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Title: L'Illustration, No. 0010, 6 Mai 1843 Author: Various Language: French As this book started as an ASCII text book there are no pictures available. *** Start of this LibraryBlog Digital Book "L'Illustration, No. 0010, 6 Mai 1843" *** L'Illustration, No. 0010, 6 Mai 1843 Ab. pour Paris.--3 mois, 8 fr.--6 mois, 16 fr.--Un an, 30 fr. Prix de chaque N°, 75 c.--La collection mensuelle br., 12 fr. 75 c. Ab. pour les Dep.--3 mois, 9 fr.--6 mois, 17 fr.--Un an, 32 fr. pour l'étranger--10--20--40 N° 10. Vol. I.--SAMEDI 6 MAI 1843. Bureaux, rue de Seine. 33. SOMMAIRE. Les Fêtes de la Saint-Philippe.--Présentation du Corps diplomatique; la sérénade de tambours; salves d'artillerie; les Champs-Élysées; feu d'artifice.--Grande médaille des chemins de fer. Gravure.--Inauguration du chemin de fer d'Orléans. Médaille; embarcadère de Paris; passerelle pris Trousseau; carte du chemin de fer; passage sous la route, à la Cour de France; viaduc de Villemoisson; viaduc sur l'Orge; débarcadère d'Orléans.--Inauguration du chemin de fer de Paris à Rouen. Rôtissage du boeuf; transport du boeuf; repas des ouvriers à Maisons; profil de la voiture des princes; intérieur de la voiture; carte du chemin de fer; pont de Maisons; tunnel de Rolleboise; tunnel de Tourville.--Bulletin bibliographique.--Annonces.--Incendie du théâtre du Havre. Vue du théâtre.--Un vieux soldat. Gravure. --Rébus. Les Fêtes de la Saint-Philippe. RÉCEPTION AUX TUILERIES. [Illustration: (Présentation du Corps diplomatique.)] Le canon gronde, les cloches sonnent, les voûtes des temples retentissent; trente-quatre millions d'habitants célèbrent la fête d'un seul homme. Quel honneur! mais aussi quelle fatigue et quels ennuis! A pareil jour, permis à un simple citoyen du nom de Philippe d'oublier le reste du monde et d'abriter derrière le mur de la vie privée les saintes joies de la famille; quant au souverain, il ne s'appartient pas: la félicitation officielle le réclame; la harangue l'attend, toute boursouflée d'élogieuses hyperboles; son devoir est de l'entendre jusqu'au bout et de trouver pour chaque orateur des formules de remerciements qui seront lues et commentées par la nation tout entière. On jugera de ce qu'il lui faut de patience et de mémoire par cette simple énumération: Le 30 avril au soir, le roi, entouré de sa famille, reçoit dans la salle du Trône:--l'archevêque de Paris, à la tête du clergé diocésain:--l'évêque de Versailles et ses grands-vicaires;--les membres du corps diplomatique;--le conseil d'État, précédé par le garde-des-sceaux, son président-né;--l'administration de la liste civile et celle du domaine privé. Après ces réceptions, le roi et la famille royale se rendent dans la salle des maréchaux, où les détachements de la garde nationale et de la troupe de ligne sont admis à offrir leurs compliments à S. M. à l'occasion de sa fête. Le lendemain, à onze heures le roi reçoit ses aides-de-camp, ses officiers d'ordonnance et ceux des princes de la famille royale; à onze heures et demie, le conseil des ministres et MM. les maréchaux de France--A midi, le roi, en uniforme (habituellement celui d'officier-général de la garde nationale) se rend, avec la reine, les princesses, les princes, également en uniforme, dans la salle du Trône, où il reçoit successivement:--les grandes députations de la Chambre des Pairs et de la Chambre des Députés ayant à leur tête le chancelier et le président de la Chambre;--les députations de la cour de cassation et de la cour des comptes, conduites par les chefs de ces deux compagnies;--le conseil royal de l'instruction publique;--le premier président de la cour royale, à la tête de sa compagnie;--les membres des cinq académies qui forment l'Institut de France;--le préfet de la Seine,--le préfet de police;--le conseil de préfecture de la Seine et le corps municipal de la ville de Paris;--les sous-préfets de Saint-Denis et de Sceaux, et les conseils municipaux de la banlieue;--l'Académie royale de médecine;--les députations du tribunal de première instance et du tribunal de commerce de la Seine;--les juges de paix de Paris;--la chambre de commerce;--les membres des corps royaux des Ponts et Chaussées et des Mines;--les fonctionnaires et professeurs de l'école royale polytechnique;--les professeurs du Collège de France;--le conseil de perfectionnement du conservatoire des arts et métiers;--les consistoires de l'église réformée et de la confession d'Augsbourg;--le consistoire central du culte israélite;--les délégués des colonies;--la chambre, des notaires de Paris;--la chambre syndicale des agents de change;--la chambre des commissaires-priseurs;--la chambre syndicale des courtiers de commerce;--la société royale et centrale d'agriculture;--le préfet et le conseil de préfecture de Seine-et-Oise;--les corps municipaux de Versailles et autres villes du département;--les officiers-généraux, supérieurs et autres, qui ne font point partie de la garnison de Paris, et ceux des fonctionnaires civils ou militaires qui n'appartiennent à aucun des corps admis aux réceptions du jour. S. M. reçoit ensuite:--le commandant supérieur et l'état-major de la garde nationale de la Seine;--les officiers des légions de Paris et de la banlieue;--les officiers des gardes nationales de Versailles et autres villes ou communes du département de Seine-et-Oise;--les officiers composant l'état-major des Invalides;--les généraux et états-majors de la division et de la place;--les maréchaux-de-camp et officiers des différents corps de la garnison de Paris;--les généraux et officiers supérieurs du département de Seine-et-Oise. Enfin, à quatre heures, le roi reçoit les membres du corps diplomatique. Pendant cette longue réception, qui ne dure pas moins de cinq heures, le roi se tient debout, le chapeau à la main, un peu en avant de sa famille, saluant sans cesse et prenant continuellement la parole, soit pour adresser quelques mots affables aux personnes qu'il distingue dans la foule, soit pour répondre aux diverses harangues que prononcent successivement les présidents de la Chambre des Pairs et de la Chambre des Députés, les premiers présidents de la cour de cassation, de la cour des comptes et de la cour royale de Paris, le ministre de l'Instruction publique au nom du conseil royal, le président de l'Institut, le préfet de la Seine, les présidents des tribunaux de première instance et de commerce, le ministre de l'Agriculture au nom du Conservatoire royal des Arts et Métiers, le préfet de Seine-et-Oise, et le chef du corps diplomatique. La veille, S. M. a reçu les félicitations du conseil d'État par l'organe du ministre de la Justice. Un conflit de préséance entre le conseil d'État et la cour de cassation, a fait, depuis plusieurs années, décider que le conseil d'État ne serait pas reçu le jour même, mais la veille de la Saint-Philippe. Il est d'usage que les discours prononcés à la réception soient d'avance communiqués au chef du cabinet du roi, qui les place sous les yeux de S. M. Nous n'avons rien à dire de ces pièces d'éloquence que reproduit textuellement le _Moniteur_, et, après lui, la plupart des journaux politiques, et qui n'offrent guère que des banalités officielles. La louange y revêt ses formes consacrées, stéréotypées, pour mieux dire, à l'usage de tout gouvernement. Quelquefois cependant la réclamation, la sollicitation, s'y glissent sous les protestations d'amour; c'est le serpent caché sous les fleurs de rhétorique. Mais de telles manifestations sont rares et habituellement «la paix du monde, l'harmonie des pouvoirs de l'État, si nécessaire au bien public, le maintien de l'ordre, si désirable pour assurer le libre jeu et l'affermissement de nos institutions, etc.,» toutes choses fort neuves, comme l'on sait, font tous les frais de ces élucubrations prévues qui n'offrent guère plus de différence entre elles que les variations d'une même phrase musicale. Un grand dîner, auquel sont admis plusieurs centaines de convives, succède aux réceptions du jour. Pendant ce repas, un concert d'harmonie, installé dans un vaste kiosque dressé entre les deux parties du jardin réservé, en face du pavillon de l'Horloge, se fait entendre d'habitude; mais il n'a pas eu lieu cette année, et, par suite, aucun billet n'a été délivré aux personnes privilégiées qui d'ordinaire trouvaient place sur les pelouses du jardin clos, d'où elles jouissaient tout à la fois de l'audition du concert et de la vue du feu d'artifice. [Illustration: (Sérénade de Tambours dans la cour des Tuileries.)] _Sérénade de tambours sous les fenêtres des Tuileries._ Hélas! plaignez la royauté! Voici des harangueurs d'une nouvelle espèce qui viennent mêler leurs voix bruyantes aux périodes cadencées des orateurs officiels. Ce ne sont rien moins que les tambours de la garde nationale, conduits par le plus colossal, le plus brodé, le plus chamarré, le plus empanaché de leurs tambours-majors, qui régalent d'un roulement gigantesque les oreilles du souverain à l'occasion de sa fête; ils appellent cela donner une sérénade. Certes, l'intention est louable, mais cette galanterie trop espagnole nous semble mériter mieux un autre nom. Il n'y a pas de bonne fête, dit-on, sans lendemain et sans gendarmes; nous ajouterons: et sans tambours. Depuis quelques années surtout, le roulement a pris chez nous des proportions démesurées. Impossible de s'y soustraire, que l'on soit roi ou caporal de la garde nationale; seulement, comme la monarchie a droit à des honneurs tout particuliers, elle a le privilège de jouir de trois cents tambours au lieu d'un; heureuse si la solidité de son appareil auditif est en rapport avec la majesté de son rang et l'étendue de cette flatteuse prérogative! Cette tyrannie de la peau d'âne tient, nous inclinons à le croire, aux circonstances politiques. Le tambour-citoyen qui se sent placé à la tête de la milice nationale, l'un des plus fermes appuis de l'ordre de choses établi, se considère naturellement comme la colonne du pouvoir: aussi abuse-t-il de l'aubade en homme fort de son importance et du bruit qu'il fait dans le monde. Il faut bien se garder de le mécontenter: il a la tête près des baguettes, et si, par malheur, on avait l'imprudence de le molester, il battrait en retraite, laissant le gouvernement et les Chambres se débrouiller comme ils pourraient. Voilà peut-être ce qui explique comment cette année le roulement-monstre de la cour d'honneur du Carrousel a été maintenu le 1er mai, tandis que le concert du jardin a disparu du programme des réjouissances. Une politesse en vaut une autre, et toute _sérénade_ a un sens. Celle des virtuoses de la basane signifie très expressément qu'il faut leur donner de quoi boire à la santé du chef de l'État, pour célébrer dignement sa fête. Cet appel est compris: le moyen de rester sourd à une demande de cette espèce! et ce digne corps, en achevant son formidable roulement, se retire chargé des dons de la munificence royale. Mais si, comme dit le proverbe, ce qui vient par la flûte s'en retourne par le tambour, il est rare que par analogie le pécule gagné en abaissant le poignet ne s'en aille pas en levant le coude, suivant l'expression populaire, avant la fin de la journée. Mais c'est qu'aussi le tambour est doué d'une soif de dévouement inextinguible! _Le canon des Invalides._ Autre genre de concert dont l'imposante voix domine le fracas de la fête. C'est le coup de tamtam au milieu de l'orchestration officielle. Le canon des Invalides est comme le _Moniteur_; il enregistre à sa manière tous les triomphes, toutes les joies. Ce n'est point pour cela un flatteur; au contraire, il ne sait que gronder, et cependant sa brutalité ne déplaît pas. C'est par deux salves de vingt et un coups tirés le matin et le soir, qu'il s'associe aux réjouissances de la journée du 1er mai. Une compagnie d'Invalides, choisis parmi les moins manchots, fait le service de la belle batterie élevée sur l'esplanade de l'hôtel, et prouve, par la précision et la promptitude de son feu, qu'au besoin, le peu de bras qui lui restent sauraient encore lancer à l'adresse de l'ennemi une suffisante quantité d'obus et de boulets de trente-six. Le canon des Invalides tonne également pendant qu'on tire le feu d'artifice, et son organe majestueux se détache, grave et sonore, de cet assourdissant vacarme, comme le bourdon de Notre-Dame, une veille de grande fête, au milieu des grêles sonneries de toutes les autres paroisses. Fêtes et jeux des Champs-Élysées.--Nous voici au coeur de la fête, C'est aux Champs-Élysées que se concentrent les réjouissances municipales; aussi la foule, toujours avide de plaisirs, s'y porte-t-elle avec fureur, et Paris n'est plus dans Paris pendant toute une grande journée; il est tout entier empilé entre la place de la Concorde et la barrière de l'Étoile. Les divertissements et les jeux offerts la population justifient-ils cet empressement, répondent-ils, à l'attente générale? Hélas! non, il faut bien l'avouer. Les fêtes se suivent et se ressemblent; Louis-Philippe est fêté comme l'était Charles X, et avant celui-ci Louis XVIII, et avant ce dernier Napoléon. Le programme des réjouissances a été, à ce qu'il paraît, arrêté! une fois pour toutes et chaque année il se réimprime sans le plus léger amendement; il n'est besoin que d'en changer la date. Certes, à une autre époque où le talent de la mise en scène, du décor et de la pompe générale est poussé si loin et partout, dans le plus petit bouge dramatique comme sur notre première scène, il faut que l'imagination de nos ordonnateurs de fêtes soit bien stérile pour ne pas leur suggérer, une fois par hasard, autre chose que l'éternelle répétition de leur fastueux programme. Qu'à défaut d'un autre genre de prodigalité, ils se mettent du moins en frais d'invention. Que si leur cervelle prosaïque et frappée d'infécondité ne peut donner naissance à la moindre idée neuve, à la plus petite des découvertes, qu'ils appellent à leur secours les archéologues et les poètes. Qu'ils remontent vers le passé; qu'ils nous rendent le cirque de nos pères, non point avec les gladiateurs et les combats de bêtes féroces, mais avec un spectacle approprié à nos moeurs, quelque chose qui moralise et élève l'esprit des masses, comme pourrait être le tableau de nos grandes épopées nationales, représentées avec des milliers de comparses sur une scène immense, sous les yeux d'un people tout entier. Pourquoi l'Académie des sciences morales et politiques ne proposerait-elle pas un prix à l'auteur du meilleur projet de fête nationale et populaire? Il nous semble qu'un tel objet se recommande directement à ses méditations, à son intérêt spécial; et assurément jamais médaille d'or n'aurait été plus dignement et plus utilement placée, que celle qui nous doterait enfin de pompes et de solennités en rapport avec les progrès de notre civilisation et la majesté d'un grand peuple. [Illustration: (Salves d'artillerie aux Invalides.)] En attendant que cette idée se réalise, si tel doit être son destin,--ce dont nous doutons fort,--pénétrons dans ces Champs-Élysées, si richement pourvus de joies municipales, et examinons les merveilles que la moderne édilité offre en pâture aux citoyens, de par le programme officiel. Que voyons-nous d'abord? Quatre orchestres de danse établis à chaque angle du carré Marigny. Premier et flagrant anachronisme! Le peuple n'a nul besoin des violons de la Ville pour danser, s'il en a envie. N'est-ce pas l'avilir que le convier à prendre de risibles et grossiers ébats au milieu de la voie publique, sous le soleil le plus ardent, à travers les nuages épais d'une poussière fort peu olympique? Aussi le peuple répond-il comme il le doit à cet absurde et inconvenante provocation, en s'abstenant complètement. Les orchestres jouent, sinon dans le désert, au moins dans l'inaction et le dédain de la foule. Je me trompe pourtant, car ils servent à animer la danse macabre qu'une douzaine de polissons exécutent sous la protection de la garde municipale, et qui, en toute autre circonstance, et en tout autre lieu, vaudrait certainement à ses auteurs une incarcération immédiate, suivie d'une comparution en police correctionnelle et de quinze jours d'emprisonnement, pour fait d'outrage public aux moeurs. Un autre plaisir délicat qu'offre l'administration aux bons habitants de Paris, c'est l'ascension au mât de Cocagne. Ici encore nous retrouvons les mêmes haillons, les mêmes visages repoussants qu'autour des orchestres forains rétribués par l'autorité. Une population de drôles à jambes nues, de gamins de la pire espèce, dont les faces rébarbatives inspirent l'effroi et le dégoût, grouillent en tumulte autour de l'arbre Symbolique, impatients de monter à la conquête des timbales et des montres d'argent suspendues à quelque trente mètres au-dessus du sol. Les plus avides, les novices, s'élancent les premiers, et ne tardent pas à égayer la galerie par une lourde dégringolade. «Mais ceux qui de _ces jeux_ ont un plus long usage,» laissent les conscrits passer devant et s'épuiser en vains efforts, attendent patiemment, sachant bien que chaque tentative infructueuse de leurs devanciers les approche du but désiré. En effet, lorsque le fretin leur a suffisamment aplani le chemin en détachant du mât la couche savonneuse qui s'opposait à l'ascension, les habiles apparaissent à leur tour; ils recueillent le fruit des défaites de leurs infortunés rivaux. Pour augmenter encore leurs chances de succès, ces _grimpeurs_ émérites, qui à l'agilité du singe joignent la prudence du serpent, ont eu soin de ceindre leurs reins d'une corde soutenant deux sacs, ou immenses poches de toile pleines de gravier et de poussière, dont ils se frottent par intervalles les mains et les jambes pour aider à leur pérégrination aérienne, et balancer, par cet utile auxiliaire, l'action perfide des parties savonneuses encore adhérentes au mât. Cette sage précaution leur assure la victoire, jointe à la lenteur réfléchie qu'ils apportent dans leur ascension et aux temps de repos fréquents dont ils savent l'entrecouper, n'oubliant pas un seul instant cette salutaire maxime: Qui veut voyager _haut_, ménage sa monture. Une fois le mât dégarni de ses agréables pendentifs, il reste à enlever le drapeau qui surmonte l'arbre gigantesque. C'est la le beau idéal, le triomphe du genre. Celui qui a le bonheur ou l'adresse de se signaler par ce haut fait, est conduit, entre deux municipaux, au commissaire de police du quartier des Champs-Élysées, qui, de sa magistrale main, lui remet une récompense proportionnée à la grandeur de l'action. A la mine de ce lauréat, on jugerait, en le voyant sous l'escorte de la force armée, qu'elle va le conduire aux galères. Il n'en est rien pour le moment; mais il y a gros à parier, à en juger du moins par la physionomie de ce singulier triomphateur, que ce n'est que partie remise. Jusqu'à présent, les divertissements de la fête royale n'ont d'autre but, comme on le voit, que de fournir de l'argenterie et les délices du bal en plein vent à une cinquantaine de jeunes gueux, semblables de tous points à ceux dont Callot nous a légué le type. Est-ce bien là, de bonne foi, ce qu'il est permis d'appeler une fête nationale? Parlerons-nous des deux théâtres élevés aux deux extrémités du vaste carré Marigny, et des ridicules pantomimes qu'y exécutent de malheureux bateleurs forains recrutés au rabais par l'adjudication des réjouissances du 1er mai? Une plate et insipide copie des batailles du Cirque-Olympique, moins les chevaux, les décorations, la mise en scène, et, en un mot, tout ce qui attire la foule, tel est cet attrayant spectacle, que dédaignent même les Titis, car, pour les quinze centimes que coûte une place au paradis du Petit-Lazari, ils auront la jouissance d'une représentation infiniment plus amusante. Nous avons pu juger de cette indifférence par le renouvellement incessant du public essentiellement populaire qu'attroupe d'abord devant ces théâtres l'aimant irrésistible des feux de pelotons et des évolutions guerrières; et, certes, il faut que l'exhibition soit au-dessous du médiocre pour ne pas captiver un tel public avec de pareils éléments de succès. Nous avons fait comme tout le monde: nous avons séjourné cinq minutes devant ces tréteaux de quinzième ordre. Ce qui s'y consomme de poudre est réellement incalculable, des nuages de fumée éclipsent à chaque instant la scène: c'est là le plus clair de l'action. On s'y fusille à bout portant mais il n'y a jamais ni morts ni blessés, attendu que, la toile ne baissant pas, les blessés et les morts seraient, faute d'entractes, contraints de se relever eux-mêmes à la face des spectateurs, ce qui serait contraire aux lois de la nature et pécherait un peu contre la vraisemblance. Un général français, adossé au garde-fou d'un pont, a essuyé devant nos yeux, sans en être contusionné le feu d'une armée toute entière, représentée par vingt comparses, ce qui nous a porté à croire que ce digne militaire était invulnérable comme Achille, d'autant plus qu'en vrai héros français, il n'avait garde, comme on pense de montrer le talon à l'ennemi. Un duel à l'arme blanche, entre une vivandière et un officier autrichien, n'a pas eu de suites plus funestes. La même vivandière a, la minute d'après, poignardé et précipité dans un torrent un montagnard, que son feutre nous a fait soupçonner être Tyrolien, et qui, deux fois occis, n'en est pas moins rentré incontinent sur le théâtre par une coulisse opposée. Presque aussitôt une armée de Russes a débouché par le pont déjà mentionné, et est venue se ranger en bataille au bord de la scène, en commençant un feu de file des moins nourris, sans doute pour s'entretenir la main en attendant que l'ennemi parut. «Ah! bon, voilà les bédouins! s'est écrié cependant notre voisin de droite, excellent type de g--------- parisien, au visage épanoui et candide; et tout aussitôt, trente voix ont répète autour de nous: «Voilà, voilà ces gueux de bédouins!» Il paraît qu'aujourd'hui le bédouin est passé à l'état d'ennemi universel, comme l'était autrefois l'anglais: c'est du moins ce qui nous a paru résulter de l'unanimité de notre entourage à proclamer Bédouins et archi-bédouins des soldats parfaitement Russes. Aussi est-ce pour rendre hommage à ce sentiment populaire que notre dessin représente l'armée française aux prises avec les troupes d'Abd-el-Kader sur le théâtre municipal; mais la vérité historique nous force à déclarer maintenant que l'aspect de nos adversaires n'avait rien que de moscovite. Après cela, il est fort possible que les Bédouins soient venu ensuite, apparemment par le même pont; et s'il faut le dire, nous n'en serions pas étonné, attendu la grande variété de nationalités ennemie que nous avons vu se succeder sur le théâtre en question, dans l'espace de cinq à dix minutes. Quoiqu'il en soit, nous avons laissé les Russes battus à plate couture et nos soldats, au nombre trois les pourchassèrent à outrance; et, justement flattés d'un coup d'oeil si bien fait pour émouvoir une âme française, nous avons tenu à demeurer sur cette douce satisfaction d'amour-propre national. [Illustration.] Quittant donc sans regret les joies officielles, nous avons suivi la multitude vers le point des Champs-Élysées où elle afflue de préférence; nous voulons parler de l'espace compris entre la place de la Concorde, le carré Marigny et la rive de la Seine. C'est là que donnent rendez-vous à la foule des promeneurs, et le saltimbanque qui a quitté les foires circonvoisines pour venir _développer ses talents dans la capitale_, et les _phénomènes vivants qui viennent de faire l'admiration des différentes cours de l'Europe_, et les escamoteurs, physiciens, alcides, écuyers, qui, aux alentours du 1er mai, débouchent par toutes les barrières et viennent peupler avec les monstres, les funambules, les marchands de mirlitons et de bons hommes de pain d'épice, les ombrages de l'ancien Cours-la-Reine. Aussi, ce jour-là, n'y peut-on faire un pas sans tomber en extase; tous les sens sont charmés à la fois: tandis que l'odorat est doucement chatouillé par le parfum incomparable des cuisines ambulantes et des fritures en plein vent, l'oeil ébloui s'étend sur une immense file de tableaux-affiches représentant les plus curieuses merveilles du globe, et l'oreille se délecte au son de vingt grosses caisses, appuyées par autant de trompettes ou trombones sur les notes graves ou éclatantes desquels se détachent, comme une aérienne dentelle, les folles gammes chromatiques de la perçante! clarinette. Ici, on court la bague sur des _pur-sang_ de bois; plus loin, l'escarpolette vous tend les bras de ses fauteuils on vous enlace de ses filets; sous cette tente, on se livre à un repas champêtre; là-bas, on arrache des dents; partout la joie est à son comble. Dans l'espace dont nous parlions tout à l'heure s'élève une cité étrange qui hier n'existait pas encore, et qui n'existera plus demain; ses habitants nomades sont accourus des quatre coins de la France pour venir la peupler et l'animer un jour. Aucun d'eux ne ressemble au commun des mortels, et, chose singulière! à cette anomalie est attachée leur existence. Les uns ont plus de six pieds, les autres moins de trois; celui-ci a quatre jambes, cet autre est solipède; celui-là a deux têtes, et, qui pis est, deux estomacs; tel autre, enfin, a toujours joui des bienfaits de la paix, n'a jamais servi son pays, n'a point de place aux Invalides, et n'a pourtant ni bras ni jambes. D'autres, avec une conformation physique en apparence peu différente de celle des autres humains, ont cependant des moeurs diamétralement opposées à celles de leurs concitoyens: c'est ainsi que l'un marche habituellement sur la paume des mains, la tête en bas, l'orteil en l'air, tandis que celui-ci n'a d'autre nourriture que des cailloux et des pointes d'épées. C'est là la cité des monstres, cité bruyante et musicale s'il en fut, où tout se fait au son du cuivre et du tambour; cité opulente, bien que tout entière faite de toiles et de planches, car l'or et le satin y brillent de toutes parts; cité cosmopolite, car le Lapon y coudoie le Patagon et le sauvage, et il n'est pas jusqu'aux lions du désert qu'on n'y entende parfois mêler leurs rugissements sombres aux bruits des instruments et des voix glapissantes qui retentissent éternellement dans ce vaste pandaemonium. C'est dans les sinueux carrefours de cette ville improvisée qu'aime à errer la multitude, dédaignant, comme nous l'avons vu, et les danses en plein vent et les parades du carré Marigny. Insensible aux joies du programme, elle cherche pour son argent des amusements qui l'amusent, et que lui offrent tant d'avances, tant de promesses séduisantes, formulées tour à tour par une orchestration si crépitante et si échevelée, par une éloquence si pittoresque, si entraînante, si insidieuse que Bilboquet, ce roi de la cité en question, se montre grand et inimitable en ce jour solennel! Avec quelle inépuisable faconde il captive, touche, étonne, fascine son public, joignant le geste au discours et faisant résonner sous les coups de sa baguette, à chaque chute de phrase, la toile barbouillée qui sert de prospectus à son établissement! Voyez cette vaste pancarte sur laquelle est tracée une femme gigantesque; auprès d'elle se tient roide et droit, comme un simple conscrit le jour de sa première prise d'armes, un magnifique tambour-major. L'infortuné bel homme paraît avoir conçu la ridicule présomption de mesurer sa taille à celle de la géante; mais c'est en vain qu'il efface les épaules, allonge le col et se hausse sur la pointe du pied; il ne produit guère plus d'effet en face de la moderne Titane que la grenouille de la fable en parallèle avec le bouf, et c'est à peine si, kolbach et plumet compris, il atteint à la hanche de la femme colosse. Qui ne voudrait voir par ses yeux un si rare prodige? Telle est sans doute la question que s'adresse chaque membre de l'assemblée; car à peine le propriétaire de la baraque a-t-il annoncé, entre deux roulements du tambour, le commencement de la représentation, que la foule se précipite à longs flots dans le sanctuaire, et que nous-mêmes, _proh pudor!_ nous nous laissons entraîner au torrent. Là, le premier objet qui frappe nos regards est un assez beau lion nonchalamment couché dans une forte cage et contemplant d'un oeil paternel les nombreux spectateurs attroupés devant lui. On se demande si c'est là la géante promise, et l'on commence à murmurer contre le maître de céans. Mais, voyez à quel point les hommes sont injustes! ce n'est là qu'un hors-d'oeuvre, une surprise, un préambule à la pièce principale. Contrairement à l'usage, le conducteur de la géante tient plus qu'il n'a promis. Vous allez voir. Muni d'un mince quartier de viande, le voilà qui entre résolument dans la cage, harcelle, tourmente, bouscule son lion, le fait sauter en l'air comme un barbet docile, en tenant suspendu sur sa tête puissante le maigre lambeau d'aliment offert à son rude appétit. Puis, lorsque le roi des forêts a pris enfin possession de cette proie modeste, le cornac abandonne la cage pour y rentrer immédiatement avec une petite fille au visage blanc et rose, qu'il pose sur la croupe du féroce animal. Tout le public épouvanté pousse des cris d'effroi; mais la petite fille sourit et envoie des baisers à la foule, tandis que le lion continue en grondant à ronger sa pâture. Cela fait, l'enfant et le père disparaissent, pour recommencer cinq minutes après ce qu'ils viennent de faire, ce qu'ils ont déjà fait cinquante fois depuis le matin, ce qu'ils feront demain et tous les jours suivants, pour la modique rétribution de 25 centimes par personne. Et cependant tout cela, dis-je, n'est qu'un hors-d'oeuvre, et cet obscur dompteur de lions attache lui-même si peu d'importance à ce périlleux savoir-faire, que c'est à peine s'il daigne en faire l'annonce dans le programme de son spectacle. Quelle sanglante épigramme contre ses confrères, les Martin, les Carter et les Van Amburgh, qui, plus heureux que lui, récoltent des guinées là ou il glane à peine quelque, décimes crasseux, en _travaillant_ toute la journée! Mais, attention! voici le rideau du fond qui s'agite, s'entr'ouvre et nous découvre la géante. Sur ma parole, l'affiche ne l'avait pas flattée; car elle est vraiment monstrueuse, et je crois voir en elle l'anti-hippopotame annoncé par Fourier. «Ceci vous représente, messieurs, la _géante arabe_, dont la taille n'a pas moins de six pieds onze pouces au-dessus du niveau de la mer, s'écrie le cornac d'une voix stridente. Approchez, mesdames, et venez comparer un peu votre bras à celui de madame, qui n'est pas de bois (le bras), comme vous pouvez voir. Eh bien! mesdames, approchez donc! Comment! vous ne voulez pas? Mon Dieu, que c'est ridicule d'être bégueules comme ça! Allons, jeune guerrier, continue le propriétaire de la superbe femme, en le tournant vers un novice tourlourou qui, immobile au premier rang, semble n'avoir pas assez d'yeux pour voir ni assez d'oreilles pour entendre, venez montrer que vous êtes Frrrrrrrrançais, et qu'une _grande dame_ ne vous intimide pas!» Un vrai Français n'est jamais sourd à la voix de l'honneur. Le jeune héros, aiguillonné par cette attaque _ad hominem_, s'élance d'un bond sur l'estrade, fait le salut militaire et rapproche complaisamment son bras de celui de la géante. Mais, hélas! son action est plus hardie que sage; car son grêle biceps apparaît en ce moment ou pour mieux dire disparaît auprès de la solive brachiale de la superbe femme arabe, comme un frêle roseau mis en regard du chêne. Un rire universel éclate à la vue de ce frappant contraste, et, quant à la géante, avec une expression de dédain que rien ne saurait rendre, elle toise le petit homme, et élevant son bras horizontalement, le passe à diverses reprises sur la tête de celui-ci. Le fantassin, humilié, se retourne vers elle et la raille avec un accent méridional des plus prononcés. La géante repart aussitôt dans une langue qui n'a rien d'arabe et nous paraît ressembler considérablement à l'idiome provençal. L'altercation menaçait de devenir sérieuse, et nous commencions à trembler pour le jeune défenseur de la patrie, lorsque l'_impresario_ crut devoir mettre un terme au conflit, en invitant le guerrier à descendre et en tirant le rideau sur la femme-colosse. «Mais, nous dit un de nos voisins comme nous sortions de la baraque, si cette géante est arabe, il faut que le lion soit provençal. Qu'en pensez-vous?» Nous répondîmes par un geste d'assentiment, et nous allâmes, de ce pas admirer une foule d'autres merveilles. [Illustration.] Nous aurions bien envie de vous raconter en détail tout ce que nous vîmes encore dans ce jour mémorable. Mais voilà que l'haleine et l'espace nous manquent, et puis nous ne savons trop jusqu'à quel point la plume serait apte à décrire tant de phénomènes surhumains. Nous sommes comme cet Apollodore qui eut un jour la fantaisie de sonder le Tartare antique. Il en revint, mais muet et frappé de vertige, tant les prodiges surnaturels qui lui furent apparus sous terre avaient bouleversé sa raison et ses sens, et ne put rendre aucun compte de ses impressions à ceux qui vinrent l'interroger sur son voyage souterrain. Nous nous bornerons donc, par cette raison, à mentionner pour mémoire: _L'Enfant vivant à quatre jambes,_ offert à l'admiration des bipèdes, ses dissemblables, moyennant la bagatelle de quatre centimes par tête; _Le phénomène né à Berne_, et âgé de 14 mois, lequel n'est autre qu'un veau de Pontoise orné de plus de pattes que n'en comporte sa qualité de quadrupède; _Le singe mathématicien;_ _Le nain et la naine Bébé_, hauts de cinquante-deux centimètres au-dessous du puits de Grenelle; _Les dames bâtonnistes_, honorées des suffrages de S. M. le roi de Prusse; Les exercices de _Laroche, modèle de l'Académie royale_, qui, par la seule force de l'échine, soulève (sur l'affiche) un quadrige chargé de quinze militaires; L'aimable _Physicienne_, qui, après avoir escamoté les mouchoirs de toute la réunion, nous renvoie le nôtre en l'air, en nous disant avec le plus charmant sourire: «Excusez, Monsieur, si je vous le jette!» Enfin, _les curiosités neuves et inconnues jusqu'à ce jour, et qui, pour cette raison, n'ont point encore été offertes à la capitale;_ ainsi se borne à les désigner, par une savante réticence, le tableau qui convie le public à venir en prendre connaissance. Qu'est-ce que ces curiosités? Il y aurait, en vérité, indélicatesse à vous le dire; nous porterions trop de préjudice au chef de l'établissement. Faites comme nous; allez les voir. Il n'en coûte que cinq centimes pour les admirer, et encore on ne paie qu'en sortant, au cas où l'on est satisfait... Mais on est toujours satisfait! Au milieu de tant de jouissances, la fin du jour est arrivée, et une fusée, partie d'un balcon du château, donne le signal du feu d'artifice disposé le long du quai d'Orsay. C'est la pièce capitale des divertissements de la journée, et la seule qui ait le don de fixer la curiosité publique. Cette année, le feu du 1er mai n'a brillé ni par sa splendeur ni par une grande nouveauté; les progrès de la pyrotechnie ne nous semblent pas en rapport avec ceux de la science chimique en général. Cet art est fort stationnaire: des moulinets, des fusées, des chandelles romaines et les éternels feux du Bengale semés dans la voûte des cieux avec ordre et économie, tel a été, comme toujours, le menu de l'éruption artificielle; ce à quoi il faut ajouter pourtant une décoration représentant, à ce que l'on nous a assuré, le char de Neptune entouré de toutes les divinités nautiques. L'eau et le feu, ces ennemis jurés et irréconciliables, avaient fait trêve pour cette fois. La magnificence du bouquet, qui, présentant à l'oeil un immense éventail diapré de toutes couleurs, a un instant projeté une lueur vésuvienne sur le vaste panorama de la ville et des hauteurs environnantes, et quelque peu racheté la maigreur de l'ensemble. Un autre feu d'artifice était en même temps tiré à la barrière, du Trône, pour l'usage particulier du plus populaire des faubourgs, à qui il faut aussi sa part de soleils et de bombes tricolores, et qui ne s'en laisserait pas frustrer patiemment, car un jour de 1er mai, tous les citoyens sont égaux devant le soufre et le salpêtre. Après le feu d'artifice, les illuminations, quelque brillantes qu'elles puissent être, semblent passablement mesquines: aussi n'excitent-elles qu'un médiocre intérêt, à part toutefois celle de l'avenue de l'Étoile, qui offre véritablement un coup d'oeil prestigieux. La foule se disperse donc presque aussitôt après le bouquet, et chacun regagne son logis; heureux s'il y parvient ce soir-là sain et sauf, et ne reçoit pas dans les jambes, au détour de quelque rue sombre, un de ces pétards à l'aide desquels les gamins de chaque quartier se donnent, au mépris des règlements de police, des feux d'artifice particuliers durant une partie de la nuit. Nous l'avons déjà dit, le gamin est le roi des fêtes officielles; c'est à lui qu'elles sont spécialement dédiées, et c'est pour sa satisfaction qu'à pareil jour Paris dépense chaque année plusieurs centaines de mille francs. Quant au reste de la population, nous ne connaissons guère qu'un moyen de lui faire goûter les divertissements ordonnés par le pouvoir municipal: ce serait de lui appliquer le précepte du grand sultan Schahabaham, et de faire publier à son de trompe «que quiconque ne s'amusera pas sera empalé séance tenante.» [Illustration.] CHEMINS DE FER. [Illustration.] Cette représentation de la médaille que M. le ministre des travaux publics fit frapper à l'occasion de la loi du 11 juin 1842, ne paraîtra pas sans doute déplacée en tête du récit des deux inaugurations des chemins de fer d'Orléans et de Rouen: c'est l'avenir à côté du présent, l'espoir près de la réalisation. On se rappelle toutes les vicissitudes des différentes entreprises de chemins de fer, le sort des lois présentées par le Gouvernement à l'approbation des Chambres. L'administration se défiait de l'industrie, et l'industrie osait accuser l'administration d'impuissance. Cependant toutes les compagnies avaient recours au crédit de l'État, qui, à l'une faisait un prêt, à l'autre une prise d'actions, à une troisième garantissait un minimum d'intérêt; d'autres même, comme la compagnie des Plateaux, se retiraient sans même avoir mis la main à l'oeuvre. Tel était le déplorable spectacle que donnait au pays la lutte de l'industrie contre l'administration. Et cependant de tous les côtés les chemins sillonnaient le sol de nos voisins; le cercle fatal allait toujours se resserrant, et il y avait danger commercial et danger politique à rester plus longtemps inactif. L'exemple de l'action était donné par les localités, qui offraient généreusement leurs terrains, qui ouvraient des souscriptions dont le montant s'est élevé à un chiffre extraordinaire. L'État ne pouvait rester en arrière de ce mouvement. Il adopta un _mezzo termine_ que nous ne prétendons ni louer ni blâmer, mais qui appelait l'industrie privée à prendre part aux bénéfices que ce nouvel état de choses allait créer. Tel est le but de la loi du 11 juin 1842, dont nous avons exposé le principe dans notre avant-dernier numéro. C'est le commencement d'une grande oeuvre nationale; espérons que ce ne sera pas un fruit avorté dans sa fleur, et que d'ici à peu d'années nous aurons à faire assister nos lecteurs à de nouvelles inaugurations de chemins créés par cette loi. Inauguration du Chemin de Fer de Paris à Orléans. 2 MAI 1843. Allons, amis, assez de feu d'artifice, de mâts de cocagne et de théâtres en plein vent! La fête du monarque est passée, le dernier lampion s'est éteint, l'orchestre a jeté son dernier accord, les danseuses les plus intrépides ont quitté le bal public; tout, dans la grande cité, est rentré dans le calme de tous les jours; mais, hourrah! après la fête du roi, voici venir la fête de l'industrie. Un nouveau chemin de fer est né aux portes de Paris, et le voilà qui, avant de s'élancer dans la plaine, et d'embrasser de ses replis une des contrées les plus riches de France, le voilà qui vient vous demander son baptême, et il vous présente pour ses parrains l'évêque d'Orléans et le duc de Nemours. Hâtons-nous: pour nous va se dérouler une des plus belles conquêtes du génie de l'homme, une de ces victoires qui, dans ce siècle éminemment pacifique et industriel, ne coûtent de larmes à personne. Hourrah! nous avons soixante lieues à faire; déjà la machine a gonflé ses vastes poumons, elle vomit des flots de vapeur blanche comme la toison des brebis; elle s'impatiente et frémit. La foule assiège les portes de l'embarcadère. On dirait, à voir cet empressement joyeux, que l'inauguration d'un chemin de fer est un spectacle nouveau pour elle; et, cependant, déjà trois fois pareille fête a réjoui ses yeux! En 1837, la reine, accompagnée de LL. AA. RR., fit, en personne, l'inauguration du chemin de fer de Saint-Germain, et, deux ans après, les chemins de Versailles, rive gauche et rive droite, furent ouverts avec la même solennité. C'est que le chemin d'Orléans ouvre à l'industrie une ère nouvelle; ses aînés n'avaient pour prétention que de satisfaire le besoin de locomotion du Parisien; ils ont voulu être simplement des promenades aboutissant à la forêt de Saint-Germain, au musée et au parc de Versailles. Pour celui-ci, la promenade n'est que l'accessoire, l'utilité est le principal. C'est un premier anneau de cette chaîne immense qui doit lier le Nord au Midi, Bordeaux et Nantes, nos deux grands ports de commerce, au Havre et à la Belgique. Aussi, voyez comme, dans cette prévision, l'embarcadère s'est fait vaste et spacieux; comme toutes les dispositions ont été prises pour que le service puisse s'y faire sans encombre, pour que chacun attende commodément le moment du départ, et arrive sans hésitation au wagon dans lequel il doit trouver place. L'embarcadère du chemin de fer de Paris à Orléans est celui qu'ont déjà admiré tous les voyageurs qui ont pris le chemin de Corbeil pour aller soit à leurs affaires, soit à leurs plaisirs, à la papeterie d'Essonne ou sous les magnifiques ombrages de la forêt royale de Fontainebleau. Beaucoup se demandaient à quoi bon tant d'espace pour un si petit chemin. C'est que les administrateurs, malgré les embarras financiers qui, jusqu'en 1841, ont failli les faire renoncer à leur concession, avaient compris tout l'avenir réservé à cette tête de ligne. Il y a, d'ailleurs, économie à acheter en bloc tout le terrain indispensable au développement d'une entreprise industrielle. La compagnie recueille aujourd'hui les fruits de cette prévoyance. La gare d'Orléans, remarquable par une noble simplicité de construction, présente à l'oeil les dispositions générales des principales gares d'Angleterre. L'architecture extérieure est bien d'accord avec sa destination. En effet, l'embarcadère d'un chemin de fer doit présenter au public de vastes salles de plain-pied; les bureaux de perception, de bagages, doivent être au même niveau; une construction de cette espèce ne comporte pas d'étage supérieur; aussi ne voit-on du dehors que de vastes arcades, avec leurs fenêtres cintrées. L'entrée forme un pavillon carré qui s'avance sur la grande cour, et jusqu'au pied duquel les voitures peuvent arriver. Des deux côtés de ce pavillon, et en retraite sur lui, des portes donnent accès, l'une aux bagages, qui de la salle d'enregistrement sont portés dans les wagons, l'autre à une plate-forme tournante sur laquelle se trouve un cadre prêt à recevoir les gros ballots de marchandises, ou les chaises de poste qui doivent voyager à la suite du convoi. La façade est surmontée d'une petite construction qui sert d'encadrement à l'horloge, et dont l'architecture paraît malheureusement mesquine et peu en rapport avec le reste de l'édifice. [Illustration: (Chemin de fer d'Orléans.--Embarcadère de Paris.)] L'embarcadère du chemin de fer d'Orléans a une longueur totale de plus de 300 mètres; sur toute cette longueur règne, en arrière du toit qui couvre les salles basses, une charpente d'une admirable légèreté, où sont percés les jours qui éclairent l'intérieur de cette vaste construction. Les terrains qui en dépendent se prolongent jusqu'au boulevard de l'Hôpital, sur lequel ont vue les bâtiments réservés à l'administration. Des deux côtés on a ouvert des rues, dont l'une, celle par laquelle on arrive au chemin de fer, correspond au quai d'Austerlitz, et l'autre sert exclusivement à la sortie des voyageurs et des voitures qui les transportent dans Paris. Mais pénétrons dans la gare et jetons un coup d'oeil sur cette charpente hardie qui se développe sur la longueur de 300 mètres. Vue d'un certain point, sa perspective ne vous figure-t-elle pas la gigantesque ostéologie d'un de ces animaux antédiluviens dont les débris ont révélé au grand Cuvier les merveilles d'un monde anéanti? Des flots de lumière arrivent à l'intérieur par des centaines de croisées; mais surtout rien ne peut rendre l'aspect magique de cette gare quand elle a allumé ses nombreux becs de gaz et que dans les charpentes l'ombre joue avec la lumière.--Quatre voies bordées de deux quais d'embarquement et de débarquement, sur une centaine de mètres de longueur, reçoivent les wagons de départ et d'arrivée, et au-delà se prolongent dix ou douze voies sur lesquelles sont remisées des centaines de wagons prêts à s'élancer au premier signal. Mais voici les invités qui se rendent à l'appel des administrateurs; quatre convois les transportent à Orléans; le premier est parti à six heures et demie du matin; c'est lui qui est chargé d'explorer la voie; le danger, s'il y en a, sera pour lui seul: là où il aura passé, les autres ne courront aucun risque. Le second part à sept heures, bien tranquille sur les chances que son devancier a dû courir. Le troisième, à sept heures et demie; et le quatrième enfin, le convoi d'honneur, celui qui renferme les ducs de Nemours et de Montpensier, les ministres et _tutti quanti_, hauts et puissants seigneurs, administrateurs, législateurs, qui portent avec eux la fortune de la France, part à huit heures de la gare. Laissons ces convois prendre petit à petit leur vitesse de dix lieues à l'heure, laissons la locomotive, cette comète à la chevelure enflammée, dévorer l'espace, et faisons un peu d'histoire industrielle. [Illustration: (Passerelle près du château de Trousseau.)] C'est en 1838 que fut votée la loi qui concédait le chemin de fer de Paris à Orléans, avec embranchement sur Corbeil, Pithiviers et Arpajon. Le maximum des pentes et rampes était fixé à 3 millimètres par mètre, et le minimum du rayon des courbes à 1,000 mètres. La compagnie, constituée au capital de 40 millions, se mit immédiatement à l'oeuvre. Elle appela, pour diriger ses travaux, un de ces ingénieurs que l'Administration des ponts et chaussées accorde si généreusement pour le plus grand bien de l'industrie, un de ces hommes intègres et capables, dont la coopération seule semble une garantie de succès. M. Jullien, déjà connu dans le monde des constructeurs, par le magnifique travail du pont-canal du _Bec-d'Allier,_ mené à fin avec tant d'économie et de promptitude, se mit à l'oeuvre avec ardeur. Dix-huit mois à peine s'étaient écoulés que les convois sillonnaient les bords de la Seine, jetant leurs voyageurs à Choisy, à Petit-Bourg, à Corbeil; mais en même temps des études sérieuses avaient eu lieu sur la ligne principale. De graves objections s'étaient élevées contre les embranchements d'Arpajon et de Pithiviers, dont les produits ne devaient pas compenser les dépenses. On sollicitait du Gouvernement une intervention financière qui, sans rien faire sortir de ses caisses, donnât confiance aux petits capitaux et permît ainsi de réaliser le fonds social, sur lequel les désastres du chemin de Paris à Rouen, dit des _Plateaux_, avaient réagi d'une manière funeste. [Illustration: carte.] [Illustration: (Passage sous la route de terre, à la Cour de France.)] Une loi du 1er août 1839 vint modifier le cahier des charges et permettre aux concessionnaires de renoncer au bénéfice de la loi de 1838, à charge par eux d'achever l'embranchement de Corbeil et d'être tenus de livrer à l'État, si ce dernier l'exigeait, contre remboursement des dépenses utiles, la partie du chemin de fer confectionnée. Mais ce n'était encore qu'un simple palliatif. [Illustration: (Viaduc en face de Villemoisson.)] Le 15 juillet 1840, le Gouvernement entra enfin dans une voie différente. Il garantit à la compagnie, sur son fonds social de 10 millions, un minimum d'intérêt de 4 p. %, pendant quarante-six ans et trois cent vingt-quatre jours, à charge, par la compagnie d'employer annuellement 1 p. % à l'amortissement de son capital. Nous n'avons pas à discuter les inconvénients et les avantages de ce système qui a été l'objet de tant de controverses. Nous dirons seulement qu'il nous paraît prouver d'une manière péremptoire que, sans le secours de l'État, l'industrie privée aurait été impuissante à exécuter les travaux du résultat desquels nous jouissons aujourd'hui. Le cahier des charges reçut encore quelques modifications: les pentes purent être portées à 5 millimètres par mètre, et les rayons des courbes descendre à 800 mètres, et on n'exigea plus les embranchements de Pithiviers et d'Arpajon. Sous l'influence de ces modifications, les travaux du chemin de fer prirent un essor rapide. L'ingénieur avait cinq ans pour achever son oeuvre, et deux ans et demi lui ont suffi: le premier coup de pioche a été donné au commencement de 1841, et le 1er mai 1843, le dernier rail est bien près d'être posé; et la rapidité des travaux n'empêche pas chaque ouvrage en particulier d'être solidement fait. Là, rien n'est donné au charlatanisme, chaque partie est sévèrement, consciencieusement traitée; rien ne papillote aux yeux, mais tout a la stabilité monumentale d'une oeuvre durable; car ici l'intérêt de la Compagnie était d'accord avec celui du public et l'amour-propre de l'ingénieur, une concession de quatre-vingt-dix-neuf ans équivalant à une concession perpétuelle. Maintenant suivons le convoi du prince, et jouissons en passant du magnifique panorama qui va se dérouler devant nos yeux. Si vous ne craignez pas l'air vif qu'augmente encore la rapidité de la marche du convoi, si vous ne redoutez pas les parcelles de coke qu'envoie si généreusement la cheminée de la locomotive, montons sur la banquette supérieure du wagon. A cette fête de l'industrie, le printemps vient mêler sa première verdure, la plus fraîche de l'année, ses premières fleurs, l'espérance de l'été: voyez ces beaux marronniers qui mêlent si heureusement leur sombre verdure à la blancheur de leurs grappes; ces fleurs de pommiers qu'un poète a appelées la neige odorante du printemps, et au milieu de ce jard in, ces maisons blanches, ces clochers de villages que l'oeil a à peine le loisir de reconnaître en passant. Quels délicieux tableaux se succèdent ainsi sur cette promenade de trente lieues qui lie la capitale du monde civilisé à cette grande cité illustrée par le triomphe de Jeanne-d'Arc! En quittant la gare de Paris, on traverse les plaines d'Ivry, de Vitry et de Choisy-le-Roi: nous voici sous le fort d'Ivry; pourquoi n'a-t-il pas encore sa couronne de canons pour saluer en passant la victoire de l'industrie? Dieu veuille qu'il ne tonne jamais du haut de ses retranchements que pour de semblables fêtes, et que des larmes ne viennent pas se mêler un jour à l'or qu'il nous a coûté! Sur toute cette portion de route que vous connaissez déjà jusqu'à Juvisy, ou les deux chemins se bifurquent, on domine le cours de la Seine et les magnifiques campagnes qui la bordent; ce paysage si varié présente là un château caché derrière une épaisse charmille; ici une fabrique avec sa haute cheminée vomissant des flots de fumée noire; partout la richesse, le mouvement et la vie. A Juvisy, le chemin d'Orléans se sépare de son compagnon par une courbe de 1,500 mètres de rayon, pour aller vers Étampes. A quelque distance de ce point de bifurcation, il passe sous la route royale nº 7, qui va de Paris à Antibes. L'arche du pont sur lequel passe cette route à 8 mètres d'ouverture et 5 mètres de hauteur sous clef; elle est en maçonnerie et a, comme tous les travaux de cette ligne, une apparence de stabilité que ne démentira pas l'épreuve du temps. De côté et d'autre du pont, la route a été relevée sur une assez grande longueur avec des pentes de 3 centimètres par mètre. A peu de distance de là, nous entrons dans la vallée de la rivière d'Orges, ou plutôt dans la vallée des châteaux, car nulle part plus qu'entre Juvisy et Arpajon on ne rencontre accumulées de ces grandes propriétés, qui servent à la villégiature de nos banquiers, pairs de France, généraux. C'est une suite continuelle de châteaux de tous les âges et de toutes les époques: les uns remontent au onzième siècle; d'autres sortent à peine des mains de l'ouvrier, et cette grande page architecturale a pour points de repère, d'un côté la tour de Montlhéry, qui semble encore menacer le ciel après avoir si longtemps dominé sur les vassaux tremblants qui rampaient à ses pieds, et de l'autre, la tour d'Étampes, ruine monstrueuse, dont des pans entiers ont été arrachés par la main du temps, _tempus edax_, et d'autres semblent près de s'écrouler, tant ils sont crevassés et mutilés depuis le dixième siècle, auquel on fait remonter l'époque de la construction de ce manoir féodal. Il a fallu dans beaucoup d'occasions passer à travers les parcs, orgueil de ces châteaux; et les propriétaires ont dû, tout en maugréant, laisser le chemin de fer se frayer ainsi son passage. La loi le veut ainsi, et c'est un étrange rapprochement que celui de l'industrie qui arrive à la toute-puissance, en présence de ces vieux débris d'une puissance qui s'éclipse et s'éteint. Que diraient ces vieux barons qui, de leur nid d'aigles, descendaient, comme la tempête, dans la plaine pour piller et rançonner leurs orgueilleux voisins, et, il faut le dire aussi, souvent le voyageur; qui avaient droit de haute et basse justice, et ce beau droit du seigneur, celui qu'ils ont abandonné avec le plus de regret; que diraient-ils, s'il leur fallait aujourd'hui venir chapeau bas, au-devant de l'industrie et la saluer quand elle demande à pénétrer, et la saluer encore quand elle obtient de dévaster une propriété, de combler une pièce d'eau, d'abattre une forêt séculaire? Certes ils croiraient que les derniers temps sont proches, et à ce bouleversement des usages, ils jugeraient que le monde a vécu. Et cependant tout cela arrive, et le soleil luit plus brillant que jamais, et il se lève tous les jours sur une merveille nouvelle, due au génie de l'homme. C'est que, quand les privilèges disparaissent, le bien-être de la masse commence; c'est que du jour ou le règne de la force brutale a cessé, celui de l'intelligence a fait son avènement. Heureusement il est loin de nous le temps pour lequel a été fait ce vers: Le premier qui fut roi fut un soldat heureux. Et, maintenant, tous le reconnaissent, il faut, pour gouverner, non plus être fort, mais être intelligent; et voilà pourquoi l'industrie vient s'asseoir au banquet préparé par les riches; mais, rendons-lui justice, elle ne s'y asseoit qu'avec toutes sortes de formes polies. Ainsi, le chemin de fer a coupé des parcs dans toute leur longueur, mais il a galamment offert au châtelain d'élégantes passerelles en aussi grand nombre qu'il l'a voulu, des grilles en fer, des ponts sous le chemin; si bien que quand cela sera passé dans les usages, on ne verra plus dans ces servitudes qu'un point de vue pittoresque de plus, un ornement ajouté au paysage, ornement animé quand les locomotives et leurs convois passeront, emportant des milliers de voyageurs. Les passerelles ainsi construites sur le chemin sont d'une élégante légèreté: généralement elles sont en charpente, et on y arrive de chaque coté par un escalier. [Illustration: (Viaduc sur la rivière de l'Orge, en face de Villemoisson.)] Mais quittons ces châteaux, et qu'on nous pardonne les réflexions que leur vue nous a inspirées. Hâtons-nous, car il nous faut arriver à Orléans pour une heure, si nous voulons assister à la cérémonie d'inauguration. Le chemin passe dans la vallée de l'Orge, et traverse la vallée de l'Yvette. Pour franchir ces deux rivières, il a fallu deux viaducs, dont nous donnons les dessins: l'un celui sur l'Yvette, a trois arches de 8 mètres, et a 14 mètres de hauteur au-dessus de la rivière; l'autre plus considérable encore, a cinq arches de 8 mètres, et une hauteur de 14 mètres également; mais rien ne peut rendre le coup d'oeil dont on jouit en passant sur ces viaducs: on domine de la deux vallées fraîches et remplies de beaux arbres, de ces belles fleurs qui se plaisent tant au bord de l'eau, et l'oeil suit au loin tous les caprices de la rivière, dont le cours sinueux offre à chaque instant un point de vue nouveau. On s'arrête à Saint-Michel, devant le magnifique château moderne de Lormoy, qui appartient à M. Paturle: là on a creusé un puits artésien de 120 mètres de profondeur pour donner de l'eau aux locomotives; puis on reprend sa course, en traversant le pays le plus riche et le plus accidenté des environs de Paris: chaque tour de roue de la locomotive amène une sensation nouvelle. Mais comme les formules de l'admiration sont restreintes et monotones, et que, d'ailleurs, nous ne pourrions pas vous peindre le magnifique soleil qui éclairait ces scènes et l'empressement des populations qui venaient saluer joyeusement l'aurore de cette nouvelle ère, nous vous dirons: «Faites le voyage, et quand vous en reviendrez, vous aurez vu, senti, éprouvé, comme nous, et vous aimerez mieux lire dans vos souvenirs et votre imagination que sur ces froides pages, les scènes qui vous auront fait impression.» [Illustration: (Débarcadère du chemin de fer, à Orléans.)] Arrivé à Etampes, où l'on a construit une vaste gare, dominée par cette tour dont nous vous parlions tout à l'heure, on n'a plus à traverser qu'un pays assez triste, des plaines à perte de vue, un sol maigre: c'est la Beauce, c'est presque la Sologne. Enfin nous touchons la gare d'Orléans après un trajet de 121 kilomètres, ou 30 lieues un quart, fait en quatre heures un quart, mais pendant lequel nous avons perdu une heure six minutes à faire de l'eau et d'autres opérations qui ne se feront pas, ou se feront beaucoup plus rapidement dans le service ordinaire. Nous avons souvent marché à 12 lieues à l'heure, et cependant en moyenne à 7 lieues et demie. La gare d'Orléans n'est pas encore achevée; mais, telle qu'elle est, elle présente l'aspect de grandeur et de simplicité que nous avons déjà signalé dans celle de Paris, qui lui a d'ailleurs servi de modèle. A gauche de cette gare, on a élevé une tente dont les dames d'Orléans garnissaient les gradins. De tous côtés des guirlandes de feuillage, des drapeaux tricolores. Au milieu de la voie et hors du débarcadère, sur une estrade, se dresse un petit autel, recouvert de drap rouge, et qui rappelle l'autel du Champ-de-Mars et les autels des anciens. Mais le canon a retenti, les cloches sont en branle, le hennissement de la locomotive annonce l'arrivée du convoi des princes. A ce signal, le clergé, précédant l'évêque d'Orléans, entonne des chants religieux, et se rend processionnellement à l'autel sur lequel doit se faire la consécration religieuse du chemin de fer. Cependant les princes ont débarqué avec leur suite, et sont reçus par toutes les autorités venues des départements voisins pour cette solennité. Le maire d'Orléans se charge de porter la parole au nom de tous. Puis les princes se rendent près de l'autel, où M. l'évêque les attendait. Là, M. l'abbé Fayet prononça un discours qui roulait sur le caractère social et religieux des découvertes de l'industrie, les conditions auxquelles ses créations peuvent tourner au profit de la moralité humaine, et termina en donnant la bénédiction aux locomotives, qu'on fit approcher pendant que l'artillerie tirait une nouvelle salve. A ce moment, M. Teste remit, au nom du roi, la croix de la Légion-d'Honneur à MM. Bartholony, Bariès et Delerue, et promut à la première classe de leur grade d'ingénieurs MM. Jullien et Thoyot. Le prince a ensuite passé la revue de la garde nationale, qui aurait pu être plus nombreuse, et après une descente en ville il revint à quatre heures à la gare, où l'attendait un banquet qui lui était offert par la Compagnie. Quant aux quinze cents personnes invitées à cette inauguration, elles partirent par différents convois à quatre heures et quatre heures et demie. Le retour se fit sans accident, et à huit heures un quart le convoi de quatre heures entrait dans la gare de Paris. Ainsi s'est terminée cette fête qui laissera de longs souvenirs à ceux qui y ont pris part, non pas au point de vue des cérémonies qui l'ont accompagnée, mais comme le premier pas fait vers la glorification du travail, vers la réalisation d'un bien-être plus général et qui doit descendre jusqu'aux dernières classes de la société. C'est du moins ce qu'a compris la compagnie, quand elle a orné la salle de son banquet d'écussons portant les divers attributs du travail, depuis la brouette et la pioche jusqu'aux cylindres et aux laminoirs; et en cela elle, n'a fait que montrer aux yeux ce que chacun pensait intérieurement et applaudissait avec enthousiasme. Inauguration du Chemin de Fer de Paris à Rouen. 3 MAI 1843. Alerte! lecteurs, il n'est pas encore temps de vous reposer; car l'industrie est infatigable, et elle vous convie aujourd'hui à une fête nouvelle. Hier le chemin qui allait puiser au centre de la France les produits du travail national et de la richesse agricole; aujourd'hui le chemin qui va chercher dans vos ports les produits exotiques et les denrées coloniales. Tout change d'aspect, et les hommes et les choses, et le langage et les habitudes. Hier vous avez remonté vers cette belle Touraine, au climat si doux, à la robe émaillée de fleurs, au dialecte pur et choisi; aujourd'hui vous allez descendre le cours de ce beau fleuve qui, né dans les montagnes de la Côte-d'Or, va se perdre dans la mer par une embouchure de trois lieues de large, et vous traverserez cette belle Normandie qui a pour fleurons à sa couronne l'agriculture, le commerce et l'industrie. Dans la contrée que votre oeil a embrassée hier, vous avez vu plus de châteaux que d'usines, aujourd'hui, au contraire, si par moment vous voyez sur les hauteurs qui bordent la Seine quelque vieux château féodal, aux murs lézardés, aux tourelles en ruine, au nom historique, plus souvent encore vous reconnaîtrez de loin la ville manufacturière, l'usine aux murailles noircies par la houille, autour de laquelle se groupent, comme des enfants autour de leur mère, quelques chaumières à la livrée de l'usine, noires comme elle, habitées par des centaines d'ouvriers qui le jour trouvent près d'eux leur pain quotidien, et le soir, à la veillée, goûtent les joies du foyer domestique. C'est un beau pays que celui qu'arrose la Seine, ce Pactole de la Normandie! et quel mouvement, quelle vie, dans cette riche vallée! Là ce sont deux routes de terre, où tous les jours passent des milliers de voitures; entre ces routes, c'est une voie navigable que sillonnent, de gracieux bateaux à vapeur, de lourds chalands hâlés par des chevaux; et tous ces bruits se mêlent, se confondent, et donnent une âme à cette belle nature. Et voilà qu'à ces trois sources de prospérité vient se mêler un chemin de fer; voilà qu'à ces vigoureux chevaux, à ces légers bateaux qui trouvent un élément de vitesse dans la résistance de l'eau que repousse leur puissante palette, vient se substituer, non, je me trompe, s'ajouter la force de la locomotive, la merveille de ce siècle, cette espèce de Léviathan intelligent et soumis, qui glisse rapide comme la pensée, franchissant les fleuves et les vallées, s'engloutissant sous les montagnes et reparaissant un instant après, toujours haletant et formidable, avec son souffle saccadé et son aigrette de fumée et de vapeur. Heureux pays! pour lequel la nature a tout fait, et que l'art a choisi pour y écrire une des plus belles pages de son histoire. Hier encore, en 1841, il y a deux ans à peine, et qu'est-ce que deux ans dans le siècle où nous vivons? hier encore, les vallées étaient spacieuses, les montagnes intactes, la Seine libre et glorieuse, et voilà qu'aujourd'hui, 3 mai, les vallées sont comblées, le fer et la poudre ont pénétré dans les entrailles de la montagne, et la Seine ronge, furieuse, les culées de trois nouveaux ponts! Qu'on vienne encore citer les gigantesques travaux des Romains et leurs aqueducs, et leurs routes immortelles! Nul ne sait combien de victimes ont péri à la tâche, combien d'années le peuple vaincu a gémi sous le fouet du centurion. Ici rien de tout cela: Une médaille va répondre aux siècles futurs. Cette médaille portera d'un côté: commencé en 1841; de l'autre, terminé en 1843. [Illustration: (Rôtissage du boeuf à Maisons.--_Le tourneur de la broche_: un Anglais.--_Les cuisiniers;_ Gien, de Paris; Poua, de Belleville; Fiault, de Poissy.)] En voyant ces travaux cyclopéens, ne se croirait-on pas transporté aux temps bibliques ou mythologiques! Dans la Bible, les murs de Jéricho s'écroulent au son des trompettes des Hébreux. Aujourd'hui le rocher de Douvres disparaît tout entier sans bruit et sans laisser de trace; un signal est donné, et le feu des hommes, aussi terrible que le feu du ciel, pousse et renverse dans la mer, qui se referme silencieuse, des masses de granit. Au son de la lyre d'Amphion, les pierres viennent se placer d'elles-mêmes sur les murailles de Thèbes, et quand il dépose sa lyre, Thèbes, la ville aux cent portes, a sa ceinture de fortifications. Nos ouvriers, il est vrai, sont moins harmonieux, et je crois que leurs plus doux chants ne déplaceraient pas le moindre grain de sable; mais ils s'animent l'un l'autre par leurs cris, par leurs chansons, et, le pour-boire aidant, le pont est jeté, le viaduc couronné, le souterrain voûté, en moins de temps qu'il n'en fallait autrefois pour en faire le projet. La compagnie du chemin de fer de Paris à Rouen avait convié pour son inauguration moins de monde que la compagnie d'Orléans; aussi, au lieu de quatre convois, il n'y en a eu que deux. Le premier départ a eu lieu à huit heures du matin. Le convoi était composé de dix-huit wagons et de deux locomotives, et tenait sur la voie la longueur énorme de près de 150 mètres; ce n'est pas, il faut l'avouer, la particularité la moins étonnante de ces nouvelles voies de communication, celle, qui excite le moins l'admiration des populations, que cette espèce de puissance magique qui déplace et donne des ailes à ces lourds wagons, et transporte avec la rapidité de la pensée des milliers de voyageurs. Le convoi des princes, qui avaient voulu aussi participer à cette seconde inauguration, n'était composé que de voitures de luxe. Ce sont de vastes coupés, des diligences divisées en stalles, sur les panneaux desquelles brillent soit les armes de la famille royale, soit celles de la ville de Rouen et de la ville de Paris. La voiture qui a reçu les princes et quelques hauts dignitaires de l'État, et dont nous donnons le dessin, est une espèce d'omnibus, ou plutôt de salon élégamment décoré, à l'extrémité duquel se trouve un fauteuil richement sculpté; c'est là que le duc de Nemours a pris place; le duc de Montpensier, MM. de Rambuteau, Teste, Duchâtel, et Cunin-Gridaine se sont assis sur les banquettes longitudinales, et, à huit heures et demie, le convoi d'honneur s'est mis en marche au son de la musique militaire. La gare de Rouen est commune avec celle de Saint-Germain et de Versailles: elle se divise en deux groupes de six voies, avec quatre quais d'embarquement et de débarquement. En dehors des quais extrêmes, et sur les parties latérales, on construit une série d'arcades qui recevront les divers bureaux; ces arcades sont destinées à soutenir une charpente monumentale qui embrassé les douze voies et les quatre quais. Quant à présent, les voyageurs continuent à monter dans les convois par la pluie ou le soleil, suivant qu'il plaît à Dieu; nous avons entendu de nombreuses plaintes sur cet oubli indécent de la commodité du public. Quoi qu'il en soit, la charpente est en projet, et nous devons nous déclarer satisfaits, surtout si de cette attente doit naître un monument. Nous souhaitons que la compagnie de Rouen ne se trouve pas un jour à l'étroit dans cette gaine où viennent aboutir déjà trois chemins de fer, et où l'on espère voir encore arriver un embranchement de la ligne de Belgique et d'Angleterre, et qu'elle ne comprenne pas qu'elle a payé un peu cher l'économie de 13 millions qu'elle a faite en empruntant au chemin de Saint-Germain son entrée dans Paris. Le chemin de fer que nous allons parcourir a été commencé, dit la chronique, le 1er mai 1841. Ainsi, deux ans ont suffi pour faire sortir cette oeuvre du néant; l'imagination recule, effrayée, devant les travaux considérables, les difficultés sans cesse renaissantes dont est parsemé ce chemin; mais, quoique nous reconnaissions que celui qui a dirigé et exécuté ces travaux est un homme d'un haut mérite, nous ne pouvons dissimuler que plusieurs ouvrages d'art ont paru généralement laisser quelque chose à désirer. La partie commune aux deux chemins de Saint-Germain et de Rouen s'étend sur une longueur de 8,850 mètres; ils se séparent près de Colombes, où le chemin de Rouen a une station, d'où il se dirige sur la Seine, qu'il passe à Bezons. Tous les ponts sur lesquels le chemin traverse la Seine présentent cette particularité, qu'ils sont doubles. La Seine forme sur tout son parcours des îles nombreuses, qui ne sont pas la partie la moins pittoresque du trajet que l'on fait en bateau à vapeur. Le pont de Bezons a neuf arches de 30 mètres d'ouverture. De là le chemin traverse à peu près en ligne droite le détour que forme la Seine pour aller passer au Pecq et la retrouve à Maisons, où il la passe sur un autre pont de cinq arches de 30 mètres d'ouverture. Tout le monde connaît cette magnifique propriété qui a pris le nom de son possesseur, et qui est pour ainsi dire enclavée dans la forêt de Saint-Germain. Le château date de 1658, et a été bâti par Mansard; vendu pendant la révolution comme bien national, Napoléon l'acheta pour le donner à son fidèle Lannes. Depuis, M. Jacques Laffite en devint acquéreur. Mais la révolution de Juillet, qui, en élevant si haut la réputation de l'homme, porta un coup fatal à la fortune du banquier, le força à se défaire d'une partie de cette propriété. On a divisé le parc, qui a mille arpents, en petits lots, sur lesquels des littérateurs, des artistes, des hommes du monde, ont construit, suivant leurs goûts on leur fortune, qui un cottage anglais, qui un chalet suisse, qui une maisonnette gothique; le pittoresque a pu y gagner, mais l'ensemble est défloré et a perdu son caractère grandiose. [Illustration: (Transport du boeuf découpé.)] [Illustration: Repas des ouvriers à Maisons.] C'est dans ce parc qu'a eu lieu ces jours passés un repas en harmonie avec les moeurs anglaises, et qui rappelle les festins des héros d'Homère. Un boeuf entier a été servi rôti à six cents ouvriers, qui venaient de mettre la dernière main au pont de Maisons. M. Laffite présidait à ce banquet. En quittant Maisons, la ligne se développe à travers la forêt de Saint-Germain, sur une longueur île près de deux lieues pour arriver à Foissy, cette vieille ville, qui, en 868, sous Charles le Chauve, fut le siège d'une assemblée générale des grands et des prélats du royaume. Maintenant Poissy n'est plus connu du public que par son marché de bestiaux et des malfaiteurs, que comme un lieu de détention. Triste retour des choses d'ici-bas! A partir de Poissy, on reste constamment sur la rive gauche de la Seine, dont on s'éloigne plus ou moins, suivant les caprices du chemin, tantôt la surplombant, pour ainsi dire, tantôt s'en écartant, comme ferait un observateur qui s'éloignerait pour mieux jouir d'un point de vue pittoresque. Rien ne peut rendre la magnificence du spectacle toujours nouveau que l'on a sous les yeux pendant 24 on 25 lieues; et qu'on ne vienne pas dire qu'on ne jouit pas du paysage quand on est emporté par la locomotive: le paysage n'est pas à vos pieds, il est au loin, dans les masses surtout; et si les objets qui bordent le chemin fuient avec une rapidité qui vous donne le vertige, ceux qui sont à bonne distance posent complaisamment devant vous, et vous avez tout le temps d'en saisir l'ensemble et les détails; et ce serait vraiment fâcheux de passer dans cette luxuriante vallée de la Seine comme un aveugle, sans se réjouir le coeur et les yeux des beautés si pittoresques et si multipliées qui s'y présentent à chaque inflexion nouvelle du chemin. Ce n'est pas une partie seulement qui est ainsi, comme sur le chemin d'Orléans; c'est toute la vallée. La, il n'y a pas de Beauce, pas de Sologne: il n'y a que la grasse Normandie, ses beaux pâturages, ses; troupeaux bondissants, ses châteaux sur le versant des collines, ses bois qui couronnent les hauteurs et les îles si verdoyantes de la Seine. [Illustration: (Profil de la voiture des princes.)] [Illustration: (Intérieur de la voiture dis princes.)] Triel, Meulan, Epones. Mantes, voilà les diverses stations du chemin; et chacune est si coquette, si gracieuse, qu'on serait tenté de quitter le convoi et d'y transporter ses dieux lares; Mantes surtout avait mis ses habits de fête pour saluer le passage du convoi d'inauguration: un arc de triomphe orné de guirlandes de feuilles et de fleurs attendait le prince; la garde nationale était sous les armes, et l'oeil découvrait, au milieu de cette verdure et de cet appareil militaire, de gracieuses figures de femmes qui souriaient à ce spectacle nouveau. Elles aussi auraient bien voulu qu'on leur permît de faire partie de cette marche triomphale. Mais le signal du départes! donné; voilà que la locomotive nous emporte vers un point qui fait frémir d'avance bien des intrépides: il s'agit de s'engloutir au sein des ténèbres, de rester pendant trois quarts de lieues dans l'obscurité la plus complète; il s'agit tout simplement de percer une montagne, de quitter la Seine à Rolleboise et de la retrouver à Bonnières. Qu'est-ce cela? Quatre minutes au plus. Et cependant, comme les coeurs ont battu pendant ces quatre minutes! on se trouvait lancé d'un bond dans le domaine de l'inconnu. Avançait-on? on le supposait; mais où trouver un point de comparaison? Allait-on vite ou doucement? le convoi allait-il dérailler? n'avait-on pas dit adieu pour toujours à ceux qu'on aimait? Aussi, quelle imprudence! à quoi bon tenter Dieu? Il nous a donné le soleil, pourquoi le dédaigner? Anxiétés terribles, difficultés insolubles, supplice inénarrable! Ouvrir les yeux et ne pas voir, s'abandonner à une puissance aveugle qu'on ne peut ni diriger soi-même ni arrêter d'un geste. Oh! rendez nous la lumière, et les campagnes, et la verdure, et le silence des bois, et la fraîcheur de l'eau: ce bruit de locomotive haletante, ces chaînes qui se heurtent dans la nuit, ce sifflet infernal qui prévient, dit-on, le danger, tout cela est affreux à entendre, quand on ne peut pas le voir.--Eh quoi! quatre minutes seulement, et nous avons passé le souterrain; mais c'est admirable! mais qui donc a frémi? C'est une plaisanterie, quatre minutes! Oh! mon Dieu, oui, pas davantage; et dans ces quatre minutes il vous est passé par le coeur des sensations infinies: vous avez pensé à vous, à vos parents, à l'événement du 8 mai, à la manière de vous sauver en cas d'accident; vous avez regretté et aimé plus que vous ne le ferez en dix ans peut-être. Rien ne peut se comparer à la rapidité des sensations que donne, un danger imminent; et maintenant que vous n'avez plus peur, que vous n'avez jamais eu peur, nous vous dirons que ce souterrain est un des plus grands qui existent sur le chemin de fer. La montagne s'élève à 82 mètres ou à environ 230 pieds au-dessus de vos têtes; le souterrain forme une ligne droite de 2,625 mètres de longueur, et est voûté sur presque tout son parcours. [Illustration: carte.] [Illustration: (Pont de Maisons.)] Vous avez encore trois souterrains à traverser avant d'arriver à Rouen, dont l'un a 1,700 mètres. Mais qu'est-ce que cela auprès de celui de Rolleboise? Les têtes de chacun de ces souterrains sont flanquées de deux tours octogones, surmontées des armes des deux villes que rapproche le chemin de fer. C'est un heureux rapprochement, c'est un symbole d'union entre ces deux grandes cités, dont on doit savoir gré aux constructeurs; c'est une idée d'artiste née dans un esprit d'ingénieur. Nous avons encore à passer deux fois la Seine, au Manoir et à Oyssel, sur deux ponts doubles qui ont ensemble seize arches de 30 mètres d'ouverture; et puis dans un instant nous allons saluer Rouen et ses vieilles flèches, la jeune et la nouvelle ville, la ville qui a vu périr Jeanne d'Arc et naître Corneille, et la ville du commerce et des marins. Encore quelques pas le long de la vaste forêt du Rouvray. Entendez-vous déjà les cris de joie que fait naître le sifflet de la locomotive? c'est que la ville entière est venue là, descendant de ses faubourgs, passant ses ponts, parée, joyeuse, fêtant à la fois le 1er mai et le 3 mai, la fête du Roi et la fête de l'industrie; c'est que pour elle tout se résume dans cette grande solennité dont elle comprend instinctivement la portée; car, se disait-elle, pourquoi aurait-on dépensé tant de millions, s'il ne devait pas en résulter pour tous un bien-être nouveau? A quoi bon cette pluie d'or jetée sur la terre, sur le fleuve, dans les montagnes, si nous ne devons pas avoir une goutte de cette rosée? Et le bon sens du peuple est admirable; il ne se trompe jamais; il n'a pas le raisonnement, il a l'instinct, qui le sert mieux, souvent, que les lumières qui éblouissent l'intelligence. [Illustration (Tunnel de Rolleboise.)] Aussi voyez dans cette vaste plaine ou le chemin de fer a assis les bases de sa gare, voyez sur les hauteurs, sur les toits, sur les ponts, cette foule compacte, serrée, haletante, qui vient la pour joindre sa prière à celle du prêtre qui bénit, ses applaudissements sympathiques à ceux que donnent les princes à l'ingénieur du chemin. [Illustration: (Tunnel de Tourville.)] Dans cette vaste plaine sont rangées les troupes de la garnison de Rouen, les gardes nationales accourues de dix lieues à la ronde, puis les différents corps de métiers, chacun avec sa bannière, ses attributs. Là, ce sont les ouvriers des Chartreux qui ont confectionné toutes les locomotives qui circulent sur le chemin de Rouen; la, les terrassiers, les charpentiers, les maçons, dont les mains calleuses ont tracé sur leur drapeau le touchant témoignage de leur reconnaissance pour les entrepreneurs du chemin, MM. Brassey et MacKensie. Quelle plus douce récompense peuvent désirer ces rudes travailleurs, qui, en deux ans, ont attaché leur nom à une oeuvre immortelle? Aussi là chacun a sa part: aux hommes intelligents qui ont créé, le duc de Nemours donne, de la part du roi, la croix de la Légion-d'Honneur; aux hommes de labeur qui ont exécuté, les ouvriers donnent tout ce qu'ils peuvent donner, la preuve de leur naïve admiration. Pour qui n'a pas vu ce spectacle imposant il n'est pas de paroles qui puisse le rendre. C'était une fête comme Rouen n'en avait jamais vu, et nous tous, Parisiens, qui avions quitté, quatre heures auparavant, la ville la plus remuante, la plus empressée, la plus populeuse, nous en avons emporté des souvenirs ineffaçables. Rien n'y a manqué, ni un splendide et délicieux banquet de huit cents couverts, présidé par le duc de Nemours, et servi avec le plus grand ordre, ni même cette pluie bienfaisante, la Providence de la Normandie; elle aussi a voulu prendre sa part de cette fête. Le Normand est resté ferme à son poste pour recevoir son hôte connu, et pendant que nous, étrangers, nous cherchions un refuge contre l'ondée, il lui a fait accueil et l'a reçue en souriant. Bonne pluie! bon Normand! Cependant l'heure du départ s'approche, les princes ont passé la revue des troupes et des corps de métiers, ils vont franchir le pont et assister au dîner, au bal, que la ville a préparés pour eux, et toute cette foule est toujours là, attendant le départ, comme elle a attendu l'arrivée, attentive, inquiète, s'approchant des machines avec défiance, cherchant à reconnaître l'agent inconnu qui leur donne la puissance et la vitesse. Le sifflet a retenti: il faut partir. Adieu! bons Rouennais! adieu, Saint-Ouen, et vous tous grands hommes auxquels la patrie reconnaissante a élevé des statues, Corneille, Richelieu! nous vous quittons pour revoir encore une fois, avant le coucher du soleil, avec des teintes nouvelles, un horizon nouveau, les coteaux admirables et les riches plaines qu'arrose la Seine. Adieu! mais nous reviendrons; nous sommes vos voisins maintenant de par la locomotive, et nous en profiterons. Qui parlera de Saint-Germain, de Versailles? qui voudra y aller? Mais Rouen, à la bonne heure. Adieu et merci! [Illustration.] Bulletin bibliographique. _Napoléon et Marie-Louise,_ souvenirs historiques de M. le baron DE MENEVAL, ancien secrétaire du portefeuille de Napoléon, premier Consul et Empereur, ancien secrétaire des commandements de l'impératrice-régente, 2 vol. in-8.--Paris, 1843. _Amyot._ 15 fr. Les _Souvenirs historiques_ du M. le baron de Meneval contiennent la condamnation la plus sévère qui ait été portée jusqu'à ce jour contre Marie-Louise, et cependant leur auteur ne se pose ni en accusateur ni en juge. C'est un homme de bien qui raconte simplement, sans passion, sans colère et sans haine, et ce qu'il a vu et ce qu'il a entendu. Jamais un seul mot de blâme ou de reproche ne s'échappe malgré lui de sa plume; il n'a qu'un tort: il est trop bienveillant, mais aussi il est sincère; il dit la vérité, et, sinon toute la vérité, du moins rien que la vérité... Or, la vérité est un arrêt terrible que la postérité confirmera. M. le baron de Meneval était encore, en 1789, un enfant; il n'avait pas entièrement achevé ses études au Collège-Mazarin, lorsqu'il fut obligé de quitter cet établissement, détruit, comme les couvents, par la Révolution. Il n'avait pas de but déterminé; il se fit homme de lettres. La conscription l'atteignit peu de temps après, mais il n'avait aucun goût pour l'état militaire; sa santé l'éloignait de la carrière des armes. Singulière circonstance! ses efforts pour se soustraire à l'application de la loi sur la conscription furent, dit-il, la route obscure et ignorée qui le conduisit à la protection de l'homme qui passe pour avoir été inflexible dans l'exécution de cette loi et en avoir poussé la rigueur jusqu'à ses dernières limites.» M. Meneval avait fait, chez un de ses amis, la connaissance de Louis Bonaparte, qui le présenta à son frère Joseph, récemment arrivé de son ambassade de Rome. Joseph, ami et protecteur des gens de lettres, attacha à sa personne l'ex-élève du collège Mazarin en qualité de secrétaire, et comme il n'avait qu'à se louer de lui, il crut rendre un service à son frère Napoléon en le lui cédant. Le 3 avril 1802, M. Meneval fut installé dans ses nouvelles fonctions; quelques jours après, il remplaçait M. de Bourrienne, et dès lors il resta seul au cabinet consulaire. A dater de cette époque jusqu'en 1812, il ne quitta pas Napoléon. Des fatigues multipliées, et l'état d'épuisement dans lequel il revint à Paris après les désastres de la retraite de Moscou, lui rendaient le repos nécessaire. L'Empereur le plaça en convalescence, selon son expression, auprès de l'Impératrice, en qualité de secrétaire des commandements, emploi auquel il avait refusé jusqu'alors de nommer. M. Meneval, créé baron, accompagna Marie-Louise à Vienne, et ne rentra en France qu'au mois de mai 1815. Il voulait suivre Napoléon dans son exil; mais des circonstances indépendantes de sa volonté l'en empêchèrent. Plus tard, il sollicita vainement du gouvernement anglais l'autorisation de partager la captivité de son maître; il n'obtint qu'un refus déguisé. Napoléon dit on jour à M. de Meneval: «Dans l'ordre de la nature, je dois mourir avant vous; quand je ne serai plus, que ferez-vous? Vous écrirez.» Et comme son secrétaire répondait par un geste négatif, il ajouta: «Vous ne résisterez pas au désir d'écrire des mémoires.»--Plus tard, à ses derniers moments, à Sainte-Hélène, entre autres recommandations contenues dans les instructions qu'il laissa à ses exécuteurs testamentaires, il exprima le désir que certaines personnes,--et il nomma M. de Meneval,--s'occupassent du soin de _redresser les idées de son fils sur les faits et sur les choses_, et portassent à sa connaissance des communications qui _pourraient être d'un grand intérêt pour lui._ Bien que le duc de Reichstadt soit mort, M. Meneval a pensé avec raison qu'il ne devait point garder le silence. Le temps n'est pas encore venu pour lui de mettre au jour ses Mémoires; mais il a regardé comme un devoir de faire paraître, dit-il, «quelques souvenirs, dont la publication, si elle n'accomplit pas dès à présent la recommandation qui lui a été faite, déposera du moins de son respect pour une mémoire qui lui sera, toujours chère et sacrée, et qu'il ne peut mieux servir qu'en restant scrupuleusement fidèle à la vérité.» Pour se conformer autant qu'il était en lui au désir de l'Empereur qu'il considère comme un ordre, M. de Meneval a cru devoir choisir les temps qui ont suivi son second mariage. Le récit qu'il publie est destiné à rappeler quelques traits épars de son histoire privée pendant cette époque, non à peindre le conquérant et le législateur, mais à faire connaître Napoléon dans son intimité comme époux et comme père. Toutefois, dans une vie aussi largement remplie, la politique et les affaires du gouvernement tiennent une très grande place, l'homme historique est presque toujours le personnage principal. Sous ce point de vue, les aperçus sur Napoléon ne sont pas les moins dignes d'intérêt. D'ailleurs, M. de Meneval s'est trouvé reporté souvent à des souvenirs qui datent du commencement de ce siècle; il a donc consigné, dans des notes biographiques en forme d'introduction, quelques-uns des faits les moins connus, antérieurs à l'année 1810. Ainsi ses révélations jettent une vive lumière sur les importantes transactions de Lunéville, du concordat et de la paix d'Amiens. Le premier volume est consacré presque exclusivement à Napoléon, le second à Marie-Louise. Aux victoires ont succédé les revers. Les armées alliées s'approchent de Paris; l'impératrice-régente s'enfuit avec son fils, qui se débat vainement en s'écriant qu'il ne veut pas quitter sa maison; que, puisque son papa est absent, c'est lui qui est le maître. Va-t-elle rejoindre l'Empereur; montrer le roi de Rome à l'armée pour ranimer son courage? Non, elle se livre volontairement aux ennemis de la France et de son époux; elle reçoit la visite de l'empereur de Russie et du roi de Prusse; puis elle se laisse emmener à Vienne, et n'oublie pas de visiter toutes les curiosités des pays qu'elle traverse. En vain son aïeule, l'ex-reine de Naples, lui donne le conseil d'attacher les draps de son lit à sa fenêtre et de s'échapper sous un déguisement pour aller rejoindre son époux, elle va faire un voyage en Suisse avec l'homme qu'elle doit, quelques années plus tard, épouser de la main gauche. Pendant que l'Empereur la rappelle à l'île d'Elbe, elle s'amuse à écrire la relation de son ascension au Montanvert. De retour à Vienne, elle assiste, cachée derrière un rideau, aux fêtes données au palais de Schoenbrunn pour célébrer les défaites de la France et de Napoléon. On lui enlève même son fils, et pas une plainte ne s'échappe de sa bouche; on lui défend de donner de ses nouvelles à son époux, et elle s'empresse d'obéir. Son amant n'a qu'un mot à lui dire, et elle déclare solennellement qu'elle ne se réunira jamais à l'Empereur. Comme si toutes ses infamies n'étaient pas suffisantes, elle devient un des instruments de la politique anti-française en Italie; elle demande secours aux Autrichiens contre ses sujets, que sa tyrannie a poussés à la révolte; elle prête son nom aux exactions et aux persécutions de tout genre qu'il plaît au cabinet de Vienne d'exercer dans le duché de Parme. Tels sont les principaux événements sur lesquels l'ex-secrétaire des commandements de l'impératrice-régente, donne, dans son second volume, des détails inédits et dignes de foi. Oui, honte éternelle à cette femme sans coeur et sans esprit, qui viola si indignement tous ses devoirs d'épouse, de mère et d'impératrice, qui n'eut même pas l'excuse d'une passion quelconque pour se justifier, et qui mourra sans s'être inquiétée un seul instant de sa coupable nullité! Les _Souvenirs historiques_ de M. le baron Meneval ne peuvent manquer d'obtenir un grand succès; ils ont tout l'intérêt d'un roman; ils sont écrits d'un style simple et franc; on sent en les lisant que leur auteur est un honnête homme et un homme de coeur qui ne dit que la vérité; enfin, ils nous font non-seulement connaître la vie privée de Napoléon et de Marie-Louise, mais ils contiennent, en outre, une foule de révélations nouvelles sur les hommes et sur les événements du Consulat et de l'Empire. La critique ne peut pas leur reprocher d'être incomplets, car M. de Meneval avoue lui-même n'avoir voulu que fournir quelques matériaux à l'historien futur de Napoléon, s'il juge à propos de les consulter. _Itinéraire descriptif et historique de la Suisse_, du Jura français, de Baden Baden et de la Forêt-Noire, de la Chartreuse de Grenoble et des eaux d'Aix, du Mont-Blanc, de la vallée de Chamouni, du Grand Saint-Bernard et du Mont-Rose, avec une carte routière, imprimée sur toile, les armes de la Confédération suisse et des vingt deux cantons, et deux grandes vues de la chaîne du Mont-Blanc et des Alpes bernoises, par ADOLPHE JOANNE.--Paris, _Paulin_, 1 gros volume in-18 de 635 pages.--10 fr. 50 c. M. Adolphe Joanne est le plus curieux, le plus intrépide et le plus infatigable de tous les touristes français. Dès que le printemps a fondu les neiges qui recouvrent pendant l'hiver les cols des Alpes, il quitte Paris, il va revoir une fois encore ses chères montagnes, où, comme M. de Saussure, il avoue lui-même avoir passé les plus belles heures de sa vie. Tout en admirant la nature, M. Adolphe Joanne s'apercevait, durant ses promenades en Suisse, que les itinéraires ou guides français ne pouvaient, sous aucun rapport, se comparer aux ouvrages du même genre dont se servaient les étrangers. Ils étaient faits sans conscience, sans esprit et sans goût, inexacts, incomplets; quelquefois même d'une naïveté par trop ingénue.--Le désir d'être utile aux voyageurs futurs, et surtout de venger la France de l'infériorité relative où elle avait été tenue jusqu'alors à l'égard des autres grandes puissances, par des spéculateurs inintelligents, le détermina à entreprendre un ouvrage qui devait le détourner cependant de travaux plus sérieux. Il fit pour ses compatriotes ce qu'Ebel avait fait pour les Allemands, et Murray pour les Anglais, un Itinéraire descriptif et historique de la Suisse et des contrées voisines les plus curieuses à visiter. Outre ses propres notes, prises durant sept étés consécutifs, de 1834 à 1840, outre les journaux de voyage inédits de quelques-uns de ses amis, il a consulté tous les ouvrages scientifiques, historiques et littéraires qui ont été publiés sur la Suisse et sur les Alpes, en France, en Allemagne et en Angleterre. L'introduction comprend les renseignements généraux dont les voyageurs ont besoin avant de se mettre en route.--A quelle époque doit-on partir? quels sont les pays les plus curieux à visiter? comment faut-il tracer son itinéraire? quelle somme dépensera-t-on? de quels moyens de transport pourra-t-on se servir? Telles sont les graves questions que traite, avec une intelligence profonde de la matière, M. Adolphe Joanne. Viennent ensuite des conseils pleins de sagesse sur le voyage à pied, le costume du piéton; puis des indications précieuses sur les guides, les porteurs, les auberges, les distances, les monnaies, etc. Tous les préparatifs sont terminés, vous partez, vous avez franchi la frontière. Quel est ce charmant village que vous venez de traverser? A quelle famille a appartenu jadis le vieux château qui couronne le sommet de ces rochers? Cherchez à la table générale des routes la route que vous suivez; M. Adolphe Joanne va répondre, soyez-en sûr, à vos questions. Désirez-vous vous arrêter quelques instants? il vous indique la meilleure auberge, et il vous prévient qu'il y a dans les environs quelque curiosité naturelle digne d'être visitée. Continuez-vous votre voyage? vous n'avez plus qu'à tenir ouvert le livre que vous venez de consulter; il ne vous dira pas, comme certains ouvrages de ce genre, que vous devez, à tel endroit désigné, éprouver des sensations douces ou fortes; mais, vous laissant parfaitement libre d'être agréablement ému ou faiblement impressionné, il se contentera de vous apprendre tout ce que vous ne pouvez ni sentir ni deviner. Il est tour à tour géographe, historien, statisticien, industriel, savant, etc. Quelquefois seulement, il citera un curieux fragment d'un écrivain célèbre; il vous rappellera ce que Montaigne, Goethe, J.-J. Rousseau, madame Roland, Byron, George Sand, ont senti en présence de ce beau paysage, qui vous arrache malgré vous une exclamation de joie et d'admiration. L'Itinéraire de M. Adolphe Joanne est tellement exact et tellement complet qu'un jeune écrivain, qui publie en ce moment des articles sur l'Oberland dans la _Revue de Paris_, lui en faisait de sérieux reproches. «Ce livre, dit M. Francis Wey, m'impatienta par son exactitude même. Pour être agréable, un ouvrage de ce genre doit contenir quelques bonnes erreurs, quelques bévues flagrantes, afin que le lecteur puisse donner carrière au plaisir de la critique et reconnaître, avec un dédain satisfaisant, que nul n'a su voir aussi bien que lui. Le livre de M. Ad. Joanne ne fait pas de quartier, sous ce rapport, à l'amour-propre du voyageur; cherchez les lieux les plus escarpés, les recoins en apparence les plus inconnus, faites les découvertes les plus extravagantes, et vous n'aurez rien trouvé que ce touriste infatigable n'ait consigné. D'ordinaire aussi, le cicerone portatif est sentimental et vous offre, dans des descriptions _senties_, une parodie ingénieuse des merveilles du chemin. Est-il rien de plus propre à prévenir un promeneur contre les extases ridicules que des phrases pareilles à celle-ci, tirée du _Manuel_ de Richard: «Le voyageur se nourrit de ces douces émotions jusqu'à ce que la route tourne à gauche?» Ces naïvetés amusantes font défaut à l'Itinéraire de M. Adolphe Joanne. Par malheur, il mesure toutes les distances avec des mètres et des kilomètres, ce qui ne le rend accessible, sous ce rapport, qu'à des mathématiciens consommés.» L'Agriculture de l'Allemagne, et les moyens d'améliorer celle de la France, par EMILE JACQUEMIN, 1 vol. in-8.--Paris, 1843, Librairie Étrangère, quai Malaquais, 15 et 17. 7 fr. 50 c. «Notre système d'instruction publique présente une immense lacune, dit M. Emile Jacquemin, au début de son introduction. Le cultivateur s'y trouve entièrement oublié. En effet, la population rurale, c'est-à-dire les trois quarts de la nation, n'apprend, dans nos écoles, rien de ce qui concerne l'état qu'elle est appelée à exercer durant tout le cours de sa vie; on n'enseigne au petit cultivateur que des choses parfaitement inutiles. L'esprit d'ordre et de propreté, les premiers principes d'agriculture et d'horticulture, l'éducation des abeilles et des vers à soie, celle des animaux domestiques, qui forme une branche si importante de l'économie rurale, l'organisation communale, ce que la physique et la chimie ont de plus généralement applicable à la culture du sol, ne lui seraient-ils pas bien plus utiles à savoir que la géographie, l'histoire, la grammaire, qu'il a déjà complètement oubliées quelques années seulement après sa sortie de l'école?» Pour remédier à ce mal, M. Emile Jacquemin indique, dans l'introduction du nouvel ouvrage qu'il vient de publier, les traits principaux d'un plan complet d'enseignement agricole, car il désire ardemment qu'on donne à la jeunesse des campagnes les moyens d'acquérir les connaissances qui lui sont indispensables. Quant à l'ouvrage, auquel cette introduction sert de préface il a pour but de placer la France agricole dans la voie si heureusement suivie par l'Allemagne, l'Angleterre, la Belgique et la Hollande, et de l'inviter au progrès à l'exemple de nos voisins d'outre-Rhin. M. Emile Jacquemin a habité dix-huit ans l'Allemagne; il y fait encore de fréquents voyages; loin de lui la prétention de présenter un système nouveau, d'offrir l'Allemagne comme un modèle accompli, que nous devions servilement copier; car il n'existe point en agriculture de modèle universel. Il a seulement recueilli tous les faits intéressants qui l'ont frappé, il les a réunis comme en un faisceau, pour que la France les juge et en profite. Les quatre chapitres dont se compose _l'Agriculture de l'Allemagne_ sont consacrés, le premier, aux différents modes de culture; le deuxième, à l'éducation des animaux domestiques; le troisième, à l'éducation du cheval en général; le quatrième et dernier, à l'importance de l'éducation du mouton et de la production de la laine. En terminant. M. Emile Jacquemin fait des voeux pour que l'action éclairée, énergique et persévérante de l'administration supérieure aille raviver, sur tous les points du royaume à la fois, toutes les branches de l'agriculture; pour que les sociétés et les comices agricoles, en relations constantes avec elle, l'aident de tous leurs efforts dans l'accomplissement de cette grande oeuvre; et pour que la France agricole, prenant parmi les nations le rang qui lui appartient, apprenne enfin à connaître, par des expériences victorieuses, tout ce que son beau sol est capable de lui donner. _Le Monde enchanté_, cosmographie et histoire du Moyen-Age; par M. FERDINAND DENIS, conservateur de la Bibliothèque Sainte-Geneviève.--Paris, 1843, _A. Fournier_. Prix: 1 fr. 75 c. Sous ce titre: _le Monde enchanté_, M. Ferdinand Denis, l'auteur du _Brame voyageur_, des _Scènes de la nature sous les tropiques_, le savant écrivain qui a exploré avec autant de courage que de bonheur la vieille littérature espagnole et portugaise, a publié tout récemment les résultats de ses longues études sur les fantastiques créations du Moyen-Age. Après avoir analysé rapidement le _Trésor_ de Brunetto Latini, cette grande encyclopédie qui eut tant d'influence sur l'imagination gigantesque du Dante, il nous montre, aux treizième et quatorzième siècles, un monde étrange, peuplé de dragons de salamandres, de serpents hideux, d'oiseaux monstrueux, d'hommes à têtes de bêtes et de bêtes à têtes d'hommes; la licorne à la redoutable défense; ici, le phénix, qui vit cinq siècles; puis il nous apprend ce que cherchait Colomb à travers l'Océan ténébreux du couchant; ce n'est pas l'Amérique, mais l'île de Saint-Brandon, qui disparait aux regards comme un nuage splendide; la Terre de Cipangu, où il y a des palais dont les toits et les parcs sont d'or, les grands fleuves du Paradis terrestre; le Paradis lui-même tel que le rêvaient les docteurs du temps. Ainsi, du monde ancien, si fécond en créations bizarres, M. F. Denis nous transporte dans le monde nouveau, qui n'est guère moins riche en êtres et en choses étranges. Là, en effet, se trouve l'Eldorado et la cité de Monoa, aux murs d'or, qui se mirent dans un lac d'argent; le Cibora, la région des grands édifices abandonnés, l'empire du Partiti, les sept villes des Césars, cachées au fond des forêts du Paraguay; les Americanus, etc. Le merveilleux récit d'un chevalier qui pénètre dans le purgatoire de Saint-Patrick, et la tradition non moins grandiose du fameux prêtre Jean, sont le sujet d'un appendice que complètent de nombreuses notes non moins curieuses que le texte. _De l'Emploi de l'aimant dans le traitement des maladies_; par MOUZIN, docteur-médecin.--Paris, 1843, _Fortin-Masson_, brochure in-8 de 5 feuilles. Depuis longtemps on savait que le galvanisme offrait à la médecine des ressources précieuses dans certains cas de maladie; mais si la science avait constaté des résultats, la pratique n'en avait tiré parti que bien rarement, en raison de la difficulté ou plutôt de l'embarras qu'entraînaient l'emploi des appareils galvaniques, toujours assez longs à préparer, et dont la puissance ne se soutient au même degré que pendant un temps assez court. La belle découverte du professeur OErstedt, de Copenhague, les travaux de MM. Ampère, Arago, Becquerel, en France, Faraday, en Angleterre, Matcucci, en Italie, etc., etc., en enrichissant la science d'une foule d'observations nouvelles, ont mis à la disposition des médecins des moyens faciles d'employer le fluide électrique et d'en régler à volonté la puissance, suivant l'exigence des cas. C'est au moyen de l'aimant qu'on produit aujourd'hui un courant électrique pour le traitement des maladies, et les appareils très-simples et portatifs dont on se sert à cet effet, permettent de proportionner instantanément l'énergie du remède à la force plus ou moins grande des malades. L'auteur de l'opuscule que nous annonçons n'a point décrit les appareils dont il se sert, pensant probablement qu'il suffisait de rappeler les principes d'après lesquels on les construit. Après avoir exposé succinctement ce qui a rapport à la force magnétique de l'aimant, à la puissance (nouvellement découverte) qu'a un aimant de produire un courant électrique, à l'action de l'électricité sur les fonctions organiques, il a passé en revue les diverses affections à la guérison desquelles le fluide dégagé par l'aimant peut être utilement employé, en rappelant tout ce qu'on avait fait antérieurement avec le galvanisme, dont les effets sont identiques avec ceux de l'électricité magnétique. Si les heureux résultats indiqués étaient assurés dans tous les cas, l'humanité aurait à se féliciter grandement d'un progrès scientifique qui permettrait de guérir ou seulement de soulager certains maux contre lesquels l'art de guérir n'avait que bien peu de ressources. Au nombre de ces infirmités, nous ne citerons ici que l'asthme, dont l'auteur affirme que la guérison a toujours lieu dans la proportion de neuf malades sur dix. Incendie du théâtre du Havre. Encore un désastre à enregistrer! Cette année et les précédentes ont été tristement fécondes! Le théâtre du Havre a été complètement détruit par un incendie. Vastes amas de matières combustibles, les théâtres ne sont préservés que par la plus active vigilance et les plus minutieuses précautions. A Paris, un rideau en fil de fer sépare la scène de la salle, immédiatement après la représentation. Un détachement de pompiers, ordinairement de douze hommes, commandé par un sergent, tient les pompes en arrêt sur la scène, et fait des rondes pendant toute la nuit. Cette surveillance, loin d'être superflue, est parfois insuffisante. Les vieillards se rappellent encore avoir vu brûler, malgré le zèle des pompiers et de M. Morat, leur directeur, la salle de l'Opéra, qui occupait l'emplacement actuel de l'Athénée. Nous-mêmes nous avons assisté à la destruction de l'Ambigu, de la Gaieté, du Vaudeville, des Italiens. Celle du théâtre du Havre afflige d'autant plus, qu'on semble n'avoir pris aucune disposition pour la prévenir. Quoi! le feu prend dans les _dessous_, il emplit la salle, il gagne les combles, et il faut qu'un jeune homme passe pour donner la première alerte au portier! Personne ne veille dans cette grande enceinte, après la représentation d'un opéra qui a exigé l'emploi de toutes les machines, et dont l'exécution matérielle a dû nécessairement amener quelque confusion. Le Havre entier déplore la perte de M. Fortier, et plus de quatre cents personnes ont accompagné son convoi. Averti trop tard, forcé par la fumée de se tenir sur l'entablement, à vingt mètres du sol, il indique avec un admirable sang-froid ou l'on trouvera des échelles. On les apporte; elles n'atteignent qu'aux fenêtres du foyer, dont elles brisent les vitres. Au milieu de cette anxiété que causent les grands sinistres, on ne songe ni à lui lancer des cordes, ni à étendre des matelas pour amortir sa chute; le malheureux se précipite, et la femme Hauvel, sa servante, se jetant après lui, achève d'écraser son corps meurtri. Les efforts de la population n'ont eu d'autre résultat que de préserver les maisons voisines; la flamme a tout dévoré et n'a laissé debout que les quatre murailles. Le théâtre du Havre, construit par M. Labadye, avait été commencé en 1817 et livré au public le 25 août 1823; il pouvait passer pour un monument dans une ville toute commerçante, agrandie à une époque de décadence architecturale, et où les oeuvres d'art sont rares. [Illustration: (Vue du théâtre du Havre avant l'incendie du 28 avril 1843.)] Du foyer, la vue était magnifique. Au premier plan la place Louis XVI, ombragée d'arbres et traversée par la rue de Paris. Au-delà, entre les quais d'Orléans et de Lamblardie, on apercevait le _Bassin du Commerce_ couvert de navires de toutes nations; plus loin, une partie du _Bassin de la Barre_ et l'imposant arc de triomphe de la _Porte Royale_; à gauche, derrière le quai d'Orléans, les yeux pouvaient s'étendre sur le riant amphithéâtre d'Ingouville. Les Havrais ont déjà songé à secourir les artistes victimes de l'incendie. Un concert s'organise à leur bénéfice. En présence de tant de désastres récents, la générosité publique se montre aussi inépuisable que la mauvaise fortune, et lorsqu'on est malheureux, c'est déjà une consolation de l'être sur le sol français. Anniversaire du 5 Mai. L'anniversaire du 5 mai ne se célèbre pas par des fêtes bruyantes; il se pleure dans quelques coeurs restés fidèles au milieu de l'indifférence du temps présent. Les fidèles dont je vous parle ne sont pas nombreux, car, chaque jour, depuis bien longtemps, il se fait dans leurs rangs des vides que rien ne peut combler; mais ils ont encore la même ferveur de foi, la même naïveté d'enthousiasme qu'au jour de leur plus brillante victoire avec leur Empereur; leur Empereur qu'ils ne peuvent pas croire mort, et que, par une heureuse illusion d'amour, ils s'obstinent à voir sur la colonne, jamais aux Invalides. Cependant, le 5 mai de chaque année vient les rappeler douloureusement au sentiment de la réalité. Ce jour-là, des le matin, leur pèlerinage commence: on les voit arriver successivement têtes blanchies ou têtes chauves, ceux-là avec un bras de moins, ceux-ci dès longtemps consolés de l'absence d'une jambe oubliée dans une victoire, tous, âmes vigoureuses dans des corps plus ou moins brisés, sur la place où se dresse le monument de leurs anciens triomphes. Leur démarche est triste, recueillie; et pourtant, vous verriez parfois un éclair de fierté douloureuse illuminer leurs vieux visages, quand ils lèvent les veux sur le jeune _pékin_ qui passe, d'un air de présomptueuse nullité. La plupart d'entre eux déposent religieusement au pied de la colonne la mélancolique couronne d'immortelles, tandis que quelques-uns, orateurs improvisés, expliquent aux enfants attroupés le grandes choses que ce bronze rappelle;--et la figure des enfants devient pensive à ces récits épiques. [Illustration.] Nous avons vu, le 5 mai dernier, un de ces vétérans de l'Empire en contemplation devant une statuette de Napoléon. Son attitude était celle de la plus douloureuse rêverie; il se croyait seul, et deux larmes silencieuses glissaient sur ses joues. A la fin, il plia un genou devant son Empereur, et, en se relevant, il m'aperçut: «Mille noms d'un sabre! monsieur, s'écria-t-il en essuyant ses yeux, excusez; mais, voyez-vous, quand je pense que ce n'est plus qu'un petit morceau de plâtre, lui, mon Empereur, que j'ai vu à Austerlitz et dans tant d'autres mille tintamarres, tandis que moi, pauvre vieux bras-cassé, je suis encore de faction, sans fusil, dans cette bicoque qu'on appelle la terre, c'est plus fort que moi; mais ça m'arrache quelque chose là-dedans (il frappait sa poitrine), et ça me donne des envies de déserter, que j'en pleure comme une bête.» Et ce pauvre soldat me parut bien grand dans son humilité, et bien heureux dans sa douleur, car il avait une foi. Rébus. EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS. Un grand personnage disait: Rien ne pèse autant qu'une couronne. [Illustration: Rébus.] *** End of this LibraryBlog Digital Book "L'Illustration, No. 0010, 6 Mai 1843" *** Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.