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Title: Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XIe au XVIe siècle (9/9)
Author: Viollet-le-Duc, Eugène-Emmanuel, 1814-1879
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Dictionnaire raisonné de l'architecture française du XIe au XVIe siècle (9/9)" ***


       Droits de traduction et de reproduction réservés


       PARIS.--IMP. E. MARTINET, RUE MIGNON, 2.



       DICTIONNAIRE RAISONNÉ
       DE
       L'ARCHITECTURE
       FRANÇAISE
       DU XIe AU XVIe SIÈCLE

       PAR

       M. VIOLLET-LE-DUC
       ARCHITECTE



       TOME NEUVIÈME

       [Illustration]

       PARIS

       A. MOREL, ÉDITEUR
       RUE BONAPARTE, 13.



T


TABERNACLE, s. m. Nom que l'on donne aujourd'hui à une petite armoire
placée sur l'autel, au milieu du retable, et qui sert à déposer le
ciboire.

L'établissement des tabernacles sur les autels ne date que du dernier
siècle. Les hosties étaient déposées, jusqu'au XVIIe siècle, dans des
édicules placés à côté de l'autel, ou dans une suspension (voyez AUTEL,
et dans le _Dictionnaire du mobilier français_, l'article TABERNACLE).
Ces édicules placés près de l'autel étaient de bois, de pierre ou de
métal, avec lanterne pour loger une lampe. On voit encore quelques-uns
de ces tabernacles, datant du XVIe siècle, dans des églises de Belgique.
Souvent ces _réserves_ de la sainte Eucharistie étaient mobiles, et
n'étaient placées près de l'autel que pendant le service divin.



TAILLE, s. f. On dit: «Une bonne taille, une taille négligée, une taille
layée, pour indiquer la façon dont est traité un parement de pierre. La
nature de la taille est un des moyens les plus certains de reconnaître
la date d'une construction; mais, dès le XIIe siècle, les diverses
écoles de tailleurs de pierre ont des procédés qui leur appartiennent,
et qu'il est nécessaire de connaître pour éviter la confusion. Ainsi
certaines provinces n'ont jamais adopté la laye ou bretture[1], ou n'ont
employé cet outil que très-tard. Des tailleurs de pierre ne se sont
servis que du ciseau étroit ou large; quelques contrées ont employé de
tout temps le marteau taillant sans dents, avec plus ou moins d'adresse.

Autant les ravalements des édifices romains, élevés sous l'influence ou
sous la direction d'artistes grecs, sont faits avec perfection, autant
les parements de nos monuments gallo-romains de l'empire sont négligés.
D'ailleurs les Grecs, comme les Romains, posaient la pierre d'appareil à
joints vifs sans mortier, épannelée, et ils faisaient un ravalement
lorsque l'oeuvre était montée. Quand ils employaient des matières dures
comme le granit ou le marbre, la taille était achevée avant la pose.
Beaucoup de monuments grecs, en pierre d'appareil, sont restés
épannelés. Le temple de Ségeste, par exemple, le grand temple de
Sélinonte, de l'époque dorienne, ne montrent, sur bien des points, que
des tailles préparatoires.

Quant aux édifices romains en pierre d'appareil, il en existe très-peu
qui aient été complétement ravalés. Le Colisée, la porte Majeure à Rome,
les arènes de Nîmes et d'Arles, celles de Pola, ne présentent que des
ravalements incomplets. Il est évident que, la bâtisse achevée, on
s'empressait d'enlever les échafaudages, et l'on se souciait peu de
terminer les ravalements, ou bien ils étaient faits avec une négligence
et une hâte telles, que ces ravalements conservaient une apparence
grossière.

Il suffit d'examiner les nombreux débris que nous possédons de l'époque
gallo-romaine des bas temps, pour constater l'infériorité de la taille
des parements, tandis que les lits et joints sont dressés avec une
précision parfaite; si bien que les blocs de pierre, même dans des
monuments d'une très-basse époque, sont exactement jointifs. Cette
négligence des parements tenait donc au peu d'importance que les Romains
attachaient à la forme, et non à l'inhabileté des ouvriers. Les tailles
préparatoires sont faites, dans les monuments gallo-romains, au moyen
d'une ciselure sur l'arête; le nu vu de la pierre conservant la taille
de la carrière, faite à l'aide d'un taillant droit peu large. Quant aux
lits et joints, ils sont taillés au moyen d'une ciselure très-fine sur
les arêtes bien dégauchies, le milieu étant parfaitement aplani à l'aide
d'un taillant droit large et fin. Quelquefois ces lits et joints sont
moulinés, probablement à l'aide d'une pierre dure et rugueuse, comme de
la meulière, par exemple, ou de la lave. L'emploi de la lave, pour
mouliner les lits et joints, parait avoir été en usage dans les Gaules,
car là où il existe des restes de constructions gallo-romaines, nous
avons fréquemment trouvé des morceaux de lave, bien que les contrées où
existent ces restes soient fort éloignées des pays volcaniques.

À la chute de l'empire romain, les connaissances de l'appareilleur se
perdent entièrement. On ne construit plus qu'en moellon smillé, et les
quelques blocs de pierre de taille qu'on met en oeuvre dans les bâtisses
sont à peine dégrossis. Cependant une façon nouvelle apparaît dans la
taille de ces parements de moellons. On sait le goût des races
indo-germaniques pour les entrelacs de lignes. Les bijoux que l'on
découvre dans les tombeaux mérovingiens présentent une assez grande
variété de ces combinaisons de lignes croisées, contrariées, en épis,
formant des méandres ou des échiquiers. On voit apparaître à l'époque
mérovingienne les tailles dites en arête de poisson (fig. 1), et ce
genre de tailles persiste assez tard chez les populations qui conservent
les traditions germaniques. Ces tailles en épis sont faites à l'aide du
taillant droit romain large. Jusqu'à l'époque carlovingienne, la
ciselure semble abandonnée. On ne construit plus en pierres d'appareil.
Nous voyons au contraire la ciselure employée partout dans les tailles
de pierre appartenant aux VIIIe et IXe siècles, ciselure inhabilement
faite, mais cependant cherchée, travaillée. Les moulures sont
complétement traitées pendant cette époque, à l'aide du ciseau. Pour les
parements simples, ils sont grossiers, faits à la pointe et dressés avec
le taillant droit large. C'est en Bourgogne et dans le Charolais, pays
riches en pierres dures, que vers la fin du XIe siècle on voit
apparaître une taille très-bien faite à l'aide du taillant droit étroit,
sans ciselures. Alors les pierres d'appareil étaient toutes entièrement
taillées avant la pose, on ne faisait pas de ravalements: l'habitude que
les ouvriers avaient prise, depuis la chute de l'empire romain, de bâtir
en moellon smillé, posé sur lits épais de mortier, leur avait fait
perdre la tradition des ravalements. Du moellon smillé ils arrivaient
peu à peu à employer des pierres d'un échantillon plus fort, puis enfin
la pierre d'appareil, mais ils continuaient à la poser comme on pose le
moellon qui ne se ravale pas; et ils taillaient chaque bloc sur le
chantier, soignant d'ailleurs autant les lits et joints que les
parements. Les constructions du XIe siècle que l'on voit encore en
Bourgogne, et sur les bords de la Saône, présentent de beaux parements,
dont la taille par lignes verticales sur les surfaces droites, et
longitudinales sur les moulures, est égale partout, fine et serrée.
C'est à cette époque que l'on reconnaît souvent l'emploi du tour pour
les colonnes et bases, et le polissage parfois pour des moulures
délicates à la portée de la main. En Auvergne, vers ce même temps, les
tailles, quoique un peu plus lourdes que dans la Bourgogne et le
Charolais, sont bien faites, régulières, et parfois rehaussées par de la
ciselure sur les moulures. Avant le XIIe siècle, dans l'Île-de-France,
les tailles sont grossières, mal dressées, et rappellent celle des
monuments gallo-romains.

Dans le Poitou, le Berri et la Saintonge, les tailles, avant le XIIe
siècle, sont extrêmement grossières, faites à l'aide d'un taillant
épais, coupant mal, écrasant le parement, et laissant voir partout les
coups du pic ou du poinçon à dégrossir. La ciselure apparaît dans les
moulures, mais elle est exécutée sans soin et par des mains inhabiles.

C'est avec le XIIe siècle, au moment où se fait sentir en Occident
l'influence des arts gréco-romains de la Syrie, que les tailles se
relèvent et arrivent très-promptement à une perfection absolue. Dans
toutes les provinces, et notamment en Bourgogne, dans la haute
Champagne, dans le Charolais et dans la Saintonge, les progrès sont
rapides, et les tailleurs de pierre deviennent singulièrement habiles.
On voit alors apparaître certaines recherches dans la façon de traiter
les diverses tailles: les parements unis sont dressés au taillant droit,
tandis que les moulures sont travaillées au ciseau et souvent polies.
L'emploi de la bretture commence à se faire voir sur les bords de la
Loire, dans le pays chartrain et dans le domaine royal. C'est vers 1140
que cet outil paraît être d'un usage général dans les provinces au nord
de la Loire, tandis qu'il n'apparaît pas encore en Bourgogne et dans
tout le midi de la France. Les tailles à la bretture ne se montrent en
Bourgogne que vers 1200, et elles n'apparaissent que cinquante ans plus
tard sur les bords de la Saône et du Rhône, en Auvergne et dans le
Languedoc. Le choeur de l'église abbatiale de Vézelay, qui date des
dernières années du XIIe siècle, et qui présente des tailles si
merveilleusement exécutées, montre en même temps l'emploi du taillant
droit très-fin, du ciseau, du polissage, et, dans quelques parties, de
la bretture à larges dents. Les bases, les tailloirs des chapiteaux, les
moulures des bandeaux, sont polis et d'une pureté d'exécution
incomparable. Même exécution dans l'église de Montréal (Yonne), de la
même époque. Ces différences de natures de taille produisent beaucoup
d'effet et donnent aux profils une finesse particulière. À dater du
XIIIe siècle, l'école de l'Île-de-France, qui prend la tête de l'art de
l'architecture, n'emploie plus que la bretture, mais elle polit souvent
les profils à la portée de la main, tels que les bases des colonnes. Ce
fait peut être observé à Notre-Dame de Paris, à Notre-Dame de Chartres,
à la cathédrale de Troyes, à Saint-Quiriace de Provins, à la sainte
Chapelle du Palais, et dans un grand nombre de monuments.

Pendant ce temps, dans les contrées où le grès rouge abonde, dans les
Vosges et sur les bords du Rhin, on continue de faire les tailles à
l'aide du poinçon, du large ciseau et du marteau de bois. On voit
beaucoup de tailles de ce genre à Strasbourg, où l'on se sert encore
aujourd'hui du même outillage. Dans la cathédrale de cette ville, on
remarque une grande variété de tailles du XIe au XIVe siècle, obtenues
avec les mêmes outils. Ainsi, dans la crypte de ce monument, sur le mur
nord, on voit des tailles faites au poinçon qui donnent ce dessin (fig.
2). Aux voûtes de cette même crypte (XIIe siècle), les tailles sont
façonnées en épis à l'aide du large ciseau strasbourgeois (fig. 3).
L'église de Rosheim, près de Strasbourg (XIIe siècle), présente
extérieurement et intérieurement des parements taillés au ciseau large,
ainsi que l'indique la figure 4. Il faut dire que le grès rouge des
Vosges ne peut guère être parementé autrement qu'à l'aide de ce large
ciseau, et les tailleurs de pierre de cette contrée mettaient une
certaine coquetterie à obtenir des tailles d'une régularité et d'une
finesse que permettait la nature des matériaux. Dans l'Île-de-France,
nos tailleurs de pierre, au XIIIe siècle, taillent non-seulement les
parements, mais aussi les moulures les plus délicates, à la bretture, ce
qui exige une grande adresse de main. Cet outil (la bretture) est
dentelé avec d'autant plus de finesse, que les profils deviennent plus
délicats. Au XIVe siècle, ces profils acquièrent souvent une telle
ténuité, que la bretture ne saurait les dégager; alors on emploie la
_ripe_, sorte de ciseau recourbé et dentelé très-fin, et c'est
perpendiculairement à la moulure que cet outil est employé (fig. 5).
Ainsi le tailleur de pierre modèle son profil, comme le ferait un
graveur, pour faire sentir les diverses courbures. La ripe, au XVe
siècle, est l'outil uniquement adopté pour terminer tout ce qui est
mouluré, et la bretture n'est plus employée que pour les parements
droits.

Dans des contrées où l'on n'avait que des pierres très-dures, telles que
certains calcaires jurassiques, le grès, la lave et même le granit, on
continue à employer le poinçon, le ciseau et le taillant droit. La
bretture, et à plus forte raison la ripe, n'avaient pas assez de
puissance pour entamer ces matières. Tous les profils étaient dégagés au
ciseau et terminés au taillant droit très-étroit, employé
longitudinalement. On ne voit de traces de l'outil appelé boucharde que
dans certains monuments du Midi bâtis de grès dur, comme à Carcassonne,
par exemple, et cet outil n'apparaît-il que fort tard, vers la fin du
XVe siècle. Encore n'est-il pas bien certain qu'il fût fabriqué comme
celui que l'on emploie trop souvent aujourd'hui. C'était plutôt une
sorte de grosse bretture à dents obtuses, au lieu d'être coupantes.
Jusqu'à la fin du XVe siècle, la taille de la pierre, en France, est
faite avec une grande perfection, souvent avec une intelligence complète
de la forme et de l'effet à obtenir. Les parements unis ne sont jamais
traités comme les moulures. Le grain de la bretture, et plus tard de la
grosse ripe, apparaît sur ces parements, tandis qu'il est à peine
visible sur les parties profilées. Des détails polis viennent encore
donner de la variété et du précieux à ces tailles.

Avec le XVIe siècle, trop souvent la négligence, l'uniformité, le
travail inintelligent, remplacent les qualités de tailles qui ressortent
sur nos vieux édifices. Puis, depuis le milieu du XVe siècle, on ne
mettait plus guère en oeuvre que les pierres tendres à grain fin et
compacte, comme la pierre de Vernon, les pierres de Tonnerre, le
Saint-Leu le plus serré. Il n'était plus possible, sur ces matériaux, de
se servir de la bretture, on employait les ripes grosses et fines. Ces
outils ont l'inconvénient, pour les parements unis surtout, si l'ouvrier
n'a pas la main légère, d'entrer dans les parties tendres, et de se
refuser à attaquer celles qui sont plus dures. Il en résulte que les
surfaces ripées sont ondulées, et produisent le plus fâcheux effet sous
la lumière frisante. On en vient à passer le grès sur ces parements pour
les égaliser, et cette opération amollit les tailles, leur enlève cette
pellicule grenue et chaude qui accroche si heureusement les rayons du
soleil. Les moulures, les tapisseries, prennent un aspect uniforme,
froid, mou, qui donne à un édifice de pierre l'apparence d'une
construction couverte d'un enduit.

       [Illustration: Fig. 1.]
       [Illustration: Fig. 2.]
       [Illustration: Fig. 3.]
       [Illustration: Fig. 4.]
       [Illustration: Fig. 5.]

     [Note 1: Outil dont le taillant est dentelé (voyez
     BRETTURE).]



TAILLOIR, s. m.--Voyez ABAQUE.



TAPISSERIE, s. f. Nom que l'on donne à tout parement uni, soit à
l'intérieur, soit à l'extérieur d'un édifice. On dit: «Les tapisseries
sont bien dressées», pour indiquer qu'un parement est bien fait, bien
dégauchi et bien ravalé ou enduit.

TAPISSERIE, tenture d'étoffe.--Voyez le _Dictionnaire du mobilier
français_.



TAS, s. m. Ensemble de l'oeuvre où sont mis en place les divers
matériaux préparés sur les chantiers.



TAS DE CHARGE, s. m. Assises de pierres à lits horizontaux que l'on
place sur un point d'appui, sur une pile ou un angle de mur entre des
arcs, pour recevoir des constructions supérieures. Se dit aussi de
certains encorbellements, comme, par exemple, des séries de corbeaux qui
reçoivent le crénelage d'une courtine ou d'une tour (voyez MÂCHICOULIS).

On conçoit aisément que lorsque plusieurs arcs viennent reposer sur la
tête d'une pile dont la section n'est pas considérable, les lits
inclinés des claveaux _a_ (fig. 1) ne présentent pas une assiette propre
à recevoir une charge supérieure _b_. Celle-ci tend à faire glisser ces
claveaux ou à les écraser, parce qu'ils présentent leur angle d'extrados
sous son action verticale. Alors (voyez en B), dans les constructions
bien entendues, ou on laisse entre l'extrados de ces claveaux des
assises horizontales _c_ épousant la courbure de l'arc, ou, si la place
ne le permet pas, on pose une série de sommiers _d_ (voy. en C) avec
lits horizontaux (voyez CONSTRUCTION, fig. 46, 46 bis, 48 _ter_, 49
_bis_, 81, 96 et 127). Quelquefois les constructeurs du moyen âge ont
formé des arcs presque entièrement composés d'assises en tas de charge,
pour éviter les poussées sous une pression considérable. Telles sont
appareillées les archivoltes des grandes baies des deux tours
occidentales de la cathédrale de Reims, afin de supporter les flèches de
pierre projetées sur ces tours.

L'absence des tas de charge sur des piliers a occasionné l'écrasement de
ceux-ci. Cela se rencontre assez fréquemment dans des constructions de
la fin du XIIe siècle. Il est clair que si l'on appareille sur une pile
des arcs ainsi que ceux tracés en _a_ (fig. 2), tout le poids des
constructions supérieures, glissant le long des extrados de ces arcs,
vient faire coin en _b_ et exercer sur ce seul point une pression qui
eût dû être répartie sur toute la surface de la pile. Les arcs pressés à
la clef en _c_ tendent à s'écraser en _d_, peuvent se disloquer, ne plus
épauler qu'imparfaitement le coin de pression. Celui-ci, reposant sur
son angle seulement, s'écrase, et les pressions, agissant
très-irrégulièrement sur la pile, brisent ses assises. Cet accident,
assez fréquent, ainsi que nous venons de le dire, dans des édifices
bâtis au XIIe siècle, où l'on n'avait pas encore acquis une parfaite
expérience de l'effet des grandes constructions voûtées reposant sur des
points d'appui grêles, doit éveiller l'attention des architectes chargés
de la restauration de ces constructions. Souvent, en apercevant des
piles écrasées, bien que d'une section notable, on croit à
l'insuffisance des matériaux employés, et l'on se contente de remplacer
les assises éclatées. C'est là l'effet; mais la cause réside presque
toujours dans les sommiers qui n'ont pas de tas de charge ou de lits
horizontaux au-dessus des chapiteaux, à la naissance des arcs. Il est
donc urgent de supprimer cette cause.

L'opération est souvent périlleuse, et demande de l'attention. Remplacer
les assises écrasées d'une pile, dans ce cas, sans relancer les sommiers
en tas de charge ou à lits horizontaux, à la place des claveaux disposés
comme il est dit ci-dessus, c'est faire un travail inutile.

Les accidents qui s'étaient produits dans des édifices du XIIe siècle, à
cause de l'absence ou de l'insuffisance des tas de charge, ne furent pas
perdus pour les maîtres du XIIIe, siècle. Ceux-ci en vinrent bientôt,
ainsi que nous le démontrons dans l'article CONSTRUCTION, à ne plus
donner de coupes aux claveaux que quand leur extrados échappait à
l'aplomb de la charge supérieure (fig. 3). Ce principe une fois admis,
ils en tirèrent des conséquences nombreuses; ils parvinrent ainsi
souvent à neutraliser presque complétement des poussées d'arcs sur des
murs, ou à diminuer considérablement le volume et le poids des
maçonneries destinées à contre-buter ces poussées.

La théorie de ce principe est celle-ci (fig. 4): Soit une nef voûtée en
arcs d'ogives A, avec triforium B et galerie C au-dessus, à la naissance
des grandes voûtes, avec bas côté D également voûté en arcs d'ogives. Il
s'agit: 1° de ne pas écraser les piles cylindriques E; 2° de ne pas
avoir un cube de culées d'arcs-boutants F considérable. Les contre-forts
G sont élevés suivant une saillie assez prononcée pour présenter
non-seulement une butée suffisante aux voûtes des collatéraux, mais
encore une assiette assez large pour résister à une pression inégale.
Les assises H de ces contre-forts sont taillées en tas de charge au
droit de la naissance des arcs-doubleaux et arcs ogives I des voûtes des
bas côtés, afin de recevoir sur leurs lits horizontaux le porte-à-faux
de la pile F en K. De même en L, les assises au droit de la naissance
des arcs-boutants M sont taillées en tas de charge pour recevoir le
pinacle N en porte-à-faux. La ligne ponctuée NO étant l'aplomb du
parement intérieur P, il est clair que si l'arc-boutant M n'existait
pas, tout le système de la pile butante serait en équilibre avec une
propension, au moindre mouvement, à se déverser en L. Cet empilage
d'assises tend donc à s'incliner vers la grande voûte, et à exercer par
conséquent sur celle-ci une pression. C'est l'arc-boutant qui transmet
cette pression. Au-dessus de la pile ou colonne E, les assises sont
taillées en tas de charge en R, pour recevoir sur des lits horizontaux
la pile S. Les assises de naissance des arcs-doubleaux et arcs ogives de
la grande voûte T sont taillées en tas de charge pour reporter la
pression des claveaux sur la pile V et sur la colonne E. Ainsi c'est à
l'aide de ces tas de charge que l'équilibre du système général est
obtenu. C'est grâce à l'équilibre de la pile F, tendant à s'incliner
vers l'intérieur de l'édifice, que la butée de l'arc-boutant peut être
sensiblement réduite. Le chapiteau de la pile E étant plus saillant vers
la nef que vers le bas côté, a ainsi son axe sous la résultante des
pressions de la grande voûte, résultante rendue presque verticale par la
butée de l'arc-boutant. Les assises en tas de charge R ont encore pour
effet d'empêcher la poussée des voûtes des bas côtés, de faire rondir
les piliers E vers l'intérieur, en reportant la résultante de pression
de ces voûtes suivant l'axe de ces piliers.

C'est conformément à cette théorie que l'église si intéressante de
Notre-Dame de Dijon a été construite. Malheureusement l'exécution peu
soignée, faite avec trop de parcimonie et par des ouvriers qui ne
comprenaient pas parfaitement le système adopté, laisse trop à désirer.
La conception n'en est pas moins très-remarquable et due à un maître
savant. C'est en mettant d'accord l'exécution avec la théorie, que ce
monument peut être restauré sans beaucoup d'efforts. Il ne faudrait pas
croire que ces combinaisons de structure nuisent à l'effet, car
certainement l'église de Notre-Dame de Dijon est un des beaux monuments
de la Bourgogne. Il ressort même de l'adoption de ce système d'équilibre
une franchise de parti, une netteté, qui charment les yeux les moins
exercés.

Les maîtres des XIVe et XVe siècles, très-savants constructeurs, ne
négligèrent pas d'employer les tas de charge, et ils en comprenaient si
bien l'importance, qu'ils avaient le soin de les faire tailler dans de
très-hautes assises, pour supprimer les chances de rupture. Mais à
l'article CONSTRUCTION on trouvera de nombreux exemples de l'emploi de
ce système d'appareil.

       [Illustration: Fig. 1.]
       [Illustration: Fig. 2.]
       [Illustration: Fig. 3.]
       [Illustration: Fig. 4.]



TEMPLE, s. m. Neuf chevaliers, compagnons d'armes de Godefroy de
Bouillon, firent voeu devant Garimond, patriarche de Jérusalem, de se
consacrer à la terre sainte[2]. Vivant d'aumônes, voués au célibat,
consacrant tous les instants de leur vie à protéger les pèlerins, à
détruire le brigandage et à combattre les infidèles, ils obtinrent de
Baudouin II, roi de Jérusalem, de demeurer près du temple, dans une des
dépendances du palais de ce prince. Dès lors ils furent appelés
Templiers ou chevaliers du Temple, ou encore soldats du Christ (_Christi
milites_).

Ces premiers chevaliers du Temple étaient soumis à la règle de
Saint-Augustin. Ayant été admis près du pape Honoré II pour obtenir une
constitution particulière, ce pontife les envoya au concile de Troyes,
en 1128, où saint Bernard composa pour eux une règle fixe qui fut
adoptée. Bientôt cet ordre devint un des plus riches et des plus
puissants de la chrétienté. Du temps de Guillaume de Tyr, le couvent de
Jérusalem comptait trois cents chevaliers et un nombre beaucoup plus
considérable de frères servants. Des commanderies s'élevèrent sur tout
le sol de l'Occident, en outre des établissements de Palestine et de
Syrie. Les templiers, dès le XIIe siècle, possédaient des châteaux, des
places fortes, des terres en nombre prodigieux, si bien que le P. Honoré
de Sainte-Marie estime que les revenus de l'ordre s'élevaient à la somme
de 54 000 000 de francs[3].

On donnait le nom de temples, pendant le moyen âge, aux chapelles des
commanderies de templiers; ces chapelles étaient habituellement bâties
sur plan circulaire, en souvenir du saint sépulcre, et assez exiguës.
Bien entendu, les plus anciennes chapelles de templiers ne remontent
qu'au milieu du XIIe siècle environ, et elles furent presque toutes
bâties à cette époque.

Le chef-lieu de l'ordre, après l'abandon de Jérusalem par les
Occidentaux était Paris. Le Temple de Paris comprenait de vastes
terrains dont la surface équivalait au tiers de la capitale; il avait
été fondé vers 1148, ou, d'après Félibien, au retour de la croisade de
Louis VII. Au moment du procès des templiers, c'est-à-dire en 1307, les
bâtiments du Temple à Paris se composaient de la chapelle circulaire
primitive du XIIe siècle, qui avait été englobée dans une nef du XIIIe,
d'un clocher tenant à cette nef, de bâtiments spacieux pour loger et
recevoir les frères hospitaliers. Mathieu Paris raconte que Henri III,
roi d'Angleterre, à son passage à Paris, en 1254, logea au Temple, où
s'élevaient de nombreux et magnifiques bâtiments destinés aux
chevaliers, lors de la tenue des chapitres généraux; car il ne leur
était permis de loger ailleurs[4]. En 1306, une année avant l'abolition
de l'ordre, le donjon était achevé; il avait été commencé sous le
commandeur Jean le Turc. Ce donjon consistait en une tour carrée fort
élevée, flanquée aux quatre angles de tourelles montant de fond,
contenant des escaliers et des guettes[5]. L'étendue, la beauté, la
richesse et la force du Temple à Paris, provoquèrent l'accusation portée
contre eux. En effet, l'année précédente, en 1306, le roi Philippe le
Bel s'était réfugié au Temple pendant les émeutes soulevées contre les
faux monnayeurs, et, de cette forteresse, il put attendre sans crainte
l'apaisement des fureurs populaires. Il songea dès lors à s'approprier
une résidence plus sûre, plus vaste et splendide que n'étaient le Palais
et le Louvre.

L'hospitalité magnifique donnée aux princes par les templiers,
possesseurs de richesses considérables, sagement gouvernées, ne pouvait
manquer d'exciter la convoitise d'un souverain aussi cupide que l'était
Philippe le Bel. Plus tard l'hospitalité que Louis XIV voulut accepter à
Vaux ne fut guère moins funeste au surintendant Fouquet.

Les derniers chevaliers du Temple qui quittèrent la Palestine revinrent
en Occident, possesseurs de 50 000 florins d'or et de richesses
mobilières considérables. Ces trésors n'avaient fait que s'accroître
dans leurs commanderies par une administration soumise à un contrôle
sévère. Le mystère dont s'entouraient les délibérations de l'ordre ne
pouvait d'ailleurs qu'exagérer l'opinion que l'on se faisait de leurs
biens. Dès qu'ils eurent été condamnés et exécutés, Philippe le Bel
s'installa au Temple. Quant aux trésors, ils passèrent dans ses mains et
dans celles du pape Clément V, complice du roi dans cette inique et
scandaleuse procédure. Plus tard le Temple de Paris et les commanderies
de France furent remis aux chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem[6],
puis de Rhodes et de Malte.

Sauval[7] s'exprime ainsi au sujet du Temple: «C'est une église
gothique, accompagnée devant la porte d'un petit porche ou vestibule
antique, et enrichi en entrant d'une coupe (coupole), dont la voûte est
égale à celle du vaisseau, et soutenue sur six gros piliers qui portent
des arcades au premier étage, et sur autant de pilastres au second, qui
s'élèvent jusqu'à l'arrachement de la voûte. Cette coupe (coupole) est
entourée d'une nef, dont la voûte a une élévation pareille à ces
arcades. Cette partie d'entrée, qui est l'unique en son espèce que j'ai
encore vue en France, en Angleterre et dans les dix-sept provinces,
non-seulement est majestueuse et magnifique par dedans, mais encore fait
un effet surprenant et plaisant à la vue par dehors.

Le circuit de ce lieu, dit Corrozet[8] (le Temple, ses dépendances et
cultures), est très-spacieux et plus grand que mainte ville renommée de
ce royaume; il est clos de fortes murailles à tourelles et carneaux
larges, pour y cheminer deux hommes de front. Là sont plusieurs
chapelles et logis en ruyne, qui servaient aux congrégations des
templiers, chacun en sa nation... Y sont aussi plusieurs riches
bastimens nouveaux faits par les chevaliers de Rhodes, auxquels les
biens desdits templiers furent donnez, et par conséquent ledit lieu du
Temple, dont l'église est faite à la semblance du temple de
Jérusalem....»

Réunissant les renseignements que nous avons pu nous procurer sur le
Temple de Paris[9], nous donnons le plan de l'église (fig. 1). La
rotonde datait de la première moitié du XIIe siècle. Après la sortie des
templiers de la Palestine, cette rotonde fut augmentée au porche A, dont
parle Sauval, et un peu plus tard de la grande nef B. Le bas du clocher
C datait également du XIIe siècle, et l'étage du beffroi du commencement
du XIIIe siècle.

Le porche A était à claire-voie dans la partie inférieure, et vitré dans
la partie supérieure. Cette disposition, adoptée fréquemment pour les
cloîtres, produisait ici un effet très-pittoresque, ainsi que le
remarque Sauval. Une coupe longitudinale (fig. 2) fera saisir la
disposition originale de ces constructions ajoutées à la rotonde
primitive. En A, est le porche avec ses claires-voies latérales;
au-dessus, les fenêtres vitrées. C'est à peu près la disposition qui
subsiste à Aix-la-Chapelle, mais mieux entendue. La rotonde englobée
avait conservé ses voûtes et son étage supérieur, qui formait saillie
extérieurement sur les parois du narthex et de la grande nef[10]. Le
triangle équilatéral avait été le générateur du plan de la rotonde. On
sait que le triangle équilatéral était un des signes adoptés par les
templiers. Des fragments de vitraux fournis par M. de Penguern, et
provenant de la chapelle de la commanderie de Brelvennez, laissent voir
la croix de gueules entourée de l'orle d'or des templiers et le
triangle équilatéral. Dans la chapelle de Saint-Jean de Creac'h, près de
Saint-Brieuc, sont placées plusieurs dalles tombales de chevaliers du
Temple. Sur l'une d'elles est gravée une petite croix latine, et
au-dessous une épée posée diagonalement; entre l'épée et la croix est un
triangle équilatéral[11].

Il ne faut pas oublier que les fondateurs de l'ordre du Temple étaient
au nombre de _neuf_ (carré de 3), qu'il ne leur fut permis d'ordonner de
nouveaux frères qu'après neuf années, et que les nombres 3 et 9 se
retrouvent fréquemment dans les chapelles des commanderies. La grande
rotonde de Paris possédait à l'intérieur six piliers, et extérieurement
douze travées (fig. 1). Son tracé n'avait pu être obtenu donc que par
deux triangles équilatéraux se pénétrant, ainsi que l'indique la figure
3.

La chapelle de la commanderie de Laon, qui date du milieu du XIIe siècle
environ, est un octogone dont les côtés, intérieurement, ont neuf pieds.
Cette chapelle (fig. 4) parait avoir été bâtie d'un seul jet, sauf
l'abside, qui peut être quelque peu postérieure. Elle possède un porche
ou narthex, avec tribune au-dessus, bâtie après coup, et qui était mise
en communication avec les logis de la commanderie. Les murs de
l'octogone ont trois pieds d'épaisseur, les contre-forts trois pieds de
largeur. Une assise de bancs de pierre est disposée à la base des parois
intérieures. Voici (fig. 5) la coupe longitudinale de cette chapelle. La
voûte est construite à pans, avec nervures saillantes sous les arêtes
rentrantes.

Les dispositions de ces chapelles exiguës, avec sanctuaire peu
important, indiquent assez que les chevaliers du Christ ou du Temple
n'admettaient pas le public pendant les cérémonies religieuses. Ces
chapelles servaient aussi de lieu de séances pour les délibérations,
qui, d'ordinaire, se tenaient la nuit. D'ailleurs d'une extrême sobriété
d'ornementation, ces petits monuments du XIIe siècle se ressentent de
l'influence de l'abbé de Citeaux, qui avait rédigé les statuts de
l'ordre. Cette simplicité se retrouve sur les dalles tumulaires que l'on
rencontre encore dans ces édifices; dépourvues d'inscriptions, elles ne
montrent que la croix de l'ordre, une épée, un triangle ou quelques
attributs, très-rarement des écussons armoyés[12]. Dans la chapelle de
Laon, trois de ces tombes existent à l'entrée du sanctuaire; elles sont
ornées de la croix pattée en gravure.

Les templiers possédaient en Syrie et en Occident un grand nombre de
châteaux et de forteresses[13]. Obligés de quitter la terre sainte après
le siége d'Acre, en 1291, rentrés en France, en Angleterre, en Espagne,
où ils possédaient des commanderies, et rapportant avec eux de grandes
richesses, malgré les désastres de leur ordre, ils employèrent ces
trésors à augmenter et à embellir leurs résidences; leurs loisirs, à
former, dans l'État féodal déjà vers son déclin, une corporation
compacte, puissante, occupée d'intrigues diplomatiques, hautaine, avec
laquelle tous les pouvoirs devaient compter. Leurs grands biens,
administrés avec économie à une époque où tous les propriétaires
terriens et les suzerains eux-mêmes manquaient toujours d'argent, leur
permettaient de prêter des sommes importantes: il est à croire que ce
n'était pas sans intérêts. Une pareille situation leur créa de nombreux
et puissants ennemis, et le jour où Philippe le Bel, qui était parmi
leurs débiteurs, se décida à les faire arrêter et à leur intenter le
plus inique et le plus monstrueux procès, le roi eut pour lui l'opinion
de la féodalité, du clergé et des établissements monastiques. Le mystère
dont s'entouraient les templiers prêtait merveilleusement aux
accusations absurdes auxquelles ils furent en butte. Il est certain que
l'ordre des Templiers, la Palestine perdue, devenait pour les États de
l'Occident un grand embarras, sinon un grand danger. Le coup d'État qui
supprima cet ordre délivra le pouvoir suzerain d'un des nombreux périls
qui l'entouraient, mais lui enleva dans l'opinion du peuple une partie
de la foi en sa justice et en sa grandeur morale que Louis IX avait su
imposer à toutes les classes du pays.

       [Illustration: Fig. 1.]
       [Illustration: Fig. 2.]
       [Illustration: Fig. 3.]
       [Illustration: Fig. 4.]
       [Illustration: Fig. 5.]

     [Note 2: Ces neuf chevaliers sont: Hugues de Payens, Godefroy
     de Saint-Omer, André de Montbard, Gundomar, Godefroy, Roral,
     Geoffroy Bisol, Payen de Montdésir, Archambaud de
     Saint-Aignan, ou, suivant _Lejeune_, Hugues, comte de
     Champagne, fondateur de Clairvaux.]

     [Note 3: Voyez l'_Histoire des chevaliers templiers_, par
     Élizé de Montagnac. Paris, 1864.]

     [Note 4: Voyez Dubreul, Théâtre des antiquités de Paris,
     livre III.]

     [Note 5: C'est dans ce donjon que Louis XVI fut détenu en
     1792.]

     [Note 6: C'est en 1317 que par une transaction passée entre
     les chevaliers hospitaliers et Philippe le Long, il est
     démontré que le séquestre des biens des templiers s'était
     prolongé jusqu'en 1313. Donc la couronne avait perçu, pendant
     une période de six ans, les énormes revenus de ces biens; de
     plus, tous les biens meubles et les trésors étaient restés
     entre les mains du roi.]

     [Note 7: Livre IV, p. 454.]

     [Note 8: _Antiquitez de Paris_, G. Corrozet Parisien, 1586,
     part. I, p. 108.]

     [Note 9: Voyez le plan de Paris de Verniquet, le grand plan
     de Mérian, les gravures d'Israël Sylvestre, l'oeuvre de
     Marot: _l'Architecture françoise_.]

     [Note 10: Voyez les gravures de Marot et d'Israël Sylvestre.]

     [Note 11: _Hist. des chevaliers templiers_, par Élizé de
     Montagnac. Paris, A. Aubry, 1864. Les francs-maçons ont
     prétendu continuer l'ordre du Temple, et posséder même un
     testament ou charte de transmission d'un grand maître dont le
     pouvoir secret avait été reconnu par les frères
     postérieurement à la mort de Jacques de Molay.]

     [Note 12: Une des tombes de la chapelle de la commanderie,
     près du hameau de Creac'h, présente une croix ancrée,
     accostée à gauche d'une épée, à droite d'un écusson à sept
     macles trois, trois, un, qui est Rohan ancien. (_Hist. des
     chevaliers templiers_, ouvr. déjà cité, p. 135.)]

     [Note 13: Parmi les châteaux importants que les templiers
     avaient élevés en Syrie, nous citerons ceux de Tortose
     (Antarsous) de Safita, d'Areymeh, de Toron et d'Athlit. Ces
     châteaux renferment habituellement un gros donjon carré ou
     sur plan barlong et leurs enceintes sont également flanquées
     de tours quadrangulaires. «Les châteaux de Safita, d'Areymeh,
     d'Athlit, et surtout la forteresse de Tortose», dit M. G.
     Rey, dans son _Essai sur la domination française en Syrie_,
     «nous fournissent une série de types permettant de donner une
     étude aussi complète que possible de cet art, dont les
     meilleures productions se trouvent dans les principautés
     d'Antioche et de Tripoli, si riches, la première
     particulièrement, en monuments byzantins.» Tortose, adossée à
     la mer, fut la dernière place qu'occupèrent les templiers en
     Orient. Ils n'évacuèrent cette forteresse que le 5 juin 1291.
     En Occident, les templiers adoptèrent également, pour la
     construction de leurs donjons, le plan carré ou barlong.
     C'est sur cette donnée qu'était bâtie la tour dite de Bichat,
     à Paris, et qui ne fut détruite qu'en 1855. (Voy. TOUR.)]



THÉÂTRE, s. m. Pendant le moyen âge, il n'existait pas de locaux
destinés aux représentations scéniques. Les mystères, les farces et
_mômeries_, les chansons de gestes dites par des acteurs, étaient
représentés dans les grand'salles des châteaux, dans les églises, dans
les cimetières, ou sur des échafauds dressés dans les carrefours, ainsi
que cela se pratique encore pendant les foires. Ce n'est qu'au XVIIe
siècle que l'on commença en France à élever des salles uniquement
destinées aux jeux scéniques. Le goût pour le théâtre, cependant,
remonte chez nous à une époque éloignée, et il existe des mystères et
moralités qui datent de la fin du XIIe siècle.



TIERCERON, s. m. (_tierceret_). Nervure de voûte en tiers-point, qui,
bandée entre l'arc-doubleau et le formeret, aboutit à la _lierne_,
laquelle réunit la clef de l'arc-doubleau ou du formeret à celle des
arcs ogives. (Voy. VOÛTE.)



TIRANT, s. m. Pièce de fer ou de bois qui maintient l'écartement des
arbalétriers d'une ferme, ou le devers de deux murs parallèles, ou la
poussée d'un arc. Les entraits, dans les charpentes de combles, sont de
véritables tirants (voy. CHARPENTE). Pour fermer leurs voûtes, les
constructeurs du moyen âge plaçaient provisoirement des tirants, afin
d'éviter les poussées, en attendant que les piles fussent chargées. Ces
tirants étaient habituellement de bois, et étaient sciés au ras de
l'intrados du sommier des arcs, quand les constructions étaient
terminées. À la cathédrale de Reims, ces tirants étaient de fer, avec
des oeils passant dans des crochets qui sont restés en place. Il est peu
de voûtes de collatéraux où l'on n'ait l'occasion d'observer la trace de
ces tirants.



TOILES (PEINTES). On employait souvent, pendant le moyen âge, les toiles
peintes pour tapisser les intérieurs des appartements et pour décorer
les grandes salles et églises. Le trésor de la cathédrale de Reims
possède encore un certain nombre de toiles peintes de la fin du XVe
siècle, qui sont d'un grand intérêt. Ces toiles, dans les intérieurs des
châteaux et hôtels, étaient attachées à des châssis, ou simplement
suspendues à des tringles de bois ou de fer. Les _clotets_, ces cabinets
que l'on improvisait dans les grandes pièces, étaient souvent composés
de simples châssis de bois tendus de toiles peintes. (Voyez le
_Dictionnaire du mobilier français_.)



TOMBEAU, s. m. (_sepouture_, _sepoulture_, _tumbe_). De tous les
monuments, les tombeaux sont ceux qui présentent peut-être le sujet le
plus vaste aux études de l'archéologue, de l'ethnologue, de l'historien,
de l'artiste, et voire du philosophe. Les civilisations, à tous les
degrés de l'échelle, ont manifesté la nature de leurs croyances en une
autre vie par la façon dont elles ont traité les morts. Supprimez toute
idée de la durée de l'individu au delà de l'existence terrestre, et le
tombeau n'a plus de raison d'être. Or, depuis les races supérieures
jusqu'aux noirs du sud de l'Afrique, on voit, en tout temps, les hommes
ensevelir leurs morts avec l'idée plus ou moins nette d'une prolongation
ou d'une transformation de l'existence. On pourrait faire l'histoire de
l'humanité à l'aide des tombeaux, et le jour où un peuple cessera de
perpétuer l'individualité des morts par un monument, un signe
quelconque, la société, telle du moins qu'elle a vécu depuis les temps
historiques, aura cessé d'exister. Le culte des morts est le ciment qui
a constitué les premières sociétés, qui en a fait des institutions
permanentes, des nationalités, c'est-à-dire la solidarité du présent
avec le passé, la perpétuité des tendances, des aptitudes, des désirs,
des regrets, des haines et des vengeances. Faites que les morts, chez un
peuple, soient confondus dans un engrenage administratif de salubrité,
et traités _décemment_, mais comme une matière dont il faut hâter la
décomposition pour en rendre le plus tôt possible les éléments à la
nature inorganique, ainsi qu'on traite un engrais; faites que cela entre
dans les moeurs et les nationalités, ces agglomérations traditionnelles,
puissantes et vivaces, ne seront plus que des sociétés anonymes
constituées pour... tant d'années, à moins de supposer toutefois que les
idées métaphysiques les plus abstraites sur l'existence de l'âme soient
communément acceptées comme elles peuvent l'être par une demi-douzaine
de philosophes au milieu d'un pays de plusieurs millions d'habitants. Il
sera bien difficile de faire admettre l'indifférence absolue pour la
dépouille périssable d'une personne que l'on a aimée, respectée ou
connue. Et dans nos grandes villes, s'il est une chose qui choque le
sentiment populaire, c'est ce qu'on appelle _la fosse commune_.

Ce n'est que depuis le XVIe siècle que l'on a imaginé de donner aux
sépultures un caractère funèbre; de les entourer d'emblèmes, d'attributs
ou d'allégories qui rappellent la fin, la décomposition, la douleur sans
retour, l'anéantissement, la nuit, l'oubli, le néant. Il est assez
étrange que ces idées se soient fait jour chez des peuples qui se
piquent d'être chrétiens, et chez lesquels, en chaire, on montre la mort
comme une délivrance, comme la fin des misères attachées à la courte
existence terrestre. Les _païens_, par opposition, ont donné aux
monuments funéraires un caractère plutôt triomphal que désolé. Le moyen
âge avait conservé cette saine tradition; les tombeaux qu'il a élevés
n'adoptent jamais ces funèbres attributs mis à la mode depuis le XVIe
siècle, ces effets théâtrals ou ces froides allégories qui exigent
toujours pour être comprises la présence d'un cicerone.

De la mort il ne faut point tant dégoûter les gens, puisque chacun doit
subir sa loi; il ne paraît pas nécessaire de l'entourer de toute cette
friperie de mélodrame, disgracieuse et ridicule. C'est à la fin de la
renaissance que l'on éleva les premiers mausolées décorés d'allégories
funèbres sorties de cerveaux malades: d'os de mort, de linceuls soulevés
par des squelettes, de cadavres rongés de vers, etc. L'art du _grand
siècle_ ne pouvait manquer de trouver cela fort beau, et le XVIIIe
siècle renchérit encore sur ces pauvretés. Ce moyen âge, que plusieurs
nous présentent toujours comme maladif, ascétique, mélancolique, ne
prenait pas ainsi les choses de la mort, non plus que les Grecs et les
Romains. Ceux-ci avaient, comme on sait, l'habitude de brûler les
cadavres, ce qui avait beaucoup d'avantages. Le long des chemins qui
rayonnaient vers les cités, étaient élevés des tombeaux. Cette
disposition seule indique assez que, pour ces _païens_, la sépulture ne
faisait pas naître les idées lugubres qui s'emparent de nous aujourd'hui
dans les cimetières. Ces voies des tombeaux, dont les faubourgs de Rome
étaient entourés, n'empêchaient pas les gens qui passaient sur les
chemins de s'entretenir des sujets les moins graves, sans que pour cela
le respect pour les morts fût moins profond. Pendant le moyen âge, les
cimetières ne sont pas davantage pris au point de vue lugubre,
romantique. Le moyen âge, pas plus que l'antiquité, n'a peur de ses
morts. Si les Grecs aimaient à s'asseoir et à deviser au pied d'une
tombe placée sur le bord d'un chemin, nos aïeux se réunissaient
volontiers dans les cimetières pour traiter de certaines affaires. La
nuit, ces enceintes, indiquées par un fanal, servaient au besoin de
refuge au voyageur, qui ne songeait point aux _revenants_, du moins dans
nos contrées françaises. Ces cimetières étaient presque toujours
entourés d'un portique bas, et c'était sous cet abri que le pauvre et le
voyageur attardés, qui ne pouvaient se faire ouvrir les portes de la
ville, attendaient le jour.

Nous n'entreprendrons pas la description des cimetières gallo-romains et
mérovingiens. Ce travail, fait et bien fait sur une partie de la France
par M. l'abbé Cochet[14], nous dispensera de parler des sépultures des
premiers conquérants barbares des Gaules, d'autant que ces sépultures
n'affectent aucune apparence architectonique. Ce sont des
ensevelissements dans des cercueils de bois, de pierre, ou à même le
sol, qui n'ont d'intérêt qu'au point de vue de l'histoire ou de
l'archéologie.

Il paraîtrait que l'usage d'élever des tombeaux le long des voies
publiques ne fut pas entièrement abandonné pendant la période
mérovingienne. Grégoire de Tours cite plusieurs exemples de ces sortes
de monuments[15]. Plus tard, sous les premiers Carlovingiens, les
personnages considérables tenaient à être ensevelis sous l'égout des
toits des églises, chapelles ou oratoires[16]. Cette coutume persista
jusque vers le milieu du XIIe siècle. On enterrait aussi sous les
porches des églises et dans les lieux voisins qui étaient bénis. Ce ne
fut qu'à la fin du XIIe siècle que s'établit l'usage d'enterrer dans les
églises, et d'élever des monuments ou de graver des dalles
commémoratives sur les sépultures.

Les premiers chrétiens, contrairement à l'usage admis chez les Grecs et
chez les Romains, ne brûlaient pas les corps, ils les ensevelissaient
dans des niches pratiquées dans les parois de cryptes, ou dans des
sarcophages de pierre ou de marbre. Ces sarcophages, si les personnages
étaient considérables, restaient souvent apparents dans des chambres
souterraines; ils étaient décorés de sculptures symboliques ou de signes
religieux, croix, monogrammes du Christ, colombes, etc. Habituellement
ils étaient posés sur des dés ou colonnettes, afin de les isoler de
terre. Ces sarcophages se composaient d'une auge oblongue
quadrangulaire, avec couvercle en forme de toit à deux pentes ou bombé.
Le corps du défunt était déposé dans cette auge[17]. Les tombeaux du
moyen âge procèdent de ce principe. Mais, vers le milieu du XIIe siècle,
on plaça sur le couvercle l'effigie du mort, et alors le sarcophage
n'était plus ordinairement qu'un simulacre et le corps était déposé
au-dessous, dans une fosse ou un petit caveau. Ce fut aussi vers cette
époque que l'on se contenta souvent de placer sur le cercueil enterré
une dalle gravée ou une lame de bronze représentant le défunt. La partie
principale du tombeau, le sarcophage, ou plutôt son simulacre, ne fut
bientôt qu'un accessoire, un véritable socle portant des figures
couchées, et le monument, outre ces statues, se composa de dais élevés
ou de sortes de chapelles en façon de larges niches.

Les tombeaux du moyen âge peuvent donc être divisés en trois séries: la
première comprend les sarcophages proprement dits, plus ou moins décorés
de sculptures, mais sans représentation du défunt; sarcophages
apparents, placés au-dessus du sol; la seconde, les socles posés sur une
sépulture, portant parfois l'effigie du mort, et placés, soit dans une
sorte de niche ou petite chapelle, soit sous un édicule en forme de
dais; la troisième, les tombes plates posées au niveau du pavé des
églises, gravées ou en bas-relief, et formant comme le couvercle de la
fosse renfermant le cercueil.

Les sarcophages contenant réellement les corps, sans effigie, ne se
trouvent guère passé le XIIe siècle, mais ils sont très-nombreux pendant
les périodes mérovingienne et carlovingienne.

Voici (fig. 1) quelques-unes des formes qu'affectent ces
sarcophages[18]. Pendant les XIIe et XIIe siècles, on creusa encore des
sarcophages rectangulaires, comme pendant la période gallo-romaine, avec
bas-reliefs sculptés sur les parois. Nous citerons, entre autres, le
sarcophage de saint Hilaire le Grand, de Poitiers, dessiné par Gaignères
(_Collect. Bodléienne_), et qui datait du XIe siècle; celui de saint
Hilaire, près de Carcassonne, du XIIe siècle; ceux des comtes de
Toulouse, placés contre les parois du transsept méridional de
Saint-Sernin de Toulouse, XIe et XIIe siècles. Ces derniers ont été
posés sur des colonnettes, dans une sorte de petite chapelle extérieure,
vers la fin du XIIe siècle. Dans les provinces méridionales, la
Provence, le Languedoc, le Lyonnais, l'usage de déposer les corps dans
des sarcophages de marbre persista longtemps: c'était une habitude
antique conservée chez ces populations. Au musée de Toulouse, on voit
des sarcophages du XIVe siècle, qui affectent absolument la forme des
cuves sépulturales romaines, mais qui sont décorés d'ornements et
d'attributs qui appartiennent à cette époque avancée du moyen âge[19].
Les corps étaient bien évidemment renfermés dans ces auges; tandis que
dans les provinces du Nord, ainsi que nous l'avons dit plus haut, ils
étaient enterrés sous le simulacre du sarcophage, qui était alors un
cénotaphe.

Le sarcophage devenant cénotaphe, il était naturel de couvrir celui-ci
d'un dais, d'un arc, d'en faire un monument honorifique, de le
considérer comme un lit de parade sur lequel l'effigie du mort était
posée.

Les artistes du moyen âge ont apporté, dans la composition des tombeaux,
l'esprit logique que nous retrouvons dans leurs oeuvres. Le tombeau,
pour eux, était la perpétuité de l'exposition du mort sur son lit de
parade. Ce qui avait été fait pendant quelques heures avant
l'ensevelissement, on le figurait en pierre ou en marbre, afin de
reproduire aux yeux du public la cérémonie des funérailles dans toute sa
pompe. Mais à cette pensée se mêle un sentiment qui exclut le réalisme.
Des anges thuriféraires soutiennent le coussin sur lequel repose la tête
du mort. Sur les parois du sarcophage sont sculptés les pleureurs, les
confréries, quelquefois les saints patrons du défunt, ou des anges.
C'est l'assistance poétisée. Nous allons tout à l'heure présenter des
exemples de ces dispositions.

Un curieux monument nous explique l'origine de ces tombeaux cénotaphes,
avec l'exposition du mort. C'est un chapiteau du porche occidental de
l'église de Saint-Séverin (vulgairement Saint-Seurin) de Bordeaux. Ce
porche date du commencement du XIIe siècle. L'une de ses colonnes
engagées est couronnée par une représentation du tombeau de saint
Séverin, formant chapiteau sous une naissance d'arc-doubleau. Le corps
du saint (fig. 2), enveloppé d'un linceul, ayant une crosse à son côté
gauche, est placé sur une sorte de lit de parade supporté par des
colonnettes[20]; sur les parois de ce lit est gravée l'inscription
suivante[21]. Sur la face:

       + SCS SEVERINVS + : +

Sur la face de droite:

       SIGNIFICAT
       HAC (_sic_) PETRA
       SEPVLCRVM
       SCTI SEVERINI.

Sur celle de gauche:

       QVANDO
       MIGRAVIT
       A SECVLO
       ...M...

Pour éviter la confusion dans cet article, nous poursuivrons l'examen
des tombeaux en maintenant le classement que nous venons d'indiquer.

On peut considérer comme un des tombeaux les plus anciens parmi ceux
accolés à des monuments religieux, le tombeau que l'on voit à Toulouse,
entre les contre-forts des bâtiments des Chartreux. Ce monument du XIIe
siècle, bien conservé, se compose d'un sarcophage placé dans une niche
élevée au-dessus du sol, sur des colonnettes. Une arcature formant
claire-voie défend le sarcophage. La figure 3 présente le plan de ce
tombeau, et la figure 4 son élévation et sa coupe. Les colonnettes sont
de marbre, ainsi que le sarcophage, les arcatures en pierre, et le reste
de la construction en briques. Ce tombeau était entièrement peint. On ne
sait pour quel personnage il fut élevé, mais il est bien certain qu'ici
le corps était déposé dans le sarcophage même, placé sur cinq
colonnettes au-dessus du soubassement, conformément à l'usage admis
encore au XIIe siècle dans les provinces méridionales, et qui semble
dériver de traditions fort anciennes, étrangères à l'antiquité
chrétienne gallo-romaine. Un siècle plus tard, cet usage d'enfermer les
corps dans des sarcophages juchés sur des colonnettes était, comme nous
l'avons dit plus haut, entièrement abandonné dans les provinces
septentrionales, et très-rarement pratiqué même dans celles du Midi. Les
corps étaient enterrés. Cependant la tradition influe sur la forme
apparente des tombeaux. On voit encore dans le cloître de l'église de
Saint-Salvy (d'Alby) un tombeau datant de la seconde moitié du XIIIe
siècle, qui présente une disposition analogue à celle du monument des
Chartreux de Toulouse donné ci-dessus. À Saint-Salvy, la claire-voie ne
préservait point le sarcophage, mais bien le massif élevé sur la fosse
et formant soubassement. Voici (fig. 5) le plan du tombeau du cloître de
Saint-Salvy, et (fig. 6) son élévation. La niche sous laquelle est placé
le sarcophage est divisée par une pilette contre laquelle est adossée
une statue[22]. Deux petites voûtes d'arêtes couvrent cet enfoncement de
0m,97 de profondeur. Au-dessus de l'arcature sont placées trois statues:
la Vierge, et deux figures agenouillées, un homme et une femme, qui ne
peuvent être que les personnages pour lesquels le tombeau a été fait.
Ces trois statues sont abritées sous une triple arcature couronnée par
un gâble très-obtus. On retrouve encore les traces des peintures qui
recouvraient entièrement l'architecture et la statuaire. Des anges
remplissaient les deux tympans de la niche inférieure au-dessus du
sarcophage, et nous ne pensons pas que l'homme et la femme en adoration
des deux côtés de la Vierge aient été représentés sur la dalle
recouvrant leur sépulture. La pilette engagée A (voyez le plan) formait
une croix se détachant sur les deux tympans (voyez le détail B, fig. 6).
Un petit bénitier est engagé dans la muraille du côté droit.

Sur les flancs des églises collégiales et paroissiales, il existait
habituellement des cloîtres, et ces cloîtres servaient de lieu de
sépulture, non-seulement pour les clercs, mais aussi pour les laïques
qui payaient fort cher l'avantage d'être enterrés près de l'église[23].
La place préférée était toujours le mur de l'église même. Aussi, le long
de nos monuments religieux, entre les contre-forts qui donnaient sur
l'une des galeries du cloître, trouve-t-on encore des traces nombreuses
de ces sépultures.

Au XIIIe siècle, les lois ecclésiastiques qui défendaient d'enterrer des
laïques dans l'enceinte même des églises tombèrent en désuétude. Les
chapitres des cathédrales seuls continuèrent généralement d'observer ces
règles, mais les paroisses, les collégiales, les églises abbatiales
mêmes, tirèrent un profit considérable de la vente du droit de sépulture
dans les églises, et bientôt les murs et les pavés des nefs furent
couverts de monuments, d'inscriptions et d'effigies. Les choeurs étaient
réservés pour les membres du clergé ou pour de très-hauts personnages.
De même que dans les cathédrales les évêques étaient ensevelis sous le
pavé du choeur ou entre les piliers du sanctuaire, par exception des
princes profitaient du même privilége. En fouillant le choeur de
Notre-Dame de Paris pour y établir le caveau actuel des archevêques,
nous avons trouvé la tombe d'Isabelle de Hainaut, première femme de
Philippe-Auguste, qui dut être enterrée sous ce pavé, l'église à peine
élevée jusqu'aux voûtes[24].

C'était principalement dans les églises abbatiales que les princes se
faisaient ensevelir. Les fondateurs d'abbayes se réservaient la faculté
d'être enterrés, eux et leurs successeurs, dans l'église érigée avec
leurs dons. C'est ainsi que beaucoup de monuments remarquables ont pu
être conservés jusqu'à la fin du dernier siècle, et même jusqu'à nos
jours. Les abbayes de Saint-Denis, en France, de Sainte-Geneviève, de
Saint-Germain des Prés à Paris, de Braisne, de Vendôme, de Jumiéges, de
Fécamp, de Longpont, de Royaumont, d'Eu, des Célestins à Paris, de
Poissy, renfermaient des sépultures splendides de princes et seigneurs,
et quelques-uns de ces monuments nous sont restés. L'abbaye de
Saint-Denis, fondée par Dagobert, fut particulièrement destinée à la
sépulture des rois français, et reçut en effet les dépouilles de la
plupart de ces princes, depuis le fondateur jusqu'à Louis XV. L'église
ayant été rebâtie par Suger, il est à croire que les monuments anciens
(si tant est qu'il y ait eu des mausolées élevés sur les tombes des
princes) furent détruits ou fort endommagés. Quand, plus tard, vers le
milieu du XIIIe siècle, on remplaça la plus grande partie des
constructions du XIIe siècle, que l'on reconstruisit la nef, le
transsept et tout le haut choeur, les derniers restes des tombeaux
antérieurs à Louis IX furent dispersés; si bien que pour ne pas laisser
perdre la mémoire de ces vénérables sépultures, saint Louis résolut de
rétablir tous ces tombeaux, à commencer par celui de Dagobert. Les
ossements que l'on put retrouver dans les anciens cercueils furent
replacés dans les nouvelles tombes. Parmi les tombeaux antérieurs à
saint Louis, un seul fut conservé et replacé au milieu du choeur des
religieux: c'était celui de Charles le Chauve, qui était de bronze, avec
parties émaillées, et qui dut probablement à la solidité du métal de ne
pas être détruit, comme les autres. Du tombeau de Dagobert il restait,
sous le cloître de l'église de Suger, un fragment dont parle dom
Doublet[25], et que M. Percier a dessiné en 1797. C'était une statue
colossale, assise, couronnée, vêtue d'une tunique longue et d'un
pallium. Nous reproduisons ici (fig. 7) le fragment conservé par le
dessin de Percier, et qui ferait croire que ce monument n'était pas
antérieur au commencement du XIIe siècle. Quoi qu'il en fût, nous
n'avons pu trouver trace de cette figure, non plus que de celles des
deux princes Clovis et Sigebert, qui faisaient partie du même monument.
Saint Louis n'en éleva pas moins un nouveau tombeau au fondateur de
l'abbaye, et le fit placer à l'entrée du sanctuaire, côté de
l'épître[26]. Ce tombeau, qui date par conséquent du milieu du XIIIe
siècle, est un des plus curieux monuments funéraires de cette époque. Il
se compose (fig. 8) d'une grande niche surmontée d'un gâble; au bas de
la niche est déposé un sarcophage[27], dont le couvercle sert de lit à
l'effigie du roi, couchée sur le côté gauche. Au fond de la niche se
développe, par bandes superposées, la légende relative à la mort de
Dagobert.

Debout, des deux côtés de l'effigie royale, sont les statues de
Nantilde, seconde femme de Dagobert, et de Sigebert, son fils aîné, qui
furent enterrés près de lui. Dans les voussures qui forment la niche,
sont sculptés des anges thuriféraires, et, dans le tympan du gâble, le
Christ et deux évêques, saint Denis et saint Martin, lesquels, en
compagnie de saint Maurice, au dire de la légende, délivrèrent l'âme du
roi des mains des démons, et la conduisirent en paradis. Le devant du
sarcophage est fleurdelisé, ainsi que le socle[28]. Tout ce monument
était peint; outre les traces encore visibles de ces peintures, les
dessins-minutes de Percier fournissent tous les détails de la
coloration. Ce tombeau, n'étant pas adossé, laisse voir sa partie
postérieure dans le bas côté. Celle-ci est de même surmontée d'un gâble
avec figures, crochets et fleurons, la partie inférieure restant unie,
sans sculpture.

Certaines parties de la statuaire du tombeau de Dagobert sont
très-remarquablement traitées. La statue de Nantilde, à laquelle, au
musée des Petits-Augustins, M. Lenoir avait fait adapter une tête
d'homme[29], les groupes des évêques dans les zones légendaires, les
anges des voussures et la sculpture du tympan, sous le gâble, sont d'un
style excellent et d'une exécution parfaite. Ce tombeau n'est point dans
les données des monuments placés dans l'intérieur des églises: c'est une
chapelle, un de ces édicules comme on en élevait dans les cloîtres,
entre les contre-forts des églises, et c'est pourquoi nous l'avons
présenté ici; cependant l'effigie du mort est sculptée sur le sarcophage
vrai ou feint, tandis que ni le tombeau de Toulouse, ni celui de
Saint-Salvy d'Alby, n'avaient de statues couchées.

Voici encore un de ces monuments en forme de niche dépourvue d'effigies:
c'est celui des deux prélats Beaudoin II et Beaudoin III, évêques de
Noyon, qui était placé contre la muraille de l'église abbatiale
d'Ourscamp, côté de l'évangile (fig. 9)[30]. Beaudoin II mourut en 1167.
Les épitaphes étaient peintes sur les parois de la niche, et avaient été
remplacées cent ans avant Gaignères, auquel nous empruntons ce dessin,
par des inscriptions sur vélin posées dans des cadres attachés avec des
chaînettes. Ici, comme à Saint-Salvy, la pilette qui forme claire-voie
repose sur le sarcophage et protége son couvercle. Ce tombeau, pas plus
que ceux de Saint-Salvy et de Dagobert, ne présente d'attributs
funèbres. Des fleurs, des feuillages, des sujets légendaires, ou des
personnages n'affectant en aucune manière les attitudes de la douleur,
décorent ces édicules et en font des oeuvres d'art agréables à voir, où
rien ne fait songer à la décomposition matérielle, à la nuit éternelle.
Sur les tombeaux, les artistes du moyen âge affectent, au contraire, de
répandre des fleurs et des feuillages à profusion, ainsi qu'on le
faisait, d'ailleurs, autour des corps, au moment de
l'ensevelissement[31]. Des animaux, des chasses, des processions de
personnages, rappellent, sur ces monuments, la vie et non la mort. Quand
les effigies des défunts sont sculptées couchées sur le sarcophage,
elles ne prennent l'attitude de la mort que fort tard. Habituellement
ces figures, pendant les XIIe et XIIIe siècles, ont les yeux ouverts,
les gestes et les attitudes de personnes vivantes. C'est vers le milieu
du XIVe siècle que les statuaires leur donnent parfois l'apparence du
sommeil, mais sans aucun des signes de la mort. Ces personnages sont
d'ailleurs vêtus de leurs habits, armés, si ce sont des guerriers,
couverts de vêtements religieux, si ce sont des clercs.

Avant de parler des tombeaux formant des édicules isolés, il nous faut
citer encore quelques-uns de ces monuments en forme de niches ou
chapelles, mais avec effigies des morts posées sur le sarcophage. Dans
le collatéral du choeur de la cathédrale de Rouen, il existe un de ces
tombeaux, appartenant à un évêque, qui date de la fin du XIIe siècle, et
qui est d'un très-beau travail. Ce monument ne présente d'ailleurs
aucune particularité remarquable. La statue du prélat est couchée sous
une arcature surmontée d'un gâble peu élevé. Comme toujours, ce tombeau
était peint.

En voici un autre (fig. 10)[32], qui était placé à Fontevrault, contre
le mur du bas côté, à la droite du maître autel (côté de l'évangile).
C'était celui de l'évêque Pierre de Poitiers (XIIIe siècle). La statue,
couchée sur un lit drapé, est entourée de figurines en ronde bosse
représentant les religieux assistant aux funérailles de l'évêque. Parmi
ces religieux, on distingue l'abbesse de Fontevrault et un abbé, tous
deux tenant la crosse, signe de leur dignité. Les autres personnages
portent des croix et des cierges. La chasuble de l'évêque était d'un
bleu verdâtre, aux croisettes d'or, doublée de rouge; sa mitre blanche
avec un bandeau rouge, l'aube blanche, l'étole verte, les chaussures
noires. L'abbesse était vêtue de noir, et les religieux, les uns de
blanc, les autres de vert, se détachant sur un fond rouge. Une arcature
couvrait le sarcophage, mais elle était déjà détruite du temps de
Gaignères, qui nous a laissé le dessin de ce curieux monument.

On voit encore dans la cathédrale de Limoges, adossé au collatéral nord,
un de ces tombeaux en forme de niches ou chapelles, datant du XIVe
siècle: c'est celui de l'évêque Bernard Brun. Ce monument est gravé dans
l'ouvrage de M. Gailhabaud[33]. Au fond de la niche, séparée par une
pile centrale, des bas-reliefs représentent des sujets de la légende de
sainte Valérie, un crucifiement, un couronnement de la Vierge et un
jugement dernier. Il faut citer aussi les deux jolis tombeaux
appartenant à la même époque, et qui sont adossés au mur de la chapelle
de la Vierge, dans la cathédrale d'Amiens. Ils sont en forme de niche
couverte par une arcade basse surmontée d'un gâble. Sur le socle,
portant les statues couchées des défunts, sont sculptés, dans de petites
niches, des personnages religieux, chanoines et laïques, qui composent
le cortége accompagnant les corps à leur dernière demeure. Les écus
armoyés des deux personnages, un évêque et un chanoine, sont peints au
fond des niches.

Un des monuments funéraires les plus intéressants, affectant la forme
d'une niche avec sujets, est le tombeau du prêtre Bartholomé, placé dans
l'église de Chénerailles (Creuse), et dont il fut probablement le
fondateur. Ce tombeau, engagé dans la troisième travée du côté
méridional, est posé à 2 mètres au-dessus du pavé, et est taillé dans un
seul bloc de pierre calcaire. Son architecture présente un arc en
tiers-point avec deux contre-forts. L'enfoncement est divisé en zones,
dans chacune desquelles se détachent des personnages en ronde bosse. La
zone inférieure représente la scène de l'ensevelissement du mort. La
sainte Vierge occupe, dans la zone du milieu, le sommet d'un édicule
avec escalier. Saint Martial gravit l'escalier, un encensoir à la main.
Sur le terrain à la droite de la Vierge, est représenté le martyre de
saint Cyr et de sa mère sainte Julite. À sa gauche, le prêtre
Bartholomé, agenouillé, est présenté à l'enfant Jésus par son patron, et
saint Aignan, évêque. Sous l'arcade est sculpté un crucifiement. Sur
deux phylactères placés sous la seconde et la première zone, on lit:
«_Hic. jacet. dominus. Bartholomeus. de Plathea. presbiter. qui. obiit.
die. fest. V. M. (Virginis Marioe) anno. Dni. M°CCC[34]._»

La sculpture de ce petit monument est d'un style médiocre, mais sa
composition est heureusement trouvée.

Voici (fig. 11) un autre exemple de ces tombeaux adossés, en forme de
niche, avec effigie du mort. Cet exemple date de 1300 environ. Le nom du
défunt ne nous est pas conservé. Ce tombeau fut incrusté après coup dans
le mur du collatéral nord de l'église de Saint-Père (Saint-Pierre) sous
Vézelay. Le fond de la niche est occupé par un bas-relief d'un bon
style. Au centre, le Christ assis reçoit de saint Pierre agenouillé un
objet brisé qu'il tient dans sa main droite. De l'autre côté, la sainte
Vierge semble intercéder auprès de son divin Fils. Deux anges
thuriféraires terminent la scène. Évidemment, la Vierge et saint Pierre
font ici valoir auprès du Juge suprême les mérites du mort, qui pourrait
être un des fondateurs des portions de cette église reconstruites vers
la fin du XIIIe siècle. L'objet que tenait saint Pierre était-il le
simulacre de l'église restaurée? Cela paraît plausible. Ce monument est
d'ailleurs fort mutilé, et la statue du personnage vêtu d'habits civils
est complétement fruste. La sculpture et l'architecture étaient peintes
et dorées. L'inscription, également peinte, et dont on distingue à peine
quelques lettres sous le badigeon; était placée sous le bas-relief.

On le reconnaît facilement, la donnée de ce tombeau est la même que
celle adoptée pour le beau monument de Saint-Denis, élevé à Dagobert.
Nous ne pensons pas qu'il soit nécessaire d'insister davantage sur ce
genre de sépultures en forme de niches ou chapelles adossées, et nous
passerons à l'examen des tombeaux isolés, en commençant par les plus
simples et qui sont aussi les plus anciens.

Sur les sommets des Vosges, près de Saverne, on trouve des restes
d'enceintes et de débris qui remontent à une époque reculée, et
particulièrement, entre Saverne et Dabo, de nombreux cimetières ont été
découverts. La plupart des tombes qu'ils renferment présentent une
disposition singulière. Ces monuments funéraires consistent en une auge
ou un simple trou en terre, entouré de pierres sèches, contenant un vase
cinéraire; le tout est couvert par une pierre en forme de prisme
triangulaire, légèrement convexe. À la base de la face antérieure est
percé un trou en façon de petit arc, et correspondant une cavité faite
aux dépens du bloc[35].

La figure 12 montre un de ces monuments en coupe (A), et le couvercle
séparé en B. Parfois, mais plus rarement, ces couvercles ne sont pas
curvilignes (fig. 13). La rouelle gauloise, des imbrications ou des
ornements dans le style gallo-romain les décorent. M. le colonel Morlet,
qui a mis en lumière ces découvertes, considère en effet, et avec
raison, ces tombeaux comme postérieurs à la conquête des Gaules par les
Romains; les objets, médailles et vases trouvés autour d'eux, les
inscriptions qui sont gravées sur leurs parois, ne peuvent laisser de
doutes à cet égard.

«Les monuments funèbres que recèlent les sommets des Vosges, entre
Saverne et Dabo, n'étaient pas répandus au hasard sur ces hauts
plateaux, dit en terminant M. le colonel Morlet, mais réunis en de
véritables cimetières entourés de temples, d'autels et d'habitations;
ils annoncent la présence permanente d'une population nombreuse, chargée
de défendre les grands camps fortifiés dont nous voyons les traces.

Favorisées par la configuration du sol qui descend en pente douce vers
la Lorraine, tandis qu'il s'arrête brusquement à pic du côté de
l'Alsace, ces positions ont dû être occupées et fortifiées dès la plus
haute antiquité, pour arrêter les invasions d'outre-Rhin. Bien avant les
Romains, il y eut donc de sanglants combats sur cette barrière
naturelle, où chaque invasion kymrique, celtique et germanique, vit
s'élever de nouveaux travaux de défense, au-dessus desquels l'époque
gallo-romaine a laissé une dernière empreinte.

C'est ainsi, sans doute, que les tombeaux décrits ci-dessus se trouvent
mêlés à des ruines d'une époque plus ancienne, telles que ces grandes
murailles doubles du Gros-Limmersburg, où je ne puis reconnaître l'art
romain.

La monnaie de Titus trouvée au Kempel, ainsi que la bonne facture du
vase découvert au même lieu, annoncent que ces nécropoles existaient dès
les premiers temps de l'ère chrétienne.

Ces tombeaux n'ont rien de germanique; ils sont gaulois de l'époque
romaine. Leur caractère spécial consiste dans la petite ouverture que
l'on voit toujours à leur base, et dans l'arc aigu qui termine
généralement leur sommet.

L'ouverture de la base est difficile à expliquer, à moins d'admettre que
ce soit un moyen de communiquer avec les cendres du mort et de faire des
libations.

L'arc aigu, dont on retrouve l'image exacte dans les monuments funèbres
de l'Asie Mineure, ne serait-il pas l'indice d'une tradition antérieure
à l'invasion celtique, qui se serait conservée chez une tribu campée au
sommet des Vosges?»

En effet, des tombeaux lyciens, en grand nombre, se terminent à leur
sommet par une sorte de couvercle ou de couverture imitée d'un ouvrage
de bois, qui affecte la forme d'un prisme curviligne[36], et, en
pénétrant dans l'extrême Orient, on retrouve des sépultures hindoues qui
présentent la même apparence géométrique. Sans attacher à ces rapports
plus d'importance qu'il ne convient, il est nécessaire d'en tenir
compte, car nous voyons cette forme de recouvrement du corps persister
chez les populations sorties de l'Orient septentrional.

La loi salique mentionne la _construction_, la _balustrade_, le _petit
édifice_ ou le _petit pont_ placé au-dessus d'un homme mort[37].
Grégoire de Tours[38] à propos d'un vol avec effraction commis dans la
basilique Saint-Martin de Tours, dit que les voleurs s'étaient
introduits par une fenêtre en montant sur un treillis qu'ils avaient
enlevé sur la tombe d'un mort (_Qui ponentes ad fenestram absidoe
cancellum, qui super tumulum cujusdam defuncti erat...._). Les
Anglo-Saxons avaient pour habitude de poser sur la tombe du mort une
sorte de berceau de bois ou de fer (_hearse_), que l'on recouvrait d'un
poêle[38]. Or, la forme des tombeaux lyciens, celle des tombes des
Vosges, indiquent l'_aristato_[40] que cite la loi salique, le _hearse_
des Anglo-Saxons, les catafalques figurés dans la broderie de Bayeux
(dite tapisserie de la reine Mathilde); et bien que les pierres des
Vosges recouvrent des urnes cinéraires, et que les Francs ni les
Anglo-Saxons ne brûlassent leurs corps, il est difficile de ne pas
admettre pour cette forme de tombeaux, figurant un poêle recouvrant une
carcasse de bois ou de fer, une origine pareille. Observons que cet
_aristato_, ce _hearse_, recouvrent, non pas le mort, mais la sépulture
du mort; c'est ce que nous appelons aujourd'hui un catafalque. Ce n'est
pas la bière, mais le signe honorable et visible qui indique la place de
la tombe.

Le tombeau lycien déposé au British Museum présente cette particularité
curieuse (fig. 14), que le sarcophage proprement dit A, qui est de
marbre, et dans lequel étaient déposés les restes du mort, prend la
figure propre à cette matière, tandis que la partie BC de recouvrement,
quoique taillée de même dans des blocs de marbre, affecte l'apparence
d'une structure de bois. Le sommet curviligne C est même revêtu de son
poêle, simulant une étoffe dont la broderie est figurée par des
bas-reliefs très-plats, et les ornements de métal que ce poêle pouvait
recevoir, par des mufles de lion saillants. Il y a donc, dans ce
tombeau, la sépulture proprement dite et le catafalque qui la surmonte.
Même disposition en petit, dans les tombes des Vosges, pour les tombeaux
dont parle Grégoire de Tours; pour le monument de Beauchamp, où
l'effigie du mort, placée sur le sarcophage, est recouverte d'un berceau
de fer sur lequel le poêle était posé. Même disposition adoptée pour le
tombeau du religieux Guillaume, déposé autrefois près de la porte du
chapitre, dans le cloître de l'abbaye de Noaillé (fig. 15), et qui date
de la fin du XIIe siècle[41]. Cette pierre n'est autre chose que le
catafalque, la représentation de l'_aristato_, du poêle posé sur une
carcasse et recouvrant la place où repose le mort.

Mais voici un exemple intéressant qui se présente et qui donne plus de
valeur aux observations précédentes. La petite église de Saint-Dizier,
en Alsace, renferme plusieurs tombeaux, et entre autres celui attribué à
saint Dizier, évêque, dit la légende. Ce tombeau, qui d'ailleurs ne
remonte pas au delà du milieu du XIIe siècle, n'est autre chose qu'une
pierre creusée en forme de petite cellule, avec deux portes (fig. 16).
La cellule, monolithe, est terminée à sa partie supérieure par deux
pentes recouvertes de riches ornements. «Jusqu'en 1835», dit M. Anatole
de Barthélemy, auquel nous empruntons ce détail[42], «on faisait passer
par ces ouvertures les personnes atteintes d'aliénation mentale.....»
Voilà l'_aristato_, le poêle, le catafalque antique recouvrant le corps
d'un saint, et pourvu de propriétés miraculeuses. Le corps est enseveli,
et sa place est consacrée par cet édicule qui reproduit toujours la
disposition que nous trouvons en Lycie, sur les sommets des Vosges, à
l'abbaye de Noaillé, et que nous allons voir se développer avec l'art du
XIIIe siècle à son apogée.

Citons d'abord le charmant tombeau de Saint-Étienne, placé dans l'église
d'Obazine (Corrèze). L'effigie du saint, couchée, est garantie du
contact par une arcature à jour; au-dessus de l'arcature est un riche
poêle formant comble à deux pentes, et couvert de bas-reliefs. Des
moines sortent de leurs cercueils et viennent se prosterner devant la
Vierge. Des anges tenant des flambeaux apparaissent à mi-corps entre les
gâbles sculptés sur les rampants, terminés par une crête feuillue[43].
Mais voyons comment, sur des données beaucoup plus simples, ce souvenir
du tombeau antique s'est perpétué. Dans le cimetière qui entoure encore
l'église de Montréal (Yonne), on remarque plusieurs tombes dont voici
(fig. 17) la forme. Cette pierre, en façon de comble croisé, recouvre,
sur des cales, la sépulture. Le tracé A donne le détail des trois
pignons de l'extrémité postérieure et du croisillon. Quant au pignon B
de l'extrémité antérieure, il est muni d'une petite niche avec coupelle
formant bénitier. Une croix à plat est sculptée sur le faîte de ce
comble. Ne trouve-t-on pas là comme une dernière trace des traditions
antiques, christianisée? Mais cette disposition devait fournir des
motifs d'architecture autrement riches. On n'enterrait guère dans les
cimetières que des personnes peu considérables, tandis qu'à dater du
XIIIe siècle, les églises étaient réservées aux sépultures des grands.
En outre des sépultures adossées aux murs, en forme de niches, et des
tombes plates dont nous parlerons tout à l'heure, on élevait un assez
grand nombre de monuments dont la donnée se rapprochait du tombeau
catafalque. L'effigie du mort était posée sur une sorte de crédence
ajourée, placée sur la sépulture. Un dais tenu par des pilettes formant
clôture tenait lieu du poêle, de l'_aristato_ dont nous avons parlé. Il
ne semble pas que dans les provinces du nord de la France on ait adopté
(si ce n'est pendant les époques mérovingienne et carlovingienne) la
disposition de certaines sépultures italiennes et orientales
chrétiennes, disposition qui consistait en un sarcophage recevant
réellement le corps, élevé sur des pieds et surmonté d'un édicule en
façon de dais. Le tombeau du roi Guillaume Ier, déposé dans la basilique
de Montreale, à Palerme, était ainsi conçu. Il consiste en une cuve de
porphyre élevée sur deux pieds ajourés Un toit reposant sur six colonnes
de porphyre protége la cuve. Alors (au XIIe siècle), en France, on
plaçait les corps en terre, dans un cercueil de pierre, de bois ou de
métal, et le monument visible n'était, comme nous l'avons déjà dit,
qu'un simulacre, une indication de la place où reposait ce corps. Il est
fort important de ne pas perdre de vue ce principe qui influe sur la
composition de tous les monuments funéraires français, depuis le XIIe
siècle au moins.

Quand saint Louis fit refaire, dans l'église abbatiale de Saint-Denis,
la plupart des tombeaux de ses prédécesseurs, l'artiste chargé de ce
travail adopta un parti mixte. Ne voulant pas encombrer le transsept au
milieu duquel ces tombes sont placées, et ayant à ménager la place,
n'ayant pas peut-être des ressources suffisantes, il ne put élever un
édicule sur chaque sépulture. Les rois et reines furent placés sur des
socles deux par deux; derrière leur tête fut dressé un dais double en
forme de chevet ou de dossier, et deux colonnettes accompagnant et
surmontant ces dais permirent de poser sur leurs chapiteaux, et entre
leurs fûts, des flambeaux. Peut-être, certains jours, des poêles
d'étoffe attachés à ces colonnettes étaient-ils tendus sur chaque tombe.
C'est ici l'occasion de parler des illuminations des tombes, usage qui
remonte à une très-haute antiquité. Les Grecs illuminaient les monuments
funèbres, et la plupart des tombeaux qui existent encore en si grand
nombre dans la Syrie centrale sont surmontés de pyramides disposées de
façon à placer des lampes sur de petites consoles ménagées à cet effet
le long des pans inclinés[44]. Depuis l'établissement du christianisme
dans les Gaules, on illuminait les cimetières à l'occasion de certaines
fêtes, et chaque nuit un fanal était allumé dans leur enceinte. Quelques
tombeaux du moyen âge possèdent encore les herses de fer qui étaient
destinées à porter des cierges, et les tombeaux relevés par Louis IX à
Saint-Denis adoptent ce parti.

La figure 18 représente un de ces tombeaux doubles[45]. Cette
disposition, très-originale, ne paraît pas être une exception, car
souvent on remarque sur les parois des socles recevant des effigies de
morts, les traces de supports de pierre, de métal ou même de bois,
portant ces herses de cierges et peut-être des poêles d'étoffe. Les
tombes avec dais fixes de pierre ou de bois ne sont qu'un dérivé du même
principe. On en voyait beaucoup autrefois dans nos églises abbatiales, à
Royaumont, aux abbayes de Saint-Denis, de Longpont, d'Eu, de Braisne, de
Saint-Seine, de Poissy; aux Jacobins, aux Célestins de Paris. Quelques
cathédrales en possédaient également, Amiens, Rouen, Sens. On en voit
encore dans celles de Limoges et de Narbonne, autour du choeur.

Voici entre autres la tombe de Charles, comte d'Étampes, petit-fils de
Philippe le Hardi, qui était placée dans l'église des Cordeliers, à
Paris, derrière le grand autel[46]. Ce comte d'Étampes mourut en 1336
(fig. 19).

La statue, de marbre blanc, repose sur une dalle de marbre noir, avec
socle orné d'arcatures de marbre blanc sur fond noir. Un dais d'un
charmant travail protége la tête; l'épitaphe est gravée derrière ce
dais. L'édicule à jour, en pierre, était entièrement peint et doré, et
le plan présente une disposition curieuse. Établi entre les deux gros
piliers, derrière le choeur, ce plan est tracé de manière à _échapper_
ces piliers et à laisser l'architecture du dais indépendante (fig.
20)[47]. Les voûtes étaient peintes d'azur avec fleurs de lis d'or, et
les petits contre-forts plaqués de compartiments de verres colorés par
dessous, comme ceux que l'on voit encore dans certaines parties de la
sainte Chapelle de Paris.

Quelquefois le socle portant la statue était ajouré: tel était le
tombeau d'un sire de Coucy, placé entre deux piliers, à gauche du grand
autel de l'abbaye de Longpont, et qui datait de la fin du XIIIe
siècle[48]. Ce tombeau était, comme le précédent, entièrement peint. Le
vêtement guerrier du personnage appartient aux dernières années du XIIIe
siècle.

Maintenir l'intégrité d'un principe et en tirer des conséquences
très-variées, c'est le fait d'un art qui a trouvé sa voie. Le programme
du monument catafalque est adopté dès le XIIIe siècle, pour la sépulture
des personnages considérables, de préférence au tombeau en forme de
niche; cependant quelle variété non-seulement dans les détails de ces
édicules, mais aussi dans la façon d'interpréter ce programme! Voici,
par exemple (fig. 21), encore un des monuments funéraires de l'abbaye de
Longpont, qui était placé à la gauche du grand autel. C'est celui d'une
femme. L'effigie de la morte n'est plus placée sur la crédence qui
recouvre la place de la sépulture, mais sous cette crédence ajourée,
tandis qu'un crucifix richement décoré est déposé sur la crédence. Un
édicule à peu près semblable au précédent recouvre ce simulacre[49]. Ce
tombeau date du commencement du XIVe siècle. Citons encore, parmi les
tombeaux catafalques les plus remarquables de cette époque, celui de
l'archevêque Pierre de la Jugée, placé entre deux des piliers du choeur
de la cathédrale de Narbonne (côté méridional). Pourquoi la statue et
l'un des charmants bas-reliefs de ce tombeau ont-ils été enlevés pour
être déposés au musée de Toulouse? Nous ne saurions le dire. Comment la
cathédrale de Narbonne ne réclame-t-elle pas ces fragments, afin de les
réintégrer? Cela ne peut s'expliquer que par une indifférence profonde
pour ces précieux restes, devenus si rares dans nos anciennes églises,
et cependant laissés à l'abandon ou même dégradés journellement, quand
les fabriques ne les font pas enlever pour placer quelque décoration
nouvelle d'un goût équivoque. Ce tombeau de la cathédrale de Narbonne,
bien que mutilé de la façon la plus sauvage, est encore un véritable
bijou, conservant ses peintures d'un goût charmant et des statuettes
d'un style excellent.

Nous en traçons le plan (fig. 22). Le choeur étant à un mètre en
contre-haut du collatéral, de ce côté un rang inférieur de bas-reliefs
compense la différence de niveaux. La figure 23 donne la coupe du
monument avec l'indication des peintures qui se trouvaient au-dessus de
la tête du prélat. Deux anges enlèvent son âme au ciel. Sous le
formeret, des quatrefeuilles armoyés aux armes du défunt alternent avec
des oiseaux affrontés. Les voûtes sont peintes en bleu, et tous les
profils de tons variés, d'une harmonie très-heureuse.

La figure 24 donne la face du tombeau du côté du collatéral. Les deux
bas-reliefs, d'albâtre dur, représentent, celui du haut des évêques dans
des niches avec gâbles, celui du bas des chanoines deux par deux,
assistant aux obsèques. Ce tombeau, ainsi que quelques autres qui
existent encore dans la cathédrale de Narbonne, forme clôture du choeur.
La même disposition existe à Limoges, et existait à Amiens, avant
l'établissement des ridicules décorations de plâtre qui déshonorent le
choeur de la cathédrale, et qui sont dues à l'un de ses évêques du
dernier siècle[50].

Parmi les tombeaux de la cathédrale de Limoges, citons celui qui est
placé entre les piliers, côté sud du choeur. Ce tombeau, d'un évêque,
présente une de ces dispositions originales que les artistes du moyen
âge savaient toujours trouver. Un tracé perspectif (fig. 25), en fera
saisir l'effet du côté du collatéral. Deux thuriféraires entr'ouvrent un
rideau qui laisse voir la statue couchée du prélat. La voûte de
l'édicule est en berceau, et des bas-reliefs décorent ses pieds-droits.
Devant le socle, des chanoines sont sculptés dans de petites niches. Ce
monument date également du XIVe siècle. Cette disposition fut conservée
jusqu'à l'époque de la renaissance, et nous possédons un grand nombre de
représentations de tombeaux, avec dais plus ou moins riches, protégeant
l'effigie du mort. On retrouve encore l'application de ce principe dans
les célèbres tombeaux de Louis XII, de François Ier et de Henri II,
érigés à Saint-Denis Cependant le programme des XIIIe et XIVe siècles
est modifié sur un point capital. Dans ces derniers monuments, les
personnages sont représentés avec les apparences de la mort sous le
cénotaphe; vêtus, vivants et agenouillés au-dessus. Le monument
recouvrant la sépulture de François Ier montre non-seulement les figures
nues du roi et de la reine Claude sous le cénotaphe, mais encore, sur le
couronnement, les mêmes figures agenouillées, vêtues et accompagnées du
dauphin François, du prince Charles d'Orléans et de Charlotte de France,
qui mourut âgée de huit ans. Disons, en passant, que ce tombeau,
attribué par quelques-uns à des artistes italiens, est dû à Philibert de
l'Orme, comme architecte; à Pierre Bontems, maître sculpteur, bourgeois
de Paris, qui s'engagea, par un marché en date du 6 octobre 1552,
moyennant 1699 livres, à faire une partie des célèbres bas-reliefs du
stylobate, et une figure du couronnement; à Germain Pilon, qui exécuta
pour 1100 livres les huit figures de _Fortune_ (sous la voûte du
cénotaphe); à Ambroise Perret, qui fit les quatre évangélistes; et
enfin, pour l'ornementation, à Jacques Chantrel, Bastile Galles, Pierre
Bigoigne et Jean de Bourgy. Les belles figures couchées appartiennent à
l'école française, et paraissent être sorties des ateliers de Jean
Goujon. Quant à la statuaire du tombeau de Henri II, elle est tout
entière de la main de Germain Pilon[51].

Depuis la fin du XVe siècle, beaucoup de monuments funéraires adoptèrent
cette disposition, d'une représentation du mort sous le cénotaphe, et du
même personnage vivant, agenouillé sur le couronnement; puis on en vint
à supprimer parfois l'effigie du cadavre, et à ne plus montrer que les
figures des personnages agenouillés sur un socle, ou sur le simulacre
d'un sarcophage. Toutefois ces compositions n'apparaissent pas en
France, que nous sachions, avant la seconde moitié du XVe siècle.

Au XVIe, elles deviennent assez fréquentes. Le tombeau de Charles VIII,
à Saint-Denis, présentait cette disposition.

Charles VIII mourut le 7 avril 1498, par conséquent son tombeau
appartient déjà au style dit de la renaissance française. Il était fort
beau[52], et a été gravé plusieurs fois. Gagnières, dans sa
collection[53], en a donné un bon dessin. Comme corollaire de ces
tombeaux cénotaphes, il faut citer les monuments appliqués contre les
murs, et qui présentent sur une surface verticale comme le développement
de toutes les parties qui constituent le mausolée, avec soubassement,
image du mort et dais.

Ces sortes de monuments sont assez rares en France; le défaut d'espace
et aussi le défaut d'argent faisaient parfois adopter ce parti. Nous en
connaissons deux beaux exemples dans l'ancienne cathédrale de la cité de
Carcassonne. L'un date du milieu du XIIIe siècle, c'est celui de
l'évêque Radulphe. Le simulacre du sarcophage, qui persiste tard dans
les provinces méridionales de la France, est posé sur trois colonnettes
et paraît engagé dans la muraille. Des chanoines, sous une arcature,
assistent aux obsèques. Sur le sarcophage se dresse debout, en
bas-relief, la figure de l'évêque bénissant. Un gâble orné de fleurons
et de crochets couronne le tout. L'autre tombeau (fig. 26) date du
commencement du XIVe siècle: c'est celui de l'évêque Pierre de
Roquefort, qui fit rebâtir le choeur de l'église et deux chapelles
voisines du transsept[54]. Ce monument, ainsi que le montre notre tracé,
présente en _rabattement_, dirons-nous, la disposition des tombeaux
cénotaphes; l'évêque n'est pas couché sur le socle, qui n'est qu'un
placage, mais se dresse sur ce socle; il est couronné par un dais
plaqué; un chanoine et un diacre accompagnent la figure principale dans
deux arcatures latérales. Ainsi que nous le disions, cette disposition
est rare en France, et nous n'en connaissons pas d'exemple, encore
existant, dans les provinces du Nord.

Il nous reste à parler des plates tombes, avec effigies en relief ou
simplement gravées sur la pierre ou sur le métal. Ces tombes sont de
deux sortes: ou les effigies des morts sont posées sur un socle très-bas
présentant une faible saillie au-dessus du sol, ou elles sont au ras
même du sol, de façon à permettre de marcher dessus comme sur un
dallage. Nous ne doutons pas que les premiers de ces tombeaux étaient
garnis d'un poêle d'étoffe aux anniversaires ou à certains jours
solennels, et nous en donnerions comme preuve les attaches de tiges de
métal ou les douilles dont on trouve fréquemment la trace le long des
socles. Pour les seconds, ils n'étaient qu'un signe apparent indiquant
la place de la sépulture.

Il existe des plates-tombes d'une époque assez ancienne, c'est-à-dire
remontant au XIIe siècle, mais qui, tout en présentant peu de relief,
formaient cependant assez de saillie sur le sol pour qu'on ne pût
marcher dessus, tandis que ce n'est que vers 1225 que l'on commence à
voir des plates-tombes au ras du sol, et seulement gravées.

Il faut cependant mentionner ici une tombe très-singulière, qui
autrefois était placée dans le choeur de l'église Saint-Germain des
Prés, à Paris, et qui est aujourd'hui déposée à Saint-Denis: c'est celle
de Frédégonde. Dom Bouillard[55] prétend que cette princesse avait été
enterrée dans la basilique de Sainte-Croix et de Saint-Vincent, du côté
du nord, près du gros mur qui soutenait le clocher. La tombe actuelle ne
remonte pas au delà de la première moitié du XIIe siècle. C'est une
plaque de pierre de liais incrustée de fragments de pâtes de verre et de
pierres dures, entremêlés de filets de cuivre. Des réserves laissées
dans la pierre forment les linéaments du vêtement. La tête, les mains et
les pieds, entièrement unis aujourd'hui, étaient très-probablement
peints. Nous ne connaissons pas d'autre exemple de ce genre de monuments
funéraires[56]; et il est difficile de découvrir les motifs qui
déterminèrent les religieux de Saint-Germain des Prés à faire exécuter
ce monument suivant un procédé aussi peu usité. Était-ce pour imiter une
mosaïque beaucoup plus ancienne qui aurait été faite par
_encloisonnements_, sur des indications d'artistes byzantins? Était-ce
l'essai d'un artiste occidental? Nous ne saurions le dire. D'autres
plates-tombes en mosaïque existent en France, celle, entre autres, de
l'évêque d'Arras, Frumaldus, mort en 1180[57], et celle trouvée dans les
ruines de l'abbaye de Saint-Bertin, avec la date de 1109; mais ces
tombes sont exécutées suivant le procédé ordinaire du mosaïste employé
en Italie et en France au XIIe siècle, procédé qui ne ressemble en rien
à celui adopté pour l'effigie de Frédégonde.

Il nous reste deux belles tombes datant du XIIe siècle, qui
représentent, en plat relief les effigies des rois Clovis Ier et
Childebert Ier. Ces tombes, qui proviennent de l'abbaye Saint-Germain
des Prés, sont maintenant déposées à Saint-Denis. Le relief de ces
figures est trouvé aux dépens d'une cavité faite dans une épaisse dalle
de pierre. Elles avaient remplacé, dans l'église Saint-Germain des Prés,
des monuments beaucoup plus anciens, mais fort dégradés, lorsque
l'abbaye fut prise par les Normands.

Vers la fin du XIIe siècle et le commencement du XIIIe, on plaça dans
les églises beaucoup de ces tombes avec effigie en demi-relief, peu
élevées au-dessus du pavé. Elles étaient très-fréquemment exécutées en
bronze coulé ou repoussé, émaillé, et consistaient en une plaque de
métal posée aux quatre coins sur des colonnettes très-trapues, sur des
lions, ou simplement sur des cales. La tombe de Charles le Chauve,
placée au milieu du choeur des religieux de Saint-Denis, et dont la
fabrication paraît appartenir aux premières années du XIIIe siècle,
était ainsi composée. Nous en donnons (fig. 27) une copie d'après le bon
dessin de la collection Gaignières. L'empereur est représenté en
demi-relief; sa tête repose sur un coussin, ses pieds sur un lion. La
main droite tient le sceptre fleurdelisé, la gauche une sphère. Il est
vêtu des trois robes, les deux de dessus fendues sur le côté, et du
manteau rond attaché sur l'épaule droite; il porte la couronne
fleuronnée. Deux angelets, placés dans les écoinçons du trilobe qui
encadre la tête du prince, tiennent des encensoirs et des navettes. Aux
quatre coins A de la plaque sont assises quatre statuettes d'évêques.
Une inscription en creux formait la bordure de la tombe. Le fond de la
plaque est entièrement émaillé en bleu, avec fleurs de lis et réseau or.
Des plaques d'émail incrusté décoraient aussi les bordures des robes et
du manteau. Quatre lions de bronze, reposant sur des colonnettes
jumelles très-courtes, de pierre, supportaient cette table (voyez
l'élévation, fig. 27 _bis_), laissant un vide de 0m,55 environ
au-dessous d'elle[58].

Nous ne possédons plus en France que quatre tombes de métal dans le
genre de celle de Charles le Chauve. Deux sont sans émaux, ce sont les
tombes des évêques d'Amiens, Ewrard de Fouilloy et Godefroy; l'un de ces
deux monuments est d'une grande valeur comme art, c'est celui de
l'évêque Ewrard. La tête, les draperies, admirablement modelées, sont
d'un style excellent.

Nous donnons (fig. 28) une copie de ce tombeau. Le personnage, demi
ronde bosse, est fondu avec la plaque, et la table repose sur un socle
de pierre très-bas, avec six lions issants. L'évêque bénit et porte la
crosse. Deux anges thuriféraires, en bas-relief, encensent sa tête, qui
repose sur un coussin richement décoré. Deux clercs, également en
bas-relief, tiennent des flambeaux. Les pieds du prélat reposent sur
deux dragons. Une inscription et un bel ornement courant enveloppent la
figure encadrée par une sorte de dais à sa partie supérieure. L'évêque
Ewrard de Fouilloy fut le fondateur de la cathédrale actuelle d'Amiens,
commencée en 1220. Il mourut en 1223; donc, son tombeau, placé autrefois
à l'entrée de la nef, dans l'axe, date de la première moitié du XIIIe
siècle; il possède d'ailleurs tous les caractères de cette époque.

Les deux autres tombes de bronze qui nous restent encore sont celles de
Jean et de Blanche de France, enfants de saint Louis, et déposées, avant
la révolution, dans l'église de l'abbaye de Royaumont, sous deux niches
décorées de peintures. Ces tombes, fort petites, représentent, en cuivre
repoussé, doré et gravé, les deux enfants, sur deux plaques de cuivre
doré et émaillé, avec riche bordure également émaillée aux armes de
France, de Castille et d'Aragon. Le jeune prince pose ses pieds sur un
lion, et la princesse sur un lévrier. Des anges thuriféraires, en
demi-relief, sont fixés aux côtés de la tête de chacun d'eux, et des
religieux, aussi en demi-relief, se détachent sur les fonds d'émail aux
côtés des personnages. Ces deux plaques très-intéressantes sont
aujourd'hui déposées dans l'église de Saint-Denis, à côté du maître
autel, en face du tombeau de Dagobert[59].

Les tombes plates de cuivre, isolées, comme celles de Charles le Chauve
et des deux évêques d'Amiens, précieuses par la matière et le travail,
étaient très-probablement, comme nous l'avons dit plus haut, protégées à
certains jours par des poêles de riches étoffes, et illuminées au moyen
de porte-lumières. Nous avons la preuve de cette dernière disposition
dans les magnifiques tombeaux de cuivre doré et émaillé qui se voyaient,
avant 1793, dans l'église de Villeneuve, près de Nantes, et dont les
dessins nous sont conservés dans la collection de Gaignières. L'un de
ces monuments, élevé sur la sépulture de deux princesses qui sont Alix,
comtesse de Bretagne, morte en 1221, et sa fille Yolande de Bretagne,
qui mourut en 1212, date de cette dernière époque. Le vêtement de la
comtesse Alix appartient même aux années comprises entre 1225 et 1235.
Cette figure était-elle déjà faite alors, ou le statuaire voulut-il
reproduire le costume de la princesse, morte en 1221? Nous ne pourrions
décider la question; cependant on peut admettre que la statue d'Alix
était faite après sa mort, ainsi que la plaque sur laquelle on l'avait
fixée (car l'ornementation émaillée de cette plaque est évidemment plus
ancienne que celle de Yolande), et qu'après la mort de celle-ci les deux
tombes furent encadrées dans un même socle. Quoi qu'il en soit, sur les
bordures armoyées qui entourent et séparent les deux plaques, sont
disposées douze _douilles_ en forme de fleurettes fermées, qui étaient
destinées évidemment à recevoir des bobèches et des cierges, ainsi que
l'indique notre figure 29. Les socles très-bas de la tombe jumelle sont
également couverts d'émaux armoyés. Aux angles sont quatre lions issants
de bronze doré. Le tout reposait sur une marche de pierre.

C'est aux angles de ce socle de pierre que l'on retrouve presque
toujours la trace de scellements de métal ou de bases de colonnettes,
soutenant l'armature de fer sur laquelle on jetait une étoffe aux
anniversaires ou à certaines occasions. La figure 29 rend compte de
cette disposition.

Rien n'égale la splendeur de ces monuments de métal doré et émaillé.
L'abbaye de Braisne, les cathédrales de Beauvais et de Paris, l'abbaye
de Royaumont, en possédaient plusieurs[60].

Il y a une sorte de monument intermédiaire entre ces derniers tombeaux
et les plates-tombes: ce sont des statues couchées sur un lit légèrement
incliné, et ayant au-dessus du pavé un faible relief. Ces tombes étaient
placées dans le choeurs des églises ou dans des chapelles, de façon à
être vues des fidèles et à ne pas gêner la circulation. Il existait
avant la révolution, dans l'église de Chaloché, au milieu du choeur, un
tombeau ainsi composé: c'était celui de Thibaut, seigneur de Mothefélon,
de Béatrix de Dreux, sa femme, de leur fils et de leur bru. Les quatre
statues étaient couchées sur un socle peu élevé, en forme de lit de camp
(fig. 30); les statues étaient peintes; les deux sires de Mothefélon
avaient leurs mailles dorées et portaient des cottes armoyées de leurs
armes, qui sont de gueules aux six écussons d'or posés 3, 2 et 1. Ce
tombeau datait du commencement du XIVe siècle[61].

Les tombés plates gravées ne remontent pas, comme nous l'avons dit déjà,
au delà du XIIIe siècle. Mais vers la fin du XIIe et le commencement du
XIIIe, on plaçait dans les églises beaucoup de pierres tombales, au ras
du sol, qui présentaient l'effigie du mort en bas-relief. Le respect que
l'on avait pour les sépultures faisait que les fidèles ne marchaient
point sur ces pierres; mais s'il y avait foule dans l'église, il était
assez difficile d'éviter de butter contre ces saillies, si faibles
qu'elles fussent: aussi se contenta-t-on bientôt de graver sur des
dalles de pierre ou des plaques de bronze la figure entière du défunt.

Nous possédons en France un assez grand nombre de ces plates-tombes en
bas-relief. Il nous suffira d'en donner ici un exemple qui se trouve
aujourd'hui déposé dans la nef, à l'entrée de l'église de Saint-Martin
de Laon (fig. 31). La tombe, de pierre noire de Belgique, est celle d'un
chevalier portant le costume militaire du commencement du XIIIe siècle.
Son écu est _vairé_; la sculpture du personnage, de grandeur naturelle,
est très-peu saillante sur le fond légèrement taillé en cuvette.
D'ailleurs il est à croire que ces plates-tombes étaient, au moins
pendant un laps de temps après la mort du personnage et à l'occasion des
anniversaires, surmontées de dais d'étoffes. La forme de ces dalles
sculptées est souvent celle d'un trapèze, c'est-à-dire que la pierre est
plus étroite du côté des pieds que du côté de la tête.

Les pavages de nos églises ne se composaient plus, à la fin du XVe
siècle déjà, que de dalles tombales juxtaposées, et bien que depuis lors
on ait détruit une prodigieuse quantité de ces monuments si précieux
pour les études historiques et archéologiques, il en reste encore
beaucoup. Plusieurs de ces plates-tombes sont même d'une grande beauté
de style, et montrent à quel degré de perfection l'art du dessin s'était
élevé pendant le moyen âge. Les meilleures sont celles qui appartiennent
aux XIIIe et XIVe siècles.

Les plates-tombes de cuivre gravé ou légèrement modelé ont toutes été
fondues. Celles que nous possédons encore dans quelques églises sont de
pierre, parfois avec incrustations de marbre blanc pour les nus, et noir
pour certaines parties des vêtements ou pour les fonds. Le trait gravé
est rempli de plomb ou de mastic noir et brun rouge. La forme de ces
tombes est trop connue pour qu'il soit nécessaire d'en donner ici des
exemples. Nous citerons parmi les plus belles celles de la cathédrale et
de l'église Notre-Dame de Châlons-sur-Marne, celles des églises de
Troyes, de Beaune, de la sainte Chapelle du Palais à Paris, etc.
Gaignières nous a laissé les dessins de plusieurs de ces plates-tombes
provenant de l'abbaye de Jumiéges, et qui étaient de terre cuite
émaillée.

Souvent ces plates-tombes n'étaient décorées que par une inscription
gravée sur les bords et un emblème sur le milieu. L'abbé Lebeuf cite un
certain nombre de ces dalles placées dans des paroisses du diocèse de
Paris, et qui avaient pour toute gravure un écu, ou une croix, ou un
calice. Ces dernières sont des tombes de curés. Les pierres tombales
posées sur les sépultures des templiers ne portaient habituellement
aucune inscription, mais une simple croix grecque, un écu, et parfois un
triangle équilatéral (voyez TEMPLE)[62]. On cessa de graver l'effigie du
mort sur les dalles tombales vers le milieu du XVIIe siècle.

       [Illustration: Fig. 1.]
       [Illustration: Fig. 2.]
       [Illustration: Fig. 3.]
       [Illustration: Fig. 4.]
       [Illustration: Fig. 5.]
       [Illustration: Fig. 6.]
       [Illustration: Fig. 7.]
       [Illustration: Fig. 8.]
       [Illustration: Fig. 9.]
       [Illustration: Fig. 10.]
       [Illustration: Fig. 11.]
       [Illustration: Fig. 12.]
       [Illustration: Fig. 13.]
       [Illustration: Fig. 14.]
       [Illustration: Fig. 15.]
       [Illustration: Fig. 16.]
       [Illustration: Fig. 17.]
       [Illustration: Fig. 18.]
       [Illustration: Fig. 19.]
       [Illustration: Fig. 20.]
       [Illustration: Fig. 21.]
       [Illustration: Fig. 22.]
       [Illustration: Fig. 23.]
       [Illustration: Fig. 24.]
       [Illustration: Fig. 25.]
       [Illustration: Fig. 26.]
       [Illustration: Fig. 27.]
       [Illustration: Fig. 27. bis.]
       [Illustration: Fig. 28.]
       [Illustration: Fig. 29.]
       [Illustration: Fig. 30.]
       [Illustration: Fig. 31.]

     [Note 14: _La Normandie souterraine_, par M. l'abbé Cochet.
     Paris, 1855.]

     [Note 15: L'évêque Aravatius «s'étant rendu dans la ville de
     Maestricht, y fut attaqué d'une fièvre légère dont il mourut.
     Son corps, lavé par les fidèles, fut enterré près de la voie
     publique.» (_Hist. franç._, liv. II, chap. V.)]

     [Note 16:

       «Un sarkeu fist apareillier (Richard)
       Lez la meisiere del mustier (contre le mur de l'église),
       A metre emprès sa mort sun core
       Suz la gutiere de defors
       . . . . . . . . . . .»

       (_Le roman de Rou_, vers 5879 et suiv.)]

     [Note 17: Nous avons trouvé, dans l'église abbatiale de
     Saint-Denis, au-dessous du pavé de la basilique de Dagobert,
     plusieurs sarcophages de pierre, plus larges d'un bout que de
     l'autre. Sur le couvercle et l'un des bouts d'un seul de ces
     sarcophages sont gravées grossièrement des croix pattées; les
     autres sarcophages sont unis. Ils contenaient des ossements
     complétement réduits en poussière, des traces d'étoffes et
     des fils d'or qui entraient dans le tissu, quelques bouts de
     courroie de bronze (déposés au musée de Cluny). Plusieurs de
     ces corps avaient été ensevelis sans la tête, ce qui ferait
     supposer que les _chefs_ étaient placés à part dans des
     reliquaires.]

     [Note 18: A, dessus et bout d'un des sarcophages mérovingiens
     de Saint-Denis; B, sarcophage de saint Andoche (dom Planchet,
     _Hist. de Bourgogne_, t. II, p. 520); C, couvercle d'un
     sarcophage dans l'église de Saint-Hilaire de Poitiers, VIIIe
     siècle.]

     [Note 19: Sur les sarcophages des derniers temps de l'empire
     romain, on voit très-souvent des représentations sculptées de
     chasses. Cette tradition se retrouve encore dans des
     monuments funéraires du XIIe siècle. Il existe au musée de
     Niort, entre autres, un sarcophage de cette époque, sur le
     couvercle duquel sont représentés un seigneur et sa femme, à
     cheval, chassant au faucon, puis, au milieu d'arbres, un
     homme qui tend des panneaux propres à prendre des oiseaux, un
     archer, des chiens et des lièvres.]

     [Note 20: Sur le sarcophage de saint Hilaire le Grand, de
     Poitiers, est représenté de même le corps du saint posé sur
     une sorte de lit de parade; l'archange Michel est placé d'un
     côté, un second ange de l'autre; puis viennent divers
     personnages, saints et assistants. Dans la crypte
     d'Aix-la-Chapelle, le corps de Charlemagne, embaumé, était
     placé dans une chaire, revêtu de ses habits, la couronne en
     tête, l'épée à son côté.]

     [Note 21: Grâce aux soins de M. Durand, architecte à
     Bordeaux, qui a fait estamper cette inscription, il a été
     possible de la lire.--Voyez la Notice qu'a publiée M. Durand
     sur ce monument (Bordeaux, 1844).]

     [Note 22: Cette statue, mutilée, est celle de saint Paul,
     patron du défunt probablement.]

     [Note 23:

       «Parler vueil de la saincte terre,
       De lesglise, ou lon enterre
       Riches, pouvres, communement;
       Elle se vent moult chierement
       A tous ceulx qui ont de lavoir
       Pour deux ou trois pas en avoir
       Et toujours la terre demeure
       Pour aultre fois mettre en euvre.
       Chiere terre se peut nommer
       Sans riens la saincteté blasmer.
       Grans debas souventes fois ont
       Les paroisses, dont se meffont,
       Pour les corps mors mettre en terre.
       Ils sen playdoyent et font guerre.
       Helas ce nest pas pour le corps
       Dont est issue l'ame hors,
       Cest pour avoir la sepulture;
       Du corps aultrement ils nont cure
       ...»

     (_Complainte de François Garin_, XVe siècle, édit. de 1832.
     Impr. Crapelet, p. 32.)]

     [Note 24: Le sceau d'argent de cette princesse était déposé
     dans le cercueil. Conservé pendant quelques années dans le
     trésor de la cathédrale, il a été volé.]

     [Note 25: «À l'entrée de cette porte» (celle du transsept
     donnant au midi, dans le cloître des religieux), «entrant en
     iceux cloistres, à main droite, se voit l'effigie du très
     chrestien Roy Dagobert, d'une grandeur extraordinaire, assise
     en une chaire, la couronne sur la teste et une pomme en la
     main droite; ayant à ses deux costez les effigies de ses deux
     enfans Clovis et Sigebert, de pierre de liais...» (Dom
     Doublet, _Antiq. et recherches de l'abbaye de Sainct-Denis en
     France_, liv. I, chap. XLIV.)]

     [Note 26: Ce tombeau est aujourd'hui replacé en ce même
     endroit, après avoir été transporté au musée des monuments
     français, puis de là rendu à l'église, où les deux faces,
     séparées pour faire _pendants_, avaient été placées des deux
     côtés du narthex.]

     [Note 27: Ce sarcophage était feint, car le corps du roi
     Dagobert avait été déposé sous le maître autel de l'église
     primitive; peut-être était-il enfermé dans le cercueil dont
     nous avons donné le couvercle et un bout, ornés de croix
     pattées (fig. 1, A). Cependant la pierre replacée sous le
     règne de saint Louis avait été creusée comme pour y déposer
     un corps, et des restes d'ossements y furent trouvés lors de
     la violation des sépultures en 1793.]

     [Note 28: Ce sarcophage a dû être refait, ainsi que la statue
     couchée et celle de Sigebert, qui, dans les transports
     successifs qu'avait subis ce monument, furent perdues.
     D'ailleurs le sarcophage et les deux statues ont été copiés
     aussi fidèlement que possible sur les dessins (minutes) que
     Percier avait faits de ce tombeau avant sa translation au
     musée des Petits-Augustins. Le sarcophage primitif était, au
     dire de dom Doublet, de _porphyre gris_, mais les fragments
     que nous en avons eus entre les mains étaient d'un grès
     tendre, grisâtre.]

     [Note 29: Il faut noter que cette statue, ainsi ridiculement
     défigurée, a été moulée, réduite, vendue partout comme une
     des oeuvres remarquables du moyen âge.]

     [Note 30: Ce tombeau datait des premières années du XIIIe
     siècle.]

     [Note 31: Nous avons très-fréquemment trouvé, sous les restes
     des personnages ensevelis pendant les XIIe, XIIIe et XIVe
     siècles, des litières encore visibles d'herbes et de fleurs,
     notamment des roses facilement reconnaissables à leurs tiges
     garnies d'épines. N'était-il pas plus sensé de porter ainsi
     une personne regrettée, à son dernier séjour, que de placer
     son corps dans ces chars noirs et blancs dont les formes sont
     ridicules, les décorations du plus mauvais goût, conduits par
     des cochers vêtus d'une façon burlesque?]

     [Note 32: Collect. Gaignères, _Bibl. Bodléienne d'Oxford._]

     [Note 33: _L'architecture et les arts qui en dépendent_.]

     [Note 34: Voyez, dans les _Annales archéol._, Didron, la
     notice de M. l'abbé Texier sur ce monument, et la gravure de
     M. Gaucherel, t. IX, p. 193.]

     [Note 35: Voyez l'intéressante Notice de M. le colonel de
     Morlet sur ces monuments (Strasbourg, 1863).]

     [Note 36: Voyez, entre autres, les beaux exemples de ces
     tombeaux déposés au British Museum.]

     [Note 37: Le texte 5e dit: «Si quelqu'un a détruit le petit
     édifice, qui est le petit pont, tel qu'on le fait suivant
     l'usage de nos pères...»]

     [Note 38: Lib. VI, cap. X.]

     [Note 39: Voyez l'ouvrage du docteur Rock: _The Church of our
     fathers_, et la notice de M. Ernest Feydeau, _Annales
     archéol._, t. XV, p. 38,--Voyez le monument de Beauchamp.]

     [Note 40: Voyez du Cange, _Gloss_.]

     [Note 41: Voyez les portefeuilles de Gaignères, _Bibl.
     Bodléienne_.]

     [Note 42: _Annales archéol._, t. XVIII; p. 49.]

     [Note 43: Voyez, dans les _Annales archéol._, la gravure de
     ce tombeau, t. XIX, p. 315.]

     [Note 44: Voyez l'ouvrage de M. le comte Melchior de Vogüe,
     _Syrie centrale_.]

     [Note 45: Toutes les effigies de ces tombeaux replacés depuis
     peu dans le transsept, où ils se trouvaient avant 1793, sont
     anciennes. Les socles, dossiers et colonnettes, ont été
     rétablis d'après les dessins de Gaignières et sur des
     fragments déposés dans les magasins de l'abbaye.]

     [Note 46: L'effigie de l'arbre blanc existe encore à
     Saint-Denis. C'est une statue d'un admirable travail.]

     [Note 47: Voyez les portefeuilles de Gaignières, _Bibl.
     Bodléienne d'Oxford_.]

     [Note 48: Ce tombeau n'existe plus, mais il est reproduit par
     Gaignières; et bien que celui-ci n'en donne pas l'épitaphe,
     les armoiries (_fascé de vair et de gueules_) ne laissent
     aucun doute sur la qualité du personnage.]

     [Note 49: Voyez la collection de Gaignières, _Bibl.
     Bodléienne d'Oxford_.]

     [Note 50: Parmi ces ornements, d'un goût déplorable, qui
     vinrent remplacer de précieux monuments que leur caractère,
     sinon leur valeur comme art, eût dû au moins faire respecter,
     il faut signaler une certaine Gloire, de bois doré, qui vient
     étaler ses rayons de charpente et ses nuages de plâtre sur
     les piliers de l'abside jusqu'à la hauteur de la galerie, et
     détruit ainsi l'effet merveilleux de ce rond-point avec sa
     chapelle absidale.]

     [Note 51: Voyez, pour de plus amples détails sur ces
     tombeaux, _la Monographie de l'église royale de Saint-Denis_,
     par M. le baron de Guilhermy, 1848.]

     [Note 52: Voici ce qu'en dit dom Doublet (_Hist. de l'abb. de
     Saint-Denys en France_), 1625, liv. IV. «Son effigie (du roi
     Charles VIII) revestue à la royalle, et de genoux au-dessus
     du tombeau, est représentée après le naturel, laquelle est de
     fonte; le haut du dit tombeau couvert de cuivre doré, et au
     devant de l'effigie il y a un oratoire, ou appuy, et couvert
     de cuivre doré, sur lequel est posée une couronne avec un
     livre ouvert, aussi de cuivre doré. Pareillement y a aux
     quatre coins quatre anges de fonte bien dorez et eslabourez,
     lesquels tiennent les armoiries des royaumes de Naples et
     Sicile, aussi de fonte, dorées et peintes. Aux costés du
     tombeau y a des niches rondes, et au dedans, des bassins de
     cuivre bien doré, et en iceux bassins de basses figures de
     fonte bien dorées.»

     D. Millet, dans son _Trésor sacré de l'abbaye royale de
     Saint-Denys en France_, 1640, dit: «Son sepulchre (du roi
     Charles VIII) est le plus beau qui soit dans le choeur, sur
     lequel on voit son effigie représentée à genouil près le
     naturel, une couronne et un livre sur un oratoire
     (prie-Dieu), et quatre anges à genoux aux quatre coings du
     tombeau, le tout de cuivre doré, sauf l'effigie dont la robe
     est d'azur, semée de fleurs de lys d'or.»]

     [Note 53: De la _Bibl. Bodléienne_. Voyez la gravure de
     l'ouvrage de Félibien, _Abbaye royale de Saint-Denis_.]

     [Note 54: Voyez CATHÉDRALE, fig. 49. Le tombeau de Pierre de
     Roquefort est placé contre le mur occidental de la chapelle
     du nord. Ce prélat est mort en 1321.]

     [Note 55: _Histoire de l'abbaye royale de Saint-Germain des
     Près._ Paris, 1724]

     [Note 56: Cette tombe a été souvent reproduite par la gravure
     et la chromolithographie (voyez la _Statistique de Paris_,
     par M. Alb. Lenoir; l'ouvrage de M. Gailhabaud,
     l'_Architecture et les arts qui en dépendent_; D. Bouillard,
     _Hist. de l'abbaye de Saint-Germain des Près_; Alex. Lenoir,
     _Musée des monuments français_; de Guilhermy, _Monographie de
     l'église royale de Saint-Denis_).]

     [Note 57: Voyez l'ouvrage cité de M. Gailhabaud.]

     [Note 58: Ce monument a été envoyé à la fonte en 1793.]

     [Note 59: L'une d'elles est gravée dans la _Monographie de
     l'église royale de Saint-Denis_ par M. le baron de
     Guilhermy.]

     [Note 60: Voyez Gaignières, _Bibl. Bodléienne_, et la
     _Monographie de saint Yved de Braisne_, par Stanislas Prioux
     (Paris, 1859, Didron, édit.).]

     [Note 61: Voyez Gaignières, _Bibl. Bodléienne_.]

     [Note 62: Nous aurons l'occasion, dans le tome II du
     DICTIONNAIRE DU MOBILIER FRANÇAIS, de donner un grand nombre
     de ces gravures tombales si précieuses pour l'étude des
     habillements; c'est pourquoi nous n'en donnons point
     d'exemple ici: d'ailleurs ces objets sortent du domaine de
     l'architecture.]



TOUR, s. f. (_tor_). Dans l'ancienne fortification, la tour est un
ouvrage saillant sur les courtines, à plan carré ou circulaire, et
formant un flanquement suffisant avant l'emploi des bouches à feu.

Il serait difficile de remonter au premier emploi de la tour comme
défense. Dès la plus haute antiquité, la tour est connue: les Asiatiques
et les Grecs, les Phéniciens et les Étrusques bâtissaient des tours pour
fortifier les murailles de leurs villes et forteresses. Ces tours
étaient généralement élevées sur plan carré ou barlong, et dépassaient
le niveau du chemin de ronde des courtines.

Les Romains avaient pris la tour aux Étrusques et aux Grecs, et dès
l'époque des rois ils flanquaient les courtines au moyen de tours à plan
carré. Autour de Rome, sous les remparts de l'empire, des bas temps et
du moyen âge, on retrouve encore d'assez nombreuses traces de ces
ouvrages élevés en gros blocs de pépérin par les Tarquins.

Cependant il n'est pas rare de trouver des tours romaines d'une époque
assez ancienne, sur plan circulaire, flanquant des portes. À Arles, on
voit encore, du côté opposé au Rhône, deux souches de tours qui
flanquaient une porte, qui datent d'une très belle époque et sont sur
plan circulaire. Ces tours ont 8 mètres de diamètre et sont espacées
l'une de l'autre de 15 mètres. À Nîmes, la porte dite d'Auguste était
flanquée de deux tours circulaires. Il en était de même aux portes
d'Arroux et de Saint-André, à Autun (IVe siècle), à la porte de Vézone
(Périgueux), à l'est de l'ancienne cathédrale. Les tours romaines sur
plan circulaire, flanquant des courtines, sont beaucoup plus rares: on
en voit quelques-unes sur le front occidental des remparts d'Autun, mais
qui appartiennent à une très basse époque; de même à Rome.

Les Romains élevaient aussi des tours isolées en dehors des remparts,
sortes d'ouvrages avancés qui protégeaient un point faible, un passage
de rivière, et commandaient la campagne. Ces tours tenaient lieu de ce
que nous appelons aujourd'hui des forts détachés; elles étaient parfois
reliées par un _vallum_, ou relief de terre avec fossé, soit avec
d'autres tours, soit avec les murailles de la ville. L'édifice auquel, à
Autun, on donne le nom de temple de Janus, paraît avoir été un de ces
ouvrages, qui formait le saillant d'une large tête de pont, d'un camp
retranché sur la rive droite de l'Arroux.

Quand les frontières de l'empire furent menacées, les empereurs romains
firent bâtir des tours isolées pour protéger les passages et pour
maintenir les populations voisines[63]. Ces tours, comme plus tard les
donjons féodaux, n'avaient point de portes au niveau du sol, mais à une
certaine hauteur, de manière qu'on fût obligé de se servir d'une échelle
pour entrer[64]. La tour carrée d'Autun, dont nous venons de parler,
paraît avoir eu sa porte relevée au-dessus du sol extérieur.

Certaines tours romaines n'étaient que des postes d'observation. «Une
ligne non interrompue de ces tours part de Beuvray et se dirige, par la
Vieille-Montagne, vers le cours de l'Aron, jusqu'à Decize, par
_Cercy-la-Tour_... La plaine d'Autun en offre une autre semblable qui
longe la chaîne des montagnes au nord-ouest, entre les camps de la
vallée d'Arroux, au-dessus et au-dessous de la ville. Elle commence au
coude d'Arroux, sur la rive droite, entre le Mont-Dru et la Perrière,
et, franchissant le bassin d'Autun, sur les points culminants de la
plaine, va aboutir à la vallée de Barnay, en face du camp de la montagne
de Bar, sans qu'aucune des tours qui composent cette ligne se perde
jamais de vue l'une l'autre. Le souvenir de leurs fanaux s'est conservé
presque partout, soit dans leur nom, soit dans la tradition populaire.
Le nom de Montigny, _Mons ignis, Mons ignitus_, est resté à plusieurs de
ces localités[65].»

La colonne Trajane nous montre, dans ses bas-reliefs, beaucoup de ces
tours d'observation avec fanaux, qui permettaient de concerter des
opérations militaires pendant la nuit, et de surveiller les mouvements
d'ennemis ou de bandes de pillards pendant le jour. Quand un
gouvernement approche de sa dissolution, le premier symptôme qui se
manifeste bien avant les grandes crises finales, c'est le brigandage.
L'empire romain à son déclin, mais longtemps avant le moment des
débordements des barbares, était rongé par le brigandage; des bandes
armées se répandaient non-seulement sur les frontières de l'empire, mais
autour des grands centres et jusque dans la campagne de Rome. Les
derniers empereurs se préoccupèrent, non sans raison, de guérir cet
ulcère des gouvernements qui finissent, sans y parvenir. Constance,
Julien, Valentinien, établirent dans les Gaules des lignes de postes sur
les marches, le long des vallées voisines des frontières, et à l'entour
des grandes villes. Ces postes n'étaient autre chose que des tours
élevées sur des promontoires, des monticules naturels ou factices
(mottes). Nous verrons bientôt que ce système romain fut longtemps
observé pendant le moyen âge.

Il convient donc tout d'abord de distinguer les tours flanquantes,
c'est-à-dire attachées aux courtines d'une place, des tours isolées.

Vitruve explique comment il faut établir les tours flanquantes: «Elles
doivent, dit-il[66], être en saillie sur le parement extérieur du mur de
telle manière que lorsque l'ennemi s'approche (de la courtine), il soit
pris en flanc par deux tours, l'une à droite, l'autre à gauche... Les
murs des forteresses doivent être plantés, non sur plan carré ou
présentant des angles saillants, mais suivant un périmètre circulaire
(ou se rapprochant de cette figure), afin que l'ennemi puisse être vu de
plusieurs points, car les saillants sont difficilement défendables, et
plus favorables aux assiégeants qu'aux assiégés... L'intervalle entre
les tours doit être calculé en raison de la portée d'un trait, afin que
l'assiégeant soit repoussé par les machines de jet manoeuvrant sur les
deux flancs.

Il faut, au droit des tours, que les courtines soient interrompues par
une coupure ayant une largeur égale au diamètre de ces tours. De la
sorte les chemins de ronde, étant interrompus, sont seulement complétés
intérieurement par des passerelles de charpente qui, n'étant pas fixées
avec des attaches de fer, peuvent être jetées bas si l'ennemi s'est
emparé d'une portion de courtine, et rendre ainsi l'occupation des
autres courtines et des tours impossible.

Les tours doivent être élevées sur plan circulaire ou polygonal, car,
étant carrées, les béliers les détruisent plus facilement en ruinant
leurs angles. Circulaires, chaque pierre formant coin et reportant la
percussion au centre, ces tours résistent mieux à l'effort des machines.
Mais rien n'est tel que de terrasser les remparts et les tours pour leur
donner une grande puissance de résistance...»

Ces préceptes, sauf les modifications amenées par la portée des engins
modernes, sont les mêmes que ceux admis de nos jours. Voir l'ennemi de
plusieurs points, éviter, par conséquent, les saillants qui sont
difficiles à flanquer; mettre toujours l'assiégeant entre des feux
convergents; faire qu'un ouvrage pris n'entraîne pas immédiatement
l'abandon des autres; relier au besoin ou séparer les ouvrages, tels
sont les immuables principes de la fortification. Ils furent établis, à
notre connaissance, par les Grecs et les Romains, pratiqués pendant le
moyen âge avec une supériorité marquée, singulièrement développés dans
les temps modernes par suite de l'emploi des bouches à feu. En effet, de
la tour ronde à court flanquement, et ayant toujours des points morts,
au bastion moderne avec ses flancs et ses faces, il y a une longue suite
d'essais, de tentatives et de transitions[67].

La tour romaine sur plan circulaire ou carré (car, quoi qu'ait enseigné
Vitruve, les Grecs et les Romains ont élevé beaucoup de tours
flanquantes carrées), était ouverte ou fermée à la gorge, c'est-à-dire
du côté intérieur de la forteresse. Si elle était ouverte, le chemin de
ronde des courtines voisines s'interrompait, comme l'indique Vitruve, au
droit de cette ouverture. Si elle était fermée, les rondes circulant sur
la courtine devaient se faire ouvrir deux portes pour entrer et sortir
de la tour, afin de reprendre l'autre courtine. Dans ce cas, la tour
formait obstacle à la circulation continue de plain-pied sur le sommet
des remparts; Les premières de ces tours sont, à proprement parler, des
tours _retranchées_, tandis que les secondes sont des postes ou petits
forts espacés, commandant les remparts.

Ce qui prouverait que le système des tours retranchées a été de
préférence pratiqué par les Romains, c'est que nous voyons pendant le
moyen âge l'emploi de ce système persister dans les villes qui ont le
mieux conservé les traditions romaines; tandis que dans le Nord, où
l'influence normande se fait sentir de bonne heure dans l'art de la
fortification, les tours sont toujours fermées, à moins toutefois
qu'elles ne flanquent une enceinte extérieure commandée par une enceinte
intérieure.

Nous diviserons donc cet article en: TOURS FLANQUANTES, _ouvertes ou
fermées à la gorge_; TOURS RÉDUITE, _tenant lieu de donjons ou dépendant
de donjons_; TOURS DE GUET, TOURS ISOLÉES, _postes, tours de signaux, de
passages, de ponts, de phares._

Tours flanquantes. Les tours flanquantes établies suivant la tradition
romaine, qui se perpétua en Occident jusqu'à l'époque des grandes
invasions normandes, sont (à moins qu'elles ne dépendent de portes)
généralement pleines jusqu'à une certaine hauteur au-dessus du fossé ou
du sol extérieur, afin de résister à l'effort des engins d'attaque ou à
la sape; leur flanquement ne commence donc qu'au niveau des chemins de
ronde des courtines, et consiste en des ouvertures assez larges masquées
par des mantelets mobiles de bois. Ce premier flanquement est surmonté
de l'étage supérieur crénelé, formant couronnement et second
flanquement. Cet étage supérieur est couvert par un comble, de manière à
mettre le crénelage à l'abri, ou découvert, le comble étant alors établi
en contre-bas du chemin de ronde ou au ras de ce chemin de ronde.

Voici (fig. 1) un type de ces tours de la fin de l'empire romain[68],
ouvertes à la gorge, mais interrompant les chemins de ronde des
courtines.

Des plats-bords posés sur les poutres engagées A permettaient de passer
d'un chemin de ronde sur l'autre, et d'entrer de plain-pied au premier
étage de la tour. Ce premier étage est mis en communication avec le
second et avec le crénelage au moyen d'échelles de bois. Une échelle
mobile, que l'on relève au moyen d'un treuil, met le plancher du premier
étage en communication avec le sol du chemin militaire intérieur. Cette
portion d'échelle relevée et les plats-bords enlevés, le poste gardant
la tour ne peut redouter une surprise; il est complétement isolé.
Cependant il voit ce qui se passe dans la ville et peut être surveillé.
La tour, occupée par l'ennemi, ne peut battre le chemin militaire,
puisque les étages de cette tour sont ouverts sur ce chemin. Les
approvisionnements de projectiles se font, comme l'indique notre figure,
par ces ouvertures sur le chemin militaire.

La tour se défend, extérieurement, par des ouvertures pratiquées dans
les deux étages et par le crénelage supérieur. Les larges créneaux en
façon d'arcades sont masqués par des mantelets mobiles de bois roulant
sur un axe.

La cité de Carcassonne possède encore des tours datant de la domination
des Visigoths, construites suivant cette donnée, si ce n'est que le
chemin de ronde passe à travers la tour, et que celle-ci est percée de
portes au niveau de ce chemin de ronde. À Carcassonne, les tours
visigothes avaient leurs crénelages couverts, des mantelets pour les
créneaux supérieurs comme pour les créneaux des étages, et des hourds de
bois pour permettre de battre le pied de la défense.

Voici (fig. 2) le plan d'une de ces tours[69], au niveau du chemin de
ronde. Au-dessous de ce niveau, l'ouvrage est de maçonnerie pleine.

La figure 3 montre la face latérale de cette tour, avec la coupe du
chemin de ronde de la courtine. En A est tracée en place une ferme des
hourds[70]; en B, le détail perspectif d'un des corbeaux des créneaux
supérieurs, destinés à recevoir les tourillons des mantelets, et en C
les pierres saillantes posées sous les arcades-créneaux pour supporter
de même les axes à tourillons qui permettent de relever ou d'abaisser
les volets fermant ces arcades. Au-dessus du plancher, posé en D, est
ouvert, sur la ville, un arc qui laisse voir ce qui se passe à l'étage
supérieur et qui facilite les approvisionnements de projectiles. Cet arc
surmonte le mur de fermeture C (voyez le plan), et porte sur les deux
pieds-droits H, I.

La question des approvisionnements rapides de projectiles destinés à
défendre ces tours ne paraît pas avoir été examinée avec assez
d'attention. On remarquera que ces tours, d'une époque ancienne,
c'est-à-dire qui datent de la fin de l'empire romain aux derniers
Carlovingiens, sont généralement d'un faible diamètre, et ne pouvaient,
par conséquent, contenir un approvisionnement très-considérable de
projectiles, soit armes de trait, soit pierres propres à être jetées sur
les assaillants qui voulaient s'approcher du pied des ouvrages pour les
saper.

En supposant qu'une tour, comme celle que nous présentons ici (fig. 2 et
3), soit attaquée à son pied; que, protégés par des _chats_, les mineurs
s'attachent à la maçonnerie, les défenseurs ne peuvent repousser cette
attaque qu'en jetant sur les galeries, sur les _chats_, force pierres ou
matières enflammées, afin de les détruire. Si l'attaque se prolongeait,
on peut estimer la quantité considérable de projectiles qu'il fallait
avoir sous la main. Il était donc nécessaire de renouveler à chaque
heure cette provision, comme aujourd'hui il faut, dans une place
assiégée, renouveler sans cesse les munitions des bouches à feu placées
sur les ouvrages qui contribuent à la défense d'un point attaqué.

Ces tours ouvertes à la gorge se prêtaient à ces approvisionnements
incessants, car plus leur diamètre était petit, plus il fallait
remplacer souvent les projectiles employés à la défense. D'ailleurs
l'attaque n'étant sérieuse qu'autant qu'elle était très-rapprochée,
c'était le point attaqué qui se défendait sans attendre secours des
ouvrages voisins. Tous les efforts de l'attaque, et, par suite, de la
défense, étant ainsi limités à un champ très-étroit, les moyens de
résistance s'accumulaient sur ce point attaqué et devaient être
renouvelés avec activité et facilité. Nous verrons comment cette partie
du programme de la défense des tours se modifie peu à peu suivant les
perfectionnements apportés dans le mode d'attaque.

Il est encore une observation dont il faut tenir compte. Dans les
ouvrages de la fin de l'empire romain, comme pendant les périodes
grecque et romaine, les tours ont sur les courtines un commandement
considérable (fig. 4)[71]: cette disposition est assez régulièrement
observée jusque vers le milieu du XIIIe siècle, mais alors les courtines
s'élèvent; le commandement des tours sur ces courtines diminue d'autant.
À cette époque, il arrive même parfois que ces tours ne remplissent que
la fonction de flanquement, et n'ont plus de commandement Sur les
courtines. C'est encore le système de l'attaque qui provoque ces
changements. Nous aurons l'occasion de revenir sur ce sujet.

En examinant les tours d'angle du château de Carcassonne, dont la
construction remonte aux premières années du XIIe siècle, on peut se
rendre un compte exact des moyens d'approvisionnement des défenses
supérieures de ces tours, car ces ouvrages sont parfaitement conservés,
les anciennes charpentes ayant seules été supprimées.

La figure 5 présente le plan de la tour de l'angle nord-est, dite _tour
du Major_, au niveau du sol de la cour du château. La salle ronde voûtée
en calotte hémisphérique se défend par cinq meurtrières qui battent le
fond du fossé. La figure 6 donne le plan du premier étage, qui se trouve
au niveau du chemin de ronde des courtines. Les meurtrières qui, de la
salle, s'ouvrent sur les dehors au nombre de quatre, ne sont pas percées
au-dessus de celles du rez-de-chaussée, afin de laisser le moins de
points morts possible. La voûte également en calotte qui couvre cette
seconde salle est percée d'un trou A, ou porte-voix, qui communique avec
les étages supérieurs. Le deuxième étage n'est pas voûté, mais couvert
par un plancher placé en contre-bas du chemin de ronde de la tour. Cette
troisième salle n'était destinée qu'au logement du poste de la tour,
elle ne se défend pas. Au-dessus s'élève le crénelage avec son chemin de
ronde et ses hourds (fig. 7). Pour faciliter la pose de la charpente du
comble, l'intérieur du crénelage est à pans. Ce comble était ainsi
pyramidal, avec des coyaux qui formaient la transition entre la pyramide
et le cône. De B en C, les fermes des hourds sont supposées placées. Ces
hourds étaient évidemment très-saillants, car les deux trous superposés
réservés dans la construction pour recevoir les fermes, indiquent un
système de liens avec corbelets[72] soulageant la bascule des pièces
horizontales destinées à porter le plancher. La coupe, faite sur la
ligne _ab_, du plan du rez-de-chaussée (fig. 8), montre la disposition
des deux salles inférieures percées de meurtrières, de la salle D,
chambrée des hommes de garde, et de l'étage supérieur, poste du
capitaine et défense principale. La corne E (voy. fig. 7), s'élevant
d'aplomb sur la cour du château, permettait de hisser les munitions au
sommet des défenses, sans qu'il fût nécessaire de les monter à dos
d'homme par l'escalier. Au moyen d'un treuil posé en G et d'une poulie
passant en E à travers le bout de l'entrait de la ferme principale du
comble, on élevait facilement des poids assez considérables. Notre coupe
(fig. 8) indique ce mécanisme si simple. Le bourriquet hissé au niveau
du plancher du hourd, on fermait la trappe, on lâchait sur le treuil, et
les munitions étaient disposées le long des hourds ou dans la salle
supérieure; car on remarquera que cette salle est mise en communication
avec le chemin de ronde des hourds au moyen des créneaux.

Cette salle bien garnie de pierres et les hourds de sagettes et de
carreaux, il était possible de couvrir les assaillants de projectiles
pendant plusieurs heures. Les mâchicoulis de hourds, aussi saillants,
étaient habituellement doubles, c'est-à-dire qu'ils permettaient de
laisser tomber des pierres en I et en L. Les matériaux tombant en I
ricochaient sur le talus K, et prenaient les assaillants en écharpe
(voyez MÂCHICOULIS).

La figure 9 explique d'une façon claire, pensons-nous, le mode de
montage des munitions. Le servant attend que le bourriquet soit hissé au
niveau du plancher, pour fermer la trappe et répartir les projectiles où
besoin est. En A, est tracée la section horizontale des potelets doubles
des hourds au droit des angles, laissant entre eux la rainure dans
laquelle s'engagent les masques du chemin de ronde. Le plancher de la
salle supérieure, étant à 1 mètre 28 centimètres en contre-bas de
l'appui des créneaux, permettait d'approvisionner une quantité
considérable de projectiles que les servants, postés dans cette salle,
passaient, au fur et à mesure du besoin, aux défenseurs des hourds, de
manière à ne pas encombrer leur chemin de ronde. Pendant une attaque
même, on pouvait hisser, à l'aide du treuil, de la chaux vive, de la
poix bouillante, de la cendre qui aveuglait les assaillants[73] (voyez
SIÉGE). On observera que cette tour d'angle, comme toutes celles des
défenses de la cité de Carcassonne, interrompt la circulation sur les
chemins de ronde des courtines, et force ainsi les patrouilles de se
faire reconnaître à chaque tour. D'ailleurs, c'était dans les tours que
logeaient les postes de défense, et chacun de ces postes avait à
défendre une portion de courtine. La tactique des assaillants consistait
à s'emparer d'une courtine en dépit des flanquements, et de se répandre
ainsi dans la place.

Alors les postes des tours s'enfermaient, et il fallait les assiéger
séparément, ce qui rendait possible un retour offensif de la garnison et
mettait les assiégeants dans une position assez périlleuse. Cependant on
voulut, dès le milieu du XIIIe siècle, rendre les parties de la défense
plus solidaires, et l'on augmenta le relief des courtines en renonçant
ainsi aux commandements considérables des tours. Dans le dernier exemple
que nous présentons, le niveau des chemins de ronde des courtines est en
N; le commandement de la tour est donc très-prononcé.

Déjà ces commandements sont moins considérables au château de Coucy,
bâti vers 1220[74]. Les quatre tours d'angle de ce château sont
très-remarquables, au double point de vue de la structure et de la
défense. Elles sont pleines dans toute la hauteur du talus. Cinq étages
s'élèvent au-dessus de ce talus; deux sont voûtés, deux sont fermés par
des planchers, le cinquième est couvert par le comble conique[75].

Les plans (fig. 10) présentent en A la tour d'angle nord-ouest, au
niveau du sol du premier étage du château; en C, au niveau du sol du
second étage; en D, au niveau du crénelage supérieur.

L'étage inférieur, voûté, au niveau du sol de la cour, ne possède aucune
meurtrière; c'est une cave à provisions dont la voûte est percée d'un
oeil. L'escalier ne monte que du niveau de la cour au sol du quatrième
étage, et l'on n'arrivait à l'étage crénelé que par un escalier de bois
(échelle de meunier)[76]. En _g_, sont des cheminées; en _l_, des
latrines[77]. Une ouverture laissée au centre des planchers permettait
de hisser les munitions du rez-de-chaussée au sommet de la tour sur les
chemins de ronde. Les meurtrières sont alternées, afin de laisser le
moins possible de points morts.

Les tours du château de Coucy présentent une particularité intéressante,
c'est la transition entre le hourdage de bois et le mâchicoulis de
pierre[78]. Des corbeaux de pierre remplacent les trous par lesquels on
passait (comme nous l'avons vu dans l'exemple précédent) les pièces de
bois en bascule qui recevaient les chemins de ronde établis en temps de
guerre. Ces corbeaux à demeure recevaient alors les hourds[79].

La figure 11 donne la coupe (sur la ligne _ad_ du plan A) de ce bel
ouvrage. Outre les jours des meurtrières, les salles des troisième et
quatrième étages possèdent une fenêtre chacune, qui les éclaire. Les
munitions étaient montées à l'aide d'un treuil placé dans la salle du
quatrième étage, ainsi que le fait voir notre figure, et étaient
déposées sur le plancher supérieur mis en communication avec les hourds
au moyen des créneaux couverts. Les hourds tracés en G expliquent le
système des défenses de bois posées en temps de guerre sur les corbeaux
à demeure de pierre, C. Le niveau du chemin de ronde des courtines se
trouvant en R, on voit que le commandement de la tour sur ce chemin de
ronde était moins considérable déjà que dans l'exemple précédent[80]. En
E, commence l'escalier de bois qui, passant à travers un des arcs de
l'hexagone, montait du quatrième étage au niveau du plancher supé rieur,
très-solidement construit pour recevoir la charge d'une provision de
projectiles.

Cette construction est merveilleusement exécutée en assises de 40 à 50
centimètres, et n'a subi aucune altération, malgré le chevauchement des
piles. Le talus extérieur descend à 8 mètres en contre-bas du niveau K,
sol de la cour. Une élévation extérieure prise en B (voy. le plan), fig.
12, complète notre description. Les hourds sont supposés placés sur une
moitié des corbeaux.

Ces défenses du château de Coucy sont construites au sommet d'un
escarpement; leur effet ne devait s'exercer, par conséquent, que suivant
un rayon peu étendu, lorsque l'assaillant cherchait à se loger au pied
même des murs. Les meurtrières, percées à chaque étage, sont plutôt
faites pour se rendre compte des mouvements de l'ennemi que pour tirer.
Il s'agissait ici d'opposer aux attaques un obstacle formidable par son
élévation et par la défense du couronnement. Sur trois côtés, en effet,
le château de Coucy ne laisse entre ses murs et la crête du coteau
qu'une largeur de quelques mètres, un chemin de ronde extérieur qui
lui-même pouvait être défendu. Un très-large fossé et le gros donjon
protégent le quatrième côté[81]. Il n'était besoin que d'une défense
rapprochée et presque verticale. Mais la situation des lieux obligeait
souvent, alors comme aujourd'hui, de suppléer à l'obstacle naturel d'un
escarpement par un champ de tir aussi étendu que possible,
horizontalement, afin de gêner les approches. Cette condition est
remplie habituellement au moyen d'ouvrages bas, d'enceintes extérieures
flanquées, dominées par le commandement des ouvrages intérieurs.
L'enceinte si complète de Carcassonne nous fournit, à cet égard, des
dispositions d'un grand intérêt. On sait que la cité de Carcassonne est
protégée par une double enceinte: celle extérieure n'ayant qu'un
commandement peu considérable; celle intérieure, au contraire, dominant
et cette enceinte extérieure et la campagne[82]. Or, l'enceinte
extérieure, bâtie vers le milieu du XIIIe siècle par ordre de saint
Louis, est flanquée de tours, la plupart fermées à la gorge et espacées
les unes des autres de 50 à 60 mètres. Ces tours, qui n'ont qu'un faible
commandement sur les courtines, et parfois même qui s'unissent avec
elles, sont disposées pour la défense éloignée. Bien munies de
meurtrières, elles se projettent en dehors des murs et recevaient des
hourdages saillants.

L'une de ces tours[83], entièrement conservée, présente une disposition
conforme en tous points au programme que nous venons d'indiquer. La
figure 13 donne le plan de cette tour au niveau du sol des lices,
c'est-à-dire de la route militaire pratiquée entre les deux enceintes.
La figure 14 donne le plan du premier étage. Le chemin de ronde de la
courtine est en A, et la tour n'interrompt pas la circulation.

La porte B met le chemin de ronde en communication avec le
rez-de-chaussée par l'escalier D, avec le premier étage de plain-pied,
et avec les défenses supérieures par l'escalier C. Les meurtrières,
nombreuses, sont chevauchées pour éviter les points morts. La figure 15
présente le plan de ces défenses supérieures, les hourds étant supposés
placés en E. Le crénelage est largement ouvert en G pour permettre les
approvisionnements et pour que l'ouvrage ne puisse se défendre contre
l'enceinte intérieure, qui, du reste, possède un commandement très
considérable. En temps de paix, l'espace circulaire H était seul couvert
par un comble à demeure. Les combles des hourds posés en temps de guerre
couvraient le chemin de ronde K et les galeries de bois L; un large
auvent protégeait l'ouverture G. La coupe faite sur la ligne _ab_ de ce
plan est présentée dans la figure 16. En M, est tracé le profil
d'ensemble de cet ouvrage, avec le fossé, la crête de la contrescarpe et
le sol extérieur formant le glacis. On voit comme les meurtrières sont
disposées pour couvrir de projectiles rasants ce glacis, et de
projectiles plongeants la crête et le pied de la contrescarpe. Quant à
la défense rapprochée, il y est pourvu par les mâchicoulis des hourds,
ainsi qu'on le voit en P. La figure 17 donne le tracé géométral de cette
tour du côté intérieur, les hourds n'étant posés que du côté R.

Si l'assaillant parvenait à s'emparer de cet ouvrage, il se trouvait à
20 mètres du pied de l'enceinte intérieure, dont les tours plus
rapprochées, mais moins saillantes sur les courtines, présentent un
front avec courts flanquements très-multipliés. Du haut de cette
enceinte intérieure, dont le relief est de 15 mètres au-dessus du chemin
de ronde S, il n'était pas difficile de mettre le feu aux couvertures
des tours de l'enceinte extérieure au moyen de projectiles incendiaires,
et d'en rendre ainsi l'occupation impossible, d'autant que ces tours ne
se défendent pas sur le chemin militaire des lices.

Avec les armes de jet et les moyens d'attaque de l'époque, on ne pouvait
adopter une meilleure combinaison défensive. Ces tours pleines dans la
hauteur du talus qui enveloppe la roche naturelle ne pouvaient être
ruinées par la sape. Bien percées de meurtrières, elles envoyaient des
projectiles divergeants de plein fouet à 60 mètres de leur
circonférence. Pour les aborder, il fallait donc entreprendre une suite
d'ouvrages qui demandaient du temps et beaucoup de monde; tandis que
pour les défendre, il suffisait d'un poste peu nombreux. Un ouvrage de
cette étendue pouvait longtemps défier les attaques avec un capitaine et
vingt hommes[84]. Si l'attaque était très-rapprochée, les meurtrières
inférieures devenaient inutiles, et alors les vingt hommes répandus sur
les galeries des hourds couvraient les assaillants d'une pluie de
projectiles. Nous avons dit ailleurs (voyez ARCHITECTURE MILITAIRE) que
les assiégeants dirigeaient plutôt leurs attaques méthodiques contre les
courtines que contre les tours, parce que la courtine possédait moins de
moyens défensifs que les tours, et qu'il était plus difficile à
l'assiégé de les retrancher. Mais, il va sans dire que, pour emporter
une courtine, il fallait d'abord détruire ou masquer les flanquements
que donnaient les tours voisines.

Tant que les tours enfilaient la courtine, on ne pouvait guère avancer
les _chats_ et les _beffrois_ contre cette courtine. Ainsi, quoiqu'il ne
fût pas conforme à la tactique d'envoyer une colonne d'assaut contre une
tour--et les beffrois n'étaient qu'un moyen de jeter une colonne
d'assaut sur la courtine,--il fallait toujours que l'assaillant rendît
nulles les défenses des tours sur les flancs, avant de rien entreprendre
contre la courtine.

Mais admettant que les hourds des tours eussent été détruits ou brûlés,
et que les défenses de celles-ci eussent été réduites aux meurtrières
des étages inférieurs, que les beffrois fussent approchés de la
courtine; le chemin de ronde de la courtine étant toujours élevé
au-dessus du sol intérieur, les assaillants qui se précipitaient du
beffroi sur ces chemins de ronde étaient pris en flanc par les
défenseurs qui sortaient des tours voisines comme de réduits, au moment
de l'assaut. C'est en prévision de cette éventualité que les tours, bien
qu'elles interceptent la communication d'un chemin de ronde à l'autre,
possèdent des portes donnant directement sur ces chemins de ronde et
permettant aux postes des tours de se jeter sur les flancs de la colonne
d'assaut.

Voici (fig. 18) une des tours de l'enceinte extérieure de Carcassonne,
bâtie par saint Louis, qui remplit exactement ce programme. C'est la
tour sur le front nord, dite de la Porte-Rouge. Cette tour possède deux
étages au-dessous du crénelage. Comme le terrain s'élève sensiblement de
_a_ en _b_, les deux chemins de ronde des courtines ne sont pas au même
niveau; le chemin de ronde _b_ est à 3 mètres au-dessus du chemin de
ronde _a_. En A, est tracé le plan de la tour au-dessous du terre-plein;
en B, au niveau du chemin de ronde _d_; en C, au niveau du crénelage de
la tour qui arase le crénelage de la courtine _e_. On voit en _d_ la
porte qui, s'ouvrant sur le chemin de ronde, communique à un degré qui
descend à l'étage inférieur A, et en _c_ la porte qui, s'ouvrant sur le
chemin de ronde plus élevé, communique à un second degré qui descend à
l'étage B. On arrive du dehors au crénelage de la tour par le degré _g_.
De plus, les deux étages A et B sont en communication entre eux par un
escalier intérieur _hh'_, pris dans l'épaisseur du mur de la tour. Ainsi
les hommes postés dans les deux étages A et B sont seuls en
communication directe avec les deux chemins de ronde. Si l'assiégeant
est parvenu à détruire les hourds et le crénelage supérieur, et si
croyant avoir rendu l'ouvrage indéfendable, il tente l'assaut de l'une
des courtines, il est reçu de flanc par les postes établis dans les
étages inférieurs, lesquels, étant facilement blindés, n'ont pu être
bouleversés par les projectiles des pierrières ou rendus inhabitables
par l'incendie du comble et des hourds. Une coupe longitudinale faite
sur les deux chemins de ronde de _c_ en _d_ permet de saisir cette
disposition (fig. 19). On voit en _e'_ la porte de l'escalier e, et en
_d'_ la porte de l'escalier _d_ (du plan). Cette dernière porte est
défendue par une échauguette _f_, à laquelle on arrive par un degré de
six marches. En _h'_, commence l'escalier qui met en communication les
deux étages A et B. Une couche de terre posée en _k_ empêche le feu, qui
pourrait être mis aux hourds et au comble _l_ par les assiégés, de
communiquer aux deux planchers qui couvrent ces deux étages A et B.

La figure 20 donne la coupe de cette tour suivant l'axe perpendiculaire
au front. En _d''_, est la porte donnant sur l'escalier _d_. Les hourds
sont posés en _m_. En _p_, est tracé le profil de l'escarpement avec le
prolongement des lignes de tir des deux rangs de meurtrières des étages
A et B.

Il n'est pas besoin de dire que les hourds battent le pied _o_ de la
tour.

Une vue perspective (fig. 21), prise du chemin militaire entre ces deux
enceintes (point X du plan), fera saisir les dispositions intérieures de
cette défense. Les approvisionnements des hourds et chemins de ronde de
la tour se font par le créneau _c_ (du plan C), au moyen d'un palan et
d'une poulie, ainsi'que le fait voir le tracé perspectif.

Ici la tour ne commande que l'un des chemins de ronde (voy. la coupe,
fig. 19). Lors de sa construction sous saint Louis, elle commandait les
deux chemins de ronde; mais sous Philippe le Hardi, lorsqu'on termina
les défenses de ia cité de Carcassonne, on augmenta le relief de
quelques-unes des courtines, qui ne paraissaient pas avoir un
commandement assez élevé. C'est à cette époque que le crénelage G fut
remonté au-dessus de l'ancien crénelage H, sans qu'on ait pris la peine
de démolir celui-ci; de sorte qu'extérieurement ce premier crénelage H
reste englobé dans la maçonnerie surélevée. En effet, le terrain
extérieur s'élève comme le chemin militaire de _a_ en _b_ (voy. le
plan), et les ingénieurs, ayant cru devoir adopter un commandement
uniforme des courtines sur l'extérieur, aussi bien pour l'enceinte
extérieure que pour l'enceinte intérieure, on régularisa vers 1285 tous
les reliefs. Il faut dire aussi qu'à cette époque, on ne donnait plus
guère aux tours un commandement important qu'aux angles des forteresses
ou sur quelques parties où il était nécessaire de découvrir les dehors.

Pour les grands fronts, les tours flanquantes n'ont pas de commandement
sur les courtines, et cette disposition est observée pour le grand front
sud de l'enceinte intérieure de Carcassonne, rebâti sous Philippe le
Hardi.

La cité de Carcassonne est une mine inépuisable de renseignements sur
l'art de la fortification du XIIe au XIVe siècle. Là ce ne sont pas des
fragments épars et très-altérés par le temps et la main des hommes, que
l'on trouve, mais un ensemble coordonné avec méthode, presque intact,
construit en matériaux robustes par les plus habiles ingénieurs des XIIe
et XIIIe siècles, comme étant un point militaire d'une très-grande
importance. Lorsque Carcassonne fut comprise dans le domaine royal, sous
saint Louis, cette place devenait, sur un point éloigné et mal relié aux
possessions de la couronne, une tête de pont garantissant une notable
partie du Languedoc contre l'Aragon.

Toutes les dispositions défensives que l'on trouve encore en France
datant de cette époque, n'ont point l'unité de conception et la valeur
des fortifications de Carcassonne. On comprendra dès lors pourquoi nous
choisissons de préférence nos exemples dans cette place de guerre, qui,
heureusement aujourd'hui, grâce aux efforts du gouvernement, à l'intérêt
que la population de Carcassonne apporte à cette forteresse, unique en
Europe, est préservée de la ruine qui si longtemps l'a menacée.

La disposition de la dernière tour de l'enceinte extérieure que nous
venons de donner est telle, que cet ouvrage ne pouvait se défendre
contre l'enceinte intérieure; car, non-seulement cette tour est dominée
de beaucoup, mais elle est, à l'intérieur, nulle comme défense.

Tous les ouvrages de cette enceinte extérieure sont dans la même
situation, bien que variés dans leurs dispositions, en raison de la
nature du sol des dehors et des besoins auxquels ils doivent satisfaire.
Il n'est qu'un point où l'enceinte extérieure est reliée à la défense
intérieure au moyen d'une tour bâtie à cheval sur le chemin militaire
qui sépare les deux fronts. C'est un ouvrage sur plan rectangulaire,
posé en vedette, flanquant à la fois les courtines extérieures, les
lices (chemin militaire) et les courtines intérieures; permettant de
découvrir, sans sortir de la défense intérieure, la montée à la porte de
l'Aude, tout le front jusqu'au saillant occidental de la place défendu
par deux grosses tours _du coin_, et la partie la plus rapprochée du
faubourg de la Barbacane. Cette tour, dite de _l'Évêque_, parce qu'elle
donnait sur le palais épiscopal, est un admirable ouvrage, bâti de
belles pierres de grès dur avec bossages, et dépendant des travaux
terminés sous Philippe le Hardi [85].

En voici (fig. 22) les plans à différents étages. En A, au niveau des
lices ou du chemin militaire entre les deux enceintes,--le crénelage de
l'enceinte extérieure étant en _a_ et la courtine de l'enceinte
intérieure en _b_.--Le premier étage est tracé en B. Du terre-plein de
la cité, on arrive à cet étage par l'escalier _d_, qui monte aux deux
étages supérieurs. Le plan C donne l'étage du crénelage avec son hourd
de face _e_.

On communique du chemin de ronde _g_ au chemin de ronde _h_, en passant
par la porte _i_, montant quelques degrés qui arrivent au niveau de la
salle _k_ et en redescendant par l'escalier à vis. Deux mâchicoulis en
_m_ et _n_ (voy. le plan B) commandent les deux arcs à cheval sur le
chemin militaire.

La figure 23 donne la coupe de cet ouvrage, faite sur la ligne _op_. Le
niveau des lices est en A, le niveau du sol intérieur de la cité en B.
Outre les deux mâchicoulis percés dans les archivoltes des passages P,
on établissait, en temps de guerre, des hourds au deuxième étage,
au-dessus de ces arcs, ainsi que l'indiquent le tracé D et le profil
_d_; hourds auxquels les baies C donnaient accès. Un hourd établi en E,
sur la face de la tour, commandait son pied et flanquait ses angles. Le
profil F donne la coupe sur la courtine intérieure, les lices et la
courtine extérieure. Tous les étages sont mis en communication par les
oeils percés au milieu des voûtes d'arête. Ces oeils permettent aussi
d'approvisionner les étages supérieurs des munitions nécessaires au
service des hourds.

La figure 24 présente la vue perspective de cette tour en dehors de
l'enceinte extérieure, avec les hourds posés partout. On voit que les
meurtrières des crénelages ont leur champ de tir dégagé au-dessous des
hourds, ce qui permet à deux lignes d'arbalétriers ou d'archers de
défendre les ouvrages, puisque les hourds possèdent des meurtrières
au-dessus des mâchicoulis. Les tourelles d'angle, octogones, donnent un
tir divergeant et sont flanquées par les meurtrières des flancs des
hourds. Cette tour a l'avantage d'enfiler le chemin militaire entre les
deux enceintes, de le couper totalement au besoin, et de posséder des
flanquements sur l'escarpe de l'enceinte extérieure. Parfaitement
conservée, bâtie avec des matériaux inaltérables, elle a pu être
utilisée au moyen de travaux peu importants.

Tous les ouvrages entrepris à Carcassonne, sous Philippe le Hardi, ont
un caractère de puissance remarquable, et indiquent de profondes
connaissances dans l'art de la fortification, eu égard aux moyens
d'attaque de l'époque. Les flanquements étant courts, il est impossible
de les mieux combiner. Les garnisons étaient composées alors de gens de
toutes sortes, hommes liges et mercenaires, il fallait se tenir en
défiance contre les trahisons possibles. Ces tours étaient des réduits
indépendants, interceptant le parcours sur les chemins de ronde, même
sur les lices, comme on le voit par l'exemple précédent. Commandées
chacune par un capitaine, la reddition de l'une d'elles n'entraînait pas
la chute des autres. Les gens de la ville ne pouvaient monter sur les
chemins de ronde, qui avaient Sur le terre-plein un relief considérable
et n'étaient mis en communication avec le sol intérieur que par des
escaliers très-rares passant généralement par des postes. Toute
tentative de trahison devenait difficile, chanceuse, parce qu'il
fallait, ou qu'elle pût mettre beaucoup de monde dans la confidence des
moyens à employer, ou qu'elle restât isolée, et par suite promptement
réprimée.

Quelquefois le chemin de ronde de la courtine tourne autour de l'ouvrage
flanquant et contenant un poste; mais alors la tour a tous les
caractères d'un réduit, d'un petit donjon possédant ses moyens de
défense, de retour offensif et de retraite, indépendants. Plusieurs des
tours de l'enceinte intérieure de la cité de Carcassonne sont conçues
suivant ce système. L'une d'elles, dite tour Saint-Martin, est bien
conservée et nous explique clairement cette disposition.

Bâtie sur le front sud, près de la poterne de Saint-Nazaire, la tour
Saint-Martin s'élève de 25 mètres au-dessus du chemin militaire des ces
et de 15m,50 au-dessus du sol de la cité. Elle possède deux étages
inférieurs voûtés et deux étages supérieurs sous le comble, avec
plancher intermédiaire au niveau des hourds. La figure 25 donne en A les
plans superposés des deux étages inférieurs, et en B les plans
superposés des deux étages supérieurs. En examinant ces plans avec
quelque attention, on observera que le cylindre de maçonnerie est plus
épais vers l'extérieur que vers l'intérieur de la cité; en d'autres
termes, que le cercle traçant le vide n'est pas concentrique au cercle
traçant la périphérie de la tour; que cette périphérie qui fait face
à l'extérieur, est renforcée par un éperon C ou bec saillant. Cet éperon
et cette plus forte épaisseur donnée à la maçonnerie ont pour résultat
d'annuler les effets du _bosson_ ou bélier, et de placer l'assaillant
sous le tir direct des flanquements voisins (voyez ARCHITECTURE
MILITAIRE, PORTE). De la ville, on entre dans la tour par la porte P, et
la rampe droite qui monte au premier étage. De ce premier étage, par
l'escalier à vis, on descend à l'étage inférieur et l'on monte aux
étages supérieurs.

L'étage crénelé, et pouvant être muni de hourds, est mis en
communication avec le chemin de ronde des courtines par les deux portes
K et L. Ce chemin de ronde pourtourne l'étage supérieur de la tour du
côté de la ville en G. Une coupe faite sur _ab_ (fig. 26) permet de
saisir facilement ces dispositions. L'étage H renferme une cheminée et
est éclairé par une fenêtre F donnant sur la cité. Les hourds étaient
posés en I, conformément à l'usage. Les meurtrières des deux salles
inférieures sont chevauchées, ainsi que l'indique le plan[86].

Cet ouvrage, comme le précédent, appartient aux constructions de
Philippe le Hardi, et qui datent, par conséquent, des dernières années
du XIIIe siècle.

Quelquefois, à cette époque, pour étendre les flanquements des tours, on
leur donne en plan la forme d'un arc brisé[87]. C'est sur ce plan que
sont bâties quelques-unes des tours du château de Loches.

Les grands engins d'attaque étaient alors perfectionnés: on leur
opposait des murs bâtis en pleine pierre de taille, des merlons épais,
des hourds formés de gros bois; on disposait plusieurs étages voûtés
afin de mettre les postes à l'abri des projectiles lancés en bombe.
Parfois on revenait à la tour carrée comme présentant des flancs plus
étendus et des faces que l'on protégeait par des hourdages
très-saillants et bientôt par des mâchicoulis de pierre.

Les tours d'Aigues-Mortes, bâties par Philippe le Hardi, sont sur plan
quadrangulaire; même plan adopté pour la plus grande partie des tours de
l'enceinte d'Avignon. Il faut dire que tout un front de ces remparts fut
ordonné sous le pape Innocent VI, par Jean Fernandez Heredia, commandeur
de Malte, et que les dispositions adoptées alors furent suivies
successivement, c'est-à-dire de 1350 à 1364[88]. La plupart de ces tours
sont très-saillantes sur la courtine, dont le chemin de ronde passe
derrière elles ou qui se trouve interrompu par les flancs. De plus, ces
tours sont généralement ouvertes à la gorge.

La figure 27 présente le plan d'une de ces tours d'Avignon, à
rez-de-chaussée. Un escalier E, fermé par une porte, permet de monter au
premier étage (fig. 28), qui communique par deux issues avec les chemins
de ronde des courtines Voisines G, H. Un second escalier en
encorbellement monte jusqu'à l'étage crénelé supérieur (fig. 29), percé
de mâchicoulis. Cette tour ne se défend, comme on peut le voir, que par
son sommet. La vue perspective (fig. 30), prise du côté de la ville,
explique complétement le système de défense, et indique les moyens
d'accès aux deux étages. Ouverte à la gorge, elle ne peut être
considérée comme un réduit indépendant, au besoin; cependant les chemins
de ronde des courtines sont interrompus à la façon des tours romaines
dont parle Vitruve. Sa surface étendue permettait de réunir à son sommet
un assez grand nombre de défenseurs. Si l'assaillant parvenait à saper
sa face en K (fig. 27), il était encore possible de défendre la brèche,
soit en remparant la gorge de L en M, soit en accablant les ennemis de
projectiles lancés à travers le grand mâchicoulis ouvert au milieu du
plancher du premier étage. Un comble, que nous avons supposé enlevé,
afin de mieux faire voir le système de défense, était posé sur le vide
supérieur et abritait le plancher du premier étage et le sol du
rez-de-chaussée.

Déjà, au milieu du XIVe siècle, on commençait à faire usage de bouches à
feu. Ces premiers engins, toutefois, n'ayant qu'un faible. calibre et
une portée médiocre, ne pouvaient produire un effet sérieux sur des
màçonneries quelque peu épaisses.

Les anciens grands engins de siége, pierrières, mangonneaux, trébuchets,
envoyant des projectiles de pierre pesant 100 ou 150 kilogrammes, et
quelquefois plus, suivant un tir parabolique, étaient plus redoutables
que les premières pièces d'artillerie. Les projectiles lancés par ces
grands engins ne pouvaient produire d'effet qu'autant qu'ils passaient
par-dessus les défenses et qu'ils retombaient, soit sur les combles des
tours, soit dans les places. Du Guesclin, bien qu'il ne fît pas trop
usage de ces machines de guerre et qu'il préférât brusquer les attaques,
les employa parfois, et lorsqu'il les mit en batterie devant une
forteresse, ce fut toujours pour démoraliser les garnisons par la
quantité de projectiles dont il couvrait les rues et les maisons[89].

Si les défenses étaient très-hautes, les projectiles ne faisaient que
frapper directement leurs parements et ne pouvaient les entamer[90]. Le
trouvère Cuvelier, dans la _Vie de Bertrand du Guesclin_, raconte
comment, au siége du château de Valognes, à chaque pierre que lançaient
les engins des assiégeants, un homme de garde venait frotter les
moellons, par dérision, avec une serviette blanche. Il a le soin de nous
dire aussi, dans le même passage, comment la garnison avait fait blinder
les tours avec du fumier, pour éviter l'effet des projectiles lancés à
la volée:

       «De fiens y ot. on mis mainte grande chartée.»

La grande puissance donnée alors aux engins obligeait les architectes
militaires à surhausser les tours et les courtines. Mais s'il s'agissait
d'une place couvrant une grande superficie, on ne pouvait donner à ces
courtines un relief très-considérable sans de grandes dépenses; aussi
sous Charles V prit-on de nouvelles dispositions. Jusqu'alors on n'avait
songé qu'exceptionnellement à terminer les tours par des plates-formes
propres à recevoir des engins. Ces machines étaient mises en position
sur des plates-formes de bois charpentées intérieurement le long des
courtines, ou même sur le sol, derrière celles-ci, lorsqu'elles
n'avaient qu'un faible relief, ou encore le long des lices, quand les
places possédaient une double enceinte, afin d'éloigner l'assaillant.
Mais quand la première enceinte était prise, il ne s'agissait plus que
de pourvoir à la défense très-rapprochée, et alors les machines de jet
devenaient inutiles, les hourds ou les mâchicoulis suffisaient.

Sous Charles V, disons-nous, on modifia l'ancien dispositif défensif. On
possédait déjà de petites pièces d'artillerie, qui permettaient
d'allonger les fronts, d'éloigner les flanquements par conséquent. On
avait reconnu que les fronts courts avaient l'inconvénient, si les deux
flancs voisins avaient été détruits, de défiler l'assaillant et de ne
lui présenter qu'un obstacle peu étendu, contre lequel il pouvait
accumuler ses moyens d'attaque. Aussi était-ce toujours contre ces
courtines étroites, entre deux tours, que les dernières opérations d'un
siége se concentraient, dès qu'au préalable on était parvenu à ruiner
les défenses supérieures des tours par le feu, si elles se composaient
de hourds, ou par de gros projectiles, si les galeries des mâchicoulis
étaient revêtues d'un manteau de maçonnerie. Vers 1360, les courtines
furent donc allongées; les tours furent plus espacées, prirent une plus
grande surface, eurent parfois des flancs droits,--c'est-à-dire que ces
tours furent bâties sur plan rectangulaire,--et furent couronnées par
des plates-formes. Le château de Vincennes est une forteresse type
conforme à un nouveau dispositif. Le plan bien connu de cette place[91]
présente un grand parallélogramme flanqué de quatre tours rectangulaires
aux angles, d'une tour (porte) également rectangulaire au milieu de
chacun des petits côtés, de trois tours carrées sur l'un des grands
côtés, et par le donjon avec son enceinte sur l'autre.

Les courtines entre les tours ont environ 100 mètres de long, ce qui
dépasse la limite des anciennes escarpes flanquées.

Les tours d'angle sont plantées de telle façon, que leurs flancs sont
plus longs sur les petits côtés du parallélogramme que sur les grands,
afin de mieux protéger les portes.

Voici en A (fig. 31) le plan d'une de ces tours d'angle, à
rez-de-chaussée, c'est-à-dire au niveau du sol de la place. De gros
contre-forts reposant sur un talus montent jusqu'à la corniche
supérieure, qui n'est qu'une suite de larges mâchicoulis. Les trois
étages étaient voûtés, et sur la dernière voûte reposait une plate-forme
dallée, très-propre à recevoir, ou de grands engins, ou des bouches à
feu. Un crénelage protégeait les arbalétriers. En B, est tracé le plan
de cette plate-forme.

La figure 32 donne l'élévation de cette tour sur son grand côté, avec la
courtine voisine. On reconnaît ici que vers la seconde moitié du XIVe
siècle, on revenait aux commandements considérables des tours sur les
courtines, avec l'intention évidente de faire servir ce commandement au
placement d'engins à longue portée. La voûte supérieure, couverte d'un
épais blindage de _cran_[92] sous le dallage, résistait à tous les
projectiles lancés à la volée, en supposant que ces projectiles aient pu
s'élever assez haut pour retomber sur la plate-forme.

La tour ne se défend absolument que du sommet, soit par les engins de
position, soit, contre l'attaque rapprochée, par les crénelages et
mâchicoulis[93].

Il est curieux de suivre pas à pas, depuis l'antiquité, ce mouvement
d'oscillation constant, qui, dans les travaux de défense, tantôt fait
donner aux tours ou flanquements un commandement sur les courtines,
tantôt réduit ce commandement et arase le sommet des tours au niveau des
courtines. De nos jours encore ces mêmes oscillations se font sentir
dans l'art de la fortification, et Vauban lui-même, vers la fin de sa
carrière, après avoir préconisé les flanquements de niveau avec les
courtines, était revenu aux commandements élevés sur les bastions.

C'est qu'en effet, quelle que soit la portée des projectiles, ce n'est
là qu'une question relative, puisque les conditions de tir sont égales
pour l'assiégé comme pour l'assaillant. Si l'on supprime les
commandements élevés, on découvre l'assaillant de moins loin, et on lui
permet de commencer de plus près ses travaux d'approche; si l'on
augmente ces commandements, on donne une prise plus facile à
l'artillerie de l'assiégeant. Aussi voyons-nous, pendant le moyen âge,
et principalement depuis l'adoption des bouches à feu, les systèmes se
succéder et flotter entre ces deux principes[94]. D'ailleurs une
difficulté surgissait autrefois comme elle surgit aujourd'hui.

Le tracé d'une place en projection horizontale peut être rationnel, et
ne plus l'être en raison des reliefs.

Avec les commandements élevés, on peut découvrir au loin la campagne,
mais on enfile les fossés et les escarpes par un tir plongeant qui ne
produit pas l'effet efficace du tir rasant. Il faut donc réunir les deux
conditions.

Nous verrons tout à l'heure comment les derniers architectes militaires
du moyen âge essayèrent de résoudre ce double problème. Le château de
Vincennes n'en est pas moins, pour le temps où il fut élevé, une
tentative dont peut-être on n'a pas apprécié toute l'importance.
L'architecte constructeur des défenses a prétendu soustraire les tours à
l'effet du tir parabolique, en leur donnant un relief considérable, et
il a prétendu utiliser ce commandement, inusité alors, pour le tir des
nouveaux engins à feu, et des grands engins perfectionnés, tels que les
mangonneaux et trébuchets[95].

Sous le règne de Charles V, on ne trouve nulle part, en France, en
Allemagne, en Italie, en Angleterre ou en Espagne, un second exemple de
la disposition adoptée pour la construction du château de Vincennes.
C'est une tentative isolée qui ne fut pas suivie; en voici la raison:
Alors (de 1365 à 1370)[96] on commençait à peine à employer des bouches
à feu d'un assez faible calibre, ou des bombardes de fer courtes,
frettées, propres à lancer des boulets de pierre à la volée, ainsi que
pouvaient le faire les engins à contre-poids. On ne croyait pas que la
nouvelle artillerie à feu remplacerait un siècle plus tard ces machines
encombrantes, mais dont le tir était très-précis et l'effet terrible
jusqu'à une portée de 150 à 200 mètres. L'artillerie à feu usitée vers
la fin du XIVe siècle dans les places consistait en des tubes de fer qui
envoyaient des balles de deux ou trois livres au plus, ou même des
cailloux arrondis. Ces engins remplaçaient avec avantage les grandes
arbalètes, et pouvaient être mis en batterie derrière les merlons des
tours. Il y avait donc intérêt à augmenter le relief de ces tours, car
le tir de plein fouet étant faible, plus on l'élevait, plus il pouvait
causer de dommages aux assiégeants, D'ailleurs, ainsi que nous l'avons
dit tout à l'heure, il était important de soustraire le sommet de ces
tours aux projectiles lancés à la volée par les anciens engins. Les
courtines devaient, relativement, n'avoir qu'un relief moindre, afin de
poster les arbalétriers, qui envoyaient leurs carreaux de but en blanc à
60 mètres environ. Les machines et bouches à feu des plates-formes des
tours couvraient la campagne de gros projectiles dans un rayon de 200
mètres, et tenant ainsi les assiégeants à distance, les courtines se
trouvaient protégées jusqu'au moment où, par des travaux d'approche, les
assaillants arrivaient à la crête du fossé. Dans ce dernier cas, les
arbalétriers des courtines en défendaient l'approche, et ceux des tours
prenaient en flanc les colonnes d'assaut par un tir plongeant. Mais bien
que les progrès de l'artillerie à feu fussent lents, cependant, à la fin
du XIVe siècle, les armées assiégeantes commençaient à mettre des
bombardes en batterie. Celles-ci, couvertes par des épaulements et des
gabionnades, n'avaient pas à redouter beaucoup les rares engins disposés
au sommet des tours, concentraient leur feu sur les courtines
relativement basses, écrêtaient leurs parapets, détruisaient leurs
mâchicoulis, rendaient la défense impossible, et l'assiégeant pouvait
alors procéder par la sape pour faire brèche. Les commandements élevés
des tours devenaient inutiles dès que l'ennemi s'attachait au pied de
l'escarpe. Vers 1400, on changea donc de système, on éleva les courtines
au niveau des tours; la défense bâtie fut réservée pour l'attaque
rapprochée, et en dehors de cette défense on éleva des ouvrages avancés
sur lesquels on mit les bouches à feu en batterie. Celles-ci furent donc
réservées pour garnir ces ouvrages bas, étendus, battant la campagne, et
la forteresse ne fut plus qu'une sorte de réduit uniquement destiné à la
défense rapprochée.

Nous voyons, en effet, que les châteaux bâtis à cette époque établissent
les défenses des courtines presque au niveau de celles des tours, ne
laissant à celles-ci qu'un commandement un peu plus élevé, pour la
surveillance des dehors, et que beaucoup de vieilles courtines des XIIIe
et XIVe siècles sont relevées jusqu'au niveau des chemins de ronde des
tours[97]. On renonçait complétement alors à mettre des pièces en
batterie sur ces tours; les plates-formes disparurent pour un temps, et
l'artillerie à feu ne fut employée par la défense que pour balayer les
approches.

Le château de Pierrefonds, bâti entièrement par Louis d'Orléans, nous
fournit à cet égard des renseignements précieux. Non-seulement les
travaux de déblaiement et de restauration entrepris dans cette
forteresse[98] ont permis de reconnaître exactement les dispositions des
tours et courtines, c'est-à-dire de la défense rapprochée, mais ils ont
mis en lumière une suite d'ouvrages avancés, de peu de relief, qui
formaient une zone de défense faite pour recevoir de l'artillerie à feu.
Ces ouvrages expliquent comment les troupes envoyées à deux reprises par
Henri IV, avec de l'artillerie pour prendre ce château, ne purent s'en
emparer, et comment il fallut, sous la minorité de Louis XIII,
entreprendre un siége en règle pour le réduire.

Ces observations feront comprendre pourquoi les tours de Vincennes, qui
datent du règne de Charles V, possèdent des plates-formes propres à
placer de l'artillerie, et pourquoi elles ont sur les courtines un
commandement considérable, tandis que les tours du château de
Pierrefonds, bâties trente ans plus tard environ, ne présentent aucune
disposition propre à recevoir des bouches à feu, et n'ont sur les
courtines qu'un commandement insignifiant. Nous voyons qu'à partir de
1400, les architectes militaires suivent pas à pas les progrès de
l'artillerie à feu, tantôt donnant à ces engins un commandement sur la
campagne, tantôt les plaçant à la base des tours et les réservant pour
battre la crête des fossés; tantôt les rendant indépendants des
anciennes défenses conservées, et les employant à retarder les travaux
d'approche au moyen d'ouvrages avancés, de boulevards, de cavaliers,
etc.[99].

La figure 33 donne le plan du rez-de-chaussée de l'une des tours du
château de Pierrefonds[100], au niveau du sol de la cour et au-dessus
des deux étages souterrains par rapport à ce sol. En A, sont des
bâtiments d'habitation adossés aux courtines B. Conformément à la
disposition habituelle, il faut entrer dans la tour occupée par un poste
pour arriver à l'escalier qui monte à tous les étages. La porte du poste
est en _a_. Trois fenêtres éclairent cette salle, auprès de laquelle se
trouvent, en _b_, des latrines. En _c_, est une cheminée.

La coupe sur _fe_ (fig. 34) explique les divers services de cet ouvrage.
Le niveau du chemin de ronde couvert des courtines est en N, et le
crénelage supérieur de ces courtines, à la base des combles des
bâtiments, est au niveau G du chemin de ronde des tours; donc ces tours
n'ont sur les courtines que le commandement GK.

Les quatre étages supérieurs, compris le rez-de-chaussée, sont fermés
par des planchers, mais les deux étages au-dessous du sol de la cour,
qui est en L, sont voûtés. On remarquera même que la voûte V est
couverte par une épaisse couche de blocage qui met celle-ci a l'abri des
incendies ou chutes des parties supérieures.

L'escalier à vis s'arrête au niveau du sol A de la seconde cave, car la
première cave B est un cachot dans lequel on ne descend que par l'oeil
percé au milieu de la voûte ellipsoïde construite par assises
horizontales posées en encorbellement. On ne peut douter que cette cave
n'ait été destinée à servir de cachot, de _chartre_, puisqu'elle possède
une niche avec siége d'aisances C et petite fosse.

Le sol des lices, ou du chemin militaire extérieur, est, le long de
cette tour, au niveau P.

Le cachot B ne reçoit ni air ni lumière de l'extérieur. On observera que
la maçonnerie du cylindre, au niveau P, a 5m,20 d'épaisseur (16 pieds),
et que derrière les parements, intérieur et extérieur, en pierres
d'appareil, cette maçonnerie est composée d'un blocage bien lité de gros
moellons de caillasse d'une extrême dureté [101]. Il n'était donc pas
aisé de saper un ouvrage ainsi construit, défendu par la ceinture des
mâchicoulis du chemin de ronde G. Cet ouvrage date de 1400. Nulle trace
de plates-formes supérieures pour mettre de la grosse artillerie en
batterie. Les bombardes, les passe-volants, veuglaires, basilics,
coulevrines, étaient placés sur les ouvrages extérieurs, c'est-à-dire
sur la crête du plateau qui sert d'assiette au château, de manière à
battre les vallons environnants. Les chemins de ronde supérieurs
n'étaient occupés, au moment de la construction du château de
Pierrefonds, que par des arbalétriers ou des archers contre l'attaque
rapprochée.

Cependant, du jour que les assiégeants possédaient des pièces
d'artillerie d'un assez gros calibre pour pouvoir battre les ouvrages
extérieurs et éteindre leur feu, il fallait que la défense dernière, le
château, pût opposer du canon aux assaillants. Les architectes
s'ingénièrent donc, dès l'époque de la guerre contre les Anglais, à
trouver le moyen de placer des bouches à feu sur les tours[102]. Pour
obtenir ce résultat, on donna il celles-ci moins de relief, on augmenta
l'épaisseur de leurs parois cylindriques, on les voûta pour porter une
plate-forme; ou bien, conservant l'ancien système de la défense
supérieure du XIVe siècle, destinée aux arbalétriers, on perça des
embrasures pour du canon à la base de ces tours, si elles étaient bâties
sur un lieu escarpé, afin de battre les approches [103].

Il faut dire qu'alors les bouches à feu, qui envoyaient des projectiles
de plein fouet, n'avaient qu'un faible calibre; ces engins projetaient
des balles de plomb, mais plus souvent des pyrites de fer ou de petites
sphères de grès dur. Ces derniers projectiles ne pouvaient avoir une
longue portée. Quant aux grosses bouches à feu réservées pour les dehors
ou les plates-formes des tours, elles n'envoyaient guère, pendant le
cours du XVe siècle, que des boulets de pierre à la volée, c'est-à-dire
suivant une parabole. Les artilleurs d'Orléans, au moment du siége, en
1428, possédaient cependant des canons envoyant des balles de plein
fouet à 600 mètres [104]; ces canons furent tous placés sur les
anciennes tours ou sur des boulevards [105]; quant aux courtines, elles
étaient garnies de mâchicoulis et de hourdis de maçonnerie ou de bois.
Pendant long temps, en effet, l'artillerie à feu est mise en batterie
sur les tours pour commander les approches, ou à la base Des tours pour
enfiler les fossés, protéger les courtines, qui ne se défendent que
contre l'attaque rapprochée à l'aide des anciennes armes. Ainsi le rôle
des tours, à la fin du moyen âge, au lieu de diminuer, prend plus
d'importance. Moins rapprochées les unes des autres, puisqu'elles sont
munies d'engins à longue portée, elles se projettent davantage en dehors
des courtines afin de les mieux flanquer; elles s'en détachent même
parfois presque entièrement, surtout aux saillants; elles étendent
considérablement leur diamètre, elles renforcent leurs parois et sont
casematées. Souvent même la batterie supérieure, au lieu d'être
découverte, est blindée au moyen d'une carapace de maçonnerie et de
terre. Nous ne pourrions dire si cette innovation des batteries
supérieures blindées est due à la France, à l'Allemagne ou à l'Italie.
Francesco di Giorgio Martini, architecte de Sienne, qui vivait au milieu
du XVe siècle, donne plusieurs exemples de ces tours avec batteries
supérieures blindées dans son _Traité de l'architecture militaire_[106].
Nous avons trouvé, en France, des traces de ces couvertures dans des
ouvrages en forme de tours protégeant des saillants[107], ce qui
n'interdisait pas l'emploi des anciens mâchicoulis et crénelages.

Voici (fig. 35) un exemple de ces sortes de tours. En A est tracé le
plan de l'ouvrage au niveau du sol de la place. La salle D est percée
d'embrasures pour trois pièces de canon; un escalier, ouvert au centre
de cette salle, permet de descendre dans le _moineau_ C', dont le plan
est détaillé en C[108]. La salle D, voûtée, est ouverte du côté de la
place, tant pour aider à la défense que pour laisser échapper la fumée.
La tour est munie d'un parapet crénelé avec mâchicoulis en forme de
pyramides renversées pour faciliter le tir de haut en bas et mieux
protéger le talus. Sur la plate-forme est établie une batterie casematée
avec quatre embrasures, ainsi que l'indique le plan B. Ces embrasures
commandent les dehors par-dessus la crête des merlons. Une traverse en
maçonnerie E garantit les hommes postés derrière le parapet des coups
d'enfilade et de revers. La voûte de la batterie et celle du moineau
sont couvertes de _cran_ et de terre battue et gazonnée. Le système
défensif de cette tour est facile à comprendre. La batterie basse, avec
les deux pièces _a_, enfile les courtines, bat le fossé; et flanque les
tours voisines; avec sa pièce _b_ elle défend la contrescarpe du fossé
en face du point mort. La batterie haute protége les dehors; le moineau
empêche le passage du fossé; les crénelages et mâchicoulis protégent la
base de l'ouvrage contre l'attaque rapprochée et la sape.

L'incertitude qui apparaît dans les ouvrages défensifs de la seconde
moitié du XVe siècle est ici évidente. On n'ose pas abandonner
entièrement la forme et la destination de l'ancienne tour. Les tours
étaient les parties fortes des places du moyen âge avant l'emploi des
bouches à feu. On ne cherchait point, pendant un siége, à entamer une
forteresse par ses tours, mais par ses courtines. Les architectes
militaires du XVe siècle n'avaient d'autre préoccupation que
d'approprier les tours aux nouveaux engins, de les rendre plus épaisses
pour résister aux coups de l'assaillant et à l'ébranlement causé par
l'artillerie qu'elles devaient contenir, de les garantir contre les feux
courbes et de leur donner un flanquement plus efficace. On voulait leur
conserver un commandement sur les dehors et même sur les courtines, et
l'on craignait, en les élevant, de les exposer trop aux coups de
l'ennemi. On sentait que ces crénelages et ces mâchicoulis étaient,
contre les boulets, une faible défense, facilement bouleversée bien
avant le moment où l'on en avait le plus besoin, et cependant on ne
pensait pas pouvoir les supprimer, tant on avait pris l'habitude de
considérer cette défense rapprochée comme une garantie sérieuse.
Toutefois ce furent ces mâchicoulis et crénelages qui disparurent les
premiers dans les défenses fortement combinées vers la fin du XVe
siècle. Le crénelage supérieur, destiné à empêcher l'approche, descendit
au niveau du fossé, devint une fausse braie couvrant la base des tours.
Le tir à ricochet n'était pas encore employé. Les batteries de
l'assiégeant ne pouvaient détruire ce qu'elles ne voyaient pas; or la
fausse braie primitive, étant couverte par la contrescarpe du fossé,
restait intacte jusqu'au moment où l'assaillant s'apprêtait à franchir
ce fossé pour s'attaquer aux escarpes et aux tours. Elle devenait ainsi
un obstacle opposé à l'attaque rapprochée, et qui restait debout encore
quand toutes les défenses supérieures étaient écrêtées. Mais déjà, vers
le milieu du XVe siècle, les armées assiégeantes traînaient avec elles
des pièces de bronze sur affûts, qui envoyaient des boulets de
fonte[109]. Ces projectiles, lancés de plein fouet contre les tours,
couvraient les fausses braies d'éclats de pierre et comblaient
l'intervalle qui séparait ces fausses braies de la défense, si l'on
ruinait celle-ci. Les tours à court flanquement et de faible diamètre
devenaient plus gênantes qu'utiles; on songea à les supprimer tout à
fait, du moins à les appuyer par de nouveaux ouvrages disposés pour
recevoir de l'artillerie, indépendamment des boulevards de terre que
l'on élevait en avant des points faibles. Ces nouveaux ouvrages tenaient
au corps de la place. Bâtis à distance d'une demi-portée de canon, ils
affectaient la forme de grosses tours cylindriques, recevaient des
pièces à longue portée à leur sommet pour battre les dehors et enfiler
les fronts et les fossés, à leur pied pour la défense rapprochée et pour
envoyer des projectiles rasants sur les boulevards de terre qui
couvraient les saillants ou les portes[110]. Alors, à la fin du XVe
siècle, le château féodal ne pouvait avoir assez d'étendue pour se
défendre efficacement contre l'artillerie à feu. Le canon acheva la
ruine de la féodalité. Il fallait, pour pouvoir résister à l'artillerie
à feu, des fronts étendus; les villes seules comportaient ce genre de
défenses. Étendant les fronts, il fallait les flanquer. On ne pourvut
d'abord à cette nécessité, indiquée par la nature des choses, qu'au
moyen de boulevards de terre établis en dehors des saillants et des
portes, lesquels boulevards croisaient leurs feux; puis comme il faut,
en toute fortification, que ce qui défend soit défendu, on ne trouva
rien de mieux que d'établir le long des vieilles enceintes, en arrière
des boulevards, de grosses tours ayant assez de relief pour commander
ces boulevards et les dehors par-dessus leurs parapets. Les systèmes
trouvés par les ingénieurs militaires depuis le XVIe siècle jusqu'à nos
jours sont donc en germe dans ces premières tentatives faites à la fin
du XVe siècle en Italie, en France et en Allemagne. Les Allemands,
conservateurs par excellence, possèdent encore des exemples intacts de
ces ouvrages, transition entre l'ancien système de la fortification du
moyen âge et le système moderne. Nuremberg est, à ce point de vue, la
ville la plus intéressante à étudier.

Le plan général de Nuremberg affecte la forme d'un trapèze arrondi aux
angles, possédant un point culminant près de l'un des angles, occupé par
un ancien château. Une double enceinte des XIV et XVe siècles avec tours
carrées flanquantes et large fossé extérieur plein d'eau, avec
contrescarpe, entourait entièrement la cité, traversée par une rivière
dans sa largeur. À chaque angle, Albert Dürer éleva une grosse tour, et
une cinquième auprès du château, sur le point culminant de la ville. Des
portes sont percées dans le voisinage des quatre tours, lesquelles sont
protégées par des ouvrages avancés. Du haut de chacune des cinq tours,
on découvre les quatre autres. Celles de l'enceinte protégent les
saillants, flanquent deux fronts, commandent les portes, enfilent les
lices entre les deux enceintes, et découvrent la campagne par-dessus les
boulevards des portes. Ces tours ont environ 20 mètres de diamètre à 5
mètres du sol, sont bâties en _fruit_ par assises de grès dur, avec
bossages en bas et près du sommet. Au rez-de-chaussée elles possèdent
une chambre voûtée, mais tracée de manière à laisser à la maçonnerie une
épaisseur considérable du côté extérieur (voyez le plan, fig. 36[111]).
L'intérieur de la ville est en A; en B sont les lices, entre la porte de
l'enceinte extérieure et celle C de l'enceinte intérieure; la poterne D
permet de descendre dans le fossé. En _a_ est pratiqué un large
mâchicoulis qui défend l'entrée dans la salle basse, et en _b_ un oeil
carré, ouvert dans la voûte, met le premier étage, également voûté, en
communication avec ce rez-de-chaussée. On ne monte à la plate-forme
supérieure que par un escalier pris dans l'épaisseur du mur et partant
du niveau du chemin de ronde des courtines. En _d_ sont deux chambres
avec embrasures pour des pièces d'artillerie. La figure 37 donne la vue
perspective de cette tour[112]. Les remparts datent du XVe siècle;
Albert Dürer n'a bâti, dans cet ouvrage, que la tour et la porte qui s'y
réunit. La salle du premier étage était destinée à loger le poste, car
elle ne possède aucune embrasure.

Sa voûte épaisse porte la plate-forme circulaire supérieure entourée
d'un masque de gros bois de charpente, avec créneaux à volets[113] pour
du canon. Un blindage, également de charpente, reçoit la toiture conique
qui autrefois était surmontée d'une guette[114]. En A nous avons tracé
le profil de cette plate-forme supérieure.

Ces commandements élevés furent rarement adoptés en France à dater de la
fin du XVe siècle. Les ingénieurs français cherchaient plutôt à élargir
les fronts, à étendre le champ de tir, qu'à obtenir des commandements
considérables. Ils préféraient les batteries à barbette à ces batteries
blindées où le service était gêné et où l'on était étouffé par la fumée,
comme dans l'entrepont d'un vaisseau de guerre. D'ailleurs, en supposant
ces tours battues par de l'artillerie, même à grande distance, les feux
convergents de l'ennemi devaient promptement détruire ces masques de
bois qui, pareils à des bordages de gros vaisseaux, n'avaient pas
l'avantage de la mobilité que donne la mer et servaient de points de
mire. Si longue que fût la portée des pièces mises en batterie sur la
plate-forme, ces pièces ne pouvaient opposer qu'un tir divergent à
l'artillerie de l'assiégeant et recevaient dix projectiles pour un
qu'elles envoyaient[115].

Quelques tentatives en ce genre furent cependant faites de ce côté-ci du
Rhin, mais les tours françaises du commencement du XVIe siècle ont un
plus grand diamètre, moins de hauteur et étaient couronnées par des
batteries à barbette avec gabionnades, ou par des caponnières, comme
celle présentée dans l'exemple précédent. Le plus souvent on fit de ces
tours de véritables porte-flancs, c'est-à-dire qu'on leur donna, en plan
horizontal, la forme d'un fer à cheval, et leurs batteries supérieures
ne dépassèrent guère le niveau de la crête des courtines (fig. 38).

Il y a toujours un avantage cependant, pour l'assiégé, à obtenir des
commandements élevés, ou tout au moins des guettes qui permettent de
découvrir au loin les travaux d'approche de l'assiégeant, à établir sur
les bastions retranchés des réduits à cheval sur le fossé du
retranchement, de manière à rendre l'occupation du bastion difficile.
C'est ce besoin qui explique pourquoi on maintint si tard les vieilles
tours des places du moyen âge en arrière des bastions ou des demi-lunes;
pourquoi Vauban, dans sa troisième manière, tenta de revenir à ces tours
dominant les bastions, et pourquoi aussi Montalembert fit de ces tours
dominantes en capitales un des principes de son système défensif. De nos
jours et depuis les progrès merveilleux de l'artillerie, la question est
de nouveau posée, d'autant que ces tours peuvent servir de traverses
pour garantir les défenseurs des coups de revers et défier les effets du
tir en ricochet. La difficulté est de recouvrir ces tours d'une cuirasse
capable de résister aux projectiles modernes, car, si épaisse que soit
leur maçonnerie, celle-ci serait bientôt bouleversée par les gros
boulets creux de notre artillerie, et un de ces projectiles pénétrant
dans une casemate y causerait de tels désordres, que la défense
deviendrait impossible. Ce n'est donc pas seulement la cuirasse qu'il
s'agit de trouver, mais aussi, pour les embrasures, un masque qui arrête
complétement le projectile de l'ennemi, tout en permettant de pointer
les pièces.

Il existe encore un exemple à peu près intact du système défensif de
transition où l'emploi des tours (non point d'anciennes tours
conservées, mais des tours construites pour recevoir de l'artillerie à
feu) entre dans le plan général d'une place forte suivant une donnée
méthodique: c'est la place de Salces, commencée en 1497 et terminée vers
1503 environ, sous la direction d'un ingénieur nommé Ramirez.

Voisine de Perpignan, la place de Salces est située entre l'étang de
Leucate et les montagnes; elle commande ainsi le passage du Roussillon
en Catalogne. Bâtie avec un grand soin, elle consiste en un
parallélogramme flanqué aux angles de quatre tours. Deux demi-lunes
couvrent deux des fronts. Un donjon occupe le troisième, et une
demi-lune forme saillant sur un des angles. Les ouvrages sont casematés;
les tours et demi-lunes couronnées par des plates-formes pour recevoir
de l'artillerie. De petites bouches à feu étaient en outre mises en
batterie dans les étages inférieurs des tours pour enfiler les fossés.
Les ouvrages que nous désignons comme des demi-lunes sont de véritables
tours isolées porte-flancs, ouvertes à la gorge et réunies aux casemates
des courtines par des caponnières, ou galeries couvertes, percées
d'embrasures pour de la mousqueterie[116]. Un fossé de 15 mètres de
largeur environ sur 7 mètres de profondeur circonscrit tout le château.
Ce fossé, qui peut être inondé jusqu'au niveau de la cour du château et
même au-dessus, est mis en communication avec le château par des
poternes étroites. En outre, d'autres issues ouvertes dans la
contrescarpe donnaient vraisemblablement sur les dehors, car dans la
légende jointe au plan du château de Salces donné par le chevalier de
Beaulieu[117], on lit: «Il y a plus de logement soubs terre, dans ce
château, qu'il n'y en a dehors; car il est casematé et contre-miné
partout, et l'on passe par dessoubs les fossés pour aller dans les
dehors...» On ne passait certainement pas _sous la cunette_ des fossés
qui étaient inondés, mais on passait au fond du fossé, dans des galeries
casematées qui communiquaient à un chemin couvert pratiqué derrière la
contrescarpe; chemin couvert dont on retrouve certaines galeries
creusées sur le fossé et de là sur les dehors, protégés par des ouvrages
de terre avancés.

Mais ce qui donne à l'étude des tours du château de Salces un intérêt
marqué, c'est la manière dont elles sont disposées pour abriter les
défenseurs. En effet, la place de Salces, barrant la route entre l'étang
de Leucate et les derniers contre-forts des Corbières, est dominée par
ces hauteurs. Les tours, les courtines, les demi-lunes sont soumises à
des vues de revers et d'enfilade.

C'est en exhaussant les parapets des tours du côté dangereux et en
établissant à la gorge des tours opposées des parados, que l'ingénieur a
couvert les plates-formes. L'exhaussement des parapets du côté de la
montagne met les embrasures à couvert, tandis que celles du côté opposé
sont à ciel ouvert.

La figure 39 présente à vol d'oiseau la perspective d'une de ces tours.
On voit en A le parapet exhaussé défilant les canonniers et les pièces
placés sur la plate-forme, ainsi que le ferait un cavalier ou une
traverse. Les courtines, construites seulement pour de la mousqueterie,
ne sont pas munies d'embrasures, mais possèdent une banquette B et
relèvent leurs parapets en face des terrains élevés qui ont des vues sur
le château. Des échauguettes C occupent les angles rentrants des tours
avec les courtines, et peuvent recevoir des arquebusiers dont le tir
flanque les escarpes. De plus, de petites pièces placées dans des étages
voûtés et suffisamment aérés enfilent les fossés à la base et vers le
sommet des talus des tours.

La figure 40 donne la perspective d'une des demi-lunes avec son parapet
relevé en E pour couvrir la plate-forme contre les vues d'enfilade des
hauteurs voisines. On observera, dans cette figure, le bec saillant qui
renforce la demi-lune sur sa face, et qui couvre une partie de l'angle
mort dont l'assiégeant pourrait profiter, car ces demi-lunes sont
incomplétement flanquées par les tours d'angle.

Les plates-formes ne sont pas assez spacieuses pour pouvoir garnir à la
fois toutes les embrasures par de grosses pièces de canon. L'ingénieur
comptait, ou ne mettre en batterie que des fauconneaux, ou changer les
pièces de place au besoin.

«De grandes précautions sont prises contre la mine, dit M. le capitaine
Ratheau[118]; une galerie règne le long des quatre courtines, en avant
des souterrains, et de distance en distance sont des amorces de galerie
d'écoute ingénieusement disposées.»

TOURS-RÉDUITS _tenant lieu de donjons ou dépendant de donjons._--Les
plus anciens donjons ne sont guère que de grosses tours voisines de l'un
des fronts du château féodal, commandant les dehors du côté attaquable
et tous les ouvrages de la forteresse, avec sortie particulière sur les
dehors et porte donnant dans la cour du château (voyez ARCHITECTURE
MILITAIRE, CHÂTEAU, DONJON). Mais certaines places fortes possédaient
des réduits qui doivent être plutôt considérés comme des tours
dominantes et indépendantes que comme des donjons. Puis, vers la fin du
XIIIe siècle, les donjons devenant de véritables logis, renfermant les
services propres à l'habitation, sont renforcés souvent de tours
formidables qui commandent les dehors, protégent ces logis et deviennent
au besoin des réduits pouvant tenir encore, si le donjon était en partie
ruiné par la sape ou l'incendie.

On voit encore à Compiègne les restes d'une grosse tour du commencement
du XIIe siècle, voisine de l'ancien pont sur lequel passa Jeanne Darc le
jour où elle fut prise par les Anglais, et qui est un de ces ouvrages
servant de réduit le long d'une enceinte. À Villeneuve-sur-Yonne il
existe également, sur le front opposé à la rivière, une grosse tour
cylindrique indépendante, qui servait de réduit et commandait la
campagne. Cette tour appartient au XIIIe siècle. Le château de
Carcassonne possède, sur le front qui fait face au dehors, du côté de la
Barbacane et de l'Aude, deux tours sur plans quadrangulaires presque
juxtaposées, qui tenaient lieu de donjon; ces tours datent du XIIe
siècle et furent encore surélevées à la fin du XIIIe (voyez ARCHITECTURE
MILITAIRE, fig. 12 et 13). Le château (palais) des papes, à Avignon, ne
possède pas, à proprement parler, de donjon, mais plusieurs
tours-réduits qui commandent les dehors et la forteresse et qui datent
du XIVe siècle. Il est donc nécessaire de distinguer, dans cet article,
les tours-réduits tenant à des enceintes, des tours-réduits tenant à des
châteaux et des tours tenant à des donjons. Nous nous occuperons d'abord
des premières.

C'est encore à l'enceinte de la cité de Carcassonne qu'il faut recourir
pour trouver les exemples les mieux caractérisés de ces tours, sortes de
donjons appuyant un front. Le long de la première enceinte de cette
cité, vers le sud-est, il existe une grosse tour cylindrique presque
entièrement détachée de cette enceinte, et qui a nom, tour de la Vade ou
du Papegay[119]. Elle est bâtie sur un saillant et en face de la partie
la plus élevée du plateau qui, de ce côté, fait face aux remparts. Sa
base est flanquée par un redan de la courtine et par la tour que nous
avons donnée dans cet article[120]. Elle domine de beaucoup les
alentours, est complétement fermée, et n'était commandée que par la tour
qui, derrière elle, appartient à l'enceinte intérieure. Elle renferme
cinq étages, dont trois sont voûtés. Son crénelage supérieur était, en
cas de guerre, garni de hourds[121]. Le sol de l'étage inférieur est un
peu au-dessus du niveau du fond du fossé. Cet étage inférieur possède un
puits.

Nous donnons les plans des étages de cette tour figure 41.

L'étage A est à rez-de-chaussée pour le chemin militaire des lices L,
entre les deux enceintes de la cité. Le chemin de ronde des courtines de
l'enceinte extérieure est en _c_, le fossé en F. De la route militaire
L, on monte sur le chemin de ronde par un degré d'une dizaine de marches
_d_, puis on se trouve en face de l'unique porte de la tour _e_ qui
donne entrée dans la salle voûtée S. En prenant l'escalier _f_, on
descend à l'étage inférieur B, également voûté. Cet escalier débouche en
_g'_. Une trémie, établie de _g'_ en _g_, permet de monter, au moyen
d'un treuil de l'eau ou des provisions au niveau du sol du
rez-de-chaussée. Le puits est en _p_. Cette cave n'est éclairée que par
deux soupiraux relevés _i_. De la salle du rez-de-chaussée S, en prenant
l'escalier _k_, on monte à la salle du premier étage S', où l'on
débouche en _l_. Cette salle S', voûtée, possède une cheminée _m_ et est
éclairée pàr quatre meurtrières et une baie relevée. De cette salle S'',
en prenant l'escalier _n_, on monte à la salle du second étage S'',
couverte par un plancher; cet escalier débouche en _o_. En reprenant le
degré _q_, on arrive au crénelage supérieur. Ce second étage possède
quatre fenêtres et des latrines en _t_. On remarquera que la salle du
rez-de-chaussée S est percée de sept meurtrières qui enfilent la crête
de la contrescarpe du fossé. Si nous faisons une section sur _ab_, et
que nous prenions la partie de cette section du côté des lices, nous
obtenons la coupe figure 42, coupe qui permet de se rendre compte de la
disposition de toutes les issues des escaliers. Le niveau du fond du
fossé est en N et les niveaux des crénelages des courtines en R. En E
est tracé le plan du crénelage supérieur, au sol duquel on arrive par
l'escalier _h_. Des hourds étaient disposés tout autour de ce crénelage,
ainsi que nous l'avons indiqué partiellement en VV'. Par les fenêtres
_rr_ (voyez en D, fig. 41), le poste enfermé dans la tour voyait les
parties supérieures de l'enceinte intérieure et communiquait ou recevait
des avis. Trente hommes pouvaient facilement loger dans cette tour, y
amasser des provisions pour longtemps, avoir de l'eau et faire la
cuisine. C'était donc un réduit se défendant encore si l'enceinte
extérieure tombait au pouvoir de l'assiégeant. La seule entrée, étroite,
était barricadée et fermée avec des barres épaisses.

La tour du Trésau, de la même cité de Carcassonne, attachée à l'enceinte
intérieure et qui dépend des ouvrages dus à Philippe le Hardi, est aussi
un réduit. Nous donnons cette belle tour à l'article CONSTRUCTION fig.
149, 150, 151, 152, 153 et 154.

La tour du Trésau domine de beaucoup les courtines, et, de plus, elle
est munie de deux guettes qui permettaient de découvrir tous les abords
de la cité de ce côté, le château, la tour du coin ouest au saillant
opposé, et tout le front du nord (voyez le plan de la cité, ARCHITECTURE
MILITAIRE, fig. 11[122]).

Il serait superflu de fournir un grand nombre d'exemples de ces tours,
qui ne diffèrent des tours flanquantes fermées que par leur hauteur et
leur diamètre relativement plus fort. Les enceintes bien défendues
possédaient toujours un certain nombre de tours-réduits plus ou moins
considérable, en raison de leur étendue; quelques enceintes d'un
développement peu considérable n'en possédaient parfois qu'une seule.
Telle est l'enceinte de Villeneuve-sur-Yonne. Cette tour remplaçait
alors le château et était entourée d'une chemise. Les tours dépendant de
châteaux et tenant lieu de donjons présentent, au contraire, comme les
donjons eux-mêmes, une grande variété de formes. Les unes sont
indépendantes, peuvent au besoin s'isoler, possèdent une chemise, ont
leur porte relevée au-dessus du sol extérieur; les autres sont comme le
réduit du donjon et y tiennent par un point: elles sont au donjon ce que
celui-ci est au château. Il ne faut pas perdre de vue la véritable
fonction du donjon, qui est l'habitation du seigneur; or il est fort
rare de trouver des donjons qui, comme ceux du Louvre et de Coucy, ne se
composent que d'une grosse tour sans aucune dépendance. Nous voyons que
les donjons normands, par exemple ceux du Berry, du Poitou, consistent
habituellement, jusqu'au XIIIe siècle, en un gros logis quadrangulaire
divisé à chaque étage en deux salles. Ce donjon était toujours
l'habitation seigneuriale. Les donjons du Louvre et de Coucy sont des
exceptions, et ne servaient de logis seigneurial qu'en temps de guerre
(voy. DONJON).

Dans tous les châteaux de quelque importance, il est une partie plus
forte, dont les murailles sont plus épaisses, qui domine les autres
ouvrages; partie qui est réellement le donjon. Ou ce donjon est renforcé
d'une tour plus haute et plus forte que les tours de flanquements; ou
bien, à côté de la partie du château qui était le plus spécialement
réservée à l'habitation du seigneur, est une tour isolée qui devient, en
cas de siége, le réduit dans lequel le seigneur se retire avec ses
fidèles, sa famille et ce qu'il possède de plus précieux. Enfermé dans
cette tour, il surveille les dehors (car ces ouvrages sont élevés sur le
point le plus accessible); il contient sa garnison et peut soutenir un
second siége lorsque le château proprement dit est pris. Si le château
n'occupait pas une assez grande surface de terrains propres à recevoir
des bâtiments pour les gens de la garnison, une cour, un logis pour le
seigneur ou donjon complet, s'il avait peu d'étendue, en temps ordinaire
le seigneur et les siens occupaient le logis; en temps de guerre, il
appelait les hommes liges, ceux qui lui devaient le service militaire,
il recrutait des gens de guerre soldés, et se retirait, lui et ses
proches, dans une tour, la plus forte, qui devenait ainsi le donjon.
Nous trouvons la trace bien évidente de cet usage jusqu'au XIVe siècle,
dans les places fortes intéressantes, mais petites, de la Guyenne. Plus
anciennement, dans des châteaux de l'Île-de-France d'une médiocre
étendue, nous pouvons également reconnaître cette disposition. À peine
si les caractères effacés de notre siècle nous permettent de comprendre
la vie, en temps de guerre, d'un seigneur possesseur de fiefs
considérables et d'une belle et grande habitation seigneuriale; mais
combien nous sommes loin de nous représenter exactement l'énergie morale
et physique de ces châtelains possesseurs de forteresses peu étendues,
et dans lesquelles, cependant, ils n'hésitaient pas, au besoin, à se
défendre contre des voisins dix fois plus puissants qu'eux. Dans ces
places resserrées, le châtelain, entouré d'un petit nombre de vassaux
sur la fidélité desquels il pouvait toujours compter, s'enfermait dans
la tour maîtresse, et de là devait pourvoir à la défense extérieure,
prévoir les trahisons, et inspirer assez de crainte et de respect à sa
garnison pour qu'elle ne fût pas tentée de l'abandonner. Alors (ce fait
se présentait-il souvent) le châtelain et quelques fidèles, les ponts
coupés, les herses baissées, les portes et fenêtres barricadées, enclos
dans ce dernier refuge, se défendaient à outrance jusqu'à ce que les
vivres vinssent à manquer.

Ce système de réduit, propre à une défense extrême, est adopté d'une
manière absolue dans la grosse tour éventrée du château de Montépilloy,
près de Senlis. D'un côté, cette tour donnait sur la baille du château,
de l'autre sur le château lui-même, qui avait peu d'étendue[123]. Nous
parlons ici du château tel qu'il existait au XIIe siècle avant les
adjonctions et modifications que lui fit subir Louis d'Orléans.

Nous donnons (fig. 43) le plan du premier étage de cette tour, au niveau
duquel s'ouvrait la seule poterne donnant entrée dans l'intérieur. En A
est la porte qui permet de descendre, par un escalier voûté, dans
l'épaisseur du cylindre, à l'étage inférieur; en B, la porte qui, par un
long degré, également voûté, donne accès au second étage en C, et à la
chambre D de la herse et du mâchicoulis de la poterne. En continuant
l'ascension par le degré, on arrive au troisième étage. La poterne P est
donc relevée au-dessus du sol extérieur de toute la hauteur du
rez-de-chaussée. On n'y arrive que par une passerelle de bois facile à
détruire. Cette poterne était fermée au moyen d'une grille, d'une herse,
d'un mâchicoulis et d'un vantail barré. Une petite chambre E, propre à
contenir deux hommes, est percée d'une meurtrière oblique qui enfile le
tablier de la passerelle. Ce tablier était percé d'une trappe, par
laquelle, au moyen d'une échelle, on descendait, défilé par la pile du
pont, sur le chemin de ronde de la chemise G. L'intervalle entre cette
chemise et la tour formait donc comme un fossé[124].

La coupe faite sur _ab_ (fig. 44) montre en A la tour de Montépilloy
telle qu'elle existait au XIIe siècle, et en B avec les modifications
qui furent apportées aux défenses, en 1400, dans les parties
supérieures[125]. On voit en C la coupe de la chemise, en P la coupe de
la poterne, et en D celle de la chambre de la herse et du mâchicoulis
au-dessus de cette poterne. On observera que le rez-de-chaussée est
voûté, ainsi que l'étage au-dessus, au moyen d'arcs ogives à section
rectangulaire reposant sur cinq piles. Cette salle voûtée supérieure est
divisée par un plancher, c'est le second étage. Le troisième étage, dans
lequel on débouche par la porte I, est resté tel qu'il était au XIIe
siècle, seulement au XVe siècle on entailla sa muraille sur un point
pour y loger un escalier à vis qui était destiné à monter au quatrième
étage et à l'étage crénelé, avec mâchicoulis, M. La hauteur de
l'ancienne tour ne dépassait pas le niveau N. Alors les hourds H
donnaient une plongée en dehors de la chemise, comme l'indique la ligne
ponctuée. Ce quatrième étage était destiné à l'approvisionnement des
projectiles et à la défense supérieure qui se faisait par une série
d'arcades dont on distingue quelques restes englobés dans la maçonnerie
de 1400; arcades qui mettaient la salle supérieure en communication avec
les hourds. Cette défense n'ayant pas paru avoir un commandement
suffisant, en 1400 on suréleva cet étage à arcades; on le voûta en V, et
l'on établit sur cette voûte une plate-forme avec crénelage et
mâchicoulis M dont la plongée permettait de battre le pied de l'escarpe
de la chemise, ainsi que l'indique, de ce côté, la ligne ponctuée. Il
est clair que les passerelles S qui mettaient la tour en communication
avec le château pouvaient être enlevées facilement. En E est figurée
l'échelle qui, de la trappe de cette passerelle, permettait de descendre
derrière la pile par le chemin de ronde de la chemise.

La figure 45 donne le développement de l'intérieur de la tour de
Montépilloy de _e_ en _f_ (voyez au plan, fig. 43). Les escaliers, pris
aux dépens de l'épaisseur du mur cylindrique, sont indiqués par des
lignes ponctuées. En A est la poterne, et en B, au-dessus, la chambre de
la herse et du mâchicoulis. En C, les arcades qui, de l'étage supérieur,
donnaient sur la galerie des hourds avant la sur-élévation du XVe siècle.

Cette construction est bien faite, en assises réglées de 0m,32 de
hauteur (un pied), et tout l'ouvrage serait intact si l'on n'avait pas
fait sauter à la mine la moitié environ du cylindre. Heureusement la
partie conservée est celle qui présente le plus d'intérêt, en ce qu'elle
renferme les escaliers de la poterne. Naturellement on a fait sauter de
préférence les parties qui regardaient l'extérieur, lorsqu'on a voulu
démanteler le château.

On comprend, quand on visite le château de Montépilloy, pourquoi Louis
d'Orléans jugea nécessaire de surélever la tour et de la terminer par
une plate-forme.

Possesseur du duché de Valois, prétendant faire de ce territoire un
vaste réseau militaire propre à dominer Paris, il était important
d'avoir près de Senlis, sur la route de la capitale, un point
d'observation qui pût découvrir le parcours de cette route depuis sa
sortie de Senlis jusqu'à Crespy. Or, on ne pouvait mieux choisir ce
point d'observation qui, occupé par une garnison sur une hauteur,
permettait de couper le passage à tout corps d'armée débouchant de
Senlis. Cette garnison avait d'ailleurs la certitude d'être soutenue par
les troupes enfermées dans Crespy, Béthisy, Vez et Pierrefonds, si ce
corps d'armée tentait de forcer le passage. Les gens sortis de
Montépilloy n'avaient point à s'inquiéter s'ils étaient coupés eux-mêmes
de leur château, puisqu'ils pouvaient battre en retraite jusqu'à Crespy,
et plus loin encore, en défendant pied à pied la route qui pénètre au
coeur du Valois. Mais pour que ces obstacles fussent efficaces, il
fallait avoir le temps: 1º de se mettre en travers de la route ou sur
ses flancs, au moment où une armée envahissante sortait de Senlis; 2º de
prévenir par des signaux ou des émissaires les garnisons des châteaux de
Crespy et de Béthisy situés chacun à huit kilomètres de Montépilloy,
afin de se faire appuyer sur les flancs.

Or, pour prendre ces dispositions militaires, il était d'une grande
importance de donner à la tour de Montépilloy la hauteur que nous lui
connaissons.

Il faut considérer que l'élévation de ces sortes de tours tenait bien
plus de leur situation stratégique que de leur défense propre. On fait
habituellement trop bon marché des dispositions stratégiques dans les
forteresses du moyen âge. On les étudie séparément, avec plus ou moins
d'attention, mais on tient peu compte de l'appui qu'elles se prêtaient
pour défendre un territoire appartenant à un même suzerain ou à des
seigneurs alliés en vue d'une défense commune, fait qui se présentait
souvent. La fréquence des luttes entre châtelains n'empêchait point
qu'ils ne se réunissent, à un moment donné, contre un envahisseur; et ce
fait s'est présenté notamment lors du voyage de saint Louis dans la
vallée du Rhône pour se rendre à Aigues-Mortes. Ce prince réduisit les
petites forteresses qui commandaient le fleuve, et dont les possesseurs
se défendirent tous contre son corps d'armée, bien que ces châtelains
fussent perpétuellement en guerre les uns avec les autres.

Pour ne parler que d'une contrée qui a conservé un grand nombre de
restes féodaux, le Valois, on remarquera que les postes militaires
éiaient disposés en vue d'une défense commune au besoin, bien avant la
suzeraineté de Louis d'Orléans, et que ce prince ne fit qu'améliorer et
compléter une situation stratégique déjà forte.

Le Valois était borné au nord-ouest et au nord par les cours de l'Oise,
de l'Aisne et de la Vesle, au sud-est par la rivière d'Ourcq, au sud par
la Marne. Il n'était largement ouvert que du côté de Paris, au
sud-ouest, de Gesvres à Creil. Or, le château de Montépilloy est placé
en vedette entre ces deux points, sur la route de Paris passant par
Senlis; il s'appuyait sur le château de Nanteuil-le-Haudouin, sur la
route de Paris à Villers-Cotterets, et qui se reliait au château de
Gesvres, sur l'Ourcq. C'était une première ligne de défense couvrant les
frontières les plus ouvertes du duché. En arrière, était une seconde
ligne de places s'appuyant à l'Oise et suivant le petit cours d'eau de
l'Automne: Verberie, Béthisy, Crespy, Vez, Villers-Cotterets, la
Ferté-Milon sur l'Ourcq, et Louvry au delà. Derrière ces deux lignes,
Louis d'Orléans établit, comme réduit seigneurial, la place de
Pierrefonds, dans une excellente position. Des tours isolées furent
élevées ou d'anciens châteaux augmentés sur les bords de l'Aisne et de
l'Ourcq. Le passage de la Champagne en Valois, entre ces deux rivières,
était commandé par les châteaux d'Ouchy, sur l'Ourcq, et de Braisne, sur
la Vesle, couverts par la forêt de Daule.

Au nord, en dehors du Valois, dans le Vermandois, Louis d'Orléans avait
acheté et restauré la place de Coucy, qui couvrait le cours de l'Aisne.
Tous ces châteaux (Coucy excepté) étaient mis en communication par les
vues directes qu'ils avaient les uns sur les autres au moyen de ces
hautes tours, ou par des postes intermédiaires. C'est ainsi, par
exemple, que le château de Pierrefonds était mis en communication de
signaux avec celui de Villers-Cotterets par la grosse tour de Réalmont,
dont on voit encore les restes sur le point culminant de la forêt de
Villers-Cotterets.

Les expéditions tentées par Louis d'Orléans, et qui n'eurent qu'un
médiocre succès, ne prouveraient pas en faveur des talents militaires de
ce prince, mais il est certain que lorsqu'il résolut de s'établir dans
le Valois de manière à se rendre maître du pouvoir et à dominer Paris,
il dut s'adresser à un homme habile, car ces mesures furent prises avec
une connaissance parfaite des localités et le coup d'oeil d'un
stratégiste. Aussi le premier acte du duc de Bourgogne, après
l'assassinat du duc d'Orléans, fut-il d'envoyer des troupes dans le
Valois, pour mettre la main sur ce réseau formidable de places fortes.

Ainsi donc il ne faut pas confondre le donjon proprement dit, ou
habitation seigneuriale, dernier réduit d'une garnison, avec ces tours
qui, indépendamment de ces qualités, ont été élevées suivant une
disposition stratégique, afin d'établir des communications entre les
diverses places d'une province, et de fournir les moyens à des garnisons
isolées de concerter leurs efforts.

La féodalité en France et en Angleterre possède ce caractère militaire
particulier; caractère que nous ne voyons pas exprimé d'une manière
aussi générale en Allemagne et en Espagne, si ce n'est, dans cette
dernière contrée, par les Maures. Il semble chez nous que ces
dispositions défensives d'ensemble soient dues plus particulièrement au
génie des Normands, qui, au moment de leur entrée sur le sol des Gaules,
comprirent la nécessité de concerter les moyens défensifs pour assurer
leur domination. Aussi ne les voyons-nous jamais perdre du terrain dès
qu'ils ont pris possession d'une contrée; et, de toutes les conquêtes
enregistrées depuis l'époque carlovingienne, celles des Normands ont été
à peu près les seules qui aient pu assurer une possession durable aux
conquérants: la noblesse française profita, pensons-nous, de cet
enseignement, et, malgré le morcellement féodal, comprit de bonne heure
cette loi de solidarité entre les possesseurs d'un pays. L'unité que put
établir plus tard la monarchie avait donc été préparée, en partie, par
un système de défense stratégique du sol, par provinces, par vallées ou
cours d'eau. Philippe-Auguste paraît être le premier qui ait compris
l'importance de ce fait, car nous le voyons rompre méthodiquement ces
lignes ou réseaux de forteresses, en s'attaquant toujours, dans chaque
noyau, avec la sagacité d'un capitaine consommé, à celle qui est comme
la clef des autres; Saint Louis continua l'oeuvre de son aïeul moins en
guerrier qu'en politique.

Quand les Anglais furent en possession de la Guyenne, ils suivirent avec
méthode ce principe de défense, et tous les châteaux qu'ils ont élevés
dans cette contrée ont, indépendamment de leur force particulière, une
assiette choisie au point de vue stratégique. Nous trouvons en Bourgogne
l'influence de la même pensée. Nulle contrée peut-être ne présentait un
système de défense solidaire plus marqué. Les cours d'eau, les passages,
sont hérissés d'une suite de châteaux ou postes dont l'emplacement est
merveilleusement choisi, tant pour la défense locale que pour la défense
générale contre une invasion. Ces points fortifiés se donnent la main
comme le faisaient nos tours de télégraphes aériens; et la preuve en est
que la plupart de ces postes télégraphiques, en Bourgogne, s'établirent
sur les restes des forteresses des XIIIe et XIVe siècles. Considérant
donc les châteaux à ce point de vue, on comprend l'importance des tours
dont nous nous occupons; elles constituaient une défense sérieuse par
elles-mêmes, et assuraient d'autant mieux ainsi la communication entre
les garnisons féodales, leur action commune. Il importait surtout, si
l'un de ces châteaux était pris par trahison ou par un coup de main, que
des hommes dévoués pussent tenir encore quelques jours ou seulement
quelques heures dans ces réduits, du haut desquels il était facile de
communiquer, par signaux, avec les forteresses les plus rapprochées;
car, alors, les garnisons voisines pouvaient, à leur tour, envahir la
place tombée et mettre l'agresseur dans la plus fâcheuse position. C'est
ce qui arrivait fréquemment. En France, les cours d'eau ont un
développement considérable, les bassins sont parfaitement définis; il
s'établissait ainsi forcément, par la configuration même du terrain, de
longues lignes de forteresses solidaires qui préparaient
merveilleusement l'unité d'action en un moment donné. Ce sont là des
vues qui nous semblent n'avoir pas été suffisamment appréciées dans
l'histoire de notre pays, et qui expliqueraient en partie certains
phénomènes politiques que l'on énonce trop souvent sans en rechercher
les causes diverses. Mais toute notre histoire féodale est à faire, et,
pour l'écrire, il serait bon, une fois pour toutes, de laisser de côté
ces lieux communs sur les abus du régime féodal. Il est bien certain que
nous ne pourrons posséder une histoire de notre pays que du jour où nous
cesserons d'apprécier notre passé avec les partis pris qui nous
troublent l'entendement, du jour où nous saurons appliquer à cette étude
l'esprit d'analyse et de méthode que notre temps apporte dans
l'observation des phénomènes naturels, du jour, enfin, où nous
comprendrons que l'histoire n'est pas un réquisitoire ou un plaidoyer,
mais un procès-verbal fidèle et impartial dressé pour éclairer des
juges, non pour faire incliner leur opinion vers tel ou tel système.

Mais laissons là ces considérations un peu trop générales relativement à
l'objet qui nous occupe, et revenons à nos tours.

Parmi ces tours de la Bourgogne dont la destination est bien marquée,
c'est-à-dire qui servaient à la fois de réduits au besoin et de postes
d'observation, il faut citer la tour de Montbard, du sommet de laquelle
on aperçoit la tour du petit château qui domine le village de Rougemont,
sur la Brenne, et le château de Montfort, qui, par une suite de postes,
mettait Montbard en communication avec le château de Semur en Auxois,
sur l'Armançon.

Montbard était un point très-fort; le château occupait un large mamelon
escarpé, de roches jurassiques, à la jonction de trois vallées. De ce
château il ne reste que l'enceinte, et la grosse tour à six pans, qui
occupe un angle de cette enceinte au point culminant, de telle sorte
qu'elle donne directement sur les dehors, au-dessus de roches abruptes.
La figure 46 donne les plans de cette tour, qui date de la fin du XIIIe
siècle. Le rez-de-chaussée A se compose d'une salle dans laquelle on
n'entre que par la porte _a_, percée au niveau du sol du terre-plein; en
_b_ et _c_ sont les deux courtines. L'angle _d_ profite d'une saillie du
rocher et contient des latrines. Un caveau est creusé dans le roc,
au-dessous de cette salle; son orifice est en _e_. La salle basse est
éclairée par deux fenêtres et possède une meurtrière sur les dehors;
elle est voûtée en arcs d'ogive et n'est pas mise en communication avec
les étages supérieurs. On ne peut pénétrer dans la salle du premier
étage que par les chemins de ronde des courtines (voyez en B). L'angle
_g_ est couvert par un talus de pierre; puis, à partir de ce niveau, un
pan coupé _h_ correspond au pan coupé _i_. Le pan coupé _h_ est porté
sur l'arc inférieur _j_. La salle du premier étage est éclairée par deux
fenêtres donnant sur les dehors. Un escalier, pratiqué dans l'épaisseur
du mur, du côté du terre-plein, monte au deuxième étage, semblable en
tout au troisième, dont nous donnons le plan (voyez en C). Ce troisième
étage possède trois fenêtres et deux armoires _k_ qui n'existent pas
dans l'étage du dessous, à cause du passage de l'escalier. Ces pièces
sont voûtées comme le rez-de-chaussée. Un escalier à vis monte à la
plate-forme, dont nous donnons le plan figure 47. Cette plate-forme est
défendue par un crénelage, et, sur chaque face, par un mâchicoulis avec
meurtrière[126].

La figure 48 donne la coupe de cet ouvrage sur la ligne _op_. Des
pinacles, dressés sur le crénelage supérieur, font reconnaître au loin
le sommet de la tour. Le couronnement du donjon de Coucy présente une
disposition analogue[127]. Ces pinacles pouvaient d'ailleurs faciliter
l'intelligence des signaux, puisqu'une bannière posée au droit de tel
pinacle indiquait un mouvement de l'ennemi, ou les dispositions prises
par la garnison, ou la nature des secours qu'elle attendait.

La porte A de l'étage inférieur était masquée par le terre-plein du
château, dont le niveau s'élevait au-dessus de son linteau. Les
défenseurs préposés à la garde de la tour, postés dans les étages
supérieurs, commandaient les deux courtines, et tous les efforts d'un
assaillant qui, après s'être emparé du château, aurait cherché à
pénétrer dans l'étage inférieur de la tour,--ce qui était difficile,
puisque sa porte est percée dans un angle rentrant,--n'auraient abouti
qu'à le faire tomber dans une véritable souricière, puisque cet étage
n'a pas de communication avec les salles supérieures. D'ailleurs, un
mâchicoulis est directement placé au-dessus de cette porte et en rendait
l'accès fort périlleux. Si, du dehors, l'assaillant, au moyen
d'échelles, gravissant le rocher à pic sur lequel la tour est bâtie,
parvenait à attacher le mineur au pied de cette tour et pénétrait dans
la salle du rez-de-chaussée,--opération qui n'était guère
praticable,--il n'était pas pour cela maître de l'ouvrage. Ici le
système angulaire est adopté pour le plan de la tour, conformément à la
méthode admise vers la fin du XIIIe siècle pour les tours-réduits
couronnées par des plates-formes, particulièrement dans les provinces
méridionales. Cette configuration se prêtait mieux au logement des
hommes et aux dispositions d'habitation que la forme circulaire; elle
donnait des faces inabordables, et l'on comptait sur la force passive
des saillants pour résister aux attaques. Ceux-ci étaient d'ailleurs
flanqués par des échauguettes supérieures, ou, vers le milieu du XIVe
siècle, dominés par des mâchicoulis.

C'est en 1318 que l'archevêque Gilles Ascelin construisit la grosse tour
quadrangulaire du palais archiépiscopal de Narbonne. Cet ouvrage est un
réduit, en même temps qu'il commande la place de la ville, les quais de
l'ancien port, les rues principales et tous les alentours. Bâti à
l'angle aigu formé par les bâtiments d'habitation, il peut être isolé,
puisqu'il n'avait, avec ces corps de logis, aucune communication
directe[128]. Cette tour renferme quatre étages et une plate-forme ou
place d'armes, en contre-bas du crénelage, bien abritée du vent,
terrible en ce pays, et pouvant contenir une masse considérable de
projectiles. Trois échauguettes flanquent, au sommet de la tour, les
angles vus, et le quatrième angle, qui est engagé dans le palais,
contient l'escalier couronné par une guette.

Voici (fig. 49) les plans de cette tour, en A, au niveau du sol
extérieur, et en B, au niveau du premier étage. L'étage A n'est qu'une
cave circulaire voûtée en calotte hémisphérique, ne prenant pas de jour
à l'extérieur. Le premier étage, de forme octogone à l'intérieur, se
défend par des meurtrières sur chacune des trois faces vues du dehors.
On observera que les chambres de tir de ces meurtrières sont séparées de
la salle centrale, qui est voûtée en arête. Au-dessus (fig. 50) est
élevée une salle quadrangulaire destinée à l'habitation (plan C). Cette
salle était la seule qui possédât une cheminée. Elle était éclairée par
trois fenêtres et couverte par un plafond de charpente. Le quatrième
étage présente également une salle carrée, voûtée en arcs d'ogive,
possédant trois petites fenêtres et des meurtrières dont les chambres de
tir sont, de même qu'au premier étage, séparées de la salle centrale
(plan D). Puis, sur la voûte est disposée la plate-forme, dont la figure
51 donne le plan. La partie centrale, immédiatement sur la voûte, est en
contre-bas du chemin de ronde, dont le parapet n'est point percé de
créneaux, mais seulement de longues meurtrières. Les échauguettes
flanquantes possèdent trois étages de meurtrières. Les défenseurs
pénètrent dans l'étage inférieur par les portes _a_, percées un peu
au-dessus du niveau de la place d'armes, dans le premier étage par les
portes _b_, et arrivent au troisième étage, à ciel ouvert, par les baies
_d_. De l'escalier à vis on arrive à la place d'armes par la porte _c_,
et au chemin de ronde du crénelage par la porte _e_. Les chemins de
ronde pourtournent en _f_ les échauguettes.

Une coupe faite sur _gh_ (fig. 52) explique cette intéressante
disposition. En A est la salle destinée à l'habitation du seigneur, tous
les autres étages étant aménagés pour la défense. Cette tour ne
possédait ni hourds ni mâchicoulis; elle se défendait surtout par sa
masse, composée d'une excellente maçonnerie de pierre de taille dure de
Sainte-Lucie. Les faces étaient à peine flanquées par les échauguettes.
Aussi pensons-nous qu'en cas de siége, des mâchicoulis de bois étaient
disposés au-dessus du parapet, ou peut-être seulement au-dessus des
échauguettes, pour pouvoir découvrir la base de la tour et la défendre.
Ce magnifique réduit est un chef-d'oeuvre de structure; les assises,
réglées de hauteur, sont choisies dans le coeur de la pierre et reliées
par un excellent mortier. Dans cette masse nul craquement, nulle
déchirure; c'est un bloc de maçonnerie homogène. Cette place d'armes,
pratiquée à un niveau inférieur à celui du chemin de ronde, servait à
plusieurs fins. C'était une excellente assiette pour établir des engins
à longue portée, mangonneaux ou pierrières, un abri pour les défenseurs
et un magasin à projectiles.

Vers le même temps, c'est-à-dire de 1320 à 1325, était élevée, au
château de Curton, en Guyenne (arrondissement de Libourne), une
tour-réduit dont le plan présente certaines particularités remarquables.
Ce château était plutôt défendu par sa position et son double fossé que
par ses ouvrages; seule, la tour principale avait de l'importance[129].
Cette tour, dont la figure 53 présente les plans, contenait cinq étages
et un cachot, tous voûtés en berceaux chevauchés. La seule entrée _b_,
dans la tour, était pratiquée du logis voisin au niveau du second étage
A. Par l'escalier à vis on descendait à l'étage au-dessous B, percé de
deux meurtrières. Par une trappe _c_ on descendait dans le cachot C,
composé de deux étroites galeries se coupant à angle droit et contenant
un siége d'aisances. L'escalier à vis montait du second étage A aux
trois salles supérieures, bâties sur le même plan, et à la plate-forme
D, munie d'un crénelage et de mâchicoulis. Les contre-forts qui épaulent
les quatre angles n'avaient d'autre fonction que de donner des
flanquements, car les murs de la tour sont assez épais pour n'avoir pas
besoin de ces appendices. Si l'on examine le plan général du
château[130], on verra en effet que l'angle G forme un saillant que
flanquent (incomplétement, il est vrai) les échauguettes voisines. Ce
renfort avec saillant avait encore l'avantage de rendre la tâche du
mineur beaucoup plus longue et plus difficile. La tour de Curton a
d'ailleurs 33 mètres de hauteur, du niveau du sol du cachot à la
plate-forme supérieure, et les quatre contre-forts augmentent
singulièrement son assiette. Dans la même contrée, il faut citer la tour
carrée du château de Lesparre, qui était un réduit couronné par une
plate-forme sur voûte[121], un véritable poste, car la surface de ce
château en dehors de la tour carrée n'est que de 700 mètres. Beaucoup de
ces châteaux de la Guyenne anglaise du XIVe siècle n'ont qu'une
très-médiocre étendue, et paraissent plutôt être des forteresses propres
à garder le pays que des habitations seigneuriales telles qu'étaient nos
châteaux du Nord. Ce n'est pas qu'alors la population de la Gascogne ne
fût complétement soumise à la domination anglaise, dont elle n'avait pas
à se plaindre et qui fut pour ce pays une ère de prospérité, mais il
s'agissait de protéger la Guyenne contre les attaques presque
continuelles du roi de France, et ces petits châteaux, nombreux, bien
établis au point de vue stratégique, commandant le cours de la Garonne
et les débouchements des vallées latérales, étaient plus propres à
garder la campagne que ne l'eussent été de vastes forteresses séparées
par de grandes distances. Aussi la plupart de ces petits châteaux, bâtis
ou restaurés à cette époque, se défendent-ils par leur assiette même,
quelques ouvrages peu importants et par des tours-réduits, où des
troupes d'hommes d'armes isolées pouvaient se retirer et attendre en
sûreté qu'on les vînt dégager; d'où elles pouvaient sortir et surveiller
la contrée.

En Normandie, où la domination anglaise, au commencement du XVe siècle,
fut contestée par une grande partie de la population, où il s'agissait
non-seulement de protéger le pays contre des ennemis du dehors, mais de
se garder contre ceux du dedans, les rares fortifications que les
Anglais ont élevées ont un tout autre caractère. Elles tendent à
augmenter et à renforcer les places importantes, afin d'avoir des
garnisons nombreuses centralisées sur certains points stratégiques.
C'est ainsi que le château de Falaise, dont la position était si
importante, fut renforcé pendant la domination anglaise, c'est-à-dire de
1418 à 1450, par une grosse tour cylindrique qui formait une annexe au
donjon normand du XIIe siècle (fig. 54). Le château de Falaise couvre
une surface d'un hectare et demi[132]; le donjon, composé de bâtiments
quadrangulaires juxtaposés, suivant l'habitude normande, était peu élevé
et ne commandait pas suffisamment les dehors: les Anglais y ajoutèrent
la grosse tour A, dite tour de Talbot, qui renferme six étages, dont un
cachot et l'étage de combles. Cette grosse tour-réduit est couronnée par
des mâchicoulis avec chemin de ronde. Le crénelage supérieur et le
comble n'existent plus depuis les guerres de religion du XVIe siècle.
Plusieurs anciens donjons carrés de l'époque romane furent simplement
considérés comme des logis à la fin du XIVe siècle et au commencement du
XVe siècle, logis que l'on renforçait au moyen de grosses tours annexes.
Cette disposition motiva un nouveau programme qui fut suivi, à cette
époque, dans des constructions élevées d'un seul jet. On se mit à bâtir
des donjons qui consistaient en un logis spacieux habitable pour le
seigneur, en tout temps, et l'on flanqua ce logis de fortes et hautes
tours commandant les dehors. C'est suivant cette donnée qu'a été conçu
le donjon du château de Pierrefonds[133]. Sur les dehors, ce donjon est
en effet protégé par deux grosses tours cylindriques dont le diamètre
est de 15 mètres 50 centimètres hors oeuvre. Ces deux tours, pleines
dans la hauteur du talus, pouvant par conséquent défier la sape,
renferment trois étages destinés aux provisions et à l'habitation, et un
étage supérieur de défenses très-important, couronné par un crénelage
double[134].

Des deux tours, à peu près pareilles dans leurs distributions
intérieures, nous donnons celle d'angle, dite tour de Charlemagne[135].
Elle contient, au niveau de la cour du château, une cave voûtée,
éclairée par deux meurtrières (fig. 55, en A). Un couloir B permet de
communiquer des salles basses du donjon à cette cave. Par l'escalier C,
on monte à la vis qui dessert tous les étages et la guette. En E, est
une fosse pratiquée sous les garde-robes voisines de cette tour.
Au-dessus de la cave A est une salle voûtée en arcs ogives surbaissés,
qui est de plain-pied avec le premier étage du logis et dont le plan est
semblable à celui de la salle G du second étage, laquelle salle est de
même voûtée en arcs ogives et se trouve de plain-pied avec le deuxième
étage du logis. Ces pièces hexagones sont éclairées chacune par trois
fenêtres, possèdent une cheminée K et un couloir I communiquant aux
garde-robes M. En O, est la cour des provisions[136]. L'escalier de la
guette N met ce couloir I, et par conséquent la salle G, en
communication avec le chemin de ronde P du mur de garde de la cour aux
provisions, qui lui-même communique aux défenses supérieures du château.

Au-dessus de cette salle voûtée G est l'étage particulièrement réservé à
la défense et dont nous traçons le plan (fig. 56). On monte à cet étage
par l'escalier à vis. Une première porte L donne entrée de plain-pied
sur l'aire S dallée sur la voûte de la salle du deuxième étage. Une
seconde porte percée au niveau de la révolution supérieure de la vis
donne accès sur le chemin de ronde R des mâchicoulis. Des arcades
percées dans le mur cylindrique donnent, au moyen d'emmarchements en
façon de gradins d'amphithéâtre; du chemin de ronde R sur l'aire S
placée à 3 mètres au-dessous. L'escalier à vis permet d'atteindre,
au-dessus de cette salle, un balcon circulaire intérieur ayant vue sur
les dehors par un grand nombre de créneaux.

La coupe faite sur _ab_ (fig. 57) explique l'importance de cet étage, au
point de vue de la défense. Sur l'aire A étaient accumulés les
projectiles propres à être lancés par les mâchicoulis, pierres rondes,
cailloux de toutes grosseurs, jusqu'à 40 centimètres de diamètre,
puisque les trous des mâchicoulis ont 42 centimètres environ. Cet amas
de projectiles pouvait, à la rigueur, atteindre le niveau du chemin de
ronde B, en laissant un vide dans le milieu pour le service et pour le
passage des hommes par la porte C.

Les servants des mâchicoulis se tenaient sur le chemin de ronde B, ainsi
que les arbalétriers. Des manoeuvres passaient les projectiles aux
servants, suivant les ordres donnés par le capitaine de la tour, qui
était posté sur le balcon D dont nous avons parlé plus haut. Par les
créneaux nombreux donnant sur le balcon, le capitaine découvrait tous
les dehors, et les gens postés dans la galerie, non plus que ceux
préposés aux projectiles, n'avaient point à s'enquérir des mouvements de
l'ennemi, mais seulement à exécuter les ordres qui leur étaient donnés.
L'étage crénelé supérieur E était en outre garni d'arbalétriers chargés
du tir dominant et éloigné. Suivant que l'assiégeant se portait vers un
point, le capitaine faisait accumuler les projectiles sur ce point sans
qu'il pût y avoir de confusion. Si l'assaillant abordait le pied du
talus de la tour, par les trous des mâchicoulis les servants le voyaient
et n'avaient qu'à laisser tomber des moellons pour l'écraser. Le tir par
les créneaux découverts E ne pouvait être qu'éloigné, ou au plus suivant
un angle de 60 degrés, à cause du défilement produit par la saillie de
la galerie. Le tir par les créneaux du balcon D était ou parabolique, ou
suivant un angle de 30 et de 60 degrés. Il en était de même du tir des
arbalétriers, postés sur le chemin de ronde B. Puis, par les mâchicoulis
on obtenait un tir très-plongeant et la chute verticale des projectiles,
qui, ricochant sur le talus, prenaient les assaillants en écharpe.
Ainsi, dans un rayon de 150 à 200 mètres, les défenseurs pouvaient
couvrir le terrain d'une quantité innombrable de carreaux, de viretons
et de pierres. Le sommet de la guette dépasse de plusieurs mètres le
sommet du comble de la tour, et son escalier à vis possède un noyau à
jour de manière à permettre au guetteur de se faire entendre des gens
postés dans le chemin de ronde, comme s'il parlait à travers un tube ou
porte-voix.

En G, est tracée la coupe sur le milieu des côtés de l'hexagone
intérieur, c'est-à-dire suivant l'axe des fenêtres.

C'est là un des derniers ouvrages qui précèdent de peu l'emploi régulier
des bouches à feu, puisque le château de Pierrefonds était terminé en
1407; aussi ces belles tours, élevées suivant l'ancien système défensif
perfectionné, sont-elles très-promptement renforcées d'ouvrages de terre
avancés propres à recevoir des bouches à feu. À Pierrefonds comme autour
des autres places fortes, au commencement du XVe siècle, on retrouve des
traces importantes et nombreuses de ces défenses avancées faites au
moment où les assiégeants traînent avec eux du canon. La plate-forme qui
précède ces tours vers le plateau est disposée pour pouvoir mettre en
batterie des bombardes ou coulevrines.

La célèbre tour de Montlhéry, sur l'ancienne route de Paris à Orléans,
est à la fois réduit du donjon et guette. Ce qu'on désigne aujourd'hui
sous le nom de _château de Montlhéry_ n'est, à proprement parler, que le
donjon, situé au point culminant de la motte. Le château consistait en
plusieurs enceintes disposées en terrasses les unes au-dessus des
autres, et renfermant des bâtiments dont on découvre à peine aujourd'hui
les traces. Chacune de ces terrasses avait plus de cent pieds de
longueur, et c'était après les avoir successivement franchies qu'on
arrivait au donjon ayant la forme d'un pentagone allongé (fig. 58).
Lorsqu'on avait gravi les terrasses, on se trouvait devant l'entrée A du
donjon, dont la construction appartient à la première moitié du XIIIe
siècle.

Du château où résida Louis le Jeune en 1144, il reste peut-être des
substructions, mais toutes les portions encore visibles du donjon, et
notamment la tour principale, réduit et guette, ne remontent pas au delà
de 1220, bien qu'elle passe généralement pour avoir été construite par
Thibaut, forestier du roi Robert, au commencement du XIe siècle.

Cette tour B, plus grosse et plus haute que les quatre autres qui
flanquent le donjon, a 9m,85 de diamètre au-dessus du talus (30 pieds);
le niveau de sa plate-forme était à 35 mètres environ au-dessus du seuil
de la porte du donjon. Son plan présente des particularités curieuses.
Une poterne relevée, fermée par une herse, donne sur les dehors
indépendamment de la porte qui s'ouvre sur la cour. Deux étages étaient
voûtés, trois autres supérieurs fermés par des planchers. Une ceinture
de corbeaux, comme ceux du donjon de Coucy, recevait des hours à double
étage; une porte s'ouvrait aussi sur le chemin de ronde de la courtine
C. Cette entrée passait à travers la cage d'un escalier à vis qui,
inscrit dans une tourelle cylindrique, partait du niveau de ce chemin de
ronde pour arriver à tous les étages supérieurs. Du rez-de-chaussée on
montait au premier étage par un degré pris dans l'épaisseur du mur du
côté intérieur. En D, il existait un bâtiment d'habitation assez vaste,
dont on aperçoit aujourd'hui seulement les fondations. On sait quel rôle
important joua le château de Montlhéry pendant le moyen âge.

Cette valeur tenait plus encore à sa position stratégique qu'à la
puissance de ses ouvrages; et la grosse tour B du donjon était bien plus
un point d'observation qu'une défense. Il est évident que pour la
garnison de Montlhéry, l'essentiel était d'être prévenue à temps, car
alors il devenait impossible à des assaillants d'aborder la motte élevée
sur laquelle s'étageaient les défenses; quelques hommes suffisaient à
déjouer un coup de main.

TOUR DE GUET (_guettes)_.--Les châteaux, les donjons, avaient leur
guette mais aussi les villes. Dans l'état présent de l'Europe, on ne
saurait comprendre l'importance de ces observatoires élevés sur les
points dominants des châteaux et des villes.

Si nous avons encore conservé les voleurs qui cherchent à s'introduire
la nuit dans les habitations des cités et des campagnes, du moins cette
corporation n'exécute-t-elle ses projets qu'en se cachant du mieux
qu'elle peut. Mais il n'en était pas ainsi depuis l'empire romain
jusqu'au XVIIe siècle. Pendant l'administration des derniers empereurs,
les _villæ_ et même les bourgades n'étaient pas toujours à l'abri des
expéditions de bandes d'aventuriers qui, en plein jour, rançonnaient les
particuliers et les petites communes, ainsi que nous voyons encore la
chose se faire parfois en Italie, en Sicile et sur une partie du
territoire de l'Asie. Le brigandage (pour nous servir d'un mot qui ne
date que du XVe siècle) existait à l'état permanent sous
l'administration romaine, aux portes mêmes de la capitale de l'empire,
et il n'est pas équitable de faire remonter cette institution au moyen
âge seulement; elle appartient un peu à tous les temps, et aux sociétés
particulièrement qui inclinent vers la dissolution. Le moyen âge féodal
ne pratiqua pas le brigandage et ne l'éleva pas à la hauteur d'une
institution, ainsi que plusieurs feignent de le croire pour arriver à
nous démontrer que l'histoire de la civilisation ne date que du XVIe
siècle.

La féodalité entreprit au contraire de détruire le brigandage qui, après
la chute de l'empire romain, était passé dans les moeurs et s'étendait à
l'aise sur toute l'Europe occidentale. La féodalité fut une véritable
gendarmerie, une magistrature armée, et malgré tous les abus qui
entourent son règne, elle eut au moins cet avantage de relever les
populations de l'affaissement où elles étaient tombées à la fin de
l'empire et sous les Mérovingiens. Ces premiers possesseurs terriens,
ces leudes, surent grouper autour de leurs domaines les habitants
effarés des campagnes, et si des colons romains ils ne firent pas du
jour au lendemain des citoyens (tâche impossible, puisque à peine les
temps modernes ont pu la remplir), du moins leur enseignèrent-ils par
l'exemple à se défendre et à se réunir au besoin, à l'ombre du donjon,
contre un ennemi commun. Que des châtelains aient été des voleurs de
grands chemins, le fait a pu se présenter, surtout au déclin de la
féodalité; mais il serait aussi injuste de rendre l'institution féodale
responsable de ces crimes qu'il serait insensé de condamner les
institutions de crédit, parce qu'il se rencontre parfois des
banqueroutiers parmi les financiers. Les _Assises de Jérusalem_, ce code
élaboré par la féodalité taillant en plein drap, est, pour l'état de la
société d'alors, un recueil d'ordonnances fort sages, et qui indique une
très-exacte appréciation des conditions d'ordre social; et les barons,
guerriers et légistes qui ont rédigé ce code, eussent été fort surpris
si on leur eût dit qu'un siècle comme le nôtre, qui se prétend éclairé
sur toutes choses, les considérerait comme des détrousseurs de pèlerins;
des soudards, pillards sans vergogne.

La guette, ou la tour de guet, est le signe visible du système de police
armée établi par la féodalité. La tour de guet du château n'a pas
seulement pour objet de prévenir la garnison d'une approche suspecte,
mais bien plus d'avertir les gens du bourg ou du village de se défier
d'une surprise et de se prémunir contre une attaque possible. Il n'était
pas rare de voir une troupe de partisans profiter de l'heure où les gens
étaient aux champs pour s'emparer d'une bourgade et la mettre à rançon.
À la première alarme, le châtelain et ses hommes avaient bientôt fait de
relever le pont et de se mettre à l'abri des insultes; mais ces
garnisons, très-faibles en temps ordinaire, n'eussent pas pu déloger des
troupes d'aventuriers et empêcher le pillage du bourg; il fallait avoir
le temps de rassembler les paysans dispersés dans la campagne: c'est à
cette fin que les tours de guet étaient élevées. Aux premiers sons du
cor, aux premiers tintements du beffroi, les populations rurales se
groupaient sous les murs du château et organisaient la défense, appuyées
sur la garnison de la forteresse. Les villes possédaient, par le même
motif, des tours de guet sur les points qui découvraient la campagne au
loin. Ces tours de guet établies le long des remparts devinrent, vers le
XIVe siècle, le beffroi de la ville; outre les guetteurs, elles
renfermaient des cloches dont les tintements appelaient les habitants
aux points de leurs quartiers désignés d'avance, d'où les quarteniers
les dirigeaient d'après les instructions qui leur étaient transmises par
les chefs militaires.

Dans les châteaux, les tours de guet ne servaient pas seulement à
prévenir les dangers d'une surprise; les guetteurs, qui veillaient nuit
et jour à leur sommet, avertissaient les gens du château de la rentrée
du maître, de l'heure des repas, du lever et du coucher du soleil, des
feux qui s'allumaient dans la campagne, de l'arrivée des visiteurs, des
messagers, des convois. La guette était ainsi la voix du château, son
avertisseur; aussi les fonctions de guetteur n'étaient-elles confiées
qu'à des hommes éprouvés et étaient-elles largement rétribuées, car le
métier était pénible.

Souvent les tours de guet ne sont que des guettes, c'est-à-dire des
tourelles accolées à une tour principale et dépassant en hauteur ses
couronnements[137]. Mais aussi existe-t-il de véritables tours de guet,
c'est-à-dire uniquement destinées à cet usage.

La cité de Carcassonne en possède une très-élevée d'une époque ancienne
(fin du XIe siècle), entièrement conservée. Cette tour dépend du
château, domine toute la cité et le cours de l'Aude; elle est bâtie sur
plan rectangulaire[138] et ne contenait qu'un escalier de bois avec
paliers. Son sommet pouvait être garni de hourds[139].

L'angle sud-ouest des murs romains de la ville d'Autun, point culminant
de l'enceinte, possède une tour de guet du XIIe siècle, dont nous
donnons (fig. 59) la vue prise au dehors des murs. Cette tour contenait
plusieurs chambres les unes au-dessus des autres et un escalier de bois.
Les fenêtres jumelles de la chambre supérieure s'ouvrent du côté de la
ville. La corniche de couronnement formait parapet, et le chéneau du
comble en charpente, chemin de ronde. Les eaux de ce comble plat, posé
en contre-bas du couronnement, s'écoulaient par des gargouilles[140].

La tour de Nesle, à Paris, qui commandait, sur la rive gauche, le cours
de la Seine à sa sortie de la ville, était plutôt une tour de guet qu'un
ouvrage propre à la défense. Elle était mise en communication par une
estacade avec la tour de la rive droite (dite _tour qui fait le coin_),
qui, en amont du Louvre, terminait l'enceinte de la ville. Un fanal
était suspendu à ses créneaux pour indiquer aux bateliers l'entrée de
l'estacade qui barrait une partie notable du fleuve. De sa plate-forme
on découvrait les enceintes de l'ouest (rive gauche), le faubourg
Saint-Germain, le Pré aux Clercs, le Louvre et la Cité.

La tour de Nesle, bâtie sous le règne de Philippe-Auguste, en même temps
que l'enceinte de Paris, c'est-à-dire vers 1200, est désignée dans un
acte de 1210: _Tornella Philippi Hamelini supra Sequanam_[141]. Ce n'est
qu'un siècle plus tard qu'elle est connue sous le nom de _tour de Nesle_
ou _de Nelle_. Elle était plantée à la place qu'occupe le pavillon
oriental du palais de l'Institut. Sur le quai, près d'elle, s'ouvrait la
porte de la ville dite porte de Nesle (voyez le plan, fig. 60), et en A
s'étendait l'hôtel de même nom. La tour de Nesle D avait, hors oeuvre,
cinq toises de diamètre, possédait deux étages voûtés et deux étages
plafonnés, avec une plate-forme à laquelle arrivait l'escalier à vis E,
après avoir desservi tous les étages. Cet escalier dépassait de beaucoup
le niveau de la plate-forme (qui peut-être était primitivement couverte
par un comble conique) et servait de guette.

La vue perspective de cette tour (fig. 61), prise en dehors de la porte
de Nesle[142], en fait comprendre la valeur comme poste d'observation
sur le fleuve. De là des signaux pouvaient être transmis au Louvre, et
_vice versa_, sur tout le front occidental des remparts de la rive
gauche[143] et au palais de la Cité. En amont de Paris, deux autres
tours à peu près semblables à celle-ci barraient la rivière: l'une, dite
_tour Barbeau_, formait tête du rempart sur la rive droite; l'autre,
dite _la Tournelle_, avait la même destination sur la rive gauche. Ces
deux ouvrages, qui se trouvaient au droit du milieu de l'île
Saint-Louis, se reliaient avec deux autres tours élevées sur les berges
de cette île, coupée alors par un fossé que remplissait la Seine[144].

La tour de Villeneuve-lez-Avignon, bâtie sur la rive droite du Rhône, au
débouché du pont de Saint-Bénezet, par Philippe le Bel, en 1307, est une
tour d'observation en même temps qu'un donjon propre à la défense. Elle
se reliait à un vaste système de fortifications qui défendait de ce côté
le territoire français contre les empiétements de la Provence[145], et
qui, plus tard, contribua à enlever aux papes d'Avignon tous droits de
seigneurie sur le cours du Rhône.

Cette tour, bâtie sur plan quadrilatère losangé, possède plusieurs
salles voûtées et une guette carrée au sommet, avec tourelle propre
encore à recevoir un guetteur. C'est un ouvrage admirablement construit,
avec plate-forme, crénelage armé de mâchicoulis, et échauguettes aux
angles. Ce genre de défenses nous amène à parler des tours considérées
comme postes isolés, sortes de blockaus permanents.

TOURS-POSTES ISOLÉES. TOURS DÉFENSES DE PASSAGES, DE PONTS.--Le cours de
nos fleuves, les passages des montagnes, certaines lignes de défense
d'un territoire, laissent encore voir des traces de tours, carrées
habituellement, qui servaient à assurer le péage sur les cours d'eau, à
réprimer le brigandage, arrêter les invasions, les surprises de voisins
trop puissants ou turbulents. Ces tours, que l'on trouve encore en grand
nombre dans les passages des Pyrénées, le long de la haute Loire, du
Rhône, de la Saône, de l'Aveyron et du Tarn, du Doubs et de l'Isère, sur
les frontières du Morvan, dans les Vosges, sont plantées sur des points
élevés et peuvent correspondre au moyen de signaux. L'assiette choisie
est habituellement un promontoire escarpé ne se reliant aux hauteurs
voisines que par une langue de terre, de manière à n'être accessible que
vers un point. Cette chaussée naturelle est parfois coupée par un fossé
ou défendue par un rempart qui sert de chemise à la tour. On ne peut
pénétrer dans l'intérieur de celle-ci que par une porte relevée
au-dessus du sol et par une échelle ou par un pont volant jeté sur le
chemin de ronde de la chemise. Un exemple type fera comprendre cette
disposition adoptée fréquemment dans les passages des Pyrénées (fig.
62). Devant la porte de la chemise était placée une barrière de bois. Un
mâchicoulis défendait cette première porte. Pour pénétrer dans la
tour-poste, on montait un degré qui aboutissait au chemin de ronde de la
chemise. Ce chemin se présentait latéralement à la face de la tour dans
laquelle était percée la porte. Un pont mobile qui s'abattait d'un
encorbellement sur le chemin de ronde de la chemise au moyen d'un treuil
placé dans le mâchicoulis-échauguette, permettait de pénétrer dans ce
réduit contenant plusieurs étages et une plate-forme supérieure destinée
à la défense et aux signaux. Ces postes sont souvent munis de cheminées
et même d'un four et d'un puits allant chercher une source, ou d'une
citerne creusée dans le roc et recueillant les eaux de pluie de la
plate-forme et du plateau.

Les chevaliers du Temple possédaient beaucoup de ces postes établis, sur
une grande échelle, en Syrie. «Les diverses places de guerre possédées
au moyen âge par les chrétiens, en terre sainte, étaient reliées entre
elles par de petits postes ou tours élevés d'après un plan uniforme: un
grand nombre subsistent encore aujourd'hui, savoir: Bord-ez-Zara,
Bordj-Maksour, Om-el-Maasch, Aïn-el-Arab, Miar, Toklé, etc.[146].»

Ces tours-postes bâties par les chevaliers du Temple, en Syrie et en
Occident, sont sur plan barlong. M. G. Rey, auquel nous empruntons les
renseignements concernant celles de la Syrie, donne les plans et la
coupe d'une de ces tours, celle de Toklé, que nous reproduisons ici
d'après lui (fig. 63). On pénètre dans la salle basse par une porte A.
Au centre de cette salle est creusée une citerne. Pour aller chercher la
porte qui donne dans les escaliers droits montant aux étages supérieurs,
il fallait atteindre le niveau du plancher B au moyen d'une échelle. Une
voûte en berceau forme le premier étage, et une voûte d'arête, sans
arêtiers, supporte la plate-forme supérieure; un second plancher divise
ce second étage en deux pour réserver, sous la plate-forme, un magasin à
provisions. Un mâchicoulis commande la porte. Le rez-de-chaussée pouvait
servir d'écurie pour quelques chevaux.

Il est intéressant de retrouver à Paris une tour bâtie par les
chevaliers du Temple, et qui présente une disposition analogue à celles
que l'on rencontre en Syrie dans les postes de cet ordre militaire.
Cette défense, placée en face du Collège de France actuel, était connue
sous le nom de _tour Bichat_, parce que le célèbre professeur y fit
longtemps ses cours[147].

Elle dépendait de la commanderie de Saint-Jean de Jérusalem, qui plus
tard, au XVIe siècle, prit le nom de Saint-Jean de Latran. «L'entrée
principale de la commanderie s'ouvrait, dit M. le baron de
Guilhermy[148], en face du Collége de France. Les bâtiments les plus
notables de l'enclos étaient la grange aux dîmes, le logis du commandeur,
la tour, l'église et le cloître... Nous pensons que cette tour était le
donjon de la commanderie, le dépôt des titres, des armes, des objets
précieux, le lieu de réunion des chevaliers, le signe de la suzeraineté
du commandeur sur les fiefs qui relevaient de Saint-Jean....»

La tour de la commanderie de Saint-Jean de Jérusalem, bâtie sur plan
barlong, se rattachait au logis du commandeur par un de ses angles; par
l'autre elle se reliait à la courtine. Cette commanderie ayant été
transformée à plusieurs reprises, il devenait difficile de reconnaître
exactement quelle était la position de la tour par rapport aux bâtiments
de la même époque. Cependant le plan de Gomboust la montre comme faisant
face sur les dehors du côté de l'occident, et en effet ses défenses
principales se présentaient de ce côté. Du reste, les relevés sur place
nous en apprendront plus que ne pourraient le faire les documents
fournis par les plans anciens de Paris. Voici donc (fig. 64), en A, le
plan de la tour à rez-de-chaussée. Ce rez-de-chaussée consistait en une
salle voûtée en deux travées d'arcs ogives, avec une poterne basse _a_
qui donnait autrefois sur les fossés extérieurs; une porte _b_ s'ouvrait
également sur l'escalier qui permettait d'atteindre le niveau _h_ du sol
de la cour en passant sur un pont mobile _g_, car le fossé intérieur _f_
se prolongeait par un redan jusqu'à cet escalier. D était donc le fossé
de clôture de la commanderie; _f_, le fossé spécial à la tour. La salle
basse n'avait aucune communication avec les étages supérieurs. Pour
arriver au premier étage B, il fallait monter par l'escalier C accolé à
la courtine occidentale. Ce premier étage ne communiquait pas avec le
logis du commandeur situé en H; il fallait reprendre l'escalier C pour
atteindre le niveau du deuxième étage E. De cette salle on pouvait
entrer dans le bâtiment du commandeur par la porte _e_, percée dans un
pan coupé. C'était encore par l'escalier C que l'on montait à la
plate-forme G, qui était couverte par un comble en pavillon. Cet
escalier C était de bois, enfermé dans une cage dont les murs de pierre
étaient minces. Du logis du commandeur, à mi-étage du premier, on
communiquait par une galerie crénelée I (voyez le plan K), avec le
chemin de ronde O de la courtine. Une coupe longitudinale faite sur _mn_
expliquera plus clairement ces dispositions (voyez fig. 65). A est le
fond du fossé, dont la contrescarpe ne paraît pas avoir dépassé le
niveau B. En C, on retrouve la porte qui donne entrée dans la cage de
l'escalier. En D, des meurtrières sont percées au fond de trois niches
ouvertes dans la salle du premier étage. En E, est le passage crénelé
communiquant, à mi-étage, du logis du commandeur à la courtine de
l'ouest. La salle basse n'était éclairée que par des soupiraux; quant
aux deux salles voûtées au-dessus, des fenêtres assez nombreuses y
laissaient pénétrer la lumière. Les créneaux supérieurs étaient fermés
par des volets de bois entrant en feuillure. La figure 66 présente la
coupe en travers de la salle du premier étage du côté de la défense. On
aperçoit les trois niches pratiquées au fond de la salle. Devant celle
du milieu, est plantée une colonne double qui porte les deux arcs de
décharge sur lesquels repose le mur supérieur (voyez le plan B et la
coupe longitudinale). Car on observera que pour donner plus de solidité
à la construction et porter ses pressions vers l'intérieur, les murs se
retraitent intérieurement sur les formerets des voûtes. De l'extérieur
de la commanderie, la tour avait un aspect sévère. Nous en donnons la
vue (fig. 67), avec la courtine, la cage de l'escalier et l'amorce du
logis du commandeur.

Cette construction, de petit appareil, était bien traitée et n'avait
subi d'autres altérations que celles causées par le voisinage de
constructions modernes accolées à ses flancs. Les voûtes des salles
étaient en bon état, et la restauration de ce curieux spécimen d'une
tour de commanderie n'eût été ni difficile ni dispendieuse.

La tour du Temple, à Paris, datait de la fin du XIIIe siècle et avait
été achevée en 1306, peu avant la dissolution de l'ordre[149]. Cette
tour était sur plan carré, avec quatre tourelles aux angles, montant de
fond. Elle servait de trésor, de dépôts de titres et de prison, comme la
plupart de ces donjons appartenant aux établissements des chevaliers du
Temple. Cet édifice fut détruit en 1805.

Nous possédons encore à Paris un de ces ouvrages servant de retrait, de
trésor, de lieu de sûreté, dans les hôtels que les princes possédaient
au milieu des villes: c'est la tour que l'on voit encore dans la rue du
Petit-Lion, et qui dépendait de l'hôtel des ducs de Bourgogne.
«L'édifice, dit notre savant ami M. le baron de Guilhermy[150], est
solidement construit en pierres de taille soigneusement appareillées; il
est percé de baies en tiers-point et couronné de mâchicoulis. Un large
escalier à vis monte à l'étage supérieur, comprenant une belle salle
voûtée en arcs ogives. Les fenêtres qui éclairent l'escalier sont
rectangulaires et décorées de moulures. Les degrés tournent autour d'une
colonne qui se termine par un chapiteau très-simple; mais ce chapiteau
sert de support à une caisse cylindrique d'où s'élancent des tiges
vigoureuses figurant des branches de chêne dont les entrelacs forment
les nervures de quatre voûtes d'arête et dont le feuillage se détache en
saillie sur les remplissages de la maçonnerie.» Une chambre secrète est
disposée au sommet de la tour, et pouvait être isolée des passages au
moyen d'une bascule.

La tour a été bâtie par le duc Jean-sans-Peur, dans les premières années
du XVe siècle. Ce prince habitait cet hôtel lorsqu'il fit assassiner
Louis d'Orléans dans la rue Barbette. L'hôtel de Jacques Coeur, à
Bourges, possédait aussi sa tour, réduit et trésor, dont la pièce
principale, au niveau du premier étage, était fermée par une porte de
fer[151].

Nous ne saurions passer sous silence les tours-portes. Souvent des
portes secondaires, ou même des poternes étaient percées à travers des
tours, au lieu d'être flanquées par elles. Cette disposition n'apparaît
guère qu'à la fin du XIIIe siècle, et est-elle assez rare. C'est encore
dans la cité de Carcassonne que nous trouverons un des exemples les plus
remarquables de ces sortes d'ouvrages. Sur le front sud de la seconde
enceinte s'élève une haute tour carrée avec quatre échauguettes montant
de fond, qui, à l'extérieur, ne laisse voir aucune issue, mais sur l'un
de ses flancs (celui de l'est) s'ouvre une porte ou plutôt une large
poterne dont le seuil est posé à 2 mètres au-dessus du sol extérieur.

La figure 68 présente le plan de cette tour au niveau du
rez-de-chaussée. Pour atteindre le seuil A, il fallait disposer en
dehors une échelle ou un plan incliné de bois. Cette première entrée est
défendue par un mâchicoulis _a_, une herse _b_ et des vantaux _c_. On
pénètre alors sous la voûte percée d'un oeil carré au centre; puis il
faut se détourner à droite, et l'on se trouve en face d'une seconde
porte également défendue par un mâchicoulis _d_, une herse _f_, et des
vantaux _g_. Cette seconde porte franchie, on est dans la cité[152]. Lès
courtines de l'enceinte sont en B et en C. Les deux portes _h_ et _i_
donnent dans un couloir qui communique à l'escalier à vis montant à la
guérite _l_ et aux étages supérieurs. Le premier étage (fig. 69) montre
en _o_ le mâchicoulis extérieur, qui est servi par-dessus la herse _p_,
lorsque celle-ci est baissée; le second mâchicoulis _q_ et la seconde
herse _r_, servie par le passage _t_. La salle du premier étage contient
une cheminée _k_ avec four, trois armoires _s_, et un puits _v_, qui
possède aussi une ouverture sur les lices. Deux fenêtres _f_ éclairent
la pièce. L'escalier à vis monte, au-dessus de cette salle, sur un
premier crénelage entourant une seconde salle voûtée en berceau,
couronnée par une plate-forme propre à recevoir un engin à longue
portée.

La figure 70 donne l'aspect de la tour du côté de la ville.

On observera que cette tour interrompt le chemin de ronde des courtines
sur lesquelles, d'ailleurs, elle prend un commandement considérable. Un
large degré à rampe droite, posé sur des arcs (voyez en E, fig. 68),
atteint le niveau d'un des chemins de ronde et débouche en face d'une
porte s'ouvrant sur l'escalier à vis. La pente du sol intérieur
s'inclinant vers l'entrée, une gargouille est percée en G, à 2 mètres
environ au-dessus du sol des lices, et pouvait, au besoin, servir de
porte-voix pour des patrouilles rentrantes. Cet ouvrage, qui appartient
aux défenses ajoutées à la cité de Carcassonne par Philippe le Hardi,
est construit comme la tour de l'Évêché, en assises de grès dur, à
bossages, et appareillé avec soin. Il domine la barbacane de l'enceinte
extérieure et tous les alentours, car il se trouve planté sur le point
le plus élevé du plateau. Sa masse sert de masque à l'église de
Saint-Nazaire, distante seulement de 25 mètres. Sa plate-forme est
couverte de dalles, et une guette H (voyez fig. 70) la surmonte, afin de
permettre au maître _enginéor_ de commander la manoeuvre du grand engin
mis en batterie sur cette plate-forme[153].

Du dehors, la tour de la poterne Saint-Nazaire présente un aspect plus
imposant encore, car le sol des lices est à 3 mètres en contre-bas du
seuil de la seconde porte. La figure 71 montre ces dehors du côté de la
poterne, les hourds étant supposés mis en place pour la défense.

Ces hourds ne sont posés que sur les trois faces de la tour, devant le
crénelage du chemin de ronde, laissant les échauguettes libres et leurs
meurtrières; de sorte que ces échauguettes flanquent les hourds et sont
flanquées par les archères latérales de ceux-ci. Les hourds sont doubles
et disposés ainsi que l'indique la coupe (fig. 71 _bis_).

Suivant l'usage, la communication entre le chemin de ronde A ordinaire
et le chemin de ronde B de guerre se faisait par les créneaux percés
dans le parapet. De ce chemin de. ronde B, par un bout d'échelle de
meunier, les arbalétriers montaient sur le chemin relevé C et pouvaient
envoyer des carreaux par le mâchicoulis D. Trois rangs d'arbalétriers
tiraient ainsi simultanément. De plus, des projectiles étaient jetés
verticalement, au besoin, par les mâchicoulis M.

Profitant du commandement de la plate-forme supérieure E, un quatrième
rang d'arbalétriers envoyait des carreaux au loin par les créneaux à
volets et les meurtrières percés dans le parapet F. Les lignes ponctuées
indiquent les angles de tir. Quelquefois la disposition des tours-portes
était adoptée par raison d'économie. Il était moins dispendieux d'ouvrir
une baie à la base d'une tour que de flanquer cette baie de deux tours
suivant l'usage le plus général. Plusieurs des bastides bâties dans la
Guyenne, sous la domination anglaise, ont, pour portes, des tours
carrées. On trouve même avant cette époque, dans la contrée, des traces
de portes percées à travers des ouvrages carrés ou barlongs. Telle est
la porte Brunet, à Saint-Émilion, dont la construction est encore
romane, bien qu'elle ne remonte guère plus loin que le commencement du
XIIIe siècle. Une des portes de Cadillac offre une disposition curieuse,
parmi les ouvrages de cette nature. Ce ne fut qu'en 1315 que la clôture
de la bastide de Cadillac et ses _portails_ furent commencés[154]. Les
habitants devaient élever les murs, et le seigneur du lieu, Pierre de
Grailly, les quatre _portails bons et suffisants_. Il paraîtrait que de
ces quatre portails, le sire de Grailly n'en éleva que deux. Or, voici
l'un de ceux-ci, dit _porte Garonne_, construit avec la plus grande
économie, mais présentant une disposition peu commune.

Des fossés de 20 mètres de largeur environ, remplis par les eaux de
l'Oeille, entourent l'ancienne bastide. La porte Garonne projette toute
son épaisseur en dehors de la courtine, dont les chemins de ronde
continuent derrière elle, et bat le fossé. Voici (fig. 72) le plan de
cette porte au niveau du rez-de-chaussée, en A, et au niveau du premier
étage, en B. Dans ce dernier plan, on voit en _a_ le chemin de ronde de
la courtine, que l'ouvrage n'interrompt pas. Les mâchicoulis et
meurtrières _b_ sont percés à 2 mètres en contre-haut du sol de ce
chemin de ronde, et ne pouvaient, par conséquent, être servis par les
gens postés sur ce chemin, mais bien par les soldats placés sur un
plancher de bois que l'on voit tracé en _d_ dans la coupe longitudinale
(fig. 73); or, on ne pouvait se placer sur ce plancher qu'en passant par
une porte percée au niveau du plancher du premier étage en _e_ (voyez le
plan B), et l'on ne pouvait monter sur ce plancher que par une échelle
mobile tracée en _f_ (voyez la coupe 73) et qui partait du sol de la
porte. Les gardes de la porte avaient donc l'unique charge de veiller à
sa défense et ne communiquaient pas avec les chemins de ronde des
courtines. Comme, d'après la charte d'établissement des défenses de
Cadillac, ce sont les habitants qui construisent l'enceinte et le
seigneur qui élève les portes, il se pourrait que la garde de celles-ci
eût été confiée seulement aux gens du sire de Grailly. Eux seuls
auraient pu ouvrir les portes, eux seuls devaient les défendre. Le
seigneur aurait eu ainsi moins à redouter les conséquences de la
faiblesse, du découragement, ou même de la négligence des bourgeois,
assez disposés en tout temps à ne pas affronter les longueurs et les
privations d'un siége.

S'entendre avec des ennemis et leur faciliter les moyens de passer un
fossé plein d'eau, de 20 mètres de largeur, et d'escalader un rempart de
10 mètres, c'était là un acte de trahison que de braves gens ne
pouvaient accomplir; mais laisser surprendre le poste d'une porte ou
écouter des propositions, et consentir à baisser le pont-levis devant
une troupe qui fait de belles promesses, c'était ce qui arrivait
fréquemment aux milices.

Il semble que le constructeur de la porte Garonne de Cadillac ait voulu
prévenir ce danger, en faisant de cette défense, malgré son peu
d'importance, un poste absolument indépendant des remparts de la ville.
Dans notre coupe longitudinale (73), on voit que le chemin de ronde en
_n_ n'a point de vues sur l'intérieur de la tour, et que ce chemin de
ronde est facilement surveillé par les hommes postés sur le plancher
_d_. La place de l'échelle mobile qui permettait d'atteindre la porte
_e_ (voyez le plan 72 B, et la coupe 73) est parfaitement visible
encore. Le pied-droit _p_ (voyez le plan) est plus large que le
pied-droit _q_. Puis le mâchicoulis et les meurtrières ne commencent
qu'après la porte _e_ (voyez la coupe transversale 74). Le mur de garde
de ces meurtrières, porté sur deux corbeaux saillants et sur un arc,
laisse donc une sorte de rainure entre lui et le mur latéral _g_;
rainure dans laquelle passait l'échelle.

Celle-ci était en deux parties: l'un des jambages de la partie
supérieure était fixe, posé sur un repos ménagé sur le corbeau à côté du
mur de garde; l'autre suivait le mur _g_ jusqu'au sol. La seconde partie
de l'échelle _f_ (voyez la coupe 73) coulait au besoin sur le jambage
_i_ accolé au mur, et sur l'autre jambage _l_ maintenu en l'air par la
pièce de bois _m_ appuyée sur le repos du corbeau _s_. Par la porte _e_,
au moyen d'un cordage, il était aisé de faire glisser l'échelle
descendante sur les montants de l'échelle fixe. Bien entendu, un guide
empêchait cette échelle descendante de sortir de son plan.

Les hommes de garde ayant remonté l'échelle passaient par la porte _e_
et redescendaient par la petite échelle sur le chemin de ronde spécial
_d_. De là ils pouvaient, par trois meurtrières, envoyer des carreaux
sur la première porte, et servir le mâchicoulis, si l'ennemi arrivait
jusqu'à la porte-barrière _t_. Un petit pont-levis V fermait la première
porte. Le chemin de ronde _d_ était couvert par un simple appentis
très-incliné _r_. C'était également par des échelles qu'on montait au
second étage et à la défense supérieure, consistant en des créneaux et
merlons percés de meurtrières avec mâchicoulis, sur la face et les
flancs de la tour. Si nous supposons une section faite de _x_ en _y_ (du
plan B) en regardant vers l'intérieur de la tour, nous obtenons la
figure 75. Ce tracé nous montre l'arc de la porte en _a_, le sol du
chemin de ronde des courtines pour le service des milices en _b_, et le
chemin de ronde du poste spécialement affecté à la garde de la tour en
_c_, avec sa porte _e_ donnant sur l'échelle mobile[155].

Cependant ces tours carrées servant de portes ne paraissaient pas offrir
assez de résistance contre un assaillant déterminé; leurs faces
n'étaient point flanquées, et la défense sérieuse ne commençait qu'à
l'intérieur même de la tour, lorsque la porte extérieure était déjà
prise. Il y avait dans ce parti un inconvénient. Il a toujours été
mauvais, en fait de fortifications, de réserver les moyens défensifs les
plus efficaces en arrière, car les troupes sont alors disposées à
abandonner facilement les défenses extérieures pour se réfugier dans
celles qu'elles considèrent comme plus fortes, mais qui sont les
dernières, et qui, par cela même, excitent les efforts énergiques de
l'assaillant. Place entamée est bientôt prise, l'assiégeant devenant
d'autant plus entreprenant et audacieux, qu'il a déjà obtenu un premier
avantage. Il est un autre axiome de défense qui n'a jamais cessé d'être
applicable. Il est plus aisé d'empêcher un assaillant d'avancer qu'il ne
l'est de le faire reculer lorsqu'il a gagné un poste.

Une porte non flanquée, comme celle de la bastide de Cadillac, était
bientôt forcée en comblant le fossé. Alors l'assiégeant se trouvait, il
est vrai, en face d'une seconde défense, relativement forte et bien
munie; mais il lui était facile de mettre le feu aux planchers de la
tour en accumulant des fascines sous le passage, et, dans ce cas,
l'ouvrage n'avait plus de valeur. À la fin du XIVe siècle, les tours
cependant, à cause de leur commandement, prenaient une nouvelle
importance[156], et un homme de guerre célèbre, Olivier de Clisson,
persista à les employer comme portes. Toutefois Olivier de Clisson
renonça au plan carré, et adopta la forme cylindrique. Le château de
Blain, situé entre Redon et Nantes, fut bâti à la fin du XIVe siècle par
le connétable Olivier de Clisson. La porte d'entrée de la baille est
pratiquée dans une tour ronde, dite tour du Pont-levis, qui montre
encore à l'extérieur et à l'intérieur l'M couronnée accostée d'un
heaume. Ce chiffre équivaut à une date certaine, car on le retrouve sur
le sceau d'Olivier de Clisson, de 1407, et sur les bâtiments de l'hôtel
du connétable, bâti à Paris vers 1388, et compris aujourd'hui dans
l'hôtel des Archives de l'empire[157]. On sait, d'ailleurs, que vers
1366, Olivier de Clisson, qui avait juré de n'avoir jamais d'Anglais
pour voisins, alla démolir le château de Gâvre que le duc de Bretagne
venait de donner à Jean Chandos, et en fit porter les pierres à Blain
pour les employer dans la bâtisse du nouveau château. Or, il paraîtrait
que le farouche connétable avait adopté, dans les défenses qu'il faisait
élever, un système de portes passant à travers le cylindre d'une tour
ronde, avec pont-levis, long couloir, vantaux, mâchicoulis et
herses[158].

La tour ronde avait cet avantage sur la tour carrée, qu'elle envoyait
des projectiles divergents, ne laissait pas de points morts sous les
mâchicoulis et était difficile à attaquer par la mine.

Ces tours-portes cylindriques d'Olivier de Clisson avaient sur les
courtines un commandement considérable. Celle de Blain est couverte par
un comble conique, et au-dessus du passage voûté de la porte est une
salle carrée, avec cheminée, cabinets et escalier montant aux chemins de
ronde des mâchicoulis.

Le célèbre château de Montargis possédait une tour-porte construite à
peu près suivant ce programme, mais développé. Nous en présentons les
plans (fig. 76)[159]. En A, est tracé le plan du rez-de-chaussée. Un
pont-levis s'abattait en _a_, sur une chaussée; _b_ était un large
fossé; _d_, la courtine isolée de la tour; _e_, la grande salle
crénelée[160]; _f_, un second pont-levis, de sorte que la tour pouvait
être complétement isolée des dehors et de la cour du château _g_.

Quand on avait franchi la première porte _a_, on se trouvait dans une
cour cylindrique, sorte de puits à ciel ouvert, n'ayant d'autre issue
que la porte _f_ vers la cour. Au premier étage B, la tour était mise en
communication avec la courtine _d_ au moyen d'une passerelle de bois
aboutissant à un petit poste _h_. Par deux couloirs réservés dans
l'épaisseur du cylindre, on arrivait aux deux chambres de herses, et
l'on trouvait en face de la passerelle un escalier à vis montant à
l'étage supérieur de la défense, dont le plan est figuré en C. Cet étage
ne consistait qu'en une galerie annulaire crénelée à l'extérieur et à
l'intérieur, afin de permettre aux défenseurs d'écraser les assaillants
qui se seraient aventurés dans la cour circulaire.

Du rez-de-chaussée on ne pouvait monter aux étages supérieurs. De petits
postes étaient probablement ménagés dans l'épaisseur du cylindre, entre
l'étage des chambres de herses et la galerie de couronnement. La figure
77 présente la coupe de cette tour, faite sur l'axe des portes en A, et
le détail de la galerie supérieure en B. Nous ne saurions dire si cet
ouvrage était antérieur ou postérieur aux défenses faites dans l'Ouest
sous les ordres du connétable de Clisson; mais il est certain qu'il
appartient au même ordre de défenses.

Nous avons montré, dans l'article PONT, des tours destinées à défendre
ces passages: les unes sont carrées, comme celles du pont de Cahors;
d'autres sont circulaires ou elliptiques, comme la grosse tour du pont
de Saintes. Il est donc inutile de nous étendre plus longtemps ici sur
ces tours à cheval sur des passages. Il nous reste à dire quelques mots
des tours-phares. Une des plus anciennes est la tour d'Aigues-Mortes,
dite tour de Constance, bâtie par saint Louis. Cette tour cylindrique a
29 mètres de hauteur sur 22 mètres de diamètre; une tourelle de 11
mètres s'élève près du crénelage sur la plate-forme, et portait les feux
de nuit destinés à guider les navires entrant dans le port. Cette
plate-forme est disposée pour recevoir les eaux pluviales qui s'écoulent
dans une citerne. Deux salles voûtées sont pratiquées sous le crénelage
et ne sont éclairées que par des meurtrières.

Sur la tour carrée du fort Saint-Jean qui flanque le côté gauche de
l'entrée du vieux port de Marseille, et qui date du XIVe siècle,
existait autrefois une tourelle portant un feu. Sur les côtes de la
Méditerranée, dans les environs d'Aigues-Mortes, on voit encore la trace
de tours isolées qui servaient à la fois de phares et de postes pour
défendre le littoral contre les descentes fréquentes des pirates.

La plupart de ces ouvrages datent des règnes de saint Louis, de Philippe
le Hardi et de Charles VI.

Le climat destructeur des côtes de l'Océan n'a pas laissé subsister de
tours de phares d'une époque reculée, et l'on peut considérer comme une
des plus anciennes la tour du port de la Rochelle, dite tour de la
Lanterne. Cet ouvrage, attaché aux remparts, s'élève sur le bord de la
mer, à 100 mètres environ du goulet du port, à l'extrémité du front de
gauche. C'est une grosse tour de 16 mètres de diamètre, terminée par une
flèche pyramidale de pierre.

Nous donnons les plans (fig. 78) de ses trois étages, en A à
rez-de-chaussée, en B au niveau du premier, et en C au niveau du chemin
de ronde[161]. L'étage bas est voûté; il est mis en communication avec
la ville par le couloir _a_, mais n'est relié aux étages supérieurs par
aucun escalier. On n'entre au premier étage que par le couloir _b_
donnant sur le chemin de ronde de la courtine. De ce couloir on monte
par un escalier à vis jusqu'au chemin de ronde crénelé de la tour, C;
puis à ce niveau on trouve le second escalier _h_ qui monte à la
lanterne accolée à la flèche. La figure 79 présente la coupe de la tour.
On remarquera que le chemin de ronde est percé de mâchicoulis. En A, est
la lanterne qui recevait le feu, lequel, vers certains points de
l'horizon, était masqué par la flèche. Il est vrai que la lanterne est
tournée du côté de la haute mer, et que son feu illuminait la pointe de
la flèche, ce qui pouvait être, pour les navigateurs, un moyen de ne
point confondre ce phare avec un autre. La construction de cette tour
date de la fin du XIVe siècle. La figure 80 présente son élévation du
côté de l'entrée du port. Un balcon, auquel on arrive par l'escalier à
vis, est pratiqué à mi-hauteur de la flèche de pierre, et permettait de
placer des guetteurs ou encore des feux supplémentaires.

Il a été reconnu, de nos jours, qu'il ne pouvait suffire de placer des
phares à l'entrée des rades ou des fleuves pour indiquer les passes aux
navigateurs, mais qu'il importait, avant tout, de signaler la position
du littoral. «Or, ce littoral présente une série de caps diversement
accentués, qui peuvent être considérés comme les sommets d'un polygone
circonscrit à tous les écueils; et l'on a placé un feu sur chacun d'eux,
de manière à annoncer la terre aussi loin que le permettent la hauteur
et la puissance des appareils. On a établi d'ailleurs une relation telle
entre l'espacement des sommets et la portée des phares, qu'il soit
impossible d'approcher de la côte sans avoir au moins un feu en vue,
tant que l'atmosphère n'est pas embrumée[162].» On comprendra que pour
faire un travail de cette nature, et d'après cette méthode, il faut,
avant tout, posséder des cartes côtières très-exactes. Or, la science
topographique est une science toute moderne.

Les côtes, pendant le moyen âge, aussi bien que pendant la période de
l'antiquité grecque et romaine, n'étaient reconnues que d'une manière
incomplète, assez cependant pour que les écueils ou les promontoires
aient été signalés par des tours ou de simples fourneaux dans lesquels
on brûlait des matières résineuses pendant la nuit.

Si l'on parcourt les côtes de France, particulièrement en Normandie et
sur la Méditerranée, il est bien rare que, dans le voisinage des phares
modernes, établis sur des promontoires, on ne trouve pas les traces de
constructions du moyen âge. Pendant cette période, comme pendant
l'antiquité, si l'on correspondait au moyen de signaux placés sur des
points élevés tant que durait le jour, la nuit les feux devenaient un
moyen habituel de correspondance entre des points éloignés, ainsi que
cela se pratiquait encore dans les montagnes de la Suisse et des
Cévennes, avant l'établissement des télégraphes électriques. Il n'est
pas besoin de dire que ces phares portaient, ou de simples grils à
résine, ou des feux fixes enfermés dans des lanternes, et qu'ils ne
pouvaient avoir la portée de nos appareils modernes.

L'étendue que nous avons été obligé de donner à cet article fait assez
connaître de quelle importance étaient, dans l'architecture du moyen
âge, les constructions à grands commandements. Ce désir ou ce besoin
d'élever des tour a existé chez toutes les civilisations qui ne sont
point arrivées à un développement complet. Ceux qui bâtissent tiennent à
voir au loin et à être vus. La tour devient ainsi, en même temps qu'une
sûreté, un moyen de surveillance et une marque honorifique.

Sous le régime féodal, les seigneurs seuls avaient le droit d'élever des
tours; les tenanciers ne pouvaient en posséder (voyez CHÂTEAU, MANOIR).

Bien entendu, comme seigneurs féodaux, les abbés usaient de ce même
droit, qui, pour les seigneurs laïques aussi bien que pour les
religieux, était soumis à l'autorisation du suzerain. C'est ainsi que
sous Philippe-Auguste et sous saint Louis, maint seigneur est contraint
de démolir les tours qu'il fait élever sans, au préalable, avoir obtenu
la sanction royale.

Les démolitions de tours ordonnées par le suzerain étaient presque
toujours provoquées par les plaintes de voisins. Les abbayes notamment,
et les évêques, veillaient scrupuleusement à ce qu'il ne fût pas élevé
de châteaux avec tours dans leur voisinage. Leurs plaintes à ce sujet
sont fréquentes, et quand les parties ne pouvaient s'accommoder, il
fallait recourir à l'autorité royale. Était-elle toujours respectée?
Cela est douteux; de là, entre seigneurs, des conflits qui, en fin de
compte, finissaient par provoquer l'intervention royale au détriment de
l'un des deux adversaires, quelquefois de tous les deux, et au profit du
pouvoir suzerain. Le roi, d'ailleurs, en cas de guerre, de défense du
territoire, avait le droit d'occuper et de faire occuper par ses troupes
les châteaux, tours et donjons de ses vassaux.

Or, en dépit de ce droit, il arriva parfois que les portes des châteaux
restaient closes devant leur suzerain, qui n'était pas toujours en état
de les faire ouvrir par la force. Les châteaux et leurs tours
formidables devinrent ainsi, pour la royauté, à mesure qu'elle
s'affermissait, un souvenir d'insultes souvent demeurées impunies. Louis
XI porta un premier coup à ces nids féodaux. La renaissance, plus encore
par mode que par politique, en vit détruire un grand nombre. Henri IV,
Richelieu et Mazarin démantelèrent les derniers.

Tel était leur nombre, cependant, sur le territoire français, que nous
trouvons beaucoup de ces défenses et de ces postes encore debout.

       [Illustration: Fig. 1.]
       [Illustration: Fig. 2.]
       [Illustration: Fig. 3.]
       [Illustration: Fig. 4.]
       [Illustration: Fig. 5.]
       [Illustration: Fig. 6.]
       [Illustration: Fig. 7.]
       [Illustration: Fig. 8.]
       [Illustration: Fig. 9.]
       [Illustration: Fig. 10.]
       [Illustration: Fig. 11.]
       [Illustration: Fig. 12.]
       [Illustration: Fig. 13.]
       [Illustration: Fig. 14.]
       [Illustration: Fig. 15.]
       [Illustration: Fig. 16.]
       [Illustration: Fig. 17.]
       [Illustration: Fig. 18.]
       [Illustration: Fig. 19.]
       [Illustration: Fig. 20.]
       [Illustration: Fig. 21.]
       [Illustration: Fig. 22.]
       [Illustration: Fig. 23.]
       [Illustration: Fig. 24.]
       [Illustration: Fig. 25.]
       [Illustration: Fig. 26.]
       [Illustration: Fig. 27.]
       [Illustration: Fig. 28.]
       [Illustration: Fig. 29.]
       [Illustration: Fig. 30.]
       [Illustration: Fig. 31.]
       [Illustration: Fig. 32.]
       [Illustration: Fig. 33.]
       [Illustration: Fig. 34.]
       [Illustration: Fig. 35.]
       [Illustration: Fig. 36.]
       [Illustration: Fig. 37.]
       [Illustration: Fig. 38.]
       [Illustration: Fig. 39.]
       [Illustration: Fig. 40.]
       [Illustration: Fig. 41.]
       [Illustration: Fig. 42.]
       [Illustration: Fig. 43.]
       [Illustration: Fig. 44.]
       [Illustration: Fig. 45.]
       [Illustration: Fig. 46.]
       [Illustration: Fig. 47.]
       [Illustration: Fig. 48.]
       [Illustration: Fig. 49.]
       [Illustration: Fig. 50.]
       [Illustration: Fig. 51.]
       [Illustration: Fig. 52.]
       [Illustration: Fig. 53.]
       [Illustration: Fig. 54.]
       [Illustration: Fig. 55.]
       [Illustration: Fig. 56.]
       [Illustration: Fig. 57.]
       [Illustration: Fig. 58.]
       [Illustration: Fig. 59.]
       [Illustration: Fig. 60.]
       [Illustration: Fig. 61.]
       [Illustration: Fig. 62.]
       [Illustration: Fig. 63.]
       [Illustration: Fig. 64.]
       [Illustration: Fig. 65.]
       [Illustration: Fig. 66.]
       [Illustration: Fig. 67.]
       [Illustration: Fig. 68.]
       [Illustration: Fig. 69.]
       [Illustration: Fig. 70.]
       [Illustration: Fig. 71.]
       [Illustration: Fig. 71. bis.]
       [Illustration: Fig. 72.]
       [Illustration: Fig. 73.]
       [Illustration: Fig. 74.]
       [Illustration: Fig. 75.]
       [Illustration: Fig. 76.]
       [Illustration: Fig. 77.]
       [Illustration: Fig. 78.]
       [Illustration: Fig. 79.]
       [Illustration: Fig. 80.]

     [Note 63: «Castra extollens altius et castella, turresque
     adsiduas per habiles locos et opportunos, quà Galliarum
     extenditur longitudo; nonnunquam etiam ultra flumen ædificiis
     positis snbradens barbaros fines.» (Ammien Marcellin, lib.
     XXVIII, cap. II.)]

     [Note 64: C'est ainsi que sont construites les tours romaines
     de Besigheim, au confluent du Necker et de l'Enz.]

     [Note 65: Voyez _Essai sur le système défensif des Romains
     dans le pays éduen_, par M. Bulliot, p. 26.]

     [Note 66: Lib. I, cap. V.]

     [Note 67: Voyez _La fortification déduite de son histoire_,
     par le général Tripier. Paris, 1866.]

     [Note 68: Tours visigothes de Carcassonne; tours d'Autun, de
     Cologne, de Dax; tours de Rome du temps de Bélisaire.]

     [Note 69: La tour dite du _Four Saint-Nazaire._]

     [Note 70: Voyez HOURD.]

     [Note 71: Mosaïque gallo-romaine, musée de Carpentras.]

     [Note 72: Voyez HOURD, fig. 1.]

     [Note 73: Quant au plomb fondu, à l'huile bouillante, ce sont
     là des moyens de défense un peu trop dispendieux pour qu'on
     les puisse prendre au sérieux. D'ailleurs le plomb fondu,
     tombant de cette hauteur, serait arrivé en bas en gouttes
     froides, ce qui n'était pas très-redoutable. Ce n'était que
     par exception qu'on avait recours à ces moyens de défense. De
     simples cailloux du poids de 8 à 10 kilogrammes, tombant
     d'une hauteur de 20 mètres, étaient les projectiles les plus
     dangereux pour des hommes armés et pavaisés.]

     [Note 74: Il n'est question, bien entendu, que des
     constructions du commencement du XIIIe siècle, dues à
     Enguerrand. Les courtines du château de Coucy furent encore
     exhaussées vers 1400 par Louis d'Orléans.]

     [Note 75: Voyez, pour le système de structure de ces tours, à
     l'article CONSTRUCTION, la figure 144.]

     [Note 76: Ces escaliers ont été surélevés, sous Louis
     d'Orléans, jusqu'au niveau des combles.]

     [Note 77: Voyez LATRINES, fig. 1.]

     [Note 78: Voyez DONJON, HOURD, MÂCHICOULIS.]

     [Note 79: Voyez HOURD, PORTE (la porte de Laon à
     Coucy-le-Château).]

     [Note 80: La partie supérieure du crénelage, détruite
     aujourd'hui, est restaurée à l'aide des gravures de du
     Cerceau et de Châtillon.]

     [Note 81: Voyez CHÂTEAU.]

     [Note 82: Voyez ARCHITECTURE MILITAIRE, fig. 11, et SIÉGE,
     fig. 2.]

     [Note 83: Tour dite de _la Peyre_, à la gauche de la
     barbacane de la porte Narbonnaise.]

     [Note 84:

       Huit arbalétriers dans les deux étages intérieurs servaient
       facilement les seize meurtrières, ci ...............  8 hommes.
       Un servant à chaque étage...........................  2   -
       Huit arbalétriers dans les hourds...................  8   -
       Deux servants pour les mâchicoulis..................  2   -
       Un capitaine de tour; ci ...........................  1   -
       Total .............................                  21 hommes.

       L'enceinte extérieure de Carcassonne possède quatorze tours;
       en les supposant gardées chacune en moyenne par vingt hommes,
       cela fait ...........................................   280 hommes.
       Vingt hommes dans chacune des trois barbacanes .......   60   -
       Cent hommes pour servir les courtines sur les points
       d'attaque.............................................  100   -
       _À reporter_..........................................  440 hommes.


       Report. . . . . .. .................................... 440 hommes.
       L'enceinte intérieure comprend vingt-quatre tours, à vingt
       hommes par poste, en moyenne ................... ...... 480   -
       Pour la porte Narbonnaise .............................  50   -
       Pour garder les courtines ............................. 100   -
       Pour la garnison du château ........................... 200   -
       Total ................................................ 1270 hommes.

       Ajoutons à ce nombre d'hommes les capitaines, un par poste
       ou par tour, suivant l'usage ..........................  50 hommes.
       Nous obtenons un total de............................. 1320 hommes.

     Ce nombre était plus que suffisant, puisque les deux
     enceintes n'avaient pas à se défendre simultanément, et que
     les hommes de garde, dans l'enceinte intérieure, pouvaient
     envoyer des détachements pour défendre l'enceinte extérieure,
     ou que celle-ci étant tombée au pouvoir de l'ennemi, ses
     défenseurs se réfugiaient derrière l'enceinte inférieure.
     D'ailleurs l'assiégeant n'attaquait pas tous les points à la
     fois. Le périmètre de l'enceinte extérieure est de 1400
     mètres en dedans des fossés, donc c'est environ un homme par
     mètre de développement qu'il fallait compter pour composer la
     garnison d'une ville fortifiée comme l'était la cité de
     Carcassonne.]

     [Note 85: Voyez le plan général de la cité de Carcassonne,
     ARCHITECTURE MILITAIRE, fig. 11, B, et les archives des
     _Monuments historiques._]

     [Note 86: Les meurtrières du rez-de-chaussée sont _hachées_,
     ainsi que la porte qui, de cet étage, donne dans l'escalier à
     vis.]

     [Note 87: Voyez ARCHITECTURE MILITAIRE, fig. 24 _bis_.]

     [Note 88: La plupart des ouvrages militaires des ordres du
     Temple et de Malte présentent des tours carrées. (Voyez
     _Essai sur la dominat. franç. en Syrie durant le moyen âge_,
     par E. G. Rey, 1866.)]

     [Note 89: «Et... (du Guesclin) prit son chemin et son retour,
     et tous les seigneurs de France en sa compagnie, pour venir
     de rechef devant la cité d'Usson, en Auvergne, et
     l'assiégèrent; et firent là le duc de Berry, le duc de
     Bourbon et le connétable, amener et charrier grands engins de
     Riom et de Clermont, et dresser devant ladite forteresse, et
     avec tout ce appareiller grands atournemens d'assaut.»
     (Froissart, _Chron_., CCCXXIX.)]

     [Note 90:

       Encontre Bertran a la deffense levée:
       N'i avoit sale amont qui ne fust bien semée;
       De fiens y ot. on mis mainte grande chartée,
       Par coi pierres d'engien, qui laiens soit getée,
       Ne mefface léons une pomme pelée.
       Car Bertran ot mandé par toute la contrée
       Pluseurs engiens, qu'il fist venir en celle anée,
       De Saint-Lo en y vint, cette ville alozée;
       Bertran les fist lever sans point de l'arrestée.
       Pardevant le chastel (de Valognes), dont je fuis devisée
       Ont dréciez. VI. engiens getans de randonnée,
       Mais en son de la tour, qui fu haulte levée,
       Il avoit une garde toute jour ajournée,
       Qui sonnoit. I. becin, quant la pierre est levée;
       Et quant la pierre estoit au chastel assenée,
       D'une blanche touaille (serviette), qui li fut présentée,
       Aloit frolant les murs, faisait grande risée;
       De ce avoit Bertran forment la chière irée.»

     (_La Vie vaillant Bertran du Guesclin_, par Cuvelier,
     trouvère du XIVe siècle, v. 5076 et suiv.)]

     [Note 91: Voyez ARCHITECTURE MILITAIRE, fig. 41.]

     [Note 92: Le _cran_ est la poussière que produit la taille de
     la pierre, et que l'on recueille sur les chantiers. On s'en
     servait beaucoup, pendant le moyen âge, pour charger des
     voûtes que l'on voulait mettre à l'abri des projectiles ou
     des incendies.]

     [Note 93: Ces tours ont été dérasées au niveau des courtines
     en 1814. (Voyez les grandes gravures d'Israël Sylvestre, _Les
     plus excellens bastimens de France_ de du Cerceau, etc.)]

     [Note 94: De notre temps nous avons vu la fortification
     allemande revenir aux commandements élevés, aux tours
     bastionnées.]

     [Note 95: Voyez ENGIN.]

     [Note 96: Le château de Vincennes, dont il existe des restes
     considérables que nous voyons aujourd'hui, fut commencé par
     le roi Jean, sur de nouveaux plans; mais si l'on considère le
     style de l'architecture, il ne paraît pas que les
     prédécesseurs de Charles V aient élevé l'ouvrage au-dessus du
     sol de la place; si même Charles V n'a pas entièrement repris
     l'oeuvre.]

     [Note 97: Ce fait est bien visible dans les ouvrages
     entrepris par Louis d'Orléans, au château de Coucy, de
     Montépilloy près de Senlis.]

     [Note 98: Ces travaux ont été commencés en 1858 par ordre de
     l'Empereur, et en grande partie au moyen des crédits ouverts
     sur la cassette de Sa Majesté.]

     [Note 99: Voyez ARCHITECTURE MILITAIRE, BOULEVARD.]

     [Note 100: Tour Hector.]

     [Note 101: Il a fallu vingt-sept jours à un ouvrier habile
     pour pratiquer un trou d'un mètre carré environ dans l'un de
     ces murs, au-dessus du talus, c'est-à-dire au point où la
     maçonnerie n'a que 4 mètres d'épaisseur.]

     [Note 102: Au siége d'Orléans, plusieurs des anciennes tours
     de l'enceinte furent terrassées pour recevoir des pièces
     d'artillerie.]

     [Note 103: Voyez à l'article CHÂTEAU, la description des
     défenses du château de Bonaguil (fig. 28 et 29).]

     [Note 104: Voyez SIÉGE, page 426.]

     [Note 105: Voyez BOULEVARD.]

     [Note 106: _Trattato di architettura civile e militare_ di
     F.G. Martini, publié pour la première fois par les soins du
     chevalier César Saluzzo. Turin, 1861. Voyez l'atlas, pl. V,
     XXII, XXIII et suiv.]

     [Note 107: À Langres, à Dijon, ancien château, XVe siècle; à
     Marseille, fin du XVe siècle (front démoli du Nord);
     peut-être au château de Ham, avant la reconstruction de la
     plate-forme de la grosse tour, bâtie par le comte de
     Saint-Pol, et dont les murs ont 10 mètres d'épaisseur.]

     [Note 108: On donnait le nom de _moineau_ à un petit ouvrage
     saillant bas, placé au fond du fossé, le défendant et pouvant
     contenir des arquebusiers ou même des arbalétriers. On
     croyait ainsi protéger le point mort des tours circulaires.
     (Voyez à l'article BOULEVARD le grand ouvrage de
     Schaffhausen, les défenses circulaires qui remplissaient
     exactement dans le fossé d'office de moineaux.)]

     [Note 109: On donne généralement, à l'invention du boulet de
     fonte de fer, une date trop récente. Déjà, vers 1430,
     l'artillerie française et allemande s'en servait. Les
     inventaires d'artillerie de Charles VII en font mention. Des
     vignettes de manuscrits de 1430 à 1440 figurent des
     projectiles de fer. Au musée d'artillerie il existe un canon
     de 1423, de bronze, provenant de Rhodes, fondu en Allemagne,
     qui ne pouvait servir qu'à envoyer des boulets de fonte. À la
     défense d'Orléans, en 1428, les artilleurs orléanais avaient
     des boulets de fonte.]

     [Note 110: Plus tard Castriotto (1584) adopte de nouveau les
     tours rondes au milieu des bastions, en capitales, et au
     milieu des courtines. Vauban lui-même, dans sa dernière
     manière (1698), établit des tours bastionnées formant
     traverses en capitales, entre les bastions retranchés d'une
     façon permanente et le corps de la place, sortes de réduits
     qui devaient inévitablement retarder la reddition de la
     place, puisque la chute du bastion non-seulement n'entraînait
     pas celle des défenses voisines, mais exigeait des travaux
     considérables pour prendre la tour bastionnée formant
     saillant porte-flancs. Montalembert (1776) plaça également en
     capitales, à la gorge des bastions, des caponnières élevées
     en maçonnerie, à plusieurs étages, qui ne sont autre chose
     que des tours casematées ayant un commandement considérable
     sur les dehors. À la base, la caponnière de Montalembert est
     entourée d'une série de _moineaux_ qui donnent en plan une
     suite d'angles saillants en étoile, se flanquant
     réciproquement, pour poster des fusiliers. Les Allemands de
     nos jours en sont revenus aux tours possédant un commandement
     sur les ouvrages. Mais en présence des effets destructifs de
     la nouvelle artillerie, ce système ne peut être d'une grande
     valeur, à moins qu'on ne puisse revêtir ces tours casematées
     d'une cuirasse assez forte pour résister aux projectiles. Ces
     tentatives répétées sans cesse depuis le moyen âge prouvent
     seulement que les commandements sur les dehors sont toujours
     considérés comme nécessaires, et que la fortification du
     moyen âge (eu égard aux moyens d'attaque) avait sur la nôtre
     un avantage.]

     [Note 111: Cette tour est celle qui commande la porte
     Laufer.]

     [Note 112: Les cinq tours sont bâties sur le même modèle.]

     [Note 113: Voyez CRÉNAUX, fig. 19.]

     [Note 114: Sauf ces guettes, les tours de Nuremberg sont
     intactes. Les guettes sont indiquées dans d'anciennes
     gravures (voyez Mérian, _Cosmogr. univers._).]

     [Note 115: De notre temps, la fumeuse tour Malakof, qui était
     un ouvrage à commandement élevé, fut détruite dès les
     premiers moments du siége, et la résistance de ce point
     dépendit des ouvrages de terre qui furent élevés autour de la
     première défense.]

     [Note 116: Voyez la _Monographie du château de Salces_ par M.
     le capitaine Ratheau (Paris, 1860, Tanera). Cette étude,
     très-bien faite, de cette ancienne place en donne l'idée la
     plus complète.]

     [Note 117: _Plans et profils des principales villes et lieux
     considérables de la principauté de Catalogne_. Paris, 168...]

     [Note 118: _Monogr. du château de Salces_.]

     [Note 119: Voyez ARCHITECTURE MILITAIRE, fig. 11. C'est la
     tour marquée O sur le plan.]

     [Note 120: Tour de la Peyre, fig. 13, 14, 15, 16 et 17.]

     [Note 121: Cet ouvrage dépend de l'enceinte bâtie sous le
     règne de saint Louis.]

     [Note 122: La tour du Trésau est marquée M sur ce plan.
     (Voyez aussi l'article PORTE, fig. 18.)]

     [Note 123: Ce château, qui dépendait du Valois, fut rebâti en
     partie par Louis d'Orléans, quand ce prince fortifia son
     duché pendant la maladie de Charles VI. Le château de
     Montépilloy, situé sur une hauteur, commandant la route de
     Senlis à Crespy, servit de point d'appui aux armées des
     partis qui manoeuvrèrent dans cette contrée pendant les
     guerres du XVe et du XVIe siècle. Il fut démantelé après
     l'entrée de Henri IV à Paris.]

     [Note 124: Plus tard Louis d'Orléans fit détruire une partie
     de cette chemise, et bâtir une courtine en F, laquelle
     enfermait les nouveaux ouvrages.]

     [Note 125: Pour plus de clarté, nous n'avons pas présenté la
     passerelle avec ses piles en coupe, mais en élévation
     latérale.]

     [Note 126: Voyez MÂCHICOULIS, fig. 6 et 7.]

     [Note 127: Beaucoup de ces tours étaient couronnées de
     pinacles isolés les uns des autres.]

     [Note 128: Voyez le plan du palais archiépiscopal de Narbonne
     à l'article PALAIS, fig. 11, 12 et 13.]

     [Note 129: Voyez la _Guyenne militaire_, par M. Léo Drouyun,
     t. II, p. 158 et suiv.]

     [Note 130: Voyez la _Guyenne militaire_, t. II, p. 162. M.
     Léo Drouyn donne, sur cette petite place, de curieux détails
     auxquels nous engageons nos lecteurs à recourir.]

     [Note 131: Voyez la _Guyenne militaire_, pl. 132.]

     [Note 132: Voyez CHÂTEAU, fig. 7.]

     [Note 133: Voyez CHÂTEAU, fig. 24, et DONJON, fig. 41, 42, 43
     et 44.]

     [Note 134: Ces deux tours avaient été renversées par la mine.
     Leurs fragments, en quartiers énormes, gisaient sur le sol;
     c'est à l'aide de ces débris que ces ouvrages ont été
     restaurés. Les hauteurs d'étages étaient d'ailleurs indiquées
     par les amorces sur les bâtiments voisins conservés.]

     [Note 135: Chacune des huit tours du château de Pierrefonds
     portait le nom du preux dont la statue est placée sur le
     parement extérieur. La statue de Charlemagne remplissait la
     niche pratiquée au sommet du cylindre de la tour d'angle du
     donjon. (Voyez la _Notice sur le château impérial de
     Pierrefonds_, 4e édition.)]

     [Note 136: Voyez DONJON, fig. 41, 42 et 43.]

     [Note 137: Voyez l'article CONSTRUCTION, fig. 154; voyez
     aussi l'article ÉCHAUGUETTE. Les deux tours extérieures du
     donjon de Pierrefonds possèdent chacune une guette (voyez la
     figure précédente).]

     [Note 138: Une légende prétend qu'elle salua Charlemagne à
     son passage à Carcassonne; mais Charlemagne est-il jamais
     passé à Carcassonne? puis la tour n'est que du XIe siècle.]

     [Note 139: Voyez ARCHITECTURE MILITAIRE, le plan du château
     de Carcassonne, fig. 12 (la tour de guet est en S), et figure
     13, la vue perspective de ce château. Voyez aussi les
     _Archives des monuments historiques_, Gide éditeur.]

     [Note 140: Cette tour est dite aujourd'hui, _tour de François
     Ier_.]

     [Note 141: Voyez _Dissert. archéol. sur les anciennes
     enceintes de Paris_, par Bonnardot Parisien, 1852. Voyez les
     plans de Gomboust, de de Fer, de Mérian, la tapisserie de
     l'hôtel de ville, les gravures de Callot, d'Israël Sylvestre,
     les plans déposés aux Archives de l'empire, les dessins et
     gravures de della Bella, les dessins de Le Vau (Archiv. de
     l'empire). Cette tour ne fut démolie qu'au moment où l'on
     commença le palais des _Quatre Nations_ (l'Institut actuel),
     vers 1660.]

     [Note 142: D'après les documents cités plus haut.]

     [Note 143: Ces remparts suivaient la direction de la rue
     Mazarine actuelle, qui, bâtie hors de la ville, dès le XVe
     siècle, s'appelait la rue des _Fossés de Nesle_, parce
     qu'elle s'élevait sur la contrescarpe de ces fossés.]

     [Note 144: Voyez ARCHITECTURE MILITAIRE, fig. 78.]

     [Note 145: Voyez, à l'article PONT, l'historique de la
     construction de cette tour et la figure 2.]

     [Note 146: Voyez _Essai sur la domination française en Syrie
     durant le moyen âge_, par E. G. Rey, 1866.]

     [Note 147: Il eût été facile de conserver ce précieux
     monument qui ne gênait pas sérieusement le tracé des voies
     nouvelles sur ce point de Paris. C'était un très-curieux
     exemple des travaux dus aux Templiers vers la fin du XIIe
     siècle.

     Malgré des réclamations appuyées pur les personnages les plus
     autorisés, la démolition de la tour Bichat fut décidée
     hâtivement, et c'est à peine si nous eûmes le temps de
     mesurer cet édifice. Quelques chapiteaux provenant de cette
     démolition ont été transportés au musée de Cluny; mais ce
     n'était pas par sa sculpture, bien qu'elle soit belle, que
     cet édifice intéressait l'historien.]

     [Note 148: Voyez l'excellent _Itinéraire archéologique de
     Paris_ du savant auteur de tant de travaux précieux sur nos
     antiquités nationales. M. de Guilhermy déplorait, en 1855,
     comme tous ceux qui ont quelque souci de nos monuments
     historiques, la destruction de la tour Bichat. «La ville de
     Paris, disait-il, qui a fait de si généreux sacrifices pour
     sauver la tour Saint-Jacques la Boucherie, s'est au contraire
     montrée insouciante envers celle de Latran, ct cependant, si
     la première est en jouissance d'une plus grande renommée,
     l'autre appartenait à une meilleure époque de l'art et se
     rattachait à une famille d'édifices d'un caractère plus
     intéressant....» Nous ajouterions que la tour de Latran était
     l'unique monument de ce genre en France.]

     [Note 149: Voyez TEMPLE.]

     [Note 150: _Itinéraire archéologique de Paris_, p. 299.]

     [Note 151: Voyez, à l'article MAISON, le plan, fig. 34.]

     [Note 152: Voyez le plan général de la cité. Celle porte est
     celle de Saint-Nazaire (ARCHITECTURE MILITAIRE, fig. 11, en
     D).]

     [Note 153: La pierrière est figurée en batterie sur cette
     plate-forme.]

     [Note 154: Voyez la _Guyenne militaire_, par M. Léo Drouyn,
     t. II, p. 255. Voyez aussi, dans le même ouvrage, la porte de
     Saint-Macaire, dite porte de Cadillac, laquelle est sur plan
     barlong et couronnée par une simple rangée de mâchicoulis.]

     [Note 155: Les relevés très-complets de cet ouvrage nous ont
     été fournis par M. Durand, architecte à Bordeaux] [Note 156:
     Ainsi que nous l'avons expliqué à propos d'une des tours du
     château de Vincennes. Les portes de ce château sont percées
     dans des tours sur plan barlong analogues à celle représentée
     fig. 31 et 32.]

     [Note 157: Renseignements extraits d'une note inédite de M.
     Alfred Ramé.]

     [Note 158: C'est sur ce programme qu'est construite la porte
     de la baille du château de Blain dont nous venons de parler.]

     [Note 159: Voyez du Cerceau, _Les plus excellens bastimens de
     France_.]

     [Note 160: Voyez SALLE.]

     [Note 161: M. Lisch, architecte, qui a fait sur le port de la
     Rochelle un travail très-remarquable, a bien voulu nous
     permettre de reproduire ses relevés de la _tour de la
     Lanterne_.]

     [Note 162: Voyez _Mémoire sur l'éclairage et le balisage des
     côtes de France_, 1864, par M. Léonce Reynaud.]



TOURELLE (TOURNELLE), s. f. Diminutif de tour, petite tour, ou plutôt
tour d'un petit diamètre. Les manoirs ne pouvaient être munis de tours,
mais de tourelles seulement[163]. On donnait aussi le nom de
_tournelles_ à de véritables tours flanquant des courtines, mais dont
l'étroite circonférence ne pouvait contenir qu'un très-petit nombre de
défenseurs; sortes de guérites ou d'échauguettes. Les portes, les
châtelets, n'étaient souvent munis que de tournelles. Aujourd'hui, on
désigne habituellement par le mot _tourelles_ les ouvrages cylindriques,
ou à pans, portés en encorbellement. Ces tourelles s'élevaient, soit sur
un cul-de-lampe, soit sur un contre-fort; elles donnaient un flanquement
peu étendu et des vues sur les dehors d'une habitation, d'une porte ou
d'une courtine. On ne commence guère à les employer que pendant le XIIe
siècle; les XIIIe, XIVe, XVe et XVIe siècles même en font un grand
usage, et certaines habitations du XVIIe siècle en possèdent
encore[164].

La tourelle est fermée et ne communique avec les logis ou chemins de
ronde que par une porte. Elle forme ainsi intérieurement une petite
pièce circulaire, un cabinet, une guérite, et est couverte le plus
souvent par un cône de pierre ou de charpente, plomb et ardoise. Souvent
les tourelles contiennent un escalier à vis pour communiquer d'un
premier étage aux parties supérieures de l'édifice. La figure 1 donne le
plan et la vue d'une tourelle d'angle du XIIe siècle, appartenant à la
partie la plus ancienne du château de Vées (Oise). Cette tourelle,
cylindrique, est posée sur deux contre-forts et trois culs-de-lampe,
remplissant les trois angles rentrants; elle n'était, par conséquent,
évidée que dans la hauteur du second étage. Sa couverture est un cône de
pierre creux. Des cordons de pointes de diamant ornent sa naissance et
sa corniche.

Les clôtures d'abbayes, de courtils, étaient souvent renforcées de
tourelles aux angles, ou de distance en distance, pour poster des
guetteurs. Quelquefois même ces tourelles avaient deux étages, l'un au
niveau du chemin de ronde, l'autre au-dessus, auquel on montait par une
échelle[165]. Ces sortes de tourelles étaient de véritables
échauguettes, et les appelait-on ainsi pendant le moyen âge[166]. Les
deux fuseaux cylindriques qui flanquent la porte de l'abbaye du
Mont-Saint-Michel en mer sont bien des _tournelles_, dans l'ancienne
acception du mot. Voici (fig. 2) une perspective de ce bel ouvrage bâti
en assises de granit rose et gris alternées dans la hauteur du premier
étage, et qui date de 1260 environ[167]. Ces deux tourelles servaient à
la fois d'escaliers et de défenses dans leur partie supérieure. La porte
qu'elles flanquent est précédée d'un châtelet, et l'ensemble de la
construction est intact[168]. Ce ne sont point des combles coniques qui
couronnent les deux cylindres, mais des plates-formes, afin de laisser
plus de liberté aux défenseurs.

La porte principale du palais des papes, à Avignon, est également
flanquée de deux véritables tourelles, dont la disposition mérite
l'attention.

Cette façade se compose d'une suite d'arcs percés de mâchicoulis à la
hauteur de 15 mètres au-dessus du sol, et portant un chemin de ronde
crénelé, en arrière duquel le mur de face s'élève jusqu'aux combles et
porte un second crénelage[169]. Les deux tourelles de la porte reposent,
en tas de charge, sur deux piles des arcs formant mâchicoulis, et
profitent de la saillie du chemin de ronde pour s'élever jusqu'au
crénelage supérieur (fig. 3); elles flanquent ainsi les deux chemins de
ronde inférieurs A et B, et ajoutent aux défenses de la porte[170].

Les pyramides de couronnement de ces deux tourelles étaient de pierre et
décorées de crochets. On observera que les culs-de-lampe qui les
supportent sont sur plan circulaire, tandis que les tourelles sont
elles-mêmes tracées sur plan octogone, avec nerfs saillants aux angles
et au milieu des faces du prisme. Cette disposition n'est pas rare
pendant le XVe siècle.

Beaucoup d'hôtels, et de simples maisons même, possédaient des tourelles
d'angle permettant de prendre des jours d'enfilade sur les rues, ou des
tourelles engagées contenant des escaliers (voyez MAISON, fig. 13, 14,
15, 33, 34, 35 et 39). Parfois aussi ces tourelles étaient disposées
pour donner de petits cabinets dans le voisinage des pièces
d'habitation. Il existait une charmante tourelle de ce genre dans
l'angle de la cour de l'hôtel de la Trémoille, à Paris; elle formait un
porche à rez-de-chaussée, devant le couloir qui conduisait au
jardin[171].

Lorsque les tourelles sont posées en encorbellement, les constructeurs
du moyen âge ont apporté un grand soin dans la disposition de l'appareil
et dans la répartition des charges, pour éviter la bascule. Ces
encorbellements naissent beaucoup au-dessous du sol inférieur de la
tourelle, et le cylindre est complet, afin de pouvoir être maintenu dans
son centre de gravité. Il est assez rare qu'une tourelle d'angle soit
tracée ainsi que l'indique le plan (fig. 4, A), c'est-à-dire ayant les
trois quarts de sa surface en dehors de la construction inférieure. Le
plus habituellement, ou un contre-fort soulage une partie du
porte-à-faux (voyez en B), ou plus d'un quart de la tourelle est engagé
dans l'angle (voy. en C). Mais le XVe siècle se permettait des
hardiesses de construction et aimait à les montrer. On éleva donc
parfois, à cette époque, des tourelles d'angle suivant le tracé A. Or,
pour maintenir la bascule de toute la portion _abc_ du cylindre, il
fallait que le cul-de-lampe prît naissance assez bas pour être chargé
par l'angle _h_, avant de commencer le dégagement complet de l'intérieur
de la tourelle. Les constructeurs procédaient ainsi. Soit (fig. 5) une
coupe faite sur _bh_; soit _g_ le niveau du sol de l'étage en
communication avec le sol inférieur de la tourelle. La naissance du
cul-de-lampe était placée en _n_, et assez bas pour que la charge du
quart du plan _nopq_, posant sur l'angle de pierre, fût équivalente au
moins à la charge _nst_ des trois quarts du cul-de-lampe en
porte-à-faux. À cet effet, il était laissé en _v_ un vide que l'on
recouvrait avec un bout de plancher. C'est ce vide que l'on prend, dans
les tourelles anciennes où il existe, pour des cachettes
préméditées[172]. Les trois quarts du cylindre en porte-à-faux étaient
facilement reliés au quart engagé dans l'angle, mais encore fallait-il
que ce quart engagé fût, à lui seul, aussi lourd que les trois quarts en
porte-à-faux; et c'est pourquoi les murs des tourelles en encorbellement
sont très-minces, souvent évidés, et présentent une section horizontale
analogue à celle tracée en D dans notre figure 5.

       [Illustration: Fig. 1.]
       [Illustration: Fig. 2,]
       [Illustration: Fig. 3.]
       [Illustration: Fig. 4.]
       [Illustration: Fig. 5.]

     [Note 163: Voyez MANOIR.]

     [Note 164: On voit encore plusieurs tourelles tenant à des
     hôtels du XVIIe siècle, dans la rue Hautefeuille, à Paris.]

     [Note 165: Voyez CLÔTURE, fig. 5.]

     [Note 166: Voyez ÉCHAUGUETTE.]

     [Note 167: Voyez, à l'article ARCHITECTURE MONASTIQUE, les
     figures 18 et 19, qui donnent les plans de cette porte, en B
     et C fig. 18, et en A fig. 19.]

     [Note 168: Voyez, dans les _Archives des monuments
     historiques_, le travail de M. Devrez, architecte, sur le
     mont Saint-Michel en mer.]

     [Note 169: Voyez PALAIS, fig. 15 et 16 (XIVe siècle).]

     [Note 170: La partie supérieure de ces tourelles était encore
     intacte au commencement du siècle; l'ouvrage a été rasé au
     niveau du chemin de ronde depuis lors, mais il existe des
     dessins et tableaux, dans la bibliothèque d'Avignon, qui
     permettent de le rétablir dans son intégrité.]

     [Note 171: Voyez MAISON, fig. 36 et 37. Des fragments de
     cette tourelle ont été déposés dans la cour de l'École des
     Beaux-Arts à Paris.--Voyez encore l'_Architecture civile et
     domestique_ de MM. Verdier et Cattois.]

     [Note 172: J'ai vu ruiner une tourelle dans laquelle le
     propriétaire d'un manoir avait eu l'idée de faire enlever le
     massif d'angle formant contre-poids, croyant que ce massif
     devait renfermer quelque trésor. Il serait tout aussi
     dangereux de faire remplir de maçonnerie les prétendues
     cachettes.]



TRABES, s. f. Mot latin _trabs_, adopté par l'Église, et signifiant: les
poutres de bois placées en travers ou autour du choeur, sur lesquelles
on posait des lumières et auxquelles on attachait des lampes. Les
églises abbatiales possédaient des trabes en avant de l'autel principal
(voyez CHOEUR). Un crucifix était habituellement fixé au milieu de la
trabes. Ces poutres reposaient parfois sur quatre colonnes entourant
l'autel. Elles étaient sculptées et peintes, ou revêtues de pièces
d'orfévrerie de cuivre ou d'argent[173], surmontées d'arcatures entre
lesquelles brûlaient des lampes. Quelquefois des figures les
décoraient[174]. Il n'existe plus aucune de ces trabes dans nos
anciennes églises françaises, mais on en voit encore quelques-unes dans
les églises d'Italie. La petite église conventuelle de Saint-Jean au
Bois, dans la forêt de Compiègne (Oise), laisse encore voir les deux
extrémités sciées d'une trabes du XIIIe siècles couvertes de jolies
peintures. Ces extrémités reposent sur deux chapiteaux ménagés au droit
des piliers de l'entrée du choeur (fig. 1). C'était à la trabes que,
pendant la semaine sainte, on suspendait le voile funèbre qui cachait
l'autel et le sanctuaire. L'usage des trabes est antérieur à celui des
jubés et date des premiers temps du christianisme. Il a été conservé,
comme beaucoup d'autres coutumes primitives, dans l'Église grecque, et
nous ne saurions dire pourquoi ces poutres porte-lumières ont été
supprimées en France. Les églises abbatiales de Saint-Denis, de Cluny,
possédaient des trabes magnifiquement ornées d'orfévreries et de
chandeliers de vermeil, qui étaient posées entre les stalles et le
sanctuaire.

       [Illustration: Fig. 1.]

     [Note 173: Voyez du Cange, _Gloss_.]

     [Note 174: «Transpositam veterem trabem, quæ supra majus
     altare ponebatur,... in qua etiam trabe series 12.
     Patriarcharum et 12. Apostolorum, et in medio Majestas cum
     Ecclesia et Synagoga figuratur.» (_Vitæ abbatum S. Albani_.)]



TRAIT (_Art du_). C'est ainsi que l'on désigne l'opération qui consiste
à dessiner, grandeur d'exécution, sur une aire, les projections
horizontales et verticales, les sections et rabattements des diverses
parties d'une construction, de telle sorte que l'appareilleur puisse
découper les panneaux d'appareil, le _gâcheur_ faire tailler les pièces
de bois qui constituent une oeuvre de charpenterie; le menuisier, les
membrures et assemblages des lambris, portes, croisées, etc.

Le _trait_ est une opération de géométrie descriptive, une décomposition
des plans multiples qui composent les solides à mettre en oeuvre dans la
construction.

L'art du trait, développé pendant l'antiquité grecque, était à peu près
ignoré par les constructeurs de la première période du moyen âge, et il
ne semble pas, à voir les monuments carlovingiens, que les efforts
tentés par Charlemagne pour faire enseigner la géométrie aux architectes
occidentaux aient produit des résultats sensibles. Ce n'est qu'après les
premières croisades que l'on s'aperçoit d'un développement notable de
ces connaissances en France. À la fin du XIIe siècle, les maîtres des
oeuvres avaient repris possession de la géométrie, et, depuis cette
époque, leur habileté en cette science s'accrut d'année en année,
jusqu'à la fin du XVe siècle.

La pratique de la géométrie descriptive était fort avancée chez les
peuples orientaux et chez les Égyptiens dès une époque très-reculée.
Après la translation de l'empire romain à Byzance, les sciences
mathématiques eurent des foyers puissants à Byzance même, à Alexandrie,
et plus tard à Bagdad, et dans les contrées soumises à la domination des
kalifes. Les premiers croisés trouvèrent en Syrie des écoles dont ils
surent tirer profit, et, dès le commencement du XIIe siècle, l'art de
projeter les solides, de développer leurs surfaces, était déjà mis en
pratique en Occident. Si les éléments de la géométrie semblent à peine
connus des constructeurs carlovingiens, ils sont évidemment familiers
aux architectes clunisiens, qui ont élevé la nef de Vézelay vers 1100;
et, trente ans plus tard, on s'aperçoit, dans la construction du porche
de la même église, que ces constructeurs ont, en géométrie descriptive,
des connaissances déjà étendues, car toutes les parties de ce porche, et
l'appareil notamment, sont tracées avec sûreté et précision. Bien plus,
on voit naître, dans les tracés de cette belle école clunisienne, une
méthode, non plus empirique comme celle des constructeurs antérieurs du
moyen âge, mais appuyée sur un principe qui, à nos yeux du moins, est
excellent, puisqu'il est logique et vrai. Nous expliquerons cette
méthode en quelques mots. Toute structure est élevée pour remplir un
objet, se propose une fin; il semble donc que ce soit l'objet qui doive
imposer les moyens; ces moyens sont ou doivent être subordonnés
essentiellement à l'objet. Une salle, par exemple, a pour objet un
espace vide couvert; c'est ce vide couvert qui est l'objet, et non les
piliers ou les murs; ceux-ci ne sont et ne doivent être que les moyens
d'obtenir le vide. Supposons que la salle soit voûtée, c'est la voûte
qui couvre l'espace vide, c'est elle qui est la partie essentielle de la
structure, parce que c'est elle qu'il s'agit de maintenir en l'air;
c'est donc la voûte, sa forme, son étendue et son poids qui commandent
la disposition; la forme et la résistance des points d'appui. Par
déduction logique, la surface à couvrir, et le moyen de la couvrir (soit
une voûte) étant donnés, c'est la voûte qu'il s'agit d'abord de tracer,
et c'est son tracé qui doit imposer celui des piliers ou des murs. En
toute chose, c'est la conclusion à laquelle on veut arriver qui commande
les prémisses, et personne ne commencera un livre ou un discours sans
savoir, au préalable, ce qu'il veut démontrer.

Une méthode aussi naturelle, aussi simple, aussi logique, ouvrait alors
un champ nouveau à l'architecture, comme elle l'ouvrirait encore
aujourd'hui, si l'on voulait se donner la peine de l'appliquer avec
rigueur et en utilisant les éléments dont nous disposons. Nous disons
qu'alors, au XIIe siècle, cette méthode ouvrait un champ nouveau à
l'art, parce que, depuis la décadence antique, l'art ne vivait plus que
sur des traditions assez confuses et corrompues, traditions dont les
éléments étaient oubliés ou incompris, parce qu'on ne se mettait guère
en peine, pas plus qu'aujourd'hui, en architecture, de faire concorder
les prémisses avec la conclusion, ou les moyens avec l'objet; on parlait
pour parler. Au milieu de cette confusion et de cette ignorance de la
pratique de l'art, l'introduction d'une méthode satisfaisante pour
l'esprit, facilement applicable, qui ne demandait tout d'abord que des
connaissances en géométrie peu étendues, qui d'ailleurs était
susceptible de perfectionnements infinis, comme la suite l'a prouvé, et
comme on le reconnaît encore quand on veut l'appliquer, devait produire
un de ces développements subits signalés de loiu en loin dans l'histoire
de l'art. C'est ce qui arriva. Heureusement pour ce temps, les
monastères clunisiens renfermaient l'élite des intelligences en
Occident, et étaient à la tête, par l'enseignement, de toutes les
connaissances qui pouvaient alors donner une direction nouvelle aux arts
et aux lettres. Si l'on examine les monuments que ces religieux ont
élevés pendant la première moitié du XIIe siècle, on constate jusqu'à
quel degré ils avaient pu s'assimiler cette architecture dont ils
avaient pris les éléments en Syrie, mais aussi comment ils allaient
fertiliser ces éléments en les soumettant à une méthode géométrique
rigoureusement déduite de l'objet. Dorénavant, dans le tracé de la
structure, c'était la chose portée, sa configuration, sa pesanteur, sa
position logique, qui allaient imposer les membres et les formes de la
chose qui porte. Encore une fois c'était là un progrès, une idée
nouvelle, car cette idée n'avait été développée avec cette rigueur, ni
chez les Grecs, ni dans les édifices romains. Elle sera encore de nos
jours un des éléments de progrès en laissant faire au temps, et en
tenant compte des études qui se poursuivent malgré les entraves
académiques, parce qu'elle est singulièrement propre à l'emploi des
nouveaux matériaux que l'industrie nous fournit.

Il faut dire que pour appliquer rigoureusement la méthode de tracé
qu'inauguraient les maîtres, dès le milieu du XIIe siècle; il fallait
que ceux-ci fussent eux-mêmes traceurs, et que les formes de
l'architecture fussent combinées en raison des nécessités de la
structure. Il fallait qu'ils eussent sans cesse devant les yeux de leur
intelligence les moyens pratiques applicables, non-seulement à la
partie, mais à l'ensemble. Ils ne se fiaient point à l'opération du
_ravalement_, si commode pour dissimuler des négligences, des oublis ou
des erreurs; car chaque pierre sortie de la main de l'ouvrier devait
prendre exactement la place qui lui était destinée, suivant la forme
nécessaire et tracée d'avance, pour ne plus être retouchée. Le système
de voûte trouvé par ces maîtres, vers 1150, et atteignant si rapidement
son développement logique, système dont les éléments étaient entièrement
neufs, dérivait d'une méthode de tracé spéciale, rigoureuse dans son
principe, mais très-étendue dans ses applications. En étudiant les
édifices élevés dans l'ancienne France de 1130 à 1160, on découvre
aisément les _écoles_ qu'ont dû faire les constructeurs pendant cette
période, les difficultés qui surgissent d'une application encore
incomplète de la méthode à suivre, les perfectionnements qui se
développent à mesure que ces maîtres entrent plus avant dans
l'application vraie du système adopté. C'est ainsi, en effet, que se
forme un art, et non par des essais vagues, produits de ce que l'on
croit être une inspiration spontanée, ou d'un éclectisme nuageux ne se
rattachant à aucun principe arrêté. En architecture, tout est problème à
résoudre; des traditions établies peuvent être suivies et fournir
longtemps une carrière à l'artiste, mais si ces traditions viennent à
manquer, ou sont reconnues insuffisantes, l'art, pour ne pas tomber au
dernier degré de l'affaissement, a besoin de recourir à des principes
absolus, doit adopter une méthode logique dans sa marche, serrée dans
son application. Les maîtres du XIIe siècle comprirent ainsi leur rôle,
et s'ils ne nous ont pas laissé d'écrits pour nous le dire, ils ont
élevé assez de monuments, encore entiers, pour nous le prouver. Alors
les développements de l'architecture religieuse et de l'architecture
militaire étaient ce qui préoccupait le plus ces maîtres, et cependant
les principes qu'ils adoptent, s'étendent sur toutes les autres branches
de l'art. Une fois dans la voie logiquement tracée, ils ne s'en écartent
pas, car elle les conduit aussi bien à la structure de l'église, sur des
formes nouvelles, qu'à celle de la forteresse, du palais ou de la
maison.

Nous avons été si fort déshabitués de raisonner, quand il s'agit
d'architecture; les formules académiques sont tellement ennemies de
l'examen, de la critique, de la juste appréciation de l'objet, du besoin
et des moyens pratiques, que, de nos jours, la nécessité faisant loi et
étant supérieure aux préjugés d'écoles, les architectes ont vu s'élever
à côté d'eux un corps puissant destiné probablement à les absorber. Ceux
que nous appelons _ingénieurs_ ne font pas autre chose, à tout prendre,
que ce que firent les maîtres laïques vers le milieu du XIIe siècle. Ils
prennent pour loi: le besoin exactement rempli à l'aide des moyens les
plus vrais et les plus simples. Si leur méthode n'a pu encore développer
des formes d'art nouvelles, il faut s'en prendre à l'influence de ces
préjugés d'écoles auxquels ils n'ont osé se soustraire encore
entièrement. Ils arriveront à s'en affranchir, on n'en saurait douter,
car, encore une fois, la nécessité les y pousse: l'exemple que nous
présentons ici finira tôt ou tard par les convaincre qu'il est des
traditions abâtardies avec lesquelles il faut rompre; que l'on ne
renouvelle pas un art comme l'architecture, en s'assimilant des formes
antérieures sans les passer au crible d'un examen scrupuleux, mais bien
plutôt en partant d'un principe établi sur le raisonnement et sur la
logique.

Peut-être les moines du XIIe siècle exprimèrent-ils leurs regrets de
voir abandonner les traditions de l'art roman et les restes des arts
antiques, en face de la nouvelle école des maîtres laïques qui
cherchaient à établir leur système sur l'examen, les procédés
géométriques et la stricte observation du besoin...; leurs doléances ne
sont point parvenues jusqu'à nous; et, d'ailleurs, si elles se
produisirent, le mouvement social qui prétendait soustraire la
civilisation à leur influence exclusive fut le plus fort. Les écoles des
couvents elles-mêmes, bien que puissantes, furent entraînées, en tant
que les établissements monastiques aient conservé des écoles de maîtres
des oeuvres, le XIIe siècle écoulé. Il faut rendre cependant à ces
établissements la justice qui leur est due, ils avaient commencé (les
Clunisiens entre tous) la révolution savante qui allait renouveler l'art
de l'architecture. Dans leurs écoles, ainsi que nous le disions tout à
l'heure, l'étude de la géométrie était évidemment en honneur dès la
première moitié du XIIe siècle. Ils commencèrent, sans en avoir
conscience peut-être, la ruine de l'art roman, ou du moins ils ne
prétendirent pas établir l'hiératisme. En supposant qu'ils aient reconnu
le danger qui menaçait les traditions romanes, ils n'avaient pas, pour
le combattre, cet éclectisme irraisonné de nos Académies d'art modernes,
puisqu'ils ne connaissaient guère qu'une forme architectonique, celle
qu'ils avaient pratiquée. Un moine de génie semble même avoir provoqué
cette révolution de l'art de bâtir. Suger fit reconstruire l'église de
Saint-Denis en 1137. Elle était terminée, ou peu s'en faut, en 1141. Or,
on voit apparaître déjà, dans ce qui nous reste de ce monument, le
système de structure dit _gothique_.

Les voûtes, qui constituent la partie la plus importante de ce système,
sont conçues en dehors des données romanes. La figure 1re explique
l'ensemble du tracé de la partie. conservée du tour du choeur élevé par
Suger. Le plein cintre a complétement disparu; tous les arcs sont tracés
en tiers-point, et c'est leur projection horizontale qui commande
impérieusement déjà la place et la forme des piliers. En d'autres
termes, l'architecte a dû tracer les voûtes d'abord sur son plan, avant
d'arrêter la disposition des piliers. Son intention a été, évidemment,
de chercher, autant que possible, des branches d'arcs d'une portée
égale, puisque, dans toute cette partie occupée par les chapelles et les
doubles collatéraux, il était nécessaire que les clefs des voûtes
fussent de niveau, ou à très-peu près.

Les piliers A, B, C, D, E, et les archivoltes AB, BC, CD, DE, ont été
refaits sous saint Louis, mais les socles des piliers A, B, C, datent de
l'époque de Suger. Quant aux voûtes hautes du sanctuaire, elles ont été
reconstruites également au XIIIe siècle. Nous ne nous occupons donc que
de la partie comprenant les chapelles et le double collatéral qui
appartient à la structure de 1137.

On remarquera que les branches d'arcs ogives _ab_, _cd_, _de_, _df_,
etc., sont sensiblement égales. Du moment que l'arc brisé était admis,
les petites différences de longueur de ces branches n'empêchaient pas
que leurs clefs atteignissent un même niveau. Les clefs des
arcs-doubleaux FG, HI (arcs en tiers-point), sont à un niveau plus bas
que les clefs _b_ et _d_; ce qui devait être, puisque les branches F_g_,
_g_G, etc., de ces arcs, sont plus courtes que celles des arcs ogives.
Quant aux arcs doubleaux KL, tracés sur plan horizontal circulaire,
leurs clefs sont à un niveau intermédiaire entre celui des clefs _b d_
et celui des clefs _g h_. Les clefs _m_ des formerets _ef_ n'atteignent
pas non plus le niveau des clefs _d_. Il en résulte que les voûtes
d'arête LKI_fe_, LKFO, sont bombées d'une manière sensible[175]. Ces
arcs de voûte et leurs rabattements tracés, le maître de l'oeuvre a
projeté leurs naissances sur les points où elles devaient porter, ainsi
que nous l'avons indiqué en P pour la colonne _p_,--le profil des
arcs-doubleaux étant _n_ et celui des arcs ogives _s_;--ces naissances
ont imposé la forme et la dimension des tailloirs, et par suite celle du
chapiteau et de la colonne: de telle sorte que (voyez le détail R d'une
chapelle) ces colonnes prennent un diamètre en raison de la puissance ou
du nombre des arcs qu'elles portent, ce qui est parfaitement raisonné et
logique.

Il existe, dans le tracé général de ces chapelles et collatéraux du
choeur de l'église de Saint-Denis, une irrégularité notable. Les
projections d'arcs-doubleaux normaux au cercle du rond-point ABC ne
tendent pas au centre Q de ce cercle. Le centre de la seconde
précinction LK est en T, au delà du centre Q sur le grand axe, tandis
que le centre de la troisième précinction _d, d'_, sur laquelle sont
posés les centres des chapelles circulaires, est en Q, et celui de la
tête I des chapelles est en V. L'arc-doubleau _ce_ a donc plus
d'ouverture que l'arc-doubleau HI, plus encore que celui _xi_, plus
encore que celui _pr_. Par contre, l'arc-doubleau O_a_ a moins
d'ouverture que celui FG, etc. Si nous prolongeons jusqu'au grand axe
les projections horizontales d'arcs-doubleaux A_e_, BI, C_i_, D_p_, nous
voyons que seule la ligne A_e_ tombe sur le centre T, et que les autres
rencontrent le grand axe au delà de ce point. Le traceur a fait _danser_
ces lignes comme on fait danser les marches d'un escalier dans une
partie tournante, pour éviter les différences trop grandes que
donneraient les secteurs à chacune de leurs extrémités. En effet, si le
maître eût tracé les rayons tendants à un centre, les arcs d'entrée des
chapelles eussent eu une ouverture hors de proportion avec celle des
archivoltes AB du sanctuaire. Le tracé des arcs des voûtes devenait plus
difficile, ou plutôt les écarts considérables entre les longueurs de
branches d'arcs eussent été un embarras pour le constructeur, sans
compter le mauvais effet produit à l'oeil.

Il y a aussi dans ces irrégularités, appréciables seulement sur un plan
exactement rapporté, un effet de perspective cherché. Il faut se
rappeler que la place Z, dans le sanctuaire, était occupée par un
magnifique autel avec le reliquaire des martyrs, le tout refait avec
luxe par Suger, et que par suite de la déviation des rayons des
chapelles, les cérémonies pratiquées en avant de l'autel des reliques se
faisaient ainsi réellement au centre de ces chapelles. Quant à la plus
grande ouverture des arcs-doubleaux _ce_, relativement à celles des
arcs-doubleaux des chapelles antérieures, c'était un moyen de donner
plus de profondeur à l'église suivant son grand axe, et de combattre
l'effet de raccourcissement de l'abside produit par la perspective.

Ces délicatesses nous paraissent étranges aujourd'hui, et plutôt que
d'en chercher le sens ou d'en constater les résultats, nous préférons
mettre ces _défauts de plantation_ sur le compte de l'ignorance de ces
artistes anciens, quitte à nous émerveiller demain devant des
irrégularités non moins importantes signalées sur des monuments de
l'antiquité grecque; irrégularités qui sont le résultat d'un besoin de
l'oeil et d'une très-délicate appréciation des effets perspectifs. Ayant
ainsi deux poids et deux mesures, méprisant ici ce que nous admirons
là-bas, nous ne tenons point compte d'ailleurs, dans nos constructions,
de ces conséquences des lois de la perspective. Il faut convenir que,
s'il était facile de modifier les largeurs des entre-colonnements ou les
diamètres des colonnes dans un portique, grec, puisque ces recherches ne
modifiaient point le système de structure en plates-bandes, il l'est
beaucoup moins d'appliquer ces lois imposées par un besoin de l'oeil, à
des édifices voûtés. Il fallait que le système de voûtes adopté se
prêtât à ces libertés; c'est aussi ce qui arriva lorsque l'on abandonna
la voûte romaine et la voûte romane pour inaugurer la nouvelle
structure. Aussi les maîtres du XIIe siècle, si délicats dans leurs
conceptions, profitèrent largement des facilités données par le nouveau
système des voûtes françaises pour obtenir de grands effets, à l'aide de
moyens simples et pratiques. Une fois le tracé général obtenu, il n'y
avait aucun embarras à bander un arc suivant un angle plus ou moins
ouvert. Il suffisait de tracer sur l'aire la direction de cet arc et
d'en faire le rabattement. Le patron du claveau, posé
perpendiculairement à cette direction, donnait la naissance de l'arc. En
réunissant tous ces patrons sur un point, on composait le sommier; le
sommier composé, en raison de la forme des claveaux et de la direction
des arcs, on traçait le chapiteau qui devait porter le sommier. Le
chapiteau tracé, on avait la colonne ou la pile. Donc c'était par le
tracé général des voûtes que le maître commençait l'opération graphique
du plan. Une méthode pareille exigeait, il est vrai, une pratique
très-complète de la géométrie, non-seulement de la part, du maître, mais
aussi chez les metteurs en oeuvre, car il fallait à chaque sommier se
rendre compte de la pénétration des surfaces qui venaient se grouper en
faisceaux; mais on ne prétendra pas, probablement, que ces connaissances
poussées très-loin chez le maître et facilement comprises par les aides,
aient jamais été une marque d'ignorance, et de barbarie. Ayant mis sous
les yeux de nos lecteurs un de ces tracés généraux, il est nécessaire de
pénétrer plus avant dans les méthodes de détail. Prenons d'abord un des
exemples les plus simples. Soit (fig. 2) un pied-droit de porte avec
ébrasement extérieur. Cet ébrasement devra être nécessairement couvert
par des arcs. Nous prendrons, pour faire ces arcs, des pierres d'une
dimension proportionnée à leur portée. Soit en A une échelle d'une
toise. La dimension d'un pied sera donnée aux claveaux; l'ébrasement
ayant quatre pieds de profondeur, quatre rangs de claveaux superposés le
fermeront. Sur le tympan T, servant de cintre, nous tracerons donc le
premier rang B de claveaux; sur ce premier rang le deuxième C, et ainsi
pour les deux autres D, E. Un bandeau F d'archivolte sertira les quatre
rangs. La projection horizontale BCDE des naissances de ces claveaux
donnera la dimension des chapiteaux dont les carrés supérieurs G auront
ainsi un pied sur chacune des deux faces vues. Suivant la saillie que
nous voudrons donner à ces chapiteaux sur le fût des colonnes, nous
tracerons celles-ci. S'ils doivent être engagés, ces fûts seront tracés
tangents aux côtés _a_, _b_ (voyez le détail H); alors les chapiteaux
seront eux-mêmes engagés et leurs milieux seront en _d_. Si nous
préférons que ces chapiteaux soient entiers, nous tracerons le fût de la
colonne, le centre au milieu _i_ du carré. Les deux partis ont été
adoptés au XIIe siècle, le second plus rarement dans les provinces
françaises que le premier. La saillie du tailloir _m_ sera franche et se
profilera régulièrement autour de la tête des chapiteaux. Cette saillie
recevra le bandeau d'archivolte F. D'ailleurs la projection horizontale
des chapiteaux et de leurs tailloirs donnera celle des bases et de leurs
socles, ainsi que le démontre la projection verticale L. Ce détail
très-simple, puisqu'il ne s'agit que du tracé d'une suite d'archivoltes
concentriques, fait ressortir le principe dominant. Ce sont les arcs,
leur projection horizontale, qui commandent la forme des chapiteaux, les
fûts et les bases des colonnes. Le maître a dû tracer ces rangs d'arcs
avant de tracer le plan par terre[176].

S'il s'agit de tracer les arcs d'une nef et leurs supports, l'opération
(cela va sans dire) est plus compliquée. En architecture, comme en toute
chose, quand un principe nouveau est admis, les premières applications
que l'on en fait ne sont pas les plus simples. Nos moteurs à vapeur sont
moins compliqués que ne l'étaient ceux du commencement du siècle; ce
n'est que par l'étude que l'homme arrive à simplifier ce que son génie
lui fait trouver tout d'abord.

Mettons en parallèle deux systèmes de piles de nefs portant des voûtes
en arcs d'ogive (fig. 3). L'un, A, appartient à l'église cathédrale de
Paris; l'autre, B, à l'église cathédrale de Reims. Le premier date de
1195, le second de 1220 environ. Jetons les yeux sur la coupe de la nef
de l'église Notre-Dame de Paris (voy. CATHÉDRALE, fig. 2). Nous verrons
que des piliers cylindriques partent: à rez-de-chaussée, deux
archivoltes, un arc-doubleau, deux arcs ogives et un faisceau de trois
colonnettes destinées à porter les arcs des voûtes hautes; au premier
étage, une galerie voûtée, c'est-à-dire un arc-doubleau et deux arcs
ogives; à la hauteur des fenêtres, un contre-fort, le mur percé de
baies, deux colonnettes pour les formerets, l'arc-doubleau et les deux
arcs ogives des voûtes hautes. Le maître de l'oeuvre, en maintenant le
système des piles cylindriques, croyait certainement partir d'une donnée
simple, et cependant ce premier point devait lui causer des embarras et
l'obliger à des complications d'épures.

On voit sur notre figure 3, en A, la projection horizontale de tous ces
membres superposés à la demi-circonférence du pilier cylindrique. Sur
cette circonférence, le traceur a fait retomber l'arc-doubleau _a_ et
l'arc ogive _b_ du collatéral, l'archivolte à deux rangs de claveaux
_ccd_ portant l'ordonnance longitudinale, la colonnette _e_ et celle _f_
destinées à porter l'arc-doubleau et l'arc ogive des voûtes hautes. Pour
recevoir ces membres, il a tracé le tailloir du chapiteau _opqr_ carré
aux angles abattus, ce qui n'empêche pas qu'il reste des surfaces
horizontales _v_ ne portant rien. Ce premier tracé reçoit le plan des
piliers au niveau de la galerie, plan que l'on trouve en _ghijk_.
Adossées à la partie interne de ce pilier, ont été tracées les
colonnettes _l_ des arcs-doubleaux et _m_ des arcs ogives des voûtes de
cette galerie. Les projections horizontales des arcs de ces voûtes sont
les mêmes que celles des arcs _ab_ des voûtes du collatéral.

La claire-voie de la galerie étant enveloppée par une archivolte, la
projection horizontale de cette archivolte a été tracée en _n_ et _s_,
débordant vers la nef, en _n'_, le nu du tympan de l'archivolte
inférieure pour former saillie sur les chapiteaux du pilastre d'angle
(voy. CATHÉDRALE, fig. 4). Quant à l'archivolte interne _s_, elle sert
de formeret à la voûte de la galerie. Pour mieux ouvrir la claire-voie,
les petites archivoltes formant arcature (voy. CATHÉDRALE, fig. 4)
retombent en _t_ sur le pilastre _i_, et non sur une colonnette. Le nu
extérieur du mur au-dessus de la galerie étant en _u_, porté sur le
formeret _s_, le contre-fort extérieur est en XX'_r_ (voy. CATHÉDRALE,
fig. 2).

Les colonnettes _e_, _f_, continuent à s'élever et reçoivent
l'arc-doubleau _e'_ et l'arc ogive _f'_, dont la naissance est projetée
sur notre figure. Ces naissances donnent la forme des chapiteaux et des
tailloirs tracés en _y_. Sur la saillie Z de ce tailloir retournant
d'équerre, repose la base de la colonnette W qui porte le formeret de la
voûte haute. Il ne faut pas oublier que ces voûtes hautes sont croisées,
c'est-à-dire que les arcs ogives prennent deux travées, et donnent, par
conséquent, une projection horizontale voisine de 45 degrés. Les
difficultés de tracés eussent encore été augmentées, si ces arcs ogives
eussent été les diagonales d'une seule travée.

On voit, par cet exemple, quelles complications et quels tâtonnements y
entraîne l'emploi incomplet d'une méthode, une fois un principe admis.
L'ordonnance ne commence réellement qu'au-dessus du tailloir des gros
chapiteaux, et cette ordonnance est gênée par cette nécessité d'un
tailloir carré posé parallèlement au grand axe de la nef. L'architecte a
procédé logiquement pour la partie supérieure; il a tracé ses arcs de
voûtes avant tout, et ceux-ci lui ont donné la forme, la place et la
dimension des supports; mais cette surface carrée dans laquelle il
fallait se renfermer et qui lui était donnée par le cylindre inférieur,
l'obligeait à mêler les membres, à les enchevêtrer les uns dans les
autres pour trouver leur place. Encore, malgré ces efforts, laissait-il
sur ces tailloirs, trop restreints en deux sens, des surfaces non
occupées. Voulant avoir, à rez-de-chaussée, des piliers cylindriques et
adoptant l'ordonnance de la structure nouvelle, il eut été plus logique
et plus simple de poser les tailloirs diagonalement, puisque c'était
parallèlement et perpendiculairement au grand axe de la nef qu'il avait
à développer les, membres de la structure. En effet, si les tailloirs
eussent été tracés ainsi que nous l'avons indiqué en G, le traceur
plaçait les diagonales dans le sens du développement des membres
portants; il était moins gêné et ne laissait pas des surfaces
inoccupées. Ce raisonnement, comme on le pense bien, fut bientôt suivi
par les maîtres, dès le commencement du XIIIe siècle. La cathédrale de
Reims fut fondée en 1212; la partie de la nef voisine du transsept
s'élevait vers 1220, vingt-cinq ans après la construction des piles de
la nef de Notre-Dame de Paris. Le plan B (fig. 3) donne la moitié de la
projection horizontale d'un des piliers de la nef de Notre-Dame de Reims
(partie ancienne), avec les membres qui portent ces piliers.
L'architecte conserve la pile cylindrique, mais il diminue
comparativement son diamètre, et il la cantonne de quatre colonnes
engagées[177]. Sur cette pile (voy. CATHÉDRALE, fig. 14) il pose un
chapiteau, ou plutôt un groupe de chapiteaux (voy. CHAPITEAUX, fig. 33),
dont les tailloirs réunis adoptent la forme générale indiquée en G.
Mais, grâce à ces colonnes engagées sur le cylindre et à la forme
franche des tailloirs, l'ordonnance qui commence au-dessus de cette pile
se lie à la partie inférieure. En effet, la colonne engagée C (côté de
la nef) porte une autre colonne d'un diamètre un peu plus faible et deux
colonnettes D qui monteront jusqu'aux voûtes hautes pour recevoir
l'arc-doubleau F et les arcs ogives H. La colonne engagée K porte
l'archivolte longitudinale, dont la largeur est K'K'', et au-dessus se
découpe la pile LMN du triforium avec sa colonnette O, puis le jambage
de la fenêtre supérieure UU'U'' enveloppée par le formeret de la voûte
haute dont la colonnette est en I. La colonne engagée P porte
l'arc-doubleau Q; au-dessus, la pile postérieure du triforium R se
reliant au mur de clôture du passage intérieur SS'. Sur la pile se
détache la colonne T'' adossée au contre-fort avec passage extérieur.
Les arcs ogives des voûtes des collatéraux se rangent en V, leur trace
sur le tailloir étant en V'[178]. Le progrès sur l'exemple précédent est
très-sensible. Tous ces membres ont leur place, ne se gênent plus
réciproquement: aussi, à Notre-Dame de Reims, la stabilité est parfaite,
l'effet clair, l'aspect rassurant. Les conséquences logiques du principe
devaient cependant être poussées plus loin encore.

En 1231 furent commencés les travaux de reconstruction de la nef de
l'église abbatiale de Saint-Denis. L'architecte chargé de cette
reconstruction est resté inconnu, ainsi que la plupart des maîtres des
oeuvres de cette époque. Mais l'édifice qu'il nous a laissé indique dans
toutes ses parties une sûreté et une perfection rares dans l'art du
trait.

Prenons, ainsi que nous venons de le faire pour les cathédrales de Paris
et de Reims, une des piles de la nef, et voyons comment les divers
étages de la construction viennent se poser sur cette pile. Les
dernières traces de la colonne cylindrique centrale qui s'accorde si peu
avec les divers membres des voûtes sont effacées; les arcs de ces voûtes
commandent absolument la forme de la pile. Les archivoltes
longitudinales se composent, suivant l'usage, de deux rangs de
claveaux[179]; les arcs-doubleaux des voûtes du collatéral qui reçoivent
les dallages des terrasses sont composés d'un même nombre de claveaux;
puis il faut la place des arcs ogives. Les voûtes hautes se composent
d'un arc-doubleau, ne portant que les remplissages, et n'ayant qu'un
seul rang de claveaux de 33 centimètres de largeur, de deux arcs ogives
et de deux formerets qui sertissent les meneaux des fenêtres. La
position nécessaire de ces membres de voûtes donne rigoureusement la
forme et le nombre des membres de la pile. En effet (fig. 4),
l'arc-doubleau des voûtes du collatéral comprend les deux membres _a_ et
_b_; l'archivolte longitudinale, les deux mêmes membres _a'_ et _b'_;
l'arc ogive le membre _c_. L'arc-doubleau des voûtes hautes se compose
du membre _d_, et l'arc ogive des mêmes voûtes du membre _e_. La
projection horizontale de la naissance de ces divers arcs est tracée sur
notre figure avec leurs profils. L'arc ogive _c_ du collatéral peut
naître et prendre sa courbure avant la doublure _b_ de l'arc-doubleau,
de sorte que cet arc ogive repose sur l'assiette qui sert de point
d'appui à cette doublure _b_; aussi voit-on les deux projections se
confondre en _c_. La pile se compose donc d'une seule colonne engagée
pour ces deux membres confondus. Les projections des arcs sont
d'ailleurs exactement comprises dans les lignes _fghiklmnop_ se coupant
à angles droits et formant l'_épannelage_ de la pile. Les colonnes
engagées sont tracées en retraite de ces lignes, leurs centres sur les
diagonales, de manière à donner la saillie des chapiteaux dont la tête,
sous les tailloirs saillants, est cette projection _fghik_, etc. Pour
les arcs des grandes voûtes est tracé le faisceau spécial de colonnes
engagées _qr_; les tailloirs des chapiteaux de ces arcs sont tracés en
_stuv_; les saillies des tailloirs des autres chapiteaux en _f' h' k'_,
etc. Du côté A de notre figure est tracée la pile avec ses bases.
Au-dessus des archivoltes longitudinales, à la hauteur du triforium, se
dégage la colonnette engagée B, qui porte le formeret à l'intérieur. En
DEFGH est tracée la pile au niveau du triforium. Le passage est en P, le
mur ajouré de clôture de ce triforium en I, et le contre-fort extérieur
en KL. Au-dessus du triforium est tracée la fenêtre avec sa colonnette M
qui porte extérieurement l'arc de sertissure, qui n'est autre que le
formeret lui-même; aussi le centre de cette colonnette M est-il sur la
même ligne que celui de la colonnette B. Au niveau des fenêtres est
posée, sur le contre-fort KL, la colonne isolée N, qui reçoit la tête de
l'arc-boutant et qui laisse un passage, au-dessus du triforium, entre
elle et la pile OQ.

Il est facile de reconnaître que ce dernier tracé est préférable aux
deux premiers. Cela est plus clair et plus logique. Les arcs des voûtes
ont chacun leur support; les chapiteaux de ces supports sont nettement
accusés par les épannelages de ces arcs compris entre des parties
rectilignes. Les projections des bases et celles des chapiteaux sont les
mêmes, sauf, pour ces bases, que les angles sont judicieusement abattus
en W, afin de ne pas gêner la circulation.

Dans cette voie, les maîtres du moyen âge ne devaient s'arrêter qu'à la
dernière limite. On ne se soumet pas impunément, dans notre pays, à la
logique. Elle nous pousse, nous entraîne jusqu'aux confins du possible.
Cinquante ans au plus après l'adoption de ces principes de tracés, les
architectes en étaient arrivés à donner exactement à la section
horizontale des piles la section des arcs; on peut se rendre compte de
ce fait en examinant les figures 15, 16 et 17 de l'article PILIER. Ces
méthodes les amenaient à ne plus concevoir une construction que par des
tracés de projections horizontales superposées, et c'était naturellement
les plans des parties supérieures (complément de l'oeuvre) qui
commandaient les sections horizontales des parties inférieures. Du temps
de Villard de Honnecourt, on s'en tenait encore aux tracés conçus dans
l'esprit de ceux que nous venons de présenter. On trouve, parmi les
croquis de cet architecte, des indications qui se rapportent exactement
aux méthodes que suggère l'étude des monuments de cette époque[180].

Villard de Honnecourt donne quelques plans d'édifice voûtés, et l'on
peut constater que le tracé de ces plans dérive essentiellement de la
nécessité de structure des voûtes. Ce fait est évident pour qui voudra
jeter les yeux sur les plans des cathédrales de Cambrai et de
Meaux[181], sur le plan conçu et discuté entre lui Villard et Pierre de
Corbie[182], sur celui du choeur de Notre-Dame de Vaucelles, de l'ordre
de Cîteaux[183]. Ce dernier plan, dont nous donnons (fig. 5) le
principe, est une des belles conceptions du commencement du XIIIe
siècle[184]. La méthode de tracé de l'abside est simple. Le quart de
cercle AB a été divisé en sept parties. Chacun de ces rayons donne, ou
la position des piles _ab_, _cd_, etc., ou les centres des voûtes
_efgh_, etc. Les chapelles circulaires sont adroitement réunies au
collatéral, en laissant une circulation facile. Les arcs des voûtes sont
combinés de manière à donner des branches d'arcs d'un développement à
peu près égal. Un plan général ainsi tracé, l'architecte avait la
direction de chacun des arcs. Il arrêtait leur section, puis posant ces
sections sur les naissances, suivant la direction indiquée, il en
déduisait le tracé des piles.

Nous avons si souvent l'occasion, dans le cours du _Dictionnaire_, de
donner des tracés d'ensemble et de détails d'édifices, qu'il ne paraît
pas utile ici d'insister sur les procédés géométriques de ces tracés. Ce
qu'il est important de faire ressortir, c'est le côté méthodique de ces
procédés, soit qu'il s'agisse de la composition, soit qu'il s'agisse de
la structure et de la valeur ou de la forme à donner aux divers membres.

Ceux qui nient l'utilité qu'on peut tirer de l'étude de notre
architecture du moyen âge, parce qu'ils n'ont pas pris la peine, le plus
souvent, d'en connaître l'esprit et les éléments, ou qui feignent de
considérer nos recherches comme une tendance vers une renaissance
purement matérielle des formes adoptées par les artistes de ces époques
éloignées (bien que nous ayons toujours dit et écrit que ces études ne
doivent être considérées que comme un moyen et non comme le type d'un
art immuable), tantôt dédaignent cette architecture parce qu'elle ne
serait, à les croire, qu'une _structure_, non un art; tantôt l'accusent
de se laisser entraîner aux _fantaisies_ les plus étranges, ou encore
d'être _subtile_ et _hardie_ outre mesure; d'être le résultat de
l'_ignorance_ subitement réveillée, ou de la _science_, abstraction
faite du choix de la forme; d'être _pauvre_ d'invention, ou _riche_ à
l'excès dans ses détails, _hiératique_ ou _capricieuse_..; de sorte que
si l'on avait, par aventure, souci de réunir ces appréciations, la
difficulté, avant de les combattre dans ce qu'elles ont d'excessif ou
d'erroné, serait de les concilier. Cependant si l'on examine avec
attention les méthodes employées par ces maîtres du moyen âge, on
reconnaît tout d'abord qu'elles dérivent de principes définis, clairs,
établis sur une observation profonde et judicieuse des conditions
imposées à l'architecture en général, quel que soit le milieu ou le
temps; que ces méthodes se développent suivant un procédé logique dans
sa marche, sincèrement appliqué dans la pratique.

Aucune architecture ne saurait supporter mieux que la nôtre, pendant la
belle période du moyen âge, cette superposition des plans d'une
structure, superposition qui fait voir qu'aucun membre n'est superflu,
que tous ont leur place marquée dès la base. Qu'on essaye d'en faire
l'épreuve! et avec la dose de bonne foi la plus légère (encore en
faut-il), on reconnaîtra bien vite que, ni l'architecture grecque, ni
même l'architecture romaine, souvent si rationnelle, ne possèdent au
même degré ces qualités logiques de structure.

Le système de tracé de notre architecture du moyen âge, du XIIe siècle à
la fin du XVe, peut se résumer en ces quelques mots: «C'est la chose
portée qui commande la forme de la chose qui porte»; et cela sans qu'on
puisse trouver une seule exception à cette loi si simple et naturelle.
De ce système à l'absence de tout système qui nous fait, entre autres
exemples, élever des colonnes le long d'un mur pour ne rien porter du
tout, et pour occuper les yeux des badauds, il y a loin, nous en
conviendrons volontiers; mais considérer comme un progrès cet oubli des
lois les plus naturelles de l'architecture, et prendre des airs
dédaigneux devant les oeuvres d'artistes qui ont appliqué une raison
rigoureuse à ce qu'ils faisaient, quand on a perdu l'habitude de
raisonner, cela ferait sourire, si ce n'était pas si cher.

       [Illustration: Fig. 1.]
       [Illustration: Fig. 2.]
       [Illustration: Fig. 3.]
       [Illustration: Fig. 4.]
       [Illustration: Fig. 5.]

     [Note 175: Voyez CONSTRUCTION, fig. 65, H.]

     [Note 176: Voyez PORTE, fig. 53, 59, 60, 62, 63 et 64.]

     [Note 177: Une tentative de ce genre avait déjà été faite
     dans la partie de la nef de Notre-Dame de Paris voisine des
     tours, et dont la construction date de 1215 environ.]

     [Note 178: Pour bien saisir la place et la fonction de tous
     ces membres, il est nécessaire de recourir à la figure 14 de
     l'article CATHÉDRALE.]

     [Note 179: Voyez ARCHITECTURE RELIGIEUSE, fig. 36. Cette
     gravure trace, en perspective, la coupe de la nef de l'église
     abbatiale de Saint-Denis.]

     [Note 180: Voyez l'_Album de Villard de Honnecourt_. D'après
     le manuscrit original, publié par J. B. Lassus et A. Darcel,
     1858.]

     [Note 181: Planches XXVII et XXVIII.]

     [Note 182: Planche XXVIII.]

     [Note 183: Planche XXXII.]

     [Note 184: L'église cistercienne de Vaucelles s'élevait à
     quelques kilomètres de Cambrai; elle avait été dédiée, en
     1235, par Henri de Dreux, archevêque de Reims. En 1713, elle
     était encore debout, et ne fut détruite qu'à la fin du
     dernier siècle.]



TRANSSEPT, s. m. (_croisée_). Mot dérivé du latin et que plusieurs
écrivent _transcept_. Nous préférons adopter l'orthographe _transsept_,
de _trans_ et _sepire_, enclore au delà. En effet, dans les basiliques
primitives et dans les anciennes églises conventuelles, la clôture du
choeur est placée dans le transsept, l'abside étant réservée au
sanctuaire.

La basilique romaine possédait parfois un transsept, c'est-à-dire un
espace transversal entre le tribunal et les nefs. Dans la basilique du
forum de Trajan (_basilica Emilia_), le tribunal occupait la largeur des
cinq nefs; les basses nefs se retournaient devant l'hémicycle[185];
donc, ou ces basses nefs formaient une sorte de transsept, ou entre
elles et le tribunal il restait un intervalle nécessaire à la
construction de la couverture. Plusieurs basiliques chrétiennes des
premiers siècles possédaient un transsept. C'est sur cette donnée qu'est
construite la basilique de la Nativité à Bethléem, qui date du VIe
siècle. La basilique de Saint-Paul hors des murs (Rome), commencée en
386 et achevée complétement sous le règne d'Honorius, restaurée à
plusieurs reprises, et notamment au XIIIe siècle, possédait un vaste
transsept, appartenant à la disposition théodosienne. Ce transsept
primitif formait comme une oeuvre à part qui, étudiée avec les textes
relatifs à la première liturgie chrétienne, présente une disposition
d'un grand intérêt, et que l'on retrouve dans les plans des basiliques
de Saint-Pierre de Rome, de Saint-Jean de Latran, de Sainte-Marie
Majeure et de Saint-Pierre ès liens (Rome)[186].

Le plan de la basilique de Saint-Paul hors des murs nous donne ce
transsept de l'église chrétienne primitive bien marqué. La nef
principale et les quatre nefs latérales (fig. 1) sont séparées de la
croisée par un mur percé d'un arc triomphal et de quatre arcs
secondaires. L'autel majeur, placé en A, avec sa clôture, sur la
confession, séparait le choeur B, occupé par les principaux parmi le
clergé, des fidèles placés dans la nef.

Les bras du transsept étaient remplis par les clercs et les personnes
revêtues d'un caractère religieux. Il ne faut pas oublier que dans les
premiers siècles du christianisme, l'autel était entouré de voiles qui
n'étaient ouverts qu'à certains moments de l'office; le transsept était
ainsi le lieu sacré, la _cella_ dans laquelle ne pénétraient point les
laïques. Dernière tradition du culte païen et aussi des usages des
juifs, que nous retrouvons conservée dans la liturgie des Grecs.

Le transsept, peu étendu, quand il existe, dans la basilique romaine,
prend, dans les grandes basiliques chrétiennes primitives, une
importance considérable: c'est le transsept qui donne à l'édifice
chrétien son caractère religieux, car les nefs ne sont qu'un lieu
d'assemblée. Aussi ne cesse-t-il d'être pratiqué dans les églises
monastiques. Le plan de l'église de l'abbaye de Saint-Gall (Suisse)
indique un transsept en avant de l'autel majeur, transsept qui contient
le choeur des religieux et les ambons. Les restes de l'église abbatiale
de Saint-Denis, bâtie par Dagobert et retrouvés par nous sous le dallage
de l'église de Suger, montraient l'amorce d'un transsept devant l'abside
semi-circulaire. Nous voyons une sorte de transsept accusé en avant du
sanctuaire de la petite église de Vignory (Haute-Marne), dont la
construction remonte au Xe siècle[187]. Dans l'église abbatiale de
Saint-Savin, près de Poitiers, qui date du XIe siècle, un transsept
très-accusé sépare la nef du sanctuaire[188].

Toutefois le transsept ne se manifeste pas de la même manière et en même
temps dans les écoles diverses d'architecture religieuse de l'ancienne
Gaule. S'il semble inhérent au plan de l'église des provinces
méridionales, il n'apparaît que plus tard et d'une manière moins franche
dans les provinces du Nord. Quant aux églises abbatiales, les plus
anciennes, elles sont toujours pourvues de transsepts étendus. Cette
disposition était commandée impérieusement par le service religieux des
moines bénédictins, et elle fut suivie par les cisterciens dans les
constructions qu'ils élevèrent au XIIe siècle. L'abbaye de Cluny
possédait même deux vastes transsepts séparés seulement par deux travées
de nefs[189].

Avant l'adoption absolue des voûtes dans la structure des églises, la
disposition des transsepts présentait déjà aux architectes de sérieuses
difficultés; car, s'il est facile de poser des fermes de comble sur les
murs parallèles d'une nef, il est moins aisé de couvrir en charpente un
espace carré en ne disposant que des angles comme points d'appui. Aussi,
dans les basiliques les plus anciennes pourvues de transsepts, ou les
murs de ces transsepts s'élèvent au-dessus de ceux de la nef haute, et
la charpente repose alors sur des arcs-doubleaux qui franchissent la
largeur de la nef; ou au contraire les murs de la croisée sont plus bas
que ceux de la nef, et c'est la charpente de celle-ci qui repose sur des
arcs franchissant la largeur du transsept. Quelquefois aussi quatre
arcs-doubleaux sont bandés à l'intersection de la nef avec le transsept;
sur ces arcs s'élève une sorte de tour carrée qui possède sa charpente
spéciale avec deux pignons. Cette disposition est adoptée, par exemple,
dans l'église conventuelle de Montreale, près de Palerme[190], et dans
la cathédrale de Cefalù (Sicile), bâties toutes deux sous la domination
normande, au XIIe siècle. Il y a tout lieu de croire que les églises
construites en France, dans le Nord et particulièrement en Normandie, au
XIe siècle, présentaient cette disposition. Des voûtes ayant remplacé,
dans ces édifices, toutes les charpentes apparentes, pendant les XIIe et
XIIIe siècles, on ne peut à cet égard que fournir des présomptions; mais
la voûte centrale du transsept normand, formant lanterne, semble être
une tradition de la charpente relevée que nous trouvons encore à Cefalù
et à Montreale, près de Palerme.

Mais c'est (nous l'avons déjà dit) dans les églises monastiques des
Gaules que nous voyons le transsept s'accuser franchement dès une époque
ancienne. Le plan de l'église primitive de Saint-Rémi, à Reims. encore
visible, malgré les modifications qu'il a subies, possède un transsept
très-étendu et sur lequel, outre le sanctuaire, s'ouvraient cinq
chapelles orientées. Ce transsept, ainsi que la nef, était primitivement
couvert par une charpente avec quatre arcs-doubleaux à l'intersection
des murs. Nous en donnons le plan (fig. 2)[191] qui ne diffère de celui
de la grande basilique de Saint-Paul hors des murs de Rome que par le
bas côté du choeur et l'adjonction des chapelles. Ici encore les
religieux occupaient ce vaste croisillon, et la nef était réservée aux
fidèles.

À Saint-Rémi, le choeur des religieux était alors en A et l'autel en B;
la châsse de Saint-Rémi en C. Les latéraux de l'église du Xe siècle
étaient voûtés au moyen de berceaux portant sur des arcs-doubleaux et
perpendiculaires aux axes de la nef et du transsept. Un triforium ou
galerie couverte en charpente posée sur des arcs s'élevait au-dessus des
collatéraux et sous les fenêtres hautes de la nef (voy. TRAVÉE, fig. 1).

Plus tard, le principe de la disposition primitive du transsept se perd,
les fidèles envahissent les ailes; un collatéral pourtourne le
sanctuaire, sauf dans les églises peu importantes; il se garnit de
chapelles nombreuses; les religieux n'occupent plus, pendant les
offices, que le centre de la croisée et les dernières travées de la nef
centrale. Alors le milieu de l'abside devient un lieu sacré, réservé au
dépôt des reliques, des trésors, et où les fidèles ne sont point admis.
Cette abside gagne en profondeur; l'autel des religieux demeure sous son
arc-doubleau d'entrée ou s'avance au milieu du transsept. Cette
transformation eut lieu dans l'église abbatiale de Saint-Rémi même, à la
fin du XIIe siècle. Le choeur des religieux fut porté en D; le
rond-point, derrière l'autel, beaucoup plus profond, contenait encore la
châsse du saint évêque, mais les fidèles tournaient autour de ce
sanctuaire fermé par une clôture et avaient accès aux chapelles
rayonnantes bâties sur une assez grande échelle.

Lorsque vers la fin du XIe siècle, on décida de remplacer les charpentes
des hautes nefs par des voûtes, on commença par établir des berceaux: on
n'osait entreprendre de construire des voûtes d'arête d'une grande
portée[192]; mais au centre de la croisée, force était, ou de faire une
voûte d'arête, à la rencontre des berceaux, ou une coupole. C'est à ce
dernier parti que l'on s'arrêta, tant on se défiait de la solidité des
grandes voûtes d'arête à la manière romaine.

Les jolies églises d'Auvergne, bâties toutes à peu près sur le même
patron, vers 1100[193], nous fournissent plusieurs exemples de plans
avec transsept très-judicieusement conçus. Le plan (fig. 3) de l'église
d'Issoire sort des données primitives quant à la disposition du
transsept. Sur les quatre piles de la croisée sont bandés quatre
arcs-doubleaux qui portent, dans les angles, des trompillons arrivant à
l'octogone; sur cet octogone s'élève une voûte en coupole, contre-butée
latéralement en _a_ et _b_ par des demi-berceaux[194]; au-dessus de la
coupole se dresse un clocher. Le sanctuaire A est relevé de quelques
marches au-dessus du pavé du transsept et du collatéral circulaire. Deux
degrés descendent dans une crypte. Les fidèles avaient accès partout,
hormis dans le sanctuaire, et, par le fait, les deux croisillons _c_,
_d_, ne sont que les appendices des chapelles orientées _e_, _f_. Ce
plan, si bien conçu, devait donner, en élévation, un motif d'une grande
originalité et qui sortait des données admises jusqu'alors.

Voici (fig. 4) la vue perspective de l'abside de l'église d'Issoire avec
son transsept. On voit que les deux extrémités du bras de croix, au
droit des chapelles orientées, ne s'élèvent pas au-dessus de la nef et
de l'abside; mais les deux parties _a_, _b_, du plan, qui reçoivent les
demi-berceaux destinés à contre-buter la coupole, forment un premier
gradin, d'un grand effet, qui conduit l'oeil au deuxième gradin
enfermant la coupole et portant le clocher central. Malheureusement, ces
parties supérieures ont été alourdies et défigurées à différentes
époques, mais il est aisé de reconnaître, sur le monument même, et par
l'examen des constructions, la disposition primitive sous les
superfétations qui lui ôtent une partie de sa grâce. Des matériaux de
diverses couleurs forment, en certaines places, des mosaïques qui
donnent de la finesse et de l'élégance à cette structure adroitement
étagée. Les plans auvergnats firent école et eurent des imitateurs
jusque dans le Nivernais, au nord; jusque dans le Limousin et le
Languedoc, au sud. Toutefois, dans ces dernières provinces méridionales,
ces imitations ne paraissent s'être appliquées qu'à des églises
abbatiales.

La plus importante de toutes est, sans contredit, la célèbre église de
Saint-Bernin (Saint-Saturnin), de Toulouse, dont le choeur et le
transsept datent du commencement du XIIe siècle.

La figure 5 donne en A la moitié du plan de son abside avec le transsept
et l'amorce de la nef. Ici le transsept n'est plus réservé aux
religieux, ceux-ci se tenaient dans le choeur placé en C, tandis que
l'autel était établi en _a_ sur la crypte renfermant le tombeau de
Saint-Saturnin. En _b_ était un autel _de retro_, réservé à certaines
solennités. Aux deux extrémités nord et sud du transsept sont percées de
larges portes _p_, _p_, dont nous montrons le complément extérieur en P;
portes faites pour les fidèles ou plutôt les pèlerins qui affluaient en
grand nombre, à certains jours, dans l'église de Saint-Sernin. La nef
est pourvue de doubles collatéraux, et l'un des deux pourtourne
complétement les bras du transsept et le sanctuaire. Un triforium voûté
surmonte ces collatéraux. Cette disposition grandiose fut suivie vers la
même époque, lors de la construction de l'église de Conques (Aveyron).
Nous donnons en B, de même, la moitié du plan de son abside et de son
transsept. Les religieux occupaient, dans l'église de Conques, la même
place qu'à Saint-Sernin. À Conques, les fidèles n'avaient point accès
dans l'église par les extrémités des bras de croix, mais seulement par
les portes latérales _m_. Ces plans font assez ressortir l'importance
que prenait le transsept dans les églises conventuelles. Réservé
primitivement aux religieux, aux clercs, il est livré aux fidèles dès le
XIIe siècle; à ce moment, il occupe même une surface plus étendue, afin
de permettre aux pèlerins qui se rendaient dans ces églises abbatiales
d'assister en grand nombre aux cérémonies du culte et de voir facilement
les corps-saints sortis des cryptes à certaines époques de l'année et
exposés au milieu de l'église[195]. Ce programme tracé pour la
construction des églises bénédictines et cisterciennes, vers le
commencement du XIIe siècle, fut rigoureusement suivi pendant les
siècles suivants. Au contraire, nous voyons les plans des cathédrales
s'élever en France, suivant les provinces, sur des plans variés, et,
dans ces édifices, le transsept, si franchement et universellement
adopté pour les églises bénédictines et cisterciennes, ne se montre que
çà et là ou à une époque relativement récente. Certaines églises
méridionales et du centre, comme la cathédrale d'Angoulême, comme celles
d'Angers, du Mans (ancienne), de Langres d'Autun, ont seules le
privilége de posséder des transsepts accusés[196]; mais ces monuments
sont antérieurs au mouvement qui, dans le Nord, fit reconstruire toutes
les églises épiscopales. Nous avons suffisamment expliqué ailleurs la
nature et l'importance de ce mouvement politique pour qu'il ne soit pas
nécessaire de revenir ici sur ce sujet. Il nous suffira de constater ce
fait: que la majeure partie de ces cathédrales commencées pendant la
seconde moitié du XIIe siècle, dans le domaine royal, ont été
primitivement élevées sans transsept. Les cathédrales de Senlis, de
Meaux, n'avaient point de transsepts; celle de Paris fut certainement
projetée sans cet appendice[197]; celle de Bourges n'en a point, et à
Sens il est facile de reconnaître comment il fut établi longtemps après
la construction de l'église cathédrale.

Des fouilles récemment faites dans cet édifice, sur notre demande, par
M. Lance, architecte diocésain, et relevées avec le plus grand soin par
M. Lefort, inspecteur des travaux, ont mis à découvert non-seulement les
fondations, mais les assises basses des piles anciennes dans l'axe du
transsept actuel. La figure 6 donne le plan de la partie postérieure de
la cathédrale de Sens. Ce plan, restitué d'après les fouilles, ne laisse
voir qu'un embryon de transsept indiqué par les deux chapelles, C,
C[198]. La nef et les collatéraux sont divisés par travées égales sans
interruption, les espacements entre les piles sont même d'une régularité
parfaite. Alors (à la fin du XIIe siècle) la cathédrale de Sens se
rattachait donc au plan qui semblait adopté pour les églises épiscopales
du domaine royal, comme disposition générale, bien qu'elle conservât des
points de rapports avec les monuments de Champagne, et notamment avec la
cathédrale de Langres[199]. La place de l'archevêque était en A et celle
du maître autel en B. À la fin du XIIIe siècle, on commença la
construction d'un pignon de bras de croix en _ba_. Ces travaux semblent
avoir été longtemps suspendus, car ce n'est qu'au commencement du XVIe
siècle que ce pignon fut achevé et que celui _e f_ s'éleva au nord[200].
Alors les travées _g_, _h_, de l'église ancienne furent abattues, ainsi
que les piles _i_, _k_, et l'on refit de grandes voûtes pour couvrir ce
transsept trouvé aux dépens de ces deux anciennes travées. Ce fut
probablement à cette époque que le choeur du chapitre s'allongea
jusqu'aux piliers _p_, _p_; car lorsque le transsept était à peine
accusé par les deux chapelles orientées C, C, le clergé se tenait dans
le rond-point; la nef, jusqu'au devant de l'autel, était laissée aux
fidèles.

Ne perdons pas de vue que les grandes cathédrales élevées à cette
époque, c'est-à-dire de 1150 à 1200, s'éloignaient, par leur programme,
autant que faire se pouvait, de la donnée des églises monastiques. Dans
les cathédrales de la fin du XIIe siècle, pas de clôtures, peu ou pas de
chapelles, le choeur de plain-pied avec le collatéral, relevé seulement
de deux ou trois marches au-dessus de la nef[201]. L'évêque se réservait
l'abside, tout le reste du monument était livré au public. Cette façon
de _démocratiser_ l'église, d'en faire la basilique de la cité, paraît
surtout avoir été adoptée dans l'Île-de-France, et appartenir aux
dernières années du XIIe siècle, car les cathédrales rebâties au
commencement du XIIIe siècle, comme celles de Reims, de Laon, d'Amiens,
de Chartres, ont été conçues avec des transsepts. Toutefois, jamais ces
transsepts des cathédrales du Nord n'atteignent les dimensions relatives
des transsepts d'églises conventuelles; ils sont d'ailleurs moins variés
dans leurs dispositions, en considérant comme des exceptions les rares
transsepts dont les extrémités sont terminées en rond-point. Citons ceux
des cathédrales de Tournay, de Noyon, de Soissons, qui ne sont pas
postérieurs à la moitié du XIIe siècle[202].

Évidemment, le programme des églises monastiques, en ce qui regardait le
transsept, varia suivant les ordres, suivant les provinces et le temps;
car, dans ces monuments, en France, nous découvrons des dispositions de
transsepts très-différents, et c'est surtout dans les provinces de
l'Ouest que les transsepts d'églises abbatiales prennent un
développement relatif extraordinaire. Dans l'église abbatiale de
Saint-Front de Périgueux (fin du Xe siècle), le transsept est égal,
comme surface, à la nef et au choeur, c'est-à-dire que le plan présente
une croix, dite _grecque_[203]. Le transsept de l'église abbatiale de
Saint-Hilaire de Poitiers, qui datait du XIe siècle, était très-vaste.
Une nef centrale et six collatéraux y aboutissaient[204]. Les rares
églises bénédictines rebâties au XIIIe siècle occupent encore des
transsepts développés, bien qu'alors les nouveaux ordres prédicants et
mendiants élevassent des églises dépourvues de transsepts[205].

Il demeure acquis que les transsepts étaient considérés par les anciens
ordres et par les cisterciens comme nécessaires au service du culte. Les
églises antérieures aux ordres mendiants, les plus simples comme
composition de plans, possèdent toutes des transsepts relativement
étendus. Nous choisirons un spécimen parmi ces derniers monuments élevés
avec parcimonie, l'église d'Obazine (Corrèze), dépendant de l'abbaye
fondée par saint Étienne d'Obazine et reconstruite au XIIe siècle;
d'autant que le plan de cet édifice présente une disposition assez rare
en France (fig. 7). Outre le sanctuaire, six chapelles orientées donnent
sur le transsept, dont les croisillons débordent de beaucoup la nef. Le
degré _a_ communiquait au premier étage des bâtiments du cloître. Le
tombeau de saint Étienne est placé en _b_. Il est évident que ce
transsept était réservé aux religieux et que la clôture était posée en
_cc_. La figure 8 donne la coupe sur _ef_ de ce transsept, couronné, sur
la croisée, par un clocher. Ainsi, du bas choeur, les religieux
pouvaient sonner les cloches; ils officiaient aux chapelles sans sortir
de leur clôture, et la nef n'était que le lieu de réunion des fidèles,
complétement indépendant des parties réservées au culte. Les églises
cisterciennes présentent des dispositions analogues, permettant aux
fidèles d'assister aux cérémonies sans pénétrer dans les clôtures.

Il ne paraît pas qu'au XIIIe siècle, du moins, les bénédictins aient
tenu à conserver ces usages claustraux.

Le plan de l'église abbatiale de Saint-Denis nous en fournirait la
preuve, soit que l'exemple des évêques qui avaient livré toute la
surface des nouvelles cathédrales aux fidèles ait fini par modifier les
règles monastiques, soit que les bénédictins, en présence de ces
dispositions libérales de l'épiscopat, et peut-être aussi de l'affluence
que les moines prêcheurs attiraient dans leurs vastes églises ouvertes à
tous et dépourvues de clôtures, aient senti la nécessité de ne plus se
séparer des fidèles, habitués à circuler librement dans les églises;
toujours est-il que les religieux de Saint-Denis semblent avoir cherché
(lorsque leur église fut en grande partie reconstruite vers le milieu du
XIIIe siècle) à provoquer l'affluence du public dans leur basilique par
de larges dispositions, bien éloignées des habitudes claustrales des
siècles précédents.

Il fallait lutter contre la vogue qui entraînait les populations vers
ces moines prêcheurs dont les églises n'étaient que de larges salles de
conférences, et ce n'était pas certes en maintenant ces obstacles
nombreux, qui, dans les églises clunisiennes mêmes, gênaient la vue et
la circulation, que l'on pouvait espérer ramener la foule vers les
reliques dont le prestige se perdait tous les jours. Aussi n'est-ce plus
dans le fond des cryptes que les châsses sont conservées; elles sont
placées dans les sanctuaires, entourées d'objets précieux. On les exhibe
d'autant plus, que le peuple perd peu à peu la vénération qu'il leur
portait. La pompe des cérémonies, les facilités données aux fidèles d'y
assister, remplacent chez les bénédictins la discipline sévère maintenue
jadis dans leurs églises; à défaut de la foi qui s'endort ou vacille, on
excite du moins la curiosité.

Or, les plans successifs de l'église de Saint-Denis nous font, pour
ainsi dire, toucher du doigt cette modification dans les habitudes
religieuses des grandes abbayes. Ils méritent donc une étude attentive.
Voici (fig. 9) ces plans présentés les uns sur les autres et tels que
les fouilles et les traces de constructions encore existantes ont pu les
faire reconnaître. On voit en _a_ les restes des soubassements de
l'abside et du transsept de l'église de Dagobert, bâtie avec des débris
de monuments gallo-romains[206]. Pendant la période carlovingienne,
l'église fut très-allongée en _b_ au delà de l'abside de Dagobert[207];
puis viennent s'implanter les constructions de Suger[208], encore
visibles au-dessus du sol en _c_. Alors les deux descentes aux cryptes
plus anciennes furent ménagées en _e_[209]; le sanctuaire se développa
largement au-dessus des caveaux de l'église carlovingienne, et l'on dut
y monter par des degrés établis en _g_, des deux côtés de l'autel, et en
_h_.

Un caveau voûté qui existe encore entier en _f_ montre clairement que le
mur _i_ donnait sur le dehors, puisqu'il possède une fenêtre relevée;
les murs _j_ du fond du collatéral du transsept existent encore, et l'on
retrouve en K les fondations qui indiquent que les constructions de
Suger ne s'étendaient pas au delà des pignons actuels.

La nef de l'église de Suger était plus étroite que celle de l'église
actuelle, ainsi qu'il est aisé de le reconnaître à l'entrée occidentale
et par des fouilles pratiquées en _l_. Donc le transsept de l'église
abbatiale du XIIe siècle, muni d'un bas côté vers le sanctuaire,
comprenait l'espace _mnop_. Ce bas côté AA était d'ailleurs nécessaire
pour recevoir les emmarchements qui montaient au sanctuaire et ceux qui
descendaient aux cryptes.

Ces constructions, en partie établies sur les restes assez mal bâtis de
l'église de Dagobert, ou sur des fondations insuffisantes, ainsi qu'il
est aisé de le reconnaître, menaçaient ruine très-probablement vers le
milieu du XIIIe siècle. Que cette raison ait été déterminante, ou que
l'édifice ne répondit plus parfaitement aux nécessités du moment, on se
résolut à le rebâtir presque entièrement, et notamment toutes les
parties du transsept, sous le règne de saint Louis (1230 à 1240).

Notre figure indique, _en noir_, toutes les constructions refaites
alors. Un coup d'oeil sur ce plan fait comprendre l'importance nouvelle
que l'on donne au transsept et aux collatéraux qui l'accompagnent. La
nef fut sensiblement élargie et se raccorda avec le sanctuaire, dont les
écartements de piles furent conservés, par des biais, qui paraissent
fort étranges si l'on ne se rend compte de l'état des constructions
antérieures que l'on prétendait conserver vers l'abside.

Les piles B du sanctuaire furent refaites à neuf, celles T du rond-point
sur des socles du XIIe siècle. Celles B furent fondées à nouveau dans la
crypte, en passant à travers les voûtes carlovingiennes. On se contenta
de rebâtir sur la vieille fondation les piles qui portent sur l'angle de
l'abside mérovingienne; mais au lieu des trois travées D, on n'en fit
que deux, et les emmarchements montant au sanctuaire furent reportés en
E. Des chapelles furent établies en F au niveau du sol du sanctuaire.
Une des portes de l'ancien transsept de Suger fut remontée en G[210].
Saint Louis voulut refaire à neuf les tombeaux de ses prédécesseurs. Ces
tombeaux furent disposés en H, c'est-à-dire sur l'emplacement qu'ils
avaient occupé dans les églises précédentes. Celui de Dagobert s'éleva
en L, très-probablement sur le lieu où la tradition plaçait sa
sépulture[211]. Alors le choeur des religieux s'étendit dans la nef
depuis le transsept jusqu'au point M, et le public put circuler dans les
collatéraux et traverser les bras de croix. Des chapelles furent dédiées
en N et en P. Beaucoup plus tard cette dernière fut occupée par le
tombeau de François Ier. Au XIVe siècle, on éleva d'autres chapelles le
long du collatéral nord en R. Les sépultures des abbés remplirent le
croisillon S.

Ces plans superposés ont cela d'intéressant, qu'ils nous font
reconnaître les modifications que le temps apporta dans les usages
monastiques de l'une des plus puissantes abbayes de France. D'abord,
comme dans l'église primitive, le transsept, très-étendu, relativement à
la largeur de la nef, est fait pour contenir et enclore les religieux
qui n'ont, avec les fidèles, aucune communication. Puis, sous les
carlovingiens, tout en maintenant la disposition du transsept primitif,
on y ajoute un sanctuaire profond, qui fait comme une seconde église
propre à l'exhibition des reliques. Sous Suger, ce sanctuaire s'élargit,
se garnit de chapelles nombreuses et le transsept s'ouvre davantage sur
la nef. Enfin, au XIIe siècle, la clôture monastique, dans l'église,
n'est plus absolue; le choeur des religieux est complétement entouré des
fidèles, qui ont accès partout comme dans les cathédrales, excepté dans
le sanctuaire occupé par les reliques, et dans le choeur entouré de
stalles, clos par un jubé vers la nef, et par des grilles basses sur les
deux croisillons. On observera que, dans cette église particulièrement
vénérée, ce qui se modifie le moins, c'est le transsept; jusqu'aux
derniers travaux entrepris, il demeure à la même place. L'autel reste
encore au XIIIe siècle, en V, au-dessus du point consacré par la
tradition[212]. Ce transsept est mis en communication avec les bâtiments
de l'abbaye, par une large porte. Il s'ouvre également du côté
extérieur, donnant sur l'ancien cimetière, dit _des Valois_. D'amples
emmarchements permettent aux fidèles de circuler dans le collatéral du
sanctuaire et d'assister aux offices des chapelles.

Mais si le transsept a conservé sa position et presque ses dimensions
primitives, il ne se trouve plus au XIIIe siècle dans les conditions où
il se trouvait au VIe et même au XIIe. Autour de lui, l'église s'est
développée, et cela au profit de l'assistance.

Cependant ces transformations ne se manifestaient que dans les églises
des grandes abbayes, les petits établissements religieux conservaient à
peu près les dispositions anciennes du transsept réservé aux moines.
L'église de Saint-Jean aux Bois, près de Compiègne, est un exemple d'une
de ces constructions monastiques élevées au XIIIe siècle sur de petites
dimensions. Dépourvue de collatéraux, cette église se compose d'une
large nef et d'un sanctuaire, séparés par un transsept dont les
croisillons sont chacun divisés par une colonne sur le prolongement des
murs latéraux[213]. Cette jolie disposition, si convenable pour une
petite église conventuelle, est présentée dans la vue perspective (fig.
10). On aperçoit dans cette figure la trabes de l'entrée du
sanctuaire[214]. Les stalles des religieux étaient adossées aux
croisillons, et ceux-ci, derrière ces stalles, laissaient des espaces
libres pour les hôtes ou les personnages qui avaient accès dans le
monastère. La nef était ainsi réservée aux gens du dehors. On ne
pénétrait dans les croisillons que par de petites portes donnant dans
l'enceinte du couvent.

Les églises paroissiales subissaient l'influence des abbayes ou
cathédrales voisines. Dès une époque reculée, elles possédaient, la
plupart, des transsepts, principalement dans les provinces du Nord, du
Centre et de l'Est. Dans le Poitou, la Saintonge et l'Angoumois, au
contraire, il n'est pas rare de trouver des églises paroissiales des
XIIe et XIIIe siècles dépourvues de transsepts. Le centre de la croisée
de ces églises paroissiales est habituellement surmonté de tours dans
les provinces de l'Île-de-France, de la Normandie, de la Bourgogne et de
l'Auvergne. Les croisillons sont, ou percés de portes, ou fermés,
surtout quand ils s'ouvrent sur des chapelles orientées, afin que les
entrants et sortant ne puissent gêner les fidèles. Nous avons un bel
exemple de ces croisillons fermés, de transsepts paroissiaux, dans
l'église si remarquable de Notre-Dame de Dijon (fig. 11). Ici la galerie
du triforium s'interrompt pour laisser la place de la rose, simplement
garnie d'une armature de fer[215]. Le passage sous cette rose est porté
sur deux colonnettes et trois arcs bombés.

Un autre passage inférieur se trouve entre ces colonnes et le fenestrage
du rez-de-chaussée. La chapelle du croisillon s'ouvre en face du
collatéral de la nef qui ne pourtourne pas le sanctuaire, de telle sorte
que chacun de ces croisillons laisse un espace libre et tranquille pour
les fidèles assistant aux offices dits dans ces chapelles. C'est bien là
une disposition convenable pour une église paroissiale de peu d'étendue.
Le plan horizontal explique parfaitement l'heureuse composition du
transsept de l'église paroissiale de Notre-Dame de Dijon.

Mais ce plan est, à un autre point de vue, intéressant à étudier. Quand
on veut connaître une architecture, il ne suffit pas d'en apprécier le
style, d'en analyser les formes et les moyens pratiques; il est
nécessaire de découvrir les principes généraux qui ont servi à la
constituer, à lui donner l'homogénéité résultant de l'emploi d'une
méthode. C'est en prétendant étudier l'architecture des anciens,
indépendamment de ces lois primordiales, que l'on est tombé dans les
plus graves erreurs et que l'anarchie s'est emparée des esprits en
raison même de l'étendue de ces études. On nous dit parfois, il est
vrai, que ce que nous appelons anarchie, absence de méthode, n'est autre
chose qu'une inspiration pleine de promesses, et que l'_art de l'avenir_
sortira tout armé, quelque jour, de ce chaos de styles et de formes
adoptés sans critique et sans examen. Cette espérance n'est, suivant
notre sentiment, qu'illusion; car les travaux de l'esprit n'atteignent
un développement qu'autant qu'ils reposent sur un principe ayant toute
la rigueur d'une formule. Quand cette base est bien établie, que
l'artiste se livre à l'inspiration:

       «S'il a _reçu_ du ciel l'influence secrète.»

C'est pour le mieux; mais il lui faut s'appuyer sur un terrain solide,
pour pouvoir s'élever.

Quand il s'agissait de couper les nefs d'une basilique par ce transsept
et de couvrir le tout avec des charpentes, ou bien quand des rangs de
piliers étaient destinés à porter des berceaux de voûtes, le tracé d'un
transsept ne présentait point de sérieuses difficultés: il en était
autrement lorsque le système français d'architecture à voûtes en arcs
d'ogive fut définitivement adopté au commencement du XIIIe siècle; alors
ces tracés demandaient une attention particulière. Il fallait songer aux
poussées qui allaient agir en tous sens; dégager ces espaces qui
demandaient des points d'appui d'autant plus solides, qu'ils étaient
plus larges; combiner l'arrivée des bas côtés dans cette grande nef
transversale de manière que leur ordonnance s'accordât avec les
croisillons; penser aux retours des galeries supérieures, à un éclairage
qui fût en rapport avec l'étendue du vaisseau; proportionner la
dimension du choeur à celle du transsept; ordonner, soit les chapelles
orientées des croisillons, soit la reprise du collatéral autour du
choeur, etc.

Quand, pour remplir ces conditions si diverses, on n'a pour toute
méthode que sa propre inspiration, ou le vague souvenir de ce qui a été
fait en ce genre avant nous, qu'il faut saisir le crayon et le compas,
convenons franchement qu'on ne sait guère par quel bout s'y prendre, et
que l'on ne peut arriver à un résultat à peu près satisfaisant qu'après
de longs tâtonnements; encore n'a-t-on pas l'esprit bien tranquille, et
peut-on craindre que cette inspiration derrière laquelle s'abritent tant
de vagues esprits n'ait failli sur quelque point.

Or, si nous prenons des plans d'églises de cette époque, nous
reconnaissons que les méthodes de tracés adoptés généralement alors, non
sans raison, sont suivies avec plus d'attention encore lorsqu'il s'agit
de planter les transsepts.

Nous choisirons donc pour exemple d'une méthode de tracé le plan du
transsept de Notre-Dame de Dijon (fig. 12).

Soit en E une échelle de six toises. Toute la partie de l'église, depuis
le transsept jusqu'à l'abside, est comprise dans un triangle équilatéral
dont la moitié est _abc_. Les côtés de ce triangle équilatéral ont
chacun quatorze toises; donc, la moitié _ab_ a sept toises. Suivant la
nécessité imposée par le système d'architecture voûtée, c'est le tracé
des voûtes qui détermine le tracé des piles. L'épaisseur du mur _b'_ du
transsept étant fixée à trois pieds, la ligne _ab_, déduction faite de
cette épaisseur de mur, a été divisée en trois parties égales: la
première ligne de division donnant l'axe _p_ des piles de la nef, et la
seconde l'axe des piles de recoupement de la voûte du bras de croix. Le
tracé des piles a été arrêté ainsi qu'on le voit en A pour les grosses
piles, et en B pour celles de la nef. Bien entendu (voyez TRAIT), ces
tracés de piles résultent de la forme et de la dimension des arcs des
voûtes, dimensions et formes fixées tout d'abord en raison de la portée
de ces arcs. La pile, dont un quart est tracé en A, étant connue, il ne
s'agit plus que de faire courir la ligne d'axe de cette pile sur la
ligne d'axe _p_ de division, suivant le cas, ainsi que nous allons le
voir.

L'épaisseur du mur _e_ de l'abside étant fixée à trois pieds, on a
prétendu d'abord obtenir les ouvertures _gh_, _hi_, _ij_, _jk_, des
formerets de la voûte absidale, égales. Pour ce faire, la moitié _lj_ du
décagone a été tracée de manière que les rayons _i'o_ soient égaux à la
moitié _op_ de la nef, déduction faite de l'épaisseur _rs_ (voyez le
détail A), la colonnette _r'_ étant destinée à l'arcature basse et au
formeret de la voûte haute. Alors de _j_ en _k_, on a porté un côté égal
à _ij_. Ce point _k_ connu, le patron de la pile A a été présenté, le
point _k_ étant le centre de la colonnette _r'_, toujours l'axe _s_ sur
l'axe _p_. On a eu ainsi l'axe de l'arc-doubleau _q_. Sur la base _ab_,
à sa rencontre avec l'axe _p_, le patron de la pile A a été présenté.
Restait à déterminer la position de l'axe _t_. Or, la distance de cet
axe à la base _ab_ est égale à la distance de cette base à l'axe V d'un
arc-doubleau de travée de la nef, travée qui est plus longue que large
de quelques pouces; c'est-à-dire que _tu_ égale _u_V. Le reste de la
plantation s'ensuit naturellement. La distance _tq_ est plus courte que
celle _tu_, ce qui était la conséquence du mode de tracé et ce qui donne
d'ailleurs une meilleure proportion que si ces distances eussent été
égales, car alors le choeur eût paru trop profond pour le transsept.

Un autre monument de la même époque (1230 à 1240) et de la même
province, présente une disposition de transsept fort remarquable, c'est
l'église de Notre-Dame de Semur (Côte-d'Or). Mais à Semur le bas côté
pourtournant le choeur, l'architecte a établi des chapelles latérales
parallèlement aux parties droites de ce bas côté, de manière à laisser
(la nef étant très-étroite) la place nécessaire aux fidèles les jours de
fêtes[216]. Il est rare de rencontrer dans nos églises paroissiales ou
collégiales de l'Île-de-France, de la Champagne, de la Picardie et de la
Normandie des partis aussi larges et bien appropriés au service. Dans
ces dernières provinces, les transsepts des églises paroissiales du XIIe
siècle et du commencement du XIIIe sont peu étendus, encombrés par des
piliers épais, eu égard aux vides, et ce n'est qu'en 1250 que ces
édifices religieux du second ordre prennent de l'ampleur.

Par compensation, les dispositions des transsepts de nos cathédrales du
Nord qui en sont pourvues, comme Laon, Reims, Amiens, Chartres, sont
tracées avec une largeur et une entente des grandes réunions publiques
qui ne laissent rien à souhaiter (voyez à l'article CATHÉDRALE les plans
de ces édifices). Largement éclairés par les roses qui s'ouvrent dans
les pignons des croisillons et par des galeries ajourées, donnant
entrée, du côté du choeur, dans de doubles collatéraux, percés le plus
souvent de portes sur les voies publiques, ces transsepts de nos grandes
cathédrales sont la plus belle disposition qui ait jamais été adoptée
pour réunir sur un point une grande affluence de monde. Aussi les XIVe
et XVe siècles n'apportèrent-ils aucun changement à ces dispositions.

Les doubles transsepts, avec doubles absides, l'une à l'orient, l'autre
à l'occident, adoptés assez fréquemment par l'école rhénane pendant la
période romane et jusqu'au XIIe siècle, ne se trouvent en France que
dans les provinces de l'Est. Les cathédrales de Verdun et de Besançon
possédaient de doubles transsepts, avec tours dans les angles rentrants
des absides, celles-ci n'étant point entourées de bas côtés (voyez
ARCHITECTURE RELIGIEUSE, fig. 39; voyez aussi le plan de l'abbaye de
Saint-Gall, ARCHITECTURE MONASTIQUE, fig. 1).

En France, beaucoup de nos églises abbatiales et cathédrales du Nord
avaient des tours élevées sur les ailes des transsepts. Cette
disposition existe à Notre-Dame de Reims, à Chartres, à Laon, aux
églises abbatiales de Saint-Denis, de Cluny, de Vézelay, etc.
Quelquefois de vastes porches s'ouvrent sur les extrémités des bras de
croix, mais ce parti, si franchement adopté à la cathédrale de Chartres,
est postérieur de quelques années à la construction du transsept. Après
les désastreuses guerres contre les Albigeois, la plupart des églises
que l'on rebâtit dans le Languedoc furent élevées sans transsepts. Telle
est la cathédrale d'Alby. Les églises de la ville nouvelle de
Carcassonne, celles de Montpezal, de Moissac (Tarn-et-Garonne), etc., ne
se composent que d'une nef avec chapelles. C'est qu'en effet la
construction d'un transsept nécessite des dépenses considérables, et que
si l'on prétend élever une église à l'aide de faibles ressources, il
faut éviter ces appendices.

Il est rare de trouver dans les églises postérieures à 1250 des
dispositions nouvelles dans la construction des transsepts. Cependant
une église champenoise, Saint-Urbain de Troyes, fait exception. Son
transsept, très-ingénieusement conçu, satisfait entièrement au programme
de l'église paroissiale[217]. Deux porches abritent, à l'extrémité de
chacun des croisillons, des portes doubles, et à l'intérieur les voûtes
de ces croisillons sont tracées sur une donnée nouvelle.

La vue intérieure (fig. 13) de l'un de ces croisillons explique la
disposition originale de ce transsept. Divisé par un trumeau éclairé
dans le pignon par deux fenêtres percées au-dessus du porche extérieur
et par deux autres fenêtres ouvertes dans les murs latéraux au-dessus du
bas côté de la nef et de la chapelle qui flanque le choeur, chacun de
ces croisillons est, dans sa partie supérieure, une véritable lanterne.
L'aspect du transsept de Saint-Urbain est saisissant. L'architecte a su
éviter la pauvreté de ces revers de pignons éclairés ordinairement par
des roses au-dessus de murs pleins percés seulement de portes à
rez-de-chaussée. Ce parti nous paraît préférable à celui qui fut adopté
dans quelques édifices, tels que les cathédrales de Metz et de
Soissons[218], l'église de Moret, etc., et qui consiste à remplacer les
roses par d'immenses verrières s'ouvrant sous les formerets des pignons
et descendant jusqu'aux archivoltes des portes[219], ou à considérer les
roses elles-mêmes, avec la galerie à jour qui les supporte, comme de
véritables fenêtres comprenant la largeur totale du croisillon. Mais il
faut ajouter que l'église de Saint-Urbain de Troyes est un
chef-d'oeuvre, que l'on considère la conception générale ou l'entente
des détails.

Très-rarement les transsepts des églises du moyen âge possèdent-ils des
tribunes à l'intérieur des pignons des croisillons; et quand ils
existent, comme à la cathédrale de Laon et dans l'église d'Eu, par
exemple, ces ouvrages datent d'une époque postérieure à celle de la
construction primitive de l'édifice.

On doit aussi considérer comme une exception les porches de transsepts
surmontés d'une tour. Le croisillon sud de la cathédrale du Mans nous en
fournit un exemple datant de la fin du XIIIe siècle.

       [Illustration: Fig. 1.]
       [Illustration: Fig. 2.]
       [Illustration: Fig. 3.]
       [Illustration: Fig. 4.]
       [Illustration: Fig. 5.]
       [Illustration: Fig. 6.]
       [Illustration: Fig. 7.]
       [Illustration: Fig. 8.]
       [Illustration: Fig. 9.]
       [Illustration: Fig. 10.]
       [Illustration: Fig. 11.]
       [Illustration: Fig. 12.]
       [Illustration: Fig. 13.]

     [Note 185: Voyez les fragments du plan du Capitole.]

     [Note 186: Nous engageons nos lecteurs à consulter, à ce
     sujet, l'excellent ouvrage de M. Henri Hubsch: _Monuments de
     l'architecture chrétienne_, traduit par M. l'abbé Guerber
     (1866, Morel éditeur). Ce recueil d'églises des premiers
     siècles, fait avec un soin rare, montre comme nos voisins
     d'outre-Rhin sondent scrupuleusement le champ des études
     archéologiques.]

     [Note 187: Voyez ARCHITECTURE RELIGIEUSE, fig. 2.]

     [Note 188: Voyez _ibidem_, fig. 11.]

     [Note 189: Voyez ARCHITECTURE MONASTIQUE, fig. 2.]

     [Note 190: Voyez l'ouvrage du duc de Serradifalco: _Del duomo
     di Montreale_. Palerme, 1838.]

     [Note 191: Dans ce plan, toutes les parties teintées en noir
     existent encore; celles hachées sont remplacées par des
     constructions datant de la fin du XIIe siècle et ne sont plus
     visibles que dans les fondations. Les parties anciennes
     datent du Xe siècle.]

     [Note 192: La nef de l'église abbatiale de Vézelay, bâtie
     vers 1100, fait exception. Là on essaya de construire des
     voûtes d'arête (voyez ARCHITECTURE RELIGIEUSE, fig. 21, et
     TRAVÉE, fig. 4), qui sont plutôt des coupoles avec plis aux
     retombées.]

     [Note 193: Notre-Dame du Port, Saint-Nectaire, Issoire,
     Ébreuil; l'église Saint-Étienne de Nevers doit être rangée
     parmi les monuments religieux de cette belle école
     auvergnate.]

     [Note 194: Voyez ARCHITECTURE RELIGIEUSE, fig. 10 _bis_.]

     [Note 195: Voyez à ce sujet l'article ARCHITECTURE
     MONASTIQUE.]

     [Note 196: Voyez Cathédrale, fig, 41 et 43, 27, 28 et 34.]

     [Note 197: Nous en avons acquis la preuve dans les fondations
     et au-dessus des voûtes de la croisée. Très-probablement on
     ne se décida, à Paris, à donner un transsept à la cathédrale
     qu'après l'achèvement du choeur, c'est-à-dire après la mort
     de Maurice de Sully.]

     [Note 198: Les parties du plan qui ont été modifiées pendant
     les XIIIe, XIVe et XVIe siècles sont huchées.]

     [Note 199: Voyez CATHÉDRALE, fig. 28 et 30.]

     [Note 200: Voyez CATHÉDRALE, fig. 30.]

     [Note 201: À Notre-Dame de Paris, primitivement, le
     sanctuaire était de plain-pied avec son collatéral.]

     [Note 202: Voyez la _Monographie de la cathédrale de Noyon_,
     par MM. Vitet et D. Ramée. Voy. aussi ARCHITECTURE
     RELIGIEUSE, fig. 30 et 31; CATHÉDRALE, fig. 7 et 10.]

     [Note 203: Voyez ARCHITECTURE RELIGIEUSE, fig. 4.]

     [Note 204: L'église abbatiale de Saint-Hilaire de Poitiers
     fut dédiée en 1049. Voyez _Notes of a tour in the west of
     France_ (Parker, London, 1852).]

     [Note 205: Voyez ARCHITECTURE MONASTIQUE.]

     [Note 206: Les hachures de gauche à droite indiquent ces
     restes.]

     [Note 207: Les hachures larges, de droite à gauche, indiquent
     ces constructions encore visibles dans les cryptes.]

     [Note 208: Les hachures serrées, de droite à gauche,
     indiquent ces ouvrages.]

     [Note 209: Ces descentes existent encore.]

     [Note 210: Une opération analogue fut faite à la cathédrale
     de Paris, à celles de Bourges et de Chartres. Les sculptures
     du XIIe siècle furent jugées dignes d'être conservées et
     furent remontées dans les constructions du XIIIe.]

     [Note 211: En fouillant tout le centre du transsept, nous
     avons trouvé, au-dessous du sol de l'église de Dagobert, de
     nombreux sarcophages mérovingiens. (Voyez TOMBEAU, fig. 1.)]

     [Note 212: Pour se rendre compte de la disposition ancienne
     du transsept qui composait en partie le choeur des religieux
     de Saint-Denis, voyez l'article CHOEUR, fig. 2. Aujourd'hui
     les monuments sont rétablis dans le transsept, suivant la
     disposition adoptée sous saint Louis.]

     [Note 213: Voyez les plans et élévations de ce joli édifice
     dans l'ouvrage de M. de Baudot: _Églises de bourgs et
     villages_ (Morel, éditeur).]

     [Note 214: Voyez TRABES.]

     [Note 215: Voyez ARMATURE, fig. 6 et 7.]

     [Note 216: Voyez, _Archives des monuments historiques_, les
     plans et les coupes de cet édifice.]

     [Note 217: Voyez le plan de cette église à l'article
     CONSTRUCTION, fig. 102.]

     [Note 218: Bras de croix nord.]

     [Note 219: Voyez PIGNON.]



TRAVAISON, s. m. Vieux mot correspondant à ce que l'on entend
aujourd'hui par _entablement_, mais ne s'appliquant qu'aux ouvrages de
bois.



TRAVÉE, s. f. Mot employé pour désigner toute ordonnance entre les
points d'appuis principaux ou pièces maîtresses d'une construction:
ainsi, on dit _travée de plancher_, pour indiquer le solivage compris
entre deux poutres. _Travée de pont_, est la portion du tablier de bois
comprise entre deux files de pieux ou entre deux piles. _Travée de
salle_ ou d'église, est l'ordonnance comprise entre deux piles
maîtresses, entre deux arcs-doubleaux. Une _travée de comble_ est
l'espace entre deux fermes de charpente.

Du moment qu'une salle est divisée par des points d'appuis espacés, dans
sa longueur, pour porter soit une voûte, soit des fermes ou des poutres,
cette salle se compose d'autant de travées qu'elle contient de
divisions.

Dans la structure du moyen âge, en France, l'histoire de la travée est
intéressante, parce qu'elle détermine les essais successifs par
lesquels, de la basilique romaine couverte en charpente, on arrive à la
nef voûtée en arcs d'ogive.

Personne n'ignore que la basilique romaine se composait habituellement
d'une nef principale, dont les murs portés sur des rangées de colonnes
étaient flanqués latéralement de collatéraux simples ou doubles. Les
collatéraux étaient parfois surmontés de galeries ou tribunes au-dessus
desquelles s'ouvraient les jours qui éclairaient la charpente
lambrissée. Cette disposition fut suivie dans la construction des
premières églises et des grandes salles d'assemblée élevées dans les
Gaules. Chaque entre-colonnement de la basilique constituait une travée.

Le plan de la basilique romaine fut suivi, dans le nord des Gaules,
jusque vers le milieu du XIe siècle; mais déjà, antérieurement à cette
époque, le mode de structure avait subi des modifications par suite des
rapports fréquents des peuples occidentaux avec l'Orient. Le plus ancien
monument de ce temps que nous possédions sur des dimensions
considérables, dans la France septentrionale, est certainement la nef de
l'église abbatiale de Saint-Rémi de Reims. Cette nef était--ainsi qu'il
est facile encore de le reconnaître--primitivement couverte par une
charpente apparente, tandis que les collatéraux, voûtés à
rez-de-chaussée, étaient surmontés d'une galerie couverte par des
charpentes avec arcs-doubleaux. La figure 1 donne une travée de la nef
de l'église abbatiale de Saint-Rémi[220]. Le grand mur A repose sur une
file de piles composées de colonnes en faisceaux, à rez-de-chaussée, et
sur des piliers à section quadrangulaire au niveau de la galerie du
premier étage. Des colonnes avec arcatures divisent les ouvertures
donnant sur cette galerie. Au-dessus des combles des collatéraux
s'ouvrent les deux rangs de fenêtres B et C. Les voûtes des bas côtés, à
rez-de-chaussée, se composent d'arcs-doubleaux D et F, portant des
berceaux perpendiculaires à la nef et concentriques aux archivoltes E.
Les pilettes G, qui formaient comme un second collatéral étroit, avaient
pour objet de diminuer l'effet de poussée qu'aurait exercé
l'arc-doubleau unique sur le mur de clôture H. Au premier étage,
l'arc-doubleau I, ne portant qu'un solivage de bois, ne pouvait exercer
sur le mur H une poussée que ce mur renforcé de contre-forts
cylindriques ne put maintenir. Le grand mur A se trouvait étrésillonné
par ces berceaux du rez-de-chaussée et par les arcs-doubleaux de la
galerie. Il n'était décoré, suivant l'usage du temps, que par des
peintures[221].

Cet exemple d'une nef construite au commencement du XIe siècle indique
un premier effort pour sortir des données de la basilique romaine
antique. Ce sont des faisceaux de colonnettes qui remplacent les
colonnes monostyles, et des voûtes portent déjà le sol de la galerie
supérieure. Cependant ces grands murs n'étaient reliés dans leur
développement qu'à leur sommet, par les entraits des charpentes; ils
n'étaient pas construits avec les excellents matériaux et mortiers
qu'employaient les Romains; ils bouclaient souvent ou se déversaient
d'un côté ou de l'autre. Leur aspect ne laissait pas d'être froid, et
les peintures dont on les décorait, vues obliquement, poudrées par le
temps, perdaient bientôt leur éclat. Les charpentes, à cette hauteur, ne
pouvaient être que difficilement réparées, et si le feu y prenait,
l'édifice entier était perdu. On songea donc à diviser franchement les
nefs par travées apparentes, accusées par de grands arcs-doubleaux. Un
autre édifice du milieu du XIe siècle nous fournit un exemple de ce
nouveau parti. C'est l'église de Notre-Dame du Pré, au Mans. Dans la nef
de cet édifice, chaque travée comprend deux arcades (fig. 2). Une grosse
pile à section quadrangulaire, flanquée de colonnes engagées, alterne
avec une pile cylindrique. Au droit de chacune des grosses piles A est
bandé un arc-doubleau B. Une ferme de charpente est posée au droit de la
pile cylindrique C. Les collatéraux D sont fermés par des voûtes d'arête
avec arcs-doubleaux reposant sur les colonnes engagées des grosses piles
et sur les chapiteaux des piles cylindriques. Les chevrons de la
charpente, posés longitudinalement, comme un solivage, portaient sur les
pignons des grands arcs-doubleaux B et sur la ferme intermédiaire. Ce
solivage plus ou moins décoré, avec entrevous en madriers, formait
lambris sous la couverture. En F est figuré l'un des pignons des grands
arcs-doubleaux avec le lambris[222]. Il y a tout lieu d'admettre que la
nef de la cathédrale du Mans était originairement construite suivant ce
principe. À Notre-Dame du Pré, des voûtes ont été refaites au XIVe
siècle sous l'ancienne charpente, en supprimant partie des
arcs-doubleaux primitifs, dont on retrouve facilement la trace. Prenant
ainsi deux arcades de la nef pour faire une travée, il en résultait un
plan carré ou approchant, c'est-à-dire que l'espace AA était égal, ou à
peu près, à la largeur de la nef principale; de sorte que si l'on
voulait définitivement voûter cette nef, il était tout simple d'adopter
tout d'abord une voûte sur plan carré, avec arc-doubleau intermédiaire;
c'est-à-dire une voûte donnant en projection horizontale le plan tracé
en P (fig. 2). Alors les arcs-doubleaux _ab_, _cd_, n'étaient que la
reproduction des arcs-doubleaux des grosses piles, et l'arc-doubleau
intermédiaire _ef_ remplaçait la ferme de charpente; les arcs ogives
_ad_, _cb_, portaient les remplissages de voûtes bandés à la place
qu'occupaient les lambris. Mais avant de passer outre à l'examen des
développements de ce principe, il est nécessaire de mentionner un
système de travées issu d'un autre mode de structure.

Les Romains n'avaient pas seulement adopté, pour la construction de
grandes salles, le système de files de colonnes portant des murs
au-dessus des plates-bandes déchargées par des arcs noyés dans ces murs;
ils avaient élevé, sur des piles isolées et largement espacées, de
grandes archivoltes portant les murs longitudinaux. Des berceaux,
concentriques à ces archivoltes, fermaient les collatéraux, et des
charpentes ou des voûtes (comme à la basilique de Constantin à Rome)
couvraient la nef principale. Le Bas-Empire avait construit des édifices
en grand nombre d'après ce système, en conservant parfois les charpentes
sur la nef centrale, ainsi que le constatent certaines basiliques de la
Syrie septentrionale. De ce système était dérivé, dès les premiers
siècles du christianisme, un mode mixte qui consistait à diviser les
grandes travées carrées, portant des voûtes d'arête sur la nef
principale, en deux arcades, de manière à pouvoir trouver des voûtes
d'arête également carrées sur les bas côtés, dont la largeur était ainsi
égale ou à peu près à la moitié de celle de la nef principale. C'est sur
ce plan que fut conçue, à Milan, la célèbre église de Saint-Ambroise,
dès la fin du IXe siècle; du moins le fait paraît-il probable[223]. Or,
ce type fut adopté dans la construction d'un grand nombre d'églises
carlovingiennes, notamment sur les bords du Rhin, et se perpétua
jusqu'au XIIIe siècle.

Comme dans l'exemple que nous venons de donner (fig. 2), chaque travée
de l'église carlovingienne du Rhin se composait de deux grosses piles et
d'une pile intermédiaire d'une section plus faible; mais cette pile
intermédiaire ne portait plus que l'arc-doubleau des voûtes du
collatéral et elle ne remplissait aucune fonction du côté de la nef
principale. La travée que nous présentons ici (fig. 3), de la nef de la
cathédrale de Worms, nef qui date de la moitié du XIIe siècle, explique
suffisamment ce système. Une grande voûte d'arête carrée A, à nervures,
couvre chaque travée de la nef, sans arcs-doubleaux intermédiaires; et
la pile B n'est placée là que pour obtenir, sur le collatéral C, deux
voûtes d'arête romaines. La question était d'avoir des surfaces carrées,
ou approchant, pour fermer les voûtes, qui dérivaient toujours de la
tradition romaine; or, les collatéraux ayant, en largeur, la moitié
environ de la largeur de la nef, il fallait, pour avoir des espaces
carrés sur ces collatéraux comme sur la nef, doubler les piles. Le tracé
T nous dispense de plus longues explications à ce propos. La nécessité
de voûter les grands édifices, les basiliques, les églises, était
reconnue partout en Occident, aussi bien dans l'Italie du nord qu'en
France et sur les bords du Rhin; seulement les diverses écoles d'art de
ces contrées ne résolvaient pas le problème de la même façon. Pour ne
considérer les choses que d'une manière générale, l'école que nous
appellerons carlovingienne, et qui s'inspirait principalement de
l'architecture romaine des bas temps, n'avait en vue que la voûte
romaine, berceau, voûte d'arête ou coupole; cette école n'abandonna
cette tradition que quand elle adopta le système de structure importé de
France vers le milieu du XIIIe siècle. L'école proprement française
abandonna au contraire de bonne heure le système des voûtes romaines,
chercha autre chose, et le trouva: tout est là. Que l'on découvre en
Lombardie ou ailleurs des piles cantonnées de colonnes et des
archivoltes dans des nefs, quelques détails de décoration analogues et
antérieurs à notre architecture romane française, et qu'on en conclue
que nous avons pris chez les autres cette architecture romane, nous ne
voyons pas trop l'intérêt qui s'attache à cette priorité. Chacun puisait
au fonds commun latin pour les arts comme pour les langues d'Occident,
du VIIIe au XIe siècle; mais qu'on nous montre ailleurs qu'en France, et
qu'au nord de la Loire, avant 1130, un système de voûtes tel que celui
admis dans les constructions de Vézelay dès le commencement du XIIe
siècle, et à Saint-Denis en 1140, alors nous serons les premiers à
reconnaître ce qu'on voudrait si bien nous prouver en France, savoir:
que nous n'avons jamais possédé une architecture propre, pas plus au
XIIe siècle qu'au XIXe siècle. Jusqu'à ce que cette preuve soit faite,
nous continuerons à répéter: Il n'y a d'architecture originale que celle
qui s'appuie sur un nouveau principe, sur un principe non encore admis.
Le système de voûtes inauguré en France, au nord de la Loire de 1130 à
1150, ne se trouve nulle part avant cette époque; ce système n'est pas
seulement une forme, nouvelle alors, ou un procédé; c'est tout un
principe qui s'étend aux diverses parties constituant un édifice et qui
oblige de coordonner ces parties suivant certaines lois déduites
conformément à la logique: or, l'architecture inaugurée en France de
1130 à 1150 était véritablement neuve alors, sans précédents,
indépendante des formes acceptées jusqu'alors; donc cette architecture
peut, au meilleur titre, être appelée _française_[224]. Laissons pour le
moment le système de travées des nefs rhénanes, et reprenons l'étude des
édifices qui appartiennent à nos écoles. Nous venons de voir (fig. 2)
une travée composée de deux grosses piles portant des arcs-doubleaux sur
la nef principale, avec pile intermédiaire plus faible, divisant le
collatéral pour le pouvoir fermer par des voûtes carrées, et portant une
ferme de charpente sur cette nef principale pour diminuer la portée des
lambris de bois. Voici maintenant un autre système moins ancien que
celui de la figure 2, et appartenant à une autre province, où les piles
sont égales et, divisant le collatéral en voûtes sur plan carré,
donnent, sur la nef centrale, des plans barlongs que l'on a prétendu
voûter, suivant une donnée déjà complétement étrangère au système
romain. Il s'agit de la nef de l'église abbatiale de Vézelay (fig. 4);
premières années du XIIe siècle. Cette nef, dont nous donnons une travée
en A, possède des arcs-doubleaux sur les collatéraux comme sur la partie
haute, au droit de chacune des piles dont la section est tracée en B.
Ces arcs sont plein cintre, ainsi que les formerets, et bien que la
naissance de ceux-ci soit relevée, cependant leur clef n'atteint pas le
niveau de la clef des arcs-doubleaux. Il en résulte que pour bander la
voûte haute, dans chaque travée, et ne pas faire des pénétrations, mais
un semblant de voûte d'arête, il a fallu tâtonner et chercher des formes
d'ellipsoïdes qui ne sauraient être tracées géométriquement. C'était une
première tentative vers une forme de voûtes non encore admise. Trente
ans plus tard, vers 1132, on élevait le porche de la même église (voyez
en P); les travées de ce narthex, un peu plus larges que celles de la
nef, portent sur des piles dont la section est semblable à celles B. De
même que dans la nef, des arcs-doubleaux sont bandés au droit de chacune
des piles, soit sur la partie centrale, soit sur les collatéraux, mais
ces arcs-doubleaux sont en tiers-point[225]. Les formerets ont leur
naissance au même niveau que celle des arcs-doubleaux. Il en résulte
que, la travée étant barlongue, les clefs de ces formerets sont beaucoup
au-dessous des clefs de ces arcs-doubleaux. La voûte fermée sur cet
espace est annulaire, d'un arc-doubleau à l'autre, pénétrée par des
ellipsoïdes dont les formerets sont une section. Cela pouvait être
défini géométriquement, et ce système présentait une parfaite solidité.
D'ailleurs des voûtes d'arête rampantes, bandées sur la galerie du
premier étage[226], contre-butent parfaitement la voûte centrale. Deux
des voûtes de ce porche, de la même époque que les autres, possèdent
même déjà des arcs ogives. Le constructeur, en fermant ces voûtes
d'après la méthode que nous venons d'indiquer (fig. 4, P), sentait bien
que, tout en se rapprochant d'un corps ellipsoïde, elles possédaient
cependant des arêtes saillantes (ces voûtes étant bâties de moellons
irréguliers) maintenues seulement par l'adhérence des mortiers; que, par
conséquent, il y avait à bander sous ces arêtes un cintre permanent de
pierre, remplaçant le cintre provisoire de charpente destiné à les
maçonner. C'était donc un acheminement vers la voûte en arcs d'ogive.
Mais revenant à notre figure 2, on allait, dans d'autres provinces,
déduire de ce système mixte d'arcs et de lambris un mode complet de
voûtes, sur un principe absolument neuf, mode qui devait se fondre
bientôt avec celui qu'inaugurait le porche de l'église abbatiale de
Vézelay. C'est en 1150 que l'évêque Baudouin Il, comme on sait,
entreprit la reconstruction de la cathédrale de Noyon, qui fut achevée
bien avant la fin du XIIe siècle. En 1293, un violent incendie réduisit
en cendres la ville et, dit la chronique, la cathédrale de Noyon. Il est
clair que les charpentes seules furent brûlées et que les voûtes furent
peut-être altérées. Aussi les voûtes de la nef, ainsi que l'indiquent
les profils des arcs et leur genre de construction, appartiennent-elles
à cette dernière époque. À l'origine, c'est-à-dire au XIIe siècle, ces
voûtes, comme beaucoup d'autres datant de cette époque, avaient leurs
arcs ogives bandés de deux en deux piles avec un arc-doubleau simple
intermédiaire (fig. 5). La pile intermédiaire qui, dans la figure 2,
porte seulement la ferme de charpente divisant en deux l'espace entre
les arcs-doubleaux, portait alors l'arc-doubleau intermédiaire destiné à
remplacer la ferme de charpente. Les arcs ogives (fig. 5) étaient bandés
d'une grosse pile à l'autre. La travée était encore constituée comme
celle de la figure 2. C'est-à-dire que la pile intermédiaire A, destinée
à porter un simple arc-doubleau des grandes voûtes, était plus grêle que
les piles B portant les arcs-doubleaux principaux et les arcs ogives.
Cela était conforme à la logique. Alors les arcs reposant sur les piles
B étaient seuls contre-butés par des arcs-boutants. La coupe C de la nef
et du collatéral complète l'intelligence de ce système de constructions.
La plupart des premières voûtes bandées d'après le principe admis au
XIIe siècle, dans l'Île-de-France, sont ainsi tracées. La travée des
nefs centrales est égale, ou à très-peu près, à la largeur même de ces
nefs, mais elle se divise en deux, au moyen d'une pile intermédiaire qui
sert à porter les arcs des voûtes du collatéral et à recouper les arcs
ogives des hautes voûtes.

Mais ce système, justifié dans une construction assez vaste, n'était
guère admissible pour de petits édifices. Les piles intermédiaires, dans
ces derniers monuments, eussent été trop grêles, inutiles et
encombrantes. Les architectes les suppriment, ils ne conservent que les
piles principales A (fig. 6), mais ils ne construisent pas moins les
voûtes conformément au principe que nous venons d'indiquer. Cette
dernière travée qui appartient à la nef de la petite église de Nesle,
près de l'Île-Adam, montre comme le constructeur a seulement élevé la
pile destinée à porter l'arc-doubleau intermédiaire I sur la clef de
l'archivolte du collatéral[227], parce qu'il eût été inutile, en effet,
de faire porter cette pile intermédiaire sur le sol. En B est tracée la
coupe de la travée, et en D le détail des bases des colonnettes sur les
chapiteaux des piles monocylindriques. Ces deux exemples appartenant à
deux édifices de dimensions très-différentes, mais construits à peu près
à la même époque, font ressortir une des qualités principales de cette
belle architecture française de la fin du XIIe siècle, l'unité
d'échelle[228]. Les écartements des piles, les hauteurs de galeries de
circulation G, les largeurs des baies, les membres des moulures, sont à
peu près les mêmes dans les deux monuments. Nous pourrions saisir ces
analogies dans les cathédrales de Paris, de Senlis, de Soissons, de
Laon, dans les églises de Saint-Leu d'Esserent, de Braisne, etc[229].
Examinons maintenant une travée de nef de l'un des plus grands monuments
du commencement du XIIIe siècle, la cathédrale de Bourges[230]. Ce
vaisseau comprend une nef centrale et des doubles collatéraux dont les
voûtes sont à des niveaux différents. Ainsi (fig. 7), les voûtes du
premier collatéral sont bandées au niveau A, et celles du second
collatéral au niveau B, d'où il résulte que la nef centrale est éclairée
par les fenêtres C, percées au-dessus du comble qui couvre les voûtes du
second collatéral. Dans la hauteur de ce comble règne une galerie de
circulation D, de même qu'il en existe une seconde en E, au-dessus des
voûtes du premier collatéral. Les fenêtres F éclairent la voûte haute.
Ces voûtes sont construites d'après le système précédemment décrit; et
l'on observera que les piles G, qui portent seulement les arcs-doubleaux
d'intersection, sont d'un plus faible diamètre que celles H, qui portent
les arcs-doubleaux et les arcs-ogives.

La belle disposition de la nef de la cathédrale de Bourges, avec son
premier collatéral très-élevé, disposition qui ne se trouve guère
répétée en France que dans le tour du choeur de la cathédrale du
Mans[231], est évidemment inspirée des églises du Poitou. C'est un
compromis entre les systèmes de construction des nefs de cette contrée
et de l'Île-de-France. La nef centrale de la cathédrale de Bourges
reçoit des jours dans sa partie haute, au-dessus des combles des bas
côtés, ainsi que les nefs de nos églises de l'Île-de-France, ce qui n'a
pas lieu dans la cathédrale de Poitiers; mais le collatéral intérieur
comprend, sous voûtes, une hauteur considérable, et n'est plus, comme à
Notre-Dame de Paris, comme autour du choeur de Notre-Dame de Chartres,
comme à Cologne, égal en hauteur au second collatéral.

Voici, en effet, une travée de la nef de la cathédrale de Poitiers, dont
la construction, un peu antérieure à celle de la cathédrale de Bourges,
conforme d'ailleurs aux traditions romanes du Poitou et de la Vendée,
accuse l'importance du collatéral dans ces édifices[232]. Notre figure 8
suppose, en A, la coupe faite sur l'axe longitudinal du bas côté, et en
B, sur l'axe de la nef centrale. Les voûtes des collatéraux, épaulées
par des contre-forts épais, contre-butent les voûtes hautes. Ces
collatéraux sont chacun presque égaux en largeur à la nef, de sorte que
ce vaisseau est plutôt une grande salle à trois nefs qu'une église
suivant la tradition de la basilique transformée. L'arcature porte au
niveau C une sorte de balcon, ou chemin de ronde continu, qui passe
derrière chacune des piles, dans l'épaisseur des contre-forts. Un seul
comble à deux pentes couvre la nef et ses collatéraux. Cette
construction, montée avec beaucoup de soins, est remarquable par ses
belles proportions et l'heureuse concordance de toutes ses parties. Les
voûtes, tracées suivant la méthode du Poitou et de l'Anjou, tiennent de
la coupole et de la voûte en arcs d'ogive (voyez VOÛTE). Il y a dans
cette composition une ampleur, une raison et une sobriété qui sont la
vraie marque de la puissance chez l'artiste. Ce mélange de qualités
supérieures, trop rare aujourd'hui, se retrouve dans la composition des
travées de vaisseaux voûtés de 1150 à 1250, que ces vaisseaux soient
destinés à un service religieux ou civil. Après la composition de la
coupe transversale, en effet, c'est celle de la travée qui détermine les
proportions et l'aspect de l'intérieur d'un vaisseau, avec ou sans
collatéraux. Or, ces larges travées des monuments du Poitou, de l'Anjou,
du Maine, de l'Angoumois, surprennent par leur disposition grandiose,
bien que la plupart de ces constructions soient d'une dimension
médiocre. Paraître grand est certainement une qualité pour un intérieur
destiné à contenir la foule. On s'y trouve à l'aise, même quand l'espace
vient matériellement à manquer. La cathédrale de Poitiers est d'une
dimension médiocre[233], et cependant, grâce à la belle disposition de
ses larges travées, l'impression qu'elle laisse est celle d'un
très-vaste intérieur.

Certaines églises de la même contrée, de l'Anjou et du Maine, se
composent de vaisseaux à une seule nef, et là encore la composition des
travées est largement comprise. Nous citerons, entre autres, la nef de
l'église abbatiale de Notre-Dame de la Coulture, au Mans (fin du XIIe
siècle), divisée par travées sur plan carré, avec balcon relevé, comme à
la cathédrale de Poitiers, porté sur de grands arcs de décharge d'un bel
effet[234]. Voici (fig. 9) une travée de cette nef, dépourvue de
collatéraux.

Il n'est pas besoin d'être architecte pour comprendre le parti que l'on
peut tirer de cette disposition grandiose, simple, se prêtant à tous les
modes de structure[235]. L'influence de ce système de larges travées
voûtées, simples ou avec des collatéraux presque égaux à la nef
centrale, ne s'étendit guère au delà du Maine et du Berry vers le nord;
et, ainsi que nous le disions tout à l'heure, on peut en retrouver un
dernier souvenir dans la composition des travées de la cathédrale de
Bourges. De ce côté-ci de la Loire, le système indiqué dans les exemples
que nous avons donnés (fig. 5 et 6) persiste pendant le XIIIe siècle,
mais on abandonne alors (sauf quelques cas assez rares) le mode de
voûtes avec arc-doubleau intermédiaire, recoupant les arcs ogives,
c'est-à-dire que les travées, au lieu d'être doublées, sont simples et
portent chacune leur voûte propre. N'est-il pas évident qu'il règne dans
ces compositions de travées, pendant la période comprise entre 1130 et,
1230, une liberté dont on ne saurait méconnaître la valeur et l'étendue?
Aucune autre architecture ne se prêterait à des formes et à des aspects
aussi variés sans sortir des principes qui la dirigent. Or, cette
souplesse n'est-elle pas la conséquence du système de structure admis?
Et de ce que ce système de structure se concilie avec la liberté et y
conduit, en faut-il conclure que cette architecture n'est autre chose
qu'un procédé suranné, n'ayant plus aujourd'hui d'application? L'étude
attentive des proportions ne ressort-elle pas des divers exemples qui
viennent de passer sous les yeux de nos lecteurs?

À dater de 1220 environ, la travée des nefs à collatéraux, dans les
édifices du Nord, est déterminée d'une manière plus précise. Les
piliers, égaux en épaisseur, portent chacun les nerfs complets des
voûtes d'arête, haute et basse; les murs, entre ces voûtes, s'ouvrent
largement, et sont remplacés même par des fenêtres qui prennent toute la
surface comprise entre les piliers et les formerets. C'est d'après ce
principe qu'est conçue la nef de la cathédrale d'Amiens, bâtie entre
1220 et 1230[236]. Nous donnons (fig. 10) une travée de cette nef, qui
n'a pas moins de 42m50 sous clef[237]. Le plan des piliers, au niveau du
rez-de-chaussée, est tracé en D, au niveau de la galerie (triforium) en
C. Cette galerie est fermée par un mur mince M, auquel s'adosse le
comble en appentis qui couvre le collatéral. On voit en G la fenêtre du
collatéral qui, élevée sur une arcature et mur d'appui, comprend toute
la surface qui existe entre les piles engagées et l'arc formeret. Même
système pour les fenêtres hautes F. On voulut bientôt supprimer même les
pleins qui formaient, derrière le comble du collatéral, le
triforium[238]; les murs minces M furent ajourés, et les combles
couvrant les collatéraux établis en pavillons sur chaque voûte basse,
avec chéneau sur les arcs-doubleaux. Alors la fenêtre supérieure se
liait au triforium, et la claire-voie vitrée descendait jusque dans la
galerie. C'est d'après ce principe qu'en 1240 on reconstruisit la nef de
l'église abbatiale de Saint-Denis, le choeur des cathédrales de Troyes
et de Beauvais, et un peu plus tard (1260 environ) celui de la
cathédrale de Sées, dont nous traçons en A (fig. 11) une des
travées[239]. Le sol du choeur est au niveau B, celui du collatéral en
C. La galerie (triforium), sous la fenêtre haute, est ajourée jusqu'au
niveau d'un appui D, derrière lequel passe le chéneau. La claire-voie
postérieure de cette galerie ne reproduit pas exactement le dessin de
l'arcature antérieure (voy. TRIFORIUM). Comme à la cathédrale d'Amiens,
tous les espaces laissés entre les piliers, sous les voûtes, sont
remplis par des fenêtres décorées de vitraux; de telle sorte que ces
travées présentent une surface considérable de peinture translucide de
l'effet le plus brillant. En O, est donnée la section d'une pile sur
plan ovale, afin de laisser aux vides le plus de surface possible. C'est
toujours suivant ces données qu'au XIVe siècle on construisit la nef de
l'église abbatiale de Saint-Ouen de Rouen (fig. 11), dont nous
présentons une travée en B.

Ces trois derniers exemples montrent comment les maîtres des oeuvres
tendaient à diminuer les pleins et à augmenter les surfaces des vitraux
dans les églises voûtées. Ce principe ne se modifie guère jusqu'au XVIe
siècle; les portions des cathédrales d'Auxerre, de Troyes, de Sens, de
Beauvais, qui datent des XVe et XVIe siècles, reproduisent, sauf dans
les détails, le parti que nous voyons adopté au XIVe siècle à Saint-Ouen
de Rouen. Ce parti convenait parfaitement, d'ailleurs, dans notre
climat, à de très-grands vaisseaux. Grâce aux vitraux colorés ou
grisailles, on atténuait l'effet des rayons du soleil, et cependant
partout pénétrait une lumière chaude et douce qui ne laissait aucun
point obscur. La répartition de la lumière dans de grands espaces
couverts et fermés est une difficulté contre laquelle, trop souvent, le
mérite de nos architectes modernes vient se heurter. Aussi la plupart
des grandes salles bâties de notre temps ont-elles un aspect froid et
triste. De larges places sombres, soit sur les parois, soit sur le sol,
coupent ces vaisseaux, les rapetissent aux yeux et ne se prêtent point à
la décoration. La foule même, répandue dans ces salles, forme des taches
noires d'un aspect désagréable. Au contraire, au milieu de ces anciens
édifices entièrement ajourés entre les nerfs principaux de l'ossature,
il circule comme une atmosphère lumineuse et colorée qui satisfait les
yeux autant que l'esprit. On se sent à l'aise dans ces vastes cages qui
participent de la lumière extérieure en l'adoucissant. C'est en grande
partie à cette judicieuse introduction des rayons lumineux que ces
vaisseaux doivent de paraître beaucoup plus vastes qu'ils ne le sont
réellement. Aussi l'église abbatiale de Saint-Ouen, qui n'est, après
tout, que d'une dimension très-ordinaire[240], paraît-elle rivaliser
avec nos grandes cathédrales.

On se rendra compte de la disposition des travées des salles de palais
et châteaux en recourant aux articles CONSTRUCTION, PALAIS, SALLE.

       [Illustration: Fig. 1.]
       [Illustration: Fig. 2.]
       [Illustration: Fig. 3.]
       [Illustration: Fig. 4.]
       [Illustration: Fig. 5.]
       [Illustration: Fig. 6.]
       [Illustration: Fig. 7.]
       [Illustration: Fig. 8.]
       [Illustration: Fig. 9.]
       [Illustration: Fig. 10.]
       [Illustration: Fig. 11.]

     [Note 220: Voyez une portion du plan de cette nef à l'article
     TRANSSEPT, fig. 2.]

     [Note 221: Au XIIe siècle, des voûtes ayant été construites
     sur cette nef et appuyées sur des colonnettes accolées aux
     piliers avec assez d'adresse, des arcs-boutants durent les
     contre-buter. Les berceaux des collatéraux furent détruits,
     ainsi que les pilettes G, et des voûtes d'arête les
     remplacèrent. Cependant la disposition des voûtes en berceaux
     perpendiculaires aux murs fut conservée dans le transsept.
     Ces travaux ne purent qu'altérer la solidité de l'édifice
     bâti de matériaux de petites dimensions; si bien qu'on dut
     (il y a quelques années) reconstruire les voûtes hautes en
     matériaux légers et restaurer les parties intérieures. Ces
     travaux ont malheureusement fait disparaître des traces
     curieuses de la disposition première. On voit encore
     cependant, sur plusieurs points, les sommiers S des
     arcs-doubleaux des collatéraux primitifs.]

     [Note 222: Cette disposition fut adoptée dans l'église de
     San-Miniato, près de Florence; elle était assez fréquente au
     milieu du XIe siècle dans nos provinces du Nord, et notamment
     dans la Champagne.]

     [Note 223: Voyez, à ce sujet, _Étude sur l'architecture
     lombarde_ par M. de Dartein, ingénieur des ponts et
     chaussées. Toutefois, si nous ne contestons pas l'ancienneté
     de la disposition du plan de l'église de Saint-Ambroise de
     Milan, il nous semble que l'auteur de cet excellent ouvrage,
     dans la notice qu'il donne sur cette église, ne tient pas
     assez compte des restaurations qu'elle eut à subir, et qu'il
     s'appuie d'une manière peut-être trop absolue sur des textes.
     Combien n'avons-nous pas d'édifices en France, par exemple,
     dont la reconstruction presque totale n'est mentionnée que
     d'une manière incidente, ou ne l'est pas du tout! Aucun texte
     ne fait mention de la reconstruction de la façade de
     Notre-Dame de Paris, entre autres; en faut-il conclure que
     cette façade est celle d'Étienne de Garlande, 1140, ou date
     de l'épiscopat de Maurice de Sully (1160-1190)? Après le
     grand désastre de 1196, c'est-à-dire après la ruine des
     voûtes de l'église de Saint-Ambroise de Milan, ce monument
     dut subir un remaniement presque total. Des voûtes ne
     s'écroulent pas sans cause; un sinistre aussi grave est
     habituellement la conséquence d'un déversement des piles; or,
     les piles actuelles de Saint-Ambroise ne paraissent pas avoir
     subi des altérations de nature à pouvoir occasionner la chute
     des grandes voûtes. De l'examen que nous avons fait de cet
     édifice, il y a peu d'années, il résulte que nous ne
     pourrions assigner à sa nef (les voûtes non comprises) la
     date du IXe siècle. Les profils, les sculptures de toutes les
     parties supérieures, la structure même de ces parties,
     semblent appartenir au XIIe siècle, époque brillante pour
     l'art en Lombardie comme en France. Les monuments élevés sur
     le sol du nord de l'Italie et dont la date carlovingienne ne
     saurait être discutée, ont un caractère barbare, comme
     structure, que l'on ne retrouve pas dans Saint-Ambroise de
     Milan. Toutefois, nous le répétons, nous croyons bien, comme
     M. de Dartein, que la disposition du plan appartient au IXe
     siècle, ainsi qu'une partie des constructions inférieures,
     l'autel, etc.]

     [Note 224: En 1845, M. Vitet écrivait ceci: «Que tous ceux à
     qui ces questions inspirent un sérieux intérêt cessent de
     s'évertuer à prouver, les uns que l'ogive nous est venue
     d'Orient, les autres qu'elle est indigène: querelles vides et
     oiseuses! Qu'ils cherchent _par qui_ a été mis en oeuvre le
     système à ogive; pourquoi l'influence de ce système a été si
     grande et si universelle, comment pendant trois siècles il a
     pu exercer sur une moitié de l'Europe une absolue
     souveraineté; qu'ils cherchent enfin si la naissance et les
     progrès de ce système ne sont pas inséparablement liés à la
     grande régénération des sociétés modernes, dont le XIIe
     siècle voit éclore les premiers germes... Les révolutions
     architecturales ainsi envisagées ne se confondent plus avec
     ces _fantaisies futiles et éphémères_ qui font préférer telle
     étoffe à telle autre pendant un certain temps; elles sont de
     sérieuses, de _véritables révolutions_, elles _expriment des
     idées_.» (_Monographie de Notre-Dame de Noyon_, p. 130.)]

     [Note 225: Voyez CONSTRUCTION, fig. 19, la coupe de ce
     porche. Voyez PORCHE et OGIVE, fig. 3, 4 et 5.]

     [Note 226: Voyez la coupe.]

     [Note 227: La construction de l'église de Nesle
     (Seine-et-Oise) date de 1175 environ. Cet édifice est
     contemporain de la cathédrale de Senlis, de l'église
     abbatiale et de Saint-Leu d'Esserent.]

     [Note 228: Voyez ÉCHELLE.]

     [Note 229: Voyez, à l'article CATHÉDRALE, une travée de
     Notre-Dame de Paris, fig. 4.]

     [Note 230: Voyez le plan de cette église à l'article
     CATHÉDRALE, fig. 6, et sa coupe, PROPORTION, fig. 7.]

     [Note 231: Voyez CATHÉDRALE, fig. 35.]

     [Note 232: Voyez CATHÉDRALE, fig. 44 et 45, le plan et la
     coupe transversale de la cathédrale de Poitiers.]

     [Note 233: Voyez son plan, CATHÉDRALE, fig. 44.]

     [Note 234: Une disposition analogue existe dans la nef de
     l'église abbatiale de Sainte-Radegonde, à Poitiers, et
     existait, au XIIe siècle, dans la nef de la cathédrale de
     Bordeaux.]

     [Note 235: En A est tracé le plan de la pile, avec le chemin
     de ronde au niveau _a_.]

     [Note 236: Voyez ARCHITECTURE RELIGIEUSE, fig. 35;
     CATHÉDRALE, fig. 19 et 20.]

     [Note 237: Notre figure, à cause du manque d'espace, et pour
     conserver la même échelle que celle des précédentes (0,005
     pour mètre), divise la travée en deux parties. La partie B
     surmontant, en exécution, la partie A.]

     [Note 238: Voyez ARCHITECTURE RELIGIEUSE, fig. 36.]

     [Note 239: Travée des parties parallèles du choeur.]

     [Note 240: Voyez ARCHITECTURE RELIGIEUSE, fig. 62.]



TRÈFLE, s. m. Nom que l'on donne à un membre d'architecture de forme
géométrique, obtenu au moyen de trois cercles dont les centres sont
placés aux sommets des angles d'un triangle équilatéral. On dit aussi
_trilobe_ (fig. 1). À dater de la fin du XIIe siècle jusqu'au XVIe, on
s'est beaucoup servi de cette figure dans la composition des meneaux,
des roses, des arcatures, et en général des claires-voies. Quelquefois
les points de rencontre des cercles sont terminés par un ornement
feuillu A, par une tête humaine ou d'animal.

Il arrive souvent qu'un trèfle inscrit trois autres trèfles, ainsi que
l'indique le tracé B. (Voy. BALUSTRADE, FENÊTRE, MENEAU, ROSE.)

Quelques auteurs ont voulu voir dans cette figure un symbole. Rien ne
vient appuyer cette opinion. Le trèfle résultait tout naturellement de
l'emploi, très-fréquent, du triangle équilatéral, dans l'architecture du
moyen âge, comme figure génératrice (voy. PROPORTION). Il avait
l'avantage, pour les claires-voies des meneaux, par exemple, de pouvoir
inscrire facilement dans un arc en tiers-point _ab_ des figures
engendrées par le triangle équilatéral.

       [Illustration: Fig. 1.]



TREILLAGE, s. m. Claire-voie composée de lattes ou de bois légers
réunis, pendant le moyen âge, par des pointes ou de petites chevilles de
bois; puis, vers la fin du XVe siècle, par du fil de fer.

Déjà, vers la fin du XIIe siècle, des treilles étaient établies dans les
jardins privés, et, sous saint Louis, ce mode de former des berceaux
avec de la vigne était fort répandu. À cette époque, les treilles du
jardin du Palais, sur l'emplacement de la place Dauphine actuelle,
étaient en grande réputation. Les treillages consistaient habituellement
alors, si l'on s'en rapporte aux vignettes des manuscrits, en des bois
souples croisés, retenus par des pointes ou des liens d'osier
quelquefois entrelacés. La mode des _architectures_ en treillages ne
paraît pas remonter au delà du commencement du XVIe siècle. C'était une
importation italienne, et non point une des plus heureuses.



TREILLIS, s. m. Clôture de fenêtre de fer léger, mais très-serrée; sorte
de grillage (voy. ce mot), mais capable d'opposer une résistance
sérieuse. Il est souvent question, dans les romans des XIIIe et XIVe
siècles, de fenêtres ainsi treillissées au dehors d'une manière
permanente (voy. GRILLE). On donnait aussi le nom de _treillis_ à des
grilles en façon de chevaux de frise, pour défendre la contrescarpe des
fossés des châteaux. «Tout à l'environ de Plessis, il fist faire (Louis
XI) un treillis de gros barreaux de fer, et planter dedans la muraille
des broches de fer, ayant plusieurs poinctes, comme à l'entrée par où
l'on eu pu entrer aux fossés dudit Plessis[241].»



TRÉSOR, s. m. Pièce réservée, à côté des églises abbatiales et
cathédrales, aussi dans les châteaux, pour renfermer les objets les plus
précieux; tels que vases sacrés, reliquaires, pièces d'orfévrerie, puis
encore les chartes, les titres, etc.

La cathédrale de Paris avait son trésor au-dessus de la sacristie (voy.
SACRISTIE, PALAIS). La sainte Chapelle du Palais, à Paris, possédait
également un joli édifice annexe, qui contenait les sacristies et le
trésor des chartes. De même, à la chapelle du château de Vincennes (voy.
CHAPELLE). Souvent aussi les trésors des églises étaient pratiqués dans
l'intérieur même de l'édifice. On voit encore à la cathédrale de Reims,
dans le bas côté du bras de croix septentrional, le trésor entresolé,
grillé, qui renfermait les beaux objets que possédait le chapitre de
cette église. À la cathédrale de Rouen, dans celle d'Évreux, le trésor
n'était qu'une chapelle grillée. À Sens, à Troyes, les trésors des
cathédrales sont annexés à l'église, au côté méridional du choeur, et
l'on y accède par des escaliers donnant dans le collatéral. Dans les
châteaux, les trésors des chartes étaient placés dans le donjon, ceux de
la vaisselle dans une tour, proche de la grand'salle, et celui de la
chapelle à côté ou au-dessus de la sacristie. Ces trésors,
habituellement voûtés et ainsi à l'abri des incendies, n'étaient
éclairés que par des fenêtres élevées au-dessus du sol et soigneusement
grillées. Leurs portes étaient de fer et doubles, ou tout au moins
munies de deux serrures. On voit encore, dans l'hôtel de Jacques Coeur,
à Bourges, la pièce qui servait de trésor.

L'habitude de disposer, dans les châteaux ou hôtels, des pièces
spécialement affectées à la conservation des trésors, et
particulièrement des archives, ne paraît guère remonter, chez les
seigneurs laïques, au delà de Philippe-Auguste. Jusqu'alors il était
d'usage, parmi les nobles, d'emporter partout avec soi les titres
précieux et la plupart des objets précieux que l'on possédait. C'était
une habitude mérovingienne que l'on trouve répandue chez tous les
peuples de race indo-européenne. Le chef ne se fiait qu'à lui seul pour
garder son bien et sa famille, et pendant l'époque romaine on voit que
les armées de _barbares_ ne marchent qu'accompagnées des lourds chariots
qui portent les vieillards, les femmes, les enfants et les dépouilles
amassées à la guerre. Pendant la campagne de 1194, contre Richard, le
bagage de Philippe-Auguste tomba dans une embuscade tendue près de
Fréteval, en Vendômois, par le roi d'Angleterre, qui mit ainsi la main,
non-seulement sur la vaisselle et les joyaux de son rival, mais aussi
sur les registres de cens, de taille, de servage, «bref, le chartrier
complet de France, que les rois avaient coutume de porter avec eux dans
tous leurs voyages. Ce fut, disent les chroniques de Saint-Denis, une
rude tâche que de réparer cette perte et de rétablir toute chose en
légitime état[242].» Ce fut à dater de cet événement que les rois
français déposèrent les registres d'État dans une résidence fixe. Le
chartrier de France, placé d'abord au Temple, fut transféré partie dans
la grosse tour du Louvre, partie dans le trésor de la sainte Chapelle,
dont nous avons parlé ci-dessus.

     [Note 241: _Mémoires de Philippe de Commines_, liv. VI, chap.
     VII.]



TRIBUNE, s. f. (du lat. _tribuna_). Partie principale des édifices
sacrés, suivant les académiciens de la Crusca. En effet, dans les
basiliques chrétiennes primitives, la tribune est l'hémicycle qui forme
l'abside, où se tenait l'évêque ou l'abbé entouré de son clergé (voy.
CHOEUR, TRANSSEPT), en souvenir de la place qu'occupait, dans la
basilique romaine antique, le préteur. Des pères de l'Église donnent
parfois le nom de tribunal à l'un des ambons placés des deux côtés du
choeur, notamment à celui du haut duquel on lisait l'Évangile aux
fidèles assemblés dans les nefs[243].

Le dessus des jubés, d'où on lisait également l'Évangile et d'où l'on
instruisait les fidèles, prit dès lors le nom de tribune. Par extension;
on donna le nom de tribune, dans l'église, à toute partie élevée
au-dessus du sol, soit sur des colonnes et des arcs, soit sur des
encorbellements[244]. C'est ainsi que ces édifices religieux eurent
leurs tribunes du jubé, des orgues, de l'horloge, du trésor; parfois
aussi des tribunes particulières réservées à quelques fidèles
privilégiés, à de grands personnages, aux familles des fondateurs, etc.
On monte à ces loges, relevées au-dessus du pavé, par des escaliers
donnant, soit dans l'église, soit dans des bâtiments voisins, quand
elles sont privées, c'est-à-dire réservées à certains personnages. Les
tribunes étaient encore un moyen d'augmenter les surfaces données aux
fidèles dans de petites églises. Nous n'avons à nous occuper ici que des
tribunes comprises comme annexes intérieures et élevées des églises, non
comme sanctuaires, ambons ou jubés (voy. JUBÉ, CHOEUR). Or, l'usage des
tribunes remonte assez loin. Galbert raconte comment, en 1127, Charles
le Bon fut assassiné dans la tribune où il était monté pour prier avec
Thancmar, châtelain de Bourbourg; tribune pratiquée dans l'église de
Saint-Donatien, à Bruges. Les corps de ces deux personnages ayant été
transportés dans le choeur par les religieux pour être inhumés, le parti
qui avait fait consommer le meurtre résolut de les enlever: «La nuit
suivante, le prévôt ordonna de munir d'armes l'église et de garnir de
sentinelles la tribune (_solarium_) et la tour, afin qu'il pût s'y
retirer avec les siens en cas d'attaque de la part des citoyens. D'après
l'ordre du prévôt, des chevaliers entrèrent armés cette nuit dans la
tribune de l'église[245]... Ces misérables (les partisans) ne pouvant
s'emparer des lieux inférieurs de l'église, avaient encombré de bois et
de pierres l'escalier qui menait à la tribune, en sorte que personne ne
pouvait y monter et qu'eux-mêmes ne pouvaient descendre, et ils
cherchèrent seulement à se défendre du haut de la tribune et de la tour.
Ils avaient établi leurs repaires et leur demeure entre les colonnes de
la tribune, avec des tas de coffres et de bancs, d'où ils jetaient des
pierres, du plomb, et toutes sortes de choses pesantes sur ceux qui
attaquaient... Enfin, les chanoines de l'église, montant du choeur dans
la tribune, par des échelles[246]...» Ces curieux passages font
connaître que la tribune en question était placée sous une tour de
l'église, qu'elle avait un escalier communiquant avec les logis
extérieurs, et qu'elle était voisine du choeur. C'était une pièce de
premier étage, s'ouvrant sur l'église par des arcatures à claire-voie,
comme le sont les galeries supérieures des collatéraux de nos églises
des XIe et XIIe siècles. Si cette pièce servait de tribune, c'est-à-dire
d'oratoire élevé au-dessus du sol de l'église, elle n'avait point la
forme tout exceptionnelle que nous attachons aujourd'hui à cette partie
de l'édifice religieux.

On voit une tribune d'un caractère bien franc et d'une époque assez
ancienne (1130 environ) dans le narthex de l'église abbatiale de
Vézelay[247]. Nous en trouvons une autre dans la petite église de
Montréal (Yonne), qui est adossée à la façade et regarde le choeur, dont
les dispositions sont très-remarquables. La figure 1 présente en A le
plan de cette tribune, et en B la coupe faite sur _ab_. On monte à cette
tribune par deux escaliers donnant dans les collatéraux, et pris aux
dépens de pierre l'épaisseur du mur de face. Entièrement construite en
belles dalles de dure, elle repose sur une colonne jumelée monolithe et
quatre grandes consoles composées de longues pierres en encorbellement.

L'arrangement de la colonne avec un cul-de-lampe et des corbeaux est
extrêmement intéressant, comme construction, en ce qu'il se combine avec
le trumeau de la porte[248]. Une table d'autel portée sur la balustrade
pleine et sur une seule colonne jumelée, est placée dans l'axe de la
tribune, en C. Les queues des claveaux D d'archivolte de la porte et le
tympan E dégagent naturellement, en s'abaissant, les portes d'entrée P
de la tribune. Une rose, d'un excellent style, s'ouvre en G, au-dessous
des voûtes de la nef. La figure 2 donne la vue perspective de cette
tribune, prise de la nef. Cet ouvrage a été conçu et élevé en même temps
que la façade, qui date de la fin du XIIe siècle, puisque la
construction des encorbellements se relie intimement à cette façade, et
que les deux escaliers ont été réservés dans le mur en le bâtissant.
L'église de Montréal est petite, et est terminée par un sanctuaire carré
avec un transsept et deux petites chapelles, également sur plan carré,
orientées. La tribune, qui peut contenir facilement vingt à vingt-cinq
personnes, ajoutait donc à sa surface. Peut-être était-elle réservée au
seigneur, car l'église était attenante à un château dont il ne reste
plus traces. La position du petit autel C le ferait croire. Cette
tribune pouvait ainsi servir de chapelle privée. Construite en
magnifiques matériaux taillés avec une pureté remarquable, cette église,
et sa tribune (si rare), est, entre les monuments de la Bourgogne, un de
ceux qui présentent le plus d'intérêt.

Tout le monde connaît la tribune de la cathédrale de Paris, qui, à
l'intérieur, s'élève sous la grande rose occidentale, entre les deux
tours, et dont l'arc sert d'étrésillonnement à la base de ces tours.
Cette tribune, construite en même temps que la partie inférieure de la
façade, et qui date, par conséquent, de 1210 environ, sert aujourd'hui à
porter le buffet des grandes orgues. Elle se compose seulement d'un arc
qui franchit toute la largeur du vaisseau central, et d'une voûte en
arcs d'ogive. En largeur, elle occupe la moitié de l'épaisseur des tours
et met en communication les belles salles voûtées du premier étage de
ces deux clochers, par de larges arcades. Deux autres arcades
semblables, s'ouvrant dans ces salles, donnent directement sur la nef.

Nous ne parlerons pas ici des salles de premier étage, des porches ou
clochers posés dans l'axe des nefs principales, et qui, s'ouvrant sur
ces nefs, sont de véritables tribunes, parce que nous avons l'occasion
ailleurs de signaler ces dispositions[249].

Au XIVe siècle, on éleva, dans l'intérieur de la cathédrale de Laon,
trois tribunes sous les pignons de la façade occidentale et des deux
bras de croix, pour étrésillonner les piliers des six tours qui
flanquent ces pignons. Ces trois tribunes n'ont donc point une
destination définie, c'est un moyen de consolidation utilisé. Elles
consistent simplement en un arc bombé, avec voûte en arcs d'ogive bandée
entre les piliers de la première travée. Pendant la seconde moitié du
XVe siècle, une tribune fut élevée entre la première travée de la nef de
la cathédrale d'Autun[250]. Cette tribune, destinée à porter un buffet
d'orgues, est disposée sur un plan original, ainsi que le montre la
figure 3, en A. Elle occupe un trapèze _abcd_, dont les angles _b_, _c_,
sont contre-butés par les arcs _bf_, _ce_. La voûte, avec arcs ogives,
tiercelets, liernes, etc., est compliquée et assez plate. C'est une
construction bien conçue, si l'on a égard aux dispositions des piliers
anciens que l'on prétendait ne pas modifier. On arrive au sol de la
tribune par deux escaliers à vis anciens, qui, primitivement, donnaient
accès à une sorte de loge extérieure, qui, vers la fin du XIIe siècle,
fut remplacée par un beau porche[251]. La vue perspective de cette
tribune en fait saisir la construction et le caractère. En B, est un des
deux arcs-boutants qui maintiennent la poussée de la voûte, dont l'arc
de tête _bc_ est porté sur les deux clefs de jonction oblique _b_ et
_c_. Il y a là une combinaison très-simple dans son principe, dont on
pourrait tirer un excellent parti. Les redents et poinçons avec liens
courbes n'ajoutent rien à la solidité, et ne sont pas du meilleur style,
appliqués à une construction de pierre.

Indépendamment de ces tribunes ouvertes, faites pour recevoir des
chanteurs, des jeux d'orgues, ou un public privilégié, on pratiquait
parfois, dans les églises abbatiales ou paroissiales, et surtout dans
les chapelles de châteaux, de petites tribunes fermées, destinées à
certains personnages. Cet usage devint fréquent pendant le XVe siècle.
Les abbés ne descendaient plus au choeur et avaient leur tribune. Les
seigneurs avaient aussi leur tribune spéciale, soit dans l'église
paroissiale, soit dans leur propre chapelle.

Voici (fig. 4) une de ces petites tribunes closes, pratiquée dans le mur
de face du bas côté de l'église abbatiale de Montivilliers
(Seine-Inférieure). Cette église est romane; mais, au XVe siècle, on
rétablit un bas côté, dans le mur duquel est ménagée une tribune[252].
En A, est tracé le plan de la tribune avec l'escalier qui y conduit, et
en B l'élévation sur le collatéral. Ces claires-voies étaient garnies
intérieurement de courtines, afin que les assistants aux cérémonies
pussent voir dans l'église sans être vus. Le service des tribunes
prenait parfois, dans les chapelles de châteaux, une grande
importance[253]. L'une était disposée pour le seigneur et les siens,
d'autres pour les habitants du château, pour les familiers. La garnison
et tout le service se tenaient sur le pavé, à rez-de-chaussée. Il
arrivait souvent même que ces tribunes étaient faites de bois. Les
grand'salles des châteaux possédaient également de ces sortes de
tribunes de menuiserie peinte et décorée d'étoffes. On y plaçait les
musiciens les jours de fête et de banquets, les femmes, ou des personnes
étrangères auxquelles on voulait faire honneur les jours de plaids. Ces
sortes de tribunes étaient élevées dans un angle de la salle, et l'on y
arrivait par des escaliers extérieurs.

Dans les églises, on suspendait aussi des tribunes de bois pour recevoir
des orgues, des choeurs ou des personnes privilégiées. À la cathédrale
de Reims, on voit encore les restes d'une de ces sortes de tribunes
accolée au pignon nord du transsept, et qui date du XVe siècle.
Au-dessus de la porte d'entrée principale de la cathédrale d'Amiens, il
existe également une tribune de bois, dont la construction remonte à
1500 environ, et qui porte sur une ferme armée, masquée derrière trois
arcs en menuiserie.

L'église de Saint-Andoche, de Saulieu (Côte-d'Or), possède encore une
jolie tribune de bois de la fin du XVe siècle, au-dessus de la porte
centrale. La figure 5 en donne l'élévation perspective, prise de
l'intérieur de la nef.

En A, est tracé le système de construction de ces tribunes de charpente
et menuiserie. L'entrait B est entaillé à mi-bois pour laisser passer le
poinçon C, qui s'élève jusqu'à la longrine D et reçoit les deux
arbalétriers E. Les liens G soulagent les parties intermédiaires de
l'entrait, le pied de ces liens reposant sur les murs latéraux en I et
venant s'assembler à l'extrémité inférieure du poinçon C rendu fixe par
les deux arbalétriers E. Une doublure décorée masque l'entrait, et la
balustrade de menuiserie fixée de B en D sur cette doublure et sur la
longrine D roidit tout le système. Le solivage repose sur une lambourde
fixée derrière l'entrait. C'est un système analogue qui est appliqué à
la cathédrale d'Amiens, quoique la portée soit beaucoup plus
grande[254]. La forme de charpente, formant le devant de la tribune, est
divisée en trois travées (voyez en P). De même les poinçons F sont
entaillés à mi-bois dans l'entrait H. Le trapèze KLMN maintient la tête
de ces poinçons qui reçoivent les pieds des liens O. Les assemblages des
arbalétriers sont maintenus dans l'entrait par des étriers boulonnés et
par les deux contre-fiches K, N. Une triple arcature en menuiserie, qui
paraît suspendue, masque les poinçons, les liens, et contribue encore à
donner du roide à tout l'ensemble. Ces arcatures retombant sur des
culs-de-lampe en l'air ne sont donc pas un vain ornement, mais sont la
véritable décoration de la structure en charpente.

On élevait aussi des tribunes sur les places pendant les fêtes
publiques, pour y placer des choristes et des acteurs qui récitaient des
mystères devant la foule. Pendant les tournois, des tribunes de
charpente recouvertes d'étoffes et d'écus armoyés étaient construites
sur l'un des côtés de la lice et servaient d'abri aux seigneurs et aux
dames. Mais ces ouvrages provisoires sortent du domaine de
l'architecture.

       [Illustration: Fig. 1.]
       [Illustration: Fig. 2.]
       [Illustration: Fig. 3.]
       [Illustration: Fig. 4.]
       [Illustration: Fig. 5.]

     [Note 242: _Chronique de Saint-Denis_ (_Histoire de France_
     de M. Henri Martin, t. III, p. 551).]

     [Note 243: Encore en 1527, au concile de Lyon: «_Evangelium
     alta voce in tribuna et capella crucis more solito... dixit
     et evangelizavit_.»]

     [Note 244: En latin _solarium_.]

     [Note 245: Galbert, _Vie de Charles le Bon_, chap. III, trad.
     de M. Guizot.]

     [Note 246: Id., _ibid._ chap. XIV.]

     [Note 247: Voyez PORCHE, fig. 4.]

     [Note 248: Voyez PORTE, fig. 63 et 64.]

     [Note 249: Voyez CLOCHER, PORCHE.]

     [Note 250: La construction de la cathédrale d'Autun remonte
     au XIIe siècle (voyez CATHÉDRALE, fig. 27).]

     [Note 251: Voyez PORCHE, fig. 12 et 13.]

     [Note 252: Ces détails nous ont été fournis par M. Pratel,
     architecte au Havre.]

     [Note 253: La chapelle royale de Vincennes possède une belle
     tribune sous la rose occidentale, qui consiste en un arc en
     tiers-point avec voûte d'arête franchissant la largeur du
     vaisseau.]

     [Note 254: La portée de la tribune de l'église Saint-Andoche
     de Saulieu n'est que de 5m,65; celle de la cathédrale
     d'Amiens est de 14 mètres.]



TRIFORIUM, s. m. Mot en usage dans la basse latinité (formé du grec),
introduit dans le vocabulaire de l'architecture par les archéologues
anglais, et qui s'applique aux galeries pourtournant intérieurement les
églises, au-dessus des archivoltes des collatéraux[255]. Le triforium
occupe toute la largeur du collatéral, ou n'est qu'une étroite galerie
de service adossée aux combles des bas côtés. La plupart de nos grandes
églises du Nord possèdent un triforium, qui n'est qu'une tradition de la
galerie (ambulatoire) de premier étage de la basilique romaine. Quand le
triforium prend toute la largeur du collatéral, il est voûté à dater du
commencement du XIIe siècle, et, dès l'origine, sa fonction est
déterminée plus encore par une nécessité de stabilité que par les
besoins du service de l'église. Tant que les nefs des églises étaient
couvertes par des charpentes apparentes, à l'instar de la basilique
romaine, si l'architecte élevait une galerie de premier étage, comme à
Saint-Rémi de Reims, par exemple[256], il ne pouvait guère songer à la
voûter; il se contentait de bander un arc-doubleau au droit de chaque
pile, arc-doubleau qui recevait le solivage incliné portant la
couverture en appentis, qui étayait les grands murs de la nef, mais qui
ne pouvait exercer sur ces murs une poussée que la charge des parties
supérieures ne pût neutraliser. Ce fut tout autre chose quand on
prétendit remplacer les charpentes apparentes par des voûtes, et par des
voûtes en berceau. Ces voûtes s'affaissèrent bientôt entre les murs
déversés sous l'action de leur pression oblique; il fallut penser à
maintenir ces murs dans leur plan vertical. C'est alors qu'on eut l'idée
de jeter longitudinalement sur les galeries de premier étage un
demi-berceau ou arc-boutant continu, pour contre-buter la poussée du
berceau central. Dès la fin du XIe siècle, l'école auvergnate arrivait à
ce résultat, dont on peut encore constater l'efficacité, si l'on visite
les églises d'Issoire, de Saint-Nectaire, de Notre-Dame du Port à
Clermont, de Saint-Etienne de Nevers, et même de Saint-Sernin de
Toulouse. Les arcs-doubleaux des galeries primitives (voyez la figure 1
de l'article TRAVÉE) étaient conservés, et le solivage de bois incliné
était remplacé par ce demi-berceau sur lequel on posait à cru la
couverture de tuiles ou de dalles.

La figure 1 explique cette modification dans les procédés primitifs. En
A, on voit encore la travée de la galerie avec ses arcs-doubleaux au
droit des piles, et son solivage portant la couverture; en B, le
solivage est remplacé par un demi-berceau contre-butant la poussée
continue du berceau central C. N'oublions pas, d'ailleurs, qu'avant de
se décider à jeter des voûtes sur les hautes nefs, on avait commencé par
se contenter d'arcs-doubleaux portant, en partie, la charpente et la
couverture[257]. Dans les provinces où l'on osa tout d'abord supprimer
les charpentes pour leur substituer des berceaux entre chaque
arc-doubleau de la nef, il était naturel de remplacer de même les
lambris des combles en appentis des galeries par des demi-berceaux. Mais
ce nouveau système de structure obstruait les fenêtres hautes, percées
autrefois sous les charpentes des nefs centrales. Aussi ces églises
d'Auvergne dont nous parlons, n'en ont-elles point, tandis que de
petites baies éclairent le triforium.

Les berceaux des hautes nefs ne furent pas tout d'abord bandés,
concentriques aux arcs-doubleaux. On voit que dans les nefs couvertes
par des charpentes, pendant le XIe siècle, l'arc-doubleau portait un
pignon avec claire-voie, sur les pentes duquel s'appuyait le solivage du
comble[258]. On laissa donc l'arc-doubleau à sa place, ainsi qu'on le
voit en P (fig. 1)[259], en jetant le berceau en D à la place du
lambris. Le demi-berceau E du triforium venait contre-buter le berceau
central, tandis que l'arc-doubleau G contre-butait l'arc de la nef H. La
claire-voie du triforium s'ouvrait alors en I. Cependant on ne gagnait
rien à laisser les arcs-doubleaux de la nef centrale au-dessous du
berceau, ce n'était là qu'une tradition d'une disposition antérieure des
édifices couverts par des charpentes apparentes; on releva donc ces
arcs-doubleaux, de manière à rendre leur extrados concentrique au
berceau, ainsi qu'on le voit en M[260].

La figure 2 présente l'aspect perspectif du triforium de la nef de
l'église d'Issoire. Dans cette nef, qui date des dernières années du XIe
siècle, les travées sont doubles, c'est-à-dire que les colonnes engagées
A et les arcs-doubleaux B n'existent que de deux en deux piles; la pile
C étant seulement destinée à recevoir les arcs-doubleaux et retombées
des voûtes des collatéraux. Mais on voit en D un arc-doubleau de galerie
comme il en existe un au droit des piles A. En E, est la naissance du
berceau continu de la nef haute, et, à travers l'arcature du triforium
en G, on aperçoit le demi-berceau qui contre-bute cette voûte centrale.
Même disposition à Notre-Dame du Port, à Saint-Étienne de Nevers. Dans
ces édifices, le triforium a exactement le caractère qui convient à sa
destination. Le mur de la nef est ajouré pour permettre de profiter de
cette galerie nécessaire à la stabilité du monument, et qui donne un peu
de lumière aux voûtes hautes de l'église. Si ce parti était convenable
pour des nefs d'une dimension médiocre,--les fenêtres basses des
collatéraux donnant alors assez de lumière, à cause du peu de largeur du
vaisseau,--il était inadmissible dans la construction d'une grande
église, telle que Saint-Sernin de Toulouse, pourvue de doubles
collatéraux; car, dans ce dernier cas, la nef centrale eût été laissée
dans l'obscurité. Ne pouvant ouvrir des fenêtres sous les naissances des
berceaux, fallait-il au moins que celles des galeries fussent assez
hautes et assez larges pour éclairer cette nef centrale à travers
l'arcature du triforium; aussi, dans ce dernier édifice, le triforium
prend-il une tout autre importance qu'à Issoire et à Notre-Dame du Port.
On en jugera par le géométral que nous donnons ici (fig 3). En A, est
tracé le plan de cette galerie avec une pile d'angle B; car le triforium
de l'église Saint-Sernin se retourne aux extrémités du transsept. De
larges fenêtres C éclairent et la galerie et le milieu du vaisseau. Le
demi-berceau avec arcs-doubleaux, qui naît au-dessus de ces fenêtres,
contre-bute la voûte centrale en berceau, renforcée d'arcs-doubleaux.
C'est le système adopté dans les églises auvergnates, mais plus
développé[261].

Le développement du triforium dans l'église de Saint-Sernin de Toulouse
ne permettait pas cependant d'ouvrir des jours directs dans la nef. Sous
le climat du Midi, ce moyen pouvait suffire; mais, sous le ciel brumeux
du Nord, la lumière transmise par ces seconds jours n'éclairait qu'à
peine les nefs hautes: il fallait que des fenêtres s'ouvrissent
directement sur ces nefs au-dessus du triforium. Aussi, dans les
provinces situées au nord de la Loire, on ne cessa point de pratiquer
des ouvertures directes sous les charpentes, et, quand on renonça aux
charpentes, sous les voûtes qui durent les remplacer. Ce fut une des
causes qui empêchèrent les architectes du Nord d'adopter la voûte en
berceau (voy. VOÛTE), et qui les contraignirent à chercher des
combinaisons de voûtes d'arête. Les tympans sous les formerets des
voûtes permettaient, en effet, d'ouvrir des baies dans la hauteur même
de ces voûtes. Toutefois on ne renonçait point au triforium voûté, qui
était regardé comme un moyen propre à maintenir les murs des hautes nefs
dans le plan vertical, et à contre-buter les voûtes qui les
surmontaient. Plusieurs églises de l'époque de transition nous montrent
les diverses tentatives faites en ce sens par les maîtres des provinces
françaises du Nord. Nous citerons en première ligne l'église abbatiale
de Saint-Germer (Oise), dont la construction remonte à la moitié du XIIe
siècle[262]. Les travées du choeur de cette église possèdent, au-dessus
du collatéral, un triforium voûté à la romaine, sans arcs ogives. Cette
galerie s'ouvre sur l'église par une arcature, et le comble qui la
surmonte recouvre des arcs-boutants destinés à maintenir la poussée des
voûtes hautes.

La coupe (fig. 4) faite sur cette galerie explique le système de
structure adopté. Les demi-pignons AB qui s'élèvent sur les
arcs-boutants servaient aussi à porter la couverture, qui se composait
d'un solivage avec demi-fermes dans les parties circulaires. Des baies C
sont percées sous ce comble en appentis, et donnent dans l'église,
au-dessous d'un étroit passage de service ménagé en D, afin de faciliter
l'entretien des verrières des fenêtres supérieures F.

La figure 5 donne l'élévation intérieure de ce triforium, avec les
fenêtres quadrangulaires E du comble et le passage de service G[263]. En
H, est tracée une des travées parallèles du choeur, et en L une des
travées du rond-point, développée sur plan rectiligne. On observera que
la claire-voie à colonnes jumelles repose sur un bahut (voy. la coupe
fig. 4). Ce bahut empêchait les personnes qui occupaient la galerie de
plonger leurs regards dans l'église, à moins de se mettre à plat-ventre
sur ce mur d'appui.

Les architectes des cathédrales de Noyon, de Senlis, de Soissons, de
Paris, des églises de Mantes, du choeur de l'abbatiale de Saint-Rémi de
Reims, de celui de l'abbaye d'Eu, etc., renoncèrent à ce mur d'appui, et
firent porter les bases des colonnes de la claire-voie directement sur
le sol de la galerie. Des balustrades de bois ou de fer, placées entre
ces colonnes, permirent alors aux assistants, dans les tribunes, de voir
le pavé de l'église. Le parti mi-roman, mi-gothique, adopté à
Saint-Germer, conserve les fenêtres hautes M (fig. 5) de la basilique
primitive, grâce à l'application du système de voûtes d'arête en arcs
d'ogive, tout nouveau alors[264]. Cependant ces fenêtres supérieures,
très-élevées au-dessus du pavé de l'église, n'éclairaient guère que les
voûtes; les fenêtres percées dans le mur du triforium (voy. la coupe en
P) étaient trop éloignées de la claire-voie pour pouvoir donner de la
lumière à l'intérieur du vaisseau sur le sol; d'autant que ce triforium
est bas, profond et que le bahut fait écran. L'architecte du choeur de
Notre-Dame de Paris adopta résolûment un autre parti; comme nous venons
de le dire, il supprima le bahut et éleva la voûte du triforium. Le
maître qui, peu après, vers 1195, construisit la nef de la même église,
améliora encore, au point de vue de l'introduction de la lumière dans la
partie centrale du vaisseau, les dispositions prises par son devancier.
Il construisit les voûtes du triforium transversalement rampantes, afin
de démasquer complétement les fenêtres de cette galerie pour le public
qui se tenait sur le pavé de la nef. À l'article CATHÉDRALE (fig. 2, 3
et 4), nous rendons compte de cette disposition, assez clairement pour
qu'il ne soit pas nécessaire d'y revenir ici. À Notre-Dame de Paris, des
roses remplacent les fenêtres rectangulaires, qui, dans l'église de
Saint-Germer, sont ouvertes dans le mur auquel le comble en appentis est
adossé. Le passage de service intérieur qui, à Saint-Germer, surmonte
ces fenêtres, n'existe pas à Paris, mais il existe à la cathédrale de
Noyon[265]; et là, comme dans le croisillon semi-circulaire de la
cathédrale de Soissons, c'est un deuxième triforium, ou galerie étroite
avec claire-voie en façon d'arcature, qui remplace les roses et les
fenêtres rectangulaires[266].

Ces larges triforiums voûtés étaient d'une construction dispendieuse et
ne pouvaient convenir qu'à d'assez grands édifices. Ils exigeaient, pour
trouver des fenêtres dans les tympans des voûtes hautes, une
sur-élévation des murs, afin d'adosser les combles en appentis qui
couvraient les galeries de premier étage. Leur utilité ne se faisait
sentir que lors des grandes solennités, et encore les deux ou trois
premiers rangs de fidèles pouvaient, de ces galeries, voir ce qui se
passait dans l'église, si toutefois, comme à Notre-Dame de Paris, à
Mantes, à Saint-Rémi de Reims, les bahuts de pierre étaient supprimés.
Pour des églises bâties avec plus d'économie et dans lesquelles il n'y
avait pas d'occasion de recevoir un grand concours de fidèles, le
triforium voûté ne pouvait faire partie du programme. Aussi des églises
qui datent de la même époque que celles désignées ci-dessus, et qui
appartiennent à la même école d'architectes, n'en sont-elles pas
pourvues. Cependant nous retrouvons dans l'Île-de-France une tendance
prolongée à conserver ce parti. Ce n'est plus le triforium voûté
occupant toute la largeur du collatéral, mais ce n'est pas non plus le
triforium laissant une galerie étroite, un passage de service en dedans
de l'adossement du comble des bas côtés, comme dans les cathédrales de
Reims, d'Amiens, de Bourges et de Chartres. Ce système intermédiaire est
adopté dans l'église conventuelle de Saint-Leu d'Esserent (Oise)[267].
Voici (fig. 6) la coupe du triforium de la nef de cette église. Le mur
d'adossement du comble A du collatéral ne s'élève pas assez pour
interdire l'ouverture de petites fenêtres B. À défaut de la voûte, un
arc de décharge C reçoit la partie supérieure du mur, et le passage
porte en plein sur la voûte du collatéral. À l'intérieur, cette
disposition présente l'aspect reproduit en perspective dans la figure 7.
Comme pour rappeler la voûte des grands triforiums, l'architecte a bandé
l'arc D, qui n'est plus qu'un simulacre, puisque le véritable arc de
décharge est beaucoup plus bas et simplement bombé (voy. la coupe). Le
triforium ainsi rétréci n'ayant plus besoin d'être couvert par un comble
en appentis, mais simplement par un dallage G (voy. la coupe), on
pouvait ouvrir les fenêtres hautes immédiatement au-dessus de l'arc D
(voy. la fig. 7), et même, si le constructeur n'avait pas tenu à la
conservation de cet arc, il eût pu descendre l'appui de la fenêtre
beaucoup plus bas. Bien entendu, ce parti exigeait impérieusement la
structure d'arcs-boutants pour maintenir les hautes voûtes, car on
n'avait plus la ressource des demi-pignons noyés sous les combles en
appentis du triforium voûté, pour remplir cette fonction, ainsi que cela
avait été pratiqué à Saint-Germer.

Un autre monument, contemporain de l'église de Saint-Leu d'Esserent,
donne à la fois le triforium avec voûtes et le triforium étroit éclairé
par des fenêtres: c'est la petite église de Moret (Seine-et-Marne). Les
parties parallèles du choeur de cette église possédaient une galerie de
premier étage ou triforium voûté au-dessus des ailes; mais l'abside,
semi-circulaire, sans collatéraux, possède, au-dessus d'un rang de
fenêtres basses, un triforium dont la composition originale nous montre
une suite de lunettes ou roses sans meneaux, entre lesquelles est ménagé
un passage. La vue perspective (fig. 7 _bis_) explique cette singulière
structure. En A, est le triforium projeté conformément à la méthode de
l'Île-de-France, c'est-à-dire voûté. Un degré posé derrière le parement
B monte au triforium de l'abside, qui n'est plus qu'un passage
traversant les piles et s'ouvrant sur le dehors et sur l'intérieur de
l'église par des roses. On remarquera que ces roses (voy. le plan en P)
ne sont pas percées normalement à la courbe de l'abside, mais sont
biaisées de manière à être vues de l'entrée du choeur. Pénétrant un
cylindre, ces oeils n'ont jamais été garnis de meneaux; leurs vitraux,
qui sont posés dans le cercle extérieur, ne sont maintenus que par des
armatures de fer. Les détails de cette partie de l'église de Moret sont
du meilleur style des premières années du XIIIe siècle. Il ne faut point
oublier qu'à l'église de Mantes (Seine-et-Oise), il existe un large
triforium voûté comme celui de la cathédrale de Paris, éclairé par des
roses ou oeils circulaires, et que ce triforium, au-dessus du collatéral
de l'abside, présente une disposition qui, bien que conçue d'après des
données très-monumentales, paraît avoir fourni l'idée de la composition
de celui de Moret. Le triforium absidal de Mantes date des dernières
années du XIIe siècle. Soit que l'architecte ait voulu éviter les
difficultés résultant de la combinaison de voûtes sur plan annulaire,
soit qu'il ait craint la poussée de ces voûtes à l'extérieur du cylindre
(poussée qui, à Notre-Dame de Paris, est neutralisée par une suite
d'arcs-boutants assez compliqués, élevés sur le second collatéral),
parce qu'il n'avait qu'un bas côté et que la construction était faite
évidemment avec parcimonie; le fait est que cet architecte a voûté le
triforium absidal de l'église de Mantes au moyen d'une suite de berceaux
convergents. La coupe (fig. 7 _ter_) explique ce système de
construction; les colonnes A reposent sur l'arc-doubleau inférieur;
elles portent des linteaux de pierre dure, sur lesquels reposent les
berceaux B. Mais comme ces colonnes sont, en plan, posées normalement à
la courbe du rond-point, les travées sont plus larges en C, le long de
la claire-voie qui s'ouvre extérieurement; il en résulte que ces
berceaux sont ou rampants, ou présentent des surfaces curvilignes
gauches. L'architecte de Notre-Dame de Mantes paraît s'être arrêté à
cette dernière disposition, après quelques tâtonnements; c'est-à-dire
qu'il a voulu maintenir la section _ab_ des clefs du berceau en
tiers-point de niveau ou à très-peu près. Alors la trace _ac_ du berceau
n'est pas concentrique à la trace _bd_ (voy. en M). Les baies F sont des
roses. Il est clair que l'architecte de l'église de Moret n'a fait
qu'interpréter à une petite échelle ce qui avait été fait à Mantes
quelques années avant lui.

Ces exemples, ces déductions variées, montrent combien ces maîtres
cherchaient sans cesse à perfectionner ce qu'ils voyaient faire autour
d'eux. Sans abandonner le principe admis, et sans imiter platement ce
qui semblait présenter les résultats les plus satisfaisants, ils
prétendaient au contraire développer ce principe, en tirer toutes les
conséquences; et, avant tout, ils savaient qu'un système de structure
doit être modifié en raison de la dimension des édifices.

Mais, dans d'autres provinces, on procédait différemment: le triforium
n'était, dès le XIe siècle, qu'une claire-voie ouverte dans le mur
d'adossement du comble du collatéral; claire-voie laissant pénétrer le
regard, de l'intérieur, sous la charpente. Cependant, à l'origine, ces
ouvertures étaient plutôt des fenêtres percées de distance en distance
dans les tympans d'une arcature aveugle, qu'une galerie (voy. TRAVÉE,
fig. 2). Ce n'est que vers le milieu du XIIe siècle que l'arcature
aveugle, avec fenêtres donnant sous les combles des bas côtés, se
transforme en claire-voie. Le choeur de la cathédrale de Langres, qui
date de cette époque, nous fournit un bel exemple de ces arcatures
s'ouvrant dans le mur d'adossement de la charpente du collatéral. La
figure 8 donne le géométral du triforium de la cathédrale de Langres, en
supposant la travée développée sur un plan droit, cette abside étant
circulaire. En A, est tracé le plan. La voûte B est un cul-de-four en
tiers-point dans lequel pénètrent les fenêtres hautes C. Des colonnettes
jumelles[268] supportent la double arcade qui compose la galerie entre
chaque pilier du rond-point. Ce parti pouvait être adopté dans une
abside, là où les travées sont étroites. Il eût été dangereux de faire
porter des tympans larges et épais sur une suite de colonnettes. Aussi,
dans la nef de la même église, le triforium n'est-il qu'une arcature
aveugle percée d'une baie cintrée à chaque travée. Même système adopté à
la cathédrale d'Autun, qui est quelque peu antérieure à celle de
Langres. Les architectes tenaient cependant à occuper l'espace compris
entre les archivoltes des collatéraux et les fenêtres hautes par des
claires-voies; les arcatures aveugles ne présentaient qu'une décoration
plate et sans utilité. Le maître auquel on doit la cathédrale de Sens,
dont la construction présente des dispositions si intéressantes, eut
l'idée, vers la fin du XIIe siècle, d'établir un triforium d'après un
principe nouveau alors. Afin de bien porter les parties supérieures, qui
se composaient primitivement d'un fenestrage avec haut appui et pile
intermédiaire, il divisa de même la galerie en deux travées, avec pile
intermédiaire portant sur la clef de l'archivolte du collatéral. Puis,
dans chacune des travées, il établit une arcature jumelée reposant sur
une colonnette et deux pieds-droits. La figure 9 donne en A le plan et
en B l'élévation du triforium de la nef de la cathédrale de Sens. En C,
est la colonne qui porte l'arc-doubleau de recoupement de la voûte
haute. Des fenêtres refaites, après l'incendie, à la fin du XIIIe
siècle, ont remplacé les anciennes baies D, qui étaient jumelées comme
l'arcature principale du triforium. Cette construction, qui date de 1180
environ, nous montre un triforium simplement percé dans le mur
d'adossement du comble du collatéral, comme à l'abside de la cathédrale
de Langres, sans cloison séparative entre ce comble et la claire-voie.
Une disposition analogue, mais avec des formes architectoniques
très-différentes, se retrouve dans une autre province. À la cathédrale
d'Évreux, dans la première travée de la nef, en partie masquée par le
buffet d'orgues, est un reste du triforium du XIIe siècle, qui, percé
simplement dans le mur d'adossement du comble de l'ancien bas côté,
aujourd'hui occupé par un clocher, se compose d'une arcature avec
tympans reposant sur des pilettes isolées. Nous en donnons (fig. 10)
l'élévation et le plan horizontal. Ce triforium, à peu près contemporain
de celui de Sens, est beaucoup moins bien entendu, au point de vue de la
structure; car ces arcs, entrecroisés, constituent une assez médiocre
décharge, et ces tympans-linteaux peuvent être brisés facilement, ou
briser les portées des chapiteaux au moindre mouvement de la
construction. Cependant cet exemple fait ressortir encore une fois les
ressources variées dont ces architectes du XIIe siècle savaient
profiter. C'est là une disposition toute normande, et que l'on retrouve
en Angleterre, dans les monuments de cette époque.

Le triforium, s'ouvrant directement sous le comble du collatéral,
présentait des inconvénients qu'il est facile d'apprécier. Il donnait du
froid et de l'humidité dans l'église, car les couvertures de tuiles ou
d'ardoises, si bien faites qu'elles soient, laissent toujours passer
l'air extérieur. La vue des charpentes à travers ces claires-voies
n'était pas agréable. Il était difficile d'entretenir la propreté sous
ces combles, et, dans les grands vents, la poussière se répandait dans
l'église. Aussi on ne tarda guère à isoler le triforium du comble,
c'est-à-dire à élever entre celui-ci et la claire-voie une cloison de
pierre qui formait ainsi mur d'adossement. On l'avait bien tenté à
Saint-Leu d'Esserent, ainsi que nous l'avons vu, mais là c'est un moyen
terme entre ce dernier parti et celui du triforium voûté.

La nef de la cathédrale d'Amiens paraît être une des premières
constructions religieuses dans lesquelles l'architecte ait cherché à
séparer franchement la galerie du triforium du comble en appentis, au
moyen d'une cloison fixe. Voici (fig. 11), en A, le plan d'une
demi-travée de ce triforium[269]. En B, est le tracé de la pile au
niveau de la galerie et au niveau du rez-de-chaussée; en C, le
contre-fort qui porte la colonne recevant la tête de l'arc-boutant[270],
et en D la cloison de maçonnerie avec arc de décharge. En E est donnée
l'élévation de ce triforium sur la nef. On aperçoit en G l'arc de
décharge de la cloison. Comme à Sens, la claire-voie est divisée en deux
travées, la pilette P portant le meneau central de la fenêtre et
reposant sur la clef de l'archivolte du collatéral[271]. En H, est
tracée, a une plus grande échelle, la projection horizontale de la
pilette P, avec les tailloirs des chapiteaux, celle d'une des
colonnettes; et en I, la section du profil de l'arc I'. On remarquera
que cette galerie étant placée à une grande hauteur, et la largeur de la
nef ne pouvant donner beaucoup de reculée, les profils horizontaux, tels
que bases et tailloirs, sont très-développés en hauteur et peu
saillants, afin de ne pas être masqués par les projections
perspectives[272]. Souvent les chapiteaux des colonnettes de ces
triforiums du milieu du XIIIe siècle sont très-bas d'assises et
très-évasés, afin de développer leur corbeille aux yeux des personnes
placées sur le sol. On trouve un très-remarquable exemple de ce parti,
adopté en raison de l'effet perspectif, dans la cathédrale de
Châlons-sur-Marne. À Notre-Dame d'Amiens, on voit que l'architecte,
préoccupé de la diminution perspective de son ordonnance de galerie, en
a exagéré les proportions, comme hauteur, par rapport à la largeur.
C'est à de telles attentions dans la conception des diverses parties
d'un édifice, que l'on reconnaît les maîtres. Ceux-ci, en traçant le
géométral, se rendaient évidemment compte des déformations produites par
la hauteur, l'éloignement et la place relative; ils obtenaient l'effet
voulu sans être obligés, comme cela se voit souvent aujourd'hui, de
tâtonner et de modifier sur place des portions tout entières des
édifices, pour n'obtenir, après ces essais dispendieux, que des
proportions indécises ou des effets incomplets.

La coupe du triforium de la nef de la cathédrale d'Amiens (fig. 12),
faite sur _ab_, montre l'habileté du constructeur. Dans cette coupe, on
voit en A et B les deux arcs concentriques en tiers-point qui forment
archivolte de la galerie. En C, est le renfort intérieur au droit des
grosses piles, en D un linteau de liaisonnement. L'archivolte B naît sur
le chapiteau du petit renfort intérieur de la pilette P du plan, et
vient pénétrer les renforts C. En E, est le plafond du triforium faisant
chemin de ronde au-dessus du comble F des collatéraux. En G, la colonne
isolée qui reçoit la tête des arcs-boutants[273] et qui porte sur le
contre-fort H. En K, est l'arc de décharge marqué G sur le tracé (fig.
11); en I, la cloison fermant le comble, et en L un arc de décharge
portant cette cloison et laissant sous son intrados passer la voûte du
bas côté; Les grandes fenêtres supérieures s'ouvrent en M immédiatement
au-dessus de la galerie[274]. Cependant les murs d'adossement du comble
des bas côtés, vus derrière la claire-voie du triforium, paraissaient
nus; on décida bientôt qu'ils devaient être ajourés, et, dans la même
église (Notre-Dame d'Amiens), l'architecte qui éleva l'oeuvre haute du
choeur établit sur le collatéral des combles en pavillon, afin de
pouvoir ouvrir des jours dans les murs de clôture du triforium. Ces
galeries participèrent ainsi bientôt des fenêtres supérieures[275].
C'est vers le milieu du XIIIe siècle que ce parti fut adopté dans un
grand nombre d'églises du domaine royal, notamment à la cathédrale de
Troyes et à l'abbaye de Saint-Denis, en grande partie reconstruite sous
le règne de Louis IX. Le triforium de la nef et du choeur de cette
dernière église est très-remarquable comme composition. Nous donnons
(fig. 13) le plan A et l'élévation B d'une demi-travée de ce triforium.
En C, est tracée la claire-voie postérieure C' du plan, laquelle reçoit
le vitrage; de sorte que l'on aperçoit les vitraux de cette claire-voie
C à travers l'arcature antérieure. Ici le triforium se relie plus
intimement avec les grandes fenêtres supérieures qu'à Amiens, au moyen
des colonnettes de meneaux D. Mais les tympans T des deux arcatures sont
encore pleins, tandis qu'un peu plus tard, comme à Notre-Dame de Paris,
sous les roses du transsept (1260), dans le choeur des cathédrales de
Beauvais et de Troyes (1250), dans le choeur de la cathédrale de Sées
(1270), dans l'église abbatiale de Saint-Ouen de Rouen (1300), ces
tympans sont eux-mêmes ajourés. Alors le triforium n'est que la
continuation de la fenêtre supérieure, et n'est séparé de celle-ci que
par une dalle formant plafond de la galerie vitrée et sol du chemin de
ronde qui la surmonte. La figure 14 explique cette disposition adoptée
dans l'église abbatiale de Saint-Denis. En A, est le sol du triforium;
en B, le sol du chemin de ronde. À Saint-Denis, la galerie a partout la
même largeur et n'est plus rétrécie par des renforts au droit des piles,
comme à la cathédrale d'Amiens. Le contre-fort C porte la colonne D qui
reçoit les têtes des arcs-boutants[276]. Le collatéral était couvert par
des combles en pavillon, avec chéneau E, afin de permettre d'ouvrir les
jours dans la cloison G[277].

L'exemple le plus complet et le plus développé peut-être du triforium,
se reliant absolument à la fenêtre supérieure, se trouve à Sées, dans le
choeur de la cathédrale, dont la construction date de 1270 environ[278].
Ce monument, conçu d'une manière très-savante, mais mal fondé, sur un
mauvais sol, a beaucoup d'analogie avec le choeur de l'église de
Saint-Ouen de Rouen. Les défauts de structure, qui en ont compromis la
durée, tiennent à une exécution insuffisante, faute de ressources
probablement. Au point de vue de la théorie, le choeur de la cathédrale
de Sées dépasserait même en valeur celui de l'église abbatiale de
Saint-Ouen, s'il eût été fondé sur un bon sol, et si les matériaux
eussent été convenablement choisis et d'une résistance proportionnée aux
charges qu'ils ont à porter[279].

La figure 15 donne le triforium d'une des travées parallèles du choeur
de la cathédrale de Sées. L'archivolte A du collatéral est surmontée
d'un gâble, derrière le rampant duquel s'amorcent les colonnettes qui
composent la claire-voie du triforium et la fenêtre haute. L'ordonnance
de cette partie supérieure commence donc immédiatement au-dessus des
archivoltes (voy. TRAVÉE, fig. 11); et, dès le niveau B, les sections de
l'arcature du triforium et des meneaux des fenêtres sont indiquées. Une
seule dalle C, qui fait appui des fenêtres, recouvre la galerie du
triforium et sert de chemin de ronde extérieur au-dessus de cette
galerie. Comme à Saint-Denis, comme dans le choeur de la cathédrale
d'Amiens, la claire-voie vitrée extérieure D n'est pas semblable à la
claire-voie intérieure, ce qui est fort bien calculé; car si les formes
des arcatures à jour sont pareilles à l'extérieur et à l'intérieur, il
en résulte en perspective des superpositions de lignes d'un mauvais
effet. Au contraire, ces arcatures étant différentes, l'oeil les sépare
assez naturellement, et les intersections des courbes produisent des
combinaisons variées et riches. À Sées, comme à Saint-Ouen de Rouen, ce
n'est plus un bahut plein, mais une balustrade à jour qui forme appui de
la galerie, de sorte que, pour les personnes placées sur le sol
inférieur, les vitraux de la claire-voie postérieure D se voient à
travers cette balustrade. L'intention d'ajourer de plus en plus les
travées au-dessus des collatéraux, et d'en faire comme une sorte de
tapisserie translucide, sans interruption, devient évidente à dater de
la seconde moitié de XIIIe siècle, et se manifeste jusque vers la fin du
XIVe siècle, dans l'Île-de-France et les provinces voisines, sauf de
rares exceptions. Comme les hautes fenêtres elles-mêmes, les galeries du
triforium occupent alors tout l'espace compris entre les piles. Trois
monuments religieux de cette époque (fin du XIIIe siècle), dus à un même
architecte, très-probablement, font exception à cette règle: ce sont les
cathédrales de Clermont (Puy-de-Dôme), de Limoges et de Narbonne, dont
les choeurs furent seuls terminés avant le XIVe siècle. Dans ces trois
églises, les fenêtres hautes n'occupent pas entièrement tout l'espace
libre entre les piles portant les arcs des voûtes; elles sont plus
étroites, et la claire-voie du triforium n'occupe également que la
largeur des fenêtres. Ces galeries du triforium ne sont point ajourées
extérieurement, mais possèdent un mur d'adossement plein, bien que les
collatéraux soient couverts en terrasses, disposition qui, à notre avis,
n'était d'ailleurs que provisoire. De plus, ces galeries pourtournent
les piliers, au lieu de passer à travers, comme dans nos églises du
Nord[280]. Il s'en faut que ce parti ait la franchise du mode de
structure adopté dans nos provinces du Nord. Les arcatures de triforium,
isolées des piles et laissant un plein à droite et à gauche de
celles-ci, ne produisent pas un bon effet, ne s'expliquent pas
nettement. Et, de fait, aucune nécessité de construction ne motive ces
sortes de trumeaux alourdissant les piles sans raison.

Pendant que le triforium se développait ainsi en ne faisant plus qu'un
avec la fenêtre supérieure dans le Nord, en Bourgogne les architectes
procédaient autrement pendant le XIIIe siècle. Ils conservaient le mur
d'adossement plein pour appuyer le comble en appentis du collatéral, et,
au lieu de réserver au-dessus du triforium un chemin de ronde
extérieurement, ils le disposaient intérieurement. La fenêtre supérieure
de la travée se trouvait ainsi élevée à l'aplomb de ce mur d'adossement,
et non point à l'aplomb de la claire-voie intérieure, comme dans les
exemples précédents[281].

Voici (fig. 16) un exemple de cette structure, pris dans la jolie église
de Saint-Martin de Clamecy. On voit combien, dans ces monuments
bourguignons, le triforium prend d'importance. C'est un véritable
portique élevé au-dessus des archivoltes du collatéral. Ce système ne
peut conduire à relier la galerie avec le fenestrage supérieur, posé en
retraite; aussi ne le voyons-nous adopté en Bourgogne, et dans une
partie du Nivernais, que quand, dans ces provinces, on abandonne les
traditions locales, vers la fin du XIVe siècle, pour recourir au style
de l'architecture du domaine royal. L'ordonnance du triforium-portique
bourguignon devait nécessairement entraîner les architectes à décorer
d'une manière particulière ces arcatures qui prenaient une si grande
importance dans les nefs. Les colonnettes ne reposaient plus ici sur un
bahut comme à Amiens, ou sur une balustrade, mais directement sur le sol
de la galerie, accusé par un bandeau saillant; disposition qui
contribuait encore à donner de la grandeur à cette ordonnance. À Semur
en Auxois, les arcatures du triforium de l'église de Notre-Dame sont
décorées de têtes saillantes très-habilement sculptées. Dans la nef de
la cathédrale de Nevers, de petites caryatides supportent les
colonnettes, et des figures d'anges remplissent les tympans (fig. 17).
Ces portiques sont élevés en grands matériaux, et, dans leur hauteur,
les piliers eux-mêmes sont souvent composés de monostyles groupés[282].
Habituellement, dans les églises bourguignonnes, les fenêtres
supérieures n'ont pas l'importance relative (par suite de la grandeur du
triforium) qu'elles prennent, au XIIIe siècle, dans les monuments
religieux du domaine royal. La figure 16 en est la preuve. Quelquefois
même le triforium se confond avec le fenestrage supérieur. L'église
abbatiale de Saint-Seine (Côte-d'Or) nous fournit un exemple de cette
singulière disposition, datant du commencement du XIIIe siècle (fig.
18). Ici c'est le formeret de la voûte haute qui circonscrit l'arcature
du triforium, qui n'est plus qu'une décoration. Ce dernier parti a été
fréquemment adopté dans les églises normandes des XIIe et XIIIe siècles,
en France comme en Angleterre. Mais le triforium dans les églises
normandes mérite une étude particulière. Il se compose, pendant la
première période, c'est-à-dire au XIe siècle, d'un étage élevé au-dessus
du collatéral et couvert par une charpente apparente et d'un chemin de
ronde supérieur au niveau des fenêtres hautes. On ne peut douter
aujourd'hui (depuis les travaux entrepris par M. Ruprich Robert dans les
deux églises abbatiales de Caen, l'Abbaye-aux-Dames et
l'Abbaye-aux-Hommes) que les nefs de ces églises n'aient été couvertes
originairement par des charpentes apparentes[283].

Or, il existe toujours, dans les monuments religieux d'une grande
dimension, en Normandie, une galerie de circulation au-dessus du
triforium, sous la charpente supérieure. Voici une coupe de la nef
primitive de l'Abbaye-aux-Hommes (fig. 19)[284], qui explique clairement
ce que nous venons de dire. En A, est le triforium avec sa charpente; en
B, le chemin de ronde au droit des fenêtres supérieures, sous la grande
charpente C. Il est aisé de se rendre compte de l'usage de ce chemin de
ronde. Les charpentes apparentes étaient composées de pièces de bois
formant des saillies, des entrevous; elles étaient décorées de
peintures. Ces sortes d'ouvrages exigent un entretien fréquent, ne
serait-ce même qu'un époussetage, car les araignées ne tardent pas à
garnir de leurs toiles les creux laissés entre les chevrons ou solives.
Ces bois ont besoin d'être visités pour éviter la pourriture causée par
des infiltrations. Le chemin de ronde B facilitait donc cet entretien et
cette inspection constante. De plus, il permettait de visiter et de
réparer les vitraux des fenêtres supérieures, et de donner passage aux
couvreurs pour réparer les toitures. En E, est tracée une travée, ou
plutôt une demi-travée intérieure, car, dans la nef de l'église
Saint-Étienne de Caen, les travées sont doubles suivant la méthode
normande[285]. La ligne ponctuée _abcd_ indique la coupe longitudinale
du chemin de ronde B. Au XIIe siècle, on remplaça, dans presque toutes
les nefs normandes-françaises, les charpentes apparentes par des voûtes.
Alors, pour contre-buter ces voûtes, dans le triforium A, on construisit
le demi-berceau continu D, avec arcs-doubleaux _f_ au droit des anciens
pilastres _f'_. Ce demi-berceau, non plus que la voûte supérieure,
n'exigèrent la destruction du chemin de ronde B; au contraire, ce chemin
de ronde fut ouvert plus largement sur la nef et décoré de colonnettes
(fig. 20). Les fenêtres _a_, ainsi que les passages, furent conservés en
relevant leur appui d'une assise, afin de trouver la nouvelle pente du
comble. Le sol du chemin de ronde au niveau _b_, dans la disposition
romane, fut abaissé en _d_, pour donner une proportion plus svelte à la
galerie supérieure. L'architecte n'osa pas probablement ouvrir en _g_ de
nouvelles arcades, comme il l'avait fait contre la pile centrale de la
travée, dans la crainte d'affaiblir les piles principales, et aussi
parce que la perspective des arcs ogives les masquait en partie. Ainsi,
la raison d'utilité qui avait fait pratiquer les chemins de ronde sous
les charpentes supérieures des églises normandes primitives devenait,
lorsque ces églises furent voûtées, un motif de décoration qui persiste
dans les monuments de cette province jusqu'à la fin du XIIIe siècle.

Le chevet de la cathédrale de Lincoln (Angleterre) nous fournit un
exemple des plus remarquables de la persistance de cette tradition (fig.
21). Là le triforium est encore couvert par une charpente apparente
comme celui de l'église normande romane, et le chemin de ronde supérieur
se combine avec le fenestrage ouvert sous les formerets. Ce chemin de
ronde n'a plus alors une utilité réelle, puisque les vitraux pourraient,
s'il n'existait pas, être réparés du dehors en passant sur la tablette
de recouvrement du comble du triforium. La claire-voie intérieure du
chemin de ronde se relie à la fenêtre vitrée au moyen de linteaux
formant l'assise du tailloir des chapiteaux. Il y a dans ce parti un
désir de produire de l'effet par le jeu de ces deux claires-voies dont
l'une, celle intérieure, n'est qu'une décoration. On remarquera, dans
cet exemple, combien est chargée de moulures et d'ornements l'arcature
du triforium, et combien cette richesse contraste avec l'aspect nu de la
charpente apparente. Il est évident que, dans cette architecture
normande du XIIIe siècle, la tradition romane conserve son empire et
devient souvent l'occasion de formes et de partis qui ne sont plus
justifiés par suite des changements introduits dans le mode de
structure. Une disposition analogue a été adoptée dans le choeur de la
cathédrale d'Ély, disposition qui reproduit plus exactement encore celle
des chemins de ronde supérieurs des églises normandes romanes. Dans
notre architecture française, au contraire, l'école laïque du XIIe
siècle laisse de côté toutes les traditions romanes, et ne s'inspire
plus que des nécessités imposées par le nouveau mode de structure; elle
procède toujours d'une manière logique, claire, ne met en oeuvre que ce
qui est nécessaire, et peut toujours rendre raison de ce qu'elle fait.
Il serait à souhaiter qu'on en pût dire autant de nos écoles modernes
d'architecture.

Mais nous devons nous borner, les documents abondent, et nous ne pouvons
ici que signaler les principaux, ceux qui présentent un caractère tout
particulier. Ces exemples suffisent, nous l'espérons, à faire ressortir
la variété que nos maîtres du moyen âge savaient apporter dans leurs
conceptions, sans jamais abandonner un principe admis.

Nous ne parlerons qu'incidemment du triforium, dont la forme est
inusitée. La petite église de Champeaux (Seine-et-Marne) possède un
triforium s'ouvrant directement sous le comble du collatéral par des
roses, aujourd'hui bouchées, et très-probablement garnies, dans
l'origine, par des meneaux dans le genre de ceux qui remplissent les
roses percées au-dessus du triforium de la cathédrale de Paris. Dans
quelques églises, le triforium ne consiste qu'en une baie simple ou
jumelle s'ouvrant également sous le comble. La cathédrale de Béziers,
dans les parties de la nef refaites au XIVe siècle, nous montre un
triforium ainsi composé (fig. 22). Sa claire-voie, ouverte sous le
comble du collatéral, consiste en deux baies carrées prolongeant les
meneaux de la fenêtre supérieure. Quelquefois, mais très-rarement, dans
la bonne architecture française, le triforium est simulé et n'est alors
qu'une arcature en placage, une simple décoration occupant la hauteur du
comble du collatéral. Les dispositions adoptées à Saint-Denis, dans les
cathédrales de Troyes, de Beauvais, de Sées, dans l'église abbatiale de
Saint-Ouen de Rouen, persistent pendant les XIVe et XVe siècles. Les
détails du triforium deviennent plus déliés, les profils plus maigres,
mais on ne voit apparaître aucun parti nouveau. Les arcatures se
modifient en raison du goût du moment, mais elles continuent à se relier
au fenestrage supérieur. À la fin du XVe siècle, cependant, il arrive
parfois que la galerie du triforium prend une ordonnance spéciale,
chargée de détails, de redents, de contre-courbes, de sculptures, en
laissant entre elle et le fenestrage un intervalle plein. An XVIe
siècle, on se contente de substituer, comme à Saint-Eustache de Paris,
par exemple, des formes se rapprochant de l'architecture romaine aux
formes gothiques. Ces tentatives, plus ou moins heureuses, ne
constituent pas une invention, un perfectionnement; ce sont là des
questions de détail sur lesquelles il ne paraît pas utile de s'étendre.

       [Illustration: Fig. 1.]
       [Illustration: Fig. 2.]
       [Illustration: Fig. 3.]
       [Illustration: Fig. 4.]
       [Illustration: Fig. 5.]
       [Illustration: Fig. 6.]
       [Illustration: Fig. 7.]
       [Illustration: Fig. 7. bis.]
       [Illustration: Fig. 7. ter.]
       [Illustration: Fig. 8.]
       [Illustration: Fig. 9.]
       [Illustration: Fig. 10.]
       [Illustration: Fig. 11.]
       [Illustration: Fig. 12.]
       [Illustration: Fig. 13.]
       [Illustration: Fig. 14.]
       [Illustration: Fig. 15.]
       [Illustration: Fig. 16.]
       [Illustration: Fig. 17.]
       [Illustration: Fig. 18.]
       [Illustration: Fig. 19.]
       [Illustration: Fig. 20.]
       [Illustration: Fig. 21.]
       [Illustration: Fig. 22.]

     [Note 255: Voyez du Cange, _Glossaire_.]

     [Note 256: Voyez TRAVÉE, fig. 1.]

     [Note 257: Voyez TRAVÉE, fig. 2.]

     [Note 258: Voyez TRAVÉE, fig. 2.]

     [Note 259: Coupe de la nef de l'église Notre-Dame du Port à
     Clermont.]

     [Note 260: Disposition de la nef de l'église d'Issoire
     (Puy-de-Dôme).]

     [Note 261: Voyez à l'article PROPORTION, fig. 2, la coupe
     transversale de l'église de Saint-Sernin de Toulouse. Voyez
     aussi les Archives des monuments historiques, publiées sous
     les auspices du ministre des Beaux-Arts.]

     [Note 262: L'église abbatiale de Saint-Germer est, comme
     structure, en retard sur l'église abbatiale de Saint-Denis,
     et sur les cathédrales de Noyon, de Senlis et de Paris; elle
     appartient a une école moins avancée, qui tient encore par
     bien des points au système roman: c'est pour cela que nous la
     mettons ici en première ligne, sinon par la date (car elle ne
     fut élevée qu'en 1160), mais par le style.]

     [Note 263: Voyez, dans les _Archives des monuments
     historiques_, la _Monographie de Saint-Germer_, par M.
     Boeswilwald.]

     [Note 264: Voyez CONSTRUCTION, OGIVE, TRAVÉE, VOÛTE.]

     [Note 265: Voyez TRAVÉE, fig. 5.]

     [Note 266: Voyez à l'article ARCHITECTURE RELIGIEUSE, la vue
     perspective du beau triforium voûté du bras de croix sud de
     la cathédrale de Soisson. Voyez aussi, à l'article
     CONSTRUCTION, fig. 41 et 43, la disposition du triforium du
     choeur de l'église Notre-Dame de Châlons-sur-Marne.]

     [Note 267: Cette église date des premières années du XIIIe
     siècle.]

     [Note 268: À l'article CHAPITEAU, voyez la figure 15.]

     [Note 269: Voyez TRAVÉE, fig. 10.]

     [Note 270: Voyez la coupe, CATHÉDRALE, fig. 20.]

     [Note 271: Voyez TRAVÉE, fig. 10.]

     [Note 272: Voyez PROFIL, fig. 26.]

     [Note 273: Voyez la coupe de la nef, CATHÉDRALE, fig. 20.]

     [Note 274: Voyez TRAVÉE, fig. 10, et FENÊTRE, fig. 20.]

     [Note 275: Voyez TRAVÉE, fig. 11; ARCHITECTURE RELIGIEUSE,
     fig. 36, et FENÊTRE, fig. 24.]

     [Note 276: Voyez ARCHITECTURE RELIGIEUSE, fig. 36.]

     [Note 277: Pour se rendre compte de la position de ce
     triforium au droit des piles, voyez l'article TRAIT, fig. 4.]

     [Note 278: Voyez TRAVÉE, fig. 11.]

     [Note 279: Les fondations du choeur de la cathédrale de Sées
     ne sont que des maçonneries appartenant à un monument
     beaucoup plus ancien, sur lesquelles les constructions sont
     appuyées tant bien que mal, et ces fondations mal maçonnées
     ne sont pas établies sur le sol résistant. Évidemment il y a
     eu là une nécessité d'économie.]

     [Note 280: Voyez ARCHITECTURE RELIGIEUSE, fig. 38.]

     [Note 281: Voyez CONSTRUCTION, fig. 78, 79 _bis_ et 88.]

     [Note 282: Comme dans l'église de Semur en Auxois, dans
     l'église Notre-Dame de Dijon (voyez CONSTRUCTION, fig. 80),
     dans l'église cathédrale d'Auxerre (voyez CONSTRUCTION, fig.
     88).]

     [Note 283: Voyez la notice de M. Ruprich Robert, l'_Église de
     la Sainte-Trinité et l'église de Saint-Étienne à Caen_,
     1864.]

     [Note 284: D'après M. Robert.]

     [Note 285: Voyez TRAVÉE, fig. 2.]



TRILOBE, s. m. Ornement, baie, rosace à jour, à trois lobes. (Voy.
TRÈFLE.)



TRINITÉ, s. f. Le moyen âge a essayé de représenter matériellement le
mystère de la sainte Trinité. C'est à l'école d'Alexandrie qu'il faut
avoir recours si l'on veut connaître les diverses phases par lesquelles
a dû passer la pensée de la Trinité avant d'arriver à l'état de dogme.
Nous n'avons pas, bien entendu, à nous occuper de l'exposition du dogme,
mais à rendre compte de la forme sensible donnée à la conception de la
Trinité dans nos monuments du moyen âge. «Dès le IVe siècle, écrit M.
Didron[286], avec saint Paulin, évêque de Nole, qui est né en 353 et est
mort en 431, apparaissent les groupes de la Trinité. À l'abside de la
basilique de Saint-Félix, bâtie à Nole par Paulin lui-même, on voyait la
Trinité exécutée en mosaïque.»

Saint Paulin expliquait, dans les vers qu'il fit à cette occasion, que
le Christ était représenté sous la forme d'un agneau, l'Esprit-Saint
sous celle d'une colombe, et que «la voix du Père retentit dans le
ciel». Le même évêque, dans la basilique élevée à Fondi sous le vocable
de Saint-Félix, avait fait représenter le Fils sous la forme d'un agneau
avec la croix, le Saint-Esprit en colombe, et le Père sous l'apparence
d'une main (probablement) qui couronnait le Fils.

       «....., et rutila genitor de nube coronat.»

Comme l'observe très-bien M. Didron[287]: «L'anthropomorphisme, qui
avait effarouché les premiers chrétiens et qui semblait rappeler le
paganisme, ne trouva pas la même résistance pendant le moyen âge
proprement dit. Une fois arrivé au IXe siècle, on n'eut plus rien à
craindre des idées païennes... Le Père éternel, dont on n'avait osé
montrer que la main encore, ou le buste tout au plus, se fit voir en
pied. Cependant il ne prit pas une figure spéciale; mais il emprunta
celle de son Fils, et, dès lors, il devint fort difficile de les
distinguer l'un de l'autre. Le Fils continua d'apparaître tel qu'on
l'avait vu sur la terre... La colombe quitta quelquefois aussi son
enveloppe d'oiseau, pour prendre la forme humaine. Comme le dogme
déclarait nettement que les trois personnes étaient non-seulement
semblables, mais égales entre elles, les artistes étendirent aux
représentations la similitude et quelquefois même l'égalité des
hypostases divines.» En effet, bon nombre de peintures de manuscrits des
XIe et XIIe siècles[288] représentent les trois personnes divines sous
la forme de trois hommes de même âge et de même apparence. Au portail de
l'église collégiale de Mantes, on voit, dans la voussure de la porte
occidentale, la Trinité figurée par une croix que portent deux anges (le
Fils), par le Père sous forme d'un homme jeune, et l'Esprit en colombe.
Mais les artistes prétendirent identifier les trois personnes divines,
afin de faire comprendre aux fidèles à la fois leur individualité et
leur réunion en une seule puissance. Il existe, sous le porche
occidental, non terminé, de Saint-Urbain de Troyes, un bas-relief de
bois datant des dernières années du XIIIe siècle, qui représente la
Trinité (fig. 1) Le Père est au milieu, coiffé de la tiare à triple
couronne, comme un pape; de la main droite, il bénit; de la gauche, il
tient la terre. À sa droite est le Fils couronné d'épines et portant la
croix. À sa gauche, l'Esprit, sous la figure d'un jeune homme imberbe,
tenant une colombe. Ces trois personnages n'ont ensemble que quatre
jambes, adroitement drapées de façon à faire croire qu'ils en ont deux
chacun. De petites figures d'un homme et d'une femme agenouillés (les
donateurs) sont sculptées aux deux extrémités du groupe. L'impossibilité
de séparer les trois personnes divines est ainsi matériellement indiquée
par la disposition des jambes. Quelquefois la Trinité est représentée
sous la forme d'un homme ayant une tête à trois visages, une de face et
deux de profil, et deux yeux seulement; ou bien encore, c'est une figure
géométrique ainsi disposée (fig. 2). Ce triangle mystique était visible
encore sur la façade d'une maison de Bordeaux, il y a peu d'années. Des
vitraux, des vignettes de manuscrits, le représentent assez fréquemment
pendant les XVe et XVIe siècles. À la même époque, dans beaucoup de
portails d'églises, la Trinité se montre ainsi: Le Père assis, coiffé de
la tiare, tient le Christ en croix devant lui. De la bouche du Père
descend la colombe sur le crucifix. Ces diverses représentations ont un
intérêt; elles indiquent la marche de l'art comme expression sensible
des idées théologiques selon le temps. Pendant les premiers siècles, on
redoute évidemment l'expression trop matérielle d'un mystère qui doit
rester impénétrable. Le Fils est un agneau, l'Esprit une colombe, le
Père une voix ou une main sortant d'une nuée. Plus tard, l'artiste se
rassure, il donne aux trois personnes divines l'individualité. Elles
sont séparées, distinctes, mais semblables et assises sur un trône
commun. Puis on cherche à faire comprendre, par un artifice matériel,
l'unité des trois personnes. Au XVe siècle, c'est une sorte de problème
géométrique posé devant la foule et dont la solution est posée comme une
énigme; ou encore c'est un jeu d'artiste, comme cette tête à trois
visages. Au XVIe siècle, on adopte une forme antérieure, mais peu
répandue, celle de la distinction absolue des trois personnes, en raison
du rôle que leur attribue l'idée chrétienne. Le Père est le personnage
immuable; le Fils, le rédempteur; et l'Esprit, l'émissaire émané du
Père; amour, selon saint Augustin et saint Thomas d'Aquin. «Jésus, ayant
été baptisé, sortit de l'eau sur-le-champ, et voilà que les cieux lui
furent ouverts et qu'il vit l'Esprit de Dieu descendant sous la forme
d'une colombe et venant sur lui. Alors une voix du ciel dit: Celui-ci
est mon fils bien-aimé en qui je me suis complu[289].» Il est donc assez
important de faire ces distinctions des caractères donnés à la Trinité
figurée dans les monuments anciens.

Le moyen âge admet aussi une Trinité du mal. De même que les théologiens
avaient prétendu trouver le reflet de la Trinité sainte dans l'âme
humaine: volonté, amour, intelligence, confondues en une substance, ils
supposèrent le mal avec des facultés correspondantes. Des sculptures,
des peintures de vitraux et de manuscrits représentent en effet la
Trinité satanique (fig. 3)[290]. Cette miniature du XIIIe siècle montre
le pécheur soumis aux lois de la Trinité du mal, armée d'un glaive et
couronnée. Satan est souvent représenté ainsi dans les bas-reliefs du
jugement dernier. Outre ses trois visages qui correspondent, dans le
mal, aux trois hypostases de Dieu, son corps est couvert parfois
d'autres faces humaines, comme pour marquer que la puissance du mal est
plus étendue, par ses facultés, que celle du bien.

       [Illustration: Fig. 1.]
       [Illustration: Fig. 2.]
       [Illustration: Fig. 3.]

     [Note 286: _Iconogr. chrétienne_, par M. Didron. Paris,
     1843.]

     [Note 287: _Ibid._, p. 539.]

     [Note 288: Entre autres, le beau manuscrit d'Herrade de
     Landsberg, _Hortus deliciarum_, bibl. de Strasbourg.]

     [Note 289: Matthieu, III, 16, 17.]

     [Note 290: Mss. ancien fonds Saint-Germain, n° 37, _Psalm_.,
     Bibl. impér.]



TROMPE, s. f. Appareil de claveaux, ayant la figure d'une coquille, qui
sert à porter en encorbellement, soit un angle saillant sur un pan
coupé, soit un parement droit sur un angle rentrant. Les constructeurs
du moyen âge ont fait un grand usage des trompes pour porter les flèches
de pierre à huit pans sur les tours carrées, des échauguettes sur des
parements, des tourelles en encorbellement; ils ont employé les trompes
à la place des pendentifs pour établir des coupoles sur des
arcs-doubleaux reposant sur quatre piles.

Les trompes sont appareillées, soit au moyen d'une suite d'arcs
concentriques, soit en forme de cône. La figure 1 donne une trompe
composée d'arcs concentriques biseautés à 45 degrés, de manière à
pénétrer les côtés du carré. En A est tracée la projection horizontale
d'une de ces trompes, en B son élévation, en C sa coupe. Ces sortes de
trompes sont les plus anciennes, on en trouve dans les monuments du XIe
siècle; elles sont d'un appareil facile, chaque arc étant indépendant.
On en voit souvent à la base des pans des flèches des XIe et XIIe
siècles pour passer du carré à l'octogone. Au XIIe siècle apparaissaient
aussi déjà des trompes coniques, ainsi que le montre la figure 2. Pour
éviter la réunion des angles très-aigus des claveaux composant la
trompe, au sommet du cône, les appareilleurs ont souvent établi un
morceau de pierre demi-circulaire à la place de ce sommet en _a_; ils
formaient ainsi un petit cintre sur lequel repose l'intrados des
claveaux. Telles sont les trompes que l'on voit encore aux tourelles de
l'abbaye de Chailly (Oise) (fin du XIIe siècle) (fig. 3). Alors cette
première pierre posée au sommet de l'angle rentrant en _b_, évidée en
cône, est appelée _trompillon_.

S'il s'agit, comme dans les deux exemples précédents, d'obtenir un plan
à 45 degrés, coupant un angle droit rentrant, en projection horizontale,
la construction des trompes ne présente aucune difficulté. Les claveaux,
dans ce cas, ont leur extrados tracé sur un cylindre parallèlement à son
axe et leur intrados sur un cône; mais si l'on veut établir un angle
saillant suspendu sur un angle rentrant, les difficultés se présentent.
Ainsi (fig. 4), soit un angle rentrant ABC, sur lequel il s'agit de
suspendre une construction formant l'angle saillant ADC, l'appareilleur
commencera par établir une suite de corbeaux suivant la diagonale BD du
carré (voyez la projection verticale P), puis il remplira les deux vides
AD, CD, au moyen de deux trompes coniques biaises. Le second claveau _a_
formera tas de charge, pour porter l'angle saillant _b_. La bascule des
corbeaux est maintenue par la charge qui porte sur leur queue de _d_ en
_e_ et qui s'élève jusqu'au-dessus de l'extrados des arcs.

À la fin du XVe siècle, on se plaisait à soulever des difficultés de
coupe de pierre, pour faire preuve de savoir. Les constructeurs
cherchèrent alors à supprimer ces corbeaux, et à soutenir les angles
saillants sur un angle rentrant ou sur un pan coupé, par un système
d'appareil des claveaux. Mais alors il fallait que ces claveaux fussent
taillés à crossettes, ce qui, en principe, est une mauvaise méthode, la
pierre n'étant plus chargée parallèlement à son lit. Ce sont là des
artifices de stéréotomie qui n'ont rien à voir avec l'art sérieux du
constructeur, et qui sont faits pour amuser les esprits curieux de
problèmes inutiles.

       [Illustration: Fig. 1.]
       [Illustration: Fig. 2.]
       [Illustration: Fig. 3.]
       [Illustration: Fig. 4.]



TROMPILLON, s. m.--Voyez TROMPE.



TRONE, s. m.--Voyez CHAIRE.



TROU DE BOULIN, s. m.--Voyez ÉCHAFAUD.



TRUMEAU, s. m. Ce mot s'applique généralement à toute portion de mur
d'étage comprise entre deux baies. De même qu'un crénelage se compose de
créneaux, qui sont les vides, et de merlons, qui sont les pleins, le mur
d'une habitation comprend des trumeaux et des fenêtres à chaque étage.
On donne le nom de _trumeaux_, spécialement dans l'architecture du moyen
âge, aux piliers qui divisent en deux baies les portes principales des
grandes salles, des nefs d'églises, des courtils, des préaux, etc. Pour
les grandes portes monumentales, les architectes du moyen âge ne
pensaient pas que les vantaux de bois battant en feuillure l'un sur
l'autre, présentassent une fermeture suffisamment solide. Entre ces deux
vantaux ils élevaient une pile de pierre formant battement fixe, pile
dans la large feuillure de laquelle venaient s'engager les verrous
horizontaux, les fléaux ou barres des vantaux de bois[291]. Ce parti
devint un des beaux motifs de décoration des portes principales; il
permettait aussi de porter les linteaux de pierre sous les tympans,
lesquels étaient chacun, sauf de très-rares exceptions, d'une seule
pièce.

Nous ne trouvons, dans l'antiquité grecque ou romaine, aucun exemple de
portes divisées par un trumeau; cette disposition appartient
exclusivement, paraîtrait-il, au moyen âge, et ne date que de la fin du
XIe siècle. Elle permettait d'établir facilement, par une seule issue,
deux courants pour la foule, sans qu'il y eût confusion, l'un entrant,
l'autre sortant. Les baldaquins de bois, transportables, recouverts
d'étoffes, qu'on appelle _dais_, et que le clergé, en France
particulièrement, fait porter au-dessus du prêtre desservant ou de
l'évêque en certaines circonstances, dais qui atteignent les dimensions
d'une petite chambre, ne pouvant passer par l'une des deux baies des
portes principales des églises, on supprima parfois, dans le dernier
siècle, les trumeaux milieux; des objets d'art d'une grande valeur
furent ainsi détruits. Ces mutilations, heureusement, exigeaient des
dépenses assez considérables pour soutenir les linteaux et tympans;
aussi existe-t-il encore un bon nombre de portes garnies de leurs
trumeaux. L'une des plus anciennes et des plus remarquables est la
grande porte de la nef de l'église abbatiale de Vézelay. Le trumeau de
cette porte est franchement accusé et présente un profil d'un très-beau
caractère[292]. Les baies sont larges; les deux linteaux et le tympan
qui les surmontent reposent solidement sur les deux encorbellements de
ce pilier central (voyez fig. 1). La statue de saint Jean-Baptiste, vêtu
d'une robe et d'une peau, portant l'agneau dans un nimbe, occupe l'axe
du pilier; il précède, pour ainsi dire, l'assemblée qui garnit le
tympan. À sa droite et à sa gauche sont deux figures de prophètes, et
ses pieds reposent sur un beau chapiteau. L'intention évidente de
l'architecte a été de laisser l'espace le plus large possible pour la
foule, et de soulager la portée des linteaux au moyen de ces puissantes
saillies latérales décorées de figures. Quand les vantaux sont ouverts,
l'effet de ce trumeau se détachant sur le vide de la nef est imposant.
Rien, dans l'antiquité, ne rappelle ces formes, ces silhouettes d'un
effet étrange. L'artiste qui a composé cette porte, qui a su profiler ce
trumeau, savait son métier. Là nulle hésitation, la décoration est en
parfaite harmonie avec la structure, et, en examinant cette oeuvre,
l'idée ne vous vient pas qu'elle pût être conçue autrement. Il est rare
que les trumeaux de portes aient cette ampleur magistrale. Pendant le
XIIe siècle, ils ne consistent qu'en une pile que l'architecte projette
aussi grêle que possible pour ne pas gêner la circulation, et qui est
décorée habituellement par la statue du personnage divin ou du saint
sous le vocable duquel est placée l'église. C'est sur ces données qu'est
composé le trumeau de la porte centrale occidentale de la cathédrale de
Sens (fig. 2); cette porte date de 1170 et fut restaurée à la fin du
XIIIe siècle. La statue de saint Étienne, patron de l'église, décore le
trumeau, sur les parois duquel s'élèvent des ornements du meilleur
style[293]. Les bas-reliefs qui décoraient la partie inférieure du
pilier ont été mutilés à la fin du dernier siècle. On voit, à la porte
Sainte-Anne de la cathédrale de Paris (côté droit de la façade), un
trumeau un peu antérieur à celui-ci, sur la face duquel se dresse la
statue de saint Marcel. Sous les pieds du saint est représenté le
sépulcre de la femme damnée qui servit d'habitation au dragon tué par le
saint évêque, dont la tête est protégée par un dais. Les piliers
séparatifs des portes étaient traités d'une manière beaucoup plus
simple, lorsque l'édifice ne comportait pas une décoration luxueuse.
Nous donnons ici (fig. 3) le trumeau de la porte principale de l'église
de Souvigny (Yonne), église de la fin du XIIe siècle, bâtie avec une
extrême simplicité. Ce trumeau est un monostyle quadrangulaire décoré
par une colonnette prise aux dépens de l'épannelage, et surmonte de deux
corbeaux qui sont destinés à soulager la portée des linteaux.

Ce n'est certes pas par la richesse des détails que se recommande ce
morceau de pierre; cependant la pureté des profils, l'élégance du tracé,
en font une de ces oeuvres qui plaisent aux yeux. Les belles époques de
l'art ont seules le secret de charmer par leurs productions les plus
simples aussi bien que par leurs splendides conceptions. Quand un art
n'a plus, pour plaire, d'autres ressources que la profusion de la
sculpture et la richesse de la matière, il est jugé: c'est un art de
décadence; s'il surprend un instant, la satiété suit bientôt cette
première impression. Prenons encore exemple dans ces compositions
simples qui ne séduisent que par une heureuse proportion, une étude
délicate du tracé. Voici (fig. 4) le trumeau de la porte de l'église de
la Nativité à Villeneuve-le-Comte (Seine-et-Marne)[294]. Une statue
surmontée d'un dais décore seule ce monostyle. L'arcature, formant
linteau, naît sur la pile et encadre des figures bas-reliefs,
représentant la sainte Vierge et les trois rois mages. La statue de
l'évêque repose sur un stylobate à section quadrangulaire, dont la
proportion est étudiée avec beaucoup de soin. On reconnaît, dans la
composition de cette porte, la main d'un de ces maîtres de
l'Île-de-France qui savaient donner à leurs compositions les plus
simples le cachet de distinction particulier à cette école.

Les églises de Bourgogne bâties pendant la première moitié du XIIIe
siècle fournissent de remarquables exemples de portes avec trumeaux. La
beauté des matériaux de cette province permettait de donner à ces
monostyles une faible section, par conséquent une apparence de légèreté
que l'on ne trouve point ailleurs. Malheureusement, les iconoclastes de
1793 ont fait, en Bourgogne, à toute la statuaire, une guerre acharnée;
bien peu de trumeaux ont conservé leurs statues. La composition demeure
toutefois, et c'est ce qui nous préoccupe ici spécialement. Voici (fig.
5) le trumeau de la porte centrale de l'église de Semur (Côte-d'Or). Ce
trumeau, dont la section horizontale est tracée en A, est étroit, mais
profond, de manière à porter deux arcs de décharge au-dessus des deux
baies. La partie extérieure est décorée par une colonnette avec
chapiteau à tailloir circulaire, portant la statue de la sainte
Vierge[295]; sur les flancs de la pile sont sculptées les armes de
Bourgogne et la fleur de lis de France entremêlées de quelques petits
personnages finement traités. Deux corbeaux avec figurines soulagent les
linteaux qui descendent en contre-bas de la statue, de telle sorte que
celle-ci se détache en partie sur le tympan, disposition qui donne de la
grandeur à la composition. Cette statue était surmontée d'un dais qui
fut refait vers la fin du XIIIe siècle, ainsi que le montre notre
figure. À l'église Notre-Dame de Dijon, qui date de la même époque[296],
et qui a beaucoup de points de ressemblance avec celle de Semur, le
trumeau de la porte centrale, très-mince, se compose d'une colonnette à
l'extérieur; portant la statue, et d'une seconde colonnette plus haute
intérieurement, formant battement (voyez la section, fig. 6, en A, faite
au niveau de l'adossement de la statue). Sur le fût de la colonnette
intérieure est sculptée une tête servant de gâche 6 aux verrous des deux
vantaux. Ce détail, d'un travail remarquable, indique le soin que les
artistes apportaient jusque dans les menus accessoires, comme ils
savaient prévoir les moindres nécessités de la structure et en faire un
motif de décoration. La pierre employée ici étant d'une extrême dureté,
l'architecte a réduit autant que possible la section du trumeau. La
qualité des matériaux employés a donc évidemment influé sur la forme de
ces piliers séparatifs des baies de portes. Quelquefois un bénitier
tenait au trumeau, à l'intérieur, si celui-ci était assez profond pour
permettre le dégagement des deux vantaux.

Pendant le XIVe siècle, la forme donnée aux trumeaux de portes se
modifie peu; le principe admis dès le XIIIe siècle persiste,
c'est-à-dire que la pile se compose d'un soubassement plus ou moins
riche sur lequel se dresse une statue adossée, surmontée d'un dais
(voyez PORTE). On voit de beaux trumeaux séparatifs aux portes des
cathédrales de Paris, d'Amiens, de Chartres, de Bourges, de Rouen. À
dater de la fin du XIVe siècle, les trumeaux ne s'arrêtent pas toujours
sous les linteaux; ils pénètrent le tympan, présentent une décoration
saillante sur celui-ci, qui prend beaucoup d'importance. Tels sont, par
exemple, les trumeaux des portes de la façade de la cathédrale de Tours
qui datent du commencement du XVIe siècle, ceux des églises de
Saint-Eustache de Paris, de Saint-Wulfrand d'Abbeville, etc. Les
articles PORTE et TYMPAN rendent compte de ces dispositions, qui
appartiennent à la fin du XVe siècle.

       [Illustration: Fig. 1.]
       [Illustration: Fig. 2.]
       [Illustration: Fig. 3.]
       [Illustration: Fig. 4.]
       [Illustration: Fig. 5.]
       [Illustration: Fig. 6.]

     [Note 291: On donnait aussi à ces trumeaux de portes le nom
     d'_estanfiches_.]

     [Note 292: Voyez PORTE, flg. 51.]

     [Note 293: Voyez Sculpture, fig. 52.]

     [Note 294: Cette église date des premières années du XIIIe
     siècle.]

     [Note 295: Cette statue n'existe plus.]

     [Note 296: 1230 à 1240.]



TUILE s. f. Tablettes de terre cuite employées pour couvrir les
bâtiments. Il serait difficile de trouver l'origine de la tuile: les
Asiatiques se servaient de ce moyen de couverture avant la civilisation
grecque; les Doriens faisaient usage de la tuile et la fabriquaient avec
perfection; les Romains ne couvraient guère leurs édifices qu'en tuiles
ou en métal, et partout où ils ont passé, on trouve quantité de
fragments de ces tuiles, dites romaines, dont la forme est connue de
tout le monde.

La couverture romaine se composait de rangs juxtaposés de tuiles-canal
plates, à rebords et à recouvrement, sur les joints desquels on posait
des tuiles creuses également à recouvrement. La tuile plate romaine,
comme la tuile grecque; était de forme rectangulaire; ses dimensions
variaient de 0m,40 à 0m,34 de long sur 0m,27 à 0m,23 de largeur. Les
longs côtés parallèles munis de rebords se recouvraient au moyen
d'encoches pratiquées au-dessous des rebords, à leur extrémité
inférieure. Ce système exigeait une main-d'oeuvre assez difficile et
beaucoup de soins pendant la mise au four. Les premiers siècles du moyen
âge continuèrent tant bien que mal ce procédé de fabrication; mais il
est facile de distinguer les tuiles faites depuis le IVe siècle jusqu'au
Xe, des tuiles romaines. Ces tuiles des premiers temps du moyen âge sont
grossières, gauches, se recouvrent mal et sont d'une dimension plus
petite que les tuiles romaines. C'est vers le XIe siècle que l'on
renonça aux encoches de recouvrement. On donna, dans les provinces du
midi de la France qui avaient conservé les traditions antiques la forme
d'un trapèze aux tuiles-canal plates, de manière qu'elles pussent se
recouvrir sans encoches et par l'introduction du petit côté dans le plus
grand. La figure 1 explique ce système de couverture de tuiles que nous
trouvons adopté, dès la fin du XIe siècle, dans nos provinces du
Languedoc et de la Provence. Relativement à leur longueur, ces sortes de
tuiles sont plus larges que ne l'est la tuile romaine, afin de laisser
un écartement suffisamment dégagé entre les tuiles de couvre-joints, qui
elles-mêmes devaient être assez ouvertes pour couvrir l'intervalle
occupé par les rebords de la tuile-canal. Les tuiles-canal étaient
primitivement posées à cru sur les chevrons, ainsi que l'indique notre
figure, sans endôlement. La difficulté dans ces sortes de couvertures
était de combiner les arêtiers. Les tuiles d'arêtiers, qui se posent
aisément sur un comble dont les pans sont plans, ne peuvent être fixées
sur les rencontres de pans composés de tuiles-canal avec recouvrements.
C'est à l'aide du mortier que l'on parvient à retenir tant bien que mal
ces tuiles d'arêtiers; mais il n'est pas besoin de dire que ce moyen est
contraire aux conditions d'une bonne structure. Les charpentes qui
reçoivent les tuiles sont sujettes à des mouvements produits par les
changements de température; dans ce cas, ces renformis de mortier se
brisent, les tuiles d'arêtiers se descellent et sont retournées par le
vent. On évitait cet inconvénient, pendant les XIe et XIIe siècles, en
posant, lorsque les édifices étaient voûtés, des arêtiers de pierre
très-puissants, avec rebords de recouvrement sur les pans des
couvertures. On voit encore les restes de l'emploi de ce système dans
quelques édifices de la Provence et du Languedoc, notamment dans
l'église de sainte Madeleine de Béziers.

La figure 2 explique la disposition de ces arêtiers de pierre[297],
terminés à leur extrémité inférieure par un antéfixe A tenant au premier
morceau, lui donnant du poids et de l'assiette à l'angle de la corniche.
En B est tracé le profil de l'arêtier, et en C son plan, avec la
position des tuiles-canal à rebords. Les tuiles biaises étaient moulées
exprès pour la place ou simplement coupées. L'espace _ab_ était
suffisant pour loger l'épaisseur de la tuile-canal plate et de la tuile
couvre-joints. Sur le dos de l'arêtier, une entaille _e_ rejetait l'eau
de pluie sur la couverture et empêchait qu'elle ne lavât les joints,
simplement garnis de ciment[298]. Si ce système de couverture était
entièrement posé sur des charpentes sans voûtes sous-jacentes, il
n'était pas possible d'employer les arêtiers de pierre que donne la
figure 2; ces arêtiers devaient être, comme les tuiles des pans, de
terre cuite. Alors, pour les constructions faites avec soin, on
fabriquait des tuiles d'arêtiers spéciales, en raison de la pente de la
toiture. Ces tuiles d'arêtiers étaient munies d'oreillons qui
s'emboîtaient sur les tuiles couvre-joints des pans (voy. la fig.
3)[299]. Ainsi n'était-on pas obligé de sceller ces arêtiers à l'aide du
mortier. Il ne faut pas omettre les tuiles gouttières posées à la base
des combles en guise de chéneaux, pour recevoir les eaux pluviales et
les conduire dans des tuyaux de descente de terre ou dans des
gargouilles saillantes. Il n'est pas besoin de dire que ces tuiles
gouttières n'étaient employées que dans les constructions les plus
ordinaires élevées en brique ou en moellon. C'était un moyen de
recueillir les eaux de pluie et de les approvisionner dans des citernes.
Les tuiles gouttières que l'on trouve encore dans le midi et l'ouest de
la France sont très-grandes; elles mesurent en longueur 0m,65 (2 pieds),
et ont d'un côté un rebord A prolongé qui servait à les sceller à la
tête du mur sous l'égout du toit (voy. fig. 4). Bien entendu, ces tuiles
étaient posées suivant un plan incliné, et se trouvaient ainsi plus
éloignées de l'égout du comble, à l'extrémité inférieure du chenal qu'à
son point le plus élevé. Ce moyen ne pouvait donc convenir qu'à des
façades de peu d'étendue.

C'est vers la fin du XIIe siècle que les terres cuites pour couvertures,
pour carrelages, pour cintres et faîtières, atteignent un assez grand
développement. Les moyens de fabrication se perfectionnèrent encore
pendant le XIIIe siècle. La tuilerie de cette époque est remarquablement
belle et bonne. Les terres, soigneusement épurées et corroyées, sont
bien cuites et souvent en très-grandes pièces.

Dans les provinces du nord de la France, dès la fin du XIe siècle, on
avait abandonné le système romain pour les couvertures de tuiles. C'est
qu'en effet ce système ne convient guère aux climats brumeux. Bientôt la
poussière arrêtée dans ces canaux, l'humidité aidant, développe des
mousses et des végétations qui envahissent les toitures. Par les
bourrasques d'hiver, la neige s'introduit sous les couvre-joints et
pourrit les charpentes; son poids augmente beaucoup celui de ces
couvertures déjà très-lourdes, et fatigue les chevronnages. Si la pente
est très-faible, par les temps de pluie fine chassée par le vent, l'eau
s'introduit entre les tuiles, qui se recouvrent seulement d'un tiers. Si
la pente est assez prononcée pour assurer l'écoulement des eaux, les
tuiles, ébranlées par le vent, glissent les unes sur les autres, et il
faut sans cesse les relever. On chercha donc un autre système de
couverture de terre cuite, et l'on commença par fabriquer de grandes
tuiles plates de 0m,33 (1 pied) de long sur 0m,27 (10 pouces) de
largeur, et d'une épaisseur de 0m,022 (10 lignes). Ces premières tuiles
plates (nous disons premières, parce que ce sont les plus anciennes que
nous ayons pu trouver et dont la fabrication remonte à la fin du XIe
siècle) paraissent avoir été fort en usage en Bourgogne et dans une
partie du Nivernais pendant le XIIe siècle. Elles sont bien planes, avec
un rebord à la tête par-dessous, formant crochet continu. Ce rebord
(voy. fig. 5) reposait sur des lattes de merrain, épaisses, larges et
formant presque un endôlement (voyez en A). À Cluny, à Mâcon, à Vézelay,
on trouve encore de ces sortes de tuiles depuis longtemps hors d'usage
et employées comme tuileaux, ou abandonnées dans les débris qui
remplissent les reins des voûtes d'anciens édifices.

Mais la province où la tuile paraît avoir été étudiée avec le plus de
soin, est la Champagne. Il y a la tuile dite ordinaire et la tuile dite
du comte Henri. La première a 0m,35 sur 0m,215 de largeur (13 pouces sur
8). Ces tuiles (dont les plus anciennes remontent au XIIIe siècle) sont
percées d'un trou et munies d'un crochet par-dessous. Nous allons
expliquer pourquoi. Alors les chevronnages étaient posés, _tant pleins
que vides_; c'est-à-dire que l'espace laissé entre chaque chevron était
égal à la largeur même du chevron. Ces chevrons avaient, lorsqu'il
s'agissait de couvrir en tuiles, 0m,11 (faible) de large (4 pouces); ils
laissaient donc entre eux un intervalle de 4 pouces. Mais ces chevrons
n'étaient pas égaux d'épaisseur (voy. fig. 5 _bis_): les maîtres
chevrons _portant fermes_ avaient 0m,14 (de 5 à 6 pouces); les chevrons
intermédiaires, ou chanlattes, n'avaient que 0m,08 (3 pouces: voy. en
A).

L'espace entre les axes _a_, _b_, _c_ était donc de 0m,22 (faible). Sur
ces chevrons étaient clouées les lattes de chêne, espacées les unes des
autres de 0m,115. Or, la tuile (voy. en B) possède, comme nous l'avons
dit, un crochet _e_ par-dessous, et un trou _t_, crochet et trou ménagés
au tiers de la largeur de la tuile. Donc, lorsque l'ouvrier voulait
couvrir, il accrochait la tuile à la latte de manière que le trou se
trouvât sur le chevron, puis il enfonçait un clou ou même une cheville
de bois, par ce trou, pénétrant dans le chevron. Les trous se trouvant
tantôt à la droite, tantôt à la gauche, les rangs de tuiles superposés
avaient toujours les trous et les crochets sur une même ligne;
c'est-à-dire, les crochets au droit des lattes, les trous au droit des
chevrons (voy. en C une portion de couverture où les tuiles sont
présentées la pose en train, et en C' le géométral de la couverture avec
la pose des tuiles). Ces tuiles, que l'on trouve encore fréquemment sur
les édifices de la Champagne, et particulièrement à Troyes, sont
très-bien faites, les crochets bien soudés avec empattements latéraux
(voy. en B). Elles sont légèrement convexes pardessus pour bien _pincer_
la pente et ne donner point de prise au vent. Les crochets ont 0m,016 de
saillie. Ceux-ci, se trouvant toujours entre les chevrons, mordaient
complétement la latte; la tuile était déjà maintenue toute seule, sans
que le couvreur eût besoin d'y mettre la main. Il pouvait alors enfoncer
le clou ou la cheville dans le trou, clou ou cheville qui mordait en
plein bois du chevron. Nous avons dit que l'espace entre les chevrons
d'axe en axe était de 0m,22 (faible). Or les tuiles ayant 0m,215, en
tenant compte des 0,002 ou 0,003 de jeu entre chaque tuile, on voit que
la largeur de ces tuiles correspondait exactement aux entre-axes des
chevrons. On comprend combien devait être durable une couverture ainsi
faite, les tuiles étant d'excellente qualité. Le pureau de ces tuiles
n'est que de 0m,115. Or ces tuiles ayant 0m,35 de longueur, il y a
toujours, sur le comble, trois épaisseurs de lames de terre cuite.
L'épaisseur de ces tuiles champenoises est de 0m,022 (10 lignes). Il
était fabriqué des tuiles en forme de trapèze pour la partie des
couvertures le long des arêtiers, et encore aujourd'hui les tuiliers
champenois sont tenus de fournir ces tuiles biaises sans augmentation de
prix (voy. en D).

Voici quelles étaient la dimension et la forme de la tuile dite du comte
Henri (fig. 6). Cette tuile, plus petite que la précédente, est
habituellement émaillée sur le pureau, c'est-à-dire de _a_ en _b_. Sa
rive inférieure _d_ est biseautée pour donner une couverture plus unie
et ne laisser aucune prise au vent. Son crochet est bien taillé au
couteau, avec une légère encoche au-dessus, en _e_, afin que le
couvreur, dans le tas, puisse avec la main reconnaître, sans les
retourner, quelles sont les tuiles du rang qu'il pose. Ces dernières
tuiles s'attachaient sur des chevronnages plus délicats que ceux de la
tuile ordinaire, et parfois sur un endôlement, c'est-à-dire sur de
fortes lattes équivalant à des voliges, posées presque jointives, de
manière à laisser seulement le passage du crochet. Alors les clous
étaient enfoncés dans ces lattes épaisses et larges, sans tenir compte
du chevronnage[300].

La tuile du comte Henri est fabriquée avec plus de perfection encore que
la tuile ordinaire de Champagne. On remarquera que le trou est plus
large par-dessous que par-dessus et carré. Cela était fait pour empêcher
le clou de fendre la tuile, si celle-ci éprouvait quelques oscillations
par l'effet du vent, ou lorsqu'on clouait la tuile sur l'endôlement. Cet
élargissement laissait alors une certaine liberté à la tuile (voy. en A,
fig. 6).

Les tuiles d'arêtiers de ces couvertures en tuiles plates sont de même
fabriquées avec une grande perfection; elles étaient maintenues sur la
fourrure d'arêtier de la charpente par des clous ou chevilles, et
rendues solidaires souvent par un crochet soudé extérieurement sur le
dos du rampant (voy. fig. 7).

Les tuiles de noues étaient faites de même que celles d'arêtiers, si ce
n'est qu'elles ne portaient pas de crochets et qu'elles étaient
naturellement tournées leur surface concave à l'extérieur. Quant aux
faîtières, nous leur avons consacré un article spécial (voy. FAÎTIÈRE).

On voit en Champagne, et en Bourgogne (pays de la tuile par excellence)
des tuiles à crochet dont les angles intérieurs, vus, sont abattus,
comme ceux des bardeaux, et biseautés. Ces sortes de tuiles étroites,
émaillées au pureau, sont fabriquées principalement pour couvrir les
combles coniques (voy. fig. 8). En effet, les tuiles larges ne peuvent
convenir à ces sortes de toitures, et leurs angles, suivant des
tangentes à la courbe, donnent beaucoup de prise au vent et produisent
un mauvais effet. Pour couvrir en tuiles des combles coniques, il est
nécessaire de modifier les largeurs de ces tuiles tous les quatre ou
cinq rangs, suivant le diamètre de la base du cône et sa hauteur, afin
de couper toujours les joints. À cet effet, les tuiliers du moyen âge
fabriquaient des tuiles de largeurs variées, et leur donnaient la forme
d'un trapèze plus ou moins accusé, suivant que le comble conique était
plus ou moins trapu (voy. fig. 8). C'était au couvreur à donner au
tuilier la forme de la tuile, quand le comble était tracé, ce qui était
facile à faire. C'était aussi au couvreur à profiter des dimensions
différentes (en largeur) des tuiles, pour raccorder les joints et faire
qu'à chaque rang, ils tombassent au milieu des tuiles du rang inférieur.

Dans quelques contrées du centre, sur les bords de la Loire, du
Nivernais, du Poitou, on fabriquait aussi, vers la fin du XIIe siècle,
des tuiles plates en forme d'écailles[301]. Ces tuiles, plus étroites
que les tuiles de Champagne et de Bourgogne, sont parfois émaillées et
creusées sur le pureau de trois cannelures qui facilitent l'écoulement
des eaux (fig. 9). Elles sont percées de deux trous, sont munies,
par-dessous, d'un crochet qui s'appuie sur la tête de la tuile
inférieure, et étaient posées sur un endôlement de merrain. Ces sortes
de tuiles sont épaisses (la terre de ces contrées n'étant pas
très-dure), et n'ont pas résisté aux agents atmosphériques aussi
complétement que les tuiles de Champagne et de Bourgogne. Toutes les
tuiles dont nous venons de donner les formes et les dimensions étaient
moulées sur sable, à la main, coupées au couteau, et non moulées dans
des moules, comme le sont la plupart des tuiles façonnées modernes; leur
cuisson (au bois) est régulière et complète. Les tuiles de Bourgogne
anciennes sont inaltérables et aussi bonnes aujourd'hui qu'au moment de
leur mise en place. L'émail qui les couvre (surtout l'émail noir brun)
et la couverte transparente qui fait ressortir leur teinte rouge ont
résisté au temps. Les émaux jaunes et verts sont ceux qui se sont le
plus altérés. Dans les provinces du Nord-Est, dans les Flandres, on
employait, dès le XVe siècle, la tuile en forme d'S, encore en usage
aujourd'hui et connue sous le nom de tuile flamande. Cette tuile n'est
bonne que pour des couvertures légères et qui n'ont pas à préserver
absolument les parties sous-jacentes. Par les grands vents, elles
laissent passer l'eau de pluie et se dérangent facilement. Dès une
époque ancienne, peut-être le XIIIe siècle, on cessa d'employer dans les
ouvrages ordinaires des provinces méridionales la tuile-canal avec
couvre-joints, que donne la figure 1. On se contenta d'employer les
tuiles creuses, c'est-à-dire que les tuiles formant couvre-joints, en
les retournant, remplacèrent les tuiles-canal plates. Ce genre de
couverture est encore usité dans tout le midi de la France, à partir du
Lyonnais, de l'Auvergne, d'une partie du Limousin, du Périgord et en
remontant jusqu'en Vendée; il n'est pas sans inconvénients. La tuile
creuse étant moulée sur sable, la partie sablonneuse se trouve dans la
concavité, c'est-à-dire dans le canal. Cette surface sablonneuse qui
reçoit toute l'eau de pluie, est plus poreuse que la surface convexe;
elle conserve l'humidité, arrête la poussière, et développe des
végétations qui encombrent les rigoles, ce qui nécessite un entretien
fréquent. Ce mode n'est bon que dans les contrées où la chaleur du
soleil est assez puissante pour empêcher ces végétations de se former.
En adoptant le système de tuiles plates pour les combles à fortes
pentes, les constructeurs du Nord avaient évidemment reconnu les
inconvénients du système antique romain et de ses dérivés, savoir: la
persistance de l'humidité sur les charpentes et le développement des
mousses dans les concavités des toitures. Le soin avec lequel ils ont
fabriqué ces tuiles plates, l'emploi de l'émail qui empêchait la
pénétration de l'humidité et la naissance des mousses, le système
d'attaches, indiquent que les maîtres, en véritables architectes, ne
dédaignaient pas ces détails importants de la construction. Les tuiles
plates données dans les deux figures 5 _bis_ et 6 font ressortir
l'intelligence prévoyante de ces constructeurs des XIIIe et XIVe
siècles. Il est à remarquer que cette industrie du tuilier ne fit que
décroître à dater de la fin du XVe siècle jusqu'au commencement de
celui-ci. Les tuiles de Bourgogne et de Champagne fabriquées pendant le
dernier siècle sont relativement grossières et inégales de cuisson, et
ce n'est guère que depuis une dizaine d'années que l'on s'est occupé en
France de cette partie si intéressante de l'art de bâtir. Nous avons été
poussés dans cette voie nouvelle de l'emploi de la terre cuite aux
couvertures par nos voisins les Anglais et les Allemands, qui nous
avaient devancés, ou plutôt qui n'ont jamais cessé de pratiquer ces
utiles industries, dédaignées généralement chez nous par les artistes,
trop préoccupés de leurs conceptions grandioses et peu pratiques pour
entrer dans ces menus détails de la bâtisse.

       [Illustration: Fig. 1.]
       [Illustration: Fig. 2.]
       [Illustration: Fig. 3.]
       [Illustration: Fig. 4.]
       [Illustration: Fig. 5.]
       [Illustration: Fig. 5. bis.]
       [Illustration: Fig. 6.]
       [Illustration: Fig. 7.]
       [Illustration: Fig. 8.]
       [Illustration: Fig. 9.]

     [Note 297: De l'église Sainte-Madeleine de Béziers.]

     [Note 298: Ce système de couverture a été réemployé d'une
     manière complète dans la restauration des combles de l'église
     de Saint-Sernin de Toulouse.]

     [Note 299: Dès le XIIe siècle on employait ces tuiles
     d'arêtiers dans les provinces méridionales et de l'Ouest.]

     [Note 300: C'est avec cette tuile émaillée qu'était couverte
     la cathédrale de Troyes, de manière à former une mosaïque, de
     couleur rouge, noire et blanc jaunâtre.]

     [Note 301: Sur les bas-reliefs de cette époque, on voit
     souvent représentées des tuiles de cette forme. On en
     rencontre parfois aussi sur les monuments et dans les
     débris.]



TUYAU, s. m.--Voy. CONDUITE.



TYMPAN, s. m. Partie pleine comprise entre le cintre d'une porte
(archivolte) et le linteau. On donne aussi le nom de _tympan_ aux
surfaces pleines comprises entre les extrados d'une arcature et le
bandeau qui les couronne. La surface A (fig. 1) est un tympan de porte;
la surface B, un tympan d'entre-deux d'arcature. Les tympans de porte,
étant posés sur le linteau, peuvent être faits de diverses manières;
composés de petits matériaux en façon de remplissage, ou de grands
morceaux de pierre parementés décorés de peintures ou de bas-reliefs. Il
arrive aussi que les tympans de porte sont à claire-voie, donnent des
jours d'impostes; mais cette disposition n'est guère adoptée qu'à dater
du milieu du XIIIe siècle, notamment dans les monuments de la Champagne.
La place occupée par le tympan, sous les archivoltes des portes, était
particulièrement favorable à la sculpture. Dans cette position, les
bas-reliefs ne pouvaient pas manquer de produire un grand effet, et
n'avaient pas à redouter (protégés qu'ils étaient par la saillie des
voussures ou des porches) l'action destructive de la pluie et de la
gelée. Beaucoup de nos églises conservent encore de magnifiques tympans
sculptés (voy. PORTE). Nous citerons parmi les plus remarquables, datant
du XIIe siècle, ceux des portes des églises de Vézelay, de
Saint-Benoît-sur-Loire, de Charlieu, du portail occidental de la
cathédrale de Chartres, de la porte Sainte-Anne de Notre-Dame de Paris,
de la porte centrale de la cathédrale de Senlis; parmi ceux du XIIIe
siècle, les tympans des portes latérales des cathédrales de Chartres, de
Reims, des portails des cathédrales de Paris, d'Amiens, de Bourges, etc.
Jusque vers le commencement du XIIIe siècle, le tympan de porte, s'il
est sculpté, ne comporte guère qu'un sujet; quelquefois, s'il est
très-grand, il se compose de deux zones, ainsi qu'on peut le voir à la
porte centrale et à la porte de la Vierge de Notre-Dame de Paris,
rarement d'un plus grand nombre. À dater de 1240 environ, les tympans se
composent généralement de plusieurs zones. Les sujets se superposent et
se multiplient, ou bien ils sont enfermés dans des compartiments
architectoniques. La statuaire perd ainsi de son importance magistrale,
elle est soumise à une échelle plus petite. Au parti si large qui
consistait à placer un linteau possédant sa sculpture, et au-dessus un
grand bas-relief, on substitua une superposition de linteaux (voy.
PORTE), plusieurs bandes de bas-reliefs dont les figures sont d'autant
plus petites d'échelles que ces linteaux superposés sont plus
multipliés. Au XIVe siècle, la sculpture des tympans est de plus en plus
absorbée par les formes géométriques de l'architecture. Vers la fin du
XVe siècle, les trumeaux se développent en avant des tympans, par des
statues et des pinacles qui s'élèvent jusque sous la clef des
archivoltes. Le trumeau n'est plus seulement alors un support, mais une
sorte de contre-fort, de pilier très-orné qui coupe la porte, son
linteau et son tympan en deux parts.

Malgré la rigidité de ses principes, l'architecture du moyen âge (et
l'on a occasion de le reconnaître dans le cours de cet ouvrage) évite la
monotonie, la banalité, ce qu'on appelle dans le langage des arts, les
_poncifs_. Rarement trouve-t-on, dans les conceptions, même les plus
vulgaires, ces _chevilles_, ces remplissages insignifiants, si fréquents
dans les monuments que nous élevons aujourd'hui à grands frais. Le luxe
des matériaux, l'exagération de la dépense, ne rachètent pas le défaut
d'invention, la pauvreté de l'idée; nos maîtres des XIIe et XIIIe
siècles étaient, semble-t-il, bien pénétrés de cette vérité. Aussi, tout
en restant soumis aux principes fondamentaux de leur art, ils savaient
en déduire les conséquences les plus variées; partant, les plus
attrayantes, les plus nouvelles aux yeux du vulgaire.

À l'article PORTE, nous donnons d'assez nombreux types de tympans,
disposés déjà d'une façon assez variée; mais, ici, force nous est de
suivre une méthode, et d'exclure les cas exceptionnels qui, cependant,
fournissent des exemples précieux de ce que le véritable génie sait
tirer de l'application raisonnée d'un principe vrai. Nous allons
procéder, à propos d'un de ces exemples, comme a dû procéder
l'architecte du XIIIe siècle, afin de faire saisir la méthode critique
de ces maîtres, auxquels on ne saurait refuser, avec le savoir, une
modestie que nous n'avons pas le courage de leur reprocher[302].

On sait que pour soulager les linteaux des portes, les architectes
terminaient les pieds-droits par des corbeaux qui diminuaient de toute
leur saillie la portée de ces linteaux monolithes (voy. fig. 2). Bien
que ces linteaux A fussent déchargés par les archivoltes B, cependant
ils avaient encore à porter le tympan C; parfois ils se brisaient sous
cette charge, surtout lorsqu'ils ne pouvaient être faits de pierre
résistante.

Si, à la place des corbeaux D, nous plaçons deux goussets de pierre E se
contre-butant en F, il est évident que le linteau est complétement
soulagé, que sa hauteur entre lits peut être singulièrement réduite au
profit du tympan. C'est en raisonnant ainsi, que l'architecte auteur du
portail méridional de l'église de Saint-Séverin à Bordeaux a dû procéder
(fig. 3). Le linteau de cette porte est en effet réduit à la hauteur
d'un bandeau. Au-dessous, les corbeaux sont remplacés par une arcature
trilobée avec demi-tympans couverts d'une délicate sculpture de ceps de
vigne au milieu desquels se jouent des oiseaux. Une inscription qui
donne la date de cette porte (1247) pourtourne l'orle du trilobe.
Au-dessus se place, dans le linteau, le bas-relief du Jugement dernier;
puis dans le tympan supérieur, le Christ assis sur un trône, montrant
ses plaies, assisté des deux anges qui portent les instruments de la
passion, et imploré par la Vierge et par saint Jean. Dans les voussures,
des cordons de feuillages, les martyrs et les vierges. Sur les jambages
en ébrasement, et développés latéralement entre les colonnettes, dans la
hauteur, des demi-tympans de l'arcature, les Apôtres, l'Église et la
Synagogue.

Cette porte est accompagnée de deux arcades aveugles avec tympans dans
lesquels sont figurées des scènes de la vie de saint Séverin. L'ensemble
de cette composition, que donne la figure 3, est fort remarquable et
produit un grand effet. En A nous présentons, à une grande échelle, l'un
des demi-tympans du trilobe, d'un dessin à la fois original et gracieux.
La sculpture en est plate, en façon de broderie, mais délicatement
traitée, et devait produire tout son effet, avant que ce portail eût été
abrité sous un porche plus récent. Le programme est d'ailleurs celui de
beaucoup de portes d'églises; on voit cependant que l'architecte, grâce
à ce développement des corbeaux supportant le linteau, a su en tirer un
parti entièrement neuf. L'auteur du portail de Saint-Pierre-sous-Vézelay
n'avait-il pas aussi tiré un parti nouveau de la composition du tympan
de la porte centrale (voy. PORTE, fig. 65), en supprimant cette fois le
linteau et en le remplaçant par un développement des corbeaux? Plus
tard, vers la fin du XIVe siècle, les linteaux supportant les tympans
furent fréquemment remplacés par des arcs surbaissés. Les corbeaux
étaient ainsi supprimés; ces arcs surbaissés s'appuyaient sur les
jambages et sur le trumeau ayant une saillie prononcée et découpant son
couronnement en avant du tympan, le plus souvent ajouré et garni de
vitraux. Les sujets en ronde-bosse qui remplissaient ordinairement les
tympans du XIIIe siècle faisaient ainsi place à un fenestrage garni de
vitraux. Comme nous l'avons dit, la Champagne avait, la première, adopté
ce parti dès le XIIIe siècle. Les portes de la façade occidentale de la
cathédrale de Reims le prouvent. Dans ce cas, le linteau portait une
véritable fenêtre avec ses vitraux colorés, à la place des bas-reliefs.
Il semble toutefois que la disposition des tympans pleins, décorés de
sujets en ronde bosse, est préférable à ces fenestrages. En effet, les
voussures garnies de statuettes forment un entourage, une sorte
d'assistance au sujet principal décorant le tympan; si ce tympan est
vide, ces rangées de voussures n'ont plus de raison d'être au point de
vue de l'iconographie. Les maîtres de la meilleure période du XIIIe
siècle dans l'Île-de-France l'avaient compris ainsi. Mais les belles
conceptions iconographiques s'altèrent déjà dans les provinces voisines
dès le milieu de ce siècle, et les architectes n'admettent plus, souvent
alors, la sculpture que comme un motif de décoration, sans trop se
préoccuper de l'unité des compositions d'ensemble. Ce n'est pas à nous à
leur en faire un reproche, car, dans les édifices religieux que nous
élevons, il est rare que la statuaire sortie des ateliers de divers
artistes et faite sur commandes isolées, présente un ensemble
iconographique dirigé par une pensée. Admettant que chaque figure ou
chaque bas-relief soit un chef-d'oeuvre, ce défaut dans la conception
générale, ce manque d'unité dans l'intention produit un assez triste
effet. Il faut dire que le clergé, peu familier avec ces questions,
préoccupé d'autres intérêts, plus importants peut-être au point de vue
religieux, ne donne plus ces beaux programmes d'imageries qui sont si
complets et si largement conçus dans les grandes églises du domaine
royal de 1180 à 1240. Son goût ne le porte plus à aimer la belle et
grave statuaire si bien ordonnée pendant notre meilleure période du
moyen âge. Le joli, un peu fade, inauguré au XVIe siècle par l'école des
Jésuites, ou le style italien de la basse renaissance, dominent toujours
dans l'esprit des personnages qui, par leur situation dans l'Église,
pourraient contribuer à rendre aux ouvrages de statuaire religieuse la
virilité et le beau style qu'ils ont perdus.

Il est cependant quelques-unes de ces compositions de tympans du XVe
siècle qui ne manquent pas de grandeur. Nous citerons, entre autres, les
tympans du portail principal de la cathédrale de Tours, qui date de la
fin de ce siècle. Celui de la porte centrale (fig. 4) est à claire-voie,
avec une sorte de double linteau ou plutôt de double imposte en arcs
surbaissés. Le trumeau central, saillant, découpe la statue, son dais et
la croix archiépiscopale qui le surmonte, en avant de la claire-voie
vitrée. C'est là, nous le répétons, un parti souvent adopté à la fin du
moyen âge et jusqu'au XVIe siècle. On trouve, dans notre article PORTE,
un assez grand nombre de compositions de tympans pour qu'il ne soit pas
utile d'insister ici sur le système décoratif de ces membres de
l'architecture du moyen âge. Nous ne dirons que quelques mots des
tympans d'arcatures compris entre leurs archivoltes. La sculpture
d'ornement ou la statuaire jouent un rôle important sur ces sortes de
tympans, d'une petite dimension généralement. Ces sculptures, faites
pour être vues de près, sont traitées avec amour et habilement composées
en vue de la place qu'elles occupent. On voit de très-remarquables
tympans d'arcatures: aux portails de l'église de Notre-Dame la Grande, à
Poitiers; à la cathédrale d'Angoulême (XIIe siècle); à la sainte
Chapelle du Palais, à Paris; aux portails des cathédrales de Paris, de
Bourges, d'Auxerre (XIIIe siècle); dans les chapelles de la nef des
cathédrales de Bordeaux et de Laon (XIVe siècle), etc. (voyez ANGE,
ARCATURE, AUTEL, CLOÎTRE, SCULPTURE, TRIFORIUM). Souvent ces tympans,
lorsqu'ils sont d'une petite dimension, sont remplis par des animaux
fantastiques.

       [Illustration: Fig. 1.]
       [Illustration: Fig. 2.]
       [Illustration: Fig. 3.]
       [Illustration: Fig. 4.]

     [Note 302: Peu d'architectes du moyen âge en France ont gravé
     leurs noms sur les monuments qu'ils élevaient, contrairement
     à l'habitude de leurs confrères italiens. Cette indifférence,
     ou cet excès de modestie leur a été reproché par un célèbre
     critique comme un aveu d'infériorité. Cependant il semblerait
     que c'est l'oeuvre qui doit être jugée, et que le nom de son
     auteur ne fait rien à l'affaire.]



U



UNITÉ, s. f. Dans toute conception d'art, l'_unité_ est certainement la
loi première, celle de laquelle toutes les autres dérivent. En
architecture, cette loi est peut-être plus impérieuse encore que dans
les autres arts du dessin, parce que l'architecture groupe tous ces arts
pour en composer un ensemble, pour produire une impression.
L'architecture tend à un résultat suprême: satisfaire à un besoin de
l'homme. La pensée de l'artiste, en composant un édifice quelconque, ne
doit jamais perdre de vue ce but à atteindre, car il ne suffit pas que
sa composition satisfasse matériellement à ce besoin, il faut que
l'expression de ce besoin soit nette: or, cette expression, c'est la
forme apparente, le groupement en faisceau, de tous les arts et de
toutes les industries auxquels l'architecte a recours pour parfaire son
oeuvre. Plus une civilisation est compliquée, plus la difficulté est
grande de composer d'après la loi d'unité; cette difficulté s'accroit de
la masse des connaissances d'arts antérieurs, des traditions du passé,
auxquelles la pensée de l'artiste ne peut se soustraire, qui l'obsèdent,
s'imposent à son jugement, et entraînent, pour ainsi dire, son crayon
dans des sillons déjà tracés.

Un de nos prédécesseurs, dont les écrits sont justement estimés, a dit:
«Aussi faut-il qu'un monument émane d'une seule intelligence qui en
combine l'ensemble de telle manière qu'on ne puisse, sans en altérer
l'accord, ni en rien retrancher, ni rien y ajouter, ni rien y
changer[303].» On ne saurait mieux parler, mais on comprendra qu'il est
difficile à un architecte qui, pour exprimer sa pensée, va puiser à des
sources très-diverses, de remplir ce programme. Nous reconnaissons
volontiers que beaucoup d'architectes, de nos jours, n'admettent pas la
loi d'unité, qu'ils en nient la puissance, et préconisent une sorte
d'éclectisme vague, permettant à la pensée de l'artiste d'aller chercher
dans le passé, au nord et au midi, les expressions propres à donner une
forme à cette pensée. Ces artistes affirment que, de cet amas de
documents mêlés, il sortira l'_architecture de l'avenir_. Peut-être;
mais, en attendant, celle du présent n'exprime le plus souvent que le
désordre et la confusion dans les idées.

Nous ne sommes pas de ceux qui nient l'utilité de l'étude des arts
antérieurs, d'autant qu'il n'est donné à personne d'oublier ou de faire
oublier la longue suite des traditions du passé; mais, ce que tout
esprit réfléchi doit faire en face de cet amas de matériaux, c'est de
les mettre en ordre, avant de songer à les utiliser. Que fait celui qui
hérite d'une riche bibliothèque, si ce n'est d'abord d'en classer les
éléments suivant un ordre méthodique, afin de pouvoir s'en servir le
jour où il en aura besoin? Faut-il encore, qu'après ce premier
classement, il ait fait au moins un résumé analytique de chacun des
ouvrages de cette bibliothèque, dans son cerveau, afin de pouvoir
choisir et profiter judicieusement de ses choix. Parmi toutes les
architectures qui méritent d'être signalées dans l'histoire du monde, il
n'en est pas une qui ne procède d'après la loi d'unité. Sur quoi
s'établit cette loi d'unité? C'est là d'abord ce qu'il convient de
rechercher. Les besoins auxquels l'architecture se propose de satisfaire
ne sont pas très-variés. Il s'agit toujours d'abriter l'homme, soit en
famille, soit en assemblée, et de lui permettre, sous ces abris, de
vaquer à des occupations, ou de remplir des fonctions plus ou moins
étendues, suivant que son état social est plus ou moins compliqué. Si
ces premières conditions diffèrent peu, la manière d'y satisfaire est
très-variée. En effet, l'abri peut être fait de bois ou de pierre; il
peut être creusé dans le tuf ou façonné en terre; il peut se composer de
parties juxtaposées ou superposées; il peut n'avoir qu'une destination
transitoire ou défier l'action du temps. C'est alors que l'art
intervient et que la loi d'unité s'établit, et s'établit naturellement,
parce que tout, dans l'ordre créé, n'existe que par l'unité d'intention
et de conception. On veut faire une cabane de bois, on coupe des arbres:
unité d'intention. On réunit ces arbres en utilisant leurs propriétés:
unité de conception. Quoi qu'on puisse dire et faire, c'est donc sur la
structure, d'abord, qu'en architecture la loi d'unité s'établit, qu'il
s'agisse d'une cabane de bois ou du Panthéon de Rome. La nature n'a pas
procédé autrement, et il est plus que téméraire de chercher des lois en
dehors de celles qu'elle a établies, ou plutôt de nous soustraire à ces
lois, nous qui en faisons partie. Les découvertes dans les sciences
physiques nous montrent chaque jour, avec plus d'évidence, que si
l'ordre des choses créées manifeste une variété infinie dans ses
expressions, il est soumis à un nombre de lois de plus en plus restreint
à mesure que nous pénétrons plus avant dans le mystère du mouvement et
de la vie; et qui sait si la dernière limite de ces découvertes ne sera
pas la connaissance d'_une_ loi et d'_un_ atome! En deux mots, la
création, c'est l'unité; le chaos, c'est l'absence de l'unité.

Sur quoi établirait-on, en architecture, la loi d'unité, si ce n'était
sur la structure, c'est-à-dire sur le moyen de bâtir? Serait-ce sur le
goût? Mais le goût, en architecture, est-il autre chose que l'emploi
convenable des moyens? Serait-ce sur certaines formes adoptées
arbitrairement par un peuple, par une secte? Mais alors, si nous avons à
côté de ces formes d'autres formes arbitrairement adoptées par un autre
peuple ou une autre secte, nous aurons _deux_ unités. Nous voyons
l'architecture des Hellènes parfaitement conforme aux lois de l'unité,
parce que cette architecture ne ment jamais à ses moyens de structure;
de même, chez les Romains (quand il s'agit des monuments bâtis suivant
le mode romain); de même chez les Occidentaux du moyen âge, pendant les
XIIe et XIIIe siècles. Cependant ces monuments sont fort dissemblables,
et ils sont dissemblables parce qu'ils obéissent à la loi d'unité
établie sur la structure. Le mode de structure changeant, la forme
diffère nécessairement, mais il n'y a pas une unité grecque, une unité
romaine, une unité du moyen âge. Un chêne ne ressemble point à un pied
de fougère, ni un cheval à un lapin; végétaux et animaux obéissent
cependant à l'unité organique qui régit tous les individus organisés.

De fait, l'unité ne peut exister dans l'architecture que si les
expressions de cet art découlent du principe naturel. L'unité ne peut
être une théorie, une formule; c'est une faculté inhérente à l'ordre
universel, et que nous voyons adaptée aussi bien aux mouvements
planétaires qu'aux plus infimes cristaux, aux végétaux comme aux
animaux. M. Quatremère de Quincy, dans son _Dictionnaire
d'architecture_[304] distingue, dans l'art de l'architecture,
«différentes sortes d'_unités_ partielles, d'où résulte l'_unité_
générale d'un édifice». Cet auteur divise ainsi ce qu'il appelle les
unités partielles, sans définir, d'ailleurs, ce que peut être une unité
partielle:

       «_Unité_ de système et de principe.
       _Unité_ de conception et de composition.
       _Unité_ de plan.
       _Unité_ d'élévation.
       _Unité_ de décoration et d'ornement.
       _Unité_ de style et de goût.»

L'illustre auteur du _Dictionnaire d'architecture_ ne nous dit pas
comment l'unité de système se distingue de l'unité de conception, ni
comment ces deux unités peuvent se séparer de l'unité de style et de
goût; comment l'élévation d'un édifice, qui semblerait dériver
nécessairement du plan, possède cependant son unité distincte de celle
qui régit la composition de ce plan. Nous pensions que l'unité possédait
cette propriété de ne pouvoir être divisée, et que ce qu'on peut diviser
est pluralité. Cette colonne de six unités (et nous ne voyons pas
pourquoi on s'en tiendrait à ce nombre) précède le paragraphe où il est
dit que l'unité de système et de principe ne permet pas de poser des
arcs sur des colonnes, ni un chapiteau corinthien sur un style ionique.
C'est, semble-t-il, un préambule bien solennel pour une mince
conclusion. Plus loin, cependant, l'auteur du _Dictionnaire_, à propos
de l'_unité d'élévation_, écrit ces lignes que l'on ne saurait trop
soumettre aux méditations de l'architecte: «Ce qui constitue
particulièrement, dans l'architecture, l'unité d'élévation, c'est
d'abord une telle correspondance de l'extérieur de sa masse avec
l'intérieur, que l'oeil et l'esprit y aperçoivent le principe d'ordre et
la liaison nécessaire qui en ont déterminé la manière d'être. Le but
principal d'une façade ou élévation de bâtiment n'est pas d'offrir des
combinaisons ou des compartiments de formes qui amusent les yeux. Là,
comme ailleurs, le plaisir de la vue, s'il ne procède pas d'un besoin ou
d'une raison d'utilité, loin d'être une source de mérite et de beauté,
n'est plus qu'un brillant défaut. Mais là, comme ailleurs, le plus grand
nombre se méprend en transportant les idées, c'est-à-dire en
subordonnant le besoin au plaisir. De là cette multitude d'élévations
d'édifices, dont les formes, les combinaisons, les dispositions, les
ordonnances, les ornements, contredisent le principe d'_unité_ fondé sur
la nature propre de chaque chose. Ce qui importe donc à l'_unité_ dont
nous parlons, ce n'est pas qu'une élévation ait plus ou moins de
parties, plus ou moins d'ornements, c'est qu'elle soit telle que la
veulent le genre, la nature et la destination de l'édifice; c'est
qu'elle corresponde aux raisons, sujétions et besoins qui ont ordonné de
sa disposition intérieure; c'est que l'extérieur de cet édifice soit uni
par le lien visible de l'_unité_ à la manière d'être que les besoins du
dedans auront commandée.» Nous n'avons pas à essayer, heureusement,
d'accorder les opinions de l'ancien secrétaire perpétuel de l'Académie
des beaux-arts avec les enseignements qui découlent des oeuvres
d'architecture laissées par les membres passés et présents de la docte
assemblée. Ce sont affaires de famille; nous constatons seulement que
cette définition de l'_unité des élévations_, quant au fond, peut
s'appliquer à l'unité dans les oeuvres d'architecture, sans qu'il soit
utile de diviser cette unité. Ne mentir jamais au besoin, à l'ordonnance
qu'impose ce besoin, aux moyens que fournit la matière en oeuvre, aux
nécessités de la structure, ce sont les premières conditions de l'unité
en architecture, et ces conditions ne sauraient séparer le plan de
l'élévation, la conception du style[305]. Nous ne concevons pas plus un
architecte faisant un plan sans prévoir les élévations que donne ce
plan, que nous ne concevrions l'ombre sans la lumière, ou la lumière
sans l'ombre. D'ailleurs qu'entend-on par l'_unité de plan_? Est-ce que
chaque partie de l'édifice projetée sur un plan horizontal possède les
dimensions nécessaires, qu'elles soient placées en raison des besoins
exprimés, qu'elles satisfassent pleinement à ces besoins en même temps
qu'aux nécessités de la stabilité, de l'économie, de la durée, de
l'orientation, de l'aspect intérieur et extérieur? Que chaque partie ne
puisse être arbitrairement augmentée, diminuée, changée, sans qu'il en
résulte quelque chose de moins bon? Que les pleins soient en raison de
ce qu'ils doivent porter et que le mode de bâtir soit en rapport avec
les matériaux à employer et avec les usages locaux? Si c'est là ce que
l'on entend par l'_unité de plan_, c'est fort bien, à notre avis; mais
nous ne pourrions comprendre la conception d'un plan ainsi dressé sans
la conception simultanée des élévations; car, à prendre les choses à la
lettre, le plan n'est que la projection horizontale de ce qu'on appelle
l'élévation: or, comment concevoir et tracer la projection horizontale
d'une chose qui serait à créer, qui n'existerait pas? Mais si, par
l'_unité de plan_, on entend une image tracée sur le papier suivant
certaines données symétriques, une sorte de dessin de broderie plaisant
aux yeux par certaines pondérations de masses, de pleins et de vides, en
torturant d'ailleurs les besoins auxquels tout édifice doit satisfaire,
afin de rendre cette image plus agréable, alors nous avouons ne rien
comprendre à cette unité; mais nous comprenons que cette unité peut être
distincte de l'unité d'élévation, puisqu'elle n'a rien à voir avec les
nécessités auxquelles il faut satisfaire, avec le mode de bâtir, avec la
nature des matériaux à employer, avec l'économie et le bon sens, qui
commande, paraît-il, de ne rien faire en architecture qui n'ait une
raison d'être et dont on ne puisse justifier.

Il est un seul moyen de donner à une oeuvre d'architecture l'_unité_:
c'est le programme et les forces connues--nous entendons par forces les
ressources en hommes, argent et matériaux,--de trouver les combinaisons
qui permettent de satisfaire à ce programme, et d'employer ces forces de
manière à leur faire produire le résultat le plus complet. Il est
évident que si, pour satisfaire à sa fantaisie, l'artiste jette une
notable partie des ressources dont il dispose sur un point d'un édifice
pour produire _un effet_, au détriment des autres; que si son édifice
présente des échantillons de tous les moyens de structure et
d'ornementation par amour de l'éclectisme; que s'il ment à la structure
que lui fournit son temps pour imiter des formes appartenant à un mode
passé; que si le monument qu'il élève n'a aucun lien avec les moeurs du
temps; s'il choque ces moeurs par des dispositions appartenant à une
civilisation différente ou à un autre climat, son oeuvre ne peut
prétendre à l'unité.

L'unité n'existe qu'autant qu'il y a relation intime entre
l'architecture et l'objet. Un temple dorien présente un type de l'unité
architectonique; mais, si vous faites d'un temple dorien une bourse ou
une église, l'unité est détruite: car, pour approprier cet édifice à une
destination autre que celle pour laquelle on l'a élevé, il faut torturer
ses dispositions, détruire ce qui constitue son unité.

Nous ne saurions trop le répéter, ce n'est qu'en suivant l'ordre que la
nature elle-même observe dans ses créations que l'on peut, dans les
arts, concevoir et produire suivant la loi d'unité, qui est la condition
essentielle de toute création. Si, dans l'ordre des choses créées, on a
cru voir parfois des déviations au principe de l'unité, l'étude plus
approfondie a fini toujours par faire connaître que l'exception, au
contraire, confirme la règle; et c'est une des gloires de la science
moderne d'avoir rattaché de plus en plus, par l'observation, l'organisme
universel à la loi d'unité, ce qui ne fait pas et ne peut faire que cet
organisme ne soit varié à l'infini.

Nous disons: en architecture, procédez de même; partez du principe _un_,
n'ayez qu'une loi, la vérité; la vérité toujours, dès la première
conception jusqu'à la dernière expression de l'oeuvre. Nous ajoutons:
voici un art, l'art hellénique, qui a procédé ainsi à son origine et qui
a laissé des ouvrages immortels; voilà un autre art, sous une autre
civilisation, la nôtre, sous un autre climat, le nôtre, l'art du moyen
âge français, qui a procédé ainsi à son origine et qui a laissé des
ouvrages immortels. Ces deux expressions de l'unité sont cependant
dissemblables. Il faut donc, pour produire un art, procéder d'après la
même loi.

Avec cette persistance aveugle, qui donne souvent au défaut de
compréhension les allures de la mauvaise foi, on nous répète: Vous
prétendez nous faire adopter aujourd'hui les formes admises par les
maîtres du moyen âge; et pourquoi celles-là plutôt que d'autres? toutes
nous sont bonnes, toutes peuvent nous servir, car elles sont toutes du
domaine de l'humanité. Nous répondons: L'objection part d'une pensée
première à laquelle l'analyse fait défaut. Depuis le XVIe siècle, nous
avons pris en France des formes produites en architecture par
l'application du principe d'unité, dans certains milieux, pour l'unité
même, sans recourir à la loi d'où découlaient ces formes. On a cru
remplir les conditions d'unité parce qu'on adoptait plus ou moins
fidèlement certaines formes des architectures antérieures à notre temps,
formes qui étaient les conséquences du principe d'unité, mais qui, par
cela même qu'elles étaient les conséquences d'un principe, ne sont pas
le principe. Ceux qui ont pris l'habitude de procéder ainsi,
c'est-à-dire de prendre la forme sans tenir compte du principe qui
l'avait fait éclore, ne sauraient admettre qu'on puisse procéder
autrement; et, nous voyant étudier et analyser les applications de la
loi générale faite par les maîtres du moyen âge, ils admettent que nous
devons procéder ainsi qu'eux-mêmes le font, c'est-à-dire que, prenant la
forme, l'apparence purement plastique de l'architecture du moyen âge,
nous considérons cette forme comme _notre_ unité préférée, non comme une
conséquence de la loi générale d'unité, et que, dès lors, nous aurions
cette prétention de prescrire l'emploi de cette forme.

Pour être plus clair, ayons recours à une comparaison que chacun peut
saisir. Il y a, dans la nature inorganique que nous avons sous les yeux,
une quantité innombrable de cristaux qui sont la conséquence d'une loi
de la cristallisation. Reproduire l'apparence plastique de ces cristaux
en n'importe quelle matière, ou établir des conditions physiques ou
chimiques à l'aide desquelles ces cristaux peuvent se former d'eux-mêmes
sous l'empire de la loi générale, sont deux opérations très-distinctes.
La première est purement mécanique et ne donne qu'un résultat sans
portée; la seconde met un attribut de la création au service de
l'intelligence humaine. La question est donc ainsi réduite à sa plus
saisissante expression: copier en une matière quelconque des cristaux
qui sont le produit d'une loi régissant la cristallisation; ou chercher
la loi, afin qu'en l'appliquant, il en résulte naturellement les
cristaux propres à la matière employée. Pour trouver cette loi, il faut
nécessairement définir les qualités de ces cristaux, analyser leur
substance et les conditions sous lesquelles ils prennent la forme que
nous leur connaissons. Et serait-on bien venu, dans le domaine de la
science, de dire à un chimiste qui cherche la loi de la cristallisation,
qu'il prétend nous faire vivre dans une géode?

Malheureusement, ce qu'on ne se permettrait pas dans le domaine de la
science, on se le permet, sans scrupules, dans le domaine de
l'architecture, par suite de l'obscurité que l'on s'est complu depuis
longtemps à jeter sur l'étude de cet art et ses principes.
L'architecture n'est pas une sorte d'initiation mystérieuse; elle est
soumise, comme tous les produits de l'intelligence, à des principes qui
ont leur siége dans la raison humaine. Or, la raison n'est pas multiple,
elle est _une_. Il n'y a pas deux manières d'avoir raison devant une
question posée. Mais la question changeant, la conclusion, donnée par la
raison, se modifie. Si donc l'unité doit exister dans l'art de
l'architecture, ce ne peut être en appliquant telle ou telle forme, mais
en cherchant la forme qui est l'expression de ce que prescrit la raison.
La raison seule peut établir le lien entre les parties, mettre chaque
chose à sa place, et donner à l'oeuvre non-seulement la cohésion, mais
l'apparence de la cohésion, par la succession vraie des opérations qui
la doivent constituer. Si large qu'on veuille faire la part à
l'imagination, elle n'a, pour constituer une forme, que la voie tracée
par la raison. Les génies n'ont pas procédé autrement, et leurs ouvrages
ne nous charment que parce qu'ils s'emparent de notre esprit ou de notre
coeur, en passant par le chemin de notre raison.

Nos monuments du moyen âge possèdent par excellence l'unité: 1° parce
qu'ils remplissent exactement, scrupuleusement, servilement, les
programmes donnés, et qu'ils sont ainsi la plus vive expression de la
civilisation au sein de laquelle ils ont été construits; 2° parce que
leur forme n'est que le résultat combiné des moyens employés; 3° parce
que toutes leurs parties sont conçues de manière à satisfaire aux
besoins pour lesquels ils sont élevés, et à assurer leur stabilité et
leur durée; 4° parce que leur décoration procède suivant un ordre
logique et est toujours soumise à la structure; 5° parce que cette
structure elle-même est sincère, qu'elle ne dissimule jamais ses
procédés et n'emploie que les forces nécessaires.

Nos monuments du moyen âge n'ont pas _six unités_, ils ont l'_unité_.
Les articles du _Dictionnaire_ font assez ressortir cette qualité,
pensons-nous, pour qu'il ne soit pas nécessaire de s'étendre plus
longtemps sur son importance.

     [Note 303: Quatremère de Quincy, _Dict. d'architect._,
     UNITÉ.]

     [Note 304: Voyez l'article UNITÉ.]

     [Note 305: Voyez les articles GOÛT, STYLE.]



V



VANTAIL, s. m. (_ventail_, _wis_, _huis_). Valve de menuiserie, tournant
sur des gonds ou pivots, fermant la baie d'une porte. Il était d'usage,
dans l'antiquité grecque, de suspendre souvent les vantaux au moyen de
deux tourillons tenant au montant de feuillure. Ces tourillons entraient
dans deux trous cylindriques ménagés sous le linteau et à l'extrémité du
seuil. Ce procédé primitif obligeait de poser le vantail en construisant
la porte. On voit encore des vantaux ainsi suspendus aux portes de
monuments de la Syrie septentrionale qui datent des IVe et Ve siècles.
Il faut savoir que ces vantaux sont de pierre (basalte généralement), et
qu'il n'était pas possible de les suspendre autrement, puisqu'on ne
pouvait y attacher des pentures. Toutefois ce procédé fut appliqué dans
les Gaules aux portes de bois, et nous retrouvons cette tradition.
conservée jusque vers la fin du XVIe siècle pour les constructions
rustiques, notamment dans le Nivernais et en Auvergne.

Ces vantaux primitifs se composent d'un montant de feuillure A (fig. 1),
pris dans un arbre branchu, de manière à trouver la traverse haute B
dans le même morceau. Cette traverse haute s'assemble en C dans un
montant de rive D, qui reçoit également le tenon E d'une traverse basse.
Des planches épaisses sont chevillées sur cette membrure, qui n'est
apparente qu'à l'intérieur. Les deux tourillons _a_ et _b_ entrent dans
les trous cylindriques _a'_, _b'_, ménagés dans le seuil et dans une
pierre tenant au jambage. Dans cette structure, il n'y a pas un clou; le
tout est maintenu par des chevilles de bois. Ces sortes de vantaux sont
doubles habituellement, et leurs montants de rive battent sur un arrêt
tenant au seuil et sur une traverse haute de bois. Ils étaient fermés, à
l'intérieur, par une barre de bois entrant dans les chantignoles G
chevillées sur les montants de battement. Il y a tout à croire que cette
façon de vantail remonte aux Gaulois, puisqu'on trouve encore la trace,
dans des constructions privées de l'époque gallo-romaine, de ces trous
cylindriques destinés à recevoir les tourillons des montants. On
comprend sans peine combien ce grossier moyen de suspension des vantaux
était défectueux. Les tourillons de bois roulaient difficilement dans
leurs douilles de pierre _b'_; si les portes étaient d'une assez grande
dimension, il fallait employer beaucoup de force pour faire pivoter les
vantaux. Dès l'époque gallo-romaine, les pentures étaient en usage,
puisqu'on en retrouve encore, et ce moyen de suspendre les huis fut
généralement adopté à dater de la période carlovingienne (voyez
SERRURERIE). Toutefois les vantaux furent composés au moyen de membrures
sur lesquelles on appliquait des frises, si les portes étaient d'une
assez grande dimension.

Le système de décharges pour empêcher les vantaux de _donner du_ nez,
c'est-à-dire de fléchir dans le sens de leur largeur sous leur propre
poids, est toujours admis; on se sert même encore parfois, pendant le
XIIe siècle, de bois branchus pour former ces décharges, ou du moins
l'une d'elles; et les pentures de fer sont, ou apparentes à l'extérieur
sur les frises, ou prises entre celles-ci et la membrure, comme dans
l'exemple que nous donnons ici (fig. 2), qui est tiré d'une porte de
l'ancienne église de Saint-Martin d'Avallon. On voit, dans cette figure
qui présente l'un des vantaux vu du côté intérieur, que le montant de
feuillure A est taillé dans un arbre branchu. Des épaulements B et C,
ménagés dans ce montant, reçoivent les pieds des décharges qui soulagent
encore l'extrémité de la traverse haute D et le montant de battement E.
Un gousset G réunit ce montant à la traverse basse H. Les pentures de
fer sont prises entre cette membrure et les frises extérieures de
revêtement, qui ne laissent voir que les chevilles qui les retiennent
aux décharges et les têtes de clous qui les attachent à ces pentures. Ce
travail assez grossier est cependant fort bien entendu au point de vue
de la solidité et de l'usage. Bientôt l'exécution devint plus délicate,
et les vantaux reçurent extérieurement diverses sortes de décorations,
soit par l'application de pentures de fer forgé, soit par des
revêtements de bois finement travaillés, soit par des peintures, des
têtes de clous, des plaques de bronze ou de fer battu. Habituellement
ces décorations dépendent de la structure. Ainsi, par exemple, dans la
figure 3 que nous donnons ici[306], on voit que le système de structure
du vantail, composé d'un treillis de décharges compris entre les
montants et les traverses, reproduit extérieurement, sur les frises, un
treillis de moulures fines, perlées, avec têtes de clous aux rencontres
(voyez le détail A). Ces clous s'engagent de quelques millimètres dans
la saillie de ces moulures, ainsi que l'indique le profil B en C. Les
têtes de clous sont garnies d'une rondelle de fer battu ornée (voy. en
G). Les pentures sont, comme dans l'exemple précédent, prises entre la
membrure et les frises de revêtement. Bien entendu la membrure est à
l'intérieur. Les moulures en treillis sont clouées sur ces frises et
correspondent au treillis des décharges. Les frises sont donc
parfaitement maintenues par le parti décoratif, et les clous consolident
les assemblages à mi-bois de la membrure treillissée. Ces bois croisés
en tous sens, cloués ensemble, ne peuvent jouer, et la solidité de
l'ouvrage est complète. Ces décorations rapportées extérieurement sur
les frises ne sont pas toujours la reproduction de la structure des
membrures; elles consistent souvent en des moulures clouées suivant
certains compartiments géométriques, ainsi que l'ont pratiqué de tout
temps les Arabes, en des formes empruntées à l'architecture, telles que
frises, arcatures, gâbles, etc.[307]. On voit encore, sur les vantaux
des portes occidentales de la cathédrale de Sées des applications de ce
genre qui figurent une sorte de grille composée de rangs de petites
arcatures finement travaillées. Les rangées d'arcatures, au nombre de
six, dans la hauteur du vantail, y compris le couronnement (voy. fig.
4), sont simplement clouées sur les frises qu'elles maintiennent planes.
En A, est tracé le détail en coupe d'une de ces arcatures avec sa
colonnette, et en B la section de celle-ci. Les colonnettes, leurs
chapiteaux et bagues sont faits au tour. Les rangs d'arcatures sont
évidés dans une planche, et cloués, ainsi que l'indique notre tracé.
Toute cette décoration était peinte, ainsi que le fond, de vives
couleurs.

On trouve dans l'article MENUISERIE une assez grande variété de ces
vantaux décorés, soit par application, soit par la combinaison des
assemblages[308]. Nous ne croyons donc pas nécessaire de nous étendre
plus longuement ici sur ces ouvrages de bois.

Il arrivait aussi que l'on recouvrait les vantaux de portes au moyen de
plaques de métal, bronze ou fer, et cela indépendamment des
pentures[309]. On voyait encore à la porte de gauche de la façade
occidentale de l'église abbatiale de Saint-Denis, au commencement du
dernier siècle, des vantaux de portes rapportés de Poitiers par
Dagobert, et qui étaient recouverts de lames de bronze ajourées
représentant des rinceaux avec des animaux. Ces vantaux avaient été
replacés sur cette façade lors de sa reconstruction sous l'abbé Suger,
comme des ouvrages dignes d'être conservés[310]. Les moines et les
chapitres détruisirent bon nombre de ces précieux objets depuis le règne
de Louis XIV, et la révolution de 1792 jeta au creuset ce qui restait,
si bien qu'aujourd'hui on a grand'peine, en France, à retrouver quelques
traces de ces vantaux garnis de métaux plus ou moins habilement décorés.
Quelques débris d'ouvrages de fer ont seuls échappé, à cause de leur peu
de valeur, à ces dévastations. Des portes de trésors, de sacraires,
laissent encore voir leurs revêtements de fer battu. Ces revêtements
sont toujours faits au moyen de bandes de fer, car on ne fabriquait pas
alors de la tôle: c'était au marteau que l'on pouvait obtenir des fers
minces en pièces d'une faible dimension. Ces bandes étaient, le plus
souvent, posées en treillis avec un clou à chaque point de rencontre. La
figure 5 présente un de ces vantaux bardés de bandes croisées de fer
battu et reliées par des clous avec rosaces formant rondelles. En A, est
donnée l'une de ces rosaces; en B, la section avec le croisement des
fers, et en C, la section de la bordure d'encadrement[311]. Ces sortes
de vantaux n'ont que des dimensions médiocres. Dans la figure 5, entre
les bandes croisées, on aperçoit le bois, mais il n'en était pas
toujours ainsi: des ornements de fer battu découpés étaient parfois
posés dans les intervalles de ces bandes (fig. 6); ils formaient des
rosaces maintenues au centre par un clou et par les bandes, sous
lesquelles leurs extrémités étaient pincées. Ainsi le bois du vantail
était presque totalement couvert par une armature solide qui composait
une riche ornementation. Le fragment que nous donnons ici paraît dater
du XIVe siècle, et provient de la collection des dessins de feu
Garneray[312]. On bardait aussi les vantaux de bandes de fer
horizontales posées à recouvrement. Ces bandes étaient unies ou
découpées en manière d'écailles ou de lambrequins (fig. 7), maintenues
les unes sur les autres, ainsi que l'indique la section A, avec force
clous qui pénétraient dans le bois. Ce vantail était attaché à une porte
de l'abbaye de Saint-Bertin, à Saint-Omer[313]. Il paraît également
remonter au XIVe siècle. C'était ainsi (sauf les ornements) qu'étaient
habituellement bardés des vantaux de poternes des châteaux, quelquefois
même des habitations privées. On se contentait le plus souvent, pour les
vantaux de portes des maisons et hôtels, de garnitures de têtes de clous
plus ou moins ouvragées (voyez CLOU), posées en quinconce ou suivant la
trace des traverses et décharges contre lesquelles les frises
s'appliquaient.

Ainsi que nous l'avons dit plus haut, il ne nous reste, en France,
aucune trace de vantaux de portes du moyen âge revêtus de bronze;
cependant plusieurs églises en possédaient. Dom Doublet[314] parle des
portes faites d'après les ordres de l'abbé Suger pour la façade
occidentale de la nouvelle église. Ces portes étaient, paraîtrait-il,
très-richement décorées de lames de bronze doré et émaillé. «Il fit
venir (Suger), dit D. Doublet, plusieurs fondeurs et sculpteurs
expérimentés, pour orner et enrichir les battans de la porte principale
de l'entrée de l'église, sur laquelle se void la Passion, Résurrection,
Ascension, et autres histoires (avec la représentation dudit abbé
prosterné en terre), le tout de fonte; et qu'il luy a convenu faire de
grands frais, tant pour le métail, que pour l'or qui y a esté employé
pareillement aussi pour les battans de la porte de main droite, en
entrant, qu'il a fait enrichir de métail, or et esmail, laissant les
anciens battans de la troisiesme porte de main gauche, qui estoient an
premier bastiment de l'église.» Une inscription en vers était apparente
sur le bronze de la porte principale. Nous la transcrivons ici d'après
dom Doublet:

       «Portarum quisquis attollere quæris honorem,
       Aurum nec sumptus, operis mirare laborem,
       Nobile claret opus, sed opus quod nobile claret;
       Clarificet mentes, ut cant per lumina vera,
       Ad verum lumen, ubi Christus janua vera,
       Quale sit intus in his determinat aures porta,
       Mens hebes ad verum per materialia surgit,
       Et demersa prius bac visa Ince resurgit.»

Et sur le linteau au-dessus des vantaux:

       «Suscipe vota tui judex districte Suggeri,
       Inter oves proprias Cac me clementer haberi.»

Si le latin est médiocre, les pensées sont assez belles et bien
appropriées à l'objet.

Nous ne chercherons pas, en l'absence de tout document graphique, à
donner une restauration de ces monuments qui devaient être si
intéressants.

On connaît les belles portes de bronze de la basilique normande de
Monreale près Palerme, celles de la cathédrale de Pise, celles de
Vérone. Ces vantaux sont composés par panneaux dans lesquels sont
inscrits des sujets en bas-relief, avec ouvrages niellés et damasquinés.
Il est à présumer que les vantaux des portes principales de l'église
abbatiale de Saint-Denis étaient conçus de la même manière. On voit
aussi sur le flanc méridional de la cathédrale d'Augsbourg des vantaux
de portes revêtus de bronze, par panneaux, qui datent du XIIe siècle,
mais qui contiennent des fragments provenant d'un monument beaucoup plus
ancien. Si l'on s'en rapporte à certaines vignettes de manuscrits, on
pourrait croire aussi que le moyen âge posait, sur les vantaux de
portes, des revêtements de bronze par bandes horizontales, comme des
frises superposées, décorées d'ornements et de figures.

Quant aux vantaux de bois composés par panneaux, nous renvoyons le
lecteur à l'article MENUISERIE.

       [Illustration: Fig. 1.]
       [Illustration: Fig. 2.]
       [Illustration: Fig. 3.]
       [Illustration: Fig. 4.]
       [Illustration: Fig. 5.]
       [Illustration: Fig. 6.]
       [Illustration: Fig. 7.]

     [Note 306: Tiré de vantaux des portes de la cathédrale de
     Coutances, et d'une porte, aujourd'hui détruite, que l'on
     voyait sur le côté de l'église du Mont-Saint-Michel en mer,
     XIIIe siècle.]

     [Note 307: Voyez MENUISERIE, fig. 11.]

     [Note 308: Voyez MENUISERIE, fig. 12.]

     [Note 309: Voyez, à l'article SERRURERIE, quelques exemples
     de ces pentures.]

     [Note 310: «Sur les anciens battans de la porte ancienne de
     l'église que fit bastir le Roy Dagobert, cecy est escrit en
     lettres très antiques et entrelacées l'unes dans l'autres,
     assez difficiles à lire: _Hoc opus Airardus coelesti munere
     fretus. Offert ecce tibi Dyonysi pectore miti_.» (D. Doublet,
     _Antiq. et recherches de l'abbaye de St-Denys en France_,
     liv. I, chap. XXXIII.)]

     [Note 311: Il existe encore des vantaux de ce genre à Sens, à
     Rouen (cathédrales). Nous en avons vu dans beaucoup
     d'églises, d'où ils ont été enlevés depuis une vingtaine
     d'années, à cause probablement de leur état de vétusté.
     L'exemple donné ici à été dessiné par nous, dans un magasin
     de ferrailles à Rouen.]

     [Note 312: Sans indication de provenance.]

     [Note 313: Dessin de la collection Garneray.]

     [Note 314: _Antiq. et recherches de l'abbaye de Saint-Denys
     en France_, liv. I, ch. xxxiii.]



VERGETTE, S. f. (_tringlette_). Barre de fer carrée ou ronde, mince, qui
sert à maintenir les panneaux des vitraux entre les barlotières. Les
panneaux de vitraux s'attachent aux vergettes au moyen de petites bandes
de plomb soudées aux plombs de sertissure des verres (voyez VITRAIL).



VERRIÈRE, s. f.--Voyez VITRAIL.



VERROU, s. m.--Voyez SERRURERIE.



VERTEVELLE, s. f.--Voyez SERRURERIE.



VERTU, s. f. L'iconographie du moyen âge met souvent en parallèle la
personnification des vertus et des vices. L'antagonisme du bien et du
mal est, comme on sait, une de ces idées admises chez presque tous les
peuples de races supérieures. Nous la voyons se manifester dans les
Védas, chez les Iraniens, chez les Égyptiens, et pendant l'antiquité
païenne. Le monothéisme sémitique devait nécessairement repousser cette
double influence, qui était, pour ainsi dire, le fondement du
panthéisme. Les Juifs n'admettaient pas une puissance rivale de leur
Jéhovah. Le péché, pour les Juifs, n'était qu'une infirmité attachée à
l'homme, mais n'était pas supposé inspiré par une puissance supérieure à
lui. La Genèse fait intervenir, il est vrai, entre le premier homme et
la première femme, le _serpent_[315]: «Le serpent étoit plus rusé que
tous les animaux de la terre que l'Éternel Dieu avoit faits; il dit à la
femme... etc.» Dans cet exemple, il n'est nullement question d'une
puissance rivale, de l'_Esprit du mal_. Le serpent donne un conseil
perfide; il n'est pas dit qu'un esprit ait revêtu sa forme, qu'il y ait
un intérêt, qu'il en doive profiter; aucun esprit ne conseille à Caïn de
tuer son frère. L'Éternel, voyant Caïn abattu lorsque son sacrifice est
repoussé, lui dit: «Certes, si tu te conduis bien, tu seras considéré;
si tu ne te conduis pas bien, _le péché t'assiége_ à la porte, il veut
t'atteindre, _mais tu peux le maîtriser_[316].» Pour les Grecs comme
pour tous les peuples de race aryenne, le Mal était une force naturelle
comme le Bien, force rivale, vaincue nécessairement, mais immortelle,
luttant sans trêve, indépendante et vénérée, à cause de sa qualité
divine. L'homme n'était qu'un jouet entre ces deux puissances, invoquant
l'intervention de la bonne contre les actes de la mauvaise, mais ne
croyant pas que sa volonté personnelle pût lutter contre cette dernière.
Le panthéisme--nous parlons du panthéisme primitif appuyé sur
l'observation des phénomènes naturels, et non du panthéisme énervé et
superstitieux des derniers temps--considérait l'action des forces
divines comme agissant bien au-dessus de la frêle humanité, comme
engageant des luttes et exerçant sa puissance dans une sphère
très-supérieure aux intérêts humains. L'homme était fatalement soumis à
des décrets dont il ne pouvait pénétrer les motifs, et s'il invoquait
les dieux, ce n'était jamais avec l'espoir de leur faire modifier en sa
faveur le cours des choses. L'égoïsme sémitique admet que Jéhovah arrête
la marche du soleil pour permettre à Josué d'écraser ses ennemis; on ne
trouverait pas une légende analogue dans toute l'histoire religieuse des
Aryas. Pour eux, les forces de la nature agissent dans la plénitude de
leur puissance indépendante. Une divinité peut lutter contre le soleil,
elle ne saurait lui commander d'arrêter son cours.

Ce préambule était nécessaire pour expliquer un phénomène philosophique
qui se produit dans l'iconographie chrétienne de l'Occident, vers la fin
du XIIe siècle. Alors les artistes, évidemment inspirés par les idées du
temps, ne font plus intervenir, absolument, l'Esprit du mal; ils
admettent des qualités bonnes et mauvaises, qualités inhérentes à
l'homme; ils les personnifient. C'est un panthéisme circonscrit dans
l'âme humaine au lieu d'avoir pour siége l'univers. Il est évident que
le mot panthéisme ici ne peut rendre entièrement notre pensée; on
n'_adorait_ pas la Charité ou le Courage, on les personnifiait; on leur
donnait un corps, des attributs, le _nimbe_ même parfois; et si l'on ne
rendait pas un culte à ces abstractions métaphysiques, la foule arrivait
à les considérer comme des forces possédant une apparence sensible, des
émanations divines. Il faut observer d'ailleurs que si les vertus sont
personnifiées, les vices ne le sont point. Les vices, en opposition avec
les vertus, sont représentés par un fait, non par un personnage; du
moins est-ce le cas le plus habituel. Avant l'école laïque de la fin du
XIIe siècle, les vertus comme les vices sont figurés par des faits tirés
des Écritures. Dans la représentation des vices, le diable intervient
toujours; c'est lui qui conseille et préside à l'exécution de l'acte
mauvais, tandis que l'Esprit du mal n'intervient plus dans la
représentation du vice opposé à la vertu, à dater de la fin du XIIe
siècle. Ainsi, sur les ébrasements de la porte centrale de Notre-Dame de
Paris, sont sculptées dans des médaillons douze Vertus, représentées par
douze femmes drapées portant certains attributs; les Vices, en
opposition, sculptés au-dessous de ces médaillons, sont figurés par des
scènes. Exemples: La Foi, la première placée à la droite du Christ,
porte un écu rempli par une croix. Au-dessous, un homme est agenouillé
devant une idole. Le Courage, la première Vertu à la gauche au Christ,
est vêtu d'une armure complète: cotte de maille sur sa robe, heaume sur
la tête, bouclier sur lequel est un lion rampant à son bras gauche, épée
nue dans sa main droite. Au-dessous, la Lâcheté: c'est un homme qui fuit
devant un lièvre; il se retourne effaré et laisse tomber son épée[317].

C'est seulement vers la fin du XIIe siècle, ainsi que nous le disions,
qu'apparaissent, sur nos monuments, ces représentations des Vertus, et,
parmi ces sculptures, on peut citer comme des plus anciennes celles qui
décorent les soubassements de la porte de gauche de la façade de la
cathédrale de Sens. Elles montrent la Largesse, et en regard l'Avarice.
La Largesse (fig. 1) est une femme drapée, couronnée, assise. De ses
deux mains, elle ouvre deux coffres remplis de sacs et d'écus. Deux
lampes en forme de couronne sont suspendues à ses côtés; à ses pieds
sont deux vases de fleurs. L'Avarice (fig. 2) est une des belles
sculptures de cette époque (1170 environ). Les cheveux épars sous un
lambeau d'étoffe, la main gauche crispée, _crochue_, elle est assise sur
un coffre qu'elle a fermé violemment de la main droite; sous ses pieds
sont des sacs pleins d'écus. L'Avarice est ici personnifiée[318].

Guillaume Durand dit que les Vertus sont représentées sous la figure de
femmes, parce qu'elles nourrissent et caressent l'homme[319]; mais
encore les artistes du moyen âge leur donnaient-ils un caractère
énergique et militant. Dans les vitraux de la grande rose occidentale de
Notre-Dame de Paris, les Vertus sont armées de lances et combattent les
Vices, représentés par des personnages historiques parfois. Sardanapale
représente la Folie; Tarquin, la Dissolution; Néron, l'Iniquité; Judas,
le Désespoir; Mahomet, l'Impiété, etc.

C'est à la cathédrale de Chartres que les artistes du XlIIe siècle ont
donné aux représentations des Vertus le plus complet développement.
Là[320] les Vertus ne sont point opposées aux Vices, elles se déroulent
sur les voussures, en pied, et sont divisées en trois ordres: les Vertus
publiques et les Vertus privées. Les Vertus de l'homme privé sont
placées dans la voussure intérieure, les Vertus de l'homme social dans
la voussure extérieure; dans la voussure intermédiaire sont sculptées
les Vertus domestiques. Chaque rang contient quatorze figures, en
commençant par le voussoir de droite. À Chartres, les Vertus publiques
présentent un grand intérêt iconographique. La première a perdu son
titre; son bouclier est chargé de roses. Didron[321] la considère comme
personnifiant la Mémoire. La deuxième (fig. 3) représente la Liberté
(_Libertas_): son écu est chargé de trois couronnes; elle tenait une
lance dans sa main droite. La troisième est l'Honneur (_Honor_); son écu
est chargé de mitres. La quatrième, qui a perdu son titre, est, d'après
Didron, la Prière (_Oratio_); en effet, sur son écu est sculpté un ange
tenant un livre. La cinquième, l'Adoration; un ange tenant un encensoir
charge son écu. La sixième, la Vitesse, la Promptitude (_Velocitas_);
trois flèches chargent son écu. La septième, le Courage (_Fortitudo_);
sur son écu est un lion rampant. La huitième, la Concorde (_Concordia_);
son écu est chargé de deux paires de colombes. La neuvième, l'Amitié
(_Amicitia_); mêmes armes. La dixième, la Puissance; un aigle tenant un
sceptre charge son écu. La onzième, la Majesté (_Majestas_); trois
sceptres sur son écu. La douzième, la Santé (_Sanitas_)[322]; trois
poissons sur son écu. La treizième, la Sécurité (_Securitas_); un donjon
sur son écu. La quatorzième, dont l'inscription est effacée, est
désignée par Didron comme étant la Religion: un dragon mort sur son écu;
un dragon vivant (le symbole du démon) sous ses pieds. Cette figure
tient un étendard, et nous la désignerions plus volontiers comme
représentant la Foi. Toutes ces statues tiennent des lances, des croix
ou des étendards dans leur main droite, sont couronnées et nimbées. La
sculpture est d'un beau style; leur allure est fière, les têtes
expressives et les draperies jetées avec art. Remarquons, en passant,
que la Liberté et la Promptitude, l'Activité, si l'on aime mieux, sont
considérées comme des vertus du premier ordre, des vertus publiques; et
avouons sincèrement qu'au milieu du XIXe siècle, nous ne les placerions
pas sur nos églises. Pourrions-nous les sculpter même sur nos édifices
civils? Nous y figurons l'Abondance, la Justice, l'Industrie; ou bien
encore, la Religion, la Charité, la Foi, l'Espérance, et nous leur
donnons l'apparence famélique et un peu niaise que l'on considère de
notre temps comme l'attribut convenable à ces personnifications. Les
oeuvres de nos artistes du XIIIe siècle nous paraissent plus vraies,
plus vigoureuses et plus saines. Personne n'ignore que la plupart des
critiques qui, par hasard, veulent dire un mot des arts du moyen âge,
confondant volontiers les écoles et les époques, sans avoir pris la
peine d'en examiner les produits, ne fût-ce que pendant un jour,
reproduisent ce _cliché_ accepté sans contrôle, savoir: que la sculpture
du moyen âge est ascétique, maladive et comprimée sous une théocratie
énervante... Nous n'avons nul désir de voir revenir la société vers ces
temps, la chose serait-elle possible; mais nous voudrions que nos
artistes montrassent dans leurs oeuvres, et dans la pensée qui les
dirige, quelque chose de cette virilité si profondément empreinte dans
la statuaire française des XIIe et XIIIe siècles. S'il s'agit de
sculpture religieuse, on cherche aujourd'hui à satisfaire à nous ne
savons quelle pensée pâle, étiolée, malsaine, sans vie, sorte de
compromis entre des traditions affadies, mal comprises, et un _canon_
classique; tandis que nous trouvons, dans cette statuaire de notre
architecture du XIIIe siècle, un débordement de séve, un besoin
d'émancipation de l'intelligence qui raffermit le coeur et pousse
l'esprit en avant. Peu devrait nous importer qu'alors les évêques
fussent des seigneurs féodaux, et que les seigneurs féodaux fussent de
petits tyrans, si, sous ce régime, les artistes savaient relever le côté
moral de l'homme et préparer des générations viriles. Ces artistes
étaient dès lors en avant sur les nôtres, qui, trop peu soucieux de leur
dignité, subissent la mythologie abâtardie et sénile de l'Académie, ou
la _religiosité_ fade des sacristies, sans oser exprimer une pensée qui
leur soit propre. Si l'exécution, de nos jours, est belle, tant mieux,
mais elle n'est qu'un vêtement qui doit couvrir une idée vivante, non
des mannequins sortis d'un Olympe fané ou de l'oratoire des dévotes;
Certes, les statuaires du moyen âge ont fait beaucoup de sculpture
religieuse, ou du moins attachée à des édifices religieux, puisqu'on en
élevait un grand nombre. Jamais cependant--que cela dépendît d'eux ou
des inspirations auxquelles ils obéissaient--ils ne sont descendus à ces
mièvreries avilissantes ou à ces platitudes que l'on donne aujourd'hui
pour de l'art religieux. Les mâles sculptures de Chartres, de Reims,
d'Amiens, de Paris, en sont la preuve. Il suffit de les regarder... sans
avoir d'avance son siége fait.

Au XIIIe siècle, l'Église ne repoussait point du portail de ses édifices
ces vertus civiles, le Courage, l'Activité, la Largesse, la Liberté, la
Justice, l'Amitié, la Santé de l'esprit: près d'elles, les labeurs
journaliers étaient représentés, comme à Notre-Dame de Chartres;
au-dessous d'elles les Vices; puis les sciences, les arts, les travaux
de l'intelligence. Ainsi se complétait le cycle encyclopédique que
montrait au peuple la cathédrale française, autant que le permettait
l'état des connaissances de l'époque.

En un mot, l'Église alors vivait et était digne de vivre, puisqu'elle
entrait dans le mouvement social qui tendait à constituer une grande
nation aux confins de l'Europe occidentale. C'était sa première vertu, à
elle, d'être vraiment nationale, d'activer les développements
intellectuels. Qu'elle ait pu s'en repentir; que, se sentant débordée
par des esprits trop avancés suivant ses vues, elle ait essayé d'arrêter
le mouvement qu'elle-même avait provoqué au coeur des diocèses, il n'en
est pas moins certain qu'alors elle prenait l'initiative, que les arts
s'en ressentaient, et que ces arts ne sauraient être considérés comme
énervés, étouffés sous une théocratie tracassière et mesquine.

Les Vertus n'étaient pas seulement représentées sur les portails des
églises; elles avaient leur place encore aux portes des palais, dans les
grand'salles des châteaux, sur les façades des hôtels. Les preux
sculptés sur les tours du château de Pierrefonds, les preuses sur celles
du château de la Ferté-Milon, sont des personnifications de vertus
héroïques, guerrières. Ces figures donnaient leurs noms aux tours.
Ainsi, à Pierrefonds, les preux sont au nombre de huit, comme les tours.
Ces statues de 3 mètres de hauteur et d'un beau travail, sont celles de
César, de Charlemagne, de David, d'Hector, de Josué, de Godefroy de
Bouillon, d'Alexandre et du roi Artus.

Sur la façade de l'hôtel de la chambre des comptes bâti par Louis XII,
en face de la sainte Chapelle du Palais à Paris, on voyait quatre
statues des Vertus, qui étaient: la Tempérance, tenant une horloge et
des lunettes; la Prudence, tenant un miroir et un crible; la Justice,
ayant pour attributs une balance et une épée; le Courage, qui embrassait
une tour et étouffait un serpent[323]. Le combat des Vertus et des Vices
était le sujet de beaucoup de peintures et de tapisseries qui décoraient
les salles des châteaux. Les romans, les inventaires, font souvent
mention de ces sortes de tentures désignées sous le nom de _moralités_.

       [Illustration: Fig. 1.]
       [Illustration: Fig. 2.]
       [Illustration: Fig. 3.]

     [Note 315: Genèse, chap. iii, trad. de Cahen.]

     [Note 316: Genèse, chap. iv.]

     [Note 317: Voici quelles sont les Vertus représentées sur ces
     ébrasements, avec les actes vicieux en opposition.--À la
     droite du Christ: 1° La Foi. Au-dessous, l'adoration d'une
     idole.--2° L'Espérance, femme drapée portant un étendard sur
     son écu. Au-dessous, un homme se transperce avec son
     épée.--3° La Charité, tenant une brebis sur son giron (figure
     mutilée). Au-dessous, l'Avarice, tenant une bourse et
     enfermant des sacs dans un coffre.--4° La Justice: une
     salamandre couvre son écu (symbole du juste éprouvé par
     l'adversité). Au-dessous, l'Injustice (figure détruite).--5°
     La Prudence: son écu porte un serpent enroulé autour d'un
     bâton. Au-dessous, un homme errant, les vêtements déchirés,
     tenant une torche de la main droite et de la gauche un
     cornet: c'est la Folie.--6° L'Humilité: sur l'écu, un aigle
     au vol abaissé. Au-dessous, l'Orgueil, représenté par un
     homme emporté par un cheval fougueux qui le jette â la
     renverse.

     À la gauche du Christ: 1° La Force.--2° La Patience: un boeuf
     couvre son écu. Au-dessous, la Colère: une femme, les cheveux
     épars, chasse un religieux avec un bâton.--3° La Mansuétude:
     un agneau est sculpté sur son écu. Au-dessous, la Dureté:
     femme couronnée assise sur un trône, pousse du pied un
     suppliant agenouillé devant elle.--4° La Concorde: sa main
     droite déroule une banderole sur laquelle elle jette les
     yeux; sa gauche tient un cartouche sur lequel sont gravés un
     lis et une branche d'olivier. Au-dessous, deux hommes se
     battent.--5° L'Obéissance: un chameau agenouillé se voit sur
     son écu. Au-dessous, un homme fait un geste de mépris devant
     un évêque qui l'exhorte.--6° La Persévérance, une couronne
     suspendue sur l'écu. Au-dessous, un religieux quitte son
     monastère. (Voyez la _Descript. de Notre-Dame de Paris_, par
     MM. de Guilhermy et Viollet-le-Duc, 1856.)]

     [Note 318: C'est ainsi qu'un trouvère du XIIIe siècle décrit
     la Largesse et l'Avarice:

       «Les .il. choses vi vis à vis:
       L'une fu grande et bien taillie,
       D'un blanc samit appareillie;
       Cote en ot, sorcot et mantel
       Afubli .i. poi en chantel;
       La face ot doucement formée,
       Qui fu si à point colorée
       Com nature le pot miex fère.
       Bouche et vermeille, et par miex plère
       Ot vairs iex, rians et fenduz,
       Les braz bien fez et estenduz,
       Blanches mains, longues et ouvertes.
       Aux templières que vi aperte.
       Apparut qu'ele et teste blonde,
       Je croi, plus que nule du monde.
       Corone et bele ou chief assise
       Qui li sist bien à grant devise.
       Son non enquis en tele manière:
       --Je vous pri, douce dans chière,
       Que me le diez de vous le non.
       -- Sire, fist-ele, mon renon
       Fu jadis chièri et amè;
       Mon non est LARGUECE clamé.--
       De l'autre errez je la manière:
       Ele et forme et grande plenière;
       Noire estoit et descolorée,
       Fade en tout, et fu afublée
       D'une robe de vert esreuse;
       A véir fu pou deliteuse:
       «D'une vielle pane l'orrée
       De menu vair entrepelée.
       Tenues levres et bouche unquaise
       Ot; je ne sai s'el fu pusnaise;
       Ou nez ot estroites narrines
       Qu'ele ot gresle et lone et verrines;
       Les vaines parmi son visuge
       Qu'elle ot traités à grant outrage,
       Le col ot lonc, nervu et gresle,
       Noirs cheveus dont l'un l'autre mesle;
       Si ot granz mains et longue brache
       Dont el tient fort cels qn'ele embrache.
       Corone ot d'or trop merveilleuse,
       Mainte pierre i ot précieuse;
       Ele ot noirs iex, fens et poingnanz.
       A regarder mult resoingnanz.
       Quant je l'oi grant pose esgarder
       Et sa contenance avisée,
       Je enquis ma dame Larguece
       Qui estoit cele déablesse
       El me dist estoit AVARICE,
       Qui perist chascun par son visce.»

     (_Additions aux poésies de Rutebeuf_, édition des _OEuvres de
     Rutebeuf_, par A. Jubinal, 1839.)]

     [Note 319: «Virtutes vero in mulieris specie depinguntur,
     quia mulcent et nutriunt.» (_Rationale divin. offic._, lib.
     I, cap. III.)]

     [Note 320: Voussure de gauche du porche nord.]

     [Note 321: Voyez l'intéressant article de Didron sur les
     Vertus de Notre-Dame de Chartre. (_Annales archéologiques_,
     t. VI, p. 35).]

     [Note 322: La santé est un don et non une vertu; mais il est
     évident que le mot _sanitas_ s'entend ici au moral. C'est de
     la santé de l'esprit qu'il s'agit, non de la santé physique.]

     [Note 323: Dubreul, _Antiquités de Paris_, liv. I.]



VIERGE (SAINTE). C'est vers le milieu du XIIe siècle que le culte voué à
la sainte Vierge prend un caractère spécial en France. Jusqu'alors les
monuments sculptés ou peints donnent à la sainte Vierge une place
secondaire: c'est la femme désignée par Dieu pour donner naissance au
Fils. Elle est un intermédiaire, un moyen divin, mais ne participe pas à
la Divinité. Si au XIIe siècle, le dogme, en cela, ne change pas, les
arts en modifient singulièrement le sens; et les arts ne sont, bien
entendu, qu'une expression d'un sentiment populaire qui exagérait ou
dépassait la pensée dogmatique. Les évêques, en faisant rebâtir leurs
cathédrales dans le nord de la France, vers la fin du XIIe siècle, sous
une inspiration essentiellement laïque[324], crurent devoir abonder dans
le sens religieux des populations. La plupart de ces grands édifices
furent placés sous le vocable de Notre-Dame; et la place de la mère de
Dieu prit une importance toute nouvelle dans l'iconographie religieuse.
À Notre-Dame de Senlis, l'histoire de la sainte Vierge occupe le portail
principal; à Notre-Dame de Paris, deux des portes furent réservées aux
représentations de la Vierge, celle de gauche de la façade occidentale,
et celle du transsept du côté septentrional. À Reims, la statue de la
sainte Vierge occupe le trumeau de la porte centrale. À Notre-Dame de
Chartres, une des portes du XIIe siècle est consacrée à la Vierge, etc.
Le sentiment populaire, qui tendait déjà à considérer la Vierge comme un
personnage quasi divin, ne fit que croître. Des églises et des chapelles
sans nombre furent élevées à la mère du Sauveur. Les statues abondaient
non-seulement dans les monuments religieux, mais dans les carrefours, au
coin des maisons, sur les façades des hôtels, sur les portes des villes,
des châteaux. La représentation du Christ était, avant cette époque,
admise dans les monuments comme personnage divin, visible et tangible,
tandis que celle de Dieu le Père n'était que très-rarement reproduite
(voy. TRINITÉ). Cela était d'ailleurs conforme au dogme catholique; il
était naturel de représenter le Fils de Dieu, puisque le Père avait
voulu qu'il descendît sur la terre et se fît homme.

On voit, par exemple, sur un grand nombre de sarcophages chrétiens du Ve
au VIIIe siècle, le Christ représenté au milieu des apôtres, sous la
figure d'un jeune homme imberbe. Le Père n'est figuré, dans ces
sculptures, que par une main qui sort d'une nuée. Quant à la Vierge, il
n'en est guère question, ou, si elle apparaît, elle occupe une place
infime, inférieure même à celle des apôtres. Les artistes se
conformaient en cela à la lettre des Évangiles. La Vierge ne commence à
prendre une place apparente qu'au moment où l'on représenta le
crucifiement, c'est-à-dire, en Occident, vers le VIIIe ou IXe siècle.
Alors, conformément au texte de l'Évangile de saint Jean, elle occupe la
droite de la croix et saint Jean la gauche. Dans les scènes du jugement
dernier du commencement du XIIe siècle, comme à Vézelay, par exemple, et
un peu plus tard à Autun, la Vierge n'intervient point; tandis que nous
la voyons agenouillée à la droite de son fils, priant pour les humains,
dans les scènes du jugement qui datent du commencement du XIIIe siècle.

Mais, avant cette époque, c'est-à-dire vers 1140, déjà elle est assise
sur un trône, tenant le Christ enfant entre ses genoux. Elle est
couronnée; des anges adorateurs encensent l'Enfant divin. Nous voyons la
Vierge ainsi représentée aux portes du côté droit des façades des
cathédrales de Chartres et de Paris, dans les tympans, portes qui datent
de cette époque[325]. La figure 1 reproduit la Vierge de la cathédrale
de Paris, mieux conservée que celle de Notre-Dame de Chartres, mais
semblable, quant à la pose et aux attributs. La mère du Sauveur
maintient, de la main gauche l'Enfant dans son giron; de la droite, elle
porte un sceptre terminé par un fruit d'iris. Elle est nimbée, ainsi que
le Christ; celui-ci bénit de la main droite, et tient de la gauche le
livre des Évangiles. L'exécution de cette figure, beaucoup plus grande
que nature, est fort belle, et les têtes ont un caractère qui se
rapproche beaucoup de la sculpture grecque archaïque.

Cette manière de représenter la sainte Vierge était empruntée aux
artistes grecs; c'était une importation byzantine due aux ivoires et
peintures qui furent, en si grand nombre, rapportés d'Orient par les
croisés. Dans ces représentations peintes ou sculptées grecques, il est
évident que le Christ, par la place qu'il occupe, par son geste
bénissant, est le personnage principal; que la Vierge, toute vénérée
qu'elle est, n'est là qu'un support, la femme élue pour enfanter et
élever le Fils de Dieu. Le milieu du XIIe siècle ne sort pas de cette
donnée, et l'on voit encore, dans l'église abbatiale de Saint-Denis, une
Vierge de bois de cette époque, provenant du prieuré de Saint-Martin des
Champs, qui reproduit exactement cette attitude[326]. L'archaïsme grec,
dont ces objets d'art étaient empreints, ne pouvait longtemps convenir
aux écoles laïques de la fin du XIIe siècle. On voit encore la Vierge
assise tenant le divin Enfant, au milieu de son giron (dans l'axe),
suivant le mode grec, dans quelques édifices du commencement du XIIIe
siècle, comme à la cathédrale de Laon, comme à l'une des portes nord de
Notre-Dame de Reims; puis c'est tout. À dater de cette époque, la Vierge
n'est plus représentée assise et tenant son fils dans son giron que dans
les scènes de l'adoration des mages. Si elle occupe une place honorable,
elle est debout, couronnée, triomphante, tenant son fils sur son bras
gauche, une branche de lis (_arum_) ou un bouquet dans la main droite,
ou bien encore elle étend cette main comme pour accorder un don. Sa
physionomie est calme, elle regarde devant elle; c'est à elle que les
hommages sont adressés. Le Christ est un enfant qui, dans les monuments
les plus anciens, bénit encore de sa petite main droite et tient une
sphère ou un livre dans sa main gauche, mais qui, plus tard, passe son
bras droit derrière le cou de sa mère et joue avec un oiseau. Alors le
visage de la mère sourit et se tourne parfois vers la tête de l'enfant.
C'est la mère par excellence, la femme revêtue d'un caractère divin, et
c'est bien à elle, en effet, que la foule s'adresse; c'est elle qu'elle
implore, c'est en son intervention toute-puissante qu'elle croit, et
l'Enfant n'est plus dans ses bras que pour marquer l'origine de cette
puissance.

Bien entendu, nous ne prétendons ici, en aucune façon, discuter la
question dogmatique; nous ne faisons que rendre compte des
transformations qui furent la conséquence de l'intervention laïque dans
la représentation de cette partie de l'iconographie sacrée. Le mouvement
des esprits religieux vers le culte de la Vierge acquit, pendant le
XIIIe siècle, une importance telle, que parfois le haut clergé s'en
émut; mais il n'était pas possible d'aller à l'encontre. On ne
s'adressait plus, dans ses prières, qu'à la Vierge, parce qu'elle était,
aux yeux des fidèles, l'intermédiaire toujours compatissant, toujours
indulgent et toujours écouté entre le pécheur et la justice divine. On
conçoit combien ce sentiment fut, pour les artistes et les poëtes, une
inépuisable source de sujets. Cela convenait d'ailleurs à l'esprit
français, qui n'aime pas les doctrines absolues, qui veut des palliatifs
à la loi, et qui croit volontiers qu'avec de l'esprit, un heureux tour,
un bon sentiment, on peut tout se faire pardonner.

Pour le peuple, la Vierge redevenue femme, avec ses élans, son
insistance, sa passion active, sa tendresse de coeur, trouvait toujours
le moyen de vous tirer des plus mauvais cas, pour peu qu'on l'implorât
avec ferveur[327]. Dans les légendes des miracles dus à la Vierge, si
nombreuses au XIIIe siècle, parfois poétiques, souvent puériles, il y a
toujours un côté gaulois. C'est avec une dignité douce et fine que la
Vierge sait faire tomber le diable dans ses propres piéges. Les
artistes, particulièrement, semblent posséder le privilége d'exercer
l'indulgente sollicitude de la mère du Christ; musiciens, poëtes,
peintres et sculpteurs lui rendent-ils aussi à l'envi un hommage auquel,
en sa qualité de femme, elle ne saurait demeurer insensible.

Toujours présente là où son intervention peut sauver une âme ou prévenir
un danger; exigeant peu, afin de trouver plus souvent l'occasion de
faire éclater son inépuisable charité; ses conseils, quand parfois elle
en donne, sont simples et ne s'appuient jamais sur les récriminations ou
les menaces. Telle est la Vierge que nous montrent les légendes, les
poésies, et dont les sculpteurs et les peintres ont essayé de retracer
l'image. C'est là, on en conviendra, une des plus touchantes créations
du moyen âge et qui en éclaire les plus sombres pages.

La Vierge possède d'ailleurs les priviléges de la Divinité, car c'est de
son propre mouvement, et sans recourir à son fils, qu'elle accomplit ses
actes miséricordieux; elle paraît pourvue de la procuration la plus
étendue sur les choses de ce monde. En s'étendant ainsi, le culte rendu
à la Vierge devenait un motif d'oeuvres d'art innombrables. Les statues
de la sainte Vierge faites pendant les XIIIe, XIVe et XVe siècles se
comptent par centaines en France, et beaucoup sont très-bonnes;
toutefois celles de ces statues qui remontent à la première moitié du
XIIIe siècle doivent être considérées comme étant du meilleur style. La
fin de ce siècle et le commencement du XIVe nous ont laissé plusieurs de
ces ouvrages, qui, au point de vue de la grâce et du _naturalisme_ le
plus élégant et le plus délicat, sont des chefs-d'oeuvre. Nous citerons
les statues du portail nord de la cathédrale de Paris[328]; celle du
portail dit de la Vierge dorée à Amiens; une vierge d'albâtre oriental
(cathédrale de Narbonne); une vierge de marbre (demi-nature), dans
l'église abbatiale de Saint-Denis, etc.

Pour faire saisir ces transformations, vers le naturalisme, de l'image
de la sainte Vierge, nous donnons, figure 2, celle de la porte de droite
de la face occidentale de Notre-Dame d'Amiens, qui date du commencement
du XIIIe siècle, et figure 3, celle du portail de la Vierge dorée de la
même église, qui date de la fin de ce siècle. La première figure est
grave, elle étend la main en signe d'octroi d'une grâce. L'Enfant bénit;
sa pose est, de même que celle de la mère, calme et digne. La seconde
est tout occupée de l'Enfant, auquel s'adresse son sourire. La première
a l'aspect d'une divinité; elle reçoit les hommages et semble y
répondre; de son pied droit elle écrase la tête du dragon à tête de
femme, et, sur le piédestal qui la porte, sont représentées la naissance
d'Ève et la chute d'Adam. La seconde statue est une mère charmante qui
semble n'avoir d'autre soin que de faire des caresses à l'enfant qu'elle
porte sur son bras. En examinant ces deux oeuvres de sculpture, on
mesure le chemin parcouru par les artistes français dans l'espace d'un
siècle. Ce qu'ils perdent du côté du style et de la pensée religieuse,
ils le gagnent du côté de la grâce, déjà un peu maniérée et du
naturalisme. L'exécution de la statue de la Vierge dorée est
merveilleuse. Les têtes sont modelées avec un art infini et d'une
expression charmante; les mains sont d'une élégance et d'une beauté
rares, les draperies excellentes. Mais cette Vierge est une noble dame
tout heureuse de s'occuper de son enfant, et qui ne semble point
attaquée de cette maladie de langueur dont une certaine école de
critiques d'art entend gratifier la statuaire du moyen âge. Plus de
dragon sous les pieds de la Vierge dorée d'Amiens; son nimbe, richement
orné de pierreries et de cannelures gironnées, est soutenu par trois
angelets d'un charmant travail.

Pendant le moyen âge, la Vierge n'est représentée sans l'Enfant que dans
les sujets légendaires où elle intervient directement, ou dans la scène
de l'Assomption. Mais alors elle tient dans la main un livre des
Évangiles, comme pour la rattacher toujours à la vie du Christ. Tous les
amateurs quelque peu éclairés connaissent la charmante sculpture de
Notre-Dame de Paris, qui représente l'Assomption[329], et dont nous
reproduisons ici la partie principale, c'est-à-dire la figure de la
Vierge. Six anges enlèvent l'auréole de nuées qui entoure la figure;
deux autres l'encensent à la hauteur de la tête. Le voile de la mère du
Sauveur s'enroule dans la partie supérieure du nimbe nuageux. La Vierge
est dépourvue de la couronne au moment où son corps est enlevé par les
anges, puisqu'à cette apothéose succède le couronnement par son fils,
qui l'attend à sa droite. Les couronnements de la Vierge sont
très-fréquemment représentés, soit en sculpture, soit en peinture. C'est
un des sujets affectionnés par les artistes des XIIIe et XIVe siècles.
La cathédrale de Paris en possède deux qui sont très-remarquables: celui
de la porte de gauche de la façade occidentale, qui date des premières
années du XIIIe siècle[330], et celui de la porte dite _Rouge_, du côté
nord, qui date de 1260 environ. On voit aussi, sur les tympans des
cathédrales de Senlis et de Paris, de très-beaux bas-reliefs qui
représentent la mort de la Vierge. À cette scène le Christ est présent,
et reçoit l'âme de sa mère dans ses bras[331].

Le nombre et la nature des vêtements que les artistes du moyen âge
donnent à la Vierge ne se modifient pas du XIIe au XVe siècle. La
différence n'est que dans la manière de porter ces vêtements, qui se
composent toujours d'une robe de dessous, ample et longue, montant
jusqu'au cou, avec manches étroites et ceinture, d'un manteau et d'un
voile par-dessus les cheveux, sous la couronne. Ce voile descend sur les
épaules jusqu'au milieu du dos.

Pendant les XIIe et XIIIe siècles, le manteau laisse voir le devant de
la robe et se drape plus ou moins amplement sur les bras; mais, vers la
fin du XIIIe siècle, le manteau revient d'un bras sur l'autre sur le
devant, et masque la robe, dont on n'aperçoit plus que le sommet et le
bord inférieur.

Les couleurs données aux vêtements de la Vierge sont le rouge et le
bleu: le rouge, quelquefois le blanc, pour la robe, le blanc pour le
voile, et le bleu pour le manteau. Les broderies qui sont figurées en or
sur ces étoffes sont: le lion de Juda rampant, dans un cercle; des
petites croix fichées, et la rose héraldique.

VIERGES SAGES ET FOLLES. La parabole des Vierges sages et des Vierges
folles est sculptée sur un grand nombre de nos monuments religieux. Dans
nos cathédrales, les Vierges sages sont presque toujours sculptées sur
le jambage de la porte principale, à la droite du Christ; les Vierges
folles, sur le jambage de gauche. Au-dessous des Vierges sages, qui,
habituellement, sont au nombre de cinq, est figuré un arbre feuillu, et
au-dessous des Vierges folles, en nombre égal, un arbre au tronc duquel
mord une cognée. Au-dessus des Vierges sages, une porte ouverte;
au-dessus des folles, une porte fermée. À la cathédrale de Sens, les
jambages de la porte principale possèdent leur collection de vierges,
qui datent de 1170 environ, bien que sur le trumeau soit élevée la
statue de saint Étienne; mais tout porte à croire que cette statue de
saint Étienne a été posée là après la chute de la tour méridionale, au
moment où, par suite de cette chute, on dut remanier une bonne partie de
la façade occidentale, et que l'on refit le tympan de la porte
principale. Pour nous, cette statue de saint Étienne occupait le trumeau
de la porte de droite avant la ruine de la tour. Sa position au trumeau
central dérange complétement toute l'iconographie de la partie ancienne
de cette porte, faite pour accompagner la statue du Christ.

À la cathédrale d'Amiens, on voit les Vierges sages et folles sculptées
sur les jambages de la porte centrale, des deux côtés du Christ; de même
à Notre-Dame de Paris. À la cathédrale de Strasbourg, les Vierges sages
et folles sont sculptées, non pas en bas-reliefs sur des jambages, mais
occupent des ébrasements. Ce sont de charmantes statues[332] qui datent
du commencement du XIVe siècle.

Ces statues des Vierges sages et des Vierges folles sont
particulièrement intéressantes à étudier, parce qu'elles reproduisent
minutieusement l'habit des femmes du temps où elles ont été sculptées;
car il ne faudrait pas croire que toutes les statues du moyen âge
reproduisent les vêtements de l'époque où elles ont été faites. Si
quelques personnages légendaires, quelques saints du diocèse, des
évêques, des religieux et des donateurs sont revêtus de l'habit que l'on
portait au moment où ils ont été sculptés, la Vierge, les apôtres, les
personnages de l'Ancien Testament, ceux dont il est fait mention dans le
Nouveau, sont vêtus d'après une tradition dont l'origine se trouve dans
les premiers monuments chrétiens et chez les artistes byzantins.

       [Illustration: Fig. 1.]
       [Illustration: Fig. 2.]
       [Illustration: Fig. 3.]
       [Illustration: Fig. 4.]

     [Note 324: Voyez CATHÉDRALE.]

     [Note 325: Il ne faut pas perdre de vue que le tympan de la
     porte de droite de la façade occidentale de Notre-Dame à
     Paris provient de l'église du XIIe siècle bâtie par Étienne
     de Garlande, et fut replacé, lors de la construction de cette
     façade, au commencement du XIIIe siècle.

     On voit dans le baptistère de Saint-Valérien, à Rome, une
     peinture qui ne paraît pas d'ailleurs antérieure au IXe
     siècle, et qui représente la Vierge tenant l'enfant Jésus
     dans son giron; elle n'est pas couronnée, mais sa tête est
     couverte d'un voile bleu très-ample, par-dessus une coiffe
     blanche. L'enfant tient un _volumen_ dans la main gauche, et
     bénit de la droite, à la manière grecque. (Voyez les
     _Catacombes de Rome_, par L. Perret, pl. LXXXIII.)]

     [Note 326: Il en est beaucoup d'autres exemples en France,
     soit en statuaire, soit en vitraux, qui datent également du
     milieu du XIIe siècle.]

     [Note 327: Voyez la légende de Théophile (Rutebeuf). Voyez le
     _Livre des miracles de la Vierge_, manuscrits de la biblioth.
     du séminaire de Soissons.]

     [Note 328: Voyez, à l'article SCULPTURE, la tête de cette
     statue, fig. 24.]

     [Note 329: Cette sculpture fait partie des bas-reliefs qui
     ornaient autrefois le cloître de Notre-Dame et que l'on voit
     encore sur les parois des chapelles du chevet, côté nord.
     Elle date des premières années du XIVe siècle.]

     [Note 330: Voyez SCULPTURE, fig. 16.]

     [Note 331: Les litanies de la Vierge sont parfois figurées
     sur nos églises; on les voit sculptées dans l'une des
     chapelles du XVIe siècle de la curieuse église de la
     Ferté-Bernard.]

     [Note 332: Porte de gauche de la façade occidentale (voyez, à
     l'article SCULPTURE, la figure 25).]



VITRAIL, s. m. (_verrière_, _verrine_). Nous ne sommes plus au temps où
de graves personnages prétendaient que le verre était inconnu aux Grecs
et aux Romains. Tous les musées de l'Europe, aujourd'hui, possèdent des
objets de verre qui remontent à une haute antiquité, et qui, par la
perfection de la fabrication, ne le cèdent en rien à ce que Byzance et
Venise ont vendu à toute l'Europe pendant le moyen âge.

Les Asiatiques et les Égyptiens obtenaient des pâtes de verre colorées
de diverses couleurs, et les tombes gauloises nous rendent des objets de
cuivre ou d'or sertissant de petits morceaux de verres colorés, des
bracelets, des bulles et des grains de collier en pâtes vitrifiées.

Les Romains employaient le verre pour garnir les fenêtres de leurs
habitations. Garnissaient-ils des châssis de croisée de verres colorés?
Nous savons qu'ils employaient des matières naturelles translucides, des
albâtres, des talcs, des gypses, qui tamisaient, dans les intérieurs des
appartements ou des monuments, une lumière nuancée; mais jusqu'à présent
il n'a point été découvert de panneaux de vitrages antiques composés de
verres de diverses couleurs.

Il faut dire que, dans les monuments des Romains et de la Grèce antique,
les fenêtres étaient petites et rares. Dans les grands édifices, comme
les thermes, par exemple, la lumière du jour était habituellement
tamisée par des claires-voies de métal ou de marbre sans interposition
de verres. L'immensité de ces vaisseaux, l'orientation bien choisie,
permettaient l'emploi de ce procédé sans qu'on eût à souffrir de
l'action de l'air extérieur; d'autant que ces baies étaient percées à
une grande hauteur, et qu'elles n'influaient sur l'air ambiant des
parties inférieures que comme moyen de ventilation. Outre que les
Romains, aussi bien que les Grecs, étaient habitués à vivre dehors, le
climat de la Grèce et de la partie méridionale de l'Italie ne
nécessitait pas des précautions habituelles contre le froid.

Mais si l'on ne peut affirmer que les Grecs et les Romains de
l'antiquité aient employé les verres colorés pour les vitrages, on peut
admettre que les Asiatiques possédaient ce mode de décoration
translucide dès une époque reculée. C'est à dater des rapports de Rome
avec l'Asie que nous voyons introduire en Italie les mosaïques composées
de cubes de pâtes de verre colorées. Quand l'empire s'établit à Byzance,
c'est d'Orient que viennent ces vases de verre coloré auxquels, en
Occident, on attachait, dès le VIIe siècle, un si grand prix. Les choses
se modifient peu en Orient, et les claires-voies de stuc ou de marbre
sertissant des morceaux de verre de couleurs variées, que nous voyons
attachées à des monuments des XIIIe et XIVe siècles en Asie et jusqu'en
Égypte, doivent être une très-ancienne tradition dont le berceau parait
être la Perse.

Quoi qu'il en soit de ces origines plus ou moins lointaines, on
fabriquait des vitraux colorés en grand nombre dès le XIIe siècle en
Occident, et le moine Théophile, qui appartient à cette époque, ne
présente pas les moyens de fabrication de ces objets comme étant une
nouveauté. Son texte, au contraire, dénote une longue pratique de ce
genre de peinture translucide, et les vitraux que nous possédons encore,
datant de ce siècle, sont, comme exécution, d'une telle perfection,
qu'il faut bien supposer, pour obtenir ce développement d'une industrie
dont les moyens sont passablement compliqués, une longue expérience.

Il est étrange, objectera-t-on, qu'il ne reste pas un seul panneau de
vitrail coloré authentique avant le XIIe siècle, tandis que nous
possédons encore des objets bien antérieurs à cette époque. Mais quand
on sait avec quelle facilité, chez nous, on laisse périr les choses qui
ne sont plus de mode, et comment les vitraux se détruisent aisément dès
qu'ils sont déplacés, cette objection perd beaucoup de sa valeur.

De toutes les verrières qui, pendant la révolution, avaient été
transportées au musée des monuments français, que reste-t-il? Une
dizaine de panneaux à Saint-Denis, quelques-uns à Écouen et à Chantilly,
et c'est tout[333].

Il nous faut donc prendre l'art du verrier au moment où apparaissent les
monuments, c'est-à-dire vers 1100; et l'on peut dire que ces monuments
du XIIe siècle sont les plus remarquables, si l'on considère cet art au
point de vue décoratif.

L'ouvrage du moine Théophile est le plus ancien document écrit que l'on
possède sur la fabrication des vitraux, et ce religieux vivait dans la
seconde moitié du XIIe siècle[334] du moins les recettes qu'il donne, le
goût de l'ornementation qu'il prescrit, semblent-ils indiquer cette
date.

Ce n'est pas en théoricien que Théophile écrit son livre, mais en
praticien; aussi a-t-il pour nous aujourd'hui un intérêt sérieux,
d'autant que les procédés qu'il indique concordent exactement avec les
monuments qui nous restent de cette époque. Il nous faut donc analyser
ces documents. Il commence[335] par donner la manière de composer les
verrières.

«D'abord, dit-il, faites une table de bois plane et de telle largeur et
longueur que vous puissiez tracer dessus deux panneaux de chaque
fenêtre.» Cette table est enduite d'une couche de craie détrempée dans
de l'eau et frottée avec un linge. C'est sur cette préparation bien
sèche que l'artiste trace les sujets ou ornements avec un style de plomb
ou d'étain; puis, quand le trait est obtenu, avec un contour rouge on
noir, au pinceau. Entre ces linéaments, les couleurs sont marquées pour
chaque pièce au moyen d'un signe ou d'une lettre.

Des morceaux de verre convenables sont successivement posés sur la
table, et les linéaments principaux, qui sont ceux des plombs, sont
calqués sur ces verres, lesquels alors sont coupés au moyen d'un fer
chaud et du _grésoir_[336].

Théophile ne dit pas clairement s'il indique sur la table (que nous
appellerons le carton) le modelé complet des figures ou ornements. Il ne
parle que du trait; cependant, lorsqu'il s'agit de _peindre_,
c'est-à-dire de faire le modelé sur les verres découpés, il dit qu'il
faudra suivre scrupuleusement les traits qui sont sur le carton. Ce
passage s'explique naturellement, si l'on examine comment sont peints
les vitraux du XIIe siècle.

Sur ces morceaux de verre, le modelé n'est autre chose qu'une suite de
traits dans le sens de la forme.

Nous allons revenir tout à l'heure sur cette partie importante de l'art
du verrier.

Théophile[337] indique la recette pour faire la grisaille, le modelé, le
trait répété sur les verres. Tous ceux qui ont regardé de près des
vitraux fabriqués pendant les XIIe et XIIIe siècles, savent que les
verres employés sont colorés dans la pâte, et que le modelé n'est obtenu
qu'au moyen d'une peinture noire ou noir brun appliquée au pinceau sur
ces verres et vitrifiée au feu. C'est de cette couleur noire que parle
Théophile dans son chapitre XIX. Il la compose de cuivre mince brülé
dans un vase de fer, de verre vert et de _saphir grec_. Il ne nous dit
pas ce qu'il entend par saphir grec. Était-ce une substance naturelle ou
artificielle, un fondant, un oxyde? Il y a tout lieu de croire que le
saphir grec était un verre bleuâtre des fabriques de Venise qui avait
une propriété fondante. Et en effet, les verres de Venise possèdent
cette qualité à un degré très-supérieur à nos anciens verres. Ces trois
substances sont broyées sur une tablette de porphyre, mêlées en parties
égales; savoir un tiers de cuivre, un tiers de saphir grec, un tiers de
verre vert, et délayées avec du vin ou de l'urine. Cette couleur, placée
dans un pot, est appliquée au pinceau, soit claire, soit plus sombre,
soit épaisse, pour faire des traits noirs et fins; ou bien elle est
étendue sur le verre en couche mince et est enlevée avec un style de
bois, de façon à former des ornements très-déliés ou des touches se
détachant en lumière sur un fond obscur, mais encore translucide.

Les verres, ainsi préparés, sont mis au four afin de vitrifier cette
peinture monochrome. D'après Théophile, ce serait donc à l'aide d'un
oxyde de cuivre que cette couleur brune serait obtenue. Cependant les
morceaux de vitraux peints des XIIe et XIIIe siècles, que nous avons pu
faire analyser, n'ont donné, pour cette coloration vitrifiée
noire-brune, que des oxydes de fer, et c'est encore le protoxyde de fer
que l'on emploie aujourd'hui pour cet objet[338]. Du reste, un protoxyde
de cuivre calciné donne une poudre brune qui, mise au four avec un
fondant, peut produire un effet analogue à celui que présente le
protoxyde de fer, mais avec une nuance verdâtre.

Une question importante dans la fabrication des vitraux, en dehors de
celles qui concernent l'artiste, c'est la manière d'obtenir les feuilles
de verre. Au XIIe siècle, d'après Théophile, les plaques de verre
étaient obtenues à l'aide de deux procédés qu'on n'emploie plus de nos
jours.

Avec la canne à souffler, l'ouvrier cueillait dans le creuset une masse
de verre incandescent; il soufflait de manière à obtenir une bouteille
en forme de vessie allongée. Approchant l'extrémité de cette vessie de
la flamme du fourneau, cette extrémité se liquéfiait et se perçait. Avec
un morceau de bois, l'ouvrier dilatait cette ouverture de façon qu'elle
arrivât au diamètre le plus large de la vessie.

Alors de ce cercle inférieur, en rapprochant les deux bords opposés, il
formait un huit. Le verre, ainsi préparé, était détaché de la canne au
moyen du frottement d'un morceau de bois humide sur le col de la
bouteille. Faisant chauffer l'extrémité de la canne au four, avec les
parcelles de verre incandescent qui y tenaient encore, il collait le
bout de la canne au milieu du huit. L'extrémité supérieure de la
bouteille était alors présentée à la flamme; puis on opérait comme
précédemment en élargissant l'ouverture. Le morceau de verre ainsi
disposé, on le séparait de la canne et on le portait au four de
refroidissement. Ces verres, qui avaient la forme que donne la figure 0,
étaient remis au feu pour être dilatés, fendus et aplanis[339]. On
employait aussi le procédé des verres en _boudines_, plus rapide et plus
simple. L'ouvrier soufflait une vessie; il en présentait l'extrémité
inférieure à la flamme, comme il est dit plus haut; puis, dilatant cette
extrémité, il faisait pivoter très-rapidement la canne: les bords
dilatés du verre, par l'effet de la force centrifuge, tendaient à
s'éloigner du centre, et l'on obtenait ainsi un disque concentriquement
strié, plus épais au centre que vers les bords. Les verres ainsi
aplanis, soit d'après la première méthode, soit d'après la seconde,
étaient primitivement colorés dans le creuset au moyen d'oxydes
métalliques. Théophile ne parle pas de verres _doublés_; et, en effet,
les vitraux des XIIe et XIIIe siècles n'en montrent point, sauf pour le
rouge. Encore voit-on des morceaux d'un beau rouge orangé du XIIe
siècle, qui sont teints dans la masse[340], ou tout au moins à moitié
environ de leur épaisseur. Cette fabrication du rouge doit être une
tradition antique.

En effet, les cubes de verre qui composent les mosaïques de l'intérieur
de l'église Sainte-Sophie de Constantinople, et sur lesquels une feuille
d'or est appliquée, sont généralement d'un beau rouge chaud,
translucide, avec strates d'un ton sombre opaque. Les strates rouges
translucides ont 3 ou 4 millimètres d'épaisseur, et donnent une belle
coloration qui rappelle celle de certains verres rouges du XIIe siècle.
Mais dès cette époque on obtenait le verre rouge par un autre procédé.
L'ouvrier souffleur avait deux creusets remplis de verre blanc verdâtre
au four. Dans l'un des deux on jetait des raclures ou paillettes de
cuivre rouge, et l'on remuait; immédiatement le souffleur cueillait une
boule de verre blanc dans l'un des creusets, et il la plongeait dans le
second creuset tenant en suspension des lamelles de cuivre. Il égalisait
la prise sur une pierre chaude, soufflait et opérait comme il est dit
ci-dessus. Ainsi obtenait-on des verres doublés, dans la moitié, au
plus, de l'épaisseur desquels la coloration rouge se présente comme
fouettée. Si l'on casse un de ces morceaux de verre, la coloration rouge
se montre par stries ou paillettes inégalement réparties dans cette
doublure du verre blanc verdâtre, ainsi que l'indique la section (fig.
1). Ce procédé de coloration par paillettes s'entrecroisant inégalement
donne au ton rouge un aspect jaspé, miroitant, d'une grande puissance.
On comprendra, en effet, que la lumière passant à travers le verre et
venant frapper les lamelles de rouge fouettées dans la pâle, se
reflétant réciproquement, doive produire une coloration d'une intensité
et d'une transparence sans égales. Chaque lamelle de pâte rouge produit
l'effet d'un paillon, et l'on voit à la fois une coloration rouge
translucide et un éclat rouge reflété des lamelles voisines. Plus tard,
à dater du milieu du XIVe siècle, le verre rouge est obtenu au moyen
d'une doublure extrêmement mince sur un verre blanc verdâtre; le rouge
n'est plus fouetté dans la pâte, mais apposé sur elle, en faisant la
boudine.

Aussi ce verre rouge donne-t-il une coloration plus égale et, de près,
plus puissante que celle des verres des XIIe et XIIIe siècles: mais, à
distance, l'éclat de ces verres doublés est moins lumineux, moins fin;
il est souvent lourd, écrasant dans l'ensemble; en un mot, l'effet
décoratif est moins bon. Cependant l'opération de la doublure des
boudines donnait encore certaines inégalités, des stries plus ou moins
colorées, qui conservaient au ton une certaine transparence.
Aujourd'hui, les verres rouges doublés sont parfaitement égaux de ton,
et pour les employer, les peintres verriers sont obligés, s'ils veulent
obtenir une coloration fine à distance, de les jasper par des moyens
factices. Au XIIe siècle, on n'avait pas les jaunes obtenus avec des
sels d'argent; les jaunes étaient des verres blancs enfumés, et c'était
le hasard qui les donnait, ainsi que l'indique Théophile[341].

Les jaunes de sels d'argent ne datent que du XIVe siècle; ils ne sont
qu'appliqués sur le verre blanc.

Au point de vue décoratif, les verres en boudines, ou grossièrement
étendus, présentaient un avantage. Comme ces verres étaient teints dans
la masse, au moins pendant les XIIe et XIIIe siècles (sauf le rouge),
les différences d'épaisseur de la feuille de verre laissaient apparaître
des dégradations de tons que les artistes verriers employaient avec
beaucoup d'adresse, en coupant le verre de manière que la partie la plus
mince se trouvât du côté du clair. Même pour les fonds unis, ces
différences d'épaisseur donnaient à toute coloration un aspect chatoyant
qui, à distance, augmente singulièrement l'intensité des tons.

Tous les coloristes savent que pour donner à un ton toute la valeur
qu'il doit avoir, il faut qu'il ne se présente à l'oeil que par
parcelles, par échappées, si l'on peut ainsi parler. Les Vénitiens, les
Flamands, connaissaient bien cette loi, et, pour s'en convaincre, il
suffit de regarder leurs peintures.

Ce qui est vrai pour la peinture appliquée sur un panneau ou sur un mur
est encore plus rigoureux, s'il s'agit de peinture translucide. Dans les
vitraux, les couleurs participent de la lumière qui les traverse, et ont
un éclat tel, que la moindre parcelle colorée prend, à distance, par le
rayonnement, une importance prodigieuse. Mais il faut dire que les
rayonnements des couleurs translucides ont des valeurs très-différentes.
Ainsi, en ne prenant que les trois couleurs fondamentales, celles du
prisme, le bleu, le jaune et le rouge, ces trois couleurs appliquées sur
des verres, et translucides par conséquent, rayonnent plus ou moins. Le
bleu est la couleur qui rayonne le plus, le rouge rayonne mal, le jaune
pas du tout s'il tire vers l'orangé, un peu s'il est paille.

Ainsi, supposons un dessin de vitrail composé d'après la figure 2. Les
traits noirs indiquent les plombs (voy. en A). Les compartiments R sont
rouges, les compartiments L sont bleus, et les filets C, blancs. Voici
l'effet qui se produira à une distance de 20 mètres environ (voy. en B).

Les compartiments circulaires _l_, bleus, rayonneront jusqu'à la
circonférence ponctuée, et le rouge ne restera franc que dans les
milieux de chacun des compartiments _r_. Il résultera de ceci: que
toutes les surfaces _o_ seront rouges glacées de bleu, c'est-à-dire
violettes; que les blancs isolateurs entre les tons, mais n'ayant pas de
rayonnement colorant, seront glacés légèrement en bleu en _v_, ainsi que
les plombs eux-mêmes; que l'effet général de cette verrière sera froid
et violacé dans la plus grande partie de sa surface, avec des taches _r_
rouges, criardes si vous n'êtes pas très-éloigné de la verrière, sombres
si vous êtes séparé d'elle par une grande distance. Mais si (voy. en A)
nous diminuons le champ des disques bleus L par de la peinture noire,
ainsi qu'on le voit en D, nous neutralisons en partie l'effet de
rayonnement de ces disques. Si à la place des filets blancs C, nous
mettons des filets blanc jaunâtre ou blanc verdâtre, et si nous traçons
sur ces filets des lignes comme il est marqué en _e_, ou des perlés
comme il est marqué en _f_, alors nous obtenons un effet beaucoup
meilleur. Les bleus, ainsi puissamment entourés de dessins noirs et
redessinés en noir intérieurement, perdent de leur faculté rayonnante.
Les rouges sont beaucoup moins violacés par leur voisinage. Les tons
jaunâtres ou blanc verdâtre des filets acquièrent de la finesse par le
glacis bleu qui, mordant sur chacune de leurs extrémités, laisse entre
ces extrémités une partie chaude qui s'allie avec le rouge, surtout si
nous avons eu le soin d'augmenter la valeur des plombs par ces perlés ou
par de simples traits intérieurs.

Admettons, au contraire, que les carrés R (voy. en A) soient bleus et
les disques L rouges. À distance, le rayonnement puissant de ces grandes
surfaces bleues, relativement aux taches rouges, sera tel, que ces
taches rouges paraîtront noires ou violet sombre, et qu'on ne pourra
soupçonner la présence du rouge. Les filets blancs paraîtront gris sale,
ou verts, s'ils sont jaunes, ou vert azuré, s'ils sont blanc verdâtre.
L'effet sera mauvais, sans oppositions. Le rayonnement du bleu
affadissant et salissant les autres tons, ceux-ci n'auront plus la
puissance de donner au bleu sa finesse et sa transparence. La coloration
générale sera froide, laqueuse, d'une tonalité fausse; car, dans les
vitraux, plus encore que dans la peinture, chaque ton n'acquiert une
valeur que par l'opposition d'un autre ton. Un bleu clair près d'un vert
jaune devient turquoise; ce même bleu près d'un rouge est azuré. Un
rouge près d'un jaune-paille a un aspect orangé, tandis qu'il sera
violacé près d'un bleu.

Ces principes élémentaires, et d'autres que nous aurons l'occasion de
développer, étaient mis en pratique par les peintres verriers du XIIe
siècle, avec une sûreté et une expérience telles, qu'il faut bien
admettre chez ces artistes une longue suite d'observations. Nous ne
pensons pas qu'ils eussent établi, sur ces relations des couleurs
translucides, une théorie écrite, une sorte de traité scientifique,
comme on le pourrait faire de nos jours; ils procédaient par la méthode
expérimentale, et les traditions acquises se perpétuaient dans
l'atelier.

Comme style du dessin applicable à la peinture sur verre et comme
entente de l'effet simultané des couleurs translucides, le XIIe siècle a
sur le XIIIe une supériorité incontestable. Alors, au XIIe siècle, le
dessin procède d'après la méthode grecque byzantine; le nu impose la
forme, les draperies ne font que l'envelopper, rien n'est laissé au
hasard; l'ensemble et les détails sont conçus et exécutés suivant des
principes établis sur une observation profonde: tandis que plus tard on
constate souvent, au milieu de belles oeuvres, des négligences ou des
oublis de ces principes.

Les verres employés par les artistes du XIIe siècle peuvent être classés
ainsi:

       BLEUS[342]
       1º Bleu limpide légèrement turquoise.
       2º Bleu saphir, mais verdissant.
       3º Bleu indigo, intense.
       4º Bleu azuré, très-clair, gris de lin.

       JAUNES
       1º Jaune-paille, fumeux.
       2° Jaune safran ou or bistré.

       ROUGES
       1° Rouge non doublé, orangé très-doux et égal de ton.
       2° Rouge intense, jaspé.
       3º Roux clair, fumeux.

       VERTS
       1º Vert jaune, limpide.
       2º Vert-émeraude. Ce ton, à la main, paraît se rapprocher plutôt du
            gris que du vert; il prend son éclat à distance, et surtout par
            l'opposition des tons bleus et rouges.
       3° Vert-bouteille. À la main, ce vert paraît froid; il prend sa
            qualité comme le précédent.

       POURPRES
       1° Pourpre clair, chaud.
       2° Pourpre limpide, azuré.
       3° Pourpre sombre, vineux.
       4° Pourpre très-clair, fumeux, pour les chairs.

       TONS RARES
       1° Mordoré, couleur vin d'Espagne.
       2° Vert sombre, chaud.

       BLANCS
       1° Blanc jaunâtre, fumeux.
       2° Blanc gris, glauque.
       3° Blanc nacré.

Toutes les opérations chimiques des verriers du moyen âge étant
empiriques, le compte des imprévus, des variétés, était long. Théophile
laisse assez comprendre que le hasard seul donnait certains tons, dont
l'artiste savait profiter. La palette du verrier était ainsi
très-étendue, et il ne faudrait pas prendre la classification que nous
donnons ici comme absolue. Nous n'avons fait qu'indiquer les valeurs;
mais comme tonalité, ces valeurs présentent des variétés nombreuses. Le
talent des verriers consistait surtout à ne jamais juxtaposer deux
valeurs égales et à profiter avec un sentiment réel de coloriste des
variétés tonales.

Nous l'avons dit déjà, tous ces tons, sauf le rouge, sont répartis dans
la masse du verre, et non _doublés_, ainsi qu'on les fabriqua plus tard.

Cette palette composée, les verriers procédaient comme l'indique le
moine Théophile. Ils traçaient sur un _carton_ les linéaments principaux
des figures et ornements. Ces linéaments principaux donnaient les
plombs; ou plutôt les plombs n'étaient que le dessin scrupuleux de
toutes les parties. En composant son carton, l'artiste pensait à la mise
en plomb; cela ressort clairement de l'examen attentif des verrières du
XIIe siècle, puisque les contours sont toujours _appuyés_ par un plomb
qui fait ainsi le trait général. Sur ces cartons, les artistes
peignaient-ils toutes les ombres, demi-teintes et linéaments intérieurs?
Nous ne le croyons pas, pour deux raisons: la première, c'est qu'il
arrive parfois que des pièces de verre n'ont été que découpées, et, par
manque de temps ou par oubli, elles n'ont point été achevées de peindre;
la seconde, que parfois aussi un même carton a servi pour deux figures,
en pendant par exemple, et que le modelé intérieur diffère dans ces deux
figures. Il y a tout lieu d'admettre que le maître traçait les contours
sur le carton, avec quelques linéaments intérieurs principaux; que les
ouvriers coupaient les verres sur ce carton en calquant les linéaments
principaux comme points de repère, et que les verres assemblés
provisoirement sur le châssis, à l'opposé de la lumière du jour, on les
peignait d'inspiration, sans recourir à un carton opaque modelé
d'avance.

La figure 3[343] fera comprendre cette façon de procéder. En A, nous
avons tracé le carton préparé par le maître; en B, le modelé fait sur
les verres mêmes, lorsqu'ils ont été coupés et assemblés provisoirement
sur le châssis à contre-jour. On conçoit comment avec un dessin aussi
précis, donnant les plombs, il n'était guère nécessaire d'indiquer sur
le carton tout le modelé. Les lignes ponctuées sur la figure A donnent
les plombs de jonction qui contrarient les contours. Pour éviter de trop
grande, pièces de verre, le maître a tracé, sur le manteau, la bande
_a_, qui est d'une autre couleur et que les plombs dessinent
franchement.

Il fallait nécessairement que les ouvriers peintres chargés d'apposer la
grisaille ou le modelé sur les morceaux de verre découpés d'après le
carton, sussent dessiner. Il est vrai de dire qu'alors en Occident,
comme dans les écoles byzantines, on avait de véritables procédés pour
peindre une tête ou un vêtement[344]; et ces procédés étaient, à tout
prendre, établis sur une longue et profonde observation des effets
décoratifs. Il suffisait donc, dès que le maître avait tracé le carton
(et alors le style lui appartenait), de trouver des ouvriers habiles de
la main et assez imbus des procédés traditionnels pour peindre sur les
verres coupés le modelé convenable. Nous ne comprenons pas l'art de la
peinture de cette façon aujourd'hui, et il ne faut pas le regretter,
s'il s'agit de tableaux faits pour être placés en dehors d'un effet
décoratif général, comme des objets possédant leurs qualités propres
indépendamment de ce qui les entoure. Mais si la peinture participe d'un
ensemble, si elle entre dans le concert d'harmonie générale que tout
édifice semble devoir offrir aux yeux, elle est nécessairement soumise à
des lois purement physiques que l'on ne peut méconnaître et qui sont
supérieures au talent ou au génie de l'artiste. En effet, le génie d'un
maître ne peut modifier les lois de la lumière, de la perspective et de
l'optique. Nous savons bien qu'un assez grand nombre d'artistes de notre
temps sont doués d'un sentiment trop fougueux ou indépendant pour se
soumettre à d'autres lois que celles dictées par leur fantaisie; mais
nous savons avec non moins de certitude que la lumière, l'optique, la
perspective, n'ont pas encore modifié les lois qui les régissent pour
complaire à ces esprits insoumis. Si la lumière, l'optique et la
perspective sont des conditions physiques d'un autre âge, si elles ont
régné dans des temps de barbarie, elles règnent encore à l'heure qu'il
est, et ne paraissent pas encore disposées à abdiquer, ni même à
vieillir. Or, les artistes qui ont composé les verrières des XIIe et
XIIIe siècles manifestaient au contraire leur soumission absolue à ces
lois, ils s'en aidaient avec autant d'intelligence que de modestie.
Cette soumission nous donne un enseignement dont nous ne profitons
guère, mais qui, pour cela, n'en est pas moins bon et vaut la peine
d'être examiné.

Personne n'ignore les tentatives faites depuis une trentaine d'années
pour rendre à la peinture sur verre un éclat nouveau. Nos verriers les
plus habiles ont fait parfois d'excellents pastiches; ils ont complété
d'anciennes verrières avec une perfection d'imitation telle, qu'on ne
saurait distinguer les restaurations des parties anciennes. Ils ont donc
ainsi pris ample connaissance des procédés, non-seulement de fabrication
matérielle, mais d'art, appliqués à ces sortes de peintures[345]. Ils
ont pu reconnaître les qualités remarquables des anciens vitraux comme
effet décoratif et harmonie, et la perfection, difficile à atteindre, de
certains procédés d'exécution, l'habileté matérielle des ouvriers, et
apprécier le style des maîtres, si bien approprié à l'objet. Cet art du
verrier n'est donc pas un mystère, un secret perdu.

Ce qui a été oublié pendant plusieurs siècles, ce sont les seuls et
vrais moyens qui conviennent à la peinture sur verre, moyens indiqués
par l'observation des effets de la lumière et de l'optique; moyens
parfaitement connus et appliqués par les verriers des XIIe et XIIIe
siècles, négligés à dater du XVe, et dédaignés depuis, en dépit, comme
nous l'avons dit, de ces lois immuables imposées par la lumière et
l'optique. Vouloir reproduire ce qu'on appelle un tableau, c'est-à-dire
une peinture dans laquelle on cherche à rendre les effets de la
perspective linéaire et de la perspective aérienne, de la lumière et des
ombres avec toutes leurs transitions, sur un panneau de couleurs
translucides, est une entreprise aussi téméraire que de prétendre rendre
les effets des voix humaines avec des instruments à cordes. Autre
procédé, autres conditions, autre branche de l'art. Il y a presque
autant de distance entre la peinture dite de tableaux, la peinture
opaque, cherchant à produire l'illusion, et la peinture sur verre, qu'il
y en a entre cette même peinture opaque et un bas-relief. Le bas-relief
serait-il peint, que jamais il ne pourrait rendre l'effet d'une peinture
opaque sur un mur ou sur une toile; ce bas-relief ainsi enluminé ne sera
jamais qu'un assemblage de figures sur un seul plan. Dans une peinture
opaque, dans un tableau, le rayonnement des couleurs est absolument
soumis au peintre qui, par les demi-teintes, les ombres diverses
d'intensité et de valeur suivant les plans, peut le diminuer ou
l'augmenter à sa volonté. Le rayonnement des couleurs translucides dans
les vitraux ne peut être modifié par l'artiste; tout son talent consiste
à en profiter suivant une donnée harmonique sur un seul plan, comme un
tapis, mais non suivant un effet de perspective aérienne. Quoi qu'on
fasse, une verrière ne représente jamais et ne peut représenter qu'une
surface plane, elle n'a même ses qualités réelles qu'à cette condition;
toute tentative faite pour présenter à l'oeil plusieurs plans détruit
l'harmonie colorante, sans faire illusion au spectateur: tandis qu'une
peinture opaque a et doit avoir pour effet de faire pénétrer l'oeil dans
une série de plans, de présenter une succession de solides. N'y eût-il
qu'une figure dans une peinture, et cette figure fût-elle posée sur un
fond uni, que le peintre prétend donner à cette figure l'apparence d'un
corps ayant une épaisseur. Si le peintre n'atteint pas ce résultat dès
ses premiers essais, il n'est pas moins certain que c'est le but vers
lequel il tend, aussi bien dans l'antiquité, grecque que dans les temps
modernes. Transposer cette propriété de la peinture opaque dans l'art de
la peinture translucide est donc une idée fausse. La peinture
translucide ne peut se proposer pour but que le dessin appuyant aussi
énergiquement que possible une harmonie de couleurs, et le résultat est
satisfaisant comme cela. Vouloir introduire les qualités propres à la
peinture opaque dans la peinture translucide, c'est perdre les qualités
précieuses de la peinture translucide sans compensation possible. Ce
n'est point ici une question de routine ou d'affection aveugle pour un
art que l'on voudrait maintenir dans son archaïsme, ainsi qu'on le
prétend parfois; c'est une de ces questions absolues, parce que (nous ne
saurions trop le répéter) elles sont résolues par des lois physiques
auxquelles nous ne pouvons rien changer. Vous ne ferez jamais chanter
une guitare comme Rubini, et si quelques personnes prennent plaisir à
entendre jouer l'ouverture de _Guillaume Tell_ sur le flageolet, cela ne
peut être du goût des amateurs de musique.

Nous croyons que cette discussion est ici à sa place, parce que nous
avons entendu maintes fois répéter: «Que si les vitraux des XIIe et
XIIIe siècles sont beaux, ce n'est pas une raison pour reproduire
éternellement les meilleurs types qu'ils nous ont laissés; qu'il faut
tenir compte des progrès faits dans le domaine des arts; que ces figures
archaïques ne sont plus dans nos goûts, etc.» Certes, il n'est point
nécessaire de _calquer_ éternellement ces types des beaux temps de la
peinture sur verre, de faire des pastiches en un mot; mais ce qu'il ne
faut point perdre de vue, ce sont les procédés d'art si habilement
appliqués alors à cette peinture; ce qu'il faut éviter (parce que cela
n'est pas un progrès, mais bien une décadence), c'est cette
transposition d'une forme de l'art dans une autre qui lui est opposée.
Avec plus de persistance que de bonne foi, on affecte souvent de nous
ranger parmi les fanatiques du passé, parce que nous disons: «Profitez
de ce qui s'est fait; faites mieux si vous pouvez, mais n'ignorez pas
les chemins déjà parcourus, les résultats déjà obtenus dans le domaine
des arts. Or, ce que vous nous donnez souvent comme une inspiration
pleine d'avenir, n'est qu'un oubli de longs et utiles travaux, ou un
assemblage incohérent de formes mal comprises ou de procédés faussement
appliqués.»

Les vitraux du XIIe siècle sont maintenus en place, comme ceux du XIIIe,
par des plombs qui sertissent chaque morceau de verre, en composent des
panneaux; des vergettes on tringlettes maintiennent ces panneaux dans
leur plan et les empêchent de s'affaisser sous leur propre poids. Ces
panneaux sont posés dans des armatures de fer (voyez ARMATURE).

Il est clair que ces panneaux ne peuvent dépasser certaines dimensions,
puisqu'ils doivent résister à la pression du vent. La mise en plomb
laisse une élasticité très-nécessaire à la conservation de ces panneaux.
Le compositeur verrier doit tenir compte de ces éléments matériels de
l'oeuvre. Ce sont là des conditions non moins impérieuses que celles
imposées par la lumière et l'optique. Ce sont des conditions de
solidité, de durée, et qui, par cela même, doivent influer sur la
conception de l'artiste, et dont il s'aide, s'il est habile. Les
armatures de fer dessinent les grandes divisions décoratives et donnent
l'échelle de l'objet, chose plus utile qu'on ne le pense généralement.
Les plombs accusent le dessin et séparent les couleurs par un trait
ferme, condition nécessaire à l'effet harmonieux des tons translucides.
Reste le modelé intérieur. C'est là que les verriers du XIIe siècle,
particulièrement, ont montré leur profonde observation des effets de la
peinture translucide. Ces artistes savaient: 1° que les tons n'ont
qu'une valeur relative; 2° que le rayonnement de certaines couleurs
translucides est tel, qu'il altère ou modifie même la qualité de ces
couleurs; 3° que le modelé appliqué sur le verre doit, dans les parties
les plus ombrées, laisser apparaître le ton local, non à travers un
glacis, mais par échappées pures; car une ombre qui couvre un verre
coloré donne à distance un ton opaque qui ne participe pas de la couleur
de ce verre qu'elle couvre, mais du rayonnement des couleurs voisines,
en raison de la propriété rayonnante de ces couleurs. Ainsi, pour rendre
notre explication claire: supposons (fig. 4) un disque de verre rouge A
entouré de verre bleu; si nous avons posé autour de ce disque une ombre
(fût-elle translucide elle-même, comme un glacis un peu opaque), cette
ombre participera, non du ton local rouge du verre, mais du rayonnement
bleu du verre d'entourage. Cette ombre prendra dès lors un ton faux et
sale, mélange de brun et de bleu, qui fera paraître le bleu creux, sans
solidité, et le ton rouge criard. Si, au contraire (voy. en B), nous
avons eu le soin de poser cette ombre sur le disque, non à plat, mais
par hachures et en laissant un orle rouge pur tout autour, cet orle et
les interstices laissés entre les hachures donneront à l'ombre une
localité rouge, et le bleu conservera sa qualité. L'orle et les
interstices des hachures prendront assez de valeur, à cause de
l'opposition des traits noirs, pour lutter contre le rayonnement du ton
bleu et laisser à l'ombre du disque sa localité rouge.

Voyons l'application de cette formule. Voici (fig. 5) un fragment de la
belle verrière de la cathédrale de Chartres[346], qui représente un
arbre de Jessé. Cette verrière date du milieu du XIIe siècle[347]. Le
fond est bleu, de ce bleu limpide, un peu nuancé de vert, qui appartient
à la fabrication de cette époque, et qui rappelle la couleur de certains
ciels d'automne, entre la bande orangée du soleil couchant et la pourpre
voisine du zénith. La robe du roi est d'un ton vineux, pourpre chaud, le
manteau vert d'émeraude, le pallium et la couronne sont jaune fumée, les
chaussures et les parements des manches rouges. On voit que le modelé
peint sur ces vêtements ne se compose que d'une succession de hachures
laissant entre elles, et notamment près des bords percer le ton local;
de telle sorte que le rayonnement du verre bleu du fond est neutralisé
par ces échappées des tons locaux des vêtements à travers les
interstices des hachures. Ces observations, qui sembleraient contredire
en partie la démonstration qui accompagne la figure 2, n'en sont
cependant qu'un corollaire. Dans la figure 2, nous avons vu que pour
neutraliser l'effet du rayonnement des tons bleus sur les tons rouges,
nous avons diminué la surface de ces tons bleus par une peinture opaque,
une sorte d'écran découpé qui soumet leur contour à des formes
redentées. Or, à distance, lorsque les couleurs translucides sont
très-rayonnantes, on diminue bien la propriété de ces couleurs à l'aide
d'écrans découpés; mais, par l'effet de cette propriété rayonnante, les
écrans découpés paraissent diffus, et les interstices laissés purs
perdent simplement de leur valeur colorante relative. L'effet contraire
se produit pour les couleurs à faible rayonnement, leur intensité
colorante augmente en raison du peu de surface que vous laissez pur
entre les découpures d'un écran. Exemple (fig. 6): soit un verre bleu A,
dont on a diminué la surface rayonnante par la peinture opaque ou écran
B. À distance, ce verre bleu produira l'effet indiqué en C. Plus on
l'éloignera, plus la peinture écran sera confuse, mais aussi plus le
bleu tendra à grisonner. Soit un verre rouge peint de la même manière:
plus on s'éloignera, plus la peinture écran prendra d'étendue, en
perdant un peu de sa qualité opaque; si bien qu'à une grande distance,
on ne distinguera plus le rouge que par touches aiguës, ainsi qu'on les
voit figurées en E, mais ces touches gagneront en intensité colorante ce
qu'elles perdent en étendue. Nous admettons que le verre rouge est
fouetté; s'il était uni, à distance il paraîtrait lie de vin ou marron.
D'après ce principe, chaque couleur translucide doit donc recevoir une
peinture écran en raison de sa propriété rayonnante. Les verriers du
XIIe siècle prouvent par les oeuvres qu'ils nous ont laissées qu'ils
avaient une parfaite connaissance de ces lois, et nous avouons, quant à
nous, ne les connaître que par l'étude attentive de ces oeuvres. Qu'ils
soient arrivés à ces résultats par un empirisme prolongé ou par des
observations savantes recueillies en Orient, cela, au fond, nous importe
assez peu; le fait donne raison à leurs méthodes. Car, de toutes les
verrières connues, celles du XIIe siècle possèdent seules cette harmonie
claire et sûre qu'on ne peut se lasser d'admirer; harmonie si franche,
qu'à une très-grande distance, et sans avoir besoin d'examiner le style
des dessins, on reconnaît une de ces verrières au milieu de beaucoup
d'autres[348]. Connaissant donc les propriétés plus ou moins rayonnantes
des verres colorés, les verriers du XIIe siècle ont posé et peint ces
verres en raison de ces propriétés, et aussi de l'influence que les
couleurs translucides exercent les unes sur les autres.

Sachant, par exemple, que ce bleu limpide dont nous parlions tout à
l'heure a, par-dessus toutes les autres couleurs, une qualité
rayonnante, ils ne l'ont employé en grandes parties que dans des fonds;
et pour empêcher le rayonnement de ces surfaces bleues d'influer d'une
manière fâcheuse sur les tons voisins (tous moins rayonnants, à des
degrés différents), ils ont chargé ceux-ci de linéaments, de hachures,
de détails opaques en façon d'écrans, afin de rendre à ces tons une
intensité plus grande en vertu de la loi expliquée figure 6; mais,
d'ailleurs (toujours en vertu de cette loi et de celle expliquée
également. figure 4), ils se sont bien gardés de salir ces tons par des
ombres unies, eussent-elles été même translucides, et ont laissé
toujours percer des parcelles du ton local à travers les réseaux ombres
les plus chargés. Ces artistes ont encore usé des verres blancs
(nacrés), comme appoint indispensable pour donner aux couleurs leurs
rapports relatifs. Ainsi, dans l'exemple donné (fig. 5), le branchage de
l'arbre de Jessé, quelques feuilles des bouquets, sont coupés dans du
verre blanc; mais ces parties lumineuses sont chargées de détails peints
qui en atténuent l'éclat et la dureté[349].

Le fond bleu qui entoure l'arbre, sujet principal, et qui occupe tout le
milieu de la fenêtre, est combattu par deux larges bordures dont voici
(fig. 7) la répartition; car c'est par l'ensemble autant que par les
détails que se recommande cette composition. En A, règne le fond bleu
sur lequel se détachent en vigueur les tons des personnages et en
lumière les branchages de l'arbre. En B, sont des prophètes sur fond
rouge. Ces prophètes sont principalement vêtus de bleu et de jaune
fumée, ils tiennent des phylactères blancs. Cette tonalité chaude (car
le bleu n'est plus ici le même que celui du fond, mais plus intense ou
plus vert) donne une transparence lumineuse au fond bleu du centre. Pour
relier ces fonds rouges des prophètes, l'artiste a drapé le Jessé couché
en C d'un large manteau rouge; il repose sur un lit tendu de blanc qui
sert de point de départ, de souche à la tonalité de l'arbre. Une robe
bleu sombre qui revêt le haut du corps du Jessé, ce blanc et quelques
franges jaunes, donnent un éclat incomparable au rouge du manteau. Les
demi-cercles rouges qui servent de champ aux prophètes sont sertis d'une
bande bleue dans le ton du fond A et d'un liséré blanc chargé de
détails; puis les écoinçons G sont sur fond d'un beau vert d'émeraude
chaud et limpide. Autour se développe une bordure splendide comme
composition et éclat, dont nous donnons (fig. 8) le détail au sixième de
l'exécution. En A, sont les fonds rouges des prophètes; en B, le filet
bleu qui rappelle le ton du fond du Jessé, puis le liséré blanc ondé,
enlevé au style sur un ton bistré apposé sur le verre; en C, le fond
vert des écoinçons. Ceux-ci sont chargés d'un carré bleu bistré de
peinture, avec des détails extrêmement délicats enlevés au style,
conformément à la méthode indiquée par Théophile. Ces carrés bleus sont
coupés par des ornements pourpre chaud qui mordent sur le fond vert. Un
liséré blanc, également bistré et enlevé, entoure le carré bleu. Le
rouge apparaît de nouveau en R. Un perlé jaune fait le bord intérieur de
la bordure; il est doublé d'un filet bleu F, du même ton que le fond du
Jessé. Le rouge réapparaît en G, et le bleu du fond du Jessé en L. Pour
l'entrelacs perlé, il est fait sur verre blanc. Les cercles et les
feuilles en lancettes sont jaune fumée; les feuilles, vertes et pourpre;
le perlé extérieur est jaune douteux. Dans cette verrière, il n'y a donc
que les verres dont voici les tons:

       1° Blanc nacré; blanc fumeux;
       2° Bleu limpide;
       3° Bleu intense verdâtre, et par exception indigo;
       4° Vert d'émeraude;
       5° Vert se rapprochant du ton de la turquoise;
       6° Pourpre chaud;
       7° Rouge;
       8° Jaune deux tons;
       9° Les tons des chairs sont pourpre clair, fumeux.

Il était donc facile au maître, suivant ce que dit Théophile, de marquer
sur son carton les couleurs par des lettres, et d'établir ses rapports
harmoniques plus sûrement qu'il ne l'eût pu faire en tâtonnant avec une
palette de tons. Le ton bleu du sujet principal à commandé toute la
tonalité du reste. Il fallait laisser éclater la splendeur lumineuse
dans ce milieu. Cette donnée a commandé les fonds rouges des prophètes,
le rappel du bleu du fond principal sur les filets demi-circulaires.
Pour faire valoir, et la vigueur de la coloration rouge et la
transparence rayonnante du bleu, on a placé les fonds vert d'émeraude
des écoinçons. Puis encore a-t-on rappelé le fond bleu, mais en lui
donnant une valeur solide par l'adjonction de cette délicate
ornementation des carrés. Enfin, la bordure résume tous les tons
répartis dans les sujets principaux, mais par petits fragments; de
manière que cette bordure, d'un effet solide et puissant, ne rivalise
pas cependant avec les larges dispositions des parties centrales. Ces
entrelacs blancs perlés sont comme une marge brillante aux peintures
principales; marge qui se rattache aux sujets par ces carrés bleus
délicatement niellés et sertis de lisérés blancs.

Si maintenant nous examinons les détails de cette bordure (fig. 8), nous
observons que les feuillages pourpres, verts et jaunes, qui se détachent
sur le fond bleu L, sont modelés conformément à la méthode indiquée par
la figure 4, c'est-à-dire que ce modelé laisse toujours voir des parties
pures du verre entre les hachures, et notamment sur les bords de
l'ornement, afin de lutter contre le rayonnement du fond bleu, qui,
d'ailleurs, n'est visible qu'en pièces relativement petites.

On croit trop facilement que les peintures sur verre anciennes doivent
en partie leur harmonie à la salissure que le temps a déposée sur leur
surface; et nous avons souvent entendu des peintres verriers mêmes
prétendre que ces vitraux des XIIe et XIIIe siècles devaient produire un
effet criard lorsqu'ils étaient neufs. Cette opinion peut être soutenue
s'il s'agit de certaines verrières de pacotille, comme on en a fabriqué
dans tous les temps, et surtout pendant le XIIIe siècle; elle nous
semble erronée s'il s'agit des verrières du XIIe siècle que nous
possédons encore, en trop petit nombre malheureusement, et des bonnes
verrières du XIIIe. En examinant les figures 3, 5 et 8, il est facile de
reconnaître que les peintres ont parfaitement paré aux effets criards
par la multiplicité et la disposition des traits ou hachures composant
le modelé. En laissant les fonds limpides, et choisissant pour ces fonds
des tons francs, mais d'une belle qualité colorante, lumineuse, ils ont
eu le soin d'occuper tous les tons entrant dans la composition des
figures et ornements, par un modelé serré ou des détails délicats qui
donnent à ces tons la valeur relative convenable. On remplace
habituellement aujourd'hui ce travail délicat et si bien entendu pour
faire valoir la qualité de chaque ton, par une salissure factice mise de
façon à laisser apparaître par échappées les tons purs, et l'on obtient
ainsi parfois une harmonie à bon compte. Mais il faut avouer que ce
procédé est barbare, et permet de supposer que nos verriers n'ont pas
une théorie bien nette des conditions de l'harmonie des vitraux. C'est à
peu près comme si, pour dissimuler le défaut d'accord entre des
instrumentistes exécutant une symphonie, on faisait dominer, du
commencement à la fin, une basse continue, une sorte de ronflement
neutre, avec quelques rares intervalles laissant entendre par échappées
une ou deux mesures débarrassées de cet accompagnement monotone. Faire
de la peinture, translucide surtout, c'est-à-dire d'un éclat sans rival,
pour la salir sous prétexte de l'harmoniser, est une idée qui peut
entrer dans le cerveau d'amateurs passionnés de la patine des objets
d'art plutôt que de ces objets mêmes, mais ne pouvait venir à l'esprit
d'artistes qui cherchaient par tous les moyens sincères et profondément
étudiés à rendre leurs conceptions. Il est évident toutefois que déjà au
XIIIe siècle, on apposait certains glacis par parties sur des verrières
communes[350]; mais ces légers glacis apposés à froid, et probablement
sur la verrière mise en place, ont des expédients pour obtenir un effet
d'ensemble, et non une salissure mise au hasard sur les panneaux.

Les verrières du XIIe siècle des cathédrales de Chartres et du Mans, de
l'église abbatiale de Saint-Denis, de Vendôme et d'Angers, pouvaient et
peuvent se passer de cette patine, puisque (sauf les fonds qui, ne
l'oublions pas, sont faits avec des verres d'une qualité harmonieuse
incomparable) tous les détails de l'ornementation et des figures sont
couverts d'un travail au pinceau. Il y avait donc alors pour les
artistes verriers deux opérations distinctes propres à obtenir
l'harmonie générale d'un vitrail quand le carton était dessiné: 1° la
désignation des tons des verres sur ce carton; 2° le travail au pinceau
sur ces verres, qui complétait l'harmonie en donnant à chaque ton
l'importance relative convenable.

La méthode adoptée par les artistes du XIIe siècle pour la première
partie de ce travail est donnée par Théophile; c'était au moyen de
_lettres_ que le maître indiquait les couleurs sur le carton.

Or, cette méthode devait se rapprocher de celle que nous allons indiquer
en nous appuyant sur les exemples de verrières de cette époque. En
supposant les cinq voyelles exprimant:

       A = le blanc.

       couleurs composées

       E = le pourpre foncé.
       I = le pourpre clair.
       O = le vert d'émeraude.
       U = le vert bleu turquoise.

les consonnes exprimant:

       couleurs simples[351].

       B = le bleu.
       J = le jaune.
       R = le rouge

nous partons de cette première loi: que toute couleur simple dominant
dans un sujet, formant le fond, par exemple, il faut, avec elle,
employer en majorité les couleurs composées; que si, avec cette couleur
simple du fond, on met d'autres couleurs simples, il faut, ou que ces
couleurs soient en petites parties, ou isolées par un appoint blanc
important. Exemple: dans la figure 5 de l'arbre de Jessé de Chartres
(premier roi), le fond étant B, les voyelles doivent dominer dans la
composition. En effet, l'artiste a mis: manteau, O; robe, I; branchage,
A; fleurs, E, U, I, O. Les consonnes n'apparaissent plus que pour de
petites parties: couronne, pallium, deux feuilles inférieures dans les
bouquets du haut, feuille centrale dans les bouquets du bas, J; agrafe,
manchettes, souliers du roi, R. Si nous prenons les autres rois
au-dessus du premier et la Vierge du sommet, la loi est la même,
c'est-à-dire que le fond étant la consonne B, ce sont les voyelles qui
composent les personnages et ornements. Dans le bas, le Jessé est
couvert d'un ample manteau rouge, pour une raison d'harmonie indiquée
plus haut, mais ce manteau est entièrement entouré de la consonne A,
c'est-à-dire de blanc. Même règle pour la bordure: le fond des bouquets
est B, les bouquets sont I, O, la lancette centrale et la rouelle sont
J; mais la lancette centrale est très-menue, se rattache au blanc, ainsi
que la rouelle. Cependant les fonds des prophètes sont R, et le B entre
pour une forte part dans les vêtements de ces prophètes, ainsi que le J;
mais c'est là un de ces procédés d'harmonie fréquents à cette époque et
qui confirme la règle ci-dessus donnée. D'abord le B ou le bleu employé
est, dans la plupart de ces vêtements, ou verdâtre ou azuré clair, ce
qui n'en fait plus une couleur simple; le J est ou paille ou
très-fumeux. Il y a ici un cas particulier, la donnée harmonique de
l'artiste était celle-ci: obtenir un milieu brillant, limpide, léger,
doux à l'oeil. Pour arriver à ce résultat, il fallait avoir autour de
cette partie centrale une coloration vigoureuse, un peu dure même, une
sorte de dissonance qui fît repoussoir. De là ces alliances de rouge et
de bleu. Mais si l'on regarde cette belle verrière, avec quel art de
coloriste cet effet est-il obtenu! Dans ces vêtements bleus des
prophètes passent des bandes pourpres; puis, sur des parties voisines
d'un bleu azuré, des tons vert d'émeraude très-lumineux; de longs
phylactères blancs, même des robes blanches, viennent détruire ce qu'il
y aurait de trop forcé dans les tons de ces deux bordures des prophètes.
La puissance du fond vert d'émeraude des écoinçons, séparé du fond rouge
des prophètes par un filet blanc et un filet B pur qui est le B du fond
des rois, ajoute encore à l'effet solide de la tonalité, et ce vert
d'émeraude est rendu fin et doux cependant par les larges feuilles
pourpres qui mordent dessus et qui partent des carrés bleus niellés
(voy. la fig. 8).

Les peintres verriers du XIIe siècle ont employé parfois ces fonds
verts, mais seulement pour des parties accessoires, des ornements, et
pour faire participer ces fonds à un système de bordure dans le genre de
celui que nous venons de décrire. D'ailleurs, pour les sujets, pendant
les XIIe et XIIIe siècles, les fonds bleus et rouges; c'est-à-dire des
couleurs simples d'une coloration puissante, sont seuls employés, et
cela se conçoit. Dès l'instant que les verriers avaient reconnu qu'avec
une couleur dominante, comme un fond, il ne faut plus
qu'exceptionnellement des couleurs de même ordre, c'est-à-dire qu'avec
une couleur consonne dominante (pour en revenir à notre théorie), il ne
faut employer que des couleurs voyelles, et _vice versa_, force était de
prendre pour les fonds les couleurs simples; car, en supposant qu'on eût
pris un fond pourpre (couleur composée); par exemple, les objets compris
dans ce fond ne pouvaient être que le bleu, le rouge et le jaune
(couleurs simples). Cela diminuait les ressources de la palette du
verrier à trois couleurs et au blanc, pour tous les vêtements, nus et
ornements du sujet, ce qui présentait une harmonie monotone et bornée.
En adoptant les fonds bleus et rouges, bleus surtout, le peintre verrier
avait, pour colorer les sujets et ornements, deux verts, deux pourpres,
le bleu gris de lin et le bleu turquoise, c'est-à-dire six couleurs,
sans compter le blanc et les blancs rompus. D'ailleurs, avec le fond
bleu, il pouvait, au moyen de quelques artifices, employer encore le
rouge et le jaune, et avec le fond rouge, le bleu et le jaune. Il est
encore une autre considération: le bleu et le rouge seuls peuvent, comme
ton de fond, se passer de peinture, sans paraître creux. Le jaune est
trop absorbant, non par son rayonnement, puisqu'il n'en a pas, mais par
son éclat; quant aux tons composés et rompus, s'ils ne sont pas chargés
de peinture, c'est-à-dire modelés, ils ne se soutiennent pas: le regard,
pour ainsi parler, passe à travers et cherche quelque chose au delà. Le
bleu et le rouge translucides seuls, dépourvus de peinture, de modelé,
offrent à l'oeil une surface colorée solide, intense, sur laquelle il
s'arrête.

Nous avons vu (fig. 2 et 6) que les peintres atténuaient le rayonnement
du bleu par l'apposition, sur le bleu, d'une peinture écran qui en
diminuait la surface et qui altérait sa tonalité au profit des couleurs
voisines moins rayonnantes. Mais pour les fonds des sujets, au XIIe et
au XIIIe siècle, il était très-rare que les fonds bleus fussent chargés
d'une peinture écran; aussi, pour lutter contre le rayonnement de ces
fonds bleus, les verriers avaient-ils le soin de placer beaucoup de
filets ou de détails blancs ou bleu gris très-clair dans les sujets
enveloppés par ces fonds. En effet, le blanc gris bleu, qui a un
rayonnement égal au bleu saphir, conserve auprès de ce bleu saphir toute
sa valeur; il en est de même, ou à peu près, de certains pourpres pâles
et lilas, de certains verts glauques. Aussi ces tons sont-ils
très-fréquemment employés dans les sujets ou ornements se détachant sur
fond bleu franc. Pour empêcher les fonds bleus de rayonner en dehors de
leur périmètre, les artistes des XIIe et XIIIe siècles ont usé d'un
moyen qui ne manque jamais son effet. Ils plaçaient autour de ce fond un
filet rouge, puis un filet blanc. Voici le phénomène qui se produit
alors: la présence du filet blanc empêche le rouge d'être violacé par le
rayonnement du bleu. Soit (fig. 9) un sujet A sur fond bleu; si ce fond
bleu est entouré d'un filet rouge B, et celui-ci enveloppé d'un filet
blanc C, le rayonnement du bleu n'a pas d'action sur le filet rouge, ne
le rend pas violet; ce rouge conserve toute sa pureté et fait d'autant
mieux valoir la finesse du ton bleu. L'action du filet blanc sera encore
plus efficace, si ce filet est perlé, comme il est indiqué en P, parce
que le blanc, réduit à des touches répétées, prend d'autant plus de
fermeté. Mais si l'on fait le contraire, c'est-à-dire si l'on met le
filet blanc en B, à l'intérieur, et le filet rouge en C, à l'extérieur,
le blanc sera quelque peu azuré par le voisinage du bleu, et ne
présentera plus, pour le rouge, une opposition qui fera ressortir son
éclat; partant le rouge sera terni par le rayonnement du bleu passant à
travers le blanc.

Il est facile, par une expérience que chacun peut faire, de se rendre
compte de cet effet. Si le filet rouge est compris entre deux filets
blancs (perlés surtout), il conserve de même sa valeur, et l'on obtient
une harmonie d'une extrême délicatesse; car alors entre le rouge, qui ne
perd rien de sa qualité, et le bleu, il s'interpose un orle nacré qui
fait une transition des plus heureuses entre le rouge et le bleu. En
effet, la juxtaposition du rouge et du bleu est périlleuse; elle est une
véritable dissonance, et c'est avec beaucoup d'adresse que les peintres
verriers des XIIe et XIIIe siècles s'en sont servis. Si par
l'extraposition du blanc, le rouge conserve sa qualité et n'est plus
soumis au rayonnement du bleu, l'harmonie est dure; si le blanc fait
défaut, le rouge est violacé et prend une qualité fausse:
l'interposition d'un blanc verdâtre ou jaunâtre entre le rouge et le
bleu (à la condition d'avoir du blanc également à l'extérieur du rouge)
produit l'effet le plus heureux. Les peintres qui ont fait les belles
verrières de Chartres, de Bourges, etc., ont usé largement de ce moyen
de sertir les fonds bleus.

Après avoir étudié nos plus belles verrières françaises, on pourrait
établir qu'au point de vue de l'harmonie des tons, la première condition
pour un artiste verrier est de savoir _régler le bleu_. Le bleu est la
lumière dans les vitraux, et la lumière n'a de valeur que par les
oppositions. Mais c'est aussi cette couleur lumineuse qui donne à tous
les tons une valeur. Composez une verrière dans laquelle il n'entrerait
pas de bleu, vous n'aurez qu'une surface blafarde ou crue, que l'oeil
cherchera à éviter; répandez quelques touches bleues au milieu de tous
ces tons, vous aurez immédiatement des effets piquants, sinon une
harmonie savamment conçue. Aussi la composition des verres bleus
a-t-elle singulièrement préoccupé les verriers des XIIe et XIIIe
siècles. S'il n'y a qu'un rouge, que deux jaunes, que deux ou trois
pourpres et deux ou trois verts au plus, il y a des nuances infinies de
bleu, depuis le bleu clair gris de lin jusqu'au bleu foncé violacé, et
depuis le bleu glauque et le bleu turquoise jusqu'au bleu saphir
verdissant; or, ces bleus sont posés avec une très-délicate observation
des effets qu'ils doivent produire sur les autres tons et que les autres
tons doivent produire sur eux. Il y a, par exemple, des harmonies
très-heureuses produites avec des tons bleus glauques et des rouges (le
rouge comme fond, bien entendu), avec ces mêmes bleus, et des bleus
indigo et avec des verts d'émeraude. L'association du vert et du bleu,
si périlleuse, donne à ces artistes coloristes des tonalités d'une
finesse extraordinaire, et dont on ne peut trouver d'exemples que dans
certains émaux persans et dans les fleurs de nos champs. Tout le monde a
pu reposer ses regards sur l'harmonie si douce de la fleur du lin sur la
verdure. Mais de même que la nature a mis toujours des verts assortis à
chaque coloration de fleur, de même ont fait ces artistes, et peut-être
s'inspiraient-ils de ces modèles. Toujours est-il que, dans les grands
vitraux ou dans les vitraux à sujets légendaires des XIIe et XIIIe
siècles, jamais le regard n'est heurté par ces taches qui apparaissent
dans les verrières des époques postérieures. L'harmonie n'est jamais
dérangée par une touche mise mal à propos; tout se tient, se lie, comme
dans les beaux tapis d'Orient.

Il y a évidemment, pour chaque composition, pour chaque vitrail, une
tonalité admise par le compositeur; on pourrait presque dire qu'il y a
des verrières en ton mineur, des verrières en ton majeur. Cela est
sensible dans les édifices où il existe un grand nombre de ces
verrières, comme les cathédrales de Sens, de Bourges, du Mans, de
Chartres, de Tours, de Troyes, d'Auxerre.

Jamais cependant ces verrières anciennes n'affectent ces colorations
rousses, revêtues d'un glacis ambré que l'on a donné parfois à certains
vitraux du XVIe siècle, que nos verriers modernes prennent pour une
coloration chaude, mais qui a le grand inconvénient de manquer de
lumière et de donner aux intérieurs un ton faux, sans air et sans
profondeur; si bien que dans un vaisseau tamisant cette coloration de
lampe, il semble qu'on étouffe et que tous les objets se rapprochent de
l'oeil.

C'est en partie au judicieux emploi des bleus dans leurs vitraux que les
artistes des XIIe et XIIIe siècles doivent de donner aux vaisseaux
vitrés une profondeur et une atmosphère nacrée qui les font paraître
plus élevés et plus vastes qu'ils ne le sont réellement. Le bleu est
donc la base de la coloration des vitraux; mais c'en est aussi l'écueil,
écueil sur lequel les artistes du XIIIe siècle ont parfois échoué en
donnant à quelques-unes de leurs verrières une tonalité violette
désagréable ou une tonalité froide à l'excès, qui affecte le sens de la
vue comme un acide affecte le palais[352].

Dans les vitraux du XIIe siècle; les bordures prennent beaucoup
d'importance, comme on peut le reconnaître par l'exemple que nous avons
donné (fig. 7 et 8); quant aux fonds entre les sujets, ils sont réduits
autant que possible, et se composent d'ornements plutôt que de semis ou
quadrillés, ainsi qu'on le pratiqua au XIIIe siècle. À cette époque, où
l'on multiplia les vitraux légendaires, c'est-à-dire composés de petits
sujets compris dans un même vitrail et jetés sur une sorte de tapisserie
uniforme, on prétendit donner à cette tapisserie formant fond, et sur
laquelle brochaient les panneaux à sujets, un ton qui ne pût rivaliser
avec les couleurs dont ces sujets étaient composés. Pour ces sujets
légendaires, le rouge ne convenait guère. Son intensité absorbait les
détails répandus dans ces sujets; il rendait l'emploi des pourpres
très-difficile, sinon impossible, et s'alliait mal avec le jaune; de
telle sorte que pour colorer sur les fonds rouges les vêtements des
personnages, les peintres en étaient réduits aux nuances du bleu, à
certains verts et au blanc. Ils adoptèrent donc, sauf de très-rares
exceptions, pour les sujets légendaires, les fonds bleus, qui
permettaient l'emploi de tous les tons composés, et même du jaune et du
rouge, quand on les posait avec adresse pour la tapisserie sur laquelle
brochaient les sujets, il fallait donc trouver une coloration
relativement neutre, qui laissât briller les médaillons. Voulant
atteindre cet effet, la coloration ne pouvait que chercher une tonalité
relativement sourde, mais en même temps veloutée, pleine. Le rouge et le
bleu étaient les couleurs qui devaient remplir le mieux cet objet par
leur mélange, mais en évitant les tons violacés, lesquels détruisent
toute harmonie. Voici donc quelques-uns de ces fonds du commencement du
XIIIe siècle, choisis parmi ceux qui sont les mieux réussis (fig.
10)[353]. Le premier, A, présente une alternance égale de verres rouges
et bleus, c'est-à-dire que les carrés _r_ sont rouges et les carrés _b_
bleus. Le verrier a laissé en contact les rouges purs et les bleus purs,
séparés seulement par les plombs; il a obtenu ainsi un rayonnement du
bleu sur le rouge et un ton violacé, mais il a peint au milieu de chacun
des carrés un ornement écran dont les noirs sont assez puissants pour
arrêter le rayonnement, de sorte que les touches rouges vues à
l'intérieur des écrans restent très-franchement rouges et que le
rayonnement du bleu est diminué. À distance, la teinte violacée des
bords des carrés est rendue neutre, sourde, par l'éclat vif des verres
rouges réduits au moyen des peintures écrans, et par la fraîcheur des
tons bleus également réduits. Ainsi, l'effet général est celui-ci: ton
neutre, pourpré, tenant du bleu et du rouge, sur lequel étincellent des
touches rouges et bleues très-pures. Comme ce ton neutre pourpré n'est
que le produit des deux couleurs juxtaposées dont on retrouve l'éclat
pur sur quelques points, il en résulte un ton général harmonieux et
velouté (quoique un peu sombre) d'un bon effet. Le second exemple, B,
présente des carrés bleus séparés par des bandes rouges. Les rouges sont
laissés purs, tandis que les carrés bleus sont couverts d'une grisaille
écran qui atténue beaucoup leur rayonnement. Grâce à cette peinture, le
bleu prend lui-même un ton sourd, et ce sont les bandes rouges seules
qui conservent un éclat quelque peu pourpré sur les bords par le
voisinage des lisérés bleus laissés le long des plombs.

La bordure du premier exemple, A, est composée de fleurs bleues au
sommet, et blanches ou jaunes alternées, pour la partie inférieure, se
détachant sur un fond rouge. On observera que le rouge est pur; que le
bleu, le blanc ou le jaune sont couverts d'ornements. Les filets _a_
sont blancs, et les filets _b_ bleus. La bordure du second exemple
présente des losanges blanches et jaunes alternées, séparées par des
disques bleus sur fond rouge; les filets sont de même qu'au-dessus. Le
rouge, dans ces bordures, par la présence du blanc et du jaune, est
complétement soustrait au rayonnement du bleu, lequel, d'ailleurs, est
atténué par la peinture écran. Ces bordures prennent ainsi un éclat
très-vif qui assourdit encore les fonds et les relègue au second plan de
l'harmonie générale.

Présentons encore deux autres exemples de ces fonds (fig. 11), dans
lesquels le blanc et le jaune interviennent. Dans le premier exemple, A,
les écailles peintes sont bleues, leur naissance est jaune et leur cerné
rouge; le rouge n'est éteint que par un simple trait. Quant au bleu, la
grisaille écran atténue son rayonnement, pas assez cependant pour que le
rouge ne soit point pourpré. Mais les touches jaune-paille, voisines de
la réunion des bordés rouges, rendent à ceux-ci leur éclat près de ces
rencontres. L'effet est singulièrement harmonieux et chaud.

Dans le second exemple, B, les écailles sont également bleues, les
bordés rouges et les petits disques fleuronnés blanc verdâtre; toujours
les bleus sont peints, et ce sont ces points blancs qui atténuent, avec
cette peinture, le rayonnement du bleu.

On observera donc que les principes de coloration posés plus haut sont
suivis avec un tact parfait dans ces fonds. Les grisailles sur les bleus
laissent toujours un cerné bleu pur près du plomb, afin de profiter du
rayonnement d'une valeur suffisante pour adoucir les bords du rouge.
Mais pour que ce ronge, à distance, ne paraisse point trop pourpré par
les bleus, ou le rouge est occupé par un dessin noir, comme dans
l'exemple A (fig. 10), ou le blanc et le jaune-paille viennent lutter
contre le rayonnement du bleu, comme dans la figure 11.

Mais si, dans la composition des vitraux, comme dans toutes les branches
de l'architecture du moyen âge, il est des principes dont les artistes
ne s'écartent pas, lorsqu'il s'agit d'appliquer ces principes, ils font
preuve d'une grande liberté et d'une fertilité peu ordinaire. Ces fonds
entre les sujets légendaires, ces tapisseries, ne se composent pas
seulement de ces semis, de ces quadrillés, de ces _squamatures_, mais
aussi d'enroulements, d'entrelacs disposés, comme dessin et couleur, de
manière à laisser les sujets se détacher nettement. Voici (fig. 12) un
exemple de ces sortes de fonds[354]. Le bleu sert de fond aux sujets, le
rouge à la tapisserie, les médaillons A sont jaunes éteints par une
grisaille, entourés d'un orle blanc également atténué par de la
grisaille. Pour les enroulements, ils se composent de verres blanc
verdâtre, bleu (cendre bleu), bleu verdâtre, blanc, blanc bleuté, jaune,
bleu intense, et vert d'émeraude, ces trois derniers tons en petite
quantité. Ces bleus de diverses nuances rayonnent d'une manière
suffisante, malgré la peinture qui les couvre, pour violacer un peu le
rouge sur les bords, ce qui donne à cette tapisserie l'éclat velouté
nécessaire, tout en restant brillant. Les sujets sont entourés d'un
filet rouge cerné de deux perlés blancs. Le perlé qui sépare la bordure
de la tapisserie est vert pâle, la bordure est sur fond bleu, les
feuillages alternativement blancs et pourpre sombre. Le filet
d'entourage, suivant l'usage, est blanc. Ici, la bordure est dans une
tonalité froide, nacrée, et fait briller les tapisseries à fond rouge.
Les sujets sont généralement tenus aussi dans une tonalité froide et
nacrée, de sorte qu'ils se détachent par la délicatesse de leur
coloration sur le fond puissant de la tapisserie qui leur sert de fond;
et cette délicatesse de coloration des sujets est rappelée par la
bordure. Les médaillons jaunes servent de liaison entre la puissance de
coloration de la tapisserie et l'éclat fin des sujets et bordures.

Nous voudrions abréger ces détails infinis de l'art du verrier, mais il
est difficile d'être plus court, si l'on prétend en faire une critique
pouvant conduire à un résultat pratique. Nous sommes assez porté à
croire que dans ces questions de coloration, l'instinct joue le
principal rôle; il peut être utile de faire connaître que l'observation
et la connaissance de certaines lois sont non moins essentielles à
l'artiste, d'autant que jamais cette connaissance n'a été une gêne pour
ceux qui, étant naturellement doués des qualités du coloriste, sont
appelés à décorer les édifices.

Avant de pousser plus avant l'étude des transformations des procédés de
coloration des vitraux, il paraît nécessaire de revenir sur la partie si
essentielle de la composition et du dessin des cartons.

Le peu que nous avons dit à ce propos suffit cependant, pensons-nous, à
faire ressortir un point important, savoir: que les procédés de
composition et de dessin des vitraux s'écartent des procédés de
composition et de dessin de la peinture opaque. L'art dit verrier
diffère essentiellement de l'art du peintre. La lumière passant à
travers des surfaces colorées a, sur les rapports de ces couleurs entre
elles, une influence différente de celle qu'elle exerce sur des surfaces
opaques; la lumière passant à travers un dessin modifie également ses
contours, fait qui ne se produit pas, si elle frappe directement une
surface dessinée. Supposons, par exemple, deux inscriptions identiques
comme dimension et forme, l'une enlevée en blanc dans un écran noir,
l'autre tracée en noir sur un verre blanc ou bleu très-clair. Si la
lumière du jour passe à travers ces deux inscriptions juxtaposées, la
distance qui permettra de lire encore l'inscription se détachant en
clair sur un fond noir ne permettra plus de déchiffrer l'inscription
tracée en noir sur un fond clair. La différence sera telle, que si
l'inscription tracée en noir se lit (comme dernière limite de distance)
à 10 mètres, l'inscription claire sur fond noir se lira encore à 15
mètres. Si l'on s'éloigne davantage, l'inscription noire disparaîtra
tout à fait, et l'inscription claire tracera une lueur blanche sur le
fond noir, mais ne disparaîtra point entièrement tant que l'objet sur
lequel elle se détache sera visible. C'est l'effet du rayonnement de la
lumière, dont nous avons indiqué déjà les effets, lorsqu'elle traverse
des surfaces colorées. À propos du dessin, il nous faut revenir un
instant sur ces effets.

Le rayonnement de la lumière, passant à travers un verre blanc sur
lequel on appose un écran, fait paraître les parties réservées à travers
cet écran plus grandes qu'elles ne le sont réellement, et cela aux
dépens des bords du vide. Passant à travers un verre bleu, le
rayonnement de la lumière rend les bords de l'écran confus et bleuit une
zone de la surface opaque environnante. Passant à travers un verre rouge
jaspé, le rayonnement se manifeste par étincelles très-vives, mais sans
colorer les bords opaques d'une manière diffuse; si ce verre rouge est
d'un ton uni et intense, la teinte réelle disparaît presque entièrement
à distance et semble être une tache d'un brun livide. Passant à travers
un verre jaune, le rayonnement détache les contours du vide bien nets,
sans bavures, ne modifie pas sa dimension à l'oeil, mais la teinte jaune
paraît plus obscure au centre que sur les bords. Suivant que les tons
verts et pourpres se rapprochent du bleu, du jaune ou du rouge, l'espace
vide laissé dans l'écran participera plus ou moins à ces trois qualités.

La figure 13 donne une idée de ce phénomène. Le carré C est le vide réel
laissé au milieu de l'écran. Le blanc et les trois couleurs simples
produiront dans ce vide, à une certaine distance, les apparences que
nous présentons ici. Ces apparences ont donc sur le dessin une influence
dont il faut tenir compte, et dont les artistes verriers des XIIe et
XIIIe siècles se sont fort préoccupés. Ainsi ont-ils employé le blanc et
le jaune pour cerner, rendre nettes, les formes principales du vitrail,
et notamment pour faire autour des verrières une marge de 2 ou 3
centimètres de largeur qui les détache des tableaux ou meneaux de
maçonnerie; ainsi ont-ils procédé autour des panneaux, des vitraux
légendaires. S'ils peignent les traits de dessin et d'ombres sur un
bleu, ils ont le soin de les tenir plus larges et plus fermes que sur un
rouge, et surtout que sur un jaune ou un blanc. D'ailleurs, ils se
servent des influences des tons les uns sur les autres pour neutraliser
les effets du rayonnement trop puissants. Sur les filets blancs, ils
peindront des perles ou un filet noir droit ou trembloté. Pour les
vêtements des figures, ils se garderont d'employer les qualités du bleu
limpide des fonds; qui, par son rayonnement, fait disparaître les traits
que l'on appose dessus; ils emploieront des bleus gris, des bleus
turquoise ou verdâtres. Le plus ou moins de fermeté à donner aux
hachures peintes produisant les ombres, n'étant pas indiqué sur le
carton; si, comme nous l'avons expliqué plus haut, le maître faisait
couper le verre sur un trait avant l'indication de ces hachures, les
verres étant coupés et assemblés sur le châssis à peindre opposé à la
lumière du jour, le peintre forçait ou diminuait le modelé en raison de
la qualité plus ou moins rayonnante de chaque pièce.

L'influence des tons sur le dessin étant ainsi reconnue, nous allons
examiner comment les maîtres procédaient pour composer, tracer et
modeler les figures et les ornements des verrières.

Dans leurs compositions, ils évitaient, autant que faire se pouvait, les
agglomérations de personnages ou de parties d'ornement, afin de laisser
deviner le fond dans toute l'étendue d'un motif. En cela la composition
du vitrail diffère de celle de la peinture opaque. Autant il convient,
dans cette dernière, de grouper les personnages d'une scène de manière à
les détacher, le plus souvent, les uns sur les autres, autant il est
nécessaire, dans un vitrail, de distinguer ces personnages en faisant
apparaître fréquemment le fond autour de chacun d'eux. À distance, par
suite de la vivacité des tons translucides, si des personnages sont
groupés en assez grand nombre, il devient difficile, pour l'oeil, de les
comprendre séparément. L'absence de toute perspective linéaire ou
aérienne, l'impossibilité d'éteindre les tons, à moins de les pousser à
l'opacité, ce qui fait tache, produisent la confusion, si l'on ne
retrouve pas, au moins par échappées, le fond qui dessine le contour de
chaque figure. De même pour les ornements; non-seulement le plomb doit
les dessiner nettement, mais aussi le ton de fond. Les peintres verriers
des XIIe et XIIIe siècles n'ont guère failli à cette règle élémentaire.

Par une raison analogue, les mouvements, les gestes des personnages sont
vivement accentués, exagérés, les formes des ornements
très-vigoureusement dessinées. La translucidité des tons tend à amollir
les contours; à les brouiller: il fallait donc parer à cet effet par un
dessin très-ferme, exagéré, détaché; il fallait augmenter souvent le
trait vigoureux du plomb par un cerné noir; et, afin d'éviter la
lourdeur, laisser entre ce cerné noir et le plomb un filet pur du ton
local, ainsi que nous l'avons vu pratiquer dans les exemples du XIIe
siècle (fig. 5 et 8).

Le procédé de dessin adopté au XIIe siècle, tout empreint encore des
traditions de l'école grecque-byzantine, procédé qui convient d'ailleurs
si bien à la peinture sur verre, ne pouvait se perpétuer en France à une
époque où se développaient les écoles laïques, qui, en peinture comme en
sculpture, penchaient vers le naturalisme.

Les peintres verriers du XIIe siècle, comme les gréco-byzantins dans
leurs peintures, cherchaient toujours à faire apparaître le nu en dépit
des draperies qui le couvrent; les vêtements les plus amples
paraissaient, dans ces oeuvres, collés sur les parties saillantes du
corps, et se développaient en dehors de la forme humaine comme entraînés
par le vent. On sent, dans cette manière de traduire la nature, une
tradition antique, un souvenir de l'importance que les Grecs donnaient
au nu dans leurs ouvrages d'art. Les idées chrétiennes ne permettaient
plus la reproduction du nu; on le recouvrait d'étoffes, mais de manière
à faire comprendre qu'on n'oubliait pas entièrement ce qui avait fait la
gloire de l'art grec antique. Les artistes verriers, comme les
sculpteurs du XIIIe siècle, étudiaient la nature telle qu'elle se
présentait à leurs yeux, et n'avaient pas de raisons pour conserver
l'hiératisme si cher aux byzantins. Dès le commencement de ce siècle, on
reconnaît, dans les peintures sur verre, l'influence de l'étude de la
nature par la manière dont sont traitées les draperies, dans la
physionomie des têtes, l'expression vraie du geste. Ces modifications
apportées dans l'art du verrier par l'école laïque ont une telle valeur,
que nous croyons nécessaire d'insister par des exemples. La figure 3 a
fait voir un fragment d'un vitrail de la première moitié du XIIe siècle
tout empreint du _faire_ grec-byzantin. La figure 5 montre déjà un
progrès accompli, une tendance vers l'observation de la nature, dans la
manière dont les draperies sont tracées. Or, ce roi de Juda représenté
figure 5 ne peut avoir été peint avant 1145, puisqu'il appartient à la
partie de la cathédrale de Chartres qui date de 1140. Voici maintenant
(fig. 14) un panneau d'un vitrail de la cathédrale de Bourges, replacé
dans les verrières du XIIIe siècle, mais qui provient évidemment de
l'église bâtie pendant la seconde moitié du XIIe siècle[355]. Le dessin
de ce panneau, qui représente les deux apôtres Pierre et Paul, affecte
encore de soumettre les plis des draperies aux nus; cependant il y a,
dans les poses, les gestes et le faire des draperies, une tendance à
s'affranchir de l'archaïsme gréco-byzantin. Cette tendance vers l'étude
de la nature, en abandonnant les traditions grecques, est marquée d'une
manière définitive dans les figures d'anges qui accompagnent la
représentation de la sainte Vierge du vitrail de la cathédrale de
Chartres, dit _Notre-Dame de la belle verrière_. Ce vitrail nous montre
la figure de la Vierge assise, appartenant à l'école du XIIe siècle.
Mais ce sujet a été entouré de bordures et d'anges qui datent d'une
restauration faite pendant les premières années du XIIIe siècle.

Les tentatives vers le naturalisme sont évidentes dans ces restaurations
ou adjonctions. Nous prenons, de cette verrière, un panneau (fig. 15),
représentant un des anges qui tiennent des flambeaux aux pieds de la
Vierge toute empreinte du style archaïque du XIIe siècle[356]. Les plis
du vêtement de cet ange ne sont plus traités suivant la tradition
hiératique de l'école byzantine; il n'y a plus l'affectation à faire
apparaître le nu en dépit du mouvement naturel des draperies. L'artiste
d'ailleurs s'est efforcé de laisser voir le fond, afin de profiler
nettement la silhouette de la figure. Les jambes, les bras, les ailes,
se détachent autant que possible.

Avec le style du dessin, le mode d'exécution change également. Dans les
vitraux du XIIe siècle, les plus anciens, les demi-teintes sont
employées; et cette partie essentielle du modelé des vitraux mérite un
examen attentif, d'autant qu'elle a été le sujet de discussions plus
étendues que concluantes. Théophile[357] indique clairement le procédé
employé pour poser les demi-teintes. Il dit: «Lorsque vous aurez fait
les ombres principales (_priores umbras_) sur les draperies de ce genre,
et qu'elles seront sèches, tout ce qui reste de verre sera couvert d'une
teinte légère, non aussi dense que la seconde ombre, non aussi claire
que la troisième, mais qui tienne le milieu entre deux. Cela sec, avec
la hampe du pinceau, vous ferez, de chaque côté des premières ombres
posées, des traits fins (enlevés), de sorte qu'il reste des linéaments
délicats (clairs) entre les premières ombres et la seconde teinte.»
Théophile admet donc trois opérations pour faire le modelé: une
première, qui consiste à tracer avec le pinceau les premières ombres ou
plutôt les ombres principales, une seconde, qui consiste à passer une
légère demi-teinte comme un glacis; puis une troisième, qui consiste à
poser une demi-teinte lavée assez intense à côté de ces ombres, en
enlevant des clairs, pour laisser entre cette demi-teinte et l'ombre des
traits déliés, aussi pour obtenir les grandes lumières. Voilà le procédé
sommairement indiqué; voyons, en examinant les vitraux du XIIe siècle,
comment on obtenait ce résultat. Sur ces vitraux, on remarque en effet
un premier travail d'ombres fait par hachures, non absolument opaques,
très-fines et transparentes à leur naissance, très-pleines aux points où
l'ombre prend de l'importance, mais encore transparentes. Après ce
premier travail, le verre a dû subir une première cuisson, ce que ne dit
pas Théophile, mais ce qu'indiquent parfaitement les anciens verres.
Cette première ombre, étant ainsi vitrifiée, ne pouvait se délayer par
l'apposition d'une deuxième teinte. Le peintre posait donc cette seconde
teinte, qui faisait la demi-teinte forte, et il avait le soin de limiter
son étendue, de dessiner son contour, en grattant le verre avec la hampe
du pinceau, notamment entre cette demi-teinte forte et l'ombre. Il
n'avait pas à craindre d'enlever celle-ci déjà vitrifiée, ce qui
facilitait l'exécution de ce travail délicat. Posait-il la demi-teinte
la plus légère avant celle plus intense? Cela est probable, rien ne
l'empêchait de le faire; mais ce qui est important, et ce dont Théophile
ne dit mot, c'est que, par-dessus l'ombre principale cuite, sombre, mais
transparente, le peintre posait des traits opaques, le pinceau étant
chargé d'une couleur épaisse, pour obtenir des renforts d'ombres sans
aucune translucidité. Les verres étaient de nouveau remis au four, et
les demi-teintes, ainsi que les traits de force, se vitrifiaient[358].
Ceux-ci ont une saillie très-sensible au toucher, sont empâtés; en un
mot, parfaitement nets, sans bavures ni fusion avec la première ombre.
C'est ainsi que sont modelés les beaux vitraux du XIIe siècle, de
Notre-Dame de Chartres, de l'église abbatiale de Saint-Denis, de la
cathédrale de Bourges (anciens). Prenons (fig. 16) un morceau d'un
vitrail du XIIe siècle que nous reproduisons grandeur d'exécution. Avec
la couleur brune, sombre, mais encore translucide, le peintre a tracé
les plis principaux de cette manche, puis la pièce a été mise au four.
Cette première préparation vitrifiée, il a posé les demi-teintes en
enlevant les clairs avec un style, et sur l'ombre vitrifiée les traits
opaques épais, empâtés. À la partie inférieure du coude, le peintre a
posé une demi-teinte par hachures fondues par-dessus la première ombre
évidemment vitrifiée, car autrement les linéaments déliés de cette
première ombre auraient été détrempés et brouillés par le liquide tenant
la demi-teinte en suspension. On voit que, suivant l'indication de
Théophile, des filets clairs ont été enlevés parfois entre la
demi-teinte et l'ombre pour retrouver la localité du ton, ainsi qu'il
est dit ci-dessus. La pose des demi-teintes sur les vitraux du XIIe
siècle avait donc une grande importance; elle exigeait deux cuissons et
augmentait d'autant le prix de ces ouvrages. Aussi, dès le commencement
du XIIIe siècle, lorsque la dimension plus grande des fenêtres donna aux
artistes verriers des surfaces énormes à couvrir, on chercha des
procédés à la fois plus rapides et moins dispendieux. Les verres ne sont
cuits au four qu'une fois; les demi-teintes se posent à côté et sur les
ombres, et se fondent un peu avec elles, parce que le pinceau, si
légèrement manié qu'il soit, entraîne des parcelles de cette ombre en
posant cette demi-teinte. On se sert toujours d'ailleurs du style ou de
la hampe du pinceau pour nettoyer les bords des demi-teintes et pour
obtenir des filets purs, mais ils ne peuvent plus avoir la netteté de
ceux qui sont tracés sur les verres du XIIe siècle. C'est ainsi qu'est
modelé l'ange de la belle verrière de Chartres (fig. 15). Le détail A
(fig. 16) explique ce procédé. Plus tard la demi-teinte est posée à
plat, le trait d'ombre étant sec, comme on ferait un lavis rapidement
passé avec le pinceau peu chargé de ton. L'ombre se fond à peine avec ce
lavis léger. Ces moyens matériels se modifient encore vers la fin du
XIVe siècle et pendant le XVe, comme nous le verrons tout à l'heure.

Il n'est pas besoin d'avoir vu beaucoup de peintures gréco-byzantines,
soit dans des manuscrits, soit dans des monuments de l'Orient, pour
constater les rapports intimes qui existent entre les procédés employés
par les artistes grecs et ceux d'Occident au XIIe siècle. C'est le même
mode archaïque de tracé des plis, c'est le même faire. On peut donc
facilement constater la différence profonde qui sépare ces procédés de
peinture de ceux adoptés au commencement du XIIIe siècle pour les
vitraux. Le style du dessin subit de même une transformation complète;
la tendance vers l'idée dramatique, vers l'expression, vers l'élude de
la nature, apparaît dans l'art du verrier lorsque cet art est pratiqué
par les écoles laïques. Le geste perd son allure archaïque, les têtes ne
sont plus dessinées suivant un type de convention, les vêtements sont
ceux du temps et fidèlement rendus; l'exécution est plus libre, moins
sévère, moins fine et serrée, elle vise à l'effet. Elle dénote une
expérience approfondie des moyens pratiques pour obtenir le résultat le
plus complet à l'aide des moyens les plus simples. La préoccupation
dramatique est surtout marquée chez les artistes du commencement du
XIIIe siècle. La cathédrale de Bourges, si riche en très-beaux vitraux
de cette époque, est, à ce point de vue, une mine inépuisable. Plusieurs
de ces vitraux sont exécutés avec perfection, d'autres à la hâte,
évidemment, mais sur des cartons de maîtres habiles. Prenons un de ces
panneaux (fig. 17), qui représente les enfants de Jacob apportant les
vêtements ensanglantés de Joseph à leur père. On retrouve bien ici
quelques traces du _faire_ byzantin; les draperies accusent encore les
nus sur quelques points. Mais le naturalisme occidental, l'intention
dramatique, percent dans cette composition. La figure de Jacob notamment
n'a plus rien d'archaïque; elle est tout entière inspirée par un
sentiment vrai, l'observation de la nature prise sur le fait; plus de
réminiscences de l'antiquité. Si nous examinons les détails de ces
derniers vitraux, nous serons plus vivement convaincus encore des
changements que le XIIIe siècle apportait dans l'art du verrier comme
dans l'architecture même. La figure 18 est une tête de femme provenant
d'une verrière du milieu du XIIe siècle[359]. Dans cet exemple, on ne
peut méconnaître l'influence antique transmise par la tradition
byzantine. La ressemblance entre cette image et certaines peintures des
catacombes de Rome est frappante. Ce sont des arts frères. La figure 19
est le calque, grandeur d'exécution, de la tête du saint Paul du panneau
(fig. 14). Ces deux exemples montrent une exécution cherchée pour
obtenir un effet en raison de la distance du spectateur et du
rayonnement du verre pourpre clair bistré. Mais, quand les verriers du
XIIe siècle voulaient atteindre à une plus grande perfection, soit parce
que les vitraux étaient vus de près, soit parce que ces verriers
tenaient à employer toutes les ressources de leur art, ils sont arrivés
à des résultats qui, jusqu'à présent, n'ont pas été dépassés; car, sans
abandonner les principes de la peinture sur verres colorés et le style
large du dessin qui convient à ce genre de peinture, ils ont obtenu des
finesses de modelé qui rivalisent avec les oeuvres les plus délicates.
M. A. Gérente, dont les amateurs connaissent la collection choisie,
possède une tête provenant d'un vitrail du XIIe siècle, qui est un
véritable chef-d'oeuvre. Il a bien voulu nous la confier, et nous en
donnons ici (fig. 19 _bis_) un calque fait avec le soin le plus
scrupuleux. On constate parfaitement dans cette pièce le procédé de la
double cuisson. Le peintre a posé d'abord les demi-teintes les plus
fortes, comme un camaïeu léger, qui indiquait les masses du modelé; on a
passé la pièce au four; puis on est revenu avec de la peinture épaisse,
empâtée, pour former les traits principaux, les ombres noires des
cheveux, de la barbe, et des enlevures très-fines ont été faites au
style. Les plus délicates parmi ces enlevures ont à peine l'épaisseur
d'un cheveu. On en voit sur les sourcils, sur la barbe et même sur le
sommet de la tête. Il est certain que ces ombres épaisses, empâtées,
très-appréciables au toucher, ont été posées après une première cuisson;
car, sur quelques points, cet émail opaque s'est écaillé, et dessous on
aperçoit la première couche de demi-teinte qui adhère au verre. Les
demi-teintes les plus légères ont dû être posées de même après la
première cuisson; car, passées sur la première demi-teinte en quelques
points, elles n'ont pas délayé cette première demi-teinte. Du reste,
avec les moyens de peinture actuellement en usage, nous ne pouvons
obtenir de pareils résultats, ces demi-teintes lavées, fondues, dont le
grain n'est pas appréciable, même à la loupe; nos grisailles d'oxyde de
fer sont toujours un peu graveleuses, si bien broyées qu'elles soient.
La grisaille posée sur cette tête (19 _bis_) est transparente, chaude,
ton de bistre, et ne refroidit pas le ton local pourpre clair bistré du
verre, comme le ferait la grisaille du XIIIe siècle, ou celle
qu'emploient nos verriers. Il n'est pas besoin, pensons-nous, de faire
ressortir la grandeur de style de cette peinture, qui, à une distance de
10 mètres, conserve toute son énergie. On ne voit plus trace, dans cette
tête, des formes de convention de l'école byzantine. La bouche, les
yeux, sont dessinés par un maître avec une savante observation de la
nature, non plus avec les procédés ou recettes que nous avait transmis
l'école grecque dégénérée. Aussi regardons-nous cette oeuvre comme
appartenant à la fin du XIIe siècle, à l'époque où l'art tendait à
s'affranchir de l'hiératisme, sans abandonner complétement les moyens
d'exécution si parfaits employés pendant la première moitié de ce
siècle. Dans cette image, comme dans celle du saint Paul, l'artiste
cherche l'expression personnelle, il s'affranchit (surtout dans la
dernière, figure 19 _bis_) des types consacrés par les Byzantins.
Cependant, entre cette image et celle que nous donnons (fig. 20), qui
est calquée sur la tête du Jacob du panneau fig. 17, il y a toute une
révolution dans l'art. Ici l'expression atteint l'exagération. Ce dessin
est évidemment conçu de manière à produire l'effet cherché en raison de
la distance et de la lumière translucide[360]. Ce trait hardi, puissant,
étrangement vrai dans son exagération, n'a plus rien de l'art byzantin,
et rappellerait bien plutôt certaines peintures de vases grecs de la
haute antiquité. C'est là le moment de l'apogée de la peinture sur
verre, le point de contact entre les derniers vestiges des arts inspirés
par les Byzantins, et les tendances vers le naturalisme. Déjà (fig. 21)
cette tête calquée sur un vitrail de la sainte Chapelle, de Paris (1240
environ) indique l'abandon du vrai style décoratif, et celle-ci (fig.
22), provenant du vitrail de la légende de saint Thomas de la cathédrale
de Tours (1250 environ)[361], incline visiblement vers le dramatique. Il
est évident que pendant cette période comprise entre 1190 et 1250, les
artistes abandonnent les types admis, et bientôt les procédés décoratifs
inhérents à la peinture sur verre. Ils procèdent toujours par traits, la
sertissure en plomb accusant le dessin des contours, mais la touche
remplace le modelé large qui seul donne de la solidité à ces images
translucides. Parfois même, comme dans l'exemple fig. 22, lorsque les
vitraux étaient exécutés très-rapidement, la demi-teinte fait défaut.
Pour mieux faire saisir la différence d'exécution entre les vitraux du
milieu du XIIIe siècle et ceux du XIIe, nous donnons (fig. 22 _bis_, en
A) une tête copiée aux deux cinquièmes de la grandeur, sur un fragment
de 1180 environ, qui se trouve compris dans la rose septentrionale de la
cathédrale de Paris, et qui appartenait très-probablement aux verrières
de l'ancien transsept commencé sous l'épiscopat de Maurice de Sully.
Comme l'exemple figure 22, cette tête dépendait d'une verrière placée à
une grande hauteur, destinée par conséquent à être vue de loin et se
détachant en plein sur le ciel. On voit comme les procédés employés par
les peintres diffèrent dans ces deux exemples. De près, la tête A (fig.
22 _bis_) est d'une brutalité d'exécution qui dépasse tout ce qu'on
pourrait oser en ce genre. Cependant cette tête, vue à une distance de
10 mètres, se traduit par l'apparence B. Le verre employé est un pourpre
clair bistré. Ce ton, dont le rayonnement est faible, produit, avec les
ombres opaques qui y sont apposées, un effet singulier que nous laissons
à expliquer aux savants compétents. Ces ombres, à distance, se fondent
en gagnant sur les clairs minces et en perdant dans le voisinage des
clairs larges. On peut se rendre compte de ce fait en décalquant la tête
22 _bis_ sur l'original, et en reportant ce décalque, ainsi que M.
Gérente a bien voulu le faire pour faciliter cette étude, sur un verre
de la nuance indiquée ci-dessus; on apposera ce fragment contre une
vitre, en ayant soin qu'il se détache sur la partie moyenne du ciel. À 4
ou 5 mètres de distance, déjà les plombs ont disparu et se sont fondus
avec les ombres; les ombres du côté de fuite du masque ont influé sur la
demi-teinte, la bouche est déjà modifiée. À 10 mètres de distance,
l'apparence est exactement celle que donne l'image B. Ainsi le plomb qui
dessine l'os maxillaire, compris entre les deux grands clairs de la joue
et du cou, est réduit à un trait léger, tandis qu'il prend une grande
largeur sous le menton, là où les clairs voisins ont peu d'étendue. De
même le plomb qui sépare les cheveux du front gagne sur celui-ci et se
change en une ombre portée, ce clair du front étant étroit. Une partie
du clair des paupières se fond dans l'ombre des sourcils, de même que
l'extrémité claire fuyante de la lèvre inférieure, tout entourée
d'ombres, se fond entièrement dans cette ombre. Les demi-teintes aident
à produire ces illusions, car si on les fait disparaître et qu'on se
borne aux ombres opaques, l'effet n'est plus le même; tous les clairs
rongent les ombres, qui se réduisent simplement d'épaisseur et ne se
fondent plus. Il faut nécessairement que dans le voisinage de l'ombre,
le verre soit moins translucide, par l'apposition d'une demi-teinte,
afin que la lumière rayonne avec moins de vivacité, ou que son
rayonnement éclaircisse les ombres sans leur rien faire perdre de leur
largeur. Nous ne savons si les études récemment faites sur la lumière
peuvent donner sur ces phénomènes des explications scientifiques, mais
les expériences sont pour nous des démonstrations auxquelles chacun peut
recourir. Il est certain que ces artistes tant dédaignés avaient acquis
une longue pratique de ces propriétés lumineuses des verres colorés, et
que sous ce rapport, comme sous quelques autres, ils pourraient en
remontrer à ceux qui, aujourd'hui, semblent faire si peu de cas de leurs
oeuvres. Voilà en quoi consiste ces _secrets perdus_ de la peinture sur
verre; perdus parce qu'on ne prend pas la peine d'analyser les moyens et
procédés employés par les anciens maîtres.

C'est surtout dans les peintures sur verre représentant des personnages
d'une grande dimension qu'apparaît d'une manière évidente la science
d'observation des peintres verriers. Il ne nous reste pas,
malheureusement, de figures du XIIe siècle à une échelle au-dessus de la
taille humaine; mais, du XIIIe siècle, on en possède un grand nombre
dans les verrières de Bourges, de Chartres, d'Auxerre, de Reims, et ces
figures sont traitées avec cette connaissance approfondie des effets de
la lumière sur des surfaces translucides colorées. Souvent dans ces
personnages de dimension colossale, pour les nus comme pour les
draperies, les demi-teintes n'existent pas. La grisaille est presque
opaque, et n'acquiert un peu de transparence que vers les bords des
touches d'ombre. On peut citer parmi les plus anciennes figures d'une
grande dimension, un certain nombre de fragments du choeur de l'église
abbatiale de Saint-Rémi de Reims. Beaucoup de ces vitraux datent de
l'époque de la construction du choeur, c'est-à-dire de la fin du XIIe
siècle ou des premières années du XIIIe. Ces verrières, qui, à plusieurs
reprises, ont été fort maladroitement remises en plomb avec des
interpositions de panneaux, furent exécutées évidemment par des maîtres
d'un talent consommé. Plusieurs fragments sont d'un beau caractère et
conçus avec une adresse rare pour produire à distance un effet
complétement satisfaisant. Nous avons eu entre les mains une de ces
têtes, qui était déposée avec d'autres panneaux dans les greniers du
presbytère, et nous en donnons la copie (fig. 22 _ter_, A), au cinquième
de l'exécution. Le masque est composé de huit morceaux pris dans un
verre pourpre chaud. Les yeux sont coupés dans du vert blanc verdâtre;
les cheveux, dans un verre pourpre violacé. La couronne est jaune, avec
pierres bleues et rouges. Elle est complétement couverte d'une teinte de
grisaille, et les clairs sont enlevés au style, conformément au procédé
du XIIe siècle. À la distance de 20 mètres, cette tête, d'une exécution
si brutale, prend un tout autre caractère. Ce sont les traits d'un jeune
homme à la barbe naissante. Nous présentons cette apparence, figure 22
_ter_, B. Le plomb qui, du coin de l'oeil droit, rejoint l'aile du nez,
disparaît entièrement en passant sur les grandes lumières, et ne fournit
qu'une légère demi-teinte à ses points de contact avec les ombres. La
touche violente du nez du côté du clair passe à l'état de demi-teinte se
perdant vers l'extrémité inférieure. Le sourcil de l'oeil droit
s'adoucit grâce au filet clair qui passe dans l'ombre. La bouche se
modèle avec une douceur toute juvénile, ainsi que le menton. Quant à la
couronne, elle semble, grâce à ces enlevures déliées, un joyau modelé
avec la plus exquise délicatesse.

Les grands personnages représentés sur les verrières du XIIIe siècle,
comme ceux de Notre-Dame de Chartres, présentent souvent ces phénomènes,
bien qu'ils soient généralement d'une exécution très-inférieure à celle
de l'exemple que nous venons de donner: cependant le principe est le
même. Le sentiment décoratif ne fait jamais défaut, jusque vers le
milieu du XIIIe siècle; quant à la composition du dessin, au geste, les
artistes inclinent vers la donnée dramatique. Cette tendance nouvelle
alors est bien sensible dans les compositions des vitraux de la sainte
Chapelle de Paris, de Notre-Dame de Chartres, des cathédrales de Tours
et de Bourges, qui datent de la fin de la première moitié du XIIIe
siècle. Voici (fig. 23) un panneau tiré d'une des verrières de cette
cathédrale de Bourges, et qui représente le martyre de saint Étienne. Il
est difficile, dans un petit espace, de mieux exprimer, par la
composition, la scène de la lapidation du saint. Les gestes sont
exprimés avec une vérité absolue. Les personnages, cependant,
conformément à notre précédente observation, se détachent autant que
possible sur le fond, tout en formant groupe. Le dessinateur ne s'est
pas astreint d'ailleurs à rester dans les limites du cadre, il les
franchit; ce qui contribue encore à donner plus de vivacité à la scène.
Plus rien d'archaïque dans les plis; leur dessin est fidèlement
interprété d'après la nature. Les vêtements sont ceux du temps, et
abandonnent les traditions byzantines encore si marquées dans les
draperies des personnages sculptés et peints vers la fin du XIIe siècle.

Ces qualités nouvelles sont surtout appréciables dans les vitraux de
notre école de l'Île-de-France, toujours contenue, même dans les oeuvres
les plus ordinaires. Les vitraux de la sainte Chapelle de Paris, si
remarquables comme effet d'ensemble, ont dû être exécutés avec une
grande rapidité; y découvre-t-on aussi bien des négligences: verres mal
cuits, sujets tronqués, exécution souvent abandonnée à des mains peu
exercées. Cependant on peut reconnaître partout la conception d'un
maître dans la composition des cartons. Les scènes sont clairement
écrites, les personnages adroitement groupés; le dessin est parfois pur
et le geste toujours vrai. Ce guerrier assis (fig. 24) en fournit la
preuve, bien que l'exécution des détails soit insuffisante. Il faut
avoir eu entre les mains un grand nombre de vitraux, les avoir analysés,
pour ainsi dire, pièce par pièce, pour se rendre un compte exact des
procédés de cet art. La lumière translucide dévore si facilement les
parties opaques, comme les fers, les plombs, et les traits chargés, que
le peintre doit tenir grand compte de ce phénomène. Or, ce n'est pas en
élargissant les ombres outre mesure qu'il peut combattre cette influence
de la lumière, car alors il n'arrive qu'à faire des taches obscures qui
détruisent la forme, au lieu de l'accuser[362]. Cependant, malgré cette
l'acuité dévorante de la lumière, le moindre trait faux, à côté de la
forme, choque plus les yeux qu'il ne le ferait sur une peinture opaque.
Ce qui démontre que si délicats qu'ils soient, les traits, dans la
peinture sur verre, ont leur valeur. S'ils sont à leur place, à peine
les aperçoit-on; s'ils sont posés contrairement à la forme, ils
tourmentent l'oeil. Souvent les vitraux du XIIIe siècle, exécutés avec
précipitation et négligence, laissent voir un travail insuffisant ou
grossier, mais jamais ce travail n'est inintelligent; chaque trait porte
coup, accuse la forme, et cela avec les procédés qui sont inhérents à ce
genre de peinture. Ce n'est pas sans motifs que les peintres donnent,
par exemple, aux extrémités des membres, une maigreur exagérée; la
lumière se charge de parer à ce défaut, qui est apparent lorsqu'on tient
le morceau de verre près de l'oeil, mais qui disparaît si ce morceau est
à sa place. Exemple: voici une main (fig. 25, en A) calquée sur un
panneau du XIIIe siècle. La main dessinée sur la nature donnerait le
trait B. Si le peintre s'était contenté de la tracer ainsi sur le verre
avec le modelé, à distance ce dessin, admettant qu'il fût parfait, ne
présenterait qu'une masse confuse, molle, sans forme; toute la
délicatesse mise dans le trait et le modelé serait peine perdue. En
accentuant la forme, en amaigrissant la lumière, en exagérant certains
détails, l'artiste du XIIIe siècle obtenait l'effet voulu à distance, le
geste et la silhouette étaient compris.

Encore cet exemple, que nous avons choisi exprès, est-il de ceux qui se
rapprochent le plus de la forme réelle. Mais en voici un autre (fig. 26)
qui est bien mieux dans la donnée de la peinture translucide. La
courbure exagérée de l'index, la grosseur de l'extrémité du pouce, sont
observées pour accuser le geste et pour contraindre la lumière à
faciliter la compréhension de la forme. C'est grâce à l'emploi de ces
procédés que les sujets de nos vitraux légendaires du XIIIe siècle,
généralement d'une très-petite dimension, sont si visibles, que les
scènes se peuvent lire, et que les personnages qui les composent
semblent prendre vie, qu'ils sont en action. Il nous est arrivé
fréquemment de toucher du doigt des panneaux qui, à distance, produisent
un excellent effet, et d'être surpris des moyens employés par les
artistes verriers pour obtenir cet effet, des exagérations, des
tricheries qu'ils se sont permises. Les figures qui paraissent les plus
parfaites sont, vues de près, d'une étrangeté singulière, au point de
vue du dessin rigoureux. Des parties de ces figures sont d'une maigreur
hors de toute proportion, d'autres sont dessinées avec exagération; des
gestes sont forcés jusqu'à l'impossibilité, des traits accusés jusqu'à
la charge. Le panneau de Bourges que nous donnons fig. 17 et 20, et dont
l'aspect est excellent à distance, présente de près tous les moyens
d'exécution forcés que nous signalons. La tête, figure 20, est, sous ce
rapport, une des oeuvres les plus intéressantes à étudier. Il fallait
une longue pratique de ces effets de la lumière et de la distance pour
en arriver à cette exagération de la forme, à ces hardiesses justifiées
par l'effet obtenu. Il est clair que plus les sujets sont compliqués et
les scènes vives, plus les artistes ont du recourir à ces procédés qui
consistent à jouer avec la lumière pour obtenir un effet voulu; car dans
les figures d'une composition simple ils sont restés bien plus près de
la réalité. Le personnage que nous donnons ici (fig. 27) est dans ce
dernier cas[363]. La peinture sur verre est le tracé A, l'apparence à
distance est le tracé B. Les plombs se fondent dans la lumière; la
dureté des traits disparaît et compose un modelé doux et clair.
Cependant les demi-teintes comme les ombres sont posées à plat, sans
être fondues; mais le voisinage des parties laissées pures de tout
travail, le voisinage des lumières, influent sur ces teintes et en
dévorent les bords, si bien qu'à distance, on supposerait un modelé
très-délicat, une succession de nuances entre l'ombre et le clair, qui,
de fait, n'existe pas. Si, au contraire, ce modelé était fondu; si, au
lieu de se composer de touches d'ombres d'une même valeur et d'une
très-petite quantité de demi-teintes égales d'intensité, le peintre
avait suivi toutes les transitions que la nature donne entre l'ombre et
la lumière, cette figure, à distance, ne présenterait qu'une masse
confuse, ou plutôt des formes émoussées, molles, rondes, sans accent.
Or, ce défaut choque dans les vitraux qui, beaucoup plus tard, furent
traités comme on traite la peinture opaque. Les traditions du XIIe
siècle persistèrent dans certaines provinces jusque vers le milieu du
XIIIe siècle. Si, dans l'Île-de-France et en Champagne, l'art du verrier
penche vers l'étude plus attentive de la nature, en Bourgogne, par
exemple, on retrouve encore, au milieu du XIIIe siècle, des traces de ce
dessin et de ce modelé gréco-byzantin. Les vitraux de Notre-Dame de
Dijon, ceux de Notre-Dame de Semur, qui datent de 1240 à 1250, qui, par
conséquent, sont contemporains de ceux de la sainte Chapelle de Paris,
ont un caractère archaïque perdu déjà dans les provinces françaises. Ce
saint Pierre (fig. 28) tiré d'un vitrail de la chapelle de la Vierge de
Notre-Dame de Semur (Côte-d'Or) nous fournit un exemple de la
continuation peu altérée des procédés de dessin du XIIe siècle.
D'ailleurs ces vitraux sont exécutés avec un soin minutieux. Les
artistes redoutent les grandes surfaces des lumières; ils multiplient le
travail des plis des draperies, les traits, pour atténuer l'effet de la
coloration translucide; il en résulte une harmonie un peu sourde, mais
d'une valeur soutenue. Les verres choisis par cette école sont
particulièrement beaux et épais, d'une coloration veloutée.
Malheureusement il ne reste pas un grand nombre de ces vitraux
bourguignons du XIIIe siècle, car les verrières de la cathédrale
d'Auxerre n'appartiennent pas franchement à cette école, et se
rapprochent plutôt de la facture champenoise. Disons aussi que dans les
vitraux d'un même édifice et d'une même époque, on observe le travail de
mains très-différentes. Des artistes vieux et des jeunes travaillaient
en même temps, et si les jeunes introduisaient dans ces ouvrages une
exécution avancée, nouvelle, les peintres appartenant aux écoles du
passé continuaient à employer leurs procédés. C'est ainsi, par exemple,
qu'à la sainte Chapelle de Paris, on signale des panneaux qui ont encore
conservé des traces de la facture du commencement du XIIIe siècle.
Peut-être au XIIe siècle fabriquait-on des vitraux de pacotille d'une
exécution hâtive et négligée. De ces sortes de vitraux il ne reste pas
trace. Il est vrai que les verrières de cette époque qui sont conservées
furent replacées au XIIIe siècle ou laissées en place
exceptionnellement[364], ce qui ferait supposer que cette conservation
est due à leur perfection, tandis que les oeuvres d'un ordre inférieur
auraient été remplacées. Toujours est-il que nous ne connaissons du XIIe
siècle que des vitraux d'une beauté incomparable, soit comme choix de
verre, soit comme composition ou exécution des sujets d'ornements, soit
comme mise en plomb; on n'en peut dire autant des vitraux fabriqués
pendant le XIIIe siècle, et surtout de ceux qui appartiennent à la
seconde moitié de ce siècle. Leur harmonie n'est pas toujours heureuse,
leur composition est souvent négligée et l'exécution défectueuse; les
verres peints sont irrégulièrement cuits et grossièrement mis en plomb.
Ces négligences s'expliquent, si l'on a égard à la quantité prodigieuse
des vitraux demandés alors aux peintres verriers.

Il ne faut pas croire d'ailleurs que ce procédé décoratif fût obtenu à
bas prix, les vitraux devaient coûter fort cher. Telle corporation
réunissait des ressources pour fournir une verrière[365], et
généralement ces verrières données par un corps de métier sont les plus
belles comme exécution parmi celles qui décorent les fenêtres de nos
grandes cathédrales. Un prince donnait une verrière, ou un chanoine, ou
un abbé. C'étaient donc là des objets de prix. La valeur de la matière
première était considérable, et l'on attachait beaucoup d'importance,
non sans raison, à la bonne qualité et à la beauté des verres. La mise
en plomb devait naturellement atteindre des prix élevés. Les plombs
étaient obtenus, non à la filière, comme on les obtient aujourd'hui,
mais au rabot, ce qui exigeait beaucoup de temps et de soin. Or, quand
on suppute la quantité de mètres linéaires de plombs qui entrent dans un
panneau de vitrail légendaire, par exemple, on reconnaît qu'il y a là,
comme matière et main-d'oeuvre, une valeur assez considérable.
Aujourd'hui, la mise en plomb d'un mètre superficiel de vitraux
légendaires bien faits, avec des verres épais, coûte environ 50 francs.
Les verres étant, pendant les XIIe et XIIIe siècles, beaucoup moins
égaux que les nôtres, ce prix, eu égard à la valeur de l'argent, ne
pouvait être au-dessous de cette somme. Ainsi que nous l'avons dit,
cette inégalité d'épaisseur des verres, qui rend la mise en plomb si
difficile, est une des conditions d'harmonie et de vivacité des tons.
Quand les verres sont plans et égaux comme épaisseur, la lumière les
frappe tous, sur une verrière, suivant un même angle, d'où résulte une
réfraction uniforme; mais quand, au contraire, ces verres sont bossués
et inégaux comme épaisseur, ils présentent, extérieurement à la lumière,
des surfaces qui ne sont pas toutes sur un même plan vertical; d'où
résulte une réfraction variée qui ajoute singulièrement à l'éclat
relatif des tons, et qui contribue à l'harmonie. C'est ainsi que la
perfection des produits est souvent en raison inverse de la qualité de
l'effet, en matière d'art.

Pour sertir ces verres inégaux d'épaisseur et bossués, les verriers des
XIIe et XIIIe siècles employaient des plombs peu larges, mais ayant
beaucoup de champ (fig. 29), poussés au rabot sur lingots. Les ailes de
ces plombs, épaisses, permettaient à l'ouvrier metteur en plomb de les
rabattre sur les inégalités du verre, de manière à maintenir
parfaitement leurs bords, comme on fait de la bâte qui sertit un chaton.
La section de ces plombs, quelquefois très-fins, donne ou des plans
droits, ou des surfaces externes convexes (voy. en B). Leur champ,
prononcé relativement à l'épaisseur, permettait de les contourner
facilement pour suivre toutes les sinuosités des pièces de verre. Ils
étaient réunis par des points de soudure. Les plombs que nous possédons
encore, datant du XIIe siècle, sont très-étroits; ils deviennent
généralement plus larges aux XIIIe siècle, surtout dans les verrières à
grands sujets, et, entre eux et le verre, on constate souvent la
présence d'un corps gras résineux, qui était destiné à calfeutrer les
interstices.

Si les artistes de la seconde moitié du XIIIe siècle ont exécuté parfois
des verrières avec négligence, il faut reconnaître cependant qu'ils en
ont produit une grande quantité dont l'aspect, au point de vue de
l'harmonie des tons, du dessin et de l'exécution, ne laisse rien à
désirer. Parmi ces dernières, nous citerons les panneaux de fenêtres de
la galerie du choeur de l'église de Saint-Urbain de Troyes (1295
environ). Trois de ces panneaux placés du côté du nord sont exécutés
avec une rare perfection. Ils se détachent sur une grisaille; leurs
fonds rouge, vert et bleu sont damasquinés de dessins d'une délicatesse
extrême, enlevés sur une teinte posée en dehors du vitrail, et non du
côté de la peinture, ce qui donne un _flou_ particulier à ces dessins.
Les trois sujets représentés sont: l'entrée de Jésus à Jérusalem, le
lavement des pieds, et Jésus discutant dans la synagogue. Voici (fig.
30) une copie de ce dernier sujet. Ce panneau n'a que 0m,55 de largeur;
les figures sont modelées avec des demi-teintes en partie posées en
dehors et les traits peints à l'intérieur, suivant l'usage. Les têtes
cherchent l'expression individuelle et dramatique, mais manquent de la
grandeur et du style que l'on trouve dans les vitraux antérieurs à cette
époque; les draperies sont évidemment étudiées sur la nature et ne
laissent plus apercevoir trace de la recherche du nu encore apparente au
milieu du XIIIe siècle. La figure 31 reproduit la tête du Christ
grandeur d'exécution: on croirait difficilement qu'un siècle à peine
sépare cette peinture de celle donnée figure 20. Il est vrai de dire que
ces trois panneaux de l'église de Saint-Urbain sont exceptionnels, que
ce sont des miniatures sur verre. Ils n'en constatent pas moins le degré
d'avancement de l'art du verrier, l'abandon complet de traditions du
XIIe siècle, les tendances de la nouvelle école vers le naturalisme et
même le maniéré.

Jusqu'alors il était peu ordinaire que les panneaux colorés fussent
entourés par des fonds en grisaille. M. Steinhel, dont les connaissances
en peinture sur verre sont connues, signale cependant des panneaux
colorés de la fin du XIIe siècle se détachant sur des ornements
également colorés, mais sur fond blanc.

Ces vitraux appartiennent à la cathédrale de Châlons, qui, bien que
datant en presque totalité du XIIIe siècle, conserve d'assez nombreux
fragments de vitraux du XIIe siècle, entre autres de fort belles
bordures. Nous reproduisons ici le dessin de ces ornements sur fond
blanc qui entourent des panneaux à sujets légendaires sur fond bleu.
L'ensemble de la verrière donne les compartiments présentés en A (fig.
32). Les sujets sont répartis dans les quarts du cercle C. En B, est
tracé un détail des écoinçons _d_. Nous avons indiqué par des lettres,
conformément à la méthode précédemment donnée, les tons des verres dans
ce détail: c'est-à-dire que les lettres _b_, _r_ et _j_ indiquent le
bleu, le rouge et le jaune; les lettres _a_, _e_, _i_, _o_, _u_, le
blanc, le pourpre foncé, le pourpre clair, le vert d'émeraude et le vert
bleu turquoise; le jaune du cercle est paille celui _j_ de l'ornement
est plus chaud. L'harmonie est sévère, nacrée, et fait ressortir
puissamment les médaillons à sujets. Ce fait rare aujourd'hui,--les
vitraux du XIIe siècle étant peu communs,--devait, pensons-nous, se
présenter assez fréquemment à cette époque, la tendance des peintres
verriers du XIIe siècle étant de trouver les harmonies claires et
limpides d'aspect. Il existe à la cathédrale d'Augsbourg des vitraux
dont les grandes figures, qui paraissent dater de la fin du XIIe siècle,
se détachent sur des fonds blancs damasquinés de grisailles.

Les vitraux légendaires ou à grandes figures du XIIIe siècle sont au
contraire d'une tonalité puissante, et les artistes de cette époque ne
pensaient pas que cette coloration montée pût s'allier à la clarté des
grisailles. Cependant, si étendues que fussent les surfaces vitrées dans
les monuments, leur coloration rendait les intérieurs des vaisseaux
très-sombres. Dès la seconde moitié du XIIIe siècle, on songea donc à
donner plus de lumière dans l'intérieur des édifices en composant des
verrières partie en grisailles, partie en panneaux colorés. On conçoit
sans peine que cette innovation dut changer complétement les conditions
d'harmonie. Les surfaces blanc nacré des parties en grisailles devaient
faire paraître lourdes et obscures les surfaces colorées-voisines. On
introduisit donc dans ces dernières de grandes parties claires, des
bleus limpides et verdâtres, des jaunes, des rouges et pourpres
très-clairs, des blancs verdâtres ou rosés. D'ailleurs les panneaux
légendaires ou les grandes figures isolées étaient toujours entourés
d'un fond bleu, le plus souvent avec filets d'encadrement. Outre la plus
grande masse de lumière, on obtenait ainsi une économie notable sur la
vitrerie des grands édifices, car les grisailles, même les plus
chargées, ne coûtent pas la moitié du prix de revient des vitraux
colorés. Dans les fenêtres hautes de la cathédrale d'Auxerre, qui datent
de la seconde moitié du XIIIe siècle, on avait déjà tenté l'emploi de ce
moyen; mais là les grisailles sont d'un dessin très-large et ferme qui
combat la trop grande lucidité de ces surfaces claires, incolores,
opposées, dans une même fenêtre, à des surfaces colorées. La grisaille
n'occupe qu'une faible partie du vitrail, et compose comme une marge
entre le sujet principal et la bordure toujours colorée. Voici un
exemple tiré des hautes fenêtres du choeur de cette cathédrale (fig.
33)[366]. Le fond de la figure et du dais qui la surmonte est bleu; les
tons du dais sont: le blanc, le jaune, le vert pâle avec touches rouges
dans les deux petites baies latérales. Cette harmonie très-claire sert
de liaison entre les deux bandes B de la grisaille. Il en était de même
du socle, détruit aujourd'hui et remplacé par un panneau du XVIe siècle;
le personnage porte une robe vert d'émeraude, un manteau pourpre clair,
un bonnet vert, un phylactère blanc. La bordure est composée de feuilles
vert bleuâtre et jaunes sur fond rouge. La lumière donnée par ces sortes
de verrières est d'autant plus brillante, qu'elles se détachent sur la
partie supérieure du ciel. Pour combattre l'effet dévorant de cette
lumière dans les bandes en grisailles, celles-ci sont peintes en traits
épais avec treillissé très-fourni entre les ornements, si bien que, près
de l'oeil, la surface des lumières est moins importante que celle
occupée par la grisaille opaque. Dans le même fenestrage du choeur de la
cathédrale d'Auxerre, des grisailles occupant la même place sont mêlées
de touches et de filets en couleur. L'effet est moins franc, moins
compréhensible. C'est cependant à ce dernier parti que les peintres
verriers de la fin du XIIIe siècle s'attachèrent dans la composition de
beaucoup de fenêtres à grands sujets ou personnages. Les charmants
panneaux des fenêtres de la galerie du choeur de l'église de
Saint-Urbain de Troyes, dont nous avons donné un échantillon (fig. 30),
sont compris entre des compartiments de grisailles avec filets colorés.
Les fenêtres hautes du choeur de cette même église présentent une série
de grandes figures de prophètes surmontées de dais, se détachant sur un
fond bleu et comprises entre des panneaux de grisailles avec filets
colorés (voyez fig. 34). Les vêtements de ces grandes figures sont
généralement clairs et vifs. Les bordures sont larges et solides de ton.
Celle de la verrière que nous donnons ici se compose des armes de
France; c'est-à-dire d'un fond bleu chargé de fleurs de lis d'or
(jaunes) sans nombre, et d'un écu de gueules à la croix d'argent
(blanche) et de quatre clefs de même dans les quatre cantons, les
pannetons opposés. Contrairement au parti adopté à Auxerre quarante ans
auparavant environ, la grisaille de Saint-Urbain est fine, claire, peu
chargée, de manière à laisser briller les filets et les touches de
couleur. Ce parti a été adopté dans beaucoup de monuments de la fin du
XIIIe siècle et du commencement du XIVe, notamment à Saint-Ouen de
Rouen, dans les cathédrales de Narbonne, d'Amiens[367], de Cologne, etc.
Quelquefois les dais d'architecture prenaient une grande importance et
se composaient de tons clairs, blancs, jaunes, vert d'eau, avec des
taches rouges et bleues. Pendant le XIIIe siècle, ces dais, bien que
tenus toujours dans des tons clairs, sont simples comme dessin, assez
peu importants comme dimension. Ils prennent plus de place à la fin du
XIIIe siècle, et occupent souvent pendant le XIVe autant de surface que
les figures qu'ils couvrent. Ils se chargent de détails d'architecture,
tels que clochetons, gâbles, roses, fenêtres à meneaux, crochets et
fleurons. Jusqu'alors les formes d'architecture représentées dans les
vitraux sont traduites d'une manière toute de convention; mais vers le
commencement du XIVe siècle, les artistes verriers affectent de
rechercher l'imitation plus réelle de ces formes. On peut citer, comme
un premier exemple de ces tentatives, des verrières des chapelles de la
cathédrale de Beauvais qui datent de 1310 environ. La figure 35, au
quart de l'exécution, donne une partie des décorations architectoniques
qui accompagnent les sujets de ces verrières et qui sont d'une extrême
finesse. Les tons de cette architecture sont blancs et jaunes avec
quelques touches rouges, sur un fond bleu. L'éclat non rayonnant du
jaune acquiert la netteté et la délicatesse de lumières métalliques à
travers ces larges redessinés noirs, ce qui produit un effet
saisissant[368]. Mais cette recherche, ce dessin maigre et découpé, font
regretter les fonds richement colorés, les bordures larges, les
ornements si grassement composés qui donnent aux vitraux des XIIe et
XIIIe siècles cette harmonie veloutée et profonde qui n'a son égale
nulle part. Les bordures du XIVe siècle sont généralement étroites et
composées de dessins trop petits d'échelle. Les meneaux qui alors
divisaient les fenêtres en compartiments verticaux d'une largeur de deux
pieds à deux pieds et demi (0m,65 à 0m,75) obligeaient les verriers à
réduire les bordures et à diminuer les figures isolées. Les pages
données à ces artistes n'avaient plus l'ampleur que nous leur voyons
prendre pendant le XIIe siècle et jusque vers 1230. Les armatures de fer
ne se composaient plus que de barlotières, c'est-à-dire de barres
horizontales, et les panneaux comprenaient la composition centrale et la
bordure. L'exemple fig. 34 est déjà pour cette époque une exception;
mais, à Saint-Urbain de Troyes, les vides prennent une surface énorme;
il est rare que les travées de vitraux entre meneaux aient cette largeur
à dater de la seconde moitié du XIIIe siècle.

Les vitraux légendaires du XIVe siècle sont beaucoup moins communs que
ceux du XIIIe. Cet art déclinait alors visiblement; les principes de la
peinture translucide que nous avons exposés, et qui avaient dirigé les
artistes pendant deux siècles, se perdaient comme se perdaient les
principes de la sculpture monumentale. Deux causes contribuaient à cet
affaissement de l'art du verrier: la recherche du réel, de l'effet
dramatique, et les ressources moins abondantes, au milieu d'une société
chez laquelle se développait chaque jour davantage la vie civile. Les
corporations, préoccupées de leurs intérêts matériels, ne donnaient plus
ces belles verrières qui avaient décoré les cathédrales et les églises
paroissiales pendant la première moitié du XIIIe siècle; les évêques et
les chapitres avaient, grand'peine à terminer leurs cathédrales restées
inachevées et ne pouvaient consacrer des sommes importantes à
l'exécution de ces peintures merveilleuses. La féodalité laïque était
déjà fort appauvrie et ne songeait qu'à se fortifier dans ses châteaux.
Puis, dans l'architecture religieuse alors en honneur, on avait
tellement développé les surfaces des fenêtres, qu'il devenait
impossible, à moins de dépenses exagérées, de garnir ces vides de
vitraux à sujets. Aussi est-ce une fortune rare de trouver une église du
XIVe siècle qui soit entièrement garnie de ses vitraux. Nous n'en
connaissons qu'une en France qui présente un spécimen complet, ou à bien
peu près, d'une suite de verrières faites d'un jet de 1320 à 1330: c'est
l'église de Saint-Nazaire, ancienne cathédrale de Carcassonne (voyez
CATHÉDRALE, fig. 49, et CONSTRUCTION, fig, 109 et 111). Le choeur et le
transsept de cette église présentent une énorme surface de baies toutes
garnies de leurs vitraux du commencement du XIVe siècle[369]. Ces
vitraux à sujets légendaires sont d'une harmonie brillante sans être
crue, ce qui se rencontre rarement à cette époque, et appartiennent à
une école dont nous ne connaissons pas le centre, mais que nous serions
disposés à placer à Toulouse, et dont on retrouve les produits jusqu'à
Beziers.

Le panneau (fig. 36) provenant de la fenêtre qui contient la légende de
saint Nazaire donne une idée du style de cette école[370]; les
compositions sont assez bonnes, le sentiment dramatique est cherché, et
le geste, par suite, tombe souvent dans la manière. Les draperies sont
moins bien entendues que dans nos écoles du Nord, mais le choix des
tons, l'entente de l'harmonie générale, l'emportent de beaucoup sur ce
qui se faisait au nord de la Loire à cette époque. Les verres sont
grossièrement étendus, inégaux à l'excès, épais, mais d'une valeur de
ton très-belle. Quelques parties qui semblent peintes par des mains
habiles, comme par exemple la figure de la femme du panneau (36), sont
exécutées avec beaucoup d'entrain et d'adresse. Parmi ces verrières de
Saint-Nazaire, il faut citer celle qui représente le Christ en croix,
avec la tentation d'Adam, les prophètes tenant des phylactères sur
lesquels sont écrites les prophéties relatives à la venue et à la mort
du Messie, comme une des plus remarquables par sa composition, le choix
des tons et le dessin ferme, solide, très-modelé, digne des verrières
les plus belles du XIIIe siècle.

À dater de cette époque (le commencement du XIVe siècle), hormis
quelques vitraux assez remarquables comme entente générale de l'effet,
le dessin incline visiblement vers le maniéré. Comme couleur, les belles
harmonies des XIIe et XIIIe siècles sont perdues, et les peintres
recherchent les tons brillants faisant contraste avec des tons de
grisaille. Les jaunes d'argent, nouvellement trouvés, prennent une trop
grande place et donnent un aspect fade aux verrières. On cherche à
remplir les fonds de damasquinages, pour éviter leur rayonnement sur les
figures traitées avec maigreur et dont le modelé est trop cherché. On
évite les grandes figures, et les grisailles prennent chaque jour plus
d'importance. On ne savait plus comme précédemment établir une
différence tranchée entre l'art du peintre sur mur ou panneau et l'art
du peintre verrier; au contraire, la peinture sur verre tendait chaque
jour davantage à chercher les effets qui conviennent à la peinture
opaque.

L'état désastreux de la France pendant les dernières années du XIVe
siècle et la première moitié du XVe ne permit guère aux peintres
verriers d'exercer leurs talents. Aussi les vitraux de cette époque
sont-ils fort rares, et le peu qui nous reste de ces oeuvres est-il
d'une médiocre valeur. On fabriquait cependant des grisailles, et l'art
ne se perdait pas, puisque vers la fin du XVe siècle, on le voit
reprendre une nouvelle vie, mais dans des conditions étrangères à l'art
ancien. Trois écoles principales se relevèrent alors, l'école de
l'Île-de-France, celle de Troyes et celle de Toulouse; cette dernière,
la plus élevée certainement au point de vue où l'on doit se placer
lorsqu'il s'agit de la peinture translucide. L'école de l'Île-de-France
reporte sur verre des compositions qui conviendraient aussi bien et
mieux même, peintes sur surfaces opaques. Tels sont, par exemple, les
vitraux de la rose de la sainte Chapelle, qui datent de la fin du XVe
siècle. L'école de Troyes est moins éloignée des conditions qui
conviennent à la peinture translucide; elle possède encore un sentiment
assez juste de l'harmonie des tons, et les sujets sont traités de façon
à profiter des qualités essentielles au vitrail. Quant à l'école de
Toulouse, elle atteint parfois à la perfection: son style, comme dessin,
est large, élevé; sa valeur, comme emploi des couleurs translucides,
rivalise avec les belles oeuvres du XIIIe siècle. Mais ce n'est guère
qu'au commencement du XVIe siècle que cette école atteint l'apogée. Les
vitraux de la cathédrale d'Auch[371], ceux des églises de Lombez, de
Fleurance, sont réellement fort beaux et d'une tonalité puissante et
harmonieuse. D'ailleurs les verriers de cette époque, au nord et au
midi, avaient trouvé des perfectionnements dans le détail de la
fabrication, qui leur permettaient de produire des effets inconnus
jusqu'alors. Ils _doublaient_ certains verres, le rouge, le vert, le
bleu pâle, le pourpre mordoré, et en enlevant à la molette partie de ces
doublures, ainsi qu'on le fait aujourd'hui pour les verres dits de
Bohême, ils obtenaient des broderies, des détails délicats, qu'ils
pouvaient encore colorer avec le jaune d'argent ou certaines couleurs
d'émail[372]. Toutefois ces délicatesses, charmantes dans des vitraux
d'appartement, sont complétement perdues dans la grande décoration
monumentale et n'ajoutaient rien à l'effet. La palette des verriers
s'était enrichie de tons nouveaux. Ces moyens de doublage leur
permettaient d'obtenir certains tons d'une puissance inconnue
jusqu'alors: ils avaient des verres violets obtenus avec un doublage
rouge sur un bleu pâle, des verts obtenus au moyen de plusieurs couches
de verres blanc, jaune et bleu superposés[373], des mordorés obtenus
avec une couche jaune sur un pourpre; ils employaient déjà aussi les
couleurs d'émail sur le blanc, de manière à obtenir des colorations
douces et fondues, des bleus pâles, des roses (pourpre d'or), des lilas.
La rose de la sainte Chapelle de Paris fournit maint exemple de ces
applications de couleur d'émail qui tiennent bien, ce que l'on ne sait
faire aujourd'hui.

Tous ces perfectionnements de fabrication ne pouvaient cependant relever
un art qui abandonnait ses véritables principes. Les derniers beaux
vitraux de la renaissance que l'on voit à Bourges, à Paris, à Vincennes,
à Sens, à Troyes, ne sont que des cartons de peintres reportés sur
verre. Ces oeuvres peuvent avoir de grandes qualités comme composition,
comme dessin et modelé, elles n'en ont aucune au point de vue décoratif.
Leur aspect est confus, blafard ou dur; l'oeil cherche péniblement un
dessin qu'il préférerait voir sur une surface opaque; les plombs, au
lieu de faciliter la compréhension, la gênent, parce que le dessin a été
conçu sans en tenir compte. La perspective, la succession des plans,
manquent absolument leur effet et ne produisent que la fatigue.

Nous convenons volontiers que le maniéré du XVe siècle et même du XIVe
était une déviation funeste de l'art chez les verriers, mais alors
cependant les grands principes décoratifs de cet art n'étaient pas
oubliés. Nous préférons encore ces défauts ou ces faiblesses à la
pédanterie des artistes du XVIe siècle, qui prétendaient transporter sur
le verre des compositions plus ou moins inspirées des peintures des
écoles italiennes de ce temps, et qui, pour montrer leur savoir comme
dessinateurs, négligeaient absolument d'observer les conditions qui
conviennent seules à la peinture translucide.

Nous ne devons pas omettre de parler d'une école de peinture sur verre
qui, tout en n'appartenant pas à la France, n'a pas été cependant sans
exercer une influence sur les écoles des provinces voisines de l'Est. De
même que l'architecture rhénane du XIIe siècle a poussé des rameaux
jusque dans la Lorraine et même la basse Champagne, de même l'école des
verriers rhénans s'est quelque peu infusée dans nos ateliers français.
Au sein de cette école rhénane les traditions du XIIe siècle se
prolongent très-tard, soit comme style, soit comme procédés de
fabrication. Au XIIIe siècle encore, on fabriquait à Strasbourg des
vitraux qui semblent appartenir à une époque très-antérieure. Les
figures conservent leur caractère archaïque, et l'ornementation est tout
empreinte d'un style roman très-prononcé. En France, dès le milieu du
XIIe siècle, l'ornementation possède son allure particulière, qui se
distingue parfaitement du dessin encore admis dans la sculpture; il n'en
est pas ainsi même au commencement du XIIIe siècle en Alsace.
L'ornementation peinte des vitraux s'inspire des mêmes modèles qui ont
servi à la composition des ornements de l'architecture. Les procédés
employés dans la peinture sur verre ont une rigidité qui ne se rencontre
pas dans nos vitraux. À dater du XIIIe siècle, la grisaille, destinée à
former le dessin et les traits d'ombres, est absolument noire et opaque,
les demi-teintes sont faites par hachures et n'ont pas la translucidité
chaude de nos teintes. Voici (fig. 37) une bordure d'un des vitraux de
la nef de la cathédrale de Strasbourg qui montre combien les traditions
romanes s'étaient conservées encore au milieu du XIIe siècle, et combien
ce dessin se rapproche des formes admises dans l'ornementation sculptée.
Les tons de ces vitraux se rapprochent d'ailleurs de la coloration
habituelle du XIIe siècle: ils sont clairs; les blancs, les bleus, les
jaunes et les verts clairs dominent. Ainsi les têtes d'animaux sont bleu
clair, les cercles blancs, les feuilles vert d'émeraude et jaune-paille.
Les fonds sont rouges; le filet de gauche, turquoise, et le filet perlé
à côté, jaune or; le filet à droite commence par un blanc, puis des
plaques pourpres alternent avec des bagues jaunes entre lesquelles est
un vert; un filet bleu est accolé à cette bordure, et, près des cercles,
un filet blanc. Le bleu saphir et le rouge occupent les moindres
surfaces; les tons rompus clairs sont en majorité. Une architecture dans
les tons verts, blancs, jaunes et bleus clairs, composée de deux
colonnes avec une archivolte, ajoute à ces bordures et enveloppe le fond
rouge sur lequel se détachent les personnages, tenus également dans des
tons limpides[374]. Pour les chairs, les verriers rhénans emploient
généralement des verres moins colorés que ceux choisis par nos artistes
français. Nous reproduisons ici (fig. 38) une tête d'un personnage
(saint Timothée) qui se voit dans une fenêtre de la chapelle de
Saint-Sébastien accolée à l'église de Neuwiller. Ce vitrail, dont il ne
reste que la partie supérieure, paraît appartenir, comme style, à une
époque très-ancienne; cependant la forme des lettres de l'inscription
placée au-dessus du nimbe ne saurait faire remonter ce vitrail au delà
du milieu du XIIe siècle. Le caractère de la tête du saint est tout
empreint de la tradition grecque et rappelle les plus anciennes
mosaïques de Saint-Marc de Venise[375]; ici les demi-teintes sont posées
par hachures, retouchées sur quelques points au grattoir. Au total,
l'exécution de ce vitrail n'indique pas l'habileté que l'on observe dans
l'exemple que nous avons donné (fig. 29 _bis_).

C'est à la fin du XIIIe siècle seulement que les verriers rhénans
paraissent abandonner entièrement les traditions de l'art du XIIe
siècle. C'est aussi à cette époque, ainsi que le prouve la construction
du choeur de la cathédrale de Cologne, que le style dit gothique
s'empare de l'architecture. Les maîtres architectes, comme les maîtres
peintres, veulent alors dépasser les modèles français qui leur servent
de types, ils prétendent aller au delà, et à cette époque déjà ils
tombent dans le style maniéré, que nous ne voyons apparaître dans nos
provinces que cinquante ans plus tard. Cependant certains vitraux
(anciens) du choeur de la cathédrale de Cologne possèdent des qualités
de dessin et de style qu'on ne peut méconnaître; quant à l'harmonie des
tons, elle semble livrée au hasard, et ne tient aucun compte des règles
si bien observées encore par nos artistes pendant cette période.

Comment expliquer que nous ayons perdu en France ces qualités de
coloristes si évidentes dans nos vitraux et nos peintures des XIIe et
XIIIe siècles; qualités dont on peut suivre la trace jusqu'au XVIe
siècle, et qui, à dater de ce moment, disparaissent de jour en jour de
nos édifices pour se réfugier, très-rarement d'ailleurs, dans quelques
toiles de chevalet de nos peintres? C'est peut-être à l'étude mal
comprise ou mal dirigée des oeuvres de l'antiquité et de la décadence
italienne que nous devons la perte de cette faculté possédée par nos
devanciers. Dédaignant leurs oeuvres, il était tout simple de ne pas
tenir compte des enseignements qu'elles fournissent. Plutôt que d'y
revenir, on a préféré admettre une bonne fois que les Français ne sont
pas nés coloristes. On aime chez nous donner aux préjugés une sorte de
consécration dogmatique, cela va bien à la paresse d'esprit; c'est un
arrêt fatal contre lequel nous nous persuadons aisément que notre
volonté ou notre réflexion ne saurait réagir: les consciences se
rassurent, ainsi on se dispense de tout effort. Il est bien certain que
le sentiment et l'expérience de l'harmonie colorante sont perdus en
France depuis plus de deux siècles, et les pâles tentatives faites de
nos jours pour colorer l'architecture en sont une preuve sans réplique.
N'est-ce pas, par exemple, se méprendre sur les conditions de l'harmonie
colorante appliquée à l'architecture, que de supposer qu'on obtiendra un
effet heureux en faisant intervenir le marbre comme élément de couleur
au milieu d'une structure de pierre? Le marbre, dont la tonalité est
chaude et dure souvent, qui prend des reflets heurtés, ne peut s'allier
aux tons légers et transparents de la pierre; c'est pis encore si, avec
le marbre, on emploie le métal aux lumières étincelantes. Alors la
pierre perd à l'oeil toute solidité, ses tons et ses formes mêmes
s'émoussent, s'alourdissent. On voudrait la fouiller, redessiner ses
arêtes, ses contours.

Aucun peuple ayant laissé des oeuvres d'architecture recommandables
n'est tombé dans une erreur aussi profonde. Les Grecs ont coloré le
marbre blanc, qu'ils employaient à cause de la finesse de sa contexture;
mais ils l'ont coloré en totalité, et n'ont jamais tenté de placer des
marbres de couleur à côté de marbre blanc, et surtout à côté d'une
pierre calcaire. Les Romains, qui n'avaient pas d'ailleurs un sentiment
bien élevé de l'harmonie, n'ont jamais employé les marbres de couleur
simultanément avec la pierre laissée dans son état normal. Saint-Marc de
Venise, qui présente extérieurement comme intérieurement une harmonie
colorée d'un si heureux effet, est entièrement revêtu de plaques de
marbre d'un ton très-fin, de mosaïques et de dorures; de la pierre on ne
voit pas trace. Les artistes du moyen âge ont admis la peinture à
l'extérieur et à l'intérieur de leurs édifices; mais la peinture n'a pas
la rigidité du marbre; on ne subit pas sa tonalité, on la cherche et on
la trouve. Ils avaient, pour les intérieurs des grands vaisseaux, la
peinture. La coloration des vitraux avait l'avantage de jeter sur les
parois opaques un voile, un glacis colorant d'une extrême délicatesse,
quand, bien entendu, les verrières étaient elles-mêmes d'une tonalité
harmonieuse. Si les ressources dont ils disposaient ne leur permettaient
pas d'adopter un ensemble de vitraux colorés, ou s'ils voulaient faire
pénétrer d'une manière plus pure la lumière du jour dans les intérieurs,
ils avaient adopté cette belle décoration des grisailles qui est encore
une harmonie colorante obtenue à l'aide d'une longue expérience des
effets de la lumière sur des surfaces translucides. Beaucoup de nos
églises conservent des verrières en grisailles fermant soit la totalité
de leurs baies, soit une partie seulement. Dans ce dernier cas, les
grisailles sont réservées pour les fenêtres latérales qu'on ne peut
apercevoir qu'obliquement, et alors les verrières colorées ferment les
baies du fond, les ouvertures absidales que l'on aperçoit de loin, en
face. Ces grisailles latérales sont toutefois assez opaques pour que les
rayons solaires qui les traversent ne puissent éclairer en revers les
vitraux colorés. Ces rayons solaires cependant jettent, à certaines
heures de la journée, une lueur nacrée sur les vitraux colorés, ce qui
leur donne une transparence et des finesses de tons indescriptibles. Les
vitraux latéraux du choeur de la cathédrale d'Auxerre, mi-partie
grisailles, mi-partie colorés, répandent ainsi sur la fenêtre absidale,
entièrement colorée, un glacis d'une suavité dont on ne peut se faire
une idée. La lueur d'un blanc opalin qui passe à travers ces baies
latérales, et qui forme comme un voile d'une extrême transparence sous
les hautes voûtes, est traversée par les tons brillants des fenêtres du
fond qui produisent les chatoiements des pierres précieuses. Alors les
formes semblent vaciller comme les objets aperçus à travers une nappe
d'eau limpide. Les distances ne sont plus appréciables, elles prennent
des profondeurs où l'oeil se perd. À chaque heure du jour ces effets se
modifient, toujours avec des harmonies nouvelles dont on ne peut se
lasser d'étudier les causes, quand toutefois on tient à étudier les
causes des effets perçus par les sens: or, plus cette étude est
approfondie, plus on demeure émerveillé de l'expérience acquise par ces
artistes, dont les théories sur les effets des couleurs (admettant
qu'ils en eussent) sont pour nous inconnues, et que les plus
bienveillants d'entre nous traitent en enfants naïfs. N'admettant pas
que la naïveté toute seule puisse arriver à des résultats aussi complets
dans les choses d'art; étant bien convaincu, au contraire, qu'il faut
aux artistes une connaissance très-supérieure des causes et des effets
pour produire des oeuvres toujours réussies, et cela dans de vastes
monuments, nous allons essayer de donner un aperçu du système adopté par
les verriers du moyen âge dans la composition et la fabrication des
grisailles.

Les plus anciennes grisailles connues ne remontent pas au delà du XIIIe
siècle, et ces premières grisailles ne sont mêlées d'aucune partie
colorée.

Il existait certainement au XIIe siècle des vitraux simplement composés
d'ornements qui étaient fort clairs d'aspect, et dans lesquels par
conséquent la grisaille remplissait un rôle important. Mais de ces
sortes de vitraux nous ne connaissons qu'un seul exemple, et cet exemple
a-t-il été tellement défiguré par des restaurations grossières, que nous
ne pourrions le considérer comme complet. Il s'agit de la célèbre
verrière de l'église abbatiale de Saint-Denis, dans laquelle on voit des
griffons au milieu de médaillons carrés. Si l'on s'en rapporte au dessin
que Percier fit de cette verrière à Saint-Denis avant qu'elle eût été
transportée au Musée des monuments français, ces griffons formaient le
milieu de la verrière, qui possédait trois larges bordures d'ornements
dans lesquelles le blanc tenait une grande surface. Mais ce dessin
ferait supposer que les griffons du XIIe siècle et leurs médaillons
avaient été encadrés beaucoup plus tard, peut-être au XVIe siècle[376].
On peut conclure néanmoins, de l'existence de ces fragments, qu'au XIIe
siècle on fabriquait des vitraux d'ornements avec coloration.

Les grisailles pures, dont nous n'avons d'exemples qu'au commencement du
XIIIe siècle, devaient cependant exister avant cette époque, car le
dessin de celles que nous possédons accuse la trace de traditions
antérieures au XIIIe siècle. Dans les magasins de Saint-Denis, à
Châlons-sur-Marne, à Saint-Rémi de Reims, on retrouve encore des
fragments de verres blancs peints qui proviennent très-probablement de
grisailles du XIIe siècle. Ces anciens débris sont puissamment modelés,
avec demi-teintes, suivant la méthode adoptée pour les ornements de
couleur. Le dessin en est plein, large, fortement redessiné avec fonds
relativement réduits et remplis d'un treillis en noir ou enlevé au style
sur noir. Les verres employés alors sont épais, légèrement verdâtres ou
enfumés, souvent remplis de bouillons, ce qui leur donne une qualité
chatoyante très-précieuse. Habituellement ces verres blancs sont peu
fusibles et ont été moins altérés par les agents atmosphériques que les
verres colorés, lesquels sont profondément piqués, surtout à
l'orientation du midi[377].

Voici (fig. 39) une grisaille qui provient de l'église abbatiale de
Saint-Jean au Bois près Compiègne. Elle est complétement dépourvue de
verres colorés et date de 1230 environ, bien qu'elle conserve encore,
surtout dans sa bordure, le caractère de dessin du XIIe siècle. C'est
surtout dans ces compositions de grisailles que l'on peut reconnaître
combien les artistes verriers savaient profiter de la mise en plomb pour
appuyer le dessin. Les plombs forment les compartiments principaux,
combinés de manière à éviter les angles aigus trop fragiles. À ce point
de vue, le beau panneau que nous retraçons ici (fig. 40), provenant de
la chapelle de la Vierge de la cathédrale d'Auxerre, est un
chef-d'oeuvre de composition. Cette grisaille est de même dépourvue de
verres colorés; elle occupe une large fenêtre, et chaque carré porte
d'angle en angle 0m,55. Une bordure blanche à filets unis l'encadre. Son
aspect est blanc nacré, d'un ton extrêmement fin et doux. Dans ces deux
exemples, les fonds sont couverts par un treillis noir assez ferme, fait
au pinceau; quelques demi-teintes sont posées sur les ombres des
feuilles en hachurés larges. Le dessin est une grisaille opaque noir
brun, un peu transparente sur les bords. La cathédrale de Soissons
possède dans la nef de belles grisailles du XIIIe siècle sans couleur,
d'un grand effet décoratif; les traits du dessin sont larges, fournis;
quelques verres présentent des variétés de blanc pour mieux accuser la
charpente principale de la composition. C'était là une ressource dont
les verriers du XIIIe siècle ne se privaient pas. Mais ce n'était pas
uniformément qu'ils plaçaient ces verres blancs de qualités différentes.
Parfois, par exemple, la charpente de la composition se détache sur le
fond verdâtre par un ton légèrement enfumé, puis à côté le contraire a
lieu; de telle sorte que l'artiste obtenait ainsi les effets chatoyants
des damas de soie dans lesquels suivant que la lumière frappe les
surfaces, le dessin se détache en ton obscur sur un fond clair ou en
clair sur un fond obscur.

La fin du XIIIe siècle employa encore les grisailles sans couleur. La
cathédrale de Troyes nous fournit de beaux exemples de ces vitraux
incolores. Nous en donnons ici deux panneaux (fig. 41 et 42), dont
l'exécution est d'une extrême délicatesse et la composition charmante.
Ces grisailles paraissent dater des dernières années du XIIIe siècle.
Mais déjà des bordures colorées les accompagnent, en laissant toujours
entre elles et le tableau de la baie un filet blanc. Nous avons vu qu'à
cette époque, les verriers employaient souvent les grisailles avec les
figures colorées sur fond de couleur; mais, avant le XVIe siècle, nous
ne connaissons en France aucun exemple de figures peintes en grisaille
sur verres blancs. Les artistes du XIVe siècle avaient cependant employé
la peinture opaque en camaïeu pour les figures, dans certains cas; il
paraît donc surprenant qu'ils n'aient pas eu l'idée de le faire pour la
peinture translucide, ou que, s'ils l'ont fait, il ne nous en reste pas
des fragments. En observant attentivement les effets de la peinture
translucide en grisaille, on se rend cependant compte des raisons qui
ont dû empêcher ces artistes d'appliquer ce procédé aux figures. Si
clairement composée que soit une verrière d'ornements en grisaille, si
vigoureux que soit le dessin, si bien accusés que soient les fonds, il
résulte toujours de ces compositions un effet miroitant à l'oeil, qui
rappelle l'aspect d'une étoffe damassée, c'est-à-dire un ensemble
vibrant dont il est difficile, à moins d'une attention fatigante, de
démêler la trame. La condition essentielle de toute grisaille incolore,
c'est qu'il ne reste sur aucun point une surface de verre qui ne soit
recouverte par le travail du pinceau. Il faut une répartition égale,
régulière, de ce travail, pour qu'en apparence l'oeil ne croie pas voir
un trou, un vide dans la surface translucide. Or, en peignant des
figures, il fallait nécessairement laisser des surfaces claires inégales
et plus ou moins larges, en raison du modelé de la forme. Il en
résultait une suite de taches lumineuses et obscures réparties sans
ordre, qui produisaient un très-fâcheux effet, et n'invitaient pas à
reposer les yeux sur ces surfaces. À distance, les blancs prenaient une
importance démesurée, et les ombres, réduites, faisaient taches. On peut
se rendre compte de l'aspect désagréable de ces sujets en grisailles
translucides si l'on examine certains vitraux de la renaissance où l'on
a cherché à rendre des cartons très-lisiblement colorés. L'oeil a
grand'peine à démêler les figures, à suivre leurs contours et le modelé
à travers ces éclairs entremêlés de points obscurs.

Il n'en est pas du vitrail en grisaille comme du vitrail coloré; on peut
sans fatigue porter les yeux sur ce dernier, si sa coloration est
harmonieuse, tandis que la grisaille n'est faite que pour donner une
tapisserie translucide qui ne préoccupe pas. Le regard ne saurait
longtemps se reposer sur cette surface chatoyante, qui semble vibrer, et
qui cause des éblouissements si l'on persiste à démêler le dessin qui la
compose. Tous ceux qui ont essayé de dessiner des grisailles en place
ont pu éprouver cet effet, tandis qu'on peut copier sans fatigue une
verrière colorée. Il était donc sensé de ne point peindre des sujets en
grisaille.

On peut admettre que le phénomène de vibration causé par les verrières
incolores, et aussi la nécessité de ne pas avoir, à côté des surfaces
colorées, des surfaces absolument incolores, engagèrent les peintres
verriers à entremêler des filets de couleur dans les grisailles. Cet
appoint les rendait plus faciles à comprendre, les dessinait plus
nettement, et leur ôtait cet aspect chatoyant qui devenait insupportable
si les fenêtres occupaient une grande surface. C'est en effet au moment
où les baies vitrées occupent tous les espaces laissés entre les piles
et les formerets des voûtes que l'on renonce aux grisailles incolores.
Les derniers panneaux que nous venons de donner, et qui appartiennent à
la cathédrale de Troyes, occupent des fenêtres étroites, sans meneaux;
mais quand il s'agit de garnir de larges baies à meneaux, comme celles
qui s'ouvrent sur nos vaisseaux à dater du milieu du XIIIe siècle, les
peintres verriers renoncent à la grisaille incolore; ils la zèbrent de
filets rouges ou bleus, ils y sèment des rosaces et l'entourent de
bordures colorées. Parmi ces grisailles on peut considérer comme étant
des plus anciennes celles qui garnissent les fenêtres à meneaux de la
chapelle absidale de l'église abbatiale de Saint-Germer. La construction
de cette chapelle suit de peu celle de la sainte Chapelle du Palais à
Paris, c'est-à-dire qu'elle remonte au commencement de la seconde moitié
du XIIIe siècle. Bâtie d'un jet, ses vitraux en grisaille datent de
l'époque de sa construction, et déjà ils montrent des bordures, quelques
filets et des semis de rosaces colorés. Dans l'exemple (fig. 43), la
bordure est composée de feuilles jaune safran sur fond bleu avec filet
intérieur rouge. Les quatre lobes R sont également rouges. Dans
l'exemple (fig. 44), la bordure se compose de fleurs de lis jaunes sur
fond rouge sans filet intérieur coloré, et les rosaces sont formées d'un
carré vert entouré de quatre demi-cercles rouges[378]. On remarquera que
déjà dans ces grisailles les filets blancs ne sont plus cernés par un
plomb que d'un seul côté, l'autre côté étant peint. C'était une
simplification sur le procédé du commencement du XIIIe siècle, mais
l'effet général perd l'ampleur et la fermeté de ces premières
grisailles. Les fonds sont toujours un treillis très-fin fait au
pinceau. Cependant, à la fin du XIIIe siècle, les filets de couleur
deviennent plus nombreux, les rosaces plus importantes; les treillis des
fonds sont remplacés par un ton uni assez inégal, sorte de glacis qui a
l'inconvénient de colorer ces fonds en bistre, ce qui ôte de la finesse
aux grisailles. Parmi les plus belles grisailles de cette époque, ou du
commencement du XIVe siècle, il faut citer celles de la cathédrale de
Narbonne. Voici (fig. 45 et 46) deux de ces panneaux variés. Dans le
premier, la bordure est composée de carrés jaunes peints, J, entre
lesquels sont placés un verre bleu et un verre rouge, B, R. Pour le
corps de la grisaille, les filets rectilignes sont bleus, les filets
courbes, rouges, les rosaces ont le coeur jaune, le trilobe circulaire
rouge et le trilobe angulaire vert, ou le contraire. Sur les verres
blancs, l'ornement peint laisse entre lui et les filets de couleur une
marge dépourvue de grisaille, qui fait ressortir très-habilement les
tons rouge et bleu des entrelacs. Le tracé de cette verrière est à
mentionner. La largeur du panneau AX entre les bordures a été divisée en
six parties. De chacun des points diviseurs ont été tirées des lignes à
45°; les centres des courbes, les filets courbes aussi bien que les
filets rectilignes, se trouvent sur ce quadrillé diagonal. Ainsi les
centres des courbes _ab_ se trouvent aux points _c_; etc. Il va sans
dire qu'un filet blanc cerne extérieurement la bordure.

Dans le second exemple (fig. 46), les couleurs occupent une grande
partie de la surface. La bordure se compose de fleurs de lis jaunes sur
fond bleu; puis est posé un filet interne rouge. Les armoiries sont
d'argent à la croix de gueules; ou mi-parties au premier coupé d'argent
à la croix pattée de gueules et d'or chargé d'une tour de sable; au
second d'or à trois fasces de gueules. D'autres écus décorent ce
vitrail: le premier se découpe sur un fond jaune perlé entouré de deux
carrés croisés vert et pourpre violet; le second est posé sur un fond
bleu avec carrés de même que dessus, mais les tons alternés. L'effet de
cette grisaille est très-beau; si toutefois on peut donner le nom de
grisaille à une verrière où les couleurs occupent plus de la moitié de
la surface.

La cathédrale de Saint-Nazaire de Carcassonne conserve aussi de
très-remarquables grisailles du commencement du XIVe siècle, où la
couleur remplit un rôle très-important. Dans les deux roses nord et sud
notamment, ces grisailles sont de véritables mosaïques colorées.

Vers le milieu du XIVe siècle, alors qu'on était arrivé à appliquer le
jaune au moyen de sels d'argent, on rehaussa parfois les grisailles
blanches avec des touches jaunes. On voit de jolies grisailles de ce
genre dans la chapelle de Vendôme de la cathédrale de Chartres. Les
magasins de Saint-Denis en possèdent également un très-joli panneau, qui
a été reproduit par M. A. Gérente. Il faut dire que ce genre de
grisaille convient mieux à des baies d'appartements qu'aux fenestrages
des grands vaisseaux. Ces moyens décoratifs sont trop maigres pour
produire de l'effet de loin sur de grandes surfaces translucides.

Au XVe siècle, le mode des grisailles tapisseries se perd, et est
remplacé par des tracés d'architecture blanche et jaune, avec quelques
figures colorées d'un effet médiocre.

Le XVIe siècle fit beaucoup de grisailles, ou plutôt des camaïeux avec
sujets et arabesques. Nous ne croyons pas nécessaire de revenir sur ce
que nous avons dit de ce procédé de peinture sur verre.

On sait que les cisterciens n'admettaient pas dans leurs églises les
peintures et la sculpture des figures. Privés de ces moyens décoratifs,
ces religieux fermèrent les baies de leurs églises au moyen de verres
blancs disposés de manière à former de riches dessins par la mise en
plomb. Dès l'année 1842 nous avions pris note de vitraux de ce genre
datant des premières années du XIIIe siècle, dans l'église abbatiale de
Pontigny, qui dépendait de l'ordre de Cîteaux. Plus tard, en 1850, M.
l'abbé Texier signala des vitraux de ce genre dans les églises de
Bonlieu (Creuse) et d'Obasine (Corrèze)[379], toutes deux cisterciennes.
Ces vitraux incolores et non peints datent du XIIe siècle. Les dessins
des vitraux de l'église de Bonlieu sont peut-être de quelques années
antérieurs à ceux de l'église d'Obasine, mais d'ailleurs le système
adopté est le même dans l'un et l'autre monument. Ces dessins sont bien
composés, larges, d'un beau caractère. On peut en juger par l'exemple
que, nous donnons ici (fig. 47), tiré de l'église de Bonlieu. Sur
quelques points, ainsi que le remarque M. l'abbé Texier, le plomb ne
sertit pas le verre, mais est apposé dessus sur un seul côté[380]. Il
n'était là que pour compléter le dessin et faire éviter des coupes trop
difficiles. C'est d'ailleurs un expédient très-rarement employé.

M. Amé a relevé une partie des vitraux blancs de l'église cistercienne
de Pontigny. Quelques-uns de ces vitraux se rapprochent beaucoup, comme
dessin, de ceux d'Obasine, mais d'autres en diffèrent essentiellement et
présentent des combinaisons en partie rectilignes. Voici (fig. 48) un de
ces panneaux dont la disposition rappelle celle des belles grisailles du
commencement du XIIIe siècle[381]. Une fois sur la voie, M. E. Amé
découvrit des vitraux de ce genre dans un certain nombre d'édifices du
département de l'Yonne, particulièrement dans les églises de Mégennes,
de Châblis, dans la chapelle de l'ancien hôpital de Sens. Nous en avions
dessiné également en 1842 dans la petite église de Montréal, qui datent
d'une époque beaucoup plus récente, XVe ou XVIe siècle.

Ce système de vitrage n'était donc pas seulement employé par les
cisterciens, puisque ces derniers édifices ne dépendaient pas de cet
ordre. Il dut être adopté toutefois lorsque les ressources manquaient
pour faire exécuter des vitraux colorés ou en grisailles peintes. Depuis
que notre attention a été portée sur ce genre de vitrerie, nous en avons
découvert beaucoup de fragments dans des églises des XIIIe, XIVe, XVe et
XVIe siècles; fragments qui présentent des combinaisons à l'infini. On
en voyait encore des panneaux entiers et variés, en 1843, dans l'église
abbatiale de Beaulieu, près de Saint-Antonin (Tarn-et-Garonne), qui date
de la fin du XIIIe siècle, et qui alors dépendait d'un fermage. Voici
(fig. 49) un de ces panneaux d'une disposition originale. Les verres de
ces vitraux ne sont pas d'une transparence blanche égale, mais inégaux
comme épaisseur, et plus ou moins verdâtres ou jaunâtres, ce qui
contribue à l'effet de ce genre de vitrerie. La mise en plomb de ce
dernier exemple est très-soignée. Dans la partie supérieure de notre
figure est indiqué le mode de tracé, le moyen de trouver les centres des
quarts de cercle qui constituent le compartiment.

Il n'y a pas à douter que la vitrerie des fenêtres d'habitations ne fût
ainsi composée dans le plus grand nombre de cas, puisque les vignettes
des manuscrits nous montrent toujours des verres blancs mis en plomb
suivant des compartiments variés, dans les intérieurs d'appartements.
Souvent un écusson armoyé brochait sur le milieu de ces panneaux blancs,
dans les vitrages des châteaux et palais, ou une devise, ou un emblème,
et donnaient quelques points de couleur qui égayaient la surface blanche
des grandes fenêtres, sans rien enlever à la lumière nécessaire dans
toute pièce servant à l'habitation.

La peinture sur verre exigerait, certes, de plus longs développements,
si l'on voulait en faire une histoire complète et indiquer les
différents procédés employés par les diverses écoles françaises, pendant
l'espace de trois ou quatre siècles. Il y a dans l'étude de cet art ou
de cette industrie, si l'on veut, reprise depuis peu par quelques
artistes distingués, un champ d'observation très-étendu à parcourir.
Nous ne pouvons qu'indiquer les points saillants de cette étude pour
rester dans les limites du Dictionnaire. Peut-être même trouvera-t-on
que nous nous sommes étendu trop longuement sur une des parties de la
décoration architectonique; mais il nous paraît qu'il y a, dans cet art
de la décoration translucide, des ressources qu'on pourrait utiliser
d'une manière plus large qu'on ne le fait de nos jours. Dans un climat
comme le nôtre, où la lumière du soleil est souvent voilée, où les
intérieurs des édifices et des habitations ne sont éclairés que par un
jour blafard, il était naturel que l'on cherchât à colorer cette lumière
pâle. C'était là un sentiment de coloriste. Nous avons laissé étouffer
ce sentiment sous un classicisme étroit dans ses vues, prétentieux dans
ses expressions, qui ne demande pas que l'on comprenne, mais qu'on
admire de confiance ce qu'il admet comme licite dans l'art. Il faudrait,
certes, une longue expérience et des études sérieuses pour retrouver les
traces négligées de cette industrie du peintre verrier.

Quelques hommes dévoués ont fait des efforts et des sacrifices
considérables, de nos jours, pour retrouver ces traces. Ils ont même
ainsi ouvert, pour notre pays, une source de production assez riche;
mais, mal secondés par les fabricants de verre, qui ne se préoccupent
pas des conditions nécessaires à la coloration translucide; obligés de
lutter contre une concurrence de produits à bon marché qui déprécient ce
bel art aux yeux des gens de goût; repoussés systématiquement des grands
travaux publics par de puissantes coteries, c'est à grand'peine s'ils
peuvent maintenir leurs ateliers ouverts. Qu'ils ne se découragent pas
cependant; leur industrie doit, dans un temps où l'architecture tend de
plus en plus à élever de vastes édifices largement éclairés, trouver une
belle place; mais qu'ils emploient les loisirs que leur fait une
opposition systématique à connaître les véritables ressources de cet art
décoratif par excellence. Le jour de la réaction contre l'insignifiance
académique arrivé, ils seront prêts.

       [Illustration: Fig. 0.]
       [Illustration: Fig. 1.]
       [Illustration: Fig. 2.]
       [Illustration: Fig. 3.]
       [Illustration: Fig. 4.]
       [Illustration: Fig. 5.]
       [Illustration: Fig. 6.]
       [Illustration: Fig. 7.]
       [Illustration: Fig. 8.]
       [Illustration: Fig. 9.]
       [Illustration: Fig. 10.]
       [Illustration: Fig. 11.]
       [Illustration: Fig. 12.]
       [Illustration: Fig. 13.]
       [Illustration: Fig. 14.]
       [Illustration: Fig. 15.]
       [Illustration: Fig. 16.]
       [Illustration: Fig. 17.]
       [Illustration: Fig. 18.]
       [Illustration: Fig. 19.]
       [Illustration: Fig. 19. bis.]
       [Illustration: Fig. 20.]
       [Illustration: Fig. 21.]
       [Illustration: Fig. 22.]
       [Illustration: Fig. 22. bis.]
       [Illustration: Fig. 22. ter. A.]
       [Illustration: Fig. 22. ter. B.]
       [Illustration: Fig. 23.]
       [Illustration: Fig. 24.]
       [Illustration: Fig. 25.]
       [Illustration: Fig. 26.]
       [Illustration: Fig. 27.]
       [Illustration: Fig. 28.]
       [Illustration: Fig. 29.]
       [Illustration: Fig. 30.]
       [Illustration: Fig. 31.]
       [Illustration: Fig. 32.]
       [Illustration: Fig. 33.]
       [Illustration: Fig. 34.]
       [Illustration: Fig. 35.]
       [Illustration: Fig. 36.]
       [Illustration: Fig. 37.]
       [Illustration: Fig. 38.]
       [Illustration: Fig. 39.]
       [Illustration: Fig. 40.]
       [Illustration: Fig. 41.]
       [Illustration: Fig. 42.]
       [Illustration: Fig. 43.]
       [Illustration: Fig. 44.]
       [Illustration: Fig. 45.]
       [Illustration: Fig. 46.]
       [Illustration: Fig. 47.]
       [Illustration: Fig. 48.]
       [Illustration: Fig. 49.]

     [Note 333: Sachant que beaucoup de ces vitraux avaient été
     transportés dans les magasins de Saint-Denis, après la
     dispersion du musée des Petits-Augustins, nous demandâmes,
     dès que nous fûmes chargés des restaurations de l'église
     abbatiale, où étaient déposés ces vitraux... On nous montra
     trois ou quatre caisses contenant des milliers de morceaux de
     verre empilés... À peine s'il en restait trois morceaux unis
     par des plombs... Les caisses sont encore à attendre la fée
     qui voudra bien débrouiller ce chaos.]

     [Note 334: _Diversarum artium schedula_.]

     [Note 335: Lib. II, cap. XVII.]

     [Note 336: Le diamant remplace avantageusement aujourd'hui le
     fer chaud.]

     [Note 337: Lib. II, cap. XIX, _De colore cum quo vitrum
     pingitur_.]

     [Note 338: M. Oudinot, peintre verrier, a fait analyser de
     son côté des fragments de verrières des XIIe et XIIIe
     siècles, peints; et l'analyse n'a également donné que du
     protoxyde de fer. Aujourd'hui cette peinture est obtenue au
     moyen de _battitures_ de fer que l'on ramasse chez les
     forgerons, que l'on tamise pour en séparer les parcelles
     métalliques et que l'on broie avec un fondant. On employait
     aussi autrefois et l'on emploie encore un minerai de fer
     appelé _ferret d'Espagne_, qui est un oxyde de fer naturel
     plus brun que la sanguine. Cette substance donne à la
     grisaille un ton plus chaud que la battiture de fer des
     forgerons.]

     [Note 339: Voyez Théophile, _Diversarum artium sched._, lib.
     II, cap VI et IX.]

     [Note 340: On fabrique encore à Venise des verres rouges d'un
     ton très-doux, teints dans la masse. Ces verres rappellent
     beaucoup certains échantillons du XIIe siècle.]

     [Note 341: Lib. II, cap. VII.]

     [Note 342: Les verres bleus du XIIe siècle possèdent une
     qualité particulière et qui les fait reconnaître entre tous
     ceux des autres époques: c'est qu'ils paraissent bleus à la
     lumière de la lampe, tandis que ceux des époques postérieures
     passent au gris laqueux, au vert ou au violet. Cette
     observation nous a été suggérée par des peintres verriers,
     habiles praticiens, et l'expérience nous l'a confirmée.]

     [Note 343: D'un vitrail de la cathédrale du Mans,
     commencement du XIIe siècle, représentant l'Ascension.]

     [Note 344: Voyez le _Manuel d'iconographie chrétienne grecque
     et latine_, avec une Introduction par M. Didron, traduit du
     manuscrit byzantin par le docteur Paul Durand, Paris, 1845.]

     [Note 345: On peut citer, entre ces _fac-simile_, comme
     remarquables: les panneaux des restaurations de la sainte
     Chapelle, dus à MM. Lusson et Steinheil; ceux des fenêtres du
     XIIe siècle de l'abbaye de Saint-Denis, dus à M. A. Gérente;
     des restaurations des vitraux de Bourges et du Mans faites
     par M. Coffetier.]

     [Note 346: Façade occidentale. Ce dessin est au sixième de
     l'exécution.]

     [Note 347: Voyez CATHÉDRALE.]

     [Note 348: Voyez, entre autres, les verrières occidentales de
     Notre-Dame de Chartres; celles de l'église abbatiale de
     Saint-Denis, fabriquées sous l'abbé Suger; quelques verrières
     du Mans, de Vendôme, d'Angers.]

     [Note 349: Voyez, pour la coloration générale de cette
     verrière, la _Monographie de Notre-Dame de Chartres_, par J.
     B. Lassus. Cette verrière est très-fidèlement copiée par M.
     P. Durand. L'exactitude du dessin et du modelé ne saurait
     être plus complète, mais la coloration donnée par la
     chromolithographie ne peut rendre l'effet des rapports des
     couleurs translucides. Ainsi les bleus sont lourds et
     sombres, les verts durs, etc.]

     [Note 350: Nous avons reconnu la présence de ces patines
     factices sur des vitraux qui avaient été enfermés dans du
     plâtre peu après leur exécution.]

     [Note 351: Les peintres verriers employaient plusieurs
     valeurs de chaque ton, comme nous l'avons indiqué plus haut.
     Il était facile de désigner chaque valeur par un signe:
     ainsi, le B (bleu) pouvait être B 1, B 2, B 3, indiquant
     ainsi le bleu limpide, clair, turquoise; le bleu saphir, le
     bleu indigo, etc.]

     [Note 352: Parmi ces verrières d'une tonalité violacée, nous
     citerons l'une de celles de la sainte-Chapelle de Paris (côté
     sud, près du sanctuaire), et parmi celles d'une tonalité
     froide excessive, la rose du nord de Notre-Dame de Paris.]

     [Note 353: Des vitraux légendaires de la chapelle absidale de
     l'église de Notre-Dame de Semur (Côte-d'Or).]

     [Note 354: Des vitraux du bras de croix nord de l'église de
     Notre-Dame de Dijon (1230 environ).]

     [Note 355: On sait qu'à la cathédrale de Bourges il existe
     encore des fragments importants des sculptures appartenant au
     XIIe siècle (porches nord et sud).]

     [Note 356: Voyez l'ensemble de cette verrière dans la
     _Monographie de la cathédrale de Chartres_, publiée sous la
     direction de Lassus (dessin de M. Paul Durand).]

     [Note 357: _Diversarum artium schedula_, lib. II, cap. XXI.]

     [Note 358: Nos peintres verriers qui ont habilement restauré
     des verrières du XIIe siècle, notamment MM. Coffetier et A.
     Gérente, ont dû procéder de cette manière. Des fragments de
     ces verrières entre nos mains prouvent la double opération de
     la cuisson.]

     [Note 359: Calque d'un fragment appartenant à M. Oudinot.]

     [Note 360: Ces calques nous ont été fournis par M.
     Coffetier.]

     [Note 361: Ce dernier tracé est moitié d'exécution.]

     [Note 362: Ce défaut est bien sensible dans certains vitraux
     modernes exécutés comme de la peinture opaque, mais en
     forçant les ombres.]

     [Note 363: Des panneaux de la sainte Chapelle.]

     [Note 364: Comme, par exemple, dans les chapelles absidales
     de l'église abbatiale de Saint-Denis, dans les cathédrales du
     Mans, de Bourges et de Chartres.]

     [Note 365: Aux cathédrales de Chartres, de Bourges, de Tours,
     d'Auxerre, de Troyes.]

     [Note 366: Voyez l'ensemble de ce fenestrage dans l'ouvrage
     du R. P. Martin. Voyez l'ouvrage de M. F. de Lasteyrie.]

     [Note 367: Il ne reste plus à Amiens que des traces de ces
     verrières dans le triforium du choeur.]

     [Note 368: Les calques de ces vitraux nous ont été
     communiqués par M. Oudinot.]

     [Note 369: Dans le choeur, deux des anciennes verrières ont
     été seulement remplacées au XVIe siècle. Ces deux vitraux de
     la renaissance sont d'ailleurs d'une excellente exécution.]

     [Note 370: Saint Nazaire prend soin des pauvres, des veuves
     et orphelins.]

     [Note 371: Voyez la _Monographie de la cathédrale d'Auch_,
     par M. l'abbé Caneto.]

     [Note 372: Voyez la belle verrière de l'arbre de Jessé de
     l'église de Saint-Étienne de Beauvais, qui présente un emploi
     prodigieusement habile de ces procédés d'enlevure à la
     molette.]

     [Note 373: Nous avons entre les mains un de ces verres verts,
     provenant d'une de ces verrières du XVIe siècle de la
     cathédrale de Carcassonne (Saint-Nazaire), qui est composé
     d'une assiette blanche verdâtre, d'une couche jaune, d'une
     couche blanche, d'une couche bleue, d'une fine lamelle
     blanche et d'une couche jaune. Nous inclinons à croire que
     ces verres sont de fabrication vénitienne.]

     [Note 374: Ces vitraux de la cathédrale de Strasbourg se
     voient encore aujourd'hui dans les fenêtres du bas côté
     septentrional de la nef, qui date du XIIIe siècle; mais ils
     ont évidemment été replacés là et appartenaient à l'église du
     XIIe siècle. Le style des figures ne laisse pas de doute à ce
     sujet.]

     [Note 375: Le fac-simile de ce vitrail nous a été communiqué
     par M. Steinheil. La chapelle à laquelle il appartient passe
     pour avoir été bâtie sous Charlemagne, et en effet sa
     construction peut remonter à cette époque; mais nous ne
     pensons pas que la verrière donnée ici puisse avoir été
     peinte avant le commencement du XIIe siècle.]

     [Note 376: La verrière dont il est ici question a été
     fidèlement reproduite dans l'ouvrage de M. J. Gailhabaud,
     l'_Architecture et les arts qui en dépendent_, tome II. Mais
     cette reproduction donne, avec les griffons et leur entourage
     du XIIe siècle, les restaurations sans aucun caractère et
     d'une harmonie de ton déplorable qui ont été faites il y a
     trente ans.]

     [Note 377: À la cathédrale de Chartres notamment, certains
     verres sont tellement piqués et recouverts de lichens, qu'ils
     ont perdu toute translucidité. Il faut observer que les
     verres du XIIIe siècle sont plus altérés que ceux du XIIe, ce
     qui ferait supposer qu'au XIIIe siècle déjà on avait cherché
     à rendre les verres plus fusibles par des fondants. À ce
     compte, les vitraux que nous faisons aujourd'hui seront
     perdus dans deux ou trois siècles.]

     [Note 378: Nos figures sont au quart de l'exécution. Ces
     dessins nous ont été fournis par M. Boeswilwald, qui a dirigé
     la restauration de la sainte Chapelle de Saint-Germer.]

     [Note 379: Voyez les _Annales archéologiques_, t. X, p. 81 et
     suiv.]

     [Note 380: Ces plombs non sertisseurs sont marqués par un
     trait vidé.]

     [Note 381: Voyez _Recherches sur les anciens vitraux
     incolores du département de l'Yonne_, par M. Émile Amé
     (Didron), 1854.]



VOIRIE, s. f. Sous le régime féodal, les routes et chemins appartenaient
au seigneur sur la terre duquel s'ouvraient ces voies publiques. Le
seigneur avait donc le droit de changer la direction de ces voies et de
percevoir les péages destinés à leur entretien. Dans les villes, la
voirie dépendait, soit de la municipalité, soit du suzerain, soit du
seigneur possesseur de droits féodaux.

À Paris, avant le XIIIe siècle, la voirie ne dépendait que du roi et de
l'évêque dans la circonscription de sa juridiction. Ce n'est qu'à dater
du règne de Philippe-Auguste que la législation de la voirie passe entre
les mains du prévôt.

Dans la plupart des villes du Languedoc qui avaient conservé presque
intactes leurs formes municipales romaines, le droit de voirie
appartenait aux consuls qui, dès lors, exerçaient la police des rues et
places. Souvent la police de la voirie appartenait en commun à deux
pouvoirs dans une même ville. Cette police consistait à empêcher qu'on
ne fît des caves sous les rues, qu'on n'établit des perrons pouvant
gêner la circulation, des saillies d'auvents préjudiciables aux passants
ou aux voisinages, qu'on y déposât des ordures. Les voyers veillaient à
l'entretien du pavage et à l'écoulement des eaux, à la réparation des
puits banals et des fontaines, à la conservation des chaînes. On
comprendra comment les droits de voirie, souvent partagés dans une même
localité entre plusieurs seigneurs, furent l'occasion de nombreux
conflits. Les _Olim_ contiennent en effet bon nombre d'arrêts intervenus
à propos de ces discussions. Nous donnons ici un de ces arrêts datant de
1312, qui explique clairement la nature de ces conflits et comment ils
étaient tranchés par la cour du roi. «Item de l'article ou quel li dit
religieux disoient que li habitant de ladite ville (de Saint-Riquier) ne
povoient edefier, faire, refaire, rapparelier (réparer), ni empeschier
(encombrer) les fros (terrains publics, places, voies) de ladite ville
en faisant, edefiant, refaissant ou rappareillant issues, saillies,
huisseries, huvrelas (auvents), appentiz, estaures (baies) ou manoueles
à puys, ne autres manières de ouvrages ou edefices, viez ou noviaus, es
fros desus diz ne sur yceaus, ne es lieus marchissans (aboutissant) as
diz fros senz prendre congie au froquier (voyer) de ladite eglise (du
monastère de Saint-Riquier); les diz maieur, jurez et commune proposanz
au contraire: Oyes les raisons proposees d'une partie et d'autre, veu et
considere la vertu de leurs privileges, termine est, et par droit, que
li habitant de la dite ville ne povent ne pourront des ore en avant
faire edefier, refaire, ne rapparelier tels manieres de edefices ne de
ouvrages comme desus est dit, senz requerre le congie dou dit froquier;
et se li requis, il n'en woloit donner congie, il le pourront faire,
mais il l'en doivent premierement requerre, excepte que se il avenoit
par aucune aventure que les manoueles des puis, seans es fros de la dite
ville, cheoient ou brisoient, et touz li autres edefices de celluy puis
demourast en son estat, et se aucune des parois des maisons de la dite
ville, tenanz es fros desus diz, estoient percee ou crevee par faute de
closture de verge, de late ou de mortier, le sueil, les potiaus, et
toute l'autre charpenterie et mazçonnerie de ladite paroy demoranz en
leur estat; termine est et esclarci que li habitant de la dite ville
pourront refaire, rapparelier, mettre et remettre les dites manoueles
des puis, et refaire les pertuis des parois et edefices desus diz en la
maniere que il est desus devise, et faire huis et fenestres, senz
requerre le congie dou dit froquier, sauf ce que se toute la
charpenterie et mazçonnerie demouroient en leur estat, et les parois
entre deuz cheoient jusques en la terre, li habitant de la dite ville ne
le povent faire ne refaire sans requerre congie ou dit froquier, en la
manière desus ditez. Et n'est mie oblier que se li mur et les portes
dont la dite ville est fermee, joignanz as fros, depezçoient en aucune
partie ou cheoient dou tout jusques au reys de terre, li habitant desus
dit les porront faire et refaire senz requerre le congie dou dit
froquier, pour ce que la fermete de la dite ville est nostre[382].»

Il résulte de la teneur de cet arrêt que, malgré les prétentions de
l'abbé de Saint-Riquier possédant sur la ville des droits féodaux, les
habitants peuvent réparer les maisons donnant sur les voies et places de
ladite ville, en prévenant le voyer de l'abbaye, à moins d'un cas de
force majeure, tel que la ruine d'un mur, d'une maison, d'une manivelle
de puits, auxquels cas les habitants peuvent immédiatement procéder à la
réédification sans avertissement préalable. En tout état, l'avis donné
au voyer est inutile lorsqu'il s'agit de réparer les défenses de la
ville. C'est ainsi que le pouvoir royal, sans détruire au fond les
droits de voirie des seigneurs féodaux, les annulait de fait en bornant
ces droits à une simple déclaration faite au voyer féodal, déclaration
qui d'ailleurs ne pouvait être suivie d'une opposition aux réparations
déclarées. Quant aux murs de ville, considérés par le suzerain comme lui
appartenant, s'il y avait lieu de les réparer, il n'était même pas
nécessaire de prévenir le voyer du seigneur ayant des droits féodaux sur
les terrains de la cité. Ce n'était que peu à peu que le pouvoir royal
parvenait ainsi à prendre possession de la voirie des routes et des
cités, et les ordonnances des rois de France à dater du XIIIe siècle
sont remplies de décisions qui tendent à centraliser entre les mains du
suzerain les questions de viabilité. Avant cette époque, les charges de
voyers sont créées dans les villes érigées en communes par le seigneur
qui octroie la charte. À Auxerre, par exemple, en 1194, la charte du
comte de Nevers qui institue la commune, crée une charge de voyer et
fixe la juridiction de cette charge[383]. Toutes les contestations
déférées à la cour du roi provoquaient généralement un arrêt qui pouvait
être considéré comme un empiétement du suzerain sur les droits féodaux
ou des communes.

     [Note 382: Les _Olim_, publiés par le comte Beugnot, t. II,
     p. 562, _Collection des documents inédits sur l'histoire de
     France_, 1re série.]

     [Note 383: Baluze, _Miscell._, VII, 326.]



VOLET, s. m. Fermeture de bois plein d'une fenêtre posée à l'intérieur
ou à l'extérieur (voyez MENUISERIE).



VOUSSOIR, s. m.--Voyez CLAVEAU.



VOUSSURE, s. f. Rangs de claveaux d'archivoltes qui enveloppent le
tympan d'une porte (voyez PORTE). On donne aussi aujourd'hui le nom de
voussures à des surfaces cintrées qui forment la transition entre les
murs d'une salle et le plafond; mais ce genre de construction n'était
pas admis pendant le moyen âge: il ne date que de la fin du XVIe siècle.



VOÛTE, s. f. Nous avons, dans l'article CONSTRUCTION, expliqué d'une
manière générale comment, du système admis par les Romains pour voûter
leurs édifices, les architectes du moyen âge étaient arrivés à des
combinaisons de voûtes entièrement nouvelles et se prêtant à tous les
plans. Nous n'avons pas à revenir ici sur ce que contient cet article,
sur les moyens employés pour résister à la poussée des voûtes, mais à
développer les divers procédés admis en France du XIe au XVIe siècle
pour tracer ces voûtes et les établir sur leurs points d'appui.

Tout d'abord un fait doit fixer l'attention de l'observateur qui examine
les voûtes construites sous l'empire par les Romains: c'est l'économie
apportée dans la construction de ces voûtes. Si grands bâtisseurs qu'ils
fussent, les Romains apportaient dans leurs travaux des principes
d'économie que nous ne saurions trop méditer. Or, puisqu'il s'agit ici
des voûtes, personne n'ignore que les causes de dépenses les plus
importantes peut-être dans la construction des voûtes, ce sont les
cintrages de bois qui sont nécessaires pour les porter jusqu'au moment
où elles sont fermées et où elles peuvent se soutenir par la
juxtaposition complète des matériaux qui les composent. Quand on examine
quelques-uns de ces grands édifices romains voûtés, tels que les thermes
d'Antonin Caracalla, de Dioclétien, la basilique de Constantin à Rome,
etc., on est tout d'abord disposé à croire qu'il a fallu, pour former
ces vastes concrétions, un énorme cube de bois, des cintrages d'une
puissance prodigieuse; par suite, des dépenses provisoires perdues,
considérables. Cependant une étude plus attentive de ces voûtes fait
bientôt reconnaître qu'au contraire, ces bâtisseurs, pratiques avant
tout, avaient su fermer ces énormes concrétions à l'aide de moyens
économiques et d'une grande simplicité. Si l'on prend la peine
d'analyser ces larges voûtes romaines, berceaux, voûtes d'arête,
coupoles, on constate que ces surfaces courbes, en apparence uniformes
et homogènes, sont formées d'une suite de nerfs et même de cellules de
brique dont les intervalles sont remplis par un blocage composé de
pierres légères et de mortier. Ainsi, pour fermer une très-grande voûte,
suffisait-il de poser un certain nombre de cintres de charpente,
relativement restreints et d'une force médiocre, de les réunir par une
forme de planches sur lesquelles la voûte était construite, ainsi que
nous allons le voir.

Il arrivait même que, pour ne pas faire subir aux cintres légers de
charpente une pression à laquelle ils n'eussent pu résister, les
constructeurs formaient les nerfs principaux de rangs de briques
superposés, le premier servant de cintre à demeure pour les suivants et
déchargeant ainsi le cintre provisoire de charpente. Souvent même le
constructeur bandait sur des cintres très-espacés, réunis seulement par
des planches, une voûte en grandes briques posées à plat, voûte qui
n'avait qu'un poids insignifiant, et sur cette voûte, sur cette coque
légère, mais déjà très-résistante, il formait les nerfs principaux, les
cellules de brique, et remplissait de blocage les intervalles.

Notre figure 1 expliquera cette méthode de construire les voûtes. Soit
un berceau à voûter. Des cintres légers de charpente A, relevés, ont été
posés à intervalles égaux, leurs courbes commençant au niveau de la
portion de voûte qui a déjà pu être élevée sans le secours d'un
cintrage, mais à l'aide d'une simple tige de bois ou de cerces. Ces
cintres ont été réunis par des planches ou couchis B, qu'il n'a pas été
nécessaire de poser jointifs, planches assez épaisses pour ne pas plier
sous la charge d'un homme. Sur ces planches, les maçons ont fait le
carrelage C avec de grandes briques plates, comme on construit encore de
nos jours des voûtes en tuiles ou carreaux de terre cuite, ciment ou
plâtre[384]. Dès lors les ouvriers opéraient sur une croûte solide,
homogène et pouvant résister à une charge. Les nerfs D ont été posés à
l'aplomb de chaque cintre et formés de grandes briques carrées. Ces
nerfs ont été disposés ainsi que l'indique le détail X, avec des doubles
briques _ab_, de distance en distance, de manière à pouvoir couler dans
la rainure laissée entre elles des planches P normales à la courbe. Le
long de ces planches considérées comme dossiers, ont été posées les
entretoises E en grandes briques se chevauchant. Après la prise du
mortier maintenant les briques de ces entretoises, les planches P ont
été enlevées, puis les cellules restant vides ont été remplies d'un
blocage de tuf ou de pierre ponce et de mortier. Il est évident que si,
à partir du niveau N, les maçons avaient dû bander une voûte de 0m,40 à
0m,50 d'épaisseur en briques ou moellons par le procédé ordinaire,
c'est-à-dire en montant peu à peu les rangs de claveaux à partir de ce
niveau N jusqu'à la clef, il aurait fallu des cintres de charpente et
des couchis très-résistants; car, ayant atteint le niveau M de la voûte,
la pression de la bâtisse sur le cintrage eût été très-considérable et
aussi forte sur les couchis que sur les cintres eux-mêmes. D'ailleurs
les cintres de charpente se dessèchent, jouent toujours quelque peu dans
leurs assemblages, et conservent difficilement leur courbure pendant
plusieurs semaines, s'ils sont coupés sur un grand diamètre. Le
carrelage C devant être fait très-rapidement et formant à lui seul un
cintrage, les cintres de charpente pouvaient, sous ce carrelage, se
dessécher et se déformer sans inconvénients. Ils n'étaient plus
maintenus en place avec leurs couchis, que comme un surcroît de
précautions. On voit encore les traces de ce carrelage, simple ou
doublé, dans beaucoup de voûtes romaines[385]. Il recevait les enduits
intérieurs qui adhéraient à sa surface au moyen des bavures du plâtre ou
du mortier qui réunissait les briques posées à plat. Si la voûte était
d'arête, le système employé était le même, et des arcs diagonaux de
brique marquaient la pénétration des demi-cylindres. Ces arcs diagonaux
(fig. 2) ne pouvaient être posés à la fois dans les deux plans courbes,
qui ne donnent un angle droit qu'à la naissance de l'arête. En effet,
lorsque deux demi-cylindres se coupent à angle droit, on sait que
l'angle de rencontre des courbes devient de plus en plus obtus à mesure
qu'on s'approche du sommet ou de la clef de la voûte. Un arc de brique
ne pouvait mouler cette forme, puisqu'il eût fallu autant d'angles
différents qu'il y avait de briques dans une branche d'arc. Les
constructeurs romains posèrent donc les cintres de charpente diagonaux
suivant la ligne vraie de pénétration, puis ils placèrent sur la courbe
des cintres des _veaux_ de bois _b_ (voyez en A), laissant entre eux,
de distance en distance, des intervalles _c_ de moins en moins profonds
à mesure qu'on approchait du sommet de l'arc. Sur ces veaux le maçon
posait alors l'arc diagonal perpendiculaire au plan diagonal (voy. en
B). La section de cet arc est figurée par le carré _efgh_, les veaux
comblant la différence _ij_, et le cintre étant en _k_. Dans les
intervalles _c_, des briques doubles écornées étaient posées, ainsi que
l'indiquent les trapèzes _opqr_, leur bord suivant la direction
horizontale des deux cylindres. On obtenait ainsi la structure indiquée
en E. Deux rangs de ces briques parallèles aux plans des voûtes
permettaient de poser en _l_ les planches qui (comme il a été montré
dans l'exemple précédent) permettaient de bander les entretoises _m_
formant le cloisonnage dans lequel on maçonnait les remplissages de
blocage. Les saillies des briques espacées parallèles aux plans des
voûtes servaient à tracer et à maintenir l'arête, faite en même temps
que l'enduit. S'il s'agissait d'une coupole, ou les nerfs de brique
formaient comme des côtes engagées dans la portion de sphère, ainsi
qu'on peut le voir à la voûte du temple dit de Minerva Medica, à Rome,
ou ces nerfs composaient une suite d'arcs en façon d'imbrication, comme
dans la voûte de la petite salle ronde des thermes de Dioclétien.

Cette structure des voûtes présentait donc les avantages suivants: 1°
économie de cintres; 2° rapidité d'exécution, sans avoir à craindre
cependant les accidents qui résultent d'une interruption momentanée dans
le travail; 3° facilité d'employer des ouvriers de qualités différentes;
car, pour remplir les cellules de blocage, il n'était besoin que de
manoeuvres; 4° possibilité de décintrer immédiatement après le
remplissage des cellules, et même avant ce remplissage, si l'on tenait à
remployer les cintres ailleurs, puisque la croûte composée de briques à
plat suffisait et au delà pour recevoir ces remplissages des cellules;
5° élasticité pendant la durée du travail, ce qui permettait d'éviter
les ruptures qui se manifestent dans une construction absolument
homogène et qu'il faut un certain temps pour compléter; 6° après le
remplissage des reins, concrétion parfaite. Dans la construction des
très-grandes voûtes, qui, par leur développement même, ne peuvent être
fermées en un court espace de temps, il se manifeste souvent des
ruptures pendant le travail des ouvriers ou immédiatement après leur
fermeture. Ces accidents se produisirent pendant la construction de la
coupole de Sainte-Sophie de Constantinople, d'une manière tellement
grave, qu'il fallut recommencer l'opération; mais les Romains des bas
temps ne savaient plus bâtir comme leurs devanciers. Après la
construction de la coupole de Saint-Pierre de Rome des déchirures se
manifestèrent. Il est aisé de concevoir comment des surfaces courbes de
cette étendue, maçonnées peu à peu, présentent, après l'achèvement du
travai, des parties parfaitement sèches et _prises_, d'autres encore
molles, pour ainsi dire, ou tout au moins légèrement compressibles.
C'est à cette inégalité dans la _prise_ des mortiers, et par suite dans
la compressibilité de ces surfaces, qu'il faut attribuer les désordres
que l'on signale dans les grandes voûtes de maçonnerie élevées depuis
les belles époques de l'empire. Mais si, au lieu d'élever ces voûtes par
assises, par zones, comme on le fait encore de nos jours, on maçonne
rapidement une ossature bien entendue suivant la forme même de la voûte
et les propriétés de sa courbure, ce qui est facile, on peut prendre
tout le temps nécessaire pour remplir les intervalles laissés entre
cette ossature; car celle-ci établie, la voûte est faite, elle prend son
équilibre, subit ses tassements sans être gênée, sans se déchirer. Cette
méthode devait conduire tout naturellement les constructeurs romains à
adopter les caissons pour leurs voûtes, et surtout pour les voûtes
sphériques. Voici pourquoi. Pour faire une voûte sphérique, il est
nécessaire d'établir des cintres rayonnants divisant la demi-sphère par
côtes, comme les degrés de longitude divisent la terre; mais les couchis
qui vont d'un cintre à l'autre donnant des lignes droites, il en
résultait, ou que la voûte était composée d'une suite de plans, ou qu'il
eût fallu faire une forme sur ces couchis pour arriver à la courbe
sphérique. Cela exigeait beaucoup de bois, était long, et dispendieux
par conséquent. Des difficultés plus graves surgissaient si la voûte
sphérique avait un très-grand diamètre, comme celle du Panthéon de Rome,
par exemple[386]. En supposant qu'on eût voulu élever une voûte couvrant
une aussi grande surface par la méthode adoptée dans les temps modernes,
c'est-à-dire par zones maçonnées successivement sur cintres, on comprend
quelle puissance il eût fallu donner à ces cintres, et comme il eût été
nécessaire d'assurer leur parfaite immobilité pendant un laps de temps
très-considérable; or, les bois à l'air en aussi grande quantité, et vu
le nombre de leurs assemblages, travaillent de telle sorte, que, malgré
toutes les précautions, un cintrage de cette importance s'affaisserait
peut-être de 0m,50 à son sommet au bout de trois ou quatre mois. Il n'en
faut pas tant pour compromettre l'exécution d'une coupole de cette
dimension. Mais si, sur un cintrage relativement léger, les
constructeurs peuvent en très-peu de temps bander une ossature légère,
mais assez résistante cependant pour permettre de compléter la structure
de l'énorme demi-sphère, sans se presser et sans craindre les tassements
ou affaissements partiels, le problème sera résolu, et l'on ne courra
aucun risque, car le décintrage de la voûte se réduira à un enlèvement
de pièces de bois dont la fonction sera devenue insignifiante; il pourra
se faire sans qu'il y ait à prendre ces précautions délicates, faute
desquelles il peut survenir une catastrophe. Dans les constructions, il
ne faut jamais que l'oubli d'une précaution, une maladresse puissent
occasionner un sinistre; les procédés pratiques doivent offrir toute
sécurité, et rien ne doit être livré au hasard ou à la chance plus ou
moins heureuse. C'était bien évidemment ainsi que les architectes
romains entendaient élever leurs bâtisses.

Piranesi a donné une gravure de la construction de la coupole du
Panthéon de Rome; mais nous ne savons sur quelle donnée il a fait sa
planche, car de son temps, pas plus qu'aujourd'hui, on n'en pouvait
reconnaître exactement la structure. Nous pensons que le système qu'il
indique est celui de l'extrados de la coupole qu'il aura pu voir pendant
qu'on réparait la couverture de plomb; il aura supposé que la
combinaison visible à l'extérieur devait se reproduire à l'intérieur;
or, cela n'est pas possible, si l'on considère la disposition de cet
intérieur et l'épaisseur de la voûte, qui, près de la lunette, n'a pas
moins de 1m,50. Les briques que l'on peut voir à l'extrados ne
traversent certainement pas l'épaisseur de la voûte; donc la structure,
l'ossature visible à l'intérieur peut être différente de celle visible à
l'extérieur. Nous irons plus loin, nous dirons que ces deux ossatures
doivent être absolument différentes, et nous allons expliquer pourquoi.
Quand les Romains construisaient un arc-doubleau, une tête de berceau
portant charge, ou même un arc de décharge, ils avaient le soin de
procéder ainsi que l'indique la figure 3 en A: ils maçonnaient, à partir
de la naissance, le quart de l'arc environ en rangs de briques
liaisonnées, puis les deux quarts restant en rangs de briques
extradossées. Comme ils construisaient les arcs de décharge avant les
remplissages que ces arcs avaient pour fonction de soulager, il fallait
nécessairement cintrer ces arcs. Le système des rangs d'arcs extradossés
permettait de ne pas charger outre mesure le cintre de charpente à son
point le plus faible, puisqu'on commençait par poser le premier rang de
claveaux DE. Ce rang posé, le cintre n'avait plus rien à porter, et l'on
pouvait bander les deux autres arcs. Si cependant les constructeurs
romains avaient eu seulement l'intention de ne pas charger le cintre de
charpente, du moment que le premier arc eût été bandé, ils auraient
maçonné le reste de l'épaisseur de l'arc de briques liaisonnées, en se
servant du premier arc comme d'un cintre très-suffisamment résistant;
mais nous voyons au contraire que, sans exception, les parties
supérieures des arcs-doubleaux ou de décharge sont maçonnées en rangs de
briques extradossées. Cette méthode était justifiée par l'expérience. Si
nous supposons l'arc A (arc de décharge du mur de précinction du
Panthéon de Rome) construit entièrement en briques liaisonnées, ainsi
qu'il est tracé en B, et qu'il survienne un écartement dans les culées
F, G, par suite d'une commotion telle, par exemple, qu'un tremblement de
terre, ou un tassement, cet arc se rompra à l'extrados en H, et à
l'intrados à la clef, en I; toutes les pressions viendront dès lors agir
sur les deux arêtes K et sur l'arête L, lesquelles, si la charge est
forte, s'épaufreront de telle sorte, que le segment KK ne portera plus.
Mais si cet arc de décharge a été construit ainsi que ceux du Panthéon
(voy. en A), et que l'écartement ait lieu dans les culées (voy. en C),
les trois arcs extradossés s'infléchiront, s'ouvriront, et les charges
se répartiront sur six arêtes d'intrados en M et trois arêtes d'extrados
en N, à la clef. Les angles de brisures seront moins allongés et le
désordre moins considérable que dans l'exemple B. On comprend donc
pourquoi ces arcs de brique sont toujours extradossés dans leur partie
supérieure, c'est-à-dire dans la partie qui porte la charge; c'était
pour conserver une certaine élasticité que ne pouvaient avoir des arcs
homogènes dans leur épaisseur. Ce principe appuyé sur l'observation, si
simple d'ailleurs, mais si peu suivi dans l'architecture moderne, était,
à plus forte raison, appliqué aux coupoles d'un grand diamètre.

Conformément à la méthode expliquée dans la figure 1 et par les raisons
données plus haut, il était nécessaire qu'une coupole comme celle du
Panthéon fût rapidement _ébauchée_, pour ainsi dire, sur ces cintrages,
que les Romains tenaient à faire légers et avec des bois courts autant
que possible, afin d'éviter les dépenses inutiles, les difficultés de
pose et le gaspillage des charpentes. Pour expliquer clairement la
méthode des constructeurs romains lorsqu'ils voulaient fermer de grandes
coupoles, nous prenons comme type le Panthéon de Rome. La figure 4
présente une section de cette voûte hémisphérique. Le mur de
précinction, avec ses chambres de décharge si habilement combinées, a
été élevé jusqu'au niveau N avec le commencement de la voûte, divisée
par vingt-huit caissons dans son pourtour et qui laissaient entre eux
vingt-huit bandes pleines comme autant de côtes qui se perdent dans la
partie unie de la calotte comprise entre le point _a_ et la lunette L.
Ces vingt-huit bandes indiquent la place des cintres de charpente C
aboutissant à une lanterne de charpente composée de vingt-huit poteaux
et de deux fortes enrayures. Nous supposons ces cintres faits de bois
courts et suivant la méthode des charpentes romaines reproduites sur les
bas-reliefs de la colonne Trajane. Il n'y avait pas à songer, à moins de
dépenses prodigieuses, à poser des cintres portant de fond, avec
entraits. Ce système de cintrage, qui, du reste, est encore usité à Rome
et dans une partie de l'Italie, est solide, mais ne saurait supporter
une très-lourde charge. Les vingt-huit demi-fermes de cintres posées, il
s'agissait de les réunir par des entretoises et de composer les couchis
qui devaient recevoir la voûte de maçonnerie. Si les constructeurs
avaient prétendu sur ces charpentes fermer une calotte telle que celle
dont nous donnons la section, il est évident que les cintres auraient
été déformés par la charge dès que les maçons seraient arrivés au point
P, car il n'était pas possible, sur une aussi grande surface, de bander
en même temps toute une zone de la coupole. Certains points eussent été
accidentellement plus chargés que d'autres, d'où il eût pu s'ensuivre
des désordres irrémédiables. On voit en A un huitième du plan horizontal
de ce système de cintrage. En coupe, les caissons se profilent de telle
sorte que leurs listels sont vus du centre de l'édifice sur le pavé.
C'est-à-dire (voyez en R le détail de la section de l'un des caissons de
la deuxième zone) que l'oeil du spectateur placé au centre de l'édifice
sur le sol aperçoit les listels _o_ dans toute leur largeur, les coupes
de leurs épaisseurs tendant à ce point visuel. Le cintrage ainsi
disposé, il s'agissait de trouver la méthode la plus expéditive et la
plus économique pour maçonner cette énorme calotte hémisphérique. Le
détail de cette opération est expliqué dans la figure 5. En A sont les
cintres. Pour relier les courbes et pour poser les entretoises, des
liens _a_ ont été cloués latéralement, comme on le ferait pour des
plates-bandes. Ces liens portent chacun deux entailles qui reçoivent les
entretoises E, lesquelles sont entaillées à mi-bois en _e_ pour recevoir
les cerces de doublures C. Des planchettes-couchis _p_ réunissent les
deux entretoises et reposent en feuillure. Il reste donc des châssis
vides F qu'il s'agit de fermer. Or, l'ossature de la charpente ainsi
combinée, parfaitement solide et aussi légère que possible, indiquait le
travail incombant aux maçons. Ceux-ci profitant de la membrure de bois
pour poser des nerfs de brique, il était inutile de remplir l'intervalle
entre ces nerfs par une pleine maçonnerie. C'était le cas de profiter,
au contraire, de ces vides F laissés entre la membrure pour alléger
cette maçonnerie. Donc, au lieu de fermer ces vides F avec des couchis
ordinaires sur le châssis, composé des entretoises et des cerces de
doublures, on posa un autre châssis saillant _g_, sur celui-ci un second
châssis également saillant _h_, puis un troisième _i_, puis, toujours en
retraite, un panneau de planches. En coupe, ces trois châssis et le
panneau donnaient le profil indiqué en R dans la figure 4; ainsi se
trouvait indiqué en saillie sur le cintrage le moule du caisson. Les
maçons pouvaient dès lors exécuter très-rapidement leur travail, comme
l'indique le tracé B figure 5. Ils bandaient sur les cintres les nerfs
de brique G, réunis au droit des entretoises par les étrésillonnements
H, également de brique, légèrement bombés et posés sur une cerce de bois
que l'on enlevait sitôt l'étrésillon bandé. Cette membrure de brique,
répétant exactement la membrure de bois, laissait visibles les caissons,
sur lesquels il n'y avait plus qu'à maçonner un blocage de matériaux
légers et mortier (voyez en S). Il est clair qu'au droit des panneaux M,
ce blocage était beaucoup plus mince qu'il ne l'était le long des
membrures. Ce blocage cellulaire formait alors comme autant de voûtains
carrés compris entre les nerfs côtiers, ou longitudes, et les bandes
_zonales_, ou latitudes, de brique. Cette première opération, qui
pouvait être rapidement terminée, formait une croûte très-résistante,
bien pondérée, légère cependant, et qui rendait dorénavant le cintrage
de bois superflu. Celui-ci pouvait se dessécher, jouer dans ses
assemblages, sans qu'il pût en résulter le moindre désordre. Mais une
voûte hémisphérique de cette étendue, d'une épaisseur de 0m,50 environ,
au droit des nerfs, n'eût pu offrir des garanties de durée sérieuses
pour des constructeurs qui prétendaient ne rien abandonner aux chances
d'accidents, tels qu'un ouragan, une forte pression atmosphérique, une
oscillation du sol (et Rome n'en est pas exempte). Il fallait que ce
réseau tout composé de nerfs relativement minces fût préservé, enserré,
bridé par une enveloppe protectrice. La calotte hémisphérique
régularisée à l'extrados par un bétonnage, ou plutôt un enduit grossier,
les constructeurs cherchèrent le moyen le plus propre à garantir cette
coque légère et fragile. C'est alors qu'ils durent adopter le système
entrevu par Piranesi, système qu'explique la figure 6. De toutes les
grandes coupoles connues et encore entières, celle du Panthéon d'Agrippa
est la seule qui ne soit pas lézardée. Celle de Sainte-Sophie a dû être
restaurée à plusieurs reprises; celle de Saint-Pierre de Rome est
fissurée d'une manière assez grave[387]. Nous croyons donc que c'est
grâce à ce système double que la coupole du Panthéon de Rome doit de
s'être conservée intacte, malgré des commotions terrestres qui, à
plusieurs reprises, causèrent des accidents à certains édifices de cette
ville. Nous n'avons pu vérifier le fait de ce réseau d'arcs doublant la
calotte à caissons; seule l'indication de Piranesi peut fournir un
renseignement. Mais certaines dispositions du tambour de l'édifice ne
nous laissent guère de doutes à cet égard. En effet, si l'on jette les
yeux sur la figure 4, on voit que ce tambour (voy. le huitième du plan
en A) présente une suite de parties pleines et de vides qui coïncident
avec les points d'appui et les niches inférieures formant aujourd'hui
chapelles. Sachant que les Romains, dans leurs constructions, ne font
jamais rien qui ne soit motivé, on ne pourrait comprendre pourquoi ces
contre-forts T ont été ainsi réservés, s'ils ne devaient pas contribuer
d'une manière efficace au maintien de la coupole. Ces contre-forts T ne
sont pas disposés au droit des nerfs des caissons; ils ont une fonction
distincte; fonction expliquée par le réseau d'enveloppe que représente
la figure 6. Pour former ce réseau, la calotte à caissons servait de
cintrage, et il suffisait de cerces de bois légères pour bander les arcs
appuyés sur l'extrados de cette calotte. Ces arcs bandés, il n'y avait
plus qu'à garnir les intervalles avec une maçonnerie (blocage) de
matériaux légers, ainsi qu'il est indiqué en B sur la figure 6.

L'économie des cintres préoccupait si fort les constructeurs romains,
que même lorsqu'ils ont fait des voûtes en pierre appareillées, d'une
assez grande largeur (ce qui est rare), comme par exemple dans le
monument de Nîmes connu sous le nom des Bains de Diane, ils ont posé des
arcs-doubleaux sur cintres, et ces arcs-doubleaux ont eux-mêmes servi de
cintres pour poser de grandes dalles entre eux, comme on pose des
couchis. Notre figure 7 explique ce genre de construction de voûtes.
Dans ce dernier cas, les constructeurs ont fait l'économie de tous les
couchis de bois, puisque les épaisses dalles de pierre reposent chacune
de leurs extrémités sur les arcs-doubleaux. Il est évident, donc, que
dans la construction de leurs voûtes, les Romains ont économisé, autant
que faire se pouvait, la matière et le temps, par conséquent n'ont
jamais fait de dépenses inutiles. On cite à peine un ou deux exemples de
voûtes d'arête avec coupes appareillées dans tous les édifices de la
Rome antique. Par ce même motif d'économie, ont-ils évité les
pénétrations, les arrière-voussures, les pendentifs d'appareil, dont nos
architectes modernes qui prétendent avoir étudié l'architecture antique
pour en tirer un profit, se montrent si prodigues, au grand dommage de
nos finances[388].

Nous devions nous étendre quelque peu sur le système de structure des
voûtes romaines pour mieux faire saisir certaines analogies entre ce
système et celui adopté en France vers le milieu du XIIe siècle.
Analogies de principes, comme on va le voir, non de formes; ce qui
prouve une fois de plus que des principes vrais, établis sur une
observation juste et un raisonnement logique, ne sont point une entrave
dans l'art de l'architecture, mais au contraire la seule force
productrice.

À la fin de l'empire déjà, ces méthodes employées dans la construction
des voûtes s'étaient altérées; les constructeurs négligeaient
d'appliquer régulièrement les procédés admis dans les édifices romains
jusqu'aux Antonins. À Byzance, les grandes voûtes de l'église de
Sainte-Sophie sont grossièrement faites. Il va sans dire que pendant les
premiers siècles du moyen âge, les dernières traces de ces traditions de
la bonne époque romaine étaient effacées. On cherchait à reproduire sur
de petites dimensions les formes apparentes des voûtes romaines, mais on
n'en connaissait plus la véritable structure. Ce n'est qu'au
commencement du XIIe siècle qu'il se manifeste tout à coup un progrès
dans la structure des voûtes, et qu'apparaît l'embryon d'un système
nouveau en Occident. Ce phénomène se produisant au moment des premières
croisades, il était assez naturel d'attribuer ce brusque développement à
une influence orientale; mais les documents que l'on avait pu recueillir
jusqu'à ces dernières années ne venaient guère confirmer ces conjectures
à priori, lorsque M. le comte Melchior de Vogüé entreprit un voyage dans
la Syrie centrale. Accompagné par un jeune architecte, habile
dessinateur, M. Duthoit, M. le comte de Vogüé rapporta de ces contrées
une masse de documents d'une haute importance pour l'histoire de notre
art français, car ils nous donnent l'explication des progrès qui se
manifestèrent si rapidement en Occident dès les premières années du XIIe
siècle[389]. En effet, ces monuments de la Syrie centrale dus à une
civilisation gréco-romaine présentent un caractère particulier. Dans
leur structure, les éléments grec et romain ne sont pas juxtaposés,
comme il arrive dans les édifices de la Rome impériale; ils se mêlent
sous l'influence de l'esprit clair et logique du Grec. Nous avons
maintes fois fait ressortir cette singulière disposition de
l'architecture romaine de l'empire[390], qui ne considérait l'art grec
que comme une décoration quasi indépendante de la structure; si bien
que, dans tout édifice romain, on peut enlever cette parure empruntée à
l'art grec sans affecter l'organisme, pour ainsi dire, de la bâtisse
romaine.

Les édifices gréco-romains de la Syrie centrale procèdent tout
différemment: les deux structures grecque et romaine se prêtent un
mutuel concours: il n'y a plus l'ossature et le vêtement qui la couvre,
mais un corps complet dans toutes ses parties. L'arc et la plate-bande
ne sont plus réunis en dépit de leurs propriétés, ainsi que cela se voit
si fréquemment dans l'architecture de l'empire, mais remplissent leurs
véritables fonctions. Ce rationalisme dans l'art exerça évidemment une
influence sur les Occidentaux, qui se précipitèrent en masses compactes
dans ces contrées à la fin du XIe siècle. Il ne s'agissait plus de
suivre de loin les traditions affaiblies de l'art impérial; les croisés
trouvaient dans les villes déjà abandonnées, mais encore debout, du
Hauran, une architecture nouvelle pour eux, claire dans ses expressions
comme une leçon bien faite, fertile en déductions, facile à comprendre
et pouvant être appropriée à tous les besoins.

Dans ces édifices, la voûte d'arête n'existe pas, tout étant bâti
d'appareil, mais bien le berceau, la coupole et le cul-de-four. Les
arcs-doubleaux et archivoltes sont fréquents, et ces arcs-doubleaux qui
forment travées portent, ou des plafonds de pierre, ou des charpentes,
suivant que les localités possédaient ou ne possédaient pas de bois.

Nous allons rechercher comment ces dispositions ont dû avoir une
influence directe sur la construction de nos voûtes occidentales, et
firent abandonner le mode de structure des Romains. Voici (fig. 8) un
fragment de la basilique de Chagga[391], dont la construction date du
IIe ou du IIIe siècle de notre ère. Les travées de cette basilique sont
étroites (2m,50 d'axe en axe des piles, en moyenne) et sont couvertes,
entre les arcs-doubleaux, par des dalles épaisses; une couche de terre
battue revêtue d'un enduit formait une terrasse étanche sur le dallage
supérieur. La construction se compose de piles à section carrée portant
des arcs-doubleaux sur la nef principale, contre-butés par d'autres
arcs-doubleaux bandés sur les collatéraux, lesquels soutiennent une
galerie de premier étage donnant sur cette nef centrale. Le caractère
particulier à cette construction, ce sont ces arcs-doubleaux qui
composent l'ossature intérieure de l'édifice. Rien de semblable dans les
constructions romaines occidentales de l'empire. La voûte romaine
maçonnée comme nous venons de le montrer au commencement de cet article,
possède rarement des arcs-doubleaux apparents[392], puisque ces arcs
sont noyés dans l'épaisseur même de la voûte, ne sont que des nerfs
cachés.

Pour les architectes occidentaux, si fort empêchés, à cette époque,
lorsqu'ils prétendaient établir des voûtes sur le plan de la basilique
romaine (voyez ARCHITECTURE RELIGIEUSE), la vue d'un édifice comme la
basilique de Chagga,--et la Syrie centrale en possède encore plusieurs
conformes à ces dispositions,--devait leur faire naître la pensée
d'appliquer ce mode de structure en remplaçant les dallages, qui ne
pouvaient convenir aux climats de l'Occident, ni à la nature des
matériaux dont ils disposaient, par une voûte en berceau sur la nef
centrale, par des voûtes d'arête sur les nefs basses, et par un
demi-berceau sur le triforium pour permettre l'établissement de
couvertures inclinées et contre-buter le berceau central. Ces déductions
se présentaient naturellement à l'esprit des constructeurs occidentaux,
si naïfs qu'on les veuille supposer.

La coupe de la basilique de Chagga (fig. 9) donne le tracé A; deux
travées du plan étant projetées en _a_. Subissant la nécessité de
couvrir leurs édifices par des pentes assez roides pour recevoir de la
tuile, et ne pouvant par conséquent employer le système de dallages des
architectes syriens, les artistes occidentaux, en voulant appliquer le
principe si simple de ces basiliques, n'avaient qu'à relever les grands
arcs-doubleaux de la nef, comme l'indique en C la coupe B, à réunir ces
arcs-doubleaux par un berceau concentrique à leur extrados, à bander un
demi-berceau D sur le triforium, entre les arcs-doubleaux E et des
voûtes d'arête, suivant le mode byzantin[393], entre les arcs-doubleaux
inférieurs F des collatéraux. La substitution des voûtes aux dallages
entraînait forcément l'écartement des piles P. Les archivoltes G étaient
conservées, mais avec un diamètre égal à celui des arcs-doubleaux F, et
d'autres archivoltes I, ou une claire-voie portait le berceau central.
Mais les archivoltes G destinées à recevoir les voûtes des collatéraux
s'avançaient au ras intérieur des piles P, et alors, pour porter les
arcs-doubleaux supérieurs C, il fallait ajouter à ces piles un appendice
L sous la forme d'une colonne engagée. D'une construction dans laquelle
l'arc et la plate-bande étaient simultanément employés avec un sentiment
exquis du vrai, les architectes occidentaux arrivaient à faire, sans
trop d'efforts, un monument entièrement voûté. Cependant cette
modification, en apparence si simple, suscitait des difficultés de
détail qui ne furent résolues que peu à peu. Mais telle est la puissance
d'un premier enseignement clair et logique, que tout travail qui en
découle se fait sous cette première influence. Les constructeurs
occidentaux, en voyant cette architecture grecque de la Syrie,
apprenaient à raisonner; aussi, à dater de cette époque, leurs oeuvres
si confuses jusque-là, toutes bourrées de traditions mal comprises,
reproduisant, en les abâtardissant de plus en plus, les formes de
l'antiquité romaine, s'élèvent, progressent en s'appuyant sur le
raisonnement, sur ces principes légués par les derniers des Grecs.

Cette coupe B est celle de la plupart de nos églises romanes construites
au commencement du XIIe siècle en Auvergne, dans le Languedoc, la
Provence et le Lyonnais. On peut aisément constater qu'il y a moins de
dissemblance entre la coupe A et la coupe B qu'entre un monument voûté
quelconque de Rome et cette coupe B. Cet arc-doubleau plein cintre E du
triforium, que l'on retrouve dans les galeries des basiliques romanes de
l'Auvergne et du Languedoc, et qui ne peut s'expliquer avec la voûte en
demi-berceau (voyez TRIFORIUM), est un vestige persistant de cette
influence du monument syrien. Quant aux difficultés de détail dont nous
venons de parler, voici en quoi elles consistaient tout d'abord. Les
piles de la basilique de Chagga (voy. en _a_) sont à section carrée, ce
qui était naturel, puisque ces piles ne reçoivent que deux
arcs-doubleaux, et que l'archivolte qui unit ces piles naît en
pénétration au-dessus de la naissance des deux arcs-doubleaux (voy. la
figure 8). Mais nous voyons que déjà dans la coupe B les archivoltes G
qui réunissent les piles ont leur naissance au niveau des naissances des
arcs-doubleaux F (voy. la figure 9). L'extrados de ces archivoltes G ne
se dégage donc qu'au-dessus de cette naissance, et, par suite, la
naissance de la voûte d'arête ne pouvait s'établir qu'au point relevé de
ce dégagement, ce qu'indique le tracé perspectif (fig. 10). Il y avait
là un embarras, une de ces difficultés de détail dans l'art du
constructeur, qui contraint bientôt celui-ci, pour peu qu'il raisonne, à
trouver une solution satisfaisante; or, tous ceux qui ont pratiqué cet
art et qui ne se contentent pas d'à peu près, qui veulent trouver la
solution vraie, savent combien ces recherches entraînent à modifier
certaines formes qui paraissent consacrées par le temps. Et c'est
précisément dans la manière de résoudre ces difficultés à dater des
premières années du XIIe siècle, que l'on reconnaît la puissance de cet
enseignement logique puisé en Orient par nos maîtres français de cette
époque. D'abord ces maîtres raisonnent ainsi: puisqu'il y a deux
arcs-doubleaux et deux archivoltes naissant au même niveau, et qu'entre
ces arcs-doubleaux et ces archivoltes il faut (sur leur extrados) bander
des voûtes d'arête, il est de toute nécessité que la pile donne
exactement la section des claveaux de ces arcs, qu'ils trouvent sur elle
leur place, par conséquent la section carrée ne peut convenir pour la
pile; alors ils tracent la pile H (voyez figure 9). Ainsi les
arcs-doubleaux trouveront leur assiette en _d_, les archivoltes en _b_,
et les arêtes des voûtes naîtront dans les angles rentrants _e_ qui sont
les points de rencontre des extrados de ces arcs. Mais bientôt, quand
les monuments voûtés prennent plus d'ampleur, ces architectes
reconnaissent que les archivoltes qui portent les murs latéraux et la
voûte en berceau doivent avoir plus d'épaisseur que les arcs-doubleaux
qui n'ont pas de charge, que ces naissances de voûtes d'arête dans les
angles demandent, ou un appareil spécial, ou affament la pile en
réduisant les tas de charge; alors ils tracent les piles suivant le plan
K. Les archivoltes se dégagent en _f_, l'arc-doubleau des latéraux en
_g_; les angles _h_ reçoivent les naissances des voûtes d'arête; les
angles _i_, les archivoltes de décharge au-dessus de la claire-voie du
triforium, et le grand arc-doubleau du berceau central, ayant la largeur
_mm_, porte sur le tailloir d'un chapiteau reposant sur la colonne
engagée. Mais les archivoltes _f_ et l'arc-doubleau _g_ ont une
épaisseur plus grande que n'est l'espace _op_, d'où il résulte que
l'arête _h_ de la voûte doit s'élever verticalement jusqu'au moment où
l'épaisseur _rp_ des claveaux se dégage de cette arête; alors les
constructeurs ajoutent encore une colonne engagée au devant des
pilastres des archivoltes et de l'arc-doubleau postérieur, afin
d'avancer les claveaux de ces arcs de manière à les dégager entièrement
dès leur naissance. Ainsi se compose peu à peu, et commandée par les
déductions tirées de la construction des voûtes, la pile romane du XIIe
siècle.

Tant qu'on n'avait pas sous les yeux ces monuments de la Syrie centrale,
il était difficile de se rendre compte des motifs qui avaient fait
adopter, pendant la dernière partie de la période romane, ces
arcs-doubleaux séparant les travées des édifices voûtée, puisque les
Romains ne séparaient pas leurs travées de voûtes par des
arcs-doubleaux. Les édifices syriens nous donnent la solution de cette
question. Dans ces édifices, les arcs-doubleaux sont, par suite d'un
raisonnement très-juste, faits pour franchir des espaces trop larges
pour être couverts par des plates-bandes ou par des charpentes, dans un
pays où les bois longs étaient rares; ces arcs portent de grandes
dalles, comme dans l'exemple précédent, ou des pannes. C'est ce qui nous
fait dire que ces artistes syriens avaient su allier, mieux que ne
l'avaient fait les Romains, l'arc et la plate-bande. Les architectes
occidentaux ont conservé les arcs-doubleaux comme l'ossature naturelle
de tout édifice bâti de pierre; seulement, entre ces arcs, ils ont bandé
des voûtes suivant la tradition romaine, soit en berceau, soit d'arête.

Mais à Byzance, à Sainte-Sophie, déjà la voûte d'arête romaine s'était
modifiée. Sa clef centrale était habituellement alors posée au-dessus du
niveau des extrados des clefs d'arcs-doubleaux (voyez figure 11), si
toutefois on peut donner le nom d'arcs-doubleaux à des arcs à peine
saillants sur le nu interne de la voûte. L'arc A, par exemple, de la
figure 11 n'était que le nerf de brique, romain qui, au lieu d'être
entièrement noyé dans l'épaisseur de la voûte, ressortait quelque peu.
On remarquera d'ailleurs que ces arcs A, B, C sont au nu de la voûte, à
sa naissance en D sur les tailloirs carrés des chapiteaux, et ne
prononcent leur saillie qu'en se rapprochant de la clef. En un mot, ces
arcs ne sont pas concentriques à la voûte, laquelle est une sorte de
compromis entre la coupole et la voûte d'arête. Or, c'est ce principe de
structure qu'adoptent généralement nos architectes occidentaux dans la
construction de leurs voûtes d'arête à la fin du XIe siècle; c'est
suivant ce système que sont faites les voûtes de la nef de l'église
abbatiale de Vézelay, qui datent des premières années du XIIe siècle, et
ce n'était pas sans raison que ce parti avait été adopté. Ces voûtes
bombées offraient plus de résistance que les voûtes engendrées par deux
cylindres se pénétrant à angle droit. Nous développons tout ce qui
touche à cette question dans l'article CONSTRUCTION, il n'est donc pas
nécessaire de revenir ici sur ce sujet, d'autant qu'alors, au
commencement du XIIe siècle, on n'apportait pas, dans la pratique de la
structure, les soins que les Romains avaient su y mettre. On ne
fabriquait plus ces belles et grandes briques carrées qui permettaient
de noyer des nerfs résistants dans l'épaisseur des voûtes et d'obtenir
des arêtiers bien bandés; faits de tuf ou de moellons irréguliers,
très-rarement de moellons piqués, les arêtiers n'offraient pas de
cohésion et tendaient à se détacher. Plus le constructeur se rapprochait
de la coupole, plus il évitait les chances de rupture des arêtiers,
puisque ceux-ci formaient à peine un pli saillant à l'intrados jusqu'à
la moitié environ de leur développement, pour se perdre dans un
ellipsoïde en se rapprochant de la clef. D'ailleurs, pour tracer les
cintres diagonaux de charpente, il n'était pas besoin de chercher la
courbe de rencontre des deux cylindres, il suffisait de tracer un
demi-cercle dont le diamètre était la diagonale du parallélogramme à
voûter[394]. Sur ces arcs diagonaux et sur l'extrados des arcs-doubleaux
et formerets, on posait des couchis, puis on faisait avec de la terre la
forme bombée nécessaire sur chacun des triangles, de manière à se
rapprocher plus ou moins d'une coupole. On maçonnait alors sur ce moule,
sans qu'il fût besoin de prendre des dispositions particulières pour les
arêtiers, sensibles seulement au départ et inappréciables à la clef. Ces
sortes de voûtes ont intérieurement l'apparence que présente notre
figure 12, et toute la surface courbe comprise entre les points A, C, B,
D, était, ou un sphéroïde, si la voûte était fermée sur un plan carré,
ou un ellipsoïde, si elle était fermée sur un plan barlong.

Mais avant d'entrer dans quelques développements à ce sujet, il est
nécessaire de faire connaître les tâtonnements qui précédèrent et
provoquèrent la révolution qui se fit dans l'art de construire les
voûtes au milieu du XIIe siècle.

Nous avons dit que les Romains évitaient autant que possible les
pénétrations de berceaux de voûtes, comme présentant des difficultés et
des pertes de temps pour le constructeur. Les Romains, en effet,--et
cela ressort de l'étude de leurs monuments,--cherchaient à économiser
sur le temps, c'est-à-dire qu'ils prétendaient, tout en bâtissant de
manière à assurer une parfaite solidité et une longue durée aux
constructions, obtenir un résultat dans le plus court espace de temps.
Ils évitaient donc les appareils demandant un tracé compliqué et une
taille longue. S'ils avaient un berceau de voûte à faire pénétrer dans
une salle voûtée, ils tenaient la clef de ce berceau pénétrant
au-dessous de la naissance du berceau qui eût dû être pénétré. Exemple
(fig. 13), soit une galerie A voûtée en berceau: le berceau de la
galerie B communiquant à la première était bandé, sa clef C au-dessous
de la naissance du berceau D. Le Colisée à Rome, les arènes d'Arles et
de Nîmes présentent cette structure à chaque pas. Mais encore les
claveaux de ces berceaux, lorsqu'ils sont appareillés en pierre, au lieu
d'être reliés, sont juxtaposés, ainsi que le montre notre figure. Ce
système d'appareil est visible, non-seulement dans les arènes d'Arles et
de Nîmes, mais aussi à l'aqueduc du Gard et dans beaucoup d'autres
édifices de l'empire. Il est clair que cette méthode économisait le
temps et la dépense; car il n'était besoin que d'un panneau pour les
tailleurs de pierre, et à chaque joint, d'un cintre de charpente, au
lieu d'une suite de couchis sur cintres. La pose, en ce cas, se fait
beaucoup plus rapidement que lorsqu'on veut croiser les joints des
claveaux.

Les architectes du moyen âge usèrent parfois de ce procédé, notamment en
Provence, où ils avaient sous les yeux les exemples de l'antiquité; mais
les plans qu'ils adoptaient pour certaines parties d'édifices, comme les
bas côtés pourtournant les sanctuaires des églises, bas côtés sur
lesquels s'ouvrent des chapelles, nécessitaient des berceaux annulaires
pénétrés normalement par d'autres berceaux. Il y avait là une difficulté
réelle pour la solution de laquelle on ne pouvait recourir aux
structures romaines, qui ne présentent pas d'exemples de ce genre de
voûtes. Les Byzantins avaient essayé de construire des voûtes reposant
sur des colonnes et formant des pénétrations de cylindres, de cônes ou
d'ellipsoïdes; mais il faut reconnaître que ces tentatives sont
grossières, ne procèdent que par tâtonnements, et ne donnent pas comme
résultat une méthode géométrique pouvant être formulée. Malgré les
difficultés que soulevait la construction des voûtes d'un collatéral
pourtournant un sanctuaire reposant sur des colonnes, en partant de la
donnée romaine ou byzantine, il est à croire que l'on tenait fort à
cette disposition du plan, car les architectes occidentaux ne cessèrent
de chercher la solution de ce problème depuis le commencement du XIIe
siècle jusqu'à ce qu'ils l'aient résolu d'une manière complète à la fin
de ce siècle. Il faut reconnaître même que cette longue suite d'essais
ne contribua pas médiocrement à développer le système d'où procède la
voûte d'arête du XIIIe siècle; système excellent, puisqu'il permet
toutes les combinaisons imaginables en n'employant toujours qu'un même
procédé.

Rien n'est tel, pour faire apprécier la marche progressive d'un travail
qui demande les efforts de l'intelligence et les combinaisons
successives de l'expérience appuyée sur une science positive comme la
géométrie, que de suivre pas à pas les solutions approximatives plus ou
moins heureuses du problème posé, que de montrer chaque
perfectionnement, l'abandon de certaines méthodes qui ne sauraient
conduire à la solution définitive. C'est ce que nous allons essayer de
faire, à propos de ces voûtes pourtournant les sanctuaires, en passant
successivement par les combinaisons qui se présentèrent aux architectes
du moyen âge depuis le point de départ qui leur était donné, jusqu'à la
complète solution du problème posé par eux-mêmes.

Les Romains avaient bandé des voûtes d'arête sur des piles isolées à
section carrée, dès les premiers temps de l'époque impériale et
peut-être même sous la république, pour couvrir des citernes, des étages
inférieurs. Ces voûtes ne possédaient pas d'arcs-doubleaux; c'étaient
des demi-cylindres se croisant à angle droit, conformément au plan (fig.
14).

Lorsque les Byzantins voulaient voûter des galeries circulaires portées
d'un côté sur des colonnes isolées, ils bandaient des archivoltes d'une
colonne à l'autre, et au-dessus des clefs de ces archivoltes ils
construisaient un berceau annulaire, ou bien, du mur de précinction, ils
élevaient un demi-berceau qui appuyait sa ligne de clefs sur le mur
élevé au-dessus des archivoltes. Ils évitaient ainsi les voûtes d'arête,
c'est-à-dire les pénétrations des archivoltes dans le berceau annulaire,
et en cela ils suivaient la tradition romaine.

Mais ce mode de structure obligeait les architectes à perdre une hauteur
considérable au-dessus des archivoltes, et à élever d'autant les
constructions, si l'on voulait trouver au-dessus de ces collatéraux
circulaires, soit une galerie de premier étage, soit un fenestrage. On
prit donc le parti, à la fin du XIe siècle, en Occident, de faire
pénétrer les archivoltes dans le berceau annulaire. Or, en ce cas, voici
d'abord la difficulté qui se présente. Dans un sanctuaire porté par des
colonnes (fig. 15), ou, si les tailloirs des chapiteaux sont carrés,
comme en A, les archivoltes sont plus larges en _ab_ qu'en _cd_, ou si
l'on veut que les douelles des claveaux de ces archivoltes soient
parallèles, les tailloirs des colonnes doivent donner des trapèzes en
projection horizontale, comme en B. Dans le premier cas, ces archivoltes
sont des portions de cônes; dans le second, elles sont prises dans un
cylindre: mais ces tailloirs en forme de trapèzes, si la courbe du
sanctuaire n'est pas très-développée, sont d'un effet très-désagréable à
l'oeil, et donnent des angles aigus qui résistent mal à la charge. Vus
sur la diagonale, ces chapiteaux paraissent plus saillants d'un côté que
de l'autre, et semblent mal reposer sur les fûts (voyez en D). On essaya
donc de s'en tenir aux tailloirs carrés; mais, au lieu de bander les
voûtes normales à la courbe du sanctuaire sur une surface conique, on
maintint leurs clefs sur une ligne horizontale, et la courbe _ab_ était
en anse de panier, tandis que la courbe _cd_ était plein cintre; ou bien
la naissance de l'archivolte était biaise de _a_ en _c_ et de _b_ en
_d_, de manière à avoir en _cd_ comme en _ab_ une courbe plein cintre,
et cette dernière donnait alors la section d'un berceau qui pénétrait le
berceau annulaire.

C'est ainsi que sont construites les voûtes du collatéral du sanctuaire
de l'église de Notre-Dame du Port, à Clermont (fig. 16). Mais (voyez le
plan A) si l'on voulait que l'arc _ab_, tracé le long du mur du
collatéral, fût plein cintre, le diamètre _ab_ étant plus grand que le
diamètre _cd_ et que le diamètre _ef_, la naissance de l'arc et devait
être placée à un niveau très-supérieur à celui de la naissance de l'arc
_ab_; si bien qu'une élévation faite perpendiculairement à l'axe XO
donnait la projection tracée en B.--Toujours en supposant les clefs de
niveau--et qu'en coupe faite suivant OX, on obtenait la projection
tracée en D, la naissance de l'archivolte suivait sur le sommier S la
ligne ponctuée _gh_. Des voûtes ainsi conçues ne pouvaient être tracées
sur l'épure avec rigueur; on ne les obtenait que par des tâtonnements et
une méthode empirique. Cependant l'archivolte _ef_, qui n'était qu'une
pénétration et ne se détachait pas de la voûte, devait porter le mur de
l'abside et ne pouvait être faite de moellons ou de blocage sur forme,
il fallait qu'elle fût construite en pierres appareillées. Dès lors on
conçoit les difficultés qui assaillaient les constructeurs. À proprement
parler, il n'y a pas d'archivoltes ici, mais des berceaux gauches
pénétrant dans un berceau annulaire. On reconnut donc bientôt qu'il y
avait avantage à distinguer l'archivolte de la voûte, à la rendre
indépendante. Mais alors comment faire porter les sommiers de ces
archivoltes sur les tailloirs carrés des chapiteaux? où trouver leur
assiette et la naissance des voûtes? Voici le tailloir tracé (fig. 17)
(voyez en A). Les archivoltes sont projetées en DD. Nous traçons les
sommiers, ou le premier claveau de ces archivoltes en _aa_; il ne
restera, entre leur extrados, que le tas de charge _b_, et l'espace _cd_
pour la naissance de la voûte. Mais comme les naissances des archivoltes
sont plus élevées que celle de la section de la voûte annulaire, il en
résultera que, si l'on veut que les arêtes partent du tailloir, ces
arêtes se détacheront des verticales _cd_ et formeront des angles
rentrants _ecf_, _gdh_, d'un effet maigre et peu rassurant, indiqué dans
le trait perspectif A'. S'il y avait de bonnes raisons pour poser des
archivoltes indépendantes de la voûte, on en devait trouver de tout
aussi bonnes pour bander les arcs-doubleaux partant de la colonne isolée
pour aboutir à la colonne engagée du collatéral; arcs-doubleaux qui
devaient faciliter la construction des voûtes tournantes en divisant le
berceau annulaire primitif par travées. Mais où loger, sur le tailloir
carré, le sommier, le premier claveau de cet arc-doubleau? Si (voy. en
B, fig. 17) nous prétendons laisser les deux premiers claveaux
d'archivoltes et le premier claveau d'arc-doubleau, indépendants, sur le
tailloir du chapiteau, il nous faudra, ou donner peu de lit à chacun de
ces claveaux, ou augmenter beaucoup la surface supérieure du tailloir,
et dans ce cas il restera deux angles de ce tailloir inoccupés; toutes
les charges viendront se reporter en M, c'est-à-dire en dehors de l'axe
de la colonne et tendront à faire incliner celle-ci. De plus (voyez le
tracé perspectif B'), les naissances des archivoltes étant à un niveau
supérieur à celui de la naissance de l'arc-doubleau, il restera
au-dessus de la naissance de cet arc un triangle T vertical, et l'arête
de la voûte ne pourra commencer qu'en _i_, au point où la courbe de la
pénétration P viendra toucher l'extrados de l'arc-doubleau. Il n'est pas
besoin d'insister sur le mauvais effet de cette combinaison. Si (voy. en
C, fig. 17) de ces trois membres d'arcs nous formons un sommier composé
par la pénétration des lits de ces arcs, ceux-ci ne deviendront
indépendants que lorsque leur courbure d'extrados se détachera de la
verticale; mais comme les naissances de ces arcs ne sont pas au même
niveau (voyez le tracé perspectif C'), nous aurons encore en _t_ un
triangle vertical qui déportera la naissance de l'arête en _s_. Pour des
artistes qui cherchaient les formes les mieux appropriées à l'objet, ces
arêtes déportées, ne naissant pas dans le fond de l'angle rentrant,
ayant l'air de reposer sur les reins de l'arc-doubleau, ne pouvaient
être une solution satisfaisante. Ces archivoltes et arcs-doubleaux
reposant en bec de flûte sur le tailloir ne présentaient pas une
structure conforme aux principes de la voûte portée sur des arcs
saillants; principes qui veulent que chacun de ces arcs conserve sa
forme et sa dimension dans la totalité de son développement. Les maîtres
essayèrent donc d'autres combinaisons, D'abord ils pensèrent que
l'arc-doubleau, qui ne porte pas charge, pouvait être diminué de
largeur, ce qui laissait, en apparence, plus de lit aux premiers
claveaux des archivoltes et permettait à la voûte de prendre plus bas sa
naissance. Pour quelque temps, ils s'en tinrent à ce dernier parti, en
trichant, autant que faire se pouvait, soit en donnant plus de
profondeur au tailloir que de largeur, soit en posant le premier claveau
un peu en encorbellement sur ce tailloir, de manière à le dégager.
Cependant la structure des voûtes elles-mêmes avait suivi ces progrès.
Faites d'abord de moellons jetés sur forme, on établit bientôt leur
naissance en pierre, puis on essaya de les construire entièrement en
moellons taillés, appareillés. Pour des appareilleurs qui n'étaient pas
familiers avec l'art du trait,--nous parlons des premières années du
XIIe siècle,--il n'était point aisé de tracer l'appareil de voûtes
d'arête tournantes; aussi ces premières voûtes appareillées
présentent-elles les coupes les plus bizarres, les expédients les plus
naïfs. À défaut d'expérience, ces artistes avaient la ténacité,
entrevoyaient un but défini, et ce n'est pas un petit enseignement
qu'ils nous donnent quand nous voulons suivre pas à pas les étapes
qu'ils ont faites dans l'art de la construction, sans abandonner un seul
jour la voie tracée dès leurs premiers essais. Leurs déductions
s'enchaînent avec une rigueur de logique dont on ne saurait trouver
l'équivalent à une autre époque; et c'est dans l'Île-de-France
particulièrement que l'on constate la persistance des constructeurs à
poursuivre les conséquences d'un principe admis.

Les bas côtés du choeur de l'église collégiale de Poissy étaient élevés
de 1125 à 1130. Portées du côté du sanctuaire sur des colonnes
monostyles, les voûtes de ce collatéral possèdent déjà des
arcs-doubleaux séparatifs et des archivoltes dont les naissances sont au
même niveau; il en résulte que les voûtes d'arête naissent dans l'angle
rentrant formé par les extrados de ces arcs qui sont _à peu près_
indépendants. Nous disons à peu près, parce que l'architecte a triché
afin de dégager, autant que faire se pouvait, les naissances de ces arcs
sans charger trop inégalement les colonnes. Pour cela, il a donné un peu
plus de saillie extérieurement aux tailloirs des chapiteaux, et ceux-ci
ne sont pas carrés, mais leurs côtés normaux à la courbe du chevet
(voyez la figure 18, en A). Ce constructeur a, de plus, doublé ces
archivoltes du côté du collatéral, afin de surhausser les voûtes, et de
faire que l'extrados de cet arc doublant eût un rayon plus étendu. De
_a_ en _b_, il existe un épais formeret dont le rayon-vu l'écartement
des piles engagées P, P--est beaucoup plus grand que ne sont les rayons
des archivoltes et arcs-doubleaux. Aussi l'architecte a-t-il placé la
naissance de ce formeret au-dessous de celle des autres arcs, ainsi que
l'indique la coupe C faite sur l'axe OA. Malgré l'abaissement de cette
naissance, la clef du formeret s'élève au-dessus de celle des
archivoltes doublées, et la voûte présente une section rampante, qui du
reste est favorable à l'introduction de la lumière. Il s'agissait de
bander les voûtes qui n'ont point encore d'arcs ogives (diagonaux). Ces
voûtes étant construites en moellon piqué, le constructeur a procédé
ainsi que l'indique la perspective (fig. 19). Il a enchevêtré les
claveaux à la rencontre des berceaux formant arêtes au moyen de coupes
biaises faites sur le tas. On conçoit que cette structure ne pouvait
être très-solide, et que ces arêtes ne se soutenaient que parce que les
angles qu'elles forment sont très-obtus. L'aspect n'en était pas
satisfaisant, aussi on ne tarda guère à parer à ces inconvénients. Mais
il nous faut jeter un coup d'oeil sur ce qui se faisait vers la même
époque dans d'autres provinces où l'école romane avait jeté un vif
éclat.

En Auvergne, dès la fin du XIe siècle, l'école des constructeurs avait
apporté, ainsi que nous l'avons vu, dans la structure des voûtes
tournantes, des perfectionnements notables, sans toutefois chercher avec
autant de ténacité que le faisaient les écoles du Nord la solution des
problèmes posés.

Nous trouvons un exemple curieux de ce fait dans l'église Saint-Julien
de Brioude, dont le choeur fut entièrement reconstruit en 1140. Avant de
passer outre et de suivre la marche rapide des constructeurs du nord de
la France, il est nécessaire de nous arrêter un instant devant les
voûtes du collatéral absidal de ce monument. Pendant qu'à Saint-Denis en
France, Suger faisait reconstruire l'église de son abbaye d'après un
système de structure entièrement nouveau, on élevait l'abside de
l'église de Brioude. Là le système annulaire, sans arcs-doubleaux, est
encore admis; seules les archivoltes donnant sur le sanctuaire se
détachent de la voûte, qui se compose d'un berceau annulaire pénétré par
des berceaux normaux à la courbe du sanctuaire, et formant, par
conséquent, des voûtes d'arête. Au droit des fenêtres qui éclairent le
collatéral, entre les chapelles, des berceaux d'un diamètre plus petit
que ceux des travées pénètrent le berceau annulaire. Mais ce qui doit
faire l'objet d'un examen attentif dans ces voûtes, c'est qu'elles sont
complétement appareillées et non plus construites en blocages ou en
moellons enduits, ou encore en moellons taillés et enchevêtrés comme
dans le collatéral de l'église Saint-Louis de Poissy.

De leur côté, les Auvergnats cherchaient aussi le progrès, mais
seulement dans le mode d'exécution, sans rien changer au système roman.
Voici (fig. 20) l'appareil d'une de ces voûtes d'arête tournantes. En A
est l'archivolte donnant sur le sanctuaire.

On voit que les architectes auvergnats n'avaient pas encore, au milieu
du XIIe siècle, admis les arcs-doubleaux séparatifs, et que la voûte de
pierre repose directement sur le tailloir du chapiteau. Tout irrégulier
qu'il est, l'appareil des arêtes est conforme à la théorie, composé de
pierres d'un assez gros volume taillées avec soin. Entre les chapelles
absidales, voici (fig. 21) comment sont disposées les pénétrations des
baies qui éclairent le collatéral. Les colonnes engagées portent la
voûte elle-même, et non les arcs, qui, dans les provinces du Nord, à
cette époque, sont déjà chargés de la soutenir. Cependant, dans la
première travée du bas côté du choeur de l'église de Notre-Dame du Port,
à Clermont, dont la construction est de plus de cinquante ans antérieure
à celle de l'église de Saint-Julien de Brioude, on remarque un
arc-doubleau séparatif, très-peu saillant, il est vrai, en partie noyé
par conséquent dans la voûte même, mais enfin qui indique déjà la
tendance à diviser les voûtes annulaires par travées. Cet exemple ne fut
pas suivi dans le collatéral circulaire de Brioude, dont les voûtes sont
encore franchement romanes comme combinaison, mais construites avec plus
de savoir et de soins. Ayant constaté la tendance de cette province
centrale à ne pas abandonner ses traditions romanes, même pour la
construction des voûtes tournantes posées sur piles isolées qui
exigeaient des combinaisons entièrement neuves, nous allons suivre la
marche des perfectionnements rapides introduits dans la structure des
voûtes appartenant aux édifices du Nord.

En se reportant aux figures 1, 2, 5 et 8 de cet article, on observera
que les voûtes romaines, qui présentent une structure parfaitement
homogène, si on ne les considère que superficiellement, se composent en
fait, de nerfs et de parties neutres, ou, si l'on préfère cette
définition, d'une membrure et de remplissages rendus aussi légers et
aussi inertes que possible. Nous avons donné les deux raisons
principales qui avaient fait adopter ce parti: la première, l'économie
des cintres de charpente; la seconde, l'avantage de bander les voûtes
suivant une méthode rapide qui assurait l'homogénéité de leur structure,
une égale dessiccation des mortiers, et qui permettait d'obtenir, en
même temps qu'une parfaite solidité, la plus grande légèreté possible.
Nous avons vu que, dans la construction des voûtes d'arête, les Romains
noyaient des arêtiers de brique dans l'épaisseur même de la voûte, comme
ils noyaient des arcs-doubleaux dans l'épaisseur des berceaux et des
côtes dans l'épaisseur des coupoles. Cette méthode était judicieuse,
inattaquable au point de vue de la solidité; l'était-elle autant au
point de vue de l'art? Si l'architecture a pour objet de ne dissimuler
aucun des procédés de structure qu'elle emploie, mais au contraire de
les accuser en leur donnant les formes convenables, il est évident que
les Romains ont souvent méconnu ce principe; car, les voûtes enduites,
recouvertes intérieurement de stucs et de peintures, suivant des
combinaisons indépendantes de la membrure, il était impossible de savoir
si ces voûtes possédaient ou non des arcs-doubleaux, des nerfs dans leur
contexture. Cette ossature résistante, jugée nécessaire à sa stabilité,
n'était pas toujours visible; si elle est en partie accusée dans la
coupole du Panthéon, elle ne l'est pas dans les voûtes des thermes
d'Antonin Caracalla, dans celles de la basilique de Constantin, dans la
grande salle des thermes de Dioclétien. La question est ainsi réduite à
ses limites les plus étroites. Toute structure ne doit-elle pas être
pour l'architecte le motif d'une disposition compréhensible pour l'oeil.
Les Grecs, tant vantés comme artistes, avec raison, et si peu compris,
s'il s'agit d'appliquer leurs principes, ont-ils fait autre chose, dans
leur architecture, que de considérer la structure comme la raison
déterminante de toute forme? En ont-ils jamais dissimulé les moindres
membres? Et ces petits édifices de la Syrie centrale, dont nous avons
parlé plus haut, ne sont-ils pas la plus vive expression de ce sentiment
du Grec, qui le porte, dans les choses d'architecture, à considérer
toute structure comme l'élément constitutif de la forme visible, même
après qu'il a subi l'influence romaine, influence si contraire aux goûts
du Grec.

Mais ces Grecs des bas temps n'ont pas, dans la Syrie centrale, fait des
voûtes d'arête sur de grandes dimensions. Ils n'ont accepté, de
l'héritage romain, que l'arc, le berceau et la coupole. Cependant ils se
sont appropriés ces formes en y ajoutant leurs dispositions
rationnelles, et ces tendances sont assez marquées pour que les
Occidentaux, qui virent ces monuments à la fin du XIe siècle, aient pu
suivre cette voie, mais en allant beaucoup plus loin que n'avaient pu le
faire les habitants de ces petites cités semées sur le chemin de la
Perse à Byzance.

Or, on peut le demander à tous les gens de bonne foi: admettre le
principe de la structure des voûtes romaines, et s'inspirer de l'esprit
analytique du Grec, de son goût pour le vrai, de son sentiment inné de
la forme, pour, de ces éléments, constituer un système complet, n'est-ce
pas un progrès? Et est-on en droit de repousser comme suranné ce
système, si d'ailleurs on ne sait que reproduire la forme apparente de
la structure romaine, sans y prendre même ce qui en constitue le mérite
principal, l'économie des moyens et la simplicité d'exécution? Il
suffit, pensons-nous, de poser ces questions, pour que chacun puisse
déterminer où s'est arrêté le progrès et où commence la décadence.

Adopter la voûte romaine, mais raisonner ainsi que l'ont fait ces
artistes occidentaux du XIIe siècle, est, à nos yeux, une des
révolutions les plus complètes, les mieux justifiées qui aient jamais
été faites dans le domaine de l'architecture. Que se sont-ils dit ces
artistes? «En construisant leurs voûtes, les Romains ont considéré deux
objets, une ossature et un remplissage neutre; mais de ces deux objets
distincts ils n'ont tiré qu'une forme apparente, une concrétion,
confondant ainsi la chose qui soutient, la chose essentielle et la chose
soutenue, inerte. Si l'intention est excellente, si le résultat matériel
est satisfaisant, le résultat, comme art, est vicieux; car dans l'art de
l'architecture, qui est une sorte de création, la fonction réelle de
chaque membre doit être accusée par une forme en rapport avec cette
fonction. Si une voûte ne peut se soutenir que par un réseau de nerfs,
ce réseau n'est pas destiné par l'art à être caché, il doit être
apparent, d'autant plus apparent, qu'il est plus utile. Les Grecs ont
admis cette loi, sans souffrir d'exceptions...» Que les architectes
occidentaux aient fait ce raisonnement en plein XIIe siecle, nous ne
l'affirmerons pas; mais leurs monuments le font pour eux, et cela nous
suffit. Les architectes romans avaient adopté tout d'abord la voute en
berceau comme étant la plus simple et la plus facile à construire. Déjà,
vers la fin du XIe siècle, ils avaient nervé ces berceaux, non plus par
des arcs plus résistants, comme nature de matériaux, noyés dans
l'épaisseur même de la voûte, mais par des arcs-doubleaux saillants[395]
donnant une plus grande résistance à ces berceaux au droit des points
d'appui. La poussée continue de ce genre de voûtes les fit bientôt
abandonner. Restaient donc, pour voûter de grands espaces, des salles,
des nefs, la voûte d'arête et la coupole sur pendentifs, parfaitement
connue alors en Occident, puisque, depuis plus d'un siècle, des coupoles
sur pendentifs avaient été construites dans l'ouest et le centre de la
France[396]. La voûte d'arête romaine, formée par la pénétration de deux
demi-cylindres, donnait, comme courbe de pénétration, une courbe plate
qui inquiétait, avec raison, des constructeurs ne possédant plus les
excellents mortiers de l'empire[397]. La coupole sur pendentifs
demandait beaucoup de hauteur et exigeait un cintrage de charpente
compliqué et très-dispendieux. Ces maîtres du XIIe siècle cherchèrent
donc, comme nous l'avons déjà dit, un moyen terme entre ces deux
structures; ils rehaussèrent la voûte d'arête à la clef, ainsi, du
reste, que l'avaient fait les Byzantins (voyez fig. 10). Mais,--et c'est
alors qu'apparaît la véritable innovation dans l'art du
constructeur,--ils firent sortir de la voûte d'arête romaine ou
byzantine le nerf noyé dans son épaisseur, le construisirent en
matériaux appareillés, résistants, et le posèrent sur le cintre de
charpente; puis, au lieu de maçonner la voûte autour, ils la maçonnèrent
par-dessus, considérant alors cet arc laissé saillant, en sous-oeuvre,
comme un cintre permanent. Dans le porche de l'église abbatiale de
Vézelay on voit déjà deux voûtes ainsi construites (1130 environ); mais
c'est dans l'église abbatiale de Saint-Denis (1140) que le système est
complétement développé. Là les voûtes sont plutôt des coupoles que des
voûtes d'arête, mais elles sont toutes, sans exception, nervées
parallèlement et diagonalement par des arcs de pierre saillants, et ces
arcs sont tous en tiers-point, c'est-à-dire formés d'arcs de cercle
brisés à la clef. Les déductions logiques de ce système ne se font pas
attendre. Dans la voûte romaine, formée de cellules, comme nous l'avons
vu figure 1 et suivantes, le remplissage de ces cellules est _maintenu_,
mais est inerte, n'affecte aucune courbure qui puisse en reporter le
poids sur les parois des cellules. Puisque les constructeurs du XIIe
siècle détachaient les nerfs de la voûte, qu'ils en faisaient comme un
cintrage permanent, il était naturel de _voûter_ les remplissages sur
ces nerfs, c'est-à-dire de leur donner en tout sens une courbure qui
reportât réellement leur pesanteur sur les arcs. Ainsi la _voûte_ était
un composé de plusieurs voûtes, d'autant de voûtains qu'il y avait
d'espaces laissés vides entre les arcs. Du système concret
romain,--malgré les différents membres qui constituaient la voûte
romaine,--les maîtres du XIIe siècle, en séparant ces membres, en leur
donnant à chacun leur fonction réelle, arrivaient au système élastique.
Bien mieux, ils inauguraient un mode de structure par lequel on évitait
toutes les difficultés dont nous avons indiqué plus haut quelques-unes,
et qui leur donnait la liberté de voûter, sans embarras, sans dépenses
extraordinaires, tous les espaces, si irréguliers qu'ils fussent, en
prenant les hauteurs qui leur convenaient, soit pour les naissances des
arcs, soit pour les niveaux des clefs.

Les voûtes du porche de Vézelay (1130), dont quelques-unes déjà sont
bandées sur des arcs diagonaux, sont maçonnées en moellons irréguliers
noyés dans le mortier, mais ce maçonnage ne reporte pas exactement sur
les arêtes la charge des triangles maçonnés; celles-ci enlevées, la
voûte tiendrait encore, comme se tiennent les voûtes du même édifice
dépourvues de ces arcs diagonaux. Ici l'arc diagonal est plutôt un moyen
de donner de la résistance à un point faible, de l'accuser, qu'une
structure commandée par une nécessité, C'est un expédient, non un
principe. Il ne serait donc pas exact de considérer les nerfs saillants,
les arcs ogives (pour leur donner leur véritable nom) des voûtes du
porche de Vézelay, comme la première tentative d'un principe nouveau;
c'est un acheminement vers un principe qui n'est pas encore entrevu. En
effet, dans l'art de l'architecture, et surtout dans la pratique de cet
art, les principes ne naissent pas tout formés dans le cerveau des
constructeurs, il y a toujours comme une intuition des principes avant
l'énoncé de ces principes. Remplacer des cintres provisoires de bois par
des cintres permanents de pierre, était une idée ingénieuse, déduite de
la théorie romaine sur la solidité des voûtes; ce n'était pas un nouveau
principe: ce n'est pas un principe nouveau de faire saillir _sous_ la
voûte le nerf noyé _dans_ la voûte; c'est une simple déduction logique.
Mais considérer ces nerfs, ressortis de la voûte, comme une membrure
indépendante, et combiner, sur cette membrure, des successions de voûtes
qui ne peuvent se soutenir que parce qu'elles portent sur cette
membrure, c'est alors un nouveau principe qui s'établit, qui n'a plus de
rapport avec le principe de la structure romaine; c'est une découverte,
et une découverte si importante dans l'art de la construction, que nous
n'en connaissons pas qui puisse lui être comparée. Les constructeurs
s'affranchissaient ainsi de toutes les difficultés qui se présentent
lors de l'établissement des voûtes sur des plans irréguliers, et
notamment sur des plans curvilignes. Il faut se placer à ce point de
vue, si l'on veut se rendre compte de la valeur de cette innovation; ne
pas considérer seulement l'apparence des voûtes, mais leur mode de
structure. Or, il existe beaucoup de voûtes nervées qui ne sont point
des voûtes en arcs d'ogive, c'est-à-dire qui ne sont point construites
d'après ce principe ignoré jusqu'alors, consistant en une succession de
voûtes portées sur des arcs bandés en tous sens, quelle que soit la
configuration du plan à couvrir. Nous avons essayé, dans l'article
CONSTRUCTION, de faire ressortir la différence entre le principe de la
coupole nervée, et le principe de la voûte en arcs d'ogive, bien qu'en
apparence ces deux voûtes aient le même aspect[398], ou peu s'en faut;
il semblerait que nos développements à ce sujet ne sont pas assez
étendus, puisque de savants critiques n'ont pas paru apprécier toute
l'importance de cette différence. Cependant elle est telle, que le
système de coupole nervée, successivement amélioré, amplifié, conduit à
une structure bornée dans les moyens et qui ne peut aboutir à des
résultats étendus, tandis que le système de la voûte en arcs d'ogive se
prête à toutes les combinaisons possibles, sans qu'il en résulte jamais
pour le constructeur des difficultés d'exécution, soit dans le tracé,
soit dans le mode de cintrage, soit dans l'appareil. C'est d'abord dans
l'église de l'abbaye de Saint-Denis, bâtie par Suger, qu'apparaît
franchement l'application de ce dernier système. Dans des articles dus à
notre savant ami F. de Verneilh, trop tôt enlevé aux études
archéologiques[399], il est dit que les voûtes du choeur de l'église
abbatiale de Saint-Denis sont une déduction, une conséquence de celles
qui pourtournent le choeur de l'église collégiale de Poissy, dont nous
avons montré la structure (fig. 18 et 19). Nous ne pouvons nous rendre à
cette opinion; les voûtes du collatéral circulaire de Poissy n'accusent
point l'origine du principe admis dans l'église de Saint-Denis. Ces
voûtes de Poissy sont des voûtes romanes qui essayent de s'affranchir
des difficultés tenant au mode de structure roman, mais qui ne laissent
en rien soupçonner le nouveau système inauguré à Saint-Denis. Nous
persistons donc à dire que les embryons de ce système nous font défaut,
qu'ils n'existent plus, ou que l'église de Saint-Denis présente tout à
coup en 1140 un premier exemple complet de ce mode de structure des
voûtes. On va en juger.

La figure 22 présente en A le plan d'une demi-chapelle du tour du choeur
de l'église abbatiale de Saint-Denis, avec le double collatéral
pourtournant. Ce plan étant donné, que l'on se pose le problème de le
voûter à l'aide du système romain ou du système roman, la solution sera
impossible.

Par quels artifices de pénétrations pourrait-on voûter les chapelles?
Par des coupoles? Peut-être; mais alors il faudrait que ces coupoles
reposassent sur des arcs, établir des pendentifs, et alors prendre une
hauteur considérable. D'ailleurs ces pendentifs biais, irréguliers,
produiraient un très-mauvais effet. En établissant son plan,
l'architecte de l'abside de Saint-Denis savait comment il allait le
voûter; ou, pour parler plus vrai, c'était le système de voûtes à
employer qui lui donnait les dispositions de son plan. D'abord le cercle
intérieur qui lui sert à tracer le périmètre de la chapelle rencontre en
_a_ le tailloir de la colonne monostyle _b_, de sorte que les branches
d'arcs ogives _ac_, _de_, _ec_, sont égales entre elles. Ayant tracé
l'arc-doubleau _f_ et l'archivolte g_,_ il prend le milieu de l'axe
_gf_, en _i_, et il trace les deux branches d'arcs ogives _bi_, _hi_,
puis il trace les arcs-doubleaux _hb_, _bi_. Il est clair que tous ces
arcs sont indépendants; l'architecte est le maître de placer où bon lui
semble leur naissance. Mais (et c'est là où apparaissent les
conséquences forcées du nouveau système adopté), s'il eût tracé ces arcs
en plein cintre, ou il eût fallu que les naissances de ces arcs eussent
été à des niveaux très-différents, si l'on eût voulu que leurs clefs
fussent élevées à un même niveau, puisque ces arcs sont de diamètres
très-différents, et alors surgissaient les difficultés que nous avons
signalées plus haut pour fermer les remplissages triangulaires voûtés;
ou si les naissances de ces arcs eussent été placées au même niveau,
leurs clefs atteignaient des niveaux très-variables. L'architecte
emploie donc l'arc en tiers-point ou brisé, qui lui assure toute liberté
pour donner aux clefs les niveaux convenables. Ainsi, le rabattement B
indique en _l'b'_ l'arc-doubleau _lb_, en _b'h'_ l'arc-doubleau _bh_, en
_c'e'_ une des branches d'arcs ogives de la chapelle, en _ob'_
l'arc-doubleau _bf_, en _b''i'_ la branche d'arc ogive _bi_, et en
_b''p_ celle _hi_. Il résulte de ce tracé que les clefs _cfi_ sont au
même niveau, et que les clefs des deux arcs-doubleaux _hb_, _bl_, sont
aussi sur une même ligne de niveau, inférieure à celle des trois clefs
_cfi_. Reste, sur cette ossature, à bander les triangles voûtés,
lesquels reposent sur ces arcs en tiers-point. Les lignes de clefs de
ces remplissages aboutissent nécessairement au point culminant de chacun
de ces arcs et donnent les projections ponctuées _iq_, _cr_, et passent
par la ligne d'axe _cg_. Une petite difficulté se présentait dans la
partie pleine de la chapelle.

L'architecte avait dû percer les fenêtres D, non pas au milieu de la
courbe _ke_, mais plus rapprochées de la pile centrale _e_, afin
d'échapper le contre-fort C. Or, l'archivolte de cette fenêtre tenant
lieu de formeret, sa clef se trouve en _t_; la ligne de clefs _ct_
divisait donc très-irrégulièrement le triangle _kec_; et il restait, de
_k_ en _s_, un espace entre l'extrados de cette archivolte et celui de
la branche d'arc _kc_, qui pouvait embarrasser le maçon chargé de bander
la voûte sur le triangle _kec_. La figure perspective E montre en F
comment cette petite difficulté fut résolue. Le remplissage voûté
commence comme commencerait une coupole sur une partie circulaire; puis
la surface courbe, gauchissant à mesure qu'elle s'élève, va chercher
l'extrados de l'archivolte et celui de la branche d'arc ogive. En G, une
projection horizontale indique la disposition des rangs de moellons
taillés, à la naissance de la surface courbe entre les arcs. Sur le
tracé perspectif E on voit que les archivoltes des fenêtres faisant
fonction de formerets pénètrent dans la branche d'arc ogive d'axe, à sa
naissance. On remarquera aussi que les naissances des arcs ogives de la
chapelle sont à un niveau plus bas que les naissances des autres arcs,
et que, par suite, les tailloirs des chapiteaux descendent d'une assise
(voy. en _y_). Sauf quelques tâtonnements, quelques points vaguement
étudiés, le système est complet, franc; la liberté de l'architecte est
acquise, et de ce premier essai il est facile d'arriver aux conséquences
les plus étendues. Le tracé perspectif E montre bien que les
remplissages triangulaires en moellons taillés reportent leur charge sur
les nervures, sont bandés sur leur extrados, et que celles-ci
remplissent exactement, à Saint-Denis déjà, l'office de cintres
permanents portant la voûte ou plutôt une réunion de voûtes. Par un
reste de respect pour la tradition, peut-être aussi par un défaut de
confiance absolue en la bonté du système nouveau, les clefs des
formerets et arcs-doubleaux latéraux sont tenues plus bas que celles des
arcs ogives, afin de laisser encore à la réunion des voûtains
triangulaires une forme générale _domicale_. Ce parti persista jusqu'aux
premières années du XIIIe siècle.

Ce qui prouve combien le système de voûtes admis dans la reconstruction
de l'église abbatiale de Saint-Denis est radical, est nouveau, ce sont
les monuments contemporains de celui-ci ou même un peu postérieurs, dans
lesquels on aperçoit encore des hésitations, des restes de traditions
romanes dont les architectes n'osent ou ne peuvent s'affranchir. À ce
point de vue, les voûtes de la cathédrale de Sens méritent un examen
approfondi. M. Challe, au Congrès scientifique d'Auxerre de 1859, a
parfaitement établi que la cathédrale de Sens ne pouvait avoir été
reconstruite après l'incendie de 1184; mais on ne peut admettre qu'elle
ait été commencée par l'archevêque Henri de France dès son
intronisation, c'est-à-dire en 1122, dix ans avant le narthex de
l'église abbatiale de Vézelay. Les caractères de l'architecture, des
profils et de la sculpture ne peuvent faire supposer que la cathédrale
de Sens ait été commencée avant 1140, peu avant la mort de l'archevêque
Henri. Et en effet, les textes disent qu'il commença cet édifice, mais
ils ne disent pas à quel moment de son épiscopat cette fondation eut
lieu. Or, c'est en 1137 que l'abbé Suger commence la reconstruction de
son église; en trois ans et trois mois il avait achevé le choeur. En
admettant que la cathédrale de Sens soit contemporaine de l'église de
Saint-Denis, on y travaillait encore en 1170, et son édification était
poursuivie avec lenteur.

La cathédrale de Sens ne peut donc passer pour avoir servi de point de
départ pour les travaux de Saint-Denis, et les voûtes de Saint-Étienne
de Sens accusent une indécision (surtout les voûtes basses), des
tâtonnements qui n'apparaissent plus à Saint-Denis.

Examinons (fig. 23) une demi-travée de la nef de la cathédrale de Sens.
Les voûtes des collatéraux A possèdent des arcs-doubleaux C qui sont
plein cintre (voy. le rabattement C'). Mais les travées de la nef étant
doubles, c'est-à-dire alternativement composées de grosses piles P pour
porter les arcs-doubleaux et les arcs ogives des hautes voûtes, et de
piles intermédiaires S composées de colonnes accouplées destinées à
porter seulement les arcs de recoupement de ces voûtes hautes, les arcs
ogives des voûtes basses se placent assez gauchement sur ces piles. Les
arcs ogives rabattus en D ont leurs deux branches inégales, celle _ab_
étant plus courte que celle _bc_. En _c_, le constructeur, n'ayant pas
réservé une colonnette pour recevoir cette branche _bc_, a dû poser un
corbeau dans la hauteur du sommier de l'arc-doubleau et de l'arc
formeret (voy. le tracé perspectif G); ainsi a-t-il pu diminuer une
partie de la différence de longueur entre les deux branches des arcs
ogives. Ces branches d'arcs ogives reposent d'autre part sur la saillie
du tailloir des chapiteaux des colonnes accouplées S et sur des
colonnettes engagées tenant aux grosses piles. Bien que les
arcs-doubleaux C soient plein cintre, les archivoltes E de la nef sont
en tiers-point (voy. leur rabattement en E'). D'ailleurs les clefs des
arcs ogives atteignent un niveau _d_ supérieur au niveau des clefs des
arcs-doubleaux et des archivoltes; de sorte que ces voûtes sont
fortement bombées et construites en moellons taillés, comme il a été dit
ci-dessus. Ce mélange du plein cintre et de l'arc en tiers-point pour
les arcs-doubleaux et archivoltes ne se trouve nulle part à Saint-Denis
dans les constructions de Suger. À Saint-Denis, les branches d'arcs sont
plus adroitement placées. On n'y voit point de ces culs-de-lampe qui
paraissent avoir été un expédient à Sens, et que nous retrouvons aussi
dans les voûtes basses d'un autre monument de la Champagne, à Notre-Dame
de Châlons-sur-Marne. Maintenant, si nous passons aux voûtes hautes,
faites quelques années plus tard (d'autant que, comme nous l'avons dit,
les travaux à Sens furent conduits avec lenteur), nous trouvons un
système de voûtes très-intéressant à étudier, en ce qu'il éclaircit
plusieurs questions touchant la construction de ces parties importantes
de nos édifices de la fin du XIIe siècle. Ces voûtes hautes sont sur
plan carré avec arc-doubleau de recoupement; méthode adoptée, sauf de
rares exceptions, pour les nefs de la seconde moitié du XIIe siècle et
du commencement du XIIIe[400]. À Sens, cette disposition des voûtes
hautes est parfaitement accusée par la forme et la dimension des piles.
Les arcs ogives (arcs diagonaux) PM sont plein cintre[401]; leur
rabattement est en _pm_. L'arc-doubleau de recoupement SM est rabattu en
_sm_. Les arcs-doubleaux PO sont rabattus en _ro_. Pour les formerets
(anciens), ils étaient plein cintre et sont rabattus en _nt_. On
observera que la courbe d'extrados de l'arc ogive (rabattue) vient
rencontrer en _v_ le formeret au niveau de l'extrados de sa clef (en
projection verticale), de sorte que la ligne des clefs du remplissage
triangulaire M_g_ (en projection horizontale) est donnée par la courbe
d'extrados _vm_. Le demi-triangle M_gh_ est donc une section de coupole,
et pourrait être construit suivant le mode propre à ce genre de voûtes,
c'est-à-dire par une suite de rangs de moellons concentriques. C'est là
un point qu'il ne faut pas perdre de vue, car il indique clairement que,
comme nous prétendons l'établir dans l'article OGIVE, la forme de la
coupole préoccupait encore les architectes de la première période dite
gothique. Cependant les rangs de moellons de ces remplissages sont posés
parallèlement à la ligne M_g_ des clefs, afin de reporter le poids de
ces remplissages en entier sur les arcs-doubleaux et arcs ogives. Mais
on pourra objecter que les formerets plein cintre n'existant plus et
ayant été remplacés à la fin du XIIIe siècle par d'autres, en
tiers-point et beaucoup plus élevés, nous n'établissons notre tracé que
sur une hypothèse. Voici donc (fig. 24) la preuve de l'exactitude du
tracé précédent. En A, est le plan horizontal de la naissance de ces
grandes voûtes de la cathédrale de Sens. B est l'arc-doubleau; C, l'arc
ogive; D, l'arc-doubleau de recoupement. En E, est tracée la coupe,
suivant le grand axe, de cette portion de voûte. Les colonnettes _c_
existent encore en place avec leurs chapiteaux, et dans les travées du
choeur les branches _be_ d'arcs formerets ont été laissées au-dessous
des formerets surélevés à la fin du XIIIe siècle. Ces éléments
suffiraient pour indiquer la hauteur et la forme précise des anciens
formerets qu XIIe siècle. Mais voici qui vient encore appuyer notre
restitution. Tout le long de la nef, la corniche F du XIIe siècle est
conservée; au-dessous est une ornementation de petits arcs plein cintre
qui reposent sur une arcature qui autrefois s'ouvrait nécessairement
au-dessus des voûtes, ainsi que l'indique la coupe G. La corniche F
était surélevée pour permettre aux entraits de la charpente de passer
au-dessus de l'extrados des voûtes; et cette arcature G donnait du jour
et de l'air sous le comble. Dans le choeur de l'église abbatiale de
Vézelay, qui date de 1180 à 1190, les formerets sont également plein
cintre et ainsi disposés en contre-bas des clefs de la voûte. Les voûtes
hautes de l'église Notre-Dame de Châlons-sur-Marne possèdent, dans le
choeur, des formerets plein cintre surbaissés. Il n'y a donc rien dans
cette disposition qui ne soit conforme à la structure des voûtes des
édifices voisins de Sens ou appartenant à la même province. La ligne
ponctuée _gh_ indique la place des formerets refaits à la fin du XIIIe
siècle, formerets qui enveloppent de grandes fenêtres à meneaux dont les
archivoltes viennent aujourd'hui pénétrer les restes de l'arcature
autrefois ajourée au-dessus des voûtes. La figure 25 donne cette
arcature à l'extérieur; les traces encore en place et de nombreux
fragments permettent de la restituer sans difficultés[402]. En perçant
les nouvelles fenêtres, les architectes du XIIIe siècle se sont
contentés de boucher les baies donnant autrefois sous le comble, et
d'entailler les pieds-droits et archivoltes plein cintre suivant la
courbe de l'archivolte de ces nouvelles baies. On voit encore en place,
sur quelques points, les chapiteaux C, des portions d'archivoltes et
toute la partie supérieure B. En A, sont les arrivées des arcs-boutants
qui datent de la construction primitive. Cette arcature supérieure
donnant au-dessus des voûtes se retrouve dans beaucoup d'églises romanes
des provinces rhénanes, et avait pénétré jusque dans les parties
orientales de la Champagne. Sa présence à Sens n'en est pas moins un
fait assez remarquable.

Il ressort de cette étude que les voûtes hautes de Saint-Étienne de Sens
étaient très-bombées, présentaient des triangles concaves fortement
inclinés vers l'extérieur; que les constructeurs n'osaient encore
s'affranchir de la forme génératrice donnée par la coupole, quant au
tracé, bien qu'ils eussent déjà adopté le mode de structure des voûtains
triangulaires de remplissages reportant les charges sur les
arcs-doubleaux et formerets; du moins cela paraît-il probable, puisque
ce mode est adopté pour les voûtes des collatéraux, plus anciennes, et
pour les voûtes hautes des choeurs de Vézelay et de Notre-Dame de
Châlons-sur-Marne, qui sont du même temps, ou peu s'en faut, que celles
hautes de la cathédrale de Sens. Les triangles prenant pour base les
formerets, ayant à Sens été refaits à la fin du XIIIe siècle,--quoique
les arcs ogives et arcs-doubleaux n'aient point été modifiés,--nous ne
pouvons affirmer toutefois que les rangs de moellons de ces triangles
aient été posés parallèlement à la ligne des clefs (voy. figure 24). Il
serait possible que les rangs de moellons du demi-triangle _ilm_ eussent
été posés parallèlement à la ligne des clefs _lm_, et que les moellons
du demi-triangle _nlm_ eussent été posés par rangs horizontaux, puisque
la ligne _lm_ n'était qu'un segment de l'arc ogive (extrados), et que,
par conséquent, ce demi-triangle _nlm_ était une tranche de sphère
pénétrée par le formeret. Cette structure eût été assez étrange et
exceptionnelle pour qu'on ne puisse l'admettre. Cependant il y avait
alors une telle liberté dans la manière de poser les remplissages des
voûtes d'arête, qu'on ne doit repousser absolument aucune conjecture.
C'est grâce à cette liberté que les architectes de la seconde moitié du
XIIe siècle arrivent à voûter sans difficultés les surfaces
irrégulières, et notamment des espaces triangulaires, entre piles, ainsi
qu'on le peut voir autour du choeur de la cathédrale de Paris. Le
sanctuaire de Notre-Dame de Paris est enveloppé d'un double collatéral
(voy. CONSTRUCTION, fig. 44); la seconde zone de piles étant
naturellement plus développée que la première, et la troisième que la
seconde, l'architecte a multiplié les points d'appui de manière à
présenter toujours des arcs d'ouvertures à peu près égales. La figure 26
donne une travée A du sanctuaire de Notre-Dame de Paris, le premier
collatéral B et la seconde précinction C de colonnes monocylindriques. D
sont les archivoltes; E, les arcs-doubleaux concentriques; F, les
arcs-doubleaux rayonnants; et G les arcs-doubleaux diagonaux. Tous ces
arcs sont en tiers-point, de sorte que leur brisure, leur point
culminant est en _d_ pour les premiers, en _e_ pour les seconds, en _f_
pour les troisièmes, et en _g_ pour les quatrièmes. Pour voûter ces
surfaces triangulaires, le constructeur a réuni les extrados des points
culminant des arcs F et G par des courbes ou lignes de clefs bombées
_fg_, _gg_, _gf_. Il a voûté en surfaces courbes, par rangs parallèles à
ces lignes de clefs, les triangles _gg_O, _gfI_, en posant, suivant la
méthode ordinaire, chacun de ces rangs de moellons piqués sur les
extrados des branches d'arcs O_g_, I_g_, I_f_. Le point culminant des
lignes de clefs _fg_, _gg_, est en _h_, et ce point culminant est à un
niveau sensiblement supérieur aux points culminants _d_ et _e_ des
archivoltes D et arcs-doubleaux E, puisque les arcs-doubleaux rayonnants
et diagonaux F et G sont tracés sur un plus grand diamètre, et que leurs
clefs se trouvent, par cela même, plus élevées déjà que celles _d_ et
_e_. Ces clefs, aux points culminants _dh_, _eh_, ont donc été réunies
par une courbe; puis des lignes fictives ont été tirées de _l_ en _h_,
de K en _h_, de _i_ en _h_: ces lignes sont des courbes par lesquelles
doivent passer les rangs de moellons. Les extrados _l_, _e_ des
arcs-doubleaux ont été divisés en un nombre de divisions égales suivant
l'épaisseur des rangs de moellons; un même nombre de divisions égales a
été fait sur la courbe _lh_, par exemple; puis les lignes qui ont réuni
ces points ont donné les joints des rangs de moellons, ce que présente
la structure tracée en H et en P. Ainsi ces triangles concaves
viennent-ils reposer leur poids sur les arcs de pierre qui réunissent
les piles. Il est clair que tout autre système de voûtes ne pouvait
permettre de résoudre d'une manière aussi simple le problème de
construction posé en ce cas, et nous ajouterons même que le système de
la voûte gothique seul se prêtait sans difficultés à fermer ces
triangles laissés entre des arcs en tiers-point. Voici donc où les
architectes en étaient arrivés déjà dans l'Île-de-France en 1165
environ. Cependant, bien des perfectionnements restaient encore à
introduire dans le mode de construire ces voûtes, surtout dans la
manière de poser les arcs sur les piles.

Ajouter des arêtes à la voûte soit d'arête, soit cellulaire, soit en
coupole sphérique ou côtelée, ou plutôt poser sous ces voûtes des
cintres permanents de pierre, au lieu de cintres provisoires de
charpente, c'était une idée nouvelle; c'était, comme nous l'avons
expliqué au commencement de cet article, sortir le squelette englobé
dans l'épaisseur de la voûte romaine pour le laisser apparaître sous
cette voûte; c'était l'utiliser non plus seulement comme un renfort,
mais comme un support, et bientôt l'unique support; c'était enfin rendre
ce squelette indépendant de la voûte elle-même et permettre l'emploi de
tous les systèmes possibles de voûtage. Toutefois les déductions
étendues de ce système ne se présentent que successivement. Ainsi, la
voûte d'arête byzantine bombée étant donnée, renforcer les lignes de
pénétration de surfaces courbes au moyen d'arêtes de pierre
sous-jacentes; extraire de la voûte bombée les arcs noyés dans
l'épaisseur des lignes de pénétration, pour les placer sous ces lignes,
afin de reposer les triangles de la voûte _sur_ les arcs, c'est
évidemment la première idée qui se présente à l'esprit des constructeurs
au XIIe siècle; mais cette _extraction_ d'un membre de la voûte
byzantine, noyé dans son épaisseur, pour le placer sous cette voûte, ne
modifie pas la voûte; celle-ci subsiste, son ossature est visible
extérieurement, voilà tout. Or, il faut trouver la place propre à
recevoir cette ossature; la présence nouvelle de cette ossature exigera
un supplément d'assiette. C'est en effet ce qui arriva. Soit (fig. 27)
un sommier A de voûtes d'arête bombées byzantines, portées sur des piles
isolées. Le constructeur a l'idée de sortir les arêtes de brique _a_,
noyées dans l'épaisseur de ces voûtes, pour maçonner la voûte non plus
autour de ces nerfs, mais au-dessus. L'opération qui se présente tout
d'abord est celle-ci: il écorne les angles du sommier, et pose, non plus
en brique, mais en pierres appareillées, les claveaux _b_ en dehors des
angles. Il aura de même fait sortir des faces _c_ des arcs-doubleaux
_d_. L'ensemble du sommier ainsi modifié occupera donc une surface
_fghi_, plus étendue que celle occupée par le sommier de la voûte
primitive. Il faudra, dès lors, ou que le chapiteau prenne un évasement
considérable, ou que la pile soit plus grosse. Mais cependant les
architectes, au XIIe siècle, sentaient déjà qu'il était nécessaire de
réduire autant que possible les points d'appui dans les intérieurs des
édifices. Le nouveau système adopté paraissait donc en contradiction
avec cette nécessité admise. On évasa les chapiteaux; mais n'osant pas
porter toute la saillie de ces arcs ressortis, en encorbellement sur le
nu des piles, on ajouta à celles-ci, non pas une augmentation uniforme
de surface, mais des membres portants, ainsi que nous l'avons fait voir
dans la figure 9, ce qui permettait d'ailleurs de diminuer le corps
principal de la pile.

Ainsi naissent ces faisceaux de colonnes engagées, qui sont une première
déduction logique du nouveau mode de voûtage. Puisque les arcs-doubleaux
et arcs ogives (diagonaux) étaient extraits de la voûte byzantine pour
paraître sous sa surface interne, il était naturel d'extraire du corps
de la pile elle-même des membres pour porter ces arcs. L'idée de
réduction absolue de l'ensemble ne vient que successivement. On voit
même, dans les monuments voûtés suivant la méthode gothique les plus
anciens, que les piles, par suite de l'opération que nous venons
d'indiquer, occupent une surface supérieure, relativement, à celle
occupée par les piles des derniers monuments de la période romane. On
croyait nécessaire de trouver en supplément les surfaces propres à
recevoir les arcs nouvellement adoptés. Cette disposition est surtout
sensible dans les provinces où le travail de transition de la voûte
romane à la voûte gothique se fait avec lenteur, avec timidité. Ainsi
les piles de la nef (sans collatéraux) de l'église de la Trinité, à
Laval, qui date du milieu du XIIe siècle, portent un système complet
d'arcs-doubleaux et d'arcs ogives (fig. 28). Ici l'architecte a cru
nécessaire de trouver sur les tailloirs des chapiteaux la place franche,
ou à très-peu près, de chacun de ces arcs, qui sont indépendants les uns
des autres dès le sommier.

Dans l'Île-de-France cependant, dès 1140, les arcs se pénètrent à leur
naissance, ainsi qu'on le voit autour du choeur de l'église abbatiale de
Saint-Denis. On signale bien encore des tâtonnements, des embarras, mais
le principe de pénétration des arcs au sommier est déjà admis.

À la cathédrale de Senlis, dont la construction est peu postérieure à
celle de l'église de Saint-Denis (partie de l'abside), on voit que
l'architecte a cherché à faire pénétrer l'arc ogive des chapelles dans
l'arc-doubleau d'ouverture. La figure 29 donne en A la pile d'angle de
ces chapelles (peu profondes comme celles de l'église de Saint-Denis).
L'arc-doubleau d'entrée est en _a_ et l'arc ogive en _b_. Cet arc ogive
naît sur la colonne destinée à l'arc-doubleau. Le tracé perspectif B
montre en _a'_ cet arc-doubleau et en _b'_ l'arc ogive pénétrant. Bien
entendu, les sommiers de ces deux arcs ne sont plus indépendants, mais
sont pris dans les mêmes assises jusqu'au niveau _n_. Bientôt ces arcs,
à leur naissance, se groupent de plus en plus, se pénètrent, ce qui
permet de diminuer d'autant la section des piles qui les portent. Les
arcs se resserrant en faisceau, ne sont plus, de fait, un renfort, une
ossature pour porter la voûte, mais deviennent la voûte, et les
remplissages qui ferment les intervalles entre ces arcs sont de plus en
plus réduits à la fonction des voûtains. La preuve, c'est qu'entre les
arcs-doubleaux et arcs ogives, dès le XIIIe siècle, on ajoute de
nouveaux arcs supplémentaires. Ainsi se développe le principe admis au
XIIe siècle, à l'insu, pour ainsi dire, de ceux qui les premiers
l'avaient reconnu, par une succession de conséquences rigoureusement
enchaînées. Telle est, en effet, la propriété des principes admis en
toute chose, qu'ils deviennent une source féconde, nécessaire, fatale de
déductions. C'est pourquoi nous répétons sans cesse: Tenez peu de compte
des formes, si vous ne les trouvez pas de votre goût, mais adoptez un
principe et suivez-le; il vous donnera les formes nécessaires et
convenables à l'objet, au temps, aux besoins. Et c'est pourquoi aussi
ceux qui n'aiment guère à se soumettre à un principe, parce qu'il oblige
l'esprit à raisonner, espèrent donner le change au public en prétendant
que les études sur notre architecture française du moyen âge ont pour
résultat de faire adopter des formes surannées. En tout ceci il ne
s'agit pas de formes, il s'agit d'une méthode; c'est ce que n'admettront
jamais, il est vrai, les architectes pour qui toute méthode est
considérée comme une entrave au développement de l'imagination, ou, pour
parler plus vrai, à la satisfaction de leurs dispendieuses fantaisies.

Dans les grands édifices, les voûtes établies comme le sont les voûtes
hautes de la cathédrale de Sens présentent en somme l'apparence de
coupoles côtelées. Les constructeurs n'osent pas encore tenir les clefs
de ces grandes voûtes,--clefs d'arcs ogives, clefs d'arcs-doubleaux et
de formerets,--sur le même niveau. À la cathédrale de Paris cependant,
les voûtes hautes du choeur, terminées avant 1190, sont beaucoup moins
bombées que celles de Saint-Étienne de Sens. Il est clair que plus les
voûtes sont bombées, plus il est nécessaire d'élever les murs latéraux
au-dessus des formerets pour porter les entraits de la charpente,
lesquels doivent passer francs au-dessus de l'extrados de ces voûtes. Il
résulte de cette disposition un emploi inutile de matériaux, une
ordonnance lourde qu'il faut occuper par une claire-voie, si l'on
prétend l'alléger; mais alors aussi une dépense considérable pour un
objet secondaire. En remontant les clefs de tous les arcs au même
niveau, il n'y avait plus à poser au-dessus des formerets que la
corniche et le bahut propre à recevoir la charpente du comble. C'est
donc vers ce résultat pratique que tendent les efforts des constructeurs
à partir du commencement du XIIIe siècle. Le nouveau système se prêtait
d'ailleurs parfaitement au nivellement des clefs, puisque les voûtains
de remplissage reportent toutes les charges sur les arcs ogives et
doubleaux, nullement sur les formerets, dont, à la rigueur, on peut se
passer[403]. Dans la nef de la cathédrale d'Amiens déjà, les clefs des
formerets, des arcs-doubleaux et arcs ogives sont à très-peu près au
même niveau. Il en est de même à la sainte Chapelle du Palais, à Paris,
et dans beaucoup d'autres édifices bâtis de 1230 à 1240. Les voûtains
conservent une courbure en tous sens, ils sont concaves, de sorte que
leurs rangs de clefs sont courbes.

À l'article CONSTRUCTION, ce mode de structure est suffisamment détaillé
pour que nous n'ayons pas à nous étendre ici sur cet objet. Nous
constaterons cependant que, malgré la courbure donnée aux surfaces
triangulaires des voûtains de remplissage, s'ils étaient d'une
très-grande dimension, à mesure que l'on nivelait les clefs des arcs, on
craignait le relâchement de ces larges surfaces courbes, et l'on
cherchait à les renforcer entre les arcs-doubleaux et les arcs ogives
par des arcs, auxquels on donna jusqu'au XVIe siècle le nom de
_tiercerets_ ou _tiercerons_. Ces arcs supplémentaires venaient aboutir
à la lierne posée de la clef de l'arc-doubleau à la clef de l'arc ogive.
C'est peut-être à la voûte centrale du transsept de la cathédrale
d'Amiens que ce système fut appliqué pour la première fois[404]. Cette
voûte carrée, qui porte 14m,40 en moyenne d'axe en axe des piliers,
parut probablement trop large aux constructeurs de cet édifice pour être
faite suivant la méthode admise jusqu'alors. Nous présentons (fig. 30)
le plan du quart de cette voûte. Au centre C est une clef en lunette
pour le passage des cloches de la flèche. Les liernes sont projetées en
_ab_, les tiercerons en _ef_. Ces arcs viennent se réunir au milieu des
tiercerons. En AB, nous avons tracé le rabattement des arcs-doubleaux;
en GE, celui des arcs ogives; en GF, celui des tiercerons, et en HE la
projection verticale des liernes. On voit que les clefs de ces arcs
atteignent à très-peu près le même niveau. Les liernes ont une courbure,
sont bandées pour pouvoir se porter d'elles-mêmes, et reçoivent en F' la
tête des tiercerons. Les rangs de moellons des voûtains n'en sont pas
moins posés parallèlement aux lignes de clefs, c'est-à-dire aux liernes,
et les tiercerons ne sont là qu'un nerf pour renforcer ces rangs de
moellons vers le milieu de leur courbure, dont la lierne _ab_ donne la
flèche.

En Angleterre, l'adoption de ce système s'était combinée avec une
disposition particulière à cette contrée, de rangs de moellons des
voûtains (voyez CONSTRUCTION, fig. de 62 à 72); ce qui amena des
combinaisons de voûtes tout à fait différentes de celles admises par
l'école française.

En Normandie, vers la fin du XIIIe siècle, on voit déjà des voûtes dont
les arcs-doubleaux et arcs ogives ont leurs clefs au même niveau, et qui
sont réunies par des liernes non plus courbes, mais horizontales. C'est
une sorte de système mixte entre le système anglais, sur lequel nous
reviendrons tout à l'heure, et le système français. La voûte centrale du
transsept de la cathédrale de Bayeux, qui date de cette époque, nous
donne un exemple remarquable de ce genre de structure (fig. 31). En A,
est projeté le quart du plan de cette voûte, percée d'un oeil pour le
passage des cloches. De _a_ en _b_ sont les liernes horizontales, sans
tiercerons. Les arcs-doubleaux sont rabattus en BC, les arcs ogives en
DE, les liernes projetées en GE. Ces liernes horizontales ne sont point
appareillées en plates-bandes, leur grande longueur et leur faible
section ne l'ont pas permis; elles passent à travers les remplissages de
moellons, qui viennent ainsi les soutenir comme une ligne de clefs. La
section H fait comprendre cet appareil. Dans leur plus grande courbure,
c'est-à-dire près de l'arc-doubleau, les rangs de moellons sont inclinés
suivant les lignes _gh_, et, en se rapprochant de la lunette, ces rangs
prennent naturellement la courbure beaucoup plus plate _ih_. La lierne
est donc pincée par la butée de ces rangs de moellons, elle charge et
affermit leur point de jonction. En pareil cas, les remplissages
triangulaires sont plutôt des portions cylindriques que des concavités,
comme dans l'exemple précédent. Le tracé M donne la projection de la
clef-oeil avec l'arrivée d'un des arcs ogives O et d'une lierne L. Ces
arrivées sont renforcées par des redents en manière de goussets, qui
donnent de la puissance aux points de rencontre. Voici (fig. 32) comme
sont appareillées ces rencontres d'arcs avec la clef-oeil. La clef-oeil
est composée de huit morceaux. Les quatre qui correspondent aux arcs
ogives sont naturellement maintenus à leur, place par la coupe normale à
l'arc; les quatre qui correspondent aux liernes sont maintenus également
par une coupe oblique _a_, de sorte que le dernier morceau _b_ de la
lierne est plus large à l'intrados, de _e_ en _f_, qu'à l'extrados, de
_g_ en _h_. Mais toutefois ce morceau, pas plus que ceux qui le
précèdent, ne peut choir, puisqu'ils sont les uns et les autres pincés
et maintenus par les triangles des remplissages, à la queue _p_. La
figure 32 permet d'apprécier l'utilité des redents qui renforcent les
arrivées des branches d'arcs et des liernes, et empêchent ainsi les
ruptures qui, se produisant au collet, occasionneraient de graves
désordres dans l'économie de la voûte. Comme toujours, l'élément
pratique, une nécessité d'appareil ou de structure, fournit ici un motif
de décoration. Il est nécessaire de nous étendre quelque peu sur le
système de voûtes anglo-normand. Cette étude est intéressante, parce
qu'elle fait voir comment, en partant d'un même point, d'un même
principe, les deux systèmes anglais et français sont arrivés à des
résultats très-différents, tout en demeurant rigoureusement fidèles l'un
et l'autre à ce principe.

C'est la meilleure réponse que l'on puisse faire à ceux qui considèrent
les principes comme une gêne, et qui ne croient pas qu'au contraire,
c'est de leurs déductions seulement qu'on peut tirer des formes
nouvelles[405].

Dès le XIIIe siècle on reconnaît, dans la structure des voûtes,
l'influence du génie anglo-normand ou anglo-saxon, si l'on veut, car nos
voisins n'adoptent pas volontiers la qualification d'anglo-normand. Il
est donc entendu que nous ne nous brouillerons pas sur un mot.

Nous avons vu qu'en France, ou plutôt dans l'Île-de-France, déjà au
milieu du XIIe siècle, les remplissages des voûtes en arcs d'ogive sont
fermés au moyen de rangs de moellons piqués, posés perpendiculairement
(en projection horizontale) aux formerets, de telle sorte que ces rangs
de moellons viennent se joindre parallèlement sur la ligne des clefs, ou
ligne faîtière. Pour obtenir ce résultat, nous avons montré (voyez
CONSTRUCTION, fig. 55) comment l'appareilleur traçait sur l'extrados de
la courbe du formeret et sur l'extrados de la courbe de l'arc ogive un
nombre égal de divisions qui formaient les joints des rangs de moellons.
Or, comme la courbe de l'arc ogive est toujours plus étendue que ne peut
l'être celle du formeret, les divisions sur l'arc ogive, étant en nombre
égal à celles faites sur le formeret, sont plus grandes. En Normandie et
de l'autre côté de la Manche, jusque vers 1220, on procède exactement de
la même manière; mais en Angleterre, particulièrement, dès le
commencement du XIIIe siècle, il se manifeste une indécision dans cette
façon de tracer les remplissages des voûtes; on cherche évidemment un
moyen plus pratique, plus expéditif, et surtout qui puisse être défini
d'une façon plus nette. En effet, les remplissages des triangles de la
voûte française étant concaves, ces rangs de moellons ne peuvent être
géométriquement tracés sur l'épure; ils sont posés par le maçon, qui les
taille à mesure, à la demande du cintre-planchette dont nous avons parlé
dans l'article CONSTRUCTION et dont nous reparlerons tout à l'heure. Il
était nécessaire donc que l'ouvrier chargé de cette besogne fût assez
intelligent, eût une dose d'initiative suffisante, pour pouvoir disposer
_seul_, sans le concours du maître appareilleur, ces rangs de moellons
concaves à l'intrados et plus épais, par conséquent, au milieu du rang
qu'aux deux extrémités. Il y avait dans ce mode de procéder un _à peu
près_, un sentiment, peut-on dire, qui n'entrait pas dans le génie
précis et pratique de l'Anglais, lequel prétend ne rien livrer au hasard
dans l'ordre des choses qui peuvent être matériellement prévues et
définies. Donc, pour en revenir à l'objet qui nous occupe, les
constructeurs anglais, ayant, comme les nôtres, adopté les arcs ogives
pour la structure des voûtes d'arête, divisent le formeret et l'arc
ogive pour bander les rangs de moellons de remplissage, non plus en un
nombre égal de divisions, mais en divisions égales. Ainsi (fig. 33),
soit une voûte d'arête sur plan carré; le rabattement du formeret étant
_ab_, et celui de l'arc ogive _cd_, si chaque rang de moellons donne sur
le formeret les divisions _ae_, _ef_, _fg_, etc., on aura reporté ces
mêmes divisions sur l'arc ogive de _c_ en _l_, de _l_ en _m_, etc. On
aura ainsi (ces divisions étant égales) un plus grand nombre de largeurs
de rangs de moellons sur l'arc ogive que sur le formeret. Réunissant
donc les points _e'l'_, _f'm'_, etc., on aura la direction de ces rangs
de moellons qui en _o_ viendront se rencontrer sur la ligne des clefs.
Le poseur pourra ainsi n'avoir à placer que des moellons également
épais; les lignes de joints s'inclineront vers l'arc ogive, bien que les
surfaces triangulaires passent par une succession de lignes droites
horizontales. Les triangles pourront être bandés sans cintres ni même
sans cintre-planchette, et il suffira d'une lierne de bois posée de V en
X pour recevoir provisoirement les rencontres des derniers rangs de
moellons. Ce n'est pas du jour au lendemain qu'on arrive en Angleterre à
cette solution pratique, on constate des tâtonnements dont il est utile
de se rendre compte.

Dans le cloître de l'abbaye de Westminster (fig. 34), ces tâtonnements
sont visibles. Plusieurs voûtes sont fermées conformément à la méthode
française (voyez en A le triangle B), d'autres présentent pour la
combinaison des remplissages la projection C. Cette combinaison est
obtenue par le procédé suivant: l'angle _aef_ a été divisé en deux par
la ligne _ab_, les rangs de moellons du triangle opposé ont été bandés
perpendiculairement à cette ligne ab: ces rangs de moellons viennent
donc se chevaucher sur la ligne des clefs; ou bien, comme on le voit en
D, les rangs de moellons coupent à angle droit cette ligne _ad'_. C'est
le cas de l'exemple présenté dans la figure 33. Parfois aussi, dans
d'autres voûtes, à Ely notamment, les rangs de moellons piqués sont
posés perpendiculairement aux branches d'arcs ogives, comme le montre le
triangle G, et se chevauchent toujours sur la ligne des clefs ou se
réunissent en sifflets. Les voûtes du transsept de l'église de
Westminster, qui datent de 1230 environ, sont faites conformément au
tracé indiqué dans le triangle D et dans la figure 33; c'est-à-dire que
les divisions sont égales sur la courbe du formeret F (voyez le tracé
perspectif P, fig. 34) et sur l'arc ogive O. Cet arc ayant un plus grand
développement que le formeret, il y a donc plus de divisions sur l'arc
ogive que sur ce formeret, et les rangs de moellons légèrement concaves
s'inclinent sur cette branche O d'arc ogive. Il n'y a pas de lierne
transversale pour masquer le chevauchage des rangs de moellons sur la
ligne des clefs, mais il en existe longitudinalement déjà, comme
l'indique la figure, de M en N. La naissance de la courbe des formerets
étant en R, c'est-à-dire beaucoup au-dessus de la naissance des arcs
ogives, il y a donc en _ghi_ un triangle vertical faisant partie du tas
de charge, et de la ligne _ih_, pour aller prendre le rang de moellons
_m_ (le premier qui commence la série des divisions égales), le
constructeur a élevé une surface trapézoïdale _ihmn_, gauche (en aile de
moulin). Ce n'est donc qu'à partir de la ligne _mn_ que les divisions
égales ont été faites à la fois sur le formeret et sur la branche d'arc
ogive.

Il est facile de reconnaître qu'ici le praticien n'a pas eu d'autre idée
que de simplifier son travail au moyen de ces divisions égales sur les
deux arcs, de poser des rangs de moellons parallèles dans leur étendue,
et d'éviter ainsi la taille de ces moellons sur le tas, exigée par le
système français. Les conséquences de l'adoption de ce procédé
simplificateur ne se firent pas attendre.

Dans la voûte française, les remplissages de moellons sont des voûtains
courbes en tous sens, concavités reportant leur poids sur les nerfs de
pierre, sur les cintres permanents. Chaque triangle de la voûte
française est une cellule indépendante se maintenant d'elle-même.
D'après ce qui précède, on voit que les constructeurs anglais ne
considèrent pas les triangles de remplissages comme des voûtains, mais,
comme des panneaux, ou plutôt encore comme une suite de couchis. En
effet, admettons que l'on ait à poser sur des cintres combinés, comme le
sont les arcs-doubleaux, formerets et arcs ogives (c'est-à-dire
possédant chacun leur courbe propre) des couchis de planches, il est
évident que ces couchis, ayant une égale largeur dans toute leur
étendue, donneraient exactement la figure que reproduit le tracé P (fig.
34); que ces couchis ne pourraient se réunir parallèlement suivant la
ligne des clefs du triangle, mais se chevaucheraient.

Les Anglais ont-ils fait des voûtes originairement composées d'arcs de
pierre ou de courbes de bois, sur lesquelles ils auraient posé des
madriers, des couchis, en un mot? C'est possible; d'autant qu'il existe
encore en Angleterre, dans le cloître de la cathédrale de Lincoln, entre
autres exemples, des voûtes ainsi construites et qui datent du XIVe
siècle. Il ne faut pas perdre de vue que les constructions de bois ont
de tout temps tenu une place importante dans l'architecture anglaise,
comme dans l'architecture de toutes les races du Nord.

Le système de voûtains à projection horizontale triangulaire de la voûte
française ne peut en aucune façon se prêter à l'emploi de planches ou de
madriers, puisqu'il eût fallu tailler chacun d'eux pour lui donner plus
de largeur au milieu qu'aux extrémités; tandis que le système anglais
primitif indiqué ci-dessus permet la mise en oeuvre du bois; bien plus,
il l'indique, il en est une conséquence. Les dérivés des exemples
précédents viennent encore accuser cette préoccupation des
constructeurs. La voûte anglaise arrive, au XVe siècle, à être une
combinaison de charpenterie bien plutôt qu'une combinaison de
maçonnerie.

Dès le XIIIe siècle, les liernes apparaissent, puis les tiercerons. Les
liernes étaient une conséquence toute naturelle du chevauchement des
rangs de moellons sur la ligne des clefs. Les tiercerons--pour les
voûtes d'une grande portée du moins--étaient commandés pour empêcher le
fléchissement de ces rangs de moellons qui n'ont qu'une flèche
inappréciable et qui semblent figurer des couchis. Ces plans courbes
dans un sens, mais nullement concaves ou très-peu concaves,--puisque ces
rangs de moellons remplissaient l'office de couchis,--avaient besoin
d'être maintenus dans le milieu de leur développement, pour ne point se
déformer, s'infléchir; les tiercerons furent donc posés pour parer à
cette éventualité.

Bientôt les conséquences de ce principe conduisent à des combinaisons
d'arcs dont nous ne trouvons pas, en France, les analogies; et c'est
toujours un mode simplificateur qui est la cause de ces combinaisons.

Tout ce qui est du ressort de l'architecture du moyen âge est si
légèrement apprécié, même, il faut bien l'avouer, par les architectes,
qu'on s'en tient à l'apparence, qu'on juge les méthodes adoptées sur
cette apparence, et qu'on ne prend pas la peine de rechercher si
derrière la forme visible il y a un procédé très-simple qui l'a
commandée.

Déjà en 1842, un des hommes les plus distingués en Angleterre parmi les
archéologues s'occupant de l'architecture, avec le sens pratique que
dans ce pays on apporte à toute chose, M. le professeur Willis, avait
publié sur la construction des voûtes anglaises du moyen âge un travail
très-étendu et savamment déduit[406]. Ce travail est peut-être la
première étude sérieuse qui ait été faite sur le système de structure
des voûtes anglaises, et certes les observations recueillies depuis
n'ont fait que confirmer les aperçus de M. Willis. Toutefois, n'ayant
pas un point de comparaison en dehors du système anglais, le savant
professeur ne peut en apprécier tout le côté pratique. En nous aidant de
son remarquable travail et de nos observations personnelles, nous
essayerons de faire comprendre comment ces voûtes, en apparence si
compliquées, sont la déduction la plus simple du système dont nous
venons d'exposer les principes élémentaires.

Puisque, pour maintenir la flexion des rangs de moellons, considérés
comme des couchis, les constructeurs anglais avaient jugé nécessaire
d'établir un tierceron dans chaque triangle de voûtes, aboutissant à la
lierne de clefs, il était naturel qu'ils en établissent bientôt
plusieurs. Ainsi firent-ils (fig. 35).

Les tiercerons venaient aboutir de la naissance au milieu des liernes,
en _aa'_. Ces constructeurs jugèrent que pour les grands triangles, les
espaces _a'b_, _a'c_ étaient trop grands encore pour se passer d'un
renfort intermédiaire. Ils établirent donc les contre-tiercerons _gh_,
_gi_, aboutissant au milieu des demi-liernes, en _h_ et en _i_.
N'oublions pas que chaque arc de la voûte française possède sa courbe
particulière, qui est toujours une portion de cercle, sauf de rares
exceptions. Si donc, en se conformant à ce principe, le constructeur
anglais avait dû adopter pour chacun de ces arcs,--lesquels ont tous une
base différente,--une courbe particulière, il lui eût fallu tracer: 1°
la courbe du formeret _gb_; 2° celles des deux tiercerons _ga'_, _ga_;
3° celle de l'arc ogive _gc_; 4° celles des deux contre-tiercerons _gh_,
_gi_; 5° celle de l'arc-doubleau _gl_: en tout, sept courbes. De plus,
en admettant que, comme dans la voûte française, tous ces arcs eussent
été des portions de cercle, ou il eût fallu que leurs naissances eussent
été placées à des niveaux très-différents, ou que les clefs de ces arcs
eussent été elles-mêmes à des niveaux très-différents. Dans le premier
cas, il existait, entre le chapiteau de la pile et la naissance de la
courbe des arcs ayant la plus faible base, une verticale gênante pour
placer les moellons de remplissage suivant le mode admis par les
Anglais; la voûte le long du formeret semblait ne plus tenir à la
structure, se détacher, comme on peut le voir dans quelques-unes de ces
voûtes primitives, notamment dans les choeurs des cathédrales d'Ely et
de Lincoln. Pour éviter cet inconvénient, dès la fin du XIIIe siècle,
les constructeurs anglais adoptent une courbe composée, de telle sorte
que, toutes ces courbes, à partir du niveau du chapiteau des piles, ont
le même rayon.

Ainsi (fig. 35) l'arc ogive étant la plus longue courbe, c'est elle
qu'on trace au moyen d'un premier arc de cercle _g'm_, puis d'un second
arc de cercle _mn_; le point _n_ étant fixé comme hauteur de la voûte
sous clef. Bien entendu, le centre de cette seconde courbe se trouve sur
le prolongement de la ligne passant par le point _m_ et le centre _e_ de
l'arc _g'm_. La courbe du formeret _gog'_ est donnée par le même rayon
_em_. Ceci fait, toutes les courbes des autres arcs sont données. Tous
ont une base plus courte que celle de l'arc ogive. Donc, rabattant le
contre-tierceron _g'h_ sur la ligne de base _g'c_, en _h'_; de ce point
_h'_ élevant une perpendiculaire, celle-ci viendra rencontrer en _h''_
la courbe maîtresse _g'n_. La courbe de ce contre-tierceron sera donc la
courbe _g'h''_. Rabattant le tierceron _g'a'_, idem en _a''_; élevant
une perpendiculaire de ce point _a''_, celle-ci rencontrera la courbe
maîtresse en _a'''_. La courbe de ce tierceron sera donc la courbe
_g'a'''_. Rabattant le deuxième contre-tierceron _g'i_, idem en _i'_;
élevant une perpendiculaire de ce point _i'_, celle-ci rencontrera la
courbe maîtresse en _i''_. La courbe du deuxième contre-tierceron sera
donc la courbe _g'i''_. On procédera de même pour le tierceron _g'a_ du
long triangle, tierceron dont la courbe sera donnée de _g'_en _p_; de
même aussi pour l'arc-doubleau _g'l_, dont la courbe sera donnée de _g'_
en _q_.

Ces clefs atteignent toutes des niveaux différents. Pour tracer les
liernes transversales _cb_, il suffira d'élever des perpendiculaires des
points _ha'ic_ sur la ligne _cb_ (projection horizontale de cette lierne
transversale), et de prendre sur ces perpendiculaires des longueurs
égales à _h'h''_, à _a''a'''_, à _i'i''_, à _cn_, qui donneront les
points _r_, _s_, _t_, _u_, points d'intersection des tiercerons avec la
lierne _cb_. Si l'on veut que le formeret ait la même courbe que tous
les autres arcs, on procédera comme ci-dessus. Nous rabattrons la ligne
_g'b_ sur la base _g'c_; du point V, nous élèverons une perpendiculaire
qui, rencontrant la courbe maîtresse en V'' donnera la courbe _g'_V'' du
formeret. Cette courbe en projection transversale donnera la hauteur
_b_V', tandis que le formeret, rabattu en _go_, donnera la hauteur
_bo'_. Employant le même système de tracé, nous aurons en _uy_ la
projection longitudinale des branches de liernes _cl_.

Tout ceci n'est que de la géométrie descriptive très-élémentaire, et ne
demande pas de grands efforts d'intelligence de la part du traceur, mais
les conséquences au point de vue de la structure sont importantes.
D'abord, puisque nous n'avons qu'une seule courbe composée pour tous les
arcs; ou plutôt, que tous les arcs ne sont qu'un segment plus ou moins
étendu d'une même courbe composée, les panneaux d'appareil d'un arc
peuvent servir pour tous les arcs; de plus, les arcs, en pivotant autour
de la verticale élevée dans l'axe de la pile _g_, devant nécessairement
passer par un même plan courbe, puisqu'ils ont tous la même courbe,
donnent à l'extrados une forme conoïde concave en manière de pavillon de
trompette, qui simplifie singulièrement la pose des moellons de
remplissage. Si bien (voy. fig. 36) qu'en traçant la projection
horizontale de cette voûte, on voit comment se peuvent poser aisément
les rangs de ces moellons ne remplissant plus que la fonction de
planches ou bardeaux posés entre des nervures de charpenterie. Mais la
suite de déductions logiques qui avait amené les constructeurs anglais à
considérer ces arcs multipliés comme des nerfs d'une charpente, les
conduisait (à cause surtout du peu de courbure de ces arcs dans la
partie supérieure de la voûte) à les relier entre eux par des goussets
et contre-liernes, ainsi que l'indique la figure 36[407]. Les points de
rencontre de ces goussets et contre-liernes avec les arcs et les liernes
donnent des motifs de clefs qui renforçaient d'autant ces points de
jonction. On obtenait ainsi un réseau résistant d'arcs puissamment
étrésillonnés, sur lesquels on pouvait poser les moellons de remplissage
comme on pose des planches sur une membrure de charpente. La figure 37
donne le tracé perspectif d'une de ces clefs (celle A de la figure 36).
Les contre-liernes et goussets sont tracés suivant un plan vertical,
ainsi que l'indique la section B (fig. 37), des feuillures F étant
réservées pour poser les moellons de remplissage, et la queue de ces
contre-liernes arasant l'extrados de ces moellons. On observera que
l'arc C (qui est ici l'arc ogive) possède en D une joue plus large
au-dessous de la contre-lierne qu'en _d_, ce que motive la position
verticale de cette contre-lierne, et ce qui est parfaitement conforme
aux conditions de résistance de ces arcs, lesquels n'ont plus besoin
d'avoir autant de force là où ils participent au réseau qu'au-dessous de
ce réseau. Revenant à la figure 36, nous voyons que les clefs A, B, C,
sont posées sur un cercle dont le point D est le centre; de sorte que
les branches d'arcs DC, DA, DB, sont identiques. Les clefs E, C, F,
divisent la branche de liernes transversale en quatre parties égales,
comme la clef G divise la branche de liernes longitudinale en deux
parties égales. La clef H divise la branche d'arc AO en deux parties
égales, et, pour poser la clef I, on a réuni les points BH, AK, par des
lignes, ainsi qu'on le voit en M. Ces deux lignes ont coupé le tierceron
en deux points _a_, _b_; divisant en deux cet espace _ab_, on a marqué
le point P, centre de la clef I.

En multipliant ainsi les arcs des voûtes destinées à maintenir les
remplissages, qui ne sont plus que des panneaux de pierre, il était
naturel de construire ces arcs eux-mêmes tout autrement que ne le sont
les arcs des voûtes françaises.

Les arcs des voûtes françaises sont, avec raison, bandés au moyen de
claveaux ayant entre lits peu d'épaisseur. C'est-à-dire que dans un arc
de voûte française, le constructeur a multiplié les joints, afin de
laisser à cet arc une plus grande élasticité, d'éviter les jarrets et
brisures, qui eussent été, pour les voûtains, une cause de dislocation.
Quoique ces voûtains conservent eux-mêmes une certaine élasticité, il
était important de préserver de déformations sensibles les cintres
permanents (arcs) qui les portent. En bandant ces arcs en claveaux peu
épais, en multipliant les joints, le constructeur français estimait avec
beaucoup de justesse que (en admettant un mouvement, un tassement) la
multiplicité de ces joints, toujours épais, permettait à l'arc, de
suivre ces mouvements ou tassements sans déformer sa courbure. Mais, dès
l'instant que les Anglais remplissaient les voûtains de remplissage par
des panneaux de pierre, et qu'ils adoptaient des courbes composées de
deux segments de cercle, dont l'un avait un très-grand rayon, il eût été
périlleux de bander ces arcs à l'aide de claveaux peu épais. Aussi,
quand les voûtes anglaises sont faites conformément aux tracés que nous
venons de donner en dernier lieu, les arcs sont composés au contraire de
longs morceaux de pierre, comme le seraient des courbes de charpente.
Les liernes ou contre-liernes, qui sont des étrésillons, sont taillées
souvent dans un seul morceau de pierre d'une clef à l'autre. Cette
méthode était conséquente au système de voûtes admis par ces
constructeurs dès la fin du XIIIe siècle.

De tout ce qui précède il ressort que les constructeurs anglais, malgré
l'apparence compliquée de ces figures, ont adopté au contraire un
procédé simplificateur, soit pour le tracé de ces voûtes, soit pour leur
structure. Il est intéressant d'observer comment nos voisins, déjà,
étaient pénétrés de cet esprit pratique qui tend à faire converger les
efforts communs vers un but, en laissant peu de part à l'initiative
individuelle. Il est évident que, pour faire une voûte française à la
même époque, c'est-à-dire pendant la première moitié du XIVe siècle, il
fallait de la part de chaque ouvrier plus d'intelligence et d'initiative
qu'il n'en était besoin pour construire une voûte comme celle que nous
venons d'analyser. L'épure faite suivant cette dernière méthode, la
besogne de l'ouvrier se bornait à un travail quasi mécanique. Il n'en
était pas ainsi de nos voûtes, qui demandaient pendant la pose des
combinaisons que le maître devait prescrire pas à pas, mais qu'il ne
pouvait géométriquement tracer, que le maçon ne pouvait mettre à
exécution que par suite d'un effort de son intelligence. Nous croyons
qu'il y a plus d'art dans nos voûtes, d'apparence si simple, qu'on n'en
saurait trouver dans ce système purement géométrique, très-simple comme
procédé pratique, mais d'apparence si compliquée.

Les génies des deux peuples se montrent ainsi de part et d'autre avec
leurs qualités et leurs défauts. On n'est point surpris toutefois que
les hommes qui déjà possédaient un esprit collectif et simplificateur
aussi manifeste fussent également pénétrés de ce sentiment de discipline
et d'ordre qui nous fut si funeste aux journées de Crécy et de Poitiers.
Tout se tient dans l'histoire d'un peuple, quand on y veut regarder de
près, et c'est ce qui fait de l'étude de l'architecture de ces temps, si
complétement empreinte du génie des peuples qui la pratiquaient en
France et en Angleterre, un sujet inépuisable d'observations
intéressantes.

On a vu dans la figure 35 comment les constructeurs anglais, ayant
adopté une seule courbe composée pour tous les arcs d'une voûte,
appliquaient même parfois cette courbe au formeret, et par suite à
l'archivolte de la fenêtre ouverte sous ce formeret. C'est un procédé
simplificateur de construction des voûtes, qui n'exigeait qu'une seule
épure pour tous les arcs, qui explique pourquoi beaucoup de ces
archivoltes des fenêtres appartenant à des édifices voûtés au XIVe
siècle sont obtenues au moyen de courbes composées. Il y a, dans cette
forme observée par tous, ceux qui ont visité l'Angleterre, non pas un
caprice, une question de goût, mais l'application rigoureuse d'un
système suivi, comme nous venons de le démontrer, avec un esprit
méthodique rigoureux dans ses déductions. Une fois la courbe admise par
une nécessité de construction, on s'y habitua et l'on s'en servit dans
des circonstances non commandées par le système de structure.

Cependant les constructeurs anglais ne s'en tinrent pas à la voûte que
nous venons de donner (fig. 35 et 36); ils prétendirent, vers la même
époque, c'est-à-dire au commencement du XIVe siècle, avoir, avec des
arcs formés de courbes composées, des liernes sur un plan horizontal et
non plus inclinées vers les formerets et arcs-doubleaux. Voici (fig. 38)
comment ils s'y prirent pour arriver à ce résultat. Soit un quart de
voûte d'arête ABCD, un tierceron étant tracé en AE. Pour les naissances
de tous ces arcs, c'est-à-dire du formeret AB, du tierceron AE, de l'arc
ogive AC, de l'arc-doubleau AD, et de tous les autres arcs, s'il plaît
d'en tracer d'autres, comme dans le précédent exemple, un seul arc AF a
été tracé, le centre de cet arc étant en D. Rabattant les longueurs de
chacun de ces arcs sur la ligne AC considérée comme base, et, de ces
points de rabattement, élevant des perpendiculaires sur la base, la
ligne _ab_ étant considérée comme le niveau auquel doit atteindre chacun
de ces arcs, on trace les segments F_a_, F_g_, en prenant leurs centres
en _m_ et _n_ sur la ligne Fo__ prolongée; le segment I_h_, en prenant
son centre en _r_ sur la ligne I_o_ prolongée; le segment K_b_, en
prenant son centre en _q_ sur la ligne K_o_ prolongée. Les clefs de tous
ces arcs sont sur un même plan de niveau, et par conséquent les liernes
CD, CB, sont horizontales. Cependant les sommiers des arcs possèdent
tous la même courbe, au moins jusqu'au point K, ce qui sauve la
difficulté des naissances dont les courbes sont différentes. Une fois ce
niveau K échappé, il y a une si faible différence entre les courbures
des arcs, que les rangs de moellons de remplissage peuvent toujours être
posés conformément à la méthode indiquée précédemment.

Voyons (figure 39) comment ce système de structure des voûtes anglaises
incline vers une méthode de plus en plus mécanique. Soient en ABCD un
quart de voûte carrée, et en EBFG un quart de voûte barlongue. Dans la
première, l'arc ogive est l'arc AD; dans la seconde, l'arc ogive est
l'arc EG. Ayant admis, comme le montre la figure 36, que les tiercerons
doivent être multipliés, afin de ne plus considérer les remplissages que
comme des panneaux, non plus comme des voûtains, il s'ensuit
naturellement que ces panneaux doivent, autant que faire se peut, être
semblables comme étendue. Pour tracer les tiercerons, ce ne sera donc
plus les liernes que nous diviserons en parties égales, comme dans
l'exemple 36, mais nous décrirons le quart de cercle BC pour le quart de
la voûte carrée, et nous diviserons ce quart de cercle en parties
égales. Par les points diviseurs faisant passer des lignes A_a_, A_b_,
A_c_, nous aurons la projection horizontale des tiercerons d'un huitième
de la voûte. Dès lors les angles DA_a_ (A sommet), _a_A_b_, _b_A_c_,
_c_AC, seront égaux et les panneaux compris entre leurs côtés
semblables. Nous étrésillonnerons ces tiercerons par des contre-liernes
_e, f, g, h,_ etc., comme dans l'exemple figure 36, mais ici tracées de
telle sorte que leurs points de rencontre se trouvent sur les quarts de
cercle BC, _ei_. Ou nous voulons adopter pour tous ces arcs une seule et
même courbe composée, comme dans l'exemple fig. 35, ou nous voulons que
les liernes BD, DC, soient de niveau. Dans le premier cas, nous prenons
l'arc ogive AD comme étant le plus étendu, nous le rabattons sur la
ligne A'D', nous élevons la perpendiculaire D'D" (D" étant la hauteur de
la voûte sous clef), et nous traçons, au moyen de deux centres, la
courbe composée A'D". Procédant comme il a été dit ci-dessus; prenant
les longueurs A_a_, A_b_, A_c_, AC, et les reportant sur la ligne A'D'
en A'_a'_, en A'_b'_, en A_c'_, en A'C', et de ces points, _a', b', c'_,
C', élevant des perpendiculaires à la ligne A'D', ces perpendiculaires
rencontreront la courbe A'D" en des points qui donneront les hauteurs
sous clef de chacun des arcs A_a_, A_b_, etc., et par suite, pour la
lierne DC, la projection verticale C'''D'''. Mais si nous prétendons
poser ces liernes de niveau, alors il nous faudra chercher, au moyen du
procédé indiqué figure 38, les courbes A'K, A'_l_, etc., en conservant
toujours pour les sommiers la même courbe A'_n_.

S'il s'agit d'une voûte barlongue, dont le quart est EBFG, nous
procédons exactement de la même manière que pour la voûte carrée;
seulement l'arc formeret EF et les tiercerons joignant ce formeret étant
plus courts que ne l'est le formeret et ne le sont les tiercerons A_a_,
A_b_, A_c_ de la voûte carrée, les clefs de ces arcs seront (en
supposant que nous n'adoptions qu'une seule courbe) plus basses que dans
la voûte carrée, c'est-à-dire que les points hauteurs de ces clefs
seront en _m_ pour le formeret EF, en _o_ pour le tierceron E_o'_, en
_p_ pour le tierceron E_p'_, en _q_ pour le tierceron E_q'_, etc., et
que la ligne des liernes FG donnera la projection verticale F'D'''. Mais
si nous voulons que les liernes de cette voûte barlongue soient de
niveau, alors il faudra chercher les courbes composées comme ci-dessus,
et la courbe du formeret EF rabattue en A'I conservera toujours une
partie de la courbe primitive inférieure de A' en _s_, pour les
sommiers.

On voit ainsi comment sont donnés, par l'application d'un principe de
construction déduit rigoureusement, ces arcs brisés en lancettes A'I, ou
surbaissés composés A_m_, si fréquemment adoptés pour les fenêtres des
nefs anglaises voûtées, ces fenêtres étant circonscrites par l'arc
formeret. Cependant, à ces courbes engendrées tout naturellement par un
procédé de structure, on a voulu trouver les origines les plus
saugrenues. Ces courbes prétendaient imiter le bonnet d'un évêque, ou
bien elles avaient une signification mystico-symbolique; en se
rapprochant de la ligne droite au-dessus d'un certain point, elles
devaient indiquer la disposition de l'âme chrétienne, qui devient de
plus en plus ferme à mesure qu'elle s'élève vers le ciel!... Mais nous
ne rapporterons point ces rêvasseries de tant d'auteurs qui ont écrit
sur l'architecture du moyen âge sans avoir à leur service les premiers
éléments de la géométrie et de la statique. Il est clair que les
artistes que tout raisonnement fatigue, et qui seraient aises qu'il fût
interdit de raisonner, même en architecture, par une bonne loi bien
faite, et surtout rigoureusement appliquée, s'empressent de répéter ces
pauvretés à l'endroit de la structure gothique, et aiment bien mieux
voir l'imitation d'un bonnet d'évêque dans une courbe qu'un principe de
structure: le bonnet d'évêque, en ce cas, ou l'aspiration de l'âme
dispense de toute étude et de toute discussion, et la voûte gothique
passe ainsi au compte des niaiseries humaines; ce qui simplifie la
question. Lorsqu'une seule courbe sert pour tous les arcs d'une voûte,
et si ces arcs pivotent sur la pile support, il est clair que, au-dessus
de chaque pile, chaque partie de voûte donne exactement la forme d'un
pavillon de trompette[408]. Lorsque la portion supérieure de ces courbes
composées seule est modifiée, afin de poser toutes les clefs et les
liernes, par conséquent, de niveau ou dans un même plan horizontal, la
forme en pavillon n'en existe pas moins jusqu'à une certaine hauteur
au-dessus des naissances, et la variété des courbes supérieures modifie
un peu la forme en pavillon, mais ne saurait la détruire pour l'oeil. Il
est clair aussi que les architectes devaient, par suite de l'adoption de
ces arcs rayonnants donnant entre eux des angles égaux, quelle que fût
la disposition des travées, soit carrées, soit barlongues, abandonner
l'arc ogive, et donner à tous ces arcs rayonnants qui remplissent chacun
une fonction semblable une section semblable. C'est ce qui arriva. Il
était conforme à la marche logique des procédés adoptés par les
constructeurs anglais de ne plus poser entre ces arcs des rangs de
moellons, mais de les remplacer par de véritables panneaux de pierre,
des dalles. Ce parti est adopté de l'autre côté de la Manche dès le XVe
siècle, soit sur des arcs disposés en pavillon de trompette, soit sur
des arcs formant une suite de pyramides curvilignes avec portion de
berceau. C'est ainsi qu'est construite la voûte de la chapelle de
Saint-George, à Windsor[409]. La figure 40 montre une de ces pyramides
de voûtes à l'extrados; comment sont disposés les arcs portant
feuillures A, et comment entrent dans ces feuillures les panneaux B de
remplissage. Les arcs tiercerons, compris entre les arcs ogives O,
aboutissent à une ligne de niveau DD'. À partir de cette ligne jusqu'à
la ligne des clefs CC', la voûte forme un berceau composé de panneaux de
pierre clavés, portant en relief, les compartiments simulant alors des
pénétrations d'arêtes, de tiercerons, de contre-liernes, etc. La ligne
des clefs, ou la lierne qui réunit la clef E du formeret à la ligne DD',
est horizontale, de telle sorte que les tiercerons compris entre les
arcs ogives O et ces formerets sont taillés sur des courbes différentes;
de même pour les tiercerons compris entre les arcs ogives, d'après la
méthode indiquée précédemment. Ainsi, dans cette voûte de la chapelle de
Windsor, plusieurs systèmes sont mis en pratique: le système des voûtes
en portions de pyramides curvilignes, avec arcs pris sur des courbes
différentes (sauf pour les sommiers); le système des grands claveaux
larges et peu épais, comme des dalles clavées, enchevêtrées, complétant
la voûte par un berceau, dans sa partie supérieure. Plus tard encore les
arcs sont supprimés, et les voûtes anglaises ne se composent plus que
d'un appareil de grandes dalles, avec nerfs saillants à l'intérieur pris
dans la masse et figurant encore les arcs de la structure qui n'existent
plus de fait. C'est ainsi que sont construites les voûtes les plus
récentes de la cathédrale de Peterborough et celles de la chapelle de
Henri VII à Westminster.

Ces sortes de voûtes sont très-plates. Ainsi la voûte dont la figure 40
présente l'extrados n'a, comme flèche, qu'un peu plus du quart de son
diamètre. Cela seul indique les avantages que l'on pouvait tirer de ce
mode de structure.

Nous avons cru nécessaire de nous étendre quelque peu sur les
combinaisons qui ont amené les constructeurs anglais aux formes de
voûtes en apparence si différentes des nôtres, bien que partant d'un
même principe. Cette digression tend à démontrer que, d'un même
principe, quand on le suit avec méthode, il peut sortir des déductions
très-variées. Il est certain que du principe générateur de la voûte
gothique on peut tirer d'autres conséquences encore; que par conséquent
il ne peut y avoir aucune bonne raison pour repousser ce principe
excellent en lui-même, et laissant à l'architecte la plus grande liberté
quant aux applications qu'on en peut faire, en raison des programmes, de
la nature des matériaux et de l'économie.

Revenons à la voûte française. Nous l'avons laissée au moment où, étant
arrivée à son développement, elle permet de couvrir à l'aide des arcs ou
cintres permanents, portant des voûtains de moellon piqué, toutes les
surfaces possibles. Ayant atteint au milieu du XIIIe siècle un degré de
perfection absolu, conformément au mode admis dès le milieu du XIIe
siècle, le système français ne se modifie plus; il procède toujours de
l'arc-doubleau, des arcs ogives et formerets avec ou sans tiercerons et
liernes. Ce n'est guère que dans les provinces les plus septentrionales,
et notamment en Normandie même, que l'application des tiercerons et
liernes devient fréquente à dater de la fin du XIIIe siècle. Dans
l'Île-de-France, en Champagne, en Bourgogne, les constructeurs s'en
tiennent aux arcs ogives et aux arcs-doubleaux jusqu'à la fin du XVe
siècle. À ce point de vue, comme procédé de structure, la voûte
française ne se modifie pas. Les perfectionnements ou innovations--si
l'on peut appeler innovation la conséquence logique d'un système admis
toul d'abord--ne portent que sur les naissances de ces voûtes. Nous
avons vu qu'en Angleterre, au moyen des courbes composées, on avait
évité les difficultés résultant des courbes de rayons différents pour
bander les remplissages, puisque, dans ces voûtes anglaises, dès le XIVe
siècle, la courbe inférieure est la même pour lous les arcs d'une voûte.
En France, sauf de très-rares exceptions, qui appartiennent à une époque
relativement récente, la courbe composée n'est pas employée, les
formerets, arcs-doubleaux et arcs ogives ont chacun leur courbe, qui est
toujours un segment de cercle. Comme on sentait de plus en plus la
nécessité de placer les clefs de ces arcs au même niveau, afin de ne pas
perdre de place et de pouvoir passer les entraits des charpentes
immédiatement au-dessus de l'extrados des voûtes, lorsque ces arcs
avaient des ouvertures très-différentes, il fallait, ou que leur brisure
donnât des angles très-différents, c'est-à dire que les uns fussent
très-aigus, les autres très-obtus, ou que les naissances de ces arcs
fussent placées à des niveaux différents[410]. C'est ce dernier parti
qui prévalut, car les constructeurs cherchaient à donner aux arcs en
tiers-point d'un même édifice,--au moins pour les arcs-doubleaux,
formerets et archivoltes,--des angles de brisure à la clef qui ne
fussent pas trop inégaux. Les naissances de ces divers arcs furent donc
une de leurs plus grandes préoccupations.

Le choeur de la cathédrale de Narbonne, commencé à la fin du XIIIe
siècle et conçu évidemment par un maître très-habile, présente, sous le
rapport de la construction des voûtes, de précieux renseignements[411].
Le dernier pilier des travées parallèles à l'axe du choeur, qui commence
les travées rayonnantes, est disposé rigoureusement et le plus
économiquement possible pour recevoir les arcs qu'il doit porter. La
figure 41 donne la section horizontale de ce pilier sous les voûtes du
collatéral. L'archivolte de la partie parallèle à l'axe du choeur occupe
toute la largeur _ab_, et celle de la première travée tournante la même
largeur _a'b'_. Ces archivoltes ont l'épaisseur totale de la pile, à
quelques centimètres près. La colonnette C monte jusqu'à la haute voûte,
pour porter un seul arc (voyez CATHÉDRALE, fig. 48), puisque nous sommes
dans la partie gironnante du choeur; la colonnette D porte à la fois et
l'arc-doubleau A et les deux arcs ogives O du collatéral gironnant. Les
travées T étant plus étroites que celles parallèles T' au grand axe, il
en résulte que le nerf G vertical, qui reçoit le boudin principal G' de
l'archivolte, se trouverait, dans la travée T tournante, en retraite du
nu H, et qu'il ne paraît point. Ainsi ce sont les arcs qui ont donné
rigoureusement la position des nerfs et colonnettes de cette pile
cylindrique. Si nous montrons la voûte du collatéral (fig. 42), avec une
des piles de la partie gironnante, nous voyons comment les archivoltes
pénètrent dans la pile, et comment les arcs-doubleaux et arcs ogives du
collatéral, à cause de leur plus grande ouverture, ont leur naissance
placée plus bas que celle de ces archivoltes. Nous voyons aussi comment
sont tracés ces arcs ogives, suivant une courbe dans leur plan
horizontal. La figure 43 explique ce tracé. En A, sont les grosses piles
du sanctuaire; en B, les piles d'entrée des chapelles. Les clefs C des
arcs ogives sont posées au milieu de la ligne _ab_ de clef des voûtains
de remplissage, qui réunit le sommet de l'arc-doubleau d'entrée des
chapelles au sommet de l'archivolte. Afin de ne pas avoir en _e_ un
angle trop aigu, le constructeur a donné, en projection horizontale, une
courbure à l'arc ogive _e_C. Ainsi les remplissages s'établissent-ils
plus également dans les deux triangles voisins ayant pour bases
l'arc-doubleau du collatéral et l'arc-doubleau d'entrée des chapelles. À
la cathédrale de Bourges, les voûtes des collatéraux du choeur (1225
environ) sont déjà tracées suivant ce principe.

Mais nous voyons, dans la perspective figure 42, qu'entre l'arc ogive et
l'archivolte, le remplissage est abandonné et pénètre dans la pile même,
continuant au-dessus de la bague formant chapiteau. Il y a là un point
incomplet, car les voûtains de remplissage doivent toujours reposer sur
des extrados d'arcs. Au XIVe siècle, le constructeur de l'église
abbatiale de Saint-Ouen de Rouen prend un parti plus franc, plus
logique, bien qu'en apparence beaucoup plus compliqué (fig. 44). Les
archivoltes prennent tout l'espace _ab_, c'est-à-dire exactement la
largeur de la pile, moins le nerf C destiné à recevoir l'arc-doubleau et
les arcs ogives des voûtes hautes, et le profil de ces archivoltes n'est
autre que celui de la pile, ou, pour être plus exact, la section de la
pile n'est autre que la section de l'archivolte. L'arc-doubleau du
collatéral n'est également que le profil _g_ de la pile, et l'arc ogive
le profil _h_. En élévation, ces arcs se pénètrent ainsi que l'indique
le tracé perspectif. Il n'y a plus de chapiteau, puisqu'il n'a plus de
raison d'être, et les sommiers, à lits horizontaux, s'élèvent jusqu'au
niveau N, c'est-à-dire beaucoup au-dessus des naissances des arcs.

C'est la dernière expression de la combinaison des naissances d'arcs de
voûtes en France, et ce parti fut suivi jusqu'à l'époque de la
renaissance. Ce sont là des conséquences rigoureuses du principe de la
voûte trouvée au XIIe siècle; mais, quant au mode de structure, il ne
varie pas, c'est-à-dire que les arcs remplissent toujours les fonctions
de cintres permanents recevant des voûtains de remplissage entre leurs
branches, voûtains qui ne deviennent jamais des panneaux, mais sont
construits par petits claveaux dont les rangs courbés partent toujours
de l'arc-doubleau, archivolte ou formeret, pour venir reposer à l'autre
extrémité en biais, sur les arcs ogives.

Dans l'article CONSTRUCTION, il est dit comment, à l'aide de ce système
de voûtes, on peut couvrir toutes les surfaces, si peu régulières
qu'elles soient; comment on peut, sans difficultés d'appareil, faire des
voûtes biaises, rampantes, gauches, etc. Ce système français est donc
essentiellement pratique; il présentait, sur le système romain, un
perfectionnement, et par conséquent il était plus raisonnable de
chercher à le perfectionner encore que de l'abandonner pour recourir au
mode romain. Mais l'engouement du XVIe siècle pour les arts italiens
l'emporta chez nous sur les raisons qui militaient en faveur de notre
système de voûtes françaises, dont il était facile de tirer des
conséquences de plus en plus étendues. Philibert de l'Orme, dans son
_Traité d'architecture_[412], s'exprime ainsi au sujet de ces voûtes:
«Ces façons de voûtes ont été trouvées fort belles, et s'en voit de bien
exécutées et mises en oeuvre en divers lieux du royaume, et signamment
en ceste ville de Paris, comme aussi en plusieurs autres. Aujourd'huy
ceux qui ont quelque cognoissance de la vraye Architecture, ne suivent
plus ceste façon de voulte, appellée entre les ouvriers _la mode
française_, laquelle véritablement je ne veux despriser, ains plustot
confesser qu'on y a faict et pratiqué de fort bons traicts et
difficiles. Mais pour autant que telle façon requiert grande boutée,
c'est-à-dire grande force pour servir de poulser et faire les
arcs-boutans, afin de tenir l'oeuvre serrée, ainsi qu'on le voit aux
grandes églises, pour ce est-il que sur la fin de ce présent chapitre,
pour mieux faire entendre et cognoistre mon dire, je descriray une
voulte avec sa montée, telle que vous la pourrez voir soubs la forme
d'un quarré parfaict, autant large d'un costé que d'autre, ou vous
remarquerez la croisée d'ogives, etc.» Ainsi, quoi que puissent
prétendre les critiques plus ou moins officiels de notre Académie des
beaux-arts, au XVIe siècle encore, ces voûtes étaient considérées comme
_françaises_ (par les ouvriers, il est vrai; mais, en fait de
traditions, le langage des ouvriers est le plus certain). Or, comme
l'architecture du moyen âge dérive en très-grande partie du système de
voûtes, il faut en prendre son parti, et admettre que nous avions une
architecture française et reconnue comme telle du XIIe au XVe siècle.
Mais le texte de Philibert de l'Orme est intéressant à plus d'un titre.
Notre auteur admet que ceux qui ont quelque «cognoissance de la vraye
«architecture ne suivent plus ceste façon de voulte», et le premier
exemple qu'il donne d'une voûte propre à couvrir un vaste vaisseau,
après ce préambule, est une voûte gothique en arcs d'ogive sur plan
carré, avec liernes et tiercerons. Quant aux exemples qu'il fournit «sur
la fin de son chapitre», ce sont des tracés de voûtes sphériques
pénétrées par un plan quadrangulaire, voûtes qui ne peuvent être faites
sur de grandes dimensions, qui sont d'un appareil difficile,
dispendieux, qui sont très-lourdes, et poussent beaucoup plus que ne le
font les voûtes gothiques. Et en effet, jusqu'au commencement du XVIIe
siècle, les constructeurs français, quelque «cognoissance» qu'ils
eussent «de la vraye architecture», continuaient à bâtir des voûtes sur
les vaisseaux larges, avec arcs-doubleaux et arcs ogives: l'église de
Saint-Eustache, à Paris, en est la preuve, et elle n'est pas le seul
exemple. La pratique était en ceci plus forte que les théories sur «la
vraye architecture», et, n'ayant point trouvé mieux, on continuait à
employer l'ancien mode, jusqu'au moment--et cela sous Louis XIV
seulement--où l'on adopta, pour les grands vaisseaux, des berceaux de
pierre avec pénétrations, comme à Saint-Roch de Paris, comme à la
chapelle de Versailles, comme dans la nef des Invalides, etc.

Or, ce genre de voûtes est un pas en arrière, non un progrès. Les
berceaux ont une poussée continue et non répartie sur des points isolés;
ils sont très-lourds, s'ils sont de pierre; leur effet n'est pas
heureux, et les pénétrations des baies dans leurs reins produisent des
courbes très-désagréables, que les Romains, avec juste raison, évitaient
autant que faire se pouvait.

On voit donc percer dans le texte naïf du bon Philibert de l'Orme ce
sentiment d'exclusion quand même, à l'égard des procédés du moyen âge,
qui s'est développé depuis lui avec moins de bonhomie. En effet, en
marge du texte que nous venons de citer, il est dit en manière de
vedette: «L'auteur approuver la façon moderne (de l'Orme désigne, ainsi
les voûtes gothiques) des voûtes, _toutes fois_ ne s'en vouloir ayder.»
Pourquoi, puisqu'il les approuve? Il ne nous le dit pas. Quoi qu'il en
soit et bien qu'il ne s'en aidât pas, il construisit, comme tous ses
confrères, des voûtes en arcs d'ogive, et il eut raison, car la plupart
des exemples qu'il donne comme des nouveautés n'ont réellement rien de
pratique ni de sérieux, s'il s'agit de fermer de grands espaces. En ceci
Philibert de l'Orme prélude à la critique (si l'on peut donner ce nom à
un blâme irraisonné) de la structure du moyen âge. Depuis lui, cette
critique, quoique moins naïve, ne raisonne pas mieux; mais elle est plus
exclusive encore, et ne dirait pas, en parlant de la façon des voûtes du
moyen âge, «laquelle véritablement je ne veux despriser, ains plustôt
_confesser_ qu'on y a faict et pratiqué de fort bons traicts et
difficiles». Ce sont choses qu'on ne confesse plus au XIXe siècle, parce
que les esprits logiques de notre temps pourraient répondre: «Si vous
confessez que le mode a du bon, pourquoi ne vous en servez-vous pas?»
Mieux vaut ne rien dire, ou battre l'eau, que de provoquer de pareilles
questions.

La renaissance, quoi qu'en dise Philibert de l'Orme, ne change donc pas
de système de voûtes pour les grands vaisseaux, et pour cause; mais elle
compliqua ce système. Elle multiplia les membres secondaires plutôt
comme un motif de décoration que pour obtenir plus de solidité. Et en
effet les voûtes qu'elle construisit sont en assez mauvais état ou mêne
sont tombées, tandis que la durée des voûtes des cathédrales de
Chartres, de Reims, d'Amiens, défieront encore bien des siècles. Les
voûtes hautes de l'église Saint-Eustache de Paris ne furent faites que
pendant les dernières années du XVIe siècle, elles ne sont pas
très-solides; leurs sommiers ne sont pas combinés avec adresse, les arcs
sont bandés en pierres inégales de lit en lit, ce qui, comme nous le
disions plus haut, est une cause de déformations. Parmi ces voûtes
datant du XVIe siècle, on peut citer, comme remarquables, celles qui
fermaient le choeur de l'église Saint-Florentin (Yonne), et qui dataient
du milieu de ce siècle[413].

Nous donnons (fig. 45) la projection horizontale de la moitié de ces
voûtes, au chevet de l'église. L'arc-doubleau et l'arc ogive composent,
comme dans la voûte du moyen âge, l'ossature principale de la structure;
mais les tiercerons qui partent de la pile pour se joindre au milieu des
liernes n'existent plus ici, et sont remplacés par des intermédiaires
_ab_, qui, s'ils produisent un effet décoratif piquant, ont le tort de
reporter une poussée latérale sur les flancs des formerets, ce qui est
absolument contraire au principe de la structure des voûtes gothiques,
et, qui pis est, au bon sens. Cette poussée est encore augmentée par les
arcs _ad_, qui eux-mêmes contre-butent les liernes _de_. Aussi ces
formerets (rabattus en AA'B) s'étaient-ils inclinés en dehors sous la
pression de ces arcs qui viennent les pousser en _a'a''_, ce qui ne
serait point arrivé si, au lieu de ces arcs _ab_, l'architecte eût posé
des tiercerons A_d_...; mais on n'aurait pas eu ce compartiment en
étoile, et le désir de produire une apparence nouvelle l'emportait sur
ce que commandait la raison. On voit donc que déjà se manifestait cette
tendance, si développée aujourd'hui en architecture, de sacrifier le
vrai, le sage, le raisonné, à une forme issue du caprice de l'artiste.
Bien d'autres entorses à la raison se rencontrent dans cette voûte.
Ainsi, nous avons rabattu l'arc-doubleau en AC, et l'arc ogive A_e_ en
AF; le grand arc AD contre-butant la clef du chevet, en AG. La rencontre
de ce grand arc AD avec l'arc ogive donne la clef H; or, comme cet arc
ogive est tracé, le niveau de cette clef H est donné et se trouve en
_h_. Nous reportons ce niveau en _h'_ sur le rabattemtnt de l'arc AD. Le
niveau de la clef I est donné; il est le même que celui de la clef H,
puisque l'arc ogive AE est tracé. Il faut donc que l'arc KI atteigne ce
niveau I; nous le rabattons en KI_i_, la flèche I_i_ étant égale à la
ligne I_h_. Rabattant sur l'arc de cercle K_i_ la clef O, nous obtenons
le point _o'_, et la hauteur O_o'_ donne, sur la courbe K_i_ aussi bien
que sur celle du grand arc AD, le niveau de la clef O en _o'_ et en
_o''_. Donc il faut que cette grande courbe butante AD passe en G, en
_h'_ et en _o''_. De _o''_ en G, elle se rapproche évidemment trop de
l'horizontale et bute mal l'arrivée des arcs ogives et liernes du
chevet; aussi cette branche d'arc _o''_G s'était-elle tordue et relevée,
par suite le grand arc-doubleau KL s'était déformé.

La clef _b_ étant donnée en projection horizontale, son niveau est donné
sur le rabattement de l'arc ogive en _b'_; la rencontre _a_ sur le
formeret étant donnée en projection horizontale, son niveau est donné en
_a''_ sur le rabattement du formeret, donc la longueur _ab_ en
projection horizontale; l'arc _a''b''_ est connu. Il en est de même pour
l'arc _bm_, rabattu en _b''m'_, puisque le niveau de la clef _m_ est
connu.

Quant aux liernes _de_, elles sont prises sur un arc de cercle qui
réunirait la clef B du formeret à la clef _e_ des arcs ogives. Cet arc
de lierne est rabattu de _n_ en _e_, _n_ donnant le niveau de la clef B
du formeret par rapport au niveau de la clef _e_ des arcs ogives. En M
sont rabattus les arcs ogives _pq_ du chevet (le niveau de la clef étant
celui de l'arc-doubleau), les branches des liernes en _rq_, et les
tiercerons en _ps_. Tous les arcs, liernes, fausses liernes, faux
tiercerons, sont posés dans un plan vertical, quelle que soit leur
position par rapport à la courbure des arcs principaux (voyez en P).

Mais les arcs secondaires, pénétrant plus ou moins obliquement les arcs
principaux, suivant que ceux-ci se rapprochent ou s'éloignent de la
verticale, les joues de ces arcs secondaires, posés dans un plan
vertical, se trouvent l'une au-dessus, l'autre au-dessous de l'extrados
de l'arc principal; il en résultait une difficulté pour maçonner les
voûtains. Pour sauver cette difficulté, les architectes de la
renaissance tracent une clef pendante à ces points de rencontre (fig.
46)[414]; clef pendante qui se compose d'un corps cylindrique dans
lequel viennent pénétrer les divers arcs[415]. Les arcs secondaires
étant, comme les arcs principaux, posés dans un plan vertical,
l'extrados de la fausse lierne A arrive horizontalement contre le corps
cylindrique, tandis que l'extrados de l'arc ogive B le pénétrerait en
_b_ du côté de sa naissance, et en _c_ du côté de son sommet; il y
aurait donc une différence de niveau entre le point _b_ et le point _c_.
Et de _b_ en _c_, comment poser les moellons de remplissage? Les
constructeurs ont donc augmenté la hauteur des joues de ces arcs
principaux en arrivant près de ces clefs, ainsi que l'indique le
supplément _g_, pour araser le point _e_, et cela en raison du niveau de
ces points d'arrivée des liernes, fausses liernes ou faux tiercerons. Il
y aurait, par exemple, un décrochement en _h_ à l'arrivée de l'arc ogive
B, puisque l'extrados du faux tierceron _l_ n'arriverait pas au niveau
de l'extrados de la fausse lierne A. On voit quelles complications de
coupes produisaient ces fantaisies des architectes de la renaissance,
beaucoup plus préoccupés d'obtenir un effet décoratif que des conditions
d'une sage construction. Si nous ajoutons à ces difficultés gratuitement
accumulées le manque des connaissances du tracé géométrique, qui déjà se
faisait sentir dans les chantiers, nous ne serons pas surpris du peu de
durée de ces voûtes du XVIe siècle. Cependant on reconnaît que
l'habitude de raisonner sur l'application des formes convenables à
l'objet n'est point encore perdue chez les maîtres. Ainsi la forme
allongée de ces clefs pendantes, dont l'axe est habituellement vertical,
est bien motivée par ces pénétrations d'arcs à des niveaux différents.
Ces longues pierres qui semblent à l'oeil des fiches plantées aux
rencontres d'arcs, ne sont pas là par un caprice d'artiste, mais une
nécessité de structure, et les queues tombantes plus ou moins ornées de
sculptures que ces artistes leur donnent en contre-bas des arcs ne font
qu'accuser la fonction de ces clefs de rencontre d'arcs.

Au point de vue de la structure, l'art du XVIe siècle était, pour les
voûtes comme pour le reste, à l'état d'infériorité sur les arts
antérieurs. Les arcs-boutants, par exemple, à cette époque, ne sont plus
disposés conformément aux lois de la statique et de l'équilibre des
forces (voy. ARC-BOUTANT); les archivoltes ne sont plus régulièrement
extradossées, les lits d'assises ne correspondent plus aux membres de
l'architecture; les claires-voies, les meneaux, adoptent des formes
contraires à la nature et à la résistance des matériaux mis en oeuvre.
Il est évident que les architectes, préoccupés avant tout d'appliquer
certaines formes appartenant à un autre mode de structure que celui
adopté en France en raison des matériaux et de leur emploi judicieux,
abandonnent à des mains subalternes le tracé de cet appareil, qui n'est
plus d'accord avec ces formes empruntées ailleurs. Les maîtres du XVe
siècle étaient meilleurs constructeurs, meilleurs praticiens et traceurs
que ceux du XVIe; ceux du XIVe siècle l'emportaient sur les maîtres du
XVe, et peut-être ceux du XIIIe l'emportaient-ils encore sur ceux du
XIVe. Cependant les appareilleurs du XIIe siècle étaient des génies, si
nous les comparons à ceux du XVIIe siècle, car il n'est pas de structure
plus grossière et plus mal tracée en France, à moins de remonter aux
plus mauvaises époques de l'école romane, que celle de ce XVIIe siècle,
que l'on s'efforce d'imiter aujourd'hui.

Les voûtes françaises et anglaises, parties toutes deux du même point au
XIIe siècle, étaient arrivées au XVIe, dans l'un et l'autre pays, à des
résultats très-différents et qui donnent la mesure exacte des aptitudes
des deux peuples. D'après ce que nous avons vu précédemment, on
observera qu'en se perfectionnant conformément à la méthode admise dès
le XIIIe siècle, les voûtes anglaises, malgré leur apparence compliquée,
arrivent de fait, au contraire, à l'emploi d'un procédé très-simple, en
ce qu'une courbe peut suffire à tous les arcs d'une voûte, ou que (si
ces arcs doivent atteindre à la clef un même niveau) les courbes
différentes dans une partie seulement de leur développement, sont
tracées par un procédé très-simple; que tous ces arcs restent
indépendants, et ne sont reliés que par des entretoises d'un seul
morceau, qui n'ont qu'un rôle secondaire et ne peuvent en rien influer
sur la courbe principale admise pour les arcs; que les remplissages ne
sont plus que des panneaux, aussi faciles à tracer qu'à poser. Dans les
voûtes françaises, nous voyons que les constructeurs en viennent à
multiplier les arcs; ils les croisent, de telle façon que la courbure de
ces arcs doit être distincte pour chacun d'eux; que ces courbures sont
commandées par des niveaux donnés par le tracé préalable sur plan
horizontal; que ces arcs sont dépendants les uns des autres, et que, par
conséquent, ces constructeurs ne sont plus les maîtres, ainsi, de donner
à ces courbes les flèches nécessaires en raison de leur fonction, de
leur résistance ou de leur action de poussée et de butée; qu'en un mot,
ces constructeurs français du XVIe siècle abandonnent un système
judicieux et parfaitement entendu (celui du XIIIe siècle), pour se
lancer dans des combinaisons indiquées seulement par la fantaisie. Le
réseau de la voûte anglaise de la fin du XVe siècle est solide,
méthodique: c'est la conséquence d'une longue expérience fidèle au
principe posé. Le réseau de la voûte française au XVIe siècle n'est pas
solide, parce que les arcs qui s'entrecroisent par suite d'un caprice de
l'artiste, sans l'intervention d'une nécessité et de la raison, ont des
actions différentes, les unes molles et faibles, les autres actives et
puissantes. Au lieu de rendre la voûte française en arc d'ogive plus
solide qu'elle ne l'était, par l'adjonction de tous ces arcs
secondaires, les architectes français l'altèrent, lui enlèvent ses
qualités d'élasticité, de force et de liberté. Aussi ces voûtes du XVIe
siècle sont-elles, la plupart, proches de leur ruine, lorsqu'elles ne
sont pas déjà tombées.

Alors, au XVIe siècle, nos architectes cherchent, à l'aide d'un savoir
médiocre d'ailleurs, à faire des tours de force, et notre Philibert de
l'Orme lui-même, malgré son rare mérite, n'est pas exempt de ce travers.
Le pédantisme s'introduit dans l'art, et le vrai savoir, le savoir
pratique, fait défaut. On veut oublier et l'on oublie les vieilles
méthodes, les principes établis sur une longue expérience; méthodes et
principes que l'on pouvait perfectionner sans se lancer dans des
théories enfantines et très-superficielles. Il n'est pas douteux, rien
qu'à examiner les monuments existants, que les maîtres du XIIIe siècle
savaient la géométrie et en comprenaient surtout les applications
beaucoup mieux que les maîtres du XVIe siècle. Mais les premiers ne
s'amusaient pas à la montre, ils se servaient de la science, ainsi que
les vrais savants s'en servent, comme d'un moyen, non pour en faire
parade. Les architectes de la renaissance prenaient déjà le moyen pour
la fin; et, comme il arrive toujours en pareil cas, on possède une
classe de théoriciens spéculatifs passablement pédants, et en arrière
une masse compacte ignorant les procédés les plus simples. Au XVIe
siècle, on faisait des livres dans lesquels on discutait Vitruve tant
bien que mal, où l'on donnait les proportions des ordres, où l'on
couvrait des pages d'épures destinées à éblouir le vulgaire, mais on
inclinait à construire très-mal, très-grossièrement, dans un pays où
l'art de la construction avait atteint un développement prodigieux,
comme science d'abord, puis comme emploi raisonné des matériaux et de
leurs qualités. L'art s'échappait des mains du peuple, de ces
corporations d'artisans, pour devenir l'apanage d'une sorte
d'aristocratie de moins en moins comprise, parce qu'elle laissait de
côté les principes issus du génie même du pays pour une sorte de
formulaire empirique, inexpliqué et inexplicable comme une révélation.
Il était évident que tout ce qui pouvait tendre à discuter ce formulaire
présenté en manière de dogme devait être repoussé par ce corps
aristocratique des nouveaux maîtres, dont l'Académie des beaux-arts
conserve aujourd'hui encore les doctrines avec plus de rigueur que
jamais. C'est pourquoi, de temps à autre, nous voyons, du sein de ce
corps et de ses adeptes les plus fervents, s'échapper une protestation
contre l'étude de notre art français du moyen âge et les applications
étendues qu'on en peut faire. C'est pourquoi aussi nous ne cessons pas
et nous ne cesserons pas de tenter de développer cette étude, de faire
entrevoir ses applications, bien convaincu de cette vérité affirmée par
l'histoire: que les corps ne sont jamais plus exclusifs qu'aux jours où
ils sentent leur pouvoir ébranlé.

       [Illustration: Fig. 1.]
       [Illustration: Fig. 2.]
       [Illustration: Fig. 3.]
       [Illustration: Fig. 4.]
       [Illustration: Fig. 5.]
       [Illustration: Fig. 6.]
       [Illustration: Fig. 7.]
       [Illustration: Fig. 8.]
       [Illustration: Fig. 9.]
       [Illustration: Fig. 10.]
       [Illustration: Fig. 11.]
       [Illustration: Fig. 12.]
       [Illustration: Fig. 13.]
       [Illustration: Fig. 14.]
       [Illustration: Fig. 15.]
       [Illustration: Fig. 16.]
       [Illustration: Fig. 17.]
       [Illustration: Fig. 18.]
       [Illustration: Fig. 19.]
       [Illustration: Fig. 20.]
       [Illustration: Fig. 21.]
       [Illustration: Fig. 22.]
       [Illustration: Fig. 23.]
       [Illustration: Fig. 24.]
       [Illustration: Fig. 25.]
       [Illustration: Fig. 26.]
       [Illustration: Fig. 27.]
       [Illustration: Fig. 28.]
       [Illustration: Fig. 29.]
       [Illustration: Fig. 30.]
       [Illustration: Fig. 31.]
       [Illustration: Fig. 32.]
       [Illustration: Fig. 33.]
       [Illustration: Fig. 34.]
       [Illustration: Fig. 35.]
       [Illustration: Fig. 36.]
       [Illustration: Fig. 37.]
       [Illustration: Fig. 38.]
       [Illustration: Fig. 39.]
       [Illustration: Fig. 40.]
       [Illustration: Fig. 41.]
       [Illustration: Fig. 42.]
       [Illustration: Fig. 43.]
       [Illustration: Fig. 44.]
       [Illustration: Fig. 45.]
       [Illustration: Fig. 46.]

     [Note 384: Le plâtre a été employé par les Romains dans les
     circonstances indiquées ici, notamment au théâtre de
     Taormine, en Sicile, et dans les thermes d'Antonin Caracalla,
     à Rome.]

     [Note 385: Notamment aux voûtes des thermes d'Antonin
     Caracalla.]

     [Note 386: La voûte du Panthéon d'Agrippa a 43 mètres 36
     centimètres de diamètre.]

     [Note 387: Il faut dire que ces deux coupoles sont élevées
     sur pendentifs; mais la nature des lézardes qui se sont
     produites dans la coupole de Saint-Pierre de Rome n'indique
     pas que ces désordres soient dus uniquement à des tassements.
     Il y a eu ruptures dans la calotte même causées par un léger
     relèvement de la zone des reins de la coupole. Les déchirures
     causées par des tassements se sont au contraire produites (et
     cela devait être) à la base même de la demi-sphère, ce qui
     motiva la pose d'un cercle de fer à cette base; ces lézardes
     sont suivant les longitudes. Les fissures observées à
     l'extrados de la zone en contre-bas de la lanterne sont au
     contraire suivant les latitudes, et produisent une pression à
     l'intrados qui fit détacher des parties d'enduits et de
     mosaïques.]

     [Note 388: Un jeune ingénieur français, M. Choisy, va publier
     prochainement un travail très-complet sur la structure des
     voûtes romaines, d'après les monuments. Ce recueil, que nous
     avons eu entre les mains, donne en détail les divers procédés
     employés par ces grands constructeurs, et démontre, de la
     manière la plus évidente, que l'économie dans la dépense
     était une de leurs principales préoccupations. Nous engageons
     les architectes qui veulent sérieusement connaître les
     procédés employés par les Romains dans les constructions à
     recourir aux travaux de M. Choisy sur cette matière.]

     [Note 389: Voyez la _Syrie centrale; architecture civile et
     religieuse du_ Ier _au_ VIIe _siècle_, par M. le comte
     Melchior de Vogüé. Baudry, éditeur.]

     [Note 390: Voyez _Entretiens sur l'architecture_.]

     [Note 391: Voyez la _Syrie centrale_, pl. xvi.]

     [Note 392: L'exemple du temple de Diane de Nîmes est une
     exception. Il ne faut pas perdre de vue que les monuments
     romains élevés dans la Province sont, beaucoup plus que ceux
     d'Italie, pénétrés de l'esprit grec, surtout en se
     rapprochant de Marseille. Il est intéressant de constater les
     analogies qui existent entre ces monuments antiques de la
     Province romaine et ceux de la Syrie centrale.]

     [Note 393: Nous expliquerons tout à l'heure en quoi consiste
     ce mode.]

     [Note 394: Toute cette théorie est développée dans l'article
     CONSTRUCTION.]

     [Note 395: Voyez CONSTRUCTION, fig. 3.]

     [Note 396: Voyez COUPOLE.]

     [Note 397: Voyez CONSTRUCTION, fig. 4.]

     [Note 398: Voyez CONSTRUCTION, fig. 62 et suivantes jusqu'à
     la figure 72 _bis_.]

     [Note 399: Voyez les _Annales archéologiques_, t. XXIII, p. 1
     à 18 et 115 à 132.]

     [Note 400: Voyez CONSTRUCTION, OGIVE, TRAVÉE.]

     [Note 401: Aujourd'hui le centre de ces arcs serait en I;
     mais il y a eu, après le décintrage, un léger abaissement de
     la clef, puis plus tard un faible écartement des murs, qui a
     dû déformer quelque peu ces arcs, dont les centres devaient
     être posés sur la ligne supérieure des tailloirs.]

     [Note 402: C'est grâce à l'obligeance de M. Lance, architecte
     diocésain de Sens, et aux sondages intelligents faits par son
     inspecteur, M. Lefort, que nous avons pu relever exactement
     cette arcature, qui présente une disposition si curieuse.
     Dans notre restitution, la forme des fenêtres est seule
     douteuse, bien que les pieds-droits de ces fenêtres soient
     encore accusés à l'extérieur et coïncident avec les
     pieds-droits de l'arcature du triforium. (Voyez TRIFORIUM.)]

     [Note 403: Il existe en effet un assez grand nombre de voûtes
     des XIIIe et XIVe siècles sans formerets. Les voûtes de la
     cathédrale de Clermont (Puy-de-Dôme), par exemple, en sont
     dépourvues.]

     [Note 404: La construction de cette voûte paraît dater de la
     fin du XIIIe siècle, peut-être de 1270. Elle fut réparée en
     partie plus tard, assez maladroitement, après l'incendie de
     la première flèche; mais il est certain que les tiercerons et
     liernes existaient avant cette époque, car les points de
     départ sont anciens.]

     [Note 405: À l'article CONSTRUCTION, nous avons déjà indiqué
     les conséquences tirées par les Anglo-Normands de la voûte du
     XIIe siècle.]

     [Note 406: Ce travail, inséré dans le premier volume des
     _Transactions_ de l'Institut des architectes britanniques, a
     été traduit, en 1843, par M. Daly, dans la _Revue
     d'architecture_ (t. IV). Le traducteur, dans l'introduction
     qui précède le texte de M. Willis, ne fait pas ressortir les
     différences profondes qui séparent la structure des voûtes
     anglaises de celle des voûtes françaises, et ne semble pas
     avoir étudié ces dernières; mais en 1843 personne n'était en
     état de se livrer à un travail critique sur cet objet.]

     [Note 407: Salle voisine de la cathédrale d'Ely, côté nord,
     XIVe siècle.]

     [Note 408: 0n a donné à cette forme la qualification de voûte
     en éventail; mais un éventail se développe dans un seul plan:
     il n'est pas besoin de faire ressortir le défaut de précision
     de cette dénomination.]

     [Note 409: Voyez le mémoire de M. le professeur Willis, _sur
     les voûtes anglaises du moyen âge_, ou, dans le tome IV de la
     _Revue d'architecture_ de M. Daly, la traduction de ce
     travail et les planches à l'appui.]

     [Note 410: Voyez, à ce sujet, à l'article CONSTRUCTION, le
     chapitre VOÛTE.]

     [Note 411: Voyez CATHÉDRALE, fig. 48. La cathédrale de
     Narbonne est singulièrement pauvre en sculptures. Il semble
     que le maître de l'oeuvre ait concentré toutes ses ressources
     pour obtenir une construction irréprochable comme conception
     et comme exécution.]

     [Note 412: _L'Architecture_ de Philibert de l'Orme. Paris,
     1576, livre IV, chap. VIII.]

     [Note 413: Les arcs-boutants qui contre-butaient ces voûtes
     étaient mal combinés, comme il arrive à presque tous les
     arcs-boutants de cette époque; puis les parements extérieurs
     des contre-forts avaient été sapés à diverses époques;
     quelques tassements s'étaient produits. Il y a vingt ans, ces
     voûtes menaçaient ruine, il fallut les refaire. M. Piéplu,
     architecte du département de l'Yonne, s'acquitta de ce
     travail avec beaucoup d'adresse, il y a quelques années;
     mais, par des raisons d'économie, on se contenta de voûtes
     simples en arcs d'ogive. Nous donnons ici les voûtes
     anciennes, relevées avant la démolition.]

     [Note 414: Nous supposons, dans cette figure, la clef marquée
     X dans la figure précédente (45).]

     [Note 415: Voyez CLEF.]



Y



YMAGERIE, s. f.--Voyez SCULPTURE.



YRAIGNE, s. f. (vieux mot). Panneau de fil de fer. Voyez GRILLAGE.



YRE, s. f. (vieux mot). Cour, aire.



Z



ZIGZAG, s. m.--Voyez BATONS ROMPUS.



ZODIAQUE, s. m. Zone de l'éther que le soleil semble parcourir dans
l'espace d'une année, et dont l'écliptique est la ligne médiane.
Personne n'ignore que la zone zodiacale, divisée en douze parties, une
pour chaque mois, dès la plus haute antiquité, porte en chacune de ces
parties un signe qu'on appelle les signes du zodiaque. Ces signes sont:
le Bélier (mars), le Taureau (avril), les Gémeaux (mai), l'Écrevisse
(juin), le Lion (juillet), la Vierge (août), la Balance (septembre), le
Scorpion (octobre), le Sagittaire (novembre), le Capricorne (décembre),
le Verseau (janvier), et les Poissons (février). Ces figures
correspondant aux mois de l'année sont souvent représentées sur nos
monuments du moyen âge, et en regard sont figurés les travaux ou
occupations de l'homme pendant chacun de ces mois.

Dès le XIe siècle, les portails de nos églises possèdent des zodiaques
sculptés sur les archivoltes des portes.

Nos grandes cathédrales des XIIe et XIIIe siècles sont toutes pourvues
de ces signes, sculptés toujours d'une manière très-apparente.

À la porte principale de l'église abbatiale de Vézelay (premières années
du XIIe siècle), le cordon de médaillons qui entourent le grand tympan
représentant le Christ et les douze apôtres, renferme les douze signes
du zodiaque entremêlés des travaux mensuels correspondants. Ce zodiaque
est un des plus complets que nous connaissions. La porte de droite de la
façade de l'église abbatiale de Saint-Denis montre encore sur ses
pieds-droits quelques sujets et signes d'un zodiaque qui peut-être était
complet, mais qui a été détruit en partie. Dans ce zodiaque, le
médaillon qui correspond au premier mois de l'année représente un homme
à deux têtes, l'une vieille, l'autre jeune. Du côté de la tête de
vieillard, le bras pousse une petite figure barbue dans un édicule dont
la porte se ferme: c'est l'année expirée; l'autre main attire une figure
imberbe hors d'un édicule dont la porte s'ouvre: c'est l'année qui
commence.

À Notre-Dame de Paris, sur les jambages de la porte de la Vierge de la
façade occidentale, est sculpté un très-beau zodiaque, dont les sujets
et signes sont du meilleur style. Ce zodiaque date de 1220 environ.

Des zodiaques sont fréquemment figurés en peinture, sur les vitraux des
roses de nos grandes églises des XIIe et XIIIe siècles.

Des zodiaques étaient également représentés sur des pavages. L'église
Saint-Bertin de Saint-Orner, celle de l'abbaye de Saint-Denis, celle de
l'abbaye de Westminster, possédaient et possèdent encore en partie des
zodiaques en mosaïques ou en incrustations de mastics de couleur dans
des dalles gravées. Quelquefois ce sont seulement les travaux ou
représentations des occupations de l'année (comme à la chapelle de
Saint-Firmin, à Saint-Denis) qui remplacent les signes. C'est un homme
qui coupe du bois, un autre qui chasse, un troisième taille sa vigne;
puis viennent les mois de la belle saison: un faucheur, un moissonneur,
un batteur en grange, un vendangeur, etc. Parfois, dans les édifices
d'un caractère civil; comme les châteaux, les hôtels, les maisons mêmes,
des plaisirs remplacent les travaux. Certains mois sont réservés aux
banquets, aux jeux; des personnages se chauffent devant l'âtre d'une
cheminée, des jeunes gens tressent des couronnes. On chasse au faucon ou
aux lacs; on pêche, on danse. Il y avait alors comme aujourd'hui, pour
les gens de loisirs, une sorte de régularité dans les plaisirs de la
ville et de la campagne. Certains zodiaques commencent à Pâques,
c'est-à-dire en avril (le Taureau); d'autres, celui de Vézelay, par
exemple, commencent en janvier (le Verseau). Mais souvent ces signes,
dans nos monuments, ne sont pas à leur place. Étant sculptés sur des
morceaux de pierre, avant la pose, claveaux ou assises, les ouvriers ne
suivaient pas toujours l'ordre dans lequel ils devaient être placés, et
cet ordre était interverti.



FIN DU IXe ET DERNIER VOLUME.

TABLE PROVISOIRE DES MOTS CONTENUS DANS LE NEUVIÈME VOLUME.



       T

       Tabernacle
       Taille
       Tailloir
       Tapisserie
       Tas
       Tas de charge
       Temple
       Théâtre
       Tierceron
       Tirant
       Toiles (peintes)
       Tombeau
       Tour
       Tourelle
       Trait
       Transsept
       Travaison
       Travée
       Trèfle
       Treillage
       Treillis
       Trésor
       Tribune
       Triforium
       Trilobe
       Trinité
       Trompe
       Trompillon
       Trône
       Troudeboulin
       Trumeau
       Tuile
       Tuyau
       Tympan

       U

       Unité

       V

       Vantail
       Vergette
       Verrière
       Vertevelle
       Vertu
       Vierge (sainte)

       Vitrail
       Voirie
       Volet
       Voussoir
       Voussure
       Voûte

       Y

       Ymagerie
       Yraigne
       Yre

       Z

       Zigzag
       Zodiaque


FIN DE LA TABLE PROVISOIRE DU NEUVIÈME VOLUME.


PARIS.--IMP. E. MARTINET, RUE MIGNON, 2.





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