l'âge ou l'état de ses _pargolette_ nous importe
très-peu; tout au contraint le désespoir de Faust, qui est le grand
doute philosophique de la pensée allemande, cette permanente inquiétude
de Dieu qui fait à la fois sa faiblesse et sa grandeur, aura droit, dans
tous les temps, au plus profond intérêt de tous les hommes. Et c'est
pourquoi, au lieu de quelques tercines, Gœthe, pour nous bien faire
comprendre le trouble de son héros, et ce qui l'a causé, écrira tout un
prologue, plusieurs scènes très-longues, et fera intervenir une foule de
personnes dont l'Allighieri n'aurait que faire. Gœthe ne pourra non plus
qu'à l'aide d'une certaine ironie faire arriver devant des spectateurs
sans crédulité le démon Méphistophélès, tandis que le magicien de
Naples, le sage de Mantoue, le _bon_ Virgile, est au XIVe siècle
sérieusement accepté des lettrés, si familier à l'imagination populaire
qu'il n'est besoin à Dante d'aucun artifice pour se mettre en rapport
personnel avec lui. Virgile aussi, malgré sa réalité historique, n'a pas
à beaucoup près, dans _la Comédie_, la réalité de Méphistophélès dans la
tragédie de _Faust_. Tous deux sont envoyés d'en haut, et ils
apparaissent d'une manière surnaturelle; mais le chantre de l'_Énéide_
n'est qu'une ombre qui va faire voir à Dante des ombres. Méphistophélès,
au contraire, est une créature en chair et en os. Il ne se bornera pas,
lui, à échanger avec Faust quelques courtoisies; il va lui faire signer
de son sang sur parchemin un pacte authentique. Conformément à ce pacte,
il servira Faust ici-bas; il vivra avec lui de la vie positive, de la
vie «du petit et du grand monde;» il satisfera tous les désirs de son
maître, sous la condition d'être à son tour, à l'expiration du temps,
maître et seigneur de Faust dans l'autre vie.

ÉLIE.

Mais ce petit et ce grand monde, où Faust va vivre avec Méphistophélès,
je ne saisis pas leur analogie avec l'enfer et le purgatoire de Dante.

DIOTIME.

La même différence que nous venons de signaler entre Virgile et
Méphistophélès, nous la retrouverons entre les deux règnes de Dante et
les deux règnes de Gœthe. L'enfer et le purgatoire de _Faust_ ont
quelque chose à la fois de moins réel et de moins idéal que l'enfer et
le purgatoire de _la Comédie_. Dante, vous l'avez vu, y va de sa
personne, mais ce n'est qu'en songe. Il ne fait que regarder, écouter ce
qui s'y passe, il n'y prend part à aucune action; il n'y vient ni pour
chercher Alceste ou Eurydice, ni pour ravir Proserpine ou délivrer
Thésée, ni pour consulter Tirésias; tandis que Gœthe, sous le nom et le
masque du docteur Faust, au lieu de regarder en rêve un enfer et un
purgatoire matériels qui ne feraient plus ni peur ni compassion à
personne, vivra effectivement de la vie véritable, et s'y fera à
lui-même, par ses fautes et par le sentiment des malheurs qu'elles
entraînent, une damnation intérieure. D'un effort courageux, il se
dégagera de cet enfer moral, il se purifiera dans un purgatoire intime,
jusqu'à ce que, s'élevant toujours par le bon désir, innocenté par
l'amour qu'il ressent et par l'amour qu'il inspire, délivré enfin des
épreuves de l'existence terrestre, il entre dans les régions supérieures
de la vie divine. Et cette vie divine, ce paradis de Gœthe, il ne sera
pas, comme le paradis dantesque, réalisé, matérialisé (le génie moderne
ne pourrait plus tenter de décrire les demeures de Dieu); Gœthe nous
arrêtera au seuil. Il n'y aura pour son héros d'autre béatitude que le
pressentiment extatique d'un dieu prochain, mais incommunicable aux
mortels.

MARCEL.

En d'autres termes, Gœthe doutait de tout et Dante ne doutait de rien.
Celui-ci est un parfait croyant, l'autre un parfait sceptique.

DIOTIME.

Relisez le quatrième chant du _Paradis_, mon cher Marcel, vous y verrez
si Dante ignorait le doute! Il le fait naître et pousser comme un
surgeon au pied de toute vérité.

     Nasce per quello, a guisa di rampollo,
     Appie del vero il dubbio: ed è nutura
     Ch' al sommo pinge noi di collo in collo.

C'est exactement, comme nous allons le voir, la pensée qui inspire à
Gœthe son Méphistophélès. N'avons-nous pas déjà constaté, d'ailleurs,
dans la vie du poëte allemand, combien le scepticisme était contraire à
la nature religieuse de son esprit? Gœthe considérait avec Spinosa le
scepticisme comme une maladie de l'âme, à laquelle il fallait «non dus
raisonnements, mais des remèdes.» Sa foi n'était pas moins fervente que
celle de Dante.

ÉLIE.

J'ai bien vu que Gœthe avait un grand besoin d'adorer et que sa pensée
montait naturellement vers Dieu, mais il ne faudrait pas, ce me semble,
donner à cette religiosité vague le nom de foi; car enfin, sans la
croyance positive à un Dieu personnel, sans la croyance à l'immortalité
de l'âme, il n'y a pas de foi, il ne saurait y avoir de religion
véritable.

DIOTIME.

Gœthe croyait très-positivement en Dieu, mon cher Élie, non pas, à la
vérité, à ce Dieu jaloux de la Genèse que l'on dirait inspiré de la
Némésis antique et qui ne saurait souffrir la puissance et la noblesse
de l'homme; il croyait à un Dieu unique, tout-puissant et conscient, je
ne dirai pas beaucoup plus mais beaucoup mieux que Dante, car il ne
laissait pas subsister à ses côtés, pendant toute l'éternité, cet
anti-Dieu, ce Satan horrible qui demeure à jamais souverain de l'empire
infernal. Gœthe croyait aussi très-certainement à l'immortalité de
l'âme.

ÉLIE.

À l'immortalité, peut-être; mais à la personnalité?

DIOTIME.

Gœthe croyait à une âme qui avait, comme Dieu, conscience d'elle-même.
Il croyait à une intelligence pure, à une monade humaine (il empruntait
volontiers ce mot à la philosophie de Leibnitz), qui, tombée du sein de
l'éternité dans l'existence terrestre, n'y épuisait pas toute sa
_puissance d'intention_, et aspirait à remonter vers la monade suprême,
vers Dieu, l'objet de son amour «toujours renaissant et toujours
satisfait.» Il pensait, comme Épictète, que l'univers se compose d'une
immense hiérarchie d'âmes ou de monades; qu'il y a des âmes de rosiers,
de fourmis, d'étoiles. Il admettait que les âmes humaines étaient
également hiérarchiques et douées d'une vertu d'immortalité variable. Il
supposait (et cette supposition lui a fait écrire, dans une des plus
belles scènes du second Faust, le chœur des suivantes d'Hélène) que les
âmes ou monades inférieures, quand le corps se dissolvait à la mort,
retournaient chacune où l'entraînait sa pente naturelle, à la terre, à
l'eau, au feu, à l'air; et que, seules, les âmes purifiées de tout
élément terrestre, les monades parfaites, essentielles, _entéléchiques_,
comme il les appelait, celles que la raison pure, l'amour désintéressé,
avaient gouvernées, entraient dans des régions supérieures, dans une vie
plus éthérée, où, douées d'une faculté de développement indéfinie, elles
devenaient, selon son heureuse expression: «de joyeuses coopératrices de
Dieu dans l'univers.» Soit ressouvenir, soit imagination. Gœthe se
croyait certain d'avoir passé déjà par des états antérieurs et
d'emporter avec lui dans la tombe des forces qui ne trouveraient à se
satisfaire que par delà, dans une existence nouvelle. Il nourrissait à
cet égard une espérance invincible, s'en remettant volontiers à Dieu,
comme Herder, du soin de décider ce qui, de son existence terrestre,
aurait mérité de survivre. Mais avec son imperturbable justesse, ne
confondant jamais les deux ordres de la connaissance, notre poëte
avouait que ces objets de son espoir étaient des vérités de sentiment
pour lesquelles, quoi qu'en disent les théologiens, il n'est point de
démonstration, autrement qu'insuffisante. Sur ces problèmes éternels,
avait-il coutume de dire, les philosophes ne nous apprendront jamais
rien de plus que ce que nous dit l'instinct.

ÉLIE.

Si je vous ai bien comprise, Gœthe investissait les âmes d'un droit à
l'immortalité conditionnel et en quelque sorte facultatif?

DIOTIME.

Il le dit explicitement: «Nous sommes tous immortels, mais nous ne le
sommes pas de la même façon;» et ailleurs: «À mesure que nous nous
rendons plus raisonnables, nous augmentons nos droits à l'immortalité.»
C'était, vous le savez, la doctrine de Spinosa, qui est à Gœthe ce que
saint Thomas est à l'Allighieri. C'était, avant Spinosa, l'idée de
Pythagore, de Platon, d'Épictète.

MARCEL.

Ce que je vois de plus clair dans tout ce que vous venez de dire, c'est
que votre Gœthe est complètement spinosiste, autrement dit athée.

DIOTIME.

Spinosa est un athée, Marcel, absolument comme Socrate est un corrupteur
de la jeunesse, Épicure un débauché, Mahomet un imposteur, Machiavel un
scélérat, Voltaire un impie, le docteur Strauss un négateur du Christ.
Laissons ces qualifications aux histoires édifiantes. Les impies et les
athées, ce sont les bonnes gens qui répètent, sans y regarder, de
pareilles choses; car, en vérité, ce serait grande confusion pour Dieu
que des intelligences telles que Voltaire, Machiavel ou Spinosa
n'eussent aucun rapport avec l'éternel foyer de toute lumière. Gœthe
était disciple de Spinosa, disciple fervent, il s'en fait gloire; non
pas de ce Spinosa qu'un zèle détestable a marqué du _signum
reprobationis_, mais du Spinosa véritable, de notre Spinosa à nous, de
celui que j'appelle un saint, tant sa vie a été pure et désintéressée,
tant il croyait profondément et passionnément en Dieu.

VIVIANE.

Mais Gœthe, pas plus que Spinosa, ne croyait en Jésus-Christ?

DIOTIME.

Gœthe, comme les plus éminents entre ses contemporains, comme les
premiers initiateurs de ce grand mouvement religieux qui commence à
Lessing, à Herder, et qui se continue sous nos yeux, au sein du
protestantisme allemand, américain, hollandais et français, par Parker
et par ses disciples, croyait à un Christ de plus en plus dégagé des
étroites formules de l'orthodoxie, renouvelé et grandi, lui aussi, avec
tout l'ensemble des conceptions humaine.

MARCEL.

Vous voulez dire à un Christ de fantaisie, qui n'a aucun rapport avec le
Christ de l'Évangile, n'est-ce pas?

DIOTIME.

Gœthe croyait de toute son âme au Christ de l'Évangile, mon cher Marcel;
à ce Christ en qui, selon Spinosa, «l'éternelle sagesse de Dieu s'est
manifestée plus qu'en aucun autre...»

MARCEL.

Plus qu'en aucun autre homme, apparemment; mais aux miracles qui le font
Dieu? Gœthe n'y croyait pas plus que Voltaire.

DIOTIME.

Assurément, Gœthe ne croyait pas à ces miracles puérils par qui Dieu, à
un certain jour, suspendrait, pour l'ébahissement des esprits grossiers,
les lois que, dans son infaillible conseil, il a données de toute
éternité à la nature. Il ne croyait pas à ce merveilleux charnel,
insupportable aux intelligences élevées, qui change l'eau en vin dans un
repas de noces, dessèche le figuier parce qu'il ne porte point de
fruits, et pousse les démons dans le corps des pourceaux; cependant, il
ne l'expliquait pas à la façon de l'école voltairienne, par la fourbe et
la supercherie. Il considérait les miracles comme une création spontanée
de l'imagination du peuple; à ce titre, il les respectait.

MARCEL.

Vous voulez dire que Gœthe avait pour Jésus-Christ les sentiments qu'il
pouvait avoir pour Moïse, je suppose, pour Mahomet, pour Bouddha...

DIOTIME.

Gœthe mettait la révélation chrétienne au-dessus de toutes les autres.

MARCEL.

Par quelle raison, s'il ne croyait pas que le révélateur était Dieu?

DIOTIME.

Par la raison, c'est lui-même qui le dit, que le christianisme a apporté
aux hommes un sentiment qui n'existait pas auparavant, ou qui, du moins,
n'existait que d'une manière voilée: la sanctification de la souffrance
(on a trop oublié les stoïciens et, bien avant eux, les héros d'Homère
qui disent que _les étrangers et les pauvres viennent de Dieu_). C'est
encore là une de ces grandes pensées qui viennent du cœur et qui
abondent, quoi qu'on en ait dit, chez notre poëte. Gœthe était chrétien,
sincèrement chrétien, au sens le plus vrai et le plus spiritualiste, par
cette grande reconnaissance historique et philosophique des mérites
divins du christianisme. Il avait coutume de dire que la religion
chrétienne était sublime et n'avait nul besoin des preuves de la
théologie. Mais il était entré trop avant dans l'idée d'une éducation
perpétuelle du genre humain, il admirait trop la grandeur du panthéisme
oriental et la beauté du polythéisme hellénique, pour consentir à voir
dans l'orthodoxie chrétienne, qui n'occupe qu'un moment dans le temps et
dans l'espace, le salut exclusif et définitif du monde.

MARCEL.

Voilà un singulier chrétien; qu'en dis-tu, Viviane?

DIOTIME.

Je ne sais pas trop de quel droit nous serions ici plus exigeants que
les saints du quiétisme et que cette «belle âme» chrétienne, Suzanne de
Klettenberg, qui ne concevait pas le moindre doute, nous dit Gœthe,
touchant son salut.

MARCEL.

C'est-à-dire que cette demoiselle voulait faire de Gœthe un saint à sa
mode, et qu'elle avait probablement un grand faible pour les beaux yeux
du jeune néophyte.

DIOTIME.

Mais la Faculté de théologie de l'université d'Iéna, direz-vous qu'elle
était sensible aux beaux yeux de Gœthe, quand, pour honorer le
cinquantième anniversaire de sa naissance, elle lui offrait le diplôme
de théologien (encore une ressemblance avec l'Allighieri), lui rendant
grâces d'avoir «honoré, encouragé, protégé et avancé les vrais intérêts
de l'Église chrétienne?»

VIVIANE.

Je voudrais me faire une idée plus nette de ce que Gœthe entendait par
l'Église.

DIOTIME.

Gœthe qui, malgré sa puissante personnalité, ne croyait à rien de grand
que par l'association des cœurs et des volontés, aimait les Églises. Il
haïssait, au moins autant que Dante, l'esprit d'inquisition et de
domination qu'engendre dans les sacerdoces la prétention à la possession
de la vérité absolue; il croyait que vouloir l'immobilité d'une
religion, c'est vouloir sa mort; mais il voyait dans la communauté des
fidèles un moyen d'édification et de sanctification incomparable.

MARCEL.

Les fidèles à qui et à quoi?

DIOTIME.

Les fidèles à un Dieu grand et bon; les fidèles à une humanité
souffrante et méritante; les enfants d'un même père s'aimant les uns les
autres, et persévérant ensemble, non dans la minutieuse observance de
préceptes et de rites puérils ou ostentatoires, mais dans le culte
désintéressé de l'idéal, dans la virile pratique de la justice et de la
charité. Et nulle part Gœthe ne voyait une telle assemblée de fidèles
plus près de se réaliser que parmi les vrais chrétiens.

ÉLIE.

Réalisée, ce me semble, et non pas près de se réaliser.

DIOTIME.

Gœthe, tout en faisant sa part, sa grande part à l'Église chrétienne
dans l'éducation du genre humain, la trouvait encore trop étroite et
trop incomplète. Pour devenir véritablement universelle et conquérir un
légitime empire sur les âmes dans le monde tout entier, elle avait,
selon lui, quelque chose de très-considérable à accomplir. Il lui
restait, en laissant tomber de sa doctrine tout ce qui offense la
raison, à se réconcilier pleinement avec la science et avec la
philosophie. Il fallait que, au lieu d'exclure, comme elle l'a fait
jusqu'ici, les religions antérieures, les schismes et les hérésies, elle
leur ouvrit son sein. Il fallait que, à côté des révélateurs et des
saints qui lui sont propres, elle fit place, dans un panthéon élargi,
aux prophètes, aux saints, aux martyrs de l'humanité, dans tous les
temps et chez tous les peuples. Il fallait enfin que, cessant de
s'acharner à la possession exclusive et en quelque sorte matérielle d'un
Christ dogmatique et surhumain, elle réalisât le type du Christ idéal,
type humain d'une perfection toujours croissante, et que, dans une
conciliation suprême, conforme au génie de Jésus, mais écartée par
l'âpreté violente de ses successeurs, elle osât proclamer à la face du
monde, avec la sanctification de la souffrance, la sanctification de la
joie.

ÉLIE.

Mais permettez, c'est là une erreur renouvelée des Grecs et des Romains.
Les philosophes païens n'ont-ils pas cru longtemps, même après la
tentative avortée de Julien, à un Olympe rajeuni, renouvelé par
l'admission de toutes les divinités de l'Orient? Platon, dans sa belle
interprétation des mythes du paganisme et des fables populaires, ne
s'efforçait-il pas d'en dégager le sens religieux? Les habiles et les
sages du polythéisme n'ont-ils pas poursuivi très-longtemps la pensée
d'une réforme, d'une épuration, d'une idéalisation des croyances
païennes dégénérées? Qu'est-il advenu de tout cela? Quand les dogmes et
les mythes périssent, force est bien que les cultes périssent avec
eux... Oserai-je vous demander où vous trouvez exprimées ces opinions de
Gœthe touchant le christianisme de l'avenir?

DIOTIME.

Partout, dans ses romans, dans ses poésies, dans ses lettres, dans ses
entretiens, dans le cycle entier de son œuvre, des premières pages de
_Werther_ à la dernière scène de _Faust_, mais nulle part aussi
explicitement, d'une manière aussi didactique, que dans son _Wilhelm
Meister_, particulièrement à la fin des _Wanderjahre_, dans cette
mystérieuse initiation des sanctuaires, des tabernacles d'une religion
nouvelle, où Gœthe s'est fait, comme il l'a dit, le prophète de ses
propres songes.

ÉLIE.

Mais, en admettant cette religion progressive, à part la tolérance (et
la tolérance, c'est au fond l'indifférence), je ne vois pas du tout ce
que gagnerait la morale à perdre la sanction des dogmes. Car je suppose
que, en rejetant le dogme chrétien, Gœthe rejetait du même coup l'idée
de récompense et de châtiment dans une autre vie, cette antique et utile
croyance sur laquelle repose, avec la religion, la morale de tous les
temps.

DIOTIME.

Les croyances qui inspirent l'_Éthique_ de Spinosa, celles qui ont dicté
le _Manuel_ d'Épictète, et les pensées de Marc-Aurèle, ne me laissent, à
parler vrai, aucune inquiétude touchant la morale qui en découle, mon
cher Élie, bien que cette morale, d'une pureté parfaite, ne cherche
d'autre sanction que celle de la conscience intime. Quand les stoïciens
déclarent qu'il n'y a de vertu véritable que celle qu'on embrasse avec
désintéressement, quand Spinosa écrit que la béatitude n'est pas la
récompense de la vertu, mais la vertu elle-même, je me sens pénétrée
pour la nature humaine d'un respect profond qui s'ébranle quoique peu,
je l'avoue, au spectacle de ces châtiments et de ces béatitudes, de ces
enfers et de ces paradis, que les législateurs des religions dogmatiques
ont jugés indispensables pour porter les hommes au bien. Je ne vois pas
du tout, par exemple, ce que perdrait la douce morale de Jésus à ne plus
s'appuyer sur l'idée juive du Dieu jaloux et vengeur, et sur cette
abominable loi du talion imposée par la barbarie des temps à la
miséricorde éternelle et infinie.

VIVIANE.

Mettriez-vous au-dessus de la morale chrétienne la morale païenne?

DIOTIME.

La morale des païens, aussi bien celle de Zénon, de Marc-Aurèle et
d'Épictète que celle de Pythagore et de Socrate, n'était pas plus pure
assurément que la morale évangélique, mais elle avait cet avantage,
qu'elle formait l'homme tout entier, pour la vie active, politique et
même esthétique. La recherche du beau s'y confondait avec la recherche
du juste. Les récits de l'Évangile, au contraire, et après eux les plus
beaux livres de la sagesse chrétienne, ne font que reprendre la morale
de l'Ecclésiaste pour qui toute chose terrestre est vanité, toute nature
corruption. La beauté leur est suspecte et tient de près au péché. Ils
n'enseignent que le renoncement; ils ne sont propres qu'à former des
ascètes. Ils ont mis dans le monde moderne le marasme, le spleen, le
dégoût de la vie. Dans le Nouveau Testament comme dans l'Ancien, le
principe même de la société est condamné; le désir de savoir a nom
Satan. La civilisation a pour origine le péché de l'homme: les premières
villes sont bâties, les premiers arts sont inventés par les _méchants_,
par les fils de Caïn le fratricide, pour écarter de lui jusqu'à l'idée
de famille, Jésus, d'ordinaire si doux, n'a que des paroles acerbes.
L'image de la vie parfaite, il la tire du lis des champs et des oiseaux
du ciel, ce qui devient de jour en jour moins conciliable avec l'opinion
et l'état modernes, où tout se fonde sur la science, l'industrie, le
travail et l'association; qui récompensent des plus grands honneurs les
grandes poursuites de l'esprit, les découvertes, les entreprises; où la
vie contemplative ne s'appellerait plus que la vie oisive.

MARCEL.

Mais il me semble que la vertu stoïcienne, qui menait à la résignation
conjugale de Marc-Aurèle et un suicide de Caton, reposait bien aussi sur
l'idée du renoncement, et qu'elle n'était pas exemple d'exagération.

DIOTIME.

La résignation débonnaire de Marc-Aurèle aux déportements de Faustine,
c'est encore là une histoire édifiante, inventée pour ridiculiser la
sagesse païenne. Quant au suicide de Caton, c'était l'acte d'une volonté
libre qui savait préférer, à une certaine heure, dans certaines
circonstances fatales, la mort à la vie; tandis que l'idéal même de la
perfection chrétienne ferait de toute la vie un long suicide. La morale
stoïcienne avait pour fondement, il est vrai, la parfaite soumission à
la nécessité des choses. Pour procurer à l'homme la liberté intérieure,
elle mettait le frein aux sens, à l'emportement des passions, mais elle
ne commandait rien qui ne fût selon la nature. Avec un sentiment profond
de la mesure, de cette mesure souveraine qui fait la perfection de l'art
grec, elle visait à faire des sages non des saints, des hommes, non des
anges, des actions excellentes, non des miracles. Elle ignorait ces
excès, ces tensions de l'imagination chrétienne qui touchent à
l'insanité ou à l'insincérité, tant elles semblent contraires à la
raison. Elle ne conseillait pas l'abstinence et l'humilité, mais la
frugalité et la modestie. Elle ne souhaitait pas la maladie, comme
Pascal, parce qu'elle est «l'état naturel du chrétien,» elle se
contentait de dire avec Épictète: «Si tu supportes la fièvre comme il
convient, tu as tout ce qu'il y a de meilleur dans la fièvre.» Elle ne
contristait pas la nature enfin, elle n'amoindrissait pas la vie; elle
ne fuyait pas le monde, comme le voudraient nos moralistes chrétiens;
elle enseignait à y vivre _courageusement_, _modérément_, _justement_,
en y pratiquant, non pas cette vertu servile et superstitieuse qui ploie
sous la tyrannie céleste ou terrestre, mais cette vertu noble et
libératrice qui s'appuie sur le droit et résiste énergiquement à toute
usurpation, à toute tyrannie d'où qu'elle vienne, de César ou de
Jupiter. De cette grande vertu sociale et politique des âmes
républicaines, on ne trouve aucune trace dans l'Évangile. Elle n'y
pouvait pas même être soupçonnée, tant elle était étrangère à la nation
juive, à la personne contemplative de Jésus et aux circonstances du
petit troupeau galiléen qui le suivait. Mais, après le long intervalle
du moyen âge où le mysticisme chrétien l'avait obscurcie, elle a reparu
lumineuse; elle a parlé avec force et gravité par la bouche du juif
Spinosa; elle a retrempé le christianisme de Herder; elle a revêtu
enfin, dans l'œuvre de Gœthe, sa forme idéale...

Mais si nous continuons à disserter de la sorte sur Dieu, sur
l'immortalité, sur l'Évangile, sur le stoïcisme, sur tout au monde, vous
me ferez perdre entièrement de vue mon sujet, et je m'en irai à
l'aventure, au plus loin de Faust...

VIVIANE.

Vous avez raison; pour ma part, je tâcherai de ne plus interrompre.

DIOTIME.

Vous avez vu que la tragédie de Gœthe repose, comme la _Comédie_ de
Dante, sur la donnée première des communications surnaturelles entre le
monde terrestre et le monde céleste. Dès le prologue de _Faust_, le
poëte germanique frappe l'accord qui nous ouvre les régions
merveilleuses de la mythologie chrétienne. Nous sommes en pleine
légende. La scène se passe dans le ciel. Les personnages sont Dieu le
Père, les trois archanges, un suppôt de Satan, le démon Méphistophélès.
Celui-ci, qui paraît en assez bons termes avec le Seigneur, vient de
temps en temps causer avec lui et l'entretenir de ce qui se passe sur la
terre. Cette fois le bon Dieu lui demande des nouvelles du docteur
Faust, qu'il appelle son serviteur et qu'il qualifie d'homme juste.
Méphistophélès, impatienté de ces louanges données à une espèce de fou,
à un métaphysicien tout absorbé à la recherche de l'infini et qui ne
sait rien de la vie réelle, veut gager avec le Seigneur qu'il ne lui
sera pas difficile de tenter cet esprit malade et de l'entraîner hors de
la droite voie. Le Seigneur, en souriant, accepte la gageure, bien
certain qu'il est de ne pas la perdre, l'homme dans ses obscurs
instincts ayant toujours, dit-il, conscience du droit chemin.

MARCEL.

À la bonne heure! Voici un bon Dieu qui parle fort bien. Il est de
l'avis de la demoiselle de Gournay, cette aimable fille de notre grand
Montaigne, laquelle écrit quelque part: «L'homme naît à la suffisance et
à la bonté tout ainsi que le cerf naît à la course.»

DIOTIME.

Après quelques paroles courtoises, échangées entre le bon Dieu et le
démon, Méphistophélès quitte le ciel, et l'action terrestre commence.

MARCEL.

C'est la vieille histoire de Job. Mais qu'est-ce au juste que ce démon
qui n'est pas Satan en personne, et d'où vient ce nom de Méphistophélès?

DIOTIME.

Le nom de Méphistophélès, donné par Gœthe à son démon, n'est qu'une
variante du Méphistophel, Méphostophiles ou Méphistophilus qui figurent
dans la légende, du Méphistophlès des marionnettes et du Méphostophilis
de Marlowe. Les commentateurs ne s'accordent pas entièrement sur sa
signification. On le suppose provenant d'une mauvaise étymologie
grecque, et voulant dire ou bien celui qui n'aime pas la lumière ou bien
celui qui aime _Méphitis_, la divinité qui préside aux miasmes. Quant au
caractère moral de Méphistophélès, il est tout simplement, dans les
livres populaires, le tentateur des Écritures, qui promet à nos premiers
parents de les rendre semblables à Dieu, et qui offre à Jésus la
domination sur tous les royaumes de la terre. Gœthe, en transformant la
légende du XVIe siècle selon le génie du XIXe, fait de son démon une
incarnation du doute et de l'ironie inhérents à l'esprit humain. Son
Méphistophélès est le Satan moderne, le Satan de bonne compagnie, comme
l'a si bien dit Lamartine, le galant cavalier qui porte l'épée au côté,
la plume au chapeau, le manteau court sur l'épaule, qui se fait appeler
M. le baron et sait par cœur son Voltaire. C'est à peine si, au sabbat,
les sorcières le reconnaîtront, tant il sent peu son enfer, si lestement
il a dépouillé les attributs du vieux diable. Un des interprètes les
plus profonds de _Faust_, le biographe de Hegel, Karl Rosenkranz,
incline à croire que Gœthe, en créant ce diable contemporain, a voulu en
quelque sorte dédoubler son héros, et que Méphistophélès, à la façon des
sorcières dans Macbeth, personnifie la lutte intime des passions
ambitieuses dans l'âme de Faust. Ce qui est certain, ce qui est
clairement énoncé dans le prologue, c'est que, aux yeux du poëte, le mal
personnifié dans Méphistophélès n'est pas le mal absolu, infernal, de la
théologie chrétienne, mais le mal relatif, inséparable de la condition
humaine et qui, dans l'ordre universel, est subordonné au bien.

ÉLIE.

C'est là encore, si je ne me trompe, une idée toute spinosiste. Spinosa
ne dit-il pas quelque part que rien n'arrive dans l'univers qu'on puisse
attribuer à un vice de la nature?

DIOTIME.

En effet.--Méphistophélès, c'est lui-même qui le dit, voudrait le mal,
mais quoi qu'il fasse, finalement, il se trouve avoir coopéré au bien.
Il est railleur des ambitions spéculatives de l'homme et de sa
prétention à la vie angélique; il est sensuel et libertin, convoiteux
des plaisirs charnels; mais il n'est ni athée ni même méchant à
outrance. Il a compassion des pauvres humains; il se fait quelque
scrupule de les tourmenter; il se plaît dans la société du bon Dieu,
qui, à son tour, le souffre et lui permet d'en agir à sa guise, afin
d'exciter par la tentation et la contradiction la paresse naturelle de
l'homme. Aussi Méphistophélès, tout en se flattant d'entraîner Faust à
la perdition, va-t-il lui servir d'aiguillon et le pousser, de curiosité
en curiosité, d'erreur en erreur, vers une vie plus haute. Nous en
sommes avertis dès le prologue. Le sourire du Seigneur nous rassure,
non-seulement quant au salut de Faust, mais encore quant au châtiment du
démon, le Père Éternel voulant la confusion de Méphistophélès, non sa
réprobation, et n'ayant d'autre but, en acceptant la gageure, que
d'amener la créature démoniaque à reconnaître la bonté native de la
créature humaine. Il paraît même que, à l'origine, Gœthe avait formé le
plan plus hardi de réhabiliter entièrement, de sauver Méphistophélès. Il
avait pour lui un faible; il ne lui déplaisait pas du tout qu'on le
reconnût lui-même dans son cher démon. Il avouait à son ami Merck, qui
ne s'en offensait pas, lui avoir emprunté, pour en douer Méphistophélès,
les traits les plus piquants de son esprit railleur et cette verve
satirique qui tant de fois avait contenu et ramené à la raison les élans
désordonnés, les enthousiasmes excessifs de notre jeune Werther.
Méphistophélès, dans la conception de Gœthe, n'est donc pas un obstacle
au salut, mais un agent du salut, agent dont le concours est nécessaire,
quoique subalterne. C'est en ce sens qu'il n'est pas très-différent du
Virgile de la _Comédie_.

VIVIANE.

Comment cela?

DIOTIME.

Le Virgile de la légende, vous vous le rappelez, s'il n'est pas
précisément un démon, est du moins un sorcier, un magicien. Il n'a pas
connu le vrai Dieu; Dante le met au premier cercle de l'enfer,

     Nel primo cerchio del carcere cieco.

Il fait de lui le représentant de la raison naturelle, de la sagesse
antique, comme Méphistophélès est le représentant du doute, de la
critique, qui sont les éléments essentiels de la sagesse moderne.
Virgile, pas plus que Méphistophélès, ne saurait entrer au paradis. Il
quitte Dante au seuil, non pas, il est vrai, moqué, bafoué comme le sera
Méphistophélès par les anges qui lui enlèveront l'âme de Faust, mais
négligé, oublié, nous l'avons vu, se reconnaissant lui-même un guide
indigne, inutile du moment que l'âme du poëte s'est ouverte à la sagesse
divine qui lui apparaît sous les traits de Béatrice.

ÉLIE.

Je trouve votre interprétation ingénieuse; mais j'ai besoin d'y
réfléchir avant de l'adopter, car, je l'avoue, elle me surprend un peu.

DIOTIME.

Pas plus que pour tout le reste, Élie, je ne vous demande ici d'entrer
dans mon sentiment sans le contrôler. Mon désir, c'est que, en nous
quittant, vous emportiez de nos entretiens l'envie de relire les deux
poëmes, et que, de la comparaison que je vous aurai suggérée, il naisse
dans votre esprit quelques clartés nouvelles. Mais où en étais-je
restée?

VIVIANE.

Vous ne nous avez parlé encore que du prologue de _Faust_.

DIOTIME.

La scène s'ouvre, comme dans la _Comédie_; aux premiers jours du
printemps. C'est le moment où, selon la légende, le monde a pris
naissance; c'est, pour l'Église chrétienne, le temps sacré de
l'incarnation et de la résurrection du Sauveur. C'est, en astrologie,
l'heure où brillent les constellations propices. En Allemagne comme en
Italie, la douce saison, «la dolce stagione,» se célébrait en des fêtes
charmantes.

ÉLIE.

Il n'y a pas longtemps que je lisais dans une lettre de Pétrarque le
récit d'une fête du printemps à laquelle il assistait à Cologne. On ne
peut rien imaginer de plus poétique. Ce devait être un reste de quelque
solennité païenne. De longues processions de femmes, vêtues de blanc et
ceintes de guirlandes, descendaient en chantant des cantiques sur les
bords du fleuve. Elles lui portaient en offrande des touffes d'herbes
symboliques qui, jetées au courant des flots rapides, entraînaient avec
elles tous les malheurs de l'année.

MARCEL.

Il existe encore à cette heure une coutume toute semblable au royaume de
Siam. Un marin de mes amis, qui a fait partie de l'expédition en
Cochinchine, m'a décrit ce que les bouddhistes appellent le _Jour du
pardon_. Pour apaiser l'ange du fleuve, que l'on suppose irrité de la
souillure de ses eaux, les talapoins et généralement tous les bons
bouddhistes viennent sur le rivage réciter à haute vois de longues
oraisons fluviales. Jusque très-avant dans la nuit, au son des
instruments de musique, à la lueur des torches et des lanternes, on
lance incessamment au flot des dons de toute sorte, ex-voto, amulettes,
images peintes ou sculptées, monnaies d'or et d'argent, barques et
radeaux chargés de fleurs et de fruits. Il paraîtrait que c'est le
spectacle le plus curieux, le plus bariolé, le plus pittoresque du
monde.

DIOTIME.

Pour nos deux poëtes, le printemps était la saison sacrée. Ce fut dans
les fêtes de mai qu'apparut pour la première fois à Dante Béatrice
Portinari, en compagnie de sa jeune amie Vanna, qui fut plus tard
l'amante de Guido Cavalcanti et qui avait pour surnom de beauté, _per
sopranome di bellezza_, Primavera. Quant à Gœthe, il appelait le
printemps la saison lyrique, et se plaisait à y voir éclore ses
créations les plus chères. Mais, non contents de commencer leur poëme à
l'aube de l'année, Dante et Gœthe veulent encore qu'il s'ouvre à l'aube
du jour.

     Temp' era del principio del mattino,

dira l'Allighieri, en gravissant, au sortir du sommeil, la colline
éclairée des premiers feux du matin. Ce sont les matines de Pâques,
chantées aux lueurs crépusculaires du jour de la résurrection, qui vont
arracher Faust aux appréhensions de la nuit, aux ténèbres de son propre
cœur.

Il est là, le vieux docteur, seul et pensif sous les sombres voûtes du
laboratoire; il est là, tel que l'a vu Rembrandt, assis sur son fauteuil
vermoulu, dans une atmosphère épaisse, entouré de livres poudreux, de
parchemins enfumés, de crânes, de squelettes, d'appareils et
d'instruments de toute sorte, gisant pêle-mêle et dans un désordre
affreux. Il a passé depuis longtemps, lui, «la moitié du chemin de notre
vie;» il a perdu la droite voie, mais ce n'est pas dans la poursuite des
plaisirs et des cupidités mondaines, dans les sentiers fleuris des
vanités, c'est dans l'âpre recherche de cette science terrible du bien
et du mal que notre premier père a payée de l'exil et de la mort. Au
moment où le démon obtient la permission de le tenter, Faust n'est pas,
comme Dante, endormi dans l'oubli de Dieu: il veille en proie aux
tourments d'une âme ardente qui voudrait posséder Dieu à tout prix.
Richesses, honneurs, plaisirs, amours, amitiés, toutes les joies
périssables, Faust a tout négligé, tout dédaigné pour se vouer sans
réserve à l'étude des lois éternelles, à la pénétration des causes. S'il
a vieilli prématurément, s'il a pâli dans la solitude, c'est par amour
pour la science, et par désir du bien de ses semblables; parce qu'il
aurait voulu découvrir une vérité «capable de convertir les hommes et de
les rendre meilleurs.» Philosophie, médecine, jurisprudence, théologie,
magie même, toutes les sciences humaines, divines ou infernales, Faust a
tout étudié, tout approfondi. Il sait tout ce qu'on peut savoir; il sait
de plus «qu'on ne peut rien savoir.» Il est las de l'aridité des
spéculations métaphysiques, las des formules de l'école. Il compare sa
vie au vent d'automne qui souffle sur les feuilles sèches. Il sourit
amèrement à la puérilité des satisfactions humaines, à l'éclat de la
vaine gloire, au bruit de son nom, à la reconnaissance des hommes
simples qui se croient guéris par son art, tandis qu'ils ne le sont que
par la nature. Le mensonge des choses d'ici-bas répugne à sa conscience
austère. Les élans de sa grande âme se heurtent et se blessent
incessamment aux limites de son existence terrestre. Sa patrie est
ailleurs. Son esprit, fait à l'image de Dieu, voudrait entrer en
commerce avec ses pareils, les esprits divins qui président à l'harmonie
des mondes, et plonger avec eux au sein toujours vivant de la nature
infinie. À l'aide des formules de la magie qui lui sont familières,
Faust évoque les esprits invisibles; il les interroge. Leur apparition
fugitive, leurs réponses énigmatiques le consternent, car il voit que,
s'il a eu la puissance de les appeler, il ne saurait ni les retenir ni
les comprendre. C'est alors que le désespoir s'empare de lui, et que,
n'attendant plus rien de la vie, il s'adresse à la mort. D'une main
hardie il saisit la coupe des aïeux; il y verse le breuvage libérateur.

L'invocation de Faust, ce chant sacerdotal d'un sacrifice dont il est à
la fois le prêtre et la victime, atteint aux plus sublimes hauteurs où
puissent s'élever l'âme et la poésie. Pour Faust, la mort n'a rien de
lugubre. Il n'y voit ni une fin, ni un néant, ni même un sommeil dans la
tombe. Les images sous lesquelles elle s'offre à lui sont toutes de
mouvement. C'est la vague qui l'emportera comme Dante «dans la grande
mer de l'Être;» c'est le char de feu qui le ravira jusqu'aux sphères
célestes:

     Zu neuen Ufera lockt ein neuer Tag,
     Ein Feuerwagen schwebt, auf leichten Schwingen,
     An mich heran!

Le suicide de Faust a plus de grandeur encore que le suicide de Caton;
car, en rejetant la vie, Faust ne proteste pas seulement, comme le
vertueux Latin, contre l'esclavage politique dans la prison romaine: il
proteste, vaincu dans le combat avec Dieu, contre l'esclavage de
l'humanité dans sa prison terrestre.

Et pourtant, combien il faut peu de chose pour que Faust renaisse à
l'espérance et pour que la coupe fatale échappe à sa main!

Un souvenir, le son lointain d'une cloche, un chant d'église, lui
rappellent la fête de Pâques, où jadis son enfance heureuse célébrait,
avec le retour du printemps, la résurrection du Sauveur des hommes. Il
s'attendrit en songeant aux consolations apportées à la terre par le
miséricordieux crucifié. Toute l'austérité de sa pensée s'amollit. Un
souffle de tendresse dissipe les noires vapeurs amassées dans son
cerveau par la science solitaire. Tout à l'heure, il va se faire simple
avec les simples, enfant avec les enfants. Suivi de son disciple Wagner,
il va se mêler à la foule des promeneurs, dont les gais propos, les
rires, les chansons célèbrent à leur manière la fête chrétienne. Mais le
spectacle de la vie extérieure ne saurait longtemps captiver l'âme de
Faust. Lassé bientôt de ces joies bruyantes, il s'assied à l'écart; il
contemple les magnificences du soleil couchant; son inquiétude renaît,
sa soif de la lumière éternelle. Il voudrait suivre les rayons de
l'astre qui va quitter notre hémisphère. Il envie à l'aigle son aile, à
l'alouette son chant, à la grue qui traverse les airs la puissance de
l'instinct qui la guide. Il appelle à son aide les génies qui planent
invisibles entre la terre et le ciel, il les adjure de remporter avec
eux dans l'espace. C'est alors qu'apparaît Méphistophélès. Sous la
figure d'un chien, il s'attache aux pas de Faust; il le suit à son
retour dans la ville; il entre avec lui dans le laboratoire. La nuit est
venue.--Cette longue exposition terminée, qui dans la _Comédie_ n'occupe
que la moitié d'un chant, l'action proprement dite, la tentation va
commencer.

Je suppose, ma chère Viviane, que vous n'avez pas eu de peine jusqu'ici
à reconnaître, sous les traits de Faust, Wolfgang Gœthe, à cette
première période de sa jeunesse où nous l'avons vu, profondément troublé
par l'incertitude et la discordance des choses de la vie, se jeter tout
éperdu à l'enthousiasme de la mort.

VIVIANE.

La fiction est transparente, et Dante n'est pas plus Dante, ce me
semble, que Faust n'est Gœthe.

DIOTIME.

Un coup d'œil sur la relation qui se noue entre Faust et Méphistophélès
nous rendra plus sensible encore cette identité. Bien loin que le
suicide de Faust et sa tentation nous soient donnés par Gœthe comme un
signe de déchéance, il les entoure d'une solennité religieuse. C'est au
moment où l'âme de Faust vient de s'exalter dans la contemplation d'un
grand spectacle de la nature, c'est lorsque, absorbé dans une profonde
méditation, ému, attendri, il cherche d'un cœur droit «mit redlichem
Gefuhl,» pour le mettre à la portée de tous, le sens véritable des
Évangiles, c'est à l'heure du recueillement et d'un pieux travail que
Méphistophélès, quittant son apparence de chien, se présent au grave
docteur. De même, lorsque Faust consent à se laisser arracher par le
démon à ses rêveries solitaires, pour se jeter avec lui au train du
monde, lorsqu'il va signer le pacte et qu'il en dicte fièrement les
conditions, il se montre de tout point supérieur à celui qu'il appelle
avec dédain «un pauvre diable,» et la pensée intime du poëte devient
manifeste. Faust n'admet pas un instant que l'esprit de l'homme puisse
être compris de Méphistophélès et de ses pareils. «Si tu peux m'abuser
par les flatteries, lui dit-il, de telle sorte que je me plaise à
moi-même, si tu peux me séduire par la jouissance, si jamais je goûte le
repos dans le plaisir, que ce soit là mon heure dernière et que mon âme
soit ta proie!»

Mais que veut-il donc, qu'attend-t-il du démon, ce dédaigneux Faust?
Lui-même il va nous le dire; il y va insister de peur qu'on ne s'y
méprenne. «Tu m'entends bien, dit-il à Méphistophélès, _il n'est pas
question de plaisir_. Mon esprit, guéri du désir de savoir, veut vivre
désormais de la vie active, et telle qu'elle est faite à l'humanité tout
entière. Je veux étreindre tout ce que la destinée humaine enferme de
bien et de mal; toutes ses douleurs, toutes ses joies, je les veux
ressentir; je veux éperdument me plonger dans l'immense tourbillon de
son activité sans relâche; puis, comme elle et avec elle, à la fin, être
brisé!»

Vous le voyez, à peine l'âme de Faust a-t-elle perdu l'espoir de
pénétrer par la science et par la philosophie jusqu'à l'essence de Dieu,
que, intrépide, elle se jette à l'espoir de pénétrer par le sentiment,
par l'action, jusqu'à l'essence de l'humanité. Serait-ce là une
défaillance, une dépravation de sa noble nature? Aucunement. C'est une
ambition moindre à laquelle il se résigne, après qu'il a reconnu vaine
son ambition première. De vulgaires appétits, de lassitude, nulle trace
dans les conditions altières de son pacte démoniaque. Nous y sentons
toujours le même Faust dont l'âme est «habitée de Dieu.» Nous y sentons
notre insatiable Gœthe dans la fougue généreuse, et que l'on disait
endiablée, de son ardente jeunesse.

MARCEL.

Pardon si je vous interromps. Vous venez de nous dire que Méphistophélès
quittait son apparence de chien; pourquoi ce chien? aurait-il, comme les
bêtes de la _Comédie_, un sens allégorique?

DIOTIME.

Dès l'antiquité, le chien est un animal démoniaque. La déesse
protectrice des sorcières, Hécate, Luciféra, se plaît à ses aboiements.
Elle-même, elle prend souvent la forme d'une chienne. De la sorcellerie
païenne, le chien magique passe dans la sorcellerie chrétienne; de la
légende d'Apollonius de Tyane, le chien noir passe dans celle d'Agrippa,
le nécromancien allemand. Celle-ci nomme le chien du plus ancien Faust,
qui n'est autre que le diable en personne, _Prœstigiar_. Gœthe, que nous
avons vu très-superstitieux, n'était pas exempt d'une certaine
antipathie fort peu rationnelle pour la race canine.

Mais continuons. La supériorité morale de Faust sur Méphistophélès se
marque de plus en plus à mesure qu'on avance dans le drame. Quand
Méphistophélès, qui a promis à Faust de lui faire faire un cours complet
du petit et du grand monde, le mène à la taverne d'Auerbach, rendez-vous
de gais compagnons et d'étudiants en goguette, quand il le conduit à la
cuisine de la sorcière pour y boire le philtre qui lui rend la jeunesse,
Faust n'exprime que répugnance et dégoût. Dans la taverne, il assiste,
impassible, aux expansions bruyantes de l'insipide orgie, et n'exprime
qu'un désir, celui de quitter de tels lieux. Chez la sorcière, son
dégoût est au comble. Mais là, tout à coup, dans un miroir magique, il
aperçoit une figure de femme qui attire et captive son regard. Cette
femme qui ne ressemble à aucune autre, cette apparition céleste, cette
beauté pure dont la seule image, au milieu des laideurs d'une basse
sorcellerie, le fait tressaillir d'amour, c'est Marguerite.

MARCEL.

Je vous admire, Diotime. Vous avez le talent de l'Église catholique en
son premier génie; vous transformez les démons en saints ou en
quasi-saints. Vous venez de nous habiller très-joliment Méphistophélès
en Virgile; je suis curieux de voir comment vous allez vous y prendre
pour vêtir la petite Gretchen des rayons de Béatrice.

DIOTIME.

Si vous voulez, nous dirons auparavant deux mots de l'idée générale que
nos deux poëtes se faisaient de la femme, de son caractère, de sa
vocation, de sa puissance morale; vous comprendrez plus aisément
l'analogie que je crois voir entre Marguerite et Béatrice.

MARCEL.

Je suis on ne peut plus curieux, sérieusement curieux, quoi que vous en
puissiez croire, de connaître, à cet égard, vos idées.

DIOTIME.

Pour Gœthe comme pour Dante, mon cher Marcel, la femme dans ce qu'on
pourrait appeler sa double nature, doublement mystérieuse et sacrée, la
femme vierge et mère est un être supérieur à l'homme.

MARCEL.

Mais pourquoi? Elle est visiblement inférieure en force physique; elle
est inférieure en génie, car elle n'a jamais rien inventé; et quant à
son être moral, il me semble que les récits bibliques ne laissent aucun
doute sur son infériorité.

DIOTIME.

À mes yeux, il n'y a ni supériorité ni infériorité d'un sexe sur
l'autre. Les deux sexes ont des dons qui leur sont communs, et chaque
sexe a une supériorité qui lui est propre. Mais si je devais traiter à
fond ce sujet, il me faudrait vous dicter tout un livre; cela ne vous
amuserait guère, et ce n'est pas ici le lieu. Nous n'avons besoin de
savoir en ce moment qu'une seule chose: l'opinion de nos deux poëtes.
C'est poétiquement que Dante et Gœthe mettent la femme au-dessus de
l'homme. Dante, tout pénétré de l'idéal catholique, tel qu'il s'est
dégagé peu à peu des rudesses bibliques et des sévérités qui restent
encore dans l'Évangile, a mis dans la prière de saint Bernard, au
dernier chant du Paradis, toute la sublimité de son sentiment, tout son
idéal de l'amour féminin. Béatrice, dans ses cantiques, semblablement à
Marie, est toute beauté, toute grâce, toute miséricorde, toute
compassion. Même au sein de la béatitude, elle se trouble à la vue des
périls de Dante; elle est remplie d'angoisses pour son ami; pour «son
ami qui n'est point l'ami de la fortune,»

     L'amico mio e non della ventura.

dit-elle avec une subtilité charmante et toute féminine. Elle a une
hâte, une impatience toute féminine aussi, de le voir délivré des
ténèbres et des bêtes féroces. Elle presse Virgile de voler à son
secours: au secours de son fidèle, de «celui qui l'aima tant et qui
sortit pour elle de la foule du vulgaire.» Ses beaux yeux, «plus
brillants que les étoiles,» se voilent de pleurs. Elle veut être
consolée,

     L'aiuta si ch' io ne sia consolata.

ÉLIE.

Est-ce que cette compassion, ces larmes, ce besoin de consolation dans
le ciel, sont bien orthodoxes?

DIOTIME.

J'en doute; comme aussi du plaisir qui s'accroît dans les âmes
bienheureuses quand elles peuvent satisfaire aux questions de Dante,

     Per allegrezza nuova che s'accrebbe,
     Quand' io parlai, all' allegrezze sue.

C'est le sentiment que nous verrons exprimé aussi dans le ciel de
_Faust_ quand le _Père Séraphique_ et les jeunes anges s'exaltent dans
la joie de voir arriver l'âme pardonnée du pécheur. En plusieurs
rencontres déjà nous avons vu que nos poëtes, tout en traitant un sujet
tiré de la légende chrétienne, en usaient librement avec l'orthodoxie,
et qu'ils avaient, l'un et l'autre, de ces belles inconséquences sans
lesquelles la plupart des dogmes seraient inacceptables. La compassion
de Béatrice descendue en enfer pour secourir Dante, la joie qu'éprouve
son royal ami, Charles Martel, à le revoir au ciel de Vénus, c'est la
protestation éternelle du cœur humain qui repousse l'indifférence
dogmatique des béatitudes du paradis, aussi bien que la justice
implacable des châtiments de l'enfer.--Mais je reprends. Dante ne
conçoit son propre salut, comme le salut de l'humanité, que par la
médiation de cet amour miséricordieux, désintéressé, de cette grâce par
excellence et véritablement divine qui réside au sein de la femme. C'est
le rayon des yeux de Béatrice qui l'attire à sa suite dans la droite
voie, tant qu'elle demeure ici-bas; c'est après qu'il l'a perdue qu'il
se perd lui-même. C'est elle qui l'avertit, par des songes et des
révélations, des dangers qui le menacent; c'est dans l'espoir de la
retrouver, sur l'assurance que lui en donne Virgile, qu'il prend courage
et s'avance au travers des flammes d'enfer. C'est par «l'occulte vertu
qui d'elle émane,» qu'il peut gravir la montagne purificatrice. Parvenu
au seuil de la béatitude, Dante reconnaît humblement «la grâce et la
vertu, la puissance et la bonté, la magnificence de la femme aimée, qui
l'a conduit de la servitude à la liberté, des choses mortelles aux
choses divines, de la perdition au salut.»

     Dal tuo podere e dalla tua bontate
     Riconosco la grazia e la virtute.
     Tu m'hai di servo tratto a libertate
     Per tutte quelle vie, per tutt' i modi
     Che di eio fare avean la potestate.

C'est le même idéal de la grâce féminine qui inspire à Gœthe, au
quatrième acte de _Faust_, les vers admirables où il décrit l'apparition
céleste de Marguerite, ce mystérieux regard, cette forme pure qui
s'élève dans l'éther et qui attire à elle «le meilleur de son âme.»

     Wie Seelenschönheit steigert sich die holde Form.
     Lös't sich nicht auf, erhebt sich in den Aether hin,
     Und zieht das Beste meines Innern mit sich fort.

Et cette conception platonicienne de la beauté, de l'amour, Gœthe la met
à la fin de son poëme dans la bouche de la Reine du ciel:

     Komm! hebe dich zu höhern Sphären!
     Wenn er dich ahnet, folgl er nach.

«Viens, élève-toi vers des sphères supérieures; s'il te pressent, il te
suivra,» dit la _Mater Gloriosa_ à Marguerite déjà transfigurée.

MARCEL.

Béatrice est semblable par un de ses aspects à Marguerite, elle
symbolise comme elle l'amour pur, je le veux bien; mais Béatrice est
aussi, dans les cantiques, la sagesse. Elle n'a jamais failli, que je
sache; elle expose à Dante les vraies doctrines; elle parle pour le
moins aussi bien que saint Thomas. Elle ressemble à la _Dame
Philosophie_, à la superbe stoïcienne qui consolait Boëce, beaucoup plus
qu'à cette ignorante _Gretchen_ qui n'a jamais rien appris qu'un peu de
catéchisme, qui se laisse abuser comme une pauvre villageoise qu'elle
est, qui tue ou fait tuer, sans trop s'en douter, sa mère, son frère,
son enfant, et qui perd à la fin de la tragédie le peu de bon sens, le
peu d'esprit qu'elle avait au commencement.

DIOTIME.

À la fin de la première partie, Marcel; mais dans la seconde, où nous la
verrons reparaître transfigurée, elle sera aussi puissante dans son
humilité que l'altière Béatrice. Je ne veux pas nier cependant que votre
remarque ne soit juste en une certaine manière. Marguerite, même dans la
gloire céleste, reste toujours la candide et simple jeune fille qui a
péché, qui a souffert. _Una Pœnitentium_ est son nom. Elle n'est ni une
stoïcienne ni une héroïne, la pauvre enfant, mais une douce chrétienne.
Elle n'a jamais rien su, rien voulu ici-bas qu'aimer, aimer de ce
profond amour du cœur où les sens n'ont qu'une part inconsciente; et
c'est pourquoi elle est demeurée pure, innocente jusque dans le crime,
et c'est pourquoi, lorsque l'âme de Faust est tout éblouie encore des
splendeurs célestes, elle est appelée à l'initier aux clartés du jour
nouveau.

     Vergönne mir ihn zu belehren.
     Noch blendet ihn der neue Tag.

MARCEL.

Je vous avoue que je trouve cet idéal tout chrétien assez étrange et
fort peu d'accord avec ce qu'il y avait de si païen dans le génie de
Gœthe.

DIOTIME.

Rassurez-vous, Marcel. L'idéal païen ne perdra pas ses droits dans le
poëme germanique. Pour l'y introduire, Gœthe va dédoubler son type de
femme. De même qu'il a représenté la nature virile sous deux faces dans
la figure de Faust et de Méphistophélès, ainsi il montrera son
Éternel-Féminin, sous son double aspect antique et moderne, dans la
personne d'Hélène et de Marguerite. La légende l'autorisait comme Dante
à cette introduction de l'élément païen dans son action chrétienne.

Mais n'anticipons pas trop sur la marche du drame. Nous n'en sommes
encore pour le moment qu'à l'apparition de l'image de Marguerite dans le
miroir de la sorcière. L'amour qui s'allume à sa vue dans l'âme de Faust
et qui va former le nœud de la tragédie, a été célébré chez nous par
tous les arts; il a obtenu grâce en France pour la philosophie du poëme.
Rappelons brièvement son caractère et son développement. Lorsque Faust
est conduit par Méphistophélès dans le modeste réduit de la jeune fille
absente, à la vue de cet asile où s'écoulent ignorés des jours
d'innocence, dans ce «sanctuaire,» c'est l'expression que Gœthe ne
trouve pas trop haute, Faust est saisi de respect. La présence de
Méphistophélès, dans un tel lieu, l'importune; il le congédie; resté
seul, il ouvre son âme à l'ineffable suavité de cette atmosphère de
paix. Il contemple le fauteuil vénérable de l'aïeule; d'une main
tremblante, il soulève les rideaux du lit virginal; il frémit à la
pensée qu'il pourrait vouloir séduire tant de candeur. À Méphistophélès
survenu brusquement pour l'avertir que Marguerite est là qui va rentrer:
«Partons, partons, dit-il en s'éloignant avec précipitation, jamais, non
jamais je ne reviendrai!»

Dans la promenade au jardin, ménagée par Méphistophélès qui poursuit son
plan de séduction, les paroles de Faust à Marguerite sont empreintes
encore d'un respect profond. Il admire du meilleur de son cœur, comme le
plus beau don de la nature, la simplicité de la jeune fille; l'amour
qu'elle lui inspire, il le sent «inexprimable, divin, éternel.» La fin
d'un tel amour, s'écrie-t-il exalté, ce serait le désespoir! Non; point
de fin! point de fin!

Qu'en dites-vous, Élie? Est-ce bien là le sceptique, le libertin, le
poëte indifférent que la critique française a découvert en Gœthe, et
qu'il n'est pas permis de comparer à Dante?

ÉLIE.

J'ai bien peur que vous n'arrangiez un peu tout cela à votre belle façon
imaginative.

DIOTIME.

Aucunement, je vous jure. Et ce que j'essaye de vous rendre dans ma
prose sans génie, il n'est besoin de vous le dire, n'approche ni de près
ni de loin des élans passionnés de la poésie de Gœthe.

Le monologue de Faust sur les cimes alpestres où il a fui le tentateur,
est d'une poésie plus profonde encore que le monologue si célèbre du
commencement. Arraché par un effort de sa volonté à l'entraînement des
sens, l'âme de Faust a repris l'empire d'elle-même. Au souffle pur des
hautes solitudes, elle se rouvre au sentiment de la vie universelle.
Mais le démon ne le laisse pas longtemps à ses contemplations. Il
accourt vers lui; il raille sa vie d'anachorète. Par des images
licencieuses, il essaye de réveiller en lui les appétits charnels. Puis,
voyant que les suggestions des sens ne troublent plus la sérénité de
Faust, il s'adresse à son cœur; il lui peint les tristesses de
Marguerite, l'amour qui la consume, le regret qui la ronge dans le cruel
abandon de celui qu'elle ne saurait plus oublier. Faust s'émeut. Ce cœur
si fort ne saurait supporter la pensée des douleurs qu'il a causées. Il
se défend encore contre Méphistophélès, mais sa défense faiblit. Il
commande au tentateur de s'éloigner, mais sa voix tremble. Avec la
pitié, la passion est rentrée dans son cœur. Toutes les péripéties,
toutes les émotions de cette passion terrible qui entraînent l'innocence
de Marguerite à la faute, au crime, à la plus épouvantable catastrophe,
vous sont trop présentes pour que nous nous y arrêtions, malgré leur
beauté. Je voudrais seulement vous rendre attentifs à l'idée morale qui
en ressort.

MARCEL.

Mais il me semble que c'est une morale très-simple et que notre curé n'a
que trop fréquemment occasion de faire aux innocentes de sa paroisse.

DIOTIME.

J'en doute. Relisez toute la suite de ces amours de Faust et de
Marguerite: vous verrez avec quel art infini Gœthe nous fait sentir
(c'était la pensée fondamentale de sa morale à lui) combien dans l'âme
humaine sont voisines et promptes à se confondre les sources du bien et
du mal. C'est par le plus désintéressé des sentiments, par la
compassion, que Faust est arraché à la sérénité de la vie contemplative.
Tout à l'heure, entre les deux amants réunis, dans un entretien où Dieu
lui-même est présent, entre la candeur de Marguerite qui veut savoir si
son amant croit en Dieu et l'idéalisme de Faust qui lui fait la plus
belle réponse qui soit jamais venue à des lèvres humaines, se glisse, à
peine entendue d'abord, mais bientôt impérieuse, la voix de la
sensualité. L'invincible désir de l'entière possession que le Créateur a
mis au cœur de l'homme et de la femme, lorsqu'il a voulu faire naître
d'eux la perpétuité de la famille humaine, est aussi pour eux la plus
funeste occasion de chute. Une telle contradiction étonne notre esprit,
mais c'est l'ordre, c'est la logique d'en haut. «Il n'y a rien contre
Dieu, si ce n'est Dieu lui-même. _Nihil contra Deum nisi Deus ipse_.»
C'est la parole que Gœthe aimait à se redire en ses heures de doute;
c'est l'idée de suprême conciliation qu'il nous rappelle jusque dans les
chocs les plus violents de la tragédie.

MARCEL.

Ainsi Faust et Marguerite ne seraient ni tout à fait coupables ni tout à
fait innocents?

DIOTIME.

Tout ce que Faust fait de mal, Gœthe l'impute à l'influence extérieure,
au souffle du démon. On ne l'a pas assez remarqué, c'est le philtre de
la sorcière qui allume dans les veines de Faust le feu des désirs
impurs; ce n'est pas Faust, c'est Méphistophélès qui place dans
l'armoire de Marguerite la cassette de bijoux pour tenter sa vanité
enfantine; c'est le démon qui prépare le breuvage mortel que, sur la foi
de son amant, Marguerite, abusée comme il l'est lui-même, fait boire à
sa vieille mère, croyant l'endormir. C'est Méphistophélès qui, sur sa
guitare satanique, joue à l'heure du rendez-vous la sérénade, et
provoque ainsi la colère de Valentin et le duel fatal. Sur le Brocken,
au sabbat des sorcières, où Faust se laisse entraîner, Gœthe ne néglige
pas de nous faire connaître qu'à dessein Méphistophélès l'a laissé dans
l'ignorance des suites du duel pour la pauvre Marguerite, accusée par la
voix publique de la mort de sa mère, de son frère et de son enfant. Et
lorsque Faust apprend tout à coup l'événement funeste, lorsqu'il voit
dans les ténèbres de la nuit sabbatique glisser, pâle et sanglant, le
fantôme de celle qu'il a perdue, quelle explosion terrible de désespoir!
Quel soulèvement de tout son être contre lui-même! Quelle malédiction au
misérable démon qui lui a tout caché et qui l'étourdit dans l'immonde
orgie!

ÉLIE.

Voudriez-vous m'expliquer cet intermède du sabbat qui vient interrompre
l'action au moment le plus pathétique, quand Marguerite, poursuivie
jusqu'au pied des autels par les voix de sa conscience, par l'angoisse
de la maternité qui s'éveille dans son sein et par les accents funèbres
du _Dies iræ_, tombe évanouie?

DIOTIME.

Le sabbat des sorcières, mon cher Élie, à cette place et dans ce moment,
c'est la parodie sanglante de l'action de Faust, c'est l'ironie plantée
en plein cœur de l'action pour nous rappeler la misère de la condition
humaine. C'est le vulgaire, mais profond axiome «du sublime au ridicule
il n'y a qu'un pas,» mis en scène avec la hardiesse du génie et cette
forte conscience du philosophe qui ne craint pas d'offenser par le rire
la grandeur de la morale. C'était le sentiment de l'Église catholique
lorsqu'elle permettait la caricature dans les détails décoratifs de ses
cathédrales, quand elle y souffrait ces fêtes burlesques où l'on
célébrait l'âne et le fou. C'était le sentiment des inventeurs de la
parodie, de ces Grecs si pleins de goût et de mesure, qui, dans leurs
représentations théâtrales, exigeaient, après la trilogie du destin
tragique, la comédie, la satire des héros et des dieux.

La nuit du premier mai ou de la _Walpurgis_, qui figure fréquemment aux
procès de sorcellerie, et qui protège de ses ombres le sabbat des
sorcières, cet espèce de mardi gras de l'enfer, parodie dans le poëme de
Gœthe la fête du printemps, la Pâque angélique, et ce religieux
enthousiasme qu'inspire au cœur de l'homme le renouvellement, la
floraison de la vie au sein de la nature. Suivant une superstition
populaire de l'Allemagne, qui remonte, selon toute apparence, à la
conversion des Saxons par le glaive de Charlemagne et à la persécution
des divinités païennes, forcées de fuir aux déserts, le rendez-vous
général des démons a lieu sur les hauteurs du Brocken dans les montagnes
du Harz. Emporté par les tourbillons du vent qui siffle et hurle sur les
cimes désolées, en proie au vertige des brutales convoitises, tout le
peuple de Béelzébulh se presse et se pousse vers les hauteurs
infernales. La vieille Baubo, montée sur sa truie, ouvre la marche.

MARCEL.

Qui est cette Baubo?

DIOTIME.

C'est la Baubo mythologique, la nourrice de Démêter qui, par un geste
obscène, surprit un jour à la grave déesse un rire malséant. À la suite
de Baubo viennent grands et petits animaux, esprits mauvais, hiboux,
crapauds, limaces, feux des marécages, manches à balai, fourches et
boues immondes, toute l'engeance satanique.

     Cela se presse et se pousse, glisse et clapote,
     Siffle et grouille, live et jacasse,
     Cela reluit, écume et pue et flambe.
     Un vrai train de sorcellerie!

     Das drängt und stösst, das rutscht und klappert,
     Das zischt und quirlt, das zieht und plappert!
     Das teuchtet, sprüht und stinkt und brennt!
     Ein wahres Hexenelement!

dit Méphistophélès avec un incroyable accent de réalité imitative. Et
ces paroles sont tout l'abrégé du vertige sabbatique où le poëte a voulu
nous montrer la contrepartie et comme l'envers, passez-moi l'expression,
de l'exaltation séraphique.

Le fantôme de Marguerite, soudain entrevu, ramène Faust au sentiment de
l'horrible réalité. Il éclate en fureurs. Il commande à Méphistophélès
de le conduire vers l'infortunée jeune fille, de l'arracher au cachot,
au supplice qui l'attend. Il s'élance sur les coursiers infernaux, il
fend les airs; le voici dans la prison, il brise les chaînes de la
pauvre Marguerite. Hélas! elle a perdu la raison. Elle chante comme
Ophélie la chanson obscène; elle ne reconnaît plus son amant. Il se
jette à ses pieds, il l'implore; le temps presse, l'aube du jour paraît,
les noirs coursiers hennissent. Tout à coup Marguerite retrouve comme
une lueur de souvenir. Elle reconnaît la voix de Faust.--Est-ce toi?
s'écrie-t-elle. Et elle se jette dans ses bras, et toute sa misère a
disparu, et elle se croit sauvée. Dans l'ivresse de son bonheur, elle
s'oublie. Elle repose avec amour sur le sein de son amant, de celui
qu'elle a aimé plus que la vie, plus que l'honneur, mais non plus que
Dieu. Soudain, comme il veut l'entraîner hors du cachot, elle aperçoit
Mephistophélès qui paraît sur le seuil. Elle frémit, elle se détourne,
elle s'arrache aux bras de Faust. Elle se jette en arrière; elle
s'abandonne à la justice de Dieu.

     Gericht Gottes, dir hab' ich mich übergeben!

Elle appelle à son secours le chœur des anges. Sa voix est entendue au
ciel.

--Elle est jugée, dit froidement Méphistophélès.

--Elle est sauvée, disent les voix d'en haut.

--À moi! crie le démon, et il disparaît avec Faust.

--Henri! Henri! Sur ce cri de Marguerite, tout vibrant à la fois de
désespoir et de je ne sais quelle indicible espérance, tombe le rideau
du premier _Faust_.

Le démon, le principe du mal, semble vainqueur, mais ce n'est qu'en
apparence et dans les faits. Il est vaincu dans la vérité idéale des
sentiments, doublement vaincu dans l'âme altière et puissante de Faust,
dans l'âme tendre et simple de Marguerite. Le sens moral du drame reste
encore voilé, suspendu; tout à l'heure l'action va le reprendre et le
mettre en pleine lumière. Nous allons voir dans le second _Faust_ la
morale, la philosophie, la religion de Gœthe se développer, s'élever et
resplendir d'un éclat épique.

VIVIANE.

Ne voudriez-vous pas vous reposer un moment? Vous semblez fatiguée?

ÉLIE.

Prenez mon bras, Diotime, et faisons quelques pas sur la plage.



CINQUIÈME DIALOGUE.

DIOTIME, VIVIANE, ÉLIE, MARCEL.

Plus tard ÉVODOS.


Lorsqu'on revint s'asseoir, Diotime reprit ainsi:

Les tableaux qui vont se dérouler dans la seconde partie de _Faust_
répéteront, sous un voile symbolique d'un plus riche tissu et dans des
proportions agrandies, les scènes de la première partie. Le parallélisme
qui s'établit entre les deux moitiés de la tragédie, n'est guère moins
apparent que le parallélisme des trois cantiques. Il produit dans l'un
et l'autre poëme un grand effet de solennité, de cette solennité
primitive dont nos deux poëtes avaient en eux l'instinct, et qui, chez
Gœthe, s'était singulièrement accrue dans la méditation et l'étude de la
tragédie grecque.

Dès les premiers vers du second _Faust_, on sent que le style s'élève.
Les voiles se gonflent; les horizons s'ouvrent. Comme Dante, au sortir
de l'enfer, Gœthe semble ici se placer sous l'invocation de la muse
épique:

             ... alza le vele
     Omai la navicella del mio ingegno.

L'affreux cachot où Faust a «laissé toute espérance» est derrière nous.
Nous voici au seuil des régions purificatrices où notre héros, lui
aussi, va se rendre digne de monter au ciel, _e di salire al ciel
diventa degno_. Sous la voûte immense du firmament, dans une vaste
campagne, aux approches de l'heure où le soleil ramène à notre
hémisphère la lumière, le mouvement, la vie, Faust, couché sur des
gazons en fleur, est doucement bercé par la voix des sylphes, aux sons
de la harpe éolienne.

MARCEL.

Mais comment, du cachot de Marguerite et de la compagnie du diable,
Faust se trouve-t-il tout à coup transporté sur des gazons fleuris, dans
la compagnie des sylphes?

DIOTIME.

Gœthe ne prend pas grand souci des transitions dans un poëme dont
l'action repose tout entière sur un fond merveilleux. Pour transporter
son héros d'un lieu à un autre, il lui suffit, comme à l'auteur des
Cantiques, de le supposer endormi, endormi de ce sommeil sacré des
temples où les dieux parlaient en songe aux mortels et les guérissaient
de tous les maux. Dante procède ainsi quand, au neuvième chant du
Purgatoire, il se suppose vaincu par le sommeil, «à l'heure où
l'hirondelle salue l'aube du jour,» et se fait raconter par Virgile
qu'une dame céleste est venue qui l'a emporté, tout endormi, au lieu où
il s'éveille.

     Venne una donna, e disse: l' son Lucia:
     Lasciatemi pigliar costui che dorme.
     Si l' aggevolerò per la sua via.
     ................................
     Poi ella e'l sonno ad una se n'andaro.

Pendant le cours des heures nocturnes, le chœur des bons génies,
sensible au malheur de l'amant de Marguerite, a calmé les agitations de
son âme; il a détourné de lui «la flèche acérée du remords:» il a
rafraîchi son front brûlant dans la rosée du Léthé.

ÉLIE.

Ce Léthé m'étonne dans les deux poëmes. Quelle peut être sa
signification morale? Nos auteurs entendraient-ils dire qu'il faut
n'avoir ni remords ni souvenir du mal qu'on a fait? La morale serait
aisée, mais fort peu chrétienne.

DIOTIME.

J'ignore quel est l'enseignement théologique sur ce point délicat;
peut-être, dans l'aspersion de notre eau bénite, faudrait-il voir
quelque secrète réminiscence de cette vertu du Léthé: mais
très-probablement ici Dante et Gœthe suivent leur sentiment propre, sans
se préoccuper de la doctrine de l'Église. Aux yeux de Gœthe, la première
condition du salut, c'est la résolution énergique de «tendre
incessamment à la vie la plus haute,»

            Ein kræftiges Beschliessen
     Zum hœchsten Daseyn immerfort zu streben.

en apprenant toujours et en communiquant incessamment à ses semblables,
dans une généreuse et bienfaisante activité, tout ce qu'on a en soi de
meilleur. Selon cette conception, qui était celle des stoïciens à peu de
chose près, le remords ne serait qu'une entrave à l'essor de l'âme, une
dépression, une diminution de force, et l'oubli devrait être considéré
comme une grâce, une paix divine, qui allège à l'homme de bonne volonté
le poids du jour.

VIVIANE.

Est-ce qu'Emerson ne dit pas quelque chose d'analogue dans ses _Essais_?
Je me rappelle vaguement un passage où il conseille à l'homme de bien de
ne pas traîner après lui le cadavre de la mémoire, _this corpse of
memory_.

DIOTIME.

C'est le sentiment de quiconque est animé du génie de la vie active et
mû par la conscience du mal à réparer plutôt que du mal à pleurer.
Gœthe, d'ailleurs, constamment occupé, comme il l'était, du problème de
la responsabilité humaine, n'avait jamais pu arriver à une certitude
autre qu'à celle de l'inextricable complication de nécessité et de
liberté dont se composent la vie et les malheurs de l'homme. Il en
concluait que la vraie morale, la vraie justice ici-bas, c'était une
inépuisable compassion. Qu'il soit saint, qu'il soit méchant, nous
plaignons l'infortuné;

     Ob er heilig, ob er büse,
     Jammert sie der Unglücksmann.

chante le chœur des sylphes avec une mélancolie pleine de tendresse. Il
y a là un sentiment de doute miséricordieux qui n'existe pas au même
degré, tant s'en faut, dans les Cantiques où Béatrice, tout en accourant
au secours de celui qu'elle aime, ne lui épargne ni les humiliations ni
les dures réprimandes.

On sent dans cette appréciation différente de la culpabilité (péché et
remords pour Dante, erreur et réparation pour Gœthe) l'intervalle de
cinq siècles durant lesquels les sciences naturelles et historiques,
affranchies de tous les dogmes, et s'éclairant l'une l'autre, ont
éclairé aussi la morale d'un jour nouveau. Au temps de l'Allighieri, on
croit à la vengeance de Dieu, parce que l'on honore la vengeance
humaine. Au temps de Gœthe, la torture est abolie, la peine de mort
combattue dans son principe; l'enfer n'est plus pour Faust qu'une
«légende bizarre.» Aussi, dans les plus terribles catastrophes de la
tragédie, n'exprime-t-il pas une seule fois le sentiment de la peur,
tandis que Dante, épouvanté, tremble et s'évanouit à tout instant dans
sa marche à travers les supplices de l'enfer. Aussi Faust est-il sauvé
sans condition, sans s'humilier, sans se confesser autrement qu'à
lui-même et à sa propre conscience, sans aucun acte de foi explicite. Il
est sauvé par le seul effet d'une loi générale et divine qui élève à
Dieu tout ce qui a puissamment aspiré vers lui et tenté, fût-ce en se
trompant de voie, de faire le bien ici-bas.

Le chœur des sylphes qui, d'une main légère, en quelques vagues arpèges
à peine entendus au sein du crépuscule, nous rappelle ces graves
problèmes, est soudain interrompu par une explosion de lumière. C'est le
char du soleil qui s'avance avec une majesté homérique.

     Horchet! horcht! dem Sturm der Horen!
     .....................................
     Phœbus' Ræder rollen prasselnd;
     Welch Getœse bringt das Licht!

L'imagination de Dante, vous vous le rappelez, conçoit ainsi la lumière
retentissante de l'astre du jour, et dit hardiment au début de l'Enfer
qu'il est repoussé par la panthère vers la vallée «où le soleil se tait,
_là dov'l sol tace_.»

Faust s'éveille. Son monologue, écrit dans la forme dantesque des
tercines (Gœthe ne l'emploie que cette seule fois dans toute son œuvre),
ne reste pas au-dessous des plus beaux élans lyriques de la _Comédie_.
Faust salue le roi des cieux; il écoute, il bénit, dans un transport de
joie, les pulsations de la vie qui renaît dans son sein et dans le sein
de la terre. Il se sent renouvelé comme les feuilles et les fleurs que
baigne la rosée du matin.

             Come piante novelle
     Rinnovellate di novella fronda.

a dit l'Allighieri. Faust chante avec amour l'hymne à la lumière. Son
regard est attiré vers les hantes cimes où resplendissent les premiers
feux du jour. _Hinaufgeschaut_! C'est le _Guardai in alto_ de Dante;
c'est l'image perpétuellement rajeunie de la poésie primitive qui figure
la sainteté, la béatitude, par l'altitude des montagnes et le
rayonnement du soleil.

Cependant Faust, qui parle ici plus manifestement encore que dans la
première partie du poëme, au nom de l'homme et de l'humanité, ne
saurait, non plus que Dante, soutenir les splendeurs de l'astre divin.
Une douleur vive à sa paupière l'avertit que l'œil mortel n'est pas fait
pour les clartés éternelles. Il détourne sa vue et la ramène vers la
terre, où l'iris qui se balance dans l'écume des eaux jaillissantes
l'attire et le captive. Faust y voit l'emblème de la vie humaine.
L'homme ne peut ici-bas ni posséder ni même contempler face à face la
vérité pure à laquelle son âme aspire. Il ne peut que l'entrevoir dans
ses reflets; il ne saurait voir Dieu que dans le miroir indistinct de la
nature. C'est la pensée maîtresse qui domine toute l'œuvre de Gœthe;
c'est la même pensée, la même image que nous retrouvons dans les
Cantiques, quand, au dernier chant du Paradis, saint Bernard ordonnant à
Dante de lever les yeux vers la gloire céleste, le poëte sent son œil
ébloui, blessé par les rayons perçants, incapable d'en supporter
l'éclat.

         Io credo per l' acume ch' io soffersi
     Del vivo raggio, ch' io sarei smarrito
     Se gli occhi mici da lui fossero aversi.

Cette première scène de la seconde partie du poëme de Gœthe, ce chant
des esprits aériens, ce monologue à la fois si solennel et si doux,
célèbrent dans le plus beau langage la réconciliation de l'âme de Faust
avec la vie. Elle consent désormais, cette âme ambitieuse, à tempérer
ses désirs, à limiter ses poursuites, à resserrer dans le cadre étroit
assigné à l'homme par la nature son activité passionnée. Faust se
résigne, il renonce, mais sans abandon de soi-même. Son renoncement est
viril, héroïque. Il ne va plus vouloir, il est vrai, que le possible,
mais il voudra, sans illusion ni dédain, tout le possible. À partir de
cette heure, qui commence pour Faust la _vie nouvelle_, Méphistophélès
est plus d'à demi vaincu; sans qu'il s'en aperçoive encore, le démon est
subalternisé, rejeté à l'arrière-plan. Le doute et l'ironie s'effacent
insensiblement aux clartés grandissantes de l'amour. C'est l'ascendant
de la femme, médiateur et sauveur, que l'on pressent dès l'entrée de ce
purgatoire où déjà Faust est, comme les ombres à qui parle Dante, assuré
de voir la lumière suprême.

             O gente sicura.
     Incominciai, di veder l' alto lume.

Du moment que Faust est maître de lui, il est maître aussi du démon. Il
va lui commander plus impérieusement des choses plus difficiles. Il va
se faire conduire à la cour de l'empereur germanique, prendre part aux
affaires de l'État. De la vie individuelle, il va entrer dans la vie
sociale; il va s'élever à la dignité, à la puissance du sacerdoce.

ÉLIE.

Qu'entendez-vous par là?

DIOTIME.

L'idée qui possède visiblement l'esprit et l'œuvre de nos deux poëtes,
Élie, c'est que la vie humaine doit être un culte, une offrande, un
sacrifice perpétuel à Dieu, où l'homme est à la fois prêtre et victime.

ÉLIE.

C'était le sentiment de Proclus, de Porphyre, quand ils disaient que
l'homme est le pontife de l'univers. C'était aussi le sentiment de
l'apôtre saint Paul.

DIOTIME.

Ce sera éternellement, dans la triste vanité des choses périssables, le
sentiment, exprimé ou non, des âmes capables d'adoration et d'amour.
Nous avons vu que c'était l'instinct du petit Wolfgang quand, tout au
haut de son autel enfantin, il allumait l'encens.

Au sortir du purgatoire, Virgile couronne, en vers majestueux, de la
mitre sacerdotale le front de l'Allighieri. Durant tout le cours de la
tragédie de Gœthe, cette idée de sacerdoce, plus ou moins voilée,
apparaît. Dès le premier monologue de la première partie, Faust veut
être confesseur de la vérité; il souhaite l'apostolat; il voudrait
enseigner, améliorer, convertir les hommes. À ses yeux, la demeure de la
femme aimée est un temple, un sanctuaire, je cite les propres
expressions de Faust. Au second acte, investi de la clef magique, qui
est également symbole du pouvoir sacerdotal, et qui rappelle les clefs
d'or et d'argent avec lesquelles l'ange divin ouvre à Dante la porte du
purgatoire, il va chercher dans les profondeurs ténébreuses, chez les
_Mères_, le trépied sacré des oracles. Il en revient vêtu des ornements
pontificaux. Il a puissance d'évocation sur le royaume des ombres.

     Im Priesterkleid, bekrænzt, ein Wundermann,
     Der nun vollbringt was er getrost begann.
     Ein Dreifuss steigt mit ihm aus hohler Gruft.

Faust ne comprend la vie, il n'en conçoit la beauté que depuis sa
vocation.

     Wie war die Welt mir nichtig, unerschlossen!
     Was ist sie nun seit meiner Priesterschaft?
     Erst wünschenswerth, gegründet, dauerhaft!

ÉLIE.

Vous venez de dire que Faust descend chez les _Mères_; voilà pour moi
l'obscurité des obscurités, l'abstraction des abstractions, auprès
desquelles les allégories de Dante ne sont que jeux d'enfants.

DIOTIME.

C'est en effet la conception la plus obscure de tout le poëme; et, bien
qu'elle soit essentiellement germanique, on n'est pas encore parvenu à
s'entendre, même en Allemagne, sur ces _Mères_ mystérieuses; comment
donc nos cerveaux français s'accommoderaient-ils de ces ténébreux
fantômes? Essayons cependant de pénétrer dans la pensée du poëte. Voyons
d'abord pourquoi et comment Faust va trouver les _Mères_.

Après des scènes très-gaies à la cour de l'empereur, après que
Méphistophélès a tiré de la ruine, par la richesse trompeuse des
assignats, le monarque et ses courtisans, après une brillante mascarade,
on souhaite, pour couronner les divertissements, quelque chose de tout à
fait extraordinaire. L'empereur, selon qu'il est dit dans la légende,
demande à voir la plus belle femme du monde, l'Hélène antique. Faust
promet de la faire apparaître. Il exige de Méphistophélès les moyens du
réaliser sa promesse. Le démon se récrie. Le diable de la Bible n'a nul
pouvoir sur l'enfer du paganisme; d'ailleurs l'entreprise est téméraire,
inouïe, pleine de périls. Faust insiste; il ignore la peur. Il a donné
sa parole; il faut qu'il la tienne.

--Tu oserais descendre chez les _Mères_? dit Méphisto.

Faust, en frissonnant d'horreur à ce mot inconnu, mais sans hésiter:

--Par quel chemin?

--Aucun chemin.

Les _Mères_ habitent le vide, le silence impénétrable. Autour d'elles,
point de lieu, point de temps; elles trônent par delà, inaccessibles à
la prière, à la pensée même. Environnées de ce qui n'est plus, de ce qui
n'est pas encore, elles président à la métamorphose infinie des types,
des idées divines.

ÉLIE.

Les _Mères_ seraient alors quelque chose comme les _Idées_ de Platon?
Gœthe ne s'explique-t-il nulle part à ce sujet?

DIOTIME.

Gœthe dit à Eckermann que la première pensée de ses _Mères_ lui a été
suggérée par la lecture d'un passage de Plutarque, qui parle d'une ville
très-ancienne de la Sicile (Engyum, si j'ai bonne mémoire) et d'un
temple bâti par les Crétois, où l'on adorait, sous le nom de _Mères_,
les divinités conservatrices qui protègent la fécondité. Un autre
ouvrage de Plutarque, dont notre poëte ne fait pas mention, mais qu'il
n'ignorait certes pas, la _Chute des Oracles_, décrit le centre, le
foyer de l'univers, le _Champ de la Vérité éternelle_, où résident les
causes, les types, les formes primordiales de tout ce qui a existé et de
tout ce qui existera. Dans Plutarque, les mondes (il en compte cent
quatre-vingt-trois) s'ordonnent selon la figure du triangle, et c'est
l'espace situé entre les trois angles qu'occupe ce champ mystérieux de
la vérité. Rien ne ressemble davantage au séjour que Gœthe assigne à ses
_Mères_, et aux fonctions qu'il leur attribue. D'après le peu qu'on
entrevoit dans les mythologies scandinave, celtique ou germanique du
rôle de ces divinités, filles de la nuit obscure, elles auraient partout
figuré la fécondation, la reproduction, la multiplication de l'être;
mais Gœthe ne s'étend point sur ce sujet, et se contente de dire que,
hormis le nom, il a tout inventé dans ses _Mères_.

MARCEL.

Je me souviens d'avoir lu dans un commentateur, Henri Blaze, je crois,
que les _Mères_ figurent les principes des métaux, ces matrices de
Paracelse, _Matrices rerum omnium_, où se combinent les éléments, où
s'élabore la semence de vie. Il me semble que cette explication ne
manque pas de vraisemblance, puisque nous sommes, avec la légende de
Faust, en pleine alchimie.

DIOTIME.

Plusieurs commentateurs pensent comme vous, Marcel, et ils se fondent
sur la poursuite des secrets de l'alchimie où, pendant assez longtemps,
s'obstina notre poëte. La clef magique que le démon donne à Faust pour
lui ouvrir l'accès des profondeurs ténébreuses, appartient à cet ordre
d'idées et semblerait vous donner raison. Pour ma part, je considère les
_Mères_ de Gœthe, qui assignent à l'identité de la substance infinie son
existence, sa forme, sa beauté, finies et phénoménales, comme beaucoup
plus semblables à la _Nature naturante et naturée_ de Spinosa qu'aux
_Matrices_ de Paracelse, comme beaucoup plus apparentées avec le
_Devenir_ de Hegel qu'avec les types de Platon. Et s'il me fallait
absolument expliquer une obscurité par une autre obscurité, un nom par
un nom, je les appellerais les Parques du panthéisme.

MARCEL.

Mon ami, le hegélien Moritz a pris la peine de m'expliquer, huit jours
durant qu'il pleuvait à Ostende, comme quoi le trépied des _Mères_, ce
sont les trois catégories du maître: thèse, antithèse, synthèse! Vous
imaginez si j'avais appétit de cette métaphysique à triple dose!

DIOTIME.

Je lisais ce matin même, dans la traduction de M. Littré, un passage
d'Hippocrate: _Rien ne naît, rien ne meurt_, qui ferait, selon moi,
comprendre les _Mères_ beaucoup mieux que tous les commentaires
modernes. Vous le rappelez-vous, Élie?

ÉLIE.

Pas précisément.

DIOTIME.

Hippocrate y déclare que rien dans l'univers ne s'anéantit, que rien ne
naît non plus, qui ne fût auparavant; mais que, _se mêlant et se
séparant, les choses changent_, et que c'est là proprement, aux yeux du
vulgaire, _naître et mourir_.--Que vous en semble? Mêler et séparer,
faire naître et mourir, n'est-ce pas exactement l'office des _Mères_?...
Du reste, sans aller chercher si loin une explication que nous avons
tout proche, les _Mères_, qui unissent l'idéal à la réalité, l'infini au
fini dans une fécondité généreuse, n'auraient-elles pas, dans la pensée
de Gœthe, exactement le même sens que _l'Eternel féminin_ par qui Faust,
à la fin du poëme, s'élève de la vie terrestre au ciel?

MARCEL.

Je n'y ai, quant à moi, aucune objection.--Mais que nous voilà loin de
la cour de l'empereur! Ces divertissements, ces belles mascarades qui
l'égayent, ne nous en direz-vous pas un petit mot?

DIOTIME.

Elles en valent, bien la peine. Gœthe a prodigué, dans la description
qu'il en donne, l'imagination, la grâce, la verve humoristique. Il y
réalise, sans doute, l'idéal qu'il s'était fait des fêtes publiques, au
temps où on le chargeait du soin de divertir la cour de Weimar. Il
compose sa merveilleuse mascarade de ses plus riants souvenirs,
d'allusions piquantes et charmantes aux circonstances et aux personnages
contemporains. Le système de Law, le romantisme, le carnaval romain, les
bouquetières de Florence; le chœur des bûcherons qui chante, en vrai
démocrate, l'utilité de son rude labeur, sans lequel, pour les riches,
point d'élégances, et qui tance vertement _Pulcinello_ le désœuvré,
l'oisif opulent, dédaigneux du peuple; le parasite, le gourmand,
l'envieux, l'ivrogne, le poëte vaniteux et servile, la femme bavarde,
raillés à la façon de l'Allighieri; le char de Phœbus, le triomphe, de
Pan, préparent avec beaucoup d'art, tout en distrayant les yeux, les
conclusions philosophiques du poëme.--Mais il faudrait lire ou plutôt il
faudrait voir ce spectacle fantastique dont mon pâle résumé ne saurait
vous donner la moindre idée. Faust reparaît. Il a accompli le voyage
mystérieux; il rapporte le trépied symbolique. L'encens fume; du sein
des vapeurs embaumées, aux sons d'une suave harmonie, se dégage peu à
peu la figure d'Hélène. La voici, calme et grave dans sa candeur épique,
la fille de Jupiter, la sœur des Dioscures. La voici, telle qu'elle
apparut au berger phrygien, quand, vêtue de la pourpre dorée au soleil,
entourée de ses jeunes compagnes, elle cueillait, de sa main d'une
blancheur de cygne, pour les autels de Vénus, les roses nouvelles. Telle
on l'admirait à la fois, illusion, enchantement magique, sur les bords
du Scamandre où retentit le choc des armes, pour elle ensanglantées, et
sur les bords paisibles du Nil où la protège, dans Memphis,
l'hospitalité des rois. Telle elle posait son pied délicat sur la galère
sidonienne qui la ramène, triomphante, à son peuple et à son époux, «par
la volonté des dieux.» Telle encore la peignait Polygnote dans les
parvis sacrés du temple de Delphes.

On voit que, en créant son Hélène, le génie de Gœthe s'anime d'une
émulation généreuse. Homère, Hérodote, Euripide, Phidias, Polygnote,
sont présents à la pensée du poëte germanique. Pour mieux douer cette
fille chérie de la Muse, il s'inspire de ce que les innombrables
légendes antiques et modernes ont inventé de plus gracieux.

VIVIENE

Mais Hélène, ce me semble, n'est pas trop bien traitée des poètes. Elle
est infidèle, perfide, elle est un objet de haine, de mépris...

DIOTIME

Assurément. Mais l'admiration pour sa beauté l'emporte à la fin sur le
ressentiment de ses fautes; on pardonne, on oublie le mal qu'elle a
causé. L'imagination populaire, aussi bien dans l'antiquité que dans le
moyen âge, ne saurait consentir au châtiment d'une personne aussi belle.
Tantôt, pour la mieux innocenter, on la fait naître de Némésis et jouet
de l'implacable Destin; tantôt on la suppose calomniée, on inflige à son
calomniateur la cécité, on le contraint à chanter la Palinodie. On
soumet à ses charmes, encore enfantins, le plus noble entre les héros,
Thésée, semblable à Hercule. Plus tard, sans se troubler d'aucune
contradiction, la légende la donne en mariage au plus vaillant des
Grecs; Hélène met au monde, dans l'île de Leuké, le bel Euphorion,
l'enfant ailé d'Achille. Puis on réconcilie l'épouse infidèle avec
l'époux outragé. Admise, après la mort, au rang des déesses, Hélène,
dans l'Olympe, paraît aussi bonne que belle. Elle obtient du partager
avec Ménélas les honneurs divins; elle fait donner à ses frères, les
Dioscures, une place glorieuse parmi les astres. Dans des temps
postérieurs, on lui passe au doigt l'anneau magique. De ses dernières
larmes enfin naît la fleur _Hélénion_, qui, attachée sur le sein des
femmes, y répand, avec ses parfums, la beauté.

Au moment où Gœthe fait apparaître Hélène sur le seuil du temple
antique, Faust entre en extase. Troublé, éperdu, hors de lui à l'aspect
d'une beauté si parfaite, il oublie que ce n'est là qu'un fantôme qu'il
a lui-même évoqué; il s'élance, il va l'étreindre; une explosion
terrible le repousse. Il tombe inanimé. Le fantôme s'évanouit dans les
ténèbres. Un tumulte épouvantable clôt cette scène d'incantation et le
premier acte de la tragédie.

MARCEL.

Quel symbolisme à outrance! Vous aviez raison de dite, Élie, que les
allégories de Dante ne sont rien auprès.

DIOTIME.

Le symbolisme d'Hélène ne me paraît pas plus obscur que celui de
Béatrice, de Lucie, de Mathilde, en qui Dante a voulu figurer toutes les
nuances de la grâce divine. Il faut bien en prendre votre parti, Marcel,
ni Dante ni Gœthe, les plus vrais des poëtes, n'ont songé un seul
instant à toucher au moyen des procédés de l'art réaliste.

MARCEL.

Mais enfin, un critique a dit, et je suis de son opinion, qu'il
préférait à tout le symbolisme d'Hélène un baiser de Marguerite.

DIOTIME.

Vous parlez ici, sans doute, avec tous les lecteurs français, de la
Marguerite du premier Faust, oubliant qu'elle reparaît dans le second,
qu'elle n'y est pas moins symbolique qu'Hélène, et qu'elle finit par se
confondre avec la fille de Léda dans le même nuage poétique.

MARCEL.

Des nuages! toujours des nuages!

DIOTIME.

Celui-ci est assez transparent, ce me semble. Faust est une fois encore
seul et rêveur dans les hautes solitudes. Il contemple le ciel. Il voit
passer dans les nuées le fantôme d'Hélène; le nuage se dissipe, et
lorsqu'il se reforme un peu plus haut, c'est l'image de Marguerite qui
apparaît. «Une image, enchanteresse m'abuse-t-elle?» s'écrie Faust. La
félicité de mes plus jeunes années renaît dans mon cœur,

     D'antico amor senti la gran potenza.

a dit l'Allighieri. C'est l'aube de l'amour, le regard à peine compris,
la beauté pure qui attire à elle le _meilleur_ de l'âme de Faust.

MARCEL.

Mais cet enlèvement, tenté et manqué, d'Hélène par Faust, comment
doit-on l'entendre?

DIOTIME.

Les commentateurs allemands prétendent que Gœthe a voulu nous dire que
la passion aveugle, véhémente, ne saurait atteindre dans l'art à la
beauté idéale; qu'on ne s'impose pas à elle par violence; qu'elle se
donne librement à l'adoration désintéressée. Ils ajoutent que c'était là
pour Gœthe un fait d'expérience, le souvenir de ses passionnés mais
vains efforts pour devenir un grand peintre. Quoi qu'il en soit, la
transition du premier au second acte se fait encore, à la manière
dantesque, par le sommeil. Le poëte nous ramène dans le laboratoire de
Faust (la chimie, cette science toute moderne, a, dans le poëme de
Gœthe, l'importance que Dante donne à la métaphysique dans sa
_Comédie_). Méphistophélès, pendant son évanouissement, l'y a
transporté; il l'a jeté tout endormi sur le lit gothique. Dans quelques
scènes de haute comédie et remplies d'allusions, Gœthe nous montre le
disciple Wagner, devenu à son tour docteur des sciences, occupé à
fabriquer dans ses appareils, selon la recette de Paracelse et selon la
théorie toute récente que professait un disciple de Schelling, un
homuncule. La création de l'homme sera le dernier mot de la science,
comme elle est le dernier effort de la nature. Un souffle de
Méphistophélès fait éclore dans la fiole la petite créature
phosphorescente qui demeure, comme toute création artificielle, isolée,
dans son enveloppe de cristal, de la grande vie universelle. Bientôt, à
sa lueur vacillante, Faust et Méphistophélès, portés par le manteau
magique, se remettent en route à travers les airs; ils s'en vont en
Thessalie; le sabbat de la mythologie antique va s'y célébrer.
Méphistophélès est curieux de nouer connaissance avec les sorcières
païennes. L'homuncule (cette ironie de la science impuissante à suppléer
la nature) a des pressentiments qui l'entraînent vers ces régions
mystérieuses où il espère prendre vie. Faust s'est éveillé tout en proie
au désir de retrouver Hélène; il brûle de mettre le pied sur le sol
sacré de la Grèce où elle a vu le jour.

Le sabbat classique auquel Faust se joindra, dans l'espoir d'y apprendre
où réside la femme qui possède sa pensée, est assurément de toutes les
fantaisies de Gœthe la plus étrange. Il y a représenté aux yeux, il y a
caractérisé avec une fierté de dessin et une puissance d'images, dont la
_Divine Comédie_ offre seule l'exemple, toutes les figures de la
mythologie antique, telles que venait à peine de les reconstituer la
symbolique allemande dans les récents travaux des Creuzer, des Heyne,
des Jacobi. Il y a mêlé poétiquement la personnification des idées
scientifiques les plus modernes.

Dans les champs de Pharsale, sur les rives du Pénéios, au bord des
golfes de la mer Égée, sous l'invocation d'Érychto, la plus fameuse
entre ces sorcières thessaliennes, si puissantes qu'elles faisaient à
leur gré descendre la lune du firmament, le poëte déroule un prestigieux
cortége où se succèdent, depuis les monstruosités ténébreuses de
l'Égypte, de l'Inde, de la Perse, jusqu'aux délicats symboles des écoles
d'Alexandrie et d'Athènes, toutes les créations du génie mythique des
peuples anciens; où passent, et se définissent en passant, les systèmes
et les idées qui préoccupaient alors Gœthe et son siècle.

Sphinx, Griffons, Lamies, Kabyres, Marses et Psylles, Telchines,
Pygmées, Daklyles, Imses et Arimaspes, Phorkyades, Tritons, Dorides et
Néréides, Séismos, la personnification du soulèvement des montagnes,
Protée, le dieu de la divination, de la science subtile, Anaxagore et
Thalès exposent tour à tour en beaux vers la lutte primitive des
éléments et la métamorphose ascendante de toutes choses dans l'univers
par la lumière et l'amour. Ils défilent sous nos yeux comme dans un rêve
dantesque. Nous assistons à la grande fête de la mer. L'apparition de
Galathée-Aphrodite sur sa conque triomphale qui n'est pas sans analogie
avec le char de Béatrice, l'homuncule qui brise sa fiole de cristal et
se répand sur les vagues en lueurs phosphorescentes, célèbrent
symboliquement l'union éternelle de l'amour et de la beauté. Le chœur
chante le règne d'_Éros_ par qui tout a commencé:

     So herrsche denn Eros, der alles begonnen!

Cependant Méphistophélès, bien qu'étonné, se plaît à ce romantisme de
l'antiquité légendaire. Il se sent là presque autant chez lui que sur
les cimes du Brocken. Mais Faust ne se laisse pas plus distraire à ce
sabbat païen qu'il ne l'a fait au sabbat chrétien. De même que Dante, au
milieu des visions de l'enfer et du purgatoire, n'a qu'une seule pensée:
rejoindre Béatrice, Faust ne songe ici qu'à retrouver Hélène. _Wo ist
sie_? Où est-elle (il ne la nomme même pas, tant il la suppose présente
à tous les esprits)? s'écrie-t-il en mettant le pied sur le sol de la
Grèce. Où est-elle? c'est le cri de Dante à saint Bernard: _Ella ov',
è_? quand Béatrice disparaît soudain dans la gloire céleste.

C'est là un de ces mots comme en ont seuls trouvé les plus grands
poëtes, et dont la simplicité familière fait éclater sans bruit toute
l'intensité, toute la flamme du désir humain.

Dans un paysage délicieux où, d'un pinceau digne ensemble de Léonard et
du Corrége, Gœthe abrite les amours de ce beau nid de Léda, _del bel
nido di Leda_, que Dante n'a pas craint de rappeler au Paradis, Faust
écoute avec ravissement le zéphyr qui courbe les roseaux sur le bain des
nymphes amoureuses, et, glissant sur les eaux limpides, le frissonnement
des ailes du cygne divin. Songe-t-il? est-il éveillé? Faust ne le
saurait dire; et ce tableau voluptueux nous laisse, comme à lui, une
sensation indécise, qui tient du souvenir et du rêve. Mais tout à coup
le sol retentit sous le pas d'un coursier rapide. C'est le centaure
Chiron qui fend la plaine; c'est l'éducateur des héros, habile dans
l'art de guérir. À la demande de Faust, et le sentant atteint d'un mal
sacré, il le prend sur sa croupe et le porte à la rive opposée. Ensemble
ils vont consulter Manto, la fille d'Asclépias, l'_aspera Virgo_ de
Virgile, la fondatrice de l'étrusque Mantoue, que Dante a rencontrée en
enfer dans le cercle des devins. C'est elle qui conduira Faust au
royaume de Perséphone, où jadis elle conduisit Orphée, et où il
retrouvera Hélène. L'en ramènera-t-il? L'acte suivant va nous
l'apprendre.

Dans ce troisième acte, le plus beau de tous peut-être, Gœthe s'est
inspiré, comme pour son _Iphigénie_, du profond sentiment de la tragédie
grecque. Son début rappelle celui des _Euménides_. Nous sommes au seuil
du palais de Ménélas. Le chœur des vierges troyennes, conduites par
Panthalis, escorte l'épouse du roi. On craint pour ses jours. Un
sacrifice s'apprête. On ignore la victime. Sous le masque de Phorkyas
qu'il a emprunté au sabbat classique, et qui personnifie la laideur;
Méphistophélès remplit d'épouvante l'âme d'Hélène; il lui persuade de
fuir la vengeance d'un époux courroucé. Il l'enlève et la transporte
dans les murailles d'un château gothique, où elle est reçue avec de
grands honneurs par un noble chevalier germanique, venu avec les siens à
la conquête du Péloponèse, et qui fait d'elle aussitôt la souveraine
dispensatrice des grâces, l'inspiratrice des actions généreuses. Ce
chevalier, vous le devinez, n'est autre que Faust.

MARCEL.

Quelle invention bizarre! et que signifie cette Hélène ravie dans un
château gothique?

DIOTIME.

Elle a fort exercé les commentateurs. Selon la critique allemande,
Hélène, la beauté pure de l'art antique, échappe à la décadence de la
Grèce qui va retomber dans la barbarie, pour venir résider au milieu des
nations modernes. De l'union de la beauté païenne avec le sentiment
chrétien naîtra dans le monde renouvelé un nouveau génie, le bel
Euphorion, l'aspiration inquiète de la pensée moderne vers un idéal plus
haut qu'elle n'atteindra pas.

ÉLIE.

N'a-t-on pas dit que cet Euphorion, fils de Faust et d'Hélène, c'était
lord Byron?

DIOTIME.

Euphorion, dans la pensée de Gœthe, est le fruit de la réconciliation du
monde antique et du monde moderne, du classicisme et du romantisme. Rien
n'était plus insupportable à Gœthe que cette lutte des classiques et des
romantiques qui passionnait ses contemporains; il les appelait les
guelfes et les gibelins du XIXe siècle. Chacun de nous, avait-il coutume
de dire, au lieu de tant disputer, devrait s'efforcer d'être ensemble,
comme l'a été dans son art le peintre d'Urbino, païen et chrétien. Et
c'est pourquoi, à Venise, lorsqu'il écrivait son _Iphigénie_, il allait
méditer devant la _sainte Agathe_ de Raphaël, afin, dit-il, que sa
vierge païenne ne prononçât pas une parole qui ne pût être entendue de
la vierge chrétienne.

ÉLIE.

Il y a bien quelque chose de ce sentiment dans notre Chateaubriand
lorsqu'il compare le passé et le présent à deux statues incomplètes,
dont l'une a été retirée toute mutilée du débris des âges, et dont
l'autre n'a pas encore reçu sa perfection de l'avenir.

DIOTIME.

Assurément.--En donnant à son Euphorion quelques traits de lord Byron,
Gœthe voulait aussi laisser à la postérité le témoignage de son
admiration vive pour celui qu'il proclamait «un poëte grandiose, tout à
fait inimitable en ses prodigieuses audaces.»

Un détail plein de grâce des noces de Faust et d'Hélène qui remplissent
ce troisième acte, c'est le dialogue du couple amoureux, où chacun, en
alternant, achève le vers commencé par l'autre et lui donne la rime.
Gœthe s'est rappelé là une légende persane qu'il avait racontée dans son
_West-östlicker-Divan_, et selon laquelle deux amants, Behramgur et
Dilaram, dans un transport de joie, inventent la rime pour «dire
d'amour,» aurait dit le Florentin. Si j'en croyais mon goût, nous nous
arrêterions longtemps à cette idylle épique des noces de Faust et
d'Hélène dans une délicieuse Arcadie où notre poëte a répandu les fleurs
les plus suaves de son génie. Mais l'heure avance, il faut me hâter.

Au quatrième acte, Hélène et Euphorion ont disparu. Ils sont rentrés
ensemble dans le royaume des ombres, dans le Hadès auquel ils
appartiennent. Le bonheur et la beauté ne sauraient rester longtemps
unis sur la terre. Une fois encore, Faust reste seul, inassouvi après la
possession de la beauté comme il l'était après la possession de la
science. Pas plus que l'enfant de Marguerite, l'enfant d'Hélène ne doit
vivre à ses côtés. Pour les révélateurs, pour les prophètes, pour un
Faust comme pour un Dante, il n'est point de famille, point de postérité
particulière; leur famille, c'est le genre humain; leur postérité, c'est
l'esprit des siècles.

Le caractère sacerdotal de Faust, son humanité profonde, ont besoin,
pour se manifester entièrement, d'une épreuve, d'une initiation
nouvelle. De la vie de contemplation et de spéculation, de la vie
amoureuse et poétique, il faut que Faust s'élève à la vie d'action, à la
vie bienfaisante et héroïque.

         Im anfang war die _That_.
     Au commencement était l'action.

C'est ainsi qu'il comprenait, qu'il traduisait, au début de la tragédie,
le sens véritable de l'Évangile de saint Jean. Son désir, lorsqu'il
voulait hâter par le suicide la fin de sa carrière terrestre, c'était
d'entrer plus vite dans une existence supérieure, où il pourrait
témoigner, par de nobles actes, que la dignité de l'homme ne le cède pas
à la grandeur des dieux.

     Hier ist es Zeit durch Thaten zu beweisen
     Dass Manneswürde nicht der Gœlterhœhe weicht.

Faust n'ignore donc pas que la vocation de l'homme, que son devoir,
c'est d'agir. Il sait, comme le noble empereur à qui parlait Minerve,
«qu'il n'y a pas dans le ciel un être aussi grand que l'homme qui agit
et qui lutte sur la terre.» Mais il sait aussi, il en a fait
l'expérience, que l'homme seul ne peut que rêver le bien; pour le
réaliser, pour effectuer de grandes choses, il est nécessaire que
l'homme s'unisse à l'homme; il faut que, ensemble associés, ils
concertent, ils combinent toutes les forces de leur intelligence et de
leur volonté pour lutter contre le destin.

     Gesellig nur læsst sich Gefahr erproben
     Wenn einer wirkt, die andern loben.

C'est la parole de Chiron à Faust en lui vantant l'expédition des
Argonautes. C'est le sentiment de l'excellence de l'association qui
pénètre de part en part le roman de _Wilhelm-Meister_, et qui dominait
toute la conception morale que Gœthe s'était formée du devoir de l'homme
ici-bas.

Quand, après la disparition d'Hélène, Faust se retrouve seul, au désert,
méditant sur lui-même et sur son passé; quand Méphistophélès vient
encore une fois le tenter en lui offrant toutes les richesses, toutes
les voluptés d'un Sardanapale, avec la gloire que donnent les poëtes,
Faust lui répond: La gloire n'est rien; l'action est tout.

     Die That ist alles, nichts der Ruhm.

Il sent en lui les deux grandes forces de l'âme, selon Spinosa:
l'intrépidité et la générosité. Il brûle de l'ambition d'une noble
entreprise. Il demande au démon la possession de vastes territoires, non
pour en jouir, «la jouissance, dit-il, rend médiocre,» mais pour y
exercer au profit des hommes un pouvoir créateur.

Le territoire que Faust décrit à Méphistophélès est en proie à la fureur
des flots. Ce sont des rivages infertiles, des sables mouvants toujours
menacés, d'insalubres marécages. Comme les demi-dieux de la fable, comme
les saints héroïques du christianisme primitif, Faust voudrait exercer
ces puissantes vertus civilisatrices qui domptent la force aveugle des
éléments. Il voudrait repousser, contenir les vagues, dissiper les
vapeurs empestées de l'atmosphère, coloniser, établir «sur un sol libre
un peuple libre,» pour y vivre avec lui, non dans la sécurité (même à la
fin de sa carrière, Faust ne voit jamais le bonheur sous l'image du
repos), mais dans une activité héroïque. Faust a abjuré la magie; il ne
poursuit plus qu'un but humain par des moyens humains.

MARCEL.

Dieu me pardonne! voilà ce fantastique Faust qui tourne au positif, à
l'utile; le voilà qui se fait Hollandais!

DIOTIME.

Je croirais plutôt que notre poëte avait en pensée Venise. On voit dans
son voyage d'Italie quelle vive impression avait faite sur son esprit
cette cité enchantée, sortie du sein des eaux, si longtemps reine des
mers par la hardiesse de ses navigateurs, par l'étendue de son commerce
et par la profonde habileté de sa politique. Ce qu'il aimait, ce qu'il
admirait surtout dans la républicaine Venise, c'est qu'elle était un
monument glorieux de la volonté puissante, «non d'un monarque, mais de
tout un peuple.» Il l'honorait, cette république déchue, parce que,
disait-il, elle n'avait succombé que sous l'effort des siècles. Il la
trouvait majestueuse encore sous son voile de vapeurs, dans le deuil de
ses grandeurs évanouies. Il s'attendrissait, il pleurait au chant du
gondolier...

ÉLIE.

Je me souviens d'avoir rendu Manin tout heureux un jour que je lui
lisais ce passage de Gœthe.

VIVIANE.

Vous avez connu Manin?

ÉLIE.

Sans doute.

VIVIANE.

Et où donc?

ÉLIE.

Je l'ai vu très-souvent chez Diotime.

VIVIANE.

Je ne l'y ai jamais rencontré.

ÉLIE.

Vous étiez alors en Allemagne.

VIVIANE.

Vous aviez connu Manin en Italie, Diotime?

DIOTIME.

J'avais été en rapport avec plusieurs de ses amis pendant mon séjour à
Venise; mais c'est à Paris seulement, quand il y vint exilé, que je
nouai avec lui des relations personnelles.

VIVIANE.

Que j'aurais voulu le voir!

DIOTIME.

Je ne pourrais même plus vous faire voir, à cette heure, la place qu'il
occupait à mon foyer, la place où tant de fois, dans de longues veilles,
nous l'écoutions parler de Dante et de sa pauvre Italie... Cette maison
qui m'était si chère et qui concentrait des bonheurs dispersés
aujourd'hui à tous les vents de la fortune et de la mort, j'en
chercherais en vain la trace. Elle n'existe plus que dans mon souvenir.
Elle a été rasée par le zèle des embellisseurs de Paris; ils ont fait
passer sur le coin de terre où elle s'isolait dans l'ombre et la
fraîcheur d'un bouquet d'arbres, la ligne droite et implacable d'un
bruyant et poussiéreux boulevard.

ÉLIE

Combien vous devez la regretter, votre charmante _maison rose_, avec sa
vigne vierge et son bel acacia pleureur, avec ses médaillons, ses
grandes tapisseries flamandes, avec son jardin d'hiver qu'égayait la
fleur d'or des mimosas du Nil!

MARCEL.

La maison rose, dites-vous? quel nom singulier!

ÉLIE.

On l'appelait ainsi, cette maison qui ne ressemblait à aucune autre, à
cause du ton de brique pale d'une partie de sa façade; à cause aussi, je
crois, des floraisons de rosiers qui, à chaque saison, lui faisaient une
riante ceinture.

DIOTIME.

Je me rappellerai toujours la première visite que m'y fit Manin. Il
s'était fait annoncer. Je l'attendais avec une sorte d'inquiétude, me
demandant si j'oserais ou non lui dire jusqu'à quel point sa patrie
m'était chère et combien je ressentais pour lui de respect et
d'admiration. Avertie qu'il était là, je descendis au salon où on
l'avait introduit. Comme la portière en tapisserie ne fit, en
s'entr'ouvrant, aucun bruit, Manin ne me vit pas entrer; je restai
quelque temps sans rien dire; il était là, debout, absorbé, visiblement
ému, lui aussi, les yeux fixés sur un buste en marbre, ouvrage du
statuaire florentin Bartolini.

Après que nous eûmes échangé un long serrement de main:

--«Quelle beauté! s'écria-t-il, en interrompant l'entretien avant
presque qu'il eût commencé; et quelle autre qu'une main italienne aurait
fait vivre ainsi ce marbre italien!» Et moi, étonnée, muette, je
regardais tour à tour, croyant rêver, le front calme et pensif de la
figure de marbre et l'œil sombre du proscrit d'où jaillissait
l'étincelle!... Quand il eut quitté ma maison, il me sembla qu'elle
était à jamais consacrée. J'aurais voulu, comme le noble castillan
visité par son roi, entourer d'une chaîne d'or mon humble demeure.

Mais revenons à Faust.--La bataille que livre l'empereur d'Allemagne à
son compétiteur, la victoire qu'il remporte à l'aide des artifices de
Méphistophélès, procure à Faust la souveraineté qu'il a souhaitée. Dans
les scènes où le monarque victorieux partage les terres conquises,
l'archevêque, qui veut accaparer la meilleure part du butin, domaines,
dîmes, corvées, fait de la donation aux églises une condition hypocrite
de la rémission des péchés. Il reproche à l'empereur d'avoir fait
alliance avec le diable, et jette l'effroi dans son âme. Ici Gœthe a
égalé Dante dans la peinture satirique des cupidités de l'Église, et de
ces _loups rapaces_ qui revêtent l'habit du pasteur,

     In veste di pastor lupi rapaci.

Il s'égaye, d'une ironie toute florentine, à peindre l'avarice
insidieuse et insatiable de la sacristie rusée.

Mais voici que nous approchons du dénoûment. Faust est à l'œuvre. Le
cinquième acte nous le montre sur la terrasse du son palais, tout occupé
à l'exécution de ses desseins. Il contemple d'un œil charmé les
merveilles qu'il a créées déjà: les digues, les canaux, le port immense
où, des extrémités du monde, entrent les navires superbes, chargés de
riches cargaisons; les sillons, les pâturages où paissent de nombreux
troupeaux, tout ce mouvement de l'agriculture, du commerce et de
l'industrie, dont il est l'initiateur, et qui donne à tout un peuple
l'abondance et la joie. Cependant l'excès de son ardeur à la poursuite
du bien lui devient, ici encore, occasion de chute. Quelques paroles
impatientes donnent prise à Méphistophélès qui s'est fait pirate (la
piraterie est pour notre poëte la parodie du commerce). Une cabane
habitée par deux vieillards, une petite chapelle bâtie sur la dune,
gênent l'œil du maître (le bruit des cloches importune Faust comme il
importunait Gœthe lui-même); le démon y souffle l'incendie.

MARCEL.

Mais voilà qui est fort vilain!

DIOTIME.

Faust pense comme vous, Marcel. En voyant s'élever les flammes, en
entendant l'écroulement où périssent les pauvres vieillards, il maudit
l'action brutale. Bien qu'elle ait été commise à son insu, car il
voulait «l'échange et non la spoliation,» il en subit la peine. Le Souci
entre dans sa demeure. Son œil se ferme à la clarté du jour.--Chose
admirable, et qui montre dans toute sa grandeur la beauté morale du
héros de Gœthe, Faust frappé de cécité n'a pas une plainte; il n'accuse
ni la Providence ni le Destin. Soudain enveloppé de ténèbres, «la nuit
du dehors semble vouloir pénétrer en moi, dit-il avec calme; mais c'est
en vain, une pleine lumière éclaire mon âme;» et il ne se détourne pas
un moment de son œuvre.

ÉLIE.

Ce moment où Faust, en perdant la vue des sens, sent se fortifier en lui
le regard de l'âme, m'a singulièrement ému quand j'ai lu pour la
première fois la tragédie de Gœthe. Ne trouvez-vous pas qu'il rappelle
le passage des _Confessions_ où saint Augustin, méditant _sur les
plaisirs de la vue_, s'écrie tout d'un coup, dans un élan lyrique
admirable: «O lumière que voyait Tobie, lorsqu'étant aveugle des yeux du
corps, il enseignait à son fils le véritable chemin de la vie! O lumière
que voyait Jacob...»

DIOTIME.

Vous avez raison. Le sentiment qui inspire nos deux auteurs, nos deux
poëtes, car saint Augustin est un grand poëte, est le même. Faust
aveugle exhorte les travailleurs; il promet des récompenses; il est plus
heureux qu'il ne l'a jamais été, dans le pressentiment de ce qui
s'accomplira un jour après lui; il tressaille à l'image de ce paradis
terrestre qu'il aura tiré du chaos. C'est le beau sentiment moderne du
progrès, c'est l'expression d'un amour désintéressé des générations à
venir, qui fait dès ici-bas, au juste, une béatitude que l'homme de
l'antiquité n'a pas connue et que l'Église chrétienne n'a fait
qu'entrevoir. Faust n'a jamais joui d'aucune réalité présente. Il est
incapable d'une satisfaction limitée à sa personne. Il conçoit pour
l'humanité un avenir idéal; il s'efforce d'en hâter la venue; il la sent
proche; c'est là toute sa félicité et c'est aussi la fin de son épreuve.
Au moment où il se déclare satisfait, au moment où il a conscience que
pour avoir seulement conçu, souhaité, cherché le bien, fût-ce même en de
fausses voies, préparé un état meilleur pour des hommes qui naîtront
plus libres et plus heureux qu'il ne l'a été lui-même, le droit à
l'immortalité lui est acquis, le but de sa destinée en ce monde est
atteint. Faust a parcouru toutes les phases de l'activité humaine. Il a
touché les deux pôles de l'existence terrestre.

«Tout est consommé.» _Alles ist vollbracht_. Faust tombe dans un
évanouissement profond dont il ne se relèvera plus. Il expire. La lutte
entre le bien et le mal cesse avec les battements de son cœur.

La partie qui se jouait entre Dieu et le diable est terminée. Qui
demeure victorieux? À qui va-t-elle appartenir, cette âme superbe qui a
voulu connaître et aimer tout ce qu'il est possible à l'homme de
connaître et d'aimer ici-bas? C'est le sujet d'un combat entre les
démons et les anges.

Ce combat sur les bords de la fosse, autour du corps étendu de Faust,
est assurément l'invention la plus surprenante de tout le poëme et aussi
la plus personnelle à Gœthe. Notre poëte se surpasse lui-même dans le
monologue inouï où Méphistophélès, en vertu de son titre juridique,
guette, à la sortie du corps, cette grande âme de Faust dont il se croit
désormais le possesseur légitime. Par la bouche du démon, Gœthe décrit,
avec une clarté d'expression que la prose la plus parfaite atteint
rarement, avec une précision scientifique extraordinaire, et comme il a
fait du beau phénomène de la métamorphose des plantes, le phénomène
répulsif à nos organes de la dissolution du corps humain. S'inspirant
des plus récentes découvertes de la physiologie, de la chimie organique
(des recherches de Sœmmerring sur le siége de l'âme, je suppose, et des
observations de Hensing qui attribuait au phosphore une part principale
dans la production de la pensée), Gœthe raille les représentations
grossières que l'ignorance du moyen âge se faisait de la manière dont
l'âme quittait le corps. C'était chose très-simple, dit Méphistophélès;
elle n'avait qu'une issue pour s'échapper; elle sortait par la bouche
avec le dernier soupir. Papillon, oiseau, figure ailée, je la guettais
comme le chat guette la souris et je l'emportais dans mes griffes.
Aujourd'hui c'est bien différent; l'âme hésite à quitter sa morne
demeure; on ne sait plus ni quand, ni comment, ni par où elle s'en va.
On ne sait plus même si elle s'en va.

À ces considérations de l'ordre physique, Méphistophélès ajoute des
réflexions morales d'un sens profond. Autrefois, dit-il, l'âme pouvait
difficilement échapper aux flammes; mais à cette heure que de moyens
pour elle de tromper le diable! Et, dans ses perplexités, Méphistophélès
appelle à son aide toute l'engeance des diables inférieurs qui obéissent
à son commandement. On voit apparaître, dans le fond de la scène, la
gueule d'enfer.

MARCEL.

La gueule d'enfer!

DIOTIME.

La vraie gueule d'enfer de la légende. Gœthe la décrit d'un pinceau
dantesque. Il nous fait voir tout au fond la cité infernale.

               Dem Gewœlb des Schlundes
     Entquillt der Feuerstrom in Wuth;
     Und in dem Siedequalm des Hintergrundes
     Seh' ich die Flammenstadt in ew'ger Gluth.

             Des profondeurs du gouffre
     Se précipite, en fureur, le fleuve de feu;
     Et plus loin, par delà le bouillonnement,
     J'aperçois, dans son éternelle ardeur, la cité des flammes.

On a dit qu'en faisant cette peinture Gœthe avait certainement pensé à
la cité de Dité dans l'Enfer de Dante.

MARCEL.

Est-ce que votre poëte germanique faisait cas du poëte toscan?

DIOTIME.

Il le nomme avec les plus grands, avec Homère, Eschyle, Shakespeare. Il
admirait la tête puissante de Dante et l'œuvre puissante qu'elle avait
conçue; mais, bien que, à chaque pas, dans son _Faust_, on trouve des
pensées, des images et jusqu'à des mots qui semblent accuser la
préoccupation des Cantiques, je ne vois nulle part un jugement complet
de Gœthe sur Dante, et je dois même avouer qu'il qualifie en un endroit,
avec une délicatesse de goût par trop raffinée, le grandiose de la
_Comédie_, de grandiose barbare, monstrueux et répulsif. Mais je reviens
à nos démons. Dans le même temps qu'ils accourent à la voix de
Méphistophélès, un chœur d'anges est descendu des nuées, la bataille
commence. Ce combat des bons et des mauvais esprits, ce sujet si souvent
représenté par les artistes du moyen âge, est traité aussi par
l'Allighieri avec une naïveté adorable. L'ange de Dieu et celui de
l'enfer se disputent l'âme du comte de Montefeltro, sauvé pour une
«toute petite larme» de repentir qu'il a versée en mourant.

     L'angel di Dio mi prese; e quel d'inferno
     Gridava: tu dal ciel, perchè mi privi?
     Tu te ne porti di costui l'eterno
     Per una lagrimetta ch' I mi toglie.

Dans le combat selon Gœthe, les anges dispersent les démons en répandant
sur eux des roses célestes; la grâce écarte avec douceur la malfaisance.
Ils remontent vers le ciel, emportant l'âme de Faust. Les démons
rentrent dans la gueule d'enfer. Méphistophélès abandonné ne prend pas
la chose au tragique. Il se raille lui-même; il se traite de maître sot.
Quoi! des jouvenceaux, des innocents, des simples, lui ont joué un si
bon tour, à lui le vieux renard rusé et madré! Mais aussi qu'avait-il
affaire de s'embarquer dans une telle aventure! il n'a que ce qu'il
mérite, après tout! Le poëte n'en dit pas plus pour congédier
Méphistophélès. La punition est légère, comme vous voyez. L'enfer et le
diable disparaissent de la tragédie de Gœthe, comme ils ont disparu de
l'imagination et de la conscience modernes.

MARCEL.

À la bonne heure, et voici qui me réconcilierait presque avec ce
terrible second _Faust_! Il me plaît que votre Méphistophélès se
_dégermanise_ ainsi, et qu'il s'en retourne de belle humeur en enfer,
comme le ferait un diable de Voltaire.

DIOTIME.

_O buono Apollo_! O bon Apollon! s'écrie l'Allighieri au début de sa
troisième Cantique; et il demande au dieu des poëtes de l'assister en ce
dernier labeur, _all' ultimo lavoro_, afin que, en ses chants, il se
rende digne du laurier divin. Gœthe, lorsqu'il eut mis la dernière main
à l'épilogue de sa tragédie, à ce paradis où il chante, lui aussi, sur
un mode sacré, le triomphe de l'amour divin, rendait grâces au ciel. Il
avait touché le but, il considérait sa carrière comme remplie. «Peu
importe, disait-il, que désormais mes heures soient longues ou brèves;
peu importe que je les occupe d'une ou d'autre façon; ma tâche est
achevée.» Nos deux poëtes avaient tous deux conscience, et bien
justement, d'une œuvre suprême accomplie «par la volonté des dieux.»

MARCEL.

Pardon si j'interromps toujours et fort mal à propos; mais d'où vient
que Dante qualifie ses personnages les plus graves de l'épithète
vulgaire de _bon_? Le _bon_ Apollon, le _bon_ Virgile, le _bon_ Auguste?

DIOTIME.

Il emploie le mot bon au sens italien où il est l'équivalent de
puissant, de vaillant.

Le paradis de Gœthe, très-différent par son étendue et par son aspect de
celui de Dante, est cependant tout à fait semblable, non-seulement parce
qu'il appartient également à la symbolique catholique, mais surtout par
sa conception idéale et par le caractère musical, symphonique, comme on
l'a dit, de la représentation des joies célestes. Dans les régions
mystiques où nous transporte l'épilogue de _Faust_, nous entendons les
chants de l'extase. La sainteté, la pureté, la beauté, la joie
ineffable, y rendent de plus parfaites harmonies à mesure qu'on s'élève
dans la lumière. C'est un véritable _crescendo d'amour_, comme Balbo l'a
dit de la seconde Cantique. Au-dessus des saints anachorètes, au-dessus
des intelligences séraphiques, qui rappellent la hiérarchie des saints
contemplatifs du ciel de Saturne dans la _Comédie_, l'idéal de tout
amour, la Vierge mère, plane sur les nuages éthérés. À ses pieds les
douces pécheresses de l'Évangile et de la légende, _Magna Peccatrix_,
_Mulier Samaritana_, _Maria Egyptiaca_, l'implorent pour celle qui fut
coupable seulement d'avoir trop aimé. La _Mater Gloriosa_ sourit à
Marguerite qui s'avance. Pas plus que Béatrice, et c'est encore là un
trait de génie commun à nos deux poëtes, Marguerite ne saurait jouir de
la béatitude si elle ne la partageait avec celui qu'elle a aimé. Dans un
autre langage que la noble Florentine, mais dans un sentiment tout
semblable, elle demande que le soin de guider l'âme de son amant lui
soit confié. Sa prière est exaucée. Elle s'élève, en attirant à sa suite
l'âme de Faust, vers les régions suprêmes, où l'on aime, où l'on connaît
davantage la sagesse éternelle.

     Al cerchio che più ama, r che più sape.

Ils entrent ensemble au ciel de la pure lumière, dans l'allégresse
amoureuse de la vérité.

               Al ciel ch'è pura luce;
     Luce intellettual piena d'amore,
     Amor di vero ben pien' di letizia.

L'amour de la créature pour son Dieu et l'amour de Dieu, _il primo
amante_, pour sa créature se rencontrent. Le salut de l'homme est
accompli. Et de même que l'Allighieri déclare ce qu'il a vu au-dessus de
toute parole humaine,

               Il mio veder lu maggio
     Che il parlar nostro...

     ... e vidi cose che ridire
     Nè sa, nè può qual di lassù discende.

ainsi le chœur mystique par qui se termine le poëme de _Faust_, exalte
l'_inexprimable_, l'_indescriptible_ béatitude du royaume céleste, et le
mystère insondable qui relie à la vérité permanente de la vie divine les
apparences fugitives de notre vie mortelle.

     Tout ce qui passe
     N'est que symbole;
     L'impénétrable
     Ici s'accomplit:
     L'indescriptible
     Ici se manifeste;
     L'Éternel féminin
     Nous attire en haut.

     Alles vergængliche
     Ist nur ein Gleichniss;
     Das Unzugængliche
     Hier wird's Ereigniss:
     Das Unbeschreibliche.
     Hier ist es gethan;
     Das Ewig-Weibliche
     Zicht uns hinan!

Diotime cessa de parler. Mais après quelques instants, voyant que tout
le monde se taisait, et ne voulant pas laisser ses jeunes amis sous
l'impression trop grave de ses dernières réflexions, elle se tourna
gaiement vers Élie.--Eh bien, lui dit-elle, voici que le bon Dieu a
gagné son pari contre le diable! Que vous en semble? N'ai-je pas aussi
gagné le mien? Confesserez-vous pas à la fin que j'avais raison, et que
l'on peut bien aimer ensemble Dante et Gœthe, sans avoir pour cela
l'esprit mal fait, bizarre et fantasque?

ÉLIE.

Je rentre, comme Méphistophélès, dans ma poussière. Mais pourtant, vous
ne me ferez pas dire que je regrette de vous avoir porté un défi, car ce
défi nous a valu à tous des heures que nous n'oublierons plus.

VIVIANE.

Et bien des motifs de vous admirer davantage.

DIOTIME.

Si j'avais le droit de parler comme Faust, je vous dirais, Viviane,
l'admiration n'est rien, l'amour est tout.

VIVIANE.

Admiration, respect, amour et quelque chose encore par delà à quoi je ne
trouve pas de nom, qu'est-ce que nous ne vous donnons pas, Diotime, et
du plus profond de nos cœurs!

ÉLIE.

Combien vous seriez bonne si, avant de quitter nos deux poëtes, vous
rappeliez en quelques mots, afin de nous les graver mieux dans la
mémoire, les principaux traits par qui vous nous les avez montrés
semblables!

DIOTIME.

Je vais essayer.--Nous avons reconnu d'abord, ce me semble, que _la
Divine Comédie_ et _Faust_ sont deux œuvres profondément religieuses.
Dans chacun de ces poëmes, qui ont été pour Dante comme pour Gœthe
l'œuvre de toute la vie, l'un et l'autre ils ont voulu enseigner aux
hommes la vérité divine dont chaque science humaine est un rayon, la
doctrine du salut. Sous le voile du symbole et dans une action
légendaire, ils ont intéressé l'esprit humain au mystère de sa propre
destinée, temporelle et éternelle. Ils se sont faits apôtres et
confesseurs d'une foi religieuse, morale et politique, où nous avons
admiré l'expression la plus haute du problème de la vie en Dieu. Tous
deux, par l'union intime de la science et de la poésie, de la raison et
de la foi, ils ont essayé de rétablir l'harmonie primitive de l'âme
humaine dans ses rapports avec l'âme du monde; ils ont cherché, dans les
régions de l'infini, la conciliation des discordances et des
contradictions de l'existence finie. Tous deux enfin ils ont tenté
d'édifier une république, une cité idéale, où régneraient ensemble la
liberté et la loi, la nature et l'esprit; où la contemplation et
l'action, la science et l'amour, se prêtant une force mutuelle,
donneraient dès ici-bas à l'homme le pressentiment joyeux et l'image de
la cité céleste. Dante et Gœthe ont suivi une marche inverse en ceci,
que le premier, partant de la vie active, s'élève peu à peu à la vie
contemplative, tandis que le second, au contraire, s'arrachant à la
contemplation, entre de plus en plus dans la vie d'action. Mais pour
tous deux le terme suprême est cette cité céleste où la vie recommencera
plus puissante, où l'homme, actif et contemplatif, renaîtra plus
parfait, plus semblable à Dieu.

Nous sommes tombés d'accord aussi, n'est-il pas vrai? que Dante et Gœthe
sont restés, dans l'exécution d'un plan grandiose qui n'allait à rien de
moins qu'à l'exposition d'une philosophie générale de l'univers et de la
destinée humaine, singulièrement personnels, originaux, _subjectifs_,
comme on dirait aujourd'hui; tirant, à la façon d'Homère et des
prophètes bibliques, de la réalité la plus familière et de leur
expérience propre, les motifs, les figures, les réflexions, toute la
matière et tout le tissu de leur ouvrage; et cela de telle façon qu'ils
ont fait tous deux une œuvre incomparable, d'un genre impossible à
classer, et qui demeure unique.

ÉLIE.

Lequel de ces deux poëtes vous semble avoir le plus approché d'Homère?

DIOTIME.

Ils possèdent tous deux, à un degré égal, la puissance homérique par
excellence, la faculté de penser par image, de _voir_, en quelque sorte,
ce qu'ils pensent: Dante, qui n'a connu Homère que de nom, est de sa
filiation très-directe; il est son petit-fils par Virgile.

ÉLIE.

Et Gœthe?

DIOTIME.

Peut-être y a-t-il pour Gœthe alliance plutôt que filiation. Je me
persuade que la légende germanique, si elle gardait sa force créatrice,
pourrait bien, un jour à venir, dans quelque île du Rhin (_Nonnenwerth_
ou _Grafenwerth_, je suppose), célébrer les noces épiques de celui que
l'Allemagne appelait l'Olympien, avec la fille de Léda, la blonde et
divine Hélène!...

Mais reprenons notre parallèle. En regardant dans le miroir magique où
Gœthe et Dante ont reflété leur propre image, nous avons été étonnés de
voir jusqu'à quel point cette image se trouvait être la reproduction
héroïque et satirique tout à la fois du caractère et de la physionomie
de leur race, de leur peuple et de leur siècle. Ce n'est pas tout.
Jusque dans les détails, nous avons fait des rencontres surprenantes.
Nous avons entendu de ces grands cris d'entrailles, de ces soupirs, de
ces accents brisés et profonds, de ces mots d'une candeur sublime que
l'art ne saurait feindre, où se révèlent, sans qu'il soit possible de
s'y tromper, des âmes de même trempe et de même timbre.

Dans le langage qu'ils ont parlé avec tant d'amour, et en maîtres tous
deux; dans cette italien de Florence, si personnel ensemble et si
national, où Dante fondait tous les dialectes de l'Italie dont il rêvait
et sentait instinctivement déjà l'unité future; dans ce haut allemand,
de vraie souche populaire, auquel Gœthe a su imprimer à la fois le sceau
de son génie propre et la perfection classique, nous avons senti une
puissance, une liberté de création égale, avec l'autorité suprême qui
fixe à jamais la règle et la beauté.

Chose étrange, et qui les rapproche encore! Dante et Gœthe, dans cette
admirable formation d'une langue et d'une œuvre nationales, ont suivi
exactement même fortune. Il leur a fallu à tous deux s'arracher à
l'habitude des idiomes étrangers. Avec tous ses contemporains, Dante,
vous vous le rappelez, écrit d'abord en latin; il subit très-longtemps
le charme de la poésie provençale et l'autorité établie de la langue
française. Gœthe, contrarié aussi dans l'essor de sa verve, empêché dans
les provincialismes bourgeois d'un allemand corrompu, façonné avec sa
génération au joug des littératures étrangères, subissant l'ascendant de
nos grands écrivains du XVIe et du XVIIIe siècles, commence de rimer en
français et en anglais; il ne revient pas sans quelque effort à la pente
naturelle, à la saveur germanique de sa pensée et de sa parole.

Ainsi donc, pour tout résumer: caractère religieux, pensée
philosophique, sentiment de l'idéal, largeur du plan, merveilleux du
sujet tiré également de la légende chrétienne, savoir encyclopédique,
spontanéité, beauté du langage, inspiration personnelle et populaire
tout ensemble, la _Divine Comédie_ et _Faust_ offrent à nos admirations
les mêmes grandeurs. Dans une métamorphose poétique d'une incroyable
puissance, Dante élève les conceptions variées du polythéisme latin à
l'unité d'un catholicisme grandiose. À son tour, plus hardi encore et
doué d'une vertu poétique qui s'est nourrie du savoir accru de cinq
siècles, Gœthe accorde, en les transformant, dans la vaste harmonie du
panthéisme moderne, les dieux de la Rome antique avec le Dieu supérieur,
de la Rome chrétienne.

Sans m'arrêter aux ressemblances dans les détails, dans les images, dans
les expressions même de nos deux poëtes (à cette rencontre singulière,
par exemple, des noms de Béatrice et de Faust, qui tous deux signifient
heureux), sans insister sur des inspirations très-semblables qu'ils
puisent, l'un dans le sentiment pythagoricien, l'autre dans le sentiment
spinosiste de la vie, j'ajoute que les vicissitudes subies et les
influences exercées par le génie de Dante et de Gœthe présentent des
analogies non moins remarquables. Aucun poëte, je crois, n'a passé,
comme ils l'ont fait, par des alternatives aussi contrastées d'éclat et
d'oubli, de méconnaissance et d'adoration.

MARCEL.

Je croyais que Gœthe n'avait jamais été ni contesté ni méconnu. Encore
tout dernièrement, je lisais, dans un _Entretien_ de Lamartine, que la
vie de Gœthe avait été un règne.

DIOTIME.

Un règne fort traversé de rébellions, Marcel, et auquel certaines
humiliations même ne furent point épargnées. À son retour d'Italie,
Gœthe nous dit que l'Allemagne l'avait oublié, «ne voulait plus entendre
parler de lui:» il se plaint que la critique traite ses œuvres «avec la
dernière barbarie.» On tente, à force d'ironie et de dédain, de
déconcerter à la fois son génie et sa bonté. On s'attaque, avec un
acharnement presque sans exemple, à ses livres et à sa personne. Objet
du haine à la fois pour les partis les plus contraires, pour les
violents de toutes les opinions, piétistes ou jacobins, romantiques ou
pédants; insupportable au faux goût et à la fausse morale, Gœthe est
calomnié dans son caractère, dans son talent, et jusque dans les plus
nobles affections de son grand cœur. En le représentant comme un
indifférent, un égoïste, un rimeur bourgeois, matérialiste et réaliste,
on parvient à éloigner de lui la jeunesse et à obscurcir son nom. On
annonce que, avant dix années, il sera rentré dans le néant. On exalte
au-dessus de lui non-seulement Schiller, mais la tourbe des auteurs
infimes; on le déclare frappé d'impuissance. Les éditeurs refusent
d'imprimer ses manuscrits; ses envieux le harcèlent de telle sorte et
ses amis le défendent si faiblement, qu'il se sent comme exilé, seul,
absolument seul dans son pays, et qu'il est tout près de renoncer à
l'art et à la poésie!

VIVIANE.

Mais cela ne paraît pas croyable.

DIOTIME.

Ce qui est presque incroyable aussi, c'est la diversité, l'opposition
des jugements qui ont été portés sur _Faust_ comme sur la _Comédie_.

Ces deux œuvres grandioses et profondes ayant eu besoin dès leur
apparition de commentateurs et d'interprètes, elles sont devenues
aussitôt le sujet de querelles passionnées. L'une comme l'autre elles
attirent et repoussent, captivent et irritent les imaginations. Dante,
nous l'avons vu, est déjà pour ses contemporains, et de plus en plus
dans la suite des générations, tour à tour orthodoxe et hérétique,
guelfe et gibelin, voué à l'anathème et à l'apothéose. En butte aux
fureurs ou aux dédains des inquisitions ou des académies, traité d'impie
par les uns, de barbare par les autres, Dante traverse de longues
éclipses de gloire. Lui qui passionnera des esprits tels que Buonarroti,
Galilée, lui qu'on a proclamé égal, supérieur à Virgile et à Homère, il
sera rejeté dans l'ombre de Pétrarque, de Tasse, et, ce n'est pas assez,
de Marini, de Métastase. Comme il a été, de son vivant, exilé par un
aveugle esprit de faction, trois siècles après sa mort il sera banni de
la compagnie et de la gloire des grands hommes. Au commencement de ce
siècle, selon Alfieri qui avait appris de mémoire toute la _Comédie_, on
n'aurait pas trouvé dans toute l'Italie trente personnes ayant lu
Dante.--Gœthe, de son vivant et encore à cette heure, pour les esprits
étonnés, est tantôt le plus religieux des poëtes, et, dans les matières
d'État, le plus républicain des utopistes, tantôt le plus endurci des
païens, des athées; un «mauvais génie» (Lacordaire l'écrivait hier
encore); un courtisan, un esprit rétrograde, timide et servile.
Aujourd'hui cependant l'opinion semble s'établir définitivement selon la
justice. Les éditeurs, les traducteurs, les commentateurs intelligents
et aimants se multiplient en même temps pour Dante et pour Gœthe. Tous
deux ensemble ils s'emparent, sans violence et par la seule force des
choses, de nos imaginations. Ils sont présents à l'esprit de quiconque
est capable de sérieuses pensées. Pour tout Italien comme pour tout
Allemand, la _Comédie_ et _Faust_ sont devenus le _Livre_ par
excellence, une sorte de Bible à la fois familière et mystérieuse, d'où
l'on tire pour toutes les occasions de la vie, pour toutes les
dispositions de l'âme, des sentences, des axiomes et des similitudes.
Bien plus, voici que presque à la même heure une réparation glorieuse se
fait. Un moment distraite, trompée, ingrate, l'âme de la patrie
allemande se retrouve, se reconnaît enfin, elle salue sa propre
grandeur, elle sent sa puissante, son indestructible personnalité dans
l'œuvre et dans le nom de Wolfgang Gœthe.

Et toi, noble Allighieri, maître, guide, «plus que père!» toi qui
bénissais le pain amer de l'exilé, toi qui montais avec lui, en
soutenant ses pas chancelants, le dur escalier d'autrui, toi qui
recevais dans tes bras, pour l'emporter dans ton ciel, le martyr
sanglant de la liberté, maintenant ramené sur les bords de ton beau
fleuve Arno, au doux bercail d'où sont à jamais chassés les loups
rapaces, que de repentirs à tes pieds, que de lauriers à ton front, et
combien inséparables désormais dans l'âme italienne ta gloire et la
gloire de la patrie!...

Les derniers accents de Diotime se perdirent dans le silence. La nuit
était venue. Un grand recueillement descendait sur la campagne. Tout à
coup l'on entendit résonner au loin de longues notes vibrantes et douces
qui semblaient s'appeler et se répondre à travers l'espace. C'étaient
deux cors de chasse qui se renvoyaient l'un à l'autre le refrain
mélancolique aimé de la Bretagne:

     Ma sœur, qu'ils étaient beaux ces jours
               De France!
     O mon pays, sois mes amours
               Toujours.

Ce fut le signal du départ. On avait oublié les heures rapides et la
distance. La lune était déjà très-haut à l'horizon. Pendant qu'Élie et
Marcel s'occupaient aux préparatifs du retour, Diotime et Viviane
allaient et venaient sur la plage qui se rétrécissait à vue d'œil, et se
repliait dans les ombres du granit, au murmure montant des flots. Des
nuées de goëlands, de pétrels et d'autres oiseaux aquatiques volaient
vers la terre, cherchant pour les heures nocturnes leur abri dans les
grottes de stalactites qui s'ouvrent aux flancs du rocher. Ramenée par
la marée en vue des côtes, la flottille de pêche se rassemblait et
courbait sa noire voiture sur la surface argentée de l'Océan.

Depuis quelques instants, Diotime suivait avec une attention inquiète le
mouvement d'une barque qui gouvernait presque en droite ligne vers la
langue de sable où elle se trouvait avec son amie.

--C'est l'heure des contrebandiers, dit Viviane, répondant ainsi à la
question que se faisait tout bas Diotime.

L'embarcation avançait toujours. Bientôt on put distinguer qu'elle était
montée par trois hommes. Un quatrième, de grande taille et qui
paraissait armé, se tenait debout près du foc.

--Je ne me trompe pas, c'est la barque de Floury, s'écria Diotime.

--Que viendrait-elle faire ici, à cette heure? dit Viviane.

Sans répondre, Diotime se dirigeait vivement vers la pointe où le pilote
allait atterrir. Je ne sais quel pressentiment hâtait son pas. Quelqu'un
venait, en effet, à sa rencontre.

Avant que la barque eût touché terre, l'inconnu qu'on y voyait debout, à
l'avant, et qui ne ramait point, s'élançait.

--Évodos!...

À ce nom qu'elle entendit avant d'avoir rien vu, Viviane, comme frappée
d'immobilité, s'arrêta soudain. Le jeune homme vola vers elle. Il la
reçut dans ses bras, tremblante et muette.

Après les premiers étonnements du revoir:

--Mais enfin, reprit Diotime, comment donc, quand on vous croit dans les
mers d'Ionie, abordez vous au cap Plouha?

--C'est bien simple. Vous savez que je ne m'appartiens pas. Ceux qui me
commandent m'envoient à Paris; m'y voici d'un trait. La personne à qui
l'on m'adresse n'y est point encore; on ne l'attend que dans
vingt-quatre heures. Ces vingt-quatre heures sont miennes. J'arrive à
Portrieux; vous en êtes partie le matin. La barque du pilote va prendre
la mer; je demande à Floury de se louer à moi pour la soirée; il y
consent. Nous mettons le cap sur Plouha. En voyant cette belle mer
tranquille refléter, comme un miroir d'acier, le doux visage de Phœbé
qui lui sourit, je m'enchante. Je me persuade que vous vous laisserez
charmer comme moi par la magie des cieux et des eaux et que nous
reviendrons ensemble, guidés par mon étoile... Le voyez-vous là-haut,
mon beau _Sirius_, justement sur la pointe du cap Fréhel!... Il faut que
vous donniez raison à ma joie, Diotime, vous qui êtes aussi l'astre
propice; il faut que, par cette nuit lumineuse comme les nuits de ma
patrie, tous trois nous naviguions en plein espoir et en plein
contentement sur votre océan breton!

À cette proposition inattendue, Viviane consentait d'un joyeux silence;
mais Diotime avait des objections. Le vent était contraire...

ÉVODOS.

Le voici qui tombe. Et d'ailleurs, en venant, Floury qui se connaît à
vos nuages y a vu qu'entre huit et neuf heures la brise soufflerait
nord-ouest. En moins d'une heure et demie, il en donne sa parole, nous
serons rentrés au port.

DIOTIME.

Mais la pointe de Saint-Quai?... les courants?

ÉVODOS.

Fiez-vous à moi. Nous autres Hellènes, ne sommes-nous pas toujours les
compagnons d'Ulysse? Fiez-vous surtout à Floury. Lui et ses hommes, ils
rameront, s'il le faut, vigoureusement.

Comme on en était là, Élie et Marcel venaient avertir que tout était
prêt. Ce fut à leur tour de s'étonner. Les premières effusions passées,
la compagnie convint de se partager: Élie et Marcel retourneraient par
terre à Portrieux; le bateau du pilote y ramènerait Viviane et Diotime,
à la garde d'Évodos.

L'entretien, comme on peut croire, ne languit pas, au doux rhythme de la
barque, pendant la traversée. Toute une année d'absence où tant de
choses avaient agité, inquiété, passionné les esprits! Que de souvenirs,
que d'espérances, que de projets à échanger entre deux jeunes cœurs
épris d'un même amour et confiants tous deux dans une grande et
maternelle amitié!

Quoi qu'en eût dit Floury, le vent du nord-ouest ne se levait pas. On
_nageait_ avec lenteur. Peu à peu le bruissement monotone des flots et
le magnétisme des clartés lunaires assoupirent Diotime. Elle fit de
beaux rêves. Elle vit passer dans les nuées, les ombres heureuses de
ceux qu'elle avait perdus; elle entendit au loin des chants de liberté.
Elle vit s'élever, dans les vapeurs du crépuscule, un beau temple en
marbre; et quand, aux premiers rayons du jour, les portes s'ouvrirent
d'elles-mêmes, elle aperçut au fond la statue d'ivoire et d'or de la
divine Béatrice.

Cependant, peu à peu, le souffle du matin se faisait sentir; il agitait
en se jouant, il soulevait à demi sur les paupières de Diotime le voile
des songes. Alors se dessinèrent à ses yeux, sur le fond transparent des
clartés de l'aube, deux figures d'une jeunesse et d'une beauté
parfaites, assises à ses côtés, vis-à-vis l'une de l'autre, dans un
maintien plein de grâce et de noblesse. Diotime distingua deux mains qui
se cherchaient, deux anneaux échangés. Elle entendit deux voix
mélodieuses que la brise emportait en se jouant sur les flots et qui
semblaient accompagnées de la cithare antique. Diotime prêta l'oreille.
Les deux voix dialoguaient ainsi:

--Les hasards de ma vie ne t'effrayent point?

--Moi-même je ceindrai ton bras du glaive, en priant les dieux pour ta
patrie.

--Ma patrie est pour toi la terre étrangère.

--Quelle femme, quelle barbare se sentirait étrangère dans la cité de la
vierge Athéné, sur la terre où l'on adore la douce Panagia?

--Ma destinée est obscure. Je ne connaîtrai de longtemps ni repos ni
foyer.

--Que serait le foyer sans l'honneur! que serait le repos sans la
liberté!

--Tu n'entends pas les mots de la langue que parlent les miens.

--La langue flexible et sonore que parlent les fils d'Homère, j'ai voulu
l'apprendre; écoute:

     [Grec: O misenmos eigchi chachi to eche gia psarmachi
     Kai to chalon aon gobisma olo psilia a agapa.]

À ce moment la barque entrait dans le port; elle amarrait au pied de la
jetée. Le bruit que fit la chaîne en retombant sur la pierre tira de son
rêve Diotime.

À demi sommeillant, appuyée au bras d'Évodos, elle montait encore
l'escalier de granit, quand Viviane, déjà loin, suivie du lévrier, comme
la Diane chasseresse au pied virginal, s'avançait vers le seuil où les
attendait Élie, seul et pensif dans sa tristesse bretonne.

FIN.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Dante et Goethe : dialogues" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home