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Title: Napoléon et Alexandre Ier (3/3) - L'alliance russe sous le premier Empire Author: Vandal, Albert, 1853-1910 Language: French As this book started as an ASCII text book there are no pictures available. *** Start of this LibraryBlog Digital Book "Napoléon et Alexandre Ier (3/3) - L'alliance russe sous le premier Empire" *** http://dp.rastko.net. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) NAPOLÉON ET ALEXANDRE Ier TOME TROISIÈME L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de reproduction et de traduction en France et dans tous les pays étrangers, y compris la Suède et la Norvège. Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la librairie) en janvier 1896. DU MÊME AUTEUR: Napoléon et Alexandre Ier. L'alliance russe sous le premier Empire. I. _De Tilsit à Erfurt. 3e édition_. Un volume in-8° avec portraits. Prix. 8 fr. II. 1809. _Le second mariage de Napoléon; Déclin de l'alliance. 3e édition_. Un volume in-8°. Prix 8 fr. (Couronné _deux fois par l'Académie française_, _grand prix Gobert_.) Louis XV et Élisabeth de Russie. 2e édition. Un volume in-8°. Prix. 8 Fr. (Couronné par _l'Académie française_, _prix Bordin_.) Une Ambassade française en Orient sous Louis XV: _La Mission du marquis de Villeneuve_ (1728-1741). _2e édition_. Un volume in-8°. Prix. 8 fr. PARIS. TYPOGRAPHIE DE E. PLON, NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE.----957. NAPOLÉON ET ALEXANDRE Ier L'ALLIANCE RUSSE SOUS LE PREMIER EMPIRE III LA RUPTURE PAR ALBERT VANDAL OUVRAGE COURONNÉ DEUX FOIS PAR L'ACADÉMIE FRANÇAISE GRAND PRIX GOBERT, 1893 ET 1894 PARIS LIBRAIRIE PLON E. PLON, NOURRIT et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS RUE GARANCIÈRE, 10 1896 NAPOLÉON ET ALEXANDRE Ier CHAPITRE PREMIER LA RUSSIE SE PRÉPARE À ATTAQUER. Sous le voile de l'alliance officiellement maintenue, Alexandre Ier prépare contre Napoléon une campagne offensive.--Son grief apparent.--Son grief réel.--Appel secret aux Varsoviens par l'intermédiaire du prince Adam Czartoryski; Alexandre veut restaurer la Pologne à son profit et se faire le libérateur de l'Europe.--Encouragements qu'il puise dans le spectacle de l'oppression générale.--Aspect des différents États.--Le duché de Varsovie.--Misère dorée.--Napoléon a mis partout contre lui les intérêts matériels.--La Prusse: le Roi, le cabinet, les partis, l'armée, l'esprit public.--La Suède: débuts de Bernadotte comme prince royal: traits caractéristiques.--Le Roi et les deux ministres dirigeants.--L'intérêt économique rapproche la Suède de l'Angleterre.--Situation sur le Danube: la paix des Russes avec la Porte paraît prochaine.--L'Autriche: l'Empereur, l'Impératrice, l'opinion publique, l'armée.--Puissance de la société.--La coalition des femmes.--Influence et prestige de la colonie russe.--Metternich craint d'encourir la disgrâce des salons.--L'empereur orthodoxe et les Slaves d'Autriche.--L'Allemagne française.--Le vice-empereur.--Rigueurs du blocus.--Exaspération croissante.--Réveil et progrès de l'esprit national.--Sociétés secrètes.--Autres foyers d'agitation.--Alexandre fait prendre des renseignements sur l'état des esprits en Italie.--La France: splendeur et malaise.--Crise économique.--Fidélité des masses à l'Empereur.--L'imagination populaire reste possédée de lui et esclave de son prestige.--Les classes moyennes et élevées se détachent.--Conspiration latente.--L'Espagne.--L'Angleterre.--Alexandre médite de consommer son rapprochement économique avec nos ennemis.--Réponse de Czartoryski par voies mystérieuses.--Objections du prince; ses méfiances.--Garanties réclamées et questions posées.--Seconde lettre d'Alexandre.--Il promet à la Pologne autonomie et régime constitutionnel.--Il fait l'énumération détaillée de ses forces.--Raisonnements qu'il emploie pour convaincre et séduire les Polonais.--Condition à laquelle il subordonne son entrée en campagne.--Efforts pour gagner ou neutraliser l'Autriche.--La diplomatie secrète d'Alexandre Ier.--Il offre à l'Autriche la Valachie et la moitié de la Moldavie en échange de la Galicie.--Tentatives auprès de la Prusse et de la Suède.--Travail en Allemagne.--Tchernitchef à Paris.--Galanterie et espionnage.--Le Tsar accrédite un envoyé spécial auprès de Talleyrand.--Autre branche de la correspondance secrète.--Affaire Jomini.--Projet de former en Russie un corps d'émigrés allemands.--Ensemble de manoeuvres.--Rapports d'Alexandre avec le duc de Vicence.--Il donne le change à cet ambassadeur sur ses desseins et ses armements.--Comment il accueille l'annexion des villes hanséatiques et la saisie de l'Oldenbourg.--Le canal de la Baltique projeté par l'Empereur.--Alexandre affirme et répète qu'il n'attaquera jamais.--Langage des salons.--L'ambassade russe en France.--Occupations extra-diplomatiques du prince Kourakine.--Cet ambassadeur maintenu à son poste en raison de sa nullité.--Protestation officielle au sujet de l'Oldenbourg.--Coalition d'influences hostiles autour d'Alexandre.--Continuité du plan poursuivi par nos ennemis à travers toute la période de la Révolution et de l'Empire: ils ne renoncent jamais à l'espoir de renverser intégralement la puissance française et de tout reprendre. I Au commencement de 1811, Alexandre Ier se disposait à marcher contre Napoléon sans avoir dénoncé l'alliance qui unissait officiellement leurs destinées. Pour préparer cette surprise, il s'autorisait d'un grief et d'une présomption. Le grief était précis, patent, brutal: c'était l'incorporation à l'empire français de l'Oldenbourg, apanage d'un prince étroitement apparenté à la maison de Russie. Cette spoliation sans excuse, témérité ou inadvertance de despote, donnait droit au Tsar d'ouvrir les hostilités, mais n'eût pas suffi à l'y résoudre. Il se laissait emporter à la guerre par la persuasion où il était que Napoléon, ayant créé et agrandi le duché de Varsovie, voulait en faire une Pologne nouvelle, qui attirerait à soi les provinces échues à la Russie lors du triple partage et finirait par désagréger cet empire. Là était le motif inavoué, la blessure intime, l'objet profond du litige: «La véritable cause qui engage deux hommes à se couper la gorge, écrivait Joseph de Maistre, n'est presque jamais celle qu'on laisse voir[1].» [Note 1: _Oeuvres complètes_, XI, 513.] Sans doute, ce serait rétrécir la grande querelle que de l'enfermer dans les limites de l'État varsovien: elle était partout et embrassait l'Europe. Le développement monstrueux de la puissance française, le progrès d'une frontière mobile qui se déplaçait et avançait sans cesse, la saisie récente de la Hollande et des villes hanséatiques, l'allongement du territoire d'empire jusqu'au seuil de la Baltique, l'esclavage imposé à la Prusse, les exigences croissantes du blocus continental, dénotaient un plan d'universel asservissement contre lequel Alexandre se sentait tenu de réagir; mais le duché de Varsovie était l'avant-garde dans le Nord de cette France en marche continue, la tête de colonne, la pointe acérée qui effleurait le flanc de la Russie et menaçait de le déchirer. À ce contact torturant, Alexandre avait fini par perdre patience: il se jetait au péril pour n'avoir plus à l'attendre, prétendait restaurer à son profit la Pologne de peur que Napoléon ne la refît contre lui, et c'était dans ce but qu'il venait d'offrir très secrètement aux Varsoviens, à l'insu de son chancelier et par l'intermédiaire du prince Adam Czartoryski, de transformer leur étroit duché en royaume uni à son empire, s'ils voulaient se joindre aux deux cent mille Russes qu'il avait silencieusement rassemblés et s'élancer avec eux à la délivrance de l'Europe. Dans les semaines qui suivirent cet appel mystérieux, sa pensée mûrit et se précisa: toutes ses démarches, tous ses mouvements se fondèrent sur l'hypothèse d'une guerre offensive. Certes, l'audace était grande de s'attaquer au conquérant qui avait brisé cinq coalitions, et qui, débarrassé depuis deux ans de toutes guerres continentales hormis celle d'Espagne, semblait pour la première fois s'affermir et s'installer dans sa toute-puissance. Mais cette guerre d'Espagne, implacable et vengeresse, absorbait la majeure partie de ses forces: elle l'avait obligé à dégarnir l'Allemagne. Là, l'empereur Alexandre ne rencontrera devant lui que quarante-six mille Français d'abord, soixante mille ensuite. Napoléon, il est vrai, semble n'avoir qu'un signe à faire pour que trente mille Saxons, trente mille Bavarois, vingt mille Wurtembergeois, quinze mille Westphaliens «et autres troupes allemandes[2]» se joignent à ses Français: de tous les points de l'horizon, d'autres corps viendront à la rescousse; depuis l'Elbe jusqu'au Tage, depuis la mer du Nord jusqu'à la mer Ionienne, l'Empereur dispose de toutes les armées régulières et prélève sur chaque peuple un tribut de soldats. Cependant, lorsque Alexandre regarde à la base de cette puissance sans précédent dans l'histoire, lorsque sa vue plonge dans les dessous de l'Europe en apparence immobilisée et soumise, il discerne en beaucoup de lieux un mécontentement qui s'exaspère, une disposition à la révolte qui lui promet des alliés; à considérer successivement les États qui s'échelonnent depuis ses frontières jusqu'à l'Atlantique, il se découvre partout des motifs d'entreprendre et d'oser. [Note 2: _Note des forces qui peuvent se trouver en présence_, jointe par Alexandre à sa lettre au prince Adam. _Mémoires de Czartoryski_, II, 254.] En face de lui, à portée de sa main, le duché de Varsovie s'offre d'abord; c'est là que doit s'amorcer l'entreprise et s'appliquer le levier; c'est là aussi que se rencontre le principal obstacle. Non qu'il s'agisse de difficultés matérielles et militaires. Les deux cent mille Russes n'ont qu'un pas à faire pour enlever de vive force le duché et écraser ses cinquante mille soldats. Les places de la Vistule ne sont que d'archaïques forteresses, sans défense contre l'artillerie moderne. Dantzick, il est vrai, soutient et flanque le duché, mais Napoléon a réduit la garnison de cette place à quinze cents Français, détachement laissé dans le Nord en sentinelle perdue. Cependant, la résistance du grand-duché, si courte qu'on la suppose, ralentirait l'invasion, détruirait l'effet moral qu'Alexandre attend d'une descente inopinée en Allemagne. Il importe que l'obstacle s'abaisse de lui-même, par un soudain coup de théâtre; que les Varsoviens viennent à la Russie librement, impétueusement, et donnent à nos autres vassaux le signal de la révolte. Or, à Varsovie, tout semble français, lois, institutions, habitudes, sentiments, inclinations. Ailleurs, Napoléon domine par la contrainte et ne dispose que des corps; à Varsovie, il règne sur les coeurs. Les habitants célèbrent avec enthousiasme le culte du héros: ils l'aiment pour ses bienfaits, à raison même des preuves de dévouement qu'ils lui ont prodiguées: ils le vénèrent surtout parce qu'ils voient en lui le restaurateur désigné de l'unité nationale. Comment, en un instant et par un coup de baguette, changer la religion de quatre millions d'hommes? Alexandre ne désespère pas d'opérer ce miracle. L'unanimité apparente des Varsoviens recouvre un fond de divisions. Le parti russe n'a jamais renoncé à la lutte et mine le terrain: il compte dans ses rangs des personnages dont le nom seul est une force; il se ramifie au sein de maisons illustres qui passent pour entièrement dévouées à la France: «Souvent les pères et les enfants, écrit un agent, ont dans ce pays-ci des opinions fort opposées[3].» L'espoir d'un grand secours extérieur suffira peut-être à intervertir la situation respective des partis et à déplacer l'influence. [Note 3: Bignon, ministre résident de France à Varsovie, à Champagny, 9 mai 1811. Tous les extraits que nous citons dans ce volume de la correspondance entre nos agents à l'étranger et le ministre des relations extérieures sont tirés des archives des affaires étrangères.] Puis, les souffrances matérielles des Varsoviens offrent matière à exploiter. Ce peuple exubérant et vantard, qui se campe en crâne attitude et le poing sur la hanche, est au fond malheureux et dénué entre tous. Le luxe des états-majors, les uniformes chamarrés qu'ils arborent, ne sont que de brillants oripeaux dorant la misère. À Varsovie, tout est sacrifié à l'armée et surtout à l'aspect extérieur de l'armée, à ses embellissements, à la passion du panache; dans le duché, deux régiments de hussards coûtent autant à équiper et à entretenir que quatre ailleurs[4]. L'armée dévore l'État, et l'État, déplorablement administré, ne réussit qu'imparfaitement à faire vivre les troupes; le payement de la solde est en retard de sept mois. Autre cause de pénurie: le duché, exclusivement continental, resserré entre la Russie, la Prusse et l'Autriche, manque des débouchés maritimes dont jouissait l'ancienne Pologne. Les nobles, possesseurs du sol, ne peuvent plus exporter par Riga ou par Odessa les fruits de leurs terres, vendre leurs céréales et faire en grand le commerce des blés. La source de leurs revenus s'est tarie; ces seigneurs «marchands de grains[5]» s'endettent, et l'usure les dévore, au sein d'improductives richesses. Partout, la détresse est extrême, la disette de numéraire effrayante[6]. Si les Varsoviens supportent ces maux, c'est qu'ils y voient un état essentiellement transitoire, un acheminement à des jours meilleurs, où la Pologne respirera plus librement dans ses frontières élargies. Sans argent et presque sans pain, ils vivent littéralement d'espérances: malgré le stoïcisme qu'ils affectent, ils trouvent ce régime dur, se plaignent parfois que Napoléon tarde à exaucer leurs voeux et les fasse cruellement attendre, et l'empereur Alexandre se dit que cette nation impulsive et de premier mouvement ne résistera pas à ses avances lorsqu'il présentera aux Polonais leur idéal tout réalisé, en même temps qu'il leur promettra plus de bien-être sous un régime définitif. Si leur défection s'opère, tout devient relativement facile. La ligne de la Vistule est immédiatement atteinte, occupée, franchie, et les Russes, laissant Dantzick à leur droite, pénètrent en Allemagne sans avoir rencontré un ennemi ni fait usage de leurs armes. [Note 4: Bignon à Champagny, 23 juillet 1811.] [Note 5: Bignon à Champagny, 27 avril 1811.] [Note 6: Correspondance du ministre de France à Varsovie en 1811 et 1812. Lettres de Davout et de Rapp à l'Empereur durant la même période; archives nationales, AF, IV, 1653, 1654, 1655. _Mémoires de Michel Oginski_, III, 23-24.] En Allemagne, ils trouveront tout de suite un allié, un auxiliaire ardent. La Vistule dépassée, ils toucheront au territoire prussien, et nulle part le joug ne pèse plus intolérablement qu'en Prusse. Depuis quatre ans, Napoléon tient cet État à la torture: il le tenaille d'exigences politiques, militaires, financières, commerciales, et les projets de destruction totale qu'on lui suppose font prévoir et accepter généralement en Prusse l'idée d'une lutte pour la vie. Sans doute, il faut distinguer entre le gouvernement et la nation. Le gouvernement est faible et lâche: la Reine n'est plus là pour inspirer des résolutions énergiques; elle est morte consumée de regrets, minée par le chagrin, et ses serviteurs désolés ont cru voir la patrie elle-même descendre au tombeau sous les traits de leur reine aimée, moralement assassinée. Chez le Roi, l'excès du malheur a brisé tout ressort; il vit à Potsdam dans une morne stupeur, et des factions en lutte s'agitent autour de ses incertitudes. Le chancelier Hardenberg suit une politique équivoque; pour obtenir l'acquiescement de Napoléon à son retour au pouvoir, il a fait amende honorable et s'est courbé bien bas. Dans le conseil, il ne manque pas d'hommes pour recommander une alliance avec le vainqueur: ils voudraient que l'on méritât ses bonnes grâces à force de soumission et de repentir. Le Roi ne repousse pas tout à fait ces avis et pourtant reste de coeur avec la Russie; il correspond avec Alexandre, supplie le Tsar de ne point l'abandonner: il lui fait signe et parfois semble l'appeler. On peut craindre, néanmoins, qu'à l'instant décisif il n'hésite et faiblisse, mais la nation montrera plus de coeur et saura le contraindre. En Prusse, sous le coup des souffrances et des humiliations, par l'ardent travail des sociétés secrètes, un esprit public s'est formé, composé d'aspirations libérales et de rancunes patriotiques: la haine de la France, exaltée jusqu'au fanatisme, sert de lien entre toutes les classes: désormais, la nation pense, vit et peut agir par elle-même: elle a ses chefs, ses meneurs, Scharnhorst, Gneisenau, Blücher, d'autres encore, qui forment à Berlin le parti de l'audace: placés tout près du pouvoir, pourvus de postes importants dans l'administration et l'armée, se tenant en communication avec Pétersbourg, ils n'attendent que l'apparition des Russes à proximité de l'Oder pour livrer un assaut violent aux hésitations du souverain: suivant toutes probabilités, ils l'emporteront alors sur les hommes qui prétendent ériger la pusillanimité en règle d'État. La Prusse soulevée fournira-t-elle une aide efficace? Au premier abord, on pourrait en douter. Qu'attendre de ce royaume amputé, de cet État invalide, encore saignant de ses blessures, épuisé par la rançon énorme qu'il paye au vainqueur, bloqué et surveillé de toutes parts? À l'est, les places de l'Oder, Stettin, Custrin, Glogau, retenues en gage par Napoléon, gardées par quelques régiments français et polonais, contiennent et brident la Prusse; au nord, Hambourg fortement occupé pèse sur elle; à l'ouest, Magdebourg est une arme de précision braquée contre Berlin; à l'ouest encore et au sud, les Westphaliens et les Saxons observent la Prusse et la couvent comme une proie; enfin, la surface du royaume est sillonnée et rayée de routes militaires où la France s'est réservé droit de passage pour ses troupes, où circulent des détachements inquisiteurs. C'est toutefois sous cet opprimant réseau que se continue en Prusse la réforme administrative et sociale, commencée par Stein, et que s'achève la réorganisation de l'armée. Dans son affaissement, le Roi a eu le mérite de ne jamais répudier les traditions militaires de sa maison: Iéna ne l'a point dégoûté du métier de ses pères; il est resté roi-soldat, amoureux de son armée et lui donnant tous ses soins. S'il a dû, par manque d'argent et pour obéir à la convention qui limite ses forces à quarante-deux mille hommes, congédier une grande partie de ses troupes, il a gardé les cadres. La réparation des places, la réfection du matériel et de l'armement se poursuivent sans relâche. Les hommes congédiés demeurent à la disposition de l'autorité, qui sait où les retrouver; la Prusse s'est conservé malgré tout une armée de soldats de métier, invisible, disséminée dans les rangs de la nation, mais prête à répondre au premier appel. Puis, le système des _krumpers_ ou jeunes soldats qui passent à tour de rôle quelques semaines sous les drapeaux et restent assujettis ensuite à des exercices périodiques, permet d'ajouter aux effectifs, en cas de besoin, des éléments peu redoutables par eux-mêmes, mais susceptibles de bien se battre dès qu'ils se trouveront soutenus et encadrés. À force de dissimulation et de mensonge, la Prusse s'est mise en état de réunir rapidement cent mille hommes, et l'empereur Alexandre demeure au-dessous de la vérité lorsqu'il fixe à cinquante mille le nombre des Prussiens qui combattront tout de suite avec ses Russes. Il compte aussi sur des soulèvements populaires, sur des explosions spontanées, sur la levée en masse que Scharnhorst travaille à organiser. Les garnisons françaises de l'Oder, bloquées par l'insurrection, ne pourront empêcher les troupes régulières de s'unir aux masses moscovites: l'armée d'invasion, forte maintenant de trois cent mille hommes par l'adjonction successive des Polonais et des Prussiens, arrivera sans coup férir à Berlin, portée et soutenue par l'élan de tout un peuple[7]. [Note 7: Sur l'état de la Prusse, voyez spécialement, parmi les ouvrages allemands, HAÜSSEr, _Deutsche Geschichte_, III, 485-526;--DUNCKER, _Aus der Zeit Friedrichs der Grossen und Friedrich-Wilhelms III_, partie intitulée: _Preussen während der französischen Occupation_;--le tome II de l'histoire de _Scharnhorst_, par LEHMANN;--les _Mémoires de Hardenberg_, publiés par RANKE, V. Cf. LEFEBVRE, _Histoire des cabinets de l'Europe_, IV; la correspondance de Prusse aux archives des affaires étrangères, les lettres, rapports et documents de toute nature conservés aux archives nationales, AF, IV, 1653 à 1656.] Cette pointe audacieuse ne pourrait toutefois s'accomplir qu'à la condition pour la Russie de se garder ses flancs libres, de n'avoir à craindre sur sa droite et sur sa gauche aucune diversion. Deux États, la Suède et la Turquie, se faisaient pendant sur les côtés du vaste empire: il était essentiel que l'un et l'autre fussent immobilisés. En particulier, il importait que le Tsar, quand il appellerait à lui toutes ses forces pour les jeter sur la Vistule, pût dégarnir de troupes la Finlande récemment conquise et mal assimilée, sans l'exposer à un retour offensif de la Suède. Était-il assez sûr des Suédois pour abandonner à leur loyauté la province qu'il leur avait ravie? Sur quoi reposait sa confiance? En décembre 1810, Bernadotte avait donné trois fois sa parole d'honneur de ne jamais se déclarer contre la Russie, et la haine qu'il portait à Napoléon semblait le garant de sa sincérité Mais Bernadotte n'était pas maître absolu en Suède et n'avait pas réussi du premier coup à s'emparer de l'État. En cet hiver de 1811, on le voyait plus occupé à se faire une popularité facile qu'à établir son influence dans les conseils de la couronne. Il avait appelé à lui sa femme, son fils, montrait aux Suédois toutes leurs espérances réunies, dans un touchant tableau de famille: chaque jour, c'étaient des politesses reçues et rendues, des fêtes, des réunions où Bernadotte accueillait complaisamment les hommages et ne s'effrayait pas des adulations un peu fortes, se contentant de prendre un air modeste quand on faisait figurer Austerlitz, dans une série d'inscriptions flatteuses, sur la liste des batailles qu'il avait gagnées[8]. Il se montrait beaucoup en public, passait les troupes en revue et visitait les provinces, voyageait et paradait, plaisant aux foules par sa tournure de bel homme et son exubérante cordialité. Le malheur était que cette prodigalité de soi-même nuisait à son prestige auprès des classes élevées et le détournait d'occupations plus sérieuses. Il parlait intarissablement, agissait peu: dans son cabinet ouvert à tout venant, il écoutait chacun et ne décourageait personne: «Ses journées sont des audiences sans fin, dans lesquelles il parcourt un cercle de phrases qui s'adaptent à tout, aux plans de guerre, de finance, d'administration, de police, qu'on vient lui offrir et dont il s'entretient avec un abandon et une bonté véritablement inépuisables[9].» Il n'est pas jusqu'aux formes de son affabilité qui ne choquent les Suédois de haut rang, habitués à trouver chez leurs princes plus de dignité et de réserve: «Par exemple, il a le tic de prendre et de secouer fortement la main de quiconque a l'honneur de l'approcher[10].» Quand on lui soumet quelques observations au sujet de ces familiarités déplacées, il répond que la nature l'a fait irrémédiablement aimable, expansif, accueillant; que c'est en lui propension héréditaire et trait de famille: «Je tiens cela de ma mère[11]», dit-il. Ses amis lui voudraient une bienveillance moins universelle et moins banale, plus de correction dans la tenue, plus d'application aux affaires, surtout plus de fermeté et de décision. On se répète qu'il n'a pas su profiter de l'enthousiasme soulevé par sa venue pour imposer partout le respect et l'obéissance, qu'il a manqué l'occasion de donner un chef à la Suède et de ressusciter l'autorité. [Note 8: Alquier, ministre de France, à Champagny, 24 janvier 1811.] [Note 9: Alquier à Champagny, 18 janvier 1811.] [Note 10: _Id._] [Note 11: Alquier à Champagny, 18 janvier 1811.] Où donc trouver, à défaut d'un pouvoir incontesté, l'influence effective? Avec qui l'empereur Alexandre peut-il, en dehors de Bernadotte, traiter et s'entendre? Le Roi touche au dernier degré de l'affaiblissement sénile; sa parole n'est plus qu'un balbutiement confus, et le seul sentiment qui paraisse subsister en lui est une admiration tremblante pour l'empereur des Français. La Reine est en horreur à la nation et universellement décriée. Parmi les membres du conseil, deux seulement possèdent la confiance du Roi et disposent de cette machine à signer: le premier est l'adjudant général Adlercreutz, auteur de la révolution qui a placé la couronne sur le front de Charles XIII; le second est un parent du premier, le baron d'Engeström, chargé du département de l'extérieur: «On n'est pas à ce point,--dit de lui un rapport à l'emporte-pièce,--dénué d'esprit, de talent et de caractère. Mais, indépendamment du crédit de l'adjudant général, il a pour garant de sa stabilité l'impuissance dans laquelle est le Roi désormais de juger de l'incapacité de son ministre et de revenir sur un aussi mauvais choix. M. d'Engeström s'est aussi étayé d'un moyen toujours sûr auprès d'un vieillard débile, celui d'une complaisance assidue et d'une domesticité officieuse qui s'étend à tous les détails dans l'intérieur du monarque. D'ailleurs, il possède un don qui doit rendre plus intimes ses rapports avec le Roi. Ce malheureux prince est dans un tel affaiblissement moral qu'il ne parle point, même d'objets d'une indifférence assez notoire, sans verser des larmes. Le ministre pleure avec lui, car il a pour pleurer une facilité que je n'ai vue à personne, et qui, contrastant avec sa taille gigantesque et ses formes d'Hercule, en fait un homme complètement ridicule[12].»--«C'est au _duumvirat_ composé d'Engeström et d'Adlercreutz,--ajoute le diplomate auquel nous empruntons ces traits,--que le prince royal a bien voulu abandonner une autorité qui devrait résider dans ses mains.» À dire plus vrai, les ministres maîtres du Roi ne possèdent eux-mêmes qu'une ombre d'autorité: ils se font les serviteurs de l'opinion et suivent «ce feu follet[13]» dans ses divagations capricieuses. Les vices d'une constitution qui a ruiné systématiquement l'action de l'exécutif, la périodicité d'assemblées où la vénalité s'étale au grand jour, les excès d'une presse licencieuse et corrompue, le relâchement de tous les ressorts administratifs, tiennent la Suède dans un état d'anarchie légale et ne laissent place qu'au règne turbulent des partis. [Note 12: Alquier à Champagny, 18 janvier 1811.] [Note 13: Parole citée dans l'ouvrage de M. TEGNER sur _Le baron d'Armfeldt_, III.] Il existe un parti russe, recruté principalement dans la noblesse, riche, assez puissant, mais ne formant qu'une minorité dans la nation: beaucoup de Suédois sentent encore leur coeur déborder d'amertume au souvenir de la Finlande et aspirent à la reconquérir. Ce qui rassure Alexandre, ce qui fonde en définitive son espoir, c'est que le jeu des intérêts matériels, suprême régulateur des mouvements d'un peuple, détache de plus en plus la Suède de Napoléon et l'amène à ses ennemis. En Suède, la noblesse et le haut commerce détiennent en commun l'influence, ou plutôt ces deux classes n'en font qu'une, car elles s'allient fréquemment par des mariages, jouissent des mêmes prérogatives, vivent à peu près sur un pied d'égalité et se sentent solidaires. Les nobles, les grands propriétaires, dont la richesse consiste en forêts et en mines, ont besoin de la classe marchande pour exporter leurs bois, leurs fers, leurs cuivres, pour les transformer en argent, et le commerce, entraînant à sa suite «une aristocratie mercantile», tend invinciblement à se rapprocher de l'Angleterre, centre des grandes affaires et des transactions profitables[14]. La déclaration de guerre aux Anglais, extorquée par Napoléon au gouvernement suédois, n'a été qu'un simulacre; elle a suffi néanmoins pour mettre la nation en émoi, pour déterminer un courant d'opinion nettement antifrançais. Donc, au moment où la Russie et l'Angleterre se rapprocheront, où la jonction des deux puissances s'opérera, il est à croire que les Suédois ménageront la première par égard et sympathie pour la seconde. [Note 14: Alquier à Champagny, 18 janvier 1811; cette dépêche contient un tableau très frappant de la situation en Suède.] Dès à présent, il y aurait peut-être un moyen de les gagner; ce serait de leur désigner la Norvège comme compensation à la Finlande et de la leur laisser prendre. Alexandre recule encore devant ce parti, parce qu'il tient à ménager le Danemark, possesseur de la Norvège; trompé par la partialité de certains témoignages, il croit que cet incorruptible allié de la France aspire à s'émanciper d'une protection tyrannique: dans la supputation des forces qu'il se juge en mesure de nous opposer, il porte en compte un corps de trente mille Danois. Au pis aller, il pense que le Danemark se tiendra tranquille et inerte comme la Suède, les deux États se contenant l'un par l'autre: le Nord scandinave lui apparaît, dans ses différentes parties, neutre ou rallié. La situation était différente sur l'autre flanc de la Russie, en Orient, où la guerre avec les Turcs continuait: guerre molle, il est vrai, languissante, qui repassait alternativement d'une rive à l'autre du Danube. L'empire turc, épuisé d'hommes et d'argent, à demi disloqué par l'insubordination des pachas provinciaux et leurs velléités d'indépendance, paraissait hors d'état d'exécuter une sérieuse diversion: il continuait néanmoins à occuper une partie des forces russes, et Alexandre avait hâte de se débarrasser de cet ennemi moins dangereux qu'incommode. Depuis 1808, les négociations ont été plusieurs fois entamées, rompues, reprises: aujourd'hui, elles se poursuivent officiellement en Moldavie et secrètement à Constantinople, où Pozzo di Borgo s'efforce d'intéresser la diplomatie anglaise à la cause moscovite; elles aboutiront vraisemblablement dans le cours de l'année. Alexandre pourrait même s'accommoder tout de suite avec les Turcs, s'il consentait à leur restituer les Principautés moldo-valaques, à leur abandonner cet enjeu de la lutte; mais ce sacrifice ne concorde pas encore avec l'ensemble de sa politique. Non qu'il persiste à s'approprier intégralement les Principautés: s'il s'obstine à les arracher au Sultan, c'est pour s'en faire avec l'Autriche objet de trafic et d'échange. Sans la complicité déclarée ou secrète de l'Autriche, la grande entreprise restait une aventure. Lorsque les Russes s'avanceraient en Prusse, ils tendraient le flanc à l'Autriche, dont les troupes n'auraient qu'à déboucher de la Bohême pour tomber sur l'envahisseur et lui infliger un désastre. Or, depuis 1810, les relations de l'Autriche avec Napoléon faisaient l'étonnement et le scandale de l'Europe. L'empereur François Ier lui avait donné sa fille; Metternich avait vécu cinq mois près de lui, se plaisant dans sa société et se livrant sans doute à de louches compromissions. Revenu à Vienne, il avait fermé l'oreille à toutes les paroles de la Russie: il venait d'éconduire Schouvalof et d'autres porteurs de propositions. Cependant, fallait-il désespérer, en revenant à la charge, en recourant aux grands moyens, de surprendre le consentement de l'Autriche à la combinaison projetée et de l'attirer dans l'affaire, d'obtenir qu'elle contribuât à réédifier la Pologne par l'échange de la Galicie contre des territoires bien autrement utiles et intéressants pour elle? L'Autriche devait peu tenir à la Galicie; le traité de Vienne lui en avait enlevé la meilleure part: les districts qu'elle avait conservés semblaient destinés tôt ou tard à rejoindre les autres, à se laisser entraîner dans l'orbite d'une Pologne indépendante. La Galicie ne se rattachait plus que par un fil au corps de la monarchie: la cour de Vienne refuserait-elle de le couper, si on lui offrait ailleurs des avantages précis, certains, magnifiques? Et c'est ici que les Principautés trouvaient merveilleusement leur emploi. Alexandre s'était décidé à n'en garder pour lui-même qu'une portion: la Bessarabie, c'est-à-dire la bordure orientale et extérieure de la Moldavie, et de plus la moitié de la Moldavie elle-même, les territoires s'étendant jusqu'au fleuve Sereth, affluent septentrional du Danube: le gros morceau, comprenant l'autre moitié de la Moldavie et la Valachie entière, serait abandonné dès à présent à l'empereur François et servirait à payer son concours, sans préjudice des perspectives illimitées qu'une guerre heureuse contre la France rouvrirait à ses ambitions. L'Autriche repousserait-elle ce marché, si l'on savait à propos faire jouer auprès d'elle tous les ressorts de la politique et de l'intrigue? Que de prises offre encore cette monarchie! À Vienne, ce n'est pas une volonté unique et raisonnée qui régit l'État: c'est une oligarchie d'influences diverses, de passions et de préjugés, qui fait mouvoir et tiraille en tous sens cette pesante machine. L'Empereur est faible, timide, borné, livré aux subalternes, adonné aux minuties; quand ses ministres s'efforcent tant bien que mal de réparer l'édifice branlant de la monarchie, de réformer l'administration et d'assurer le crédit public, il s'amuse à des puérilités ou s'imagine restaurer les finances en rognant sur ses dépenses d'intérieur et en économisant sur sa cave[15]. En politique, il a peu d'idées, mais des regrets, des souvenirs, des rancunes; malgré la déférence craintive qu'il témoigne au mari de sa fille, il «n'a perdu de vue ni les Pays-Bas, ni le Milanais, ni l'empire d'Allemagne, ni le titre fastueux d'empereur romain[16]». La crue incessante de la puissance française l'épouvante, et il répète ce mot qui est sur toutes les lèvres: «Où est-ce que cela finira[17]?» L'Impératrice, Marie-Louise-Béatrice d'Este, vit dans la société des personnes «les plus exaspérées contre la France[18]». Continuellement souffrante, elle s'agite néanmoins, intrigue, tracasse, comme si la surexcitation de ses nerfs et son mal même lui faisaient un besoin du mouvement sans trêve, et on la voit, de sa main preste et maigre, tisser infatigablement contre Napoléon la coalition des femmes. A la cour, dans les administrations, dans le public, l'accès de ferveur napoléonienne qu'avait suscité le mariage avec Marie-Louise est tombé, les espérances qu'avait fait naître cet événement ne s'étant pas réalisées. On s'attendait à des avantages solides, à des restitutions de provinces, on n'a obtenu que des égards, mêlés d'impérieuses exigences, et le désappointement qui s'en est suivi a produit une réaction. L'armée à peu près reconstituée sent renaître ses haines: un indestructible espoir de revanche la ressaisit. Dans la dernière guerre, elle a été moins battue qu'à l'ordinaire; cela suffit pour lui faire croire qu'elle a été presque victorieuse; à entendre certains officiers, «l'archiduc Charles a manqué d'établir son quartier général à Saint-Cloud, d'ajouter à la monarchie la Lombardie, l'Alsace et la Lorraine[19]». Aux yeux des soldats, le Français redevient l'adversaire désigné, celui sur lequel on voudrait essayer sa force et frapper: quand les officiers leur demandent: «Voulez-vous faire la guerre contre les Russes?--Non, répondent-ils.--Contre les Prussiens?--Non.--Contre les Anglais?--Non.--Contre les Français?--Oh! très volontiers[20].» [Note 15: Otto à Maret, 3 juillet 1811: «Il a dit avant-hier à un homme de la cour: «Vous ne trouverez pas dans ma cave une seule bouteille de bourgogne ni de champagne.»] [Note 16: _Id._, 20 octobre.] [Note 17: _Id._, 9 janvier.] [Note 18: _Id._, 14 avril 1812.] [Note 19: Otto à Champagny, 2 février 1811. En relatant ce propos, Otto ajoute: «Le général Kerpen m'a dit, il y a quelques jours: «Il faut avouer que l'armée autrichienne est la première armée du monde.»--«Vous nous rendez bien fiers, monsieur le baron.»] [Note 20: Le baron de Bourgoing, ministre de France en Saxe, à Champagny, 29 septembre 1810.] Cependant, ce n'est à Vienne ni l'armée, ni le grand public, ni la cour, qui impriment le mouvement et suggèrent les décisions. La grande puissance, celle devant qui tout le monde s'efface et s'incline, c'est la société: un composé de coteries aristocratiques, auxquelles se joint une brillante colonie d'étrangers. Nul n'échappe à l'influence des rapports de société, à l'empire des convenances, à la tyrannie des préjugés mondains. Le gouvernement de l'Autriche ressemble à un salon, de haute et aristocratique compagnie; il en a l'aspect élégant, les corruptions, la frivolité et les dédains. La galanterie s'y mêle à tout, les affaires se mènent au son des orchestres, se traitent sous l'éventail, et là, comme en tout salon bien ordonné, ce sont les femmes qui donnent le ton et président: «Malgré la grande austérité de moeurs du souverain,--écrit un diplomate,--elles ont plus d'influence qu'elles n'en eurent autrefois à Versailles[21].» Les unes dirigent l'opinion par «leurs charmes et leur complaisance», les autres par la force des situations acquises: derrière la milice des jeunes et jolies femmes apparaît la réserve imposante des douairières, «qui joignent au souvenir de leurs anciens exploits un grand nom, beaucoup de caractère et l'art de faire et de défaire les réputations[22]». [Note 21: Otto à Champagny, 24 juillet 1811.] [Note 22: _Id._, 2 février.] Or, à Vienne plus qu'en aucun lieu du monde, les femmes ont la France et son gouvernement en exécration. Les triomphes du peuple révolutionnaire ont froissé leurs intérêts, diminué leur bien-être, meurtri leur orgueil: elles les jugent une calamité et plus encore une inconvenance; elles s'honorent d'une hostilité irréconciliable parce que la France a oublié son passé de grande dame pour se jeter aux bras d'un parvenu, et que Bonaparte n'est pas du monde. Au contraire, elles aiment et suivent la Russie, parce qu'elles y voient la puissance libératrice et vengeresse, parce que les Russes de Vienne, c'est-à-dire le groupe dont le comte Razoumovski est le chef, régentent la mode et gouvernent les vanités. Dans une ville où la cour se montre peu et vit mesquinement, où la noblesse est appauvrie d'argent et folle de plaisirs, la maison toujours ouverte de Razoumovski, cet hôtel «qui ressemble au palais d'un souverain[23]», le salon de la princesse Bagration et celui de ses émules donnent à la société un centre et un point de ralliement: la coterie russe domine et entraîne toutes les autres par le prestige de son faste et sa remuante activité. [Note 23: _Id._, 30 janvier.] Metternich, malgré les attaches qu'on lui prête avec la cour des Tuileries, est obligé de composer avec ces puissances, et c'est merveille que de voir cet homme d'État équilibriste pencher alternativement des deux côtés, sans jamais perdre pied, et donner de l'espoir à tout le monde. Il sait, suivant les heures, changer de milieu et de langage: on le voit successivement en affaires avec la France et en coquetterie avec la Russie. Après avoir conféré le matin avec le comte Otto, représentant de l'Empereur, il dîne chez Razoumovski: le matin même, à côté du cabinet où il donne ses audiences, il fait répéter le ballet qui se dansera le soir à l'hôtel Razoumovski et où sa fille doit jouer le principal rôle; les diplomates qui viennent de l'entretenir n'en peuvent croire leurs oreilles, quand les échos de la chancellerie leur apportent le soupir mélodieux des violons ou le rythme entraînant d'un air de valse[24]. Metternich participe lui-même aux divertissements qu'organise la colonie russe, et figure dans des tableaux vivants. Cette frivolité est en partie chez lui calcul politique, mais aussi le goût et le besoin de la société, la passion de la femme, l'attirent invariablement où l'on s'amuse et où l'on aime: Otto reconnaît lui-même que ses remontrances ne tiendront pas devant «un regard de la princesse Bagration[25]». Sans parler de tous les arguments qui peuvent agir sur un ministre peu considéré et besogneux, Metternich résistera-t-il aux influences mondaines, quand elles s'uniront pour faire valoir auprès de lui l'appât tentateur que l'empereur de Russie compte présenter à l'Autriche? [Note 24: Otto à Champagny, 30 janvier et 2 février 1811.] [Note 25: Otto à Champagny, 6 février 1811. «La princesse Bagration, écrivait le 2 février notre ambassadeur, se livre avec tant d'ardeur à la politique qu'elle a été successivement la bonne amie de trois ministres des affaires étrangères.»] Si l'Autriche se montre réfractaire à la tentation, on l'immobilisera par la terreur. La Russie peut lui faire beaucoup de mal et lui créer dans son intérieur de graves embarras. Les Hongrois, en démêlés constants avec leur souverain, cherchent un point d'appui au dehors pour résister à l'arbitraire autrichien, et leurs regards se tournent vers le Nord. Parmi les millions de Slaves qui peuplent la monarchie, beaucoup pratiquent la religion grecque: la similitude de croyance est un lien qui les rattache au Tsar de Moscou[26]. Père commun de tous les orthodoxes, Alexandre n'a qu'à élever la voix pour provoquer contre l'Autriche des soulèvements nationaux et l'envelopper d'insurrections. Mais il est probable que l'Autriche n'obligera pas à user contre elle de ces moyens extrêmes et peu séants entre monarchies légitimes: elle préférera s'entendre à l'amiable, accepter le troc qui lui sera offert. A supposer qu'elle répugne à se jeter d'emblée dans une nouvelle coalition, elle s'engagera tout au moins à une neutralité bienveillante; ses troupes, rangées au bord de ses frontières, resteront l'arme au pied et feront la haie sur le passage des Russes, quand ceux-ci traverseront l'Allemagne du Nord pour achever la libération de la Prusse et accéléreront le pas jusqu'à l'Elbe. [Note 26: «Jusque dans les cabanes des paysans grecs, écrit Otto le 17 juillet 1811, on trouve les images de Catherine et d'Alexandre, devant lesquelles on a soin d'allumer tous les samedis une petite bougie et, en cas de nécessité, un copeau de bois résiné.»] Sur l'Elbe, un corps français apparaît enfin et se tient en faction, appuyant sa gauche à la mer, son centre à Hambourg, sa droite à Magdebourg; c'est le 1er corps, celui de Davout, avec ses trois divisions, ses quinze régiments d'infanterie, ses huit régiments de cavalerie, ses quatre-vingts pièces d'artillerie. Derrière ce rempart de troupes commence l'Allemagne proprement française: les départements réunis, c'est-à-dire le littoral hanséatique et ses annexes, le royaume de Jérôme-Napoléon, le duché de Berg, administré directement au nom de l'Empereur, un chaos de seigneuries et de villes humblement soumises; plus bas, en tirant vers le sud, les principaux États de la Confédération, la Bavière, le Wurtemberg, le duché de Bade, les grands fiefs de l'Empire. Dans tous ces pays, les forces organisées, les ressources de l'État sont sous la main du maître: les rois obéissent à ses agents diplomatiques ou à ses commandants militaires: entre la mer du Nord et le Mein, la grande autorité est Davout, revenu depuis peu à son quartier général de Hambourg: il commande, avec le 1er corps, la 32e division militaire, comprenant tous les territoires annexés: en fait, c'est un gouverneur général des pays au delà du Rhin et un vice-empereur d'Allemagne. Sous sa main rude et ferme, les peuples n'osent bouger, mais conspirent sourdement, car leurs souffrances augmentent sans cesse, et la mesure paraît comble. En quelque endroit que l'on jette les yeux, ce n'est que détresse et langueur. Hambourg vivait de son port: la fermeture de l'Elbe a ruiné cette grande maison de commerce: les magasins sont vides ou inutilement encombrés, les comptoirs déserts, les banques et les établissements de crédit s'écroulent avec fracas: symptôme caractéristique, le nombre des propriétés mises en vente et qui ne trouvent pas acquéreur s'accroît tous les jours, suivant une proportion régulière et désolante[27]. Ailleurs, sur le littoral et dans l'intérieur des terres, en Westphalie, en Hanovre, en Hesse, en Saxe, l'interruption du commerce, les entraves apportées à la circulation des denrées, l'accumulation des règlements prohibitifs ont suspendu la vie économique. Les douanes et la fiscalité françaises, introduites ou imitées de tous côtés pour assurer l'observation du blocus, font le tourment des peuples. C'est une Inquisition nouvelle, qui frappe les intérêts et s'attaque à la bourse: elle a ses procédés d'investigation minutieux et vexatoires, ses espions, ses délateurs, ses jugements sommaires, ses autodafés: périodiquement, à Hambourg, à Francfort, elle brûle par grandes masses les marchandises suspectes, en présence des habitants que consterne cette destruction de richesses. [Note 27: _Bulletins de police_, janvier à mars 1811. Archives nationales, AF, IV, 1513-1514.] Ces vexations matérielles accélèrent la renaissance de l'esprit national. L'Allemagne s'est réveillée sous la douleur: les meurtrissures de sa chair lui ont rendu le sentiment et la conscience d'elle-même. Maintenant, il y a de sa part effort continu pour remonter à ses origines et à ses traditions, pour réunir tous ses enfants par des souvenirs et des espoirs communs, pour créer l'unité morale de la nation, pour refaire une âme à la patrie, avant de lui restituer un corps. C'est le travail des Universités et des salons, des milieux intellectuels et pensants, de la littérature et de la philosophie, du livre et du journal. La presse, quoique étroitement surveillée, vante le passé pour faire ressortir les humiliations du présent, commence une guerre d'allusions: reprenant les formules françaises, elle proclame à mots couverts «l'unité et l'indivisibilité de la Germanie[28]», et ses appels voilés, se répondant de Berlin à Augsbourg, d'Altona à Nuremberg, montrent que partout les haines se comprennent et s'entendent. Les sociétés secrètes, nées en Prusse, se ramifient au dehors, envahissent la Saxe et la Westphalie, remontent le cours du Rhin, pénètrent jusqu'en Souabe: elles portent en tous lieux leurs initiations occultes, leurs signes de ralliement, le symbolisme de leurs formules et de leurs rites, qui tendent à susciter une horreur mystique de l'étranger et qui instituent en Allemagne une religion de la Haine. Ainsi se préparent les esprits à l'idée d'un soulèvement général. Sans doute,--c'est un agent russe qui en fait justement la remarque[29],--la Germanie ne sera jamais une Espagne: cette lourde et patiente nation n'ira pas, comme la sèche et colérique Espagne, s'insurger d'elle-même et s'attaquer à l'usurpateur d'un élan frénétique. La nature de son sol, son tempérament s'y opposent. L'Allemagne ne prendra pas l'initiative: elle peut recevoir l'impulsion. Au contact des armées russes et prussiennes, les tentatives de 1809 se renouvelleront sans doute, se multiplieront; des Schill, des Brunswick-Oels vont renaître et se lever en foule, organiser des bandes qui inquiéteront les flancs et les derrières de l'armée française: par les cheminements souterrains qu'ont pratiqués les sociétés secrètes, on verra se répandre au loin et fuser l'insurrection[30]. [Note 28: Otto à Maret, 10 février 1811.] [Note 29: _Recueil de la Société impériale d'histoire de Russie_, XXI, 113-114.] [Note 30: Sur l'état de l'Allemagne, voy., outre les ouvrages précédemment cités pour la Prusse, KLEINSCHMIDT, _Geschichte des Koenigreichs Westphalen_, 340-366; RAMBAUD, _L'Allemagne sous Napoléon 1er_, 425-479; les correspondances de Saxe, Westphalie, Bavière, Wurtemberg, aux archives des affaires étrangères. Aux archives nationales, AF, IV, 1653-1656, les lettres de Davout et de Rapp, avec leurs annexes, sont une précieuse source d'informations.] Les gouvernements, à l'exception des pouvoirs purement français, résisteront difficilement à la poussée des peuples. Ils semblent eux-mêmes à bout de résignation. Chez les rois et princes du Sud, à Munich, à Stuttgard, à Carlsruhe, le souvenir des bienfaits reçus, des agrandissements obtenus, s'efface de plus en plus; ces princes voudraient moins de territoires et plus d'indépendance: la continuité d'exigences persécutrices, l'horreur de descendre peu à peu «au rang de préfets français», peut les jeter à tout moment en des résolutions extrêmes: parmi ces souverains, il en est un tout au moins, celui de Bavière, qui parle de faire comme Louis de Hollande et de quitter la place, de déserter ses États, de fuir pour échapper à l'homme qui rend intenable le métier de roi et de «mettre la clef sous la porte[31]». [Note 31: Rapport de l'agent français Marcel de Serres, transmis par Davout le 30 septembre 1810. Archives nationales, AF, IV, 1653. Cf. les _Mémoires de Rapp_, nouvelle édition, 154.] Le mécontentement ne s'arrête pas aux limites de l'Allemagne: il les dépasse de toutes parts. Sur le littoral, il se prolonge et redouble d'intensité en Hollande; là, une nationalité tenace résiste à l'absorption et ne veut pas mourir. Au sud de l'Allemagne, les vallées des Alpes recèlent un brasier de haines, l'ardent Tyrol, qui a eu en 1809 ses héros et ses martyrs. Les Alpes franchies, si l'observateur descend dans les plaines lombardes, s'il parcourt cette Italie que Bonaparte a naguère transportée et ravie, il constate que l'enthousiasme est mort et l'affection éteinte. Le pouvoir nouveau, par ses rigueurs méthodiques, fait regretter parfois les abus qu'il a détruits: il pèse trop lourdement sur le présent pour qu'on s'aperçoive du travail initiateur et fécond par lequel il jette les semences de l'avenir. Dès l'automne de 1810, Alexandre a fait prendre des renseignements sur l'état des esprits en Italie[32]; il a pu constater l'impopularité du régime français, la résistance à la levée des impôts, au système continental, à la conscription surtout, et s'ajoutant aux atteintes du mal universel, l'indignation des consciences catholiques contre le monarque tyran du Pape et tourmenteur de prêtres. A l'extrémité de la Péninsule, Murat s'irrite du joug: il s'échappe en propos suspects et commence à regarder du côté de l'Autriche[33]. D'un bout à l'autre de l'Europe centrale, Napoléon a perdu l'empire des âmes; son pouvoir universellement subi, illimité, écrasant, est pourtant précaire, car il ne repose plus que sur la force. [Note 32: Archives de Saint-Pétersbourg.] [Note 33: Voy. spécialement à ce sujet la lettre écrite le 30 août 1811 par le duc de Bassano au comte Otto. Archives des affaires étrangères, Vienne, 389.] Au delà de l'Italie et de l'Allemagne, derrière un glacis composé d'États feudataires et de départements annexés, la France elle-même apparaît. Au premier abord, elle présente un aspect incomparable de splendeur et de force, cette France admirée et haïe: ce qu'on voit en elle, c'est une nation merveilleusement disciplinée, superbement alignée, manoeuvrant comme un régiment, dressée et entraînée aux tâches héroïques: une administration ponctuelle, sûre d'elle-même et se sentant soutenue: de grandes institutions se consolidant ou s'ébauchant et dessinant sur l'horizon leurs lignes majestueuses; des oeuvres d'utilité publique ou de magnificence partout entreprises; nulle initiative individuelle, mais l'impulsion donnée d'en haut aux talents, aux dévouements, aux arts de la paix comme aux travaux de la guerre: l'émulation continuellement suscitée et entretenue, devenue le principal moyen de gouvernement: la vie publique organisée comme un grand concours, avec distribution périodique de palmes et de récompenses, qui stimulent l'ambition de se distinguer et l'ardeur à servir. Cependant, sous cette magnifique ordonnance, un sourd et profond malaise se découvre. D'abord, la France souffre matériellement: les impôts sont lourds, s'aggravent d'année en année, s'attaquant à toutes les formes de la richesse et surtout de la consommation: le plus dur de tous, l'impôt du sang, épuise les générations et en tarit la sève. Le commerce se meurt: l'industrie, qui s'est crue maîtresse du marché européen par la suppression de la concurrence anglaise, a pris quelque temps un fiévreux essor; puis l'excès de la production et une folie de spéculations hasardeuses ont amené une crise. Aujourd'hui, à Paris et dans les principales villes, les faillites se succèdent, les maisons les plus solides manquent tour à tour: c'est l'effondrement du marché et la panique des capitaux[34]. Les manufactures, les grands établissements métallurgiques ferment leurs ateliers: l'industrie lyonnaise est dans la désolation; à Avignon, à Rive-de-Gier, on craint des troubles; à Nîmes, les rapports de police signalent trente mille ouvriers sans travail[35]; il y en aura tout à l'heure vingt mille au faubourg Saint-Antoine. A côté de la détresse matérielle, c'est la gêne et la compression morales: toute spontanéité de pensée et d'expression interdite, un silence étouffant, une nation entière qui parle bas, par crainte d'une police ombrageuse, tracassière, tombant dans l'ineptie par excès de méfiance et faux zèle. C'est sur ce fond de mécontentements et d'angoisses que s'élève l'édifice éblouissant de l'administration et de la cour: le monde officiel et militaire, animé, brillant, gorgé d'or qu'il dépense à pleines mains, dans une fièvre de jouir: le luxe et les embellissements de la capitale, les grands corps de l'État se superposant dans une gradation imposante, les deux noblesses, l'ancienne et la nouvelle, groupées autour du trône: enfin, dominant tous ces sommets, l'Empereur dans son Paris, moins accessible que par le passé, s'entourant d'hommes d'ancien régime, aimant à avoir des courtisans de naissance pour le servir et l'encenser, s'immobilisant parfois dans une attitude hiératique, s'isolant matériellement de son peuple de même que sa pensée s'isole dans le désert de ses conceptions surhumaines. Sa sévérité croissante, son despotisme inquiet, son front orageux indisposent et éloignent: le temps est proche où un agent russe écrira: «Tout le monde le redoute: personne ne l'aime[36].» [Note 34: Sur ce _krach_ de 1811, voy., indépendamment de la _Correspondance impériale_ (XXVIII, _passim_) et des _Mémoires de Mollien_, III, 288-289, la collection des _Bulletins de police_, archives nationales, AF, IV, 1513 et suiv. _Bulletin_ du 18 janvier 1811: «Les gens les plus sages dans le commerce sont effrayés de l'avenir. La crise est telle que chaque jour tout banquier qui arrive à quatre heures sans malheur s'écrie: «_En voilà encore un de passé!_»] [Note 35: _Bulletin_ du 16 mars.] [Note 36: _Recueil de la Société impériale d'histoire de Russie_, XXI, 271.] Parole dictée par la haine et souverainement injuste, si on prétend l'appliquer à l'ensemble de la nation. Malgré tout, les masses urbaines et rurales, dans leur plus grande partie, demeurent inviolablement fidèles à l'homme qui leur est apparu au lendemain de la Révolution comme le grand pacificateur, qui a surexcité en même temps leurs plus nobles instincts et leur a largement dispensé l'idéal. La France populaire reste à celui qui l'a prise, fascinée, émerveillée: elle ne comprend pas le présent et l'avenir sans Napoléon: elle souffre par lui et ne l'accuse point. Ce qui est vrai, c'est que les classes moyennes et élevées se détachent. À mesure qu'elles s'éloignent de la Révolution, elles goûtent moins le bienfait de l'ordre rétabli et se prennent à regretter la liberté proscrite: elles s'affligent de voir la paix religieuse, cette grande oeuvre du Consulat, compromise à nouveau, l'arbitraire se développant à outrance et renaissant sous mille formes. Ce qui est plus vrai encore, c'est que ces classes, inquiètes d'excessifs triomphes, ont la sensation de vivre en plein rêve, sous le coup de l'inévitable réveil, et que déjà les habiles, les avisés, songent à se ménager l'avenir par une infidélité prévoyante. Depuis deux ans et demi, il existe une conspiration latente de quelques grands contre le maître, prête à saisir l'occasion d'un revers au dehors, d'un malheur national, pour exécuter le geste imperceptible et félon qui précipitera le colosse ébranlé. Alexandre le sait, car il entretient depuis 1809 une correspondance tour à tour directe et indirecte avec Talleyrand, l'un des moteurs de l'intrigue[37]. Il sait que la famille impériale compte ses mécontents et ses révoltés, car il possède dans son dossier de renseignements une lettre que lui a écrite le roi Louis et qui surpasse en amertume contre l'Empereur les plus âpres pamphlets[38]. Par des propos recueillis, par des lettres interceptées, il connaît les allures sourdement frondeuses des classes éclairées, la fatigue des fonctionnaires, la lassitude des populations, l'atonie et l'épuisement du corps social tout entier. Puis, derrière la France pliant sous le poids de sa propre grandeur, derrière cette nation surmenée, il voit l'Espagne qui s'attache à elle et la ronge, l'Espagne atroce et sublime, défendant pied à pied son sol imprégné de sang et gonflé de cadavres, ses villes en ruine, ses sanctuaires dévastés, massacrant en détail les troupes d'occupation et s'exterminant elle-même dans une guerre affreuse. Il sait que Napoléon a cinq armées en Espagne et n'en peut venir à bout: enfin, au fond de la Péninsule, au sud du Portugal, il aperçoit Wellesley et ses Anglais toujours debout, couvrant Lisbonne, immobilisant Masséna, et l'opiniâtreté britanique, retranchée et terrée dans les ouvrages de Torres-Vedras, mettant des bornes à l'impétuosité française. [Note 37: Voy. le tome II, p. 46.] [Note 38: Archives de Saint-Pétersbourg.] Si Napoléon détient matériellement l'Europe à l'exception de ses extrémités, l'Océan lui échappe: l'Angleterre entoure les côtes de ses flottes, emprisonne les escadres françaises dans leurs ports, oppose au blocus décrété à Berlin et à Milan un contre-blocus, et cerne l'immense empire de mers ennemies. Le continent ne lui est fermé qu'en apparence: son commerce, déjouant les sévérités du blocus, s'infiltre toujours en Europe par le Nord, par la Russie qui lui reste entr'ouverte. Les denrées coloniales dont l'Angleterre s'est fait l'unique acquéreur, sont reçues dans les ports russes, pourvu qu'elles s'y présentent à bord de bâtiments américains, employés et assujettis à ce service. Parmi ces produits, les uns se débitent sur place, les autres traversent le vaste empire: après qu'ils ont paru s'y absorber et s'y perdre, on les voit réapparaître sur la frontière occidentale, ressortir par Brody, devenu un vaste centre de contrebande, et se répandre clandestinement en Allemagne. Alexandre continue à favoriser ce commerce et ce transit interlopes. Bien plus, il a dessein, dans tous les cas, de développer encore et de régulariser ses relations économiques avec l'Angleterre, car il y voit le seul moyen de mettre fin à la crise économique dont souffrent ses peuples et de recréer la fortune publique. Que la guerre éclate ou non, il est résolu, dès que l'occasion lui paraîtra propice, à ouvrir ses ports aux bâtiments anglais eux-mêmes, à l'invasion en masse des produits britanniques, et désormais cette intention demeurera constamment à l'arrière-plan de sa pensée[39]. [Note 39: Nous en trouverons l'aveu dans un rapport rédigé par le comte de Nesselrode à la suite d'une conversation avec l'empereur Alexandre, rapport analysé par nous et cité au chapitre VIII.] Quant au rapprochement politique avec Londres, il juge inutile de le précipiter; pourquoi se démasquer trop tôt, pourquoi brusquer la paix officielle et l'alliance, alors qu'il existe entre les parties les plus actives des deux nations un accord spontané et virtuel? Les représentants du Tsar dans la plupart des capitales, les Russes établis à l'étranger, les membres de cette société nomade qui s'est dispersée aux quatre coins de l'Europe, s'associent d'eux-mêmes aux agents secrets que l'Angleterre entretient auprès des différentes cours, et c'est ce travail en commun qui prépare, dispose et réunit les éléments d'une sixième coalition. Sans doute, la terreur qu'inspire Napoléon est si grande qu'elle peut empêcher l'effet de ce concert. Tous ces chefs d'État, tous ces ministres qui parlent de se lever contre lui, tremblent devant sa face: dès qu'il se montre, dès qu'il gronde et menace, une épouvante atroce les serre aux entrailles: le spectacle qu'offre partout l'Europe, à ce moment de l'histoire, c'est le combat de la haine et de la peur, et bien hardi serait celui qui affirmerait dès à présent laquelle des deux doit l'emporter sur l'autre. Cependant, Alexandre s'est dit qu'un seul coup, rapidement et audacieusement porté, détruirait le prestige du conquérant, anéantirait l'idée qu'on se fait de son pouvoir, produirait dans les esprits une révolution qui se traduirait par l'universelle prise d'armes. Napoléon sera vaincu dès l'instant où chacun aura la certitude qu'il peut l'être. L'enlèvement du grand-duché, la transformation en ennemi de cette vedette fidèle, l'écrasement des postes français entre la Vistule et l'Elbe, l'apparition des Russes au coeur de l'Allemagne, peuvent fournir cette démonstration, et c'est pourquoi Alexandre attend «avec la plus vive impatience», suivant sa propre expression[40], la réponse de Czartoryski, qui va lui ouvrir ou lui fermer les chemins. Il espère, il croit que, s'il réussit dans son effort pour tirer à soi la Pologne, pour détourner l'Autriche de Napoléon et lui soustraire définitivement la Suède, ces éclatantes désertions entraîneront tout à leur suite; que les rois, les ministres, les peuples, les armées, s'insurgeant contre le despote qui pèse insupportablement sur l'Europe, voleront au-devant du Tsar libérateur. [Note 40: Lettre insérée dans les _Mémoires de Czartoryski_, II, 253.] II A l'extrême fin de janvier, un agent déguisé quittait Pulawi, résidence des Czartoryski dans le duché de Varsovie, et se dirigeait vers la frontière russe. Il la franchit avec mille précautions, évitant les chemins fréquentés, «les endroits surveillés[41]», et arriva à Grodno. Là, il remit un pli au gouverneur de la ville, M. Lanskoï; cette lettre en contenait une autre, adressée à l'empereur de toutes les Russies: c'était la réponse de Czartoryski aux premières ouvertures d'Alexandre: elle fut transmise très mystérieusement au Palais d'hiver. L'effroi inspiré par Napoléon à tous les souverains obligeait les plus puissants, comme les plus humbles, à tramer leurs révoltes dans l'ombre et à se faire conspirateurs[42]. [Note 41: _Mémoires de Czartoryski_, II, 270.] [Note 42: La réponse de Czartoryski et la seconde lettre d'Alexandre, dont nous citons ci-après de nombreux extraits, ont été publiées à la suite des _Mémoires du prince Adam Czartoryski_, II, 255 à 278.] La réponse de Czartoryski abondait en objections. Le projet actuellement en cause était pourtant celui dont il avait fait l'espoir et le but de sa vie. Suivant une tradition, en 1805, à Pulawi, lui et les siens s'étaient jetés aux pieds d'Alexandre et l'avaient supplié à genoux de leur rendre une patrie. Mais en 1805 la Pologne inerte et partagée, isolée de tout secours, ne pouvait attendre sa renaissance que d'un mouvement spontané et d'une inspiration miséricordieuse d'Alexandre. Depuis lors, un grand espoir s'était levé pour elle du côté de l'Occident; Napoléon l'avait atteinte et touchée: il l'avait tirée à demi du tombeau; il avait fait du duché la pierre d'attente d'une reconstitution totale. Les habitants des provinces varsoviennes, en se détournant de lui pour répondre aux appels de la Russie, n'allaient-ils pas compromettre leur destinée au lieu de l'assurer? Se détacher de Napoléon, n'était-ce point jeter un défi à la fortune? Puis, les offres d'Alexandre étaient-elles sincères? Fallait-il y voir autre chose qu'un moyen de circonstance et un appât trompeur? Le Tsar tiendrait-il ses engagements au lendemain du succès, en admettant qu'il pût vaincre? Toutes ces craintes percent chez Czartoryski, à travers les réticences et les ambiguïtés de son langage; on sent en lui de douloureux combats, une lutte entre le patriotisme et la reconnaissance: lorsqu'il raisonne ses convictions et ses espérances, elles le poussent vers Napoléon, mais son coeur le ramène et le retient du côté d'Alexandre. Sans repousser le projet, sans l'accueillir d'emblée, il le discute: il indique comment, selon lui, l'entreprise peut devenir moins irréalisable. Il ne repousse pas en principe le raisonnement fondamental d'Alexandre: après avoir constaté l'attachement enthousiaste et très naturel que les Varsoviens ont voué à l'empereur des Français, il convient que tout sentiment cède dans leurs coeurs au désir passionné de recouvrer une patrie complète et viable; peut-être se donneront-ils au premier qui leur offrira tout de suite ce que Napoléon leur laisse entrevoir dans un nuageux avenir, mais encore faut-il qu'aucun doute ne subsiste en eux sur la sincérité et l'étendue de ces offres, sur l'entière satisfaction de leurs voeux. En conséquence, il ne suffit pas que l'empereur Alexandre promette et même décrète en principe le rétablissement du royaume; il est de toute nécessité que ce prince fasse savoir de quoi se composera le royaume restauré, quel sera son sort, quels seront ses rapports avec la Russie, et qu'il prenne des engagements détaillés. Czartoryski revient plusieurs fois sur cette idée, en termes dénotant une persistante méfiance: se rendant compte que le duché peut aujourd'hui jeter entre les deux empereurs le poids qui emportera la balance, il pose nettement des conditions et réclame des garanties. Sur trois points, il désire que l'empereur de Russie daigne s'expliquer et précise ses intentions magnanimes. Ce généreux bienfaiteur est-il disposé à reconstituer la Pologne telle qu'elle existait avant les partages, avec toutes ses provinces? Garantira-t-il aux Polonais non seulement l'autonomie sous son sceptre, mais la liberté politique, un régime représentatif et constitutionnel? La constitution du 3 mai 1791 «est gravée dans leurs coeurs en caractères ineffaçables». En effet, elle a marqué un grand effort de la Pologne sur elle-même, une tentative de sa part pour se régénérer et supprimer les vices mortels de son ancien état politique: en décrétant le statut qui organisait la liberté tout en réprimant l'anarchie, la Pologne s'est montrée digne de vivre, au moment même où les trois puissances copartageantes s'apprêtaient à lui porter les derniers coups. La remise en vigueur de la constitution du 3 mai semble la seconde des garanties à solliciter. En troisième et dernier lieu, il paraît indispensable d'assurer à la Pologne ressuscitée des débouchés commerciaux, un régime économique qui procure à ce peuple exténué par les privations, inerte et languissant, un peu de soulagement matériel et d'air respirable. Sous ces trois conditions, il n'est pas interdit d'espérer que les Varsoviens sacrifieront les devoirs de la reconnaissance à l'intérêt supérieur de la restauration nationale. A supposer ce résultat acquis, le succès de l'entreprise n'en demeurerait pas moins problématique, car elle se heurterait à l'homme qui possède le génie et la force, à celui qui, depuis quinze ans, commande à la victoire. Parmi les chances de réussite qu'Alexandre énumère, Czartoryski en relève plus d'une qui lui semble douteuse. Est-il si facile d'assaillir brusquement Napoléon et de le surprendre? S'il «fait le mort» aujourd'hui, n'est-ce pas avec intention et pour tendre un piège à ses ennemis? En admettant que «sa léthargie» soit réelle, sera-t-il possible de mettre jusqu'au bout son attention en défaut? Son ambassadeur en Russie, le général de Caulaincourt, ne possède-t-il pas de multiples moyens d'investigation et de surveillance? L'empereur Alexandre a-t-il songé à se précautionner du côté de l'Autriche, à s'assurer de cet indispensable facteur? Est-il sûr de retrouver sur le champ de bataille toutes les forces que ses généraux et ses administrateurs font figurer dans leurs rapports? S'est-il mis à l'abri de tout mécompte? «J'ai vu si souvent en Russie cent mille hommes inscrits sur le papier, et n'en faisant, au dire de tout le monde, que soixante mille effectifs!... Le temps des marches, la possibilité de distraire les troupes des endroits menacés, de les faire arriver au jour et aux lieux marqués, auront-ils été exactement calculés? Votre Majesté Impériale aura affaire à un homme vis-à-vis duquel on ne se trompe pas impunément.» Au lieu de simples assurances, Czartoryski voudrait des explications, des éclaircissements, des certitudes: il les demande avec une hardiesse respectueuse, enveloppant son questionnaire de remerciements attendris, de compliments et d'hommages. Finalement, sous les réserves indiquées, il se déclare prêt à servir la grande idée; il va se rendre à Varsovie, voir quelques personnes, procéder par tâtonnements discrets, en attendant de nouvelles directions. Mais les dernières lignes de sa lettre trahissent encore une fois le trouble de son âme, montrent que la confidence inattendue dont il a été honoré a jeté en lui plus d'émotion que de ravissement: «Je ne saurais exprimer, dit-il, tout ce qui se passe en moi, de combien d'espérances et de craintes je suis continuellement agité. Quel bonheur ce serait de travailler à la fois à la délivrance de tant de nations souffrantes, à la félicité de ma patrie et à la gloire de Votre Majesté! Quel bonheur de voir réunis tous ces différents intérêts que le sort avait paru rendre à jamais contraires! Mais souvent il me paraît que c'est trop beau, trop heureux pour pouvoir arriver, et que le génie du mal, qui semble toujours veiller pour rompre des combinaisons trop fortunées pour l'humanité, parviendra aussi à déranger celle-ci.» * * * * * Si peu encourageante que fût cette réponse, Alexandre n'y trouva nullement motif à désespérer. Sa résolution était trop ferme pour reculer devant le premier obstacle. Après un jour et deux nuits de réflexions, il reprend la plume, fait une seconde lettre à Czartoryski et s'y montre décidé, tant que l'impossibilité ne lui en sera pas clairement démontrée, à aller de l'avant: «C'est avant-hier soir, écrit-il, que j'ai reçu, mon cher ami, votre intéressante lettre du 18/30 janvier, et je m'empresse de vous répondre tout de suite. Les difficultés qu'elle me présente sont très grandes, j'en conviens: mais, comme je les avais prévues en grande partie, et que les résultats sont si majeurs, s'arrêter en chemin serait le plus mauvais parti.» Ceci posé, il s'attaque successivement aux objections de Czartoryski et s'efforce de les détruire. En fait de garanties, il les accorde toutes. «Les proclamations sur le rétablissement de la Pologne doivent précéder toute chose, et c'est par cette oeuvre que l'exécution du plan doit commencer.» La Pologne nouvelle comprendra, avec le duché, les provinces livrées à la Russie par les trois partages et même, s'il est possible, la Galicie autrichienne: ses limites à l'est seront la Dwina, la Bérézina et le Dnieper. Alexandre ne craint pas d'entailler largement les frontières de la Russie pour refaire place à une vaste Pologne, hardiment dessinée. Il lui promet autonomie complète, gouvernement, armée, administration indigènes: sans se prononcer positivement sur la constitution du 3 mai, dont le texte lui est mal connu, il offre «dans tous les cas une constitution libérale telle à contenter les désirs des habitants». L'union avec l'empire voisin sera purement personnelle: le souverain changera suivant les lieux de prérogatives et d'attributions, autocrate en Russie, roi constitutionnel à Varsovie. Passant aux probabilités de succès que comporte actuellement une guerre contre la France, Alexandre prétend les faire reposer sur des données certaines, précises, nullement hypothétiques. Dans sa première lettre, il s'est borné à dire: «Le succès n'est pas douteux avec l'aide de Dieu, car il est basé, non sur un espoir de contre-balancer les talents de Napoléon, mais uniquement sur le manque de forces dans lequel il se trouvera, joint à l'exaspération générale des esprits dans toute l'Allemagne contre lui.» Et il a opposé dans une sorte de tableau synoptique, aux cent cinquante mille Français ou alliés que Napoléon réunira avec peine en Allemagne, deux cent mille Russes, cent trente mille Polonais, Prussiens et Danois, sans compter deux cent mille Autrichiens, cités pour mémoire. Maintenant, puisque Czartoryski ne se contente pas d'une affirmation générale et réclame des détails convaincants, on va les lui fournir. Alexandre s'ouvre plus complètement et se livre à d'instructifs aveux, qui montrent à quel point le projet d'attaque a été étudié et creusé. Il établit, pièces en main, qu'il est demeuré au-dessous de la vérité quand il a parlé de deux cent mille Russes en chiffres ronds, qu'il en possède deux cent quarante mille cinq cents bien comptés, prêts à entrer en campagne, appuyés par une réserve de cent vingt-quatre mille hommes. Il fait passer sous les yeux de Czartoryski les trois armées qu'il a rangées l'une derrière l'autre; il en décompose devant lui les éléments constitutifs et les lui fait toucher du doigt, chacun se présentant à tour de rôle et répondant à l'appel: «L'armée, dit-il, qui doit appuyer et combattre avec les Polonais, est tout organisée et se trouve composée de huit divisions d'infanterie faisant chacune 10,000 hommes, entièrement complètes: ce sont les divisions nos. 2, 3, 4, 5, 14, 17, 23, et une division de grenadiers; quatre divisions de cavalerie, formant chacune 4,000 chevaux: ce sont les divisions nos 1, 2, 3 et 2e de cuirassiers; ce qui fait un total de 96,000 hommes; de plus, quinze régiments de Cosaques qui forment 7,500 chevaux; en tout, 106,500. «Tout ce qui est non combattant en est décompté. «Cette armée sera soutenue par une autre composée de onze divisions d'infanterie, nos 1, 7, 9, 11, 12, 15, 18, 24, 26, une division de grenadiers et la division des gardes, et de quatre divisions de cavalerie, nommément nos 4, 5, 1re des cuirassiers et celle de la cavalerie de la garde. En sus, dix-sept régiments de Cosaques. Total, 134,000 hommes. «Enfin, une troisième armée, composée des bataillons et escadrons de réserve, est forte de 44,000 combattants, renforcée de 80,000 recrues, tous habillés et exercés depuis plusieurs mois aux dépôts.» Après avoir exposé ses ressources militaires, le Tsar dévoile son plan diplomatique. Il livre le secret de la manoeuvre par laquelle il compte gagner ou au moins neutraliser l'Autriche: «Je suis décidé, dit-il, à lui offrir la Valachie et la Moldavie jusqu'au Sereth, comme échange de la Galicie.»--«Il ne me reste plus, ajoute-t-il, qu'à vous parler des craintes que vous avez élevées que Caulaincourt n'ait percé le mystère dont il s'agit. L'avoir pénétré est impossible, car même le chancelier[43] ignore notre correspondance. La question a été plus d'une fois débattue avec ce dernier, mais je n'ai pas voulu que personne sût que je m'occupe déjà de ces mesures.» Quant aux apprêts militaires, à supposer que Caulaincourt en surprenne quelque chose, Alexandre leur attribuera un caractère purement défensif: il saura d'ailleurs en atténuer et en dissimuler l'importance. [Note 43: Le comte Roumiantsof, ministre des affaires étrangères depuis 1807 et chancelier depuis 1809.] Ainsi, tout a été de sa part prévu, calculé, combiné: toutes les chances ont été tournées en sa faveur. C'est maintenant aux Varsoviens à décider s'ils veulent ou non permettre l'accomplissement du projet. Pour enlever leur adhésion, Alexandre s'efforce de leur démontrer mathématiquement que leur intérêt est de marcher avec lui et de déserter la cause française. A cet effet, dans une suite d'alinéas placés en regard et en opposition, il met en parallèle les deux hypothèses, celle où les soldats et les habitants du duché resteront fidèles à la France, celle où ils embrasseront le parti contraire. Dans le premier cas, leur immobilité obligera les Russes à se tenir sur la défensive: «Cela étant, il se peut que Napoléon ne veuille pas commencer, du moins tant que les affaires d'Espagne l'occuperont et qu'une grande partie de ses moyens s'y trouve. Alors les choses continueront à rester sur le pied sur lequel elles se trouvent maintenant, et la régénération de la Pologne conséquemment se trouvera ajournée à une époque plus éloignée et très indéterminée.» A supposer même que Napoléon prenne l'initiative des hostilités et proclame le rétablissement du royaume, cette reconstitution sera tout d'abord incomplète, puisqu'il faudra arracher les provinces polonaises de Russie à la puissance qui les détient actuellement et qui les défendra jusqu'à la mort. Par suite, ces provinces et le duché deviendront le théâtre d'une lutte furieuse, dévastatrice, qui les couvrira de sang et de ruines, qui en fera un champ de désolation, et ces guerres reprendront avec plus d'acharnement à la mort de Napoléon, «qui n'est pourtant pas éternel.--Quelle source de maux pour la pauvre humanité, pour la postérité!» Qu'on suppose maintenant la seconde hypothèse, qu'on en suive le développement. La volte-face des Varsoviens permet à l'empereur russe d'agir et de prendre les devants sur son adversaire. Après avoir déclaré très nettement que, dans l'état actuel des choses, il ne se fera pas l'agresseur et «ne commettra pas cette faute», Alexandre ajoute: «Mais tout change de face si les Polonais veulent se joindre à moi. Renforcé par les 50,000 hommes que je leur devrai, par les 50,000 Prussiens qui alors peuvent, sans risquer, s'y joindre de même, et par la révolution morale qui en sera le résultat immanquable en Europe, je puis me porter jusqu'à l'Oder sans coup férir.» Par conséquent, le théâtre de la guerre se trouvera reporté du premier coup au delà de la Pologne; la renaissance de ce peuple s'opérera instantanément, sans secousse, sans dommage pour son territoire. Tels seront les résultats certains de la jonction entre les deux peuples slaves; au nombre des résultats probables, on doit compter la subversion totale de la puissance française, l'universelle délivrance, la reconstitution d'une Europe dans laquelle la Pologne reprendra pacifiquement sa place. A cette nation si durement éprouvée, Alexandre fait entrevoir un avenir de calme et de prospérité, la possibilité de guérir ses blessures, de développer ses ressources, de refleurir sous l'égide d'un puissant empire qui la protégera sans l'opprimer; il multiplie les retouches pour orner des plus riantes couleurs le tableau qu'il compose. Seulement, en échange des merveilles promises, il demande à son tour des garanties et des gages, n'entend pas s'aventurer à la légère: «Si cette coopération des Polonais avec la Russie doit avoir lieu», il tient à en recevoir des assurances et des preuves _indubitables_: c'est à Czartoryski de les lui fournir, de recueillir des engagements, de colliger des signatures parmi les chefs de l'armée, parmi les principaux personnages que leur naissance ou leurs services placent à la tête de la nation. En l'excitant à cette oeuvre d'enrôlement, Alexandre lui recommande encore de procéder avec précaution et mystère, de dépister les soupçons de la police française, et sa lettre se termine par cette effusion: «Tout à vous de coeur et d'âme pour la vie. Mille choses, je vous prie, de ma part à vos parents, à vos frères et soeurs.» III Après avoir réitéré ses avances et posé ses conditions à la Pologne, Alexandre commença ses tentatives auprès de l'Autriche. A Vienne, la marche qu'il suivit rappelle un précédent fameux: il semble voir réapparaître la diplomatie secrète de Louis XV, de célèbre et piquante mémoire. Pendant toute une partie de son règne, Louis XV avait correspondu avec ses envoyés auprès de différentes cours, à l'insu de ses ministres mystifiés, par l'intermédiaire du premier commis Tercier; Alexandre trouve son Tercier en la personne d'un certain Koschelef, sénateur et membre du département des affaires étrangères: c'est ce fonctionnaire qu'il désigne pour faire passer ses directions personnelles à son ambassade en Autriche et pour recevoir les réponses; il l'accrédite en cette qualité par lettre autographe au comte Stackelberg, son ministre à Vienne: «Vous correspondrez avec moi directement, lui dit-il, et vous adresserez vos lettres et courriers, dans les occasions délicates, à M. de Koschelef, qui jouit de toute ma confiance. Le chancelier ne saura rien de leur contenu[44].» Le chancelier Roumiantsof, il est vrai, sentait comme son maître la nécessité de renouer avec l'Autriche pour le cas d'une guerre contre la France. Seulement, désirant autant que possible éviter ce conflit, répugnant à toute idée d'agression, il entendait donner aux accords avec Vienne un caractère purement défensif et se contenterait même d'une assurance de neutralité. Alexandre veut plus: c'est pourquoi, par ses démarches occultes, il va tout à la fois doubler et dépasser l'action de sa diplomatie officielle. [Note 44: _Mémoires de Metternich_, II, 419.] Le 11 février, Roumiantsof adressait à Stackelberg, avec l'approbation apparente du Tsar, une longue instruction. Il signalait avec angoisse les empiétements continus de la puissance napoléonienne; suivant lui, le seul moyen d'y mettre un terme serait que l'Autriche prît l'engagement de ne jamais se déclarer contre la Russie, si celle-ci avait à soutenir une lutte contre la France. Pour déterminer la cour de Vienne, le chancelier ne jugeait pas à propos de lui offrir des territoires sur le bas Danube; acharné à la poursuite de son rêve oriental, le vieil homme d'État ne se résignait pas à sacrifier les résultats si péniblement acquis, si chèrement achetés; puis, ignorant le projet de reconstitution polonaise, il ne savait pas que son maître aurait besoin de la Galicie et devrait indemniser les détenteurs actuels de cette province; il se contentait de faire espérer à l'Autriche, dans l'hypothèse où Napoléon provoquerait la guerre et serait vaincu, de fructueuses reprises en Italie et en Allemagne[45]. [Note 45: MARTENS, _Traités de la Russie_, III, 80.--BEER, _Orientalische Politik Oesterreich's_, 250.] Toute différente est une contre-instruction «écrite d'un bout à l'autre de la main de l'Empereur[46]» et destinée à s'acheminer secrètement vers Vienne, sans passer sous les yeux du chancelier[47]. En termes voilés, mais suffisamment expressifs, elle révèle la combinaison polonaise et s'efforce de prouver que l'intérêt de l'Autriche lui commande de s'y prêter. Le raisonnement employé est celui-ci: l'empereur Napoléon, si on ne le prévient, proclamera lui-même tôt ou tard le rétablissement intégral de la Pologne; par conséquent, l'Autriche perdra dans tous les cas ses possessions galiciennes; mieux vaut pour elle les sacrifier à l'intérêt européen qu'aux convenances d'un despote, s'entendre à leur sujet avec le gouvernement russe, qui lui fournira d'amples dédommagements. Ces compensations sont dès à présent indiquées: ce seront les Principautés moldo-valaques dans leurs plus belles parties. Sur ces bases, on pourra conclure un traité. Il n'emportera pas de soi et immédiatement rupture avec la France. Toutefois, une disposition spéciale reconnaîtrait à la Russie le droit de fixer l'instant où la guerre devrait éclater. En proposant cette clause, Alexandre marquait bien son intention de se réserver l'initiative; il cherchait à obtenir de l'Autriche l'engagement de marcher à sa suite, quoi qu'il fît, et d'obéir à son signal[48]. [Note 46: MARTENS, III, 79.] [Note 47: Stackelberg disait à Metternich que l'empereur Alexandre aurait déjà éloigné son chancelier, si cette démarche n'était pas une déclaration de guerre contre la France. (_Mémoires de Metternich_, II, 418.) Roumiantsof nous ayant donné des gages et restant partisan de l'alliance, son maintien en fonction servait à mieux cacher le projet de rupture.] [Note 48: MARTENS, III, 78-79.] L'instruction occulte fut signée le 13 février. Quelques jours après, l'agent des transmissions secrètes, Koschelef, s'ouvrait verbalement au comte de Saint-Julien, ministre à Pétersbourg de l'empereur François. Au nom du Tsar, il mettait la Moldavie jusqu'au Sereth et la Valachie entière à la disposition de l'Autriche, en y ajoutant tout ce que cette puissance voudrait s'approprier en Serbie[49]; ces offres positives, réalisant l'une des promesses faites à Czartoryski et supposant l'abandon de la Galicie par l'Autriche, constituaient irrécusablement pour le grand projet une tentative d'exécution. Comme préliminaires indispensables de l'entreprise, il ne restait plus qu'à affermir les résolutions de la Prusse et à entretenir la neutralité bienveillante de la Suède. Dès janvier, le ministre de Russie à Berlin, Lieven, se mit en devoir de lier plus étroitement les deux cours[50]. Le mois suivant, il fut chargé de choisir une personne sûre, telle que madame de Voss, grande maîtresse de la cour, ou l'aide de camp Wrangel, pour faire passer une lettre toute confidentielle du Tsar au roi Frédéric-Guillaume. Alexandre y démontrait par les arguments les plus forts «la nécessité pour la Prusse de s'unir à la Russie et non pas à la France[51]». [Note 49: BEER, 250, d'après le rapport de Saint-Julien du 10/22 février 1811.] [Note 50: MARTENS, _Traités de la Russie avec les puissances étrangères_, VII, 16 et suiv.] [Note 51: _Id._] À la Suède, il n'en demandait pas tant: il ne voulait que la préparer au spectacle de grands événements dont elle n'aurait rien à craindre et pourrait tirer avantage. Sa confiance en Bernadotte n'était pas suffisamment établie pour qu'il s'ouvrît à lui du projet: il cherchait seulement à cultiver les bonnes dispositions du prince par une correspondance directe, à intéresser ses haines et ses ambitions par des demi-aveux, par des appels voilés: «Observez, disait-il au ministre de Suède Stedingk en parlant de Napoléon, comme l'opinion qui l'a élevé et soutenu jusqu'à présent est changée, comme tous les esprits sont exaspérés, en Allemagne surtout. S'il avait quelque revers, vous le verriez tomber. Les grands succès sont suivis souvent de grandes infortunes. Il sortit autrefois de la Suède un Gustave-Adolphe pour affranchir l'Allemagne; qui sait s'il n'en sortira pas un second?» Stedingk répondit que la Suède avait surtout besoin, après ses malheurs, de calme et de paix. Alexandre se garda de le contredire, mais fit observer que la guerre contre Napoléon pourrait s'imposer à tous les gouvernements soucieux de leur indépendance. Là-dessus, il avoua qu'il mettait son armée au complet, donna des détails sur ses préparatifs, énuméra ses chances de succès; puis, craignant peut-être d'en avoir trop dit, il ajouta: «Au reste, je suis entièrement de votre avis de ne rien entreprendre légèrement et de se tenir tranquille tant que Napoléon voudra bien le permettre; mais en tous les cas il me paraît du plus grand intérêt pour nous dans le Nord d'être bons amis, et je vous prie de témoigner au Roi et au prince royal que c'est mon projet et que je ferai tout pour cela[52].» [Note 52: Dépêche de Stedingk du 18/30 janvier 1812. Archives du royaume de Suède. Une partie des rapports de Stedingk a été publiée à la suite de ses _Mémoires_.] Dans les États officiellement unis à la France et inféodés à son système, on ne pouvait procéder que par un sourd travail de détachement: on agissait sur les rois par leurs entours, sur les ministres par leurs femmes, sur les pouvoirs par l'opinion. Ce n'était pas seulement à Berlin que le ministre de Russie s'environnait de nos ennemis et leur donnait le mot d'ordre; dans les cours secondaires de l'Allemagne, dans les royaumes de la Confédération, même jeu, mêmes incitations: en Bavière, selon le rapport d'un voyageur, le ministre de Russie Bariatinski s'est fait le chef d'un «parti anglo-russe, dans lequel il a fait entrer madame de Montgelas (femme du premier ministre). On cherche à jeter tous les soupçons possibles dans l'esprit du Roi, par rapport aux dispositions qu'on suppose à la France contre lui...... on travaille le peuple pour lui faire croire que la Bavière n'a pas un si grand besoin de l'alliance de la France, et qu'avec la protection de la Russie et de l'Angleterre elle peut se passer d'autres secours[53].» En se livrant à ce manège, les agents russes n'obéissaient pas aux instructions officielles de leur cour, dictées par Roumiantsof et toujours prudentes: ils cédaient à leurs propres inspirations, à leurs haines invétérées, et l'empereur Alexandre n'avait qu'à les laisser faire pour être servi selon ses intimes désirs. D'ailleurs, Koschelef était là pour les aiguillonner au besoin, pour faire signe à tous les gouvernements qui aspiraient à secouer le joug ou résistaient ouvertement à nos armes: c'est lui qui va ménager les premiers rapports entre son maître et les Cortès insurrectionnelles de Cadix, qui encouragera la résistance des Espagnols par l'espoir d'une grande diversion[54]. [Note 53: Rapport cité de Marcel de Serres.] [Note 54: En mars 1812, Alexandre avouait au Suédois Loewenhielm «qu'il était depuis longtemps en relations secrètes avec le conseil de régence de Cadix». Loewenhielm surprenait en même temps un autre fait de diplomatie occulte et le signalait ainsi dans sa correspondance: «Depuis le départ du général de Suchtelen (envoyé de Russie en Suède), j'ai appris que, par suite des défiances de l'Empereur, il se trouve muni de deux instructions, une de la main même de l'Empereur, et l'autre du chancelier, qui ignore l'existence de la première.» C'était toujours le même agent qui servait d'intermédiaire à la plupart des «négociations secrètes». Toutefois, lorsque Alexandre employait Koschelef à tromper Roumiantsof, l'ombrageux monarque n'accordait à Koschelef lui-même qu'une portion de sa confiance. Dépêches de Loewenhielm en date du 12 mars 1812; archives du royaume de Suède.] A Paris même, au siège de la puissance française, était-il impossible de s'ouvrir des accès? Derrière l'ambassadeur Kourakine dont l'intelligence baissait tous les jours sous le poids de l'âge et des infirmités, derrière ce fantôme de représentant, Alexandre entretenait un mystérieux chargé d'affaires, dépourvu de tout titre dans la hiérarchie diplomatique. C'était ce jeune comte Tchernitchef, colonel aux gardes, que nous avons vu servir en 1809 et 1810 d'intermédiaire à la correspondance directe des deux empereurs et commencer en France un travail d'espionnage. Le 4 janvier 1811, après une mission équivoque en Suède, il s'était glissé de nouveau à Paris sous couleur d'apporter à l'Empereur une lettre de son maître, en réalité pour s'enquérir et observer. À Paris, il avait trouvé toute une agence de renseignements militaires montée de longue date par les secrétaires de l'ambassade, à l'aide d'employés subalternes de l'administration française, d'infimes commis, achetés à prix d'argent. Tchernitchef devait reprendre à son compte et développer ce service, mais un peu plus tard: actuellement, sa grande affaire était toujours l'espionnage mondain; il s'y livrait avec ardeur, bien que la police eût l'oeil sur lui et soupçonnât ses menées. Il s'était installé en plein centre du Paris vivant et bruyant, dans un hôtel garni de la rue Taitbout, à deux pas du boulevard et de Tortoni, rendez-vous des nouvellistes et des oisifs. Il vivait en garçon, sans état de maison, servi par un domestique allemand et un moujik qui le suivait comme son ombre, mais sortant beaucoup, fort répandu dans le monde, sachant se faufiler dans tous les milieux et y prendre pied. Comme Paris a eu de tout temps le goût des personnalités exotiques et l'amour du clinquant, la vogue dont bénéficiait le brillant étranger, lors de ses précédents voyages, ne faisait que s'accroître. Sans doute, son élégance n'était pas du meilleur aloi. Ce jeune homme trop bien mis, paré et parfumé à outrance, gardait en lui je ne sais quoi d'apprêté et de mielleux qui repoussait certaines intimités; mais ses regards langoureux, ses manières tour à tour doucereuses et entreprenantes continuaient à lui réussir auprès des femmes: ses bonnes fortunes n'étaient plus à compter, et, s'il faut en croire la chronique, l'une des princesses de la famille impériale, la belle Pauline Borghèse, ne se montrait nullement insensible à ses hommages. Sachant parler aux femmes, il savait les faire parler et en tirait d'utiles renseignements: c'était l'une de ses principales sources d'informations. Puis il avait le don de flairer, dans le monde et la haute administration, les consciences d'accès facile, les hommes chez lesquels nos vicissitudes politiques avaient désorienté ou détruit le sens moral, et qui formaient le résidu impur de la Révolution; il s'adressait à eux de préférence, fréquentant aussi les salons de la colonie étrangère, où se rencontraient bon nombre d'individus qui servaient la France par nécessité ou par intérêt, sans que leur coeur eût changé de patrie. Les membres du corps diplomatique le traitaient en collègue, et lorsqu'il réussissait à se faire admettre dans l'intimité de leur cabinet, il «louchait» adroitement sur les papiers dont le bureau était couvert, surprenait à la dérobée quelques bribes de correspondance[55]. Enfin, dans ses évolutions à travers la société parisienne, on le voyait tourner autour des jeunes gens qui sortaient des écoles militaires pour entrer dans les régiments; il cherchait à se lier avec nos officiers de demain, à gagner leur amitié, à s'ouvrir ainsi des vues sur toutes les parties de l'armée. En un mot, il était devenu à Paris l'oeil du Tsar, un oeil vigilant, indiscret, au regard aigu et plongeant: il se faisait aussi la main de son maître, qui l'employait à nouer des rapports plus étroits avec certains personnages de particulière importance[56]. [Note 55: Il se vante lui-même d'un exploit de ce genre dans son rapport du 10 mai 1811, t. XXI du _Recueil de la Société impériale d'histoire de Russie_, p. 170. Tous les rapports adressés par Tchernitchef tant à l'Empereur qu'au chancelier ont été publiés dans ce volume.] [Note 56: Sur les faits et gestes de Tchernitchef, voy. le dossier spécial que conservent les archives nationales, F, 7, 6575, et les pièces publiées du procès de l'employé Michel et de ses complices, Paris, 1812.] Depuis que Talleyrand s'était mis à Erfurt en relations mystérieuses avec l'empereur Alexandre et avait salué en lui l'espoir de l'Europe, le Tsar avait jugé à propos d'instituer auprès de cette puissance un représentant spécial: ce rôle avait été dévolu à un jeune diplomate de grand avenir, le comte de Nesselrode, secrétaire de l'ambassade russe en France. Peu de temps après l'entrevue, Nesselrode s'était présenté à Talleyrand et lui avait dit en propres termes: «Je suis officiellement employé auprès du prince Kourakine, mais c'est auprès de vous que je suis accrédité. J'ai une correspondance particulière avec l'Empereur, et je vous apporte une lettre de lui[57].» Depuis lors, il voyait régulièrement Talleyrand, obtenait de lui des révélations précieuses sur l'état des esprits en France, sur les projets de Napoléon, et transmettait ces notions, à l'insu de ses chefs hiérarchiques, au secrétaire d'empire Speranski, qui en faisait profiter son maître: cette correspondance était encore une branche de la diplomatie secrète. [Note 57: Ce texte est emprunté à une importante étude que M. le général Schildner doit publier prochainement sur Alexandre Ier. Nous avons dû la communication de l'ouvrage à la gracieuse obligeance de l'auteur et de M. Serge de Tatistchef.] Au commencement de 1811, Alexandre crut devoir stimuler à nouveau le zèle informateur de Talleyrand par un appel direct: Nesselrode était auprès de lui ambassadeur en titre: Tchernitchef fut choisi comme envoyé extraordinaire: il eut à remettre au prince de Bénévent une lettre personnelle de l'empereur Alexandre. Le contenu n'en a pas été divulgué: on sait toutefois que Talleyrand parut grandement satisfait du message, et qu'il paya sa dette de reconnaissance par un bon conseil: «Son Altesse, écrivait Tchernitchef, s'expliqua généralement avec moi en vrai ami de la Russie, appuyant surtout sur le désir qu'elle avait de nous voir, dans les circonstances actuelles, faire notre paix avec les Turcs le plus promptement possible: reste à savoir si elle a été sincère[58].» [Note 58: Rapport du 9/21 janvier 1811, volume cité, 59.] Tchernitchef pratiquait aussi certains membres du haut état-major. Dès l'automne précédent, c'était lui qui avait fait dire «par quelques femmes[59]» à Bernadotte, avant le départ de ce dernier pour la Suède, que l'empereur de Russie voyait de bon oeil son élévation et le tenait en spéciale estime: il avait ainsi jeté les premières semences du rapprochement. Aujourd'hui, il menait un siège en règle autour d'un général fort réputé pour ses connaissances techniques, le Suisse Jomini, très imprudemment froissé par une suite de passe-droits: il s'agissait de l'enlever subrepticement à la France, de l'attirer au service de la Russie et de subtiliser ainsi à l'Empereur un de ses plus savants spécialistes. [Note 59: Alquier à Champagny, 18 janvier 1811, d'après l'aveu de Bernadotte lui-même.] Dans les intervalles de loisir que lui laissaient ses opérations en France, Tchernitchef reportait ses regards sur l'Allemagne, qu'il avait traversée tant de fois et qu'il connaissait à fond. Il songeait à y tirer parti des mécontentements individuels et méditait un projet qu'il ferait agréer en principe à l'empereur Alexandre. L'idée maîtresse de ce plan était d'appeler en Russie un grand nombre d'officiers allemands actuellement sans emploi, impatients de porter les armes contre Napoléon et avides de revanche. On les tirerait des pays où ils languissaient désoeuvrés: en leur adjoignant d'autres éléments cosmopolites, on composerait une légion étrangère à la solde du Tsar, un corps d'émigrés de toute provenance, une armée de Condé européenne. Au moment de la rupture, cette troupe s'embarquerait à bord de vaisseaux anglais, se ferait jeter à Hambourg ou à Lubeck, avec des armes, des munitions, des chevaux, et viendrait révolutionner l'Allemagne. Tchernitchef traitait cette affaire par correspondance avec le comte de Walmoden, Hanovrien réfugié à Vienne, homme de tête et de main, prêt à guerroyer partout et avec tout le monde, pourvu que ce fût contre la France. Employé en 1809 par les Autrichiens à préparer des soulèvements en Allemagne, Walmoden s'était gardé dans ce pays de nombreuses relations et offrait maintenant de mettre au service de la Russie ces éléments d'agitation tout formés; son intermédiaire avec Tchernitchef était un baron de Tettenborn[60]. Ainsi, les menées qui se poursuivent sur les points les plus divers se tiennent toutes, se relient par des fils tendus à travers l'Europe, par la correspondance et les voyages d'émissaires dont le travail souterrain se laisse reconnaître à certains affleurements, et que de connivences secrètes, que de compromissions occultes on découvrirait encore, s'il était permis de soulever dès à présent tous les voiles et de scruter toutes les consciences! En somme, des agents de toute sorte, officiels ou officieux, dûment ou tacitement autorisés, recevant de Pétersbourg le mot d'ordre ou le devançant, avivent sans relâche contre l'Empereur l'exaspération des peuples, tentent la fidélité de ses généraux et de ses ministres, surprennent le secret de ses bureaux, exploitent à ses dépens des colères légitimes et de criminelles défaillances, des haines saintes et des passions inavouables: tous s'efforcent, en prévision de l'heure où il devra faire face aux armées russes projetées hors de leurs frontières, à organiser derrière lui, dans son dos, des révoltes, des diversions, des intrigues, et à l'enlacer de trahisons. [Note 60: Rapport de Tchernitchef du 5/17 avril 1811, volume cité, 110 à 125.] IV Pour que ce grand complot réussît, il importait que le secret fût gardé jusqu'au dernier jour, que Napoléon fût entretenu dans une trompeuse quiétude. Il n'était guère possible de dissimuler l'hostilité des diplomates russes dans presque toutes les parties de l'Europe; mais, comme elle avait existé de tout temps et s'était manifestée sans vergogne au lendemain même de Tilsit, il n'y avait là rien de bien nouveau et de particulièrement significatif; Alexandre mettait ces écarts sur le compte d'agents qui méconnaissaient leur devoir et cédaient à de vieilles habitudes d'opposition. Dans les rapports qui subsistaient entre les deux souverains par l'intermédiaire de leurs ambassades, il avait soin de conserver une apparence de sérénité et de grands ménagements. S'étant fait fort de donner le change au duc de Vicence[61], il s'acquittait merveilleusement de cette tâche, d'après la connaissance qu'il s'était acquise du caractère de notre ambassadeur au cours d'une longue intimité. Ayant eu pendant trois ans le loisir de l'étudier, il le savait plein de zèle et de dévouement, mais n'ignorait pas que ses qualités mêmes faisaient parfois tort à sa clairvoyance: cette âme chevaleresque croyait difficilement au mal: ce coeur noble et aimant attribuait volontiers aux autres la belle loyauté qu'il portait en lui-même. [Note 61: On sait que Caulaincourt avait reçu en 1808 le titre de duc de Vicence.] En décembre 1810, dans les jours qui précédèrent la publication de l'ukase destructif du commerce français en Russie, Caulaincourt fut l'objet d'attentions et de prévenances redoublées. A un bal chez l'Impératrice mère, Alexandre le distingua particulièrement. Après l'avoir entretenu avec bienveillance, «il appela--raconte l'ambassadeur dans son rapport à Napoléon--le comte de Romanzof[62] qui passait par là. Je voulus me retirer. L'Empereur dit: «Restez, général, l'ambassadeur de France n'est jamais de trop entre nous.» La conversation continua: l'Empereur était fort gai et causant. Comme elle avait duré fort longtemps, soit avec moi, soit avec le chancelier en tiers, celui-ci fit la plaisanterie de dire, en voyant le ministre d'Autriche et quelques autres qui étaient près de là et nous observaient, qu'ils auraient pour rien matière à une longue dépêche de conjectures. M. de Saint-Julien n'ayant pas désemparé de là depuis une heure et paraissant fort attentif, je continuai la plaisanterie en disant qu'il y en avait qui gagnaient d'autant mieux leur argent qu'ils n'avaient pas même une distraction. L'Empereur reprit chaudement et d'un ton fort amical qu'il était bien aise qu'on vît le prix qu'il mettait à l'alliance de Votre Majesté et qu'on sût qu'il n'en voulait pas d'autre[63].» [Note 62: Dans les documents cités, nous maintenons la forme donnée au nom du comte Roumiantsof.] [Note 63: 116e rapport, envoi du 17 janvier 1811. Tous les rapports de Caulaincourt à l'Empereur cités dans ce volume sont conservés aux archives nationales, AF, IV, 1699.] Au commencement de janvier, le sénatus-consulte prononçant la réunion du littoral hanséatique et faisant pressentir celle de l'Oldenbourg, fut connu en Russie. Le jour où la nouvelle arriva, Caulaincourt dînait au palais: «Savez-vous que vous avez encore de nouveaux départements?» lui dit simplement l'Empereur. Caulaincourt alla au-devant des objections: conformément à ses instructions, il essaya de justifier le fait accompli par la nécessité où s'était trouvé l'Empereur de fermer hermétiquement au commerce anglais les principaux ports de l'Allemagne: au reste, cette extension de nos frontières tournerait finalement à l'avantage de tout le monde et surtout de la Russie. Dans les pays annexés, la France allait accomplir une grande oeuvre d'utilité internationale: entre Lubeck et Hambourg, à la base du Holstein, l'Empereur ferait ouvrir un canal de jonction entre les deux mers, le canal de la Baltique à la mer du Nord: grâce à ce couloir de communication, les navires sortant de la Baltique ou y entrant n'auraient plus à doubler la presqu'île du Jutland et l'archipel danois: ils pourraient s'épargner les lenteurs et les périls d'un long circuit; le commerce de la Russie avec l'Occident et en particulier avec la France s'en trouverait grandement facilité[64]. «Certes,--répondit Alexandre sans ajouter d'autre réflexion,--ce ne sera pas la Russie qui rompra les relations amicales entre les deux pays[65].» [Note 64: Champagny à Caulaincourt, 14 décembre 1810.] [Note 65: 119e rapport de Caulaincourt, envoi du 17 janvier.] Peu de jours après, il apprit positivement la saisie de l'Oldenbourg. Après avoir offert au prince régnant de conserver ses États enclavés désormais dans l'Empire ou d'accepter Erfurt en échange, Napoléon avait brutalement préjugé sa décision: nos troupes avaient occupé le pays d'Oldenbourg et poussé dehors l'administration ducale. Cette fois, l'irrégularité inouïe du procédé ne permettait plus au Tsar de garder le silence: son honneur lui commandait de protester. Il le fit très nettement, en termes pleins de convenance et de dignité, mais sut donner à ses plaintes une conclusion pacifique. On vient d'attenter, dit-il, au traité de Tilsit, à l'article qui a remis en possession de leurs domaines les princes d'Allemagne alliés à la famille impériale de Russie. Pourquoi ce coup d'arbitraire? pourquoi cette violence caractérisée et gratuite? «Il est évident que c'est à dessein de faire une chose offensante pour la Russie. Est-ce pour me forcer à changer de route? On se trompe bien: d'autres circonstances aussi peu agréables pour mon empire ne m'ont pas fait dévier du système et de mes principes: celle-ci ne me fera pas donner plus à gauche que les autres. Si la tranquillité du monde est troublée, on ne pourra m'en accuser, car j'ai tout fait et je ferai tout pour la conserver[66].» [Note 66: 120e rapport de Caulaincourt, envoi du 27 janvier.] L'offense qu'il avait reçue l'obligeait de témoigner à l'ambassadeur de France quelque froideur: il cessa de l'inviter à dîner pendant quinze jours. Au bout de ce laps, il jugea que l'exclusion avait assez duré et qu'il pouvait décemment reprendre avec Caulaincourt des relations intimes et familières, qui lui serviraient à mieux dissimuler ses plans. L'ambassadeur reparut au palais: on le vit, comme par le passé, s'asseoir fréquemment à la table impériale, en hôte de fondation. Pendant le repas, Alexandre parlait de la France avec intérêt, mettait la conversation sur Paris, ses embellissements; il disait «en connaître si bien les édifices par les descriptions que, s'il y faisait un jour un voyage, il s'y reconnaîtrait». Après dîner, il emmenait l'ambassadeur dans son cabinet; là, il se plaignait doucement, comparant aux procédés dont il était victime la conduite qu'il avait toujours tenue et qu'il voulait invariablement suivre: «Ce ne sera pas moi qui manquerai en rien aux traités, qui dérogerai au système continental. Si l'empereur Napoléon vient sur mes frontières, s'il veut par conséquent la guerre, il la fera, mais sans avoir un grief contre la Russie. Son premier coup de canon me trouvera aussi fidèlement dans le système, aussi éloigné de l'Angleterre que je l'ai été depuis trois ans. Je vous en donne ma parole, général. S'il veut sacrifier les avantages réels de l'alliance, la tranquillité du monde à d'autres calculs qui, certes, ne valent pas ces avantages, nous nous défendrons, et il trouvera que le dévouement de la Russie à la cause du continent tenait à son désir de maintenir la tranquillité de tous, autant qu'à l'intérêt général, qui me porte encore vers ce but, et nullement à la faiblesse[67].» [Note 67: 121e rapport de Caulaincourt, envoi du 4 février.] Au bout de quelque temps, il affirmait de nouveau que «si nous rompions la paix, ce ne serait pas lui qui y aurait donné lieu, et que l'Europe ne lui reprocherait pas d'avoir manqué à ses engagements et trahi la cause du continent». Dans un autre entretien, il se montrait plus précis, plus explicite encore: «Mandez à l'Empereur, disait-il, que je tiens toujours à lui et à l'alliance, s'il tient aussi à cette alliance et à moi. Mandez-lui bien que ce ne sont pas les Russes qui veulent la guerre, qui veulent aller à Paris, puisque ce ne sont pas eux qui marchent et qui sont sortis de leurs frontières. Ici, nous ne voulons que paix et tranquillité, et si l'Empereur, comme il l'assure, ne vient pas nous chercher, il peut compter que la paix du monde ne sera pas troublée, car je ne sortirai pas de chez moi et je serai fidèle à mes engagements jusqu'au dernier moment[68].» [Note 68: 123e rapport, envoi du 10 février.] Quant aux griefs qu'alléguait la France, il les traitait de pures chicanes. D'après lui, l'ukase du 31 décembre 1811, dont Caulaincourt se plaignait avec quelque vivacité, était une mesure d'ordre purement intérieur, un acte parfaitement licite; c'était une sorte de loi somptuaire, destinée à empêcher la noblesse russe de se ruiner en achats de productions étrangères: il fallait éviter que l'argent des particuliers fût tiré et drainé au dehors. En tout, d'ailleurs, la Russie ne faisait qu'user de ses droits. C'était son droit et même son devoir que de prendre certaines précautions militaires, quelques mesures de défense, quand elle voyait l'empereur Napoléon entretenir à côté d'elle l'agitation polonaise, faire voiturer à travers l'Allemagne des caisses de fusils à destination de Varsovie. Alexandre ne disconvenait pas qu'en présence de ces menaces il avait ordonné de fortifier les lignes de la Dwina et du Dnieper, mais il montrait ces ouvrages aussi éloignés de la frontière que Paris l'était de Strasbourg: «Si l'Empereur fortifiait Paris, l'accuserait-on avec fondement de faire des ouvrages offensifs[69]?» [Note 69: 129e rapport, envoi du 21 mars.] Quant à l'activité qui se manifestait au ministère de la guerre, il fallait y voir un travail tendant à réorganiser certains corps, sans accroître leurs effectifs. A l'heure où il avouait au ministre de Suède qu'il venait de créer treize régiments nouveaux, Alexandre jurait à Caulaincourt «qu'il n'avait pas une baïonnette de plus dans les rangs[70]». Et il revenait à son thème favori: «S'il faut enfin se défendre contre _lui_, nous nous battrons avec regret, mais moi et tous les Russes nous mourrons les armes à la main pour défendre notre indépendance. Je ne puis trop le répéter, il ne tient qu'à l'Empereur que les choses reprennent leur cours accoutumé, puisque rien n'est changé ici et qu'on y a toujours le même désir de vivre en bonne intelligence avec ses voisins et surtout en alliance avec vous[71].» [Note 70: Dépêche de Stedingk, 30 janvier 1811, archives de Stockholm, et 125e rapport de Caulaincourt, envoi du 4 mars.] [Note 71: 123e rapport, envoi du 10 février.] Ces assurances, il ne se bornait plus à les renouveler périodiquement, il en faisait le sujet constant et le fond de ses entretiens avec l'ambassadeur: il les replaçait à chaque rencontre, à tout propos: en quelques semaines, il les répéta jusqu'à douze fois bien comptées, et toujours avec une abondance et une recherche d'expressions heureuses, pittoresques, frappantes, avec des mines émues et des caresses de langage, avec un charme incomparable de geste et de diction. Caulaincourt se laissait prendre à la musique de cette voix qui savait moduler sur le même air des variations infinies. Il ajoutait foi aux paroles que lui prodiguait cette bouche dont le sourire avait une grâce ineffable, et il ne s'apercevait pas que le haut du visage démentait involontairement l'expression des lèvres: que les yeux ne souriaient jamais, ces yeux d'un bleu terne et voilé: que le regard immobile, presque effrayant par sa fixité, ne se posait jamais sur l'interlocuteur et semblait s'absorber dans la contemplation d'un mystérieux fantôme[72]. Ainsi, avec je ne sais quoi de douloureux et d'inquiet, Alexandre se livrait à l'obsession du grand projet qu'avaient mis en lui des terreurs et des ressentiments trop justifiés, de ce projet qui répondait à ses profondes méfiances et aussi à quelques-uns des instincts les plus généreux de sa nature, qui conciliait ses ambitions avec sa magnanimité, et c'était au moment où il s'en occupait le plus qu'il se proclamait pur de toute arrière-pensée. Sa politique, disait-il, était au grand jour; nul plus que lui n'avait l'horreur des chemins détournés, des sentiers tortueux: «Je ne cache rien, général, et je n'ai rien à cacher[73]», répétait-il à satiété; mais cette insistance même eût dû avertir l'ambassadeur et le tenir sur ses gardes: il est bon de se méfier de qui vante à tout propos sa droiture et sa franchise. [Note 72: _Mémoires de la comtesse Trembicka_, I, 261.] [Note 73: 124e rapport de Caulaincourt, envoi du 4 mars.] Pour mieux duper, Alexandre consentait à passer pour dupe. Il laissait dire autour de lui, par la partie la plus ardente de la société, que sa patience et son aveuglement passaient toutes bornes; qu'il se préparait par son inertie somnolente un amer réveil. Qu'attend-il, répétaient à l'envi les salons, pour ouvrir les yeux sur les desseins de Napoléon, pour répudier une alliance perfide, pour répondre aux sollicitations, aux offres de concours qui lui viennent d'Angleterre? «Il faudra qu'un boulet français tombe dans la Néva pour que cet entêté d'empereur et ce sot de chancelier voient qu'on ne peut se sauver que par l'Angleterre[74].» Alexandre se mettait peu en peine de ces propos et y trouvait son compte. Par son ordre, les personnes attachées au gouvernement s'exprimaient en termes discrets, mesurés, conciliants: les bruits de guerre qui circulaient périodiquement ne trouvaient aucun écho au palais et à la chancellerie; dans ces milieux soigneusement dépourvus de toute sonorité et comme étoupés, ils venaient s'amortir et s'éteindre. [Note 74: Feuille de _Nouvelles et On dit_, jointe par Caulaincourt à son envoi du 27 mars.] Le langage de la mission russe à Paris répondait à ces précautions. L'agent de confiance, Tchernitchef, comprenait et secondait à merveille les intentions de son maître; s'il croyait fermement à la nécessité de prendre les devants sur l'adversaire, il n'en répétait pas moins à Napoléon que le constant désir de Sa Majesté Russe «était de conserver et de resserrer de plus en plus l'alliance et l'amitié qui existaient entre les deux empires....; qu'elle était fermement résolue de persévérer dans le système continental[75]». Quant à Kourakine, il avait paru superflu de l'initier au secret et de lui recommander la prudence: pour qu'il ne donnât point l'éveil par de téméraires paroles, on n'avait qu'à le laisser à ses inclinations pacifiques, à sa pesante inertie. [Note 75: Rapport du 9/21 janvier 1811 (date rétablie), volume cité, 54.] La chronique de Paris, qui revenait à Pétersbourg sous forme de nouvelles à la main, continuait à s'occuper de lui, mais le montrait se confinant de plus en plus dans la partie honorifique de ses fonctions, égayant toujours le public par la mise en scène ridiculement fastueuse qu'il organisait autour de ses moindres actions, par son goût pour les minuties de l'étiquette, par sa vanité colossale et naïve, par la manie qu'il avait de se faire peindre à tout propos et représenter en pied, entouré d'attributs et d'emblèmes destinés à symboliser ses exploits diplomatiques. Dans les intervalles de répit que lui laissait sa goutte, il présidait à des réceptions et à des fêtes, se posait en protecteur des arts, visitait les ateliers de peinture, intervenait à la Comédie française et «jugeait les différends entre mesdemoiselles Bourgoing et Volnay pour les rôles de même emploi qu'elles se disputaient[76]». La surveillance de son ambassade absorbait le reste de son temps: il la gouvernait comme une famille, bourru et paternel tour à tour avec ses subordonnés, affectant beaucoup de rigueur sur le chapitre des moeurs sans prêcher d'exemple, grondant fort les jeunes secrétaires qui cédaient aux entraînements de Paris et finissant par payer leurs dettes[77]. A le voir occupé de tels soins, qui croirait à Paris qu'une cour représentée par cet ambassadeur débonnaire pût penser à mal et nourrir d'agressifs desseins? Par son insignifiance même, le vieux prince était précieux: c'était une sorte de mannequin doré, à figure souriante et béate, bon à présenter au gouvernement français comme un trompe-l'oeil pour cacher les projets qui se machinaient par derrière. Alexandre disait de lui, assez haut pour que ses paroles revinssent au duc de Vicence: «Kourakine est un vieil imbécile, mais l'empereur Napoléon sait qu'il veut l'alliance. Tout autre à sa place, il croira qu'il vient pour finasser. Comme mes intentions sont droites, j'aime mieux une bête qui ne se conduit pas de manière à en faire douter qu'un homme d'esprit qui les ferait soupçonner[78].» [Note 76: _Nouvelles et On dit de Pétersbourg_, envoi du 4 mars 1811.] [Note 77: _Bulletins de police_. Archives nationales, F, 7, 3719.] [Note 78: Feuille de _Nouvelles et On dit_, envoi du 27 mars.] Cependant, comme Kourakine était chargé de transmettre les communications officielles, les notes de cabinet à cabinet, il parut indispensable de le mettre quelque peu en mouvement à propos de l'Oldenbourg: Alexandre tenait à ce que sa protestation laissât trace écrite. D'abord, Kourakine fut chargé de voir le ministre des relations extérieures et de réclamer verbalement. M. de Champagny se montra assez embarrassé pour défendre l'injustifiable; il soutint que le duc d'Oldenbourg avait été l'objet d'un traitement de faveur, puisqu'on lui avait proposé un transfert de souveraineté, au lieu de le médiatiser comme ses voisins. En fin de compte, Champagny allégua la nécessité politique et la raison d'Empire: successeur de Charlemagne, l'empereur Napoléon possédait un droit de haute souveraineté sur tous les territoires germaniques et les répartissait au gré de ses conceptions profondes. Devant un argument de cette force, le gouvernement russe prescrivit à Kourakine de déposer une note de protestation, conçue en termes très mesurés. Champagny refusa par ordre de la recevoir, et une scène étrange s'engagea entre l'ambassadeur et le ministre, le premier voulant à toute force que le second ouvrît l'enveloppe et lût la pièce, l'autre repoussant le papier avec une égale énergie et se défendant d'y toucher. De guerre lasse, Kourakine finit par laisser le pli tout cacheté sur le bureau ministériel[79]. Sa cour jugea alors à propos de communiquer la protestation à toutes les puissances et de lui donner une publicité européenne: c'était pour elle un moyen d'affirmer à la fois son droit et la modération qu'elle mettait à le soutenir. [Note 79: BOGDANOVITCH, _Histoire de la guerre patriotique_ (1812), traduction allemande de Baumgarten, I, 12 à 17. Cf. BERNHARDI, _Geschichte Russlands_, t. II, et POPOF, _Relations de la Russie avec les puissances européennes avant la guerre de 1812_, _Revue du ministère de l'instruction publique russe_, CLXXVII.] La note rappelait que la suppression de l'État d'Oldenbourg n'avait pu s'opérer «sans blesser toute justice», sans porter atteinte aux droits les mieux établis de la Russie, qui se croyait tenue d'en faire expressément réserve. Après ces phrases hardies, la protestation tournait court et finissait par un éloge de l'alliance[80]. Rédigée en ces termes, la pièce était à double fin: elle pouvait, suivant les circonstances, servir de préliminaire à la rupture ou à une négociation. Pour le cas où l'empereur Alexandre surprendrait la fidélité des Polonais, où il donnerait suite à son projet d'attaque, la notification préalable de ses griefs l'aurait mis en règle vis-à-vis de l'opinion; l'Europe s'étonnerait moins de lui voir donner pour sanction à sa plainte l'ouverture des hostilités. Si les Polonais refusaient de le suivre et l'obligeaient à rester en paix, il pourrait invoquer les phrases de la fin pour entrer avec Napoléon en accommodement, pour réclamer une indemnité et s'assurer peut-être des garanties d'avenir. [Note 80: Le texte de la protestation a été publié par BIGNON, dans son _Histoire de France depuis le dix-huit brumaire_, X, 52-54.] Actuellement, c'est toujours le premier parti qui prévaut dans sa pensée. Ses confidences familières montrent à quel point persiste en lui la colère provoquée par les actes récents et les dernières arrogances de la politique française[81]. De plus, des influences hostiles le circonviennent et l'entraînent. Depuis quelque temps, un grand effort se poursuit pour l'arracher plus complètement à l'ascendant modérateur de Speranski, aux conseils pacifiques du chancelier. Cette oeuvre réunit les personnages et les partis les plus divers: la mère de l'Empereur, plusieurs de ses proches, les amis d'ancienne date auxquels il rend progressivement sa confiance, les Russes de vieille roche qui aspirent à émanciper moralement leur pays et à secouer la tutelle de l'esprit français, les membres de l'émigration allemande et les missionnaires des sociétés secrètes, les absolutistes et les révolutionnaires, les adeptes d'un patriotisme étroit et les cosmopolites, les hommes qui veulent rendre la Russie à elle-même et ceux qui veulent en faire l'instrument de la libération universelle[82]. Dans la guerre à entreprendre, les premiers montrent la fin d'un système de faiblesse et une résurrection de la fierté nationale. Les seconds rappellent au Tsar que l'Europe l'attend et le désire, que tous les opprimés espèrent en lui: à ce prince d'esprit mobile et d'imagination ardente, ils proposent un rôle nouveau et grandiose: ils sont arrivés à lui faire croire, à lui faire dire dans ses épanchements intimes que sa mission consiste «à protéger l'humanité souffrante contre les envahissements de la barbarie[83]». Et tous s'accordent à lui répéter que l'instant est venu, que les circonstances permettent de porter enfin la guerre chez l'éternel agresseur, «qu'un moment pareil ne se présente qu'une fois[84]». C'est à cette conclusion qu'aboutissent l'Allemand Parrot et l'émigré français d'Allonville, le premier s'autorisant d'une longue intimité d'âme avec Alexandre pour s'adresser à sa conscience et à son coeur, le second s'armant de considérations purement militaires et techniques[85]. Tous les donneurs d'avis, tous les faiseurs de mémoires abondent dans le même sens. L'expérience n'a pas instruit ces hommes, le malheur ne les a pas assagis: ce qu'ils conseillent encore une fois, dans l'impatience et l'enivrement de leurs haines, c'est l'éternelle manoeuvre qu'ils ont vue aboutir en 1805 à Austerlitz, en 1809 à Wagram: c'est de saisir le moment où Napoléon détourne son attention de l'Europe centrale et regarde ailleurs pour jeter contre lui une masse d'assaillants, et la disproportion entre les forces respectivement en ligne, l'aspect de l'Allemagne où les Français n'auront à opposer qu'un corps à une armée, encourage toujours Alexandre à prévenir Napoléon, à marcher hardiment pour le surprendre. [Note 81: Stedingk écrivait le 28 janvier: «Je connais quelqu'un auquel il a dit: «Je suis las des vexations continuelles de Napoléon. J'ai deux cent mille hommes de bonnes troupes et trois cent mille de milices à lui offrir, et nous verrons.» On m'a assuré, et je n'en doute pas, que des propos pareils lui échappent dans ses sociétés particulières qui ne sont pas composées des personnes les plus discrètes.» Archives du royaume de Suède.] [Note 82: SCHILDNER, 236.] [Note 83: _Id._] [Note 84: Paroles d'Alexandre lui-même à Czartoryski, _Mémoires du prince_, II, 252.] [Note 85: La _Correspondance de Parrot avec Alexandre_ a été publiée dans la _Deutsche Revue_, 1894-1895. Pour d'Allonville, voyez BOGDANOVITCH, I, 73.] CHAPITRE II PROJETS DE L'EMPEREUR. Napoléon au commencement de 1811.--Maître de tout en apparence, il sent l'inefficacité des moyens employés jusqu'à ce jour pour réduire l'Angleterre et conquérir la paix générale.--Le blocus demeure inutile tant qu'il ne sera pas universel et complet.--Impuissance de Masséna devant Torres-Vedras.--Le Nord préoccupe Napoléon et l'empêche de porter un coup décisif en Espagne.--Crainte d'un rapprochement entre la Russie et l'Angleterre.--Méfiance progressive: indices révélateurs: l'ukase prohibitif.--Colère de Napoléon: paroles caractéristiques.--Les Polonais de Paris.--Mme Walewska et Mme Narischkine.--Napoléon décide de préparer lentement et mystérieusement une campagne en Russie.--Comment il conçoit cette gigantesque entreprise.--Quelle est à ses yeux la condition du succès.--Dix-huit mois de préparation.--Projet pour 1811; projet pour 1812.--Mode employé pour recréer en Allemagne une force imposante.--L'armée de couverture.--Envoi de troupes à Dantzick.--Précautions prises pour dissimuler l'importance et le but de ces préparatifs.--Napoléon reste militairement et diplomatiquement en retard sur Alexandre.--Les puissances que l'on se dispute.--Rapports avec la Prusse.--L'Autriche et les Principautés.--Rapports avec la Turquie.--Première brouille entre Napoléon et le prince royal de Suède.--Bernadotte se rapproche de la France.--Raisons intimes de ce retour.--Demande de la Norvège.--Protestations simultanées à l'empereur de Russie.--Bernadotte sera à qui le payera le mieux, sans être jamais complètement à personne.--L'Empereur décline toute conversation au sujet de la Norvège.--Audience donnée à l'aide de camp du prince.--Bernadotte réitère ses instances et ses promesses.--Napoléon refuse de s'allier prématurément à la Suède.--Ses rapports avec la Russie durant cette période.--Mélange de dissimulation et de franchise.--Offre d'indemniser le duc d'Oldenbourg.--Réquisitoire violent et emphatique contre l'ukase.--Pourquoi Napoléon affecte de prendre au tragique cette mesure purement commerciale.--Demande d'un traité de commerce.--Grief secret et prétention fondamentale de l'Empereur: la question des neutres et du blocus domine à ses yeux toutes les autres: il évite encore de la soulever.--Sa longue et remarquable lettre à l'empereur Alexandre.--Contre-partie; lettre au roi de Wurtemberg.--Raisons profondes qui portent l'Empereur à envisager comme probable une guerre dans le Nord et à y voir le couronnement de son oeuvre.--Napoléon égaré par le souvenir de Rome et de Charlemagne.--Il renoncerait pourtant à la guerre si la Russie rentrait dans le système continental, mais il n'admet pas la paix sans l'alliance.--Alexandre et Napoléon cherchent respectivement à s'assurer, le premier pour 1811, le second pour 1812, l'avantage du choc offensif. I Dans le comble de puissance où quinze ans de triomphes ininterrompus l'avaient mis, Napoléon ne jouissait pas de sa prospérité et de sa gloire. L'année nouvelle se levait pour lui radieuse de promesses; la délivrance attendue de l'Impératrice lui faisait espérer un fils; jamais les rois n'avaient montré autant de soumission apparente, et pourtant lui-même éprouvait les atteintes de l'universel malaise. Un danger vague lui semblait peser sur l'avenir: dans l'air encore immobile et calme, il sentait passer la lourdeur des orages prochains. Son grand esprit ne s'abusait point sur les dangers que créait la prolongation de la guerre maritime, sur les charges, les vexations, les maux horribles dont elle accablait les peuples. D'après son propre aveu, tout l'esprit de son gouvernement s'en trouvait faussé: nul ne posséda à un égal degré l'instinct des principes de modération ferme et de justice qui seuls assurent sur les hommes un empire durable, et il se voyait jeté hors de ses voies par les entraînements de son système extérieur, poussé dans la tyrannie, obligé de mettre partout le despotisme à la place de l'autorité. Il ne lui échappait pas qu'un monde de haines et de souffrances s'amassait autour de lui, que le nombre de ses ennemis grossissait sans cesse et qu'ils ne désespéraient jamais de l'abattre, tant que l'Angleterre resterait en armes. Or, cette guerre qui entretenait le mal d'insécurité dont avait toujours souffert sa grandeur, il ne savait plus comment la finir: il se demandait en vain où trouver, où chercher cette paix dont il avait besoin autant que le plus humble de ses sujets, et parfois on l'entendait dire «très vite, à voix basse et avec une sorte d'impatience, que si les Anglais tenaient encore quelque temps, il ne savait plus ce que cela deviendrait, ni que faire[86]». [Note 86: Rapport de Tchernitchef, 9/21 janvier 1811, volume cité, 54.] Les moyens qu'il avait imaginés pour réduire sa rivale, malgré leur colossal développement, malgré leur rigueur et leur précision, n'avançaient plus à rien: aux deux extrémités de l'horizon, cette puissance démesurément accrue rencontrait enfin sa limite. Le Nord ne se fermait pas aux produits britanniques, et cette brèche au blocus en annulait tous les effets: l'Angleterre souffrait sans périr. Au sud, en Portugal, l'Angleterre ne se laissait pas arracher de cette pointe extrême du continent où elle avait pris terre et s'était inébranlablement fixée. Masséna tâtait en vain les lignes de Torres-Vedras, ne réussissait pas à découvrir le point faible, le côté vulnérable de la position ennemie; il envoyait le général Foy à Paris réclamer du secours, exposer la situation, demander aide et conseil: il s'avouait impuissant, et le succès plusieurs fois annoncé, attendu, escompté, se dérobait toujours. On s'est demandé pourquoi, en ce temps où l'Empereur ignorait les intentions offensives d'Alexandre, il n'avait point fait masse de ses armées et porté un grand effort en Espagne, pourquoi il n'avait pas donné assez d'hommes au prince d'Essling pour jeter les Anglais à la mer et terminer au moins cette partie de la tâche. C'est que, sans lui montrer encore le péril tout formé, le Nord le préoccupait déjà et le paralysait. Il savait qu'une réconciliation de la Russie avec nos ennemis amènerait tôt ou tard une prise d'armes en leur faveur, créerait une diversion bien autrement redoutable pour lui que la prolongation de la guerre espagnole, l'obligerait à préparer une grande expédition dans le Nord, à frapper de ce côté le coup suprême et à vaincre les Anglais dans Moscou. Or, si les desseins du Tsar sur la Pologne lui échappaient, il lui semblait bien que la Russie, après l'avoir suivi quelque temps et s'être acheminée dans son sillage, après s'être ensuite arrêtée et immobilisée, virait de bord maintenant, s'éloignait de lui insensiblement et s'orientait vers l'Angleterre. Le refus de frapper les marchandises coloniales d'un tarif écrasant et de confisquer les bâtiments fraudeurs lui était apparu comme un premier indice. Peu après, sans apercevoir le groupement d'armées qui s'opère par ordre d'Alexandre, il apprend que les Russes construisent beaucoup d'ouvrages sur la Dwina et le Dniester. Travaux de défense, sans doute, et parfaitement licites; néanmoins, si les Russes mettent tant de soin à couvrir leur frontière, n'est-ce point pour se prémunir contre les conséquences d'une défection qu'ils préméditent? Après qu'ils auront fait la paix avec la Turquie, «voudraient-ils la faire avec l'Angleterre? Ce serait incontinent la cause de la guerre[87].» Si Napoléon s'empare à ce moment de l'Oldenbourg, c'est peut-être à dessein d'éprouver et de tâter la Russie, de voir si elle ne saisira point le premier prétexte pour rompre. En attendant que le mystère s'éclaircisse, il n'augmente pas encore ses forces en Allemagne, laisse Davout isolé, se borne à réorganiser le premier corps sans y ajouter un homme, à accélérer les envois d'armes dans le duché de Varsovie[88]. Il continue toujours à s'occuper de l'Espagne, presse Masséna d'en finir, ordonne aux autres chefs de corps de lui prêter main-forte et de l'aider à briser l'obstacle. Il reporte alternativement sa pensée du nord au sud et des Pyrénées vers la Vistule, ne sait de quel côté il dirigera les troupes que l'appel d'une nouvelle conscription va rendre disponibles. [Note 87: _Corresp._, 17187.] [Note 88: _Id._, 16994, 16995, 17283.] Dans cet état de doute et d'expectative, la nouvelle de l'ukase prohibitif lui arrive soudain et l'avertit: c'est pour lui le signal d'alarme. L'ukase est spécialement dirigé contre le commerce français: il ferme le marché russe à nos produits et ordonne de brûler ceux qui réussiraient à s'y introduire: c'est une rupture éclatante sur ce terrain économique où devait surtout s'affirmer l'alliance. Nos ennemis vont accueillir cet acte comme une avance indirecte de la Russie, comme un premier gage; à cette heure, sans doute, on exulte à Londres, et la colère de l'Empereur éclate. Il profite d'une audience donnée au corps diplomatique pour témoigner aux représentants de la Russie, à Tchernitchef surtout, une froideur presque insultante: «Au lieu de Russie, dit-il le soir, j'ai beaucoup parlé Pologne aujourd'hui[89].» Les membres de la colonie polonaise de Paris poussent aussitôt des cris de joie: ils affichent leurs espérances dans le salon de madame Walewska, qui les laisse se grouper autour d'elle: à cet instant, par une coïncidence singulière, deux Polonaises, Marie-Antonovna Narishkine et Marie Walewska, exerçaient dans le même sens sur les deux empereurs l'ascendant de leur charme, le pouvoir de leur douceur, et plaidaient tendrement la cause de leur patrie[90]. [Note 89: Rapport de Tchernitchef du 9/21 février 1811, volume cité, 147.] [Note 90: Rapport de Tchernitchef du 9/21 février 1811: «Les femmes aussi jouent un grand rôle dans ce moment, surtout depuis l'arrivée de madame Walewska que Napoléon a beaucoup connue pendant la dernière campagne; la faveur de cette dame se soutient beaucoup; elle a eu les petites entrées à la cour, distinction qu'aucune autre étrangère n'a reçue; elle a amené avec elle un petit enfant que l'on dit être provenu des fréquents voyages qu'elle faisait de Vienne à Schoenbrunn: aussi en prend-on un soin infini.» Volume cité, 149. Envoi de Caulaincourt du 17 janvier: «Madame N... est plus que jamais la dame des pensées: l'Empereur y passe au moins une heure tous les soirs: en un mot, elle est mieux traitée que jamais. Le retour du prince Gagarine, qui est revenu de Moscou et que le public désigne comme son amant, n'a rien changé.»] Mais Napoléon, s'il se décide à se faire arme de la Pologne contre la Russie, se résoudra par d'autres motifs. En ce moment même, on procède d'après ses ordres, au département de l'extérieur, à un travail qui doit établir, par la vérification et le rapprochement des dates, si l'ukase a précédé ou suivi l'instant où la nouvelle du sénatus-consulte portant réunion du littoral germanique est parvenue en Russie. Le résultat de cette enquête est concluant[91]; le sénatus-consulte a été connu le 2 janvier: l'ukase, longuement et mystérieusement élaboré, a été signé le 31 décembre; ce n'est donc pas une réponse à un acte dont la Russie pouvait s'offusquer: c'est une mesure d'hostilité spontanée et préconçue. Quelque temps après, l'éclat donné par les Russes à leur protestation au sujet de l'Oldenbourg, cette manière de saisir l'Europe et de la faire juge de leur cause, confirme et aggrave les soupçons de l'Empereur. Plus de doute, la Russie tend chaque jour davantage à se séparer de lui et à s'échapper de l'alliance: «Voici, se dit-il en propres termes, une grande planète qui prend une fausse direction, je ne comprends plus rien à sa marche; elle ne peut agir ainsi que dans le dessein de nous quitter; tenons-nous sur nos gardes et prenons les précautions commandées par la prudence[92].» Alors, après trois nuits sans sommeil, trois nuits de réflexion profonde, durant lesquelles il met en balance les frais qu'occasionnera un grand armement et l'opportunité de l'effectuer, il décide de dépenser cent millions d'extraordinaire et de se mettre en mesure[93]. [Note 91: Il figure aux archives nationales sous forme de lettre adressée par Champagny à l'Empereur, AF, IV, 1699.] [Note 92: Rapport de Tchernitchef, 5/17 avril (date rétablie) 1811, volume cité, 70.] [Note 93: Ce fait fut révélé par Napoléon lui-même au prince de Schwartzenberg, dans une conversation citée par HELFERT, _Maria Louise_, p. 199.] Ce n'est pas qu'il juge nécessaire de pousser hâtivement ses préparatifs et de parer à des éventualités urgentes. D'après ses prévisions, rien ne presse: il faut que tout commence, mais tout doit s'opérer posément, tranquillement, avec précaution et surtout avec mystère. L'évolution de la Russie vers l'Angleterre se poursuivra vraisemblablement comme elle a commencé, c'est-à-dire pas à pas, par successives étapes; elle ne s'achèvera guère avant le milieu ou la fin de l'année, et il sera facile d'ajourner le conflit jusqu'en 1812. La guerre au Nord n'apparaît pas à Napoléon imminente, mais plus probable dans l'avenir, plus difficilement évitable. L'idée qu'il s'en fait, vague jusqu'alors et imprécise, se formule nettement; les contours se déterminent, les arêtes principales s'accusent, les grandes lignes se dégagent, et tout un plan d'action surgit dans sa pensée, subtil, profond, colossal, exécutable à distance d'une année. S'il doit faire cette guerre, il entend la porter et même la commencer en territoire ennemi; c'est à ce prix seulement qu'elle est susceptible de résultats grandioses et mérite d'être faite. Les désastres infligés aux Russes en Allemagne ou en Pologne, Austerlitz et Friedland par exemple, ont humilié l'orgueil du Tsar et de sa noblesse: ils n'ont pas atteint la puissance moscovite dans ses oeuvres vives et limité vraiment sa force d'expansion. Ce qu'il faut aujourd'hui, c'est un Austerlitz ou un Friedland en Russie, un coup porté assez profondément pour permettre d'imposer aux vaincus, comme conditions de la paix, l'abandon de leurs facultés offensives, le recul de leurs frontières, un déplacement vers l'Est, un exil aux confins de l'Asie. Comment Napoléon obtiendra-t-il ce succès décisif, une fois entré en Russie? Quel sera sur place son plan d'opérations et de manoeuvres? Sa pensée ne sonde pas encore cet avenir. Confiant dans ses inspirations stratégiques et tactiques, il se croit sûr de vaincre en Russie pourvu qu'il réussisse à y entrer, à y insérer d'emblée quatre ou cinq cent mille hommes, et pourvu que ces masses soient suffisamment munies, équipées, outillées, approvisionnées, pour qu'elles puissent vivre et agir plusieurs mois dans un pays fait de vastes espaces peu peuplés et d'obscures immensités. Du premier coup, il va droit à la grande difficulté, celle de pousser par un glissement insensible la puissance française jusqu'aux abords de la Russie, de l'y précipiter ensuite avec tout son attirail, avec toutes ses ressources, de faire en sorte que nos armées débouchent en Lithuanie aussi fraîches et bien pourvues que si elles sortaient de Strasbourg ou de Mayence, d'assurer les subsistances, les transports, le ravitaillement, dans une région où il faudra tout amener avec soi et dont l'accès s'ouvre à huit cents lieues de nos frontières. S'il parvient à résoudre ce problème par un miracle d'organisation et de prévoyance, il considère qu'il aura tout gagné: à ses yeux, dès qu'il s'agit de s'attaquer à la Russie, le secret de la victoire réside intégralement dans l'art des préparations, et lui qui a improvisé tant de guerres avec des éléments créés d'urgence, croit n'avoir pas trop d'une année, de dix-huit mois peut-être, pour rassembler cette fois ses moyens, pour les élever à un degré de perfection sans exemple, pour les porter sur place, pour les faire arriver à pied d'oeuvre intacts et tout montés, pour préparer méthodiquement et méticuleusement l'invasion. Mais les Russes le laisseront-ils poursuivre jusqu'à complet achèvement cette oeuvre de persévérance et de longueur? Pourquoi ne chercheraient-ils pas à nous prévenir, à se jeter avant nous sur la Pologne et l'Allemagne encore inoccupées? A cet égard, Napoléon n'a pas de craintes immédiates, et voici comment il envisage l'avenir. Ignorant totalement ce qui se passe en face de la frontière varsovienne, il croit que les seules forces mobiles et véritablement actives dont dispose la Russie sont retenues sur le Danube: il estime qu'Alexandre, occupé par la Turquie comme lui-même l'est par l'Espagne, ne songera à consommer sa défection qu'après s'être débarrassé de cette entrave. Mais la paix avec les Turcs paraît assez prochaine: au point où en sont les choses, il semble que ce soit affaire de quelques mois: la paix peut se conclure dès que l'ouverture de la prochaine campagne aura fourni aux Russes l'occasion d'un succès marqué, c'est-à-dire au printemps; dans le courant de l'été, les troupes russes reflueront probablement vers les frontières occidentales de l'empire, occuperont les lignes de défense, les camps retranchés qui s'y ébauchent, et se placeront ainsi en imposante posture. C'est sans doute l'instant que s'est désigné le Tsar pour renouer avec l'Angleterre et nous fausser définitivement compagnie. Si Napoléon attend de son côté cette époque pour porter ses troupes en Allemagne et commencer les apprêts d'une guerre vengeresse, il est à craindre que les Russes, à l'aspect de nos mouvements, ne résistent pas à la tentation de mettre à profit leur avantage momentané, de franchir leurs frontières, de briser ou au moins de fausser le grand appareil militaire qu'ils verront s'avancer contre eux. Donc il est indispensable que pour l'époque prévue nos premiers mouvements soient exécutés, que la France ait dans l'Allemagne du Nord des forces suffisantes non pour attaquer les Russes, mais pour leur interdire toute attaque, pour les empêcher de rien entreprendre, pour les dominer et les barrer. Napoléon décide qu'avant la fin du printemps le corps de Davout se sera transformé sans bruit en une armée de quatre-vingt mille hommes, composée de ses meilleures troupes; que cette armée, placée sous le plus sûr et le plus solide des chefs, renforcée des contingents allemands, aura allongé ses colonnes jusqu'aux approches de Stettin et de l'Oder, afin de pouvoir, à la première alerte, arriver sur la Vistule avant les Russes. Il décide que Dantzick, abondamment pourvu d'hommes et de munitions, sera devenu un premier centre de résistance et une grande forteresse d'arrêt. Par conséquent, lorsque les Russes remonteront du sud au nord-ouest et se tourneront vers l'Allemagne française, ils apercevront devant eux un double obstacle, qui se sera insensiblement redressé: Dantzick d'abord, donnant un point d'appui à la Pologne varsovienne; plus loin l'armée de Davout postée sur les deux rives de l'Elbe: ils retrouveront en face d'eux une partie importante de la puissance française, alors qu'ils la croient tout entière détournée vers l'Espagne et engouffrée dans la Péninsule. Cette reprise par leur adversaire de l'avantage stratégique les emprisonnera à l'intérieur de leurs frontières: Napoléon les immobilisera sur la pointe de son épée, tendue au travers de l'Allemagne et insinuée jusqu'à la Vistule[94]. [Note 94: Ce plan est exposé dans une lettre de l'Empereur à Davout, 24 mars 1811, _Corresp._, 17516.] Ainsi tenue en respect, la Russie n'osera vraisemblablement démasquer ses projets et jeter bas un simulacre d'alliance. L'empereur Alexandre va se troubler, hésiter, équivoquer; il ouvrira des négociations: Napoléon en fera autant de son côté: «Il est probable, écrit-il à Davout, que nous nous expliquerons et que nous gagnerons du temps de part et d'autre[95].» Pendant ce temps, à l'abri de nos troupes d'Allemagne déployées en rideau protecteur, nos forces de seconde et de troisième ligne se formeront; derrière les quatre-vingt mille hommes de Davout, l'Empereur en réunira quatre fois autant; sur le Rhin, en Hollande, dans la France du Nord, à Mayence, à Wesel, à Utrecht, à Boulogne, derrière les Alpes, dans la haute Italie, des camps s'établiront, d'énormes réceptacles d'hommes et de munitions, dont le contenu se répandra peu à peu sur l'Allemagne. Ces masses rejoindront en temps voulu l'armée de Davout, se grouperont derrière elle et à ses côtés, referont la Grande Armée sur des proportions formidablement accrues, se prépareront elles-mêmes à attaquer, et la position de défense prise dans le nord de l'Allemagne se transformera en base d'offensive. En même temps, non content de lever tous ses vassaux, Allemands du Nord et du Sud, Suisses, Italiens, Illyriens, Espagnols, Portugais, l'Empereur s'adressera aux États qui conservent une indépendance nominale, Prusse, Autriche, Turquie et Suède. Tandis qu'Alexandre se flatte d'immobiliser deux de ces puissances et de s'attacher les autres, Napoléon se croit sûr de les enrégimenter toutes quatre. Ainsi, au commencement de 1812, en admettant que ses négociations avec Alexandre n'aient point abouti et qu'il n'ait pas obtenu de la Russie des garanties expresses de fidélité, il se trouvera disposer contre elle de toute l'ancienne Europe, mais de l'Europe mise sur pied d'avance et militairement organisée, disciplinée, embrigadée, mobilisée, concentrée, formée en une seule et immense colonne d'assaut. [Note 95: _Corresp._, 17516.] II Les premiers ordres pour renforcer le corps de Davout furent donnés à la fin de janvier et complétés ensuite par une série de dispositions. L'opération n'allait pas s'accomplir brusquement, brutalement: il ne s'agissait pas de jeter d'un coup au delà du Rhin une force considérable, qui attirerait l'attention. C'est par une infiltration continue d'hommes et de matériel dans les cadres déjà existants que se recréera notre armée d'Allemagne. Le premier corps s'accroîtra insensiblement, sans que sa forme extérieure et ses éléments constitutifs soient d'abord modifiés. Les unités qui le composent, divisions, régiments, bataillons, vont simultanément grossir, par lente addition de substance; puis, lorsqu'elles seront parvenues à une surabondance d'effectifs, elles vont se dédoubler, se multiplier, essaimer autour d'elles d'autres groupes, d'autres unités, et peu à peu, au lieu d'un simple corps, l'armée de quatre-vingt mille hommes apparaîtra, munie de tous ses organes. Le 21 janvier, l'Empereur annonce à Davout un seul régiment français et quatre régiments hollandais: cette infanterie sera répartie entre les trois divisions du 1er corps, les divisions incomparables, celles de Friant, Morand et Gudin, que l'on déchargera ensuite de leur trop-plein par la formation d'une quatrième, confiée au général Dessaix[96]. En même temps, comme la conscription de 1812 aura versé dans les dépôts cent mille recrues, les bataillons actuels de dépôt, dont l'instruction s'achève, pourront se mettre en route et rejoindre les régiments d'Allemagne. Les régiments un peu maigres prendront ainsi du corps, comprendront quatre bataillons, puis cinq, au lieu de trois, et dans le courant de l'été, par suite de cette pléthore, l'armée se formera à cinq divisions, de quatre régiments chacune et de deux brigades. La cavalerie se sera antérieurement augmentée par l'envoi aux escadrons de guerre de détachements puisés dans tous les dépôts de même arme, sans création de régiments nouveaux: elle se sera complétée en chevaux par des remontes opérées sur place. [Note 96: _Corresp._, 17289.] Quant au matériel, Napoléon s'occupe déjà à l'expédier, en prenant pour base de ses calculs ce que sera l'armée de l'Elbe dans six mois, non ce qu'elle est actuellement. Il fait partir l'artillerie régimentaire et divisionnaire, les parcs de réserve, au total cent quatre-vingts bouches à feu. Il organise le génie et lui fournit quinze mille outils; s'absorbant dans de minutieuses supputations, il compte que Davout aura besoin de six cents voitures d'artillerie et de deux cent vingt-quatre caissons d'infanterie, pour porter avec soi cinq cent quatre-vingt-quatre mille cartouches, tandis qu'une réserve de trois millions de cartouches s'entassera dans les magasins de Hambourg et de Magdebourg. Avec une sollicitude particulière, il perfectionne le service du train, celui des équipages militaires, car il y voit, dans une guerre lointaine, les auxiliaires indispensables de la victoire. Ces éléments divers vont se former par prélèvements opérés sur toutes les ressources de l'intérieur, franchir le Rhin par groupes isolés, par détachements à peine visibles, et s'introduire furtivement en Allemagne[97]. [Note 97: _Corresp._, 17289, 17336, 17355, 17372, 17382, 17384, 17414, 17441, 17469, 17493, 17494, 17503, 17512, 17513, 17519, 17533. Cf. la réponse de Davout et autres pièces conservées aux archives nationales, AF, IV, 1653.] Pour faciliter leur marche, Napoléon fait reconnaître par des officiers d'état-major et aménager les voies de communication. En Allemagne, les chemins sont généralement mauvais: n'importe, on en créera d'autres. Entre Wesel et Hambourg, à travers la Westphalie et le Hanovre, une large route militaire va s'ouvrir, une sorte de voie romaine, qui attestera aux générations futures le passage des Français et la grandeur de leurs oeuvres. Les autorités de la Westphalie et du grand-duché de Berg procéderont à ce travail. Davout est chargé de pourvoir au placement de ses effectifs futurs, d'assurer par avance les vivres, l'habillement, la solde, de régler son budget, de fortifier Hambourg, de convertir cette ville ouverte en une vaste place d'armes. Qu'il se mette en mesure de toutes façons, mais que ces préparatifs s'opèrent dans le plus absolu silence: agir sans parler, telle est la recommandation qui accompagne invariablement les ordres donnés et accuse à chaque instant la pensée dominante de l'Empereur. Il couvre d'une ombre encore plus épaisse les mouvements destinés à recomposer la garnison de Dantzick et à en décupler l'effectif. D'abord, il fait rejoindre les quinze cents soldats qu'il a dans la place par six bataillons polonais, par deux bataillons saxons, par le régiment français qui occupe Stettin; Davout l'y remplacera «par un très beau régiment» de la division Friant, en ayant soin de tenir «le meilleur langage envers la Russie[98]», en s'abstenant de la moindre confidence au gouvernement de Varsovie: «Tout ce qu'on dit aux Polonais, ils le répètent et le publient de toutes les manières[99].» Un peu plus tard, l'Empereur fait filer sur Dantzick, par Magdebourg et la Prusse, des compagnies de canonniers, de mineurs, de sapeurs, puis un régiment westphalien de deux mille quatre cents hommes, un régiment de Berg; il demande pour la même destination un régiment à la Bavière, un autre au Wurtemberg, et de tous les points de l'Allemagne des détachements se dirigent vers le poste à réoccuper, mais ils s'y rendent sans précipitation, en amortissant le bruit de leurs pas. Avec eux, l'Empereur fait affluer à Dantzick des canons, des mortiers, des affûts, des fusils, tous les engins de résistance, et de plus un équipage de ponts, matériel d'attaque qu'il dispose là pour l'avenir et par provision[100]. Mais le gouverneur Rapp reçoit impérativement l'ordre de surveiller ses propos, de «couper sa langue[101]»: il devra ne faire aucun étalage des ressources de tout genre qui vont lui arriver et s'entasser dans la place. [Note 98: _Corresp._, 17415.] [Note 99: _Id._] [Note 100: _Id._, 17212, 17323, 17415, 17488, 17490, 17491, 17505, 17510, 17515, 17520.] [Note 101: _Id._, 17516.] Cependant, Napoléon sent l'impossibilité de dissimuler complètement aux Russes cette agglomération de forces à proximité de leur frontière; renonçant à nier le fait, il travestit l'intention. Il ordonne de préparer pour Kourakine une note explicative, nourrie d'allégations spécieuses et de contre-vérités: elle dira qu'une grande escadre anglaise s'avance dans la Baltique, qu'on lui suppose le dessein d'attaquer Dantzick; en conséquence, l'Empereur se juge obligé de mettre la place en état de défense, d'y réunir quelques milliers d'hommes, et se fait un devoir d'en prévenir la Russie, afin que celle-ci ne s'alarme point d'un armement dirigé contre l'ennemi commun[102]. [Note 102: _Corresp._, 17492, 17523. Cf. les lettres de Champagny à l'Empereur en date des 19 et 28 mars. Archives nationales, AF, IV, 1699.] La même note avoue que des fusils ont été achetés en France pour le compte du roi de Saxe, souverain de Varsovie, agissant dans la plénitude de ses droits; «mais le nombre n'en est que de vingt mille, au lieu de soixante mille qu'on a supposé». Dans la réalité, les amas d'armes que Napoléon dispose à l'usage des paysans polonais, destinés au besoin à se lever en masse, sont autrement considérables. Ses agents lui ont découvert à Vienne cinquante-quatre mille fusils, que l'Autriche est prête à céder: le roi de Saxe reçoit avis de les acheter et de les attirer à Dresde; c'est l'Empereur qui les payera. L'Empereur forme lui-même sur le Rhin deux dépôts d'armes, réunit à Wesel trente-quatre mille fusils, tirés de Hollande, à Mayence cinquante-cinq mille, tirés de France; sans les porter encore au delà du fleuve, il les fait mettre en magasin, en caisses, «emballés et prêts à partir».--«Ordonnez, écrit-il au ministre de la guerre, que cette opération se fasse avec le plus de mystère possible, de sorte qu'aux premiers jours de mai, si j'avais besoin d'avoir ces soixante-seize mille armes, elles pussent partir vingt-quatre heures après que je l'aurais ordonné[103]», ce qui les ferait arriver à destination au bout de quelques semaines. Napoléon ne suppose jamais qu'avant l'été il puisse avoir besoin d'armer la population varsovienne et même de mettre sur pied, dans le duché, les troupes régulières, non plus que de posséder à Dantzick les quinze mille hommes auxquels il donne sourdement l'impulsion. [Note 103: _Corresp._, 17371.] Son activité diplomatique retardait encore sur ses mouvements militaires. Les quatre puissances qui lui semblaient ses auxiliaires désignés, Prusse, Autriche, Turquie et Suède, n'avaient pas, comme nos armées, de grands espaces à parcourir pour entrer en ligne: elles étaient toutes portées, limitrophes de l'ennemi à atteindre: il était inutile et même dangereux d'engager avec elles des négociations dont l'écho pourrait retentir à Pétersbourg et précipiter la rupture. D'ailleurs, Napoléon était persuadé que ces alliances se feraient presque d'elles-mêmes et par la force des choses; que la Prusse et l'Autriche, dominées par son prestige, viendraient docilement à son appel; qu'une sorte de fascination les lui amènerait; que la tradition lui ramènerait la Turquie et la Suède. Aujourd'hui, il essayait simplement, par une pression plus ou moins forte sur les quatre puissances, de composer à chacune une attitude conforme à ses desseins. A la Prusse, il ne demandait que l'immobilité. La Prusse était sur le chemin entre la France et la Russie: si elle s'agitait et armait, on pourrait croire à Pétersbourg qu'elle se levait à notre instigation et que Napoléon voulait s'en faire une avant-garde; il importait donc qu'elle s'effaçât de la scène le plus longtemps possible et se fît oublier. Mais les convenances de notre politique cadraient mal avec les angoisses de la Prusse. La cour de Potsdam, avertie par les appels d'Alexandre que la rupture entre les deux empereurs approchait et mieux instruite à cet égard que Napoléon lui-même, vivait dans l'épouvante: elle craignait de devenir la première victime de la guerre, quelque parti qu'elle prît, et de périr broyée dans le choc qui se préparait. Pour défendre sa misérable existence, elle armait frauduleusement et en cachette, rappelait en partie les réserves. Au service de qui emploierait-elle ces forces? Irait-elle où l'appelaient ses voeux et ses haines? S'élancerait-elle vers la Russie? Au contraire, cédant à d'inéluctables nécessités, se laisserait-elle dériver vers la France? C'était ce qu'elle ignorait elle-même. Le chancelier Hardenberg passait par des alternatives diverses: négociant simultanément avec Napoléon et Alexandre, il était tour à tour sincère et faux dans ses protestations à l'un et à l'autre; il trompait toujours quelqu'un, mais ce n'était pas la même puissance; il y avait des évolutions dans sa duplicité[104]. En tout cas, il jugeait indispensable de renouveler fréquemment à Paris d'humbles demandes d'alliance, des offres de concours, pour mériter l'indulgence de l'Empereur et l'amener à fermer les yeux sur des armements illicites. Mais l'Empereur dédaignait encore de prêter l'oreille aux sollicitations de la Prusse; d'autre part, dès qu'il remarquait chez elle quelque mouvement suspect, quelque levée excédant le chiffre réglementaire, il la rabrouait durement et, d'un ton courroucé, lui enjoignait de rentrer dans l'ordre, se bornant à lui faire entrevoir, pour prix de sa sagesse, la perspective d'un accord futur et éventuel. [Note 104: DUNCKER, ouvrage cité, 343-365. MARTENS, _Traités de la Russie_, VII, 15 et suiv. Correspondance de Prusse, aux archives des affaires étrangères, janvier à avril 1811.] Il évitait également de brusquer son alliance avec l'Autriche, mais croyait nécessaire d'imprimer à cet État un mouvement propre à inquiéter les Russes sur le Danube, à leur donner plus d'occupation en Orient et à les y enfoncer davantage. Partant de ce principe que la cour de Vienne voyait avec chagrin l'annexion imminente des Principautés et y mettrait volontiers obstacle, pourvu qu'elle fût quelque peu soutenue et encouragée, il provoquait avec elle à ce sujet un échange de vues: il témoignait le regret d'avoir souscrit naguère à un tel accroissement de l'empire russe, se montrait aujourd'hui dans des dispositions différentes, demandait à Metternich et à l'empereur François ce qu'ils comptaient faire, jusqu'où ils oseraient aller pour empêcher un résultat funeste à leurs intérêts, et ne leur ménageait pas les expressions de sa bienveillance. Son jeu était clair: il voulait que l'Autriche se mît en avant et prît une initiative que les stricts engagements d'Erfurt lui interdisaient à lui-même: il voulait qu'elle protestât contre la conquête des Principautés et appuyât au besoin ses notes diplomatiques par quelques démonstrations militaires. Ces démarches auraient pour résultat de ranimer le courage des Ottomans par l'espérance d'un secours, de les inciter à mieux défendre leurs provinces, à refuser la paix, à prolonger une guerre destinée, d'après les calculs de Napoléon, à retenir les Russes loin de lui et à retarder leur réapparition en masse sur les frontières de la Pologne[105]. [Note 105: _Corresp._, 17387, 17388. Cf. la lettre du 26 mars au sujet de la Serbie, où les Russes venaient d'occuper Belgrade. _Corresp._, 17518.] Avec la Turquie elle-même, il évitait de passer des accords destructifs de ceux qui le liaient toujours à la Russie, de garantir au Sultan l'intégrité de son empire et la récupération des Principautés. Ses efforts tendaient simplement à faire succéder entre les deux États, à une froideur marquée, une reprise de confiance. Il écrivait au ministre des relations extérieures: «Mandez à M. de Latour-Maubourg--c'était notre chargé d'affaires à Constantinople--de se rapprocher le plus possible de la Porte, de faire en sorte, sans se compromettre, que le nouveau Sultan m'écrive et m'envoie un ministre: de mon côté, je lui répondrai, je renouerai mes relations et j'enverrai un ministre[106].» Ainsi, les voies s'ouvriront à un rapprochement. Sans rappeler encore à lui la Turquie, Napoléon s'occupe à la placer sur le chemin du retour; ce qu'il cherche à obtenir des Ottomans, c'est qu'ils se mettent à sa disposition, sans lui demander dès à présent d'engagements formels, et attendent son bon plaisir. [Note 106: _Corresp._, 17365.] Il eût voulu agir de même avec la puissance qui correspondait à la Turquie dans la partie opposée de l'Europe, avec cette Suède qui devait son importance à sa position topographique plus qu'à ses forces. Actuellement, il n'exigeait d'elle qu'un service plus exact contre l'Angleterre, une soumission absolue, sans préjuger ce qu'il aurait peut-être à lui demander contre les Russes et à faire pour elle. Mais les intérêts contradictoires entre lesquels se débattait la Suède, ses passions, ses souffrances, ne lui permettaient point une obéissance purement gratuite, une attente résignée. Chaque jour, son indiscipline cause à Napoléon de nouvelles impatiences: il lui faut en même temps se défendre contre des empressements intempestifs, contre d'importunes sollicitations. Le caractère de l'homme qu'il a laissé se placer à Stockholm sur les marches du trône complique singulièrement le problème des relations. Désireux de ne pas se brouiller complètement avec la Suède et de ne point s'allier prématurément à elle, il aura fort à faire pour atteindre ce double but, et ses rapports avec Bernadotte, assez accidentés durant cette période, donnent plus particulièrement la mesure de ses intentions actuelles à l'égard de la Russie. III Parti de Paris avec la trahison au coeur, Bernadotte n'avait pas résisté à mal parler de son ancien chef, dès qu'il s'était trouvé en présence de l'émissaire chargé par la Russie de provoquer ses confidences: la profession d'ingratitude qu'il avait faite devant Tchernitchef[107], en décembre 1811, avait été l'explosion de ses véritables sentiments. En prenant l'engagement d'honneur de ne jamais nuire à la Russie, il avait obéi aussi à une pensée politique, à un instinct sagace, qui lui montrait la sécurité future de la Suède liée à une réconciliation avec sa grande voisine de l'Est et qui la détournait de toute tentative contre la Finlande pour lui faire reporter ses ambitions sur la Norvège. Toutefois, mû par le désir de plaire au Tsar et de prévenir chez lui tout retour d'hostilité, entraîné d'ailleurs par le torrent de son imagination, il avait laissé son expression dépasser sa pensée: il avait présenté comme une volonté ferme ce qui n'était en lui qu'une tendance. Au fond, son système n'était pas fait: son esprit mobile et fantasque demeurait sujet à de brusques oscillations. S'il avait touché du premier coup au point où l'empereur russe voulait l'amener, il ne s'y était pas fixé encore: il allait s'en éloigner bientôt et n'y reviendrait que par un long circuit. [Note 107: Voy. le tome II, 514-519.] Dans les semaines qui avaient suivi ses premiers épanchements avec la Russie, fatigué de nos exigences en matière de blocus, outré du ton autoritaire et tranchant sur lequel notre représentant à Stockholm, l'ex-conventionnel Alquier, formulait ces réquisitions, il l'avait pris d'assez haut avec son ancienne patrie. Que la contrebande s'organisât de toutes parts, que la guerre avec les Anglais demeurât «une misérable jonglerie[108]», c'était, disait-il, à quoi nul ne pouvait remédier. A la moindre demande nouvelle, il se rebiffait; parlait-on au gouvernement royal de prêter à la France quelques marins ou bien un régiment qui servirait dans notre armée, conformément à une tradition datant de l'ancien régime, il refusait d'appuyer ces propositions: «Quel avantage, disait-il au baron Alquier, trouverais-je à envoyer un régiment se mettre en ligne avec ceux de la France?--Mais celui de former des officiers à la première école de l'Europe.--Apprenez, monsieur, que l'homme qui a formé par ses leçons et son exemple une multitude d'officiers particuliers et généraux en France peut suffire à l'instruction et au perfectionnement de ses armées[109].» [Note 108: Expression d'Alquier, lettre à Champagny du 19 novembre 1810.] [Note 109: Alquier à Champagny, 6 janvier 1811.] A ces rodomontades, la réponse de l'Empereur ne s'était pas fait attendre. Retrouvant Bernadotte tel qu'il l'avait toujours connu, c'est-à-dire effrontément hâbleur, rétif et peu maniable, il s'était détourné de lui, se refusait à toute correspondance directe, rappelait les aides de camp français du prince et le mettait en quarantaine[110]. En janvier 1811, les rapports ne tenaient plus qu'à un fil, lorsqu'on vit Bernadotte, par une de ces volte-faces dont il était coutumier, se rejeter impétueusement vers la France. [Note 110: _Corresp._, 17218 et 17229. Correspondance de Suède, aux archives des affaires étrangères, décembre 1810 et janvier 1811.] Chez lui, ce revirement peut s'expliquer d'abord par un vulgaire intérêt d'argent. Dans son établissement nouveau, il avait dû faire abandon des dotations constituées au maréchal d'Empire et au prince de Ponte-Corvo. D'autre part, le million que l'Empereur lui avait fait remettre comptant, lors de son départ, s'était promptement fondu, et les États de Suède, vu la pénurie du royaume, n'avaient alloué à l'héritier présomptif de la couronne, à sa femme et à son fils, que de maigres pensions. Voyant arriver la fin de ses ressources, Bernadotte se prenait à regretter d'avoir trop peu ménagé le monarque à la main large dont la munificence pourrait utilement l'assister, et il est à remarquer que ses premières offres de soumission coïncidèrent avec une lettre dans laquelle il se recommandait à la générosité impériale et sollicitait une indemnité pour ses dotations perdues. Puis, l'influence de la princesse royale, qui avait alors rejoint son mari, s'exerçait au profit de la France. A mesure qu'elle s'était avancée dans le Nord, Désirée Clary s'était senti envahir par un insupportable ennui. Sans cesse sa pensée se reportait vers ce Paris brillant et aimé, vers ce milieu de prédilection où elle voulait se garder la faculté de revenir et de se retremper, et ses efforts tendaient à empêcher une rupture qui l'eût confinée dans son royal exil[111]. Enfin, Bernadotte lui-même, malgré toutes les peines qu'il se donnait pour plaire aux Suédois, avait le sentiment d'avoir incomplètement répondu à leur attente: s'ils l'avaient élu, c'était avec l'espoir d'obtenir par ce choix et tout de suite un bienfait éminent, un avantage insigne, tel que l'appui de la France pour reprendre la Finlande ou se saisir d'un équivalent. Or, comme présent d'arrivée, Bernadotte ne leur avait apporté jusqu'à ce jour que la déclaration de guerre aux Anglais, mesure essentiellement impopulaire. Voyant s'épuiser le crédit que lui avait ouvert la confiance publique, il éprouvait le besoin de ne plus retarder la satisfaction des Suédois, de leur payer sa bienvenue, et il se rendait compte que seul l'empereur des Français pouvait lui en fournir les moyens. [Note 111: Correspondance de Tarrach, ministre de Prusse en Suède, avec son gouvernement. Cette correspondance, décachetée probablement par la poste française des villes hanséatiques, figure à moitié déchiffrée aux archives des affaires étrangères.] Ce n'était pas que l'objet de ses convoitises se fût déplacé. Si incohérents et désordonnés que parussent ces mouvements, ils tendaient invariablement au même but: sa politique tourbillonnait autour d'une idée fixe. S'interdisant par principe de songer à la Finlande, il pensait de plus en plus à la Norvège. Il en avait déjà touché mot à Pétersbourg, mais il savait que la Russie, à supposer qu'elle favorisât jamais la spoliation du Danemark, ne s'exécuterait que plus tard et à échéance assez longue, à l'approche ou à la suite d'un grand bouleversement. Au contraire, Napoléon disposait du présent: il n'avait qu'un geste à faire pour que la cour de Copenhague, faible et soumise, s'inclinât devant sa volonté et cédât aux Suédois la Norvège au prix de quelque dédommagement en Allemagne. Justement, la Norvège s'agitait et paraissait lasse du joug danois. Profitant de l'occasion, Bernadotte ne tarda pas davantage à s'ouvrir au représentant de l'Empereur. Le 6 février, au cours d'une conversation avec Alquier, il lui mit brusquement sous les yeux une carte: «Voyez, dit-il, ce qui nous manque.--Je vois, répondit Alquier, la Suède arrondie de toutes parts, excepté du côté de la Norvège: est-ce donc de la Norvège que Votre Altesse veut parler?--Eh bien, oui, c'est de la Norvège, qui veut se donner à nous, qui nous tend les bras et que nous calmons en ce moment. Nous pourrions, je vous en préviens, l'obtenir d'une autre puissance que de la France.--Peut-être de l'Angleterre?--Eh bien, oui, de l'Angleterre; mais quant à moi, je proteste que je ne veux la tenir que de l'Empereur. Que Sa Majesté nous la donne, que la nation puisse croire que j'ai obtenu pour elle cette marque de protection, alors je deviens fort, je fais dans le système du gouvernement le changement qu'il faut nécessairement opérer, je commanderai sous le nom du roi et je suis aux ordres de l'Empereur[112].» Puis, ce furent des serments: Bernadotte jura «sur son honneur» de fermer le royaume au commerce des Anglais; au besoin, il irait chercher et vaincre chez elle cette orgueilleuse nation; contre la Russie, il offrait cinquante mille hommes au printemps, soixante mille en juillet, à condition de les commander en personne. [Note 112: Alquier à Champagny, 7 février 1811. Cette dépêche a été publiée en partie par le regretté M. Geffroy dans ses études sur _Les intérêts du Nord scandinave pendant la guerre d'Orient. Revue des Deux Mondes_, 1er novembre 1835.] Ces propositions formelles ne l'empêchaient nullement, à la même époque, à quelques jours d'intervalle, de renouveler au Tsar ses assurances de sympathie et de bon vouloir. En réponse à une lettre dans laquelle Alexandre réclamait son amitié, il lui écrivait: «Oui, Sire, je deviendrai l'ami de Votre Majesté, puisqu'elle veut bien me dire que c'est d'âme qu'elle veut l'être[113].» Soyons unis, faisons pacte d'éternelle concorde et de bon voisinage, disait-il au Tsar, à l'heure même où il offrait à Napoléon de reconnaître pour ennemis tous les adversaires présents et futurs de la France. [Note 113: Voy. l'_Étude sur la Suède et la Norvège_, publiée d'après des documents authentiques, dans l'_Univers pittoresque_, 1838.] Qui trompait-il alors? Qui se réservait-il de trahir en fin de compte? Son ancien maître ou son récent ami? En faisant droit à sa demande et en acceptant sa parole, Napoléon eût-il obtenu de sa part, en cas de guerre avec la Russie, une obéissance absolue? C'est au moins très douteux: Bernadotte avait le génie de l'indiscipline; il l'avait prouvé dans tout le cours de sa carrière, où Napoléon l'avait trouvé à chaque occasion coopérateur tiède et lieutenant infidèle. S'il tenait tant à la Norvège, c'était précisément parce que cette facile conquête, en consolant l'amour-propre national, le dispenserait de marcher en Finlande, de rouvrir ainsi et de perpétuer le conflit avec la Russie, de s'engager à fond contre elle. Tout ce que l'on peut présumer, c'est que Napoléon, en lui livrant la Norvège, eût conjuré en partie l'effet de ses mauvais sentiments, gagné sa neutralité et peut-être une apparence de concours. Dans ses appréciations sur la politique actuelle du prince, Alquier allait plus loin: cet agent zélé, mais ardent et passionné, ne sut presque jamais démêler les véritables intentions de Bernadotte à travers la déconcertante variété de ses attitudes et de ses poses; après l'avoir signalé comme capable de toutes les félonies, il le croyait aujourd'hui disposé à nous revenir de bonne foi et montrait l'occasion unique pour reprendre possession de la Suède. Napoléon en jugea autrement. D'abord, cette façon de réclamer à brûle-pourpoint un accord positif et de lui forcer la main, ne fut nullement de son goût; il voulait que Bernadotte attendît notre heure, au lieu de nous imposer la sienne. Quant à la condition même de l'arrangement, l'idée de spolier le Danemark, dans les termes absolus où elle était exprimée, révolta ses sentiments de justice, de reconnaissance et d'honneur: ce tout-puissant avait le respect des faibles, quand il trouvait en eux honnêteté et droiture. D'ailleurs, et jusqu'à plus ample informé, il se refusait à voir dans la requête du prince l'expression d'une pensée raisonnée et mûrie, à laquelle la majorité des Suédois se rallierait peu à peu et qui deviendrait un système national. Demeurant dans ses rapports avec la Suède sous l'empire d'une erreur fondamentale, il estimait que cet État ne pouvait avoir qu'une politique, la politique d'hostilité et de revanche contre la Russie: il se figurait que s'il en venait lui-même à rompre avec Alexandre, il n'aurait qu'à montrer aux Suédois la Finlande et à la leur désigner du bout de son épée, pour les voir s'élancer sur cette proie et se jeter dans la mêlée, quels que pussent être les sentiments personnels de Bernadotte. Par conséquent, il jugeait parfaitement inutile de s'arrêter quant à présent aux idées plus ou moins folles qui pouvaient éclore dans l'esprit du prince et traverser ce cerveau mal équilibré, de prendre au sérieux ses divagations, de discuter avec ses lubies: ce n'était pas là un élément à faire entrer dans nos calculs. «Monsieur le duc de Cadore, écrivit Napoléon à Champagny, j'ai lu avec attention les lettres de Stockholm. Il y a tant d'effervescence et de décousu dans la tête du prince de Suède que je n'attache aucune espèce d'importance à la communication qu'il a faite au baron Alquier. Je désire donc qu'il n'en soit parlé ni au ministre de Danemark ni au ministre de Suède, et je veux l'ignorer jusqu'à nouvel ordre[114].» [Note 114: _Corresp._, 17386. Cf. la lettre de Champagny à Alquier en date du 26 février 1811.] Il prévint seulement le Danemark, sans lui dire pourquoi, de mettre la Norvège à l'abri d'une surprise. En même temps, il traçait pour Alquier toute une ligne de conduite. Ce ministre ne ferait point de réponse immédiate à l'ouverture du prince et serait censé n'avoir reçu à ce sujet aucune direction. Au bout de quelque temps, il pourrait glisser dans la conversation très doucement, «sans que cela eût l'air de venir de Paris[115]», que l'idée de s'approprier la Norvège était purement chimérique et tout à fait en dehors de la tradition nationale, qu'il y avait là un contresens politique, que l'intérêt de la Suède était ailleurs: «C'est par ces considérations générales que le baron Alquier doit répondre, disait l'Empereur, et aussi par des considérations tirées de mon caractère et de mon honneur, qui ne me feront jamais permettre qu'un de mes alliés perde quelque chose à mon alliance[116].» A l'avenir, le mieux serait que notre ministre se dérobât à de trop fréquents contacts avec l'Altesse suédoise, qu'il ne s'exposât plus à d'embarrassantes confidences et à des discussions fâcheuses. On ne peut acquiescer aux demandes du prince, et d'autre part la contradiction ne ferait qu'irriter ses désirs. Au contraire, cet esprit déréglé, si on l'abandonne à lui-même, finira peut-être, après s'être agité dans le vide, par se poser et s'assagir. [Note 115: _Corresp._, 17386.] [Note 116: _Id._] Vers le même temps, Napoléon permit à l'un des aides de camp français de Bernadotte, le chef d'escadron Genty de Saint-Alphonse, rappelé comme les autres, de retourner en Suède, et il le reçut avant son départ. Dans cette audience, il s'exprima en homme qui savait à quoi s'en tenir sur les véritables sentiments du prince, mais son langage fut empreint de tristesse et de regret plus que de colère, conserva le ton d'une remontrance paternelle: «Croyez-vous, dit-il, que j'ignore qu'il dit à qui veut l'entendre: «Dieu merci, je ne suis plus sous sa patte», et mille autres extravagances que je ne veux pas répéter? Il ne sait pas que cela retombe sur lui, et qu'il y a des gens toujours prêts à tirer parti de ses inconséquences. Assurément, il m'a assez fait enrager pendant qu'il était ici: vous en savez quelque chose, puisque vous êtes son confident. Mais enfin tout cela est passé: j'avais cru que dans la nouvelle sphère où il se trouve placé, sa tête se serait calmée et qu'il se serait conduit plus prudemment.» Genty de Saint-Alphonse, à qui la leçon avait été faite, ne manqua pas de défendre chaleureusement son prince; il s'étendit sur les services que la Suède était prête à nous rendre en toute occurrence, et notamment contre la Russie. Mais ce zèle de fraîche date parut suspect à l'Empereur, à tout le moins intempestif: «Vous me parlez toujours des Russes, disait-il; mais moi, je ne suis pas en guerre avec les Russes: si cela arrivait, eh bien, nous verrions alors: aujourd'hui ce n'est qu'à l'Angleterre qu'il faut faire la guerre.» Il posa pourtant beaucoup de questions sur l'armée suédoise, s'enquit de son organisation, de sa valeur; il finit par indiquer le plan de conduite qui, suivant lui, s'imposait au prince: à l'extérieur comme au dedans, ne point se compromettre en d'inutiles intrigues, attendre l'heure propice et se réserver: «Il faut qu'il aille droit son chemin, et qu'à la première occasion il donne de la gloire militaire à son pays. Tous les partis se tairont et se rallieront autour d'un prince qui rehausse la gloire de son pays. Or, le prince a tout ce qu'il faut pour cela; il sait commander une armée, il pourra faire de belles choses[117].» C'était lui présenter à mots couverts, comme le meilleur moyen de fixer sa popularité et de consolider sa position, une brillante entreprise au delà de la Baltique, contre l'ennemi traditionnel: à Bernadotte qui désirait s'approprier frauduleusement la Norvège, il montrait la Finlande à reconquérir de haute lutte, mais ne lui faisait entrevoir ce but que dans une lointaine et brumeuse perspective. [Note 117: Le compte rendu de la conversation se trouve dans une lettre adressée le 19 février 1811 par Genty de Saint-Alphonse à Bernadotte, et dont copie figure aux Archives nationales avec la mention suivante: «Cette lettre est écrite au prince royal de Suède par son aide de camp, M. Genty. La personne qui en était chargée ne devant partir que samedi (demain), on a eu le temps de la soustraire, d'en tirer une copie et de la recacheter et remettre en place sans qu'il y parût en rien.» AF, IV, 1799.] Ces fins de non-recevoir déçurent Bernadotte, sans le décourager. Il crut devoir insister, s'acharner, d'autant plus qu'un événement intérieur venait de mettre effectivement à sa charge les destinées de la Suède. Le Roi, plus malade et plus faible, l'avait institué régent. Investi désormais des prérogatives souveraines, sentant croître sa responsabilité en même temps que son pouvoir, Charles-Jean se rattachait plus anxieusement à l'idée de procurer aux Suédois quelque bénéfice immédiat qui fît taire toute opposition; pour obtenir de quoi les contenter, il s'adressait à l'Empereur, suprême dispensateur des biens de ce monde, le priait, le sollicitait de toutes manières, se retournait vers lui sans cesse, la main obstinément tendue. Pour faire admettre ses prétentions, il n'était sorte de moyens auxquels il n'eût recours. Afin de les rendre plus acceptables, il les réduisit. Après avoir demandé la Norvège entière, il n'en réclama plus que la partie septentrionale, l'évêché de Trondjem avec ses dépendances. Puis, c'étaient des prévenances, des cajoleries, des attentions sans nombre. Il offrit des marins, un régiment tout équipé: il promit de faire séquestrer les marchandises anglaises; il promit contre le commerce interlope des rigueurs exemplaires: pendant près de trois mois, il ne s'arrêta pas de promettre[118]. Entre temps, il laissait entendre que la Russie mettait tout en oeuvre pour l'attirer à elle: il faisait dire à M. Alquier que l'empereur Alexandre lui offrait une rétrocession partielle de la Finlande, ce qui était faux[119]: en se montrant assailli de propositions qu'il n'avait pas reçues, il espérait piquer la France d'émulation et provoquer une surenchère. [Note 118: Alquier à Champagny, 12, 20, 22 et 27 mars, 30 mai.] [Note 119: La correspondance du ministre suédois en Russie, conservée aux archives de Stockholm et dont nous avons eu connaissance, ne mentionne aucune proposition de ce genre.] Mais ce manège laissait l'Empereur parfaitement insensible. Les stimulants employés par le prince n'avaient pas plus le don de l'émouvoir que ses verbeuses protestations. Il répugnait toujours à lui octroyer la Norvège; surtout, tant qu'il aurait intérêt à ménager la Russie et à temporiser avec elle, il était résolu à ne point traiter avec Bernadotte. Se défiant d'un homme aussi peu maître de sa pensée et de sa langue, il l'eût considéré aujourd'hui comme le plus compromettant des alliés: entre eux, il y avait dissentiment sur l'époque plus encore que sur l'objet de l'entente à conclure. Dans ses instructions à son représentant en Suède, Napoléon défend toujours de rien accorder dans le présent, sans rien refuser positivement pour l'avenir. Il recommande d'entretenir les espérances des Suédois en les tournant du bon côté, c'est-à-dire vers la Finlande; mais Alquier ne saurait apporter à cette oeuvre trop de discrétion et de mesure. L'essentiel est actuellement de ne fournir à la Russie aucun sujet d'alarme: que notre ministre démente tout bruit de rupture entre les deux empereurs: qu'il vive bien avec son collègue russe. Sans prêcher aux Suédois l'oubli et le pardon des injures, qu'il les détourne de toute revendication précipitée, de toute initiative hors de saison: «Calmer au lieu d'exciter, désarmer au lieu d'armer[120]», voilà quelle doit être sa tâche. [Note 120: _Corresp._, 17386.] IV S'abstenant encore de tout engagement latéral, Napoléon pouvait se retourner vers la Russie et se montrer à elle, avec une apparence de vérité, invariable dans sa ligne, constant dans ses voies, libre de toute alliance, à l'exception de celle qu'il avait contractée aux jours heureux de Tilsit et d'Erfurt[121]. Cette alliance, il exprime continuellement le désir de la maintenir, de la restaurer, de lui rendre sa force et sa splendeur premières. Ceci posé, il ne craint pas de s'attaquer hardiment aux différends soulevés et en fait l'objet d'une ardente controverse. Offrant d'indemniser le duc d'Oldenbourg et demandant à la Russie, si elle ne juge pas qu'Erfurt soit un équivalent acceptable, d'en désigner un autre, il s'arme en même temps de ses propres griefs et en signale âprement la gravité. Ce qui caractérise son langage, c'est un mélange de droiture et de rouerie, ce sont des aveux d'une brutale franchise éclatant au milieu des artifices d'une politique d'assoupissement. Cachant ses apprêts militaires, cherchant par tous les moyens à accréditer l'opinion qu'il ne se prépare pas encore à la guerre, il déclare pourtant et très haut qu'il la fera, qu'il la fera sur-le-champ, si l'empereur Alexandre signe la paix avec les Anglais, et il ne dissimule pas que tous les symptômes relevés depuis quelques mois sont de nature à lui faire craindre cette infraction aux lois de l'alliance. Par ces avertissements, par ces menaces, il espère intimider la Russie, ralentir ou même suspendre sa marche vers l'Angleterre et peut-être la ramener dans le droit chemin. [Note 121: Voy. notamment son instruction du 17 février pour le duc de Vicence. _Corresp._, 17366.] C'est surtout l'ukase qui lui fournit matière à déclamations passionnées. A l'entendre, cette mesure l'a atteint dans ses parties les plus sensibles, dans sa sollicitude pour le bien-être de ses sujets, pour leur honneur surtout et leur dignité. On peut même croire qu'il exagère à dessein un mécontentement très réel, qu'il outre l'expression de sa colère: c'est un moyen d'échapper aux reproches que la Russie est en droit de lui adresser à propos de l'Oldenbourg[122]. Pour rejeter dans l'ombre l'affaire où il s'est mis et se sent dans son tort, il tire avec violence au premier plan celle où il a incontestablement raison; il la grossit et l'amplifie, force la note, enfle la voix: il attaque pour n'avoir pas à se défendre; pour étouffer les plaintes de la Russie, il se plaint et crie plus fort qu'elle. En mars, il fait envoyer au duc de Vicence, à l'adresse du cabinet de Pétersbourg, un fulminant réquisitoire contre l'ukase, dont il a fourni lui-même les éléments: il y a multiplié les interjections sonores, les exclamations emphatiques, les phrases à effet, et semble avoir pris, pour composer cette tirade diplomatique, les leçons de Talma. [Note 122: Cette idée se montre très nettement dans un projet d'instruction rédigé le 12 février 1811 pour le duc de Vicence. Archives nationales, AF, IV, 1699.] «Plaignez-vous, Monsieur,--écrit par ordre Champagny à Caulaincourt,--de la conduite de la Russie et surtout de cet ukase si peu amical du 19/31 décembre. Peut-on en effet concevoir un état de paix et surtout un état d'alliance pendant lequel une des deux nations alliées brûle tous les produits de l'autre qui lui parviennent? Quel effet un pareil _autodafé_ peut-il produire? Nous prend-on donc pour une nation sourde à la voix de l'honneur? Ceux qui conseillent ces mesures à l'empereur de Russie sont des hommes perfides qui abusent de son caractère. Ils savent bien que brûler les étoffes de Lyon, c'est aliéner les deux nations l'une de l'autre, et que la guerre ne tiendra plus qu'à un souffle. «... Ainsi, plus de relations commerciales entre les deux empires. Est-ce là un état de paix et d'alliance? Était-ce ainsi que pensait l'empereur de Russie à Tilsit? Sont-ce là les sentiments qui l'ont conduit à Erfurt? L'empereur Alexandre sait bien ce qui peut plaire et réussir en France. Il n'a été porté aux mesures qu'il a prises que parce qu'on l'a aigri en le trompant. Que de mal peut faire cet ukase! Partout il a été considéré comme une mesure hostile. Qu'on ne le défende pas en disant que chacun a le droit de faire chez soi ce qui lui plaît. Si on insultait les Russes à Paris, si on bernait cette nation sur nos théâtres, si de part et d'autre on travaillait avec acharnement à détruire tout ce qu'il peut y avoir dans l'un et l'autre pays de commerce et d'industrie, dira-t-on qu'on ne fait qu'user d'un droit légitime? Et ce n'est pas seulement pendant la paix, mais au sein d'une intime alliance, qu'on se porte à de pareils excès! L'Empereur me disait qu'il aimerait mieux qu'on lui donnât un soufflet sur la joue, que de voir brûler les produits de l'industrie et du travail de ses sujets. Non, la haine seule a conseillé de tels procédés. La nation française est fibreuse et ardente; elle est délicate sur l'honneur; elle se croira déshonorée lorsqu'on brûlera ce qui vient d'elle[123].» [Note 123: Archives des affaires étrangères, Russie, 152.] L'instruction ajoute que l'Empereur, fortement irrité, ne fera pourtant pas la guerre à raison de l'ukase. Il se contentera d'appliquer aux Russes la loi du talion et de brûler leurs marchandises, sans toucher aux rapports politiques. Mais pourra-t-il soutenir l'alliance dans l'esprit de ses peuples justement exaspérés? Pourra-t-il résister au soulèvement et aux tempêtes de l'opinion? «Les grandes puissances et surtout les grandes nations sont plus promptement entraînées par des motifs d'honneur que par des motifs d'intérêt. Aussi l'Empereur est-il surtout alarmé de cette animosité réciproque qui doit naître du simple spectacle des marchandises françaises qu'on brûlera en Russie et des marchandises russes qu'on brûlera en France. Quoi de plus propre à exciter les deux nations l'une contre l'autre, et serait-il au pouvoir de ceux qui les gouvernent d'arrêter les effets d'une aveugle indignation?» Sous la pression du sentiment public, l'Empereur se verra-t-il dans la nécessité de rompre avec un État qu'il croyait s'être indissolublement attaché, qu'il s'était plu à fortifier de ses mains? «Le prix de cet éminent service serait-il donc pour l'Empereur d'être forcé de faire la guerre à la Russie pour sauver son honneur et pour éviter le reproche d'avoir souffert, dans ce haut point de gloire où il s'est élevé, ce que Louis XV endormi dans les bras de madame Dubarry n'aurait pas supporté!» Malgré cette indignation grandiloquente, Napoléon connaissait trop son intérêt et ses facultés actuelles pour demander l'abrogation de l'ukase. Il sentait que l'empereur Alexandre ne se soumettrait jamais, sur une injonction venue de l'étranger, à rapporter une mesure de législation intérieure, que cette exigence accélérerait inopportunément la rupture. Il ne demande donc qu'une chose, c'est que les prescriptions de l'ukase demeurent inobservées en ce qu'elles ont de plus révoltant, c'est que l'ordre donné de brûler nos marchandises reste à l'état de lettre morte: «Obtenez, Monsieur, continue l'instruction, l'assurance secrète que ce brûlement ne sera pas exécuté sur les marchandises françaises. L'Empereur a besoin d'être tranquillisé sur ce point, pour asseoir sur une base fixe sa politique fortement ébranlée par un acte aussi peu amical.» La Russie veut-elle nous donner une satisfaction plus complète? Elle le peut sans recourir à une rétractation humiliante. Le pacte de Tilsit avait rétabli les rapports économiques sur le pied où ils existaient avant la guerre, en attendant la confection d'un traité de commerce qui les fixerait définitivement. C'est à cette clause que l'ukase a contrevenu en prohibant les importations françaises, mais il dépend d'Alexandre de rentrer dans la légalité en se prêtant à négocier enfin et à conclure le traité de commerce expressément prévu. Ce traité entraînera de part et d'autre un remaniement des tarifs en vigueur, sans que le gouvernement russe ait à revenir par mesure individuelle et spéciale sur les dispositions de l'ukase. «L'Empereur se montrera facile sur le traité de commerce. Il admettra, par exemple, cette clause: les draps, soieries, bijouteries et objets de luxe pourront être introduits en Russie: 1° s'ils sont de fabrique française; 2° à la condition d'exporter une pareille valeur en bois, chanvre, fer, or et autres productions de la Russie.» Quelques-unes de nos industries retrouveront ainsi un débouché dans le Nord, sans que les deux nations, prises dans leur ensemble, fassent aucun gain l'une sur l'autre, le chiffre des importations restant rigoureusement proportionné à celui des exportations; la balance du commerce ne se rompra jamais au détriment de la Russie, mais la France ne demeurera plus sous le coup d'une injurieuse exclusion. C'est à entamer la négociation commerciale que doivent tendre pratiquement les efforts de l'ambassadeur. Qu'il insiste à la fois près du ministère et du souverain, en termes différents: avec le premier, il ne saurait faire usage avec trop de véhémence des arguments et des termes que lui fournit l'instruction; avec le Tsar, il doit se placer sur un autre terrain, montrer une indignation contenue, mais surtout faire appel aux sentiments, aux souvenirs qui peuvent avoir conservé quelque empire sur l'esprit de ce monarque: «En conversant avec l'empereur Alexandre, parlez aussi à son coeur, intéressez son honneur et sa sensibilité. Dites-lui que le souverain qu'il place dans une position pénible est celui qui, de son propre aveu, l'a si bien servi, celui à qui il a dit à Tilsit et dans ce jour qu'il regardait comme l'anniversaire de Pultava: «Vous avez sauvé l'empire russe.» La corde sentimentale est toujours celle que Napoléon cherche à faire vibrer dans ses rapports personnels avec Alexandre. Il n'entend pas interrompre sa correspondance directe avec lui, et le 28 février charge Tchernitchef de lui porter une longue lettre: elle est conçue avec un art d'autant plus profond qu'il se dissimule sous des apparences de rondeur. Tout en prodiguant les assurances et les raisonnements propres à tranquilliser, Napoléon articule nettement ses griefs et ne fait nul mystère des conséquences qu'entraînerait un rapprochement avec les Anglais; mais tout est dit si simplement, avec tant de naturel, avec un mélange si heureux de douceur et de fermeté, qu'il faudrait être bien porté au doute et à la méfiance pour chercher des intentions suspectes au delà de ces paroles. La lettre débute sur un ton d'affectueuse tristesse: «Je charge le comte de Tchernitchef de parler à Votre Majesté de mes sentiments pour elle. Ces sentiments ne changeront pas, quoique je ne puisse me dissimuler que Votre Majesté n'a plus d'amitié pour moi. Elle me fait faire des protestations et toute espèce de difficultés pour l'Oldenbourg, lorsque je ne me refuse pas à donner une indemnité équivalente et que la situation de ce pays, qui a toujours été le centre de la contrebande avec l'Angleterre, me fait un devoir indispensable, pour l'intérêt de mon empire et pour le succès de la lutte où je suis engagé, de la réunion de l'Oldenbourg à mes États. Le dernier ukase de Votre Majesté, dans le fond, mais surtout dans la forme, est spécialement dirigé contre la France... Toute l'Europe l'a envisagé ainsi, et déjà notre alliance n'existe plus dans l'opinion de l'Angleterre et de l'Europe: fût-elle aussi entière dans le coeur de Votre Majesté qu'elle l'est dans le mien, cette opinion générale n'en serait pas moins un grand mal. «Que Votre Majesté me permette de le lui dire avec franchise: elle a oublié le bien qu'elle a retiré de l'alliance; et cependant qu'elle voie ce qui s'est passé depuis Tilsit...» Ici, Napoléon rappelle avec force comment il a sacrifié à la Russie nos plus anciens alliés, comment il lui a livré la plus belle province de la Suède, livré la Valachie et la Moldavie, «acquisition immense, le tiers de la Turquie d'Europe».--«Des hommes insinuants et suscités par l'Angleterre, continue-t-il, fatiguent les oreilles de Votre Majesté de propos calomnieux. Je veux, disent-ils, rétablir la Pologne. J'étais maître de le faire à Tilsit: douze jours après la bataille de Friedland, je pouvais être à Vilna. Si j'eusse voulu rétablir la Pologne, j'eusse désintéressé l'Autriche à Vienne; elle demandait à conserver ses anciennes provinces et ses communications avec la mer, en faisant porter ses sacrifices sur ses possessions de Pologne. Je le pouvais en 1810, au moment où toutes les troupes russes étaient engagées contre la Porte. Je le pourrais dans ce moment encore, sans attendre que Votre Majesté terminât avec la Porte un arrangement qui sera conclu probablement dans le cours de cet été. Puisque je ne l'ai fait dans aucune de ces circonstances, c'est donc que le rétablissement de la Pologne n'était pas dans mes intentions. Mais si je ne veux rien changer à l'état de la Pologne, j'ai le droit aussi d'exiger que personne ne se mêle de ce que je fais en deçà de l'Elbe. Toutefois, il est vrai que nos ennemis ont réussi. Les fortifications que Votre Majesté fait élever sur vingt points de la Dwina, les protestations dont le prince Kourakine a parlé pour l'Oldenbourg et l'ukase le prouvent assez. Moi, je suis le même pour elle, mais je suis frappé de l'évidence de ces faits et de la pensée que Votre Majesté est toute disposée, aussitôt que les circonstances le voudront, à s'arranger avec l'Angleterre, ce qui est la même chose que d'allumer la guerre entre les deux empires. Votre Majesté abandonnant une fois l'alliance et brûlant les conventions de Tilsit, il serait évident que la guerre s'ensuivrait quelques mois plus tôt ou quelques mois plus tard. Le résultat doit être, de part et d'autre, de tendre les ressorts des deux empires pour nous mettre en mesure. Tout cela est sans doute bien fâcheux. Si Votre Majesté n'a pas l'intention de se remettre avec l'Angleterre, elle sentira la nécessité pour elle et pour moi de dissiper tous ces nuages.... Je prie Votre Majesté de lire cette lettre dans un bon esprit, de n'y voir rien qui ne soit conciliant et propre à faire disparaître de part et d'autre toute espèce de méfiance et à rétablir les deux nations, sous tous les points de vue, dans l'intimité d'une alliance qui depuis près de quatre ans est si heureuse[124].» [Note 124: _Corresp._, 17395.] Ainsi, retour au passé par un accord sur les points en litige, telle était l'oeuvre à laquelle Napoléon invitait Alexandre. Cependant, à supposer qu'on lui eût concédé un traité de commerce et que l'on eût terminé l'affaire d'Oldenbourg par l'acceptation d'une indemnité, se fût-il déclaré et estimé pleinement satisfait? Ne tenait-il pas en réserve une prétention secrète et persistante? N'avait-il pas, comme Alexandre, son grief caché, plus grave que tous les autres? On le retrouve en lui, pour peu que l'on pénètre dans les replis de sa pensée et les profondeurs de sa politique. Ce qu'il reprochait aux Russes dans son for intérieur, c'était moins de fermer leurs frontières à nos articles que d'ouvrir leurs ports aux marchandises britanniques, à ces produits coloniaux que leur apportaient de prétendus neutres et dont l'Angleterre devait se défaire à tout prix, sous peine de banqueroute et d'ignominieux désastre. Seulement, en sauvant nos ennemis par cette tolérance, Alexandre éludait plutôt qu'il n'enfreignait ouvertement les stipulations de l'alliance. Celles-ci, en le constituant ennemi de nos rivaux, l'avaient astreint à proscrire leurs bâtiments; elles ne lui interdisaient point de recevoir les neutres. Napoléon, il est vrai, avait raison et cent fois raison d'affirmer qu'il n'existait plus de neutres, depuis que l'Angleterre ne délivrait ses permis de circulation qu'aux bâtiments résignés à naviguer pour son compte, à exporter les denrées lui appartenant, à devenir ses agents, ses auxiliaires et ses complices: cette thèse s'appuyait sur l'exacte appréciation des faits, mais ne pouvait s'autoriser d'un texte formel. Comme l'Empereur n'avait point réussi l'année précédente à la faire admettre d'Alexandre par la persuasion et le raisonnement, il s'abstenait aujourd'hui d'y revenir; il ne voulait pas exiger encore ce qu'il ne se sentait pas en état d'imposer[125]. Il ne découvrirait sa prétention suprême qu'après avoir regagné assez de terrain en Allemagne, après avoir repris position assez fortement en face de la Russie, pour que cette cour pût envisager toutes les conséquences d'un refus et ne point le risquer à la légère. Actuellement, en prolongeant la discussion sur des objets d'importance secondaire, il se donnait le temps d'exécuter ses armements: il préparait aussi les voies, par une négociation préliminaire, à un arrangement plus complet, pour le cas où les réflexions et les dispositions futures d'Alexandre le rendraient possible. [Note 125: Voy. notamment à ce sujet la lettre confidentielle du ministre des relations extérieures à notre ambassadeur en Russie, datée du 19 novembre 1811.] On ne saurait donc dire que toute bonne foi soit encore bannie de ses rapports avec la Russie. Il négocie avec quelque sincérité, mais il négocie sans conviction. Il se doute bien que le Tsar s'est trop détaché de lui pour lui revenir jamais de plein coeur, entièrement, résolument, et pour s'assujettir aux servitudes que comporterait le renouvellement de l'alliance. Puis il se rend compte que l'Angleterre continue malgré tout à partager et à lui disputer l'Europe: il la sait douée d'un pouvoir occulte et comme magnétique, cette grande et odieuse Angleterre; il sent là l'irrésistible aimant qui ramène à soi et attire toutes les puissances l'une après l'autre, aussitôt que lui-même cesse de les tenir sous sa dépendance matérielle ou morale. La Russie ne lui appartient plus; il en conclut qu'elle est bien près de passer à l'ennemi, de s'unir à nos adversaires; qu'il en sera d'elle finalement comme de la Prusse en 1806 et plus tard de l'Autriche. Qu'on lise sa lettre du 2 avril au roi de Wurtemberg, on y trouvera cette idée déduite des circonstances et supérieurement développée. Instruit de nos armements, requis d'y participer, le roi de Wurtemberg avait formulé hardiment quelques objections et signalé le péril d'un nouveau conflit. Napoléon le tient en assez haute estime pour condescendre à s'expliquer avec lui, à lui ouvrir en partie sa pensée. Il rappelle que «l'Empereur seul, en Russie, tenait à l'alliance contre l'Angleterre». Or, il résulte d'indices significatifs que ce souverain ne résiste plus aux passions hostiles qui l'enveloppent, à la pression de l'air ambiant, et peut-être a-t-il trop cédé déjà pour qu'il puisse se reprendre, à supposer que ses yeux se dessillent un jour et perçoivent le danger: «Entre grandes nations, ce sont les faits qui parlent, c'est la direction de l'esprit public qui entraîne. Le roi de Prusse laissait aller à la guerre, quand la guerre était loin: il aurait voulu la retarder quand il n'en était plus le maître, et il pleurait avec le pressentiment de ce qui allait arriver. Il en a été de même de l'empereur d'Autriche; il a laissé s'armer la landwehr, et la landwehr n'a pas été plus tôt armée qu'elle l'a entraîné à la guerre. Je ne suis pas éloigné de penser qu'il en arrivera de même à l'empereur Alexandre. Ce prince est déjà loin de l'esprit de Tilsit: toutes les idées de guerre viennent de la Russie. Si l'Empereur veut la guerre, la direction de l'esprit public est conforme à ses intentions: s'il ne la veut pas et qu'il n'arrête pas promptement cette impulsion, il y sera entraîné l'année prochaine malgré lui; et ainsi la guerre aura lieu malgré moi, malgré lui, malgré les intérêts de la France et ceux de la Russie. J'ai déjà vu cela si souvent que c'est mon expérience du passé qui me dévoile cet avenir. Tout cela est une scène d'opéra, et ce sont les Anglais qui tiennent les machines. Si quelque chose peut remédier à cette situation, c'est la franchise que j'ai mise à m'en expliquer avec la Russie.... Si je ne veux pas la guerre et surtout si je suis très loin de vouloir être le Don Quichotte de la Pologne, j'ai du moins le droit d'exiger que la Russie reste fidèle à l'alliance, et je dois être en mesure de ne pas permettre que, finissant la guerre de Turquie, ce qui probablement aura lieu cet été, elle vienne me dire: «Je quitte le système de l'alliance, et je fais ma paix avec l'Angleterre.» Ce serait, de la part de l'Empereur, la même chose que me déclarer la guerre, car, si je ne déclare pas moi-même la rupture, les Anglais, qui auront trouvé le moyen de changer l'alliance en neutralité, trouveraient bien celui de changer la neutralité en guerre. Conserverons-nous la paix? J'espère encore que oui; mais il est nécessaire de s'armer[126]...» [Note 126: _Corresp._, 17553.] Au fond et quoi qu'il en dise, désire-t-il que cette crise puisse être évitée? Il est loin d'en méconnaître la gravité et les dangers: il ne ressent plus l'attrait de la guerre et de ses grandes tragédies: il juge qu'il a couru assez de risques, cueilli assez de lauriers, et éprouve parfois comme une crainte de compromettre ce trésor de gloire. Mais il se dit que nul arrangement, si satisfaisant qu'on le suppose, ne vaudra pour les fins suprêmes de sa politique une campagne victorieuse qui rejettera les Russes au loin et les retranchera de l'Europe, qui l'y laissera par conséquent maître de tout, sans contestation et pour toujours. Alors, désespérant de retrouver des alliés sur le continent et d'y rallumer la discorde, l'Angleterre sentira l'inutilité de prolonger la lutte et s'inclinera domptée. La source des guerres se sera tarie; la paix du monde en sera la suite; la France se reposera enfin dans son omnipotence et sa gloire. A l'appui de ces motifs de circonstance, Napoléon se découvre aussi et se crée des raisons permanentes, invoque des nécessités d'avenir. Comme toujours, son imagination construit une théorie à l'appui des exigences momentanées de son système; il l'édifie belle et somptueuse, faite de données réelles et d'intuitions prophétiques, et il en subit lui-même les séductions. Il sent que l'avenir est aux grands empires, aux agglomérations énormes. Il a vu, tandis qu'il s'emparait de l'Europe, l'Angleterre se dédommager sur le monde, conquérir et gouverner les mers, faire main basse sur toutes les colonies, se donner prise sur les plus lointains continents. En même temps, la Russie se renforce chaque année des cinq cent mille âmes dont le nombre de ses habitants s'augmente, et peu à peu monte sur l'horizon cet Océan de populations rudes et pauvres, cette inépuisable réserve d'hommes, qui peut un jour se déverser sur l'Europe et la submerger. Si fière qu'elle soit de sa civilisation raffinée et de son antique primauté, l'Europe se sentira petite un jour, humble et menacée, entre les deux colosses qui grandissent à ses côtés. Pour refouler l'un et abattre l'autre, ne doit-elle point profiter de l'instant où le destin des combats l'a placée sous un chef unique et lui a imposé le remède de la dictature? Héritier des Césars, Napoléon n'est-il pas tenu de reprendre et d'assumer leur fonction, de réprimer à la tête de ses légions les barbares du Nord, d'élever contre eux des barrières, sous forme d'États tout guerriers, constitués gardiens des frontières, et de recréer les confins militaires de l'Europe? N'est-ce point là pour lui l'oeuvre finale, le couronnement de l'édifice, la tâche de prévoyance suprême, celle qui assurera la sécurité des générations à venir et le règne paisible de son fils[127]? [Note 127: _Documents inédits._ Cf. au tome VI des _Commentaires de Napoléon Ier_ la note XII, 117-118.] Tout l'y porte: son tempérament de Méridional, qui lui fait assimiler le Nord à la barbarie; sa conception à la fois latine et carlovingienne de ses devoirs d'empereur, jusqu'à ce retour à la politique d'ancien régime qui tente depuis quelques années son esprit et flatte son orgueil. Pour faire comme les Bourbons, il a contracté en 1810 alliance matrimoniale avec l'Autriche: il a pris femme à Vienne et ne s'est pas aperçu que s'unir par le sang, lui soldat couronné, à l'Autriche humiliée et meurtrie, c'était épouser la trahison. Maintenant, la tradition du cabinet de Versailles, venue jusqu'à lui au travers de la Révolution et reprenant empire sur son esprit, lui conseille d'écarter cette Russie dont l'intrusion dans le cercle des grandes puissances a dérangé l'ancien système de l'Europe, tel que l'avait combiné la prudence de nos rois et de nos ministres. Louis XV pendant la plus grande partie de son règne, Louis XVI à certains moments, leurs conseillers les plus réputés, ont cru à la nécessité de mettre des bornes à la poussée moscovite, de lui opposer un faisceau d'États, de l'endiguer avec la Suède, la Pologne et la Turquie, remises sur pied et étroitement associées. Ils se sont obstinés vainement à cette oeuvre, mais Napoléon se croit sûr de réussir là où ils ont échoué: il se juge assez fort pour ressusciter des cadavres et jeter sur des États inertes ou décomposés le souffle de vie. Sa politique, dont les prévisions plongent au plus profond de l'avenir, rétrograde ainsi par ses moyens et se propose d'impossibles restaurations: elle obéit au mirage romain, qui l'abuse et l'égare, et s'inspire en même temps de la tradition des derniers Bourbons dans ce qu'elle a de plus usé: sa grande entreprise se fonde sur la combinaison de deux anachronismes: «Il est des temps et des cas, écrivait un de ses ministres, le sage Mollien, où l'anachronisme est mortel[128].» [Note 128: _Mémoires de Mollien_, III, 290.] Tel était le travail d'esprit qui le poussait, dès les premiers mois de 1811, à considérer une lutte probable avec la Russie comme sa grande et sa suprême affaire, à diriger vers ce but tous ses calculs, toutes ses pensées, à reporter insensiblement du sud-ouest au nord-est l'appareil de ses forces. Cependant, comme il se subordonnait toujours à des considérations pratiques et savait refréner au besoin le vol de son imagination, il se fût arrêté si l'empereur Alexandre eût recommencé à lui prêter une aide efficace contre l'Angleterre. Au fond, il ne demande rien qu'il ne soit en droit d'exiger d'après le pacte convenu, rien qui ne soit conforme à la lettre ou à l'esprit des traités. Seulement, ce droit très réel qu'il invoque, il se l'est créé à lui-même, il se l'est forgé à coups d'épée: les traités d'alliance, les obligations de concours qu'il a imposées, ont été pour les vaincus une conséquence de la défaite, une forme de la contrainte, et la contrainte ne maintient ses effets qu'à condition d'agir sans cesse et de renouveler ses prises. Il y a conflit insoluble entre le droit napoléonien et le droit naturel des États à s'orienter suivant leurs intérêts momentanés ou leurs inclinations, et le premier, fondé uniquement sur la victoire, portant en lui ce vice irrémissible, ne peut se soutenir que par la permanence et la continuité de la victoire. Napoléon redemande aujourd'hui ce qu'il a obtenu en 1807, au lendemain de Friedland, et il est résolu à reprendre la guerre s'il ne peut se conserver autrement les avantages et les sûretés qu'elle lui a valu: il reste ainsi conséquent avec lui-même, droit et sincère dans les grandes lignes de sa politique, mais varie ses procédés d'après les circonstances, s'y montre tantôt impétueux et violent, tantôt caressant et séducteur, souvent astucieux, rusé, et d'une dissimulation profonde. Comme il soupçonne avec raison qu'Alexandre le trompe et ne rentrera jamais de bonne foi dans l'alliance, il se prépare à marcher dans le Nord l'année prochaine, lentement, insidieusement, à se glisser avec toutes ses forces et à se raser jusqu'aux frontières de la Russie, pour se dresser subitement contre elle, s'élancer et frapper. Tous ses efforts tendent à s'assurer la faculté et l'avantage du choc offensif, et il ne se doute pas que le Tsar, plus engagé qu'il ne le croit dans les voies de la révolte, a formé le même dessein et se juge dès à présent en mesure de le réaliser. Il veut prévenir l'adversaire; en fait, il est prévenu. Cette guerre avec la Russie qu'il prévoit à l'échéance de douze ou quinze mois, elle est devant lui, menaçante, prête à le saisir, et il ne la voit pas: il ignore qu'Alexandre est en avance sur lui d'une année et d'une armée. CHAPITRE III LE MOYEN DE TRANSACTION. Les armées russes se rapprochent de la frontière.--Marche vers le duché de Varsovie.--Points de concentration.--L'armée du Danube détache plusieurs de ses divisions.--Précautions prises pour assurer le secret de ces préparatifs.--La frontière étroitement gardée.--Les réserves.--Bruits répandus à Pétersbourg et dans les provinces polonaises.--Avis décourageants de Czartoryski.--La fidélité des chefs varsoviens ne se laisse pas entamer.--L'Autriche se dérobe a une alliance et même à une promesse de neutralité.--L'influence de l'archiduc Charles s'exerce dans un sens hostile à la Russie: moyen imaginé pour le convertir ou le neutraliser.--Diplomatie féminine.--Insinuation de Stackelberg au sujet d'une entrée possible des Russes en Galicie.--Metternich se fait autoriser à formuler une réponse comminatoire.--Déceptions successives d'Alexandre.--Il suspend l'exécution de son projet.--Incertitudes, tendances diverses.--Le chancelier Roumiantsof préconise une politique de rapprochement avec la France.--Il croit avoir trouvé un moyen de solution.--Idée de demander à Napoléon, en compensation de l'Oldenbourg, quelques parties du territoire varsovien.--Alexandre se prête à un essai de conciliation sur cette base.--Caractère insolite de la négociation qui va s'ouvrir.--Le souverain et le ministre russe ne veulent s'exprimer qu'à demi-mot et par périphrases.--On propose une énigme à Caulaincourt, en lui fournissant quelques moyens de la déchiffrer.--Le Tsar confie à Tchernitchef une lettre pour l'Empereur: dignité et habileté de son langage.--La métaphore du comte Roumiantsof.--Caulaincourt obtient son rappel et reste à Pétersbourg en attendant l'arrivée de son successeur, le général comte de Lauriston.--Jeu caressant d'Alexandre.--Départ de Tchernitchef pour Paris. En mars, les troupes russes se mirent en position d'exécuter le grand projet et de recueillir, si elle venait à eux, la Pologne transfuge. L'armée destinée à entrer la première en action se tenait sur la Dwina, précédée de fortes avant-gardes: elle s'ébranla vers le sud-ouest, vers les provinces de Lithuanie et de Podolie, contiguës au duché de Varsovie: elle venait à grandes étapes, largement déployée, cheminant sous le couvert des forêts épaisses et des collines sablonneuses. En arrière, les troupes de Finlande suivaient le mouvement, quittaient peu à peu leurs garnisons, filaient le long du littoral pour se rapprocher de la Courlande et passer de là en Pologne. A proximité de la frontière, des points de concentration avaient été indiqués: Wilna, Grodno, Brzesc, Bialystock[129]. Des magasins, des dépôts d'approvisionnements et de munitions se formaient, les autorités préparaient des logements et des vivres pour les masses annoncées. Sur le Niémen et le Bug, on réunissait des embarcations, des bateaux plats, tout un matériel propre à faciliter le passage[130]. Le quartier général paraissait devoir s'établir à Slonim, au sud de Wilna: les généraux Essen, Doctorof, Kamenski, commanderaient les corps principaux: ils avaient été au préalable mandés à Pétersbourg et y avaient reçu des instructions[131]. [Note 129: Correspondance du résident de France à Varsovie, mars et avril 1811, _passim_; correspondance de Suède, mêmes mois; dépêches de Stedingk, janvier à juin 1811, archives du royaume de Suède; renseignements transmis par Davout et Rapp, archives nationales, AF, IV, 1653.] [Note 130: Feuille de renseignements transmise par Davout le 31 mars. Archives nationales, AF, IV, 1653.] [Note 131: Dépêche de Stedingk, 16/28 janvier. Alquier écrivait de Stockholm le 25 février, d'après un récit venu de Russie: «Il y a des indices (je cite les propres mots du narrateur) que depuis quelque temps il a été fait au général Moreau des propositions pour l'engager à venir prendre le commandement de l'armée russe.» Le fait pouvait être controuvé et était au moins fort exagéré; il n'en est pas moins curieux de voir mises en circulation, dès 1811, toutes les idées qui devaient se réaliser en 1813.] En même temps que cette grande descente vers le sud, un mouvement s'opérait du sud au nord, concordant avec le premier et venant à sa rencontre. L'armée du Danube, tournée jusqu'alors contre les Turcs, hivernait en Moldavie; plusieurs de ses divisions levèrent leurs cantonnements, et, pivotant sur elles-mêmes, faisant face en arrière, se mirent à remonter vers la Podolie et la Volhynie, pour se joindre aux forces qui arrivaient du nord et se placer à leur gauche. Dans ses lettres à Czartoryski, Alexandre n'avait parlé qu'à titre éventuel du prélèvement à opérer sur les troupes d'Orient: «L'armée de Moldavie, avait-il dit, pourra détacher aussi quelques divisions, sans pour cela être empêchée de se tenir sur la défensive[132].» Dépassant ses promesses, il s'affaiblissait sur ses ailes pour se fortifier au centre, quitte à compromettre la Finlande et à retarder sa paix avec les Turcs. L'armée «destinée à combattre avec les Polonais» s'augmentait de corps supplémentaires, d'effectifs imposants, et, se rangeant par divisions depuis la Baltique jusqu'au Dniester, se mettait en ligne. [Note 132: _Mémoires de Czartoryski_, II, 273.] Toutes ces opérations s'entouraient du plus profond mystère. Souvent, les troupes ne suivaient pas les routes ordinaires, les grandes voies de communication: marchant par bataillons ou même par compagnies, divisées en détachements innombrables, éparpillées sur de vastes espaces, elles se glissaient «par des chemins détournés qui n'avaient jamais été des routes militaires[133]». Les précautions les plus rigoureuses avaient été prises pour clore hermétiquement et murer la frontière, pour fermer les accès et barricader les issues, pour se défendre contre tout espionnage. Sous couleur de renforcer le cordon des douanes et de mieux assurer l'observation des règlements prohibitifs, des corps de Cosaques avaient été disposés le long des limites. Ils exerçaient une surveillance continuelle: des piquets de cavalerie gardaient toutes les entrées, reliés entre eux par des patrouilles qui circulaient nuit et jour: jusqu'à une distance assez grande dans l'intérieur des terres, des postes s'échelonnaient sur les routes «de verste en verste», examinant et arrêtant les passants, compulsant leurs papiers, vérifiant leur qualité[134]: c'était à l'abri de cet épais rideau que la Lithuanie, la Volhynie et la Podolie se remplissaient de troupes. [Note 133: Dépêche de Bignon, résident de France à Varsovie, 11 mai.] [Note 134: Dépêche du même, 5 juin, d'après un témoin oculaire.] En arrière de ces provinces, l'armée de soutien se complétait et s'apprêtait à marcher. Aucun moyen n'était négligé pour renforcer ses effectifs: les troupes sédentaires se transformaient en contingents mobiles, les bataillons de forteresse en bataillons de ligne. Du fond de l'empire, d'autres masses surgissaient, des réserves se levaient. Dans les dépôts, il y avait affluence prodigieuse de recrues, effort incessant pour les dégrossir et les former, pour faire des soldats. Bientôt, malgré le secret ordonné, des bruits à sensation commencèrent à circuler dans la capitale: les régiments des gardes, disait-on, n'attendaient plus qu'un signal pour se mettre en route et devaient marcher avec la deuxième armée: le grand-duc Constantin se rendait en Finlande pour inspecter les troupes en partance; enfin, l'Empereur lui-même allait se porter sur la frontière, relever et poser sur son front la couronne de Pologne. Le public de Pétersbourg se prononçait hautement en faveur de cette solution, qui répondait aussi aux espérances suscitées en Lithuanie: là, beaucoup de grands propriétaires désiraient une réconciliation entre la Pologne et la Russie: plusieurs d'entre eux, des membres de familles illustres, des patriotes éprouvés, avaient été appelés à Pétersbourg, bien traités, caressés, à demi prévenus[135]. Leur tête se montait, leur imagination s'exaltait en faveur du projet; quelques-uns allaient jusqu'à fixer la date de l'exécution: l'Empereur choisirait le 3 mai, anniversaire du jour où, vingt ans plus tôt, la Pologne mourante s'était donné le statut libéral et sensé sous lequel elle aspirait à revivre[136]. [Note 135: Dépêche de Bignon, 27 avril.] [Note 136: _Id._] Ce fut au moment où cette effervescence se manifestait à l'intérieur de l'empire qu'arrivèrent du dehors les plus décourageantes nouvelles. Les réponses de Czartoryski à la seconde lettre du Tsar ne se bornaient pas à poser des objections et à prévoir des difficultés: elles étaient purement négatives. D'après leur contenu, d'après les résultats de l'enquête opérée par le prince, les commandants de l'armée varsovienne, les principaux magnats, ceux dont l'opinion entraînerait la masse, demeuraient réfractaires à la séduction et se montraient incorruptibles: leur fidélité à Napoléon ne se laissait pas entamer. Le texte de ces réponses ne nous est point parvenu, mais Alexandre y fait allusion dans une communication ultérieure à Czartoryski: «Vos précédentes lettres, dit-il, m'ont laissé trop peu d'espoir de réussite pour m'autoriser à agir, à quoi je n'aurais pu me résoudre raisonnablement qu'ayant quelque probabilité de succès[137].» [Note 137: Lettre du 1er avril 1812. _Mémoires et Correspondance de Czartoryski_, II, 279.] L'imprudence d'agir lui fut concurremment démontrée par l'attitude de l'Autriche. A Pétersbourg, on s'était aperçu très vite que cet empire se dérobait à une alliance: il n'est même pas certain que l'instruction secrète du mois de février, tendant à ce but, ait été expédiée, les dispositions de Metternich et de son gouvernement la rendant inutile[138]. Alexandre s'était rabattu alors sur un autre plan. Il ne solliciterait plus de l'Autriche qu'une connivence passive et lui demanderait uniquement d'assister indifférente à ce qui se passerait autour d'elle, de se laisser faire au besoin une douce violence, de ne point refuser les Principautés, si le gouvernement russe les lui mettait dans la main en même temps qu'il ferait occuper la Galicie pour le compte de la Pologne restaurée. Au nom du Tsar, Koschelef maintenait l'offre de la Moldavie jusqu'au Sereth et de la Valachie entière. Alexandre ayant écrit une lettre personnelle à l'empereur François pour obtenir de lui une promesse de neutralité et sonder ses dispositions, Stackelberg fut chargé d'en fournir verbalement le commentaire[139]. [Note 138: Voyez sur ce point MARTENS, volume cité, 79.] [Note 139: BEER, _Orientalische Politik Oesterreich's_, p. 250. _Mémoires de Metternich_, II, 417. MARTENS, 78.] La colonie russe de Vienne appuyait ces démarches de toute son énergie. La milice des femmes avait été mise sur pied, et un objet spécial s'offrait à son activité. Le grand ennemi de la Russie à Vienne était l'archiduc Charles, qui jouissait dans le public et dans l'armée d'une considération hors ligne: le glorieux vaincu de Wagram s'était sincèrement réconcilié avec son vainqueur et poussait l'Autriche vers la France. Pour changer ses dispositions ou au moins le neutraliser, on entreprit de le marier, en lui donnant pour femme une princesse toute dévouée à la Russie. L'impératrice Élisabeth Alexievna, femme d'Alexandre Ier, avait une soeur qui vivait auprès d'elle, la princesse Amélie de Bade. Ce fut cette Allemande adoptée par la Russie que les meneurs de l'intrigue destinèrent à opérer la conversion de l'archiduc, et aussitôt des influences de toute sorte se mirent en mouvement pour enchaîner cet Hercule aux pieds d'une Omphale un peu mûre. L'impératrice de Russie lia partie avec l'impératrice d'Autriche: celle-ci, qui avait la passion de faire des mariages[140], entra de grand coeur dans l'affaire, à laquelle on sut intéresser également la landgrave de Bade et la reine de Bavière. Cette ligue de femmes fit représenter à l'archiduc Charles par son confesseur qu'il avait besoin d'une compagne pour égayer son intérieur morose et rompre l'ennui d'un célibat prolongé. La grande difficulté était d'obtenir le consentement de l'empereur François à un mariage dont son terrible gendre pourrait s'offusquer. Pour triompher de ses craintes, on le prit par les sentiments: on lui affirma que l'archiduc Charles avait conçu pour la princesse Amélie une passion violente, et l'excellent prince se laissa convaincre qu'il ferait le malheur de son cousin en s'opposant à l'union projetée. Il promit de consentir, mais à une condition, c'était que l'on trouverait moyen d'assurer aux futurs conjoints, peu fortunés l'un et l'autre, une situation matérielle en rapport avec leur rang: lui-même ne pouvait s'en charger, «ayant trop d'enfants à établir[141]». Il n'y avait qu'une chance de le satisfaire, c'était un recours au duc Albert de Saxe, dont le prince Charles était le neveu et l'héritier. Le duc Albert était vieux et riche: il avait une maîtresse qui le gouvernait; on fit agir cette dame, après s'être adressé à elle par l'intermédiaire d'un officier pour qui elle avait eu autrefois des bontés, et le résultat de ces opérations diverses fut que le duc promit d'assurer le sort de son neveu par un avancement d'hoirie. Ainsi, les obstacles s'aplanissaient l'un après l'autre, et l'affaire semblait en bon chemin; mais déjà, avant que le gouvernement autrichien se fût décidé à la rompre sur un mot venu des Tuileries, une réponse fort sèche de Metternich aux ouvertures politiques de la Russie l'avait rendue actuellement sans objet[142]. [Note 140: «J'aime, disait-elle, que tout le monde se marie.» Otto à Champagny, 17 avril.] [Note 141: Otto à Maret, 8 mai.] [Note 142: Sur l'ensemble de l'affaire, voyez la correspondance d'Otto, mars à juillet 1811.] Les propositions de Koschelef, la lettre du Tsar, avaient mis Metternich en éveil: à quelques jours de là, il eut avec Stackelberg une conversation qui le laissa rêveur. L'envoyé russe, après lui avoir confié qu'il possédait le secret de son maître et montré comme preuve «une lettre écrite en entier» de la main d'Alexandre, fit allusion à certaines éventualités: «Dans le cours de mon entretien avec lui, écrivait Metternich à son souverain, j'ai remarqué certaines tournures de phrases qui me firent supposer qu'un jour, étant données certaines circonstances, l'occupation de la Galicie pourrait bien s'effectuer sans notre consentement[143].» Cette étrange révélation émut d'autant plus Metternich qu'elle évoqua en lui un souvenir. Il se rappela qu'en 1805 l'empereur Alexandre, désespérant d'entraîner la Prusse dans la troisième coalition, avait eu l'idée d'assaillir inopinément cette puissance, avec laquelle il entretenait les meilleurs rapports: il eût marché sur Varsovie, chef-lieu alors de province prussienne, et restauré à son profit la Pologne, avant de se porter en Moravie contre l'armée française. Ce précédent éclairait d'une lueur singulière les insinuations actuelles, donnait tout lieu de supposer que l'empereur Alexandre caressait aujourd'hui un projet du même genre et nourrissait l'espoir d'y entraîner l'Autriche, dût-il au besoin lui forcer la main: c'était là un de ces brusques écarts de pensée, une de ces fugues d'imagination dont l'histoire du mobile souverain offrait trop d'exemples: «La marche excentrique du cabinet russe, écrivait Metternich, ne nous autorise-t-elle pas à admettre _comme possible ce qui paraît l'impossibilité même_[144]?» [Note 143: _Mémoires de Metternich_, II, 418.] [Note 144: _Id._, 419.] Metternich ne crut pouvoir se mettre trop résolument en travers d'une aventure dont l'Autriche éprouverait un dommage sensible, immédiat, direct, et n'aurait à tirer que de problématiques avantages; il se fit autoriser à prévenir Stackelberg que toute violation de territoire serait considérée «comme une déclaration de guerre», à signifier au besoin que la concentration des troupes russes près de la Galicie et de la Bukovine, dont le bruit arrivait à Vienne, finirait par obliger l'empereur d'Autriche à mobiliser lui-même ses armées et à les mettre sur le pied de guerre[145]. [Note 145: _Mémoires de Metternich_, II, 418-419.] Ainsi, en se hasardant d'attaquer, Alexandre se fût heurté aux forces de l'Autriche en même temps qu'à l'armée varsovienne. Il n'était pas au bout de ses mécomptes. A la même époque, il aperçut distinctement au nord l'évolution de Bernadotte, qui semblait lui tourner le dos et s'orienter vers la France: les agaceries du prince royal à l'adresse de son ancien chef, ses mines provocantes, son intimité avec Alquier, le mot d'ordre donné partout aux diplomates suédois de se mettre au mieux avec leurs collègues français, ne pouvaient échapper à la perspicacité des agents russes. Alexandre en conçut un assez vif dépit, qui se manifesta par des communications aigres-douces au cabinet de Stockholm, et il cessa momentanément de compter sur la Suède[146]. [Note 146: TEGNER, _Le baron d'Armfeldt_, III, 306.] En Prusse, où le cabinet persistait dans son double jeu, le Roi montrait plus de bon vouloir que d'énergie: le fond de sa pensée était qu'il se perdrait irrévocablement en risquant une prise d'armes, à moins que la Prusse, soutenue en arrière par les Russes, ne fût en même temps appuyée et épaulée sur sa gauche par l'Autriche. Or, il savait que l'Autriche répugnait essentiellement à entrer dans une coalition nouvelle: même, sur la foi de rapports exagérés, il croyait que Metternich et son maître s'étaient livrés sans réserve à Napoléon et ne demandaient qu'à trahir activement la cause européenne; il le faisait dire à Pétersbourg par des intermédiaires secrets, conseillait instamment la prudence[147]. Dans plusieurs parties de l'Allemagne, à côté des haines persistantes contre la France, il était facile de démêler un contre-courant d'opinion défavorable à la Russie. L'ukase prohibitif en était la cause; en fermant l'empire à toutes les importations par terre, cet acte rigoureux n'avait pas seulement lésé la France: il préjudiciait gravement au commerce et à l'industrie germaniques, qui perdaient un de leurs principaux débouchés. Dans les régions industrielles, comme la Saxe, cette rupture économique avait été accueillie avec colère: elle suscitait des plaintes, des récriminations vives, et attirait au Tsar une sorte d'impopularité[148]. De tous côtés, Alexandre voyait se lever des résistances imprévues et apercevait des obstacles qui lui barraient la route. [Note 147: MARTENS, VII, 15.] [Note 148: Le bulletin de police du 18 juin 1811 contient l'extrait suivant d'une correspondance d'Allemagne: «Les manufacturiers de la Saxe sont forcés de congédier des centaines d'ouvriers à la fois. Les bâtiments où sont établies les fabriques deviendront des hospices pour y nourrir les pauvres aux frais de l'État ou des maisons de force pour les infortunés qui deviendront voleurs par nécessité. Les Saxons pouvaient devenir les rivaux des manufacturiers anglais, mais cet espoir a disparu, et nous ne pouvons nous relever qu'autant que l'ukase russe, qui défend l'introduction des marchandises de fabrique étrangère, serait rapporté.»] Sous le coup de ces déceptions simultanées, il y eut dans le mouvement de sa pensée arrêt et recul: à un brusque élan vers l'offensive succéda une reprise de fluctuations et d'incertitudes. Sans renoncer à son projet, il en suspendit l'exécution, quitte à y revenir en meilleure occurrence. Ses communications avec Czartoryski s'interrompirent ou au moins s'espacèrent: le prince reçut avis de n'avoir plus à compter sur une explosion immédiate. «J'ai dû, lui écrivait plus tard Alexandre, me résigner à voir venir les événements et à ne pas provoquer par mes démarches une lutte dont j'apprécie toute l'importance et les dangers[149]....» Il ajoutait cependant que ni les idées qui l'avaient occupé, «ni la résolution de les mettre en oeuvre quand les circonstances s'y prêteront[150]», ne l'avaient abandonné. Les dispositions militaires ne furent point révoquées: l'armée continua à se déployer en ordre de bataille; la Russie resta le bras levé, sans frapper, et s'immobilisa dans cette attitude. [Note 149: 1er avril 1812. _Mémoires et Correspondance de Czartoryski_, II, 279.] [Note 150: _Id._, 280.] Ayant rassemblé ses forces, Alexandre y trouvait l'avantage de s'être mis à couvert contre une agression et une surprise, pour le cas où il prendrait envie à Napoléon d'exécuter ce que lui-même avait rêvé. Les armements opérés, lorsqu'ils seraient connus de l'Empereur, le rendraient moins prompt peut-être à risquer une attaque; par ce fait, n'étaient-ils point susceptibles de procurer dès à présent à la Russie un certain bénéfice, une plus grande liberté d'allures? A l'abri de ses armées fortement établies sur la frontière, Alexandre ne pourrait-il donner suite à l'une de ses idées favorites, rouvrir entièrement ses ports aux navires et aux importations britanniques, et, dans le duel engagé entre la France et l'Angleterre, proclamer officiellement sa neutralité? Suivant certains témoignages, il en eut la velléité, et songea à s'affranchir d'un reste d'alliance, sans commencer la guerre[151]. [Note 151: Voy. à ce sujet les dépêches du résident de France à Varsovie, en date des 30 et 31 mars 1811.] Son chancelier cherchait cependant à le ramener dans d'autres voies, qui le rapprocheraient de la France. Ignorant toujours jusqu'au premier mot du roman ébauché entre Alexandre et Czartoryski, Roumiantsof voyait avec peine l'évolution vers l'Angleterre, qui se poursuivait sous ses yeux; il blâmait les infractions commises à la règle continentale, s'affligeait de ce relâchement progressif et aspirait de toutes ses forces à une réconciliation avec l'empereur des Français, à une reprise de cette alliance qui existait toujours sur le papier, qui avait valu à la Russie la Finlande et qui lui permettrait de garder les Principautés. Il suppliait son maître de ne point se dérober systématiquement à tout accord, de tenter quelque chose, et l'avortement du projet conçu en dehors de lui, à son insu, rendait autorité à ses conseils. Quel serait, suivant lui, le terrain d'entente? Comment faire droit aux griefs respectifs? Le principal de ceux qu'alléguait la France était l'ukase du 31 décembre 1810: sur ce point, il ne serait pas très difficile d'accorder quelques satisfactions de forme à Napoléon, qui paraissait disposé à s'en contenter, et d'admettre certains adoucissements qui ôteraient à la mesure le caractère d'une démonstration hostile, sans porter atteinte au régime économique de l'empire. D'autre part, comme Napoléon n'insistait plus sur la saisie des bâtiments qui naviguaient sous pavillon américain pour le compte de l'Angleterre, cette question ne se posait pas actuellement; il n'y avait qu'à la laisser dormir. Quant aux griefs de la Russie, le débat très légitimement soulevé par elle au sujet de l'Oldenbourg servait à masquer le grand reproche: l'extension menaçante et les encouragements donnés par Napoléon au duché de Varsovie. Roumiantsof était le premier à reconnaître et à proclamer l'importance de la question polonaise. Il l'avait vue, par ses développements successifs, brouiller les deux empires: il savait que tous les efforts tentés en 1809 et en 1810 pour la résoudre à l'amiable n'avaient fait que la compliquer, à tel point que la chancellerie russe s'était abstenue depuis lors d'y revenir et d'y toucher. Roumiantsof jugeait que ce silence avait assez duré, que la crise actuelle permettait de le rompre: c'était le côté avantageux d'une situation déplorable: le bien naît quelquefois du mal porté à l'extrême. Dans le cas présent, l'injustifiable procédé dont le Tsar avait eu à souffrir ne lui offrait-il pas un moyen providentiel de réintroduire au débat la question de Pologne et peut-être de la trancher à son profit? En s'emparant de l'Oldenbourg, Napoléon s'était donné un tort incontestable et public vis-à-vis de son allié: celui-ci était essentiellement fondé à exiger une réparation. Napoléon semblait d'ailleurs le reconnaître, puisqu'il se montrait disposé à octroyer au duc une compensation territoriale, invitant seulement la Russie à la désigner et à la spécifier. Cette indemnité offerte en principe, pourquoi ne lui demanderait-on pas de la découper en territoire polonais, de détacher une portion de l'État varsovien pour en composer un nouvel apanage au prince dépossédé, qui s'y ferait le prête-nom de la Russie, et d'accorder ainsi une garantie effective contre le rétablissement de la Pologne? Là était, suivant Roumiantsof, le vrai moyen de transaction, le noeud de l'accord à conclure et le gage pour son gouvernement d'une sécurité durable. En effet, tout pas rétrograde imposé au duché, toute atteinte portée à son intégrité, toute distraction de territoire opérée à ses dépens, si minime qu'elle fût, détruirait sa force d'expansion et de rayonnement, marquerait pour lui le signal d'une irrémédiable décadence. Ce qui faisait le prestige de cet État d'occasion et de rencontre, ce qui groupait autour de lui tant de dévouements et d'enthousiasmes, c'était qu'il apparaissait à tous comme destiné à s'accroître et à s'étendre, comme une Pologne en voie de reconstitution progressive. Si Napoléon consentait à le diminuer au lieu de l'agrandir, il infligerait à ces espérances un écrasant démenti: il enlèverait à la principauté varsovienne l'unique soutien de son existence. Le mouvement de décroissance imprimé au duché ne s'arrêterait plus: il irait se continuant, s'accélérant, et aboutirait finalement à rejeter dans le néant une création éphémère: toute pierre ôtée à cet édifice suffirait à en rompre l'équilibre instable et en déterminerait tôt ou tard l'écroulement. Quand le duché succomberait, au milieu des révolutions dont l'avenir était gros, la Russie serait là pour en recueillir les débris; s'étant donné prise sur lui en se faisant adjuger dès à présent quelques parcelles de son territoire, elle se trouverait en mesure de tirer à soi et d'absorber le reste. Alexandre ne méconnut point les avantages de cette combinaison. S'il réussissait à écarter le péril polonais, ce résultat ne serait pas trop chèrement payé de quelque sursis à l'exécution d'autres projets, de quelque ralentissement dans sa marche vers l'Angleterre. Mais réussirait-il à obtenir de Napoléon une concession aussi féconde en conséquences? S'il se prêta à la solliciter, on peut croire que ce fut surtout par acquit de conscience. Tenant à se dire qu'il n'avait rien négligé pour s'épargner une lutte avec le plus formidable adversaire que la Russie eût jamais rencontré devant elle, il permit à Roumiantsof d'entamer l'affaire, se réservant d'y mettre au besoin et très discrètement la main. Aussi bien, la négociation à mener ne pouvait ressembler à aucune autre. En suivant la méthode ordinaire, en énonçant nettement ses désirs, la Russie s'exposerait à un grave péril. Il était à craindre que Napoléon, malgré les sentiments conciliateurs qu'il affectait, ne nourrît au fond de l'âme de mauvais et perfides desseins. En ce cas, le despote sans scrupules s'emparerait de demandes trop clairement articulées pour accuser la Russie à la face du monde de visées spoliatrices, de prétentions attentatoires à l'intégrité et à l'existence d'un État indépendant: il la mettrait dans son tort aux yeux de l'Europe; tout au moins la perdrait-il irrévocablement dans l'esprit des Varsoviens, et l'empereur Alexandre, malgré ses déboires, ne renonçait jamais complètement à capter ce peuple. Par conséquent, on ne crut à Pétersbourg pouvoir procéder avec trop de prudence, de circonspection et de mystère. On jugea indispensable de ne s'exprimer qu'à demi-mot, par un murmure à peine intelligible, pour se garder la faculté de démentir au besoin ses propres paroles et d'affirmer qu'on n'avait rien dit. Tout se passera donc par insinuations légères, par sous-entendus et réticences, le but de la Russie étant de suggérer un mode de solution, sans l'indiquer positivement, et de se faire proposer ce qu'elle n'entend point demander. Dans le fatras de documents que nous livre à cette époque la correspondance des deux cours, il faut s'attacher à un tout petit mot noyé çà et là dans des flots de rhétorique, à quelques incidentes, à quelques tournures de phrase révélatrices, pour découvrir le secret d'Alexandre ou plutôt de son ministre, pour comprendre à quoi vise et tend leur politique. La négociation qui porte en elle le sort futur des deux empires se fait humble et cachée, se glisse furtivement parmi des discussions de pure forme, longuement et fastidieusement entretenues; nous la verrons se faufiler à travers un amoncellement de paroles creuses et de dissertations stériles. D'abord, des insinuations préparatoires furent faites au duc de Vicence. Lorsqu'il se plaignait de l'ukase, on lui répondait sur un ton modéré et conciliant, mais Roumiantsof et même l'Empereur faisaient observer «qu'il faudrait s'entendre en même temps, ou peut-être avant, sur d'autres points... qu'il fallait faire la part de la politique avant celle du commerce[152]». L'ambassadeur, s'autorisant de ces déclarations, abordait-il le différend politique, pressait-il les Russes d'accepter Erfurt en échange de l'Oldenbourg ou d'indiquer un autre équivalent, Alexandre restait dans le vague, se bornant à demander justice, réparation, sécurité, soutenant que c'était à la France de parler et d'offrir; mais Roumiantsof s'avançait un peu plus. Suivant lui, «la porte était toujours ouverte pour s'entendre quand on voudrait proposer une indemnité convenable et juste tant pour le duc d'Oldenbourg que pour la Russie, avec laquelle cette affaire paraissait maintenant devoir se traiter directement... Erfurt n'était une indemnité réelle sous aucun rapport et ne pouvait convenir ni au prince, ni à la Russie, _qui ne pouvait en désirer une et en accepter qu'une qui eût dans sa situation même la garantie de sa tranquillité et qui pût être protégée et assurée pour l'avenir_[153].» Pour que le nouvel établissement du prince trouvât sa sécurité dans sa position, il devait nécessairement toucher et s'appuyer au seul empire intéressé à le défendre: or, parmi les innombrables territoires dont Napoléon disposait, il n'en était qu'un qui confinât à la Russie: c'était le duché de Varsovie. [Note 152: Caulaincourt à Champagny, 27 mars.] [Note 153: _Id._, 6 avril.] Le cabinet de Pétersbourg mettait ainsi notre ambassadeur sur la voie et lui fournissait quelques moyens de déchiffrer l'énigme. Dans le même temps, l'occasion s'offrit de s'adresser directement à l'empereur des Français. Sa lettre au Tsar en date du 28 février, confiée à Tchernitchef, venait d'arriver et nécessitait un retour. Alexandre prépara immédiatement sa réponse: il la ferait naturellement rapporter par Tchernitchef, n'ayant que de trop bonnes raisons pour réintroduire à Paris ce fin observateur, cet agent perspicace et futé. Dans sa communication à l'Empereur, il n'entendait se permettre aucune allusion à un morcellement de l'État polonais, mais une rédaction habilement nuancée ne pourrait-elle induire Napoléon à y penser et lui en faire venir l'idée? Alexandre rédigea très soigneusement sa lettre, d'après un brouillon écrit de sa main et plusieurs fois remanié[154]. Sur tous les points en contestation, il acceptait et soutenait vaillamment la controverse, attaquait au besoin pour se mieux défendre, sans se départir jamais d'une exquise courtoisie, et, dans la polémique engagée entre les deux souverains, ne se montrait nullement inférieur à son rival. Avec beaucoup de dignité, il réitérait ses plaintes au sujet de l'Oldenbourg, se justifiait de l'ukase, rappelait les services rendus par lui à la cause commune, indiquait en passant que les travaux de fortifications et les armements opérés dans le duché exigeaient de sa part certaines mesures de même ordre. Enfin, après s'être montré en tout fidèle observateur des traités, il terminait ainsi: «Loin d'être frappé de la pensée que je n'attends que le moment de changer de système, Votre Majesté, si elle veut être juste, reconnaîtra qu'on ne peut pas être plus scrupuleux que je l'ai été dans le maintien du système que j'ai adopté. Au reste, ne convoitant rien à mes voisins, aimant la France, quel intérêt aurais-je à vouloir la guerre? La Russie n'a pas besoin de conquêtes et peut-être ne possède que trop de terrain. Le génie supérieur que je reconnais à Votre Majesté pour la guerre, ne me laisse aucune illusion sur la difficulté de la lutte qui pourrait s'élever entre nous. D'ailleurs, mon amour-propre est attaché au système d'union avec la France. L'ayant établi comme un principe de politique pour la Russie, ayant dû combattre assez longtemps les anciennes opinions qui y étaient contraires, il n'est pas raisonnable de me supposer l'envie de détruire mon ouvrage et de faire la guerre à Votre Majesté, et si elle la désire aussi peu que moi, très certainement elle ne se fera pas. Pour lui en donner encore une preuve, j'offre à Votre Majesté de m'en remettre à elle-même sur la réparation dans l'affaire d'Oldenbourg; qu'elle se mette à ma place et que Votre Majesté fixe elle-même ce qu'elle aurait désiré en pareil cas. Votre Majesté a tous les moyens d'arranger les choses de manière à unir encore plus étroitement les deux empires et à rendre la rupture impossible pour toujours. De mon côté, je suis prêt à la seconder dans une intention pareille. Je répète que si la guerre a lieu, c'est que Votre Majesté l'aura voulue, et, ayant tout fait pour l'éviter, je saurai alors combattre et vendre chèrement mon existence. Veut-elle, au lieu de cela, reconnaître en moi un ami et un allié? Elle me retrouvera avec les mêmes sentiments d'attachement et d'amitié qu'elle m'a toujours connus[155].» [Note 154: Archives de Saint-Pétersbourg.] [Note 155: Lettre publiée par Tatistchef, _Alexandre Ier et Napoléon_, 547-552.] Ainsi, Alexandre disait en substance à Napoléon: J'accepte d'avance ce que vous m'offrirez, si vous consentez à vous mettre à ma place et à faire ma part en conséquence. Il était impossible d'apporter, dans le règlement d'une affaire épineuse, plus d'abandon apparent et de délicatesse. Au fond, la manoeuvre était des plus adroites. Que désirerait en effet Napoléon s'il se trouvait à la place d'Alexandre, c'est-à-dire s'il voyait en face de lui un État agressif et militant, dressé contre ses frontières comme une perpétuelle menace? Son voeu serait indubitablement que cette cause d'angoisse fût écartée, que ce brandon de discorde fût supprimé; c'était donc l'inquiétant duché qu'il convenait de sacrifier en partie à de justes appréhensions. Se bornant à susciter chez Napoléon ce raisonnement, Alexandre n'en disait pas davantage. Il fallait pourtant, si l'on voulait enlever à Napoléon un prétexte trop commode pour se refuser à comprendre, que l'on s'exprimât de façon un peu moins obscure et qu'en fin de compte quelqu'un prononçât à Paris le nom du duché, en l'accolant à celui de l'Oldenbourg. Tchernitchef fut chargé de risquer le mot dans les conversations qu'il ne manquerait point d'avoir avec l'empereur des Français. Ce ne fut pas Alexandre, ce fut Roumiantsof qui lui en donna commission, et encore le ministre évita-t-il de se découvrir entièrement. Sachant qu'il avait affaire à un jeune homme d'entendement prompt et d'esprit éveillé, il se servit d'une comparaison, sans défendre à Tchernitchef de la replacer: après lui avoir expliqué que le désir de l'Empereur était d'associer «dans une convention générale les affaires d'Oldenbourg et de Pologne, ainsi qu'un nouveau traité de commerce avec la France», il ajouta: «Si l'on pouvait parvenir à mettre les affaires de la Pologne ainsi que celles de l'Oldenbourg dans un même sac, les y bien mêler ensemble et puis le vider, l'alliance entre les deux empires en deviendrait bien solide, plus intime et plus sincère qu'autrefois, et cela en dépit des Anglais et même des Allemands[156].» [Note 156: _Recueil de la Société impériale d'histoire de Russie_, XXI, 84.] Dans les jours qui précédèrent et suivirent cette confidence, Alexandre reprit de plus belle avec Caulaincourt son système de prévenances et de cajoleries. L'ambassadeur avait enfin obtenu son rappel, après trois ans d'épuisant labeur, et devait partir dans deux mois; il serait remplacé par le général comte de Lauriston, aide de camp de l'Empereur et Roi. En termes charmants, Alexandre lui témoigna un vif regret de le perdre, tout en faisant l'éloge de son successeur, qu'il avait connu et apprécié à Erfurt. Dans sa lettre du 28 février, Napoléon lui avait dit: «J'ai cherché près de moi la personne que j'ai supposé pouvoir être la plus agréable à Votre Majesté et la plus propre à maintenir la paix et l'alliance entre nous[157]... Je suis fort empressé d'apprendre si j'ai rencontré juste.» A cette question, Alexandre répondait affirmativement et de la meilleure grâce. [Note 157: _Corresp._, 17935.] Lorsqu'il parlait de l'Empereur, il relevait maintenant d'un ton ses protestations ordinaires, ses assurances d'un attachement mal apprécié et d'une tendresse méconnue: «J'ai pu remarquer, écrivait le duc de Vicence, le retour pour Sa Majesté de ce ton affectueux, de ces expressions amicales, je puis même dire de cette effusion de coeur qui se montrait si fréquemment autrefois.»--«Donnez-moi de la sécurité, répétait Alexandre, montrez-moi amitié autant que j'en ai témoigné et que je désire en témoigner, jamais l'Empereur ni ses alliés n'auront à se plaindre de moi.»--«Le même jour, ajoute le duc dans son rapport, l'Empereur me rencontra à pied au Cours dans le moment où toute la ville s'y promenait. Il m'accosta et m'engagea comme de coutume à l'accompagner. Il ne causa que de choses indifférentes. Comme le public nous remarquait beaucoup, il me dit en riant: «Aujourd'hui les diplomates et les marchands ne parleront, j'espère, que de paix. Elle est, votre maître doit le savoir, général, mon premier voeu[158].» [Note 158: 134e rapport de Caulaincourt à l'Empereur, envoi du 23 avril.] Tandis qu'Alexandre démentait ainsi les bruits de rupture et d'inconciliable dissentiment, Tchernitchef s'éloignait de Pétersbourg au galop de son leste équipage: «l'éternel postillon», ainsi que l'appelait Joseph de Maistre[159], s'était si bien habitué aux courses rapides que la traversée de l'Europe en deux semaines n'excédait pas ses forces. Il retournait à Paris plein de zèle et d'entrain, avec mission de désigner en termes allégoriques une base d'accommodement et de négocier par métaphores. Malheureusement, à l'heure où la pensée d'Alexandre opérait cette régression, où il ne se refusait plus à un dénouement pacifique, ses troupes continuaient d'avancer vers la frontière, en vertu d'ordres antérieurs: l'impulsion, qui s'arrêtait au centre, se faisait sentir aux extrémités et y plaçait tout en attitude hostile. Forcément, le bruit de cette marche finirait par éclater au dehors, se propagerait en Europe et se répercuterait jusqu'à Paris, où il exaspérerait les défiances de l'Empereur et le mettrait en alarme. A l'instant où le péril s'éloigne, Napoléon va l'apercevoir: il va se le figurer immédiat et pressant, se croire sous le coup d'une attaque, répondre instantanément au défi et précipiter le mouvement de ses troupes: par une coïncidence fatale, il va en même temps recevoir l'offre conciliatrice et sentir la menace. [Note 159: _Oeuvres complètes_, t. IV de la _Correspondance_, p. 9.] CHAPITRE IV L'ALERTE. Naissance du roi de Rome.--Anxiété de la population.--Explosion d'allégresse.--Emotion de l'Empereur.--Premiers bruits de guerre.--Les Varsoviens signalent au delà de leur frontière quelques mouvements suspects.--Incrédulité de Davout.--Renseignements venus de Suède et de Turquie.--Scepticisme de l'Empereur.--Il croit que la Russie arme par peur et tâche de la rassurer.--En apprenant que plusieurs divisions de l'armée d'Orient remontent vers la Pologne, il commence à s'émouvoir.--Mesures de précaution.--Napoléon aimerait mieux éviter la guerre que d'avoir à la faire tout de suite.--Il se résigne à l'idée d'une transaction.--Départ de Lauriston.--Nouvelle lettre à l'empereur Alexandre: appel à la confiance.--Arrivée de Tchernitchef: l'Empereur le reçoit aussitôt.--Quatre heures de conversation.--Vivement pressé, Tchernitchef finit par répéter la métaphore du comte Roumiantsof.--Napoléon se figure d'abord que la Russie lui demande le duché tout entier.--Mouvement de révolte et de colère.--Dantzick ou Varsovie.--Contre-propositions de l'Empereur.--Système de ménagements.--Tchernitchef comblé d'attentions et de gâteries.--Savary s'avise spontanément de couper court aux investigations de cet observateur.--Aplomb de Tchernitchef.--Savary joue de la presse.--Le _Journal de l'Empire_.--Article du 12 avril.--_Les nouvellistes._--Esménard.--Courroux de l'Empereur; reproches au ministre de la police; mesures prises contre l'auteur de l'article et le rédacteur du journal.--Arrivée de Bignon à Varsovie.--Tumulte d'avis contradictoires.--Poniatowski reçoit communication _par miracle_ des lettres écrites à Czartoryski par l'empereur Alexandre.--Le projet d'invasion surpris et éventé.--Les découvertes de Poniatowski confirmées par l'approche des troupes russes.--Affolement des Polonais.--Alarme générale.--La guerre en vue.--Activité de l'Empereur.--Les fêtes de Pâques 1811.--Napoléon prépare l'évacuation du duché et reporte sur l'Oder sa ligne de défense.--Davout invité à se diriger entuellement sur ce fleuve.--Mesures prises pour le renforcer et le soutenir.--Négociations avec l'Autriche, la Prusse, la Suède et la Turquie.--Napoléon ne renonce pas à éviter la guerre.--Ses efforts persévérants pour s'éclairer sur les désirs et les prétentions d'Alexandre.--Lettre inédite à Caulaincourt.--On cherche à faire parler Tchernitchef.--Chasse du 16 avril.--Visite matinale de Duroc. --Tchernitchef ne se laisse tirer aucune parole positive.--Changement dans le ministère.--Le duc de Bassano substitué au duc de Cadore.--Seconde lettre à Caulaincourt: _si ce que les Russes désirent est faisable, cela sera fait_.--Napoléon reste en garde: la Prusse et la frontière russe en observation.--Avis plus rassurants: phénomène d'optique: l'agitation des Polonais s'apaise.--Napoléon interrompt ses négociations avec l'Autriche, la Prusse, la Suède et la Turquie.--Il modère ses préparatifs militaires sans les discontinuer.--Doutes qu'il conserve sur les causes de l'alerte: il tient passionnément à pénétrer le secret de la Russie. I Depuis quelques jours, l'attente d'un grand événement tenait en émoi Paris et la France: la grossesse de l'Impératrice touchait à son terme. Quand le moment parut tout à fait prochain, la vie de la capitale s'interrompit; les affaires furent suspendues, les ateliers chômèrent, chacun quitta son travail ou ses plaisirs; inoccupée et désoeuvrée, la population cherchait à distraire son impatience par des prévisions, des pronostics, des gageures. A la Bourse, «où les sentiments sont les intérêts[160]», les transactions ordinaires avaient cessé, mais la spéculation aventurait de grosses sommes sur le sexe de l'enfant à naître. [Note 160: _Bulletins de police_, 7 mars 1811. Archives nationales, AF, IV, 1514.] Le 19 mars au soir, l'Impératrice commença à souffrir; le lendemain matin, la ville entière était sur pied, la foule encombrait les rues, les places, les quais, les abords des Tuileries, compacte et muette. A dix heures, le canon se mit à tonner, annonçant l'accouchement: il devait tirer vingt et une fois pour une fille, cent une fois pour un fils. Au premier coup, la circulation s'arrêta dans les rues: chacun resta immobile, figé dans l'attitude prise, dans le geste commencé, et à chaque détonation nouvelle répondait un battement de coeur de la grande cité. Les secondes qui s'écoulèrent après le vingt et unième coup parurent un siècle: enfin, le vingt-deuxième retentit, lança dans l'air la triomphante nouvelle, annonça à la ville et au monde la naissance d'un fils de France qui trouvait dans son berceau une couronne de roi et la promesse de l'Empire. Alors, un formidable cri de «Vive l'Empereur!» s'échappa d'un million de poitrines. Bientôt, d'un bout à l'autre du pays, ce furent un enthousiasme presque unanime, une effusion générale. Pour quelques jours, les dissidences se turent, les querelles s'apaisèrent, les ennemis cessèrent de se haïr[161]: la confiance se releva: la majorité des Français croyait encore en l'Empereur, elle se mit à croire en l'Empire. Tandis que la joie et l'obséquiosité se manifestaient sous mille formes, par des illuminations spontanées, par des pièces de circonstance improvisées dans tous les théâtres, par un déluge d'odes et de cantates, tandis que les congratulations officielles se succédaient, tandis que l'étiquette obligeait les dames présentées à la cour à venir chaque matin en grande toilette prendre des nouvelles de l'Impératrice et s'inscrire au château, tandis que les corps constitués traversaient Paris en équipages de gala pour porter au maître leurs félicitations ampoulées, lui, le front rayonnant, les yeux humides, le verbe familier et vibrant, se montrait largement et simplement heureux. Il était heureux comme homme, heureux comme chef et fondateur d'État. Son coeur s'attendrissait devant ce petit être vers qui allaient d'un élan passionné les tendresses de son âme, faite pour éprouver à un degré extraordinaire tous les sentiments humains. Puis, en ce berceau sur lequel l'aigle veillait, il croyait trouver pour sa race et son oeuvre un gage de perpétuité. Par des largesses, des bienfaits, des pardons, il ajoutait au bonheur des humbles, augmentait l'allégresse de ces instants qui tiraient momentanément la France de ses incertitudes et de ses souffrances, qui l'arrachaient du présent pour la faire vivre dans l'avenir, un avenir qu'elle voulait se figurer radieux et calme. [Note 161: Bulletin de police du 20 mars: « A la Halle, deux portefaix s'étaient pris de querelle et allaient se battre, lorsque le premier coup de canon a été entendu; ils ont suspendu leur querelle pour compter les coups, et au vingt-deuxième ils se sont embrassés.» Archives nationales, AF, IV, 1514.] Ce fut en ces jours qu'arrivèrent du Nord les premiers bruits inquiétants. L'ennemi reparaissait à l'horizon: l'ennemi, c'est-à-dire la guerre, qui avait fait des Français le peuple-roi, et qui leur apparaissait aujourd'hui, par ses reprises continuelles et ses cruautés croissantes, comme le principe de leurs maux. La menace était encore à peine sensible: ce n'était qu'un avertissement lointain, un murmure d'alarme, venant de ces régions de la Vistule qui marquaient la frontière stratégique de l'Empire. Les Polonais de Varsovie, malgré le soin que mettaient leurs voisins à se cacher d'eux, commençaient à remarquer quelques mouvements suspects. Leurs regards dépassaient avec peine la frontière étroitement gardée: néanmoins, derrière ce voile, ils voyaient passer et repasser des ombres menaçantes, des formes d'armées se dessiner confusément et grandir. Avertis par l'instinct de conservation, ils sentaient qu'un péril se levait en face d'eux et appelaient à l'aide. Les autorités ducales s'adressaient à tout le monde, écrivaient à Dresde, à Dantzick, à Hambourg, informaient la cour suzeraine, le général Rapp, le maréchal Davout. Le prince Poniatowski, ministre de la guerre et général en chef de l'armée, envoyait un de ses aides de camp à Paris prévenir l'Empereur[162]. [Note 162: Correspondance de Serra, résident de France à Varsovie, février et mars 1811, _passim_. Lettres de Poniatowski, lettres de Rapp, feuilles de renseignements, avis divers transmis par Davout avec ses lettres à l'Empereur des 17, 24 et 31 mars. Archives nationales, AF, IV, carton n° 1653: ce carton contient un volumineux dossier de pièces relatives à l'alerte d'avril 1811.] Mais les Polonais avaient tant de fois dénoncé d'irréels périls qu'ils avaient épuisé l'intérêt et lassé l'attention. On connaissait leur tempérament impressionnable et nerveux, leur esprit exalté; on savait que leur imagination se créait volontiers des fantômes, et que ce verre grossissant décuplait tout à leurs yeux: pour une fois qu'ils voyaient juste et disaient vrai, ils n'arrivaient plus à se faire croire. Par acquit de conscience, Davout prescrivait à Rapp, plus rapproché que lui de la frontière, de s'éclairer et d'envoyer discrètement des officiers en reconnaissance; mais il se refusait, jusqu'à plus ample informé, à prendre l'alarme. Il reprochait un manque total de discernement aux divers chefs varsoviens, à Poniatowski comme aux autres: «Lorsque j'étais à Varsovie, écrivait-il en invoquant d'anciens souvenirs, on se servait de lui pour me faire les rapports les plus extravagants[163].» Malgré l'estime qu'inspirait leur bravoure, les Polonais n'avaient pas réussi à se rendre populaires dans notre armée; leurs revendications tapageuses, leur manie de se plaindre à tout propos, leurs continuelles demandes d'argent importunaient: on avait peine à les prendre au sérieux, en dehors du champ de bataille. [Note 163: Davout à l'Empereur, 31 mars 1811. Archives nationales, AF, IV, 1653.] Peu à peu, d'autres avis vinrent jusqu'à un certain point corroborer leurs dires. Ces nouvelles arrivaient à la fois du Nord et du Sud, des deux pays le mieux placés pour observer ce qui se passait dans l'empire russe. Notre ministre en Suède signalait sur le bord opposé de la Baltique, en Finlande, des déplacements de troupes, un défilé d'hommes et de matériel se dirigeant vers le Sud: il croyait à la reprise de relations entre la Russie et l'Angleterre, à un va-et-vient d'émissaires. A la vérité, notre légation de Stockholm ne parlait que par ouï-dire, d'après des renseignements détaillés et romanesques que Bernadotte lui faisait complaisamment passer, et il était fort possible que le prince royal prêtât au Tsar d'agressifs desseins pour se rendre plus utile à l'Empereur et se vendre plus cher. En Orient, nos agents invoquaient le témoignage de leurs propres yeux. Notre consul de Bucharest, qui résidait dans un pays occupé par les Russes et vivait au milieu d'eux, voyait chaque jour des régiments, des brigades, des divisions quitter les bords du Danube et se reporter vers les provinces polonaises. Pour que la Russie s'ôtât ainsi les moyens d'arracher aux Turcs la cession des Principautés, pour qu'elle renonçât à ses espérances et à ses poursuites en Orient, il fallait qu'elle se crût elle-même menacée ou qu'elle eût brusquement déplacé ses ambitions, qu'elle nourrît d'insidieux projets ou qu'elle eût bien peur. Cette dernière hypothèse est la seule qui paraisse d'abord vraisemblable à l'Empereur. Quand on lui parle de projets sur le duché et de brusque invasion, il accueille ces propos avec un haussement d'épaules, avec un sourire d'incrédulité: le souverain et le cabinet de Russie ne l'ont point habitué à de pareils coups de tête: «Ils n'oseraient», semble-t-il dire. Si la Russie arme, c'est sans doute qu'elle a eu vent de nos propres préparatifs militaires, si discrets et rudimentaires qu'ils soient. Observant le grossissement graduel du premier corps, l'envoi à Dantzick de renforts divers, elle se croit plus près d'être attaquée et prend précipitamment quelques mesures. Pour dissiper cette alarme, Napoléon ordonne à Champagny de mentir plus soigneusement à Kourakine, de répéter avec un grand luxe de détails que la nouvelle garnison de Dantzick est destinée à empêcher un débarquement des Anglais[164]. Caulaincourt est chargé de tenir un langage des plus pacifiques, en attendant que son successeur Lauriston vienne renouveler les mêmes assurances avec l'autorité d'un homme muni d'instructions toutes fraîches. Par quelques explications émollientes, Napoléon s'efforce de calmer une fermentation qu'il juge regrettable, mais encore superficielle et peu grave. [Note 164: _Corresp._, 17523.] Dans les premiers jours d'avril, les armements de la Russie retentirent si haut qu'il devint impossible d'en méconnaître l'importance. L'écho nous en arrivait de toutes parts, plus net, plus distinct, forçant l'attention. Tandis que les Polonais vivaient dans les transes et renouvelaient leurs signaux de détresse, on voyait clairement de Stockholm la Finlande se vider de soldats. En Orient, au dire de nos agents, c'est maintenant le gros de l'armée russe, ce sont cinq divisions sur neuf, cinq divisions portées au delà de leurs effectifs réglementaires par des prélèvements opérés sur les autres, qui font demi-tour, qui reviennent à marches forcées vers la frontière occidentale de l'empire: et cette volte-face militaire, indice d'un changement de front politique, apparaît à Napoléon comme le fait significatif entre tous et suspect. D'ailleurs, l'Europe entière commence à parler d'une guerre dont la Russie prendrait l'initiative: nos amis, nos agents s'émeuvent et se croient tenus d'avertir. À Paris, le ministre de la police passe ses soirées et brûle ses yeux à lire des rapports inquiétants; le ministre des relations extérieures trouve dans les correspondances de Dresde, de Vienne, de Berlin, de Copenhague, la confirmation des faits signalés par celles du Nord et de l'Orient. Les bruits de guerre transpirent même dans le public: la Bourse s'émeut, les cours baissent: chacun s'aperçoit qu'un orage se forme au Nord et monte sur l'horizon. Seule, l'ambassade française à Pétersbourg conserve une impassible sérénité: elle ne voit rien, n'entend rien, vit dans un nuage: elle ignore qu'autour d'elle, dans le vaste empire dont elle a la surveillance, tout se lève et marche, qu'une impulsion continue se fait sentir, que la Russie porte et groupe toutes ses forces sur un point de sa frontière, celui qui confine à la Pologne varsovienne. Dans ces conditions, une surprise du grand-duché devenait moins impossible. À supposer toujours que l'empereur Alexandre n'obéit à aucune intention préméditée d'offensive, résisterait-il à se servir de ses troupes lorsqu'il les tiendrait sous sa main, lorsqu'il les verrait toutes rassemblées, rangées en bel ordre, effleurant la faible armée du duché, qui s'offre comme une proie? La guerre est proche dès que les armées sont en présence: elle naît alors du moindre incident, d'un heurt fortuit d'où jaillit l'étincelle incendiaire. Depuis plusieurs mois, on allait incontestablement à la guerre; on y court aujourd'hui. Napoléon se décide enfin à prendre quelques mesures de précaution immédiate. Il accélère la marche des contingents allemands dirigés sur Dantzick, stimule l'activité des princes appelés à les fournir, gourmande les retardataires. Davout devra, si les circonstances l'exigent, se porter «à tire-d'aile» vers l'Oder et la Vistule, par Stettin, le Mecklembourg et la Poméranie: le premier corps traverserait tout cet espace «en masse et avec rapidité, marchant comme en temps de guerre et sur trois colonnes[165]».--«Mais nous n'en sommes pas encore là», se hâte d'ajouter l'Empereur. Néanmoins, il songe à opérer d'urgence quelques rassemblements derrière le Rhin et les Alpes. [Note 165: _Corresp._, 17566.] Puis, par une répercussion naturelle, les inquiétudes que lui donne la Russie se traduisent en avances un peu plus marquées aux États qui peuvent le servir contre elle. Le 5 avril, dans une conversation avec le prince de Schwartzenberg, ambassadeur d'Autriche, il prononce pour la première fois le mot d'alliance positive et exprime le désir d'avoir à sa disposition, en cas de besoin, un corps auxiliaire[166]. Il dédaigne moins les avances de la Prusse et permet à Saint-Marsan, son représentant auprès d'elle, d'entrer en conversation[167]. Dans le Nord, Alquier est invité à prêter une oreille plus attentive aux propositions de Bernadotte et à découvrir positivement «ce que l'on veut[168]». Champagny prépare un projet de dépêche pour Latour-Maubourg, notre chargé d'affaires à Constantinople: cet agent devra s'ouvrir un peu plus aux ministres de la Porte, en y mettant toujours beaucoup de prudence: «Nous ne sommes pas en guerre avec la Russie, dit le projet. L'Empereur ne veut pas cette guerre nouvelle; la Russie la craint sûrement, bien loin de la désirer. L'alliance existe encore entre les deux gouvernements, l'apparence doit en être soigneusement conservée. Vous devez donc bien vous garder d'aucune démarche patente que la Russie pourrait regarder comme dirigée contre elle. Cependant, préparez le lien qui devrait unir la France et la Turquie, si la guerre venait à éclater, et aplanissez dans le silence tous les obstacles qui pourraient s'opposer à l'intime union des deux puissances [169].» Napoléon veut se mettre à même de jeter la Turquie, comme la Suède, sur le flanc des armées russes, s'il leur prend fantaisie de marcher sur Varsovie. [Note 166: HELFERT, 197-200.] [Note 167: _Corresp._, 17581.] [Note 168: _Id._] [Note 169: Archives des affaires étrangères, Turquie, 221.] Cette irruption n'en serait pas moins pour lui le pire des contretemps: elle dérangerait tout l'avenir tel qu'il le compose dans sa pensée, et la déplaisance qu'il éprouverait à improviser une guerre le pousse à traiter plus sérieusement avec la Russie. Tant qu'il a cru à la possibilité de reporter la crise à l'année suivante, c'est-à-dire à une époque où il aurait en main l'ensemble de ses moyens, il n'a guère admis qu'une solution radicale et tout à son avantage, une guerre qui jetterait la Russie à ses pieds ou une capitulation de cette puissance devant le simple déploiement de nos forces. Aujourd'hui, comme la crise se produit prématurément et le prend au dépourvu, il ne repousse plus l'idée d'un dénouement à l'amiable; il incline de son côté à transiger, à faire droit dans une certaine mesure aux demandes de l'adversaire, pourvu qu'il n'en coûte pas trop à son orgueil et à sa politique. Ces aspirations allaient-elles s'accorder avec les velléités de même ordre nées un peu plus tôt dans l'esprit d'Alexandre, interrompre le conflit et sauver la paix? II Notre nouvel ambassadeur en Russie, le général de Lauriston, avait reçu le 1er avril ordre de quitter Paris et de se rendre à son poste. Ses instructions l'autorisaient à dire que l'Empereur ne ferait la guerre que dans deux cas, si la Russie signait la paix avec les Anglais ou réclamait des Turcs une extension de territoire au delà du Danube[170]. À peine parti, Lauriston fut rejoint par une lettre que Napoléon lui donnait mission de présenter à l'empereur Alexandre: c'était un appel plus pressant à un mouvement d'expansion et de confiance, à une franche explication où l'on se dirait tout des deux parts, où les prétentions pourraient se concilier. Napoléon avoue maintenant qu'il arme et soutient qu'il en a le droit, car «les nouvelles de Russie ne sont pas pacifiques.--Ce qui se passe, ajoute-t-il, est une nouvelle preuve que la répétition est la plus puissante figure de rhétorique: on a tant répété à Votre Majesté que je lui en voulais que sa confiance en a été ébranlée. Les Russes quittent une frontière où ils sont nécessaires, pour se rendre sur un point où Votre Majesté n'a que des amis. Cependant, j'ai dû penser aussi à mes affaires et j'ai dû me mettre en mesure. Le contre-coup de mes préparatifs portera Votre Majesté à accroître les siens; et ce qu'elle fera, retentissant ici, me fera faire de nouvelles levées; et tout cela pour des fantômes. Ceci est la répétition de ce que j'ai vu, en 1807[171], en Prusse, et en 1809, en Autriche. Pour moi, je resterai l'ami de la personne de Votre Majesté, même quand cette fatalité qui entraîne l'Europe devrait un jour mettre les armes à la main à nos deux nations. Je ne me réglerai pas sur ce que fera Votre Majesté: je n'attaquerai jamais, et mes troupes ne s'avanceront que lorsque Votre Majesté aura déchiré le traité de Tilsit. Je serai le premier à désarmer et à tout remettre dans la situation où étaient les choses il y a un an, si Votre Majesté veut revenir à la même confiance. A-t-elle jamais eu à se repentir de la confiance qu'elle m'a témoignée[172]?»..... [Note 170: _Corresp._, 17571.] [Note 171: Il voulait dire 1806.] [Note 172: _Corresp._, 17579.] Porteur de cette lettre, Lauriston croisa sur les routes d'Allemagne le colonel Tchernitchef, qui courait en sens inverse. Le 9 avril, le télégraphe aérien signalait le passage à Metz de l'alerte officier. Napoléon en fut charmé: Tchernitchef apportait sans doute une réponse à la lettre du 28 février, et son arrivée pourrait tout éclaircir. On l'attendait pour le surlendemain, mais sa célérité dépassait toujours les prévisions: le 10 au matin, il tombait à Paris. Tout en arrivant et presque au débotté, il se rendit aux Tuileries. Là, il n'eut pas à faire halte longuement dans le salon d'attente: à peine se fut-il nommé que le chambellan de service l'introduisit chez Sa Majesté. Averti par le ministre de la police, l'Empereur savait que ce messager était aussi un espion. Néanmoins, ayant d'impérieuses raisons pour le bien accueillir, il vint à lui d'un air riant, témoigna une joyeuse surprise de le revoir sitôt et le félicita pour ses prodiges d'activité. «Eh bien,--dit-il ensuite,--à quoi croit-on chez vous, à la paix ou à la guerre[173]?» [Note 173: Toutes les citations qui suivent, jusqu'à la page 134, sont tirées du rapport de Tchernitchef publié dans le tome XXI du _Recueil de la Société impériale d'histoire_ de Russie, p. 66 à 109. Le rapport figure dans cette publication sous une date erronée: il est du mois d'avril.] Pour réponse, Tchernitchef lui présenta la lettre de l'empereur Alexandre en date du 25 mars et ajouta que son maître conservait l'inébranlable désir de restaurer l'alliance. Une longue discussion s'engagea aussitôt sur les griefs respectifs, après quoi Napoléon déclara qu'«ayant la ferme conviction qu'il n'aurait rien à gagner que des coups dans une guerre avec la Russie, il n'avait rien tant à coeur que de s'arranger à l'amiable avec elle: il allait donc voir si la lettre de l'empereur Alexandre lui en fournissait les moyens». Il rompit alors le cachet. À mesure qu'il parcourait la lettre, le désappointement perçait sur ses traits; dans tout ce que lui disait Alexandre, il ne trouvait rien de précis et de concluant. En effet, il était difficile de deviner le sens caché de la lettre, à défaut du commentaire que Tchernitchef était autorisé à en donner. Arrivé au passage où le Tsar se plaignait d'un défaut de sécurité, Napoléon s'écria avec humeur: «Qui est-ce qui en veut à votre existence? Qui est-ce qui a le projet de vous attaquer?» Il avait déjà dit que le rétablissement de la Pologne était «le cadet de ses soucis». Il partit de là pour déplorer les terreurs de la Russie, ses vaines agitations, qui la portaient à des mouvements mal combinés et incohérents: ennemis de l'Angleterre, les Russes faisaient son jeu; ennemis des Turcs, ils suspendaient les hostilités sans signer la paix, se plaçant vis-à-vis de la Porte et aussi de l'Autriche dans une situation fausse, bizarre, mal définie; portant intérêt à la Prusse, ils la compromettaient et l'exposaient au pire destin: enfin, alliés de la France, ils se mettaient dans le cas de se trouver inopinément en guerre avec elle. Et se rendait-on compte à Pétersbourg de ce que serait cette guerre? «Je crois,--dit Napoléon,--que l'empereur Alexandre est dans l'erreur sur nos moyens: en nous croyant faibles dans ce moment, il se trompe; j'ai sur lui l'avantage de pouvoir lui faire la guerre sans retirer un seul homme de mes armées d'Espagne... Cela arrêtera mes projets pour la marine et me coûtera de l'argent. Mais les six cents millions qui se trouvent dans mon trésor pourront y suffire... Si vous ne m'en croyez pas, je suis capable de vous faire conduire sur-le-champ dans l'aile de mon château qui contient le trésor pour le compter. Ainsi, la France est en mesure de soutenir la guerre, mais elle n'a ni les moyens ni l'envie de la commencer: elle ne prendra jamais l'offensive: «Je donne ma parole d'honneur,--dit Napoléon,--à moins que vous ne commenciez vous-même, de ne pas vous attaquer de quatre ans.» Il ne tiendrait qu'à lui pourtant de réunir en peu de mois trois cent mille Français, d'innombrables alliés: et subitement il fait surgir aux yeux de Tchernitchef un terrifiant appareil: des camps de cent mille hommes chacun tout prêts à se former, cent quarante-quatre régiments dont soixante-dix seulement sont occupés en Espagne, une armée «immense, gigantesque», sur le point de s'acheminer vers le Nord avec huit cents pièces d'artillerie. C'est ainsi que tour à tour, par un jeu alterné, il cherche à rassurer sur ses intentions et à effrayer sur ses moyens, afin de prouver à la Russie qu'un arrangement reste possible et qu'elle doit le préférer à la guerre. «Mais, reprend-il en faisant allusion à cet arrangement, la lettre de l'Empereur votre maître ne m'indique nul moyen pour y arriver: j'aime garder mon argent en poche, et j'avoue que je vous attendais avec impatience, espérant que votre arrivée dissiperait tous les différends survenus et permettrait de suspendre et d'épargner les frais immenses que nous coûtent les préparatifs que nous faisons de part et d'autre. Cependant je vois d'après tout, _mon cher ami_, que malgré la célérité de vos deux courses, toute votre mission se borne à m'adresser quelques reproches; nous voilà donc aussi avancés qu'avant votre départ.» Comme Tchernitchef réitérait ses protestations pacifiques: «C'est très bien, continua-t-il, cela ne me fait pourtant pas deviner quel peut être le désir de la Russie.» Sur ce, prenant Tchernitchef par l'oreille, «démonstration qui prouvait une grande caresse de la part de Sa Majesté», il lui dit, en appuyant ses paroles de ce geste impérieusement amical: «Parlons maintenant en vrais soldats, là, sans verbiage diplomatique.» Et fixant sur le jeune homme un regard interrogateur et plongeant, il cherchait à lire jusqu'au fond de son âme, à lui arracher le secret de sa cour. Quoique tenu en assez gênante posture, Tchernitchef ne livra pas immédiatement ce secret, ne voulut point révéler à première sommation les prétentions de la Russie sur l'État varsovien. Comme ce qu'il avait à dire était grave et risquait d'être mal pris, il ne s'en ouvrirait qu'après une longue contrainte. Il se récusa d'abord, fit des façons, se laissa prier: à la fin, jugeant le moment venu de placer l'insinuation décisive, il l'exprima au figuré et répéta mot pour mot la métaphore de Roumiantsof: «Comme M. le chancelier, dit-il, m'a constamment témoigné beaucoup de bonté et de confiance, j'oserai, si Sa Majesté le permet, lui rapporter le discours qu'il me tint, en conservant même une de ses expressions, qui était que si l'on pouvait parvenir à mettre les affaires de la Pologne ainsi que celles d'Oldenbourg dans un même sac, les y bien mêler ensemble et puis le vider, M. le comte était fermement persuadé que l'alliance entre les deux empires en deviendrait bien solide, plus intime et plus sincère qu'autrefois, et cela en dépit des Anglais et même des Allemands.» Le mot était lâché. La lumière se fit dans l'esprit de l'Empereur, instantanée et violente. Il crut même d'abord que la Russie lui demandait le duché tout entier, qu'elle voulait en échange de l'Oldenbourg se faire livrer l'ouvrage avancé qui formait la tête de notre système défensif et la clef de l'Allemagne. A cela, il ne consentirait jamais! Abandonner le duché! L'imprudence serait grande, la honte plus grande; plutôt mille fois la guerre, la guerre immédiate, avec ses chances et ses périls, que de souscrire à une telle exigence! Ce furent l'orgueil offensé de l'Empereur, sa méfiance en révolte, qui firent la réponse. Il s'était levé et marchait maintenant à grands pas, secoué de colère, et tout en marchant jetait violemment ces paroles: «Non, monsieur, heureusement nous ne sommes pas encore réduits à cette extrémité; donner le duché de Varsovie pour l'Oldenbourg serait le comble de la démence. Quel effet produirait sur les Polonais la cession d'un pouce de leur territoire au moment où la Russie nous menace! Tous les jours, monsieur, l'on me répète de toutes parts que votre projet est d'envahir le duché. Eh bien, nous ne sommes pas encore tous morts; je ne suis pas plus fanfaron qu'un autre, je sais que vos moyens sont grands, que votre armée est aussi belle que brave, et j'ai trop livré de batailles pour ne pas connaître à combien peu de chose tient leur sort; mais, comme les chances sont égales, dans le cas que le Dieu de la victoire se range de notre côté, je ferai repentir la Russie, et c'est alors qu'elle pourra perdre non seulement ses provinces polonaises, mais aussi la Crimée.» Tchernitchef laissa passer cette bourrasque. Dès qu'il trouva occasion de placer un mot, ce fut pour donner à ses précédentes paroles une interprétation restrictive: il s'excusa d'avoir répété à la légère une réflexion échappée au chancelier: peut-être avait-il mal compris la pensée de ce ministre, peut-être l'avait-il mal rendue? Voyant ce recul, Napoléon en conclut que Tchernitchef avait pouvoir de modifier et d'atténuer la demande: à défaut de l'État polonais, la Russie voulait tout au moins un territoire adjacent qui mettrait Varsovie sous sa dépendance, l'importante place qui dominait la Vistule: «A présent, dit-il d'un ton plus calme, je vous devine; c'est Dantzick que vous désirez avoir en échange. Il y a de cela un an, seulement six mois, je vous l'aurais donné; maintenant que j'ai de la méfiance, que je suis menacé, comment voulez-vous que je vous livre l'unique place sur laquelle je puisse, dans le cas d'une guerre contre vous, appuyer toutes mes opérations sur la Vistule? Il faudrait donc que je les reporte volontairement sur l'Oder, dans le cas que je sois menacé postérieurement.» Ainsi, sans juger la seconde idée aussi révoltante que la première, il avouait très haut les raisons qui la lui faisaient rejeter. Il ne rompit pas pour cela l'entretien. Tenant à savoir si la crainte d'une renaissance polonaise restait bien la préoccupation essentielle et le tourment de la Russie, s'il fallait chercher là le noeud du problème et la difficulté à résoudre, il s'y prit pour se renseigner d'originale façon, et le récit de Tchernitchef nous fait assister à un curieux jeu de scène. «Napoléon--raconte l'officier dans son rapport au Tsar--me dit là-dessus avec cet air de rondeur et de bonhomie que Votre Majesté Impériale lui connaît: «Dites-moi franchement, l'empereur Alexandre et le comte de Roumianzoff croient-ils sérieusement que j'ai le désir de rétablir la Pologne?» Je répondis que je ne pouvais pas dire positivement si Votre Majesté lui supposait cette intention, mais que néanmoins ce qui s'était passé dans le duché de Varsovie depuis la campagne de 1809 était fait pour lui donner de l'inquiétude. Me prenant de nouveau par l'oreille, il me dit alors qu'il voulait absolument connaître ce que j'en pensais, moi, ajoutant: «N'est-ce pas, vous croyez que je n'attends que la fin de mes affaires d'Espagne pour effectuer ce projet?» Je répondis que j'étais trop jeune et trop inexpérimenté pour avoir une opinion à moi, que de plus mon devoir était de ne juger que par les yeux de l'Empereur mon maître. Pour lors, me pressant toujours de répondre, Napoléon s'amusa tout en riant à me tirer l'oreille avec force, en m'assurant qu'il ne la lâcherait point avant que je l'aie satisfait. Cette plaisanterie commençant à m'impatienter parce qu'elle me faisait un peu mal, je lui dis: «Eh bien, Sire, puisque Votre Majesté veut absolument une réponse, je lui dirai que je ne saurais déterminer si l'exécution d'un tel projet serait dans ses intérêts ou non; cependant, dans le cas qu'elle lui parût avantageuse, malgré son alliance avec la Russie, je n'hésiterai pas à supposer le rétablissement de la Pologne être une de ses arrière-pensées une fois qu'elle serait libre de toute autre guerre.» Devant cet aveu, Napoléon manifesta une sorte de stupéfaction douloureuse: Il est inconcevable, dit-il, que l'on persiste à m'attribuer pareil dessein: c'est même «une grande gaucherie»; à force de me répéter que j'ai cette idée, on finira peut-être par me la faire venir, on me poussera à tenter l'entreprise. Alors, «si je suis bien rossé et obligé de rentrer chez moi», au moins la question sera-t-elle décidée une fois pour toutes; elle le sera aussi dans un autre sens, si la guerre tourne à mon avantage. Cependant, fallait-il renoncer à tout espoir de prévenir cette extrémité? N'existait-il pas quelque moyen de dissiper le malentendu, en dehors des sacrifices territoriaux auxquels Tchernitchef avait fait allusion en termes sibyllins? A l'énigme qui lui avait été proposée par deux fois et qu'il craignait d'avoir trop devinée, Napoléon finit par opposer une série de contre-propositions fermes: offre d'ajouter à Erfurt autant de territoire allemand qu'il en faudrait pour constituer au duc d'Oldenbourg un apanage pleinement égal à la principauté confisquée; offre de reprendre et de signer la convention portant garantie contre le rétablissement de la Pologne, dans les termes où elle avait été naguère proposée par la France. En échange de cette grave concession, Napoléon ne demandait qu'une chose, c'était que la Russie renonçât à brûler nos produits; après quoi, il proposerait un désarmement simultané. Il pria Tchernitchef de communiquer ses offres à qui de droit, sans perdre un instant, et comme il était loin d'accorder tout ce que la Russie paraissait réclamer, il essaya de combler la différence par de grands ménagements dans la forme. Jusqu'à la fin de l'entretien, qui dura en tout quatre heures et demie, il combla Tchernitchef de paroles amicales et flatteuses, honorant le Tsar dans la personne de son émissaire. Les jours suivants, il sembla qu'un mot d'ordre fût tombé de haut dans les milieux officiels, recommandant de bien traiter l'aide de camp voyageur, de lui rendre son séjour à Paris agréable et plaisant. Ce fut dès lors, chez la plupart des personnages appartenant à la cour, un empressement à lui faire fête. Chacun se mit à l'attirer, à le choyer; le prince de Neufchâtel le pria d'assister à un concert intime, donné devant une vingtaine d'élus: la princesse Pauline eut permission de l'inviter, comme autrefois, «à ses petites soirées». Ce jeu souple et câlin allait être brusquement dérangé par l'intervention inopportune d'un ministre. On sait à quel point la curiosité remuante de Tchernitchef et ses allures de furet inquiétaient le général Savary, duc de Rovigo. Ce grand maître de la police avait respiré en voyant Tchernitchef repartir pour la Russie, mais son soulagement avait été de courte durée: quels n'avaient pas été son émoi, son indignation, en apprenant que l'officier suspect n'avait fait que toucher barres à Pétersbourg, comme s'il y fût allé uniquement «pour changer de chevaux[174]», et qu'il revenait effrontément à Paris poursuivre ses manoeuvres! La manière dont il y était accueilli, le bruit fait autour de son arrivée, la bienveillance qu'on lui témoignait et dont il ne manquerait pas d'abuser, achevèrent de désoler et de scandaliser l'ombrageux ministre, qui ne connaissait point les dessous de la politique impériale. Réagissant contre l'universelle faiblesse, il crut devoir montrer les dents et faire autour de nos secrets militaires le bon chien de garde. [Note 174: _Mémoires de Rovigo_, V, 129.] Tchernitchef fut averti de sa part que trop de curiosité pourrait lui nuire: qu'il s'amusât de son mieux à Paris, sans se mêler d'autre chose, tel était le conseil qu'on avait à lui donner. Sentant la pointe, Tchernitchef paya d'audace, commença par le ministre de la police sa tournée de visites et se montra à lui fort affecté d'injurieux soupçons. Pour mettre désormais sa conduite à l'abri de toute interprétation fâcheuse, il demanda à Savary, avec un air de candeur, de lui tracer un plan de conduite et de lui indiquer les maisons à fréquenter. Jouant au plus fin, Savary feignit d'accueillir ses protestations avec une crédulité débonnaire, prodigua au visiteur «caresses et attentions», «l'embrassa à plusieurs reprises[175]», mais dès le lendemain lui décocha un nouveau trait de sa façon. Cette fois, l'arme qu'il employa fut la presse. Pour dissiper l'engouement qui se déclarait de plus belle en faveur du jeune étranger et qui lui rouvrait toutes les portes, pour rabattre son assurance et le ramener au simple rôle de courrier, il imagina, par un persiflage inséré en bon lieu, de le disqualifier en quelque sorte et de le ridiculiser aux yeux du public. [Note 175: Rapport cité aux pages 128 et suiv.] L'ex-_Journal des Débats_, transformé en _Journal de l'Empire_, devenait de plus en plus un _Moniteur_ officieux, moins solennel que l'autre et plus littéraire. C'était là que l'administration faisait passer des notes, des allusions propres à orienter l'esprit public; l'expression de toute pensée libre s'y était effacée devant ce journalisme d'État. Le 12 avril, on put lire en deuxième page un article d'une colonne et demie, non signé, intitulé: _les Nouvellistes_. Le ton en était humoristique et plaisant: l'auteur anonyme citait un passage fort piquant des _Lettres persanes_ sur les nouvellistes du dernier siècle et en faisait l'application à ceux du temps présent: ces derniers ne se montraient-ils point les dignes émules de leurs devanciers par leur tendance à émouvoir inconsidérément l'opinion, par leur manie de tout grossir, choses et hommes, de pronostiquer sans cesse des événements formidables et de transformer en personnage de haute marque le plus mince porteur de lettres? «Après avoir vingt fois précipité le Nord sur le Midi, ou l'Europe sur l'Asie, après avoir assemblé plus d'armées en Pologne que toutes les puissances de la terre n'ont de bataillons, après avoir fait venir de l'artillerie du Kamtchatka et levé des escadrons de rennes en Laponie, ils passent de ces prodiges à l'exagération des événements les plus vulgaires: ils les travestissent de la manière la plus ridicule... Il y a tel officier étranger dont ils ont mesuré l'importance sur le nombre de postes qu'il a parcourues depuis six mois; ils ont calculé savamment que le chemin qu'il a fait en moins d'une année pourrait embrasser deux ou trois fois le tour du monde; d'où ces messieurs concluent que le présent est gros de l'avenir, et qu'on ne voyage pas si vite, si loin et si souvent, sans être chargé de la destinée de deux empires et de cinq ou six royaumes. «On pourrait cependant les tranquilliser en leur rappelant une anecdote connue. Le prince Potemkin, qui, de son temps, donnait aussi de l'exercice à l'imagination des nouvellistes, avait parmi ses officiers un major nommé Bawer, l'un des hommes du dernier siècle qui ont le plus occupé les gazetiers d'Allemagne et les postillons de Russie. On le voyait sans cesse sur les routes les plus opposées, courant de l'embouchure du Danube à celle de la Néva, et de Paris aux confins de la Tartarie. Les politiques de café, témoins de tous ces mouvements, rêvaient déjà la renaissance de l'ancienne Grèce, le rétablissement du royaume de Tauride, la conquête de Constantinople, ou même quelques-unes de ces grandes émigrations du Nord qui jadis couvraient de ruines l'occident et le midi de l'Europe. Veut-on savoir quelles étaient les missions secrètes du major Bawer? De retour de Paris, où il venait de choisir un danseur, le prince l'envoyait chercher de la boutargue[176] en Albanie, des melons d'eau à Astrakan ou des raisins en Crimée. Cet officier, passant sa vie sur les grands chemins, craignait de s'y rompre le cou et demandait une épitaphe: un de ses amis lui fit celle-ci, qui pourra servir à quelques-uns de ses successeurs: «Ci-gît Bawer, sous ce rocher; Fouette, cocher.» [Note 176: Sorte de _caviar_ préparé avec des oeufs de poisson salé.] L'article fit grand tapage. Cette manière de présenter l'envoyé d'un souverain officiellement allié, un colonel en mission, sous les traits d'un postillon qui s'en faisait accroire, toujours allant, toujours courant, passant dans un claquement de fouet et un bruit de grelots, fut jugée en général le comble du mauvais goût et de l'irrévérence. Mais nul n'en fut plus courroucé que l'Empereur. Ainsi, c'était le chef de sa police qui prenait sur lui de contrecarrer sa politique de ménagements et d'exaspérer des susceptibilités déjà trop en éveil. Cette guerre que tous ses efforts tendaient à éloigner, il allait peut-être l'avoir tout de suite sur les bras, par la faute et l'ineptie d'un de ses ministres. Il manda le duc de Rovigo et le tança furieusement: «Voudriez-vous me faire faire la guerre? lui disait-il. Mais vous savez que je ne la veux pas, que je n'ai rien de prêt pour la faire[177].» Et derechef ordre fut donné au duc, en termes absolus cette fois et péremptoires, de rentrer ses crocs, de laisser Tchernitchef parfaitement tranquille, libre d'«aller, venir, voir, écouter».--«Il n'y manquait que l'ordre de le faire informer moi-même», ajoutait plus tard Savary d'un ton boudeur, au souvenir de sa mésaventure[178]. [Note 177: _Mémoires de Rovigo_, V, 132-135.] [Note 178: _Id._, 133.] L'Empereur ne se borna pas à des véhémences de parole et à de rigoureuses prescriptions pour l'avenir. Au-dessous du ministre qu'il n'entendait point découvrir aux yeux du public et sacrifier, il voulut trouver des coupables à punir. Il tint à savoir qui avait rédigé l'article: on lui nomma Esmenard, aventurier de lettres, retraité dans l'administration de la police, où il exerçait les fonctions de censeur: c'était la plume habituée à biffer impitoyablement chez autrui tout passage suspect qui s'était risquée à tracer, dans une feuille officieuse, de suprêmes inconvenances. Un fait plus singulier, resté dans l'ombre à cette époque, achève de caractériser et de juger le personnage. Esmenard s'employait à démasquer les espions, mais ne négligeait pas à l'occasion de les servir. Il entretenait des relations plus que suspectes avec certaines légations et faisait volontiers commerce de papiers d'État: il paraît avoir conclu avec Tchernitchef lui-même quelques affaires de ce genre. Seulement, trompant l'agent russe sur la qualité de la marchandise vendue, il lui annonçait des documents authentiques et les lui produisait faux[179]. Il vivait ainsi de méfaits divers, dans une impunité tranquille: ce fut un excès de zèle qui le perdit, et l'article du 12 avril lui fut fatal. L'Empereur le cassa aux gages et l'envoya réfléchir à quarante lieues de Paris sur l'inconvénient de trop bien servir les rancunes ministérielles[180]. Le rédacteur en chef du journal, Étienne, fut pour trois mois suspendu de ses fonctions. [Note 179: On verra plus loin, au ch. VIII, un exemple de ce genre de trafic.] [Note 180: Il profita de son exil pour faire un voyage en Italie et y périt d'un accident de voiture.] Par ces mesures prises avec éclat, Napoléon comptait atténuer l'effet que produirait en Russie l'article malencontreux, assurer davantage celui de ses contre-propositions: il espérait éviter toute altération plus profonde des rapports, tandis qu'il réfléchirait à tête reposée aux vagues ouvertures de Tchernitchef et préparerait pour son nouvel ambassadeur en Russie des instructions appropriées. Il n'en eut pas le temps. Encore une fois, les événements vinrent le surprendre et le saisir. Brusquement, il fut assailli par une nuée de nouvelles plus inquiétantes les unes que les autres; pendant quatre ou cinq jours, correspondant au milieu d'avril 1811, elles se succédèrent sans relâche et d'heure en heure, se pressant, s'accumulant, arrivant de tous les points de l'horizon. En particulier, la correspondance de Varsovie prenait une gravité inattendue. Notre légation ne se bornait plus à recueillir des rumeurs grossissantes: elle avait obtenu des notions décisives, reçu de stupéfiantes confidences, et ses rapports, concordant avec les mille cris d'alarme qui montaient vers l'Empereur dans un formidable unisson, portèrent la crise à son point culminant. III Depuis un mois, un nouvel agent représentait la France à Varsovie, en qualité de ministre résident: M. Bignon, précédemment employé à Bade, avait été désigné pour occuper ce poste d'observation. C'était un petit homme singulièrement actif, remuant, fureteur, plein d'intelligence et de zèle, passionné pour le service et la gloire de l'Empereur. En arrivant dans le pays, il avait été d'abord comme étourdi par un tumulte de voix confuses et discordantes. Tout le monde lui parlait à la fois: dans les salons, dans les bureaux, dans les états-majors, chacun prétendait le mettre au courant des projets russes, mais ces avis différaient essentiellement. Au milieu de cet assourdissant vacarme, parmi tant de renseignements contradictoires, M. Bignon avait peine à se reconnaître, lorsque le premier personnage de l'État, le prince Joseph Poniatowski en personne, lui fournit des données d'une importance et d'une précision telles qu'il était impossible à un agent français de ne s'en point émouvoir. Le 29 et le 30, deux longues conversations s'étaient engagées entre Poniatowski et le ministre de France. D'abord, le prince Joseph s'attacha à bien établir qu'il demeurait en pleine possession de son sang-froid, qu'il se défendait contre l'exaltation propre à ses compatriotes et souvent nuisible à la rectitude de leur jugement: suivant lui, on ne devait point attribuer ses paroles «à ce zèle indiscret qui grossit le danger pour accélérer le secours et qui, peut-être, veut amener un éclat en ayant l'air de le craindre[181]». Cette précaution prise, il entra en matière. D'un ton calme et pénétré, avec l'accent d'une conviction indéracinable, il dit que le duché avait été tout récemment à deux doigts de sa perte: que l'empereur Alexandre avait eu l'intention de l'assaillir, d'y jeter une armée, d'appeler cet État à se fondre dans une Pologne unie et rivée à la Russie; cette absorption eût été le premier acte d'une grande guerre contre la France. Et Poniatowski d'ajouter qu'il ne parlait point par ouï-dire, d'après de simples présomptions, d'après des indices plus ou moins sûrs: il avait eu la preuve matérielle de ce qu'il avançait: il l'avait vue et touchée, tenue entre ses mains. Il savait les desseins de l'empereur Alexandre avec la même certitude qu'il connaîtrait les intentions de l'empereur Napoléon «s'il avait lu les lettres de Sa Majesté[182]»: impossible de faire entendre plus clairement, à moins de le dire en propres termes, que les instructions données par Alexandre à ses partisans en Pologne lui avaient été communiquées mot pour mot, et que l'écriture même du Tsar avait passé sous ses yeux. [Note 181: Bignon à Champagny, 29 mars 1811.] [Note 182: Bignon à Champagny, 29 mars 1811.] Sur l'origine de la découverte, il demeurait aussi réservé qu'il se montrait affirmatif sur le fait en lui-même. On sentait qu'il ne voulait point nommer et compromettre l'auteur de ces poignantes révélations. Il parlait de circonstances providentielles, d'«un miracle[183]», qui l'avait éclairé sur le péril national. Par qui s'était opéré ce miracle? On doit se rappeler que les instructions d'Alexandre à l'homme de confiance chargé de préparer l'entreprise, c'est-à-dire au prince Adam Czartoryski, comportaient et nécessitaient une certaine dose d'indiscrétion: le prince Adam avait dû pressentir quelques membres éminents de la noblesse et de l'armée, puisque tout dépendait de leur assentiment. Avait-il jugé indispensable de s'ouvrir à Poniatowski lui-même et de sonder ses dispositions, au risque de tout compromettre? Avait-il pensé que l'intérêt supérieur de la patrie, dont les destinées allaient se jouer, lui commandait de consulter l'homme qui en semblait l'incarnation vivante? La communication avait-elle été volontaire ou fortuite, directe ou indirecte? Autant de points qui restent dans l'ombre. Il n'en est pas moins certain que les pièces auxquelles Poniatowski faisait allusion et dont il avait eu connaissance, étaient les propres lettres de l'empereur Alexandre à Czartoryski, les deux lettres en date des 25 décembre et 30 janvier, celles dont le Tsar avait fait pendant près de trois mois la base et le pivot de sa politique. [Note 183: _Id._, 30 mars 1811.] Ce qui ne permet aucun doute, c'est la concordance qui existe entre les révélations de Poniatowski à Bignon, telles qu'elles se trouvent relatées dans la correspondance de ce dernier[184], et le contenu des lettres: il suffit de collationner les deux textes pour que l'analogie se manifeste en toute évidence: à quelques variantes près, ce sont mêmes pensées, mêmes expressions. Dans le langage de Poniatowski, tout se retrouve de ce qu'Alexandre avait indiqué et détaillé au prince Adam: promesse d'accorder aux Polonais la plus large autonomie et une constitution libérale, espoir fondé sur la coopération de la Prusse, perspective d'un soulèvement universel en Europe contre le despotisme impérial, mise en mouvement de deux armées russes destinées à s'ébranler l'une après l'autre; enfin, nécessité d'une adhésion préalable et formelle des chefs varsoviens à leur changement de condition. Au dire de Poniatowski, cette réserve ressortait des termes de la seconde lettre, et nous avons vu qu'elle était en effet particulièrement explicite et comme interprétative de la première: Alexandre, s'y faisant mieux comprendre, se déclarait prêt à entrer en campagne, mais exigeait que les Varsoviens lui adressassent au préalable une sorte d'invitation à venir et à les recevoir sous ses lois. [Note 184: Dépêches des 29, 30 et 31 mars 1811, avec les pièces jointes.] Poniatowski savait que cet appel ne s'était nullement produit, que le concours espéré par les Russes leur avait fait défaut, que ce mécompte avait empêché l'exécution immédiate de l'entreprise. Actuellement, d'après des informations plus récentes, les dispositions d'Alexandre demeuraient problématiques: il semblait incliner à une politique d'expectative et d'inertie armée, mais rien n'indiquait qu'il s'y fût fixé. Le danger, qui avait certainement existé, n'avait pas disparu et s'était tout au plus éloigné: il pouvait se rapprocher d'un instant à l'autre et fondre sur Varsovie[185]. [Note 185: Bignon à Champagny, 30 et 31 mars.] Tout concourait à donner cette impression, la présence dans le pays de nombreux émissaires lancés par la Russie en avant-garde, un effort visible pour travailler et égarer l'opinion, le bruit répandu d'une reconstitution nationale par le bienfait de l'autocrate, enfin et surtout l'accumulation progressive des forces russes en avant du grand-duché. Les officiers et chefs de poste qui faisaient sentinelle sur la frontière, les agents déguisés qui se hasardaient à la franchir, envoyaient des bulletins terrifiants: à Varsovie, les pouvoirs publics, le ministère de la guerre, la légation de France étaient assiégés de ces avis; Poniatowski passait ses jours et ses nuits à en opérer le dépouillement: il communiquait ensuite à Bignon les pièces mêmes ou leur analyse. Sans doute, beaucoup de ces récits variaient entre eux et portaient la trace de l'«exagération polonaise»: le tempérament même de la nation s'opposait à toute constatation précise: «Il n'est pas, écrivait judicieusement Bignon, jusqu'à l'espion le plus vulgaire qui, au lieu de donner simplement la note de ce qu'il a vu, ne fasse un roman d'armée à sa façon[186].» Néanmoins, comme tous les rapports s'accordaient en certains points, il était possible de dégager quelques certitudes approximatives. Suivant toutes probabilités, on avait en face de soi cent soixante mille hommes, peut-être deux cent mille,--tel était en réalité le chiffre exact, d'après les aveux mêmes d'Alexandre. Une partie de ces masses s'était rapprochée de la frontière. Dans les districts les plus avancés de la Lithuanie, de la Volhynie et de la Podolie, sur toute la lisière occidentale de ces provinces, les routes se couvraient de régiments en marche, les moindres hameaux regorgeaient de troupes, des divisions parcouraient le pays, évoluaient, passaient d'un point à l'autre, changeant continuellement de place, comme si elles eussent voulu déconcerter l'observateur par cette mobilité et échapper à tout dénombrement. Et ces mouvements divers, ondoyants, difficiles à suivre, surgissant par intervalles de l'obscurité, se confondaient aux yeux des Polonais dans une vision d'épouvante. Vivant dans un cauchemar, il leur semblait qu'une ombre menaçante s'était dressée devant eux et les opprimait; ils la voyaient s'allonger démesurément, s'élever au-dessus de leur tête, se rapprocher, prendre les traits d'un colosse qui se laissait tomber sur eux de toute sa hauteur, pour les écraser de sa masse. [Note 186: _Id._, 30 avril.] Par des dépêches presque quotidiennes, Bignon signalait à son gouvernement ces angoisses et les notait au jour le jour; il transmettait tous les documents en bloc, sans prendre le temps d'opérer dans ce fatras un triage et de démêler le vrai du faux, hésitant encore à formuler une appréciation d'ensemble et à porter un jugement[187]. Quant à Poniatowski, voyant les semaines s'écouler sans amener de détente, effrayé de sa responsabilité, il ne se bornait plus à informer notre légation: c'était à l'Empereur même qu'il voulait aller et parler, dût-il quitter un instant son poste pour chercher du renfort. Il venait de se faire désigner comme envoyé extraordinaire et complimenteur officiel à l'occasion de la naissance du roi de Rome; cette mission lui serait un prétexte pour accomplir à Paris un rapide voyage. En attendant, il répandait partout l'alarme, et, depuis Varsovie jusqu'à l'Elbe, l'inquiétude gagnait de proche en proche: la cour de Dresde s'affolait: à Vienne, il n'était bruit que de l'apparition imminente des Russes au bord de la Vistule; à Hambourg, l'imperturbable Davout n'échappait plus aux atteintes de l'émotion ambiante. Il admettait maintenant la possibilité «d'un événement[188]», demandait des ordres, traitait moins les craintes des Polonais d'hallucinations et de rêveries. Au reste, des renseignements de toute provenance s'accordent à prouver que ces fous ont mieux vu que les sages, que la Russie a réuni et persiste à diriger contre eux toutes ses forces. Il résulte d'avis multiples que les troupes rappelées de Finlande et de Turquie ont rejoint sur le Bug et le Dniester la masse principale, que celles d'Odessa et de Crimée refluent maintenant dans la même direction: il n'est pas, suivant quelques rapports, jusqu'à la Sibérie qui n'envoie ses lointaines réserves[189]. A l'aspect de la puissance russe continuant à se replier et à se ramasser sur elle-même comme pour prendre un subit élan, qui pourrait affirmer que l'empereur Alexandre a totalement abandonné ses projets, qu'il n'est pas à la veille d'un nouvel entraînement? Le duché et ses entours, les deux rives de la Vistule, les approches de Dantzick, tous les pays dont se compose notre première ligne de défense, restent en péril d'invasion. [Note 187: Bignon à Champagny, 5, 6, 8, 9, 10, 11, 13, 15, 17, 20 avril 1811.] [Note 188: Davout à l'Empereur, 11 avril. Archives nationales, AF, IV, 1653.] [Note 189: Correspondances de Suède et de Turquie, avril 1811: lettres de Davout, 31 mars, 11, 14, 16, 25, 28, 30 avril, lettres jointes de Poniatowski, rapport à la cour de Saxe, rapport venu de Stockholm. Archives nationales, AF, IV, 1653.] IV Napoléon prit immédiatement ses dispositions de combat, comme si la guerre eût dû éclater le lendemain. Trois jours de suite, le lundi de Pâques 15 avril, le 16, le 17, sans qu'il cesse de vaquer aux devoirs extérieurs de la souveraineté, de recevoir les ambassadeurs et les députations qui viennent le féliciter pour la naissance de son fils, il impose à sa pensée un travail ininterrompu: il prévoit, calcule, combine, ordonne. En ces jours de fête et de loisir où la population de Paris se répand dans les rues et jouit du printemps, où la foule s'amasse aux abords des Tuileries pour apercevoir et saluer l'Impératrice qui fait sur la terrasse du bord de l'eau sa première sortie, où les conversations du public roulent sur les solennités annoncées à l'occasion du baptême, une agitation invisible au dehors, une fièvre de travail règne dans les ministères et les bureaux. Le personnel de la guerre et des affaires étrangères est sur pied, occupé jour et nuit à rédiger des ordres de marche, à préparer des décrets: d'heure en heure des instructions partent du cabinet impérial, des courriers s'envolent dans toutes les directions, vers Dantzick, Varsovie, Hambourg, Dresde et Milan. Le plus pressant des soins à prendre était de mobiliser et de concentrer l'armée varsovienne. Il faut que vingt-quatre heures après l'arrivée du premier courrier tous les ordres soient donnés pour réunir les troupes, compléter les effectifs, monter la cavalerie, atteler l'artillerie, mettre les places en état de défense; il faut que l'armée se rassemble rapidement sur une position bien choisie, en évitant de s'éparpiller et de s'offrir dispersée aux atteintes de l'adversaire. Que l'on se mette donc à l'oeuvre, résolument, sans tarder d'un instant, sans s'inquiéter de la dépense: «Ce n'est pas le moment, écrit Napoléon au roi de Saxe, où Votre Majesté doit regarder à un million[190].» Surtout, que chacun conserve son sang-froid et se pénètre bien de cette idée que rien n'est perdu, quand même les Russes arriveraient à Varsovie: en 1809, les Autrichiens ont occupé Munich, et la Bavière n'en est pas moins sortie intacte de cette épreuve. [Note 190: _Corresp._, 17612.] Aussi bien, l'Empereur ne se paye point d'illusions: il sait que les cinquante mille hommes de Poniatowski, appuyés sur des forteresses en ruine ou sur des ouvrages à peine ébauchés, ne sauraient arrêter longtemps les masses moscovites: il sait également que Davout ne peut plus arriver à temps sur la Vistule et couvrir le duché. Au point où en sont les choses, la ligne de la Vistule est perdue, si l'attaque se prononce; il convient donc de reporter en arrière notre véritable base d'opérations, et Napoléon, tout en ordonnant la résistance, prévoit et prépare l'évacuation de la principauté varsovienne. L'essentiel est de ne céder que le terrain, de sauver les armes, les munitions, les administrations, les archives, et de faire en sorte que l'État tout entier émigré avec l'armée. À mesure que les Russes avanceront, la grosse artillerie, les objets les plus importants, seront mis sur bateaux et expédiés à Dantzick par la Vistule. Avec son vaste système de fortifications et sa garnison déjà imposante, Dantzick leur ouvre un refuge. Dès à présent, l'Empereur arrête sur l'Oder les convois d'armes destinés au duché, afin que ce précieux outillage n'aille point tomber aux mains de l'envahisseur. Quant à l'armée varsovienne, il lui prescrit de se ménager une ligne de retraite vers l'Allemagne, d'y échelonner des poudres et des subsistances, afin qu'elle puisse, après avoir honorablement tenu tête en avant et autour de la capitale, se replier à pas mesurés et en fière contenance jusqu'à l'Oder: c'est là que doit commencer réellement et s'asseoir la résistance. Au premier avis de l'invasion, Davout se portera sur l'Oder avec tout son monde: il déploiera ses divisions en arrière du fleuve, en les appuyant aux places de Stettin, Custrin et Glogau: il recueillera l'armée varsovienne, qui prendra rang dans la sienne et grossira ses effectifs: à sa droite, deux divisions saxonnes, rapidement mobilisées et accourues de Dresde, viendront appuyer et prolonger sa ligne; à sa gauche, la garnison de Dantzick, avec laquelle il aura à se tenir en communication, lui servira de poste avancé; il pourra ainsi, dès le 1er juin, opposer près de cent cinquante mille soldats aux deux cent mille Russes dont les baïonnettes scintillent au bord de la frontière. Pour des hommes commandés par le duc d'Auerstædt, prince d'Eckmühl, se trouver trois contre quatre, c'est avoir presque la certitude de vaincre. D'ailleurs, Davout sera promptement secouru. Les quatrièmes et sixièmes bataillons de ses régiments, déjà mis en route, vont lui arriver: des divisions de cuirassiers s'élanceront à toute bride au delà du Rhin et de l'Elbe. Dans les vallées du Tyrol et de la haute Italie, un corps de quarante à cinquante mille hommes, demandé d'urgence à Eugène, va se former, se tenir prêt à passer les Alpes au 15 mai, à traverser l'Allemagne du sud-ouest au nord-est, à s'élever rapidement jusqu'à l'Oder par cette marche oblique. En même temps, l'Empereur lui-même apparaîtra en Allemagne, amenant un corps qui se rassemble en Hollande, amenant sa garde, amenant toutes ses forces disponibles, et poussera droit à l'Oder; là, joignant Davout et le relevant de faction, prenant le commandement en chef, il franchira le fleuve pour reconquérir le terrain abandonné, rejeter les Russes en deçà de leurs limites et châtier leur audace[191]. [Note 191: _Corresp._, 17607 à 17609, 17611 à 17613, 17617, 17619 à 17623.] Malgré la lucidité d'esprit merveilleuse avec laquelle il concevait tous ces mouvements, malgré l'aisance souveraine avec laquelle il gouvernait ses préparatifs, malgré la confiance qu'il essayait d'inspirer aux autres, Napoléon n'en restait pas moins violemment préoccupé et dans une certaine mesure déconcerté. Ses projets renversés, la guerre anticipant d'une année sur ses prévisions, l'avantage et le prestige de l'offensive passant à l'adversaire, la campagne de 1809 à recommencer dans de pires conditions et contre un ennemi plus redoutable, voilà ce qu'il apercevait nettement dans les bulletins d'alarme qui envahissaient son cabinet. Et cette guerre à brève échéance, en temps et lieu inopportuns, lui est tellement odieuse qu'il s'obstine encore et plus fortement à l'espoir de la prévenir, tout en se préparant à y faire face. En dépit des témoignages qui éclatent à sa vue, il a peine toujours à croire ce qu'on lui rapporte de l'empereur Alexandre: tant de hardiesse le confond chez un prince qu'il s'est habitué à considérer comme faible et irrésolu: «Si la Russie,--se dit-il,--n'avait affaire qu'au grand-duché, je suppose qu'elle pourrait se divertir d'un coup de main; mais, dans l'état actuel des choses, elle doit voir cette entreprise sous un point de vue plus sérieux[192].» Après tout, si l'empereur Alexandre a failli se jeter sur le duché, c'était peut-être l'excès de la peur qui le précipitait à cette audace. Le fait qu'au lieu de donner suite à son extraordinaire projet, il a envoyé Tchernitchef à Paris avec mission d'entamer quelques pourparlers, prouve qu'il préférerait à la guerre une garantie de sécurité. Mais en quoi peut consister cette garantie? Que veut la Russie, que réclame-t-elle en fin de compte? Les timides énonciations de Tchernitchef sont-elles le premier ou le dernier mot de sa cour? Alexandre prétend-il réellement se faire céder le duché en totalité ou en partie? En ce cas, aucun accord n'est possible, et il faudra se battre. Mais peut-être le Tsar se contenterait-il d'un gage moins onéreux pour la France? C'est ce qu'il importe d'éclaircir à tout prix, au plus vite. Et précipitamment, avec une ardeur un peu fébrile, Napoléon cherche à s'enquérir. Pendant les trois jours où il accumule sans relâche des dispositions militaires, il tente parallèlement des démarches interrogatrices, pousse de tous côtés des reconnaissances, afin de savoir où, comment et sur quelle base il pourra négocier. [Note 192: Lettre au roi de Saxe. _Corresp._, 17612.] Dès le début de la crise, le 15 avril, il trace le canevas d'une dépêche pour son ambassadeur en Russie. Caulaincourt n'a pas encore été déchargé de ses fonctions par l'arrivée de son successeur: c'est à lui que s'adressent ces lignes inédites. Il est de toute nécessité que cet ambassadeur soit tiré de sa quiétude, instruit du danger, et qu'il tire au clair les véritables désirs de la Russie, afin que l'on puisse, s'il y a lieu, traiter, s'entendre et ramener le calme. «Monsieur le duc de Cadore,--écrit Napoléon en revenant premièrement sur l'incident de presse,--je désire que vous expédiiez aujourd'hui pour la Russie un courrier par lequel vous ferez connaître au duc de Vicence que j'ai vu avec indignation l'article du _Journal de l'Empire_ qui semblait singer M. de Tchernitchef, qu'on assure que cet article a été fait avant l'arrivée de cet officier, et que l'insertion n'en avait été retardée que par des circonstances du journal; mais je n'en ai pas moins fait destituer le sieur Esménard, qui était chargé de la surveillance des journaux; que je l'ai envoyé à quarante lieues de Paris; qu'il (le duc de Vicence) pourra donner connaissance de cette notification au grand chancelier, cependant indirectement et comme une nouvelle. Vous ferez connaître au duc de Vicence qu'il est mal instruit des nouvelles de Russie, que de Moldavie et de Finlande les troupes affluent sur la frontière de Pologne, et qu'il paraît qu'on lui fait mystère de tous ces mouvements; que cependant il est nécessaire de savoir ce que l'on veut, parce que cet état de choses qui nous oblige à armer est fort coûteux; que dans ses dépêches il n'y a rien de positif; que, quant à moi, je ne me plains en rien de la Russie et je ne veux rien. Aussi je n'ai point armé comme elle; qu'il faudrait donc savoir ce qu'elle veut pour faire tant d'armements; que je désire qu'avant de revenir il ait quelques explications là-dessus et puisse savoir quels moyens il y a de faire renaître la confiance[193].» [Note 193: Archives nationales, AF, IV, 910.] La réponse de Caulaincourt, à la supposer rapide et concluante, n'arriverait que dans un mois au plus tôt ou six semaines. Un mois, c'est un délai bien long pour l'impatience de l'Empereur, en ces jours d'émotion et d'alarme où toute heure perdue risque d'entraîner d'irréparables conséquences. Est-il nécessaire d'aller chercher si loin le secret de la Russie? À Paris, quelqu'un le possède suivant toutes probabilités, mais hésite peut-être à le livrer. Peut-être Tchernitchef, effrayé de l'accueil fait à ses allusions concernant le duché et Dantzick, n'a-t-il point osé, dans sa conversation avec l'Empereur, indiquer ce qu'accepterait finalement son maître, quel serait le minimum indispensable de concessions et de garanties. En revenant à lui, on arrivera sans doute, à force de cajoleries et de sollicitations, à lui tirer des lèvres une proposition à la fois réduite et ferme, qu'il a reçu ordre apparemment de tenir en réserve et de ne présenter qu'après beaucoup d'instances. En ce même jour du 15 avril, Tchernitchef était invité à un dîner d'apparat au ministère des relations extérieures. Rentrant chez lui à la fin de la soirée, il fut étonné d'apprendre qu'en son absence le grand maréchal du palais, le général Duroc, duc de Frioul, avait passé par deux fois à sa porte. Ce haut émissaire était venu, lui dit-on, d'abord pour l'inviter à chasser le jour d'après avec Sa Majesté, ensuite pour lui parler d'affaires. La chasse du lendemain devait avoir lieu dans la forêt de Saint-Germain et serait particulièrement brillante: on y verrait figurer «le grand-duc de Wurtzbourg, le roi de Naples, le prince Borghèse, le prince vice-roi, plusieurs maréchaux et généraux, plusieurs dames de la cour[194]». Convier Tchernitchef à cette réunion, c'était le distinguer et lui faire honneur; c'était aussi se ménager avec lui l'occasion d'entretiens familiers[195]. [Note 194: _Journal de l'Empire_, 19 avril 1811.] [Note 195: Les détails et extraits qui suivent, jusqu'à la page 152, sont tirés du rapport de Tchernitchef précédemment mentionné.] Le lendemain, Tchernitchef fut l'un des premiers au rendez-vous de chasse, indiqué comme d'habitude dans un pavillon situé en plein milieu des bois. Les invités, les équipages, la vénerie commençaient à se rassembler. Le grand maréchal arriva de bonne heure et essaya de remplir auprès de Tchernitchef la commission dont il n'avait pu s'acquitter la veille. Il lui dit que l'empereur Napoléon, «supposant ne pas lui avoir laissé le temps de s'acquitter de toutes les communications que Sa Majesté Russe avait pu le charger de faire, avait donné l'ordre de reprendre avec lui la discussion des mêmes objets et d'écouter s'il n'avait pas quelque proposition à faire». Les vains efforts de Duroc pour obtenir une réponse furent interrompus par l'arrivée de l'Empereur, venant à la rescousse: il parut enchanté de revoir Tchernitchef et, pour commencer, se mit à l'entourer d'une sollicitude quasi paternelle. «Je fus d'abord désigné--écrivait quelques jours après le jeune officier--pour être du petit nombre des personnes admises à déjeuner avec Sa Majesté. À table, me trouvant très pâle, elle me questionna avec beaucoup d'intérêt sur ma santé, me recommanda de me soigner et en général m'adressa fort souvent la parole.» Après le déjeuner, on monta à cheval, les chiens furent découplés, la bête lancée, les appels du cor, éclatant en joyeuses fanfares, annoncèrent l'attaque, et la compagnie des chasseurs, souverains, grands dignitaires français et étrangers, cavaliers en habit vert galonné d'or, dames en élégantes calèches de poste, se lança dans les profondeurs de la forêt, sous les arceaux de verdure naissante. Pendant la chasse, Napoléon interrompit plusieurs fois ses galops effrénés pour se rapprocher du groupe de cavaliers où se tenait le jeune Russe et placer avec affectation des remarques qui devaient lui être agréables. «Je l'entendais--continue celui-ci dans son rapport au Tsar--dire à très haute voix aux personnes de sa suite qu'on lui avait préparé un bien grand plaisir pour la journée: c'était de lui faire monter deux chevaux que Votre Majesté lui avait donnés, prônant fort longuement leurs qualités et leur bonté. Feignant alors de m'apercevoir, il vint à moi pour m'en parler et me demanda ce que Votre Majesté avait fait de ceux qu'il lui avait offerts: sur ma réponse qu'ils se trouvaient aux haras, il me dit qu'il aurait mieux aimé qu'elle les montât, parce que cela l'aurait rappelé à son souvenir.» Peu de temps après cette digression sentimentale, l'Empereur fit de nouveau halte et, laissant la meute et les piqueurs continuer sans lui la poursuite, permit à ses invités quelque repos. Tandis qu'à distance plus ou moins grande, dans les bois environnants, les péripéties de la chasse se continuaient et se déplaçaient, tandis que tour à tour retentissaient toutes proches ou mouraient au loin les errantes sonneries, il piqua droit sur Tchernitchef, qui causait à ce moment avec le comte de Wrède, et interrompit ce colloque par une brusque et franche apostrophe: «Ils ont furieusement peur de vous dans le duché, s'écria-t-il; ils ont la même peur que la Bavière en 1809. On me dit que vous avez rassemblé cent cinquante mille hommes au bas mot, que chaque jour une de vos divisions revient de Turquie, que vous préparez un coup de main; pensez-vous qu'entre grandes puissances on se surprenne comme on enlève une place? Sans doute, il vous est facile d'envahir le duché; mais il n'en faudra pas moins ensuite risquer le sort des batailles.» Puis, coupant court aux dénégations respectueuses de Tchernitchef: «Pourquoi l'empereur Alexandre ne s'est-il pas d'abord expliqué?--continua-t-il vivement,--pourquoi a-t-il commencé à armer?... Maintenant il a rassemblé deux cent mille hommes, j'en mettrai deux cent mille de mon côté, et voilà certes une nouvelle méthode de négocier un peu ruineuse...» Il est donc grand temps que tout cela cesse, que l'empereur Alexandre se décide à entrer en matière et à faire connaître ses prétentions: «Je ne sais pas ce qui peut vous convenir, c'est à vous à demander.» Tchernitchef soutint le thème opposé, et la conversation n'aboutit qu'à une reprise de controverse. «Un événement de la chasse» la rompit; sans doute, la poursuite se rapprochait, la bête passait à proximité; et Napoléon, voyant arriver l'hallali, retourne impétueusement à cette lutte. Dans la suite, il revient encore deux ou trois fois à Tchernitchef; il lui lance des questions entrecoupées de mots aimables, de clignements d'oeil souriants, reprend la conversation par à-coups, par saccades, se rejette ensuite à travers bois, fournit d'un seul trait des courses à perdre haleine, abat par cet exercice violent la surexcitation de ses nerfs et rompt le travail de sa pensée. En somme, durant cette journée de liberté et de plein air, favorable aux épanchements, on n'avait pu surprendre à Tchernitchef aucune parole positive. L'Empereur ne se découragea point et revint à la charge, sinon en personne, au moins par procuration. Le lendemain matin, Tchernitchef se reposait chez lui, lorsque le grand maréchal se présenta inopinément. Il lui dit que l'Empereur, «ayant vu avec inquiétude qu'il n'était pas très bien portant, désirait savoir si d'abord après des voyages aussi fatigants une chasse à courre de dix-huit lieues ne lui avait pas fait de mal». Après s'être enquis à ce sujet avec une touchante sollicitude, Duroc aborda le véritable objet de sa visite; il pria Tchernitchef, en y mettant encore plus d'insistance que la veille, il l'adjura d'énoncer «les demandes que Sa Majesté Russe l'avait peut-être chargé de ne faire qu'après des exhortations pressantes». À cette amicale mise en demeure, Tchernitchef ne pouvait répondre, puisqu'il avait reçu défense expresse de compromettre son gouvernement par de trop claires ouvertures. Ayant touché mot à l'Empereur de sacrifices territoriaux en Pologne, il avait épuisé son mandat et n'avait plus pouvoir de revenir à l'objet légèrement effleuré; son second entretien avec le grand maréchal, comme le premier, se fondit en discussions vagues. Voyant que Tchernitchef persiste définitivement dans la réserve dont il n'est sorti qu'un instant, Napoléon se retourne vers son ambassadeur en Russie, juge opportun d'adresser à la perspicacité de Caulaincourt un second, un plus pressant appel. Seulement, la main qu'il emploiera pour lui écrire ne sera plus la même: il confiera ce soin à un rédacteur nouveau, transféré subitement d'un poste à un autre dans la haute administration de l'État. Depuis quelques heures, un coup de théâtre se préparait dans les régions gouvernementales, et, par un fait sans exemple dans l'histoire de l'Empire, la crise extérieure aboutissait à un changement dans le ministère. Depuis trois ans et demi, Napoléon avait pu expérimenter le zèle, l'assiduité, les qualités d'esprit du comte de Champagny, duc de Cadore. Cependant, chez ce ministre surmené, quelques symptômes de lassitude, quelques défaillances commençaient à se manifester. L'année précédente, dans le maniement d'affaires aussi délicates que celles de Pologne et de Suède, Napoléon l'avait jugé au-dessous de sa tâche. Peut-être aussi, fâché et humilié d'avoir été surpris par les préparatifs militaires de la Russie, reprochait-il au chef de sa diplomatie d'avoir insuffisamment stimulé la vigilance de notre ambassade en cet obscur pays. Conservant pour Champagny beaucoup d'estime et de reconnaissance, il avait cessé d'apprécier ses services et ne voyait pas en lui le ministre des temps difficiles. Il résolut de le déplacer sans le disgracier, de lui réserver l'administration de sa maison, dont la direction moins absorbante lui serait un repos. En ces instants où la guerre menaçait, où notre diplomatie aurait peut-être à se faire l'auxiliaire de nos armées, à réchauffer le zèle de nos alliés, à surveiller, à diriger, à coordonner leurs mouvements militaires, ce qu'il fallait à l'Empereur aux affaires étrangères, c'était une sorte de chef d'état-major civil, un agent de transmission ponctuel et impeccable. Son choix devait se porter sur l'homme le plus familiarisé avec ses habitudes d'esprit et de travail, sur celui qui l'assistait depuis tant d'années dans sa besogne administrative et politique, sur le secrétaire d'État Maret, duc de Bassano, dont le nom est resté à toutes les époques synonyme de fidélité. Les sympathies de M. de Bassano pour les Polonais et leur cause étaient notoires; aux yeux de ce peuple, dont le dévouement et le loyalisme pouvaient être mis bientôt à redoutable épreuve, sa nomination apparaîtrait comme une marque d'intérêt, un encouragement et presque un gage, sans être un défi jeté à la Russie, car le duc savait à propos exprimer des sentiments hautement pacifiques. En fait, habitué à taire ses préférences personnelles, doutant de lui-même plutôt que du maître, il fournirait moins à celui-ci un conseil qu'un service, le plus constant, le plus actif, le plus infatigable des services. Sa dévotion à l'Empereur, sa foi profonde en l'infaillibilité du grand homme, étaient un sûr garant qu'il n'hésiterait et ne faiblirait jamais dans l'exécution des ordres reçus, que son langage et ses écrits se mouleraient exactement sur la pensée souveraine, qu'ils en sauraient rendre toute l'intensité et aussi en refléter les moindres nuances. Sa remarquable facilité de rédaction permettait de lui imposer un labeur surhumain sans l'écraser sous le fardeau. Enfin, par le charme et l'agrément de sa personne, par l'aménité qui s'alliait en lui à une sereine assurance, par la belle harmonie de son existence partagée entre le travail et la représentation, il ajouterait à l'éclat extérieur et au prestige de la fonction. La transmission des pouvoirs s'opéra en l'espace d'une matinée. Le 17, au commencement du jour, après avoir prescrit à Champagny quelques envois urgents, Napoléon lui notifia sa détermination par une lettre personnelle, chef-d'oeuvre de tact et de délicatesse, destiné à panser la blessure qu'il allait faire: «Monsieur le duc de Cadore,--disait-il,--je n'ai eu qu'à me louer des services que vous m'avez rendus dans les différents ministères que je vous ai confiés; mais les affaires extérieures sont dans une telle circonstance que j'ai cru nécessaire au bien de mon service de vous employer ailleurs. J'ai voulu cependant, en vous faisant demander votre portefeuille, vous donner moi-même ce témoignage, afin d'empêcher qu'il reste aucun doute dans votre esprit sur l'opinion que j'ai du zèle et de l'attachement que vous m'avez montrés dans le cours de votre ministère[196].» Peu après l'envoi de cette lettre, la mutation s'opérait: M. Maret recevait le service des mains de son prédécesseur et prenait possession avec aisance du cabinet ministériel. [Note 196: _Corresp._, 17614.] Sur le bureau, il trouva la lettre commandée l'avant-veille pour le duc de Vicence, rédigée la veille et prête à partir. Le nouveau ministre la soumit à l'Empereur: celui-ci en autorisa l'expédition, mais prescrivit de la confirmer et d'en accentuer la portée par une autre, qui servirait de _post-scriptum_ à la première. Cette seconde lettre, le duc de Bassano la fit brève et nette; il la rédigea sous l'impression immédiate de la conversation qu'il venait d'avoir avec Sa Majesté et qui l'avait laissé tout imprégné de sa pensée: en ces lignes, à travers une imperturbabilité voulue et des affirmations de toute puissance, perce plus manifestement chez l'Empereur le désir de s'arranger avec la Russie, pourvu qu'elle ne lui demande point d'insupportables sacrifices: «Il paraît,--écrit le ministre,--que la cour de Pétersbourg est occupée de deux griefs, relatifs, l'un à l'affaire du duché d'Oldenbourg, l'autre aux inquiétudes qu'elle a conçues sur la Pologne. Que faut-il faire pour rassurer la Russie? Une explication franche aurait mieux valu que des armements; une explication prompte vaudrait mieux que des préparatifs ruineux. Vous connaissez assez, Monsieur le duc, la situation de la France et des armées de l'Empereur pour juger combien peu elle a à craindre, mais l'Empereur ne peut que s'affliger de voir la bonne intelligence menacée pour des bagatelles et l'empereur de Russie abandonner des réalités pour des chimères et se préparer à rompre une alliance qu'on devait croire à l'abri de toutes les vicissitudes. _Si ce que désirent les Russes est faisable, j'ai ordre de vous le dire, Monsieur le duc, cela sera fait_.» Ayant lancé cette assurance formelle, Napoléon n'avait plus qu'à laisser venir la réponse et en attendant à rester en garde, tout prêt, si les Russes prononçaient une attaque, à les recevoir sur la pointe de son épée. Pendant les semaines suivantes, pendant un mois environ, il demeura et tint tout le monde sur le qui-vive. Même, l'arrivée à Paris de Poniatowski, ses confidences directes sur le projet d'offensive, parurent nécessiter un surcroît de précautions. Les autorités françaises ou alliées dans le Nord furent invitées à presser l'armement de Dantzick, à observer continuellement la frontière de Russie et à se méfier de la Prusse. «Ayez un chiffre avec le gouverneur de Dantzick,--écrivait l'Empereur à Davout... Il faut qu'il soit très alerte, qu'il monte une police secrète et sache ce qui se passe du côté de Tilsit, Riga, sur la frontière, et vous tienne informé de tout. Il faut surtout qu'il fasse faire le service de sa place avec rigueur, pour éviter toute surprise[197].» Les officiers d'état-major placés à Stettin, Glogau, Custrin, en pays suspect, «doivent avoir l'oeil sur tout»; leur vigilance ne doit pas se relâcher une minute: «ils doivent dormir le jour et rester debout toute la nuit[198]». [Note 197: _Corresp._, 17621.] [Note 198: _Id._, 17622.] En arrière de ces postes, l'Empereur développe et multiplie ses moyens de guerre, par l'action combinée de mouvements militaires et diplomatiques. Sans cesse, il s'efforce de compléter le corps de Davout, de former ceux qui devront, en cas de besoin, rallier et soutenir cette puissante avant-garde, et à l'armée de deux cent trente mille hommes qu'il se met en mesure de réunir avant juillet dans l'Allemagne du Nord, il s'occupe de composer une aile gauche avec la Suède, une aile droite avec la Turquie. Ses envois à Stockholm et à Constantinople, pendant la seconde quinzaine d'avril, si on les compare aux dépêches de la période précédente, montrent qu'il se sent plus près d'éventualités extrêmes, signalent le progrès de la crise. En Suède, il ne s'agit plus de tâter le terrain, mais d'y prendre position. Alquier reçoit ordre de proposer carrément et de négocier une alliance, sans la conclure encore: évitant toute allusion à la Norvège, passant sous silence cet objet cher à Bernadotte, il présentera aux Suédois la Finlande comme le prix naturel de leur concours dans une guerre contre la Russie. Au besoin, pour les mieux mettre en état de faire diversion, la France fournira des subsides: c'est l'Empereur qui le dit lui-même dans une note jetée en marge de l'instruction[199]. En ce qui concerne la Turquie, le projet de dépêche préparé le 12 avril par Champagny et non encore approuvé par l'Empereur, est abandonné comme insuffisant: M. de Bassano lui en substitue un autre, plus net, plus précis, plus nerveux. Latour-Maubourg devra réclamer l'envoi à Paris d'un ambassadeur turc, ayant mission et pouvoir de passer des accords: «Il est convenable que, dédaignant la pompe orientale, cet ambassadeur parte sur-le-champ. Il faut qu'il soit autorisé à signer un traité en forme, avec toutes les dispositions qui lient les gouvernements.» Napoléon veut avoir à sa portée et sous sa main l'alliance de la Turquie, afin de la saisir quand il lui plaira. Le traité à signer serait très avantageux au Sultan: «La France garantirait la Moldavie et la Valachie à la Porte, et en cas de succès, ce qui n'est pas douteux, les deux armées se combineraient pour faire rendre la Crimée à la Porte...--Tout cela, ajoute la dépêche du 27 avril, doit être dit avec prudence et sans rien compromettre, car l'alliance avec la Russie n'est pas rompue, et les difficultés peuvent s'aplanir. Mais, avant que le ministre qu'enverra la Porte arrive, tout sera décidé[200].» [Note 199: Archives des affaires étrangères, Suède, 295. Cf. la lettre de Maret à l'Empereur du 20 avril 1811, insérée dans la correspondance de Turquie, vol. 221.] [Note 200: Maret à Latour-Maubourg, 27 avril 1811.] Ces derniers mots prouvent que l'Empereur croyait alors à un dénouement très bref, qui serait la guerre ou la consolidation de la paix. Ni l'une ni l'autre de ces deux hypothèses ne se réalisa. Alexandre se montrait peu pressé de délier la langue de Tchernitchef, et aucune communication nouvelle n'arrivait du Nord. Par contre, dès le mois de mai, les nouvelles de la frontière prirent un caractère beaucoup moins alarmant. À Varsovie, quand était arrivé l'ordre de mobiliser l'armée, l'émotion avait atteint à son paroxysme: chacun croyait apprendre à tout instant l'entrée des Russes, s'imaginait déjà entendre leur canon[201]. Aujourd'hui, si les bruits d'une restauration de la Pologne par la main du Tsar continuaient à circuler, l'état des forces opposées au duché ne faisait plus croire à l'imminence de l'entreprise. Les agents d'observation, les guetteurs apostés, ne retrouvaient plus les masses ennemies sur les points où ils avaient cru les discerner: elles semblaient s'être dissipées et évanouies: on n'était plus bien sûr maintenant de les avoir vues, et c'était à se demander si un peuple entier n'avait pas été le jouet d'une illusion d'optique. Entre Riga et Brzesc, on continuait à découvrir une ligne de troupes, des divisions échelonnées, dont il était très difficile de déterminer avec exactitude la composition, le numéro d'ordre et l'emplacement, mais la frontière même paraissait se dégager. À Wilna, à Grodno, plus de concentration menaçante; à Bialystock, où une force imposante avait été signalée, on constatait, vérification faite, l'existence d'un bataillon. Bignon, ayant contrôlé les premiers avis à l'aide «d'informateurs plus sages[202]», ayant procédé très soigneusement à une contre-enquête, en venait à penser que les Polonais avaient été une fois de plus dupes d'eux-mêmes, que le péril avait existé surtout dans leur imagination: Davout arrivait à sa même conclusion, se reprochant d'avoir cédé à un pessimisme exagéré[203]. [Note 201: Bignon à Maret, 4 mai 1811.] [Note 202: Dépêche du 28 avril 1811.] [Note 203: Davout à l'Empereur, 23 avril, 2, 12 et 17 mai. Archives nationales, AF, IV, 1653.] En fait, le gros des armées russes restait à proximité du territoire varsovien. Seulement, comme Alexandre persistait dans les hésitations dont nous avons montré le début, quelques divisions avaient été reportées en arrière, éloignées des limites. Puis, chez les troupes qui s'étaient accumulées dans les provinces frontières, une sorte de tassement s'était opéré: les corps, ayant pris leurs positions, s'y tenaient maintenant immobiles, repliés sur eux-mêmes: ils offraient ainsi moins de prise à l'observation qu'à l'état de mouvement et de marche. Les Varsoviens, n'apercevant plus en face d'eux un remuement d'hommes et de matériel qui multipliait les objets à leurs yeux et prêtait à des grossissements fantastiques, se sentaient quelque peu délivrés de leurs angoisses: ils respiraient plus librement: l'oppression diminuait, la fièvre des esprits s'apaisait: l'alerte était passée[204]. [Note 204: Bignon à Champagny et à Maret, 20, 24, 25, 27, 28, 30 avril, 2, 4, 7, 8, 9, 10, 11, 15, 22 et 27 mai.] Le premier effet de cette accalmie fut d'arrêter les négociations que menait l'Empereur à titre de précautions contre la Russie. Il cesse de répondre aux assurances douteuses de la Prusse: il tient l'Autriche en suspens. Ayant étendu le bras vers la Suède et la Turquie pour les reprendre et les tirer à lui, il interrompt son geste, dès que le besoin immédiat de ces compromettantes alliances ne se fait plus sentir. Il laisse ses représentants sans ordres, sans instructions, et son silence leur prescrit tacitement l'inaction. À Stockholm, nos offres avaient été accueillies avec un enthousiasme plus apparent que réel: l'objet proposé à Bernadotte ne correspondait pas à ses véritables désirs, et lorsque le baron Alquier l'avait provoqué à discuter un plan de diversion en Finlande, il l'avait trouvé mal préparé sur le sujet, s'exprimant avec gêne, demandant à réfléchir. Cependant, comme il importait de ne pas décourager la bonne volonté de l'Empereur, comme une partie du conseil tenait encore pour l'ancienne politique et regrettait la Finlande, le ministre Engeström avait d'abord suivi les pourparlers avec une sorte d'ardeur. Au bout de quelques semaines, voyant que son interlocuteur n'insistait plus, il cessa lui-même de nourrir la conversation et laissa tomber l'affaire[205]. Avec les Turcs, on s'en tint pareillement aux premières ouvertures: notre légation n'ayant pas renouvelé ses instances pour l'envoi à Paris d'un plénipotentiaire, cet ambassadeur ne partit point: les deux gouvernements restèrent l'un vis-à-vis de l'autre dans une situation mal définie et sur un pied de demi-confiance. [Note 205: Correspondance d'Alquier, mai à juin 1811.] Quant à ses armements, Napoléon ne contremande aucune mesure, mais informe ses lieutenants qu'il y a lieu de procéder un peu moins précipitamment, avec plus de mystère et surtout à moins de frais: «Lorsque vous trouverez de l'économie,--écrit-il à Davout,--à mettre douze ou quinze jours de plus à faire faire une chose, je pense qu'il faut adopter ce parti de préférence[206].» Il veut que les corps en formation s'augmentent incessamment, mais qu'ils se munissent de leurs organes sur place, les uns en Allemagne, les autres en Italie ou en France, sans exécuter aucun mouvement qui éveille l'attention[207]. [Note 206: _Corresp._, 17702.] [Note 207: _Id._, 17726.] En somme, l'impulsion donnée soudainement aux préparatifs se modère, mais continue à se faire sentir, méthodique et réglée. Par suite de l'alerte survenue, un grand pas avait été franchi dans la voie des mesures guerrières, et il n'était point dans le tempérament et l'humeur de Napoléon de s'arrêter en ce chemin, dès que les circonstances l'y avaient engagé à fond. Vis-à-vis de la Russie, il demeure sous une impression plus prononcée de méfiance et de colère: il en veut amèrement à cette puissance de lui avoir presque fait peur, sans qu'il se rende un compte exact de ce qui s'est passé dans l'esprit d'Alexandre. Il n'est pas éloigné de croire que ce prince a voulu simplement diriger contre lui une grande démonstration militaire, avec l'espoir de lui forcer la main par cette pression et de lui arracher un lambeau de la Pologne. Mais cette hypothèse suffit à le révolter: est-il homme à qui l'on dicte des conditions à la pointe de l'épée? Si l'on veut négocier, pourquoi venir «le casque en tête au lieu d'un bâton blanc à la main[208]»? Et l'apaisement actuel, loin de le confirmer dans la volonté de mettre fin au litige, l'en détourne au contraire, en lui rendant le loisir de préparer sa revanche: se reprenant à l'espérance de gagner du temps et de pouvoir donner à ses préparatifs une formidable ampleur, il revient progressivement à l'idée de faire la guerre au lieu de l'éviter, de la faire en 1812, de mener alors une campagne offensive, à la tête de l'Europe, et de trancher violemment le conflit par la plus grande expédition des temps modernes. Son ardeur à traiter décroît à mesure que le danger s'éloigne. [Note 208: Paroles répétées par Alexandre à Lauriston, d'après un rapport de Kourakine; lettre particulière de Lauriston au ministre, 1er juin 1811.] Cependant, ayant senti l'embarras où le jetterait une rupture trop prompte avec la Russie, sachant que cette éventualité peut se reproduire, frappé parfois des risques immenses où l'entraînerait une entreprise au Nord même longuement et minutieusement préparée, il reste encore indécis, perplexe, et ne rejette pas tout à fait l'idée d'une transaction. Sincèrement, il voudrait écarter la question polonaise et chasser ce fantôme: il le dit à Kourakine, avec un luxe de paroles obligeantes qui donne au vieil ambassadeur «la force de se promener avec Sa Majesté pendant deux heures malgré sa goutte[209]». Il le répète avec une sorte d'impatience à un diplomate russe de passage à Paris, au comte Schouvalof: «Que me veut l'empereur Alexandre?--lui dit-il.--Qu'il me laisse tranquille! Croit-on que j'irai sacrifier peut-être deux cent mille Français pour rétablir la Pologne[210]?» Et il fait justement observer que le duché dans son état actuel, c'est-à-dire faible et soumis, lui est plus avantageux qu'une Pologne indépendante et forte, qui se soustrairait tôt ou tard à sa tutelle. Mais est-il possible de rassurer la Russie à moins d'un dépècement du duché, condition inacceptable et déshonorante? Puis, il est une autre question que Napoléon ne renonce jamais au fond de l'âme à réveiller et à reprendre: c'est celle des neutres et du blocus. À supposer que l'on trouve moyen d'aplanir les difficultés présentes, Alexandre consentira-t-il à décréter des mesures plus efficaces contre les Anglais et suppressives de leur commerce? Telle est la question d'importance capitale qui complique toujours aux yeux de l'Empereur et aggrave le problème. Sur tous les points en suspens, il espère que le duc de Vicence, soit par réponse aux deux lettres qui lui ont été adressées, soit de vive voix après son retour, va lui fournir enfin des notions précises: il a hâte de savoir à quel prix au juste il pourrait s'épargner une guerre avec la Russie et s'assurer un renouvellement de concours contre l'éternelle ennemie. [Note 209: Rapport cité dans la lettre de Lauriston du 1er juin.] [Note 210: _Recueil de la Société impériale d'histoire de Russie_, XXI, 415.] CHAPITRE V RETOUR DU DUC DE VICENCE. Contre-coup à Pétersbourg de l'émotion suscitée en Allemagne et en France.--Alexandre est instruit de nos mouvements militaires et craint que Napoléon ne prenne l'offensive.--Il se demande encore si une attaque n'est pas la meilleure des parades.--Mouvement de l'opinion en sens contraire.--Wellesley donne à l'Europe des leçons de guerre défensive.--Il fait école.--Le général Pfuhl et son plan.--Peu à peu, Alexandre incline vers un système purement défensif.--Il voudrait éviter la guerre sans rentrer dans l'alliance.--Encore le duché de Varsovie.--Confidence au ministre d'Autriche.--Réponse par allusions et sous-entendus, aux interrogations du duc de Vicence.--L'empereur Alexandre et le roi de Rome.--Arrivée de Lauriston.--Gracieux accueil.--Alexandre compte sur Caulaincourt pour déterminer Napoléon à lui offrir ce qu'il n'entend pas demander.--Il annonce la résolution de se défendre à toute extrémité: solennité et sincérité de cette déclaration.--Émotion de Caulaincourt: ses tristes pressentiments.--Son retour en France.--Il va trouver l'Empereur à Saint-Cloud.--Sept heures de conversation.--Caulaincourt se porte garant des intentions pacifiques d'Alexandre.--Un quart d'heure de silence.--Les deux questions corrélatives.--Napoléon repousse l'idée de diminuer la garnison de Dantzick.--Caulaincourt insiste sur la nécessité d'opter entre la Pologne et la Russie.--La pensée de l'Empereur passe par des alternatives diverses.--L'infranchissable obstacle.--Caulaincourt signale les dangers d'une lutte contre le climat du Nord, la nature et les espaces; il affirme qu'Alexandre se retirera au plus profond de la Russie et cite les propres paroles de ce monarque.--L'Empereur ébranlé; son interlocuteur croit avoir cause gagnée.--Napoléon fait le dénombrement de ses forces; un vertige d'orgueil lui monte au cerveau.--Il croit que tout se réglera par une bataille.--Suite de la conversation.--Retour sur l'affaire du mariage.--Dernier mot de Caulaincourt.--Juste raisonnement et illusions fatales. I Alexandre flottait toujours entre plusieurs partis, indécis et troublé. Les rapports de Tchernitchef et d'autres avis lui avaient appris l'élan donné à nos préparatifs: il voyait les armées varsovienne et saxonne se mobiliser à la hâte: il voyait se lever derrière elles la puissance française. Effrayé en outre de paroles violentes que Napoléon s'était permises devant le conseil de commerce à l'adresse des États contrebandiers, il craignait que le conquérant ne fondît à bref délai sur ses frontières, pour le punir d'avoir armé. Autour de lui, on croyait à la guerre pour la fin du printemps, pour l'été au plus tard: l'alarme avait repassé de Paris à Pétersbourg, et le Tsar se demandait parfois s'il ne ferait pas bien de mettre à profit ce qui lui restait d'avance, de marcher à la rencontre de l'envahisseur[211]. [Note 211: Dans son grand rapport d'avril, Tchernitchef avait continué, tout en reconnaissant que la Russie pouvait actuellement traiter avec l'Empereur, à développer des plans d'agression et de surprise, celui-ci entre autres: «Prodiguer toutes les assurances et en général toutes les démonstrations qui tendraient à tranquilliser Napoléon à notre égard, consentir à désarmer simultanément et faire faire même quelques marches rétrogrades à nos divisions, sans toutefois trop les éloigner; enfin l'endormir et l'engager à diriger de nouveaux efforts sur l'Espagne, ce qui, en le rendant moins redoutable, nous permettrait d'attendre qu'il fût complètement engagé dans cette nouvelle lutte pour profiter de la diversion.» En marge du rapport, on trouve cette annotation de la main d'Alexandre: «Pourquoi n'ai-je pas beaucoup de ministres comme ce jeune homme?» Vol. cité, 109.] En avril, un agent prussien qui l'approchait souvent, le lieutenant-colonel Schöler, ne considérait pas qu'il eût écarté toute idée d'offensive[212]. Un peu plus tard, le Suédois Armfeldt éprouvait la même impression. Cet adversaire implacable de Napoléon, cet homme qui semble n'avoir vécu que pour haïr, était arrivé récemment de Stockholm, d'où Bernadotte l'avait chassé par crainte de ses intrigues et aussi pour plaire à l'Empereur. Parfaitement accueilli à Pétersbourg, Armfeldt tâchait d'y démontrer que «tout était perdu si on se laissait prévenir par Bonaparte[213]», et constatait avec joie que ses paroles trouvaient de l'écho: Alexandre lui parlait de l'envoyer prochainement à Londres négocier la paix et l'alliance avec l'Angleterre, ce qui équivaudrait à une rupture avec la France[214]. [Note 212: Voyez les rapports de Schöler en date des 30 mars, 5 et 18 avril, mentionnés ou cités par DUNCKER, 353-354.] [Note 213: TEGNER, _Le baron d'Armfeldt_, III, 300.] [Note 214: _Id._, 301.] Ainsi, Alexandre ne décourageait pas totalement les partisans de l'offensive. Cependant, il en sentait mieux chaque jour les inconvénients et le danger. Il savait que son projet, vaguement soupçonné dans les différentes cours, avait suscité partout un blâme universel, et que l'opinion européenne ne le suivrait pas dans cette aventure. S'essayant encore par moments à gagner, à convertir l'Autriche, dont il jugeait la bienveillance indispensable[215], il n'obtenait que de froides et évasives paroles. De plus, des raisons purement stratégiques, développées autour de lui avec une véhémence croissante, l'inclinaient à chercher le salut dans une défensive préméditée et systématique. [Note 215: Dépêche à Stackelberg, 2 juin 1811. Archives de Saint-Pétersbourg.] L'idée de faire aux Français une guerre à la Fabius, de se dérober à leur choc, d'attendre pour les combattre qu'ils fussent épuisés par les marches et les privations, de leur opposer alors un terrain hérissé de défenses, des remparts plutôt que des hommes et derrière ces remparts d'inaccessibles espaces, hantait depuis longtemps certains esprits: elle avait été préconisée auprès d'Alexandre par des Allemands, comme Wolzogen; par des Russes, comme Barclay de Tolly, le futur ministre de la guerre: au lendemain d'Eylau, Barclay avait dit: «Si je commandais en chef, j'éviterais une bataille décisive et je me retirerais, de sorte que les Français, au lieu de trouver la victoire, finiraient par trouver un second Poltawa[216].» Ces conseils étaient demeurés toutefois isolés et timides, jusqu'au jour où un grand événement de guerre en avait démontré la valeur. En ce printemps de 1811, la campagne de Portugal s'achevait, et l'on commençait à bien connaître les détails de ce duel poursuivi aux extrémités de l'Europe occidentale entre Masséna et Wellesley. Masséna n'avait rien fait de grand, parce que le général anglais, après avoir reculé devant lui, après avoir laissé les Français s'aventurer dans les déserts rocheux du Portugal et les _sierras_ brûlantes, avait fini par leur opposer, au bout de cette voie douloureuse, un front couvert d'ouvrages et de redoutes, contre lequel s'était brisé l'élan affaibli de nos troupes. En art militaire, la manie d'imitation est plus fréquente que partout ailleurs, la mode plus impérieuse. Désormais, il n'y avait plus qu'une voix dans les états-majors européens pour déclarer que Wellesley avait trouvé le secret de résistance si longtemps cherché, la recette de victoire, et qu'il convenait d'appliquer en tous lieux sa méthode. [Note 216: BOGDANOVITCH, I, 93.] À Pétersbourg, cette doctrine se formulait sous la plume d'un Allemand au service de la Russie, le général Pfuhl, officier studieux et érudit, stratégiste de cabinet, qui brillait dans la théorie et faiblissait dans la pratique. Pfuhl avait rédigé un plan de campagne fondé sur les données fournies par la guerre de Portugal, combinées avec certaines règles classiques. Il s'agirait d'attirer les Français le plus loin possible de leur base d'opérations et de les recevoir dans des lignes de défense fortement établies. En particulier, dans l'espace vide qui s'ouvre entre le Dnieper et la Dwina et sépare ces deux fleuves protecteurs, une sorte de réduit central, un camp retranché de dimensions colossales, un Torres-Vedras russe, s'élèverait et boucherait la trouée. La principale armée de l'empire reculerait peu à peu jusqu'à ce poste, viendrait s'y immobiliser et s'y défendrait obstinément, tandis qu'une seconde armée, moins nombreuse et plus mobile, inquiéterait et harcèlerait l'adversaire. Ce n'était pas encore le système de la retraite à outrance, du recul continu; c'était le système de la défensive sur le front de bataille combiné avec celui des attaques de flanc. Quant à la Prusse, on ne lui demanderait qu'une coopération passive: elle aurait à livrer sans combat sa capitale et ses provinces, à s'effacer devant l'invasion, à se retirer et à s'enfermer tout entière, armée, gouvernement, administration, dans celles de ses places qui avoisinaient la mer. Transformées en camps retranchés, ces places immobiliseraient une partie des troupes françaises: ce seraient autant de Torres-Vedras prussiens, appuyant de loin celui que les Russes feraient surgir en avant de leurs deux capitales, à grande distance de leur frontière[217]. Le principal inconvénient du plan proposé par Pfuhl était de diviser les forces de la résistance et d'offrir notamment les armées russes en deux masses séparées aux coups de l'envahisseur. Néanmoins, Alexandre sentait quelque disposition à l'adopter, parce que ce plan donnait une forme précise et presque scientifique à la conception défensive qui commençait de prévaloir en lui. Dès la fin de mai, il cédait visiblement à l'instinct sauveur qui lui montrait la Russie inexpugnable chez elle et hors d'atteinte[218]. [Note 217: BOGDANOVITCH, I, 72-95. _Mémoires de Wolzogen_, 55 et suiv.] [Note 218: Voyez sa lettre au roi de Prusse, arrivée à Berlin du 26 au 28 mai, citée par DUNCKER, 361-362.] Il tenait, d'autre part, à rester en conversation avec la France, à ne pas interrompre les pourparlers. Au fond, voyant la guerre de plus près, il en sentait mieux l'horreur et ne voulait point rejeter toute idée d'apaisement. Il s'estimerait satisfait si Napoléon, au prix de quelques mouvements rétrogrades des Russes, consentait à éloigner le danger de ses frontières, à désarmer Dantzick, le duché de Varsovie et la ligne de l'Oder, sans trop le presser pour la terminaison des différends: il s'accommoderait d'un état mal défini qui lui épargnerait les risques formidables d'une lutte et qui le dispenserait en même temps de remplir les obligations contractées, qui lui fournirait prétexte pour consommer plus tard son rapprochement économique avec l'Angleterre. Quant à finir totalement la querelle avec la France, à supposer que la chose fût souhaitable, où en était le moyen? Les contre-propositions transmises par Tchernitchef paraissaient d'inefficaces palliatifs. Restait, il est vrai, la solution chère à Roumiantsof, celle qui consistait à morceler le duché de Varsovie. Alexandre n'en admettait pas d'autre, mais il continuait à admettre celle-là, et certaines de ses confidences en font preuve. Parlant un jour au comte de Saint-Julien, ministre d'Autriche, de l'Oldenbourg et du dédommagement à trouver, il finissait par lui dire «d'un air de réticence»:--«Je sais bien un équivalent qui pourrait nous convenir[219]»;--et Saint-Julien, après avoir cherché à bonne source l'explication de ce propos, écrivait à sa cour que le Tsar ne ferait point difficulté d'accepter «la partie du duché de Varsovie située sur la rive droite de la Vistule». [Note 219: ONCKEN, _Oesterreich und Preussen im Befreiungskriege, II, 611_.] Alexandre, il est vrai, se hâtait d'ajouter, au sujet du mystérieux équivalent: «Il n'en peut pas être question encore.» En effet, après l'accueil qu'avaient reçu les insinuations de Tchernitchef, il jugeait plus inopportun que jamais de notifier trop clairement des prétentions dont Napoléon pourrait se faire contre lui une arme empoisonnée. Dans ses entretiens avec notre ambassadeur, il va réitérer vaguement sa demande, mais il cherchera moins à se faire comprendre qu'à ne pas se compromettre: il continuera à s'exprimer par allusions à peine formulées, à négocier du bout des lèvres: il couvrira sa pensée d'un voile assez transparent pour qu'elle se laisse entrevoir, assez épais pour que nul ne puisse la distinguer pleinement et la dénoncer. Le 5 mai, Caulaincourt le pressa de s'expliquer, conformément aux ordres expédiés de Paris les 15 et 17 avril: reprenant les paroles mêmes du ministre français, l'ambassadeur dit en propres termes: «Si ce que les Russes désirent est faisable, cela sera fait.» Alexandre répondit d'abord en protestant de sa modération: «Quant au désir de s'expliquer et de s'entendre, cette tâche avait depuis longtemps été remplie par lui: c'était nous qui ne répondions à rien et qui demandions chaque jour la même chose, comme si lui n'avait pas déjà répondu sur tout depuis trois mois, depuis un an, comme si quelque chose dans tout cela dépendait de lui, tandis que tout dépend de l'empereur Napoléon.»--«Personne, reprenait-il, n'a servi aussi loyalement que moi ses intérêts, personne n'a aimé aussi franchement sa gloire, et personne ne peut encore lui témoigner une plus franche, une plus utile amitié. Le temps est venu de le reconnaître: j'ai été tout coeur pour lui, quelles que fussent les circonstances: qu'il soit enfin juste pour moi[220].» [Note 220: Caulaincourt à Maret, 7 mai 1811.] Caulaincourt répéta que l'Empereur et Roi était sincèrement disposé à satisfaire la Russie, mais qu'encore fallait-il savoir «comment et où: qu'on ne s'était jamais expliqué là-dessus». Alexandre commença alors par réclamer l'observation pure et simple des traités, ce qui eût impliqué le retour du prince dépossédé dans ses États, prétention de pure forme et que nul ne prenait au sérieux. Au bout de quelque temps, comme s'il se fût laissé graduellement forcer la main, il admit le principe d'une indemnité «juste et convenable». Pour indiquer celle qu'il avait en vue, sans avoir à la désigner, il procéda par voie d'élimination. «Erfurt tout seul, disait-il, était notoirement insuffisant.» D'autre part, «ce qu'on voudrait y ajouter devant être pris sur des États qui tous étaient sous la protection de la France, ce n'était pas à lui à les spolier». Enfin, «la Russie ne pouvait certainement prendre cet équivalent sur la Prusse, parce qu'il n'y aurait ni justice ni raison à rendre, pour l'amour du duc d'Oldenbourg, ce pays encore plus malheureux qu'il ne l'était, et qu'il ne pouvait être de l'intérêt de la Russie d'augmenter encore la faiblesse de la Prusse». La Prusse et les États secondaires de l'Allemagne ainsi écartés, restait le grand-duché: Alexandre se garda bien d'en prononcer le nom, si ce n'est pour dire «qu'il n'enviait rien à cet État pas plus qu'à ses autres voisins»; c'était jouer sur les mots, car on eût livré le duché à la Russie en le concédant partiellement au duc d'Oldenbourg. Après avoir ainsi équivoqué, après avoir déclaré encore une fois qu'«il attendait justice pour son proche parent, pour l'oncle d'un allié tel que lui», Alexandre sauta de là aux affaires de Pologne, insistant sur l'urgence de mettre fin aux agitations et aux espérances de ce peuple, cherchant évidemment à rapprocher et à lier les questions. La plupart de ses paroles, il est vrai, étaient accompagnées de telles circonlocutions et de si pudiques réticences, il se défendait si bien de vouloir dicter le choix de l'Empereur, que Caulaincourt ne paraît pas avoir expressément compris que la garantie sollicitée contre la Pologne se confondait et s'identifiait avec l'indemnité réclamée pour le duc d'Oldenbourg. Il emporta seulement de cet entretien et de plusieurs causeries avec le chancelier la conviction absolue, profonde, que les deux questions devaient se trancher concurremment, sinon l'une par l'autre; que la solution de la première emporterait par elle-même ou au moins dégagerait de toute difficulté le règlement de la seconde. Durant toute cette période, Alexandre sut garder, avec un tact parfait, l'attitude convenable à un ami justement froissé, méconnu et menacé, qui se tient à l'écart par dignité et néanmoins ne demande qu'à revenir, pourvu qu'on fasse vers lui le premier pas. Il traitait notre ambassadeur avec égards, avec distinction, mais ne dissimulait point que les attaques de la presse française contre Tchernitchef, que les paroles de l'Empereur au conseil de commerce l'avaient blessé au coeur. Il s'exprima en fort bons termes sur la naissance du roi de Rome, manifesta la part qu'il prenait au bonheur de la France, sans dépasser certaines limites. Pour célébrer l'événement, Caulaincourt avait eu l'idée de donner un grand bal, une fête qui ferait époque dans les fastes de Pétersbourg, et de réunir toute la société dans son hôtel splendidement décoré à l'intérieur et à l'extérieur. L'autorité russe lui prêta obligeamment son concours pour les dispositions à prendre, mais le Tsar fit savoir qu'il ne pourrait assister à la fête dans les circonstances présentes: si on le priait officiellement, il accepterait l'invitation, mais, à moins qu'il ne vînt d'ici là quelque chose «d'amical et de rassurant, il serait malade le jour de la fête». «Quelle figure ferais-je, disait-il à Caulaincourt, aux yeux de l'Europe, de ma propre nation, en allant danser chez l'ambassadeur de France pendant que les troupes françaises marchent de toutes parts?... Donnez la fête sans moi, ne me priez pas. Toutes les facilités pour qu'elle soit belle et au-dessus de tout ce qui a été fait et de ce que les étrangers peuvent faire, vous les avez eues. Ou bien attendez quelques jours. Que l'Empereur me prouve par ce qu'il dira à Kourakine ou à Tchernitchef, par ce qu'il fera, qu'il tient réellement à moi et à l'alliance, et j'irai avec un grand empressement chez vous, car je n'ai d'autre désir que de donner à l'Empereur et à votre pays des marques d'amitié. De mon côté, je vous assure qu'il ne me restera pas une arrière-pensée, pas un souvenir sur les circonstances actuelles, et que je replacerai tout, dès que vous le voudrez franchement, dans l'état d'alliance et d'amitié[221].» [Note 221: 135[e] rapport de Caulaincourt à l'Empereur, envoi du 8 mai 1811.] Sur ces entrefaites, M. de Lauriston arriva à Pétersbourg. Il fut grandement, magnifiquement reçu. En lui donnant audience pour la première fois, Alexandre se plaignit avec quelque vivacité de l'effervescence guerrière qu'on signalait en Saxe, mais il entremêla ses doléances de paroles flatteuses: galamment, il exprima le désir de voir madame de Lauriston rejoindre son mari et prendre séjour en Russie: son arrivée prouverait que l'ambassadeur avait l'espoir de se fixer pour longtemps dans le pays et apparaîtrait comme un signe de paix[222]. [Note 222: Lauriston à Maret, 12 mai 1811.] Les jours suivants, tandis que le duc de Vicence faisait ses préparatifs de départ, Alexandre vit plusieurs fois les deux ambassadeurs, celui qui entrait en charge et celui dont la mission s'achevait: il les reçut ensemble ou séparément. À Lauriston, il répéta ce qu'il avait dit à Caulaincourt, et même le nouveau représentant semble avoir mieux compris que l'ancien, à certaines nuances d'expression, à certains jeux de physionomie, qu'on en voulait à l'intégrité de l'État varsovien: faisant timidement allusion à l'opportunité de céder quelques terres en Pologne, il écrivait: «Je pense que si l'empereur Napoléon a cette intention, cela remplirait le double but de la compensation et de la convention pour la Pologne[223].» [Note 223: Lettre particulière à Maret, 1er juin 1811.] Tandis qu'Alexandre tâtait ainsi M. de Lauriston et lui laissait soupçonner ses désirs, il le comblait de menues faveurs: invitations à la parade du dimanche, invitations fréquentes à dîner, conversations en tête à tête. De son côté, comme si elle eût saisi et voulu servir les intentions du maître, la société ne montrait à l'ambassadeur de France que souriants visages[224]. Et tout de suite le charme opéra: la grâce de cet accueil, la simplicité enjouée du monarque, son parler plaisant et joli, le talent avec lequel il savait faire couler la conviction dans l'esprit de son interlocuteur, produisirent sur Lauriston leur effet accoutumé. Nouveau venu dans la politique, cet officier général se prit à croire Alexandre beaucoup moins détaché de la France et de son empereur qu'il ne l'était en réalité. [Note 224: Lauriston écrivait à Maret le 17 juin: «Je ne peux assez me louer de la manière affable avec laquelle je suis reçu et traité dans toutes les maisons où je vais. La saison de la campagne disperse la société; néanmoins, en parcourant les maisons de campagne, je pourrai faire, pour ainsi dire, une provision de connaissances pour l'hiver.»] Son premier mouvement avait été d'écrire à Paris: «L'empereur Alexandre ne veut pas la guerre, il ne la fera que si on l'attaque[225]»; et cette assertion devenait de jour en jour plus exacte. Mais Lauriston allait plus loin, n'admettait pas que la Russie eût jamais nourri des intentions agressives. Parti de Paris avant que les découvertes de Poniatowski y fussent connues, il ne lui en était revenu que de faibles échos. Puis, quel moyen de résister aux preuves d'innocence et de candeur qu'Alexandre lui plaçait ingénieusement sous les yeux? On avait l'air de l'initier à tous les secrets de l'état-major: on lui montrait une carte où l'emplacement des corps russes était marqué à une assez grande distance de la frontière; on lui proposait d'envoyer son aide de camp procéder à une vérification sur les lieux. Au reste, Alexandre convenait parfaitement qu'il avait fait appel à toutes ses forces disponibles, qu'il avait voulu se mettre à l'abri d'une surprise, qu'il se trouvait en mesure depuis plus longtemps que nous d'ouvrir la campagne; mais le fait d'avoir laissé passer le moment où il aurait pu attaquer avec avantage ne constituait-il pas sa meilleure justification, n'apportait-il pas à l'appui de ses intentions purement défensives un témoignage irréfragable? «Je suis prêt, disait-il, je n'ai plus de mouvements à faire, et cependant je n'attaque pas. Pourquoi? Parce que je ne veux pas la guerre. Je me mets seulement en état de défense. J'arme Bobruisk, Riga, Dunabourg: est-ce là une agression? N'est-ce pas déclarer positivement que je veux me défendre, et rien que cela[226]?» [Note 225: Lauriston à Maret, 29 mai.] [Note 226: Lauriston à Maret, 29 mai.] Quant à se défendre, il le ferait, disait-il, avec toute l'opiniâtreté dont il était capable, avec l'énergie du désespoir, et cette partie de ses discours n'était pas seulement un jeu de scène, un procédé de politique et de diplomatie: elle s'inspirait d'une conviction réfléchie et profonde. À mesure qu'Alexandre s'affermissait dans la volonté de ne point provoquer la lutte, il s'établissait inébranlablement dans la résolution qui devait faire sa grandeur morale et sa gloire, dans l'intention de soutenir la guerre jusqu'au bout, jusqu'à complet épuisement de ses forces, si on lui imposait cette épreuve. Il se battrait alors «à toute outrance[227]», bien décidé, si la fortune trahissait ses premiers efforts, à se retirer jusque dans les provinces les plus reculées de la Russie pour continuer la résistance, à s'ensevelir au besoin sous les ruines de son empire. Mais l'annonce de ces stoïques déterminations ne réussirait-elle pas à impressionner l'Empereur, à lui arracher un grand acte de condescendance en Pologne ou au moins un ensemble de mesures pacificatrices? Alexandre s'en ouvrit donc, avec une force singulière d'expressions, à M. de Lauriston et surtout au duc de Vicence. Ce dernier allait rentrer à Paris et y reprendre auprès de son maître son service de grand écuyer: il aurait occasion de l'approcher à toute heure, de l'entretenir, de le convaincre. Dès à présent, il avait dépouillé son caractère d'ambassadeur: ce n'était plus qu'un ami commun des deux souverains; nul ne semblait mieux désigné pour porter de l'un à l'autre un message à la fois intime et solennel. Les termes dans lesquels Alexandre le fit dépositaire de ses suprêmes confidences le frappèrent et l'émurent profondément. [Note 227: Lettre à Czartoryski, 1er avril 1812. _Mémoires et Correspondance de Czartoryski_, II, 282.] Sans les confier au papier, il les enferma et les grava dans sa mémoire, afin de les répéter textuellement à l'Empereur, lorsqu'il lui rendrait compte de sa mission, et nous les trouverons alors dans sa bouche. Il quitta Pétersbourg le 15 mai. Lorsqu'il parut pour la dernière fois à la cour et fit ses visites d'adieu, chacun put remarquer sur son visage pâli, sur ses traits fatigués et creusés, une expression de mélancolie profonde[228]. Bien que son ambassade lui eût valu à la fin de pénibles déboires, bien que le climat de Pétersbourg eût altéré sa santé, il s'était pris d'affection pour cette Russie où il avait à la fois goûté de hautes satisfactions et traversé de multiples épreuves; c'est un penchant de l'âme humaine que de s'attacher aux lieux où elle a connu la souffrance et la joie, où elle a beaucoup agi, beaucoup lutté, c'est-à-dire, en somme, beaucoup vécu. Caulaincourt aimait Alexandre pour les bontés qu'il en avait reçues, et il lui avait voué une reconnaissance sincère: il aimait les élégances de la vie russe et regrettait cette société de hautes allures et d'esprit affiné, intéressante et charmeresse, dont il avait peu à peu conquis l'estime et forcé les sympathies. Puis, ayant fait de l'alliance l'oeuvre maîtresse et l'honneur de sa vie, il la voyait avec douleur se dissoudre et s'anéantir, pour céder la place à un inconnu plein de périls: le pressentiment de l'avenir, le regret de tant d'efforts dépensés en pure perte, l'assombrissaient au moment du départ: il en fut obsédé durant les journées et les nuits sans fin de l'interminable trajet. Il se gardait cependant de pensées par trop décourageantes, qui débiliteraient son énergie. Sa mission n'était pas terminée: un dernier devoir lui restait à remplir: ce serait de dire à l'Empereur la vérité tout entière telle qu'elle lui apparaissait, de l'informer, de l'éclairer, de l'avertir: il ne faillirait pas à cette obligation, au risque de déplaire, et sacrifierait au besoin sa fortune à sa conscience. [Note 228: La comtesse Edling écrit dans ses _Mémoires_: «Caulaincourt, en recevant son audience de congé, éprouva une émotion si extraordinaire que tout le monde en fut étonné.» P. 50.] II Il arriva à Paris le 5 juin au matin. Il trouva une ville tout entière aux apprêts des réjouissances publiques qui allaient accompagner la célébration du baptême: les maisons se pavoisaient, s'enguirlandaient de feuillage, se paraient d'emblèmes. On nettoyait et on débarrassait les rues par lesquelles passerait le cortège: Paris faisait sa toilette des grands jours. Aux Tuileries, aux Champs-Élysées, sur la Seine, des jeux, des feux d'artifice, des illuminations se préparaient. Caulaincourt ne fit que traverser ce décor de fête et se rendit immédiatement à Saint-Cloud, où Leurs Majestés avaient pris résidence pour quelques semaines; il y était avant onze heures. L'Empereur, qui achevait de déjeuner, le fit entrer dans son cabinet, l'y rejoignit bientôt et l'accueillit fraîchement. Sans lui adresser de reproches ni d'éloges, il reprit immédiatement ses griefs contre Alexandre: il les recensa avec amertume, rappela l'abandon où les Russes l'avaient laissé en 1809, leurs exigences tracassières en 1810, les infractions au blocus, les armements commencés de longue date, enfin les faits récents, les faits d'hier, l'ensemble de mouvements qui dénotaient un plan d'hostilité et d'agression: «Alexandre est faux, finit-il par dire en éclatant, il arme pour me faire la guerre[229].» [Note 229: Le récit de la conversation entre l'Empereur et Caulaincourt, ainsi que le texte même des paroles reproduites, est intégralement tiré de la précieuse collection de documents inédits et privés auxquels nous avons déjà fait de larges emprunts dans les tomes I et II. On en reconnaîtra facilement la provenance, que nous ne sommes pas autorisé à indiquer précisément.] Avec un grand courage, Caulaincourt plaida l'innocence d'Alexandre et la loyauté de ses intentions. Il arrivait tout imbu des raisonnements que le séduisant monarque lui avait présentés avec art, en les enveloppant d'effusions flatteuses et de paroles enchanteresses: sur tous les points, il opposa la théorie russe à la théorie française. Il énuméra les services rendus par Alexandre et les dénis de justice, les provocations directes ou indirectes, les offenses caractérisées et les coups d'épingle dont ce prince à l'âme chevaleresque avait eu à souffrir. Napoléon écoutait tout, sans dissimuler une impatience croissante. Parfois, quand la réponse était trop facile, il la jetait en manière de vive interruption. Il ne permit pas à Caulaincourt de dire que la Russie avait été insuffisamment payée de son concours illusoire pendant la guerre d'Autriche. Enfin, lorsque l'ancien ambassadeur traita de «conte ridicule», imaginé par les Polonais, le plan d'offensive qui avait certainement existé et qu'il n'avait pas pénétré, l'Empereur devint tout à fait aigre et cassant: «Vous êtes dupe, dit-il, d'Alexandre et des Russes: vous n'avez pas su ce qui se passait. Davout et Rapp me tenaient mieux au courant.» Sans se laisser décontenancer par cette apostrophe, Caulaincourt continua et acheva son exposé: sa conclusion, qui eût été erronée de tous points quatre mois auparavant, était aujourd'hui fondée. Jugeant mieux le présent que le passé, il put affirmer avec vérité que l'empereur Alexandre ne commencerait pas la guerre et désirait l'éviter. En termes catégoriques, il se porta garant et caution de cette disposition: s'animant lui-même, il alla jusqu'à dire: «Je suis prêt à me constituer prisonnier et à porter ma tête sur le billot, si les événements ne me justifient pas.» Ces paroles furent dites avec un tel accent de conviction qu'elles portèrent le trouble et l'incertitude dans l'esprit de l'Empereur. Il ne répondit point, s'arrêta de parler et se mit à arpenter son cabinet, réfléchissant et songeant. Caulaincourt le voyait aller et venir, en proie à une préoccupation profonde; il voyait s'éloigner dans l'enfoncement de la pièce ses épaules carrées, revenir et repasser son front large, dévoré de pensées. Quel flot de sentiments contradictoires s'agitait alors et battait dans son âme? Songeait-il qu'il vivait l'une des heures décisives de son règne? Il marchait toujours, étranger à tout objet extérieur, absorbé en lui-même, et les minutes s'écoulaient, interminables et pesantes. Un quart d'heure se passa ainsi, dans un complet silence. À la fin, sortant de sa rêverie, Napoléon se rapprocha de son interlocuteur et lui dit ces mots qui posaient nettement le problème, dans ses deux termes essentiels et corrélatifs: «Vous croyez donc que la Russie ne veut pas la guerre, qu'elle resterait dans l'alliance et rentrerait dans le système continental, si je la satisfaisais sur la Pologne?» Caulaincourt répéta ce qu'avaient exprimé ses dépêches, à savoir qu'un grand sacrifice aux dépens de la Pologne assurerait la paix et contribuerait à revivifier l'alliance, s'il était soutenu par toute une politique de modération. En quoi devait consister ce sacrifice? Caulaincourt, qui ne l'avait qu'imparfaitement démêlé à travers les confidences très vagues d'Alexandre, ne put le dire avec précision et se contenta de poser le principe. Il ajouta qu'à son avis l'évacuation partielle de Dantzick et des places prussiennes causerait à Pétersbourg un premier soulagement et provoquerait une détente. Mais l'idée de diminuer dès à présent nos moyens de défense et de guerre, avant tout accord définitif, ne fut nullement du goût de l'Empereur. Il la releva vertement, et aussitôt s'engagea entre lui et son contradicteur un dialogue animé, par brèves attaques et fermes ripostes. «Les Russes ont donc peur?» dit Napoléon, comme si la terreur inspirée par le seul aspect de ses armées flattait et délectait son orgueil: «les Russes ont donc peur?»--«Non, mais ils préfèrent la guerre à une situation qui n'est plus la paix.»--«Croient-ils me faire la loi?»--«Non.»--«Cependant, c'est me la dicter que d'exiger que j'évacue Dantzick, pour le bon plaisir d'Alexandre.»--«Alexandre ne désigne rien sans doute pour qu'on ne dise pas qu'il menace; cependant il énumère tout ce qui s'est passé depuis Tilsit. J'ai pu voir ce qui inquiétait, je puis donc dire ce qui tranquilliserait.»--«Bientôt il faudra que je demande à Alexandre la permission de faire défiler la parade à Mayence?»--«Non, mais celle qui défile à Dantzick l'offusque.....»--«Les Russes sont devenus bien fiers: on veut me faire la guerre?»--«Non, ni la guerre, ni la loi; mais on ne veut pas la recevoir.»--«Les Russes croient-ils me mener comme ils menaient sous Catherine II leur roi de Pologne? Je ne suis pas Louis XV; le peuple français ne souffrirait pas cette humiliation.» Ce n'était pas la première fois qu'il évoquait, à propos de la Pologne, la figure de l'indolent monarque qui avait laissé s'accomplir sous ses yeux le crime du partage et qui en portait la peine devant l'histoire: on eût dit que ce souvenir de honte l'obsédait, le hantait. Il répéta deux ou trois fois sa phrase sur Louis XV, avec une animation grandissante: puis, allant droit à Caulaincourt et le serrant de près, dardant sur lui le double jet de flamme de ses yeux: «Vous voudriez donc m'humilier?» dit-il.--«Votre Majesté, répliqua tranquillement l'autre, me demande les moyens de maintenir l'alliance, je les lui indique. Il faut se replacer autant que possible dans la situation où l'on était au lendemain d'Erfurt. Si vous voulez rétablir la Pologne, alors, c'est une autre affaire.»--«Je vous ai déjà dit que je ne voulais pas rétablir la Pologne.»--«Alors, je ne comprends pas à quoi Votre Majesté a sacrifié l'alliance avec la Russie.»--«C'est elle qui l'a rompue parce que le système continental la gênait.» Caulaincourt fit observer que l'Empereur avait donné le premier l'exemple d'une infraction aux lois du blocus, en organisant le système des licences. À cette riposte, qui atteignait le point faible de son argumentation, l'Empereur se sentit touché et jugea le coup adroitement porté; il sourit, et prenant Caulaincourt par l'oreille: «Vous êtes donc amoureux d'Alexandre?» lui dit-il.--«Non, mais je le suis de la paix.»--«Et moi aussi, mais je ne veux pas que les Russes m'ordonnent d'évacuer Dantzick.»--Aussi n'en parlent-ils point: mais autre chose est d'exprimer un voeu et de formuler une exigence.» En disputant sur Dantzick, on restait à côté du point essentiel et brûlant. Napoléon se rendait compte que l'empereur Alexandre, sous ses phrases énigmatiques et ses réticences, cachait une arrière-pensée persistante, une ambition inexprimée; qu'il y avait un dessous à l'affaire: «Vous êtes dupe, dit-il à Caulaincourt; je suis un vieux renard; je connais les Grecs.» _Caulaincourt_: «Votre Majesté me permet-elle une dernière observation?» _L'Empereur_: «Parlez... (avec impatience) mais parlez donc!» Et son geste, sa voix, l'interrogation de son regard commandaient une réponse franche et nette. Reprenant alors la question principale, Caulaincourt la présenta avec plus de force et d'ampleur, quoique toujours en termes généraux: il la montra telle qu'il la discernait. D'après lui, l'instant était arrivé où l'Empereur devait opter entre deux partis bien tranchés, également soutenables, mais exclusifs l'un de l'autre. Le premier consistait à rassurer la Russie, à reconquérir cette alliée de premier ordre en lui accordant un gage effectif et public contre le rétablissement de la Pologne, quitte à désespérer les habitants de ce pays et à nous les aliéner sans retour; il appartenait à l'Empereur, en sa sagesse, de décider quelle serait la garantie à fournir. Un second parti pouvait être adopté: ce serait, au contraire, de reprendre et de pousser à bout l'oeuvre de restauration à demi accomplie en 1807 et en 1809, de reconstituer entièrement la Pologne. On ferait en ce cas la guerre aux Russes, mais on la leur ferait avec un but, pour un objet parfaitement défini et qui en vaudrait la peine. Réintégrée dans ses anciennes limites, remise au rang de grande puissance, la Pologne deviendrait notre point d'appui dans le Nord et y modifierait à notre profit la distribution générale des forces. Chacun de ces systèmes avait ses avantages et ses inconvénients, mais l'heure avait sonné où il fallait embrasser franchement l'un ou l'autre et s'y fixer; entre eux, il n'était plus de place pour une solution intermédiaire et équivoque. Cette alternative rigoureuse, Caulaincourt l'avait déjà posée au cours de sa correspondance, et ses paroles ne furent que la paraphrase de ces lignes remarquables écrites dans l'une de ses dernières dépêches: «Il faut que l'Empereur choisisse entre la Pologne et la Russie, car les choses en sont venues au point que ne pas désenchanter l'une, c'est perdre l'autre[230].» [Note 230: Caulaincourt à Maret, 8 mai 1811.] «Quel parti prendriez-vous? dit l'Empereur.--Alliance, prudence et paix.--La paix! il faut qu'elle soit durable et honorable. Je ne veux pas d'une paix qui ruine mon commerce comme celle d'Amiens. Pour que la paix soit possible et durable, il faut que l'Angleterre soit convaincue qu'elle ne retrouvera plus d'auxiliaires sur le continent... Il faut que le colosse russe et ses hordes ne puissent plus menacer le Midi d'une irruption.» Et l'Empereur suivit avec feu ce raisonnement, qui l'emportait à la guerre et l'entraînait au Nord, pour y retrouver et y reconstituer les frontières de l'ancienne Europe. «Votre Majesté penche donc pour la Pologne?» dit simplement Caulaincourt. Ces paroles arrêtèrent net l'Empereur dans son belliqueux essor et le rejetèrent dans ses perplexités. En effet, cette barrière qu'il songeait à relever contre la Russie, ce ne pouvait être que la Pologne: débile et inconsistante barrière, rempart de sable, puisqu'il s'agissait d'un peuple auquel avaient manqué toujours la stabilité et la cohésion: était-ce sur cette base fragile qu'il convenait d'échafauder une combinaison gigantesque? L'Empereur se reprit donc avec vivacité, comme si sa pensée eût opéré un mouvement de recul: «Je ne veux pas la guerre, dit-il, je ne veux pas la Pologne, mais je veux que l'alliance me soit utile. Elle ne l'est plus depuis qu'on reçoit les neutres; elle ne l'a jamais été.» Caulaincourt recommença son plaidoyer en faveur d'Alexandre; il affirma de nouveau la sincérité de ce prince, la noblesse de ses sentiments; il le fit avec tant de conviction et de chaleur que l'Empereur finit par lui dire, moitié souriant, moitié fâché: «Si les dames de Paris vous entendaient, elles raffoleraient encore plus de l'empereur Alexandre. Ce qu'on leur a raconté de ses manières, de ses galanteries à Erfurt, leur a tourné la tête: avec tout ce que vous dites, on ferait de beaux contes aux Parisiens.» Ces éloges donnés à son rival l'agaçaient visiblement; il se contenait pourtant, et ses hésitations ne semblaient pas prendre fin. L'ambassadeur se crut autorisé à poursuivre l'oeuvre de raison et de salut à laquelle il s'était voué. Longuement, il expliqua que tous les actes de l'Empereur depuis 1808 faisaient craindre à la Russie de nouveaux bouleversements: «Mais quoi! s'écria Napoléon, quels desseins me suppose-t-on? Que puis-je désirer? La France n'est-elle pas assez grande?» D'ailleurs, n'avait-il pas donné aux Russes des preuves non équivoques de son bon vouloir et de sa munificence? N'était-ce rien que toutes ces provinces, tous ces territoires réunis à leur empire par la vertu et le bienfait de son amitié? Caulaincourt répliqua que ces cadeaux n'avaient pas été assez désintéressés ni bénévoles pour qu'on nous en sût beaucoup de gré: «On ne tient pas compte des choses que commande la nécessité.» La conversation s'égara ainsi en discussions rétrospectives, se prolongea pendant des heures, s'éparpilla sur tous les objets qui tenaient de près ou de loin à la politique des dernières années; mais une pente irrésistible la ramenait toujours à la difficulté centrale. Napoléon voulut prouver qu'il avait tout fait pour rassurer Alexandre au sujet de la Pologne, que les objections systématiques ou captieuses étaient venues de l'autre côté. Il fit allusion au traité de garantie négocié en 1810: «On n'a discuté que sur les mots: je n'ai voulu changer que la rédaction.--Mieux eût valu rejeter la convention, répondit Caulaincourt, que de proposer des changements qui avaient trop prouvé qu'après avoir voulu donner cette sécurité, on avait, dans l'intervalle d'un courrier à l'autre, changé de politique et qu'on avait d'autres projets.--Alexandre a fait le fier, il n'a plus voulu de la convention, c'est lui qui l'a refusée. Convenez franchement que c'est lui qui veut faire la guerre.--Non, Sire, j'engagerai ma tête à couper qu'il ne tirera pas le premier coup de canon et ne dépassera jamais ses frontières.--Alors nous sommes d'accord, car je n'irai pas le chercher.--Soit, mais il faut s'expliquer et trouver un moyen de faire revivre la confiance.» C'était ce moyen que Caulaincourt ne pouvait ou n'osait énoncer positivement, que Napoléon devinait et ne voulait admettre. La conversation se replaçait ainsi au point qu'il lui semblait interdit de dépasser, où elle tournait interminablement sur elle-même, sans avancer d'une ligne. S'écartant à nouveau de l'obstacle, Napoléon se mit à parler des Russes, de la nation et des différentes classes. Il parut croire que la noblesse, corrompue et égoïste, incapable d'abnégation et de discipline, obligerait le souverain à signer la paix après une ou deux batailles perdues et dès que l'invasion l'aurait touchée: «Votre Majesté est dans l'erreur», interrompit hardiment Caulaincourt, et il indiqua que le patriotisme des Russes primait en eux tout autre sentiment, qu'il les réunirait contre nous en masse compacte et les exalterait jusqu'à l'héroïsme. Placé sur ce terrain, il s'y tint opiniâtrement, refusant de le quitter avant de l'avoir parcouru en tous sens et épuisé; ses paroles prirent alors une gravité exceptionnelle, la valeur d'un avertissement prophétique. Il osa dire que Napoléon s'abusait dangereusement sur la Russie et méconnaissait les facultés défensives de ce peuple. Avec un bon sens et une fermeté vraiment dignes de mémoire, il montra ce que serait une guerre dans le Nord, et il en dévoila à l'avance les sombres horreurs. «En Russie, dit-il, on ne se fait aucune illusion sur le génie de l'adversaire et ses prodigieuses ressources; on sait que l'on aura affaire au grand gagneur de batailles, mais on sait aussi que le pays est vaste, qu'il offre de la marge pour se retirer et céder du terrain; on sait, Sire, que ce sera déjà vous combattre avec avantage que de vous attirer dans l'intérieur et de vous éloigner de la France et de vos moyens. Votre Majesté ne peut être partout; on ne frappera que là où elle ne sera pas. Ce ne sera point une guerre d'un jour. Votre Majesté sera obligée au bout de quelque temps de revenir en France, et tous les avantages passeront alors de l'autre côté. Il faut compter de plus avec l'hiver, avec un climat de fer, par-dessus tout avec le parti pris de ne jamais céder.» Sur ce dernier point, tout ce que Caulaincourt avait vu et entendu, tout ce qu'il avait recueilli et appris ne lui laissait aucun doute: il put se montrer inébranlablement affirmatif. Comme suprême argument, il cita les paroles mêmes que l'empereur Alexandre lui avait laissées pour adieu. Voici ce que ce prince lui avait dit: «Si l'empereur Napoléon me fait la guerre, il est possible, probable même qu'il nous battra si nous acceptons le combat, mais cela ne lui donnera pas la paix. Les Espagnols ont été souvent battus; ils ne sont pour cela ni vaincus ni soumis; ils ne sont pourtant pas si éloignés de Paris, et ils n'ont ni notre climat ni nos ressources. Nous ne nous compromettrons pas, nous avons de l'espace derrière nous, et nous conserverons une armée bien organisée. Avec cela, on n'est jamais forcé, quelque revers que l'on éprouve, de recevoir la paix; on force son vainqueur à l'accepter. L'empereur Napoléon a fait cette réflexion à Tchernitchef après Wagram; il a reconnu lui-même qu'il n'eût jamais consenti à traiter avec l'Autriche, si celle-ci n'avait su se conserver une armée: avec plus de persévérance, les Autrichiens eussent obtenu de meilleures conditions. Il faut à l'Empereur des résultats aussi prompts que ses pensées sont rapides: il ne les obtiendra pas avec nous. Je profiterai de ses leçons: ce sont celles d'un maître. Nous laisserons notre climat, notre hiver faire la guerre pour nous. Les Français sont braves, mais moins endurants que les nôtres; ils se découragent plus facilement. Les prodiges ne s'opèrent que là où est l'Empereur: il ne peut être partout; d'ailleurs, il sera nécessairement pressé de s'en retourner dans ses États. Je ne tirerai pas l'épée le premier, mais je ne la remettrai que le dernier au fourreau. Je me retirerai au Kamtchatka plutôt que de céder des provinces ou de signer dans ma capitale conquise une paix qui ne serait qu'une trêve.» À mesure que Caulaincourt parlait, une attention étonnée et croissante se peignait sur les traits de l'Empereur: il écouta jusqu'au bout, sans perdre un mot; à la fin, comme si le voile de l'avenir se fût déchiré devant ses yeux, comme si un rapide éclair eût illuminé le précipice ouvert sous ses pas, il parut ému, frappé jusqu'au fond de l'âme. Caulaincourt eut le sentiment d'avoir produit un grand effet et crut avoir cause gagnée. Loin d'en vouloir à qui lui disait si crûment la vérité, l'Empereur semblait au contraire apprécier cette franchise. Son attitude avait changé: son visage, dur jusqu'alors et fermé, devenait ouvert, bienveillant. Malgré l'heure avancée, bien que le milieu de la journée fût déjà largement dépassé, il incita Caulaincourt à parler encore; il voulait en savoir davantage; il posa mille questions sur l'armée russe, sur l'administration, sur la société; il se fit conter les intrigues de salon, les amours, et sa curiosité s'amusait de ces détails, comme si son esprit eût eu besoin de se délasser avant de se reprendre au grand problème et de l'attaquer encore. Pour la première fois, il remercia Caulaincourt de son zèle, de son dévouement; il eut pour lui des paroles aimables et familières. Profitant de cet épanchement, infatigable au bien, le duc renouvela ses efforts avec plus d'insistance: il supplia l'Empereur d'écouter les conseils de la sagesse: «Vous vous trompez, Sire, lui dit-il, sur Alexandre et les Russes: ne jugez pas la Russie d'après ce que d'autres vous en disent; ne jugez pas l'armée d'après ce que vous l'avez vue après Friedland, effondrée et désemparée; menacés depuis un an, les Russes se sont préparés et affermis: ils ont calculé toutes les chances, même celles de grands revers; ils se sont mis en mesure d'y parer et de résister à outrance.» Napoléon convint que les ressources de la Russie étaient grandes, mais il ajouta que ses forces à lui étaient immenses. Peu à peu, il se mit à en faire l'énumération. Il les montra couvrant l'Europe depuis la Vistule jusqu'au Tage, réparties sur tous les points stratégiques, prêtes à s'agglomérer; il montra l'Empire inépuisable en hommes, cent vingt départements versant annuellement leurs contingents dans des cadres sans cesse élargis, les dépôts se remplissant de recrues à mesure qu'ils se vidaient pour fournir de nouveaux bataillons de guerre: puis, au centre de ces masses continuellement augmentées, il montra ce qui lui restait de ses anciens régiments, ses premiers compagnons, les vieux, les invincibles, ceux d'Italie et d'Égypte, ceux d'Austerlitz et d'Iéna, ces soldats à toute épreuve, cet acier humain, trempé au feu de cent batailles, cette phalange sacrée d'où rayonnaient l'ardeur à bien faire et la contagion de l'héroïsme. Enfin, autour de ses Français, il appela en imagination tous ses alliés, tous ses peuples, il les fit accourir de tous les points de l'horizon: il appela les Lombards d'Eugène et les Napolitains de Murat, les Espagnols et les Portugais, Marmont avec ses Croates, l'Allemagne et ses dix-huit contingents, Jérôme avec ses Westphaliens, les régiments de Hanovriens et de Hanséates qui se formaient sous Davout, Poniatowski et ses Polonais; il se composait ainsi une armée sans pareille dans l'histoire, il la faisait défiler devant lui et la passait en revue, calculant les effectifs, comptant les bataillons, les escadrons, les batteries, les divisions, les corps, et, à mesure qu'il poursuivait ce prodigieux dénombrement, le sentiment de sa force l'envahissait et l'enivrait, un vertige d'orgueil lui montait au cerveau. Sa parole vibrait, ses yeux étincelaient, et son regard, son geste semblaient dire: «Qu'est-il d'impossible avec tant d'hommes et de tels hommes?» Devant cette poussée graduelle et cette explosion de triomphante confiance, Caulaincourt sentit s'écrouler son espoir: il eut conscience d'avoir reperdu le terrain péniblement gagné: il vit se rapprocher cette guerre qu'il croyait avoir éloignée, dont il appréhendait l'issue fatale, et une angoisse patriotique lui serra le coeur. En effet, l'Empereur lui dit au bout de quelque temps: «Bah! une bonne bataille fera raison des belles déterminations de votre ami Alexandre et de ses fortifications de sable.» Ces derniers mots étaient une allusion aux dunes du Dnieper et de la Dwina que les Russes façonnaient en ouvrages défensifs. Napoléon ajouta qu'au reste il n'entreprendrait point la guerre, mais qu'Alexandre la provoquerait certainement; ce versatile monarque avait rouvert son esprit aux suggestions de l'Angleterre; on lui avait mis en tête des idées de conquête et de prééminence qui flattaient sa vanité, des ambitions sournoises: «Il est faux et faible.»--_Caulaincourt_: «Il est opiniâtre, il cède facilement sur certaines choses, mais il se trace en même temps un cercle qu'il ne dépasse point.»--_L'Empereur_: «Il est faux: il a le caractère grec.»--_Caulaincourt_: «Sans doute, il ne m'a pas toujours dit tout ce qu'il pensait; mais ce qu'il m'a dit s'est toujours vérifié, et ce qu'il m'a promis pour Votre Majesté, il l'a toujours tenu.»--_L'Empereur_: «Alexandre est ambitieux: il a un but dissimulé en voulant la guerre; il la veut, vous dis-je, puisqu'il se refuse à tous les arrangements que je propose. Il a un motif secret; n'avez-vous pas pu le pénétrer? Je vous dis qu'il a d'autres motifs que ses craintes au sujet de la Pologne et que l'affaire de l'Oldenbourg.--Cela et votre armée à Dantzick suffiraient à expliquer ses alarmes; il partage d'ailleurs les inquiétudes que donnent à tous les cabinets les changements qu'a faits Votre Majesté depuis Tilsit et notamment depuis la paix de Vienne.--Qu'importe à Alexandre? Cela n'est pas chez lui. Ne l'ai-je pas engagé à prendre de son côté? Ne lui ai-je pas dit de prendre la Finlande, la Valachie, la Moldavie? Ne lui ai-je pas proposé de partager la Turquie? Ne lui ai-je pas donné trois cent mille âmes en Pologne après la guerre d'Autriche?--Oui, mais ces appâts ne l'ont pas empêché de voir que Votre Majesté a placé depuis lors des jalons pour des changements en Pologne, ce qui est chez lui.--Vous rêvez comme lui. Je n'ai fait de changements que loin de ses frontières. Quels sont donc ces changements en Europe qui l'effrayent tant? Que font-ils à la Russie qui est au bout du monde? Ce sont ces mesures que vous blâmez qui ôteront tout espoir aux Anglais et les forceront à la paix.» Il exprima ces idées sous vingt formes diverses, abondant, prolixe, s'abandonnant à sa passion et à sa verve, comme s'il eût perdu la notion du temps. Le jour tombait; au dehors, dans le parc, les feux mourants du soir doraient encore la cime des grands arbres, mais l'obscurité envahissait la salle, et l'Empereur parlait toujours, esquissant à larges traits toute sa politique, montrant le but à atteindre, l'Angleterre à frapper au travers de toute puissance qui reprendrait parti pour elle et lui ferait un rempart. Il revenait aussi aux questions qui formaient plus spécialement l'objet de l'entretien; il les traitait pêle-mêle et sans ordre, sautait de l'une à l'autre, pressait et tâtait Caulaincourt de toutes manières, répétant les mêmes questions pour voir s'il obtiendrait les mêmes réponses, cherchant à saisir son interlocuteur en flagrant délit de contradiction ou d'erreur. Parfois, devant une objection vivement présentée, il s'interrompait, retombait dans ses réflexions, gardait le silence pendant plusieurs minutes. Il y avait dans son argumentation des arrêts et des reprises, des reculs et de brusques élans, qui trahissaient le va-et-vient de sa pensée. Il cherchait à envisager le différend sous toutes ses faces, remontait à ses origines, comme pour en mieux pénétrer le caractère et en découvrir l'issue. Il dit tout d'un coup, après une pause prolongée: «C'est le mariage autrichien qui nous a brouillés: Alexandre a été fâché que je n'aie pas épousé sa soeur.» Étrange assertion, puisque la cour de Russie avait décliné la proposition d'alliance matrimoniale, et que Caulaincourt le savait mieux que personne, ayant été chargé de transmettre le refus. Vis-à-vis même de cet intermédiaire et de ce confident, Napoléon voulait-il se donner l'air, par un raffinement d'amour-propre, d'avoir préféré spontanément l'Autrichienne à la Russe? En quelques mots, Caulaincourt lui remémora les faits: «J'avais oublié ces détails», dit l'Empereur d'un ton dégagé; et il ajouta cette observation très juste: «Il n'en est pas moins certain qu'on a été fâché à Pétersbourg du rapprochement avec l'Autriche.» Quand tout eut été rappelé et dit de part et d'autre, l'Empereur se résuma et essaya encore une fois de conclure: «Je ne veux ni la guerre ni le rétablissement de la Pologne, répéta-t-il pour la dixième fois, mais il faut s'entendre sur les neutres et sur les autres différends.»--_Caulaincourt_: «Si Votre Majesté le veut réellement, cela ne sera pas difficile.»--_L'Empereur_: «En êtes-vous sûr?»--_Caulaincourt_: «Certain; mais il faut des choses proposables.»--_L'Empereur_: «Mais quoi encore?»--_Caulaincourt_: «Votre Majesté sait aussi bien que moi et depuis longtemps quelles sont les causes du refroidissement; elle sait mieux que moi ce qu'elle peut faire pour y remédier.»--_L'Empereur_: «Mais quoi? que propose-t-on?» Caulaincourt expliqua, en ce qui concernait le commerce, qu'il fallait prendre en considération les intérêts économiques de la Russie, se contenter de quelques adoucissements au tarif, tolérer l'admission des neutres, établir en commun un système de licences. Il fallait aussi s'entendre sur Dantzick, améliorer et garantir la situation de la Prusse; il fallait enfin faire au duc d'Oldenbourg un sort qui ne le mît pas sous notre dépendance, qui n'en fît pas, comme il l'eût été à Erfurt, un préfet français... Mais Napoléon jugea inutile d'en écouter davantage. Il s'était aperçu que Caulaincourt tranchait toutes les questions dans le sens russe et le jugeait définitivement endoctriné par Alexandre. Ce qu'on lui soumettait, c'était moins le plan d'un arrangement transactionnel qu'une liste de concessions. Il dit à Caulaincourt que son successeur Lauriston était chargé de traiter en détail et de régler, s'il était possible, les questions pendantes; que lui-même devait avoir besoin de repos. Malgré ce congé, Caulaincourt voulut insister encore et demanda la permission de présenter une suprême observation. «--Parlez! lui fut-il répondu. «--La guerre et la paix sont entre les mains de Votre Majesté. Je la supplie de réfléchir pour son propre bonheur et pour le bien de la France qu'elle va choisir entre les inconvénients de l'une et les avantages bien certains de l'autre. «--Vous parlez comme un Russe, dit Napoléon, redevenu sévère. «--Non, Sire, comme un bon Français, comme un fidèle serviteur de Votre Majesté. «--Je ne veux pas la guerre, mais je ne puis pas empêcher les Polonais de me désirer et de m'appeler.» Il ajouta que les Polonais des provinces russes, les Lithuaniens en particulier, partageaient l'impatience de leurs compatriotes varsoviens: ils le sollicitaient, lui faisaient signe de loin, prêts à lui donner pour allié, si la guerre s'engageait, tout un peuple en révolte. Dans ce tableau, Caulaincourt vit une illusion de plus et s'attacha à la dissiper. Avec une assurance que l'événement devait trop justifier, il déclara que les Polonais de Lithuanie s'étaient pour la plupart accommodés du régime russe; ils hésiteraient à se compromettre avec nous, à se livrer aux chances et aux vicissitudes d'un avenir incertain, «à se remettre en loterie»--«D'ailleurs, continua audacieusement Caulaincourt, Votre Majesté ne peut se dissimuler qu'on sait trop maintenant en Europe qu'elle veut des pays plus pour elle que pour leur intérêt propre. «--Vous croyez cela, monsieur? «--Oui, Sire. «--Vous ne me gâtez pas, répondit l'Empereur d'un ton piqué; il est temps d'aller dîner.» Et il se retira. L'entretien avait duré sept heures. Jamais Napoléon n'avait entendu un tel langage; jamais le danger vers lequel il marchait ne lui avait été si clairement signalé. Cependant, dans les appréciations de Caulaincourt, il faut faire la part de l'erreur et de la vérité. L'ancien ambassadeur s'abusait gravement lorsqu'il montrait l'empereur russe prêt à rentrer de bonne foi dans le système inauguré à l'époque des entrevues. Lui-même était obligé de convenir qu'Alexandre n'exclurait jamais de ses ports le commerce anglais sous pavillon américain, ce qui était pour Napoléon le point essentiel à obtenir. Le sacrifice même de la Pologne n'eût pas déterminé chez Alexandre un élan de coeur, un rappel de confiance qui se fût traduit par une reprise de coopération effective contre les Anglais et que Napoléon avait d'ailleurs rendu bien difficile par les excès, les audaces, les frénésies de sa politique. À plus forte raison l'Empereur ne fût-il point parvenu à ses fins par des concessions moins radicales; néanmoins, il eût évité le conflit violent, la collision fatale, s'il eût consenti à ployer son orgueil et à modérer les exigences de son système, s'il eût admis la paix sans l'alliance, car à cette époque l'empereur Alexandre, qui ne voulait plus l'alliance, ne voulait certainement pas la guerre. À la vérité, comme Napoléon n'avait point la faculté de lire dans l'âme de l'autre empereur, il pouvait objecter à Caulaincourt que le passé ne lui répondait guère de l'avenir; il pouvait raisonner ainsi: On m'assure, on me répète de tous côtés,--et des faits matériels viennent à l'appui de cette assertion,--que l'empereur Alexandre a nourri contre moi des projets d'attaque, qu'il n'y a renoncé que devant d'imprévues difficultés d'exécution; qui me garantit qu'il ne retombera pas dans les mêmes errements si je lui en rouvre l'occasion, si je démantelle ma frontière par la destruction de la Pologne varsovienne, si même je retire mes avant-gardes du Nord et si je ramène mes troupes en Espagne? Toutefois, à supposer que le mouvement très réel qui entraînait la Russie vers l'Angleterre l'eût porté tôt ou tard à lier partie avec nos rivaux, mieux eût valu cent fois pour nous attendre la guerre, laisser l'ennemi sortir de ses frontières et s'enferrer, que de l'aller chercher dans ces déserts du Nord où plus d'une fortune illustre avait déjà trouvé son tombeau. Où Caulaincourt s'était montré admirable de haute sagesse et de clairvoyance, c'était lorsqu'il avait montré les difficultés et les dangers d'une campagne offensive, les désastres qui nous attendaient dans cette voie, et cet intrépide avertissement suffirait à fonder sa gloire. L'Empereur avait souvent raison contre lui sur le terrain politique: il avait tort sur le terrain militaire, où le sentiment de sa puissance, exalté jusqu'au délire, obscurcissait son jugement et troublait sa vue. S'il était autorisé à croire qu'une guerre avec la Russie résultait presque nécessairement de la situation anormale et violente où les deux empires s'étaient respectivement placés, son malheur, son égarement furent de ne pas voir que, parmi tous les périls auxquels pouvaient se trouver exposées sa fortune et la grandeur de la France, il n'en était point de plus terrible qu'une guerre en Russie. CHAPITRE VI L'AUDIENCE DU 15 AOÛT 1811. Conclusions que tire l'Empereur de son entretien avec le duc de Vicence.--Il ne croit plus à l'imminence des hostilités et ralentit ses préparatifs.--Il soupçonne plus fortement Alexandre de vouloir un lambeau de la Pologne, mais réserve jusqu'à plus ample informé ses déterminations finales.--Baptême du roi de Rome.--Coups de sifflet au Carrousel: placards séditieux.--Tchernitchef relève ces symptômes.--L'Empereur à Notre-Dame.--Discours au Corps législatif: allusions à la Pologne.--Lauriston rappelé à la fermeté.--Difficulté de trouver un moyen de se rapprocher et de s'entendre.--Les préparatifs de guerre se développent en silence.--L'Europe moins inquiète.--La diplomatie et la société en villégiature.--Stations thermales de la Bohême.--Tableau de Carlsbad.--Madame de Recke et son barde.--Opérations de Razoumowski.--La discussion continue à Pétersbourg.--Le dissentiment entre les deux empereurs devient moins aigu et plus profond.--Influence d'Armfeldt.--Alexandre prend le parti de ne plus traiter: il adopte à la même époque le plan militaire de Pfuhl.--Ses raisons pour se dérober à tout arrangement et perpétuer le conflit.--Il décline la médiation autrichienne et prussienne.--Procédés évasifs et dilatoires.--Napoléon s'aperçoit de ce jeu et constate en même temps de nouvelles infractions au blocus.--Explosion de colère.--La journée du 15 août aux Tuileries.--Audience diplomatique: la salle du Trône.--Prise à partie de Kourakine.--Napoléon déclare qu'il ne cédera jamais un pouce du territoire varsovien.--Son langage coloré et vibrant: ses comparaisons, ses menaces.--Kourakine tenu longtemps dans l'impossibilité de placer un mot.--Coup droit.--Trois quarts d'heure de torture.--_Travail avec Sa Majesté_.--Napoléon fait composer sous ses yeux un mémoire justificatif de sa future campagne: importance de cette pièce: elle fait l'historique du conflit et met supérieurement en relief le noeud du litige.--Pernicieuse logique.--Raisons qui empêchent Napoléon de faire droit aux désirs soupçonnés de la Russie.--Le duché de Varsovie et le blocus.--La guerre est à la fois décidée et ajournée.--Napoléon se fait une règle de prolonger avec Alexandre des négociations fictives, de préparer lentement ses alliances de guerre et de donner à ses armements des proportions formidables: il fixe au mois de juin 1812 le moment de l'irruption en Russie. I Sans produire le résultat désiré par le duc de Vicence, le mémorable entretien du 5 juin ne fut pas dépourvu d'effet. Si l'Empereur avait réagi avec violence contre le trouble passager où l'avaient jeté les paroles de son grand écuyer, il n'arrivait pas à s'en dégager totalement. On le vit quelque temps pensif, préoccupé, partagé entre des impulsions contradictoires. En somme, sur le point essentiel, sur la question de savoir à quel prix pourrait se rétablir l'entente, la conversation ne l'avait pas tout à fait éclairé. Il croyait de plus en plus que la Russie exigeait, comme condition _sine quâ non_ d'un arrangement, l'abandon partiel du grand-duché, mais il n'en était pas absolument sûr[231]. Tant qu'il n'aurait pas à cet égard une certitude, il réserverait ses déterminations finales. Sans relever les insinuations faites à Caulaincourt et à son successeur, il attend qu'elles se reproduisent ou se modifient. [Note 231: Voy. sa lettre à Maret, du 22 juin 1811. _Corresp._, 17839.] Sur un point, il tirait dès à présent de l'entretien une conclusion formelle: les affirmations de Caulaincourt l'avaient à peu près convaincu que la Russie n'attaquerait pas dans le courant de cette année. Par conséquent, il avait plus de temps devant lui pour s'apprêter à la guerre, si elle devait nécessairement avoir lieu, pour réunir aussi et peser tous les éléments d'appréciation. Jugeant que les circonstances décidément «moins urgentes[232]» laissent plus de latitude à ses mouvements et de jeu à sa pensée, il s'abstient de tout acte irrévocable et même ralentit légèrement ses préparatifs militaires. Dès le 5 juin, c'est-à-dire au lendemain du jour où il a reçu le duc de Vicence, il expédie certains contre-ordres, retient en France plusieurs détachements dirigés vers l'Allemagne. Les jours suivants, il révoque quelques commandes de troupes faites à ses confédérés, reporte sur l'Espagne une partie de son attention, envisage le Nord d'un oeil moins hostile[233]. Cette détente n'échappa pas à son entourage: elle rendit à Caulaincourt, qui se voyait traiter avec des alternatives de bienveillance et de froideur, un douteux et fugitif espoir[234]. [Note 232: _Corresp._, 17774.] [Note 233: _Id._, 17783.] [Note 234: _Documents inédits_.] Ce fut durant cette accalmie que s'accomplit la cérémonie du baptême; elle devait concorder avec l'ouverture de la session législative, retardée à cause des fêtes, et avec la réunion du concile national, destiné à consacrer la mainmise de l'État sur le gouvernement de l'Église. L'Europe attendait avec anxiété ces divers événements, car ils fourniraient à l'Empereur l'occasion de parler publiquement et de lancer quelques-unes de ces paroles qui éclairaient l'avenir. Le baptême se fit le 9 juin. À cinq heures du soir, le roi de Rome fut conduit solennellement à l'église métropolitaine, où l'attendaient les grands corps de l'État, les autorités de la capitale, les députations, cent archevêques et évêques. L'Empereur se rendit lui-même à Notre-Dame avec l'Impératrice dans la voiture du sacre, précédé et suivi de ses grands officiers et officiers. La foule contemplait ce spectacle avec curiosité, avec admiration; mais l'enthousiasme suscité par la naissance du prince commençait à tomber. Depuis quelque temps, la crise économique sévissait sur Paris avec un redoublement d'intensité: plus de travail au faubourg Saint-Antoine, des ateliers déserts, des métiers abandonnés, des groupes d'ouvriers errants par les rues, désoeuvrés et sombres. Le contraste de ces misères avec le déploiement des splendeurs officielles, avec l'or et l'argent inutiles qui brillaient à profusion sur les costumes et les livrées, sur les harnais et les voitures, éclatait trop vivement pour ne point provoquer des réflexions haineuses et des murmures de colère. Depuis plusieurs jours, la police avait à arracher des placards séditieux apposés la nuit dans les quartiers populaires[235]. Le 9, quand le cortège impérial quitta les Tuileries et déboucha sur la place du Carrousel en passant sous l'Arc de triomphe, les acclamations furent beaucoup moins nourries qu'à l'ordinaire; même, deux ou trois coups de sifflet partirent stridents. C'est du moins ce que nous apprend Tchernitchef dans un venimeux rapport[236]: le jeune Russe, se tenant à l'affût des mauvaises nouvelles, attentif à instruire son maître de tous les indices qui pourraient encourager ou réveiller ses dispositions hostiles, prenait plaisir à lui faire savoir que l'exaspération contre le despote gagnait en profondeur, et que Napoléon était moins sûr de Paris. [Note 235: Bulletins de police, 17 et 28 mai. Archives nationales, AF, IV, 1515.] [Note 236: 17 juin, volume cité, p. 178.] Est-ce à cet accueil de la population qu'il faut attribuer la tristesse de l'Empereur en ces jours de triomphe? Pendant toute la cérémonie du 9, on le vit sombre, distrait, taciturne, et ce fut seulement à la fin de l'office qu'un éclair perça ces nuages. Après l'accomplissement des pratiques rituelles, l'Empereur prit des bras de l'Impératrice l'enfant de France, enveloppé de ses voiles, pour le présenter au peuple. Le jour tombait; dans l'obscurité croissante, les lustres du choeur, les gerbes de lumière, les milliers de cierges brillaient d'un éclat plus intense, mettaient au fond de la nef un amoncellement d'étoiles, et soudain l'Empereur apparut dans cette gloire, debout, surhumain, tenant et exaltant dans ses bras son blanc fardeau. À cet instant, une subite émotion l'envahit, un resplendissement de joie et d'orgueil transfigura sa face, tandis que le chef des hérauts d'armes entonnait le: _Vive l'Empereur!--Vive le roi de Rome!_ et que toute l'assistance officielle répétait ce cri frénétiquement, faisant passer dans l'immense vaisseau un ouragan d'acclamations[237]. Une semaine fut ensuite consacrée aux fêtes données par la ville, aux divertissements populaires. Le 16, trois jours avant la réunion du concile, l'Empereur présida la séance d'ouverture du Corps législatif. Son discours fut comme à l'ordinaire un exposé de sa politique: l'Angleterre en faisait naturellement les frais: c'était elle, c'étaient ses suggestions perfides qui avaient occasionné les bruits de guerre dont l'Europe avait été récemment troublée, dont la prospérité publique avait eu à gémir: «Les Anglais, disait l'Empereur, mettent en jeu toutes les passions. Tantôt ils supposent à la France tous les projets qui peuvent alarmer les autres puissances, projets qu'elle aurait pu mettre à exécution s'ils étaient entrés dans sa politique: tantôt ils font un appel à l'amour-propre des nations pour exciter leur jalousie: ils saisissent toutes les circonstances qui font naître les événements inattendus des temps où nous nous trouvons: c'est la guerre sur toutes les parties du continent qui peut seule assurer leur prospérité. _Je ne veux rien qui ne soit dans les traités que j'ai conclus. Je ne sacrifierai jamais le sang de mes peuples pour des intérêts qui ne sont pas immédiatement ceux de mon empire._ Je me flatte que la paix du continent ne sera pas troublée[238].» [Note 237: Rapport cité de Tchernitchef, p. 178. Cf. THIERS, XIII, 106, et le _Moniteur_ du 11 juin, rendant compte de la cérémonie.] [Note 238: _Corresp._, 17813.] Les phrases précédant l'expression de ce voeu s'appliquaient à la Pologne et promettaient implicitement que la France ne partirait pas en guerre pour la gloire et le plaisir de libérer un peuple. C'était comme un écho très affaibli des paroles que l'Empereur avait prononcées solennellement en 1809, alors qu'il désirait épouser la soeur d'Alexandre[239]. Pour le cas peu probable où la Russie se contenterait aujourd'hui de telles satisfactions, il n'entendait pas les lui refuser. [Note 239: Voy. t. II, 195.] Lauriston fut chargé de faire ressortir en Russie le caractère pacifique du discours, concordant avec un ensemble de symptômes rassurants, et d'insister sur l'urgence d'un arrangement: «Faites comprendre à Lauriston,--écrivait l'Empereur au duc de Bassano,--que je désire la paix, et qu'il est bien temps que tout cela finisse promptement. Mandez-lui que, l'arrivée de Caulaincourt et ses dernières lettres faisant espérer que l'Empereur revient à des dispositions différentes, et que tout ceci n'est que le résultat d'un malentendu, si la Russie ne fait plus de mouvements, je n'en ferai plus; que j'avais demandé à la Bavière et à Bade de nouveaux régiments, et que je viens de contremander cette demande; que j'ai arrêté le départ de canons qui étaient destinés pour les places de l'Oder; que, quant aux convois en ce moment en chemin et dont on pourrait apprendre l'arrivée à Dantzick, il faut qu'on remarque la distance, qui explique que ce sont des mouvements effectués d'après des ordres donnés il y a deux mois[240].» [Note 240: _Corresp._, 17832] Ces mouvements, Napoléon n'admet pas un instant qu'on les lui reproche, car ils ont été la conséquence de l'attitude adoptée au printemps par la Russie. À l'aspect des colonnes s'avançant vers le duché en masses profondes, la France s'est trouvée dans le cas de légitime défense: son droit d'armer était positif, indéniable, et il ne semble pas que Lauriston l'ait suffisamment fait valoir. Lisant les premières dépêches de cet envoyé, Napoléon s'aperçoit qu'il a du premier coup subi l'ascendant d'Alexandre et mal résisté à la séduction: dans la controverse, il s'est montré faible et mou, il n'a pas usé de ses avantages, il n'a pas su faire justice de raisonnements captieux: lui aussi, si l'on n'y met ordre, va se laisser enjôler, «enguirlander», et tout de suite Napoléon lui fait adresser par le duc de Bassano un sévère rappel à la fermeté, l'injonction d'avouer très haut et de justifier nos armements, au lieu de se jeter dans des dénégations vagues, embarrassées et d'ailleurs contraires à l'évidence: «Dites à Lauriston,--écrit l'Empereur au ministre,--qu'il comprend mal ma position, que la Russie sait tout cela; que je l'ai dit à tous les Russes, parce qu'il faudrait être bien aveugle pour ne pas voir toutes mes routes chargées de convois, de détachements en marche, de convois militaires, et qu'on ne peut pas dépenser vingt-cinq millions par mois sans que tout soit en mouvement dans un pays; mais que ces mouvements, je ne les ai ordonnés qu'après que la Russie m'eut fait connaître qu'elle pouvait changer et saisir le premier moment favorable pour commencer les hostilités. «Dans votre lettre à Lauriston, ajoutez: L'Empereur trouve fort extraordinaire que vous vous soyez trouvé si à court de discussion dans cette circonstance...... L'Empereur n'a pas armé lorsque la Russie armait en secret: il a armé publiquement et lorsque la Russie était prête, d'après ce que dit l'empereur Alexandre lui-même. L'Empereur n'a pas fait de manifeste[241] ni de querelle aux yeux des cours de l'Europe; il n'a pas même fait de réponse; enfin l'Empereur ne demande pas mieux que de remettre les choses dans l'état où elles étaient. Il l'a proposé; mais au lieu d'envoyer quelqu'un pour négocier, on dit des choses peu solides. L'intention de l'Empereur n'est donc pas que vous niiez les armements et que vous mettiez la Saxe dans une position embarrassante, mais que vous demandiez avec instance qu'on fasse cesser cet état violent, non par des récriminations, mais par des explications sincères et en cherchant des moyens d'arrangement, _si on peut en trouver_[242].» [Note 241: Allusion à la protestation publique des Russes au sujet de l'Oldenbourg.] [Note 242: _Corresp._, 17832.] Cette restriction, cette formule essentiellement dubitative livre la pensée vraie de l'Empereur. Il ne désire point la guerre par dessein préconçu: au fond, il ne demanderait pas mieux que de l'éviter et saurait gré à qui la lui épargnerait. Seulement, il entrevoit de moins en moins la possibilité d'échapper à la rupture par un accord transactionnel. La pensée de faire droit pleinement aux désirs de la Russie et de démembrer le duché lui demeure odieuse: «Partez bien de ce principe, fait-il écrire à Lauriston, qu'il faudrait que les armées russes nous eussent ramenés sur le Rhin pour nous faire souscrire à un démembrement aussi déshonorant[243].»--«Cela serait déshonorant, reprend-il avec force, et pour l'Empereur l'honneur est plus cher que la vie.» Mais il se rend compte également qu'à défaut de cette satisfaction impossible, la Russie ne reprendra jamais confiance, qu'il reste bien peu d'espoir de tourner la difficulté et de trouver un biais: qu'en un mot, en dehors de ce qu'il ne veut pas faire, il n'y a rien de praticable. C'est pourquoi, malgré ses assurances pacifiques, malgré ses protestations relativement sincères, l'obsession de la guerre inévitable pour l'année prochaine le possède toujours et le domine, continue à inspirer la plupart de ses actes. Après avoir un instant suspendu les envois de troupes en Allemagne, il les reprend très vite. Sans doute, il diminue plutôt qu'il n'augmente ses forces de première ligne: pour répondre à l'une des préoccupations d'Alexandre, il cesse d'accroître la garnison de Dantzick, arrête sur l'Oder un des régiments destinés à occuper cette place, fait opérer quelques marches rétrogrades à une portion de la brigade westphalienne commandée pour le même service; mais ces précautions ont pour but de masquer des mouvements plus importants qui s'accomplissent en arrière. Les bataillons de dépôt rejoignent définitivement l'armée de Davout et y insinuent trente mille hommes de plus: autour de l'Allemagne, Napoléon organise avec plus de soin et sur des proportions plus vastes les masses de renfort. Sur la rive gauche du Rhin, sur le versant méridional des Alpes, il substitue de véritables armées à des formations hâtives et partant incomplètes[244]. Il veut se mettre en mesure, à l'heure opportune, de verser sur l'Allemagne un déluge de soldats et de le pousser en torrent jusqu'aux frontières de la Russie. [Note 243: _Id._] [Note 244: _Corresp._, juin et juillet 1811, _passim_.] II Cette préparation lente et méthodique frappait moins les regards que le fiévreux travail de la période précédente. En Allemagne, en Autriche, en Pologne même, dans tous les pays qui avaient craint de devenir le théâtre et l'enjeu de la lutte, on crut que décidément la guerre s'éloignait. Dans les chancelleries, dans le conseil des souverains, à l'affolement produit par l'imminence de la crise et l'embarras des résolutions à prendre, succédait un calme relatif. La politique chômait; la diplomatie prenait ses vacances: le grand monde se répandait dans les villes d'eaux de la Bohême, pour y jouir des splendeurs d'un merveilleux été. Il n'était pas jusqu'aux Russes de Vienne, jusqu'à ces infatigables artisans de discorde qui ne parussent désespérer d'une rupture immédiate. Après avoir pendant tout le printemps poussé furieusement à la guerre et cherché à y entraîner l'Autriche, ils quittaient momentanément la place et s'en allaient, suivant le mot de notre ambassadeur, «noyer leur amertume dans les eaux de Baden, de Carlsbad et de Toeplitz[245]». Mais ce déplacement ne suspendait pas leur activité; il leur permettait au contraire, à l'aide de nombreux renforts arrivés de Russie et d'auxiliaires trouvés sur place, de renouveler leur guerre de partisans, d'ouvrir une campagne d'été, propre à réveiller et à nourrir le mécontentement de l'Empereur. [Note 245: Otto à Maret, 1er juin 1811.] La Bohême se trouvait sur le chemin de toutes les nouvelles et de toutes les intrigues. Depuis le mariage de Marie-Louise, la partie intransigeante de la noblesse autrichienne avait émigré à Prague: elle avait fait de cette ville son refuge et son retranchement. Puis, les agents secrets que l'Angleterre versait continuellement sur l'Europe, après avoir atterri en Suède, après s'être faufilés en Prusse, cheminaient à travers la Saxe et la Bohême pour gagner Vienne, où ils allaient travailler la société et pervertir l'opinion: avant de pousser jusqu'à ce terme de leur voyage, ils prenaient langue à Carlsbad ou à Toeplitz. C'était là aussi qu'affluaient des divers pays germaniques, comme en un point central, comme en un parloir périodiquement ouvert, les émissaires du _Tugendbund_, les dépositaires du secret patriotique, les membres de ces mystérieuses confréries qui composaient en Allemagne, parmi l'affaissement de tous les pouvoirs constitués, la seule force active et belligérante. Nos représentants en Autriche et en Saxe, observateurs désignés, traçaient alors un tableau assez piquant des stations thermales de la Bohême, de ces rendez-vous d'élégance et d'intrigue, où l'opposition contre nous prenait toutes les formes, depuis les plus violentes jusqu'aux plus puériles, et s'amusait de satisfactions sentimentales, en attendant mieux: «Depuis la fâcheuse aventure de Schill, écrivait un agent de surveillance, les chevaliers et chevalières _de la Vertu_ ont continué à travailler à la restauration de l'antique Germanie; et comme rien ne doit être négligé pour faire le bien, ils ont envoyé dans les diverses parties de l'Allemagne des missionnaires habiles qui, tantôt par leur éloquence, tantôt par des ouvrages mystiques, s'efforcent de faire germer les graines répandues pendant la dernière guerre. Les dames mêmes se chargent de ces missions honorables, et la comtesse de Recke s'est acheminée à Carlsbad pour y présider le _club de la Vertu_ et relever la colonne d'Arminius. Les membres de cette société se reconnaissent par des signes convenus, et ont, principalement dans le Nord, des moyens de communication. Pour conserver les formes antiques de son pays, Mme de Recke est accompagnée d'un _barde_, qui, suivant le sentiment unanime du club, est l'homme le plus éloquent et le plus grand poète de son siècle. Issu de la colonie française de Berlin, il n'a contre lui que son nom; il s'appelle _Didier_, ci-devant chanoine de Magdebourg. Le génie fécond de ce nouveau Tyrtée enchante, transporte et enivre tous ceux qui ont la permission d'assister aux séances. «Des odes, des apologues, des chants de guerre varient les plaisirs des auditeurs. Pour donner une juste idée de la finesse de ses allusions, on se borne à citer ici la fable du _Tigre_, où, après mille incidents plus ingénieux les uns que les autres, le tigre finit par manger le lion, l'éléphant, les léopards et les ours. L'auteur fait entendre que ce tigre n'est autre chose que l'empereur Napoléon lui-même. Communément la séance se termine par un chant de guerre de la composition de M. le chanoine. La dernière ode, le martyre de la bienheureuse reine de Prusse, ayant été applaudie avec extase, il s'est écrié: «Que ne puis-je la chanter à la tête de deux cent mille hommes!» Mme de Recke a une telle horreur de tout ce qui est français, qu'elle a fait voeu, dit-on, de ne plus parler notre langue[246].» [Note 246: Archives des affaires étrangères, correspondance de Vienne, 390.] Autour de ce singulier cénacle se groupaient des officiers prussiens, «prêts à tout sacrifier aux mânes de leur reine», «des mouchards anglais», des émigrés français, d'anciens chefs de chouans, tous s'animant les uns les autres, chuchotant et gesticulant, s'insurgeant en paroles contre le «puissant dominateur de l'Europe». Leur horreur de la France était telle que la venue annoncée d'un de nos diplomates, du respectable baron de Bourgoing, ministre impérial à Dresde, faisait s'envoler toute une partie de cette bande, comme à l'approche d'un pestiféré. La présence d'un de nos officiers provoquait des manifestations scandaleuses: «Sa décoration de la Légion d'honneur donnait des vapeurs aux femmes qui se vantaient d'avoir montré du caractère, c'est-à-dire d'avoir été à son égard aussi grossières qu'il est possible[247].» Dans ce milieu où bouillonnaient tant de passions, on juge si l'arrivée du comte Razoumowski, chef de la faction russe à Vienne, fit sensation, lorsqu'il parut avec ses amis comme un général au milieu de ses troupes, plein d'audace et de jactance, se donnant pour mission de coaliser tous les mécontentements et de les mener haut la main à une action commune. [Note 247: Otto à Maret, 3 août 1811.] Il arriva avec une suite et un équipage de souverain, s'établit à Franzbrunn, près d'Egra, poste dominant d'où il surveillerait toutes les stations de la Bohême et centraliserait les intrigues[248]. Ses opérations commencèrent aussitôt, régulièrement organisées. Tout un personnel d'agents secondaires travaillait sous ses ordres; il eut ses employés, ses bureaux: deux secrétaires à cheval étaient occupés journellement à porter sa volumineuse correspondance; dans chacun des «bains» du voisinage, il avait établi un homme à lui, un distributeur de paroles, et aucun voyageur ne quittait la Bohême sans rapporter dans son pays ce mot d'ordre: agir sur les gouvernements par l'opinion et les disposer à de prochaines prises d'armes, «la guerre contre la France devant être l'état habituel de tout gouvernement bien ordonné[249]». Des princes et princesses de sang royal, des souverains en disponibilité, ne dédaignaient point d'assister Razoumowski dans son oeuvre de propagande fanatique. Ses principaux coadjuteurs étaient l'électeur de Hesse, dépossédé de ses États et réfugié en Bohême, le prince Ferdinand de Prusse, et les jeunes duchesses de Courlande, qui savaient «allier avec beaucoup d'abandon la galanterie à la politique[250]». [Note 248: Il amenait avec lui, ajoute le rapport précité, «deux secrétaires, quatre cuisiniers, de nombreux domestiques, vingt-deux chevaux et quatre fourgons chargés d'équipages. Les habitants, peu habitués à cette magnificence, auraient désiré lui donner une garde d'honneur; mais, faute de mieux, ils ont placé aux deux portes de sa maison quatre superbes sentinelles en peinture, dont deux Russes et deux Cosaques.»] [Note 249: Otto à Maret, 1er juin] [Note 250: _Id._, 3 août 1811.] Pendant quelques semaines, l'audace entreprenante de ces personnages fut telle que nos agents crurent voir se former à Carlsbad un véritable congrès de mécontents, d'où pourrait sortir «le feu d'une nouvelle coalition[251]». Ce qui les rassurait relativement, c'était le manque d'accord entre les divers groupes d'étrangers. La plupart abhorraient la France, mais tous se détestaient entre eux. Les Prussiens méprisaient les Saxons; ceux-ci faisaient bande à part, se distinguaient par leur tiédeur pour la cause commune et échappaient à peu près aux atteintes de la «fièvre germanique[252]». Les Russes fréquentaient de préférence les membres de l'aristocratie viennoise, et cet exclusivisme leur faisait tort auprès des autres Allemands. Néanmoins, leurs exhortations, leurs pronostics, tenaient en haleine les espérances et les colères, encourageaient le zèle guerroyant des sociétés secrètes, maintenaient parmi les peuples d'Allemagne un levain d'agitation et de révolte. [Note 251: _Id._, 10 juillet.] [Note 252: _Id._, 3 août.] À Pétersbourg, les bruits de guerre immédiate s'étaient à peu près dissipés: la discussion avec la France baissait d'un ton, mais continuait, s'éternisait, monotone et stérile. C'était toujours de part et d'autre reprise des mêmes plaintes, répétition des mêmes arguments. Parfois, on variait, on renforçait un peu les expressions, sans changer le fond et la substance des raisonnements, et deux grands gouvernements semblaient se livrer à cet exercice de rhétorique qui consiste à répéter interminablement les mêmes choses sous des formes différentes. Seul, par désir de conciliation, Roumiantsof s'efforçait d'introduire dans le débat quelques éléments nouveaux, cherchait toujours une base d'accord. Envisageant la question du duché sous un point de vue nouveau, il laissait entendre à Lauriston que, sans toucher à l'intégrité matérielle de cet État, on pourrait le transformer et anéantir en lui tout esprit d'expansion: on pourrait lui enlever son autonomie, son gouvernement et ses institutions propres, son administration indigène, le dénationaliser en quelque sorte et le réduire à la condition de simple province saxonne[253]. [Note 253: Lauriston à Maret, 18 juillet 1811.] Mais Alexandre ne parlait plus de la Pologne. Il laissait le chancelier s'épuiser à la recherche de vains expédients et ne le suivait plus dans cette voie: moins pacifique, plus entier et plus exigeant sous son masque d'impassible douceur, il s'était juré de ne fermer le conflit qu'au cas où Napoléon lui accorderait le gage éclatant qu'il avait en vue. Ce résultat vainement attendu de la mission Tchernitchef, il avait pensé que le retour du duc de Vicence à Paris et ses instances pourraient le produire. Après le départ de l'ambassadeur, on l'avait vu en proie à une impatience et à une émotion mal dissimulées, calculant la durée du voyage et le temps nécessaire pour le retour d'un courrier, comptant les jours, presque les heures. Au commencement de juin, il avait compris que Caulaincourt arrivait à Paris et s'était senti au moment décisif. Depuis, plusieurs semaines s'étaient écoulées, sans apporter de réponse satisfaisante, et rapprochant ce silence d'autres indices, Alexandre l'interprétait comme un refus[254]. Voyant que Napoléon n'entrait pas dans la voie des concessions caractérisées, il ne voulait plus traiter, renonçait à présenter des moyens d'apaisement et de concorde: la démarche à la fois énigmatique et pressante qu'il avait tentée par l'intermédiaire de Caulaincourt avait épuisé sa bonne volonté. [Note 254: Napoléon avait dit à Kourakine «qu'il aurait cédé deux districts du duché de Varsovie, en donnant une compensation au roi de Saxe, et même la ville de Dantzick et son territoire, si l'empereur Alexandre l'eût demandé et n'eût pas fait des armements menaçants». Alexandre cita ce propos à Lauriston, en ajoutant «que ce _si_ voulait tout dire et qu'il le comprenait». Lettre particulière de Lauriston à Maret, 1er juin 1811. D'autre part, _une personne_ haut placée en France et se disant bien informée faisait avertir par Tchernitchef Sa Majesté Russe que Napoléon n'avait nul dessein «de se raccommoder sincèrement avec elle». Rapport du 17 juin, vol. cité, 175. La _personne_ en question n'était-elle pas celle à qui le Tsar avait fait remettre une lettre autographe au commencement de l'année?] Une influence étrangère contribuait à dissiper ses dernières hésitations. Tous les témoignages de première main s'accordent à signaler durant cette période la faveur croissante du Suédois Armfeldt et son rôle dans les événements. Peu à peu, les bienfaits, les encouragements, les marques d'intérêt venaient le trouver et le mettaient hors de pair: son crédit tout intime ne laissait plus de place aux conseils officiels de Roumiantsof et reléguait au second rang Speranski lui-même. Le Suédois avait gagné la confiance du maître par l'indépendance même de ses allures: Alexandre se piquait de détester les flatteurs, et le meilleur moyen de lui faire agréer un avis était de le lui présenter avec quelque rudesse; on donnait ainsi à cet autocrate, qui rougissait de l'être, l'illusion de commander à des hommes libres. Armfeldt lui parlait haut et ferme: «Très éloigné, dira de lui bientôt un observateur perspicace[255], de ce caractère et de ce langage serviles qui caractérisent le peuple esclave, le baron d'Armfeldt a surtout frappé et conquis l'Empereur par sa franchise et sa hardiesse à lui opposer le tableau de ce qu'il pouvait être à celui de ce qu'il était.» Avec une insistance presque cruelle, il faisait sentir au Tsar l'infériorité de sa position présente, les dégoûts dont Napoléon l'abreuvait, l'humiliation et le danger de céder toujours, la nécessité de se reprendre et de résister, sous peine de n'être plus qu'un fantôme d'empereur: il lui adressa un long mémoire portant cette épigraphe «_To be or not to be_[256].» [Note 255: Le comte de Loewenhielm, 5 avril 1812; archives du royaume de Suède.] [Note 256: TEGNER, III, 301.] Sensible à ces âpres mises en demeure, Alexandre s'imprégnait des idées qu'on lui versait dans l'esprit, mais il les appliquait conformément à son caractère et à son génie propres, plus portés d'ordinaire aux ténacités inertes qu'aux brusques initiatives. Il se fixait à une politique toute de dénégations, à un système évasif et dilatoire, à une intransigeance voilée, sans se dissimuler qu'il provoquait ainsi et finirait par s'attirer la guerre. Après s'y être préparé le premier, après avoir été sur le point de la commencer, après s'être prêté ensuite à quelques tentatives pour l'éviter, il revenait à y voir, comme au printemps, le dénouement certain et obligé du conflit, avec cette différence qu'il entendait désormais se faire attaquer au lieu d'attaquer, laisser venir à lui l'adversaire, au lieu de le devancer. En effet, à l'instant même où il cède en politique aux suggestions belliqueuses d'Armfeldt, il choisit définitivement, comme guide et conseiller militaire, Pfuhl le temporisateur. Il adopte officiellement son plan: il prescrit d'organiser des lignes de défense conformément aux données admises et charge l'Allemand Wolzogen de préparer cette oeuvre[257]. S'il incline encore à faire précéder le grand recul par une pointe en Pologne, c'est à seule fin de désorganiser autant que possible les moyens de l'envahisseur: il ne s'agit plus là que d'une offensive strictement limitée, destinée à faire commencer de plus loin la retraite dévastatrice et la résistance fuyante: il s'agit surtout d'une offensive purement stratégique. Politiquement, Alexandre est résolu à éviter toute mesure violente, tout éclat, jusqu'à ce que les Français se soient avancés assez loin en Allemagne, assez près de ses frontières, pour le mettre en état de légitime défense. Ce qu'il veut avant tout, c'est se donner aux yeux de l'Europe l'apparence du droit et les dehors de la longanimité. Tous ses efforts vont tendre à perpétuer le conflit, mais à le perpétuer sans en avoir l'air, en rejetant sur son rival la responsabilité et l'odieux de la rupture. [Note 257: _Mémoires de Wolzogen_, 57. Une note publiée dans la collection des archives Woronzof, XVI, 390, fixe également au mois de juin l'adoption du plan défensif. Loewenhielm définira ainsi les résolutions d'Alexandre: «Ne rien accorder à la France et attirer l'ennemi dans des lignes de défense établies.» Dépêche du 3 mars 1812, archives du royaume de Suède. Armfeldt écrivait qu'il espérait bien que Bonaparte viendrait «donner dans le piège». TEGNER, III, 384.] Dans ce but, il évite désormais toute allusion au duché de Varsovie; celant au plus profond de son âme le grief réel, il n'allègue que le grief apparent, la réunion de l'Oldenbourg, et joue avec un art consommé de cette affaire, où il a incontestablement le beau rôle et peut se dire l'offensé. D'un ton triste et doux, il continue à se plaindre de l'outrage: il réclame vaguement une satisfaction. Si la France le serre de plus près et le conjure d'énoncer ses désirs, il se borne à demander la réparation du préjudice causé, la réintégration du duc dans le patrimoine familial. Lui parle-t-on d'équivalent et de compensation, il ne dit ni oui ni non: il promet d'expédier à Kourakine les pouvoirs nécessaires pour conclure un accord et se garde de les envoyer: il se dit invariablement prêt à terminer l'affaire et n'en fournit jamais les moyens[258]. En même temps, il a soin d'affirmer très haut, de publier que la saisie de l'Oldenbourg, si pénible qu'elle lui ait été, ne constitue pas à ses yeux un _casus belli_, qu'il ne revendiquera jamais les armes à la main les droits de sa maison. Par conséquent, si Napoléon renforce ses effectifs, glisse de nouvelles troupes en Allemagne, prépare ses instruments d'agression, c'est sans cause valable, c'est par pur délire d'ambition et d'orgueil, c'est pour soumettre au joug un empire qui ne demande qu'à vivre en paix avec lui et à demeurer son allié. [Note 258: Correspondance de Lauriston, juillet et août 1811.] En prenant cette attitude, le Tsar gagnait aussi l'avantage de pouvoir éconduire les puissances intéressées à empêcher le conflit et à proposer leur entremise pacificatrice, car, ne voulant pas d'accord, il ne voulait point de médiateur. Lorsque tour à tour la Prusse et l'Autriche, sortant d'une quiétude momentanée et reprenant l'alarme, le conjurent d'accepter leurs offices, il feint l'étonnement: il ne sait de quoi on lui parle: qu'est-il besoin de conciliateurs, puisqu'il n'est pas question de guerre? «Sa Majesté Impériale,--fait-il écrire à Vienne,--a cru d'autant plus devoir décliner l'intervention d'une puissance tierce qu'en l'acceptant elle aurait nécessairement fait supposer un état de mésintelligence entre les cours de Pétersbourg et des Tuileries, mésintelligence qui n'existe pas, puisque Sa Majesté Impériale persiste invariablement dans ses anciens sentiments et ses relations politiques avec la France, qui de son côté ne cesse de lui donner l'assurance de son amitié[259].» [Note 259: Dépêche à Stackelberg, 27 octobre 1811. Archives de Saint-Pétersbourg.] Cependant, le litige discrètement entretenu fournira motif au Tsar pour fermer les yeux de plus en plus sur la contrebande et rouvrir finalement ses ports au commerce régulier de l'Angleterre: c'est l'une de ses grandes raisons pour se soustraire à un arrangement qui l'emprisonnerait à nouveau dans l'alliance[260]. Si Napoléon supporte ce détachement plus complet et, voyant que les Russes ne bougent de leurs positions défensives, arrête lui-même et rappelle ses armées, Alexandre ne l'ira pas chercher: mais il est infiniment plus probable que le conquérant poussera à bout ses projets destructeurs, commencera la guerre et l'invasion. Cette guerre, Alexandre l'acceptera alors avec une tranquille vaillance, résolu à la faire acharnée, terrible, éternelle, en s'aidant du climat et de la nature, et il se dit qu'il aura préalablement remporté un grand avantage moral et gagné son procès devant l'opinion européenne. Son calcul était juste, puisque son jeu subtil et patient, sans faire illusion totalement aux contemporains, a trompé pendant quatre-vingts ans la postérité et l'histoire. [Note 260: Nous en trouverons plus loin l'aveu dans sa bouche même.] Il ne trompa pas Napoléon. En voyant la Russie se dérober à toute explication, l'Empereur en conclut qu'elle ne voulait point d'accommodement, parce qu'elle désespérait d'obtenir l'objet réel de ses convoitises. Ainsi, il a vu clair, il a deviné juste: comme compensation à l'Oldenbourg, on tenait à obtenir une fraction du duché et on n'admet pas autre chose. Ce qu'on attendait de lui, c'était qu'il livrât sa première ligne de défense, qu'il frappât lui-même ce peuple polonais dont il avait éprouvé le dévouement, qu'il lui infligeât une nouvelle mutilation. L'an passé, en lui proposant le fameux traité, on ne lui avait demandé que de ratifier le partage: on voudrait aujourd'hui le lui faire recommencer, et cette prétention le courrouce. En même temps, les nouvelles du Nord lui apprennent qu'avec la belle saison le commerce anglais dans la Baltique, à peine déguisé sous pavillon américain, reprend sur des proportions infiniment accrues. Les navires fraudeurs ne se bornent plus à se glisser un à un et subrepticement à Riga ou à Pétersbourg: ce sont de véritables flottes marchandes, des convois de cent cinquante bâtiments à la fois, qui abordent aux ports de Russie: on les y reçoit impudemment, on les laisse déverser sur le littoral d'opulentes cargaisons, et ce trafic, en permettant à l'Angleterre d'écouler une partie des produits qui l'encombrent et l'oppressent, l'empêche de périr de surabondance et de pléthore[261]. Voilà donc à quoi tendaient les prétendues alarmes de la Russie, ses terreurs simulées, ses plaintes, les querelles qu'elle nous cherchait: en admettant qu'elle n'ait pas eu l'intention formelle de faire la guerre, elle voulait se ménager un prétexte pour reprendre avec les Anglais des relations profitables, tout en nous arrachant une concession humiliante et funeste. Son jeu est clair désormais, «son système se déroule[262]», et ces constatations achèvent de décider l'Empereur. Cédant à une brusque colère, obéissant aussi à une pensée politique et au désir de se rallier l'opinion, il éprouve le besoin de dénoncer publiquement ses griefs, de démasquer aux yeux de toute l'Europe les intentions d'Alexandre, de proclamer que les Russes veulent un lambeau de la Pologne et ne l'obtiendront jamais. [Note 261: _Corresp._, 18082.] [Note 262: _Id._ Cette idée ressort en outre très clairement de la dépêche de Maret à Lauriston en date du 30 août 1811 et de sa lettre confidentielle du 19 novembre.] L'occasion lui en fut fournie le 15 août, jour de sa fête. Chaque année, il faisait célébrer cette date par des réjouissances populaires et par la tenue aux Tuileries d'une grande assemblée. Le cérémonial habituel du dimanche s'observait en cette occasion avec un surcroît de solennité, et l'Empereur présidait en personne à ces représentations grandioses, qu'il machinait comme des scènes d'opéra, avec cortège, défilé, figurations somptueuses, et qui remettaient périodiquement sous les yeux du public l'apothéose de sa puissance. C'était une série de spectacles magnifiquement et ponctuellement réglés: à l'heure de la messe, la sortie des grands appartements, l'apparition successive des pages, aides et maîtres des cérémonies, écuyers, préfet du palais et chambellans, de l'aide de camp de service, des cinq grands officiers de la couronne, de l'Empereur enfin, suivi du grand aumônier, des princes et colonels généraux: c'était l'Impératrice s'acheminant de son côté avec les princesses et tous ses services; parfois, la conjonction des deux cortèges, leur déploiement sur le grand escalier, la traversée lente des salons et des galeries, l'arrivée à la chapelle, où le peuple était admis à contempler Leurs Majestés: sur les divers points du parcours, des détachements de la garde échelonnés, des grenadiers présentant les armes, des tambours battant aux champs, des rangées d'uniformes et de costumes de cour se détachant sur le décor luxueux des appartements, sur les ors et les marbres, sur la pourpre des tentures: l'appareil le plus propre à frapper les yeux, à émouvoir les esprits, à rehausser de faste et de splendeur le culte tout viril qui se rendait au souverain[263]. Après la messe, il y avait souvent parade militaire dans la cour du château: avant ou après la messe, il y avait invariablement audience dans les grands appartements et réception du corps diplomatique. Les ambassadeurs et ministres étrangers étaient introduits dans la salle du Trône; eux seuls avaient droit d'y venir, avec les ministres secrétaires d'État, avec un certain nombre de privilégiés, et c'était dans cette partie du château auguste entre toutes que Napoléon, après s'être montré à eux dans l'environnement de sa pompe impériale, accueillait leurs hommages. [Note 263: Voy. le tableau si frappant et d'une si rigoureuse exactitude que M. Frédéric Masson a tracé de ces scènes dans un article de la _Vie contemporaine_, 1er février 1894.] Le 15 août 1811, l'audience diplomatique eut lieu avant la messe. À midi, tandis qu'au dehors des salves d'artillerie signalaient la solennité du jour, l'Empereur fit son entrée dans la salle et prit place sur le trône. Successivement, les princes grands dignitaires, les cardinaux et les ministres, les grands officiers de l'Empire, les grands aigles de la Légion d'honneur et autres dignitaires furent admis à lui présenter leurs voeux[264]. Après eux, le corps diplomatique parut, précédé par un maître et un aide des cérémonies, introduit par le grand chambellan. Il se déploya en cercle autour du trône, ses membres se plaçant par ordre d'ancienneté dans leur poste. Le prince Kourakine figurait à son rang, moins mal portant qu'à l'ordinaire, resplendissant comme un soleil dans ses habits constellés de décorations et de pierreries, formant groupe avec le prince de Schwartzenberg et l'ambassadeur d'Espagne. [Note 264: _Moniteur_ du 17 août.] L'Empereur descendit du trône. Lentement et par deux fois, il fit le tour du cercle, s'arrêtant çà et là pour jeter un mot, une question, pour se faire nommer les étrangers qui avaient sollicité l'honneur de l'approcher: ce jour-là, la liste des présentations comprenait, avec un général bavarois et un colonel suisse, trois «citoyens des États-Unis[265]». Ces diverses opérations prirent un certain temps. Dans la salle, la chaleur était étouffante: par cette radieuse journée d'août, une lumière blanche et crue tombait des hautes fenêtres, faisait flamber d'un éclat aveuglant les broderies massives des uniformes, ajoutait au malaise que causaient à chacun la longueur de la séance, la foule et la presse, l'angoisse de la comparution devant l'arbitre de toutes les destinées, devant le maître et le juge. Quand les formalités d'usage eurent été entièrement accomplies, il parut que le cercle touchait à sa fin: une grande partie de l'assemblée s'était écoulée déjà dans les salons voisins: il ne restait dans la salle du Trône, avec le corps diplomatique, que quelques ministres et «cordons rouges»; on attendait le moment où l'Empereur allait faire prévenir l'Impératrice et se rendre à la chapelle, pour entendre la messe et le chant du _Te Deum_, lorsqu'on le vit se rapprocher du groupe dont faisait partie Kourakine[266]. [Note 265: _Id._] [Note 266: Les éléments du récit qui suit ont été puisés à différentes sources: lettre de Maret à Lauriston, 25 août 1811; pièces conservées aux archives des affaires étrangères (Russie, 153), sous le titre: _Relation tirée des notes de l'ambassadeur d'Autriche_ et _Rapport d'un ministre d'un prince de la Confédération_; extraits du rapport de Kourakine, cités par Bogdanovitch, I, p. 31 et suiv.; rapport du ministre prussien Krusemarck, analysé et publié en partie par Duncker, 374-375, d'après les archives de Berlin. Tous ces documents concordent sur les points essentiels.] «Vous nous avez donné des nouvelles, prince», dit-il d'un air avenant. Il s'agissait de bulletins récemment communiqués par l'ambassade russe et portant avis d'une rencontre en Orient, aux environs de Rouchtchouk, entre les troupes que la Russie avait laissées sur le Danube, sous le commandement de Kutusof, et l'armée ottomane. L'affaire avait été chaude et indécise: les deux partis s'attribuaient la victoire. Kourakine vanta la valeur de ses compatriotes: Napoléon rendit hommage à ces braves gens, mais fit observer que les Russes n'en avaient pas moins été forcés d'évacuer Rouchtchouk, leur tête de pont au delà du Danube, et qu'ils avaient ainsi perdu la ligne du fleuve. En effet, suivant lui, on ne pouvait se servir défensivement d'un fleuve qu'à la condition de se garder le moyen d'opérer sur les deux rives: à Essling, il s'était estimé vainqueur parce qu'il avait conservé Lobau, qui lui donnait accès sur la rive gauche et prise sur l'armée autrichienne. Il développa ce thème avec abondance, avec sa maîtrise habituelle, et fit, devant ses auditeurs émerveillés, tout un cours de tactique. Renonçant à lui disputer l'avantage sur ce terrain, Kourakine convint que les Russes avaient dû reculer, faute d'effectifs suffisants pour maintenir leur position, et il attribua cette pénurie d'hommes à un manque d'argent, qui avait obligé le Tsar à rappeler dans l'intérieur de ses États une partie des troupes employées contre la Turquie. C'était là que l'attendait l'Empereur, qui lui dit aussitôt, avec une bonhomie narquoise: «Mon cher ami, si vous me parlez officiellement, je dois faire semblant de vous croire ou ne pas vous répondre du tout: mais si nous parlons confidentiellement, je vous dirai que vous avez été battus, que vous l'avez été parce que vous manquiez de troupes, et que vous en manquiez parce que vous avez envoyé cinq divisions de l'armée du Danube à celle de Pologne, et cela, non par embarras de vos finances, qui s'en seraient mieux trouvées de nourrir ces troupes aux dépens de l'ennemi, mais pour me menacer.» Les mouvements opérés par les Russes en avant de Varsovie devinrent alors le sujet de la conversation. Avec vivacité, Napoléon fit sentir que ces marches précipitées l'avaient d'autant plus ému qu'elles lui avaient paru inexplicables: «Je suis comme l'homme de la nature, dit-il, ce que je ne comprends pas excite ma défiance.» Il s'est donc vu dans l'obligation de se mettre lui-même sur ses gardes; des deux côtés, on s'est piqué, on s'est armé, on s'est livré à de vastes déplacements de troupes qui continuent encore, et voilà les deux nations sur pied, en face l'une de l'autre, prêtes à s'entr'égorger, sans s'être jamais dit pourquoi. En effet, à qui fera-t-on croire que l'Oldenbourg soit le vrai motif de la querelle? Entre grandes puissances, on ne se bat pas pour l'Oldenbourg. D'ailleurs, la France a offert une indemnité; elle l'a offerte «entière et complète», elle a réitéré à dix reprises ses propositions, sans obtenir de réponse. Il y a donc autre chose: il y a chez les Russes une arrière-pensée, et brusquement, violemment, Napoléon tire le voile, met à découvert le fond mystérieux du litige. Il dit: «Je ne suis pas assez bête pour croire que ce soit l'Oldenbourg qui vous occupe: je vois clairement qu'il s'agit de la Pologne. Vous me supposez des projets en faveur de la Pologne; moi, je commence à croire que c'est vous qui voulez vous en emparer, pensant peut-être qu'il n'y a pas d'autre moyen d'assurer de ce côté vos frontières.» Mais il importe qu'à cet égard toute illusion cesse, que la Russie sache à quoi s'en tenir, et ici l'Empereur s'anime terriblement. «Ne vous flattez pas», s'écrie-t-il, «que je dédommage jamais le duc du côté de Varsovie. Non, quand même vos armées camperaient sur les hauteurs de Montmartre, je ne céderai pas un pouce du territoire varsovien: j'en ai garanti l'intégrité. Demandez un dédommagement pour l'Oldenbourg, mais ne demandez pas cent mille âmes pour cinquante mille, et surtout ne demandez rien du grand-duché. Vous n'en aurez pas un village, vous n'en aurez pas un moulin. Je ne pense pas à reconstituer la Pologne; l'intérêt de mes peuples n'est pas lié à ce pays. Mais si vous me forcez à la guerre, je me servirai de la Pologne comme d'un moyen contre vous. Je vous déclare que je ne veux pas la guerre et que je ne vous la ferai pas cette année, à moins que vous ne m'attaquiez. Je n'ai pas de goût à faire la guerre dans le Nord; mais si la crise n'est point passée au mois de novembre, je lèverai cent vingt mille hommes de plus: je continuerai ainsi deux ou trois ans, et si je vois que ce système est plus fatigant que la guerre, je vous la ferai... et vous perdrez toutes vos provinces polonaises.» Ainsi, en s'acharnant à une prétention inadmissible, la Russie s'expose à une lutte aussi désastreuse que celles où ont succombé la Prusse et l'Autriche: faut-il donc que le même esprit d'aveuglement et de vertige s'empare successivement de tous les États et les entraîne aux abîmes? «Car», poursuit l'Empereur en changeant subitement de ton et en affectant une modestie pleine d'impertinence, «soit bonheur, soit bravoure de mes troupes, soit parce que j'entends un peu le métier, j'ai toujours eu des succès, et j'espère en avoir encore, si vous me forcez à la guerre.»--«Vous savez», ajoute-t-il, «que j'ai de l'argent et des hommes.» Et aussitôt des visions à faire frémir, une fantasmagorie de chiffres, un concours prodigieux d'armées s'évoquent à sa voix: «Vous savez que j'ai huit cent mille hommes, que chaque année met à ma disposition 250,000 conscrits, et que je puis par conséquent augmenter mon armée en trois ans de sept cent mille hommes qui suffiront pour continuer la guerre en Espagne et pour vous la faire. Je ne sais pas si je vous battrai, mais nous nous battrons. Vous comptez sur des alliés: où sont-ils? Est-ce l'Autriche, à qui vous avez ravi trois cent mille âmes en Galicie? Est-ce la Prusse? La Prusse se souviendra qu'à Tilsit l'empereur Alexandre, son bon allié, lui a enlevé le district de Bialystock. Est-ce la Suède? Elle se souviendra que vous l'avez à moitié détruite en lui prenant la Finlande. Tous ces griefs ne sauraient s'oublier: toutes ces injures se payent: vous aurez le continent contre vous.» Devant ce débordement d'effrayantes paroles, Kourakine restait interloqué, douloureusement ému de cette prise à partie qui le mettait en cause et en spectacle. Il s'essayait pourtant à remplir son devoir, à défendre de son mieux son pays et son maître. Mais comment parler devant un prince qui transformait toute conversation en monologue? On voyait l'ambassadeur s'épuiser en vains efforts pour placer quelques mots: on le vit pendant près d'un quart d'heure rester la bouche ouverte, sans que l'intarissable verve de son interlocuteur lui permît de commencer la phrase qu'il avait sur les lèvres[267]. [Note 267: _Documents inédits_.] À la fin, il profita d'un moment où Napoléon reprenait haleine pour sortir de cette position ridicule, pour affirmer que l'empereur de Russie restait «l'allié le plus fidèle de la France et même l'ami de son souverain».--«C'est le même langage», interrompit Napoléon, «que vous tenez à Pétersbourg à mon ambassadeur; mais que me servent des paroles que les faits démentent et que vous démentez vous-même par la protestation contre l'incorporation de l'Oldenbourg?»--«Est-ce donc», continua-t-il, «pour plaire aux Anglais que vous l'avez faite?» Et il montra au loin l'Angleterre dominant l'horizon, tenant le fil de toutes les intrigues, tirant et ramenant à elle la Russie. À l'appui de ce tableau, il rappela les facilités rendues au commerce britannique, le développement inouï de la contrebande, et fortement il insista sur ces griefs, qui le remplissaient d'amertume. Dans les rares instants de répit que lui laissait l'Empereur, Kourakine se bornait à dire que son maître n'avait rien tant à coeur que de terminer le litige. Pour faire justice de ces allégations sans preuve, Napoléon lui lança tout à coup une question catégorique et le mit au pied du mur: «Quant à s'arranger, dit-il, j'y suis prêt: avez-vous les pouvoirs nécessaires pour traiter? Si oui, j'autorise de suite une négociation.» Force fut à l'ambassadeur d'avouer qu'il n'avait point «la latitude nécessaire pour conclure un arrangement»; il se hâterait toutefois de faire connaître à Pétersbourg les désirs exprimés par Sa Majesté et ne doutait point qu'ils ne fissent faire un grand pas à l'entente. Mais le vague et l'embarras de cette réponse avaient une fois de plus éclairé l'Empereur: «Écrivez, reprit-il avec scepticisme, je n'ai rien contre, mais votre cour sait depuis longtemps ce que je viens de vous dire: je l'ai dit à Tchernitchef, au général Schouvalof, et mes ambassadeurs n'ont cessé depuis quatre mois de vous le répéter.» Il le répéta encore lui-même, longuement, insatiablement, avec des expressions à effet subitement dardées, avec un grand luxe d'images et de métaphores. Pourquoi, disait-il, au moment où la Russie se trouvait le plus fortement engagée sur le Danube, s'est-elle retournée et dressée contre la Pologne? «Vous faites comme le lièvre qui a reçu du plomb; il se lève sur ses pattes et s'agite affolé, s'exposant à recevoir en plein corps une nouvelle décharge.» Pourquoi prolonger un état incertain, qui n'est ni la guerre ni la paix? «Quand deux gentilshommes se querellent, quand l'un, par exemple, a donné un soufflet à l'autre, ils se battent et puis ensuite se réconcilient: les gouvernements devraient agir de même, faire carrément la guerre ou la paix.» Mais non, la Russie préfère se dérober à toute solution, elle semble vouloir éterniser le malaise général, et c'est ce que l'Empereur, à grands coups d'arguments et de répétitions, s'efforce de faire sentir à tous les diplomates qui l'écoutent, au public européen qui l'entoure. Conservant une certaine modération dans les termes et affectant le calme de la force, traitant l'ambassadeur avec une sorte de bienveillante pitié, il continue à frapper son gouvernement par-dessus sa tête: tout en rendant justice à la bonne volonté de Kourakine, il l'accable d'une dialectique inexorable. Enfin, après l'avoir tenu trois quarts d'heure à la torture, il le laissa aller, et le pauvre prince se retira consterné, rouge et suant à grosses gouttes, suffoquant d'émotion, étouffant dans son bel habit doré, répétant «qu'il faisait bien chaud chez Sa Majesté». Cependant, comme il faut que tout entretien diplomatique se termine par un appel à la concorde, les dernières paroles de l'Empereur avaient été pacifiques: il avait exprimé l'espoir que la guerre et ses calamités pourraient encore être évitées, si la Russie voulait s'expliquer autrement que par énigmes. Mais que pouvaient ces vagues tempéraments contre l'âpreté belliqueuse de toute son argumentation, contre l'éclat menaçant de ses discours et cette subite décharge de sa colère? III Le lendemain 16 août, retourné à Saint-Cloud, Napoléon se fit apporter toutes les pièces de la correspondance avec la Russie, depuis l'entrevue du Niémen. En même temps, le ministre secrétaire d'État au département des relations extérieures, le duc de Bassano, était appelé à un _travail avec Sa Majesté_: cela consistait à recueillir par écrit les réflexions que suggérait à l'Empereur telle ou telle question, d'après ses éléments et ses pièces, à enregistrer ensuite la décision prise. Le ministre tenait la plume, arrondissait la phrase, tempérait parfois l'expression: la pensée venait du maître. Il éprouvait le besoin de la mettre ainsi en forme positive et dogmatique, afin de voir plus clair dans ses propres idées, dans les raisons qui le déterminaient; c'était comme un rapport qu'il se faisait à lui-même et dont les conclusions fixaient sa volonté[268]. Cette fois, le problème à résoudre était celui-ci: «La situation de la France avec la Russie est-elle de nature à ce qu'on doive craindre une guerre, qu'il faille lever une nouvelle conscription et autoriser les dépenses que les ministres de la guerre proposent[269]?» [Note 268: Voy. plusieurs exemples de _Travail avec l'Empereur_ dans ROEDERER, t. III, p. 562 et suiv.] [Note 269: Le résultat du _Travail avec l'Empereur_ figure, sous forme de volumineux mémoire, aux archives des affaires étrangères, Russie, 153. BIGNON, X, 89 et suiv., et ERNOUF, 301-305, en ont publié des extraits.] La veille, parlant à Kourakine, Napoléon avait déclaré _ab irato_ qu'il connaissait les exigences de la Russie et ne s'y prêterait jamais. Maintenant, il reprend la question et en délibère avec lui-même, de sang-froid et à tête reposée. Avec son habituelle acuité de perception, il va droit au noeud de l'affaire; il le débarrasse de toute ambiguïté, l'extrait des incidents entassés à plaisir pour le couvrir et le masquer: il le dégage et l'isole, le fait saillir en plein relief. Longuement, méthodiquement, il reprend toutes les déductions qui l'amènent à croire que la Russie en veut à l'intégrité de l'État varsovien. Doit-il ou non souscrire à cette prétention? C'est ce qu'il examine ensuite. Il pèse le pour et le contre, met en balance les arguments qui militent en faveur de l'un et de l'autre parti; aveugle et rigoureux logicien, il aboutit enfin, par une suite de raisonnements serrés, à se prononcer pour la négative, à préférer le conflit violent et la guerre, et nous avons ainsi un mémoire justificatif de sa campagne de 1812, dicté par lui-même. Tout d'abord, il pose en principe qu'une guerre avec la Russie serait chose inopportune et fâcheuse; elle détournerait nos forces de l'Espagne et nous obligerait à y laisser tout inachevé; elle occasionnerait une effroyable consommation d'hommes, d'argent, et «ne produirait jamais des avantages égaux aux sacrifices qu'elle aurait exigés». Il est donc à désirer qu'elle puisse être évitée. Peut-elle l'être? Pour répondre à cette question, l'Empereur retrace à grands traits l'historique de ses rapports avec Alexandre Ier depuis l'alliance, se reporte par la pensée à Tilsit, repasse par Erfurt, saisit dès 1809 le conflit en germe et démontre irréfutablement que «la véritable difficulté de la position actuelle» provient de la conduite tenue par les Russes avant et pendant la dernière campagne contre l'Autriche, de leurs défaillances diplomatiques et militaires. Si l'empereur Alexandre, comme Napoléon l'en avait conjuré, avait parlé ferme à Erfurt et menacé l'Autriche, celle-ci eût senti la réalité de l'alliance franco-russe: elle eût craint d'affronter en même temps les deux grandes monarchies et eût renoncé à la guerre: aucun changement ne se serait opéré sur les frontières de la Russie; la Galicie n'eût pas changé de maître. «Si, la guerre ayant eu lieu, la Russie y avait pris part, comme elle le devait, au moment même et en y employant des forces considérables, elle serait entrée la première dans cette province, et les troupes du duché de Varsovie n'y auraient paru qu'en auxiliaires. Le contraire arriva. Les troupes du duché de Varsovie firent la conquête de la Galicie orientale, les habitants de cette province prirent les armes contre l'ennemi, et elle se trouva à la paix dans une telle situation qu'elle ne pouvait être rendue à l'Autriche et que Sa Majesté fut obligée de stipuler sa réunion au duché de Varsovie.» La Russie s'est donc trouvée en présence d'une Pologne à demi reconstituée, qui excitait ses inquiétudes. Les garanties données ou offertes--cession d'un district de la Galicie, envoi des troupes varsoviennes en Espagne, traité stipulant le non-rétablissement du royaume de Pologne--ont paru insuffisantes, et la Russie est restée en alarme, prête à saisir la première occasion pour porter atteinte à un ordre de choses dont elle était responsable et qu'elle jugeait néanmoins incompatible avec sa sécurité. Le prétexte dont elle s'est emparée a été l'incorporation de l'Oldenbourg à l'empire français. «Les arrêts du conseil britannique forcèrent Sa Majesté à réunir à la France les villes hanséatiques, pour fermer les ports du Nord au commerce de l'Angleterre. Le duché d'Oldenbourg fut compris dans cette réunion. La Russie intervint pour le duc d'Oldenbourg. Le pays d'Erfurt fut offert en indemnité. La Russie la refusa; au lieu d'en demander une autre, elle fit une protestation, procédé sans exemple dans l'histoire des puissances alliées. Elle commença sa protestation par des réserves, et elle la finit par l'expression du désir de conserver l'alliance: ce qui signifiait assez clairement qu'elle voulait faire beaucoup de bruit de l'affaire de l'Oldenbourg sans pousser les choses à bout et en laissant un moyen d'arrangement. «Ses projets commençaient à se développer. On vit qu'ils se dirigeaient contre le duché de Varsovie, dont l'existence et l'agrandissement l'alarmaient, et qu'ils tendaient, sinon à une réunion totale du duché aux provinces polonaises russes, du moins à une réunion partielle qui conduirait incessamment à son entière destruction. Le refus d'accepter Erfurt comme indemnité avait été motivé sur ce que ce pays n'était pas contigu à la Russie: or, le seul pays contigu à la Russie sur lequel Sa Majesté pouvait avoir quelque influence est le duché de Varsovie. Des insinuations verbales faites par le colonel Tchernitchef et par le comte Roumiantsof avaient fait comprendre que l'affaire d'Oldenbourg s'arrangerait, lorsque l'on s'entendrait sur les affaires de la Pologne. On conçut très bien alors comment la Russie était intervenue dans l'affaire d'Oldenbourg; comment, en faisant sa protestation, elle avait exprimé de nouveau son attachement à l'alliance; comment enfin, en refusant Erfurt, elle n'avait pas fait connaître ce qu'elle désirait. «Si elle se trouvait blessée, pourquoi ne faisait-elle pas la guerre? Si elle voulait des indemnités plus ou moins considérables, pourquoi n'ouvrait-elle pas des négociations? Toute discussion entre des gouvernements ne peut cependant finir que de l'une ou l'autre de ces manières; mais la Russie voulait des choses qu'elle n'osait pas avouer. Elle voulait la cession de 5 à 600,000 habitants du duché en indemnité de l'Oldenbourg. Cette conséquence de la protestation, des insinuations, du silence même de la Russie, est évidente. «Tout porte donc à penser que la paix pourrait être maintenue, si l'on voulait céder 5 à 600,000 âmes du duché de Varsovie à l'empire russe, et Sa Majesté est dans l'opinion que s'il existait dans le duché une nation à part de 5 à 600,000 âmes dont elle eût le droit de disposer, et qu'elle pût, sans manquer à l'honneur, réunir à la Russie, cette cession serait préférable à la guerre. Mais toutes les parties du duché ont la même origine, sont composées des mêmes éléments. Elles appartiennent toutes au même peuple, qui, quoique partagé, existe toujours dans ses droits. À mesure qu'un des membres qui en avait été séparé est réuni à un autre, il se confond avec lui pour faire un corps de nation. Telle est l'existence actuelle du duché de Varsovie. Ce qui tendrait à le diviser tendrait à le détruire; la Russie ne l'ignore point; elle sait très bien que si elle parvenait à faire faire une marche rétrograde au duché, il n'en resterait pas là; que lorsqu'il aurait perdu 5 à 600,000 habitants, sa perte totale s'ensuivrait à la première circonstance favorable: que lorsqu'il verrait ses intérêts abandonnés par celui qui lui donna l'existence, elle pourrait espérer de l'attirer à elle; que quoique les Polonais ne puissent quitter sans regret les lois paternelles et libérales du roi de Saxe, ils seraient portés à faire ce sacrifice pour acquérir une situation définitive, car le plus grand malheur pour une nation, c'est l'incertitude sur son avenir; qu'enfin il suffirait que l'existence du duché de Varsovie fût attaquée dans un de ses éléments quelconques et qu'il cessât de compter sur la protection de la main puissante par laquelle il existe, pour porter tout ce qui reste de la Pologne vers la Russie. «Ces raisonnements sont justes. Il est constant que la cession de 5 à 600,000 habitants entraînerait celle de tout le duché. La question doit donc être posée d'une autre manière. Il faut examiner s'il convient à la France d'agrandir la Russie du duché tout entier. «Cet agrandissement porterait les frontières de la Russie sur l'Oder et sur les limites de la Silésie. Cette puissance que l'Europe, pendant un siècle, s'est vainement attachée à contenir dans le Nord, et qui s'est déjà portée par tant d'envahissements si loin de ses bornes naturelles, deviendrait puissance du midi de l'Allemagne; elle entrerait avec le reste de l'Europe dans des rapports que la saine politique ne peut pas permettre, et en même temps qu'elle obtiendrait de si dangereux avantages par sa nouvelle position géographique, elle aurait acquis en peu d'années, par la possession de la Finlande, de la Moldavie, de la Valachie et du duché de Varsovie, une augmentation de 7 à 8 millions de population, et un accroissement de force qui détruirait toute proportion entre elle et les autres grandes puissances. Ainsi se préparerait une révolution qui menacerait tous les États du Midi, que l'Europe entière n'a jamais prévue sans effroi et que la génération qui s'élève verrait peut-être accomplir. «Sa Majesté est donc décidée à soutenir par les armes l'existence du duché de Varsovie, qui est inséparable de son intégrité. L'intérêt de la France, celui de l'Allemagne, celui de l'Europe, l'exigent; la politique le commande, en même temps que l'honneur en ferait plus particulièrement un devoir à Sa Majesté.» La seconde partie du mémoire traite du litige commercial et économique. L'Empereur rappelle l'ukase prohibitif du commerce français. Il insiste sur l'ouverture des ports russes aux marchandises coloniales et y voit la négation même des règles du blocus. Si graves que soient ces mesures, elles ne sauraient pourtant, prises en elles-mêmes, constituer un motif valable de rupture: «il faudrait plaindre les États qui se battraient pour des intérêts partiels du commerce.» Mais les faits incriminés ont une valeur essentielle à titre d'indications et de symptômes; ils marquent une évolution progressive de la Russie vers l'Angleterre, ils trahissent chez elle une partialité pour nos ennemis, un désir de rapprochement qui conduira peu à peu les deux États à une réunion complète, et l'Empereur est résolu à ne pas attendre cet aboutissement inévitable de la politique russe pour «soutenir ses droits par les armes. Si la France, pour éviter la guerre, préférait laisser la Russie faire la paix avec l'Angleterre, elle ne parviendrait point à son but. Une paix faite par un allié avec l'ennemi commun, non seulement sans un accord préalable, mais en violation des traités, amènerait promptement une mésintelligence ouverte qui porterait bientôt la Russie à s'abandonner sans réserve à l'Angleterre. Nous la verrions mêlée dans ses intrigues, et la guerre serait le résultat inévitable et prochain d'une position si singulière.» Ainsi, sous quelque point de vue que l'on envisage le différend, la guerre est au bout: tous les raisonnements de l'Empereur, toutes les parties de son discours, comme autant d'avenues convergentes, ramènent à la même conclusion: nécessité de la guerre. Cette guerre, Napoléon entend plus que jamais la faire offensive. Mais l'état actuel de ses préparatifs, retardés par leur grandeur même, s'oppose encore à cette initiative. Puis, les négociations avec l'Autriche, avec la Prusse, avec toutes les puissances qu'il importe d'enrôler dans nos rangs, sont restées à l'état d'ébauche. Enfin, la saison est trop avancée pour permettre en 1811 une série d'opérations fructueuses. Dans le Nord, où la grande difficulté pour l'envahisseur est de se pourvoir en subsistances et surtout en fourrages, la saison propice aux hostilités est la fin du printemps: alors, l'épanouissement d'une végétation tardive, mais exubérante, «fait naître le fourrage sous les pieds des chevaux[270]»: la cavalerie, l'artillerie, les équipages militaires trouvent sur place à se ravitailler, sans recourir à de difficiles et dispendieux transports. C'est à cette époque que la Prusse orientale et la Pologne, avec leurs plaines fertiles et leurs vastes prairies, se formeront pour nous en dépôt d'approvisionnements créé par la nature, en grenier d'abondance. [Note 270: Paroles de Napoléon lui-même. _Recueil de la Société impériale d'histoire de Russie_, XXI, 374.] Par tous ces motifs, décidant la guerre, Napoléon décide en même temps et encore une fois de la différer: il en fixe l'époque au mois de juin 1812. Tous ses efforts d'ici là ne tendront plus qu'à gagner du temps. Mettant une sourdine à sa colère, il va exprimer de nouveau et sans relâche à la Russie le désir de traiter, bien certain qu'on ne le prendra pas au mot et qu'il peut impunément multiplier ses invites. Sous le couvert de ces démonstrations pacifiques, il poussera à fond ses armements et ses levées. Simultanément, sa diplomatie reprendra contact avec l'Autriche et la Prusse, avec la Suède et la Turquie, afin qu'il n'ait plus, au moment décisif, qu'à cueillir des alliances parvenues à maturité. Ainsi, sans bruit et sans éclat, tout se préparera pour la grande entreprise. Enfin, lorsque toutes nos forces seront en ligne, lorsque nos alliances seront formées, lorsque Napoléon verra arriver l'heure marquée dans ses profonds calculs, il donnera brusquement le signal: après avoir mis près d'un an à tendre et à bander les ressorts de sa puissance, il les lâchera brusquement, donnera l'impulsion aux cinq cent mille hommes réunis sous sa main, viendra à leur tête aborder impétueusement la Russie. Voilà le plan grandiose et félin qui s'est esquissé dans son esprit dès le début de l'année et auquel il s'arrête définitivement en août 1811; il le fixe alors sur le papier: il l'indique en quelques mots dans le mémoire du 16 août, avec les actions diverses que ce plan comporte et le dénouement foudroyant auquel elles doivent aboutir: c'est comme une règle de conduite qu'il se trace par écrit, pour plus de méthode, et à laquelle nous le verrons rigoureusement s'astreindre. Les considérations développées, dit le mémoire, «n'ont laissé aucun doute à Sa Majesté sur la question dont elle cherchait la solution». En conséquence, elle a prescrit trois séries d'opérations parallèles. Elle a ordonné de continuer les négociations avec la Russie; elle a ordonné que «des négociations soient ouvertes avec l'Autriche et avec la Prusse, afin que, si d'ici à six mois la Russie persiste dans son système ironique de se plaindre sans cesse et de ne s'expliquer sur rien, Sa Majesté puisse établir un nouveau système d'alliances par des traités qui ne seraient signés qu'à l'expiration de ce terme». Enfin, Sa Majesté a ordonné que «dès à présent les armées soient mises sur le pied de guerre, afin que le mois de juin arrivant, époque où la saison devient favorable aux opérations militaires dans les pays où Sa Majesté devrait porter ses armes, elle soit en mesure, si elle est forcée à la guerre, de venger la foi des traités qu'on ne jura jamais en vain, de défendre le duché de Varsovie et de le consolider en ajoutant à son étendue et à sa puissance». On remarquera que l'Empereur, dans cette dernière partie du mémoire, affecte encore de s'exprimer sur la guerre en termes dubitatifs; il termine même en paraphrasant la maxime qu'il qualifie de banale: «_Si vis pacem, para bellum._» Mais quelques réticences voulues, quelques phrases de pure forme sauraient-elles prévaloir contre l'ensemble du texte et l'orientation générale des idées? Dans un document destiné à rester, un souverain n'avoue jamais qu'il va délibérément et de parti pris à la guerre, lors même qu'il la veut et la décrète intimement. Au reste, tout projet humain, fût-il conçu par le plus volontaire des hommes, laisse une part à l'inconnu et aux contingences de l'avenir. Napoléon ne jugeait pas tout à fait impossible que la Russie, épouvantée par nos préparatifs, consentît au dernier moment à rentrer dans l'alliance sans conditions ni garanties. Seulement, il se réservait en ce cas d'exiger des sacrifices proportionnés aux efforts et aux dépenses que les Russes lui auraient occasionnés: il n'entendait pas faire pour rien une immense et coûteuse expédition jusqu'au seuil de leur empire. Non content de les assujettir à ses volontés sur tous les points en litige, il leur retirerait les avantages concédés à Erfurt, les priverait de la Moldavie et de la Valachie, les réduirait pour longtemps à un état d'impuissance et de nullité, et certains passages de son mémoire ne laissent aucun doute sur cette intention de les traiter en vaincus, lors même qu'ils viendraient à lui et s'humilieraient au seul contact du fer. Au fond, il n'admet plus qu'une solution par les armes, une capitulation de l'adversaire sous le coup ou sous la menace immédiate de la défaite. C'est en ce sens que les journées des 15 et 16 août 1811 inscrivent une date décisive dans l'histoire de la rupture: elles marquent l'instant où Napoléon renonce à toute idée de transaction, où il se promet d'imposer purement et simplement la loi par la pression de ses armées, et ajourne en même temps à l'échéance de dix mois cette grande contrainte. CHAPITRE VII SUITE DES PRÉPARATIFS. Réponse d'Alexandre aux paroles de l'Empereur.--Nouvelles demandes d'explications.--Instances à la fois pressantes et vagues.--Ce que ni l'un ni l'autre des deux empereurs ne veulent dire.--Coup d'oeil sur nos préparatifs et nos positions militaires.--Dantzick.--L'armée varsovienne.--Les contingents allemands.--L'armée de Davout.--L'armée des côtes.--Camps de Hollande et de Boulogne.--Oudinot et Ney.--L'armée d'Italie.--La garde.--Entassement d'hommes et de matériel.--Minutieux efforts de l'Empereur pour assurer les vivres, le ravitaillement, les transports: moyens employés pour vaincre la nature et les espaces.--Universelle prévoyance.--Napoléon excessif en tout.--Il ruse tour à tour et menace.--Il se laisse volontairement espionner.--Travail parallèle d'Alexandre.--Formation des armées russes en deux groupes principaux.--Barclay de Tolly et Bagration.--Alexandre cherche à reprendre la libre disposition de son armée d'Orient en hâtant sa paix avec la Porte.--Service demandé à l'Angleterre.--Napoléon incite les Turcs à continuer la guerre.--Causes de sa lenteur à s'assurer de l'Autriche, de la Prusse et de la Suède.--Dangers de cette politique.--Bernadotte rentre en scène.--Départ de la princesse royale.--L'été à Drottningholm.--Contrebande effrénée; rapports avec l'Angleterre.--Langage de la France: modération relative.--Le baron Alquier part spontanément en guerre contre la Suède.--Note injurieuse.--Réplique sur le même ton.--Scène extraordinaire entre Alquier et Bernadotte.--Déplacement de l'irascible ministre.--Mise en interdit de Bernadotte.--Il reprend sa marche vers la Russie.--Erreur de Napoléon sur la Suède.--Alternatives de rigueur et de longanimité.--Une crise s'annonce en Allemagne; elle peut avancer la guerre et en changer les conditions. I À l'apostrophe lancée au prince Kourakine, Alexandre fit le 25 septembre, par communication diplomatique, une réponse calme et digne, où il se défendait énergiquement d'avoir jeté un regard de convoitise sur aucune partie de la Pologne varsovienne[271]. Mettant à profit le vague et l'obscur de ses insinuations antérieures, il protestait contre l'interprétation qu'on prétendait leur donner; il affectait de n'avoir jamais désiré ce qu'il n'avait pu obtenir. [Note 271: BOGDANOVITCH, I, 33.] Napoléon prit acte de ces déclarations, mais répliqua aussitôt: Puisque vous ne voulez rien de la Pologne, que voulez-vous? Entrez en matière sur les intérêts de la maison d'Oldenbourg, parlez net; nous sommes prêts à vous écouter. Et périodiquement, de mois en mois, il invitait le cabinet de Pétersbourg à sortir de sa réserve, à lui envoyer un négociateur spécial ou à munir Kourakine des pouvoirs nécessaires pour faire un arrangement[272]. À ces demandes, Alexandre répondait par ses plaintes ordinaires, par des doléances sans conclusion, et délayait en phrases évasives ses refus de traiter. Ces fins de non-recevoir prévues n'empêchaient nullement l'Empereur de renouveler ses avances en vue d'un accord dont il ne spécifiait pas les bases. Ainsi se maintenait entre les deux souverains un conflit stagnant. Tous deux évitaient de se dévoiler et de trancher la grande équivoque. La véritable question en jeu était maintenant celle du blocus, mais Alexandre n'en parlerait jamais le premier, et Napoléon était résolu à n'en parler qu'à la tête de cinq cent mille hommes. Le duc de Bassano faisait à Lauriston cet aveu: «Je vous le dis encore pour vous seul, Monsieur, l'affaire d'Oldenbourg est peu de chose pour la Russie et pour nous. Les intérêts du commerce et du système continental sont tout... Cette explication ne vous autorise point à aborder ces questions et à sortir de la mesure qui vous est prescrite[273].» Le ministre recommandait à l'ambassadeur, il est vrai, de s'éclairer discrètement sur les dispositions que témoignerait le cabinet de Pétersbourg «si ces questions étaient abordées[274]»; mais l'Empereur, malgré cette formule interrogative, se rendait parfaitement compte que la Russie, ayant répudié presque ouvertement et trahi le système continental, n'y rentrerait jamais de plein gré, qu'il faudrait l'y ramener d'autorité, et il rassemblait sans relâche, coordonnait, multipliait à l'infini ses moyens d'invasion. [Note 272: _Corresp._, 17394, 18242, 18245.] [Note 273: Lettre confidentielle du 19 novembre 1811.] [Note 274: _Id._] Ce travail se poursuit d'un bout à l'autre de l'Europe française. Au nord, l'avant-poste de Dantzick devient presque une armée, composée de bataillons français, polonais, westphaliens, hessois et badois. Dantzick n'est plus seulement une place munie de toutes ses défenses et se suffisant à elle-même: c'est «le grand dépôt pour toute la guerre du Nord[275]», un magasin abondamment pourvu, un atelier de construction et de réparation. Il y a là des fonderies, des usines, des chantiers en activité, car il importe que la Grande Armée, lorsqu'elle passera sous Dantzick pour entrer en Russie, trouve dans la ville de quoi compléter ses munitions et refaire son matériel. Sur la droite de Dantzick, Napoléon augmente l'armée varsovienne, n'admet plus de différence entre les états portés sur le papier et les effectifs réels: il vient en aide à l'administration locale et lui fait passer des subsides, tout en lui reprochant de mésuser de ses ressources[276]. [Note 275: _Corresp._, 18140.] [Note 276: _Id._, 18300, 18477.] En arrière de la Vistule, les garnisons de l'Oder reçoivent des renforts et se composent désormais de troupes exclusivement françaises. Dans la région de l'Elbe, Davout commande maintenant à quatre divisions. Napoléon lui en forme peu à peu une cinquième. Surtout, fidèle à ses procédés, il grossit les divisions déjà existantes par une lente infusion de détachements divers: dans ces moules tout formés, il fait couler insensiblement la matière humaine. Davout a 72,000 hommes d'infanterie; 13,000 sont en route pour le rejoindre: ils porteront les compagnies à l'effectif de 150 hommes, les bataillons à 900, les régiments à 4,500[277]. Autour de Davout et en arrière, les princes de la Confédération sont invités «à remonter leur cavalerie et à préparer leur contingent[278]». L'Empereur donne une attention particulière aux troupes saxonnes, aux divisions westphaliennes, et les tient prêtes à marcher aux côtés de notre armée d'Allemagne. [Note 277: _Id._, 18170, 18175, 18187, 18208, 18215, 18226. Cf. les réponses de Davout, aux Archives nationales, AF, IV, 1654-1656.] [Note 278: _Corresp._, 18333.] En Hollande et dans la France du Nord, une autre armée de quatre divisions était en train de se former. Échelonnée sur le littoral depuis le pas de Calais jusqu'à l'Ost-Frise, s'appuyant aux camps de Boulogne et d'Utrecht, elle regardait la mer et semblait faire face aux Anglais: pour mieux donner le change, Napoléon l'avait nommée: _corps d'observation des côtes de l'Océan_. En réalité, elle était destinée à passer en Allemagne par un changement de front, par une conversion à droite, et à former deux corps de la Grande Armée. Vers la fin de l'année, les troupes massées autour d'Utrecht et de Nimègue viendront se poster entre Munster et Osnabrück et y attendront de nouveaux ordres: celles de Boulogne se dirigeront sur Mayence. L'Empereur songe d'abord à relier les premières, lors de leur entrée en Allemagne, au corps de Davout, et à constituer au maréchal une armée de deux cent mille hommes, comprenant neuf divisions[279]. Mais Davout s'alarme de ce surcroît de charge et de responsabilité: dans une lettre remarquable, qui fait honneur à sa modestie autant qu'à sa connaissance profonde des vrais principes du commandement, il rappelle à l'Empereur que le maniement direct de neuf divisions excède les forces d'un seul homme[280]. Napoléon se rend à ces raisons; il décide de donner aux troupes de Hollande un commandant en chef spécial et d'en faire une puissante unité sous les ordres d'Oudinot, duc de Reggio; il confiera à Ney, duc d'Elchingen, les masses qui arriveront de Boulogne. [Note 279: _Id._, 18218, 18285.] [Note 280: Lettre du 4 novembre 1811. Archives nationales, AF, IV, 1656.] Dès à présent, de tous les points du territoire, les conscrits rapidement éduqués affluent dans les camps des Pays-Bas, s'y mêlent à de vieux soldats, achèvent de se former à leur contact. Le matériel se réunit à la Fère, Metz, Mayence, Wesel, Maëstricht, afin que les deux corps le prennent en passant. D'un mouvement analogue, toutes les forces disponibles de l'Italie remontent vers le centre de formation établi au pied des Alpes, entre Brescia et Vérone: là s'établit, sous Eugène, une troisième armée, destinée à déboucher en Allemagne par Ratisbonne et à prendre rang dans la grande colonne d'invasion. Chaque corps se compose individuellement ses états-majors, son personnel administratif, ses services auxiliaires, ses parcs, se complète en munitions et en chevaux. Indépendamment des cinq brigades de cavalerie légère affectées aux corps d'Allemagne, Napoléon en crée huit autres, sans fixer encore leur destination: il crée cinq divisions de grosse cavalerie, deux en Hanovre, une à Bonn, une à Mayence, une à Erfurt, la dernière sur le Mincio. Quant à la réserve générale de l'armée, elle est tout indiquée; ce sera la garde. Répartie dans le triangle compris entre Paris, Bruxelles et Metz, la garde rappelle à soi les détachements et les cadres envoyés en Espagne, grossit et enfle sur place, arrive à un complet et magnifique épanouissement. Avec ses grenadiers, voltigeurs, tirailleurs, fusiliers, chasseurs, flanqueurs, avec ses vélites royaux et ses bataillons italiens, l'infanterie comprend maintenant quatre divisions; la cavalerie en forme deux, l'artillerie possède deux cent huit pièces[281], mais les régiments ne quittent pas encore leurs garnisons ordinaires et leurs quartiers de paix. Ainsi, sur des points divers, sous des dénominations différentes, se constituent toutes les parties de la Grande Armée future: Napoléon confectionne séparément les pièces de l'organisme, en attendant qu'il les ajuste, qu'il les soude les unes aux autres, qu'il les monte et les dresse en un formidable appareil[282]. [Note 281: _Corresp._, 18281, 18333, 18365, 18400, et en général toute la _Correspondance impériale_ depuis août 1811 jusqu'à février 1812. Désormais, il n'est presque plus de jour qui s'écoule sans être marqué par l'expédition d'un ou de plusieurs ordres.] [Note 282: _Corresp._, 18337, 18355-18356.] Comme les guerres précédentes et surtout celle d'Espagne ont dévoré en partie ses meilleurs régiments, il veut suppléer à la qualité par la quantité, vaincre et écraser par le nombre. Sur tous les points de réunion, il entasse régiments sur régiments, fait des brigades et des divisions avec des éléments de toute sorte, puissamment amalgamés et pétris; il croit n'avoir jamais assez d'hommes, assez de contingents: il attire ses plus lointaines ressources, envoie au prince Eugène des Dalmates et des Croates, promet à Oudinot d'autres Croates, qui combattront à côté de bataillons suisses, fait venir à Paris et passe en revue deux régiments de Slaves à demi sauvages, de _haydoucks_ qui guerroyaient naguère contre le Turc sur les confins de l'Autriche. Il jette en Allemagne des bataillons portugais, d'autres en Hollande, et çà et là, dans les différents corps, des régiments espagnols apparaissent, décimés par la désertion et grelottant de fièvre, dépaysés et emprisonnés dans nos rangs. Puis, c'est une accumulation d'artillerie. Comptant moins sur les hommes, Napoléon veut avoir plus de canons; il en a déjà six cent quatre-vingt-huit, avec quatre mille cent quarante-deux voitures d'artillerie[283]; il en aura davantage. Sachant aussi qu'en Russie son grand ennemi sera la nature, qu'il engage contre elle un duel redoutable, il tient à munir ses soldats de tout ce qu'il faut pour la vaincre, pour s'ouvrir des chemins, aplanir les routes, supprimer les espaces, créer des communications, franchir les fleuves. Il donne au corps du génie des proportions inusitées: il tient à posséder trois équipages de ponts, servis par un corps spécial et par les marins de la garde: il en fait rassembler lui-même les différentes pièces, les énumérant et les citant par leur nom, afin que l'on n'en oublie aucune: par ses soins, chaque équipage devient un mécanisme parfait et délicat comme un ressort d'horlogerie. Pour mieux assurer le bien-être et l'endurance de ses troupes, pour les mettre à l'abri du dénuement et des intempéries, il leur compose des réserves d'habillement, un rechange complet d'habits, de linge et de chaussures. Il n'oublie pas de commander «vingt-huit millions de bouteilles de vin, deux millions de bouteilles d'eau-de-vie: total, trente millions de liquide, ce qui abreuverait toute une armée pendant une année[284]» Enfin, pour voiturer l'effrayant fardeau d'approvisionnements que l'armée doit traîner à sa suite, il recourt à tous les modes connus de transport et de locomotion: il multiplie le nombre des véhicules; il en invente de nouveaux, commande des caissons d'un modèle perfectionné, recrute des chevaux de trait par milliers, lève des bataillons de boeufs, organise un immense matériel roulant, destiné à suivre nos colonnes, à s'enfoncer avec elles dans les profondeurs de l'Est. [Note 283: _Corresp._, 18281.] [Note 284: _Corresp._, 18386. Cf. le n° 18404.] Jamais sa pensée n'a tant embrassé, ne s'est montrée à ce point féconde et créatrice: jamais il n'a mêlé une science aussi raffinée du détail à d'aussi larges conceptions d'ensemble, et c'était pourtant cette universelle prévoyance qui l'acheminait plus sûrement aux désastres. Son tort, si invraisemblable que le fait paraisse, fut l'excès même de ses précautions: ce fut de ne vouloir rien laisser aux chances de l'imprévu dans l'expédition qui en comportait le plus, de mettre trop de prudence dans sa grande aventure, de raisonner à outrance ses témérités et de prétendre en assurer mathématiquement le succès. Il donnait ainsi à l'oeuvre géante une complexité qui la disproportionnait encore davantage aux facultés humaines. L'armée qu'il se composait, énorme, surchargée et épaissie d'éléments hétérogènes, lourde d'impédiments, réussirait moins aux tâches d'élan et d'entrain où excellaient naguère ses souples armées: elle offrirait plus de prise aux accidents de guerre ou de climat qui pourraient la désagréger dès le début ou la frapper d'impotence: l'une des raisons qui firent échouer l'entreprise fut la grandeur même et la perfection des préparatifs. Par un jeu double et fortement calculé, Napoléon dissimulait certains de ces préparatifs et montrait les autres. On a vu avec quel soin il cachait l'introduction de nouveaux groupes en Allemagne et celait ses efforts pour loger des instruments d'agression aux portes mêmes de la Russie. Il voulait faire croire qu'il ne donnait encore à aucune partie de ses troupes une direction offensive, qu'il ne marquait point par des jalonnements déjà imposants ses futures positions d'attaque. Par contre, il avouait hautement qu'en présence de l'attitude inexplicable d'Alexandre, il se croyait tenu d'armer, qu'il armait à force, que tout se levait dans l'intérieur de ses États, et que la France, s'il fallait en venir finalement à la guerre, l'engagerait avec un ensemble de moyens dont elle n'avait jamais disposé. «L'Empereur ne veut point la guerre, il fait tout pour l'éviter, mais il a dû se mettre en état de ne point la craindre[285]»: tel était le langage prescrit à sa diplomatie. Lui-même citait des chiffres à effrayer l'imagination: il disait à des auditeurs bien placés pour transmettre au loin ses paroles: «Non, je suis sûr que l'empereur Alexandre ne se fait aucune idée de toutes les forces que je puis employer contre lui; l'ayant connu personnellement et ne pouvant m'empêcher de l'aimer et de rendre justice à ses bonnes qualités, j'en suis réellement très fâché pour lui[286].» L'effet de ces menaces indirectes serait peut-être de faire trembler la Russie et de vaincre son obstination: peut-être la verrait-on, à l'instant où nos armées s'ébranleraient, s'abattre misérablement devant elles et se plier aux plus dures exigences. Dans tous les cas, ainsi avertie, elle se sentirait moins disposée à risquer une attaque, à nous prévenir sur la Vistule. [Note 285: Lettre de Maret à Latour-Maubourg, 14 septembre 1811.] [Note 286: Conversation avec le ministre de Prusse, rapportée par Tchernitchef le 12 janvier 1812, volume cité, 282.] C'était dans le même but que l'Empereur continuait à fermer systématiquement les yeux sur les intrigues de Tchernitchef, dont il ignorait d'ailleurs toute l'étendue. Il se doutait bien que le jeune officier, resté depuis le mois d'avril à Paris où il semblait avoir élu définitivement domicile, rôdait autour des bureaux de la guerre: mais où serait le mal s'il attrapait au passage quelques renseignements, quelques états de situation, propres à lui faire vaguement connaître l'immensité de nos moyens? Les notions qu'il transmettrait à sa cour, à la suite de ces découvertes, ne la porteraient guère aux aventures. Malgré les airs inquiets et les mines déconfites de Savary, Napoléon laissait agir Tchernitchef, quitte à l'arrêter lorsque les choses iraient trop loin et à le prendre sur le fait. À demi instruit de nos apprêts, Alexandre ne restait pas inactif. À vrai dire, il ne pouvait plus guère augmenter ses armées, ayant fait appel depuis longtemps à tous ses effectifs disponibles: il venait encore d'avouer à l'ambassadeur d'Autriche que les corps étaient «au parfait complet[287]». Il se reposait avec quelque confiance sur ses vingt-sept divisions, ses cinq cent quatorze bataillons, ses quatre cent dix escadrons, ses cent cinquante-neuf compagnies d'artillerie, ses seize cents bouches à feu[288]: «mais, disait-il, il ne faut pas s'endormir pour cela: je mets à profit le temps qu'on me laisse[289].» [Note 287: ONGKEN, rapport de Saint-Julien publié à la suite du tome II, p. 611 et suiv.] [Note 288: BOGDANOVITCH, I, 37.] [Note 289: ONGKEN, _loco citato_.] Il essayait d'améliorer l'organisation militaire de l'empire, de simplifier et d'assouplir les rouages, de renforcer les réserves. Par ses ordres, on préparait de nouveaux appels, la levée de quatre hommes sur cinq cents parmi les jeunes gens en âge de servir; mais ces contingents ne seraient en état de paraître devant l'ennemi qu'après de longs mois d'instruction. Actuellement, l'état-major s'occupait surtout à disposer, conformément au plan imaginé par Pfuhl, les troupes sur pied. Les armées de la frontière, rangées jusqu'alors l'une derrière l'autre, se mêlaient pour se distribuer ensuite en deux groupes principaux, placés sur la même ligne. Le premier se formait autour de Wilna, en arrière du Niémen: il composerait l'armée principale, celle qui reculerait vers le camp retranché de Drissa et en ferait le centre de la résistance; le ministre de la guerre, Barclay de Tolly, prendrait sous sa direction immédiate ce grand rassemblement. Le second groupe se formait au sud de Wilna, près de Prouzany, derrière le Bug; ce serait l'armée chargée de tenir la campagne et de harceler l'ennemi, d'effleurer continuellement son flanc droit, de fatiguer les Français par une guerre d'escarmouches et de surprises, de les obliger à combattre toujours, sans jamais leur offrir l'occasion de vaincre. Le commandement de cette deuxième armée, réservé d'abord au général Lavrof, serait confié finalement à l'impétueux Bagration; une troisième, sous Tormassof, se tiendrait en réserve et serait utilisée suivant les circonstances. C'était dans cet ordre que l'on comptait affronter la guerre défensive, sans préjudice des efforts à tenter, au début des hostilités, pour entamer momentanément le duché de Varsovie ou la Prusse orientale et déconcerter l'adversaire par cette rapide incursion[290]. [Note 290: _Mémoires de Wolzogen_, 77-79.] Dans leur groupement nouveau, les armées russes remettaient en ligne sous une autre forme les deux cent cinquante à deux cent quatre-vingt mille hommes que le Tsar avait mobilisés dès le début de l'année. C'était à peu près tout ce qu'il pouvait opposer à l'invasion, obligé qu'il était de maintenir des corps assez importants en face de la Perse, dans le Caucase, sur le littoral de la mer Noire, dans le pays des Cosaques et en Finlande. Pour accroître les forces disponibles, il n'y avait qu'un moyen: achever la guerre de Turquie, reprendre ainsi la libre disposition des troupes que Kutusof commandait sur le Danube et qui se montaient encore, malgré les distractions opérées, à plus de quarante mille hommes. Alexandre s'y employait activement, s'efforçait de précipiter à leur terme les négociations avec la Porte et voyait dans cette oeuvre de diplomatie le complément indispensable de ses mesures stratégiques. Pour amener les Turcs à la paix, il se résignait à de nouveaux sacrifices. En janvier et février, il avait voulu se faire céder les Principautés entières pour en repasser la majeure partie à l'Autriche, qu'il espérait séduire. Éconduit à Vienne, il renonçait à trafiquer des deux provinces, consentait à restituer aux Turcs ce qu'il avait offert aux Autrichiens, c'est-à-dire la Valachie entière et une moitié de la Moldavie, en gardant toujours pour lui la Bessarabie et la portion du territoire moldave comprise entre le Pruth et le Sereth. Résolu à négocier sur ses bases, il se mit en quête d'un intermédiaire qui pût instruire officieusement la Porte de ses concessions et les faire valoir, préparer et ménager un accord. L'idée lui vint de s'adresser à l'Angleterre: préjugeant son rapprochement avec elle, il lui fit demander par communication secrète de le traiter d'avance en allié et de le servir à Constantinople, où Pozzo di Borgo travaillait déjà depuis une année à lui assurer le bon vouloir de la mission britannique. Le cabinet de Londres se préparait à accréditer auprès du Sultan un ministre, M. Liston, en place d'un simple chargé d'affaires; à la sollicitation d'Alexandre, Liston fut chargé de transmettre et d'appuyer les propositions de la Russie[291]. Il devait arriver à son poste vers la fin d'octobre; c'était alors que la négociation s'entamerait, aboutirait peut-être, et débarrasserait le Tsar de l'importune diversion. La paix avec les Turcs aurait en outre l'avantage d'améliorer les relations avec l'Autriche et conduirait peut-être à obtenir de cette puissance, à défaut d'un concours sur lequel il ne fallait plus compter, une neutralité strictement garantie. [Note 291: Ce fait a été révélé par Alexandre lui-même à l'envoyé suédois Loewenhielm. Correspondance inédite de Loewenhielm, mars à mai 1812; archives du royaume de Suède.] Sentant que le principal effort de la diplomatie russe se tournait vers l'Orient, Napoléon s'appliquait à le contrecarrer. Dès le 14 septembre, il faisait insinuer aux Turcs qu'un accommodement avec leur ennemi serait désormais une défaillance sans excuse, car le secours était proche. Sans leur dire encore que sa rupture avec Alexandre devenait inévitable, il ne leur défendait pas de le croire: «Si le Divan, écrivait Maret à Latour-Maubourg, était persuadé que la guerre aura lieu, et s'il faisait, d'après cette opinion, de nouveaux efforts pour la continuer lui-même avec vigueur, ne détruisez point ses dispositions et laissez-lui penser tout ce qui pourra donner plus d'énergie à ses opérations militaires.» Le 21 septembre, Latour-Maubourg était invité à renouveler la demande faite au printemps, à réclamer l'envoi en France d'un plénipotentiaire ottoman, avec mission de négocier «un arrangement et un accord d'opérations». Pour effacer toute trace de mésintelligence, Napoléon descend aux plus petits moyens. Au temps de l'intimité avec Alexandre, il avait négligé de répondre à la lettre par laquelle le sultan Mahmoud lui avait notifié son avènement, et ce manque de procédés avait fait à l'orgueil musulman une cuisante blessure. Aujourd'hui, si l'on revient à Constantinople sur cet incident, Latour-Maubourg pourra dire que l'Empereur a parfaitement répondu au message du Sultan, qu'il lui a écrit de Vienne pendant la dernière campagne, mais que la lettre est tombée sans doute aux mains de partis ennemis ou s'est égarée au milieu du désordre inséparable d'une grande guerre. À l'appui de cette fable, le chargé d'affaires présentera un duplicata de la lettre soi-disant perdue, une pièce qu'on lui expédie de Paris pour les besoins de la cause. Dans cette copie d'un original qui n'a jamais existé, l'Empereur s'astreint à toutes les formules de la phraséologie orientale; il dit à Mahmoud: «Je prie Dieu, très haut, très excellent, très puissant, très magnanime et invincible empereur, notre très cher et parfait ami, qu'il augmente les jours de Votre Hautesse et les remplisse de gloire et de prospérité, avec fin très heureuse[292]»; et il exprime le voeu de voir l'union des deux empires, «qui fut l'ouvrage des siècles», redevenir inaltérable. [Note 292: Archives des affaires étrangères, Turquie, 222.] S'étant promis pareillement de reprendre les pourparlers avec l'Autriche, la Prusse et la Suède, il n'y mettait aucune précipitation, car il craignait toujours que des liaisons positives et difficiles à cacher n'avertissent la Russie de ses volontés hostiles. Ayant décidé en principe de faire traîner jusqu'en janvier 1812 la conclusion de ses alliances avec les deux cours germaniques, il ne recommençait pas même à poser des jalons, s'en tenait avec l'Autriche aux paroles échangées pendant les premiers mois de l'année, défendait toujours à la Prusse d'armer, fût-ce même en sa faveur, l'invitait durement à n'attirer l'attention sur elle par aucune démarche inconsidérée, à ne point se mêler, humble et faible qu'elle était, à la querelle des grands. Quant à la Suède, dont il craignait encore plus les emportements, il entendait ne la mander qu'à la dernière heure; apprenant que Bernadotte continuait à rassembler des troupes par provision et à tout événement, il blâmait ces mesures, conseillait impérieusement de les suspendre[293]. Il voulait que depuis la Baltique jusqu'au Danube, personne ne bougeât qu'à son commandement: à Vienne, à Berlin, à Stockholm, on devait attendre patiemment l'heure de sa bienveillance, sans chercher à la devancer, sans donner l'alarme à Pétersbourg par un empressement inopportun. Mais ce système de ménagements perfides envers la Russie lui préparait d'assez sérieux mécomptes, l'exposerait à manquer des alliances insuffisamment préparées. Si l'Autriche montrait un calme relatif, les deux autres États s'agitaient, l'un par ambition et malaise, l'autre par peur, et ne se jugeaient plus en position d'attendre. Les nonchalances voulues de notre politique, ses lenteurs calculées, vont nous mettre en péril de perdre la Prusse; déjà, elles nous ont aliéné de nouveau la Suède, qui recommence à se détacher de nous et à s'échapper de notre orbite. [Note 293: _Corresp._, 17916.] II Depuis l'arrêt de la négociation entamée avec la Suède au printemps et dans laquelle Napoléon avait offert la Finlande à qui lui demandait la Norvège, Bernadotte avait renouvelé quelques allusions à l'objet de ses rêves. Comme l'Empereur continuait à faire la sourde oreille, il s'était tu: désespérant à peu près d'obtenir de la France ce qui lui tenait au coeur, comprenant que dans tous les cas Napoléon ne lui laisserait jamais dicter les conditions de l'alliance, se jugeant par cela même méconnu et délaissé, il revenait insensiblement à l'idée qui répondait le mieux à ses rancunes personnelles, celle de demander la Norvège au Tsar et d'en faire le prix d'un accord actif avec la Russie. Une circonstance d'ordre intime contribuait alors à l'isoler de la France. La princesse royale allait le quitter, n'ayant pu s'habituer à vivre dans le pays où elle devait régner. «Son Altesse périt d'ennui», écrivait un diplomate[294]. À Stockholm, elle n'avait su ni s'occuper, ni plaire; ses journées s'écoulaient dans une oisiveté boudeuse, et les soirées, où les dames de la cour avaient conservé l'habitude de filer en devisant paisiblement, lui paraissaient d'une insupportable longueur. Sa seule ressource était la compagnie d'une dame française, sa grande maîtresse et sa confidente, madame de Flotte, qui s'ennuyait plus qu'elle, et dont les doléances achevaient d'assombrir son humeur. Puis, il y avait entre elle et le couple royal des froissements, des heurts: la jeune femme ne pouvait comprendre qu'il existât encore dans le monde une cour où l'on n'eût pas adopté, en ce qui concernait la manière de passer le temps, le train de vie et jusqu'aux heures des repas, la mode de Paris, et la violence qu'on lui demandait de faire à ses goûts, à ses usages, achevait de lui faire prendre en horreur le séjour de Stockholm[295]. À la fin, n'y pouvant plus tenir, elle allégua une raison de santé pour s'éloigner, annonça l'intention de faire une cure à Plombières et partit pour la France en déplacement d'été. Cette villégiature devait durer douze ans[296]. Privant Bernadotte de la compagne qui mettait auprès de lui un rappel vivant de la patrie, elle le laissait plus exposé aux influences ennemies. [Note 294: Alquier à Champagny, 20 mars 1811.] [Note 295: Correspondance de Tarrach, 31 mai.] [Note 296: Voy. l'ouvrage sur _Désirée, reine de Suède et de Norvège_, par le baron HOSCHILD, p. 62.] Néanmoins, si sa pensée recommençait à incliner vers la Russie, cette évolution ne se manifestait encore par aucun signe extérieur: entre les deux courants qui se la disputaient, sa politique restait en apparence stationnaire. À cette heure, il semblait que sa grande occupation fût toujours de soigner sa popularité; jamais on ne l'avait vu plus affable, plus porté à ériger la banalité en système. Pour atténuer le fâcheux effet produit sur les dames de la société par le départ de la princesse, il leur faisait la cour à toutes, réparait par ses empressements les dédains de sa femme et se montrait aimable pour deux[297]. Il continuait aussi à visiter les provinces et ne perdait pas une occasion d'éprouver son prestige. Des troubles éclataient-ils quelque part, il accourait au plus vite, et à sa vue tout rentrait dans l'ordre: il stupéfiait et domptait la révolte par ce qu'il appelait lui-même «son éloquence fulminante[298]». [Note 297: Correspondance de Tarrach, 7 juin.] [Note 298: Alquier à Maret, 25 juin 1811.] Lorsque après ces exploits il retournait au château de Drottningholm, où la cour passait l'été, il «faisait les délices[299]» du vieux roi, qu'il honorait dans sa décrépitude; la Reine raffolait de lui: sa verve, ses beaux contes amusaient tout le monde; sa présence mettait l'entrain, l'animation, dans le noble et froid palais «où la vie se passait maintenant en société depuis le matin jusqu'au soir[300]». Cependant, sous cette apparence de sérénité, d'enjouement même, son esprit inquiet et toujours en travail fermentait de plus en plus; ses convoitises déçues s'exaspéraient, se tournaient contre la France en une aigreur qui finirait tôt ou tard par déborder. [Note 299: Correspondance de Tarrach, 19 juin.] [Note 300: Correspondance de Tarrach, 19 juin.] Il se contraignait encore, à la vérité, avec notre envoyé, et même raffinait envers lui ses prévenances; il avait offert au baron Alquier une maison de campagne tout près de Drottningholm, afin que l'on pût se voir plus facilement et voisiner; il le visitait souvent, s'invita un jour à dîner chez lui, et cette réunion, pleine de gaieté et d'accord, fit événement dans la société de Stockholm[301]. Mais ces fallacieuses attentions, par lesquelles le ministre français se laissait encore éblouir et leurrer, n'étaient qu'un moyen d'endormir sa vigilance, de lui faire oublier les infractions à la règle continentale qui se commettaient de toutes parts. [Note 301: _Id._] N'attendant plus grand'chose de la France, Bernadotte était plus résolu que jamais à ne point faire violence, pour nous complaire, aux intérêts et aux commodités de son peuple. En réalité, malgré ses promesses cent fois réitérées, aucune mesure sérieuse n'avait été prise contre le commerce anglais. Si l'hiver, en suspendant la navigation, avait quelque peu ralenti les rapports, le retour de la belle saison, en rouvrant la Baltique, facilitait de nouveau les transactions prohibées et leur rendait libre cours. Sur vingt points de la côte, la contrebande se pratiquait au grand jour: la Suède se rendait de plus en plus accessible et perméable aux produits anglais, qui la traversaient pour s'écouler en Russie ou s'infiltrer en Allemagne. Entre les deux États officiellement en guerre, pas un coup de canon n'avait été échangé. L'escadre britannique, qui faisait sa tournée annuelle dans la Baltique, trouvait dans les îles suédoises toute espèce de facilités pour se rafraîchir et se ravitailler. Entre elle et le grand port de Gothenbourg, devant lequel elle croisait de préférence, c'étaient d'étranges contacts, un échange continuel de messages: les officiers anglais venaient à terre et se déguisaient à peine pour paraître dans la ville. Tout dénotait chez les autorités suédoises une connivence avec nos ennemis ou du moins une scandaleuse tolérance. Instruit de ces faits, Napoléon s'en plaignit vivement. Bien qu'il n'eût jamais attendu de la Suède une docilité exemplaire, l'insubordination de cet État lui semblait passer toute limite: «Cette cour va trop loin», inscrivait-il en marge d'un rapport[302]. Plusieurs notes furent rédigées sous ses yeux et adressées au chargé d'affaires suédois; elles étaient âpres, sévères, récapitulaient fortement nos griefs, demandaient «réparation pour le passé et garantie pour l'avenir[303]». Indépendamment des relations avec l'ennemi, elles se plaignaient de sévices exercés sur des matelots français en Poméranie: ce coin de terre, où l'Angleterre pourrait reprendre pied en Allemagne, attirait spécialement l'attention de l'Empereur. Toutefois, si acerbe que fût l'expression de son mécontentement, il avait soin d'y conserver certaine mesure. Trop inflexible sur son système, trop jaloux de ses droits pour fermer les yeux sur d'incessantes contraventions, il tenait cependant à ne pas rompre avec la Suède, à ne point l'éloigner de lui définitivement, afin de pouvoir la ressaisir à temps et la tourner contre la Russie. Il gardait donc, jusqu'en ses colères, quelque retenue, et évitait de jeter entre les deux cours l'irréparable. [Note 302: Archives des affaires étrangères, Suède, 296.] [Note 303: Note du 19 juillet 1811. Archives des affaires étrangères, Suède, 296.] Malheureusement, le ministre impérial à Stockholm, rappelé enfin à la clairvoyance et subitement revenu de son optimisme, ne devait pas imiter cette modération relative; le serviteur allait se montrer plus dur, plus exigeant que le maître. Lorsque M. Alquier eut appris par les rapports des consuls et par de multiples renseignements qu'on s'était joué de lui, lorsqu'il sut, à n'en pouvoir douter, que partout les lois de blocus étaient effrontément violées, sa colère fut d'autant plus vive que ses illusions tombaient de plus haut: furieux d'avoir été pris pour dupe, il fit de nos démêlés avec la Suède sa querelle personnelle. Non content de témoigner par un brusque changement d'attitude, par des manières impolies et grossières, son mépris et sa colère, il fit plus et se décida spontanément à une démarche d'une extrême gravité. De son chef, sans y avoir été invité ou autorisé par son gouvernement, il rédigea et adressa au baron d'Engeström une note écrite, une missive furibonde, où nos griefs étaient repris et commentés avec une virulence tout à fait en dehors du ton diplomatique. Ce réquisitoire ne se bornait pas à taxer de fourberie et de mensonge les gouvernants actuels de la Suède; il les accusait de trahir l'intérêt public et leur présageait le pire destin: une révolution vengeresse avait châtié les fautes de leurs prédécesseurs; le retour à une «politique misérable» aurait pour infaillible effet «de replacer le gouvernement suédois dans la situation qui a produit la catastrophe du dernier Gustave[304]». [Note 304: Archives des affaires étrangères, Suède, 296.] Aucun homme de coeur, aucun ministre soucieux de la dignité nationale n'eût toléré ces menaces. M. d'Engeström, sortant de son naturel placide et larmoyant, rendit outrage pour outrage. À la diatribe française, il répondit par une note dans laquelle il prenait violemment à partie notre ministre et l'accusait, dans les termes les moins ménagés, de brouiller à dessein les deux cours, pour quitter une résidence qui lui déplaisait. «Le climat de ce pays-ci, lui disait-il, peut bien vous être contraire, vous pouvez former des voeux pour avoir une autre destination, mais il n'y aurait pas de loyauté à provoquer votre changement par des assertions dénuées de preuves... Ceux qui pourraient avoir la coupable pensée de provoquer la discorde finiraient toujours par être démasqués.» En terminant, il protestait contre un écrit qui, «en attaquant l'honneur national, offrait l'exemple de la violation la plus inouïe du droit des gens[305]». [Note 305: _Id._] Devant cette réplique, l'indignation et la colère d'Alquier n'eurent plus de bornes; il refusa de recevoir la note suédoise, la renvoya à son auteur et rompit avec lui toutes relations. Quelques jours après, le 25 août, il provoquait une explication avec le prince royal. Celui-ci ne la lui refusa point: il cherchait lui-même une occasion de dire au représentant de la France tout ce qu'il avait sur le coeur, de publier et de crier ses griefs: la rencontre de ces deux hommes, également enfiévrés de passion et de haine, devait inévitablement aboutir à un choc violent: ce fut l'explosion de l'orage. La conversation débuta pourtant sur un mode assez doux. Bernadotte convint que la réponse de M. d'Engeström était raide; il ajouta même, par un aveu inattendu, qu'à la place de M. Alquier il eût fait comme lui et refusé de recevoir la pièce. Mais bientôt, avec acrimonie, il se plaignit de tous les agents français, consuls ou autres, établis en Suède; à l'entendre, parmi ces hommes «passionnés ou calomnieux», il n'en était pas un qui ne cherchât, par des motifs plus ou moins avouables, à envenimer les discussions, à tendre les rapports, à le dénigrer personnellement aux yeux de l'Empereur; c'était d'eux que lui venaient tous les traits dont il était continuellement harcelé, qui ne lui laissaient aucun repos et lui faisaient l'existence insupportable: «Il est bien extraordinaire, dit-il, qu'après avoir rendu d'aussi grands services à cette France, j'aie continuellement à me plaindre de ses agents.» Alquier commençait de son côté à s'échauffer; il finit par dire: «Vous vous plaignez étrangement de cette France, Monseigneur; si vous l'avez bien servie, il me semble qu'elle vous a bien récompensé, et j'oserai maintenant vous demander ce que vous avez fait pour elle depuis votre arrivée en Suède, si l'influence de la France s'est accrue par votre avènement, quelle preuve d'intérêt ou de dévouement vous avez donnée à l'Empereur depuis près d'une année... Vous prodiguez aux Anglais toutes les ressources que votre pays peut offrir, et vous n'avez rien voulu faire en faveur de la France.» Bernadotte essaya d'abord assez faiblement de défendre sa conduite. Tout à coup, dédaignant de se justifier et découvrant le fond de sa pensée, il s'écria: «Au reste, je ne ferai rien pour la France, tant que je ne saurai pas ce que l'Empereur veut faire pour moi, et je n'adopterai ouvertement son parti que lorsqu'il se sera lié avec nous par un traité; alors je ferai mon devoir. Au surplus, je trouve un dédommagement et ma consolation dans les sentiments que m'a voués le peuple suédois. Le souvenir du voyage que je viens de faire ne s'effacera jamais de mon coeur. Sachez, monsieur, que j'ai vu des peuples qui ont voulu détacher mes chevaux et s'atteler à ma voiture. En recevant cette preuve de leur amour, je me suis presque trouvé mal. J'avais à peine la force de dire aux personnes de ma suite: «Mais, mon Dieu! qu'ai-je fait pour mériter les transports de cette nation, et que fera-t-elle donc pour moi lorsqu'elle me sera redevable de son bonheur?» J'ai vu des troupes invincibles dont les hourras s'élevaient jusqu'aux nues, qui exécutent leurs manoeuvres avec une précision et une célérité bien supérieures à celles des régiments français, des troupes avec lesquelles je ne serai pas obligé de tirer un seul coup de fusil, à qui je n'aurai qu'à dire: «En avant, marche!» des masses, des colosses qui culbuteront tout ce qui sera devant eux.» «--Ah! c'en est trop, interrompit Alquier; si jamais ces troupes-là ont devant elles des corps français, il faudra bien qu'elles nous fassent l'honneur de tirer des coups de fusil, car assurément elles ne nous renverseront pas aussi facilement que vous paraissez le croire.» _Bernadotte_: «Je sais fort bien ce que je dis, je ferai des troupes suédoises ce que j'ai fait des Saxons, qui, commandés par moi, sont devenus les meilleurs soldats de la dernière guerre.» Sans relever cette énormité, Alquier glissa quelques observations sur l'inutilité qu'il y avait pour la Suède à armer présentement: «Je suis au contraire, lui dit le prince, plus résolu que jamais à lever de nouvelles troupes. Le Danemark a cent mille hommes sous les armes, et j'ignore s'il n'a pas quelque dessein contre moi. D'ailleurs, je dois me prémunir contre l'exécution du projet entamé par l'Empereur aux conférences d'Erfurt pour le partage de la Suède entre le Danemark et la Russie.» Il ajouta que cet avis lui avait été donné de Pétersbourg «par des femmes, qui savaient et lui écrivaient tout...».--«Mais je saurai me défendre, reprenait-il avec exaltation; _il_ me connaît assez pour savoir que j'en ai les moyens. Les Anglais ont voulu se montrer exigeants avec moi; eh bien, je les ai menacés de mettre cent corsaires en mer, et à l'instant ils ont baissé le ton.» Ces fanfaronnades n'étaient que le début d'une sortie plus extraordinaire que tout le reste. «Au surplus, dit le prince, quels que soient mes sujets de plainte contre la France, je suis néanmoins disposé à faire tout pour elle dans l'occasion, quoique les peuples que je viens de voir ne m'aient demandé que de conserver la paix, à quelque prix que ce pût être, et de rejeter tout motif de guerre, fût-ce même pour recouvrer la Finlande, dont ils m'ont déclaré qu'ils ne voulaient pas. Mais, monsieur, qu'on ne m'avilisse pas, je ne veux pas être avili, j'aimerais mieux aller chercher la mort à la tête de mes grenadiers, me plonger un poignard dans le sein, me jeter dans la mer la tête la première, ou plutôt me mettre à cheval sur un baril de poudre et me faire sauter en l'air!» Tandis que le prince, roulant des regards furibonds, proférait ces extravagances, la porte de son cabinet s'était ouverte; son jeune fils, âgé de douze ans, avait franchi le seuil et fait quelques pas dans la pièce. S'apercevant de cette entrée, ménagée ou non, Bernadotte y vit l'occasion d'un grand jeu de scène; il s'élança vers l'enfant, et s'emparant de lui d'un geste théâtral: «Voilà mon fils, dit-il, qui suivra mon exemple; le feras-tu, Oscar?--Oui, mon papa.--Viens que je t'embrasse, tu es véritablement mon fils.» Alquier ajoute dans son rapport: «Pendant cette scène si honteuse et si folle, le prince, agité par la plus forte émotion, avait tous les dehors d'un homme en démence. J'avais tenté plusieurs fois de me retirer, et toujours il m'avait retenu. J'étais enfin parvenu à la porte du cabinet, lorsqu'il me dit: «J'exige de vous une promesse, c'est que vous rendrez compte exactement à l'Empereur de cette conversation.--Je m'y engage, puisque Votre Altesse Royale le veut absolument.» Je viens de le faire, Monseigneur, et je prie Votre Excellence de croire que j'ai fidèlement tenu parole[306].» [Note 306: Alquier à Maret, 26 août 1811. Cette dépêche est consacrée au compte rendu de la conversation et aux conclusions qu'en tire notre ministre. Divers extraits en ont été cités et analysés par BIGNON, X, 177-179; GEFFROY, _Revue des Deux Mondes_ du 1er novembre 1855, et THIERS, XIII, 217-219.] Les derniers mots du prince n'étaient-ils qu'une suprême bravade? À l'encontre de ce qu'il paraissait désirer, espérait-il qu'Alquier tairait une partie de la conversation et ne le montrerait pas dans l'égarement de sa colère? Au contraire, nourrissait-il encore le fol espoir d'arracher à l'Empereur, par la violence et la menace, cette promesse d'un grand avantage territorial, ce don de la Norwège qui tardait tant à venir? Quoi qu'il en soit, ses allusions réitérées ne permettent aucun doute sur la cause primordiale du ressentiment qui avait déterminé en lui cet accès de délirante fureur. Si nos exigences en matière commerciale, si les tracasseries d'Alquier l'avaient fortement irrité, c'était surtout le dédaigneux silence opposé par l'Empereur à ses requêtes, à ses avances, c'était cette manière de le traiter en personnage suspect et négligeable, qui avait particulièrement ulcéré son amour-propre et déçu ses convoitises: il reprochait moins à la France de lui trop demander que de ne lui avoir rien accordé encore: sa rage était surtout celle du solliciteur éconduit ou du moins indéfiniment ajourné. Dans l'esclandre survenu à Stockholm, Napoléon sut faire la part des responsabilités respectives. Engeström dans sa note, Bernadotte dans son langage avaient porté un défi à toutes les convenances, mais Alquier s'était attiré ces répliques par son attitude agressive; c'était lui qui avait pris l'initiative d'un scandaleux débat. Napoléon ne voulut pas le désavouer publiquement et le disgracier, car la note ministérielle suédoise avait en quelque sorte interverti les torts; il comprit toutefois que le maintien de ce ministre à Stockholm devenait impossible; il l'en fit prestement et discrètement déguerpir. Au reçu du rapport relatant la conversation du 25 août, le duc de Bassano invita le baron par retour du courrier à remettre le service entre les mains d'un chargé d'affaires, à plier bagage, à quitter son poste sans prendre congé ni voir personne, à repasser le Sund et à échanger la légation de Stockholm contre celle de Copenhague: ce transfert était une demi-satisfaction donnée à la Suède, outragée dans la personne d'un de ses ministres. Quant à Bernadotte, si las que fût l'Empereur de ses incartades, si dégoûté qu'il fût du personnage, il dédaigna de relever ses paroles et le jugea au-dessous de sa colère. Une fois de plus, il se borna à se détourner de lui comme d'un esprit incohérent, troublé de vaines agitations, malade d'ambition et d'orgueil, à traiter par l'isolement. Il fit mander au chargé d'affaires, M. Sabatier de Cabre, de se conformer au système qui avait été recommandé en vain à Alquier et qui consistait à éviter avec le prince toute conversation politique. Quelques semaines après, formulant plus rigoureusement l'interdit, il écrivait au ministre des relations extérieures: «Vous ferez connaître au chargé d'affaires, dans ses instructions, que je lui défends de parler au prince royal; que, si le prince l'envoie chercher, il doit répondre que c'est avec le ministre qu'il est chargé de traiter. Il doit garder avec le prince royal le plus absolu silence, ne pas même ouvrir la bouche. Seulement, si le prince se permettait de s'échapper en menaces contre la France, comme cela lui est déjà arrivé, le chargé d'affaires doit dire alors qu'il n'est pas venu pour écouter de pareils outrages et qu'il se retire[307].» [Note 307: _Corresp._, 18233.] M. de Cabre ne se trouva pas dans le cas de pousser les choses aussi loin, et même Bernadotte lui fit au sujet d'une entente possible, d'un gage qui le rassurerait sur les intentions de l'Empereur, quelques insinuations laissées sans réponse; mais on peut croire qu'elles ne trahissaient plus chez leur auteur que de fugitives hésitations. En fait, c'était vers Alexandre que ses regards se tournaient désormais: sans entrer encore en matière avec lui et sans parler d'alliance, il lui adressait de plus significatifs sourires, cajolait davantage son envoyé[308]; il se rouvrait ainsi le chemin de Pétersbourg; pour s'y jeter délibérément, il attendait qu'un acte de violence trop facile à prévoir de la part de l'Empereur lui servît d'excuse auprès de ses futurs sujets et levât les derniers scrupules de la nation. [Note 308: Voy. les dépêches du baron de Nicolay, chargé d'affaires russe; archives Woronzof, t. XXII, pages 427 et suiv.] Napoléon apercevait ce changement de direction, mais ne s'en inquiétait pas outre mesure. Son illusion était toujours de croire qu'il n'aurait pas besoin de s'entendre avec le prince pour disposer de la Suède; que celle-ci lui reviendrait spontanément, au jour de la grande explosion; qu'alors «l'espoir de reconquérir la Finlande porterait la nation tout entière au-devant des intentions du gouvernement[309]», et que Bernadotte, entraîné malgré lui, n'aurait plus qu'à se faire le soldat de l'idée nationale. En un mot, Napoléon s'imaginait que s'il rencontrait aujourd'hui les Suédois contre lui avec l'Angleterre, il les retrouverait avec lui contre la Russie, pourvu qu'il ne leur rendît pas ce retour trop difficile par une scission éclatante. De là, dans ses rapports officiels avec leur gouvernement, de nouvelles alternatives de rigueur et de longanimité. Parfois, en présence d'actes attestant une partialité éhontée pour le commerce et la cause britanniques, la patience lui échappe: il songe à sévir, à faire occuper la Poméranie, théâtre des principales infractions, à lancer des notes fulminantes qui constitueront l'état de guerre[310]: puis, il se ravise, impose silence à ses ressentiments, laisse s'accumuler ses griefs, se réservant d'en faire masse plus tard et de demander aux Suédois à titre de réparation, en même temps qu'il leur offrira son alliance et leur promettra la Finlande, le droit d'occuper la Poméranie et d'y faire lui-même la police. [Note 309: Maret à Alquier, 17 juillet 1811.] [Note 310: _Corresp._, 18233.] Sa querelle avec eux ne dégénérait donc pas en rupture ouverte, n'augmentait pas ostensiblement les complications de l'heure présente et passait à peu près inaperçue. Il en était autrement d'une crise survenue soudain en Allemagne. Là, un bruit d'armes retentissait, grossissait sans cesse, mettait l'Europe en émoi; la Prusse se levait d'un subit élan; folle de terreur, croyant qu'on en voulait à son existence, elle semblait saisie d'un vertige de guerre, et ce belliqueux coup de tête jetait le trouble dans le jeu des deux empereurs, en risquant de les mettre prématurément aux prises. CHAPITRE VIII LES TRIBULATIONS DE LA PRUSSE. Affolement de la Prusse: projet d'extermination qu'elle suppose à l'Empereur.--Pièce fausse.--Hardenberg se jette dans les bras de la Russie et cherche à l'attirer en Allemagne.--Lettre au Tsar.--Envoi de Scharnhorst.--Armements illicites et précipités: explication donnée à l'Empereur.--Napoléon ne veut pas détruire la Prusse; caractère spécial de l'alliance qu'il compte lui imposer.--L'insoumission de la Prusse dérange toutes ses combinaisons.--Premières remontrances.--Napoléon détruira la Prusse s'il ne peut obtenir d'elle un désarmement complet et une obéissance sans réserve.--Continuation des armements.--Mobilisation déguisée.--Ouvriers-soldats.--Mise en demeure catégorique.--Soumission apparente.--Crédulité de Saint-Marsan.--Tout le monde ment à l'Empereur.--La Prusse en surveillance.--Rapports attestant la continuation des travaux et des appels.--Nouvelles sommations.--La Prusse à la torture.--Incident Blücher.--Suprême exigence.--Napoléon fait en même temps ses propositions d'alliance.--Affres de la Prusse.--Retour de Scharnhorst: résultats de sa mission.--Entrevues mystérieuses de Tsarskoé-Selo; Alexandre blâme les agitations et les imprudences de la Prusse.--Modification du plan russe.--La convention militaire.--Affreuses perplexités de Frédéric-Guillaume.--Motifs qui le poussent à subir l'alliance française.--Suprême espoir du parti de la guerre.--L'idée fixe du Roi.--Recours à l'Autriche.--Scharnhorst part pour Vienne sous un déguisement et un faux nom.--Mission Lefebvre.--Napoléon perd patience; il incline plus fortement à détruire la Prusse et à faire un terrible exemple.--Victoire des Russes sur le Danube.--Projet demandé au prince d'Eckmühl.--Plan d'écrasement.--Napoléon laisse vivre la Prusse parce qu'il constate chez elle quelque disposition à se soumettre.--La négociation d'alliance fait un second pas.--Scharnhorst à Vienne.--Metternich le trompe d'abord et l'éconduit ensuite.--Déception finale.--La Prusse aux pieds de l'Empereur.--Ouvertures de Napoléon à Schwartzenberg.--Raisons subtiles qui déterminent Metternich à hâter ses accords avec la France.--Le partage de la Prusse.--Réactions successives.--Alexandre revient au système de la défensive.--Nesselrode en congé.--Son plan de pacification.--_La clef de voûte_: rôle réservé à l'Autriche.--La paix doublée d'une coalition latente.--Nesselrode est le reflet de Talleyrand.--Alexandre livre à Nesselrode le secret de son inflexibilité.--Il comprend l'avantage de tenter ou au moins de simuler une démarche de conciliation.--Paix imminente sur le Danube: nécessité de temporiser.--L'envoi de Nesselrode est annoncé et perpétuellement ajourné.--Fausse interprétation de certaines paroles de l'Empereur.--Mauvaise foi réciproque.--Le frère d'armes d'Alexandre.--Napoléon avoue ses projets belliqueux à l'ambassadeur d'Autriche.--L'assujettissement de l'Allemagne lui assure le chemin libre jusqu'en Russie: fatal succès. I Avec des alternatives de bonne et de mauvaise foi, la Prusse avait imploré pendant six mois l'alliance française. Depuis que l'Empereur avait cessé de lui répondre, la jugeant trop pressée, elle croyait reconnaître dans ce silence un refus de traiter, l'indice d'une méfiance impossible à vaincre et de desseins sinistres. L'audace d'un faussaire l'affermit dans cette erreur. Sa diplomatie avait acquis du policier-auteur Esménard, dont nous avons signalé les louches trafics et conté la mésaventure, un prétendu mémoire portant la date du 16 novembre 1810 et attribué au duc de Cadore, alors ministre des relations extérieures; ce mémoire concluait à la nécessité d'anéantir totalement la Prusse, présentée comme dangereuse et incorrigible ennemie. Un examen attentif de la pièce en eût démontré facilement la fausseté. Il n'est pas certain, au reste, que la chancellerie de Berlin l'ait tenue pour pleinement authentique, mais sans doute l'accueillit-elle comme un écho des projets qui se tramaient aux Tuileries, comme une pièce apocryphe fabriquée sur documents vrais[311]. Rapprochant cette découverte du mutisme désespérant de l'Empereur, elle arriva à l'affolante conviction que Napoléon avait jugé et condamné définitivement la Prusse, qu'il avait rendu contre elle, dans le secret de sa pensée, une sentence sans appel, et qu'il était résolu à l'effacer de la carte avant de se porter contre la Russie. [Note 311: Voyez sur cette affaire la savante dissertation de M. Alfred STERN, _Abhandlungen und Ackenstücke zur geschichte der Preussischer Reformzeit_ (1807-1815), p. 93-113, avec textes à l'appui. La pièce avait été également livrée à Tchernitchef et communiquée par lui à sa cour. Volume cité, p. 213-214.] Pour sauver leur pays, les ministres prussiens ne virent qu'un moyen: appeler les Russes en Allemagne, en mettant à leur disposition toutes les ressources de la monarchie, et affronter avec leur assistance une lutte désespérée. Le parti antifrançais l'emporta complètement à Berlin. Le chancelier Hardenberg, qui avait hésité jusqu'alors et oscillé, se jeta à corps perdu dans l'alliance russe. Il obtint que le Roi écrivît au Tsar, le 16 juillet, pour lui offrir un pacte formel sous la condition que les armées moscovites s'avanceraient jusqu'au centre de la Prusse, au moindre signe de danger pour elle: à cet égard, on ne se contenterait pas d'une espérance, on voulait une certitude: la Prusse promettait et exigeait des engagements positifs. Le réorganisateur de l'armée, l'illustre général Scharnhorst, partit furtivement pour la frontière russe: le Tsar fut prévenu de son approche, prié de lui ouvrir ses États, de l'appeler à Pétersbourg et d'arrêter avec lui un plan de campagne commun[312]. [Note 312: DUNCKER, _Aus der Zeit Friedrichs der Grossen und Friedrich-Wilhelms_, III, 365-369.--Voyez aussi l'important ouvrage de LEHMANN sur _Scharnhorst_, t. II, 350-352.] En même temps, pour se mettre en mesure de soutenir l'assaut ou au moins de succomber avec gloire, le gouvernement prussien donna une impulsion subite et fiévreuse aux armements commencés de longue date: ne tenant plus aucun compte de la convention limitative de ses forces, il rappela tous les soldats en congé, tous les _krumpers_ ou jeunes gens qu'une courte période de service avait dégrossis et préparés au métier des armes: cent mille hommes environ furent réunis, le matériel et les approvisionnements rassemblés, les travaux de fortification poussés à la hâte. Tandis que les places du littoral s'entouraient de camps retranchés, les principaux corps se groupaient à proximité de ces points d'appui: il y eut à la fois mobilisation et concentration[313]. [Note 313: DUNCKER, 369-370. LEHMANN, 380-84. STERN, _Abhandlungen und Ackenstücke_, etc., 93-94.] Comme il fallait gagner du temps et que l'exécution du plan belliqueux demeurait subordonnée aux réponses de la Russie, on tâchait de dissimuler ces mesures à l'aide de savants subterfuges. Néanmoins, le Roi et ses ministres sentaient qu'un si grand mouvement n'échapperait pas longtemps au regard de l'Empereur; ils essayèrent donc de le justifier provisoirement à ses yeux, en lui donnant pour explication le contraire de la vérité. Le 26 août, Hardenberg dit à Saint-Marsan, notre ministre en Prusse, que le Roi, croyant depuis l'audience du 15 août à une rupture entre la France et la Russie et se considérant comme l'allié désigné de la première, augmentait ses forces pour nous prêter une aide plus efficace[314]. Ce demi-aveu, doublé d'un hardi mensonge, fut transmis à Paris dans les premiers jours de septembre: déjà, d'autres avis avaient fait connaître à Napoléon l'appel des réserves et l'accélération des travaux. [Note 314: DUNCKER, 378. Cf. LEFEBVRE, _Histoire des cabinets de l'Europe_, V, 139-140.] De tous les événements susceptibles de se produire avant son duel avec la Russie, aucun ne pouvait lui être plus déplaisant qu'une résurrection de la puissance prussienne, se dressant entre lui et l'ennemi à atteindre. Satisfait de la nullité absolue à laquelle il croyait avoir réduit la Prusse, il ne songeait point à la détruire, et le plan qu'il s'était tracé à lui-même le 16 août porte témoignage de son intention d'écouter cette cour, lorsqu'il jugerait le moment opportun, et de l'admettre à son service. L'alliance qu'il comptait lui accorder et lui imposer serait toutefois d'un genre particulier. Il ne demanderait pas à Frédéric-Guillaume une coopération active, la mise à sa disposition d'armées nombreuses: il se contenterait d'un contingent modeste qu'il entraînerait dans le Nord moins à titre d'auxiliaire que d'otage. Ce qu'il voulait de la Prusse, c'était un concours passif, une docilité inerte. Il lui demanderait de s'ouvrir et de se livrer intégralement à nos troupes, de se laisser passer sur le corps, de nous abandonner ses places, ses provinces, ses routes, ses moyens de communication et de transport, ses ressources de tout genre, avec faculté d'en disposer librement. Sans prétendre à une dépossession définitive, Napoléon jugeait qu'une expropriation temporaire importait à la sécurité de sa marche et de ses opérations. En supprimant momentanément la Prusse, il se ménagerait une surface parfaitement plane et unie, libre d'obstacles et d'embûches, pour aller à la Russie et faire couler jusqu'au Niémen, «comme un fleuve rapide[315]», le torrent de ses troupes. [Note 315: Instructions à Saint-Marsan, DUNCKER, 401.] En se remettant sur pied, en reprenant consistance et relief, la Prusse traversait essentiellement ce projet. Napoléon ne savait à quoi attribuer cette audace, mais il jugeait que l'effet en serait souverainement fâcheux, quelle qu'en fût la cause. La Prusse armait-elle par suite d'un accord avec la Russie et au profit de cet empire: en ce cas, si nous lui laissions le temps d'achever ses préparatifs, nous aurions à la combattre l'année prochaine avant d'aborder l'ennemi principal, et Napoléon, qui méditait une campagne de Russie, eût été désolé d'avoir à recommencer une campagne de Prusse. La cour de Potsdam armait-elle sans s'être au préalable concertée avec celle de Russie; armait-elle simplement par peur, par crainte d'une brusque et traîtresse surprise; était-elle de bonne foi lorsqu'elle nous offrait ses armées au prix d'un pacte qui garantirait son existence? En ce cas même, sa conduite restait pour nous source d'embarras. Napoléon n'aurait que faire de ces armées qu'on affectait de mettre à ses ordres et dont il suspecterait toujours la fidélité: elles lui seraient moins un secours qu'une gêne. De plus, si les Prussiens armaient sans s'être entendus avec la Russie, celle-ci, en les voyant faire, aurait toutes raisons de croire qu'ils armaient contre elle et à notre instigation: dans leurs mouvements, elle verrait l'indice et la preuve de nos dispositions hostiles: le voile que Napoléon s'efforçait de tendre devant elle se déchirerait brusquement, et l'empereur Alexandre ouvrirait probablement le feu, jetterait ses troupes en Allemagne pour y surprendre les nôtres et celles de nos alliés en flagrant délit de formation. Donc, en attribuant même à la conduite des Prussiens l'explication la moins défavorable, leur imprudence attaquait doublement les combinaisons de l'Empereur: elle risquait d'avancer les hostilités et de les reporter en Allemagne, alors que Napoléon tenait à les ajourner et par-dessus tout à les confiner en Russie. Mesurant le péril d'un rapide coup d'oeil, il résolut d'y couper court par tous les moyens que lui livrait sa puissance. Il sommerait la Prusse de désarmer, de se réduire aux effectifs permis; en même temps, pour la rassurer, il se résignerait à entamer plus tôt qu'il ne l'eût voulu la négociation d'alliance. Si la Prusse obéissait et mettait bas les armes, il se conformerait vis-à-vis d'elle à son plan primitif, lui permettrait de vivre et l'approprierait à ses desseins. Si elle osait lui résister ou essayait de le tromper, il ne lui laisserait pas le temps de reconstituer ses forces et d'élever au devant de la Russie une première ligne de défense: changeant de système, il fondrait instantanément sur elle et la détruirait; pour se garder un libre passage à travers l'Allemagne, il arracherait du sol les débris de la monarchie prussienne et ferait place nette. Cet enlèvement lui était facile: l'armée de Davout, les garnisons de Dantzick, Stettin, Custrin et Glogau, les troupes mobilisées du grand-duché de Varsovie, celles de Saxe et de Westphalie, tenaient plus étroitement bloqué que jamais le royaume suspect: il suffirait d'un ordre, d'un geste, pour que ce cercle de fer, se rétrécissant subitement, broyât la Prusse dans une mortelle étreinte. Sans doute, ce serait la guerre avec la Russie, la guerre immédiate et furieuse; mais l'exécution de la Prusse s'opérerait si aisément et avec une telle promptitude que nos troupes, après avoir accompli ce coup de main, auraient encore le temps de courir sur la Vistule, de s'y déployer avant que les Russes aient pu sortir de leurs frontières et forcer l'entrée de l'Allemagne: la grande lutte s'engagerait plus tôt que ne le souhaitait l'Empereur, mais au moins le théâtre n'en serait-il pas déplacé. Napoléon admet maintenant, à titre éventuel et comme pis aller, une extermination préventive de la Prusse, pour le cas où elle se déroberait aux injonctions qu'il va lui lancer. Il s'était transporté avec sa cour à Compiègne, où il préparait un voyage en Hollande et dans ses possessions d'outre-Rhin. Le 4 septembre, le baron de Krusemarck, ministre de Prusse auprès de lui, était mandé d'urgence à Compiègne. D'un ton grave et pénétré, le duc de Bassano lui tint ce langage: L'Empereur désire sincèrement s'unir à la Prusse; il la veut pour alliée, mais rien n'est plus propre à altérer ces heureuses dispositions que les mesures inconsidérées auxquelles on se livre à Berlin et que Sa Majesté ne saurait tolérer. La Prusse commettrait un véritable suicide si elle provoquait chez l'Empereur une défiance qui ne resterait pas inactive. Il n'est qu'un moyen pour elle de se conserver, c'est de renoncer à tous armements extraordinaires, de regagner ainsi la bienveillance de l'Empereur et d'en attendre les effets dans une immobilité absolue. À la même date, M. de Bassano écrivait à Saint-Marsan de conformer son langage à ces menaçantes remontrances[316]. [Note 316: Maret à Saint-Marsan, 4 septembre. Dans cette dépêche, le ministre des relations extérieures fait le récit de sa conversation avec Krusemarck.] Sept jours après, le 13 septembre, sur le vu de nouveaux avis qui lui montrent la Prusse en pleine activité militaire, Napoléon fait expédier à Saint-Marsan des instructions décisives. Ce ministre devra mettre le gouvernement royal en demeure de cesser les travaux de fortification et de rendre à leurs foyers les soldats rappelés; il fournira en même temps, comme preuve de nos bonnes intentions, l'assurance formelle que des pouvoirs vont lui être expédiés à l'effet de commencer la négociation d'alliance. Mais il ne donnera à la Prusse que trois jours pour se replacer en posture pacifique: tout au plus pourra-t-il accorder quarante-huit heures de grâce. Passé ce délai, s'il n'a pas obtenu pleine et entière satisfaction, il quittera Berlin et préviendra de son départ le maréchal prince d'Eckmühl. À ce signal, l'armée de Davout s'ébranlera sur-le-champ et tombera de tout son poids sur la capitale et les provinces prussiennes: Westphaliens, Saxons, Polonais passeront la frontière en même temps, s'avanceront sur Berlin par mouvements concentriques, tandis que nos garnisons de l'Oder, se reliant l'une à l'autre et faisant chaîne, fermeront toute retraite au gouvernement royal, l'empêcheront de fuir, l'obligeront à se rendre, et ainsi, sans que la victime ait eu le temps de jeter un cri et d'appeler à l'aide, elle périra sur place, et la monarchie du grand Frédéric aura cessé d'exister. Des ordres éventuels furent expédiés à Davout, à Jérôme; mais en même temps une lettre confidentielle de Maret à Saint-Marsan indiquait avec netteté que l'Empereur, bien résolu à détruire la Prusse si elle l'y obligeait par une attitude équivoque, n'en souhaitait pas moins et très vivement que cette extrémité pût être évitée: «Vous devez bien comprendre, disait-elle, que le désir sincère de l'Empereur est que le désarmement soit consenti, que des pouvoirs soient donnés pour que la négociation de l'alliance s'ouvre, soit à Berlin, soit à Paris; que vous soyez dans le cas de rester à votre poste et que la Prusse fasse connaître à la Russie qu'elle désarme parce qu'elle n'a plus d'inquiétudes sur le maintien de la paix. Cette déclaration de la Prusse est nécessaire parce que l'un des inconvénients les plus graves du parti pris par cette puissance est, dans les circonstances actuelles, que la Russie puisse penser que les armements se sont faits d'accord avec la France. Il faut que dans trois jours les impressions que les armements ont pu donner à la Russie soient dissipées, et elles ne peuvent l'être que par le désarmement[317].» [Note 317: Maret à Saint-Marsan, 13 septembre. Divers extraits de la correspondance de Berlin, conservée aux archives des affaires étrangères, ont été publiés par M. STERN, _Abhandlungen und Acktenstücke_, etc.] À l'heure où le secrétaire d'État traçait ces lignes, on connaissait déjà à Berlin les observations présentées à Krusemarck. D'autre part, on n'avait pas encore reçu la réponse d'Alexandre à la demande d'alliance et de secours effectif. On savait que ce prince avait lu avec émotion la lettre du Roi, mais Scharnhorst attendait toujours sur la frontière, avec un frémissement d'impatience, un mot qui lui permettrait de se glisser en Russie. On ignorait si le Tsar allait lui faire signe et le mander, régler avec lui l'action commune. Dans cette incertitude, la Prusse voulut gagner du temps et essaya de ruser; elle résolut d'annoncer le désarmement tout en continuant d'armer. Par lettre autographe, Frédéric-Guillaume fit connaître à Napoléon qu'il renonçait à créer quarante-huit bataillons nouveaux et à renforcer les régiments de seize hommes par compagnie. Effectivement, cette mesure fut contremandée, mais la mobilisation se poursuivit sous une autre forme. Les ouvriers employés aux travaux des places, à la création des camps retranchés, étaient presque tous d'anciens militaires ou de jeunes soldats non encore réincorporés; on les avait requis pour ce service d'État; c'était un moyen de les avoir sous la main et de pouvoir les enrégimenter au premier signal. Ce mode d'appel fut maintenu. Tout un monde de paysans, d'hommes du peuple, continua à s'agglomérer autour des places, à fourmiller sous les murs de Spandau, de Colberg, de Graudentz et de Neisse; on les y occupait à réparer les ouvrages, à en construire de nouveaux, à remuer des terres, à élever des remparts, en les soumettant déjà à la discipline militaire et en les astreignant à des exercices. La Prusse ressemblait à un vaste atelier, en attendant qu'elle devînt un camp. Pour se changer en soldats, les travailleurs n'auraient qu'à jeter la pelle et la pioche, à prendre le fusil, à échanger leur blouse contre la capote d'uniforme; en un clin d'oeil, leurs innombrables équipes se transformeraient en escouades, en compagnies, en bataillons, et feraient une armée, destinée à doubler celle que la Prusse était légalement autorisée à tenir sous les drapeaux[318]. [Note 318: Saint-Marsan à Maret, 26 septembre et 16 octobre 1811; Saint-Marsan à Davout, 4 octobre 1811, archives des affaires étrangères. Cf. LEUMANN, II, 392-397.] Cependant la dépêche du 13 septembre arrivait à Saint-Marsan et stimulait son zèle. Avec éclat, il réclama des mesures efficaces et complètes, insistant sur la nécessité de cesser les travaux et de renvoyer les ouvriers, ce qui arrêterait effectivement la mobilisation. Il ne dissimula pas que la Prusse, en déclinant nos demandes, s'exposerait à périr[319]. [Note 319: Maret à Saint-Marsan, 13 septembre 1811. Cf. STERN, 340-342.] La crise devenait aiguë, l'embarras des Prussiens horrible. Ils avaient appris depuis peu de jours que Scharnhorst avait enfin reçu l'autorisation de franchir la frontière et de s'acheminer très mystérieusement vers Pétersbourg; à cette heure, il conférait sans doute avec le Tsar, il emportait peut-être la promesse d'une coopération sans réserve. Quand on semblait si près de s'entendre avec les Russes et de pouvoir compter sur leur arrivée, il en eût par trop coûté au Roi et à Hardenberg de se livrer à discrétion; ils prolongèrent le jeu infiniment dangereux qui consistait à promettre sans tenir. Hardenberg déclara que le Roi se soumettait à tout; on raconta à Saint-Marsan, on publia qu'ordre avait été donné pour l'abandon des travaux et le licenciement des hommes. En fait, les travaux furent suspendus à Spandau, ville située aux portes de Berlin et sous l'oeil de la légation française; sur tous les points où la vue de notre représentant ne pouvait s'étendre, ils continuèrent avec un redoublement d'ardeur, par la main d'ouvriers-soldats. Mais Saint-Marsan avait la confiance facile et la crédulité opiniâtre; charmé de ce qui se passait à Spandau, il conclut d'un fait isolé à une mesure d'ensemble, annonça que la Prusse rentrait dans l'ordre, resta à son poste, reprit avec Hardenberg et le comte de Goltz, ministre des affaires étrangères, de cordiaux rapports. Le public de Berlin, qui avait senti planer dans l'air un grand danger, vit avec joie s'éloigner l'orage, et la capitale prussienne, après quelques jours d'angoisse et de fièvre, retomba à sa morne langueur[320]. [Note 320: Saint-Marsan à Maret, 21, 24 et 26 septembre. Cf STERN, 342-346.] À Berlin comme à Pétersbourg, comme partout, notre diplomatie se laissait abuser: il était moins facile de tromper l'Empereur. Tenant à savoir si les actes répondaient aux paroles, il mit la Prusse en surveillance. Pour l'épier, il disposait de multiples moyens. Stettin, Custrin, Glogau, étaient trois observatoires désignés: les commandants de ces places furent invités à s'armer de vigilance, à examiner minutieusement ce qui se passait autour d'eux. Une dépêche circulaire prescrivit à nos consuls de Colberg, Stettin, Dantzick et Koenigsberg, de s'enquérir chacun dans son ressort[321]. Davout eut à couvrir la Prusse entière d'un réseau d'espionnage, à centraliser les renseignements, à en contrôler l'exactitude, à y ajouter ses observations personnelles, et l'on pouvait compter sur l'impeccable soldat, défiant par principe, pour regarder à fond et ne point se payer d'apparences. [Note 321: Dépêches identiques du 1er octobre. Archives des affaires étrangères, Prusse, 248.] Napoléon part lui-même pour les Pays-Bas, se rapprochant du Nord: il commence sa tournée par les camps de Boulogne et d'Utrecht, passe aux embouchures de l'Escaut la revue de sa flotte, s'arrête plusieurs jours dans la grande place d'Anvers: ensuite, il visite avec l'Impératrice Amsterdam, Rotterdam, Nimègue, reçoit les hommages contraints des Hollandais; mais au milieu des pompes officielles, au milieu de journées que les fêtes et de minutieuses inspections semblent entièrement remplir, il trouve le temps de se retourner vers la Prusse, jette à chaque instant sur elle un regard inquisiteur, prête l'oreille à tous les bruits qui lui viennent de ce côté, attend avec impatience les résultats de l'enquête ordonnée. Et bientôt, aux diverses étapes de sa route, des courriers le rejoignent, lui apportant des avis de toute provenance, lettres du maréchal, rapports militaires, rapports des consuls, interrogatoires de courriers, bulletins de police, chiffons de papier noircis à la hâte par les espions qui de toutes parts se tiennent aux aguets. D'importance et de valeur inégales, ces renseignements s'accordent tous en un point; c'est que nulle part, sauf à Spandau, les travaux aux places n'ont cessé et les rassemblements d'hommes n'ont disparu. À Colberg, on travaille toujours, on travaille à force, comme si l'on avait hâte de pousser l'oeuvre à terme et de nous mettre en présence du fait accompli; sur les autres points du littoral, même activité; en Silésie, où l'on se croit plus loin de nous, des corps nouvellement formés s'exercent au grand jour: la Prusse élude évidemment ou suspend l'exécution de ses promesses[322]. [Note 322: Archives des affaires étrangères, _Documents divers_, Prusse, 248.] Aussitôt, le duc de Bassano, qui accompagne l'Empereur et le suit comme son ombre, dépêche à Saint-Marsan courriers sur courriers; il lui écrit longuement d'Anvers, le 2 octobre: d'Amsterdam, il lui envoie trois lettres, dont deux le même jour, et dans chacune il adresse à notre agent de sévères rappels à la clairvoyance, met la Prusse en contradiction avec elle-même, oppose ses actes à son langage. Quel est le motif de cette discordance? Est-ce parti-pris de nous induire en erreur, arrière-pensée perfide? Est-ce simplement incohérence et faiblesse, impuissance à se décider, hésitation persistante, susceptible toutefois de céder à une prompte et vigoureuse pression? «Il y a dans toute la conduite de la Prusse en général et dans celle que tient particulièrement le cabinet avec vous, une obscurité, un mystère qu'il est de votre devoir de pénétrer. Ne négligez aucun moyen pour y parvenir, mais surtout montrez bien qu'on espérerait vainement de nous abuser et que ce ne sont point des discours, des manifestations qu'on demande, mais des faits positifs, un désarmement complet, absolu, sans modifications ni réserves[323].» Si M. de Saint-Marsan obtient ce résultat, il aura rendu à son maître un signalé service: s'il acquiert la conviction que la cour de Berlin est systématiquement de mauvaise foi, au moins l'Empereur saura-t-il à quoi s'en tenir, et la Prusse subira le sort qu'elle se sera préparé. Mais surtout que notre ministre cherche et saisisse la réalité sous de vains simulacres, qu'il ne craigne point de se montrer trop soupçonneux, trop défiant: un nouvel excès d'optimisme engagerait gravement sa responsabilité, en compromettant des intérêts essentiels. [Note 323: Maret à Saint-Marsan, 13 octobre.] Aiguillonné par ces avertissements et ces reproches, ébranlé dans sa confiance par d'irrécusables indices, Saint-Marsan se remet en activité. Il s'est juré de ne plus discontinuer ses réquisitions jusqu'à ce que le cabinet prussien se soit mis en règle, de ne lui laisser ni trêve ni repos. Alors commence pour la Prusse un supplice sans nom. Attendant de jour en jour une lettre de Scharnhorst et un engagement d'Alexandre, elle ne se résigne pas encore à nous céder franchement, tout en trouvant que la Russie met bien du temps à se décider et la laisse cruellement à la gueule du lion. D'autre part, serrée de plus près par nos exigences et prise à la gorge, elle se débat lamentablement sous l'étreinte: elle cherche à se dégager en balbutiant des excuses, en alléguant de faux prétextes, en épuisant toutes les formes et toutes les variétés du mensonge. Hardenberg vient dire à Saint-Marsan que le Roi est plus décidé que jamais à éloigner les ouvriers des forteresses: seulement, il répugne à priver brusquement de tout travail ces masses d'hommes, arrachées à leurs occupations habituelles, et craint de les jeter à la misère: en monarque philanthrope, il voudrait les employer aux travaux de la paix, à de grands ouvrages d'utilité publique: il songe à leur faire réparer les chaussées, construire des ponts et creuser des canaux: c'est un nouveau moyen de les tenir rassemblés et disponibles[324]. Saint-Marsan répond que ses instructions ne lui permettent pas de «concéder un seul travailleur», que les ouvriers doivent être renvoyés jusqu'au dernier. [Note 324: Saint-Marsan à Davout, 4 octobre 1811. Archives des affaires étrangères, volume cité.] Hardenberg n'insiste pas et change de système. Pour pallier les infractions commises à Colberg, il rejette la faute sur le général Blücher, qui commande dans cette place et n'en fait qu'à sa tête; «ce vieil enragé» a continué les travaux malgré la défense formelle du Roi, sacrifiant son devoir à ses passions; mais on l'a relevé de ses fonctions et mandé à Berlin, où il sera sévèrement admonesté. Saint-Marsan s'applaudit de voir mettre à bas un de nos adversaires implacables: l'Empereur lui-même enregistre avec quelque satisfaction le rappel de Blücher: mais qu'apprend-il bientôt? Suivant les avis que fournit au duc de Bassano sa police particulière, la disgrâce de Blücher n'est que de pure apparence. À son arrivée dans la capitale, le Roi l'a parfaitement accueilli et l'a invité plusieurs fois à diner: on laisse la populace organiser en sa faveur des manifestations scandaleuses; quand il a paru «sous les Tilleuls» et s'est montré sur cette promenade chère aux Berlinois, il a été accueilli par des bravos, des acclamations, sous l'oeil complaisant de la police: tout ceci n'est sans doute que le prélude de sa rentrée en scène, de sa promotion à un commandement supérieur. Et Napoléon fulmine le billet suivant, daté de Düsseldorf et adressé au duc de Bassano: «Écrivez au comte Saint-Marsan qu'il doit empêcher le général Blücher d'être employé, et qu'il ne faut pas, puisqu'on nous a donné cette raison, le justifier ensuite et montrer par là de la mauvaise foi[325].» En vain Saint-Marsan explique-t-il que les renseignements fournis au duc sont fort exagérés, que Blücher a dîné une seule fois chez le Roi, que l'ovation sous les Tilleuls s'est réduite au salut réglementaire de quelques officiers, que le général se montre peu et passe ses journées au Casino à jouer au whist et à jouer petit jeu[326], Napoléon n'en persiste pas moins et avec toute raison à se défier de la Prusse et de ses hypocrites complaisances. [Note 325: _Corresp_., 18234.] [Note 326: Saint-Marsan à Maret, 10 novembre. STERN, 369.] Il vient d'apprendre, à la vérité, que les travaux ont réellement cessé sur plusieurs points: les ouvriers ont quitté les chantiers, mais nul ne les a vus rentrer dans leurs foyers. Que sont-ils devenus? Un de nos consuls, celui de Stettin, fournit le mot de l'énigme: il a découvert que les ouvriers éloignés de Colberg, au lieu d'être renvoyés chez eux, ont été simplement disséminés dans un rayon de quelques milles autour de la ville: là, on les tient cantonnés dans les villages, dissimulés dans les bois, tout prêts à se réunir de nouveau: «Ainsi, d'un coup de sifflet, le gouvernement prussien est encore le maître d'avoir à Colberg le même nombre d'hommes qu'auparavant[327].» Comme d'autres renseignements ne sont ni moins précis ni moins accusateurs, comme il en est aussi de plus vagues et même de contradictoires, Napoléon veut en avoir le coeur net, pouvoir condamner la Prusse en pleine connaissance de cause, s'il la trouve en faute: il fait demander par Saint-Marsan que le secrétaire de notre légation, M. Lefebvre, soit autorisé à parcourir toutes les provinces et à visiter toutes les places, à voir de ses yeux ce qui s'y passe. [Note 327: Rapport du 20 octobre, archives des affaires étrangères, volume cité. Cf. DUNCKER, 392.] Devant ce comble d'exigence, Frédéric-Guillaume eut un mouvement de révolte. Il tressaillit sous l'outrage et se retrouva pour quelques heures une âme de roi: se prêter à la vérification demandée, c'était admettre que l'on pût révoquer en doute sa parole de Hohenzollern et le soupçonner de parjure: plutôt mourir que d'accepter cette honte! Il déclara qu'il ne voulait point se dégrader aux yeux de son peuple, aux yeux de ses troupes, et Hardenberg notifia ce refus par un billet assez sec[328]. [Note 328: Archives des affaires étrangères, volume cité.] La nuit passa ensuite sur ce coup de tête, avec son cortège de réflexions sinistres: le Roi sentait peser sur lui l'armée de Davout: autour de lui, il apercevait la meute de nos alliés, prêts à la curée: dans huit jours, s'il résistait, les sonneries françaises retentiraient à son oreille, et les canons ennemis rouleraient lourdement sur le pavé de sa capitale. Hardenberg, moins fier encore que lui et plus faux, le conjura de plier une fois de plus, pour mieux se redresser ensuite; et le misérable monarque céda, s'humilia, vint à résipiscence. M. Lefebvre reçut licence d'aller où il voudrait, avec des passeports prussiens, sous couleur d'inspecter nos consulats; on prit seulement de sournoises précautions pour lui laisser voir le moins de choses possible, en ayant l'air de tout lui montrer. Hardenberg redemanda piteusement à Saint-Marsan son billet et le pria de taire à l'Empereur sa velléité de désobéissance[329]. [Note 329: Saint-Marsan à Maret, dépêche du 20 octobre, lettre confidentielle du 23.] Tandis que le commissaire français commençait sa tournée, Frédéric-Guillaume errait entre Charlottenbourg et Potsdam, tournant autour de sa capitale ou piétinant sur place, dévorant ses humiliations, abreuvé de dégoûts et rongé d'impatience. Hardenberg écrivait à Pétersbourg, demandant, implorant, réclamant une réponse: pour Dieu, que l'on consente enfin à parler, à faire connaître si la Prusse peut compter sur l'entrée des Russes en Allemagne; au contraire, le Roi doit-il se considérer comme délaissé et s'asservir à des nécessités cruelles? Quelle que soit la décision à prendre, elle ne saurait tarder davantage: la Prusse se meurt d'anxiété: «l'incertitude nous tue[330]». [Note 330: DUNCKER, 391.] Ce qui ajoutait aux complications et aux périls de l'heure présente, c'était que Napoléon, afin de mieux éprouver la Prusse et de voir plus clair dans son coeur, avait enfin expédié à Saint-Marsan les pouvoirs nécessaires pour traiter de l'alliance: son système consistait toujours à tranquilliser d'une part, tandis qu'il menaçait de l'autre. Le ministère prussien était intimement résolu à ne point s'engager avec nous, tant qu'il lui resterait espoir de signer le pacte en préparation avec Alexandre. Mais comment éluder nos offres, après les avoir sollicitées à genoux? comment traîner en longueur une négociation si ardemment réclamée, sans se condamner soi-même et se convaincre d'imposture? À l'annonce des pouvoirs, Hardenberg se fit un masque d'homme satisfait: enfin, disait-il, l'Empereur consentait à accepter la Prusse pour alliée et à la tirer d'inquiétude: et l'air de soulagement avec lequel il prononçait ces paroles, son visage épanoui, son gros rire, contrastaient avec l'humeur sombre des jours précédents: son contentement allait jusqu'à «l'hilarité[331]». Le 29 octobre, Goltz et lui se réunirent en conférence avec Saint-Marsan pour écouter les propositions de la France. Napoléon offrait à la Prusse de l'admettre dans la ligue du Rhin ou de signer avec elle une alliance particulière: on y joindrait très secrètement une convention pour le cas de guerre avec la Russie, et déjà le cabinet français en traçait les principales lignes. Tout le territoire prussien serait ouvert à nos troupes et pris par elles en dépôt, à l'exception de la Silésie, où le Roi pourrait se retirer: ses troupes disparaîtraient des espaces occupés et se laisseraient consigner dans deux ou trois places: le contingent auxiliaire serait fixé à vingt mille hommes, que Napoléon emploierait à sa guise[332]. [Note 331: Saint-Marsan à Maret, 27 octobre.] [Note 332: Instructions générales et particulières pour le comte de Saint-Marsan, en date du 22 octobre 1811, publiées par STERN, 350-366.] Ces conditions furent transmises au Roi, qui ne les jugea pas absolument inacceptables: il s'était attendu à pis, et dès lors l'idée de subir l'alliance française lui fit un peu moins horreur. Mais Scharnhorst annonçait enfin des résultats et prévenait en même temps de son retour imminent. On résolut de l'attendre pour se décider. Sous divers prétextes, les conférences avec Saint-Marsan furent suspendues: on gagna successivement quatre jours, puis deux, vingt-quatre heures enfin. Pendant ce temps, Scharnhorst se rapprochait de la capitale, s'y faisait précéder par un rapport et par le texte d'une convention qu'il avait conclue avec le Tsar sous réserve de la ratification royale, arrivait enfin lui-même pour rendre compte de sa mission: dans l'acte qu'il avait signé, dans ses écrits, dans ses paroles, le Roi allait-il trouver une indication déterminante, une règle et une sûreté pour l'avenir? II Scharnhorst avait mis à remplir sa tâche tout son zèle, tout son coeur, toute son indomptable énergie. Fatigues, dégoûts, misères physiques et angoisses morales, rien ne l'avait rebuté. S'étant jeté en Russie sous un nom d'emprunt, il lui avait fallu, pour se mieux dissimuler, s'écarter des grandes routes, éviter d'employer la poste; il n'avait atteint Pétersbourg qu'au bout de deux semaines, bien qu'il voyageât nuit et jour, durement cahoté sur de lourds chariots de paysan. À Pétersbourg, il était descendu ou plutôt s'était caché chez un ancien valet de chambre de l'Empereur. Là, il avait eu à attendre huit jours une audience. Enfin, le 4 octobre, on l'avait mené par des chemins de traverse au château de Tsarskoé-Selo, où l'Empereur s'était rendu de son côté mystérieusement. Il y avait eu entre eux plusieurs rencontres, échange de communications verbales et écrites[333]. [Note 333: Le récit de la mission de Scharnhorst figure dans DUNCKER, 418-423, et avec plus de détails dans LEHMANN, 402-415.] Au début, Alexandre s'était montré froid, réservé, peu accessible aux raisonnements et aux instances. Comme il tenait essentiellement à retarder sa rupture avec la France jusqu'après conclusion de sa paix avec les Turcs, les empressements de la Prusse, cette alliance qui lui venait trop tôt et le tirait au combat, dérangeaient ses calculs. Déjà, à l'annonce des premiers armements, il avait supplié le Roi et son conseil de les discontinuer, de ne pas s'exposer témérairement, de ne point attirer la foudre; il leur conseillait encore d'éviter toute apparence de concert avec lui, de montrer quelque déférence aux volontés de l'Empereur. Tout autant qu'à Napoléon, la Prusse lui semblait incommode et gênante: à l'un et à l'autre, cette malheureuse nation se rendait à charge par ses agitations, ses mouvements désordonnés, ses affolements: tous deux cherchaient actuellement à l'immobiliser, en se réservant de l'employer dans l'avenir. Alexandre convenait avec Scharnhorst que la guerre était inévitable: elle serait terrible et déciderait de tout: raison de plus, suivant lui, pour ne pas engager à contretemps cette suprême partie. Il témoignait toujours pour le Roi d'une tendre compassion, offrait un traité secret, promettait de considérer toute invasion du territoire prussien comme une attaque contre lui-même: seulement, dès que Scharnhorst le pressait de concerter pratiquement l'action à deux, il se montrait plus disposé à soulever des difficultés qu'à les résoudre. Il permit pourtant à Scharnhorst de lui communiquer les idées conçues à Berlin, relativement à la conduite de la guerre, et développa ensuite celles que Pfühl lui avait suggérées: le plan prussien et le plan russe furent exposés et comparés. D'après le premier, dès que la Prusse serait attaquée, les armées russes auraient à s'élancer de leurs frontières et à courir sur la Vistule: elles ne s'arrêteraient pas à ce fleuve, mais le franchiraient: se déployant entre la Vistule et l'Oder, se liant par leur droite et leur gauche aux positions prussiennes de Poméranie et de Silésie, appuyant leurs ailes à deux groupes de forteresses et de troupes alliées, elles feraient front à l'ennemi et tenteraient hardiment le sort des batailles: l'exemple du passé les montrait capables de se mesurer en ligne avec Napoléon, à condition de bien choisir leur terrain et de ne point retomber dans certaines erreurs de tactique: elles tâcheraient de recommencer Eylau et d'éviter Friedland. Quant au plan russe, tel qu'il avait été arrêté en juin, on se rappelle qu'il ne comportait qu'accessoirement une pointe préalable dans la Prusse orientale et en Pologne, une sorte de reconnaissance renforcée, à laquelle succéderait un recul volontaire, un repliement progressif jusqu'aux positions où l'on attendrait l'ennemi, déjà affaibli par une marche épuisante et harcelée. Il n'était pas question, à moins de circonstances exceptionnellement favorables, de jonction entre les armées russes et prussiennes, celles-ci devant se renfermer dans les places du royaume, s'y défendre le plus longtemps possible et maintenir sur les côtés de la route que suivrait la Grande Armée quelques postes hostiles. Scharnhorst soumit ce plan à une critique raisonnée. En particulier, il fit sentir qu'accepter _à priori_ la nécessité de la retraite à l'approche des Français, ce serait leur abandonner tout le plat pays prussien, avec ses ressources fort appréciables. Quant aux troupes prussiennes, confinées dans quelques forteresses, isolées et immobilisées, elles succomberaient tôt ou tard, et la monarchie, après s'être inutilement dévouée pour la cause commune, n'aurait plus qu'à se constituer prisonnière. En termes audacieusement nets, Scharnhorst expliqua que la Prusse ne pouvait se condamner à ce rôle ingrat et sacrifié, s'assimiler à un poste perdu que l'on abandonne au milieu des masses ennemies pour retarder leur marche en se laissant détruire. Si le Tsar persistait dans ses intentions, le Roi n'aurait plus qu'à tenter la seule voie de salut qui lui resterait ouverte, à écouter les offres de la France. À ce langage, Alexandre comprit que la Prusse lui mettait le marché à la main et ne lui laissait d'autre alternative que de venir à elle ou de l'avoir pour ennemie. Or, dans la guerre future, où Napoléon disposerait de masses énormes et posséderait incontestablement l'avantage du nombre, quatre-vingt à cent mille Prussiens, bien armés, bien munis, enflammés de patriotisme et de haine, n'étaient nullement pour les Russes un appoint à dédaigner. Puis, si le Tsar laissait cette force passer à l'ennemi, cette défection serait d'un fâcheux exemple et pourrait en entraîner d'autres; elle faciliterait la coalition dont Napoléon cherchait à envelopper son rival. Devant ces perspectives redoutables, Alexandre se sentit ému et fléchit; peu à peu, avec hésitation et regret, il consentit à modifier son plan encore une fois, se laissa ramener à l'idée de la marche en avant, en se réservant de ne point dépasser certaines limites. Il ne se refusa plus à signer avec la Prusse une convention militaire qui lierait les deux armées et associerait dans une certaine mesure leur fortune. Scharnhorst fut mis en rapport avec le ministre de la guerre Barclay de Tolly, avec le chancelier Roumiantsof; dans une série de laborieuses conférences, la convention fut longuement discutée, établie article par article et, le 17 octobre, enfin signée[334]. [Note 334: Le texte en a été publié par MARTENS, _Traités de la Russie_, VII, 24-37. Cf. LEHMANN, 412-415.] D'après cet acte, si Napoléon, malgré l'attitude correcte et réservée qu'observeraient les deux puissances, faisait mine d'occuper une partie quelconque du territoire prussien ou prenait une attitude par trop menaçante, les armées russes s'ébranleraient et, avec toute la célérité possible, s'avanceraient sur la Vistule. Elles chercheraient même, autant que les circonstances s'y prêteraient, à franchir ce fleuve, mais Alexandre ne prenait à cet égard aucun engagement positif: il avait fait supprimer de la convention un article qui l'eût obligé à pousser jusqu'en Silésie une partie de ses troupes. Les Prussiens, fuyant devant l'envahisseur, se glissant entre ses colonnes, courraient au-devant de leurs auxiliaires et chercheraient à les joindre: si la rapidité de l'invasion ne permettait point ce rapprochement, ils se rejetteraient alors dans les places de la Poméranie ou de la Silésie, où leur résistance serait facilitée par la proximité des Russes, établis sur la Vistule. Afin que ces derniers atteignissent plus rapidement le fleuve, Scharnhorst avait demandé que les armées du Tsar, actuellement rangées à cinq marches de la frontière, reçussent d'avance et éventuellement l'ordre d'entrer en Pologne et en Allemagne, dès que les autorités prussiennes leur feraient signe et réclameraient leur présence. Alexandre n'avait jamais voulu reconnaître à des autorités étrangères le droit de réquisitionner ses troupes: il avait été convenu seulement que celles-ci se mettraient en marche huit jours au plus tard après que leur gouvernement aurait été prévenu du danger par le roi de Prusse ou ses généraux. Une seule portion des États prussiens serait immédiatement sauvegardée. Dès à présent, un corps de douze bataillons et huit escadrons serait placé en avant et en dehors de l'alignement, posté sur l'extrême bord de la frontière, près de l'endroit où la pointe de la Prusse orientale s'allonge entre la mer et les possessions moscovites. Aussitôt que les hostilités auraient commencé, ce corps franchirait les limites, viendrait couvrir Koenigsberg et protégerait contre un coup de main cette ville importante, menacée à la fois par la garnison française de Dantzick et les Polonais de Varsovie. À défaut de Berlin, qui serait abandonné dès le premier moment, Alexandre s'engageait à conserver au Roi une autre capitale, le berceau de la Prusse, où il pourrait transférer sa résidence, son gouvernement, et s'abriter de l'invasion. Telles étaient les concessions que Scharnhorst avait arrachées au gouvernement russe. Si la convention de Pétersbourg, à laquelle devait se joindre un traité d'alliance, eût été ratifiée à Berlin, comme Napoléon aurait incontestablement foncé sur la Prusse restée en armes, la guerre aurait été avancée de sept mois: les opérations se fussent engagées sur la basse Vistule: l'Empereur aurait eu à recommencer vers la fin de 1811 sa campagne de 1807, au lieu de voir l'année suivante s'ouvrir devant lui les profondeurs de la Russie: ce qu'il craignait l'eût vraisemblablement sauvé. III La convention militaire de Pétersbourg, avec ses réticences et ses réserves, ne fit pas cesser les hésitations du Roi: elle le jeta au contraire dans d'affreuses perplexités. En août, s'il s'était jeté vers Pétersbourg avec quelque résolution, au lieu de se tourner vers la France, c'était que les dispositions présumées de Napoléon ne lui laissaient plus le choix. Supposant que l'Empereur ne le voulait point pour allié et méditait de le détrôner, il n'avait vu d'autre parti à prendre qu'un recours désespéré à la Russie. Maintenant, les offres assez précises de la France, en lui rendant l'option, renouvelaient son embarras: retrouvant la liberté de ses décisions, il semblait incapable d'en user, et l'on eût dit que choisir entre les deux voies qui s'ouvraient devant lui, à ce tournant suprême de sa destinée, excédât ses forces. Il ne croyait guère, il n'avait jamais cru à la possibilité de résister au vainqueur d'Iéna avec de sérieuses chances de succès. S'insurger contre l'invincible capitaine, avec l'appui même de quelques forces russes, ne serait-ce point courir à la mort? D'autre part, s'assujettir à Napoléon, ne serait-ce point la mort aussi, moins rapide sans doute, mais lente et ignominieuse? Les propositions de l'Empereur ne cachaient-elles point un piège, l'intention abominable de se faire livrer la Prusse pour la frapper ensuite sans défense, après s'être servi d'elle et l'avoir courbée à une avilissante besogne? N'apercevant dans chaque direction que sujets d'épouvante, Frédéric-Guillaume n'arrivait pas à distinguer de quel côté le péril était moindre, à se faire une opinion, à prendre un parti: «Ce serait presque à tirer au sort,--disait-il éperdu,--à moins que la Providence ne nous éclaire particulièrement[335].» Au milieu des combats intérieurs qui le déchiraient, sa tête se perdait, un vertige le prenait. Tandis que Saint-Marsan, sur la foi de renseignements trompeurs, le croyait rasséréné, confiant «et fort gai[336]», l'infortuné monarque écrivait à Hardenberg, le 31 octobre: «Il me semble que je suis dans un accès de fièvre chaude: autour de moi, je vois de tous côtés s'ouvrir des abîmes[337].» [Note 335: DUNCKER, 402.] [Note 336: Lettre à Maret, 1er novembre 1811.] [Note 337: DUNCKER, 402.] À la fin, malgré les efforts de Hardenberg, qui montrait plus de fermeté et de suite dans les idées, il laissa entendre qu'il se jugeait condamné à l'alliance française[338]. Les réponses de la Russie, disait-il, n'étaient que relativement réconfortantes: cette puissance s'engageait à couvrir une moitié à peine de la monarchie. Ses troupes marcheraient sans doute sur la Vistule: marcheraient-elles avec l'activité désirable? Alexandre s'était laissé forcer la main: ne saisirait-il pas la première occasion pour se replacer sur le terrain strictement défensif qu'il avait quitté à son corps défendant? Frédéric-Guillaume faisait valoir toutes ces considérations, qui étaient assurément d'un grand poids: au fond, peut-être eût-il été fâché que les Russes se fussent montrés par trop rassurants et eussent enlevé ainsi toute excuse à sa timidité. À cet instant critique, c'est surtout dans un vice irrémédiable de son caractère qu'il faut chercher son principal mobile. Un penchant naturel porte les esprits faibles et irrésolus, en temps de crise, à préférer le parti qui leur offre un peu de sécurité immédiate: ils s'estiment heureux d'obtenir un sursis au péril, un répit dans l'angoisse, et ne regardent pas plus loin; ils se cherchent un lendemain plutôt qu'un avenir. L'alliance de Napoléon offrait au Roi cet avantage éphémère, car il était évident que l'Empereur, après avoir reçu la soumission de la Prusse, la laisserait vivre ou au moins végéter quelque temps: Frédéric-Guillaume verrait s'ouvrir devant lui une période de tranquillité relative. Par ce motif, à l'instant où les plus audacieux d'entre ses généraux et ses ministres, nantis des engagements russes, se flattaient de l'amener au but de leurs efforts, il leur glissait des mains; hissé péniblement par eux jusqu'à un parti d'énergie et de vigueur, il ne parvenait plus à s'y tenir, retombait au plus bas de la faiblesse et se laissait choir dans l'alliance française. Le parti de l'action avait à peu près gagné sa cause à Pétersbourg: il la reperdait à Berlin. [Note 338: _Id._, 413-414.] Ce parti ne se tint pas pour battu et se rattacha à un dernier espoir. En expliquant les raisons qui le faisaient incliner vers la France, le Roi avait formulé une réserve; reprenant un de ses thèmes favoris, il laissait entendre que tout changerait de face à ses yeux si l'Autriche, à l'exemple du Tsar, consentait à le protéger contre une attaque, à le soutenir sur sa gauche, et mettait un second étai à sa monarchie branlante. Hardenberg, qui se croyait des raisons pour ne point désespérer de l'Autriche, le prit au mot: il proposa d'adresser à Vienne un suprême appel, et le résultat de fiévreuses controverses fut en somme l'adoption d'un parti qui laissait tout en suspens, ne préjugeait rien et retardait encore la décision finale. Les conférences avec Saint-Marsan furent reprises le 6 novembre. Afin de pouvoir conclure avec la France, si le besoin s'en faisait absolument sentir, on entama une discussion plus sérieuse. En même temps, Scharnhorst dut se remettre en route et filer par la Silésie vers la frontière autrichienne. Voyageant avec plus de mystère encore que durant sa course précédente, évitant de s'acheminer directement à son but, déjouant l'espionnage français par des détours et des crochets, s'affublant d'un faux nom, se travestissant, se grimant de son mieux, il se glisserait subrepticement jusqu'à Vienne: là, il dévoilerait franchement aux Autrichiens l'embarras de la Prusse et l'horreur de sa position, confierait à leur discrétion les offres russes, dont il ferait sentir à la fois la valeur et l'insuffisance, et supplierait l'empereur François de consentir à un pacte de défense mutuelle entre les deux cours germaniques. La solution n'était plus à Pétersbourg, elle était à Vienne: c'est là que le chevalier errant de la bonne cause l'irait chercher[339]. [Note 339: LEHMANN, 429-435. DUNCKER, 418-423.] Frédéric-Guillaume s'était prêté à cette démarche par acquit de conscience, afin de prouver qu'il n'avait négligé aucun moyen de se soustraire à l'odieuse alliance. Au fond de l'âme, il n'attendait plus rien de l'Autriche ni de personne. Son noir pessimisme voyait plus clair que l'ardeur et l'exaltation de ses entours: il avait trop expérimenté à ses dépens l'égoïsme des cabinets pour croire que la Prusse, dans sa profonde détresse, recueillerait autre chose à Vienne que de vaines condoléances: d'une façon générale, les cruautés du sort l'avaient déshabitué de croire au bonheur: en tout ce qu'il entreprenait, il se jugeait poursuivi par un destin contraire et présageait l'issue la moins favorable. Si sombres que fussent ses prévisions, elles n'allaient pas jusqu'à lui faire discerner le péril suspendu depuis quelques jours sur sa tête, le plus grand, le plus terrible qui eût jamais menacé sa couronne et sa dynastie. Napoléon, ayant acquis de plus en plus la preuve que la Prusse le trompait et continuait ses préparatifs militaires, venait enfin de perdre patience: il s'occupait à réaliser ses menaces. Les premiers rapports de M. Lefebvre ne l'avaient nullement satisfait. Arrivé à Colberg, l'inspecteur français avait remarqué chez les autorités une tendance évidente à se cacher de lui; malgré de savantes précautions, il avait aperçu des ouvriers au travail, des soldats en grand nombre, un entassement d'hommes et de matériel, des redoutes continuant à pousser du sol autour de l'enceinte[340]. Nos agents du littoral signalaient un effort ininterrompu pour approvisionner et armer les places. L'un d'eux dénonçait le passage de pesants chariots, traînés à neuf chevaux; ces véhicules, allant vers Colberg, portaient chacun une caisse énorme, soi-disant remplie de marchandises, et ces caisses--on en avait acquis la preuve--contenaient chacune un canon, soigneusement emballé et rendu invisible sous son enveloppe de bois[341]: ainsi, tout regard jeté sur la Prusse la surprenait en flagrant délit de fourberie. De plus, l'empereur Napoléon, qui avait appris la suspension des pourparlers avec Saint-Marsan et ignorait encore leur reprise, avait reçu de ces lenteurs une impression parfaitement justifiée d'irritation et de méfiance. Pour achever de l'exaspérer, la nouvelle d'un important succès des Russes sur le Danube, en avant de Rouchtchouk, lui arrivait au même moment: sa colère éclatait en exclamations furibondes contre ces «chiens, ces gredins de Turcs[342]», qui s'étaient laissé battre; mais elle tendait à se détourner contre la Prusse, sous l'empire d'un raisonnement prévoyant. Croyant les Turcs plus battus encore et plus découragés qu'ils ne l'étaient, jugeant impossible d'empêcher désormais leur paix avec le Tsar, il craignait que les Russes, débarrassés de la diversion orientale, ne s'enhardissent à se jeter en Allemagne et à commencer la guerre en soulevant la Prusse, qui leur tendait frauduleusement la main. Pour leur enlever ce point d'appui, il songeait à le supprimer radicalement, à en finir avec la Prusse, puisqu'elle voulait absolument se perdre: «Je vois, disait-il, tant de mauvaise foi et d'incertitude dans ce cabinet que je crois qu'il sera impossible d'empêcher sa ruine[343].» Et, sans s'arrêter encore à une détermination ferme, il se mettait en mesure de frapper. Comme la Prusse, mieux armée que deux mois auparavant, opposerait peut-être une résistance un peu plus sérieuse, il ne voulait plus abandonner l'entreprise aux libres inspirations de Davout: le 14 novembre, revenu de son voyage, il invitait le maréchal à préparer d'avance et à lui soumettre un projet d'opérations dont le but serait d'envahir brusquement la Prusse et de tout enlever, roi, cour, gouvernement, administration, armée, en un seul coup de filet[344]. [Note 340: «À peine nous venions de rentrer dans les dunes,--écrit Lefebvre le 27 octobre,--que nous nous trouvâmes au milieu d'une espèce de forêt de bois coupé: des ouvriers travaillaient à faire des fascines: ils étaient en assez grand nombre. Le général Tauenzien (gouverneur de la place) me parut extrêmement embarrassé de cette découverte. Nous poussâmes plus loin et nous découvrîmes bientôt d'autres travailleurs occupés, en assez grand nombre, à former une chaussée qui doit aboutir d'un côté à la grande route de Colberg, et de l'autre au fort dont j'ai parlé plus haut... Elle est visiblement destinée au service de cette redoute... M. le comte de Tauenzien, qui, si j'en ai bien jugé, ne s'attendait pas à cette découverte, en demeura fort embarrassé. Il dit quelques mots pour justifier la construction de cet ouvrage; les expressions ne vinrent pas: il paraissait être à la torture. Nous traversâmes d'un bout à l'autre cette chaussée fort silencieusement, et nous rentrâmes à la nuit tombante. J'avais vu tous les travaux extérieurs, non en détail, car je dois observer que nous n'approchions qu'à une certaine distance des redoutes. Lorsque les objets commençaient à être trop visibles et distincts, l'ordre était bien vite donné au cocher de rebrousser chemin.» Archives des affaires étrangères, Prusse, 249.] [Note 341: Rapport du consul de Stettin, 28 octobre. Archives des affaires étrangères, volume cité. Cf. _Corresp._, 18241.] [Note 342: Rapport de Tchernitchef, 18 décembre, volume cité, p. 266. Napoléon écrivait à Davout: «Les Russes ont eu de grands succès sur les Turcs, qui se sont comportés comme des bêtes brutes. Je vois la paix sur le point de se conclure.» _Corresp._, 18259.] [Note 343: _Corresp._, 18259.] [Note 344: _Id._] Le maréchal ne connaissait que sa consigne. Celle-ci étant actuellement d'aviser aux moyens de détruire un État, cette Prusse qu'il sentait menteuse, perfide et toujours prête à profiter du moindre insuccès de nos armes pour nous sauter à la gorge, il appliqua à la tâche prescrite toutes les forces d'un esprit familiarisé de longue date avec les violences et les ruses de la guerre. Aucun scrupule ne l'arrêta dans la poursuite du but proposé à son dévouement et à son patriotisme, et ce doit être pour nous un sujet d'affliction que l'atrocité des moyens à employer n'ait point révolté et fait hésiter sa grande âme. Il conçut, élabora minutieusement et adressa à l'Empereur, le 25 novembre, tout un plan pour la surprise et l'anéantissement de la Prusse: ce plan était effroyable. Au jour fixé, la division Friant avec les chasseurs à cheval de Bordesoulle, la division Gudin entraînant à sa suite deux divisions de cuirassiers et plusieurs corps de réserve, les divisions Morand et Compans avec leurs annexes, entameraient circulairement le territoire prussien: la première, descendant du Mecklenbourg où elle était cantonnée, se jetterait sur Stettin et la ligne de l'Oder; la seconde déboucherait de Magdebourg, cernerait Spandau et ferait main basse sur Berlin; les deux autres agiraient dans l'espace intermédiaire, des détachements westphaliens coopérant à tous ces mouvements. Afin de ne point donner tout de suite trop d'alarme, on ferait dire à Berlin que les Russes avaient envahi la Pologne, et qu'en conséquence les troupes françaises empruntaient le sol prussien pour marcher contre eux. «On chargerait même un officier intelligent de donner verbalement ces assurances, et, pour mieux y faire croire, cet officier serait trompé lui-même[345].» [Note 345: Le projet de Davout, dont nous donnons de larges extraits, figure aux archives nationales, AF, IV, 1656.] Le maréchal arriverait alors de sa personne à Stettin, avec une partie de sa 5e division, celle de Desaix, et présiderait à l'oeuvre de destruction. «On empêcherait les Prussiens de se rallier. On désarmerait toutes les troupes, les détachements isolés, et on arrêterait les convois. Des ordres sévères seraient donnés aux autorités pour empêcher les congés (les hommes en congé), les recrues et les travailleurs de rejoindre.» En même temps, le jour même ou le lendemain de notre entrée, Poniatowski partirait de Thorn avec tous ses régiments, s'élèverait le long de la basse Vistule et viendrait s'y joindre à la division Grandjean sortie de Dantzick, de manière à fermer le cercle, à empêcher toute fuite, à intercepter toute communication entre le centre de la monarchie, pris et écrasé dans l'étau, et les provinces orientales. Jusqu'au moment de l'exécution, le plus grand secret serait observé: «Il ne serait confié qu'à la dernière extrémité, poursuit le maréchal, et à ceux qui doivent le connaître. Je prendrais la précaution de tromper même les divisions Friant, Morand, Gudin, Compans, etc., sur le but de la marche. Ce ne serait que le jour où tout concourrait au plan pour désorganiser l'armée prussienne, que les troupes connaîtraient le véritable objet... Les Saxons ne recevraient l'ordre de se mettre en mouvement pour se porter sur Glogau que le jour à peu près où nous arriverions sur l'Oder. Jusque-là, tout serait dans le plus grand calme, et ce calme contribuera beaucoup à faire prendre le change aux Prussiens. Je proposerais de prendre deux ou trois régiments de cavalerie saxonne, un ou deux régiments d'infanterie et une ou deux batteries d'artillerie légère de cette nation pour garder les routes de Berlin en Saxe, et arrêter tout ce qui voudrait se sauver par là, même les individus, dont on saisirait les papiers avec le plus grand soin. On s'emparera de beaucoup de boute-feux, et on saisira des papiers qui donneront de bons renseignements sur leurs projets. Cette troupe se mettrait le plus tôt possible en communication avec la colonne du général Gudin et agirait suivant les circonstances, s'emparerait de Crossen, etc. «Je dois poser l'hypothèse où le Roi pourrait être surpris dans Berlin: sa prise serait si importante que je suppose qu'il ne faudrait pas la manquer. «Je demanderai aussi l'intention de Votre Majesté sur tous les ministres étrangers qui seraient à Berlin: la présence de ces gens-là y est toujours très nuisible. «Je propose d'arrêter tous les courriers étrangers venant de ou allant à Pétersbourg et de saisir leurs dépêches, en y mettant toutes les convenances possibles. «Par ce projet, Sire, j'évite de mettre qui que ce soit dans la confidence; ainsi le prince Poniatowski lui-même n'y serait qu'en recevant des ordres. Ce n'est pas que je me méfie de lui; je le regarde comme un homme d'honneur et dévoué à Votre Majesté, mais une lettre peut traîner, et il y a dans ce pays-là des femmes bien adroites. «On peut espérer que le résultat sera une désorganisation parfaite, et que personne en Prusse ne saura ce qu'il a à faire ni l'état des choses, puisque les courriers seront presque tous interceptés.» Au besoin, pour éviter de la part des garnisons toute velléité de résistance, on fabriquerait avec beaucoup de soin un faux traité, portant que le Roi, décidé à faire étroitement cause commune avec la France, consentait à nous livrer momentanément les places de sa monarchie, les ouvrages, les points fortifiés. Sur la présentation de cette pièce, toutes les portes s'ouvriraient devant nous, toutes les ressources nous seraient livrées. On ferait croire aux troupes prussiennes qu'elles allaient être conduites en Silésie et là restituées à leur maître; ce ne serait qu'après s'être remises entre nos mains qu'elles connaîtraient leur sort et se sentiraient prisonnières. «Je sais bien, ajoute le maréchal, qu'aucun mot de ce projet n'a le cachet de la bonne foi; mais on ne ferait qu'user de représailles envers le gouvernement prussien. C'est par ce motif que je le propose, et parce qu'il remplirait les intentions de Votre Majesté, de rendre, le plus possible, l'initiative profitable. Il peut se faire que Votre Majesté rejette la plus grande partie des idées comprises dans ce projet, surtout celles relatives à un faux traité; mais cela peut se modifier. Ce qui m'a fait naître cette idée, c'est une ruse de cette nature que les Prussiens ont employée à Mayence: ils ont fabriqué un ordre du général Custine au commandant de la place de se rendre et de capituler aux meilleurs conditions, n'ayant plus de secours à attendre. Je sens que la représaille est un peu forte, mais on peut la modifier dans l'exécution.» IV Par bonheur pour sa gloire, Napoléon écarta ce projet. Peu de jours après avoir demandé à Davout de lui communiquer ses idées, il avait appris que le cabinet de Berlin rouvrait les conférences et paraissait accepter en principe nos conditions; c'était une meilleure note à son actif. M. Lefebvre, continuant sa tournée, visitant Pillau et Gnudentz après Colberg, constatait un ralentissement des travaux, moins d'ardeur à rassembler et à exercer des hommes; il avait même cru remarquer un affaissement de l'opinion, une disposition des esprits à ne plus s'insurger contre l'inévitable et à admettre l'idée d'un abandon total à la France[346]. Pour la première fois, Napoléon trouvait--c'était son expression même au prince de Schwartzenberg--que la Prusse «semblait vouloir se bien conduire[347]», et il écrivait à son frère Jérôme «qu'en cas de guerre elle marcherait sans doute avec nous[348]». Il se résolut donc encore une fois à ne rien brusquer en Allemagne, à épargner la Prusse, sans cesser d'avoir l'oeil sur elle; toujours prêt à l'accabler au moindre mouvement suspect, il reprit ses efforts pour se l'attirer pacifiquement et fit franchir un deuxième pas à la négociation d'alliance. [Note 346: Rapport d'ensemble de Lefebvre, daté de Breslau le 24 novembre 1811. Archives des affaires étrangères, Prusse, 248.] [Note 347: DUNCKER, 424, d'après le rapport de Schwartzenberg.] [Note 348: _Corresp._, 18341.] Le 15 décembre, dans une nouvelle série d'instructions à Saint-Marsan, le duc de Bassano précisait mieux les conditions de l'entente et la forme à leur donner. Comme l'Empereur affectait toujours de se considérer en état d'alliance avec Alexandre et se piquait de ne point déroger ostensiblement au pacte de Tilsit, les arrangements avec la Prusse seraient en apparence dirigés contre l'Angleterre. Un traité spécifierait mieux les devoirs respectifs des deux parties dans la guerre maritime: cet accord public en dissimulerait un autre, conclu secrètement, un traité d'alliance éventuelle contre les puissances limitrophes de la France et de la Prusse: enfin, ce second acte en recouvrirait un troisième, plus mystérieux encore, celui qui réglerait la coopération prussienne contre la Russie. À cet égard, Napoléon admettait certains adoucissements: le contingent auxiliaire, au lieu d'être dispersé dans les rangs de la Grande Armée, conserverait autant que possible son individualité: une très faible garnison prussienne serait tolérée à Potsdam, où le Roi pourrait maintenir sa résidence. Saint-Marsan devait traiter avec les ministres prussiens sur ces bases, écouter leurs objections, leur céder au besoin sur quelques points de détail, et peu à peu, sans y mettre trop de précipitation, établir avec eux le texte des différents actes qui seraient soumis ensuite à l'approbation de l'Empereur. Dès à présent, l'Empereur appela Krusemarck aux Tuileries et lui tint un langage solennel, définitif, où il dévoilait les deux faces de sa pensée, son désir sincère de s'entendre avec la Prusse et sa résolution de la frapper sans pitié, s'il ne pouvait obtenir d'elle un dévouement absolu et une obéissance ponctuelle. Jamais, dit-il avec force, il n'avait songé par principe à détruire cet État, à détrôner la dynastie: «J'aime mieux voir le Roi à Berlin que d'y voir mon propre frère[349].» Les conditions transmises de sa part étaient l'expression réelle de ses voeux, mais il ne tolérerait, une fois que la Prusse se serait engagée à lui, aucune arrière-pensée, aucune défaillance, aucune infraction aux devoirs contractés. Il n'est pas de ces alliés que l'on quitte et que l'on reprend, suivant les oscillations de la fortune, et le Roi s'abuserait dangereusement s'il croyait pouvoir prendre pour modèle Frédéric II, passant et repassant d'un camp dans l'autre pendant la guerre de la Succession d'Autriche: malheur à la Prusse si elle retombait dans un jeu misérable et louche, dans ces errements funestes qui perdent les royaumes! [Note 349: DUNCKER, 425, d'après le rapport de Krusemarck.] Tandis que ce suprême avertissement retentissait à Berlin, où Saint-Marsan poussait les négociations, la mission de Scharnhorst à Vienne traînait sans aboutir. Metternich avait d'abord opposé quelques objections au choix de cet émissaire: Scharnhorst passait pour affilié aux sectes révolutionnaires qui dissimulaient sous le voile du patriotisme leurs tendances subversives: la pruderie autrichienne s'effarouchait de ce contact. Sharnhorst étant tombé à Vienne sur ces entrefaites, il ne dut qu'au crédit des agents britanniques de pouvoir aborder le ministre des affaires étrangères. Metternich, ayant tant fait que de le recevoir, l'accueillit bien au début et crut devoir lui fournir quelque sujet d'espérance; il avait ses raisons--on verra lesquelles--pour ne pas décourager trop tôt la Prusse et pour la tenir en suspens. Il promit d'étudier la question, amusa Scharnhorst pendant quelques semaines par de doucereuses paroles. Puis, les communications du gouvernement autrichien se ralentirent, s'espacèrent, et la dernière, portant la date du 26 décembre, fut une fin de non-recevoir qui rendit le Prussien «inexprimablement malheureux»: Sa Majesté Impériale s'excusait sur le délabrement de ses finances et ses embarras intérieurs de ne pouvoir se compromettre en aucune façon au profit de la Prusse[350]. [Note 350: DUNCKER, 427. Cf. LEHMANN, II, 434.] La correspondance que Scharnhorst entretenait avec son gouvernement en termes convenus avait déjà fait prévoir à Berlin cette suprême déception. L'événement donnait raison au Roi contre son ministre, et Hardenberg ne se trouvait plus d'argument contre l'alliance française. Néanmoins, si grande était l'horreur des Prussiens de s'enrôler sous le drapeau détesté et de combattre pour l'oppresseur que le premier mois de 1812 s'écoula presque entièrement sans qu'ils se fussent résignés à franchir le pas. Hardenberg continuait à regarder du côté de Vienne, attendant, sollicitant un signe qui lui dirait d'espérer: il ralentissait, interrompait les conférences avec Saint-Marsan, et en même temps, craignant de lasser la patience de notre ministre, il lui écrivait des lettres tremblantes, pour l'assurer que ces retards ne tenaient à aucune mauvaise volonté. Enfin, après le retour de Scharnhorst, quand l'insensibilité de l'Autriche se fut clairement démontrée, quand il fut de toute évidence que l'on avait en vain frappé à cette dernière porte, la Prusse se soumit, courba le front et accepta le joug. Le 29 janvier 1812, Saint-Marsan fut prévenu que le Roi et ses ministres renonçaient à discuter nos exigences: ils admettraient les conditions qu'il plairait à l'Empereur de leur imposer, espérant toutefois que le magnanime monarque, dans sa générosité, leur accorderait par mesure spontanée et gracieuse quelque soulagement. Le Roi désirait que l'effectif de ses forces militaires ne fût plus limité au chiffre de quarante-deux mille hommes; que la France, tout en mettant garnison dans Berlin, évitât d'y faire passer les corps qui marcheraient contre la Russie et épargnât à la capitale ce surcroît de charge; par-dessus tout, il tenait à obtenir certaines facilités pour le payement des contributions de guerre restant à acquitter. Toutefois, aucun de ces avantages n'était réclamé comme la condition de l'alliance, qui était accordée dans tous les cas; la Prusse ne négociait plus, elle sollicitait et implorait[351]. Dans les premiers jours de février, Napoléon la sentit s'abandonner à lui comme matière inerte et molle; il n'avait plus qu'à étendre la main pour la saisir. [Note 351: Saint-Marsan à Maret, 29 janvier 1812.] Il s'occupait alors à s'emparer définitivement de l'Autriche. Avec elle, les grandes lignes de l'accord avaient été esquissées depuis près d'une année, mais l'on s'était contenté jusqu'à présent de cette entente à demi-mot et par clignement d'oeil. Aujourd'hui, Napoléon jugeait l'instant venu de fixer les relations et d'assurer l'alliance, sans la signer encore. Le 17 décembre, il s'ouvrit à Schwartzenberg; on avait assez causé, dit-il à cet ambassadeur: il était temps de traiter, de formuler avec netteté les engagements respectifs, de faire succéder «au verbiage[352]» des faits et des conclusions. [Note 352: Rapport de Metternich à son souverain, 15 janvier 1812. _Mémoires de Metternich_, II, 442.] Cette invite à s'expliquer n'était point pour embarrasser Schwartzenberg, car sa cour venait de le mettre précisément en état de répondre à nos avances et au besoin de les prévenir: à l'instant où l'Empereur faisait vers elle un pas plus marqué, elle s'était déjà mise en chemin pour se rapprocher de lui, et, par un effet bien inattendu de la misérable Prusse, c'était la mission de Scharnhorst qui avait accéléré ce mouvement. À l'invocation suprême qui lui était venue de Berlin, à ce cri de détresse, Metternich avait pu mesurer l'effroi et le péril de la Prusse: il avait compris que cette puissance touchait aux résolutions extrêmes: tiraillée entre les deux empereurs rivaux, elle allait se jeter vers l'un ou vers l'autre. Or, il importait essentiellement aux Autrichiens de ne point se laisser surprendre par cette évolution, en quelque sens qu'elle se fît. Si la Prusse consommait son accord avec la Russie et se serrait contre elle pour résister à nos exigences, Napoléon l'attaquerait infailliblement; suivant toutes probabilités, il l'écraserait du premier coup et la mettrait en pièces. En ce cas, l'Autriche éprouverait une juste commisération et se trouverait des larmes pour cette grande infortune; toutefois, après avoir payé ce tribut aux convenances, n'aurait-elle pas à exercer des reprises sur la succession de sa voisine? Depuis un siècle, la Prusse s'était formée et arrondie aux dépens de tout le monde: dans les dépouilles de cet État fait de rapines, chacun reconnaîtrait et retrouverait son bien: l'Autriche en particulier ne serait-elle pas fondée à rappeler que la Silésie lui avait été indûment soustraite par Frédéric II et revenait de droit à son ancien possesseur? Seulement, pour qu'elle élevât avec succès cette revendication, il était nécessaire qu'elle se fût placée auparavant dans les bonnes grâces du suprême distributeur des territoires et des provinces; un traité d'alliance avec l'Empereur lui serait un titre pour se présenter au partage de la Prusse. Que si la Prusse, au contraire, cherchait son salut dans la soumission et s'unissait à la France, avant que l'Autriche eût pris le même parti, l'empereur Napoléon, assuré de l'une des deux puissances germaniques, aurait moins besoin de l'autre et lui ferait des conditions moins douces: la concurrence prussienne mettrait à plus bas prix l'alliance de l'Autriche: cette cour se trouverait distancée et prévenue, et c'est pourquoi, dans la seconde hypothèse autant que dans la première, elle ne pouvait trop tôt s'accorder avec Napoléon et se mettre en règle aux Tuileries[353]. Donc, dès le 28 novembre, tandis que Metternich se préparait à nourrir quelque temps les illusions de Scharnhorst et à prolonger les incertitudes de la Prusse, il avait invité Schwartzenberg à prendre les devants auprès de l'Empereur, à entrer franchement en matière, et c'est ainsi que Napoléon, quand il aborda avec l'ambassadeur la question de l'alliance, trouva un homme qui se disposait à lui en parler. [Note 353: Rapport de Metternich publié dans ses _Mémoires_, 422-435. Cette pièce a été inscrite par erreur sous la date du 28 décembre, mais Metternich lui-même, dans une allusion ultérieure à son travail, lui attribue celle du 28 novembre.] Dans la conférence du 17 décembre, on se mit assez facilement d'accord. L'Autriche ferait cause commune avec nous contre la Russie: elle fournirait un corps auxiliaire; à ce prix, Napoléon lui garantirait l'échange facultatif de la Galicie contre les provinces illyriennes, dans le cas où la renaissance de la Pologne résulterait de la guerre. Il lui faisait espérer en outre un agrandissement sur le Danube, dans ces principautés roumaines qu'il considérait comme perdues pour la Turquie, et plus vaguement une meilleure frontière du côté de l'Allemagne. Quant à la Silésie, dont le nom avait été légèrement prononcé, elle reviendrait à l'Autriche, si la Prusse commettait le moindre écart et se précipitait ainsi dans l'abîme[354]. Informé de cette conférence et de ses résultats, Metternich laissa à Schwartzenberg toute latitude pour conclure et le munit de pouvoirs. Napoléon apprit très promptement que la cour de Vienne, comme celle de Berlin, n'attendait plus pour signer que son bon plaisir et l'heure marquée par ses convenances. [Note 354: Rapport de Metternich d'après le compte rendu de Schwartzenberg, 15 janvier 1812; _Mémoires_, II, 435-440.] Ainsi, sur ce vaste échiquier de l'Europe centrale où le jeu des différentes pièces se commandait, tout s'était opéré par réactions successives. Comme l'empereur de Russie, mû par des considérations politiques et stratégiques, n'avait osé fournir à la Prusse des assurances pleinement satisfaisantes et s'aventurer trop loin en Allemagne, la Prusse aux abois s'était portée vers l'Autriche, en lui demandant conseil et secours, en cherchant près d'elle le point d'appui de sa débilité: l'Autriche avait craint aussitôt de la part de ses voisins un coup de tête qui la mettrait elle-même en fâcheuse posture: voyant les événements se précipiter et tenant à en profiter, elle n'avait trouvé d'autre moyen que de s'entendre avec celui qui paraissait destiné à les gouverner: elle avait pressé le pas vers l'Empereur et s'offrait à lui humblement. V En ne voyant point revenir de Berlin la convention du 17 octobre avec la ratification royale, Alexandre avait compris que le courage manquait à Frédéric-Guillaume pour persister dans son projet de révolte et tenter la fortune des armes. Il ne fit rien pour peser sur les dernières déterminations de la Prusse. Sans croire encore à une défection complète, il prenait assez facilement son parti d'une défaillance qui lui permettait de revenir à son plan préféré, à cette défensive sur laquelle il fondait tant d'espoir. Il se replaçait à la position d'immobilité absolue, se bornant à tenir ferme contre les instances suspectes de Napoléon et à le braver par son mutisme. Cependant, tout le monde autour de lui ne se résignait pas aussi aisément à l'idée d'une lutte où la Russie jouerait ses destinées: les suprêmes angoisses de la Prusse coïncidèrent avec une tentative fort remarquable pour ménager entre les deux empereurs une reprise d'entretien et faire naître une chance d'accommodement. Ce fut l'oeuvre individuelle d'un Russe; l'honneur en revient à ce comte de Nesselrode dont les débuts fort remarqués montraient l'aurore d'une grande fortune. Le 23 octobre, Nesselrode était arrivé de Paris à Pétersbourg. Il avait obtenu permission de quitter pour quelques semaines son poste de secrétaire et venait en congé. L'emploi occulte qu'il remplissait en France à côté de ses fonctions officielles, la correspondance qu'il entretenait avec le favori du Tsar, la nullité même de son chef lui donnaient une autorité et une importance très supérieures à son grade. L'empereur Alexandre commençait à voir en lui une réserve pour l'avenir, un ministre de demain. De son côté, Napoléon lui avait décerné pendant l'audience du 15 août de publics éloges. Ce concert des deux empereurs pour apprécier ses talents lui inspira l'ambition d'un grand rôle, le désir légitime de se placer hors de pair en épargnant à son pays l'épreuve d'une guerre terrible. Malgré le loyalisme de ses sentiments, il ne pouvait s'empêcher de blâmer et de déplorer la conduite d'Alexandre: il sentait que ce prince, en refusant d'abord de s'expliquer autrement que par énigmes et par périphrases, en se dérobant ensuite à toute négociation, avait contribué pour une grande part à créer l'état de choses actuel et engagé gravement sa responsabilité. Persévérer dans ce système, c'était s'attirer immanquablement la guerre. Nesselrode en redoutait l'issue. Moins hardi que son maître, il estimait qu'aucune puissance n'était de force, seule et sans alliés, à se mesurer contre le colosse. Tandis qu'Alexandre, éclairé par une intuition prophétique, voyait le salut de la Russie dans son isolement même, tandis qu'il avait su discerner à merveille ses véritables et tout-puissants alliés, le temps, le climat, la nature, l'infini des steppes, Nesselrode ne croyait qu'à l'efficacité des coalitions européennes et s'en tenait à ce remède usé. Or, bien qu'à cette époque la Prusse et l'Autriche ne se fussent pas encore remises aux mains de la France, il se rendait compte qu'actuellement la Russie n'en pouvait attendre aucun secours: par conséquent, il jugeait de toute nécessité d'éviter la guerre. Selon lui, puisque Napoléon réclamait depuis huit mois et avec une persévérance infatigable l'ouverture d'une négociation, il fallait le prendre au mot, ne serait-ce que pour vérifier ses intentions et en avoir le coeur net: il fallait traiter pendant qu'il en était temps encore, traiter tout de suite, en y mettant quelque bonne grâce, et envoyer à Paris un agent chargé de terminer la querelle. Nesselrode s'offrait implicitement à remplir ce rôle, à négocier un traité de rapprochement, un acte de pacification, sur des bases que les deux empereurs pourraient honorablement accepter. Quelles seraient ces bases? À ce sujet, Nesselrode développa ses idées de vive voix devant l'empereur Alexandre et les consigna ensuite dans un rapport fort intéressant, où l'homme d'État à vues lointaines perce déjà sous l'ambitieux secrétaire[355]. Passant en revue toutes les parties du litige, il indiquait en quoi pourraient consister, d'après lui, les sacrifices à faire et les garanties à obtenir. [Note 355: C'est le rapport que nous publions à l'Appendice, sous le chiffre II. Toutes les citations suivantes, jusqu'à la page 293, sont tirées de cette pièce, où Nesselrode se réfère constamment à sa conversation préalable avec le Tsar.] Sur la question des neutres, il n'admettait aucune concession: l'honneur et l'intérêt de la Russie, disait-il, l'obligeaient également à se conserver une liberté de commerce relative: cela seul la distinguerait «de cette foule de faibles alliés, aveuglément soumis aux volontés arbitraires et capricieuses de la France». Par contre, il estimait que la Russie devait passer condamnation sur l'affaire de l'Oldenbourg et abandonner formellement le principe d'une indemnité territoriale. Quant à la Pologne, on pourrait, en s'autorisant des offres de Napoléon lui-même, faire insérer dans le traité, sous une forme quelconque, la clause fameuse de non-rétablissement. Mais Nesselrode, esprit positif, n'attachait pas plus d'importance qu'il ne convenait à cette satisfaction platonique. Suivant lui, la Russie devait chercher ailleurs ses sûretés. Ce qu'il fallait demander à Napoléon, c'était de limiter matériellement ses facultés offensives: il devrait réduire à un chiffre d'hommes déterminé l'armée de Poniatowski et la garnison de Dantzick, s'interdire tout envoi de troupes françaises dans le duché de Varsovie, évacuer graduellement les places de l'Oder et libérer la Prusse, qui ferait désormais barrière entre les deux empires. En échange de ce recul de la puissance française, la Russie consentirait à quelques mesures de désarmement: point d'inconvénient pour elle à éloigner légèrement ses armées de la frontière, et Nesselrode conseillait de ne pas élever à ce sujet trop de difficultés. Mais voici où se montre sa pensée dominante: «Il y a encore, écrit-il, un point capital qui est presque à envisager comme la clef de la voûte»: c'est que d'un commun accord entre les deux souverains l'Autriche soit invitée à entrer dans leur arrangement et à en garantir les clauses. Croyant toujours à la vertu des ligues internationales et ignorant que l'Autriche avait pris son parti de s'abandonner à l'Empereur, Nesselrode ne voyait de sécurité et d'avenir pour la Russie que dans un rapprochement avec elle. Or, l'accession de l'Autriche au compromis franco-russe produirait vraisemblablement ce résultat: elle rétablirait entre les deux cours une solidarité d'engagements, d'intérêts et de droits, d'où naîtrait à coup sûr un renouvellement de confiance: on reprendrait l'habitude de penser et d'agir en commun: au sein de l'entente à trois se formerait une liaison intime à deux, et la Russie trouverait tout à la fois, dans la combinaison proposée, l'avantage d'éviter actuellement la guerre et de préparer pour l'avenir une coalition nouvelle, qui suivant les cas resterait à l'état latent ou se manifesterait activement. Si Napoléon contrevenait à l'arrangement, l'Autriche, qui en aurait garanti le maintien, ne laisserait point sans doute protester sa signature: elle se sentirait engagée d'honneur à marcher aux côtés de la Russie: mais peut-être le seul aspect de ces deux cours fermement unies suffirait-il à faire réfléchir le conquérant et à le tenir en respect. «Le jour où ces deux puissances oseront pour la première fois avouer les mêmes principes et faire entendre le même langage au gouvernement français, sera celui où la liberté de l'Europe renaîtra de ces cendres; ce sera l'avant-coureur de la résurrection d'un équilibre politique sans lequel, quoi qu'on fasse, la dignité des souverains, l'indépendance des États et la prospérité des peuples ne seront que de tristes souvenirs. C'est ainsi que d'une mesure bien calculée résulteraient une foule d'avantages, et que Votre Majesté, en conjurant l'orage, verrait sortir des fruits de sa sagesse les germes d'un véritable état de paix, qui, s'il est compatible avec l'existence de l'empereur Napoléon, ne pourrait, dans l'état déplorable où se trouvent toutes les puissances tant sous le rapport moral que sous celui de leurs moyens physiques, être obtenu que de cette manière.» À lire cette partie du rapport, il est impossible d'échapper à un souvenir: un rapprochement s'impose. Les idées exprimées sont exactement celles que Talleyrand développait naguère à l'empereur Alexandre pendant les soirées d'Erfurt et qu'il insinuait à Metternich au lendemain de l'entrevue. Depuis qu'il avait pris le parti de l'étranger contre l'ambition napoléonienne, Talleyrand ne voyait d'autre frein à opposer au grand destructeur qu'une ligue entre les deux empires dont la puissance avait plus ou moins survécu à l'écroulement de l'Europe. Plus son maître avait cherché à les désunir, plus il s'était efforcé de les rapprocher. Dans les rapports qui pourraient se rétablir entre Pétersbourg et Vienne, l'un et l'autre découvraient, avec une égale sagacité, le noeud de toute coalition sérieuse; Napoléon cherchait à le trancher, Talleyrand travaillait sourdement à le reformer, et Nesselrode fut sans doute l'instrument qu'il se choisit pour une suprême tentative. L'hypothèse d'une rencontre fortuite de pensée entre ces deux hommes tombe d'elle-même, si l'on se rappelle les relations étroites que Nesselrode entretenait par ordre avec le prince de Bénévent, les avis, les confidences, les enseignements qu'il en recevait: les idées exposées dans son mémoire prouvent qu'il avait su mettre à profit les leçons de ce maître et montrent Talleyrand derrière Nesselrode. Alexandre discuta vivement ces idées et fit difficulté de les agréer. Il montrait une extrême répugnance à rentrer en négociation. Nesselrode insista: avec l'audace d'une conviction ardente, il rappela que le silence d'Alexandre le mettait en fausse et désavantageuse posture, que l'Europe en comprendrait mal les motifs, que la Russie donnait beau jeu à Napoléon pour lui faire la guerre, en s'opiniâtrant à ne point traiter: «Continuer à nous y refuser, dit-il, serait, en mettant les torts apparents de notre côté, autoriser en quelque sorte ses préparatifs contre nous.» Alexandre ne méconnaissait point la valeur de cette argumentation, mais il énonça en dernier lieu sa grande et secrète objection, sa pensée de derrière la tête, celle qui depuis un an inspirait en partie sa conduite: «En vidant, dit-il, les différends actuels par un arrangement, le grief que la France nous a donné par la réunion de l'Oldenbourg disparaîtrait.» Or, il tenait à se garder un grief contre la France: il «voudrait s'en réserver un afin d'en profiter pour rouvrir ses ports dans telle circonstance où l'empereur Napoléon se trouverait hors d'état de nous faire la guerre pour cette seule raison». Nesselrode lui fit cette réponse: «Je pense qu'à cet égard Votre Majesté pourrait s'en remettre au caractère connu de ce souverain, qui certainement ne tarderait pas à lui fournir de nouveaux sujets de plainte et de récrimination. D'ailleurs, ses engagements avec lui ne sont pas éternels, et si d'ici à quelque temps ils ne produisent pas sur l'Angleterre l'effet qu'il se flatte vainement d'en obtenir, Votre Majesté aurait toujours le droit de déclarer à la France qu'elle ne saurait sacrifier davantage les intérêts de son empire à une idée qu'une expérience de six ans a prouvé n'être qu'une chimère. Personne ne saurait voir dans cette déclaration une violation des traités, et si d'ici à cette époque nous sommes parvenus à consolider nos mesures de défense et à leur donner l'étendue et la perfection qu'elles doivent avoir tant que vivra Napoléon, je doute même qu'elle puisse amener la guerre.» Finalement, Alexandre fut ou parut convaincu. Il avait alors un motif particulier et très sérieux pour surmonter ses répulsions, pour esquisser un geste pacifique, pour entamer ou simuler une négociation, et Nesselrode avait habilement fait valoir auprès de lui cette raison de circonstance. La victoire remportée par les Russes sur le Danube semblait produire l'effet prévu par Napoléon: le grand vizir, échappé presque seul du désastre et réfugié à Rouchtchouk, avait fait porter aussitôt à Kutusof des paroles de paix: il avait ouvert des conférences, tandis qu'il demandait à Constantinople instructions et pouvoirs. Cette paix que les Russes avaient espéré surprendre discrètement par l'entremise de l'Angleterre, elle leur venait ainsi avec éclat: elle leur arrivait presque assurée, mais l'évidence même de cette solution n'était-elle point pour la compromettre? Alexandre savait de quel oeil vigilant et anxieux Napoléon suivait les péripéties de la campagne, quel prix il attachait à la prolongation d'une lutte qui divisait les forces de la Russie. En voyant les Turcs s'affoler sous le coup de la défaite et se jeter éperdument à une négociation, à quelles violences ne se laisserait-il point emporter pour les détourner de conclure, pour leur rendre du coeur, pour empêcher une paix éminemment préjudiciable à sa politique! Il allait peut-être pousser en Allemagne le gros de ses forces, occuper la Prusse, attaquer ou menacer ouvertement la Russie et, par ce secours indirect aux Ottomans, déranger gravement les opérations de la diplomatie moscovite sur le Danube. Ce fut vraisemblablement pour l'immobiliser, pour prévenir de sa part «des démonstrations prématurées[356]», pour le mettre dans l'impossibilité morale de marquer dès à présent un pas de plus vers le Nord, que l'empereur Alexandre se disposa à un essai de conciliation, à une réouverture des pourparlers: quel qu'en dût être le résultat, il gagnerait au moins le temps de terminer sa querelle avec les Turcs et d'assurer son flanc gauche. [Note 356: Rapport de Tchernitchef en date du 10/22 octobre, volume cité, 260.] Nesselrode fut averti que son maître le renverrait prochainement à Paris, en mission spéciale. Afin qu'il pût se présenter plus dignement aux Tuileries, on l'avança d'un grade: on lui mit «un galon de plus sur son habit[357]»; on le nomma secrétaire du cabinet, ce qui lui donnait rang de ministre plénipotentiaire. En même temps, Alexandre annonçait à Lauriston que, voulant en finir et mettant de côté toute fausse honte, il se décidait à parler: il s'expliquerait par la bouche de Nesselrode, clairement, franchement, articulerait ses demandes de la façon la plus nette, sans se montrer bien exigeant: «Je veux terminer et je ne serai point difficile[358]», telles étaient ses expressions. Nesselrode aurait pouvoir de traiter toutes les questions ensemble ou séparément: «Il aura toute ma pensée, disait Alexandre; ses instructions seront très détaillées; on est en train d'y travailler[359].» En effet, Nesselrode avait reçu ordre de se préparer à soi-même un commencement d'instructions, dans le sens de son mémoire[360]. [Note 357: Paroles d'Alexandre à Lauriston, d'après la lettre de ce dernier en date du 10 janvier 1812.] [Note 358: Lauriston à Maret, 18 et 27 novembre 1811.] [Note 359: _Id._, 16 et 22 novembre 1811.] [Note 360: Archives de Saint-Pétersbourg.] Si ingénieux que fût son plan de pacification, il n'en était pas moins chimérique. Napoléon n'aurait jamais souscrit à un accord qui n'eût pas ramené et emprisonné la Russie dans le système continental. De plus, tenant l'Autriche, il se fût estimé bien naïf de la remettre lui-même en rapport avec Alexandre. Mais il n'eut pas à décliner les propositions de Nesselrode. À supposer qu'il y ait eu un instant chez le Tsar désir réel de traiter, ce ne fut qu'une fugitive velléité. Les influences les plus opposées concoururent d'ailleurs à la dissiper. Armfeldt et son groupe la taxaient d'insigne faiblesse. Roumiantsof aspirait de tout son coeur à la paix, mais n'admettait pas que la réconciliation s'opérât par un autre intermédiaire que lui-même: jaloux de Nesselrode, en qui il flairait un aspirant ministre, un candidat à sa succession, il paraît avoir déconseillé son envoi. Alexandre se laissa facilement détourner d'une tentative à laquelle il se prêtait à contre-coeur. Très vite, il devint de toute évidence que l'annonce de la négociation n'était plus qu'un leurre, un vain simulacre, destiné à empêcher une diversion française au profit de la Turquie. En novembre et en décembre, on continua d'entretenir continuellement Lauriston de la mission projetée; on la lui présentait comme chose décidée et certaine; seulement, on la retardait sans cesse, on l'ajournait sous divers prétextes. Nesselrode semblait toujours à la veille de partir et ne partait jamais[361]. [Note 361: Correspondance de Lauriston, novembre et décembre 1811, janvier 1812, _passim_.] Pendant plus de deux mois, Alexandre amusa ainsi notre ambassadeur, espérant apprendre à tout moment la conclusion de la paix sur le Danube et le succès de sa manoeuvre. Cependant la paix ne se fit point, le sultan Mahmoud et son Divan ayant montré une fermeté inattendue et s'étant refusé à céder la partie orientale des Principautés. L'affaire manquant d'elle-même, le jeu imaginé pour empêcher Napoléon de la traverser devenait sans objet: le Tsar chercha et trouva un prétexte pour retirer sa promesse de traiter. Dans une conversation tenue aux Tuileries avec le Prussien Krusemarck et dont l'écho revint en Russie, Napoléon avait dit, le 16 décembre[362], qu'il verrait arriver Nesselrode avec plaisir: seulement, avait-il ajouté, il considérait qu'une mission d'apparat serait une faute. Ce langage répondait parfaitement à sa pensée. Il désirait que Nesselrode revînt auprès de lui en parlementaire officieux, en causeur, afin de pouvoir entamer par son intermédiaire une négociation traînante qui aiderait à passer l'hiver et faciliterait l'ajournement des hostilités jusqu'à l'époque marquée pour l'explosion: il ne voulait point qu'une ambassade solennelle vînt lui présenter une sorte d'ultimatum dont le rejet précipiterait la guerre. Sa réserve n'avait porté que sur la forme de la mission: Alexandre affecta de croire qu'elle avait porté sur le fond; s'autorisant de cette interprétation fausse, il déclara aussitôt que sa dignité lui interdisait d'envoyer un messager de paix auprès d'un souverain mal disposé à le recevoir: il ajouta avec vérité que ses agents lui signalaient le redoublement de nos préparatifs, l'ébranlement prochain de nos troupes, qu'en conséquence il ne s'abaisserait pas à demander la paix sous le coup d'une menace grossissante et qu'il renonçait à envoyer Nesselrode. [Note 362: Voy. le rapport de Tchernitchef en date du 31 décembre/12 janvier, volume cité, p. 280-287. Cf. THIERS, XIII, 306, et ERNOUF, 307-308. Ces deux auteurs interprètent les paroles de l'Empereur chacun suivant un système préconçu.] De son côté, Napoléon avait compris depuis longtemps qu'Alexandre n'avait plus l'intention de faire partir le jeune diplomate, qu'il ne l'avait peut-être jamais eue: une fois de plus, les deux empereurs en vinrent à se convaincre respectivement de leur mauvaise foi et s'affermirent dans la volonté de combattre. Alexandre donnait «sa parole de chevalier» au baron d'Armfeldt de ne jamais composer avec Bonaparte: il présentait le Suédois à l'Impératrice comme son futur compagnon de guerre, son frère d'armes: «J'espère, disait-il, me rendre digne de lui[363].» Napoléon disait à Schwartzenberg, en parlant des Russes: «Ces fous veulent me faire la guerre; je la leur ferai au printemps avec cinq cent mille hommes[364].» Et l'instant était venu où il lui fallait enfin, pour se mettre en état d'agir au printemps, grouper ses armées, battre le rappel de ses alliés et pousser vers le Nord la totalité de ses forces. Les voies lui sont ouvertes: l'assujettissement complet de l'Allemagne lui donne la route entre le Rhin et le Niémen, entre Mayence et Wilna: il peut accéder librement au territoire russe et s'y enfoncer. C'est en vue de ce résultat qu'il nous a fait assister pendant six mois à de savantes temporisations et à des manoeuvres profondément calculées, qu'il a tour à tour calmé et violenté la Prusse, circonvenu lentement l'Autriche, rusé partout, rusé toujours, avec une tenace opiniâtreté: étrange et douloureux spectacle que de le voir s'acharnant à la poursuite d'un avantage qui le perdra, dépensant à l'obtenir une somme incroyable d'efforts, se frayant patiemment passage jusqu'au bord de cette Russie où doit s'engloutir sa fortune et assurant avec une incomparable habileté sa marche à l'abîme. [Note 363: TEGNER, III, 389.] [Note 364: DUNCKER, 424, d'après le rapport de Schwartzenberg.] CHAPITRE IX MARCHE DE LA GRANDE ARMÉE. La Grande Armée doit se composer d'une agglomération d'armées.--Position des différentes unités.--Proportions colossales.--Concentration à opérer: péril à éviter.--Plan de l'Empereur pour réunir ses forces et les pousser graduellement vers la Russie.--Ses efforts minutieux pour assurer le secret des premiers mouvements.--Marches de nuit.--Instruction caractéristique à Lauriston.--Système de dissimulation renforcée et progressive.--Accumulation de stratagèmes.--Tchernitchef devient gênant: sa mise en observation.--Conversation et message de l'Élysée.--Napoléon formule enfin ses exigences en matière de blocus.--Sincérité relative de ses propositions: leur but principal.--Départ de Tchernitchef.--Perquisition.--Le billet accusateur.--Concurrence entre le ministère de la police et celui des relations extérieures: rôle du préfet de police.--Découverte et arrestation des coupables.--Dix ans d'espionnage et de trahison.--Procès en perspective.--Napoléon refrène sa colère.--Effarement de Kourakine: comment on s'y prend pour l'empêcher de donner l'alarme.--Passage des Alpes par l'armée d'Italie.--Universel ébranlement.--Traité dicté à la Prusse.--Alarme à Berlin; arrivée des Français.--Prise de possession.--Le pays de la haine.--Marche au Nord.--Échelons successifs.--Rôle réservé au contingent prussien.--Traité avec l'Autriche.--Appel à la Turquie: Napoléon espère revivifier et soulever l'Islam.--Rôle réservé à la cavalerie ottomane.--L'Empereur se résigne à négocier avec Bernadotte.--Ouvertures à la princesse royale.--Saisie antérieure de la Poméranie suédoise: conséquences de cet acte.--Premiers mécomptes.--Arrivée et déploiement de nos armées sur la Vistule.--Départ projeté et différé.--Lutte contre la famine.--Conversation avec l'archichancelier.--Opposition de Caulaincourt à la guerre: efforts persistants et infructueux de Napoléon pour le ramener et le convaincre.--État d'esprit de l'Empereur.--Son langage à Savary et à Pasquier.--Les deux plans de campagne: Napoléon subit déjà l'attraction de Moscou.--Sa raison victime de son imagination.--Rêves vertigineux.--Au delà de Moscou.--L'Orient.--L'Égypte.--Les Indes.--Conversation avec Narbonne.--Vision d'une lointaine et suprême apothéose. I En février 1811, les éléments destinés à constituer la Grande Armée se trouvaient formés, sans être encore réunis. Ils s'étendaient de Dantzick à Paris, du Texel à Vienne, répartis entre l'Allemagne, le nord de la France et de l'Italie. Tandis qu'à l'angle nord-ouest de cet immense carré la garnison de Dantzick atteignait au chiffre de vingt-cinq mille hommes, tandis que le duché de Varsovie s'épuisait à mettre sur pied soixante mille combattants, l'armée de Davout, établie à la base de la péninsule danoise, comptait cent mille Français, soldats d'élite, renforcés par plusieurs groupes d'Allemands divers: elle allait devenir le premier corps de la Grande Armée. Entre l'Elbe et le Rhin, la Confédération avait levé cent vingt-deux mille hommes: avec les Saxons, les Bavarois, les Wurtembergeois, les Westphaliens, avec les brigades de Berg, de Hesse et de Bade, avec les troupes fournies par le collège des rois et celui des princes, Napoléon avait matière à former trois corps entiers, les 6e, 7e et 8e, ainsi que plusieurs divisions et brigades auxiliaires. Le 2e corps se composerait avec les trois divisions d'Oudinot et ses deux brigades de cavalerie, massées à l'entrée de la Westphalie; le 3e, avec les cinquante mille hommes de Ney, groupés autour de Mayence. Au sud de l'Allemagne, derrière le rideau des Alpes, l'armée d'Italie, qui s'intitulerait le 4e corps, se tenait rangée: il y avait là, avec plusieurs divisions françaises, la garde royale italienne, les troupes de ligne et légères du royaume cisalpin, le régiment croate, le régiment espagnol Joseph-Napoléon, le régiment dalmate, des chasseurs français et italiens, en tout quatre-vingt mille hommes sous les ordres d'Eugène, à qui Junot servirait de guide et de conseiller. À l'intérieur de la France, la Garde, les grands parcs d'artillerie, les réserves de matériel et les neuf mille chariots destinés au transport des vivres, n'attendaient qu'un ordre pour partir. Dans l'intervalle des différents groupes, de grandes masses de cavalerie flottaient: elles se formeraient en unités spéciales, essentiellement mobiles et maniables. Il s'agissait maintenant, par un mouvement de concentration qui porterait sur les forces d'un continent presque entier, de fondre et d'amalgamer en un tous ces éléments divers, d'en faire une seule et prodigieuse armée, de ranger cette armée entre le Rhin et l'Elbe, en face de la Russie, et de la pousser ensuite jusqu'au seuil de cet empire en une ligne mouvante qui roulerait transversalement sur l'Allemagne. Travail sans précédent, qui exigeait de l'Empereur un effort presque surhumain de calcul, d'ordre et de combinaison. La conjonction des différents corps devait s'opérer avec une précision infaillible, tous les moyens d'acheminement et de subsistance devaient être préparés et assurés à l'avance, car la moindre erreur, le plus petit mécompte, suffirait à créer partout l'encombrement, la confusion, le désarroi, et à remplacer cette affluence de foules disciplinées par une Babel en armes. Et ce qui mettait le comble aux difficultés de l'entreprise, c'était qu'elle devait s'accomplir à aussi petit bruit que possible et en sourdine. En effet, il dépendait encore des Russes, s'ils pénétraient à temps nos projets, de fondre avec l'avantage du nombre sur nos avant-postes de la Vistule, de dévaster le pays destiné à fournir notre approvisionnement d'entrée en campagne et de refouler l'invasion approchante. La crainte de ce contretemps hantait Napoléon à toute heure. Pour le prévenir, il résolut d'envelopper du plus profond mystère les préparatifs et les débuts de l'opération. Quatre cent mille hommes allaient se lever et commencer leur marche en quelque sorte sur la pointe des pieds. Toutes les mesures seraient prises pour organiser le silence: on aurait soin d'assourdir et d'ouater tous les ressorts prêts à entrer en jeu. Le mouvement de concentration une fois démasqué, on le poursuivrait avec une rapidité foudroyante, afin de mettre l'ennemi le plus tôt possible en présence du fait accompli. Puis, à mesure que nos troupes avanceraient vers le Nord, l'Empereur s'efforcerait d'atténuer par son langage le caractère menaçant de cette approche. Il ferait dire à Pétersbourg que l'attitude suspecte et incompréhensible de la Russie l'obligeait à ébranler lui-même ses forces et à les porter en ligne, mais qu'il n'en restait pas moins résolu à écouter toute proposition dictée par un esprit d'apaisement: il affecterait de plus en plus un ardent désir de négocier, et ses déclarations, ses instances pacifiques suivraient la même progression que le mouvement de ses armées. Le plan adopté pour la concentration et la marche en avant fut le suivant. L'armée d'Italie, étant la plus éloignée, partirait la première, franchirait les Alpes, et, s'élevant à travers la Bavière, pousserait droit devant elle jusqu'à Bamberg, au centre de l'Allemagne, à mi-chemin entre le Rhin et l'Elbe: là, elle obliquerait à droite pour continuer sa route vers le Nord-Est et la Russie. Les 2e et 3e corps, le 6e (Bavarois), le 7e (Saxons), le 8e (Westphaliens), réglant leur mouvement sur celui de l'armée d'Italie, arriveraient à hauteur sur sa gauche et se mettraient en ligne avec elle, tandis que le 1er corps, celui de Davout, s'élancerait rapidement jusqu'à l'Oder, afin que les Russes, s'ils prenaient l'offensive, vinssent immédiatement butter contre cet obstacle. La liaison des autres colonnes opérée, elles se dirigeraient d'ensemble vers la frontière ennemie, allant plus ou moins vite, suivant les circonstances, mais toujours graduellement et par échelons, se portant d'abord sur l'Elbe, s'avançant ensuite de l'Elbe à l'Oder, s'acheminant enfin à pas sourds vers la Vistule, faisant halte autant que possible sur chacun de ces grands fleuves pour reprendre haleine et rectifier leurs distances, se servant d'eux comme d'assises superposées pour affermir et régulariser leur marche ascensionnelle vers le Nord. Le corps de Davout continuerait à les précéder et à les couvrir: il se tiendrait toujours en avance d'un échelon, c'est-à-dire d'un fleuve, pareil à un rempart mobile à l'abri duquel s'accomplirait l'ensemble du mouvement. Notre diplomatie seconderait pendant ce temps les opérations militaires: elle terminerait nos accords avec la Prusse et l'Autriche au moment précis où l'armée traverserait la première et passerait devant la seconde, afin que les deux puissances s'incorporent à un point nommé du grand parcours. Nos forces se compléteraient ainsi tout en marchant, et, après s'être alignées enfin à la gauche de Davout sur la Vistule, elles n'auraient plus qu'à attendre l'apparition de l'Empereur et la belle saison pour franchir le dernier pas, atteindre le Niémen, toucher la Russie et dresser contre elle un amoncellement d'armées[365]. [Note 365: Voy. la _Correspondance impériale_, février, mars et avril 1811, et le lucide exposé de Thiers, t. XIII, liv. XLIII.] Les premiers ordres furent expédiés du 8 au 10 février, soit par l'Empereur lui-même, soit par le prince major général. Pour assurer le secret, il n'est sorte de précautions auxquelles Napoléon n'ait recours. Les voltigeurs, tirailleurs et canonniers de la Garde, qui tiennent garnison aux environs de Paris et doivent se rendre à Bruxelles pour s'y former en division avec d'autres détachements, se mettront en route de nuit et sans traverser la ville[366]; ces braves vont partir pour la plus grande expédition du siècle comme pour une furtive équipée. Le général Colbert, qui ira prendre en Belgique le commandement de ses chevau-légers, disparaîtra sans «faire d'adieux à personne[367]». Les grenadiers de la Garde seront dirigés nuitamment de Compiègne sur Metz, sans connaître le but de leur marche. Procéder avec une muette activité, tel est le mot d'ordre qui, dépassant la France, court d'un bout de l'Allemagne à l'autre, arrive jusqu'à l'Elbe, où il avertit Davout de se mettre en garde contre toute indiscrétion[368]. [Note 366: _Corresp._, 18490.] [Note 367: _Id._] [Note 368: _Id._, 18494.] C'est surtout en ce qui concerne l'armée d'Italie que le système adopté se précise et se raffine. Junot, chargé d'aller prendre cette armée à Vérone pour la conduire au delà des Alpes, est invité à s'échapper de Paris «en gardant le plus profond mystère sur son départ et sur sa destination, de sorte que ses aides de camp mêmes et ses domestiques ne sachent pas où il va[369]». Le mouvement commencera le 20 au plus tard, le 18, s'il est possible: d'ici là, les troupes se tiendront cachées et blotties dans les vallées du Trentin et de la haute Lombardie; mais des détachements de sapeurs, des équipes de montagnards, iront en avant déblayer les cols encombrés de neige, tenir les voies toutes prêtes, afin que, l'armée une fois lancée, rien n'arrête son mouvement et qu'elle tombe en Allemagne en même temps que le bruit de son approche[370]. [Note 369: _Id._, 18489.] [Note 370: _Corresp._, 18488, 18492, 18495.] Grâce à cette célérité discrète, la concentration sera fort avancée, lorsque l'écho de nos premiers pas retentira en Russie. Il importe que pour cette époque notre ambassadeur à Pétersbourg soit en mesure de réfuter jour par jour les craintes que l'on ne manquera pas d'exprimer, qu'il ait réponse à tout et ne reste jamais à court d'explications, qu'il soit fourni en abondance d'arguments spécieux, bien imaginés, propres à faire illusion. Le 18 février, une longue instruction ministérielle lui est adressée. Cette pièce dénote chez le gouvernement français une fécondité d'artifices inépuisable; elle suggère à Lauriston des expédients divers, suivant que nos troupes parcourront tel ou tel stade de leur carrière, met une gradation dans la duplicité: c'est tout un cours de dissimulation progressive, se déroulant à travers quinze pages d'une fine écriture: jamais la diplomatie n'aurait été plus audacieusement réduite à l'art de farder la vérité, si cette fausseté n'avait trouvé à l'avance son pendant dans l'hypocrisie caressante avec laquelle Alexandre avait préparé en 1811 la surprise de Varsovie et l'envahissement de l'Allemagne[371]. [Note 371: Le système du baron Fain, dans son _Manuscrit de_ 1812, de Bignon et d'Ernouf, attribuant jusqu'au bout à l'Empereur un désir sincère de traiter et d'éviter la guerre, est aussi insoutenable que celui de Thiers, tendant à rejeter sur Napoléon tous les torts et à dégager la responsabilité d'Alexandre.] Au début, lorsque la nouvelle de nos marches se répandra à l'état de vague rumeur, Lauriston commencera par tout nier, par nier imperturbablement: «Vous devez, lui écrit le ministre, ignorer absolument le mouvement du Vice-Roi jusqu'à ce qu'on annonce positivement que son armée est à Ratisbonne. Vous direz alors que vous ne le croyez pas possible, que vous supposez qu'il s'agit de quelques bataillons composés des conscrits des départements romains et de la Toscane, qui traversent la Bavière et vont à Dresde. Vous pourrez ajouter que vous aviez en effet connaissance d'un mouvement de cette espèce de cinq à six mille hommes. Vous vous expliquerez de manière à ne pas vous compromettre. Il est probable que vous pourrez ainsi gagner cinq à six jours et peut-être davantage. «Quand on parlera du mouvement des troupes qui sont à Mayence et à Münster, vous n'en conviendrez pas d'abord et vous pourrez aussi gagner plusieurs jours. Vous direz ensuite qu'il est nécessaire d'avoir une réserve dans le Nord, et que, dans un moment où le blé est cher, on a jugé utile d'éloigner un certain nombre de consommateurs des environs de Paris pour les envoyer dans des pays où les grains sont abondants. Vous pourrez après cela faire entendre que tant qu'on ne passe pas l'Oder, dont les places sont occupées par les troupes françaises, il n'y a lieu à aucune observation: que ces mouvements sont des mouvements intérieurs, et non pas des mouvements hostiles. «Lorsqu'il ne sera plus possible de nier le mouvement du Vice-Roi, vous direz encore que Sa Majesté centralise ses forces, que la Russie a depuis longtemps centralisé les siennes, en négociant et sans vouloir la guerre; que Sa Majesté ne veut pas la guerre davantage, mais qu'elle négocie dans la même attitude que la Russie. «Vous devez mesurer vos paroles de manière à gagner du temps, avoir chaque jour un langage différent, et n'avouer une chose que quand, par les dépêches qui vous seront communiquées, on vous prouvera qu'elle est connue. «Sa Majesté a le droit de réunir ses troupes et son artillerie sur la ligne de l'Oder, de même que l'empereur Alexandre a eu le droit de réunir les siennes sur les bords du Niémen et du Borysthène et sur les limites du duché de Varsovie. Les armées russes sont depuis un an sur les frontières de la Confédération, c'est-à-dire sur celles de l'Empire, tandis que les armées de l'Empereur sont encore bien loin des frontières russes.» C'est au moment où nos colonnes de tête franchiront l'Oder pour se couler dans les régions de la Vistule, que les soins devront redoubler en vue de prévenir une irruption ennemie. Après avoir bien établi que les Français ne dépassent pas leur droit en occupant des contrées soumises à leur protectorat et qu'ils restent chez eux à Varsovie, l'ambassadeur pourra dire qu'au contraire les Russes, s'ils faisaient un pas en dehors de leurs frontières, s'ils envahissaient le sol de nos alliés, commettraient un acte d'hostilité flagrante et anéantiraient tout espoir de paix: «Le jour où un seul Cosaque mettrait le pied sur le territoire de la Confédération, la guerre serait déclarée.» Mais que Lauriston soit «avare» de ces avertissements: la menace ne doit percer que très discrètement dans son langage; mieux vaut recourir encore, s'il est possible, au miel de la persuasion. Ce qu'il faut dire et répéter avec une persévérance inlassable, sur tous les tons, sous les formes les plus variées, c'est que l'Empereur veut le maintien de la paix et le raffermissement de l'alliance, c'est qu'il conservera jusqu'au bout l'intention et l'espoir de traiter. À l'appui de ces allégations, Lauriston réclamera de nouveau l'envoi de Nesselrode, afin que dès à présent la négociation s'amorce: il promettra au besoin que nos troupes ne traverseront pas la Vistule; enfin, comme suprême expédient, il pourra parler et convenir d'une entrevue des deux souverains, en se donnant toutefois l'air d'agir par inspiration spontanée et sans ordres, en réservant ainsi à l'Empereur la faculté d'esquiver la rencontre: «Cette dernière ressource, dit l'instruction, ne doit être employée qu'à la dernière extrémité et au moment où les Russes marcheraient sur la Vistule; c'est ce mouvement qu'il faut tâcher d'empêcher ou de retarder en proposant une entrevue, sans engager l'Empereur en rien.» En un mot, pourvu que l'ambassadeur ne compromette que lui-même et ne lie pas son gouvernement, toute latitude lui est laissée dans l'accomplissement de sa tâche temporisatrice. «Gagner du temps», telle est l'expression qui revient à chaque instant sous la plume du ministre: il la répète à satiété, jusqu'à cinq fois en quelques lignes; il l'ajoute sur le texte recopié par surcharges de sa main; il croit n'avoir jamais assez fait comprendre que l'ambassadeur ne doit reculer devant aucun moyen, devant aucune supercherie, pour faciliter la marche silencieuse et rampante de nos troupes jusqu'à leur indispensable base d'offensive, jusqu'à ces pays de la Prusse orientale et de la basse Pologne dont l'Empereur veut se faire un tremplin pour s'élancer en Russie. II Étant donnée cette accumulation de stratagèmes, la présence à Paris d'un agent russe à l'oeil trop bien ouvert, d'un informateur trop zélé, présentait des dangers: Tchernitchef devenait gênant. L'Empereur se décida à le faire mettre en observation. Comme il craignait toujours le zèle impatient de Savary et sa lourdeur de main, il préféra confier ce soin au ministre des relations extérieures, à son fidèle Maret, familier par état avec les ménagements diplomatiques. Maret s'adressa à son ami le baron Pasquier, préfet de police; celui-ci prêta l'un de ses plus habiles découvreurs, l'officier de paix Foudras, qui organisa tout un service de surveillance, dont les rapports étaient transmis aux relations extérieures. Seulement, le duc de Rovigo, sentant que l'affaire venait à maturité et ne voulant pas qu'elle lui échappât lors de son éclosion, continua malgré tout à l'envelopper d'une ombrageuse sollicitude, à la couver; il fit passer de son côté des directions et des ordres à la préfecture de police, si bien que cette administration eut à surveiller Tchernitchef à la fois pour le compte de deux ministères. Tous les procédés d'investigation policière furent employés contre lui: on installa dans l'hôtel où il logeait un pseudo-locataire, chargé de l'épier jour et nuit; un homme expert dans l'art de débrouiller le mystère des serrures à secret eut à explorer son coffre-fort[372]. [Note 372: _Mémoires de Pasquier_, I, 518; _Mémoires de Rovigo_, V, 208-220.] Au bout de quelques jours, on acquit la conviction qu'il venait de se procurer un tableau retraçant avec une précision effrayante toute l'organisation nouvelle de l'armée. Devant ce rapt audacieux, Napoléon se sentit indignement et impudemment trahi: on ne se trouvait plus en présence de quelques indiscrétions coupables, mais partielles; il y avait quelque part un homme, un Français, un misérable, qui instruisait de tout l'ennemi de demain et faisait marché de son pays. Napoléon se décida à sévir, à chercher et à punir le traître. Rendant la main à Savary, il lui donna toute permission d'agir, sans retirer à Maret le droit de poursuivre son enquête, et laissa ainsi s'établir entre les deux ministres une sorte d'émulation et de concurrence. Toutefois, il n'entendait frapper les complices de Tchernitchef qu'après le départ de ce dernier, afin de n'avoir pas à le comprendre dans les poursuites, ce qui eût prématurément compliqué nos démêlés avec la Russie. Pour le faire déguerpir, il s'avisa d'un moyen destiné à renforcer encore son système de dissimulation. Il réexpédierait Tchernitchef à Pétersbourg avec un message intime et direct pour l'empereur Alexandre. Par un de ces jeux où se complaisait sa finesse madrée, il emploierait l'espion russe à mieux tromper la Russie, à porter une proposition de négocier plus précise, plus développée que les précédentes, et qui néanmoins serait surtout une ruse de guerre. Le 25 février, il se le fit amener par le duc de Bassano au palais de l'Élysée. Là, pendant deux heures, il parla posément, modérément, comme s'il eût étudié à l'avance ses expressions[373]. Traitant bien Tchernitchef, il lui fit pourtant comprendre, par certaines allusions, qu'il n'ignorait rien de ses pratiques et qu'on n'avait pas réussi à lui en imposer. Sachant aussi que nos préparatifs d'action seraient connus à Pétersbourg lorsque le jeune officier arriverait dans cette capitale, il ne chercha pas à les nier: il les avoua très haut, mais mit un art consommé à établir que la guerre n'en résulterait pas nécessairement. [Note 373: Le compte rendu très détaillé de la conversation, avec les paroles mêmes de l'Empereur, se trouve dans le rapport de Tchernitchef publié sans date par la _Société impériale d'histoire de Russie_, volume cité, 125-144.] Encore une fois et dans les termes les plus énergiques, les plus solennels, il affirma qu'il n'avait nullement le dessein préconçu de restaurer la Pologne. Ce qui l'avait mis dans la nécessité d'armer, c'étaient les justes motifs de défiance qu'on lui avait fournis, c'était surtout le silence systématique que l'on opposait à toutes ses demandes d'explications et de pourparlers. «Il y a plus de quinze mois, dit-il, que je me tue à demander que l'on envoie des instructions au prince Kourakine; mais, comme on n'en a rien fait parce qu'il paraît ne point jouir de la confiance de son gouvernement, pourquoi ne voit-on pas arriver le comte de Nesselrode? J'ai appris son envoi à Paris avec plaisir, j'espérais que nous commencerions enfin à nous occuper sérieusement à terminer nos différends; voici cependant quatre mois qu'on nous l'annonce, et il n'arrive pas. Pourquoi est-ce qu'il y a de cela un an, lorsque l'empereur Alexandre vous envoya ici pour la dernière fois, ne vous a-t-on point muni de pouvoirs? _Malgré que vous ne soyez ici que pour les renseignements militaires_, vous connaissez assez la marche des affaires, vous aviez montré de l'intelligence, et à cette époque les choses étaient si simples qu'elles auraient pu être arrangées sur-le-champ. Ma politique est si ronde, je mets si peu de dissimulation dans ma conduite, que dans le fond peu m'importe le choix du négociateur, et si l'on veut, on peut m'envoyer M. de Markof même (c'était le diplomate qui sous le Consulat s'était posé en ennemi personnel du général Bonaparte), pourvu qu'on veuille bien délier la langue et entamer les négociations.» Pour déterminer la Russie à parler, il a tout essayé, il n'a laissé échapper aucune occasion: sa conversation de l'an passé avec le comte Schouvalof qu'il a saisi au passage, son discours du 15 août au prince Kourakine n'avaient point d'autre but. Il espérait que tant et de si pressants efforts auraient enfin raison d'un parti pris d'inertie, d'une inconcevable réserve. Mais non: rien ne lui a réussi: on a persisté à se draper dans un dédaigneux silence; on a continué à se taire, en continuant d'armer. Alors, obligé de supposer des prétentions inavouées ou des desseins hostiles, il a dû mettre en mouvement les masses dont il dispose. Il est en train actuellement de couvrir l'Allemagne de ses troupes, de réoccuper des positions depuis longtemps dégarnies: efforts immenses, coûteux, mais non disproportionnés à ses ressources, car il possède encore dans ses caisses trois cents millions intacts. Cependant, cette surabondance de moyens, qui fait sa sécurité, ne le pousse nullement à désirer la guerre: il ne fera rien pour la précipiter. Donc, si les Russes de leur côté ne la veulent point par intention préméditée, si leurs mouvements suspects ont été uniquement inspirés par les craintes qu'ils ont conçues au sujet de la Pologne et que ses franches explications doivent dissiper, tout peut être encore réparé ou prévenu, et Napoléon, aboutissant à des conclusions fermes, propose un accord sur les trois bases suivantes: 1° Stricte observation par la Russie du blocus continental et exclusion des neutres, mitigée par un système de licences analogue à celui qui se pratique en France; 2° Traité de commerce respectant le tarif russe dans ses dispositions essentielles, mais faisant disparaître ce que cet acte «renferme de choquant et de désagréable pour le gouvernement français»; 3° Arrangement par lequel la Russie finirait l'affaire d'Oldenbourg et effacerait le fâcheux effet de sa protestation, soit en déclarant qu'elle ne veut rien pour le prince médiatisé, soit en acceptant une indemnité qui ne pourrait en aucun cas se composer de Dantzick ou d'une fraction quelconque du territoire varsovien. Suivant Napoléon, il serait facile de s'entendre sur ces bases. La rentrée de la Russie dans le système continental ne serait qu'un retour au devoir primordial de l'alliance. Quant aux questions de l'Oldenbourg et du tarif, les griefs allégués, s'il n'existait pas derrière eux autre chose, étaient-ils de nature à motiver une guerre qui ferait couler des torrents de sang et renouvellerait le deuil de l'humanité? L'Empereur verrait avec une profonde douleur se rompre pour de telles chicanes une alliance qui lui avait été dictée par son coeur autant que par sa raison, par un penchant déterminé pour Alexandre, par une sympathie qu'il ne peut malgré tout arracher de son âme, qu'il aimait à croire partagée et qui lui semblait devoir assurer la perpétuité de l'accord. «J'avoue, disait-il, qu'il y a de cela deux ans, je n'aurais jamais cru à la possibilité d'une rupture entre la Russie et la France, du moins de notre vivant, et comme l'empereur Alexandre est jeune et moi je dois vivre longtemps, je plaçais la garantie du repos de l'Europe dans nos sentiments réciproques: ceux que je lui ai voués sont toujours restés les mêmes; vous pourrez l'en assurer de ma part et lui dire que, si la fatalité veut que les deux plus grandes puissances de la terre se battent pour des peccadilles de demoiselle, je la ferai (la guerre) en galant chevalier, sans aucune haine, sans nulle animosité, et, si les circonstances le permettent, je lui offrirai même à déjeuner ensemble aux avant-postes. La démarche à laquelle je me suis décidé aujourd'hui sera encore marquée sur mes tablettes à la décharge de ma conscience; vous ayant fait connaître mes véritables sentiments, je vous envoie vers l'empereur Alexandre comme mon plénipotentiaire et dans l'espoir que l'on pourrait encore s'entendre et se dispenser de verser le sang d'une centaine de mille braves, parce que nous ne sommes pas d'accord sur la couleur d'un ruban.» Cette affectation de désinvolture et de légèreté lui servait à masquer la gravité des prétentions qu'il avait émises; elles étaient bien cette fois l'expression réelle de ses désirs et faisaient apparaître un éclair de sincérité à travers tous ses subterfuges. Enfin, il venait de sortir et de formuler son exigence fondamentale, celle qui portait sur l'exclusion des neutres. À supposer que la Russie y eût fait droit et eût accepté l'ensemble de ses propositions, aurait-il renoncé à son expédition et décommandé la guerre? On peut le croire, car Alexandre eût cédé alors sur tous les points essentiels, moyennant quelques satisfactions de pure forme: il eût adhéré pleinement au blocus et se fût remis au service de notre cause, sans compensation pour lui-même ni sûreté. Napoléon aurait agréé cette soumission pure et simple, à condition qu'elle eût été entourée des plus expresses garanties; mais à son défaut il n'admettait d'autre issue au conflit que la guerre. C'est ce qu'indiquait le duc de Bassano à Lauriston, dans une nouvelle dépêche: «L'Empereur, disait-il, ne se soucie pas d'une entrevue. Il se soucie même fort peu d'une négociation qui n'aurait pas lieu à Paris. Il ne met aucune confiance dans une négociation quelconque, à moins que les quatre cent cinquante mille hommes que Sa Majesté a mis en mouvement et leur immense attirail ne fassent faire de sérieuses réflexions au cabinet de Pétersbourg, ne le ramènent sincèrement au système qui fut établi à Tilsit, et ne replacent la Russie dans l'état d'infériorité où elle était alors[374].» Cet aveu superbe et brutal ne voulait pas dire que l'Empereur tenait à éviter une négociation, puisque l'envoi de Tchernitchef avait précisément pour but d'en provoquer une: il signifiait que cette négociation ne serait jamais aux yeux de l'Empereur chose sérieuse et susceptible de résultats, à moins que la Russie ne reprît dès à présent son rôle de vaincue et ne se replaçât dans la position où elle était au lendemain de Friedland, alors qu'elle s'estimait heureuse d'acheter la paix au prix d'une alliance empressée et déférente. Napoléon n'excluait pas absolument cette hypothèse, mais ne lui laissait dans ses prévisions qu'une part minime. Jugeant Alexandre trop fier, trop révolté, pour s'humilier avant d'avoir subi de nouveaux désastres, il espérait seulement que ce prince, sans accepter toutes nos conditions, n'oserait répondre à une proposition formelle et enveloppée de moelleuses paroles, par une rupture et une agression immédiates. Sans doute allait-il par respect humain, peut-être aussi par espoir d'arriver à un compromis, rouvrir le débat, formuler des contre-propositions: ainsi s'engagerait et se prolongerait une vague controverse, «une sorte de négociation[375]», à la faveur de laquelle nos armées se glisseraient jusqu'à leurs positions d'attaque et y attendraient la saison propice à l'offensive. C'est en ce sens que les ouvertures faites à Tchernitchef, sans être par elles-mêmes mensongères et fictives, avaient moins pour objet d'éviter que d'ajourner la guerre. [Note 374: Maret à Lauriston, 25 février.] [Note 375: Maret à Otto, 3 avril.] Afin de mieux accréditer le jeune homme comme son porte-parole, Napoléon lui fit remettre une lettre pour l'empereur Alexandre, lettre courte, simplement polie, mais dans laquelle il se référait expressément à ses assurances verbales: «J'ai pris le parti, disait-il, de causer avec le colonel Tchernitchef sur les affaires fâcheuses survenues depuis quinze mois. Il ne dépend que de Votre Majesté de tout terminer. Je prie Votre Majesté de ne jamais douter de mon désir de lui donner des preuves de la considération distinguée que j'ai pour sa personne[376].» [Note 376: _Corresp._, 18523.] Muni de la lettre impériale, qui équivalait à un congé, Tchernitchef fit ses préparatifs de départ et ne resta plus que quelques heures à Paris, juste le temps de se procurer l'état de situation de la Garde, acheté comptant. Le 26 février, il montait dans sa chaise de poste. Avant de s'éloigner, mis en défiance par les allusions de l'Empereur et se sentant surveillé, il avait cru devoir détruire un grand nombre de papiers. Cette précaution n'était pas superflue; en effet, à peine avait-il quitté son appartement que la police y faisait irruption, sous la conduite de l'officier de paix préposé en chef à sa surveillance, et procédait à une visite domiciliaire. En explorant, en sondant tous les recoins, on ne découvrit que des lambeaux de lettres, des chiffons lacérés; mis bout à bout, ces débris ne présentèrent aucun sens suivi ou ne révélèrent que d'insignifiantes correspondances. Dans la cheminée de la chambre à coucher, un monceau de cendres s'élevait, provenant de papiers brûlés. Pour fouiller ces cendres, on eut à déplacer un tapis de pied posé devant le foyer; sous l'étoffe, un billet apparut, s'étant glissé là au moment de l'holocauste et ayant échappé aux flammes; il portait ces lignes: «Monsieur le comte, vous m'accablez par vos sollicitations. Puis-je faire plus que je ne fais pour vous? Que de désagréments j'éprouve pour mériter une récompense fugitive! Vous serez surpris, demain, de ce que je vous donnerai; soyez chez vous à sept heures du matin. Il est dix heures, je quitte ma plume pour avoir la situation de la grande armée d'Allemagne, en résumé, à l'époque de ce jour. Il se forme un quatrième corps qui est tout connu, mais le temps ne me permet pas de vous le donner en détail. La garde impériale fera partie intégrante de la Grande Armée. À demain, à sept heures du matin. _Signé_ M. [377].» [Note 377: Cette pièce, les particularités et citations suivantes sont tirées du dossier de l'affaire, conservé aux archives nationales, F7, 6575, et du compte rendu des débats devant la cour d'assises.] Ce billet renouvelait la preuve de la trahison et mettait sur la trace du coupable: c'était le fragment accusateur avec lequel une police qui sait son métier arrive à reconstituer tout l'ensemble d'un crime. Les agents portèrent leur capture au préfet de police. Celui-ci, se souvenant que l'affaire lui avait été originairement recommandée par le ministère des relations extérieures, crut devoir au duc de Bassano la primeur des résultats obtenus; il se disposa à lui envoyer les originaux des pièces saisies. Toutefois, par prudence et sentiment des convenances hiérarchiques, il voulut se mettre à couvert du côté de son supérieur direct, le duc de Rovigo, et se réserva de lui envoyer des copies. Le 28 février, M. Pasquier préparait cette double expédition, lorsqu'il fut surpris par le ministre de la police en personne, entrant dans son cabinet sous couleur de lui faire «une visite d'amitié». En fait, ayant eu vent des saisies opérées, Savary venait réclamer les pièces comme son bien et confisquer la découverte. Dans cette occurrence délicate, M. Pasquier se conduisit en fonctionnaire correct et en habile homme: il remit les originaux à Savary, qui avait droit de les revendiquer, mais ne sacrifia pas tout à fait l'autre ministre et lui fit passer les copies, par une interversion des plis préparés. Et le soir, lorsque Savary se présenta d'un air triomphant à l'Élysée, où il y avait cercle de cour, pour rendre compte à l'Empereur, il trouva Sa Majesté déjà prévenue par le ministre des relations extérieures, qui lui avait transmis, sans perdre un instant, les copies reçues de la préfecture. L'Empereur présenta le paquet au duc de Rovigo: «Tenez, lui dit-il d'un ton narquois, voyez cela; vous n'eussiez pas trouvé cette cachotterie de l'officier russe; les relations extérieures ne l'ont pas manqué[378].» [Note 378: _Mémoires de Rovigo_, V, 213. Cf. les _Mémoires de Pasquier_, I, 518-519, et ERNOUF, 345-347.] Fort dépité, mais ne perdant pas contenance, Savary répliqua qu'il possédait mieux que les copies, à savoir les originaux, et qu'il les tenait à la disposition de Sa Majesté. Puis, ardent à saisir sa revanche, à rejoindre et à distancer son collègue dans la lutte de vitesse qui s'était engagée entre eux, il remit aussitôt et pour son compte les agents de la police en quête, en chasse, prit en main l'instruction et la poussa avec une extrême célérité; ayant annoncé à l'Empereur les pièces authentiques de l'affaire, il s'était juré de lui transmettre en même temps des noms et de lui désigner les coupables. Le billet saisi ne fournissait qu'une initiale, la lettre M. Derrière cet M... mystérieux, qui lui servait de signature, quel nom, quelle personnalité se cachait? Ce ne pouvait être qu'un homme initié professionnellement aux secrets de notre situation militaire. Les premières recherches faites aux bureaux de la guerre et à l'administration de la guerre--ces services formaient sous l'Empire deux départements ministériels séparés--n'aboutirent à aucun résultat. On eut alors l'idée de recourir au prince major général, qui avait eu entre les mains les états de situation et chez lequel on avait pu les copier. L'un de ses principaux collaborateurs civils dirigea les soupçons sur un nommé Michel, qu'il avait naguère employé. Ce Michel fut retrouvé à l'administration de la guerre, où il occupait une place de commis écrivain à la direction de l'habillement: c'était la plus belle main du ministère, mais un homme de réputation équivoque, «adonné au vin» et menant une existence au-dessus de ses ressources connues. On se procura adroitement une page de son écriture, et la comparaison de cette pièce avec le billet ne laissa plus de doute sur l'identité de l'auteur. Une heure après, Michel était amené au ministère de la police; terrassé par l'évidence, il reconnut son billet et ne nia point avoir entretenu des relations avec Tchernitchef par l'intermédiaire d'un nommé Wustinger, Viennois d'origine, suisse et concierge de profession, employé en cette qualité à l'hôtel Thélusson, où résidait l'ambassade russe. Pour aller au fond du mystère, il restait à s'assurer de cet homme; mais on ne pouvait l'arrêter chez lui, à l'ambassade, où il était couvert par le droit des gens et participait au bénéfice de l'exterritorialité. Pour l'attirer hors de cet inviolable asile, la police lui tendit un piège. Par une ruse classique, elle obligea Michel à lui écrire de sa prison, comme s'il eût été encore en liberté, pour lui donner rendez-vous dans un café où ils avaient habitude de se rencontrer. L'Allemand obéit sans défiance à cet appel; à peine eut-il mis le pied dans le café désigné qu'il fut appréhendé au corps et conduit à la Force. En même temps, les aveux progressifs de Michel, les perquisitions opérées chez lui amenaient l'emprisonnement de plusieurs autres employés, soupçonnés de l'avoir aidé dans ses crimes. Les déclarations des individus arrêtés, se corroborant et s'éclairant l'une l'autre, mirent au jour toute la trame, découvrirent le travail de corruption organisé de longue date par les agents russes dans les principales administrations de l'État. L'origine de ces pratiques remontait à huit ou neuf ans. Sous le Consulat, le chargé d'affaires d'Oubril, s'étant trouvé fortuitement en rapport avec Michel, qui était employé alors au bureau des mouvements, avait flairé en lui une âme vile et une conscience à vendre. Après l'avoir ébloui par un don d'argent, il l'avait circonvenu, tenté, perverti, et finalement avait tiré de lui quelques renseignements militaires. La rupture de 1804, la guerre qui s'en était suivie, avaient suspendu ces intelligences, mais les agents russes avaient mis à profit chaque paix, chaque reprise des relations, pour renouer le fil brisé, et l'alliance même de 1807 n'avait pas interrompu cette tradition. Au cours des deux missions qui s'étaient succédé depuis lors, celle du comte Tolstoï et celle du prince Kourakine, on s'était souvenu de Michel; pour le retrouver, le moyen était des plus simples: si les ambassadeurs et les secrétaires passaient, le suisse de l'ambassade restait, Wustinger demeurait à son poste, et l'une des fonctions de l'inamovible concierge était de rétablir périodiquement le contact avec Michel, qu'il ne perdait jamais de vue. Les ambassadeurs n'avaient point participé en personne à ce commerce, semblaient même l'avoir ignoré; mais toujours quelqu'un s'était trouvé auprès d'eux pour le prendre à son compte: d'abord Nesselrode, puis un autre agent du nom de Kraft. Enfin, Tchernitchef était survenu. Jaloux de se distinguer et de faire mieux que les autres, il avait cru devoir, à côté de l'espionnage en quelque sorte officiel qui fonctionnait par les soins de l'ambassade, organiser le sien, monter sa contre-police: il s'était fait mettre en relation avec Michel et, renouvelant le système suivi jusqu'alors, l'avait porté à la perfection du genre. Michel, passé à la direction de l'habillement, ne savait plus grand'chose par lui-même, mais il avait porté la corruption dans d'autres bureaux et s'était ménagé des accès indirects à la source des renseignements. Dans l'ordre du crime, il s'était même signalé par un coup de maître. Deux fois par mois, on dressait au ministère de la guerre, à l'intention de l'Empereur seul, un livret indiquant en grand détail la force et l'emplacement de toutes les armées, de tous les corps, jusqu'au plus infime détachement et à la dernière compagnie. Ce document mystérieux et sacro-saint, qui portait la fortune de la France, Michel avait réussi à en prendre connaissance avant l'Empereur. Le livret une fois préparé, un garçon de bureau du ministère, le nommé Mosès, était chargé de le porter chez un relieur et de l'y faire cartonner, afin que Sa Majesté, à qui on le présenterait ensuite, pût le feuilleter commodément. Cette course devait s'accomplir dans un délai rigoureusement mesuré. Séduit par quelques «écus de cinq francs», Mosès pressait le pas et gagnait le temps de faire une station chez Michel, auquel il communiquait le volume. Michel avait aussi détourné de ses devoirs le commis Saget, attaché au bureau des mouvements, et un jeune expéditionnaire du nom de Salmon. Saget fournissait la matière des documents destinés à l'officier russe, Salmon était employé à les copier, et ainsi s'était établie au profit de l'étranger, sous la direction de Michel, toute une officine de soustractions frauduleuses. Tchernitchef payait le procureur de renseignements par sommes plus ou moins fortes, assez irrégulièrement versées: il le payait surtout d'espérances, osant lui promettre la bienveillance personnelle du Tsar et une pension qui le mettrait pour toujours à l'abri du besoin, mêlant à ces vilenies un nom auguste. Parfois, Michel se montrait assailli de remords et d'angoisses: sentant la gravité de ses forfaits et redoutant les suites, il cherchait à se dégager. L'autre renforçait alors ses moyens de séduction, ou bien, découvrant le fonds de brutalité et de violence qui se cachait en lui sous de mielleux dehors, il le prenait de très haut avec l'employé, rappelait durement que le malheureux ne s'appartenait plus et dépendait de qui pouvait le perdre; de hautaines menaces, des exigences torturantes commençaient le supplice du traître, prisonnier de son crime. Si les renseignements ne venaient pas assez vite à son gré, Tchernitchef relançait Michel jusque dans son lointain domicile, rue de la Planche; mais les rendez-vous avaient lieu d'ordinaire à l'ambassade, chez Wustinger: c'était dans une chambre de domestique que l'élégant officier se rencontrait avec le sordide plumitif et prolongeait de bas marchandages. Au sortir de ces répugnantes conférences, il visait plus haut; après s'être attaqué aux membres subalternes de l'administration, il tâchait de savoir quels étaient, parmi les fonctionnaires d'un ordre élevé, ceux qui faisaient d'excessives dépenses et éprouvaient des besoins d'argent. Il avait offert sans succès quatre cent mille francs à un chef de division; il s'était efforcé de glisser des espions au quartier général de la Grande Armée. Au ministère de l'intérieur, au ministère des manufactures et du commerce, on releva la trace de semblables tentatives, et plus la police développait ses recherches, plus on s'apercevait que la trame s'étendait loin, qu'elle avait poussé en tous sens ses mystérieuses ramifications. Ces faits furent consignés dans deux rapports présentés à l'Empereur par le ministre de la police, en date des 1er et 7 mars, avec pièces à l'appui[379]: Savary avait centralisé tous les documents entre ses mains et réclamé, en vertu de ses prérogatives professionnelles, jusqu'à «quelques bribes» antérieurement recueillies par le ministère des relations extérieures. Sa crainte était toujours que le chef de ce département ne s'attribuât en haut lieu le mérite de la découverte initiale et ne prétendît l'avoir opérée par des moyens spéciaux et personnels, en dehors de ceux dont disposait la police ordinaire. Pour parer à ce danger, Savary éprouva le besoin de bien établir dans l'un de ses rapports que les premiers résultats étaient exclusivement dus à la préfecture de police, c'est-à-dire à une administration dépendant de lui et placée sous son autorité. Ainsi fut-il amené à louer l'activité du préfet et son zèle méritoire, à vanter ses succès, à le couvrir de fleurs, quoiqu'il lui gardât un peu de rancune pour ses complaisances extra-hiérarchiques, et ce fut en fin de compte M. Pasquier qui recueillit le principal profit de l'affaire: il obtenait de son chef direct des éloges intéressés, sans préjudice des droits qu'il s'était ménagés à la reconnaissance d'un autre ministre, favori et confident de l'Empereur. [Note 379: Archives nationales, F7, 6375.] Napoléon tenait désormais de quoi prouver que la Russie, au temps même de leur apparente intimité, l'avait traité en suspect et en ennemi, qu'elle avait perpétué contre lui une sourde et injurieuse hostilité. Il s'armerait de cette découverte en temps opportun et s'en ferait un grief de plus contre Alexandre. Il voulait un scandale retentissant, dont toute l'Europe s'entretiendrait: point de procédure expéditive, point de commission militaire siégeant à huis clos; un grand appareil judiciaire, des magistrats, des jurés, des pièces à conviction largement étalées, la lumière d'un débat public et contradictoire, le grand jour des assises. Le parquet de Paris fut saisi et invité à procéder régulièrement. Pour placer Michel sous le coup d'une condamnation capitale, on le poursuivrait en vertu de l'article 76 du code pénal, prononçant la peine de mort contre «quiconque aura pratiqué des machinations ou entretenu des intelligences avec les puissances étrangères, pour leur procurer les moyens d'entreprendre la guerre contre la France[380]». Ses complices seraient prévenus de participation au même crime et punis suivant leur degré de culpabilité. [Note 380: L'abolition de la peine de mort en matière politique est venue en 1848 modifier cet article.] Vu la lenteur des formalités judiciaires, la cour d'assises n'aurait à prononcer sur Michel et ses coaccusés que dans un mois ou six semaines, au milieu d'avril, et c'était bien ce que voulait l'Empereur. Désirant un éclat, il entendait le retarder jusqu'au moment où ses troupes auraient atteint la Vistule et s'y seraient fortement établies, où il aurait moins besoin de ménager la Russie. Actuellement, toute divulgation dans le public fut évitée: les journaux se turent; le bruit de l'affaire ne dépassa pas les milieux politiques et administratifs, où l'on en causa avec indignation, mais à voix basse. Ce demi-silence fut percé tout à coup par une plainte larmoyante. L'ambassadeur Kourakine, dont la candeur avait ignoré les trames ourdies sous son toit et que nul n'avait averti des captures opérées par la police, ne comprenait rien à la disparition de son concierge; il se demandait pourquoi Wustinger, sorti de l'hôtel dans la journée du 1er mars, n'était pas rentré: il n'était point éloigné de croire à quelque crime d'ordre privé, à un enlèvement, à une séquestration, à un drame noir dont son fidèle serviteur aurait été victime. À grands cris, il réclamait cet accessoire indispensable de son hôtel, et son effarement, son agitation, mêlaient à de douloureux incidents un épisode burlesque. Dans une note éplorée, il suppliait M. de Bassano d'avertir la police et de la mettre en mouvement, afin qu'elle procédât aux recherches nécessaires; il envoyait le signalement de l'absent, pressait le duc de commencer sans retard ses démarches et dès à présent, préjugeant son concours, lui en rendait grâce[381]. [Note 381: Note du 2 mars, archives des affaires étrangères, Russie, 154.] Impatienté de ces doléances, Napoléon se sentit tenté d'abord de fermer la bouche à Kourakine en lui mettant brusquement sous les yeux toute l'affaire. En réplique à l'ambassadeur, il ordonna de préparer une note portant plainte officielle contre Tchernitchef et stigmatisant sa conduite. Il dicta lui-même cette note, la fit âpre et très belle, vibrante d'une indignation justifiée. «Sa Majesté, écrivit-il, a été péniblement affectée de la conduite de M. le comte Tchernitchef; elle a vu avec étonnement qu'un homme qu'elle a toujours bien traité, qui se trouvait à Paris, non comme un agent politique, mais comme un aide de camp de l'empereur de Russie, accrédité par une lettre auprès de l'Empereur, ayant un caractère de confiance plus intime même que celui d'un ambassadeur, ait profité de ce caractère pour abuser de ce qu'il y a de plus sacré parmi les hommes. Sa Majesté se flatte que l'empereur Alexandre sera aussi péniblement affecté qu'elle de reconnaître dans la conduite de M. de Tchernitchef le rôle d'un agent de corruption, également condamné par le droit des gens et par les lois de l'honneur. Sa Majesté l'Empereur se plaint que, sous un titre qui appelait la confiance, on ait placé des espions auprès de lui et en temps de paix, ce qui n'est permis qu'à l'égard d'un ennemi et en temps de guerre; il se plaint que les espions aient été choisis, non dans la dernière classe de la société, mais parmi les hommes que leur position attache aussi près du souverain[382].» [Note 382: _Corresp._, 18541.] Après avoir jeté sur le papier ces virulentes paroles, Napoléon réfléchit. Un tel langage sentait la poudre: il risquait de dénoncer l'imminence des hostilités et de contrarier l'oeuvre d'ensommeillement à laquelle l'Empereur vouait tous ses soins, et l'on sait avec quelle incroyable intensité d'attention, lorsqu'il s'était proposé un but, il lui rapportait et lui sacrifiait tout. Il se ravisa donc et se retint, suspendit l'expression de sa colère: la note ne fut pas remise et resta en portefeuille. Le duc de Bassano, assiégé par Kourakine de visites et de questions, affecta d'abord de ne rien savoir quant au sort de Wustinger. Après quelques jours, prenant un air de confidence et de gravité, posant un doigt sur ses lèvres, il dit au prince en substance: Votre concierge n'est pas perdu; on a dû l'arrêter, parce qu'il se trouve impliqué dans un complot dirigé contre la sûreté de l'État et qu'il a été pris en flagrant délit. La justice est saisie et informe; ses opérations se poursuivent méthodiquement, silencieusement, avec la discrétion convenable; respectons ce mystère: aussitôt que j'aurai des renseignements sûrs, je ne manquerai pas à vous les communiquer[383]. [Note 383: Rapport de Kourakine à Roumiantsof, 6 mars, Archives des affaires étrangères, Russie, 154.] En entendant ces paroles, Kourakine faillit tomber de son haut. Épouvanté à l'idée d'avoir recélé chez lui un conspirateur, il n'osa insister et répondit par des considérations de philosophie domestique qui étaient presque des excuses[384]. Un peu plus tard, le duc de Bassano lui glissa en douceur que le nom de Tchernitchef se trouvait fâcheusement mêlé à l'affaire, que certaines charges avaient été relevées contre lui; le ministre français ajoutait qu'il n'admettait que difficilement chez un homme portant l'épaulette un tel oubli de ses devoirs: jusqu'à plus ample informé, il voulait croire à une erreur. Ainsi se gardait-on de livrer à Kourakine la vérité d'un seul coup et tout entière; on la lui versait goutte à goutte, avec d'infinis ménagements; on évitait au vieillard une émotion trop vive, un choc qui se répercuterait à Pétersbourg et pourrait avancer la rupture. Grâce à ces soins, les avertissements de l'ambassadeur ne viendraient pas troubler l'impression apaisante que devaient produire, s'ajoutant aux paroles lénitives de Lauriston, le message apporté par Tchernitchef et la lettre de l'Empereur. [Note 384: «Je fis à ce sujet, écrivait-il dans le rapport précité, des réflexions que le ministre français trouva justes parce qu'il a aussi une maison nombreuse, c'est qu'il est bien difficile de pouvoir compter sur la fidélité de tous les gens dont on se sert et qui sont sans cesse autour de nous.»] III Tandis que cette suprême adjuration s'élevait vers la Russie, les mouvements militaires commençaient à s'exécuter, et de toutes parts l'impulsion donnée opérait. Le 23 février, l'armée d'Italie prend son élan et monte à l'assaut des Alpes: elle s'engage au milieu des neiges où la hache des sapeurs a fait brèche, franchit les cols, et en neuf colonnes, neuf torrents, dévale du haut des monts. Junot conduit en personne par le Brenner la colonne du centre, la brigade Delzons, et entre à Inspruck au milieu de ces régiments de choix, «magnifiques et bien disposés[385]». Il presse en même temps la marche des autres colonnes, les fait passer rapidement sur la Bavière, force les étapes, abrège les haltes, et en quelques journées pousse ses avant-gardes jusqu'auprès de Ratisbonne. [Note 385: Le duc d'Abrantès au major général, 3 mars. Archives nationales, AF, IV, 1642.] Cette descente en Allemagne devient le signal de l'universel ébranlement. Tout s'anime, tout se lève à la fois et marche. Au nord, l'armée de Davout, après s'être ramassée sur elle-même et pelotonnée, se jette sur l'Oder, avec le 1er corps de cavalerie; plus bas, les Wurtembergeois, commandés par leur prince royal, les Westphaliens, sous Jérôme, les Bavarois, sous Vandamme, quittent ensemble leur place et commencent à se mouvoir, en un fourmillement de peuples. Oudinot échelonne son corps sur les chemins qui de Münster conduisent à Magdebourg; Ney pousse le sien sur Erfurt et Leipsick, et dès cette mise en route, malgré l'entrain du départ, l'inégalité de valeur entre les éléments qui composent la Grande Armée se révèle, les disparates s'accusent. Ney s'enorgueillit dans un rapport de ses vieux bataillons: chez d'autres, il trouve que la présence de recrues trop nombreuses nuit à l'aspect d'ensemble. Oudinot signale des régiments alanguis et faibles, un régiment suisse qui compte trois cent quatre-vingt-trois malades, d'autres rongés de fièvre, et attribue ces maux à l'état d'atroce détresse dans lequel lui sont arrivés les conscrits réfractaires, amenés dans les rangs en prisonniers, la chaîne aux pieds. Dès qu'Oudinot et Ney ont pris leur direction, d'autres corps se mettent à leur suite et emboîtent le pas: le 2e de cavalerie, les divisions de cuirassiers faisant partie du 3e, commencent à dépasser le Rhin. Sur toute la ligne du fleuve, à Wesel, à Cologne, à Bonn, à Coblentz, à Mayence surtout, grand centre de ralliement, vaste entrepôt d'hommes et de matériel, l'affluence et la presse augmentent. Sur le pont de Castel, au devant de Mayence, c'est un défilé continuel de corps se poussant les uns les autres, un roulement ininterrompu de canons et de caissons. Après le déversement des premières masses sur la rive gauche, d'autres s'annoncent: déjà les colonnes de la Garde paraissent à l'horizon, la 1re division de la jeune Garde devant passer à Düsseldorf, la 2e à Mayence. Et soudain le grand quartier général, réuni à Mayence, s'ébranle à son tour et part; le 29 février, le prince de Neufchâtel a expédié l'ordre à tout ce qui le compose, «officiers de l'état-major général, officiers et troupes de l'artillerie et du génie, parc, train d'artillerie, train des équipages, administrations, inspecteurs et sous-inspecteurs aux revues, ordonnateurs et commissaires des guerres, payeur général, services administratifs, compagnie d'élite du quartier général, gendarmerie, compagnies d'ambulances, etc.», de se porter le 5 mars sur Fulda, en une seule colonne dont le général Guilleminot reçoit le commandement[386]. Sur d'autres points, les réserves d'artillerie, le grand parc avec ses soixante bouches à feu, entament à leur tour l'Allemagne. Derrière les différents corps en marche, ce sont des fractions de corps retardataires qui pressent le pas sur les chemins fatigués et s'efforcent de rejoindre, le 3e régiment portugais qui court après la division Legrand, un régiment illyrien et un régiment suisse errant à la recherche du duc d'Elchingen, un va-et-vient de détachements allant prendre et ramener des convois arriérés, trois cent trente voitures d'artillerie passant au grand trot, le service des estafettes qui s'organise et transmet journellement à l'Empereur les nouvelles de l'armée, des hôpitaux qui se forment et déjà regorgent de malades, des dépôts de remonte qui réquisitionnent les chevaux par milliers, des officiers courant la poste pour regagner leur troupe et faisant la nuit le coup de pistolet avec les maraudeurs et les brigands embusqués sur la route, et déjà des traînards, des isolés, par bandes grossissantes, se mêlant à la cohue des chariots et à l'enchevêtrement des convois. Autour des places, des maisons s'abattent, des faubourgs entiers s'écroulent, démolis par le génie pour démasquer les remparts et mieux assurer le tir des batteries, car Napoléon a tout prévu, même une retraite et une guerre défensive. Cependant, les corps de première ligne marchent maintenant en se serrant les coudes, et l'immense bande va son train, s'augmentant de tout ce qu'elle rencontre devant elle, englobant au passage les contingents allemands. Les Wurtembergeois se placent sous les ordres de Ney; les Westphaliens s'intercalent entre le 2e et le 3e corps; les Bavarois prennent rang à la gauche de l'armée d'Italie; les Saxons, postés autour de Dresde sous le commandement de Reynier, iront à leur tour au flot qui passe. Et ce concours d'armées s'écoule par toutes les routes, déborde sur les campagnes, envahit les villes, les villages, les foyers, effare et désole les populations, fait retentir depuis le littoral hanséatique jusqu'à la Bohême la rumeur d'une mer montante et emplit l'Allemagne antérieure tout entière[387]. [Note 386: Archives nationales, AF, IV, 1642.] [Note 387: Rapports de Berthier à l'Empereur, correspondance de Berthier avec les chefs de corps, février et mars 1812. Archives nationales, AF, IV, 1642. Ces documents donnent tout le détail de la marche.] La ligne de l'Elbe, largement dépassée par Davout, fut bientôt atteinte par les autres corps. Oudinot prit contact avec elle à Magdebourg, Ney à Torgau; les Westphaliens y arrivaient par Halle, l'armée d'Italie et ses annexes s'en approchaient de biais, par la basse Bavière. Pour aller plus loin, on devait désormais traverser la Prusse: il convenait que tout fût officiellement réglé avec elle. Napoléon avait retardé jusqu'au dernier moment la conclusion de l'alliance, certain de mieux dicter la loi à la Prusse quand il la tiendrait resserrée entre toutes ses années et plus étroitement garrottée. Le 23 février, le duc de Bassano manda enfin le baron de Krusemarck et, lui présentant le traité, l'invita à signer. Krusemarck savait que sa cour accédait en principe à toutes nos exigences, mais il n'avait point reçu de pouvoirs spéciaux à l'effet de conclure: il en fit l'observation. Le duc répondit que Sa Majesté Impériale, peu formaliste de sa nature, ne saurait admettre une objection de ce genre; la situation ne souffrait aucun retard: nos troupes avaient pris leur essor, et nulle considération n'était capable de les arrêter; elles allaient entrer en Prusse de gré ou de force: mieux valait pour la Prusse se laisser occuper de bonne grâce et en vertu d'un traité que d'avoir à subir une contrainte. Torturé d'hésitations, Krusemarck se débattit faiblement, puis céda: le 24 février, après une nuit passée en conférence, le traité fut signé à cinq heures du matin[388]. Il contenait toutes les stipulations réclamées par l'Empereur, à de très légères modifications près. Les objets à réquisitionner par nos troupes, évalués de gré à gré, viendraient en déduction des sommes restant à acquitter sur l'ancienne contribution de guerre et diminueraient d'autant la dette du royaume. [Note 388: DUNCKER, 439-440.] Le 2 mars, avant que ce dénouement fût connu à Berlin, le roi Frédéric-Guillaume, étant en train de dîner, reçut avis que la division Gudin, formant la droite du 1er corps, envahissait le territoire prussien. En présence de cette irruption qu'aucun arrangement ne semblait autoriser encore, le Roi et son conseil crurent un instant qu'ils s'étaient humiliés en pure perte, que Napoléon n'avait pas accepté leur soumission et allait broyer la Prusse. Dans un accès de désespoir, ils songèrent à essayer un semblant de résistance, à périr avec honneur. Des mesures furent prises pour appeler aux armes la garnison de la capitale, celles de Spandau et de Potsdam: à six heures, on devait battre la générale dans les rues de Berlin; à cinq heures, la nouvelle du traité arriva[389]. Cet acte sauvait après coup et pour la forme la dignité prussienne: la cour de Berlin fut heureuse d'avoir un motif pour revenir à une humble et plate résignation. Le 5 mars, le traité fut ratifié, malgré la rigueur de ses clauses, car chacun sentait «qu'il fallait en passer par là ou par la fenêtre[390]». [Note 389: DUNCKER, 442-443.] [Note 390: Correspondance interceptée de Tarrach.] Un grand bruit d'hommes en marche, un fracas d'armes et de sonneries, éclataient déjà à l'horizon: le corps d'Oudinot, débouchant de Magdebourg, s'enfonçait en plein coeur de la monarchie, et le 28 mars sa plus belle division, choisie à dessein pour en imposer, arrivait sur Berlin avec quatre mille hommes de cavalerie. Le Roi vint recevoir le maréchal à Charlottenbourg et accepta d'assister à une revue de nos troupes, commandée pour le jour même. Les régiments eurent à s'aligner sur le terrain tout en arrivant; pour beaucoup d'entre eux, l'étape avait été rude; quelques-uns avaient fait dix lieues dans la matinée: néanmoins, l'Empereur ayant recommandé au 2e corps de se faire honneur devant les Prussiens par sa belle tenue, chacun prit à coeur de se conformer à cet ordre. D'un mouvement unanime, les dos courbés par la fatigue se redressent, les poitrines se bombent, les armes rapidement astiquées reluisent; bataillons et escadrons se présentent superbes, dans une tenue irréprochable, «comme à une parade préparée depuis une semaine[391]», et donnent à la cour, à la population prussienne, l'émerveillement d'un incomparable spectacle de discipline et de force[392]. [Note 391: Saint-Marsan à Maret, 31 mars.] [Note 392: _Id._ Cf. _Le maréchal Oudinot, duc de Reggio, d'après les Souvenirs inédits de la maréchale_, 153-154.] L'entrée à Berlin eut lieu le soir même, tandis que le Roi, après avoir reçu à sa table le maréchal et l'état-major, retournait à Potsdam; on lui avait permis de conserver dans cette résidence quinze cents Prussiens, et, par grâce supplémentaire, quatre-vingts invalides à Spandau. À Berlin, la dépossession fut complète. Oudinot et son corps ne firent que passer, mais après eux vinrent des troupes d'occupation: elles relevèrent tous les postes, s'établirent dans tous les bâtiments publics, à l'exception du palais royal: dans les rues, on ne voyait que nos uniformes, on n'entendait que notre langue; françaises devenaient l'administration, la police, et Berlin apparut bientôt «comme une ville étrangère à la Prusse[393]». [Note 393: Saint-Marsan à Maret, 5 mai.] Le corps d'Oudinot poursuivait sa route vers Francfort-sur-l'Oder, sans commettre «de désordre marquant[394]», celui de Davout continuant à s'allonger sur le littoral. À droite, le 3e corps et les Westphaliens s'étaient précipités sur le Brandebourg et la Marche; l'armée d'Eugène atteignait la Silésie, à travers le royaume saxon, en sorte que la Prusse eut un instant sur le corps tout le poids de l'armée. La liste des objets à fournir par elle en nature était écrasante: aux termes d'une convention annexée au traité, elle devait «quatre cent mille quintaux de froment, deux cent mille de seigle, douze mille cinq cents de riz, dix mille de légumes secs, deux millions deux cent mille quintaux de viande, deux millions de bouteilles d'eau-de-vie, deux millions de bouteilles de bière, six cent cinquante mille quintaux de foin, trois cent cinquante mille de paille, dix mille boisseaux d'avoine, six mille chevaux de cavalerie légère, trois mille de cuirassiers, six mille d'artillerie ou d'équipages, plus trois mille six cents voitures attelées et des hôpitaux pour quinze mille malades[395]». C'était la mise en coupe réglée de toutes les ressources d'un pays, et le prélèvement de ce tribut vint augmenter l'exaspération sourde qui nous avait accueillis en Prusse. [Note 394: _Id._, 31 mars.] [Note 395: DE CLERCQ, II, 359-362.] Là, dès ses premiers pas, l'armée avait rencontré une population plus foncièrement hostile, s'était sentie enveloppée d'une atmosphère de haine. En Westphalie et en Hanovre, l'esprit public distinguait encore entre les Français et leur gouvernement: on détestait la politique de l'Empereur et son administration, on pardonnait beaucoup à la verve joviale de nos troupiers, à l'humeur sociable de nos officiers, et souvent ceux-ci étaient reçus dans l'intérieur des familles en hôtes moins subis qu'agréés[396]. En Prusse, rien de pareil. Le nom seul de Français y était un titre à l'exécration. Dans les châteaux où les conduisait leur billet de logement, nos officiers n'arrivaient pas à dérider les visages: les propriétaires obligés de les recevoir, des nobles pour la plupart, ruinés par la guerre précédente, se refusaient à entrer en communication avec eux, et si parfois les langues se déliaient, c'était pour exprimer l'âpre espoir de revanche qui couvait au fond des coeurs. Chez le peuple, la haine perçait sous la peur. Tandis qu'à Berlin les autorités s'épuisaient en bassesses, aucun de nos soldats ne pouvait s'aventurer aux environs de la ville sans être assailli d'outrages, poursuivi d'épithètes ignobles, frappé parfois et attaqué. Les détachements qui traversaient les villages voyaient se fixer sur eux des regards lourds de haine; sur leur passage, les poings se levaient à demi, les bouches crachaient l'injure[397]. En Poméranie, les paysans remarquèrent dans les rangs du 1er corps des régiments de Hanséates, Allemands comme eux et marchant à contre-coeur: ils se mirent aussitôt à faciliter parmi ces troupes, à provoquer la désertion: tout fuyard était sûr de trouver chez eux un asile et du pain. Ainsi tenté, l'un des régiments allemands fondit à tel point qu'il fallut le placer chaque soir, au lieu d'étape, dans un cercle de patrouilles françaises et d'embuscades, le traîner dans cette geôle mouvante[398]. Davout fit des exemples terribles, força le sens et exagéra la rigueur des lois martiales. On fusillait sur un soupçon; quiconque s'écartait des rangs s'exposait à périr. Un homme fut condamné à mort et exécuté sur place pour être resté quelques heures en arrière, le maréchal ayant pensé «qu'il était très présumable» que cet homme avait «voulu déserter[399]». [Note 396: Les _Souvenirs manuscrits du général Lyautey_, qu'il nous a été permis de consulter, donnent à ce sujet de curieux détails.] [Note 397: Archives nationales, AF, IV, 1691.] [Note 398: Davout à Berthier, 23 mars. Archives nationales, AF, IV, 1642.] [Note 399: Lettre précitée du 23 mars.] Ainsi passait la Grande Armée, retenant violemment à soi les éléments une fois pris dans cet engrenage de fer, mais retenant aussi la plupart d'entre eux par un lien plus puissant que la force matérielle, par l'irrésistible prestige qui se dégageait d'elle et du nom rayonnant à sa tête, par le sentiment inspiré à tant d'hommes si violemment divers de participer ensemble à quelque chose de grand et de figurer sous le plus glorieux drapeau qui eût flotté sur le monde. Et en dépit de tout ces hommes marchaient, marchaient toujours, et la montée vers le Nord continuait, s'accélérait, malgré la saison rigoureuse, malgré les chemins plus mauvais, malgré la difficulté d'avancer à travers les sables et les tourbières de la Prusse. Au commencement d'avril, tandis que Davout projetait ses avant-gardes jusqu'à mi-chemin entre l'Oder et la Vistule, le gros de l'armée se posait sur le premier de ces fleuves et venait le border depuis Stettin jusqu'à la haute Silésie. Il fallait maintenant, pour se conformer au tracé général du mouvement, pousser Davout très doucement sur la Vistule et l'y relier aux forces d'avant-garde, en évitant autant que possible de donner l'alarme. Il n'était pas moins important que le maréchal, s'aventurant dans la zone essentiellement périlleuse, s'établît de suite et fortement sur les deux rives du fleuve, qu'il prît tous ses avantages stratégiques, qu'en même temps d'autres corps fussent mis à portée de le secourir. En conséquence, dans le courant de mars, Davout reçut l'ordre d'atteindre le cours inférieur de la Vistule à Thorn, d'appuyer sa gauche à Dantzick, de lui faire occuper solidement le delta du fleuve, l'île de Nogat et le fertile district d'Elbing, de se lier par sa droite aux Polonais de Poniatowski, concentrés eux-mêmes entre Varsovie et Plock et adossés à ces deux places: de développer du premier coup une ligne de bataille imposante. D'autre part, la masse principale, qui le suivait, fut dédoublée: les corps westphaliens, bavarois et saxons, moins fatigués que les nôtres, parce qu'ils étaient partis de moins loin, durent les devancer, presser le pas, se porter sur l'espace compris entre l'Oder et la Vistule, accompagnés par les corps de cavalerie indépendante qui de toutes parts prenaient la tête; les Bavarois s'établiraient à Posen, les Saxons et les Westphaliens à Kalisch; ces trois contingents composeraient une seconde ligne en arrière de Davout et des Polonais, ligne de soutien: quant aux corps de Ney, d'Oudinot et d'Eugène, ils resteraient actuellement en troisième ligne sur l'Oder, où ils seraient rejoints par les divisions de la Garde et les réserves[400]. [Note 400: _Corresp._, 18584, 18587, 18588, 18593, 18599, 18605, 18608.] Les divers mouvements prescrits se trouveraient exécutés aux environs du 15 avril. À ce moment, si les Russes se jetaient en avant de leurs frontières, Davout serait en état de tenir tête. En même temps, au premier signal d'alarme, les trois corps allemands s'élanceraient à la rescousse sur la Vistule, où ils composeraient avec les Polonais un grand groupement, sous les ordres du roi Jérôme: Ney, Oudinot, Eugène et la Garde arriveraient de leur côté à toute vitesse, à marches forcées, et en peu de jours l'armée entière se trouverait agglomérée sur la Vistule, faisant corps et faisant front. Si les Russes n'exécutaient aucun mouvement, les différentes unités resteraient jusqu'en mai sur les positions qui leur étaient actuellement assignées; elles s'y occuperaient à se reposer et à se refaire. Dans la première quinzaine de mai, la seconde ligne, formée par les corps allemands, puis la troisième, composée des corps tirés de France et d'Italie, se serreraient insensiblement sur la première, comprenant Davout et les Polonais, viendraient la doubler, la tripler, rangeraient enfin sur la Vistule et opposeraient aux Russes, dont ils ne seraient plus séparés que par l'étroit territoire d'entre Vistule et Niémen, l'ensemble de leurs effectifs actuels: neuf corps, trois cent quatre-vingt-douze bataillons, trois cent quarante-sept escadrons, dix mille soixante-huit officiers, six mille cinq cent soixante-cinq chevaux d'officiers, soixante-cinq mille huit cent quarante-trois chevaux de troupe, vingt-cinq mille neuf cent trois chevaux du train, au total trois cent quatre-vingt-sept mille trois cent quarante-trois hommes, quatre-vingt-dix-huit mille trois cent onze chevaux, avec neuf cent vingt-quatre canons, non compris les grands parcs de l'armée et déduction faite de toutes non-valeurs[401]. [Note 401: Tableau récapitulatif présenté le 10 mars à l'Empereur par le major général. Archives nationales, AF, IV, 1642.] À l'extrémité gauche de la ligne, le contingent prussien se tiendrait prêt à entrer dans le rang. Les troupes qui le composaient avaient été poussées jusqu'au bout de la Prusse orientale, entre Dantzick et Koenisberg; soutenues et surveillées par Davout, elles garderaient pour nous ce coin de terre si précieux par son importance stratégique, sans que Napoléon ait trop tôt à y montrer des Français[402]. Lors de l'ébranlement final, la Grande Armée prendrait les Prussiens en passant et s'agrégerait ces vingt mille hommes. Avec eux et la division Grandjean, qui formait actuellement la garnison de Dantzick, l'Empereur créerait un dixième corps, réservé au duc de Tarente. [Note 402: _Corresp._, 18608.] Pour renforcer la droite et donner plus d'ampleur au front de bataille, il venait de faire signe à l'Autriche et de l'appeler en ligne. Les arrangements définitifs furent passés à Paris avec Metternich, sans discussion sérieuse: le traité d'alliance, signé le 14 mars, mettait à notre disposition trente mille Autrichiens, conférait à leur gouvernement le droit de troquer ce qui lui restait de la Galicie contre partie égale des provinces illyriennes, lui faisait entrevoir de plus notables avantages, non spécifiés encore, et garantissait l'intégrité de l'empire ottoman: le but de cette dernière clause était surtout de révoquer formellement la donation d'Erfurt, d'interdire aux Russes toute conquête dans les Principautés et de donner cette satisfaction à l'intérêt autrichien[403]. Le traité signé, les deux cours se mirent en étroite confidence. Napoléon en profitait pour faire passer à Vienne des instructions militaires, pour surveiller l'acheminement vers Lemberg des effectifs promis. Le commandement des Autrichiens était réservé au prince de Schwartzenberg, à cet officier général qui depuis deux ans et demi faisait fonction d'ambassadeur en France. Restant actuellement près de l'Empereur, Schwartzenberg recevrait de lui en temps opportun le mot d'ordre, le signal du départ: il courrait alors rejoindre ses troupes et, bien stylé, bien averti, prendrait toutes ses mesures pour qu'au moment où la Grande Armée déboucherait en avant de la Vistule, les Autrichiens vinssent se serrer contre elle, s'opposant aux provinces ennemies de Volhynie et de Podolie. Par l'adjonction des contingents prussien et autrichien, Napoléon compléterait le corps de bataille à quatre cent cinquante mille hommes et à onze cents bouches à feu. [Note 403: Voy. le texte du traité dans DE CLERCQ, II, 369-372.] Élargissant encore son étreinte, déployant son action depuis l'extrême nord jusqu'à la pointe sud-orientale de l'Europe, il jugeait le moment venu de ressaisir enfin la Suède et de s'attacher étroitement la Turquie: l'une et l'autre devaient coopérer aux mouvements de la Grande Armée à la façon de deux ailes séparées, qui agiraient par diversions indépendantes et se jetteraient sur les flancs de la Russie. Dès janvier, notre diplomatie avait accentué son langage à Constantinople. À partir de février, Napoléon se démasque complètement aux yeux des Osmanlis: il leur avoue ses projets, propose des engagements respectifs et irrévocables. Le 15 février, des instructions pressantes sont adressées à Latour-Maubourg, réitérées en mars et en avril; on lui expédie des pouvoirs, un projet de traité, des articles secrets. Ce que l'Empereur attend des Turcs contre la Russie, c'est plus qu'une guerre ordinaire: c'est une guerre nationale et religieuse, une levée et une irruption en masse, un appel à toutes les forces et à toutes les réserves de l'Orient; ce qu'il veut déterminer à sa droite, c'est l'ébranlement d'un monde. Il espère qu'à sa voix la puissance ottomane va ressusciter, revenir à l'âge héroïque où les sultans conduisaient eux-mêmes leurs peuples au combat et jetaient périodiquement l'Asie sur une partie de l'Europe. Il faut que le sultan Mahmoud s'oblige formellement à sortir de Constantinople et à prendre le commandement de ses troupes; il faut que l'étendard du Prophète soit déployé, que cent mille hommes au moins soient avant le 15 mai jetés sur le Danube. Le gros de cette masse, après avoir franchi le fleuve et réoccupé les Principautés, poussera droit devant soi en territoire ennemi, tandis qu'un corps de quarante mille hommes, composé surtout de cavalerie, se détachera vers le nord et viendra rejoindre notre armée au centre de la Russie. Et déjà l'imagination de l'Empereur lui fait apercevoir, au cours de son expédition, un nuage de cavalerie s'élevant à sa droite et rasant la steppe, le scintillement des lances illuminant l'horizon, l'éclat des cimeterres, l'envolée des burnous, et l'avant-garde de l'Islam se ralliant à lui dans une charge impétueuse. Les spahis, les Arabes, les agiles cavaliers du désert, ajouteront avantageusement à l'universalité et à la bigarrure de ses armées; il les emploiera au service d'avant-postes, à la guerre d'escarmouches. «La cavalerie ottomane, écrit-on de sa part à Constantinople, pourra utilement s'opposer aux Cosaques. Sa Majesté fait cas de sa valeur, et l'appel qu'il lui adresse est un signalé témoignage de sa confiance[404].» [Note 404: Maret à Latour-Maubourg, 8 avril.] Au prix d'une coopération ardente et effrénée, Napoléon promet aux Turcs de leur faire restituer, avec les Principautés, la Crimée, le littoral de la mer Noire, tout ce qu'ils ont perdu depuis un siècle. Pour les mieux animer, il écrit à leur sultan, il leur annonce l'envoi d'un ambassadeur, le général Andréossy, qui leur sera un second Sébastiani. Il reprend contact avec eux par tous les moyens possibles: dans un langage de feu, il leur montre l'occasion unique pour venger en une fois toutes les injures de leur race. Avec la Suède, la difficulté de s'aboucher était plus grande, puisque d'âpres dissentiments n'avaient laissé subsister qu'un simulacre de relations, par l'intermédiaire de chargés d'affaires passifs et muets. Comme la Suède ne lui revenait pas d'elle-même, Napoléon sentit enfin la nécessité de provoquer chez Bernadotte un retour et un repentir; il fit tenter auprès de lui une démarche d'ordre intime. La princesse royale de Suède, après avoir passé l'été à Plombières, était venue à Paris et s'était installée au Luxembourg, chez sa soeur Julie, reine d'Espagne. À plusieurs reprises, lors de ses grandes colères contre la Suède, Napoléon avait jugé ce séjour inconvenant et fait dire à la princesse de s'en retourner[405]. Chaque fois, elle s'était obstinée à rester; chaque fois aussi, sa colère un peu calmée, l'Empereur avait fermé les yeux sur l'inexécution de ses ordres, indulgent à celle qui lui rappelait un doux roman de sa jeunesse[406]. En février 1812, la retrouvant à Paris, il songea à s'en servir. Le duc de Bassano la vit, lui confia un ensemble de demandes et d'offres: demande à la Suède d'une armée contre la Russie, offre de la Finlande et d'un subside de douze millions, sous forme d'un achat de marchandises coloniales[407]. La princesse s'engagea à transmettre ces propositions et prit à coeur de les faire agréer. [Note 405: _Corresp._, 18230.] [Note 406: Voy. Fr. MASSON, _Napoléon et les femmes_, 13-24.] [Note 407: Archives des affaires étrangères, Suède, 297. Cf. ERNOUF, 337.] Malheureusement, peu de jours avant cet essai de conciliation, Napoléon s'était résolu à l'acte le plus propre à en contrarier l'effet. Lorsqu'il avait entrepris de pousser ses troupes en Allemagne, il avait appris que les habitants, les autorités de la Poméranie suédoise pactisaient toujours avec les Anglais et favorisaient leur commerce. Au moment de nous aventurer si loin, était-il prudent de laisser derrière nous ce coin de territoire hostile, cet étroit passage, cette poterne par où nos ennemis pourraient se réintroduire en Allemagne? Cédant à ses méfiances, cédant aussi à un de ces mouvements d'exaspération qu'il ne savait plus maîtriser, Napoléon avait voulu se garantir avant tout contre le mauvais vouloir de la Suède, quitte à lui proposer ensuite amitié et pardon. Le 19 janvier, il avait donné ordre à Davout d'occuper la Poméranie aussitôt qu'on serait assuré d'y saisir «une grande quantité de marchandises coloniales[408]». Davout avait exécuté sur-le-champ cet ordre à échéance indéterminée et mis la main sur la province suspecte. [Note 408: _Corresp._, 18447.] Cette saisie n'excédait pas nos droits, rigoureusement interprétés. En 1810, la Suède n'avait obtenu la restitution de la Poméranie qu'à la condition de se fermer hermétiquement aux produits anglais; par la violation de ses promesses, elle avait aboli les obligations contractées vis-à-vis d'elle. La confiscation de la Poméranie n'en était pas moins une mesure impolitique et souverainement regrettable: elle provoqua à Stockholm un sursaut d'indignation, acheva de nous aliéner les esprits, fournit à Bernadotte l'occasion de consommer et de publier la défection déjà résolue au fond de son âme. Pour se détacher avec éclat de la France, il se fût contenté d'un prétexte; on lui fournissait un motif, et la raison à faire valoir était trop bonne, l'injure infligée à son peuple trop flagrante pour qu'il tardât à s'en armer. Avant que le message de la princesse fût parvenu à Stockholm, on apprenait à Paris que le gouvernement suédois, en réponse à l'occupation de la Poméranie, déclarait sa neutralité, ce qui impliquait reprise des rapports officiels avec l'Angleterre et abandon public du système français. Peu après, on fut informé qu'un envoyé suédois venait de partir pour Pétersbourg en mission extraordinaire; l'annonce de la neutralité n'était qu'un voile à l'abri duquel Bernadotte poussait à terme son évolution hostile et passait à l'ennemi. Cette désertion était pour l'Empereur un premier mécompte: l'affaissement de la Turquie en faisait craindre un second. Les Ottomans montraient peu d'empressement à nous obéir: depuis qu'à Tilsit l'Empereur les avait abandonnés et reniés, ils n'avaient plus foi en lui, et les atermoiements dont sa diplomatie avait usé depuis un an vis-à-vis d'eux n'étaient pas pour relever leur confiance. D'après les dépêches de Latour-Maubourg, on craignait que la reprise signalée des pourparlers avec la Russie, la réouverture d'un congrès à Bucharest, n'aboutissent à la paix; on n'osait faire partir Andréossy, dans la crainte qu'il n'arrivât à Constantinople que pour assister à cette défaite diplomatique. Napoléon recueillait ainsi les fruits d'un système où il avait prétendu allier les contraires, ménager la Russie jusqu'au bout tout en se cherchant des points d'appui contre elle. Reconnaissant que les voies nous avaient été mal préparées à Stockholm et à Constantinople, il aimait mieux s'en prendre à son ministère qu'à lui-même: «Ma diplomatie, disait-il, eût dû faire pour moi la moitié de la campagne, et à peine y a-t-elle songé[409].» Il ne jugeait pas pourtant le mal irréparable: il espérait encore que les Suédois reviendraient de leur aveuglement, que nos appels galvaniseraient la Turquie, que cette puissance pousserait une armée au delà du Danube, enverrait sa flotte contre la Crimée, pèserait même sur la Perse, toujours en guerre avec Alexandre, pour la disposer à plus d'activité: qu'en un mot, tous les peuples qui avaient souffert de l'ambition des Tsars, sentant leur intérêt et s'armant pour la revanche, viendraient compléter, depuis le cercle polaire jusqu'à la Caspienne, l'investissement de la Russie. [Note 409: _Documents inédits_.] En attendant, penché sur ses cartes, entouré de rapports, il suivait de loin la progression de ses armées, dirigeait de Paris leur mouvement jour par jour, étape par étape: il les voyait arriver sur la Vistule par grandes ondes successives, s'étendre d'un bout à l'autre des emplacements désignés. Derrière ce déploiement, il formait une immense colonne de réserves, dont la tête touchait à l'Oder et dont la base s'appuyait au centre de la France: entre l'Oder et l'Elbe, un corps ou plutôt une armée de soixante mille hommes, confiée au duc de Bellune, un autre corps pour Augereau, un contingent danois, préposé à la garde des côtes; entre l'Elbe et le Rhin, une seconde masse, composée avec la conscription de 1812; enfin, dans l'intérieur de l'Empire, outre cent trente bataillons de dépôt, des cohortes de garde nationale militairement organisées, un arrière-ban de cent vingt mille hommes échappés à la conscription et pris à leurs foyers pour un service régional[410]. En y joignant les trois cent mille Français ou alliés que l'Empereur conservait en Espagne, les levées supplémentaires qu'il exigeait des princes allemands et de la Suisse, il arrivait à disposer de douze cent mille soldats et à mettre en armes une humanité tout entière. [Note 410: THIERS, XIII, 433, 452-453.] IV Il avait songé d'abord à quitter Paris dans la première quinzaine d'avril[411]: il se ferait accompagner de l'Impératrice jusqu'à Dresde, où rendez-vous serait pris avec Leurs Majestés Autrichiennes; après une courte entrevue, qui resserrerait les liens entre les deux familles impériales, il arriverait en mai sur la Vistule et s'y tiendrait prêt à ouvrir la campagne, bien que son désir fût toujours de retarder les hostilités jusqu'en juin, jusqu'à l'époque où l'épanouissement de la végétation septentrionale assurerait la subsistance des cent mille chevaux qui marchaient avec l'armée. [Note 411: Maret à Otto, 16 mars. Après la signature de l'alliance avec l'Autriche, la correspondance entre le ministre des relations extérieures et notre ambassadeur à Vienne prend une activité et une ampleur qui en font une importante source d'informations.] À la fin de mars, sans recevoir encore de réponse au message de l'Élysée, il apprit par voies indirectes que l'empereur Alexandre annonçait l'intention «de ne faire aucun mouvement hostile jusqu'à ce que le premier coup de canon eût été tiré sur ses frontières[412]». L'aspect de la ligne du Niémen où rien ne bougeait, où les troupes russes restaient inertes et comme figées, confirmait cet avis. Napoléon en conclut qu'il avait plus de temps devant lui: il résolut de passer à Dresde deux ou trois semaines, au lieu de quelques jours, d'y réunir un véritable congrès de souverains où il présiderait l'Europe. En attendant, il pouvait prolonger son séjour à Paris jusqu'en mai, et cette faculté lui parut une bonne fortune: un mois lui suffisait à peine pour en finir avec certaines difficultés d'ordre intérieur qui le retenaient en arrière. [Note 412: Maret à Otto, 1er avril.] À Paris, l'hiver était exceptionnellement animé et brillant. L'Empereur l'ayant désiré tel, chacun s'était conformé à ce voeu interprété comme un ordre; chez les dignitaires, c'était une émulation à recevoir: les fêtes se succédaient, soirées, concerts, bals chez l'archichancelier et le prince de Neufchâtel, bals masqués chez le comte Marescalchi, bals dans les ministères et les ambassades[413]. L'imminence des hostilités ne faisait qu'accroître dans certains milieux cette animation. Chez l'aristocratie ralliée, chez la jeunesse du faubourg Saint-Germain, la guerre était populaire: cette brillante élite, entrée depuis peu au service et commençant à peupler les états-majors, voyait avec plaisir s'annoncer une campagne qui lui donnerait sa part de gloire, qui lui permettrait d'égaler les vieux soldats de la Révolution, les héros plébéiens: ce serait sa guerre à elle: s'y préparant ouvertement, elle voulait la faire commodément et avec luxe, se commandait de somptueux équipages qui encombraient les routes d'Allemagne et se figurait l'expédition de Russie «comme une grande partie de chasse de six mois[414]». Quel contraste entre cette ardeur et la désolation des autres classes! Là, c'étaient de plus pesantes angoisses, un redoublement de maux: la disette déclarée dans plusieurs provinces: à Paris, le pain rare et hors de prix; en Normandie, des séditions d'affamés, où le sang avait coulé. Les levées nouvelles suscitaient des résistances plus marquées, des mutineries, des désordres: dans chacun des cent vingt départements, des colonnes de gendarmerie mobile poursuivaient les conscrits réfractaires et faisaient la chasse aux hommes: de tous les points du territoire, à travers les adulations officielles, montaient vers l'Empereur le sourd murmure des générations exténuées et la plainte des mères. [Note 413: _Mémoires de Pasquier_, I, 516.] [Note 414: PRADT, _Ambassade dans le grand-duché de Varsovie_, 64.] Parmi tant de causes de souffrance, la disette le préoccupait surtout. Il la redoutait, l'ayant vue naguère, au temps de la Révolution, pousser dans la rue et jeter à la révolte un peuple de désespérés. Pendant les mois de mars et d'avril, il batailla contre elle à coups de prescriptions et de décrets, limita enfin d'autorité le prix du blé et fit sa loi du _maximum_[415]. Quant aux autres maux de la France, il ne s'aveuglait pas sur leur gravité, mais comptait leur appliquer son remède habituel, la victoire. Il se disait qu'une guerre heureuse au Nord serait la fin des guerres, le terme d'un état contre nature, critique, violent, impossible à soutenir longtemps: qu'elle lui permettrait, en procurant la paix générale, de laisser respirer la France et le monde. [Note 415: Voy. PASQUIER, I, 497-509.] C'est ainsi qu'il la présentait aux hommes dont il aimait à prendre l'avis ou du moins à se rallier l'opinion. Devant Cambacérès, qui produisait timidement quelques objections, il développa tous ses arguments en faveur de la guerre: la Russie détachée de nous opprimait tout le système européen: tôt ou tard, elle fondrait sur l'Empire: mieux valait la prévenir que de l'attendre: mieux valait pour la France et pour l'Empereur, alors qu'il était en pleine vigueur de corps et d'âme, en plein bonheur, tenter l'effort décisif et suprême, plutôt que de s'abandonner aux lâches douceurs d'une paix précaire. Par ces raisons, il réduisit l'archichancelier au silence, sans emporter sa conviction[416]. [Note 416: THIERS, XIII, 458-461.] Avec Caulaincourt, il s'entretenait périodiquement. Le blâme de ce galant homme qu'il aimait et estimait, cette opposition qui n'intriguait point et ne se manifestait que devant lui, mais s'exprimait alors avec une verte franchise, le gênait et le troublait. Sachant apprécier à leur valeur les forces morales, il n'aimait pas à sentir auprès de lui cette conscience en révolte: son désir eût été de la ramener non par la contrainte, mais par la discussion et le raisonnement: c'était à ses yeux «comme une puissance qu'il aurait eu grand intérêt à convaincre[417]». [Note 417: _Documents inédits_.] Il appelait Caulaincourt, l'invitait à parler, à parler librement, à produire toutes ses objections, afin de pouvoir les saisir corps à corps et les réfuter. Si l'autre lui reprochait de ne plus vouloir en Europe que des vassaux et de tout sacrifier «à sa chère passion,--la guerre», il ne se fâchait pas trop, se contentant de tirer l'oreille à l'audacieux ou de lui donner «une petite tape sur la nuque, quand les choses lui paraissaient un peu fortes[418]». Il prolongeait ensuite, nourrissait la dispute, le combat de paroles, toute lutte lui semblant une occasion de vaincre. Affirmant qu'il ne voulait pas la guerre et ne désespérait point de l'éviter, il reconnaissait toutefois que des intérêts essentiels pourraient lui en faire une nécessité. C'étaient alors de profonds aperçus sur sa politique et son système. On le méconnaissait, disait-il avec vérité, en lui supposant l'intention de conquérir pour conquérir, d'ajouter sans cesse de nouveaux territoires à son empire déjà trop étendu. Toutes les réunions qu'il avait opérées, toutes ses prises successives, toutes ses guerres n'avaient eu d'autre but que de réduire l'Angleterre. Il n'avait qu'une ambition, mais ardente, tenace, invariable, nécessaire: c'était d'obliger les Anglais à une capitulation qui rétablirait l'indépendance des mers et instituerait la paix européenne. Pour obtenir cette paix, il ne devait reculer devant aucune entreprise, si démesurée qu'elle parût: que lui parlait-on de modération, de sagesse, de «géographie raisonnable»! Était-elle faite pour lui, la sagesse du vulgaire? À l'extraordinaire situation que le passé lui avait léguée devaient s'appliquer des moyens sans analogues dans l'histoire et le régime ordinaire des peuples. Au point où en étaient les choses, il ne pouvait souffrir qu'aucune puissance favorisât nos ennemis sous le voile d'une alliance trompeuse ou d'une neutralité partiale: chacun devait marcher avec lui ou s'attendre à un traitement de rigueur: malheur à qui refusait de le comprendre et de le suivre! [Note 418: _Id._] Il s'expliquait ainsi longuement, intarissablement, dépensant toutes les forces persuasives de son intelligence, recourant aussi aux moyens de séduction et de grâce, se faisant enjôleur, captieux, charmant, avec des ruses et des délicatesses de femme. «Jamais femme, écrivait quelqu'un qui le connaissait bien, n'eut plus d'art pour faire vouloir, pour faire consentir à ce qu'elle désirait», et nul succès ne le flattait autant que ces conquêtes d'âmes. Caulaincourt cependant le laissait dire, respectueux, mais ferme, et finalement un mot, une phrase hardie, faisait sentir à Napoléon qu'il n'avait rien gagné sur l'esprit de son interlocuteur. Celui-ci répétait toujours que «ce qui se préparait serait un malheur pour la France, un sujet de regret et d'embarras pour Sa Majesté, et qu'il ne voulait pas avoir à se reprocher d'y avoir contribué». L'Empereur alors, déçu et dépité, lui tournait le dos, lui battait froid pendant quelques jours, sans aigreur pourtant et sans colère; mais la foule servile des courtisans soulignait cette demi-disgrâce. Les pronostics de Caulaincourt étaient signalés par eux comme les rêves d'une imagination chagrine: le duc était taxé de tiédeur et de modérantisme, à la façon de Talleyrand. Dans certains salons, on représentait des tableaux vivants, où le sage avertisseur figurait sous les traits d'un automate dont les ressorts étaient mus par la main de l'«enchanteur boiteux». Napoléon n'approuvait pas cet optimisme béat, cette confiance frivole. S'il allait délibérément à la guerre où l'entraînaient les fatalités de son caractère et de sa destinée, il ne l'envisageait pas moins comme la plus formidable partie qu'il eût encore risquée: il se montrait grave et sérieux. Il dit à Savary: «Celui qui m'aurait évité cette guerre m'aurait rendu un grand service, mais enfin la voilà; il faut s'en tirer[419].» À Pasquier, qui lui signalait les dangers de la situation intérieure, il répondit: «C'est une difficulté de plus ajoutée à toutes celles que je dois rencontrer dans l'entreprise la plus grande, la plus difficile que j'aie encore tentée: mais il faut bien achever ce qui est commencé[420].» [Note 419: _Mémoires de Rovigo_, V, 226.] [Note 420: _Mémoires de Pasquier_, I, 525.] Pour dissiper certaines craintes, il promettait de conduire les opérations avec prudence et lenteur, de ne pas s'aventurer trop vite et trop loin. Au fond, sur la manière de conduire cette guerre, après qu'il l'aurait commencée par une soudaine irruption, il n'était pas fixé. Deux plans se disputaient sa pensée, et il les laissait alternativement paraître dans son langage. Il comptait fermement trouver la principale force militaire de la Russie en ligne derrière le Niémen, la disloquer du premier coup et la saccager. Ce résultat obtenu, que ferait-il si les Russes prolongeaient leur résistance? Après les avoir refoulés au delà de la Dwina et du Dnieper, s'arrêterait-il? Se bornerait-il à s'établir et à hiverner sur les positions conquises, à préparer méthodiquement une seconde campagne, en se couvrant de la Pologne remise sur pied? Au contraire, profiterait-il de l'élan imprimé à ses troupes pour les pousser jusqu'à Moscou, pour atteindre ce coeur de la Russie et y plonger le fer? Il l'ignorait encore, se déciderait sur les lieux, selon les circonstances, suivant les vicissitudes de la campagne[421]. Il disait quelquefois avoir adopté le premier plan et se le figurait peut-être, mais déjà une intime prédilection l'attirait vers le second, car ce parti éclatant et funeste fascinait son imagination, répondait mieux à son besoin de frapper vite, de frapper puissamment, et de hâter par une paix rapidement imposée à la Russie la soumission de l'Angleterre. [Note 421: Voy. dans le premier sens ses conversations avec Metternich à Dresde (_Mémoires de Metternich_, I, 122), avec Cambacérès, d'après THIERS, XII, 459-460; dans le second sens, ses conversations avec Narbonne (_Souvenirs contemporains d'histoire et de littérature_, par VILLEMAIN, 175-176) et avec Pradt (_Histoire de l'ambassade dans le grand-duché de Varsovie_, 154).] L'Angleterre cependant, à l'aspect même de la Russie tombée, pourrait ne pas fléchir tout de suite et prolonger sa résistance. Soit: mais l'Empereur alors ne trouverait plus d'obstacle à rien; tout lui deviendrait facile; les voies se rouvriraient d'elles-mêmes aux extraordinaires projets qu'il avait conçus naguère pour assaillir et dompter sa rivale. Et parfois, plongeant par la pensée au plus profond des espaces, dépassant toutes limites, il en venait à regarder par delà la Russie, à chercher plus loin où poser ses colonnes d'Hercule. Pur délire d'imagination, rêves d'une ambition démente, dira-t-on, si l'on mesure cet homme et son temps à la taille ordinaire de l'humanité. Mais ne s'était-il pas placé lui-même et n'avait-il pas élevé ses Français au niveau d'entreprises inaccessibles au commun des mortels? Ne les avait-il pas habitués à vivre et à se mouvoir dans une atmosphère de merveilles, mis de plain-pied avec le prodigieux et le surnaturel? Et tous ne s'étonnaient pas lorsqu'il parlait de faire entrer encore une fois et plus complètement le rêve dans la réalité. L'écroulement de la puissance russe découvrirait l'Asie et nous rendrait contact avec elle. À Moscou, Napoléon retrouverait l'Orient, ce monde qu'il avait touché naguère par un autre bout, et dont l'impression lui était restée profonde, inoubliable. En Orient, en Asie, il ne rencontrerait devant lui qu'empires branlants et sociétés en décomposition: à travers ces ruines, serait-il impossible à l'une de ses armées d'atteindre ou de menacer les Indes, par l'une ou l'autre des voies qu'il avait en d'autres temps sondées du regard et marquées? Établi en Russie, il dominerait et surplomberait la mer Noire, la région du Danube, l'empire ottoman, avec son prolongement asiatique. Si les Turcs se refusaient aujourd'hui au rôle prescrit, punirait-il cette défection en se reportant plus tard contre eux? Pour en finir avec cette barbarie, descendrait-il de Moscou sur Constantinople? Reprendrait-il librement les projets de conquête, de partage, de percée à travers l'Asie, qu'il avait dû en 1808 mesurer d'après les convenances et les ambitions d'Alexandre[422]? Il n'avait jamais perdu de vue l'Orient méditerranéen, vers lequel un invincible attrait le ramenait toujours; en 1811, alors qu'il semblait tout entier détourné vers le Nord, des voyageurs munis d'instructions lui envoyaient des renseignements topographiques sur l'Égypte et la Syrie, sur ces positions qu'il lui faudrait ressaisir s'il voulait se frayer la route directe des Indes[423]. Pour frapper ou menacer l'Inde anglaise, préférerait-il la voie que Paul Ier s'était offert jadis à lui tracer? Après avoir vaincu la Russie et l'avoir enchaînée de nouveau à sa fortune, ferait-il du Caucase la base d'une expédition extra-européenne? Il disait à Narbonne: «Aujourd'hui, c'est d'une extrémité de l'Europe qu'il faut reprendre à revers l'Asie, pour atteindre l'Angleterre. Vous savez la mission du général Gardane et celle de Jaubert en Perse: rien de considérable n'en est apparu, mais j'ai la carte et l'état des populations à traverser, pour aller d'Érivan et de Tiflis jusqu'aux possessions anglaises dans l'Inde. C'est une campagne peut-être moins rude que celle qui nous attend sous trois mois. Supposez Moscou pris, la Russie abattue, le Tsar réconcilié ou mort de quelque complot de palais, peut-être un trône nouveau et dépendant (la Pologne), et dites-moi si pour une grande armée de Français et d'auxiliaires partis de Tiflis, il n'y a pas d'accès possible jusqu'au Gange, qu'il suffit de toucher d'une épée française pour faire tomber dans toute l'Inde cet échafaudage de grandeur mercantile[424].» [Note 422: Voyez à ce sujet le curieux entretien que le prince Eugène eut pendant le congrès de Vienne avec la comtesse Edling, et que celle-ci rapporte dans ses _Mémoires_, 175-176.] [Note 423: Archives nationales, AF, IV, 1687. Cf. _Corresp._, 17037-38, 17191.] [Note 424: _Souvenirs contemporains d'histoire et de littérature_, 175-176.] Qu'aucun de ces projets ait pris en lui forme arrêtée et précise, c'est ce que l'on ne saurait admettre. Pratiquement, toutes ses volontés se tendaient et se concentraient vers un but unique: entrer en Russie et y faire la loi. Nul doute néanmoins que ces conceptions vertigineuses ne l'aient hanté: ses confidences réitérées, les échos de son entourage, son tempérament même et ses habitudes d'esprit en font foi; il était dans sa nature d'envisager toujours, à travers l'entreprise en cours, un mystérieux au delà, d'infinies perspectives; il ne se reposait de l'action que dans le rêve. Cependant, pour donner à l'expédition de Russie un couronnement digne d'elle, à défaut d'un coup de force, un coup de théâtre suffirait peut-être. Suivant quelques témoignages, Napoléon réservait à l'avenir d'extraordinaires surprises de mise en scène et, dès à présent, en disposait les accessoires. Dans la longue file de voitures qui composaient son équipage personnel et s'acheminaient vers l'Allemagne, après les deux cents chevaux de main et les quarante mulets de bât, parmi les vingt calèches ou berlines et les soixante-dix caissons attelés de huit chevaux[425], un mystérieux fourgon aurait pris rang: là, invisibles aux regards, eussent reposé les ornements impériaux, la pourpre semée d'abeilles, la couronne et le globe, le sceptre et l'épée. En quel lieu, en quelle scène de théâtral triomphe Napoléon se fût-il proposé de faire apparaître et figurer ces insignes? Voulait-il, dans une cérémonie grandiose, décerner la couronne de Pologne à l'un de ses proches, qui la tiendrait de lui en fief, et après avoir soumis le Midi et le centre du continent, recevoir solennellement l'hommage du Nord? Voulait-il prendre enfin le titre dont ses soldats l'avaient salué plusieurs fois dans l'exaltation de la victoire, chercher au seuil de l'Orient la couronne de Charlemagne et faire surgir sur le Kremlin de Moscou, dans le décor des basiliques byzantines et des fantasques architectures, sur les degrés de l'_Escalier rouge_ d'où les Tsars se montraient au peuple, un empereur d'Occident, un empereur romain? Autant de suppositions que nul aveu de sa part ne permet de vérifier; le fait même dont on s'autorise pour lui prêter ces desseins n'est point établi[426]. C'était toutefois une croyance répandue que, dans le secret de son imagination, l'entreprise commençante devait aboutir pour lui à une consécration suprême, à un investissement nouveau qui l'élèverait sans conteste au-dessus des chefs de l'humanité et ferait apparaître à l'Europe du haut de la Russie conquise, dans le grandissement d'une lointaine et magique apothéose, l'Empereur divinisé. [Note 425: Baron DENNIÉE, _Itinéraire de l'empereur Napoléon pendant la campagne de 1812_, p. 15.] [Note 426: Sur ce point obscur et mystérieux, voy. la note portée à l'Appendice, sous le chiffre II.] CHAPITRE X ALEXANDRE ET BERNADOTTE. Impassibilité d'Alexandre pendant nos premières marches.--Nos ennemis craignent de sa part une défaillance.--Ils désirent un secours.--Arrivée à Pétersbourg d'un envoyé extraordinaire de Suède.--Bernadotte veut se faire l'artisan de la rupture définitive et le promoteur d'une dernière coalition.--Son plan d'opérations diplomatiques et militaires; son arrière-pensée.--Le comte de Loewenhielm.--Demande de la Norvège.--Scrupules passagers d'Alexandre: sa conscience capitule.--Envoi de Suchtelen en Suède.--Négociation en partie double.--Défiance réciproque.--La politique de l'Empereur; la politique du chancelier.--Arrivée du message de l'Élysée.--Agitation mondaine: lutte des partis.--Alexandre demeure inébranlable, mais il se sert des propositions françaises auprès de Loewenhielm pour l'amener à réduire ses exigences.--Bernadotte joue pareillement auprès de Suchtelen des offres transmises par la princesse royale.--Bizarre incident.--Les deux traités.--Duel de générosité.--L'accord conclu.--Alexandre fait sa réponse aux propositions françaises et signifie ses exigences.--Ultimatum du 8 avril.--Sommation d'évacuer la Prusse et les pays situés au delà de l'Elbe avant tout accord sur le fond du litige: ce qu'offre la Russie en échange.--Conciliation impossible.--Efforts de nos ennemis pour se débarrasser de Spéranski.--Causes profondes et motifs déterminants de sa disgrâce.--La soirée et la nuit du 17 mars; l'exil.--Alexandre se livre complètement à l'émigration européenne.--Ardeur furieuse de nos adversaires.--Toujours Armfeldt.--Opérations de Bernadotte.--Les soirées au palais royal de Stockholm.--Bernadotte presse Alexandre d'entamer les hostilités.--Départ d'Alexandre pour Wilna; sa dernière entrevue avec Lauriston.--Il incline encore une fois à pousser ses troupes en avant; incident fortuit qui le ramène et le fixe au système de l'absolue défensive.--La fatalité pèse déjà sur l'Empereur. I «Il ne faut pas se tromper soi-même, disait Alexandre en apprenant la marche de nos troupes en Allemagne: je serai probablement dans un mois ou six semaines en guerre ouverte avec la France[427].» Et sans forfanterie ni violence de langage, il attendait le choc, sérieux, triste parfois, mais impassible et calme, doucement intraitable. Malgré cette attitude, nos adversaires, qui l'entouraient et le surveillaient à toute heure, redoutaient l'instant où les préparatifs militaires de la France apparaîtraient dans leur monstrueux développement; que se passerait-il alors dans l'âme d'Alexandre? À l'aspect de tant d'armées et de peuples unis contre lui, au bruit de l'Europe en marche, venant contre ses frontières, ne céderait-il pas à un accès de découragement pareil à celui qui l'avait jeté une première fois dans les bras de Bonaparte? N'allait-il pas s'humilier, capituler, renouveler le scandale de Tilsit, dont le souvenir hantait nos ennemis? Ce qui ajoutait à leurs craintes, c'était de retrouver auprès d'Alexandre un représentant autorisé des idées de paix et de conciliation. Roumiantsof était toujours là, se refusant à désespérer d'un rapprochement. Dans les milieux aristocratiques et mondains, l'opinion ne s'était pas définitivement affermie et se cherchait un guide. Chez beaucoup de Russes, la haine qu'inspirait Napoléon s'était transformée en une sorte de superstitieux effroi et d'horreur sacrée: ils se demandaient si cet être «apocalyptique» n'était point de ceux contre lesquels il est interdit à l'homme de lutter. Puis, le système inauguré en 1807, quelque opposé qu'il fût au sentiment public, n'avait pu subsister plusieurs années sans se rattacher des intérêts, des ambitions, des espérances; un groupe de ralliés, très lent à se constituer, s'était formé pourtant autour de notre ambassade et suivait ses impulsions. Les partisans de la guerre ne se jugeaient pas entièrement maîtres du terrain et désiraient un secours. [Note 427: Dépêche du comte de Loewenhielm, 21 février 1812. Archives de Stockholm.] Ce renfort arriva sous la forme de l'envoyé suédois dont le départ avait été signalé en France. Le 18 février, l'aide de camp général comte de Loewenhielm se présentait à Pétersbourg, apportant des lettres écrites à l'empereur par le roi Charles XIII[428] et le prince royal de Suède. Bernadotte, levant hardiment le drapeau de la révolte contre l'omnipotence napoléonienne, venait au Tsar; il voulait être sa force et son secours, son principal lieutenant, son conseiller, et lui soumettait un vaste plan d'opérations diplomatiques et guerrières. [Note 428: Charles XIII avait repris pour la forme l'exercice de la souveraineté.] Avant tout, il demandait qu'un envoyé russe partît sur-le-champ pour Stockholm, avec mission de signer un pacte offensif et défensif. Offrant ainsi au Tsar l'alliance de la Suède, il se faisait fort de lui en amener d'autres, de partager l'Europe, de ravir au conquérant une partie de ses auxiliaires présumés et d'égaliser tout au moins les chances de la lutte. Le traité russo-suédois servirait de point de départ à une ligue destinée à tenir en échec celle que Napoléon était en train de former, à une contre-coalition. D'abord, Bernadotte se disait prêt à servir de trait d'union entre la Russie et l'Angleterre. En même temps, sa diplomatie se mettrait en campagne à Constantinople. Depuis le siècle dernier, les Turcs reconnaissaient entre leur empire et la Suède un parallélisme d'intérêts qui les rendait spécialement accessibles aux conseils de cette puissance. Profitant de cet avantage, le représentant suédois auprès de la Porte s'emploierait à ménager la paix et même une alliance entre Ottomans et Russes. Par cet accord, on enserrerait toute la partie sud-orientale de la monarchie autrichienne, dont les liaisons avec Napoléon étaient encore inconnues: on tiendrait et on briderait l'Autriche, en la menaçant d'une diversion sur ses frontières méridionales. Tandis que le sud-est du continent se trouverait ainsi retourné contre nous ou au moins immobilisé, tandis que dans le Nord les troupes du Tsar soutiendraient l'attaque des Français et même la devanceraient, évitant toutefois une action générale et se bornant à user l'ennemi, Bernadotte se chargerait de fondre en Allemagne sur nos lignes de communication, de prendre la Grande Armée à revers et de dégager la Russie. Il lui suffirait de quatre-vingt à cent vingt mille soldats aguerris pour opérer cette descente. En Allemagne, les peuples du littoral semblaient particulièrement las de souffrir: plus loin, la Prusse n'attendait qu'une main secourable pour briser sa chaîne: à la vue de Bernadotte, tous les opprimés viendraient à lui et imiteraient sa défection: «Le Roi, disait l'instruction remise à Loewenhielm, espère que cet honorable exemple donné au monde réveillera enfin tant de courages qui sont assoupis et qui n'attendent que le moment du réveil pour développer l'énergie dont ils sont capables[429].» [Note 429: Instruction secrète et particulière pour le comte de Loewenhielm, 4 février 1812. Archives de Stockholm.] L'exécution de ce plan demeurait subordonnée toutefois à une condition essentielle, sur laquelle Bernadotte ne pouvait fléchir ni transiger, car elle renfermait le secret et l'espoir invariable de sa politique; il fallait que le Tsar garantît préalablement aux Suédois l'acquisition de la Norvège. Même, ce ne serait pas assez que les Suédois reçussent licence expresse de s'approprier cette province; il était indispensable qu'Alexandre les aidât matériellement à s'en emparer, qu'il leur prêtât main-forte. Bernadotte reliait habilement ce concours à la diversion projetée en Allemagne. Voici, d'après lui, comment on devait procéder. Dès que Français et Russes seraient aux prises, Alexandre détacherait de ses troupes quinze à vingt-cinq mille hommes et les ferait passer en Suède; là, ils se réuniraient à trente-cinq ou quarante mille Suédois, à un contingent britannique. Subitement, cette masse tomberait de tout son poids sur le Danemark, envahirait l'île de Seeland, bloquerait Copenhague. Par la menace et au besoin par la violence, le roi Frédéric VI serait contraint de livrer la Norvège; il serait du même coup détaché de l'alliance napoléonienne, enrôlé de force dans la ligue antifrançaise, et c'est en prenant ses États pour point de départ que Bernadotte se porterait à volonté vers l'Elbe ou l'Oder, déboucherait sur les derrières de la Grande Armée[430]. [Note 430: Instruction secrète et particulière du comte de Loewenhielm.] Au fond, était-il intimement résolu à exécuter cette dernière partie de son plan? Nanti de la Norvège, irait-il risquer une pointe aventureuse en Allemagne, entamer contre Napoléon une lutte directe et se rendre tout retour impossible? On peut croire, d'après certains indices, qu'il entendait se servir des Russes plutôt que les servir sans réserve. Dans l'acquisition de la Norvège, il voyait moins un moyen de se mêler dès le début et matériellement à la guerre que de s'en désintéresser tout d'abord et de n'y intervenir qu'à coup sûr. Réfugiée désormais et fortement établie dans la péninsule Scandinave, sans autre point de contact avec l'Europe continentale que les déserts de Laponie, la Suède se trouverait à peu près hors d'atteinte: protégée par les flottes de l'Angleterre, elle participerait à son invulnérabilité: elle pourrait attendre commodément le résultat du duel franco-russe et se faire respecter du vainqueur, quel qu'il fût. Seulement, pour que l'empereur Alexandre se prêtât à ce dessein, il ne fallait rien moins que de lui faire espérer un ensemble de mirifiques avantages. Ces promesses auraient en outre pour effet de le disposer plus sûrement à la guerre, de le rendre sourd aux derniers appels de Napoléon; elles précipiteraient le désordre général dont Bernadotte avait besoin pour pêcher en eau trouble et saisir sa proie. La rupture définitive entre la France et la Russie était indispensable au succès de son plan, et c'est pourquoi il comptait s'en faire l'artisan le plus actif. Sur cette intention perturbatrice, certaines paroles du chancelier de cour Wetterstedt, son confident, ne laissent aucun doute: «Dans l'état actuel des choses, disait Wetterstedt au conseil des ministres, le plus grand malheur qui pût frapper la Suède ne serait pas de voir éclater la guerre, mais de trouver chez nos voisins une obéissance continue aux ordres de la France. Je répète encore une fois que, quelle que soit la résolution qu'on ait à prendre, on ne doit compter sur la coopération de la Russie qu'après que la guerre aura éclaté entre cette puissance et la France[431].» Le comte de Loewenhielm, d'après ses instructions écrites et verbales, définissait ainsi le double objet de sa mission en Russie: «l'acquisition de la Norvège et l'éloignement d'un rapprochement inattendu avec la France[432].» [Note 431: _Souvenirs du comte Gustave de Wetterstedt_, publiés par M. H.-L. FORSELL, dans le _Recueil des actes de l'Académie de Stockholm_, 1886.] [Note 432: Dépêche du 23 mars 1812. La _Correspondance de Loewenhielm_, conservée à Stockholm, est un des documents les plus curieux de cette époque: nous en avons dû la communication à M. Odhner, le savant directeur des archives du royaume, grâce à l'obligeante entremise de M. R. Millet, alors ministre de France en Suède.] Il se mit immédiatement à l'oeuvre. C'était un habile homme, souple à la fois et résolu, sachant, suivant les cas, affecter une franchise et une rondeur toutes militaires ou aller à son but par de sinueux détours. Une absence totale de scrupules le rendait particulièrement apte à la mission de haute immoralité qu'il avait à remplir, puisqu'il devait décider Alexandre à dépouiller un État faible, inoffensif, ami et client traditionnel de sa maison. Loewenhielm se doutait bien qu'il aurait à combattre quelques résistances, à triompher de certaines pudeurs; mais sa pratique des cours lui avait appris que la conscience des souverains résiste rarement à qui sait l'acheter d'un bon prix: d'ailleurs, un maître en fait de corruption et d'intrigues, Armfeldt, lui avait préparé les voies[433]. [Note 433: Dépêche de Loewenhielm, 22 février 1812.] Admis en présence du monarque, Loewenhielm crut devoir user d'abord de quelques formules préparatoires, de quelques circonlocutions; il expliqua comment la Suède avait besoin de se refaire une existence stable par une augmentation de forces et de territoire. Alexandre le voyait venir et voulut brusquer ses aveux: il lui dit d'un ton engageant: «Parlez-moi avec franchise. Mes sentiments doivent vous être connus.--Sire, répondit l'agent suédois, un soldat sait mal s'entendre aux détours de la diplomatie. Je n'ai que ma franchise et mon zèle pour le bien de ma patrie, qui désormais marchera de pair avec les intérêts de votre empire.--Eh bien, tranchez le mot.--Sire, c'est donc la Norvège qui fait l'objet des vues dont le Roi ne peut se départir sans oublier le premier devoir de tout gouvernement, celui d'assurer l'indépendance et la sûreté de l'État[434]...» [Note 434: Dépêche du 21 février 1812.] «--Je verrai toujours avec plaisir ce qui fait le bonheur de la Suède», dit l'Empereur, se bornant pour le moment à cette vague approbation. Même, lorsqu'on lui parla de porter ses armes contre le Danemark, il fit des réserves; son esprit paraissait dans le trouble, sa conscience à la torture: son agitation se trahissait par «des allées et venues[435]». Sans trop insister pour cette fois, Loewenhielm détailla tous les avantages d'une coopération de la Suède contre la France, et ce qui lui fit plaisir, ce fut de constater que l'idée de la guerre semblait ancrée à fond dans l'esprit de son interlocuteur. En cette disposition belliqueuse, Alexandre devait mieux sentir le prix de l'alliance avec Bernadotte et finirait par en subir les conditions. [Note 435: Dépêche du 21 février 1812.] En effet, les jours suivants, Loewenhielm reconnut, à divers indices, que ses paroles tentatrices avaient porté. Il sut que l'Empereur s'était exprimé sur son compte dans les termes les plus gracieux; les familiers du palais lui témoignaient un empressement sans bornes, et nul présage n'était plus encourageant que «la politesse et les prévenances de ces messieurs, qui sont autant de thermomètres ambulants de la faveur[436]». Le 23 février, Loewenhielm fut averti officiellement que Sa Majesté adhérait en principe aux conditions posées: l'ancien ministre de Russie en Suède, le général baron de Suchtelen, allait se rendre incessamment à Stockholm, pour négocier et signer le traité. [Note 436: _Id._] Cette marche, quoique conforme aux désirs primitivement exprimés par la cour de Suède, ne répondait guère à ceux de Loewenhielm. Ayant si heureusement amorcé la négociation, il tenait à en accaparer l'honneur jusqu'au bout et à la terminer de sa main. Puis, il craignait la lenteur de Suchtelen, son manque d'entrain; c'était un vieillard d'allures pesantes, timide en affaires, nullement expéditif, un savant et un «antiquaire» égaré dans la politique: entre ses mains, la conclusion ne pouvait que languir[437]. Or, Loewenhielm sentait le besoin de battre le fer pendant qu'il était chaud et de ne pas laisser se refroidir les dispositions d'Alexandre. Il prit sur lui de rester à Pétersbourg, se fit envoyer des pouvoirs et offrit aux Russes d'ajuster avec eux les termes de l'arrangement, sans préjudice des efforts que se donnerait Suchtelen pour arriver aux mêmes fins. Le Tsar agréa cette négociation en partie double; ce fut alors entre les deux plénipotentiaires, dont l'un agissait à Pétersbourg, l'autre à Stockholm, une lutte de vitesse: mais Loewenhielm avait pris l'avance et entendait la garder. [Note 437: Dépêches des 24 et 25 février.] Il se heurtait pourtant à certaines difficultés. La plus sérieuse provenait d'une suspicion mutuelle chez les deux contractants. C'est le châtiment des complices qui s'associent pour une oeuvre douteuse que de ne pouvoir s'accorder une pleine confiance, fortifiée d'estime: s'entendant pour molester autrui, ils craignent toujours d'être eux-mêmes dupes de leur partenaire. En apparence, il n'était témoignage d'attachement et de tendre amitié que ne se rendissent Alexandre et Bernadotte. Lorsqu'ils parlaient l'un de l'autre devant leurs envoyés respectifs, les épithètes de «noble, généreux, magnanime», revenaient à tout propos dans leur bouche. Charles-Jean vantait la belle loyauté de l'empereur russe, sa franchise chevaleresque, les mâles résolutions qui allaient faire de lui le sauveur de l'Europe; que ne donnerait-il pour voir de près l'objet de sa vénération? Une entrevue comblerait ses voeux. Sans s'engager prématurément à cette rencontre, Alexandre s'attendrissait devant un portrait de Bernadotte que lui avait remis Loewenhielm et le fixait avec ravissement, en attendant qu'il pût contempler l'original[438]. Cependant, au travers de leurs effusions, tous deux s'observaient en dessous et du coin de l'oeil avec une secrète appréhension. Alexandre craignait toujours que l'ancien maréchal ne se laissât ramener à Napoléon par un rappel de patriotisme et d'honneur ou simplement par l'appât d'une surenchère. Bernadotte se souvenait qu'Alexandre avait été l'allié et l'ami de Napoléon: c'était l'homme des variations inattendues, des brusques revirements; n'allait-il point, à la veille même de la guerre, s'accommoder avec l'Empereur aux dépens de ses voisins? Et Bernadotte se voyait déjà renié, prestement sacrifié: tout autant que le Tsar, il craignait de payer les frais d'une réconciliation _in extremis_. Chacun d'eux cherchait donc à s'emparer de l'autre, à le tenir le plus tôt et le plus solidement possible, mais hésitait à se livrer soi-même; ce double sentiment leur inspirait à la fois l'impatience et la peur de conclure, accélérait tour à tour et ralentissait la négociation. [Note 438: Dépêche de Loewenhielm, 25 février.] Alexandre consentait bien à procurer aux Suédois la Norvège; il désirait toutefois que cette conquête suivît et rémunérât leur descente en Allemagne au lieu de la précéder, qu'elle fût la récompense et non la condition de leurs services. De son côté, Bernadotte tenait essentiellement à se faire payer d'avance, et Loewenhielm dût se montrer inflexible sur le principe qu'il avait posé, celui d'une coopération préalable des Russes à l'entreprise contre Copenhague. Alexandre en passa finalement par cette exigence; il promit d'agir contre le Danemark, mais encore voulait-il y mettre quelques formes. Au lieu d'entrer inopinément chez le roi Frédéric et de lui soustraire une province par brusque effraction, ne pourrait-on lui adresser un avis préalable, essayer du raisonnement et de la douceur, persuader à l'infortuné souverain de se laisser dépouiller pour le bien de la cause générale et le salut de l'Europe? On lui garantirait un dédommagement en Allemagne, dès que ce pays serait délivré du joug, et Alexandre montrait sur la carte les États qu'il destinait à la consolation du Danemark, l'Oldenbourg entre autres, «qu'il sacrifierait volontiers malgré la parenté[439]»; quelle révélation dans ce mot, et combien Napoléon avait-il raison de ne voir qu'un prétexte dans le zèle obstiné d'Alexandre pour la cause de son oncle! [Note 439: Dépêches de Loewenhielm du 24 février et du 3 mars 1812.] Force fut à Loewenhielm de prendre en considération les scrupules du Tsar et d'accéder à la marche proposée; il s'en excusa auprès de son gouvernement en termes d'un hautain scepticisme. Il regrettait toutes ces pruderies, disait-il, mais une sorte d'hommage platonique au droit et à la justice était une formalité dont les souverains n'avaient pas encore su s'affranchir: «Quelque peu que les principes de la justice soient en général admis dans les stipulations des puissances, les souverains ont toujours cherché à en colorer leurs vues, et il n'y a que l'empereur des Français dont la bonne foi plus audacieuse se soit mise au-dessus de cet usage[440].» [Note 440: Dépêche du 3 mars.] Il y avait une autre cause de lenteur: c'était l'opposition sournoise de Roumiantsof à l'accord en préparation avec la Suède, au pacte qui exclurait toute possibilité de rapprochement avec la France. Le chancelier cajolait l'envoyé suédois, se disait pleinement guéri de ses illusions, rallié de coeur au système actuel de son souverain, aussi ennemi que lui de Napoléon et de la paix; mais Loewenhielm ne se méfiait pas moins de «ce nouveau converti, à chaque pas près d'être relaps[441]». Même, il reconnut bientôt que la ferveur de fraîche date dont Roumiantsof faisait étalage n'était rien moins que sincère, et que ce ministre suivait toujours en secret son ancienne religion politique. Désigné par ses fonctions pour discuter officiellement les termes du traité, Roumiantsof soulevait des objections à chaque article et trouvait moyen de répondre à toute réquisition par quelque phrase vague et «très entortillée[442]». Heureusement pour Bernadotte, l'aide de camp diplomate avait su se ménager des accès familiers auprès de l'Empereur, le droit de s'adresser à lui directement, et chacun de ces recours aboutissait pour l'épineuse affaire à un pas de plus en avant[443]. Alexandre Ier, voyant nos armées couvrir l'Allemagne, voyant nos colonnes avancer toujours, dépasser l'Elbe, puis l'Oder, et s'allonger jusqu'à proximité de la Vistule, sentait mieux l'urgence d'un secours, le besoin de saisir la main qu'on lui tendait, de prendre Bernadotte pour guide et pour «boussole» dans la tourmente[444]. Il stimulait, aiguillonnait son vieux ministre, multipliait les ordres «précis et clairs[445]», si bien que vers le milieu de mars la négociation parvint à maturité. [Note 441: Dépêche du 24 février.] [Note 442: _Id._] [Note 443: _Id._] [Note 444: Dépêche de Loewenhielm du 11 mars.] [Note 445: Dépêche de Loewenhielm du 11 mars.] Ce fut à ce moment qu'arrivèrent les propositions formulées par Napoléon le 25 février et dont Tchernitchef était porteur. Cet envoi fit sensation et émut fortement Loewenhielm, qui y vit pour la constance d'Alexandre l'épreuve décisive. Sans doute, le versatile souverain semblait s'être fait une âme nouvelle, toute d'énergie et de fermeté. Néanmoins, le message confié à Tchernitchef pouvait faire renaître en lui la tentation de traiter: ses résolutions tiendraient-elles devant une offre positive, assez modérée dans la forme, présentée par son adversaire sur la pointe de l'épée et appuyée par la marche en Allemagne de quatre cent mille hommes? Alexandre commença par communiquer à Loewenhielm, en témoignage de confiance, les propositions françaises; il lui fit lire, avec des annotations de sa main, le copieux rapport où Tchernitchef avait reproduit textuellement la conversation de l'Élysée; il ajouta, en matière de commentaire, une profession d'incrédulité à l'égard des sentiments exprimés par Bonaparte: «Je considère tout cela, dit-il fort justement, comme des efforts pour gagner du temps parce qu'on n'est pas encore prêt, mais je ne me laisserai pas tromper[446].» [Note 446: Dépêche de Loewenhielm du 25 mars.] Si précieuses qu'elles fussent, ces paroles n'eurent pas le don de rassurer entièrement Loewenhielm. Il croyait à la faiblesse des hommes en général et à celle d'Alexandre en particulier; les antécédents de ce prince lui faisaient peur. Puis il n'ignorait pas que les partisans de la paix, profitant de la circonstance, se remettaient en mouvement. Dans divers cercles, dans plusieurs salons, la fermentation était extrême: on cherchait tous les moyens d'arriver à l'Empereur et de le circonvenir; des femmes aimables se dévouaient à cette oeuvre, se mettaient en frais de séduction auprès du galant monarque et tâchaient de l'amollir. «L'Empereur, écrivait Loewenhielm avec angoisse, est assiégé de toutes parts[447].» Lauriston, souriant et calme, annonçant imperturbablement la paix, dirigeait discrètement les travaux d'approche; le comte de Bray, ministre de Bavière, s'était institué son premier auxiliaire et son aide de camp: l'appui plus ou moins déguisé de Roumiantsof leur ménageait des intelligences dans la place, et chaque jour les assaillants devenaient plus hardis, leurs efforts plus pressants. [Note 447: Dépêche du 5 avril.] Observant cette crise et «la position volcanique de l'empire», Loewenhielm crut devoir réveiller le zèle du parti belliqueux et soulever «toute la partie bien pensante du public[448]». Sans souci de son caractère diplomatique, il se jeta à corps perdu dans la mêlée des intrigues; il n'hésita pas à prendre pour associés Armfeldt et sa bande, les éternels fauteurs de troubles. En agissant ainsi, écrivait-il à son roi, il ne faisait que se conformer aux usages et aux moeurs politiques de la Russie: «Dans un pays livré comme celui-ci à l'intrigue et où le champ est aussi vaste que les désirs ambitieux de ceux qui sont en scène, il est difficile de remplir sa tâche sans suivre les affaires dans leur marche la plus tortueuse, et si j'osais me livrer à un proverbe populaire, je dirais qu'ici plus qu'ailleurs on est forcé de hurler avec les loups[449].» Conformément à ce principe, l'envoyé de Bernadotte se fit le moteur et le lien de toutes les menées antifrançaises, «le principal ouvrier du parti de la guerre[450]». [Note 448: Dépêches du 20 février et du 3 mars.] [Note 449: Dépêche du 23 mars.] [Note 450: _Id._] Les instances de ce parti s'adressaient à un prince beaucoup moins vacillant qu'on ne le supposait; elles prêchaient un converti. Alexandre ne se bornait pas à repousser l'idée d'un acquiescement pur et simple aux volontés de l'Empereur; depuis longtemps, on l'a vu, il n'admettait plus de transaction. Si Napoléon voulait tout obtenir, Alexandre était intimement résolu--il en avait fait plusieurs fois l'aveu--à ne rien Accorder. Seulement, avec son habituelle finesse, il comprit le parti qu'il pourrait tirer des propositions françaises pour s'assurer à meilleur compte l'alliance de la Suède. Tout en réitérant devant Loewenhielm ses protestations d'énergie, il lui glissa qu'il différerait quelques jours de répondre au message. «On veut, lui dit-il d'un ton dégagé, me hâter de répondre à la lettre de Napoléon, mais je n'en suis pas si pressé et je crois qu'il n'y a pas de mal à le faire attendre[451].» Ce retard suffisait à entretenir dans l'esprit de Loewenhielm une inquiétude utile: tant que le refus n'aurait pas été officiellement signifié, le Tsar pouvait se raviser, fléchir et succomber. La menace d'un accommodement avec la France demeurait suspendue sur la tête de Loewenhielm et le déterminerait sans doute à baisser ses prétentions. En effet, le Suédois n'eut plus qu'une pensée: hâter la signature. Il céda sur plusieurs points assez importants, qui restaient en litige, et le 28 mars on tombait d'accord. On s'occupait à polir la rédaction des articles, lorsque Roumiantsof rentra fort inopportunément en scène, armé d'une observation imprévue. Un devoir de convenance, disait-il, exigeait que l'instrument préparé fût envoyé à Stockholm et signé dans cette ville par Suchtelen, désigné primitivement à cet effet; c'était pour le chancelier un moyen de gagner quelques jours, et ce retard pouvait tout compromettre. Quelle déception amère, quelle mésaventure pour Loewenhielm, qui avait cru tenir son traité et voyait se rouvrir devant lui d'inquiétantes perspectives[452]! Dans cette passe dangereuse, il paya d'audace: il connaissait le chemin qui menait au cabinet de l'Empereur et le prit dès le lendemain. Aux premiers mots du prince, ses appréhensions s'évanouirent: «Du moment, lui dit Alexandre, que vous avez les pleins pouvoirs nécessaires pour conclure et signer, je signerai ici; personne n'est plus jaloux que moi de terminer notre alliance[453].» Et il laissa entendre que l'expédient dilatoire imaginé par le chancelier n'était nullement de son goût. Il affecta toutefois, avec un tact parfait, de ne pas mettre en doute le bon vouloir de son ministre. Si Roumiantsof soulevait des difficultés de protocole, c'était chez lui pur formalisme et habitude de carrière: «Que voulez-vous? Il a ses vieilles formes diplomatiques, qui m'ennuient souvent. On reste toujours ce qu'on est. Un cordonnier reste cordonnier; un diplomate, diplomate. Mais nous sommes militaires et nous aimons à aller vite et loyalement en besogne.» Loewenhielm s'en fut sur-le-champ porter à Roumiantsof, avec le plus profond respect, l'expression de la volonté souveraine. «L'Empereur est bien le maître», dit le ministre d'un ton vexé; mais il se ressaisit aussitôt, reprit son masque officiel et, faisant à mauvaise fortune bon visage, se répandit en assurances sur son «désir à lui de terminer avec toute la diligence possible». Le 5 avril, le traité était mis au point et signé. [Note 451: Dépêche du 25 mars.] [Note 452: Dépêche du 28 mars.] [Note 453: _Id._] Loewenhielm s'applaudissait de ce dénouement et se croyait au bout de ses tracas: il avait compté sans un incident bizarre qui allait encore une fois tout remettre en question. Tandis qu'il se précipitait à son but, le vieux Suchtelen, arrivé à Stockholm et gracieusement accueilli par le prince royal, s'était piqué au jeu; il avait rompu avec ses habitudes de lenteur et déployé une activité inattendue. Il était parvenu de son côté à mettre rapidement sur pied un traité et l'avait signé le 9 avril, presque au moment où Loewenhielm parachevait le sien, à quatre jours d'intervalle. Dans leur ardeur à se saisir et leur crainte de se manquer, Alexandre et Bernadotte s'étaient enlacés d'un double lien. Mais cette surabondance d'engagements n'allait-elle pas nuire? Le texte des deux traités n'était pas identique, et ce qu'il y avait de plus étrange dans cette disparité, c'était que l'accord passé à Stockholm par l'envoyé russe d'après les pleins pouvoirs et les instructions de son maître, était beaucoup moins favorable à la Russie que l'acte conclu à Pétersbourg par l'envoyé extraordinaire de Suède. Tandis que le premier obligeait le Tsar à payer l'entretien et le transport des divisions russes destinées à opérer contre Copenhague, le second laissait ces débours à la charge de la Suède. Si surprenante que paraisse au premier abord cette différence, elle s'explique aisément. Loewenhielm s'était désisté de ses exigences sous l'impression que lui avaient causée les ouvertures de Napoléon à la Russie. Suchtelen avait obéi à un sentiment analogue. Il était à Stockholm quand Bernadotte avait reçu de son côté les offres venues de Paris par l'intermédiaire de la princesse royale. Bernadotte avait joué de ces propositions vis-à-vis de Suchtelen avec autant d'habileté qu'Alexandre en avait mis à exploiter auprès de l'agent suédois le message de l'Élysée: il avait obtenu le même succès. Par crainte de voir Bernadotte retomber dans les liens de la France, Suchtelen avait fait les concessions auxquelles Loewenhielm avait souscrit par peur d'un rapprochement entre les deux empereurs, et cette piquante similitude donnait la mesure de la confiance que s'accordaient réciproquement les nouveaux alliés. Mais comment concilier désormais des prétentions qui s'appuyaient de part et d'autre d'un texte formel? Entre les deux traités, lequel choisir? Lequel devait être tenu pour bon et valable? La difficulté eût été sérieuse, si Bernadotte n'eût senti que le comble de l'adresse était de fixer la reconnaissance d'Alexandre par un trait de munificence. Il jugea à propos de se montrer grand, libéral, magnifique; il renonça spontanément aux avantages que lui conférait le traité de Stockholm pour s'en tenir au traité de Pétersbourg[454]. Touché de ce beau mouvement, Alexandre ne voulut pas demeurer en reste de bons procédés avec un allié si délicat. Il refusa le présent de Bernadotte, déclara que la Russie et la Suède subviendraient chacune à l'entretien de leur contingent, et l'issue de ce duel de générosité fut que l'on convint de spolier le Danemark à frais communs[455]. [Note 454: Communication de Loewenhielm au chancelier de l'empire, 14 mai.] [Note 455: Communication du chancelier de l'empire à Loewenhielm, 31 mai. Archives de Stockholm.] Alexandre ne se sentait plus seul en face de Napoléon: son traité avec la Suède l'enhardit à repousser plus fièrement nos exigences, à signifier enfin les siennes. Il fit le 8 avril sa réponse au message de l'Élysée: ce fut l'objet d'une note qui devait être expédiée à l'ambassadeur Kourakine et remise par lui au cabinet français, avec une lettre polie et brève pour l'empereur des Français[456]. La note était censée exprimer les conditions auxquelles le Tsar, après s'être dérobé si longtemps à toute explication, se prêterait aujourd'hui à traiter: elle spécifiait que l'acceptation pure et simple de ces bases pourrait seule «rendre un arrangement encore possible». Si la Russie se décidait après quinze mois à rompre le silence, il était entendu que ce premier mot serait aussi le dernier; son envoi constituait au plus haut point un ultimatum. [Note 456: Cette pièce figure aux archives des affaires étrangères, Russie, 154.] Dans la note du 8 avril, Alexandre ne parlait point de la Pologne, tenant toujours à couvrir d'un voile les intentions qu'il avait eues sur l'État de Varsovie. Déplaçant et élargissant le débat, il substituait à un grief personnel un grief général, européen, intéressant ses voisins autant que lui-même: la réoccupation par les Français de l'Allemagne septentrionale. Comme condition nécessaire et préalable de toute entente, l'ultimatum exigeait l'évacuation intégrale de la Prusse, l'évacuation de la Poméranie suédoise, la réduction de la garnison de Dantzick, l'abandon de toutes les autres places, de tous les points stratégiques occupés par nos troupes au delà de l'Elbe; il fallait que la Grande Armée fît demi-tour, qu'elle dégageât l'Allemagne, qu'elle cessât de peser sur le Nord et de tenir la Russie sous la menace de l'invasion. Nulle prétention n'eût été plus légitime, si l'empereur Alexandre se fût offert en même temps à terminer les différends qui depuis un an avaient nécessité les armements et les mouvements respectifs. Ce que la Russie réclamait de Napoléon, en le sommant d'abandonner toutes les positions d'où il pouvait entreprendre la lutte avec avantage, c'était un véritable désarmement. Or, entre États prêts à en venir aux mains et pourtant désireux de prévenir l'effusion du sang, on ne désarme qu'après avoir déterminé les conditions de l'accord et s'être lié par des engagements formels. En échange de l'évacuation requise, la Russie nous offrait-elle de trancher dès à présent et définitivement les questions pendantes, conséquemment d'assurer la paix? En aucune façon. Qu'offrait-elle donc? Elle proposait, après que Napoléon aurait «irrévocablement et par mesure préliminaire» replié sa puissance en deçà de l'Elbe, d'entrer en négociation pour un traité de commerce, d'examiner les moyens de nuire au commerce anglais, de reconnaître la réunion de l'Oldenbourg, moyennant une indemnité territoriale pour le duc dépossédé. Mais en quoi consisterait cet équivalent? Où serait-il situé? Quelles facilités seraient accordées à notre commerce? Quelles mesures de rigueur seraient prises contre l'Angleterre? Tous ces points, qui formaient le fond même du débat, restaient en suspens; ils feraient l'objet de pourparlers ultérieurs dans lesquels le cabinet de Pétersbourg se réservait une pleine liberté d'appréciation: que la France évacuât d'abord, on verrait ensuite à s'entendre. Sur une seule question, la Russie se prononçait dès à présent et tout à notre désavantage: elle déclarait qu'elle ne pourrait en aucun cas considérer le commerce soi-disant neutre comme une dépendance du commerce anglais et l'exclure de ses ports. Ainsi, exiger de Napoléon un engagement sans réciprocité, un recul humiliant, indépendant de toute concession à faire par l'autre partie, présenter en retour de très vagues espérances, accompagnées d'explicites réserves, voilà à quoi se réduisait l'offre conciliante d'Alexandre. Il était par trop évident que ce prince, réclamant à nouveau, et cette fois dans les termes les plus impérieux, un gage de sécurité, ne voulait rien promettre en échange. Il avait posé ces conditions en sachant qu'elles n'avaient aucune chance d'être agréées, et que Napoléon y répondrait vraisemblablement à coups de canon: mais, fatigué et énervé de l'attente, jugeant ses préparatifs parvenus à un degré infranchissable de maturité, il trouvait inutile de retarder plus longtemps l'explosion de la crise. Sortant de sa résistance inerte et passive, il en venait à une démarche d'éclat; sous couleur de formuler des contre-propositions pacifiques, il manifestait l'incompatibilité des exigences respectives et provoquait la rupture ouverte. II L'ultimatum russe, succédant au traité avec la Suède, était un succès capital pour nos ennemis: ils venaient d'en remporter un autre dans l'intérieur même du gouvernement. S'ils n'avaient point réussi à faire renvoyer Roumiantsof auquel l'Empereur tenait par habitude, par l'effet d'une longue accoutumance à sa personne et à ses services, ils étaient parvenus à écarter le seul homme qui maintînt encore en haut lieu, avec le chancelier, un reste de sympathies françaises et comme un souvenir du passé. Le rôle de Michaël Mikailovitch Spéranski dans les préliminaires de la guerre n'a pas été entièrement éclairci. Maître de l'administration intérieure, il mettait aussi la main aux affaires du dehors: sa correspondance avec Nesselrode en fait foi, et il paraît bien que cet homme de paix, tout entier à sa mission civilisatrice, avait conseillé jusqu'au bout une politique de ménagements. Aujourd'hui, il ne semblait plus en son pouvoir d'empêcher la guerre: on craignait qu'il ne la fît tourner court, pour reprendre sa tâche de réorganisation intérieure[457]. Or, ce que voulait le parti dominant, c'était la lutte à outrance, sans trêve ni merci. [Note 457: TEGNER, III, 373.] Pour atteindre Spéranski, ce parti se trouvait les voies ouvertes. Depuis qu'Alexandre s'était détaché de l'alliance napoléonienne, il goûtait moins les idées, les imitations françaises, dont Spéranski se faisait l'ardent promoteur: il écoutait davantage ceux qui lui montraient dans toutes ces nouveautés «le poison de la Russie[458]», qui prétendaient le ramener à un étroit absolutisme; il laissait les passions rétrogrades se manifester avec plus de hardiesse, avec plus d'impétuosité, et ce torrent de réaction emporterait tôt ou tard le ministre innovateur. Puis, inflexible sur les principes, ne voyant que son but et y allant avec un aveuglement d'apôtre, Spéranski avait froissé sur son passage et ameuté contre lui une foule d'intérêts. Les membres de la hiérarchie officielle, les _tchinovniks_, exécraient l'homme qui avait établi des concours à l'entrée des carrières et fait une part au mérite dans la distribution des emplois. Ce même homme voulait simplifier le chaos des lois, introduire dans l'administration régularité et méthode, et le désordre, le laisser-aller étaient choses trop commodes, trop profitables, trop lucratives, pour qu'on ne s'insurgeât pas violemment contre qui portait la main sur cette institution nationale. Le mécontentement descendait jusqu'aux classes d'ordinaire résignées et muettes. L'embarras des finances ayant obligé à surélever les impôts, le peuple murmurait; sans pénétrer la cause de ses maux, il s'en prenait au parvenu, au «fils de pope», qui changeait tout et bouleversait les bases de l'État, et l'impopularité du ministre rejaillissait sur le souverain. Alexandre Ier, sentant le besoin à la veille du grand combat de rallier autour de lui toutes les forces vives de la Russie et de refaire l'unité morale d'une société profondément divisée, se demandait quelquefois si le sacrifice de Spéranski n'était pas nécessaire pour sceller entre son peuple et lui un pacte de réconciliation. Il hésitait cependant, résistait encore: à son âme ombrageuse, torturée de doutes, soupçonnant tout le monde, il était si doux d'avoir trouvé un ami en qui elle crût pouvoir se fier pleinement et se reposer. [Note 458: Joseph DE MAISTRE.] Le crédit de Spéranski n'était qu'ébranlé: pour l'abattre, une grande intrigue fut combinée. Armfeldt s'en fit naturellement le chef: il se ligua avec des Russes en faveur croissante auprès du maître, le ministre de la police Balachof, le violent Araktchéef. On se procura des lettres écrites par Spéranski: celui-ci avait le grand tort, dans sa correspondance intime, de s'exprimer en termes déplacés et inconvenants sur le monarque auquel il devait tout et qui l'honorait d'une affection sincère: il le dépeignait frivole et vaniteux, amoureux de sa figure, consacrant à de futiles occupations le temps qu'il devait au travail d'État: il lui donnait des sobriquets empruntés à Voltaire[459]. Spéranski avait certainement trahi l'amitié: il n'avait pas trahi la patrie. On l'en accusa pourtant: on prétendit qu'il entretenait avec Lauriston des intelligences suspectes. L'opinion, qui s'enfiévrait de plus en plus à l'approche du péril et voyait partout des traîtres, accueillit, propagea ces bruits: des avis sinistres, des billets dénonciateurs affluèrent au palais; Spéranski avait commis des fautes: on lui prêta des crimes[460]. [Note 459: SCHILDNER, 240. Cet auteur a consulté des documents de première main qui jettent une lumière nouvelle sur les causes déterminantes de la disgrâce.] [Note 460: TEGNER, III, 376-379.] Tandis que l'orage s'amoncelait, il poursuivait son infatigable labeur, passait dix-huit heures par jour à son bureau, fréquentait peu le monde: son délassement était de se faire lire le soir une tragédie de Corneille ou de Racine, parfois un chapitre de _Don Quichotte_; il y avait cependant, dans cette vie toute cérébrale, une place pour le coeur; Spéranski avait une fille et l'adorait. Par moments, il sentait vaguement le péril: pour échapper aux haines et aux jalousies qui le guettaient, il demandait que ses attributions fussent diminuées, cherchait à se faire petit, à donner moins de prise; il avait exprimé le désir de quitter volontairement le service. On ne lui en laissa pas le temps. Quant on eut mis sous les yeux du Tsar les lettres où Spéranski s'était permis sur sa personne des propos outrageants, Alexandre crut tout, et son premier mouvement fut de frapper sans pitié. Toutefois, un scrupule qui l'honore le fit recourir à celui qu'il considérait comme son directeur spirituel, au professeur Parrot, dont il appréciait le sens droit, la belle franchise, le désintéressement. Mandé près de lui le soir du 16 mars, Parrot le trouva dans un état d'exaspération violente, pleurant de rage et de douleur, parlant de faire fusiller Spéranski[461]. Parrot demanda vingt-quatre heures pour réfléchir sur le cas et prononcer un avis. Pendant ces vingt-quatre heures, la destinée du réformateur s'accomplit: Alexandre s'était tout à la fois décidé de lui-même et repris: il avait senti que des accusations n'étaient pas des preuves, qu'il n'avait pas le droit, pour venger ses injures personnelles, de traiter Spéranski en criminel d'État: il se bornerait à le frapper de disgrâce et d'exil[462]. [Note 461: SCHILDNER, 242.] [Note 462: Les citations et détails qui suivent sont empruntés principalement à l'ouvrage de Korf sur Spéranski et à un ensemble de textes russes qui nous ont été communiqués par M. le vicomte E.-M. de Vogüé, de l'Académie française.] Le 17 mars au soir, Spéranski fut mandé comme à l'ordinaire au palais pour travailler avec l'Empereur. On le vit traverser le salon d'attente, où se tenait, avec l'aide de camp de service, le prince Nicolas Galitsyne, et entrer chez Sa Majesté. Trois heures se passèrent. Quand la porte du cabinet impérial se rouvrit, Spéranski reparut pâle et défait, les yeux pleins de larmes, avec des gestes précipités et incohérents qui trahissaient une sorte d'égarement: à Galitsyne qui cherchait à le retenir et à le réconforter, il dit seulement: «Adieu, prince», et sortit. Dans le même moment, l'Empereur se montrait sur le seuil de son cabinet, et profondément ému lui-même, les traits altérés, jetait ces mots: «Adieu encore une fois, Michaël Mikailovitch.» Que s'était-il passé entre ces deux hommes? L'entretien resta longtemps mystérieux; ce fut Alexandre qui plus tard souleva le voile: il dit à Novossiltsof que Spéranski n'avait jamais été traître, mais seulement coupable d'avoir payé sa confiance et son amitié par l'ingratitude la plus noire, la plus abominable; qu'en même temps ses écarts et ses imprudences l'avaient mis en suspicion grave auprès du public: aussi, ajouta-t-il, lui ai-je dit en l'éloignant de ma personne: «En tout autre temps, j'aurais employé deux années pour vérifier avec la plus grande attention tous les renseignements qui me sont parvenus concernant votre conduite et vos actions. Mais le temps, les circonstances ne me le permettent pas en ce moment. L'ennemi frappe à la porte de l'empire, et dans la situation où vous ont placé les soupçons que vous avez attirés sur vous par votre conduite et les propos que vous vous êtes permis, il m'importe de ne pas paraître coupable aux yeux de mes sujets, en cas de malheur, en continuant de vous accorder ma confiance, en vous conservant même la place que vous occupez. Votre situation est telle que je ne vous conseillerai même pas de rester à Pétersbourg ou dans la proximité de cette ville. Je joue gros jeu, et plus il est gros, d'autant plus vous risqueriez en cas de non-réussite, vu le caractère du peuple auquel on a inspiré de la haine et de la méfiance pour vous[463].» Spéranski avait choisi pour lieu d'exil Nijni-Novgorod. [Note 463: SCHILDNER, 243-244.] Au sortir du palais, il passa chez l'employé Magnitzky, son ami et son collaborateur intime, et ne trouva qu'une femme en pleurs, dont le mari venait d'être enlevé par la police et expédié à Wologda. Il rentra chez lui; le ministre de la police y était déjà, avec ses hommes, se préparant à apposer les scellés: à la porte, une voiture de poste propre aux longs parcours, une _kibitka_, attendait le proscrit, pour l'emmener à Nijni. Spéranski obtint la permission de placer quelques papiers sous une enveloppe à l'adresse de l'Empereur, ne voulut point réveiller sa fille, fit seulement le signe de la croix sur la porte de la chambre où elle dormait, et laissa pour elle un court billet. En pleine nuit, la rapide voiture l'emporta, et le lendemain, à la première heure, Pétersbourg apprenait sa disparition. Ce fut alors une explosion de joie furieuse et de haine: on s'abordait en se félicitant, en s'embrassant: l'homme néfaste était tombé: «c'était une première victoire sur les Français[464].» [Note 464: _Id._, 244.] Le public crut à la grande trahison de Michaël Mikailovitch et s'imagina qu'il avait voulu livrer à Napoléon les secrets de la défense: l'affaire Spéranski parut le pendant de l'affaire Michel. Cependant, comme un drame plus poignant s'annonçait à l'horizon, on oublia bientôt le disparu, les passions qui s'étaient soulevées autour de lui, la place qu'il avait tenue; l'exil est souvent un tombeau. Pendant quelques jours, Alexandre se montra triste, et comme désemparé: «Êtes-vous malade, Sire? lui demanda Galitsyne.--Non. Si on t'avait coupé ta main droite serais-tu tranquille?» On l'entendit répéter plusieurs fois, comme s'il eût voulu refouler un doute par trop pénible à son coeur: «Non, Spéranski n'est pas un traître.» Il l'avait sacrifié à des ressentiments légitimes et surtout aux exigences de l'opinion: c'était un gage qu'il avait voulu donner à sa noblesse, à son peuple; mais lui-même s'était du même coup livré plus complètement aux étrangers qui l'enfermaient désormais dans un cercle ardent de haines: à Bernadotte, à l'accusateur en chef Armfeldt, à Stein qui accourait de Prague, à Loewenhielm, aux Italiens Paulucci et Serra-Capriola, à l'émigré Vernègues, à tous ces affamés de vengeance qui venaient faire la guerre à Napoléon avec le sang de la Russie. L'audace de ces hommes ne connut plus de bornes, dès qu'ils furent débarrassés de Spéranski, et ils se remirent à leur besogne de machinations internationales avec une ardeur furibonde. Les passions, les inimitiés qui nous divisent actuellement paraissent pâles et mesquines à côté de ces haines forcenées, à côté de ces colères grandioses qui absorbaient toute une vie. Armfeldt avait monté d'un bout à l'autre de l'Europe une diplomatie occulte. Il faisait appel aux patriotes allemands, aux Français qu'une honorable fidélité au malheur retenait loin de leur pays, aux irréconciliables de l'émigration; mais il s'adressait aussi à tous les déçus, à tous les envieux, aux aventuriers en disponibilité, aux traîtres qui avaient manqué leur coup, et, remuée par lui, cette vermine recommençait à grouiller. Il écrivait à d'Antraigues et s'efforçait de réveiller le zèle de ce conspirateur lassé[465]; il écrivait à Dumouriez, qui lui répondait en proposant pour modèle de la lutte future «la guerre des Scythes contre Darius[466]». Le vieux Serra-Capriola, ministre à Pétersbourg de l'ex-roi des Deux-Siciles, se chargeait d'agiter l'Italie. Loewenhielm obtenait à l'envoyé des Cortès insurrectionnelles un accès officiel en Russie, reliait les efforts de l'Espagne aux opérations du Nord[467]. Bernadotte était le plus enragé à nous nuire. Tout en faisant aux ouvertures de Napoléon une réponse vaguement conciliante, car il jugeait bon de lui «débiter des phrases qui le laisseraient dans le doute[468]», il entreprenait contre nous les multiples opérations dont il avait par avance tracé le programme. Il pressait le rapprochement entre la Russie et la Grande-Bretagne, tâchait de moyenner à Constantinople une paix d'où pourrait sortir une guerre des Turcs contre la France; il travaillait à Berlin, travaillait à Vienne; pour agir sur l'Autriche, il faisait écrire à l'archiduc Charles, parlant à l'amour-propre de ce prince et cherchant à tenter ses ambitions: «Si les choses vont comme il y a lieu de l'espérer, il y aura trois ou quatre trônes vacants ou à créer...; celui de l'Italie paraît fait pour fixer son attention.»--«Enfin, disait Bernadotte, j'ai tâché de le monter: je ne sais quel en sera l'effet[469].» [Note 465: _Un agent secret sous la Révolution et l'Empire, le comte d'Antraigues_, par Léonce PINGAUD, p. 377.] [Note 466: TEGNER, III, 383.] [Note 467: Dépêches de Loewenhielm, 24 mars, 5 avril.] [Note 468: Rapport de Suchtelen, 30 mars 1812. _Recueil de la Société impériale d'histoire de Russie_, XXI, 433.] [Note 469: Rapport de Suchtelen du 30 mars, volume cité, 434.] Celui qu'il s'efforçait encore plus de monter et d'exaspérer, c'était Alexandre lui-même. Il ne le trouvait jamais assez ardent contre Napoléon, cherchait à l'enflammer davantage, ne laissait s'écouler aucun jour sans attiser le feu. Suchtelen était toujours à Stockholm, parfaitement traité. Le prince se laissait voir, aborder par lui à toute heure, sauf les jours «où il faisait ses dévotions[470]». Le soir, Suchtelen était admis au cercle intime qui se tenait chez la Reine. L'aspect de la réunion était simple et presque patriarcal. Autour d'une table ronde, la Reine et quelques dames travaillaient. Le Russe avait sa place marquée entre le Roi et la Reine, qui l'entretenaient avec bonté: au bout de quelque temps, le prince arrivait, et la conversation prenait un tour plus vif. Avec sa belle faconde, Bernadotte parlait de Napoléon, arrangeant à sa façon ses souvenirs personnels et les venimeux commérages qui lui arrivaient de Paris: point de fables qu'il n'imaginât pour peindre «l'homme» dans sa perfidie, sa noirceur, son extravagance. Il en faisait un furieux, un malade, parfois un assassin. À l'entendre, des stylets s'aiguisaient dans l'ombre contre l'empereur Alexandre et contre lui-même: il prétendait savoir qu'on s'était adressé «à la secte des Illuminés à Paris pour qu'ils travaillassent leurs confrères en Russie, aussi bien qu'en Suède, afin que les deux coups fussent portés en même temps[471]»; que le projet avait été dénoncé par un membre de la secte, saisi d'horreur. Et il faisait supplier l'empereur Alexandre de veiller à la conservation de sa précieuse existence. Quant à lui, il était «bien au-dessus de la peur: il mourrait content pourvu qu'il eût payé sa dette à la Suède et contribué de sa part à sauver le Nord: il consentait à être frappé de la dernière balle qui partirait de l'armée de Napoléon dans sa retraite pour repasser le Rhin». [Note 470: Id., 435.] [Note 471: Dépêche de Suchtelen, 10 avril, volume cité, 435.] Peu après, mêlant de colossales inventions à quelques bribes de vérité, il prêtait à Napoléon des projets dont l'insanité devait encourager ses ennemis: «L'autre jour, disait-il à Suchtelen, je vous ai parlé de ses projets sur Constantinople et l'Égypte. On m'en dit bien d'autres aujourd'hui. On m'écrit qu'il compte finir en deux mois avec la Russie, qu'ensuite il va sur Constantinople, où il parle de transférer son siège, pour de là gouverner la Russie et l'Autriche, comme tout le reste. Ensuite il veut attaquer la Perse, s'établir à Ispahan, où il n'aura pas affaire à des gens qui raisonnent, et en trois ans au plus, enfin, marcher sur Delhy et attaquer les Anglais dans l'Inde. Voilà ce qu'on m'écrit, et il n'y a aucune extravagance de sa part à laquelle je ne puisse croire[472].» Plus pratiquement, il fournissait de temps à autre sur le caractère de Napoléon, sur les particularités de son tempérament, sur les moyens de le combattre et de le déconcerter, des notions utiles, résultat d'une observation sagace[473]: il montrait aussi le fort et le faible de nos armées, signalait, avec leurs terribles élans, leur impressionnabilité, leurs découragements soudains: il suppliait de «se battre en ligne le moins possible», d'affamer et d'exténuer nos troupes, de les énerver par des surprises, des embuscades, des escarmouches, de prendre les officiers, lorsque l'on réussirait à cerner quelque détachement, et de massacrer les hommes, et par des conseils proprement infâmes ce Français d'hier recommandait de ne point faire quartier aux soldats de France[474]. [Note 472: Dépêche de Suchtelen, 10 avril, volume cité, 444-445.] [Note 473: Il disait, en parlant de l'Empereur, «qu'il n'y avait qu'un seul cas où l'on pourrait le trouver en défaut, c'est quand il était bien battu; qu'alors il perdait la tête, et que, si on savait en profiter, il serait capable de tout abandonner ou de se faire tuer; mais qu'il fallait bien saisir le moment, puisqu'une fois revenu à lui, il retrouve des ressources où personne ne les soupçonnerait.» Vol. cité, 438. C'était annoncer à l'avance, avec une remarquable perspicacité, les défaillances de Napoléon en 1812 et 1813, les abattements subits de ce grand nerveux et ses dépressions d'âme: c'était aussi prophétiser la merveilleuse campagne de 1814.] [Note 474: SOLOVIEF, 227.] Malgré tant d'efforts pour porter Alexandre au paroxysme de l'exaltation, pour fortifier sa confiance, nos ennemis ne s'estimeraient absolument sûrs de lui qu'après le premier coup de canon, lorsque le carnage aurait repris. Loewenhielm exprimait cette idée avec un cynisme féroce: «On ne peut être sûr, disait-il, de la marche non interrompue des choses que du jour où le sang aura derechef commencé à couler[475].» C'est pourquoi, d'accord avec Bernadotte et d'après ses instructions, il poussait Alexandre à brusquer les hostilités, à ne pas attendre que les Français eussent touché la frontière russe, à les devancer dans la Prusse orientale et la Pologne. [Note 475: Dépêche du 23 mars.] Ce point était le seul sur lequel Alexandre se montrât encore indécis et perplexe. Il mettait en balance les avantages présumés de l'initiative avec le préjudice moral qui pourrait en résulter pour lui. Sa phrase favorite était toujours: Je ne veux pas être l'agresseur. Il se préparait seulement à quitter Pétersbourg pour se rendre à Wilna, où il formerait son quartier général et prendrait le commandement de ses troupes. Bientôt, il considéra que son départ ne pouvait plus être différé. Le 21 avril, après avoir assisté à un service solennel dans l'église de Notre-Dame de Kazan, il traversa la ville à la tête d'un état-major cosmopolite et prit le chemin de Wilna, escorté par les voeux et les hommages de la population. Peu de jours auparavant, il avait réuni à sa table un grand nombre d'officiers et leur avait dit: «Nous avons pris part à des guerres contre les Français comme alliés d'autres puissances, et il me semble que nous avons fait notre devoir. Le moment est venu de défendre nos propres droits, et non plus ceux d'autrui. Voilà pourquoi, croyant en Dieu, j'espère que chacun de vous accomplira son devoir, et que nous ne diminuerons pas la gloire que nous avons acquise[476].» [Note 476: SCHILDNER, 245.] Ce langage était simple et grand. Dans ses adieux à l'ambassadeur de France, Alexandre montra moins de franchise. Le 10 avril, il avait invité Lauriston à dîner; il lui annonça qu'il allait faire simplement «une tournée», éprouvant «le besoin de voir ses troupes[477]»: il espérait revenir bientôt: d'ailleurs, en quelque lieu qu'il fût, «à Pétersbourg, sur la frontière ou bien à Tobolsk», on le trouverait toujours prêt à restaurer l'alliance, pourvu qu'on n'exigeât de lui aucun sacrifice incompatible avec l'honneur. Mais son émotion en disait plus que ses paroles: elle dénonçait l'idée d'une séparation définitive et trahissait en lui, malgré l'immutabilité de sa résolution, l'angoisse du redoutable avenir: sa voix était entrecoupée et sourde: «des larmes lui roulaient dans les yeux[478].» Au moment de se mettre en route, il fit annoncer officiellement à Lauriston «qu'à Wilna comme à Pétersbourg, il serait toujours l'ami et l'allié le plus fidèle de l'empereur Napoléon, qu'il partait avec la ferme intention et le désir le plus sincère de ne pas faire la guerre, et que si elle avait malheureusement lieu, on ne pourrait lui en attribuer la faute[479]». Ces protestations ne l'empêchaient pas, à peu d'heures d'intervalle, de déclarer à ses confidents étrangers qu'elle s'engagerait certainement, cette lutte nécessaire, car il n'était pas homme à reculer au dernier moment et à faire des excuses sur le terrain. Même, cédant aux impatiences belliqueuses qui bouillonnaient autour de lui, il parut enfin disposé à mettre en mouvement ses troupes, dès que les nôtres auraient moralement fait acte de guerre contre lui en franchissant la Vistule: «Si les Français, dit-il à Loewenhielm, passent un certain point (ce point est la Vistule), je marche en avant de mon côté[480].» Écrivant à Czartoryski, il n'excluait pas la possibilité d'une pointe au delà même de la Vistule et d'une entrée à Varsovie[481]. [Note 477: Lauriston à Maret, 11 avril.] [Note 478: _Id._] [Note 479: Lauriston à Maret, 11 avril.] [Note 480: Dépêche de Loewenhielm, 18 avril.] [Note 481: _Mémoires de Czartoryski_, II, 281.] Cette suprême velléité d'offensive stratégique ne tint guère: ce qui la fit tomber, ce fut l'annonce de l'alliance franco-autrichienne. En signant le traité du 12 mars, Napoléon et François Ier s'étaient promis que cet acte demeurerait secret aussi longtemps que possible: une fausse manoeuvre d'un agent autrichien en décida autrement. L'empereur François avait alors pour représentant à Stockholm le comte de Neipperg, celui-là même qui devait faire oublier Napoléon à Marie-Louise et se glisser ainsi dans l'histoire. Instruit du traité, Neipperg crut en devoir communication officielle au gouvernement suédois: de Stockholm, la nouvelle retentit en Russie, où elle produisit la plus douloureuse impression. Il y avait longtemps qu'autour du Tsar on avait cessé de faire fonds sur la Prusse: on savait que cette monarchie en servage ne s'appartenait plus: son assujettissement définitif à la France avait causé moins de surprise et de colère que de pitié. Au contraire, on avait espéré jusqu'au bout que l'Autriche, plus libre de ses mouvements, n'irait pas s'enchaîner d'elle-même: le langage mielleux de Metternich et de ses agents avait entretenu cette illusion. On avait tout prévu, sauf la défection de l'Autriche: le coup n'en fut que plus sensible. Sans provoquer chez Alexandre aucune défaillance, aucune idée de capitulation et de paix, l'amère nouvelle lui fit craindre que ses troupes, s'aventurant dans la Pologne varsovienne, ne fussent prises en flanc par les Autrichiens, et elle le fixa au système de l'absolue défensive: arrivé à Wilna, il décida de demeurer sur place et d'attendre l'attaque que hâterait vraisemblablement son ultimatum[482]. La résolution qui devait sauver la Russie--car une prise de contact sur la Vistule avec des forces supérieures l'eût jetée à un désastre--fut arrêtée définitivement par Alexandre à la dernière heure, à raison d'une circonstance indépendante de sa volonté et que Napoléon avait ménagée: tout ce qui devait, dans la pensée du conquérant, rendre infaillible le succès de sa grande entreprise, concourut à le perdre. [Note 482: BOGDANOVITCH, I, 60; SCHILDNER, 246.] CHAPITRE XI L'ULTIMATUM RUSSE. Bonne foi et candeur de Kourakine.--Il blâme son gouvernement.--Il continue à désirer la paix et à célébrer l'alliance.--Procès de haute trahison.--Discours du procureur général.--Interrogatoire des prévenus; responsabilités inégales.--Le verdict.--Condamnation de Michel et de Saget.--Protestation de Kourakine contre les termes de l'accusation.--Arrivée de l'ultimatum.--Kourakine à Saint-Cloud.--Colère et inquiétude de l'Empereur.--Alerte passagère.--Napoléon veut à tout prix détourner les Russes de l'offensive pour la prendre lui-même à son heure.--Proposition d'armistice éventuel.--Envoi de Narbonne à Wilna; caractère et but de cette mission.--Démarche à effet auprès de l'Angleterre.--Le gouvernement français se donne l'air d'accepter une négociation avec Kourakine sur la base de l'ultimatum; l'ambassadeur est ensuite remis de jour en jour, dupé et mystifié de toutes manières.--Ses yeux commencent à s'ouvrir.--Réquisitions pressantes.--Symptômes alarmants.--Exécution de Michel.--Nouvel enlèvement de Wustinger.--Départ de Schwartzenberg.--Kourakine s'aperçoit qu'on l'abuse et qu'on le joue; un subit accès d'exaspération le jette hors de son caractère.--Il réclame ses passeports; cette démarche équivaut à une déclaration de guerre.--Contre-temps également fâcheux pour les deux empereurs.--Départ de Napoléon et de Marie-Louise pour Dresde.--Note du _Moniteur_.--Napoléon confie au duc de Bassano le soin d'apaiser Kourakine et de lui faire retirer sa demande de passeports.--Nouvelle conférence.--Crise de larmes.--Le duc feint d'entrer en matière; il soulève une difficulté de procédure: question des pouvoirs.--Le ministre échappe à l'ambassadeur et part pour l'Allemagne.--Kourakine retenu à son poste.--Napoléon est parvenu à éloigner momentanément la rupture. I Entre les deux gouvernements qui voulaient la guerre sans se l'avouer l'un à l'autre et rivalisaient de duplicité, un homme restait de bonne foi: c'était l'ambassadeur russe en France, celui-là même auquel allait incomber la charge de produire l'ultimatum et de le maintenir dans toute sa rigueur. Le prince Kourakine n'avait jamais cessé de désirer avec ardeur la fin des différends. Souffrant de se voir privé «d'ordres, d'instructions, de lumières[483]», il blâmait, en son for intérieur, le silence évasif dans lequel la chancellerie russe persistait depuis tant de mois et rejetait sur elle une partie des torts. Depuis le début de l'année, il passait par des découragements profonds et de subits réconforts. En février, voyant s'ébranler nos armées, il en avait conclu que Napoléon avait irrévocablement décidé la guerre. Un peu plus tard, il s'était repris à l'espérance; apprenant le discours tenu par l'Empereur à Tchernitchef et l'envoi de ce messager, il avait cru à la sincérité de cette démarche: il était, qu'on nous passe l'expression, tombé dans le panneau, et avait supplié son maître de ne point négliger cette suprême chance de paix, d'entamer «la négociation qui lui avait été si souvent proposée[484]». En attendant, il continuait à recevoir la société parisienne, à donner de beaux bals, de grands dîners où il buvait solennellement «à l'alliance». [Note 483: Rapport du 5 janvier 1812. _Recueil de la Société impériale d'histoire de Russie_, XXI, 354.] [Note 484: Lettre particulière du 25 avril, volume cité, 360.] Au milieu d'avril, un incident pénible vint le rejeter dans ses angoisses et le blesser cruellement. Il présumait, d'après ce qui lui avait été dit, que l'affaire d'espionnage dans laquelle Tchernitchef se trouvait impliqué n'aboutirait point à un éclat, que le gouvernement français prendrait à coeur de l'étouffer. Quelles ne furent pas sa surprise, sa douloureuse stupeur, en apprenant un soir par la _Gazette de France_, sans que personne eût daigné l'avertir au préalable, l'ouverture d'un procès où la Russie était en quelque sorte jugée par contumace! La cour d'assises de la Seine s'était assemblée le 13 avril pour statuer dans l'affaire de haute trahison: elle lui consacra trois audiences. Quatre inculpés seulement comparurent devant elle: Michel, Saget, Salmon et Mosès, dit Mirabeau: les autres employés arrêtés avaient bénéficié d'une ordonnance de non-lieu, faute de charges suffisantes. Quant à Wustinger, bien qu'il eût été le lien de toute l'intrigue, on avait pensé que sa qualité d'étranger et ses attaches avec l'ambassade russe ne permettaient point de le faire passer en jugement; toutefois, comme ses déclarations étaient indispensables pour éclairer la justice et qu'il n'offrait point des garanties suffisantes de comparution, on l'avait retenu en prison jusqu'au jour de l'audience; c'est en état d'arrestation qu'il allait déposer à titre de «témoin nécessaire». Au banc de la défense figuraient diverses illustrations du barreau. Le procureur général Legoux occupait en personne le siège du ministère public, assisté de deux avocats généraux. Après lecture de l'acte d'accusation, le procureur général prit le premier la parole: la procédure des assises l'y autorisait alors. Dans un exposé préliminaire, il mit en relief les principaux faits de la cause. Son discours offre un exemple du genre emphatique et redondant qui fleurissait en ces années; l'époque des grandes actions était aussi celle des grandes phrases. M. Legoux rendit hommage au libéralisme de l'Empereur, qui eût pu soustraire les accusés à leurs juges naturels, en invoquant l'intérêt supérieur de la défense nationale, et qui n'avait point usé de cette faculté. Faisant l'historique de la trahison, il ne manqua pas d'en dramatiser les débuts. Le premier corrupteur d'employés, le chargé d'affaires d'Oubril, fut représenté sous les traits d'un démon tentateur, errant à travers Paris et cherchant sur qui exercer son activité malfaisante. Un hasard met Michel en sa présence: «Un jour, ils se rencontrent sur le boulevard, et M. d'Oubril remarque un papier que Michel tenait à la main. L'agent de la Russie paraît frappé de la beauté de l'écriture; lui-même avait quelque chose à faire copier; il en charge Michel, et, quoique ce travail soit peu considérable et son objet insignifiant, le copiste en est récompensé magnifiquement et au delà de toute attente--par un billet de mille francs[485]! «Alléché par cette générosité qui eût dû lui sembler suspecte, Michel prête l'oreille à des suggestions captieuses et se laisse dire qu'il est en position de rendre quelques services: premier crime, impardonnable crime chez un fonctionnaire que d'écouter ce langage! Michel met ainsi le pied dans la voie scélérate et se condamne désormais à y persévérer, à y marcher sans relâche, à la parcourir jusqu'au bout. Ces services qu'on lui demande, il ne tarde pas à les rendre; il les renouvelle, il les multiplie, il les accumule, et voici les divers agents de la Russie se repassant l'un à l'autre ce vil instrument, l'employant tour à tour, et chacun d'eux, avant de quitter Paris, léguant Michel à son successeur comme un précieux dépôt. [Note 485: Les extraits cités du discours sont empruntés au compte rendu officiel du procès, publié dans les journaux et ensuite sous forme d'opuscule séparé.] Moins fort en histoire qu'en jurisprudence, le procureur s'embrouille dans ce va-et-vient compliqué d'ambassadeurs et de chargés d'affaires, confond les noms et les dates, mais recouvre quelques inexactitudes matérielles sous des flots d'éloquence. Il a des métaphores audacieuses et des indignations fleuries, des antithèses et des cliquetis de mots à la Fontanes. À travers le déroulement de ses périodes, on voit «le corrompu se faisant corrupteur», Michel débauchant ses collègues et organisant le trafic des consciences; on le voit s'élevant peu à peu jusqu'au comble de l'impudence, osant porter un regard sacrilège sur le livret mystérieux et magique qui donne à l'Empereur le don d'ubiquité et «le transporte, pour ainsi dire, au milieu de ses camps». Derrière l'employé séduit, Tchernitchef apparaît constamment; c'est lui qui a inspiré et commandé cette longue série d'infidélités; le solennel magistrat se plaît à lancer de mordantes épigrammes contre «l'homme de cour», qui n'a pas craint de se souiller à d'ignobles contacts; il l'appelle «le plus indiscret comme le plus entreprenant des diplomates», et toujours, par habitude de métier, en même temps qu'il désigne Michel et ses coaccusés à la vindicte des lois, il met aussi la Russie en cause et semble requérir contre elle. Il fait allusion aux «puissances jalouses», qui s'efforcent d'entraver dans l'ombre l'essor du génie et «d'intercepter les destinées du monde». Vaines tentatives, machinations impuissantes! La Providence veille visiblement sur l'Empereur et ses braves soldats: c'est elle qui a permis que «la trahison finît par se trahir elle-même», par se livrer avec une inconcevable témérité, et le billet de Michel étourdiment oublié par Tchernitchef est communiqué soudain à l'auditoire, lu dans son entier, et fait surgir aux yeux l'infamie toute nue. Enfin, dans une péroraison chaleureuse, l'organe du ministère public exhorte les jurés, si la suite du procès les met en présence de faits indubitables et prouvés, à faire leur devoir, tout leur devoir, car leur verdict retentira à travers l'Europe et vengera la France d'indignes manoeuvres. Foudroyés par cette éloquence, les prévenus répondirent d'une voix accablée à l'interrogatoire du président. Les témoins défilèrent ensuite; Wustinger vint le premier, et, comme il gardait rancune à Michel pour l'avoir attiré dans un guet-apens, il le chargea de son mieux. Au reste, le misérable commis était abandonné de tout le monde; son sort ne semblait pas faire question. Lorsque le procureur général eut à requérir l'application des lois, lorsqu'il répondit aux plaidoiries des avocats, il prit tout au plus la peine de réclamer contre Michel le châtiment suprême; préjugeant son supplice, il n'offrait à son repentir que des consolations d'outre-tombe. Au contraire, le sort des autres accusés fut vivement disputé à la prévention par la défense. Les débats n'établirent pas péremptoirement qu'il y eût eu chez Saget, Salmon et Mosès trahison consciente, qu'ils eussent connu l'usage parricide que Michel faisait des documents remis par eux entre ses mains. En conséquence, à la suite d'un verdict pleinement affirmatif contre Michel, affirmatif contre Saget seulement sur le fait d'avoir, à prix d'argent, accompli «des actes de son emploi non licites et non sujets à salaire[486]», Michel fut condamné à mort, avec confiscation de ses biens: la peine encore subsistante de l'exposition et du carcan fut prononcée contre Saget, avec adjonction d'une amende: Salmon et Mosès furent acquittés. [Note 486: Art. 177 du code pénal.] L'issue de ce triste procès, qui fit sensation dans tous les milieux parisiens, acheva d'irriter le prince Kourakine, déjà profondément offusqué par les termes de l'accusation et la tournure donnée aux débats. À mesure qu'il avait lu dans les journaux le compte rendu des audiences, la colère et l'indignation s'étaient peintes sur ses traits, habituellement débonnaires et placides. À la fin, après avoir pris connaissance du verdict et de l'arrêt, récapitulant toutes les particularités de «l'odieuse affaire[487]», il arriva à une conclusion propre à le révolter. Le parquet avait poursuivi Michel et la cour l'avait condamné pour avoir procuré à un État étranger, l'empire de Russie, «les moyens d'entreprendre la guerre contre la France»: c'était reconnaître et proclamer implicitement que la Russie avait cherché ses moyens, qu'elle avait nourri des plans d'agression; l'ambassadeur de cette puissance, commis au soin de veiller sur l'honneur et la réputation de son pays, laisserait-il passer de telles assertions? Kourakine estima qu'«un devoir sacré» l'obligeait à soulever un incident diplomatique et à lancer une note de protestation; il la fit autant qu'il put solide et véhémente[488]. L'imputation calomnieuse ayant été publique, il jugeait que le démenti devait l'être et demandait à faire passer dans les journaux une note rectificative. Naturellement, cette satisfaction lui fut refusée, et le prince demeura fort embarrassé de sa personne et de son rôle, partagé entre le désir de soutenir sa dignité et la crainte de provoquer une irréparable scission, se demandant s'il n'aurait point prochainement à quitter Paris, s'effrayant fort à l'idée d'un voyage pénible et d'un rapatriement difficile, réunissant néanmoins des moyens de transport, songeant déjà à faire filer en Allemagne une partie de son personnel, préparant le déménagement de sa maison, en attendant qu'il opérât celui de sa volumineuse personne. [Note 487: Lettre particulière du 23 avril, volume cité, 362.] [Note 488: La note, qui porte la date du 14 avril, est conservée aux archives des affaires étrangères, Russie, 154.] Il vaquait tristement à ces soins lorsque arriva le 24 avril à Paris un jeune homme du nom de Serdobine, qu'on lui expédiait de Pétersbourg en courrier et qui lui tenait de très près, étant l'un des enfants naturels que le prolifique ambassadeur avait semés partout sur son passage. Celui qu'il appelait paternellement «son Serdobine[489]» lui apportait le texte de l'ultimatum à présenter. Cette communication lui causa un vif émoi, mêlé de satisfaction et d'orgueil. Enfin, après l'avoir tenu si longtemps dans une humiliante inertie, sa cour lui confiait une affaire capitale à traiter: cette manière de le remettre en activité consolait son amour-propre. De plus, sans réfléchir à l'énormité des prétentions russes, il ne jugeait pas impossible de les faire accepter par la France, qui s'était toujours déclarée prête à écouter toute explication catégorique. Prenant au sérieux son rôle de conciliateur, il résolut d'y consacrer ce qui lui restait de forces. Toutefois, puisque son gouvernement lui enjoignait de parler haut et ferme, il se conformerait ponctuellement à cet ordre. S'étant rendu chez le duc de Bassano, après avoir fait provision d'énergie, il présenta l'évacuation de la Prusse comme une condition primordiale et essentielle, sur laquelle il n'y avait même point à discuter: «C'était seulement après que cette demande aurait été accordée qu'il serait permis à l'ambassadeur de promettre que l'arrangement pourrait contenir certaines concessions, dont était formellement excepté le commerce des neutres, auquel la Russie ne pourrait jamais renoncer.» Dans une note remise quelques jours après, Kourakine répéta par écrit ces expressions[490], mais déjà Napoléon, instruit de ses communications verbales, l'avait appelé en audience particulière au château de Saint-Cloud, le 27 avril. [Note 489: Lettre particulière du 23 avril, volume cité, 362.] [Note 490: Archives des affaires étrangères, Russie, 154.] Dans cet entretien, Napoléon suivit d'abord son premier mouvement, tout d'indignation. Ainsi, c'est une retraite humiliante qu'on prétend lui imposer d'emblée et avant tout accord: la Russie l'a-t-elle déjà battu pour le traiter de la sorte? Lorsqu'elle daigne enfin parler, son premier mot est une insulte. Il s'exprimait par phrases hachées, saccadées, haletantes: «Quelle est donc la manière dont vous voulez vous arranger avec moi? Le duc de Bassano m'a déjà dit que vous voulez me faire avant tout évacuer la Prusse. Cela m'est impossible. Cette demande est un outrage. C'est me mettre le couteau sur la gorge. Mon honneur ne me permet pas de m'y prêter. Vous êtes gentilhomme, comment pouvez-vous me faire une proposition pareille? Où a-t-on eu la tête à Pétersbourg?... J'ai autrement ménagé l'empereur Alexandre, quand il est venu me trouver à Tilsit, après ma victoire de Friedland... Vous agissez comme la Prusse avant la bataille d'Iéna: elle exigeait l'évacuation du nord de l'Allemagne. Je ne puis aujourd'hui consentir davantage à celle de la Prusse: il y va de mon honneur[491].» [Note 491: Toutes les citations jusqu'à la page 393, à l'exception de celles qui font l'objet d'une référence spéciale, sont tirée» des rapports de Kourakine en date des 27 et 28 avril, 2 et 9 mai 1812, t. XXI du _Recueil de la Société impériale d'histoire de Russie_, 362-410.] Ce courroux se mêlait d'une vive contrariété et d'une inquiétude réelle. L'âpreté de l'ultimatum semblait en effet dénoncer chez les Russes l'intention de brusquer la rupture. Un instant même, d'après certains avis, Napoléon crut que l'empereur Alexandre, comme il en avait eu effectivement la pensée, avait donné ordre à ses troupes de passer le Niémen et de marcher à la rencontre des nôtres; que les hostilités s'engageaient, que l'on se fusillait déjà sur la Vistule et la Passarge. Et il voyait avec dépit son plan d'offensive subitement traversé, ses combinaisons échouant au moment d'aboutir, l'ennemi ravissant à la Grande Armée sa base d'opérations. Il était tellement ému de cet accident possible qu'il songea, pour enrayer à tout prix le mouvement des Russes, à un moyen d'un empirisme désespéré. Changeant de ton avec Kourakine et mettant une sourdine à sa colère, il prononça devant lui le mot d'armistice. On signerait à Paris une trêve éventuelle, pour le cas où les hostilités auraient commencé; elle séparerait les armées aux prises et neutraliserait le territoire entre le Niémen et la Passarge, laissant aux gouvernements le temps de se reconnaître et de négocier encore. Kourakine, beaucoup moins intrépide qu'il n'en avait l'air, accueillit avec joie cette ouverture. Napoléon n'en prenait pas moins à toute occurrence ses dispositions de départ et de combat: il n'attendait qu'un avis de Davout, un signe du télégraphe aérien pour quitter immédiatement Paris; il traverserait l'Allemagne d'un trait, ne s'arrêterait nulle part, brûlerait la politesse aux souverains assemblés sur son passage et, allant «presque aussi rapidement qu'un courrier[492]», arriverait sur la Vistule pour recevoir et rendre le choc. [Note 492: Maret à Otto, 3 avril.] Cette alerte ne dura guère: au bout de quelques jours, des nouvelles plus rassurantes arrivèrent du Nord. Nos agents, nos observateurs ne pouvaient répondre que les Russes n'attaqueraient point: ce qui était certain, c'était qu'ils n'étaient pas encore sortis de leur territoire et s'y tenaient l'arme au pied: la Russie ne soutenait pas jusqu'à présent par ses actes l'arrogance de ses discours. Dans cette attitude, Napoléon croit découvrir chez Alexandre un signe d'hésitation et de trouble. Il continue à se méprendre sur les intentions de son rival: tandis qu'Alexandre est inébranlablement résolu à la guerre, mais non moins résolu désormais à ne la faire que chez lui, en deçà de ses frontières, Napoléon le croit toujours partagé entre des velléités d'attaque et une secrète appréhension du combat. Et tout de suite il se reprend à l'espoir de mettre à profit ces dispositions, de ruser, d'atermoyer encore, de détourner jusqu'au bout les Russes de l'offensive, afin de la prendre lui-même en temps voulu et de tomber sur l'ennemi avec toutes ses forces. Après avoir été jusqu'à proposer un armistice pour suspendre les premières hostilités, il juge possible maintenant de les retarder par une nouvelle et fausse négociation. Mais sur quelle base et par quel intermédiaire négocier? La base proposée par la Russie, à savoir l'ultimatum, est inadmissible, et d'ailleurs cette sommation catégorique ne laisse aucune prise à la controverse. D'autre part, avec Kourakine, chargé par sa cour d'une commission positive et tout plein de son sujet, on ne peut parler que de l'ultimatum et subsidiairement de l'armistice. Qu'à cela ne tienne: l'Empereur déplacera le lieu des pourparlers, afin d'en changer l'objet. Il dirigera à toute vitesse sur Wilna, où il suppose que l'empereur Alexandre va se placer, un envoyé extraordinaire, un porteur de paroles pacifiques, qui sera censé avoir reçu son message avant l'arrivée à Paris de l'ultimatum. L'envoyé pourra donc ignorer cette pièce et écarter du vague débat qu'il a mission de rouvrir, cet élément de discorde. Napoléon s'évite ainsi d'opposer aux paroles impérieuses de la Russie une réponse nécessairement négative et qui accélérerait la guerre; pour n'avoir pas à se fâcher, il feint de n'avoir rien entendu. Par une faveur du hasard, l'agent le plus propre à faire agréablement figure auprès d'Alexandre se trouvait déjà porté à mi-chemin de la Russie. Napoléon avait envoyé à Berlin le plus brillant de ses aides de camp, le comte de Narbonne, pour surveiller l'exécution du traité avec la Prusse. Parmi les recrues qu'il avait récemment opérées dans le personnel de l'ancienne cour, il n'était point d'acquisition plus précieuse que cet ancien ministre de Louis XVI, entré en 1810 dans la maison de l'Empereur avec le grade de général. Ayant vécu en pleine société du dix-huitième siècle, M. de Narbonne en conservait, malgré ses cinquante ans et son front chauve, les vives allures et la grâce cavalière; son esprit était fin, agile, tout en traits et en saillies; son rapide passage au pouvoir l'avait initié à la pratique des grandes affaires, qu'il traitait élégamment, avec aisance et avec tact. Officier par devoir de naissance et vocation première, ministre par occasion, il avait été et restait surtout homme du monde, le type de l'homme du monde intelligent et cultivé, ayant sur tout des vues et des ouvertures, excellant à effleurer brillamment les questions plutôt qu'à les approfondir et à les maîtriser; nul n'était plus propre que ce courtisan expérimenté, que ce parfait et spirituel gentilhomme, à remplir une mission où il y aurait moins à négocier qu'à causer et surtout à plaire. Il reçut immédiatement l'ordre de quitter Berlin pour se rendre à Wilna. Sans lui avouer en toutes lettres que sa mission n'était qu'une feinte, ses instructions le lui laissaient très suffisamment entrevoir. Arrivé à Wilna, il aurait à s'y faire garder le plus longtemps possible, en ayant l'oeil ouvert sur les mouvements des armées russes et en se procurant avec discrétion des renseignements militaires. Dans ses entretiens avec l'empereur Alexandre, il dirait, répéterait que l'empereur Napoléon conservait le désir et l'espoir d'un arrangement à l'amiable, et il s'en tiendrait à ces généralités; c'était surtout l'ensemble de son attitude, le tour et le ton de son langage qui devaient persuader, ramener un peu de confiance, provoquer une détente. Sans se hasarder sur le terrain des discussions pratiques et serrer de trop près les questions, il prodiguerait les assurances propres à tenir la Russie inerte et engourdie pendant nos derniers mouvements, calmerait au besoin l'ardeur guerrière d'Alexandre par des propos charmeurs, par des paroles assoupissantes, et doucement, insensiblement, lui verserait ce narcotique. Toutefois, afin de donner à sa mission plus d'apparence, le duc de Bassano lui expédia un mémoire à l'adresse du chancelier Roumiantsof, une note officielle[493]. Comme entrée en matière, le ministre français faisait savoir que l'Empereur s'était décidé à une suprême tentative auprès de l'Angleterre et l'avait encore une fois mise en demeure de traiter. En effet, à la veille d'une nouvelle guerre sur le continent, Napoléon avait jugé que cette sorte d'invocation platonique à la paix générale serait d'un effet utile et grandiose. En notifiant sa démarche à la Russie, ne donnait-il pas la preuve qu'il s'estimait toujours en état d'alliance avec elle, qu'il ne considérait nullement comme périmé l'article du traité de Tilsit interdisant aux deux puissances de négocier séparément avec l'Angleterre? Le reste de l'exposé ministériel reprenait nos griefs avec force, mais affirmait qu'il ne tenait qu'à la Russie de donner aux différends une terminaison pacifique: toute la pensée apparente du mémoire se résume en cette phrase: «Quelle que soit la situation des choses, au moment où cette lettre parviendra à sa destination, la paix dépendra encore des résolutions du cabinet russe.» [Note 493: Cette pièce, ainsi que l'instruction envoyée à Narbonne, figure aux archives des affaires étrangères, Russie, 154.] Comme suprême sanction à ces paroles, Napoléon écrivit au Tsar une lettre à la fois ferme et courtoise, sans négliger d'y mettre une pointe de sentiment. Il ne méconnaissait pas la gravité de la situation, mais affirmait son obstiné désir de paix, sa fidélité aux souvenirs du passé et son intention de rester l'ami d'Alexandre, alors même que le malheur des temps l'obligerait à traiter en ennemi l'empereur de Russie: «Votre Majesté, disait-il, me permettra de l'assurer que, si la fatalité devait rendre une guerre inévitable entre nous, elle ne changerait en rien les sentiments que Votre Majesté m'a inspirés et qui sont à l'abri de toute vicissitude et de toute altération[494].» [Note 494: _Corresp._, 18669.] La lettre pour Alexandre et la note pour Roumiantsof, écrites à Paris le 3 mai, transmises aussitôt à Narbonne, furent antidatées avec intention du 25 avril; à cette époque, il était parfaitement admissible que le texte portant expression des volontés russes ne fût pas encore parvenu à Saint-Cloud: ainsi devenait plus vraisemblable cette ignorance voulue de l'ultimatum sur laquelle l'Empereur fondait toute sa manoeuvre. II L'envoi de Narbonne ne faisait pas cesser tous les embarras que nous avait causés la Russie en se déclarant à l'improviste. Aussi bien, tandis que le général volerait à Wilna, que dire à Kourakine, qui restait en face de nous, son ultimatum à la main, et réclamait à tout instant une réponse? Assurément, si la mission de Narbonne réussissait, il était à présumer que le gouvernement russe tempérerait le zèle de son représentant et lui recommanderait moins d'insistance; mais, jusqu'à l'arrivée de ces instructions modératrices, comment faire prendre patience à l'obstiné questionneur? L'Empereur et son ministre se résolurent à un système d'ajournements et de faux-fuyants: faisant fond sur la faiblesse de Kourakine, sur le caractère de cet inoffensif personnage, ils jugèrent possible d'abuser impunément de sa candeur, de le traîner de jour en jour, d'heure en heure, sous les plus invraisemblables prétextes, et aussitôt allait commencer pour l'infortuné vieillard une longue série de mystifications. Dans ses entretiens avec lui, le duc de Bassano ne se plaçait plus sur le terrain d'une résistance absolue à l'article premier de l'ultimatum. L'Empereur lui-même avait déclaré qu'il ne se refusait pas en principe à évacuer la Prusse, pourvu que la demande lui en fût faite sous une forme compatible avec sa dignité, respectueuse de son honneur, pourvu que le retrait de ses troupes lui fût présenté comme l'un des termes et non comme la condition préalable de l'arrangement. Kourakine, toujours intraitable sur le fond, se prêta à chercher un tempérament dans la rédaction. Voici ce qu'il imagina: on signerait tout de suite une convention préliminaire, qui servirait de base à une entente ultérieure et définitive. Par le premier article de cette convention, l'empereur des Français s'engagerait dès à présent et de la façon la plus formelle à évacuer la Prusse, à réduire la garnison de Dantzick; par les articles subséquents, la Russie s'obligerait à négocier ultérieurement sur les autres objets en litige. Ainsi, dans le dispositif matériel de l'arrangement, se trouverait établie, entre les concessions faites de part et d'autre, une sorte de corrélation apparente et de balancement, propre à en atténuer la disparité réelle. Le duc de Bassano parut agréer cette idée et pria Kourakine de préparer à tête reposée une série d'articles. Croyant tenir la solution pacifique à laquelle il aspirait de toute son âme, Kourakine se mit aussitôt à l'oeuvre, prit la plume et rédigea de son plus beau style un projet de convention. À son grand étonnement, un jour, puis deux, puis trois s'écoulèrent, sans qu'il eût à faire usage de son chef-d'oeuvre. Lorsqu'il se rendait chez le ministre, celui-ci était invariablement absent: on eût dit qu'il avait oublié la grande affaire et l'existence de l'ambassadeur. Kourakine se préparait à lui rafraîchir la mémoire par une communication pressante, quand le 2 mai au matin, se promenant dans son jardin et humant l'air frais des premières heures, il vit se présenter à lui un employé du ministère, venu pour lui exprimer tout le plaisir que Son Excellence éprouverait à le voir. Réconforté par cet appel, le prince s'y rendit sur-le-champ: il accourut tel qu'il était, «en bottes et en surtout, sans être coiffé», sans prendre le temps de passer son uniforme constellé d'ordres et d'insignes, ce qui dénotait chez lui une précipitation tout à fait contraire à ses habitudes et une curiosité haletante. Le duc l'accueillit de la manière la plus affable. Il avait désiré le voir, disait-il, afin de lui communiquer d'excellentes nouvelles, reçues la veille de Pétersbourg, et il commença à lui lire la dépêche par laquelle Lauriston rendait compte de ses entretiens avec le Tsar, avant le départ pour Wilna. Afin de mieux prouver que rien ne pressait et que l'on était encore fort loin d'une rupture, M. de Bassano citait les paroles du monarque russe, toutes de douceur et de conciliation, et il se servait de cette monnaie libéralement dispensée par Alexandre à nos agents pour payer lui-même l'ambassadeur de ce prince: ce qui est particulièrement digne d'attention,--fit-il observer,--c'est que l'Empereur n'a pas dit à notre représentant un seul mot concernant l'évacuation de la Prusse.--Quoi d'étonnant à cela, reprit Kourakine, puisque mon maître a fait de moi l'intermédiaire unique et le canal de cette négociation décisive? Et il attendait avec impatience l'instant où le débat allait se rouvrir, où son projet de traité, qu'il portait toujours dans sa poche, pourrait paraître au jour et s'exhiber. À son vif déplaisir, le duc termina l'entretien sans avoir fait aucune allusion à cette pièce. Trois jours passèrent encore; il n'était plus question du traité, et Kourakine, ébranlé dans son optimisme, moins crédule qu'on ne l'avait supposé, se sentait envahi d'un trouble croissant: il en venait à concevoir les doutes les plus forts sur la sincérité du gouvernement français, d'autant plus qu'il craignait maintenant que l'Empereur, en partant pour l'armée, ne se dérobât à toute reprise de discussion. Renonçant à la course précipitée que ne lui semblaient plus commander les dispositions de la Russie, Napoléon avait repris son projet d'acheminement graduel vers le Nord, par l'Allemagne, par Dresde, où il conduirait Marie-Louise à ses parents et convoquerait l'assemblée des souverains. Le temps que lui prendraient ces opérations, sa volonté d'arriver sur la Vistule et d'ouvrir la campagne en juin, ne lui permettaient guère de prolonger son séjour à Paris au delà du commencement de mai. Une seule considération le retenait encore: il ne voulait pas sortir de sa capitale le premier et attendait, pour partir, d'avoir appris que l'empereur Alexandre s'était rendu à Wilna et avait pris position à proximité de la frontière. En prévision de cette nouvelle, on procédait, au château de Saint-Cloud, aux préparatifs du grand déplacement, et ces dispositions, malgré le secret ordonné, commençaient à retentir au dehors. À mesure que le bruit du départ prend plus de consistance, Kourakine s'émeut davantage, sent mieux le besoin d'arracher une réponse. Le 6 mai au matin, n'y pouvant plus tenir, il se rend à l'hôtel des relations extérieures, rue du Bac, et n'est point reçu: il revient à quatre heures et demie, promène péniblement à travers les escaliers et les antichambres sa lourde impotence, force enfin la porte du ministre et le saisit. De nouveau, il se vit opposer une bonne grâce évasive: le duc lui avoua qu'il était encore sans ordres de l'Empereur, sans pouvoirs pour achever la négociation: mais, disait-il, pourquoi s'affecter si fort de ce retard, pourquoi tant d'alarmes? «Rien ne presse, ajoutait-il sur un ton de nonchalance, nous avons le temps et tous les moyens de nous entendre.» Doucement, il plaisantait l'ambassadeur sur son manque de sang-froid et tâchait de le tranquilliser. Embarrassé par ce flux de molles et caressantes paroles, Kourakine éprouvait de grandes difficultés à placer les véhémentes objurgations qu'il avait préparées: comment se fâcher avec un homme aussi poli? Il finit pourtant par exprimer, avec toute la force dont il était capable, l'étonnement profond où le jetait la quiétude du ministre: celui-ci ignorait-il l'extrême péril de la situation? Les troupes françaises continuaient d'avancer, les armées allaient se trouver en présence, et de ce contact naîtrait indubitablement la guerre, à moins qu'on n'y mît obstacle par un accord urgent. Erreur que tout cela, reprenait le duc avec une inaltérable sérénité: «nos troupes sont encore sur la Vistule, les vôtres n'ont pas dépassé leurs frontières.--Mais l'Empereur va partir.--Il est possible que le départ de l'Empereur ait lieu bientôt: mais l'époque n'en est pas encore fixée.» Kourakine releva avec terreur l'aveu du ministre: «Quand l'Empereur sera parti et que vous aurez également quitté Paris à sa suite, que les communications seront interrompues entre vous et moi, quel sera donc mon destin à Paris, et à quel avenir dois-je m'attendre?» Et l'angoisse se peignait sur ses traits.--«Vous êtes toujours dans vos inquiétudes, reprit le duc de Bassano. Rien n'est encore décidé. L'Empereur votre maître est à Pétersbourg, et ses troupes sont derrière les frontières. L'Empereur Napoléon est à Paris, et ses armées n'ont pas passé la Vistule. Il y a du temps et l'on pourra s'arranger.--Mais voilà plus d'une semaine que vous attendez les ordres de l'Empereur. Je ne puis rester dans une pareille incertitude sur vos réponses. Mettez-vous à ma place. Considérez les responsabilités majeures où je me trouve envers l'Empereur mon maître, envers ma patrie, envers le public éclairé et impartial de tous les pays, qui juge les événements politiques et la conduite de ceux qui y contribuent. Je ne puis me contenter de semblables délais, et surtout lorsque nous avons à prévenir une guerre tellement imminente. Quand verrez-vous donc l'Empereur? «--Demain, j'aurai avec lui un travail extraordinaire, avant et après le conseil des ministres. «--À quelle heure serez-vous de retour chez vous? «--Pas avant huit heures du soir. «--En ce cas, je ne pourrai vous voir demain, mais au moins ce sera, j'espère, après-demain jeudi. «--Non, ne venez pas jeudi. J'aurai ce jour-là mon travail ordinaire avec l'Empereur, et il y aura spectacle à Saint-Cloud, où le corps diplomatique sera invité. «--Ce sera donc vendredi, mais j'espère au moins que pour ce jour-là vous aurez vos ordres et que je pourrai enfin de mon côté vous produire mes deux projets de convention et d'armistice, que chaque jour je prends avec moi et qui sont déjà usés et troués dans ma poche... Donnez-moi des réponses sur les articles que je vous ai proposés, quelles qu'elles soient; mais que je puisse donner à ma cour un résultat quelconque de la communication que j'ai faite de ces articles.» Tout ce que put obtenir Kourakine, ce fut la promesse d'un nouvel entretien pour le vendredi 9 mai, sans l'annonce positive d'une réponse. Rentré chez lui, au sortir de cette décevante conférence, l'ambassadeur tomba dans un abîme de réflexions amères. Quand il se fut remémoré toutes les épreuves par lesquelles il avait passé depuis quinze jours, ses dernières illusions tombèrent. La lumière se fit pleinement dans son esprit: la mauvaise foi du cabinet français lui apparut insigne, évidente, palpable: il se sentit outrageusement joué, en présence de gens bien décidés à ne pas traiter, à cacher sous une ombre de négociation des projets d'attaque et de surprise. À cette constation désolante, d'autres causes s'ajoutèrent pour le pousser à bout. Depuis quelque temps, son séjour à Paris ne lui valait que mortifications. Il n'en avait pas fini avec les tracas que lui avaient causés l'intrigue de Tchernitchef et le procès de ses complices. Cette déplorable affaire avait une suite inattendue, indépendamment de son épilogue naturel. Le 1er mai, l'échafaud s'était dressé en place de Grève; Michel avait été conduit au supplice, et sa tête était tombée sous le couperet de la guillotine[495]. Saget avait subi en même temps sa peine infamante, mais cette double expiation n'avait point épuisé la colère du gouvernement impérial et suspendu ses rigueurs. Non seulement les deux acquittés, Salmon et Mosès, après un simulacre de mise en liberté, avaient été arrêtés à nouveau par mesure de haute police et réincarcérés comme prisonniers d'État, mais Wustinger avait éprouvé le même sort, malgré sa qualité d'employé à l'ambassade russe. Au sortir de l'audience où il avait figuré comme simple témoin, on l'avait relaxé d'abord et rendu à son maître; celui-ci s'était applaudi de cette réparation tardive, tout en s'étonnant un peu que Wustinger lui eût été renvoyé sans un mot d'excuse et que ce concierge intermittent eût reparu à l'hôtel Thélusson «comme tombé des nues[496]»; il s'apprêtait à le congédier par égard pour la France, lorsque la police lui avait épargné cette peine. Au bout de quelques jours, l'élargissement de Wustinger ne semblant pas compatible avec l'ordre public, il avait été ressaisi, enlevé par les agents en pleine rue de Bourgogne, remis en lieu sûr, et depuis lors Kourakine protestait en vain contre cette récidive dans l'arbitraire. [Note 495: _Journal de l'Empire_, n° du 2 mai 1812.] [Note 496: Note du 6 mai, archives des affaires étrangères, Russie, 154.] De plus, par la faute du gouvernement français, il éprouvait maintenant des difficultés à remplir les devoirs les plus positifs de sa charge. On retardait ses courriers, c'est-à-dire l'expédition de ses rapports: il y avait, à n'en pas douter, un parti pris de l'isoler, de le mettre en état de blocus, afin qu'il ne pût signaler à son gouvernement la situation réelle et le manège perfide de la France. Enfin, chez toutes les personnes tenant à la cour, chez les ministres des puissances alliées à l'Empereur, il remarquait des allures plus qu'équivoques, une disposition à se cacher de lui, à lui faire mystère de tout. Le 30 avril, à Saint-Cloud, il s'était rencontré à la table du duc de Frioul avec le prince de Schwartzenberg: en cette occasion, l'ambassadeur d'Autriche avait paru lui témoigner une ouverture de coeur qu'expliquait leur longue intimité; il n'avait jamais été plus prévenant, plus affectueux, et voici qu'au lendemain de ces effusions Kourakine apprenait le subit départ de Schwartzenberg, allant prendre le commandement du corps destiné à opérer contre la Russie. Tout le monde s'accordait donc à le duper, à le berner: c'était un mot d'ordre donné que de se faire un jouet de lui et de le tromper indignement. Alors, sous l'impression de ces trop légitimes griefs, sous le coup de multiples et cuisantes blessures, l'amour-propre exaspéré du pauvre homme se révolta, en même temps qu'un sentiment plus haut, la passion de venger son maître outragé en sa personne, envahissait son âme. La colère des faibles est souvent aveugle en ses mouvements et déconcertante par ses effets: celle de Kourakine le porta à un belliqueux coup de tête. Brusquement, le pusillanime vieillard se transforme en un foudre de guerre. Jusqu'alors, l'idée seule d'une rupture avec Napoléon le faisait trembler de tous ses membres: maintenant, c'est lui qui va la précipiter et pousser les choses à l'extrême. Le 7 mai, avant d'avoir revu le duc de Bassano, à la veille de la conférence promise, il lance une note enflammée: il y fait connaître que tout ajournement nouveau le mettra dans l'obligation de quitter Paris: en vue de cette éventualité, il réclame dès à présent ses passeports[497]. De sa propre initiative, il se résout à la démarche la plus grave dont un ambassadeur puisse assumer la responsabilité, à celle qui précède immédiatement et annonce le recours aux armes. Par un affolement subit et trop explicable, l'adversaire convaincu de la guerre se trouvait amené à la déclarer. [Note 497: Archives des affaires étrangères, Russie, 154.] Cette bombe éclatant à l'improviste avait de quoi troubler à l'égal les gouvernements français et russe dans leurs secrets calculs. La tactique d'Alexandre tendait à provoquer la guerre, sans la déclarer, et à faire prononcer par son adversaire l'irréparable signal. La démarche inopinée de Kourakine, dont le public comprendrait mal les motifs, risquait d'intervertir les rôles: elle ne pouvait que compromettre et mécontenter le Tsar. D'autre part, elle attaquait et mettait en péril tout le système de temporisation imaginé par l'empereur des Français. Si Napoléon avait rusé avec Kourakine au lieu de repousser franchement son ultimatum, c'était à seule fin de retarder l'instant où les prétentions apparaîtraient inconciliables et le conflit patent. Par malheur, en ménageant trop peu la dignité et la patience de Kourakine, en le soumettant à un régime vraiment intolérable, on s'était précipité dans l'inconvénient que l'on voulait éviter; tendue à l'excès, la corde avait cassé: on s'était attiré un acte qui consommait et signalait la rupture. Si Kourakine quittait Paris, l'empereur Alexandre aurait toutes raisons pour éconduire lui-même Narbonne, s'estimer en état de guerre, pousser ses troupes en avant et les jeter sur le pays compris entre le Niémen et la Vistule. Le seul moyen pour Napoléon d'obvier à ce danger était d'apaiser Kourakine, de l'amadouer, de lui faire rétracter sa demande de passeports. Quelque indispensable que fût ce travail, l'Empereur n'y pouvait procéder en personne. Il venait enfin d'apprendre qu'Alexandre avait quitté Pétersbourg pour Wilna, et cette résolution commandait la sienne. Il se décida à partir, en laissant derrière lui son ministre des relations extérieures pour faire entendre raison à Kourakine et l'amener à résipiscence. Le 5 mai, il s'était montré à l'Opéra, avec l'Impératrice; c'étaient ses adieux aux Parisiens, qui ne devaient plus le revoir triomphant et heureux. Le 9, de grand matin, le départ se fit de Saint-Cloud: dans la journée, des centaines, des milliers d'équipages sortirent bruyamment de Paris, s'empressant à la suite de Leurs Majestés et couvrant les routes. Pendant plusieurs jours, entre Paris et la frontière, la circulation est interrompue; tous les moyens ordinaires de transport sont monopolisés, tous les chevaux de poste réquisitionnés, un grand fracas met les populations en émoi: c'est l'Empereur qui passe, magnifiquement escorté. Mais il tient encore à faire croire qu'il entreprend un voyage de pur apparat et de convenance, doublé d'une tournée militaire. Le 10 mai, le _Moniteur_ publiait la note suivante, sous la date de la veille: «L'Empereur est parti aujourd'hui pour aller faire l'inspection de la Grande Armée, réunie sur la Vistule. Sa Majesté l'Impératrice accompagnera Sa Majesté jusqu'à Dresde, où elle espère jouir du bonheur de voir son auguste famille.» Napoléon partait officiellement pour Dresde, pour Varsovie, et subrepticement pour Moscou. L'entretien convenu entre Maret et Kourakine eut lieu peu d'heures après ce départ, dans la journée du 9. L'ambassadeur se présenta au rendez-vous affermi dans ses résolutions, fort de sa conscience en repos, mais le coeur navré de ce que le soin de sa dignité l'avait obligé à faire. En apercevant le duc: «Vous voyez, dit-il, à quoi vous m'avez réduit.» Et il rappela sa demande de passeports.--«Mais comment, interrompit le ministre, avez-vous pu prendre une résolution aussi précipitée, une résolution qui entraîne sur vous la responsabilité de la guerre? Avez-vous eu pour cela des ordres de l'Empereur votre maître?--Non, je n'ai pu les avoir. L'Empereur mon maître ne pouvait prévoir ni supposer tout ce qui m'est arrivé et ces retards de plus de quinze jours que vous avez laissés s'écouler sans répondre aux communications dont j'étais chargé.» Alors, en termes tour à tour affectueux et sévères, le duc essaya de le raisonner, de le sermonner, de lui faire comprendre la redoutable portée de son acte. La guerre était possible, disait-il, mais non certaine; il le savait mieux que personne, comme ministre et confident de l'Empereur, et c'était au moment où l'on pouvait conserver les plus sérieuses espérances de paix que l'ambassadeur de Russie prenait sur lui de les anéantir d'un trait de plume. Avait-il donc songé, cet ambassadeur si bien intentionné jusqu'alors, au poids dont il allait charger sa conscience, aux reproches que seraient en droit de lui adresser son souverain, son pays, l'Europe, l'humanité? Ces réflexions, Kourakine se les était faites et avait passé outre; néanmoins, à l'aspect des effrayantes perspectives que son interlocuteur déployait à ses yeux, le sentiment de sa responsabilité l'étreignit davantage et l'accabla. Ce surcroît d'épreuve excédait ses forces: sa face s'empourpra, des sanglots lui montèrent à la gorge, et il fondit en larmes[498]. [Note 498: Lettre du duc de Bassano à l'Empereur, en date du 10 mai. Archives des affaires étrangères, Russie, 154.] Le duc, témoin impassible de cette explosion, se préparait à en profiter, lorsque Kourakine, par un suprême effort de volonté, se roidit contre son émotion et se ressaisit. Il refusa de retirer sa demande de passeports à moins que la France ne rompît un injurieux silence. Récapitulant ses griefs, énumérant ses sujets de plainte, il serrait le duc entre les deux termes de cette alternative: répondre à ses notes ou le laisser partir. Si infranchissable que parût le cercle où le ministre français se voyait enfermé, il trouva moyen d'en sortir, découvrit une échappatoire. Il se montra prêt à discuter enfin l'arrangement. Seulement, avant de répondre sur le fond, il souleva une difficulté de forme, posa une question préalable: Vous offrez, dit-il à Kourakine, de signer un accord sur les bases proposées par la Russie? Soit; l'Empereur ne s'y refuse point. Mettons-nous donc à l'oeuvre, entrons en matière, et avant tout, pour faire bonne et valable besogne, remplissons les formalités qu'exige en pareil cas la procédure diplomatique. La première et la plus essentielle, entre négociateurs prêts à s'aboucher, est de se communiquer respectivement leurs pouvoirs. Êtes-vous muni d'un acte authentique et spécial qui vous autorise à conclure et signer un arrangement? En ce cas, veuillez exhiber et me communiquer ces pouvoirs. Kourakine dut confesser qu'il ne les possédait point: le duc s'en doutait et prenait sciemment son adversaire au dépourvu. La cour de Russie avait si peu la pensée de traiter sérieusement, elle avait si peu prévu l'acceptation de ses exigences qu'elle avait négligé de conférer à son représentant les pouvoirs nécessaires pour passer un acte qui constaterait l'entente: elle s'était bornée à lui en annoncer l'expédition ultérieure et éventuelle. La manoeuvre du gouvernement français était donc habilement conçue et dégageait sa position. On lui reprochait un défaut de sincérité; il ripostait en obligeant Kourakine à découvrir chez son propre cabinet un manque de bonne foi ou tout au moins d'empressement. À la vérité, Kourakine pouvait répondre--et il ne s'en fit pas faute dès qu'il fut revenu de la stupéfaction où l'avait jeté cette diversion inopinée--que son caractère d'ambassadeur lui donnait essentiellement qualité pour recevoir et constater l'adhésion de la France aux bases proposées. S'il n'était point investi des pouvoirs nécessaires pour signer un contrat en forme, il s'offrait quand même à le passer. Supposant malgré tout la bonne foi de son gouvernement, jugeant les autres d'après lui-même, il ne mettait pas en doute et garantissait l'approbation de son maître. Toujours sincère, émouvant à force d'honnêteté, il supplia, il adjura le duc, avec l'accent d'une conviction profonde, de ne plus s'arrêter à de misérables arguties, à de dangereuses chicanes: «Puisqu'il en est temps encore, disait-il, ne perdons pas un instant; négocions à fond et franchement; arrêtons un projet d'arrangement, et je signerai sous réserve d'une ratification qui viendra sûrement: en agissant ainsi, nous aurons bien servi nos maîtres et nos pays.--Non pas, reprenait le duc, nous ne serions pas à deux de jeu. J'ai mes pleins pouvoirs, vous n'avez pas les vôtres. Plus d'une année nous avons demandé que vous en fussiez revêtu. Avant que vous le soyez, comment voulez-vous que je puisse négocier avec vous? Je ne puis nullement accéder à ce mode de procéder.» Et tenant tout en suspens, il rejetait sur la Russie la responsabilité des retards dont se plaignait l'ambassadeur, déniait à celui-ci le droit de s'en offusquer et de réclamer ses passeports. Cette controverse occupa la journée du 10 mai. Le soir, désespérant de vaincre un parti pris de déloyauté, revenant à l'idée de trancher dans le vif, Kourakine se jura de retourner le lendemain chez le ministre, à seule fin de rompre définitivement et d'exiger ses passeports. La nuit passa sur cette résolution sans la changer. Au matin, Kourakine se préparait à prendre pour la dernière fois le chemin de l'hôtel de la rue du Bac, lorsqu'il apprit par un billet assez embarrassé du ministre que celui-ci avait quitté Paris dans la nuit pour rejoindre l'Empereur. Après avoir opposé une fin de non-recevoir qui lui avait permis d'éluder à la fois une réponse à l'ultimatum et la remise des passeports, le duc avait jugé opportun de se soustraire par un départ à de nouvelles réquisitions: entre l'ambassadeur et lui, il était en train de mettre deux cents lieues de pays. Et Kourakine restait en face du vide, désorienté, accablé, une fois de plus mystifié, mais placé dans l'impossibilité de se venger par le coup d'éclat qu'il méditait, car l'éloignement allait permettre à l'Empereur de lui faire attendre indéfiniment son congé et les moyens matériels de partir. Pour le moment, il se voyait condamné à rester, rivé à son poste, ambassadeur malgré lui. Il prit la résolution d'abriter son chagrin et ses humiliations dans une maison de plaisance qu'il avait louée pour la belle saison: au lieu de partir pour la Russie, il partit pour la campagne. Établi au pavillon de Coislin, près de Saint-Cloud, il apercevait de ses fenêtres l'impériale résidence où il avait été comblé naguère de distinctions et d'honneurs, et une profonde mélancolie s'emparait de lui lorsqu'il comparait à ce triomphant passé sa détresse actuelle[499]. [Note 499: Voy. aux archives des affaires étrangères ses lettres particulières au duc de Bassano.] À travers de multiples péripéties, Napoléon était parvenu à ses fins. Il retardait le dénouement de la crise, sans chercher à le modifier: il comprimait le cours des événements, se réservant de le déchaîner à son heure. En retenant Kourakine, il sauvait l'apparence de la paix: il rendait possible l'accalmie momentanée qu'il espérait créer par l'envoi de Narbonne: tandis qu'il s'essayait à renouer en Russie le fil de la négociation, il l'empêchait de se briser à Paris: il évitait que le fait brutal et matériel de la rupture n'éclatât derrière lui, dans son dos, tandis qu'il irait tenir à Dresde de solennelles assises, recevoir l'hommage et le serment des rois, et gagnerait à pas comptés les frontières de la Russie. Pour obtenir ce résultat, aucun scrupule ne l'avait arrêté: artifices, caresses, violences, procédés despotiques et raffinements de duplicité, tous les moyens lui avaient été bons: jamais le jeu compliqué de la diplomatie, ses roueries et ses petites habiletés ne s'étaient plus bizarrement enchevêtrés aux conceptions d'une politique effrénée qui avait entrepris encore une fois de bouleverser l'Europe et de la remanier à jour fixe. CHAPITRE XII DRESDE. À travers l'Allemagne.--Arrivée à Dresde.--Installation de l'Empereur.--Tableau de la cour saxonne.--Affluence de souverains.--La reine de Westphalie.--Arrivée de l'empereur et de l'impératrice d'Autriche.--Belle-mère et belle-fille.--Fête du 19 avril.--Aspect de Dresde pendant le congrès.--Vie de famille.--L'Empereur se remet au travail.--Lettre de Kourakine réclamant à nouveau ses passeports.--Manoeuvre de la dernière heure.--Ordre expédié à Lauriston de se rendre à Wilna et d'y entretenir un fallacieux espoir de paix.--La journée des souverains à Dresde.--Le lever de l'Empereur.--La toilette de l'Impératrice.--L'après-midi.--Goûts et occupations de l'empereur François.--Le dîner.--Cérémonial napoléonien.--Napoléon et Louis XVI.--La soirée.--Le jeu des souverains et le cercle de cour.--Jalousie des dames autrichiennes.--Mme de Senft.--Le duc de Bassano.--Caulaincourt.--Mots de l'Empereur.--Ses conversations avec l'empereur François.--Il se met en frais de galanterie auprès de l'impératrice d'Autriche et ne réussit pas à la gagner.--Intimité apparente.--Les cours au spectacle.--Parterre de rois.--Napoléon comparé au soleil.--Le roi de Prusse.--Le _Kronprinz_.--Hiérarchie établie entre les souverains.--Concours de bassesses.--Apogée de la puissance impériale.--Spectacle sans pareil dans l'histoire.--Napoléon se montre davantage en public; promenade à cheval autour de Dresde.--Visite à l'église Notre-Dame.--L'empereur Alexandre dans une église catholique de Lithuanie.--La veillée des armes.--Retour de Narbonne; il rend compte de sa mission.--Explosion printanière; approche de la saison favorable aux hostilités.--Dernier appel à la Suède et à la Turquie.--Napoléon décide de soulever la Pologne.--Il songe à Talleyrand pour l'ambassade de Varsovie; raisons qui le portent à ce choix, incidents qui l'y font renoncer.--Nouvelle disgrâce de Talleyrand.--L'abbé de Pradt.--Choix funeste.--Objets proposés au zèle de l'ambassadeur.--Napoléon cherche à gagner encore quelques jours.--Son départ de Dresde.--L'assemblée des souverains se disperse.--Propositions inattendues de Bernadotte: motif et caractère de ce revirement.--Mauvaise foi du prince royal.--Il s'efforce de ménager un accord entre la Russie et la Porte.--Congrès et traité de Bucharest.--La paix sans l'alliance.--L'amiral Tchitchagof.--Projet d'une grande diversion orientale.--Alexandre espère ébranler le monde slave et le précipiter sur l'Illyrie et l'Italie françaises.--L'idée des nationalités se retourne contre la France.--Demi-trahison de l'Autriche.--Duplicité de la Prusse et des cours secondaires de l'Allemagne.--Universel mensonge.--Avertissements de Jérôme-Napoléon, de Davout et de Rapp.--Pronostic de Sémonville.--Parmi les Français, les grands se lassent et s'inquiètent: la confiance des humbles reste absolue et ardente.--Lettre d'un soldat.--L'armée croit aller aux Indes. I Pour aller à Dresde, l'Empereur et l'Impératrice prirent par Châlons et Metz, franchirent le Rhin à Mayence, puis, se détournant légèrement vers le sud, passèrent à proximité du Wurtemberg et de la Bavière. Sur tout leur parcours, l'Allemagne avait échelonné des princes, courbés dans une attitude d'adoration. On trouva à Mayence ceux d'Anhalt et de Hesse-Darmstadt; à Wurtzbourg, le roi de Wurtemberg et le grand-duc de Bade obtinrent quelques instants d'entretien; à Bamberg, pendant qu'on relayait, les ducs Guillaume et Pie de Bavière présentèrent leurs hommages. Napoléon voyageait avec le faste et l'appareil d'un potentat d'Asie; des populations entières avaient été réquisitionnées pour aplanir devant lui et réparer la route; pendant la nuit, de grands bûchers, dressés de place en place, s'allumaient à mesure qu'avançaient les voitures impériales et répandaient sur leur passage une clarté d'incendie. Comme la longueur des étapes se réglait d'après les convenances et la santé de l'Impératrice, le jour de l'arrivée à Dresde n'avait pu être rigoureusement fixé. Cette incertitude troublait fort le roi et la reine de Saxe, qui craignaient d'être surpris par leur visiteur et de ne pouvoir à temps se porter à sa rencontre. Le 15 mai, ils prirent le parti de s'établir dans la petite ville de Freyberg, située à huit lieues en avant de Dresde[500]. Le soir venu, le Roi ne voulait point se coucher; pour le décider à prendre un peu de repos, il fallut que son ministre des affaires étrangères, le baron de Senft, passât la nuit sur une haise à l'entrée de son appartement, prêt à l'avertir au premier signal[501]. Pourtant, la nuit, puis la matinée du lendemain, s'écoulèrent sans alerte; dans l'après-midi seulement, les équipages impériaux furent annoncés et presque aussitôt arrivèrent. Après de rapides effusions, les deux cours se confondirent; Français et Saxons se répartirent côte à côte dans les mêmes voitures, la course fut reprise, et l'entrée à Dresde se fit le soir même, aux flambeaux, au son de toutes les cloches, au bruit des salves d'artillerie dont les montagnes d'alentour se renvoyaient les échos en interminables roulements. [Note 500: Serra, ministre de France à Dresde, à Maret, 15 mai 1812.] [Note 501: _Mémoires du comte de Senft-Pilsach_, ministre des affaires étrangères de Saxe, p. 106.] L'Empereur fut conduit au château royal, à la Résidence, comme disent les Allemands: là, tous les princes de la famille de Saxe se trouvèrent réunis pour lui souhaiter la bienvenue. Sur l'escalier d'honneur, des gardes suisses faisaient la haie, armés de hallebardes, portant le tricorne à plume blanche et la perruque à trois marteaux, tout habillés de taffetas jaune et violet. Cette tenue plus galante que martiale fit sourire nos jeunes officiers, qui trouvèrent aux gardes de Sa Majesté Saxonne un air de «scaramouches[502]». À travers ce décor, l'Empereur fut conduit aux appartements qui lui avaient été réservés, les plus beaux, les plus vastes du palais, ceux qu'avait naguère habités et embellis Auguste II, l'électeur-roi de fastueuse mémoire. [Note 502: _Journal du maréchal de Castellane_, I, 92.] Le lendemain, on chanta un _Te Deum_ solennel pour remercier le ciel de sa venue: il y eut présentation de la cour et du corps diplomatique. Le ministre de Russie, M. de Kanikof, parut avec ses collègues: comme l'Empereur l'accueillit bien et affecta même de le distinguer, quelques assistants y virent un symptôme de paix; d'autres, plus avisés, dirent que le conquérant, tout en se préparant à l'attaque, rentrait encore ses griffes et «faisait patte de velours[503]». [Note 503: Sur le détail des journées à Dresde, nous avons pu consulter le _Journal inédit_ du grand maître de la cour de Saxe, que M. Frédéric Masson a bien voulu nous communiquer.] Dans la même journée, l'Empereur revit ses hôtes saxons et put les observer de plus près. Il retrouva le Roi tel qu'il l'avait connu à Dresde en 1807, à Paris en 1809, c'est-à-dire parfaitement docile, plein de prévenances, et leur intimité sembla tout de suite reprendre et se fortifier. À vrai dire, il eût été difficile de découvrir la moindre affinité de caractère entre le violent empereur et le monarque pacifique qui le recevait à Dresde. Paternel et digne, bienveillant sans familiarité, Frédéric-Auguste s'était concilié à la fois le respect et l'affection de ses peuples; n'ambitionnant point d'autre gloire, il se fût contenté de régner en paix sur des sujets faciles à gouverner. Il se déchargeait volontiers du poids des affaires sur un favori doux et âgé comme lui, le comte Marcolini; son bonheur eût été de se livrer sans contrainte aux exercices d'une dévotion minutieuse, entremêlés de quelques distractions idylliques et champêtres[504]. Mais il avait compris que la sécurité et l'avenir de son État étaient au prix d'un accord étroit avec le dominateur de l'Allemagne; il l'avait donc choisi pour inspirateur et pour guide, et, sans l'interroger, sans chercher à pénétrer ses projets, suivait en tout ses impulsions avec une déférence discrète. [Note 504: Il écrivait à Marcolini, au cours d'un voyage: «J'ai été régalé du matin au soir par le chant des rossignols. Ils abondent, même dans les plus misérables villages. Ils seraient bien mieux placés dans mon jardin de Pillnitz, où vous savez que nous n'avons jamais pu en établir.» Bourgoing, ministre de France en Saxe, à Maret, 8 mai 1811.] La Reine, d'un physique disgracieux et de réputation équivoque, aidait son mari à organiser les réceptions, les fêtes, et n'y apportait par elle-même aucun agrément. Les princes frères du Roi, tout entiers à leur famille, à leurs pratiques de piété, à leurs jardins, offraient le modèle des vertus privées, sans aucune des qualités qu'eût exigées leur rang; Napoléon les jugea du premier coup indignes de l'occuper: il se borna à leur faire passer la parade, pour ainsi dire, et à leur adresser quelques questions sur le degré d'avancement de leur instruction militaire[505]. Quant aux autres membres de la cour, il les trouva pleins d'une admiration craintive, empressés à lui faire fête autant que le leur permettaient des ressources assez bornées. [Note 505: _Mémoires de Senft_, 172.] Foncièrement attachés au passé, dont ils gardaient l'esprit, les usages et la politesse, les Saxons cédaient néanmoins aux circonstances, se livraient au glorieux parvenu sans l'aimer et se laissaient entraîner par lui, avec quelque effarement, dans un tourbillon d'occupations et de plaisirs qui dérangeait leurs habitudes tranquilles. Dans ce monde d'un autre âge, aux tons effacés, aux nuances discrètes et fanées, Napoléon allait trancher plus que partout ailleurs par l'exubérance de son génie, l'éclat cru de son esprit et de son langage, son luxe flambant et neuf. Il avait accepté l'hospitalité des souverains saxons, mais il voulait être chez lui dans leur palais, y tenir maison et table ouverte. C'était une cour entière qu'il avait emmenée, les principaux dignitaires de son état-major, sa maison militaire, un service complet de chambellans, d'écuyers et de pages, un préfet du palais, et de plus l'accompagnement ordinaire de l'Impératrice aux jours de solennité, grande maîtresse et grand chambellan, premier écuyer, chevalier d'honneur, trois chambellans, trois écuyers, trois dames du palais. Les noms les plus illustres de l'ancienne et de la nouvelle France figuraient ensemble dans ce cortège, un Turenne, un Noailles, un Montesquiou, à côté d'une Montebello. En même temps, se faisant suivre d'un personnel démesurément nombreux, de tout un service d'appartement et de bouche, l'Empereur avait ordonné de transporter à Dresde son argenterie, le splendide écrin de l'Impératrice, les joyaux de la couronne, tout ce qui pouvait rehausser matériellement et parer le rang suprême. Dans son nouveau séjour, il voulait devenir le centre rayonnant vers lequel se tourneraient tous les regards, toutes les curiosités, et faire lui-même les honneurs de Dresde aux princes étrangers qu'il y avait conviés en foule. Les princes de la Confédération du Rhin commençaient à se présenter, à se succéder dans un interminable défilé. Dès le matin du 17, on avait vu arriver ceux de Weymar, de Cobourg, de Mecklembourg, et le grand-duc de Wurtzbourg, primat de la Confédération. Dans la soirée, la cour de Saxe eut à recevoir la reine Catherine de Westphalie, appelée par invitation spéciale de l'Empereur. Napoléon avait pris en affection cette princesse si charmante, si vivante, qui aimait si franchement son mari et faisait une heureuse exception par ses allures prime-sautières, par la sincérité de ses sentiments, dans le milieu compassé des cours: l'attention qu'il avait eue de la mander frappait d'autant plus qu'il avait écarté de la réunion, avec un soin rigoureux, les autres membres de sa famille. Eugène avait traversé Dresde peu de jours auparavant, mais n'avait fait qu'y paraître et y plaire: il avait reçu ordre de rejoindre ses troupes au plus vite. Jérôme n'avait pas eu permission de quitter son quartier général. Pour Murat, la prohibition avait été plus nette encore et plus sensible. Bien que le roi de Naples, arrivant d'Italie, semblât naturellement appelé à passer par la Saxe pour se rendre en Pologne, l'Empereur lui avait imposé un itinéraire dont le tracé aboutissait directement à Dantzick et s'éloignait de la capitale saxonne. À l'entendre, s'il avait agi de la sorte, c'était par égard pour son beau-père: l'empereur d'Autriche regrettait toujours ses possessions d'Italie: la vue d'un prince établi en ce pays par nos armes pourrait affliger ses yeux: pourquoi lui gâter la joie qu'il éprouverait à revoir sa fille? Dans la réalité, le motif de l'exclusion était tout autre, et Napoléon ne se privait pas de l'indiquer à ses familiers, lorsqu'il voulait être franc. Tel qu'il connaissait Murat, il jugeait dangereux pour ce roi de promotion récente tout contact avec des souverains d'ancienne souche et particulièrement avec la maison d'Autriche: «Sa tête va tourner, disait-il, si l'empereur François lui adresse quelques paroles aimables[506].» Ravi de ces avances, flatté dans sa vanité de se voir recherché par le descendant de quarante-deux empereurs, Murat se laisserait aller sans doute, avec l'intempérance habituelle de sa langue, à des confidences compromettantes, à des propos qui l'engageraient: ainsi se créerait entre l'Autriche, aspirant au fond à rentrer en Italie, et Murat, aspirant à s'y faire une position indépendante, une intelligence suspecte, que Napoléon tenait essentiellement à empêcher. Se défiant à l'égal des souverains qu'il avait placés sur le trône et de ceux qu'il y avait laissés, il n'admettait pas que trop d'intimité s'établît entre les uns et les autres. [Note 506: _Documents inédits_.] L'empereur et l'impératrice d'Autriche arrivèrent dans l'après-midi du 19 et reçurent les mêmes honneurs que Napoléon lui-même, avec cette différence que le couple saxon ne se porta point au-devant d'eux. Établis au palais, ils se préparaient à visiter l'empereur des Français, quand celui-ci, les prévenant, se fit annoncer. Quelques instants après, il arrivait avec Marie-Louise, avec toute sa suite, et les deux cours se trouvèrent en présence. Cette première entrevue fut cérémonieuse et guindée. Embarrassé et gauche, conscient de son infériorité, François Ier restait sur la réserve et ne s'attendrit qu'en recevant dans ses bras celle qu'il nommait «sa chère Louise». L'air de santé et de bonheur qui brillait sur les traits de Marie-Louise parut causer à l'impératrice autrichienne plus de surprise que de satisfaction. Cette princesse s'était préparée à s'apitoyer sur le sort de sa belle-fille, mariée au despote exécré, et éprouvait une déception à ne pouvoir la plaindre. Quant à Napoléon, il constata avec désappointement que les souverains autrichiens ne s'étaient fait accompagner d'aucun de leurs proches. Il eût aimé, durant son séjour en Saxe, à marcher environné d'un cortège d'archiducs; il avait fait exprimer à Vienne le plaisir qu'aurait Marie-Louise à se retrouver avec ses frères et regretta qu'on eût négligé d'obtempérer à ce voeu. Il marqua surtout quelque étonnement de ne pas voir l'héritier présomptif de la couronne, l'archiduc Ferdinand, et comme sa belle-mère s'excusait de ne l'avoir point amené en alléguant les seize ans du jeune prince, sa timidité d'adolescent craintif et un peu sauvage, son éloignement pour le monde: «Vous n'avez qu'à me le donner pendant un an, dit vivement l'Empereur, et vous verrez comme je vous le dégourdirai[507].» [Note 507: Bulletin transmis de Vienne le 3 juillet par le secrétaire d'ambassade La Blanche. Tous les échos de l'entrevue retentissaient à Vienne.] Le soir, il y eut par extraordinaire grand couvert chez le roi de Saxe: pour cette fois, Napoléon avait voulu laisser à ses hôtes le plaisir de recevoir à leur table et de fêter les souverains. Après le repas, servi par les grands officiers de la couronne de Saxe, l'illustre assemblée se rendit dans les appartements de la Reine, et là, se groupant autour des fenêtres ouvertes, qui donnaient sur l'Elbe, put contempler le spectacle de Dresde illuminée. Formée de pylônes et d'arcs resplendissants, l'illumination couvrait l'esplanade située au devant du château et prolongeait sur le beau pont qui vient y aboutir une flamboyante allée. Un peu plus loin, un pont de radeaux, établi pour la circonstance, offrait une décoration non moins brillante, qui se reflétait sur le fleuve et semblait poser à la surface des eaux une autre ligne de feux, d'un éclat discret et pâli. Sur les quais, sur les terrasses, la foule se pressait pour jouir du spectacle, et de la ville entière, où les rues illuminées traçaient de clairs sillons, montait un bruit de peuple en fête[508]. [Note 508: _Gazette universelle_ d'Augsbourg, 29 mai. _Journal de l'Empire_, 2 juin.] Depuis l'arrivée des souverains, la charmante capitale de la Saxe ne se reconnaissait plus. D'ordinaire, l'aspect en était calme et reposant; dans les rues s'ouvrant sur de fraîches perspectives de verdure et de montagnes, peu de monde, point de voitures: des chaises à porteurs, doucement balancées, où se laissaient entrevoir les dames de la ville, poudrées et attifées à la mode d'autrefois: le dimanche, pour égayer ces solitudes, des choeurs d'écoliers en manteau court, chantant des cantiques[509]. En ce lieu privilégié de la nature, embelli par l'art, à peu près épargné par la guerre, la vie était oisive et molle, les moeurs retardaient sur le siècle, Dresde avait eu pourtant cette année même sa révolution: dans la toilette d'apparat des femmes, le manteau de cour avait remplacé les paniers[510]: à cela près, on se serait cru de cinquante ans en arrière, et le style ancien des monuments, leur grâce vieillie, les courbes onduleuses de leurs lignes, la profusion d'ornements en rocaille qui s'enroulaient sur leurs façades, complétaient l'illusion. Et voici que Napoléon avait choisi cette ville pour y donner l'une de ces pompeuses représentations qu'il excellait à monter, pour y jeter une invasion de magnificences, un monde d'étrangers de tout ordre, de tout rang et de tout pays. [Note 509: _Journal de Castellane_, I, 95.] [Note 510: _Id._] Peu de troupes, à la vérité: nos colonnes côtoyaient Dresde sans y entrer: l'Empereur lui avait épargné le fardeau de trop nombreux passages: seuls, quelques détachements de la Garde promenaient par les rues leur air vainqueur et leur splendide tenue, fraternisant avec les beaux grenadiers de Saxe, en habit rouge à revers jaunes. Mais le fracas des entrées, les chaises de poste roulant sur le pavé et amenant d'insignes personnages, les carrosses dorés sortant pour les visites de cérémonie, l'affluence et le luxe des équipages, des costumes, des livrées, mettaient partout un tumulte et un éblouissement: c'étaient des arrivées à sensation se succédant à toute heure, le comte de Metternich prenant les devants sur ses maîtres, le prince de Hatzfeldt se présentant comme envoyé extraordinaire de Prusse et sollicitant pour le Roi la permission de venir, le duc de Bassano prenant possession de l'hôtel Salmour avec sa chancellerie, le prince de Neufchâtel établissant au palais Brühl les bureaux de la Grande Armée: sur les pas de ces puissants, une irruption de suivants, de commis, de solliciteurs, encombrant les antichambres, campant sur les escaliers: Dresde en proie à une cohue affairée et brillante: un grand gouvernement et trois ou quatre cours s'installant, s'entassant dans la calme cité. Que de bruit, d'agitation, de mouvement! Partout des apprêts de fête: dans les rues, sur les places, des décorations s'élevant à la hâte: six cents ouvriers appropriant la salle de l'Opéra italien à une représentation de gala; et dominant le bruit de ces préparatifs, dominant le bourdonnement des foules, retentissant à toute heure, la voix du canon; cent coups pour l'arrivée de Leurs Majestés Autrichiennes, cent coups au commencement du _Te Deum_ et encore trois salves de douze coups pour marquer les différentes phases de la cérémonie, pendant que les gardes saxonnes, rangées autour de l'église, exécutaient des feux de mousqueterie. Enfiévré par ce fracas, par l'éclat et la diversité des spectacles, le peuple emplissait les rues, se déplaçait par brusques oscillations, suivant qu'un objet nouveau attirait ou détournait son attention. Il s'amassait aux abords des palais, dès qu'un mouvement dans les cours, un signe quelconque semblait annoncer la sortie ou la rentrée d'un cortège et promettre la vue des grands de ce monde. Parfois cette attente n'était pas déçue: par les grilles ouvertes de la Résidence, une élégante calèche sortait, précédée de piqueurs, enveloppée de gardes; elle menait à la promenade les deux impératrices, les deux Marie-Louise, la belle-fille et la belle-mère, affectant un touchant accord: la première épanouie et radieuse, la seconde gracieuse et frêle, dissimulant sous un costume hongrois, à plis bouffants et épais brandebourgs, la maigreur de sa taille et son buste émacié. La foule regardait passer avec ravissement ces souriantes visions, sans que sa curiosité en fût pleinement satisfaite. On cherchait des yeux, on désirait voir l'être extraordinaire qui était l'âme de tous ces mouvements. Mais l'Empereur jusqu'à présent ne se montrait guère en public; comme s'il eût voulu laisser à la réunion un caractère d'intimité presque familiale, il vivait avec ses hôtes ou se tenait enfermé dans ses appartements: on le disait absorbé par un labeur incessant, en train de préparer avec ses ministres et ses alliés les destinées de l'Europe: «Sa Majesté, écrivait une correspondance de Dresde, paraît extrêmement occupée[511].» [Note 511: Passage cité par le _Journal de l'Empire_, n° du 31 mai.] En effet, Napoléon s'était remis tout de suite à sa besogne de souverain et de généralissime. Affermissant la Grande Armée sur la Vistule, pressant l'arrivée des effectifs retardataires, il travaillait surtout à organiser l'armée de seconde ligne, celle qui devait garder l'Allemagne et fournir des renforts à l'invasion; il déterminait le nombre, la composition, l'emplacement des corps. En même temps, il stimulait son ministre des relations extérieures à surveiller le fonctionnement de nos alliances, à conclure celles qui n'étaient pas encore formées, à regagner le temps perdu auprès de la Suède et de la Turquie. Dès que Berthier l'avait quitté, après lui avoir demandé des centaines de signatures, le duc de Bassano se présentait et lui apportait des lettres d'ambassadeurs, des rapports diplomatiques, des bulletins de renseignements arrivés de toutes les parties de l'Europe. Une de ces pièces attira l'attention de l'Empereur et le contraria. Par lettre en date du 11 mai, Kourakine renouvelait en termes pressants sa demande de passeports et n'admettait point que le gouvernement français se fût soustrait, par un départ impromptu, au devoir de lui répondre[512]. Napoléon ne jugeait nullement le moment venu d'acquiescer à sa requête. Afin de tromper l'impatience du vieux prince, il se borne à lui faire expédier des passeports pour quelques membres de sa maison et «pour ses enfants naturels», non pour lui-même. Puis, un peu ému de ces instances persécutrices, il se retourne vers Alexandre et essaye encore une fois de parlementer, dans sa préoccupation constante d'endormir et d'immobiliser la Russie. Tel avait été, on ne l'a pas oublié, l'objet de la mission confiée à Narbonne. À l'heure qu'il est, cet aide de camp doit être arrivé à Wilna, mais il n'a pas encore donné de ses nouvelles. On ignore s'il a été reçu par l'empereur Alexandre, s'il a réussi à faire renaître dans l'esprit de ce prince un fallacieux espoir de paix. Pour le cas où cette démarche ne suffirait point, Napoléon se décide à la doubler par une autre: c'est la quatrième qu'il tente dans le même but depuis le commencement de l'année. Après avoir employé d'abord Lauriston, c'est-à-dire son ambassadeur en titre, après avoir eu recours ensuite à Tchernitchef, en troisième lieu à Narbonne, il revient à Lauriston, à la voie ordinaire et officielle. [Note 512: Archives des affaires étrangères, Russie, 154.] Le 20 mai, un courrier part de Dresde à destination de Pétersbourg, avec une longue dépêche pour l'ambassadeur. Au reçu de ce message, M. de Lauriston demandera à l'office russe des affaires étrangères les moyens de se rendre au quartier général du Tsar, pour lequel il se dira porteur de communications graves et urgentes. Si ce recours direct au souverain, qui est presque de droit pour un ambassadeur, ne lui est pas accordé, il prendra acte du refus et attendra de nouvelles directions. Si sa demande est accueillie, il partira sur-le-champ pour Wilna et y entamera un dernier semblant de négociation. Le terrain sur lequel il doit se placer lui est soigneusement indiqué. À cet instant, Napoléon ne peut plus feindre d'ignorer l'ultimatum blessant d'Alexandre, vu le temps écoulé depuis l'envoi de cette pièce. Il affecte seulement de croire que les prétentions de la Russie lui ont été inexactement transmises, que Kourakine a dénaturé la pensée de sa cour en lui donnant une forme comminatoire, qu'il a été au delà de ses instructions en demandant ses passeports; ce sont les bévues de cet ambassadeur «honnête homme, mais trop borné[513]», qui ont créé un dangereux malentendu. Lauriston devra demander des explications, sans insister pour qu'elles soient trop nettes: il dira surtout qu'un accommodement reste possible, que tout peut s'arranger encore, pourvu qu'on y mette un peu de bonne volonté; en conséquence, la Russie doit s'abstenir de tout acte irrévocable et précipité. Par cette manoeuvre de la dernière heure, Napoléon gagnerait plus sûrement quelques semaines, le temps d'atteindre l'époque où les progrès de la végétation dans le Nord lui donneraient licence d'entrer en campagne, le temps aussi d'organiser et de présider sa cour de souverains. [Note 513: Paroles de Napoléon dans ses entretiens ultérieurs avec Balachof, citées par Tatistchef, 595.] II Il avait réglé sa vie à Dresde suivant un mode pompeux et strict. Le matin, à neuf heures, il tenait d'ordinaire un lever; les princes allemands y faisaient assidûment acte de présence et venaient à l'ordre. L'Empereur passait ensuite chez l'Impératrice et assistait à la Toilette. On sait quelle place occupait dans les usages des cours cette représentation fastueuse, où la souveraine, entourée de ses femmes qui achevaient de la parer, admettait en sa présence quelques privilégiés. Après le lever de l'Empereur, la toilette de Marie-Louise offrait l'occasion d'une seconde assemblée. L'impératrice d'Autriche y venait souvent, et la vue des merveilleux atours préparés pour sa belle-fille, des écrins ouverts, des coffrets débordant de diamants et de perles, excitait sa jalousie. Admirant ces trésors, elle souffrait de n'en pas avoir de pareils, réduite qu'elle était par le malheur des temps à une pénible économie. Marie-Louise, dès qu'un objet paraissait plaire particulièrement à sa belle-mère, se hâtait de le lui offrir, et l'autre impératrice acceptait ces cadeaux avec un mélange de satisfaction et de dépit, ravie de les posséder, humiliée de les recevoir[514]. À deux pas de là, Napoléon causait avec la reine de Westphalie, avec les princes; c'était l'un des moments de la journée où il parlait et laissait parler avec le plus d'abandon. Dans le fond de la salle, les courtisans commentaient à voix basse ses moindres propos et en tiraient de grandes conséquences: ils se livraient à de discrets pronostics sur les événements à venir et signalaient les fortunes naissantes. [Note 514: _Mémoires de Mme Durand_, 140. Cf. la lettre du duc de Bassano à Otto en date du 27 mai 1812.] Dans l'après-midi, Napoléon rendait visite tous les deux ou trois jours à son beau-père et lui consacrait quelques instants. Lui parti, tandis que les impératrices visitaient ensemble les musées de Dresde et les sites ravissants du voisinage, l'empereur François, dépaysé et désoeuvré, atteignait difficilement la fin de la journée. Les occupations d'État le tentaient peu: la politique lui avait semblé de tout temps une source de dégoûts; c'était lui qui disait naguère à son ministre Cobenzl: «Lorsque je vous vois entrer dans mon cabinet, la pensée des affaires dont vous allez m'entretenir me serre le coeur.» D'autre part, il n'avait pas à Dresde ses familiers ordinaires, les favoris de bas étage dont les plaisanteries épaisses le réjouissaient et qui s'ingéniaient à lui trouver des distractions, des passe-temps, à flatter les caprices de son imagination puérile. Il ne pouvait, comme à Vienne, employer de longues heures à imprimer soigneusement des cachets sur une cire de choix ou à faire la cuisine[515]. Cherchant des objets de curiosité et d'intérêt à sa portée, il sortait à pied, flânait par les rues, paterne et bienveillant avec la foule qui le saluait dévotement: on le voyait tromper son ennui par de longues stations dans les boutiques, faire bourgeoisement des emplettes[516]. [Note 515: Feuille de renseignements transmise par Otto le 22 décembre 1811: «On raconte qu'à Schlosshof (résidence impériale en Hongrie) l'Empereur costumé en cuisinier était occupé avec Stift (son médecin) à faire du sucre d'érable, quand la députation officielle de la Diète vint engager Sa Majesté à se rendre à Presbourg.»] [Note 516: _Mémoires de Mme Durand_, 140.] Le soir, les souverains se retrouvaient pour le dîner, qui avait lieu de fondation chez l'empereur des Français. On se réunissait à l'avance dans ses appartements. Là, s'il faut en croire une tradition, dans sa manière d'opérer son entrée et de se faire annoncer, Napoléon affectait une simplicité grandiose qui l'isolait de toutes les puissances accourues à sa voix et l'élevait au-dessus d'elles. Ses invités étaient annoncés par leurs titres et qualités: c'étaient d'abord des Excellences et des Altesses sans nombre, Altesses de tout parage et de toute provenance, anciennes ou récentes, Royales ou Sérénissimes,--puis les Majestés: Leurs Majestés le roi et la reine de Saxe, Leurs Majestés Impériales et Royales Apostoliques, Sa Majesté l'impératrice des Français, reine d'Italie. Lorsque toutes ces appellations sonores avaient retenti à travers les salons, l'auguste assemblée se trouvait au complet et le maître pouvait venir. Alors, après un léger intervalle de temps, la porte s'ouvrait de nouveau à deux battants, et l'huissier disait simplement: L'Empereur. Il entrait gravement, le front épanoui ou soucieux suivant les jours, saluait à la ronde, distribuait quelques paroles, et l'on se formait en cortège pour aller à table. Un officier de sa maison, dont l'appartement donnait sur la galerie où passaient les souverains, vit plusieurs fois le défilé et le décrit ainsi: «Napoléon, son chapeau sur la tête, marchait le premier; à quelques pas derrière lui s'avançait l'empereur d'Autriche, donnant le bras à sa fille, l'impératrice Marie-Louise, ce qui pourrait expliquer pourquoi ce monarque avait la tête nue; les autres rois et princes qui faisaient partie de ce cortège, au milieu duquel se trouvaient aussi la reine et les princesses de Saxe, suivaient les deux empereurs chapeau bas[517].» Seule, l'impératrice d'Autriche manquait à cette figuration; alléguant sa faible santé, elle se faisait d'ordinaire conduire directement à la salle du repas dans un fauteuil roulant, et cette manière d'échapper au cérémonial napoléonien semblait une protestation. [Note 517: Lieutenant-colonel BAUDUS, _Études sur Napoléon_, 338.] À table, les convives étaient peu nombreux: en dehors des souverains, quelques princes de la Confédération, quelques grands dignitaires français, invités à tour de rôle. Le service était magnifiquement réglé, correct et rapide, «la chère exquise[518]»; sur la table, une efflorescence de cristaux, de hautes pièces d'orfèvrerie d'un travail rare, une architecture d'argent et de vermeil, le merveilleux service dont la ville de Paris avait fait cadeau à Marie-Louise lors de ses noces. L'empereur Napoléon, servi par ses pages, présidait au repas avec aménité. À cette heure, ses traits se déridaient toujours: il devenait expansif et causeur, se trouvant bien avec ses hôtes et savourant le bonheur de vivre en famille avec la maison d'Autriche. Par ce contact, il pensait se rattacher plus étroitement aux dynasties légitimes et s'assimiler aux Bourbons, à la lignée de rois avec laquelle il se découvrait maintenant des liens inattendus. C'est à Dresde, dit-on, qu'évoquant un jour les souvenirs de la Révolution, il déclara que les choses eussent pris un autre cours si _son pauvre oncle_ avait montré plus de fermeté. Le pauvre oncle, c'était Louis XVI: Napoléon était devenu son petit-neveu par alliance en épousant Marie-Louise et s'honorait volontiers de cette parenté rétrospective. [Note 518: Bulletin de Vienne transmis le 3 juillet par La Blanche.] Après le dîner, il y avait d'ordinaire grande réception. Les portes de la Résidence s'ouvraient aux personnes présentées à la cour, à celles qui composaient le service des souverains; elles arrivaient à la file, emplissaient les appartements d'honneur, et là, dans les hautes salles d'une ornementation massive, sous les plafonds aux peintures allégoriques, sous les ors brunis par le temps, sous les constellations de lustres, c'était un rassemblement de toutes les grandeurs actuelles, une étincelante diversité de costumes et d'uniformes, un luxe inouï de bijoux et de parures. Dans la galerie principale, des tables de jeu étaient dressées pour les souverains: ils s'y asseyaient tour à tour et jouaient avec gravité, procédant à cet amusement d'apparat comme à une fonction de leur rang. Autour d'eux, le cercle se formait: les assistants se tenaient en attitude respectueuse, droits sur leurs pieds, harassés bientôt par la longueur de ces solennelles parades[519]. [Note 519: _Mémoires de Senft_, 169. Cf. BAUSSET, II, 60.] On causait peu: on s'observait beaucoup. Les dames qui avaient accompagné l'impératrice d'Autriche contemplaient avec curiosité nos Françaises, examinaient leur maintien, notaient les détails de leur toilette, jalousaient l'élégance et la somptuosité de leur mise, car Napoléon voulait que les femmes de sa cour portassent sur elles en robes de brocart lamé d'or et d'argent, en corsages cuirassés de pierreries, en multiples rangs de perles, en diadèmes aux feux scintillants, les richesses dont il comblait leurs maris: auprès d'elles, les nobles Viennoises se jugeaient pauvrement vêtues et se comparaient à des «Cendrillons[520]». Parfois, un mot murmuré à mi-voix, une réflexion aigre marquait leur dépit. Ce n'était pourtant pas que les Françaises fissent sentir leur avantage par aucune arrogance. Le personnel de cour amené par Napoléon se montrait d'une politesse grave, correct dans sa tenue, mesuré dans son langage; on le sentait stylé et dressé de main de maître. Ce n'était plus la grâce pimpante de l'ancien régime, cette légèreté aimable où se mêlait souvent un peu de fatuité et de suffisance. Napoléon n'admettait pas qu'aucune vivacité d'allures dérangeât l'uniformité majestueuse de ses entours et rompît l'alignement. [Note 520: Bulletin transmis le 6 juillet, de Vienne.] Les seigneurs allemands imitaient cette réserve: les princes eux-mêmes cherchaient à se confondre dans la foule, à n'être plus que courtisans. Quelques personnages pourtant attiraient l'attention. Le grand-duc de Wurtzbourg, honoré par l'Empereur d'une amitié particulière, se faisait remarquer par ses assiduités auprès de la duchesse de Montebello; le bruit avait couru qu'il ne croirait pas déroger en épousant cette charmante Française. Le baron de Senft affichait bruyamment son zèle napoléonien, et sa femme forçait encore la note, avec un délirant enthousiasme. Cette dame s'était rendue célèbre par ses manques de tact. Ayant habité Paris, où son mari avait été longtemps ministre de Saxe, elle s'y était prise d'un goût exclusif pour nos moeurs, notre esprit, nos modes, et depuis son retour exaspérait les Allemands en établissant à tout propos des comparaisons à leur désavantage. En acceptant le portefeuille des affaires étrangères, le baron avait mis pour condition que le Roi «pardonnerait à son épouse les propos souvent très peu mesurés qu'elle était en possession de se permettre[521]». Mme de Senft abusait largement de «cette espèce d'absolution anticipée[522]». Aujourd'hui, d'ailleurs, mari et femme semblaient d'accord pour multiplier les formes de l'adulation et les varier à l'infini: ils en inventaient de puériles. On racontait qu'ils avaient dressé leur petite fille, une enfant de huit ans, à embrasser «avec rage» le portrait de l'Empereur, en s'écriant: «Je l'aime tant[523]!» C'était ce que Napoléon, écoeuré par tant de platitude, appelait depuis longtemps «la nigauderie allemande». [Note 521: Bourgoing à Champagny, 11 août 1810.] [Note 522: Bourgoing à Champagny, 11 août 1810.] [Note 523: _Journal de Castellane_, I, 94.] Ses ministres, ses grands officiers étaient eux-mêmes accablés d'hommages, proportionnés au degré de faveur où on les supposait auprès du maître. Le duc de Bassano avait autour de lui une véritable cour: c'était à qui vanterait sa supériorité d'esprit, son inaltérable bonne grâce, et de fait ce ministre, naturellement aimable, s'attachait à plaire quand il n'eût eu qu'à paraître pour obtenir tous les suffrages. Caulaincourt, duc de Vicence, fixait les regards par sa haute taille, sa belle prestance, son extérieur sympathique et ouvert: on lui témoignait toutefois plus de considération que d'empressement. Son opposition à la guerre était connue, et cet homme intrépide, qui ne craignait pas de contredire le maître du monde, était considéré comme un phénomène rare, curieux, un peu inquiétant, à regarder de loin. Cependant, comme il causait un soir dans l'embrasure d'une fenêtre avec le duc d'Istrie, l'empereur d'Autriche s'approcha de lui et, sur un ton d'amicale remontrance, se prit à lui expliquer que l'empereur Alexandre voulait certainement la guerre, puisqu'il avait décliné la médiation autrichienne[524]. [Note 524: _Documents inédits_.] Mais soudain le murmure discret des conversations se taisait: Napoléon s'était levé et commençait sa tournée. À son approche, une attente anxieuse, un mélange indéfinissable de curiosité et de terreur faisait battre précipitamment les coeurs et s'emparait surtout des femmes. Leurs nerfs vibraient affolés: leur émotion se traduisait par des signes physiques. Les hommes placés derrière elles voyaient leurs épaules nues s'empourprer toutes à la fois et cette ligne de blancheurs subitement rougir. Avec ce dandinement voulu qui lui servait à modérer l'impétuosité de sa démarche, Napoléon passait devant les groupes, s'arrêtant çà et là, distribuant le blâme ou l'éloge, traitant chacun suivant ses mérites. Un soir, après une conversation qu'il eut avec Catherine de Westphalie, on vit la pauvre reine s'éloigner les yeux rougis de larmes: l'Empereur lui avait dit à l'adresse de Jérôme des paroles dures, reprochant à ce roi commandant de corps des négligences dans le service[525]. Aux personnages autrichiens dont les passions antifrançaises semblaient irréductibles, il ne ménagea point les traits acérés, les reparties cinglantes. Mais qu'il excellait à séduire et à enchanter ceux dont les tendances amies ou les hésitations lui avaient été signalées et dont il voulait achever la conquête! Comme le feu de son regard s'éteignait soudain! Comme sa voix caressait et prenait un charme enjôleur! Avec quel art il savait trouver le mot juste, pénétrant, flatteur, qui lui attachait une âme par les liens de la vanité comblée! Quand on lui présenta la comtesse Lazanska, qui avait dirigé l'éducation de Marie-Louise, il la remercia de lui avoir formé une épouse aussi accomplie. Avec les militaires autrichiens, il eut des façons de camaraderie, des gestes d'une brusquerie amicale qui les ravirent: «Il m'a frappé sur l'épaule», disait le général Klenau, éperdu de joie et de reconnaissance[526]. [Note 525: Voy. la conversation dans le _Journal de la reine Catherine_, publié par DU CASSE, _Revue historique_, XXXVI, 330-332.] [Note 526: Bulletin transmis le 3 juillet, de Vienne.] Après avoir fait le tour du cercle, Napoléon s'emparait de son beau-père et l'emmenait au fond de la galerie. Là, tandis que l'assemblée se tenait à distance, tandis que la réception se prolongeait en sa splendeur morne, aux sons d'une musique grêle que dirigeait le maestro Paër, lui, parleur infatigable, arpentait en causant la largeur de la pièce, recommençait vingt fois le même tour, entraînant dans sa marche, dominant et écrasant de sa supériorité celui qu'il avait appelé jadis, dans un jour de colère, «le chétif François[527]». [Note 527: _Correspond._, 15500.] D'abord, sa verve, sa fougue, ses brusques et triviales saillies, avaient étourdi et glacé François. Peu à peu, à force de soins et d'apparente rondeur, Napoléon arrivait à dissiper ce malaise. Abordant dans la conversation tous les sujets, traitant de politique extérieure et intérieure, il affectait de conseiller tout à la fois et de consulter son beau-père, de l'initier à ses plus intimes desseins, de tomber d'accord avec lui sur des points importants, mystérieux, et de mettre entre eux un secret. Et le monarque autrichien savait quelque gré au grand homme de confidences qui le relevaient à ses propres yeux et l'amenaient à moins douter de lui-même: «Nous sommes convenus, disait-il tout fier après ces causeries, de plusieurs choses dont Metternich lui-même n'a aucune connaissance[528].» Sans renoncer à ses doutes, à ses arrière-pensées, il répondait à son terrible gendre sur un ton moins gêné, avec une sorte d'expansion qui créait entre eux l'apparence d'une intimité vraie. [Note 528: Bulletin transmis le 18 juillet, de Vienne.] L'impératrice d'Autriche se roidirait-elle davantage contre la séduction? Depuis son arrivée, elle n'avait pas démenti sa réputation de princesse intelligente et ambitieuse, de goûts plus relevés que son mari et d'esprit plus affiné. Passionnée d'art et de littérature, elle en parlait avec agrément, plaçait volontiers son mot sur les gros ouvrages de métaphysique qui se publiaient en Allemagne, sans négliger la politique. Petite, assez jolie, constamment malade, mais soutenue par ses nerfs, elle s'intéressait à tout, se mêlait à tout, avec une activité dont on ne l'eût pas crue capable. À la voir, il semblait que la moindre occupation dût l'épuiser: dès qu'un objet excitait sa passion ou seulement sa curiosité, elle devenait infatigable[529]. L'an passé, elle avait déjà visité Dresde, en se rendant aux eaux de Carlsbad, et s'y était attiré de nombreuses sympathies. Dans la brillante assemblée d'aujourd'hui, elle faisait renaître les mêmes sentiments de respectueux intérêt. On admirait ses connaissances variées, son enjouement; on lui savait gré de se montrer aimable malgré ses maux: on la plaignait de toujours souffrir, et lorsqu'au cours d'une conversation où elle discutait avec feu ou s'abandonnait à une fébrile gaieté, une toux sèche brisait subitement sa voix, chacun s'attendrissait sur son sort et craignait de la perdre[530]. L'empereur François l'aimait beaucoup et l'écoutait parfois, tout en la craignant un peu, car il trouvait «que sa femme avait trop d'esprit pour lui[531]». En somme, c'était une puissance que cette mignonne impératrice, une puissance qu'il importait à Napoléon de se concilier ou au moins de désarmer. D'ailleurs, les résistances et les préventions qu'il sentait de ce côté le piquaient au jeu: il s'était juré de les vaincre: c'était pour lui affaire de politique et surtout d'amour-propre. [Note 529: Notre représentant à Dresde citait d'elle le trait suivant, à propos d'une visite qu'elle avait faite au musée dans son fauteuil roulant: «Au bout de quelque temps, elle s'est levée avec une sorte de vivacité et a parcouru à pied près des deux côtés de la galerie, examinant avec soin les principaux chefs-d'oeuvre qu'elle renferme, sans paraître fatiguée ni d'être debout, ni d'entendre les longues explications que lui donnait le verbeux vieillard qui préside à la galerie.» Bourgoing à Maret, 12 juillet 1811.] [Note 530: Voy. la correspondance d'Otto et de Bourgoing, 1810 et 1811.] [Note 531: Otto à Maret, 20 octobre 1811.] Il eut pour Marie-Louise d'Este des attentions en dehors de son caractère, des soins obstinés, une recherche de prévenances. Lorsqu'elle consentait à accepter sa main pour aller à table, il s'effaçait devant elle et donnait quelquefois en ces circonstances le pas à l'empereur François. Assis à ses côtés, on le voyait rapprocher son fauteuil pour l'entretenir de plus près. Il semblait prendre plaisir à sa présence et à sa conversation, cherchait les occasions de la rencontrer, se plaçait sur son passage, et parfois le château de Dresde offrait ce curieux spectacle: la chaise à porteurs dans laquelle l'Impératrice se faisait voiturer à travers l'interminable palais, arrêtée au détour d'une galerie; elle-même accoudée au rebord de la portière, et devant elle l'Empereur, s'appuyant sur une canne à la manière de l'autre siècle, arrondissant ses gestes et s'ingéniant à trouver des mots aimables, imitant les façons des hommes de Versailles qu'il avait appelés à sa cour, et faisant, selon sa propre expression, «le petit Narbonne[532]». [Note 532: Abbé DE PRADT, _Histoire de l'ambassade dans le grand-duché de Varsovie_, p. 57.] Il en fut pour ses frais d'amabilité auprès de l'Impératrice et manqua cette conquête. Trop d'amers souvenirs écartaient de lui Marie-Louise-Béatrice pour qu'elle renonçât de coeur aux hostilités et se rendît. Fille de la maison d'Este, pouvait-elle oublier sa parenté détrônée et son pays natal, cette douce Italie où il lui prenait envie parfois de retourner et de chercher la santé, passée aux mains de l'usurpateur? En Autriche, elle avait connu pendant la campagne de 1809 toutes les misères et toutes les humiliations de la défaite, la fuite précipitée, l'exil dans une ville de province, et ces disgrâces avaient ajouté aux blessures de son âme vindicative et ardente. Puis, s'étant entourée à Vienne de nos ennemis notoires, elle tenait à honneur de ne point renier ses affections. À Dresde, se pliant aux nécessités et aux convenances de la situation, elle ne dépassa jamais cette limite. Aux avances de l'Empereur, elle répondit quelquefois par des mots d'une dignité un peu haute, par des mouvements d'impatience à peine perceptibles qui passèrent pour des traits d'héroïsme. Après l'entrevue, il fut impossible de lui surprendre une parole impliquant adhésion au système français: quand on lui parlait politique, elle répondait littérature[533]. [Note 533: Otto à Maret, 5 juin 1812.] Cette sourde révolte n'apparaissait qu'aux yeux exercés à démêler, sous le masque impassible que la vie de cour impose aux visages, les moindres nuances du sentiment. Aux autres, l'intimité entre les deux familles souveraines paraissait parfaitement établie. Les ministres respectifs ne manquaient d'ailleurs aucune occasion de la proclamer. Le duc de Bassano et le comte de Metternich faisaient savoir simultanément à Vienne que leurs maîtres avaient appris à se connaître, par conséquent à s'estimer et à s'apprécier; que leur confiance réciproque ne laissait rien à désirer[534]. Les journaux enregistraient cet accord et en relevaient avec attendrissement les symptômes. Lorsque les deux cours réunies se montrèrent enfin au public et parurent au théâtre, une feuille fort répandue célébra le spectacle «auguste et touchant» qu'offrait «la réunion de tant de têtes couronnées ne formant qu'une seule famille[535]». [Note 534: Maret à Otto, 27 mai; Metternich au même, 23 mai. Archives des affaires étrangères.] [Note 535: _Journal de l'Empire_, n° du 7 juin.] En cette occasion, le parterre de rois se retrouva au complet, tel qu'il avait figuré à Erfurt, avec cette différence que le couple autrichien se partageait la place d'Alexandre. Derrière l'orchestre, une rangée de fauteuils avait été disposée pour les souverains. Les deux impératrices étaient placées au centre, l'empereur Napoléon à la droite de Marie-Louise d'Este, François Ier à la gauche de sa fille: sur les côtés, les rois et les princes, échelonnés d'après l'ordre des préséances: derrière eux, sur des banquettes, les dames du palais. Les autres dames de la cour et de la ville, accompagnées des dignitaires, chambellans et officiers, occupaient les premières loges, et leurs claires toilettes, se détachant sur un fond brillant d'uniformes, ajoutaient à l'élégance et à la splendeur du tableau. Le 20, il y eut représentation de gala, où six mille personnes avaient été conviées. On donna quelques scènes de l'opéra à la mode, le _Sargines_ de Paër, dont la vogue survivrait à la fortune du conquérant. La représentation, qui devait s'achever par une cantate en l'honneur de Napoléon, débuta par une sorte d'apothéose: la pièce principale figurait le soleil, un soleil d'opéra, qui se mit à fulgurer et à tournoyer au fond du théâtre, accompagné de cette inscription: _Moins grand et moins beau que lui._--«Il faut que ces gens-là me croient bien bête», dit Napoléon en haussant les épaules, cependant que l'empereur d'Autriche, d'un hochement de tête bénin, approuvait l'allégorie et s'associait à l'intention[536]. [Note 536: _Documents inédits_. Cf. le _Journal de Castellane_, I, 94-95.] III Un dernier visiteur venait de s'annoncer: le roi de Prusse, informé que l'Empereur le verrait volontiers, approchait de Dresde. Il arrivait en médiocre appareil, suivi de gens tristes, graves, compassés, d'autant plus formalistes qu'ils sentaient l'infériorité de leur position, «extrêmement ennuyeux, écrivait la reine de Westphalie, et fous d'étiquette[537]». À la frontière, on avertit officieusement Frédéric-Guillaume de renoncer, pour son entrée, à un traitement d'égalité avec Leurs Majestés Françaises et Autrichiennes: une hiérarchie s'établissait entre les souverains, et Frédéric-Guillaume n'était que roi[538]. L'accueil qu'il reçut de la population lui adoucit cette amertume; elle lui fit une ovation discrète[539]. Dans cette lamentable Prusse, tombée si bas, mais où couvait une flamme ardente de patriotisme et de haine, beaucoup d'Allemands commençaient à distinguer l'espoir et l'avenir de leur patrie. [Note 537: _Journal de la Reine, Revue historique_, XXXVI, 334.] [Note 538: _Mémoires de Senft_, 170.] [Note 539: Serra, ministre de France en Saxe, à Maret, 8 juin 1812. Serra avait remplacé Bourgoing, mort en 1811.] Depuis longtemps, Napoléon n'avait pas d'expressions assez méprisantes pour caractériser la cour de Prusse. Il la citait comme un type de duplicité et d'ineptie. Quant au Roi, il le comparait à un sous-officier ponctuel et borné: le grand guerrier reprochait à Frédéric-Guillaume sa manie militaire, son goût pour les minuties du métier, cette passion du détail aux dépens de l'ensemble qui est un signe d'inintelligence: il l'appelait, lorsqu'il parlait de lui, «un sergent instructeur, une bête[540]». Toutefois, ayant intérêt à consoler un peu la Prusse et à obtenir d'elle plus qu'un concours uniquement dicté par la peur, il se violenta pour bien recevoir le Roi, lui fit visite le premier, lui accorda une demi-heure, et l'entrevue se passa convenablement. [Note 540: _Documents inédits_.] Le prince royal étant arrivé le lendemain, Napoléon sut gré à son père de le lui présenter et y vit une marque de déférence. Le jeune prince passait pour ennemi du _Tugendbund_ et hostile à toute agitation révolutionnaire: c'était une note favorable à son actif. Napoléon l'accueillit avec affabilité, parut satisfait de lui, et le duc de Bassano, dans une dépêche officielle, décerna au _Kronprinz_ un brevet de bonne tenue: «Ce prince, dit-il, qui pour la première fois est entré dans le monde, s'y conduit avec prudence et avec grâce[541].» [Note 541: Otto à Maret, 27 mai.] La présence des Prussiens ne changea rien à la vie que l'on menait à Dresde: c'étaient toujours mêmes occupations, mêmes plaisirs à heure fixe. Le 24, comme distraction extraordinaire, il y avait eu concert au théâtre du palais, avec nouvelle cantate. À Erfurt, où Napoléon était chez lui et avait tout réglé suivant ses goûts, il avait donné le pas à la tragédie et l'avait imposée quinze soirs de suite à ses hôtes. À Dresde, conformément aux préférences et aux habitudes de la cour saxonne, la musique tenait le premier rang: la _chapelle_ du Roi figurait aux réceptions et aux spectacles profanes comme à la Messe solennelle du dimanche[542]: une musique grave, presque religieuse, accompagnait en sourdine tous les mouvements des cours et le déroulement des cérémonies. [Note 542: _Journal de Castellane_, fragments inédits.] Sous ces apparences décentes et dignes, sous les politesses d'apparat qui s'échangeaient entre les souverains, sous les témoignages de courtoisie que se rendaient leurs ministres, un fait brutal et saisissant perçait de plus en plus: c'était un progrès continu dans la servilité, un concours de bassesses, un empressement plus marqué à s'incliner devant celui en qui les rois sentaient leur maître. On cherche maintenant à lire dans ses yeux un désir, une volonté, pour s'y conformer aussitôt: chaque voeu qu'il exprime fait loi. Il n'a qu'à parler pour que la Prusse ouvre à nos troupes ses dernières places, Pillau et Spandau, pour que l'Autriche promette l'abandon plus complet de ses ressources. Les ministres auxquels ces exigences sont poliment signifiées négocient pour la forme, résolus d'avance à obéir: il semble que d'un tacite accord les souverains reconnaissent désormais au-dessus d'eux une autorité suprême, une dignité légalement reconstituée, et Napoléon est vraiment en ces jours empereur d'Europe. C'est lui l'héritier de Rome et de Charlemagne, l'empereur romain «de nation française», pour faire suite aux Césars de race germanique; mais la prééminence souvent honorifique de l'ancien empire s'est transformée dans ses mains en une écrasante réalité. Et plus l'entrevue se prolonge, plus cette réalité ressort, se dégage, apparaît et resplendit. Certes, nous savons que cette magique résurrection n'est qu'un miracle passager du génie, faisant violence aux lois de l'humanité et de l'histoire. Déjà, l'excès de la grandeur impériale en a préparé la chute. Les désastres sont proches; ils pèsent sur l'avenir. Néanmoins, qu'il nous soit permis un instant de borner nos regards au présent. Avant d'aller plus loin, arrêtons-nous sur cette cime et jouissons du spectacle. Car c'est un âpre et merveilleux plaisir que de voir ces empereurs et ces rois élevés à détester la France, ces représentants des dynasties qui l'ont à travers les siècles jalousée et haïe, ces monarques fils et petit-fils d'ennemis, ces descendants de Frédéric et ces successeurs des Ferdinand et des Léopold, s'abattant devant l'homme qui portait si haut la gloire et les destins de notre race, et lui les tenant sous son pied, humiliés, prosternés, anéantis, le front dans la poussière. À terre, ils se disputaient encore les lambeaux d'un pouvoir qu'il leur laissait par grâce: ils prolongeaient leurs rivalités, leurs compétitions, se dénonçaient mutuellement, et chacun s'efforçait de tirer à soi quelque avantage aux dépens des autres. L'Autriche et la Saxe prirent Napoléon pour arbitre dans une querelle de frontières: il prononça sur le litige et se fit juge des rois. Puis, c'étaient d'humbles suppliques, des recours à sa munificence, des demandes d'argent. En cette matière, Napoléon eut la main facile; il avança un million de plus à la Saxe, accorda à la Prusse quelques licences commerciales pour qu'elle se fît un peu d'argent, prit provisoirement à son compte la solde du contingent autrichien: aux rois qu'il avait ruinés, il ne refusa pas ces aumônes. À leurs ministres, à leur suite, il distribua des diamants, des portraits enrichis de pierreries, des boîtes d'or et d'émail que la plupart des destinataires se hâtèrent de convertir en espèces sonnantes: trois semaines durant, sur la foule agenouillée des courtisans, sur la plèbe des princes, il laissa tomber ses largesses. Dans les derniers temps de son séjour, il s'offrit plus complaisamment à la curiosité publique. Il traversa Dresde pour visiter l'un des musées qui font l'ornement de cette capitale. Le 25, une battue de sangliers ayant été organisée dans le domaine royal de Moritzbourg, les souverains s'y rendirent en voiture découverte, et Napoléon attira seul l'attention, bien qu'il fût «en habit de chasse très simple[543]»--il avait décidé que ses habits de chasse dureraient deux ans.--Un autre jour, il sortit du palais à cheval, avec une suite brillante, passa sur la rive droite de l'Elbe et fit le tour de Dresde par le dehors, par les hauteurs qui ceignent et dominent la ville. [Note 543: _Journal de l'Empire_, 7 juin.] Il allait au pas, précédant son état-major aux resplendissantes broderies, seul et bien en vue, sur son cheval blanc à housse écarlate chargée d'or, et sa silhouette caractéristique se détachait du groupe. Des cavaliers saxons, des cuirassiers blancs à cuirasse noire formaient son escorte: une foule immense l'accompagnait, composée d'Allemands qui sentaient l'avilissement de leur patrie, et tous cependant, quelque haine qu'ils eussent cent fois jurée à l'oppresseur, se laissaient prendre et courber par ce qu'il y avait de grand, de magnifique et de dominateur en cet homme. Lentement, il parcourut les crêtes, contemplant le spectacle qui s'offrait à ses regards, ces vallonnements gracieux et ces souriantes campagnes, ces coteaux striés de vignobles, ces maisons de plaisance parées de printanière verdure, ces domaines aux treilles opulentes et aux terrasses fleuries, plus loin les sommets boisés des Alpes saxonnes et leurs lignes dentelant l'horizon, tout ce cadre harmonieux et pittoresque où repose Dresde, enlacée de son fleuve, épandue sur les deux rives, environnée de jardins, de forêts et de montagnes. Il s'arrêtait aux points de vue célèbres, se laissant approcher et contempler, prolongeant à loisir sa triomphale promenade. À la fin, rencontrant un sanctuaire fort vénéré, l'église Notre-Dame, il y entra et y demeura quelques instants, ce qui émut fortement le pieux peuple de Saxe[544]. Était-ce là l'unique but de l'Empereur? Une inspiration plus haute avait-elle guidé ses pas? En ces heures qui étaient pour lui la veillée des armes, sentait-il un instinctif besoin de se recueillir et d'aller où l'on prie? Qui sondera jamais les profondeurs de cette âme? [Note 544: Extrait d'un rapport communiqué à Serra par le général chef de la police militaire à Dresde. Archives des affaires étrangères, Saxe, 82. Cf. le _Journal de l'Empire_, n° du 8 juin.] À la même époque, dans l'église catholique d'un village de Lithuanie, un prêtre célébrait la Messe de grand matin. En descendant de l'autel, il vit au fond de l'église un officier portant l'uniforme russe, qui demeurait agenouillé, appuyait son visage sur ses mains et semblait s'absorber dans une méditation profonde. Le prêtre s'approcha; l'officier, relevant alors la tête, montra les traits d'Alexandre[545]. Établi depuis quelques semaines à Wilna, le Tsar parcourait fréquemment les campagnes environnantes et entrait parfois dans les églises, seul et sans escorte. Que venait-il faire dans ces lieux de prière étrangers à son culte? Flatter les Polonais de Lithuanie qu'il s'efforçait toujours de regagner à sa cause? Témoigner pour leur foi et leurs traditions une déférence qui leur plairait? Sans doute, mais pourquoi ne pas croire aussi qu'il venait affermir et réconforter son âme, à la veille des suprêmes épreuves? Élevé à l'école des philosophes, attaché jusqu'alors à un idéal purement terrestre, il éprouvait depuis quelque temps des aspirations nouvelles, le besoin de porter plus haut ses regards, et pensait peut-être que les différences de culte sont des murailles élevées de main d'homme et qui ne montent pas jusqu'au ciel. Quoi qu'il en fût, avant de risquer leur destinée dans le jeu terrible des combats, l'un et l'autre empereur cherchaient à mettre Dieu dans leur parti ou du moins à se fortifier aux yeux des peuples d'un concours surhumain. [Note 545: Comtesse DE CHOISEUL-GOUFFIER, _Réminiscences_, 27-28.] IV Le 26 mai, on vit arriver diligemment de Wilna à Dresde l'aide de camp Narbonne, accourant pour rendre compte de sa mission. Il reprit son service le soir même et parut au cercle de cour: son grand air, l'agrément de sa personne y firent sensation: son nom circula de bouche en bouche, et les détails de son voyage, dont il ne lui avait pas été recommandé de faire mystère, furent promptement connus. Il n'était resté à Wilna que deux jours. Arrivé le 18 mai, il avait trouvé une ville regorgeant de troupes, entourée de camps; chez les Russes, un ton réservé, mais parfaitement poli, «de la dignité sans jactance[546]». L'empereur Alexandre l'avait reçu le jour même et patiemment écouté. Aux vagues assurances que l'aide de camp avait à lui donner, il avait répondu par des affirmations également générales, par ses éternelles protestations. Il avait dit textuellement: «Je ne tirerai pas l'épée le premier, je ne veux pas avoir aux yeux de l'Europe la responsabilité du sang que fera verser cette guerre.» Il avait ajouté que les plus justes sujets de plainte n'avaient pu le décider encore à rompre ses engagements et à écouter les Anglais: «J'aurais dix agents anglais pour un chez moi, si je l'avais voulu, et je n'ai encore rien voulu entendre[547]. Quand je changerai de système, je le ferai ouvertement. Demandez à Caulaincourt. Trois cent mille Français sont sur ma frontière; l'Empereur vient d'appeler l'Autriche, la Prusse, toute l'Europe aux armes contre la Russie, et je suis encore dans l'alliance, j'y reste obstinément, tant ma raison se refuse à croire qu'il veuille en sacrifier les avantages réels aux chances de cette guerre. Mais je ne ferai rien de contraire à l'honneur de la nation que je gouverne. La nation russe n'est pas de celles qui reculent devant le danger. Toutes les baïonnettes de l'Europe sur mes frontières ne me feront pas changer de langage. Si j'ai été patient et modéré, ce n'est point par faiblesse, c'est parce que le devoir d'un souverain est de n'écouter aucun ressentiment, de ne voir que le repos et l'intérêt de ses peuples.» À la fin, déployant une carte de la Russie et indiquant du doigt l'extrémité la plus reculée de son empire, celle qui se confond avec la pointe orientale de l'Asie et confine au détroit de Behring, il avait ajouté: «Si l'empereur Napoléon est décidé à la guerre et que la fortune ne favorise point la cause juste, il lui faudra aller jusque-là pour chercher la paix[548].» [Note 546: _Documents inédits_.] [Note 547: Trente-six jours avant, le 12 avril, il avait fait faire à l'Angleterre, par l'intermédiaire de Suchtelen, de formelles propositions de paix et d'alliance. Voy. ie t. XI de MARTENS, récemment paru, n° 412.] [Note 548: _Documents inédits_. Tous les ouvrages et Mémoires contemporains rapportent les paroles d'Alexandre en termes approchants.] Tout cela avait été exprimé gravement, posément, avec une douceur fière qui avait vivement impressionné Narbonne. Quant à indiquer un moyen quelconque d'éviter cette guerre dont il se proclamait innocent, quant à reprendre la négociation sur de nouveaux frais, Alexandre s'y était formellement refusé. D'après lui, la Russie avait parlé; ses griefs étaient patents, publics, connus de toute l'Europe: «C'était se moquer du monde que de prétendre qu'il y en avait de secrets: aujourd'hui, les conversations ne menaient plus à rien: si l'on voulait réellement négocier, il fallait le faire par écrit et dans les formes officielles.» C'était une allusion à l'ultimatum, une façon discrète et détournée de maintenir cet acte impérieux. Le même jour, Narbonne se vit confier une lettre de Roumiantsof en réponse à celle du secrétaire d'État français: le chancelier se référait aux instructions données à Kourakine, sans s'expliquer sur leur teneur. Le soir, Narbonne dîna à la table du Tsar, qui lui fit remettre ensuite son portrait, formalité en usage pour clôturer une mission. Le lendemain, sans qu'il eût le moins du monde témoigné l'intention de partir, «un maître d'hôtel lui apporta, de la part de l'Empereur, les provisions de voyage les plus recherchées: les comtes Kotschoubey et Nesselrode lui firent des visites d'adieu: enfin un courrier impérial vint obligeamment lui annoncer que ses chevaux de poste étaient commandés pour six heures du soir[549]». Il était impossible de lui signifier plus poliment et plus expressément son congé. En somme, on lui avait laissé tout juste le temps de remplir son message et de réciter sa leçon: après quoi, avec une exquise douceur de formes, on l'avait remis d'autorité en voiture et prestement éconduit. [Note 549: ERNOUF, 362, d'après les _Mémoires de la comtesse de Choiseul-Gouffier_.] Ainsi, Napoléon n'avait point réussi par l'intermédiaire de Narbonne à entamer une négociation uniquement destinée à retarder les hostilités; il n'était guère à prévoir que Lauriston réussirait mieux dans sa tentative. Mais le résultat espéré par l'Empereur se produisait spontanément, malgré l'insuccès de ses stratagèmes, puisque les armées russes se tenaient immobiles sur la frontière et attendaient l'invasion. Pendant ce délai suprême, le printemps du Nord, tardif et brusque, faisait explosion: sur le sol encore détrempé par le dégel, la verdure croissait rapidement. Encore deux ou trois semaines, et «les seigles commençant à monter en épis fourniront à la nourriture des chevaux[550]», et la nature nous donnera le signal d'agir. Napoléon se sent tout près du but, et son impatience de le saisir augmente. Il a hâte maintenant de quitter Dresde, d'échapper à l'atmosphère artificielle des cours, de respirer au milieu de ses troupes un air plus pur, de donner l'essor à ses projets. Fixant son départ au 28, il se rapproche déjà en esprit de la Grande Armée par un ensemble de prescriptions minutieuses: il fait diriger sur Elbing, un peu au delà de la Vistule, l'équipage de pont qui lui servira à passer le Niémen: «Tout mon plan de campagne, écrit-il le 26 mai à Davout, est fondé sur l'existence de cet équipage de pont aussi bien attelé et mobile qu'une pièce de canon[551].» Il prend ses mesures pour que les forces déployées sur la Vistule puissent, au moment de son apparition, passer instantanément de l'ordre en bataille à l'ordre en colonne, se concentrer pour l'attaque et lui mettre dans la main quatre cent mille hommes, formés en un seul groupe où tous les corps se serreront coude à coude. En même temps, toujours mécontent et plus préoccupé de ce qui se passe à droite et à gauche de sa ligne d'opérations, en Turquie et en Suède, il mande à Latour-Maubourg d'empêcher à tout prix la paix d'Orient et permet, malgré ses répugnances, que Maret active les pourparlers auxquels Bernadotte à l'air de se prêter: à ses deux ailes qui restent en arrière, il fait encore une fois signe de rallier. En dernier lieu, il songe à organiser la tumultueuse levée qui doit former son avant-garde, à se servir de l'État varsovien pour insurger la Pologne russe. C'est l'opération qu'il a réservée pour la fin, sachant qu'elle ferait éclater ses desseins et ne lui permettrait plus de dissimuler. Après avoir jusqu'à présent retenu de toutes ses forces l'ardente Pologne, il va lui lâcher la bride. [Note 550: Maret à Latour-Maubourg, 25 mai 1812.] [Note 551: _Corresp._, 18725.] Sur sa demande, le roi de Saxe avait signé un décret qui consacrait l'autonomie du duché en déléguant les pouvoirs souverains au conseil des ministres. Cette autorité dont le roi allemand se démettait, il importait qu'un représentant français, un ambassadeur extraordinaire, un légat de l'Empire s'en saisît, afin d'imprimer un grand mouvement à toutes les parties de la population. La tâche était ardue, car Napoléon ne voulait pas encore prononcer les paroles fatidiques qui lui eussent rallié toutes les énergies: La Pologne est rétablie dans l'intégrité de ses droits et de ses limites. Se défiant un peu des Polonais et de leurs tendances anarchiques, désirant ménager les Autrichiens qui n'avaient pas formellement renoncé à la Galicie, tenant même à ne point rendre trop difficile sa paix future avec la Russie, il ne savait pas jusqu'où il pousserait l'oeuvre d'émancipation et n'entendait à cet égard rien préjuger. Il s'agissait donc d'exciter chez les Polonais de belliqueux transports au nom d'un idéal mal défini, d'introduire en même temps parmi eux un peu d'ordre, d'union et de discipline, de faire marcher pour la première fois d'ensemble et d'accord cette incohérente nation. Où trouver l'homme propre à cette oeuvre? Un général ne conviendrait pas: il aurait la vigueur et l'entrain: l'adresse, le tour de main lui feraient défaut. Un simple diplomate de carrière ne posséderait pas l'envergure et l'ampleur nécessaires. Il fallait un personnage qui s'imposât par son rang, son caractère, son prestige, qui sût dominer les factions de son autorité et aussi mettre le doigt avec dextérité sur les ressorts les plus délicats, jouer des femmes, flatter la vanité des hommes de guerre, modérer leurs jalousies, donner partout l'impulsion sans afficher son pouvoir: un homme possédant la pratique des grandes affaires et rompu en même temps à toutes les roueries du métier politique, un manipulateur habile de passions et de consciences, pour tout dire en un mot, un intrigant de haute allure. Napoléon avait pensé à Talleyrand. Confier au prince de Bénévent l'ambassade de Varsovie, ce serait à la fois employer utilement une grande intelligence et éloigner de Paris une remuante ambition. Depuis 1808 et 1809, où Talleyrand avait spéculé d'accord avec Fouché sur la mort possible du maître au delà des Pyrénées, sur la balle espagnole, et préparé dans la coulisse un gouvernement de rechange, Napoléon n'aimait pas à laisser derrière lui, durant ses absences, ce personnage trop prévoyant. Mieux vaudrait cette fois le sauver autant que possible de lui-même: une haute charge à l'étranger, en satisfaisant le besoin d'activité et les appétits matériels de ce grand besogneux, le mettrait peut-être à l'abri de dangereuses tentations. «Il regrette de n'être plus ministre, disait de lui Napoléon, et intrigue pour avoir de l'argent. Ses entours, comme lui, en ont toujours besoin et sont capables de tout pour en avoir[552].» Il préférait en somme replacer Talleyrand dans le gouvernement et l'y emprisonner, plutôt que de le laisser en dehors, inoccupé, désoeuvré, côtoyant et convoitant le pouvoir. Avant de quitter Paris, il avait annoncé au prince ses intentions sur lui, mais lui avait fait un devoir de la plus stricte discrétion. [Note 552: _Documents inédits_.] Talleyrand ne parla point: seulement, escomptant aussitôt sa charge future et les maniements de fonds qu'elle occasionnerait, sachant qu'il n'y avait point de change direct entre Paris et Varsovie, il n'eut rien de plus pressé que de se faire ouvrir de larges crédits sur certaine banque de Vienne[553]. Le bruit s'en répandit dans cette ville, où il fit soupçonner le projet d'ambassade: il revint à Paris, arriva aux oreilles de Napoléon et le mit en fureur. Dans la précaution prise par le prince et exploitée par ses ennemis, Napoléon vit un manquement au secret ordonné, une désobéissance indirecte, une infraction coupable, peut-être pis encore; il jugea que Talleyrand s'était rendu définitivement impossible. Renonçant à l'emmener dans le Nord et craignant de le laisser à Paris, il songea d'abord à trancher la difficulté en l'exilant: des influences s'entremirent et le firent renoncer à ce dessein, mais ne l'empêchèrent point de frapper le prince d'une nouvelle et plus complète disgrâce. [Note 553: _Id._ Cf. ERNOUF, 378.] À défaut de Talleyrand, il prit sa caricature. L'abbé de Pradt, archevêque de Malines, avait accompagné Leurs Majestés à Dresde, en qualité de grand aumônier: on l'y voyait chaque dimanche officier pontificalement dans l'église catholique, tandis que l'Empereur, ayant à ses côtés la reine de Westphalie, assistait à la cérémonie en correcte attitude, sans songer que la présence à l'autel de ce prélat indigne outrageait la sainteté du lieu. Il connaissait pourtant l'abbé de Pradt, en qui il n'avait jamais eu à récompenser qu'une obséquiosité turbulente, servie par un esprit brillant et un style à facettes. Il l'avait vu perpétuellement occupé à chercher le vent, tournant avec la fortune et se faisant gloire ensuite d'avoir prémédité ses traîtrises: plusieurs fois, il l'avait surpris la main dans de ténébreuses machinations et lui avait prédit un jour que sa manie d'intriguer le conduirait sur l'échafaud. Mais l'un de ses principes était que les défauts d'un homme, aussi bien que ses qualités, peuvent être utilement employés. À Varsovie, l'abbé trouverait occasion de déployer pour le bon motif ses talents d'agitateur et d'intriguer en grand. De plus, hanté à cette époque par le souvenir des Bourbons, l'Empereur se rappelait que naguère, sous la monarchie, des ambassadeurs d'Église avaient réussi à gouverner l'anarchie polonaise: en l'abbé de Pradt, il voulut avoir et crut trouver son abbé de Polignac. Fort recommandé par Duroc son parent, l'archevêque de Malines fut officiellement déclaré ambassadeur à Varsovie. Il eut à se composer précipitamment une suite, à s'entourer d'un personnel brillant, à se monter un train de maison fastueux et à partir d'urgence. En fait, nul n'était moins propre à remplir une mission de haute confiance que ce prêtre sans conscience, sachant observer, décrire et critiquer, mais totalement dépourvu de sens pratique et d'esprit de conduite; agent infidèle, brouillon, maladroit et poltron, l'une des pires erreurs que Napoléon ait commises dans le choix et le discernement des hommes. À titre d'instruction, on lui remit un long mémoire que l'Empereur avait inspiré et qu'il compléta par de vives explications[554]. Divers objets étaient assignés à l'activité de l'ambassadeur: il aurait à employer en partie les ressources du duché au ravitaillement de la Grande Armée, à créer un service et une agence de renseignements militaires, mais surtout à faire de Varsovie un point de ralliement pour les Polonais de tout pays, un centre d'action et de propagande, un foyer d'incandescentes passions dont la flamme porterait au loin et déterminerait l'embrasement. [Note 554: Cette pièce figure sous le n° 18734 de la _Correspondance_.] D'abord, il conviendrait qu'une proclamation à effet, suggérée par l'ambassadeur aux ministres, convoquât la représentation nationale, la Diète, et donnât l'éveil. Dès sa réunion, la Diète mettra bruyamment à l'ordre du jour la grande question, se fera adresser un rapport tendant au rétablissement de l'ancien royaume. Sans s'approprier par un vote les conclusions de ce rapport, elle s'y conformera en fait et, tenant la réunion des frères séparés pour virtuellement accomplie, se constituera en confédération générale de la Pologne, c'est-à-dire en association pour le mouvement et la lutte, en grand conseil de la nation armée. À son image, des sous-comités d'action, des foyers d'agitation locale, se formeront de toutes parts: chaque palatinat aura le sien. On enverra une députation à l'Empereur: «L'Empereur répondra aux députés en louant les sentiments qui animent les Polonais. Elle (Sa Majesté) leur dira que ce n'est qu'à leur zèle, à leurs efforts, à leur patriotisme, qu'ils peuvent devoir la renaissance de la patrie. Cette mesure, que l'Empereur se propose de garder, indique assez à son ambassadeur l'attitude qu'il doit avoir et la conduite qu'il doit tenir.» Mais l'ambassadeur, sans s'expliquer officiellement sur l'avenir, aura à inspirer toutes les paroles, tous les actes destinés à susciter une immense espérance, à enfiévrer l'opinion. C'est ici que l'instruction, suivant un mot de l'abbé, se transforme en «cours de clubisme[555]»; avec détails, elle explique comment on s'y prend pour remuer un peuple jusqu'en ses profondeurs, pour créer, entretenir et renouveler sans cesse l'agitation, pour chauffer à blanc les esprits. «Il faut des actes multipliés. Il faut tout à la fois des proclamations, des rapports à la Diète, des motions des députés, et, s'il est possible, autant de discours, de déclarations et manifestes particuliers qu'il y aura d'adhésions individuelles à la Confédération. Il faut enfin qu'on ait à publier chaque jour des pièces de tous les caractères, de tous les styles, tendant au même but, mais s'adressant aux divers sentiments et aux divers esprits. C'est ainsi qu'on parviendra à mettre la nation tout entière dans une sorte d'ivresse.» [Note 555: _Ambassade dans le grand-duché de Varsovie_, p. 69.] Ce patriotique délire aura pour effet de faire courir aux armes tous les habitants du duché, mais le but principal serait manqué si cette effervescence s'arrêtait aux frontières. Il importe essentiellement qu'elle les dépasse, que les pays voisins prennent feu à son contact, que la levée en masse se prolonge dans les provinces russes. Aussi l'ambassadeur est-il invité à faire répandre à profusion et colporter en Lithuanie, en Podolie, en Volhynie, dans toutes les parties de l'ancienne Pologne, la Galicie autrichienne exceptée, les écrits, les proclamations, les libelles, toutes les pièces incendiaires. Entraînée par ces appels, la noblesse polonaise de Russie se formera en bandes guerroyantes, en une vaillante et agile cavalerie, en une sorte de chouannerie à cheval, destinée à opérer sur les flancs et les derrières de l'ennemi, à le harceler sans cesse, à le «placer dans une situation semblable à celle où s'est trouvée l'armée française en Espagne et l'armée républicaine dans le temps de la Vendée». Cette guerre de partisans partout provoquée, la tâche de l'ambassadeur ne sera qu'à moitié remplie; il lui faut à la fois faire oeuvre de révolutionnaire et d'organisateur: après avoir déterminé l'universel soulèvement, régler ce tumulte, discipliner, coordonner, administrer l'insurrection, faire concorder ses rapides chevauchées avec les mouvements de la Grande Armée, assurer enfin l'unité d'impulsion et de manoeuvres sans laquelle il n'est point d'effort fructueux et de coopération efficace. Dans cette multiple besogne, tout devait s'entamer à la fois et se poursuivre sans interruption, mais il importait que l'explosion n'eût pas lieu prématurément et que la Pologne ne partît pas trop tôt. Tant qu'il resterait un espoir d'inspirer aux Russes un doute sur l'imminence des hostilités, Napoléon n'entendait point le négliger. En conséquence, l'ambassadeur se bornerait d'abord à établir fortement son crédit et son influence, à s'attirer les hommes importants, à faire de sa maison «un centre où toutes les classes, tous les intérêts viendraient aboutir»; il se mettrait ainsi en main tous les ressorts de la grande entreprise, mais attendrait pour presser la détente un signal ultérieur. Par surcroît de précaution, il fut convenu que le décret royal, qui instituait le conseil des ministres en comité exécutif et annonçait par là de grandes nouveautés, ne serait point publié avant le 15 juin. À cette date, l'Empereur serait sur la Vistule: alors, tandis qu'il prendrait le commandement de ses troupes et les pousserait en avant, les événements préparés à Varsovie s'accompliraient et suivraient leur cours: la mise en branle de la Pologne coïnciderait exactement avec les premiers pas de la Grande Armée, sans les devancer d'un jour. Dans l'après-midi du 28 mai, Napoléon fit solennellement ses adieux aux cours réunies à Dresde. Pendant la nuit suivante, un grand bruit retentit dans le palais; les membres de la maison militaire, aides de camp, officiers d'ordonnance, écuyers, aides de camp des aides de camp, débouchaient de toutes parts dans le vestibule d'honneur et descendaient les escaliers en hâte. Napoléon sortit de ses appartements, s'arrêta un instant dans la salle des gardes pour recevoir une dernière fois les souhaits et les hommages de Frédéric-Auguste, puis, après avoir embrassé tendrement Marie-Louise, brusqua sa mise en route. Avant cinq heures du matin, sa berline de poste roulait sur le pavé et une escorte toute militaire s'élançait à sa suite, avec un fracas de chevaux et d'armes[556]. [Note 556: _Journal_ du grand maître de la cour.] Le roi de Prusse partit le 30 pour retourner à Potsdam, infiniment satisfait--fit-il dire à toute l'Europe par circulaire diplomatique--«des journées précieuses[557]» qu'il avait passées à Dresde. Marie-Louise resta jusqu'au 4 juillet, puis se rendit à Prague, où l'Empereur lui avait permis de séjourner quelques semaines auprès de ses parents. Là, pour la consoler et la distraire, on donnerait en son honneur des bals, des fêtes, des réceptions brillantes: on la mènerait en excursion à Carlsbad, on lui ferait visiter les mines de Frankenthal, les galeries illuminées pour la circonstance, les grottes endiamantées de scintillements métalliques[558]. L'Empereur son père allait la combler de bénédictions, l'Impératrice lui prodiguerait des caresses un peu forcées, et finalement, après beaucoup d'effusions, on se séparerait, entre belle-mère et belle-fille, plus fraîchement que l'on ne s'était retrouvé. La reine de Westphalie avait quitté Dresde une heure après l'Impératrice, pour retourner à Cassel; le grand-duc de Wurtzbourg prit la route de Toeplitz, et la compagnie des souverains se dispersa en peu de jours. À Dresde, le silence et l'apaisement se firent, mais les yeux gardaient encore l'éblouissement de ce qu'ils avaient vu. Il semblait qu'un météore eût subitement traversé l'espace, laissant derrière lui une ardente traînée de pourpre et de lumière. Cependant, cet éclat pâlissait peu à peu, s'éteignait: la réflexion succédait à l'extase, et quelques-uns en venaient à se demander si le prodige entrevu était autre chose qu'un fulgurant mirage: «un beau rêve», soupirait le bon roi de Saxe, qui tremblait parfois pour la fortune surhumaine à laquelle il avait attaché la sienne, «un beau rêve, mais trop court[559]». [Note 557: Archives des affaires étrangères, Prusse, 250.] [Note 558: Voy. sur ces fêtes BAUSSET, II, 60 et suiv.] [Note 559: Serra à Maret, 5 juin 1812.] V Le duc de Bassano resta à Dresde jusqu'au 30 mai. À la veille de rejoindre l'Empereur sur la route du Nord, il reçut une visite qui ne laissa pas de lui être agréable. C'était celle du consul Signeul, choisi pour intermédiaire des négociations traînantes qui se poursuivaient avec Bernadotte. Depuis près de deux mois, Signeul faisait la navette entre la Suède et le siège du gouvernement français; reparaissant aujourd'hui après une dernière course, il se disait en état de nous satisfaire pleinement. Comme si la fortune, avant d'abandonner Napoléon, eût tenu à le combler de ses plus décevantes faveurs, la seule résistance qui se fût levée contre lui, en dehors de la Russie, semblait plier et s'anéantir: Bernadotte venait à résipiscence et demandait à rentrer dans le rang. Signeul, s'autorisant d'une note autographe du prince, indiquait des bases positives de réconciliation et d'entente. Fidèle à sa pensée persistante, Bernadotte ne parlait pas de la Finlande et désirait seulement qu'on lui octroyât la Norvège, offrant de céder en compensation aux Danois la Poméranie suédoise et de leur payer douze millions. Si l'on accédait à ses voeux, il se déclarerait pour nous, faisant bon marché de tout engagement antérieur; il signerait un traité d'alliance, pousserait contre la Russie cinquante mille hommes, se mettrait aux ordres de Napoléon et prendrait en tout ses directions: il s'obligerait au besoin à ne jamais marier son fils sans la permission de l'Empereur[560]. [Note 560: Lettre du duc de Bassano à l'Empereur, 30 mai 1812. Archives des affaires étrangères, Suède, 297.] Chez tout autre que Bernadotte, cette évolution inattendue aurait eu de quoi surprendre. Elle a d'ailleurs intrigué les historiens: son véritable caractère et ses motifs ont donné lieu à des appréciations diverses. Était-elle sincère? Bernadotte revenait-il à nous de bonne foi? Doit-on supposer, au contraire, qu'en rouvrant une négociation avec la France au lieu de tenir ses engagements avec la Russie, il voulait simplement gagner du temps et se mettre en mesure d'attendre, pour prendre effectivement parti, l'issue de la guerre ou au moins des premières rencontres? Bien que cette explication soit beaucoup plus vraisemblable que la première, la vérité, telle qu'elle se dégage des documents suédois, est un peu différente. Si Bernadotte se ménageait de notre côté une porte de rentrée, ce n'était pas uniquement par suite des appréhensions que lui inspiraient nos forces. Ces raisons ne l'avaient pas empêché, deux mois plus tôt, de braver l'Empereur et de conclure avec ses ennemis. Ce qu'il redoutait aujourd'hui, c'était que la Russie n'osât affronter la lutte et ne lui faussât compagnie, et cette terreur venait de lui être communiquée par son envoyé à Pétersbourg, le comte de Loewenhielm, d'après certaines présomptions que l'événement devait démentir, mais qui avaient jeté dans l'esprit de cet envoyé un trouble subit: une dépêche affolée de Loewenhielm, en date du 17 avril, donne la clef du mystère. On a déjà signalé l'émoi qu'avait causé au Tsar l'avis de l'alliance franco-autrichienne. L'épreuve lui avait été sensible, et Loewenhielm, qui s'en aperçut aussitôt, crut devoir avertir son gouvernement; il écrivit d'urgence à son roi: «L'Empereur est excessivement affecté de la nouvelle de l'alliance de l'Autriche. On s'attendait bien à lui voir jouer un rôle, mais on ne croyait point à une alliance offensive et défensive. L'Empereur paraît plus résigné que jamais et plus décidé à suivre le parti que lui dictent à la fois l'honneur et la sûreté; mais il est intérieurement abattu de la ligue générale qu'il voit s'établir autour de lui et dont il commence à craindre les effets.» Sous le coup de ces inquiétudes, la constance actuelle d'Alexandre ne finirait-elle point par céder à l'influence dissolvante de Roumiantsof et à ses conseils pusillanimes? Cette défaillance, qui ne devait point se produire, Loewenhielm avait l'air de l'admettre et semblait presque la prédire: «Il est hors de doute, continuait-il, que le chancelier va reprendre le dessus en se voyant soutenu dans ses idées favorites de négociation avec la France, et il ne manquera pas de prévaloir sur la marche infiniment plus noble et mâle de l'Empereur[561].» [Note 561: Archives du royaume de Suède.] D'ailleurs, dans certains cercles de Pétersbourg, la perturbation était grande: on se demandait si l'Empereur, en persistant dans une politique guerrière, ne conduisait pas la Russie aux abîmes, et si la noblesse ne devait pas sauver l'État par un recours aux moyens extrêmes: «Dans ce moment encore,--reprenait Loewenhielm,--Votre Majesté ne saurait qu'avec peine s'imaginer jusqu'à quel point va la liberté du langage dans un pays aussi despotique que celui-ci. Plus l'orage devient menaçant, plus on doute de l'habileté de celui qui tient le gouvernail... L'Empereur, instruit de tout, ne peut manquer de savoir combien il a cessé d'avoir la confiance de sa nation. Il doit même exister un parti en faveur de la grande-duchesse Catherine, épouse du prince d'Oldenbourg, à la tête duquel se trouve, dit-on, le comte Rostopschine. Voilà, Sire, ce qu'on croit être le motif du chagrin de l'Empereur, d'autant plus que Sa Majesté aime cette princesse de préférence. Avec la facilité qu'a eue cette nation à se prêter aux révolutions, son penchant à être gouvernée par des femmes, il ne serait pas étonnant qu'on profitât de la crise actuelle de l'empire pour se porter à un changement.» Les bruits dont Loewenhielm se faisait l'écho arrivèrent même à Stockholm par d'autres voies[562]: pendant quelques jours, dans la capitale suédoise, on craignit à tout instant d'apprendre que l'empereur Alexandre avait fait sa soumission ou qu'une crise intérieure avait plongé la Russie dans le chaos et la jetait sans défense aux pieds de son adversaire. [Note 562: Tarrach à Goltz, Sabatier de Cabre à Maret, 21 avril 1812.] Ces perspectives firent frémir Bernadotte et son conseil. Si la Russie s'effondrait subitement et se rendait avant le combat, la Suède restait en l'air, exposée au pire destin: nul doute que Napoléon ne se retournât furieusement contre elle et ne lui fît payer cher sa défection, obligeant peut-être les Russes à l'écraser de leurs forces. Ajoutons que l'Angleterre n'avait pas encore accédé au traité russo-suédois et élevait des difficultés[563]. Dans cette passe critique, où il en venait à douter de tous ses alliés, Bernadotte sentit le besoin de se ménager un recours en grâce auprès de Napoléon, un préservatif contre sa colère, et c'est ainsi que Signeul eut ordre de courir à Dresde avec des propositions en apparence formelles. [Note 563: Voy. ERNOUF, 338.] Dans la réalité, cet empressement était fictif; Bernadotte ne voulait en aucune façon se rattacher à nous par des engagements immédiats et irrévocables: son seul but était de réserver l'avenir et de parer à toutes les éventualités, jusqu'à ce que l'horizon se fût éclairci à Pétersbourg. Ce qui le prouve, c'est que Signeul--il dut en faire l'aveu au duc de Bassano--ne possédait pas de pouvoirs en règle. Cet agent aventureux et peu considéré, interlope comme la négociation dont il était chargé, s'offrait bien à signer tout de suite un papier quelconque, se disant sûr d'obtenir la ratification du prince; mais celui-ci avait évité de le munir d'une procuration formelle. Bernadotte se ménageait ainsi la faculté, suivant les cas, de désavouer l'acte conclu par Signeul ou de le faire valoir auprès de Napoléon comme preuve de son repentir. Il ne se détachait pas effectivement de la Russie, mais se donnait l'air devant nous de la renier et de la trahir, en prévision du cas où cette puissance s'abandonnerait elle-même. Ce qui achève de montrer sa duplicité, c'est que le cours de ses intrigues hostiles n'était nullement suspendu; protestant de ses bonnes intentions, il continuait à nous faire tout le mal possible. En Allemagne, ses agents secondaient toujours les tentatives de la Russie pour paralyser l'effet de nos alliances. Ayant promis au Tsar un plus grand service et s'étant fait fort de disposer les Turcs à la paix, il s'y employait avec un surcroît d'activité. L'un de ses aides de camp, le général baron de Tavast, traversait la Baltique pour se rendre d'abord à Wilna; après s'y être concerté avec l'empereur Alexandre, il devait se diriger en toute hâte vers l'Orient, courir à Bucharest, lieu des négociations, et leur donner l'impulsion décisive qui aboutirait à un accord[564]. [Note 564: Sabatier de Cabre à Maret, 21 avril. Suchtelen à l'empereur Alexandre, 30 mars et 10 avril.] Tavast arriva trop tard pour se faire honneur de ce résultat; en Orient, le dénouement était proche. Pour annuler autant que possible les conséquences du traité franco-autrichien, Alexandre avait senti la nécessité de s'accommoder coûte que coûte avec la Turquie et de désarmer cet ennemi, au moment où Napoléon lui en suscitait un autre. Par courrier précipitamment expédié, Kutusof avait été invité à ne rien négliger pour conclure; il était autorisé à réduire encore ses prétentions, à ne plus réclamer que la ligne du Pruth, c'est-à-dire la Bessarabie, sans aucune parcelle de la Moldavie. Alexandre, il est vrai, ne faisait pas gratuitement cette dernière concession; conformément au voeu exprimé par Bernadotte, par Armfeldt, par tous nos ennemis, il désirait que la paix fût doublée et fortifiée d'une alliance, que la Turquie s'unît à lui politiquement et militairement. Cet auxiliaire que Napoléon s'appropriait toujours en espérance, on espérait le retourner contre lui et le rabattre sur le flanc droit de l'Empire[565]. [Note 565: SOLOVIEF, _Alexandre Ier_, 222, d'après la correspondance entre l'Empereur et Kutusof.] Le grand vizir suivait de près les négociations, établi sur le Danube à proximité de Bucharest et investi de pleins pouvoirs. Il n'avait plus avec lui qu'un débris d'armée; suivant quelques témoignages, la misère, les maladies, les désertions avaient réduit ses troupes à quinze mille hommes: la Turquie était réellement à bout de forces. À ces justes raisons de traiter s'en ajoutaient d'inavouables: la Russie et l'Angleterre semaient l'or à pleines mains; le drogman de la Porte, Moruzzi, s'était mis à leur solde et exploitait habilement contre nous les défiances de la Turquie. Pour nous discréditer tout à fait auprès d'elle, la chancellerie russe usa, dit-on, d'un dernier moyen: on assure qu'elle tira de ses archives et fit produire au congrès, comme argument final, la lettre du 2 février 1808 par laquelle Napoléon avait appelé le Tsar au partage de l'Orient[566]. La mission de Narbonne à Wilna achevait d'ailleurs de déconcerter les ministres de la Porte. Vainement notre diplomatie les avertissait-elle que cette démarche était de pure forme; Napoléon fut pris en cette occasion à son propre piège. Les Turcs s'imaginèrent qu'il n'était pas décidé à rompre avec la Russie, puisqu'il négociait encore avec elle: craignant une brusque réconciliation entre les deux empereurs, un second Tilsit dont ils payeraient les frais, ils ne songèrent plus qu'à se mettre à couvert de cette terrifiante éventualité en terminant leur querelle avec la Russie[567]. [Note 566: ERNOUF, 323, d'après une note de Maret.] [Note 567: Correspondance de Latour-Maubourg, mai 1812, _passim_.] Kutusof profita de ces dispositions: pour aller plus vite, il n'insista point sur l'alliance, disjoignit les deux questions et se borna à conclure la paix; elle fut signée à Bucharest le 28 mai, sous réserve de la ratification des souverains. Le traité rendait à la Turquie les deux principautés, après en avoir détaché la Bessarabie, qu'il incorporait à l'empire russe, auquel il accordait de plus quelques avantages territoriaux en Asie; il consacrait vaguement l'autonomie des Serbes sous la suzeraineté du Sultan, renouvelait implicitement le protectorat mal défini du Tsar sur les principautés roumaines et même sur l'ensemble de la chrétienté orthodoxe du Levant. En général, les articles portaient la trace de la précipitation avec laquelle ils avaient été dressés: ambigus et mal rédigés, ils ouvraient une source de contestations pour l'avenir; les plénipotentiaires russes s'étaient moins préoccupés d'établir avec précision les droits de leur maître que d'assurer l'entière disponibilité de ses forces. Cette paix bâclée était pour Napoléon un échec grave, contre-balançant ses triomphes diplomatiques. Toutefois, la paix sans l'alliance ne satisfaisait qu'à demi Alexandre et Bernadotte: «Kutusof, écrivait le premier, a négligé un objet bien important[568].» Mais serait-il impossible de reprendre en sous-oeuvre et par une autre main la tâche inachevée? Avant même la signature du traité, Alexandre avait désigné l'amiral Tchitchagof pour remplacer Kutusof à la tête de l'armée du Danube. Tchitchagof était un homme d'imagination et d'entreprise; admirant Napoléon, ayant étudié ses procédés, allant jusqu'à singer sa tenue et ses gestes, il croyait à la nécessité de le combattre avec ses propres armes, à coups de bouleversements. Avant de rejoindre le quartier général de Jassy, il fit agréer au Tsar et au chancelier un projet colossal et singulier, qui tendait à organiser contre nous, par le moyen de l'Orient turc et surtout chrétien, une grande diversion. [Note 568: SOLOVIEF, 223.] Les pourparlers avec la Porte continuaient, à l'effet d'obtenir la ratification du traité: ils s'étaient transportés de Bucharest à Constantinople. Pourquoi n'en pas profiter et remettre sur le tapis la question de l'alliance, en faisant luire aux yeux du Sultan l'espoir d'acquérir la Dalmatie et les îles Ioniennes? À défaut d'une coopération active, ne pourrait-on tout au moins obtenir des Turcs un concours passif, une connivence inerte, un droit de passage sur leur territoire, et se faire prêter leurs sujets chrétiens pour les lancer sur nos provinces d'Illyrie? Les chrétiens du Danube et des Balkans, Moldaves, Valaques, Serbes, Bosniaques, Monténégrins, surexcités par la lutte de huit ans à laquelle ils venaient d'assister, restaient debout, en proie à une fermentation belliqueuse. Tchitchagof demanderait au Sultan la permission de recruter parmi eux des bandes d'auxiliaires, d'appeler à lui ces tumultueuses levées, de les enrégimenter, de s'en faire une armée de peuples à la tête de laquelle il franchirait le Danube comme allié de la Porte, traverserait obliquement la Péninsule, tomberait du haut des Alpes illyriennes sur la Dalmatie française et percerait jusqu'à l'Adriatique. Après avoir occupé le littoral et surpris Trieste, il contournerait par le nord le golfe de Venise, s'engagerait dans le massif des Alpes, tendrait la main aux Tyroliens révoltés, aux Suisses opprimés, pendant qu'une flotte anglo-russe attaquerait l'Italie par le sud et soulèverait le royaume de Naples. En un mot, il s'agissait de rejeter dans les États du conquérant la guerre qu'il transportait à huit cents lieues de ses frontières, et tandis que cet autre Annibal s'élançait à de lointaines entreprises, d'exécuter contre lui une manoeuvre à la Scipion. L'amiral reçut ordre positif d'agir d'après ces données, de faire sentir et goûter aux Turcs les beautés de son plan[569]. Ce qu'il éviterait de leur dire, c'était qu'il était autorisé, pour mieux animer les races chrétiennes et surtout les peuplades slaves, à leur parler d'émancipation, à exalter les aspirations qui commençaient à sourdre confusément en elles, à leur faire entrevoir la création d'un empire slave, sous la protection et l'égide de la Russie. L'idée des grandes agglomérations nationales, née des événements déchaînés sur le monde par la Révolution française et issue d'une transformation de ses propres principes, devenait ainsi, en Orient comme en Allemagne, une arme aux mains de nos adversaires; lorsque le panslavisme apparaît pour la première fois dans les conceptions de la politique russe, c'est comme moyen de contre-battre la puissance de Napoléon et de détourner le choc de ses armées. [Note 569: _Mémoires de Tchitchagof_, publiés dans la _Revue contemporaine_ du 15 mars 1855. SOLOVIEF, 223. Dans une lettre autographe du 12 avril, destinée à l'agent anglais Thornton, qui se trouvait en Suède, Alexandre développait tout le plan de diversion, en réclamant le concours des escadres et de l'argent britanniques. MARTENS, XI, n° 412.] Il est douteux qu'Alexandre et Roumiantsof se soient fait totalement illusion sur le côté chimérique et romanesque de l'entreprise, sur ses chances de succès, sur la possibilité notamment d'organiser chez les Turcs, avec leur adhésion et sous leurs yeux, une insurrection de leurs sujets chrétiens. Mais la menace seule d'un tel soulèvement ne saurait-elle conduire à un résultat pratique et fort désirable, signalé plusieurs fois par Bernadotte? Les _rayas_ de la région danubienne avaient en Autriche des frères par le sang; aux diverses races chrétiennes de la Turquie septentrionale répondaient, de l'autre côté de la frontière, des groupes congénères; l'impulsion donnée aux premières se communiquerait aux seconds. Par les Moldo-Valaques, il serait facile d'émouvoir les Roumains de Transylvanie; par les Slaves de Turquie, les Slaves d'Autriche. En créant sur les flancs de l'Autriche de multiples foyers d'agitation, en faisant courir sur le pourtour extérieur de ses possessions orientales une traînée de poudre, on se mettrait en mesure de porter l'incendie dans l'intérieur de ses États et de la faire trembler pour son existence: on l'empêcherait de prêter à Napoléon un secours effectif. Pendant la fin de mai et le courant de juin, les négociations pour une alliance russo-turque se poursuivirent à Constantinople, vivement secondées par les agents suédois et anglais. Tchitchagof affermissait sa position sur le Danube, base de ses opérations futures: tenant en haleine les Serbes et les Monténégrins, se ménageant des intelligences avec les mécontents de Dalmatie en vue de la grande attaque contre les possessions françaises, il armait en même temps les Valaques, se disposait à les jeter sur la Transylvanie avec une partie de ses Russes, préparait contre l'Autriche un mouvement tournant[570]. [Note 570: Correspondance d'Otto, d'Andréossy et de Latour-Maubourg, juin et juillet 1812, _passim_.] Mais déjà le besoin de cette diversion se faisait moins sentir. Dès la fin d'avril, une communication de bon augure était arrivée à Wilna. Metternich, avant même de conduire ses souverains au rendez-vous de Napoléon, avant les serments et les effusions de Dresde, avait pris soin d'attester clandestinement le mensonge de ces scènes. S'étant décidé à notifier au cabinet russe l'alliance franco-autrichienne, il avait accompagné cet avis des commentaires les plus propres à en atténuer la portée. Il laissait entendre que sa cour ne prendrait pas trop au sérieux les engagements contractés avec la France, que le corps auxiliaire agirait le moins possible et ne dépasserait pas sensiblement la frontière; si la Russie voulait comprendre la position de l'Autriche et ne pas lui tenir rigueur, les deux puissances pourraient rester secrètement amies, tout en ayant l'air de se combattre[571]. [Note 571: MARTENS, _Traités de la Russie avec l'Autriche_, III, 87.] La chancellerie russe prit acte de ses paroles, mais demanda que l'Autriche fournît un gage de ses intentions, une garantie, et s'engageât expressément à limiter son action. Des pourparlers s'entamèrent très mystérieusement dans ce but. Pendant leur durée, pour peser sur les déterminations de l'Autriche, Alexandre laissa Tchitchagof continuer dans le Sud sa campagne d'agitation et de propagande; il fit savoir à Vienne qu'il possédait les moyens d'insurger les Magyars et n'hésiterait pas à s'en servir, si on lui en faisait une nécessité. Ces menaces, exploitées par les salons et les coteries russes de Vienne, agirent sur la société et par elle sur le gouvernement; ce fut la raison majeure qui décida l'Autriche à entrer plus avant dans la voie des compromissions occultes. Par plusieurs communications successives, Metternich donna l'assurance formelle que le corps auxiliaire ne serait renforcé en aucun cas et ne serait pas même complété, qu'on trouverait moyen de ne fournir à Napoléon que vingt-six mille hommes au lieu de trente mille, que l'Autriche ne s'engagerait jamais à fond dans la querelle et tiendrait au repos le gros de ses forces, se réservant de l'employer à de meilleurs usages. Pour prix de cette demi-trahison, l'Autriche exigeait que la guerre fût strictement localisée et qu'en dehors du point où les troupes autrichiennes auraient malheureusement à entamer le territoire russe, à la droite de la Grande Armée, il ne fût commis aucun acte d'hostilité sur toute l'étendue des frontières respectives: c'était demander aux Russes de s'interdire toute contre-attaque du côté de la Hongrie et de la Transylvanie. Alexandre admit ce second terme de l'entente et renonça à la diversion orientale, que d'ailleurs l'impétuosité de l'attaque française eût rendue impraticable. Entre Vienne et Pétersbourg, un accord purement verbal, mais formel, fut conclu sur ces bases; il y eut échange de promesses, parole donnée de part et d'autre. Par un pacte semblable à celui qu'elles avaient passé à demi-mot en 1809, les deux cours s'obligèrent à se ménager mutuellement, à mesurer leurs coups et à se tenir, au cours d'une guerre illusoire, en secrète connivence[572]. [Note 572: MARTENS, III, 87, 89. SOLOVIEF, 223-224.] Cette défaillance de l'Autriche n'était pas un fait isolé: chez la plupart de nos alliés, la défection couvait, attendant son heure. Le roi de Prusse, après avoir signé l'alliance, avait écrit au Tsar une lettre d'excuses. Malgré la guerre, les rapports vont continuer, par l'intermédiaire de représentants occultes, régulièrement accrédités: «C'est ainsi, dit la Prusse, que l'on doit procéder entre États longtemps amis et destinés à le redevenir[573].» Dans les royaumes de la Confédération, créés et agrandis par Napoléon, la duplicité est égale. En Bavière, l'envoyé russe Bariatinski constate que «depuis le Roi jusqu'au bourgeois, excepté quelques jeunes officiers qui croient être ou devenir des héros, toutes les classes répugnent également à une guerre probable avec la Russie[574]». Le Roi se dit «dans une position atroce»; le prince royal se fait honneur d'avoir décliné le commandement des troupes; cette guerre, ajoute-t-il, «est contre mes principes; voilà pourquoi je ne veux pas la faire, quoique j'aime avec passion mon métier[575]». Quand le Tsar rappellera ses agents de toutes les cours en apparence «francisées[576]», le ministre bavarois Montgelas refusera à Bariatinski des passeports pour la Russie; si Bariatinski en veut pour aller aux eaux et faire une cure, on va les lui donner; mais qu'il reste à proximité, à Carlsbad par exemple, car on ne se sépare que transitoirement, avec l'espoir de se retrouver[577]. De tous les points de l'Allemagne, à de rares exceptions près, Alexandre reçoit les mêmes assurances de secrète sympathie; on le blâme pourtant, on juge qu'il s'expose témérairement et sans motifs, mais on ne peut s'empêcher de faire des voeux pour son succès. [Note 573: SOLOVIEF, 215.] [Note 574: MARTENS, VII, 112.] [Note 575: _Id._] [Note 576: Joseph DE MAISTRE, _Correspondance_.] [Note 577: En Wurtemberg, le ministre Zeppelin déclare à M. d'Alopéus que «Sa Majesté ne se regarderait jamais comme étant en guerre avec la Russie». MARTENS, VII, 124.] Ainsi, dans le vaste circuit que nous venons d'opérer, en partant de Stockholm, en suivant les intrigues suédoises à Constantinople, en revenant par Vienne et Munich jusqu'au coeur de l'Europe, nous avons vu se former autour de la Grande Armée un réseau d'hostilités latentes, prêtes à se manifester dès qu'éclateront les traîtrises du sort et les rébellions de la fortune. C'est la contre-partie des adulations prodiguées au triomphateur de Dresde; c'est l'envers de ce rayonnant tableau. Les rois ne prêtent à Napoléon qu'un concours forcé: ils renient tout bas des engagements arrachés par la violence; l'amour et le dévouement s'affichent dans leur bouche, la trahison est dans leur coeur; ils jurent d'être amis et ne sont qu'esclaves; vienne l'occasion de briser leurs chaînes, ils la saisiront sans scrupules, certains de se trouver avec leurs peuples en communauté de passions et de haines. Les lieutenants de l'Empereur, les maréchaux et chefs de corps, les administrateurs et fonctionnaires qui suivaient l'armée, sentaient vaguement le péril: en traversant l'Allemagne, ils s'étaient aperçus qu'ils marchaient sur un sol miné, où la moindre secousse déterminerait l'explosion. Les commandants de place, les gouverneurs, jusqu'aux rois français que Napoléon avait préposés à la garde de l'Allemagne, ne cessaient depuis un an de l'avertir. Jérôme lui avait écrit pendant l'automne de 1811 une lettre admirable de clairvoyance[578]. La correspondance de Rapp, gouverneur de Dantzick, est pleine d'aveux significatifs. Rapp s'inquiète des haines qu'il sent s'amasser autour de lui, bien qu'il ne fasse aux habitants «que le mal nécessaire». Au bout de quelque temps, il n'y tient plus et, dépassant ses attributions militaires, envoie un rapport politique dont voici les conclusions: «Partout les esprits paraissent montés, et l'exaspération est générale: c'est au point que si nous faisions une campagne malheureuse (ce qui ne sera jamais à présumer), depuis le Rhin jusqu'en Sibérie tout s'armerait contre nous. Je ne suis pas alarmiste et je n'aime pas à passer pour voir en noir, mais ce que j'avance est positif[579].» Davout lui-même, le stoïque Davout, ne peut se défendre de certaines appréhensions: il se souvient qu'en 1809 tout a chancelé et voudrait que l'on méditât cette leçon. [Note 578: _Correspondance du roi Jérôme_, V, 247-249.] [Note 579: 18 novembre 1811. Archives nationales, AF, IV, 1656.] Napoléon s'impatiente et s'irrite de ces avis: il adresse à Rapp une mercuriale sévère et le renvoie à son rôle de soldat. Il voit lui-même le danger, mais n'admet pas que les autres l'aperçoivent et le signalent, car il se juge certain de le surmonter, grâce à son invincible fortune, grâce surtout aux mesures qu'il a si soigneusement accumulées pour assurer le succès de la campagne. Cependant, si dans ses préparations tout a été merveilleusement combiné et conçu, l'exécution laisse à désirer. Vu le nombre et l'extrême complication des moyens qu'il met en oeuvre, il ne peut plus tenir la main en personne à l'accomplissement de ses ordres: tant d'objets à embrasser dépassent son étreinte, toute prodigieuse qu'elle soit. Les intermédiaires qu'il emploie ne possèdent ni son autorité ni sa vigilance: l'inattention des subalternes, l'insouciance des soldats, le désordre et parfois l'infidélité d'une administration qui échappe à la surveillance par son immensité même, occasionnent des mécomptes; sur certains points, c'est déjà l'encombrement, la cohue: la discipline se relâche, les moyens de transport et de ravitaillement se font attendre: l'armée dédaigne d'entretenir en bon état ceux qu'elle possède, les hommes négligent leur équipement et laissent dépérir leur monture, et beaucoup de corps arriveront devant l'ennemi avec des chevaux hors d'usage, des approvisionnements incomplets, des services mal organisés, des effectifs insuffisamment exercés[580]. [Note 580: Les _Mémoires inédits de M. de Saint-Chamans_, qui doivent prochainement paraître, contiennent à ce sujet des détails caractéristiques.] Dans le commandement, de fâcheux tiraillements se produisent. Davout et Berthier sont en querelle ouverte; Davout est aigri, Murat mécontent, Junot exténué de corps et d'esprit. Combien d'autres, parmi les chefs, marchent désormais d'un pas alourdi et traînant, sans l'entrain et la vigueur d'autrefois! Devenus trop riches et trop grands, ils ne ressentent plus l'attrait des dévouements aveugles: ils réfléchissent et jugent. L'écho des sourdes oppositions de l'intérieur leur arrive, altérant leur confiance. Ils savent que des hommes tels que Cambacérès, Mollien, Decrès, Lavalette, blâment l'entreprise: ils ont entendu dire que non seulement Caulaincourt, mais d'autres officiers connaissant bien la Russie, ont fait part à l'Empereur de leurs craintes, et que l'un d'eux, le colonel de Ponthon, l'a supplié à genoux de s'arrêter: ces récits courent les quartiers généraux, confirment des doutes que le simple bon sens suffit à faire naître. Jusque dans l'état-major impérial, des propos inquiétants circulent: on se répète bien bas un mot de Sémonville, de cet ex-conventionnel devenu sénateur et si connu pour son flair de l'avenir qu'un gouvernement paraît condamné dès que Sémonville s'en détache. Se trouvant à Genève, chez le préfet Capelle, il avait dit, en voyant passer les soldats qui s'en allaient à l'armée: «Pas un n'en reviendra: ils vont à la boucherie[581].» Et calculant qu'un seul désastre serait l'écroulement de tout et mettrait fin à la grande aventure, il avait osé ajouter que l'expédition de Russie rendait des chances aux Bourbons. [Note 581: _Documents inédits_.] Ces pressentiments et ces arrière-pensées ne pénètrent pas encore dans la masse de nos troupes. À mesure qu'on descend des sommets, la confiance, l'ardeur, l'inlassable dévouement reparaissent. D'un bout à l'autre de l'innombrable armée que les ordres de l'Empereur retiennent encore sur la Vistule, court dans les rangs inférieurs un frémissement continu, une impatience d'agir. Officiers de fortune qui ont leur chemin à faire, jeunes nobles qui ont leur réputation à établir, tous souhaitent également que la campagne s'ouvre. Ils ont l'ambition des grades, des distinctions, des exploits fructueux: ils ont soif d'honneurs et de profits. Puis, la prise de Napoléon sur ces âmes neuves est si forte qu'elle ne laisse place à aucune réflexion, et c'est lui malgré tout, c'est son prestige qui tient ensemble toutes les parties de cet assemblage disparate, qui fait taire les dissidences et imprime par moments aux coeurs un élan unanime. Même les contingents les plus hostiles, ces Prussiens, ces Espagnols, ces Slaves de l'Adriatique violemment incorporés, subissent maintenant son ascendant; ils le haïssent et pourtant le suivent, car ils éprouvent comme une fierté de combattre sous un tel chef et savent qu'un mot approbatif de lui les marquera pour jamais d'un signe d'honneur. Quant aux soldats de France, troupiers chevronnés ou conscrits d'hier, sortis du peuple, ils restent comme lui inébranlablement fidèles à l'homme qui a ensorcelé leur imagination: en échange de leur sang, ils attendent tout de lui, récompenses inouïes, avenir de triomphes et de félicités. C'est une croyance répandue parmi eux que la Russie n'est qu'un passage vers d'autres régions, qu'on ira plus loin, que Napoléon va les mener jusqu'au fond de la fabuleuse Asie, dans un monde féerique où ils n'auront qu'à se baisser pour faire provision de trésors et ramasser des couronnes. Et leur foi en ces lendemains reste absolue, indestructible; elle s'exprime par de naïfs témoignages. Après les réticences perfides des rois alliés, après les observations des ministres et des généraux, après les rapports sombres de certains chefs, après les pronostics des mécontents de haute marque, voici la lettre d'un soldat: c'est un fusilier au 6e régiment de la Garde, premier bataillon, quatrième compagnie: il écrit à ses parents: «Nous entrerons d'abord en Russie où nous devons nous taper un peu pour avoir le passage pour aller plus avant. L'Empereur doit y être arrivé en Russie pour lui déclarer la guerre, à ce petit empereur: oh! nous l'aurons bientôt arrangé à la blanche sauce! Quand il n'y aurait que nous, c'est assez. Ah! mon père, il y a une fameuse préparation de guerre: nos anciens soldats disent qu'ils n'en ont jamais vu une pareille: c'est bien la vérité, car on y conduit des vives et grandes forces, mais nous ne savons pas si c'est pour la Russie. L'un dit que c'est pour aller aux Grandes Indes, l'autre dit que c'est pour aller en _Égippe_, on ne sait pas lequel croire. Pour moi, cela m'est bien égal: je voudrais que nous _irions_ à la fin du monde.» Le même soldat écrivait dans une autre lettre: «Nous allons aux Grandes Indes: il y a treize cents lieues de Paris[582].» [Note 582: Ces lettres nous ont été communiquées par M. Maurice Levert, qui les a publiées en partie dans la _Revue de la France moderne_.] L'Inde, cet aimant magique qui jadis entraînait à la conquête des mers les grands chercheurs d'aventures, brille vaguement aujourd'hui aux yeux de nos soldats et leur fait entrevoir, par delà l'obscure et mystérieuse Russie, un pays de lumière et d'or, des perspectives ensoleillées et de lointains Édens. Telles sont les visions qui les bercent dans leurs campements de la Vistule, quand ils reposent sur la terre humide, sous la bise d'un printemps triste comme nos hivers. Et le matin, quand le réveil en musique éclate sur le front de bandière des régiments, avec son fracas d'instruments et de sonneries, tous ces grands enfants gaulois se relèvent joyeux, avec une gaieté d'alouette. Vivement, ils se mettent à la besogne du jour, aux occupations qui préparent et précèdent le grand départ annoncé: ils vont à l'avenir pleins d'espérance, insouciants du péril, persuadés qu'un guide infaillible les mène à la victoire et qu'un dieu les conduit. CHAPITRE XIII LE PASSAGE DU NIÉMEN. PREMIÈRE PARTIE L'IRRUPTION[583]. Napoléon à Posen.--Enthousiasme de la population.--Réponse à Bernadotte.--Séjour à Thorn.--Derniers préparatifs.--Préoccupation dominante de l'Empereur: la question du pain.--Dispositif d'attaque.--Napoléon met ses armées en campagne avant de déclarer la guerre.--Son exaltation belliqueuse.--Le _Chant du départ_.--Rencontre avec Murat; comédie sentimentale.--Marche dévastatrice à travers la Prusse orientale et la basse Pologne; encombrement des routes; premiers désordres.--Manifeste guerrier.--Supercherie de la dernière minute.--Nouvelles de Pétersbourg.--L'empereur de Russie a refusé de recevoir l'ambassadeur de France.--Napoléon rejoint la colonne de tête.--Sa proclamation aux troupes.--Il s'élance aux avant-postes et atteint le Niémen.--Il voit la Russie.--Déguisement.--Reconnaissance à cheval.--Accident.--Sombres pressentiments.--Arrivée des troupes.--La journée du 23 juin.--La nuit.--Atterrissage silencieux.--Les premiers coup de feu.--Lever du soleil.--Féerique spectacle.--Enthousiasme des troupes; gaieté et activité de l'Empereur.--Incident de la Wilya.--Établissement à Kowno.--Quarante-huit heures de défilé.--L'invasion commence. [Note 583: Les éléments de notre récit ont été puisés à des sources inédites, que nous indiquerons au fur et à mesure, ainsi que dans l'innombrable quantité d'ouvrages et de _Mémoires_ laissés par les contemporains: les principaux, après l'ouvrage célèbre de Ségur, sont ceux de Baudus, Berthezène, Boulard, Bourgoing, Castellane, Chambray, Denniée, Dupuy, Fezensac, Grouchy, Gourgaud, Labaume, Marbot, Roguet et Soltyk.] I De Dresde, Napoléon courut d'un trait à Posen. Dès qu'il eut apparu sur le sol polonais, l'enthousiasme naquit à sa vue et se propagea, comme si l'image de la patrie ressuscitée eût marché à ses côtés. À Posen, ce fut un délire, une tempête de cris et de hourras, une population entière acclamant son entrée et célébrant par anticipation ses triomphes. Le soir, une immense couronne de laurier, tout en feu, s'alluma sur la flèche de la principale église et apparut comme un phare rayonnant, qui portait au loin l'espérance et la lumière. Les soldats, les bourgeois, les autorités, la noblesse, les femmes vinrent tour à tour complimenter le libérateur. Il accueillit ces hommages avec plus ou moins d'affabilité, doux aux humbles, sévère aux grands, qu'il menait d'une main rude: «Il n'a pas fait de progrès depuis 1806», dit une femme du monde[584]. Ce fut à ce moment qu'il reçut les dernières propositions de Bernadotte. Le duc de Bassano s'était hâté de les lui transmettre et semblait d'avis de ne les point dédaigner. Mais Napoléon, qui observait depuis un an les évolutions de Bernadotte et le vagabondage de sa politique, comprit une fois de plus que cet ambitieux voulait moins se livrer que se réserver: «Qu'il marche, dit-il, lorsque ses deux patries le lui ordonnent; sinon, qu'on ne me parle plus de cet homme[585]!» Rencontrant une dernière fois sur son chemin l'ex-maréchal d'Empire, qui le sollicitait sans bonne foi et lui offrait un marché équivoque, il laissa tomber cette réponse et passa. [Note 584: _Souvenirs d'un officier polonais_ (Brandt), publiés par le baron ERNOUF, p. 230.] [Note 585: ERNOUF, 341, d'après les souvenirs personnels du duc de Bassano.] Il s'était fait annoncer à Varsovie, sans avoir réellement l'intention de visiter cette capitale. En y répandant le bruit de sa venue, en l'accréditant dans tout le Nord, il comptait électriser de plus en plus les Polonais, tenir en haleine et sur le qui-vive les corps français et alliés placés dans le grand-duché. Surtout, il avait pour but de faire croire aux Russes que la principale attaque s'opérerait en avant de Varsovie, vers leurs provinces de Grodno et de Volhynie, afin d'attirer de ce côté leur attention et leurs forces[586]. Tandis que ses ennemis, prenant le change sur ses véritables desseins, accumuleraient fa plus grande partie de leurs troupes en face de Varsovie et de notre droite, il prononcerait son mouvement plus au nord, par sa gauche. Faisant longer le littoral de la Baltique à la masse principale de l'armée, il la porterait de la basse Vistule sur Koenigsberg, la pousserait ensuite sur le Niémen, franchirait ce fleuve aux environs de Kowno, et déboucherait subitement en Lithuanie. Wilna était son premier objectif; c'était en ce point qu'il comptait opérer sa brèche, percer la ligne russe, la diviser en plusieurs tronçons qu'il écraserait les uns après les autres, décidant ou au moins préjugeant par ces coups de foudre le sort de la campagne. [Note 586: _Id._, 385. _Corresp._, 18769, 18780, 18800.] Il incline donc à sa gauche, au sortir de Posen, et, quittant le chemin de Varsovie, atteint la Vistule à Thorn. Déjà son grand et son petit quartier général, formant à eux seuls presque une armée, l'ont précédé dans cette ville, qu'ils emplissent d'animation, de bruit et de mouvement. À Thorn, Napoléon est en un point stratégique important et au centre de ses troupes; il les retrouve enfin et les voit, réparties autour de lui dans d'innombrables cantonnements; tout près de Thorn et un peu en arrière est sa Garde; en avant de lui, à ses côtés, sur sa droite et sur sa gauche, partout, la Grande Armée. À gauche, les corps de Ney, d'Oudinot, de Davout, le corps en formation de Macdonald, occupent les deux rives de la basse Vistule et s'échelonnent jusqu'à la mer; à droite de Thorn, à sept heures de marche, Eugène est établi avec l'armée d'Italie et les Bavarois; il se relie aux Polonais de Poniatowski, qui s'appuient eux-mêmes aux trois corps placés sous le commandement du roi Jérôme et groupés autour de Varsovie. Renforcée par quatre corps exclusivement composés de cavalerie, cette chaîne d'armées se complète à ses deux extrémités par les contingents de Prusse et d'Autriche, arrivés à leur poste; elle se prolonge sans interruption sur deux cents lieues de terrain et oppose à l'ennemi un demi-million d'hommes. Sans mettre encore en mouvement aucune partie de ces masses, Napoléon avise aux mesures qui précèdent immédiatement l'entrée en campagne, aux précautions dernières. Il rapproche ses réserves, porte au grand complet ses effectifs et ses munitions. Il fait verser dans les caissons, puis des caissons dans les gibernes, les millions de cartouches qu'il a entassés dans les magasins de la Vistule. La question des subsistances est toujours ce qui le préoccupe le plus; il sent là l'extrême difficulté et le grand danger. Aussi décide-t-il que toutes les troupes, au moment de prendre contact avec l'ennemi, devront être pourvues de vivres pour vingt à vingt-cinq jours. Afin d'atteindre le chiffre réglementaire, les chefs de corps sont invités à saisir dans le pays occupé tous les blés qu'il contient, à les convertir aussitôt en farines. Avec une activité méthodique, l'Empereur surveille lui-même et hâte ce travail. Sur vingt points différents, à Plock, à Modlin, à Varsovie, sur toute la ligne de la Vistule, il fait moudre, «moudre à force[587]», et répartit entre les corps les amas de farine ainsi obtenus, sans préjudice des innombrables réserves de vivres que des myriades de voitures traîneront à la suite de l'armée. [Note 587: _Corresp._, 18765.] Quand commence la première semaine de juin, ces suprêmes préparatifs s'achèvent ou paraissent s'achever. D'autre part, dans les pays que nos troupes auront à parcourir avant d'atteindre le Niémen, le printemps a fait son oeuvre; l'herbe déjà haute, épaisse et drue, nous promet un abondant approvisionnement de fourrages, et la Prusse orientale étend au devant de nous une immense nappe de verdure. Ainsi, les temps sont venus: voici l'heure propice pour agir, cette heure que Napoléon s'est fixée depuis dix mois et qu'il s'est ménagée par un long effort de patience, de ruse et d'activité discrète. Il a enfin atteint le but si opiniâtrement poursuivi: il est parvenu, sans que les Russes aient interrompu et dérangé son travail par une attaque intempestive, à dresser contre eux, à porter sur place, à monter de toutes pièces, à pousser jusqu'au dernier degré de perfection un appareil guerrier qu'il juge suffisant à briser tous les obstacles. Au point où il en est, il a barres sur l'ennemi; il le domine partout de ses forces avantageusement postées, successivement accrues; il peut fondre sur lui avec tous ses moyens. Que les destins s'accomplissent donc! Que la Grande Armée s'ébranle et prenne l'offensive! Après avoir longtemps contenu et bridé l'élan de ses troupes, l'Empereur leur rend la main; il a tout ralenti jusqu'à présent: il précipite tout désormais. Il arrête les dispositions suivantes: les corps de gauche, celui de Davout en tête, vont se porter rapidement et se concentrer sur l'espace compris entre le delta de la Vistule et le pays de Koenigsberg, marcher ensuite au Niémen et le passer. Le centre, c'est-à-dire l'armée d'Eugène, se joindra au mouvement de ces corps, suivra la même direction et fera masse avec eux. Projetant ainsi en avant sa gauche et son centre, l'Empereur «refusera» sa droite et la tiendra momentanément immobile. Poniatowski avec les Polonais, le roi de Westphalie avec ses trois corps, donnant lui-même la main aux Autrichiens de Schwartzenberg, resteront aux environs de Varsovie, dans une position d'observation et d'attente. Si l'armée de Bagration qui leur fait face, en voyant se prononcer l'irruption de notre gauche, essaye de l'interrompre par une diversion et opère une contre-attaque, si elle fonce sur Varsovie, les troupes de Jérôme seront là pour la recevoir et la contenir, tandis que l'Empereur, la laissant «s'enfourner[588]», franchira le Niémen et repoussera les autres forces russes, pour se rabattre ensuite sur elle, tomber sur ses derrières, la prendre ou l'exterminer. Si l'armée de Bagration, obéissant à une autre inspiration, se met à remonter le fleuve-frontière pour se joindre aux troupes qui nous en disputeront le passage et couvriront Wilna, Jérôme prendra lui-même l'offensive dès que cette évolution se sera nettement dessinée. Il franchira le Niémen près de Grodno, se jettera à la poursuite de Bagration, se mettra sur ses talons, le prendra en queue ou en flanc, essayera de fermer le cercle où l'Empereur veut envelopper la gauche des Russes, et, se liant au mouvement d'ensemble avec la totalité de ses forces, viendra coopérer à l'invasion. [Note 588: _Corresp._, 18785.] Les ordres de marche furent expédiés aux chefs de corps par le prince major général; l'Empereur y ajouta pour Davout, pour Eugène, pour Jérôme, des instructions qui dévoilaient pleinement sa pensée[589]. À cet instant où il tire irrévocablement l'épée, aucun incident nouveau n'a surgi entre lui et la Russie; diplomatiquement, la situation n'a pas changé depuis le retour de Narbonne. L'empereur Alexandre n'a pas fait savoir s'il ratifiait on non le coup de tête du prince Kourakine, s'il s'appropriait la déclaration de rupture émanée de cet ambassadeur. Napoléon ignore encore comment a été accueilli à Wilna le comte de Lauriston, si ce représentant a été reçu et écouté, si le Tsar a prêté l'oreille à ses insinuations pacifiques: preuve ultime et évidente que cette démarche avait pour but d'ajourner et non d'éviter la guerre. Napoléon marche à l'ennemi parce qu'il est prêt, parce qu'il se juge en possession de tous ses avantages, en mesure de trancher victorieusement le différend que lui et son adversaire ont de longue date renoncé à dénouer. Toutefois, ordonnant la guerre, il ne la déclare pas encore; afin d'entretenir plus longtemps les Russes, s'il est possible, dans une trompeuse sécurité, afin de rendre plus accablante la surprise qu'il leur ménage, il évitera jusqu'au moment final de s'avouer officiellement en état de rupture avec eux; avant de publier ses griefs et de lancer son manifeste, il attendra que ses troupes aient gagné plusieurs marches, qu'elles soient sur l'ennemi en quelque sorte et touchent la frontière. [Note 589: _Corresp._, 18768 à 18772.] Il resta encore quelques jours à Thorn, inspectant les troupes en partance, visitant les magasins, les hôpitaux, améliorant l'organisation des services, donnant partout le dernier coup d'oeil. Avant que la Garde quittât ses cantonnements, il voulut en voir les différents corps et les passa minutieusement en revue. Il aimait à retrouver ces mâles figures de soldats, ces poitrines de fer, ces braves qui brûlaient devant lui d'une ardeur contenue, immobiles à la parade, irrésistibles dans l'assaut. Leur tenue et leur air lui firent plaisir: malgré les fatigues et les misères de la route, l'enthousiasme éclatait sur les visages; il y avait un éclair dans tous les yeux. Un commandant d'artillerie s'approcha de Sa Majesté et lui dit: «Avec de pareilles troupes, Sire, vous pouvez entreprendre la conquête des Indes[590].» L'Empereur parut satisfait du compliment. Sobre de phrases, il fut en ces jours prodigue de grâces. [Note 590: _Mémoires militaires du général baron Boulart_, 241.] Il voulut donner de sa bouche aux régiments de la Garde l'ordre de marche, les mit en route et les vit partir[591]. Et cet incessant défilé, ces fiers uniformes, ces roulements ininterrompus du tambour, ces appels de fanfares, ces belles troupes qui l'acclamaient, ces départs d'officiers dont chacun portait un ordre destiné à remuer et à soulever des masses humaines, tout cet immense mouvement qui s'opérait autour de lui, par lui, l'animaient et l'enfiévraient. À présent que le sort en est irrévocablement jeté, il se livre tout entier à ses instincts guerriers; il se retrouve uniquement soldat, le plus grand et le plus ardent soldat qui ait existé; il ne rêve plus que victoires et conquêtes. Le soir, après avoir expédié des ordres tout le jour et s'être à peine reposé, il ne dormait que par intervalles, passait une partie de son temps à se promener dans les salles voûtées de l'ancien couvent où il avait pris résidence, activant par la marche le mouvement et l'élan de sa pensée, s'exaltant à l'idée de conduire tant d'hommes au combat et de déterminer ce branle-bas des nations. Une nuit, les officiers de service qui couchaient auprès de son appartement furent stupéfaits de l'entendre entonner à pleine voix un air approprié aux circonstances, un de ces refrains révolutionnaires qui avaient mis si souvent les Français dans le chemin de la victoire, la strophe fameuse du _Chant du départ_: Et du Nord au Midi la trompette guerrière A sonné l'heure des combats. Tremblez, ennemis de la France...[592]. [Note 591: _Id._, 240-241.] [Note 592: _Souvenirs d'un officier polonais_, 232.] Il quitta Thorn le 6 juin, tandis que de toutes parts les corps de gauche se levaient et commençaient leur marche. Son impatience était telle qu'il anticipa sur l'heure fixée par lui-même pour se mettre en route; ses voitures n'étant pas prêtes, il monta à cheval et fit à franc étrier une partie de l'étape, laissant sa maison militaire le suivre comme elle pourrait, dans l'effarement d'un départ précipité. Les jours d'après, comme il allait plus vite, en son rapide équipage de poste, que ses lourdes colonnes, il jugea qu'il aurait le temps, sans se mettre en retard sur elles, de visiter Dantzick, situé désormais en arrière de notre ligne d'opérations, et d'inspecter cette grande place d'armes; ce crochet lui prendrait tout au plus la moitié d'une semaine. Avec les autorités de Dantzick, avec les membres de l'état-major, fidèle à son système de dissimulation, il parla encore de négociations, de paix possible; plus franc avec Rapp, gouverneur de la ville, il lui avoua que la guerre commençait et stimula son activité[593]. [Note 593: _Documents inédits_. Cf. les _Mémoires de Rapp_, 169-173.] À Dantzick, il retrouva Davout et ne rendit pas suffisamment justice à cet admirable organisateur. Il se rencontra aussi avec Murat, et l'entrevue des deux beaux-frères fut à ses débuts froide et pénible. Chacun d'eux avait contre l'autre des griefs justifiés et ne se privait point depuis quelque temps de les énoncer. Mécontent de n'avoir pas été appelé au rendez-vous des souverains, Murat répétait qu'on se plaisait à l'amoindrir et à l'humilier, qu'au reste on ne voulait en lui qu'un vice-roi de Naples, un instrument de domination et de tyrannie, mais qu'il saurait se soustraire à d'intolérables exigences. Napoléon lui reprochait un penchant de plus en plus marqué à désobéir, des écarts de conduite et de langage, des velléités et des accointances suspectes. Il l'accueillit avec un visage sévère, avec des paroles acerbes, et lui tint tout d'abord rigueur; puis, changeant subitement de ton, il prit à la fin le langage de l'amitié blessée et méconnue; il s'émut, se plaignit, fit à l'ingrat une scène d'attendrissement, invoqua les souvenirs de leur longue affection et de leur confraternité militaire. Le Roi, qui avait le coeur sur la main, qui était prompt à toutes les générosités, ne sut point résister à cet appel; il s'émut à son tour, pleura presque, oublia tout pour quelque temps et fut reconquis. Et le soir, devant ses intimes, l'Empereur s'applaudissait d'avoir supérieurement joué la comédie: pour ressaisir Murat, il avait fait tour à tour et fort à propos,--disait-il,--«de la fâcherie et du sentiment, car il faut de tout cela avec ce _Pantaleone_ italien». «Au fond,--continuait-il,--c'est un bon coeur; il m'aime encore plus que ses _lazaroni_: quand il me voit, il m'appartient; mais loin de moi, comme les gens sans caractère, il est à qui le flatte et l'approche. Il subit l'ascendant de sa femme, une ambitieuse; c'est elle qui lui met en tête mille projets, mille sottises; il en est à rêver la souveraineté de l'Italie entière, et c'est ce qui l'empêche de vouloir être roi de Pologne. N'importe au reste! J'y mettrai Jérôme, je lui ferai là un beau royaume; mais il faudrait pour cela qu'il fît quelque chose, car les Polonais aiment la gloire.» Donnant ensuite à la conversation un tour plus général, il se plaignit de tous les rois qu'il avait faits, des faibles, disait-il, des vaniteux, qui comprenaient mal leur rôle. Ils ne recherchaient que les agréments du rang suprême et en méconnaissaient les devoirs; ils imitaient les princes légitimes au lieu de les faire oublier. Pourquoi ce besoin de briller, cette manie de viser au grand, cette passion de luxe, d'ostentation et de dépense? «Mes frères ne me secondent pas», répétait l'Empereur avec amertume. Il leur donnait pourtant le bon exemple. Son incessant labeur, sa stricte économie devraient leur servir de modèle: l'avait-on jamais vu détourner au profit de ses plaisirs une seule parcelle des sommes que réclamaient les besoins de l'État et l'utilité générale? Il s'étendit beaucoup sur ce sujet et termina par ces mots admirablement justes: «Je suis le roi du peuple. Je ne dépense que pour encourager les arts, pour laisser des souvenirs glorieux et utiles à la nation. On ne dira pas que je dote des favoris et des maîtresses: je récompense les services rendus à la patrie, rien de plus[594].» [Note 594: _Documents inédits_.] II En avant de l'Empereur, entre Dantzick et Koenigsberg, à travers la Prusse orientale et les districts septentrionaux de la Pologne, les sept corps d'armée en marche cheminaient à longues étapes. À leur gauche, la vaste lagune que forme à cet endroit la Baltique, le Frische Haff, était encombrée de flottilles, car les plus pesants convois, les équipages de pont, l'artillerie de siège, faisaient le trajet par eau. Le pays à parcourir par nos troupes était fertile et gras, mais fastidieux et monotone; à perte de vue des landes vertes, coupées de bois et de marécages, des prairies immenses, des forêts de sapins et de bouleaux, déroulant indéfiniment à l'horizon leurs lignes sombres; des rivières aux bords incertains; des villages de bois, partout semblables. Malgré la célérité ordonnée, il y avait dans la marche des temps d'arrêt, des flottements et des reculs, car l'énorme amas de bagages que l'armée tirait après elle embarrassait ses mouvements. Les convois de vivres et de munitions s'enchevêtraient à chaque instant les uns dans les autres, commençaient à mettre en arrière de nos colonnes un chaos roulant. Pour compléter l'approvisionnement d'entrée en campagne, les troupes fouillaient et épuisaient la contrée. L'Empereur avait voulu que tout se fît régulièrement et par voie d'achats; les soldats n'y regardaient pas de si près et prenaient; ils vidaient les greniers, enlevaient le chaume des toitures pour en faire la litière de leurs chevaux, traitant le pays allié en pays conquis. Les fourrages étaient saisis sans ménagement ni méthode. La cavalerie, qui passait la première, s'emparait de tous les foins récoltés ou sur pied; l'artillerie et le train se voyaient réduits à couper les blés, les orges et les avoines en herbe, ruinant la population et fournissant aux animaux une nourriture détestable. Obligés une partie du jour à se disperser en fourrageurs, les hommes prenaient des habitudes de débandade et d'indiscipline, et du premier coup se manifestait l'impossibilité de tenir en ordre et dans le rang cette multitude de toutes races et de toutes langues, où chaque régiment menait avec soi un troupeau et traînait une queue interminable de charrois, cette armée qui ressemblait à une migration. Nos alliés allemands s'écartaient des chemins et pillaient outrageusement. En beaucoup d'endroits, c'étaient déjà des excès, des viols d'habitations, des cultures détruites, des villages mis à sac, des familles jetées à la misère, sans abri et sans pain; avant la guerre, toutes les abominations de la guerre. Le contingent wurtembergeois se signalait entre tous par ses méfaits; il avait perdu sa direction, se jetait de droite et de gauche, vagabondait entre les autres corps, portant partout le ravage, le désordre et l'obstruction, «interrompant tous les systèmes de l'armée[595]». Il fallut faire un exemple, infliger à cette troupe la flétrissure d'une citation sévère à l'ordre du jour. Nos Français se montraient plus forts contre les épreuves et les tentations de la guerre, mais déjà perçaient chez les jeunes soldats des symptômes de lassitude et d'ennui. Ils ne comprenaient pas pourquoi on leur imposait l'obligation de porter sur eux tant de vivres et murmuraient contre ce surcroît de charge. Ils s'irritaient aussi contre un pays où tout fuyait et se cachait devant eux; ils trouvaient la Prusse et surtout la Pologne laides, sales, misérables; ils supportaient mal l'incommodité des gîtes, la fraîcheur des nuits succédant à la lourde chaleur des jours, l'humide brouillard des matins. Toutefois, prompts à s'illusionner, ils se consolaient du présent en se peignant l'avenir sous de plus riantes couleurs; ils espéraient encore trouver au delà du Niémen un sol meilleur, un monde différent, plus clément au soldat, et ils souhaitaient la Russie comme une terre promise[596]. [Note 595: _Corresp._, 18809.] [Note 596: _Mémoires de Boulart_, 240-241; _Souvenirs d'un officier polonais_, 231-234; _Mes campagnes_, par PION DES LOCHES, 279-280; PEYRUSSE, _Mémorial et Archives_, 77; _Souvenirs manuscrits du général Lyautey_; _Mémoires inédits de Saint-Chamans_; ces derniers sont caractéristiques pour cette partie de la marche.] Le 13 juin, la tête de colonne, sous la conduite de Davout, dépassait Koenigsberg et atteignait Insterbourg, situé à mi-chemin entre la capitale de la Prusse orientale et le Niémen. Les autres corps suivaient, retardés par l'encombrement des routes. Le même jour, l'Empereur accourt de Dantzick à Koenigsberg, pour activer et régulariser le mouvement. En même temps qu'il cherche à s'éclairer sur la position de l'ennemi, il ralentit un peu la marche de l'avant-garde et presse celle des autres colonnes; il resserre et condense son armée, afin de la mieux tenir en main et de rendre irrésistible le choc de cette masse qu'il va précipiter d'un seul coup sur les frontières de la Russie. Enfin, sur le point de donner à ses troupes l'impulsion suprême, celle qui les portera au delà du Niémen, il fait rédiger les actes par lesquels il va décréter solennellement et promulguer la guerre. La hautaine sommation d'évacuer la Prusse avant tout accord sur le fond du litige, la demande de passeports présentée par Kourakine, lui fournissaient des motifs très suffisants. Après avoir volontairement laissé dormir ses griefs, il les relève aujourd'hui, s'en empare, s'en arme; il ramasse le gant et répond au défi. Mais sous quel prétexte, après avoir considéré à dessein les démarches qu'il incrimine comme le fait personnel d'un ambassadeur malavisé, va-t-il les attribuer au gouvernement russe lui-même, sans que ce gouvernement se soit expliqué, et les prendre pour l'expression préméditée d'une volonté hostile? La Russie venait de lui faciliter indirectement cette interprétation nouvelle. Elle n'avait point fait mystère des conditions posées dans son ultimatum; ses agents à l'étranger en avaient été instruits; ils en avaient parlé, sur un ton d'ostentation et de jactance; ils en avaient précisé le sens et souligné la portée. La presse s'emparait de ces dires; les journaux anglais reproduisaient, commentaient, approuvaient les exigences d'Alexandre, et toute l'Europe savait que le Tsar prétendait nous imposer, comme préliminaire indispensable d'une négociation, l'affranchissement de l'Allemagne et le retrait de nos troupes. Cette publicité donnée à l'injure la constate et l'aggrave, la rend insupportable, et c'est ce que le duc de Bassano, qui a rejoint le quartier général, doit faire ressortir dans une note de rupture, adressée à la Russie et communiquée à tous les cabinets de l'Europe[597]. [Note 597: Archives des affaires étrangères, Russie, 154.] En même temps que ce manifeste de guerre, le duc signait un rapport, mélange de sophismes et de vérités, qui résumait nos dernières relations avec la Russie et constituait contre elle un fulminant réquisitoire. Ce rapport sera adressé au Sénat, lu en séance solennelle, inséré au _Moniteur_ avec pièces justificatives, commenté dans les journaux: Napoléon dénonce avec fracas ses raisons de combattre et fait la France, comme l'Europe, juge de son droit. Dans des lettres destinées également à la publicité, M. de Bassano écrivait le même jour à Kourakine que l'Empereur accédait enfin à sa demande et permettait l'envoi de ses passeports; il écrivait à Lauriston de réclamer les siens et de quitter le territoire russe. Ces pièces et ces lettres, signées à Koenigsberg le 16 juin, reçurent une date antérieure et fausse, celle du 12, et Thorn fut indiqué comme le lieu de leur expédition. Cette supercherie de la dernière minute avait pour but de faire croire que l'Empereur n'avait prononcé son mouvement au delà de la Vistule qu'après avoir appris l'outrageant éclat donné par les Russes à leurs sommations, qu'il avait fallu ce surcroît d'insulte pour le déterminer à la guerre et triompher de son obstination pacifique. De plus, cette manière d'antidater les pièces avait l'avantage d'augmenter l'intervalle apparent entre l'annonce et le fait même de la guerre; elle masquerait aux yeux du public la fougueuse précipitation de notre offensive. En réalité, les Russes ne recevraient nos communications qu'à l'instant même où l'Empereur paraîtrait en armes sur leur territoire pour se faire justice; ils seraient frappés en même temps qu'avertis. Quittant Koenigsberg, l'Empereur se jette alors au milieu de ses colonnes, qui de toutes parts reprennent ou continuent leur marche. Il les passe en revue au fur et à mesure qu'il les rencontre. Par son ordre, les régiments s'alignent devant lui dans les rues des villages, les tambours battent aux champs, les musiques jouent, et ces scènes toujours émouvantes ragaillardissent les coeurs[598]. L'Empereur arrive ainsi jusqu'à l'avant-garde, jusqu'au corps de Davout, que la Garde vient de rejoindre et suit de près. Là, il se trouve avec la partie la plus belle, la plus saine, la plus robuste de son armée, au milieu d'incomparables troupes que l'indiscipline naissante des autres corps n'a pas effleurées. Mais le service des subsistances laisse encore à désirer, et ses défectuosités causent quelques désordres. Napoléon s'applique à l'améliorer, à le rendre parfait, et ce soin lui devient une obsession: «Dans ce pays-ci, écrit-il à ses lieutenants, le pain est la principale chose[599].» Pour assurer dès à présent la régularité des distributions et se faire pour l'avenir une abondante provision de pain, il multiplie les manutentions; par ses ordres, des fours de campagne se construisent et s'allument de tous côtés, servis par des légions de soldats-ouvriers; ils se déplacent avec les corps, les précèdent aux lieux de bivouac, fonctionnent tout le jour et pendant la nuit incendient l'horizon. L'Empereur dirige lui-même l'établissement de ces ateliers mobiles, les visite, les inspecte, veille à ce qu'ils soient constamment alimentés. En même temps, marchant désormais avec les corps d'avant-garde, prenant la tête du mouvement, il règle et accélère l'allure, force le pas. Il couche le 17 à Insterbourg, le 19 à Gumbinnen, raccourcissant chaque jour de moitié la distance qui le sépare du Niémen. [Note 598: _Notice sur la vie militaire et privée du général marquis de Caraman_, contenant ses lettres à sa femme, p. 114.] [Note 599: _Corresp._, 18818.] À Gumbinnen, un courrier de notre ambassade en Russie se présenta au quartier général. Il venait en droite ligne de Pétersbourg et apportait la nouvelle que l'empereur Alexandre, non content d'éconduire Narbonne, avait refusé de recevoir Lauriston et lui avait interdit de venir à Wilna; le Tsar avait ainsi violé les règles de la politesse internationale et le droit reconnu des ambassadeurs, en même temps qu'il attestait encore une fois sa volonté d'échapper à toute reprise de discussion. Napoléon nota ce suprême grief et le mit en réserve, résolu de s'en servir à l'occasion, si les Russes, après le début des hostilités, rouvraient la controverse et venaient à lui contester son droit d'offensé. Il arriva le 21 de grand matin à Wilkowisky. Là, il n'avait plus à parcourir que sept lieues environ, à travers un pays de bois, de sables et de collines, pour arriver au Niémen. Il fit halte quelques heures à Wilkowisky, tandis qu'autour de lui les soixante-quinze mille hommes de Davout couvraient le sol, et ce fut dans cette humble bourgade, misérable amas de chaumières, qu'il dicta l'ardente proclamation par laquelle il appelait ses soldats à la «seconde guerre de Pologne[600]». [Note 600: _Corresp._, 1885, d'après l'original conservé au dépôt de la guerre.] Cette proclamation fut envoyée à tous les chefs de corps, avec ordre de la faire lire sur le front des régiments lorsque ceux-ci auraient atteint le Niémen et s'ébranleraient pour le franchir: en cet instant solennel, elle parlerait mieux aux imaginations et ferait passer dans les rangs une flamme d'enthousiasme. Napoléon employa le reste de la journée à prendre les mesures nécessaires pour que le lendemain 23 son armée fût tout entière établie et massée derrière les ondulations boisées qui bordent la rive gauche. Il régla minutieusement cette suprême étape; il indiqua à Davout, à Oudinot, à Ney, au duc de Trévise, qui commandait l'infanterie de la Garde, leur direction et leur destination; le mouvement devait commencer au petit jour, à la première heure, et s'exécuter rondement, afin que chacun arrivât successivement au point indiqué et que tout le monde fût exact au grand rendez-vous. Mais lui-même, emporté par son ardeur, n'attend pas pour partir que la nuit se soit écoulée et que les troupes aient rompu leurs bivouacs. Il ne marchera plus cette fois avec elles; il prend les devants et se détache. Avant le soir, il s'engageait dans la vaste forêt de pins qui couvre les approches du cours d'eau. Il soupa au presbytère d'un petit village perdu et interrogea le curé: «Pour qui priez-vous, lui demanda-t-il, pour moi ou pour les Russes?--Pour Votre Majesté.--Vous le devez, reprit-il, comme Polonais et comme catholique.» Et il fit remettre au prêtre deux cents napoléons[601]. À onze heures, il remontait en voiture, suivi de près par ses compagnons habituels de voyage et de guerre, Duroc, Caulaincourt, Bessières, mais laissant derrière lui le reste de sa maison, son quartier général, ses équipages. Un seul officier d'état-major, le futur maréchal de Castellane, aide de camp du comte de Lobau, put accompagner cette course, en faisant vingt-huit lieues sur le même cheval. Entouré d'une faible escorte, mais protégé par les divisions de cavalerie qui de toutes parts battent et explorent le pays, l'Empereur dépasse les masses d'infanterie échelonnées sur la route, dépasse les colonnes de tête, dépasse les grand'gardes, se porte et se jette en avant, poussant droit au Niémen, impatient de voir le fleuve et de marquer le point de passage. [Note 601: _Journal de Castellane_, I, 104.] Par son ordre exprès, aucun parti de cavalerie française, aucun détachement de nos troupes ne s'était encore montré sur la rive même. Plusieurs officiers, entre autres le général Haxo, y avaient été envoyés pour en relever les contours, mais ils avaient dû remplir cette mission dans le plus grand secret et en se cachant. L'Empereur, espérant que les Russes ne nous savaient pas si près, se flattant toujours de tromper leur vigilance jusqu'au moment du passage et d'exécuter par surprise cette gigantesque opération, ne voulait point que la vue de l'uniforme français leur révélât intempestivement l'approche et l'imminence du péril: «Il faut, avait-il dit, que le premier homme d'infanterie que verra l'ennemi soit un pontonnier[602].» Seuls, quelques escadrons de lanciers et de chevau-légers varsoviens se tenaient en vedettes sur la rive gauche et la gardaient; leur présence ne décelait rien de suspect, car ils se trouvaient sur leur propre territoire, ils occupaient ces positions depuis plusieurs mois, et les officiers russes de Kowno, qui inspectaient l'horizon du bout de leurs lorgnettes, s'étaient de longue date habitués à les voir. [Note 602: _Corresp._, 18839.] Dans la nuit du 22 au 23 juin, un de ces régiments, le 3e de chevau-légers, bivouaquait à une lieue et demie en arrière du Niémen, hors de vue, sur le bord de la route qui de Wilkowisky vient aboutir à la rivière, en face même de Kowno. À cette époque de l'année et particulièrement sous cette latitude, la nuit est courte: c'est une obscurité passagère entre deux longs crépuscules, qui voilent à peine la nature d'une ombre transparente. À deux heures du matin, le jour paraissait déjà, indécis et blême, sans tirer de leur sommeil les cavaliers qui dormaient pesamment à terre, auprès de leurs lances en faisceaux. Soudain, un grand bruit de grelots et de roues se fait entendre. Une berline de poste, attelée de six chevaux fumants et trempés de sueur, environnée de quelques cavaliers, s'arrête sur la route. Un voyageur en descend vivement, suivi d'un autre; c'est l'Empereur avec Berthier, l'Empereur tout poudreux, le visage jauni et les traits tirés par la fatigue du voyage. On le reconnaît, on l'entoure; les officiers polonais s'empressent, honteux d'avoir été surpris dans leur sommeil. Lui met pied à terre, regarde, s'enquiert. À quelques centaines de mètres en avant, on apercevait les premières maisons d'un village polonais, celui d'Alexota, où s'arrêtait la route; derrière, c'étaient le fleuve et l'ennemi. Situé sur une éminence, le village domine le Niémen et permet à la vue de plonger sur Kowno; c'est là que l'Empereur ira tout d'abord en reconnaissance[603]. [Note 603: SOLTYK, _Napoléon en_ 1812_, Mémoires historiques sur la campagne de Russie_, 8-10. Soltyk était officier dans la cavalerie polonaise et fut détaché à partir de cette journée à l'état-major impérial.] Mais son uniforme et ses épaulettes, son chapeau à cocarde tricolore, ne vont-ils pas attirer l'attention de l'ennemi et donner l'éveil? Va-t-il, en montrant prématurément un Français, enfreindre sa propre consigne? Qu'à cela ne tienne! Il ira _incognito_[604], comme il dit, et sous un déguisement. Le voici qui ôte en plein champ son habit d'officier aux chasseurs de la Garde et qui emprunte la redingote d'un colonel polonais. Il demande ensuite une coiffure appropriée à son nouveau costume; on lui présente un schapska de lancier; il l'examine, l'essaye, le trouve trop lourd, prend simplement un bonnet de police, oblige Berthier au même travestissement, et ainsi affublés, tous deux se dirigent vers le village avec le groupe des officiers. L'Empereur se fit ouvrir la maison principale, dont les fenêtres donnaient sur le fleuve; de cet observatoire, il put enfin contempler la masse lourde des eaux qui roulait à ses pieds; il découvrit en même temps la rive droite et vit la Russie. [Note 604: _Corresp._, 18755.] La ville de Kowno, insignifiante et morne, flanquée par les bâtiments blancs d'un monastère catholique, n'offrait aucune apparence d'animation et de vie; tout y semblait désert, abandonné; aucun indice ne signalait la présence d'une troupe nombreuse, les préparatifs d'une défense. À droite et à gauche, la rive s'étendait, tour à tour verdoyante et sablonneuse, et plus loin de molles ondulations, tachetées de bois et semées de quelques bâtisses, fuyaient à l'horizon. Dans ce tableau déployé sous ses yeux à travers la lueur de l'aube, Napoléon lut comme sur une carte; il releva les principaux reliefs du sol, le sens et l'orientation de ses lignes. Lorsqu'il se fut bien pénétré de cet aspect et qu'il l'eut gravé dans sa mémoire, il revint à pied au campement des chevau-légers, plus alerte, plus frais et comme reposé par l'action. Il demanda gaiement si le costume polonais lui allait bien: «À présent, ajouta-t-il, il faut rendre ce qui n'est pas à nous», et il ôta son déguisement. Il mangea un peu sur la route. Ses équipages, ses chevaux de selle, une partie de sa maison commençaient à rejoindre. Le prince d'Eckmühl était arrivé; le général Haxo, établi sur les lieux depuis plusieurs jours, avait été prévenu et se présentait. Napoléon monta alors à cheval et, accompagné par les principaux membres de son état-major, se mit à opérer une seconde reconnaissance. Quittant la route, il prit à droite, tâchant de rejoindre le Niémen à travers champs et tenant à le voir en amont de Kowno. Son intention n'était pas de forcer le passage devant cette ville et d'aborder de front la position russe; il la tournerait et la prendrait en flanc. Il passerait donc un peu au-dessus, à quelques lieues plus haut: c'était de ce côté qu'il allait chercher une disposition de lieux favorable à la jetée des ponts. Ayant atteint le rideau de collines qui s'étend le long du fleuve et le masque à la vue, il mit pied à terre, laissa derrière lui tout son monde, à l'exception d'Haxo, et seul avec cet officier général du génie se mit à parcourir les crêtes, cheminant autant que possible sous bois, se dissimulant avec soin, protégé d'ailleurs contre les regards de l'ennemi par le jour encore incertain. Il put ainsi examiner à peu de distance et suivre le fleuve, mesurer de l'oeil sa largeur, étudier les sinuosités et les particularités de son cours. Près du village de Poniémon, le fleuve forme une courbe très prononcée, une véritable boucle dont la convexité est tournée vers l'ouest et qui s'enfonçait ainsi en terre polonaise. En ce point, la rive gauche enserre la rive droite; elle la domine en même temps d'un amphithéâtre de collines qui se creuse et se développe autour de la courbe. Postées sur ces hauteurs, nos batteries couvriraient au besoin de leurs feux le bord opposé et le rendraient intenable pour l'ennemi, assurant ainsi la sécurité de l'atterrissement. De plus, en prenant pied dans la boucle, nos colonnes pourraient se déployer sans craindre une attaque sur leurs flancs, appuyant leur droite et leur gauche au fleuve replié sur lui-même, et déboucheraient plus aisément. Napoléon décida que le passage s'effectuerait le lendemain 24 en cet endroit, où le territoire russe venait à sa rencontre et lui donnait prise. Après sa mystérieuse exploration, il revint au lieu où il avait laissé son état-major. Les chevaux furent repris, et, tandis que le ciel s'éclairait lentement, on se mit à parcourir et à reconnaître le pays en arrière des hauteurs. Maintenant, Napoléon traversait des plateaux cultivés, des champs de blé et de seigle, des espaces tour à tour unis et accidentés; il marquait par la pensée les positions où il établirait ses troupes au fur et à mesure de leur arrivée, les vallons où il les tiendrait serrées et tassées pendant la nuit, invisibles à l'ennemi, tandis que les équipages de pont se mettraient à l'oeuvre et prépareraient la grande opération du lendemain. Il allait toujours, lancé comme d'habitude à toute bride, infatigable de corps et d'esprit, arrêtant son plan, songeant à ses dispositions; Duroc, Berthier, Caulaincourt, Bessières, Davout, Haxo le suivaient et galopaient à peu de distance. Ils virent tout à coup son cheval faire un brusque écart, lui-même tourner sur sa selle, tomber et disparaître. On s'élança à l'endroit où il était tombé. Il était déjà debout et s'était relevé de lui-même, sans autre mal qu'une contusion à la hanche; il se tenait droit et immobile, près de son cheval frémissant. Un lièvre parti entre les jambes de l'animal avait occasionné le bond qui avait désarçonné le cavalier, toujours négligent à cheval et distrait. Ces accidents arrivaient assez fréquemment à l'Empereur au cours de ses campagnes. En pareil cas, il se courrouçait d'ordinaire, s'emportait rageusement contre sa monture, contre ceux qui la lui avaient préparée, contre son grand écuyer, s'en prenait à tout le monde de sa maladresse. Cette fois, il ne proféra pas une parole. Subitement assombri et comme frappé, il se remit silencieusement en selle, et le petit groupe de cavaliers reprit sa course à grande allure, dans la tristesse grise du matin. Une subite appréhension avait saisi les coeurs, et chacun se défendait mal contre de lugubres pressentiments, «car on est superstitieux malgré soi, dans de si grandes circonstances et à la veille de si grands événements», a dit l'un des compagnons de l'Empereur. Au bout de quelques instants, Caulaincourt se sentit prendre la main par Berthier, qui galopait près de lui et qui lui dit: «Nous ferions bien mieux de ne pas passer le Niémen; cette chute est d'un mauvais augure[605].» [Note 605: _Documents inédits_, émanant de l'un des principaux membres de l'état-major. Ce sont ces documents, contrôlés à l'aide de l'ouvrage très minutieux de Soltyk et des autres _Mémoires_, qui nous ont permis de reconstituer la vie de Napoléon pendant les heures qui précédèrent le passage.] L'Empereur finit par s'arrêter en un lieu où il avait résolu de passer la journée, où il serait au milieu de ses troupes qui allaient venir. Déjà ses tentes s'élevaient, deux tentes bien connues des soldats, en coutil à raies bleues et blanches, l'une pour lui, l'autre pour le prince major général; devant la première, un grenadier montait la garde et se promenait de long en large. Ainsi installé, l'Empereur fit apporter ses cartes, ses états de situation, ses instruments de travail, et tandis que les jeunes officiers de sa suite s'établissaient dans une grange voisine, où l'esprit endiablé du comte de Narbonne les tenait en verve, il se mit à dicter des ordres. Il décida comment s'effectueraient l'établissement des ponts pendant la nuit et le passage aux premières heures du lendemain. Il composa une longue instruction, admirable d'ordre et de clarté; tout y était prévu, calculé, prescrit, et les troupes n'auraient qu'à exécuter un mouvement réglé d'avance jusqu'en ses moindres détails[606]. [Note 606: _Ordre pour le passage du Niémen_, _Corresp._, 18857.] Elles commençaient à arriver, à surgir de tous les points de l'horizon. C'étaient d'abord les avant-gardes, les états-majors, les batteries légères accourant au grand trot pour couronner les hauteurs; puis les masses profondes, infanterie, cavalerie, artillerie. Elles débouchaient par tous les chemins, s'élevaient sur les pentes, emplissaient les vallons, et rapidement montait cette inondation d'hommes. L'Empereur considérait ce spectacle et donnait les ordres nécessaires pour le placement des corps, mais sans entrain, sans animation, sans ce feu dans le regard qui lui était habituel. Lui, «si gai d'ordinaire, si plein d'ardeur dans les moments où ses troupes exécutaient quelque grande opération, fut pendant toute la journée très sérieux et très préoccupé[607]»; il restait sous l'empire d'un malaise visible et d'une impression fâcheuse. Un peu courbaturé, depuis sa chute de cheval, et surtout attristé, il se retirait de temps à autre sous sa tente, pour y trouver la fraîcheur et l'ombre, car l'air était étouffant, la chaleur énervante, le ciel tour à tour ardent et lourd, avec des éclaircies resplendissantes et de subits obscurcissements. Au bout de quelques instants, il ressortait, s'asseyait sur un pliant placé devant sa tente, feuilletait un gros registre rouge qui le renseignait sur les effectifs russes, puis s'interrompait et songeait. Superstitieux comme César, il pensait à son accident; il en parlait quelquefois, affectait d'en plaisanter, mais son rire sonnait faux et s'arrêtait court; il s'irritait de lire sur plusieurs visages une inquiétude qui correspondait à la sienne, et malgré tous ses efforts pour paraître imperturbablement confiant et gai, il sentait sourdre en lui une secrète anxiété. [Note 607: _Documents inédits_.] Ce qui ajoutait à sa mauvaise humeur, c'était de n'avoir aucune nouvelle de la rive ennemie. Nul bruit ne venait de cette terre morte; nul mouvement n'y paraissait. On voyait bien, sur la grève, rôder quelques Cosaques, passer quelques patrouilles de cavalerie, se glissant entre les bouquets d'arbres; mais c'étaient de furtives apparitions, disparues aussitôt qu'entrevues. Où donc était l'ennemi? Que faisait-il? Sans doute, établi à quelque distance du fleuve, commençant à soupçonner notre arrivée, il se préparait à tenir contre cette attaque: il allait, en acceptant le combat, nous livrer la victoire, cette première victoire que Napoléon voulait à tout prix et tout de suite. Quant aux Polonais de la rive droite, aux habitants de la Lithuanie, ils nous attendaient sans doute comme des libérateurs. On les verrait se lever à notre approche, venir à nous et nous frayer la voie. Napoléon attendait d'eux un signe d'intelligence et cherchait à le provoquer. Il témoignait d'une prédilection marquée pour tout ce qui était polonais; dès le matin, il avait attaché à sa personne plusieurs officiers de cette nation, comptant s'en servir comme d'intermédiaires avec leurs compatriotes de la rive droite, et s'étonnant qu'aucun de ces derniers ne se fût encore présenté. On finit par lui amener trois Lithuaniens, ramassés par hasard sur la rive gauche. C'étaient de pauvres gens, des serfs, d'aspect sordide et de visage obtus. Napoléon les fit interroger: savaient-ils que la liberté avait été accordée aux paysans du grand-duché? Espéraient-ils pareil bienfait? Souffraient-ils du régime russe? Aspiraient-ils à s'en affranchir? Comme les réponses tardaient, l'Empereur reprit vivement, en s'adressant aux interprètes: «Demandez-leur s'ils ont le coeur polonais[608].» Et pour se faire mieux comprendre, il joignait le geste à la parole, mettait la main sur son coeur. Interloqués et comme pétrifiés, les paysans restaient à le regarder, l'air hébété, sans mot dire. N'en pouvant rien tirer, il les congédia avec de douces paroles. [Note 608: SOLTYK, 16.] Pour savoir ce qui se passait en face de nous, on avait employé toutes les précautions d'usage; une nuée d'espions avait été lancée. Pas un de ces émissaires ne revenait, ne reparaissait au quartier général. Davout se plaignait en grommelant de ne rien savoir. Interrogés successivement, les autres chefs de corps répondaient qu'ils n'avaient aucun renseignement, qu'aucun espion ne rentrait. On vit arriver seulement un Juif de Marienpol, qui venait des provinces lithuaniennes et s'était faufilé à travers les lignes ennemies. Il raconta que les Russes repliaient partout leurs avant-postes, qu'ils évacuaient le pays, qu'un grand mouvement de retraite se dessinait. À cette nouvelle, l'Empereur fronça le sourcil, mais il se hâta de dire que l'ennemi se concentrait sûrement autour de Wilna, pour livrer bataille en avant de cette ville. Il n'admettait pas que les choses se passassent autrement; il écartait violemment la possibilité d'un recul indéfini et ne souffrait pas qu'il en fût question, quoique cette hypothèse commençât à le préoccuper. Vers la fin de la journée, il manda Caulaincourt et le fit venir dans sa tente, voulant causer. D'abord, ce furent des allusions à l'accident du matin. L'Empereur demanda si l'on s'en était ému au quartier général, si l'on en parlait encore. Puis, il questionna longuement l'ancien ambassadeur en Russie sur le pays, l'état des routes, les moyens de communication, les habitants: «Les paysans ont-ils de l'énergie? dit-il. Sont-ce gens à s'armer comme les Espagnols et à faire la guerre de partisans? Pensez-vous que les Russes me livrent Wilna sans risquer une bataille?» Il paraissait désirer extrêmement cette bataille et pria le duc de lui dire franchement son avis sur le projet de retraite que l'on prêtait aux ennemis. Caulaincourt répliqua qu'il ne croyait point, pour sa part, à des batailles rangées: «Le terrain n'était pas assez rare en Russie pour qu'on ne nous en cédât pas beaucoup»; on chercherait à nous attirer dans l'intérieur, à diviser nos forces, à nous éloigner de nos ressources.--«Alors j'ai la Pologne! reprit l'Empereur avec un éclat de voix. Quelle honte pour Alexandre, quelle honte ineffaçable que de la perdre sans combat! C'est se couvrir d'opprobre aux yeux des Polonais.» Il parlait avec une animation croissante, avec des paroles cinglantes, comme s'il se fût adressé à l'empereur Alexandre lui-même, comme s'il eût voulu, en le piquant au vif par des outrages, le tirer de son inertie, l'appeler, le défier, le forcer au combat. Il ajouta qu'une retraite ne sauverait pas les Russes: il allait tomber sur eux comme la foudre, prendre à coup sûr leur artillerie et leurs équipages, probablement des corps entiers. De Wilna, où il couperait leur ligne et diviserait leurs forces, il pourrait tourner et envelopper au moins l'une de leurs armées. Il avait hâte d'être à Wilna pour commencer ces mouvements destructeurs; il calculait le nombre d'heures que mettraient ses troupes pour atteindre cette ville, «comme s'il se fût agi d'y aller en poste».--«Avant deux mois, reprit-il en manière de conclusion, Alexandre me demandera la paix: les grands propriétaires l'y forceront.» Il développa cet espoir avec volubilité, procédant toujours par questions, mais commençant lui-même les réponses, comptant que son interlocuteur allait continuer et abonder dans son sens, cherchant à arracher, à surprendre une phrase approbative, un mot d'assentiment qui raffermirait sa confiance, qui lui permettrait de s'illusionner encore et donnerait raison à ses rêves contre la réalité entrevue. Mais le duc de Vicence se taisait, roidi dans sa loyauté chagrine, dans son obstination honnête à ne point parler contre sa conscience. Irrité de cette contradiction muette, l'Empereur le pressa à la fin de parler, de s'expliquer; il s'entendit répéter alors qu'Alexandre avait lui-même dévoilé et exposé le plan de la défense: ce prince éviterait de se mesurer en ligne contre un adversaire dont il connaissait le génie; il ferait une guerre de longueur et de persévérance, imiterait l'exemple des Espagnols, souvent battus, jamais soumis; «il se retirerait au Kamtchatka plutôt que de céder des provinces et de signer une paix précaire». Ces paroles de mauvais augure que Napoléon avait déjà entendues, il les écouta cette fois avec une attention plus marquée, avec une grande patience, comme si elles eussent plus profondément frappé son esprit; il rompit ensuite l'entretien sans répondre. III Le jour baissait, et chaque heure rapprochait l'instant fixé pour les préparatifs du passage. Avant la tombée de la nuit, l'Empereur monta encore une fois à cheval, visita les campements; il retrouva noirs de troupes, fourmillants d'hommes, les espaces qu'il avait vus le matin inanimés et déserts. Il fit rapprocher ses tentes du Niémen, afin de mieux surveiller l'opération, et prit enfin quelque repos, tandis que ses premiers ordres s'exécutaient ponctuellement. Dès huit heures du soir, après avoir mangé la soupe, les troupes de Davout prenaient les armes et venaient occuper les hauteurs; elles s'y établirent sur seize lignes formées par autant de régiments, chaque colonel placé devant le 1er bataillon, devant l'aigle, les généraux au centre de leur brigade ou de leur division. Cette armée d'avant-garde, qui précédait les autres, prit ainsi position pour la nuit, sans faire aucun bruit, sans allumer de feux, se tenant immobile et comme rasée sur le sol, en attendant qu'elle se dressât d'un seul élan pour aller au Niémen et faire irruption. À sa gauche, les divisions à cheval de Murat s'alignaient sur les deux côtés d'Alexota. Au-dessous du 1er corps, les équipages de pont descendaient vers la rive, dirigés par le général Éblé, accompagnés par des sapeurs du génie et des marins de la Garde: l'obscurité croissante les dérobait aux yeux. Quant la nuit fut à peu près complète, trois cents voltigeurs du 13e régiment de ligne passèrent sur des batelets et gagnèrent la rive opposée, qu'ils trouvèrent inoccupée; derrière eux, les pontons furent mis à l'eau, dans le plus grand silence. À minuit, le passage était praticable. Au delà du fleuve, les voltigeurs continuaient d'avancer, bientôt rejoints par quelques détachements d'infanterie légère et de Polonais. Un bois s'étendait devant eux; ils en reconnurent les abords, s'y engagèrent. Ils entendirent alors dans les fourrés des bruits de chevaux et d'armes; ils se sentirent surveillés et frôlés par d'invisibles ennemis; çà et là, quelques lances pointèrent, des Cosaques furent aperçus, passant d'un trot rapide, et même des hussards russes, reconnaissables dans la nuit à leurs grands plumets blancs. Soudain, un «Qui-vive!» lancé à nos hommes...--«France!» répondent-ils. La voix qui leur avait parlé, celle d'un officier russe, reprit en français: «Que venez-vous faire ici?--F..., vous allez le voir[609]!» répliquèrent les nôtres, et les carabines s'abattirent, jetant leur éclair à un ennemi déjà évanoui, tirant sur une ombre. À la sortie du bois, on atteignit un village situé dans la boucle du fleuve et que l'Empereur avait prescrit d'occuper, de fortifier par des coupures et des barricades, de convertir en réduit; en y pénétrant, nos soldats entendirent un galop précipité; ils aperçurent des Cosaques qui détalaient au plus vite et dont quelques-uns, se retournant sur leur selle, déchargèrent leurs armes. Sur plusieurs points à la fois, des détonations isolées retentirent profondément dans le silence de la nuit, faisant tressaillir l'Empereur sous sa tente et l'irritant, car il avait désiré qu'aucun bruit ne trahît jusqu'au matin le mystère de ses opérations: les premiers coups de feu de la grande guerre étaient tirés. [Note 609: SOLTYK, 21.] La nuit passa, nuit de deux heures. Les ponts étaient achevés, et déjà la division Morand, du 1er corps, s'était glissée au delà du fleuve, pour appuyer et fortifier les avant-postes. À une heure et quart, le ciel blanchit de nouveau. L'obscurité se retira peu à peu des sommets de la rive gauche, où se distinguaient confusément et se remuaient des masses; le voile d'ombre tendu sur la vallée se levait lentement. Soudain, le soleil brille, apparu sur l'horizon, et monte dans un ciel pur; rasant le sol de sa rayonnante clarté, il fait courir sur le front de nos lignes un éclair qui se répète et se prolonge à l'infini, un interminable scintillement de baïonnettes, de lances, de sabres, de casques et de cuirasses. Tout s'illumine, tout se discerne, et le spectacle se découvre dans la magnificence de son ensemble et la précision de ses détails; sur la large nappe des eaux, trouée d'îles, trois ponts établis; au delà, la division Morand déployée en bataille, barrant de ses lignes noires l'entrée de la boucle; sur un escarpement situé près des ponts, l'artillerie de réserve du 1er corps en position, les pièces dressées vers le nord; sur la berge, d'autres batteries qui s'alignent, des officiers qui passent au galop, des escadrons de cavalerie polonaise au-dessus desquels voltigent et palpitent les flammes multicolores des lances; enfin, sur l'amphithéâtre des collines, un immense déploiement de troupes en marche, deux cent mille hommes qui s'ébranlent et s'avancent à la fois, régulièrement, posément, d'un pas égal et vaillant; partout l'aspect de l'action et de la force disciplinées, l'invasion coordonnée et méthodique, dans son formidable élan. L'armée de première ligne est là tout entière, en grande tenue de combat, avec ses innombrables états-majors, ses uniformes de toutes nuances, ses longues files de plumets rouges, ses aigles brillant au soleil, ses drapeaux illustrés d'inscriptions glorieuses, l'armée débarrassée pour un jour de son lourd attirail de convois, allégée et libre, superbe d'entrain et d'animation, aspirant à se dévouer. Les tristesses de la veille, l'ennui et la souffrance des longues marches ne sont plus qu'un rêve oublié; l'allégresse du matin a dissipé cette brume, elle dilate les coeurs et les rouvre aux magiques espoirs. Et les colonnes débordent des sommets, s'engagent sur les pentes où se creusent trois sillons principaux, descendent par ces ravins en étincelantes coulées d'acier, se rapprochent, se côtoient sans se mêler, convergent toutes au point de passage, s'allongent et s'amincissent pour traverser les ponts, puis reprennent leur ampleur, leurs distances,--et lentement s'épandent sur la terre russe. Les troupes de Davout passèrent de grand matin: les divisions d'infanterie d'abord, avec leurs batteries montées, avec les brigades de cavalerie légère, sans équipages, sans voitures; rien que du fer, des chevaux et des hommes: l'Empereur avait permis le passage d'une seule voiture, celle qui contenait les bagages du prince d'Eckmühl. Mais bientôt les ponts tremblent et retentissent sous des masses pesantes; les divisions de grosse cavalerie, les cuirassiers, passent à leur tour, avec un bruit d'orage: voici les guerriers géants, les ondoyantes crinières et les cimiers romains. Après le 1er corps, la Garde, ses régiments jeunes et vieux, resplendissants d'or, chamarrés d'aiguillettes et de brandebourgs, élite et parure de l'armée. Là surtout l'enthousiasme est au comble. Dans les rangs, dans les états-majors qui causent en chevauchant, de gaies réflexions s'échangent, des propos conquérants. Un major de la Garde dit que l'on fêtera le 15 août à Saint-Pétersbourg, et ce mot fait fortune. Si l'accord n'est pas unanime, si quelques mécontents, quelques officiers d'armes spéciales objectent les difficultés de l'entreprise et discutent les chances de la campagne, ces notes chagrines se perdent dans une expression générale de contentement et de joie. Ce qui achève d'électriser tous ces hommes, c'est de se sentir sous l'oeil et dans la main du chef habitué à vaincre; c'est de le sentir près d'eux, avec eux, les enveloppant de sa présence; c'est d'entendre successivement de tous côtés, en haut sur les collines, en bas près du fleuve, les vivats qui signalent son arrivée; c'est de reconnaître à chaque instant, sur des points divers, dominant et dirigeant l'opération, sa silhouette familière. À cheval dès trois heures du matin, il était venu tout surveiller, tout animer. Afin qu'il pût commodément assister au défilé, les artilleurs de la Garde lui avaient préparé, sur le chemin qui menait aux ponts, un trône rustique, fait de branches et de gazon, avec un dais de feuillage. Il ne resta qu'un moment à ce poste d'apparat, repris d'un besoin d'activité, ne tenant pas en place. Il fut de bonne heure sur la rive ennemie. Lorsque le 9e lanciers et le 7e hussards passèrent, officiers et soldats le reconnurent à l'extrémité du pont, debout sur le terre-plein. Enivré par l'appareil qui se déployait à ses yeux, ressaisi par le sentiment de sa toute-puissance, certain de son bonheur, il avait retrouvé son assurance, sa belle humeur, une jovialité expansive; il jouait avec sa cravache et fredonnait l'air de _Marlborough s'en va-t-en guerre_: «Cet à-propos, qui nous égaya quelques instants, ne se justifia que trop bien», écrit le commandant Dupuy[610]. [Note 610: _Souvenirs militaires_, 166.] L'Empereur se porta bientôt en avant du fleuve et rejoignit les divisions déjà passées. Prompt et affairé, il galopait autour d'elles, indiquait à chacune la route à suivre et les mettait dans leur chemin. Il accompagna jusqu'à distance de deux lieues et demie le mouvement de l'avant-garde, s'arrêtant parfois pour interroger les rares habitants du pays et n'obtenant que des renseignements vagues. Il acquit pourtant la certitude, par le retour de quelques espions, que les ennemis ne lui opposaient qu'un simple rideau de cavalerie, qu'il n'aurait affaire dans la journée à aucune résistance sérieuse. En effet, nos troupes avançaient sans difficulté, poussant devant elles quelques bandes de Cosaques qui se dispersaient à leur approche et s'enfuyaient d'un vol effarouché. Kowno fut occupé sans coup férir, et l'armée put s'épanouir à l'aise autour de cette ville, se déployant sur les deux côtés de la route qui conduit à Wilna, s'éclairant dans toutes les directions par de fortes reconnaissances. Sur la gauche, on rencontra tout de suite un second cours d'eau, la Wilya, qui baigne Wilna et vient ensuite, par un long circuit, rejoindre le Niémen, où elle se jette immédiatement au-dessous de Kowno. Il était indispensable de franchir cet affluent et de savoir ce qui se passait au delà, car une attaque des ennemis pourrait se prononcer de ce côté et venir sur notre flanc, tandis que le gros de l'armée marcherait sur Wilna. Le 13e d'infanterie de ligne fut chargé de trouver un gué sous les yeux mêmes de l'Empereur. Comme la recherche se prolongeait, le colonel de Guéhéneuc, qui commandait le régiment, fatigué d'attendre, demanda des hommes de bonne volonté pour passer à la nage et reconnaître la rive opposée. À cet appel, trois cents soldats sortent des rangs et s'acquittent au mieux de leur dangereuse besogne. Aussitôt leur succès fait des jaloux, la témérité devient contagieuse. Un certain nombre de cavaliers français et polonais se tenaient au bord de la Wilya; la présence de l'Empereur les excite à se distinguer, les exalte, les rend fous d'intrépidité; et voici tous ces hommes à l'eau, avec leur monture, leurs armes, leur équipement, s'efforçant ainsi empêtrés de gagner la rive droite. Mais le courant était rapide, impétueux; il les entraîne et les roule; on voit plusieurs de ces malheureux lutter péniblement contre la violence du torrent, puis faiblir, s'épuiser, s'abandonner, et enfin, calmes et désespérés, s'enfoncer dans l'abîme en poussant un dernier «Vive l'Empereur!» Au spectacle de cette détresse, le colonel de Guéhéneuc n'écoute que son courage: sans ôter son brillant uniforme, il éperonne lui-même son cheval et le pousse dans les flots; il s'élance au secours des cavaliers, et il est assez heureux pour ressaisir l'un d'eux, qu'il ramène triomphalement sur la berge. L'Empereur l'accueillit froidement après cet exploit; il trouva que son action, fort louable chez un particulier, l'était moins chez un chef de corps placé en face de l'ennemi et ne devant plus qu'à la patrie seule le sacrifice de son existence. Tout en organisant lui-même avec grand soin le sauvetage des cavaliers, dont un seul fut perdu, il reprocha au colonel, comme un gaspillage d'héroïsme, son élan de bravoure et d'humanité[611]. [Note 611: On voit à quoi se réduit cet incident, amplifié et travesti par Tolstoï.] Après avoir donné l'ordre de jeter un pont sur la Wilya et de faire passer la division Legrand, avec quelques régiments de cavalerie, pour observer et tâter certains détachements ennemis, signalés dans cette direction, il finit la journée à Kowno, où il s'établit dans le couvent et se fit l'hôte des moines. Là, il prit encore diverses mesures, appelant en toute hâte les convois de vivres, organisant le service des reconnaissances, multipliant les précautions pour assurer sa gauche, activant le mouvement d'ensemble, pressant l'arrivée des troupes qui débouchaient toujours au delà du Niémen par le triple passage. Là, l'envahissement continuait, incessant, interminable, les corps succédant aux corps. Après les soixante-quinze mille hommes de Davout, après les vingt mille cavaliers de Murat, après la Garde, c'étaient les vingt mille soldats d'Oudinot, le troisième corps au grand complet. Ces masses écoulées, d'autres surviennent; les trois divisions de Ney, venues de plus loin, rejoignent à marches forcées. Après elles, encore des troupes, de nouvelles avant-gardes, de nouveaux états-majors, de nouvelles colonnes compactes et serrées; et toujours une bigarrure d'uniformes, une extraordinaire diversité de races: des chevau-légers bavarois et saxons mêlés à nos cuirassiers, des Polonais répartis dans tous les corps de cavalerie, les brigades de Hesse et de Bade représentant l'Allemagne dans la garde impériale, un régiment hollandais formant brigade avec des conscrits corses, florentins et romains, l'infanterie des Wurtembergeois encadrée par deux divisions françaises. Malgré cette affluence de nations et l'encombrement du pays, l'opération se poursuivait avec le même ordre, avec la même ardeur. Pourtant, à la splendeur du matin, à la fraîcheur propice des premières heures, avait succédé une température accablante. Le ciel s'assombrissait; sur l'horizon troublé couraient des lueurs livides et des frémissements d'éclairs. Bientôt l'orage éclata, et une trombe d'eau s'abattit sur nos bataillons. Ceux-ci la reçurent sans sourciller, et c'était merveille que de voir--écrit dans ses souvenirs un officier de la Garde, un fanatique de l'Empereur--«ce déchaînement inutile du ciel contre la terre[612]». Au reste, l'orage ne tarda pas à se dissiper; cette première épreuve fut de courte durée; le passage n'en fut pas un instant interrompu, et sur les ponts solidement amarrés, des troupes de toutes armes prolongèrent le défilé. Il en passa pendant quarante-huit heures, le 24 et le 25, jour et nuit. Le 26, on voyait encore arriver au fleuve les cuirassiers et les dragons de Grouchy, complétant l'ensemble des effectifs déversés sur la rive droite par l'Empereur lui-même[613]. [Note 612: BOULART, 242.] [Note 613: _Corresp._, 18863.] Parvenus en terre ennemie, les corps recevaient chacun leur direction et se portaient au poste plus ou moins lointain qui leur avait été assigné. L'étape reprenait, forte, pénible, impérieusement réglée, par une moite chaleur qui faisait regretter à nos vétérans l'Espagne torride. Parfois, pour tromper leur fatigue, les troupes se mettaient à chanter. Un virtuose de régiment entonnait quelque air du pays, quelque couplet populaire, et les fantassins en choeur reprenaient le refrain, qui les soutenait de sa cadence et les aidait à marcher. Les vieux airs de nos provinces, les chansons bretonnes, provençales, picardes, normandes, mélancoliques ou gaies, enlevantes ou plaintives, apportant à nos soldats exilés un écho de la patrie, un ressouvenir du foyer, arrivaient avec eux sur ces bords lointains, qui n'avaient jamais vu les hommes d'Occident. Eux s'en allaient dociles; ils allaient vers le nord, vers l'inconnu, toujours confiants, mais observant avec surprise ce sol si différent de nos vivantes campagnes, ce pays vide et muet, accidenté et pourtant monotone, où les reliefs du terrain se répètent et se reproduisent exactement pareils, où les mêmes aspects se succèdent avec une invariable uniformité, cette terre où tout se ressemble et où rien ne finit; et devant nos colonnes s'avançant par les chemins tour à tour détrempés et poudreux, traversant les mornes forêts de sapins et de hêtres, gravissant les collines sablonneuses, commençant la longue marche dont nul ne savait mesurer la durée, la Russie déployait ses horizons béants. DEUXIÈME PARTIE ARRIVÉE À WILNA.--DERNIÈRE NÉGOCIATION. Conseil militaire d'Alexandre.--Cacophonie.--Excursions aux environs de Wilna.--Ascendant d'Alexandre sur les femmes.--Fête du 24 juin; accident de mauvais augure.--La nouvelle de l'invasion arrive au Tsar pendant le bal; son impassibilité.--La Fatalité et la Providence.--Recul instinctif.--Mission de Balachof.--Offre d'une réconciliation _in extremis_; causes et but réel de cette démarche.--Balachof aux avant-postes.--Rencontre avec le roi de Naples.--Accueil de Davout.--Napoléon ne veut recevoir l'envoyé russe qu'au lendemain d'une victoire.--Il apprend la retraite des Russes.--Son désappointement.--Il précipite son armée sur Wilna.--Premiers symptômes de désagrégation.--Entrée de Napoléon à Wilna; accueil de glace: incendie des magasins.--Ovations provoquées et tardives.--L'Empereur s'acharne à l'espoir de couper et de prendre une partie des armées russes.--Succession d'orages: les éléments se déchaînent contre nous.--Hécatombe de chevaux.--L'ennemi se dérobe et s'évanouit.--Fausse joie.--La colonne de Dorockhof en grand danger; son évasion.--Les débuts de la campagne manqués.--Froideur des Lithuaniens.--Napoléon décide de recevoir Balachof.--Longue et remarquable conversation avec cet envoyé.--Paroles violentes.--Le but de l'Empereur est de faire trembler Alexandre pour sa sécurité personnelle et de l'amener à une prompte capitulation.--Balachof à la table impériale.--Réponses célèbres.--Mot blessant de Napoléon à Caulaincourt; ferme réplique.--Départ de Balachof.--Protestation indignée de Caulaincourt; il demande son congé.--Patience de l'Empereur; comment il met fin à la scène.--Rupture irrévocable de toutes relations entre les deux empereurs.--La guerre succède sans transition au déchirement de l'alliance. I Le jour où Napoléon franchissait le Niémen à la tête de deux cent mille hommes, le comte Rostoptchine, nommé gouverneur de Moscou, écrivait au Tsar: «Votre empire a deux défenseurs puissants, son étendue et son climat: l'empereur de Russie sera formidable à Moscou, terrible à Kazan, invincible à Tobolsk[614].» [Note 614: SCHILDNER, 245.] Tel n'était pas l'avis de tous les hommes qui composaient le conseil militaire d'Alexandre. Dans les semaines qui avaient précédé l'invasion, de vives discussions avaient eu lieu. Les partisans de l'offensive soutenaient leurs idées avec acharnement, avec rage. D'autres donneurs d'avis voulaient au moins qu'on livrât bataille devant Wilna, qu'on ne cédât pas sans lutte la Pologne. Tout le monde à peu près s'accordait pour blâmer le plan officiellement adopté, celui de Pfuhl, mais personne ne savait au juste par quoi le remplacer. Les conseils se succédaient fiévreusement, sans aboutir à rien, les intrigues s'entre-croisaient; Armfeldt se démenait et «faisait le diable à quatre[615]»; il traitait Pfuhl d'homme néfaste, vomi par l'enfer; à l'entendre, le maudit Allemand, qui se faisait le singe de Wellington, était surtout un composé «de l'écrevisse et du lièvre[616]». Wolzogen, ombre et reflet de Pfuhl, répondait en traitant Armfeldt d'«intrigant mal famé[617]»; Paulucci critiquait à tort et à travers; Bennigsen changeait à chaque instant d'avis et se contredisait; l'intendant général Cancrine passait pour un type d'incapacité; Barclay, qui se battait bien et parlait mal, avait d'excellentes choses à dire et n'arrivait point à les exprimer, et le vieux Roumiantsof, à peine remis d'une attaque d'apoplexie, la bouche tordue par l'hémiplégie, assistait désolé et grimaçant à la déroute de ses espérances pacifiques, à la ruine de son système[618]. [Note 615: TEGNER, III, 397.] [Note 616: _Id._, 396.] [Note 617: _Id._, 394.] [Note 618: TEGNER, III, 390-397; SCHILDNER, 246-247. Bulletins transmis par Lauriston avec ses dernières dépêches, mai 1812.] Un afflux continuel d'étrangers, qui accouraient de tous côtés au quartier général, ajoutait au désordre et à la confusion de cette Babel; Stein, l'ex-ministre prussien, le Suédois Tavast, l'agent anglais Bentinck paraissaient tour à tour, mettaient leur mot dans le débat, augmentaient la cacophonie. L'armée était belle et bien disposée, l'administration corrompue, le commandement incertain, divisé, dépourvu de données précises sur les projets et les forces de l'adversaire; il semblait que cette guerre prévue et méditée depuis dix-huit mois prenait tout l'état-major au dépourvu. Quant à l'Empereur, sans considérer le plan de Pfuhl comme la merveille du genre, il s'y tenait parce qu'il fallait bien en avoir un et qu'on n'en avait pas trouvé de meilleur à lui substituer; au fond, il espérait vaincre malgré ses généraux et quoi qu'ils fissent; sa confiance se fondait sur sa volonté de résister jusqu'au bout, obstinément, éternellement, dans un pays que la nature semble avoir créé et disposé pour l'infinie résistance. Passant ses journées au milieu d'un tumulte d'intrigues et de discordants conseils, il s'en allait le soir visiter les châteaux du voisinage. Là, il ravissait ses hôtes par son aménité célèbre, par une simplicité charmante, par des conversations pleines d'enjouement, où son esprit vif et fin brillait d'un éclat doux. On le voyait poli avec tout le monde, déférent envers les vieillards et les femmes. Après dîner, il priait les dames de se mettre au piano, écoutait avec intérêt leur romance favorite et galamment leur tournait les pages. Il aimait aussi à parcourir _incognito_ les campagnes, à s'asseoir au foyer des humbles, à les faire causer, à ne se révéler qu'en partant, par quelque munificence qui laissait derrière lui la fortune, et ces attentions pour ses sujets de Lithuanie, cette sollicitude paternelle, lui paraissaient un moyen de les rendre sourds aux appels du ravisseur[619]. [Note 619: _Mémoires de la comtesse de Choiseul-Gouffier_, 55-77.] À Wilna, il convoquait fréquemment la noblesse, attirait à lui les femmes qu'il comblait de soins délicats, les prenant par la vanité, distinguant tour à tour les plus séduisantes, entretenant parmi elles une concurrence et une émulation à lui plaire. L'imminence des hostilités n'avait point interrompu autour de lui la vie de représentation et de plaisirs, qui semblait alors l'accompagnement nécessaire d'une cour, en quelque position qu'elle fût. Les assemblées brillantes, les réceptions se succédaient. Pour le 24 juin, les officiers de la garnison et de l'état-major avaient obtenu permission d'organiser en l'honneur de Sa Majesté un bal champêtre, avec fête de jour et de nuit, où toute la société de la ville et des environs serait conviée. Le lieu choisi fut le domaine de Zakrety, prêté pour la circonstance par la comtesse Bennigsen. Zakrety était une résidence d'été à la mode polonaise, c'est-à-dire, autour d'une maison d'habitation assez simple, un parc magnifique. Rien n'y avait été omis pour enjoliver la nature: il y avait des terrasses fleuries, des pelouses d'un vert d'émeraude, des eaux vives, une île et une cascade artificielles, des échappées ménagées avec art sur les campagnes et les fraîches collines d'alentour. Quel cadre à souhait pour une élégante réunion d'été! On éleva sur les gazons, en face de la villa, une salle de bal environnée de portiques. L'avant-veille de la fête, la toiture s'écroula, et chacun frémit à la pensée que cet accident, survenant deux jours plus tard, eût dégénéré en catastrophe. Quelques-uns y virent un sinistre présage: «Nous serons quittes, dit Alexandre avec calme, pour danser à ciel ouvert[620].» [Note 620: SCHILDNER, 247.] En effet, le bal commença sur la pelouse, entre les bosquets où se dissimulaient des orchestres et des choeurs; puis, le jour baissant, on se transporta à l'intérieur des appartements, et la longue file de couples qui formait la _polonaise_, la danse nationale, après avoir parcouru les jardins, gravit en cadence les escaliers et se mit à serpenter au travers des galeries. L'empereur Alexandre, arrivé de bonne heure, animait et embellissait tout de sa présence, lorsque au cours de la soirée le général Balachof, ministre de la police, s'approcha de lui et murmura à son oreille quelques paroles, avec l'accent d'une émotion poignante: un message, expédié de Kowno, annonçait que les Français franchissaient le fleuve en masses énormes et que l'invasion commençait[621]. [Note 621: BOGDANOVITCH, I, 113.] Sous ce coup, Alexandre ne faiblit point et conserva la pleine maîtrise de soi-même; pas un muscle de sa physionomie ne bougea; il recommanda à Balachof de tenir la nouvelle secrète, pour ne point troubler la réunion, et se remit à parcourir les groupes, toujours aimable et galant. Il admira fort la fête de nuit, l'embrasement des bosquets, les jeux de la lumière sur la cascade, et faisant remarquer la lune qui brillait au ciel, mariant sa rayonnante pâleur aux feux répandus sur la terre, il l'appela «la plus belle pièce de l'illumination[622]». Au bout d'une heure environ il se retira; à peine était-il parti que la terrifiante nouvelle se répandit; un vent d'effroi souffla sur la fête et dispersa l'assistance. [Note 622: _Mémoires de la comtesse de Choiseul-Gouffier_, 90.] Rentré à Wilna, Alexandre passa au travail le reste de la nuit. Après avoir expédié à Pétersbourg les éléments d'une note diplomatique destinée à servir de réponse au manifeste français, à le réfuter point par point, il fit rédiger un ordre du jour aux armées, en termes élevés et dignes. Napoléon avait dit dans sa harangue à ses troupes: «La Russie est entraînée par la fatalité, ses destins doivent s'accomplir.» Contre la divinité aveugle qu'invoquait son rival, Alexandre se réclamait de la Providence: «Dieu, dit-il, est contre l'agresseur[623].» [Note 623: BOGDANOVITCH, I, 113.] Autour de lui, l'état-major général prenait les mesures nécessaires pour commencer l'exécution du fameux plan; la principale armée, celle de Barclay, se retirerait de Wilna sur Swentsiany, sur Drissa ensuite, tandis que Bagration, à la tête de la seconde armée, se jetterait sur le flanc des Français, en ayant soin de ne jamais s'aventurer contre des forces supérieures. Un peu plus tard, quand l'avantage numérique des Français fut mieux connu, ordre fut donné à Bagration de se mettre également en retraite et de rallier comme il pourrait le gros de l'armée[624]. Les règles que l'on s'était tracées sur le papier cédèrent tout de suite à une inspiration spontanée, qui montrait le salut et la victoire derrière soi, dans l'immensité des espaces, et qui portait les différents corps à reculer en se concentrant. Le bonheur des Russes, en cette campagne, fut d'obéir moins à un plan qu'à un instinct. [Note 624: BOGDANOVITCH, I, 113 et suiv.] Alexandre se disposa lui-même à quitter Wilna le 17 juin. Auparavant, il procéda à une suprême formalité, propre à le mettre en règle, sinon avec sa conscience, au moins avec l'opinion des hommes. Le 26, il fit appeler Balachof, qui était un de ses aides de camp en même temps que son ministre de la police, et il lui dit, avec le tutoiement en usage fréquent chez les souverains de Russie lorsqu'ils s'adressent à leurs sujets: «Tu ne sais sans doute pas pourquoi je t'ai fait venir; c'est pour t'envoyer auprès de l'empereur Napoléon[625].» Il expliqua alors que cette mission devait consister à porter une offre dernière de négociation et de paix. [Note 625: Ces paroles sont rappelées dans le rapport autographe et très circonstancié que Balachof a rédigé sur sa mission. Thiers a eu connaissance de cette pièce; Bogdanovitch s'en est servi; elle a été publiée presque intégralement dans le _Recueil de l'Académie des sciences de Saint-Pétersbourg_, 1882. M. de Tatistchef en a inséré de très importants extraits dans son volume sur _Alexandre Ier et Napoléon_, 590-609.] Certes, Alexandre n'avait ni l'espoir ni le désir d'arrêter la lutte; il la savait aussi irrévocablement résolue par son adversaire qu'elle l'était par lui-même. Dans les propositions d'accommodement que Napoléon lui avait prodiguées, il n'avait pas eu de peine à démêler de simples ruses, destinées à leurrer et à engourdir la Russie, tandis que l'envahisseur préparerait ses moyens. Il n'en était pas moins vrai qu'à considérer les apparences, Napoléon avait réitéré des instances pacifiques, demeurées sans réponse; ces efforts avaient été portés par le public européen à l'actif et à la décharge de l'empereur français; on en avait conclu que la Russie voulait la guerre, puisqu'elle laissait systématiquement échapper les dernières chances de paix. Pour dissiper cette impression, il importait qu'Alexandre ne demeurât pas en reste de spécieuses tentatives, qu'il rétablît sous ce rapport l'équilibre, et fît même pencher de son côté la balance. Napoléon lui avait dépêché l'aide de camp Narbonne; il enverrait pareillement un aide de camp. Napoléon lui avait écrit en exprimant le voeu d'épuiser les voies de conciliation, avant de recourir aux armes; après avoir suspendu sa réponse, Alexandre la ferait dans le même sens. Déjà, pendant les jours qui avaient précédé le passage du Niémen, il avait préparé un projet de lettre pour Napoléon; il y réitérait l'offre de traiter sur la base de l'ultimatum et ajoutait, manifestant enfin son arrière-pensée, «_qu'il ouvrirait ses ports aux navires de toutes les nations_, si Napoléon prolongeait l'incertitude actuelle[626]»; c'était rendre la paix plus impossible que jamais en paraissant la vouloir. Cette lettre ne pouvant plus servir aujourd'hui, Alexandre la remplaça par une autre, qu'il confierait à Balachof. Il y désavouait la demande de passeports formée par Kourakine et qui avait servi de prétexte à l'attaque: «Si Votre Majesté, disait-il, n'est pas intentionnée de verser le sang de ses peuples pour un mésentendu de ce genre et qu'elle consente à retirer ses forces du territoire russe, je regarderai ce qui s'est passé comme non avenu, et un accommodement entre nous reste toujours possible[627].» [Note 626: SCHILDNER, 247.] [Note 627: TATISTCHEF, 588.] De la part d'Alexandre, une telle démarche, destinée à retentir au loin, apparaîtrait d'autant plus méritoire qu'elle se produirait à l'instant où son territoire était violé, où un flot d'assaillants se précipitait sur ses frontières. Pouvait-il mieux manifester la candeur de ses intentions, son désir de ménager l'humanité et d'épargner le sang qu'en parlant encore de paix au lendemain d'une brutale injure? Connaissant trop son rival pour craindre que celui-ci le prît au mot, il espérait, en se décorant de modération et de patience, ramener à lui les esprits hésitants et mettre définitivement de son côté la conscience européenne. Dans la nuit du 27 au 28, il fit encore appeler Balachof, lui remit la lettre, en l'accompagnant d'une paraphrase solennelle. Balachof devait dire que les négociations pourraient s'ouvrir sur-le-champ, si Napoléon le désirait, mais sous la condition absolue, essentielle, «immuable», que l'armée française repasserait préalablement le Niémen: «Tant qu'un soldat resterait en armes sur le territoire russe, l'empereur Alexandre--il en prenait l'engagement d'honneur--ne prononcerait ni n'écouterait une parole de paix[628].» [Note 628: Cette citation et les suivantes, jusqu'à la page 498, sont empruntées au rapport de Balachof.] Balachof partit sur l'heure. Quand le soleil se leva, il était déjà à quelques lieues de Wilna, au village de Rykonty, encore occupé par les Russes, mais près duquel on lui signala la présence de nos avant-postes. Il prit alors avec lui un sous-officier aux Cosaques de la garde, un Cosaque, un trompette, et continua d'avancer. Au bout d'une heure, on vit se profiler sur l'horizon la silhouette de deux hussards français, postés en vedette, le pistolet haut. En apercevant le petit groupe russe, les hussards le visèrent avec leur arme et firent mine de tirer; un appel de trompette les arrêta; ils reconnurent la sonnerie en usage pour annoncer les parlementaires. L'un des deux, en un temps de galop, rejoignit aussitôt Balachof et, lui appuyant son pistolet contre la poitrine, le somma de faire halte; l'autre était allé prévenir le colonel du régiment, qui fit son rapport au roi de Naples, toujours à proximité des avant-postes. Au bout de quelques instants, un aide de camp du Roi se présenta, avec mission de conduire Balachof au quartier général du prince d'Eckmühl, situé un peu en arrière et plus près de l'Empereur. Reprenant sa route avec une escorte d'officiers français, Balachof croisa bientôt un brillant état-major, à la tête duquel il n'eut pas de peine à reconnaître Murat en personne, à son costume «quelque peu théâtral». Voici de quoi se composait cette tenue d'une superlative fantaisie: au-dessus d'un grand chapeau en forme de demi-cercle, une envolée de plumes roulant au vent, parmi lesquelles jaillissait et montait très haut une triomphante aigrette; un dolman à la hussarde en velours vert, plastronné de tresses d'or; une pelisse jetée en sautoir; un pantalon cramoisi, brodé et soutaché d'or; des bottes en cuir jaune; une profusion de bijoux, et, pour compléter l'effet, des boucles d'oreilles mettant aux deux côtés du visage un scintillement de pierreries. Lorsque Murat ainsi paré passait devant nos campements, les troupiers souriaient et le trouvaient habillé «en tambour-major». Au feu, quand la poudre avait noirci ses dorures, quand le vent de la bataille avait échevelé ses panaches, quand la mousqueterie et le canon l'environnaient d'éclairs, il apparaissait comme le dieu même des combats, rutilant et invulnérable. Il mit pied à terre en apercevant Balachof, qui en fit autant de son côté, et, ôtant son chapeau d'un geste large, il vint à l'envoyé des ennemis le sourire aux lèvres, en paladin gracieux: «Je suis heureux de vous voir, général, lui dit-il; mais commençons par nous couvrir.» La conversation s'engagea. On disputa quelque temps, avec une grande courtoisie, sur la question de savoir qui avait voulu la rupture, qui avait eu les premiers torts, qui avait commencé. Au fond, Murat n'aimait pas cette guerre au bout du monde, qui l'arrachait au doux pays où il avait pris goût à vivre et à régner; il souffrait de se voir éloigné de ses États, privé de sa famille; il déplorait la difficulté des communications, la rareté des nouvelles, car ce héros de cent batailles était tendre et craintif pour les siens. Ce fut en toute sincérité qu'il finit par dire: «Je désire beaucoup que les deux empereurs puissent s'entendre et ne point prolonger la guerre qui vient d'être commencée bien contre mon gré.» Sur ce, retournant aux grands devoirs qui l'appelaient, il prit congé avec une désinvolture aimable, se remit en selle, et l'on put voir quelque temps, sur le chemin de Wilna, onduler la croupe de sa monture et s'éloigner son panache. Tout autre fut l'accueil dans la maison de pauvre mine où s'était installé le prince d'Eckmühl. En campagne, l'illustre et rigide soldat, tout entier à sa besogne, absorbé et comme torturé par le sentiment de sa responsabilité, montrait un visage sévère, préoccupé, morose, avec des éclats de mauvaise humeur, et faisait amèrement de grandes choses. En ce moment, occupé à expédier des ordres, à organiser méthodiquement la marche en avant, à mouvoir ses 75,000 hommes, il se montra fort contrarié qu'on le dérangeât dans ce travail. Balachof s'étant dit chargé d'un message pour l'Empereur et ayant demandé où se trouvait Sa Majesté: «Je n'en sais rien», répondit le maréchal d'un ton rogue. Il ajouta: «Donnez-moi votre lettre, je la lui ferai parvenir.» Balachof fit observer que son maître lui avait expressément recommandé de remettre le message en mains propres. Devant ce formalisme, Davout perdit tout à fait patience: «C'est égal, dit-il en colère, ici vous êtes chez nous, il faut faire ce qu'on exige de vous.» Balachof remit la lettre, mais sut exprimer combien sa dignité se sentait froissée de cette violence: «Voici la lettre, monsieur le maréchal, répliqua-t-il en élevant lui-même la voix; de plus, je vous supplierai d'oublier et ma personne et ma figure, et de ne songer qu'au titre d'aide de camp général de Sa Majesté l'empereur Alexandre que j'ai l'honneur de porter.» Ces mots ramenèrent Davout à un ton plus mesuré. «Monsieur, reprit-il, on aura tous les égards qui vous sont dus.» En effet, tandis qu'il envoyait un officier porter la lettre à l'Empereur, il retint auprès de lui, dans la même pièce, l'ennemi que les usages de la guerre lui donnaient pour hôte. Tous deux restèrent quelque temps à se regarder silencieusement, embarrassés de leur contenance, cherchant un sujet d'entretien sans le trouver. Davout demeurait sombre et distrait; Balachof, après ce qui s'était passé, ne pensait pas que ce fût à lui de faire les premiers frais. Le maréchal rompit enfin ce muet tête-à-tête, en appelant un aide de camp: «Qu'on nous serve», dit-il, et tout l'état-major se mit à table. Pendant le déjeuner, Davout fit effort pour causer avec Balachof, pour entretenir un semblant de conversation; mais toutes ces paroles trahissaient d'âpres défiances; dans la tentative de négociation, il ne voyait qu'un stratagème imaginé par les Russes pour gagner du temps et opérer commodément leur retraite; il le dit crûment à Balachof. Puis il n'aimait pas que les regards de cet ennemi se promenassent sur nos troupes, sur nos positions, sur nos ressources; flairant un espion dans le parlementaire, il avait hâte qu'on l'en débarrassât et attendait avec impatience les ordres de l'Empereur. II L'arrivée d'un négociateur russe fut promptement connue dans toutes les parties de l'armée française; le bruit s'en répandit comme l'éclair et fit sensation au quartier général, où il réveilla chez quelques membres du haut état-major, qui voyaient avec regret l'ouverture des hostilités, un vague espoir de paix. Quant à l'Empereur, il triompha de cet envoi; il y vit chez les Russes un premier signe de désarroi et l'attribua à l'épouvante qu'aurait causée au Tsar et à son conseil la rapidité de notre invasion. Il dit à Berthier: «Mon frère Alexandre, qui faisait tant le fier avec Narbonne, voudrait déjà s'arranger; il a peur. Mes manoeuvres ont dérouté les Russes: avant deux mois, ils seront à mes genoux[629].» [Note 629: _Documents inédits_.] En attendant, il ne se pressait point d'accueillir Balachof, invitant Davout à le garder jusqu'à nouvel ordre, résolu à ne l'admettre en sa présence qu'après un premier succès et la prise de Wilna. Il ferait alors ramener Balachof dans la ville même où cet envoyé avait reçu les instructions de son maître, et dont un éclatant fait d'armes nous aurait ouvert les portes. Constamment attentif à ménager ses effets, toujours soigneux du décor et de la mise en scène, il comptait frapper davantage le Russe s'il se montrait à lui installé dans le propre palais, dans le cabinet même de l'empereur Alexandre, où il apparaîtrait comme l'image et l'incarnation de la conquête. À peine entré en guerre et déjà victorieux, il pourrait alors parler plus haut, prononcer plus âprement ses exigences, et peut-être, par l'intermédiaire de Balachof, jeter les premières bases de cette capitulation qu'il prétendait imposer à ses ennemis et par laquelle il comptait clore rapidement la campagne. Toutefois, avant de porter le coup qu'il médite, avant de marcher sur Wilna, il prend toutes les précautions nécessaires pour assurer le succès de cette entreprise. Sachant mettre une prudence raffinée au service de ses audaces, il passe deux jours encore à Kowno, le 25 et le 26, occupé à se préparer, à se reconnaître, à se munir, à faire explorer le pays. Il sait qu'il a devant lui la première armée russe, commandée par Barclay de Tolly; il veut savoir comment les différents corps de cette armée sont constitués et répartis, se renseigner sur leur nombre, leur force, leur emplacement, et avant tout, comme il dit, «débrouiller l'échiquier». Davout et Murat sont chargés de s'éclairer au loin; que ces deux chefs de corps procèdent par reconnaissances lestement poussées, en évitant de compromettre de trop forts détachements, en tenant le gros de leurs troupes soigneusement rassemblé, en ne donnant sur eux aucune prise. Napoléon modère l'ardeur de Murat, qui s'est jeté impétueusement en avant, et lui reproche d'aller un peu vite. Sa gauche le préoccupe toujours; c'est à ses yeux le point faible et exposé. Il a jeté au delà de la Wilya une partie des corps d'Oudinot et de Ney; il leur recommande de démêler à tout prix ce qui se passe en face d'eux, établit aussi des communications avec les divisions de Macdonald, qui viennent de franchir le Niémen entre Tilsit et Georgenbourg et doivent opérer parallèlement à l'armée principale. Sur la rive gauche du Niémen, il presse les corps d'Eugène qui doivent passer à Preny et n'ont pas encore atteint le fleuve[630]. C'est seulement lorsqu'il aura bien assuré ses flancs et complètement rallié ses troupes qu'il prononcera son mouvement; alors, se mettant lui-même à la tête des colonnes destinées à l'attaque principale, il les poussera vivement sur Wilna, où il compte trouver l'ennemi en position, en ligne, offert à ses coups, et où il a donné rendez-vous à la victoire. [Note 630: _Corresp._, 18858-18873.] Cet espoir de combattre et de vaincre sous Wilna fut promptement déçu. Dès le 26, l'Empereur apprit que nos grand'gardes étaient arrivées jusqu'à cinq lieues de la capitale lithuanienne sans rencontrer de résistance. La ligne des avant-postes russes se retirait devant nous, souple et flottante, ne tenant nulle part, cédant sous la moindre pression. Le gros des forces ennemies quittait la belle position de Troki, rempart de Wilna, pour traverser cette ville et s'éloigner vers le nord-est. Les corps de Wittgenstein et de Baggovouth, avec lesquels Oudinot et Ney cherchaient à prendre contact, évoluaient dans la même direction. Tout dénotait chez la première armée russe un plan prémédité de recul et d'abandon. L'Empereur fut vivement contrarié de ces nouvelles, auxquelles il refusa d'abord d'ajouter foi, ne se rendant à l'évidence que sur le vu de témoignages réitérés et probants[631]. Mais son dépit se tourna aussitôt en un sursaut d'activité et d'énergie. Voyant les ennemis lui refuser le combat, il se rattache violemment au projet de les surprendre dans le désordre d'une retraite précipitée, de couper et d'enlever plusieurs corps. [Note 631: _Documents inédits_.] Une partie des forces commandées par Barclay de Tolly, l'aile gauche, sous Touchkof et Doctorof, se trouvait encore au sud de Wilna; pour gagner le point général de ralliement, qui semblait indiqué à une assez grande distance au nord-est, vers Dunabourg et le camp retranché de Drissa, ces troupes auraient à côtoyer Wilna et à opérer un long circuit: en se portant précipitamment sur la ville et en la dépassant, notre armée n'aurait-elle point chance de les devancer à leur point de passage, de les intercepter, de leur couper la retraite, de leur infliger un irrémédiable désastre? Puis, la seconde armée russe, celle de Bagration, rangée jusqu'alors sur les confins du duché de Varsovie, devait certainement remonter elle-même au nord, afin de rejoindre la première et de concourir à l'ensemble de la défense. Ignorant notre arrivée à Wilna, les colonnes de Bagration viendraient donner dans nos masses profondes, brusquement établies en ce lieu; abordées de front par l'Empereur, saisies en flanc par Eugène, prises en queue par les Polonais de Poniatowski, par les Saxons et les Westphaliens de Jérôme, qui recevaient l'ordre de s'ébranler et d'entrer en Russie, elles échapperaient difficilement à cette multiple étreinte. Donc l'Empereur peut encore obtenir de magnifiques résultats, avant même d'ouvrir le message d'Alexandre et de répondre à ses suprêmes paroles. «Si les Russes ne se battent pas devant Wilna, dit-il, j'en prendrai une partie[632].» Pour arriver à ce but, tout se réduit à une question de temps et de vitesse; il ne faut qu'un ensemble de manoeuvres rapides, précises et concordantes. Dans la journée du 26, l'Empereur ordonne et accélère le mouvement sur Wilna; il invite tous les corps à reprendre leur élan, à marcher franchement, rondement, sans halte ni repos; il stimule le zèle et l'ardeur de chacun: «Il eût voulu, dit un témoin, donner des ailes à tout le monde[633].» [Note 632: _Documents inédits_.] [Note 633: _Id._] Soulevée par cette impulsion vigoureuse, l'armée franchit d'une seule haleine les dix lieues environ qui la séparaient de Wilna, mais elle résista mal à l'épreuve de cette marche précipitée. Beaucoup de nos soldats, recrutés trop jeunes, n'avaient pas acquis l'endurance nécessaire; ils perdaient l'allure, s'attardaient, s'égrenaient en traînards le long des chemins; on en vit mourir sur la route de fatigue et d'épuisement, d'inanition aussi et de besoin. En effet, malgré l'impérieuse sollicitude de l'Empereur, l'armée était insuffisamment pourvue de vivres: avant le passage, les hommes n'en avaient dans leur sac que pour quelques jours, et ils se trouvaient maintenant «au bout de leurs consommations». Les convois qui amenaient le surplus de l'approvisionnement, ralentis par leur nombre, par leur pesanteur, par l'horrible encombrement qu'ils créaient partout sur leur passage, éprouvaient d'extrêmes difficultés à rejoindre. La plupart des voitures apportant le pain, la viande, le bois, restaient en arrière: les rares caissons qui parvenaient à rallier les colonnes étaient aussitôt pris d'assaut, défoncés, vidés, malgré les efforts de l'intendance, et c'étaient sur la route des scènes de confusion et de violence, des tempêtes de jurons et de cris, des rassemblements tumultueux, qui faisaient obstruction et retardaient indéfiniment l'arrivée des autres convois. Dénuée et mourant de faim, la plus grande partie de l'armée dut vivre aux dépens du pays, aux dépens de cette Pologne russe que Napoléon tenait essentiellement à ménager et à se concilier. Pauvre et mal cultivé, le pays suffisait avec peine à ses propres besoins; les habitations étaient rares et clairsemées, les villages éloignés de la route et perdus dans les bois. Pour les atteindre, nos soldats devaient s'écarter des rangs, se disséminer, se perdre dans les profondeurs de la région. Beaucoup d'entre eux, dès qu'ils apercevaient un groupe de maisons ou une demeure isolée, se formaient en bandes pour fondre sur cette proie, arrachaient aux paysans leurs maigres ressources à force de menaces et de coups; ils saccageaient les chaumières, emportaient les meubles pour se faire du bois, ne laissant derrière eux que des débris, promenant partout la dévastation, se faisant exécrer de ceux qu'ils venaient affranchir. Le nombre de ces pillards, des isolés, des dispersés, grossissait d'heure en heure; la maraude, cette plaie de nos armées, prenait des proportions inconnues; des détachements, des régiments entiers perdaient leur cohésion, s'effritaient, se dissolvaient en une poussière humaine qui s'abattait sur le pays et le ravageait. Et ces désordres, ces signes d'indiscipline et de désagrégation, funeste présage pour l'avenir, naissaient spontanément, par la force même des choses; trompant tous les calculs de la prévoyance, déjouant l'effort du génie, ils accusaient le vice essentiel de l'entreprise et le défi porté par Napoléon aux possibilités humaines. L'appareil de guerre à proportions inconnues dont il était l'auteur, gêné par l'enchevêtrement et l'incroyable multiplicité des ressorts, fonctionnait mal; ses rouages compliqués se faussaient du premier coup ou se refusaient à entrer en jeu; à peine mise en mouvement, l'énorme machine craquait et se démontait. Nos avant-gardes de cavalerie atteignirent Wilna dans la nuit du 27 au 28 juin; elles venaient d'occuper sans combat des positions défensives par excellence, un triple étage de hauteurs escarpées, formant camp retranché, «le pays le plus stratégique que l'on pût rencontrer», disait Jomini en connaisseur[634]. Sans se laisser tenter par ce terrain si bien approprié à la résistance, la cavalerie et les troupes légères de l'ennemi continuaient à se replier, observées et serrées de près. Parfois, quand la poursuite devenait trop pressante, elles faisaient front et risquaient un court engagement, pour reprendre ensuite leur marche rétrograde: il y eut aux abords de Wilna une escarmouche assez vive qui ne tourna pas à notre avantage et où le frère du général de Ségur fut fait prisonnier. [Note 634: Lettre du duc de Bassano au ministre de la police, 21 juillet 1812. Archives nationales, AF, IV, 1648.] Néanmoins, le 28 au matin, nos chasseurs et nos dragons pénétraient dans la ville. La population nous attendait et se préparait à nous faire fête; sans qu'il y eût chez les habitants unanimité d'opinion, la ferveur patriotique était très prononcée chez le plus grand nombre, la haine du Russe exubérante, l'exaltation vive. Heureux de notre approche, ils s'attendaient à voir paraître des émancipateurs qui les traiteraient en alliés et leur apporteraient l'ordre avec l'indépendance; ils virent arriver une nuée d'affamés qui se précipitèrent sur les faubourgs, forçant les boutiques, pillant les auberges et les dépôts de vivres, faisant main basse sur tous les objets placés à leur portée. À cet aspect, la terreur se répandit; chacun ne songea plus qu'à se renfermer et à se barricader chez soi, à mettre en sûreté son avoir, à se cacher et à se terrer. Le désordre de notre entrée arrêta net l'élan national, figea l'enthousiasme. L'Empereur cependant arrivait au grand trot, suivant de près l'avant-garde, avec son escorte et une partie de son état-major. Se rappelant Posen, il se croyait sûr de trouver à Wilna le même accueil; il s'attendait à des transports d'allégresse, à des arcs de triomphe, à une pluie de fleurs jetées sur son passage par ces gracieuses Polonaises qu'il avait vues, en d'autres lieux, aviver le feu des esprits et se passionner pour l'oeuvre de la régénération nationale. Il avait escompté cette explosion du sentiment polonais et l'avait fait entrer dans ses calculs; il espérait que la capitale de la Lithuanie, en se déclarant pour lui, en se levant dès qu'elle l'apercevrait, allait donner l'impulsion aux autres parties de la province; que la Pologne moscovite tout entière, animée par cet exemple, viendrait se ranger sous ses drapeaux et faciliter sa tâche, en opposant à la Russie, aux côtés de notre armée, une nation ressuscitée et vivante. Il entra dans Wilna à neuf heures du matin. Au lieu de la cité en fête qu'il avait rêvée, folle d'enthousiasme et d'amour, il trouva une ville morte: de longs faubourgs d'abord, laids et déserts, portant des traces de dévastation; dans les quartiers du centre, aux rues sombres et tortueuses, le silence et la solitude; point de femmes aux fenêtres, peu d'habitants groupés: seuls, quelques hommes de la lie du peuple, surtout des Juifs, à l'aspect sordide et craintif, se glissant le long des murs. Cet accueil de glace n'affecta pas trop l'Empereur dans le premier moment. À la rigueur, tout pouvait s'expliquer par la rapidité de son apparition; suivant son habitude, il avait pris son monde à l'improviste, sans se faire annoncer; ne devait-il point laisser aux habitants le temps de se reconnaître, de venir à lui, de manifester leur zèle et d'organiser leur réception? Il parcourut la ville dans toute sa longueur et parvint à l'autre extrémité, au pont de bois qui traverse la Wilya et que les Russes avaient dû franchir pour se retirer. Là, une nouvelle déception l'attendait. Le pont n'était qu'une ruine fumante, achevant de se consumer; l'armée ennemie l'avait incendié derrière elle pour ralentir la poursuite. Sur les bords de la rivière, d'épaisses colonnes de fumée montaient vers le ciel; à leur base, plusieurs lignes de bâtiments s'écroulaient dans un brasier: c'était tout ce qui restait des nombreux magasins où les Russes avaient entassé pendant dix-huit mois des approvisionnements de tout genre. Obligés d'abandonner ce riche dépôt, inestimable trésor pour notre armée déjà dépourvue, ils nous l'avaient soustrait en le livrant aux flammes. Cette scène de destruction fit songer l'Empereur; il resta quelque temps à la contempler. Des hommes du peuple s'étaient amassés autour de lui; il leur demanda un verre de bière et les remercia en leur disant: _Dobre piwa_, bonne bière: il avait appris quelques mots de polonais et les plaçait à tout propos[635]. Il prit des mesures pour limiter l'incendie, passa en revue une division, puis rentra dans l'intérieur de la ville et se dirigea vers le palais, où il allait prendre logement. [Note 635: _Réminiscences de la comtesse de Choiseul-Gouffier_, p. 63.] À cette heure, il était impossible que le bruit de son arrivée ne se fût point répandu. On avait vu passer et entrer au palais le reste de son état-major, ses gens, ses équipages, sa maison, tout son accompagnement habituel. Malgré tant de signes indicatifs de sa présence, l'aspect de la ville n'avait guère changé; les fenêtres ne s'étaient point garnies ni décorées; les rues demeuraient désertes; nulle trace d'enthousiasme ou même de curiosité. Cette fois, l'Empereur ne sut point maîtriser son émotion, et son désappointement perça. Lorsqu'il fut entré dans la cour du palais et eut mis pied à terre, lorsqu'il s'installa dans les appartements de l'empereur Alexandre, lorsqu'il prit possession des pièces où son rival en fuite avait vécu et habité, l'orgueil de cette victorieuse substitution ne s'épanouit point sur son visage. Par un retour amer sur le passé, il comparait la froideur de Wilna aux acclamations passionnées qui l'avaient accueilli dans les villes du grand-duché et ne put s'empêcher de dire: «Ces Polonais-ci sont bien différents de ceux de Posen[636].» [Note 636: _Documents inédits_.] Il réprima durement les désordres qui lui avaient valu cette déconvenue, porta des peines terribles contre l'indiscipline et la maraude, fit parquer dans un enclos près de la ville tous les traînards que l'on put ramasser, n'épargna aucun moyen pour rassurer la population et ressusciter la confiance[637]. Par les soins du major général, les principaux habitants furent recherchés et prévenus; ils reçurent des appels plus ou moins discrets, s'entendirent inviter à sortir de leur retraite, à paraître, à faire montre de leurs sentiments. On arriva ainsi à provoquer quelques manifestations tardives de sympathie et de joie; on parvint à créer une apparence d'enthousiasme, à susciter un simulacre d'ovation, avec ses accessoires habituels, fleurs, couronnes, décors, sur le passage des corps qui continuaient à traverser la ville et à se répandre autour d'elle. [Note 637: _Cahiers du capitaine de Coignet_, 192.] Davout était déjà présent, avec ses cinq divisions; Murat amenait son flot de cavalerie, Ney et Oudinot arrivaient à hauteur sur la gauche, et le reste de l'immense colonne, composé de la Garde et des réserves, rejoignait un peu moins vite, encore échelonné sur la route qui conduit de Kowno à Wilna. Du 28 au 30, Napoléon prépara les mouvements enveloppants qui avaient pour but de déborder les masses russes en retraite et de lui en livrer une partie. Tandis que le roi de Naples, appuyé par quelques divisions d'infanterie, poussera droit devant lui et s'enfoncera comme un coin entre les deux armées ennemies, Oudinot, Ney et Macdonald continueront à s'élever vers le nord-est, suivant et talonnant Barclay de Tolly; il est probable que l'armée de ce général, ainsi harcelée, ne saura s'esquiver sans dommage: «J'en aurai pied ou aile[638]», dit l'Empereur. En même temps, il prescrit à Davout de prendre avec lui une partie de son infanterie, le plus de cavalerie possible, et de se rabattre sur la droite, vers le sud; c'est de ce côté principalement que l'occasion s'offre propice à de fructueux coups de main. [Note 638: _Documents inédits_.] À très petite distance au sud-est de Wilna, vers Ochmiana, des forces russes sont signalées. Quels sont ces corps, aventurés si près de nous et qui semblent inconscients du péril? Sont-ce ceux de Doctorof et de Touchkof, s'efforçant éperdument de rejoindre Barclay par le chemin le plus court? Napoléon incline à y voir plutôt l'avant-garde de Bagration[639]. Il croit toujours que l'armée commandée par ce prince remonte vers Wilna; il a appris d'autre part, par des estafettes interceptées, que le bruit de notre rapide irruption à Wilna n'a pas encore pénétré dans l'intérieur de la Russie. En conséquence, on peut espérer que Bagration ne sera pas averti à temps; tout donne à penser que son armée, ignorant le péril où elle court, va se jeter tête baissée dans le filet tendu sous ses pas, qu'elle n'échappera point à un anéantissement total ou partiel. Pour la mettre entre deux feux, Napoléon fait inviter Eugène et Poniatowski à presser leur marche de flanc; il les aiguillonne par d'impérieux messages. Lui-même renforce continuellement, en cavalerie surtout, les troupes sous les ordres de Davout et destinées à courir sus aux colonnes de tête. Successivement, il fait partir de Wilna la division Dessaix, la division Saint-Germain, les cuirassiers de Valence, les lanciers de la Garde; il charge Nansouty et Grouchy, avec leurs corps entièrement composés de divisions à cheval, de coopérer aux mouvements du prince d'Eckmühl, afin que celui-ci puisse «faire de bonnes et belles choses[640]». S'entêtant à l'espoir d'une capture immédiate, mettant tous ses soins à la préparer, se levant chaque jour à deux heures du matin pour expédier des ordres, se livrant entièrement à ses combinaisons de guerre, il néglige encore de recevoir Balachof, semble oublier le messager de paix, toujours confié à Davout et gardé à vue. [Note 639: _Corresp._, 18875, 18877.] [Note 640: _Id._, 18880.] III L'Empereur avait compté sans un ennemi plus redoutable que les forces russes, inférieures en nombre et disséminées; le climat du Nord lui ménageait un premier et rude avertissement. Depuis quelques jours, le temps était variable, avec des alternatives de soleil et de pluie, avec une tendance à se gâter définitivement. Pendant l'après-midi du 29, un amas d'orages s'amoncela au-dessus de la Grande Armée et fit explosion sur tout l'espace occupé par nos troupes. La Garde fut surprise en marche sur Wilna, les autres corps de la droite pendant leur séjour et leurs évolutions autour de la ville, l'armée du prince Eugène encore sur les rives du Niémen. Le déchaînement des éléments fut épouvantable; la foudre sillonnait le ciel en tous sens, tombait à chaque instant, frappant et labourant nos colonnes, tuant des soldats sur la route. Après l'orage, la pluie s'établit, une pluie du Nord, ininterrompue, diluvienne, glaciale, accompagnée par un subit refroidissement de l'atmosphère; c'était un bouleversement complet dans l'ordre et l'aspect de la nature, un rappel de l'hiver au milieu des ardeurs de l'été. Les troupes passèrent la nuit dans leurs bivouacs inondés, sans feu, sans abri contre le vent qui soufflait en bourrasques, enveloppées dans leurs manteaux ruisselants. Au jour, un spectacle désolant s'offrit à leur vue: les campements étaient transformés en lacs de boue, tous les objets nécessaires à la vie du soldat brisés ou dispersés, les voitures jetées sur le flanc, tristement échouées. Enfin, fait plus grave, dommage irréparable, des chevaux gisaient à terre par centaines, par milliers, les membres raidis, morts ou mourants. Nourris depuis plusieurs semaines d'herbes vertes, privés d'avoine, exténués de fatigue, ces animaux se trouvaient dans les pires conditions hygiéniques; ils n'avaient pu résister à la chute soudaine de la température, au froid qui les avait saisis, transis, abattus sur le sol: par un phénomène sans exemple dans l'histoire des guerres, une nuit avait fait l'oeuvre d'une épidémie, et nos soldats s'arrêtaient consternés devant cette hécatombe. Chacun songeait avec désespoir au surcroît de peine et d'embarras qui en résulterait pour lui; parmi les officiers, l'un pensait à son escadron appauvri, l'autre à sa batterie démontée, le troisième à ses équipages en détresse; plusieurs s'emportaient avec violence contre une guerre qui débutait si mal et contre celui qui les avait conduits en ce pays; le général Sorbier, commandant l'artillerie de la Garde, criait «qu'il fallait être fou pour tenter de pareilles entreprises[641]». Lorsqu'on eut à peu près supputé le mal et chiffré les pertes, il fut reconnu que le nombre des chevaux frappés s'élevait à plusieurs milliers,--à dix mille suivant quelques-uns--et ce désastre affaiblissait irrémédiablement la cavalerie et l'artillerie, retardait de nouveau l'arrivage des vivres, désorganisait en partie les transports, faisait craindre à l'armée un long avenir de pénurie et de souffrances[642]. [Note 641: PION DES LOCHES, 282.] [Note 642: Correspondances conservées aux archives nationales, AF, IV, 1644. Cf. Boulart, Brandt, Chambray, Cogniet, Gourgaud, Labaume, Ségur.] Dès à présent, la persistance du mauvais temps entravait tout, contrariait les opérations. L'armée s'épuisait en efforts inutiles pour se remettre en route, pour se tirer du bourbier où elle était prise et engluée. Tous les rapports arrivant au quartier général signalaient les difficultés de la marche; tous les chefs de corps se plaignaient à la fois, en termes plus ou moins vifs, suivant leur tempérament et leur humeur. Le bouillant général Roguet, qui éclairait avec sa division l'armée d'Italie, maugréait et sacrait. Ney continuait d'avancer, mais par quels miracles d'énergie! Encore ne pouvait-il cheminer qu'à très petits pas et sans se déployer. Il écrivait le 30 à l'Empereur: «La pluie qui ne cesse de tomber depuis hier trois heures de l'après-midi, met le corps d'armée dans la presque impossibilité de marcher autrement que par la grande route, les chemins de traverse étant inondés et présentant des fondrières d'où l'infanterie ne peut se tirer et que la cavalerie même passe avec beaucoup de peine[643].» Murat évoquait les plus fâcheux souvenirs de sa carrière militaire, ceux que lui avait laissés la campagne d'hiver entreprise à la fin de 1806 dans les boues de la Pologne: «Les routes sont devenues bien mauvaises, disait-il; à certains endroits, j'ai cru me retrouver à Pultusk.» Eugène était le plus découragé; sa correspondance dénotait plus d'appréhensions pour l'avenir que d'espérances. Il écrivait au prince major général: «Plus nous avançons, plus nous perdons de chevaux... Je ne puis pas dire à Votre Altesse le nombre des chevaux de transport que nous avons perdus, mais il est très considérable. Je suis désolé d'avoir toujours à entretenir Votre Altesse de notre fâcheuse position de vivres et de chevaux, mais il est pourtant de mon devoir de ne la lui cacher. Je n'ai plus à espérer que dans les ressources que nous pourrons trouver devant nous, car si le pays que nous allons parcourir est aussi dénué de ressources que celui que nous venons de traverser, je ne sais réellement pas à quel point nous serions réduits sous peu de temps.» [Note 643: Cet extrait de lettre et les suivants sont tirés des archives nationales, AF, IV, 1644.] Malgré cette misère et ces prévisions fâcheuses, on cherchait l'ennemi, on s'efforçait de le rejoindre, car chacun le sentait près de soi et à portée. Dans la matinée du 1er juillet, pendant une éclaircie, une alerte eut lieu aux environs de Wilna. La veille, le général Pajol, parvenu jusqu'à Ochmiana, y avait rencontré des dragons de Sibérie, des hussards bleus, des Cosaques; on s'était vivement chargé et sabré; la ville avait été prise, perdue, reprise; non loin de là, Bordesoulle annonçait de son côté l'ennemi en forces. L'Empereur et tout le monde au quartier général crurent que Bagration débouchait sur Wilna, qu'il allait tomber dans le réseau de troupes déployé autour de la ville et se faire prendre au piège. Dans nos campements, le cri: _Aux armes!_ retentissait, et les soldats espéraient le combat. Mais la pluie recommença presque aussitôt à tomber, brouillant l'horizon, recouvrant tout de son voile gris, ramenant l'obscurité et l'incertitude. Au plus fort de l'averse, les soldats reconnurent au milieu d'eux l'Empereur, sur son cheval blanc; accompagné de Berthier, il était venu étudier les lieux dont il comptait faire la base d'une belle opération; il cherchait à discerner les reliefs du sol, les approches de la position; on le voyait braquer sa lorgnette sur les bois et les coteaux embrumés de pluie. Autour de lui, la rafale faisait rage; son uniforme ruisselait, l'eau dégouttait par les bords avachis de son chapeau sur sa redingote grise. Au bout de quelque temps, on l'entendit dire: «Mais c'est une pluie terrible[644]»; et il tourna bride, revenant vers la ville. [Note 644: _Souvenirs d'un officier polonais_, 229] Les corps de cavalerie jetés au sud de Wilna continuaient à apercevoir l'ennemi par intervalles, puis le perdaient de vue, n'arrivaient pas à se renseigner exactement sur la nature et la direction de ses forces, ne savaient plus s'ils avaient affaire à Bagration ou à d'autres. En réalité, Bagration ne s'était jamais approché de Wilna. Quittant le haut Niémen à la première nouvelle du passage, au lieu de remonter vers le nord, il s'était jeté délibérément dans l'est, vers Minsk, vers l'intérieur de l'empire; renonçant momentanément à rejoindre la première armée, il n'espérait plus s'y réunir qu'à la faveur d'un immense détour. Il était actuellement hors d'atteinte; pour essayer contre lui d'une marche enveloppante, il faudrait élargir le cercle de nos évolutions, pousser Davout sur Minsk, attendre que Poniatowski et Jérôme fussent complètement entrés en ligne: ce ne pouvait plus être qu'une opération de longue haleine et de chances problématiques. Les Russes auxquels Pajol s'était heurté à Ochmiana appartenaient au corps de Doctorof, mais ce général, évitant de s'exposer sous Wilna, contournait cette ville à assez grande distance et prenait de l'espace. Nos dragons et nos chasseurs n'avaient fait que tâter et effleurer une colonne de cavalerie qui flanquait et protégeait son aile gauche, tandis que le reste du corps, ainsi couvert, filait à toute vitesse et dépassait la zone dangereuse. On pouvait encore s'élancer à sa suite, l'atteindre et le maltraiter dans sa retraite, non l'entourer et le prendre. Une seule fraction des armées ennemies restait aventurée, compromise, en extrême péril; c'étaient quelques régiments d'infanterie et de cavalerie appartenant au 6e corps de Barclay et commandés par le général major Dorockhof. N'ayant point reçu en temps utile l'ordre de se joindre au mouvement général de retraite, cette arrière-garde s'était attardée au sud de Wilna; elle s'y était vue tout à coup environnée de nos postes; maintenant, elle errait affolée, se heurtant à nous de tous côtés, changeant à chaque instant de direction, cherchant désespérément une issue; les hommes marchaient nuit et jour, affamés, exténués, les pieds meurtris, en sueur et en sang; quelques soldats portaient jusqu'à trois ou quatre fusils, échappés aux mains de leurs camarades défaillants, et cependant ils allaient toujours, fouettés par la voix impérieuse du chef qui leur montrait les Français accourant pour les prendre et qui leur faisait peur de la captivité. Heureusement pour eux, la nature du terrain facilitait leur évasion. Ceux de nos corps qui suivaient Doctorof et Dorockhof avaient peine à se reconnaître au milieu d'un pays boisé, couvert, accidenté, coupé de ravins et de défilés; ils s'embrouillaient dans les renseignements fournis par les habitants du pays, confondaient les localités et les noms, prenaient Doctorof pour Dorockhof et réciproquement. Davout, Pajol, Nansouty, Morand, Bordesoulle, touchaient à chaque instant l'ennemi sans le saisir et le sentaient glisser entre leurs doigts. La cavalerie légère entrait dans les villages sur les pas des Cosaques; elle trouvait des cantonnements encore chauds de leur présence, empestés de leur odeur, infectés de leur vermine; mais l'insaisissable ennemi avait fui. Parfois, il semblait que cet ennemi voulût tenir. Son infanterie se montrait à la lisière des bois, ses tirailleurs ouvraient le feu, nos grand'gardes étaient ramenées; puis, lorsque nos commandants avaient rassemblé leurs troupes et reçu des renforts, lorsqu'ils poussaient contre l'adversaire, celui-ci avait décampé; les masses entrevues la veille n'étaient plus que des formes indécises, se perdant peu à peu dans le brouillard et l'éloignement. Cette armée fantôme, vaguement surgie, s'évanouissait à notre approche, fondait sous notre main, se dérobait au contact[645]. [Note 645: Lettres de Davout, Pajol, Morand, Bordesoulle. Archives nationales, AF, 1643 et 1644. Lettres de Berthier au roi Jérôme citées par DU CASSE, _Mémoires pour servir à l'histoire de la campagne de 1812_, p. 137 et suiv. BOGDANOVITCH, I, 132 et suiv., d'après les rapports des généraux russes.] Il y eut pourtant au nord de Wilna, dans la région où Ney et Oudinot opéraient contre Baggovouth et Wittgenstein, où les corps opposés les uns aux autres se frôlaient sans se bien distinguer, quelques rencontres partielles, d'assez rudes froissements. Les deux partis se battaient alors avec vaillance, quoique sans acharnement. Français et Russes, que ne séparaient aucune inimitié traditionnelle, aucune injure de peuple à peuple, ne s'étaient pas encore animés mutuellement à la lutte et n'avaient pas eu le temps de se haïr[646]. Dès le 28 juin, le maréchal duc de Reggio s'était heurté au corps de Wittgenstein, arrêté et établi aux environs de Wilkomir. Bien que le maréchal n'eût avec lui qu'une division de fantassins et sa cavalerie, il avait abordé l'ennemi avec entrain; il lui avait tué ou pris quelques centaines d'hommes et l'avait refoulé assez loin, sans l'entamer sérieusement. L'Empereur félicita le commandant et les troupes du 2e corps; mais qu'était cette brillante affaire d'avant-garde pour lui qui avait rêvé de recommencer Austerlitz ou Friedland, au moins Abensberg et Eckmühl? À tous les officiers qui lui apportaient des nouvelles, sa première question était: «Combien de prisonniers[647]?» Les réponses ne le satisfaisaient guère. On recueillait des traînards, des déserteurs, quelques détachements et quelques convois égarés: là se bornaient nos prises, et l'Empereur attendait en vain ces colonnes d'ennemis désarmés, ces interminables trains d'artillerie, ces brassées d'étendards captifs que lui présentaient jadis ses soldats au retour du champ le bataille. [Note 646: Le général Lyautey, dans ses _Souvenirs inédits_, raconte à ce sujet une scène qui rappelle certains épisodes de la guerre de Crimée: «Le combat qui avait commencé pour nous dès le point du jour eut, vers le milieu de la journée, une heure ou deux de repos. Un ravin avec un cours d'eau noire nous séparait des Russes. Le besoin de faire boire les chevaux était commun aux deux partis, et de chaque côté on descendit dans le ravin. Les Russes buvaient d'un côté, nous de l'autre; on se parlait sans trop se comprendre que par gestes; on se donnait la goutte, du tabac; nous étions les plus riches et les plus généreux. Bientôt après, ces si bons amis se tiraient des coups de canon. Je trouvai un jeune officier parlant français; nous échangeâmes courtoisement quelques paroles, en attendant mieux.»] [Note 647: _Documents inédits_.] Il eût eu besoin pourtant de trophées, de bulletins triomphants, pour retremper pleinement le moral de son armée, pour exciter surtout et soulever les Polonais de Lithuanie. En effet, bien que l'on essayât de toutes manières pour son compte à déterminer l'insurrection, à chauffer l'enthousiasme, l'attitude de la population trompait toujours son attente. Pour décider les notables de Wilna à se mettre en avant, à payer de leur nom et de leur personne, il avait fallu les relancer chez eux, les entreprendre un à un, quêter leur adhésion, forcer presque leur concours. Dans les campagnes, chaque classe d'habitants avait ses motifs de défiance. Les excès de nos soldats, les brigandages de nos alliés allemands continuaient à désoler les paysans, qui se sauvaient à notre approche et se réfugiaient dans les bois. Pour les ramener et se les concilier, Napoléon leur annonçait la liberté, l'abolition du servage; mais ces promesses indisposaient les seigneurs, les grands propriétaires ruraux, possesseurs d'esclaves. Si la majeure partie de la noblesse restait malgré tout favorablement disposée, un doute persistant sur les intentions réelles de Napoléon à l'égard de la Pologne, un doute naissant sur le succès de ses armes, la crainte de représailles russes, retardaient l'élan des coeurs[648]. Tout ce qui se faisait en Lithuanie,--ébauche d'une organisation nationale, formation d'un gouvernement provisoire, levée de milices locales,--était exclusivement l'oeuvre de quelques seigneurs dévoués de longue date à notre cause, déjà compromis aux yeux de l'ennemi; la masse suivait mollement l'impulsion et ne la devançait jamais. L'Empereur voyait venir à lui des empressements isolés, point de mouvement collectif, des individus plutôt qu'une nation. Ses calculs se trouvaient doublement en défaut; les armées du Tsar avaient déjoué ses premiers plans et échappé à ses atteintes; la Pologne russe ne se levait qu'à demi et ne lui prêtait qu'un concours hésitant; après la déception militaire, la déception politique. [Note 648: Voy. spécialement à ce sujet CHAMBRAY, _Histoire de l'expédition de Russie_, 45.] IV Napoléon décida alors de recevoir Balachof et le fit mander à son quartier général; c'était un trophée qu'il présenterait aux Polonais, à défaut d'autres; l'armée et la population pourraient croire que l'envoyé du Tsar venait en suppliant, attestant par sa présence que la Russie s'avouait vaincue avant d'avoir tenté la lutte. Le 30 juin, Balachof avait été ramené à Wilna; on l'y logea dans la maison du prince de Neufchâtel, où celui-ci le fit prier «de se considérer comme chez lui[649]», et il fut prévenu que l'Empereur allait incessamment lui donner audience. [Note 649: Rapport de Balachof.] L'apparente négociation dont Alexandre avait pris l'initiative ne pouvait aboutir qu'à une controverse rétrospective, à une altercation vaine. En souscrivant à la condition posée par son rival en termes absolus, en ramenant ses troupes en deçà du Niémen, Napoléon n'eût pas seulement meurtri et supplicié son orgueil; reconnaissant aux yeux de tous son impuissance, signalant son erreur, il eût détruit son prestige, rompu l'enchantement qui liait tant de peuples à sa fortune, encouragé les Russes à l'offensive et l'Europe à la révolte. Il est hors de toute vraisemblance que l'idée d'un recul l'ait même effleuré. Les débuts manqués de la campagne l'avaient incontestablement affecté: on le voyait parfois «sérieux, préoccupé, sombre[650]»; mais les difficultés animaient son coeur de lion, loin de l'abattre, et la persistance avec laquelle les Russes se dérobaient l'excitait à continuer plus âprement la poursuite, à convoiter davantage cette proie. À supposer même qu'Alexandre, se désistant de son exigence préalable, se fût résigné à négocier en présence et sous la pression de nos troupes, à respecter désormais les lois du blocus continental et à s'employer contre les Anglais, cet arrangement, que l'Empereur aurait accepté en d'autres temps, ne l'eût plus satisfait. Il dit crûment devant Berthier, Caulaincourt et Bessières: «Alexandre se f... de moi; croit-il que je suis venu à Wilna pour négocier des traités de commerce? Il faut en finir avec le colosse du Nord, le refouler, mettre la Pologne entre la civilisation et lui. Que les Russes reçoivent les Anglais à Arkhangel, j'y consens, mais la Baltique doit leur être fermée... Le temps est passé où Catherine faisait trembler Louis XV et se faisait prôner en même temps par tous les échos de Paris. Depuis Erfurt, Alexandre a trop fait le fier; l'acquisition de la Finlande lui a tourné la tête. S'il lui faut des victoires, qu'il batte les Persans, mais qu'il ne se mêle plus de l'Europe; la civilisation repousse ces habitants du Nord[651]. [Note 650: _Documents inédits_.] [Note 651: _Id._] Résolu d'arracher aux Russes l'abandon total ou partiel de leurs conquêtes, il comptait toujours l'obtenir d'eux à bref délai, par quelques coups retentissants et hardis, dont il saurait retrouver l'occasion. Son espoir était encore qu'Alexandre, aussi prompt à désespérer qu'accessible à d'orgueilleuses illusions, s'humilierait et viendrait à résipiscence dès qu'il aurait réellement senti le fer. Pour surprendre plus rapidement au Tsar cette soumission, il importait de ne pas la lui rendre par trop pénible dans la forme, de laisser à cet ancien allié le chemin du retour ouvert et même facile. Napoléon s'était donc résolu, sans vouloir écouter sérieusement Balachof, à l'accueillir avec politesse, afin d'encourager pour l'avenir de nouveaux envois; il chercherait à maintenir entre les souverains, malgré la guerre, des communications suivies, afin qu'Alexandre, au premier trouble qui s'emparerait de son âme, après une ou deux batailles perdues, sût où s'adresser pour capituler et faire parvenir des paroles de paix et de repentir. Toutefois, désireux de hâter par d'autres moyens ce moment d'abandon, il affecterait devant Balachof une assurance sans bornes, une confiance imperturbable; se proposant d'épouvanter le Russe par l'étalage de ses forces et de ses ressources, il donnerait à sa courtoisie un ton d'écrasante supériorité. Le 1er juillet, à dix heures du matin, il envoya chercher Balachof par un chambellan. Amené au palais, l'aide de camp fut introduit dans la salle où il avait vu Alexandre pour la dernière fois et qui servait maintenant de cabinet à l'empereur des Français; rien n'y était changé, sauf le maître. Dans la pièce d'à côté, Napoléon finissait de déjeuner; après quelques minutes, Balachof entendit distinctement le bruit d'une chaise que l'on repoussait; la porte s'ouvrit, et tranquillement, posément, en conquérant qui se sent bien établi en pays ennemi et y prend ses aises, l'Empereur passa dans le cabinet, où il se fit «servir son café». Au salut de Balachof, il répondit d'un ton aimable: «Je suis bien aise, général, de faire votre connaissance. J'ai entendu du bien de vous. Je sais que vous êtes attaché sérieusement à l'empereur Alexandre, que vous êtes un de ses amis dévoués. Je veux vous parler avec franchise, et je vous charge de rendre fidèlement mes paroles à votre souverain[652].» [Note 652: Cette citation et toutes les suivantes jusqu'à la page 527 sont empruntées au rapport de Balachof.] Après cette déclaration, son premier mot fut: «J'en suis bien fâché, mais l'empereur Alexandre est mal conseillé»; il aimait mieux s'en prendre à l'entourage du souverain qu'au souverain lui-même. Et pourquoi cette guerre? Deux grands monarques poussaient leurs peuples au carnage sans que l'objet de leur querelle eût été nettement précisé. Balachof répliqua que son maître ne voulait pas la guerre, qu'il avait tout fait pour l'éviter; en témoignage suprême, il invoqua la proposition de paix dont il était porteur. Napoléon revint alors sur le passé, et l'on discuta, on ergota sur les incidents qui avaient été la cause occasionnelle de la rupture. Chacun des deux interlocuteurs répéta à satiété ses griefs, sans vouloir reconnaître et prendre en considération ceux de l'adversaire. À mesure que l'Empereur rappelait les actes par lesquels la Russie avait manifesté l'intention de tenir contre la puissance française et de la braver, de ne pas même entrer en composition avec elle, il parlait avec plus de chaleur, avec une acrimonie croissante, s'animant au feu de ses propres discours. Sa colère, feinte peut-être au début, devenait réelle, et il prenait au sérieux son rôle d'offensé. Il marchait à grands pas dans la chambre, et l'on pouvait reconnaître, à certains signes d'impatience qui éclataient en lui, le frémissement de tout son être. À un moment, le vasistas d'une fenêtre, imparfaitement fermé, s'ouvrit et laissa pénétrer, par bouffées fraîches, l'air du dehors. L'Empereur le repoussa avec violence. Mais les bois joignaient mal; au bout d'un instant, la mince clôture, remise en branle par le vent, se souleva de nouveau et recommença à battre. Dans l'état de ses nerfs, l'Empereur ne put supporter ce bruit agaçant. D'un geste rageur, il arracha le vasistas et le lança en dehors; on l'entendit s'abattre sur le sol, avec un fracas de verre brisé. Napoléon revint à son interlocuteur, se plaignant amèrement de ce que la Russie, en l'obligeant à se détourner contre elle, l'eût empêché de finir la guerre d'Espagne et de pacifier l'Europe. Puis, arrachant les voiles, dédaignant les subtilités et les controverses diplomatiques où il s'était attardé jusqu'alors, il alla au fond des choses. Supérieurement, il mit en relief ce qu'avait eu depuis longtemps de louche et de suspect la conduite d'Alexandre. Il fit sentir que ce prince s'était acheminé irrésistiblement à la guerre du jour où il avait laissé des personnages équivoques, notoirement connus pour nos adversaires, se rapprocher de sa personne et surprendre sa confiance. Autour de lui, dans sa société intime, qui voyait-on? Étaient-ce des Russes, possédant le sens et la tradition de la politique nationale? Point; on ne voyait qu'un groupe d'étrangers, un conseil cosmopolite, un comité d'émigrés et de proscrits, Stein le Prussien, Armfeldt le Suédois, Wintzingerode, déserteur de nos armées, d'autres encore, éternels artisans d'intrigue et de discorde. Avec raison, Napoléon montrait, abrités et embusqués derrière le prince qui lui avait juré fidélité, ses ennemis personnels et acharnés, ceux qu'il avait retrouvés de tout temps en son chemin, ameutant les rois, fomentant la conspiration européenne. Chassés par lui de tous les pays où s'exerçait son pouvoir, ces hommes étaient allés en Russie lui ravir l'allié qu'il croyait avoir subjugué par l'ascendant de son génie, et sa colère éclatait contre ces séducteurs, contre le monarque faible qui s'était laissé reprendre et suborner. En vain s'était-il promis d'être calme, de montrer plus de pitié que de courroux, de gronder amicalement et de haut. Emporté par ses haines, il manquait à l'engagement pris envers lui-même, ne se contenait plus, frappait et blessait. Sa voix devenait brève et stridente; ses phrases étaient autant de traits chargés de passion ou de venin; chaque mot portait sa griffe. L'empereur Alexandre, disait-il, se pique de sentiments élevés; il veut être un chevalier sur le trône. Est-ce se conformer à cette règle que de s'entourer d'hommes vils, honte et rebut de l'Europe? Parmi les Russes eux-mêmes, quels sont ceux qu'il choisit pour leur confier le commandement de ses armées et le sort du pays? «Je ne connais pas le Barclay de Tolly, mais Bennigsen!»--Bennigsen, qui doit à ses crimes une célébrité affreuse: en cherchant sur les mains de cet homme, on y trouverait une tache de sang, et de quel sang! L'allusion à l'assassinat de Paul Ier, au forfait où Bennigsen avait trempé et qui avait avancé le règne d'Alexandre, était sur les lèvres de l'Empereur; il la laissa plus d'une fois percer dans son langage. Si ardentes que fussent ses colères, il savait toujours les gouverner et s'en servir pour atteindre son but. Ce qu'il veut aujourd'hui, c'est moins offenser Alexandre que de le terrifier; il veut lui faire honte, mais surtout lui faire peur. Son but est de prouver que le Tsar, en se livrant à des étrangers, en épousant leurs rancunes, s'aliène le sentiment national, qui s'insurgera contre lui à la première occasion et dont l'explosion peut mettre en péril sa couronne et sa vie. Depuis un siècle, le mécontentement des hautes classes en Russie s'était manifesté à plusieurs reprises par des complots, par des attentats, par des révolutions de palais ou de caserne. En soixante ans, ces crises intérieures avaient abouti à quatre changements de règne, à l'assassinat de trois empereurs. Fondée sur ces précédents, la croyance à l'instabilité du pouvoir à Pétersbourg était générale en Europe; c'était l'une des raisons qui donnaient toute confiance à Napoléon dans le succès de son entreprise et qui l'avaient engagé à la risquer: il tenait pour presque assuré que, dans l'état critique et violent où il allait placer la Russie, une révolte de nobles viendrait favoriser indirectement l'invasion et couper court à la résistance. Dans tous les cas, il voulait consterner Alexandre par la crainte de cette diversion, afin de l'avoir plus facilement à merci, et toutes ses paroles, toutes ses insinuations tendaient à faire redouter au fils de Paul Ier le sort de son père, à évoquer de lugubres visions, des spectres avertisseurs. En Russie--laissait-il entendre--les souverains sont-ils si solidement assis sur le trône qu'ils puissent impunément plonger leurs peuples dans les calamités d'une guerre malheureuse et les réduire au désespoir? Les hommes auxquels Alexandre prostitue sa confiance seront les premiers à se retourner contre lui, dès qu'ils y verront leur intérêt, à le trahir et à le vendre, «à tirer la corde qui peut trancher sa vie». Ces mots étaient-ils une allusion à l'écharpe qui avait serré le cou de Paul Ier et étouffé ses cris, tandis qu'on lui défonçait le crâne avec un pommeau d'épée? Pour renouveler de pareilles horreurs, que fallait-il? Un grand coup porté du dehors qui ébranlerait l'opinion, l'annonce d'une bataille perdue, d'un désastre militaire! Or, ce désastre était imminent. Ici, par une suite d'affirmations superbes et tranchantes, Napoléon pose en fait que la guerre doit nécessairement tourner au détriment et à la confusion des Russes. Il soutient qu'elle commence mal pour eux et que la manière dont elle s'engage permet d'en préjuger l'issue; il s'acharne à le prouver. Toutes les circonstances qui ont marqué le début des hostilités et qui ont été pour lui autant de déceptions, il les tourne en sa faveur, il s'en fait des avantages. Quant à la disproportion des forces en hommes, en argent, en ressources de tout genre, n'est-elle pas évidente, écrasante? Napoléon se targue de tout connaître des armées russes, la composition de chacune d'elles, sa valeur, le nombre de ses divisions, l'effectif moyen des bataillons; il cite des chiffres, accumule des détails, se livre à un retour complaisant sur sa propre puissance, fait des calculs et des comparaisons, oppose avec habileté les groupements respectifs de manière à se montrer partout le plus fort, et excellant à donner aux assertions les plus hasardées l'aspect de vérités rigoureusement déduites, il démontre que le succès de la campagne est pour lui un problème résolu, qu'il est sûr, absolument sûr de son fait, qu'il a la certitude mathématique de vaincre. Qui d'ailleurs en Europe, d'après lui, doute de ce résultat? Les Anglais eux-mêmes regrettent cette guerre, car ils prévoient «des malheurs pour la Russie et peut-être le comble des malheurs», c'est-à-dire une révolution. Quant à l'Europe continentale, elle marche avec nous et suit notre étoile. Les Russes se vantent, à la vérité, de nous avoir soustrait certains de nos auxiliaires traditionnels: on parle d'une paix qu'ils auraient conclue avec le Turc, et Napoléon, fort mécontent au fond et fort intrigué de ce traité, voudrait en savoir les conditions; il soumet Balachof à un interrogatoire en règle, auquel l'autre se dérobe. Il fait fi alors des Turcs et des Suédois, pauvres alliés, appoint insignifiant; on les verra d'ailleurs, dès que la fortune se sera prononcée en sa faveur, revenir à lui et se rattacher au vainqueur. Il sait bien qu'on cherche à lui débaucher, à lui voler ses alliés allemands; ses troupes ont intercepté une lettre écrite par un prince apparenté à la famille impériale de Russie pour exciter les Prussiens à la désertion. Tristes moyens! Sont-ce là jeux d'empereur? Que les potentats se fassent la guerre, c'est leur droit, mais au moins devraient-ils mettre dans leurs luttes la courtoisie et la hauteur d'âme qui conviennent à ces grands tournois. Au reste, en quoi espère-t-on lui nuire par de semblables manoeuvres? On débarrassera ses armées de «quelques coquins», on arrivera à lui ravir quelques centaines de soldats: il en a 550,000,--oui, 550,000 bien comptés,--contre 200,000 Russes: «Dites à l'empereur Alexandre que je l'assure par ma parole d'honneur que j'ai 550,000 hommes en deçà de la Vistule.» Après avoir asséné ce dernier coup, il se radoucit, change de ton, et légèrement, presque négligemment, arrive au point où il veut en venir. La conclusion qu'il laisse se dégager de tous ses discours, celle qu'il sous-entend, celle qu'il exprime à demi-mot, c'est que l'empereur Alexandre, certain d'être battu, environné de périls, n'a qu'un parti à prendre: interrompre promptement la lutte et subir la loi. Quant à lui, il va faire la guerre, puisqu'on l'y oblige, mais il n'en est pas plus belliqueux pour cela ni plus acharné: «Il n'est ni contre les négociations ni contre la paix.» Qu'on ne lui parle pas sans doute d'évacuer Wilna et de faire reculer son armée; de semblables conditions ne sauraient être prises au sérieux. Mais l'empereur Alexandre veut-il se rendre compte de la situation et se résoudre aux sacrifices convenables, quiconque se présentera de sa part sera le bienvenu. Veut-il rappeler le comte de Lauriston, afin d'avoir toujours sous la main un négociateur? Il n'a qu'à faire un signe, et l'ancien ambassadeur reprendra le chemin de Pétersbourg. Veut-il dès à présent régler les conditions du combat de manière à sauvegarder les droits de l'humanité et de la civilisation, conclure un cartel sur les bases les plus libérales, assurer le sort des blessés et des prisonniers? Napoléon est prêt à mener cette négociation parallèlement aux hostilités, et de plus en plus sa pensée intime se révèle: ce qu'il désire, c'est de garder le contact avec Alexandre, c'est de conserver sur lui une prise par laquelle il puisse le ressaisir en temps opportun et le ramener à lui, résigné et contrit. Il s'exprime maintenant sur le compte du Tsar avec une commisération sympathique, comme on parle d'un ami égaré, pour lequel on conserve malgré tout un fonds d'indulgence et que l'on voudrait voir revenir. Puis, quand il a jeté dans le débat toutes ces idées sans y trop insister, laissant aux adversaires le soin de les relever et d'en faire leur profit, il se met, avec une suprême désinvolture, à parler de choses indifférentes. Il interroge Balachof sur la cour de Russie, demande des nouvelles du chancelier: «Le comte Roumiantsof est malade? Il a eu un coup d'apoplexie?... Dites-moi, je vous prie, pourquoi a-t-on éloigné... celui que vous aviez à votre conseil d'État... comment l'appelez-vous? Spie... Sper...» Il faisait allusion à Spéranski, mais il n'avait pas la mémoire des noms et s'amusait d'ailleurs à les défigurer. Il veut néanmoins savoir pourquoi on a disgracié l'homme qu'il a vu à Erfurt, se complaît à ces questions, à ces curiosités, comme si l'excellence de sa position et une parfaite tranquillité d'esprit lui laissaient pleinement le loisir de causer, jusqu'à ce qu'enfin, tout à fait rasséréné et gracieux, il s'y prenne pour rompre l'entretien avec une politesse presque excessive: «Je ne veux plus vous dérober votre temps, général. Dans le cours de la journée, je vous préparerai une lettre pour l'empereur Alexandre.» V Le soir, à sept heures, Balachof fut invité à dîner chez Sa Majesté. Les autres convives étaient Berthier, Duroc, Bessières et Caulaincourt; ce dernier avait été spécialement mandé et s'étonna un peu de cet appel, car son maître ne l'habituait plus depuis quelque temps à de pareilles faveurs. Pendant tout le repas, l'Empereur entretint et domina naturellement la conversation, mais il était redevenu haut, entier, agressif; s'adressant à un auditoire au lieu de parler à un seul interlocuteur, il mesurait ses effets au nombre de personnes à frapper et à convaincre. Son but évident était d'embarrasser Balachof devant témoins, de le décontenancer par des questions imprévues; on eût dit qu'il voulait confondre et humilier la Russie entière en sa personne. Malheureusement pour lui, il avait affaire à un adversaire difficile à démonter, servi par un patriotisme avisé et une rare présence d'esprit; l'avantage lui fut vivement disputé dans ce combat de paroles. Il affecta d'abord un ton de rondeur familière et de bonhomie narquoise, abordant les sujets les plus frivoles, comme si son esprit eût eu besoin de se détendre et de se reposer après les préoccupations de la journée. Il fit allusion à la vie privée de l'empereur Alexandre, à ses succès féminins, aux occupations galantes qui semblaient l'absorber à l'heure même où nos troupes franchissaient la frontière: --«Est-ce vrai, dit-il, que l'empereur Alexandre allait tous les jours à Wilna prendre le thé chez une beauté d'ici?» Et se tournant vers le chambellan de service, M. de Turenne, qui se tenait debout derrière sa chaise:--«Comment l'appelez-vous, Turenne?» --«Soulistrowska, Sire», répondit le chambellan, dont le devoir était d'être parfaitement informé en ces matières. --«Oui, Soulistrowska.» Et Napoléon adressait à Balachof un coup d'oeil interrogateur. --«Sire, répondit le Russe, l'empereur Alexandre est ordinairement galant avec toutes les femmes, mais à Wilna je l'ai vu occupé de tout autre chose. --«Pourquoi pas? reprit l'Empereur. Au quartier général, c'est encore permis.» Mais il reprochait à Alexandre des fréquentations plus compromettantes. Était-il donc vrai que ce monarque, non content d'accueillir à son service des Stein et des Armfeldt, permît à de tels hommes de s'asseoir à sa table et de manger son pain? --«Dites-moi, Stein a-t-il dîné avec l'empereur de Russie?» --«Sire, toutes les personnes de distinction sont admises à la grande table de Sa Majesté.» --«Comment peut-on mettre un Stein à la table de l'empereur de Russie? Si même l'empereur Alexandre s'est décidé à l'écouter, toujours ne devait-il pas le mettre à sa table. Est-ce qu'il a pu s'imaginer que Stein pouvait lui être attaché? L'ange et le diable ne doivent jamais se trouver ensemble.» Il parla alors de la Russie avec une curiosité pleine d'assurance, comme d'un pays qu'il allait visiter prochainement et parcourir en tous sens. Le nom de Moscou était déjà venu sur ses lèvres: --«Général, demanda-t-il, combien comptez-vous d'habitants à Moscou? --«Trois cent mille, Sire. --«Et de maisons? --«Dix mille, Sire. --«Et d'églises? --«Plus de trois cent quarante. --«Pourquoi tant? --«Notre peuple les fréquente beaucoup. --«D'où vient cela? --«C'est que notre peuple est dévot. --«Bah! on n'est plus dévot de nos jours. --«Je vous demande pardon, Sire, cela n'est pas partout de même. On n'est peut-être plus dévot en Allemagne et en Italie, mais on est encore dévot en Espagne et en Russie.» L'allusion était mordante et méritée; on ne pouvait dire plus spirituellement à l'Empereur qu'un peuple croyant avait seul réussi jusqu'à présent à le tenir en échec, qu'une autre nation également inébranlable dans sa foi, confiante en Dieu, saurait imiter cet exemple, et que la Russie lui serait une Espagne. Sous cette repartie, il se tut un instant; puis, reprenant l'attaque, tendant le fer, il dit à Balachof, en le regardant fixement: --«Quel est le chemin de Moscou?» À ce coup droit, la riposte se fit un instant attendre. Balachof prit son temps, parut réfléchir, puis: --«Sire, répondit-il, cette question est faite pour m'embarrasser un peu. Les Russes disent comme les Français que tout chemin mène à Rome. On prend le chemin de Moscou à volonté; Charles XII l'avait pris par Pultava.» En évoquant subitement le nom et l'infortune du conquérant suédois, en avertissant l'Empereur qu'au lieu d'aller à Moscou il risquait d'aller à Pultava, Balachof répondait à une bravade par une menace prophétique et prenait finement sa revanche. Il ne parut pas toutefois que l'à-propos de ses paroles ait vivement impressionné les assistants; ses réponses acquirent leur célébrité après coup, lorsque l'événement fut venu les mettre en relief et les souligner. On sortit de table et l'on passa dans un salon voisin. Là, l'Empereur se mit à philosopher, déplorant l'aveuglement des princes et la folie des hommes: «Mon Dieu! que veulent donc les hommes?» L'empereur Alexandre avait obtenu de lui tout ce qu'il pouvait désirer, tout ce que ses prédécesseurs osaient à peine rêver: la Finlande, la Moldavie, la Valachie, un morceau de la Pologne: s'il eût persévéré dans l'alliance, son règne se fût inscrit en lettres d'or dans les fastes de son peuple: «Il a gâté le plus beau règne qui a jamais été en Russie... Il s'est jeté dans cette guerre pour son malheur, ou par de mauvais conseils, ou par la fatalité de son sort.» Et par quels moyens faisait-il cette guerre? À ce sujet, s'échauffant de nouveau et tempêtant, Napoléon reprit toutes ses plaintes, tous ses motifs d'indignation, et toujours l'argument direct et personnel, celui qui cherchait l'homme sous le souverain, qui devait alarmer Alexandre pour sa sécurité et le faire trembler dans sa chair. L'empereur Alexandre, disait-il, en se plaçant lui-même à la tête de ses armées, s'est découvert devant ses peuples; il s'est offert en première ligne, il s'est désigné à leur fureur, en cas de revers: «Il s'est réservé la responsabilité de la défaite. La guerre est mon milieu. J'y suis accoutumé. Ce n'est pas la même chose avec lui; il est empereur par sa naissance. Il doit régner et nommer un général pour commander: s'il fait bien, le récompenser; s'il fait mal, le punir. Que le général ait une responsabilité devant lui plutôt que lui-même devant la nation, car les souverains ont aussi une responsabilité; il ne faut pas oublier cela.» Il continua ainsi longuement, prodiguant les avertissements sinistres, les paroles acerbes, se promenant avec animation au milieu de ses convives debout. À un moment, il avisa Caulaincourt, qui restait silencieux et grave, sans donner aucun signe d'acquiescement, et lui frappant légèrement la joue, il l'interpella en ces termes: «Eh bien! que ne dites-vous rien, vieux courtisan de la cour de Saint-Pétersbourg?» Très haut, il ajouta: «Ah! l'empereur Alexandre traite bien les ambassadeurs: il croit faire de la politique avec des cajoleries. Il a fait de vous un Russe[653].» [Note 653: _Documents inédits._] À ces mots, Caulaincourt pâlit, ses traits se contractèrent. Il s'était entendu infliger maintes fois et même publiquement, à la suite des objections qu'il avait vaillamment produites contre la guerre, cette épithète de Russe que désavouait son patriotisme. Il en avait souffert, mais il avait supporté jusque-là le jeu déplaisant où s'obstinait son maître. Cette fois, c'en était trop: répéter devant un étranger, un ennemi, le reproche contre lequel protestait toute sa vie, c'était mettre en doute ses sentiments français et sa loyauté; l'injustice passait les bornes, la taquinerie tournait en insulte. Caulaincourt ne put se contenir et répliqua sur un ton que l'Empereur n'était pas habitué à entendre: «C'est sans doute parce que ma franchise a trop prouvé à Votre Majesté que je suis un très bon Français qu'elle veut avoir l'air d'en douter. Les marques de bonté de l'empereur Alexandre étaient à l'adresse de Votre Majesté; comme votre fidèle sujet, Sire, je ne les oublierai jamais[654].» [Note 654: _Documents inédits._] À l'expression de visage qui accompagna ces paroles, chacun sentit que le duc était blessé au coeur; un froid s'ensuivit; l'Empereur lui-même parut gêné et presque déconcerté. Il changea de conversation, s'entretint encore avec Balachof, et finit par le congédier avec aménité. Il lui fit pourtant remettre, comme adieu, avec la lettre préparée pour l'empereur Alexandre et résumant la querelle, un exemplaire de la belliqueuse allocution qu'il avait adressée à ses troupes en leur ordonnant de franchir le Niémen; c'était sa réponse à la demande de repasser le fleuve. S'adressant à Berthier et l'appelant familièrement par son prénom: «Alexandre, lui dit-il, vous pouvez donner la proclamation au général, ce n'est pas un secret[655].» [Note 655: _Rapport de Balachof._] Tandis que Balachof quittait le palais et se préparait à monter en voiture, pour rejoindre son empereur, un vif incident se passait chez Napoléon et formait l'épilogue de ces scènes[656]. Se retrouvant avec les siens, l'Empereur s'était rapproché de Caulaincourt, qui demeurait à l'écart, le visage douloureux et amer. Fâché et presque honteux d'avoir affligé ce serviteur fidèle, cet ami, il voulut finir leur brouille et essaya de guérir la blessure qu'il avait faite. Il dit au duc, sur un ton de bienveillante gronderie: «Vous avez eu tort de vous courroucer», et pour prouver qu'il n'avait fait qu'une plaisanterie, il affecta de la continuer. «Vous vous attristez sans doute, dit-il, du mal que je vais faire à votre ami.» Il répéta ensuite son éternelle phrase: «Avant deux mois, les seigneurs russes forceront Alexandre à me demander la paix.» Il prit aussi la peine d'expliquer une dernière fois au duc et aux personnages présents pourquoi il faisait cette guerre, mêlant toujours le vrai et le faux, rappelant avec raison que l'alliance de la Russie n'avait été qu'un leurre, une ombre mensongère, et concluant à tort de ce fait qu'une guerre d'invasion dans le Nord s'imposait, qu'elle était la plus utile et la plus politique de ses entreprises, qu'elle conduirait nécessairement à la paix générale. [Note 656: Le récit de l'incident, dont Ségur paraît avoir eu connaissance, est entièrement tiré des _Documents inédits_ que nous citons constamment au cours de ce chapitre.] Mais Caulaincourt ne l'écoutait plus; tout entier à son outrage, au soin de défendre son honneur, il se mit avec une extrême vivacité à relever le propos qui l'avait meurtri. Il dit, il cria presque qu'il s'estimait meilleur Français que les fauteurs de cette guerre: «Il se faisait gloire, puisque Sa Majesté le publiait, de la désapprouver: au reste, puisqu'on suspectait son patriotisme et sa fidélité, il demandait à se retirer du quartier général, à s'en aller tout de suite, le lendemain même; il sollicitait de Sa Majesté un commandement en Espagne et la permission de la servir loin de sa personne.» En vain l'Empereur s'efforçait-il de le consoler par des paroles de bonté, il allait toujours, cédant à son indignation, perdant toute mesure; il ne semblait plus maître de sa parole et de ses gestes. Les autres grands officiers l'entouraient et tâchaient de l'apaiser, consternés de cet éclat, épouvantés de cette hardiesse, craignant pour leur ami une irréparable disgrâce. Mais l'Empereur restait très calme, très doux, se laissant tout dire, et le colérique souverain était redevenu le plus patient des maîtres. C'est que cet admirable connaisseur d'hommes mesurait en dernier lieu ses procédés à son estime: sincèrement attaché à ceux qui l'avaient conquise, s'il les faisait souffrir trop souvent par ses emportements et ses défauts de caractère, il leur revenait toujours et leur rendait finalement justice; il savait à merveille discerner les dévouements vrais et leur passait beaucoup. Au lieu d'imposer silence à Caulaincourt, il se bornait à lui dire: «Mais qu'est-ce qui vous prend? Et qui met votre fidélité en doute? Je sais bien que vous êtes un brave homme. Je n'ai fait qu'une plaisanterie. Vous êtes par trop susceptible. Vous savez bien que je vous estime. Dans ce moment vous déraisonnez: je ne répondrai plus à ce que vous dites.» La scène se prolongeant, il prit le parti d'y couper court en se retirant, passa et s'enferma dans son cabinet. Caulaincourt voulait l'y rejoindre et exiger son congé: il fallut que Duroc et Berthier le retinssent de force; il fallut ensuite de nombreux efforts pour que cet honnête homme exaspéré fît taire ses griefs et reprît ses fonctions, pour qu'il consentît à partager jusqu'au bout avec l'Empereur les épreuves et les dangers de la campagne, après avoir eu le courage plus rare de l'avertir loyalement et de lui montrer l'abîme. Le message apporté par Balachof et la réponse de Napoléon furent les dernières communications échangées entre les alliés de Tilsit et d'Erfurt, divisés irrémédiablement. Aux avances comme aux menaces de Napoléon, Alexandre opposera désormais un mur de glace. Cette guerre à mort que son rival s'abstient de lui déclarer, c'est lui qui la veut; il s'est juré de la soutenir et d'y persévérer, quelles qu'en soient les péripéties. Pour se prémunir contre toute velléité décéder, il a prévu la défaite, l'occupation de ses villes, la dévastation de ses provinces; il s'est habitué à l'idée de sacrifier momentanément une moitié de son empire, pour sauver l'autre; il s'est soustrait à cette seconde guerre de Pologne que Napoléon lui proposait comme une courte passe d'armes, et voici la guerre de Russie qui commence, la guerre sans batailles, contre la nature et les espaces. Le 16 juillet, Napoléon dépassait Wilna; après avoir dépensé des trésors d'énergie à ravitailler et à réorganiser ses troupes, il les poussait maintenant vers la Dwina et le Dniéper, cherchant toujours à isoler et à envelopper l'une ou l'autre des armées russes, inventant des combinaisons multiples, ingénieuses, grandioses, dignes de lui en tout point et qui eussent assuré son triomphe, si l'extrême développement du théâtre des opérations n'eût permis à l'ennemi de se dégager sans cesse et de déconcerter la poursuite. Et Napoléon, devant cette résistance fuyante, irait plus loin, toujours plus loin, s'enfonçant dans l'infini, s'aventurant à travers le sombre et mystérieux empire, se dirigeant instinctivement vers le point de lumière qui brillait à l'horizon, au milieu d'universelles ténèbres, et qu'il fixait d'un regard halluciné. Ce qui l'entraîne à Moscou, sans qu'il ait décidé encore et irrévocablement de marcher sur cette capitale, c'est la fatalité à laquelle il obéit depuis le début de sa carrière, cette fatalité qu'il subit et qu'il crée en même temps, qui l'oblige à se surpasser constamment lui-même et qui ne lui permet de tenir les peuples dans l'obéissance qu'en les consternant par des prodiges sans cesse renouvelés et d'une splendeur croissante. Il subit aussi l'attirance de Moscou, la cité étrange et féerique, la cité de rêve, parce que cette conquête presque asiatique promet à son orgueil des jouissances inconnues et le tente comme le viol d'un monde nouveau. Enfin, il espère déterminer chez les Russes, par la prise de leur sanctuaire national, un ébranlement d'âme qui les jettera à ses pieds; plus la guerre avec eux lui apparaît difficile, pénible, hérissée d'épreuves et de dangers, plus il s'obstine à l'espoir de la terminer rapidement en la poussant à fond; il a dit à Caulaincourt: «Je signerai la paix dans Moscou.» CONCLUSION Soixante jours après, Napoléon était à Moscou. L'armée avait fourni sa carrière et tracé sur le sol russe un sanglant sillon. Les étapes de sa route avaient été marquées par des épreuves, des souffrances, des succès qui ne finissaient rien et de glorieuses déconvenues: les combats d'Ostrowno d'abord et de Witepsk, contre Barclay qui reculait à pas comptés, sans se laisser entamer; Mohilef, où Bagration n'avait pas été assez battu pour qu'il ne pût continuer sa marche circulaire et rejoindre la première armée; Smolensk, où l'infanterie russe s'était laissé hacher sur place et avait gardé ses rangs dans la mort; à Smolensk, une halte anxieuse, la constatation de pertes immenses, cent mille hommes manquant à l'appel, pris à l'armée par la maladie et la désertion; plus loin, l'affreuse mêlée de Valoutina; plus loin encore, la poursuite fiévreuse et décevante de la bataille décisive: le combat toujours offert, longtemps refusé, imposé enfin à Kutusof par le cri de ses troupes; Borodino alors, l'infernale bataille, dont la canonnade faisait trembler le sol à dix-huit verstes de distance[657] et qui avait couché sur le sol un nombre d'hommes égal à la population adulte d'une très grande ville. Au bout de ce carnage, Moscou nous était apparu, avec l'enchevêtrement de ses murailles blanches, avec ses dômes d'or, de vermillon ou d'azur et ses constellations de coupoles, avec ses palais, ses verdures, ses jardins, comme une grande oasis dans le désert des plaines vides. L'armée s'y était jetée, et aussitôt la proie s'était dérobée, s'était évanouie dans un nuage de feu. Maintenant, installé au Kremlin, Napoléon régnait sur des ruines: autour de lui, onze mille maisons brûlées: l'incendie continuant sourdement son oeuvre et rongeant ces restes; seules, les trois cent quarante églises debout, émergeant d'une mer de décombres; l'armée repue de pillage, gorgée d'inutiles richesses qu'elle avait disputées aux flammes, s'affaissant lourdement dans une pesanteur d'ivresse, sans oser regarder l'avenir; dans les campagnes environnantes, quatre mille châteaux ou villages saccagés; dans les bois, une population de deux cent mille âmes chassée de ses foyers et jetée à la vie sauvage; aux extrémités de l'horizon, des bandes de moujiks se levant furieuses, attaquant nos convois, égorgeant les soldats isolés ou les enterrant vifs, commençant la guerre à l'espagnole. [Note 657: Joseph DE MAISTRE, _Correspondance_, IV, 219.] Au milieu de cette désolation, Napoléon n'agissait plus et attendait. Il avait fait porter au Tsar quelques paroles de paix et attendait de jour en jour qu'Alexandre, par l'envoi d'un négociateur, s'avouât vaincu et rendît son épée. Il viendrait sans doute, ce parlementaire impatiemment désiré. Pourquoi ne viendrait-il pas? La chose était dans l'ordre, puisque les Russes avaient été vaincus partout, vaincus toujours; il en serait d'eux à la fin comme des Autrichiens, comme des Prussiens et de tant d'autres, avec lesquels tout s'était réglé par une bataille et la prise de leur capitale. La paix cependant tardait à venir, et Napoléon, étonné de l'incendie et des destructions systématiques, se demandait à quel peuple il avait affaire, quelle était cette race qui croyait accomplir oeuvre sainte en mettant elle-même le feu à ses villes. Par moments, il imaginait de très belles combinaisons de guerre, auxquelles la lassitude de ses lieutenants et de ses soldats l'obligeait de renoncer. Il songeait aussi à user d'expédients gigantesques et étranges, à se proclamer lui-même roi de Pologne, à ressusciter la principauté de Smolensk ou les républiques tatares, à tenter la noblesse russe par l'appât d'une constitution et le peuple par l'abolition du servage, à lancer la parole révolutionnaire qui appellerait à son secours une guerre sociale; n'arriverait-il pas à se donner prise morale sur la Russie, à découvrir la fissure de ce bloc et à le désagréger? Finalement, il ne s'arrêtait à rien, reconnaissait la chimère et le néant de ses conceptions diverses, se sentait réellement à bout d'inventions, à bout de facultés, à bout de génie, tombait alors à un désoeuvrement morne, cherchait à ne plus penser ou s'échappait de lui-même dans la fiction et lisait des romans. La nuit, il faisait poser près de sa fenêtre deux bougies allumées, afin que les soldats qui passeraient devant le palais, en voyant luire cette étoile, crussent qu'il prolongeait une ardente veillée et que sa pensée toujours active, toujours féconde, enfantait le salut[658]. [Note 658: _Journal de Castellane_, I, 161.] Alexandre s'était retiré à Pétersbourg, reconnaissant que sa présence à l'armée gênait la liberté des mouvements et ajoutait à la confusion. Il était revenu plein d'admiration pour ses soldats et mécontent de ses généraux, dégoûté de leurs rivalités, assourdi de leurs querelles, sentant que tout allait mal et pourtant résolu à ne pas se rendre, mais navré de l'infortune publique. Il vivait maintenant aux portes de sa capitale, à Kamennoï-Ostrof, dans sa modeste résidence d'été; on le rencontrait parfois dans les bois d'alentour, rêveur solitaire; il cherchait une source de force et d'espérance où rafraîchir sa fièvre; un jour, il demanda une Bible, ouvrit pour la première fois le livre de consolation, trouva des passages qui s'appliquaient à sa destinée et y puisa des secours[659]; son âme s'épurait au contact de l'adversité, grandissait avec son malheur. [Note 659: _Mémoires de la comtesse Edling_, 77-78.] Jusqu'au bout, Kutusof avait continué à lui mentir, à mentir imperturbablement; après Borodino, le vieux généralissime avait lancé des bulletins de victoire, et voici qu'au lendemain de ce prétendu triomphe la nouvelle s'était répandue que Moscou était pris et brûlé. De cette grande profanation, Alexandre avait ressenti encore plus de courroux que de chagrin, une colère violente et froide, un désir obstiné et une volonté de vengeance; il avait le sentiment d'une injure indélébile faite à lui-même, à son peuple, et que la destruction totale de l'ennemi suffirait seule à expier; aux yeux des Russes, avoir porté sur Moscou une main sacrilège, c'était avoir frappé leur mère. D'un bout à l'autre du pays, la secousse avait été profonde; mais que produirait cette commotion? Se tournerait-elle en sursaut d'énergie, en fureur de guerre? Déterminerait-elle, au contraire, la défaillance finale, l'effondrement des courages, qui ôterait au pouvoir tout moyen de continuer la lutte? C'était ce que nul ne savait dire. La société de Pétersbourg tenait un mauvais langage, récapitulait aigrement les fautes commises, accusait l'impéritie des généraux et faisait remonter plus haut les responsabilités. Le peuple restait muet, sombre, farouche, et la consternation des coeurs se lisait sur les visages. Puisqu'elle était tombée, la cité aimée de la Vierge et gardée des Anges, puisqu'«un homme était entré au Kremlin sans la permission de l'Empereur», était-ce donc que Dieu avait délaissé la Russie et maudit ses chefs? Pour la première fois, le peuple semblait douter du Tsar et douter de Dieu. Auprès d'Alexandre, on vivait dans la crainte et presque dans l'attente d'une catastrophe. On redoutait un complot de palais, un mouvement de la noblesse, une sédition populaire. Arrivait-il enfin l'événement que Napoléon avait prévu et annoncé, sur lequel il fondait tant d'espoir? Une révolution devant l'ennemi allait-elle désorganiser la résistance? La Russie allait-elle se livrer en se divisant? La vie de cour continuait néanmoins, régulière et comme machinale: le cérémonial et l'étiquette n'abdiquaient pas leurs droits. Le 18 septembre, il fallut célébrer l'anniversaire du couronnement; l'usage voulait qu'à cette date l'Empereur et sa famille se montrassent en public et se rendissent solennellement à l'église métropolitaine, pour assister à un service d'action de grâces. Dans l'entourage du Tsar, on craignait beaucoup cette épreuve. À force d'instances, on obtint qu'il ne traverserait pas la ville à cheval, selon sa coutume, et qu'il irait à l'église dans la voiture des impératrices. La foule laissa passer le cortège sans le saluer de ses acclamations ordinaires; elle vit passer les chevaliers-gardes dans leurs beaux uniformes, les équipages de gala, les grands carrosses dorés aux panneaux de glace; elle put distinguer les décorations et les insignes, la parure des princesses et de leurs dames, les épaules nues, les coiffures à la grecque, les diadèmes de pierreries, tout cet appareil de luxe et d'élégance qui contrastait avec l'horreur des temps. Quand on fut près de l'église, les augustes personnages mirent pied à terre, avec leur suite, et gravirent le perron entre deux haies de peuple qui les touchait presque et les frôlait. Pas un cri, pas un murmure ne sortit de ces masses: le silence était si profond que l'on entendait distinctement sonner les éperons, que l'on percevait le bruissement des longues jupes de soie traînant sur les degrés de marbre. La cérémonie religieuse s'accomplit; le cortège retourna au palais dans le même ordre, au milieu toujours d'un tragique silence, et chacun se félicita que cette journée fût passée[660]. [Note 660: _Mémoires de la comtesse Edling_, 79-80.] Près d'un mois s'écoula ensuite; l'Empereur avait reçu de meilleures nouvelles, des avis réconfortants sur le moral de ses troupes, sur leur obstination à se défendre, sur le dénuement des Français, et il s'affermissait encore plus dans la résolution de ne prêter l'oreille à aucune proposition de paix. Mais l'attitude de la population restait troublante, énigmatique, insondable: personne n'arrivait à lire dans ces âmes obscures; chacun ignorait ce qui se passait dans ces profondeurs. Et les jours d'attente, en s'accumulant, ajoutaient l'un après l'autre à l'angoisse immense qui pesait sur la ville. Soudain, au milieu d'un de ces jours, dans cette atmosphère de plomb, un coup de canon partit de la forteresse de Saint-Pierre et de Saint-Paul, de la forteresse qui lève à l'extrémité de Pétersbourg sa masse lourde et lance vers le ciel, comme un mince jet de lumière, sa longue aiguille d'or; un coup, puis deux, puis trois, des détonations se succédant à intervalles réguliers, une salve enfin, salve d'allégresse, orgueilleuse et triomphale, soulageant les coeurs; Moscou était libre, et l'armée française battait en retraite. En ces jours, la Russie avait vaincu Napoléon. Victoire sans combat! Autour de Moscou, les hostilités étaient suspendues; il y avait trêve convenue sur certains points, armistice tacite sur d'autres. Les avant-postes se rapprochaient et causaient: Murat, toujours empanaché, paradait tranquillement en face des Russes, et lorsqu'un Cosaque le visait sournoisement et s'apprêtait à faire feu, un sous-officier relevait l'arme et défendait de tuer le héros. La lutte était entre deux forces morales: le prestige de Napoléon, qui pouvait lui livrer la Russie matériellement vaincue, et d'autre part la foi des Russes en la justice de leur cause, en l'immensité de leurs ressources, en l'assistance providentielle, cette religion de la patrie qui se confondait en eux avec le sentiment chrétien et leur interdisait malgré tout de désespérer. De ces deux forces, la plus noble, la plus sainte, avait fini par l'emporter sur l'autre. Un moment ébranlée et vacillante, l'âme de la Russie s'était pourtant ressaisie et surmontée: la grande épreuve l'avait fait chanceler sans l'abattre. Atteinte dans ses biens, dans ses terres, dans ses châteaux, la noblesse n'avait pas bougé; aucune voix ne s'était élevée de ses rangs pour exiger, pour imposer la paix. Le peuple avait refoulé ses doutes et refréné sa douleur; il avait compris la pensée de résistance et de salut dont s'inspirait l'Empereur, et s'y était instinctivement associé: avec une résignation morne, il s'était serré autour du maître, autour du père; entre eux, il y avait eu communion d'âme en ces heures solennelles, communion dans le deuil et la prière, renouvellement tacite du pacte qui les liait l'un à l'autre. Et chacun, tristement, stoïquement, avait gardé son poste et fait son devoir; frappée et meurtrie, la Russie était restée debout, compacte, indivisible, inébranlablement forte de foi et d'obéissance. Et comme notre armée était au bout de son élan, comme elle ne pouvait aller plus loin, comme l'hiver accourait au secours de l'ennemi, il avait fallu rétrograder. Napoléon s'y était décidé trop tard; il essayait maintenant de ruser avec la fortune, se flattait de maintenir une garnison au Kremlin et d'hiverner sur des positions qui le laisseraient en contact avec sa conquête, d'opérer moins une retraite qu'une manoeuvre. Il cherchait à se tromper lui-même et à tromper les autres, écrivait galamment à Marie-Louise qu'il quittait Moscou à seule fin de se rapprocher d'elle[661], mettait dans ses bulletins que Moscou ne valait pas la peine d'être conservé, n'étant qu'un cadavre. Pour affirmer une victoire qui n'existait plus, il ramassa hâtivement des trophées, spolia les églises, dévasta le Kremlin, et l'armée lourde de rapines, traînant à sa suite quinze mille voitures, traînant dans ses rangs une tourbe de malheureux et de vagabonds, charriant toutes ces scories, s'écoula par les portes de Moscou comme un fleuve impur. [Note 661: Lettre interceptée par les Russes; archives de Saint-Pétersbourg.] L'hiver transforma ce revers en désastre. Napoléon allait d'instinct vers le sud, vers les provinces méridionales, vers les pays de chaleur et d'abondance; près de Malo-Jaroslawetz, Kutusof lui barra la route; il y eut une bataille meurtrière, et l'armée épuisée ne se crut plus la force d'emporter l'obstacle. Elle retomba sur elle-même, pivota lourdement et, entraînant désormais l'Empereur plutôt qu'elle ne lui obéissait, s'en revint droit devant elle, par la route déjà parcourue et dévastée, par le chemin de misère, où l'on ne retrouverait que des ruines et les morts des combats précédents. On repassa près de la Moskowa, on revit les morts de la grande bataille, dépouillés et nus, couvrant les collines à perte de vue et moutonnant au loin comme d'immenses troupeaux blancs[662]. Les jours d'après, les blessés, les éclopés, qui ne peuvent plus suivre, s'égrènent sur la route par milliers, expirent à côté des prisonniers russes que le contingent portugais assassine, pour n'avoir pas à les garder et à les nourrir: des cadavres partout, de toute race et de toute provenance, «frais ou vieux[663]», une mer de cadavres montant autour de l'armée, et celle-ci, quelque habituée qu'elle soit au spectacle de la mort, s'impressionne pourtant et s'émeut. Soudain, l'hiver arrive, la gelée survient; le ciel s'abaisse, s'écroule en torrents de neige, et la grande débâcle commence. Les chevaux s'abattent sur le sol glissant: il faut les sacrifier, faire sauter les caissons, abandonner les voitures, abandonner les pièces; plus de cavalerie, à peine d'artillerie, les vivres rares, la faim s'ajoutant au froid, et la souffrance physique, horrible et lancinante, fondant les coeurs et dissolvant les énergies, suspendant le sentiment du devoir, rejetant l'homme à la barbarie primitive, à l'instinct animal, à l'appel de la nature, à l'unique préoccupation de manger et de moins souffrir. L'indiscipline, le désordre progressent rapidement; les corps s'effritent, les divisions se disloquent, les régiments s'émiettent; aucune heure ne s'écoule sans qu'un bataillon, une compagnie, une batterie, perde sa cohésion et tombe au chaos, à l'affreux chaos de traînards et d'isolés qui remplace peu à peu l'armée. L'ennemi reparaît et nous presse; en tête, en queue, de tous les côtés à la fois, des _hourras_ de Cosaques; leur cri d'abord, si lugubre et si sourd qu'il se distingue à peine du sifflement de la brise à travers les sapins[664], et tout de suite le galop enragé de leurs bêtes, l'assaut des lances; des adversaires se jetant sur nous en furieux, sentant que la fortune leur revient et hurlant la revanche, et déjà l'espoir de la revanche totale, de la poursuite à fond et jusqu'au bout, s'allumant dans les coeurs russes, et des officiers venant caracoler autour de nos bandes et décharger sur elles leurs pistolets, en criant: Paris, Paris[665]! L'armée de Kutusof s'allonge sur le flanc de la colonne, l'effleure continuellement, la frappe, la brise en tronçons qui se rejoignent tour à tour et se séparent. Chaque jour est marqué par un malheur: c'est le corps d'Eugène assailli sur le Vop et mis en pièces, Davout coupé d'abord à Viasma, coupé ensuite à Krasnoé, l'Empereur et la Garde obligés de rebrousser chemin pour le dégager, Ney enveloppé d'ennemis, cerné, sommé, perdu, et tout à coup s'échappant par un prodige d'énergie plus qu'humaine. Puis, tous les mécomptes, toutes les malechances: les magasins de Smolensk moins pourvus qu'on l'avait cru, ceux de Minsk surpris par l'ennemi, la ligne de la Dwina perdue par Saint-Cyr, Oudinot et Victor tardant à rejoindre, la circonspection des Autrichiens faisant pressentir les trahisons prochaines; et toujours croissent, à chaque reprise de marche, à chaque pas, à chaque minute, les hideurs de la retraite. Au sortir de Smolensk, on n'est plus que trente-sept mille combattants à peine: la fière colonne de quatre cent cinquante mille soldats qui s'est enfoncée en Russie n'est plus qu'un mince filet d'hommes coulant sur la neige, marquant sa route par une longue traînée de sang, par des débris sans nom, tandis qu'autour d'elle des multitudes désarmées vont mourir dans les bois, mourir sous les lances, ou peupler les espaces lointains de colonies d'esclaves. [Note 662: _Souvenirs d'un officier polonais_, 306.] [Note 663: _Journal de Castellane_, I, 180.] [Note 664: _Souvenirs manuscrits du général Lyautey_.] [Note 665: _Id._] Sur ce qui reste de nous, le cercle de fer se rétrécit enfin et se ferme. Devant nous, la Bérésina charrie des glaçons qui la rendent à peu près infranchissable; par derrière, Kutusof nous talonne; sur la droite, Wittgenstein se rapproche; à gauche surgissent Tchitchagof et ses divisions, l'armée de Moldavie, rendue à la Russie par la paix de Bucharest. Est-ce la fin de tout, le désastre irrémédiable et complet? Les Russes se croient sûrs de tout prendre; les généraux ont donné à leurs troupes le signalement de l'Empereur, afin que les Cosaques ne le tuent point, s'ils le capturent, et que la Russie puisse s'enorgueillir de cette proie[666]. Cependant, une inspiration de l'Empereur prépare le salut; un sublime effort de courage l'accomplit; soixante-douze heures de travail à travers les glaces mouvantes assurent et maintiennent une communication entre les deux rives; l'armée passe au prix d'une double bataille contre Tchitchagof et Wittgenstein, au prix d'une lutte plus atroce contre les parties détachées d'elle-même, contre l'amas des traînards, et s'ouvre un chemin à travers une boue faite de membres humains. [Note 666: Voici ce signalement: «La taille épaisse et ramassée, les cheveux noirs, plats et courts, la barbe noire et forte, rasée jusqu'au-dessus de l'oreille, les sourcils bien arqués, mais froncés sur le nez, le regard atrabilaire ou fougueux, le nez aquilin avec des traces continuelles de tabac, le menton très saillant; toujours en petit uniforme sans appareil et le plus souvent enveloppé d'un petit surtout gris pour n'être point remarqué, et sans cesse accompagné d'un mamelouk.» Ordre du jour du 12 octobre 1812; archives des affaires étrangères, Russie, 154. Archives nationales, AF, IV, 1643. TATISTCHEF, 612. Henry HOUSSAYE, _1814_, 86-110. _Id._, 88. Sur le caractère d'absolue authenticité des copies à nous remises, voy. l'étude que nous avons publiée dans la _Revue bleue_, 30 mars 1895. Pour tous les événements ou incidents auxquels il est fait allusion dans les lettres, voy. le t. Ier et les trois premiers chapitres du t. II. Ce paragraphe et le suivant, communiqués par ordre en copie au cabinet de Saint-Pétersbourg et conservés dans ses archives, ont été publiés par M. TATISTCHEF, _Alexandre Ier et Napoléon_, 309-311. Sur cette velléité de négociation avec l'Angleterre, voy. le récent volume de MARTENS, _Traités de la Russie_, XI, 150-51. Il s'agit d'un ouvrage paru en Russie et que Caulaincourt s'était procuré.] À Smorgoni, l'Empereur désespère d'elle et la quitte, craignant que l'Allemagne ne lui barre la route et que la France ne lui échappe. Après son départ, le Nord frappe les derniers coups, les grands coups; la température tombe à vingt-quatre degrés Réaumur, à vingt-cinq, à vingt-sept; la souffrance atteint ses dernières limites, une intensité telle que l'impression en est venue directement jusqu'à nous, aiguë et perçante, à travers trois générations, et retentit encore au plus intime de notre être. Les mains brûlées par le froid ne peuvent plus tenir les fusils, les doigts se détachent, les membres tombent en pourriture, l'armée n'est plus qu'une plaie, affreuse à voir. Les troupes de renfort envoyées pour la recueillir subissent tout de suite la contagion du désordre; la défaite les aspire et le chaos les absorbe. Wilna nous ouvre enfin un refuge, et l'informe cohue s'y engouffre; elle n'y trouve que dénuement, incurie, hostilité, des toits pourtant, des abris où les soldats se précipitent comme un bétail pourchassé et s'endorment d'un sommeil de brutes. Le lendemain, l'ennemi survient; ses masses se montrent; ses boulets pleuvent, il faut partir ou mourir. Les moins invalides partent, les autres restent, voués au massacre; les Juifs de Wilna, qui nous détestent par crainte de la conscription, sont là pour devancer l'oeuvre des Cosaques, et cette engeance achève à coups de botte les vainqueurs de l'Europe. Après l'entrée des Russes, il faudra brûler vingt-cinq mille cadavres entassés dans ce lieu d'horreur et de pestilence, pire que l'enfer de la Bérésina. Au delà de Wilna, une muraille de verglas arrête les débris de la colonne française, une montée aux rampes glissantes que l'artillerie n'arrive pas à gravir; elle s'élève un peu, retombe, s'efforce en vain et finalement renonce; les dernières pièces sont abandonnées, les dernières voitures livrées et brisées; les fourgons éventrés répandent leur contenu; fuyards et Cosaques pillent pêle-mêle le trésor de l'armée. Un peu d'infanterie pourtant a passé et se traîne encore. Devant Kowno, les maréchaux reviennent à leur métier d'origine: Ney se refait troupier, prend un fusil et brûle les dernières cartouches, sans empêcher la dissolution finale. C'en est fait: trois cent trente mille hommes sont morts ou prisonniers, quelques milliers repassent le Niémen sur la glace, isolément ou par bandes, sans armes, sans uniformes, couverts de loques étranges, lamentables tout à la fois et grotesques. Et tout s'est consommé en six semaines, si longues, si cruelles à passer, qu'elles semblent enfermer en l'espace de cinquante jours une éternité de douleurs. Berthier écrit à l'Empereur: «Il n'y a plus d'armée.» Il se trompait pourtant et se contredisait dans une autre lettre: il écrivait en effet qu'autour des aigles toujours debout et dressées, de très petits groupes d'officiers et de sous-officiers, égalisés par le malheur, se serraient encore: ils allèrent ainsi jusqu'au bout de la retraite, invincibles à la souffrance, plus forts que la nature, mettant dans le désert de neige un rayonnement d'héroïsme et faisant survivre, au milieu de la décomposition totale de ce qui avait été notre force matérielle, l'âme de la Grande Armée. Autour de ces glorieux restes, Napoléon refit une armée, marcha à sa tête contre l'ennemi qui avait envahi l'Allemagne et soulevé la Prusse, vainquit à Lutzen, vainquit à Bautzen. Après ces épuisants succès, il y eut à Dresde et à Prague un combat de diplomatie, où les alliés parlèrent de paix sans intention de la conclure, où Metternich s'engagea pour dissiper les scrupules de son maître et prouver l'intransigeance de l'Empereur, où celui-ci donna raison à ses ennemis en refusant de faire à temps des concessions qui n'eussent coûté qu'à son orgueil. Entre Alexandre et lui, il reconnaissait que la fortune avait jugé; il consentait à payer au Tsar l'enjeu de la lutte et lui offrit des concessions; il n'en voulut pas accordera la Prusse, qui l'avait trahi; à l'Autriche, qui spéculait sur ses malheurs. Il s'obstina aveuglément dans l'espoir de diviser ses ennemis, d'apaiser, de ressaisir peut-être Alexandre et d'épouvanter l'Autriche. Lorsque les événements l'eurent désabusé de son erreur et plié à un ensemble de sacrifices, il était trop tard: l'Europe tout entière s'était coalisée pour l'abattre et se levait furieuse; elle fut vaincue par lui d'abord et battit ses lieutenants, le resserra peu à peu, l'étreignit et finalement l'accabla sous le nombre. Alexandre poussa jusqu'au bout sa vengeance; il s'acharna sur le colosse élevé naguère au plus haut des nues et subitement précipité. Après la prise de Moscou, on lui avait prêté ces mots: «Plus de paix avec Napoléon: nous ne pouvons plus régner ensemble; lui ou moi; moi ou lui.» Il se tint parole. Se proclamant à tout propos ami de l'humanité et de la civilisation, il crut servir l'une et l'autre en assouvissant ses rancunes; jamais monarque ne fit avec plus de sensibilité une guerre plus haineuse. Après les conférences de Prague, c'est lui qui vient en Bohême trouver l'empereur d'Autriche, qui le conjure de repousser les concessions tardives de Napoléon et de rompre, qui lui arrache l'irrévocable signature et l'entraîne dans la mêlée. Après Leipzick, quand l'Europe victorieuse reflue sur la France et entame nos frontières, il personnifie contre Napoléon la politique de guerre à outrance, l'esprit d'extermination. Au congrès de Châtillon, le recul de la France dans ses anciennes limites, l'humiliation de l'Empereur ne lui suffisent pas: il fait rompre les pourparlers au bout de six jours; s'il consent à reprendre un débat illusoire, c'est que Champaubert et Montmirail ont jeté le trouble parmi ses alliés et les font douter de leur fortune. Dès qu'il le peut, il ranime leur confiance; il se fait l'âme, l'énergie, l'audace de la coalition; ses actes, son langage laissent à tout instant percer le désir de ne plus traiter avec Napoléon et de le détrôner, de lui ravir la France, après lui avoir enlevé l'Europe. Ce qu'il veut surtout, c'est de venger Moscou dans Paris; il veut à son tour entrer dans la capitale ennemie, s'y montrer dans sa gloire et sa magnanimité; sa vengeance sera de conquérir Paris et de lui pardonner. Au moment le plus critique de la campagne, il fait décider le coup droit, la marche sur l'insolente et merveilleuse cité, détestée de l'Europe presque autant que Napoléon, maudite tout à la fois et désirée. Paris occupé, l'Empereur abattu, Alexandre se retrouva des sentiments de modération et de clémence; son instinct politique, que ses passions n'obscurcissaient plus, lui fit comprendre qu'il fallait une France à l'Europe et surtout à la Russie. Il prit à tâche de l'apaiser et de la consoler; en 1815, il lui épargna de trop cruelles mutilations, des démembrements trop profonds, et mit à nous rendre cet éminent service un tact discret qui en augmentait le prix. Sachons-lui gré de n'avoir pas fait supporter à la France les conséquences ultimes de sa lutte contre Napoléon, de ce duel à mort issu de l'alliance. Quatre-vingts ans ont passé sur ces scènes; il est possible, croyons-nous, d'en dégager impartialement la leçon. Celle que nous avons inscrite au frontispice de notre oeuvre nous paraît ressortir avec éclat des événements, tels que nous les avons longuement observés et scrutés. L'alliance, avons-nous dit, portait en soi un germe de mort, le principe de sa destruction, parce que c'était une alliance pour la guerre et la conquête, une association spoliatrice et dévorante, et que ces pactes ne se concluent jamais sans arrière-pensées respectives, sans méfiances réciproques, d'où renaissent à coup sûr les rivalités et les haines. En effet, à Tilsit, nous avons vu Napoléon réveiller et stimuler les ambitions territoriales d'Alexandre, en se promettant de ne les satisfaire qu'à doses strictement mesurées. Lui-même, assuré de la Russie, se crut libre désormais de tout entreprendre, de bouleverser le monde, de saisir, de courber violemment et d'assujettir les États réfractaires à son système. Il ne paraît pas que le nom de l'Espagne ait été prononcé dans l'entrevue du Niémen; il n'en est pas moins vrai que l'entreprise d'Espagne, cause première et génératrice de tous nos malheurs, se trouvait en puissance dans le pacte de Tilsit. À mesure que Napoléon multiplia et étendit ses prises, il sentit la nécessité d'accorder aux cupidités de son allié, au lieu d'espérances illimitées et vagues, de plus substantiels aliments. Il vendit aux Russes la Finlande contre l'Espagne; plus tard, pour se prémunir contre les conséquences de la guerre d'Espagne, il livra au Tsar les Principautés; il acheta, avec un morceau de l'Orient, une promesse de concours contre les révoltes de l'Autriche. Mais déjà la confiance d'Alexandre s'était retirée de lui; à son tour, le Tsar voulait recevoir sans s'acquitter: il accepta le marché d'Erfurt et n'en remplit pas les conditions. Continuant à prendre aux dépens de la Turquie, il ne nous prêta contre l'Autriche qu'une aide mensongère, et cette campagne de 1809, survenue malgré l'Empereur et pourtant par sa faute, aboutit à de nouveaux partages, à de nouveaux démembrements, d'où les défiances sortirent exaspérées et inapaisables. Mal secouru par Alexandre, Napoléon dut se réserver contre lui des sûretés, disproportionner les lots, récompenser le dévouement des Polonais au détriment de la Russie; dès ce jour, l'alliance fut blessée à mort. Napoléon tenta quelques efforts pour lui rendre la vie; Alexandre en fit pour éviter la guerre; l'un et l'autre ne pouvaient qu'échouer dans cette tâche. Leur tort ne fut pas de se déclarer la guerre; ce fut de s'être mis dans une situation où elle devait inévitablement éclater entre eux. Ils s'étaient condamnés à se disputer l'empire du jour où ils avaient essayé de se le partager, et les résultats de leur lutte, fatale à Napoléon et à la France, furent de sauver et de grandir l'Angleterre, de relever la Prusse, c'est-à-dire de préparer à la Russie de redoutables adversaires, sans la faire avancer d'un pas vers les fins normales de sa politique. Dans le demi-siècle qui suivit, il y eut entre la France et la Russie des tentatives de rapprochement, entrecoupées d'arrêts et de reculs; à plusieurs reprises, on s'aima et l'on crut s'entendre; les déceptions éprouvées, en ne lassant pas les bonnes volontés, ne firent que mieux prouver la force de l'impulsion qui ramenait les deux États l'un vers l'autre. Cependant, il a fallu que la Révolution française produisît en Europe ses suprêmes effets, il a fallu que la France et la Russie subissent jusqu'au bout l'une et l'autre, quoique à des degrés bien inégaux, les conséquences de leurs fautes, pour que le parallélisme des intérêts apparût évident, manifeste, indéniable, pour que le sentiment de cette solidarité s'imprimât des deux parts au plus profond de la conscience nationale, se traduisit en un élan d'amour et fît succéder à l'accord éphémère des souverains, tel qu'il avait existé en 1807 et 1808, le pacte des peuples. En même temps, les conditions rationnelles de l'entente se dégageaient pour la première fois aux yeux des gouvernants. Ils ont compris sans doute qu'en dehors d'une parfaite réciprocité d'engagements modérateurs, tout serait illusion et péril. Dans l'accord ainsi constitué, l'observateur qui ne cède pas aux entraînements de son coeur et garde son sang-froid au milieu des cris de la multitude, reconnaît à la fois un bonheur immense pour les deux patries et un sacrifice; pour l'une et pour l'autre, une garantie bienheureuse de sécurité et de dignité; l'ajournement aussi d'ambitions traditionnelles et d'indestructibles espérances; un sacrifice fait en commun à la paix et à l'humanité. Fondée et affermie sur ces bases, l'alliance pourrait s'approprier pour devise ces mots fiers: «Je maintiendrai.» Après avoir restauré l'équilibre de l'Europe, renouvelé désormais et simplifié, elle est là pour le maintenir; elle maintient le régime existant sans en méconnaître les imperfections et les dangers; elle maintient les situations gardées ou prises; elle maintient jusqu'aux injustices du passé pour en prévenir de plus grandes. Conservatrice et défensive, elle n'agira et ne peut agir que pour refréner les ambitions perturbatrices, assurer la pondération des forces et substituer à toute visée conquérante d'équitables partages d'influence; c'est sa raison d'être, sa grandeur et sa limite. APPENDICE I CORRESPONDANCE INÉDITE DE NAPOLÉON IER AVEC LE GÉNÉRAL DE CAULAINCOURT, DUC DE VICENCE (1808-1809). Dans le premier volume, nous avons constaté que les nombreuses lettres écrites par Napoléon au général de Caulaincourt, duc de Vicence, pendant l'ambassade de ce dernier en Russie, manquent dans la _Correspondance_ imprimée et dans les manuscrits conservés aux archives nationales. Nous avons ajouté que les très volumineuses réponses de l'ambassadeur nous avaient permis de reconstituer, non le texte, mais le sens de ces instructions. Depuis lors, les lettres elles-mêmes, sous forme de copies pleinement authentiques, ont été retrouvées dans les papiers laissés par le comte de La Ferronnays, ambassadeur de France en Russie sous la Restauration. M. le marquis de Chabrillan, possesseur de ces papiers, et M. le marquis Costa de Beauregard, qui en a opéré le dépouillement, nous ont gracieusement autorisé à publier cette précieuse série de lettres: elles forment le complément naturel de notre ouvrage et comblent la plus importante des lacunes signalées dans la Correspondance de Napoléon Ier, telle qu'elle a été publiée sous le second empire. Paris, le 2 février 1808». M. le général Caulaincourt, j'ai reçu vos lettres. La dernière à laquelle je réponds est du 13 janvier. Vous trouverez ci-joint une lettre pour l'empereur Alexandre. Je ne doute pas que M. de Tolstoï n'écrive bien des bêtises. C'est un homme qui est froid et réservé devant moi, mais qui, comme la plupart des militaires, a l'habitude de parler longuement sur ces matières, ce qui est un mauvais genre de conversation. Il y a plusieurs jours qu'à une chasse à Saint-Germain, étant en voiture avec le maréchal Ney, ils se prirent de propos et se firent même des défis. On a remarqué trois choses échappées à M. de Tolstoï dans cette conversation: la première, que nous aurions la guerre avant peu; la deuxième, que l'empereur Alexandre étoit trop faible et que si lui Tolstoï étoit quinze jours empereur, les choses prendroient une autre direction; enfin que, si l'on devoit partager l'Europe, il faudroit que la droite de la Russie fût à l'Elbe et la gauche à Venise. Je vous laisse à penser ce qu'a pu répondre à cela le maréchal Ney, qui ne sait pas plus ce qui se passe et est aussi ignorant de mes projets que le dernier tambour de l'armée. Quant à la guerre, il a dit à M. de Tolstoï que si on la faisoit bientôt, il en étoit enchanté, qu'ils avoient toujours été battus, qu'il s'ennuyoit à Paris à ne rien faire, que quant à la prétention d'avoir la droite à l'Elbe et la gauche à Venise, nous étions loin de compte; que son opinion à lui au contraire étoit de la rejeter derrière le Dniester. Le prince Borghèse et le prince de Saxe-Cobourg étoient dans cette même voiture: vous pouvez juger de l'effet que peuvent produire des discussions aussi ridicules. Tolstoï a tenu de pareils propos à Savary et à d'autres individus. Il a dit à Savary: «Vous avez perdu la tête à Saint-Pétersbourg; au lieu des déserts de la Moldavie et de la Valachie, c'est vers la Prusse qu'il faut porter vos regards.» Savary lui a répondu ce qu'il avoit à lui répondre. Je fais semblant d'ignorer tout cela. Je traite très bien Tolstoï, mais je ne lui parle pas d'affaires; il n'y entend rien et n'y est pas propre. Tolstoï est en un mot un général de division qui n'a jamais approché de la direction des affaires et qui critique à tort et à travers. Selon lui, l'Empereur a mal dirigé les affaires de la guerre: il falloit faire ceci, il falloit faire cela, etc., etc. Mais quand on lui répond: «Dites donc les ministres», il répond que les ministres n'ont jamais tort en rien, puisque l'Empereur les prend où il veut; que c'est à lui à les bien choisir. Ne faites aucun usage de ces détails. Ce seroit alarmer la cour de Saint-Pétersbourg et ne pourroit que produire un mauvais effet. Je ne veux pas dégoûter ce bon maréchal (_sic_) Tolstoï, qui paraît si attaché à son maître. Je n'ai voulu vous instruire de tout cela que pour votre gouverne; mais le fait est que la Russie est mal servie. Tolstoï n'est pas propre à son métier, qu'il ne sait pas et qui ne lui plaît pas. Il paraît cependant personnellement attaché à l'Empereur, mais les jeunes gens de sa légation le sont beaucoup moins; ils s'expriment d'ailleurs même en secret de la manière la plus convenable sur ma personne; ce pays n'est choqué que de celle dont ils parlent de leur gouvernement et de leur maître. Aussitôt que j'ai reçu votre lettre du 13, j'ai envoyé un aide de camp à Copenhague et j'ai fait donner l'ordre à Bernadotte de faire passer en Scanie 14,000 Français et Hollandais. M. de Dreyer en a écrit à sa Cour de son côté et goûte fort cette idée. Dites bien à l'Empereur que je veux tout ce qu'il veut; que mon système est attaché au sien irrévocablement; que nous ne pouvons pas nous rencontrer parce que le monde est assez grand pour nous deux; que je ne le presse point d'évacuer la Moldavie ni la Valachie; qu'il ne me presse point d'évacuer la Prusse; que la nouvelle de l'évacuation de la Prusse avoit causé à Londres une vive joye, ce qui prouvoit assez qu'elle ne peut que nous être funeste. Dites à Romanzoff et à l'Empereur que je ne suis pas loin de penser à une expédition dans les Indes, au partage de l'Empire ottoman, et à faire marcher à cet effet une armée de 20 à 25,000 Russes, de 8 à 10,000 Autrichiens et de 35 à 40,000 Français en Asie et de là dans l'Inde; que rien n'est facile comme cette opération; qu'il est certain qu'avant que cette armée soit sur l'Euphrate la terreur sera en Angleterre; que je sais bien que, pour arriver à ce résultat, il faut partager l'Empire turc; mais que cela demande que j'aye une entrevue avec l'Empereur; que je ne pourrois pas d'ailleurs m'en ouvrir à M. de Tolstoï, qui n'a pas de pouvoirs de sa Cour et ne paroît pas même être de cet avis. Ouvrez-vous là-dessus à Romanzoff; parcourez avec lui la carte et fournissez-moi vos renseignemens et vos idées communs. Une entrevue avec l'Empereur déciderait sur-le-champ la question; mais si elle ne peut avoir lieu, il faudroit que Romanzoff, après avoir rédigé vos idées, m'envoyât un homme bien décidé pour ce parti avec lequel je puisse bien m'entendre; il est impossible de parler de ces choses à Tolstoï.--Quant à la Suède, je verrois sans difficulté que l'empereur Alexandre s'en emparât, même de Stockholm. Il faut même l'engager à le faire, afin de faire rendre au Danemark sa flotte et ses colonies. Jamais la Russie n'aura une pareille occasion de placer Pétersbourg au centre et de se défaire du cet ennemi géographique. Vous ferez comprendre à Romanzoff qu'en parlant ainsi je ne suis pas animé par une politique timide, mais par le seul désir de donner la paix au monde en étendant la prépondérance des deux États; que la nation russe a sans aucun doute besoin de mouvement; que je ne me refuse à rien, mais qu'il faut s'entendre sur tout. J'ai levé une conscription parce que j'ai besoin d'être fort partout. J'ai fait porter mon armée en Dalmatie à 40,000 hommes; des régiments sont en marche pour porter celle de Corfou à 15,000 hommes. Tout cela, joint aux forces que j'ai en Portugal, m'a obligé à lever une nouvelle armée; que je verrai avec plaisir les accroissemens que prendra la Russie et les levées qu'elle fera; que je ne suis jaloux de rien; que je seconderai la Russie de tous mes moyens. Si l'empereur Alexandre peut venir à Paris, il me fera grand plaisir. S'il ne peut venir qu'à moitié chemin, mettez le compas sur la carte, et prenez le milieu entre Pétersbourg et Paris. Vous n'avez pas besoin d'attendre une réponse pour prendre cet engagement; bien certainement je serai au lieu du rendez-vous quand il le faudra. Si cette entrevue ne peut avoir lieu d'aucune manière, que Romanzoff et vous rédigiez vos idées après les avoir bien pesées; qu'on m'envoye un homme dans l'opinion de Romanzoff. Faites-lui voir comment l'Angleterre agit, qu'elle prend de toute main. Le Portugal est son allié: elle lui prend Madère. C'est donc avec de l'énergie et de la décision que nous porterons au plus haut point la grandeur de nos Empires, que la Russie contentera ses sujets et assoira la prospérité de sa nation. C'est le principal; qu'importe le reste? L'Empereur est mal servi ici. Les deux vaisseaux russes qui sont à Porto-Ferrajo depuis quatre mois ne veulent pas sortir de ce misérable port, où ils dépérissent, au lieu d'aller à Toulon, où ils auroient abondamment de tout. Les vaisseaux russes qui sont à Trieste, qui pourroient être utiles à la cause commune, y sont inutiles; et je ne réponds pas que, si les Anglais assiégeoient Lisbonne, Siniavin ne concourût pas à sa défense et finît par se laisser prendre par eux. Il faut que le ministère donne des ordres positifs à ces escadres et leur dise si elles sont en paix ou en guerre. Ce _mezzo termine_ ne produit rien et est indigne d'une grande puissance. Sur ce, je prie Dieu, etc. _P. S._--_Le Moniteur_ vous fera connoître les dernières nouvelles d'Angleterre si vous ne les avez pas. Paris, le 6 février. M. le général Caulaincourt, je vous ai écrit par le sieur d'Arberg le 2 février. Le 5, ayant été chasser à Saint-Germain, j'ai fait inviter M. de Tolstoï et j'ai causé fort longtems avec lui. Il m'a parlé des notes du _Moniteur_, de la crainte que nous n'évacuions pas la Prusse, et m'a laissé voir des choses ridicules. M. Dreyer, ministre de Danemark, qui cause fréquemment avec lui, a écrit dans ce sens à sa cour. Cet homme a des idées déréglées de la puissance anglaise; il prétend qu'on ne peut rien faire en Finlande, rien faire en Scanie: quand cela seroit, pourquoi le dire? J'ai trouvé dans sa conversation de la loyauté, mais peu de vues, et une seule pensée: la peur de la France. Je lui ai observé que tous les propos de sa légation avoient pour résultat de décréditer l'empereur Alexandre et d'alarmer le pays, que pour l'évacuation de la Prusse, nous n'en étions pas avec l'Empereur à nous faire des conditions _sine quâ non_; qu'il falloit marcher avec le tems; que les affaires d'Autriche n'étoient terminées que depuis quinze jours par l'évacuation de Braunau; que le traité de Tilsit ne fixoit pas l'époque où seroit évacuée la Prusse, pas plus que l'époque de l'évacuation de la Moldavie et de la Valachie; que mon premier but étoit de marcher avec la Russie; qu'il ne falloit pas paraître frappé par la peur de la France ni se méfier de ses intentions. Paris, le 17 février. M. le général Caulaincourt, je reçois votre lettre du 29 janvier. M. de Champagny m'a mis sous les yeux vos dépêches. Vous trouverez ci-jointe une lettre interceptée de M. de Dreyer qui vous fera connoître le mauvais esprit de Tolstoï. Quand je reçus vos lettres, j'écrivis comme je vous l'ai mandé à Bernadotte de faire passer 12,000 hommes en Scanie, et voilà Tolstoï qui est venu à la traverse et a donné des inquiétudes à Dreyer. Vous remarquerez que la lettre de Dreyer est du 12, ce qui prouve que sa conversation avec Tolstoï est du 12, et cependant, la conversation que j'ai eue avec Tolstoï à Saint-Germain est du 5, conversation à la suite de laquelle il a écrit et qui paraissoit avoir dissipé ses craintes. Vous ne ferez usage de la lettre de Dreyer qu'autant que vous le jugerez convenable; Tolstoï est peu disposé pour Romanzoff. Si on ne le rappelle pas, ce qui est important, c'est que l'Empereur lui écrive ou lui fasse écrire. Je suppose que je ne tarderai pas à recevoir de vous une nouvelle lettre, mon courrier devant arriver peu de jours après le départ du vôtre. Je désire fort savoir ce que l'on pense de la réponse du _Moniteur_ à la déclaration angloise. On ne doit avoir aucune inquiétude sur l'escadre russe; mais il est convenable qu'on lui fasse connoître si elle est en guerre ou en paix. Mon escadre de Toulon, forte de 9 vaisseaux, est partie le 10 février pour aller ravitailler Corfou et lui porter des munitions et autres objets qui y sont nécessaires, et de là balayer la Méditerranée. Mes escadres de Brest et de Lorient sont également parties pour donner chasse aux Anglais et se réunir sur un point donné à mon escadre de Toulon. Mais les deux vaisseaux russes qui sont à l'isle d'Elbe ne veulent pas venir à Toulon. S'ils avoient reçu des ordres, cela auroit été utile pour la cause commune, et ils en auroient retiré l'avantage de se former à la mer. J'aurois également fait prendre l'escadre qui est à Trieste pour la réunir dans un de mes ports, si elle avoit reçu des ordres, mais aucune ne reçoit d'ordres positifs, et l'ambassadeur qui est ici ne leur donne pas l'impulsion convenable. J'ignore à quoi cela tient; je dis seulement le fait. J'ai écrit deux lettres à l'Empereur depuis votre dépêche du 29 janvier. Je n'ai pas encore reçu la sienne que vous m'annoncez, et que sans doute M. de Tolstoï me remettra demain. Quant aux affaires avec l'Espagne, je ne vous en dis rien, mais vous devez sentir qu'il est nécessaire que je remue cette puissance qui n'est d'aucune utilité pour l'intérêt général. Mes troupes sont entrées à Rome; il est inutile d'en parler, mais si l'on vous en parle, dites que le Pape étant le chef de la religion de mon pays, il est convenable que je m'assure de la direction du spirituel; ce n'est pas là un agrandissement de terrain; c'est de la prudence. _P. S.--Le 18 février._--Je viens de voir M. de Tolstoï, qui m'a remis une lettre de l'Empereur. J'ai beaucoup causé avec lui. Je pense que si on lui montre de la confiance et qu'on le dirige bien de Saint-Pétersbourg, il y a autant d'avantage à l'avoir pour ambassadeur ici qu'un autre. Mes lettres précédentes vous l'auront assez peint; mais, pour achever de le peindre en deux mots, c'est un général de division qui ne sent pas l'indiscrétion de ce qu'il dit, qui est un peu en opposition avec l'esprit de la Cour, mais qui du reste est assez attaché à l'Empereur.--Le prince de Ponte-Corvo m'écrit du 11 qu'il doit avoir une entrevue avec le Prince Royal à Kiel, et qu'immédiatement il se met en marche. Vous sentez que je ne puis pas passer par l'isle de Rügen, parce que je n'ai point de vaisseaux là pour protéger mon passage; mais j'écris aujourd'hui pour que des troupes y soyent embarquées pour menacer aussi de ce côté le roi de Suède.--Il n'est point question de négociations avec l'Angleterre, mais tous les bruits qui reviennent de ce pays sont qu'on veut la paix générale et qu'on sent la folie de la lutte actuelle. Dites bien au reste à l'Empereur qu'il ne sera écouté ni fait aucun pourparler sans m'être entendu avec lui. Je pense qu'il aura dans tous les cas la Finlande, ce qui sera toujours avantageux pour lui, puisque les belles de Saint-Pétersbourg n'entendront pas le canon. Paris, le 6 mars 1808. M. le général Caulaincourt, le Sr de Champagny vous a expédié dernièrement un courrier, par lequel je ne vous ai pas écrit parce que je n'avois rien à vous dire. Je reçois vos lettres du 26 février. J'attendrai la réponse de l'Empereur et votre courrier pour vous écrire. Le prince de Ponte-Corvo est entré dans le Holstein le 3 mars. Je le suppose arrivé sur les bords de la Baltique. Il a avec lui plus de 20,000 hommes; ce qui, avec les 10,000 hommes que pourront lui fournir les Danois, lui formera un corps de 30,000 hommes. Si le temps est favorable, il sera bientôt en Suède, et la diversion que désire l'Empereur sera bientôt faite.--La reine Caroline a eu l'insolence de déclarer la guerre à la Russie; elle s'est emparée d'une frégate russe qui étoit dans le port de Palerme et y a arboré le pavillon sicilien. Le ministre et le consul de Russie, avec une suite d'une soixantaine de personnes, ont débarqué à Civita-Vecchia et sont maintenant à Rome.--Le duc de Mondragon est parti.--Je suppose que ma dernière lettre aura fait évanouir toutes les inquiétudes sur les levées de chevaux, sur la conscription. S'il restoit encore quelques nuages, vous pourrez ajouter que toute ma garde est rentrée; que trente régiments ont été rappelés en France; que plusieurs milliers d'hommes réformés comme invalides ou écloppés ont quitté l'armée et n'ont pas été remplacés; que tous les auxiliaires, formant une centaine de mille hommes, sont rentrés chez eux; qu'un gros corps, sous les ordres du prince de Ponte-Corvo, marche en Suède, et qu'en réalité la Grande Armée est diminuée de plus de la moitié de ce qu'elle étoit.--On ne vous parlera pas sans doute des affaires d'Espagne; mais si on vous en parloit, vous pourriez dire que l'anarchie qui règne dans cette Cour et dans le gouvernement exige que je me mêle de ses affaires; que le bruit public depuis trois mois est que j'y vais; mais que cela ne doit pas empêcher notre entrevue. Vous savez qu'en deux ou trois jours de marche, je fais deux cents lieues en France. Cela ne doit donc en rien retarder les affaires.--Le Sr de Champagny vous envoye une note qui a été remise à Sébastiani, que vous pourrez montrer au ministère. J'ai demandé à la Porte ce qu'elle feroit, si on ne lui rendoit pas la Valachie et la Moldavie, et quel moyen elle avoit d'en contraindre l'évacuation. Elle a répondu qu'elle feroit la guerre et a fait une énumération immense de moyens.--N'oubliez pas que le ministre de Prusse est toujours à Londres; et, quoiqu'on dise qu'il a ordre de revenir, il ne revient jamais. Rien n'égale la bêtise et la mauvaise foi de la Cour de Memel.--M. d'Alopéus veut me persuader que les Anglais désirent la paix. Le Sr de Champagny vous envoye copie de la lettre qu'il veut écrire. Sur ce, je prie Dieu, etc. À Saint-Cloud, le 31 mars 1808. M. le général Caulaincourt, Saint-Aignan est arrivé à deux heures après midi; il en est six. Les affaires d'Espagne demandoient depuis longtemps ma présence. Je me suis refusé à ce voyage dans la crainte que l'autorisation que je vous avois donnée d'arrêter le rendez-vous n'eût fait partir l'Empereur. Ce que je vois d'abord dans les nombreuses dépêches que vous m'envoyez, c'est que l'entrevue est ajournée. Cela étant, je pars après dîner pour Bordeaux pour être au centre des affaires. Voici votre direction pour les affaires d'Espagne. Le _Moniteur_ ci-joint vous fera connoître les actes publics rendus à Madrid. Mais un courrier que j'ai reçu ce matin change l'état des choses. Le roi Charles a protesté et a déclaré qu'il a été forcé par son fils à signer son abdication; on a menacé de tuer la Reine dans la nuit s'il ne signoit pas. Mon armée est entrée le 23 à Madrid, où elle a été parfaitement reçue. Mes troupes sont casernées dans la ville et campées sur les hauteurs. Je n'ai pas reconnu le prince des Asturies, et peut-être ne le reconnaîtrai-je pas, mais je n'en suis pas encore certain. L'infortuné roi se jette dans mes bras et dit qu'on veut le tuer. On a excité une émeute pour faire massacrer le prince de la Paix. Heureusement mes troupes sont arrivées à tems pour le sauver; ce prince vit encore. Le grand-duc de Berg a fait son entrée dans Madrid quatre heures après les troupes. Le cérémonial l'a empêché de voir le nouveau roi, ne sachant pas si je le reconnoîtrois. Les lettres du roi Charles font pleurer. Ceci est pour vous seul; gardez-en le secret. Vous pourrez en dire un mot à l'Empereur et à l'ambassadeur d'Espagne qui est un homme du prince de la Paix et qui parlera comme vous. Vous direz à l'Empereur que j'avois retardé mon voyage en Espagne pour ne point manquer de me trouver au rendez-vous, mais je suis parti deux heures après la réception de vos lettres. Je répondrai dans peu de jours à toutes vos dépêches. En communiquant le _Moniteur_ à l'Empereur, vous lui direz que je ne suis pour rien dans les affaires d'Espagne; que mes troupes étoient à 40 lieues de Madrid lorsque ces événements ont eu lieu; que le prince de la Paix étoit généralement haï, mais que le roi Charles est aimé. Vous lui direz aussi que le Roi a été forcé et que vous ne seriez pas étonné que je me décidasse à le remettre sur son trône. Les mauvais esprits de Pétersbourg diront que j'ai dirigé tout cela. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde. À Bayonne, le 18 avril 1808. M. le général Caulaincourt, je reçois à Bayonne votre lettre du 24 mars. Vous avez dû en recevoir une de moi. Immédiatement après avoir reçu votre courrier à Paris, je suis parti. S'il m'eût apporté l'avis que le rendez-vous étoit arrêté, je m'y serois rendu incontinent. Je vois avec plaisir les succès de l'empereur de Russie en Suède. J'espère ne pas être retenu longtemps ici. L'infant Don Carlos s'y trouve. J'attends le vieux roi Charles, qui désire vivement me parler, et le prince des Asturies, qui est le nouveau roi. Les affaires s'embrouillent beaucoup en Espagne. Vous direz à l'Empereur que le roi Charles proteste contre son abdication et qu'il s'en rapporte entièrement à mon amitié. Cela ne laisse pas de beaucoup m'embarrasser. Dites cela à l'Empereur seulement. J'espère cependant être bientôt libre de tout cela. Vous recevrez bientôt un mémoire sur les affaires de Constantinople. Vous devrez en attendant ne pas dissimuler à M. de Romanzoff qu'il y a des choses scabreuses, et que si c'étoit là l'ultimatum de la Russie, il seroit difficile à arranger; mais que je ne le suppose pas; que c'est parce que j'avois prévu ces difficultés que j'avois demandé l'entrevue, et non pas pour une vaine formalité; _qu'il faut certainement trente courriers pour finir cette affaire; que trente courriers à deux mois chacun consumeront trois ans; que nous aurions terminé en trente conférences, qui à deux par jour auroient employé quinze jours_. Le maréchal Soult a réuni tous les bâtimens de l'île de Rügen. Le prince de Ponte-Corvo est en Fionie: il a avec lui 15,000 Français, 15,000 Espagnols et 15,000 Danois. Il seroit passé, si le Danemark n'avait pas tergiversé si longtemps pour le recevoir: aujourd'hui il trouve qu'il ne va pas assez vite; des miracles ne peuvent pas se faire. Aujourd'hui la belle saison s'opposera peut-être à tout passage. Mais on fera l'impossible, et la diversion aura toujours son effet. Je viens de recevoir le manifeste du roi de Suède. Tout y est faux. Je ne sais pas si le général Grandjean, que je ne connois pas, et d'autres officiers ont, en buvant, fait de la politique. On n'attache d'ailleurs aucune importance au bavardage des militaires et devant des individus non accrédités. Mais je ne puis croire que cela soit vrai. Nous sommes trop amis du Danemark pour penser à lui ôter la Norvège. Pour ce qui regarde le sieur Bourrienne, cela est de toute fausseté; il répondra à cette inculpation. Si cela étoit vrai, comme il est dans la carrière diplomatique, il seroit sévèrement puni. Mais comment auroit-il fait ce qu'on lui impute, puisqu'il ne voyoit pas le ministre de Suède à Hambourg? On n'a pas d'idée d'un manifeste aussi fou. Répétez bien à M. de Romanzoff que la question de la Turquie est une affaire de chicane; qu'on veut une entrevue pure et simple et sans condition. Vous ne manquerez pas d'insister sur ce que ce n'étoit point une vaine formalité, mais un moyen expéditif d'arranger tout. Je trouve que vous ne parlez pas assez haut et que vous n'avez pas assez défendu mes intérêts. En attendant, voilà la Russie maîtresse d'une belle province, qui est du plus grand résultat pour ses affaires et dont je ne suis d'aucune manière jaloux. Je n'ai pas le tems de vous en écrire davantage. Je suis fort occupé ici de choses qui me donnent beaucoup d'embarras. Daru vous expédiera cette lettre par une estafette. Sur ce, je prie Dieu, etc. Bayonne, le 26 avril 1808. M. le général Caulaincourt, vous trouverez ci-joint une lettre de M. de Dreyer qui vous fera voir que M. de Tolstoï est toujours inconséquent. Mais cela n'est que pour votre gouverne. Les journaux de France sont pleins de bêtises. Il est faux que le prince de la Paix ait laissé tant d'argent: on n'a pas trouvé un sol. J'attends ce soir ici ce malheureux homme, qui a été arraché des mains des Espagnols par mes troupes. Il étoit enfermé dans un cachot entre la vie et la mort, entendant à tout instant les cris de la populace qui vouloit le lanterner. Quand il m'a été remis, il avoit une barbe de sept jours et n'avoit point changé de chemise depuis plus d'un mois. J'ai ici le prince des Asturies que je traite bien, mais que je ne reconnois pas. J'attends dans trois jours le roi Charles et la Reine. Les Grands d'Espagne arrivent ici à chaque instant. Tout est paisible en Espagne. Toutes les forteresses sont dans nos mains. Le seul point de Madrid où se trouve le grand-duc de Berg est occupé par 60,000 hommes. Le père proteste contre le fils, le fils contre le père. Différentes factions existent en Espagne. Je pense que le dénoûment n'est pas éloigné.--Si l'on vous parle de l'expédition de Scanie, voici l'état de la question: Je ne pouvois entreprendre cette expédition à moins de 40,000 hommes. Le prince de Porte-Corvo avoit 15,000 Français et 15,000 Espagnols. Il falloit donc que les Danois fournissent 10,000 hommes. Mais je tenois et je devois tenir à ce que ces 40,000 hommes débarquassent à la fois; qu'une partie eût débarqué et que l'autre fût restée sur l'autre bord, l'expédition étoit manquée et les troupes sacrifiées. Vous sentez que je ne pouvois permettre qu'on fît une telle faute. Le prince de Ponte-Corvo s'est rendu à Copenhague; il y a vu que les moyens de débarquement n'existoient que pour 15,000 hommes à la fois: il auroit donc fallu faire trois voyages. Le passage devoit donc être ajourné. Il avoit ordre de passer là 40,000 hommes à la fois; voilà la question. Aujourd'hui le roi de Danemark peut concentrer ses troupes en Seelande: il a 25,000 hommes. J'ai ordonné au prince de Ponte-Corvo de faire passer 6,000 hommes. Le Danemark n'a donc rien à craindre. S'il manifeste de la peur, cette peur est sans fondement, à moins que ces hommes ne soyent de carton. Les Albanais viennent d'assassiner un adjudant commandant et quatre officiers italiens sans prétexte ni raison. Une grande fermentation règne à Constantinople. Tout se prépare donc pour conduire à bonne fin l'entrevue, que je compte pouvoir avoir lieu en juin. Pour cela, il faut que la Russie montre moins d'ambition. Je n'ai point de nouvelles de l'Autriche; je vois qu'elle arme et désarme; j'ignore ce qu'elle fait. Vous allez recevoir bientôt un courrier de M. de Champagny avec les premières notes sur les affaires de Turquie. Je le répète, il est fâcheux que l'entrevue n'ait pas eu lieu: au lieu d'être ici, je serois à Erfurt. Je crois qu'il faudra trop de tems pour se mettre d'accord avec des courriers. Sur ce, je prie Dieu, etc. _P. S._--Je reçois au moment votre lettre du 5 avril. Je trouve que vous vous donnez trop de mouvement pour l'expédition de Suède. Je vois avec plaisir tout ce que fait l'Empereur, mais il est inutile que vous pressiez tant. Vous avez eu des instructions pour la Finlande, vous n'en avez pas eu pour le reste. Je sais qu'on s'est plaint à Saint-Pétersbourg que je ne faisois pas de présens aux officiers qui venoient en dépêches: la raison est que je n'en ai vu aucun. Or l'usage ici est que je ne fais de présens qu'aux officiers qui me remettent des lettres de l'Empereur. S'ils remettent leurs lettres à l'ambassade, je ne les connois point. Il est de style aussi que, pour que l'officier soit traité avec considération, il faut que son nom soit cité dans la lettre du souverain. Si la lettre portoit, par exemple: «Je vous envoye un de mes officiers», sans le nommer, cet officier, n'étant pas connu, ne seroit pas traité avec autant de distinction. Cependant, on a assez de considération pour l'Empereur pour que ses officiers soient très bien reçus ici. Mais lorsqu'ils portent leurs dépêches à l'ambassade, alors ils ne sont pas reconnus. Je vous donne ce détail pour votre gouverne. La lettre suivante ne porte pas de date; elle a été écrite à l'extrême fin d'avril ou au commencement de mai. M. de Caulaincourt, je reçois votre lettre du 12 avril. Faites mon compliment à l'Empereur sur la prise de Svéaborg.--Vous avez reçu des explications sur les affaires de Copenhague. Le fait est qu'il faut pouvoir passer, et passer avec au moins 30,000 hommes à la fois, car il n'est pas certain que le second convoi passe, et si le premier convoi se trouvoit séparé, il seroit exposé à recevoir des échecs. Le prince de Ponte-Corvo avoit marché à marches forcées, espérant que les Belts gèleroient. Il s'est rendu de sa personne à Copenhague pour s'assurer des moyens de passage, et, voyant qu'il n'y avoit de moyens que pour passer 15,000 hommes à la fois, il suspendit sa marche. Mais le mouvement continue, et plusieurs milliers d'hommes sont passés en Seelande. Mais enfin ces opérations ne peuvent se faire qu'avec prudence.--Voilà la Finlande russe.--Les affaires de Turquie demandent de grandes discussions. Il est fâcheux que l'Empereur ait ajourné l'entrevue: au lieu de venir en Espagne, j'aurois été à Erfurt. J'espère sous dix ou douze jours avoir terminé mes opérations ici.--J'ai ici le roi Charles et la Reine, le prince des Asturies, l'infant don Carlos, enfin toute la famille d'Espagne. Ils sont très animés les uns contre les autres. La division entre eux est poussée au dernier point. Tout cela pourroit bien se terminer par un changement de dynastie. --Pour votre gouverne, je vous dirai que depuis l'arrivée de M. d'Alopéus, je n'ai pas entendu parler de l'Angleterre, et au moindre mot que j'en aurois, la Russie en seroit instruite; on doit compter là-dessus.--Je n'ai pas non plus entendu parler de l'Autriche, et je ne connois rien aux armemens qu'elle fait. On me rend compte de tous côtés qu'une grande quantité de canons, de vivres, de troupes se rend en Hongrie. Il faut que la Russie sache bien cela, et que, même vis-à-vis de moi, les Autrichiens nient ces armemens, ou du moins disent qu'ils ne sont pas considérables. Sur ce, je prie Dieu, etc. Bayonne, le 8 mai 1808. M. de Caulaîncourt, j'ai lu un ouvrage sur la tactique française que vous m'avez envoyé; je l'ai trouvé plein de faussetés et de platitudes. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde. Bayonne, le 31 mai 1808. M. de Caulaincourt, j'ai reçu vos lettres du 28 avril et des 4 et 7 mai. Le ministre des Relations extérieures a dû vous écrire. Je n'approuve point ce que vous avez mis dans votre mémoire à l'Empereur. Un ambassadeur de France ne doit jamais écrire que les Russes doivent aller à Stockholm.--Les affaires ici sont entièrement finies. Vous trouverez ci-joint ma proclamation aux Espagnols. Les Espagnes sont tranquilles et même dévouées. Les Anglais se sont présentés devant Cadix avec une forte expédition, attirés par la curée des affaires d'Espagne et par l'espoir de s'emparer de la Caraque. Mais on ne les a pas écoutés. Ils ont renvoyé un parlementaire sur un vaisseau de 80; on leur a tiré des boulets rouges, et on leur a cassé un mât.--Il me semble que vous ne dites pas suffisamment ma raison. Je voulois l'entrevue pour tâcher d'arranger nos affaires avec la Russie. En Russie on ne l'a pas voulu, puisqu'on ne l'a voulu que conditionnellement, et dans le cas où j'adopterois tout ce que propose M. de Romanzoff. C'étoit justement pour traiter ces affaires que je désirois l'entrevue. Il y a un cercle vicieux que vous n'avez pas assez senti ni fait sentir. Aujourd'hui, je suis dans les mêmes dispositions, je désire l'entrevue. Depuis le 20 juin, je suis disponible, mais je veux l'entrevue sans condition. Bien mieux, il faut que l'on convienne avant que je n'adopte pas les bases proposées par M. de Romanzoff, qui me sont trop défavorables. J'ai dit à l'Empereur Alexandre: Conciliez les intérêts des deux empires. Or ce n'est pas concilier les intérêts des deux empires que de sacrifier les intérêts de l'un à ceux de l'autre, et compromettre même son indépendance. D'ailleurs, nous nous rencontrerions dès lors nécessairement, car la Russie ayant les débouchés des Dardanelles, seroit aux portes de Toulon, de Naples, de Corfou. Il faut donc que vous laissiez pénétrer que la Russie vouloit beaucoup trop, et qu'il étoit impossible que la France voulût consentir à ces arrangements; que c'est une question d'une solution très difficile, et que c'est pour cela que je voulois essayer de s'arranger dans une conférence. Le fond de la grande question est toujours là: Qui aura Constantinople? Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde. Bayonne, le 15 juin, à midi. M. de Caulaincourt, Talleyrand est resté malade à Berlin[667]. Une estafette m'apporte vos lettres des 22 et 25 mars. Vous trouverez ci-joint pour votre gouverne des pièces qui vous feront connaître ce qui s'est passé relativement aux affaires d'Espagne. La Junte s'assemble ici demain; elle est assez nombreuse. Le roi d'Espagne est déjà reconnu et proclamé dans toute l'Espagne et va se mettre en route pour Madrid. Je ne garde pas un village pour moi. La Constitution d'Espagne est très libérale; les Cortès y sont maintenues dans tous leurs droits.--Les Anglais agitent les Espagnes, quelques villes ont levé l'étendard de la rébellion; mais cela est très peu de chose, et lorsque vous lirez ceci, tout sera probablement calmé. Quelques colonnes mobiles ont déjà donné cinq ou six leçons.--Je consens à l'entrevue. Je vous laisse le maître d'en désigner l'époque. Vous ne recevrez pas cette lettre avant le 1er juillet. L'Empereur ne sera pas fixé avant le 15. Vous devez me prévenir de manière qu'il y ait 16 ou 18 jours pour le temps que mettra votre lettre à arriver, 10 jours pour me rendre au lieu du rendez-vous et 5 ou 6 jours pour faire les préparatifs. Il faut donc que l'Empereur ne soit rendu au lieu de l'entrevue que le 35e jour après le départ de votre lettre de Saint-Pétersbourg. Ce ne peut donc pas être avant le mois de septembre, et, à vous dire vrai, je préfère cette saison à toute autre; d'abord parce qu'il fera moins chaud, et ensuite parce que mes affaires seront finies ici, et que j'aurai pu passer quelques jours à Paris.--Plusieurs régimens sont passés en Seelande. L'escadre de Flessingue se met en rade. On donne aux Anglais toutes les inquiétudes possibles. Deux vaisseaux russes sont à Toulon, où on va les mettre en état.--Vous ne manquerez pas d'observer que la France ne gagne rien au changement de dynastie en Espagne, que plus de sûreté en cas de guerre générale, et que cet État sera plus indépendant sous le gouvernement d'un de mes frères que sous celui d'un Bourbon; qu'il étoit d'ailleurs tellement mal gouverné, tellement livré aux intrigues et qu'il régnoit parmi le peuple une fermentation sans but déterminé telle qu'une réforme étoit devenue indispensable.--Je crois que l'Empereur a raison, en laissant passer la première nouveauté des escadres anglaises, mais il n'a rien à craindre d'elles, comme je l'ai dit à l'officier russe qui est parti dernièrement. Le seul point sur lequel on pouvoit avoir de l'inquiétude étoient les isles, si l'on n'avoit pas eu le temps de les fortifier.--Faites-moi connoître ce que c'est que ce petit Montmorency. A-t-il justifié ce qu'on peut attendre de son âge? Dites à l'ambassadeur d'Espagne qu'il doit se bien comporter, que le nouveau roi le confirmera et lui enverra ses pouvoirs; qu'il doit parler dans le bon sens et qu'il doit toujours, pour cheval de bataille, s'appuyer de la Constitution qui réorganise son pays et va le porter à un degré de prospérité qu'il ne devoit jamais attendre du gouvernement des Bourbons. [Note 667: Il ne s'agit pas ici du prince de Bénévent, mais d'un de ses parents, employé à porter des dépêches diplomatiques.] _P. S._--Vous trouverez ci-joint un petit bulletin en espagnol dont vous prendrez connoissance et que vous remettrez à l'ambassadeur d'Espagne.--C'est le conseil de Castille qui a demandé le roi d'Espagne comme vous le savez, par son adresse et celle de la ville de Madrid, et qui ont précédé de près d'un mois sa nomination; au reste, tout cela est pour votre gouverne. Moins on vous en parlera, moins il faut en parler. Bayonne, le 16 juin 1808. M. de Caulaincourt, plusieurs acteurs de l'Opéra se sont sauvés de Paris pour se réfugier en Russie. Mon intention est que vous ignoriez cette mauvaise conduite. Ce n'est pas de danseurs et d'actrices que nous manquerons à Paris. Sur ce, je prie Dieu, etc.[668]. Paris, le 28 juin 1808. M. de Caulaincourt, je n'ai reçu qu'hier votre lettre du 4. Il paraît que votre courrier est tombé malade à Koenigsberg. Vous aurez reçu ma lettre du 15. Vous trouverez ci-joint de nouvelles pièces relatives aux affaires d'Espagne; vous les aurez lues, au reste, dans le _Moniteur_. Plusieurs provinces ont levé l'étendard de la révolte; on les soumet. Cette expédition aura pour la Russie le résultat qu'une partie de l'expédition anglaise destinée pour la Baltique va en Amérique et que l'autre partie va à Cadix. J'ai vu avec peine que les Russes avoient essuyé quelques échecs dans le nord de la Finlande. Plusieurs régimens sont arrivés à Copenhague. L'expédition a été manquée pour le moment, mais tout peut facilement se faire au mois de novembre prochain. Il n'y a que quatre mois d'ici à cette époque; il n'y a donc pas de temps à perdre. Il faut que la Russie engage le Danemark à me demander de faire passer 40,000 hommes en Norvège, et que les Russes soyent prêts à passer le détroit de Finlande quand il sera gelé. On se rencontreroit en Suède, et dès lors les Anglais seroient obligés de s'en aller et déshonorés, et la Suède seroit prise. Dites à l'Empereur que dans quinze jours je serai à Paris. Vous sentez qu'avant de lui parler des affaires d'Espagne, je désire savoir comment elles prendront à Saint-Pétersbourg. Vous avez dû recevoir du Sr de Champagny des instructions sur le langage que vous avez à tenir. L'Espagne ne me vaudra pas plus qu'elle ne me valoit. Le roi d'Espagne part après-demain pour Madrid. Je vous envoye un article d'un journal de Vienne qui me paroît une extravagance: montrez-le à Saint-Pétersbourg et faites-moi connoître ce qu'on en pense. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde. Bayonne, le 9 juillet 1808. M. de Caulaincourt, vous trouverez ci-joint la nouvelle Constitution d'Espagne et le bulletin de la dernière séance de la Junte avec le serment qui a été prêté. Le Roi part demain à 5 heures du matin pour Madrid. Voici les ministres que le Roi a nommés: aux Relations extérieures, _Cevallos_, le même qui l'étoit déjà; secrétaire d'État, _Urquijo_, qui a été premier ministre il y a six ans; à l'Intérieur, _Jovellanos_, ancien ministre de Grâce et de Justice qui avoit été exilé à Minorque; à la Marine, _Mazzaredo_; à la Guerre, _O'farill_; au ministère des Indes, _Azanza_; aux Finances, _Cabarrus_. Je reçois votre lettre du 17. Je suis fâché que cet article de l'Angleterre ait fait un mauvais effet sur l'Empereur. Je réitère l'ordre au Ministère de la Police de veiller à ce qu'il ne soit imprimé rien de contraire à notre alliance avec la Russie.--Je vous ai écrit relativement aux acteurs et actrices français qui sont à Saint-Pétersbourg. On peut les garder et s'en amuser aussi longtemps que l'on voudra. Cependant l'Empereur a eu raison de trouver mauvais que ses agens débauchassent nos acteurs. C'est M. de Benckendorf qui a favorisé la fuite de ces gens-là. Si la circonstance se présentoit d'en parler, dites que, pour ma part, je suis charmé que tout ce que nous avons à Paris puisse amuser l'Empereur. Vous trouverez ci-joint deux lettres pour l'Empereur, dont l'une relative à la mort de la grande-duchesse est d'une date ancienne. Je ne sais comment on a oublié de vous l'envoyer. Vous devez partir du principe que je ne sais pas ce que veut l'Autriche; qu'elle arme beaucoup; qu'elle excite beaucoup les services; qu'elle fait des places en Hongrie; qu'elle démolit, dit-on, les murs de Cracovie, et qu'elle retire ses troupes de Galicie. Lorsqu'on leur demande des explications sur les armemens, ils répondent qu'ils n'arment point. Cependant cela est trop évident. Jusqu'ici j'ai regardé cela en pitié. Je compte même ne rien dire. Cependant, si cela ennuyoit l'Empereur, nous pourrions de concert leur faire dire par Andreossi et par le prince Kourakine de désarmer et de laisser le monde tranquille. Je n'ai aucune discussion avec eux; nous sommes sur le pied le plus aimable: et, dans le fait, ces armemens ne sont nuisibles qu'à eux, parce qu'ils désorganisent leurs finances. [Note 668: Cette courte lettre est la seule de toute la série qui figure en manuscrit aux Archives nationales; elle a été publiée sous le n° 14,107 de la _Correspondance_.] _P. S._--Le Roi est parti ce matin. Je l'ai reconduit jusqu'à la frontière. Toute la Junte dans près de cent voitures l'accompagnoit; mais c'étoient des voitures équipées un peu à la hâte. Les Anglais ont des expéditions nombreuses devant Cadix et le Ferrol, afin de fomenter les insurrections. Je suis certain que la seconde expédition, qui étoit destinée pour la Suède, a été employée à Cadix et sur les autres points. Ainsi cela a fait diversion aux affaires de Russie. Bayonne, 21 juillet 1808. M. de Caulaincourt, vous devez remercier l'Empereur de ce qu'il m'a fait dire relativement au roi d'Espagne. Il n'a pas affaire à un ingrat, et comme il n'a pas attendu que je le lui demande pour faire une chose qui m'est si agréable, vous pouvez lui dire que je viens de donner des ordres pour en finir avec la Prusse. Aussi bien la saison s'avance, et mes troupes ne pourraient évacuer l'hyver. Je voulois attendre l'issue de ma conférence avec l'Empereur; mais puisque cela tarde et que l'hyver approche, vous direz que les affaires avec la Prusse étant à peu près d'accord, au reçu de cette lettre le traité avec cette puissance sera probablement signé. Les affaires d'Espagne vont bien. Le maréchal Bessières a remporté le 14 une victoire signalée qui a soumis le royaume de Léon et les provinces du Nord. En racontant cela à l'Empereur, vous lui direz que les Anglais mettent partout le feu en Espagne, qu'ils y répandent de l'argent et s'entendent avec les moines, et qu'il y a vraiment du trouble. Je pars cette nuit pour aller faire un tour dans mes provinces du Midi, et de là me rendre à Paris où je serai avant le 15 août. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte garde. De Rochefort, le 5 août. Ayant toujours été en route [_lacune dans le texte_], je m'empresse de la faire partir, avec les changemens survenus depuis ce tems. J'ai reçu hier un courrier qui m'a annoncé l'horrible catastrophe arrivée au général Dupont. Ce général, au fond de l'Andalousie, s'est laissé couper la retraite, s'est laissé envelopper, isoler de deux de ses divisions, et après une affaire mal concertée et mal donnée, il s'est rendu par capitulation. Huit ou neuf mille Français ont été obligés de mettre bas les armes, ainsi que deux ou trois régimens suisses qui étoient au service d'Espagne et qui avoient pris parti pour nous. C'est un des actes les plus extraordinaires d'ineptie et de bêtise. Dans la position actuelle des choses, cet événement est d'un effet immense en Espagne. Les esprits s'échauffent. Mon armée va être obligée d'évacuer Madrid pour se concentrer. Au même moment, 40,000 Anglais débarquent sur différents points. Je vous donne cette nouvelle pour votre gouverne. Je pense que vous devrez attendre l'arrivée d'un prochain courrier qui vous sera expédié, pour avoir le prétexte de la dire, en parlant des autres nouvelles, et disant que votre courrier étoit ancien. Après la tournure très grave que prennent les affaires d'Espagne, il est probable que cet hyver je laisserai 150,000 Français, indépendamment de 100,000 alliés, sur la rive gauche de l'Elbe. Je fais rentrer 80,000 hommes. C'est dans cette position que je passerai l'hyver. Dantzig sera gardé par les Saxons et les Polonais. Je laisserai la Pologne à ses propres troupes, pour ne pas menacer la Russie ni l'Autriche. Tout cela n'est aussi que pour votre gouverne. Tout porte à penser que les mouvemens de l'Autriche sont des mouvemens de peur. Je laisse des troupes suffisantes pour la contenir. Mais si elle se laissoit entraîner par l'Angleterre, elle se trouveroit loin de son jeu. Dans ces circonstances, je verrois avec plaisir que l'Empereur dît un mot et fit connoître son mécontentement des armemens de l'Autriche.--Voilà le roi de Suède entièrement abandonné des Anglais. Tenez-moi au fait de ce que tout cela doit devenir. La chose est obscure. Je suis fort content de l'esprit des Français dans les provinces. Demain, je traverse la Vendée. Rochefort, le 6 août 1808. M. le général Caulaincourt, je vous ai écrit hier. Je retarde mon départ de Rochefort de deux heures pour répondre à vos lettres des 16 et 17 juillet de Saint-Pétersbourg que je reçois à l'instant. L'Autriche arme et devient insolente. Ces armemens et cette insolence ne sont que ridicules, dès qu'elle n'a rien de lié avec la Russie. Les Anglais débarquent beaucoup de monde sur les côtes d'Espagne. Cela peut avoir quelque inconvénient momentané pour moi, vu que cela excite merveilleusement les insurrections d'Espagne et de Portugal; mais j'ai au moins la consolation que ces événemens ont servi de diversion à l'Empereur et l'ont entièrement dégagé de ses ennemis. Je pars pour parcourir la Vendée. Je serai à Paris le 15 août. J'attendrai là ce que vous m'écrirez pour le rendez-vous.--Voilà un an que mon alliance avec l'Empereur dure; ainsi, elle doit donner de la confiance de part et d'autre. Je ne suis point éloigné de laisser la frontière de la Vistule occupée par les Polonais et les Saxons et d'en retirer mes troupes. Par ce moyen, il y aura entre une sentinelle russe et une sentinelle française toute la distance du pays entre l'Elbe et le Niémen. Si vous recevez les journaux anglais, vous y verrez que les 5/6mes des nouvelles qu'ils contiennent sont fausses et controuvées. Je vous ai instruit de ce qu'il y a de vrai. Des expéditions anglaises et des insurrections menacent Lisbonne. La meilleure intelligence règne entre l'amiral russe et le général Junot; je ne sais pas ce qui en arrivera. Je fais cependant avancer mes troupes en toute diligence. Une partie de l'année espagnole ayant pris parti pour les Anglais, les affaires ne laissent pas d'être assez sérieuses.--Vous ne manquerez pas de vous souvenir que l'armée du général Dupont étoit composée de recrues, et que cette affaire, quoique excessivement mal manoeuvrée, ne seroit pas arrivée à de vieilles troupes, qui auroient trouvé dans leur moral même de quoi suppléer aux fautes du général. À Saint-Cloud, le 20 août 1808. M. de Caulaincourt, je vous envoye un rapport du ministre de la Marine et un projet de décret qu'il me propose de prendre. Je ne veux pas le faire sans savoir si cela convient à l'Empereur. L'Empereur fait des dépenses inutiles en conservant ces vaisseaux qui ne sont bons à rien. Des transports armés en guerre ne peuvent servir. Ces vaisseaux sont pourris. Reste le vaisseau turc qu'on pourroit envoyer à Ancône, où il seroit désarmé. Moyennant cela, il y aura bon nombre de matelots disponibles. On fera de ces matelots ce que voudra l'Empereur: ou on les renverra en Russie, ou je les prendrai à ma solde et je mettrai les équipages des trois mauvais vaisseaux sur trois de mes vaisseaux de Flessingue ou ailleurs. Ils seront à ma solde et serviront comme alliés. Les officiers s'instruiront, les matelots s'exerceront, et cela sera utile à tout le monde. Mais il faut que ces équipages soyent tout à fait à mon service, car mon escadre souffriroit des dépendances attachées à une escadre combinée. Causez-en avec le ministre de la Marine. Peut-être seroit-il plus convenable que ce fût l'Empereur ou son ministre qui prissent cette décision? Vous y ferez mettre que le vaisseau turc se rendra dans le port d'Ancône où il sera désarmé. Sur ce, je prie Dieu qu'il vous ait en sa sainte et digne garde. Saint-Cloud, le 23 août 1808. M. le général Caulaincourt, je reçois votre lettre du 1er août. J'ai reçu hier les beaux présens de l'Empereur. J'ai fait commander de très beaux meubles pour les faire ressortir; ils sont vraiment beaux. M. le général Caulaincourt, Montesquiou vous porte deux bustes de l'Empereur faits à Sèvres sur le modèle de celui qu'il m'a envoyé. Je crois qu'il y en a déjà une cinquantaine de faits: ainsi vous pouvez en faire venir tant que vous voudrez. J'ai vu à Sèvres le beau service de porcelaine égyptienne qui pourra être envoyé à l'Empereur le 1er septembre. J'espère qu'il en sera content. L'ineptie et la lâcheté qu'ont montrées Dupont, Marescot et quelques autres est inconcevable; ils n'ont fait que des sottises et des bêtises. Cela a compromis mes affaires d'Espagne et m'oblige à lever des conscrits pour réparer mes pertes et me tenir toujours en mesure. Le 1er et le 6e corps et trois divisions de dragons sont partis de la grande armée pour Mayence. Je fais partir des bords du Rhin une quantité de forces à peu près égale à celle que je retire pour renforcer les trois corps des maréchaux Davoust, Soult et prince de Ponte-Corvo. Je laisse en Allemagne mes 60 escadrons de cuirassiers, trois divisions de dragons et une vingtaine de régiments de cavalerie légère. J'ai d'ailleurs mis sur pied toutes les troupes de la Confédération du Rhin, de sorte que je puis marcher contre l'Autriche avec 200,000 hommes. Cependant je désirerois fort que l'Empereur fît parler à l'Autriche, avec laquelle je n'ai du reste aucun sujet de discussion. J'ai conclu ma convention avec la Prusse, et si, comme je le crois, je n'ai rien à démêler avec l'Autriche, la Silésie et Berlin seront dans les mains de la Prusse avant l'hyver, ce qui sera un grand sujet de tranquillité pour l'Autriche et même pour la Russie. Il faut que le prince Kourakine ait carte blanche en Autriche, et qu'il soit autorisé à dire que la Russie joindra cent mille hommes à mes troupes, si les Autrichiens font le moindre mouvement intempestif. Faites-moi connoître quelles sont là-dessus les intentions de l'Empereur. Il est de son intérêt que je fasse finir promptement les affaires d'Espagne. Trente mille hommes de plus peuvent accélérer la prise de certain port et nuire beaucoup aux Anglais. Jusqu'à présent, je n'ai retiré de l'Allemagne qu'un nombre de troupes à peu près pareil à celui que j'y envoyé; mais étant assuré que la Russie fera cause commune avec moi si l'Autriche chicane, je pourrai en retirer un plus grand nombre, ce qui seroit très avantageux. La levée des troupes de la Confédération coûte beaucoup d'argent à ses princes. Parlez de cela à l'Empereur: s'il fait faire sa déclaration à la cour de Vienne, et s'il fait marcher 100,000 hommes si l'Autriche m'attaque, je renverrai les troupes des princes de la Confédération chez eux, ce qui sera un grand bienfait pour toute l'Allemagne. Il n'y a rien de nouveau sur le Portugal. Jusqu'à cette heure on n'en entend rien. Votre lettre est arrivée deux jours avant celles de Constantinople que Champagny vous envoye. Vous y verrez que le 28 juillet Sélim a été tué, Mustapha précipité du trône et un nouveau sultan mis à sa place. Ne croyez aucune mauvaise nouvelle. L'Espagne sera soumise après les chaleurs, qui font que ce pays est un désert sans eau et insupportable pour nos troupes. Saint-Cloud, le 26 août 1808. M. de Caulaincourt, je reçois votre lettre du 9. Montesquiou est parti avant-hier; ainsi cette lettre pourra vous arriver avant lui. Voici ce qui s'est passé. Il y a deux jours que M. de Metternich reçut un courrier de Vienne qui annonçoit la résolution où étoit sa cour de me donner satisfaction sur tout, et de faire rentrer les choses dans leur ancien état pour le premier septembre. M. de Metternich avoit même l'ordre de me demander une audience et de me donner ces assurances de vive voix, ce qu'il a fait hier avant la Comédie. Je lui ai donné une audience d'une heure dans laquelle il m'a fait toute sorte de protestations de bons sentimens, et m'a annoncé que sa Cour reconnoîtroit le nouveau roi d'Espagne. Je suis donc fondé à penser qu'au 1er septembre, c'est-à-dire dans peu de jours, tout sera rentré dans l'ancien état. Je renverrai alors les troupes de la Confédération chez elles, et tout redeviendra pacifique en Allemagne. La convention avec les Prussiens n'est pas encore signée; j'espère qu'elle le sera demain ou après. Aussitôt que je verrai que l'Autriche tient ses promesses, je compte réunir 100,000 hommes au camp de Bayonne. Le 1er et le 6e corps de la grande armée arrivent à Mayence.--Les Anglais veulent attaquer le Portugal. Au 15 août il n'y avoit rien de nouveau à Lisbonne. Junot y étoit en bonne position, ainsi que l'escadre russe.--La division espagnole qui étoit dans le Nord s'est embarquée pour l'Espagne, grâce à l'extrême imprévoyance du prince de Ponte-Corvo, quoique je lui eusse répété plusieurs fois qu'il devoit placer ses troupes de manière à en être sûr; mais La Romana et d'autres généraux espagnols lui avoient tourné la tête. Vous pouvez parler de cette affaire; comme ne voulant pas désarmer ces troupes, dire que je préfère les vaincre en Espagne à désarmer des soldats qui étoient passés à mon service, mais que cette trahison m'a révolté et que les traîtres seront punis. Les affaires d'Espagne vont médiocrement. Le roi d'Espagne est à Burgos. L'armée occupe la ligne du Duero.--Saragosse a été prise; chaque maison a essuyé un siège, de sorte que cette ville est saccagée et perdue. Mes bonnes troupes arrivent de tous côtés, et aussitôt que la canicule sera passée, on fera une sévère justice des rebelles. Le parti du Roi est composé de tous les hommes sages, mais qui tremblent sous les poignards des moines et aux sollicitations des agens anglais.--Vous jugerez convenable de moins presser l'empereur Alexandre d'agir contre l'Autriche, puisque celle-ci ne paroît pas vouloir y donner lieu.--Vous recevrez par le prochain courrier les communications que je fais faire au Sénat des traités faits avec le roi d'Espagne, et des relations qui exposent au clair ce qui s'est passé et se passe en Espagne, pour détruire les faux bruits, quoique l'événement de Dupont ne soit que trop vrai. Lui et Marescot ont montré autant d'ineptie que de lâcheté et de pusillanimité. Je soupçonne que Villoutreys ne s'est pas comporté dans cette circonstance comme il convenoit à un officier de ma maison. Je ne le conserverai probablement pas près de moi.--L'ancien roi d'Espagne est toujours à Compiègne, où il a la goutte. Les princes sont à Valençay.--Depuis les dernières nouvelles de Constantinople, nous ne savons rien. Sur ce, je prie Dieu, etc. _P. S._--Les troupes espagnoles qui se sont sauvées avec le marquis de La Romana ne se montent qu'à 5,000 hommes; 7,000 sont restés entre les mains du prince de Ponte-Corvo. J'ai ordonné qu'on les désarmât et qu'on les fît prisonniers. Saint-Cloud, le 7 septembre 1808. M. de Caulaincourt, je reçois votre lettre du 23 août. Je partirai d'ici le 20 du mois pour être rendu à Erfurt à tems. Le général Oudinot part pour prendre le commandement de la ville d'Erfurt. Des maréchaux de logis de la cour partent pour marquer les logemens. Un bataillon de ma garde s'y rend pour tenir garnison. Le maréchal Lannes part pour aller à la rencontre de l'Empereur sur la Vistule. Le maréchal Soult est prévenu à Berlin pour que tout soit convenablement disposé. Quelque chose qu'on fasse, je crains qu'on soit mal à Erfurt. Peut-être auroit-on bien fait de préférer Weimar: le château est superbe, et on y auroit été mieux. Je ne me souviens pas des raisons qui ont fait donner la préférence à Erfurt. Si c'étoit à cause de moi, je serois aussi bien à Weimar. Cependant tout sera prêt à Erfurt.--Vous trouverez ci-joint le _Moniteur_ qui vous fera connoître les affaires d'Espagne. J'ai des nouvelles du Portugal du 20 août; tout étoit dans le meilleur état à Lisbonne; les Russes et les Français y étoient de la meilleure intelligence et se préparaient à se défendre contre tout événement. Hier il y a eu une séance extraordinaire du Sénat, présidée par l'Archichancelier, à laquelle les Princes ont assisté. Champagny y a lu deux rapports sur les affaires actuelles et donné communication des différents traités faits avec les princes de la maison d'Espagne. Il en est sorti un sénatus-consulte portant levée de 160,000 combattans. Du reste, tout est fort tranquille. Du côté de l'Espagne, nous avons des avantages; la division est parmi les rebelles. Le Roi gagne tous les jours; de nombreux renforts arrivent, et déjà tout se prépare pour marcher en avant.--Puisque l'Empereur n'est plus très nécessaire chez lui, il feroit bien, d'Erfurt, de passer jusqu'à Paris. Si vous pensez que cela soit dans ses projets, vous ne sauriez me le faire connoître trop tôt. En conséquence de votre dernière lettre, Mondragon, ambassadeur de Naples, part de Paris et continue sa route. Celui d'Espagne va recevoir ses nouvelles lettres de créance. _P. S._--Je joins au _Moniteur_ du 5 celui d'aujourd'hui qui contient les différentes pièces relatives aux affaires d'Espagne. Il n'y a aucun inconvénient que vous en remettiez un exemplaire à M. Romanzoff et que vous les communiquiez à l'Empereur. À Saint-Cloud, le 7 septembre 1808. M. le général Caulaincourt, le maréchal Lannes se rend sur la Vistule à la rencontre de l'empereur de Russie pour assurer toutes les escortes et complimenter ce prince; il lui remettra une lettre de ma part. Sur ce, je prie Dieu, etc. Saint-Cloud, le 14 septembre 1808. M. de Caulaincourt, je reçois votre lettre du 29 août. Vous avez trouvé dans les _Moniteurs_ qui ont paru et vous verrez dans celui d'hier que je vous envoye toutes les pièces relatives aux affaires d'Espagne. La plus grande confusion règne parmi les insurgés; mes troupes avancent à grands pas vers l'Espagne, et mon armée se fortifie tous les jours. Le roi d'Espagne est à Burgos; à trente lieues de lui, il n'a aucun ennemi.--L'Empereur a dû trouver le maréchal Lannes sur la Vistule. Le général Oudinot est à Erfurt, dont il a le commandement. Un détachement de ma maison y est déjà arrivé. Le prince de Bénévent part le 16 et sera rendu à Erfurt le 20. M. de Champagny part le 18. Moi je partirai le 20. Le prince de Neuchâtel voyagera dans ma voiture.--Le prince Guillaume a pris ce matin congé. Toutes les affaires de Prusse sont terminées. Enfin les 80,000 conscrits des années 1806, 1807, 1808 et 1809 seront tous levés avant le 1er novembre. Je verrai, pour lever les 80,000 autres, quelle sera l'issue des événemens. J'ai été fort sensible au langage de l'Empereur. Les dernières nouvelles de Lisbonne sont du 18 août; alors les Anglais paraissoient faire de grands mouvemens. Je n'ai point de renseignemens ultérieurs. À Aranda de Duero, 27 novembre 1808. M. de Caulaincourt, je reçois votre lettre sans date que je suppose être du 5 novembre. J'imagine que M. Champagny vous aura fait connoître par des courriers tout ce qui se passe d'important dans ce pays, tel que le combat de Burgos, les affaires d'Espinosa, celle de Tudela, où les armées de Galice, des Asturies, d'Estremadure, d'Aragon, d'Andalousie, de Valence et de Castille ont été détruites. Le général Saint-Cyr, aussitôt que Rosas sera pris, ce qui n'est pas éloigné, marchera en Catalogne pour faire sa jonction avec le général Duhesme qui a 15,000 hommes à Barcelone, bien approvisionnés et dans le meilleur état. Vous pouvez dire à l'Empereur que je serai dans six jours à Madrid d'où je lui écrirai un mot. Il n'y a rien de mauvais comme les troupes espagnoles, 6,000 de nos gens en bataille en chargent 20, 30 et jusqu'à 36,000. C'est véritablement de la canaille; même les troupes de la Romana que nous avions formées en Allemagne n'ont pas tenu. Au reste, les régimens de Zamora et de la Princesse ont subi le sort des traîtres, ils ont péri. Les Anglais se concentrent en Portugal. Ils ont fait avancer des divisions en Espagne. Mais à mesure que nous approchons ils reculent.--J'ai envoyé il y a peu de jours à Champagny mes ordres pour répondre à la note de l'Angleterre. Quant à l'Autriche, sa contenance n'est que ridicule. Je laisse en Allemagne 100,000 hommes. J'en ai 150,000 en Italie et la moitié de ma conscription qui marche. D'ailleurs ici la grosse besogne est déjà faite.--Le ministre de Russie à Madrid a été insulté par la canaille qui s'est amusée à pendre et à traîner dans les rues deux Français qui étoient à son service, mais dans peu de jours il sera délivré. Sur ce, je prie Dieu, etc. À Madrid, le 5 décembre 1808. M. de Caulaincourt, nous sommes à Madrid depuis hier. Les bulletins vous feront connoître les événements qui se sont passés depuis le combat de Burgos, la bataille d'Espinosa et de Tudela, et les combats de Somo-Sierra et du Retiro. Les Anglais ont eu la lâcheté de venir jusqu'à l'Escurial, d'y rester plusieurs jours, et, à la première nouvelle que j'approchois du (_sic_) Somo Sierra, de se retirer, abandonnant la réserve espagnole.--On me dit que l'ambassadeur de Russie est parti il y a trois semaines pour Carthagène, où il a dû s'embarquer pour Trieste et pour la France. Le temps ici est superbe; c'est absolument le mois de mai. Nos colonnes se dirigent sur Lisbonne. Madrid, le 10 décembre 1808. M. de Caulaincourt, vous trouverez ci-joint le rapport qu'on m'a fait sur le vaisseau russe. Vous le communiquerez ou vous ne le communiquerez pas à l'Empereur, selon que cela vous conviendra. À Valladolid, le 7 janvier 1809. M. de Caulaincourt, je reçois votre lettre du 8 décembre. Les bulletins se sont succédé avec rapidité. Les nouvelles de Constantinople, les nouvelles d'Autriche et aussi le besoin de me rapprocher de France m'ont rappelé au centre, car il y a d'ici à Lugo 100 lieues, ce qui en feroit 200 pour le retour des estafettes. J'ai laissé le duc de Dalmatie avec 30,000 hommes pour suivre la retraite des Anglais; le maréchal Ney est en seconde ligne sur les montagnes qui séparent la Galice du royaume de Léon. Le duc de Dalmatie doit être à Lugo. Il est probable que, lorsque vous recevrez cette lettre, je sois de retour à Paris. Dites à l'Empereur qu'en Italie et en Dalmatie j'ai 150,000 hommes à opposer à l'Autriche, non compris l'armée de Naples; que j'ai 150,000 hommes sur le Rhin, et, en outre, 100,000 hommes de la Confédération; qu'enfin au premier signal je puis entrer avec 400,000 hommes en Autriche; que ma garde est aujourd'hui à Valladolid, où je la laisse reposer huit jours, et que je la dirigerai ensuite sur Bayonne; que je suis prêt à me porter sur l'Autriche, si cette puissance ne change pas de conduite, et que si ce n'eût pas été pour ne rien faire de contraire à notre alliance, déjà je me serois mis en guerre avec cette puissance, car les affaires d'Espagne qui m'occupent 200,000 hommes ne m'empêchent pas de me croire deux fois plus fort que l'Autriche, quand je suis sûr de la Russie; que le seul mal que je voye, c'est que cela coûte beaucoup d'argent; que je viens de lever encore 80,000 hommes; que je désire que nous prenions enfin le ton convenable avec l'Autriche. Je l'ai proposé à Erfurt. Autrement nous ne pourrons terminer rien de bon sur les affaires de Turquie. Nous aurions peut-être eu la paix, sans les espérances que les Anglais ont fondées sur les dispositions de l'Autriche.--Quant aux deux vaisseaux russes à Toulon, il n'y a pas de doute qu'ils seront payés. Je viens encore d'écrire à ce sujet.--Vous pouvez assurer qu'il n'y a plus d'armée espagnole; si tout le pays n'est pas entièrement soumis, c'est qu'il y a beaucoup de boue, et qu'il faut beaucoup de tems, mais tout se termine. Sur ce, je prie Dieu, etc. À Valladolid, le 14 janvier 1809. M. de Caulaincourt, vous trouverez ci-joint la lettre que je voulois écrire à l'Empereur; mais j'ai trouvé qu'il y avoit beaucoup trop de choses pour une lettre qui reste. Je vous l'envoye pour que vous vous en serviez comme d'instruction générale. J'écrirai à l'Empereur une lettre moins signifiante. Sur ce, je prie Dieu, etc. _Projet de lettre à l'empereur Alexandre, transformé en instruction pour l'ambassadeur._ Monsieur mon frère, il y a bien longtems que je n'ai écrit à V. M. I. Ce n'est pas cependant que je n'aie souvent pensé, même au milieu du tumulte des armes, aux moments heureux qu'elle m'a procurés à Erfurt. J'ai espéré pendant un moment annoncer à V. M. la prise de l'armée anglaise; elle n'a échappé que de douze heures; mais des torrents qui, dans des tems ordinaires, ne sont rien, ont débordé par les pluies, et des contrariétés de saison ont retardé ma marche de 24 heures. Les Anglais ont été vivement poursuivis. On leur a fait 4,000 prisonniers anglais et tout le reste du corps de la Romana; on leur a pris 18 pièces de canon, 7 à 800 chariots de munitions et de bagages et même une partie de leur trésor; on les a obligés à tuer eux-mêmes leurs chevaux, selon leur bizarre coutume. Les chemins et les rues des villes en étoient jonchés. Cette manière cruelle de tuer de pauvres animaux a fort indisposé les habitans contre eux. Je les ai poursuivis moi-même jusqu'aux montagnes de la Galice. J'ai laissé ce soin au maréchal Soult. J'ai l'espérance que si les vents leur sont contraires, ils ne pourront s'embarquer. Ils ne rembarqueront pas de chevaux; il ne leur en reste pas quinze ou dix-huit cents. Le Roi fait après-demain son entrée à Madrid. La menace de les traiter en pays conquis et la crainte de perdre leur indépendance a fort agi sur eux. Ils n'ont plus d'armée. Si l'on n'a pas occupé tout le pays, c'est que le pays est grand et qu'il faut du tems. Quand Votre Majesté lira cette lettre, je serai rendu dans ma capitale. Ma garde et une partie de mes vieux cadres sont en mouvement rétrograde sur Bayonne. Je voulois former mon camp de Boulogne qui auroit donné beaucoup d'inquiétude aux Anglais, mais les armemens de l'Autriche m'en ont empêché. J'avois réuni 20,000 hommes à Lyon pour les embarquer sur mon escadre de Toulon et menacer les Anglais de quelque expédition d'Égypte ou de Syrie qu'ils redoutent beaucoup; les armemens de l'Autriche m'en ont encore empêché. Je vais leur faire passer les Alpes et les faire entrer en Italie. J'ai des preuves certaines que l'Autriche a pris l'engagement de ne pas reconnaître le roi Joseph. Son chargé d'affaires a suivi les insurgés. Il a fui de Madrid et il est à Cadix. J'ai des preuves certaines que l'Autriche avoit promis de fournir 20,000 fusils aux insurgés. L'espérance de l'Angleterre étoit de soutenir les troubles de l'Espagne, de nous faire rompre avec la Turquie et de faire déclarer l'Autriche et avec la Suède de contre-balancer notre puissance. J'ai regret que Votre Majesté n'ait pas adopté à Erfurt des mesures énergiques contre l'Autriche. La paix avec l'Angleterre sera impossible, tant qu'il y aura la plus légère probabilité d'exciter des troubles sur le continent. Votre Majesté comprendra aisément que je n'attache aucune importance à la reconnoissance du roi Joseph par l'Autriche. J'en attache bien davantage à ce qu'elle désarme et fasse cesser l'état d'inquiétude où elle tient l'Europe. Je prévois que la guerre est inévitable, si Votre Majesté et moi ne tenons envers l'Autriche un langage ferme et décidé, et si nous n'arrachons son faible monarque du tourbillon d'intrigues anglaises où il est entraîné. Votre Majesté sait le peu de cas que je fais de ses forces et de ses armes. Qui les connoît mieux que Votre Majesté? Il n'en est pas moins vrai que l'Europe est en crise, et il n'y aura aucune espérance de paix avec l'Angleterre que cette crise ne soit passée. Si l'Autriche veut la paix, Votre Majesté et moi la garantissons; qu'elle désarme; qu'elle reconnoisse la Valachie, la Moldavie, la Finlande sous la domination de Votre Majesté, et qu'elle cesse de faire un obstacle aux intérêts de nos deux puissances. Si au contraire elle s'y oppose, qu'une démarche soit faite de concert par nos ambassadeurs, et qu'ils quittent à la fois. L'Empereur ne les laissera pas partir, et la paix sera rétablie. S'il est assez aveugle pour les laisser partir, que vous et moi prenions des arrangemens pour en finir avec une puissance qui, depuis quinze ans toujours vaincue, trouble toujours la tranquillité du continent et flatte en secret le penchant de l'Angleterre. Mon désir est sans aucun doute celui de Votre Majesté, c'est que l'Autriche soit heureuse, tranquille, qu'elle désarme et n'intervienne près de moi que par des moyens concilians et doux, et non par la force. Si cela est impossible, il faut la contraindre par les armes: c'est le chemin de la paix. Votre Majesté voit que je lui parle clairement. Des intelligences très directes me font connoître que l'Angleterre étoit déjà très alarmée de la marche de mes divisions sur Boulogne. L'Autriche lui a rendu un service essentiel en m'obligeant à la contremander. Votre Majesté est sans doute bien persuadée du principe qu'un seul nuage sur le continent empêchera les Anglais de faire la paix: or il ne doit pas y en avoir si nous sommes unis de coeur, d'intérêts et d'intentions; mais il faut de la confiance et une ferme volonté. À Valladolid, ce 14 janvier 1809. M. de Caulaincourt, je reçois à l'instant même votre lettre du 20 décembre. Je vous expédie de Ponthon, parce qu'il m'a paru qu'il étoit agréable à l'Empereur. L'Empereur peut l'employer comme il lui plaira et autant de tems qu'il voudra.--Nous sommes entrés le 9 à Lugo. Le duc de Dalmatie étoit le 9 à Betanzos, près de la Corogne. Les Anglais ont perdu près de la moitié de leur armée, 600 voitures de munitions et de bagages et 3 ou 4,000 prisonniers. Le corps de la Romana est entièrement détruit et dispersé. Vous pouvez croire exactement les bulletins, ils disent tout. Le Roi fait son entrée solennelle dans Madrid dans quatre jours. La nation est bien changée depuis deux mois; elle est lasse de tous ces mouvemens populaires et bien désireuse de voir un terme à tout ceci. Je vous ai fait connoître que du moment que l'on vouloit considérer le duc d'Oldenbourg comme étant de la famille impériale, il n'y avoit pas l'ombre de difficulté. Si l'Empereur lui donne le titre d'Altesse Impériale, tout est terminé; même à Paris il seroit traité comme tel. L'empereur de Russie peut faire ce qu'a fait l'empereur d'Autriche et ce que j'ai fait moi-même. Tous les membres d'une famille sont traités dans les cours étrangères de la même manière qu'ils sont traités dans leurs cours respectives. Ce principe détruit tout obstacle. Vous avez eu tort de faire la moindre difficulté là-dessus. Chacun est maître de faire pour sa famille les lois qu'il veut, et, du moment qu'elles sont faites à titre de famille, aucun ambassadeur ne peut se mettre de pair. Vous ne devez pas céder le pas au prince d'Oldenbourg, pas à son père, mais au beau-frère de l'empereur de Russie, s'il lui donne ce rang dans sa cour. Mais en voilà assez sur cet objet.--Quant à l'Autriche, ce qui arrive, je l'avois prévu. Si l'Empereur avoit voulu parler ferme à Erfurt, cela ne seroit pas arrivé. Elle avoit promis de fournir des armes aux insurgés, et déjà des convois étoient près de partir de Trieste. Elle a des engagemens secrets avec l'Angleterre et n'attend que l'affaire de la Porte pour se déclarer. L'Empereur peut compter là-dessus. La guerre est inévitable sur le continent si l'Empereur ne parle pas haut. L'Autriche tombera à nos genoux, si nous faisons une démarche ferme de concert, et menaçons de retirer nos ministres si l'on n'accorde pas ce que nous demandons. La reconnoissance du roi Joseph n'est rien par elle-même. Elle n'est importante que parce qu'un refus encourage l'Angleterre et fait présager des troubles sur le continent. Le désarmement de l'Autriche, voilà le principal. L'Autriche ne peut dire que cet armement soit un état militaire permanent. Elle n'a pas les moyens de le soutenir. Elle met l'Europe en crise; elle en payera les pots cassés.--Pour vous seul: quand vous lirez ceci, je serai à Paris. Je compte y être de retour le 20 de ce mois. Toute ma garde est réunie à Valladolid, et 2,000 de mes chasseurs à cheval sont à Vittoria. Je viens d'ordonner une levée de 80,000 hommes de la conscription de cette année. Je suis prêt à tout. Mais notre alliance ne peut maintenir la paix sur le continent qu'avec un ton décidé et une ferme résolution.--Quant aux affaires de Prusse, je ne sais de quoi vous me parlez. Le traité avec la Prusse est antérieur aux conférences d'Erfurt et on n'y a rien changé depuis. J'ai demandé que M. de Romanzoff restât à Paris jusqu'au 1er février. Je désire le voir à Paris, et nous verrons s'il convient de faire une nouvelle démarche. Les affaires ont été ici aussi bien qu'on pouvoit le désirer. J'avois manoeuvré de manière à enlever l'armée anglaise; deux accidens m'en ont empêché: 1° le passage du Puerto de Guadarrama qui est une montagne assez haute et tellement impraticable quand nous l'avons passée qu'elle a apporté deux jours de retard dans notre marche. J'ai été obligé de me mettre à la tête de l'infanterie pour la faire passer. L'artillerie n'est passée que dix-huit heures après. Nous avons trouvé des pluies et des boues qui nous ont encore retardés douze heures. Les Anglais n'ont échappé que d'une marche. Je doute que la moitié s'embarque; s'ils s'embarquent, ce sera sans chevaux, sans munitions, bien harassés, bien démoralisés, et surtout avec bien de la honte. Du moment que je serai à Paris, je vous écrirai. Sur ce, je prie Dieu, etc. À Paris, ce 6 février 1809. M. de Caulaincourt. Je reçois vos lettres des 15 et 17 janvier. Je vois avec peine que votre santé est altérée... Je crois que M. de Romanzoff reste encore ici quelques jours. Nous venons de recevoir des nouvelles d'Angleterre. Nous voulons voir s'il est possible d'en tirer quelque chose. M. de Romanzoff les envoye à l'Empereur.--Ma dernière conscription de 80,000 hommes sera toute sur pied avant quinze jours, de sorte que j'aurai en Allemagne autant de troupes qu'avant que j'en eusse retiré pour mon armée d'Espagne. En Italie, je vais y avoir une armée, la plus forte que j'y aye eue. Je vous ai mandé que la conduite de l'Autriche m'avoit empêché de former mes camps de Boulogne, de Brest et de Toulon. Ces trois camps eussent porté l'épouvante en Angleterre, parce que j'aurois menacé toutes ses colonies.--L'Autriche devient tous les jours de plus en plus bête, et je suis persuadé qu'il y aura impossibilité de faire du mal à l'Angleterre, sans obliger d'abord cette puissance à désarmer. Sur ce, je prie Dieu, etc. Paris, le 23 février 1809. M. de Caulaincourt, j'ai reçu vos lettres du 5 février. Les différentes lettres que vous avez reçues depuis mon arrivée à Paris vous auront fait connoître la position des choses. L'Angleterre a fait sa paix avec la Porte. C'est une suite des intelligences de l'Autriche avec l'Angleterre. La mission anglaise a été reçue en triomphe à Constantinople par l'internonce. L'Empereur sera aussi indigné que moi de cette violation de la neutralité et des égards que nous doit l'Autriche. Les armemens de cette puissance continuent de tous côtés. Mes troupes, qui marchoient sur Boulogne, sur Toulon et sur Brest, où avec une escadre elles devoient menacer l'Angleterre et ses colonies, viennent de rétrograder, et tout est en mouvement pour former un camp d'observation de 80,000 hommes à Strasbourg. Le duc de Rivoli commandera ce camp d'observation. Le général Oudinot s'est porté avec son corps à Augsbourg. Vous savez que ce corps est composé de 12,000 hommes des compagnies de grenadiers et de voltigeurs des 4es bataillons; les quatre basses compagnies de ces bataillons sont en marche pour les rejoindre, ce qui portera ce corps avec la cavalerie à près de 40,000 hommes. J'ai requis les troupes de Mecklembourg-Schwerin pour garder la Poméranie suédoise, et j'ai ordonné la réunion de tous les corps de l'armée du Rhin, composée des anciens corps des maréchaux Davoust et Soult, formant 30 régimens d'infanterie. Toutes les troupes de la Confédération sont prêtes. Mon armée d'Italie est au grand complet. Ma conscription se lève ici avec la plus grande activité. Dans cette situation de choses, je puis entrer s'il le faut en Autriche au mois d'avril, avec des forces doubles nécessaires pour la soumettre. Néanmoins je n'en ferai rien que mon concert ne soit parfait avec la Russie; mais il est impossible de jamais songer à la paix avec l'Angleterre, si nous ne sommes point sûrs de l'Autriche. Si j'avois dans ce moment 80,000 hommes à Boulogne, 30,000 hommes à Flessingue, 30,000 hommes à Brest, 30,000 hommes à Toulon, comme je comptois le faire, l'Angleterre seroit dans la plus fâcheuse position. J'ai à Flessingue, à Brest et à Toulon de grands moyens d'embarquement, et quoique ma marine soit inférieure à celle de l'Angleterre, elle n'est pas nulle. J'ai 60 vaisseaux armés dans mes rades et autant de frégates. Une de ces expéditions qui s'échapperoit pour les Indes ou pour la Jamaïque, ou deux escadres qui se réuniroient feroient le plus grand mal à l'Angleterre. Les ridicules armements de l'Autriche ont paralysé tous ces moyens. Voilà ce qu'il faut que vous vous étudiiez à bien faire sentir à l'Empereur, qu'un armement de l'Autriche est la même chose qu'un traité d'alliance qu'elle feroit avec l'Angleterre; il forme même une diversion plus importante que la guerre, parce que la guerre seroit bientôt finie; plus coûteuse, parce que l'Autriche en payeroit les frais; que je ne me refuse pas à attendre quelques mois, mais qu'il ne seroit pas juste que le résultat de mon alliance avec la Russie fût de paralyser mes moyens et de me tenir dans une situation ruineuse, pénible, et n'ayant aucun but. Qu'allègue l'Autriche? Qu'elle est ménacée? Mais l'étoit-elle davantage quand je tirois d'Allemagne la moitié de mes troupes pour les porter en Espagne, à 500 lieues d'elle, et que j'éloignois le reste de mon armée de la Silésie? Pour plaire à la Russie je me suis dessaisi de ces garants contre l'Autriche. Il est tems que cela finisse. Notre alliance devient méprisable aux yeux de l'Europe. Elle n'a pas l'avantage de lui procurer le bienfait de la tranquillité. Et les résultats que nous essuyons à Constantinople sont aussi déshonorants que contraires aux intérêts de nos peuples. Il faut donc que l'Autriche désarme réellement; que je puisse dans le courant de l'été faire rétrograder mes troupes; que j'aye la sécurité d'exposer 25 à 30,000 hommes sur la mer et même à des chances défavorables, sans craindre d'avoir au moment même une guerre continentale. Il faut que le désarmement de l'Autriche soit non simulé, mais réel. Il faut que l'Autriche rappelle son internonce de Constantinople et cesse ce commerce scandaleux qu'elle entretient avec l'Angleterre. À ces conditions, je ne demande pas mieux de garantir l'intégrité de l'Autriche contre la Russie et que la Russie la garantisse contre moi. Mais si ces moyens sont inutiles, il faut alors marcher contre elle, la désarmer, ou en séparer les trois couronnes sur la tête des trois princes de cette Maison, ou la laisser entière, mais de manière qu'elle ne puisse mettre sur pied que cent mille hommes, et, réduite à cet état, l'obliger à faire cause commune avec nous contre la Porte et contre l'Angleterre.--Mon escadre de Brest a mis à la voile; celles de Lorient et de Rochefort également, et j'aurai bientôt quelque événement maritime à vous annoncer. Si je n'eusse pas appris en Espagne les mouvemens de l'Autriche, et si mes troupes n'eussent pas été obligées de (un mot passé) de Metz et de Lyon, mes escadres seroient parties avec 20,000 hommes de débarquement. À Paris, le 6 mars 1809. M. de Caulaincourt, j'ai reçu votre lettre du 3 février. J'ai vu avec plaisir les détails que vous me donnez sur la présentation de M. de Schwartzenberg. Cette fameuse lettre à l'empereur d'Autriche dont on se plaint, M. de Romanzoff l'a entre les mains. Si vous ne la connoissez pas encore, vous pouvez lui en demander la communication. Quant aux propos que j'ai tenus à M. de Vincent, ils sont dans le même sens que ceux que j'ai tenus à M. de Metternich devant tout le corps diplomatique. L'Autriche auroit-elle cherché ses principes de conduite dans la fable du Loup et de l'Agneau? Il seroit curieux qu'elle m'apprît que je suis l'agneau, et qu'elle eût envie d'être le loup. Le Sr de Champagny vous a expédié un courrier qui vous porte sa conversation avec M. de Metternich. Vous aurez soin de montrer cette pièce à l'Empereur. Je vous envoye une lettre de Dresde qui vous fera connoître jusqu'à quel point on est alarmé à la Cour de Saxe; il en est de même à celle de Bavière.--Après la déclaration de M. de Metternich, j'ai dû faire marcher mes troupes qui étoient en route pour le camp de Boulogne, pour Brest et pour Toulon, mais que les mouvemens insensés de l'Autriche m'avoient obligé de faire arrêter sur la Saône et la Meurthe. Depuis cette déclaration tout est en mouvement sur tous les points de la France. Le 20 mars, le duc de Rivoli sera à Ulm avec 20 régimens d'infanterie, 10 régimens de cavalerie et 60 pièces de canon. Le général Oudinot, avec un corps double de celui qu'il avoit dans les campagnes précédentes, c'est-à-dire 18,000 hommes d'infanterie, 8,000 de cavalerie et 40 pièces de canon, est à Augsbourg. Le duc d'Auerstædt, avec 4 divisions d'infanterie formées de 20 régimens, une division composée de tous les régimens de cuirassiers, et 15 régimens de cavalerie légère, est à Bamberg, Bayreuth et Würtzbourg. Les troupes bavaroises forment 3 divisions qui campent à Munich, Straubingen et Landshut: cette année est de 40,000 hommes, et sera commandée par le duc de Dantzig. Les Wurtembergeois sont rassemblés à Neresheim; les troupes de Hesse-Darmstadt à Mergentheim; celles de Bade, au nombre de 6,000 hommes, sont à Pforzheim. L'armée saxonne, forte de 30,000 hommes, se réunit à Dresde. Le prince de Ponte-Corvo s'y porte avec des troupes de Saxe. Le roi de Westphalie commandera une réserve prête à se porter partout où cela sera nécessaire. Le prince Poniatowski commande les Polonais qui appuyent leur gauche à Varsovie et étendent leur droite jusque devant Cracovie. Dans peu de jours je fais partir de Paris 1,500 chevaux de ma garde, ainsi que 3,000 hommes d'infanterie. Tout le reste est en route. La tête a déjà passé Bordeaux. Mon année de Dalmatie campera sur les confins de la Croatie, ayant son quartier général à Zara, où elle a un camp retranché et des vivres pour une année. L'armée d'Italie, composée de 6 divisions d'infanterie française et de 2 divisions d'infanterie italienne, sera réunie à la fin de mars dans le Frioul. Elle approche de 100,000 combattans. Les Autrichiens s'apercevront que nous n'avons pas tous été tués sur le fameux champ de bataille de Roncevaux. Tout ce qui arrive de Vienne n'est que folie. Je compte que l'empereur Alexandre tiendra sa promesse et fera marcher ses armées. Alors, si l'Autriche veut en tâter, j'ai fort en idée que nous pourrons nous réunir à Vienne.--Le Sr de Champagny vous expédiera demain un courrier par lequel vous recevrez la note qui va être remise à M. de Metternich: elle vous fera connoître l'état de la question.--Les Anglais ont publié les pièces de la négociation et la lettre d'Erfurt. Tout cela est tronqué et falsifié; ce qui m'oblige à faire une communication au Sénat afin de rétablir le texte de toutes ces pièces.--Ayez le ton haut et ferme envers M. de Schwartzenberg. L'état actuel des choses ne peut durer. Je veux la paix avec l'Autriche, mais une paix solide et telle que j'ai droit de l'exiger après avoir sauvé trois fois l'indépendance de cette puissance. J'ai fait sortir ma flotte de Brest. J'avois pour but de faire débloquer Lorient, afin d'en faire sortir cinq vaisseaux que j'envoye dans les colonies. Cette première opération a réussi. Secondement, la flotte devoit se rendre à Rochefort pour se joindre à l'escadre de l'isle d'Aix et s'emparer de quatre vaisseaux anglais qui avoient eu la sottise de venir mouiller dans la rade du Pertuis-Breton. Mon imbécile de contre-amiral s'est amusé à chasser quatre vaisseaux ennemis qu'il a rencontrés sur sa route, ce qui a donné aux quatre autres vaisseaux qui étoient à l'ancre le tems d'être avertis et de gagner le large. On ne les a manqués que de quelques heures, et leur prise eût été infaillible sans cette perte de tems; mais la jonction a eu lieu à l'isle d'Aix, et j'y ai 16 vaisseaux de ligne et 5 frégates. Si le camp de Boulogne avoit été formé, si j'avois eu 16,000 hommes à Brest et 30,000 à Toulon, je donnois de la besogne aux Anglais: c'est ce que j'espérois de mon alliance avec la Russie. Vous avez vu dans le _Moniteur_ deux lettres du gazetier de Vienne au rédacteur de la _Gazette de Hambourg_. Ces lettres paroissent peu importantes au premier abord; mais, pour les hommes qui veulent réfléchir, c'est une manière de correspondre avec l'Angleterre et d'entretenir les espérances des ennemis de la France en étalant les forces de la Maison d'Autriche.--On y parle des dispositions peu favorables de la Russie, parce qu'on sait qu'il ne seroit pas possible d'en imposer à cet égard, et qu'en avouant sans détour son alliance avec la France, on veut persuader que l'Autriche est en état de soutenir la lutte contre ces deux empires.--L'Autriche doit désarmer tout à fait et se contenter de nos garanties réciproques, ainsi que M. de Romanzoff l'avoit proposé.--Quant aux provinces de cette monarchie vaincue, je n'en veux rien pour moi: nous en ferons ce que nous jugerons convenable. On pourroit séparer les trois couronnes de l'empire d'Autriche, ce qui seroit également avantageux à la France et à la Russie, puisque cette opération affoibliroit en même tems la Hongrie, qui menace la Pologne, le royaume de Bohême, qui jalousera longtems les pays de la Confédération, et l'Autriche, qui regrette sa domination sur l'Italie. Quant à la crainte qu'on pourroit inspirer de moi à la Russie, ne sommes-nous pas séparés par la Prusse, à qui j'ai rendu intactes des places que je pouvois démanteler, et ne sommes-nous pas aussi séparés par les États de l'Autriche?--Lorsque ces derniers États auront été ainsi divisés, nous pourrons diminuer le nombre de nos troupes, substituer à ces levées générales qui tendent à armer jusqu'aux femmes un petit nombre de troupes régulières et changer ainsi le système des grandes armées qu'a introduit le feu roi de Prusse. Les casernes deviendront des dépôts de mendicité, et les conscrits resteront au labourage.--La Prusse en est déjà là: il faut en faire autant de l'Autriche. Quant à l'exécution, je me charge de tout, soit que l'empereur Alexandre veuille venir me joindre à Dresde à la tête de 40,000 hommes, soit qu'il marche directement sur Vienne avec 60 ou 80,000 hommes. Dans toutes les hypothèses, je me charge de faire les trois quarts du chemin.--Si les choses en venoient au point que vous eussiez besoin de signer quelque chose de relatif à la séparation des trois États, vous pouvez vous y regarder comme suffisamment autorisé.--Si l'on veut même après la conquête garantir l'intégrité de la Monarchie, j'y souscrirai également, pourvu qu'elle soit entièrement désarmée. J'ai été de bonne foi à Vienne, je pouvois démembrer l'Autriche. J'ai cru aux promesses de l'Empereur et à l'efficacité de la leçon qu'il avoit reçue. J'ai pensé qu'il me laisseroit me livrer entièrement à la guerre maritime. L'expérience, depuis trois ans, m'a prouvé que je me suis trompé, que la raison et la politique ne peuvent rien contre la passion et l'amour-propre humilié. Il seroit possible que la Pologne autrichienne pût devenir un objet d'inquiétude à Saint-Pétersbourg, mais elle n'est un obstacle à rien.--On pourroit la partager entre la Russie et la Saxe, ou bien en former un État indépendant.--L'empereur Alexandre doit être convaincu par la déclaration du roi d'Angleterre que, tant qu'il aura l'espoir de brouiller le continent, il n'y aura point de paix maritime, et que si l'Autriche ne consent pas à désarmer et qu'on perde du tems, c'est autant de tems de gagné pour l'Angleterre et de perdu pour l'Europe. Cependant un, deux ou trois mois me sont égaux; mes troupes resteront campées en Allemagne jusqu'à ce que mon concert avec la Russie soit bien établi.--Nous sommes encore dans le mois de mars: on peut parlementer jusqu'au mois d'août; mais à cette époque il faut que l'Autriche ait pris son parti ou qu'on l'y force. L'honneur de nos couronnes l'exige, et l'intérêt du monde nous en fait la loi. Sur ce, je prie Dieu, etc. À Malmaison, le 21 mars 1809. M. de Caulaincourt, j'ai reçu votre lettre du 28 février avec les pièces qui y étoient jointes. Plusieurs courriers de M. de Champagny ont dû vous porter le résumé de la conversation de ce ministre avec M. de Metternich et la copie de la note qu'il lui a passée quelques jours après.--Voici la situation des choses dans ce moment. L'Autriche a reçu de l'argent par Trieste: cet argent ne peut venir que d'Angleterre; l'Autriche fomente la Turquie: elle a couvert de ses troupes la Bohême, l'Inn, la Carinthie, la Carniole. Il est impossible que l'Empereur ne soit pas instruit par Vienne de toutes les folies qu'on fait en Autriche. M. de Champagny vous envoie la copie en allemand de la proclamation du prince Charles, qui équivaut à une déclaration de guerre. Cependant le langage de M. de Metternich est toujours paisible, et il n'a encore fait aucune déclaration. Des agens subalternes ayant sondé le cabinet de Vienne pour savoir s'il y auroit quelque chose à craindre pour la Maison régnante de Saxe, la guerre venant à être déclarée, au lieu de répondre qu'il n'y avoit pas de sujet de guerre, on s'est empressé d'assurer que le roi de Saxe et sa famille n'avoient rien à redouter et qu'ils seroient respectés. Vous voyez que depuis le 28 février les choses ont beaucoup empiré. M. de Romanzoff doit être arrivé depuis longtemps à Saint-Pétersbourg. Il y aura apporté une opinion conforme à la mienne. Je ne pense pas à attaquer; mais, dans la circonstance actuelle, je crois qu'il est important de prendre des mesures pour que les troupes russes fassent un mouvement et que le chargé d'affaires russe à Vienne soit rappelé si les Autrichiens dépassent leurs frontières. Il faut que cet ordre soit connu de M. de Schwartzenberg et qu'il soit notifié à Vienne. Le Ministère autrichien est persuadé que la Russie ne fera rien et qu'elle restera neutre dans cette guerre, quand même elle la déclareroit. Vous sentez combien cela seroit contraire à l'honneur de la Russie et funeste à la cause commune.--Voici ma position militaire: L'armée saxonne est réunie autour de Dresde et le prince de Ponte-Corvo doit y être rendu pour en prendre le commandement. Le duc d'Auerstædt à son quartier général à Würtzbourg, et son corps d'armée occupe Bayreuth, Nuremberg, Bamberg. Le corps d'Oudinot est sur le Lech. Le duc de Rivoli a son corps cantonné autour d'Ulm. Les Wurtembergeois sont à Neresheim. Les Bavarois sont à Munich, Straubing et Landshut. Le général du génie Chambarlhac est à Nassau, où il fait une tête de pont pour assurer le passage de l'Inn. On travaille à fortifier les places de Kuffstein, Cronach, Pforzheim. Les Polonais doivent se réunir sous Varsovie et le long de la Pilica. Les dépôts se remplissent de tous côtés. Aucune communication officielle n'est faite ici, et il n'y a encore rien de raisonnable d'imprimé, parce qu'on se tait jusqu'au dernier moment. L'opinion du Sr Dodun, mon chargé d'affaires à Vienne, et de la plupart des personnes qui sont dans cette ville, est que l'Autriche sera entraînée outre mesure et qu'il n'est plus en son pouvoir de s'arrêter, et que si la guerre peut être évitée, ce n'est que par l'aspect formidable des forces de la Russie, qui ôte à ces gens-là jusques à l'idée de la possibilité d'une chance en leur faveur. Un général autrichien s'est embarqué à Trieste pour aller à Londres concerter les opérations. Dans cette situation de choses, il faut prévoir deux cas: 1° Si l'Autriche attaque, il n'y a pas de note à faire; le chargé d'affaires russe doit quitter Vienne et les troupes russes entrer sur-le-champ en Galicie et menacer d'attaquer la Hongrie, pour contenir ce côté-là. S'il falloit juger par sa raison, tout porte à penser que l'Autriche n'attaquera pas légèrement, voyant le nombre de troupes françaises qui inondent l'Allemagne et qu'elle ne croyoit pas voir revenir si promptement. Cependant, ce cas, il faut le prévoir, et envoyer des instructions aux agens respectifs à Vienne. L'idée que la légation russe partira sur-le-champ peut être une raison de retenir l'humeur guerrière de la faction qui domine. Le second cas, c'est que les choses restent dans la situation actuelle pendant les mois d'avril et mai, et qu'on puisse pendant cet intervalle négocier. Dans ce cas, la note que propose de remettre l'empereur de Russie me paraît bonne. Sur ce, je prie Dieu, etc. À Paris, ce 24 mars 1809. M. de Caulaincourt, un courrier de M. de Champagny vous aura porté la nouvelle de l'attentat commis par l'Autriche. Vous aurez vu également la proclamation du prince Charles. Les mouvemens à Trieste et partout sont les mêmes. On appelle à grands cris la guerre. Les événemens marchent plus vite qu'on ne le croit à Saint-Pétersbourg. Vous ne me dites pas où sont les troupes russes. Si la Russie ne marche pas, j'aurai seul l'Autriche sur les bras et même les Bosniaques. Je l'ai dit suffisamment à M. de Romanzoff. Les Anglais ont compté sur l'Autriche et sur la Turquie et sur l'emploi de mes troupes en Espagne et de celles de l'empereur de Russie en Finlande et en Turquie pour nous braver. C'est le moment de faire voir le contraire.--Je considère le Sr Dodun comme prisonnier à Vienne; je n'ai appris qu'hier à 4 heures après midi l'arrestation de son courrier à Braunau. J'ai fait dire sur-le-champ à M. de Metternich que je n'avois pas (mot illisible). Il me seroit impossible de le voir. J'ai ordonné des représailles contre les courriers autrichiens et que leurs dépêches fussent arrêtées jusqu'à ce que les miennes soyent rendues. Je n'avois pas cru à un attentat si imprévu, et je n'avois fait partir ni ma garde ni mes bagages. Mais ce matin je me suis hâté de faire partir la cavalerie et l'artillerie de ma garde et mes équipages de guerre. Il n'y a cependant rien de changé à la position de mes troupes. Je ne veux point attaquer que je n'aie des nouvelles de vous; mais tout me porte à penser que l'Autriche attaquera. Faudra-t-il que le résultat de notre alliance soit que j'aie seul toute l'Autriche à combattre et de plus quelques milliers de Bosniaques? L'Empereur voudra-t-il que le résultat de son alliance soit de n'être d'aucun poids et d'aucune utilité pour la cause commune? Quant aux moyens, il me semble que l'Empereur a des troupes inutiles sur les confins de la Transylvanie, à Pétersbourg et du côté de la Galicie. Tout plan est bon, pourvu qu'il occupe une partie des forces autrichiennes. Je vous ai écrit il y a quelques jours là-dessus. L'Empereur veut-il m'envoyer un corps auxiliaire? Je me charge de le nourrir. Qu'il lui fasse passer la Vistule entre Varsovie et Thorn, et qu'il l'approche de Dresde. Veut-il entrer en Galicie ou en Transylvanie? Qu'il fasse marcher les troupes qu'il a de ce côté. Pourquoi ne gêneroit-il pas les communications avec l'Autriche et ne soumettroit-il pas ce pays à l'état de malaise où nous sommes, l'Autriche et moi? Cette disposition de la Russie pourroit l'effrayer.--La note de l'Empereur me paraît bonne. S'il la fait remettre à M. de Schwartzenberg, vous pourrez en remettre une pareille. Que l'Autriche désarme, et je suis content; mais elle paroît décidée. La proclamation du prince Charles du 9 mars est postérieure de huit jours à la réception de M. Schwartzenberg. Les nouvelles que j'ai d'Angleterre sont positives: on est à Londres dans la joye. Des agens autrichiens ont déjà insurgé quelques communes du Tyrol. Le ministre de la Porte à Paris a reçu ordre de correspondre avec la légation autrichienne et d'écrire par son canal. Les propos du public en Autriche doivent être connus à Saint-Pétersbourg comme ils le sont ici. Si quelque chose, je le répète, peut encore prévenir la guerre, ce dont je commence à douter, car les Autrichiens ont perdu la tête, c'est: 1º que la Russie se mette en demi-état d'hostilité avec eux, c'est-à-dire marche sur les frontières de Transylvanie et de Galicie; et si elle veut mettre un corps à ma solde, qu'elle l'envoye dans le duché de Varsovie: dans ce cas vous ne le feriez pas passer par Varsovie; 2º que quelques articles soyent mis dans les journaux de Pétersbourg sur les proclamations du prince Charles et sur les articles de la _Gazette de Pétersbourg_ relatifs à la Turquie; 3º que les Autrichiens commencent à être gênés et maltraités dans les États russes. Cela se répandra dans la monarchie et fera voir qu'on ne veut point de la guerre. Si quelque chose peut-être est capable d'empêcher un éclat, ce sont ces mesures.--Le langage des chargés d'affaires respectifs doit être qu'ils ont l'ordre de quitter Vienne si l'Autriche commet la moindre hostilité: mais peut-être ces mesures sont-elles trop tardives. Vous pensez bien que je n'ai peur de rien. Cependant, après avoir perdu l'alliance de la Turquie, après m'être attiré cette guerre avec l'Autriche pour la conférence d'Erfurt, après que mon étroite alliance avec la Russie a détaché du parti de la France le prince Charles, ennemi déclaré des Russes, j'ai droit de m'attendre que, pour le bien de cette alliance et pour le repos du monde, la Russie agisse vertement.--Mes armées d'Italie seront toutes campées au 1er avril, et à la même époque mes armées d'Allemagne seront en mesure. Je vous laisse les plus grands pouvoirs. Si l'Empereur veut m'envoyer 4 bonnes divisions formant 45 à 60,000 hommes, qu'il les mette en marche et qu'il fasse connoître en même temps que, l'Autriche continuant de menacer, il m'envoye ce secours. Cela glacera d'effroi l'Autriche et l'Angleterre. On verra que l'alliance est réelle et non simulée. Si l'Empereur lui-même veut agir avec ses armées, il en a les moyens. En passant par la Galicie, il sera bientôt à Olmütz. Là, son armée vivra bien, se ravitaillera, et menacera de près l'Autriche en faisant une puissante diversion qui l'obligera à porter 60,000 hommes de ce côté. Par la Transylvanie, il peut menacer la Hongrie et tenir en échec l'insurrection hongroise. Si nous sommes sérieusement unis, nous ferons ce que nous voudrons. Vous êtes autorisé à signer toute espèce de traité ou convention qu'on voudra proposer. Si la Galicie est conquise, l'Empereur peut en garder la moitié, et l'autre moitié peut être donnée au duché de Varsovie. Enfin je ne veux point d'agrandissement. Je ne veux que la paix maritime, et l'Autriche armée est un obstacle à cette paix.--En résumé, tout est en apparence de guerre entre l'Autriche et moi, et cette apparence est publique; la même apparence doit exister entre la Russie et l'Autriche. Mes armées sont prêtes à marcher; les armées russes doivent être prêtes également à marcher.--La voix de M. de Romanzoff à Vienne ne produiroit rien. On y dit avec le plus grand sang-froid que les Russes sont occupés en Turquie, en Finlande et en Suède, et que mes armées sont occupées en Espagne et à Corfou. C'est sur ces chimères qu'ils bâtissent des succès; égarement qui fait hausser les épaules aux hommes qui raisonnent. De notre côté aussi il faut nous remuer. Je ne puis rien vous dire de plus; vous comprenez aussi bien que moi la position des choses. Dites à M. de Romanzoff que vous êtes autorisé à signer une note et à la remettre de concert. Je partage le sentiment de l'Empereur et suis de l'avis de la note qu'il veut faire présenter. Mais rien n'est efficace s'il ne prend une attitude haute et sérieuse. L'irritation par suite de l'arrestation du courrier est générale ici et ne peut s'exprimer. Sur ce, je prie Dieu, etc. Paris, le 9 avril 1809. M. de Caulaincourt, je reçois vos lettres des 22 et 23 mars. Je suis fort aise de ce que vous me mandez des dispositions de la Russie et surtout de M. Romanzoff. Champagny vous envoye un courrier pour vous faire connoître la situation des choses. Les Autrichiens, après s'être rassemblés en Bohême, sont revenus sur Salzbourg. Ils rétrogradent aujourd'hui sur Wels. Ils sont fort surpris de la force de mes armées, à laquelle ils ne s'attendoient pas. Effectivement, soit en Dalmatie, soit en Italie, soit sur le Rhin, je leur opposerai 400,000 hommes. Tout est en état. Le prince de Neuchâtel est au quartier général. Daru, tout le monde est à l'armée. Une partie de ma garde et mes chevaux sont arrivés il y a deux jours à Strasbourg. L'autre partie est ici ou arrive d'Espagne. J'ai augmenté ma garde de deux régiments de tirailleurs et de quatre régiments de conscrits. Je vous ai écrit par ma lettre du 24 mars que si l'Empereur vouloit m'envoyer trois ou quatre divisions, du moment qu'elles auroient passé la Vistule je me chargerais de leur nourriture et de leur entretien; que, s'il veut agir isolément, il fasse marcher un corps de troupes sur la Galicie. Un aide de camp du duc de Sudermanie arrive demain à Paris. Je vous expédierai dans quelques jours un nouveau courrier. J'attends d'attendre l'effet qu'aura fait la révolution de Suède en Russie. Je vous envoyé l'ordre que j'ai donné au commandant de l'escadre russe à Trieste. Paris, le 10 avril 1809[669]. M. de Caulaincourt, il résulte des mouvemens des Autrichiens et des lettres que j'ai interceptées qu'ils commenceront les hostilités au plus tard du 15 au 20. Le prince Kourakine m'a remis ce matin la lettre de l'Empereur. J'ai reçu du duc de Sudermanie une lettre que j'ai montrée à Kourakine. J'attendrai pour lui répondre si je recevrai encore des nouvelles de Russie. Toutefois ma réponse sera vague. Champagny vous écrit plus en détail. Si l'Empereur ne se presse pas d'entrer en pays ennemi, il ne sera d'aucune utilité. Ses généraux seront prévenus du moment où les hostilités auront commencé, quoique je pense que vous en serez instruit avant par le chargé d'affaires russe à Vienne. Il paraît par les lettres interceptées que l'empereur d'Autriche se rend lui-même à un quartier général, probablement à Salzbourg. [Note 669: À dater de cette lettre cesse la correspondance directe de Napoléon avec son ambassadeur en Russie.] II Napoléon a-t-il emporté en Russie les ornements impériaux? Dans une brochure fort rare, intitulée: _Petites causes et grands effets, le secret de_ 1812, M. Sudre rapporte le fait suivant, d'après M. Destutt de Tracy, qui prit part à l'expédition de Russie. Pendant la marche sur Moscou, entre Wilna et Witepsk, M. de Tracy remarqua, dans la colonne des bagages, un fourgon aux armes impériales, gardé par un piquet de cavalerie: l'officier commandant ce détachement lui révéla que le fourgon contenait les ornements impériaux; il l'avait appris par l'indiscrétion d'un subalterne. Plus tard, M. de Tracy sut de l'un des membres de la famille impériale la raison de ce transport: Napoléon voulait, après une paix victorieuse, se faire couronner à Moscou _empereur d'Occident, chef de la Confédération européenne,_ _défenseur de la religion chrétienne_. (Cf. le _Supplément littéraire du Figaro_, 4 mai 1895.) Dans la _Revue rétrospective_ (n° du 10 mai 1895), M. le vicomte de Grouchy a publié divers extraits des _Mémoires du comte de Langeron_, qui fit la campagne de 1812 au service de la Russie: on y lit, dans le récit de la retraite, le passage suivant: «À cinq verstes de Wilna, sur le chemin de Kovno, les Français laissèrent leurs dernières voitures--entre autres celles de Napoléon. On y trouva ses portefeuilles, ses habits, ses ordres, son sceptre et son manteau impérial, dont un Kosak, dit-on, s'affubla.» (Cf. le _Supplément littéraire du Figaro_, 11 mai 1895.) À ces témoignages, nous pouvons en ajouter un autre. Le 6 avril 1812, Bernadotte disait à l'envoyé russe Suchtelen, en parlant de Napoléon et pour mieux prouver l'extravagance de ses ambitions: «Il fait traîner en Allemagne l'attirail du couronnement, probablement pour s'en faire couronner empereur.» (_Recueil de la Société impériale d'histoire de Russie_, XXI, 438.) Or, Bernadotte avait à Paris des correspondants, sa femme entre autres, qui l'instruisaient assez exactement des incidents caractéristiques et surtout des bruits répandus. De ces trois témoignages, aucun n'est concluant par lui-même; leur concordance fait leur valeur et donne à penser. Cependant, les registres de l'archevêché de Paris, où étaient déposés les ornements impériaux, ceux qui avaient servi au sacre, ne portent aucune trace d'un déplacement de ces insignes en 1812. Les ornements comprenaient, comme on le sait, la couronne de laurier d'or que Napoléon plaça sur sa tête, le sceptre, la main de justice, le manteau de velours pourpre doublé d'hermine et semé d'abeilles, le collier, l'anneau et, de plus, ce qu'on appelait les _honneurs de Charlemagne_, c'est-à-dire une couronne pareille à celle attribuée par la tradition à cet empereur et qui servait au sacre des rois de France, une épée de même style et le globe impérial: ces derniers objets furent portés devant l'Empereur par des maréchaux. La couronne de Charlemagne figura, sous le second Empire, au Musée des souverains, avec quelques pièces de l'habillement de dessous revêtu par Napoléon pendant la cérémonie du sacre; quant au manteau, soi-disant pris par un Cosaque, il existe encore dans le trésor de Notre-Dame. D'autre part, les comptes impériaux, qui nous ont été intégralement conservés, ne mentionnent point que les ornements aient été faits en double ou qu'il ait été procédé à la réfection d'aucuns d'entre eux après 1812, bien que Napoléon ait agité le projet en 1813 de faire couronner Marie-Louise, ce qui eût nécessité la réapparition des insignes. Dans ces conditions, nous ne pouvons tenir pour établi le fait du transport en Russie: il est certain toutefois que le bruit en a couru dans certains milieux tenant de près à la cour, comme le prouvent les propos recueillis par M. de Tracy et par Bernadotte. III Rapport du comte de Nesselrode à l'empereur Alexandre Ier (octobre 1811)[670]. Sire, en résumant d'après les ordres de Votre Majesté les idées que j'ai eu l'honneur de lui soumettre dimanche, je pense qu'il serait inutile d'entrer dans une longue énumération des événements qui nous ont conduits au point où nous nous trouvons actuellement dans nos relations avec la France. Il suffira de dire qu'elles ne sont plus ce qu'elles furent après Tilsit et Erfurt, et que même, depuis le commencement de cette année, les deux puissances se trouvent l'une vis-à-vis de l'autre dans un véritable état de tension qui a constamment fait présumer que la guerre éclaterait d'un moment à l'autre. Ce changement a déterminé Votre Majesté à organiser et à rassembler des moyens de défense considérables. Ses armées sont plus fortes qu'elles ne furent jamais; elles mettent son empire à l'abri des suites d'une attaque imprévue, et comme nulle idée d'agression, même dans un but purement défensif, n'entre dans ses vues, l'objet de sa politique serait par là même déjà atteint si cette attitude ne donnait, en appuyant le refus de traiter sur les intérêts de la maison d'Oldenbourg, une extrême jalousie à l'empereur Napoléon et ne lui faisait soupçonner des arrière-pensées. Dès lors, elle pourrait devenir, sinon la cause, du moins le prétexte d'une guerre que Votre Majesté désirerait éviter tant qu'elle pourra l'être sans que sa dignité et les intérêts de son empire soient compromis par des sacrifices incompatibles avec eux. Ce désir se fonde sur des raisons qui sont sans la moindre réplique, et quand même elles n'existeraient pas, toute guerre entreprise dans les conjonctures actuelles ne présenterait jamais les chances d'un succès vu en grand. [Note 670: Archives de Saint-Pétersbourg.] Effectivement, il n'est que trop constaté que la destruction de l'ancien système politique, tous les tristes bouleversements dont nous avons été témoins, toutes les épouvantables innovations que nous avons vues naître et se consolider, toutes les vexations que nous éprouvons et tous les genres de nouveaux orages qui nous font trembler pour l'avenir, sont l'effet de ces guerres solitaires, précipitées et mal combinées dans lesquelles, depuis 1792, et surtout depuis 1805, les grandes puissances se sont jetées, les unes après les autres, par des motifs très justes et très louables, mais avec des moyens trop peu calculés pour leur assurer le succès ou pour les garantir au moins contre des revers irréparables. C'est dans cette catégorie qu'il faudrait malheureusement ranger toute guerre que nous entreprendrions actuellement. Mais d'après tout ce qui s'est passé, d'après les déclarations positives de l'empereur Napoléon dans la conversation du 15 août, nous ne pourrions nous flatter de l'éviter qu'en acceptant la négociation qu'on nous offre. Continuer à nous y refuser serait, en mettant les torts apparents de notre côté, autoriser, en quelque sorte, ses préparatifs contre nous. Ceux-ci exigeraient que nous augmentassions les nôtres. La crise prendrait tous les jours un caractère plus alarmant, et la guerre deviendrait à la fin le seul moyen d'en sortir. L'objet réel de la négociation doit être de nous faire connaître si le désir que l'empereur Napoléon témoigne de s'arranger est sincère, s'il ne le met en avant en toute occasion que parce qu'il voit que nous y répugnons, ou si, en effet, il ne croit pas le moment venu d'exécuter contre nous des projets dont malheureusement l'existence est constatée par de trop irrécusables indices. Dans cette dernière hypothèse, il serait possible de profiter de l'état actuel des choses pour parvenir à un arrangement dont le fond et les formes tendraient également à améliorer notre situation présente et à nous assurer un intervalle de repos qui, sagement employé, préparerait des avantages bien plus solides que quelque bataille gagnée aujourd'hui contre les Français. À cet effet, il faudrait saisir sans hésitation et de la meilleure grâce le moyen qu'on nous offre de terminer les différends actuels et envoyer le plus tôt possible à Paris un homme qui fût capable de conduire une affaire aussi importante, qui jouît de toute la confiance de Votre Majesté et qui, connaissant à fond ses intentions, pût être muni du pouvoir de conclure tout ce qui serait d'accord avec elles, en même temps qu'il entrerait vis-à-vis de l'empereur Napoléon dans des explications franches et précises, telles qu'elles ne lui ont guère été données jusqu'ici que par le duc de Vicence, ce qui n'a produit que peu d'effet parce qu'il ne se voit pas obligé de les regarder comme officielles. Il est à regretter que cette marche n'ait point été adoptée dès le printemps où les revers qui épuisèrent les armées françaises en Espagne auraient rendu l'empereur Napoléon plus coulant sur les termes d'un semblable arrangement; mais les succès brillants que le général Kutuzof vient de remporter en Turquie ont réparé ce mal, et si, comme il est à espérer, une paix honorable et modérée en devient le résultat, le moment présent sera peut-être plus propice encore. Toute démarche pacifique faite après cette paix ne peut manquer de produire un bon effet et de détruire l'appréhension qu'on paraît nourrir en France que nous n'attendons que ce résultat pour éclater. Les principaux objets dont il peut être question dans cette négociation sont: 1. Les intérêts des ducs d'Oldenbourg; 2. La diminution des forces respectives sur la frontière; 3. La situation présente et future du duché de Varsovie; 4. La situation présente et future de la Prusse; 5. Les relations commerciales de la Russie. 1° Je place en première ligne les affaires d'Oldenbourg, non point que ce point soit d'une importance supérieure en comparaison des autres, mais parce que c'est le seul qui jusqu'ici ait été mis en avant comme un grief contre le gouvernement français, et que la dignité de Votre Majesté exige qu'on lui donne réparation pour l'injure faite à des princes alliés de sa maison. Cependant, comme nous n'avons pu ni voulu protester contre la mesure générale dans laquelle le territoire de ces princes est compris, et que, sans une guerre heureuse avec la France, nous ne pourrions nous flatter de l'amener à une restitution pure et simple du duché d'Oldenbourg, il ne nous reste qu'à accepter le principe d'un dédommagement. Mais le choix en est difficile. Erfurt ou tout autre territoire situé au milieu de la Confédération du Rhin serait insuffisant et continuellement exposé au sort que le duché d'Oldenbourg vient d'éprouver. Au reste, la France n'a rien de disponible, et Votre Majesté professe une politique trop libérale pour vouloir que l'on dépouille qui que ce soit. La seule manière d'arranger cette affaire serait donc d'échanger nos droits sur l'Oldenbourg, à la cession desquels l'empereur Napoléon tient infiniment, contre tels sacrifices qui prouveraient qu'il veut réellement la paix, en un mot contre des arrangements, tels qu'ils seront exposés plus bas. 2° La diminution des forces respectives sur la frontière. Loin de moi l'idée d'affaiblir en quoi que ce soit notre position militaire ou de désirer que l'on cessât les sages travaux ordonnés pour l'établissement d'un nouveau système de fortifications! Mais tout en retirant de nos frontières une partie de nos forces, nous conserverions toujours la faculté de les placer en échelons dans des positions où elles seraient à portée de se concentrer et d'arriver à temps sur le point menacé toutes les fois que les dispositions de la France nous annonceraient une attaque prochaine, un danger réel. En se portant, par conséquent, à une réciprocité parfaite de mesures, nous accorderions peu et gagnerions beaucoup, car si l'empereur Napoléon a la volonté sérieuse de faire cesser la crise actuelle, il ne peut guère se refuser: 1° À une réduction effective de la garnison de Dantzig, accompagnée de quelque stipulation qui en fixerait le minimum; 2° À l'engagement de ne pas envoyer de troupes françaises dans le duché de Varsovie. Si on pouvait y ajouter une troisième stipulation par laquelle l'armée du duché serait limitée à un nombre plus conforme aux moyens pécuniaires de cet État, ce serait sans doute un avantage. Il n'y aurait, il me semble, aucun inconvénient de le tenter. 3° Je n'ai jamais attaché un grand prix à une déclaration formelle ou à un traité par lequel l'empereur Napoléon s'engagerait à abandonner une fois pour toutes ce qu'on appelle _le rétablissement de la Pologne_, car tant que nous serons en paix avec lui, il n'y songera pas, et si la guerre a lieu, aucune convention ne l'en empêcherait. Cependant, comme dans plusieurs occasions il s'est prononcé à cet égard d'une manière très positive, on pourrait toujours en prendre acte pour insérer dans le traité un article renfermant cette déclaration, bien entendu qu'il ne nous soit pas mis en ligne de compte pour plus qu'il ne vaut, qu'il ne serve pas de prétexte pour être moins facile sur d'autres d'un plus grand intérêt, car le seul avantage réel qui en résulterait serait peut-être l'effet qu'il pourrait produire sur l'esprit des Polonais. 4° Je regarde comme beaucoup plus important et même comme l'objet le plus essentiel de l'arrangement un article qui assurerait pour quelque temps l'existence politique de la Prusse. Votre Majesté ne peut être indifférente au sort d'une puissance que, malgré l'état d'affaiblissement où elle se trouve, on doit toujours envisager soit comme l'avant-garde des forces avec lesquelles Napoléon envahira tôt ou tard la Russie, soit comme celle que la Russie opposera à ses projets. Le but véritable de l'arrangement, celui même qu'il faudrait hautement prononcer vis-à-vis de la France, étant le maintien de la tranquillité générale, toute stipulation à cet égard serait nécessairement vaine et sans effet, si le territoire prussien ne devenait pas libre. La France a déclaré que toute invasion de notre part dans le duché de Varsovie amènerait la guerre; pourquoi n'y répondrions-nous pas que toute attaque de la sienne contre la Prusse, tout envoi de troupes dans ce pays au delà du nombre fixé par les traités pour les garnisons des places de l'Oder équivaudrait à une déclaration de guerre? D'ailleurs, on ne demanderait à la France que de remplir scrupuleusement les engagements qu'elle a contractés en 1808 vis-à-vis de la Prusse et qui sont moins avantageux que ce que le traité de Tilsit stipule en faveur de ce pays. Elle ne ferait autre chose que de s'engager également envers nous à évacuer les places de l'Oder à fur et à mesure que le gouvernement prussien s'acquitterait de l'arriéré de ses contributions, et, comme plus de la moitié en est payé, Glogau devrait être immédiatement restitué. Pour faciliter à la Prusse les moyens de se libérer envers la France, on pourrait peut-être tirer parti de l'article du traité de Tilsit qui stipule en sa faveur une cession de trois cent mille âmes dans le cas où le pays d'Hanovre ne serait pas rendu à l'Angleterre. La France ayant disposé de ce pays, je ne sais pas pourquoi on lui ferait grâce de cet article, à elle qui jamais ne fait grâce de rien. Tout ce qui peut, en général, faire cesser le prétexte sous lequel l'empereur Napoléon occupe encore les places de l'Oder est bon et ne saurait se plaider avec trop d'énergie. Ce ne sera que lorsqu'il n'y aura plus de troupes françaises sur son territoire que la Prusse recouvrera la possibilité de prendre, dans toutes les circonstances, un parti conforme à ses vrais intérêts, et, comme c'est à nous qu'elle en sera redevable, il faut espérer qu'elle ne suivra d'autre direction que celle que les dispositions de sa nation et surtout de l'armée semblent déjà actuellement lui indiquer. 5º Les relations commerciales de la Russie. Votre Majesté s'étant refusée aux dernières instances de Napoléon relativement aux nouvelles extensions du soi-disant système continental, à l'adoption du tarif de Trianon[671], à l'exclusion des neutres, elle ne saurait se relâcher sur aucun de ces points. Ce refus, comme tout ce qui tend à distinguer la Russie de cette foule de faibles alliés aveuglément soumis aux volontés arbitraires et capricieuses de la France, était honorable et bien calculé, et plutôt la rupture de la négociation et peut-être même la guerre que quelque stipulation qui nous empêcherait de persévérer dans le système que nous avons suivi cette année à l'égard du commerce! [Note 671: Tarif portant un droit de 50 pour 100 sur les marchandises coloniales.] Voilà les bases sur lesquelles la négociation doit s'établir et sur lesquelles doit être fondé l'arrangement qui en serait le résultat. Mais supposé qu'il réussisse de la manière la plus satisfaisante, il y a encore un point capital qui est presque à envisager comme la clef de la voûte: _que l'Autriche soit invitée à le garantir_. L'empereur Napoléon ayant lui-même offert cette garantie[672], ne pourrait pas justement la décliner. La cour de Vienne aurait les meilleures raisons de s'y prêter, et il n'en résulterait que de grands avantages pour elle comme pour nous. [Note 672: Allusion sans doute à la garantie réciproque que Napoléon avait proposée en 1809 entre la France, la Russie et l'Autriche.] La Russie et l'Autriche, c'est-à-dire les deux seules puissances continentales dont aujourd'hui la réunion produirait encore un contre-poids efficace à l'énorme pouvoir de la France, se trouveraient pour la première fois depuis six ans unies non seulement par un intérêt commun, car celui-là n'a jamais cessé d'exister, mais par un lien positif et avoué. Il n'y a pas dans tout le cercle des rapports politiques un objet sur lequel les intérêts bien entendus des deux puissances ne soient pas absolument d'accord. Je n'en excepte pas même les affaires de la Turquie, car, quoique relativement à ce seul article on puisse concevoir une diversité de vues entre elles, considération qui ajoute un si puissant motif à tous ceux qui doivent faire désirer un prompt dénouement de la guerre de Turquie, je n'en suis pas moins convaincu qu'un véritable homme d'État en Russie sacrifierait dans les circonstances actuelles un grand avantage local plutôt que de mécontenter l'Autriche, tout comme un véritable homme d'État en Autriche consentirait à des résultats généralement contraires à son système plutôt que de s'aliéner la Russie ou de voir porter atteinte à sa considération par une paix conclue sur des bases trop différentes de celles qui jusqu'ici ont été mises en avant. Cette paix aurait l'immense avantage d'écarter entre la Russie et l'Autriche tous les motifs de jalousie qui peuvent subsister, tandis que l'acte de garantie du traité conclu avec la France légaliserait, pour ainsi dire, entre elles des communications confidentielles et suivies, et habituerait les deux cours à penser et à agir dans le même sens pour tous les grands intérêts de l'Europe et deviendrait le germe d'une alliance formelle dont le but serait de stipuler et les mesures qu'il y aurait à opposer aux atteintes que la France pourrait porter à l'arrangement garanti, et les secours qu'il faudrait mutuellement se prêter. Je regarde un concert entre ces deux puissances comme la seule planche de salut qui soit restée après tant de naufrages; si d'ici à quelque temps il n'est point solidement établi et que l'Autriche ne trouve pas moyen de rétablir ses finances et son armée pour qu'il ne soit pas sans force et par conséquent sans utilité, c'en est fait de nos dernières espérances, tout périt sans retour. L'effet le plus funeste d'une explosion prématurée entre la France et la Russie serait de rendre ce concert impossible; le plus grand bienfait d'un arrangement pacifique sera de le préparer et de le favoriser. Pendant l'époque de paix plus ou moins raffermie qui suivrait un arrangement pareil, la Russie et l'Autriche auraient, l'une et l'autre, le temps de s'occuper de leur intérieur, de rétablir leurs finances et leurs armées. Leur union et leur confiance mutuelle faciliteraient ces opérations. Dans les conjonctures les plus périlleuses, c'est beaucoup que de savoir que tous les plans, toutes les démarches, tous les efforts, n'ont à prendre qu'une seule direction, de pouvoir compter sur un voisin fidèle, de ne plus craindre de diversion sur nos flancs, d'être bien convaincu que les progrès que ces deux puissances feraient pour la restauration de leurs forces ne donneraient de jalousie qu'à celui qu'au fond de leur pensée elles regardent comme leur seul ennemi. Si dans cet intervalle de paix l'empereur Napoléon se portait à quelque nouvel envahissement, la Russie et l'Autriche trouveraient dans l'acte de garantie un prétexte légal de s'y opposer, et le jour où ces deux puissances oseront pour la première fois avouer les mêmes principes et faire entendre le même langage au gouvernement français, sera celui où la liberté de l'Europe renaîtra de ses cendres. Ce sera l'avant-coureur de la résurrection d'un équilibre politique sans lequel, quoi qu'on fasse, la dignité des souverains, l'indépendance des États et la prospérité des peuples ne seront que de tristes souvenirs. C'est ainsi que, d'une mesure bien calculée, résulterait une foule d'avantages, et que Votre Majesté, en conjurant l'orage, verrait sortir des fruits de sa sagesse les germes d'un véritable état de paix qui, s'il est compatible avec l'existence de l'empereur Napoléon, ne pourrait, dans l'état déplorable où se trouvent toutes les puissances, tant sous le rapport moral que sous celui de leurs moyens physiques, être obtenu que de cette manière. On objectera peut-être que tous ces beaux rêves, n'étant bâtis que sur la bonne foi du gouvernement français, s'évanouiront du moment où l'on s'apercevrait qu'en offrant de négocier il n'a voulu que cacher son jeu, gagner du temps ou nous tendre un piège. Mais même si tel était le cas, nous n'aurions encore rien perdu, en nous prêtant à ces démonstrations pacifiques. La guerre n'ayant point été déclarée au printemps, tout délai doit tourner en notre faveur. Le moment actuel, malgré tout ce qu'on peut dire sur la guerre d'Espagne, serait un des plus funestes que nous pourrions choisir. L'ancienne règle qui veut que telle chose que notre adversaire paraît éviter doit par cela même nous convenir, n'est pas admissible sans restriction. Mon adversaire peut avoir de très bonnes raisons pour ne pas vouloir aujourd'hui ce qui n'en sera pas moins en dernier résultat entièrement à son avantage. Je crois n'avoir besoin de donner aucun développement à ce raisonnement, les idées de Votre Majesté sur l'utilité d'éviter la guerre m'ayant paru entièrement fixées, comme en général sur les moyens d'y parvenir. À ceux que j'ai osé lui soumettre, elle a objecté qu'en vidant les différends actuels par un arrangement, le grief que la France nous a donné par la réunion d'Oldenbourg disparaîtrait, et qu'elle voudrait s'en réserver un afin d'en profiter pour rouvrir ses ports dans telle circonstance où l'empereur Napoléon se trouverait hors d'état de lui faire la guerre pour cette seule raison. Je pense qu'à cet égard Votre Majesté Impériale pourrait s'en remettre au caractère connu de ce souverain, qui certainement ne tarderait pas à lui fournir de nouveaux sujets de plainte et de récrimination. D'ailleurs, ses engagements avec lui ne sont pas éternels, et si d'ici à quelque temps ils ne produisent pas sur l'Angleterre l'effet qu'il se flatte vainement d'en obtenir, Votre Majesté aurait toujours le droit de déclarer à la France qu'elle ne saurait sacrifier davantage les intérêts de son empire à une idée qu'une expérience de six ans a prouvé n'être qu'une chimère. Personne ne saurait voir dans cette déclaration une violation des traités, et si d'ici à cette époque nous sommes parvenus à consolider nos mesures de défense et à leur donner l'étendue et la perfection qu'elles doivent avoir tant que vivra Napoléon, je doute même qu'elle puisse amener la guerre. TABLE DES MATIÈRES CHAPITRE PREMIER LA RUSSIE SE PRÉPARE À ATTAQUER. Sous le voile de l'alliance officiellement maintenue, Alexandre Ier prépare contre Napoléon une campagne offensive.--Son grief apparent.--Son grief réel.--Appel secret aux Varsoviens par l'intermédiaire du prince Adam Czartoryski; Alexandre veut restaurer la Pologne à son profit et se faire le libérateur de l'Europe.--Encouragements qu'il puise dans le spectacle de l'oppression générale.--Aspect des différents États.--Le duché de Varsovie.--Misère dorée.--Napoléon a mis partout contre lui les intérêts matériels.--La Prusse: le roi, le cabinet, les partis, l'armée, l'esprit public.--La Suède: débuts de Bernadotte comme prince royal: traits caractéristiques.--Le roi et les deux ministres dirigeants.--L'intérêt économique rapproche la Suède de l'Angleterre.--Situation sur le Danube: la paix des Russes avec la Porte paraît prochaine.--L'Autriche: l'empereur, l'impératrice, l'opinion publique, l'armée.--Puissance de la société.--La coalition des femmes.--Influence et prestige de la colonie russe.--Metternich craint d'encourir la disgrâce des salons.--L'empereur orthodoxe et les Slaves d'Autriche.--L'Allemagne française.--Le vice-empereur.--Rigueurs du blocus.--Exaspération croissante.--Réveil et progrès de l'esprit national.--Sociétés secrètes.--Autres foyers d'agitation.--Alexandre fait prendre des renseignements sur l'état des esprits en Italie.--La France: splendeur et malaise.--Crise économique.--Fidélité des masses à l'Empereur.--L'imagination populaire reste possédée de lui et esclave de son prestige.--Les classes moyennes et élevées se détachent.--Conspiration latente.--L'Espagne.--L'Angleterre.--Alexandre médite de consommer son rapprochement économique avec nos ennemis.--Réponse de Czartoryski par voies mystérieuses.--Objections du prince; ses méfiances.--Garanties réclamées et questions posées.--Seconde lettre d'Alexandre.--Il promet à la Pologne autonomie et régime constitutionnel.--Il fait l'énumération détaillée de ses forces.--Raisonnements qu'il emploie pour convaincre et séduire les Polonais.--Condition à laquelle il subordonne son entrée en campagne.--Efforts pour gagner ou neutraliser l'Autriche.--La diplomatie secrète d'Alexandre Ier.--Il offre à l'Autriche la Valachie et la moitié de la Moldavie en échange de la Galicie.--Tentatives auprès de la Prusse et de la Suède.--Travail en Allemagne.--Tchernitchef à Paris.--Galanterie et espionnage.--Le Tsar accrédite un envoyé spécial auprès de Talleyrand.--Autre branche de la correspondance secrète.--Affaire Jomini.--Projet de former en Russie un corps d'émigrés allemands.--Ensemble de manoeuvres.--Rapports d'Alexandre avec le duc de Vicence.--Il donne le change à cet ambassadeur sur ses desseins et ses armements.--Comment il accueille l'annexion des villes hanséatiques et la saisie de l'Oldenbourg.--Le canal de la Baltique projeté par l'Empereur.--Alexandre affirme et répète qu'il n'attaquera jamais.--Langage des salons.--L'ambassade russe en France.--Occupations extra-diplomatiques du prince Kourakine.--Cet ambassadeur maintenu à son poste en raison de sa nullité.--Protestation officielle au sujet de l'Oldenbourg.--Coalition d'influences hostiles autour d'Alexandre.--Continuité du plan poursuivi par nos ennemis à travers toute la période de la Révolution et de l'Empire: ils ne renoncent jamais à l'espoir de renverser intégralement la puissance française et de tout reprendre. CHAPITRE II PROJETS DE L'EMPEREUR. Napoléon au commencement de 1811.--Maître de tout en apparence, il sent l'inefficacité des moyens employés jusqu'à ce jour pour réduire l'Angleterre et conquérir la paix générale.--Le blocus demeure inutile tant qu'il ne sera pas universel et complet.--Impuissance de Masséna devant Torres-Vedras.--Le Nord préoccupe Napoléon et l'empêche de porter un coup décisif en Espagne.--Crainte d'un rapprochement entre la Russie et l'Angleterre.--Méfiance progressive: indices révélateurs: l'ukase prohibitif.--Colère de Napoléon: paroles caractéristiques.--Les Polonais de Paris.--Mme Walewska et Mme Narischkine.--Napoléon décide de préparer lentement et mystérieusement une campagne en Russie.--Comment il conçoit cette gigantesque entreprise.--Quelle est à ses yeux la condition du succès.--Dix-huit mois de préparation.--Projet pour 1811; projet pour 1812.--Mode employé pour recréer en Allemagne une force imposante.--L'année de couverture.--Envoi de troupes à Dantzick.--Précautions prises pour dissimuler l'importance et le but de ces préparatifs.--Napoléon reste militairement et diplomatiquement en retard sur Alexandre.--Les puissances que l'on se dispute.--Rapports avec la Prusse.--L'Autriche et les Principautés.--Rapports avec la Turquie.--Première brouille entre Napoléon et le prince royal de Suède.--Bernadotte se rapproche de la France.--Raisons intimes de ce retour.--Demande de la Norvège.--Protestations simultanées à l'empereur de Russie.--Bernadotte sera à qui le payera le mieux, sans être jamais complètement à personne.--L'Empereur décline toute conversation au sujet de la Norvège.--Audience donnée à l'aide de camp du prince.--Bernadotte réitère ses instances et ses promesses.--Napoléon refuse de s'allier prématurément à la Suède.--Ses rapports avec la Russie durant cette période.--Mélange de dissimulation et de franchise.--Offre d'indemniser le duc d'Oldenbourg.--Réquisitoire violent et emphatique contre l'ukase.--Pourquoi Napoléon affecte de prendre au tragique cette mesure purement commerciale.--Demande d'un traité de commerce.--Grief secret et prétention fondamentale de l'Empereur: la question des neutres et du blocus domine à ses yeux toutes les autres: il évite encore de la soulever.--Sa longue et remarquable lettre à l'empereur Alexandre.--Contre-partie; lettre au roi de Wurtemberg.--Raisons profondes qui portent l'Empereur à envisager comme probable une guerre dans le Nord et à y voir le couronnement de son oeuvre.--Napoléon égaré par le souvenir de Rome et de Charlemagne.--Il renoncerait pourtant à la guerre si la Russie rentrait dans le système continental, mais il n'admet pas la paix sans l'alliance.--Alexandre et Napoléon cherchent respectivement à s'assurer, le premier pour 1811, le second pour 1812, l'avantage du choc offensif. CHAPITRE III LE MOYEN DE TRANSACTION. Les armées russes se rapprochent de la frontière.--Marche vers le duché de Varsovie.--Points de concentration.--L'armée du Danube détache plusieurs de ses divisions.--Précautions prises pour assurer le secret de ces préparatifs.--La frontière étroitement gardée.--Les réserves.--Bruits répandus à Pétersbourg et dans les provinces polonaises.--Avis décourageants de Czartoryski.--La fidélité des chefs varsoviens ne se laisse pas entamer.--L'Autriche se dérobe à une alliance et même à une promesse de neutralité.--L'influence de l'archiduc Charles s'exerce dans un sens hostile à la Russie: moyen imaginé pour le convertir ou le neutraliser.--Diplomatie féminine.--Insinuation de Stackelberg au sujet d'une entrée possible des Russes en Galicie.--Metternich se fait autoriser à formuler une réponse comminatoire.--Déceptions successives d'Alexandre.--Il suspend l'exécution de son projet.--Incertitudes, tendances diverses.--Le chancelier Roumiantsof préconise une politique de rapprochement avec la France.--Il croit avoir trouvé un moyen de solution.--Idée de demander à Napoléon, en compensation de l'Oldenbourg, quelques parties du territoire varsovien.--Alexandre se prête à un essai de conciliation sur cette base.--Caractère insolite de la négociation qui va s'ouvrir.--Le souverain et le ministre russe ne veulent s'exprimer qu'à demi-mot et par périphrases.--On propose une énigme à Caulaincourt, en lui fournissant quelques moyens de la déchiffrer.--Le Tsar confie à Tchernitchef une lettre pour l'Empereur: dignité et habileté de son langage.--La métaphore du comte Roumiantsof.--Caulaincourt obtient son rappel et reste à Pétersbourg en attendant l'arrivée de son successeur, le général comte de Lauriston.--Jeu caressant d'Alexandre.--Départ de Tchernitchef pour Paris. CHAPITRE IV L'ALERTE. Naissance du roi de Rome.--Anxiété de la population.--Explosion d'allégresse.--Émotion de l'Empereur.--Premiers bruits de guerre.--Les Varsoviens signalent au delà de leur frontière quelques mouvements suspects.--Incrédulité de Davout.--Renseignements venus de Suède et de Turquie.--Scepticisme de l'Empereur.--Il croit que la Russie arme par peur et tâche de la rassurer.--En apprenant que plusieurs divisions de l'armée d'Orient remontent vers la Pologne, il commence à s'émouvoir.--Mesures de précaution.--Napoléon aimerait mieux éviter la guerre que d'avoir à la faire tout de suite.--Il se résigne à l'idée d'une transaction.--Départ de Lauriston.--Nouvelle lettre à l'empereur Alexandre: appel à la confiance.--Arrivée de Tchernitchef: l'Empereur le reçoit aussitôt.--Quatre heures de conversation.--Vivement pressé, Tchernitchef finit par répéter la métaphore du comte Roumiantsof.--Napoléon se figure d'abord que la Russie lui demande le duché tout entier.--Mouvement de révolte et de colère.--Dantzick ou Varsovie.--Contre-propositions de l'Empereur.--Système de ménagements.--Tchernitchef comblé d'attentions et de gâteries.--Savary s'avise spontanément de couper court aux investigations de cet observateur.--Aplomb de Tchernitchef.--Savary joue de la presse.--Le _Journal de l'Empire_.--Article du 12 avril.--_Les nouvellistes._--Esménard.--Courroux de l'Empereur; reproches au ministre de la police; mesures prises contre l'auteur de l'article et le rédacteur du journal.--Arrivée de Bignon à Varsovie.--Tumulte d'avis contradictoires.--Poniatowski reçoit communication _par miracle_ des lettres écrites à Czartoryski par l'empereur Alexandre.--Le projet d'invasion surpris et éventé.--Les découvertes de Poniatowski confirmées par l'approche des troupes russes.--Affolement des Polonais.--Alarme générale.--La guerre en vue.--Activité de l'Empereur.--Les fêtes de Pâques 1811.--Napoléon prépare l'évacuation du duché et reporte sur l'Oder sa ligne de défense.--Davout invité à se diriger éventuellement sur ce fleuve.--Mesures prises pour le renforcer et le soutenir.--Négociations avec l'Autriche, la Prusse, la Suède et la Turquie.--Napoléon ne renonce pas à éviter la guerre.--Ses efforts persévérants pour s'éclairer sur les désirs et les prétentions d'Alexandre.--Lettre inédite à Caulaincourt.--On cherche à faire parler Tchernitchef.--Chasse du 16 avril.--Visite matinale de Duroc.--Tchernitchef ne se laisse tirer aucune parole positive.--Changement dans le ministère.--Le duc de Bassano substitué au duc de Cadore.--Seconde lettre à Caulaincourt: _si ce que les Russes désirent est faisable, cela sera fait_.--Napoléon reste en garde: la Prusse et la frontière russe en observation.--Avis plus rassurants: phénomène d'optique: l'agitation des Polonais s'apaise.--Napoléon interrompt ses négociations avec l'Autriche, la Prusse, la Suède et la Turquie.--Il modère ses préparatifs militaires sans les discontinuer.--Doutes qu'il conserve sur les causes de l'alerte: il tient passionnément à pénétrer le secret de la Russie. CHAPITRE V RETOUR DU DUC DE VICENCE. Contre-coup à Pétersbourg de l'émotion suscitée en Allemagne et en France.--Alexandre est instruit de nos mouvements militaires et craint que Napoléon ne prenne l'offensive.--Il se demande encore si une attaque n'est pas la meilleure des parades.--Mouvement de l'opinion en sens contraire.--Wellesley donne à l'Europe des leçons de guerre défensive.--Il fait école.--Le général Pfuhl et son plan.--Peu à peu, Alexandre incline vers un système purement défensif.--Il voudrait éviter la guerre sans rentrer dans l'alliance.--Encore le duché de Varsovie.--Confidence au ministre d'Autriche.--Réponse par allusions et sous-entendus aux interrogations du duc de Vicence.--L'empereur Alexandre et le roi de Rome.--Arrivée de Lauriston.--Gracieux accueil.--Alexandre compte sur Caulaincourt pour déterminer Napoléon à lui offrir ce qu'il n'entend pas demander.--Il annonce la résolution de se défendre à toute extrémité: solennité et sincérité de cette déclaration.--Émotion de Caulaincourt: ses tristes pressentiments.--Son retour en France.--Il va trouver l'Empereur à Saint-Cloud.--Sept heures de conversation.--Caulaincourt se porte garant des intentions pacifiques d'Alexandre.--Un quart d'heure de silence.--Les deux questions corrélatives.--Napoléon repousse l'idée de diminuer la garnison de Dantzick.--Caulaincourt insiste sur la nécessité d'opter entre la Pologne et la Russie.--La pensée de l'Empereur passe par des alternatives diverses.--L'infranchissable obstacle.--Caulaincourt signale les dangers d'une lutte contre le climat du Nord, la nature et les espaces; il affirme qu'Alexandre se retirera au plus profond de la Russie et cite les propres paroles de ce monarque.--L'Empereur ébranlé; son interlocuteur croit avoir cause gagnée.--Napoléon fait le dénombrement de ses forces; un vertige d'orgueil lui monte au cerveau.--Il croit que tout se réglera par une bataille.--Suite de la conversation.--Retour sur l'affaire du mariage.--Dernier mot de Caulaincourt.--Juste raisonnement et illusions fatales. CHAPITRE VI L'AUDIENCE DU 15 AOÛT 1811. Conclusions que tire l'Empereur de son entretien avec le duc de Vicence.--Il ne croit plus à l'imminence des hostilités et ralentit ses préparatifs.--Il soupçonne plus fortement Alexandre de vouloir un lambeau de la Pologne, mais réserve jusqu'à plus ample informé ses déterminations finales.--Baptême du roi de Rome.--Coups de sifflet au Carrousel: placards séditieux.--Tchernitchef relève ces symptômes.--L'Empereur à Notre-Dame.--Discours au Corps législatif: allusions à la Pologne.--Lauriston rappelé à la fermeté.--Difficulté de trouver un moyen de se rapprocher et de s'entendre.--Les préparatifs de guerre se développent en silence.--L'Europe moins inquiète.--La diplomatie et la société en villégiature.--Stations thermales de la Bohême.--Tableau de Carlsbad.--Madame de Recke et son barde.--Opérations de Razoumowski.--La discussion continue à Pétersbourg.--Le dissentiment entre les deux empereurs devient moins aigu et plus profond.--Influence d'Armfeldt.--Alexandre prend le parti de ne plus traiter: il adopte à la même époque le plan militaire de Pfuhl.--Ses raisons pour se dérober à tout arrangement et perpétuer le conflit.--Il décline la médiation autrichienne et prussienne.--Procédés évasifs et dilatoires.--Napoléon s'aperçoit de ce jeu et constate en même temps de nouvelles infractions au blocus.--Explosion de colère.--La journée du 15 août aux Tuileries.--Audience diplomatique: la salle du Trône.--Prise à partie de Kourakine.--Napoléon déclare qu'il ne cédera jamais un pouce du territoire varsovien.--Son langage coloré et vibrant: ses comparaisons, ses menaces.--Kourakine tenu longtemps dans l'impossibilité de placer un mot.--Coup droit.--Trois quarts d'heure de torture.--_Travail avec Sa Majesté._--Napoléon fait composer sous ses yeux un mémoire justificatif de sa future campagne: importance de cette pièce: elle fait l'historique du conflit et met supérieurement en relief le noeud du litige.--Pernicieuse logique.--Raisons qui empêchent Napoléon de faire droit aux désirs soupçonnés de la Russie.--Le duché de Varsovie et le blocus.--La guerre est à la fois décidée et ajournée.--Napoléon se fait une règle de prolonger avec Alexandre des négociations fictives, de préparer lentement ses alliances de guerre et de donner à ses armements des proportions formidables: il fixe au mois de juin 1812 le moment de l'irruption en Russie. CHAPITRE VII SUITE DES PRÉPARATIFS. Réponse d'Alexandre aux paroles de l'Empereur.--Nouvelles demandes d'explications.--Instances à la fois pressantes et vagues.--Ce que ni l'un ni l'autre des deux empereurs ne veulent dire.--Coup d'oeil sur nos préparatifs et nos positions militaires.--Dantzick.--L'armée varsovienne.--Les contingents allemands.--L'armée de Davout.--L'armée des côtes.--Camps de Hollande et de Boulogne.--Oudinot et Ney.--L'armée d'Italie.--La garde.--Entassement d'hommes et de matériel.--Minutieux efforts de l'Empereur pour assurer les vivres, le ravitaillement, les transports: moyens employés pour vaincre la nature et les espaces.--Universelle prévoyance.--Napoléon excessif en tout.--Il ruse tour à tour et menace.--Il se laisse volontairement espionner.--Travail parallèle d'Alexandre.--Formation des armées russes en deux groupes principaux.--Barclay de Tolly et Bagration.--Alexandre cherche à reprendre la libre disposition de son armée d'Orient en hâtant sa paix avec la Porte.--Service demandé à l'Angleterre.--Napoléon incite les Turcs à continuer la guerre.--Causes de sa lenteur à s'assurer de l'Autriche, de la Prusse et de la Suède.--Dangers de cette politique.--Bernadotte rentre en scène.--Départ de la princesse royale.--L'été à Drottningholm.--Contrebande effrénée; rapports avec l'Angleterre.--Langage de la France: modération relative.--Le baron Alquier part spontanément en guerre contre la Suède.--Note injurieuse.--Réplique sur le même ton.--Scène extraordinaire entre Alquier et Bernadotte.--Déplacement de l'irascible ministre.--Mise en interdit de Bernadotte.--Il reprend sa marche vers la Russie.--Erreur de Napoléon sur la Suède.--Alternatives de rigueur et de longanimité.--Une crise s'annonce en Allemagne; elle peut avancer la guerre et en changer les conditions. CHAPITRE VIII LES TRIBULATIONS DE LA PRUSSE. Affolement de la Prusse: projet d'extermination qu'elle suppose à l'Empereur.--Pièce fausse.--Hardenberg se jette dans les bras de la Russie et cherche à l'attirer en Allemagne.--Lettre au Tsar.--Envoi de Scharnhorst.--Armements illicites et précipités: explication donnée à l'Empereur.--Napoléon ne veut pas détruire la Prusse; caractère spécial de l'alliance qu'il compte lui imposer.--L'insoumission de la Prusse dérange toutes ses combinaisons.--Premières remontrances.--Napoléon détruira la Prusse s'il ne peut obtenir d'elle un désarmement complet et une obéissance sans réserve.--Continuation des armements.--Mobilisation déguisée.--Ouvriers-soldats.--Mise en demeure catégorique.--Soumission apparente.--Crédulité de Saint-Marsan.--Tout le monde ment à l'Empereur.--La Prusse en surveillance.--Rapports attestant la continuation des travaux et des appels.--Nouvelles sommations.--La Prusse à la torture.--Incident Blücher.--Suprême exigence.--Napoléon fait en même temps ses propositions d'alliance.--Affres de la Prusse.--Retour de Scharnhorst: résultats de sa mission.--Entrevues mystérieuses de Tsarskoé-Selo; Alexandre blâme les agitations et les imprudences de la Prusse.--Modification du plan russe.--La convention militaire.--Affreuses perplexités de Frédéric-Guillaume.--Motifs qui le poussent à subir l'alliance française.--Suprême espoir du parti de la guerre.--L'idée fixe du roi.--Recours à l'Autriche.--Scharnhorst part pour Vienne sous un déguisement et un faux nom.--Mission Lefebvre.--Napoléon perd patience; il incline plus fortement à détruire la Prusse et à faire un terrible exemple.--Victoire des Russes sur le Danube.--Projet demandé au prince d'Eckmühl.--Plan d'écrasement.--Napoléon laisse vivre la Prusse parce qu'il constate chez elle quelque disposition à se soumettre.--La négociation d'alliance fait un second pas.--Scharnhorst à Vienne.--Metternich le trompe d'abord et l'éconduit ensuite.--Déception finale.--La Prusse aux pieds de l'Empereur.--Ouvertures de Napoléon à Schwartzenberg.--Raisons subtiles qui déterminent Metternich à hâter ses accords avec la France.--Le partage de la Prusse.--Réactions successives.--Alexandre revient au système de la défensive.--Nesselrode en congé.--Son plan de pacification.--_La clef de voûte:_ rôle réservé à l'Autriche.--La paix doublée d'une coalition latente.--Nesselrode est le reflet de Talleyrand.--Alexandre livre à Nesselrode le secret de son inflexibilité.--Il comprend l'avantage de tenter ou au moins de simuler une démarche de conciliation.--Paix imminente sur le Danube: nécessité de temporiser.--L'envoi de Nesselrode est annoncé et perpétuellement ajourné.--Fausse interprétation de certaines paroles de l'Empereur.--Mauvaise foi réciproque.--Le frère d'armes d'Alexandre.--Napoléon avoue ses projets belliqueux à l'ambassadeur d'Autriche.--L'assujettissement de l'Allemagne lui assure le chemin libre jusqu'en Russie: fatal succès. CHAPITRE IX MARCHE DE LA GRANDE ARMÉE. La Grande Armée doit se composer d'une agglomération d'armées.--Position des différentes unités.--Proportions colossales.--Concentration à opérer: péril à éviter.--Plan de l'Empereur pour réunir ses forces et les pousser graduellement vers la Russie.--Ses efforts minutieux pour assurer le secret des premiers mouvements.--Marches de nuit.--Instruction caractéristique à Lauriston.--Système de dissimulation renforcée et progressive.--Accumulation de stratagèmes.--Tchernitchef devient gênant: sa mise en observation.--Conversation et message de l'Élysée.--Napoléon formule enfin ses exigences en matière de blocus.--Sincérité relative de ses propositions: leur but principal.--Départ de Tchernitchef.--Perquisition.--Le billet accusateur.--Concurrence entre le ministère de la police et celui des relations extérieures: rôle du préfet de police.--Découverte et arrestation des coupables.--Dix ans d'espionnage et de trahison.--Procès en perspective.--Napoléon refrène sa colère.--Effarement de Kourakine: comment on s'y prend pour l'empêcher de donner l'alarme.--Passage des Alpes par l'armée d'Italie.--Universel ébranlement.--Traité dicté à la Prusse.--Alarme à Berlin; arrivée des Français.--Prise de possession.--Le pays de la haine.--Marche au Nord.--Échelons successifs.--Rôle réservé au contingent prussien.--Traité avec l'Autriche.--Appel à la Turquie: Napoléon espère revivifier et soulever l'Islam.--Rôle réservé à la cavalerie ottomane.--L'Empereur se résigne à négocier avec Bernadotte.--Ouvertures à la princesse royale.--Saisie antérieure de la Poméranie suédoise: conséquences de cet acte.--Premiers mécomptes.--Arrivée et déploiement de nos armées sur la Vistule.--Départ projeté et différé.--Lutte contre la famine.--Conversation avec l'archichancelier.--Opposition de Caulaincourt à la guerre: efforts persistants et infructueux de Napoléon pour le ramener et le convaincre.--État d'esprit de l'Empereur.--Son langage à Savary et à Pasquier.--Les deux plans de campagne: Napoléon subit déjà l'attraction de Moscou.--Sa raison victime de son imagination.--Rêves vertigineux.--Au delà de Moscou.--L'Orient.--L'Égypte.--Les Indes.--Conversation avec Narbonne.--Vision d'une lointaine et suprême apothéose. CHAPITRE X ALEXANDRE ET BERNADOTTE. Impassibilité d'Alexandre pendant nos premières marches.--Nos ennemis craignent de sa part une défaillance.--Ils désirent un secours.--Arrivée à Pétersbourg d'un envoyé extraordinaire de Suède.--Bernadotte veut se faire l'artisan de la rupture définitive et le promoteur d'une dernière coalition.--Son plan d'opérations diplomatiques et militaires; son arrière-pensée.--Le comte de Loewenhielm.--Demande de la Norvège.--Scrupules passagers d'Alexandre: sa conscience capitule.--Envoi de Suchtelen en Suède.--Négociation en partie double.--Défiance réciproque.--La politique de l'Empereur, la politique du chancelier.--Arrivée du message de l'Élysée.--Agitation mondaine: lutte des partis.--Alexandre demeure inébranlable, mais il se sert des propositions françaises auprès de Loewenhielm pour l'amener à réduire ses exigences.--Bernadotte joue pareillement auprès de Suchtelen des offres transmises par la princesse royale.--Bizarre incident.--Les deux traités.--Duel de générosité.--L'accord conclu.--Alexandre fait sa réponse aux propositions françaises et signifie ses exigences.--Ultimatum du 8 avril.--Sommation d'évacuer la Prusse et les pays situés au delà de l'Elbe avant tout accord sur le fond du litige: ce qu'offre la Russie en échange.--Conciliation impossible.--Efforts de nos ennemis pour se débarrasser de Spéranski.--Causes profondes et motifs déterminants de sa disgrâce.--La soirée et la nuit du 17 mars; l'exil.--Alexandre se livre complètement à l'émigration européenne.--Ardeur furieuse de nos adversaires.--Toujours Armfeldt.--Opérations de Bernadotte.--Les soirées au palais royal de Stockholm.--Bernadotte presse Alexandre d'entamer les hostilités.--Départ d'Alexandre pour Wilna; sa dernière entrevue avec Lauriston.--Il incline encore une fois à pousser ses troupes en avant; incident fortuit qui le ramène et le fixe au système de l'absolue défensive.--La fatalité pèse déjà sur l'Empereur. CHAPITRE XI L'ULTIMATUM RUSSE. Bonne foi et candeur de Kourakine.--Il blâme son gouvernement.--Il continue à désirer la paix et à célébrer l'alliance.--Procès de haute trahison.--Discours du procureur général.--Interrogatoire des prévenus; responsabilités inégales.--Le verdict.--Condamnation de Michel et de Saget.--Protestation de Kourakine contre les termes de l'accusation.--Arrivée de l'ultimatum.--Kourakine à Saint-Cloud.--Colère et inquiétude de l'Empereur.--Alerte passagère.--Napoléon veut à tout prix détourner les Russes de l'offensive pour la prendre lui-même à son heure.--Proposition d'armistice éventuel.--Envoi de Narbonne à Wilna; caractère et but de cette mission.--Démarche à effet auprès de l'Angleterre.--Le gouvernement français se donne l'air d'accepter une négociation avec Kourakine sur la base de l'ultimatum; l'ambassadeur est ensuite remis de jour en jour, dupé et mystifié de toutes manières.--Ses yeux commencent à s'ouvrir.--Réquisitions pressantes.--Symptômes alarmants.--Exécution de Michel.--Nouvel enlèvement de Wustinger.--Départ de Schwartzenberg.--Kourakine s'aperçoit qu'on l'abuse et qu'on le joue; un subit accès d'exaspération le jette hors de son caractère.--Il réclame ses passeports; cette démarche équivaut à une déclaration de guerre.--Contre-temps également fâcheux pour les deux empereurs.--Départ de Napoléon et de Marie-Louise pour Dresde.--Note du _Moniteur_.--Napoléon confie au duc de Bassano le soin d'apaiser Kourakine et de lui faire retirer sa demande de passeports.--Nouvelle conférence.--Crise de larmes.--Le duc feint d'entrer en matière; il soulève une difficulté de procédure: question des pouvoirs.--Le ministre échappe à l'ambassadeur et part pour l'Allemagne.--Kourakine retenu à son poste.--Napoléon est parvenu à éloigner momentanément la rupture. CHAPITRE XII DRESDE. À travers l'Allemagne.--Arrivée à Dresde.--Installation de l'Empereur.--Tableau de la cour saxonne.--Affluence de souverains.--La reine de Westphalie.--Arrivée de l'empereur et de l'impératrice d'Autriche.--Belle-mère et belle-fille.--Fête du 19 avril.--Aspect de Dresde pendant le congrès.--Vie de famille.--L'Empereur se remet au travail.--Lettre de Kourakine réclamant à nouveau ses passeports.--Manoeuvre de la dernière heure.--Ordre expédié à Lauriston de se rendre à Wilna et d'y entretenir un fallacieux espoir de paix.--La journée des souverains à Dresde.--Le lever de l'Empereur.--La toilette de l'Impératrice.--L'après-midi.--Goûts et occupations de l'empereur François.--Le dîner.--Cérémonial napoléonien.--Napoléon et Louis XVI.--La soirée.--Le jeu des souverains et le cercle de cour.--Jalousie des dames autrichiennes.--Mme de Senft.--Le duc de Bassano.--Caulaincourt.--Mots de l'Empereur.--Ses conversations avec l'empereur François.--Il se met en frais de galanterie auprès de l'impératrice d'Autriche et ne réussit pas à la gagner.--Intimité apparente.--Les cours au spectacle.--Parterre de rois.--Napoléon comparé au soleil.--Le roi de Prusse.--Le _Kronprinz_.--Hiérarchie établie entre les souverains.--Concours de bassesses.--Apogée de la puissance impériale.--Spectacle sans pareil dans l'histoire.--Napoléon se montre davantage en public; promenade à cheval autour de Dresde.--Visite à l'église Notre-Dame.--L'empereur Alexandre dans une église catholique de Lithuanie.--La veillée des armes.--Retour de Narbonne; il rend compte de sa mission.--Explosion printanière; approche de la saison favorable aux hostilités.--Dernier appel à la Suède et à la Turquie.--Napoléon décide de soulever la Pologne.--Il songe à Talleyrand pour l'ambassade de Varsovie; raisons qui le portent à ce choix, incidents qui l'y font renoncer.--Nouvelle disgrâce de Talleyrand.--L'abbé de Pradt.--Choix funeste.--Objets proposés au zèle de l'ambassadeur.--Napoléon cherche à gagner encore quelques jours.--Son départ de Dresde.--L'assemblée des souverains se disperse.--Propositions inattendues de Bernadotte: motif et caractère de ce revirement.--Mauvaise foi du prince royal.--Il s'efforce de ménager un accord entre la Russie et la Porte--Congrès et traité de Bucharest.--La paix sans l'alliance.--L'amiral Tchitchagof.--Projet d'une grande diversion orientale.--Alexandre espère ébranler le monde slave et le précipiter sur l'Illyrie et l'Italie françaises.--L'idée des nationalités se retourne contre la France.--Demi-trahison de l'Autriche.--Duplicité de la Prusse et des cours secondaires de l'Allemagne.--Universel mensonge.--Avertissements de Jérôme-Napoléon, de Davout et de Rapp.--Pronostic de Sémonville.--Parmi les Français, les grands se lassent et s'inquiètent: la confiance des humbles reste absolue et ardente.--Lettre d'un soldat.--L'armée croit aller aux Indes. CHAPITRE XIII LE PASSAGE DU NIÉMEN. PREMIÈRE PARTIE.--L'IRRUPTION. Napoléon à Posen.--Enthousiasme de la population.--Réponse à Bernadotte.--Séjour à Thorn.--Derniers préparatifs.--Préoccupation dominante de l'Empereur: la question du pain.--Dispositif d'attaque.--Napoléon met ses armées en campagne avant de déclarer la guerre.--Son exaltation belliqueuse.--Le _Chant du départ_.--Rencontre avec Murat; comédie sentimentale.--Marche dévastatrice à travers la Prusse orientale et la basse Pologne; encombrement des routes; premiers désordres.--Manifeste guerrier.--Supercherie de la dernière minute.--Nouvelles de Pétersbourg.--L'empereur de Russie a refusé de recevoir l'ambassadeur de France.--Napoléon rejoint la colonne de tête.--Sa proclamation aux troupes.--Il s'élance aux avant-postes et atteint le Niémen.--Il voit la Russie.--Déguisement.--Reconnaissance à cheval.--Accident.--Sombres pressentiments.--Arrivée des troupes.--La journée du 23 juin.--La nuit.--Atterrissage silencieux.--Les premiers coups de feu.--Lever du soleil.--Féerique spectacle.--Enthousiasme des troupes; gaieté et activité de l'Empereur.--Incident de la Wilya.--Établissement à Kowno.--Quarante-huit heures de défilé.--L'invasion commence. DEUXIÈME PARTIE.--ARRIVÉE À WILNA; DERNIÈRE NÉGOCIATION. Conseil militaire d'Alexandre.--Cacophonie.--Excursions aux environs de Wilna.--Ascendant d'Alexandre sur les femmes.--Fête du 24 juin; accident de mauvais augure.--La nouvelle de l'invasion arrive au Tsar pendant le bal; son impassibilité.--La Fatalité et la Providence.--Recul instinctif.--Mission de Balachof.--Offre d'une réconciliation _in extremis_; causes et but réel de cette démarche.--Balachof aux avant-postes.--Rencontre avec le roi de Naples.--Accueil de Davout.--Napoléon ne veut recevoir l'envoyé russe qu'au lendemain d'une victoire.--Il apprend la retraite des Russes.--Son désappointement.--Il précipite son armée sur Wilna.--Premiers symptômes de désagrégation.--Entrée de Napoléon à Wilna: accueil de glace: incendie des magasins.--Ovations provoquées et tardives.--L'Empereur s'acharne à l'espoir de couper et de prendre une partie des armées russes.--Succession d'orages: les éléments se déchaînent contre nous.--Hécatombe de chevaux.--L'ennemi se dérobe et s'évanouit.--Fausse joie.--La colonne de Dorockhof en grand danger; son évasion.--Les débuts de la campagne manqués.--Froideur des Lithuaniens.--Napoléon décide de recevoir Balachof.--Longue et remarquable conversation avec cet envoyé.--Paroles violentes.--Le but de l'Empereur est de faire trembler Alexandre pour sa sécurité personnelle et de l'amener à une prompte capitulation.--Balachof à la table impériale.--Réponses célèbres.--Mot blessant de Napoléon à Caulaincourt; ferme réplique.--Départ de Balachof.--Protestation indignée de Caulaincourt; il demande son congé.--Patience de l'Empereur; comment il met fin à la scène.--Rupture irrévocable de toutes relations entre les deux empereurs.--La guerre succède sans transition au déchirement de l'alliance. CONCLUSION. APPENDICE. PARIS. TYPOGRAPHIE DE E. PLON, NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE. *** End of this LibraryBlog Digital Book "Napoléon et Alexandre Ier (3/3) - L'alliance russe sous le premier Empire" *** Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.