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Title: La femme auteur, tome I - ou les inconvéniens de la célébrité Author: Dufrénoy, Adélaïde-Gillette Billet, 1765-1825 Language: French As this book started as an ASCII text book there are no pictures available. *** Start of this LibraryBlog Digital Book "La femme auteur, tome I - ou les inconvéniens de la célébrité" *** produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. LA FEMME AUTEUR. TOME I. CET OUVRAGE SE TROUVE _chez les libraires suivans_: A Paris, chez _Delaunay_, Palais-Royal, galerie de bois. A Maux, chez _Guedon_. A Genève, chez _Manget_ et _Cherbuliez_. A Lille, chez _Toulotte_. A Marseille, chez _Sube_ et _Laporte_. A Rennes, chez _de Kerpen_. A Bruxelles, chez _de Mat_. A Mons, chez _Leroux_. A Caen, chez _Auguste Lecresne_. A Trèves, chez _Lintz_. A Riom, chez _Thibaud_. A Clermont, chez _Landriot_. A Lyon, chez _Regnier_. A Turin, chez _Gaëtan-Balbino_. _Sous presse, pour paraître fin de janvier prochain_: L'Incendie du Monastère, _ou_ le Persécuteur inconnu, par l'auteur d'Armand et d'Angella, etc., 3 vol. in-12. LA FEMME AUTEUR, OU LES INCONVÉNIENS DE LA CÉLÉBRITÉ, PAR MME. DUFRENOY. TOME I. IMPRIMERIE DE POULET. A PARIS, Chez BECHET, Libraire, quai des Augustins, No. 63. 1812. Tous les exemplaires de cet Ouvrage doivent être signés par l'Auteur. LA FEMME AUTEUR, ou LES INCONVÉNIENS DE LA CÉLÉBRITÉ. CHAPITRE PREMIER. Auguste, comte de Crécy, jouissait d'une grande fortune. Il avait une figure agréable, une taille noble, un grand fond d'instruction, et beaucoup d'agrémens dans l'esprit. Incapable de flatter ceux que le rang et les richesses plaçaient au-dessus de lui, il montrait de la condescendance pour ses égaux, et de la bonté pour ses inférieurs: il s'enflammait au récit d'une belle action, et se sentait d'abord l'ami de celui qui l'avait faite. L'injustice le révoltait, surtout quand elle était commise envers l'être faible ou malheureux. Il regardait comme un devoir d'en signaler l'auteur, et de le poursuivre, au risque de compromettre sa propre tranquillité. Convaincu que la nature a créé les hommes pour commander aux femmes, il avait toujours un air protecteur avec elles: toutes pouvaient également prétendre à son appui, aucune ne pouvait prétendre à ses soins. Il regardait l'amour comme une faiblesse, cependant excusait ce sentiment dans les femmes; peut-être même son orgueil lui faisait-il éprouver une prédilection secrète pour celles qui en avaient été les victimes; mais il trouvait indigne de la majesté d'un homme de se laisser subjuguer par cette passion; la mort lui paraissait préférable à la honte de recevoir des lois d'une maîtresse. Ce coeur si fier s'était pourtant rendu aux charmes de Virginie, fille unique du colonel Surville, mort au champ d'honneur, en défendant sa patrie et son roi. Virginie était un modèle de beauté, de grâces et de vertus: elle n'avait aucun de ces talens agréables dont on fait tant de cas de nos jours, talens qui sont peut-être plus nuisibles qu'utiles à celles qui les possèdent, qui séduisent plus qu'ils n'attachent. Sa mère, sa seule institutrice, s'était bornée à lui donner une connaissance parfaite de ses devoirs et de sa religion. Virginie était douce, économe, laborieuse; aucune femme ne se livrait avec plus de décence et de dignité, aux soins domestiques. Elle sentit un véritable amour pour M. de Crécy, et lui donna sa main. Comment se serait-elle effrayée de l'empire qu'un homme de ce caractère voudrait exercer sur la compagne de sa vie? Elle partageait les opinions d'Auguste sur la dépendance des femmes; et, plus tendre que vaine, ne demandait pas mieux que de se soumettre au juste pouvoir d'un époux, pourvu qu'elle en fût constamment chérie. Dix ans d'hymen n'avaient apporté aucune altération aux sentimens de ce couple vertueux; une seule chose s'opposait à ce que la félicité du comte fût parfaite; il avait vainement désiré un fils qui soutînt l'éclat de son nom, Virginie n'était devenue mère que d'une fille, appelée _Anaïs_. M. de Crécy aimait beaucoup les sciences et les arts, il les cultivait avec succès: sa maison étoit ouverte à tous ceux des artistes et des savans qui avaient acquis quelque réputation. Aucun jour ne se passait sans qu'il n'en réunît plusieurs chez lui. L'entretien y roulait presque toujours sur des sujets intéressans. Tandis qu'on les discutait avec plus ou moins de chaleur, Anaïs apprenait en silence, auprès de sa mère, à broder ou à faire de la tapisserie. Cette aimable enfant n'était pas tellement captivée par ce travail, qu'elle ne pût prêter son attention aux discours tenus autour d'elle; ils se gravaient, en partie, dans sa jeune mémoire; elle s'instruisait sans étudier, et son esprit et sa raison se formaient, pour ainsi dire, à son insu. Un soir la conversation s'engagea sur les différens genres de gloire. On n'étoit pas d'accord sur celui qui devait obtenir la préférence; on passa en revue les grands hommes également illustres dans diverses carrières. Chacun prenait parti pour celui d'entr'eux dont le génie s'accordait le plus avec ses goûts. Quant à moi, dit le comte d'une voix exaltée, je chéris tous les hommes supérieurs qui se sont acquis une gloire pure; mais celui dont j'aime le plus la mémoire, celui dont le caractère me paraît commander le plus l'admiration, celui dont les écrits font les délices de mes loisirs, cet homme enfin est Racine: oui, je consentirais à éprouver toutes les infortunes, à souffrir tous les maux, pour avoir donné l'existence à un fils qui lui ressemblât. Mon dieu! s'écria vivement Anaïs, en laissant tomber son ouvrage, pourquoi ne puis-je être un Racine! Cette exclamation d'une enfant qui entrait dans sa neuvième année, étonna tout le monde, et fit sourire le comte. Anaïs se mit à fondre en larmes. Son père la prit dans ses bras, et lui donna plusieurs baisers; mais à chaque caresse, elle répétait: Vous ne m'aimerez jamais comme Racine! Je suis bien malheureuse! Consolez-vous, charmante Anaïs, lui dit un savant distingué, que touchait sa douleur naïve; consolez-vous, votre sexe a plus d'un titre à la gloire; peut-être êtes-vous appelée à nous rendre un jour ou Deshoulières ou Sevigné. Anaïs aurait bien voulu connaître l'histoire de ces femmes célèbres; un regard de Virginie, qui la rappelait à ses côtés, retint la question qu'elle était près de faire. La nouvelle idée qui s'était emparée de son imagination, troubla cette nuit son sommeil. Tendre Anaïs, eh! quoi! déjà tu vas être enlevée à l'heureuse insouciance de ton âge; déjà les amusemens de l'enfance vont perdre à tes yeux tous leurs charmes; tu verras, sans intérêt, tes compagnes se jouer autour de toi; tu ne donneras plus, à leur joie, qu'un sourire de complaisance. Le germe d'une passion est déjà dans ton sein: tremble qu'il ne s'y développe. Anaïs, ton sexe ne peut rien aimer ardemment, même la gloire, sans qu'il ne lui en coûte le bonheur. CHAPITRE II. Le lendemain, à déjeûner, Anaïs parut rêveuse. Es-tu souffrante, lui demanda le comte?--Non, mon père; mais je réfléchis.--A quoi donc?--A la conversation d'hier.--Tu y penses encore?--J'y penserai toute ma vie.--Elle se hasarde alors à l'interroger sur les femmes illustres dont elle enviait le destin, écoute avec la plus grande attention, tout ce que lui en raconte M. de Crécy, et quand il a cessé de parler, se jette à son col, en s'écriant: Mon père, nous serons heureux, vous m'aimerez autant que vous aimez Racine; je deviendrai célèbre, soyez-en certain; je le deviendrai. Puis elle courut chercher une superbe poupée dont on lui avait fait présent il y avait peu de jours, et qu'elle avait reçue avec transport, demandant la permission à sa mère de l'envoyer à une de ses amies. Prends garde de te repentir de ce trait généreux, observa le comte.--Jamais, mon père: je ne veux conserver aucun objet de distraction; je ne veux plus songer qu'à devenir savante. Vous me donnerez beaucoup de livres, et j'étudierai du matin au soir.--Ce zèle est beau, mais je doute qu'il dure.--Il durera. S'il arrive que l'étude m'ennuie, je penserai à vous, et je n'y trouverai plus que du plaisir.--Bonne, chère Anaïs! Ma Virginie, presse avec moi notre enfant sur ton coeur. La comtesse embrassa sa fille en soupirant.--Mon projet vous déplairait-il, maman, demanda la petite avec inquiétude. J'approuve toujours tout ce que ton père approuve, répondit la comtesse; mais je serais fâchée que de nouvelles occupations t'éloignassent de celles que tu partageais avec moi.--Oh! ne craignez rien, maman, je ne veux pas être moins aimée de vous que de mon père, je trouverai du temps pour tout.--A la bonne heure.--Me donnerez-vous bientôt des maîtres, mon père?--Dès demain.--Vous me le promettez.--Je te le promets.--La femme-de-chambre vint chercher Anaïs, pour faire sa toilette; elle la suivit, non sans avoir prié plusieurs fois le comte de ne pas oublier sa parole. CHAPITRE III. La comtesse, demeurée seule avec son époux, se hasarda de lui montrer ses craintes sur les suites de l'engagement qu'il venait de prendre. Je comptais, lui dit-elle, élever ma fille comme je le fus moi-même. Je ne vois pas sans peine, je te l'avoue, mon cher Auguste, que mon projet soit renversé. Peut-être ai-je tort, mais je suis effrayée du désir que notre Anaïs a de se distinguer: ce désir me semble incompatible avec la modestie qui convient à notre sexe, et je me trouverais la plus malheureuse des mères, quand bien même ma fille deviendrait l'objet de l'admiration générale, si les talens qui lui procureraient cet orgueilleux avantage devaient lui coûter une seule vertu.--Rassure-toi, l'envie que notre enfant montre de s'instruire, ne tient pas à la vanité, mais à un sentiment profond de l'ame. L'unique motif qui l'anime n'est-il pas celui de me plaire?--J'en conviens.--Cela doit te rassurer.--Oh! l'extrême sensibilité de cette enfant m'épouvante: tous mes soins tendaient à la modérer. Les leçons qu'elle va recevoir, ses lectures produiront un effet contraire. J'ai souvent entendu dire à ma mère, qui était une personne d'un grand sens, que la culture des lettres et des arts est dangereuse pour une femme, et que celle qui s'y livre doit être nécessairement ou malheureuse ou coupable. M. de Crécy réfuta cette opinion par plusieurs exemples. Ensuite il ajouta: Es-tu convaincue?--Je le suis toujours, dès que tu as parlé: toutefois, loin de porter envie aux femmes qui attirèrent les regards de leur siècle, qui ont mérité les éloges du nôtre, je préfère ma destinée obscure à leur brillante destinée; mon bonheur est si parfait, que je n'en souhaitais pas un autre pour ma fille.--Le comte, fortement ému, serra en silence la main de sa femme; un moment après il dit: Je conviens qu'il eût peut-être été préférable qu'Anaïs se fût montrée la fidelle image de ma Virginie; mais à la touchante douceur de ton caractère, elle joint l'exaltation du mien: elle est tour-à-tour modeste, fière, patiente, emportée: à beaucoup de tes qualités, elle unit quelques-uns de mes défauts. Son imagination cherche continuellement à s'exercer; son coeur éprouve, en secret, le besoin impérieux d'aimer encore autre chose que nous: il est donc de notre prudence de ne pas contrarier le noble penchant qu'un mot a suffi pour développer en elle. Oui, puisque la nature lui créa une ame ardente, il lui faut des illusions: que celle des arts la préserve de toute autre. Je vais m'appliquer à former son esprit; continue à former ses moeurs; que nos leçons et ton exemple la rendent un jour digne de prendre rang parmi les femmes illustres, qui sont ensemble la gloire et le modèle de leur sexe. Le comte prononça ces derniers mots avec tant d'enthousiasme, que Virginie n'osa plus combattre son opinion: elle avait d'ailleurs une si haute idée des lumières de son époux, et se défiait tellement des siennes, qu'elle se reprocha presque ses légitimes sollicitudes. CHAPITRE IV. Anaïs eut bientôt des maîtres de tout genre: elle s'appliquait également à la peinture, à la musique, à l'étude des langues, à celle de l'histoire: c'était par une occupation, qu'elle se délassait d'une autre; elle ne voulait pas entendre parler de repos; elle regrettait le temps qu'elle était obligée de donner au sommeil; et pendant celui qu'elle restait auprès de sa mère à broder, elle repassait en elle-même les leçons qu'elle avait reçues, et dont elle craignait de ne jamais assez se pénétrer; ses progrès furent rapides. A quinze ans elle joignait à la connaissance parfaite de sa langue, celle de la langue latine; elle pinçait très-bien la harpe, chantait à merveille, peignait agréablement la miniature, les fleurs, et dansait avec grace. Ses lectures en poésie se bornaient à nos Tragédies saintes, au poëme de la Religion, aux odes de J.-B. Rousseau, à quelques chants de la Henriade, et aux idylles de madame Deshoulières. M. de Crécy s'étant principalement occupé de parler à sa raison, elle était devenue très-réfléchie: elle écoutait beaucoup, parlait peu, répondait avec justesse aux questions qui lui étaient adressées, mais elle ne laissait échapper aucune de ces réparties qui donnent un tour orignal et piquant à la conversation. On la louait sans cesse sur son talent en musique, en peinture; on ne la louait jamais sur son esprit; on croyait qu'elle n'en avait point: cette opinion, qu'elle partageait, lui avait donné une timidité excessive: elle exprimait souvent très-mal ce qu'elle sentait très-bien; et chagrine du peu de fruit qu'elle pensait avoir retiré de l'étude, si elle s'y livrait encore avec constance, c'était uniquement pour satisfaire à son goût, et non plus dans l'espoir qui l'avait d'abord portée à la chérir. Dans le nombre des jeunes gens de qualité qui étaient admis chez M. de Crécy, on remarquait le marquis de Simiane. Vingt-sept ans, un grand nom, une belle figure, une taille agréable, étaient ses titres à la bienveillance; il n'avait que peu d'instruction et d'esprit, mais il avait ce qui en tient lieu dans le monde, ce qui souvent même y fait mieux réussir, du tact et de l'adresse. Il croyait devoir à son rang de se montrer le protecteur des lettres et des arts; il accueillait avec distinction ceux qui les professaient, recherchait leur société, prêtait à leur entretien une attention qui lui faisait supposer des lumières qu'il n'avait pas, et quand il s'élevait des discussions entr'eux, il avait toujours soin de se ranger à l'opinion de celui dont le mérite était le plus reconnu. Le marquis cherchait à s'allier à une famille noble et riche: Anaïs lui convenait, il se crut amoureux d'elle, et demanda sa main. Le comte n'avait aucune objection à faire contre M. de Simiane, il instruisit sa fille des vues que ce seigneur avait sur elle, en la laissant maîtresse de les agréer ou de les refuser. Anaïs n'avait pas encore éprouvé le désir de changer d'état, mais à seize ans, malgré beaucoup de raison, on ne voit pas sans plaisir approcher le moment où l'on comptera dans le monde. Mademoiselle de Crécy n'avait d'ailleurs aucun motif de redouter l'hymen; il donnait, depuis tant d'années, de si beaux jours à ses parens! Etrangère à tout ce qui n'était pas eux, ou ses études, elle s'imaginait que tous les hommes ressemblaient à son père. M. de Simiane avait l'air de partager ses goûts; il sollicitait souvent la faveur de l'entendre pincer la harpe, il admirait ses petits tableaux, il lui demandait quelquefois son avis sur un trait d'histoire, ou sur une question de littérature, et y déférait toujours. Enfin, il était le seul qui eût cherché, jusqu'à cet instant, à lui plaire; et quelle est la femme dont le coeur n'est pas encore ouvert à l'amour, qui n'accorde un sentiment de préférence à l'homme qui, le premier, l'avertit du pouvoir de ses charmes? Anaïs consentit à devenir marquise de Simiane. CHAPITRE V. Les trois premiers mois de son mariage se passèrent dans une dissipation continuelle; le marquis se plaisait à la conduire dans les cercles les plus brillans, aux spectacles, aux concerts, aux bals. Madame de Simiane était très-belle; mais sa timidité lui donnait une sorte de gaucherie qui la déparait un peu; comme elle était mal à son aise au milieu du grand monde, elle n'y paraissait pas à son avantage. On s'y permettait quelquefois des plaisanteries que sa candeur l'empêchait de comprendre: ses questions naïves la rendaient alors l'objet d'une attention désobligeante; quelquefois aussi elle entendait parler en riant de certaines matières que l'austérité de ses principes ne lui permettait pas de traiter avec légèreté; tout ce qu'elle voyait lui causait un étonnement mêlé de tristesse. Elle pria M. de Simiane de la laisser désormais mener une vie plus retirée. Le marquis ne s'opposa point à ses désirs; le peu de succès qu'elle avait obtenu dans la société était, à ses yeux, un tort qui lui avait ravi tous ses charmes: l'indifférence succéda au penchant assez vif qu'il avait senti pour elle; la politesse remplaça les soins; il ne l'empêchait pas de cultiver ses talens, mais il ne paraissait plus y attacher de prix; il n'était plus le témoin ni l'admirateur de ses aimables travaux. Ce changement affligea beaucoup madame de Simiane; elle chercha vainement à regagner la tendresse de son époux. Loin d'être sensible à ses douces prévenances, il en paraissait fatigué: l'air d'ennui qu'il apportait dans leur tête-à-tête les lui fit bientôt redouter à elle-même. Il est cruel pour une femme sensible et délicate, de n'être jamais comprise par celui avec qui elle se trouve sans cesse en rapport. Anaïs était dans ce cas; M. de Simiane n'avait que la surface de l'ame et de l'esprit; il devait être vu en perspective, et non de près. Le marquis avait au moins cela de bon, qu'il laissait une entière liberté à sa compagne; elle conduisait à son gré sa maison, et recevait ceux qu'elle voulait; il ne lui demandait aucun compte de l'emploi de son temps, ni de celui de son revenu. Beaucoup de femmes à sa place auraient été satisfaites de leur sort; mais elle s'était fait de l'hymen le tableau le plus séduisant, et n'y trouvant que l'absence du malheur, elle comparait sa situation à celle de sa mère, et soupirait en se répétant: _c'est pour toujours_. La crainte de troubler la tranquillité de ses parens, lui faisait renfermer sa douleur dans son sein: leur présence, d'ailleurs, rendait la sérénité à son front. Elle était si touchée de leur tendresse, si heureuse de leur bonheur, qu'elle oubliait auprès d'eux tout ce qui manquait au sien; jamais elle ne leur avait témoigné autant d'amour: M. de Simiane, en détruisant ses espérances, avait doublé dans son coeur la force du sentiment de l'amour filial. Ce sentiment, le seul qui ne trompe jamais, le seul qui conserve toujours une égale énergie, adoucit les regrets de la marquise. L'étude embellit de nouveau ses loisirs; son père la guide encore dans ses travaux; il est maintenant bien plus son ami que son maître; il ne craint plus de parler trop vivement à son ame par la magique peinture de la plus séduisante des passions; il croit qu'elle aime, qu'elle est aimée de son époux: il déploie à ses regards toutes les richesses de nos poëtes; il applaudit à l'enthousiasme avec lequel elle déclame les scènes magnifiques de Racine et de Voltaire, et sourit de l'exaltation qui l'a fait s'écrier: O fortunée Zaïre, que j'envie ton destin! Jusqu'à cette époque, Anaïs avait cultivé tous les arts, sans montrer une prédilection particulière pour aucun; mais nos poëtes divins ont fait vibrer une corde nouvelle dans son coeur; elle y résonne à chaque instant plus fortement. Ce ne sera point en vain qu'ils lui auront découvert un monde enchanteur; elle essayera de les y suivre. Sa palette et sa harpe vont désormais être négligées, elle ne les traitera plus que comme de simples connaissances qu'on visite de loin en loin, pour ne pas s'en laisser entièrement oublier. Mais Racine, mais Voltaire, mais tous ceux qui, marchant sur leurs traces, parlent à l'ame, éclairent l'esprit, fortifient la raison, ils ne la quitteront plus: voilà ses amis, ses modèles; elle leur doit une illusion qui pourra charmer sa vie. CHAPITRE VI. M. de Simiane devait faire un voyage de trois mois; la marquise lui demanda et obtint son agrément pour aller passer cet intervalle au château de M. de Crécy. Ce château, situé dans le joli village de Villemonble, réunissait l'utile et l'agréable. Un parc superbe, un riche verger, et des prairies très-étendues bordées par des saules pleureurs qu'arrosaient des ruisseaux d'eaux vives. On était dans la plus belle saison de l'année. Madame de Simiane, entourée de ses bons parens et de quelques-uns de leurs savans amis, absente d'un époux dont la présence ne lui rappelait que d'importunes chaînes, s'imaginait quelquefois n'être encore qu'Anaïs. Elle allait dès le point du jour, un de ses auteurs favoris en main, s'enfoncer dans les routes solitaires qui environnaient son habitation; elle choisissait, pour s'y asseoir, l'endroit le plus agreste, et, là, jouissait avec transport du charme des beaux vers, et de celui d'un paysage varié. Lorsque la cloche du déjeûner se faisait entendre, elle s'empressait de cueillir la fleur que sa mère aimait le mieux, et courait la lui offrir; un tendre baiser était le prix de ce tendre soin. Elle s'entretenait, pendant le repas, de sa promenade, de sa lecture, de ses sentimens, de ses pensées; elle trouvait toujours une ame qui répondait à la sienne. Son exaltation n'était point traitée de folie, sa sensibilité d'exagération, sa délicatesse de susceptibilité. Aucune des personnes de sa société n'était étrangère au langage qu'elle parlait; madame de Crécy elle-même paraissait s'y complaire. Le propre de la véritable bonté est de savoir se prêter aux goûts de ceux qu'on aime, quoiqu'on ne les partage pas. Si les matinées d'Anaïs s'écoulaient au sein de doux plaisirs, ses soirées lui en apportaient de plus doux encore. C'est surtout au déclin d'un beau jour, que la campagne brille de son éclat le plus touchant: le soleil, qui se retire par degrés de l'horizon pour faire place à la lumière mélancolique de la lune; le bêlement des troupeaux qui regagnent à pas lents leur étable, le bruit harmonieux des sources, l'agréable parfum des fleurs, le souffle caressant du zéphyr, tout vous invite aux rêveries aimables. Le génie des fables antiques semble alors errer autour de vous; tout est alors, dans la nature, amour ou poésie; c'est l'heure des divins prestiges, c'est celle de l'inspiration. Anaïs l'éprouva: son coeur, plein d'un sentiment délicieux, avait besoin de l'exhaler; l'amour filial lui dicta ce chant: Beaux lieux, séjour de l'innocence, Où je coule en paix mes loisirs! Des jours de mon adolescence, Vous me rendez tous les plaisirs. Combien votre ombre solitaire Parle doucement à mon coeur! Ici je vis près de mon père, Et je crois encor au bonheur. Chaque matin, avant l'aurore, Je viens rêver sous ce berceau; Le soir j'y viens rêver encore, Et j'y goûte un charme nouveau. Oui, vous me serez toujours chère, Retraite où, seule avec mon coeur, Sans trouble je songe à mon père, Et peux croire encore au bonheur. Loin d'un monde vain et frivole, Je respire ici librement; La gloire, mon aimable idole, Parfois m'y caresse un moment; Parfois sa brillante chimère Fait doucement battre mon coeur; Mais c'est surtout près de mon père Que je crois encore au bonheur. Ces vers n'ont d'autre mérite que celui d'être l'expression d'une pure tendresse, et, pourtant, Anaïs trouva un grand charme à les composer. Rien ne peut se comparer à l'enchantement que produit une première création dans les arts, si ce n'est l'enchantement que produit le premier moment d'un premier amour. Le poëte dont une longue étude a formé le goût, revoit souvent avec l'oeil du dédain les faibles essais de sa muse. On ne s'honore pas toujours de l'objet de son premier choix. Ce n'est ordinairement que dans l'été de la vie qu'on enfante des ouvrages dignes de la postérité; ce n'est souvent aussi qu'à cette époque qu'on réunit dans le coeur tout ce qu'il faut pour bien aimer. Le dernier amour est le plus vrai et le plus invincible, mais les arts, comme l'amour, ont leur fleur qu'on ne cueille jamais qu'une fois. Le jeune poëte et le jeune amant doublent leur félicité présente par les heureux songes de l'avenir. L'expérience gâte tout, elle apprend à l'un qu'il faut plus que du talent pour se survivre; à l'autre, que _toujours_ n'est un mot vrai en amour que pour quelques êtres privilégiés. CHAPITRE VII. Les jours de bonheur s'écoulent vîte. Au moment où elle y pensait le moins, Anaïs reçut une lettre de M. de Simiane, qui lui annonçait son retour dans la capitale, et lui mandait qu'il serait fort aise de l'y trouver à son arrivée. Ce ne fut pas sans regret qu'elle obéit à la voix du devoir, et quand elle reçut le baiser d'adieu de son père, elle fut saisie tout-à-coup d'un si triste pressentiment, que des pleurs s'échappèrent en abondance de ses yeux. Le comte attendri l'embrassa de nouveau en lui disant: «Ne t'afflige pas, ma fille, nous nous reverrons bientôt; ta mère et moi, nous irons te rejoindre dans une semaine.» --Ah! mon père, qu'une semaine est longue, écoulée loin de vous! et pour la première fois Anaïs songea qu'un seul moment suffit pour amener un grand malheur. Son arrivée à Paris précéda d'environ deux heures celle de M. de Simiane; il la remercia de sa complaisance, et lui fit quelques excuses de n'être pas allé la chercher chez M. de Crécy, en lui expliquant les motifs qui l'en avait empêché. Il resta avec elle tout ce jour, l'entretint avec confiance du désir qu'il avait d'obtenir du roi que sa terre fût érigée en duché, et la pria de lui faire, pendant quelques mois, le sacrifice de son goût pour la solitude. J'ai besoin, ajouta-t-il, d'être fortement appuyé dans mon projet; je souhaite donner une fête, et j'espère que vous voudrez bien m'aider à la rendre à la fois agréable et brillante.--Je ferai mes efforts pour seconder vos desseins.--Je vous en remercie.--J'aime, il est vrai, la retraite; mais dès l'instant où vous croyez utile à vos intérêts que j'y renonce, j'oublierai qu'elle m'est chère.--Cette condescendance m'enchante.--Elle est juste.--Eh bien, puisque vous y consentez, il y aura chez vous, jeudi prochain, souper, bal et concert; vous y rassemblerez les premiers virtuoses.--Je crains que cela ne soit impossible; nous n'avons, d'ici à jeudi, que sept jours.--L'argent fait des miracles, et je ne m'oppose point à ce que vous le prodiguiez.--Le marquis baisa respectueusement la main de madame de Simiane, et se retira, en lui disant qu'il allait écrire à M. et madame de Crécy, pour les inviter à vouloir bien venir honorer son assemblée de leur présence. Les soins que les apprêts de la fête exigèrent de la marquise, adoucirent la tristesse où son départ de la campagne l'avait jetée. Le désir d'obliger le marquis, lui fit attacher beaucoup d'importance à une chose qui n'en avait pas par elle-même; elle s'applaudissait en outre de pouvoir lui prouver que l'espèce d'éloignement qu'elle avait pour le monde, ne venait pas de son peu de moyen d'y plaire. M. et madame de Crécy promirent de se rendre à l'invitation de leur gendre. Le jeudi matin, M. de Simiane témoigna sa satisfaction du goût et de la magnificence qui présidaient aux préparatifs de la fête.--Vous êtes vraiment une femme admirable, dit-il à la marquise, vous avez surpassé mon attente; ma fête sera superbe, elle me fera un honneur infini, il en sera mention partout; je suis le plus heureux des hommes! Il s'approcha d'elle d'un air caressant, et lui prodigua mille complimens aimables. Madame de Simiane songea qu'un homme aussi frivole n'était pas celui de qui elle pouvait attendre sa félicité: mais cet homme était son époux; elle feignit de sourire, et cacha soigneusement sa pensée. Le marquis dîna tête-à-tête avec elle: il prit le ton empressé, et l'air de galanterie d'un amant à la mode. Savez-vous, répéta-t-il plusieurs fois, que vous êtes belle à ravir aujourd'hui, et lui donnant divers conseils sur sa coiffure, il l'assura que, si elle voulait, elle éclipserait toutes les femmes, et lui ferait plus d'un jaloux. Il lui débita ensuite mille folies, et la quitta en lui recommandant de se préparer à paraître avec éclat. La gaîté insignifiante de M. de Simiane avait fait éprouver une sensation désagréable à la marquise: sa pensée se reporta vers M. de Crécy; elle s'étonna de n'avoir pas eu de ses nouvelles pendant ce jour; il avait l'habitude de venir la voir en arrivant de la campagne. Une vague inquiétude s'empara de son coeur, mais elle réfléchit que son père pouvait n'être parti que tard de son château, et devint plus tranquille, en songeant qu'elle n'avait plus que peu d'heures à souffrir de son absence. La manière affectueuse et noble avec laquelle elle fit les honneurs de son cercle aux premières personnes qui s'y rendirent, enchanta M. de Simiane; les éloges qu'il entendit prodiguer à la marquise le rendirent de nouveau orgueilleux de son choix. Il était près de neuf heures, une grande partie de la société était déjà réunie, le comte et la comtesse n'arrivaient pas: chaque voiture qui entrait dans la cour de l'hôtel, donnait à la marquise un léger mouvement de joie, que suivait bientôt un profond sentiment de tristesse. Ses regards, sans cesse attachés sur la porte du sallon, offraient un mélange touchant d'espoir et d'inquiétude. Sa situation devenant trop pénible, elle ordonna à un de ses gens de courir à l'hôtel de sa mère, pour s'informer des motifs du retard qui lui causait tant d'alarmes. Elle aurait désiré différer l'ouverture du bal jusqu'au retour de son messager; mais M. de Simiane témoigna une si grande impatience de le voir enfin commencer, que cédant, quoiqu'avec répugnance, à ses voeux, elle présenta sa main à l'homme le plus important de l'assemblée, pour danser avec lui le menuet de la Cour. Les graces décentes qu'elle déploya d'abord, surprirent tout le monde: on se demandait l'un à l'autre si c'était bien là cette même personne qui paraissait naguère si empesée et si gauche. Vous verrez, observa à demi-voix un jeune fat qui se croyait malin, vous verrez qu'un beau jour elle nous confondra aussi, tout-à-coup, par son esprit.--Le trait serait unique, répondit une vieille coquette, en riant aux éclats. Madame de Simiane était à la fin de son menuet, quand le claquement d'un fouet de poste retentit à son oreille: ce bruit lui causa une agitation affreuse; elle sentit ses genoux fléchir, se hâta, en tremblant, d'achever sa danse, et, saisie d'effroi, suivit M. de Simiane, qu'elle venait de voir s'échapper du sallon. Elle le rejoignit au moment où il faisait entrer dans son cabinet un domestique de confiance de M. de Crécy, dont tous les traits offraient l'empreinte de la plus profonde douleur. O mon dieu! mon dieu! s'écria-t-elle, il est arrivé quelque funeste événement. Où est mon père, poursuivit-elle d'une voix étouffée et sombre? ne me trompez pas: dites, où est mon père?--Il n'a pu venir, il s'est trouvé mal, très-mal.--Ciel! l'aurais-je perdu!--Le domestique frémit, et se tait. Madame de Simiane s'évanouit. On s'empresse de la porter sur un ottomane. Rosine, sa femme-de-chambre favorite, accourt: elle frotte d'alcali les tempes de sa maîtresse, lui glisse quelques gouttes d'éther dans la bouche. Inutiles secours! madame de Simiane ne reprend point l'usage de ses sens. Le médecin est appelé; il déclare qu'elle est dans un danger imminent, ordonne qu'on lui saigne sur-le-champ au pied, et qu'on s'abstienne surtout de faire le moindre bruit autour d'elle. * * * * * L'assemblée se retire, consternée de ce terrible événement. M. de Simiane prie le docteur de veiller cette nuit la marquise; il y consent: à cinq heures du matin une crise favorable s'opère, Anaïs est sauvée. * * * * * Son premier soin, en reprenant connaissance, fut de prier le marquis d'aller rejoindre sa mère. Je vous en conjure, dit-elle, partez de suite; s'il en est temps encore, sauvez-la du désespoir, l'infortunée! vous ne savez pas, vous ne saurez jamais tout ce qu'elle a perdu. M. de Simiane se rendit en diligence au château de la comtesse, pour y remplir l'office douloureux qui lui était confié. Anaïs défendit l'entrée de sa chambre à tout le monde; la seule Rosine obtint la permission de lui prodiguer des secours. Cette bonne fille devinait les besoins de sa maîtresse; elle apportait, à la servir, un zèle infatigable, et n'interrompait le lugubre silence qui régnait autour d'elle, que par ses sanglots. CHAPITRE VIII. M. de Simiane ramena madame de Crécy chez sa fille. On essayerait en vain de vouloir donner une idée de la scène déchirante qui se passa dans cette première entrevue: il est des douleurs qui ne peuvent se peindre. Tandis que le chagrin de madame de Simiane paraissait s'accroître tous les jours, celui de madame de Crécy paraissait, au contraire, s'adoucir. Cette femme, le modèle des épouses et des mères, n'avait pas vu la mort arracher subitement de ses bras l'homme à qui elle avait dû vingt ans de bonheur, le seul homme sur qui elle eût jamais arrêté tendrement ses regards, sans que le coup qui le frappa n'eût détruit en elle les principes de la vie. Le moment où elle s'aperçut qu'elle le suivrait au tombeau, rendit à ses traits leur expression bienveillante; un sourire angélique les anima de nouveau: elle paraissait calme, elle n'était que résignée. Son sort ne l'alarmait plus, elle ne plaignait que celui de sa fille, et demandait sans cesse avec ferveur au ciel, qu'il lui donnât le courage de supporter le malheur qui devait, sous peu de temps, l'atteindre encore. Le monde, qui juge sur les seules apparences, croyait que M. de Crécy avait été beaucoup moins aimé de sa veuve que de sa fille; il se trompait. Le deuil de ces deux personnes avait d'abord été le même, mais l'une prévoyait qu'elle avait de longs jours à parcourir, privée de la tendresse et de l'appui de son père; l'autre se complaisait à sentir qu'elle était près de rejoindre son époux. Une fièvre lente dévorait intérieurement la comtesse. Certaine que tout l'art des médecins ne pourrait la guérir, elle n'en appela point à son secours, et se prépara secrètement à se rendre digne de paraître devant le Dieu de bonté, dont elle était le plus parfait ouvrage. Ce devoir rempli, elle ne s'appliqua plus qu'à dérober la connaissance de son état à sa fille: elle songeait que l'heure de l'affliction n'arriverait que trop tôt; elle voulait au moins la retarder, et parvint à dissimuler ses souffrances jusqu'à son dernier moment: il fut paisible, elle s'endormit plutôt qu'elle ne mourut. On trouva, dans un des tiroirs de son secrétaire, un testament qui contenait beaucoup de legs pieux. A ce testament était jointe une lettre adressée à sa fille. En voici le contenu: «Je meurs, mon Anaïs, ou plutôt j'échappe doucement à ce monde, et je vais dans un meilleur, me réunir pour toujours à ton père. Je n'emporte, dans la tombe, aucun regret que celui de la douleur que je vais te causer: modère-la, ma fille; Dieu n'approuve point les afflictions extrêmes. Soumets-toi, sans murmure, aux pénibles épreuves qu'il t'envoie. Songe qu'il m'a fait une grace singulière, en me rappelant vers lui. Ma vie fut courte, mais tranquille et fortunée; ma mort ne l'est pas moins. Adieu; notre séparation ne sera pas éternelle, nous nous rejoindrons un jour, pour ne plus nous quitter. Je vais, avec ton père, veiller du haut des cieux sur toi. Je te bénis. Adieu». Cet écrit révéla à madame de Simiane, toute la délicatesse de l'ame de sa mère. Je ne me consolerai jamais, répétait-elle à chaque instant, je ne me consolerai jamais de m'être abusée à ce point sur ses sentimens: j'osais l'accuser en moi-même de froideur, tandis que son air serein était un voile généreux, sous lequel elle cachait ses souffrances, pour ne pas m'en accabler; et moi, je n'ai pas su les pressentir; j'ai méconnu la tendre énergie de cette femme céleste. Que d'efforts sublimes elle a faits, pour m'éviter l'angoisse de ses derniers soupirs! Ah! j'aurais dû les recevoir, ils n'auraient dû que précéder ceux de sa fille! O ma mère! ange du ciel! pourquoi, toute à mes regrets, ai-je calomnié ton coeur? Sans ma funeste erreur, mes soins peut-être auraient pu te conserver: je te verrais encore à mes côtés, ta main essuyerait encore mes larmes; je ne t'aurais pas perdue, ou si j étais réservée à subir cet affreux malheur, je n'y joindrais pas du moins le tourment du remords. Pendant les premiers jours qui suivirent la mort de madame de Crécy, M. de Simiane sembla partager les regrets de la marquise; il était assidu auprès d'elle; et lui montrait des attentions particulières; mais il se relâcha bientôt de ses soins; son coeur, incapable d'un sentiment profond, ne pouvait compatir long-temps à la même douleur. A quoi sert, disait-il à la marquise, à quoi sert de s'affliger sans cesse d'un malheur sans remède. Vos pleurs vous rendront-ils ceux que vous avez perdus? Cette légèreté cruelle avec laquelle la plupart des gens du monde cherchent à consoler une personne sensible, d'un malheur irréparable, est un nouveau trait enfoncé dans ses blessures. M. de Simiane ajoutait innocemment au chagrin d'Anaïs; elle se trouva moins à plaindre quand l'ennui l'éloigna de sa présence: elle put du moins gémir en liberté. CHAPITRE IX. Six mois s'étaient écoulés sans avoir apporté aucun adoucissement au chagrin de madame de Simiane; le marquis la pressait vainement de reparaître dans le monde, elle ne pouvait s'y décider. La solitude la plus entière était devenue le besoin dominant de son ame: elle goûtait un charme douloureux à se livrer à de sombres méditations, et le seul aspect d'une personne qui venait les troubler, lui causait une sorte d'effroi. Ses jours se passaient à contempler l'image de ceux qu'elle avait aimés si chèrement; ses nuits, à rêver à eux; quelquefois un doux mensonge lui rendait leur présence. O! combien alors son réveil était cruel! Sa santé déclinait visiblement; M. de Simiane ne s'en apercevait pas, ou s'en inquiétait peu. L'ambition et l'amour du plaisir le retenaient toujours hors de chez lui; il n'était occupé que du soin de faire sa cour à son roi, et à une grande dame dont il se croyait le seul amant favorisé, et pour laquelle il dépensait en fêtes, au-delà de ses revenus. La fidelle Rosine, alarmée de la situation de sa maîtresse, la conjura, mais sans succès, de songer à sa conservation. On ne prend que bien peu d'intérêt à sa vie, quand on ne vit plus que pour soi. Madame de Simiane était tombée dans un état de langueur dont les suites pouvaient devenir funestes, quand Mr. D., ce même savant qui lui avait appris le premier que la gloire peut être aussi l'apanage des femmes, revint d'un voyage de long cours. Il se présenta à sa porte; on lui dit qu'elle ne recevait personne: il demanda à voir sa femme-de-chambre; il parut si touché des pertes que la marquise avait faites, et supplia avec tant d'instances Rosine de lui procurer la faveur d'un moment d'entretien avec sa maîtresse, qu'elle se risqua d'enfreindre les ordres sévères qu'elle en avait reçus. Mr. D., qui connaissait mieux le coeur humain que ceux qui avaient cherché jusqu'à ce moment à distraire Anaïs, ne s'occupa, dans cette entrevue, que de sa légitime douleur; il ne paraissait pas se lasser d'entendre les détails du funeste événement qui causait son désespoir; il les lui faisait répéter, répondait à ses plaintes par des plaintes, à ses larmes par des larmes. Il obtint la permission de venir partager quelquefois sa retraite; l'espoir de lui être utile l'y ramena bientôt. Les poésies d'Ossian venaient de paraître; cet ouvrage, dont on a peut-être également exagéré les beautés et les défauts, produisait alors une sorte de révolution dans les lettres. L'ame sensible, livrée à de profonds regrets, trouve, dans la lecture, un charme monotone qui plaît à sa tristesse. Il ne fut pas difficile à Mr. D. d'amener adroitement la conversation sur Ossian. Il récita à madame de Simiane plusieurs strophes des chants de Selma, et ce passage du poëme de Fingal: _«O mon père! je n'entends plus le son de ta voix. Mes yeux ne peuvent plus te voir. Souvent, dans ma mélancolie solitaire et sombre, je vais m'asseoir auprès de ta tombe, et je me console en la touchant de mes mains tremblantes. Quelquefois je crois encore entendre ta voix; ce n'est que le murmure des vents du désert. Il y a déjà_ _long-temps que tu es endormi pour toujours»._ Anaïs pria Mr. D. de lui procurer Ossian; il le lui apporta dès le lendemain. Les regrets touchans de ce poëte firent un peu diversion à l'amertume des siens. Elle se pénétra tellement des ingénieuses fictions du célèbre Barde, qu'elles eurent pour elle tout l'entraînement de la vérité. Bientôt elle souhaita de visiter les lieux qui renfermaient les cendres de son père, et partit pour le château où elle avait passé auprès de lui quelques derniers jours de bonheur. M. de Simiane, qui ne pouvait se plaire à la campagne que lorsqu'il s'y trouvait en nombreuse société, n'y accompagna point sa femme. Elle put s'abandonner, sans contrainte, à sa mélancolie. Elle fit élever au milieu de son parc un mausolée à la mémoire de ses parens. Elle passait une partie de ses journées dans ce lieu; là, son imagination remplie des rêves poétiques d'Ossian, elle voyait sans cesse errer autour d'elle l'ombre de son père et de sa mère; entendait leurs voix dans le souffle du vent qui agitait le feuillage, et ne se croyait plus entièrement seule au monde. Un soir que, toute entière à l'exaltation de ses pensées, elle s'était endormie assise sur une des marches du lugubre monument, M. de Crécy lui apparut en songe; elle s'imagina l'entendre lui adresser ce discours: «Cesse, ma fille de te livrer à d'impuissans regrets; ce ne sont pas tes pleurs qui me prouveront ta tendresse, mais le soin constant que tu prendras de réaliser le plus cher de mes voeux. Ma fille serait-elle devenue tout-à-coup insensible à la gloire? son coeur, que je formai, ne bat-il plus pour elle? tromperas-tu mon espérance? Non, tu sortiras d'un long abattement! tu conserveras tes vertus! tu immortaliseras les pleurs que te coûte mon trépas, et, de ma demeure céleste, j'applaudirai à tes travaux, je jouirai de tes succès.» La marquise se réveilla dans une agitation inexprimable. Mon père! s'écria-t-elle avec le plus vif enthousiasme, mon père! tu seras satisfait; un vain orgueil ne m'égare point. Tu me l'as dit cent fois, la véritable source du génie est dans l'ame, et je sens que la mienne renferme tout ce qu'il faut pour égaler, pour surpasser peut-être les femmes célèbres dont tu m'appris à révérer le nom! En achevant ces paroles, Anaïs se relève dans une sorte d'ivresse, et reprend la route du château. L'extrême vivacité de sa démarche, l'éclat extraordinaire que jetait son regard, peu d'heures avant si languissant encore, apprirent à Rosine qu'il venait de s'opérer une grande révolution dans les idées de sa maîtresse; elle l'examinait avec curiosité, et n'osait l'interroger. Anaïs était dans un de ces momens où l'ame ne peut contenir en soi ses transports; elle les laissa éclater devant Rosine, lui raconta la vision qu'elle avait eue, les nouveaux projets dont elle était animée, et lui peignit avec feu la noble joie qu'elle éprouverait le jour où elle pourrait déposer sur le tombeau de son père la palme des arts. Rosine, qui ne comprenait rien à ce langage, craignit d'abord que la tête de sa maîtresse ne fût égarée; mais quand elle la vit reprendre ses anciennes occupations, visiter ses vassaux, les combler de bienfaits, et sourire avec bonté à l'expression de leur reconnaissance, elle devint tranquille et satisfaite; seulement, elle se répétait quelquefois à elle-même: Il est bien singulier que ce changement favorable soit l'effet d'un simple songe. Elle ignorait que l'infortune ou la félicité, la mort ou la vie d'une personne douée d'un coeur sensible et d'une imagination ardente, repose souvent en entier sur la perte ou le retour d'une seule illusion. CHAPITRE X. Pendant les deux mois que madame de Simiane resta seule à la campagne, elle composa un petit poëme, intitulé: _La Mort du Père de Famille_. Ce morceau, dont la couleur avait quelque chose de la noblesse et de la simplicité antique, était rempli de sentiment, de mélancolie et de grâces. Revenue à Paris, elle le montra à Mr. D., qui lui demanda la permission d'en prendre une copie. Quel fut son étonnement, lorsque, quelque temps après, il lui apporta la nouvelle qu'elle avait remporté le prix des jeux floraux. Cette première faveur des arts causa un doux ravissement à la marquise; cependant il ne fut pas sans mélange de tristesse. O mon père! s'écria-t-elle, pourquoi n'as-tu pas vécu assez long-temps pour être témoin de mon succès? Tu me presserais plus tendrement sur ton sein; je verrais des larmes de plaisir humecter tes paupières; ton regard se fixerait sur ta fille, avec autant d'orgueil que d'amour. Mais, hélas! le ciel m'a refusé cette joie; je ne sentirai plus l'étreinte de tes caresses paternelles! C'est sans retour qu'elles me sont ravies! Je te cherche, je t'appelle vainement; tu ne me vois plus, tu ne m'entends plus!--Il vous voit, il vous entend, il vous inspire, prononce Mr. D. d'un ton touchant et solennel. Continuez à parcourir avec ardeur la carrière où vous venez d'entrer avec éclat; espérez tout du feu divin qui vous anime; plus heureuse que vos modèles, c'est au sentiment le plus pur, le plus louable, que vous devrez vos éclatans trophées. Digne ami, s'écria Mme. de Simiane, digne ami, je n'en doute pas, c'est mon père lui-même qui me parle par votre organe. Je vous dois déjà de n'avoir pas succombé à mes maux; faites que je vous doive davantage. J'ai besoin d'un guide, d'un appui; j'ai besoin surtout d'aimer et d'être aimée. Ne voulez-vous pas remplacer le tendre protecteur que m'avait donné la nature?--Si je le veux! aimable Anaïs! si je le veux! ah! dès long-temps je vous chéris en père.--Je rends grâces à mes cheveux blancs, qui vous engagent à m'en accorder les priviléges. Mr. D. donna quelques conseils à madame de Simiane, relativement à ses travaux, et à la conduite qu'elle devait tenir désormais. Il l'engagea à ne plus faire de sa maison une solitude: vous devez, dit-il, à votre rang, aux goûts du marquis, de recevoir du monde; vous vous devez enfin à vous-même de montrer de la déférence à l'homme dont vous portez le nom, et, croyez-moi, quand on sait ordonner son temps, la société ne nous enlève que celui que la raison exigerait qu'on donnât au repos. Anaïs promit de se régler en tout, d'après les avis de Mr. D. Cet accord fait, elle partit à la hâte pour sa campagne, d'où elle revint aussitôt après qu'elle eut déposé la fleur académique sur la tombe sacrée. CHAPITRE XI. _La mélancolie est la convalescence de la douleur._ Anaïs était alors dans cette situation de l'ame qui est peut-être aussi favorable à la beauté, qu'elle l'est à la culture des lettres. Le sentiment intérieur qui l'animait sans cesse, donnait à tous ses traits une grâce inexprimable; elle avait perdu toute sa timidité, sans rien perdre de sa modestie; sa rentrée dans le monde fut une sorte de triomphe: les hommes et les femmes s'empressèrent également de l'accueillir; les uns étaient attirés par les charmes de son esprit, les autres par sa touchante simplicité. Son hôtel devint bientôt le rendez-vous de tout ce qu'il y avait à Paris de plus distingué par le rang, la fortune et le talent: les gens de la cour allaient y chercher l'instruction et le plaisir; les artistes, le plaisir et la protection; les femmes agréables aimaient à y jouir de la galanterie respectueuse des uns, et de l'empressement flatteur des autres. L'attention continuelle que madame de Simiane apportait à leur faire honneur des hommages qu'on lui rendait, les empêchait de voir en elle une rivale; elles applaudissaient de bonne foi à des éloges qui, loin de les humilier, semblaient rejaillir sur elles. Le marquis, orgueilleux de voir sa femme l'objet de l'admiration générale, et charmé de trouver en elle une maîtresse de maison aimable et complaisante, qui d'ailleurs ne le gênait en rien, se faisait une loi de montrer des égards particuliers à tous ceux pour qui elle paraissait avoir de la prédilection. Il trouvait bon qu'elle défendît sa porte pendant les heures qu'elle voulait consacrer au travail, et ne venait jamais la troubler dans son cabinet d'étude. Madame de Simiane goûtait tour à tour à son gré les amusemens du monde et ceux de la retraite; elle puisait dans l'un des distractions utiles, et dans l'autre, les leçons immortelles des grands hommes, qui nous rendent ensemble et meilleurs et plus savans. On prétend que les femmes auteurs sont en bute à la persécution des deux sexes: la marquise n'éprouva point ce chagrin; elle n'eut qu'à se féliciter de la bienveillance que tous deux lui prodiguèrent. Jamais une amère censure n'atteignit jusqu'à son coeur. Les véritables gens de lettres sont remplis d'indulgence pour la femme sensible, dont le talent semble être une émanation de l'ame; ils se font un plaisir généreux de lui accorder leurs conseils, et de l'encourager par des louanges. Ils la soutiennent de leur égide, dans la lice dangereuse où elle s'avance, tremblante d'inquiétude et d'espoir; ils éclairent le public sur le mérite de ses productions, pardonnent à des défauts que rachètent des graces, et leur voix imposante fait souvent toute sa renommée. Un prix remporté à l'Académie française, plusieurs succès obtenus au théâtre, dans l'espace de trois ans, avaient accru la réputation d'Anaïs, et grossi la foule de ses admirateurs. La calomnie elle-même respectait sa conduite, la critique n'attaquait pas ses ouvrages; elle vivait heureuse de ces brillantes illusions de la jeunesse, qui suffisent au coeur qui ne s'est pas encore ouvert à la plus enivrante. Ses souvenirs, sa tendresse vraiment filiale pour M. de...., ses travaux, le but honorable où elle tendait, ne lui laissaient pas le loisir de songer qu'elle avait autrefois désiré vaguement une félicité qui n'était pas son partage. Le paisible bonheur qu'elle goûtait fut troublé par le départ de Mr. D...., que le roi envoya en Grèce, pour faire des recherches savantes. Cette cruelle séparation rouvrit les blessures de l'ame d'Anaïs; il lui sembla qu'elle perdait son père une seconde fois. L'absence de son respectable ami, la laissait dans un entier isolement; elle n'apportait plus la même sérénité dans les cercles, le même zèle à ses occupations; son oeil distrait cherchait sans cesse celui qu'elle savait pourtant bien ne devoir revenir de long-temps. Parmi les personnes qui la visitaient assidûment, plusieurs lui témoignaient de l'affection, mais aucune n'avait acquis de droit à son entière confiance; ce sentiment, qui naît tout-à-coup en amour, se fait long-temps attendre en amitié, et d'ailleurs, la plupart des amitiés de ce monde ne pouvait satisfaire Anaïs. Elle avait besoin d'inspirer et d'éprouver cet attachement profond, sincère, passionné, et presque exclusif, qui établit entre deux ames une communication intime de tous les jours, de toutes les heures, de tous les momens; et cet attachement si précieux, si rare, on ne le doit pas seulement aux rapports des moeurs et des goûts, il est encore le résultat des circonstances. C'est souvent en vain qu'on passe toute sa vie à chercher l'être digne de le faire sentir et de le partager; et quand, par un hasard fortuit, on l'a rencontré, si la mort vous l'enlève, si une absence forcée vous en prive, il faut le pleurer ou l'attendre, et ne pas essayer de le remplacer. Cependant Anaïs, vive, tendre, expansive, était continuellement en proie à un ennui dont elle ne pouvait se rendre compte. Elle avait reçu de la nature une rare puissance d'aimer, dont elle ne pouvait faire usage. L'intervalle immense qui la séparait de Mr. D...., apportait un obstacle à ce que sa correspondance avec lui eût de la suite et de l'intérêt. Comment s'entretenir de tous ces riens qui occupent, charment ou tourmentent la vie, dans une lettre dont la réponse ne doit arriver qu'au bout de plusieurs mois? Il est mille choses d'ailleurs qui se disent dans l'abandon de l'amitié, et qu'on serait presque honteux d'écrire. Quand on parle, on n'est jugé que par le coeur; quand on écrit, on est aussi jugé par la raison. Cette idée arrête l'épanchement de l'ame: l'absence indéterminée d'un ami nous laisse donc presqu'aussi isolés que sa mort. Un matin que madame de Simiane était plus fatiguée que jamais de l'oisiveté de son coeur, et qu'elle avait en vain cherché une distraction dans la musique et dans la lecture, elle fut à son jardin, en fit nonchalamment le tour, vint s'asseoir sur un banc de gazon, et traça ces vers sur un des feuillets de son souvenir: Pourquoi, depuis un temps, abattue et rêveuse, Suis-je triste au sein des plaisirs? Quand tout sourit à mes désirs, Pourquoi ne suis-je pas heureuse? Pourquoi ne vois-je plus venir à mon réveil La foule des rians mensonges? Pourquoi, dans les bras du sommeil, Ne trouvai-je plus de doux songes? Pourquoi, beaux-arts, pourquoi vos charmes souverains N'excitent-ils plus mon délire? Pourquoi mon infidelle lyre S'échappe-t-elle de mes mains? Quel est ce poison lent qui coule dans mes veines, Et m'abreuve de ses langueurs? Quand mon ame n'a point de peines, Pourquoi mes yeux ont-ils des pleurs? Elle avait à peine achevé d'en écrire le dernier mot, qu'un de ses gens vint lui annoncer la visite d'une duchesse douairière, pour laquelle elle avait beaucoup de vénération. Elle se leva précipitamment pour aller la recevoir, et laissa glisser son souvenir à terre, en croyant le serrer dans sa poche. Tandis qu'elle causait avec la duchesse, M. de Simiane vint se promener dans le jardin avec quelques amis; un d'eux vit de loin le souvenir, le ramassa sans qu'on s'en apperçût, et cédant au désir condamnable de connaître ce qu'il contenait, s'enfonça dans une allée, lut les vers de la marquise, en prit à la hâte une copie, et replaça adroitement le souvenir au même endroit où il l'avait trouvé. Un curieux est rarement discret, celui-ci ne le fut pas: la petite pièce dérobée à la marquise courut bientôt dans toute la société: on la commenta de cent manières différentes; enfin, on conclut que son auteur pourrait bien être en secret agité d'un autre désir que de celui de la gloire, et les hommes qui étaient admis à lui faire leur cour, se promirent de mettre à profit cette découverte. Anaïs, qui jugeait des autres par elle-même, et chez qui le plus simple goût avait l'apparence d'une passion, ne vit dans les soins empressés qu'on lui rendait, que la preuve d'une amitié très-tendre. Abusée par la pureté de son coeur, et par sa profonde sensibilité, elle accorda tour à tour, à quelques-uns de ceux qui lui montrèrent le plus de dévouement, un sentiment de préférence, sans soupçonner qu'ils pussent former des voeux dont elle eût à rougir; mais une femme jeune, jolie, spirituelle et négligée par son époux, se flatte à tort de trouver des amis, elle ne trouve que des amans. La marquise en ayant acquis la triste conviction, se décida, quoiqu'à regret, à ne plus chérir que les arts, à ne plus vivre que dans le passé et dans l'avenir. CHAPITRE XII. La révolution éclata; M. de Simiane s'étant pris de querelle avec un noble qui avait embrassé le parti populaire, se battit en duel, et fut tué. Le montant des biens de sa succession suffisant à peine pour payer la moitié de ses dettes, sa veuve les acquitta sur sa propre fortune. Ses gens d'affaire lui firent inutilement des observations à cet égard: Mon père, leur répondit-elle, approuverait ma conduite. L'honneur d'une femme se compose en partie de celui de son époux; je ne veux pas qu'on ait le droit de faire un reproche au mien. Elle vendit tous ses immeubles, à l'exception de son château de Villemonble, où elle se retira sans autre société que celle de ses livres. La modicité de son revenu ne lui permettait pas de recevoir du monde; elle aurait pu recouvrer quelque aisance en se défaisant d'une propriété qui lui imposait de grandes charges, mais elle ne voulait pas, à quelque prix que ce fût, voir passer en d'autres mains cette portion de son héritage où reposaient les cendres de son père. Aux premières nouvelles des événemens désastreux qui pesaient sur la France, Mr. D.... avait quitté la Grèce, pour revenir à Paris, où il pensait qu'il pourrait être utile. Cette ville venait d'être le théâtre des catastrophes les plus sanglantes; la mort avait saisi de nombreuses victimes dans chaque famille: Mr. D... eut l'inconsolable douleur de voir qu'il avait survécu à toute la sienne. Son attachement pour madame de Simiane en acquit de nouvelles forces; il fut la rejoindre à sa campagne, feignit de la blâmer des sacrifices considérables qu'elle avait faits à la mémoire de son époux, et l'assura qu'il ne pourrait les lui pardonner que si elle consentait à ce qu'il partageât désormais avec elle sa fortune. Elle ne crut pas devoir refuser à son unique ami la haute marque d'estime qu'il lui demandait. Anaïs, ranimée par la présence et les encouragemens de Mr. D... retrouva dans l'étude le même charme qu'elle y avait autrefois goûté: son style acquit de la force et de la précision; elle conçut le plan d'un poëme en plusieurs chants, intitulé l'_Amour paternel_. Le choix du sujet semblait répondre du succès de l'ouvrage; sa mémoire reconnaissante lui en fournissait toutes les situations; elle en prendrait tous les vers dans son coeur: elle se mit à travailler jour et nuit à ce poëme. Mr. D.... ne blâmait pas son ardeur, il ne craignait pas qu'elle ne nuisît à sa santé, il savait que les seuls chagrins de l'ame usent le tempérament des personnes sensibles, tandis qu'une agitation, ou un travail qui leur plaît, ne peut que le fortifier. Un décret exila tous les nobles de Paris; ils cherchèrent un asile dans les villages; les maisons de Villemonble se remplirent. On proposa de grands avantages à madame de Simiane, pour louer une partie de son château; elle le refusa. Heureuse de vivre solitaire, sans néanmoins vivre seule, elle ne voulait rien changer à sa position. Elle sentait que l'établissement d'un tiers chez elle gênerait son indépendance; mais ce sacrifice, qu'elle ne consentit pas à faire à l'intérêt, elle le fit au désir d'être agréable à Mr. D.... Ce savant avait été intimement lié dans sa jeunesse avec le duc de Lamerville, qui, obligé de sortir promptement de la capitale, et ne pouvant s'exposer, à cause de ses fréquentes attaques de goutte, à partir pour ses terres situées en Touraine, était venu se réfugier dans la seule petite maison qu'il eut trouvée à louer à Villemonble. Outre que cette maison ne pouvait contenir la moitié de ses gens, elle avait l'inconvénient d'être entourée d'eaux stagnantes qui en rendaient l'habitation malsaine. Le duc en ressentit les effets: les crises de sa maladie devinrent si violentes, qu'elles mirent ses jours en danger. M. De.... parla avec tristesse à madame de Simiane, de l'état où il l'avait trouvé; celle-ci s'empressa d'aller offrir son château au duc, et lui en abandonna le plus bel appartement. CHAPITRE XIII. Les attentions que madame de Simiane avait pour M. de Lamerville, lui inspirèrent pour elle une vive reconnaissance. Quoiqu'il fût infirme et octogénaire, il était d'une société agréable; son esprit s'était conservé dans toute sa force; il avait de la gaîté, et semait sa conversation d'anecdotes piquantes, qu'il racontait avec grace. Rien n'est plus intéressant que l'entretien d'un vieillard aimable et disert, qui a beaucoup vu, beaucoup entendu, beaucoup observé, et qui vous met dans toutes ses confidences: vous apprenez souvent plus de choses avec lui en quelques heures, que la lecture et les réflexions ne vous en apprennent en quelques mois. Madame de Simiane se plaisait d'autant plus avec M. de Lamerville, qu'il avait du goût pour la poésie; il se souvenait, avec un plaisir mêlé d'un peu de vanité, qu'il avait fait agréer plus d'une fois son amoureux hommage, à la faveur d'un couplet ou d'un madrigal ingénieux. Il chantait ou récitait à la marquise les vers légers qu'il avait faits; il mettait alors dans son regard et dans sa voix une expression qui ne lui laissait de la vieillesse que ces nobles traces qui commandent le respect. Un soir qu'il était dans l'enchantement des attentions de la marquise, et de sa complaisance à l'écouter, il s'écria: O pourquoi mon neveu, mon cher Amador est-il absent! Que ne donnerais-je pas pour qu'il vous vît, qu'il vous aimât, qu'il fût aimé de vous! Quelle serait ma joie, s'il devenait l'époux de la seule femme selon mon coeur! Mais, hélas! chaque jour pour moi est maintenant un jour de grace; peut-être suis-je appelé à descendre dans la tombe avant d'avoir embrassé encore une fois ce neveu qui m'a causé tant de sollicitudes. En prononçant ces mots, le duc laissa tomber des larmes sur ses joues vénérables. Anaïs se hâta de les essuyer, et, lui serrant doucement la main, lui dit: Dieu vous conservera long-temps, je le lui demanderai avec tant de ferveur! vous presserez de nouveau, sur votre sein, ce neveu, l'objet de votre tendresse. Mais pourquoi n'est-il pas auprès de vous? pourquoi ne m'aviez-vous pas, jusqu'à présent, parlé de lui?--Je craignais que vous n'en eussiez conçu une idée défavorable. Vous m'êtes devenue tout d'un coup si chère, que je ne voulais pas risquer de me brouiller avec vous, et je ne pourrais entendre tranquillement, même de vous, un seul mot contre mon neveu.--Comment pourrais-je en dire ou en penser du mal? je ne le connais pas.--Il a embrassé un parti qui semblait ne devoir pas être le sien; mais l'étranger était à nos portes, il allait profiter de nos cruelles divisions, pour ravager notre patrie. Mon neveu a fait des actions d'éclat, en prodiguant son sang pour la défendre.--Vous êtes l'oncle du général de Lamerville?--Oui, je suis l'oncle de l'homme le plus parfait qui ait encore existé. Amador de Lamerville a reçu de la nature tout ce qu'il faut pour séduire les yeux, pour enchaîner le coeur; il joint à la beauté d'Apollon, le courage d'Achille. La générosité du caractère de mon neveu, la douceur de ses moeurs, la profondeur et la multiplicité de ses connaissances en font un héros accompli; objet de l'amour passionné de plusieurs femmes, je ne sache pas qu'il en ait aimé aucune: il s'est fait une image idéale de celle qu'il veut choisir pour sa compagne. Je croyais qu'il ne trouverait nulle part son modèle. Je ne vous connaissais pas. (Anaïs rougit et garda le silence.) Ce portrait vous étonne, observa le duc?--Je le crois un peu flatté.--Nullement, je puis vous en donner des preuves.--Il tira de son secrétaire une miniature et un paquet de lettres, en ajoutant: Regardez, lisez et jugez.--Anaïs ne put refuser de payer le tribut de sa timide admiration, à la figure la plus noble et la plus gracieuse qu'elle eût encore vue. Elle lut ensuite tout haut, à la prière du duc, quelques fragments de lettres qu'il lui avait remises entre les mains; sa voix était fort émue, et son oeil se tournait, à la dérobée, sur la précieuse miniature qui lui avait fait éprouver une sensation aussi agréable que nouvelle. Mr. D. entra. Anaïs, cédant à un instinct du coeur, s'empressa de serrer le portrait et les lettres, comme si déjà elle avait un secret. CHAPITRE XIV. Le mouvement irréfléchi de madame de Simiane n'était point échappé à M. de Lamerville. Il en avait tiré un augure favorable pour ses desseins, et ne se trouvait plus tête-à-tête avec elle, sans lui parler de son neveu: il lui montrait les lettres qu'il recevait de lui, les réponses qu'il y faisait. Le nom de la marquise se trouvait souvent répété dans cette correspondance: ce n'était pas sans trouble qu'elle le voyait tracé dans les lettres du général, quoiqu'il ne s'y trouvât que par politesse: elle attendait l'heure de la poste avec la même impatience que le faisait M. de Lamerville. Le courier venait-il à manquer, elle ne pouvait se mettre à l'étude de tout le jour. Toute sa nuit se passait sans sommeil. La nouvelle d'un combat près de se livrer, la jetait dans une agitation affreuse. Une bataille sanglante eut lieu dans la partie de l'Allemagne où le général de Lamerville commandait. On répandit le faux bruit que les Français avaient été battus, et que plusieurs de leurs officiers généraux étaient tués. Trois semaines s'écoulèrent sans qu'on reçût, au château, aucune nouvelle de l'armée. Madame de Simiane, en proie à la plus cruelle inquiétude, la cachait pourtant avec soin, par le généreux motif (du moins elle le croyait) de ne point augmenter celle de M. de Lamerville. La contrainte qu'elle s'imposait, ajoutant à sa tristesse, elle essayait de la distraire par de longues promenades au dehors: ses pas ne la conduisaient plus dans sa forêt chérie, ils se dirigeoient toujours, d'eux-mêmes, vers la grande route. Un matin, qu'elle ne faisait que d'y entrer, elle vit de loin venir un soldat vétéran qui marchait avec peine: il avait une jambe de bois; il portait un bras en écharpe. Cet aspect la fit frémir; elle précipita sa marche, le joignit, et lui demanda s'il revenait de l'armée d'Allemagne.--Oui, Madame, répondit-il, j'en arrive.--La dernière bataille?--Nous a couverts de gloire; l'ennemi a été repoussé à plus de vingt lieues: notre chef a fait des prodiges de valeur. Mais qui pourrait s'en étonner? N'est-ce donc pas l'habitude du général de Lamerville? (Le coeur d'Anaïs palpita doucement.) Vous serviez sous M. de Lamerville?--J'ai fait avec lui ces deux dernières campagnes, et c'est presque à ses côtés que j'ai eu le bonheur de perdre ma jambe.--Le bonheur! ô dieux!--Sans doute, le bonheur; cet accident, auquel un militaire doit être préparé, m'a valu les bontés de mon digne chef: il est venu me voir à l'hôpital, il m'a fait panser devant lui, m'a recommandé aux soins des chirurgiens, et m'a enjoint de venir le trouver à son camp dès que je serais guéri. Vous jugez que je n'ai pas manqué d'y aller. Ambroise, m'a-t-il dit, le gouvernement t'a accordé les invalides; va jouir du repos au milieu de tes braves frères d'armes. J'ai appris que ta famille est honnête et pauvre, voilà de quoi la soulager; adieu. En me disant ces mots, il m'a remis une bourse qui contenait vingt pièces d'or. Je vais porter cet or à ma fille Claudine, qui est veuve et mère de quatre enfans. Quant à la bourse, je la garderai jusqu'à ma mort, et la léguerai à l'aîné de mes petits-fils; elle lui apprendra son devoir.--Votre fille demeure-t-elle près d'ici?--A environ deux lieues, au village d'Aulnay.--Vous êtes trop las pour risquer de faire maintenant ce chemin; venez vous reposer chez moi; je vous y ferai servir une bonne collation, et vous y verrez l'oncle de votre général.--Est-il possible?--Cela ne tient qu'à vous, brave homme.--Eh bien! n'ai-je pas raison de dire que le ciel m'a favorisé, quand il permit qu'un boulet m'emportât la jambe. Qui ne voudrait, au prix que j'en reçois, avoir perdu les deux! La marquise, attendrie, passa le bras du vétéran sous le sien, et rallentit son pas, afin qu'il pût la suivre sans fatigue: elle poursuivit ainsi sa route jusqu'à Villemonble. Le vieil invalide, heureux et fier d'être conduit et soutenu par une femme jeune, élégante et belle, arriva au château, le front aussi resplendissant de joie, que l'est celui d'un soldat qui vient de planter le drapeau victorieux sur les remparts d'une ville prise d'assaut. CHAPITRE XV. Il y avait une grande heure que celle du déjeûner était passée. Le duc et Mr. D. attendaient avec impatience madame de Simiane, qui avait l'habitude de prendre ce repas avec eux: ils ne savaient à quoi attribuer son retard. Le domestique qu'ils avaient envoyé à sa rencontre dans la forêt, venait de les instruire de ses recherches inutiles, quand elle entra dans la salle à manger, tenant encore sous le bras le respectable Ambroise. Je vous amène, dit-elle au duc, un hôte dont la présence vous sera agréable: il a des récits intéressans à vous faire: le général de Lamerville a cueilli de nouveaux lauriers qui, graces au ciel, ne sont pas arrosés de son sang. Madame de Simiane, tout en faisant l'histoire de sa rencontre avec Ambroise, lui approchait elle-même un siége et le faisait asseoir à table. Tandis qu'il entretenait le duc de différens combats que son neveu avait soutenus si glorieusement, elle servait aux deux vieillards d'un excellent pâté, leur coupait du pain, leur versait à boire. Le récit du soldat, quoique long et diffus, n'ennuya ni le duc ni la marquise; l'un et l'autre prêtaient une vive attention à l'écouter. Anaïs frissonnait de terreur à l'image de chaque danger que le général avait couru; elle tressaillait de plaisir au récit de chaque victoire qu'il avait remportée, et présentait en réjouissance, au vieux conteur, un verre de vin de Madère exquis. Quand il eut pris un repas solide, et quelques heures de repos, elle le fit conduire à Aulnay. Les marques extraordinaires de bienveillance qu'Ambroise avait reçues de madame de Simiane, cette sorte d'ivresse où elle était du résultat de sa promenade, frappèrent Mr. D.; il réfléchit à quelques mots échappés au duc, et ne douta plus que l'aimable veuve n'aimât, sans le savoir, le jeune de Lamerville: toutefois, il se garda bien de lui laisser voir ses conjectures; il savait qu'on ne guérit que difficilement d'un amour qu'on s'est avoué; il espérait qu'en n'éclairant point Anaïs sur le sien, cet amour ne serait que le rêve d'une imagination ardente, et qu'il s'évanouirait sans laisser de traces douloureuses. CHAPITRE XVI. La rencontre du viel invalide avait fait une vive impression sur madame de Simiane: entraînée par sa bienfaisance naturelle, et par une impulsion secrète, elle résolut de n'être pas moins généreuse qu'Amador, et de contribuer à améliorer le sort de l'indigente famille du bon soldat. Occupée de cette idée, elle se rendit dès le lendemain à Aulnay; elle trouva le brave Ambroise assis à la porte de Claudine, il jouait avec ses deux petits enfans, qu'il tenait sur ses genoux; dès qu'il aperçut la marquise, il les posa vîte à terre, s'avança vers elle, et la conduisit dans la cabane, qu'il fit retentir des éclats de sa joie. Claudine interdite, mais enchantée de cette visite inattendue, présenta à la marquise un vieux fauteuil de tapisserie, seul meuble qui, avec des bancs de sapin, une vieille table et une mauvaise couchette, garnissaient une très-petite chambre, dont l'extrême propreté déguisait la misère. Ambroise avait à peine exprimé à madame de Simiane combien il était reconnaissant de sa démarche, qu'elle vit entrer une jolie brune de dix-sept à dix-huit ans, portant sur ses épaules une charge de bois.--Georgette, lui dit la pauvre veuve, approche-toi, viens saluer madame; c'est elle dont notre père fit hier l'heureuse rencontre, et dont il nous vantait la bonté, en nous disant qu'elle égalait celle de son général.--Georgette salua respectueusement la marquise.--A présent, ajouta Claudine, va traire notre vache; j'espère, dit-elle, que Madame voudra bien accepter un verre de lait chaud, que je puis lui offrir, graces aux bienfaits de M. de Lamerville. Ah! quel homme que ce M. de Lamerville! généreux, sensible et brave; toute l'armée, dit-on, répète à l'envi ses louanges. Avec quelle ferveur je prie le ciel qu'il bénisse le protecteur de mon vieux père!--Madame de Simiane, émue jusqu'aux larmes, et de cet éloge, et du ton avec lequel Claudine le prononça, lui serra affectueusement la main en s'écriant: Ah! que ne peut-il jouir comme moi de la touchante expression de votre reconnaissance! Dans ce moment, Georgette revint avec une jatte pleine de lait. Ambroise, qui l'avait suivie, rapportait quelques fruits et un pain de seigle. Pendant que madame de Simiane partageait avec eux ce goûté frugal, l'invalide parlait avec transport de ses campagnes et de son général; il ne faisait que répéter ce qu'il en avait dit la veille, et pourtant Anaïs ne se lassait pas de l'entendre. La chute du jour l'avertit de songer à la retraite; elle ne voulait cependant pas sortir de la chaumière sans trouver les moyens d'être utile à ses habitans: elle s'informa de leur manière d'exister, et demanda à Georgette quelles étaient ses occupations. J'aide ma mère dans les soins du ménage, dit la jeune fille, puis je travaille aux champs, ou je vais chercher du bois dans la forêt.--Vous devez être bien lasse le soir.--Oh! je vous en réponds.--Et vous gagnez peut-être peu de chose?--Très-peu.--Voulez-vous venir avec moi, je vous occuperai à des travaux plus doux, et vous gagnerez davantage.--Je vous remercie, Madame, mais que deviendrait ma mère? je ne puis l'abandonner.--Je demeure près d'ici, vous viendrez souvent la voir.--Oh! souvent, ce n'est pas soir et matin.--Vous pourriez réserver pour elle une partie de vos épargnes; je ne la laisserais d'ailleurs manquer de rien.--Cela est bien tentant, mais Henry, que dirait-il? nous ne pourrions plus nous voir.--Quel est cet Henry?--Mon prétendu, Madame.--Vous l'aimez beaucoup?--Je l'aime.... comme j'aime ma mère, c'est tout dire.--Quel est son état?--Il est laboureur.--Quand devez-vous l'épouser?--Oh! pas de sitôt, par malheur; il lui faut bien deux moissons avant qu'il ait amassé de quoi monter notre ménage, parce qu'il a soin de son père qui est infirme et vieux,--Vous chérissez ce père?--Certainement; n'est-ce pas à lui que je dois mon Henry?--Mais quand vous épouserez Henry, vous quitterez votre mère.--Non, vraiment, Madame; ma mère, Henry, le vieux père et moi, nous vivrons tous ensemble.--Vos sentimens me plaisent, Georgette; j'avancerai le moment de cette réunion; voilà vingt-cinq louis que je vous donne; je veux que la noce ait lieu promptement.--Georgette, étonnée de son bonheur, balbutie quelques mots et baise mille fois les mains de la marquise; Claudine reste muette de joie; Ambroise tombe à genoux et s'écrie: Mon Dieu, je te rends graces d'avoir assez vécu pour assister au mariage de ma Georgette! Récompense, mon Dieu, sa généreuse bienfaitrice, en lui accordant un époux digne d'elle! Ah! si mon général pouvait être cet époux! Ce voeu fait tressaillir Anaïs, elle s'élance hors de la chaumière, et part environnée des bénédictions de l'honnête famille. CHAPITRE XVII. Mme. de Simiane n'avait jamais passé une après-midi plus agréable. Le temps était superbe; la route d'Aulnay à Villemonble lui parut courte; elle pensait aux heureux qu'elle venait de faire, et peut-être aussi au souhait exprimé par le vieux soldat. Elle descendit de voiture à quelque distance du château, entra dans son parc par une petite porte dont elle gardait toujours la clef sur elle, et, le coeur ému de ce désir vague, premier symptôme de l'amour, elle se préparait à entrer dans le bois de lilas et de chèvre-feuille, témoin ordinaire de ses plus douces rêveries, quand le son de deux voix qui lui étaient connues frappa son oreille. Curieuse, elle s'avance sans bruit derrière les arbres, et distingue à la clarté de la lune, Rosine et Félix, le valet-de-chambre de M. de Lamerville, qui, assis sur un banc de gazon ombragé par un acacia, paraissaient au milieu d'une conversation fort animée. Mme. de Simiane écoute.--Que vous êtes injuste, Félix, disait vivement Rosine, je vous aime plus que moi-même, je vous l'assure; mais je ne puis me résoudre à faire cet aveu à Madame, je crains qu'elle ne désapprouve notre projet de mariage, et je ne pourrais me décider à quitter son service; elle est si bonne! j'aimerais mieux la mort que de risquer de lui déplaire.--Nous pouvons nous épouser sans que cela change rien à notre situation. Mon maître chérit la marquise; il me répète chaque jour qu'il ne pourrait plus vivre loin d'elle, et tout-à-l'heure, en se couchant, il me parlait du dessein qu'il nourrit de lui faire épouser son neveu.--Bon! ils ne se connaissent pas.--Ils feront connaissance.--Il n'est pas dit qu'ils s'aimeront.--M. le duc prétend qu'il est impossible que cela n'arrive pas; moi, je pense comme lui. Ta maîtresse est belle, aimable, remplie de talens et d'esprit, elle plaira au général.--Je ne doute pas qu'elle ne lui plaise, mais je doute qu'elle l'aime.--Elle serait donc bien difficile? M. Amador est sans contredit le plus séduisant des hommes. Les femmes, vois-tu, ne lui résistent pas plus que l'ennemi.--Oh! j'ai vu des hommes charmans prêts à perdre la tête par amour pour Madame; elle ne s'en apercevait même pas. Son coeur, si tendre en amitié, est, je crois, incapable d'amour.--Bath c'est que son moment n'était pas venu; il faut enfin qu'il vienne, le général le fera naître. (Anaïs se troubla.)--Je souhaite, pour Madame, que vous disiez vrai, M. Félix, car, depuis que je vous aime, je sens qu'il n'existe de bonheur que dans l'amour.--Félix embrassa Rosine (Anaïs soupira). J'ai vu, reprit Félix, tant de femmes soi-disant insensibles, céder au premier regard du jeune de Lamerville, j'en ai vu tant d'autres qui l'ont adoré sur sa seule réputation, que je regarde comme impossible qu'il rencontre une cruelle.--De la manière dont vous parlez, le général a déjà aimé plusieurs femmes (Anaïs, tremblante, s'appuya contre un arbre).--Aimer, là, ce qu'on appelle réellement aimer, peut-être que non; mais ce serait pitié qu'un héros de trente ans se passât de maîtresse. Je sais qu'il y a environ deux ans, une Espagnole, jeune et jolie, lui a sacrifié un amant très-riche, qui l'adorait et allait lui donner sa main.--En ce cas, le général doit l'épouser.--La bonne folie! est-ce qu'on épouse comme ça toutes les femmes?--Vous parlez bien légèrement, M. Félix; Dieu veuille que vous n'ayez pas agi de même. Oh! quant à moi, les femmes ne se jettent pas à ma tête, je n'ai rien qui les attire; je ne suis pas un grand seigneur, un général; je marche terre à terre, j'aime bourgeoisement, pour la première et la dernière fois.--Vous le jurez.--Je vous le jure; mais promettez-moi, à votre tour, de parler promptement à madame de Simiane: songez que je serai malheureux jusque-là.--Eh bien! dès ce soir je parlerai, si j'en ai le courage.--Ayez-le, je vous en supplie. L'horloge du château sonna onze heures.--Déjà onze heures, s'écria Rosine! voyez comme je m'oublie avec vous. Je tremble que Madame n'ait eu besoin de moi: je n'avais pas jusqu'ici manqué à mon devoir. Voyez où l'amour nous entraîne. Adieu.--Madame de Simiane se promena encore quelques momens, afin de laisser à Rosine le temps de rentrer au château avant elle, et de se préparer à lui ouvrir son coeur. Mais dès que celle-ci aperçut sa maîtresse, elle ne se souvint plus d'un mot du discours qu'elle avait projeté de lui tenir, et balbutia seulement: Madame a-t-elle été satisfaite de sa soirée--Extrêmement, Rosine; j'ai rendu deux amans heureux.--Deux amans, Madame?--Sans doute, j'ai fait un mariage.--Madame ne trouve donc pas mauvais qu'on se marie?--Au contraire, Rosine: n'est-ce pas le voeu de la nature?--Madame a bien raison. Moi, j'aime Madame plus que je ne puis l'exprimer, je me ferais tuer pour elle; eh bien! cela n'empêche pas que...--Que Rosine ne voudrait vivre pour un mari.--Si j'osais, je dirais à Madame qu'elle m'a devinée.--Et ce mari serait?--Félix, le valet-de-chambre de M. de Lamerville; il y a dix ans qu'il sert son maître avec un zèle, une fidélité...--Digne de récompense, n'est-ce pas, Rosine, et vous vous chargeriez volontiers de la lui donner?--Si Madame le permettait?--Je fais plus, je l'ordonne, et je m'engage à fournir votre dot.--Rosine se confondit en remercîmens; madame de Simiane la congédia plutôt que de coutume, afin qu'elle pût annoncer, dès ce soir même, à Félix, la nouvelle qu'il attendait avec tant d'impatience. Madame de Simiane, demeurée seule, ne songea point cette fois à prendre un livre, ou à composer des vers. Elle se mit au lit, en se rappelant les phrases de Félix qui regardaient le général: après y avoir long-temps réfléchi, elle espéra qu'Amador n'avait paru volage que parce qu'il n'avait pas connu la femme qui devait le fixer: elle se dit qu'il y aurait du plaisir et de la gloire à le rendre fidèle. Elle s'endormit en formant les projets les plus enchanteurs, et la foule des songes aimables rendit sa nuit paisible et fortunée. CHAPITRE XVIII. Le mariage de Georgette fut célébré la semaine suivante. Deux jours après cette fête, les jeunes époux partirent de leur village, pour conduire Ambroise s'installer aux Invalides. Tous trois passèrent par Villemonble, pour témoigner leur gratitude à la marquise: ils reçurent de nouveaux présens, et donnèrent de nouvelles bénédictions. Les noces de Rosine ne tardèrent pas à suivre celles de Georgette. M. de Lamerville et madame de Simiane leur firent l'honneur de leur servir de parens. Le duc, enchanté du bonheur de Félix, paraissait rajeuni. Que ne puis-je, dit-il à voix basse à la marquise, que ne puis-je vous accompagner ainsi aux autels avec mon Amador. Anaïs ne souriait qu'à demi à ce discours. L'auguste cérémonie dont elle était témoin, lui rappelait celle qui l'avait engagée, sept ans auparavant, à M. de Simiane. Son père, alors, son tendre père marchait à ses côtés, sa mère la soutenait de son regard; elle croyait trouver un protecteur, un amant, un ami dans l'époux qu'elle recevait de leur main. Cet époux n'avait été pour elle qu'un hôte poli; son père et sa mère étaient descendus, prématurément, dans la tombe. Si jeune encore, elle avait déjà vu tant mourir! Elle était sur le point d'accuser la Providence, mais ses yeux rencontrèrent ceux de Mr D., qui se fixaient sur elle avec anxiété; elle se reprocha la secrète ingratitude dont elle venait d'être coupable envers lui, et parvint à surmonter sa tristesse. M. de Lamerville ayant fait venir son notaire à Villemonble, pour dresser le contrat de mariage de Félix, profita de cette occasion pour lui dicter ses dernières volontés: cette précaution fut prise à temps; ce vénérable vieillard mourut bientôt après, d'une attaque de goutte dans l'estomac. A l'approche de son heure dernière, il remit à madame de Simiane le portrait de son neveu, en lui disant: c'est à vous désormais qu'il doit appartenir: puis, s'adressant à Mr. D.... J'ai compté sur vous, poursuivit-il, pour veiller à l'exécution de mon testament. Quoique vous ne connaissiez pas mon neveu, j'espère que vous l'aimerez par amitié pour moi; promettez-moi, au nom de notre ancien attachement, que vous travaillerez de tous vos efforts à l'accomplissement de mes voeux. Mr D.... fit à son ami la promesse qu'il désirait; le duc le remercia d'une voix faible, prit la main d'Anaïs, l'approcha de ses lèvres éteintes, et rendit le dernier soupir. M. de Lamerville avait constitué son neveu Amador de Lamerville son légataire universel, sous la condition expresse qu'il épouserait madame de Simiane. Si son neveu se refusait à ce mariage, madame de Simiane devenait, de droit, légataire universelle à sa place: Mr D.... était exécuteur testamentaire. On fit des obsèques magnifiques à M. de Lamerville; tous les habitans de Villemonble les suivirent en fondant en larmes: il n'y en avait pas un qui ne fût redevable d'un bienfait à celui qui n'était plus. La marquise chargea Félix de faire une note exacte des indigens auxquels son maître distribuait des secours, afin de les leur continuer. Elle ordonna qu'on construisît un mausolée au duc, à peu de distance de celui qu'elle avait fait élever à ses parens: Il voulut aussi mon bonheur, pensa-t-elle, je lui dois aussi un hommage et des regrets! La mort de M. de Lamerville avait sensiblement affligé Mr. D....; il perdait en lui la dernière personne avec laquelle il avait été intimement lié. Cet événement le livrait à de sombres réflexions; il se répétait souvent: Heureux celui qui meurt dans son adolescence! il n'eut personne à pleurer, et tout le monde le pleure! Mr D.... écrivit une lettre affectueuse au général en lui envoyant une copie du testament de son oncle. Comme la réponse ne pouvait arriver de suite, et qu'il avait reçu des nouvelles qui rendaient sa présence nécessaire à Vernon, où il avait une propriété assez considérable, il se décida d'y aller. Madame de Simiane, qui n'était pas dans une situation d'esprit assez tranquille pour ne pas être effrayée d'une solitude entière, le suivit dans ce petit voyage. CHAPITRE XIX. Une après-midi que Mr D.... était retenu chez son notaire de Vernon, il prit envie à la marquise de visiter les environs de cette ville; elle sortit seule, à pied, et prit un chemin de traverse qui lui parut agréable. Elle avait fait environ une demi-lieue quand elle entra dans un petit bois fort épais, au bout duquel elle aperçut une maison agréablement bâtie, entourée d'un beau jardin; sur l'un des côtés de ce jardin, on avait construit un pavillon charmant, dont une porte en forme de fenêtre, garnie de persiennes, donnait sur le bois. Cette maison, la seule qui existait dans cet endroit, était éloignée du plus prochain village au moins d'un quart de lieue. Anaïs entendit accorder une guitarre dans le pavillon: les persiennes étant fermées, elle s'approcha sans crainte d'être aperçue; une voix mélancolique fit entendre cette romance: Compagne si chère au poëte, O lyre, jadis mon orgueil, Toi qui, dans les jours de mon deuil, Loin de mes yeux restas muette! Reviens, docile à mes désirs, Tromper l'ennui de mes loisirs. Long-temps vivre dans la mémoire, Quand ma main t'enlève au repos, N'est pas le but de mes travaux; Je n'ose plus chercher la gloire. Le temps n'est plus où ses plaisirs Trompaient l'ennui de mes loisirs. Le coeur brûlant d'une autre ivresse, Ne crois pas non plus qu'en ce jour, Je t'appelle à chanter l'Amour, Divinité de ma jeunesse. Le temps n'est plus où ses soupirs Trompaient l'ennui de mes loisirs. Tendre Amour, Gloire enchanteresse, Songes divins de mes beaux jours, Hélas! vous fuyez pour toujours Un coeur accablé de tristesse. Le temps n'est plus où vos désirs Trompaient l'ennui de mes loisirs. Beaux-arts, consolez mes alarmes, Venez embellir mon séjour; Mais, las! un coeur mort à l'amour Peut-il en vous trouver des charmes? Tais-toi, mon luth, tes vains soupirs Doublent l'ennui de mes loisirs. Ce chant émut madame de Simiane, et porta l'inquiétude dans son sein; elle fit un retour sur elle-même, et s'écria involontairement: Craignons, craignons l'amour! Oui, craignez-le, fuyez-le, répondit un jeune homme en sortant du pavillon, fuyez-le avec soin! il séduit, enchante, enivre, mais il trompe; et quand, après des siècles de tourmens, de larmes, de regrets, _L'amour n'est plus, l'amour est éteint pour la vie: Il laisse un vide affreux dans notre ame affaiblie, Et la place qu'il occupait Ne peut jamais être remplie._ PARNY. Anaïs reconnut dans celui qui lui adressait la parole, Léon, comte de Saint-Elme, qu'elle avait vu souvent autrefois chez M. de Crécy. On avait donné, à cette époque, au comte, le surnom de Métromane, parce qu'il ne rêvait que poésie: les belles femmes lui plaisaient alors bien moins que les beaux vers; il avait sacrifié plus d'une fois un rendez-vous galant, au plaisir d'aller entendre une nouvelle tragédie. Le rapport de son caractère avec celui de la marquise, avait établi entr'eux une aimable familiarité. Tous deux jeunes, sensibles, enthousiastes de la nature et des arts, se promenaient souvent, au clair de la lune, dans la forêt ou dans les réduits les plus solitaires du parc de Villemonble, sans avoir d'autre tiers que les muses. Quelquefois ravis, en extase, ils s'arrêtaient devant une pièce d'eau, d'où ils croyaient voir sortir une naïade; ils entendaient une hamadriade gémir dans le creux d'un chêne; leur imagination appelait à leur entretien toutes les divinités de l'Olympe; mais leurs coeurs, vierges à l'amour, ne voyaient en lui que le dieu de la fable. Madame de Simiane fut aussi charmée que surprise du hasard qui lui faisait retrouver Saint-Elme, dont elle n'avait pas entendu parler depuis cinq ans. J'éprouve, lui dit-elle, beaucoup de plaisir à vous revoir, quoique vous m'ayiez entièrement oubliée.--J'ai des torts envers vous, il est vrai; j'ai été trompé, et malheureux, voilà mon excuse.--Eh bien! je vous pardonne; mais vous m'instruirez, j'espère, des causes de la mélancolie que tous paraissez nourrir, ainsi que des événemens qui vous ont conduit dans cette retraite isolée; la part que je prendrai à vos chagrins pourra les adoucir.--Des chagrins! plût à Dieu que j'en eusse encore!--Comment?--Quelques douloureux que fussent ceux dont j'ai été la victime, ils valaient mieux que la langueur qui me consume.--Ne pouvez-vous en sortir?--Impossible; j'ai essayé de tout, rien ne m'a réussi.--Le malheur que vous avez éprouvé est donc bien affreux!--Le plus affreux de tous, il m'a tué moralement.--De grace, expliquez-vous; ne craignez pas de vous ouvrir à moi.--Je ne crains que de décheoir dans votre estime, en vous montrant ma faiblesse. Je vous plaindrai, sans vous estimer moins.--Vous le voulez, je n'hésite plus. Le comte s'assit auprès de madame de Simiane, et commença le récit suivant: _Histoire de Léon, comte de Saint-Elme._ Il y a cinq ans, je fus obligé de partir tout-à-coup pour Strasbourg, afin d'y recueillir un héritage considérable, qu'un oncle de feu mon père m'avait laissé. Mon dessein était de ne rester dans cette ville que le temps nécessaire pour liquider la succession qui m'était échue. Je réglai tout en deux mois, et me préparais à revenir à Paris, lorsque le commandant de la place de Strasbourg m'engagea à une fête donnée à l'occasion du mariage de sa fille. Le commandant m'avait rendu quelques services, je ne pus me refuser à sa pressante invitation; je retardai l'époque de mon départ, et me rendis à la fête: les personnes les plus considérables de Strasbourg y étaient réunies. On nous servit un repas superbe, suivi d'un concert. Déjà plusieurs virtuoses s'étaient fait entendre, quand une jeune femme vint s'asseoir au piano: elle exécuta, d'une manière admirable, un morceau de Mozard je n'avais de ma vie entendu une musique aussi délicieuse: il semblait que l'ame de cette jeune femme fût passée dans ses doigts; chacun de ses accords venait retentir à mon coeur. J'avais une peine infinie à retenir mes applaudissemens: elle se leva du piano; je ne fus pas un des derniers à lui porter le tribut de mon admiration. Frappée de la vivacité de mes éloges, elle leva les yeux sur moi, et me jeta un de ces regards qui ne s'oublient jamais. Je demandai son nom à une personne du cercle qui me parut la connaître. Elle s'appelle _Florestine de Rostange_, me répondit-elle: c'est la plus intéressante et la plus infortunée des femmes. Fille d'un Espagnol et d'une Alsacienne, elle fut élevée à Madrid: elle entrait dans sa dix-huitième année, et son père venait de mourir quand le vicomte de Rostange arriva en Espagne; il vit cette jeune personne, en devint amoureux, eut le bonheur de lui plaire, et l'épousa. Quinze jours après son mariage, le vicomte fut assassiné en sortant du Prado. L'auteur de ce crime n'a point été découvert. Madame de Rostange, au désespoir de la mort d'un époux adoré, ne put supporter davantage le séjour de l'Espagne, et vint s'établir ici avec sa mère, madame de Las-Casas; leur fortune est modique, mais les talens supérieurs de la vicomtesse, le nom qu'elle porte, lui donnent accès dans les plus grandes maisons. Ce court récit m'intéressa. Je regardai de nouveau Florestine; elle ne me parut pas jolie, mais ses traits avaient une expression sentimentale qui me toucha; je réfléchissais en moi-même au moyen que je pourrais employer pour me faire présenter chez elle, lorsqu'une cantatrice célèbre chanta cette arriette: Sous les lois d'un doux hymenée, Je goûtais le parfait bonheur. Soudain, un coup affreux change ma destinée; Mon époux meurt, et moi je vis pour le malheur. Mes yeux s'étaient fixés sur Florestine; je la vois donner des signes de terreur. Je cours vers elle, une crise horrible de nerfs la saisit. Je la transporte hors du sallon, elle se calme par degrés. J'offre ma voiture à sa mère, elle l'accepte: je reconduis les dames chez elles, je demande la permission de venir m'informer de leur santés, on me l'accorde. Je suis au comble de la joie. Je me présentai le lendemain chez Florestine; elle m'accueillit avec une grâce qui m'aurait gagné l'ame, si je n'eusse pas été prévenu en sa faveur: elle me raconta le triste événement dont j'étais déjà instruit; ses larmes coulèrent, je plaignis son infortune; j'avouai qu'il n'en était pas une plus affreuse: elle me sut gré de penser ainsi. Je passai la matinée entière chez elle, j'en sortis passionnément amoureux. De ce moment je ne pensai plus à retourner à Paris; Strasbourg me parut un lieu de délices; je ne concevais pas qu'on pût se plaire ailleurs. Je ne sentis plus qu'un désir, celui de consoler madame de Rostange; tous mes jours lui étaient consacrés. Je l'accompagnais à la promenade, aux concerts, aux spectacles: je ne la quittais, chaque soir, que le plus tard possible, et cette courte séparation me paraissait si longue, que je croyais toujours que le lendemain n'arriverait pas: toutefois je me gardai de découvrir mon amour à Florestine; les regrets qu'elle donnait à la mémoire de son époux étaient encore trop vifs pour que je me flattasse de la voir répondre à mes sentimens. J'espérai tout du temps, de mes soins, et m'appliquai surtout à plaire à madame de Las-Casas: j'y réussis. Elle me confia la conduite d'un procès d'où dépendait toute sa fortune et celle de sa fille. Je l'arrangeai à leur satisfaction, en faisant secrètement quelques sacrifices d'argent. Elles me témoignèrent la plus vive reconnaissance; je leur avais rendu la tranquillité, j'étais plus heureux qu'elles. Pendant environ un an je vécus étranger à tout ce qui n'était pas Florestine. J'étais enfin parvenu à dissiper son chagrin; elle ne parlait plus que rarement de l'accident horrible qui l'avait causé. Elle vivait avec moi dans une intimité charmante; elle ne m'appelait plus que son ami: elle répondait chaque soir au soupir que je laissais échapper en lui disant adieu. Je m'applaudissais de mon triomphe: elle m'aimera, répétai-je en moi-même avec ivresse, elle m'aimera; son coeur sera le prix du mien. Momens d'amour et d'espérance, deviez-vous sitôt vous écouler! Madame de Las-Casas me pria d'aller traiter de l'échange d'un bien, avec un de ses parens qui demeurait à vingt lieues de Strasbourg. Je souffrais de me séparer de madame de Rostange; mais le désir d'être utile à sa mère ne me permit pas de balancer. Florestine répandit des pleurs en me quittant, et me fit promettre de lui écrire chaque courier: j'avais trop de plaisir à remplir ma promesse, pour ne pas être exact; mes lettres étaient celles de l'amant le plus tendre; cependant j'apportai le plus grand soin à ce que le mot d'amour n'y fût pas: je craignais que la magie de ce mot ne manquât de loin son effet; je ne voulais le prononcer qu'aux pieds de ma maîtresse; il me semblait que ma voix, mes gestes, mon regard lui donneraient plus de puissance. La première réponse de Florestine me paya du sacrifice que j'avais fait en m'éloignant d'elle. Après plusieurs autres choses, elle me disait: «Terminez vos affaires promptement, et revenez; songez que Florestine ne vit plus où vous n'êtes pas. Vous êtes devenu aussi nécessaire à mon existence, que l'air que je respire; mon ami, vous me tenez lieu de tout, et rien ne pourrait me tenir lieu de vous.» Je retournai à Strasbourg en formant mille projets de bonheur; madame de Las-Casas et sa fille me prodiguèrent les marques d'une tendresse touchante; Florestine laissa éclater une vive gaîté; elle me parut plus séduisante que jamais. Je pris sa main, la couvris de baisers, et lui dis: Me pardonnerez-vous, aimable Florestine, le tort dont je me suis rendu coupable envers vous?--Vous ne sauriez en avoir aucun.--Je vous ai trompée.--L'univers me le dirait, que je ne le croirais pas.--Je vous ai trompée, je vous l'atteste.--Vous vous calomniez.--Je parle vrai; je ne fus pas votre ami.--Et que fûtes-vous donc? demanda-t-elle en rougissant.--Votre amant: oui, votre amant le plus passionné; je ne saurais avoir plus long-temps la force de vous le taire. Florestine, acceptez ma main, ou je meurs à vos genoux.--Qui pourrai-je aimer plus que Léon, prononça l'enchanteresse avec un accent d'une douceur inexprimable? Qui pourrait me rendre aussi heureuse? Ma mère, continua-t-elle, embrassez votre fils.--J'étais si troublé de mon bonheur, que je ne savais ce que je faisais; j'allais, venais dans la chambre comme un insensé; je me précipitai aux pieds de Florestine, je les arrosai de mes larmes: j'étais dans un véritable délire. Quand mes transports furent un peu calmés, je m'assis auprès d'elle: Ma Florestine, lui dis-je, vous avez promis d'être à moi; rien ne manque plus à ma félicité que le consentement de ma mère; je partirai dès demain pour le chercher.--Bon dieu! vous voulez aller à Paris!--Il le faut.--Ne pouvez-vous écrire?--Je le pourrais sans doute, et telle est la bonté, l'indulgence de ma mère, que je ne craindrais pas qu'elle s'en offensât; mais, mon amie, je ne l'ai pas vue depuis un an: mon amour pour vous m'a retenu loin d'elle; j'ai souvent même négligé de lui écrire. Je lui dois, je me dois à moi-même, de lui montrer mon respect et mon dévouement dans cette circonstance importante; je reviendrai bientôt, et peut-être avec elle, m'engager à vous pour toujours. Madame de Las-Casas approuva ma résolution; Florestine cessa de la combattre. Notre séparation fut extrêmement touchante. Nous y rappelâmes mille fois le serment d'aimer à jamais. Ma mère me reçut avec tendresse; elle ne me fit pas le plus léger reproche, approuva mon mariage, et me promit de venir à Strasbourg y assister. J'écrivis sur-le-champ ces bonnes nouvelles à madame de Rostange: j'avais trouvé d'elle une lettre touchante en arrivant à Paris; la réponse qu'elle fit à la mienne me parut froide; elle me parlait peu de notre amour, et beaucoup d'une fête donnée par le commandant au général de Lamerville, qui venait faire un séjour de quelques semaines à Strasbourg (madame de Simiane redoubla d'attention); elle me faisait un éloge pompeux de ce général, qui, disait-elle, était l'objet de l'attention de toutes les femmes, et qui lui avait fait l'honneur de ne s'occuper que d'elle. Des réflexions piquantes sur les originaux qui s'étaient trouvés à la fête, terminaient ce singulier écrit; je n'en pris cependant aucun ombrage: elle est sûre de moi, pensai-je, je suis sûr d'elle, dois-je être jaloux de ses plaisirs? J'achetai des diamans et des étoffes superbes pour Florestine, et me préparais à l'aller rejoindre, quand je reçus une lettre dans laquelle elle me mandait qu'il était survenu un obstacle à notre union; elle finissait en m'assurant de ses regrets et de son invariable amitié. Cette lettre, à laquelle je ne comprenais rien, me plongea dans un chagrin extrême; je partis, sur-le-champ, pour en aller chercher l'explication à Strasbourg. Je courus la poste jour et nuit, et j'arrivai dans cette ville à dix heures du matin; je ne me donnai que le temps de passer un habit décent, et courus chez madame de Rostange; je la trouvai assise dans son boudoir, vêtue d'une robe du matin très-galante; à ses côtés était le général de Lamerville.--Le général de Lamerville! prononça madame de Simiane en changeant de couleur.--Lui-même; le connaîtriez-vous?--Nullement, mais j'en ai beaucoup entendu parler.--Oh! cela ne m'étonne pas, c'est le héros à la mode.--Anaïs soupira, le comte reprit: Florestine voulut en vain se lever à mon approche, elle retomba tremblante sur son siége. Vous ne m'attendiez pas, Madame, lui dis-je; j'ai mal pris mon temps, je le vois; je reviendrai. Non, restez, balbutia-t-elle, restez. Monsieur me faisait ses adieux, il part ce matin. Ce mot dissipa ma colère. Je crus avoir commis une injustice, j'adressai des excuses à Madame de Rostange, et saluai M. de Lamerville; il répondit à mon salut, et se retira. Il ne fut pas plutôt dehors, que Florestine fondit en larmes. Au nom du ciel, lui dis-je, expliquez-moi la cause de votre douleur; apprenez-moi quel est l'obstacle qui nous sépare. Elle continua de pleurer en silence. Auriez-vous cessé de m'aimer?--Mon attachement pour vous est inaltérable.--Votre attachement? N'osez-vous dire votre amour?--De l'amour! répondit-elle d'un air égaré, de l'amour! je n'en eus point pour vous!--Vous n'en avez pas eu pour moi! et pourquoi me l'avoir laissé croire? pourquoi m'en avoir imposé?--Je m'en imposais à moi-même.--Perfide! vous vous êtes plu à me faire avaler le poison jusqu'à la dernière goutte.--Je ne suis pas perfide, je ne suis que sensible et malheureuse.--Vous sensible! vous! qui, pour prix de l'amour le plus délicat, du dévouement le plus entier, m'avez rendu votre jouet; vous qui attendez, pour me précipiter dans l'abîme du désespoir, que je me croye parvenu au comble de la félicité. Vous êtes sensible! vous! Cela peut-il s'entendre sans indignation. Vous me promettez votre foi, je cours chercher le consentement de ma mère, elle me l'accorde; je m'empresse de tout préparer pour la fête de notre hymen: le contrat est dressé; étoffes, voitures, bijoux, diamans, tout est là, tout, et vous m'annoncez que vous ne pouvez m'appartenir (elle cacha sa tête dans ses mains); mais le motif de ce changement inoui ne me sera pas long-temps caché! Que dis-je, je le connais maintenant cet horrible mystère, l'unique barrière qui s'élève entre nous; la voici: vous aimez le général de Lamerville (elle frissonna); tremblez, tout son sang me vengera de votre trahison.--Epargnez-moi, s'écria-t-elle d'une voix déchirante; Léon épargnez-moi.--Que je vous épargne! moi! que vous avez si indignement trompé! moi! qui aurais tout sacrifié à votre bonheur! oui, tout, ingrate, tout, jusqu'à l'amour que vous m'inspirez. Eh bien! prononça-t-elle en se précipitant à mes genoux; eh bien! mon cher Léon, faites ce généreux effort; sacrifiez-le-moi cet amour auquel je ne puis désormais répondre.--Barbare, lui criai-je avec l'accent de la fureur; barbare, enfonce-le bien avant dans mon coeur ce dernier trait. Qui me l'aurait dit, grands dieux! après ce que j'ai fait pour elle, que je n'aurais pu obtenir de sa pitié qu'elle daignât au moins me tromper!--Ciel! ô ciel! balbutia Florestine en tombant sur le plancher. Le bruit de sa chute ramena mon attention sur elle. Je la relevais: elle était glacée, son regard était fixe, on ne sentait plus son pouls: je la crus morte; mon angoisse fut terrible. Je jetai des cris épouvantables. Je l'ai tuée, répétai-je hors de moi, je suis un monstre, un assassin, je l'ai tuée. Madame de Las-Casas arriva. Je sortis comme un désespéré, et courus toute la ville sans savoir où j'allais, jusqu'au moment où je succombai sous le poids de la lassitude. L'exercice violent que j'avais fait donna quelque trêve à l'agitation de mes esprits. Je blâmai l'emportement où je m'étais livré. Peut-être, pensai-je, Florestine n'est-elle pas aussi coupable que je l'ai cru. Si je me fusse conduit avec plus de modération, peut-être aurais-je pu la ramener à moi; son coeur ne s'est peut-être pas engagé sans retour. Je me rappelai chacune des paroles, chacun des mouvemens qui lui étaient échappés, et l'amour m'aveuglait au point que ce qui devait me confirmer mon malheur, fit naître en moi un rayon d'espérance. Je l'embrassai avec transport, et je retournai chez madame de Rostange, dans le projet d'avoir avec elle une explication tranquille. Madame de Las-Casas ne voulait pas me laisser entrer chez sa fille. J'insistai, en lui jurant de ne rien faire, de ne rien dire qui pût lui causer de la peine. Elle me regarda tristement, me conduisit vers Florestine qui était couchée, et s'en alla. Je vous ai fait beaucoup de mal, dis-je à madame de Rostange, je viens vous en demander pardon.--Pardon, reprit-elle, oh! moi seule ai besoin de pardon; accordez-le moi, mon ami, ajouta-t-elle en me tendant la main, soulagez-moi du remords qui m'oppresse; mon tort est affreux sans doute, mais il est involontaire.--Ainsi vous aimez M. de Lamerville.--Je l'idolâtre: j'ai pour lui une passion insurmontable; je donnerais une vie pour lui appartenir un jour, un seul jour.--Affreuse révélation! échappa-t-il à madame de Simiane.--Horrible en effet, reprit le comte; cependant j'eus la force de me contenir, et je dis avec douceur, à madame de Rostange: eh quoi! un an de soins, d'amour, n'a pu me gagner votre coeur; et lui, si vîte! si vîte!... Je tenais encore sa main, je la baignai de larmes. Ne pleurez pas, Léon, ne pleurez pas: vous me déchirez l'ame. Hélas! si vous saviez ce que j'ai souffert, depuis qu'éclairée sur mes sentimens, j'ai compris la douleur que j'allais verser dans votre sein, j'en suis certaine, vous me plaindriez.--Oui, je vous plains, Florestine, vous ne serez jamais aimée comme vous l'êtes de moi. Ce M. de Lamerville vous consacrera-t-il tous ses momens? S'apprête-t-il à recevoir la foi qui m'était due--J'ignore ses projets, il ne m'en a rien dit; je ne lui ai rien demandé, je n'en veux rien savoir: il m'aime, c'est assez.--Infortunée! puisse mon désespoir ne devenir jamais ton partage! Puisses-tu jouir de tout le repos que tu m'as ravi! Adieu. Je ne pouvais plus tenir à l'angoisse de ma situation; un feu dévorant brûlait mes entrailles. J'entrai dans un café, et tombai dans un profond assoupissement, d'où je ne sortis que le soir. J'aperçus alors deux jeunes capitaines, assis à une table proche de moi, qui s'entretenaient d'un air de confidence. Rien n'est plus sûr, prononça l'un d'eux à voix basse, madame de Rostange vient de partir à l'instant pour rejoindre notre général. Je n'en entendis pas davantage. Agité d'un mouvement frénétique, je m'élance hors du café, j'accours chez Florestine; elle n'y était plus. Je revins à la hâte chez moi, j'ordonnai à mon laquais d'aller commander des chevaux à la poste. Je pars à la poursuite de madame de Rostange: je voulais l'enlever à mon rival, ou périr. Une fièvre maligne me contraint de m'arrêter au milieu de ma route: elle fit craindre, pendant six semaines, pour mes jours. Lorsque je fus hors de danger, je me trouvai dans les bras de ma mère; ses caresses me rappelèrent mon malheur et ses bontés; mais ces souvenirs ne produisirent pas en moi la plus légère émotion. Mon ame, usée par la douleur, était devenue insensible. On allait, venait autour de moi, sans qu'il m'en restât d'autre idée que celle d'un bruit désagréable à mon oreille. On me parlait sans que j'entendisse autre chose que des sons vagues. Je ne m'occupais de personne; je ne m'occupais pas même de moi. La tendresse de ma mère ne me charmait plus: cette mère incomparable faisait tout pour son fils, il n'était reconnaissant de rien. On s'imagina qu'on pourrait me tirer de ce triste état, en me faisant entendre de la musique. Cet essai ne réussit point: on me conduisit à la campagne, le changement d'air me fit un peu de bien; mais ce qui m'en fit davantage, ce fut d'apprendre que M. de Lamerville n'avait eu qu'un caprice de quelques mois pour madame de Rostange, qu'il ne lui avait donné aucune de ses nouvelles depuis qu'il avait rejoint l'armée, et qu'elle était revenue à Strasbourg, où elle essayait d'oublier son volage amant, en se livrant à la dissipation. Je demandai à madame de Saint-Elme de retourner à la ville; elle n'osa point contrarier le premier désir que j'eusse montré depuis ma maladie. J'allai chez le commandant, j'y rencontrai madame de Rostange; elle m'aborda la première, m'entretint avec confiance de sa folie et de son repentir: elle m'appela son ami, son plus cher ami, son unique ami. Après avoir été abusé par l'apparence de son amour, je le fus par celle de son amitié de préférence. Je cessai quelque temps d'être à plaindre. J'aimais encore. Le sentiment auquel madame de Rostange n'avait pas craint de s'abandonner hautement pour M. de Lamerville, en altérant la pureté de ses principes, avait détruit les qualités attachantes de son caractère; sa conversation était plus spirituelle qu'entraînante; elle n'avait plus, comme autrefois, le mot du coeur; mes opinions n'étaient plus les siennes, quelquefois même il semblait qu'elle se faisait un malin plaisir de me rompre en visière; elle se vengeait sur moi, sans s'en douter, du chagrin secret que lui causait l'abandon de M. de Lamerville: je lui pardonnai long-temps ses caprices, j'espérais que la constance de mes sentimens triompherait de sa légèreté; j'espérais que j'aurais dans elle, avec le temps, une amie qui me ferait sentir les charmes de cette amitié dont parle Montaigne; je me disais que ce rare trésor ne pouvait s'acheter trop cher. Quand elle prenait avec moi le ton d'une douce intimité, j'oubliais tous les maux qu'elle m'avait fait souffrir; mais j'aperçus enfin que je n'étais pour elle, que ce qu'on nomme si improprement, dans ce siècle, un ami. Trop sûre de son empire sur moi, elle ne me ménageait pas; elle montrait souvent plus d'empressement à d'autres personnes qu'à moi; cette conduite me blessa: on veut bien être dupe en amour; mais en amitié, on veut recevoir autant qu'on donne. Je cessai d'être assidu chez madame de Rostange; ma mère souhaita de retourner à Paris, je l'y accompagnai. Les amusemens de cette ville ne purent me distraire de la mélancolie où m'avaient plongé deux sentimens trompés; je ne pouvais me consoler de ne plus aimer Florestine, de ne plus intéresser celle qui m'avait été si chère, sous le double rapport de l'amour et de l'amitié. Je me répétais sans cesse avec amertume: Je suis devenu un étranger pour elle! Je fis connaissance de plusieurs femmes charmantes; j'inspirai, sans y songer, une vive passion à l'une d'elles; je désirai d'y répondre, je crus un jour y être parvenu, mais je me dis: Je deviendrais, dans l'avenir, un étranger pour elle! et je ne l'aimai pas. Le poids d'une indifférence dont j'avais inutilement tenté de sortir, altéra de nouveau ma santé. Les plaisirs de Paris n'ayant plus d'attraits pour moi, je vins chercher ceux de la campagne. Ils me paraissent aussi insipides que ceux de la ville: aucun lieu, aucune occupation ne rend du ressort à mon ame, l'ennui est toujours là à mes côtés, il m'obsède sans cesse, montre à mes yeux tous les objets sous la même couleur. Je n'ai pas encore trente ans, et je suis réduit à désirer la fin d'une existence inutile aux autres, à charge à moi-même. En prononçant ces derniers mots, le comte tomba dans une sombre rêverie; la marquise fit de vains efforts pour l'en tirer. Les ombres de la nuit voilaient déjà la cime des coteaux: il faut que je vous quitte, dit Anaïs à M. de Saint-Elme; si le changement de solitude peut vous être agréable, je pars après-demain pour Villemonble, venez m'y retrouver, vous y serez bien reçu. Il lui répondit à peine, et la laissa partir sans lui proposer de l'accompagner. Elle retourna chez elle à pas lents, et rêva long-temps au récit qu'elle venait d'entendre: ou Florestine, pensa-t-elle, est une femme coquette et fausse, dont le comte a été la dupe, ou le général est un de ces hommes orgueilleux et perfides qui se font un jeu de déchirer le coeur des femmes tendres et crédules qu'ils ont séduites. Ce dernier soupçon lui fit un mal affreux; mais devait-elle l'accueillir, d'après ce que le duc lui avait dit d'Amador? Ah! pensa-t-elle avec amertume, les hommes qui se croyent les plus fidèles à l'honneur, ne se font pas un scrupule d'en manquer envers nous! En est-il un assez délicat pour n'avoir jamais trahi les sermens faits à l'Amour? Ils se pardonnent tous ce dont ils sont tous coupables. Cette réflexion, qui, peut-être, n'était pas tout-à-fait juste, lui donna de l'humeur; Rosine, qui ne lui en avait pas encore vue, fut inquiète de lui en trouver; elle la crut malade: se trompait-elle? CHAPITRE XX. Madame de Simiane passa une mauvaise nuit; elle était si changée à son réveil, que sa femme-de-chambre ne put s'empêcher de lui montrer sa sollicitude. Madame ne me paraît pas bien, dit-elle, Madame s'est peut-être trop fatiguée hier; j'ai souvent pensé que les longues promenades qu'elle fait pouvaient lui nuire. Eh puis! que Madame veuille bien me permettre une observation: il n'est pas prudent, à ce qu'il me semble, d'aller ainsi seule, le soir, parcourir la campagne; quant à moi, je suis sur les épines quand Madame est dehors à la nuit: on a sitôt fait une mauvaise rencontre. Anaïs laissa échapper un triste sourire. L'intérêt qu'une femme-de-chambre a d'examiner tous les mouvemens de sa maîtresse, l'instruit à deviner les sentimens qui l'agitent en secret. Rosine, d'ailleurs, connaissait si bien madame de Simiane, que son sourire lui apprit qu'elle nourrissait quelque idée affligeante. Certainement, s'écria-t-elle d'un ton qui peignait l'effroi, certainement il est arrivé quelque chose à Madame.--Non, Rosine; tranquillisez-vous, il ne m'est rien arrivé de fâcheux; je réfléchis seulement à une histoire que l'on m'a racontée.--Elle est donc bien douloureuse cette histoire?--Mais... elle est singulière. Cette Florestine.--Florestine, dites-vous, Madame; Florestine, ce nom est celui d'une Espagnole qui voulait duper M. de Lamerville.--Le duper!--Comment savez-vous cela?--Oh! le feu duc disait tout à Félix, et celui-ci ne me cache rien. Rosine voyant sa maîtresse disposée à l'écouter, continua ainsi: Le général aime beaucoup la musique; dans un concert où il fut à Strasbourg, il rencontra cette Espagnole qui, dit-on, a beaucoup de talent sur le piano; il l'entendit, en fut enchanté, et se fit présenter chez elle. Florestine, orgueilleuse d'avoir attiré l'attention d'un homme dont toutes les femmes enviaient la conquête, attribua à l'amour l'enthousiasme qu'il lui avait d'abord montré. Le désir de triompher de vingt rivales, lui tourna la tête au point qu'elle se persuada avoir une passion invincible pour M. de Lamerville. Dans cette idée, elle rompit avec un jeune homme noble, riche, aimable, qu'elle était au moment d'épouser, pour partir comme une folle à la suite du général: elle s'imagina, par cette preuve publique d'amour, l'amener à l'épouser. M. de Lamerville n'avait pensé à rien moins qu'à s'engager dans un lien sérieux avec Florestine. Il fut plus chagrin que content du sacrifice qu'elle lui faisait; mais enchaîné par le plaisir de se croire l'objet d'une grande passion, il eut pendant quelque temps, pour la femme qui la lui montrait, ce qui, à son âge, tient lieu de sentiment. Quand Florestine s'aperçut que son goût pour elle était près de s'éteindre, elle essaya de le ranimer, en lui faisant redouter des rivaux. Ce manége ne lui réussit pas. Des querelles fréquentes s'élevèrent; chacune d'elle ôtait à Florestine une partie d'un empire usurpé. Le général n'osait pourtant pas se brouiller tout-à-fait avec elle, il craignait son désespoir. Il découvrit enfin que cette femme, aussi inconstante que vive dans ses amours, ne s'était pas compromise pour lui seul: elle avait autrefois suivi un amant en Angleterre; cet amant qui, pendant une courte absence, avait été supplanté par monsieur de Rostange, en parut tellement furieux, qu'on le soupçonna d'être l'auteur de l'assassinat commis sur la personne du vicomte. Le général ne crut pas devoir garder davantage de ménagemens avec une femme dont les torts n'avaient pas pour excuse un sentiment profond; il la quitta de manière à lui prouver qu'il ne voulait conserver aucune relation avec elle. Le récit de Rosine avait rendu à madame de Simiane toute sa sérénité; elle lui donna quelques ordres relatifs à son départ de Vernon, et la congédia d'un air de bienveillance: ensuite elle tira de sa poche le portrait d'Amador, le regarda long-temps, et songea, avec délices, qu'un homme qui avait de si beaux traits, ne pouvait avoir qu'une belle ame; elle se félicita de lui être destinée pour compagne, et se promit de cultiver sans relâche des talens dont elle se flattait que le charme était non-seulement propre à le séduire, mais encore à le fixer. CHAPITRE XXI. De retour à Villemonble, madame de Simiane négligea la poésie, pour ne s'occuper que de la musique. Quand le coeur commence à être subjugué par cette passion si douce et si amère, qui fait le destin de la vie, mille idées confuses et délicieuses, qui toutes se rapportent à un objet unique, s'emparent de l'esprit. On rêve alors plus qu'on ne pense; il y a un certain vague dans la sensation agréable que produit la musique, qui prolonge les plaisirs de la rêverie. A mesure, d'ailleurs, que les doigts parcourent avec agilité les cordes mobiles d'un instrument; que l'oreille est flattée par des sons mélodieux, l'image de ce qu'on aime apparaît plus touchante aux regards; elle s'insinue plus avant dans le coeur, la volupté de l'espérance y pénètre avec elle. Ah! l'on a raison de croire à l'hymne sans fin de Jehova: Là où tout est amour, tout doit être harmonie. Un mois s'était passé depuis la mort de M. de Lamerville, on n'avait point encore reçu de nouvelles du général: son silence commençait à paraître au moins incompréhensible à Mr. D... Anaïs l'expliquait d'une manière favorable. Une trève venait d'être conclue; M. de Lamerville en profiterait sans doute pour quitter l'armée; il devait avoir le désir de connaître la femme que son oncle avait jugée digne de lui; peut-être viendrait-il la surprendre. Bercée de cette aimable illusion, elle passait ses journées à l'attendre: elle ne sortait plus de l'enceinte de son parc, ne voulant pas retarder d'un moment le bonheur qu'elle comptait goûter dans sa première entrevue avec celui qu'elle aimait déjà plus qu'elle-même. Un matin qu'en déjeûnant avec Mr. D., elle déployait une gaîté qui ne lui était pas ordinaire, on apporta à ce dernier une lettre de Strasbourg:--Est-ce du général, demande d'une voix émue Anaïs?--De lui-même, répond son ami. A cet instant où son sort va se décider, madame de Simiane est assaillie par une foule de réflexions. L'espoir a soudain disparu de son coeur, la crainte le remplace: elle jette un regard timide sur Mr. D... Elle tremble de le voir ouvrir cette lettre. Ce n'était pas une lettre qu'elle espérait! Le cachet est brisé; son inquiétude redouble. Mr. D... lit tout bas; dans ses traits est l'expression de la surprise: Anaïs soupire, et n'ose l'interroger. Il s'approche d'elle, et lui présente la lettre sans prononcer un mot. Elle tressaille, la reçoit en détournant les yeux, se recueille, rassemble tout son courage, pressent qu'elle en aura besoin. Elle lit enfin: _Le général de Lamerville, à Monsieur D...._ «J'ai appris avec une extrême douleur, la mort de l'oncle chéri qui m'a long-temps servi de père. Les soins que madame de Simiane, et vous, daignâtes prendre de ses derniers jours, commandent ma reconnaissance; je crois m'acquitter en partie du devoir que ce sentiment m'impose, en répondant à l'article le plus important de votre lettre, avec la plus austère franchise. »Loin d'être étranger au goût des arts, je rends hommage aux personnes qui les cultivent avec succès, et j'aime leur société. Mais permettez-moi de vous le dire, Monsieur, elles ont toutes un penchant à l'indépendance, qui contrarie le véritable but où tend le mariage. Je suis persuadé, d'ailleurs, que ce lien ne peut être heureux qu'autant que ceux qui le forment ne sortent pas des limites assignées par la nature. L'homme qu'elle créa pour commander doit être supérieur en raison, en esprit, à sa compagne, comme il lui est supérieur en force. Je chercherai dans la mienne, si jamais j'en prends une, plus de grâces que de beauté, plus de douceur que d'esprit, plus de complaisance que de caractère. Je craindrais, je l'avoue, de lui voir des talens qui, attirant sur ses pas une foule d'admirateurs, l'empêcheraient de trouver tout son bonheur dans ma tendresse. Je suis né fier, jaloux, un peu bizarre; il me faut une compagne qui n'ait d'autre désir que celui de me plaire, d'autre gloire que la mienne, d'autre passion que son amour pour moi. Je veux être exclusivement aimé, et pour toujours. Je douterais de la constance des sentimens d'une femme qui aurait l'imagination mobile, et malheur à celle dont je serais l'époux, si je doutais un moment d'elle. »Je sais que madame de Simiane est jeune, belle, aimable, qu'elle a autant de vertus que d'esprit, de modestie que de talens. Mais elle est auteur, et, d'après mes principes, ce titre élève une barrière insurmontable entre elle et moi. Sans doute ces principes céderaient aux charmes de madame de Simiane; aussi me refusai-je au plaisir de la connaître. Je redoute les combats du coeur, ses faiblesses et ses regrets. Je renonce à l'honneur de prétendre à la main de votre amie. Je lui abandonne avec joie l'héritage de mon excellent oncle; et comme, dans la carrière que j'ai embrassée, la mort peut m'atteindre à chaque instant, je joins à ma lettre un acte en bonnes formes, au moyen duquel madame de Simiane ne pourra jamais être troublée dans la jouissance des biens devenus son partage. »J'attends de vos bontés, Monsieur, que vous voudrez bien engager madame de Simiane à donner des ordres pour que les portraits de famille placés dans la galerie de l'hôtel de Lamerville, soient remis à mon homme d'affaires: ils ne peuvent intéresser cette dame, et j'attache le plus grand prix à leur possession. »Agréez, Monsieur, l'assurance de ma haute estime, »AMADOR DE LAMERVILLE.» Ce n'était pas sans un effort pénible qu'Anaïs était parvenue à lire cette lettre en entier. Quand elle l'eut achevée, elle la posa sur la table qui était devant elle, fixa d'un oeil morne l'acte fatal qui attestait que la résolution prise par M. de Lamerville était irrévocable, et resta ensevelie dans le plus profond silence. Mr. D... connut alors quelle blessure l'amour avait faite à son coeur: il sentit qu'il ne pouvait rien lui dire dans cet instant, qui ne fût déplacé. Il se contenta de lui adresser un regard vraiment paternel, lui donna un baiser sur le front, et sortit. Anaïs alla se renfermer dans sa chambre, où elle se livra aux plus tristes idées. O mon père! se dit-elle, pourquoi m'as-tu fait chérir les arts? Ton enthousiasme pour eux m'a perdue, je leur devrai mon malheur. Bientôt sa conscience délicate lui fit un crime de cette pensée: elle s'imagina entendre son père la lui reprocher du haut des cieux; elle crut devoir appaiser son ombre, par des prières, et s'en fut au mausolée de M. de Crécy. L'aspect de la fleur académique qu'elle y avait jadis placée, lui fit répandre des larmes. Mais à genoux auprès de ce monument qui lui rappelait tant de souvenirs solennels, elle retrouva quelques étincelles de ce feu sacré que l'amour filial avait allumé dans son ame, et qu'un autre amour menaçait d'éteindre. Elle revint au château, en jurant d'oublier Amador. Pourra-t-elle tenir son serment? FIN DU PREMIER VOLUME. *** End of this LibraryBlog Digital Book "La femme auteur, tome I - ou les inconvéniens de la célébrité" *** Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.