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Title: L'Illustration, No. 3255, 15 Juillet 1905
Author: Various
Language: French
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L'Illustration, No. 3255, 15 Juillet 1905

Avec ce Numéro
Supplément de quatre pages.

[Illustration: LA REVUE COMIQUE, par Henriot]



[Illustration: Ce numéro contient quatre pages supplémentaires sur LES
FÊTES FRANCO-ANGLAISES DE BREST.
L'ILLUSTRATION
_Prix du Numéro: 75 Centimes._
SAMEDI 15 JUILLET 1905
_63e Année--N° 3255_]



[Illustration: LE "FARFADET" AU FOND DU LAC DE BIZERTE
Les scaphandriers passant des chaînes et des câbles sous la coque du
sous-marin pour tenter de sauver les douze hommes emprisonnés dans ce
cercueil d'acier.
_(Voir l'article et les photographies, page 45)_]



Les grandes actualités de cette semaine (FÊTES FRANCO-ANGLAISES DE
BREST, CATASTROPHE DU «FARFADET», RÉVOLTE ET REDDITION DU
«KNIAZ-POTEMKINE») remplissent tout ce numéro, augmenté pourtant de
quatre pages supplémentaires. Nous sommes ainsi obligés de renvoyer à la
semaine prochaine la suite de l'amusant récit de VOYAGE EN NORVÈGE qu'a
écrit pour _L'Illustration_ M. Brieux, le célèbre auteur dramatique.



COURRIER DE PARIS

JOURNAL D'UNE ÉTRANGÈRE

_Chattanooga, Brooklyn, Galveston..._ Je revois ces noms, imprimés en
lettres d'or, au turban des calottes noires; et la vision me hante de
ces grands garçons aux faces rasées, tout de noir vêtus, avec leurs
jambières _kaki_, leurs cartouchières, leurs gourdes en toile blanche et
portant, au bout du fusil, la baïonnette courte, «trapue» comme un
poignard. Il y a de cela huit jours déjà. Ils descendaient l'avenue des
Champs-Elysées, lentement, autour d'un catafalque attelé de six chevaux,
joyeusement pavoisé et sur lequel s'amoncelaient des gerbes d'orchidées
et de roses. Ils promenaient sur la ville et sur les gens des yeux
surpris. Nous étions leur spectacle; ils étaient le nôtre. Et, le soir
même, ils s'en allaient. Maintenant, ils naviguent et, depuis six jours,
bercés dans leurs couchettes de cordes, ils rêvent de Paris.

Je ne les plains pas. Ils auront passé sur l'eau quinze jours et deux
nuits en chemin de fer pour vivre une demi-journée dans Paris; mais,
cette demi-journée-là, n'a-t-elle pas suffi à leur faire goûter
l'essentiel des joies que Paris destine à de grands enfants, venus de
très loin et ignorants de tout? Ce n'est point la vue de nos
soixante-dix églises qui eût pu les amuser beaucoup, ni celle de nos
monuments; ni la visite de nos bibliothèques et de nos musées; et dans
nos théâtres même, je ne vois pas de spectacle qui eût réussi à tenir
éveillés longtemps ces enfants un peu barbares. Ils n'ont eu sous les
yeux que des tableaux «faciles», dont il est impossible qu'ils n'aient
pas, du premier coup, compris la beauté; et même ils n'ont pu se
rassasier de cette beauté-là (ce qui est excellent), tant ils en ont
joui vite... Ils ont vu de beaux uniformes; une belle caserne où deux
repas savoureux leur ont été servis; ils ont marché sans fatigue, dans
un décor d'apothéose, le long de la plus belle avenue du monde; ils ont
vu de jolies femmes leur sourire et cent mille hommes les acclamer et
ils s'en sont allés (suprême chance) avant d'avoir eu le temps de lasser
nos enthousiasmes. Ils sont partis--ans leur intérêt et dans le
nôtre--comme on devrait toujours partir: un peu trop tôt.

Ainsi ils emportent en eux quelque chose de mieux que la satisfaction
d'avoir _vu_ Paris et de le connaître; ils emportent la vision confuse,
instantanée et comme féerique de sa grâce. Cela suffit; et, pour des
âmes frustes, c'est bien la façon de voyager la meilleure.

On m'a conté qu'il y a cinq ans un grand fabricant de savon de
Manchester eut la fantaisie de montrer l'Exposition aux 2.000 ouvriers
de ses usines. Fantaisie généreuse, et surtout habile; ce sont là de
beaux gestes, dont la notoriété d'une _marque_ bénéficie... Un bateau
spécial conduisait les touristes en France; deux trains spéciaux les
amenaient, de bon matin, au Champ de Mars. On leur y servit 4.000 oeufs
à la coque, des viandes froides, des confitures et du thé; puis des
«tapissières» les promenèrent à travers la Ville. A deux heures, retour
au Trocadéro, et lunch. Il leur restait à voir l'Exposition, mais que
leur importaient ces choses sérieuses? Ils étaient tués de fatigue; ils
étaient montés à la tour Eiffel et avaient respiré l'air de Paris; cela
suffisait à leur joie. Et, pendant tout l'après-midi de ce jour-là, on
vit sur les bancs des jardins, sur le gazon des pelouses, dans les coins
de toutes les galeries, des hommes et des femmes étendus, et dormant à
poings fermés: c'était le personnel de la maison _L... brothers and Co_,
de Manchester, qui «visitait» l'Exposition. A sept heures du soir, ils
reprenaient le train à la gare du Champ de Mars, chargés de paquets,--de
bibelots à bon marché, de «souvenirs de 1900» achetés à tous les
kiosques;--ils déclaraient, me dit un Parisien qui surveilla leur
embarquement, que cette journée était la meilleure qu'ils eussent
vécue...

Les marins anglais qui nous rendent visite cette semaine ne goûteront
pas ces joies sommaires et profondes. C'est à Brest qu'ils célébreront
le 14 Juillet, et la faveur de voir Paris en fête n'a été accordée qu'à
leurs officiers.

Accueil enthousiaste... L'entente cordiale n'est pas, à ce que je vois,
un vain mot, et voilà les Parisiens devenus anglophiles, résolument.

Mon libraire lui-même--que j'ai entendu à plusieurs reprises s'exprimer
en termes vifs sur la perfidie d'Albion--a fleuri sa devanture de deux
petits trophées de drapeaux où se mêlent les couleurs françaises et
britanniques. Mais mon libraire est un philosophe qui sait, même dans
l'enthousiasme, rester lucide et ne s'abuse point sur la précarité des
sentiments humains. Il me disait tout à l'heure:

--Voyez pourtant, madame, combien on diffame ce peuple-ci, en affirmant
qu'il n'est pas commode à gouverner. Existe-t-il au monde, je vous le
demande, de plus malléables âmes que les nôtres? Quelques diplomates
s'assemblent, bavardent, rédigent de petites notes qu'une douzaine de
journalistes commentent à leur fantaisie; et suivant ce qu'on
imprime--ou suivant ce que nous croyons que les choses qu'on imprime
signifient--nous voilà partis pour l'amour ou pour la haine. Moi-même,
qui suis un homme tranquille et ne lis qu'un journal par jour, je me
suis senti secoué, depuis quarante ans--chaque fois que j'ai voulu
m'intéresser aux choses de la politique étrangère--par des sentiments
dont vous ne soupçonnez pas la diversité et l'incohérence. J'ai tour à
tour béni et maudit tous les peuples autour de moi: l'Allemand,
l'Espagnol, l'Autrichien, l'Italien, l'Anglais, le Russe... A l'égard de
certains, j'ai su quelquefois de quoi ma méfiance ou mon antipathie
étaient faites. J'avais des griefs précis. Mais, en général, vous
l'avouerai-je? c'est plus simplement à la façon des moutons de Panurge
que mon coeur a «marché». Ainsi, je détestais l'Angleterre depuis un
temps infini; je ne sais pas exactement pourquoi et je ne serais pas
moins embarrassé de vous préciser les raisons de la sympathie violente
et parfaitement sincère qu'elle m'inspire aujourd'hui. J'obéis à une
consigne, voilà tout; je suis un courant; j'abandonne mes nerfs à la
volonté du journal que je lis, et je sens très bien qu'il ne dépend que
du génie ou de la bêtise de ceux qui me gouvernent de me faire crier
_Vive_ ou _A bas_ n'importe quoi. Tout cela n'est pas très brillant. Ce
qui me console, c'est de penser que, sur ces questions, il n'y a pas un
Anglais, un Italien, un Russe, un Allemand dont la sensibilité ne soit
exposée aux mêmes accidents que la mienne. La science a perfectionné nos
armures; mais ce sont toujours des coeurs de gosses qui battent dessous.

Il y a un homme à Paris qui, depuis quelques jours, m'inspire une
compassion très profonde.

Il s'appelle M. Dubief; il est ministre du Commerce, de l'Industrie, des
Postes et des Télégraphes, et aura, en cette qualité, à distribuer
prochainement des croix aux Français qui, l'an dernier, se signalèrent à
l'Exposition de Saint-Louis. Or, M. Dubief nous fait savoir, par une
note insérée hier dans les journaux, qu'il ne disposera que de 200
croix, et que 2,000 personnes les lui demandent. M. le ministre, dès que
la Chambre aura terminé ses travaux, compte donc emporter ces 2.000
dossiers à la campagne et les examiner lui-même, un par un. C'est à cela
qu'il consacrera ses vacances.

Il est beau de consacrer ses vacances, quand on est ministre, à une
tâche dont on sait que le résultat le plus sûr sera de désespérer ou de
mettre de très mauvaise humeur 1.800 personnes au moins sur 2.000. Voilà
de l'abnégation. Il est vrai que, dans la Légion d'honneur comme chez
Phillis, «on désespère alors qu'on espère toujours», et que ceux qui
montreront le poing à M. Dubief tout à l'heure auront oublié leur
rancune dans six mois et, s'il est encore ministre, recommenceront de
lui sourire.

Car la Légion d'honneur, en dépit de ses détracteurs, n'a rien perdu de
son prestige d'autrefois. On a multiplié autour de l'Ordre d'autres
ordres, inventé des rubans violets, verts, jaunes ou bleus à l'usage de
ceux chez qui le ruban rouge se faisait trop attendre; on a essayé de
consoler, à force d'accessits, ceux qui n'arrivaient point à décrocher
le prix rêvé. Peine perdue. Rien de tout cela ne compte et il n'y a,
pour les Français, qu'une façon d'être _décoré..._ C'est, je crois,
Philippe Gille qui, jadis, s'était fait composer une rosette où se
juxtaposaient harmonieusement les couleurs des décorations diverses
(françaises ou étrangères) dont il était nanti. On le nomma enfin
chevalier de la Légion d'honneur.

--Eh bien, lui dit un ami, cela vous en fait une de plus?

--Non, dit Gille. Cela m'en fait onze de moins.

SONIA.



NOTES ET IMPRESSIONS

Qu'est-ce qu'une constitution? L'habit d'un peuple fait sur mesure.

JOHN BODLEY.

                                     *
                                    * *

L'histoire est aux peuples ce que la mémoire est aux individus, la
condition de la personnalité.

FÉLICIEN CHALLAYE.

                                     *
                                    * *

Il arrive un âge où l'on peut encore se faire des ennemis, faire encore
des ingrats, mais où l'on ne se fait plus d'amis.

JULES CLARETIE.

                                     *
                                    * *

La franchise n'oblige pas à dire tout ce qu'on pense, mais à penser tout
ce qu'on dit.

MARIE ADVILLE.

                                     *
                                    * *

Il est immoral de se laisser duper.

E. PÉTAVEL-OLLIFF.

                                     *
                                    * *

En littérature, le secret pour n'être pas banal est d'être vrai.

EM. FAGUET.

                                     *
                                    * *

Toujours entre deux dangers: une puissance établie est une tyrannie en
germe; un droit proclamé, une révolte en perspective.

                                     *
                                    * *

L'idéal de l'amitié est de jouir de la supériorité de son ami sans que
notre vanité en revendique une part.

G.-M. VALTOUR.


[Illustration: Canot à vapeur du _Kniaz-Potemkine_ remorquant un navire
charbonnier capturé pour réapprovisionner les soutes du cuirassé. LA
REVOLTE DU "KNIAZ-POTEMKINE" ET LES ÉMEUTES D'ODESSA]

[Illustration: Effet du premier obus lancé par le _Kniaz-Potemkine_, le
29 juin, sur une maison de la rue Niejinskaïa.]

[Illustration: Six jours après le tir du _Kniaz-Potemkine_: la brèche de
la maison de la rue Niejinskaïa est réparée.]

L'Illustration, _qui a publié la semaine dernière la seule photographie
authentique du Kniaz-Potemkine, met cette semaine sous les yeux de ses
lecteurs le dossier photographique complet de cette extraordinaire
aventure qui a ensanglanté Odessa, répandu la terreur dans tous les
ports de la mer Noire et la stupéfaction dans le monde entier_.

_Cet ensemble de documents a été réuni à Odessa et à Constantza par notre
envoyé spécial, M. Gustave Babin, avec l'aide de nos divers
correspondants-photographes dans la Russie du Sud et en Roumanie.
L'envoi de notre collaborateur était accompagné de la lettre suivante:_

Odessa, 23 juin au 6 juillet.

Je ne tremblerai plus quand on nous menacera de l'état de siège. Je
n'aurai plus nulle angoisse en abordant les remparts d'une ville
momentanément humiliée sous ce régime d'exception. A Odessa, du moins,
il est mieux que supportable. Incarné sous les traits du général
Karangosof, il apparaît, même, aimable. Je sais bien qu'il y a quelques
jours seulement--quelques nuits surtout--ce fut autrement terrifiant.
Pour le moment, c'est charmant.

[Illustration: Brèche d'entrée dans la façade]

[Illustration: Brèche de sortie dans la muraille postérieure.]

[Illustration: Maison du faubourg Bougaïefka, à Odessa, traversée par le
second obus du "Kniaz-Potemkine", le 29 juin.]

[Illustration: Le _Kniaz-Potemkine_ mouillé près du phare.]

Et d'abord, à la frontière, je n'ai point reconnu notre Sainte Russie.
La douane comme la gendarmerie de Voloschik furent, pour notre train, la
courtoisie même. Un blond et charmant lieutenant faisait là fonctions de
censeur littéraire. Comme un fait exprès, il y avait dans ce convoi deux
ou trois étudiants et autant, je crois, d'hommes de lettres, avec des
malles bourrées de bouquins. On les apportait par piles sur une table
et, d'un index point du tout nerveux, le lieutenant les feuilletait, y
laissait tomber un oeil calme jusqu'à l'indifférence et les rejetait les
uns sur les autres avec un très visible et élégant dédain pour la parole
imprimée. Et, si je n'avais rencontré au buffet. éplorée, devant son
café, une pauvre cigale montmartroise qui, exilée dans un café-concert
d'Odessa, avait pris la fuite aux premières balles, par le premier
train, en oubliant son passe-port, et qu'on retenait là jusqu'à ce que
cette pièce administrative arrivât, en vérité, j'aurais cru entrer tout
bonnement en Allemagne.

Oui, mais il y avait, à 513 verstes de là, Odessa fumant, Odessa
oppressée par l'état de siège et sous la menace des canons du
_Prince-Potemkine-Taurique_. On en éprouvait déjà comme un vague
serrement de coeur.

[Illustration: Le _Georgi-Pobiedonostzef_ ensablé dans le port, après sa
soumission.]

A la dernière station, les soldats sont campés sous des tentes blanches,
très basses; les uns jouent, d'autres font la lessive. Plus près, aux
larges portes des usines, d'autres soldats veillent, en tenue d'été,
vestes et casquettes blanches, l'arme au poing, contre l'intrusion
possible d'émeutiers et de grévistes. Et l'émotion se corse un peu.

Cependant, voici Odessa, une belle et spacieuse gare, toute neuve, toute
blanche, des rues interminables, coupées et recoupées en équerre, et
dont les lointaines extrémités se noient, confuses, dans la blonde
vapeur d'un jour d'été timide.

Les gens vont, viennent, point pressés; des femmes élégantes passent,
balançant de claires ombrelles; les _izvostchik_ filent rapides sur le
pavé qui réverbère une température de fonderie en pleine chauffe. Nulle
apparence de trouble et de préoccupation. Mais il faudrait causer avec
l'un de ces passants placides pour avoir dans quelles affres ils
viennent de vivre. Ce n'est que les jours suivants, après bien des
conversations, après, surtout, une excursion à travers les quais ravagés
du port, parmi les ruines de l'incendie, les traces évidentes du
pillage, de l'orgie sans nom, sur les môles où le pied écrase des balles
par milliers, c'est alors seulement que nous aurons la vision confuse,
mais effroyable, du drame inouï dont le souvenir hante encore comme un
cauchemar les cervelles les moins impressionnables...

Vous devez connaître aussi bien que nous, désormais, toutes les
péripéties de la sanglante tragédie. Qui sait? mieux que nous,
peut-être, car il demeure encore dans toute cette aventure, pour les
gens d'ici, quelque chose de mystérieux.

[Illustration: Le général Karangosof, gouverneur d'Odessa. _Phot. A.
Gornstein._]

Aussi, je n'ose entreprendre encore de vous expliquer l'inexplicable:
l'apparition de la flotte de la mer Noire devant Odessa pour capturer le
_Kniaz-Potemkine_ révolté, la mutinerie du _Georgi-Pobiedonostzef_, la
retraite de l'amiral Krieger, son retour après le départ du _Potemkine_
et la soumission du _Pobiedonostzef_, etc., etc. De tout cela, on ne
sait ici que ce que l'on a aperçu, ou cru apercevoir, des fenêtres ayant
vue sur la mer. Chacun interprétant à sa façon, suivant la portée de sa
lorgnette et l'excellence de ses yeux, toutes ces manoeuvres, s'est
formé sa petite version bien à lui et qui n'a que quelques points de
ressemblance avec la version du voisin. Quand on a conversé seulement
avec dix personnes et recueilli leurs dix avis autorisés, on est perdu,
égaré, ahuri. Mais, à défaut du drame qui s'est déroulé sur la mer et
que j'espère bien être à même de vous conter un peu plus tard, vous
connaîtrez du moins le drame qui a eu la ville d'Odessa pour théâtre.

[Illustration: Les troupes sur la place de la Cathédrale.]

[Illustration: L'escadre de la mer Noire devant Odessa, le 5 juillet.]

Depuis des semaines, Odessa était troublée par des grèves trop
justifiées, paraît-il, au dire même des gens les plus modérés. Pourtant,
aucun désordre grave ne s'était manifesté. Le lundi 26 juin, les
premières collisions se produisaient entre les ouvriers et la troupe. Le
lendemain, l'effervescence s'accroissait encore. Ce fut sur ces
entrefaites que, le mercredi, le _Kniaz-Potemkine_ amena et débarqua sur
le nouveau môle le corps du matelot Omeltchouk. A la nuit tombante
commençait le pillage du port; bientôt après, l'incendie.

Au crépuscule, une populace innommable se ruait vers la mer, forçait les
entrepôts, enfonçait les bureaux, éventrait les coffres-forts, volait,
razziait, de l'alcool d'abord, tout ce qu'elle trouvait d'alcool. Une
orgie indescriptible commençait tandis que les pillards pratiques
organisaient par la ville, avec le butin ainsi conquis, un fructueux
petit commerce. Dans la soirée, on avait, pour 10 kopecks, une bouteille
d'excellent madère ou de porto de derrière les fagots. Le _vodki_
coulait partout, il faut avoir vu, sur le port, les amoncellements de
ces petites bouteilles claires de la régie des alcools--les «têtes
blanches» et les «têtes rouges», comme les appelle le peuple, d'après la
couleur de leur cachet--pour s'imaginer ce que purent être ces
saturnales.

[Illustrations: Amas de bouteilles, «têtes blanches» et «têtes rouges»,
sur les quais du port.]

A la nuit close, lancé du Potemkine, un vrai signal d'exercice, que
certains yeux devaient guetter au ciel, jaillit parmi les étoiles. Et,
d'un seul coup, comme à un cinquième acte d'opéra, le brasier s'alluma.
Au nouveau môle, où avait reposé tout le jour le cadavre d'Omeltchouk,
une forte odeur de pétrole flotta dans l'air: les précautions étaient
prises d'avance et, entre deux rasades de vodki, les sinistres
travailleurs abattus dans l'après-midi sur le port avaient bien employé
leur temps. Renouvelant les exploits des «soeurs de France», des femmes
allaient, couraient, portant de lourds bidons: Odessa eut, tout comme
jadis Paris, des pétroleuses!

[Illustration: Photographie qui passe, à Odessa, pour être celle du
_Kniaz-Potemkine_ bombardant la ville, et qui représente, en réalité, un
navire du type _Georgi-Pobiedonostzef_, tirant des salves pendant une
visite officielle.]

L'incendie, dans ces conditions, se développa en un clin d'oil. Un des
projecteurs électriques du Potemkine promenait dans la nuit limpide son
blême faisceau, se posait un moment sur un point, où la flamme rouge
aussitôt s'allumait, comme au contact de cette froide et puissante
lumière; la lueur électrique traçait alors sur l'horizon un ou deux
cercles, s'éparpillait un moment sur le ciel pur, glissait sur la mer
calme et s'arrêtait encore sur un bâtiment, un dock, un bureau, qui
flambait à son tour. Le viaduc de bois de la ligne des quais, qui
s'embrasa, formait en avant du tout comme une digue de feu.

[Illustration: Vue de la place du Sobor (cathédrale d'Odessa), occupée
par la troupe, pendant l'état de siège.--Des ouvriers couvreurs
travaillent, malgré les événements, sur les toits de l'église.--Phot.
Byelozerkovsek]

Par bonheur pour le reste de la ville, il n'y avait pas un souffle
d'air. Les flammes montaient droites, comme dans un âtre, et les
flammèches planaient longtemps avant de redescendre, lentes comme les
étincelles d'un bouquet d'artifice dans une fête d'été.

Sur les bassins, où l'on avait jeté des barils vides, on répandit du
pétrole.

Les navires, à leur tour, s'embrasèrent en crépitant!

Des cris de joie, des chants d'ivrognes--couvrant peut-être des
hurlements--traversaient le ronflement sourd de l'incendie.

Et qui dira quels drames dignes de l'enfer durent se dérouler dans cette
fournaise! Combien des buveurs de l'après-midi, surpris dans le premier
sommeil, à demi tués déjà par l'alcool, furent surpris par l'incendie et
dévorés! Combien s'étaient endormis stupides, sur le pavé tiède et ne se
réveillèrent pas!

[Illustration: Plan d'Odessa et carte de la mer Noire avec l'itinéraire
du _Kniaz-Potemkine_.]

[Illustration: Le Kniaz-Potemkine-Tauritchesski à Constantza.]

[Illustration: Agence de la Compagnie maritime Rossiiskaïa après
l'émeute.]

[Illustration: Wagons brûlés sur lesquels sont tombés les rails de la
voie aérienne.]

[Illustration: Vue générale du port prise du haut du grand escalier au
moment où les docks du nouveau môle commençaient à flamber. (Au milieu
du bassin de droite: le cuirassé _Georges-Pobiedonostzef_, qui s'est
mutiné, puis soumis.)]

[Illustration: De gauche à droite: les vapeurs _Platon, Serge_ (coulé et
dont on ne voit que les cheminées) et _Catherine_.]

[Illustration: Débarcadères des lignes de Nicolaief et de Kherson et
leurs hangars finissant de brûler.]

[Illustration: Tronçon de la voie ferrée aérienne qui servait à amener
le blé dans les bateaux-transports.]

[Illustration: Hangars de la Compagnie des chemins de fer incendiés et
laissant des tas de sel à découvert.]

LE PILLAGE ET L'INCENDIE DU PORT D'ODESSA _(Photographies G. Babin, D.
Pouditchef, J. Belozerkovsky, etc.)_

[Illustration: Une des constructions en briques sur lesquelles passait
la voie terrée desservant les quais et les môles.]

[Illustration: Le pont du vapeur _Pierre_, de la Compagnie Rossiiskaïa,
après l'incendie allumé par les émeutiers.]

[Illustration: Aspect d'un entrepôt saccagé et incendié.]

[Illustration: Les pompiers combattant le feu dans un magasin des
chemins de fer du port.]

LE PILLAGE ET L'INCENDIE DU PORT D'ODESSA _(Photographies C. Babin. D.
Pouditchef, J. Belozerkovsky, etc.)_

[Illustration: LE CORPS DU MATELOT OMELTCHOUK EXPOSÉ, LE 28 JUIN, SUR LE
NOUVEAU MOLE D'ODESSA _D'après des photographies et un croquis d'une
rigoureuse précision communiqués à notre envoyé spécial._]

On dansait, dit-on, à cette heure-là, sur le _Potemkine!..._

Pourtant, il allait y avoir la répression, la terrifiante, la nécessaire
répression. Elle mit le comble à l'abomination.

Pour se bien rendre compte de ce qui se passa, il faut connaître un peu
la topographie des lieux.

Du boulevard Nicolas, belle esplanade qui rappelle le cours d'Ajot, à
Brest, on domine tout le port, enserré par une ceinture de pentes
rapides ou de murailles à pic et où l'on n'accède que par un bel
escalier monumental, partant du pied de la statue du duc de Richelieu
--gouverneur de la ville pendant l'émigration et depuis ministre de
Louis XVIII--par un ou deux autres escaliers moins importants et par un
petit nombre de rues assez raides. Rien n'est donc plus facile à bloquer
que cette enceinte, cette sorte de fosse oblongue. On la bloqua. Toutes
les issues en furent barrées par des troupes. Et la fusillade commença
vers une heure du matin.

Non pas, dit-on, tout de suite sur les fauteurs d'émeute. Au premier
commandement, beaucoup de fusils partirent en l'air. Mais les assiégés
ripostèrent, et ce fut effroyable. Les soldats, comme on dit,
défendirent leur peau. Et avec quelle frénésie! Ce qu'il a pu être tiré
de balles est inimaginable. Il est des endroits, aujourd'hui encore, sur
les môles et les quais, où on les ramasse à poignées. Quiconque tentait
de fuir était reçu par des feux de salve.

Les cosaques, les farouches cosaques, furent à leur tour de la partie.
Et on les avait munis de mitrailleuses qui crachaient la mort sans
discontinuer avec un bruit de rouet. De temps à autre, des charges, à
bride abattue, avec les terribles _nagaïkas_ cinglant à la volée,
repoussaient les fuyards vers le brasier ardent ou poursuivaient ceux
qui semblaient sur le point de s'échapper. Ce fut atroce.

Ceux qui, de loin, ont pu entr'apercevoir ces scènes dantesques,
frémissent encore en vous les racontant et il est tels détails que la
plume se refuserait à écrire.

Cela égala en horreur les massacres les plus tristement fameux. Et qui
saura jamais combien de personnes périrent cette nuit-là! La flamme dut
supprimer bien des cadavres.

Quant aux gens du Potemkine, ils ne firent rien pour essayer de défendre
leurs amis. Que pouvaient-ils? Ils gardaient leur poudre pour le
lendemain--et encore, il faut bien leur rendre cette justice, ne la
gaspillèrent-ils pas.

Ici, on ne sait pas exactement ce qui s'est passé ce second jour.

Quand l'équipage rebelle eut obtenu l'autorisation de donner à
Omeltchouk une autre sépulture que celle des marins--escomptant
peut-être quelque mouvement--un groupe de matelots descendit à terre
pour conduire le camarade à sa dernière demeure. Mais il fut bien
spécifié que, si on les inquiétait, si on portait la main sur un seul
d'entre eux, si, enfin, ils n'étaient pas de retour à bord à une
certaine heure, le navire bombarderait la ville.

Les funérailles se déroulèrent sans incident. Toutefois, elles se
prolongèrent, et les marins demeurés sur le navire s'impatientèrent. Ils
le firent connaître vers 7 heures 1/2, par un premier coup de canon tiré
à blanc, puis par un second. Et, comme on ne leur répondait par aucun
signal, ils lancèrent deux obus, l'un dirigé sur le _Sobor_, sur la
cathédrale aux toits d'azur violent, l'autre sur le dépôt des poudres,
au faubourg Bougaïefka. Tous deux, assez bien pointés, cependant,
manquèrent le but précis. Le premier démolit, à 100 mètres du _Sobor_,
la corniche d'une maison de la rue Niejinskaïa et vint s'abîmer sur le
pavé devant la maison du consul général d'Italie; l'autre traversa de
part en part, sans éclater, le dernier étage d'un immeuble de
Bougaïefka. C'étaient vraisemblablement, à en juger par le peu
d'importance des dégâts qu'ils ont fait, deux obus d'exercice peu
chargés.

Bien vite, on envoya du port au cuirassé le signal que les matelots
rentraient à bord.

La nuit qui suivit fut plus impressionnante presque que celle de la
veille. Ce fut la «nuit noire».

Sur cette ville sans lumière, car le gouverneur avait fait couper les
fils électriques, une terreur indicible plana.

[Illustration: Un coffre-fort retrouvé dans les décombres des bureaux de
la Compagnie Rossiiskaïa.]

Tandis que la plupart des habitants demeuraient tapis chez eux,
improvisaient des dortoirs dans les caves, n'osaient faire un pas
dehors, dans l'obscurité, tremblaient au moindre bruit, d'autres,
éperdus, fuyaient vers la gare. Quelles scènes il y aurait à décrire,
shakespeariennes et où le burlesque se heurtait à chaque instant au
tragique! Des malins achetaient par lots des billets aux guichets,
prenant tout, sans s'occuper de la destination, moins du prix. D'aucuns
réalisèrent, cette nuit-là et le lendemain, de superbes bénéfices. On
cite un quidam, habitué des sleeping-cars les plus capitonnés, qui donna
1.000 roubles d'un simple billet de seconde classe qui n'en avait pas
coûté cinq! De ces affolés soudoyèrent à prix d'or les employés de la
gare et des trains pour pouvoir monter sans billet dans le convoi en
partance, s'arrêtèrent à une ou deux stations... et rentrèrent le
lendemain à Odessa par le premier train. En deux jours, 30.000 personnes
quittèrent ainsi la ville!

On commence à peine à se remettre de cette alerte, et qui sait quelles
inquiétudes hantent encore, la nuit venue, ce bourgeois qui s'en va, à
pas comptés, à ses affaires, ce commerçant qui rêvasse au seuil de sa
boutique?

Tant que le diable de «Potemkine» ne sera pas arrêté, capturé, mouillé à
son coffre, à Sébastopol, on tremblera encore.

Cependant, les troupes de renfort ont été retirées d'ici ou à peu près.
Le campement établi près du _Sobor_ se dépeuple de jour en jour. On
déblaye le port; des trains entiers de décombres partent d'heure en
heure. Une armée de pauvres diables cherchent leur vie au milieu de ces
détritus sans forme, où se mêlent les matières les plus diverses.

Tout naturellement ma première préoccupation professionnelle fut d'aller
un peu voir de ce côté. Vous pensez si l'on chercha à m'en dissuader. A
s'aventurer seulement avec un kodak en bandoulière, on risquait sa
tête!... Pure exagération de Méridionaux.

Nanti d'une autorisation que me délivra le capitaine Viasmitinof, aide
de camp du nouveau gouverneur, le général Karangosof (tous deux d'une
parfaite urbanité), j'ai pu parcourir tout à loisir les décombres
amoncelés, les bâtiments ruinés.

Au premier plan, dès qu'on arrive sur le port par l'escalier monumental,
il faut traverser les ruines du viaduc qui portait la ligne ferrée. Les
ruines!... Cela se réduit sur cinq cents mètres, à des piles de
maçonnerie espacées d'où retombent les rails affaissés comme des rubans,
car toute la construction en bois a disparu. La petite gare est encore
debout et dresse assez crânement, à ciel ouvert, ses murs calcinés.
Mais, au loin, de longues rames de wagons brûlés et dont demeurent
seulement les bâtis de métal encombrent la voie inférieure sur le quai.
De la maison qui abritait les bureaux de la direction du port, il ne
reste que les murailles.

Tout près, en face, c'est le nouveau môle, séparant le port au Charbon
du Nouveau Port. La partie centrale, sur toute la longueur, en était
occupée par des hangars appartenant soit à la Compagnie _Rossia_ (ou
_Rossiiskaïa_), soit à la Compagnie _Koshkim_. Mais gondolés, éventrés
par places, leurs cloisons et leurs toitures de tôle tordues,
boursoufflées, ils sont à démolir en entier et, dès qu'on aura noyé les
décombres qui fument encore, on va s'y employer.

A gauche du môle, deux navires consumés étalent leurs coques écaillées,
rouillées déjà, souillées de longues coulées de coaltar ou de
pourriture, tous leurs ponts détruits, leurs fines et jolies membrures
toutes déformées: à quai, le _Piotr (le Pierre)_ de la Compagnie
_Rossia_, dont le pavillon flotte encore, souillé de fumée, mais épargné
par la flamme; à côté, l'étrave à terre, _l'Iekaterina (la Catherine)_,
et, près d'elle, sabordé sans doute et coulé, le _Serguief_. Vous pouvez
aller de bassin en bassin, ce sera tout le long la même désolation, les
mêmes ruines et vous venez d'avoir un résumé du spectacle qui va se
renouveler sur un kilomètre et demi peut-être de longueur: toitures
écroulées, murs de briques chancelants, coques vides, rouges et
lépreuses d'avoir été léchées par la flamme. Et puis des tas informes de
débris, goudrons fondus, caisses brûlées, cafés à demi calcinés, sucres
gluants, noirs, dégageant d'acres odeurs, amas d'où montent de
nauséabondes vapeurs. Et, de-ci de-là, des amoncellements
invraisemblables de bouteilles vides, le goulot rompu, parfois à demi
fondues et agglutinées en paquets, bouteilles de vins fins, de
Champagne, de _vodki_ surtout. Parfois, quelque coffre-fort, la porte
arrachée, sur les parois duquel on voit les traces des cartouches qui le
firent sauter. Puis encore, de petits fragments qui scintillent au
soleil et qui sont les robes de nickel des balles qu'on écrase.

Tout à l'extrémité du nouveau môle, au bout de l'interminable enfilade
des hangars en ruines, voici la place où l'idée de l'émeute, sans doute,
a germé dans bien des cerveaux; la place où, tout un jour, sans
entraves, ont retenti les déclamations les plus révolutionnaires, les
excitations les plus criminelles: c'est là où fut exposé le corps
d'Omeltchouk.

Vers huit heures, une chaloupe du _Potemkine_ l'amena, beau grand
cadavre d'homme robuste et jeune, que la mort déjà commençait d'altérer.

Il était en tenue de service, en gris, comme disent les marins de chez
nous, avec sa chemise à col bleu entre-bâillée sur sa gorge musclée. On
fit à terre un lit de paille et l'on y déposa le corps, étendu sur des
planches ramassées aux environs. Devant la foule des débardeurs, des
flâneurs, qui commençait à s'assembler, ou procéda à toute une funèbre
toilette. On joignit ses deux mains sur sa poitrine et, entre ses
doigts, on plaça un cierge qu'une âme pieuse était allée chercher. On
étendit sur ses pieds, comme un suaire, le drapeau blanc écartelé de la
croix bleue de Saint-André, le pavillon de la marine impériale russe et,
au-dessus des mains, on posa un écriteau tout préparé qui relatait le
drame du bord et apprenait au peuple comment Omeltchouk était mort pour
ses camarades, en allant porter à l'état-major leurs doléances.

Quelque temps il demeura là en plein soleil, deux marins en armes
montant la garde à son chevet, entouré d'une foule sans cesse
grossissante, sans cesse renouvelée, où des femmes s'agenouillaient, où
des popes priaient, des hommes invectivaient, foule impressionnable,
vibrante, à laquelle on distribuait des imprimés de propagande et que,
de temps en temps, haranguaient des orateurs enflammés. Auprès du pauvre
mort, on avait mis une caisse ramassée sur les quais, une caisse énorme
dans laquelle les kopecks pleuvaient, pour la famille d'Omeltchouk, pour
les frais de ses funérailles.

A un moment donné, quelqu'un eut pitié de ce pauvre mort étendu, que
caressait l'ardent soleil de juin et l'on dressa, avec trois espars et
une bâche, une sorte de petite tente pour le protéger contre l'ardeur du
jour.

Le soir, l'orgie ici battait son plein. Et c'est à cet endroit que j'ai
vu le plus de balles.

Tout cela va s'éloignant et les détails s'en perdent déjà dans les
mémoires. N'était ce terrible _Potemkine_, dont le nom sans cesse nous
retentit aux oreilles, on aurait à peu près repris sa vie normale.

J'incline à croire, pourtant, que les âmes trempées commencent à n'y
plus penser--surtout le soir, aux approches de minuit, alors que les
divettes des beuglants expédient leur dernier morceau dans le cliquetis
des assiettes et des couverts, en reniflant les apprêts du souper--car
les cafés-concerts ont rouvert leurs portes. Dans leurs jardins abrités
de grands arbres, l'eau verte du Léthé doit sourdre quelque part. Sous
les ombrages de l'un d'eux, l'autre nuit, une société de ces brillants
guerriers qui assurent l'état de siège était même tellement bruyante que
l'officier de police dut intervenir aimablement, mais fermement. Nulle
inquiétude, je vous assure, ne planait sur eux ni sur nous.

Quand nous sortîmes, un joli ciel de cuivre pâle s'éveillait sur la
ville. La mer luisait comme un beau satin sombre. Et nous demeurâmes
longtemps à admirer l'accord harmonieux de ce ciel rosé, caressant de
reflets cette mer violette, en écoutant caqueter une caille matineuse
déjà éveillée dans les arbres du Boulevard. A nos pieds stridulaient les
grillons qui pullulent et qui, du soir à l'aube, se chantent à eux-mêmes
leur grêle et monotone chanson. Un souffle de bucolique était épars dans
l'air frais et il faisait, en vérité, fort bon vivre sous la loi
martiale.

GUSTAVE BABIN.

_Le 8 juillet, le cuirassé révolté faisait sa soumission à Constantza.
Aussitôt informé, notre collaborateur s'embarquait four le fort roumain.
C'est de Constantza que sera daté son prochain envoi qui, sans doute,
nous révélera enfin la véritable aventure du_
Kniaz-Potemkine-Tauritchesski.

[Illustration: Emplacement où fut exposé le corps d'Omeltchouk.
--_phot. prise après la fin des émeutes._]



[Illustration: A Montigny-la-Cour (Aisne): groupe de fermes dévastées
par l'ouragan du 30 juin.--_Phot. Ruet frères._]

LES CYCLONES DU 30 JUIN ET DU 4 JUILLET

EN FRANCE.

Longtemps on a pu croire que les cyclones étaient des phénomènes
particuliers aux régions tropicales, ne se produisant dans nos pays qu'à
l'état de rare exception; or il semble qu'ils y deviennent de plus en
plus fréquents et, en France notamment, on a eu trop souvent, depuis
quelques années, l'occasion de les constater. Tout récemment encore, les
orages ont été accompagnés, sur plusieurs points du territoire, de
perturbations atmosphériques extraordinaires.

[Illustration: A Cravant (Loiret): une des fermes ruinées.]

C'est ainsi que, le 30 juin, une trombe d'une violence inouïe a dévasté
les départements de l'Aisne et des Ardennes, sur un parcours de 80
kilomètres, causant pour une vingtaine de millions de dégâts. Un exemple
entre les plus saisissants pourra, surtout avec un document
photographique à l'appui, donner une idée des désastreux effets du
fléau.

[Illustration: Près d'Angers: un arbre brisé et déchiqueté par la
tempête sur les bords de la Maine, le 4 juillet.--_Phot. Chanteau._]

Deux courants, l'un venant du sud-ouest, l'autre du sud-est, se
rencontrèrent au centre même du hameau de Montigny-la-Cour (Aisne),
formé d'une agglomération de fermes; en quelques secondes, la tornade
résultant de ce choc formidable détruisait les bâtiments: il n'en
restait plus que des pans de murs effondrés, des carcasses de toitures,
dont les charpentes de fer avaient été tordues comme des brins d'osier,
les lourdes plaques de tôle ondulée emportées à des distances
invraisemblables; les chariots renversés, les meubles brisés gisaient
pêle-mêle parmi l'amas des décombres. Quant aux champs environnants, ils
étaient littéralement fauchés. De pareils sinistres ont signalé la
journée du 4 juillet. A Cravant, commune du canton de Beaugency
(Loiret), une partie des maisons renversées ont enseveli sous leurs
ruines leurs habitants, plus ou moins grièvement blessés. La ville
d'Angers a été également fort éprouvée: outre des dégâts matériels
considérables, on a eu à y déplorer deux morts; quantité d'arbres
jonchaient le sol; sur les bords de la Maine, on remarquait un tronc
robuste que le cyclone avait non seulement décapité, mais encore
décortiqué d'une façon curieuse.

[Illustration: A Cravant: chambre d'une victime.]

A la même date, l'ouragan sévissait en Belgique. Sur la grande route de
Bruxelles, entre Ath et Enghien, au hameau de Bourlon, commune de
Bassilly, le moulin dit «du Prince» était détruit par la foudre; celui
de Ghislenghien, occupant une éminence, à l'intersection des routes de
Bruxelles et de Soignies, était complètement rasé.

[Illustration: EN BELGIQUE: le moulin «du Prince» à Bassilly, après
l'orage du 4 juillet. _Phot. Navau._]



[Illustration: A PARIS.--Le cortège escorté par le détachement des
marins américains arrivant à la gare des Invalides.]

LA TRANSLATION DES RESTES DE L'AMIRAL PAUL JONES

La translation des restes de l'amiral John-Paul Jones, au sujet de
laquelle nous avons publié une information préliminaire dans notre
dernier numéro, s'est effectuée, comme il convenait, avec un apparat
solennel. A cette occasion, le gouvernement des États-Unis avait envoyé
à Paris un détachement de marins et de soldats d'infanterie de marine
comptant 486 hommes et 22 officiers, qui, reçus à l'école militaire,
trouvèrent auprès de leurs camarades de l'armée française un fraternel
accueil.

Le jeudi 6 juin, après une cérémonie religieuse célébrée à l'église
américaine de l'avenue de l'Aima, cérémonie où notre gouvernement était
représenté par les personnalités les plus qualifiées, la dépouille
mortelle de l'illustre amiral fut placée sur une prolonge d'artillerie,
attelée de huit chevaux et décorée de drapeaux aux couleurs des deux
nations, puis, escortée des troupes du service d'honneur et suivie du
cortège officiel, conduite à la gare des Invalides.

A Cherbourg, la préfecture maritime avait fait établir une chapelle
ardente dans le hangar de l'appontement des transatlantiques. C'est là
que, gardé par des sections américaines et françaises, le corps devait
reposer jusqu'au départ. Le samedi 8, les honneurs militaires rendus, un
torpilleur de haute mer, _Zouave_, embarquait le cercueil, qui bientôt
était hissé à bord du _Brooklyn_.

[Illustration: A PARIS.--La marine américaine et l'armée française
fraternisant.]

[Illustration: La chapelle ardente sur l'appontement du port de commerce
de Cherbourg, gardée par un factionnaire français et un factionnaire
américain.]

[Illustration: Le transfèrement du corps de Paul Jones de la chapelle
ardente sur le torpilleur de haute mer _Zouave._]

[Illustration: A CHERBOURG.--Le cercueil hissé par un palan sur le pont
du _Brooklyn_]



[Illustration: SUR LA PLACE ROUGE, A MOSCOU.--Prières publiques, le 25
juin, pour la victoire des armes russes.--_Phot. Smirnov._]

Le peuple russe est devenu une énigme pour le reste du monde: est-il un
peuple de révoltés ou de loyaux sujets? Les faits se succèdent et se
démentent. A Moscou, se tiennent les assemblées qui exigent la paix et
une constitution nationale; à Moscou, les révolutionnaires
assassinaient, il y a quelques mois, le grand-duc Serge et, il y a deux
jours, le préfet de police Chouvalof; et c'est à Moscou, sur la place
Rouge, que l'on pouvait voir, le 25 juin, une énorme foule d'hommes et
de femmes s'associer pieusement à des prières publiques pour le succès
des armées du tsar.



L'OCCUPATION DE SAKHALINE PAR LES JAPONAIS.

Les Japonais ont occupé Sakhaline. Le 7 juillet, l'escadre de l'amiral
Kataoka est arrivée à la pointe du jour dans les eaux de l'île. Le
lendemain, la position de Korsakofsk, faiblement défendue, tombait entre
les mains de l'infanterie de marine nippone. Voilà le grand événement de
ces derniers jours dans la guerre d'Extrême-Orient. L'importance de ce
nouveau succès des Japonais n'échappera à personne. Pour la première
fois depuis le commencement de la guerre, les Nippons pénètrent
véritablement sur le territoire russe et, maintenant qu'ils ont
Sakhaline, ils émettent déjà la prétention de ne plus jamais s'en
dessaisir.

L'île de Sakhaline est, comme on le sait, une étroite langue de terre
qu'un détroit de 33 kilomètres à peine, le détroit de la Pérouse, sépare
de l'île nippone de Yéso. La convention d'Aïgoun (1858), ratifiée en
1860 par le traité de Péking, avait donné la presque totalité de l'île à
la Russie. En 1876, la partie sud de Sakhaline avait été cédée par le
Japon à la Russie en échange des îles Kouriles. Mais le Japon avait
considéré qu'il avait fait là un marché de dupes. Les pêcheries de
Sakhaline présentent pour les Japonais, qui se nourrissent en partie du
produit de leur pêche, une grande importance économique. Aussi,
maintenant que le contrat de 1876 est déchiré par la fortune des armes,
il semble bien improbable que la Russie puisse jamais en faire rétablir
les clauses.

[Illustration: Le général Rotiger, qui remplace le général Sakharof au
ministère de la guerre en Russie. _Phot. C.-O. Bulla._]

[Illustration: A SAKHALINE.--Un appontement à Korsakofsk.]



LES GRÉVISTES ET LE PROCUREUR

Marennes est une petite ville très paisible en temps ordinaire. On y
cultive l'ostréiculture avec succès et les autorité y sont respectées
tout aussi bien que dans les autres villes. Mais voici que, ces jours
derniers, une grève survint, et ce fut la guerre allumée. Un certain
nombre d'ouvriers de l'usine des produits chimiques de Saint-Gobain
ayant réclamé vainement une augmentation de salaires, avaient cessé le
travail. D'autres ouvriers furent engagés pour prendre la place des
chômeurs, ce que voyant, les rouges vinrent mettre le siège devant les
portes de l'usine. Cela se passait le 5 juillet au matin. Les grévistes,
armés de gourdins, étaient rangés devant les grilles de l'établissement
et s'opposaient au passage des jaunes. Selon l'usage, on alla prévenir
le procureur de la République. Et ce magistrat, fidèle à son devoir et
soucieux de sa responsabilité, courut se jeter entre ces frères ennemis
et supplia les grévistes de ne plus assiéger l'usine. Ceux-ci trouvèrent
plaisant d'arrêter le procureur et de le conserver comme otage. Ils
poussèrent le malheureux magistrat contre la grille, l'enveloppèrent
dans un cercle qu'il ne songea pas à franchir et, comme il faut bien se
distraire un peu pendant les heures de chômage, l'obligèrent à saluer le
drapeau rouge. On devine l'émoi que provoqua cet événement quand il fut
connu dans Marennes. Les autorités, un peu désemparées par ce fâcheux
précédent et redoutant la contagion de l'exemple, n'hésitèrent pas, pour
faire délivrer ce prisonnier de marque, à passer sous les fourches
caudines des grévistes. Le maire et le président du tribunal civil
allèrent, en personne, prier le directeur de l'usine de faire cesser le
travail... jusqu'au lendemain. Le lendemain, il y avait enfin des
gendarmes devant l'usine.

[Illustration: LA GRÈVE DE MARENNES.--Devant l'usine de produits
chimiques de la Compagnie de Saint-Gobain: les gendarmes protègent les
travailleurs contre les grévistes. _C'est devant cette porte que les
grévistes ont retenu prisonnier, pendant plusieurs heures, le procureur
de la République._]

[Illustration: Ferryville. Eglise. Grande porte. Casernes. Bassins de
radoub en construction. Pavillon de la direction du port, surmonté d'un
minaret. Quai d'honneur. Lac de Bizerte. Vue panoramique de l'arsenal de
Sidi-Abdallah.]

[Illustration: La grande porte de l'arsenal.]



LA CATASTROPHE DU "FARFADET"

Une terrible catastrophe vient d'éprouver notre marine de guerre: le
sous-marin _Farfadet_ a coulé, avec douze hommes appartenant à l'élite
de la flotte. Et, comme si ce n'était pas assez de la gravité du fait
même, la douloureuse émotion causée par ce sinistre s'est accrue de la
pensée des souffrances et des angoisses indicibles des naufragés, d'une
trop longue incertitude au sujet de leur sort, pendant les tentatives de
sauvetage réitérées, demeurées vaines, hélas!

C'est le 65 juillet, vers 8 heures du matin, que se produisit
l'accident. Le Farfadet, construit à Rochefort sur les plans de M.
l'ingénieur Maugas, mesurant 40 mètres de longueur, 2 m. 90 de diamètre,
et déplaçant 185 tonneaux, évoluait devant l'arsenal de Sidi-Abdallah,
au fond du lac de Bizerte, lorsque son commandant, le lieutenant de
vaisseau Ratier, donna l'ordre de plonger. A ce moment le panneau
d'avant refusa de se fermer; l'eau, y pénétrant, en chassa l'air
violemment; le commandant, le second maître Le Troadec et le
quartier-maître Lejean furent projetés au dehors: ils durent leur salut
à cette circonstance.

[Illustration: Le _Farfadet_ à l'appontement de l'arsenal.]

[Illustration: L'avant du _Farfadet_.]

Mais l'enseigne de vaisseau Robin, le maître Maheu, les
quartiers-maîtres Moleuc, Reuflet, Simon, Boujard, Rabin, Moulin,
Cheval, Lessausse, Rolland et Paume restaient emprisonnés dans le
bateau, qui avait coulé à 20 mètres de profondeur. On avait lieu de les
supposer protégés par les cloisons étanches et pourvus d'une provision
d'air pour plusieurs heures; les réponses faites aux premiers appels des
scaphandriers, au moyen de coups frappés contre la coque, confirmèrent
cette hypothèse: il y avait donc de sérieuses chances de sauver
l'équipage en opérant rapidement le renflouement du sous-marin.

Les travaux, suivis de loin comme de près avec une anxiété poignante,
furent entrepris aussitôt, sous la direction de l'amiral Aubert.
Malheureusement, une grue s'abattit, des chaînes se rompirent; deux
tentatives effectuées en temps utile échouèrent, faute d'un matériel
suffisant, et il fallut renoncer à l'espoir, un instant conçu, de
ramener vivantes les victimes de ce drame de la mer, dont les péripéties
remplissent le coeur de tristesse et l'imagination d'épouvante.

Il est surtout navrant de constater qu'un arsenal neuf, sur lequel on
fondait les plus grandes espérances, puisse, à ce point être dépourvu
d'outillage qu'un sous-marin, coulé tout près et à une faible
profondeur, soit perdu sans ressource. L'arsenal de Sidi-Abdallah est
remarquable, paraît-il, à certains égards: il n'est certainement pas
complet--la preuve en est douloureusement faite.

X...

[Illustration: Le lieutenant de vaisseau Ratier, commandant du
_Farfadet_, survivant.]

[Illustration: L'enseigne de vaisseau Robin, victime de la catastrophe.]

[Illustration: Le maître mécanicien Maheu, victime de la catastrophe.]

L'ÉTAT-MAJOR DU "FARFADET."--_Phot. comm. par_ le Matin.

[Illustration: Le _Farfadet_ en plongée.]

[Illustration: L'arrière du _Farfadet._]

LA CATASTROPHE DU "FARFADET" DANS LE LAC DE BIZERTE.



LE MOUVEMENT LITTÉRAIRE

Deux romans: _l'Isolée_[1], par M. René Bazin, et _les Demi-Fous_[2],
par M. Michel Corday.

[Note 1: Calmann-Lévy, 8 fr. 50.]

[Note 2: Fasquelle, 3 fr. 50.]

Un roman politique de M. René Bazin, un roman physiologique de M. Michel
Corday: voilà deux livres fort divers qui, cependant, vont fraterniser
dans cet article comme ils fraternisent depuis deux jours sur ma table.
Toutefois, malgré leurs intentions presque contradictoires, les ouvres
romanesques, en apparence les plus opposées, ne manquent pas de
ressemblance. Si elles sont écrites par des hommes de talent, on doit y
rencontrer de la poésie, une action harmonieuse, des faits naissant les
uns des autres, des caractères bien marqués. Aussi, en passant des pages
de M. Bazin à celles de M. Corday, n'éprouve-t-on pas une secousse trop
vive, ne fait-on pas un saut trop violent?

Qu'a voulu dire M. René Bazin? Professeur--si je ne me trompe, il l'a du
moins été--à l'Institut catholique d'Angers, partageant les opinions
religieuses de sa bonne contrée de Maine-et-Loire, l'auteur des _Oberlé_
a particulièrement souffert de la loi contre les congrégations et de la
fermeture des écoles de soeurs. Il a, dans _l'Isolée_, rendu toute sa
pensée et toute son indignation. Cinq religieuses de Sainte-Hildegarde
enseignent ans un quartier de Lyon. M. René Bazin se sent attiré vers la
ville mystique de Notre-Dame de Fourvières et de l'Immaculée Conception.
A leur grand chagrin, les pieuses filles que la maison mère, chargée de
bouches nouvelles, ne peut recueillir, sont obligées, en quittant leur
école de par la loi, de se faire séculariser. Où iront-elles porter
leurs pas, leur douleur, leur inexpérience de la vie? L'une rentre à la
ferme maternelle, une autre trouve une place dans une maison
d'enseignement. La supérieure, soeur Justine, femme énergique et bonne,
toujours préoccupée de ses pauvres compagnes, est installée, dans une
famille, auprès d'un jeune phtisique qui bientôt ne peut plus se passer
de ses soins. Mais que deviendra soeur Pascale, la plus jeune, la plus
jolie, la plus angélique? Il y a de la beauté sous ses cheveux blonds
qui vont repousser. Fille d'un canut lyonnais, elle a sucé tout le lait
mystique et tendre de la race. Ne sera-t-elle pas exposée à bien des
périls? Elle se retire à Nîmes, chez des parents: une veuve Prayou et
son fils Jules. Rien de plus dramatique, à partir de ce moment, que
l'oeuvre de M. René Bazin; l'écrivain a montré qu'il était capable de
peintures fortes, qu'à sa douceur ordinaire il pouvait joindre la plus
étonnante vigueur. Qu'il me permette cependant de lui dire mon avis.
J'estime qu'il est allé trop loin. Quoi! cette enfant ravissante, sortie
du couvent, devient la maîtresse--forcée il est vrai--de son cousin!
Pour complaire à son suborneur, elle attire le soir les passants! Et,
comme elle veut fuir cet enfer et répondre à l'appel de la soeur
Justine, le personnage immonde la tue d'un coup de couteau entre les
deux épaules. Sans doute M. René Bazin a voulu, dans toute leur horreur,
marquer les effets possibles de la loi. Mais que nous apercevions soeur
Pascale, aux ailes d'ange, dans un pareil milieu et dans une aussi
monstrueuse déchéance, est-ce que cela ne blesse pas toutes nos
délicatesses? Cependant, c'est seulement une opinion personnelle que
j'indique. Les pages de M. Bazin se lisent avec passion et nous
présentent une tête admirable de stoïcisme chrétien et de solidarité
religieuse: celle de soeur Justine.

Si M. Bazin a exprimé sa pensée et un peu présenté une thèse contre les
expulsions, c'est une thèse pareillement--non plus politique, mais
physiologique--que soutient M. Michel Corday. Comment se font les
mariages? Un beau jour, un jeune homme, possesseur d'une belle fortune,
est présenté, par un hasard que créent des amis communs, à une jeune
fille dont le physique et l'éducation lui plaisent. On les rapproche,
ils font en Suisse ou en Italie l'éternel voyage. Cela s'appelle une
union assortie. L'enquête n'a porté que sur la richesse des deux époux
et sur des choses tout à fait superficielles. N'aurait-il pas fallu,
avant tout, se livrer à des recherches sur les ascendants, demander
s'ils avaient eu des tares, s'ils avaient été alcooliques, ou fous, ou
même demi-fous? Quand on fiança Céline Desgranges à Raoul Cintrat, les
parents de la jeune fille ne considérèrent que la situation financière
du fiancé, que ses terres, son beau jardin, sa maison luxueuse et sa
bonne mine. Bientôt tout se brouilla dans le ménage. Autoritaire,
jaloux, déraisonnable en tout, avec des violences dont les accès le
portaient à frapper sa femme, avec des moeurs effroyables, Raoul rendait
la vie commune impossible. Était-ce sa faute? Son hérédité l'avait amené
là. Son père était mort depuis longtemps, brûlé par l'alcool; sa mère,
maniaque, ne savait pas soumettre sa vie à la raison. Hélas! pourquoi
les Desgranges n'avaient-ils pas porté de ce côté leurs investigations?
Et quels enfants échurent, avec d'immenses douleurs, à leur fille!
L'aîné, dans un accès de satyriasisme, se rendit coupable d'un de ces
actes qui entraînent la cour d'assises et le déshonneur. Berthe, mariée
à un officier, tomba dans une puérile dévotion. Un autre fils, René,
exaspéré par la misère dans laquelle le tenait son père et par tout ce
qui lui fut révélé des tortures de sa mère, fut en proie à l'obsession
irrésistible du meurtre. D'un coup de fusil, il envoya dans la mort
Raoul Cintrat. Voilà à quoi s'exposent ceux qui se marient ou qui
marient les leurs sans avoir préalablement fait d'enquête médicale sur
l'hérédité.

D une phrase lumineuse, brève, tranchante et serrée comme l'acier, M.
Michel Corday a développé son récit et sa thèse--son récit qui a pour
objet, comme celui de M. Bazin, de prêcher, avec plus d'agrément qu'une
dissertation, une idée morale et sociale. Comme M. Bazin--je soupçonne
entre eux, malgré la différence de tempérament, quelques
ressemblances--M. Corday a poussé les choses à l'extrême; il est allé
jusqu'au bout de sa logique, jusqu'à la dernière possibilité. Pascale
est tombée là où l'on sait: voilà l'aboutissement de la loi. René tue
son père: voilà où conduit le peu de souci de se préoccuper de
l'atavisme avant les mariages.

E. LEDRAIN.



DOCUMENTS et INFORMATIONS

L'ACCIDENT DU DIRIGEABLE «LEBAUDY».

Le dirigeable _Lebaudy_, que nous montrions, dans notre dernier numéro,
atterrissant à Meaux, première étape de son grand voyage de Moisson à
Châlons-sur-Marne, avait continué ensuite sur La Ferté-sous-Jouarre pour
arriver enfin, luttant contre le vent, au camp de Châlons. Ce raid
aérien, si fidèlement exécuté suivant l'itinéraire déterminé à l'avance
par le ministère de la guerre, permettait d'affirmer que les chercheurs
de la dirigeabilité aérienne avaient acquis, et d'une façon
incontestable, un premier résultat.

Malheureusement, à peine le _Lebaudy_ était-il amarré au poste qui lui
avait été désigné, qu'une bourrasque, prenant bientôt les proportions
d'une tempête, renversant des poteaux télégraphiques et déracinant des
arbres, passa sur le camp. L'aéronat n'y put résister. L'enveloppe,
poussée sur des arbres, se déchira. Cependant, la machinerie, ayant
relativement peu souffert, l'ingénieur Julliot espère, après les
réparations faites à l'enveloppe, pouvoir reprendre assez prochainement
ses très intéressantes expériences.

LA MALADIE DES TRUITES

L'an dernier un naturaliste allemand, qui fait autorité en matière de
maladies des poissons, signalait une curieuse maladie qu'il avait
observée chez de jeunes truites arc-en-ciel. Cette maladie n'attaque que
les truites très jeunes, âgées de quelques mois au plus: elle est
toujours mortelle dans certaines stations; dans d'autres, évoluant plus
lentement, elle peut aboutir à la guérison. Les symptômes observés par
M. Hofer lui ont permis de rapprocher la maladie des truites du tournis
des moutons: dans les deux cas, en effet, il y a des mouvements de
tournoiement et du vertige. Chez le poisson l'affection est suivie de
lésions osseuses spéciales, d'ankyloses et de nodosités. On sait
maintenant à quoi est due cette bizarre maladie: Mlle Marianne Plehn a
montré qu'elle est due à un parasite, à un champignon qui se loge, en
partie, dans le crâne, déterminant des lésions qui retentissent sur le
cerveau, naturellement. Ce parasite viendrait des aliments qu'on donne à
la truite. On la nourrit surtout de chair d'égleffin, poisson de mer
chez qui le parasite existe normalement, mais sans déterminer chez lui
de symptômes pathologiques connus. Pour éviter aux truites le tournis,
il suffit donc de ne point leur donner de chair de poisson ou bien de la
leur servir bien cuite, la cuisson tuant les parasites.

CHEMINS DE FER ALLEMANDS, ANGLAIS ET FRANÇAIS.

Dans le cours des dix dernières années, les recettes des voies ferrées
ont augmenté: en Allemagne, de 828 millions; en Angleterre, de 632
millions et, en France, de 246 millions.

Et, cependant, la longueur de nos voies ferrées a gagné, dans ces cinq
dernières années seulement, 1.157 kilomètres, passant de 33.796 à 34.953
kilomètres.

De 1895 à 1903, il n'a été construit en Angleterre que 1.700 kilomètres
de voies ferrées; et, en Allemagne, dans le même temps, les lignes ont
passé de 45.261 à 51.740 kilomètres, gagnant ainsi 6. 479 kilomètres.

Il est évident que le moindre trafic de nos voies ferrées, s'il est,
dans une certaine mesure, un témoignage du malaise de notre commerce et
de notre industrie, est aussi une conséquence de la stagnation de notre
population.

Il ne faut pas oublier que la France, avec ses 39 millions d'habitants,
n'en compte aujourd'hui que quelques centaines de mille de plus qu'il y
a dix ans; tandis que la population anglaise s'accroît de 1% par an, et
la population allemande de 1,5.

Depuis 1895, l'Angleterre, peuplée de 43 millions d'individus, en a
gagné environ 4 millions; et l'Allemagne, peuplée de 60 millions
d'habitants, en a gagné plus de 7 millions!

LE FROID ET LA VIE DES GRAINES.

Le froid est-il capable de tuer les graines? C'est là une question qui a
été très discutée.

M. Paul Becquerel a soumis des graines à l'action du froid intense
produit par l'évaporation de l'air liquide et les résultats qu'il a
constatés lui ont permis d'affirmer que la résistance des graines aux
basses températures dépend uniquement de la quantité d'eau et de gaz que
renferment leurs tissus.

Si cette quantité d'eau et de gaz est suffisante, le froid désorganise
le protoplasma et le noyau des cellules, et rend impossible tout retour
de la vie: mais, si le protoplasma a été préalablement desséché et, par
la dessiccation, a déjà atteint son maximum de concentration, alors il
échappe à l'action des basses températures et la graine conserve son
pouvoir germinatif.

En somme, il semble que le froid ne soit pas capable, par sa seule
action, de supprimer la vie. On sait que les microbes lui résistent
parfaitement.

Quand il tue, c'est que les phénomènes physiques de la congélation
détruisent les cellules vivantes en les faisant éclater et en
désorganisant leur contenu. Mais toute cellule capable de résister à la
dessiccation est, par cela même, capable de résister à l'action du froid
le plus intense.

LE RADIUM SERAIT-IL GÉNÉRATEUR DE VIE?

_Au milieu de tous les événements qui se partageaient, en ces dernières
semaines, l'attention publique, on a vu surgir, dans les colonnes de
quelques journaux, un titre qui, s'il répondait à une réalité, serait
assurément le plus sensationnel de tous:_ «Une extraordinaire
découverte.--Création de la vie.» _Il s'agit d'une expérience faite avec
le radium par un jeune savant anglais, M. J.-B. Burke. Nous avons demandé
à notre collaborateur, M. Henry de Varigny, d'exposer à nos lecteurs
cette expérience et d'en déterminer la valeur et la portée._

Il y a quelque temps déjà, M. Raphaël Dubois, professeur de physiologie
à Lyon, fit une expérience dont il rappelait, le 3 novembre dernier,
dans son discours à la rentrée solennelle de l'université de Lyon, les
résultats essentiels. Il déposa un petit cristal de chlorure de baryum
et de radium, avec toutes les précautions aseptiques voulues, sur un
bouillon de culture gélatineux. Dans la gelée nutritive, il vit bientôt
apparaître une quantité considérable de petits corpuscules qui
s'enfonçaient rapidement dans la profondeur et qui augmentaient de
volume. Ces corpuscules ressemblaient tellement à une culture de
microbes que M. Laveran, l'éminent pathologiste à qui M. R. Dubois fit
voir un de ses tubes à la Société de Biologie, dit aussitôt: «Mais ce
sont des moisissures.» Ce n'étaient toutefois pas des moisissures, mais
des granulations. Certaines de ces granulations commençaient à se
segmenter, à se subdiviser en deux. Des photographies de ces corps en
segmentation furent, à une autre séance de la même Société, présentées à
un autre savant de grande valeur, à M. Henneguy, professeur de cytologie
au Collège de France. Et M. Henneguy déclara: «On croirait bien voir des
oeufs de grenouille en voie de segmentation.» Ces deux réponses font
assez voir à quel point les granulations obtenues par M. Dubois
ressemblent à de la matière vivante. Ces granulations, on peut les
produire sans radium, avec du chlorure de baryum en particulier; mais il
y a une parenté entre le baryum et le radium. Elles n'ont pas une durée
indéfinie, d'après les observations de M. R. Dubois; on les voit se
transformer lentement en cristaux et cette transformation est leur fin;
après avoir paru se nourrir, grandir, se multiplier aussi, elles
paraissent mourir, en atteignant une condition désormais fixe et stable.
Leur multiplication, toutefois, est relative: il n'y a pas de vraie
reproduction, il n'y a pas formation de corps similaires qui vivent plus
longtemps que leurs progéniteurs et donnent à leur tour naissance à des
corps qui font de même. «Ce serait véritablement la vie, dit M. Dubois,
en parlant de ses granulations, si elles donnaient naissance à des êtres
semblables à elles-mêmes, mais elles sont stériles et meurent, comment
dire? radicalement célibataires, sans descendance, de la mort totale,
complète, définitive.» Il ne faut donc pas parler de «création de vie»
ou de «génération spontanée». Et il y a d'autant moins lieu de croire le
radium capable de vivifier réellement une matière quelconque qu'on le
sait un destructeur redoutable et puissant de toute vie: il désorganise
les tissus, en tue les cellules et organes, comme chacun le sait. Aussi
M. Dubois n'a-t-il pas tiré de conclusions sensationnelles de son
expérience. Peut-être, toutefois, ne l'a-t-il pas assez fait connaître
dans le monde scientifique. Car voici qu'elle a été réalisée, de façon
indépendante, semble-t-il, par un jeune physicien anglais. M. Burke,
avec les mêmes résultats en gros aussi. Mais une grande publicité a été
faite à M. Burke et des conclusions extraordinaires en ont été tirées.
Ce qu'elles valent, l'avenir le fera voir: mais il est essentiel
d'indiquer qu'en cette affaire la priorité du savant français est
éclatante. Les expériences françaises ont été signalées au public de
Lyon au début de novembre dernier: les anglaises, fin mai 1905 (voir
_Nature_, du 25 mai 1905). Ceci posé, voyons ce que M. J.-B. Burke, qui
travaille au _Cavendish Laboratory_ de Cambridge, a découvert.


[Illustration: L'enveloppe du dirigeable _Lebaudy_, éventrée par la
tempête au camp de Châlons, le 6 juillet.]

[Illustration: M. J.-B. Burke. L'expérience de M.-J. Buttler Burke.
_(Dessin de A.-H. Fisher d'après les documents fournis par M. Burke)._]

[Illustration: Les radiobes de M. J.-B. Burke (Cercles A. B. C.),
comparés aux cristaux de Rainey.]

M. J.-B. Burke étudiait depuis quelque temps la formation des agrégats
moléculaires instables, et les propriétés extraordinaires du radium lui
firent penser que cette substance éminemment instable pourrait, en
agissant sur d'autres corps, déterminer la production de composés
instables aussi. Il prépara donc un bouillon à la gélatine et, tout
comme M. Dubois, y ensemença aseptiquement, cela va de soi, un peu de
chlorure ou de bromure de radium. Nos figures font voir de quelle
manière il s'y prit pour briser, à l'intérieur du tube contenant le
bouillon gélatinisé, un petit tube contenant du radium. Comme M. Dubois,
il vit se produire une apparence de culture à la surface du bouillon. Au
bout de quelques heures, 24 avec le bromure, et 3 ou 4 jours avec le
chlorure, il sembla se former une colonie microbienne. Cette colonie
paraissait localisée à la surface d'abord; puis, avec le temps, tout
comme dans l'expérience de M. Dubois, elle gagna la profondeur de la
gélatine, descendant d'un centimètre en une quinzaine environ. Comme
rien de tout ceci ne se passe dans les tubes de bouillon témoins, non
ensemencés avec du radium, il faut bien conclure qu'on n'est pas en
présence d'une contamination accidentelle par des germes quelconques.
Les phénomènes sont évidemment occasionnés par le radium, et c'est
pourquoi M. Burke a appelé radiobes les corps particuliers dont le
radium provoque la formation dans le bouillon. Ces radiobes ne sont pas
des microbes, d'ailleurs. M. Sims Woodhead, excellent bactériologiste,
l'affirme positivement. Du reste, les radiobes présentent deux
caractères qui les distinguent à fond des microbes. La forte chaleur qui
tue les microbes n'en détruit pas les cadavres: or, par la chaleur, les
radiobes se dissipent et disparaissent totalement. Mais on les voit
reparaître quelque temps après le refroidissement. Autre fait: les
radiobes sont solubles dans l'eau et les microbes ne le sont pas. Chose
curieuse qu'il faut encore signaler: c'est qu'exposés à la lumière ils
disparaissent. Mais si l'on met le bouillon à l'obscurité, on les voit
reparaître au bout de quelques jours. Or, les microbes ne font rien de
pareil et il n'y a pas à rapprocher de ceux-ci les radiobes: trop de
différences, et de trop importantes, distinguent, ces deux groupes de
corps.

Pourtant certains faits rapprochent les radiobes de la matière vivante.
M. J.-B. Burke a, en effet, observé, comme M. R. Dubois, que les
radiobes, d'abord très petits, grossissent. Ils présentent une sorte de
croissance. D'abord imperceptibles, ils acquièrent peu à peu des
dimensions appréciables au microscope (3 dixièmes de millième de
millimètre: ce n'est pas énorme...). Chez les radiobes les plus
volumineux, qui se présentent sous forme de petits corps d'apparence
générale sphérique, il semble même y avoir un épaississement intérieur,
quelque chose qui ressemble au noyau dont sont pourvues les cellules
animales ou végétales. Enfin, comme l'a vu M. R. Dubois, M. J.-B. Burke
constate que les radiobes, ayant atteint une certaine grosseur, se
désagrègent, se brisent, se subdivisent. Mais ces produits secondaires
n'ont guère de vitalité. M. Burke a ensemencé des parties de colonies
sur des bouillons neufs: elles n'ont paru présenter qu'un accroissement
insignifiant. D'autre part, la conduite particulière que manifestent les
radiobes à l'égard de la chaleur, de l'eau et de la lumière, montre bien
qu'on n'a pas affaire à des organismes vivants. Ce sont bien plutôt des
agrégats physico-chimiques, purement et simplement. Et la mort à
laquelle ils succombent, la fixation, l'immobilisation sous forme de
cristaux, est un fait d'ordre physico-chimique encore, et non d'ordre
vital.

Il est vrai qu'on peut très bien imaginer qu'il y ait des formes de vie
aussi inférieures à celle du microbe que celle du microbe est inférieure
à la vie de l'oiseau ou du mammifère. Mais, si le radiobe doit être
considéré comme une de ces formes, on est obligé de reconnaître aussi
que sa vie est à peine digne de ce nom; elle n'a point de permanence ni
de transmissibilité. Aussi sera-t-il plus raisonnable de ne pas chercher
dans les radiobes une forme de vie élémentaire; on y verra plutôt un cas
curieux et intéressant d'agrégats moléculaires instables, qui n'arrivent
à quelque fixité et stabilité qu'après des modifications et des
transformations variées d'ordre physique ou chimique. C'est tout à fait
l'avis de M. R. Dubois, c'est bien un peu celui de M. Burke. Inutile de
tenir compte de l'avis de tant de personnes qui ont fait dire aux
expériences de M. Burke des choses qu'elles ne disent point, en parlant
de la «création de la vie». Il n'y a pas, dans les expériences
singulièrement similaires de M. R. Dubois et de son successeur, M. J.-B.
Burke, à parler d'une «création de vie»: les caractères essentiels de la
vie font défaut. Il est vrai que la mort existe; mais il y a une mort de
la matière inerte et surtout des composés peu stables de celle-ci. Mais
la vie des radiobes n'existe pas: on ne rencontre pas chez eux ce
flambeau que les individus successifs se passent et qui continue à
circuler, porté par les derniers-nés, alors que les ancêtres ont
disparu. Les radiobes ne se multiplient pas.

Tout ceci ne fait toutefois pas que les résultats des expériences de MM.
Dubois et Burke manquent d'intérêt. Ils sont, au contraire, très
intéressants, quand bien même ils n'aboutiraient qu'à nous faire voir
dans la matière inerte des semblants de vie, du genre de ceux qu'on
peut, dans le fond des cieux, observer chez les nébuleuses et chez les
agrégats instables en voie d'évolution. Si ce n'est pas la physiologie
qui en bénéficiera, ce sera la physique ou la chimie. Il y aura toujours
profit. Et le radium en sera responsable, puisque derrière les radiobes,
le véritable problème qui se présente est encore celui du plus fantasque
et du plus anormal des corps que nous connaissons. Donc, tous nos
compliments au radium et à MM. R. Dubois et J.-B. Burke aussi, qui nous
ont ouvert des horizons nouveaux sur l'activité de la substance
essentiellement anormale à laquelle M. Pierre Curie doit son fauteuil à
l'Institut.

Henry de Varigny.



VISITE DE L'ESCADRE ANGLAISE A BREST

[Illustration: M. Aubert, maire collectiviste de Brest, dans son
cabinet.]

La municipalité socialiste de Brest avait préparé, concurremment avec
les autorités maritimes, un programme de fêtes franco-anglaises. Elle
avait commencé, le 10 juillet, par une retraite aux flambeaux, aux
chants de _l'Internationale_ et de la _Carmagnole_; elle devait offrir,
le 14 juillet, un banquet populaire aux marins des deux escadres.
L'amiral May, commandant de l'escadre anglaise, ayant déclaré que les
exigences du service à bord de ses navires ne permettaient pas d'y
envoyer ses équipages, le ministre de la marine a refusé aux soldats et
marins français l'autorisation d'y assister.

[Illustration: Dans les rues de Brest.]

[Illustration: Les préparatifs pour le bal à bord du _Jauréguiberry_
accouplé au _Formidable_.]

[Illustration: Les deux chefs de l'escadre anglaise: le vice-amiral sir
William May et le contre-amiral Bridgeman.]

[Illustration: LES VISITES OFFICIELLES A BORD DU KING-EDWARD-VII.--Les
états-majors des amiraux anglais et français saluent pendant que la
musique dus navire joue la _Marseillaise_.]



Supplément à L'ILLUSTRATION, 15 Juillet 1905.

LES FÊTES FRANCO-ANGLAISES DE BREST

[Illustration.]

Le séjour d'une escadre anglaise à Brest a été, pendant toute cette
semaine, l'occasion de fêtes fort brillantes, dont le programme
judicieusement réglé a permis à 1'«entente cordiale» de s'affirmer sous
les formes les plus variées; depuis les réceptions, les banquets, les
bals officiels, jusqu'aux réjouissances populaires et aux réunions où
les matelots des deux nations ont pu fraterniser en camarades, ou
Bretons et Anglais ont oublié, au moins un moment, leurs querelles
anciennes, et où «Mariannic» et «Jack», le mathurin britannique, ont
timidement fait connaissance. Mais le spectacle le plus caractéristique
fut assurément celui de la rade avec les vaisseaux britanniques encadrés
par notre escadre du Nord, les pavois arborés, le tonnerre des canons
échangeant des salves d'honneur. C'est surtout le souvenir de cette
imposante manifestation navale qui restera dans la mémoire des témoins
et marquera dans les annales de notre grand port militaire.

[Illustration: LE BAL DU 11 JUILLET A BORD DU CUIRASSÉ "JAURÉGUIBERRY":
L'ARRIVÉE DES INVITÉS.]

_Un pont de 30 mètres, recouvert de toile à voile, permettait aux trois
mille invités d'accéder facilement du quai au cuirassé_ Jauréguiberry,
_transformé en salle de bal avec des arbustes, des fleurs et des lampes
électriques à profusion sous un vélum d'étamine faune. Le buffet et les
salons avaient été installés sur le cuirassé_ Formidable, _accouplé au_
Jauréguiberry.

LA VISITE DE L'ESCADRE ANGLAISE A BREST

[Illustration: ARRIVÉE SUR RADE DE L'ESCADRE ANGLAISE: VUE PRISE DES
GLACIS DU CHATEAU]

L'escadre anglaise, composée de huit cuirassés, deux croiseurs et un
bateau-atelier, avait été rejointe lundi, dans la matinée, par les
pilotes de l'escadre du Nord, partis à sa rencontre sur deux
contre-torpilleurs. Après avoir louvoyé jusqu'à l'heure fixée, elle
s'est présentée, vers une heure et demie, à l'entrée du goulet où, sous
la conduite de nos pilotes, d'une habileté consommée, elle a fait une
entrée majestueuse. Après avoir doublé le sémaphore du Portzic, les
navires rasent, pour ainsi dire, la terre, sous les yeux d'une foule
nombreuse, très impressionnés par la beauté du spectacle. Puis l'escadre
se disloque et chacune de ses unités va prendre, en rade-abri et en
grande rade, le corps-mort qui lui a été réservé.

[Illustration: Les pilotes français de l'escadre du Nord, amenés par le
contre-torpilleur _Fauconneau_ à la rencontre de l'escadre anglaise,
sont transbordés par une baleinière à bord du _King-Edward-VII._]

[Illustration: Vice-amiral Pephau, préfet maritime. Vice-amiral May,
commandant de l'escadre anglaise. L'ESCADRE ANGLAISE A BREST: LA POIGNÉE
DE MAIN DES AMIRAUX Dès que les bâtiments anglais furent ancrés dans la
rade, le vice-amiral Caillard, commandant de l'escadre du Nord, puis le
vice-amiral Pephau, préfet maritime, se rendirent sur le
_King-Edward-VII_ pour souhaiter la bienvenue au vice-amiral May,
commandant de l'escadre anglaise, qui leur rendit aussitôt après leur
visite.]



[Illustration: L'HOMME QUI VOYAGE, par Henriot.]



_NOUVELLES INVENTION_

_(Tous les articles compris sous cette rubrique sont entièrement
gratuits.)_

DOUBLE FLUTE «LA FAUVETTE»

L'original instrument que représentent nos gravures est, sous son
apparence de jouet, un véritable instrument de musique, susceptible de
charmants effets variés. Son invention est due à M. A. Krantz, ancien
premier prix de flûte au Conservatoire de Paris.

[Illustration: Fig. 1 et 2.--Double flûte avec ou sans clavier.]

[Illustration: Fig. 3.--Clavier de «la Fauvette».]

La simple inspection des figures permet de saisir le fonctionnement de
cette double flûte. Les orifices produisant la gamme sent obturés par
une série de doubles plaquettes garnies de cuir dont la manoeuvre
actionne les deux flûtes.

Les avantages de cet instrument sont les suivants:

1° Avec le doigté ordinaire (celui de la flûte à 6 trous, du fifre,
etc.), on peut tout jouer, indistinctement sur l'une ou l'autre flûte
(l'étendue de chacune d'elles étant de 2 octaves 1/2) et obtenir avec
tous les tons de la gamme cinq effets différents tels que tierce, sixte,
dixième, etc.;

il est à remarquer que, pour produire ces cinq effets, _le doigté reste
le même_, chaque clef bouchant à la fois sur chacune des flûtes les
trous correspondants;

[Illustration.]

2° La justesse, la sonorité, l'étendue de cet instrument, font qu'il
peut être, en solo, comparé à une petite flûte, au «picolo», avec cet
énorme avantage qu'on peut jouer un air en solo, ou en duo à la tierce,
à la sixte ou à la dixième, le tout avec le même doigté;

3° Il est impossible de jouer faux un duo sur cette flûte, les
intervalles ci-dessus étant mécaniquement toujours justes;

4° Sur tout autre instrument, celui qui veut produire deux sons à la
fois est forcé: 1° de lire deux notes; 2° d'employer deux doigtés
différents, tandis qu'avec la flûte «la Fauvette», on ne lit qu'une
seule note, et l'on en produit deux avec un seul et même doigté;

5° Grâce à un ingénieux dispositif, il suffit d'enlever la seule vis que
comporte tout le système d'assemblage pour détacher le porte-clefs tout
entier, ce qui permet, sans aucune difficulté, de donner à l'instrument
tous soins de propreté.

Enfin, la tablature très explicite qui accompagne chaque instrument fait
que, sans professeur, il faut très peu de temps pour obtenir de très
satisfaisants résultats.

Il a été, d'ailleurs, composé spécialement pour «la Fauvette», un
recueil de morceaux progressifs.

Pour tous renseignements sur cet instrument, s'adresser à _M.
Guillemaud, 7, rue Taylor, Paris._

«La Fauvette» est livrée, en boîte, accompagnée de sa tablature, au prix
de 3 fr. 50 dans Paris, et de 3 fr. 75 franco province.





*** End of this LibraryBlog Digital Book "L'Illustration, No. 3255, 15 Juillet 1905" ***

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