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Title: L'Illustration, No. 0004, 25 Mars 1843
Author: Various
Language: French
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L'ILLUSTRATION, NO. 0004, 25 MARS 1843 ***



L'ILLUSTRATION, Nº 0004--25 MARS 1843.

JOURNAL UNIVERSEL

Ab. pour Paris.--3 mois, 8 fr.--6 mois, 16 fr.--Un an. 30 fr.
Prix de chaque Nº 75 c.--La collection mensuelle br., 2 fr 75.

Ab. pour les Dep.--3 mois. 9 fr.--6 mois, 17 fr.--Un an. 32 fr.
pour l'étranger,--3 mois. 10 fr.--6 mois, 20 fr.--Un an. 40 fr.

Nº 4 Vol. I.--SAMEDI 25 MARS 1843.
Bureaux, rue de Seine, 33.--Réimprimé.



SOMMAIRE.

La France et l'île Taïti. Histoire et description géographique de Taïti.
_Vue de Taïti; Portrait de la reine Pomaré; Carte._--Plan de la
Pointe-à-Pitre.--Courrier de Paris. Le Soleil, la Comète, le bal d'Arual
et le bal de l'association dramatique.--Le bal de l'Opéra et la
Mi-Carême. _Une Voiture de Masques; Un bal masqué à l'Opéra._--Théâtres.
Charles VI, Gaïffer, le Mariage au Tambour, le Succès, la Nouvelle
Psyché. _Portraits de MM. Casimir Delavigne et Halévy; Scènes
principales du Mariage au Tambour et de la Nouvelle
Psyché._--Beaux-Arts. Salon de 1843. _Deux Vues du grand salon carré,
avec 42 tableaux._--Le Rat amoureux, conte par M. A.
_Gravure._--Industrie. Des claviers typographiques _Trois
Gravures._--Bulletin bibliographique.--Annonces.--Nouvelles
astronomiques. La Comète; Lumière zodiacale.
_Gravure._--Mercuriales.--Rébus.



La France et l'île Taïti.

L'extension du protectorat de la France dans l'océan Indien, sur la
demande formelle de la reine Pomaré, souveraine de Taïti et de tout
l'archipel de la Société, voilà la nouvelle de la semaine.

Parmi les journaux politiques, quelques-uns ont fait valoir outre mesure
l'importance de ce fait. Il est bien vrai que l'établissement de notre
domination dans une île plus considérable et plus riche que celles des
Marquises, et qui heureusement n'en est pas très-éloignée, offre des
avantages sous le rapport du développement de notre marine marchande et
de nos relations maritimes. Tout ce petit archipel est riche en bois de
construction. Le riz, le café, la canne à sucre, y croissent en
abondance, et la pêche des perles et de la nacre y est très-productive.
Loin d'être anthropophages comme dans les Marquises, les habitants,
adroits et industrieux, sont de tous les Polynésiens les plus avancés en
civilisation. Chez eux le christianisme, grâce aux efforts des
missionnaires, a détruit l'idolâtrie, et tout, moeurs et lois, y respire
la bienveillance et la douceur. Mais quelle seraient, en cas de guerre,
les conséquences de la position que nous prenons là? L'Amérique du Sud,
et particulièrement le Chili, se fortifiant, nous offriront-ils assez
tôt un point d'appui dans ces parages, et saurons-nous enfin nous y
ménager une alliance solide? Tant que ces divers points font question,
serait-il sage de mettre absolument sur la même ligne les dépenses qui
pourront être demandées pour la Polynésie et celles qu'on doit faire,
nous ne dirons pas pour l'Algérie, qui est à nos portes, mais même pour
la Martinique, grande et sûre position militaire, pour Bourbon et pour
cette malheureuse. Guadeloupe, qui a jadis résisté huit années à
l'Angleterre?

D'autres journaux, à propos de cette lointaine conquête pacifique et
aussi de notre établissement lilliputien des îles Marquises, ont rappelé
la queue coupée du chien d'Alcibiade, qui occupa tant jadis les Français
d'Athènes. Mais ceux qui, dans cette hypothèse, profiteraient le plus de
cette petite diversion nouvelle, cette fois due au hasard, ont-ils été
bien sincèrement enchantés de la bonne volonté de la reine Pomaré pour
eux, et n'y a-t-il pas là une nouvelle source de contestations possibles
avec la Grande-Bretagne?

[Illustration: Vue de la baie de Pape-ti, à Taïti.]

Quant à nous, quelles que soient ces conséquences, ce petit événement
nous semble avoir une signification supérieure; à son importance
présente. Qu'on y prenne garde; c'est après avoir expulsé de l'île les
missionnaires anglicans et méthodistes qui voulaient les empêcher de
danser et de jouer de la flûte, que ces pauvres sauvages se sont mis
sous la protection du pavillon français, du pavillon des _Oui-Oui_,
comme ils nous appellent en leur langue, sans doute grâce à notre
laisser-aller et à notre humeur plus enjouée et plus facile. C'est un
nouveau symptôme de la frayeur qu'inspire au monde, et surtout au midi,
le joug de l'Angleterre. C'est une nouvelle preuve, entre mille, de la
supériorité de notre civilisation plus douce, plus tempérée, plus
artiste et plus naturellement expansive, sur le génie britannique, plus
militaire, plus méthodiste et calculateur.

[Illustration: La reine Pomaré.]

Quand les illustres navigateurs Cook et Bougainville, pénétrant les
premiers dans l'océan Pacifique, virent s'élever de son sein embaumé
toutes ces îles inconnues, toutes couvertes, des bords riants de la mer
aux cimes bleues des montagnes, de verdure, de fruits et de fleurs, leur
imagination leur rappela de suite les plus charmants souvenirs du
paganisme antique, Idalie, Paphos et Cythère. Plus tard, l'âme plus
austère des graves missionnaires chrétiens, en voyant ces heureuses
peuplades parées plutôt que vêtues de branches de figuier, faire voler
en chantant sur ces îlots toujours calmes leurs doubles canots aux
voiles de jonc, tout banderolés de fleurs et de plumes brillantes, se
laissa aussi charmer, et se souvint du paradis terrestre. Chanter et
danser semblaient à ces sauvages toute la vie, et la religion même; les
soins pénibles de l'existence, ils les ignoraient, se désaltérant sans
peine au courant de leurs mille ruisseaux, et cueillant sans travail,
pour se nourrir, le pain sur les arbres. Et c'est à ces molles
populations, pour qui la douce morale de l'Évangile semblait sévère, que
le rigorisme des missionnaires puritains a voulu imposer la dure et
sombre religion de la Bible, les contraignant, entre autres vexations, à
ne plus danser le jour du Seigneur, c'est-à-dire, et à la lettre dans
l'esprit de ces peuples, à être impies ce jour-là pour honorer Dieu.
Plus de danse à Taïti; à Taïti plus de jeux, plus de musique! Faut-il
s'étonner que cette tyrannie, assurément plus déplacée là que partout
ailleurs, ait presque dépeuplé ces places fortunées, en précipitant les
malheureux sauvages dans l'intérieur des terres, c'est-à-dire dans les
montagnes, où ils dansent moins gaiement, sans doute, qu'aux bords
enchantés de la mer, mais enfin où ils peuvent danser librement? Depuis
longtemps ce petit pays luttait contre cette tyrannie des missionnaires
protestants, et en 1825, les Anglais avaient offert leur médiation; elle
fut refusée, et l'île proclama son indépendance. Voilà maintenant que la
reine Pomaré, redoutant de tomber tôt ou tard sous la férule
britannique, a saisi au vol, d'instinct et apparemment sans avoir étudié
l'histoire, l'occasion d'abriter son île sous le pavillon de ce peuple
qui écrivait il y a cinquante ans, sur les ruines fumantes de la
Bastille: _Ici l'on danse!_

Pour mieux comprendre ce qui manque à ces missionnaires anglicans, et,
en général, le défaut absolu de flexibilité du génie anglais et son
impuissance à civiliser véritablement le monde, qu'on se rappelle ces
prodiges de bon sens pratique dans l'apostolat, et, si on peut parler
ainsi sans profanation, ces miracles d'esprit dans l'exercice de la
charité et jusque dans le martyre, tentés et accomplis jadis par nos
missionnaires catholiques sur les bords du Paraguay. Là, malgré la
beauté du climat et au milieu des plus riches dons de la nature, la
population sauvage, vivant dans des antres ou sur les branches des
arbres, indolente, stupide et féroce, loin de ressembler en rien à celle
de Taïti, semblait n'offrir à l'oeil chrétien que le type le plus laid
de l'homme primitif dégradé par la chute. Eh bien! que firent nos
missionnaires? Ils se contentèrent d'abord d'attraper doucement
quelques-uns de ces oiseaux d'espèce nouvelle; ils les apprivoisèrent
peu à peu, leur enseignèrent la musique, et, en les faisant chanter en
choeur, ils purent s'en servir pour attirer dans leurs filets les
oiseaux encore sauvages. On peut voir dans le _Génie du Christianisme_.
comment le zèle religieux et l'intelligence de ces bons missionnaires
surent réaliser de nouveau au Paraguay, comme le dit Charlevoix
lui-même, «les merveilles des Amphion et des Orphée.» Puis, quand les
sauvages furent rassemblés en cités, leurs habiles instituteurs se
hâtèrent-ils tant de parler à ces âmes enfantines le langage abstrait de
la sévère raison? Loin de là. Le même Charlevoix raconte que les pères
avaient établi partout des jeux, des courses de bagues, où ils
assistaient, distribuant les prix eux-mêmes: ils avaient introduit
partout des danses à la manière des Grecs. C'est ainsi, et en se
conformant sagement aux conditions du climat et aux moeurs naturelles du
pays, qu'ils parvinrent à agir rapidement sur ces moeurs, à les
transformer, et à fonder cette république chrétienne de sauvages dont
Muratori a si bien dit: «C'était un christianisme heureux,
_cristianesimo felice_.»

Que ceux-là donc qui, trompés par le courant quotidien des accidents
politiques, seraient portés à désespérer de la fortune de la France et
du génie de notre civilisation, parce qu'un nuage les voile
passagèrement, se rassurent. Le génie national sommeille, il se
réveillera. Si la sympathie de l'Europe pour nous s'est, à nos côtés et
de toutes parts, un peu refroidie, ne semble-t-il pas qu'aux extrémités
du monde un instinct divin parle mystérieusement de nos destinées à
l'oreille des sauvages? voyons-y hardiment un gage d'espérance et soyons
plus confiants. Si l'Europe n'a pu supporter la monarchie universelle
des _Oui-Oui_, comme nous appellent naïvement les Taïtiens, comment
craindre sérieusement que le monde accepte à jamais l'universelle
domination de la race anglaise, qui ne sait dire _oui_, elle, que quand
on lui offre un profit matériel bien clair et bien net, et qui, hors de
là, répond impitoyablement _non_ à ce bon empereur de la Chine, quand il
réclame pour son peuple le droit de ne point s'empoisonner, et encore,
et toujours _non_, à cette aimable reine Pomaré, qui a le bon esprit de
ne pas laisser prescrire ou tomber en désuétude le droit de danser, si
sacré à Taïti!

Histoire et description géographique de l'Archipel de Taïti.

«Au milieu de la vaste mer du Sud, s'élève, comme la reine de l'Océan
Pacifique, la délicieuse O'Taïti, écrivait, en 1825, un voyageur
français; une verdure toujours fraîche couronne ses pics volcanisés; ses
rivages et ses récifs disparaissent sous les forêts de cocotiers dont
les immenses parasols de verdure sont sans cesse balancés par les molles
brises des vents alizés. Là, sous un ciel dont la température est tiède,
vivent d'heureux insulaires; leurs jours se succèdent sans secousses, et
leurs occupations du lendemain sont semblables à celles des jours
écoulés.»

Cette description n'était déjà plus vraie à l'époque où elle fut écrite.
La nature n'avait rien perdu à Taïti de sa fertilité, de sa beauté et de
sa fraîcheur; l'air y demeurait toujours aussi pur et aussi doux, mais
les habitants n'y jouissaient plus du même calme et du même bonheur. La
population, qui, cinquante aimées auparavant, s'élevait au chiffre de
150,000 âmes, était déjà descendue à dix ou douze mille.

Le groupe Polynésien, connu sous le nom d'archipel de Taïti, et appelé
jadis les îles de la Société, ou îles Géorgiennes, se compose de onze
îles: Maïtia, Taïti, Eimeo, Tabou-Emanou, Wahyne, Raiatea, Tahaa,
Bora-Bora, Toubaï, Maupiti et Tetoua-Roa. _Taïti_, la plus grande de ces
onze îles, est une terre élevée, s'abaissant de toutes parts vers ses
bords pour former une bande circulaire de terrain littoral, le seul
habité et livré à la culture. La ceinture de récifs qui l'entoure offre
çà et là quelques îlots, et s'ouvre, d'espace en espace, en de larges et
profondes passes, conduisant aux mouillages intérieurs. L'île entière,
du N.-O. au S.-E., a près de quarante milles de longueur, sur une
largeur qui varie de 6 à 21 milles. Elle s'étend du 17° 28' au 17° 56'
latitude sud, et du 151° 24' au 152° 1' longitude ouest. Un isthme bas,
submergé dans les marées hautes, la divise en deux péninsules inégales,
dont la plus grande est ronde et la plus petite ovale: la plus grande
s'appelle Taïti, la seconde Taïa-Rabou. Taïti est le nom que les
insulaires donnent à leur île. Quand Bougainville leur demanda: «Comment
se nomme votre île? ils répondirent: _O'Taïti_, c'est Taïti.»
Bougainville et plusieurs navigateurs ont désigné sous le nom de O'Taïti
la reine de la Polynésie.

[Illustration: (La flèche indique la direction des îles Marquises, à
1450 kilomètres nord-est.)]

«La découverte de Taïti, longtemps attribuée à l'Espagnol Quiros, dit M.
Louis Reybaud dans son nouvel ouvrage sur la _Polynésie et les îles
Marquises,_ ne semble pas remonter au delà de la reconnaissance positive
du capitaine anglais Wallis en 1767. Wallis, à l'aide de ses canons, se
fit promptement respecter sur les plages de l'île, et à ce premier
succès il joignit bientôt la conquête de la reine Berea, dont les
anciennes relations vantent le port majestueux. Bougainville, qui visita
Taïti quelques mois après Wallis, n'aspira pas aux mêmes bonnes
fortunes; mais son équipage utilisa si bien cette heureuse relâche, que
l'amiral crut devoir donner à l'archipel un nom mythologique en harmonie
avec ses moeurs amoureuses; il l'appela _Nouvelle Cythère_. Cook,
voyageur plus sévère encore, ne fut point insensible aux séductions du
pays, à la candeur, aux grâces de ses habitants; il parut trois fois à
Taïti, et chaque fois ce furent de nouvelles fêtes, de nouveaux élans
d'affection, de nouveaux témoignages de bienveillance. Les divers
navigateurs qui y jetèrent l'ancre à leur tour, l'Espagnol Bonechea,
Vancouver, l'Anglais Sever, du brick _Lady Penrhyn_, le capitaine Bligh,
du sloop _Bounty_, le capitaine New, du _Dedalus_, n'eurent qu'à se
louer également des procédés de ce peuple hospitalier et paisible. Aux
fléaux que leur apportait la civilisation, ces sauvages ne surent
répondre que par la résignation la plus touchante.»

En 1797, la société des missions de Londres envoya à Taïti le _Duff_,
capitaine Wilson, qui y laissa quelques apôtres dévoués. Le roi du pays
était alors Pomaré; il régnait au nom de son fils Otou, depuis célèbre
sous le nom de Pomaré II. Ce chef fit aux missionnaires le meilleur
accueil, et soit par calcul, soit par suite d'une méprise, le
grand-prêtre de l'idolâtrie indigène ne se montra pas moins dévoué à
leur fortune.

Les Taïtiens avaient bien reçu les missionnaires anglicans: ils les
écoutaient; ils réclamaient leurs secours comme mécaniciens, comme
ouvriers intelligents et habiles, mais ils ne se convertissaient pas. En
1805, lors de la mort de Pomaré Ier, qui eut pour successeur son fils,
Pomaré II, ils se moquaient encore tous du Dieu des chrétiens; car,
selon eux, il n'était que le serviteur du grand Oro, le maître du monde.
La guerre civile qui éclata à cette époque força les missionnaires à
quitter l'archipel, pour se rendre à Port-Jackson (1809). On ne laissa
que deux pasteurs, M. Haywood, à Wahyne, et M. Nott, à Eimeo.

Cependant, Pomaré, vaincu par ses ennemis, et retiré à Eimeo, cessa tout
à coup de croire à la religion de ses pères. Le dieu Oro se déclarait
contre lui, le dieu des chrétiens pouvait lui être favorable. Il se fit
baptiser par M. Nott, reparut à Taïti, triompha à son tour de ses rivaux
idolâtres, et, vers la fin de 1815, demeura souverain absolu de tout
l'archipel. Ses sujets suivirent son exemple et demandèrent le baptême.
Rappelés par M. Nott, les missionnaires revinrent de Port-Jackson; et,
deux années après la victoire de Pomaré, on eût vainement cherché dans
toutes ces îles le moindre vestige de l'ancien culte.

Malheureusement pour les indigènes, les missionnaires ne se contentèrent
pas de les convertir et de les moraliser; ils voulurent les gouverner.
En 1821, à la mort de Pomaré II, ils s'emparèrent de la personne de
l'héritier du trône, dont ils prétendaient se servir comme d'un
instrument. En 1824, ils le firent couronner avec pompe; et, pour abolir
à jamais l'influence des grands feudataires, ils promulguèrent une loi
qui établissait dans l'archipel une sorte de gouvernement représentatif.
Pomaré III mourut en 1827, et les deux reines qui régnèrent après lui
sur Taïti, Pomaré Wahyne comme régente, Aimata Wahyne comme reine, ne
souffrirent qu'impatiemment un joug qu'elles ne pouvaient pas encore
briser.

Telle était la situation politique et religieuse de l'archipel de Taïti,
lorsque la Société des Missions catholiques y envoya, en 1836, deux
prêtres français, MM. Caret et Laval. A la nouvelle du débarquement de
ces deux missionnaires, l'Église luthérienne, déjà affaiblie par un
schisme et vivement effrayée, ameuta contre les nouveaux venus la
population de Taïti, et excita une espèce d'émeute, dont ils faillirent
devenir victimes. M. Moërenhout, alors chargé d'affaires des Etats-Unis,
intervint à temps, et les sauva; mais le chef de la mission anglicane,
Pritchard, n'était pas homme à s'arrêter à mi-chemin. «Cumulant, dit
l'écrivain que nous avons déjà cité, les fonctions de ministre du culte
et celles d'agent commercial, il réunit les hommes dévoués de sa double
clientèle, fit entourer la maison dans laquelle se trouvaient les
prêtres français, les en arracha après avoir enlevé la toiture, et les
rembarqua de vive force sur la goélette qui les avait amenés. Vainement
M. Moërenhout essaya-t-il de défendre ces malheureux, il ne réussit qu'à
se faire destituer par le gouvernement des Etats-Unis, qui lui reprocha
d'avoir agi contre les intérêts de la foi luthérienne. Une autre
vengeance, plus mystérieuse et plus cruelle, attendait, à quelque temps
de là, ce digne négociant. Assailli nuitamment dans sa demeure et
réveillé en sursaut, il se trouva face à face d'un homme qui le renversa
d'un coup de hache, et tua sa femme d'un second coup. Cet assassin était
un sujet anglais, qui échappa à la justice locale, et qui, en
assassinant M. Moërenhout, croyait sans doute servir les haines de ses
coreligionnaires. Tant de services rendus aux sujets français, et si
cruellement expiés, méritaient quelque retour de la part de notre
gouvernement. M. Moërenhout fut accrédité par la France auprès des
autorités de Taïti.»

Des outrages pareils ne pouvaient pas demeurer impunis. Les îles
Sandwich avaient été le théâtre de scènes à peu près semblables, et
l'intolérance religieuse appelait une répression éclatante. _La Vénus_
et _l'Artémise_ reçurent toutes les deux des instructions à ce sujet.
_La Vénus_, capitaine Dupetit-Thouars, arriva la première à Taïti; et,
par un singulier hasard, elle s'y croisa avec l'expédition du capitaine
Dumont-d'Urville, composée des corvettes _l'Astrolabe_ et _la Zélée_. Le
capitaine Dupetit-Thouars entra hardiment dans le bassin de Pape-Iti;
et, après avoir mis le village sous le feu de son artillerie, il
demanda: 1º le libre accès de Taïti pour tous les Français, prêtres ou
laïques; 2º une amende de 2,000 gourdes; 3º un salut de vingt-un coups
de canon pour le pavillon national. La jeune reine, furieuse contre les
missionnaires, leur signifia de s'exécuter promptement, et pour l'argent
et pour le salut.

Pritchard avait obéi, mais, _la Vénus_ partie, il essaya de prendre sa
revanche et fit d'abord révoquer la loi qui assurait aux missionnaires
français l'accès de Taïti. A cette nouvelle, qu'elle apprit à Sidney,_
l'Artémise_ revint à Pape-Iti, et le commandant Laplace exigea: 1º que
les Français fussent traités dans l'île à l'égal de la nation la plus
favorisée; 2º qu'un emplacement fut désigné pour la construction d'une
église catholique, et toute liberté accordée aux prêtres français d'y
exercer leur ministère.--Après une longue et orageuse discussion dans le
grand-conseil, les chefs de file déclarèrent à l'unanimité qu'ils
acceptaient les conditions posées par le commandant français.

Il paraît, si nous en croyons les dernières nouvelles, que ces
conditions n'ont pas été tenues; car une lettre, écrite de Valparaiso,
le 1er novembre dernier, à bord de la frégate _la Reine Blanche_, par M.
le contre-amiral Dupetit-Thouars, contenait le paragraphe suivant:

«Par suite des griefs et des réclamations de nos nationaux à Taïti, M.
Dupetit-Thouars ayant cru devoir exiger de la reine Pomaré et des chefs
principaux qui constituent le gouvernement de cette île et de l'archipel
une indemnité de 10,000 piastres fortes, réparation facile, eu égard à
l'abondance du numéraire dans ce pays, les communications qui
s'établirent immédiatement à ce sujet furent bientôt suivies de la
demande officielle de la protection du roi des Français, avec l'offre de
souveraineté extérieure des États de la reine Pomaré, et de la direction
des affaires des blancs à Taïti.

«Cette proposition, si honorable pour la France, et dont les
conséquences surtout peuvent être avantageuses pour nos établissements
des îles Marquises, avait adouci les dispositions rigoureuses motivées
par les procédés du gouvernement taïtien envers nos compatriotes, et
engagé l'amiral à accepter, sauf rectification, le protectorat et la
souveraineté extérieure des États de la reine Pomaré.

«De plus, et pour éviter toute rétractation, aussi bien que pour
s'assurer que rien ne pourrait être tenté contre Taïti avant que le
gouvernement français ait eu le temps de se prononcer sur cette affaire,
l'amiral avait, de concert avec la reine, établi un gouvernement
provisoire pour la direction des affaires des blancs, et joint le
pavillon de France, sous forme de yacht, à celui des îles de la Société.
Enfin il a cru devoir prendre, dans l'intérêt de la France, les mesures
propres à faciliter l'adjonction des États de cette reine de la
Polynésie à la France, et à assurer des droits d'autant plus légitimes,
que c'est de plein gré et spontanément qu'on s'est offert à nous.»

D'un autre côté, voici ce qu'on lisait dans _le Messager_:

«Le gouvernement a reçu des dépêches du contre-amiral Dupetit-Thouars,
qui lui annoncent que la reine et les chefs des îles Taïti ont demandé à
placer ces îles sous la protection du roi des Français. Le contre-amiral
a accepté cette offre, et pris les mesures nécessaires, en attendant la
ratification du roi, qui va lui être expédiée.»

[Illustration: Plan de la Pointe-à-Pitre GUADELOUPE Dressé par M
LEMONNIER DE LA CROIX, ex-architecte--voyer de la ville de la
Pointe-à-Pitre]

1. Église--2. Hôpital.--3. Tribunal.--4. Théâtre--5. Caserne d'infanterie
de marine.--6. Prisons.--7. Entrepôt.--8. Douane.--9. Arsenal.--10.
Caserne de la gendarmerie.--11. Bureaux de la marine.--12. Magasins des
pompiers.--13. Mairie.--14. Trésor--15. Halle à la boucherie.--16. Halle
aux poissons.--17. Corps-de-garde.--18. Bureaux de la police.--19.
bureaux de l'administration intérieure.--20. Presbytère.

_Les quais de la Pointe-à-Pitre:_ c'est là que les navires débarquent
leurs marchandises européennes, et chargent, en retour, les boucauts de
sucre. Les cales qui coupent les quais ont pour objet de faciliter
l'embarquement et le débarquement des marchandises dans de grandes
gabarres (espèce de bateau plat, qui peut porter trente milliers
pesant).

Les maisons construites sur les quais étaient toutes à deux étages.

Tout le haut commerce habitait les quais. Au rez-de-chaussée étaient de
vastes magasins à sucre et les bureaux, au premier et au second était
l'habitation du négociant. Il y avait fort peu de maisons occupées par
plus d'une famille.

_Le quai Tabanon_ était, après six heures du soir, le rendez-vous des
négociants. C'était la petite bourse où l'on parlait d'affaires et de
beaucoup d'autres choses. Il en était de même au coin de la rue des
Abîmes ou d'Arbaud; mais là il y avait moins de négociants; l'assemblée
s'y composait plus particulièrement d'avoués et d'avocats.

Les jeunes gens se réunissaient le soir aux écuries publiques de M.
Chauve; construites sur la place de la Victoire, au coin de la rue
Tascher. Les allées de la place de la Victoire étaient aussi une des
promenades du soir. Le dimanche, les matelots venaient sous ces grands
et beaux arbres, vendre leur petite pacotille.

Le soir du même jour, les nègres se réunissaient sur la place de la
Victoire, depuis six heures jusqu'à huit, en dansant entre eux
accompagnés du _bamboula_. Ils étaient divisés par groupes de
différentes nations.

_La rue d'Arbaud_. Là étaient les études de notaires, d'avoués, les
bazars, les horlogers, bijoutiers; presque toutes les maisons étaient
ornées de balcons, et la haute bourgeoisie de la ville occupait les
premiers, comme sur les quais.

_La rue des Abîmes_ était habitée par le petit commerce, les
quincailliers, les chapeliers, les cordonniers, les faïenciers, les
marchands de rouennerie, de nouveautés, les tailleurs, les cabaretiers.
La poste était dans cette rue.

_Place du Marché_. Les nègres descendaient tous les dimanches des
campagnes, pour vendre leurs provisions sur la place du Marché. On y
tenait cependant tous les jours des marchés, mais moins considérables.

Les troupes manoeuvraient sur la _place de lu Victoire_.

Toutes les maisons qui avoisinaient le _canal Vatable_ étaient en
général occupées par la classe inférieure.

Sur le quai _Ladernoy_, il y avait une grande maison consacrée au cercle
du commerce. Là se donnaient les plus beaux bals. Tous les soirs les
habitants s'y réunissaient pour jouer au billard et aux cartes.

De tous les cafés, le plus fréquenté était le _café Américain._ Il était
situé au coin du _quai Tabanon_. C'était le rendez-vous des officiers,
des marchands et des jeunes gens.

_L'hôtel des Bains_, en face du palais de justice, où descendaient de
préférence les habitants de la campagne, avait un bon restaurant.

Un autre hôtel était établi sur le quai, au coin de la rue Marligue.

A sept heures du soir, on tirait un coup de canon de l'arsenal pour
faire rentrer les soldats.

A huit heures, on sonnait la cloche pour faire rentrer les esclaves.

Tous les individus qui étaient surpris dans les rues après huit heures,
sans fanal et sans permis, étaient arrêtés et conduits au bureau de
police.

Les rues étaient balayées tous les jours par les condamnés: de la chaîne
de police correctionnelle. Les galériens étaient employés aux travaux du
port et des escarpements.



Courrier de Paris

31 mars

Ce qu'il y a de plus nouveau à Paris, au moment où je vous écris, c'est
le soleil. Nous sommes blasés sur tout le reste; toutes les nouveautés
écloses cet hiver sont déjà fanées, et l'on n'en parle plus. Les
pianistes-prodiges, les chanteurs sans pareils, les violonistes plus ou
moins norwégiens, ont passé en quelques semaines; Ronconi a dû partir
hier pour Vienne; depuis quinze jours la pâle ombre de Paganini a repris
la route de Naples, sous le nom et avec le passe-port de Sivori; et si
l'honorable Thimothy Haahlio, envoyé du roi des îles Sandwich, et parti
de la rade de Honolulu, sur la goélette _l'Embuscade_, n'était pas
débarqué, depuis lundi dernier, à l'hôtel Meurice, Paris--chose
singulière--se trouverait positivement à court de phénomènes vivants.
_Les Burgraves_, il est vrai, ont donné un coup de trompette; mais on
les a laissés faire. D'ailleurs ils vont avoir bientôt une redoutable
concurrence. Les deux fils de la reine Pomaré sont attendus d'un jour à
l'autre. Ils viennent, au nom de leur auguste mère, faire hommage-lige à
la France, dans la personne de S. M. Louis-Philippe. Nous aurons bientôt
des coiffures à la Pomaré et des robes couleur taïti. Que pourront
cependant les _Burgraves_, eux qui ne sont pas même tatoués?

Après un noir hiver, après des jours pluvieux et sombres, savez-vous en
effet rien de plus charmant et de plus nouveau que le soleil? Dans cette
ville qui a la prétention d'être l'amour et les délices du monde, le
soleil est une chose de hasard, une exception, une rareté. On passe huit
mois ici dans les brouillards, dans la pluie, dans la boue, dans la
nuit. Paris, pendant les deux tiers de l'année, serait condamné à vivre
comme un Lapon ou un Groenlandais, s'il n'avait eu l'esprit d'inventer
les trottoirs, les becs de gaz et les citadines.--Pour en revenir au
soleil (un autre jour je vous parlerai de la lune), il s'est conduit
cette année d'une manière toute particulière; d'ordinaire il annonce son
arrivée avec de certains ménagements. En attendant l'éclatante
apparition de sa royauté enflammée, de sa face d'or et de pourpre, il
détache quelques petits rayons en éclaireurs, pour préparer sa route:
ceux-ci se glissent doucement à travers les nuages et envoient de pâles
reflets sur les toits et aux vitres des maisons. Ce sont là les
premières escarmouches de la lutte qui s'engage, vers les derniers jours
de mars et le commencement d'avril, entre la nuit et le jour, entre
l'hiver et le printemps. Des deux parts les chances du combat sont
d'abord incertaines: l'hiver ne se laisse pas vaincre aisément.--Le
printemps gagne-t-il un coin d'azur dans le ciel: aussitôt l'hiver de
lancer contre lui quelque gros nuage qui lui reste. Est-ce un bourgeon
impatient qui éclate, une fleur précoce qui s'entr'ouvre et sourit:
l'hiver souffle sur eux son dernier givre et les glace. Il faut que le
soleil en personne arrive enfin avec toutes réserve de flammes et de
lumières, pour renverser ces derniers efforts de l'ennemi expirant.

Cette fois, l'astre n'y a pas mis tant de façons; il s'est montré à
l'impromptu, sans laisser le temps de lui crier «Qui vive!» Il s'est
montré, dis-je, tout entier, ardent, radieux, magnifique, inondant le
jour de tièdes haleines, et rendant à la nuit sa voûte d'azur et
d'étoiles, Paris s'est étonné de cette chaude invasion, et dans une
telle saison. Il a pris son calendrier comme on tire sa montre quand on
ne sait pas l'heure. Le calendrier marquait bien le mois de mars: or,
jamais le mois de mars n'avait eu de pareilles fantaisies. Jusqu'ici,
mars passait pour un mois intermédiaire, cultivant encore le coin du
feu, et soufflant même de temps en temps dans ses doigts.. Aujourd'hui
on ne s'y reconnaît plus: mars est devenu le mois de juin. On n'entend
que ces mots d'un bout de la ville à l'autre: Qu'il fait chaud! Imaginez
ce que doit être une ville que l'été surprend inopinément, en plein
hiver. Il y a un moment où elle n'est occupée qu'à éteindre son feu, à
ouvrir ses fenêtres et à jeter là son manteau. Telle est la situation de
Paris depuis huit jours. Il cherche de l'air et se déshabille.

Un lieutenant de grenadiers, qui faisait sa ronde, a vu, le premier, la
cause de cet été par anticipation. Notre brave, tout en patrouillant
pour la plus grande tranquillité de la terre, leva les yeux au ciel par
distraction: qu'aperçut-il? une lumière blanche et vive, d'une forme
allongée, qui illuminait l'air comme les jets diaphanes d'un feu
d'artifice. Il cherchait encore, dans sa science, la raison de ce
phénomène, que déjà la lunette des astronomes était tournée vers le
ciel, et devant le mystère. C'était une comète qui nous faisait
l'honneur de nous rendre visite. Ainsi, nous sommes propriétaires d'une
comète; cela nous fera toujours passer une semaine ou deux, les chansons
ne manqueront pas, ni les bons mots, ni les épigrammes ni les
vaudevilles à la comète. Qui oserait y trouver à redire? Il est bien
permis de railler un astre si parfaitement en mesure de répondre, et qui
peut à des chansons riposter par un déluge de feu, et brûler vifs les
railleurs.

Enfin, que nous veut-elle? Est-ce une de ces comètes échevelées dont
parle Virgile, sinistre messager de la mort de César? Mais où est César?
Est-ce un ange exterminateur expédié des hauteurs célestes, pour châtier
nos crimes? En vérité, cela serait injuste. Oh! la nation scélérate, en
effet, dont la hardiesse va jusqu'à réclamer depuis dix ans la
définition de l'attentat et l'adjonction des capacités! ce n'est pas une
comète que le ciel lui devait, mais une couronne de rosière. J'en
conclus que cette comète est une comète d'un bon caractère, dont il ne
faut pas s'inquiéter; elle n'est venue que pour faire fleurir les lilas
et les amandiers plus vite, mûrir nos raisins, et nous obliger à des
économies de bois et de charbon. Le signalement que l'Académie des
Sciences a bien voulu nous en donner prouve suffisamment les honnêtes
intentions de notre comète (je l'appelle _notre_ pour attirer sa
confiance). Ce n'est pas une de ces comètes de taille colossale, une de
ces comètes pourvues d'une queue comparable à la croupe du monstre de
Trézène. Figurez-vous une comète qui a la queue plus mince et plus
étroite que la chose n'est permise à une comète de bonne maison. Ainsi,
tout dégénère, tout se rapetisse; les comètes amoindrissent leur queue
de même que la politique.

Son influence la plus directe jusqu'ici s'est fait sentir sur la danse
et dans les bals. Elle a mis les valseuses en nage et les valseurs en
feu. Les salons de Paris sont, à l'heure qu'il est, convertis en étuves
où l'on bout, en attendant qu'on y rôtisse. Cependant le bal persévère;
il s'était posé dans le monde; il avait fait ses invitations à domicile,
et commandé ses sorbets et ses glaces, sans se douter que la comète dût
entrer dans la contredanse. Maintenant que la chose est faite, renvoyer
les violons, ce serait manquer de jarret et de coeur.

On danse donc encore beaucoup à Paris, et l'on y valse davantage. Ce
grand bal finira dans un mois, vers les derniers jours d'avril. Mai
vient mettre en déroule tout ce peuple de robes de gaze, de couronnes de
fleurs, de gants glacés et de bottes vernies. Ces insatiables danseuses,
ces femmes blanches et frêles, qu'un souffle semble devoir briser, et
que les nuits les plus ardentes trouvent parées, debout, infatigables,
toujours prêtes au combat; ces créatures si charmantes et si
redoutables, si faibles et si fortes, vont aller bientôt chercher l'air
et les fleurs, et se refaire le teint aux brises du soir, sous les
vertes charmilles. Déjà, M. de Rambuteau, le préfet de tous les préfets,
qui a, sans contredit, fait le plus sauter ses administrés, M. de
Rambuteau vient de prononcer la clôture de l'avant-deux municipal.

La semaine dansante a tout entière appartenu au monde dramatique. Les
acteurs de Paris ont été pris d'une fureur de chassé-croisé que nous
sommes obligés de signaler. Les banquiers hollandais ou israélites, les
ambassadeurs russes et anglais, les princes bulgares, ont fait place aux
comédiens. Devinez qui a ouvert la danse?... C'est Arnal. Vous
connaissiez depuis longtemps Arnal pour un homme très-passionné:
_Renautlin de Caen_, la _Graine de Lin_, et cent autres iliades
amoureuses, dont il est le héros, vous avaient suffisamment édifié sur
les qualités de ce coeur romanesque. Mais saviez-vous qu'Arnal fût homme
à donner un bal? Pourquoi pas? Arnal avait si bien débuté dans _Un Bal
du Grand Monde!_

Arnal s'est montré d'une grâce parfaite; je ne doute pas que la
galanterie dont il a fait preuve n'ait prodigieusement accru le nombre
de ses victimes. Arnal doit être adoré plus que jamais. Ou n'embaume pas
son antichambre de myrte, de violettes et de camélias, on n'étend pas de
moelleux tapis sur le marbre de l'escalier pour préserver le pied
délicat des danseuses, on ne prodigue pas le sorbet qui parfume, la
glace qui rafraîchit, le punch qui anime, le bordeaux qui réconforte, le
potage et la sandwich, depuis dix heures du soir jusqu'à cinq heures du
matin, pour se faire haïr. Les théâtres de Paris avaient envoyé leurs
plus jolies ambassadrices à cette fête monstrueuse; le Vaudeville y
dansait le galop avec le Théâtre-Français, tandis que le Gymnase
balançait avec l'Académie royale de Musique, et que le Palais-Royal
entraînait la Porte-Saint-Martin dans une valse à deux temps.

Quelques jours après, l'Association dramatique donnait un bal dans la
salle Favart: l'Opéra-Comique avait allumé tous ses lustres et ouvert
toutes ses loges au profit de cette danse charitable (la recette est
destinée aux familles d'artistes malheureux). Le malheur et la danse
s'associent tous les ans, et si la danse y gagne un peu de plaisir, le
malheur y trouve quelque soulagement. Ainsi chacun a sa part, et
personne n'a rien à réclamer: tout le Paris théâtral était là, depuis le
plus grand jusqu'au plus petit, depuis le plus illustre jusqu'au plus
obscur. Le jour d'une bonne action, on ne se mesure pas; tout le monde a
la même taille.

Alcide Tousez figurait au premier rang des commissaires: cet homme
charmant a exercé ses fonctions avec une gravité au-dessus de tout
éloge. Un danseur, sans doute quelque jeune élève du bal des Variétés,
emporté par ses souvenirs ou par son éducation, se laissait entraîner à
la distraction d'une danse un peu colorée; Alcide Tousez s'en aperçoit
bientôt: qui peut échapper à l'oeil d'un commissaire? Il s'approche du
délinquant avec la dignité d'un magistrat qui remplit son devoir.
«Monsieur, dit-il, d'un ton à la fois ferme et paternel, sévère et doux,
ayez la bonté de vous modérer un peu.--Voilà qui est plaisant, réplique
le jeune homme.--Je ne plaisante pas. Monsieur, s'écrie Alcide Tousez
prenant un air de Mathieu Mole--Eh! Monsieur, je vous en vois danser
bien d'autres sur votre théâtre!--Moi, Monsieur, c'est autre chose; j'y
suis autorisé par mon gouvernement!»

Le bal, d'ailleurs, s'est achevé sans plus d'atteinte à la pudeur
d'Alcide Tousez. On n'a jamais dansé au bénéfice de l'infortune avec
plus d'entrain et de légèreté. M. Victor Hugo s'est fait voir; quelqu'un
a entendu mademoiselle Maxime, la Guanhumara détrônée, lui dire: «Je
vous assure, Monsieur, que ce n'est pas ma faute; j'avais fait tout mon
possible pour avoir des yeux d'hyène.» Un moment la salle a eu
grand'peur: M. Alexandre Du..., engagé dans un galop à toute outrance,
s'est laissé choir. Oh! mon Dieu! se serait-il blessé? Mais lui, se
redressant aussitôt et montrant sa haute tête crépue au-dessus de la
foule: «Je viens de faire comme _les Burgraves_, dit-il en souriant...
non pas tout à fait, car je me relève.» Et apercevant M. Victor H...
dans la foule, il alla lui serrer tendrement la main.

J'y songeais! Sous les pieds de cette multitude emportés par le plaisir
et enivrée par la valse, si tout à coup le sol s'était mis à trembler,
renversant ces murs parés d'or et de velours, brisant le cristal de ces
lustres étincelants, engloutissant dans ses entrailles béantes ces
jeunes femmes souriantes et ces jeunes gens, les écrasant sous les
poutres brisées ou les étouffant dans les flammes!... le lendemain on
aurait dansé dans toute la ville au profit des victimes du bal de
l'Association dramatique.


LE BAL DE L'OPERA--LA MI-CARÊME.

Le bal de l'Opéra est et devait être une invention de la Régence. Le
chevalier de Bouillon, qui conçut le projet de ce nouveau
divertissement, en fut récompensé, le fait est historique, par une
pension de six mille livres. Un moine carme, nommé le père Sébastien, et
fort habile mécanicien, trouva le moyen d'élever le plancher du parterre
au niveau de la scène, et de l'abaisser à volonté. L'histoire ne nous
dit pas quelle fut la récompense de cette autre invention.

Ouvert le 2 janvier 1716, le bal de l'Opéra s'est perpétué jusqu'à nos
jours, en passant par des phases et des vicissitudes fort diverses. De
notre temps, il est plus à la mode et plus tumultueux que jamais.
Autrefois, c'était un plaisir de grands seigneurs; le bon ton y couvrait
du moins les mauvaises moeurs. Aujourd'hui, il n'est si mince clerc, si
jeune commis qui ne veuille en avoir sa part, et faire le lionceau,
moyennant un mois de ses appointements, dissipé en une nuit
babylonienne. De là cette cohue sans nom, enrouée, barbouillée, avinée,
qui remplit de ses huées sauvages et de ses lazzis, beaucoup plus
spiritueux que spirituels, la première scène de l'univers.

Depuis son origine jusqu'à ses dernières années, le bal de l'Opéra,
fidèle aux principes et aux traditions de l'étiquette aristocratique qui
avait présidé à sa fondation, avait exclu de son enceinte les
travestissements et la danse. Les hommes n'y étaient admis qu'en habit
de ville, et le domino était le seul déguisement des femmes. On s'y
promenait autour d'un orchestre en sourdine qui dominait, sans
l'étouffer, le bourdonnement discret des causeries particulières.
L'intrigue s'insinuait, glissait, serpentait dans cette salle
étincelante. L'archet révolutionnaire d'un chef d'orchestre (Musard)
l'en a chassée et a étouffé les derniers murmures de ce galant
marivaudage, qui, depuis longtemps, au surplus, s'effaçait peu à peu
pour faire place à la licence.

Le mardi-gras de l'année 1837, Musard donna, rue Lepelletier, un bal,
dont les habitués de ce genre de divertissements ont conservé le
souvenir. L'Opéra atteignit, dès son premier début, à l'idéal du genre.
En récompense de cet exploit, Musard fut porté en triomphe, et faillit
être asphyxié sous les étreintes de ses fanatiques et turbulents
admirateurs. Quelle mort pour un Chef d'orchestre! Dès lors ce fut fait
pour toujours du bal de l'Opéra proprement dit, de cette réunion
masquée, mais à peu près décente, brillante toujours, spirituelle
parfois, qui tenait à la fois du jour et de la nuit vénitienne. Du jour
où le galop y eut pénétré, l'élégance, le décorum, et avec lui l'esprit,
s'enfuirent pour ne plus revenir.

[Illustration.]

A la vérité, on a cherché cet hiver à les retenir, ou plutôt à les
rappeler par une mesure qui tendrait à concilier tous les goûts. Deux
parts du bal ont été faites: la salle a été livrée aux danseurs, et le
foyer réservé «aux folles intrigues qui se croisent, s'enchevêtrait, se
nouent et se dénouent (style consacré) entre une et cinq heures du
matin.» Mais, hélas! l'intrigue est morte... au bal de l'Opéra, du
moins. Voulez-vous avoir une idée des piquantes, des malicieuses, des
fines causeries du foyer? Prêtez l'oreille à l'entretien de ce jeune
dandy et de ce pimpant domino qui s'abordent en ce moment.--Bonjour,
Ernest, dit le domino.--Bonjour, dit le lion. Tu me connais?--Oui.
Demeures-tu toujours rue du Helder?--Mon Dieu, oui. Je voulais changer,
mais je n'ai pas trouvé d'appartement--Et pourquoi vouliez-vous changer,
bel inconstant?--Mon logement n'est pas commode. Et puis j'ai une
cheminée qui fume.--C'est différent. Est-ce que tu ne me reconnais
pas?--Attendez donc. Si, ma foi! je te reconnais: vous êtes madame
D......--Tu n'y es pas!--Si!--Non!--Si!--Non!--Allons, allons,
convenez-en; vous êtes madame D... Comment va la santé, du reste?--Pas
trop mal, avec un gros rhume pourtant. C'est très-imprudent à moi de
venir ici; mais c'est si entraînant, ces bals de l'Opéra!

[Illustration: (Clavier typographique du capitaine Rosenborg.--Fig. 2.
Machine à distribuer.)]

--Oui, c'est bien entraînant. J'en suis une preuve, moi qui sors d'avoir
une fluxion.--Ces temps de dégel ne valent rien pour la poitrine. Ah! à
propos, mauvais sujet, qu'alliez-vous donc faire, l'autre jour, au
passage des Panoramas?--Quel jour?--Mardi ou mercredi, je crois. Tu
avais un pantalon gris.--Ah! oui, j'y suis.--Eh bien!--J'allais acheter
des gants.--Bien vrai?--Ou des bretelles, je ne sais plus au juste; je
crois pourtant que c'était des gants.--Je te quitte. J'aperçois là-bas
un monsieur qu'il faut que j'aille intriguer. Adieu, au prochain
bal.--Adieu, madame.

Quelle débauche d'esprit, quelle verve! C'est bien la peine de mettre un
masque et d'adopter le tutoiement. Ces sémillants colloques font
pourtant le désespoir des provinciaux, qui viennent au bal de l'Opéra,
sur la foi des trompeuses promesses de la réclame, et n'y connaissant
âme qui vive, s'en vont le matin, fort au regret de n'avoir pas été
«intrigués.» Quoi qu'il en soit, le bal de l'Opéra obtient une vogue
étourdissante, et fait plus que jamais, en l'an de grâce 1843, les
délices d'une partie de ce peuple qui aime à se dire le plus policé, le
plus délicat et le plus spirituel de l'univers.

[Illustration: (Le dernier Bal masqué de l'Opéra.)]

Sa vogue ne le cède qu'à celle d'un bal que l'on nomme Chicard, dont les
actions se cotent à la Bourse, et où l'on trouve des fils de pairs de
France, des jeunes premiers, des aspirants diplomates, des marchands
d'habits, des sculpteurs et des plâtriers, des peintres d'histoire et
d'enseignes, des littérateurs, des musiciens et pas mal de corroyeurs, à
commencer par le héros de cette étrange assemblée, et tout cela
fraternisant, sympathisant, trinquant, se colletant, s'embrassant et se
ramassant, comme une foule de vieux amis qui ne se connaissaient pas la
veille, et n'auront surtout garde de se reconnaître le lendemain.

Mais tout cela n'est rien encore. Nous voici au jour de la Mi-Carême,
deuxième édition revue et non corrigée du Mardi-gras. Ohé! ohé! dzing,
baonnd! dzing, baound! tonton, tonton, tontaine, tonton! Quels sont ces
cris, ce bruit affreux, cette musique à crever le tympan? Quelle chasse
infernale nous sonnent ces milliers d'horribles fanfares? Oh! mon Dieu,
ce n'est rien, ne faites pas attention; ce n'est que le carnaval,
enterré il y a trois semaines, qui secoue sa poudre et ressuscite. Le
diable fait, dit-on, de ces miracles, témoin le célèbre ballet du
troisième acte de _Robert_. Vous voulez voir passer feu Carnaval? J'y
consens; courons au boulevard. Mais si vous êtes asphyxié, contusionné,
pilé, broyé; si, du haut d'un arbre, il vous pleut un enfant de Paris
sur la tête, si une voiture vous écrase, si vous sortez de la bagarre
dénué de pans d'habit, de montre et de cravate, ou si vous n'en sortez
pas du tout, ne vous en prenez pas à moi, vous êtes dûment averti.

Nous voici dans la foule. Quel affreux tintamarre! quelle épouvantable
cohue!--Monsieur, ne poussez pas!--Eh! monsieur, l'on me pousse!--Aïe,
les fausses-côtes! aïe, la poitrine!--Je me meurs, j'étouffe! je
suffoque!--Gare donc là, gare donc; rangez-vous!--Ah! ciel, un cheval de
gendarme qui se cabre et recule de notre côté!--Monsieur, que fait votre
main dans ma poche?--Eh! mon Dieu, monsieur, je la mets où je peux, on
n'a pas le choix des locaux!--Une fois engagé dans cette houle humaine,
il faut marcher, bon gré, mal gré, filant soixante pas à l'heure.
Heureux qui, du milieu de ces flots agités, peut, de temps en temps,
diriger sur la grande chaussée du milieu un oblique rayon visuel!--Mais,
ô déception! le carnaval promis se manifeste sous la forme de deux
immenses files de voilures, flanquées de gardes municipaux; mais des
masques, nulle apparence: chacun est venu pour les voir, et chacun voit
qu'il n'a rien vu.--Ah! cependant, voici là-bas une rumeur qui nous
présage l'apparition de quelques-uns de ces oiseaux rares sur terre.
Autant que le permet cet affreux cor de chasse, qui, depuis un quart
d'heure, s'obstine à jouer sur nos têtes la chanson du _Roi Dagobert_,
il me semble discerner certain cri populaire qui nous annonce, ou je me
trompe fort, l'approche de quelque mascarade. En effet, voici des
sauvages, des pandours, des cosaques, des hussards, précédant à toute
bride une, deux, trois voilures, qui roulent à quatre chevaux sur la
chaussée, bourrées de débardeurs, de malins, d'Écossais, d'ours, de
Poletais, de Turcs, d'Espagnols, de laitières, de camargos.

                          Devant, derrière,
                          Jusqu'à la portière
                          C'est un' fourmilière
                   De gens chantant, vociférant, buvant,
                   S'égosillant...

C'est en vain que ces messieurs et ces dames on fait ample provision
d'esprit sous forme de Champagne. Sous ce rapport, celui de l'esprit,
leur consommation est fort mince. De grandes clameurs, de lourds propos,
des grossièretés, voilà tout ce que la gaieté et la verve française
trouvent de plus piquant dans leur bouche.--Mais, quels sont-ils? me
direz-vous.--C'est lord Seymour, ne manqueront pas de s'écrier ici
maints gobe-mouches obstinés.--Non, heureusement pour lord Seymour, il
n'est pas tout ce monde-là. Lisez les inscriptions du drapeau arboré par
chacune de ces mascarades. Voici les «Enfants de la Joie.» Quelle
postérité! La Joie eût mieux fait de rester fille. Plus loin, ce sont
les «Forts buveurs.» Viennent ensuite les «Flambarts,» les «Balochards,»
etc. Voici maintenant les blanchisseurs et les blanchisseuses de
Boulogne, arrivés en trois chariots pour célébrer à Paris le grand jour
de la Mi-Carême, qui est leur fête patronale. Ah! cette autre voilure
qui se croise avec celle des «Balochards,» c'est celle des «Chemisiers
de Pans.» Les deux équipages se hèlent, se défient, viennent bord à
bord, et il s'engage entre eux une bataille en règle,--à coups de
langue, cela va sans dire,--et où il n'y a de morts que les ivres. Vous
êtes probablement peu curieux de savoir qui l'importera du calicot ou de
la rouennerie; passons donc.

Mais, à ce propos, voici un crieur asthmatique qui vous offre depuis une
heure _le Nouveau Catéchisme poissard, ou l'Art de s'amuser en société
sans se fâcher..._. «Sans se fâcher, _nota bene_;» car, si l'on se
fâchait, ce serait comme lorsqu'on se gêne, il n'y aurait plus du tout
de plaisir. Ce catéchisme, fort peu édifiant, du reste, n'a que le tout
petit défaut d'être nouveau depuis cent ans. C'est un vieux recueil de
platitudes et de sottes calembredaines, dont l'unique mérite est la rime
et le moindre défaut la raison. La langue des Porcherons est enterrée
sous leurs décombres. Il n'y a plus de balles, il n'y a plus de
poissardes; il n'y a plus que des marchés et des marchandes de poisson,
ce qui n'est nullement synonyme. Aussi, le catéchisme poissard, canard
rétrospectif, au sel fort peu attique, obtient-il fort peu de débit, car
il ne répond plus, comme disent les prospectus, à aucun besoin de
l'époque. Tout au plus, quelque Béotien, préméditant de se produire au
bal masqué, le soir, sous un costume d'Arlequin, et d'avoir de l'esprit
comme un diable, croit-il devoir, pour ses deux sous, se précautionner
de gaieté et de poésie non lyrique. Gare à lui, si, pour son malheur,
quelque franc luron l'entreprend! Les héros du carnaval sont, sans
comparaison, comme les aigles du barreau, c'est à la réplique qu'on les
juge.

La nuit est venue; le gaz s'allume, ce soleil du carnaval moderne. Les
masques, qui viennent de dîner, se rencaquent dans leurs équipages, et
continuent leur promenade à la rouge lueur des torches, en attendant
l'heure suprême, l'heure solennelle du bal.

Minuit arrive... Alors, oh! alors. Paris se lève comme un seul homme. De
toutes les rues, de toutes les portes, de tous les escaliers et de tous
les étages, débouchent des torrents de nouveaux masques. Ce ne sont que
glapissements sauvages, miaulements de chats, aboiements de chiens,
rugissements de loups et de chacals, mêlés au piaffement, au
hennissement des chevaux, au roulement de dix mille voitures, au son des
cornets à bouquin et des trompettes à l'oignon. C'est un capharnaüm, une
mêlée, un bruit, à ne pas entendre Dieu tonner. A cette grande voix, à
cette immense clameur, au grondement de cette avalanche, quatre cents
bals ouvrait leurs portes.--Oui, quatre cents bien comptés, je n'exagère
pas--depuis le grandiose et splendide Opéra jusqu'au _Sauvage_, où l'on
pénètre moyennant cinquante centimes, remboursables en une bouteille de
suresne à vider sur place.

Il y a bal aux théâtres de l'Opéra-Comique, de l'Odéon, de l'Ambigu; bal
à la Porte-Saint-Martin, à la Gaieté, au Cirque-Olympique; bal à la
salle Montesquieu, à la salle des Concerts-Musard, _idem_ des
Concerts-Saint-Honoré, au Vauxhall d'été et d'hiver, au Prado d'hiver et
d'été, au jardin d'Idalie, au bosquet de Cythère, à l'Ermitage de
Paphos, à l'Ile d'Amour, au temple de _Bagusse_, à la Chartreuse, au
Salon de Mars, à l'Élysée, aux Enfants de la Joie au Boeuf-d'Or, au
Boeuf-Rouge, au Boeuf-Couronné, au Boeuf-Gras; chez Tantain, Tonnelier,
Desnoyers, et cent autres célébrités de barrière.

Partout c'est un tohu-bohu, un chaos, un pandémonium que nulle plume ne
saurait exprimer, que nul pinceau ne saurait rendre. La grosse caisse et
la grosse joie, l'ivresse, une danse échevelée, le galop le plus
tourbillonnant, des batailles, une mêlée furieuse, maint pugilat, maint
oeil poché, suivi de mainte arrestation, telle est, en peu de mots, la
physionomie de toutes ces rondes de sabbat. Ici, ce sont les _lions_ qui
s'amusent; là-bas, ce sont les chiffonniers; voilà toute la différence.

Le bal s'achève: la nuit a passé comme un rêve, ou plutôt comme un
cauchemar. Pour compléter la fête, il faut, après avoir conquis à la
pointe de l'épée, dans un restaurant de boulevard, une bouteille, de
bordeaux et une aile de volaille,--prix: 20 francs,--courir à la montée
de Belleville, contempler cette cohue poudreuse, avinée, titubante, qui
a nom «Descente de la _Courtille._» Cette foule sans nom, ces loques
fangeuses, ces rouges trognes, ces bras nus, ces Romains inimaginables,
ces Turcs à turbans de carton, que surmonte, en guise de croissant, une
visière de casquette, ces bergères qui fument la pipe, ces marquis
roulant dans le ruisseau, ces chevaliers du Moyen-Age qui se traînent le
long des murs, ces troubadours rapiécés, tous ces gueux dignes de
Callot, ce sont les masques des barrières qui regagnent leurs domiciles.
Loin d'être sensible à l'honneur que lui fait l'orgie de Champagne en
venant lui rendre visite, l'orgie du vin bleu reconnaît habituellement
cette politesse par des nuages de farine et des poignées de boue lancés
à la face de messieurs les beaux. Du haut des cabinets des Vendanges de
Bourgogne, où ils ont établi leur quartier-général, ceux-ci répondent
par une grêle de gros sous, d'oeufs durs et de fruits crus. Le jour se
lève sur ce tableau et met fin à la guerre civile.

C'en est fait: Carnaval est mort, et cette fois pour tout de bon. Il
vient de rendre,--non l'esprit, et pour cause,--mais l'âme, ou ce qui
lui en tient lieu. Il renaîtra, à la vérité, en 1844; mais combien de
ses plus fougueux, de ses plus florissants adeptes, surpris, au sortir
de l'orgie, par le souffle glacial du matin, ne le verront pas
revenir!... «Souviens-toi que tu es poussière et que tu redeviendras
poussière,» disait, il y a trois semaines, le prêtre aux fidèles
agenouillés sur la dalle du saint parvis. C'était le lendemain d'une
saturnale pareille à celle de jeudi dernier. Terrible opposition,
prophétique langage!... N'as-tu point songé un instant, jeune homme au
front pâli par la débauche et par les veilles, que tous les fous
plaisirs dont tu t'es enivré, ce sont ces fruits décevants au dehors,
brillants et vermeils à l'intérieur, tout remplis de cendres et d'une
indicible amertume?



Théâtres.

_Charles VI_, opéra en cinq actes, paroles de MM. CASIMIR et GERMAIN
DELAVIGNE, musique de M. F. HALÉVY, divertissements de M. MAZILIER,
décorations de MM. CICÉRI, PHILASTRE, CAMBON, SÉCHAN et DESPLECHIN.
(Deuxième article)

Ainsi que je l'ai déjà fait pressentir, la nouvelle partition de M.
Halévy ne me paraît pas répondre à l'idée qu'on avait dû s'en faire
d'avance, à ne consulter que la réputation de l'auteur et son
incontestable talent. Le retour trop fréquent des mêmes rhythmes,
l'emploi obstiné des mêmes moyens, jettent sur son oeuvre une teinte
uniforme, dont la monotonie ne tarde pas à fatiguer. On cherche
vainement chez lui ces deux choses qu'on trouve chez tous les maîtres,
et dont la succession alternative est d'un si grand secours pour
l'attention de l'auditeur: le récitatif--le chant.--Le récitatif de M.
Halévy est rarement assez simple; peut-être, dans son chant, la mélodie
est-elle sacrifiée trop fréquemment à la déclamation. Qu'en
résulte-t-il? que son chant et son récitatif se ressemblent; que sa
musique, habituellement, n'est qu'une sorte de terme moyen entre l'un et
l'autre, et que son ouvrage, tout entier, formé, pour ainsi dire, du
même tissu n'offre pas la variété qui serait nécessaire pour qu'on en
pût supporter la longueur. Il y a, par le fait, beaucoup de morceaux
dans _Charles VI_, mais ils sont tellement semblables entre eux par la
forme, le mouvement, la couleur, et les récitatifs qui les séparent y
font si peu de disparate, qu'on croit n'entendre qu'un seul morceau,
coupé seulement à certains intervalles, par un temps d'arrêt de quelques
inimités dont on profite avec une joie incomparable pour changer de
position, et pour prendre l'air.

Ce défaut, qu'on avait pu constater plus ou moins dans les oeuvres
précédentes de l'auteur de _la Juive_, est surtout remarquable dans
celle-ci. C'est là, ce me semble, son vice capital, et la cause de la
fatigue qu'on y éprouve. Pour l'écouter jusqu'au bout, il faut une
volonté de fer et des efforts surhumains; et, cependant, il n'y a guère
de morceaux où l'on ne découvre des sentiments exprimés avec justesse,
des phrases élégantes des harmonies distinguées, des dispositions
instrumentales habiles et ingénieuses. Semblable à Ésope et peut-être
moins adroit que lui, M. Halévy assemble ses convives autour d'une table
immense et magnifiquement servie; seulement il y a le même mets sur
chaque plat, et le cuisinier n'a pas toujours pris la peine d'en varier
l'assaisonnement.

[Illustration: (M. Casimir Delavigne.)]

L'espace me manque, et je ne saurais examiner en détail chacune des
parties de ce vaste ouvrage; je me bornerai à parler des plus
importantes. Le duo de la reine avec Odette commence bien: la première
phrase est noble et majestueuse, et le rhythme en est assez décidé; mais
bientôt il se perd en des développements interminables, et ne se relève
un peu qu'à la fin, quand vient la phrase: _Le sort me l'abandonne, ce
proscrit détesté_, etc. La péroraison on est énergique, et les beaux
sons _de tête_ de madame Dorus jettent un vif éclat sur les dernières
mesures. Le duo qui suit, entre Odette et le dauphin, est, au moins,
quant à sa première partie, l'un des morceaux les mieux conçus de
l'ouvrage et les mieux _réussis_.--Qu'on me pardonne ce barbarisme.--La
manière dont les deux voix se présentent successivement est neuve et
piquante. La cadence finale y est amenée par un trait des instruments à
vent d'un effet très-agréable, auquel succède un point d'orgue vocalisé
du meilleur goût. Ce passage tout entier est plein de fraîcheur et de
grâce. Le reste, par malheur, est loin de répondre au début. Le couplet:
_En respect mon amour se change_, m'a paru terne et lourd, et d'une
mélodie peu naturelle, et ne doit l'effet qu'il produit qu'à l'habile
exécution de Duprez, et à la délicatesse des nuances que cet artiste y a
su placer. La fin de ce morceau, qui termine l'acte, n'a rien de
remarquable, sauf un effet d'orchestre assez original, au moment où le
dauphin disparaît par la fenêtre.

[Illustration: M. F. Halévy.]

Je passe rapidement, et pour cause, sur la villanelle du second acte et
sur la chanson d'Isabelle: ces deux morceaux n'ont pas, ce me semble, le
caractère qu'ils devraient avoir, ou, pour mieux dire, ils n'en ont
aucun. La romance du roi mérite le même reproche. Il y a dans la scène
qui suit, entre Charles VI et Odette, une phrase fort jolie, sur ces
paroles:

                                  Ah! qu'un ciel sans nuage
            Pour les regards est doux! Et quelle volupté
                     De se ranimer sous l'ombrage,
                     A l'air pur de la liberté!

Seulement la difficulté de faire entrer le second vers dans une période
en quatre membres s'y fait cruellement sentir. Etait-il donc si
difficile de disposer autrement les paroles, et de mettre là quatre vers
de même mesure? Le duo des _cartes_ est d'un bon effet; mais l'honneur
en revient beaucoup moins, selon moi, au compositeur qu'à madame Stoltz
et qu'à la scène elle-même. C'est le poète, ici, qui a porté le
musicien.

Le seul passage un peu saillant du troisième acte est le début du
quatuor:

                   Dieu puissant! favorise
                   Notre sainte entreprise, etc.

Ce quatuor n'est pas accompagné par l'orchestre, et l'on a déjà remarqué
combien il y a d'avantage à abandonner de temps en temps les voix à
elles-mêmes. L'effet de ce quatuor est bon, et serait meilleur peut-être
s'il était moins longuement développé. L'harmonie en est fort belle.
Quel dommage que le chant n'y suit pas à la hauteur de l'harmonie!

L'air d'Odette, au quatrième acte, est divisé en deux parties. Il y a
dans la première de charmants détails; la seconde fera, je crois, plus
d'effet à mesure qu'on l'entendra davantage. C'est un _allegro_ plein
d'énergie et d'enthousiasme, et la _syncope_ placée sur le second temps
de chaque mesure lui imprime un caractère de décision assez remarquable.
Rossini, dans l'air de _Zelmire: sorte, secondami_,--toute comparaison à
part, je n'accuse pas M. Halévy de faire de la musique italienne,--a
obtenu le même effet par le même moyen.

La chanson d'Odette:

                 Chaque soir Jeanne sur la plage,

est charmante. Le dialogue qui s'y établit, dès le début, entre le
hautbois et la cantatrice, l'élégance des modulations de ce morceau, son
caractère à la fois gracieux et mélancolique, tout concourt à en faire
l'un des plus heureusement trouvés de la partition. Il est amené,
d'ailleurs, par une phrase très-agréable sur ces paroles:

                   Avec la douce chansonnette
                       Qu'il aime tant,
                   Berce, berce, gentille Odette,
                       Ton vieil enfant.

Barroilhet dit ce passage à demi-voix avec tant d'art, tant de goût et
une expression si juste, qu'il en double encore l'effet.

La scène qui suit (celle des fantômes) n'a rien de remarquable, si ce
n'est le trio des trois spectres, sur ces paroles:

             Ils tombèrent tous trois assassinés jadis:
                                Tu périras de même.

Là encore il n'y a pas de chant; ce n'est que de la mélopée: mais, sous
cette mélopée, on entend une succession d'accords sinistres et dont
l'effet est terrible. L'auteur, grâce à cette habileté de
contre-pointiste dont il a déjà donné tant de preuves, y a su tirer un
parti merveilleux de ce mot: _assassiné_, qui passe continuellement
d'une voix à l'autre, et se reproduit avec une obstination effrayante.
Savoir le contre-point est un mérite assez commun, mais il est beau de
s'en servir de cette manière.

Ce trio des spectres est très-heureusement rappelé dans le linat qui
suit. Les fantômes ne sont plus sur la scène, mais seulement dans
l'imagination du roi; leur chant est donc rejeté dans l'orchestre et
confié aux trombones, dont l'âpre et stridente sonorité était
particulièrement appropriée à la circonstance. Cette réminiscence
ingénieuse et fort bien calculée est d'un effet très-dramatique.

La chanson militaire de Poultier, au commencement du cinquième acte, a
fait fortune, et le parterre paraît s'habituer à en faire redire le
second couplet. Ce morceau a de la couleur et une physionomie originale;
l'allure en est vive et décidée; la reprise en mode majeur qui s'y
trouve est très-piquante, et l'on a remarqué l'heureux effet du tambour,
que l'auteur a employé dans l'accompagnement. J'avoue, néanmoins, que
l'_ut_ aigu par lequel cette chanson se termine me semble assez
maladroitement amené; mais, si cette dernière phrase est un peu gauche,
elle a du moins l'avantage de mettre en relief les notes élevées de la
voix de Poultier, dont le timbre est délicieux.

Je n'ai pas encore parlé du premier air de l'opéra, du chant national:
_Jamais en France l'Anglais ne régnera_, sur lequel on avait fondé tant
d'espérances et fait par avance tant de commentaires. Lorsque tout le
choeur en répète le refrain à l'unisson, l'effet en est vigoureux et
puissant; mais ce n'est là, ce me semble, qu'un de ces vulgaires effets
de sonorité qu'on peut toujours obtenir avec le premier chant venu, en
le faisant exécuter par un grand nombre de voix. L'air, pris en
lui-même, a-t-il une grande valeur? Je ne le pense pas. Le rhythme en
est trivial, et la mélodie nulle ou peu distinguée. Je ne crois pas que
ce morceau puisse être rangé parmi ceux qui font le plus d'honneur à la
nouvelle partition; il ne doit, évidemment, passer qu'après beaucoup
d'autres. Je me suis complu à les indiquer: c'était la partie agréable
de ma tâche. Faut-il ajouter qu'ils ont le tort de se ressembler presque
tous, et le malheur de se débattre au milieu d'un océan de motifs
vaguement dessinés, de phrases décolorées et de récitatifs lourdement
prétentieux? Non! C'est bien assez de ce qui a été dit plus haut sur ce
sujet, et le lecteur comprendra sans peine combien il doit en coûter de
se montrer sévère à l'égard d'un artiste éminent, dont on estime à un
égal degré le talent, la science et le caractère.

Théâtre de L'ODÉON, _Gaïffer et le Succès._--Théâtre des VARIÉTÉS, _le
Mariage au Tambour_.--Théâtre du VAUDEVILLE, _la Nouvelle Psyché._

L'attention publique a été tout entière occupée par la venue au monde de
deux grands ouvrages dramatiques: _les Burgraves_ et _Charles VI:_ l'un
né au Théâtre-Français et l'autre à l'Académie royale de Musique. Quand
ces deux souverains de l'empire théâtral se mettent à l'oeuvre, il se
fait une sorte de silence dans les autres théâtres; il semble qu'ils se
rangent en haie et au port-d'armes, dans une attitude respectueuse, pour
laisser passer. Puis, aussitôt que _le défilé_ du cortège est fini, ils
rompent les rangs et reprennent pêle-mêle leurs habitudes de production
particulière.

Nous n'avons donc à récolter qu'une moisson peu abondante: une petite
comédie, un drame et deux ou trois vaudevilles.--Eh quoi! vous appelez
cela de l'indigence, trois vaudevilles, un drame et une comédie!--Oui,
cher lecteur, et je maintiens le mot, ne t'en déplaise; si tu avais le
bonheur ou le malheur d'être un feuilleton, tu ferais comme nous, tu te
croirais pris de famine; le feuilleton, en effet, est habitué à un tel
régime abondant et surabondant, que sept ou huit actes seulement dans
une semaine lui représentent un repas quelque peu mesquin. Qu'est-ce que
cela pour un ogre qui a coutume de se rouler sur des monceaux de
vaudevilles entassés?

Le drame aurait pu s'appeler tragédie; il n'a pris le nom de drame
qu'afin de se mieux déguiser. Nous sommes dans le siècle des masques: il
ne faut croire ni aux passe-ports, ni aux enseignes, ni aux affiches, ni
aux étiquettes. Si une pièce ornée de deux ou trois conspirations,
déclamant sur le ton héroïque et faisant rouler le _tam-tam_ de
l'alexandrin, n'est pas une tragédie, qu'appellera-t-on tragédie?

Le héros de celle-ci se nomme _Gaïffer_. A ce nom, je vous vois reculer
de deux pas, et ouvrir deux grands yeux étonnés. _Gaïffer_ vous parait
un peu bizarre: vous êtes tenté d'arrêter les passants pour leur
demander: Faites-moi le plaisir de m'apprendre ce que _Gaïffer_ veut
dire? Est-ce une femme, est-ce un homme, est-ce une chose?--Vraiment,
vous êtes de singulières gens. Le beau plaisir qu'il y a à voir clair,
du premier coup, dans un nom! Sachez donc un peu goûter la volupté des
énigmes.

D'ailleurs, si vous ne connaissez pas _Gaïffer_, ce n'est pas la faute
de _Gaïffer_, mais bien la vôtre, je suis fâché de vous le dire,
_Gaïffer_ a fait tout ce qu'il fallait pour avoir l'honneur d'être connu
de vous. Demandez plutôt à dom Vaissette, son historien, qui célèbre ses
hauts faits in-folio.--Il a livré de terribles combats contre de
très-redoutables adversaires, tantôt vainqueur et tantôt vaincu, et afin
que rien ne manquât à sa réputation, il est mort empoisonné. Voilà ce
que fut _Gaïffer_. C'est dans l'Aquitaine que la chose se passa, du
temps de Pepin et de Charlemagne. Ces deux grands preneurs de villes et
de provinces convoitaient l'Aquitaine, échue à _Gaïffer_, du droit qu'il
tenait des Mérovingiens ses ancêtres. _Gaïffer_ voulait garder son
Aquitaine. De là une grande guerre entre eux, une guerre qui dura
presque aussi longtemps que le siège de Troie, et ne fut pas moins
fertile en terribles coups d'épée. _Gaïffer_, abattu dix fois par le
bras carlovingien, se relevait toujours; et si le poison ne s'en fût
mêlé, je ne sais si _Gaïffer_ ne lutterait pas encore.

Certes, beaucoup de gens ont eu l'honneur de devenir des héros de
tragédie, qui ne l'ont pas mérité autant que notre mérovingien. Je ne
m'étonne donc pas de trouver _Gaïffer_ tragiquement accommodé; je le
plains seulement d'être aujourd hui le prétexte d'une mauvaise tragédie
ou d'un mauvais drame, le nom ne fait rien à l'affaire. Un amour
lamentable, une conspiration, une révolte, voilà le bagage tragique de
_Gaïffer_. Il ne lui manque pas même le trépas héroïque à la façon de
Tancrède, au milieu de l'ennemi. On ne nous a épargné que le brancard.
Le public a sifflé. Oh! le serpent! Il n'a pas même été attendri par
quelques beaux vers, planches flottantes sur lesquelles l'honneur du
poète, M. Ferdinand Dugué, a surnagé quelque temps, dans la tempête et
le naufrage. Mais qui ne fait pas de beaux vers aujourd'hui? On les sème
partout, à la tête on les jette, et mon valet de chambre, comme dit le
Misanthrope, en met dans la Gazette.

Le _Mariage au Tambour_ est plus pastoral, bien qu'il soit contemporain
de 95. Ajoutez qu'il n'a pas la plus petite prétention aux beaux vers;
son ambition tend à faire rire, et çà et là cette ambition est
satisfaite. Nous n'avons plus affaire à un héros, mais à une héroïne. On
peut bien donner ce titre à mademoiselle Catherine, car mademoiselle
Catherine fréquente les camps. Que dis-je? elle est vivandière; c'est
elle qui rafraîchit la victoire, selon l'expression de Béranger. Mais
méfiez-vous de mademoiselle Catherine: on s'appelle Catherine et l'on a
un autre nom; on a l'air d'être vivandière, et l'on est marquise. Ces
choses-là arrivent tous les jours.

Catherine est donc marquise; mais comment, étant marquise, se
trouve-t-elle vivandière? L'amour fraternel a tout fait. Le frère de
Catherine, vendéen renforcé, est tombé aux mains de l'armée
républicaine; le cas est grave, et il y va de sa vie. Pour pénétrer dans
le camp où son frère est prisonnier, et favoriser sa fuite, Catherine
prend le déguisement que vous savez. Assurément cela est très-bien. Nous
donnons à Catherine notre approbation pleine et entière. Tous les
masques ne servent pas à une si bonne action. Elle est jolie, et bientôt
les coeurs prennent feu autour d'elle; le tambour-major soupire, le
caporal flambe, le sergent jette des flammes, comme un volcan. Jamais
les boulets ennemis n'ont fait un ravage pareil au ravage produit par la
prunelle de ces deux beaux yeux. C'est peu; le respectable corps des
vivandières en meurt de jalousie. Chaque jour allume, de plus en plus,
cette guerre intestine. Les vivandières d'un côté, Catherine de l'autre,
se livrent des assauts terribles, et le régiment regorge de Paris et de
Ménélas qui se disputent la dangereuse Hélène.

[Illustration: Théâtre des Variétés.--Le Mariage au Tambour.]

Enfin, d'un accord unanime, on convient de mettre fin à ce désordre: le
moyen est d'obliger Catherine à se marier. Il faut qu'elle choisisse un
mari, ou, par la corbleu!... Catherine obéit: si elle refusait, on la
chasserait du régiment: et alors que deviendrait son frère? J'ai donc
l'honneur de vous faire part du mariage de mademoiselle Catherine,
vivandière, avec le beau, le brave, le redoutable sergent-major Lambert.
Le mariage se fait à la républicaine, en plein vent, sous un vieux
chêne, soldats et vivandières servant de témoins, Catherine à côté de
Lambert, et le tambour du régiment, monté sur un tertre de gazon, abrité
sous le vieux chêne, exécute un roulement à triple carillon, en manière
de bénédiction nuptiale. Pour la première nuit de noces, Lambert est de
faction à la porte du cachot où le frère de Catherine est enfermé. Que
fait Catherine? elle profite de son ascendant sur le coeur de Lambert,
procure à son frère les moyens de fuir, et se sauve avec lui.--Et
Lambert?--Lambert en est pour ses frais de noces et de tambour. Peu s'en
faut, ce qui serait plus sérieux, qu'il ne paie de sa tête l'escapade de
la belle vivandière; mais patience! Lambert aura sa revanche. La
Providence se met tôt ou tard du parti des sergents-majors opprimés.

Tout à l'heure vous avez trouvé une marquise dans une vivandière,
pourquoi ne découvririons-nous pas un duc dans un sergent-major? Lambert
est duc, en effet, sans que cela paraisse. Il s'est fait soldat pour
dissimuler sa noblesse, dans ces temps périlleux. En vérité, nous avons
affaire à un singulier régiment; peut-être allons-nous apprendre bientôt
que, depuis le caporal jusqu'au marmiton, il ne cache que des empereurs
et des margraves.--Voici comment Lambert se venge: tout en guerroyant,
il retrouve Catherine et son frère, non plus proscrits, mais vivant en
paix dans le château de leurs aïeux. Que fait Lambert? il se présente en
habit de simple soldat, et réclame madame la marquise, sa femme. Grand
scandale d'abord, et grand effroi. Ceci suffit à Lambert, qui déclare sa
qualité de duc et de colonel; car nous sommes devenu colonel depuis la
célébration du mariage au tambour. Comment refuser un colonel? Comment
ne point pardonner à un duc? Duc et marquise ratifieront, devant M. le
maire, leur premier mariage ébauché. L'auteur s'est dérobé sous le nom
de Devilliers. On croit que le nom fait le même office que l'habit de
vivandière, et qu'il cache sinon une marquise, au moins M. Alexandre
Dumas, marquis de la Pailleterie.

Avec M. Félicien Mallefille nous tombons dans la mythologie, ou peu s'en
faut. La _Nouvelle Psyché_; a le même tort que l'ancienne: elle est
curieuse. Au lieu de se laisser aller à la douceur de son rêve, au lien
de se contenter d'être aimée, elle a la prétention de sonder les
mystères et de connaître le fin mot des choses. Comme l'antique Psyché,
la moderne Psyché y perd son bonheur et son amant.

Cet amant n'est pas l'Amour proprement dit; il n'a ni ailes, ni
flambeau, ni carquois, et ne vient point de Cythère ou d'Amathonte:
c'est un jeune illuminé qui conspire pour l'indépendance de l'Italie.
L'amour de Dinowa est son plus cher trésor, avec la liberté. Mais Dinowa
s'inquiète et soupçonne; le mystère où les périls de sa situation
jettent Libérius, éveille la jalousie de Dinowa: elle attribue à une
trahison amoureuse ses fréquentes absences et son air inquiet et souvent
agité. Dinowa épie Libérius, et le livre à l'espionnage. Averti par les
révélations de Dinowa, la police italienne surprend Libérius en pleine
conspiration. Psyché, qu'as-tu fait? tu as pris la lampe et le poignard.
La lampe a éclairé la nuit où Libérius s'enveloppait, et le poignard le
tuera. O Psyché, pourquoi cette curiosité fatale? Libérius cependant
échappe à la mort et pardonne à Dinowa.

[Illustration: Théâtre du Vaudeville.--La Nouvelle Psyché.--Bardou et
Vadam Hérard.]

M. Félicien Mallefille a donné à sa _Nouvelle Psyché_ plus d'esprit
qu'il n'en faut pour réussir; mais l'esprit ne suffit pas: une action
nette, claire, intéressante, n'est pas moins nécessaire pour le succès.
M. Mallefille n'y a pas assez songé.

Le _Succès_, comédie en deux actes, a pour auteur M. Harel, ancien
directeur de l'Odéon et de la Porte-Saint-Martin. Si M. Harel ne savait
pas faire une comédie, ce ne serait pas faute du moins d'en avoir fait
jouer. Mais, Dieu merci, rien ne prouve que l'auteur n'a pas mis à
profit l'expérience du directeur; tout au contraire: la comédie de M.
Harel est veinée de traits d'esprit et de scènes piquantes. Elle est
plus sérieuse au fond que dans la forme. M. Harel s'attaque directement
aux sentiments matériels et cupides qui sont la plaie de ce temps-ci; il
les montre envahissant jusqu'aux domaines de l'art et de la pensée, et
corrompant les coeurs les plus élevés et les plus nobles esprits, ou du
moins les sollicitant et les entraînant parfois aux débauches du
charlatanisme.

M. Harel choisit, deux jeunes gens pour servir de démonstration à sa
critique. Tous deux sont bien nés, tous deux ont du coeur et du talent.
L'un est avocat, l'autre poète; celui-là s'appelle Délicourt, celui-ci
Laroche. D'abord ils se livrent avec candeur aux rêves confiants des
jeunes années; Délicourt croit qu'il suffit de montrer de la science et
de la probité pour réussir; Laroche, d'avoir des veilles scrupuleuses et
d'écrire de bons ouvrages; nos jeunes gens se trompent ou du moins
croient se tromper. Délicourt végète, malgré tout son savoir, et les
drames consciencieux de Laroche sont repoussés de tous les théâtres. Le
poète et l'avocat perdent courage; un mauvais conseiller passe par là et
les jette dans l'intrigue et dans le trafic. Délicourt vend son
éloquence à tout venant; Laroche improvise de la littérature de
pacotille. Le succès arrive d'abord, et avec lui l'argent et même la
renommée. Nos deux amis se poussent jusqu'à la croix d'honneur et à la
députation; mais peu à peu ils se lassent de jouer ainsi avec leur
esprit et leur caractère. Le dégoût les prend, et ils sortent du gouffre
avant d'y avoir perdu leur talent et leur honnêteté. Laroche et
Délicourt font sagement. Tous deux apprendront plus tard que, même dans
le siècle le plus corrompu, le profit le plus sûr est encore du côté des
nobles efforts et des nobles travaux. Sans doute on attend plus
longtemps, mais aussi on dure davantage.

Cette petite comédie, début de M. Harel, annonce un écrivain spirituel
et mordant; elle ne fera pas dire de l'auteur ce que M. Harel disait de
Fontan, qui lui faisait proposer un de ses drames pour le théâtre de la
Porte-Saint-Martin: «Non, je ne veux pas des drames de M. Fontan; je lui
trouve plus de prison que de talent.»

Beaux-Arts.-Salon de 1843.

[Illustration: Première Vue du Salon carré.]

   812 Le Christ au tombeau, par Marquis.
   188 Saint Louis après le combat de la Massoure, par Casey.
   365 Jésus s'étendant sur la croix, par Dubouloz.
    60 Combat devant la Corogne, par Bellange.
   779 Le duc d'Orléans aux Portes-de-Fer, par Lepaulle.
   711 Jésus mis au tombeau, par Latil.
   904 Un rêve de bonheur, par Papety.
   527 Saint Germain, évêque d'Auxerre, par Goyet.
   875 Sainte Thérèse, par Molin
   669 Vue du château de Chenonceaux par Justin Ouvrie.
  1040 Tête d'étude, par Rolland.
  1007 La Solitude, paysage, par Renoux.

Nous ne ferons point de catégories; le public, entrant au salon, regarde
ce qui s'offre devant ses yeux; il ne s'inquiète pas d'avoir vu d'abord
toutes les toiles historiques, avant de passer à l'examen des paysages;
d'avoir épuisé les tableaux de genre, avant d'en venir aux marines.
Pourquoi la critique changerait-elle ce beau désordre en un cabinet de
collections, remettant chaque chose à sa place, et ne voulant pas que
les yeux puissent se reposer d'une bataille sur un bouquet de fleurs,
d'une descente de croix sur des figures amoureuses ou de verts ombrages?
Suivons la promenade telle qu'on nous l'a faite, en nous rappelant cette
profonde vérité de Bilboquet: «Le changement est la source de la
variété;» n'imitons pas, enfin, les Hollandais, qui mettent toutes leurs
roses dans une allée, toutes leurs tulipes dans une autre, et regrettent
sans doute de ne pouvoir pas, pour plus de précision, ranger chaque
espèce de fleurs dans une armoire particulière, comme les hannetons et
les minéraux des naturalistes.

Salon carré.--Le tableau qui s'offre d'abord aux yeux est le _Rêve de
bonheur_, de M. Papety:

          « . . . Ce sont, au plus frais d'un jardin,
          Des couples amoureux assis sur l'herbe molle,
          Négligemment vêtus de vestes de satin,
          Causant d'amour, dansant ou jouant de la viole...
          Oh! les charmants tableaux! que ces gens sont heureux!
          Comme leur vie est calme et comme ils n'ont d'affaire
          Que les riants propos, la musique et les jeux,
          L'oisiveté sans crainte et l'amour sans mystère!
          Avoir de verts gazons et le temps d'y danser!
          Rire et prendre le frais pendant toute sa vie!...
          N'avoir d'ambition qu'au tranquille plaisir,
          Cette part du bonheur la plus calme et sereine!...
          Que ces gens sont heureux! Oh! les riants tableaux!»

Les poètes s'arrêteront volontiers devant ce tableau, amèrement critiqué
par les peintres; que la lumière soit diffuse et mal dégradée, que le
feuillage n'ait pas assez d'épaisseur et semble trop découpé, que les
étoffes soient un peu lourdes, que le gazon ne végète pas, comme on dit,
et ressemble à un tapis d'Aubusson, qu'importe, en vérité? Le charme
n'en est pas moins puissant, le coeur ne s'en attendrit pas moins de
cette heureuse union, si souvent rêvée, de l'ode d'Horace et du dialogue
de Platon. Assis parmi les fleurs, sous les frais ombrages, les amants
se regardent avec une muette volupté, et les sages, la main appuyée sur
des têtes blondes, laissent tomber de leurs lèvres les harmonieuses
paroles qui font croître les ailes de l'âme; dans les coupes, brille le
falerne, _il bel vino_; et les doux accords de la harpe semblent
traduire dans le divin langage et les pensers amoureux de la tendre
Lydie, et les beaux discours du sage de Sunium, le fils des Muses. Toute
la poésie humaine serait dans ce tableau, si le peintre n'avait oublié,
au milieu de sa sereine conception, Rosalinde la Folle, et Jacques le
Mélancolique, l'une aimant à rire au milieu des bois, l'autre à pleurer
dans les fontaines. La comédie de Shakespeare ne devait-elle pas avoir
place pourtant dans les îles heureuses?

Mais que veulent, sur le second plan, ces bateaux à vapeur et ce
télégraphe? Nous nous épuisions en conjectures, sans pouvoir deviner,
lorsqu'un peintre nous donna l'explication suivante: «Les bateaux à
vapeur sont là pour indiquer que les heureux habitants de ces bosquets
ne sont point condamnés, comme feue Calypso, à rester toujours dans la
même île, sous les mêmes ombrages, mais peuvent à leur gré visiter tous
les rivages de l'archipel fortuné.--Quant au télégraphe, il sert
apparemment aux correspondances amoureuses.»--Il importe de remarquer, à
cette occasion, que la race des peintres est abusivement allégorique;
Lessing, interdisant l'allégorie aux poètes, la permettait aux peintres,
sous le prétexte qu'ils en avaient besoin; sans doute elle leur est
nécessaire quand il s'agit de peindre au front d'un monument dame
Prudence ou demoiselle Perspicacité; mais ne devrait-elle pas être
laissée de côté lorsque le peintre veut être poète; et, en s'adressant
au coeur, est-il fort adroit de le distraire de son émotion, de son
attendrissement par des rébus et des logogriphes?

Nous ne répéterons pas, d'ailleurs, toutes les critiques que nous avons
entendu faire à la brillante composition de M. Papety; la plupart de ces
reproches nous ont paru trop peu fondés ou trop légers pour qu'il soit
même nécessaire de les réfuter. Il est pourtant vrai de dire que, malgré
la disposition harmonieuse des groupes et des figures, le tableau laisse
à désirer sous le rapport de la beauté d'ensemble. On sait que M. Papety
a travaillé cinq ans à cette toile; peut-être n'a-t-il conçu que
successivement les détails de la composition. A chaque jour a suffi sa
fantaisie; hier le peintre imagina ce couple amoureux qui cause parmi
les fleurs, aujourd'hui il crée cette belle figure de la Méditation qui,
les yeux au ciel et un livre sur ses genoux, porte empreintes sur son
visage la sérénité de son coeur et la beauté de son esprit; comme Goethe
dans _Faust_, le peintre a voulu tout mettre dans son rêve de bonheur,
et, jusqu'au dernier moment, il s'est demande: N'y manque-t-il rien
encore? De là vient que toutes ces figures, que tous ces groupes ne
semblent liés que par la paix commune de leurs regards et de leurs
attitudes, par la douceur des airs que tous ils respirent, par la beauté
de cette lumière dont les flots viennent les baigner également. Non, ce
n'est point là un tableau fouriériste, comme quelques-uns le disaient;
tous ces gens-ci s'occupent trop de leur jouissance individuelle, pour
être de vrais phalanstériens; à les voir si peu soucieux les uns des
autres, si repliés sur leurs propres sensations, on ne peut s'empêcher
de trouver leur bonheur un peu égoïste; ils nous rappellent de loin ces
fakirs béats, qui regardent exclusivement leurs nombrils, et y trouvent
la félicité suprême.--Ce n'est certainement pas ainsi que Virgile, et
après lui Fénelon, peignirent le bonheur des élus dans les champs
élyséens.

_M. Henri Lehmann._--Le prophète Jérémie est enchaîné sur une pierre,
comme le Titan sur le Caucase; se soulevant à demi sur ses deux mains
chargées de fers, il dicte ses effroyables prédictions au jeune Barne,
accroupi mollement à sa gauche: «Un vent brûlant souffle dans la route
du désert vers la ville de mon peuple.... Malheur à nous! car nous
sommes détruits. Jérusalem, nettoie ton coeur de sa malice, afin que tu
sois sauvée!...» Derrière le prophète se tient l'ange inspirateur, les
bras étendus, montrant d'une main Jérusalem, et de l'autre appelant le
nuage sombre qui le suit:

          «La voyez-vous passer, la nuée au flanc noir,
          Tantôt pâle, tantôt rouge et splendide à voir,
                Morne comme un été stérile.
          On croit voir à la fois, sur le vent de la nuit,
          Fuir toute la fumée ardente et tout le bruit
                De l'embrasement d'une ville.»

Le nuage accourt, déjà les ténèbres noircissent l'extrémité des ailes de
l'ange, et le visage du prophète semble s'assombrir encore: «Jérusalem,
nettoie ton coeur de sa malice, afin que tu sois sauvée.... Malheur à
nous, car nous sommes détruits....» Le vent de l'orage précède la nuée,
et les draperies de l'ange sont toutes frémissantes. Au fond du tableau,
un entassement de collines, et les murailles bibliques.

Jamais, à notre sens, M. H. Lehmann ne s'est élevé aussi haut; quelque
excellentes que fussent déjà ses compositions de _Tobie_ et de _la Fille
de Jephté_, le peintre a prouvé qu'il pouvait mieux encore; il a
victorieusement démenti ce critique qui lui disait, il y a trois ans:
«Vous vous êtes vidé d'un seul coup dans votre tableau de la _Fille de
Jephté_.» La façon de M. H. Lehmann est devenue plus vigoureuse et plus
sévère; son _Jérémie_ est un vrai chef-d'oeuvre, s'il est juste de dire
que la perfection de l'art réside dans la force contenue et la
modération de la puissance. M. H. Lehmann sait d'ailleurs, comme les
maîtres, allier la correction, le goût et l'élégance à l'énergie du
pinceau, à la vigueur de l'exécution; et jamais la grandeur de
l'ensemble ne lui fait sacrifier les détails. Aussi n'oserons-nous que
lui proposer quelques doutes qui nous sont venus vis-à-vis de son
admirable toile: la chevelure de l'ange n'est-elle as un peu compacte,
un peu verte? les tons du ciel sont-ils bien assez chauds pour
contraster avec la sombre nuée?

[Illustration: (Deuxième Vue du Salon carre.)]

  1068 Jeanne d'Arc faisant son entrée à Orléans, par Scheffer.
   773 La Cène, par Leloir.
   288 La Vierge au sépulcre, par Coutel.
  1889 Saint Paul en prison baptise le geôlier et sa famille, par Yvon.
   104 Un Ravin, paysage, par Buttura.
   362 Portrait de madame la comtesse de la G..., par Drolling.
   170 Le chancelier de l'Hôpital par Caminade.
   281 La vision de saint Hubert, par Vinchon.
  1179 Achille de Harlay, par Vinchon.
  1069 Portrait de S. A. R. Mgr. le duc d'Orléans, par Scheffer.
  1107 Juda et Thamar, par Horace Vernet.
   101 Portrait de M. de Gisors, architecte du palais de la
       chambre des Pairs par Blondel.
    78 Souvenir des environs de Sorrenti, paysage, par Bertin.
  1019 Portrait de M. Dominique M.... statuaire, par Rouillard.
  1102 Jeune pâtre de la campagne de Rome, par Ségur.

_M. Horace Vernet._--Encore un sujet biblique: _Juda et Thamar_. En
vérité, la peinture prouve bien que la _Bible_ est le plus beau livre
que les hommes aient jamais écrit: «On est toujours convenu,» disait le
fameux comte de Caylus, «que plus un poëme fournissait d'images et
d'actions, plus il avait de supériorité en poésie. Cette réflexion
m'avait conduit à penser que le calcul des différents tableaux
qu'offrent les poèmes pouvait servir à comparer le mérite respectif des
poèmes et des poètes.»--Sous ce rapport, la _Bible_ est certainement
plus riche encore que l'_Iliade_.

Juda présente un collier à Thamar, qui se voile à demi la figure;
derrière ces deux personnages, un chameau richement équipé; à l'angle
gauche, une touffe de lauriers-roses.--On retrouve dans cette
composition la merveilleuse facilité, la riche exécution de M. H.
Vernet; le costume de Juda surtout présente une étude d'étoffes
remarquable; cependant il nous semble que l'esprit biblique fait un peu
défaut; on dirait que dans son voyage en Orient, M. Horace Vernet s'est
préoccupé plutôt du costume, de l'équipement des hommes et des chevaux,
que du caractère des visages et de la nature: ainsi on avait déjà
reproché à son tableau biblique d'Éliézer et de Rébecca, de n'avoir pas
une expression assez franchement juive. Ce que nous croyons pouvoir
blâmer aujourd'hui dans la nouvelle composition de l'illustre peintre,
c'est le frais paysage qui entoure Juda et Thamar; le ciel a une pâleur
presque froide, et les plantes sont vertes comme par une matinée de
printemps, ou comme si l'on venait de les arroser.

_M. E.-F. Buttura._--Un ravin, paysage historique.--La poésie et la
prose de nos jours s'épuisent à décrire; nos plus grands romanciers sont
à la fois des paysagistes distingués; _pictura poesis_, disait Horace;
aujourd'hui, nous disons volontiers: _poesis pictura_, sur la foi de
Montesquieu. Et pourtant, quelques belles vallées, quelques riantes
campagnes que nous aient faites nos grands écrivains, nous ne pouvons,
en face d'un tableau, nous défendre de reconnaître la stérilité et
l'impuissance de la description écrite. Quel pacte eût jamais peint aux
veux, comme l'a fait M. Buttura, cette étroite et profonde vallée,
resserrée à droite par des rochers, qui se relèvent encore dans le fond
du tableau, au-dessus de la cime des bois, cet aspect d'automne, ces
arbres déjà rougis, ces nuages ardoisés, qui se roulent sur eux-mêmes,
comme à la suite d'un violent orage, ces ombres du soir qui remplissent
déjà tout le fond de la vallée:

            «Majoresque cadunt altis de montibus umbrae, »

tandis qu'un dernier rayon de soleil vient illuminer obliquement le
sommet des grands arbres? Il y a dans ce tableau le sentiment sérieux
d'une nature vigoureuse, idéalisée plutôt par les effets de lumière et
l'harmonieuse disposition des contours, que par un choix de détails
singuliers et ingénieux. Peindre ainsi la nature, c'est l'avoir regardée
sans travail d'imagination, l'avoir vue trop belle pour vouloir lui
ajouter encore des embellissements; il faut en même temps que l'on se
soit dérobé par le sentiment du coeur à la servitude des détails, et
qu'on ait désiré faire le portrait de cette vallée, non pas pour que les
moineaux pussent s'y tromper, mais bien pour retrouver soi-même dans
cette peinture l'émotion que l'on avait ressentie devant ce simple et
beau spectacle, _the modesty of nature_, comme dit Shakespeare.

          «Douce mélancolie! aimable mensongère,
          Des antres des forêts déesse tutélaire,
          Qui vient d'une insensible et charmante langueur,
          Saisir l'ami des champs et pénétrer son coeur,
          Quand sorti vers le soir des grottes reculées,
          Il s'égaie à pas lents au penchant des vallées,
          Et voit des derniers feux le ciel se colorer,
          Et sur les monts lointains un beau jour expirer.»

André Chénier se promenant le soir dans la profonde vallée, ne pensait
guère aux temples grecs. Pourquoi donc M. Buttura a-t-il imaginé de
gâter le fond de son tableau par le profil d'un semblable monument?
Serait-ce une lointaine influence de Berlin?

_M. Bidault._--Nous avions, dans un premier article, appelé l'attention
publique sur le nº 89, qui recèle un paysage de M. Bidault, membre du
jury d'examen. Nous devons signaler encore plus expressément le nº 88:
_Vue de la Vallée d'Enfer, à Subiaco_. Celui-là, il faut le voir pour le
croire. En 1840, M. Théophile Gautier, critique souvent fort peu
révérencieux, comme chacun sait, disait des paysages de M. Bidault: «On
n'en voudrait pas pour devant de cheminée dans une auberge de village.»
Et, cependant, ils sont reçus à l'unanimité, et, qui plus est, on leur
fait l'honneur du salon carré. Ce sont des moutons qui défilent sur un
pont, tandis que de grands arbres maigres, ou plutôt de grands brins de
balais, défilent du même pas, et parallèlement sur la rive. Ils s'en
vont, en vérité, ils s'en vont l'un derrière l'autre, et vous penseriez
être en voiture à voir ainsi marcher ces pauvres arbres. Nous croyons
d'ailleurs pouvoir certifier que ces arbres sont entièrement inédits, et
ne croissent qu'à Subiaco, dans la vallée d'Enfer. Les botanistes
devront analyser scrupuleusement ces étranges phénomènes, que nous
n'avions encore jamais rencontrés, si ce n'est peut-être dans le poëme
des _Saisons_, de Saint-Lambert, et dans les vignettes des livres
d'éducation.

             «N'en riez point, Félix, il sera votre juge.»

_M. Isabey._--«Vue du port de Boulogne, prise de la mer.» Ce titre est
fallacieux, méfiez-vous-en; il y a là une anacoluthe manifeste; le
livret devait dire: «Vue de la mer, prise du port de Boulogne.» M.
Isabey n'a jamais fait de véritables marines, mais seulement des
panoramas nautiques; il n'a point étudié la vague elle-même, prise
absolument, comme fait M. Gudin; aussi n'a-t-il jamais peint de vagues,
mais seulement de l'eau de mer; il lui manque le sentiment de _Valtum
mare_; ses flots supposent toujours une côte voisine; M. Gudin nous
donnerait, s'il voulait, dans une cuvette la profondeur et l'immensité
du grand Océan; M. Isabey prendrait une toile de cent pieds carrés sans
pouvoir nous faire quitter la rade; nous serions toujours en vue du
phare.

A droite, une jetée avec un mule,--un bateau à vapeur traînant trois
canots à la remorque;--sur le premier plan, une barque, encombrée de
poissons, de barils et de cordages;--au fond, la ville et le port;--à
gauche, des rochers.--On retrouve dans cette marine les qualités
habituelles de M. Isabey: la richesse de la fantaisie, les tours de
force du pinceau, l'esprit, je dirai presque le comique des détails, le
mouvement et le vent; mais son ciel est lourd, uniformément gris, clair
sans soleil; ses eaux manquent de transparence; enfin ses nuages ne
marchent pas, ils occupent le haut du tableau, mais y demeurent
stagnants. Aujourd'hui, les peintres de marines semblent s'inquiéter
fort peu des nuages, dont Joseph Vernet a fait de si admirables études;
M. Le Poillevin, pour éviter la difficulté, les rejette à l'horizon,
au-dessus des terres, sous forme de flocons.--Nous reprocherons, en
outre, à M. Isabey de peindre tout de la même façon, et presque de la
même couleur, les hommes et les morues, les barils et les vagues;
l'encombrement de sa barque est voisin de la confusion; l'ordre est
entièrement sacrifié au mouvement, ce qui, d'après les lois de
l'esthétique, est un défaut grave.--Les barques de M. Isabey nous
semblent aussi avoir une exagération de délabrement; ce n'est pas que
nous regrettions dans ses tableaux les navires neufs et coquets de M.
Morel Fatio; mais, en vérité, ses carcasses sont si vieilles et si
décousues, qu'elles doivent vraisemblablement faire eau de toutes parts.

_M. Henri Scheffer.--Entrée de Jeanne d'Arc dans la ville
d'Orléans._--Ce qui distingue surtout le talent de M. H. Scheffer, c'est
la douceur d'expression et la délicatesse de sentiment: il vise à la
simplicité gracieuse, ne s'exalte, ne se passionne jamais, se gardant
bien de se hasarder dans les attitudes difficiles, dans les poses
hardies et vigoureuses; toujours des figures droites, ne sachant ni
pencher la tête, ni même lever les yeux, ayant l'air enfin de poser
devant les spectateurs. Un homme d'esprit demandait un jour comment,
dans un tableau de M. H. Scheffer, David pourrait regarder Goliath.
Certainement David ne lèverait pas la tête, et Goliath se baisserait
encore moins.

L'entrée de Jeanne d'Arc à Orléans est bien peu triomphale; personne
vraiment n'y triomphe; les moines qui ouvrent la marche avec croix et
bannières, ont l'air fort tranquille, comme s'il s'agissait d'une simple
procession après vêpres; la foule qui s'agenouille à gauche ne se
réjouit pas non plus d'une façon bien remarquable: toutes ces figures
sont animées d'un sentiment pieux et délicat; elles paraissent
s'attendrir, mais sans qu'on sache trop pourquoi; elles ne regarderaient
pas autrement Jeanne marchant au bûcher. La simplicité exagérée des
draperies semble aplatir encore les figures, et immobiliser davantage
cette scène, qui pèche déjà par le défaut d'action. Quant à la Pucelle
elle-même, elle ne triomphe pas non plus, c'est Dieu qui la fait
triompher. Sa tête, sans être belle ni grande, a cependant une
expression remarquable de sainteté et de foi chrétienne; on y lit cette
secrète tristesse qui troublait le coeur de Jeanne au milieu de ses
éclatantes victoires, l'avertissant que les jours de sa jeunesse
seraient courts, et qu'après la gloire viendrait la passion. C'est ainsi
que Schiller, que M. Michelet nous ont dépeint la Pucelle, conservant
tous deux à la sainte victorieuse la tendresse mélancolique de la jeune
fille. Chapelain, au contraire, en a fait une robuste virago, une fière
Clorinde, qui ne rêve que plaies et bosses, et fronce toujours le
sourcil. (Voir ce terrible portrait sur les enseignes de boutique.)

_M. Robert Fleury.--Charles-Quint ramasse le pinceau du Titien._--Nous
préférons de beaucoup les premières toiles de M. Robert Fleury, son
_Benvenuto_ et son _Inquisition_ de l'an dernier: la couleur du nouveau
tableau nous semble terreuse et bistrée, les contours sont secs, les
figures manquent d'expression; celle du Titien est d'une dureté
désagréable. M. Robert Fleury a habillé de rouge le peintre vénitien, et
les gens bien informés ou sagaces prétendent que c'est là une allégorie
pour désigner que le Titien est un coloriste; de même ce peintre naïf du
_Vicaire de Wakefield_ avait imaginé de peindre les sept Flamborough
avec sept oranges, pour signifier qu'ils aimaient beaucoup ce fruit, et
en mangeaient volontiers.

_M. Adolphe Leleux.--Chansons à la porte d'une posada_ (Navarre).--M.
Leleux, indépendamment de ses qualités d'exécution, nous paraît avoir
une haute intelligence des conditions esthétiques de l'art; amant de la
nature simple, il sait dans cette simplicité même, choisir le côté
pittoresque, agréable; saisir, si l'on peut ainsi parler, l'idéal de la
réalité même; il ne se consumera pas sur les brins de paille d'un vieux
tabouret; il n'ira pas s'épuiser à copier servilement les mains et les
pieds d'un ramoneur, pour arriver enfin à une vérité qui soulève le
coeur; mais il s'arrêtera volontiers sur le seuil d'une chaumière
bretonne, sur les marches d'une posada navarraise; il attendra qu'un
rayon de soleil vienne égayer les figures et les costumes, que la
cornemuse ou la mandoline fasse sourire les yeux des jeunes paysannes,
ou soupirer leur coeur sous les corsets rouges. Il n'y a point là de
prétentions bucoliques; c'est une nature naïve peinte naïvement, qui,
grâce à Dieu, ne rappelle ni les bergers pomponnés de l'Idylle, ni les
sots villageois de l'Opéra-Comique.

On a reproché cette année à M. Leleux d'avoir transporté en Navarre le
ciel, le terrain et presque le costume breton; heureusement que les
cigarettes et les mandolines sont là pour sauver la couleur locale;
fussent-ils, d'ailleurs, des Bas-Bretons pur sang, ces Navarrais n'en
seraient pas moins groupés d'une façon charmante, peints avec une
netteté, une franchise, une gaieté vraiment admirables.

_M. Belloc._--Portrait d'homme.--Henri Heine partageait en deux classes
bien distinctes les peintres de portraits: «Les uns, disait-il, ont le
merveilleux talent de saisir et de rendre ceux des traits qui peuvent
donner même au spectateur étranger l'idée exacte de l'individu
représenté, de telle sorte qu'il comprend aussitôt le caractère de
figure de l'original inconnu, au point de le reconnaître tout de suite,
s'il vient à le rencontrer... C'est ce rapport immédiat qui nous
garantit immanquablement la ressemblance avec les originaux morts.--Nous
trouvons la seconde manière de peindre le portrait, particulièrement
chez les Anglais et les Français, qui n'ont en vue que cette possibilité
facile de faire reconnaître l'homme que déjà nous connaissons bien. Ces
peintres ne travaillent positivement qu'au profit du souvenir. Ils sont
chers surtout, aux parents bien appris et aux tendres époux qui nous
montrent après dîner leurs portraits.»--Le portrait de M. Belloc dément
à coup sûr la spirituelle inculpation du critique allemand, et m. H
Heine lui-même lui ferait l'honneur de sa première classe.

Nous regrettons que l'espace nous manque pour examiner ainsi en détail
plusieurs autres tableaux du _salon carré_; au moins citerons-nous avec
éloge le _Jésus-Christ_ de M. Lestang-Parade, le _Christophe Colomb_ de
M. Colin, la _Levée du Siège de Malte_ de M. Larivière, enfin, la
_Guirlande de Fleurs_ de M. Saint-Jean.



Le Rat amoureux.

CONTE

[Illustration.]

Par une belle journée du mois d'août, après six ou sept heures de chasse
dans cette campagne du Maine, tellement entrecoupée de haies et de
fossés qu'il en faut prendre pour ainsi dire chaque arpent à l'assaut,
M. de *** entra chez un de ses métayers pour s'y reposer quelques
instants. Il but une grande tasse de lait frais, et se retira dans une
chambre presque nue où couchaient les enfants de la ferme. Là, il se
jeta sans façon sur de la paille fraîchement étalée, pour goûter un bon
et lourd sommeil d'homme fatigué.

Je ne sais depuis combien de temps il dormait, lorsqu'il se sentit la
cuisse gauche fouillée comme par un museau d'animal, et sur ses guêtres
de cuir comme un grattement de dents et de griffes. Il supporte d'abord
ce froissement désagréable avec cette apathie somnolente, cette
indécision de l'engourdissement qui ne nous laisse rien percevoir de
clair et d'intelligible. Mais le contact devint plus pressant, plus
répété, plus sensible; il se réveilla brusquement, en jetant avec
vivacité la main à l'endroit lésé; il trouva, avec une certaine peur
mêlée de dégoût, qu'il tenait un gros rat. La bête, surprise dans son
opération de rongement, chercha d'abord à mordre la main qui l'avait
saisi; mais M. de *** le serrait par le milieu du dos et lui pressant
les flancs d'un poignet de fer; il lui ôtait presque la faculté de
respirer. Le rat essaya donc vainement de se débattre et d'échapper à
l'étau qui menaçait de l'étouffer. Mais voyant que son ennemi se
préparait à l'écraser du pied, il eut recours à un moyen assez peu
ordinaire.

Il parla.

«Je vois bien, dit-il, que je ne suis pas le plus fort, et je cède. Je
renonce sincèrement à toute entreprise sur le cuir de votre équipement
et le tissu de votre peau, et si vous voulez m'accorder la vie, je
m'engage à vous raconter mon histoire. Elle est courte, mais assez riche
en expérience, pour un rat. Acceptez-vous? Décidez vite: vie ou mort, ne
me faites pas attendre.»

M. de *** ne s'étonnait de rien; il avait lu d'ailleurs beaucoup de
contes fantastiques, et il répondit au rat: «Mon cher, quoique votre
demande ressemble beaucoup à certains passages des _Mille et une Nuits_,
elle m'agrée. Je ne m'inquiète pas du plagiat. Mais, avant de commencer
votre histoire, veuillez, au préalable, résoudre bravement cette
question: Avez-vous une âme?

--Monsieur, dit le rat en se rengorgeant, je pourrais vous demander
aussi: Avez-vous une âme? Plusieurs philosophes ratapolitains
s'accordent à en refuser une à l'espèce, humaine. Mais, pour la nôtre,
ils l'ont démontrée par une infinité de beaux arguments; et si vous me
faisiez périr en ce moment, je ne crains pas d'être anéanti: à la barbe
de vos cartésiens, je m'en irais dans l'autre monde chercher la
récompense des justes rats.

M. de *** se le tint pour dit, voyant que cette pauvre créature s'en
faisait une affaire d'amour-propre; et, satisfait d'avoir appris que les
rats avaient aussi leur psyché, il prêta l'oreille au récit du
quadrupède.

Après cette courte digression, qui paraîtra inutile à beaucoup de gens,
mais que M. de *** se donna uniquement pour satisfaction (car il était
un peu philosophe), le rat commença en ces termes:

«J'ai beaucoup voyagé, monsieur, et tel que vous me voyez ici, près de
Laval, sur les confins de la Bretagne, je suis frais arrivé de
Constantinople.

--Ah! ah! dit M. de ***, c'est assez à la mode de parler de
Constantinople. Les minarets de Stamboul ont défrayé bien des phrases.
Je suis curieux de les regarder, mon cher, à travers vos yeux.

--Oh! monsieur, je vous fais grâce des tutedzhinns, du ciel bleu, de la
grande mer, des kiosks, des djoubés, des campalores, et de toute espèce
de couleur locale. Je ne suis ni poète, ni orientaliste, ni écrivain
d'aucune sorte de lettres; je ne suis que philosophe, partant,
n'attendez pas de style. »

Il reprit, assez satisfait de sa tirade:

«Oui, monsieur, frais arrivé de Constantinople, et de retour, pour n'en
plus sortir, dans mon trou natal. Nous autres rats, nous avons comme les
hommes la fureur des voyages et le mal du pays. L'une m'a fait partir et
l'autre revenir; la vieillesse me fera rester. Un beau jour, j'étais
jeune alors, toutes mes études terminées, tous mes degrés pris jusqu'au
doctorat inclusivement, je résolus de voir du pays. La Hollande m'attira
d'abord, à cause de la réputation de ses fromages; mais si la chère y
est bonne, on nous y a voué une haine implacable: je partis pour les
bords du Rhin. Il y a là de vieux châteaux féodaux où je pris logement;
ce sont de vraies seigneuries pour les rats, tant ils offrent de sûrs
asiles. Enfin, poussé par mon humeur nomade, après un séjour de quelques
mois dans un couvent autrichien, je me rendis à Constantinople.

« D'abord, ma foi, comme le grand nombre des touristes, curieux
observateur des auberges, je pris mauvaise opinion du pays, parce que je
n'y mangeais pas bien; mais, à force de parcourir en tous sens les
souterrains de la cité turque, je découvris le merveilleux éden des
rats, le terrestre paradis, où je serais peut-être encore, malgré le mal
du pays dont je me targuais tout à l'heure si sentimentalement, sans
l'influence mauvaise de ma destinée. Figurez-vous, monsieur, un vaste
palais, percé de mille corridors, commodément pourvu d'innombrables
cellules, et aboutissant par toutes ses issues à un puits fermé d'une
grosse pierre, et qui s'ouvrait dans les jardins du sérail. Peu de jours
après mon entrée dans cette demeure de promission, un bruit se fait
entendre à l'ouverture du puits; tout d'un coup la pierre se lève, et un
grand jour inonde l'obscurité de nos cellules: du plus profond de leurs
retraites, éveillés ou endormis, debout ou couchés, avertis comme par un
sûr instinct, tous les rats se mettent au galop, et se précipitent vers
la lumière. Je les suis sans savoir où; et, arrivé au rond-point du
puits, je vois descendre, soutenue par des cordes, une belle créature
blanche comme du lait, fraîche, rosée, grasse à point, excellente à
manger. Tous mes confrères se jettent dessus, je les imite, et nous
mordons, et nous déchirons, et nous mangeons, et nous buvons. On retire
la belle victime, à demi morte, de la même façon qu'on nous l'avait
amenée, et nous rentrons dans nos cellules pour faire la digestion.

«Ils appellent cela, en Turquie, faire un exemple. Si vous voulez me
permettre une petite réflexion, en ma qualité de philosophe, je
remarquerai que c'est aussi à titre d'exemple que vos législateurs
exaltent et maintiennent la guillotine. Je n'empiéterai pas sur les
droits de vos statisticiens, en recherchant combien de crimes ont été
détournés par l'exemple de la guillotine, mais je puis certifier, par
mon expérience, que l'exemple du puits aux rats ne profitait à personne.
Destiné à terrifier les femmes de Sa Hautesse qui se sentiraient une
velléité d'être infidèles, il ne corrigeait nullement ces dames. Tâtez
mon ventre, raisonnez par analogie, et faites un discours contre la
peine de mort. Je retiens une place dans ses notes.

«Cela dit, je reviens à mon sujet. Quand j'eus goûté la chair mollette,
blanchette et succulente d'une douzaine de sultanes, mon estomac bien
repu laissa plus de loisir à ma sensibilité. J'ai toujours été
philanthrope. Je me sentis des remords; je suis sûr que le bourreau n'en
ressentit jamais autant. J'avais beau me dire qu'après tout c'était de
bonne prise, que vous mangiez bien d'autres animaux, et que je pouvais,
en toute conscience, me venger sur vous; le cosmopolitisme commence à
s'infiltrer dans Ratapolis, et je ne parvenais pas à étouffer le cri du
sang versé.

« Puis, car je dois tout dire, ce qui vous montrera bien la faiblesse
des philosophes,--avez-vous entendu parler de l'histoire mythologique de
la belle Léda et de son cygne? Le bruit en est descendu jusqu'à nous, et
je vous assure que ce n'est pas une fable.--Toutes ces beautés, qui
n'avaient d'abord offert à ma voracité que de délicieux comestibles,
finirent par me toucher le coeur et les yeux.--Mesdames les humaines
nous traitent avec trop de sans-façon; que diable! nous avons un coeur.
Je sentis de nouveaux sentiments s'agiter en moi; j'oubliai jusqu'aux
heures des repas, qui seules avaient répandu quelque charme sur ma vie.
La nuit, dans mes rêves, toutes ces magnifiques Géorgiennes et
Circassiennes, ces épaules blanches, ces yeux et ces cheveux tout noirs,
se présentaient à moi pour enivrer mes sens. Puis le sang qui les
tachait, les plaies que ma dent y avait ouvertes, s'étalaient comme
autant de muets vengeurs et de silencieuses exécrations de ma barbarie.
Alors je quittais mon trou, et, couvert de sueur, je courais le long des
corridors, rongeant les pierres, murmurant des mots confus, et sentant
dans le creux de mon estomac tous les borborygmes de la passion
malheureuse. »

Le gros rat suait encore à décrire son martyre amoureux.

«Bien! bien! dit M. de ***, voilà qui est tout à fait bien. M. chose,
qui a un style à mille facettes, ne dirait pas mieux. Vous donnez donc
aussi, chez les rats, dans le pathétique et le psychologique?

--Pourquoi pas?» dit le rat. Et il continua. «Ces dispositions, je les
combattis longtemps, oh! bien longtemps. Je sentais,--voyez-vous,--que
c'était une lutte à mort que j'allais engager contre la société qui
m'avait accueilli, et je reculais devant cette détermination extrême.
Enfin l'héroïsme l'emporta dans mon coeur, et après m'être battu les
flancs, je résolus de me dévouer au salut de la première sultane qui
tomberait parmi nous.

« Je mangeai pourtant encore ma part de deux ou trois; mais cela ne fit
que m'affermir dans mon projet, et à la quatrième, je me grandis de
toute la hauteur d'un dévouement, de toutes les coudées de la pure
passion; je devins gigantesque.

« On nous descendit une jeune fille de douze ans à peine. L'amande de
ses yeux, à demi cachée sous le voile de sa paupière, la draperie
d'ébène que sa chevelure jetait sur ses épaules, l'abandon plein
d'effroi qui détendait au hasard les muscles délicats de ce beau corps,
tout en elle enflamma mon amour, décida mon courage. Aussitôt qu'elle
fut à la portée de mes confrères, je me plaçai sur son coeur, dont je
sentais les battements comprimés par la crainte; et là, sur ce champ de
bataille qui m'inspirait encore, loin de me mettre à la curée, comme
d'habitude, je montrai les crocs à mes amis, et je leur dis qu'ils me
tueraient plutôt que de toucher à ma sultane.

La stupéfaction suspendit un instant leur rage carnivore. Ils me
regardèrent avec des yeux où l'étonnement effaçait presque la colère;
puis enfin, sentant bien toute mon impuissance, que mon audace leur
avait fait oublier un instant, ils se jetèrent comme de plus belle sur
leur proie, sans s'inquiéter autrement de ma chevalerie. Je me ruai
alors sur leur bataillon, seul contre tous, mais animé par l'amour,
tandis qu'ils ne l'étaient que par la voracité. Je déchirai l'oeil à
celui-ci, j'entamai la tête à celui-là; qui perdit une patte; qui, un
morceau de son râble; qui, sa queue. Je fis des prodiges; j'étais
sublime; mais la gourmandise fut plus forte que l'amour. Le poil tout
arraché, les oreilles en lambeaux, je ne reculais pas, quand on enleva,
selon la coutume, la sultane couverte de blessures, malgré mon courage;
et comme j'étais revenu sur mon premier terrain, je fus ainsi emporté
avec elle.

« A peine fus-je au grand jour et dans le jardin, que je m'empressai
d'échapper au kislar-aga, qui voulait me rejeter dans le puits, où
j'aurais été infailliblement dévoré, et je me cachai dans le premier
trou qui s'offrit. Dès que la nuit vint, je me mis en quête de ma
sultane; je me hasardai dans les dortoirs du sérail, je parcourus tous
les appartements sans la rencontrer, et, le désespoir dans le coeur, je
fus me promener sur le rivage de la mer.

«Rien n'est favorable aux sombres pensers comme le bruit des flots,
l'immensité de la vague...

--Je vous y prends, dit M. de ***; vous parlez, de la grande mer.

--Laissez-moi finir ma période, s'écria le rat impatienté. Un peu de
poésie ne nuit pas, et vous en aurez: j'en fais tout comme un autre.

«Le bruit des flots, l'immensité de la vague, et ce je ne sais quoi de
terrible qui s'écrie dans l'obscurité du nocturne azur; mes soupirs se
mêlaient, avec une harmonie lugubre, aux sifflements du vent qui venait
frapper les murs du sérail, et à l'incommensurable voix des ondes qui
gémissait comme une troupe infinie d'enfants. J'allais, pauvre proscrit,
l'oreille en sang, l'estomac vide, pensant à la société qui me
repoussait, à ma bien-aimée perdue; je songeais à ces temps paisibles où
mon existence se renfermait dans deux mots: manger! digérer!!! et je
m'écriais sur la grève: Vivais-je alors? vivais-je? Et une voix de mon
coeur me répondait: Non! c'est d'aujourd'hui que tu vis! c'est
d'aujourd'hui seulement que tu es rat, puisque seulement d'aujourd'hui
la passion te couronne de son auréole, auréole brûlante, auréole
composée d'autant d'ingrédients que la foudre de Jupiter; mais sainte,
mais étoilée, mais resplendissante, mais pyramidale auréole, sans
laquelle, hommes ou rats, toute la nature, rien n'existe vraiment.

«Je m'épanchais ainsi, quand mon nez heurta quelque chose de satiné, de
doux, mais de froid comme la mort: c'était le cadavre de ma sultane. Le
grand-seigneur l'avait fait jeter à la mer, et la mer me la rendait. Je
me précipitai sur elle, je la dévorai de baisers, je l'inondai de
larmes, je voulais mourir près d'elle; mais je ne sais quel lâche amour
de la vie me retint, et je m'arrachai de ces lieux. Je me retournai
plusieurs fois; enfin elle fut à jamais perdue pour moi...

« Un de vos philosophes confesse qu'en pleurant la mort d'un ami, il
songea pourtant qu'il hériterait d'un bel habit noir fort à sa
convenance. Vous avouerai-je aussi mon infamie! A peine avais-je fait
quelques cent pas, que, la faim me pressant avec force, je songeai que
j'aurais bien pu prendre un morceau de ma sultane. Je n'en aurais tondu
que la largeur de ma langue! quel grand mal! Mais j'eus honte de me
trouver si bas, après m'être élevé si haut, et l'amour-propre me
condamna au jeûne.

« Je partis. Quelque viande que je rencontrai sur mon chemin servit à me
refaire. J'étais déjà aux portes de Vienne, quand je fus rejoint par un
des rats du puits. Je me mis d'abord en défense, croyant qu'il allait
m'attaquer; mais le malheur l'avait aussi atteint, et c'est un niveau
qui égalise tout. Le sultan, débarrassé des janissaires, avait commencé
de réformer son empire. La férocité de la justice du sérail avait la
première attiré son attention, et il l'avait abolie. De là, grande
douleur au puits des rats. Ils complotèrent d'abord de dévorer le sultan
dans son lit; puis voyant à cette entreprise trop d'impossibilités et de
danger, la nation se débanda, et chacun fut de son côté chercher
fortune. L'exilé du puits exhalait une rage aveugle contre le sultan.
Otez la charogne au corbeau, au bourreau la guillotine, vous verrez ce
qu'ils diront. Je l'écoutais à peine, pleurant le destin de ma pauvre
sultane, qu'un retard de quelques jours aurait sauvée. Nous nous
séparâmes bientôt, et, sans autres aventures, je suis revenu dans le
Maine pour que vous me donniez la vie.

--Vous n'êtes point un rat ordinaire, dit M. de ***, quand le conteur
eut fini. Mon métayer mettra chaque jour un morceau de viande, au bord
de votre trou; c'est la rente viagère que je vous accorde. Allez en
paix, mon cher; Dieu vous tire de la griffe des chats comme il vous a
tiré de la mienne.»

A. S.



Industrie.

DES CLAVIERS TYPOGRAPHIQUES.

L'emploi d'organes mécaniques fonctionnant avec régularité dans une
foule d'opérations matérielles exécutées naguère encore par la main de
l'homme, est le caractère le plus saillant des tendances de l'industrie
moderne. L'introduction des machines dans les ateliers est un bienfait
qui ne mérite pas moins d'être signalé, au point de vue de la dignité
humaine, que pour les conséquences matérielles qui en résultent,
notamment dans l'économie des frais de production. Mais les difficultés
que présentent l'invention et la mise à exécution des machines
augmentent singulièrement à mesure que la part de l'intelligence de
l'ouvrier est plus nécessaire pour le diriger dans l'exercice de sa
profession.

Tel est le cas pour l'art typographique. On sait, en effet, que le
_compositeur_ place les lettres une à une dans le _composteur_, préparé
d'avance pour la justification; et qu'au fur et à mesure de la lecture
de la _copie_ qu'il a sous les yeux, sa main va chercher les caractères
dans les compartiments ou _cassetins_ de la boîte ou _casse_, où ils
sont rangés par _sortes._. Il y a donc dans la _composition_ en
caractères mobiles deux opérations très-distinctes, la lecture et le
placement des caractères. Quoique l'une d'elles soit purement
matérielle, on conçoit toutes les difficultés qui se présentent
lorsqu'il s'agit de l'assujettir à des procédés mécaniques réguliers,
tout en se servant, pour la guider, de l'intelligence du compositeur.

Il n'est donc pas étonnant que la curiosité publique ait été, dans ces
derniers temps, vivement excitée par l'annonce de machines
typographiques. Parmi celles-ci, il y en a trois surtout qui doivent
être citées d'une manière particulière, parce qu'elles sont livrées à
l'industrie ou à un degré de confection déjà fort avancé.

CLAVIER DE MM. YOUNG ET DELCAMBRE.--La machine de MM. Young et Delcambre
est une machine terminée et prête à prendre place dans les ateliers. Les
inventeurs l'ont-ils montrée à plusieurs imprimeurs de Paris à l'état de
travail, on au moins fonctionnant de manière qu'on puisse en apprécier
les résultats? Elle est représentée dans notre figure 1.

La machine à composer se compose de quatre parties principales, savoir:

1º Un clavier horizontal portant autant de touches qu'il y a de lettres
chaque touche porte l'empreinte de la lettre qu'elle doit faire mouvoir.
A chacune correspond une tige verticale qui fait mouvoir horizontalement
un couteau placé dans un plan supérieur, pour chaque mouvement imprimé à
la touche. Les voyelles et les consonnes sont placées au milieu, les
autres lettres, accents, capitales; etc., sont disposés sur les côtés,
en rapprochant aussi du milieu les lettres les plus fines, comme le
point, la virgule, afin de diminuer la longueur de la course qu'elles
ont à faire sur le plateau dont nous parlons plus loin.

2º Un plan supérieur, sur lequel se meuvent les couteaux dont nous
venons de parler. A gauche de chacun d'eux est une bande de cuivre
presque verticale, creusée à l'intérieur. Dans ce vide se placent les
caractères d'une sorte, posant sur leur frotterie, et composés tous du
même sens. Chaque mouvement de touche faisant mouvoir le couteau
correspondant (un peu moins épais que la lettre de la rainure voisine),
une lettre sera poussée, et celle-ci tombera par le vide qui est
pratiqué à côté de l'endroit où elle posait.

3º Un grand plateau en cuivre incliné à 45° placé en avant du plan sur
lequel posent les caractères. Dans ce plateau sont pratiquées autant de
rainures qu'il y a de lettres, et destinées: à les recevoir quand elles
viennent de quitter leur composteur. Ces rainures se réunissant toujours
de deux en deux successivement, viennent aboutir à une rainure unique,
percée à son extrémité d'un trou par lequel vient passer la lettre pour
entrer dans le composteur.

4º Un long composteur, commençant par un quart de cercle qui commence au
vide dont nous venons de parler. La partie circulaire est double, afin
que les lettres ne puissent tomber. Une petite roue à excentrique,
placée au-dessus du vide, et qu'un enfant ou le compositeur fait mouvoir
au moyen d'une pédale, pousse les lettres arrivées sur le composteur, et
fait avancer la composition sur la partie horizontale. A l'extrémité se
trouve un compositeur qui prend la composition, en forme des lignes
qu'il justifie, place les cadres, etc.

Cette machine, construite avec grand soin, fonctionne assez bien. Son
mécanisme est fort simple, et, sauf quelques accidents qui arrivent à
l'entrée des lettres dans le composteur et que nous croyons possible
d'éviter, remplit bien son but de machine à composer.

Elle est aussi remarquable par sa bonne exécution, qui lui permet
d'entrer immédiatement dans les ateliers, sans qu'il y ait trop à
redouter de dérangements et de pertes de temps, comme il arrive si
souvent dans les machines nouvelles; et l'emmagasinage des lettres est
disposé de manière à pouvoir charger la machine d'une grande quantité à
la fois, avant, ce qu'on n'avait pas encore su réaliser; enfin son prix
n'en est pas fort élevé.

CLAVIERS MÉCANIQUES DU CAPITAINE ROSENBORG--Mes machines sont, dit leur
auteur, supérieures de tout point celles de MM. Young et Delcambre.

MM. Young et Delcambre peuvent faire à l'heure une composition de 6.000
caractères; le capitaine Rosenborg en peut faire une au moins de 10.000;
et la machine à distribuer, qui, par le procédé Young et Delcambre,
occupe quatre ouvrier n'en occupe qu'un seul avec le procédé Rosenborg.

1º Machine à composer,--Le maître compositeur, assis au front de la
machine, ayant la copie devant lui, touche le clavier à mesure qu'il
lit. Le jeu des touches fait sortir de leurs cassetins les lettres
correspondantes, qui viennent se coucher sur une chaîne sans fin,
laquelle passe constamment par le milieu de la machine, de droite à
gauche. Par le mouvement de cette chaîne, les caractères, une fois
posés, seul très-promptement transportés vers le _réceptacle_, où, par
l'action d'une petite excentrique qui tourne avec une vitesse
considérable, les caractères sont rangés horizontalement, l'un au-dessus
de l'autre dans le même ordre que les touches du clavier ont été
frappées. Les lignes ainsi formées par les caractères s'ajustent sur une
partie en forme de T. Un cadran à compteur et une sonnette avertissent
le compositeur chaque fois qu'une ligne est complète. Alors il fait
tourner une petite vis qui pousse la ligne achevée au fond du
réceptacle; puis sa main droite agit sur un levier qui pousse cette
ligne dans une rainure extérieur mobile autour d'un axe. Ces opérations
s'accomplissent en moins d'une seconde. Alors l'aide-compositeur saisit
de la main gauche, comme le représente la figure 2, l'extrémité
supérieure de cette rainure, et l'ayant amenée dans une position
horizontale, il lit la ligne des caractères se tenant alors dans une
position verticale. Ayant corrigé les fautes qui ont pu se rencontrer
dans la composition, l'ouvrier, en levant un glissoir à même le fond de
la _rainure_, fait descendre tout d'un coup la ligne dans un
compartiment où il met les espaces.

Le trait principal d'innovation de cette machine est la chaîne sans fin
sur laquelle les caractères sont déposés, et par laquelle ils sont
transportés dans le réceptacle. Les avantages de cette chaîne sont que
les caractères sont poussés en droite ligne par la chaîne sans risque de
désordre, sans danger du moindre frottement; qu'autant de lettres
pourront y être placées à la fois qu'il en peut arriver de suite dans la
série non interrompue de l'alphabet; et, dans la pratique, il y a un
grand nombre de mots et syllabes que le compositeur sait bientôt
disposer de cette manière, par un seul coup sur les touches du clavier.
Par exemple, _ad, add, ail, accent_, etc., sont des mots dont les
lettres, se suivant dans l'ordre naturel, peuvent être composées par une
seule pression sur les touches; la chaîne pousse les caractères dans
l'ordre où ils y ont été déposés, et rien ne peut troubler cet
ordre.--On peut expliquer par ces _accords_ (de lettres semblables et
composées d'un seul coup) la grande rapidité de la composition
Rosenborg. Le mot _accentuation_ contient douze lettres, et exigerait
vingt-quatre mouvements de bras chez un compositeur ordinaire; mais avec
la machine Rosenborg, le mot est composé en trois coups sur les touches:
_accentu-at-ion_.

2º _Machine à distribuer_.--Cette machine, représentée figure 3, est
entièrement détachée de la précédente et fonctionne séparément. Après le
tirage, une portion de page ou de colonne de caractères est déposée dans
un compartiment. Les lignes sont amenées une à une de ce compartiment
dans un _chariot mobile_ par le moyen d'un glisseur à manche. Au sortir
de ce chariot, les lettres sont distribuées dans des cases
particulières.

Une ligne de caractères ayant été amenée du compartiment dans ce
_chariot_, le distributeur saisit de la main droite le manche du
_chariot_ et le meut vers la droite. Il lit alors la ligne qui est
dessus, et ayant, de l'index de sa main gauche, levé la touche du
clavier correspondant à la lettre la plus proche sur le devant du
_chariot_, il meut ce chariot sur la gauche jusqu'à ce qu'il soit arrêté
par l'action de la touche levée. La lettre correspondante s'échappe de
la ligne, et, tombant à travers un retrait fait pour la recevoir, elle
est conduite dans sa propre case sur la planche horizontale, tandis que,
par l'action d'une petite _excentrique_ ou _came_, elle est sans cesse
poussée en avant pour faire place à la prochaine lettre qui descendra.
De cette façon, les caractères sont distribués et arrangés en lignes,
tous les _a_ dans une ligne, tous les _b_ dans une autre, etc., tout
prêts à être replacés dans leurs compartiments correspondants de la
machine à composer. Cette opération de replacement se fait par le moyen
d'un instrument qui peut à la fois enlever deux ou trois cents lettres
de la machine à distribuer, et les transporter dans la machine à
composer.

Machines typographiques de M. Gaubert.--Ces machines ont été exécutées,
ou au moins paraissent destinées à fonctionner, au profit de
l'industrie, postérieurement à celles dont il vient d'être question.
Mais elles sont dignes d'attirer au plus haut degré l'attention de
toutes les personnes qui s'intéressent aux progrès de la mécanique
pratique; elles donnent la solution de problèmes que les devanciers de
M. Gaubert ne s'étaient même pas proposés, ou qu'ils n'avaient que
très-imparfaitement résolus; enfin elles sont dues à un de nos
compatriotes. Le lecteur concevra donc que nous entrions dans quelques
détails en ce qui concerne ces appareils.

Nous ne pouvons mieux faire, à ce sujet, que d'emprunter textuellement à
M. Séguier le rapport qu'il a fait à l'Académie des Sciences, au nom
d'une commission dont MM. Arago, Coriolis, Piobert et Gambey faisaient
aussi partie.

[Illustration: (Clavier typographique de MM. Young et Delcambre.)]

«Une curieuse, nous pourrions dire une étonnante machine a été soumise à
votre examen. M. Gaubert a appelé votre attention sur son _gérotype_,
c'est-à-dire sur son appareil à trier et classer les éléments de la
typographie..................................................
.............................................................

« La machine qui a été soumise à vos commissaires est composée de deux
parties distinctes: trier et classer les caractères livrés pêle-mêle à
son action, les emmagasiner en quantité suffisante et proportionnée au
besoin de la composition; dans les réceptacles mobiles est la fonction
difficile de la partie que l'inventeur a nommée _distribueuse_. La
partie appelée par lui _composeuse_ est uniquement chargée de faire
revenir, suivant l'ordre déterminé par l'ouvrier compositeur et à sa
volonté, les éléments typographiques, pour les assembler rapidement et
sûrement dans une forme ou un simple composteur. Pendant cet appel et
cet arrangement tout mécanique, aucun type ne doit être exposé à perdre
la bonne position qui lui a été précédemment assignée. C'est la réunion
de ces deux organes distincts, quoique solidaires, qui constitue la
pensée mécanique conçue, réalisée et livrée à votre critique. «Le
problème vient d'être sommairement énoncé; exposons les conditions de sa
solution.

«La _distribueuse_ doit recevoir pêle-mêle les éléments de la
composition typographique, c'est-à-dire les caractères, les signes de
ponctuation, les espaces, etc.; par une action _inintelligente_, elle
doit les isoler les uns des autres, les décoller; car nous supposons la
machine opérant sur les débris d'une forme rompue. Elle doit s'exercer
sur chaque type séparément, s'assurer de prime-abord s'il se présente au
classement dans une position normale, c'est-à-dire en termes
d'imprimerie, l'oeil en l'air, le pied bien tourné; elle doit ensuite le
diriger vers le réceptacle spécial qui lui est assigné; mais, comme une
composition n'est pas formée de caractères répétés en nombres égaux, il
importe que la machine puisse accumuler dans des réservoirs plus
spacieux, ou plusieurs fois reproduits, les lettres les plus fréquemment
employées. Cet emmagasinement doit être méthodique et progressif; les
caractères d'une même classe ne doivent venir remplir le second ou le
troisième réservoir de la série à laquelle ils appartiennent, qu'après
avoir complètement occupé le premier. Pour que ce travail de classement
soit vraiment utile, il faut qu'il soit rapide, sûr, par-dessus tout
économique.

«La _distribueuse_, réduite aux proportions d'un outil auxiliaire de
l'imprimeur, ne doit occuper qu'une place restreinte dans l'imprimerie.

«Les fonctions de la _composeuse_ consistent à restituer avec célérité
et fidélité, dans l'ordre assigné par la volonté de l'ouvrier
compositeur, les divers éléments de composition déjà classés par la
_distribueuse_. La _composeuse_ a reçu le caractère dans sa position
normale, c'est toujours dans cette situation qu'elle doit le rendre au
compositeur ou à la forme. Une page ainsi mécaniquement composée ne doit
présenter à corriger que des substitutions d'un élément à un autre dans
le cas d'un faux appel.

« Essayons de faire comprendre, par une simple description orale,
l'ingénieuse solution à laquelle, après un long et opiniâtre travail, M.
Gaubert est enfin arrivé.

« Imaginons des masses de caractères pris et jetés au hasard sur un plan
incliné, garni de petits canaux longitudinaux; un léger mouvement de
sassement suffit pour ébranler les caractères, ils se désunissent, se
couchent, tombent dans les canaux, les uns parallèlement à leur
direction, les autres formant avec les rigoles des angles divers. Les
premiers caractères, bien engagés dès le principe, continuent leur
descente; les autres, heurtés par leurs extrémités contre des obstacles
verticaux entre lesquels ils sont contraints à passer, prennent bientôt
une position semblable aux premiers. La superposition longitudinale, et
dans le sens des canaux, de plusieurs caractères tombés les uns sur les
autres, peut se présenter; elle doit être détruite: il suffit pour cela
de les faire passer, pendant leur descente, dans une portion de canal
doublement incliné, et sur le sens longitudinal, et sur le sens
transversal. Les rebords de cette partie sont plus bas que le plus mince
des caractères: tous ceux qui, jusque-là, ont cheminé superposés, ne
pourront éviter, en cet endroit, d'être entraînés latéralement par le
seul fait de leur propre masse. Ils tombent dans un récipient spécial,
d'où ils sont repris pour courir plus efficacement, une seconde fois,
les chances d'un meilleur engagement dans les canaux du plan incliné.

« Par la pensée, suivons les caractères: ceux bien engagés dès le
principe continuent de descendre; les autres, tombés en travers des
canaux, passent entre les obstacles, se redressent, prennent des
positions parallèles; ils s'engagent à leur tour; les caractères
superposés s'éliminent d'eux-mêmes. Les voici tous rangés les uns à la
suite des autres; ils se touchent, ils se poussent, ils vont entrer un à
un dans un premier compartiment que nous pourrions comparer au sas
d'écluse d'un canal de navigation; la porte d'amont s'ouvre, un
caractère entre. Les dimensions de l'écluse sont réglées de façon à ce
qu'un seul puisse être reçu à la fois. La porte d'amont se referme, la
porte d'aval s'ouvre à son tour pour les laisser descendre; les portes
manoeuvrent sans cesse, et tous les caractères franchissent l'écluse à
leur rang. Expliquons le but de l'écluse; pour cela, indiquons à quel
traitement le caractère y est soumis pendant son passage: chaque
caractère, ainsi momentanément parqué dans le sas de l'écluse, est comme
exploré dans toute sa longueur, nous pourrions dire plus exactement
encore, est comme tâté dans toutes ses parties par des aiguilles
verticales que des ressorts appuient sur toute sa surface. Le caractère
se trouve ainsi soumis, dans toute son étendue, à l'action des
aiguilles, à la façon des cartons de la jacquart, sur lesquels
s'appliquent de nombreuses tiges métalliques toujours prêtes à s'engager
dans les ouvertures dont ils sont convenablement percés pour opérer la
levée de certains fils de chaîne, et former le dessin de l'étoffe. Comme
le carton, le caractère a ses ouvertures; seulement elles ne consistent
que dans de simples encoches pratiquées sur ses flancs: elles varient en
nombre et en distance entre elles pour chaque espèce de type différent.
Une partie des aiguilles buttent contre la masse solide du caractère,
quelques-unes tombent sur le vide des encoches et s'y enfoncent. Le
nombre et la situation des aiguilles pénétrantes, en assignant une
position particulière à un canal mobile de raccordement entre l'écluse
et les réceptacles, règle la case dans laquelle le caractère ira
forcément se rendre à sa sortie de l'écluse. Le problème d'une direction
spéciale et certaine à donner à de nombreux caractères vers le seul
réceptacle qui leur convient, tout compliqué qu'il est, se trouve
cependant ainsi résolu simplement par l'action de telle ou telle
aiguille dans telle ou telle encoche.

« L'opération que nous venons de décrire suffit au caractère entré dans
l'écluse dans une position normale; celui-ci, reconnu dans son espèce,
est de suite dirigé sur le canal de raccordement vers son réservoir
définitif. Il en est autrement de tous les caractères arrêtés dans
l'écluse dans une position vicieuse, il importe de la rectifier; les
aiguilles, par leurs rapports avec les encoches, s'acquittent de cette
fonction avec une rigoureuse fidélité; un certain cran spécial, dit
_cran de retournement_, est pratiqué dans tous les caractères, quelle
que soit leur espèce, et à la même place. Suivant la position du
caractère dans la première écluse, ce cran correspond à des aiguilles
différentes; or, le caractère peut être mal tourné de trois façons: il
peut être couché l'oeil en bas sur l'un ou l'autre flanc, ou bien encore
l'oeil en l'air, mais sur le mauvais côté; pour détruire chacune de ces
trois fausses positions, la pénétration d'une aiguille spéciale, dans
chacun de ces cas particuliers, fait prendre au canal de raccordement
une position telle, que le caractère, au lieu d'être dirigé de suite
vers son récipient définitif, est conduit à une série de trois écluses
nouvelles, toutes trois à sas mobiles, mais chacune suivant un mode
particulier: le sas de la première écluse tourne sur lui-même, suivant
un axe longitudinal; celui de la seconde suivant un axe vertical; le
troisième pivote sur un axe transversal. Par une féconde et constante
application du principe des rapports des aiguilles aux encoches, c'est
le vice lui-même du caractère qui détermine le choix du sas d'écluse
dans lequel il sera détruit. Le caractère, versé d'un flanc sur l'autre,
tourné ou culbuté bout pour bout, sort du sas rectificateur pour
continuer sa descente, et aller rejoindre dans son réceptacle propre les
caractères de son espèce qu'une bonne position dans la première écluse a
dispensés d'une telle épuration.

«Tous les éléments de la typographie ainsi classés et emmagasinés dans
des proportions convenables, tous ramenés dans une position normale, la
composition mécanique est désormais rendue possible, même facile.

« Voyons comment M. Gaubert a résolu cette seconde partie du problème.

« Sa _composeuse_ est une machine séparée et distincte; elle puise les
éléments de composition dans les réceptacles mêmes où la _distribueuse_
les a accumulés. Ces réservoirs, convenablement chargés de caractères,
sont manuellement transportés de la première machine à la deuxième.
L'inventeur de ces mécanismes n'a point voulu qu'ils fussent
nécessairement solidaires, la rapidité d'action de chacun d'eux étant
différente. Comme nous l'avons dit, la _distribueuse_ n'est soumise qu'à
un emprunt de force mécanique inintelligente; elle peut donc être mise
en relation avec un moteur qui marcherait nuit et jour et sans repos;
elle pourrait ainsi trier des caractères pour plusieurs _composeuses_.
Les fonctions de celles-ci sont, au contraire, forcément régies par le
temps employé à la lecture et à l'appel des signes composant le
manuscrit placé sous les yeux du compositeur. Ses fonctions se trouvent
ainsi subordonnées à l'habileté de l'ouvrier. Ce n'est pas que M.
Gaubert ne pût opérer mécaniquement, par le principe qu'il a adopté et
suivi, plusieurs compositions simultanées d'un même manuscrit; il lui
suffirait, en effet, de mettre en relation plusieurs séries de formes et
de réceptacles avec une même _composeuse_; mais aujourd'hui nous devons
vous entretenir bien moins de ce que l'esprit inventif de M. Gaubert est
capable de produire que de ce qu'il a déjà exécuté et soumis à vos
commissaires. Revenons donc à la description de sa _composeuse_.

« Pour la faire plus aisément comprendre, bien qu'elle ne forme qu'un
seul tout, nous la présenterons à vos esprits comme divisée en trois
parties. Le haut reçoit les réceptacles chargés de caractères; le milieu
est occupé par un clavier; la forme, ou le simple composteur, a sa place
assignée dans le bas. L'ouvrier compositeur s'asseoit devant la machine
comme un organiste devant un orgue; il a le manuscrit devant les yeux:
sous ses doigts est un clavier. Les touches en sont aussi nombreuses que
les divers éléments typographiques nécessaires à la composition d'une
forme. La plus légère pression des doigts suffit pour faire ouvrir une
soupape dont l'extrémité inférieure de chaque récipient est munie; à
chaque mouvement du doigt, un caractère s'échappe, il tombe dans un
canal qui le conduit précisément à la place qu'il doit occuper dans la
forme: successivement les caractères arrivent et prennent position.
Pendant leur chute, ils ne sont pas abandonnés à eux-mêmes, ils sont
soigneusement préservés contre toutes les chances de perdre la bonne
position que la _distribueuse_ leur a fidèlement donnée. Chaque
caractère, quel que soit son poids, arrive à son rang; les plus lourds
ne peuvent pas devancer les plus légers, ils conservent rigoureusement
l'ordre dans lequel ils ont été appelés. Un double battement du doigt
sur une même touche amène la même lettre deux fois répétée; les mots,
les phrases se composent par le mouvement successif des doigts des deux
mains, comme se jouerait un passage musical qui ne contiendrait pas de
notes frappées ensemble; un toucher semblable à l'exécution de gammes
ascendantes et descendantes ferait tomber dans la forme les lettres de
l'alphabet de _a_ en _z_ et de _z_ en _a_. »

La seule attention imposée au compositeur est donc de bien lire son
manuscrit, de poser les doigts sur les seules touches convenables, pour
ne pas faire tomber dans la forme une lettre au lieu d'une autre. La
machine se charge de déplacer la forme à mesure qu'elle se remplit: il
paraît que c'est elle qui prend le soin de la justification.

«Vos commissaires n'ont pas vu exécuter sous leurs yeux cette délicate
fonction. L'assurance leur a été formellement donnée que le mécanisme
destiné à ce dernier travail était non-seulement conçu, mais encore en
oeuvre d'exécution. Malgré les difficultés mécaniques que cette
opération présente, vos commissaires ont foi dans l'esprit inventif de
M. Gaubert. La possibilité de ce qui lui reste à faire leur semble
garantie par ce qu'il a déjà fait. »

MISE EN PRATIQUE DES MACHINES TYPOGRAPHIQUES.--On n'est pas d'accord sur
l'économie qui peut résulter, pour les frais d'impression, de l'emploi
des machines à composer et à distribuer. Un habile ouvrier compose douze
à quinze cents et tout au plus deux mille lettres à l'heure, dans les
circonstances les plus favorables. La machine de MM. Young et Delcambre
n'en compose guère plus de sept mille; le capitaine Rosenborg prétend
que sa machine en donne vingt-quatre mille. Un journal a même prétendu
que ce nombre, pour la machine de M. Gaubert, s'élèverait à
quatre-vingt-six mille lettres à l'heure. Mais ce chiffre doit être dix
fois au moins trop considérable. Il ne peut pas en être, en effet, d'une
machine à composer comme d'un piano, par exemple. Un artiste, en
improvisant, pourra peut-être promener ses doigts sur un clavier avec
une rapidité telle qu'il agitera quatre-vingt-six mille touches en une
heure; mais un compositeur typographe n'improvise pas et ne possède pas
dans sa mémoire ce qu'il doit composer; il a devant lui sa _copie_,
écrite le plus souvent avec peu de soin. Il doit, avant de faire agir
ses doigts, lire avec attention et bien comprendre le sens de ce qu'il a
lu pour appliquer convenablement la ponctuation, l'orthographe et les
règles de la grammaire. Viennent encore l'arrêter les ratures, les
renvois dans les marges, etc., etc. Certes, on accordera qu'il faut deux
fois plus de temps à un compositeur typographe, empêché par toutes les
difficultés que l'on vient d'énumérer, pour lire un passage manuscrit
que pour lire ce même passage sur de l'imprimé. Or, pour lire les douze
colonnes d'un journal d'un bout à l'autre, sans en rien omettre, ainsi
qu'est obligé de le faire un ouvrier compositeur, il faut plus d'une
heure. Ces douze colonnes contiennent à peu près les quatre-vingt-six
mille lettres dont on parle. Il aurait donc fallu au compositeur au
moins deux heures seulement pour les lire sur sa copie; il n'aurait donc
pas pu les composer en une heure. Ce compte de quatre-vingt-six mille
lettres par heure est tellement exagéré, que, dans un rapport qu'une
commission était chargée de faire à l'association des imprimeurs, le
rapporteur n'accordait à une autre machine, également à clavier, d'un
mécanisme très-simple et d'un jeu très-facile, celle de M. Delcambre,
que quatre-vingt mille, non pas par heure, mais _par jour de dix
heures_, ce qui ne faisait que huit mille à l'heure, et l'inventeur
lui-même n'en accusait que douze. On conçoit du reste que, comme ces
machines exigent un certain nombre d'ouvriers (six à huit), dont
quelques-uns doivent être payés assez cher, il faudra que le nombre des
lettres composées soit bien considérable pour que l'économie de temps
résultant de leur emploi compose l'excédant de dépenses résultant du
capital qu'il faut y consacrer et des frais d'entretien. Dans un travail
intéressant, inséré au _Bulletin typographique_, M. C. Laboulaye évalue
à un septième seulement, tout au plus, l'économie produite par la
machine Young-Delcambre, non compris l'intérêt et l'amortissement du
capital, ni l'entretien. Il trouve que la machine de M. Gaubert pourra
donner une économie comprise entre un quart et un tiers, mais toujours
abstraction faite du prix d'achat, qu'il ne cote pas à moins de 50,000
fr., et de celui de l'entretien. Quoi qu'il en soit, dès aujourd'hui,
des claviers typographiques fonctionnent régulièrement en France et à
l'étranger. Le _London Phalanx_ annonçait dans le mois de juin 1842, que
son numéro avait été composé par une machine, et dans la livraison
suivante insérait un article dont cette machine était l'objet, et qui
avait été composé par elle pour le _Morning-Chronicle_ du 14 juin.

_Le Courrier du Nord_, dans son numéro du mardi 5 janvier 1843, nous
apprend lui-même ainsi son système de composition:

«Comprenez-vous?--Non.--Eh bien, venez voir de vos propres yeux. Que
dis-je? Venez vous exercer vous-même sur ce piano de nouvelle espèce, et
vous ferez bientôt ce que je fais moi-même, car j'avais oublié de vous
le dire en commençant, laissant de côté encre, papier et plume
métallique, c'est tout simplement à l'aide de cette machine que je vous
écris aujourd'hui. Mes mots se forment, mes phrases s'allongent sous mes
yeux, elles viennent se caser d'elles-mêmes, et, sans avoir dans l'art
typographique plus de connaissance que vous n'en avez, grâce à cette
machine quasi intelligente, me voici compositeur. C'est comme j'ai
l'honneur du vous le dire.»

[Illustration: (Clavier typographique du capitaine Rosenborg.--Fig. 1.
Machine à composer )]

De l'invention de la typographie mécanique.--M. Séguier, dans son
rapport à l'Académie des Sciences, a cité MM. Ballanche et William
Church comme ayant fait des essais remarquables dans ce genre avant MM.
Young et Delcambre. M. Mazure a aussi travaillé de concert avec M.
Gaubert, et il est arrivé de son côté, dit-on, à une solution du
problème de la distribution.

Le nom d'un philosophe et d'un littérateur de la portée de M. Ballanche,
placé ainsi au nombre de ceux qui se sont occupés avec succès du
problème de la composition mécanique, n'a rien qui doive surprendre. M.
Ballanche était imprimeur; Bélanger et Pierre Leroux ont été simples
ouvriers typographes. Celui-ci, dans une lettre adressée à M. Arago et
lue à l'Académie des Sciences le 2 janvier dernier, a rappelé que, le
premier, il y a vingt-cinq ans, il avait eu l'idée de composer des pages
d'imprimerie avec une machine, et que cette idée, il l'avait réalisée.
Il avait entrepris de faire subir une modification à l'art typographique
presque tout entier. Voici son idée fondamentale; «Au lieu de fondre
les lettres une à une, on en fondra des rayons entiers; au lieu de 25
millimètres environ de tiges, les lettres n'en auront que 7; au lieu de
composer avec la main, on composera avec une machine; enfin, au lieu de
faire des avances de papier et de tirage, on conservera les pages comme
les clichés stéréotypes.»

[Illustration: (Clavier typographique du capitaine Rosenborg.--Fig. 2.
Machine à distribuer.)]

Examinant les avantages qui doivent résulter de ce système, M. Leroux
trouvait que, «sans parler de la rapidité de la composition, et en la
comptant pour rien, il donne un important résultat, à savoir, que l'on
stéréotype ainsi sans aucuns frais, et en avançant seulement la quantité
de métal nécessaire; qu'il représente l'imprimerie mobile et le
stéréotypage à la fois, avec tous leurs avantages respectifs.»



Bibliographie.

_Un Million de Faits_. Aide-Mémoire universel des Sciences, des Arts et
des Lettres; par MM. J. AICARD, DESPORTES, PAUL GERVAIS, LÉON LALANNE,
LUDOVIC LALANNE, A LE PILEUR, CH. MARTINS, CH. VERGÉ et YOUNG. 1 vol.
grand in-18 à deux colonnes, de 24 feuilles, avec 500 gravures sur bois.
Paris, 1843. _(Dubochet et Comp.)_ Deuxième édition. 12 francs.

Le _Million de Faits_ est une encyclopédie portative. Il doit former la
hase et le complément de toutes les bibliothèques publiques ou privées,
car il s'adresse en même temps à ceux qui avaient appris mais qui
oublient, et à ceux qui ne savent pas encore. Ignorez-vous un fait
important que vous désirez connaître, ou votre mémoire est-elle
infidèle: un indice alphabétique de huit mille mots vous fournit
immédiatement le moyen de vous procurer l'instruction qui vous manque.
Est-ce une branche entière des connaissances humaines que vous vous
proposez d'étudier: jetez un coup d'oeil rapide sur la table analytique
des matières, et vous trouverez à l'instant même le traité spécial dont
vous avez besoin.--En effet, ce beau volume de 24 feuilles à 2 colonnes
de 79 lignes équivaut à 24 volumes in-8 de 379 pages.

Le titre et l'idée première du _Million de Faits_ appartiennent aux
Anglais, mais l'exécution en est toute française. Ainsi _L'Illustration_
imite, sans le copier, le journal qui parait à Londres sous le titre de
_London Illustrated News_. Le _Million of Facts_ obtint en Angleterre un
brillant succès, bien qu'une critique intelligente lui reprochât de
graves défauts: le manque de méthode, l'omission de certaines sciences
importantes, des erreurs nombreuses dans les faits, des hérésies
incroyables dans les théories. On ne pouvait donc pas songer à le
traduire; il fallut le refaire entièrement. Des écrivains déjà connus
avantageusement dans les sciences et dans la littérature se chargèrent
de cet immense travail, et résumèrent sous leur forme la plus concise
tous les résultats de quelque importance qui sont définitivement acquis
à l'esprit humain. Aussi le _Million de Faits_ français n'est-il pas
moins heureux que son rival d'outre-mer. Deux éditions épuisées en six
mois ont prouvé à ses auteurs que le public savait encore--bien que des
esprits chagrins affirment le contraire--apprécier les ouvrages sérieux
et utiles, quand ils sont conçus avec intelligence, et rédigés avec
autant de conscience que de talent.

_Colonies étrangères et Haïti_, résultats de l'émancipation anglaise,
par VICTOR SCHOELCHER. 2 vol. in-8. Paris, 1845. _(Pagnerre)_ 12 fr.,
avec une carte de Haïti.

M. Victor Schoelcher poursuit avec un zèle méritoire la grande oeuvre
qu'il a entreprise.--L'année dernière il avait, dans son ouvrage sur les
_Colonies françaises_ (1 vol. in-8), décrit l'esclavage, et prouvé qu'il
était nécessaire de l'abolir.--Ses _Etudes des colonies étrangères_, qui
viennent de paraître, compléteront le tableau, en montrant la
préparation à l'affranchissement dans les îles danoises,
l'affranchissement dans les îles anglaises, la liberté dans Haïti. «Le
lecteur, dit-il, parcourra de la sorte toutes les phases de cette haute
question: le passé, le présent, le commencement de l'avenir, l'avenir
réalisé; il verra à l'oeuvre ces hommes dont les planteurs ont contesté
l'intelligence, la bonté, l'éducabilité, et jusqu'à la ressemblance avec
l'homme; alors il pourra les juger tels qu'ils sont. Toute une race
vouée depuis des siècles à la barbarie et à l'esclavage, s'essayant à la
liberté et faisant ses premiers pas dans la civilisation, quel sublime
tableau! »

Un voyage fait, en 1841, aux colonies anglaises et aux îles espagnoles,
remplit tout le premier volume. Après avoir résumé l'histoire de l'acte
mémorable du Parlement (28 août 1833), qui prononçait l'abolition de
l'esclavage dans toutes les colonies de la Grande-Bretagne, M. Victor
Schuleher examine quels ont été, à la Dominique, à la Jamaïque et à
Antigue, les résultats de cette révolution. A Puerto-Rico et à Cuba,
l'esclavage règne encore, plus impitoyable, plus horrible, plus
dégradant que partout ailleurs; mais M. Schoelcher rappelle aux colons
espagnols ces paroles prophétiques de M. de Humboldt: «Si la législation
des Antilles et l'état de la race africaine n'éprouvent pas bientôt des
changements salutaires; si l'on continue à discuter sans agir, la
prépondérance politique passera entre les mains de ceux qui ont la force
du travail, la volonté de s'affranchir et le courage d'endurer de
longues privations. »

Les habitants des colonies danoises, Saint-Thomas et Sainte-Croix, ne
veulent d'affranchissement sous aucune forme, mais le gouverneur, M.
Peter von Scholten, use largement de son pouvoir absolu pour améliorer
la condition des esclaves, et l'émancipation française déterminerait
infailliblement celle des îles danoises.

Une intéressante histoire et une description détaillée de Haïti occupent
environ les deux tiers du second volume, qui se termine par des
réflexions sur le droit de visite et un coup d'oeil sur l'état de la
question d'affranchissement. Le tome premier renferme, en outre, l'acte
pour l'abolition de l'esclavage dans les colonies anglaises, et une
histoire abrégée de la traite.

Ce nouvel ouvrage de M. Victor Schoelcher est plein de faits curieux,
d'observations judicieuses et de nobles pensées. On sent en le lisant
qu'il est écrit par un homme de coeur, qui exagère souvent le mal qu'il
déplore comme le bien qu'il désire voir se réaliser, mais qui, du moins,
alors même qu'il se trompe, ne commet jamais une erreur volontaire dans
l'intérêt de la grande et sainte cause au triomphe de laquelle il a si
généreusement consacré sa vie.

_Voyages de la Commission scientifique du Nord en Scandinavie, en
Laponie, au Spitzberg, aux Feroë_, pendant les années 1838, 1839 et
1840, sur la concile _la Recherche_, commandée par M. Fabre, lieutenant
de vaisseau, publiés par ordre du roi, sous la direction de M. PAUL
GAIMARD, président de la Commission scientifique du Nord.--Géologie,
minéralogie, métallurgie et chimie; par M. J. DUROCHER; première partie,
première livraison. In-8 de treize feuilles trois quarts.--Paris. 1815.
_(Arthus Bertrand)_ 5 fr. 50 la livraison; 6 fr. 50 par division
séparée.

Ce bel ouvrage, dont la première livraison vient de paraître, se
composera de 20 volumes et de 7 atlas, contenant 316 planches. Il se
divisera en neuf parties, auxquelles on peut souscrire séparément: 1º
Astronomie, pendule, hydrographie, marées, 1 Vol.;--2º Météorologie, 3
vol.;--3º Magnétisme terrestre, 2 vol.;--4º Aurores boréales, 1
vol.;--5º Géologie, minéralogie, métallurgie et chimie, 2 vol.;--6º
Botanique, géographie-botanique, géographie-physique, physiologie et
médecine, 2 vol.;--7º Zoologie, 5 vol.;--8º Histoire de la Scandinavie.
Histoire littéraire. Relation du voyage, 4 vol., par M. X. MAUMIER;
Histoire et mythologie des Lapons, par M. LOESTADIUS;--9º Statistique de
la Scandinavie, de la Laponie et des Feroë, 1 vol., avec un atlas de 56
tableaux.

La France avait exploré les contrées les plus reculées des mers du Sud;
elle avait confié à ses marins de vastes missions, publié de magnifiques
ouvrages sur l'Asie, sur l'Amérique, sur l'Océanie; elle pénétrait,
après la glorieuse conquête d'Alger, dans l'intérieur de l'Afrique, et
le Nord ne nous était guère connu que par les relations des Anglais, des
Hollandais, des Allemands. La publication des _Voyages de la Commission
scientifique du Nord, en Scandinavie, en Laponie, au Spitzberg et aux
Feroë_ achèvera de combler cette lacune, qu'avait déjà remplie en partie
le _Voyage en Islande et au Groenland_ ( 7 vol. in-8 et 2 atlas de 246
planches).

_Essais de Politique industrielle_.--Souvenirs de voyages. France,
République d'Andorre, Belgique, Allemagne; par MICHEL CHEVALIER. 1 vol.
in-8, 446 pages. Paris, 1843. _(Gosselin.)_ 8 fr. Les nouveaux Souvenirs
de Voyage de M. Michel Chevalier contiennent la collection d'une série
d'articles qui ont paru depuis 1836 jusqu'en 1842 dans le _Journal des
Débats_, et l'auteur n'a pas expliqué pourquoi il réimprimait, sans les
réunir par aucun lien, ces divers _Essais de politique industrielle_.
Dès la première page le lecteur, qui cherche vainement une préface, se
trouve transporté à Liège, en 1836. Et voyez quel est l'inconvénient de
ces réimpressions textuelles: «Page 21, M. Michel Chevalier annonce que
les belges sont à parlementer avec les Prussiens, pour obtenir la
continuation des travaux du chemin de fer de Verviers à Cologne.» Cette
nouvelle pouvait avoir de l'intérêt en 1836; mais maintenant que les
négociations ont réussi, maintenant que le chemin de fer est presque
achevé, à quoi bon nous répéter que les Belges sont à parlementer? M.
Michel Chevalier a si bien compris la portée de cette objection, qu'il a
ajouté à ses articles, beaucoup trop vieux pour l'année 1843,
cinquante-deux notes de rectifications, qui font plus d'un quart du
volume, c'est-à-dire cent vingt-cinq pages environ.

De la Belgique, M. Michel Chevalier transporte son lecteur dans la
vallée de l'Ariège et dans la république d'Andorre (1837); il visite
ensuite Toulouse et Marseille (1838), puis la Bavière, la Saxe, la
Bohème et l'Autriche (1840); enfin il termine ses pérégrinations
industrielles en Alsace, où il raconte les fêtes de l'inauguration du
chemin de fer de Strasbourg à Bâle.

M. Michel Chevalier ne laisse rien perdre de ce qu'il a écrit. Outre les
rectifications dont nous avons déjà parlé, les notes renferment un
certain nombre de petits articles publiés à diverses époques par le
_Journal des Débats_. Du reste, nous nous empressons de reconnaître que
M. Michel Chevalier est un de ces écrivains dont on relit toujours les
plus légères productions avec plaisir et avec profit. _Les Essais de
politique industrielle_ doivent prendre place dans toutes les
bibliothèques à côté des _Lettres sur l'Amérique du Nord_, et du grand
ouvrage dont M. Gosselin vient de mettre en vente la dernière livraison,
_Histoire et description des voies de communication aux Etats-Unis et
des travaux d'art qui en dépendent_, 2 volumes in-4º et atlas in-folio
de 25 planches.--50 fr.

_Théorie du Jury_, ou Observations sur le jury et sur les institutions
judiciaires criminelles anciennes et modernes; par C.-F. OUDOT, ancien
conseiller à la Cour de Cassation (ouvrage posthume). 1 vol. in-8.
Paris, 18743 _(Joubert)_. 7 francs.

Avocat au Parlement de Dijon, substitut du procureur-général avant la
révolution de 1789, M. Oudot fit successivement partie de l'Assemblée
législative, de la Convention, du Conseil des Cinq-Cents et du Conseil
des Anciens. Nommé, en 1799, suppléant à la Cour de Cassation, puis
l'année suivante juge titulaire, il remplit ces honorables fonctions
jusqu'en seconde Restauration.--La loi du 12 janvier 1816 l'avait exilé,
celle du 11 septembre 1830 le rappela à Paris, où il mourut en 1841, âgé
de quatre-vingt-six ans. Pendant la majeure partie de cette vie si bien
remplie, M. Oudot travailla à son ouvrage du jury, qu'il chargea un de
ses amis de publier après sa mort. Il s'était efforcé, comme il le dit
lui-même, de réunir, dans un cadre resserré, tout ce qui lui avait
semblé propre à faire apprécier les principes essentiels du jury, à en
faire connaître l'esprit et le but, à en démontrer les avantages, afin
d'attacher les hommes libres à cette institution par tous ses motifs qui
doivent la leur rendre chère.

M. Oudot ne s'occupe que du jury en matière criminelle. Il cherche
d'abord l'origine du jury dans les anciennes institutions judiciaires
des Germains; puis il compare ces institutions avec celles qui les ont
remplacées au Moyen-Age, et avec le jury tel qu'il existe actuellement
en Angleterre, aux Etats-Unis et en France; enfin, de ce rapprochement
il déduit sa théorie du jury, c'est-à-dire les principes qui doivent
constituer le jury dans le but qu'il doit atteindre.

Dans cette seconde partie de son travail, M. Oudot a surtout examiné et
cherché à résoudre les graves questions suivantes:--1º Quels sont les
citoyens qui peuvent représenter la cité dans la mission des jurés?--2º
Quelle doit être l'étendue de leurs pouvoirs?--3º Est-il nécessaire de
soumettre l'accusation à un jury préalable?--4º Quel doit être le mode
de la formation de la décision du jury de jugement?

Le chapitre qui a pour titre: _Quelques idées sur la justice et sur le
choix des jurés_, a un intérêt de circonstance.--Longtemps avant
l'invention des _jurés probes et libres_, M. Oudot avait prédit (page
47), «que l'attribution de choisir les jurés, donnée aux préfets,
anéantirait le jury, et le convertirait en une commission judiciaire
permanente et légale.»

_Les Musées d'Espagne, d'Angleterre et de Belgique_. Guide et Memento de
l'artiste et du voyageur, faisant suite aux _Musées d'Italie_, par LOUIS
VIARDOT. 1 vol. in-18, format Charpentier.--Paris, 1843. _(Paulin.)_ 3
fr. 50.

M. Louis Viardot vient de faire pour les Musées d'Espagne, d'Angleterre
et de Belgique, ce qu'il avait fait l'année dernière pour les Musées
d'Italie, ce qu'il fera l'année prochaine pour les galeries de Munich,
de Vienne et de Berlin. Le nouveau volume de la Bibliothèque des
Connaissances utiles, mis en vente, cette semaine chez M. Paulin,
renferme une description détaillée de toutes les oeuvres d'art que
possèdent Madrid, Londres, Hamptoncourt, Bruges, Anvers et Bruxelles, et
deux curieux chapitres sur l'Alhambra et l'abbaye de Westminster. Ces
deux monuments célèbres qui, pour l'architecture et la statuaire, sont
de véritables musées, coupent, par d'autres matières, l'inévitable
monotonie des descriptions de tableaux.

Comme les Musées d'Italie, les Musées d'Espagne, d'Angleterre et de
Belgique serviront non-seulement de guide et de mémento aux artistes et
aux voyageurs, ils se recommandent encore aux amis de l'art, qui se
résignent à en étudier les monuments sans quitter leur pays.

_Histoire naturelle de l'Homme_, comprenant des recherches sur
l'influence des agents physiques et moraux considérés comme causes des
variétés qui distinguent entre elles les différentes races humaines; par
J.-C. PRITCHARD; traduite de l'anglais par le docteur F. ROULIN (40
planches gravées et coloriées et 90 figures gravées sur bois,
intercalées dans le texte). 2 vol. in-8.--Paris, 1843. _J.-B.
Baillière_, libraire de l'Académie royale de Médecine. Prix: 20 fr.

L'histoire naturelle de l'homme, dont le savant docteur Roulin publie
une traduction, s'adresse moins aux savants qu'aux gens du monde, aux
personnes qui, sans vouloir faire une étude spéciale de l'anthropologie,
désirent avoir, sur ce sujet, des notions générales. M. le docteur
Pritchard a indiqué rapidement, mais en traits distincts, d'une part,
tous les caractères physiques, c'est-à-dire les variétés de couleurs, de
physionomie, de proportions corporelles des différentes races humaines;
de l'autre, les particularités morales et intellectuelles qui servent
également à distinguer ces races les unes des autres. Il s'est en outre
efforcé de faire connaître, autant que le permettait l'état actuel de la
science, la nature et les causes de ces phénomènes de variétés. Dans ce
but, il a décrit les différentes nations dispersées sur la surface du
globe, et résumé tout ce qu'on sait du rapport qu'elles ont entre elles,
tout ce qu'ont pu faire découvrir, relativement à leur origine et à la
première période de leur histoire, les recherches historiques et
philologiques.

Cette étude achevée, ces prémisses posées, M. le docteur Pritchard en
tire lui-même, à la lin de son second volume, la conclusion suivante.
«En résumé, dit-il, si nous considérerons l'ensemble des êtres qui
jouissent de l'exercice de la raison et possèdent l'usage de la parole,
nous trouvons chez tous (quelque différence qu'ils puissent présenter
d'une famille à l'autre, sous le rapport de l'aspect extérieur) les
mêmes sentiments intérieurs, les mêmes désirs, les mêmes aversions;
tous, au fond de leur coeur, se reconnaissent soumis à l'empire de
certaines puissances invisibles; tous ont, avec une notion plus ou moins
claire du bien et du mal, la conscience du châtiment réservé au crime
par les agents d'une justice distributive, à laquelle la mort même ne
peut les soustraire; tous se montrent, quoique à différents degrés,
aptes à recevoir la culture qui développe les facultés de l'esprit, à
être éclairés par la lumière plus vive et plus pure que le christianisme
répand dans les âmes, à se conformer aux pratiques de la religion, aux
habitudes de la vie civilisée; tous, en un mot, ont même nature mentale.
Quand donc nous rapprochons de ce fait, qui est incontestable, ceux qui
se rapportent à la diversité des instincts et des autres phénomènes
psychologiques des animaux, diversité sur laquelle repose
principalement, comme nous l'avons fait voir, la distinction des
espèces, nous nous sentons pleinement autorisé à conclure que toutes les
races humaines appartiennent à une seule et même espèce, qu'elles sont
les branches d'un tronc unique.»

_Voyage où il vous plaira_, avec vignettes, notes, légendes,
commentaires, incidents, et poésies; par MM. TONY JOHANNOT, Alfred de
Musset et P.-J. STAHL. 1 vol. in-8.--Paris, 1843. _Hetzel_. 33
livraisons à 50 centimes. (Ont paru 14 livraisons.)

Le spirituel écrivain qui persiste à se cacher sous le pseudonyme de
Stahl, l'auteur des _Scènes de la Vie publique et privée des Animaux_,
n'a pris cette fois que deux collaborateurs, un homme de lettres et un
dessinateur, MM. Alfred de Musset et Tony Johannot.--Il nous est
impossible de nous prononcer sur le mérite d'un livre qui n'est pas
encore achevé, sorte d'énigme poétique dont la dernière page doit
contenir l'explication. Mais, ce qui est positif, c'est que le _Voyage
où il vous plaira_ obtient dès à présent un grand et légitime succès,
car jamais peut-être MM. Stahl et Alfred de Musset n'avaient écrit avec
un style plus pur et plus élégant un conte plus original. Soit qu'il
nous montre une jeune fille amoureusement suspendue au bras de son
fiancé, soit qu'il nous représente des êtres fantastiques et bizarres,
M. Tony Johannot fait toujours preuve d'un talent gracieux et distingué.
Les auteurs du _Voyage où il vous plaira_ peuvent donc être certains
qu'aucun des lecteurs qui ont entrepris avec eux cette charmante
excursion ne les abandonnera en route.

_Sylvio Pellico. Mes Prisons_, suivi du Discours sur les devoirs des
hommes, traduction de M. Antoine DE LATOUR; avec des chapitres inédits,
les additions de Maroncelli, et des notices littéraires et biographiques
sur plusieurs prisonniers du Spielberg--Nouvelle édition illustrée par
TONY JOHANNOT (100 gravures sur bois, dont 23 imprimées à part du
texte), 10 livraisons à 50 centimes.--Paris, 1855. _Charpentier_.

Le titre des Prisons est trop connu pour qu'il soit nécessaire d'en
faire l'éloge; nous annonçons seulement la publication de cette nouvelle
édition illustrée, dont la première livraison vient de paraître.

Collection de Tableaux polytechniques, par une société d'anciens élèves
de l'École polytechnique, de professeurs, etc.; sous la direction de M.
Auguste BLUM.

La plupart des connaissances humaines ont été résumées en tableaux
synoptiques. On conçoit en effet de quelle importance sont des tableaux
qui permettent d'embrasser d'un coup d'oeil un ensemble de faits, de
saisir leurs rapports et leur enchaînement, qui servent, en un mot, à
économiser le temps et à conserver des connaissances laborieusement
acquises.

Ce qu'on a fait depuis longtemps pour la géographie et pour l'histoire,
une société d'anciens élèves de l'École polytechnique essaie de le
faire pour les sciences positives, pour les mathématiques, la physique,
la chimie, pour toutes les sciences exactes enfin, soit théoriques, soit
d'application.

Cette utile collection doit contenir quatre séries où seront résumés
toutes les connaissances nécessaires pour l'admission aux écoles, tous
les cours professés dans ces écoles, à la Faculté des sciences et aux
écoles d'application.--La trigonométrie rectiligne, l'algèbre et la
physique ont déjà paru.



[Illustration.]

Nouvelles Astronomiques.

LA COMÈTE.

A Paris, dans presque toute la France et dans une partie de l'Europe, on
a déjà vu le nouvel astre qui vient de paraître d'une manière si
complètement imprévue. On a admiré cette magnifique traînée lumineuse
qui occupe environ le quart d'une demi-circonférence tracée à la surface
de la voûte céleste. On a interrogé nos astronomes avec un empressement
qui n'a pas toujours été éclairé, mais qui dénote du moins une louable
curiosité des choses propres à élever l'esprit vers la contemplation des
grandes lois de la nature. Nous sommes donc heureux de fournir à nos
lecteurs quelques renseignements de l'authenticité desquels nous pouvons
leur répondre.

On dit, mais rien ne prouve encore, que la comète a été observée à Nice
le 14 mars, et qu'elle l'a été à Madrid même avant cette époque. En
France, le premier qui l'ait aperçue est, dit-on, un officier de ligne
faisant sa ronde le 14, à Auxonne, où il est en garnison. Elle a été vue
en divers lieux les jours suivants: à Paris, on n'a pu l'apercevoir
avant le 17, et il est facile de se rendre compte des causes qui ont
empêché qu'elle y fût signalée auparavant. En effet, en compulsant les
registres météorologiques de l'Observatoire, on reconnaît qu'à partir du
7, jour où le beau temps avait régné, le ciel a été constamment couvert
jusqu'au 14 inclusivement. Le 15, il s'était éclairci; mais la lune
était levée même avant le coucher du soleil, et comme elle donnait
presque dans son plein, sa lumière éclipsait complètement la lumière
beaucoup plus faible de la comète. Le 16, la lune était pleine; elle
était levée bien avant la fin du crépuscule, et l'horizon était couvert
de vapeurs.--Enfin, le 17, les astronomes de l'Observatoire, faisant une
revue générale et rapide du ciel, vers 7 heures 3/4, au moment où, le
crépuscule finissait et la lune n'étant pas encore levée, on pouvait
reconnaître le ciel étoilé, aperçurent le phénomène qui se manifestait
d'une manière si brillante sur l'horizon de Paris. Ils recherchèrent la
direction et la longueur angulaire de la traînée lumineuse, qu'ils
attribuèrent tout d'abord à une queue de comète; mais le noyau de
l'astre était encore trop près de l'horizon pour qu'il leur fût possible
de l'apercevoir. L'angle mesuré fut trouvé d'environ 39°. Le lendemain
18 et le surlendemain 19, toutes les dispositions étant prises d'avance,
on a pu observer le noyau assez brillant de la comète. Son diamètre
apparent était de 2 à trois minutes. Il se trouvait à un degré environ à
l'est de l'étoile êta, de la constellation de l'_Eridan_: la queue
finissait à près de deux degrés au-dessus de l'étoile êta, du _Lièvre_.

La longueur apparente de cette queue était ainsi d'environ 43°; sa
largeur était d'un degré moyennement; elle restait très-mince dans toute
son étendue, et ne soutendait vers son extrémité opposée au noyau qu'un
angle d'environ un degré un quart. Elle paraissait très-légèrement
infléchie vers cette même extrémité dans la direction de la position
qu'elle venait de quitter, ce qui est une loi générale pour toutes les
comètes. Une particularité très-digne d'attention, c'est que la queue
offre, sur toute sa largeur, une teinte d'une intensité à peu près
uniforme, tandis qu'ordinairement la queue des comètes est composée de
deux parties plus intenses vers les bords, séparées par une bande
centrale obscure, ce que l'on explique en attribuant à ce corps lumineux
la forme d'un cône que nous voyons par le côté.

Pour déterminer les éléments caractéristiques de la comète, et pour
décider si, dans les catalogues, il s'en trouve une qui offre avec
celle-ci des différences assez peu notables pour qu'elle puisse être
rangée au nombre des astres périodiques, il faudrait une troisième
observation, et malheureusement le mauvais état du ciel n'a pas permis
de la faire jusqu'à ce jour. Ce contre-temps est d'autant plus
regrettable, que la détermination des éléments paraboliques perdra de sa
certitude si un intervalle trop long vient à séparer la troisième des
deux premières. Cependant la comparaison de celles-ci a fait reconnaître
que le mouvement apparent de l'astre est lent; qu'il a lieu dans le sens
de l'ouest à l'est et du sud au nord, ce que les astronomes expriment en
disant qu'il est direct en ascension droite et d'environ 2 degrés par
jour, et que la déclinaison australe diminue, la comète se rapprochant
de l'équateur d'environ 20' de degré en 24 heures.

M. Arago a soumis l'astre à l'épreuve d'un instrument remarquable dont
il est l'inventeur, et à l'aide duquel il est possible de reconnaître si
la lumière que nous envoie un objet lui appartient en propre, ou si elle
est simplement réfléchie. Jusqu'à présent on n'a reconnu aucune trace de
_polarisation_ dans la lumière de la nouvelle comète; d'où l'on conclut
que cet astre brille d'un éclat qui lui est propre, et ne nous réfléchit
pas une fraction appréciable de la lumière du soleil.

Notre gravure donnera une idée assez exacte de la position qu'occupait
et de l'apparence qu'offrait la comète le dimanche 19, vers 7 heures et
demie du soir, pour un spectateur parisien. La ligne inférieure
représente le bord de l'horizon. Un voit que le noyau est placé près de
l'étoile gamma, de L'_Eridan_ et que la queue se termine aussi près de
l'étoile gamma, du _Lièvre_. A gauche et vers le haut de notre figure,
_Syrius_, l'étoile la plus brillante du ciel, est indiquée par la lettre
S. Au-dessus de la queue de la comète, on voit la belle constellation
d'_Orion_, dont _Rigel_ (l'étoile marquée R) occupe la partie
inférieure, et les _Trois Rois_ la partie moyenne. _Aldébaran_ ou
_l'Oeil de Taureau_ est placé à droite, vers le bord supérieur; les
_Hyades_, étoiles moins brillantes, sont groupées vers sa droite.

La région du ciel que nous venons de décrire sommairement se trouve
actuellement vers le sud-ouest entre 7 heures et demie et 8 heures du
soir. Elle sera facilement reconnaissable pour tout lecteur qui aura
notre gravure sous les yeux. C'est vers elle qu'il faudra chercher la
comète, lorsque les circonstances atmosphériques le permettront.

LUMIERE ZODIACALE.

Un phénomène qui n'est pas très-rare sur notre horizon, mais qui doit
toujours attirer l'attention des personnes pour lesquelles la
contemplation des apparences célestes a quelque attrait, se manifeste
depuis quelques jours avec une certaine intensité. Nous voulons parler
de la _lumière zodiacale_. Une heure trois quarts environ après le
coucher du soleil, lorsque les dernières lueurs du crépuscule, avec
lequel il ne faut pas la confondre, sont complètement éteintes, on
aperçoit une traînée lumineuse de forme lenticulaire, inclinée à
l'horizon, et coupée par celui-ci vers sa base.

Nos astronomes ont profité de l'apparition de cette lumière pour en
comparer l'intensité avec celle de la comète. Ils ont reconnu que
celle-ci est plus vive et moins rouge.



Rébus

EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS.

Il ne manque pas d'escrocs par le temps qui court.

[Illustration: Rébus.]





*** End of this LibraryBlog Digital Book "L'Illustration, No. 0004, 25 Mars 1843" ***

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