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Title: L'Illustration, No. 0006, 8 Avril 1843
Author: Various
Language: French
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L'ILLUSTRATION, NO. 0006, 8 AVRIL 1843 ***



L'ILLUSTRATION,


Ab. pour Paris.--3 mois, 8 fr.--6 mois, 16 fr.--Un an, 30 fr.
Prix de chaque Nº, 75 c.--La collection mensuelle br., 2 fr. 75.

Nº 6. Vol. 1.--SAMEDI 8 AVRIL 1843.

Bureaux, rue de Seine, 33.--Réimprimé.

Ab. pour les Dép.--3 mois, 9 fr.--6 mois, 17 fr.--Un an, 32 fr.
pour l'Étranger.    --    10       --     20        --   40


SOMMAIRE. Ce qu'annonçait la Comète.--La machine à vapeur aérienne.
Description. _Trois Gravures_.--Courrier de Paris. Théâtre-Italien;
Procès d'un Dauphin; le Burgrave; Phèdre et la Pologne; une aménité; un
jeune homme à marier; la loge du cintre; la victime de l'amitié.--Les
Frontières du Maine. _Carte_.--Tribunaux. La Police correctionnelle; les
circonstances atténuantes. _Escalier de la Police
correctionnelle_.--Poètes Italien» contemporains. Louis Carrer
_Portrait_.--Beaux-Arts. Salon. _Tableau de Giraud; Marine d'Isabey;
Statue de Desboeufs; les Condottieri de Baron._--La Vengeance des
Trépassés. Nouvelle, par F. G., 2e partie, _Une Gravure._--Nouvelles
inventions. Le procédé Rouillet. _Une Gravure_.--Industrie. Le sucre de
canne et le sucre de betterave.--Théâtres. _Georges et Thérèse;
Mademoiselle Déjazet; les Marocains; l'Escamoteur Philippe; le Paradis
des Funambules._--Bulletin bibliographique.--Annonces,--Observations
météorologique.--Modes. _Cinq Gravures_.--Rébus.



Ce qu'annonçait la Comète.

Que nous criait en parcourant notre ciel cette messagère
échevelée?--Nous vous le demandions il y a huit jours: nous vous le
demandons encore. Nos lecteurs y ont-ils pensé?

Nous n'ignorons pas que M. Arago vient de réfuter savamment l'opinion
partout populaire qui attache depuis si longtemps à l'apparition de ces
astres une influence mystérieuse sur les destinées terrestres, et nous
admirons beaucoup les _Pensées sur la Comète_, où l'illustre Bayle
soutint, en 1682, avec tant d'adresse et de dialectique, la même thèse,
à savoir que cette espèce de phénomène ne saurait avoir aucune
influence, ni morale ni physique, sur notre globe. Mais sceptiques et
savants démocrates auront beau dire, le peuple s'obstinera longtemps
encore dans son erreur. Et il faut convenir qu'il y avait bien quelque
grandeur et quelque piété dans cette naïve croyance, que le ciel, tout
en racontant à la terre la gloire de Dieu, lui parle aussi, de loin en
loin, de l'avenir qui l'attend elle-même et des grands événements
qu'elle doit craindre ou espérer.

Mais assurément si les astres daignent parler de notre race, ce n'est
sans doute qu'à de rares intervalles, et à certains moments solennels et
décisifs de son histoire. Qui oserait aujourd'hui affirmer, comme on le
pensait au Moyen-Age, qu'ils s'occupent jamais de chacun de nous en
particulier, si ce n'est peut-être, dans son grenier, quelque pauvre
astrologue fourvoyé au milieu de notre siècle incrédule? car il y a
encore des astrologues comme il y a des alchimistes. «L'astrologie, dit
Bailly, est la maladie l'a plus longue qui ait affligé la raison
humaine; on lui connaît une durée de cinquante siècles.» Bailly veut
dire qu'elle est aussi vieille que le genre humain; mais alors maladie
est-il bien le mot propre?



[Illustration: (Machine à vapeur aérienne de M. Henson.--Voyez
l'explication des renvois sous la deuxième figure.)]

[Illustration: A. Châssis ou ailes--BB. Poteaux d'où partent des chaînes
de fer qui soutiennent les divers parties du châssis--C. Pièce
longitudinale qui forme la limite extérieure de l'espace réservé pour
les roues à vannes.--DD. Les roues à vannes mues par la machine à
vapeur.--EE-.. La queue tournant à F sur une charnière.--G. Le char
contenant la machine à vapeur, la cargaison et les passagers.--II. Le
gouvernail.--(voir la description, p. 85.)]

Au siècle dernier, oui, au dix-huitième siècle, on croyait encore çà et
là; à Paris, en dépit de Bayle et de Voltaire, que l'apparition des
comètes présageait de grands malheurs publics. Un grand seigneur, tout
fier d'avoir par sa naissance une étoile à lui seul, disait alors à un
roturier qui se moquait de ses terreurs puériles: «Vous en parlez bien à
votre aise, vous autres que cela ne regarde jamais.»

[Illustration: (Machine aérienne à vapeur de M. Henson.--Port de
Douvres.)]

Eh bien! aujourd'hui, Monseigneur, la chose nous regarde autant que
vous. Mais n'est-il pas fâcheux pour nous que depuis 89 nous ayons perdu
cette superbe croyance, juste au moment d'en recueillir les bénéfices?
Frères, est-ce que par hasard nous nous serions aperçus tout bas, en
nous comptant et en comptant les étoiles, qu'il n'y en a pas au
firmament une pour chacun de nous?

C'est donc des nations ou du sort général du monde que s'occupent
apparemment les comètes. Serait-ce de l'Allemagne que celle-ci nous
aurait parlé, et de la discussion qui vient de s'élever entre la Prusse
et la Russie? Peut-être; mais, en tout cas, ce fait nous semble notable.
Pourquoi? le voici.

Quatre villes soi-disant libres, trente-sept princes, dont deux
seulement, les rois de Bavière et de Danemark, possèdent des États de
quelque importance, et au-dessus de cette féodalité deux puissances qui
s'en disputent la direction, la Prusse et l'Autriche, voilà comment le
congrès de Vienne a laissé l'Allemagne. Or; dernièrement le cabinet de
Berlin a écrit à celui de Saint-Pétersbourg, pour l'inviter à faire
participer tous les États de l'Union de douanes aux facilités
commerciales concédées dernièrement à la Prusse. Cette demande n'est
rien, ou peu de chose, mais elle soulève par la forme une grave question
de souveraineté. Le roi de Prusse a-t-il le droit de négocier, de
stipuler, en un mot de faire acte de souveraineté, au nom du
_Zollverein?_ Le cabinet russe s'est prononcé énergiquement pour la
négative. La confédération germanique n'a pas à ses yeux le caractère
d'un corps politique un; c'est une réunion intime d'États, mais qui ne
saurait agir en dehors comme un seul et même État. La Russie suit
directement en tout ceci, et en divisant l'Allemagne, l'intérêt évident
de son ambition. Ce n'est pas l'indépendance et la souveraineté légitime
des petits princes allemands qu'elle vient défendre; c'est bien moins
encore l'intérêt de l'Autriche qu'elle soutient; car l'Autriche, appelée
par le Danube à jouer un rôle en Orient, doit inspirer à la Russie plus
d'ombrage encore que la Prusse, quelque entreprenante et habile que soit
cette dernière puissance. Que ce fait ne passe: donc point inaperçu de
notre pays. Si la France a dans l'Europe sub-occidentale des intérêts
parfaitement distincts de ceux de l'Allemagne, elle a aussi avec elle,
dans le Nord, un grand intérêt commun. N'est-il pas pour nous
aujourd'hui plus à désirer qu'à craindre, que l'Allemagne constitue
librement sa nationalité par une combinaison plus large et plus simple?
car, après tout, l'Allemagne a des instincts généreux, et une fois en
possession de sa vie propre, il lui serait impossible de ne pas réagir
contre le despotisme russe, et de ne pas concourir, par exemple, au
soulagement, sinon à la délivrance de la Pologne.

Mais il sourirait à notre amour-propre que le grand événement annoncé
intéressât plus directement encore notre pays. Et pourquoi ne serait-ce
point, par exemple, la résurrection de nos colonies, dont, au souvenir
de tant de malheurs anciens et sous l'impression de deux grands
désastres récents, on est de toutes parts porté à déplorer l'entière
destruction?

Sans nous dissimuler que la prudence semblerait nous commander en ce
moment de nous fortifier en Europe, et de concentrer notre marine dans
la Méditerranée, nous devons signaler à l'attention publique quelques
efforts tentés en ce moment à Paris pour régénérer nos colonies.

On a eu raison de le dire: le jour où les progrès de la civilisation
européenne eurent fait proscrire la traite des noirs, l'ancien monde
colonial fut brisé. Qu'on ne l'oublie pas: si nous avons eu des colonies
riches et puissantes, c'est que le gouvernement de Louis XIV avait
accordé une prime par tête d'esclave noir importé dans nos îles, et nous
sommes depuis 89 en présence d'une émancipation universelle, admirable
sans doute, et sainte, mais dont le mode pratique et les conditions sont
extrêmement difficiles à régler. «Périssent les colonies plutôt qu'un
principe!» s'écriait le jeune Barnave à la tribune révolutionnaire. A la
bonne heure, mais si on pouvait sauver à la fois et le principe et ce
qui reste de nos colonies?

Parmi les divers projets mis en avant pour atteindre ce grand but, le
plus original et le plus complet a été produit par un économiste, M.
Lechevalier. Agissant d'abord par voie d'exemple et d'essai sur la
Guyane, ce hardi publiciste a proposé la fondation d'une grande
compagnie qui, faisant l'acquisition de toutes les propriétés, hommes et
choses, serait chargée d'amener, par des transitions habilement ménagées
et réglées d'avance, l'émancipation des esclaves, et exploiterait sur
une grande échelle toutes les ressources de ces riches contrées. La
commission coloniale, présidée par M. le duc de Broglie, consultée sur
ce projet, a été d'avis «que le département de la Marine ferait une
chose utile et d'intérêt public en encourageant ces dispositions, et en
se prêtant au concours demandé pour l'exploration de la colonie.» Une
commission spéciale formée pour discuter la colonisation de la Guyane,
sous la présidence de M. le comte de Tascher, pair de France, a adressé
à l'unanimité à M. le président du conseil un rapport favorable au
projet, et d'où il résulte qu'il y a lieu d'espérer en l'avenir de la
Guyane; que la proposition de M. Lechevalier présente des avantages et
des garanties, et qu'en conséquence, M. le ministre de la marine peut
comprendre dans sa demande de crédits supplémentaires une somme de
500,000 fr., dont moitié pour fonds d'études et voyages d'explorations,
l'autre moitié demeurant en réserve pour subvenir ultérieurement, s'il y
a lieu, aux dépenses nécessaires pour parvenir à la formation d'une
grande compagnie d'exploitation. Les Chambres seront sans doute
prochainement appelées à délibérer sur ce projet; mais, dès aujourd'hui,
le plan dont il est question ayant pour but d'arriver à l'émancipation
des esclaves, en diminuant les sacrifices du Trésor et en les faisant
tourner à l'avantage de la culture coloniale et à l'intérêt de la
mère-patrie, mérite d'être étudié sérieusement.

Mais non; si les astres parlent, ce n'est sans doute qu'entre eux, et
une comète qui se respecte ne doit élever la voix que pour être entendue
de toute la terre et lui annoncer un de ces grands événements qui en
renouvellent entièrement la face. A lire les journaux anglais, on
croirait volontiers, depuis quelques jours, que le grand événement
prédit au monde, c'est la découverte de cette voiture aérienne à vapeur
dont nous donnons aujourd'hui la description. A entendre les voix
triomphantes qui nous arrivent de l'autre côté de la Manche,
l'Angleterre, si riche sur terre et si formidable sur mer, vient de
conquérir à son activité et à son commerce un nouvel élément, l'air, et
elle menace déjà de lancer sur nos têtes d'inévitables flottes.
L'imagination s'étonne sans doute et s'effraie de l'aspect brusque et
nouveau qu'une seule invention de ce genre donnerait au monde, soit en
paix soit en guerre. Conçoit-on après cela une discussion sérieuse sur
la loi des douanes? Pour maintenir quelque chose qui y ressemblât,
croit-on qu'il suffirait d'établir contre les contrebandiers aéronautes,
sur la frontière des divers États, des croisières volantes de douaniers,
comme on a établi au loin, contre les pirates ou les négriers, des
croisières maritimes? Et les fortifications de Paris, à quoi
serviraient-elles? Certes, si des armées volantes pouvaient ainsi venir
demain planer sur nos places-fortes, nos ingénieurs n'auraient plus
seulement à les entourer d'une ceinture de fossés et de remparts, mais
encore à les couvrir supérieurement comme d'un bouclier et à construire
par-dessus les maisons quelque immense _tortue_.

Mais sans entrer dans le monde chimérique des hypothèses, les réalités
contemporaines n'offrent-elles pas de toutes parts à la pensée
philosophique, qui s'interroge sur l'avenir, un champ sans limites? Du
sud au septentrion, et d'occident en orient, le monde ancien et le monde
nouveau tressaillent à la fois comme sous un souffle mystérieux.--Sans
parler de la jeune Amérique et de son prodigieux développement, l'ancien
continent tout entier semble à la veille de se transfigurer.--Ce n'est
pas pour rien que la France a mis le pied sur la terre d'Afrique, si
voisine de nous, si longtemps étrangère et ennemie, encore inconnue, et
dont le passé presque nul et l'histoire encore vide semblent tant
demander à l'avenir. Et cependant là-bas, au fond et au centre de la
vieille Asie, le céleste empire de la Chine, si fier, si jaloux, et
depuis tant de siècles, de sa civilisation à huis clos, s'épouvante de
voir ses fleuves lui apporter une civilisation nouvelle, et déjà se
lézarder de toutes parts et créneler sa muraille. Cet empire étrange, ce
monde peuplé de 500,000,000 d'habitants, jusqu'ici muets pour notre
monde, que va-t-il devenir au contact longtemps redouté de l'Europe?
Va-t-il changer et renaître? Va-t-il mourir? Et l'Angleterre est-elle
seule destinée à en faire l'autopsie? Nous en reparlerons.



DESCRIPTION DE LA MACHINE A VAPEUR AÉRIENNE
DE M. HENSON.

Construire une machine à vapeur qui puisse se mouvoir dans l'air au gré
de son conducteur, et transporter avec elle à plusieurs centaines de
mètres au-dessus du sol des dépêches, des marchandises et des passagers,
tel est le problème mécanique que M. Henson s'est proposé de
résoudre.--Réussira-t-il? On l'ignore encore, mais les moyens qu'il
emploie pour atteindre ce but sont entièrement différents de ceux dont
on a essayé de faire usage jusqu'à ce jour, et il est permis d'espérer
que quelque succès viendra tôt ou tard récompenser ses efforts.

Que le lecteur se représente un vaste châssis en bois de 50 mètres de
longueur et de 10 mètres de largeur, solide quoique léger, recouvert de
soie ou de drap, remplissant l'office d'ailes, bien qu'il n'ait ni
jointures ni mouvement, et s'avançant dans l'atmosphère, un de ses côtés
plus élevé que l'autre. Au milieu du côté inférieur s'attache une queue
de 15 à 16 mètres de longueur, construite comme ce châssis; au-dessous
de cette queue est un gouvernail.

Enfin, au-dessous du châssis se trouvent suspendues la voiture destinée
au transport des marchandises et des voyageurs, et une machine à vapeur
aussi puissante qu'elle est petite et légère, qui met en mouvement deux
espèces de roues à vannes, semblables à des ailes de moulin à vent, de 7
mètres environ de diamètre et situées sous le châssis.

Une semblable machine, avec son charbon, son eau, sa cargaison et ses
passagers, ne pèsera pas plus de 1.500 kilogrammes; or, comme sa
superficie est d'environ 1.500 mètres carrés, elle occupe 52 centimètres
carrés pour 170 grammes de poids; elle est par conséquent plus légère
que beaucoup d'oiseaux.

Cependant, malgré sa légèreté, elle ne pourrait pas se soutenir
longtemps sur l'air, elle descendrait peu à peu jusqu'à terre; mais on
remarquera, d'une part, qu'elle s'avance au milieu de l'atmosphère, sa
partie antérieure! légèrement élevée. Dans cette position, elle présente
sa surface inférieure aux couches d'air qu'elle traverse; la résistance
que ces couches lui opposent l'empêche de tomber. D'autre part, elle est
également soutenue par la rapidité de sa marche.

Mais, dira-t-on, qu'arriverait-il si la vitesse diminuait, et comment
obtenir une vitesse suffisante? Toutes les tentatives faites jusqu'à ce
jour ont échoué, parce qu'il n'existait aucune machine à la fois assez
légère et assez, puissante pour élever son propre poids dans l'air avec
la vitesse nécessaire. Cette double difficulté, M. Henson prétend
l'avoir vaincue: 1º par l'invention d'une nouvelle machine à vapeur
aussi puissante que légère, et 2º par un procédé très-singulier qui
demande une explication particulière.

Les divers inventeurs de machines aériennes ont cru jusqu'à ce jour que
leur machine devait avoir en elle-même la force nécessaire pour se
mettre en mouvement, s'élever et se soutenir dans l'air. M. Henson croit
que cette erreur a empêché leurs entreprises de réussir; l'ait seul
étant impuissant, il a recours à la nature: sa machine, prête à partir,
est lancée dans l'air de l'extrémité supérieure d'un plan incliné. A
mesure qu'elle descend, elle acquiert la vitesse qui lui est nécessaire
pour qu'elle puisse se soutenir sur l'atmosphère durant le reste de son
voyage. La résistance que l'air lui oppose ralentirait peu à peu sa
vitesse; la machine à vapeur n'a d'autre but que de réparer constamment
cette perte de vitesse. Un oiseau prend-il son vol du haut d'un arbre ou
d'un rocher, d'abord il plonge dans l'air pour acquérir une certaine
vitesse. Une fois ce mouvement imprimé, il a peu d'efforts à faire pour
monter plus haut et augmenter la rapidité de sa course. Avec quelle
peine, au contraire, le même oiseau ne s'élève-t-il pas de terre au
sommet d'un arbre ou d'un rocher! Ce fait est une conséquence nécessaire
d'un axiome mécanique bien connu: une fois en mouvement, un corps
continue à se mouvoir, si sa force égale celle des obstacles qu'il
rencontre. M. Henson ayant lancé sa machine, lui donne, à l'aide de sa
machine à vapeur, une force égale à celle des obstacles qu'elle doit
surmonter.

On demandera encore, nous le savons, si la machine à vapeur de M. Henson
est suffisante pour obtenir ce résultat.

Cette question en soulève deux autres, à savoir: quelle est la puissance
de cette machine, et quels obstacles aura-t-elle à surmonter? Il est
plus facile de répondre à la première de ces deux questions qu'à la
seconde. La puissance d'une machine à vapeur dépend principalement de la
quantité de vapeur que produit le générateur; or, d'après les
expériences faites, la machine de M. Henson représentera une force de 20
chevaux. Le générateur et le condensateur sont aussi nouveaux
qu'ingénieux: le premier se compose d'une cinquantaine de cônes de
cuivre tronqués et renversés, disposés au-dessus et à l'entour de la
fournaise; le condensateur est formé d'un certain nombre de petits
tuyaux exposés au courant d'air produit par la course de la machine.
Enfin le poids total de la machine, avec l'eau nécessaire pour
l'entretenir, ne dépasse pas 600 livres.

Quelle résistance cette machine rencontrera-t-elle? Sera-t-elle assez
forte pour en triompher? L'expérience qui sera faite prochainement
permettra seule de répondre à cette dernière question.



Courrier de Paris.

THÉÂTRE-ITALIEN.--PROCÈS D'UN DAUPHIN.--LE BURGRAVE. PHÈDRE ET LA
POLOGNE.--UNE AMÉNITÉ.--UN JEUNE HOMME A MARIER.--LA LOGE DU CINTRE.--LA
VICTIME DE L'AMITIÉ.

Les rossignols sont envolés, comme dit le feuilleton dilettante dans son
jour de deuil; le Théâtre-Italien vient de clore ses portes, et la
cavatine va prendre le paquebot de Boulogne ou de Calais. Ninetta,
Otello, Don Pasquale jetteront, en passant, quelques notes aux alcyons.
D'ordinaire, on se quittait avec larmes; c'était, des deux parts, un
assaut d'émotion flagrante et d'attentions délicates; le parterre et les
loges s'abîmaient en bravos, se ruinaient en bouquets monstres. L'autre
jour, à la clôture, tout s'est passé froidement; sans doute on y a mis
des procédés: le camélia, la violette, le laurier ont cherché à fleurir
et à échauffer la séparation; mais, vous savez, quand deux amis sont à
la veille d'une rupture, ils ont beau s'efforcer de sourire comme par le
passé, et de se serrer tendrement la main, il y a, dans leurs
démonstrations caressantes, un ne sait quoi de contraint et de glacé
qui les dénonce. Comment? qu'est-ce à dire? le public et le
Théâtre-Italien auraient-ils assez l'un de l'autre? Après dix ans d'une
union intime, d'une passion qui s'est emportée jusqu'à l'aveuglement et
à la fureur, tout serait-il fini? Faudrait-il mettre cet amour
transalpin sur le grand bûcher où ce capricieux Paris brûle, pèle mêle,
tous ses caprices, toutes ses fantaisies, toutes ses admirations d'une
année, d'un mois, d'une semaine, d'un jour, pour semer ensuite leurs
cendres au vent? Je ne dis pas cela, comme dit Alceste; mais, enfin, il
y a dans l'air quelque chose d'inquiétant. Le vent qui souffle sur le
Théâtre-Italien n'a plus la douceur de cette bise amoureuse où fauvettes
et rossignols ont chanté si longtemps.

Il s'est passé un fait qui atteste la réalité de cet attiédissement.
Lablache a déclaré publiquement, à la face du parterre, qu'il chantait à
Paris pour la dernière fois. Dieu! si une parelle nouvelle était
inopinément tombée sur le public de l'année dernière, quel bruit! quelle
désolation! il se serait dressé sur ses banquettes, il aurait bondi dans
toutes ses loges, et, s'emparant de Don Géronimo de vive force, il
l'aurait porté dix fois autour de la salle, en palanquin ou sur ses
épaules, criant à tue-tête: _Lablache for ever!_ Hier il ne s'est guère
plus ému que si Morelli eût annoncé qu'il allait cultiver ses
tulipes.--Ainsi Lablache nous quitte, et nous quitte sans rémission.
Pourquoi s'en va-t-il? c'est là le mystère. Le Théâtre-Italien est en ce
moment plein de logogriphes et d'énigmes de la même espèce; les
meilleurs y montrent les dents, les plus unis s'y querellent.

Une histoire non moins grave et non moins intéressante, c'est le procès
du Dauphin. «Quoi! le Dauphin devant un tribunal?--Oui, le Dauphin, un
vrai fils de roi.--En police correctionnelle... ou en cour
d'assises?--Non pas, mais au tribunal de commerce.--Où en est la
royauté, hélas!»--Le conflit était sérieux: il s'agissait du Dauphin,
fils de _Charles VI_, opéra en cinq actes d: M. Casimir Delavigne,
musique de M. Fromental Halévy. Le Dauphin ne voulait plus l'être, sous
prétexte que ce rôle de Dauphin était peu digne d'un _ut_ de poitrine de
sa qualité... M. Léon Pillet déclarait que l'_ut_ de poitrine et le
Dauphin étaient parfaitement au diapason l'un de l'autre. Les
Xaintrailles et les Lahire du tribunal de commerce, donnant gain de
cause à M. Léon Pillet ont forcé, comme la chose leur était arrivé
autrefois, le Dauphin de rester et d'être le Dauphin; ainsi finit la
bataille. Le tribunal a jugé sagement qu'un Dauphin qui palpe 100.000 fr.
par an ne peut joindre à cet agrément incontestable, l'autre agrément
d'envoyer promener son directeur, tandis que tant d'honnêtes Dauphins
chanteraient pour beaucoup moins, du tout leur coeur, et même
déchanteraient.

On siffle toujours, et l'on distribue quelques coups de poings çà et
là, aux représentants de la trilogie de M. Victor Hugo; il ne faut pas
perdre les bonnes habitudes. Mercredi, deux adversaires étaient aux
prises, l'un hugolâtre et l'autre hugophobe; ils échangeaient, depuis
un quart d'heure, des regards flamboyants, et se lançaient de vives
apostrophes. L'hugophobe avait le dessus, et pressait vivement
l'hugolâtre, qui se défendait par toute l'artillerie en usage dans son
armée: nain, rococo, racinien, mirmidon, perruque! Tout à coup, à bout
de munitions et se levant sur ses ergots: «Enfin, monsieur, cria-t-il à
son antagoniste; enfin.... vous êtes... vous êtes un... vous êtes un
Burgrave! L'hugolâtre, dans sa colère, avait oublié son tôle.

Phèdre ne se livre pas, elle, aux boxeurs du parterre. Drapée dans son
harmonieuse tunique, elle a quitté Trëzence, l'autre jour, pour venir
dans les salons d'Érard réciter sa passion et ses beaux vers, au
bénéfice des jeunes élèves de: l'_École polonaise_, enfants de la
proscription, Phèdre est arrivée sur son char; ses nobles coursiers n
étaient nullement affligés; ils n'avaient point l'oeil morne, ni la tête
baissée; comme Phèdre avait évité le chemin de Mycène, en passant par
la rue Croix-des-Petits-Champs, nul monstre sauvage ne s'est roulé sous
le pied de ses chevaux, en replis tortueux. Avec Phèdre, Camille et
Bérénice sont aussi venues, apportant dans cette bonne action, l'une son
iambe implacable, l'autre sa plaintive élégie; et si quelqu'un,
tristement et diversement ému de cette passion fatale, de ce pudique
amour, de ce désespoir furieux, avait demandé: Qui est Phèdre? qui est
Bérénice? qui est Camille? C'est mademoiselle Rachel, aurait-on
répondu. Remords cuisants, chastes soupirs, terrible malédiction, elle a
pris tous les tons poétiques, elle a eu toutes les voix harmonieuses,
elle a prodigué les luttes les plus opposées de l'âme et du coeur, pour
ces pauvret jeunes exilés de la Pologne. Voilà qui est bien; que le
talent et la poésie appellent la richesse et le loisir à l'aide du
malheur et de l'exil! Camille aura pu y trouver quelque soulagement à la
perte de son cher Curiace, Phèdre en faire la déclaration sans remords à
Hyppolyte, et Bérénice dira comme Titus: «Je n'ai pas perdu ma journée.»

Vendredi il y avait grand concert chez madame L. C. G..., une des
aimables et jolies comtesses du faubourg Saint-Germain. Thalherg s'y
faisait entendre, et Duprez et Artôt; on applaudissait. Les petites
mains délicates et parfumées n'étaient pas les moins ardentes à battre
motivées d'enthousiasme et de ravissement. Le gracieux sourire et
l'hospitalité charmante de la comtesse, châtelaine de l'endroit,
assaisonnaient agréablement l'archet d'Artôt, le gosier de Duprez et le
piano de Thalherg. Tout à coup entre; M. de Cham... d'un air tout
effaré. M. de Cham... est un de ces hommes qui ressemblent à une
sinistre nouvelle; dès que vous le voyez, vous ne savez point, à la mine
ahurie qu'il vous apporte, s'il ne vient pas vous annoncer que votre
maison brûle, que votre banquier a fait banqueroute, ou que votre
meilleur ami vous a enlevé votre maîtresse. A cette profession
d'enseigne de mauvais augure, M. de Cham... joint l'avantage de ne
pouvoir hasarder un geste sans faire une maladresse, ni prononcer un mot
sans dire une bêtise. Le plaisant, c'est que notre homme a la persuasion
la plus cordiale de sa dextérité et de sa finesse. Tous ses saluts
aboutissent à renverser un fauteuil, à écraser un pied ou à briser une
porcelaine: toutes ses galanteries se travestissent en un mauvais
compliment. Après tout, il est si naïf et se mire si ingénument dans sa
balourdise, il est si bon homme, d'ailleurs, qu'on lui pardonne, et même
on l'aime mieux comme cela.--Il entre donc de l'air que je vous ai dit.
Artôt exécutait la prière de _Moïse_. Mon de Cham... ouvre les oreilles
(et, Dieu merci! il a de quoi), allonge le cou et écoute en regardant de
temps en temps ses voisins d'un oeil désespéré. Le solo fini, il se
glisse à la rencontre de la comtesse, qui traversait la foule en
aspirant un magnifique bouquet de violettes, de roses blanches et de
myosotis: «Ah! M. de Cham.... vous voilà, lui dit-elle de son plus fin
sourire.--Oui, madame, et très-heureux de vous voir. Je sors du concert
de M. Guizot, et vraiment c'était bien plus ennuyeux qu'ici.» Il dit, et
regagnant sa place, l'ingénieux de Cham... laboura cruellement du coude
le nez d'une douairière tendrement absorbée dans la contemplation de la
barbe fantastique d'Artôt.

Dans la même soirée, j'ai entendu le dialogue suivant:--«Eh bien, ma
chère, mariez-vous votre jeune cousine Anna?--Mais, oui, ma chère, si
nous lui trouvons quelque chose qui nous aille.--Et, tenez, j'ai votre
affaire: un jeune homme!--Vous le nommez?--Ah! je ne sais pas son nom;
mars il vous convient à ravir.--Sa fortune?--On ne m'en a rien dit: mais,
certainement, il fera le bonheur d'Anna.--Son esprit, son coeur, sa
position dans le monde?--Oh! vous ne sauriez mieux faire!--Qui est-ce
donc, enfin»--Vous savez, ma chère, vous savez bien... c'est ce jeune
homme que... ce jeune homme qui valse à deux temps.»

Vous savez, ou plutôt vous ne savez peut-être pas ce qu'on appelle une
loge du cintre: la loge du cintre est une de ces cages étroites,
imperceptibles et malsaines qu'on peut apercevoir à l'aide d'un
excellent télescope, perchées au sommet d'un théâtre comme un nid
d'hirondelle sur un haut peuplier. La loge du cintre est le champ
d'asile des mamans de ces demoiselles des portières de ces
messieurs... Un comparse du Théâtre-Français, un de ces braves Romains de
la tragédie classique, aborda dernièrement, chapeau bas et avec toute
l'humilité d'un soldat d'Auguste et de Néron, l'auteur des _Burgraves_.
en méditation dans la coulisse: «Monsieur, pourriez-vous me faire
l'honneur d'une loge du cintre pour mon épouse?--Quoi! une loge du
cintre! Mais, mon ami, savez-vous ce que vous demandez? Cela n'est pas
possible. J'y ai des princes!»

Le vicomte de S... est un de ces éternels Adonis qui croient à leur
éternelle fraîcheur et à leur jeunesse éternelle; c'est un étourdi en
cheveux gris, un adolescent de cinquante ans; il y a bien trente ans
qu'il est intimement lié avec madame de Val..., liaison tout amicale,
toute d'estime, car de S... a d'excellentes qualités; elles ressortent
d'autant plus qu'il a de nombreux ridicules. Il est honnête, sincère,
dévoué; il donnerait sa fortune pour ses amis, j'entends pour ses vrais
amis, et peut-être sa vie; mais pour tout au monde, il ne leur
accorderait pas qu'il n'est plus à la fleur de l'âge. Vous lui
demanderiez à emprunter six mois de sa prétendue jeunesse pour vous
sauver d'un péril, ou pour vous tirer vivant d'une fondrière ou d'un
puits artésien, qu'il vous les refuserait. Un jour--il y a quelques
semaines de cela--madame de Val... avait réuni une société nombreuse
dans son joli appartement de la rue Bergère; la conversation était
animée; le vicomte y semait l'esprit de toutes mains: il en a plein ses
poches. Une opinion lui échappa, je ne sais plus sur quel point de
politique, de morale ou de littérature, que madame de Val... crut devoir
contredire avec cette finesse d'aperçu et ce bon goût qui donnent tant
de charme à ses moindres paroles. «Eh! quoi, vous pensez cela?--Eh! oui,
vraiment, madame.--Vraiment, mon vieil ami?» A ces mots, de S... pâlit,
ses lèvres se contractèrent et il se laissa aller sur le dos de son
fauteuil. On crut qu'il se trouvait mal. «Non, ce n'est rien,» dit-il;
et se levant tout à coup, il prit son chapeau, salua brusquement et
sortit. «De S..., qu'avez-vous donc?» s'écria madame de Val...; mais il
était déjà loin.

Le lendemain, madame de Val... reçut le billet suivant, sous enveloppe
parfumée, et pour cachet une colombe tenant dans son bec une rose
enlacée d'une branche de myrte. La lettre était ainsi conçue: «Madame,
hier, vous m'avez appelé votre vieil ami; je ne devais pas attendre cela
de vous, après trente ans d'affection.»

Nous l'avons en contant, madame, échappé belle.

La comète a failli caresser de l'extrémité de sa queue la face de notre
globe sublunaire. Vous devinez ce que doivent procurer d'agrément les
caresses d'une comète. Ajoutez à sa queue quelques aunes de plus, et
cette queue nous faisait la nôtre; l'Académie des Sciences l'atteste. Je
vous le demande, où seraient maintenant Lablache, le Dauphin, les
_Burgraves,_ Phèdre, la Pologne, M. de Cham..., madame L. C. G., la loge
du cintre, M. le vicomte de S..., madame de Val..., _l'Illustration_
et moi-même, qui viens de vous conter tranquillement tous mes petits
contes? Mais, grâces au ciel (c'est bien le cas de le dire), la comète,
de mauvaise humeur sans doute d'avoir compromis inutilement sa queue
dans cette affaire, vient de se replonger, bien loin de nous, dans les
immenses profondeurs de l'infini. Qu'elle y reste! Nous ne lui enverrons
pas M. de Sercy en ambassade pour la prier de revenir.



Les frontières du Maine

ET LE DERNIER TRAITÉ ENTRE L'ANGLETERRE ET LES ÉTATS-UNIS.

Quand l'Angleterre reconnut, par le traité de 1783 l'indépendance des
États-Unis, la frontière nord-est de l'Union avait été fixée ainsi qu'il
suit par l'article 2 de ce traité: «Pour prévenir toutes les disputes
qui pourraient s'élever à l'avenir au sujet des frontières desdits
États-Unis, il est ici convenu de déclarer que leurs frontières sont et
seront, à partir de l'angle nord-est de la Nouvelle-Ecosse (divisée
aujourd'hui en Nouvelle-Ecosse et en Nouveau-Brunswick), c'est-à-dire
l'angle qui est formé par une ligne tirée dans la direction du nord, de
la source de la rivière Sainte-Croix aux hautes terres, puis le long de
ces hautes terres qui séparent les eaux qui s'écoulent dans la rivière
Saint-Laurent de celles qui se jettent dans l'Océan Atlantique, jusqu'à
celle des sources du Connecticut, qui est situé le plus au
nord-ouest... etc.»

Cet article n'était pas très-clair à l'époque où le traité fut conclu,
et ne l'est pas davantage aujourd'hui. Le territoire en litige n'était
pas habité et avait à peine été exploré par les chasseurs. La situation
de l'angle nord-ouest de la Nouvelle-Ecosse était plus que
problématique, car on ne savait pas exactement lequel des cours d'eaux
qui parcourent ce pays était la rivière Sainte-Croix, et, à plus forte
raison ignorait-on où il fallait fixer sa source. On était convenu, par
le traité, de suivre une certaine ligne de hautes terres: mais des qu'on
voulut mettre le traité en exécution on chercha vainement quelles
étaient ces hautes terres qui devaient séparer le bassin du
Saint-Laurent du bassin des affluents de Atlantique, et on douta même de
leur existence C'est que les négociateurs du traité s'étaient basés sur
une carte publiée par Mitchell en 1753, alors fort estimée et reconnue
depuis fort inexacte.

En 1794, un nouveau traité fut conclu entre l'Angleterre et les
États-Unis, et un des objets de ce traité était de déterminer exactement
ce que c'était que la rivière Sainte-Croix. Des commissaires furent
nommés de part et d'autre; ils firent un rapport en 1798, qui devait
être considéré par les termes mêmes du traité comme définitif. On trouva
une source plus ou moins exacte de la rivière Sainte-Croix et un des
points de la frontière fut ainsi fixé. C'était un premier pas.
Malheureusement la guerre éclata entre les deux États avant que les
explorations eussent donné de nouveaux résultats, et elles ne furent
reprises qu'après le traite de Gand, en 1814. Des commissaires
explorateurs furent envoyés sur le terrain par les deux gouvernements;
d'admirables travaux furent entrepris, mais la question ne fut pas
résolue; les commissaires eux-mêmes ne s'entendirent pas. Au milieu de
toutes ces incertitudes, chaque gouvernement se forma une opinion à son
avantage. Les États-Unis, en établissant la ligne de démarcation à
partir de la rivière Sainte-Croix, dans la direction du nord, lui
faisaient traverser le fleuve Saint-Jean, dont le cours supérieur leur
aurait appartenu, et le faisaient aboutir à quarante-un milles de
Saint-Laurent, vers le 48e degré de latitude nord; car, selon eux, ce
n'était que là que l'on rencontrait les hautes terres désignées par le
traité de 1783, et tout le pays à l'ouest de cette ligne, en suivant les
hautes terres dans la même direction jusqu'à la source du Connecticut,
devait appartenir à l'Union. Les Anglais ne pouvaient accepter
bénévolement une telle décision, car cette ligne de frontières qui
traversait ainsi du sud au nord, presque dans toute son étendue, la
vaste péninsule formée par l'Océan, le golfe Saint-Laurent et le fleuve
du même nom, interrompait toute communication entre les provinces de la
Nouvelle-Ecosse et le Canada, entre Halifax et Québec, entre les riches
établissements de la baie de Fundy et le Saint-Laurent.

[Illustration: Carte]

La difficulté restait entière. On était convenu, de part et d'autre, par
le traité de Gand, qu'en cas de dissentiment, on déférerait le jugement
de la contestation à l'arbitrage d'un tiers. En conséquence, le roi des
Pays-Bas fut choisi pour arbitre en 1828. Sa sentence fut rendue et
communiquée aux intéressés dans les premiers jours du mois de janvier
1831. Ce n'était pas une interprétation des questions qu'il devait
résoudre, au moins quant au point principal; il proposait simplement une
transaction. Selon le roi des Pays-Bas, il était impossible de fixer
exactement l'angle nord-ouest de la Nouvelle-Ecosse qu'avait voulu
désigner le traité de 1783, car les cartes dont on s'était servi étaient
remplies d'erreurs; quant aux hautes terres, il était manifeste qu'il en
existait plusieurs lignes, mais aucune ne résistait aux objections. En
conséquence il proposait, comme le parti le plus juste et le plus
raisonnable, de substituer à la démarcation imaginaire du traité de 1783
une délimitation toute nouvelle, en tenant compte, autant que possible,
des convenances réciproques. Le gouvernement anglais se montra disposé à
accepter la décision de son allié, bien qu'elle allât à rencontre de ses
prétentions, et peu de jours après qu'elle lui eut été communiquée, lord
Palmerston envoya au ministre britannique à Washington l'acceptation de
son gouvernement.

Mais dans le même temps, le ministre des États-Unis à La Haye, M.
Preble, de l'État du Maine, en recevant la sentence du roi Guillaume, au
lieu de la transmettre purement et simplement à son gouvernement,
protesta contre cette sentence d'arbitrage, et sans attendre des
instructions ultérieures, partit aussitôt pour New-York, d'où il se
rendit dans l'État du Maine avant d'aller à Washington. Or, il y a dans
la Constitution fédérale des États-Unis un article qui interdit au
gouvernement fédéral la faculté de céder aucune portion de territoire
d'un Etat particulier sans le consentement de cet État. L'État du Maine
était le plus intéressé dans cette affaire; de sa décision dépendait le
rejet ou l'acceptation des propositions d'accommodement: encouragée par
la protestation de M. Preble, la législature du Maine prit les devants
sur la délibération du président et du congrès, et déclara que l'arbitre
avait dépassé la limite de ses droits, en substituant un compromis à
l'interprétation qu'on lui demandait.

Les dispositions du président et du cabinet étaient beaucoup plus
conciliantes, et s'il n'avait tenu qu'à eux, la transaction aurait été
acceptée; mais, aux États-Unis, le droit de ratifier les traités
appartient au Sénat. La convention proposée par le roi Guillaume lui fut
donc soumise. Une grande majorité se prononça pour le rejet de cette
sentence. Ce fut en vain que le président exprima le plus vif désir que
la convention fût acceptée; ce fut en vain que le comité des affaires
étrangères, auquel fut renvoyé le message, fit un rapport conforme à
l'opinion du président, le Sénat refusa sa ratification, et le
gouvernement fédéral se vit obligé de notifier au gouvernement anglais
qu'il regardait le jugement du roi des Pays-Bas comme non avenu; mais en
même temps il lui faisait espérer que la difficulté constitutionnelle
pourrait être levée au moyen d'un arrangement qui se négociait entre
l'État du Maine et le gouvernement fédéral. Le cabinet de Washington
s'était flatté d'un vain espoir. Il s'agissait d'obtenir de l'État du
Maine la cession du territoire contesté moyennant une indemnité
pécuniaire, et quand l'Union aurait été substituée aux droits de l'État
du Maine, le cabinet américain en aurait disposé pour le plus grand bien
de la république tout entière. Cette combinaison manqua. Le Maine
consentit, mais l'État de Massachusetts, dont le Maine n'était qu'un
démembrement, et dont il fallait obtenir l'autorisation comme
propriétaire de la moitié du terrain, refusa son adhésion à
l'arrangement proposé. De son côté, le gouvernement anglais, las de
faire des avances inutiles, déclara qu'il ne se considérait plus comme
lié par les offres réitérées qu'il avait faites, et qu'il ne
consentirait plus en aucun cas à accepter la ligne tracée par le roi des
Pays-Bas. De la sorte, la solution du différend fut encore indéfiniment
ajournée.

Les négociations n'étaient cependant pas rompues; mais elles faillirent
l'être par une simple querelle de juridiction entre le gouverneur de
l'État du Maine et le gouverneur de la colonie anglaise du
Nouveau-Brunswick, qui compliqua d'une manière fâcheuse la question du
territoire contesté, et dont les journaux ont retenti assez longtemps
pour qu'il soit inutile d'en rappeler les détails. Ce débat apaisé, les
deux gouvernements envoyèrent, chacun de son côté, des commissaires pour
explorer le territoire contesté, où manquaient tous les éléments
d'observations topographiques. «En arrivant sur le terrain de nos
opérations, disaient les deux officiers du génie anglais, dans le
rapport adressé par eux, en 1840, à lord Palmerston, nous apprîmes que
nous aurions à explorer un pays désert, où l'on ne rencontrait pas un
être humain, à l'exception de quelques pionniers et de quelques Indiens
errants occupés à la chasse. Ce désert n'a jamais été traversé par des
personnes capables de faire des observations exactes, de sorte que
toutes les cartes que nous avons vues sont incomplètes. Si nous n'avions
pas eu le bonheur d'engager à notre service deux Indiens intelligents,
dont les cartes informes étaient tracées sur l'écorce des arbres, nous
aurions perdu tout notre temps à couper des communications à travers des
forêts impénétrables.» Ces difficultés n'empêchèrent pas les
commissaires anglais d'arriver à une conclusion conforme aux prétentions
de leur gouvernement, et ils crurent avoir prouvé dans leur rapport que
la Grande-Bretagne avait un titre clair et inaliénable à la totalité du
territoire en litige. Dans le même temps, les commissaires envoyés par
les États-Unis étaient arrivés à une conclusion semblable en faveur des
prétentions de leur gouvernement, de sorte que, lorsque le ministère
tory arriva au pouvoir, la question était au même point qu'en 1840,
après tant de recherches et d'efforts pour arriver à un compromis.

Sir Robert Peel, au milieu des embarras de la situation, résolut de
terminer à tout prix et sans retard cette question, qui pouvait
compliquer d'une manière si fâcheuse sa position. Un plénipotentiaire
fut envoyé à Washington au commencement de l'année 1812, pour négocier
une transaction. C'était lord Ashburton, célèbre sous le nom d'Alexandre
Baring, chef de la plus puissante maison de banque et de commerce du
monde entier, et qui, par son mariage avec la fille d'un négociant de
Philadelphie, a d'étroites relations avec les États-Unis. Dès le début
des négociations, il devint évident que l'Angleterre avait hâte
d'arriver à une solution pacifique. Le cabinet de Washington a profité
de cette disposition, et a obtenu tout ce qu'exigeaient ses intérêts et
sa vanité. Adoptant pour base de l'arrangement la proposition faite en
1839 par lord Palmerston, de prendre la rivière Saint-Jean pour ligne
limitrophe, lord Ashburton a cédé aux États-Unis toute la partie du
territoire contesté, fertile, habitable et couverte des plus riches
forêts, et n'a réservé à l'Angleterre qu'un pays dont les neuf dixièmes
sont sans valeur. En un certain point, les deux rives du Saint-Jean sont
occupées par une colonie d'origine française, un des débris de l'Acadie.
Le plénipotentiaire anglais refusait sur ce seul point de prendre la
rivière pour limite, ne voulant pas couper en deux et placer sous des
lois différentes cet établissement; mais il a été forcé de céder devant
les exigences du cabinet américain, et la colonie de Madawaska a été
divisée. Une autre concession non moins importante lui a été imposée;
c'est la faculté accordée aux Américains de naviguer librement sur le
Saint-Jean jusqu'à la mer, à travers la province anglaise du
Nouveau-Brunswick. De plus, il a été stipulé que tous les produits non
manufacturés du pays arrosé par le Saint-Jean ou par ses tributaires
pourraient descendre la rivière jusqu'à la mer, et que les produits
américains, lorsqu'ils traverseraient le Nouveau-Brunswick, seraient
admis dans les ports de cette province comme des produits anglais. En
outre, l'Angleterre paie aux États du Maine et de Massachusetts une
indemnité de 300,000 dollars (environ 1,000,000 fr.). Par cet
arrangement, l'Angleterre s'assure, à la vérité, une ligne de
communication entre les possessions du Canada et le Nouveau-Brunswick et
la Nouvelle-Ecosse, mais elle a ouvert aux Américains un libre accès au
coeur même de ses provinces. Tel est en substance le traité conclu à
Washington le 9 août 1842, qu'ont imposé à l'Angleterre les embarras de
sa situation politique et financière. D'abord la Grande-Bretagne tout
entière l'a accueilli avec enthousiasme, comme terminant un différend
qui pouvait amener tôt ou tard un conflit entre deux nations dont le
plus grand intérêt est de demeurer en bonne intelligence; mais bientôt,
quand on a connu les détails du traité, la presse et le pays ont retenti
des plaintes des citoyens touchant les sacrifices faits à l'honneur et
aux intérêts de la Grande-Bretagne, par la _capitulation Ashburton_.
Cependant le sentiment de la nécessité de conserver entre les deux pays
la bonne intelligence, a fait taire ce mécontentement, et la discussion
que lord Palmerston a voulu soulever récemment, dans la Chambre des
Communes, au sujet de ce traité, a tourné entièrement à l'avantage du
ministère.



Tribunaux.

LA POLICE CORRECTIONNELLE.

Les audiences de la police correctionnelle commencent en général entre
onze heures et midi; mais tous les matins, avant neuf heures,
quatre-vingt ou cent individus viennent s'entasser sur les marches du
grand escalier situé à l'extrémité de la salle des Pas-Perdus et
conduisant à la 6e chambre. A dix heures et demie, les portes sont
ouvertes; cette foule, composée en grande partie d'hommes et d'enfants,
se précipite dans l'antichambre qui précède la salle d'audience, puis
dans l'étroite enceinte réservée au _public_. Les gardes municipaux de
service sont souvent obligés d'employer la force pour le repousser.
Rarement tous les curieux qui se pressaient sur l'escalier voient leur
patience récompensée. L'enceinte réservée suffisamment remplie, le
passage est barré par la crosse d'un fusil. Quand une personne sort, une
autre personne entre; telle est la consigne; aussi, sans même entrer
dans la salle de la police correctionnelle, en se promenant quelques
instants, de midi à quatre heures, devant le grand escalier de la salle
des Pas-Perdus, un observateur intelligent peut-il apprendre à connaître
le _public_ qui assiste presque régulièrement aux audiences de la 6e
chambre, la plus célèbre des trois chambres de la police correctionnelle
du tribunal de la Seine.

Triste étude, en vérité, pour le dessinateur comme pour le moraliste!
Sur les cent individus dont se compose l'auditoire, il y en a plus de
cinquante qui n'ont d'autre profession que le vol; ils viennent tantôt
assister au jugement de leurs complices et leur faire des signes
convenus, tantôt se familiariser d'avance avec l'aspect et les formes de
la justice, prendre des leçons d'adresse ou d'audace, quelquefois même
s'exercer à commettre des vols jusque sous les yeux des magistrats. Au
milieu de cette bande d'escrocs se trouvent disséminés çà et là des
ouvriers sans ouvrage, des écoliers qui font l'école buissonnière, des
vieillards pauvres qui n'ont d'autre but que de passer quelques heures
dans une chambre bien chauffée, et enfin cinq ou six honnêtes bourgeois
attirés à la 6e chambre par le désir d'assister en personne à
quelques-unes de ces scènes dramatiques ou ridicules que racontent
chaque matin à leurs abonnés les journaux judiciaires.

Les écrivains spirituels se sont créé, depuis un certain nombre
d'années, une nouvelle spécialité littéraire. Développant avec un art
remarquable les situations tragiques ou comiques dont les débats de
certaines causes leur fournissaient la première idée, ils composèrent
d'abord de petites scènes qui obtinrent beaucoup de succès; puis ils se
laissèrent entraîner par leur imagination, et ils inventèrent des procès
plus ou moins vraisemblables. Le public, quand on l'intéresse ou quand
on l'amuse, se fâche rarement; satisfait de pleurer et de rire tour à
tour, il prit un tel goût à ces contes de la police correctionnelle, que
tous les journaux politiques remplirent leurs colonnes des meilleurs
articles de la _Gazette des Tribunaux_, et de son rival _le Droit_. La
vérité est connue aujourd'hui de tout le monde, et cependant on hésite à
y ajouter foi, on craint de perdre une illusion qui procure de temps à
autre quelques distractions.

[Illustration.]

Mais, en réalité, la police correctionnelle du département de la Seine
n'offre pas un spectacle aussi émouvant ou aussi divertissant que
persiste à le croire, malgré les nombreux avertissements qu'elle a
reçus, la majorité du public. Quand les trois juges et l'avocat du roi
qui composent le tribunal se sont assis sur leurs sièges, l'huissier
audiencier fait faire silence, prend le rôle du jour et appelle les
causes; alors les gendarmes ou les gardes municipaux de service
introduisent par une porte basse, dans une espèce de loge ou de tribune
garnie de deux bancs de bois, les prévenus, qui ont été amenés le matin
même de la Force ou de la Roquette à la Conciergerie. Ce sont presque
toujours:

Un forçat libéré accusé d'avoir rompu son ban;

Un vieillard que les sergents de ville ont surpris tendant la main au
moment où, dénué de toute ressource et trop faible pour travailler, il
sentait les premières atteintes de cette terrible maladie qu'on appelle
la faim;

Un jeune homme de dix-huit à vingt ans, qui a déjà subi plusieurs
condamnations et qui a été arrêté une quatrième fois en flagrant délit
de vol, qui se glorifie de son crime, qui insulte la justice; car il se
sent lui-même aussi indigne de pitié qu'il est incapable de se repentir
et de se corriger;

Un pauvre petit enfant étranger, accusé d'avoir mendié, qui s'avoue
coupable et qui promet de ne plus recommencer si on l'acquitte;

Des enfants vagabonds que leurs parents ne viennent pas réclamer parce
qu'ils sont trop pauvres pour pouvoir les nourrir, ou parce qu'ils ont
vainement essayé de vaincre leurs mauvais penchants;

Un ouvrier dont l'ivresse a fait presque un meurtrier;

Une femme adultère et son complice.

[Illustration.]

Toujours le vice ou la misère! toujours des malheureux qui n'ont pas de
moyens d'existence ou qui ne vivent que du produit de leurs vols! Qu'on
cesse donc de regarder la police correctionnelle comme, l'un des
théâtres les plus curieux et les plus agréables de Paris; ce ne sont pas
des distractions qu'il faut y venir chercher, ce sont des leçons. Toutes
les classes de la société y en trouveront: des ouvriers verront avec un
effroi salutaire les terribles conséquences qu'entraînent d'ordinaire
après elles la paresse, l'imprévoyance et la débauche; une partie de la
bourgeoisie y rougira peut-être de son égoïsme, elle comprendra qu'elle
a de grands sacrifices à faire; qu'au lien d'essuyer en passant quelques
larmes, elle doit s'efforcer d'en tarir la source; que ce n'est pas
seulement le mal présent, mais plus encore le mal futur qu'il importe de
guérir.--Si cet infortuné qui vient s'asseoir sur ce banc de honte pour
s'entendre condamner à cinq années d'emprisonnement était né dans la
même position sociale que ses juges ou que son défenseur, s'il avait
reçu une meilleure éducation, il serait peut-être resté toute sa vie un
honnête homme. Mais à peine sa mère l'eut-elle mis au jour, elle
l'abandonna; personne ne lui a donné un sage conseil; il n'a jamais en
sous les yeux que de mauvais exemples; il voudrait travailler, mais on
ne lui a pas appris un état; tous les ateliers sont fermés pour lui. Le
besoin le détermine à commettre un premier vol; malheureusement on le
surprend en flagrant délit, on l'arrête, on le juge, on le condamne, on
l'enferme avec d'autres malfaiteurs. Si courte que soit sa peine, quand
il l'aura subie, il sera perdu sans ressource.

C'est donc parfois un devoir pour la presse de raconter, mais sans y
rien ajouter, sans en rien retrancher, quelques-uns des petits drames
qui se jouent journellement aux audiences de la police correctionnelle.
Outre l'intérêt bien naturel qu'ils inspirent, ces récits renferment
d'utiles enseignements que l'écrivain doit s'attacher à signaler à
l'attention publique. Il y a certaines gens, assez honnêtes d'ailleurs,
que le mot seul de morale fait bailler d'ennui; ils ont le vice en
horreur dans leur vie privée, mais ils le trouvent amusant dans les
journaux. Suivant eux, la littérature et les beaux-arts ne doivent se
proposer qu'un but, celui de plaire, comme si l'humanité avait été créée
uniquement pour se divertir. Il y aurait du courage à résister à ces
erreurs du goût public, à réagir, à ne pas mentir pour plaire, à ne pas
exciter le rire avec le récit de faits qui ne doivent jamais exciter que
l'indignation ou la pitié. La presse a une mission plus noble à remplir:
instruire et moraliser, telle est sa devise; qu'elle y reste toujours
fidèle désormais, elle ne tardera pas à reconquérir l'influence qu'elle
a perdue.

Ajoutons toutefois que la seconde partie d'une audience de la police
correctionnelle ne ensemble en rien à la première. Le drame fini, la
comédie commence. Après les affaires des détenus ou des individus qui
ont obtenu leur liberté provisoire sous caution, mais qui sont également
poursuivis à la requête du ministère public, viennent les causes dites
_entre parties._ Certaines classes de la population parisienne font un
abus vraiment extraordinaire du droit de citation directe, droit que le
législateur aurait cependant tort d'abolir. Les juges sont doués d'une
patience évangélique. Que de petites passons se démènent chaque jour
autour de ce tribunal! que de ridicules s'y étalent avec orgueil! que de
sottises s'y débitent! que d'esprit s'y dépense inutilement! Il y a là
des peintures de moeurs et de caractères assez vives et assez
divertissantes pour qu'il soit inutile ou même fâcheux de les convertir
en charges. Il faudrait se contenter de présenter le miroir à ces scènes
de comédie, et ne les point affaiblir, les dénaturer, en les parodiant.



DES CIRCONSTANCES ATTÉNUANTES.

L'application des circonstances atténuantes en matière criminelle n'est
pas, en général, parfaitement appréciée par tous les esprits. Les effets
de ce système sont surtout inexactement jugés. Quelques verdicts du jury
ont fait penser qu'il abusait de la faculté mise à sa disposition. Les
expressions mêmes de la formule qui exprime cette faculté lui ont nui
dans l'opinion publique; on a été porté à en induire que la répression
ressentait une certaine mollesse, la justice pénale quelque relâchement.
Quelques magistrats ont même déjà manifesté des alarmes. Cette idée, qui
se fonde sur de vagues préoccupations ou sur des actes isolés, mais non
sur les faits généraux, n'est nullement fondée; elle a été réfutée
récemment par un savant criminaliste, M. Faustin Hélie, dans la _Revue de
Législation_, et il nous a paru curieux et utile d'emprunter à cette
dissertation quelques observations qui sont de nature à éclairer cette
question morale et pratique et à rectifier des jugements conçus
peut-être avec quelque légèreté.

Le système des circonstances atténuantes a été adopté par la loi du 28
avril 1832. Les jurés, en matière criminelle, et les juges, en matière
correctionnelle, ont été investis de la faculté de déclarer qu'il existe
en faveur du prévenu des circonstances atténuantes; cette déclaration a
pour effet de faire diminuer la peine portée par la loi; cette peine
peut alors descendre, en matière correctionnelle, jusqu'au taux des
peines de simple police, et en matière criminelle, d'un ou de deux
degrés, suivant l'application des juges de la Cour d'assises. Or, ce que
nous voulons examiner, c'est l'effet de ce droit d'atténuation sur la
marche générale de la répression.

Un premier fait est incontestable: c'est la diminution du nombre des
acquittements. Les acquittements n'avaient cessé de s'accroître jusqu'à
la promulgation de la loi du 28 avril 1832; en 1826, sur cent accusés,
on comptait trente-huit acquittés; en 1831, on en comptait quarante-six.
La faculté de déclarer des circonstances atténuantes a subitement arrêté
cette progression, qui menaçait de détruire toute répression. En 1833,
sur cent accusés, il n'y eut plus que quarante-un acquittements; ce
nombre s'abaissa successivement, en 1834, à quarante; en 1835, à
trente-neuf; en 1836, à trente-six; en 1839, à trente-cinq; enfin, en
1840, à trente-trois. Ce premier résultat est donc bien constaté.

Les acquittements nombreux attestent ou une mauvaise législation ou une
mauvaise justice. Les jurés rejettent les accusations, soit parce que
les lois pénales leur semblent trop rigoureuses, soit parce que des
procédures mal instruites amènent devant eux des accusés sur lesquels
pèsent des charges insuffisantes. Avant la réforme de 1832, le nombre
extraordinaire des acquittements, à peu près la moitié des accusés,
était dû principalement à l'excessive sévérité du Code Pénal; les jurés
hésitaient à condamner, quand les peines étaient hors de proportion avec
les délits: ils acquittaient en haine de la loi. Il fallait un terme à
un tel désordre; l'admission des circonstances atténuantes a eu pour but
de le faire cesser. Le législateur pensa que les jurés pouvant atténuer
les peines, ne prononceraient plus autant d'acquittements. Cette
prévision s'est rapidement réalisée. C'est là, il faut le dire, le
progrès le plus sûr qu'ait pu faire la justice. Avant tout, il faut
atteindre et punir les coupables; le degré de la punition n'a, ainsi que
nous le dirons plus loin, qu'un intérêt secondaire.

Un deuxième résultat est également constaté. Avant la loi modificative
du Code, les déclarations du jury, lors même qu'elles déclaraient
l'accusé coupable, n'étaient pas sincères: il mutilait les accusations,
écartait les circonstances aggravantes et bouleversait la qualification
des faits incriminés. En 1826, sur cent accusations admises par le jury,
soixante étaient modifiées par le rejet des circonstances aggravantes;
ce nombre s'était, successivement élevé jusqu'à soixante-neuf sur cent
en 1832. A partir de cette époque, les accusations admises sans
changement dans la qualification des faits se sont élevées chaque année:
aujourd'hui, cinquante sur cent seulement sont modifiées. D'où nait
cette différence? C'est que les jurés n'ont plus en besoin de faire des
déclarations mensongères pour mettre la peine en rapport avec le délit;
l'atténuation dont la loi les a investis leur a suffi; leurs verdicts
sont devenus sincères; ils ont affirmé tous les faits que l'accusation
prouvait. Cette deuxième amélioration est évidente; elle démontre que la
justice est rentrée dans la voie de la vérité; elle démontre aussi que
la législation a cessé d'être en opposition avec les moeurs publiques,
et que ses dispositions sont, en général, acceptées.

Maintenant il est très-vrai que le bénéfice des circonstances
atténuantes a été étendu à un très-grand nombre de condamnés. Nous
verrons tout à l'heure ce chiffre, qui est assurément fort élevé; mais
plusieurs considérations très-graves l'expliquent facilement.

D'abord, on vient de voir que si, d'un côté, le nombre des atténuations
de peines s'accroit, d'un autre côté, et par une sorti; d'équation
mathématique, le nombre des acquittements diminue, et les déclarations
du jury deviennent plus fermes et plus sincères. Or, ne doit-on pas
préférer, dans l'intérêt de la répression, des peines atténuées à des
acquittements complets? La justice n'est-elle pas plus satisfaite par la
déclaration consciencieuse de tous les faits de l'accusation que par la
dénégation mensongère d'une partie de ces faits pour arriver, par un
détour frauduleux, à une diminution de peine que la déclaration de
circonstances anémiantes régularise? Avant la loi de 1832, l'expérience
des années antérieures nous l'apprend, le jury aurait acquitté le tiers
de ces condamnés, et il aurait, à l'égard des autres, dénié les
circonstances aggravantes. Ces déclarations, désavouées par la
conscience, auraient-elles donc produit une répression meilleure? Un
châtiment, quel qu'il soit, quand il frappe un coupable, n'est-il pas
préférable à une complète impunité?

Sans doute les peines ont diminué dans leur gravité ou dans leur durée.
Mais suit-il donc de là que la mesure de la répression se soit
affaiblie? Constatons d'abord dans quelles limites cette atténuation
s'est opérée. Avant la loi de 1832, le nombre des condamnations à des
peines afflictives ou infamantes s'abaissait chaque année: ce chiffre,
qui était de quarante sur cent accusés en 1826, n'était plus que de
vingt-sept sur cent en 1832. Et remarquez que le système des
circonstances atténuantes n'existait point à cette époque. Les peines
afflictives ne se transformaient que fort rarement en peines
correctionnelles; elles n'étaient remplacées que par les acquittements,
dont le chiffre s'élevait incessamment. Depuis 1832, ces peines n'ont
pas été appliquées plus fréquemment; mais les condamnations
correctionnelles ont graduellement augmenté. En 1840, sur cent accusés,
vingt-huit ont été condamnés à des peines afflictives et infamantes, et
trente-neuf à des peines correctionnelles. Ainsi, le chiffre général des
condamnations a tendu sans cesse à se relever depuis l'adoption des
circonstances atténuantes. Ce chiffre, qui était de soixante-deux sur
cent accusés en 1826, et même de cinquante-quatre sur cent en 1831, est
remonté par degrés à soixante-sept sur cent en 1840. Une espèce de
réaction s'est même manifestée dans la distribution des peines pendant
ces dernières années. Les condamnations ont été plus fermes et plus
nombreuses; les peines se sont élevées, soit par leur intensité, soit
par leur durée.

Faut-il attribuer cette réaction morale, cette fermeté plus grande, aux
lumières que les jurés acquièrent à mesure qu'ils exercent leurs
fonctions, aux temps plus calmes qui ont succédé à des temps de troubles
politiques, à l'inquiétude causée par quelques verdicts empreints d'une
indulgence excessive, enfin, à l'instinct de conservation qu'éprouvent
les citoyens à la vue des crimes qui semblent s'accroître? Il faut
l'attribuer sans doute à toutes ces causes; mais son véritable, son
principal motif est dans la faculté attribuée au jury, par la
déclaration des circonstances atténuantes, de faire bonne justice,
justice suivant sa conscience, c'est-à-dire de proportionner la peine
avec le délit. Le jury exprime de la manière la plus naïve et la plus
sincère les mouvements de la conscience individuelle, bien plus que de
la conscience sociale; il est plus préoccupé de la justice intrinsèque
d'une peine que des motifs d'utilité générale qui s'attachent à son
application; son point de vue se borne généralement à la cause qu'il
juge; il s'étend rarement aux causes de la même nature dont le nombre et
la répétition exigent une répression plus ou moins sévère. Il déclarera
la culpabilité qui lui est démontrée, mais à condition que les effets
de cette déclaration lui paraîtront équitables. Vainement vous voudriez
couvrir la loi pénale d'un voile à ses yeux; ce voile, vaine fiction du
législateur, il le déchire tous les jours. Il pèse la peine en pesant
les termes de sa déclaration; il rejettera, comme il l'a fait tant de
fois, la condamnation la plus juste, si le châtiment lui paraît hors de
proportion avec le crime.

Les faits sont donc incontestables: le système des circonstances
atténuantes a produit des condamnations plus nombreuses, une
distribution plus ferme des peines, une appréciation plus consciencieuse
et plus exacte des faits incriminés. Une seule objection peut être
opposée à ces bienfaits. Les peines appliquées sont plus nombreuses,
mais elles sont moins fortes; elles perdent en intensité ce qu'elles
gagnent en nombre; les peines afflictives et infamantes semblent tendre à
se transformer en peines correctionnelles; elles se dépouillent de leur
appareil afflictif et de leur intimidation.

Cette objection, vue de près, disparaît promptement. Il n'est pas vrai,
d'abord, que les peines afflictives tendent à se correctionnaliser, et
cela par une raison très-simple, c'est que la loi a posé des limites que
cette tendance ne pourrait franchir. Mais prenons successivement les
différentes peines afflictives, et nous verrons que leur marche est
plutôt ascendante que décroissante. Ainsi, la peine qui semblait devoir
exciter la répugnance la plus grande de la part des jurés, parce qu'elle
fait peser sur eux une responsabilité plus grande, la peine de mort, n'a
pas cessé d'être appliquée; en 1840, cinquante-un accusés ont été
condamnés à cette peine, et ce chiffre, qui avait varié dans les années
précédentes, paraît disposé à s'élever. Les condamnés aux travaux forcés
à perpétuité qui, en 1835, étaient au nombre de cent quarante-un, sont
montés successivement à cent soixante-dix-sept, cent
quatre-vingt-dix-sept, cent quatre-vingt-dix-huit; en 1841, ils ont été
de cent quatre-vingt-cinq. Les condamnés aux travaux forcés à temps se
sont généralement maintenus au chiffre de huit cents chaque année; les
dernières années ont présenté les chiffres de huit cent cinquante-deux,
huit cent quatre-vingt-trois et mille cinquante-six. Enfin, les
condamnés à la réclusion, qui n'étaient qu'au nombre de six cent
quatre-vingt-quatorze en 1833, ont atteint les chiffres de neuf cent
vingt-trois et mille trente-deux en 1839 et 1840. Sans doute, il faut
tenir compte de l'augmentation générale des accusations et des
condamnations, mais il ne résulte pas moins de ces chiffres que la
répression ne s'affaiblit pas, et que les peines afflictives reçoivent
une application journalière et continuelle.

Maintenant, nous ne prétendons nullement méconnaître qu'un certain
nombre de peines afflictives se soient transformées en peines
correctionnelles. Est-ce véritablement un mal? La société a-t-elle un
intérêt réel à ce qu'une peine afflictive soit appliquée à certains
faits plutôt qu'une peine correctionnelle? Son principal intérêt
n'est-il pas que les coupables soient punis? Il est, d'ailleurs, reconnu
maintenant que le régime des maisons centrales est plus rigoureux et
plus répressif que celui des bagnes; et, dans les maisons centrales, les
condamnés à la réclusion et à l'emprisonnement de plus d'un an sont
soumis au même régime et subissent la même peine. Il n'y aurait donc que
la durée plus brève de la peine qui pourrait lui enlever une partie de
son effet d'intimidation; mais l'efficacité d'une peine est dans la
certitude de son application bien plus que dans sa durée; elle est
surtout dans le mode de son exécution. Sans doute la prolongation de
cette exécution ajoute à la rigueur de la punition, mais elle n'est
qu'une cause secondaire d'intimidation. Le système pénitentiaire peut la
désirer, parce qu'elle augmente son action sur le condamné, mais la
répression est moins intéressée à cette prolongation au delà de
certaines limites. Il suffit que la peine soit assez longue, pour peser
sur la vie du coupable, mais elle ne doit pas puiser toute sa gravité
dans sa durée.

La justice n'a donc pas fléchi: le système des circonstances atténuantes
ne l'a donc pas désarmée; elle a même puisé dans son application une
puissance nouvelle: sa marche a été plus sûre, plus ferme, plus
certaine. La répression a été plus complète, car elle a atteint un plus
grand nombre de coupables; elle a été plus juste, car le rapport entre
le délit et la peine a été établi avec plus de soin; elle a été mieux
réglée, car la conscience, qui se débattait naguère contre l'exagération
des châtiments, applaudit à ses jugements depuis qu'il est permis de
concilier la peine avec la gravité du fait.

Voilà les résultats qu'a produits le système des circonstances
atténuantes, résultats constatés par la statistique, et qu'il est
impossible de dénier. La justice et la morale elles-mêmes doivent donc
applaudir à une innovation qui a assuré une répression plus étendue,
bien que modérée, des actions criminelles.



Poètes italiens contemporains.

LOUIS CARRER.

Parmi les poètes italiens contemporains, l'un des plus aimables, l'un
des plus gracieux et des plus nationaux, c'est sans doute le Vénitien
Carrer, dont le nom est à peine connu en France.

La vocation de ce poète se déclara un jour que, presque enfant, il
entendit le célèbre improvisateur Sgricci. Le feu divin s'alluma dans
l'âme du jeune Louis, et l'adolescent, dans lequel rien jusque-là
n'avait révélé le poète, eut l'audace de parler à son tour aux
Vénitiens, encore frémissants des applaudissements prodigués au Sgricci,
cette langue des vers, toujours si douce à leur oreille. Le succès fut
complet, et, pour que rien n'y manquai, pour que le talent fût en
quelque sorte sacré par le génie, Byron, alors à Venise, prédit que cet
enfant ferait un jour la gloire du pays où il était né. Toutefois
Carrer, loin de se laisser étourdir par de si nombreux applaudissements
et par un tel suffrage, eut vite compris qu'ils ne devaient être pour
lui qu'un encouragent; qu'il pouvait devenir un poète, mais qu'il ne
l'était pas encore. L'art de l'improvisation ne fut à ses yeux qu'un des
degrés les plus infimes de la poésie, et il se mit à travailler
assidûment, convaincu que les oeuvres faites lentement, difficilement
même, sont les seules durables. Naturellement doué d'une riche
imagination, il étudia avec patience la forme, cette partie de l'art si
difficile, et sans laquelle pourtant il n'est point d'art véritable.

[Illustration: (Louis Carrer.)]

Or, cette qualité de la forme, Carrer, aujourd'hui, la possède à un
degré éminent, comme l'atteste le recueil que nous avons sous les yeux,
et qui contient des poésies de différents genres: ballades, sonnets,
odes, nouvelles, etc. Les ballades sont empruntées parfois à des
traditions étrangères, mais plus souvent à des légendes vénitiennes, et
celles-ci sont, nous l'avouons, celles que nous préférons; tout
imprégnées qu'elles sont du parfum des lagunes, riches, étincelantes
d'or et de pierreries, comme _Venise la belle_, riantes alors même que
le fond en est sombre ou sanglant. L'arbre des tombeaux pour le poète
vénitien, ce n'est pas le sombre cyprès, mais le myrte, et parfois même
l'oranger. La mort, c'est le seuil de la vie heureuse.

Les sonnets, écrits dans la langue italienne, vraie langue du sonnet,
ont cette perfection de forme sans laquelle ce genre n'existe pas; mais
ils nous semblent, de même que les odes, trop souvent dénués d'une
pensée forte ou originale. En somme, ce que nous aimons le mieux, ce qui
nous paraît le véritable titre de gloire du poète, ce sont les ballades,
dont nous donnerons de préférence quelques-unes à nos lecteurs.

Selon une tradition populaire à Venise, un patricien devint amoureux
d'une jeune fille du peuple, et, désolée de ne pouvoir être sa femme,
celle-ci se précipita dans l'Adriatique, où elle périt; après sa mort,
le jeune noble ne voulut jamais accepter d'autre épouse, et, devenu
doge, il se déclara le fiancé de la mer. C'est là, selon les enfants des
lagunes, l'origine de la fête qui fut célébrée chaque année le jour de
l'Ascension, tant que Venise a eu un doge, cérémonie dans laquelle, du
haut du _Bucentaure_, le chef de la république jetait solennellement
dans la mer l'anneau, symbole d'une mystique union. Les historiens
donnent à cette cérémonie une autre, ou plutôt d'autres origines sur
lesquelles ils ne peuvent s'accorder; mais les poètes aiment d'ordinaire
mieux la légende que l'histoire; l'érudition les effraie, et nul ne
s'étonnera de voir Carrer adopter la croyance des pêcheurs de Venise. On
sera, nous n'en doutons pas, tenté de l'en remercier, quand on verra de
quelle poésie limpide et brillante, j'ai presque dit phosphorescente
comme les flots de l'Adriatique, il a su la revêtir.


L'ÉPOUSE DE L'ADRIATIQUE.

«Qu'elle se taise, la joyeuse fanfare, qu'elle se taise sur la route
azurée de la mer, qu'elle se taise parmi les rochers où, pauvre âme nue,
je me cache pour soupirer.

«Qu'on me le donne, l'anneau d'or, et alors je cesserai ma plainte,
alors en silence j'attendrai l'époux qui me fut fiancé.

«Qu'il n'appartienne jamais à une autre celui-là qui m'a donné sa foi;
il m'a nommée sienne, et je l'attends; après la mort nous serons unis.

«Pour ce jour je le prépare, le lit nuptial; je le fais d'écume
moelleuse, trompant, dans cette douce occupation, l'ardent désir qui me
consume.

«Quand, parvenu à son dernier jour, mon époux descendra enfin vers moi,
il me trouvera venant à sa rencontre au bord de la grotte où je gémis.

«Alors mon sein et mes cheveux seront ornés de deux colliers de
coquillages; alors je me ceindrai la taille d'une verte ceinture
d'algues marines.

«Alors il verra briller à mon doigt l'anneau qu'il m'a jeté du haut du
trône d'or, cet anneau que depuis si longues années je tiens là caché
sur mon coeur.

«Le reconnais-tu, le reconnais-tu, cet anneau que jamais je n'ai
quitté?--Oui, je le reconnais, bien-aimée; c'est lui que je te donnai
dans un jour de bonheur.

«Mais comme tu es froide et pâle!--C'est la mer qui m'a faite ainsi,
cher amour: toi, tu as vécu au milieu des joies de la vie; et moi,
j'étais ici seule, toujours attendant, toujours pensant à lui.

«Chère épouse! ô toi qui si confiante as attendu ma venue, enfin nous
voilà réunis; maintenant rien ne peut nous séparer, je ne le quitterai
plus.

«Tant que durera le jour, je les parcourrai avec lui, ces ondes amies,
et quand viendra la nuit, elle sera l'asile de mon sommeil, la grotte
silencieuse.

«Ensemble à toute heure et pourtant nous désirant toujours, notre amour,
né sur la mer, ne finira qu'avec la mer.»

Après avoir entendu cette fille des lagunes qui pour son noble amant
veut séparer de ces jolies coquillages dont, enfant, elle avait, comme
tous les enfants de Venise, formé de gracieux colliers; après avoir vu
récompenser son fidèle amour par une éternelle union au sein de cette
mer tant aimée de tout Vénitien, suivons la capricieuse imagination du
poète en Espagne, où il a trouvé une de ses plus originales ballades.
Mais comment rendre l'harmonie de ce rhythme si parfaitement adapté au
sujet? C'est quelque chose qui rappelle le rhythme adopté par Byron dans
_Mazeppa_: c'est le galop régulier du cheval qui doit emporter la belle
Espagnole, et pas une minute l'esprit ne peut oublier le noble et
fantastique animal qui se trouve ainsi le _principal personnage_ de ce
petit drame. Selon la manière d'un autre grand poète, Goethe, dans
plusieurs de ses adorables ballades, la pièce n'a pas de dénouement, et
le lecteur peut le faire riant ou terrible à volonté.


LE CHEVAL D'ESTRAMADURE.

«Un indomptable destrier bal les plaines de l'Estramadure; le royaume en
est en deuil, et ducs, chevaliers et princes, tous ont peur du fier
animal.

«--Qui lui mettra le frein et la selle, je le jure, pour peu qu'il soit
chrétien, celui-là sera l'époux d'Isabelle, il deviendra gendre du
roi.--

«Tel est le ban que, par ordre du monarque, un héraut va proclamant de
contrée en contrée; mais depuis six mois il est proclamé et il n'a pas
paru encore le brave qui doit gagner le prix.

«Le héraut a vu la Castille et Grenade, il a visité Cadix et Séville, il
a traversé le Tage et le Douro. «Vainement il a proclamé son ban sur les
places d'Oviédo et de Pampelune, vainement il a vu et la Murcie, et
l'Aragon et le beau sol catalan.

«Mais un jour voilà que se présente un obscur Biscayen, et cet homme
pauvre, riche de son seul courage, offre de lutter contre le sauvage
coursier.

«Les grands étonnés raillent son audace. «Bonhomme, disent-ils, prends
l'étrille; sans elle que peut un homme de ta sorte en semblable
affaire?»

«L'étranger ne répond rien; il renferme au dedans de lui sa trop juste
colère; il attend, et après une longue attente, on l'introduit devant le
roi.

«Il se découvre d'abord; puis, s'adressant respectueusement au monarque:
«--La proclamation que j'ai entendue plusieurs fois est-elle fidèle, ô
roi?

«Celui qui mettra le frein et la selle à un coursier qui épouvante le
royaume, celui-là sera-t-il l'époux d'Isabelle, deviendra-t-il gendre du
roi?

«--Oui, dit le roi, tel est mon ban, et, je le jure, telle sera la
récompense du vainqueur, pourvu qu'il adore notre Dieu.--

«Et le souverain avait à peine fini de parler, que déjà le brave inconnu
était sur le chemin où se montrait le plus souvent l'indomptable
coursier.

«Il y marchait depuis peu de temps, lorsque sous de rapides bonds il
entend retentir la terre; le peuple fuit épouvanté et le laisse seul
avec l'être mystérieux qu'il doit vaincre.

«Le soleil avait presque achevé sa course, et le roi, assis sur la
terrasse, parlait ainsi à sa fille assise près de lui.

«--Il est parti dès le commencement du jour, le hardi Biscayen; le
soleil va se coucher, il n'est pas encore de retour: quel aura été son
destin?--

«Et la jeune fille répondait: «Ô mon père! je ne crains rien, car elle
annonçait une haute valeur, la figure de l'hôte inconnu.

«Isabelle parlait encore, quand la plaine fil entendre de bruyantes
acclamations, et bientôt l'étranger parut menant après lui le cheval
enfin dompté.

«Le peuple qui lui faisait cortège vantait hautement sa valeur, et
bientôt, se séparant de la foule, le vainqueur s'approcha du roi, tenant
toujours le cheval dompté.

«--Le voilà, dit-il, de mes mains il a reçu la selle et le frein;
maintenant elle m'appartient la main d'Isabelle, maintenant je dois être
ton gendre.

«Le roi se troubla en entendant ces paroles, et il allait... Une sorte
de terreur le retint, et d'une voix douce et contenue il parla ainsi à
l'étranger:

«--Ta demande est audacieuse, Biscayen; mais d'abord dis-moi ton rang,
afin que je sache à qui je parle.

«--Tu ne me l'as pas demandé lorsque pour loi je me suis offert à la
lutte; mon titre de noblesse, c'est l'action que j'ai faite, c'est à
elle de répondre pour moi.

«Il doit le suffire de savoir que moi aussi j'adore Jésus. Le ciel sait
le reste, le ciel qui m'a fait vaincre et a combattu avec moi.

«Et le roi lui répond: «Non, Biscayen, cela ne suffit pas, car il ne
peut être l'époux de ma fille, celui qui n'est pas de sang royal.

«Demande de riches vêtements, demande des bijoux précieux, tu les
obtiendras de moi, mais, je te le répète, si tu n'es pas de sang royal,
ne me la demande pas, la main d'Isabelle.

«--Ce ne sont ni de riches vêlements ni des bijoux précieux qui me
furent promis; tu l'as juré que tu me donnerais Isabelle.

«--Tu obtiendras de moi toute autre belle de mon royaume, et j'y
joindrai une riche dot; mais, je te le dis encore, il n'aura pas la main
d'Isabelle, celui-là qui n'est pas roi.

«--Que me parles-tu d'autre belle? que me fait la dot que tu m'offres?
c'est pour Isabelle que j'ai voulu vaincre. Ô roi! remplis ta promesse.

«--Pars, fuis loin de mes yeux, arrogant aventurier, et si tu ne veux
mourir, ne reparais jamais devant moi.

«L'étranger se tut, et jetant sur le roi un regard de colère, il partit,
emmenant avec lui le cheval qu'il avait dompté.

«On n'entendit plus parler ni de lui, ni du sauvage coursier, mais sur
le front d'Isabelle plana depuis lors un sombre nuage.

«A un an de là un roi puissant demanda la main de la jeune fille;
celle-ci ne le refusa pas, elle ne l'accepta pas non plus, sa bouche
resta muette.

«Cependant le roi son père a engagé sa parole, le jour des noces a été
proclamé dans toute la contrée, et de chaque point de l'Espagne on
accourt pour assister à la cérémonie sacrée.

«La foule se presse et augmente de moment en moment dans l'auguste
cathédrale où se voit déjà l'archevêque, la mitre en tête et la crosse à
la main.

«Sur deux haies, des deux côtés de la porte, sont rangés les varlets et
les hallebardiers contenant le peuple et gardant la voie libre pour les
chevaliers.

«Déjà s'approche le royal cortège, déjà s'entend le son des trompettes;
la messe va commencer, chacun est à son poste.

«L'autel est paré en fête: les fleurs et les cierges brillent de toutes
parts. Isabelle, vêtue de blanc, est là debout entre son père et son
époux.

«Mais quelle sourde rumeur se répand dans la foule? On parle tout bas du
Biscayen, et plusieurs disent: «Si par hasard il était là?»

«A peine a-t-on commencé le saint et redoutable sacrifice, qu'un bruit
s'élève dans un coin reculé de l'église.

«L orgue retentit, comme touché par une main invisible; les lumières
s'éteignent toutes à la fois, et on entend au loin gronder le tonnerre.

«Parmi les assistants renversés à terre, plusieurs virent une tombe
s'ouvrir, et de l'abîme surgit un destrier que tous eurent bientôt
reconnu.

«C'était bien celui auquel l'aventurier avait mis le frein et la selle,
c'était bien celui qui pendant si longtemps avait épouvanté le roi et le
royaume.

«A son aspect nul ne demeure; l'épouvante chasse du temple tous ceux qui
s'y trouvent, et le roi et le nouvel époux prennent la fuite comme les
autres.

«Pour Isabelle, pour la jeune fille qui s'était rendue à la cérémonie
sans refuser, mais sans consentir, elle resta ferme au lieu où elle
était, tandis que tous les autres prenaient la fuite.

«Le cheval s'approche d'elle, il plie doucement les jarrets, et, d'un
doux regard, le mystérieux animal semble l'inviter à se placer sur son
dos.

«La jeune fille y monte confiante; d'une main ferme elle saisit la
bride, et le destrier n'a pas plus tôt senti le doux fardeau, qu'il
part, rapide comme l'éclair.

«Sorti de l'église, il traverse la cité, prend à travers la campagne. Où
alla-l-il? nul ne le sait.

«Peu à peu l'épouvante de la foule se calme; mais vainement le monarque
essaie de vaincre sa terreur.

«Toujours il croit voir les cierges s'éteindre au milieu des rites
sacrés, toujours il croit entendre le sourd galop d'un cheval.

«Il demande à ceux qui l'entourent s'ils ont vu l'étranger qui doit
arriver; et, à peine a-t-il reçu leur repose, que de nouveau il leur
adresse la même question.

«Le pauvre fou vécut ainsi une longue année, puis il mourut, laissant la
couronne à son plus proche parent.

«Et jamais nul n'entendit plus parler ni de l'aventurier inconnu ni de
la belle Isabelle, emportée par le destrier.»

Pour faire bien connaître notre poète, il nous faudrait citer encore la
_Vendetta_, avec son naïf refrain: _l'antique histoire le dit ainsi: la
Chapelle des Innocents_, empruntée à une tradition suisse, plus sombre,
plus dépouillée d'ornements que les autres ballades de Carrer, mais
pleine d'expression; _Le Sultan, le Maure, le Chanteur Stratella_, l'une
des plus longues pièces, mais peut-être la plus belle du recueil, qui
suffirait seule à révéler un poète éminent: petit drame plein d'émotion,
où Carrer a déployé, en même temps qu'une vive sensibilité, l'étonnante
flexibilité de son talent et toutes les richesses d'un rhythme
heureusement varié.

Dans l'impossibilité de tout citer, nous terminerons nos citations par
un sonnet dont la vague expression nous semble révéler autant les
douleurs d'une haute ambition poétique que celles d'un amour trompé.

«Désormais je n'espère plus l'obtenir, la paix: je ne l'attends plus, la
guérison du mal qui me dévore sans relâche; il pâlit, le rayon qui me
donna la vie; mes jours volent rapides vers leur terme.

«Elle brûle et fume encore ma plaie cachée, et la honte s'ajoute à
l'injure; et toi, vain nuage, toi, vile écume, toi, gloire, autre
perfide, tu me fuis aussi!

«Comment se sont évanouies tant de douces espérances, comment est-il
mort si vite cet amour si profond? Et toi, lâche! tu les pleures les
jours écoulés, tu pleures l'heure de la joie.

«Et l'avenir? je l'attends, je le considère avec stupeur. Tout secours
humain arrivera trop tard; il ne peut plus être apaisé, le soupir de mon
coeur.»



Beaux-Arts.--Salon de 1843

(Voyez p. 44, 56 et 68.) TABLEAUX ET SCULPTURES.

[Illustration: (Le Colin-Maillard, par M. Giraud.)]

_M. E. Giraud--Colin-Maillard._--Monsieur l'abbé a les yeux bandés, il
s'avance les mains étendues dans le vide; pourtant on serait tenté de
croire que le bandeau est mal assuré sur ses yeux et que l'abbé triche
un peu, car il poursuit les dames et ne se soucie point de prendre le
cavalier qui vient lui parler imprudemment à l'oreille; mais les dames
se dérobent, et l'une, glissant, tombe sur l'herbe, sans doute pour
montrer à demi sa jolie jambe, et relever une de ses mains jusqu'aux
lèvres du jeune chevalier qui, par fortune, se trouve derrière elle au
moment de sa chute. Cependant M. l'abbé pose lourdement son escarpin sur
la queue du griffon, le mignon fanfreluche, flocon de soie avec un petit
nez rose et deux jolis yeux noirs; le faune joue de la flûte sur son
piédestal, et semble rire de ce pauvre abbé, qui fait tomber la dame au
bénéfice de son prochain.--Une gaieté vive et gracieuse anime toute cette
scène; les figures sont dessinées avec une facilité charmante, et les
moindres détails spirituellement traités.

[(Port de Boutogne, par M. Isabey. Voyez page 50.)]

_Les Crêpes_, de M. Giraud, se recommandent par les mêmes qualités de
conception et de dessin; mais les _Crêpes_ ne semblent-elles pas être à
Watteau ce que les _Beignets à la Cour_ sont aux comédies de Marivaux?

_M. Desboeufs.--La Science_, statue en marbre--La science, on le sait,
est et demeure éternellement vierge, comme la divine Minerve, sa
patronne; elle a même quelquefois des airs de pruderie, des
susceptibilités de vieille fille; aussi ne voyons-nous pas sans quelque
peine la statue de _la Science_ placée près de _la Cassandre_ de M.
Pradier, et nous craignions qu'elle ne se couvrît tout à coup le visage
de ses mains pudibondes, comme Ovide nous raconte que firent autrefois
les statues de Vesta, lorsque la prêtresse Rhéa Sylvia accoucha dans le
temple de la déesse. Heureusement on a eu soin de la tourner un peu du
côté de la fenêtre, de façon qu'à la rigueur elle n'est pas obligée de
voir la fille de Priam. _La Science_ de M. Desboeufs a l'air grave et
austère; son front est pur et sans rides, sa tête est même élégamment
couronnée de myrte; mais le souci de la pensée semble visible dans le
pli de sa narine et de sa bouche. Elle laisse tomber sa main droite, qui
tient un manuscrit, et accoude son bras gauche sur une de ces petites
colonnes quadrilatérales dont les sculpteurs font un si grand usage
(ainsi, _la Cassandre_ de M. Pradier a le dos appuyé sur un véritable
cube, tout à fait chimérique). _La Science_ est surtout antique par sa
draperie remarquablement sévère, quoique un peu trop uniformément
chiffonnée; le corps, les contours surtout se sentent bien sous les plis
de cette draperie, qui rappelle de loin celle de la Cérès antique. Grâce
à Dieu, M. Desboeufs s'est montré fort économe d'attributs allégoriques;
et, sauf quelques figures de géométrie que l'on aperçoit au bas de la
statue, tout est laissé à la sagacité du spectateur.

Nous croyons devoir, à ce propos d'allégorie, prévenir nos lecteurs
contre l'explication, assez plausible d'ailleurs, que nous leur avions
donnée des bateaux à vapeur et télégraphes du tableau de M. Papety. Nous
avons lu, sur ces appendices symboliques, des interprétations depuis si
différentes, que nous ne savons plus vraiment à quoi nous en tenir. Les
peintres s'amuseraient-ils à torturer de ces logogriphes l'esprit
curieux des bonnes gens, comme fit Goethe dans son _Faust?_ «Voilà
trente ans, écrivait-il, que les Allemands se donnent du tracas avec les
manches à balais du Bloksberg et les conversations des chats dans la
cuisine de la sorcière; trente ans qu'ils ne cessent d'interpréter et
d'allégoriser sur ce burlesque non-sens dramatique. En vérité, on
devrait, dans sa jeunesse, se donner plus souvent de ces plaisirs, et
leur jeter à la tête des blocs comme le Brocken.»

_M. Baron.--Des Condottieri._--Chacun se souvient encore du succès
qu'avait obtenu à la dernière Exposition la _Sieste en Italie_. M. Baron
n'a rien perdu de son originalité; la fantaisie de son pinceau est
toujours vive et charmante comme au premier jour. Il y a peu de ballades
en poésie qui valent ces condottieri, jouissant des heures de trêve dans
le sein de leurs foyers ou de leurs corps-de-garde, comme vous voudrez,
car il est impossible de localiser la scène; cela se passe dans un lieu
quelconque où il y a une table, une lampe à la voûte et une grande
cheminée.

Un condottiere fourbit activement sa cuirasse, tandis que ses camarades
interrogent les dés, qu'une jeune femme, le dos tourné à la table des
joueurs, les pieds étendus vers la flamme du foyer, semble chercher sur
des cordes de sa guitare l'expression de sa pensée insouciante et
rêveuse.--Sur le premier plan, couchés à terre, un enfant et un
chien.--Les figures sont remarquablement expressives, même on y voit
peinte une certaine crânerie, qui rappelle les personnages à plumets des
comédies de cape et d'épée; ces condottieri conservent, en pleine paix,
leur air de bravoure, et, si l'on peut dire ainsi, leur visage ne
désarme pas.

[Illustration: Les Condottieri, par M. Baron.]

Nous regrettons d'ailleurs de trouver quelque alliage dans le talent
original de M. Baron: il nous semble que ses figures rappellent
l'accentuation particulière à M. Poittevin, et ses murailles les
procédés ordinaires de M. Decamps. Cette seconde imitation est surtout
manifeste, et nous en sommes d'autant plus fâchés pour M. Baron, que
cette année _le Decamps_, comme on dit, semble tout à fait à la mode, et
que l'on aperçoit sur de fort méchantes toiles des réminiscences ou
copies de ce genre. Un jour on reprochait à un grand paysagiste d'imiter
les moutons d'un autre; aussitôt il les supprima; que M. Baron supprime
de même ses murailles, s'il ne peut pas les imaginer autrement, qu'il se
retranche sévèrement tout ce qu'autrui peut lui revendiquer:

            Mon verre est bien petit, mais je bois dans mon verre.



La Vengeance des Trépassés.

NOUVELLE.

(Suite.--Voyez page 73.)

Léonor fut saisie d'une profonde émotion en écoutant cet air, qui, la
nuit précédente, avait déterminé sa fuite, et, selon toute apparence,
décidé du sort de toute sa vie. Quand le couplet fut achevé, elle fit un
signe à don Christoval, et ils chantèrent à deux voix _l'estrivillo_;

                           Mira no tardes,
                              (Ayolé!)
                           Que suele en un momento
                           Mudarse al ayre.

Avant qu'ils eussent fini, une fenêtre s'était ouverte, et une jeune
dame avait paru derrière les barreaux; elle écouta attentivement les
chanteurs. Aussitôt le couplet achevé, don Christoval adressa la parole
à la maîtresse de ce logis, et renouvela sa requête, si brutalement
repoussée par le portier. La dame avança le bras hors des barreaux comme
pour faire un signe d'assentiment, puis elle se retira, et la fenêtre fut
refermée.... Mais quelques minutes après, la grand'porte s'ouvrit, et le
portier, tenant une lanterne, vint chercher les étrangers. Il s'empara
du cheval en grommelant: «Vous eussiez mieux l'ait de rester dehors;
vous n'avez pas voulu me croire; c'est votre affaire!» Et, sans même
retourner la tête, il se dirigea vers l'écurie. Un laquais se présenta à
sa place, et introduisit les hôtes dans un salon étincelant de lumière.
Les meubles, les draperies relevées de franges d'or, tout ce luxe
annonçait une demeure où le bon goût s'alliait avec l'opulence. On
voyait aux quatre coins des caisses d'arbustes fleuris; les consoles
étaient chargées de grands vases de porcelaine de la Chine remplis de
fleurs, et tout autour de ce lieu de délices régnait un large divan avec
des coussins d'étoffe de soie cramoisie pareille aux tentures. Trois
personnes étaient assises sur le divan: un vieillard majestueux,
habillé, à la mode orientale, d'un riche cafetan bleu, et coiffé d'un
turban de mousseline aussi blanche que la barbe vénérable qui lui
descendait jusqu'au milieu de la poitrine. Deux jeunes dames étaient à
ses côtés, parées avec élégance et belles comme le jour. L'une, qui
paraissait l'aînée, était brune et avait à la main un bouquet de roses
muscades; l'autre était blonde et tenait un luth ou théorbe de forme
antique. Le vieillard se leva pour faire honneur à ses hôtes: «Soyez les
bienvenus sous mon toit, leur dit-il; je vous présente mes deux filles,
Amine et Rachel.» Rachel était la musicienne.

Don Christoval remarqua que les deux soeurs portaient de jolis gants
noirs qui montaient jusqu'au coude, et par conséquent ne permettaient
pas de juger de la beauté des bras. Le vieillard était pareillement
ganté de noir, mais seulement à la main droite; la gauche était nue.

La conversation s'engagea, et les voyageurs furent naturellement amenés
à dire qui ils étaient, d'où ils venaient, où ils allaient. Don
Christoval se garda bien de faire connaître la vérité; mais comme il
avait infiniment d'esprit, il improvisa une histoire suivant laquelle il
se nommait don Fernand Tellez, nouvellement marié, et allant avec sa
femme rejoindre sa famille établie à Jaen, ou dans les environs. Il
arrangea si bien la chose, avec force détails, qu'il était impossible de
soupçonner sa véracité. De sa part, le maître de la maison ne voulut pas
demeurer en reste, il leur apprit donc qu'il s'appelait Ibrahim, natif
du port de Ceuta, par conséquent Moresque de nation et de religion, il
avait longtemps habité Cordoue, où il avait fait fortune par le
commerce; mais des chagrins et des malheurs particuliers l'avaient
dégoûté de cette ville et même de la fréquentation des hommes; en sorte
qu'il s'était retiré avec ses deux filles et son frère dans cette
demeure isolée, où ils vivaient en paix, conservant les pratiques
religieuses et les moeurs de leur pays, sans jamais voir personne, si ce
n'est de temps à autre quelque passant égaré de sa route, à qui ils
accordaient avec plaisir l'hospitalité.

En cet endroit, la porte de la salle s'ouvrit, et l'on vit paraître un
second vieillard. Mais autant le premier avait la contenance noble et la
mine loyale, autant celui-ci avait l'extérieur commun et repoussant,
mauvaise figure, les yeux enfoncés, le regard faux, un long nez
perpendiculaire et la barbe horizontale; ses lèvres minces semblaient
vouloir se cacher dans sa bouche. Cet autre vieillard avait aussi la
main gauche nue et la droite couverte d'un gant noir. Ah! s'écria
Ibrahim, voilà mon frère Diego, dont je vous parlais; il revient de la
ville, où le soin de nos affaires le contraint d'aller quelquefois.
Puisqu'il est arrivé, rien ne nous empêche plus de nous mettre à table.
On vient de m'avertir que le souper était servi. Passons, s'il vous
plaît, dans la salle à manger.

Amine et Rachel s'approchant de leur père, lui prirent chacune un bras
et l'aidèrent à se lever avec des difficultés inouïes. Les étrangers
s'aperçurent alors que ce beau vieillard avait la moitié du corps
paralysée. Pour le faire avancer, une de ses filles poussait doucement
du pied la jambe insensible, et le pauvre Ibrahim s'aidait de l'autre
comme il pouvait, s'appuyant de tout son poids sur ses belles
conductrices. Cette opération ne se lit pas sans bien des gémissements à
demi étouffés de la part du malade, et une grande compassion de la part
des assistants. Ibrahim fit même quelques exclamations que Léonor et don
Christoval ne purent comprendre, car il se servait de la langue arabe.
On parvint à la fin dans la salle à manger, et Ibrahim une fois assis,
ne tarda pas à reprendre sa belle humeur. Il fit mettre Léonor auprès de
lui; don Christoval se mit en face, entre Amine et Rachel; le frère
Diego s'assit à la gauche d'Ibrahim.

Amine et Rachel, après s'être placées, commencèrent à tirer leurs gants.
Elles ôtèrent celui du bras gauche, et don Christoval, qui avait une
passion particulière pour les beaux bras, faillit tomber en extase
devant la perfection de ceux qu'on offrait à ses regards. Il attendait
avec impatience le moment de juger si les bras droits seraient aussi
admirables; mais son attente fut vaine. Les gants du bras droit
demeurèrent en place, et les deux hommes conservèrent aussi le gant noir
de leur main droite. Cela parut très-singulier à don Christoval; car
évidemment cette main droite gantée devait être incommode à table. Il y
avait donc quelque chose là-dessous. Don Christoval ne savait que
penser: mais il était trop bien élevé pour se permettre aucune question
sur cette bizarrerie, et même pour avoir l'air de s'en apercevoir. Il
finit par s'imaginer que c'était un point de religion, ou peut-être un
voeu obligatoire pour tous les membres de cette famille, de ne pas
découvrir leur main droite.

[Illustration.]

Ibrahim, en chef de maison, commença par faire ses excuses à ses hôtes
pour la mauvaise chère. Effectivement la table n'était garnie que de
fruits; mais c'étaient des fruits magnifiques servis dans des vases et
des corbeilles d'argent ciselé; un seul plat couvert était au milieu, et
Ibrahim ayant enlevé le couvercle, on vit qu'il contenait deux poulets
accommodés au riz. Nous ne buvons point de vin, dit Ibrahim, notre loi
nous le défend; mais comme nos hôtes ne sont pas assujettis à nos
pratiques, j'ai fait placer devant vous un flacon du meilleur cru
d'Espagne. Ne vous en faites pas faute.

Les convives se mirent à manger de bon appétit, et la conversation
s'étant animée: Frère, demanda Ibrahim, que dit-on de nouveau à la
ville? On ne s'y entretient, répondit Diego, que d'un accident arrivé
chez les nonnes de Sainte-Claire, et qui a failli les consumer toutes
vives dans leur maison. Une jeune religieuse avait l'habitude de lire en
cachette, pendant la nuit, des livres de poésie et d'amour. Or, la nuit
dernière le sommeil l'ayant surprise, le feu se mit à ses rideaux et se
communiqua avec rapidité. Par bonheur, le jardinier, qui faisait le guet
contre les voleurs, dans son verger, donna l'alarme assez à temps, et
les secours qu'on s'empressa d'apporter sauvèrent les bâtiments du
monastère. Les soeurs en seront quittes pour quelques cellules réduites
en cendres.--Personne au moins n'a péri? dit Léonor d'une voix
émue--Pardonnez-moi. La jeune religieuse fut dévorée par les flammes; on
ne retrouva que ses os calcinés. De plus, une vieille tourière, dont la
cellule touchait le foyer de l'incendie, périt également étouffée par la
fumée qui l'empêcha de fuir. Comme vous voyez, le dommage n'est pas
grand! Il n'y a de regrettable que la jeune fille; car pour la
décrépite, il y aura toujours assez de celles-là. La perte des meubles
n'est rien. Les nonnes ont fait une quête dont le produit, à ce qu'on
assure, réparerait deux ou trois désastres pareils; de sorte qu'elles y
gagneront encore en fin de compte. Est-ce que les nonnes et les moines
ne se tirent pas toujours d'affaire?

Le vilain Diego se tut sur cette interrogation. Léonor était extrêmement
pâle et agitée. Pour empêcher qu'on ne prit garde à son trouble et pour
donner un autre tour à la conversation, don Christoval se mit à dire:
Excusez ma franchise, mon cher hôte; mais ce riz me paraît bien fade. Je
crois que votre cuisinier y a totalement oublié le sel; je n'en vois pas
non plus sur la table. Ne serait-il pas possible d'en avoir?--Nous n'en
faisons point usage, dit gravement Ibrahim; mais on va vous en
donner.--Il lit un signe, et l'esclave noir qui servait à table étant
dehors pour le moment, Rachel se leva, sortit par une porte située
derrière don Christoval, par conséquent vis-à-vis Léonor, et rentra une
minute après tenant une salière. Don Christoval, l'ayant remerciée,
sala son riz et prit du sel sur la pointe de son couteau, pour en mettre
dans celui de Léonor; mais en passant par-dessus l'assiette de Rachel,
quelques grains y tombèrent. Rachel ne s'en aperçut pas d'aburd, mais à
la première cuillerée elle ne put douter de ce qui était arrivé. Elle
réagit et regarda fixement don Christoval, qui n'y faisait point
attention, étant absorbé par l'état où il voyait sa compagne. En effet,
depuis une minute, la pâleur de Léonor s'était considérablement accrue;
on aurait dit le visage d'une morte, et malgré tous ses efforts pour
combattre l'évanouissement, elle se laissa aller à la renverse sur le
dos de son siège, en poussant un faible soupir comme une personne à
l'agonie.

Aussitôt le repas est interrompu, on entoure Léonor, on la secourt, on
la questionne.--Ce n'est rien, dit-elle, en reprenant ses esprits, ce
n'est rien. La fatigue de cette journée a été grande pour moi; j'avais
la fièvre en me mettant à table; le récit de don Diego m'a vivement
émue; il n'est pas surprenant que mon souper m'ait tait mal J'ai eu tort
de manger; j'avais plus besoin de repos que de nourriture. Je sens que
le lit me remettra; je souhaiterais me retirer pour dormir.--A
l'instant, répondit Ibrahim d'un ton plein de bonté. Et il ajouta, en
regardant ses filles et avec un clignement d'oeil qui n'échappa point à
don Christoval:--Tout est-il prépare dans la chambre des hôtes?--Rachel
se hâta de prévenir sa soeur, et répondit:-Non, mon père; mais ce soin
me regarde: dans une minute tout sera prêt.--En disant ces mots, elle
s'élança hors de la salle, mais non par la même porte par où elle était
allée chercher le sel.

Amine apporta des senteurs exquises à Léonor, qui parvint enfin à
comprimer le, frisson nerveux dont elle était saisie. Don Christoval
était rêveur; Ibrahim et Diego gardaient le silence. Tous les
personnages commençaient à être embarrassés les uns des autres, sans
trop savoir pourquoi. Léonor voulut essayer de faire quelques tours dans
le salon; Amine lui offrit son bras, qu'elle accepta, et elles allaient
commencer leur promenade, quand Rachel reparut une bougie à la main. On
se donna mutuellement le bonsoir, et, avec un sourire équivoque, Diego
ajouta, par forme d'encouragement: «Il faut espérer que demain, madame,
vous ne sentirez plus aucun mal.»

Lorsqu'ils furent seuls dans leur chambre, la porte fermée au verrou,
Léonor s'arma de résolution et murmura à l'oreille de don Christoval;
«Nous sommes perdus! nous sommes dans un coupe-gorge!

--Comment, qui vous l'a dit?

--Quand vous avez demandé du sel, Rachel est allée vous en chercher.
Lorsqu'elle est rentrée, j'avais par hasard les yeux attachés sur la
porte par où elle était sortie et à laquelle vous tourniez le dos. Hé
bien, quelle qu'ait été sa promptitude à refermer cette horrible porte,
mon regard s'est glissé dans la pièce voisine, et je suis certaine
d'avoir entrevu, à la faible lueur d'une flamme qui brûlait dans cette
pièce, un cadavre humain suspendu au plafond!

--Ô ciel! êtes-vous bien sûre de ne pas vous être trompée?

--Plût à Dieu! mais non, don Christoval, comptez sur ce que je vous dis.
Rappelez-vous le propos de cet homme qui ne voulait pas nous introduire:
_vous eussiez mieux fuit de rester dehors._ Il faut trouver un moyen de
fuite, ou bien c'est fait de nous.

--Et mes pistolets sont restés à l'arçon de ma selle! J'ai bien un
poignard, mais ils auront l'avantage et du nombre et des armes!

--Nous ne sommes qu'au premier étage; si cette fenêtre donnait sur la
campagne, peut-être avec les draps du lit...»

Don Christoval courut examiner la fenêtre, et Léonor se mit en devoir de
défaire le lit.

«Hélas! dit-il en revenant, la fenêtre donne effectivement sur un
jardin, mais elle est grillée.»

Cette grille confirmait leurs craintes. Léonor, épouvantée, laissa
tomber le traversin qu'elle avait dérangé à moitié. En ce moment, un
objet caché dans le pli du drap s'échappa et lit un peu de bruit en
tombant sur le plancher. Don Christoval ramassa une petite clef dans
l'anneau de laquelle était glissé un papier plié en deux. Il l'ouvrit et
lut ces mots tracés au crayon: «Nous avons mangé du sel ensemble, je ne
puis vous laisser périr. Cette clef ouvre le buffet de votre chambre.
Que Dieu protège votre fuite! Éteignez votre lumière, et surtout ne
partez pas avant que le lit ait disparu.»

Ce billet secourable venait sans doute de Rachel. Les termes n'en
étaient pas clairs à la première lecture; il en fallut une seconde,
après laquelle les deux amants, un peu moins émus, examinèrent la
chambre qu'on leur avait donnée. C'était une vaste pièce toute
lambrissée en chêne, si haute que la lumière de la bougie éclairait à
peine le plafond. L'ameublement consistait en un lit à baldaquin placé
sur une estrade et en quelques vieux fauteuils de tapisserie; rien de
plus, pas même un miroir sur la cheminée gothique. Dans un coin on
voyait s'avancer en saillie le buffet, ou placard mentionné dans la
lettre de Rachel. Don Christoval y essaya la clef avec précaution. La
porte s'ouvrit silencieusement, et la lumière approchée découvrit que
cette prétendue armoire n'avait pas de fond, mais servait d'entrée à un
passage obscur et bas. C'est là-dedans qu'il fallait s'engager à tout
hasard pour conserver la dernière chance de salut.

D'après les instructions de leur libératrice, il ne fallait point partir
sur-le-champ, mais attendre, et attendre dans les ténèbres; car
apparemment on guettait le moment où ils seraient couchés et endormis.
Don Christoval tira de sa poche une petite lanterne sourde qu'il portait
toujours en voyage; il ralluma, souffla la bougie, puis Léonor et
Christoval, blottis dans l'angle de la cheminée, celui-ci cachant encore
sa lanterne sous son manteau, attendirent avec anxiété l'événement qui
devait leur servir de signal.

Au bout d'un quart d'heure, qui leur avait paru un siècle, il leur
sembla ouïe marcher sur leur tête. Léonor crut avoir distingué un son de
ferraille, comme si l'on eût secoué des chaînes. Le silence se rétablit
et se prolongea si longtemps, qu'après avoir passé par tous les degrés
de l'angoisse, ils ne savaient plus que penser. Don Christoval en était
à se demander si tout cela ne serait pas un jeu, une mauvaise
plaisanterie concertée d'avance pour s'égayer ensuite aux dépens de la
terreur qu'ils auraient eue. Un si grossier manque de convenance était
bien invraisemblable; mais enfin l'heure s'écoulait et rien ne
paraissait. Soudain, à quelques pas d'eux, un coup énorme est frappé, un
coup étouffé, sourd. C'était le ciel du lit qui s'abattait chargé d'une
masse de plomb considérable. Une minute après, le grincement d'une
poulie mal graissée se fit entendre, et à travers l'ombre claire d'une
nuit d'été, Christoval et Léonor virent leur lit remuer, descendre
lentement et enfin s'abîmer à travers le plancher.

Ce n'était pas le moment de s'arrêter à trembler; l'heure était arrivée.
Christoval et Léonor s'élancèrent dans le passage masqué par le buffet,
dont ils eurent la présence d'esprit de refermer les portes derrière
eux. Ce passage était complètement obscur, bas et voûté, s'abaissait par
une pente si rapide, qu'ils avaient beaucoup de peine à ne point
glisser. Ils tâchaient de se retenir aux murailles et avançaient à
tâtons dans ce labyrinthe de pierre qui ne finissait pas. Don Christoval
tenait d'une main sa tremblante compagne et de l'autre son poignard à
tout événement. F. G.

(La suite à un autre numéro.)



Nouvelles Inventions.

LE PROCÉDÉ ROUILLET.

Dans l'art du dessin il y a une partie qui n'est autre chose que
l'imitation exacte du contour des objets, de leurs positions et de leurs
proportions relatives; c'est la reproduction matérielle de ce que nous
voyons; l'imagination et le sentiment n'ont aucune part dans ce travail
entièrement mécanique, mais dont la difficulté est extrême. Ainsi, les
peintres consument de longues années, s'épuisent en efforts multipliés
pour arriver à bien dessiner, c'est-à-dire à reproduire ce qu'ils
voient. Au lieu de pouvoir se livrer sans crainte à l'inspiration, ils
sont arrêtés dans la composition de leurs tableaux par les proportions,
la perspective, la forme des objets. Un procédé, au moyen duquel cette
difficulté serait éliminée rendrait donc un immense service à l'art en
général et à la peinture en particulier. L'artiste serait ramené à sa
véritable vocation, qui n'est pas de copier servilement la nature, mais
de l'idéaliser; de même que ce n'est pas celui qui taille la statue dans
le marbre qui est le statuaire, mais celui qui traduit sa pensée en la
matérialisant dans une masse d'argile. De même aussi celui-là n'est
point un géomètre, qui sait mesurer exactement les longueurs des côtés
d'un triangle, mais celui qui, de la connaissance d'un côté de ce
triangle et de ses angles adjacents, déduit la figure et la grandeur du
triangle tout entier.

Un peintre, M. Amaranthe Rouillet, vient de résoudre le problème de la
reproduction exacte des objets. Il a imaginé un appareil simple,
très-portatif, commode et totalement différent de la chambre-claire, du
diagraphe et du daguerréotype. Avec cet appareil, on peut, sans savoir
dessiner, dessiner très-rapidement, à une échelle quelconque, un édifice
en perspective, un paysage, une statue, et faire le portrait d'une
personne avec une exactitude incroyable. Le crayon, la plume, le fusain,
le pinceau, peuvent être mis indifféremment en usage. Le dessin est
d'une exactitude miraculeuse, le portrait d'une ressemblance telle,
qu'on reconnaît une personne vue par derrière, ou dont la figure est
cachée. Les raccourcis les plus étonnants sont rendus complètement au
moyen d'un simple trait. Un grand nombre de peintres ont vu les dessins
de M. Rouillet et en ont été étonnés; tous ont avoué qu'il leur serait
impossible d'atteindre à cette perfection dans la vérité des contours.
La plupart désirent que son procédé entre dans le domaine public;
quelques-uns voudraient qu'il restât secret: ce sont ceux dont tout le
mérite consiste à faire des yeux, des oreilles, des bras et des jambes
dans les proportions voulues; copistes d'académies, qui sont aux
véritables artistes ce que l'ouvrier statuaire, dont nous parlions tout
à l'heure, est au sculpteur.

Le procédé de M. Rouillet, utile aux artistes, sera un service immense
rendu aux savants, aux voyageurs, aux artisans, aux décorateurs et aux
mécaniciens. Pouvoir reproduire fidèlement, facilement et rapidement
tous les objets de la nature et de l'art, est un bienfait dont la
société tout entière lui sera reconnaissante. Le dessin suivant a été
fait en deux minutes: il représente l'enfant de l'auteur, modèle bien
remuant, posant mal, et qu'on a dû saisir, pour ainsi dire, au vol
pendant qu'il attendait sa soupe. Toutes les personnes qui comprennent
la nature seront frappées de la vérité naïve de cet ensemble, et ceux
qui ont vu le petit modèle le reconnaîtront à l'instant. Faisons des
voeux pour que la découverte de M. Rouillet, fruit de cinq ans de
méditations assidues et d'essais multipliés, soit portée à la
connaissance du public. Diminuer les difficultés matérielles de l'art
pour faire une place plus large aux sentiments et à l'imagination, ce
n'est point diminuer le mérite de l'artiste, c'est au contraire diriger
toutes ses facultés vers l'étude du beau et l'intelligence du sujet,
dans la disposition des personnages, l'expression des sentiments,
l'harmonie des couleurs et la traduction poétique des beautés de la
nature.

[Illustration:]



Industrie.

LE SUCRE DE CANNE ET LE SUCRE DE BETTERAVE..

I.

Production de la Canne et fabrication du Sucre.

La canne à sucre paraît originaire de l'Orient, où elle peut se
reproduire par semence. Dans les autres pays, on a adopté l'habitude de
la planter par boutures, et elle pousse ainsi d'une manière surprenante.

Dans l'Inde, chaque bouture donne trois à six cannes, qui, lorsqu'on les
coupe, ont de deux à trois mètres de hauteur et vingt-cinq à trente
millimètres de diamètre. On les plante vers la fin de mai, et la récolte
se l'ail environ neuf mois après leur plantation, c'est-à-dire vers
janvier et février. Il existe plusieurs variétés de cette plante
précieuse. On en compte trois principales: la _canne du Brésil_, qui,
quoique venue originairement de l'Asie, a reçu ce nom parce qu'elle
était arrivée aux Antilles en passant à travers le Brésil; la _canne
d'Olahiti_, la plus robuste, celle qui fournit le plus de sucre, et la
canne à sucre violette, connue sous le nom de _Batavia_.

Les cannes viennent ordinairement, dans les Antilles, de boutures et de
rejetons. Les premières ne peuvent généralement être coupées avant
quinze ou seize mois, tandis que les secondes le sont d'habitude de onze
à douze. Les mois de février, mars, avril et mai, sont ceux employés à
la coupe et à la récolte. L'abattage des cannes est en général une
opération longue, difficile, coûteuse, et qui nécessite l'emploi d'un
personnel considérable. D'abord toutes les cannes ne parviennent pas
ensemble à la maturité, et même les parties d'une même tige ne mûrissent
pas toujours au même moment. La coupe d'une plantation peut donc ainsi
durer trois mois; car il faut n'abattre à la fois que la quantité de
cannes qui peut être immédiatement broyée par le moulin: sans cette
indispensable précaution, le sucre qu'elle contient entrerait rapidement
en fermentation. Il en serait de même du jus, si on ne se hâtait de
l'employer. Ce jus, ou plutôt ce suc susceptible de se convertir en
sucre, est ce qu'on appelle _vesou_.

Pour opérer cette conversion, on a recours à plusieurs opérations
successives dont nous allons donner la description. Nous croyons ne
pouvoir mieux faire que de l'emprunter à un savant économiste. M. Rodet.

«Dans l'intérieur d'une sucrerie proprement dite, dit M. Rodet, sont
établis sur une même ligne les fourneaux et leurs chaudières. L'ensemble
des chaudières se nomme _équipage_. On en a souvent deux dans la même
sucrerie; mais, dans ce cas, les chaudières de même nom sont de diverses
grandeurs, et on les distingue en _grand_ et _petit équipage_. Un seul
foyer chauffe tout l'équipage et est placé sous la plus petite
chaudière. Chaque chaudière a son nom; la plus rapprochée du bassin à
jus s'appelle _la grande_; celle qui suit _la propre_; la troisième,
_le flambeau_; la quatrième, _le sirop_, et la dernière, _la batterie_.

«Toutes les chaudières diminuent de grandeur, depuis la _grande_ jusqu'à
la dernière, et cela en raison du rapprochement du jus; presque partout
encore, ces vases sont en fonte, et leur contenance est encore augmentée
par la maçonnerie exhaussée qui les entoure. La partie supérieure du
fourneau n'est pas de niveau, et reçoit une pente de 4 à 5 centimètres
par chaudière. _La batterie_ est la plus élevée d'environ 20 à 22
centimètres. Cette précaution est prise pour ne point perdre le sirop
quand celui-ci s'enlève au-dessus des chaudières, et dans ce cas il
rentre dans celle qui précède celle dont il sort; il entraîne sans
inconvénients quelques écumes avec lui, puisqu'il rentre dans une
chaudière de sucre moins purifiée. Près de chaque chaudière est un petit
bassin correspondant à une gouttière qui se rend dans _la grande_. Ces
bassins reçoivent les écumes, à mesure qu'on les enlève.

«Les anciennes chaudières étaient en fonte et se brisaient fréquemment.
Quelques personnes en ont substitué de cuivre, de forme conique et à
fond presque plat. Ce changement a été une amélioration à laquelle on a
fait faire de nouveaux progrès.

«On fait couler le jus du bassin dans _la grande_, on y ajoute une
certaine quantité de chaux préparée à l'avance, et de suite on remplit
avec le suc ainsi traité _le sirop_ et _le flambeau_. On opère de même
une seconde fois, et l'on verse dans _la propre_; il faut alors remplir
de nouveau _la grande_ et continuer l'addition de la chaux. Aussitôt que
les quatre grandes chaudières sont pleines de jus et _la batterie_ d'eau,
on allume le foyer, qui, étant plus rapproché du _sirop_ et du
_flambeau_, les fait bouillir d'abord; on enlève alors les écumes, et
l'on fait passer le _vesou_ de ces deux chaudières dans _la batterie_.
Pendant ce temps on a enlevé les grosses écumes du suc de la _propre_,
et on le fait passer dans le _flambeau_; celui de la _grande_ est
transporté dans _la propre_, et _l'équipage_ est en roulement complet.
Ce changement de chaudière se fait au fur et à mesure que chaque
opération est terminée; mais on réunit toujours dans _la batterie_ le
produit de plusieurs chauffes des autres chaudières Quand le sirop de
_la batterie_ est arrivé au degré favorable, on le verse dans le
rafraîchissoir après avoir diminué le feu, et de suite on remplit la
batterie avec la charge du _sirop_, celui-ci avec celle du _flambeau_,
le _flambeau_ avec le vesou de _la propre_, et cette dernière avec le
jus de la _grande_, et l'on continue de travailler.

«D'un premier rafraîchissoir où il a été déposé, le sirop encore chaud
est porté dans un second rafraîchissoir, où l'on ajoute une seconde
cuite plus rapprochée que la première, afin que la cristallisation
commence aussitôt après la réunion; on remue ou l'on _mouve_ bien ces
deux cuites, qui, réunies, forment un _empli_, et l'on va verser le
tout dans un bac ou dans des formes. On appelle _bac_ un coffre de trois
mètres trente centimètres de long sur deux mètres de large, et
trente-trois centimètres de profondeur. Les formes sont des vases
coniques en terre cuite de différentes dimensions. On verse plusieurs
emplis dans le même bac, mais sans remuer le sirop déjà déposé, et qui
commence à cristalliser.»

Telle est la méthode la plus généralement adoptée dans les colonies
françaises pour la fabrication du sucre. Ces opérations terminées, on
procède au travail de la purgerie.

«Les _purgeries_ sont de deux sortes, suivant l'espèce de sucre qui doit
y être préparé. Celle à _moscouade_, ou _sucre brut_, est un bâtiment de
vingt-trois mètres de long sur environ sept mètres de large, et divisé
en deux parties. L'une, creusée dans le sol de deux mètres au moins, est
partagée en plusieurs bassins que l'on nomme _bassins à mélasse_, et
l'autre, construite au-dessus de la première, est appelée _le plancher_.
Celui-ci est à claire-voie et se trouve au niveau du sol. Les bassins
sont cimentés avec soin, et ont ordinairement une partie de leur fond un
peu plus creuse que l'autre pour favoriser le puisage des mélasses. Des
barriques ouvertes par le dessus, et reposant sur l'un des fonds, qui
est percé de quelques trous, reçoivent, les sucres à égoutter, quand
toutefois on a placé dans les trous dont nous venons de parler des
cannes à sucre qui se prolongent jusqu'au-dessus du tonneau; on laisse
le sucre s'égoutter pendant près de trois semaines, après lesquelles on
remplit la barrique et on place le fond supérieur; on ferme avec des
chevilles les trous pratiqués dans le fond de la barrique, et le sucre
peut alors être expédié.

«On construit quelquefois, à l'une des extrémités de la purgerie, un
fourneau en maçonnerie sur lequel sont établies deux chaudières à faire
cuire et raffiner les sirops égouttés des formes.

«Le sirop incristallisable que l'on nomme _mélasse_, et qui est produit
par l'égouttage des sucres, sert à préparer le rhum, esprit alcoolique
que l'on porte au titre de 20 à 24 degrés. On peut aussi l'employer à la
nourriture du bétail en y mêlant de la paille hachée ou de la bagasse
coupée en très-petits morceaux.

«A la Guadeloupe et à la Martinique il y a environ 50 p. cent de
mélasse; à Cayenne et à Bourbon, 60 p. cent.»

Ces chiffres peuvent donner à connaître l'état de la fabrication dans
les Antilles, et combien les colons pourraient gagner en améliorant
seulement leurs procédés, s'il est vrai, ainsi que le prétendent
plusieurs chimistes distingués, que la mélasse est en quelque sorti un
produit dégénéré, résultant d'une fabrication vicieuse, et que tout ce
que contient la canne est matière cristallisable.

«La _purgerie_, continue M. Rodet, dans laquelle on prépare le sucre
_terré_ ou _claircé_, demande des dimensions beaucoup plus grandes, et
aussi à être divisée en divers compartiments par des traverses en bois.
Ceux-ci portent le nom de _cabanes_, et reçoivent les formes pleines de
sucre à égoutter. On les y place sur des puis de forme particulière,
après avoir enlevé la cheville qui s'opposait à l'écoulement du sirop.
Il serait plus avantageux de placer ces formes sur des gouttières qui
conduiraient les sirops dans un bassin unique où l'on pourrait les
reprendre pour leur faire subir une nouvelle cuite. Quand la partie
liquide du sucre s'est écoulée, on porte les formes sur d'autres pots,
et l'on procède au _terrage_ ou au _clairçage._»

De tous les sucres, si nous en croyons les expériences qui ont été
faites et les calculs fournis par M. Longchamps, le plus riche est le
sucre de l'Inde. Dans l'Inde, un hectare planté en cannes produit 32,110
kil. de _vesou_, lesquels rendent 5,681 kil. de moscouade; par
conséquent, 100 de vesou rendent 17,70 de moscouade. Dans les colonies
anglaises de l'Amérique, 100 de vesou produisent, d'après Edward, 12,15
de moscouade. A la Martinique, les expériences ont amené le chiffre de
11,8 de moscouade pour 100 de vesou. A la Guadeloupe le chiffre est le
même; bien que 100 de vesou y donnent 17 de matière sucrée, on n'y
obtient que 12 environ de moscouade, le reste est à l'état de mélasse.

Pour terrer le sucre, on étend sur la forme une couche d'argile
plastique qui doit être peu ou même point calcaire, et ne contenir ni
sels facilement dissolubles dans l'eau, ni matières colorantes avec,
lesquelles l'eau puisse se combiner. Cette couche d'argile fait en
quelque sorte l'office de philtre et est lentement traversée par l'eau,
qui, pénétrant ainsi pour ainsi dire goutte à goutte et par la base dans
la forme emplie de sucre brut, lave le grain en sucre et le purifie en
repoussant devant, elle le sirop qui le salit. On comprend facilement
que plus l'eau avance dans la forme, moins elle a la faculté de se
charger de sirop. Si, l'opération terminée, vous redressez et videz la
forme, vous trouverez dans le pain qui en sortira une série de courbes
de moins en moins blanches. Vient d'abord le _sucre-tête_, c'est-à-dire
l'extrémité du cône, qui est jaunâtre; immédiatement après, le _petit
sucre_, d'une nuance tirant sur le gris. Après ces deux couches
commencent les couches blanches, qui, en leur appliquant le même
raisonnement, présenteront, suivant leur position, divers degrés de
pureté. Elles forment ce qu'un appelle le _sucre terré blanc_, et on en
compte quatre sortes, toujours de plus en plus blanches, jusqu'à la
quatrième, qui est précisément à la base du cône, d'où lui est venu le
nom usité dans le commerce, de _bonne quatrième_.

Le _clairçage_ a beaucoup d'analogie avec le terrage, car c'est la
filtration à travers le sucre brut d'une eau complètement saturée de
sucre, et qui a pour objet, par la pression qu'elle exerce au dehors, de
dégager les cristaux de la mélasse qui les enveloppe. Pour rendre le
clairçage à la fois plus facile et plus parfait, on traite d'abord le
sucre avec du noir animal ou du sang. Le clairçage est dans le
traitement des sucres une amélioration qui aurait fait plus de progrès
sans les obstacles imposés par nos lois de douanes. Il suffira, pour
s'en convaincre, de jeter les yeux sur le tableau suivant, qui résume
les tarifs aujourd'hui payés par les sucres selon leurs différentes
provenances.

[Illustration: tableau.]

On reconnaît, à la seule inspection de ce tableau, combien notre
législation douanière est préjudiciable aux colonies, puisque, pour
accorder une protection aux raffineries indigènes, elle a voulu en
élevant le droit dans une si forte proportion, et suivant le degré de
perfection dans la fabrication, imposer aux sucres épurés et blanchis
par le _clairçage_ ou tout autre procédé de fabrication analogue, une
taxe proportionnée à leur richesse cristallisable. Aussi, qu'en est-il
résulté? Il ne vient pas de sucres claircés, et aujourd'hui même on ne
terre presque plus dans les Antilles françaises qui de ce fait, sont
condamnées à livrer leurs sucres sous la forme la plus défectueuse
possible. Mais notre système économique ne s'est pas borné à mettre
obstacle à ces exportations de détail, il a porté à nos colonies
d'autres coups plus terribles encore.

Ainsi qu'on a pu le remarquer, et par ce que nous avons dit de la
culture, et par la description que nous avons citée des procédés actuels
de la fabrication, il faut absolument que toute sucrerie contienne
non-seulement les plantations et le nombre de noirs ou d'individus
nécessaires à la culture et à la récolte des cannes, mais encore les
moulins à sucre, les purgeries, en un mot, que la production et la
fabrication coexistent simultanément sur la même habitation. Les
conséquences de ce système ont été, d'abord, qu'il n'a pu y avoir aux
colonies que des habitations considérables par leur étendue ou leur
production, et qui partant ont toutes exigé de gros capitaux pour leur
acquisition. En outre, il a fallu leur appliquer un fonds de roulement
proportionnel, et enfin consacrer chaque année aux frais de la culture,
au renouvellement des instruments ou des agents du travail, à
l'entretien des bâtiments, des sommes qui, à titre d'intérêts,
ajoutaient encore aux charges coloniales. Mais ce n'est pas tout encore.
Une habitation, avec la constitution que nous venons de lui donner, et
qu'elle doit nécessairement avoir, ne peut être divisée. Production,
fabrication, tout est d'un seul morceau; c'est un seul et unique lot qui
doit tomber en partage à l'un ou à l'autre des héritiers, sauf une
soulte à donner par lui à ses autres cohéritiers. Un exemple va nous
faire mieux comprendre. Nous allons nous expliquer.

Un colon meurt en laissant plusieurs enfants. Comme les colonies sont
régies par le Code civil, qui prescrit pour les successions l'égalité
dans les partages, on estime fictivement, d'après l'inventaire de la
succession, ce qui doit revenir à chacun des enfants. Mais le défunt n'a
laissé qu'une seule chose, qu'un seul immeuble, et cet immeuble est
impartageable: c'est sa sucrerie. Alors un des enfants est oblige de la
prendre et de tenir compte de leur part à chacun de ses cohéritiers.
Comme il n'a pas d'argent, il emprunte pour remplir ses engagements, le
plus souvent à gros intérêts, ou du moins à un taux qui n'est jamais
inférieur à 10 p. 100, et qui s'élève quelquefois à 12 p. 100. C'est le
taux de l'intérêt colonial. Or, comme il n'y a pas d'argent aux
colonies, il paie en nature. Toutes ses récoltes, sauf une part
considérée comme nécessaire, et qui est prélevée en sa faveur, sont la
propriété du prêteur, qui les vend ou fait vendre pour son compte,
jusqu'à parfait paiement. On comprend dès lors qu'avec la situation
actuelle des colonies, l'emprunteur soit bien longtemps à se libérer,
qu'il y passe même sa vie entière. Au moment où il devient propriétaire,
il meurt, et les mêmes faits que nous venons de signaler se reproduisent
au préjudice de ses enfants; et encore nous avons choisi ici l'hypothèse
la plus favorable, car souvent le colon décède avant d'avoir remboursé
ses créanciers, et ne peut laisser ainsi à ses descendants qu'une
succession grevée de dettes. Aujourd'hui, au prix où sont les sucres
coloniaux, par suite de la concurrence indigène, avec le droit qu'ils
ont à acquitter, non-seulement il ne reste rien au colon, mais encore il
vend 17 fr., et l'année dernière seulement 15 fr., ce qu'il aurait dû
vendre 23 fr. 50 c, somme égale à son prix de revient.

(La suite à un prochain numéro.)



Théâtres.

_Georges et Thérèse_ (Gymnase).--_La Chambre Verte_.--_Un
Péché_ (Vaudeville).--_Mademoiselle Déjazet au Sérail_
(Palais-Royal).--_Un Tour de Roulette_ (Odéon).--_Les Marocains_
(Cirque-Olympique).--Le paradis des Funambules. _La Statue de sainte
Claire_ (Gaieté).--L'escamoteur Philippe.

D'où venez-vous, mes chers enfants? Toi, Thérèse, avec ta jeunesse et
ton bonnet blanc à barbes flottantes, ton doux et naïf sourire et ton
cotillon court?--Toi, Georges, avec tes longs cheveux lisses, ton bâton
noueux, ton air à la fois candide et résolu et la veste bretonne?--Ah!
monsieur, nous venons de bien loin, bien loin.... de par delà les
mers!--Quoi! seuls?--Oui, seuls.--Si jeunes:--Ma soeur a seize ans et
moi dix-huit.--Mais d'où, enfin?--De Pondichéry; et, chemin faisant,
nous sommes arrivés en Bretagne.

Et voilà Georges et Thérèse qui se remettent en route, la soeur
s'appuyant sur le bras du frère, le frère soutenant la soeur et veillant
sur elle, d'un regard tendre et intrépide. Il écarte les ronces et les
cailloux de son chemin: si elle est lasse, il lui prépare un siège de
mousse; si le soleil est trop ardent, il lui fait un abri de feuillage;
la fatigue a-t-elle excité sa soif, il court puiser une eau pure à
quelque source murmurante; et prenez garde! n'approchez pas de Thérèse
d'un air provoquant, attiré par l'attrait de sa beauté, il vous en
arriverait mal. Georges fait sentinelle comme un jeune molosse vigilant,
tout prêt à donner la chasse aux larrons.

Il est un nom qu'ils prononcent dans tous leurs dangers et dans toutes
leurs prières, comme le nom d'un bon ange: c'est le nom de leur mère.
Elle leur a dit en mourant: «Allez, mes pauvres orphelins, allez
chercher la France;» et ils sont venus en France, après avoir couvert de
baisers et inondé de larmes le linceul et la tombe.

[Illustration: (Théâtre du Gymnase.--Une scène de _Georges et
Thérèse_.--Mademoiselle Julienne.)]

Les voici à Paris, perdus dans cette grande ville, mais Thérèse toujours
avec sa candeur, et Georges avec son courage. Ils cherchent à utiliser
honnêtement leur résignation et leur jeunesse: une marquise les
accueille, une bonne et vieille marquise. D'abord tout leur sourit dans
cette maison hospitalière; la marquise les aime. Et qui ne les aimerait
pas, si bons, si sincères, si dévoués? Mais l'amour vient se jeter à
travers ce bonheur. L'amour gâte tout.--La marquise a un neveu et
Thérèse a deux beaux yeux. Le neveu s'éprend des deux beaux yeux, et les
deux beaux yeux, tout chastes qu'ils sont, regardent furtivement le
neveu. «Quoi! dit la marquise, vous aviser d'être aimable et d'être
aimée! allez-vous-en, petite malheureuse!»--Georges est fier, et il va
partir, et Thérèse, le coeur gros, va le suivre. Mon Dieu! faudra-t-il
nous embarquer avec Thérèse et Georges pour retourner à Pondichéry?...
Je soupçonne que quelque lettre, venue je ne sais d'où, nous épargnera
les frais de ce grand voyage.

[Illustration: (Théâtre du Palais-Royal.--Costume du rôle principal, dans
le vaudeville _Mademoiselle Déjazet au sérail._)]

La lettre arrive en effet, ou tombe de la poche de Georges, peu importe.
Ô merveilleux effet de la lettre! au lieu d'être chassés cruellement,
Georges et Thérèse sont reconnus pour les petits enfants de la marquise.
C'est toute une histoire de fils exilé, maudit et repentant, dont je
n'ai pas le loisir aujourd'hui d'aller chercher les preuves authentiques
dans les Indes.

Et ainsi la Providence tient toujours en réserve une grand'maman
marquise, et un bon petit cousin pour les orphelines qui viennent de
Pondichéry et qui sont bien sages.--Petit drame mouillé de pleurs.

Un comte et un duc sont mariés tous deux; rien de plus ordinaire. Le
comte n'aime guère sa femme, et le duc n'aime pas du tout la sienne;
cela s'est vu. C'est la duchesse que le comte désire, c'est la comtesse
que désire le duc; je n'y trouve rien d'invraisemblable.--Cependant la
nuit vient. Ô nuit favorable! Duc et comte se glissent d'un pas
conquérant dans une certaine chambre verte, chacun à son heure, bien
entendu. Le comte croit en sortir emportant pour trophée une couronne de
duchesse, et le duc une branche du laurier, ou plutôt de myrte, cueillie
sur les domaines d'une comtesse. Mais le comte s'était entendu avec le
duché pour se moquer des deux infidèles, et l'un avait pris la place de
l'autre dans l'obscurité et dans la chambre verte. Ainsi le duc et le
comte, croyant braconner sur les terres du voisin, n'ont fait, en
définitive, que chasser légitimement sur les leurs. Qui se moque du
comté? c'est le duché. Oui se moque du duché? c'est le comté. Et la
comtesse n'épargne pas le comte! et la duchesse n'épargne pas le duc! Si
ce vaudeville n'est pas d'un goût très-virginal, il n'encourage pas du
moins l'usurpation.

Comment! mademoiselle Déjazet au sérail! est-il possible? La grisette
insouciante et légère enfermée dans cette cage? Frétillon, la vive et
babillarde Frétillon, en compagnie des muets et des Calpigi? Mais elle
en mourra, la _poveretta_, ne sachant plus à qui parler. Enfin elle y
est, il faut bien qu'elle y reste. Et puis, Frétillon est philosophe;
elle se contente de ce qu'elle a, quand elle n'a pas autre chose.
Frétillon accepte le médiocre et même le mauvais, faute de mieux; c'est
la bonne philosophie. Et le mieux, d'ailleurs, n'est-ce pas ce qu'on
tient? Qui peut compter sur l'inconnu?

Ce que fait mademoiselle Déjazet au sérail? vraiment ce n'est pas
difficile à deviner. Elle fait ce qu'elle fait partout: vêtue du costume
albanais, elle chante, elle rit, elle jette au vent mille gaillardes
bouffées d'insouciance et de gaieté. De son côté, Alcide Tousez roucoule
et lance des regards langoureux et triomphants, qui laissent de beaucoup
derrière lui tous les Amurath, tous les Sélim et tous les Mustapha du
monde, et compromettent singulièrement la pruderie de la Sublime
Porte.--Mais comment mademoiselle Déjazet a-t-elle permis qu'on donnât
son nom, son propre nom, à un vaudeville?

Je m'aperçois que j'ai oublié _Un Péché_, du théâtre du Vaudeville, et
compagnon de la _Chambre verte_. Je m'en confesse. Ce péché se présente
sous la forme d'une petite pensionnaire de dix-sept ans, joli péché!
C'est M. d'Ercilly qui a fait ce péché, et qui l'a mis en pension sans
en rien dire à personne; lui, cependant, a atteint la quarantaine.--Je
passe les mois de nourrice.--D'Ercilly veut se marier; il convoite
madame d'Harville, je crois, une veuve très-piquante; le vaudeville
n'est peuplé que de veuves piquantes. Madame d'Harville est près de
consentir, bien qu'elle trouve notre homme un tant soit peu jaloux et
bourru. Mais voici qu'un jeune galant arrive, pâle, ému, égaré; il vient
se mettre sous la protection de madame d'Harville: «Qu'avez-vous donc?
--Je suis adoré d'une charmante pensionnaire, et la petite veut que je
l'enlève; venez à mon aide.--Et son nom?--Thérèse
d'Ercilly.--Comment?--La fille de M. d'Ercilly.--Oh! oh!» dit la veuve.
Et la pièce continue ainsi de oh! oh! en ah! ah! spirituel quiproquo
dans lequel d'Ercilly est plaisamment ballotté, et madame d'Harville
avec lui: l'un voulant cacher son secret, l'autre voulant le lui
arracher; si bien que d'Ercilly perd dans cette lutte, ingénieusement
comique, le coeur et la main de la veuve.... Je vous le dis, en vérité,
mes frères, en vérité, je vous le dis: il faut toujours, tôt ou tard,
payer ses péchés mignons.

[Illustration: (Cirque olympique.--Les Sauteurs maroquins)]

Un tour de roue, et vous êtes à terre, ou porté gaiement au but de votre
route; un tour de roulette, et votre bourse est pleine ou vide; de haut
en bas, la roue de fortune va et vient: elle élève le pauvre diable dans
un moment de caprice, et fait choir le riche: le maître descend pour
faire place au valet. Ainsi de Floricourt et de Bertrand; Bertrand est le
valet, Floricourt est le maître. Floricourt, jeune étourdi, se ruine en
folle paresse; le jeu l'a enrichi, le jeu le met à sec. Bertrand, tout
au contraire, n'avait pas un denier, et le voici cousu d'or; c'est
Floricourt qui le sert. Quant à lui, il prend des airs et se dandine.
Heureusement que Floricourt est adoré: une jeune femme l'aimait riche;
pauvre, elle l'aime davantage et l'épouse. Ô femme amoureuse! je te
reconnais bien là. Floricourt est converti; il ne jouera plus et
travaillera. Et Bertrand? un second tour de roulette le renvoie à
l'antichambre. Pourquoi donc? ce Bertrand était bonhomme, au fond de
l'âme; mais, après tout, laissons faire aux dieux!

Tomber du salon dans l'antichambre, c'est quelque chose; toutefois, on
ne risque pas de se casser les reins, l'affaire étant de plain-pied, en
définitive; mais tomber du haut de la pyramide humaine, Dieu vous en
garde, et moi aussi! Pour moi, je suis sûr d'être à l'abri de cette
chute; et la raison, c'est que je n'irai jamais me loger à un pareil
étage; pas si Marocain!

On a fait des pyramides en pierre, en granit, en marbre, en je ne sais
quoi; mais il fallait notre siècle de progrès pour bâtir des pyramides
en chair humaine. Les fondations, comme vous le voyez, sont faites de
pieds en chair et en os; l'entre-sol a des épaules pour assises, ainsi
du second et ainsi du troisième; le Cirque-Olympique s'est arrêté à
cette hauteur du bâtiment. Peut-être l'architecte-voyer a-t-il défendu
de bâtir plus haut, de par M. le préfet de la Seine; mais, il y a deux
ou trois ans, le théâtre de la Porte-Saint-Martin, ayant obtenu une
dispense, avait élevé une maison à six étages de Marocains. Je dois dire
que le cinquième et le sixième se louaient difficilement, et que le
propriétaire, plusieurs fois, fit mander des architectes à
l'amphithéâtre de l'École de Médecine et à l'Hôtel-Dieu pour récrépir
une jambe, un bras, une cuisse de l'édifice, et faire toutes autres
réparations locatives.

Puisque le Cirque-Olympique nous amène au boulevard du Temple, entrons
sans façon au théâtre de la Gaieté. Dieu!!! _la Statue de sainte
Claire!_ Cette statue serait-elle, par hasard, une des victimes du jury
de peinture et de sculpture, réfugiée là pour s'y faire un petit Louvre
et une petite exposition particulière? Non, pas encore: il ne s'agit
point d'un Phidias méconnu ou d'un Canova incompris; cette statue est de
carton peint, et fabriquée par le mélodrame, seigneur du lieu, et pour
ses besoins personnels; elle n'en a pas l'air, mais elle cache un gros
crime. Le scélérat s'appelle Duhamel. J'avoue que je m'y serais laissé
prendre; le nom de Duhamel est fait pour inspirer de la confiance. J'ai
connu une grande quantité de Duhamel; tous faisaient croître des
berceaux de capucines à leur fenêtre, et sautaient avec candeur à bas du
lit, pour aller voir lever l'aurore, mais enfin, il n'y a pas de Duhamel
qui n'ait son exception: celle-ci est affreuse. Ce Duhamel,--et j'espère
bien que nous n'en verrons plus de pareil,--ce fieffé Duhamel, vole,
pille, assassine, et fait bien d'autres choses encore. A la fin, il
reçoit son prix de vertu: le procureur du roi le flaire, le gendarme le
prend au collet, et je ne sais pas si la statue de sainte Claire ne lui
tombe pas sur le dos; pour moi, je l'espère.--Tous mes honnêtes Duhamel
sont venus me trouver ce matin, pour m'annoncer qu'ils allaient demander
à qui de droit l'autorisation de changer leur nom en celui de Caramel.

[Illustration: (Philippe le prestidigitateur, au bazar du boulevard
Bonne-Nouvelle)]

Sortons de cet enfer, et montons au paradis... au paradis des
Funambules. Ah! vraiment, oui, c'est le paradis; demandez plutôt aux
habitants. Est-ce dans l'enfer qu'on se foule et qu'on se presse ainsi?
Non pas, vraiment; les pauvres ombres n'y vont qu'à leurs corps
défendant; il faut qu'elles soient damnées et condamnées, et poursuivies
à outrance par la grande fourche de Belzébuth. Mais là, voyez nos gens;
c'est à qui entrera; ils se poussent, ils se heurtent, ils se disputent
la jouissance de ce séjour des bienheureux. Et comme les places
manquent, on en fait en s'entassant, en s'enlaçant, en se pelotonnant,
en s'asseyant sur son voisin; les têtes sont dans les bras, les bras
sont dans les jambes, les yeux regardent à travers les dos, les nez se
mettent je ne sais où, tout cela vit sans remuer ni respirer. Ô paradis!
les anges y mangent de la galette avec délices, les archanges sucent du
sucre d'orge, les dominations jettent des trognons de pommes à
l'avant-scène.

Mais où sommes-nous? grand Dieu! je sens autour de moi comme une odeur
de sorcier; et en effet, voici un magicien qui se dresse devant moi. Il
est coiffé à l'égyptienne; il est vêtu d'une longue robe flottante ornée
de mille broderies mystérieuses et de signes hiéroglyphiques. A-t-il
soulevé quelque dalle du temple de Memphis? Sort-il de quelque forêt de
Bohême, ou d'un exemplaire du Cabinet des fées? Peu importe; c'est un
grand et un charmant sorcier. Demandez-le aux petites filles,
demandez-le aux petits garçons, demandez-le même aux grands enfants,
depuis vingt ans jusqu'à soixante, à toute cette multitude ébahie, que
ce grand enchanteur Philippe, digne héritier de Merlin et de
Parapharagaramus, charme et surprend, ravit et étonne, par son officine
diabolique du bazar Bonne-Nouvelle. En ce moment, tel que j'ai l'honneur
de vous le faire voir, Philippe exécute le tour merveilleux des
poissons, accommodés du bout de sa baguette magique. Je ne vous dirai
pas si les poissons sont frais, mais je vous engage à y aller goûter.

Et moi qui oubliais les noms des auteurs de ces vaudevilles et de ces
comédies. Que dirait la postérité? _George et Thérèse_ ont pour père M.
Auvray; MM. Desnoyers et Danvin ont bâti _la Chambre Verte_; M. Bavard a
conduit _Mademoiselle Déjazet au Sérail_: le _Péché_ a été commis par
MM. Samson et Jules de Wailly; M. Armand Durantin a fait tourner la
_Roulette_, et M. Eugène a taillé _la Statue de sainte Claire_. Qui dit
Eugène, ou Léon, ou Achille, ou Gustave, en matière dramatique, dit
sifflets.

[Illustration: (Le paradis du théâtre des Funambules.)]



Bulletin bibliographique.

_Économistes financiers du dix-huitième siècle._--Vauran--: Projet d'une
dîme royale.--- BOISGUILBERT: Détail de la France; Factum de la France
et Opuscules divers.--JEAN LAW: Considérations sur le numéraire et le
commerce; Mémoires et Lettres sur les Banques; Opuscules divers.--MELOX:
Essai politique sur le commerce--DUTOT: Réflexions politiques sur le
commerce et les finances. Précédés de Notices historiques sur chaque
auteur et accompagnés de commentaires et de notes explicatives; par M.
EUGÈNE DAME.--Paris, 1843. _Guillaumin_. Un magnifique volume grand
in-8, de 1,008 pages à une seule colonne. 13 fr. 50 c.

M. Guillaumin a commencé l'année dernière la publication des oeuvres des
principaux économistes français ou étrangers. Cette importante
collection doit former douze à quinze volumes. Cinq de ces volumes sont
déjà en vente; ils contiennent le _Traité_ et le _Cours d'Économie
politique_ de J.-B. Say, et la _Richesse des Nations_ d'Adam Smith. Dans
le courant de l'année 1843, paraîtront successivement: Turgot (1 vol.),
_les Physiocrates_, Quesnay, Mercier de la Rivière, Dupont de Nemours (1
vol.); Malthus (1 vol.); Ricardo (1 vol.). Le texte de chaque ouvrage,
revu et corrigé avec le plus grand soin, est accompagné de notes
explicatives et historiques, de commentaires et notices biographiques,
par M. M. Blanqui, Eugène Daire, Hippolyte Dussard, Rossi et Horace Say.

_Les Économistes financiers du dix-huitième siècle_ formeront le premier
volume de la collection des principaux économistes. A ces divers
penseurs, que, un seul excepté, la France a vus naître, appartient, en
elle, la gloire d'avoir marché les premiers à la conquête des vérités
économiques. Avec eux finit l'ère de l'empirisme ou de la routine, et
commence celle du raisonnement en ce qui touche les intérêts matériels
de la société. Ils sont les véritables précurseurs de l'école
physiocratique dont Quesnay fut le chef, et de l'école industrielle qui
eut Adam Smith pour fondateur. Bien qu'ils soient désignés par le titre
d'_Economistes financiers_, il ne faut pas induire de cette dénomination
qu'ils n'ont accordé leur attention qu'à l'impôt. Loin de la, presque
toutes les questions qu'agitent encore de nos jours la presse et la
tribune des Chambres législatives, ont été soulevées et débattues ans
les écrits de Vauban, de Boisguilbert et de leurs successeurs immédiats.
En résumé, ce furent ces _ancêtres de ta science_, qu'on nous permette
cette expression, qui détermineront le grand mouvement économique auquel
la France doit sa prospérité actuelle.

_Colonisation de l'Algérie_; par ENFANTIN.--Paris, 1843. _Bertrand._ 1
vol in-8 de 542 pages, avec une carte. 7 fr. 50 c.

Le nouvel ouvrage de M. Enfantin se divise en cinq parties, une
introduction et une conclusion séparées par trois livres.

L'INTRODUCTION a pour titre: _Des colonisations en général._ M. Enfantin
definit d'abord ce qu'il entend par le mot colonisation. Dans son
opinion, «c'est le transport d'une population civile considérable, d'une
population agricole, commerçante et industrielle, formant familles,
villages et villes, et des arts et des sciences qu'une semblable
population apporte ou attire nécessairement. Mais ce mot comprend aussi
l'organisation par la France, c'est-à-dire par le gouvernement et
l'administration, par des Français, de la population indigène, dans les
villes et dans les campagnes.» Cette définition donnée, M Enfantin
examine plusieurs systèmes coloniaux différents, selon les époques et
selon le degré de civilisation des peuples colonisateurs; il se demande
ensuite ce que peut et ce que doit être une colonisation faite par la
France en Algérie, au dix-neuvième siècle. Selon lui, notre politique
n'est plus absolue, elle transige et concilie, elle veut associer; par
conséquent deux problèmes à résoudre: 1º modifier progressivement les
institutions, les moeurs, les habitudes des indigènes; 2º modifier aussi
celles des Européens colons, de manière à faire vivre les uns et les
autres en société, sur un même sol et sous un même gouvernement. Les
institutions coloniales données par la France à l'Algérie doivent faire
tendre les deux populations (indigène et européenne) vers un ut commun,
sous le triple rapport administratif, judiciaire et religieux.
--application de ce principe à la _constitution de la propriété_ dans
l'Algérie française, telle est la base de l'ouvrage de M. Enfantin.

Ainsi, M. Enfantin aborde la question générale de la _colonisation_ de
l'Algérie par son côté le plus apparent, le plus _matériel_, qui lui
permet cependant, sinon d'embrasser, au moins de toucher presque toutes
les parties de ce grand ensemble.

Le LIVRE Ier, intitulé: _Constitution de la propriété_, se divise en
trois chapitres. M. Enfantin recherche d'abord quel était, en 1830,
l'état de la propriété en Algérie, et quel est actuellement l'état de la
propriété en France; puis il compare ces deux manières de concevoir la
propriété, et il se demande ce qu'elle doit être pour l'Algérie
française.

Dans le LIVRE II _(colonisation européenne)_, M. Enfantin établit,
d'après des considérations historiques, géographiques et politiques, les
lieux qui sont propres à la colonisation civile ou à la colonisation
militaire, et l'ordre selon lequel ces deux espèces de colonisation
doivent être commencées et progressivement développées; il traite
ensuite du personnel et du matériel des colonies civiles et des colonies
militaires.

Le LIVRE III _colonisation indigène_ est consacré aux mêmes questions
qui font l'objet du livre deuxième, seulement ces questions se
rattachent à la population indigène.

La CONCLUSION renferme l'examen spécial d'une question naturellement
touchée et soulevée dans toutes les autres parties, celle du
_gouvernement_ de l'Algérie. M Enfantin indique ses rapports avec le
gouvernement central, la nature et les limites de ses attributions, et
sa hiérarchie supérieure, politique, militaire et administrative,
relativement aux colonies européennes et aux tribus indigènes; enfin, il
expose l'organisation spéciale des villes d'Algérie, de leur population
indigène et européenne, dans le but de compléter ce qui, dans le cours de
l'ouvrage, a été plus particulièrement présenté comme relatif aux tribus
indigènes et aux colonies agricoles, civiles ou militaires, fondées par
la France.

Quoi que soit le sort réservé dans l'avenir aux projets de K. Enfantin,
nous devons, dès aujourd'hui, nous empresser de reconnaître que la
_Colonisation de l'Algérie_ est un de ces ouvrages utiles, pleins de
faits et d'idées, qui honorent leur auteur, et qui se recommandent
d'eux-mêmes à l'attention de tous les hommes.

_Histoire des Invasions des Sarrasins en Italie, du septième au onzième
siècle_; par César FAMIN. Tome 1er. in-8 de 27 feuilles 1/4.--Paris,
1843. _Didot_. 6 fr.

Cet ouvrage fut commencé en 1833, à Palerme et à Naples, où son auteur
fit un séjour de huit années. Des circonstances extraordinaires avaient
empêché M. César Famin de le continuer et de l'achever. Enfin il a pu
reprendre ses travaux, si longtemps interrompus, et il vient de publier
un premier volume.

_L'Histoire des Invasions des Sarrasins en Italie_ se divisera en trois
parties: dans la première, M. César Famin tracera l'histoire des
différentes incursions faites par les Arabes d'Asie et d'Afrique, tant
sur le continent, de l'Italie que sur les îles qui en dépendent, depuis
l'année 632 jusqu'à l'année 1242. Cette première partie doit indiquer
les dates précises des épisodes les plus importants, appeler sur la
scène les principaux acteurs de ce grand drame, et relever, en passant,
les erreurs plus ou moins graves dans lesquelles sont tombés la plupart
des auteurs arabes ou occidentaux dont les écrits se rattachent au même
sujet. La seconde partie sera consacrée à l'examen de la condition
religieuse des Italiens pendant la domination des Arabes, du droit civil
et criminel des Arabes, du mode d'administration, des impôts, de la
division territoriale, du sort des esclaves, du partage du butin, de la
valeur et de l'espèce des monnaies. Enfin, dans la troisième partie,
l'auteur recherchera les traces de l'influence des Arabes sur l'Italie
et sur ses habitants.

Le tome 1er, qui vient d'être publié, contient sept chapitres de la
première partie intitulée _Histoire_.--Le chapitre premier a pour titre:
_Esquisse sommaire de l'histoire des Arabes et de celle des Italiens au
moment où commencèrent les invasions._--Les six chapitres suivants
embrassent la période de temps qui s'étend depuis les premières courses
des Sarrasins, en 632, jusqu'à la mort du pape Jean VIII, en 885.

_De l'Idiotie chez les Enfants,_ et des autres particularités
d'intelligence ou de caractère qui nécessitent pour eux une instruction
et une éducation spéciales; de leur responsabilité morale; par FÉLIX
VOISIN, médecin en chef de l'hospice des aliénés de Bicêtre. Une
brochure in-8 de 124 pages.

--Paris, 1843. _Baillière_.

Le Conseil général des hospices vient de prendre en considération
particulière la seule et dernière classe des aliénés, qui, jusqu'à ce
jour, était restée en quelque sorte dans l'oubli, celle des _enfants
idiots_; il a pensé qu'il y avait des distinctions à faire et à établir
entre les individus compris sous cette fatale dénomination, et qu'il
était possible d'en appeler quelques-uns à une partie de l'existence
intellectuelle et morale propre à l'humanité; en conséquence, il a voulu
que les idiots qui peuvent présenter quelque prise à l'action des
modificateurs externes, reçussent les bienfaits d'une instruction et
d'une éducation spéciales, et il a nommé tout récemment, à Bicêtre, un
instituteur qui, sous la direction et la surveillance des médecins en
chef de l'hospice, pût exclusivement se consacrer à ces fonctions
honorables.

M. Félix Voisin, qui, depuis treize ans, s'occupe de cette grave
question avec un zèle digne des plus grands éloges, s'est empressé de
réunir tous les matériaux scientifiques qu'il possède sur la matière, et
d'exposer le plan qu'il a suivi et qu'il se propose de suivre encore
dans l'intérêt des enfants idiots. En publiant ces documents, «il
espère, dit-il, pouvoir démontrer que les médecins de l'époque actuelle
ne sont point restés sans action devant les enfants qui, d'une manière
ou d'une autre, sortent de la ligne ordinaire, et qui, par cela même,
tant pour eux que pour la société, ont, en général, besoin,--selon les
expressions de Montaigne,--d'être ployés et appliqués au niveau de la
générale et grande maîtresse, la nature universelle. Dans cette oeuvre
de science et de philanthropie, les médecins ne se sont laissé devancer
par personne; ils ont les premiers fait connaître ce que c'est que
l'idiotie, et expose les principes et indique les méthodes propres à
modifier la constitution instinctive intellectuelle, morale et
perceptive des enfants qui ont le malheur d'en être atteints.»

La brochure de M. Félix Voisin contient, entre autres documents curieux,
un mémoire sur l'idiotie, donné à l'Académie royale de Médecine, le 24
janvier 1843, et une analyse psychologique de l'entendement humain chez
les idiots.»

_Rapport annuel sur les Progrès de la Chimie_, présente le 31 mars 1842,
à l'Académie royale des Sciences de Stockholm; par J. BERZÉLIUS,
secrétaire perpétuel. Traduit du suédois par PH. PLANTAMOUR (3e année).
1 vol. in-8 de 336 pages.

--Paris, 1843. _Fortin, Masson et comp._ 5 fr.

Il suffit d'annoncer la publication d'un pareil ouvrage pour appeler sur
lui l'attention publique. Son titre indique son but et son utilité; le
nom de l'auteur est une garantie de son importance et de sa valeur M.
Berzélius a divisé son rapport en quatre grandes parties: chimie
inorganique, chimie minera logique, chimie organique et chimie animale.
Il passe successivement en revue, dans la première partie, les
phénomènes physico-chimiques en général, les métalloïdes et leurs
combinaisons binaires, les métaux, les sels, les analyses chimiques et
les appareils;--dans la seconde, la loi de symétrie des cristaux, les
minéraux nouveaux, les minéraux connus non oxydés, les minéraux oxydés,
les minéraux d'origine organique; la troisième partie comprend les
acides organiques, les bases végétales, les matières indifférentes, les
huiles grasses, les huiles essentielles, les résines, les matières
colorantes, les matières cristallisées propres à certains végétaux, les
matières végétales non cristallisées, les produits de la fermentation
alcoolique, la fermentation acide, les produits de la putréfaction et
les produits de la distillation sèche, etc., etc.;--enfin, la
quatrième partie est consacrée à l'examen de tous les phénomènes de la
chimie animale, qui ont fourni quelques observations curieuses durant le
cours de l'année 1842.

_Un autre Monde_, Transformations, visions, incarnations, excursions,
locomotions, explorations, pérégrinations, stations, folâtreries,
cosmogonies, rêveries, lubies, fantasmagories, apothéoses, zoomorphoses,
lilliomorphoses, métamorphoses, métempsycoses et autres choses; par
GRANDVILLE.--Paris, 1843. _Fournier_, libraire-éditeur. 1 vol. petit
in-4, paraissant en 56 livraisons d'une feuille, comprenant du texte et
4 ou 5 gravures et un grand sujet tiré à part et colorié. Prix de la
livraison: 50 c. (8 ont paru.)

Le titre et les nombreux sous-titres de cet ouvrage indiquent d'avance
au lecteur, ou plutôt au spectateur, qu'il va voir des choses étranges
et surnaturelles. _Un autre Monde_, ce n'est pas le monde que nous
habitons, ce n'est pas non plus l'autre monde, celui que nous devons,
selon certaines religions, habiter après notre mort, c'est un monde tout
autre, dont nul être vivant n'avait pu jusqu'à ce jour soupçonner
l'existence. Grandville l'avait enfanté, il y a longtemps déjà, dans les
profondeurs mystérieuses de son imagination; et il commence, depuis
quelques mois seulement, à nous initier peu à peu aux secrets de cette
création nouvelle. Nous n'en connaissons encore,--il est vrai,--qu'une
très-faible partie; mais notre curiosité est vivement excitée; les
révélations déjà faites par le poète-dessinateur sont tellement
bizarres, que nous attendons avec une impatience enfantine celles qui
doivent suivre bientôt. Grandville est, sans contredit, le dessinateur
le plus extraordinaire et le plus original de _notre Monde_. Ce qu'il
avait fait pour les animaux, il essaie de le faire pour les objets
inanimés, pour les végétaux; il leur donne une figure humaine. Jetez les
yeux sur les premières livraisons de _L'autre Monde_, qu'y voyez-vous?
des machines à vapeur qui font de la musique, des maillots qui dansent,
des plantes qui se battent ou qui se réveillent au matin d'un beau jour.
Cette tentative sera-t-elle aussi heureuse que les précédentes? c'est ce
que nous apprendrons aux lecteurs du bulletin bibliographique de
_l'Illustration_, dès que les trente-six semaines, nécessaires au
créateur de _l'autre Monde_ pour achever son oeuvre, seront écoulées. En
intendant cette époque fatale, applaudissons aux efforts de Grandville,
soutenons son courage, et promettons-lui un succès complet.

_Fables_: par M. VIENNET, l'un des quarante de l'Académie
française.--Paris, 1843. 1 vol. in-18. 5 fr. 80 c.

M. Viennet a exercé un grand nombre de professions: d'abord il devait
être l'un des curés de Paris, la Révolution de 1789 le força de devenir
un artilleur de marine; sous la Restauration, il fut nomme député; la
Révolution de Juillet en a fait un pair de France et un académicien.
Mais, dans quelque position que le sort l'ait place, M. Viennet n'a
jamais cessé d'être ce qu'on appelle vulgairement un homme de lettres,
car il est né, comme il l'avoue lui-même, «avec un prodigieux amour pour
la gloire sans alliage du lucre.» Son ambition était attachée à une idée
fixe. Il ne tenait nullement à être un César ou un Richelieu; si Dieu le
lui eût proposé, il ne répond pas qu'il l'eût accepté: c'est à la gloire
des poètes qu'il visait. Une statue de Corneille, de Molière, de
Voltaire, le tenait un extase. Il lui importait fort peu que l'histoire
parlât de lui à la postérité, c'était lui qui voulait parler par ses
ouvrages aux générations futures. L'idée de voir ses livres entre les
mains d'un homme qui devait naître dans trois ou quatre siècles, le
faisaient bondir de joie comme un enfant.

Entraîné par cette passion fatale, M. Viennet s'est rendu coupable de
bien des péchés littéraires; il a fait des comédies, des tragédies, des
poèmes, des épîtres, des dialogues, des épigrammes, des histoires, des
opéras-comiques, etc.; aussi passa-t-il tour à tour--pour nous servir de
ses propres expressions,--du Capitole à la roche Tarpeienne, du Panthéon
aux Gémonies. Aujourd'hui il publie un recueil de fables, et les rieurs
se rangent de son côté. Oubliant qu'il s'est un peu moqué d'_Arbogaste_
et de certaines épîtres, le public lit avec un véritable plaisir ces
charmants apologues satiriques, qu'un homme qui naîtra dans trois ou
quatre siècles tiendra peut-être encore un jour entre ses mains. Que M.
Viennet soit donc heureux, si l'histoire ne parle pas de lui à la
postérité, il doit espérer de parler au moins par ses fables aux
générations futures.

_Oberon_, poème héroïque; par C.-M. WIELAND; traduction entièrement
nouvelle, par AUGUSTE JULLIEN, précédée d'une notice et suivie de
notes.--Paris, 1843. 1 vol. in-18. _Paul Masgana_. 3 fr. 50 c.

«Aussi longtemps que la poésie sera de la poésie, l'or de l'or, le
cristal du cristal, on aimera, on admirera _Oberon_ comme un
chef-d'oeuvre de l'art.» Que pourrions-nous ajouter à cet éloge de
Goethe?

Tous les matériaux qui ont servi à Wieland pour la composition de son
poème, et surtout pour la fable proprement dite, sont tirés en grande
partie d'ouvrages connus. C'est la réunion de ces éléments divers qui
constitue l'originalité réelle du poème Dans le fait, _Oberon_ comprend
trois actions principales: l'entreprise tentée par Huon sur l'ordre de
l'empereur; l'histoire de ses amours avec Itezia, et la réconciliation
d'Oberon et de Titania. Mais ces trois actions, ou plutôt ces trois
fables se rattachent si intimement au noeud véritable du récit,
qu'aucune ne peut, sans le concours des autres, ni se développer, ni se
dénouer avec succès. Tout s'enchaîne avec un art admirable. «Mouvements
dramatiques, tableaux variés, exploits héroïques, magiques,
incantations, se trouvent unis, a dit un critique, par une dépendance
mutuelle si bien établie, que l'absence d'un seul des événements ou de
l'un des personnages détruirait l'harmonie de l'ensemble.»

Ce _chef-d'oeuvre de l'art_, depuis son apparition en 1780, a trouvé
plus d'un interprète; mais ses traducteurs français ne se contentaient
pas de faire de grossiers contre-sens, de mutiler des strophes, de
sacrifier des images charmantes, ils avaient supprimé un chaut tout
entier. M. Auguste Jullien a corrigé les fautes et a réparé les
injustices de ses prédécesseurs. La traduction qu'il vient de publier
est aussi fidèle et aussi complète qu'elle est élégante. En la lisant,
on peut jusqu'à un certain point se consoler de ne pas savoir
l'allemand.

_Séances et travaux de l'Académie des Sciences morales et politiques_.
Compte-rendu par M. M. CH. VERGÉ et LOISEAU, sous la direction de M.
MIGNET, secrétaire perpétuel de l'Académie. Douze cahiers de 4 ou 5
feuilles par mois, formant chaque année 2 forts vol. in-8 avec une table
générale des matières.--Paris, au bureau du _Moniteur universel_. 20 fr.
par an.

Réunir dans une collection accessible à tous, les Mémoires et
communications soit des membres de l'Académie, soit des savants
étrangers admis à l'honneur de lui soumettre les résultats de leurs
recherches; tel est le but que s'est propose le Compte-rendu de
l'Académie des Sciences morales et politiques.

Cette publication, organisée sur des bases analogues à celles du
Compte-rendu périodique de l'Académie des Sciences, paraît sous les
auspices de l'Académie elle-même, et sous la direction de son secrétaire
perpétuel. Les encouragements que l'Administration lui a accordés dès
son début, et l'accueil favorable qu'elle a reçu du public, attestent
assez son importance et son utilité.

Elle se compose de deux parties distinctes: 1º d'un Bulletin mensuel qui
résume sommairement, dans un ordre chronologique, les actes officiels et
les décisions de l'Académie; 2º des Lectures, communications et travaux
académiques, qui sont reproduits ou dans leur texte primitif et sans
aucune modification, ou par extraits et sous forme d'analyse toujours
très-développée, suivant la nature des divers documents soumis à
l'Académie.

Le Compte-rendu, publié par M. Charles Vergé et Loiseau, paraît depuis
un an.--Deux volumes sont en vente au prix d'abonnement.



Modes.

[Illustration: COSTUMES D'HOMMES PAR HEMANN.]

COIFFURES DE PRINTEMPS.

Voici paraître des capotes en couleur tendre, coiffure légère qui repose
la tête des lourds chapeaux d'hiver. Alexandrine fait des capotes
entourées de plusieurs biais qui ont beaucoup de légèreté, et donnent au
visage une grande douceur. La forme en est légèrement cambrée, et
s'évase un peu vers le bas, de façon à laisser les cheveux en liberté.

[Illustration.]

Ses petits chapeaux de crêpe, avec une plume-saule, ont toute l'élégance
qu'exige une toilette recherchée. C'est une véritable parure de
printemps, une coiffure destinée à briller en voiture ouverte par une de
ces premières belles journées qui font valoir toutes les coquetteries.

[Illustration.]

Alexandrine prépare pour la grande semaine des pailles de riz qu'elle
terminera selon les exigences de chaque toilette, avec ce goût
d'innovation artistique qu'il nous est permis de signaler et non pas de
révéler.

[Illustration.]

Le châle de cachemire va faire place au mantelet, quelque chose qui
ressemble à la mante et à la pelisse de nos mères, un retour au mantelet
garni, faisant écharpe.

Il est question de robes garnies sur le côté; c'est probable, en raison
de la mode de l'hiver, et parce que la direction semble être encore une
grande élégance à laquelle les robes unies ne répondraient pas. Quant
aux manches et aux corsages, rien n'est connu. Le soir en demi-toilette,
les manches courtes se portent familièrement. Quelle que soit l'étoffe
de sa robe, une femme peut, à son gré, mettre des manches courtes avec
un fichu très-simple, et un petit bonnet de tulle à rubans de gaze. En
un mot, les manches courtes n'ont plus aucune prétention à la parure,
c'est une façon comme une autre.

Pour ces derniers jours de réunion où le velours est encore permis, je
recommande les coiffures turques que fait Alexandrine, avec des fichus
ou des écharpes en tissus d'Orient. Il est difficile de trouver
l'élégance plus riche et plus distinguée que sous cette forme
artistique. On ne saurait appeler cela un turban, cela peut-être n'en a
pas la sévérité; cependant c'est une coiffure de caractère qu'il ne faut
pas confondre avec les caprices colifichets nés d'une fantaisie
parisienne.

[Illustration.]

La semaine prochaine, nous comblerons toutes les lacunes laissées
aujourd'hui par scrupule. Ce sera près du jour des révélations, et nous
parlerons à coup sûr.



Rébus.

EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS. Je ne suis sensible qu'à l'argent.

[Illustration.]





*** End of this LibraryBlog Digital Book "L'Illustration, No. 0006, 8 Avril 1843" ***

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