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Title: L'Illustration, No. 3236, 4 Mars 1905
Author: Various
Language: French
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L'Illustration, No. 3236, 4 Mars 1905

[Illustration: LA REVUE COMIQUE, par Henriot.]

_Ce numéro contient l_'Illustration Théâtrale _avec le texte complet de_
LA MASSIERE.

_Prix de ce Numéro: Un Franc._ SAMEDI 4 MARS 1905 _63e Année._--N° 3236.

LE PERCEMENT DU TUNNEL DU SIMPLON: UNE MINUTE D'EPOUVANTE A huit
kilomètres de l'orifice: la fuite des ingénieurs et des ouvriers devant
le torrent d'eau chaude. _Dessin de Georges Scott d'après un croquis de
notre envoyé spécial, G. Babin,--Voir l'article, page 135._



Courrier de Paris

JOURNAL D'UNE ÉTRANGÈRE

Mon hôtelière, qui est Vosgienne, est enchantée d'apprendre qu'il est
tombé dans son département plus de neige, depuis huit jours, qu'en aucun
autre. Elle me montre un journal qu'on lui envoie de Gérardmer, deux
fois par semaine, et où la chose est constatée et commentée fièrement.
Ces gens sont flattés de ce qui leur arrive. Il y a plus de neige chez
eux que chez ceux d'à côté; ils détiennent un record. Et l'on est
toujours content de détenir un record, fût-ce celui du mauvais temps. Je
ne sais plus qui me citait un jour ce mot d'un jardinier, à la campagne:
«Nous avons eu cette semaine, monsieur, vingt-six degrés de froid. C'est
gentil, pour un petit pays comme le nôtre?»

On a percé le Simplon! Grosse nouvelle, et voilà pour les philosophes de
salon, de table d'hôte ou d'assommoir un beau thème de dissertation à
exploiter. Car il n'est plus de sujet réservé, comme jadis, aux
curiosités d'une élite, et mon coiffeur lui-même a des idées générales.
Il m'a confié tout à l'heure son sentiment sur le percement du Simplon.
Lecteur de feuilles socialistes et humanitaires, il approuve cette
opération, se réjouit de tout ce qui tend à rapprocher les hommes, à
mêler les unes aux autres les patries... Un vieux colonel suisse de mes
amis fait la grimace et ce tunnel ne lui dit rien qui vaille. A tout
hasard, il aurait mieux aimé qu'on trouât d'autres frontières que la
sienne. J'entends des commerçants vanter le bienfait de cette entreprise
et des fabricants s'alarmer des concurrences qu'elle facilitera. Tout le
monde donne son avis. A un ingénieur qui proclamait hier le devoir
d'aider les hommes et les choses à voyager vite, un vieux garçon,
rentier paresseux et un peu «tolstoïsant», répondait: «Où est la
nécessité de voyager vite? Nous ne souffrons que des besoins que notre
imagination nous crée. Pascal conseillait aux hommes qui veulent être
heureux de se tenir en repos dans leur chambre. Il avait bien raison!»

J'assiste à ces discussions sans rien dire et je pense que la question
de savoir s'il était inutile ou nécessaire de percer le Simplon est bien
l'une des plus vaines qu'on puisse examiner. On l'a percé parce qu'il
fallait qu'on le perçât et parce que la vie marche suivant une loi dont
nous ne sommes pas les maîtres: la loi de l'éternelle curiosité humaine,
du besoin de continuellement savoir quelque chose de plus que ce qu'ont
su les autres et de continuellement faire quelque chose de plus que ce
qu'ils ont fait.

Et Tolstoï peut bien hausser les épaules; et mon colonel suisse aura
beau maugréer; et mon fabricant ergoter... Cette fatalité nous conduit;
et je vois très bien qui la symbolise: c'est ce petit homme tout noir,
tout mouillé, qui, la main sur l'outil puissant, fit tomber la dernière
pierre du grand tunnel, dans les ténèbres... Il est inconnu de tout le
monde. C'est un gueux quelconque, dont ses chefs mêmes ignorent le nom.
N'importe, il existe; il est une parcelle de cette masse anonyme dont
l'effort travaille obscurément au perpétuel rajeunissement de notre
vieille planète. Il est «la force qui va» et qu'aucun raisonnement
n'empêchera d'aller. J'aurais voulu voir sa figure...


J'en verrai d'autres, dans trois semaines, qui seront des symboles
aussi. Sur de fragiles chars fleuris, dans le tapage des fanfares, les
«Reines» des lavoirs et des marchés défileront. Mi-Carême! Voilà deux
ans que je les vis passer pour la première fois, souriantes et
grelottantes sous la bise de mars; et ce spectacle m'avait ravie. Elles
vont nous le redonner; et, depuis quinze jours, tout ce petit monde a la
fièvre. On s'assemble; on vote; au marché Lenoir, au marché des Carmes,
aux Halles, on élit les reines de demain--et la Reine des reines. On me
dit qu'autrefois ces élections s'accomplissaient de façon discrète, à
huis clos, dans quelque salle d'estaminet où se donnaient rendez-vous
les électeurs de la Reine du quartier; mais cet électeur lui-même est
devenu roi... et ne l'est pas qu'en temps de Mi-Carême. On le comble
donc de politesses: on lui ouvre, s'il en exprime le désir, les portes
de l'école ou de la mairie voisine, et c'est sous la présidence d'un
conseiller municipal que le scrutin des marchés et des lavoirs y est
dépouillé. Cette fête de famille a pris l'importance, à présent, d'une
affaire publique.

Cependant, les petites reines ne conçoivent de leur victoire aucun
orgueil. Elles symboliseront pour un jour, aux yeux des Parisiens, la
beauté, la grâce de l'ouvrière de Paris, et, si ce grand honneur les
trouble un peu, on ne s'en aperçoit guère: à peine descendues de leurs
chars, elles ôteront leurs robes de reine, rendront au magasin des
«accessoires» leurs diadèmes en carton doré, et se réinstalleront,
modestes, un peu fatiguées, derrière l'éventaire ou le baquet. Et
personne n'entendra plus parler d'elles, jamais. C'est une grande leçon
de philosophie qu'elles nous donnent.

Leurs compagnes nous en donnent une autre, bien plus touchante encore,
une leçon d'abnégation, dont peu d'entre nous seraient capables: il y a
de jolies filles, dans ces défilés de Mi-Carême, et dont beaucoup, sans
doute, ambitionnaient la gloire de cette royauté-là. On les a
dédaignées. Nous autres bourgeoises, nous supporterions mal cette
avanie, nous laisserions notre Reine triompher toute seule; nous la
bouderions un peu en la débinant beaucoup; et l'idée de faire
publiquement cortège à sa beauté ne nous viendrait pas une minute...

Ces femmes ont plus de générosité que nous. Vaincues, elles sourient à
celles qu'on leur préféra: elles les escortent; elles composent
volontairement autour de ces victorieuses un décor de fête; elles
aident--femmes--au triomphe d'une femme! On ne réfléchit pas que cela
est prodigieux.


...Rencontré tout à l'heure, rue des Ecoles, mon ami D... professeur au
Collège de France. Il a sous le bras une serviette bourrée de livres et
court à sa leçon.

--Où allez-vous? me dit-il.

--Je vais assister, à la Sorbonne, au cours de votre ami Gebhart, sur
Machiavel. On a tant parlé de cet homme, depuis quinze jours, que je
veux le connaître.

--Il est trop tard. L'amphithéâtre Turgot sera plein quand vous
arriverez.

--Alors, lui dis-je, je vous suis. Et c'est à votre leçon que
j'assisterai, mon cher maître.

Il s'est mis à rire.

--Il est trop tard aussi de ce côté-là, madame. Vingt minutes avant que
j'arrive, mon amphithéâtre est bondé...

--Tous mes compliments.

--Ne me félicitez pas, dit-il. Nous sommes une dizaine, dans
l'Université, dont les cours sont à la mode, on ne sait pourquoi, et
autour desquels il est de tradition de s'écraser. Avez-vous remarqué
ceci: deux brasseries sont ouvertes à côté l'une de l'autre, dans un
carrefour: même aspect, même qualité de consommations, mêmes prix. Il y
en a une où les tables sont toujours prises, où la foule semble attirer
la foule; et une où personne ne veut entrer. Pourquoi? On ne sait pas.
C'est le mystère absurde de la vogue; c'est «comme cela», parce que
c'est comme cela.

--Cependant, dis-je, les hommes et les femmes qui vont vous applaudir au
Collège de France savent ce qu'ils font. Ils ont une raison de vous
préférer...

--Illusion, madame. Ils suivent un courant... Persuadez-vous bien que,
sur dix personnes qui m'écoutent, il n'y en a pas cinq qui ne soient
tout à fait indifférentes à ce que je leur dis. On vient à mon cours par
snobisme ou pour tuer le temps; on y vient pour le plaisir de regarder
des «images», des projections; on y vient pour se chauffer, pour occuper
une heure entre deux rendez-vous; pour y dormir; on y vient pour suivre
une femme...

Il me serra la main en riant, et s'éclipsa.


...Au bruit de l'orgue, entre deux haies de curieux, les jeunes mariés
sortent de l'église. De longues files de voitures bordent, aux
alentours, les trottoirs; des agents, des valets de pied vont et
viennent, très affairés; de la nef à la rue un long tapis rouge se
déploie; c'est un mariage «chic». Je me suis mêlée à la foule des
badauds, et je regarde.

Elle est, sous la dentelle et le satin, une petite apparition blanche,
délicieuse à regarder. Et son bras est posé sur celui d'un monsieur en
redingote bleue, qui porte en outre un gilet de velours à fleurs, un
pantalon de fantaisie, une cravate de soie claire que pique une grosse
perle. Il paraît que c'est là le «dernier cri», depuis quelques années;
on se marie, quand on est vraiment «du monde», en redingote. L'homme
trouve bon que la jeune fille qu'il épouse se pare en son honneur d'un
uniforme symbolique qu'une fois mariée elle ne portera plus jamais...
lui, il endosse le vêtement de tous les jours, celui qu'il a mis hier ou
remettra demain pour aller flâner à la Bourse ou déjeuner au club. Il a
l'air de penser, ce jeune époux: «Le mariage est pour vous,
mademoiselle, quelque chose de considérable; il n'est pour moi qu'une
formalité sans importance. Une parure d'_exception_ doit marquer aux
yeux de tous la solennité de l'acte que vous accomplissez aujourd'hui;
mais vous pensez bien que je ne vais pas, moi, me mettre en habit de
cérémonie pour si peu.»

Il y a des modes qui ne sont que vilaines, ou ridicules; celle-ci est
pire: j'y sens, comme femme, une petite pointe de «muflerie».

SONIA.



LES FAITS DE LA SEMAINE

FRANCE

23 février.--La Chambre vote, par 450 voix contre 108, un ordre du jour
approuvant le programme des constructions navales à effectuer dans une
période de douze années.--Le Sénat, malgré l'avis favorable de M.
Etienne, ministre de l'intérieur, rejette, à la majorité de 21 voix, le
système de la régie municipale que la Chambre avait adopté pour
l'exploitation de l'industrie du gaz à Paris.

26.--Déjeuner officiel à l'Élysée, offert par le président de la
République en l'honneur des membres de la conférence qui a clos son
enquête sur l'incident anglo-russe de Hull.

ETRANGER

20 février.--Avec l'autorisation du général Trepov, gouverneur général
de Saint-Pétersbourg, les étudiants de cette ville se sont réunis au
nombre de 3.800, dans la grande salle de l'Université; tous les discours
se sont fait remarquer par la violence des sentiments antidynastiques.

21--En Hongrie, M. Julius Justh, du parti Kossuth, candidat de
l'opposition coalisée, est élu président de la Chambre des députés par
62 voix de majorité, contre le candidat du parti Tisza (libéral).--En
Russie, Tsarskoïé-Sélo, résidence du tsar, est placée sous la loi
martiale, à la suite de la réception à la cour d'un grand nombre de
lettres de menaces. Depuis le 19, à Bakou (Transcaucasie), les Arméniens
sont attaqués par des bandes de musulmans armés; tout travail a cessé;
les banques sont fermées.

22.--Les nouveaux traités de commerce de l'Allemagne avec l'Autriche,
l'Italie, la Belgique, la Roumanie, la Suisse et la Serbie sont adoptés
définitivement par le Reichstag.

23.--La solution de la crise ministérielle hongroise est de nouveau
retardée par l'échec des négociations pour la constitution d'un
ministère provisoire.

Le parti Kossuth subordonne son acceptation du contingent militaire à la
condition du vote préalable de la réforme électorale.--En Russie, la
grève des chemins de fer s'étend.

24.--A Saint-Pétersbourg, le travail a de nouveau cessé à l'usine
Poutilov et dans douze autres établissements; la grève s'étend à 40.000
ouvriers. A Varsovie, les ouvriers de toutes les fabriques du faubourg
industriel de Czerniaokovska ont quitté le travail et provoqué de graves
désordres. Les lignes télégraphiques le long de la voie ferrée de
Varsovie à Saint-Pétersbourg sont gardées militairement. Un ordre du
jour du grand-duc Vladimir prescrit la comparution, devant un tribunal
militaire, de 5 officiers et 73 sous-officiers ou soldats de la brigade
montée d'artillerie de la garde, à cause du coup de canon à mitraille
tiré sur le palais pendant la fête de la bénédiction des
eaux.--Achèvement de la percée du tunnel du Simplon.

25.--Un service provisoire est repris sur la ligne Varsovie-Vienne, mais
les grèves de chemins de fer persistent dans la région de Moscou.



LA GUERRE RUSSO-JAPONAISE

En Mandchourie, il semble que les deux armées soient de nouveau à la
veille d'une grande bataille.

L'armée japonaise de droite commandée par Kuroki, a commencé, dès les
premiers jours de février, un mouvement de large envergure contre la
gauche russe. Partie de Tsian-Chan, sur le haut Taï-Tsé-Ho, elle avait,
par des chemins de montagne, gagné les abords de la crête des monts
Ta-Ling. Les Japonais occupaient Ta-Pin-Dou-Chan le 19; le 23, ils
attaquaient la colline Berenevsk, défendue par le détachement russe de
Tsin-Ho-Tchen, et forçaient, le lendemain, ce détachement à évacuer la
position; le combat avait été acharné. Le 25, ils se portaient en forces
sur Tsin-Ho-Tchen, par la passe de Tan-Tsi-Ling, et l'occupaient
également; les Russes avaient à ce combat de nombreux tués et 300
blessés. Les Japonais poussaient immédiatement leur avantage et se
rapprochaient des défilés occupés par la gauche russe. Suivant les
dernières informations, ils auraient occupé le col de Ta-Ling. Ce
mouvement rappelle les manoeuvres familières au général Kuroki,
notamment son mouvement tournant à Liao-Yang. S'il réussissait cette
fois encore, il contraindrait l'armée russe à abandonner ses positions
et à se replier au nord de Moukden.

Les captures de navires neutres, chargés de contrebande de guerre, se
multiplient, dans les parages septentrionaux de la mer du Japon et dans
les détroits voisins. Le blocus de Vladivostok peut être considéré comme
effectif.

La troisième escadre russe du Pacifique, composée de sept unités et de
deux transports charbonniers, est passée, le 26, devant Cherbourg.

A Tokio, le gouvernement aurait décidé de contracter un quatrième
emprunt intérieur de 100 millions de _yen_.



LE PERCEMENT DU SIMPLON

Iselle, 27 février 1905.

Au matin du 24 février, sur le coup de sept heures et demie, la dernière
cloison rocheuse qui, sous le massif du Simplon, séparait la Suisse de
l'Italie, s'écroulait, éventrée par l'explosion d'une vingtaine de mines
bourrées de dynamite jusqu'au delà des limites qu'eût conseillées la
prudence. Mais l'équipe qui avait pris, la veille au soir, le travail «à
l'avancement» n'avait pas voulu laisser à l'équipe suivante, à l'équipe
rivale, l'honneur de donner ce coup suprême.

Le 20, dans son rapport journalier aux ingénieurs, Antonio Betassa,
«assistant», ou chef de chantier, de l'entreprise, écrivait sur le
registre-journal en quittant le chantier: «Dans trois ou quatre jours,
le superbe Monte Leone (c'est la cime culminante du massif), lui qui
voulait nous faire mourir avec son eau chaude, tombera entre mes mains
comme est tombé Port-Arthur aux mains des Japonais.» Et Betassa avait
tous les droits à cette faveur suprême de la montagne: lui-même, le 13
août 1898, avait donné, à Iselle, à la bouche du tunnel, le premier coup
de pioche dans le terrible granit; une bannière aux couleurs italiennes,
qui flotte au faîte de sa maison, la première case, aussi, construite
sur les chantiers, le rappelle orgueilleusement en une inscription
lapidaire.

[Illustration: Entrée nord-ouest du tunnel, à Brigue (Suisse).]

[Illustration: Une nouvelle grande gare pour le trafic international: la
gare de Brigue (Suisse). _Photographies Brocherel._]

L'équipe de la veille, méchamment, avait laissé à charger à ses
remplaçants douze wagons de déblais. Betassa en éprouva une rage folle.
Il sentait, derrière le diaphragme de roches, le vide tout près, le vide
où croupissait, enfermée en arrière par de massives portes de fer, la
nappe d'eau chaude qui avait contraint les ouvriers à interrompre le
travail du côté de la Suisses Il devait, lui, avancer suffisamment la
besogne pour que d'autres, une heure après son départ, eussent la gloire
de faire sauter la mine décisive, d'ouvrir la dernière brèche dans le
beau gneiss tout veiné de scintillants cristaux de quartz. Il se réfugia
dans un coin, malade, disait-il, bien déterminé, pour sa part, à ne rien
faire pour avancer d'un moment l'événement dont pourraient
s'enorgueillir des rivaux.

[Illustration: Les deux forces qui ont troué les 20 kilomètres de roche
du Simplon: la perforatrice et la dynamite.]

Puis une nouvelle arriva, du bout du tunnel: un train venait de
dérailler. Impossible de sortir à l'heure fixée pour la relève.
L'événement pouvait devenir tragique. Quand on s'imagine la situation
des travailleurs bloqués, par cet accident, dans ce trou sans issue, à
la merci d'une arrivée d'eau bouillante, d'un arrêt subit des
ventilateurs, on ne songe pas qu'une telle nouvelle ait pu causer à ces
hommes autre chose que de l'effroi. Elle emplit de joie l'âme de Betassa
et de ses collaborateurs. Les mineurs s'acharnèrent désormais à la
tâche, pressés, encouragés, excités par «l'assistant» et le
contremaître. Les quatre perforatrices alignées devant le front, lancées
à toute vitesse, vrillèrent la roche d'un grincement continu. Des trous
d'une profondeur inusitée, dangereuse peut-être, furent percés.

Et quand ce fut fini, tandis qu'on disposait les cartouches armées de
cordons plus longs aussi qu'à l'habitude,--car il fallait prévoir
l'arrivée des eaux et avoir le temps de fuir le plus loin
possible,--dans une poussée folle, les lourdes machines furent emportées
en arrière. En dix minutes elles étaient hors de l'atteinte de
l'explosion alors que ce travail prenait ordinairement plus d'une
demi-heure.

Alors, les travailleurs se retirèrent.

Nous avons donné, en de précédents articles, suffisamment de détails
techniques sur l'admirable travail que constitue le percement du Simplon
pour nous dispenser d'y revenir ici. Je rappellerai seulement en
quelques mots que la galerie principale, le tunnel qui sera achevé dans
quelques mois, est doublé parallèlement par une autre galerie, plus
étroite, qui deviendra plus tard un second tunnel semblable au premier,
et par où sont actuellement évacués les déblais et les eaux. Des
couloirs obliques, des «transversales», les réunissent de place en
place, bouchées à mesure que les travaux avancent.

[Illustration: Entrée sud-est du tunnel, à Iselle (Italie).]

[Illustration: Les vainqueurs du dernier rocher: l'assistant Betassa,
l'ingénieur Bacilieri et le chef d'équipe Ribotto.]

Afin de dévier les eaux par ces transversales, qui devaient les conduire
à la petite galerie, on avait élevé, en travers du tunnel, l'obstruant
jusqu'à la hauteur d'un mètre, des barrages formés d'une cloison de
planches garnie de sacs de sable.

Trois de ces digues formaient obstacle un peu au-dessous des
transversales numéros 45 _bis_, la plus rapprochée de l'avancement, 45
et 44.

Le temps que brûlaient les cinq mètres de mèche pendante au dehors de
chaque trou de mine, les ouvriers redescendirent, sans trop de hâte, la
grande galerie.

Un seul ingénieur les dirigeait, un ingénieur des Chemins de fer
fédéraux suisses, M. Carlo Bacilieri, attaché à la section d'Iselle, qui
a surveillé les travaux du côté de l'Italie.

A la transversale 44 une partie des ouvriers s'arrêtèrent. Ils étaient,
là, plus près pour juger, les mines parties, des résultats de
l'explosion et constater si le trou, le fameux trou, était enfin ouvert.

M. Bacilieri et les autres descendirent jusqu'à la transversale 43. Ici,
aucun travail de déviation des eaux n'avait été préparé. En hâte, par
prudence, M. Bacilieri ordonna d'élever un barrage sommaire...

Les cartouches explosèrent, au loin. Leurs détonations se répercutèrent
sourdement dans cet air lourd. En quelques secondes, on perçut, dans la
petite galerie, derrière l'épaisse porte de bois qui fermait la
transversale 43, le bruissement, puis le fracas des eaux qui passaient.
Toute la masse liquide enfermée entre la muraille brusquement crevée et
la porte de fer qui l'endiguait au nord s'écoulait en cataracte. M.
Bacilieri entr'ouvrit la lourde porte: une fumée emplit la transversale,
où l'eau reflua. Alors, inquiet des travailleurs manquants, il se
précipita vers le haut du tunnel. Il les rencontra à mi-route, dans les
ténèbres, où leurs petites lampes fumeuses balançaient de vacillantes
lueurs.

Le torrent bouillant avait submergé le barrage derrière lequel ils
s'abritaient. Affolés, ils fuyaient, ivres de peur et criant: «L'eau!
l'eau!» comme une horde, ils passèrent, poussant devant eux l'ingénieur
qui cherchait à les retenir, à les rassurer. Et, faut-il le dire? Comme
M. Bacilieri se baissait pour ramasser son chapeau, tombé à terre, il
reçut, par derrière, un coup violent sur la tête: la bête, devant le
danger, avait reparu en l'un de ces hommes apeurés.

Moins d'une demi-heure après, un de ces affreux trains dont les wagons
sont des caisses de tôle cahotantes et ferraillantes ramenait tout le
monde au jour.

[Illustration: Schéma de la dernière tranche du tunnel. P, porte de fer
enfermant la poche d'eau du côté nord; T, trou ouvert, le 24 février, à
l'avancement. Le trait pointillé indique le profil définitif du tunnel.]

Ces ouvriers venaient d'échapper à une mort atroce, à laquelle devaient
succomber deux de leurs ingénieurs, entrés un peu plus tard dans le
tunnel: en effet, l'afflux des eaux dans la petite galerie avait éteint
la machine qui actionnait les vaporisateurs destinés à rafraîchir l'air;
des gaz délétères, accumulés depuis des mois dans la nappe stagnante à
laquelle on venait de rendre tout à coup la liberté, empoisonnaient
rapidement l'atmosphère et la rendaient irrespirable. Pourtant, aucun de
ceux qui revenaient de l'avancement et qui avaient risqué ainsi leur vie
n'aurait donné pour beaucoup sa journée. Sur leurs wagonnets de fer, ils
chantaient et dansaient. Trois d'entre eux s'étaient juchés, à cheval,
sur la locomotive et poussaient des vivats, en entrant en gare.

Comme une traînée de poudre, la nouvelle que le tunnel était ouvert se
répandit dans tout le pays, d'Iselle à Varzo, à travers Balmalonesca,
cet étrange village de bois et de plâtras, sorti de terre comme par
enchantement, depuis le commencement des travaux. Il semblait que le
blanc panache de vapeur flottant au-dessus de la colonne d'eau chaude
qui s'écoulait par la petite galerie eût signalé l'événement aux deux
extrémités de l'étroite vallée. En un clin d'oeil, les maisons se
pavoisaient et les enfants, désertant l'école de Balmalonesca, se
rendaient, chantant, drapeaux au vent, à la rencontre des ouvriers qui
rentraient du travail. Une joie délirante emplissait l'âpre et
mélancolique contrée, ensevelie sous son linceul de frimas.

Et il faut avoir passé, en plein hiver, le Simplon, à travers la neige,
sous la menace des avalanches, et subi les angoisses de ces quatorze
mortelles heures de voyage sur des traîneaux trop primitifs; il faut
avoir contemplé cette lamentable caravane de pauvres gens livides,
grelottants, glacés sous de minces vêtements,--des Italiens, pour la
plupart, regagnant à la morte-saison la terre natale;--avoir souffert de
leurs souffrances, pour comprendre cette allégresse, pour entrevoir quel
adoucissement va apporter à la vie de ces pays le percement de la
montagne, et pour bénir jusqu'aux plus humbles de tous ceux qui
collaborèrent à la réalisation de cette gigantesque entreprise.

[Illustration: Une heure après le percement: l'eau chaude se déversant
de la petite galerie.]

... Cependant, du côté de Brigue, où la construction du tunnel est
terminée, on travaille en ce moment à l'établissement de chambres
souterraines qui, chargées d'explosifs puissants, permettraient, en cas
de guerre, d'anéantir le travail qui a coûté tant de peines!

GUSTAVE BABIN.

[Illustration: Comment on traverse aujourd'hui le Simplon: les traîneaux
de la poste au refuge de Monte Leone. _Photographies G. Babin._]


[Illustration: L'empereur Guillaume II et l'impératrice arrivant à
l'inauguration du Dôme.]



LE DOME DE BERLIN

Le 27 février a eu lieu l'inauguration solennelle du Dôme de Berlin.
L'empereur avait tenu à célébrer cette cérémonie avec le plus grand
apparat: il la présidait en personne, ayant à ses côtés l'impératrice et
le prince héritier; aux premiers rangs de la brillante assistance, on
remarquait les membres de la famille royale de Prusse, les souverains
allemands, les représentants des souverains étrangers et des Etats de
religion évangélique, le chancelier de l'empire, les ministres
prussiens, le corps diplomatique, les généraux et les amiraux.

[Illustration: Le nouveau Dôme de Berlin.]

La nouvelle cathédrale protestante s'élève sur le bord de la Sprée, à
proximité du château royal et du musée d'art, séparés par la promenade
Sous les Tilleuls. D'un aspect assez lourd dans son ensemble, cet énorme
édifice est d'un style hybride, se rattachant surtout à la Renaissance
italienne; une profusion d'ornements et de statues en surcharge la
décoration à l'intérieur comme à l'extérieur. Le projet d'édification de
ce temple remonte au seizième siècle, et plusieurs rois de Prusse, entre
autres le grand Frédéric, s'en préoccupèrent, sans toutefois le mener à
bien; c'est vers 1894 que furent entrepris les travaux définitifs, sur
les plans de l'architecte Raschdorff, et celui-ci en poursuivit
l'exécution avec le concours de son fils. La forêt d'échafaudages
masquant la construction laborieuse du Dôme vient enfin d'être abattue,
et l'événement a pris d'autant plus d'importance aux yeux de Guillaume
II qu'il se flatte d'avoir doté sa capitale d'un imposant monument
religieux qui, dans sa pensée, doit être pour les protestants ce que
Saint-Pierre de Rome est pour les catholiques.



EUGÈNE GUILLAUME

Eugène Guillaume, l'éminent statuaire, n'aura pas survécu longtemps à
son départ de la Villa Médicis, où M. Carolus-Duran le remplaçait, en
qualité de directeur, au commencement de cette année. En prenant sa
retraite, il n'avait pas renoncé au séjour de Rome, et, quand il dut
céder la place à son successeur, il s'installa dans un hôtel voisin de
sa chère Villa, qu'il ne quittait qu'à regret. C'est là que, atteint
d'une bronchite grippale, il vient de s'éteindre, à l'âge de
quatre-vingt-deux ans.

[Illustration: "Les Gracques", bronze par Eugène Guillaume (musée du
Luxembourg).]

Né à Montbard (Côte-d'Or), le 4 juillet 1822, Eugène Guillaume, élève de
Pradier, remportait, en 1845, à vingt-trois ans, le grand prix de Rome,
avec un _Thésée trouvant sur un rocher l'épée de son père._ Il avait
conquis depuis longtemps déjà ses titres à la maîtrise lorsque, en 1862,
il fut admis à l'Institut, section des beaux-arts; trente-six ans plus
tard, en 1898, l'Académie française, appréciant la valeur de l'écrivain,
auteur de nombre d'études d'esthétique, l'accueillit à son tour, en
l'élisant au fauteuil devenu vacant par la mort du duc d'Aumale. Il fut
en outre directeur de l'administration et de l'Ecole des beaux-arts,
puis professeur d'esthétique et d'histoire de l'art au Collège de
France; enfin, en 1891, il avait remplacé le peintre Hébert à la
direction de l'Ecole française de Rome.

[Illustration: Eugène Guillaume.--_Phot. Braun, Clément et Cie._]

Citons parmi ses principales oeuvres: les _Gracques_, au musée du
Luxembourg, une des plus caractéristiques de son talent; le monument de
_Rameau_, à Dijon, et celui de _Colbert_, à Reims; la statue de _Claude
Bernard_ devant le Collège de France; le fronton et les cariatides du
_Pavillon Turgot_, au Louvre; la _Musique_ (façade de, l'Opéra); les
bustes de _Ingres, Jean-Baptiste Dumas, Jules Ferry, Mgr Darboy_,
archevêque de Paris.

Le culte de l'antiquité classique, la recherche de l'idéal, la noblesse
et la simplicité du style, le souci de l'harmonie, la conscience dans
l'exécution, telles sont les règles auxquelles Eugène Guillaume resta
fidèle durant sa longue et laborieuse carrière.



APRES LA MORT
DU GRAND-DUC SERGE

Les funérailles du grand-duc Serge ont eu lieu, le 23 février, à Moscou.

Elles avaient été précédées, suivant la coutume, de l'exposition
publique du corps, pour laquelle il avait été déposé à l'église
Saint-Alexis, un des cinq sanctuaires existant à l'intérieur du
monastère de Tchoudov, ou des Miracles, dans l'enceinte même du Kremlin.
Couché dans un cercueil de chêne, le grand-duc était revêtu de
l'uniforme du régiment des grenadiers de Kiev, les mains gantées,
jointes sur la poitrine et tenant l'icône de saint Nicolas; un voile de
fine dentelle de Bruxelles, que porta le prince, tout enfant, recouvrait
le visage.

[Illustration: La croix de fer. (_Phot. de M. Bakouline, prise le
surlendemain de l'attentat, avant la construction de la balustrade
protectrice.)_]

[Illustration: La place du Sénat depuis le meurtre du grand-duc Serge:
au fond, la croix de fer, entourée d'une balustrade, marque l'endroit
exact de l'attentat. _(A gauche, l'arsenal; à droite, le Palais de
Justice, ancien Sénat.)_]

Après avoir visité la chapelle ardente, les assistants, parmi lesquels
des groupes d'enfants des écoles accompagnés de leurs instituteurs, se
rendaient à la place du Sénat, où l'on a ménagé un petit enclos sur le
lieu même de l'attentat et érigé une croix de fer qui, surmontée d'une
lampe brûlant nuit et jour, se dresse au milieu d'un amoncellement de
couronnes.

Le jeudi 23, après une longue cérémonie religieuse célébrée en présence
des membres de la famille impériale (seul des frères du défunt, le
grand-duc Paul y assistait), de l'église Saint-Alexis, les grands-ducs
et les généraux ont transporté le cercueil à l'église Saint-André qui
fait également partie du monastère, lequel communique directement avec
le Petit Palais. Là, il a été placé sur un catafalque, en attendant la
mise au tombeau.

[Illustration: AU KREMLIN DE MOSCOU.--Sur la place du Sénat: l'enclos
commémoratif du meurtre du grand-duc Serge.--_Photographies Bulla._]

[Illustration: Les sous-officiers de l'Ecole des Cadets allant défiler
devant la dépouille mortelle du grand-duc Serge.]

[Illustration: AU KREMLIN DE MOSCOU.--Devant le monastère de Tchoudov:
la foule attendant d'être admise à visiter la chapelle
ardente.--_Photographies Bulla._]

[Illustration: Expressions successives de la physionomie du général
Stoessel apprenant, à Aden, la nouvelle d'un échec japonais. _Trois
instantanés de L. Sabattier._]



LE RETOUR DE STOESSEL
A BORD DE L'«AUSTRALIEN»

Aden, 10 février.

En arrivant à bord de l'_Australien_, ma première impression fut
pénible, mais non pas selon mes prévisions. Je m'étais attendu à trouver
des Russes tristes, maussades ou tout au moins manquant d'entrain; au
contraire, ils avaient l'air plutôt gai. Sur le moment, j'en fus surpris
et, je l'avoue, un peu choqué; cette gaieté me paraissait déconcertante,
hors de saison; j'éprouvais comme une désillusion, et j'en voulais
presque aux rapatriés de Port-Arthur de me laisser pour compte les
sentiments de sincère commisération dont je m'apprêtais à donner le
témoignage à leur infortune. Impression vite dissipée par la réflexion.

Il s'agissait de mettre les choses au point. Ces gens, pensai-je,
viennent de subir toutes les rigueurs d'un siège de près d'un an, de
courir mille dangers, d'échapper à la mort, et maintenant les voilà
confortablement installés sur un paquebot, entourés d'un bien-être
qu'ils ne connaissaient plus depuis longtemps, avec la perspective d'un
prochain retour dans leur pays, dans leurs foyers: comment ne
goûteraient-ils pas pleinement la joie de vivre? Tout à l'heure, sans
doute, ils nous raconteront leurs fatigues, leurs privations, leurs
souffrances, les péripéties de leur lutte héroïque: alors, nous
comprendrons mieux encore la réaction si naturelle qui s'opère en eux...

[Illustration: Stoessel vient de trouver dans l'«Illustration» le
portrait de Nogi.]

[Illustration: Stoessel rit de bon coeur.]

L'escale présente le spectacle habituel. D'innombrables mercantis se
pressent contre les flancs du navire, offrant aux passagers de prétendus
produits du pays. Le pont est encombré d'une foule bigarrée: vêtements
blancs ou kaki, casques coloniaux de tous les modèles; çà et là,
quelques tuniques et quelques casquettes d'uniforme. Nos guerriers,
accoutrés de façons si diverses, semblent soutenir un nouveau siège.

Dans tout ce brouhaha, je cherche Stoessel, que j'aperçois enfin, le
visage épanoui d'un large rire, au milieu d'un groupe animé. Coiffé de
la casquette d'ordonnance, il porte une tunique de petite tenue en
flanelle blanche à pattes d'épaulette, sans autre décoration que la
croix de Saint-Georges.

Nous sommes là cinq journalistes parisiens, venus à Aden, à sa
rencontre; il nous reçoit très cordialement dans le salon de musique, où
le général Reiss et le lieutenant Nevelskoy l'accompagnent pour servir
d'interprètes. Tandis que mes confrères engagent avec Stoessel une
conversation laborieuse, lui font poser des questions, j'observe
attentivement le défenseur de Port-Arthur. Un air de bonhomie corrige la
rudesse des traits; le teint est coloré; l'oeil clair prend aisément une
expression de vivacité rieuse et, parfois, à l'évocation de certains
souvenirs, se voile d'une passagère mélancolie. Détail assez curieux: la
tête découverte montre un sillon circulaire sabrant le front et tangent
à l'oreille droite, trace ineffaçable creusée par la pression de la
casquette...

Enfin, l'audience est terminée. Mes compagnons ont consciencieusement
interviewé le général; quant à moi, je l'ai surtout observé et il me
reste à lui adresser une requête au nom de l'_Illustration_: je le prie
de vouloir bien me permettre de dessiner son portrait; il m'accorde un
rendez-vous pour une séance de pose--«très courte», formule-t-il
expressément...

[Illustration: Le lieut. Thimm (18 blessures) et le lieut. Boje, qui a
eu le crâne traversé d'une balle japonaise, entrée par l'oreille et
sortie par l'oeil droit.]

Un peu avant le dîner, j'ai pu apercevoir Mme Stoessel. C'est une femme
corpulente, au type russe très accentué, mais dont les traits heurtés
perdent leur dureté en s'éclairant d'un regard et d'un sourire pleins de
bonté. Très simple, nu-tête, en camisole blanche rayée, celle qui,
pendant les jours d'épreuves, s'est signalée aux côtés de son mari par
sa vaillance et son dévouement a les allures d'une excellente ménagère,
indifférente à tout souci de représentation, désireuse de s'effacer.
Elle s'est chargée de ramener de Port-Arthur des enfants orphelins
auxquels elle prodigue des soins maternels; et cela ne suffit pas à son
activité bienfaisante: sa sollicitude se partage encore entre ses
chiens, sept ou huit perroquets et une demi-douzaine de singes,
installés à l'arrière du paquebot.

_Port-Saïd, 15 février._

Durant les cinq jours de traversée passés avec les Russes, profitant de
cette occasion unique, nous avons fait la chasse aux documents précis
sur l'histoire du siège de Port-Arthur, aux détails intéressants, aux
anecdotes curieuses, aux récits de combats racontés par des témoins
oculaires, par des acteurs du drame.

Mais à quoi bon m'étendre sur ces sujets? Déjà les dépêches détaillées
expédiées d'Aden par les reporters ont dû renseigner amplement les
lecteurs français.

Distractions à bord, séances au bar, soirées chantantes... on a même un
peu dansé aux sons d'un piano mécanique. Toutefois, les plaisirs
profanes n'ont point fait oublier aux orthodoxes les exercices de piété.
Avec sa barbe broussailleuse, sa vaste houppelande, son chapeau bas de
forme, un vieux pope avait vraiment grand air quand, les cheveux envolés
dans le vent, il présidait à la prière du soir, debout en avant des
fidèles agenouillés...

[Illustration: Un vaincu mélancolique: l'amiral Lotsehensky.]

[Illustration: Mme Stoessel au milieu du groupe d'orphelins qu'elle
ramène en Russie sur le pont du "Saint-Nicolas".--_Phot. Guerin._]

Le 14, arrivée à Suez. Pendant la visite sanitaire, une chaloupe
accoste, amenant le consul de Russie; il vient apporter la nouvelle d'un
échec des Japonais devant Moukden. Du haut de l'échelle, Stoessel,
penché, l'écoute très attentivement...

Dans le canal, la température commence à fraîchir. Alors, changement à
vue: les costumes de fantaisie disparaissent comme par enchantement pour
faire place à des vêtements plus chauds, des uniformes, des tuniques
agrémentées d'aiguillettes, des bottes, des bonnets à poils inattendus.
Seul, l'amiral Lotsehensky, l'unique marin russe, conserve son petit
«complet» fatigué, son chapeau mou; il ne sort pas de son coin isolé,
près d'un treuil, à l'arrière, où il semble mis en pénitence. Celui-là a
bien l'air d'un vaincu!...

Le soir de cette même journée, les adieux: Champagne traditionnel,
toasts chaleureux, serrements de mains, acclamations répétées: «Vive la
France! Vive la Russie!...»

Aujourd'hui 15, arrivée à Port-Saïd à cinq heures du matin. Encore un
changement imprévu dans les physionomies: Stoessel et les autres
officiers blessés à la tête se sont mis un bandeau; ainsi l'a prescrit
le médecin, crainte des poussières malsaines, si l'on descend à terre...
Un monsieur se présente, vêtu d'un frac de cérémonie, malgré l'heure
matinale: c'est le consul. Salamalecs, bouquets.

Enfin, une embarcation à vapeur, l'_Isis_, vient chercher le général
Stoessel et se compagnons pour les conduire à bord du _Saint-Nicolas_,
qui doit les ramener en Russie.

L. SABATTIER.

[Illustration: Débarquement du général Stoessel et des défenseurs de
Port-Arthur à Theodosia (Crimée), le 21 février. _Photographie de notre
correspondant particulier! M. Forst._]

[Illustration: STOESSEL OFFRE SON CHEVAL D'ARMES A NOGI _D'après les
documents fournis à L. Sabattier par l'état-major du général Stoessel._]

Des dépêches avaient déjà relaté, au commencement de janvier, ce détail
typique: à la suite de leur entrevue de Choui-Chine, le 6 janvier, le
général Stoessel offrit son cheval d'armes au général Nogi, qui
l'accepta (contrairement aux premières informations); c'était un cheval
arabe, gris pommelé, très vif; pour en faire admirer les actions à Nogi,
Stoessel le monta une dernière fois et lui fit effectuer, au galop,
diverses évolutions, s'amusant à bousculer quelque peu les officiers
japonais présents.

[Illustration: Lieut. Nevelskoy, aide de camp. Général Stoessel. Général
Reiss. Général Nogi. Colonel Iditchi. M. Kawakami, interprète.
LE TOAST DES GÉNÉRAUX ENNEMIS «A LA BRAVOURE DE LEURS TROUPES »
Entrevue de Stoessel et de Nogi dans une maison chinoise du village de
Choui-Chine, le 6 janvier. _D'après les documents fournis à L. Sabattier
par l'état-major du général Stoessel._]



[Illustration: UN ÉPISODE DE LA MARCHE DES PRISONNIERS RUSSES DE
PORT-ARTHUR SUR LA ROUTE DE DALNY. _L'officier russe revenu avec
Stoessel, et qui a fourni à L. Sabattier le croquis et les
renseignements pour ce dessin, donne de la scène représentée
l'explication suivante: «La marche de nos troupes à peu près valides
évacuées sur Dalny offrit un spectacle d'une indicible tristesse. Et il
semble que les Japonais se soient ingéniés à le rendre plus navrant
encore. Aux haltes, les vivres étaient rares, insuffisants pour les
besoins des hommes affamés qui prenaient d'assaut les voitures de
subsistances. En revanche, l'eau-de-vie et les boissons fermentées
étaient prodiguées. Un groupe de ces malheureux se laissait-il aller à
boire plus que de raison--excès bien excusable--aussitôt un photographe
survenait et opérait après avoir placé les bouteilles vides bien en
évidence, après en avoir ajouté au besoin. Les clichés pris ainsi seront
reproduits plus tard dans les albums officiels relatifs à la guerre: car
c'est ainsi que les Japonais entendent documenter l'Histoire...» Le
dessin de L. Sabattier saisit la manoeuvre sur le vif, et restera pour
faire justice du procédé._]

[Illustration: Britomartis assise sur un vieux chêne (monnaie de
Gortyna).]

[Illustration: Le monastère historique d'Arcadion et au-dessus, le mont
Ida.]



NOUVEAUX TIMBRES CRETOIS

[Illustration: Jupiter allaité par une chienne (monnaie de Cydonia)]

_Documents et Informations._

LES NOUVEAUX TIMBRES DE CRÈTE.

[Illustration: Europe assise sur le taureau Jupiter (monnaie de
Gortyna).]

Le gouvernement crétois vient de créer une nouvelle série de
timbres-poste sur une donnée intéressante et originale. Il a eu l'idée
excellente de faire reproduire, sur chacune des neuf vignettes, de
valeur différente, composant la série, des documents empruntés à
l'archéologie et à l'histoire de la Crète, monnaies anciennes d'un beau
caractère, sceaux antiques; vues de quelques ruines fameuses de l'Île.
C'est ainsi que des monnaies île Gortyna, d'Itanos, de Cydonia, une
médaille d'Ariadne, les ruines du palais de Minos, décorent les timbres
crétois et populariseront les grands souvenirs dont s'enorgueillit la
Crète.



UN BIENFAITEUR DES MARINS.

La petite ville de Paimpol, cité des Terre-Neuvas et des Islandais,
vient de commémorer la mémoire d'un bienfaiteur des marins. M. Alfred de
Courcy, fondateur de la _Société de secours aux familles des marins
français naufragés_, en lui élevant un buste sur le quai même, au milieu
des bassins, bien en vue de la mouvante forêt de mâts, de vergues et de
cordages.

M. Alfred de Courcy, né à Brest le 9 novembre 1826, fils d'un officier
de marine des plus distingués, entra de bonne heure à la Société
d'assurances générales maritimes et s'y distingua par un travail acharné
qui, de simple employé, l'éleva jusqu'au rang de directeur. Mais, arrivé
à cette haute situation, il ne s'y fit pas remarquer seulement par ses
qualités d'administrateur, il s'y montra aussi philanthrope intelligent
et avisé et c'est à l'âge où il pouvait légitimement aspirer au repos
que, ému par les deuils et les misères des gens de mer qu'il avait été
mieux à même que personne de connaître, il entreprit de créer, à travers
mille difficultés, et réussit à fonder cette _Société de secours aux
familles des marins français naufragés,_ qui répartit actuellement plus
de 100.000 francs de rentes entre les veuves et les orphelins de la mer.

Le buste, en bronze, de cet homme de bien, qui a été inauguré en
présence de sa famille, des armateurs, des conseillers municipaux et de
toute la population de Paimpol, est dû au statuaire breton Jean Boucher.



AUTEUIL SOUS LA NEIGE.

Les premières courses de la saison ont eu lieu déjà sur les divers
hippodromes de la banlieue parisienne. Suivies surtout par les
ordinaires habitués: propriétaires, entraîneurs, parieurs, elles n'ont
pas encore l'éclat mondain des réunions printanières. Mais elles ne
manquent pas d'un intérêt très sportif. Elles ont même un aspect fort
pittoresque et presque émouvant, lorsque la neige, comme le 23 février
dernier, vient ajouter aux difficultés d'une course de haies. Ce jour-là
elle est tombée en flocons particulièrement serrés. A travers leur épais
rideau, sur un fond de paysage tout blanc, les chevaux galopaient comme
des ombres; ils abordaient d'ailleurs les obstacles avec prudence, de
sorte qu'aucune chute grave ne s'est produite.



LA VITESSE DE CROISSANCE DES ONGLES.

Un physiologiste, M. A.-M. Bloch, a eu la curiosité de savoir comment se
fait la croissance des ongles. Le sujet avait été étudié déjà, mais pas
de façon assez étendue peut-être. Aussi M. Bloch a-t-il pu ajouter à nos
connaissances un fait qui ressort nettement de ses études, c'est que le
facteur principal de la variété dans la croissance des ongles est l'âge
des sujets; c'est aussi que les variations de la croissance sont plus
étendues qu'on ne le croyait. On enseignait, en effet, d'après les
travaux de Dufour, de Lausanne, il y avait de plus de trente ans, que
les ongles poussent de 9 à 10 centièmes de millimètre par jour (un
millimètre en dix jours par conséquent); en réalité la croissance
quotidienne varie beaucoup plus: de 4 à 14 centièmes de millimètre.

L'influence de l'âge est très manifeste. Le maximum de vitesse de
croissance s'observe chez les sujets jeunes, ayant de 5 à 30 ans
environ. Durant cette période de 5 à 30 ans, l'ongle pousse généralement
de plus d'un dixième de millimètre par jour: de 12 à 14 centièmes. Avant
3 ans, il pousse peu: il ne s'accroît chaque jour que d'une quantité
très inférieure à un dixième de millimètre: à 3 ans, il s'allonge de
cette longueur. Après 30 ans, jusqu'à 60 ans, la croissance est
généralement, comme à 3 ans, d'un dixième de millimètre. Mais après 60
ans, un ralentissement marqué se produit, la croissance n'étant plus
que, à 70 ou 80 ans, de 6, 5 ou 4 centièmes de millimètre. Il y a donc
une relation générale, de 5 à 80 ans, entre la croissance des ongles et
la vitalité générale de l'organisme.

[Illustration: Le saut de la "rivière", à Auteuil, sous la neige.]



LA FIÈVRE JAUNE ET LES MOUSTIQUES.

Jusqu'à ces temps derniers, les épidémies de fièvre jaune et surtout
leur propagation hors des foyers d'origine avaient des allures
capricieuses, qui défiaient toute explication satisfaisante. On sait
aujourd'hui que cette maladie, comme la malaria, est transmise par les
piqûres d'un moustique particulier, le _stegomya;_ et maintenant, tout
est devenu clair dans le mystère de la contagion de la fièvre jaune.

Et d'abord, il y a des pays où jamais on n'a constaté d'épidémie de
fièvre jaune: la France, l'Angleterre, l'Autriche; ce sont les pays où
le _stegomya_ n'existe pas. Au contraire, en Espagne, en Portugal, en
Italie, où existe le _stegomya_, on a fréquemment observé la fièvre
jaune. D'un autre côté, nous assistons à ce phénomène inattendu, que la
fièvre jaune disparaît presque en Europe, sans qu'on ait eu à prendre
contre elle des mesures de défense sanitaire. Et cependant, le nombre et
la rapidité des communications avec les pays contaminés ont augmenté
dans des proportions considérables.

Voici comment M. Chantemesse a expliqué ce fait surprenant devant
l'Académie de médecine. Dans l'antiquité jusqu'en 1856, tous les navires
étaient en bois; de 1856 à 1870, les vapeurs seuls sont en fer; à partir
de 1870, tous les vapeurs et l'immense majorité des voiliers sont en
fer. Le résultat de ce changement des matériaux de construction a été
l'étanchéité du navire et de sa cale en particulier. Or, la cale des
navires en bois était constamment remplie d'un mélange d'eau douce et
d'eau salée qui lui avait mérité, de la part des hygiénistes, le nom de
_marais nautique_. Avec les cales sèches, plus de moustiques, partant
plus de fièvre jaune possible, à l'arrivée des bateaux dans les ports
européens.



LA DESTRUCTION DES VIPÈRES.

On connaît le procédé populaire de destruction des vipères, procédé qui
a encore quelque vogue et qui consiste à mettre à la portée des reptiles
du lait additionné de strychnine.

Outre que ce procédé n'est pas exempt de danger--pour d'autres animaux
que les vipères--il est tout à fait illusoire pour celles-ci. En effet,
ainsi que l'a fait remarquer M. Bouvier à la Société d'agriculture, les
reptiles sont de francs carnassiers, qui se nourrissent de proies
vivantes: souris, musaraignes, lézards, oiseaux, insectes, et il serait
étonnant qu'ils eussent un penchant marqué pour un liquide dont ils ne
font jamais usage quand ils sont en liberté.

Les histoires des mammifères tétés par des serpents sont de pures
légendes.

Pour se débarrasser des vipères, les meilleurs moyens consistent, soit à
recourir à la destruction directe, soit à élever, dans les enclos
particulièrement infestés, des pintades et des dindons, et surtout des
hérissons qui font aux reptiles une guerre acharnée et qu'il faut se
garder de détruire.

Il faudrait aussi encourager les chasseurs de serpents en leur allouant
une prime; car c'est à la suppression de ces primes par certains
conseils généraux qu'il faut attribuer la fréquence des accidents causés
par les vipères depuis quelques années.



UN MUSICOTHÉRAPIUM.

Un journal de médecine nous apprend que l'on construit en ce moment à
Kalamazoo, petite ville de l'Etat de Michigan, un hôpital spécialement
consacré au traitement des maladies par la musique.

On a prétendu que la musique adoucissait les moeurs; les médecins qui
ont présidé à cette institution originale affirment qu'elle tonifie
aussi le coeur et favorise la digestion. Ainsi, le docteur Culter, de
New-York, rapporte, entre autres observations, celle d'un vieillard
octogénaire chez lequel une seule audition musicale aurait fait
disparaître des intermittences du pouls.

Nous livrons gratuitement aux chefs d'orchestre sans emploi et aux
médecins sans clients, cette idée, qui vaut certainement de l'or,
d'organiser des concerts pour cardiaques et dyspeptiques. Les malades
prendraient des séries de dix ou vingt cachets, comme pour les eaux
thermales.



[Illustration: _Phot. Campbell-Gray._]

LES DEUX EXTRÊMES DE LA TAILLE HUMAINE.

C'est bien le plus disparate des couples réunis par la fantaisie d'un
photographe que forment Mme Chiquita et M. Machnof, l'une--debout--sur
les genoux de l'autre dans un des couloirs de l'Hippodrome de Londres.
Mme Chiquita mesure environ 70 centimètres, c'est-à-dire à peu près le
quart de son gigantesque compagnon, d'ailleurs plus jeune qu'elle, bien
qu'elle n'ait pas atteint sa vingt-cinquième année. Tels qu'ils sont,
ils semblent pouvoir être présentés comme les deux extrêmes de la taille
humaine.

Machnof, lui, mesure 2m,85 de hauteur et pèse 172 kilos. Ses mains
mesurent 32 centimètres de longueur et ses pieds 51 centimètres. Il faut
naturellement à un pareil colosse une ration quotidienne de nourriture
qui effrayerait les plus robustes appétits. Qu'on en juge: Machnof
consomme chaque jour: 30 oeufs, 7 livres de viande, 5 livres de légumes
et 5 livres de pain. Il boit 3 litres de bière et 3 litres de thé.

[Illustration. Antoine Chassepot.]

On annonçait récemment la mort d'Antoine Chassepot; né en 1833, à Mutzig
(Bas-Rhin), il était âgé de soixante-douze ans. Depuis longtemps, il
vivait effacé dans la retraite; mais il laisse un nom d'une notoriété
universelle, nom qu'il avait attaché au fameux fusil se chargeant par la
culasse, dit «modèle 1866», qui, pendant huit ans, fut l'arme de guerre
adoptée en France et dont le type, bientôt répandu chez les puissances
étrangères, leur fournit d'utiles données pour le renouvellement de
leurs armements.

Fils d'un ancien contrôleur principal au Dépôt central de l'artillerie,
Antoine Chassepot, très habile praticien comme son père, avait été élevé
lui-même à ce grade, après avoir passé par les ateliers de Châtellerault
et de Saint-Etienne, où il s'était occupé, durant une dizaine d'années,
de la mise on oeuvre et du perfectionnement de son invention. En 1866,
il était nommé chevalier de la Légion d'honneur et recevait, en 1870, la
croix d'officier, au titre militaire.



LA NATALITÉ DANS LES CLASSES INTELLECTUELLES.

De nombreux statisticiens, aux Etats-Unis, ont été tentés par le
problème de la natalité dans les classes cultivées. La culture intensive
du cerveau est-elle compatible avec l'énergie de la force reproductive?
Ou, au contraire, y a-t-il incompatibilité entre ces deux termes et les
familles intellectuelles sont-elles condamnées à une rapide disparition?

La question est des plus intéressantes, au point de vue pratique, comme
au point de vue de la biologie générale.

D'après les documents réunis par une revue américaine, les familles
d'universitaires, au moins aux Etats-Unis, s'éteindraient très
rapidement: 100 diplômés ne donneraient à la seconde génération que 68
garçons et 30 seulement à la troisième.

Pour les femmes diplômées, le mal serait encore plus grand. Et d'abord,
ces dames se marient peu (55% au lieu de 80 dans la population féminine
totale); puis un tiers d'entre elles restent stériles, ce qui est le
double exactement de la proportion générale; enfin la fécondité moyenne
de celles qui sont devenues mères est de 3, chiffre de fécondité des
diplômés masculins.

Dans ces conditions, il est facile de calculer que l'extinction des
familles de diplômés doit se faire environ en cinq générations.

A noter qu'aux Etats-Unis, le nombre des femmes s'adonnant aux études
intellectuelles a passé, en douze ans, de 10.000 à 28.000.

Ainsi la culture intellectuelle intensive doit être regardée comme
anormale, contraire à une saine physiologie; la nature ne s'en accommode
pas et ne se soucie pas d'en propager les organes par l'hérédité.

Et s'il en était autrement, depuis longtemps sans doute, on aurait vu se
développer des races intellectuelles; tandis qu'en réalité les enfants
des savants sont le plus souvent d'intelligence très ordinaire et que
les intelligences supérieures sortent de milieux très ordinaires.



LA RÉGION LA PLUS PLUVIEUSE DE L'EUROPE.

La partie de l'Europe où il pleut le plus serait, d'après les
observations poursuivies depuis dix ans par M. K. Kassner, le massif qui
entoure les Bouches de Cattaro en Herzégovine, au bord de la mer. Ce
n'est pas précisément sur le rivage même, mais dans les montagnes qui se
dressent à quelques kilomètres en arrière. On trouve là une région de 10
kilomètres de longueur sur 5 de large, où il tombe 3m,50, 4 mètres et
4m,55 d'eau par an. A Crkvice, le chiffre de 4m,55 a été dépassé: en
1901, cette infortunée localité a reçu 6m,135 d'eau: une couche d'eau de
la hauteur de deux étages.

La pluie y tombe surtout en automne et en hiver. Le seul mois de
novembre fournit 704 millimètres d'eau: plus de vingt par jour. En 1901,
la chute de novembre a été de 1m,704, la hauteur d'un homme de taille
au-dessus de la moyenne, et en trois jours consécutifs de novembre 1901,
il est tombé 61 centimètres d'eau; 20 par jour.



_Mouvement littéraire._

_Horizons_, par Lucie Delarue-Mardrus (Fasquelle, 3 fr. 50).--_Poésies
de François Fabié_ (Lemerre, 3 vol. à 5 fr.)--_Croquis de chasse_,
sonnets illustrés, par M. Georges Hall eux (Royer, 3 fr. 50).--_Le Sang
de Méduse_, par Sébastien-Charles Leconte (Mercure de France, 3 fr. 50).



HORIZONS.

En même temps que son mari poursuit sa pittoresque et exacte traduction
des _Mille et une nuits_, Mme Delarue-Mardrus nous envoie ses
_Horizons_. Née au bord de notre mer occidentale, elle en a, dans son
enfance, entendu les sanglots et vu les désolations. Cela n'a pas tourné
son talent vers les visions joyeuses. Aperçoit-elle des roses rouges ou
blanches sur leur tige au lieu de se réjouir, sans arrière-pensée, de
leur parfum et de leur éclat, elle pense à leur mort prochaine, et à la
senteur pénétrante, mais un peu triste, qu'elles répandront quand le
temps rapide les aura séchées.

        Les froides blanches vont mourir de pureté
        En leur douceur de lingerie.

Ne demandez pas à Mme Delarue-Mardrus d'observer les lois classiques de
la prosodie française. Aucune de ces barrières ne lui agrée. Parfois,
elle en arrive à ne nous plus guère donner que de la prose rythmée et un
peu rimée. Et, cependant, son oeuvre nous charme; elle vaut par les
nuances exquises, par l'originale sincérité. Malgré tout, ce qui nous
attire et nous retient le plus dans _Horizons_, ce sont encore les pages
où la règle harmonieuse a été le mieux gardée. Quelle jolie chose que
les _Guetteurs!_ Quel admirable tableautin que celui de cette jeune
femme apeurée par la malice humaine, blessée par une amie peut-être dans
le courant de la journée et s'enfermant en sa maison familière, au
milieu des objets aimés, la tête en larmes, appuyée sur la forte
poitrine:

        Or, parmi tout cela, tenons-nous par la main
                  Et parlons bas, auprès des portes,
        Car, aux fentes, malgré nos serrures si fortes
        Luit le phosphorescent, l'affreux regard humain.

        Ah! qui nous avait dit que l'âme était divine?
        Il y a les haineux, il y a les jaloux.
        Il y a... Tiens-moi bien sur ta forte poitrine;
                      Voici les loups! Voici les loups!

Délicate et frêle, elle craint les lèvres perfides, les mots hostiles.
Le moindre brin de paille devient une flèche pour les natures sensibles
et mélancoliques. _Avenirs_, après les _Guetteurs_, nous fournit encore
une de ces petites pièces, faites pour les anthologies:

        Normandie herbagère, éclatante et mouillée,
        Mon esprit et mon sang, mon amour, mon pays,
        Nous voulons venir vivre un jour, doux et vieillis.
        Parmi les prés, au fond d'une maison rayée.

        Par des après-midi de printemps vigoureux,
        Quand les aubépiniers attendent qu'on les cueille.
        Nous irons doucement par les verts chemins creux
        Où l'on se sent roulé dans une immense feuille.

        L'été nous rêverons quand la nuit sent le foin,
        Nous aimerons aussi les craquantes automnes,
        Et l'hiver étendu sur les prés monotones,
        Quand l'énorme feu flambe et qu'on s'assied au coin...

Presque toutes celles qui avaient débuté par la poésie ont passé, sans
un regard en arrière, au roman, lequel semble, depuis quelque temps, le
domaine de la femme. Seule, Mme Delarue-Mardrus n'abandonne pas ses
anciens dieux. Elle se tient auprès de leurs autels déserts, fidèle et
intimement artiste.



POÉSIES DE FRANÇOIS FABIÉ.

L'oeuvre poétique de M. François Fabié était disséminée dans plusieurs
volumes, aujourd'hui épuisés. La voici tout entière avec l'adjonction de
plus de cent pages nouvelles dans la _Petite Bibliothèque littéraire_ de
Lemerre. Dans les heures de loisir que lui a laissées l'enseignement, M.
Fabié, d'une voix vibrante, a célébré son pays du Rouergue, le clocher
de Rodez, aperçu de vingt lieues. Il s'est attaché presque uniquement à
dire les beautés de ses montagnes, et le moulin natal, et les choses
familières à son enfance:

        Toi qui remets à neuf ce logis en ruine,
        Si le coeur des anciens habite en ta poitrine.
        Jeune homme, et si leur but est encore le tien,
        Rends au lit paternel sa place coutumière,
        Près de l'âtre, dans la chaleur et la lumière,
                Sous le grand symbole chrétien...

        Sur l'oreiller commun aux jumelles empreintes
        Porte tous tes espoirs, tes bonheurs et tes craintes;
        Qu'il soit ton confident, qu'il soit ton conseiller;
        Les âmes des aïeux y reviennent sans doute,
        Et l'oreille entend bien, si le coeur les écoute,
                 Ceux qui sur nous doivent veiller.

        Enfin, sous ces rideaux fanés peints de ramages,
        Sous ce ciel enfumé, ce buis et ces images
        Que tant d'yeux à jamais éteints ont contemplés,
        Croise tes bras un soir, quand le soleil trépasse,
        A l'heure où l'Angélus fait prier à voix basse
                 Les hommes, les bois et les blés,

        Et meurs paisiblement au lit de tes ancêtres,
        Après un long regard d'amour à tous les êtres
        Qui t'aimèrent: enfants, bêtes, coteaux, forêts;
        Après le geste qui bénit et fait l'épreuve
        Moins douloureuse au coeur des fils et de la veuve,
                  Plus doux et plus longs leurs regrets.

Ce qui domine dans le chantre de la Bretagne, Brizeux, c'est le rêve et
la douceur. Sa Marie, en coiffe de lin, est une silencieuse et discrète
apparition. Montagnard, avoisinant le Midi, M. Fabié a des accents plus
aigus; c'est un mode plus élevé et plus âpre qu'il a adopté; il y a
quelque chose de la rudesse de là-bas, mêlée à un peu de soleil ardent
dans sa phrase, et aussi beaucoup de l'éloquence romaine. Lisez le
_Concours de labourage_, où le tour est oratoire:

        A qui la palme? A toi, laboureur lent et grave
        Des Causses infinis, héritier des Romains,
        Qui n'as lorsque la pierre ou la souche t'entrave
        Qu'à peser sur le manche avec tes fortes mains?

        Ou bien à toi, fils brun des verts pays de seigle,
        Maigre et vif, tout esprit et tout nerfs, qui bondis
        Quand s'arrêtent tes boeufs et, poussant des cris d'aigle
        Piques rageusement leurs beaux flancs alourdis?

        Non, mais à toi plutôt, chanteur, âme sereine,
        Barde rustique à qui les vieux airs sont connus,
        Qui n'as pas d'aiguillon à ta gaule de frêne,
        Et dans le sillon frais marches doux et pieds nus...

C'est un vrai fils du Rouergue que M. Fabié. Il a le timbre éclatant des
laboureurs, ses compatriotes, qui, rentrant le soir avec les chars et
les troupeaux, envoient, à une lieue, leur chanson, leur adieu au jour
finissant.



CROQUIS DE CHASSE.

Dans une de ses lettres qui font les délices des honnêtes gens, Pline le
Jeune engage un de ses amis à emporter, pour la chasse, des tablettes à
écrire. Rien n'excite, dit-il, la pensée comme la solitude; on
expérimente que Minerve, aussi bien que Diane, erre sur les montagnes.
M. Halleux a suivi le conseil de Pline; il a vécu, en poursuivant
longuement les lapins, les faisans et les renards, autant avec Minerve
qu'avec Diane. En quels sonnets gracieux, richement rimés, il a rendu
les gestes des animaux traqués, les migrations des canards, les
retraites des poules d'eau! Qu'on me permette d'extraire des croquis
l'_Appel du soir_, que l'on pourrait nommer aussi le _Remords du
chasseur:_

        Le soleil qui décline empourpre l'horizon
        Un calme solennel s'élargit sur la plaine,
        Et dans le soir limpide, on voit fumer l'haleine
        Des lourds chevaux tirant les chars de la moisson.

        L'agriculteur se hâte; il sait que la saison
        Passe rapidement et devient incertaine.
        Le sol se refroidit. De la forêt lointaine
        L'automne a mordoré déjà la frondaison.

        Longtemps une perdrix, du coteau voisin, lance
        Des cris tristes qui seuls traversent le silence.
        L'oiseau recherche en vain ses petits égarés.

        Et je me sens au coeur un remords qui s'enfonce.
        Car j'entends, dans ces cris de plus en plus navrés,
        L'angoisse de l'appel qui reste sans réponse.

C'est d'un observateur, d'un artiste habile et fin.



LE SANG DE MÉDUSE.

M. Sébastien-Charles Leconte est un noble poète; il ne raconte pas son
âme comme Mme Delarue-Mardrus; il ne dit pas son pays et ses souvenirs
d'enfance comme M. Fabié, et comme M. Halleux, il ne s'attarde à mettre
en sonnets les jolis gestes de la bécassine et de la caille. A l'exemple
de Leconte de Lisle et de M. de Heredia, il dédaigne la flûte de Pan et
même la guitare; il ne manie que la lyre antique. Ses oeuvres
antérieures, comme le _Bouclier d'Ares_, avaient conquis, parmi les purs
stylistes et parmi les purs parnassiens, de nombreuses admirations.
Personne, aussi bien que M. Leconte, avec plus de vigueur et plus
d'éclat, ne sait ressusciter les vieux mythes et les vieilles légendes.
Nous lisons, avec les yeux, les autres poètes: ici la voix se met
fatalement de la partie. Impossible de ne pas déclamer, par exemple,
_Pâris de Troie:_

        Dans la nuit violette étincelante et d'or
        Dont le sang lumineux ruisselle sur la plaine,
        Au faîte du palais du vieux Priam, Hélène,
        Que les astres font plus surnaturelle encor,
        Admire, sommeillant sur sa couche d'ivoire,
        Pâris Alexandros, semblable aux Immortels...

Le _Sang de Méduse_ est une oeuvre d'où l'intimité est bannie, où le ton
peut-être est un peu trop soutenu, mais la plupart du temps, d'une
farouche beauté.

E. LEDRAIN



Ont paru:

_Autour de l'Afrique par le Transvaal_, par Robert Huchard. Un vol.
in-18, 3 fr. 50. Perrin et Cie, éd.--_Après le bagne_, par
Liard-Courtois. Un vol. in-18, 3 fr. 50. Fasquelle, éd.--_Le Prisme_,
par Paul et Victor Margueritte. Un vol. in-16, 3 fr. 50. Plon-Nourrit et
Cie, éd.--_Associations et Sociétés secrètes sous la deuxième
République_ (1848-1851), par Tchernoff. Un vol. in-8°, 7 fr. Alcan,
éd.--_Hector Berlioz_ (1803-1869), par J.-G. Prod'homme; préface de
Alfred Bruneau. Un vol. in-8°, broché, 5 fr. Delagrave, éd.--_Paris sous
Napoléon: Consulat provisoire et Consulat à temps_, par de Lanzac de
Laborie. Un vol. broché, 5 fr. Plon-Nourrit et Cie, éd.



[Illustration: AU TONKIN.--Revue de troupes indigènes passée par M.
Beau, gouverneur général de l'Indo-Chine, à Lao-Kaï, sur la rive du
fleuve Rouge.--_Phot. le Camus._]

M. BEAU A LAO-KAÏ

Lao-Kaï est une des portes du Tonkin, celle qui le fait communiquer avec
cette vaste province chinoise, le Yunnan, célèbre par ses richesses
minières et que la convention de 1898 avec la Chine a placée dans notre
zone d'influence. Jusqu'ici, les communications par Lao-Kaï étaient
malaisées. Le fleuve Rouge, qui l'arrose, n'est guère navigable,
au-dessus de Yen-Baï, aux petits vapeurs des Correspondances fluviales;
tout le trafic se fait par jonques, péniblement. Et c'est pourquoi, dès
1898, était décidée la construction d'une voie ferrée Hanoï-Lao-Kaï,
première partie de la grande ligne Tonkin-Yunnan.

Le gouverneur général de l'Indo-Chine, M. Beau, a voulu montrer tout
l'intérêt que la France attache à cette oeuvre d'extension pacifique. Il
vient de visiter les travaux de la voie et de remonter le fleuve jusqu'à
Lao-Kaï, que le rail, espère-t-on, atteindra en avril prochain; à
l'heure actuelle, les trains, partis de Hanoï, la capitale, vont jusqu'à
Traï-Hutt. Notre photographie rappelle le voyage de M. Beau dans la
pittoresque petite ville de Lao-Kaï (900 à 1.000 habitants), qui étale,
sur un promontoire verdoyant, au confluent du fleuve Rouge et de la
petite rivière de Kaï-Hoa, ses bâtiments neufs, ses entrepôts, ses
maisonnettes blanches entourées de jardinets fleuris.

Ainsi placée à la frontière (qui, sur la rive droite du fleuve, remonte
plus au nord), Lao-Kaï, outre son importance commerciale, a une valeur
stratégique; c'est le chef-lieu du 4e territoire militaire.



UNE BELLE EXPLORATION

Ce fut une exploration vraiment remarquable et utile que celle dont le
capitaine Cottes fit le récit, récemment, à la Société de Géographie de
Paris, et dont il fut le héros.

En termes précis, le jeune capitaine a raconté les impressions de son
long voyage de Hanoï, capitale du Tonkin, à Saigon, capitale de la
Cochinchine, par une voie qu'empruntent bien rarement les voyageurs: la
frontière de Chine, le Haut-Mékong, entrevu jusqu'ici par de rares
explorateurs, la chaîne annamite, aux versants abrupts du côté de la mer
de Chine, étalés en plateaux et terrasses boisés vers le bassin du
Mékong;--au total, un parcours de 4.000 kilomètres, pour le moins, dont
2.528 en pays inconnu.

Peu de voyageurs ont rencontré plus de difficultés. Si l'on pense que
cet énorme itinéraire a été parcouru par le capitaine Cottes, tantôt à
pied, tantôt à dos d'éléphant, en moins de neuf mois (janvier-septembre
1903), on jugera de la bravoure persévérante dont l'explorateur a dû
donner des preuves quotidiennes. C'est surtout sur les plateaux qu'il
parcourut entre Klam-Klent, près du Haut-Mékong, et le seuil
d'Aï-Lao,--où passera probablement la voie ferrée de Hué au
Mékong,--puis sur les plateaux habités par des peuplades inhospitalières
et qui couvrent les confins de l'Annam et de la Cochinchine, que le
capitaine dut faire des prodiges pour que son voyage conservât jusqu'à
la fin le caractère d'une exploration pacifique. Ces régions, en effet,
sont habitées par des peuplades thaï, aborigènes, encore presque
complètement sauvages.

Mais peu de voyageurs auront accompli une oeuvre plus utile, car nous
possédons maintenant, sur les frontières de l'Indo-Chine française, les
renseignements précis et abondants qui nous faisaient défaut.

[Illustration: Le capitaine Cottes.--_Phot. Massip._]

[Illustration: SUR LA FRONTIÈRE INDO-CHINOISE.--La caravane du capitaine
Cottes.]

[Illustration: L'INAUGURATION DU MÉTRO, par Henriot.]

[Note du transcripteur: Les suppléments mentionnés dans cette édition
n'étaient inclus dans notre document source.]





*** End of this LibraryBlog Digital Book "L'Illustration, No. 3236, 4 Mars 1905" ***

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