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Title: Amitié amoureuse
Author: Noüy, Hermine Lecomte Du
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Amitié amoureuse" ***


produced from images available at the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



AMITIÉ

AMOUREUSE

(MME LECOMTE DU NOUY)

DE

STENDHAL

«...L'amitié amoureuse, qui est plus que
l'amour, car elle en a tout le charme, et elle
n'en a point les malaises, les grossièretés ni
les violences...»

(_Les Contemporains--Sully-Prudhomme_)

JULES LEMAITRE

TRENTE-QUATRIÈME ÉDITION

[Illustration: colophon]

PARIS

CALMANN LÉVY, ÉDITEUR

3, RUE AUBER, 3


CALMANN LÉVY, ÉDITEUR


DU MÊME AUTEUR

            Format grand in-18.

    AMITIÉ AMOUREUSE                      1 vol.

    L'AMOUR EST MON PÉCHÉ                 1 --

    LE DOUTE PLUS FORT QUE L'AMOUR        1 --


            _En préparation_:

    L'EXPÉRIENCE                          1 vol.

    LE VICE D'ATTACHEMENT                 1 --

    LE DESSOUS DES CARTES                 1 --


Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays, y
compris la Suède, la Norvège et la Hollande.


ÉMILE COLIN--IMPRIMERIE DE LAGNY


A

MADAME LAURE DE MAUPASSANT

_Je dédie ce Livre, en témoignage de ma profonde admiration et de mon
tendre respect._

H. L. N.

Octobre 1896.



PRÉFACE FRAGMENTÉE

DE

STENDHAL

       *       *       *       *       *

Quoiqu'il traite de l'amour, ce petit volume n'est point un roman, et
surtout n'est pas amusant comme un roman. C'est tout uniment une
description exacte et scientifique d'une sorte de folie très rare en
France. L'empire des convenances, qui s'accroît tous les jours, plus
encore par l'effet de la crainte du ridicule qu'à cause de la pureté de
nos mœurs, a fait du mot qui sert de titre à cet ouvrage une parole
qu'on évite de prononcer toute seule, et qui peut même sembler
choquante.

       *       *       *       *       *

Le livre qui suit explique simplement, raisonnablement,
mathématiquement, pour ainsi dire, les divers sentiments qui se
succèdent les uns aux autres, et dont l'ensemble s'appelle la passion de
l'amour...

       *       *       *       *       *

Que pourrai-je dire aux gens qui nient les faits que je raconte? Les
prier de ne pas m'écouter..................

Malgré beaucoup de soins pour être clair et lucide, je ne puis faire des
miracles; je ne puis pas donner des oreilles aux sourds ni des yeux aux
aveugles. Ainsi les gens d'argent et à grosse joie, qui ont gagné cent
mille francs dans l'année qui a précédé le moment où ils ouvrent ce
livre, doivent bien vite le fermer...

       *       *       *       *       *

Je récuse ce jeune homme studieux qui, dans la même année où
l'industriel gagnait cent mille francs, s'est donné la connaissance du
grec moderne, ce dont il est si fier, que déjà il aspire à l'arabe. Je
prie de ne pas ouvrir ce livre tout homme qui n'a pas été malheureux
pour des causes imaginaires _étrangères à la vanité_, et qu'il aurait
grande honte de voir divulguer dans les salons..........

Qu'est-ce donc que connaître l'amour par les romans? Que serait-ce après
l'avoir vu décrit dans des centaines de volumes à réputation, mais ne
l'avoir jamais senti, que chercher dans celui-ci l'explication de cette
folie? Je répondrai comme un écho: «C'est folie.»

Pauvre jeune femme désabusée, voulez-vous jouir encore de ce qui vous
occupa tant il y a quelques années, dont vous n'osâtes parler à
personne, et qui faillit vous perdre d'honneur? C'est pour vous que j'ai
refait ce livre et cherché à le rendre clair. Après l'avoir lu, n'en
parlez jamais qu'avec une petite phrase de mépris, et jetez-le dans
votre bibliothèque de citronnier, derrière les autres livres; j'y
laisserais même quelques pages non coupées....

       *       *       *       *       *

Ce qu'on appelle un succès étant hors de la question, l'auteur s'amuse à
publier ses pensées exactement telles qu'elles lui étaient venues.
C'est ainsi qu'en agissaient jadis ces philosophes de la Grèce, dont la
sagesse pratique le ravit en admiration...

       *       *       *       *       *

Toute cette préface n'est faite que pour crier que ce livre-ci a le
malheur de ne pouvoir être compris que par des gens qui se sont trouvé
le loisir de faire des folies. Beaucoup de personnes se tiendront pour
offensées, et j'espère qu'elles n'iront pas plus loin.

(Extrait de: _De l'amour_.)



AMITIÉ AMOUREUSE



LIVRE PREMIER


_Les femmes préfèrent les émotions à la raison... elles sont toujours et
partout avides d'émotions..._

       *       *       *       *       *

_La dissemblance entre la naissance de l'amour chez les deux sexes doit
provenir de la nature de l'espérance, qui n'est pas la même. L'un
attaque et l'autre défend..._

       *       *       *       *       *

_L'amour tel qu'il est dans la haute société, c'est l'amour des combats,
c'est l'amour du jeu._

STENDHAL.



I

_Philippe de Luzy à Denise Trémors._


12 novembre 18...

Madame,

Voulez-vous me permettre de me présenter chez vous demain vers cinq
heures, et de vous apporter moi-même le petit volume de vers que vous
désirez? Le souvenir très agréable de la conversation que nous avons eue
à cette soirée où je m'ennuyais--où nous nous ennuyions tant--me pousse
à vous faire cette demande; j'ose espérer que vous ne la trouverez pas
importune. J'obéis, en vous écrivant, à une impression d'affinité qui
m'a donné, l'autre soir, tandis que je vous parlais, le sentiment que
nous étions depuis longtemps amis. Je sais qu'il faut se défier des
indications de l'instinct, qui sont en général obscures et incertaines;
peut-être mon imagination fait-elle seule les frais de tout ceci et
avez-vous complètement oublié et la soirée, et le livre, et son
propriétaire. Dans ce cas, madame, soyez assez bonne pour ne pas me le
faire trop vivement sentir, car j'en souffrirais déjà.

Je vous prie d'agréer mes respectueux hommages.



II

_Denise Trémors à Philippe de Luzy._


12 novembre, cinq heures.

Je serai heureuse, monsieur, de vous recevoir demain. J'ai encore trop
vivace dans l'esprit le souvenir de cette soirée ennuyeuse où, grâce à
vous, je me suis si peu ennuyée, pour chercher s'il y a correction ou
incorrection à le faire.

Et puis, c'est si charmant de se laisser de temps en temps gouverner par
son bon plaisir... et j'en aurai un extrême à renouveler, au coin de mon
feu, la causerie si attrayante de l'autre soir.



III

_Philippe à Denise._


14 novembre.

Eh bien, madame, je ne m'étais pas trompé; la sympathie me guidait
mystérieusement, mais sûrement, vers vous. J'étais hier, je vous
l'avoue, un peu troublé en entrant dans votre salon. Je me
demandais--ces sortes d'expériences sont si dangereuses--si je n'allais
pas voir s'évanouir tout à coup le rêve gracieux qui m'y avait amené.
Quelle peine pour moi si la petite fleur née dans mon imagination était
morte, subitement transplantée dans la réalité. J'en aurais beaucoup
souffert; mais j'ai été vite rassuré, et j'en suis si heureux que je ne
puis résister au plaisir de vous le dire.

Comme vous avez été bonne et jolie, et confiante et spirituelle; comme
je vous sais gré de consentir à être très simplement une femme, au lieu
de chercher à être, suivant la mode, un ennuyeux mannequin occupé à
disserter psychologiquement sur l'amour. Je vous remercie d'être gaie,
et je suis amoureux de l'air très grave que vous aviez en versant l'eau
bouillante sur le thé.

J'ai passé, grâce à vous, madame, deux heures exquises. Je vous en
devais des remerciements, et si je vous les fais d'une manière un peu
légère ce n'est pas, croyez-le bien, que je n'aie été touché des marques
plus sérieuses d'estime et de confiance que vous m'avez données. Mais
c'est là un terrain en quelque sorte sacré, où ma jeune amitié n'ose
encore s'aventurer. Je m'arrête respectueusement et vous prie de me
croire, madame, très à vous.

    PHILIPPE DE LUZY.

_P.-S._--Savez-vous que madame Ravelles est presque jolie, presque
intelligente, et qu'au risque d'étonner tout le monde j'ai presque envie
de l'embrasser? Elle vient de me dire qu'elle a l'intention, à partir de
samedi prochain, de réunir ses amis toutes les semaines. En sorte que,
vous voyant le mardi chez votre belle-sœur, madame d'Aulnet, et le
samedi chez madame Ravelles, si vous me permettez de vous faire une
petite visite dans l'intervalle, je me ferai une existence à peu près
supportable. Puis, elle a ajouté en me regardant: «Surtout ne manquez
pas samedi prochain; madame Trémors viendra et elle chantera.» Pourquoi
a-t-elle insisté? Aurait-elle déjà deviné, avec ce curieux instinct des
êtres primitifs, que je vous aime? Cependant je ne l'ai dit à personne,
pas même à vous.



IV

_Denise à Philippe._


15 novembre.

Monsieur, monsieur, j'ai grand'peur que vous ne vous égariez... et je me
hâte de vous crier, en joueuse bien honnête: Casse-cou!

Je suis très heureuse de l'amicale inclination que nous nous sommes
mutuellement découverte; nos esprits se sont touchés et il y a entre eux
adhérence. Mais peut-être vais-je vous paraître bien bourgeoise: trois
mots m'effraient dans votre lettre; vous savez quels, n'est-ce pas?

Il ne faut pas que certaines de mes franchises vous semblent liberté
d'allure; l'amitié entre un homme et une femme me paraissant la chose
la plus charmante à cultiver, peut-être, à mon insu, ai-je pris trop de
soins de la fleur naissante. Laissons-la se mourir un peu, voulez-vous?

Je n'irai pas samedi chez madame Ravelles; ce n'est pas la ruse
coquette, si coutumière aux mondaines, qui me fait prendre cette
résolution, car alors je me serais abstenue d'y ailler sans vous en
prévenir. C'est--comment dire, pour ne dire ni trop, ni trop peu?--C'est
par prudence, peut-être aussi par pudeur: vous m'avez effarouchée avec
votre «_curieux instinct des êtres primitifs_».

Je vous accepte volontiers comme le chiffonnier galant de mon esprit,
puisque vous semblez prendre intérêt à ce que votre baguette ne revienne
jamais à vide des lambeaux qu'il vous plaît de crocheter en mon cerveau
de Parisienne; mais considérez que ceci est la seule joie qu'il me soit
permis de vous donner.



V

_Philippe à Denise_.


5 décembre.

«_Vous êtes si paresseux et si nonchalant!_» M'avez-vous, sans reproche,
madame, assez souvent répété cette phrase! Hier encore, un peu
traîtreusement, au moment où je ne pouvais me défendre. J'ai cependant
de quoi répondre et vous n'échapperez pas à mes raisons. Comment, vous,
mon sage et cher philosophe, pouvez-vous attacher tant d'importance à ce
que nous jetions constamment notre activité brouillonne et inquiète au
travers des événements? N'avez-vous pas remarqué déjà comme les choses
s'arrangeaient merveilleusement d'elles-mêmes, comme les plus
embrouillées se dénouaient facilement, pourvu que personne n'y mît la
main, et avec quelle fatalité tranquille arrivaient celles qui
paraissaient les plus impossibles? Voyez-vous:

                                      ... les paresseux
    Ont été, de tout temps, des gens aimés des dieux.

Ce sont des sages. Nous pouvons si peu que ce que nous avons de mieux à
faire est de rester tranquilles. A quoi bon vouloir prendre toujours une
attitude de marionnette en révolte! Vous représentez-vous, à Guignol, le
gendarme ne voulant pas se laisser rosser par le compère, sous prétexte
que le contraire serait plus conforme à la morale publique, aux lois, et
aussi à la réalité? Ce serait insensé. Le tout est de ne pas avoir le
rôle du gendarme.

En vérité, j'ai toujours trouvé ridicule et maladroit de vouloir
intervenir dans la curieuse pièce dont l'auteur est là-haut. J'en ai
toujours honnêtement répété le texte sans chercher même, comme les
acteurs de revue, à y introduire un calembour de ma façon, et je m'en
suis bien trouvé. En voulez-vous un exemple? Vous rappelez-vous certaine
lettre que vous m'avez écrite en réponse à la demande--combinaison de
marionnette--que je vous avais faite de venir à une réception chez
madame Ravelles? Qu'ai-je fait ce soir-là? Je me souviens: j'étais très
déconfit; me suis-je révolté? ai-je imaginé des plans? Je suis sorti
simplement et j'ai marché au hasard, enveloppé de mes sombres
réflexions.

Ces sombres réflexions, dont vous étiez la cause, m'ont amené jusque
chez vous. J'ai sonné, on m'a ouvert, et quelques instants après je me
suis trouvé dans votre salon, aussi surpris d'y être que vous surprise
de m'y voir. Notre étonnement à tous deux était si comique et si complet
que nous n'avons pu nous empêcher de rire. Vous m'avez pardonné et il en
est résulté qu'au lieu de vous apercevoir dans une soirée ennuyeuse,
comme j'en avais eu sottement le projet, je vous ai eue à moi tout seul
dans un tête-à-tête délicieux; que nous avons tant et tant causé et si
intimement que, bon gré mal gré, contre les convenances, contre vos
scrupules, notre amitié a été définitivement fondée.

Je pense que cet exemple vous donnera à réfléchir. Maintenant, madame
mon amie, si vous en savez davantage, dites-le-moi. Je ne demande pas
mieux, selon l'expression du favori de vos poètes, que de me laisser
conduire «par un ange aux yeux bleus».

En attendant, je baise respectueusement le bout de ses ailes.



VI

_Denise à Philippe._


6 décembre.

Voyez-vous cela? monsieur mon ami qui se félicite bel et bien de la
chose la plus incorrecte que nous ayons faite! Mais, cher Marionnet, si
j'avais été la femme sage par excellence, j'aurais dû ne pas vous
recevoir ce soir néfaste dont vous parlez. Seulement, voilà! Je
m'attendais si peu à votre visite... Je n'avais rien prévu... Encore
tout cela n'est-il pas bien raisonnable, et certaines finales de vos
lettres et certains de vos regards m'inquiètent-ils toujours un peu.

Par devoir, par sagesse, il m'eût fallu garer mon esprit de la séduction
du vôtre. Que sert de multiplier ses affections, n'est-ce pas se
préparer des deuils? Votre dernière lettre me rassure pourtant, cher ami
paresseux. A voir l'homme que vous êtes, attendant si patiemment la
conclusion des événements et croyant que les petites alouettes vont vous
tomber toutes rôties dans le bec, je ne vous crains presque plus.
Alouette je suis, mais pas encore rôtie à la belle flambée que votre
nonchalance, en se secouant--par quel imprévu et merveilleux
effort?--s'est crue forcée d'allumer en mon honneur.

Ah! ah! monsieur, vous niez le pouvoir de la volonté? j'en suis fort
aise. Que serais-je devenue devant l'effort continu d'une volonté?

Pourtant à y bien réfléchir, l'âme blanche de monsieur mon ami est-elle
aussi blanche qu'il veut bien le dire? J'ai vaguement peur de surprises
surgissant d'une trop nouvelle amitié... et puis, avec tout cela et sans
tout cela, j'ai une malheureuse nature très franche et très loyale qui
ne sait pas s'accoutumer à souffrir d'être mal dans une âme. A force de
tâcher d'y être bien, n'arriverai-je pas à y être trop?

Voyez, je vous révèle le point faible, n'en abusez pas! Sérieusement, je
vous ai trop vu tous ces temps-ci partout où j'allais et surtout chez
moi. Vous avez des manières de vous taire qui me troublent. Cette amitié
si vivace, si ardente m'effraie. Il faut l'assagir... je vous en prie,
mon ami? Vous l'avez promis. Peut-être allez-vous conclure de cela que
je n'ai pas l'âme enthousiaste; j'ai du moins l'âme prudente.

Adieu.



VII

_Philippe à Denise._


18 décembre.

L'amusante mine troublée--un peu--que vous aviez en me découvrant à
cette fête d'enfants! Je vous ai obéi, madame, j'ai espacé mes visites;
mais vous n'exigez pas que je renonce à vous voir dans le monde aussi
souvent qu'il me sera possible?

D'ailleurs, hier, je n'étais pas pour vous chez madame Dalvillers, mais
pour votre délicieuse Hélène. Quand on a une fille de six ans aussi
exquise, il faut s'attendre à la voir recherchée, admirée, fût-ce des
grands garçons. Et puis j'étais là aussi pour votre nièce Suzanne
d'Aulnet--ne l'ai-je pas bien prouvé en m'occupant presque exclusivement
d'elle?--Elle est jolie, certes; elle a précisément tous les signes de
beauté qu'Alexandre Dumas recommande à l'attention des hommes--afin
qu'ils n'épousent pas.--Je lui ai fait une cour discrète, elle ne l'a
point dédaignée et madame votre belle-sœur en a semblé elle-même
touchée. Jusqu'à votre belle-mère qui me faisait les doux yeux... Vous
voyez bien, madame, je ne suis pas à craindre. De quoi me punissez-vous?
qu'ai-je fait? Soyez clémente, levez, d'un mot, l'interdit, ou je vais
commencer à me croire dangereux. Épargnez-moi cette fatuité imbécile.



VIII

_Denise à Philippe._


19 décembre.

Les hommes sont de grands enfants.... Venez donc, puisque aussi bien je
ne puis faire un pas sans vous voir surgir sur ma route.

J'ai, demain, une réception intime: Sully-Prudhomme, Massenet, Paul
Hervieu, Marcel Prévost, Abel Hermant et vous. Le dîner est pour huit
heures; mais vous avez le droit de venir un peu plus tôt et d'assister
au repas de tite-Lène, que vous avez conquise.



IX

_Denise à Philippe._


21 décembre.

Hier vous avez dit: «Je vous connais parfaitement, absolument.» C'est un
peu présomptueux de votre part, cette affirmation. Eh bien, moi aussi je
vous connais: vous êtes remarquablement intelligent, mais vous n'êtes
pas simple. Vous vous analysez, vous vivez en contemplation devant les
mouvements de votre esprit, de votre âme; vos plus menues sensations
vous sont chères; elles se décuplent en vous, vous maintiennent dans une
perpétuelle recherche de choses délectables, sur vous d'abord et sur
quelques autres ensuite; c'est une ivresse d'une qualité très
supérieure; vous l'ingurgitez fort goulûment. Elle vous donne une
prédominance indéniable sur la foule des jeunes hommes de notre monde.

Vous auriez fait--vous en conveniez vous-même hier--un littérateur d'une
qualité rare, possédant les «certains dons d'enthousiasme et
d'amertume» dont parle Maurice Barrès.

Vous ressemblez à celui-là par tant de points!

Vous les possédez ces dons, et savez en jouir avec une acuité
merveilleuse. Je soupçonne fort que, comme _l'homme libre_, de prendre
une résolution, vous fûtes «_détourné de ce cher projet par la nécessité
d'être extrêmement énergique pour l'exécuter_».

Vous comprends-je pas bien à demi-mot, dites? Pour votre malheur, vous
vivez dans un milieu d'inutiles, de gens à l'existence vide, remueurs
d'argent plus que d'idées. Ils vous plaisent pourtant; vous sentez
tellement, en leur lourde compagnie, votre précieuse individualité! et
puis le luxe de leur vie vous charme, étant donné votre nonchalance,
peut-être même votre paresse. Il est plus difficile de produire quoi que
ce soit que de se jeter dans une voiture de cercle en disant au cocher:
Aux courses! Il est plus difficile de gagner l'argent que de le perdre,
non pas même en s'amusant, mais en ayant l'air de s'amuser. Ce
_farniente_ élégant répond trop bien à certaines de vos aspirations pour
que je le trouble autrement que par ma bonne grosse morale. Mais, mais,
ne nous les jetez pas si souvent à la tête, ces vers:

    Tu n'as jamais été, dans tes jours les plus rares,
    Qu'un banal instrument sous mon archer vainqueur[1].

Ne dites pas de nous: _Elle n'est qu'un instinct dansant que je voulus
adorer pour le plaisir d'humilier mes pensées._

C'est un trop grand mépris, m'sieur Barrès, m'sieur Philippe...
pouvez-vous savoir combien nos cœurs, notre sensibilité, nos
tendresses pensées, sont loin de la banalité un peu lourde que nous
offrent parfois les vôtres, mes beaux messieurs qui vous piquez
d'intellectualité, d'art et d'idéalisme?

J'en arrive à croire que l'homme qui a tout simplement bon cœur
_sublimise_ l'amour en notre honneur, tandis que l'artiste et le
dilettante n'y cherchent qu'une satisfaction toute personnelle. Ah! vous
étiez fameux tous, hier, fats et naïfs, mes chers, de croire que nous ne
vous étudions pas aussi bien que vous nous étudiez.

Si vous saviez quels dons de froide analyse se cachent souvent derrière
nos pires enthousiasmes...

Ce que nous cherchons, c'est un peu d'illusion et de rêve; nous arrivons
parfois à les trouver, mais soyez bien sûrs que nous vous comptons pour
ce que vous valez dans ces joies jolies que, ne pouvant avoir seules,
nous sommes obligées de vous faire partager.

Allez, allez, nous avons aussi un petit archet vainqueur, et il se peut
bien faire que nous sachions tout comme vous, nos maîtres, tirer du
banal instrument que vous êtes des sons merveilleux, parce qu'ils
procèdent de nos rêves plus encore que de vous.

Bonsoir et bonjour, monsieur, car une heure du matin sonne.



X

_Philippe à Denise._


23 décembre.

Madame, je suis confus; je ne pensais pas vous blesser en croyant vous
connaître et en vous l'avouant avec naïveté. J'ai un vrai chagrin de
vous l'avoir dit, non comme vous le pensez, mais d'une manière mauvaise
en somme, puisqu'elle vous a déplu.

Si vous saviez le regret que j'en ai, vous me pardonneriez.

Votre bonsoir et bonjour m'a ravi. Je pensais justement à vous vers
cette heure-là, en rentrant de l'Opéra, et je regrettais de ne vous
avoir pas eue près de moi pour goûter ensemble le charme de la musique
de Reyer que je venais d'entendre.

Je me réjouis de réveillonner demain chez madame de Nimerck. Votre mère
m'a convié à cette fête par un mot charmant. Je me réjouis aussi de
faire la connaissance de ce frère Gérald dont tite-Lène me rend jaloux
dans l'enthousiasme enfantin qu'elle a de son oncle le marin.

Je suis à vos pieds.

Yours very sincerely.



XI

_Denise à Philippe._


28 décembre.

Vous allez être encore grondé... Hélène a reçu une poupée grande comme
elle et qui l'a fait bondir de joie. Elle l'aimait déjà avant d'avoir
trouvé la carte du donateur; quand elle a su que c'était vous, sa joie
est devenue du délire. Que n'étiez-vous là! c'est si bon à voir, le
bonheur des enfants!

Mais ce délire de ma fillette a un peu détruit les convictions que je
vous ai exposées dans ma dernière lettre; il y aurait donc des êtres que
plus particulièrement choisit l'archet vainqueur? Pourquoi la joie de
tite-Lène s'est-elle augmentée à la pensée que la poupée venait de vous?
Cette sélection m'apparaît comme une faiblesse. Il faudrait dresser son
cœur à ne ressentir que des joies impersonnelles et c'est alors
seulement que l'archet serait vraiment vainqueur.

La poupée s'appellera Philippine; j'ai promis un splendide baptême,
Suzanne a réclamé d'être la marraine. Les radieux vingt ans de ma nièce
ne s'effraient pas de faire ainsi de temps en temps joujou. Je crois
bien que l'idée du compère qu'on lui destine est pour quelque chose dans
ce consentement. N'allez pas surtout refuser de faire dînette de dragées
avec nous. Ce n'est pas charger votre avenir de responsabilités graves
que de promettre de veiller sur l'âme en son d'une poupée.

Mais pourquoi m'avoir donné un soufflet? Certes, si je m'attendais à
recevoir un soufflet de quelqu'un ce n'était pas de vous. Voilà une
liberté grande! le comble, c'est que ce soufflet me ravit; je le trouve
charmant, exquis, le plus adorable, le plus séduisant des soufflets--«ce
qui vous range, madame, au nombre des femmes qui aiment à être
battues»,--dirait un non initié.

--Parfaitement, monsieur, encore que je choisisse la main qui me frappe.

Et voilà, mon ami, comme un scandale peut naître d'un quiproquo, car il
y a soufflet et soufflet, pas vrai?

Ce vase précieux, amusant dans sa forme, ce saxe aux fleurs peintes, aux
tulipes harmonieuses et brillantes, débordant de fleurs vraies embaumées
et flexibles, est tout à fait élégant et joli; je l'aime et vous
remercie de me l'avoir donné.

Quel dommage que votre carte m'ait appris en même temps que vous partez
pour Luzy; vous ne verrez pas nos joies toutes chaudes; elles sont
meilleures ainsi pourtant, à la façon des petits pâtés.



XII

_Philippe à Denise._


29 décembre.

La nouvelle nouvelle, ma chère amie, est que je ne vais pas à la
campagne. Je suis forcé de rester à Paris; j'ai eu avec mon frère une
explication assez sèche; nous nous sommes quittés sur des mots
aigre-doux. Dans ces conditions je le laisse partir seul. Passer huit
jours en tête à tête avec quelqu'un qui boude me rendrait fou. Donc, je
suis tout prêt à venir voir votre joie, bien heureux que ce soufflet,
banal témoignage de ma grande affection, vous en ait donné.



XIII

_Denise à Philippe._


29 décembre, cinq heures.

Qu'est-il donc arrivé? je comptais sur ce repos physique pour
réconforter certains coins douloureux de votre pensée. Cela me cause un
vrai chagrin de vous savoir triste et malheureux.

Vous êtes, à tout prendre, une pauvre âme en peine qui m'intéressez.
Pouvez-vous me confier ce nouveau souci? Alors, venez ce soir passer une
heure avec moi. Je tâcherai de vous remonter un peu; vous savez, j'y
réussis parfois.

Je vous sens tellement las, las de tout, que je voudrais trouver des
mots forts, quelque chose de sain qui vous fasse vraiment du bien.

Et puis je compte sur vous pour déjeuner le premier janvier. Ce jour-là,
la table est mise ici pour tous les sans-famille, les isolés, les
abandonnés. C'est de fondation. Il y a des années où nous sommes quatre;
d'autres, quinze. On échoue chez moi, on toaste ensemble et cela
resserre les liens affectueux et donne à tous l'illusion de la famille.

Le matin, vous faites vos visites officielles, vous cornez vos cartes; à
midi et demi, vous arrivez et nous nous mettons à table. Mère préside
avec moi; on passe ensemble le reste de la journée; on reçoit _mes_
visites et le soir maman nous emmène tous dîner chez elle.

Ma vie n'est pas encore bien longue et elle compte déjà, hélas! des
disparus parmi ces convives du jour de l'an. Je me souviens d'un de ces
déjeuners où étaient présents entre autres, Jean Baudry, Guy de
Maupassant, Renan.--Maupassant avait fait apporter pour Hélène, par son
fidèle François, toute une valise, une grande valise pleine de jouets,
de ces joujoux de treize à quarante-cinq sous des petites boutiques
ambulantes des boulevards.

Après le déjeuner on vida la valise sur le tapis où, jolie dans sa robe
décolletée qui laissait voir sa peau rosée encore pleine de lait, sa
chair fraîche et ronde de baby de deux ans, tite-Lène, assise par terre,
trônait. Et c'étaient des étonnements, des cris de joie, aussi bien des
grands que de la petite, sur les mille combinaisons de mouvements de
tous ces jouets; ils roulaient, marchaient, sifflaient, couraient. Une
vie lilliputienne grouillait autour de ma fille qui, géante, se donnait
de temps en temps le plaisir d'écraser un objet de ce petit monde mis en
mouvement par des ficelles.

Que croyez-vous que faisaient devant ce spectacle mes hommes illustres?
qu'ils philosophaient? point: tous vautrés sur le tapis, ils attrapaient
au passage et se renvoyaient l'un à l'autre petits bonhommes, toupies,
porteuses de pain, moulins à vent, vélocipèdes, tournant, courant,
voletant, tourbillonnant. Et c'étaient des cris: «La ficelle? où est
_ma_ ficelle? Bon! Baudry me l'a chipée et l'accapare!--Mais non, c'est
Maupassant qui la mange!--Oh! Regardez ça, mes enfants, c'est trouvé!»
Et des enthousiasmes, et des joies, et des baisers à Hélène qui,
s'avisant dans cette foule de jouets d'en détester un, un moulin qui
marchait en même temps qu'il tournait les ailes--pourquoi? Quel mystère
que les cerveaux des petits!--crachait vaillamment dessus toutes les
fois qu'il passait à portée de sa bouche.

Et pendant ce temps-là des gens venaient, très graves, me faire des
visites. A chaque coup de timbre on fermait précipitamment la porte qui
sépare le grand salon du petit; je recommandais à tous d'être sages, de
ne pas faire de bruit, et, bien sérieuse, j'allais recevoir le visiteur
dans le petit salon. Quand mes joueurs ne se mettaient pas tout à coup
à hurler de joie, ça allait bien. Autrement, j'expliquais... vaguement.
Mais, si le nouveau venu était un ami des grands hommes, on
l'introduisait et peu après c'était un ventre de plus par terre. Et
tite-Lène, autant amusée des gambades de ses grands amis que des courses
de ses pantins, montrait ses quenottes, se laissait bécoter, enlever
triomphalement dans les airs.

Les sacs de bonbons étaient mis au pillage; une fois goûtés, ceux que
les grands n'aimaient pas s'empilaient dans une coupe où déjà les
morceaux gisaient en attendant d'être jetés. «La coupe amère des
Refusés», disait gaiement Baudry. Voilà, mon ami, des joies simples
comme il vous en faut. Je puis compter sur vous, pas vrai?

Une idée: voudrez-vous partir le lendemain pour Nimerck avec mon frère
Gérald? Il va y rester huit jours pour faire commencer les travaux de
restauration d'une aile du vieux château. Ce déplacement vous changerait
d'air et vous ferait du bien.



XIV

_Philippe à Denise._


30 décembre.

Vous êtes bonne, madame, grande et bonne et je vous aime. J'accepte de
faire partie du déjeuner des Abandonnés. Je n'en serai pas un illustre,
mais un profondément reconnaissant et dévotement admirateur de la fée
indulgente et douce que vous êtes aux pauvres humains.



XV

_Denise à Philippe._


16 janvier.

Vous m'intéressez infiniment, j'aime mieux vous le dire tout de suite
afin que mes actes se classent vis-à-vis de vous pour ce qu'ils sont:
une recherche toute spirituelle. Je viens d'aller révérender ma
belle-mère. Ma nièce y faisait les honneurs du thé; il y avait là
quelques jeunes femmes, entre autres Germaine Dalvillers. Vous ne
m'aviez pas dit que sa mère vous avait connu enfant? On a parlé de
vous. Ah! ah! vous voudriez savoir, curieux? Germaine racontait que
vous étiez un petit mélancolique et caressant; la grâce, le charme
presque féminin du baby gagnait le cœur des mères.

Tandis que la conversation sautait de vous aux deux teams en présence au
dernier bye du Polo, je songeais: toute cette grâce, cette mélancolie,
ont tourné en séduction. Mais n'y a-t-il pas perdu ses énergies? Vous
étiez l'enfant ami du plaisir, des gâteaux, des élégances, des
nonchalances, de la caresse qui effleure. N'êtes-vous pas demeuré trop
cet enfant-là?

Je suis tout étonnée de vous découvrir ce que vous êtes. La force de
votre esprit m'avait fait supposer en vous un autre homme. Votre
intelligence subtile, profonde, mâle et froide, un peu dédaigneuse
aussi, donne le change sur votre cœur hésitant et votre volonté
faible. Quand vous êtes auprès de moi, je reste sous l'enchantement de
votre parole tout imprégnée de philosophie caressante; vos paradoxes les
plus décevants me semblent choses naturelles; je me découvre étonnée de
n'y avoir pas plus tôt songé. Vous parti, la fantasmagorie de votre
éloquence tombe. Je retrouve mon jugement sain, ma _raisonnabilité_,
comme vous dites plaisamment. Peut-être exagérez-vous l'importance de
nos gestes moraux? A force de s'analyser ainsi, toute verve, tout élan,
ne quittent-ils pas nos âmes? elles n'ont plus de sensations imprévues,
les seules vibrantes, elles finissent par poser devant nous-mêmes;
n'est-ce pas alors que l'esprit s'égare?

«Quittez-vous, renoncez à vous et vous jouirez d'une grande paix
intérieure--est-il dit dans l'_Imitation_,--alors s'évanouiront toutes
les pensées vaines, les pénibles inquiétudes, les soins superflus.»

Ne voilà-t-il pas un beau texte pour vous distraire? Vous devriez
m'aimer à la folie, de vous envoyer des points d'interrogation sur de
tels aperçus philosophiques!



XVI

_Philippe à Denise._


17 janvier.

Vous semez nos rapports d'exquisité, madame; j'ai posé mes lèvres avides
d'un peu de vous, n'en fût-ce que l'apparence, sur chacun de vos points
d'interrogation. Mais comme vous devenez sévère! pourquoi me demander le
pourquoi d'un éternel malaise de mon cerveau? Puis-je dire à ma
sensibilité: cesse de demeurer en moi; à mon imagination: cesse de
vivre. Et puis quelle ressource voulez-vous que je tire de mon corps
misérable? Arrivé au détachement du seul moi qui m'intéresse,
faudra-t-il donc me livrer à un labeur constant, matériel, qui me
transformera, à votre idée, en bon lutteur contre la vie? Dites, quel
sera le beau résultat? Ma manière de vivre c'est d'être sans volonté,
hors pour cette recherche de cueillir de ci, de là, quelques impressions
rares; c'est le seul accent demandé par moi à la vie monotone et lourde;
ma nonchalance, c'est le talisman qui me fait pénétrer plus avant dans
la joie, la douleur: je change en œuvres vives les recherches, les
découvertes faites sur l'âme des autres, surtout sur la mienne. N'est-ce
pas une belle puissance? Allez, bien que courtes, mes joies sont
supérieures. Je délaisse le fruit pour me nourrir de la sève, vraie
puissance créatrice.

Pourquoi cet éternel reproche de n'être pas occupé comme tous de ma
place à conquérir dans le monde? Me voyez-vous avocat, magistrat,
médecin? J'aurais daigné avoir une seule chose: du génie. Puisque je
n'en ai pas, il faut bien me consoler avec mes rêves. Je suis «léger,
sceptique, entraînable, irrésolu, capable de tout et de rien, égoïste et
généreux, me donnant et me reprenant sans cesse, combattu par des
instincts contraires,»--comme dit l'autre,--«tirant profit des
circonstances sans prendre la peine de les faire naître». Soit. Encore
un coup qu'y puis-je faire? Les éléments que s'assimile le cerveau
humain ont cela de merveilleux qu'ils produisent des résultats très
différents en changeant d'individus. Les uns sont spéculatifs, les
autres, rêveurs; les calmes ont la richesse du sang, les nerveux, la
puissance des sensations. D'un même principe éclate la prodigieuse
variété des êtres. La même éducation a fait de mon frère un soldat, de
moi, un rêveur. Il est tout action, je suis tout pensée. Notre cerveau
élaborant la même substance en a fait une nutrition différente. Qu'y
puis-je? Je ne me vante pas plus d'avoir quelques dispositions à
rechercher le secret des causes finales, que lui ne doit se réjouir
d'être un gaillard à l'organisme parfait, très et uniquement préoccupé
de gagner promptement ses galons à sa sortie de Saint-Cyr.

Nous touchons là, madame, l'obscure mystère de l'atome de valeur
différente que, chacun, nous sommes.

Est-ce que je vous demande pourquoi vous êtes si brune, si svelte, si
pâle? Savez-vous le pourquoi de vos énergies? Celui de votre beauté
physique? Celui mille fois rare et précieux de votre beauté morale? Ah!
madame Tanagrette, vous êtes vous, et c'est assez pour moi.

Vous m'avez dit l'autre soir: «Je voudrais vous trouver une carrière
pouvant fournir quelque distraction à votre esprit, une pâture
réconfortante à votre âme souffrante.» Folie! ma carrière c'est de n'en
pas avoir. Je ne vous demande qu'une chose: ne vous désintéressez pas de
moi. Ne vous effarouchez pas de cette grande ambition, ne prenez pas cet
air hautain que j'adore, écoutez-moi: Connaissez-vous rien de plus
puissant, pour exprimer l'union infinie, que la parole du Dante: _ces
deux qui vont ensemble_.--Quelle dépendance noble on prévoit de l'un et
de l'autre. Cette courte phrase éveille à la pensée les affinités
mystérieuses unissant étroitement les âmes sans les confondre jamais:
«Ces deux qui vont ensemble...» Voulez-vous que nous soyons ceux-là?

Et puis, madame, n'allez-pas là-dessus faire l'effarouchée et me
gronder; tout cela est de votre faute... Pourquoi votre amitié
m'est-elle devenue si douce? Les heures passées auprès de vous, si
courtes? Le souvenir de tout ce qui est vous, si cher? A force de
chercher, je l'ai découvert: votre cœur dirige vos actes, guide vos
pensées; il féconde votre esprit, il attire, il enveloppe, il garde à
jamais. Toutes vos actions s'échappent de ce cœur, s'imprègnent de
lui. Voilà. Mes aperçus philosophiques ne valent-ils pas les vôtres?



XVII

_Denise à Philippe._


18 janvier.

_Voilà!_... C'est bientôt dit, monsieur; après tous ces beaux discours,
croyez-vous qu'il va m'être facile de rester modeste? Prenez garde,
vous m'admirez trop; votre amitié me semble fondée sur l'illusion, c'est
une fragile assise. Quels mécomptes vous vous préparez! Vous m'allez
découvrir un beau jour... quelle chute! j'en ai la chair de poule,
monsieur mon ami.

Ma nourrice, restée servante auprès de moi devenue grande, me disait,
lorsque je me jetais à son cou trop ardemment: «Aimez-moi moins à la
fois, Nisette, vous m'aimerez plus longtemps.»

Les amitiés durables ne naissent pas d'un caprice, songez à cela; voilà
seulement quatre mois que vous m'avez découverte; pourtant, il y a deux
ou trois ans que nous nous rencontrons dans le monde. Quel engouement
subit vous a poussé vers moi? Vous me saluiez indifférent. Il a fallu un
soir de morne ennui pour que vous daigniez venir vous asseoir auprès de
moi. Notre rencontre a été une chose charmante, mais n'exagérons rien,
cher nouvel ami, et mettons, je vous prie, les choses au point.

Je veux bien être «ces deux qui vont ensemble» s'ils ne vont pas trop
loin.

Voulez-vous que je vous dise? la variété dans l'équilibre, voilà
peut-être ce qui vous attire vers moi; mais j'ai un peu peur que ces
vitalités, ces langueurs, ces puissances de réplique qui vous charment,
ne me viennent de vous, suscitées en moi par le souffle créateur,
intellectuel et fort, qui demeure en tout homme même insciemment.

Si je raisonne juste, quel petit néant je serais!



XVIII

_Philippe à Denise_.


19 janvier.

Vous vous trompez, madame mon amie, c'est vous qui possédez le _souffle
créateur_; vous êtes, de plus, la séduction faite femme.

J'ai mis un long temps à vous découvrir? C'est mal à vous de me le
reprocher. Vous portiez par le monde une certaine hauteur un peu
arrogante bien faite pour éloigner un sensitif de mon espèce. Je vous
admirais sans oser approcher. Lorsque de temps en temps je m'oublie à
savourer mes souvenirs, si loin que je les remonte, je vous retrouve en
ma pensée: fine, jolie, flexible, délicate et si pâle... Je vous
saluais et je passais, n'ayant pas l'orgueil de croire possible un
intérêt de vous venant jusqu'à moi.

Cette soirée ennuyeuse, je la bénis. Voilà, madame, comme les épreuves
communes créent inopinément, entre les âmes, les plus forts liens!



XIX

_Denise à Philippe._


20 janvier.

Moquez-vous, ironique! Ma nièce a bien raison de vous étiqueter le plus
décevant d'entre tous ses flirts. Savez-vous qu'elle est un peu jalouse
de vos fréquentes visites avenue Montaigne? Elle est venue me voir tout
à l'heure «espérant vous rencontrer»; j'ai souri; la chatte aiguise,
sans trop oser pourtant, sur la petite tante, ses fines griffes roses.
Elle allait au cercle, patiner avec son père; elle aurait voulu vous
trouver là et vous emmener.

Quel cocasse amalgame elle faisait de son inquisition sur vous, d'une
rage contre un pli malencontreux de sa jupe, d'un triomphe de son
chapeau, tout cela mêlé de termes techniques empruntés à la solennité de
ses débuts sur la glace, _au cercle_; ce mot prend, dans sa bouche,
toute l'importance la plus select!

D'ailleurs, cette lettre n'est pas pour vous dire cela, mais ceci: Mère
me charge de vous inviter à dîner chez elle samedi. Viendrez-vous? Et
serez-vous ce soir chez ma belle-sœur? Madame d'Aulnet et Suzon
comptent sur vous... moi aussi.



XX

_Philippe à Denise._


21 janvier.

J'ai eu beau vous dire, hier, que j'acceptais avec enthousiasme
l'invitation de votre chère mère, il me faut encore vous l'écrire pour
avoir le prétexte de vous conter la joie ressentie de cette rencontre
imprévue, au Bois, aujourd'hui.

Vous veniez vers moi, légère, marchant vite, de ce pas rythmé que
j'adore, blottie dans vos fourrures; vous ne me voyiez pas. Votre robe
flottante s'est tout à coup collée sur votre corps gracile, par un
caprice du vent. J'en ai été ému artistement, ma chère statuette, et
plus troublé que par la nudité absolue.

Voilà l'homme fort que je suis: quelques courbes ont sur mon imagination
bien de la puissance et y sèment bien du désarroi. Rien n'est vulgaire
qui me vient de vous. Vous êtes le réveil de mes énergies; vous peuplez
ma vie de sensations. Et quelle jolie mine éveillée vous avez eue en me
reconnaissant! Votre manière d'être timide et résolue m'enchante.

Non, non, tous les plaisirs ne sont pas au-dessous de ce que
l'imagination nous les fait; les miens sont vifs et pénétrants quand, de
temps en temps, je m'oublie à savourer mes souvenirs. Et il ne faut ni
me gronder, ni m'en vouloir quand, de loin en loin, je m'enhardis à vous
envoyer ainsi la «joyeuse envolée des pensées...»



XXI

_Denise à Philippe._


22 janvier.

«D'amour»... c'est bien ça, pas vrai? Oh! le poltron qui n'ose finir sa
citation! Oh! le laid monsieur mon ami, que je surprends en flagrant
délit de marivaudage! car vous marivaudez. Marivaux marivaudant sans le
savoir, a là son excuse; mais vous, le sachant, n'en avez aucune; c'est
une infériorité notoire. Ramagez d'autre sorte si vous voulez continuer
de plaire à votre amie.

Ma belle-mère m'offre sa loge à l'Opéra pour vendredi. Voulez-vous y
venir? On y joue _Sigurd_. Germaine Dalvillers entre; elle accepte deux
places pour elle et son mari. Serez-vous mon Mentor? Je vous quitte,
elle bavarde, lit par-dessus mon épaule, je ne sais plus ce que je vous
dis!



XXII

_Philippe à Denise._


23 janvier.

Impossible, à mon très grand regret, madame mon amie. Une mission tombe
sur ma nonchalance; plaignez-moi. Je dois aller à Bruxelles pour une
conférence sur des choses fort techniques. Je vous prie en grâce de ne
pas me faire vous les expliquer.

Soyez bonne, écrivez-moi. Je m'engage à commencer.



XXIII

_Philippe à Denise._


25 janvier.

Déplorable, madame, ma première impression de voyage! Je n'avais pas eu
le temps de dîner, en vous quittant, avant de prendre le train. A
Compiègne, première station, je veux voir si je trouve au moins des
cigares. Je commence par lutter un bout de temps contre la portière du
wagon qui ne veut pas s'ouvrir. Enfin je saute sur le quai; mais à peine
avais-je fait dix pas, voilà mon train qui se remet en marche. Je me
précipite; une casquette galonnée me saisit par le bras--poliment, je
dois le reconnaître--et me dit: «Monsieur, vous allez vous faire casser
une jambe.» Je lui réponds: «Mon bon monsieur, laissez-moi remonter, je
vous en supplie...» La casquette resserre son étreinte et le train fiche
le camp de plus en plus, si j'ose m'exprimer ainsi.--«Mais, monsieur,
c'est épouvantable ce qui m'arrive... Ma valise! Ma canne! mon sac de
voyage! Ma couverture!»--La casquette, bienveillante, me conduit au
bureau du télégraphe, et j'envoie une dépêche au chef de gare de
Tergnier, (Tergnier est, paraît-il, la prochaine station), pour qu'il
repince mes accessoires; je les reprendrai en passant.

Conclusion: j'ai deux heures à tuer à Compiègne; je repartirai par le
train de neuf heures quarante-sept et j'arriverai tranquillement à
Bruxelles vers quatre heures du matin.

J'ai commencé par dîner plutôt mal que bien à l'hôtel de Flandres. Puis,
j'ai passé une demi-heure dans un café-concert à soldats, bondé
d'artilleurs, où il y a des chanteurs extraordinaires, et qui s'appelle
le café _Jeanne d'Arc_. Enfin j'ai pénétré dans l'intérieur de la ville
et c'est du café de la Cloche, le plus chic de Compiègne, que je vous
écris ce billet résigné. La remarque la plus profonde que j'aie faite
jusqu'ici, c'est que cette ville est fertile en artilleurs. J'éprouve le
besoin de me rendre cette justice que j'ai pris mon aventure avec une
sérénité, un détachement, une patience, une douceur, éminemment
philosophiques. Si je ne retrouve pas ma valise (tout arrive), je
raconterai mon malheur aux bons Belges, et je ferai une conférence en
veston, voilà tout. Mon voyage s'annonce bien, comme vous voyez. Mais ce
début me donne droit à des compensations, et je les attends avec
confiance.

Adieu, chère madame mon amie. Je ne veux pas, cette fois, manquer mon
train, et je n'ai que le temps de vous baiser les mains.

    PHILIPPE.

Observations: Compiègne est traversé par un cours d'eau. Il y a un pont.
Il y a aussi quelques becs de gaz dans les rues. La grande majorité des
habitants est dans l'artillerie. La bière y est médiocre. J'ai entendu
dire qu'il y avait un château. Il n'y a ni buffet ni cigares à la gare.
On s'instruit en voyageant.



XXIV

_Philippe à Denise._


26 janvier.

_Grand-Hôtel, boulevard Anspach._

Suite de mes «impressions de voyage». Donc, j'ai repris, madame Nisette,
le train de neuf heures quarante-sept à Compiègne. Mais on m'avait
trompé en me disant que j'arriverais à Bruxelles à quatre heures du
matin. J'ai dû attendre encore deux heures à Tergnier, _port de mer_ de
quatre mille âmes.

Buffet modeste, où j'ai jeté les bases d'une amitié solide avec un
employé galonné du chemin de fer, en lui offrant un punch. Je suis allé
passer une heure à un bal populaire proche de la gare. Entrée: vingt
centimes. Le spectacle de la joie des simples m'a pour un instant
consolé de la vie. Vu une belle fille au bras d'un artilleur.

Arrivé enfin à Bruxelles à cinq heures et demie. Descendu au
Grand-Hôtel. Levé à midi; déjeuné, erré dans les rues. Je craignais
d'être trop piloté et un peu envahi; mais pas du tout: je n'ai vu, au
cercle où je dois faire une conférence, que le gérant. Je suis donc
libre jusqu'à ce soir.

Parcouru la rue de la Loi et la rue Royale. «Le silence infini de ces
rues rectilignes m'effraie», comme dit Pascal. Pas un café, pas une
brasserie dans la ville haute qui est noble, propre, blanche, élégante
et un peu froide. En bas, le boulevard Anspach qui ressemble aux
boulevards de Lyon. Le gérant du cercle m'a recommandé le palais de
justice; mais c'est trop loin, je le verrai une autre fois. Cueilli ces
fragments de romances à l'étalage d'un marchand de journaux.

_La Nacelle_ (air de Béranger à l'Académie).

    Ne pleure plus, ma Marie, et remarque
    Le bleu du ciel et le vent indulgent...

_La Misère des Flandres_ (air de Béranger à l'Académie).

    J'ai vu là-bas, près d'une croix de pierre
    Un pauvre veuf implorer l'Éternel...

Je voudrais bien être avenue Montaigne... Je vous baise les mains, amie
incomparable.



XXV

_Philippe à Denise._


Marchienne, 30 janvier.

Je trouve, madame mon amie, vos deux billets exquis en arrivant chez
madame de X..., grand réconfort et attendrissement. C'est le premier
moment agréable de mon voyage. J'ai fait hier soir ma conférence devant
un public quelque peu empaillé. Pourtant, tout a plutôt bien marché,
sauf un peu de bafouillage çà et là, et je les ai déridés par instants.
En somme, quelque chose d'intermédiaire entre le succès d'estime et le
succès proprement dit. Et puis, comme vous le dites avec éloquence,
_omnia nihil_.

Couché à dix heures. Nuit réparatrice. Pris train à une heure. Traversé
pays tout noir de charbon. Lugubre. Arrivé à trois heures chez madame de
X..., charmante. Causé de Paris pendant une heure. Monté dans une
chambre où je n'ai juste que le temps de vous rappeler que je suis
toujours à vos pieds. Sais-tu, madame, savez-vous?



XXVI

_Philippe à Denise._


Anvers, 3 février.

Madame,

Je n'ai pas eu le temps de vous écrire hier, et aujourd'hui je n'ai
qu'un moment. Mardi, à Marchienne, grand succès. Hier, déjeuné à
Bruxelles avec les de X... Mangé huîtres exquises et choses bizarres
excellentes. Puis, parti pour Anvers. Là, très grand succès. Braves
gens. Promenade nocturne fantastique à travers les rues jusqu'à deux
heures du matin.

Des cafés-concerts d'une décoration folle: style indien, babylonien,
assyrien, byzantin, extra-oriental, quelque chose d'éclatant et de
barbare, fait pour donner une vision d'Eldorado et d'Alhambra aux
matelots qui débarquent après six mois de mer, et des chanteurs de tous
les pays et de toutes les langues. C'est d'un cosmopolisme bien amusant.

Adieu, madame mon amie, je serai demain à Paris.



XXVII

_Denise à Philippe._


10 avril.

J'ai pensé à vous, hier, et vous ai regretté; c'était mon dernier five
o'clock. Dans le salon, par hasard, quatre littérateurs de la jeune
génération, dont deux génials déjà. Ils se connaissent, un dîner
s'improvise, ce qui est toujours une manière favorable de réunir les
gens. On a causé, causé, causé; discuté, discuté, discuté; philosophé,
blagué, psychologué. Puis ça a fini par une lutte à mains plates, entre
l'un d'eux et la jeune femme d'un autre, suprêmement intelligente, fine,
distinguée. Au fort du combat, comme elle perdait ses forces, son mari
s'écrie: «Mais ruse donc, salaude!» Nous en avons ri pendant vingt
minutes, tous, et si follement, de ce vieux gros mot dans cette bouche
de raffiné éloquent, que nous ne nous sommes arrêtés de rire que pour
reprendre des forces et repartir plus fort.

Nous avions dîné dans la serre, parmi les fleurs, un désir réalisé pour
satisfaire le caprice de l'un des convives. La pluie tombait dru sur le
plafond de verre. C'était un joli bruit grésillant.

Et ce service au milieu de tout cela... mon vieux domestique ahuri (il a
été dressé par ma tante, l'habitude des cours). L'un accaparant les
huîtres, l'autre le poulet en gelée, un troisième le rôti, un autre les
écrevisses. Le dessert sur la table, pas plus respecté: raisins,
amandes, sucreries, en branle dès après le potage. Non, non, il fallait
nous voir! Le café pris, au salon, les plus hautes pensées tripotaillées
par tous, pafs de joie, ivres d'éloquence et d'idées remuées; puis de la
savante musique qui calme; puis je chante avec toute mon âme--vous
n'avez pas encore entendu cette voix-là--et toute mon émotion artistique
surexcitée, en communion avec la leur. Et après tout cela, je ne sais
quoi d'alangui, de très suave, de recueilli qui faisait qu'on ne pouvait
plus se quitter; enfin, exquis!

Je vous aurais voulu là, correct. Mais c'est égal
si--vous--là--auriez--pas--donné--dîner--pour--des prunes--je crois!

Adieu, moqueur par excellence. Un bon shake hands très friendly, et
surtout tâchez d'avoir en me lisant, à défaut d'indulgence, _the most
understanding soul_...



XXVIII

_Philippe à Denise._


11 avril.

C'est ma chance, cela! et si vous croyez que ça me console de penser que
j'aurais pu être là... Je n'ai même pas la ressource de vous dire: Ne
pouviez-vous m'appeler par téléphone? Vous l'auriez fait, je n'étais pas
chez moi; j'ai dîné au Cercle, puis, été à une réception chez le prince
X... Rien que des Altesses--sauf moi--régnant dans les salons de leurs
nobles sujets.

Ma chère amie, je ne veux plus rencontrer un prince, plus un seul, parce
que je n'aime pas rester debout des soirées entières, et ces rustres-là
ne s'asseyant jamais, laissent non seulement les hommes mais toutes les
femmes perchées sur leurs pattes de dinde, de neuf heures à minuit, par
respect de l'Altesse royale.

Et quelles comédies admirables se jouent là! J'aurais un plaisir
infini--vous entendez, infini--à les raconter si je n'avais des amis, de
charmants amis, parmi les fidèles de ces grotesques. Mais le prince de
X..., la princesse de N..., la duchesse M..., le duc de B... lui-même,
sont si gentils à mon égard, que vraiment ce serait mal: je ne peux pas;
mais ça me tente, ça me démange, ça me ronge...

En tout cas, cela m'a servi à formuler ce principe qui est plus vrai,
soyez-en convaincue, que l'existence de Dieu:

--Tout homme qui veut garder l'intégrité de sa pensée, l'indépendance de
son jugement, voir la vie, l'humanité et le monde en observateur libre,
au-dessus de tout préjugé, de toute croyance préconçue et de toute
religion, doit s'écarter absolument de ce qu'on appelle les relations
mondaines, car la bêtise universelle est si contagieuse qu'il ne pourra
fréquenter ses semblables, les voir, les écouter, sans être malgré lui
entamé par leurs convictions, leurs idées et leur morale d'imbéciles.

Enseignez cela à Hélène si vous voulez en faire une vraie femme, et
laissez-moi vous baiser les mains.



XXIX

_Denise à Philippe._


13 avril.

Saperlipopette, quelle boutade, quelle énergie, quelle verve! Faut-il
que vous vous soyez assez ennuyé devant vos Altesses sérénissimes! Je
crois aisément qu'il s'est remué moins d'idées chez le prince X... hier
soir, qu'en mon humble _home_. Mais soyez sûr, ami, que vos grands
seigneurs ne détiennent pas à eux seuls le record de l'ennui. Ah! qu'ils
vous paraîtraient sublimes si vous les fréquentiez en sortant de chez
des bourgeois... J'en possède de stupéfiants dans la famille de mon
mari. Pour ceux qui ont un cœur et qui pensent, le bourgeoisisme,
voilà le seul, le véritable ennemi.

Les grands seigneurs, s'ils n'ont pas le fond, ont au moins la forme;
c'est déjà cela, et qui manque totalement aux autres. Le bourgeoisisme?
C'est les petits sentiments doublés d'idées étroites. Vivre avec de
hautes pensées, de nobles préoccupations d'étude, d'art; avoir de grands
sentiments, de grandes générosités, cela arrive de temps en temps aux
nobles, aux princes, aux rois; mais les bourgeois, rien, rien, rien,
vous dis-je. Ils sont creux, ils sont bêtes, ils sont rusés, ils sont
lâches, ils sont égoïstes, ils sont voleurs. Ils savent entourer d'une
telle hypocrisie leurs vilaines actions qu'ils deviennent impeccables
devant la loi et restent pourtant, d'instinct, repoussants. Par
bourgeois, j'entends ceux-là à qui peut s'appliquer cette définition:
le bourgeoisisme n'est pas un état social, mais un état de l'âme; il est
des bourgeois jusque parmi les artistes.

Ah! les classes dirigeantes! les gros exploiteurs de tous et de tout...
du génie aussi bien que du travail... Rien que de penser à eux, je me
sens devenir socialiste. Et leur délicatesse? leurs femmes jettent la
pierre à la pauvre amoureuse qui succombe dans les bras de l'amant. Mais
les perles qui tombent de leurs lèvres, qui les recueillera? J'ai connu
une veuve remariée; un jour on parlait devant elle et son second mari
des nuits plus ou moins douces au souvenir; elle s'écria: «Eh bien, moi,
mes deux plus belles nuits sont mes deux nuits de noce!»

--Oh, Marie! répondit le second mari, tu m'avais pourtant dit...»

Et je vous passe l'explication avec Léon, successeur de Paul, et
l'écœurement où nous étions, mère, moi et une autre jeune femme qui
avait mis imprudemment ce sujet délicat entre ces bouches profanes.

Pour le coup j'ai formulé cet axiome: le remariage est un adultère
posthume.

Quand j'ai passé une heure, par force, en compagnie de ces gens de la
grosse espèce, je rentre chez moi en hâte, je prends un bain, et je
voudrais arracher de mon cerveau toutes les pensées qui l'ont traversé;
elles me semblent souillées. Comme Hamlet j'ai envie de m'écrier: «_to
sleep... to dream!_»



XXX

_Philippe à Denise._


14 avril.

Peut-être avez-vous raison; au moins mes princes sont princes. Que
j'aime donc vos lettres! Je me réjouis de dîner ce soir avec vous.
J'espère que l'instinctive madame Ravelles aura l'esprit de me mettre
auprès de vous. Je vous préviens obligeamment que si elle ne le fait
pas, je serai d'une humeur de dogue.

Et puis, n'allez pas prendre des airs effarouchés, n'est-ce pas, parce
que j'aime votre âme qui est bien la plus jolie et la plus droite que je
connaisse?



XXXI

_Denise à Philippe._


14 avril.

Voyez-vous cela?... Comme je suis très bonne, voici ma réponse à votre
petit bleu pour le cas où je serais séparée de vous à ce dîner; mot:
fiche de consolation--et aussi pour que vous ne fassiez pas une mine si
triste que, du coup, pour en combattre le déplorable effet, je doive
devenir d'aspect très gai. O diplomatie!... Et tout ça pour rien:
«Rodrigue, qui l'eût cru?»

Je crois simplement, monsieur mon ami, que mon âme est douce,
clairvoyante et ferme, tendre un peu, surtout éprise d'un certain idéal
de fierté et de respect de soi. Il ne faut pas m'en savoir trop de gré.
Maupassant disait un peu paradoxalement: «Le génie, c'est un bon
estomac.» Moi je dis: «L'organisation d'un être, c'est son caractère, et
le caractère c'est la fatalité.» L'éducation nous donne un peu
d'hypocrisie, c'est tout.

Et prouvez-moi le contraire? Notre organisme est un enchevêtrement
inextricable de mélanges de races, et c'est l'hérédité cruelle qui nous
fait ce que nous sommes. Voilà pourquoi la fille de mon papa, que je
suis, n'est pas muette, au contraire de l'amoureuse de Molière. J'ai eu
une arrière grand'mère très vive et très bavarde; il en résulte que de
langue en langue, comme de fil en aiguille, j'aime non parler, mais
écrire.

Monsieur, j'ai bien l'honneur de vous dire bonsoir par la présente. Ah!
cher nonchalant, vous devez avoir eu une marmotte, vous, parmi vos
aïeux.



XXXII

_Philippe à Denise._


16 avril.

Hélène vous a-t-elle dit que je l'ai rencontrée aux Champs-Élysées et
que, sous l'œil vigilant de miss May très correcte, nous avons entamé
un petit flirt? Elle était divinement jolie, votre fille, dans sa
toilette de velours bleu et cette fourrure pelucheuse gris-pâle de
chinchilla. Elle m'a dit sur ses «petits amis les pauvres» et sur le
froid, des choses divines.

Je vous préviens, madame, qu'elle m'a invité à dîner pour demain soir
avec ses amies et sa chère grand'mère de Nimerck, et que je viendrai si
vous ne me décommandez pas, car j'ai promis de faire une représentation
avec le grand guignol.

Yours always.



XXXIII

_Denise à Philippe._


17 avril.

Hélène? c'est une enfant soyeuse, douce et tendre, quiète et recueillie,
pâle, estompée, une enfant de rêve, un coin du ciel dans ma vie.

Venez. Depuis ce matin on prépare à votre intention une partie du salon.
_Votre_ théâtre y est déjà et les marionnettes pendent languissamment
sur un bras de fauteuil, attendant que vous leur donniez la vie. Que
d'âmes de femmes sont ainsi qui s'éveillent entre les mains délicatement
caressantes de l'homme qui les aime...

Hélène m'a conté votre promenade et je dois vous dire que vous avez
aussi une petite place dans ce cœur-là. Oui, n'est-ce pas, elle est
un peu divine, ma fille? J'aime la laisser vivre dans l'engourdissement
de ses doux instincts; elle séduit, captive, parce que j'ai respecté
cette fleur d'enfance qui la fait si naïve dans ses huit ans, si loin
des choses pratiques de la vie. De là viennent ces finesses de pensées
qui vous enchantent.

En dehors de cela, il y a en elle une source de poésie. Elle est
vraiment belle, physiquement et moralement. Mon Dieu! quand je songe
qu'il me faudra un jour donner ce cher trésor à un homme qui peut-être
ne comprendra rien à toutes les exquises et fines choses qu'elle
représente!... Le pire des maris n'est pas celui qui bat, trompe, boit;
c'est celui qui ne croit pas en nous, qui nous dédaigne poliment, nous
juge inférieure à lui et nous fait souffrir dans nos élans, dans toutes
les choses bonnes, fines et tendres que nous croyons devoir lui offrir.

Oh! les morts vivants! ceux qui nous méprisent parce qu'avant nous la
foule des vulgaires pensées, des vulgaires femmes, ont éteint pour
jamais leur âme. Ceux que leurs souvenirs déçus hantent, les éteints de
la vie que rien ne peut ni ranimer, ni faire croire à quelque chose de
bon, de droit, de beau! Ceux-là qui ne nous demandent ou ne nous donnent
rien, je les hais.

L'atrophie du corps n'est rien, l'atrophie de l'âme est tout; de même
que la possession est peu de chose tandis que le désir est tout.

Tenez, Vandérem dans son roman: _la Cendre_, a fait une étude parfaite,
juste et douloureuse, de cet état d'âme de l'homme qui entre dans le
mariage en cendres.

Ne dites pas que cette chose-là n'arrive pas, puisqu'elle m'est arrivée.
Je vous jure, c'est le moindre des maux, qu'on nous préfère une
maritorne. Mais ce par quoi j'ai passé! Encore étais-je énergique; mais
Hélène? tendre, mélancolique, perdue dans le rêve, elle mourrait s'il
lui fallait souffrir ce que j'ai souffert. Rien que d'y penser, je
déteste déjà mon gendre.

Il faudra qu'un de ces soirs je vous conte le douloureux drame--si
calme, si correct--de ma vie, et que je vous présente un peu ce premier
secrétaire d'ambassade qui est mon mari, et de qui me vinrent tous mes
désenchantements, à l'éternelle et très grande stupéfaction de ma
belle-mère, nature froide, orgueilleuse, assez vulgaire, qui n'y a rien
compris. Pour elle, la politesse tient lieu de tout.



XXXIV

_Philippe à Denise._


18 avril.

Encore profondément troublé de notre conversation d'hier au soir, je
vous envoie, ma chère, chère amie, le témoignage de mon respect et de ma
tendresse.



XXXV

_Denise à Philippe._


18 avril.

Comme vous êtes bon, comme cette dépêche m'a fait du bien!

Après votre départ, je me suis demandé pourquoi je vous avais tout dit;
j'ai été prise, malgré moi, d'une honte douloureuse. J'étais seule,
brisée par mes souvenirs, pauvre marionnette plus vide et plus molle que
celles d'Hélène, traînant éparses sur les meubles. Et voilà que votre
mot tendre me montre que vous avez pressenti ce qui devait se passer en
moi, l'anéantissement où m'avaient laissée ces confidences.

Oui, j'ai bien souffert; aussi vous serez toujours indulgent à l'amie
blessée, n'est-ce pas?

J'ai parfois des énervements, des rages, à cette ressouvenance de ma vie
manquée, perdue. Que de tendresse, pourtant, je me sens au cœur, et
comme j'aurais su aimer, il me semble. Mais il y a des êtres qui vivent
ainsi dans un perpétuel inachèvement; c'est fini, jamais rien ne me
tirera des limbes où je demeure et dans lesquels mon cœur révolté ne
peut pas s'éteindre.

J'avais vingt-deux ans quand j'ai désespéré de pouvoir continuer ma vie
comme le hasard et la société me l'avaient créée; Hélène avait deux ans.
J'ai pris ma fille et me suis sauvée. J'ai trente ans bientôt. Pendant
ces six ans de séparation consentie de part et d'autre, me sont apparus
de jolis commencements d'aventures, mais seulement cela. J'étais en
plein arrêt d'enthousiasme au moment où eux s'emballaient; de là des
ennuis. Le monde, pour cette raison, me donna quelques amants que je ne
pris pas, et il ne sentit pas mon cœur vivre dans toute la pureté
ardente et fougueuse d'une tendresse toujours à vide, sans but, un peu
exaltée, justement à cause de ce _sans but_.

Mettez, avec cela, que j'ai l'esprit coquet; ce qui m'entraîne parfois à
donner à des indifférents toutes sortes de petites choses
intellectuelles pimpantes, que les fats prennent pour des avances,
peut-être? J'ai donc une réputation un peu calomniée. Je ne m'en
disculperai pas à vous. Vous savez mieux que tous autres ce qu'est ma
vie.

Mais tout cela vous expliquera pourquoi je suis si heureuse de notre
bizarre et fervente amitié, heureuse de passer ces soirées intimes avec
vous, dans la joie douce et recueillie d'avoir trouvé un cœur un peu
frère du mien.



XXXVI

_Philippe à Denise._


19 juin, minuit.

Mon amie, les mots me manquent pour vous exprimer la tendresse
respectueuse qui me lie chaque jour davantage à vous. Ce soir, vous me
parliez, de votre voix douce et basse, contenue, presque sans parole,
toute pleine d'émotion. Vous me parliez et j'étais bien ému. Vous
m'apparaissiez une chose de résignation, de force, de paix, une chose
qui m'est aussi précieuse, aussi rare, aussi chère que peut vous être
votre Hélène. Tout, de vous, d'elle, me semble une harmonie. Ne dites
pas que je suis fou, ne dites rien, afin que des mots irréparables ne
soient pas entre nous, et laissez-moi garder dans mon cœur l'idée de
vous ainsi que d'une chose sainte.



XXXVII

_Denise à Philippe._


1er juillet.

Eh quoi, mon cher clair obscur, vous m'écrivez presque une lettre
d'amour pour laquelle je m'apprête à vous bien gronder, puis vous
disparaissez: ni lettre, ni visite pendant douze jours!

Durant ce siècle, vous comprenez bien, ma colère est tombée; ne parlons
donc plus de la lettre, je l'ai oubliée. Seulement, comme je quitte
Paris dans quelques jours, je viens obligeamment vous le dire, afin
qu'un ami un peu bizarre que je possède dans les abords de l'avenue de
Messine ne vienne pas frapper à mon huis pour apprendre que j'en suis
bien loin... ce qui donnerait peut-être trop d'importance à un léger
ressentiment...

Je devrais même être partie; mais comme j'avais eu l'intention louable
de révérender ma vieille tante de Giraucourt avant mon départ pour
Nimerck, elle m'a invitée à dîner. Je n'ai pu refuser: cela aurait fait
de la peine à ma mère qui, étant donnée la grande différence de leur
âge, considère un peu cette sœur aînée comme sa mère.

C'est cette tante-là que mon frère Gérald, mes cousins et moi, avons
irrévérencieusement baptisée: _l'habitude des cours_. Et ce que ce nom
lui sied bien! une merveille! Elle sait, je crois le Gotha par cœur,
et c'est à peine si elle ne libelle pas ses invitations: d'ordre de la
baronne de Giraucourt, etc., etc.

Elle a un tempérament de _ralliée_. Elle était royaliste--de par les
sentiments paternels,--mais elle n'a pas su résister à l'entraînant
second empire; elle deviendrait, je crois, républicaine, si les
républicains s'avisaient d'avoir une cour et surtout beaucoup de
décorum.

C'est un type, ma tante. Je vous la ferai connaître. Grande, encore
belle sous ses cheveux blancs, généreuse, intelligente et fantasque,
elle dépense tous ses revenus en bonnes œuvres. Elle déteste ma
belle-mère et l'intimide; c'est curieux et amusant à voir. Quand ses
réceptions de famille sont émaillées de quelques étrangers, le maître
des cérémonies--lisez valet de chambre--passe discrètement entre les
groupes, au salon, avant le dîner, pour remettre une carte sur laquelle
est écrit: «Monsieur du Rand»--ma tante ne peut se résoudre à ne pas
ennoblir tous les gens qu'elle fréquente--«est prié de se mettre à table
à la droite de madame da Borde et d'offrir son bras à madame de Nières».

Et M. Durand, madame Deborde, madame Danières, l'espagnolisée pour un
soir, se troublent, se perdent en lisant trop attentivement leurs
petites pancartes; cela amène les confusions les plus drolatiques,
tandis que ma tante, très digne, froissée de leurs maladresses, murmure:
«Pas l'habitude des cours...» et que nous faisons des efforts
surhumains, nous autres jeunes, pour ne pas mourir de fou rire.

Une idée? Si vous veniez à Nimerck avec nous? Gérald nous quittera là
pour aller s'embarquer à Cherbourg.

Cela distraira un peu ma pauvre maman de son chagrin, d'avoir à
s'occuper d'un hôte.

Je serais ravie de voyager ces quelques heures avec vous; mais ça ne
s'arrange pas, hein? Avez-vous remarqué comme rien n'est favorable à nos
désirs, à nos joies dans la vie? Quel dommage de passer son temps à
dire: quel dommage!

Adieu; je me fais l'effet d'un Jérémie de poche. Adieu. Vraiment, vous
ne pouvez pas partir vendredi?

Me voilà subissant envers vous une loi d'attraction bien
extraordinaire... ne devrais-je pas être un peu fâchée, indiscipliné
ami? Adieu, adieu. Ce sentiment peut durer indéfiniment entre nous--je
veux dire l'espace d'un matin, ce qui est énorme.

Adieu, adieu, adieu! cette fois, c'est sérieux. Adieu, monsieur mon ami,
pensez, travaillez; ne vous contentez pas de traîner votre nonchalance
dans des lieux selects, et d'accrocher des cœurs de femme au bout de
vos éperons; ne donnez ni votre âme, ni votre esprit à la foule, cette
cohue insupportable, sans cœur, sans bonté, sans distinction et sans
joie.

C'est la grâce que je vous souhaite en vous disant _amen_ et en serrant
affectueusement votre main.



XXXVIII

_Philippe à Denise._


2 juillet.

Madame mon amie,

Je dis comme vous: quel dommage! J'aurais tant voulu passer ces jours
avec vous; j'en avais presque besoin, triste comme je le suis.

Vous êtes bien heureuse de vous en aller; en vérité, plus je vais et
plus je prends en aversion Paris, que j'aimais tant autrefois. Les
quelques heures tranquilles et bonnes que j'ai volées à mon mauvais
destin, ces dernières années, je les ai passées loin de Paris. Combien
sont différentes, plus saines, plus personnelles et plus profondes les
émotions qu'on éprouve loin de lui. Dites bien surtout à la mer que je
l'adore.

Je suis accablé d'ennuis de toutes sortes, matériels et moraux, grands
et moyens. Je sens monter sur ma pauvre tête un orage épouvantable. Les
bonnes gens diront: c'est votre faute. La belle et intelligente
consolation! Mon courage et ma résignation sont à bout.

Dans ces tristes circonstances, votre compagnie, madame, vous si
vaillante et si bonne, m'eût été particulièrement précieuse; mais, vous
voyez, il faut aussi que j'y renonce. Du moins, j'espère que vous
penserez un peu à votre ami et que vous trouverez le temps de lui
écrire. Si vous saviez le plaisir que lui donnent vos lettres, vous lui
écririez très souvent.

Je vous prie de présenter mes hommages à madame votre mère et de dire
pour moi à votre frère mes souvenirs les meilleurs et les plus
affectueux. Il est en effet peu probable que je puisse aller à Nimerck,
même vous y rejoindre le 14. Les événements ne me semblent pas s'y
prêter. Je n'ai cependant pas encore perdu toute chance, et vous pouvez
compter que, si je peux m'échapper un instant, j'irai vous baiser la
main.

A bientôt donc, je l'espère. Excusez la désolation de cette épître, n'en
veuillez pas à la familiarité de mon affection qui vous transforme déjà
en sœur de charité. Soyez convaincue surtout, madame mon amie, que je
vous aime très tendrement; c'est ma manière de vous remercier de la
bonté et de l'indulgence que vous avez pour moi.



XXXVIX

_Denise à Philippe._


3 juillet.

Vous souffrez, vous êtes triste, votre lettre m'a touchée. J'y sens un
esprit en détresse, d'une de ces détresses morales qui meurtrissent
l'âme. Alors j'ai béni la sotte rage de dents qui m'a retenue à Paris et
me permet de vous répondre plus vite.

Oui, le croiriez-vous? toute ma sagesse s'étant réfugiée dans une dent
du même nom, elle se trouve probablement si à l'étroit dans ce logis de
nacre, que mon très américain dentiste parle de me l'enlever--pas ma
sagesse--ma dent!

Je plaisante, mais c'est du bout des lèvres, je vous jure, car je suis
tout attendrie sur votre chagrin. Quel malheur que notre amitié soit si
jeune! Je vous dirais: «Je sais peut-être pourquoi vous souffrez», et
nous pourrions parler de vos ennuis, sans que cette terrible
susceptibilité qu'ont tous les hommes à conter leurs maux, se révolte,
sans que cela puisse vous paraître une indiscrétion de la part de votre
trop nouvelle amie.

Non, ce n'est pas votre faute. Pouvons-nous ne pas subir, par instants,
pour l'argent, ce vent de folie qui nous pousse tout à coup si fort à
l'abîme? Toute résistance nous devient impossible et il faudrait
résister, pourtant: pouvons-nous être des sages et ne subir aucun
entraînement?

J'ai beaucoup souffert déjà dans ma courte vie, c'est pourquoi je
comprends toutes les souffrances. Mon père avait coutume de dire: «On a
fait de l'argent un roi; aussi j'éprouve une certaine satisfaction à le
détrôner.» Et il le détrônait si bien que nous avons connu des années
aux jours noirs, si tristes, qu'on se demande parfois comment on survit
à ces choses.

Hélène n'aura pas ces douleurs-là; mon pauvre père mort, des héritages
nous sont venus; l'avenir de ma fille est assuré; heureusement, car elle
me paraît être dans les mêmes idées que son grand-père.

Il y a quelques jours, je lui demande ce qu'elle a fait d'une assez
grande quantité de sous neufs que chacun se plaisait à lui donner.

--Mes sous d'or? oh! mère, ils étaient devenus tout noirs et si laids!
je les ai jetés par la fenêtre.

Je n'ai pas eu le courage de lui expliquer la faute qu'elle avait
commise, tant m'a paru propre et rare, et peu bourgeois, ce mépris des
gros sous. Et puis elle n'a pas encore huit ans; il sera temps plus
tard.

Allez, mon ami, les pires souffrances sont celles du cœur. J'ai
souffert cruellement dans le mien qu'on a pris plaisir à tenailler, à
mettre en lambeaux. Mon mal, peu à peu, s'est fait plus sourd, moins
cuisant; il demeure, pourtant.

Vous voyez, vous pouvez crier misère vers moi: je saurai comprendre vos
plaintes, sinon vous guérir. Hélas! si vaillante soit mon amitié vous
êtes un homme, je suis une femme. Ces seuls mots ne mettent-ils pas
entre nous cette sotte barrière mondaine qui anéantit tous les élans
spontanés et généreux des cœurs? Aussi j'ai été bien touchée de
votre: «Je vous aime tendrement.» Soyez-en persuadé, je sens toute la
droiture, toute l'exquise franchise de votre phrase, et je suis très
heureuse d'être aimée par vous de cette façon.

Je crois avoir trouvé le vrai nom du sentiment qui nous lie, en
l'appelant un sentiment sans nom. Tel, l'innommé, je l'aime parce qu'il
nous unit.

Adieu, mon pauvre ami, soyez courageux, soyez fort, soyez confiant dans
les inspirations dictées par votre esprit, ne craignez pas d'attaquer de
front vos ennuis. Surtout, ayez foi: tous ceux que j'aime et qui
m'aiment réussissent.

Adieu. Commencez par rire de cette folie superstitieuse, et puis
envoyez-moi un battement de votre cœur, je vous le rendrai.

    DENISE.

_P.-S._--Avec ce retard pour ma dent qu'on soigne, je reste encore deux
jours à Paris. Pourquoi ne viendriez-vous pas avec nous à Nimerck?
Allons, décidez-vous?



XL

_Philippe à Denise._


4 juillet.

Votre lettre m'a fait grand bien, vous êtes droite et bonne. Vraiment,
je n'ose m'absenter en ce moment. Plus tard les événements me seront
plus favorables. Pardonnez-moi ma défection bien involontaire, madame.



XLI

_Denise à Philippe._


5 juillet.

Monsieur mon ami est bien le plus terrible hésitant que je connaisse.
Venez donc puisque, à quelques jours près, vous avez l'espoir de venir.
Cela vous remontera. Vous tirerez profit de cette paix que nous donnent
les choses ambiantes: Dira-t-on jamais ce que causent de bien au cerveau
fatigué le parfum d'un champ de luzerne et l'enivrement des yeux se
reposant sur tant de verdure noyée dans tant de bleu? Et la mer si
belle, avec son chant rythmé, cette «grande gueuse», comme l'appelait
Gustave Flaubert. Et tout, enfin, y compris la réception qu'on vous
prépare si amicale.

Venez!... Je suis un peu saoule du départ et voudrais vous entraîner.
J'ai remué, en préparant mes malles, avec ma lingerie, mes tulles, toute
la soie froufroutante des dessous, trop de poudre d'iris; la poussière
impalpable du fin parfum s'est répandue partout; c'est lui qui m'enivre.

Allons, venez! Vous n'avez aucune idée de l'enchantement de Nimerck en
cette saison. Venez, cher paresseux: au village, je vous trouverai une
chambre (voyez ici l'hommage discret aux convenances!) Enfin je me
mettrai en quatre _for you_. Est-ce assez, mon maître? N'allez pas, ce
soir, chez ma belle-sœur me répondre: «Oui, grosse bête!»



XLII

_Philippe à Denise._


20 juillet.

Encore sous le charme de la beauté de Nimerck, de cette plantureuse et
sauvage nature bretonne, de ces bords de la mer retirés et solitaires,
je viens vous remercier de m'y avoir entraîné. Je suis heureux de
pouvoir vous y suivre en pensée. Je vois tite-Lène entourée des oiseaux
sur la pelouse, et vous, et votre chère mère, et tout enfin. J'ai passé
là, près de vous trois, des heures inoubliables. Merci!



XLIII

_Philippe à Denise._


4 août.

Madame mon amie, vous me laissez sans nouvelles, sans lettres, sans
rien. Si vous croyez développer ainsi le sentiment sans nom? Y a-t-il
rien de si attristant qu'un silence aussi mortel?

Je me sens tout misérable d'avoir perdu l'horizon. Alors, pour m'en
consoler, je cherche comme les fanatiques à être heureux dans la
fixation des pensées: les miennes sont toutes à vous, à Hélène la jolie,
la délectable.

Vous le voyez, le tumulte de mes idées se réduit à vous et à ce qui vous
entoure. L'horizon n'arrive pas dans mon cœur beau premier comme dans
ma lettre. Et, tout simplement, je me souhaite les trois cents lieues de
cuisses dont parle je ne sais plus quel auteur du XVIIIe siècle, pour
tomber, d'ici, à vos genoux.



XLIV

_Denise à Philippe._


Nimerck, 6 août.

C'est vrai. Je ne vous ai pas écrit. Vous êtes si étrange!

Mon ami, deux fois, pendant votre séjour parmi nous, vous m'avez
bouleversé le cœur.

La première fois, c'était le soir où Hélène regardant avec nous le
coucher de soleil empourprer l'horizon, et suivant des yeux le vol des
oiseaux qui semblaient vouloir s'y perdre, s'écriait: «Oh! le ciel est
si beau que les oiseaux vont le caresser!»--Vous souvenez vous? Vous
l'avez prise dans vos bras et l'avez embrassée si passionnément que ma
fille troublée, murmura: «Mère, mère...» Et vous, fol ami, dites alors
si désespérément: «Je vous aime, je vous aime...»

Puis, un autre soir, je chantais. Après chaque _Lied_ de Schumann vous
murmuriez: «Encore!»--Ainsi, j'ai chanté longtemps ses amours, ses
désespoirs. Quand je me suis arrêtée, vous pleuriez; si triste, si
solitaire, si amère semblait votre douleur! Debout près du piano, sans
oser vous consoler, aller vers vous, j'attendais. Alors, vous avez dit:
«Partez, laissez-moi seul... partez!»--Je vous ai obéi. Mais votre
trouble m'a troublée, j'en suis restée endolorie et ne sais plus où nous
allons...

Vos pensées sont maladives, énervantes. Elles m'enfoncent doucement dans
l'inconnu coupable; le rêve est le mal des âmes qui finissent et
s'effondrent. Je me suis affinée auprès de vous, mais j'ai déjà perdu un
peu de ma droiture et de ma force. Mon ami, il ne faut plus nous voir,
ne plus nous écrire, au moins de quelque temps.

Je vous quitte donc, cher, affaiblie, énervée, assez maîtresse de moi
encore pour reprendre ma vie de labeur, d'action, de développement. Je
reste dans la solitude éducatrice plus mâle. Elle m'armera de plus
saines pensées.



XLV

_Philippe à Denise._


7 août.

Ainsi, l'heure est venue... Je l'ai retardée jusqu'ici de toute ma
volonté; j'ai vécu dans un désir fou, douloureux comme un mal physique.
J'attendais je ne sais quelle occasion d'avoir à vous prouver à quel
point je vous suis attaché, à quel point mon cœur, ma vie, sont à
vous. J'avais peur de hâter d'une manière vulgaire cet instant. Tentant
une épreuve au-dessus de mes forces, j'ai demeuré près de vous dans la
solitude; alors, vous avez connu mon cœur.

J'étais pris d'une telle angoisse à l'idée qu'en parlant je vous
perdrais peut-être... Ah! ces matins, ces jours, ces soirées où ma vie
frôlait la vôtre... Que ce temps de voluptés indécises enfuies à jamais
m'était cher! J'épiais, fiévreux, l'instant où votre âme entraînée par
mon âme s'allait fondre en elle... j'attendais l'impossible rêve.

Oui, je vous aime. Vos yeux, votre voix si harmonieuse, exercent sur moi
une irrésistible fascination... ce timbre limpide, grave et doux de
votre voix, comme il me possède! Il donne à vos paroles, lorsqu'un émoi
le voile légèrement, je ne sais quoi de caressant, de modulé, de
mystérieux, qui fait tressaillir ma pensée, me fait m'extasier de désir
pour vos lèvres où passent ces sons. On vous aime dès qu'on vous entend
parler. Votre voix, malgré votre volonté, effleure de caresses.

Je vous aime; pouvais-je vivre au contact de ce cœur charmant, de cet
esprit fin, enjoué, qui attire, retient, enlace si étroitement d'une
magnétique, d'une pénétrante chaleur, sans l'aimer?

Je vous aime; je ne puis plus vivre loin de vous, chère tendresse
éclairée qui me guide, vigilante, et a su m'animer par sa chaude
aimantation.

Je vous aime, pour la droiture de vos pensées, pour la réserve de vos
gestes, pour l'immobilité fascinatrice de vos attitudes.

Je vous aime, parce que vous êtes naturelle, vraie et bonne, ce qui est
le suprême charme.

Je vous aime, parce que vous êtes grande, svelte, pâle; parce que vous
êtes résolue et forte dans vos décisions; parce que ayant si bien deviné
votre âme, je suis curieux de vous, toute. Je vous aime parce que je
vous aime, voilà la seule vraie raison.

Denise, je veux sentir la douceur de vos lèvres sur mes lèvres, je veux
être le maître de votre âme, je veux vous voir défaillir pour vous
consoler et être à cette seule minute toute votre force, toute votre
espérance...

Mon amie, soyez clémente; ne me replongez pas dans le néant d'où vous
m'avez tiré. Je serai longtemps encore ce qu'il vous plaira que je sois;
mais gardez-moi, car je vous aime.



XLVI

_Denise à Philippe._


Nimerck, 9 août.

Quelle lettre!... J'en ai le cœur apitoyé et tremblant. Je vous
remercie de cette franchise; elle convient à vous, parlant à moi.

Vous vous révélez si loyal, si droit, au milieu de tout ce trouble, que
je vous propose ceci: Je vais demeurer ici jusqu'à ce que vous soyez
guéri.

Vous comprenez, n'est-ce pas, que je ne puis revenir à Paris près de
vous, cet automne, pour vous faire souffrir? Vous vous désaccoutumerez
de moi, vous y emploierez toute la force de votre intelligence et vous y
arriverez. Personne de nos amis, de notre entourage, n'aura vu ce drame
de votre cœur et alors, seulement alors, nous nous reverrons.

J'ai l'air de vous fuir; peut-être allez-vous croire que c'est parce que
je me sens susceptible de faiblir? Quelque durs que soient les mots que
je vais vous dire, ils sont la vérité même sur l'état de mon cœur: Je
ne vous aime pas.

Si nous restions l'un près de l'autre, j'aurais peut-être de vagues
coquetteries--n'en ai-je pas déjà eu?--elles pourraient vous induire à
croire que je vous aime. Et puis, qui sait? peut-être me prendrais-je à
la mélodie de vos mots et arriverais-je à faillir par contagion? Cela
ne serait pas l'amour comme je le comprends, comme je l'excuse. Ma faute
serait de la surprise et de la lâcheté; car c'est une chose triste et
curieuse: quand un homme nous dit «Je vous aime,»--si peu solides que
nous apparaissent les bases, les principes, les causes premières de ce
sentiment exprimé, quelque chose d'irraisonné, d'irraisonnable, nous
pousse à accepter pour vrai ce phénomène. Ce quelque chose n'est
peut-être que la recherche de la sensation douce et flatteuse que l'on a
à se dire: Je suis aimée,--mots dont se leurre le cœur, toujours.

Vous voyez: non seulement je vous pardonne de m'aimer, mais je suis un
peu orgueilleuse que vous m'aimiez. Cela doit me faire pardonner à mon
tour ce qu'involontairement je vous fais souffrir. Adieu.



XLVII

_Philippe à Denise._


10 août.

Denise, Denise, n'ayez pas cette cruauté! quittez Nimerck, venez!...
Avec quelle froide décision vous me rejetez loin de vous, hors de votre
vie! C'est à peine si je puis le comprendre et le croire... Je n'étais
donc rien pour vous qu'un remplissage de vos heures vides? J'avais cru
pourtant... Tenez, je vous le promets; je reprendrai du courage, de la
force, à l'avenir; mais mourir ainsi à tous ses sentiments, à tous ses
souvenirs, c'est un horrible effort. J'ai un tel nuage de douleur autour
de moi que je ne sais plus ce que j'écris.



XLVIII

_Denise à Philippe._


11 août.

Pauvre cher, je me sens aussi bien malheureuse. Pouvais-je penser que ce
doux et maternel enveloppement n'était pas sans péril pour vous? Dans
votre amour naissant je n'ai vu qu'un intérêt fraternel. Mon indigence
intellectuelle me faisait si petite fille auprès de vous! J'apprenais de
vous des choses senties confusément autrefois. O mon doux maître, votre
amour me rend l'âme douloureuse; mais je ne peux pas, je ne dois pas
revenir. Les lois du monde m'imposent cette sage retraite.

Mon ami, y aurait-il donc décidément plus d'amour dans l'adultère que
dans le mariage? Libre, je sens que je vous épouserais et nous pourrions
être heureux.

Mais je ne suis pas libre; or, je ne vous aime pas assez pour croire
aveuglément à l'immuabilité de cet amour offert. Lorsque j'y songe, au
lieu de rêver, je ne vois que le côté matériel de cette intrigue; j'y
pense froidement et le courage de faillir me manque.

Vous vous êtes nourri à l'arbre maudit du paradis; il vous a fait
connaître la science du bien et du mal et vous m'en instruisez d'une
langue éloquente. Je n'ai pas l'esprit de controverse qu'il faudrait
pour résister plus longtemps à l'intoxication de ces subtils et
enivrants poisons. Croyez-moi, mon ami, toute continuation de nos
relations serait un acquiescement tacite à vos volontés d'amour. Ces
choses répugnant à mon cœur, je reste.

Peut-être aussi, tout au fond de mon âme, vous sais-je mauvais gré de
m'avoir troublée... Pourquoi m'avoir dit l'enveloppant chant
d'amour?... Pourquoi implorer si fervemment ce que je juge être la honte
et l'irréparable flétrissure d'une vie?



XLIX

_Philippe à Denise._


12 août.

Il y a en vous un instinct qui dort et je n'ai pu l'éveiller. Ce
bienfaisant pouvoir m'a manqué. Vous perdre? A cette pensée passent les
«cortèges d'heures oubliées»--déjà!--par vous.

Ne sentiez-vous donc rien, madame, alors que vous électrisiez ma pensée
et mon cœur? Voilà le charme par quoi vous m'avez tenu: j'aimais ces
sourires de sphinx éclosant sur vos lèvres, ces mots murmurés, votre
manière de suspendre une phrase, de la laisser si bizarrement inachevée;
toutes ces choses fugitives, si personnelles, avec lesquelles vous
exprimiez certains mouvements intérieurs, je les aimais... Où donc
étiez-vous alors? Vous sembliez si près de moi!

Que venez-vous me parler des lois du monde? elles sont générales et
lointaines; mon esprit se révolte à les subir depuis que mon cœur
aime. Le monde ne me semble plus une sélection, mais une foule
indifférente, hypocrite, sans pitié, sans consolation. Pourquoi lui
sacrifierais-je ce que, à tort ou à droit, je crois être tout le
bonheur, le bonheur intime, ineffable de nos deux vies?

La nature n'a pas de moralité, je ne suis pas le premier à constater ce
fait. La conscience du monde, ses scrupules, ses pudeurs, me paraissent
une chose vraiment comique. La vertu de tous n'est qu'une apparence;
surgisse le besoin d'amour, le vertige des sens les possède et les
voilà, ces pudiques mondains, aveugles sur eux-mêmes avec autant
d'intensité qu'ils ont été clairvoyants sur les autres.

Et puis, qu'importe tout cela? Ah! Denise, combien nerveusement je vous
désire et je vous aime!



XLX

_Denise à Philippe._


13 août.

Votre insistance commence à froisser mon cœur. Je suis évidemment
très arriérée et de celles à qui il faudrait un peu plus d'emballement
pour franchir ce terrible pas, imperceptible ligne qui sépare la pureté
morale d'une vie, du banal adultère; cette ligne, pourtant, creuse un
abîme entre l'honnête femme et vos modernes Manons. Ma force
philosophique ne me permet pas de sauter à pieds joints d'un bord à
l'autre. Ne m'en veuillez pas d'avoir le vertige; c'est une défaillance
physique, je ne saurais la vaincre.

Je ne veux pas vous dire: vous ne m'aimez pas. Vous discuteriez ce point
et j'ai grand'peur de la savante casuistique qui vous ferait conclure:
«Donc, je vous aime!»

Mais puisque vous raisonnez si bien, vous qui aimez, laissez-moi vous
exposer mon infime théologie morale, moi que la méprisable raison guide
encore.

Ce qui vous a plu en moi, ce par quoi vous avez été touché, mon ami,
c'est--n'allez pas être blessé--non pas mes qualités ni mes défauts,
mais la séduction avec laquelle vous m'avez amicalement conquise. J'ai
su, avec à propos, vous refléter à vous-même, et, finement, vous faire
accepter la louange et l'intérêt qu'un esprit complexe, une nature à
facettes comme la vôtre, ne peuvent manquer d'inspirer. J'ai su vous
parler de vous et vous faire jouir très doucement des jolies découvertes
que je faisais d'un Vous ignoré de la foule. J'ai été l'utile tremplin
nécessaire à votre esprit; je vous ai distrait, je vous ai amusé, puis,
intéressé; je vous ai donné la délicate sensation d'être compris,
amortissant tout angle dans cette amitié, lui donnant un enthousiasme
presque passionnel. J'avais pour but de vous sortir de cette langueur où
vous vous plaisez; j'espérais vous faire désirer, puis trouver une
carrière pouvant fournir pâture intéressante à une âme en souffrance
comme l'est la vôtre. Vous avez eu, par moi, un sentiment très vif de
bonheur, et ce grand mouvement envahissant subitement votre cœur
pourrait bien n'être qu'un peu de reconnaissance.

Oui, vous êtes bon, généreux, séduisant. Vous donnez à certains jours
des joies d'une suavité inénarrable. Votre grande intelligence embrasse
et étreint tout. Rarement j'ai entendu parler avec autant de clarté, de
profondeur, de délicatesse et de sens sur les choses d'art. Un flot
d'idées lumineuses sort parfois de vous en grande tempête; elles
fécondent les intelligences. Tous mes amis artistes vous aiment,
réclament votre présence, vous écoutent et croient en vous à cause de
cette puissance génératrice que vous déversez à pleins bords et qui,
tombant sur leurs cerveaux bien préparés et entraînés pour produire, les
féconde. Par une ironie du sort, vous seul ne pouvez profiter de ce
_vous_ puissant. Par une grâce du ciel, moi seule vous l'ai fait
découvrir, et j'avais bien compté sur cela pour réaliser ce mythe
exquis: une amitié chère entre un homme et une femme.

Votre scepticisme, votre dédain des autres femmes, me rendaient si fière
de vous avoir _ainsi_ conquis.

Mais votre cœur hésitant n'a pas vu clair dans tout cela et n'a pas
su résister à la délicieuse dépravation d'instinctives pensées qui ne
manquent pas de naître sur un terrain amical aussi bien cultivé. Ce
commerce incessant de nos esprits et de nos âmes a tout gâté. Vos désirs
sont montés vers moi ennoblis par vos délicates manières, et, prenant
une fantaisie pour un sentiment, vous avez imprudemment parlé--et si
légèrement!--d'amour, cette belle et presque sainte religion humaine.

Je ne nie pas le goût que vous avez pour moi; petit à petit, dans
l'enchantement d'une fréquentation amicale rare, par cela même finement
appréciée de nous, vous êtes arrivé à croire m'aimer, et cela avec la
plus grande force dont vous êtes capable.

Par malheur je ne ressens pour vous que de la sympathie, un peu poussée
à l'extrême, peut-être? Eh bien oui: «je vous aime amicalement», avec
cette graine de coquetterie qui, malheureusement, vous a induit en
erreur.

Croyez-moi, mon ami: vous guérirez et retournerez à la nonchalance de
sentiment qui vous est naturelle. L'impossibilité d'obtenir davantage va
vous désenflammer et nous serons alors, par le monde, une belle et
honnête exception de gens s'aimant sans s'aimer, et vous ne sentirez
bientôt plus que la douceur d'une amitié si pure, partant si durable.



LI

_Philippe à Denise._


14 août.

Pourquoi nier mon amour? L'avez-vous mis à l'épreuve? Je vous trouve
bien hardie de vous empêtrer de raisonnements pour me démontrer que je
ne vous aime pas.

Je vous aime. Je mets à vos pieds mes plus suaves tendresses, mon plus
inédit amour. Pour refuser la joie de vivre sous cette forme, êtes-vous
bien sûre d'avoir, dans cet impérieux refus, une compensation
équivalente au joyeux remuement que l'amour met--fût-ce pour un fugitif
instant--dans notre être?

Tant de formes qu'a déjà prises votre jeune vie ne vous ont-elles pas,
chacune, laissée pleine de désillusion?

Rien n'est--sauf une manière relative d'accepter l'effervescence
qu'amènent, de temps en temps, ces violents mouvements qui s'élèvent en
nous et nous poussent à quelque acte déterminé; ainsi fit la longue
pénétration de votre charme agissant sur moi et m'entraînant à vous
dire: «Je vous aime.»

Je vous en conjure, Denise, prenez pour vrai le trouble dont s'est
embelli l'isolement de ma vie, il m'a guidé lentement mais sûrement vers
vous, et n'opposez plus une si grande résistance à la débilité naturelle
des pauvres affections humaines. Ne perdons pas l'occasion de coudoyer
le bonheur.

Quand un homme de ma sorte est «pénétré d'une parfaite componction, le
monde entier lui est alors amer et insupportable», dit le divin livre.
J'ai, pour la première fois et pour vous seule, ressenti cette
componction... Denise, ma rebelle aimée, tout mon amour est à jamais à
vous, l'âme choisie.



LII

_Denise à Philippe._


15 août.

«Je me suis éloigné, j'ai fui et j'ai demeuré dans la solitude...»

Le divin livre dit aussi cela et j'en fais mon irrévocable réponse.

N'insistez plus, mon ami; c'est déjà si douloureux de vous perdre!



LIII

_Philippe à Denise._


Saalfelden, Tirol autrichien, 22 août.

Il n'eût pas été juste, madame, que mon amour vous condamnât à l'exil.
Le monde, dont vous vous souciez parfois si extrêmement, aurait pu
s'étonner d'un séjour prolongé dans vos terres cet automne, cet hiver.

J'ai quitté Paris. Aussi bien, n'y devant plus vous rencontrer, qu'y
aurais-je fait?

Je promène en un village délicieux, désert, enserré de hautes montagnes
vertes, aux cimes couvertes de neige, un morne chagrin.

Plus que jamais mon âme s'étire de détresse, et il faut le grand
isolement bienfaisant où je suis pour étouffer l'appel malsain et
maussade de vagues idées de suicide.

Adieu, madame. Je reviendrai en France lorsque je ne serai plus
dédaigneux des mouvements extérieurs de la vie.

En attendant cet oubli du seul moi valant la peine de le regarder vivre,
je demeure celui qui vous aime.



LIVRE II


_L'amour est comme la fièvre: il naît et s'éteint sans que la volonté y
ait la moindre part._

       *       *       *       *       *

_Tous les plaisirs ne viennent pas de la cessation de la douleur._

       *       *       *       *       *

_Des esprits fort délicats sont très susceptibles de curiosité et de
prévention._

_Pour ces âmes trop ardentes ou ardentes par excès... avant que la
sensation, qui est la conséquence de la nature des objets, arrive
jusqu'à elles, elles les couvrent de loin, et avant de les voir, de ce
charme imaginaire dont elles trouvent en elles-mêmes une source
inépuisable._

    STENDHAL.



LIV

_Philippe de Luzy à Denise Trémors._


Paris, 27 octobre 18...

2 h. du matin.

Je viens de vous revoir, de passer une soirée si semblable à celle qui
avait mis en présence nos deux vies il y a quatorze mois, qu'il n'a tenu
qu'à vous, qu'à moi, de nous croire au même soir exactement.

Vous êtes toujours fine et charmante, madame. Sans qu'il m'ait été
possible de vous expliquer ce qui s'est passé dans mon âme--peut-être
aussi dans la vôtre?--pendant ces longs mois, j'ai cru sentir dans le
serrement net de votre petite main une vivacité si cordiale que j'ose
vous demander comme autrefois la permission de vous voir et de prendre
enfin le droit--que j'ai certes bien gagné--de me compter parmi vos
amis.



LV

_Denise à Philippe._


28 octobre.

Votre écriture m'a fait tressaillir. J'ai gardé la lettre sans l'ouvrir,
longtemps dans mes mains, cherchant à deviner ce que vous aviez mis là.

Je répondrai franchement à votre demande et vous prie de répondre
franchement à la mienne: êtes-vous complètement guéri?

Notre rencontre imprévue d'hier m'assure que ma question n'est pas
vaine. Vous avez pu compter les battements de votre cœur, vous savez
son état. J'ai dans votre honneur une telle confiance, il m'est apparu
si loyal pendant ces longs mois où vous n'avez rien tenté pour me voir
ni pour m'écrire, que je suis émue et heureuse d'être l'amie qu'il s'est
choisie.



LVI

_Philippe à Denise._


28 octobre.

Je suis guéri. Il faut que ce soit vous, madame, pour que j'ose écrire
ces mots décevants. Ainsi que Henri Heine, je puis dire:

    Mon cœur n'a fleuri qu'une fois
    Il me semble qu'il y a cent ans...

Voulez-vous que ce soir je vienne prendre une tasse de thé et me guérir
un peu--non d'aimer--mais de ce spleen nonchalant qui va augmentant,
sans que ma volonté serve à rien autre chose qu'à fortifier le malaise
moral où je vis.



LVII

_Denise à Philippe._


30 octobre.

Venez. Hélène a lu le mot _guérir_ de votre dépêche. Elle m'a dit:
«Est-ce mon ami Philippe qui est malade, maman?» Et comme je répondis:
«oui»--«Oh! mère, il faut le soigner; vous savez si bien et c'est si
doux quand vous soignez... ça console d'être malade.»

J'aurai donc deux délicats à fortifier; elle, le cher ange, et vous.



LVIII

_Philippe à Denise._


29 octobre.

Hélène a été si exquise hier au soir que je vous ai comprise ainsi que
vos actes, dans ce qu'ils avaient eu pour moi jusqu'ici de plus secret.

Vous êtes toute à elle comme elle est toute à vous. C'est elle le maître
de votre âme. Je ne soupçonnais pas qu'une pareille tendresse pût lier
un enfant et une mère. Cela vous maintient un être d'exception, madame,
de qui je suis heureux d'être l'ami.

Je bénis le hasard sous la forme de la célébration anniversaire du
mariage du roi de Grèce avec la grande-duchesse Olga; je bénis la
volonté de votre mari vous écrivant d'Athènes d'avoir à témoigner, par
votre présence à la réception de l'ambassadeur, de son zèle à remplir
sa carrière; je bénis Aprilopoulos, l'anodin flirt de votre nièce, qui
m'entraîna à cette soirée, puisque, contre toute attente (je vous
croyais à Nimerck) je vous y ai retrouvée. Je bénis votre infinie bonté,
madame, puisque vous avez permis que je redevinsse votre ami.

Mais, dans le tendre émoi où m'a mis cette reprise de nos relations,
j'ai omis de vous conter une chose qu'il importe que vous sachiez.

Depuis un mois à peine, j'étais terré à Saalfelden, lorsqu'on me
retourna de Paris une lettre de votre nièce. Mademoiselle Suzanne
d'Aulnet me demandait ingénument le pourquoi de mon absence. Elle
m'avouait s'être enquise de mon adresse et, devant votre négation de la
savoir, s'exaspérait contre le mystère dont vous enveloppiez ma
disparition de Paris.

Pour la calmer, je lui répondis, affirmant votre parfaite ignorance et,
en vue d'un fichage de paix utile à combattre ses doutes et son esprit
d'intrigue, je la lui révélai _à elle seule_. Vous pensez bien qu'elle
fut flattée. D'autres lettres suivirent, assez vides. A ce moment-là et
pendant quelques mois encore, comptaient pour moi celles, seules, où il
était question de vous. Ainsi, mon amie, j'ai su vos études d'harmonie
reprises; j'ai même lu les trois œuvres que vous avez fait paraître.
Puis-je vous dire que j'ai été touché au delà de tout, en vous voyant
vous isoler de moi dans l'étude et non dans les légères distractions du
monde? Vous demeurez suave jusqu'en vos sévérités, et cette peine d'exil
imposée par vous à votre ami, je ne sais quelle pitié charitable vous en
faisait de loin partager la détresse...

Mais, pour en revenir à miss Suzanne, comme depuis mon retour à Paris
elle continue néanmoins à m'écrire, je trouve que la situation se
complique. Que pensez-vous de cela, vous?... Et, dites-moi, comment ne
vous aurais-je pas adorée, vous comparant à ces autres?

Maintenant pourtant, quand je pense que nous aurions pu gâter par un
banal amour le sentiment qui désormais nous lie, je suis plein d'un
rétrospectif remords. Il fallait toujours, entre nous, en venir où nous
en sommes. Les femmes de votre sorte ne faillissent pas. Elles savent
rester intactes sur le petit piédestal d'honneur qu'elles se sont fait,
et on les aime à part des autres, justement parce qu'elles sont aussi
séduisantes et non accessibles.

Hélas! nous sommes tous un peu écœurés de nos mièvres aventures, tous
repus et déçus, et c'est notre mal, le mal du siècle, de n'avoir pas
l'énergie d'aimer.

Vous êtes une des rares femmes que j'aurais aimé aimer, avant de vous si
bien connaître, madame chérie; maintenant je sens quel abîme nous eût
séparés dans l'amour, et ce que vous m'auriez fait souffrir en me
forçant à vous donner une vigueur d'âme que je n'ai pas. Si encore
j'avais souffert seul... Mais ce que vous auriez ressenti, vous! Quel
réveil, ma pauvre petite! Ce que nous offrons est si peu de chose
comparé à ce que donnent les convaincues comme vous. C'est l'éternelle
histoire _du jouet que nous croyons recevoir et du trésor que vous
croyez donner_,--dont parle la grande penseuse-reine, Élisabeth de
Roumanie.

Comme ami, je me sens à la hauteur de ma tâche car je vous aime trop; je
vous aime avec tendresse, respect, admiration, même jalousie. Et je
serais très sérieusement furieux, je vous jure, que quelqu'un d'autre
se permît de vous aimer comme je vous aime, madame.

Ah! comme ce me serait bon de passer un mois seul avec vous à la
campagne, à m'imprégner de votre force morale.



LIX

_Denise à Philippe._


28 octobre.

Quel plaisir me fait votre lettre! Ces longs mois écoulés, nous nous
sommes retrouvés avec une apparence de froideur et pourtant, tout ce
drame discret d'autrefois a mis entre nous je ne sais quoi de très
tendre... ne le sentez-vous pas?

Le sentiment sans nom, de plus en plus sans nom, possède mon cœur à
un point extrême.

Mais quoi, vous traitez si légèrement cette démarche hardie de ma nièce!
Cette nouvelle d'une correspondance secrète m'a fait frissonner. Songez
donc, si elle ne vous était pas adressée, à vous que j'estime, dont je
connais la délicatesse de sentiment, songez à tout ce qu'une pareille
liberté d'allure pourrait attirer de trouble dans sa vie future de
femme et combien elle peut nuire déjà à sa vie de jeune fille.

Si j'osais, mon cher ami, je vous demanderais de détruire avec moi les
lettres de Suzanne avant mon départ pour Nimerck; j'y retourne demain
soir sans faute, l'ayant promis à ma mère.

Suzon est une enfant gâtée chez laquelle on n'a développé que les
qualités d'apparence. Si vous le permettez, je lui montrerai doucement
le danger où elle court en prenant la vie dans ce sens. Ma belle-sœur
s'est vite trouvée débordée par la vitalité impérieuse et piaffeuse de
sa fille; c'est une correcte et droite créature, cette bonne Alice,
croyant le mal aussi impossible aux siens qu'il l'est à elle-même, ne le
soupçonnant pas; d'Aulnet, lui, est une brute courtoise, plus occupé de
cercles et de courses qu'il ne faudrait, mais scrupuleusement honnête.
Suzanne n'a peut-être pas compris la hardiesse de mauvais ton qu'ont ses
avances. J'en suis malheureuse, confuse pour elle, prête à vous en
demander pardon.

Vous voulez bien, pas vrai? nous livrer à cet autodafé?

Pour en revenir à nous, y a-t-il, au fond, rien de plus étrange que ce
sentiment qui nous lie? C'est vraiment sur cette question que le
psychologue délicat qu'est Bourget devrait faire marcher son prochain
roman, car nos lettres toutes décousues, se suivant à peine, n'en
peuvent constituer un. Il faudrait son talent pour créer, animer d'une
vie romanesque et philosophique ce que renferment infinitésimalement les
nôtres: des coins de notre âme dont les épanchements intimes montrent de
temps en temps le fonds de réserve. Encore cela n'amuserait peut-être
pas le public, les joies pures du cœur étant l'idéal de ceux qui les
savourent, mais non de ceux qui les lisent. Qui sait pourtant? Une
œuvre qui laisserait beaucoup de marge à l'imagination des autres,
une œuvre qui laisserait deviner, supposer, inventer, au delà du
cadre où elle se renferme, serait peut-être une œuvre de vie.

Je sais bien que le roman doit toujours se composer d'une exposition,
d'une intrigue, d'un nœud, d'un dénouement, la scène à faire
(toujours avidement réclamée par Sarcey). Or, nos lettres vont tout de
travers comme dans la vie. Elles sont illogiques, car l'homme est
illogique; remplies de contrastes, car la femme n'est que contrastes;
gaies, tristes, disparates, elles peignent un homme réel, une femme
réelle; elles vont comme elles peuvent, cahin, caha, hue, dia, hop!

Elles ne se plient pas aux exigences d'un caractère de héros, héros du
commencement à la fin du livre; nous ne finirons probablement pas nos
vies, moi dans un couvent, vous dans la Seine; nous ne serons tués par
personne, pas même par mon diplomate de mari; ce n'est donc pas un roman
(je m'en vante!) et cela n'intéresserait personne, car chacun veut voir,
dans un roman, ou une espèce d'idéal de la vie, ou des souffrances si
extrêmes, ou des horreurs si complètes que, bien heureusement, j'en ai
rarement vu de pareilles dans les vraies vies, la vôtre, la mienne, la
nôtre, la leur.

Et puis, personne ne voudrait croire que cela pût exister, une amitié
aussi vive, un besoin de se voir, de s'entendre, de connaître les
moindres événements de la vie de l'un et de l'autre; une attirance
indéniable, vous, tant d'obéissance à mes désirs, moi, tant de
complaisance aux vôtres; et tout, enfin: la simplicité, la complication,
le charme, la finesse, la force, la subtilité, la fausseté, la
franchise, l'exquis, l'incompréhensible du sentiment que nous éprouvons
l'un pour l'autre.



LX

_Philippe à Denise._


30 octobre, 4 heures après midi.

Certes, nos lettres ne sont pas un roman. Elles n'ont aucun enchaînement
voulu, préparé; elles n'ont pas la coordination progressive d'événements
souhaités, poussant l'œuvre vers un dénouement bien exploité et trop
souvent connu et prévu par le lecteur.

Mais, à cause de cela, elles m'en semblent plus intéressantes; si elles
étaient un roman, avouez qu'il serait dans la forme et dans le fond
assez neuf? Elles sont mieux qu'un roman, elles sont une _tranche de
vie_. N'expriment-elles pas la déception d'un homme avouant sa lutte
contre ses facultés latentes--qu'il sent, qu'il juge des plus
sublimes!--Je blague; mais l'aveu spontané d'une impuissance
douloureuse est, après tout, une assez noble humilité, digne d'étude. Ne
dépeignent-elles pas, ces lettres, la perpétuité d'un vouloir avortant,
une sensibilité maladive monstrueusement défaillante, une volonté se
dérobant malgré les efforts d'une imagination avide d'action?

J'ai, je crois, de l'élévation d'esprit; j'ai le sentiment de posséder
quelques facultés supérieures, sans le pouvoir de réaliser mes
conceptions. Toutes les pénétrantes misères morales, je les subis,
rêveur impatient. Si parfois, par la grâce d'influences puériles, je
m'en distrais, la conscience de mon mal me ramène à des désespoirs
profonds. Je pleure sur mon oisiveté, je me sens, pour moi-même,
irrévélable.

Toutes ces misères, ces défaillances franchement confessées que je jette
hors de moi et livre à votre amitié calme, douce et paisible, ne
sont-elles pas le mal de bien des jeunes de ce temps? Et si je savais,
si j'avais la force d'exprimer l'infini qui est entre ce que je suis et
ce que je pourrais être, ne serait-ce pas la trouvaille du virus
inoculable à ceux qui souffrent du même mal que moi?

Nos lettres, chère, intéresseraient certainement--en dehors des gens ne
pouvant se passer d'un mariage ou d'une mort aux derniers feuillets d'un
roman--les âmes droites et saines pareilles à la vôtre; puis, les
irritables et chaleureuses, les agitées et confuses de leur faiblesse,
comme la mienne, perpétuellement en lutte contre leurs plus inspirés
désirs dont elles nient la valeur.

Si nos lettres étaient connues de ces âmes profondes, ces intelligences
attentives les trouveraient peut-être assez attachantes pour les lire.

Ne révèlent-elles pas les intimes et secrètes fluctuations de deux âmes
humaines dégagées du faux éclat et de la variété des événements
ambiants? car vous avez aussi vos heures de trouble, ma vaillante.

Je viendrai ce soir vous dire adieu, puisque vous rentrez si vite à
Nimerck. J'apporterai la correspondance de miss Suzy et nous la
brûlerons.

Je vous fais porter cette lettre, afin d'avoir rapidement votre
réponse.



LXI

_Denise à Philippe._


30 octobre, 5 heures.

Non, pas ce soir, mais tout de suite; venez dès la rentrée chez vous de
votre domestique.

J'allais justement vous faire porter, moi aussi, cette lettre écrite
avant la venue de la vôtre:

    Mon ami,

Paul Hervieu, Grosclaude, Vandérem, Germaine et Paul Dalvillers viennent
dîner ce soir; voulez-vous en être? Alors venez à six heures, afin
qu'avant le dîner qui a lieu à huit heures, nous ayons le temps de
causer et de flamber la prose de l'imprudente petite personne.

Cette réunion s'est combinée à l'improviste chez Germaine, tout à
l'heure, d'une amusante manière. J'étais allée la voir, sachant qu'elle
reprend ses réceptions dès sa rentrée à Paris.

Une femme très chic, fort élégante, était là en grandissime toilette,
une Américaine du Nord, présentée a Germaine cet été, à Dinard, par nos
amis O'Cornill.

Je ne sais si la dame avait, _in petto_, découvert que mon chapeau ne
venait pas de chez Reboux, ni ma robe de chez Doucet, mais ma toilette
simplette avec son genre discret et correct (toilette de voyage,
d'ailleurs,) a fait prendre des airs à la belle étrangère. Sa politesse
me classait avec des atténuations et des nuances qui m'ont amusée. Peu
intimidée de la distance d'argent qui nous séparait, je me suis complue
à être très drôle, très amusante, très finaude, voire très spirituelle
(à moi, à moi, Marie Baskirscheff!). J'ai roulé la belle madame dans la
poudre sucre et sel de mes saillies.

Et quel succès! Les trois hommes présents, tout à moi, rien qu'à moi;
l'un tenant mon ombrelle, l'autre mon porte-cartes pour me permettre
d'absorber à mon aise le _Lacryma Christi_. Hervieu, Vandérem,
Grosclaude, me donnaient des répliques soignées, scintillantes,
blagueuses, exquises. Germaine essayait vainement d'entraîner sa
pompeuse milliardaire dans notre conversation; ahurie, la belle madame,
l'âme en deuil de ses effets de toilette perdus, semblait hypnotisée.

Belle revanche en vérité, mais simple génie du moment et qui n'empêche
qu'aujourd'hui l'argent ne soit le moyen de tout. C'est alors que le
dîner de ce soir s'est combiné à la très nouvelle stupéfaction de la
dame. Encore une qui doit donner à emporter à ses invités les menus
d'argent de sa table, aimable attention pour ceux qui n'auraient pas de
quoi déjeuner le lendemain.

Je compte sur vous, n'est-ce pas mon ami?



LXII

_Philippe à Denise._


31 octobre.

J'ai éprouvé tout à l'heure un léger émoi en écrivant sur l'enveloppe:
Nimerck, Finistère.

Voilà donc le doux fil renoué. Avec quel soin je vais m'appliquer à ce
que rien ne vienne ébranler cette chère amitié définitivement fondée,
vous en doutez-vous, madame? Il faudra m'en savoir d'autant plus gré que
vous demeurez _ma mie_. J'ai eu envie de baiser le bas de votre
robe--la robe dédaignée de l'Amérique--quand hier soir, vos hommes
célèbres jouant à l'esprit parlé pour se reposer de l'esprit écrit,
Hervieu posant sa question:

--Quand cesse-t-on d'aimer?

Vous y répondîtes:

--Est-ce qu'on cesse d'aimer? il y a des gens qui sont morts et que je
sens m'aimer encore.

Cette pensée a bourdonné autour de mon cœur toute la nuit; je sens si
bien que je serai de ceux-là, vous aimant par delà la mort.

Bonne arrivée, madame! Nimerck doit être si beau par ces derniers jours
d'automne. Donnez pour moi une caresse de vos yeux aux grandes pelouses,
aux noirs sapins, aux durs rochers de vos mornes falaises, à toutes ces
choses calmes et belles, et laissez-moi baiser dévotement le bout de vos
gants.



LXIII

_Denise à Philippe._


Nimerck, 1er novembre.

Oui, l'automne est une belle saison. Encore du soleil, encore des
feuilles aux arbres, encore des fleurs aux buissons, et le vent qui fait
chanter les branches et gémit en parcourant toute la maison. Il devient,
ce furieux, l'hôte avec lequel on passe au coin du feu les heures
recueillies du soir. Que de souvenirs il réveilla au bruit continu de
ses longs sifflements, et que de tristesses montent au cœur,
chevauchées par ses tournoiements monotones! J'en ai, parfois, l'âme
éperdue.

Octobre est mort. Novembre naît, dépouillant chaque jour un peu plus la
terre; il fait beau, il fait froid. Je vous écris ce soir, triste jour
des morts, la pensée obsédée du souvenir de mon père, souvenir cher et
douloureux. J'ai porté ce matin, pour lui, au calvaire, une grande
couronne toute faite de cinéraires aux feuilles d'argent et de branches
flexibles de fuchsias dont les fleurs longues, délicates, minces et
rouges semblent des larmes de sang.

Il dort sous un menhir, lourd bloc du pays natal; il n'a voulu rien
d'autre au cimetière, affirmant ainsi aux humbles l'égalité dans la
mort. Là, il nous a défendu de mettre des fleurs; seule, Hélène y
porte, aux jours anniversaires, une rose France qu'elle pose, chargée
d'un baiser, sur la mousse poussée au pied du rocher.

En rentrant, hasard étrange, j'ouvre un livre et je vois à la première
page la signature de mon cher mort. Il a marqué ce livre d'une date:
_1860_. Ce: «c'est à moi»--demeure au delà de lui enfoui dans quelques
linges blancs, sous la pierre blanche. Cela m'a serré le cœur et
remué toutes les fibres tristes. J'ai pensé à des choses enfantinement
tendres: sa main avait frôlé ce papier.

On retourne aux sensations naïves lorsqu'on souffre. Le cœur
s'accroche à tout, tout lui devient bon pour aviver sa délicate
souffrance. La force de l'esprit n'est plus rien. Cela m'a fait me
souvenir de Germaine qui garde précieusement les derniers souliers
blancs qu'a portés son bébé, avec un peu de la boue sur laquelle son
petit pied avait posé. Elle tient à cette boue qu'il a frôlée, où il a
mis sa toute petite empreinte, avec la même ferveur qu'elle tient aux
fleurs pâles, desséchées et flétries qui ont entouré, touché son beau
petit corps mort. Bête de cœur qui paillette d'étincelles d'amour
les plus infimes choses!

Je suis triste aujourd'hui de mes souvenirs, triste d'une tristesse
profonde; elle met des larmes à mes cils sans que je pleure: Une
tristesse faite d'un vague effroi de l'aridité de ma vie à venir, si
j'ose déduire et conclure du connu à l'inconnu.

Mais je ne veux pas plus longtemps vous ennuyer de ces choses. Adieu,
mon ami. Je vous envoie mes meilleures pensées d'automne dorées encore
par un peu de soleil, comme sont les feuilles mortes que le vent de mer
fait, en ce moment, tourbillonner autour de nos dernières fleurs.



LXIV

_Denise à Philippe._


Nimerck, 15 novembre.

Vous n'avez pas répondu à ma dernière lettre et cela m'a fait un peu de
peine. Je devrais pourtant faire grâce à votre paresse... pour ce qui
nous doit lier et ce que j'attends de vous, vous êtes bien tel que vous
êtes. Je vous demande seulement de ne pas trop m'oublier, vous
soupçonnant une tendance à aimer particulièrement, comme le chat, ceux
avec qui vous êtes toujours.

Je viens de passer par de grandes inquiétudes à propos d'Hélène, et suis
encore toute endolorie des pensées qui m'ont étreint le cerveau ces
jours-ci. Je comptais revenir à la fin du mois à Paris; mon départ est
reculé, et Dieu sait quand j'y rentrerai maintenant.

Espérez-moi un peu et écrivez afin que ma grande solitude se peuple de
souvenirs amis.

N'oubliez pas surtout que je chemine assez tristement dans la vie, et
que le moindre signe de vous me causera une grande joie.



LXV

_Philippe à Denise._


Paris, 16 novembre.

J'ai appris seulement hier, chez votre belle-mère, l'accident arrivé à
la chère petite Hélène, et quelles suites fâcheuses il en est résulté.

Cependant, d'après votre belle-sœur madame d'Aulnet, avec laquelle
j'ai eu le plaisir de dîner, j'espérais vous revoir cette semaine,
l'enfant guérie. Faut-il encore renoncer à cet espoir? Je souhaite que
non, et pour moi qui désire vivement revoir mon amie, et pour vous que
je sens si attristée de vos préoccupations et de votre solitude. Soyez
sûre au moins que dans tous ces ennuis mon amitié ne vous abandonne pas;
si même je pouvais aller passer un ou deux jours avec vous, je le ferais
avec joie. Mais qu'est-ce que l'on dirait? Ce monde de potins en serait
soulevé.

Et puis je ne peux malgré moi plaindre beaucoup les heureux qui sont
loin d'ici. C'est vraiment à Paris que les ennuis prennent une couleur
grise et enveloppent l'âme d'un brouillard triste où elle s'éteint. Mais
la nature, la mer, l'horizon, maintiennent l'esprit dans une santé
morale excellente et raniment le courage. Pour ceux qui pensent et qui
composent, c'est dans la solitude et le recueillement que leur viennent
les meilleures inspirations. Leur personnalité s'y développe, leur
talent s'y élargit. Soyez persuadée que si vous êtes maintenant trop
abattue pour en profiter, vous ne tarderez pas à en ressentir les
heureux effets une fois rentrée ici.

Que veut dire, s'il vous plaît, madame, «pour ce qui doit nous lier et
ce que j'attends de vous, vous êtes bien tel que vous êtes».

Voilà une terrible phrase! Je vous prie de me la développer.

Vous avez tort de me soupçonner d'avoir, comme le chat, une tendance à
aimer particulièrement ceux avec qui je suis toujours. C'est une idée
fausse; je pourrais vous en écrire long là-dessus. Si vous tenez à me
comparer à un animal quelconque, prenez plutôt le chien fidèle et bon.

Adieu, chère triste.



LXVI

_Denise à Philippe._


18 novembre.

Triste?... Non, je ne le suis pas, seulement un peu alanguie et
douloureuse. Si vous étiez là, je vous dirais le pourquoi de cette
morbidesse. Cela réside en des riens que je sais analyser et que je ne
peux vaincre. Ne vous êtes-vous pas surpris à garder une main un peu
plus longtemps qu'il n'eût fallu dans la vôtre sans que votre cœur ou
votre esprit y fût pour rien? cela est machinal et il plaît que ce soit
ainsi. C'est comme un peu d'effleurement idéal; c'est fugitif, ce n'est
rien; pourtant cela trouble et émotionne ainsi qu'une promesse d'amour.
Mon état est celui-ci: un peu d'indéfini flottant autour de moi et
gravitant vers quoi? je n'en sais rien.

Je me bucolise... l'automne, l'air pur et honnête des champs, la grande
solitude, voilà les entraîneurs. Ne vous moquez pas trop de moi, s. v.
p.!

Au reste, puisque vous dédaignez d'être chat, c'est au chien fidèle et
bon que je fais cette confidence d'une gêne toute morale, et non au
monsieur chic, _engardénié_ et très cravaté de blanc.

Oui, oui, ce serait charmant une visite de vous; mais je n'ai pas le
droit de prendre votre courage au mot...

Je me dis pourtant que ce pourrait être une chose enchanteresse ce
voyage, si vous êtes friand de grand vent, de givre sur les pelouses,
de houx aux feuilles luisantes, de mousses qui pleurent les feuilles
mortes.

Si les promenades dans la tourmente ne vous déplaisent pas, ni les
retours dans la maison close, ni les flâneries devant les grands feux
sans autre lumière que la flamme du foyer, à l'heure fugitive et
mélancolique du crépuscule, venez. Alors les ombres bizarres des meubles
tremblent au vacillement des flammes et s'allongent sur les tapis,
rampantes, pleines de mystère, tandis qu'au dehors les couchers de
soleil rouges ensanglantent le ciel et font croire à un gigantesque
incendie sur la mer.

Peut-être tout cela vous plairait-il infiniment.

Seigneur, où vais-je? Je ne pensais plus à votre brave peur des potins!



LXVII

_Philippe à Denise._


20 novembre.

Je n'aime pas cette ironie, madame, d'autant qu'elle me semble provenir
d'un mal nerveux très inférieur à vos coutumières belles énergies.

Vous savez bien pour qui je crains les potins, n'est-ce pas? Alors
trouvez-vous opportuns vos persiflages?

Je suis meilleur que vous, moi; j'ai été trouver Germaine et lui ai
suggéré l'idée de partir vous désattrister avant l'arrivée de votre
belle-sœur et de votre nièce. Cela a donné lieu à une scène comique
entre elle, son mari et moi:

--Elle est triste? j'y cours, s'écrie gentiment Germaine.

--Eh bien et moi? vous m'abandonnez? réplique Paul.

--D'abord vous pouvez me suivre; et puis soyez raisonnable, chéri; vous
savez bien que vous êtes dans votre phase chaste, donc je vous manquerai
si peu...

--Germaine! s'exclama Paul, sévère.

--Eh bien quoi, mon amour? l'as-tu dit ou ne l'as-tu pas dit, l'autre
soir? _To be or not to be_--et tu es très: _Not to be_, ces jours-ci.

--Continue, je t'en prie, de me ridiculiser devant Philippe!

--Lui? l'_amant-blanc_ par excellence? Mais, mon amour, Toi, c'est par
phases... lui, c'est à la fois quotidien, chronique et aigu. Tu peux me
croire: il pèche toujours par omission!

Je pousse quelques: «Oh! oh! oh!» comiques, choqués, vexés, en pouffant,
tandis que Paul, interloqué, demande:

--Qu'en sais-tu?

--Avec mon flair d'artilleur, je devine!

--Germaine! voilà de ces propos qui vous font mal juger dans le monde
et...

--Voyons, gronde pas, ô mon fol amant!

--Mais moi, je proteste, madame Germaine!

--Qu'est-ce que ça y change? vous êtes un _effleureur_, mon cher Phil,
vous le savez bien, pardi! Figurez-vous, amour de mari, je me souviens
qu'il disait aux grandes filles, nos amies, lorsqu'il était petit (et
moi encore plus petite) et qu'elles imploraient un baiser: «Je veux
bien, mais surtout faites vite, pas fort et sans appuyer...» Une grâce
qu'il leur faisait déjà dans ce temps-là, ce bout d'homme!

--Bon! ma chère; comme amant, je m'abandonne à vos sarcasmes--encore que
vous parliez un peu sans savoir--mais en amitié, avouez-le, Germaine, on
peut risquer le placement, je suis un fonds d'État...

--Parbleu, c'est bien ça: sûr, mais ne rapportant rien!

Là-dessus, nous rions comme trois fous; Paul envoie des regards
passionnés à sa femme, et moi je leur donne ma bénédiction.

Ceci reste convenu: Germaine part pour Nimerck d'ici trois ou quatre
jours. Son mari vous l'amène et revient à Paris, d'où nous partirons,
lui et moi, pour la chasse, chez les Ferdrupt, Germaine ayant de tout
temps déclaré qu'elle ne voulait pas mettre les pieds à la campagne de
ces gens-là, parce qu'il y fallait _trop travailler_. Avez-vous su son
aventure avec la douairière, morte depuis d'ailleurs,--et pas de çà!--Il
était de bon ton, dans cette maison, d'afficher les mœurs
extra-patriarcales. Or, Germaine étant venue passer quinze jours au
Tilloy dans les premiers mois de son mariage, et n'ayant pas songé à
munir sa malle de broderie, tapisserie, crochet, que sais-je? enfin de
ces petites choses flottantes, sans forme, douces au toucher et qui se
meuvent faiblement entre les doigts effilés des femmes, madame Ferdrupt,
un soir, au salon, lui fit désobligeamment, quoique doucereusement, la
remarque qu'elle seule était désœuvrée.

Le lendemain, à l'heure de l'ouvroir, devinez ce qu'invente l'enfant
terrible? Elle apporte au salon un panier énorme et à l'ébahissement
d'un chacun en tire une oie morte et se met à la plumer! Tableau.

Si vous ne souriez pas après une lettre pareille j'y perds mon latin.
Allons, vite une belle risette, madame, à l'ami qui tendrement vous aime
et qu'il vous faut aimer aussi un peu, dites?



LXVIII

_Denise à Philippe._


Nimerck, 21 novembre.

Voilà mon sourire, voilà mes mercis. La gentille pensée de m'envoyer
Germaine! C'est vous tout entier, cela. Vous êtes un ami délicieux.

Mais quel Philippe votre lettre me révèle, insoupçonné jusqu'ici par
moi! Va pour l'_amant-blanc_. Germaine, la chère enfant terrible, ne
sait peut-être pas tout, _dites_?



LXIX

_Denise à Philippe._


Nimerck, 28 novembre.

A l'instant je reçois votre envoi de gibier. Merci de cette attention.
Les cailles ravissent Hélène, tout à fait bien portante; elle en est
très friande, la chérie.

Je pense que ces jolies bêtes doivent tenir lieu d'une lettre, cher
paresseux; je lis entre leurs petites pattes et leur soyeux plumage,
toutes sortes de choses gentilles, des paroles d'affection, de douces
moqueries, voire des excuses consolantes. Je ne suis pas bien sûre de
n'avoir pas vu aussi un peu d'ironie au bout du bec d'un perdreau; mais
je n'ai pas insisté, et veux croire qu'il me souriait avec bonté, tout
simplement, sans se ficher de moi le moins du monde, et sans avoir l'air
de me dire que mes lettres courent un peu bien après les vôtres.

Je vous écris tandis que Massenet, charmant comme toujours, conte à
Germaine, _enivrée d'harmonie_, un mot amusant qu'une femme de ses
amies lui a servi l'autre soir. Il est de passage ici (pas le mot, mais
Massenet) et doit assister après-demain à son festival musical à Nantes;
ce sera un triomphe. Mon maître y est habitué. Massenet arrivait un peu
en retard chez madame X..., à un grand dîner qu'elle donnait en son
honneur. Il s'excuse en disant que ce qui l'a retardé, c'est qu'on est
venu lui annoncer sa nomination de membre de l'Institut de Bologne. «Ah!
dit la maîtresse de la maison, _Immortadelle_, alors!»

Massenet, qui a de l'esprit, a été enchanté du mot.

Peut-être allez-vous croire que vous avez cette lettre à cause des
bestioles envoyées? Pas du tout, monsieur, sans gibier vous l'aviez.

Je voudrais vous savoir bien persuadé que je tiens au moins autant que
vous à l'amitié qui nous lie; j'en fais toute ma joie, même toute mon
espérance.

Vraiment, entre un homme et une femme, l'amitié s'empreint d'une ardeur
charmante; cette sorte d'amitié a, je crois, la destinée de ce qui est
grand chez l'homme, procédant de son choix, de sa volonté, de sa pensée,
et non de son instinct comme l'amour. Ou elle est sublime, ou elle
n'est pas. Quand elle existe, elle existe à jamais et va toujours
croissant.

Ainsi sera la nôtre, j'espère. Aussi n'ai-je pas trop peur que
l'éloignement ne nous détache l'un de l'autre. Ce sentiment-là demeurera
entre nous une nécessité heureuse qui tiendra le milieu entre les
besoins du corps et ceux de l'âme, une sorte de désir abstrait, doux à
savourer. N'a-t-il pas résisté déjà à l'épreuve du feu?

Vous habitez mon cœur, mon ami; tant pis pour vous si vous ne vous y
plaisez pas. Mais tout ceci n'est pas une raison pour que vous me
laissiez trop longtemps sans nouvelles. Adieu.



LXX

_Philippe à Denise._


Le Tilloy (Somme), 28 novembre.

Vous avez raison: l'amitié entre un homme et une femme n'est pas un
sentiment naturel, et l'on ne peut y arriver qu'après avoir traversé des
épreuves et les avoir surmontées par une grande droiture de cœur, un
grand effort de volonté; la principale et la plus dangereuse de ces
épreuves, c'est l'amour. Je vous ai aimée avec la plus grande force dont
j'étais capable; vous m'avez éconduit amicalement, je me suis guéri, et
me voilà retombé à ma nonchalance de cœur habituelle. L'amitié que je
ressens pour vous est très douce, je m'y abandonne sans réticence; je
m'abandonne au plaisir de la subir et de vous le dire et rien au monde
ne me pénètre d'un pareil bonheur. J'ai baisé ce «_vous habitez mon
cœur_». Ah! qu'il me soit un cher asile, ce cœur adorable.

Un certain instinct que nous avons tous en nous, nous entraîne par
instants vers un idéal informulé, abstrait. Le besoin de pureté dans ce
rêve, produit par nos défaillances dans la lutte sociale, m'entraînait
autrefois à Dieu et je lui aurais porté cette vague poésie latente, si
je n'avais songé à cet autre qui avait pour devise: «Souviens-toi de ne
pas croire».

Vous êtes cet idéal, maintenant, madame. Ce _moi_ chercheur de la
lumière dans la vie n'est plus errant: il est en vous, béat, chère
beauté pure.

Je suis heureux qu'Hélène ait croqué les cailles; je les avais chassées
à son intention. Dalvillers et moi sommes partis de Paris le 24 pour le
Tilloy. Nous y avons retrouvé une bande de clubmen, ce qui me gâte un
peu la joie dont je m'imprègne au contact de la nature. La nécessité
misérable d'avoir à revêtir l'habit noir après les longues heures de
battue dans les bois, l'obligation plus douloureuse encore de bostonner
une partie de la nuit avec toute la féminité du château et des châteaux
environnants, me font cruellement sentir l'infériorité de n'avoir point
à soi une chasse qu'on ne serait pas obligé de louer--ô pauvreté!--où
l'on pourrait vagabonder presque solitaire, un toit plus ou moins pointu
où l'on rentrerait s'abriter, se reposer du bon repos, les pieds sur les
chenets, la pipe à la bouche, devant une flambée de bois sec. Voilà un
rêve peu chic, pas du tout cravaté de blanc; très prosaïquement j'avoue
qu'il me hante depuis mon arrivée ici. Je regrette presque la douairière
et ses sages travaux à l'aiguille; au moins permettaient-ils aux hommes
de somnoler en fumant.

Est-ce bête, mon amie, d'être nerveux au point de souffrir d'une façon
physique d'infériorités morales émanant des autres?

La médiocrité intellectuelle des Ferdrupt m'irrite et me rend malade.
J'aime mieux la vraie bêtise; au moins parfois elle est drôle. Ah! que
Germaine a bien fait de lâcher ces gens! Paul et moi apprécions
maintenant à sa juste valeur le coup d'état de l'oie.

J'ai achevé de me gâter chez vous, parmi vos amis remueurs d'idées,
livrant de temps en temps «ce coin divin qu'il y a dans l'homme», dont
parle Henri Heine.

Ici, je me heurte uniquement aux «idées reliées en cuir de cochon» et
c'est bien pénible.

Pour me tirer de douleur, j'ai entrepris la culture d'un petit flirt. Je
ne dédaigne point cette ribote de perruquier lorsqu'il s'agit de me
sortir d'un ennui grandissant. Je compte sur votre aimable philosophie
pour n'en tirer que d'indulgentes déductions sur mon fâcheux caractère.
Ce régime--facile à suivre, surtout à la campagne--m'a réussi. J'accepte
valse, boston, insuffisance morale de mes hôtes et de leurs hôtes, avec
plus de courage, une volonté plus affermie. Cette résignation m'aidera,
je l'espère, à supporter avec passivité tous les ennuis que mon mauvais
destin me réserve encore durant l'achèvement de mon séjour; je ne puis
malheureusement l'écourter ayant eu l'imprudence de m'engager, dès
Paris, à accomplir un temps fixe.

Écrivez-moi, dites-moi ce que vous devenez; travaillez-vous beaucoup? Où
en êtes-vous de votre air hongrois? Si vous avez composé trois notes
nouvelles, envoyez-les-moi. Nimerck est moins désert, paraît-il. Georges
Granbaud, arrivé ici depuis hier, m'a donné vaguement de vos nouvelles.
Il est très discret sur vous, votre spirituel voisin. Il m'a jeté entre
deux bouffées de cigare, que madame votre mère continue de regretter que
votre nièce ne soit pas mariée. Pauvres espoirs de madame de Nimerck! je
leur souhaite longue vie. Et pourtant miss Suzy vaut bien certaines
autres, épousées tous les jours; il ne faudrait peut-être qu'un homme
courageux pour la remettre dans le droit sentier.

Granbaud nous a dit, à moitié, le dernier trait de Germaine; donnez-nous
toute la scène. Paul est anxieux de savoir le nouvel avatar de son fol
esprit, et comment s'est passée l'aventure entre le substitut et la
chère incorrigible Saint-Jean-Bouche-d'Or.

Racontez-moi tout: ce que vous pensez, dites, faites;--et surtout
donnez-moi des nouvelles de votre délicieuse Hélène.

Respectfully yours.



LXXI

_Denise à Philippe._


30 novembre.

Voilà une lettre bourrée, ce qui s'appelle bourrée. Vous y
sentimentalisez d'une manière des plus sublimes votre amitié, vous y
parlez chasse, musique; vous citez vos classiques, vous y dansez, vous y
dégringolez dans le flirt, vous y réclamez les mots de Germaine, vous y
chiquenaudez Suzanne... ouf! j'en suis essoufflée!

Commençons par la chose gaie: l'autre jour dînaient ici le général
Hepper, le colonel de Frégon, l'amiral des Issarts, puis un substitut
des environs, neveu de la brave madame Ravelles. Un dîner sérieux, mais
charmant grâce aux trois premiers convives. Après dîner, au salon, le
jeune Ravelles croit pouvoir briller à son tour et patauge dans des
lieux communs qui nous jettent à tous un léger froid. Avec l'esprit fin
que vous lui connaissez, le général essaie de le tirer de l'ornière; le
colonel vient en vain à la rescousse. Les inepties pleuvaient. L'esprit
de la magistrature assise, debout, couchée, mal représenté par M.
Ravelles, nous plongeait de stupeur en stupeur.

Habitué, au nom de la loi, à discipliner, à commander, à condamner, à
punir, à innocenter, ce garçon loquace, impétueux dans ses affirmations,
tranchant de juge à prévenu, menaçait de gâter notre soirée. Ce petit
homme, parlant de l'Autorité comme si elle était sa maîtresse, sot à
pleurer, mais non pas bête--ce qui est très différent--donnait l'envie
folle de rabattre d'un bon coup son impertinent caquet.

--«Il faut secourir ce futur procureur... je n'y tiens plus, je vais
m'immiscer dans son joli discours!» me glisse Germaine à l'oreille.

Alors, elle s'ingénie avec bonté à mettre la conversation de ce jeune
officiel sur lui-même, pensant: si dépourvu de tact et d'esprit qu'on
soit, le peu qu'on en a se développe dès qu'il s'agit de se raconter. Il
parle, il parle, requérant comme un ange, et entame la question du
mariage:

--Oui, madame, la vie est triste en province; pour s'y faire un centre,
il faut se marier; mais voilà: choisir c'est si difficile et si
chanceux.

GERMAINE.--Oui, il vous faudrait une jeune fille bien élevée, riche...

LE SUBSTITUT.--Bien entendu; je la voudrais du monde, mais très simple;
intelligente, musicienne, spirituelle même; bien de sa personne, enfin
charmante comme...

GERMAINE.--Ah! monsieur, je vous arrête! Vous allez me faire un
compliment!

Et Germaine, s'étant mise au ton, minaude.

--Oh! madame, ce n'est pas un... vous en méritez mille! Mais pour vivre
en province dans une position en quelque sorte officielle, il faudrait
que la jeune personne fût plus... moins... comment dirais-je? enfin
moins... plus... effacée. Je ne sais pas si je me fais bien comprendre?

--Mais parfaitement: vous avez raison, monsieur, c'est très juste, car
dans la magistrature il ne suffit pas d'être bête, il faut encore avoir
de la tenue!

Et cette impertinence fut lancée d'un ton à nous ravir tous.

Puisque vous voilà content et pouffant et bien disposé, laissez-moi vous
dire que votre lettre sent, malgré sa forme assez irrévérencieuse, un
vague intérêt pour Suzanne. Si j'osais, je vous gronderais. Vous avez
jeté la semence légère et féconde au vent, sans vous inquiéter si
quelque grain, par hasard, n'allait point germer. Cela est mal.

Depuis l'arrivée de ma nièce, j'ai en vain essayé d'avoir avec elle la
conversation projetée. Suzanne se dérobait.

Votre lettre m'a servie, et voici comment les choses se sont passées.

Je venais d'en achever la lecture quand Suzanne entra dans ma chambre.
Peut-être avait-elle reconnu votre écriture sur l'enveloppe, en
cherchant son courrier dans le plateau où le piéton dépose les lettres.

--Je vous dérange, tante?

--Non, Suzanne.

--Mais vous lisiez, je crois...

--Oui: une lettre de Philippe de Luzy et elle m'a contristée.

--Bah? le cher ironique est de plus en plus triste, désespéré, languide,
sans doute? Mais vous êtes la bonne, l'unique consolatrice; vite
écrivez, tante Denise, sans quoi votre Werther va courre sus à son
pistolet; je vous laisse, je me sauve!

Là-dessus elle se met à rire, de ce rire cassant et bref qui sort de la
gorge des femmes quand elles ont du chagrin, un rire qui retient des
larmes. J'ai senti l'instant propice, j'ai parlé--comment? Je n'en sais
rien, j'étais si émue! Mes vingt-neuf ans me font bien jeune devant la
froide expérience de cette fille de vingt ans; j'ai parlé avec la
persuasive éloquence des mères: Suzanne, attendrie, a pleuré, la tête
posée sur mes genoux...

Elle m'a promis d'être plus réfléchie, plus sérieuse à l'avenir. Mon
ami, cette fillette qui semble regarder sans voir, écouter sans
entendre, a tout deviné du drame de votre cœur, du cher secret qui
nous lie.

Avidement elle me disait: «Je vous ai tout dit, tante, tout; mais vous,
dites-moi aussi la vérité pour ma récompense...»

Voilà comme nous sommes, aimant jusqu'à la torture infligée par ceux que
nous aimons. Eh bien, grondez-moi si vous voulez, mais devant tant de
franchise j'ai avoué. La pauvre petite a eu un mot sublime: «Comment
avez-vous pu lui résister? Il vous aimait et il est si séduisant!»

Suzanne m'a remerciée d'avoir brûlé ses lettres.

--Tante, moi aussi j'ai gardé les siennes, faut-il les brûler?

--Ce serait plus sage, ma mignonne.

--Oh! comme c'est triste...

Elle s'est levée et, prenant mon bras, m'a entraînée jusqu'à sa chambre.
Là, derrière l'amas parfumé de son linge d'été rose, mauve, bleu, sous
l'enrubannement soyeux des fraîches batistes, elle a pris «son
péché»,--elle a dit ça si gentiment avec un sourire si contraint... Que
n'étiez-vous là!

Ce péché (qui est bien un peu le vôtre) était cacheté dans une grande
enveloppe; ce sceau en faisait déjà une chose finie, morte, une belle
espérance juvénile à jamais perdue...

--Tante, permettez-moi de les lire encore une fois?

--Tu vas souffrir plus longtemps; mais lis, mon enfant, si tel est ton
désir.

Et, tandis qu'elle lisait, j'allai regarder à la fenêtre. Le bruit
imperceptible des feuillets tournés, les gros soupirs, tout ce petit
drame se passant derrière moi me rendait triste; involontairement je
songeais: les hommes légers sont bien coupables.

Mais elle, n'y tenant plus, s'écria:

--Ah! tante Denise, il faut lire aussi et vous verrez alors si j'étais
folle de croire...

J'ai lu. Certes, ces lettres jolies, élégantes, parlant vaguement d'un
autre amour, ont pu troubler ma nièce; mon ami, vous avez joué avec ce
petit cœur-là; toute votre belle morale tombait parce que vous
l'écriviez en cachette et que cette faute commise ensemble vous liait
tous les deux du mauvais lien des amitiés malsaines. Avec vos câlineries
de langage il faut tenir sa raison bien fort pour ne pas subir
l'entraînement.

Philippe, la démarche que je tente est un peu bizarre, mais Suzanne vous
aime, voilà mon excuse: pourquoi ne l'épouseriez-vous pas?

Vous l'avez appelée votre «consolante amie...» Laissez-moi mettre cette
petite main dans la vôtre. Suzanne est dressable, vous pourrez la
guider, la diriger. Allez, il faut se méfier des jeunes filles trop
sages. Celles qui cherchent à aimer ne sont-elles pas dans le vrai? Et
n'est-ce pas vous et votre égoïsme se dérobant, qui les faites devenir
ironiques et coquettes, et les jetez dans la faute et le par-à-côté
d'une vie déçue?

La première expérience d'amour d'une jeune fille, lorsqu'elle réussit,
ne s'immaculise-t-elle pas par le mariage? De cette première et naïve
imprudence naît ce mythe, rêve de toutes, le mariage d'amour.

Allons, cher, quittez le petit flirt, les valses, les coups de fusil,
l'insipidité de vos beaux dîners insapides et devenez, à Nimerck, le
neveu de votre grande amie.

    DENISE.

_P.-S._--Tite-Lène a marqué d'un mot cette journée. Comme Suzanne
essuyait les dernières larmes que diamantaient les flammes de vos
lettres, ma fille entre chez sa cousine. «Tu as du chagrin, Zon? Tu
pleures? Pourquoi donc pleure-t-elle, maman?--Elle a de la peine, mon
ange.--Ah! pauvre Suzanne! C'est vrai, la vie est triste il y a des
jours... et ma poupée est en son... et mon petit oiseau est mort... Je
voudrais m'en aller dans une étoile, s'il vous plaît, maman?»



LXXII

_Philippe à Denise._


2 décembre.

Peste, madame mon amie, comme vous y allez! Mais je suis aussi peu fait
pour être marié que tite-Lène pour devenir une femme vulgaire.
L'adorable mot de la petite m'a plus remué que toute l'exposition du
chagrin de mademoiselle d'Aulnet.

Pour demander la main de Suzanne il faudrait d'abord savoir si la jolie
enfant accepterait ceci:

1º Un homme qui l'aimerait très _raisonnablement_ et serait désireux de
diriger sa vie, leur vie, comme il l'entendrait.

2º Cet homme possède exactement quinze mille livres de rente. Jusqu'à
présent elles lui ont à peine suffi pour mener la vie de farniente qu'il
pratique; il demande au jeu le surplus nécessaire et ne l'obtient que de
loin en loin.

3º Cet homme, une fois marié, serait donc dans l'obligation de vivre des
rentes apportées par sa femme, ce qu'il ne souffrirait pas; alors,
voulant se conduire en homme d'honneur, il se retirerait dans la terre
de Luzy qu'il possède (en indivis avec son frère), château, étang,
ferme, chasse, prés. Comme les revenus des quatre derniers énoncés
suffisent juste à entretenir, payer les impôts, conserver ledit château,
avec les quinze mille francs de rente--ceux-là inscrits sur le
grand-livre--le ménage aurait donc de quoi marcher petitement par le
monde.

Je vous dis cela en blague, mais c'est pourtant l'absolue vérité. Je
trouve odieux de manger les revenus de la dot de sa femme pour faire
«aller la maison», si soi-même on n'apporte sinon plus, au moins autant
par son travail ou par ses rentes. Le contraire me paraît une situation
inacceptable. N'est-ce pas une sorte de vente de soi donnant au mari
une subalternité morale tout à fait dégradante?

Si mademoiselle d'Aulnet a comme moi quinze mille francs de rente, je
l'épouse. Mais comme avec ces trente mille francs nous ferions assez
piètre figure dans notre monde, il faut qu'elle accepte l'enterrement de
première classe à Luzy, où je tâcherai de me montrer à la hauteur des
événements en élevant bien les enfants qu'elle aura l'obligeance de me
donner,--pour nous distraire--et en essayant de remplacer à moi seul la
foule empressée de ses admirateurs, sa loge à l'Opéra, les courses ou
les concerts des après-midi du dimanche, l'hippique, les mardis de la
Comédie-Française, les samedis de l'Opéra-Comique, les vernissages des
diverses expositions, les premières des multiples théâtres, les
promenades de _five o'clok_ à l'avenue des Acacias, les séances de polo
le printemps, les eaux dans les trous chics l'été, les honneurs du pied
et les chasses l'hiver, ses chevaux, ses voitures, et Doucet, et Reboux,
et le patinage à des pôles divers, et les haltes les clairs matins,
avenue du Bois, et les petits pâtés, et les petits jabotages chez le
select pâtissier, et les réceptions chez mesdames X..., Y..., Z..., et
les bals blancs, bleus roses, etc., etc.--Ouf! ouf! j'en suis déjà
épuisé!

Sérieusement, si vous jugez qu'il me faille épouser pour le très léger
dommage qu'on m'a--convenez-en?--entraîné à commettre, un peu pour
l'amour de l'imprudente, beaucoup pour l'amour de vous, je me résoudrai
à devenir le fortuné époux de la délicieuse Suzanne. Seulement je vous
prie de dire mes conditions _sine quâ non_; elles sont absolument
réfléchies et sérieuses.

Adieu mon amie chère.

Ah! quelle crainte j'ai de vous voir m'entraîner d'une façon
sentimentale et allègre vers cet inconnu terrifiant.



LXXIII

_Denise à Philippe._


4 décembre.

Eh bien! n'ayez plus de crainte. Je n'ai pas lu votre terrible lettre à
Suzanne, mais je l'ai interprétée et la lui ai résumée.

Elle a eu une minute d'hésitation, il faut lui rendre cette justice;
après quoi, très tranquillement:

--Ne trouvez-vous pas, ma tante, que ce serait une grande sottise de ma
part de me marier dans ces conditions? Philippe fait l'ogre, le
barbe-bleue, avec cette annonce pompeuse d'une éternelle retraite dans
son château; pourtant, si sa nonchalance s'arrangeait de cette vie et
que vraiment il m'y condamnât? Ses quinze mille francs de rente, c'est
maigre. J'ai cinq cent mille francs de dot, moi; cela nous ferait à peu
près trente-cinq mille francs à dépenser par an--un peu moins de trois
mille francs par mois, c'est peu... bien peu.

--Mais je vis avec vingt-huit mille francs, moi, ma chérie, et très
confortablement. Et puis il ne faut pas voir cette seule question de
gros sous; l'aimes-tu? te sens-tu attirée vers lui? Tu pleurais l'autre
jour, tu me demandais comment j'avais résisté à son charme. C'est de
l'amour, cela, Suzanne.

--Oui, peut-être l'ai-je aimé. Certes, il est tout à fait bien: grand,
élégant, distingué; il a de très belles relations, mais il sait si peu
s'en servir! Et puis, tout ça pour aller s'enterrer à Luzy toute
l'année...

--Tu viendras passer trois mois d'hiver, chez moi, dans l'appartement
inoccupé de ton oncle; il vient si rarement à Paris... Tu seras là
parfaitement.

--Mais trente-cinq mille francs... qu'est-ce qu'on peut faire avec ça?

--On peut vivre comme je vis, s'entourer d'amis, les bien recevoir, mais
simplement. En éloignant la foule des indifférents, la foule des
plaisirs creux, la foule de toutes les choses vides, parfois même
ennuyeuses, dont les mondains bourrent leur vie, on se fait une
existence charmante; elle vaut l'autre, je t'assure.

--Vous en parlez à votre aise, petite tante; d'abord, vous habitez
l'hôtel que mon oncle a acheté en se mariant, et il est très chic cet
hôtel. Puis, l'été, vous allez à Nimerck chez votre mère; ce vieux
donjon breton est épatant; c'est encore très chic. Enfin, vous, vous
avez pris cette manière-là: c'est votre genre de connaître peu de monde,
de choisir les gens qui vous plaisent, de fermer votre porte au nez des
autres qui attendent derrière, mourant d'envie d'être introduits et
faisant tout pour y arriver. Mais moi? j'ai toujours été
représentative... et puis, voudrais-je l'essayer, je ne saurais même pas
vous singer. Il me faut la foule pour m'aider à jouir de ce que je
possède; j'aime qu'on me regarde dans la rue, j'aime l'hommage et la
curiosité de tous. J'aurais voulu être reine ou grande artiste...

--Alors, Philippe devra renoncer à la vague pensée d'une union possible
avec toi. Tu as bien réfléchi? Dois-je lui écrire un mot dans ce sens?

--Je crois que cela vaut mieux: Luzy à perpétuité sans la grande vie
derrière... brrr! je ne me sens pas de force à accepter ça. Si encore il
faisait quelque chose, ce Philippe! Seulement, dites-lui cela autrement,
tante, dites ce que j'ai fait dire à Aprilopoulos par maman: «que je ne
veux pas encore me marier; qu'il sera temps d'y songer plus tard»; enfin
arrangez-lui bien tout de façon à me le garder comme flirt. En y
réfléchissant, Aprilo serait un parti bien plus sortable; orphelin comme
Luzy, il a quarante-cinq mille livres de rente, un nom historique
là-bas, en Grèce; un hôtel à Athènes, un palais à Corfou... et puis,
toqué de moi, cet attaché d'ambassade, fier de mes succès... Évidemment,
pas le charme de Philippe... oui, mais l'un m'adorera tandis que c'est
moi qui aurais été capable d'adorer l'autre... Et c'est la pire bêtise
pour une femme d'adorer son mari!

A mon tour, j'ai fait mentalement brrr. Il me semblait entendre parler
mon mari. J'avoue donc humblement mon pas de clerc et vous prie de me le
pardonner. Mon ami, j'espère n'avoir troublé en rien, pour l'avenir,
votre curieuse manière d'être vis-à-vis l'un de l'autre! Que tout ceci
me paraîtrait comique, si ça ne me rendait pas, malgré ma volonté d'en
rire, infiniment triste.



LXXIV

_Philippe à Denise._


6 décembre.

Moi, cela me paraît charmant.

Allons donc, je retrouve ma Suzanne! jolie poupée intelligente, certes,
mais surtout combien supérieure comme fille pratique. A travers quel
prisme l'aviez-vous vue et me la présentiez-vous? Ah! quel beau
troubadour vous êtes, ma chérie, et comme je baise avec tendresse et
respect le bas de votre pourpoint.

Mais si, dans le fond, je suis ravi de la tournure prise par les
événements, à la surface, je suis rageur. Dans son dédain de moi--notez
que je le trouve tout naturel--votre nièce a touché la plaie de ma vie:
«Si encore il faisait quelque chose, ce Philippe!» Ce doute de moi,
cette éternelle hésitation qui me fait incapable de produire quoi que ce
soit, qui me rend incapable, même de faire un mari,--la pire des
conditions sociales à l'heure qu'il est, pourtant,--m'exaspère.

Elles n'ont pas tort, ces légères, de nous mépriser un peu; nous nous
ressemblons trop par certains côtés pour qu'il en soit autrement. On ne
choisit pas un sol mouvant pour y construire sa demeure. Au fond, il y a
une grande leçon à tirer de son «si encore il faisait quelque chose». Je
m'en sens l'âme tout humiliée de la bonne humilité.

Voyons, ma sage madame, un conseil: que diriez-vous si votre ami se
décidait à faire de la politique? C'est la carrière des gens qui n'en
ont pas. Des gros bonnets de mon pays m'ont dernièrement pressenti à ce
sujet. J'avais réservé ma décision, voulant vous consulter à votre
rentrée à Paris; mais les événements m'entraînent à vous en parler plus
tôt. Vous connaissez la situation, dites sincèrement votre avis.

Tendrement à vous.



LXXV

_Denise à Philippe._


7 décembre.

A mon tour de vous écrire: Peste, monsieur mon ami, comme vous y allez!
Savez-vous bien qu'il me faut donner là un avis fort grave. Si vous avez
sérieusement l'intention de faire de la politique, changez un peu vos
armes; coupez votre _écu écartelé_ d'une _ondée_ où vous ferez graver
cette devise: _Avoir la conscience pure est une joie supérieure._ Elle
vaudra, dans l'occurrence, celle que vous avez. Les _merlettes sur
sinople_ n'en souffriront pas, ni vous non plus, ni même votre patrie.

Pourquoi vous lancer dans cette agitation inféconde où les politiciens
se débattent tous?

Faire de la politique, c'est s'engager à avoir le génie du moment... et
le moment me semble mal choisi pour vous laisser la faculté d'en avoir.
Il ne doit pas vous échapper que nous sommes juste au point, à l'état,
où tite-Lène nous a peint un soir les Romains qui «ne peuvent plus
souffrir leurs maux ni les remèdes à ces maux». Et puis, si le
spartiatisme et son brouet ont du bon, les mœurs athéniennes,
nonchalantes et luxueuses, en ont aussi: l'art en procède, l'art étant
dans ses manifestations éminemment aristocratique.

Alors quoi? serez-vous socialiste ou opportuniste? Il nous faudra
toujours «du pain et des spectacles», quoi qu'on dise, et les Romains
étaient philosophes et noblement inspirés en ne demandant pas l'un sans
l'autre. Et puis, tenez, voilà mon impression: la politique actuelle
nous mène je ne sais à quel abîme, et l'avenir social me paraît plein de
cataclysmes.

Donc, timidement, je vous suggère la bonne idée de planter vos choux.
J'ai peur de voir votre droiture, votre loyauté, entrer dans cette lice
un peu souillée.

    O bien heureux qui peut passer sa vie
    Entre les siens, franc de haine et d'envie,
    Parmi les champs, les forêts et les bois,
    Loin du tumulte et du bruit populaire
    Et qui ne vend sa liberté pour plaire
    Aux passions des princes et des rois!

Sans princes ni rois, allez, la chanson dit toujours vrai et la moralité
en est toujours applicable. Puisque je donne dans la poésie, laissez-moi
achever de vous citer ces vers modernes du poète Desportes qui vécut
vers 1570.

    Las! que nous sommes misérables
    D'être serves dessous les lois
    Des hommes légers et muables
    Plus que le feuillage des bois!

    Les pensers des hommes ressemblent
    A l'air, aux vents et aux saisons
    Et aux girouettes qui tremblent
    Inconstamment sur les maisons...

    Leur amour est ferme et constante
    Comme la mer grosse des flots
    Qui bruit, qui court, qui se tourmente
    Et qui n'a jamais de repos.

    Ce n'est que de vent qu'est leur tête;
    De vent est leur entendement
    Les vents encore et la tempête
    Ne vont point si légèrement.

    Mais cet ardent feu qui les tue
    Et rend leur esprit consumé
    C'est un feu de paille menue.
    Aussitôt éteint qu'allumé.

    Ainsi l'oiseleur au bocage
    Prend les oiseaux par ses chansons
    Et le pêcheur sur le rivage
    Tend ses filets pour les poissons.

Pourtant, mon ami, malgré tous mes discours, faites selon votre pensée.
Vous serez, si vous entrez à la Chambre, peut-être un impertinent et
très dédaigneux député, mais surtout un très honnête homme, ce qui est
une qualité de plus en plus rare.

Au milieu de tout cela qu'advient-il de votre flirt? J'ai bien peur
qu'il n'y ait là dedans un peu de viol moral de la part de l'adversaire.
Êtes-vous sûr, avec le remuement de tant d'idées contraires à la paix du
flirt, comme votre union possible avec Suzanne et votre projet de
politique, d'avoir rempli tous vos devoirs de bon partenaire auprès de
la «petite secousse» qui s'est mise en frais de coquetterie cérébrale
et autres pour vous? Faites un examen de conscience et dites-moi si je
ne mets pas, avec une intuition remarquable, le doigt sur la plaie?

Hier, nous avons passé une heure exquise à l'île de Sein; Germaine,
enthousiasmée, se sentait là une âme de druidesse; en rentrant, elle est
redevenue très femme et a télégraphié à son fol amant de venir la
rejoindre ici. Si vous suiviez Paul? Les Ferdrupt ne vous en
voudraient-ils pas trop?



LXXVI

_Philippe à Denise._


9 décembre.

Vous avez soufflé d'une haleine légère sur le château de cartes, qu'en
s'efforçant un peu votre ami voulait édifier; il est à bas, n'en parlons
plus. Cette solution ne vous surprendra pas, vous qui me tenez pour le
plus nonchalant des hommes. D'accord; mais vous allez trop loin: ne pas
me croire capable du moindre petit flirt sans être pris de force, c'est
exagérer. Viol--voilà un bien gros mot pour un léger divertissement
piqué, en passant, au bout de ma baguette de promeneur. Il n'entre pas
que de la paresse et de la nonchalance dans ma manière d'être. Je suis,
à vrai dire, un convalescent. J'ai été tellement ballotté ces deux
dernières années, j'ai vécu dans une si mauvaise atmosphère
intellectuelle et morale, que ma volonté a bien failli y rester toute.
Je ne suis pas encore complètement remis, mais--grâce à vous un peu--je
suis en meilleur air et je vais mieux. Faites-moi crédit de quelque
temps encore.

Vous m'excuserez, ma douce amie, de vous entretenir si longtemps de moi.
Le moi est généralement haïssable, mais il est permis dans les lettres.
C'est ce qui les rend délicieuses quand elles viennent d'une personne
aimée. Autrement on a la ressource de ne pas les lire. J'espère que vous
parcourrez la mienne et y répondrez promptement. Dans cette réponse
veuillez me parler de vous plus que vous ne le faites, c'est pour moi un
sujet plus intéressant que les vers de Desportes, et que votre thèse
philosophique sur la politique.

Dalvillers m'a communiqué la dépêche de sa folle amante, il va partir
rejoindre l'objet aimé. Pardonnez-moi de ne pas l'accompagner; miss
Suzanne étant à Nimerck, j'aime mieux laisser la paix se faire dans son
esprit et loin de moi. Soyez sûre qu'elle m'en veut d'avoir été obligée
de vous exprimer franchement son opinion sur vos projets; elle serait
agressive et je sens, moi, que je serais cruel.

Comme tous les humains j'aime un peu faire souffrir, mais ce sentiment
n'est une suavité que lorsqu'on peut d'un sourire, d'un geste, changer
cette souffrance en joie. Ce n'est rien de faire couler des larmes s'il
est permis--et doux--de les tarir sous des baisers. Ce ne serait pas
opportun en la circonstance, aussi je m'abstiens.

Adieu.



LXXVII

_Denise à Philippe._


10 décembre.

J'ai donc fait de la philosophie sans le savoir; vous m'en voyez
gentilhommesquement confuse!

Mais comment voulez-vous que je parle _plus_ de moi? mon moi tout
svelte, tout pâle, tout brun est si peu intéressant! j'en trouve,
d'ailleurs, mes lettres farcies. Nous ne valons, nous autres femmes, que
par l'imprévu de nos sensations, lesquelles nous savons mal analyser;
comment, alors, les bien exprimer? Vrai, je me trouve peu attrayante; je
n'ai d'autre esprit que celui du cœur et c'est, d'entre tous, le plus
bête. Non, ne parlons pas de moi, mais des autres que vous aimez aussi,
de Germaine par exemple. Elle sème notre vie d'événements si amusants,
de réparties si drôles! Voilà une femme exquise. Comment, l'ayant connue
jeune fille, ne l'avez-vous pas épousée? comment se peut-il faire que
vous ne l'ayez pas aimée?

Granbaud multiplie ses visites à Nimerck en son honneur; grâce à eux
deux nos soirées ne chôment pas. Hier après dîner la conversation tombe
sur les maris:

--Voulez-vous une fois, une seule petite fois être sincères? interroge
Granbaud.--Pour vous toutes, qu'est-ce qu'un mari?

--Peuh! la bête de question, mon cher! s'écrie Germaine,--elle sent
d'une aune la candidature à l'amant. Vous croyez, homme d'esprit, que
nous allons bêcher nos maris en votre honneur? c'est bien trop bourgeois
pour nous. Un mari? mais c'est quelquefois un être charmant; le mien,
par exemple, est délicieux; il y a des gens qui, nous comparant, me
trouvent plus intelligente. Ce n'est pas cela: nous avons peut-être tous
les deux une égale part d'intelligence, seulement nos deux esprits
n'habitent pas les mêmes pays.

--Délicieux!... mais ça ne me dit pas ce qu'en général vous pensez
qu'est un mari?

--En général? Eh bien, c'est un douanier... (tête et stupeur de nous
tous). Mais oui, mes enfants: un douanier qui doit se garder de
l'exportation par crainte de l'importation!

Le mot n'est-il pas joli? Cette Germaine est pleine d'imprévu. Écoutez
encore: Vous savez qu'ici mère est obligée de consacrer un jour de la
semaine à recevoir ses vieux amis et voisins de campagne; ils seraient
fort marris d'avoir en vain dérangé leurs vieux domestiques, leurs vieux
chevaux, d'avoir usé sur les pierres et dans les fondrières de nos
routes leurs vieilles guimbardes, pour venir se heurter à l'huis clos
du vieux domaine. Or, hier, était le fameux jour de maman. Après le
déjeuner, nous nous dispersons dans nos appartements, les unes pour
écrire, les autres pour lire ou penser.

Vers trois heures, du côté de la lande, j'avise une voiture luttant
courageusement contre une bourrasque comme la haute mer sait nous en
offrir. Toutes les portes et les fenêtres gémissent, l'ouragan
s'acharne; le petit point noir approche vaillamment coupant la brise; je
le vois s'engouffrer sous la sapinière. Alors, je pense: une visite; je
quitte ma chambre, je descends au grand salon. J'y trouve Germaine
seule, installée dans un fauteuil et lisant au coin du feu flambant de
la cheminée, mais vêtue de sa jaquette de loutre, de son chapeau, de son
voile, de son boa, et son manchon sur les genoux.

--Tiens, tu vas sortir?

--Mais non.

--Tu rentres?

--Mais non.

--Comment, mais non? Alors d'où vient que tu sois couverte ainsi?

--Je vais te dire, ma chérie, j'ai remarqué l'autre mardi, ceci: chaque
personne venue visiter ta mère, au bout d'un moment de confortable
installation dans une de ces bergères Louis XVI, s'écriait: «Dieu, qu'il
fait bon chez vous, chère madame; j'ai vraiment trop chaud!» Moi, ce
même mardi, j'ai gelé toute la journée malgré le calorifère et un feu
épatant à rôtir plusieurs cochons dans cette vaste cheminée. Mais, dans
un salon pareil, il n'y a ni feu, ni tentures, ni tapis, ni portières,
ni rideaux qui tienne! Quel recours as-tu contre huit fenêtres, six
portes, quatre-vingt-dix mètres de surface et six mètres de hauteur de
plafond? C'est pas la peine de lutter, aussi je ruse. Ma chère, j'avais
une de ces chairs de poule à écorcher la main d'un honnête homme, s'il
avait risqué de me toucher. Alors, aujourd'hui, je n'ai pas hésité, je
me suis habillée en visiteuse. Je suis très bien à mon tour, prête à
dire comme les autres: «Dieu, qu'il fait bon, etc.» Tu y es, ma
Tanagrette?

Voilà de ses fusées charmantes; elles jaillissent pimpantes, au gré de
son caprice.

Hier, elle va voir à Sainte-Anne-la-Palud la vieille douairière Le
Thiludec, celle-là même qui a si vilainement tenu sur elle, par rapport
à vous, les méchants propos que vous savez.

Mère, un peu craintive des boutades de l'indisciplinée Germaine, avant
de la laisser monter en voiture, la catéchise:

--Promettez-moi, mon enfant, de ne rien dire d'incorrect à cette vieille
amie de votre mère et de moi. Oubliez ce qu'elle a dit de vous: cela
vous a si peu nui; personne au monde n'y a prêté attention; elle a
toujours été si mauvaise langue que ses calomnies ne portent plus.
Promettez, chère petite, de sembler ignorer ses méchants potins?

--Ah! chère madame, de grand cœur. Je n'en ouvrirai pas la bouche; je
suis bien au-dessus de cela! Si vous croyez que je m'abaisserai à
relever les propos incongrus de cette vieille folle, vous ne me
connaissez pas! Je vais la voir par égard pour vous et maman; mais je ne
dirai rien, absolument rien, rien, rien!

Quatre heures après, nous la voyons sauter de la victoria devant le
perron, animée, fraîche, rosée de l'air de la lande, jolie comme un
colibri; elle traverse en coup de vent le hall, entre au petit salon où
ma belle-sœur, Suzanne et moi devisions, et, dès le seuil, s'écrie
en agitant, désespérément comique, son petit manchon emplumé et fleuri:

--Ah! mes enfants! Ah! mes enfants! Vous savez? j'ai tout dit! mais
tout, tout, et même plus! Ah! quelle scène!

Nous en avons ri un quart d'heure, tandis qu'elle, singeant la grosse Le
Thiludec, nous _jouait_ sa visite, leur dispute courtoise, et jusqu'aux
aboiements du roquet de la vieille comtesse.

Puis, s'arrêtant brusquement, après une pause grave qui semble devoir
couver et faire éclore dans ce cerveau léger une réflexion pleine de
sagesse:

--Tenez, au fond, je suis comme Jules Renard, moi: quand j'ai de petits
embêtements avec une personne, je voudrais tout de suite la voir morte!

Voilà-t-il pas une lettre, monsieur mon ami, bien plus philosophique que
l'autre?

Nous rentrons toutes et tous à Paris le 23. Germaine et moi vous
convions à venir dîner en tête à tête _à quatre_, chez moi, le lendemain
de notre arrivée, will you?



LXXVIII

_Philippe à Denise._


12 décembre.

J'accepte avec joie le tête-à-tête à quatre, mais je vous prie de me
laisser vous offrir ce dîner au cabaret. Ne dites pas non; je m'en fais
une telle fête! Après, nous pourrions aller au théâtre ou entendre la
messe de minuit, à votre gré, mesdames, car nous serons le 24, sans que
vous ayez l'air de vous en douter. Nous réveillonnerons ensuite.

Je vais rêver au menu; que puis-je inventer, afin qu'il soit plus exquis
que les vôtres, madame Denise?

By God, j'en suis ému.

Germaine, aidez-moi, conseillez-moi; inspirez-moi une combinaison de
mets rares, étonnants. Lucullus dînant chez Lucullus, voilà ce qu'il me
faut réaliser.

Adieu, madame Tanagrette; je n'ai plus rien à vous dire, tout absorbé
déjà par la confection de mon menu, et par le bonheur de penser que je
vous aurai à moi seul toute cette nuit de Noël, vous deux que j'aime.
Paul ne compte pas!



LXXIX

_Denise à Philippe._


Samedi, 14 décembre.

Paul dédaigne vos insultes et vous traite de polisson tout en acceptant
cette petite débauche; moi, je m'en fais une fête. Le croiriez-vous?
cela ne m'est jamais arrivé de dîner au cabaret. Je n'avouerai pas ça
aux bonnes petites amies... ce qu'elles me blagueraient!

Adieu, cher ami. A mardi en huit. J'arriverai avec les Dalvilliers chez
Paillart--il est votre pourvoyeur ordinaire, nous dit Paul.



LXXX

_Philippe à Denise._


Dimanche, 15 décembre.

Voulez-vous être exquise? Laissez-moi venir vous prendre. Je serai mardi
vers six heures chez vous. J'aurai une bonne heure et demie à vous
avoir, à moi seul, dans un grand recueillement, et c'est le moins qu'il
me faille après une si longue absence. Notre amitié a besoin de cette
entrevue. J'aurais aimé que vous l'eussiez senti, dear.

Your as ever.



LXXXI

_Denise à Philippe._


Lundi, 16 décembre.

Je n'aurais pas mieux demandé, mon ami, de vous recevoir avant notre
partie carrée, mais Germaine, Paul, avaient tout combiné autrement et, à
moins d'avoir l'air de désirer particulièrement ce tête-à-tête (ce qui
eût pu les étonner un peu), je ne me suis pas sentie assez habile pour
reprendre ma liberté et changer l'ordre et la marche de cette honneste
nopce.

Du reste, cela n'a pas grande importance et vous ne m'en voulez pas?

Adieu; nous sommes en pleine confection de malles, inventaire de la
maison avec le jardinier et sa femme. Cette brave mère Callac m'a bien
interrompue six fois tandis que je vous écris. Quand on a une maison à
organiser, ranger, fermer, on n'a plus le droit d'avoir une pensée en
dehors, on est pris par la matérialité bête de l'existence. C'est alors
que mon sang mi-bohémien se révolte! Maman aime ça, elle. Rien ne doit
manquer à l'appel. Tout à l'heure, à la lingerie, devant ces armoires
combles et ces piles de draps numérotés par paire, qu'il fallait
visiter, reclasser avec les femmes de chambre, j'ai eu envie de pleurer.

Oh! roulotte de mes aïeux, où es-tu? Avec quelle foi je te regrette!...

Il faut me pardonner et ne pas oublier, monsieur le civilisé, que notre
trisaïeule maternelle fut une tzigane si belle qu'un grand seigneur
l'épousa. Ils firent ensemble quelques petits demi-bohémiens, seize je
crois. Dans ce temps-là, on ne vivait chichement de nulle sorte. Il se
trouve par hasard en moi mille fois plus de globules du sang de la
tzigane que de celui du grand seigneur--bien que certains préjugés
sociaux ne m'inquiétent pas plus que lui, de cela mes tendances un brin
socialistes sont la preuve,--et je tiens de la grand'mère Rurika,
étrange petit nom dur comme un appel de guerre, mes cheveux bleus, mes
lèvres trop saignantes, mes yeux trop noirs, mon teint de morte.

Adieu. Plus que huit jours à attendre: ce revoir me sera doux.



LXXXII

_Philippe à Denise._


Mardi, 17 décembre.

Vous avez quelque désir de ce revoir? on ne s'en douterait pas... Vous
faites preuve d'une inhabileté insoupçonnée par moi jusqu'ici. N'avoir
pas su vous dépêtrer de la combinaison de Paul!... Je vous en veux.

Je ne m'étonne pas de vous savoir ce sang tzigane dans les veines; il
est des jours où vous avez des yeux de fauve, le regard cruel, terrible.
D'où vient ce petit nom de Rurika? Vous devriez rechercher cela.

Mais parlez-moi un peu des descendances de race et dites-moi de qui
Hélène peut tenir sa belle toison d'or, ses yeux bleus, son teint
transparent, pâle et rosé? Car miss Suzanne m'a dit que votre mari est
brun, lui aussi.

Adieu. Je vous en veux, vous savez.



LXXXIII

_Denise à Philippe._


Nimerck, mercredi 18 décembre.

J'espère, ils ne sont pas sérieux ces deux terribles: «Je vous en
veux».--Est-ce bien vrai? vous m'en voulez, méchant ami volontaire?

Voyez-vous le curieux: il veut savoir, et, prenant les mouches avec du
vinaigre, contre toute règle établie, demande des détails à la pauvre
propriétaire des yeux de fauve. Vous êtes poli, vous, à la bonne heure!

Tout ce que nous savons de l'aïeule Rurika, c'est qu'elle fut rencontrée
par Michel de Grodnoy son mari, en Lithuanie, dans le gouvernement de
Volhynie où il possédait une terre. Il y allait fort rarement, étant
très Russe et, par conséquent, détestant les Polonais.

A l'orée d'un de ses bois s'étaient établis des Tziganes. Un matin,
Michel, sous la haute futaie, croise la belle Rurika. Elle s'en revenait
de la source et portait sur sa tête une cruche pleine d'eau. Rurika
enveloppe d'un regard étreignant le boyard qu'elle savait être le
seigneur de la terre, et lui dit:

--Salut à toi. Ma cruche est pleine. J'en suis heureuse.

Puis, fière, elle passe.

Chez nous, en Russie, c'est signe de bonheur de rencontrer une jeune
fille lorsqu'elle revient de la fontaine avec sa cruche pleine, et signe
de malheur de la rencontrer y allant et le vase vide.

Grand-père, frappé du fameux coup de foudre, suivit longtemps des yeux
la belle créature mi-nue sous ses haillons, belle ainsi qu'une statue,
marchant «orgueilleuse et les yeux baissés».

Bref, il aima; je crois bien qu'il tenta de ne pas épouser; mais les
bohémiens sont fiers. Un matin, on ne les vit plus à la lisière du bois.
Ils avaient fui, enlevant la déesse.

Michel fit seller un cheval, les rejoignit et épousa.

Probablement ce mariage lui suscita des ennuis dans la haute sphère où
sa vie gravitait: au bout d'un temps il quitta la Russie et vint
s'établir en France.

Le père de Rurika s'appelait Rurik: ce tzigane prétendait que tous les
Rurik descendent du fondateur de la dynastie russe. Si nous en croyons
sa légende, il avait donc rudement dégringolé de l'échelle sociale, lui.
Grand-père Michel de Grodnoy était très blond, grand'mère Rurika, très
brune.

Hélène-Micheline-Rurika--ce sont les trois noms de tite-Lène--tient donc
uniquement de l'aïeul très pur Slave. Il y a de ces ressauts dans les
races: l'hérédité, c'est la mémoire de l'espèce.

Ma mère, Valentine-Micheline-Rurika, était blonde avant que d'être
blanche. Gérald-Michel-Rurik est châtain clair; mon père était brun, et
moi Denise-Micheline-Rurika, je suis tout à fait noire. Et voilà. Je
n'en sais pas plus sur les Michel et les Rurik de Grodnoy, sinon qu'un
de leurs petits-fils fut guillotiné sous la Terreur, tout comme un
prince, deux jours après la chute de Robespierre. Cette mort d'un Michel
Rurik de Grodnoy ne fit pas grand bruit dans la tourmente. De
gentilhomme qu'était son père, il était devenu, lui, pelletier.
Peut-être fut-il accusé d'avoir vendu des fourrures qui tinrent chaud
aux belles épaules de l'Autrichienne; je ne sais. Toujours est-il que
ses fils lâchèrent la pelleterie, les voyages à Nijni-Novogorod au temps
de la foire de Makariev, et prirent ce qui s'appelle des professions
libérales, ainsi dénommées probablement, parce qu'elles libèrent
rapidement ceux qui les choisissent de la bonne grosse fortune acquise
par leurs pères dans le négoce.

Un des fils de celui-là se fit soldat et mourut en Russie, au passage de
la Bérésina. C'est le seul fait à peu près russe qui soit de nouveau
arrivé dans la famille, car je me refuse à croire que les manifestations
Cronstadt-Toulon soient un rapprochement tenté par nos parents russes;
il faut être modeste... je le suis!

Voulez-vous ce brin de lavande? on vient de m'en apporter des bottelées.
Cela se met dans les chambres et dans les armoires pour les parfumer. La
modeste et délicieuse fleur, n'est-ce pas, au ton bleu si fin, au parfum
si suave et si frais?

Adio.



LXXXIV

_Denise à Philippe._


Paris, 25 décembre.

Vous êtes cruel et vous savez faire souffrir en raffiné, versant
l'ironie et regardant grandir la douleur jusqu'au point où il vous
plaît; puis, d'un mot consolant, remontant le cœur endolori, exigeant
son calme et sa joie comme vous avez exigé, dans une volonté mesquine,
empreinte d'égoïsme et bien peu mâle en somme, ses battements
douloureux, son angoisse affolée.

Tout cela, n'est-ce pas, parce que je n'ai pas su mentir à nos amis,
berner leur confiance et vous recevoir comme vous l'exigiez?

Je vous pardonne; mais vous m'avez fait de la peine, beaucoup de peine,
et grâce à vous j'ai passé un triste dîner de Noël. Ah, quel nerveux
vous êtes! tortionnaire et bon, futile et sérieux, orgueilleux et
simple, vaniteux et modeste, être de caprice et de fidélité.

Vous vous étonnerez de cette lettre, bien sûr, croyant avoir grandement
racheté vos coups d'épingles par l'amicale tendresse déployée dans la
soirée et pendant le souper. L'influence expansive de votre esprit m'a
reconquise, certes; mais je vous aimerais moins brillant et plus
soucieux des joies de ceux qui vous sont chers.

Je ne sais nul être qui vous égale dans le monde, je n'en sais point. Et
cependant je connais quelques hommes bien éminents. Quelle force votre
esprit pourrait répandre si vous n'étiez pas nonchalant comme une fille,
nerveux et capricieux comme une femme!

Paul m'a dit l'autre soir: «c'est un esprit supérieur.» Mais vous
m'aviez trop fait souffrir, je n'ai pu que lui répondre: peut-être... et
je pensais: l'esprit n'est pas tout; le cœur est quelque chose et son
cœur est méchant.



LXXXV

_Philippe à Denise._


26 décembre.

Eh bien non, je ne suis pas méchant, mais j'avais eu de la peine aussi,
moi. Et quand je vous ai vue arriver si riante, si jolie, jolie à m'en
rendre fou, j'ai souffert de n'avoir pas eu ma minute de solitude avec
vous, pour vous reprendre, depuis si longtemps que je ne vous ai vue,
vous regarder, vous admirer lentement recueilli, fervent de vous comme
d'une Madone.

J'ai souffert du baiser banal mis sur le gant; j'ai souffert de n'avoir
pas eu, en vous retrouvant, votre vrai _Vous_, celui que j'aime. Vous en
apportiez un autre à ce cabaret, un curieux et ému de l'escapade, un
futile, coquet, capiteux. Si je vous ai fait souffrir, c'est ce
_Vous_-là que je visais et, je le reconnais, j'ai été heureux de le voir
s'enfuir dans cette souffrance.

Ma chère Tanagrette, soyez-moi indulgente, ne blaguez pas ces heurts de
mon caractère; après tout, ils sont ma toute petite personnalité. Les
inquiets dont je suis ne peuvent rien accepter de ce qui fait les joies
des autres. Ils cherchent des émotions nouvelles, et cela très
simplement parce que c'est dans leur nature. Aussi bien en humanité
qu'en politique, en musique, en littérature, en philosophie, ils
n'aiment que ce qui n'est pas, ce qui ne peut pas être. Mais parce que
nous sommes des inachevés avec de violentes aspirations, des vues
hautes, de douloureux rêveurs n'ayant ni la force ni le pouvoir d'agir
pour tenter de rendre nos rêves réalisables, il ne faut pas nous
mépriser. Au contraire, les arbres inféconds, les fruits secs que nous
sommes sont le bon fumier qui féconde la terre où les autres sèment. Le
peu de chemin que nous parcourons dans le sous-bois et l'embroussaillement
des forêts vierges, active et prépare l'entrée des chercheurs, «cerveaux
servis par des mains» ceux-là, et les génies parfaits nous sont
peut-être redevables des grandes personnalités qu'ils sont, et des
grandes œuvres qu'ils produisent.

Je me méprise de vous avoir fait une peine si légère soit-elle, et je
vous demande pardon à genoux, comme un enfant repentant, bien triste du
chagrin qu'il a causé.



LXXXVI

_Denise à Philippe._


27 décembre.

Soyez pardonné. Je dirais volontiers de vous ce que Michelet disait de
saint Jean à propos de ses évangiles: «Le caractère de ces discours est
inimitable.» Mais vraiment, parce que vous avez une intelligence
saisissante et non créatrice, devrais-je tant souffrir dans notre
amitié?...

Je ne vais plus oser vous refuser la moindre entrevue, de peur
d'écoper--comme disent les gamins--n'en abusez pas, méchant ami.



LXXXVII

_Philippe à Denise._


28 décembre.

Quelle douceur d'avoir pour ami un cœur comme le vôtre! Vous acceptez
sans révolte l'apothéose de l'égoïsme. Mon pyrrhonisme me fait honte;
c'est vous qui êtes l'âme blanche et non moi.

Voulez-vous me rendre heureux au delà de ce que je puis dire?
Laissez-moi venir chaque jour vers cinq heures vous voir, vous entendre,
vivre une heure ou deux votre vie. Nous lirons, nous ferons de la
musique, nous aurons Hélène, cette harmonie vivante, entre nous.
Voulez-vous, dites?



LXXXVIII

_Denise à Philippe._


29 décembre.

Oui, je veux. Si ce n'est pas très raisonnable ce sera si charmant!

Nous allons vivre dans un cœur à cœur bien enviable... gare aux
potins!

Bah! nous tâcherons, au moins pour un temps, de berner le bon public.
Mais ne craignez-vous pas de vous lasser de moi, d'Hélène, du home, au
bout de peu de jours?

J'ai un tantinet peur de ne pas fournir un aliment d'esprit assez
substantiel au grand appétit du vôtre. Savez-vous que j'ai cherché, dans
le dictionnaire, ce que voulait dire «pyrrhonisme?» Voyez là une preuve
de la pauvreté de mon entendement; même les mots m'échappent! Enfin,
promettez d'être indulgent et ne vêtez pas pour nos entrevues
quotidiennes ce somptueux pyrrhonisme. Soyez le bon chien qu'en vain je
cherche en vous depuis que vous m'y avez signalé sa présence, et gardez
votre habitude de douter de tout pour nos rencontres dans le monde, où
elle vous donne un petit air de froid dédain, très chic.

Adieu. A ce soir cinq heures, alors?



LIVRE III


_Les femmes s'attachent par les faveurs. Comme les dix-neuf vingtièmes
de leurs rêveries habituelles sont relatives à l'amour, après
l'intimité, ces rêveries se groupent autour d'un seul objet..._

       *       *       *       *       *

_Rien d'intéressant comme la passion; c'est que tout y est imprévu et
que l'agent y est victime..._

       *       *       *       *       *

_Rien ne tue l'amour-goût comme les bouffées d'amour-passion dans le
partner..._

       *       *       *       *       *

_L'amour est la seule passion qui se paye d'une monnaie qu'elle fabrique
elle-même._

_Une âme faite pour l'amour ne peut goûter avec transport aucun autre
bonheur. Elle trouve, dès la seconde fois, dans les prétendus plaisirs
du monde un vide insupportable; elle croit souvent aimer les beaux-arts
et les aspects sublimes de la nature, mais ils ne font que lui promettre
et lui exagérer l'amour, s'il est possible, et elle s'aperçoit bientôt
qu'ils lui parlent d'un bonheur dont elle a résolu de se priver._

    STENDHAL.



LXXXIX

_Philippe à Denise._


26 mars 18...

Des circonstances insignifiantes et bêtes sont cause que je n'ai pu
aller chez vous ainsi que je vous l'avais promis et le désirais. Vous me
pardonnerez, j'espère. Je vous supplie de ne pas me répondre, comme à
Chevrignies qui s'excusait de n'avoir pas assisté à l'une de vos
soirées:

«Je ne me suis même pas aperçue de votre absence.»

Je suis ce soir complètement libre, et si cela ne vous effraie pas de
recevoir un malheureux en proie au spleen, envoyez-moi un petit bleu
chez moi et un au cercle, car je ne sais encore où me conduira mon
ennui.



XC

_Denise à Philippe._


26 mars.

Ne venez pas ce soir, cela vaut mieux; j'ai pitié de votre spleen, il ne
m'effraie pas, mais il serait bien capable de m'attendrir trop.

Le bain-marie dans lequel nous devons tenir nos cœurs n'a pas besoin
de ces petites séances de bonne camaraderie où vous m'expliquez avec
éloquence, surtout avec persuasion, que vous voulez un peu plus que
notre tranquille amitié.

Je ne sais pas ce que j'éprouve au juste, mais depuis ces trois mois de
fréquentation quotidienne je sens un lent travail se faire en moi; il
m'entraîne à vous écouter, à vous obéir. Il est des minutes où je me
sens si bien votre chose, l'objet que vous vous êtes choisi, qui vous
appartient! j'en ai des révoltes vis-à-vis de moi-même.

Pardonnez ce que je vais dire: parfois il me semble, vous me conquérez
froidement, en dépit de vous-même, comme pour une revanche, vous que
j'ai autrefois bien involontairement fait souffrir. Ne vous écriez pas
que c'est faux, que c'est un calcul monstrueux indigne de vous. Cela, je
le sais, j'en suis sûre; mais les événements qui ont mené nos deux vies
m'induisent à le penser, moins encore à le penser qu'à le ressentir.

C'était pour moi commettre une grande imprudence, je le comprends
maintenant, de vous voir tous les jours, de vivre dans cette intimité
amicale. Vous me faisiez les honneurs de votre esprit fin, délicat, avec
une grâce raffinée, une affectation de bonhomie parfaite. Attentif à mes
moindres désirs, correct, franc, subtil, vous m'avez tenue sous le
charme et faite votre esclave; _pour me rendre heureuse_, direz-vous? La
douceur de demeurer dans cet enveloppement ne m'empêche pas d'en sentir
l'esclavage.

Vous avez été grincheux, avant-hier, à cette soirée chez les Dalvillers,
voire méchant lorsque vous me parliez comme si vous vous vengiez sur moi
des femmes en général, d'une, peut-être, en particulier. J'en ai
souffert très finement, très douloureusement: une souffrance de même
nature que la joie causée autrefois par votre si courte dépêche, vous
souvenez-vous?

J'ai l'âme délicate et nerveuse, c'est pourquoi je résistais à vous
donner cette amitié tendre que vous imploriez. Le tendre ne va pas chez
moi sans un peu de larmes, et j'ai déjà tant pleuré...

Alors, sans me fâcher, je me reprends, ayant la sensation que peut-être
vous en serez heureux, allégé d'une affection trop pesante.

Nous ne serons plus, n'est-ce pas, des amis vivant dans un cœur à
cœur plein de confiance, mais les amis des mois d'automne dernier, un
peu banals et indifférents.



XCI

_Philippe à Denise._


27 mars.

Eh bien, puisque nous en sommes-là, laissez-moi passer chez vous vers
deux heures tantôt. Vous ne m'avez pas bien compris, et deux mots, je
pense, me justifieront des reproches que vous m'adressez.

J'ai voulu suicider le vieil homme par la passion qui m'entraîna
autrefois vers vous. Vous vous êtes dérobée. Depuis, j'ai
volontairement divorcé avec toute espérance de joie supérieure dans
l'amour. La faculté de croire en d'autres femmes, de les aimer, est
morte en moi. Un certain ou, mieux, un incertain désir, seul, a survécu
fantasque, irréalisable, cuisant; encore tend-il à disparaître, et c'est
quand je plonge un regard dans le néant vers lequel vous m'avez repoussé
et où flotte mon âme, que je sème de mesquineries acerbes mes
railleries.

Vous connaissez, maintenant, cette portion infirme de mon individu où
s'est agité et accompli le poème étrangement douloureux de mon amour
déçu; ne m'en veuillez donc jamais de mes ironies.

Mettez-vous bien dans la tête que _sans vous aimer_, je vous aime, vous,
sérieusement, là. Le reste, je vous expliquerai.



XCII

_Denise à Philippe._


28 mars.

Je m'y attendais bien; vous m'avez persuadée et j'ai cru tout ce que
vous vouliez, et vous avez été exquis, fraternel, affectueux, tendre.
Mais, mais, tout cela est-il bien raisonnable?

J'ai senti pour la première fois entre nous quelque chose
d'indéfinissable, de vraiment doux, encore jamais éprouvé ni entrevu
dans notre bizarre amitié. Mais «parce que j'aime à entendre des choses
nouvelles, il me faut supporter ensuite le trouble du cœur». Ce
trouble m'a causé une joie délicieuse. N'allez pas croire?... Non! non!
Vous savez trop quelle sauvage je suis, peureuse de l'effleurement comme
d'un mal, tout à fait dédaigneuse de la caresse.

_Votre spirituellement_ (dans le sens ecclésiastique).



XCIII

_Philippe à Denise._


30 mars.

Comme je vous aime! Cette lettre m'a fait un bien dont vous ne pouvez
avoir idée. Je l'ai trouvée en revenant de chez madame d'Aulnet; votre
belle-sœur m'avait appris que le 26, c'est-à-dire il y a trois jours,
le jour de votre mauvaise lettre, vous lui aviez annoncé votre départ
pour Nimerck, aux premiers jours d'avril. J'ai reçu une vraie douche à
cette nouvelle. Pourquoi ne m'en avoir pas parlé? J'ai fait amende
honorable depuis; alors vous ne partez pas si rapidement, madame?

Je me sens si abandonné lorsque vous n'êtes plus là; vous ne soupçonnez
pas le bien que me fait votre présence. C'est comme un air sain et
vivifiant, flottant autour de moi; il empêche jusqu'aux tourments
indigènes de germer en mon esprit.

Depuis nos délicieux _five o'clock_ je n'ai plus joué; vous m'avez donné
ce que Spurzheim, «fondateur d'une nouvelle langue psychologique, a, par
un néologisme ingénieux qualifié d'_approbativité_.»--Votre
_approbation_ me fait vivre.

La merveilleuse droiture de votre esprit me force au redressement du
mien. Comme la belle Sanderson, j'aime qu'on m'aime. Je suis de ceux qui
eussent fait quelque chose, si j'avais pu me persuader qu'on attendait
l'éclosion de ce quelque chose. Le doute de moi, le dédain et la
certitude de l'inefficacité de mes efforts, le néant où ils
aboutissaient, tout cela eût été combattu et vaincu par l'approbativité.
Vous seule pouviez me la dispenser; je vous ai rencontrée trop tard;
mais restez près de moi au moins; ne me laissez pas retomber au jeu, à
cette vie oisive d'où vous m'avez à moitié tiré.

Restez, mon amie, pour surveiller et maintenir l'éveil de mes énergies.



XCIV

_Denise à Philippe._


31 mars.

Mon cher Philippe, vous me rendez presque fière. Y a-t-il sensation
meilleure que celle de se sentir utile à ceux qu'on aime? Mais malgré
mon désir de vous secourir, il me faut partir. Hélène a eu des syncopes,
vous le savez; j'ai consulté Robin et Félizet; ils m'ont dit: «Partez,
laissez-la vivre au grand air et déchirer ses trop jolies robes aux
ajoncs de vos landes, voilà le traitement qu'il lui faut»,--c'est
pourquoi je pars.

Mais vous viendrez nous rejoindre; moi aussi j'ai pris l'habitude de
vous, de vos humeurs aussi changeantes que les nuages, de vos blâmes, de
vos approbations. Je pars le 10 avril; Pâques est le 14. Venez passer
les fêtes avec nous, cher grand.

Mère vient avec moi. Elle est attristée des mauvaises nouvelles de
Gérald. Ah! ce Tonkin! ce qu'il a déjà pris de fils aux mères! Mon frère
parle de demander un congé. Il faut qu'il ait été bien malade, le pauvre
garçon, pour songer à se reposer.

En attendant mon départ, venez souvent; reprenons nos fins de jours.
Vous allez me perdre un peu; ne soyez plus, pendant ces derniers thés
servis si mignonnement par Hélène, le cher tyran qu'on aime malgré tout.



XCV

_Philippe à Denise._


10 avril.

Ma chère amie,

Laissez-moi d'abord, en commençant cette lettre, revenir sur la
confidence que je vous ai faite en vous quittant. Je ne crois
pas--cette question est si délicate--avoir manqué à mon devoir en vous
disant ce que je vous ai dit. Il m'a semblé que vous n'étiez pas
suffisamment avertie, ni suffisamment convaincue, et qu'il y avait
intérêt à ce que vous le fussiez. Vous agirez maintenant comme il vous
plaira vis-à-vis de mademoiselle d'Aulnet; mais je compte sur votre
absolue discrétion.

Vous avez très adroitement quitté Paris. Nous y avons un temps
insupportable. Cela me fait désirer d'aller vous rejoindre. Mais on m'a
fait observer qu'il vaudrait mieux _pour vous_, attendre le moment où
tout le monde sera là-bas. Que pensez-vous de cela? Moi, ça m'ennuie;
pourtant je ne veux pas être égoïste et je vous laisse juge.

Le monde pense bas et bête; il est néanmoins dangereux de l'avoir contre
soi. Quelle fragile chose que la réputation! Comme la vraisemblance du
mal est facilement accueillie, avec quelle malveillance sont
interprétées les actions et les paroles, avec quelle étroitesse
d'esprit, quel manque d'indulgence et souvent d'intelligence!

Ces exclamations vous étonnent peut-être car je ne suis pas d'une
nature exclamative; elles me sont suggérées par une affaire très pénible
et très grave à laquelle je me trouve mêlé et dont je ne puis vous
entretenir par lettre, mais qui viendra sûrement à votre connaissance et
qui, pour le moment, a rejeté mes préoccupations personnelles au second
plan.

Savez-vous, madame, qu'il y a environ deux ans et demi que vous
m'écrivîtes ces lettres qui m'étonnèrent et qui m'intéressèrent, et
furent pour ainsi dire le début de notre amitié? Qu'en pensez-vous? Quel
chemin nous avons parcouru depuis... C'est à vous, ma chérie, que je
dois les quelques bons moments passés pendant ces années plutôt tristes
que gaies. Je vous en suis reconnaissant. J'espère, de mon côté et quoi
que vous disiez, ne vous avoir pas trop fait souffrir. Je me donne à
moi-même ce témoignage d'avoir toujours eu pour vous une très fidèle et
croissante affection, une grande estime.

Vous avez une part dans ma vie par ses côtés les plus nobles et les plus
délicats. Écrivez-moi vite.

Votre, très affectueusement.



XCVI

_Denise à Philippe._


Nimerck, 12 avril.

Alors vous ne viendrez pas? Cette pensée m'a endolori le cœur tout le
jour. Je me faisais une joie d'être seule avec vous dans cette belle
campagne, avant l'arrivée de tous ces gens. Je sentais que je vous
aurais montré un moi encore inconnu de vous, le moi fraternel, tendre,
calme, confiant en votre affection. Pauvre affection qu'il faut cacher
et guinder dans une attitude d'indifférence! Pauvre amitié ardente, si
loyale et tant faite pour être calomniée! Ces jours promis
m'apparaissaient dans une grande douceur.

Vraiment, mon ami, il n'y a que deux ans et des mois que nous nous
aimons? Nos cœurs, il me semble, s'unissaient bien auparavant, comme
d'une façon latente. Rien ne peut donc me rendre plus heureuse que de
vous entendre me dire: «Je vous dois les quelques bons moments passés
pendant ces années.» Ne m'en soyez pas trop reconnaissant, cher; je
voudrais vous donner plus, plus de ma vie, plus de mon courage à
supporter les petits maux, à affronter les ennuis, les douleurs des
jours et des ans qui passent. Je ne parle pas de mon cœur; vous
l'avez tout entier, dans sa plus haute, sa plus loyale et sa plus
délicate expression.

    DENISE.

_P.-S._--Je ne veux pas manquer à mon rôle de femme qui est de mettre
les affaires les plus importantes dans un misérable post-scriptum, à la
fin d'une lettre pleine de riens.

Soyez en grande quiétude, mon ami, à propos de la confidence que vous
m'avez faite. Croyez qu'il y a entre nous la secrète solidarité de deux
êtres francs, qu'une même haute estime de leurs actes et de leurs
pensées enchaîne. Vous avez bien fait de m'avertir. Votre confidence m'a
contristée et touchée; contristée, parce qu'il s'agit de ma nièce que la
tolérance de sa grand'mère égare; touchée, parce que c'est m'estimer que
de me livrer un tel secret. Je vous jure de le garder inviolablement.

J'ai bien peur, hélas! que la jeune fille ne soit petitement vicieuse,
curieuse de choses malsaines, car elle n'a l'excuse d'aucun entraînement
de cœur, elle n'est animée par aucune passion. Ah! mon cher grand,
quelle hypocrisie vis-à-vis de Dieu et du monde que la messe entendue
chaque dimanche et les mensonges continuels à la mère, ma pauvre
belle-sœur Alice si droite, si douce, elle, pour la dérouter et
calmer ses inquiétudes!

On a le droit d'être une passionnée; mais on n'a pas le droit d'être une
fille.

Vous m'effrayez avec cette autre histoire «très pénible et à laquelle
vous vous trouvez mêlé». Ici, dans ce calme recueilli, enveloppé du
grand charme que répandent les arbres, les fleurs, la mer, dans l'air
qui flotte autour de nous, il me paraît qu'ils mènent tous, à Paris,
hommes et femmes, une vie malsaine. Elle tue leur vraie force, altère
leur moral et fait de ces gens des détraqués sans cœur, sans
tendresse, sans passion, sans courage; des banals remuants capables
seulement de charlatanisme, de légèreté et de plaisir; des coupables
quelquefois, des inconscients toujours.

Pardonnez le gribouillage de cette lettre, et l'encre étalée
prolongeant les mots. On m'a dérangée trois fois pendant que je vous
écrivais. La première, pour indiquer un ton aux peintres qui se noyaient
dans un plafond jaune-or ressemblant à un choléra de petit oiseau. La
seconde, pour choisir dans la serre, avec le jardinier, les plantes à
mettre en bordure des massifs. La troisième, pour faire des boulettes de
viande crue qu'une jeune paysanne malade et pauvre vient manger chaque
matin.

Vous ririez, mon très aristocrate ami, de me voir dans la cuisine,
manches troussées, gratter avec acharnement et un couteau--l'acharnement
ne suffirait pas!--le morceau de filet, puis rouler la viande dans du
sel et du poivre et servir à ma malade ces boulettes rosées qui lui
redonnent force et vie. Avec un verre de bon bordeaux ensuite, la voilà
lestée pour un jour. Lui donner de l'argent pour le faire? elle ne le
ferait pas. Jamais vous ne pourrez décider un paysan à acheter de la
viande, ni lui faire comprendre que cette viande mangée tous les jours
peut lui sauver la vie.

Depuis mon arrivée ici je la soigne, et la pauvre digère maintenant et
sent ses forces revenir, et moi je suis ravie de ma cure. Mais vous, mon
ami, vous y gagnez une lettre brouillée, décousue, avec rien du tout
comme lettre et un post-scriptum qui n'en finit pas et tourne à
l'_in-octavo_.



XCVII

_Philippe à Denise._


14 avril.

Lettre et post-scriptum ont été dévorés. Écrivez-en beaucoup comme ça,
c'est tout ce que je vous demande; votre plume chemine ainsi qu'un
cheval de race. J'aime vos lettres.

J'ai dîné, hier, rue Murillo; nous avons passé la soirée au jardin,
regardant la féerie qu'est ce parc Monceau la nuit. Suzanne, que j'ai
pris plaisir à inquiéter d'un vague projet de très prochain voyage vers
vous, _quand même_, m'a montré un peu plus le bout de l'oreille. Alors,
j'ai pouffé,--ce qui l'a blessée--elle m'a dit des mots piquants que
j'ai pris aussitôt au sérieux _de la meilleure foi du monde_. Enfin,
nous nous sommes attendris tous les deux _avec la même foi_ et on m'a
fait promettre que j'attendrais.

Nous nous sommes joué là une amusante comédie, je vous jure. Votre
belle-mère suivait ce manège de loin d'un œil attendri. Votre
belle-sœur, beaucoup plus triste et sombre, évitait de nous regarder.
Le plus comique, c'est que le jeune attaché d'_embrassade_, dépêché de
Grèce par votre mari et monté à point pour tomber amoureux de sa nièce,
nous suivait aussi très mélancoliquement des yeux. Pauvre Poulos, va!

J'ai fait quelque chose de gentil: je suis parti de chez madame d'Aulnet
avec ce bon Aprilopoulos et, sans avoir l'air d'y toucher, j'ai parlé
des conversations vraiment sérieuses et transcendantes qu'on peut avoir
maintenant dans le monde avec les jeunes filles: «Ainsi, tenez, tout à
l'heure, je viens d'avoir avec mademoiselle d'Aulnet un entretien des
plus...» J'ai vu l'âme inquiète de Poulos renaître sur sa belle figure
de Grec, et il ne tient qu'à moi qu'il ait rêvé cette nuit de Suzanne
chaste de pensées, innocente de maintien, entre plusieurs jeunes
vieillards parisiens.

Voilà. J'ai mérité ce soir, non de la patrie, mais des mères de famille.

Adieu, je vous aime.



XCVIII

_Denise à Philippe._


16 avril.

J'ai eu une aperception très nette du visage d'Aprilopoulos vous
écoutant, cela m'a fait sourire. Mais nous y voici donc. _On_ vous a
fait observer qu'il faut que vous _les_ attendiez pour venir me voir.
Derrière ce _on_, j'entrevois ma belle-mère catéchisant sa petite-fille,
car la malheureuse Alice, si résignée de caractère, si inquiète pour
l'avenir de Suzanne, n'aurait pas trouvé cela à elle toute seule.
Aprilopoulos lui apparaît réellement en _deus ex machina_ et elle
voudrait déjà le voir son gendre, d'autant qu'il est bon et charmant.
Mais Suzanne objecte qu'elle ne veut pas quitter Paris. Quand elles ont
vingt-deux ans, on ne marie pas ses filles comme on veut. Tâchez donc,
perverti que vous êtes, de décider l'enfant gâtée, l'enfant terrible, à
ce mariage; ce serait une bonne action. Maintenant, il faut que je vous
révèle la démarche tentée auprès de moi par ma belle-mère. Je ne vous
aurais jamais ennuyé de ces potins familiaux si je ne voyais, par ce qui
s'est passé entre ma nièce et vous, s'affirmer la volonté de madame
Trémors et de Suzanne. C'est vous qu'on vise pour épouseur. Ma
belle-mère, qu'un ami de mon mari a plaisamment surnommée «la Reine des
Gaules», tant en souvenir des longues perches avec lesquelles on fait
choir les noix mûres, sur les pelouses, que parce que sa démarche est
très imposante, ma belle-mère est venue me voir le lendemain du jour où
vous m'avez appris les dernières coquettes avances que vous avait faites
ma nièce, brûlant de se demi-vierger en votre compagnie. Je préparais
mes malles. Elle était plus reine et plus gaule que jamais, ma
belle-mère.

Après quelques phrases banales, elle aborda la question des relations
qui se sont établies entre vous et moi et, à son _grand regret_, elle
m'avoua qu'elle voyait avec peine qu'au lieu de continuer à me conduire
d'une manière correcte, elle constatait que je subissais une influence
en dehors de la famille, qu'enfin M. de Luzy était bien décidément mon
chevalier servant... que je me faisais remarquer un peu partout avec
lui...

--Pardon, madame, je vous prie de me laisser diriger ma conduite comme
je l'entends. Peut-être avez-vous assez à faire avec celle de Suzanne.
M. de Luzy est un ami loyal et charmant, de la part de qui je n'ai rien
à craindre. Je le vois chez vous, chez Alice, chez ma mère, chez moi et
encore dans le monde? Cela vous semble trop? Rien n'est plus simple, à
vous et à ma belle-sœur, de ne plus le recevoir. Ainsi, je le verrai
moins. Mais je suis bien décidée à garder cette précieuse amitié,
dût-elle faire jaser les méchantes langues.

--Mais enfin, pour le monde... pour votre fille... dans votre
situation...

Vous entendez d'ici la diatribe et comme j'ai pu aisément y répondre,
moi qui connais le dessous des cartes. J'en ai profité pour servir à ma
belle-mère les jolies infamies commises envers moi, au nom de ce même
monde, par monsieur son fils, et j'ai délicatement insinué que je voyais
parfaitement où l'on voulait en venir. Que Suzanne, avec son mauvais
genre de fille trop élégante et trop piaffeuse, se souciait peu de
coiffer sainte Catherine, et que _madame de Luzy_ lui semblerait un nom
assez agréable à porter, bien qu'elle ait une première fois décliné
l'honneur de le prendre. J'ai ajouté que je n'y verrais de nouveau aucun
inconvénient pour peu que cela vous plût; mais j'ai prié qu'on me
laissât en paix, disant que les calomnies ne m'inquiétaient guère,
qu'elles tomberaient d'elles-mêmes pour les bons esprits et que je me
souciais peu de ce qu'en penseraient les mauvais. Je me suis
hypocritement étonnée qu'elle s'en fît le porte-voix, pensant qu'elle
avait meilleur emploi à faire de la morale de la famille que de me
l'ingurgiter si gratuitement, toute.

J'avais bien envie d'ajouter que Suzanne avait été très maladroitement
de l'avant avec vous, et que ce n'est pas la manière de conquérir un
mari... mais cela est votre secret et la confidence pour laquelle je
vous ai promis le mien, aussi me suis-je tue.

Le fond de tout cela, mon cher, c'est qu'on voudrait bien épouser qui?
Vous? le Grec? Mais de grandes batteries se préparent. Venez donc à
Nimerck quand tous les Trémors de la Trémorsières y seront. Je suis un
peu contrite de ne vous y avoir pas à moi toute seule... mais ce sera
encore bien bon de vous y avoir.



XCIX

_Philippe à Denise._


17 avril.

J'envoie la reine des Gaules à tous les diables; je m'incline pourtant
devant la sagesse de madame mon amie que j'aime et que je vénère avec
une piété croissante. Sa pensée seule me console, dans mes noires
tristesses, du dégoût de mon existence médiocre et inutile. Peut-être
une grande passion me sauverait-elle. _Chi lo sa?_



C

_Denise à Philippe._


22 avril.

Êtes-vous toujours triste, mon ami? Moi, je commence à le devenir d'être
aussi longtemps sans nouvelles de vous. Ou bien la grande passion
est-elle venue qui vous fait joyeux au point d'oublier la pauvre madame
votre amie? Peut-être perdez-vous aux courses? peut-être devenez-vous
laborieux et avez-vous trouvé la paix et l'oubli dans l'éclosion d'une
œuvre? Voilà de grands peut-être qui, pour ne pas valoir celui de
Montaigne, n'en sont pas moins pour moi d'attrayants peut-être...

Pendant que vous envoyiez vos détresses à la lune, je travaillais comme
un ange. Je vous jouerai ça. Vous jugerez et critiquerez. J'ai fait
moi-même les paroles, ah mais, ah mais!--Sur ce travail je demanderai
aussi l'avis de votre petit frère Jacques, lequel m'a semblé être un
monsieur mandarin à très scintillant bouton de cristal, malgré son âge
tout printanier.

Adieu. Je pense à vous, pensez-vous à moi? Je vous serre très
affectueusement les mains et demande: des nouvelles, des nouvelles! sur
l'air «des lampions!»

    DENISE.

_P.-S._--Quelle horreur cette dynamite!



CI

_Philippe à Denise._


23 avril.

Vous êtes la meilleure et la plus indulgente des amies. Je suis bien peu
digne de vous. Mon état d'âme ne s'est pas amélioré; je suis dans le
néant. Je n'ai même plus le courage de vous écrire.

C'est un affreux malheur de sentir l'infini dans les aspirations de son
cerveau, sans jamais pouvoir trouver la force ni la forme pour
l'exprimer. Mon amie, faites-vous à cette pensée d'affectionner un raté.
Votre affection m'est si douce! J'ai dans l'âme le spleen de
Saint-Augustin et n'ai pas, comme lui, la ressource de m'en dévêtir en
découvrant les sublimes clartés du christianisme.

J'ai perdu l'amour de l'emportement qu'affectaient autrefois mes
pensers; il ne me reste de force que pour cultiver le charme secret de
mes aspirations infécondes, sans cesse renaissantes et expirantes en mon
maladif cerveau.

L'influente expansion de votre esprit me manque douloureusement, mais
je vous en prie n'attendez rien de moi en fait de résolution active. Je
garde mon éternel malaise, angoissé par le désir d'un impossible
quelconque. Bah! qu'importe? la vie ne vaut pas qu'on la vive.

Je tiens cependant à vous remercier et à vous dire que je vous aime
tendrement. Écrivez-moi; vos lettres me sont bonnes, et gardez pour vous
seule les détresses de votre ami.

    PHILIPPE.

_P.-S._--Ne me parlez pas de la dynamite, je m'en fiche.



CII

_Denise à Philippe._


24 avril.

D'où viennent ces nouveaux nuages noirs? Quelle tristesse de vous voir
souffrir de cette supériorité de votre esprit sans que naisse en vous la
force féconde qui donnerait l'essor à vos conceptions.

Vous souffrez et je suis trop loin pour adoucir cette souffrance. Toute
la fraternelle affection que je vous ai vouée se révolte de ne pouvoir
rien pour vous tirer de ce mal.

Je compare vos lettres à celles de Gérald, naviguant, combattant; celles
qui m'arrivent du Tonkin sont vaillantes et joyeuses. Mon frère qui
souffre réellement me crie dans une belle ardeur: «Vive la vie! Vive la
jeunesse!» Le devoir accompli, les grandes vertus d'une vie d'homme,
pour une âme chancelante comme la vôtre, vous semblent donc une peine
perdue? Votre malheur c'est de les considérer comme au-dessus de vos
forces.

Pourquoi ne vous a-t-on pas montré que la valeur de chaque individu est
utile à sa patrie, à l'humanité? Quelle faute votre tuteur a commise de
ne pas vous faire du devoir une nécessité douce, une condition suprême
de l'existence!

A force de vous dire: «La vie n'est rien», toute votre mâle énergie
s'est atrophiée. Nos désastres pèsent sur votre jeunesse en fardeau qui
vous écrase, tandis que mon père a élevé Gérald à agir, à vouloir, à
pouvoir, à oser. Tout bambin, mon frère a cru naïvement que le monde
comptait sur lui. Maintenant, sa tâche dans l'humanité, il l'accomplit
bravement. Dans sa dure carrière, malgré son cœur affectueux et
tendre, il trouve le moyen d'être heureux,--bien que séparé de nous qui
l'adorons et qu'il adore,--parce qu'il fait son devoir...

Voilà un grand petit mot qui vous fait sourire peut-être? Il est bon,
cependant, à quelques-uns, puisque parfois il en fait de modestes héros.

C'est bien de la morale pour un sportique clubman! Il faut me la
pardonner; votre rechute est cause de tout; que puis-je vous ordonner,
mon cher malade, pour la combattre efficacement, puisque les grandes
énergies et les grands remèdes ne vont pas à votre tempérament. Venez
nous voir, alors? Par ce beau soleil nous courrons les champs; avec
Hélène, nous irons nous asseoir au bord de la mer.

Nous avons eu des jours de tempête, mais le temps est devenu d'une
beauté merveilleuse. On voit naître le printemps. Déjà le brun des tiges
flexibles se sème de petits points verts, pousses pleines de sèves qui
éclatent, joyeuses, et crèvent leurs bourgeons sous le dur soleil
d'avril. Tout cela repose et enchante. L'âme se retrempe à ces premiers
effluves et, comme les choses, se reprend à vivre.

Non, mon grand, vous n'êtes ni un médiocre ni un inutile; vous êtes un
sans voie et c'est une chose triste; dans votre inaction il y a une
déperdition de vos forces; elle finit, inconsciemment, par impressionner
votre esprit.

Votre âme souffre, s'agite, se tourmente, comme fait le corps lorsqu'il
est malade; vous perdez les illusions sur vous et, ce qui est pis, sur
votre avenir. Ces analyses continuelles épuisent votre volonté. Vous
croyez atteindre à la vérité quand, après vous être interrogé: «Qu'ai-je
fait de ma vie?--Rien!» vous concluez: «Qu'en puis-je faire?--Rien!» Eh!
non, vous pouvez tout. Chez vous le vouloir seul est malade, devenu
atonique par une vie facile et surtout par l'exemple entraînant d'amis
viveurs, désœuvrés et sots, l'esprit vide, ceux-là, à faire bâiller.

Cette foi en vous, cette énergie ardente que j'ai, je voudrais vous les
transfuser. Vous verriez quel homme surgirait. Vous auriez des
lassitudes, des doutes, des écarts, certes, mais l'habitude viendrait,
vous fortifiant, et vous découvririez un jour que vous êtes guéri.

Contrairement à vous, je ne crois pas qu'une passion vous soit
nécessaire; la passion donne une énergie factice applicable à elle
seule et ne servant qu'à elle, au but de bonheur, de jouissance, vers
lequel elle tend. Elle mouvemente la vie à son profit exclusif; elle ne
peut exister sans exaltation; or ce qui n'est pas une force raisonnable
est une force éphémère. Ce n'est donc pas cela qui vous sauverait.

Ah! mon ami, si vous saviez quelle ruse, quelle duplicité chacun met à
cacher le travail secret, le labeur formidable, la volonté persévérante
que coûte le lancement, la réussite d'une œuvre, vous reprendriez
courage. Une pudeur orgueilleuse le fait cacher à tous; mais ce que
contient de mystères douloureux ou humiliants cette réussite, qui osera
jamais le dire?

Allons, venez reprendre foi et confiance auprès de moi, puisque je suis
l'arbrisseau que vous vous êtes choisi, mon robuste lierre. Cela
secouera cette tristesse, cet ennui qui vous dévorent. Laissez-moi vous
animer de la volonté qui m'anime. Au moyen de l'ardente amitié que nous
ressentons l'un pour l'autre, nous trouverons peut-être le bonheur que
dispensent les passions et, sûrement, l'aveu de la raison par-dessus le
marché! Je suis susceptible d'avoir un immuable attachement pour vous;
je ferai notre amitié si noble, si belle, qu'elle vous désenchantera de
l'amour, et vous laissera toutes vos forces pour vous créer une vie
selon vos aspirations jusqu'ici infécondes. Mettons à profit cette
sympathie d'esprit et de caractère que nous avons l'un pour l'autre;
vous me rendrez cela plus tard en tendresse et en fidélité.

Tite-Lène vous envoie un «kiss» tout rose et moi je serre vos mains.

    DENISE.

_P.-S._--Irez-vous au concert dimanche sans moi? Oui? Alors pas tout à
fait sans moi. Je vous écrirai, et vous m'emporterez dans votre poche.
Voulez-vous?



CIII

_Philippe à Denise._


25 avril.

Il y a un fond _petite fille_ dans les plus sérieux cerveaux féminins.
Oui, je vous mettrai dans ma poche, madame.

En hâte, je vous écris ce mot pour vous remercier de votre
réconfortante lettre, de votre virile et sage amitié.

Ah! si ce rêve de m'imprégner de votre force morale pouvait se
réaliser...



CIV

_Philippe à Denise._


Dimanche, 27 avril.

Je continue d'être triste; votre volonté pas plus que la mienne n'y peut
rien. Pour me secouer je pars de nouveau entendre la neuvième Symphonie,
mais sans lettre de mon amie ce matin. D'où vient cet oubli? est-ce que
la pauvre chérie serait gelée par ce frisquet printemps? ou bien est-ce
parce que je ne lui ai écrit qu'un mot? ou bien ma poche ne l'a-t-elle
plus tentée? ou bien quoi?

Ne m'en veuillez pas de mon silence. Allons, un bon mouvement,
écrivez-moi.

J'ai été ces temps-ci, très occupé de Jacques. Je suis un peu le père de
ce gars de vingt ans.

Je vous donne un baiser que vous transmettrez à tite-Lène, s'il vous
gêne.



CV

_Denise à Philippe._


28 avril.

Je me répète; mais, mon ami, y a-t-il rien au monde de plus drôle que le
sentiment qui nous lie? Personne ne voudrait croire que cela pût exister
entre un homme et une femme, une amitié si vivace, un besoin de se voir,
de s'entendre, de connaître les moindres événements de la vie de l'un ou
de l'autre, une attirance indéniable. Vous, tant d'obéissance à mes
désirs, moi, tant de complaisance aux vôtres; des émotions hautes
partagées, des mots comme ceux que vous dites: «Ce serait bon d'être
seuls ensemble à la campagne»;--et «ma chérie»--s'échappant si gentiment
de votre plume, parfois même de vos lèvres, et tout enfin; toute la
complication et le charme du sentiment que nous éprouvons l'un pour
l'autre.

En vous je propage les vibrations de mon cœur; pour vous, par vous,
je vis d'émotions sous-entendues. Cela est un grand raffinement, car
vous n'en savez rien jamais. Eh bien, malgré toutes ces apparences et
ce baiser que vous envoyez, ce n'est pas de l'amour. Alors quoi? vous
voyez bien que j'ai raison quand je dis: hors à deux fous de notre
espèce, cette chose bizarre ne peut arriver à personne. Cet état d'âme
m'intrigue, moi qui lis en vous et en moi et n'y comprends plus rien.

Je ne vous ai pas envoyé le mot pour le concert parce que vous avez
semblé trouver puérile cette idée qui m'était venue. Toutes les
manifestations de tendresse ne sont-elles pas un peu puériles?

J'ai été à la fois heureuse et malheureuse de ne l'avoir pas fait, en
recevant ce matin votre billet. Heureuse que vous regrettiez le mien,
malheureuse de vous en avoir privé. Mais tout ceci est un peu votre
faute; si je recule, vous avancez; si j'avance, vous reculez. Alors je
m'y perds... le fin mot de tout cela est, je crois, que vous m'aimez à
cause du chaos sentimental dans lequel nous vivons l'un vis-à-vis de
l'autre. Si je ne me diversifiais par tous les coins livrés de mon
esprit ou de mon cœur, vous auriez moins de tendresse cérébrale pour
moi.

Pour en revenir au baiser, oui, il me gêne, je ne sais qu'en faire; il
entre dans notre amitié un peu étourdiment, comme un moineau dans une
cathédrale. J'ai bien peur qu'il n'ait été mis là par politesse
excessive, ou par nonchalance à trouver le mot juste qu'il eût fallu
pour terminer bien ce billet.

Pourquoi l'avoir envoyé, ce pauvre baiser, puisqu'il ne répondait
sûrement pas à un désir de votre cœur, pas même à une faim de vos
lèvres?

Hélène n'en a pas voulu; elle est vaguement jalouse de vous; et puis
elle a déclaré: «J'aime les choses qui sont pour moi toute
seule».--Pauvre chérie, elle ne sait pas qu'il en est bien peu de ces
choses-là, pour elles seules, dans la vie des femmes.

Adieu, cher grand ami; pas le moindre petit baiser, même repassable au
jeune frère Jacques, lequel n'aurait peut-être pas les scrupules
d'Hélène; mais une très affectueuse poignée de main de votre amie.



CVI

_Philippe à Denise_.


30 avril.

Je suis de plus en plus malheureux; mes regrets sur ma vie perdue
deviennent plus cuisants tous les jours. Pardonnez-moi de vous noircir
l'âme de mes désolations. Aussi pourquoi n'êtes-vous pas là pour
m'empêcher de retomber dans mes rêveries et mes tristesses?

J'ai besoin des marques de votre plus tendre amitié, madame. Continuez
de me les donner en m'écrivant; seules elles peuvent me réveiller de la
léthargie où se plaît mon esprit. Je n'ai pas même le courage d'aller
reprendre des forces auprès de vous.



CVII

_Denise à Philippe._


1er mai.

Quoi, pas même cela? Votre détresse m'afflige. Mon Dieu, qu'avez-vous
donc? Vous ne me dites pas tout, alors je me sens malhabile à vous
consoler.

Vous m'appartenez par ce côté triste; là, je vous sens bien à moi et si
ce n'était pour vous une souffrance, je vous aimerais plus ainsi
qu'autrement.

Allons, mon grand désespéré, reprenez courage. Après tout, ce qui vous
manque, c'est peut-être d'aimer et d'être aimé? Il vous faudrait une
mademoiselle de Lespinasse, une maîtresse qui vous permît d'être heureux
tout en restant nonchalant; une amie de votre esprit, un camarade de
votre vie qui ne retrouverait son sexe qu'aux heures où il vous
plairait.

Il y a en amour, même en l'amour le plus soumis, tout un joli
vocabulaire un peu exagéré, un peu délicieux, qui serait le piment
suffisant pour mouvementer, animer votre vie et vous donner le courage
d'avoir du courage.

Je ris. Voilà que cette lettre-ci est tout le contraire de celle de
l'autre jour; ce sont là de ces inconséquences bien féminines qui
faisaient dire très irrévérencieusement à Proud'hon: «La femme est la
désolation du juste.»

Pourtant, je ne me dédis pas pour cela. Ce sont les qualités rares que
je rêve à l'objet aimé qui, à mon idée d'aujourd'hui, vous sauveraient.
Donc aimez, mon ami. Tâchez d'être aimé par elle moins pour elle que
pour vous, et de tout ce remuement de votre cœur, qu'il jaillisse
pour moi un peu de durable tendresse amicale. «La goutte de rosée dans
une fleur désaltère l'oiseau joyeux.»--Je tâcherai d'être aussi sobre
que la bestiole emplumée, et me consolerai de ce peu en songeant au
grand bon cœur où je me désaltère.



CVIII

_Philippe à Denise._


3 mai.

Votre lettre m'a fait sourire. Évidemment la femme que vous me dépeignez
m'aurait été d'un grand secours. Je l'avais rencontrée, je crois. Vous
la connaissez, chère. Mais elle n'a pas voulu voir mon mal et, par un
peu d'amour, le guérir. Oui, j'étais sauvable à cette minute-là;
maintenant, il serait trop tard. Et puis il me faudrait retrouver _une
autre vous_ et ce ne serait pas, je crois, une besogne facile.

A bientôt, ma chère amie. Comme vous êtes bonne et comme je vous aime!



CIX

_Philippe à Denise._


14 mai.

Pourquoi ce silence? Vous ai-je fâchée? Ce n'est un mystère ni pour vous
ni pour moi que je vous ai autrefois aimée... M'en voulez-vous que ma
passion soit morte? on le dirait presque à vous voir me tenir rigueur
pour un innocent petit billet constatant qu'on ne fait pas renaître le
feu de froides cendres.

Je ne sais que penser et suis très malheureux. Vite un mot, mon amie.



CX

_Denise à Philippe._


15 mai.

Voilà le mot réclamé; des nouvelles? Nous avons ici, depuis cinq jours,
ma belle-mère qui me gâte ma solitude sans me donner de compagnie;
Suzanne qui pleure ses flirts numéros 1, 2, 3, 4, 5, etc.; sa mère,
toujours douce et résignée;--heureusement mère m'aide à supporter mon
ennui et mes ennuis!--puis, ma tante «l'habitude des cours» parfois très
intéressante quand elle daigne ne pas être trop officielle. Je me
console en voyant mon Hélène se fortifier et rosir; elle lutte en ce
moment avec une botte de foin trois fois grosse comme elle et qui va la
renverser... ça y est! botte et fille sont sur le gazon. La mignonne se
relève, me voit écrire près de la fenêtre et aussitôt me crie: «Je ne me
suis pas fait mal, maman!» Je lui envoie pour réponse un baiser et me
revoici à vous. Que disais-je donc? Ah! que ma tante de Giraucourt est
parfois intéressante. Oui, hier elle l'a été. Le soir, comme nous étions
toutes au salon (Nimerck est un poulailler sans coq pour l'instant), je
vais lui chercher à la bibliothèque un livre pour qu'elle l'emporte dans
sa chambre et lui dis, en le lui donnant, le plaisir que me causa cette
lecture de «Choses vues» de Victor Hugo. Je lui cite le passage où il
parle du général Bertrand à propos de la rentrée des cendres de
l'Empereur aux Invalides. La fille du général, Hortense Bertrand, mariée
à M. Amédée Thayer, était la filleule de la reine Hortense et une
grande amie de notre famille, surtout de ma tante, sa contemporaine,
plus jeune qu'elle d'une dizaine d'années, pourtant. Alors, ses
souvenirs évoqués, ma tante me dit que madame Thayer lui a raconté
que... Au fait? ça vous assomme, pas vrai, tous ces racontages? Alors,
passons, mon cher!

Mais, à propos de lecture, dites-moi donc votre avis sur la _Reine
Pédauque_. Je l'ai relue avec soin, cette rôtisserie, et dois avouer que
«la poterie animée» que je suis n'y comprend rien, décidément, encore
que cette reine me plaise bien plus que le _Lys Rouge_. Ah! ah! vous qui
m'attaquez dans mon amour des œuvres de mon Maurice Barrès, je vais
prendre ma revanche avec votre Anatole France. Son livre, est-ce
sérieux? est-ce une farce? Quelle philosophie s'en détache-t-il? Est-ce
un enseignement? Est-ce un coin de vie? Si c'est pour se payer nos têtes
que la _Rôtisserie_ a été écrite, je m'en étonnerais médiocrement.
Délicieux à lire, j'en conviens, mais qu'est-ce que cela signifie? C'est
un conte de fées très érudit (pour grands enfants), tout barbouillé de
termes scientifiques, avec des simplicités voulues bien pédantes et
mièvres.

Enfin je n'éprouve pas à lire cette chose jolie, bien tournée et fort
originalement conçue, le grand remuement de cœur, la secousse forte,
l'élan secourable vers les humbles que m'a fait la lecture du livre
admirable des J.-H. Rosny, l'_Impérieuse Bonté_. L'une de ces œuvres
me semble un conte délicieux de vieux mandarin sceptique; l'autre, un
coin de la vie vraie arrachée toute pantelante d'un cerveau chercheur du
Juste, du Bon, du Sage, dans l'humanité.

La fantasmagorie dont se compose la _Reine Pédauque_ est un délire
somptueux; il intéresse par sa forme pure, cherchée; mais l'autre est
une œuvre de vie, de vie avec un but idéal et qu'on voudrait pouvoir
réaliser. Chez France, la phrase est amusante, cocasse dans sa
pseudo-naïveté, pleine de trouvailles à vous faire pâmer d'aise. Mais
l'autre, l'autre! on pense, on souffre, on pleure.

Mon ami, la volupté est d'essence triste, et c'est pour cela qu'elle est
divine.

France, c'est un auteur excessivement facétieux et libertin... de
pensée. Les Rosny sont les apôtres du bien et de larges penseurs.
Libertin vous choque? Mettons grivois, si vous voulez. Souvenez-vous de
Jahel disant à Jacques: «Cette fois, soyez moins emporté et ne pensez
pas qu'à vous. Il ne faut pas être égoïste en amour; c'est ce que les
jeunes gens ne savent pas assez, mais on les forme.» Fi, fi, monsieur
France! Pourtant il faut avouer qu'il a parfois d'exquises trouvailles
dans son inconvenance; son: «occupée à renaître avec décence» est une
perle.

Peut-être parce que je n'ai point été conçue «par une salamandre» et ne
serai aimée «par un sylphe», le fond m'échappe. Il me manquera toujours
le génie que ces êtres-là dispensent aux hommes. Il n'y a rien ici qui
doive vous étonner, puisque ces chimères ne fréquentent que les gens de
génie et, par une jolie fiction, s'immortalisent dans ce génie; n'y
pouvant prétendre, l'œuvre me laisse froide. «Les idées, quand elles
s'imposent, deviennent vite impertinentes.»--C'est précisément le cas
des miennes qui osent ainsi juger, trancher, blâmer votre auteur
favori. Mais cela lui fait si peu de mal et me donne un petit air
pédagogique si plaisant!

Et puis, comme disait Maupassant à des sots qui s'extasiaient
d'apprendre qu'écrire est un enfantement pénible, souvent douloureux, et
demandaient:

--Pourquoi écrivez-vous alors?

--Mon Dieu, murmura Maupassant, il vaut encore mieux faire ça que de
voler!

Si vous êtes de mon avis sur France, monsieur, je soufflerai ce soir,
comme Tourne-broche, «ma chandelle sur le plus beau de mes jours».



CXI

_Philippe à Denise._


16 mai.

J'ai une lettre--j'y répondrai un peu plus loin--mais quel est ce genre
de ne dire mot d'un billet plein de points interrogatifs? Vous voudrez
bien vous en expliquer, n'est-ce pas?

Maintenant, je ne suis pas surpris, ma chère amie, que la _Reine
Pédauque_ ne vous ait qu'à moitié plu. Ce livre ne peut être
qu'antipathique aux esprits féminins. D'une manière générale, l'ironie
leur est désagréable. Elle leur devient odieuse quand elles ne sont pas
prévenues, quand elles ne savent si elles doivent rire ou non. Leur
trouble est complet quand, à l'ironie, s'ajoute le paradoxe, et qu'il
s'exerce sur des sujets qui leur semblaient à l'abri de toute
contestation.

Enfin, dans la _Reine Pédauque_, l'érudition--qui n'est là que d'une
manière superficielle et pour le piquant de la sauce--vient achever la
déroute. Dans ces conditions, je me représente parfaitement que l'état
d'esprit d'une femme, en fermant le livre, soit de se demander si on n'a
pas voulu se ficher d'elle. Or, j'ai remarqué que les femmes n'aiment
pas qu'on se fiche d'elles; les doutes mêmes, sur ce point, leur sont
insupportables.

Voilà pourquoi vous n'aimez pas la _Reine Pédauque_, quoique vous en
ayez bien remarqué la forme littéraire, laquelle, pour tous les sexes,
est absolument supérieure.

Je vous dirais bien pourquoi je l'aime, moi, cette reine Pédauque; mais
alors ce serait faire de ma lettre une sorte d'article de journal, et
j'ai eu ce matin une telle déception quand en arrivant au bout de vos
huit pages j'ai vu que vous me parliez de France et pas du tout de vous,
que je ne veux pas vous y exposer à mon tour.

J'éprouve d'abord, tout de suite en commençant, le besoin de vous dire
que je vous aime, que je pense à vous, que je souffre vraiment d'être si
longtemps sans vous voir. Tous ces gens qui vous entourent et
m'empêchent d'aller vers vous, m'assomment je ne vous le cache pas.

Encore que «l'habitude des cours» soit une remarquable tante en zinc, ce
n'est pas elle qui me gênerait pour accourir à Nimerck. Le véritable
obstacle, c'est la reine des Gaules. Ne soyez donc pas étonné si, dans
le secret de mon cœur, j'envoie promener toute cette cour.

Ce que je fais? Je vais au salon, aux courses, au théâtre. Je gâte mes
yeux à contempler de mauvaise peinture, je perds mon argent, j'écoute
des inepties qui ne me font même pas rire. Voilà mon état d'âme.

Cette botte de foin que roule Hélène me fait rêver. Quand pourrai-je
vous voir? Dites-moi heure par heure comment vous passez vos journées;
mais je vous en prie, plus un mot sur la reine des Gaules contre les
petits potins de laquelle je suis exaspéré.

Adieu; j'aime Hélène, je l'embrasse sur le front, sur ses boucles d'or,
et je vous baise les mains avec piété.

    PHILIPPE.

_P.-S._--Envoyez-moi donc les histoires de la tante en zinc sur le
second Empire, même sur le premier, si la chère femme vous en a conté;
je ne suis point dédaigneux des choses inédites.



CXII

_Denise à Philippe._


17 mai.

Espèce de rageur autoritaire, allez! Expliquer quoi? Vous constatez des
vérités d'une logique irréfutable, dans le genre de «Monsieur de La
Palisse est mort, mort de maladie; un quart d'heure avant sa mort, il
était encore en vie!»

Me fallait-il m'exclamer devant cette trouvaille: «On ne fait pas
renaître le feu de froides cendres?» J'ai dit _in petto: amen_, et me
croyais quitte envers vous. Vous le voyez, je ne suis nullement fâchée.
Mais vous, n'insistez plus, car cela vous donnerait, en vérité, un petit
air fat parfaitement ridicule. Allez-vous prendre cette manière de
commencer vos lettres par la crevaison d'une petite poche à fiel? Je
n'apprécie pas beaucoup ce genre-là!

Et puis, si vous croyez que je n'aurais pas mieux aimé avoir votre
article sur la _Reine Pédauque_ au lieu d'apprendre que vous jouez, vous
vous trompez; et si le respect n'était pas la base de toute amitié
durable, je ne me gênerais pas pour vous dire: vous êtes un sot, en
trois lettres, mon fils, de perdre ainsi vos plus belles années.
Mariez-vous, que diable, et à défaut d'autre travail, faites des
enfants!

Et croyez-vous encore qu'il soit joli ce petit air détaché que vous
prenez pour me dire cela? Si je vous écrivais à mon tour: «Ce que je
fais? je me promène, je gâte la pâleur de mon teint au soleil, j'écoute
des inepties; elles ne me font pas même rire;»--car personne n'est à
l'abri des inepties, en ce monde misérable, et celles qui courent,
folâtres, sous les voûtes du petit castel de Nimerck, valent bien celles
que vous dégustez à Paris.

Vous aurez un autre jour les histoires de ma tante, pas aujourd'hui; un
gros travail de composition m'a rompue; vous ne savez pas le tourment
que donne le respect du texte au compositeur qui veut garder intacte la
prosodie naïve d'un poète ancien. J'ai dû laisser des muettes sur des
temps forts, ce qui est une hérésie, mais ce qui donne un certain parfum
de naïveté au joli petit air que j'ai trouvé et que je vous chanterai.

Je vous dirai donc seulement que tite-Lène va bien. Depuis quelque temps
elle fait, sans fautes, de longues dictées assez difficiles. Elle joue
beaucoup, elle devient jolie. Miss May prétend qu'on la voit grandir.
Depuis deux jours elle a inventé un jeu qui l'enchante. Elle a construit
une grande hutte abritée de feuilles et de branchages soutenus par des
pieux si ingénieusement disposés, que mère et moi, sans lui en rien
dire, sommes dans l'admiration. Autour de la cabane pittoresque, sauvage
et fleurie, elle crée un roman d'imagination tout aussi brillant,
mouvementé et dangereux à vivre, que si elle était bel et bien
abandonnée dans les pampas. Sa petite tête prévoit, combine, s'exerce à
lutter dans le rêve, déjà prudente, ingénieuse et rusée, en attendant la
lutte imminente--hélas! moins poétique--à soutenir dans la vie.

Que d'énergie déployée par chaque individu pour former cette chaîne
étonnante qui se déroule de siècle en siècle et qui est l'humanité! J'en
suis comme anéantie quand je lis l'histoire générale, et me demande si
c'est beau ou si c'est monstrueux, ce travail de chacun pour tous qui
éternise la douleur humaine. Au fond, et malgré l'apparence, personne ne
lutte pour soi, ne vit sa vie propre.

Hélène m'échappe déjà dans ses expéditions autour de ma chambre. Quand
son imagination l'entraîne, elle me dit: «Adieu... je reviendrai.» Le
voyage qu'elle entreprend sous mes yeux, près de ma table à écrire ou
sous la queue de mon piano devenu une caverne, ou dans la haute futaie,
dure une heure, deux heures. Mais qu'elle est loin de moi pendant ces
heures et comme je l'ai perdue!

Je traduis mal ma pensée; sentez-vous ce que je veux dire?

Adieu, mon ami. Hélène entre: «Vous écrivez à mon ami
Phillip?--Oui.--Alors dites-lui que sa tite-Lène l'aime beaucoup et
qu'il vienne, et que je lui écrirai ça bientôt et puis d'autres choses
précieuses encore.»

Ces _choses précieuses_ me ravissent. Et vous?



CXIII

_Philippe à Denise._


18 mai.

Moi aussi elles me ravissent. Cette enfant a le génie du cœur; elle
tient de vous, madame, une secrète exquisité qui m'enchante. Quel
dommage que vous soyez toujours loin toutes deux.



CXIV

_Denise à Philippe._


19 mai.

Vous me navrez avec votre génie du cœur; ça ne sert à rien, cela, pas
même à être aimée.

Pour vous, tâchez de vous «accoutumer à n'aimer que les absents; alors
vous nous aimerez à la folie.»

Et si vous croyez que, envoyant des billets de cinq lignes, on vous
retournera de longues lettres, vous vous trompez, monsieur, ah! mais!

Adieu. Je m'en vas voir la mer.



CXV

_Philippe à Denise._


3 juin.

Je vous ferai remarquer, madame, que voilà quinze jours que vous ne
m'avez écrit. Si vous croyez que c'est une conduite! Je sais: vous
attendiez un mot de moi. Cet échange de lettres mesuré et régulier est
une combinaison absurde et peu digne de vous, permettez-moi de le dire.

Au moins travaillez-vous? Je lis avec un plaisir grandissant vos
dernières mélodies. Je suis désolé d'être si éloigné de ce que vous
faites, de ne plus pouvoir suivre d'aussi près la marche de votre talent
dont je suis déjà très fier, mère du Cantique des Cantiques; de ne plus
me disputer avec vous sur la religion ou sur la littérature ou sur la
musique; de ne plus être attrapé que vaguement sur ma nonchalance et ma
paresse; de ne plus vous entendre chanter, de ne plus goûter avec vous,
comme cela nous est arrivé souvent, ces fortes et délicieuses émotions
artistiques qui font que le cœur s'arrête.

Avouez que ce serait une pitié si tout cela se perdait, et laissez-moi
vous prier, pour finir, de mettre un peu de votre bonté à entretenir, en
m'écrivant--quand bien même je ne vous répondrais pas exactement à cause
des préoccupations où je suis--le feu sacré de notre amitié jusqu'au
jour où nous nous reverrons.

_Yours most devotedly._



CXVI

_Denise à Philippe._


4 juin.

Quelle ténacité vous avez, cher nonchalant, et comme le refrain:
«Écrivez»,--revient dans vos lettres! croyez-vous donc, petit
misérable, que je n'aie qu'à m'occuper de vous? Croyez-vous que ce ne
soit rien de composer? bon ou mauvais, génial ou plat, le travail est le
même. Il est des jours où j'en veux presque au maître indulgent, grand
entre tous, qui m'a dit: «Vous devriez faire éditer ça.»

J'ai écrit ces jours-ci une chose que je me suis amusée à jouer à
l'orgue de l'église, dimanche. C'est une suite de fugues qui, à trouver,
m'ont causé une joie profonde. La recherche du thème m'enchante. J'ai
demandé à mes hôtes ce qu'ils en pensaient. Sauf mère et ma sœur
Alice, les autres n'ont pas compris l'œuvre. Vous voyez, je ne me
refuse rien; je fais, à domicile, ma petite méconnue tout comme une
autre! Eh bien, monsieur, tant pis pour eux. Croyez-moi si je vous dis
que c'est bon. Tout de même j'ai envoyé ça à Massenet pour qu'il me
retourne des sottises, qu'il balafre mes notes de son gros crayon et se
fâche après le cerveau obtus que je suis. Je veux bien de sa colère à
lui--mais pour les autres, bernique!

Écrire au goût des gens qui vous entourent et vous conseillent, c'est se
retirer toute verve, toute originalité, même toute facilité de travail;
c'est emmailloter son inspiration et l'annihiler. Il faut écrire
d'instinct, se laisser envahir par cette sorte de fièvre que donne
l'exaltation cérébrale; le travail est vraiment bon quand, poussé par
cette force, on arrive à la diriger, à en maîtriser l'élan. Cette
puissance, soulevant et entraînant la pensée, se sent dans la phrase
mélodique et la rend pleine, ample, lucide. Elle en fait des phrases
sonores, lumineuses.

Mes compositions, à moi, ne valent que par une espèce de buée tendre, un
peu langoureuse et passionnée, dont s'enveloppent mes phrases au fur et
à mesure que je les écris. Vraiment c'est ça leur seule petite valeur;
et c'est à la minute précise où l'élan de mon cœur s'amalgame avec le
travail de mon cerveau que cette chose se produit; je sens le mélange se
faire, et c'est une grand joie voluptueuse, alors, toute calme, bizarre
et indéfinissable, qui m'envahit.

Voilà pourquoi j'aime composer, voilà pourquoi vous aimez mes
pauv'p'tites œuvres, le propre de toute volupté étant une sensation
partagée.

Mais tout cela fait que je vis dans une perpétuelle exaltation de
sentiment, dans un raffinement de pensées tendres qui me font trouver
banale, parfois odieuse, toute réalité; c'est mon hypertrophie morale du
cœur.

Et puis, quand on crée des choses de l'esprit, on veut être en communion
constante avec les génies immortels qui ont porté leur art au plus haut
sommet; on les lit, on les comprend, on les admire, on s'en imprègne, on
les suit jusque dans leurs moindres œuvres, et c'est une rudement
belle fréquentation, je vous jure, et qui fait désirer d'être seule en
tête à tête avec la partition ou le livre, plutôt que de perdre son
temps à entendre jacasser les femmes sur la forme d'une manche ou le
plus ou moins _cloche_ d'une jupe.

Si avec ce coin d'art on a une mère, une Hélène comme les miennes, et un
ami comme vous, on n'est pas une femme trop à plaindre.

C'est pour ces raisons de joies pures que j'en veux un peu aux hommes
qui se moquent de nos tentatives et de nos efforts vers un idéal qu'ils
veulent méchamment accaparer. Heureusement il y a des Maupassant, des
Massenet, des Sully-Prudhomme, indulgents maîtres qui veulent bien nous
guider et nous aider de toute leur science à gagner un tout mince rayon
de soleil, pour illuminer à jamais notre pauvre vie de ce beau idéal:
l'Art.

Voilà une lettre qui me paraît des plus sublimes... que vous en semble?
N'allez-pas vous ficher de moi, hé, là-bas! Après tout, fichez-vous-en
si vous voulez. Je prends spécialement à votre intention la belle devise
de madame Geoffrin: «Donner et pardonner.»

Adieu.



CXVII

_Denise à Philippe._


16 Juin.

Quel petit tempérament vous êtes! N'avez-vous pas honte, une honte
affreuse, de n'avoir pas répondu à ma dernière lettre? et que
croyez-vous que j'aie à vous dire maintenant? _Lettre gratuite à
l'ingrat_, voilà comme j'intitule celle-ci.

Vous ne la recevriez même pas si je n'avais à vous annoncer une bonne
nouvelle: mon frère est arrivé hier, en surprise, et mère et moi sommes
un peu folles de joie d'avoir notre beau lieutenant de vaisseau. Hélène
est amoureuse de son oncle. Elle lui a tout de suite reparlé de vous;
c'était au salon, le soir, après dîner.

Gérald, qui n'y va pas par quatre chemins, s'écrie:

--Au fait, miss Suzanne, êtes-vous comme Hélène? notre Philippe
étonnant, sera-ce l'élu? vous décidez-vous? l'aimez-vous? Il y avait
sensation de flirt entre vous quand j'ai quitté la France; qu'en
advint-il?

Suzanne a répondu un peu sèchement:

--Vous avez une drôle de manière d'interroger les gens en coup de
fusil...

--C'est que j'ai besoin de savoir s'il est sur les rangs avant de m'y
mettre.

--Mettez-vous y toujours, mon cher; on ne fait pas de bons régiments
sans beaucoup de soldats.

Et puis, ce feu de peloton tiré, ils se sont mis dans un coin à jaboter.

Ce matin, à onze heures, comme j'étais dans ma chambre, Alice y est
entrée. Vous savez que nous avons une tendre affection l'une pour
l'autre. Elle m'a demandé, après bien des circonlocutions, d'écrire à
Aprilopoulos pour l'inviter à passer quelques jours avec nous. La pauvre
femme voudrait bien que ce soit celui-là, l'élu.

Donc, puisque le poulailler s'enrichit de deux coqs, mon frère et le
beau Grec, vous pourriez bien venir aussi; n'y mettez pas de discrétion.

Pour combler de joie votre âme blanche, je vous dirai qu'hier est partie
pour les eaux d'Aix ma belle-mère. Suzanne accompagne sa grand'mère
jusqu'à Paris, avec l'Anglaise de tite-Lène; elle va rester huit jours
absente sous la garde de son père et de miss May, car elle est
demoiselle d'honneur de la richissime petite Meg O'Cornill.

Du reste, vous verrez ma nièce soit aux Acacias, soit en quelque autre
lieu _very select_; vous êtes si chics tous les deux!

Il n'y a plus à Nimerck que les gens de notre intimité qui vous aiment,
sauf--pour peu de jours encore--ma chère tante en zinc. Cela n'est pas
pour vous tant déplaire, puisque, elle et vous, gens de cour aux nobles
manières sympathisâtes!!!

La saison, aux châteaux environnants, bat son plein; quelques-unes de
mes voisines sont charmantes; quant à moi, je m'engage à tâcher d'être
divine.

Sans rire, venez si vous le pouvez.



CXVIII

_Philippe à Denise._


17 juin.

Un mot en courant, ma grande amie, pour vous remercier de votre
invitation, de vos lettres, vous prier de les continuer et vous
soumettre la combinaison suivante: j'ai l'intention de prendre jeudi un
billet de vingt et un jours pour Nimerck. Pour éviter tous les potins,
retenez-moi tout simplement une chambre à la maison des Glycines. Je
prendrai mes repas chez vous par exemple.

Ce projet vous convient-il? Répondez-moi.

Je suis allé hier au soir chez Mollier, j'y ai rencontré votre nièce,
mais vous n'y étiez pas!



CXIX

_Denise à Philippe._


18 juin.

Quand je le disais... brave Mollier, va! Je n'avais pas songé à lui.
C'est égal, je suis ravie, ravie. Venez; vous aurez votre chambre aux
Glycines. Malgré ce petit éloignement, il y aura de bonnes heures de
promenade et de jaserie.

Dites-moi par quel train vous arriverez et s'il faut vous envoyer la
voiture à la gare, ou si vous aurez votre bicyclette?

Quel bonheur de vous voir! Est-ce bien vrai? Vous allez venir, et si
vite? Nous lirons, nous ferons des courses à travers bois, nous
longerons la mer sur le sable fin, au pied des falaises; nous nous
vautrerons sur l'herbe comme de bonnes bêtes en liberté; nous causerons
le soir, les coudes sur ma table de travail. Oh! comme ce sera bon!



CXX

_Philippe à Denise._


Dépêche.

Impossible partir, lettre suit. Viendrai bientôt.



CXXI

_Philippe à Denise._


30 juin.

Hélas! ma chère amie, tout est encore rompu. Je ne peux plus venir et
voilà mon voyage remis. J'ai attendu jusqu'au dernier moment pour vous
envoyer cette mauvaise nouvelle. J'en suis, pour ma part, désolé.

Ajoutez que je me sens très mal en train. Le bord de la mer m'eût fait
du bien. Au lieu de cela me voilà encore indéfiniment ici. Je voudrais
vous écrire et vous parler longuement. J'ai beaucoup de choses à vous
dire et je ne le peux pas. J'ai une fatigue horrible et la tête me
tourne.

Dans quelques jours je vous écrirai; ne me tenez pas rigueur.

Je vous aime tendrement.



CXXII

_Denise à Philippe._


1er juillet.

Mon cher grand,

Votre lettre m'attriste; je ne vois plus qu'une chose: vous êtes
souffrant, malade peut-être plus encore que vous ne le dites, et voilà
mon cœur tourmenté d'inquiétude.

Pourquoi ne pas venir? Venez; votre chambre est prête, non plus aux
Glycines, mais à Nimerck, et c'est celle que vous aimez, tendue de toile
de Jouy mauve, dans la grosse tour, avec la falaise et la mer à perte de
vue devant vous.

Venez; le monde, avec ses questions de mesquines bienséances, n'a le
droit de rien dire; ne suis-je pas entourée de ma famille et n'est-ce
pas ma mère qui vous reçoit?

Venez; vous trouverez en moi l'amie qui console.

Venez; vous prendrez des forces à ma force, du calme à mon calme, du
courage à mon courage.

Venez; l'affection profonde et droite que j'ai pour vous ne peut pas,
émanant si loyale et si puissante de mon cœur, vous laisser dans
cette tristesse.

Venez, venez, mon ami, vous réchauffer au foyer de ce cœur.

Notre chère amitié, moins qu'amoureuse, plus qu'amicale, doit se mettre
au-dessus des questions de correction mondaine; ne savons-nous pas bien,
vous et moi, ce qu'au fond elles valent? Je vous en prie, venez.

Il me semble que vous êtes mon grand frère, un frère en qui j'ai placé
toutes mes complaisances, et c'est ma fraternité douloureuse de votre
douleur qui crie vers vous: venez!



CXXIII

_Philippe à Denise._


7 juillet.

Ma chère trop loin, pauvre aimée petite sainte, toute croyante et
impressionnable, comment résister plus longtemps à la douce chaleur de
votre amitié fervente?

Il a bien fallu s'arranger pour aller vous voir; mais je ne vous ai pas
écrit plus tôt ne sachant à quel jour serait fixé mon départ.

Je pensais partir aujourd'hui; diverses considérations m'ajournent à la
semaine prochaine, mardi au plus tard. Je vous écrirai, du reste,
l'heure définitive.

Écrivez-moi.



CXXIV

_Denise à Philippe._


9 juillet.

Mon ami,

Venez quand il vous plaira; je n'ose plus espérer que ce soit bientôt;
j'ai eu trop de joie et trop de déception en vous attendant à vide.
J'étais persuadée, en partant de Paris, que vous viendriez ici pour
moi.--«Certes!»--allez-vous protester; mais attendez la fin: moi,
doublée de Suzanne et de tous les petits remuements de petits sentiments
qui s'agitent autour d'elle. Jugez si l'idée de vous avoir un peu à moi
seule, de par votre volonté, me rendait heureuse!

Me voilà, à cette nouvelle, ne sachant qu'inventer pour vous engager à
venir. Mes ressources de vautrage sur le sable fin et l'herbe des
falaises, de causeries au coin de ma table, me paraissent aujourd'hui
d'une bien misérable éloquence et d'un bien pauvre entraînement.

Il n'y a de vrai, voyez-vous, que le droit qu'ont certaines de dire:
«Venez, j'ai besoin de vous voir.»--Cette raison dépourvue de raisons ou
plutôt cet ordre voilé serait alors, pour vous, joyeux à exécuter; tous
vos efforts y tendraient; mais ceci ne rentre pas dans mes droits
amicaux.

Le malheur est que j'ai, sur cette pauvre amitié, les mêmes idées un peu
enthousiastes qu'a Montaigne; vous vous en éloignez considérablement et,
ce me semble, vous vous rapprochez d'Aristote disant à ses familiers: «O
mes amis, il n'y a nul ami!»--Tandis que Montaigne pense: «En l'amitié
de quoy je parle, les âmes se meslent et confondent l'une en l'autre
d'un meslange si universel qu'elles effacent et ne retrouvent plus la
cousture qui les a joinctes. Si on me presse de dire pourquoi je
l'aymois, je sens que cela ne se peult exprimer qu'en répondant:
parceque c'estait luy, parceque c'estait moy. Ceste parfaite amitié de
quoy je parle est indivisible; chascun se donne si entier à son amy
qu'il ne luy reste rien à despartir ailleurs; au rebours, il est marry
qu'il ne soit double, triple ou quadruple, et qu'il n'ayt plusieurs âmes
et plusieurs volontez pour les conférer toutes à ce subject... Rien
n'est extrême qui a son pareil.»

Ici je clos mon cours sur l'amitié; aussi bien pourquoi vous le fais-je?

Je sais, par une lettre de Suzon à sa mère, que vous vous êtes amusé,
distrait, pendant son court séjour à Paris et, quoi que vous en disiez à
votre amie, le moral et les amours vont mieux.

Tout ceci me fait inférer que nous ne nous verrons pas aussi tôt que
vous semblez le penser. Moquez-vous de moi autant qu'il vous plaira en
m'appelant «petite sainte».--Vous vous rencontrez là en pensée avec
Maupassant. Il m'écrivit un jour une délicieuse lettre commençant
ainsi: «Ma chère sagesse.»--Il m'y reprochait de ne pas être _une
princesse assez sédentaire_.--C'est une faute que je renouvelle avec
vous bien contre mon gré, je vous jure. Fasse le ciel que cette petite
cause ne m'induise pas à vous perdre.

Je vous serre affectueusement la main et j'ai bien envie de signer: une
princesse extrême qui n'a _pas son pareil_--pour en revenir à Montaigne.



CXXV

_Philippe à Denise._


11 juillet.

Chère Sagesse,

Ne devenez pas une princesse amère! Je prendrai bien décidément le train
demain et serai à une heure du matin chez vous. J'évite ainsi
l'épouvantable 14 juillet à Paris.

Mettez-vous bien dans la tête que mon vrai désir et mon plus grand
plaisir eussent été de passer trois ou quatre semaines avec vous à
Nimerck alors qu'il n'y avait personne, et que je regrette plutôt
l'affluence de monde qui y est en ce moment. Je n'ai pas pu. Ne me
taquinez pas.

A demain, ma chère, chère extrême.



LIVRE IV


... _Or, une âme tendre se connaît à vingt-huit ans, elle sait que si
pour elle il est encore du bonheur dans la vie, c'est à l'amour qu'il
faut le demander; il s'établit dans ce pauvre cœur agité une lutte
terrible._

       *       *       *       *       *

_L'amour, même malheureux, donne à une âme tendre pour qui la chose_
imaginée _est la chose existante, des trésors de jouissance de cette
espèce: il y a des visions sublimes de bonheur et de beauté chez soi et
chez ce qu'on aime._

       *       *       *       *       *

    STENDHAL.

_Le plaisir de l'amour est d'aimer, et l'on est plus heureux par la
passion que l'on a que par celle que l'on inspire._

    LA ROCHEFOUCAULD.



CXXVI

_Philippe à Denise._


15 août.

Je viens tout banalement vous remercier du mois délicieux que j'ai passé
à Nimerck; j'y ai été heureux au delà de ce que je pouvais rêver.

La profondeur des émotions n'est souvent pas en rapport avec leurs
causes. Si je vous disais qu'Hélène avec ses tendresses silencieuses,
comme de me rejoindre en courant, de me regarder avec ses beaux yeux, de
sourire avec ses lèvres de fleur, rose humide, et, sans dire un mot, de
glisser doucement sa main dans la mienne, me mettait dans un état de
béatitude pour le reste de notre promenade, vous diriez: il est fou.

Il y a eu pourtant des instants, madame, où j'ai senti vraiment en nous
une âme unique pour nos trois corps.

Vous souvenez-vous de ce matin où je suis entré dans votre chambre pour
vous demander des ciseaux, je crois? Vous étiez en peignoir, ce soyeux
peignoir jaune ardent, cette nuance couleur de rais de soleil, tout
garni de dentelles noires, qui vous fait plus pâle et rend vos cheveux
plus sombres, ces cheveux bleus que j'aime. Vous aviez l'air d'une reine
bohémienne. Vous glissiez dans la chambre lentement. Moi, je m'étais
assis sur le bord de la fenêtre ouverte, et suivais des yeux vos graves
mouvements et les serpentements de la traîne de votre robe sur le tapis.
Hélène, installée à votre table, faisait sa page.

Vous me donnâtes les ciseaux sans un mot, et, continuant de surveiller
tite-Lène ou de remuer avec des gestes délicats, sur votre toilette
Louis XV, enguipurée et embaumante, de menus objets d'argent, d'ivoire
moins pâle que vos mains, vous m'avez oublié. Je vous ai tout à mon aise
regardées vivre, vous et elle. C'était, je vous jure, une chose exquise,
une chose intraduisible qui m'emplissait de béatitude. Ces joies que
j'ai prises en silence, au hasard de votre vie, m'ont rendu mille fois
plus heureux que toutes celles dont votre cœur ingénieux s'est plu à
m'entourer. Il n'est rien au monde qui vaille ces sensations
innommables: on sent flotter son âme. L'amour n'est qu'une action
brutale et vulgaire à côté de cette impression; je le dédaigne, le
ramasse qui veut.



CXXVII

_Denise à Philippe._


Nimerck, 17 août.

Vraiment? Quoique vous ne soyez guère poli pour les joies préparées par
mon _cœur ingénieux_, je vous pardonne de les dédaigner au profit de
celles que vous avez habilement su vous créer tout seul. Quel subtil
vous êtes!

Savez-vous bien, ô mes jeunes contemporains, ce qui fait de vous des
désespérés de la vulgarité de la vie, des incapables d'agir et d'aimer?
ce sont les recherches bizarres de vos esprits; elles vous anémient
moralement, vous énervent et finissent par l'emporter de beaucoup sur
les joies simples, saines et fortes.

Vous aimez tant ces sensations, que vous leur consacrez vos belles
virilités; le cerveau prend la place du cœur; l'amour n'est plus pour
vous qu'un besoin vulgaire que vous apaisez vulgairement. Votre âme,
troublée et douloureuse sous un perpétuel esprit d'analyse, finit par
s'atrophier et devient vraiment incapable d'aimer.

Ah! mon ami, l'esprit n'est rien, le cœur seul est quelque chose. Ne
tuez pas le vôtre à force de briser ses élans par vos mièvres recherches
de plus fines sensations; laissez le sentiment sans raison, impérieux,
égoïste, vous envahir. On vit de plus belles amours en unissant
indissolublement ces trois forces: l'esprit, le cœur, la matière,
qu'en leur faisant chanter leur air à tour de rôle.

Sentez vivement, puisque cela est dans vos facultés; mais ne vous en
tenez pas à l'inachevé des sensations. Soyez plus naïf, plus vrai envers
vous-même, plus simple devant les battements de votre cœur, et vous
serez heureux. Je suis, moi, tout ahurie devant la complexité de votre
nature.

Mon Dieu, comment m'aimiez-vous donc dans ce temps lointain où vous
m'aimiez? Je vous en prie, soyez franc, dites-le-moi?

Je me souviens d'un vous respectueux mais un peu ardent et animé d'une
volonté que je ne retrouve plus en vous; un Philippe qui m'a fait peur
parfois et auquel je ne livrais pas le bout de mes doigts pour ses
lèvres, sans craindre quelque morsure.

Je vous ai si bien redouté, ô analyste du vide, ô buveur de fumée, ô
mangeur de rêve, que j'ai bravement fui quand vous m'avez dit: «Je vous
aime.»

Et maintenant, ce mot vous le dites à tous les feuillets de vos lettres,
vous le sonnez, doux grelot, à mes oreilles qui l'entendent, enchantées.
Et je ne fuis plus et j'écoute, prise tout à coup d'une joie
tourmentante et divine.



CXXVIII

_Philippe à Denise._


19 août.

Chère,

Comme vous savez finement fouiller les âmes... Oui, vous avez deviné ce
que j'ose à peine m'avouer à moi-même: je vous aimais _mal_ autrefois,
Denise.

Je vous en demande humblement pardon, un pardon auquel j'ai droit, car
cet amour d'autrefois, s'adressant à vous, me paraît monstrueux, et je
me repens d'avoir pu vous désirer ainsi.



CXXIX

_Philippe à Denise._


29 août.

Eh bien, madame, pourquoi ce long silence? Il me souvient d'avoir fait
amende honorable dans ma dernière lettre. J'en espérais une pleine
d'indulgent pardon, une de ces lettres consolantes comme vous savez en
écrire. Rien! un arrêt brutal que je ne comprends pas.

Seriez-vous fâchée contre moi, ma chère amie? Je suppose bien que vous
n'avez pas l'intention de ne me pardonner jamais; alors pardonnez-moi
tout de suite, et je me mettrai sans arrière-pensée en route pour
Nimerck. Au moins vous n'êtes pas contrariée que je m'invite ainsi? Je
resterai quatre à cinq jours si vous voulez de moi. Il faudrait, cette
fois, des événements extraordinaires pour que je ne vinsse pas passer
ces journées avec vous.

Envoyez vite un petit mot de bienvenue; mon sans-gêne, mon impolitesse,
ma négligence, ne m'empêchent pas, vous le savez, de vous aimer très
tendrement.



CXXX

_Denise à Philippe._


30 août.

Je commence par vous dire: Vous serez le très bien venu. La maisonnée
vous attend; j'ai fait tout à l'heure l'inspection de la chambre mauve
qui devient décidément la chambre de «M'sieur Philippe», pour les
serviteurs aussi bien que pour les maîtres.

Pourquoi j'ai gardé le silence? Ça, c'est plus compliqué.

Je reste devant vous une femme un peu étonnée; je ne comprends plus rien
ni à vous, ni à moi. Il se dresse dans mon âme toutes sortes de petits
problèmes sentimentaux dont je ne puis mener la solution à bien, et cela
m'énerve, trouble mon calme que vous admirez, et me plonge dans une
exaltation, puis dans un néant de pensées tout à fait contraires à ma
santé morale et physique.

Car, si vous êtes très subtil, très correct et chercheur d'idéales
sensations avec moi, il m'est apparu, par certaines confidences de
Suzanne, que vous êtes très capable d'avoir des sensations beaucoup plus
pratiques avec d'autres.

Cette petite duplicité, qui n'est rien et que je ne devrais pas m'aviser
de surprendre, me rend nerveuse. C'est toujours un peu drôle, vous
savez, de découvrir que le rêveur à la lune, chercheur de fin du fin
avec une si parfaite conscience, peut, à l'occasion, marcher si
allègrement dans la réalité.

Vous voyez, je deviens méchante. Venez vite me pardonner.



CXXXI

_Philippe à Denise._


1er septembre.

Certainement je viens! Mais parce que vous avez dédaigné mon amour, et
que j'ai philosophiquement pris mon parti de ne pas vous encenser de la
fumée renaissante de mes désirs, trouvez-vous juste, madame, que je vive
dorénavant en trappiste? J'ai fait envers vous vœu d'amitié. Je ne
suppose pas qu'il entraîne à sa suite le vœu de chasteté? S'il vous
faut cette preuve nouvelle de mon servage, en me pinçant un peu je vous
la donnerai. Mais la folle du logis me paraît bien exigeante... Voyons,
voyons, raisonnez-la un peu, madame mon amie; ce n'est guère charitable,
ce qu'elle semble exiger là...

Je suis curieux de savoir ce qu'a pu vous raconter Suzanne d'une
certaine conversation qu'elle a cru bon d'avoir avec moi, et dont j'ai
jusqu'ici pensé qu'elle avait fait tous les frais. J'ai répondu comme je
le devais pour ne pas la froisser, pour conserver sa confiance et jouir
tout à mon aise de la contemplation d'une âme assez intrigante et fort
pratique, curieuse et sèche, surtout extraordinairement orgueilleuse.

Peut-être tenais-je l'enfant par la taille lorsqu'elle marchait me
contant ses petites hésitations sentimentales? peut-être, en nous
quittant, ai-je avec négligence mis mes lèvres sur ses cheveux? pure
politesse machinale envers l'effleurée. Ces choses un peu excessives
n'équivalent à rien avec elle, et il y a bien plus de tendresse et
d'amour dans le baiser que je dépose, à l'ordinaire, respectueux, sur
vos mains, mon amie.

J'arriverai jeudi à une heure du matin; envoyez-moi chercher.



CXXXII

_Denise à Philippe._


Nimerck, 2 septembre.

Mon cher fol, voulez-vous bien vous taire! J'alambique, et, brutalement,
vous, vous mettez les choses au point. Ne parlons plus jamais de cela.
Venez: c'est tout ce qu'on vous demande.



CXXXIII

_Philippe à Denise._


Paris, 16 septembre.

Un séjour exquis--un voyage un peu triste--une rentrée pas gaie--une
attente fébrile de vos nouvelles dans la lettre promise--et les mille
et une tendresses de mon cœur pour vous et ma tite-Lène.--Voilà,
madame, tout ce que peut vous dire ce jourd'hui votre ami.



CXXXIV

_Denise à Philippe._


17 septembre.

Voici la lettre demandée. Et, je vous prie, qu'y vais-je mettre, vous
ayant dit tant de choses avant-hier? Cette dernière soirée m'a été
douce,--vous allez rire et vous moquer de moi,--parce que vous me l'avez
sacrifiée spontanément. Vous ne vous souvenez même pas de cela, vous, je
parie?

--«M. de Luzy, je vous accorde trois valses ce soir!» vous a jeté
Suzanne d'un bout de la table à l'autre, pendant le dîner.

--Je vous remercie, mademoiselle, mais mon intention est de ne pas
descendre au casino; pour ma dernière soirée, je demande à madame
Trémors la permission de rester avec elle.

--C'est-à-dire que vous l'obligez à rester chez elle au lieu de venir
avec nous?

--Tu te trompes, Suzanne; dès hier, j'avais dit que je ne sortirais pas
ce soir; le landau seul est commandé...

J'ai fait ce mensonge avec honte et joie. Avez-vous vu avec quelle
prestesse j'ai filé, au sortir de table, décommander le break?...
passez, muscade!

Votre volonté de me garder, il fallait bien la dissimuler aux autres...
Vous avez des manières impératives, parfois, qui me troublent et me
ravissent. Moi, la volontaire de nous deux, je me sens tout humble
devant ce caprice exprimé. Je feins comme je peux, et le petit danger
couru n'est pas non plus pour me déplaire.

Du reste, vous avez ressenti la même impression; vous avez trop ri aux
éclats de la répartie comique dite par Gérald, pour que je n'aie pas vu
là que vous jetiez au vent votre gêne.

--Bon! me voilà six valses sur les bras, alors, car je vois bien,
Suzanne, quel triomphe vous me préparez de me les offrir! et dire que le
bon public va en conclure des choses exorbitantes! C'est ainsi qu'on
écrit l'histoire.

Cette réplique avant la lettre pouvait faire sourire, mais non aussi
joyeusement que vous l'avez fait, avouez-le? Au reste tout a été bien
puisque votre gaieté a détourné l'attention d'un chacun.

Ah! la bonne soirée! Le gai départ de ma belle-sœur, de mère, de
Suzanne, de Gérald dans la voiture... le bruit des graviers craquant
sous les roues s'éloigne, se perd... Nous restons sur la terrasse,
accoudés à la balustrade de pierre.

Des senteurs d'héliotropes, de roses, de résédas, venant jusqu'à nous
des massifs de la grande pelouse, embaument l'air. Tite-Lène joue à
courir autour des caisses d'orangers; elle serpente de l'une à l'autre
dans un enlacement rythmique, tandis que la lune la baigne de sa lueur
blanche et dessine son ombre, sa petite ombre falote, si fantastique et
si grande... Ah! la bonne soirée! miss May emmène la fillette dormir, et
nous restons seuls, sans parler, heureux, presque émus--de quoi, mon
Dieu?

Et puis, une fenêtre s'ouvre et tite-Lène, mignonne, perdue dans sa robe
de nuit flottante, nous lance des baisers avec ses deux mains et
chante: «Bonsoir, mon Phillip, bonsoir, mère chérie... attrapez tous ces
beaux baisers...» Le doux bruit de ses lèvres grésille, semble vraiment,
pluie de tendresse, tomber sur nous en bénédiction...

Et vous alors, _pour jouer_, tendez les mains au ciel et votre voix mâle
monte vers la voix cristalline:

--Je les ai tous vos jolis baisers, mon Hélène; mais rentrez vite, il
fait humide, petit ange!

Ce mot-là emplit l'air de la nuit... il nous suit pendant notre
promenade par les allées sombres, sous les grands arbres aux branches
persillées de longs rayons de lune, baignant de lumière le sable des
avenues.

Ah! la bonne soirée, où nous ne dîmes rien, où nous allions seulement si
calmes dans le silence et la nuit!...

Que vous dire, maintenant?

J'ai bien songé a tout ce dont vous m'avez parlé; il me semble, vous
devez persévérer dans ce projet de travail, effleuré seulement par vos
pensées.

Mon frère qui a un grand sens critique, lui, vous trouve un esprit fin:
au déjeuner, ce matin, il a dit sur vous des choses qui m'ont fait
plaisir; je ne vous les redis pas, vous deviendriez fat.

Par amitié pour moi, essayez de condenser votre volonté sur ce point. Ne
vous effrayez pas outre mesure des sujets à trouver; c'est un
entraînement qu'on acquiert bien vite, m'ont dit tous mes amis
littérateurs.

Ah! si je pouvais vous infiltrer mon _vouloir_! Cette transfusion morale
est peut-être praticable; ce serait une sorte de lente pénétration des
forces cérébrales. Je veux en essayer; mais ne vais-je pas bien vous
ennuyer? Suis-je à une assez noble place dans votre pensée pour que
votre nonchalance ne m'en précipite pas, au risque de me faire rompre le
cou?

Je me sentirais plus forte si j'étais sûre de n'avoir pas pris d'assaut
cette toute petite console, sur laquelle je me suis nichée dans votre
cœur.

Il me paraît découvrir en moi tout un travail occulte qui s'est fait
pour vous--un peu en dehors de votre consentement--quelque chose comme
des avances morales tolérées par votre manque d'énergie, à cause que
vous me sentez droite. En me demandant de nous revoir, en recherchant
cette amitié, peut-être ne demandiez-vous pas tant d'attachement à votre
personne?

Je ris, songeant que si nous continuons de nous analyser ainsi l'un et
l'autre par rapport à l'un et à l'autre, nos lettres seront vraiment
l'expression un peu étrange, mais curieuse en somme, des affinités
latentes des contacts cérébraux que pourront avoir eus deux personnages
mondains du XIXe siècle. A nous, à nous, inimitable Paul Bourget!

Adieu; voici mes plus pimpants souvenirs, voici mes mains à baiser,
voilà encore un peu de tendresse.

    DENISE.

_P.-S._--J'avais mis _for_... Mais je n'ai pas trouvé de conclusion;
alors j'efface, car _ever_ serait bien audacieux et vous n'y
consentiriez peut-être point; c'est si long, _toujours_!



CXXXVI

_Philippe à Denise._


18 septembre.

Ma chère trop loin,

J'ai bien peur que cette transfusion ne soit un rêve de votre
imagination jolie. Je me sens las de la vie et des efforts qu'il faut
pour se garder une place dans le monde, si petite soit-elle.

Ma paresse naturelle m'entraîne au rêve et à l'inaction. Aussi suis-je
parfaitement heureux à la campagne, surtout à Nimerck.

Tout mon mal est de ne pouvoir vouloir. Je me demande comment je m'y
suis pris pour faire mon droit et pour être reçu docteur. Je me rebute
au moindre accident de terrain rencontré sur ma route.

Ainsi, encore _empreint_ de votre volonté, j'ai été trouver mon ami
X..., le directeur d'une des innombrables revues de Paris, avec grand,
moyen, petit R. Il a été fort aimable et m'a dit obligeamment:

«--Faites-moi quelque chose avec des souvenirs du second Empire; votre
père était conseiller d'État; vous devez avoir des anecdotes vraies; ces
racontars-là sont à la mode.»

Je n'ai pas voulu détromper et attrister cet homme du monde en lui
disant que j'avais exactement dix ans en 1869; que mon père fut tué le
19 janvier 1870 aux portes de Paris, dans le dernier effort tenté sans
succès par nos troupes sur Montretout, Garches et Buzenval; que de
l'Empire et de sa chute le petit gosse que j'étais ne se rappelle que
l'horrible événement qui le fit orphelin,--que ma mère, épuisée par le
siège, était morte le 10 janvier de la même année en donnant naissance à
mon frère Jacques,--et que ma famille a évité avec un soin jaloux (ce
dont je lui sais gré) de me conter des anecdotes sur le second Empire.

Vous voyez, ce n'est pas ma faute. N'allez pas m'écrire: nonchalant!--Je
me suis remué, pas excessivement, mais enfin un peu; l'effort en
lui-même était noble; j'ai pris un fiacre, j'ai été à la Revue, j'ai
parlé presque d'affaires--horreur!--je suis sorti de la Revue, je suis
remonté dans mon fiacre et me voilà rompu d'un effort qui me remet chez
moi Gros-Jean comme devant.

Que voulez-vous que j'y fasse?



CXXXVII

_Denise à Philippe._


19 septembre.

Vous êtes un grand mou et par-dessus le marché un gros oublieux. Ne vous
souvenez-vous pas de la tante en zinc? La pauvre vieille chère tante,
pour une fois, va vous servir à autre chose qu'à vous moquer d'elle.
Vous êtes pris!

Voici un sujet pour délayer dessus un bel article; vous allez l'écrire
immédiatement et le porterez ce soir même à l'aimable M. X...

Non, mais plaignez-vous! On vous dit: «Faites-moi quelque chose», et
vous asseyez, du coup, un homme découragé sur les coussins d'un fiacre?
Mais qu'est-ce qu'il vous fallait donc? C'est un directeur à faire
encadrer qu'un directeur qui vous fait une commande.

Ah! mon pauvre vieux, comme on voit bien que vous avez de bonnes petites
rentes!

Si vous saviez que de tourments, d'inquiétudes, de luttes, représente le
moindre succès! Si ceux qui triomphent voulaient l'avouer, cela
relèverait le courage des lutteurs. Mais chacun ne montre que le
résultat, honteux de la lutte et orgueilleux de faire croire que le
grand talent, seul, conquiert le monde.

Vous n'avez pas une âme d'artiste; ces âmes-là ne connaissent pas le
découragement, elles demeurent éternellement combatives pour donner le
jour aux idées qui dévorent leurs cerveaux et leurs cœurs, et c'est
par coquetterie aussi bien que par orgueil qu'elles ne montrent pas les
plaies que leur ont faites les ronces du chemin.--«Vous avez réussi,
vous!»--«Mon idée était si belle!»--Hélas, l'idée c'est quelque chose,
mais la persévérance lui est utile autant que la vie l'est au corps pour
qu'il demeure dans l'humanité militante.

Vite, du papier, une plume et brodez sur ceci qui est vrai:

Le 2 décembre 1852 a lieu le coup d'État qui fait Louis-Napoléon,
Empereur.

Le 7 décembre un dîner intime est offert aux Tuileries par l'Empereur,
qui avait déjà quitte l'Elysée. Convives: madame de Montijo et sa fille
Eugénie, madame Edouard Thayer, née de Padoue, petite cousine de
l'Empereur par sa mère, madame de Padoue, cousine de Lætitia, mère de
Napoléon Ier (il avait même été question du mariage de Marie de
Padoue avec Louis-Napoléon, alors que la reine Hortense était en Suisse
avec madame de Padoue), M. Edouard Thayer, directeur général des postes;
M. Amédée Thayer son frère--tous deux fils de lady Thayer qui aima et
protégea les artistes et se fit d'eux une petite cour où, au premier
rang, brilla la Malibran--et madame Amédée-Hortense Thayer, née
Bertrand, filleule de la reine Hortense et fille du fidèle général
Bertrand qui suivit Napoléon à Sainte-Hélène; enfin M. et madame de
Bassano.

En se mettant à table, chacune des femmes présentes à ce premier dîner
aux Tuileries trouva sous sa serviette un souvenir; seule la jeune
fille, mademoiselle de Montijo, n'eut rien. Marie Thayer, née de Padoue,
reçut un médaillon; madame de Bassano, une bague; madame Amédée Thayer,
née Hortense Bertrand, une croix en rubis, etc.

Madame Hortense Bertrand-Thayer, pendant le dîner, nommait l'Empereur
_Sire_. L'Empereur lui dit: «Ma chère madame Thayer, vous êtes la seule
qui m'appeliez Sire.» Elle répondit: «J'ai pris et conservé l'habitude
d'appeler les Napoléon ainsi, alors que j'étais toute petite, auprès de
votre oncle, à Sainte-Hélène». Napoléon répondit: «Monseigneur m'était
mille fois plus harmonieux à entendre».

Au milieu du repas, on parla de la façon de composer un discours.
L'Empereur dit: «Moi, toutes les fois qu'une pensée que je juge bonne me
vient à l'esprit, je l'écris; ensuite je mets toutes ces notes en
ordre.»

Le dîner achevé, l'Empereur entraîna ses convives dans son cabinet de
travail et leur montra ces «brouillons de pensées». La porte de sa
chambre était ouverte, la chambre, éclairée. L'habit qu'il avait quitté
avant le dîner gisait sur un fauteuil; on apercevait le lit, surmonté
d'un aigle immense qui soutenait les rideaux de soie rouge, et sur un
guéridon une petite couronne impériale toute en violettes de Parme.

L'Empereur alla tout à coup prendre cette couronne, et comme madame
Thayer, à qui mademoiselle de Montijo donnait le bras, s'avançait pour
l'admirer, l'Empereur fit quelques pas vers elles, éleva la couronne
au-dessus de la blonde tête de l'Espagnole, faisant le geste de l'y
déposer; ce que voyant, mademoiselle de Montijo abandonna le bras de
madame Bertrand-Thayer, fit une profonde révérence qui l'agenouilla
presque devant l'Empereur et dit d'une voix émue:

«--O Sire, elle est trop grande pour moi!»

L'Empereur posa alors sur les cheveux d'or la couronne de violettes.

On rentra au salon. Dès ce soir-là, madame Bertrand-Thayer fut persuadée
que ce dîner était la présentation _officieuse_ de mademoiselle de
Montijo comme future Impératrice.

Elle ne se trompait pas. En quelques semaines l'Empereur violenta
l'opinion de ses conseillers et de ses intimes. Au mois de janvier avait
lieu son mariage civil dans la salle des États (ou celle des Maréchaux);
mademoiselle de Montijo y apparaissait très pâle et si troublée que M.
de Tascher, qui devait l'introduire et lui tendait son bras à la porte
de la salle, comme elle allait passer le sien dessous, fut obligé de lui
dire:

«--Eh! non, madame, appuyez seulement votre main sur mon poing!»

Malgré son extrême pâleur et son extrême trouble, l'Impératrice était si
belle, paraît-il, qu'elle fit sur tous une impression de grandeur
vraiment impériale.

Voilà, monsieur, sur quoi vous allez vitement broder et prendre au mot
cet admirable directeur. Liez, liez, allégez; ôtez-les: il dit, qu'elle
dit, qui dit...; faites un peu de littérature, que diable, avec ce bon
petit fonds; plongez-vous un peu dans l'œuvre des stylistes,
imprégnez vos yeux de l'harmonie, de la richesse de leurs phrases et
n'allez pas faire afficher à la quatrième page du _Figaro_: On demande
du style, noble, si faire se peut, attrayant si possible, mâle ou
femelle, suprêmement original; l'adresser contre bonne récompense,
honnête ou malhonnête--au choix du demandeur et selon le porteur--4,
avenue de Messine, à l'entresol.

N'ai-je pas tout prévu? Allons, courage, mon ami!



CXXXVIII

_Philippe à Denise._


21 septembre.

L'histoire est charmante, mais elle est tombée dans mon plein
écœurement et je l'ai gardée pour moi tout seul, ce qui vaut mieux
que d'avoir livré au public ces choses intimes d'une femme maintenant si
malheureuse et si accablée par les événements.

Enfin, voilà, je n'ai rien fait. J'ai fumé des cigarettes en rêvant
là-dessus des choses philosophiques pour le moins sublimes. Cette
occupation m'a été éminemment agréable.

Ne me grondez pas trop fort, je vous en prie?



CXXXVIX

_Denise à Philippe._


23 septembre.

Mon cher, si vous faites le sentimental et si vous vous mêlez d'avoir du
cœur au moment de révéler quelque chose sur quelqu'un, vous
n'écrirez jamais. Regardez autour de vous, même un peu plus en arrière:
est-ce que Jean-Jacques s'embarrassait de cela? il n'a pas craint de
nous livrer le nom de toutes les femmes qui ont été _charitables_ envers
lui. George Sand, non contente de raconter ses amours d'une façon fort
sublime et à demi voilée, juste assez pour nous laisser la joie de
trouver les noms des élus, nous dit, en outre, toutes les histoires de
sa mère.

Musset? Mais année par année, mois par mois, nous suivons la liste de
ses enchanteresses.

Ainsi font les plus grands talents; zuze un peu, mon bon, de ce que ce
doit être avec les plus moyens!

Allez, petit malheureux, qui vouliez écrire et ne saviez pas quels tours
de force il faut faire exécuter à son cœur pour cela!

Souvenez-vous que plus l'auteur livre de lui, de son cerveau, de ses
pensées, de son âme, de ses douleurs ou de ses joies, ou des douleurs ou
des joies qu'il coudoie ou qu'il engendre, plus il nous captive et nous
intéresse. En dehors des conceptions philosophiques abstraites, que
survit-il des lettrés disparus? _Adolphe_, _Manon Lescaut_, _Fanny_;
_Lui et Elle_ est une des œuvres de George Sand qui a le moins
vieilli avec ses _Lettres d'un voyageur_ et _l'histoire de sa vie_,
parce que c'est son cœur blessé, palpitant, et le heurt des passions
qui l'ont animée, que nous retrouvons dans ces pages.

_Dominique_, de Fromentin; _Sur l'eau_, _Notre cœur_, de Maupassant,
voilà encore des œuvres vécues. Elles nous intéresseront toujours,
parce que les auteurs ont beau nier, on sent, on touche le lambeau de
cœur saignant encore qu'ils ont mis là.

C'est de la vraie dissection, c'est l'anatomie de l'écrivain
_s'interprétant_, qu'il faut décrire pour passionner le lecteur: plus
l'auteur s'y trouve écorché, plus nous voyons à nu ses nerfs, ses
muscles, son sang, sa chair, son cerveau, son âme, plus nous sommes
heureux, tous!

Ne dites pas que j'exagère. Je dis la vérité. Si vous viviez entourée
d'écrivains comme je le fais, vous verriez que j'ai raison. C'est l'idée
constante de ce _livrage_ au public, cette espèce de défloration de
leurs sensations les plus intimes, même de celles qu'ils créent, qui
rend les grands si tristes:

    Ils laissent s'égayer ceux qui vivent un temps;
    Mais les festins humains qu'ils servent à leurs fêtes
    Ressemblent la plupart à ceux des pélicans.

           *       *       *       *       *

    Leurs déclamations sont comme des épées:
    Elles tracent dans l'air un cercle éblouissant
    Mais il y pend toujours quelque goutte de sang.

C'est un sort mélancolique de se livrer à des inconnus, de se donner
pour juges certaines gens avec lesquels on n'aurait pas le courage
d'échanger deux mots, tant on les sent loin de soi.

On y gagne parfois des adeptes? c'est un cas si rare, cela! Alors quand
quelque lecteur vient protester:

--Vous avez osé dire pareille chose? c'est un tel, une telle, que vous
avez dépeints; c'est indiscret, indélicat, terrible!

Les interpellés sourient. Ils ont pris en ces gens, quoi? leur surface
de marionnette se mouvant dans la vie; mais d'eux-mêmes, bourrant de
pensées les gestes de ces marionnettes, ils ont révélé bien autre chose.
Ils ont été pendant six mois les amants, les amis lâches ou braves des
êtres qu'ils ont créés dans leur roman.

Ils ont vécu, dans une ubiquité tuante, leur vie à tous; ils ont
dispersé sur chacun les troubles, les tendresses, les erreurs, les
beautés, les sécheresses, les désespoirs, les souffrances, les joies,
les bonheurs que leur être, se diversifiant, a imaginé ressentir. Ils
les ont exagérés, atténués; ils ont poussé le vécu de leur imagination
jusqu'à en souffrir d'une souffrance matérielle.

Un ami de génie, un jour qu'il me lisait un passage d'un de ses
manuscrits et que je pleurais, vraiment empoignée par l'acuité des
sensations dépeintes là, me dit: «Moi aussi j'ai pleuré en l'écrivant».
Sublime et touchant aveu! Il avait pleuré... Avec quelle vérité faut-il
décrire la souffrance pour arriver à donner une larme à la fiction que
l'on crée! Il y en a qui meurent à force de mettre au monde des
_passages_ comme ceux-là. Et notez, mon ami, que celui qui m'a avoué
cette larme versée était un sceptique, un ironique à qui la vie
apparaissait grotesque et bouffonne.

Tous ont un but en écrivant: Les grands enseignent, cela les soutient;
ils font des disciples, cela les encourage. Les autres, que pousse à
écrire une moins noble pensée, eh bien! je crois qu'ils ont en eux un
surplus de vie, dû à leur imagination, qui les force à la faire se
mouvoir dans des fictions.

Cela n'empêche que je n'aurais jamais pu écrire, peut-être parce que je
ne suis qu'une femme.

Montrer à nu son âme, ses pensées, son cœur, ses aspirations, même si
par un tour de force cérébral elles ne font qu'émaner de nous sans être
nous, n'est-ce pas une impudeur morale aussi blâmable que l'impudeur
physique? montrer son âme à tout venant, au fond c'est pire... du moins
j'éprouve cette sensation. Je souffrirais de cela si fort que j'aime
mieux la complication, l'ardu des règles de l'harmonie auxquelles il
faut se soumettre pour composer.

La pensée livrée n'est qu'une mélodie de mon âme qui pleure ou qui
jouit, sans le dire. Dans ce chant, chacun peut trouver ce qu'il veut
sans jamais saisir exactement ce que j'y ai mis. Les musiciens ne
copient ni la nature ni l'humanité: ils créent. Avec les sept notes pour
tout trésor et l'infini rêve pour horizon, ils tissent à leur gré des
larmes ou des sourires et les font si mélodieux qu'ils grisent et
parfois consolent.

Ah! la misérable petite chose que les mots pour exprimer: je souffre! Et
quelles richesses les combinaisons harmoniques nous déversent pour
chanter cette souffrance! Un peu abstraites dites-vous? Bien plus
personnelle, bien plus unique, puisque nous n'avons pas de termes fixes
pour dire cette souffrance. Si le public sent la douleur que nous avons
mise dans nos chants il dit: «C'est beau, je suis ému.» Il ne dit pas:
«C'est mon propre mal.» Non, je lui fais partager mon émoi sans qu'il le
connaisse, sans qu'il en touche du doigt la plaie secrète. Ma souffrance
est à Dieu et à moi; personne ne la profane ni ne m'en prend
l'expression.

Quel petit tempérament jaloux et sauvage je fais, hein? Il ne faut pas
oublier, monsieur mon ami, que je descends des Rurik.

Toute cette dissertation, que vous pouvez fourrer au panier, sans que
je pense à m'en offenser, vient de ce que j'ai tremblé, ma lettre de
l'autre jour partie, que vous ne fussiez pas content de votre article;
il m'est apparu tout à coup que mettre du style autour d'un indifférent
sujet n'était pas noble besogne; c'est signe d'esprit littéraire si vous
y avez renâclé. Peignez vos troubles, vos hésitations, vos souffrances
d'une manière personnelle et sous une forme inédite; comment l'amour
vous fait mal et comment il vous rend joyeux; mêlez votre être avec ce
que votre divination vous a livré de l'être adversaire, et alors ce sera
et n'importe sous quelle forme vous le présenterez, de la bonne besogne.

Si votre cœur a souffert, qu'il propage, dédouble, triple, quintuple
cette souffrance en la laissant vraie. Ciselez votre style,
éblouissez-nous du scintillement de ses contours fins et aigus, ou
alanguissez-nous avec une forme plus molle, perceptible à travers les
nuages, les doutes d'un esprit insatisfait. Dans telle ou telle de ces
formes, dans le développement de ce fond, quelques-uns se reconnaîtront,
négligents ou moins doués que vous pour se dépeindre et s'écrieront:
«J'ai ressenti cela, moi!»

Alors, vous serez un auteur aimé par ceux qui se seront ainsi découverts
en vous, car vous ennoblissez leur souffrance, la leur montrez fine,
délicate, inédite même, quoique déjà partagée avec la vôtre. Grâce à
vous ils croiront leurs sensations rares. Vous rendrez là un hommage
discret, non prévu, à la belle et intéressante nature de votre lecteur;
la magie de votre plume l'aura fait sortir des limbes où se couvaient
ses embryonnaires sensations.

Souvenez-vous aussi que, pour ceux qui écrivent, le contraire des
principes du _Paradoxe sur le comédien_ doit être leur loi, parce que
plus l'émoi ressenti par l'artiste est jeté tout brutal sur le papier,
meilleur il le retrouve plus tard, encore tout palpitant, vécu, et peut
le reprendre, l'atténuer, le façonner à son aise avant que de le livrer
au public.

Je suis donc contente que vous n'ayez pas fait cet article pour m'obéir.
Voyez-vous mon désespoir si, votre ami l'ayant publié, vous en étiez
mécontent et m'en vouliez de ce demi-succès?

Enfin, si vous voulez le fin mot de tout cela, c'est que j'ai tremblé à
l'égal d'une mère qui, envoyant son fils au combat s'aviserait, lui
parti, de songer qu'il n'était peut-être pas suffisamment armé pour se
défendre.

Alors, cette fois, j'aime votre paresse, ô cher irrésolu! Quel résultat,
bon Dieu, après tant d'efforts tentés pour vous encourager à
entreprendre quelque chose!

La pensée et la réflexion ont été données à l'homme pour le faire
souffrir...

Adieu, cher grand. Cette fois, ma lettre prend les proportions d'un
in-quarto!



CXL

_Philippe à Denise._


22 septembre.

Au panier? Ah bien ouiche! Je m'attendais à être saboulé, traité de
propre à rien; mais je l'aime, votre lettre, je l'aime; elle m'a tiré
d'une rude appréhension.

Vous me dites un tas de choses habilement trouvées; mais si vous croyez
qu'elles vont m'encourager à écrire! C'est trop laborieux de vivre ses
émotions doubles: sur soi, puis sur le papier. Pour ce qui est de
composer, ce me serait bien impossible n'ayant de ma vie ouvert un
traité d'harmonie. Je suis assez bon exécutant, j'adore la musique, j'en
jouis très puissamment, mais c'est tout. Vous souvenez-vous de notre
émotion si vivement partagée en écoutant la symphonie avec chœurs de
Beethoven? L'ouïe a ses extases comme les autres sens.

Je me résous donc, mon amie, à profiter du génie des autres sans
chercher en vain et douloureusement à m'en créer un propre. J'y pourrais
échouer, tandis que rien ne m'empêche d'en rêver. Il y a une certaine
saveur à se dire: peut-être aurais-je été cela? J'aime mieux résister à
la faible tentative d'art, laquelle, mise à exécution, me prouverait que
jamais je n'aurais été _cela_.

Adieu, je m'ennuie de vous, d'Hélène, de Nimerck, même de Gérald et de
votre mère. Elle possède, la chère châtelaine aux cheveux blancs, une
grâce créole que l'on retrouve chez tite-Lène et, à rares intervalles,
chez vous. Enfin, que voulez-vous y faire? Je vous aime tous et vous
demande des nouvelles pour vivre de votre vie.



CXLI

_Denise à Philippe._


26 septembre.

Pourquoi ne venez-vous pas si vous vous ennuyez si fort de nous? Faut-il
vous répéter: votre chambre vous attend toujours?

Les événements sont ici assez rares. Ces jours derniers, pourtant, j'en
ai marqué un au livre d'or de la famille: Hélène a pris sa première
leçon d'équitation. Gérald la lui donnait sur la pelouse. Nous
regardions, mère et moi, assez émues, ce petit paquet si cher, secoué
par le brave Darling.

Hélène en selle, ne me suis-je pas surprise à dire à l'animal: «Fais
bien attention, Darling!»--Gérald en rit encore.

Tite-Lène est à croquer en habit de cheval; elle a attrapé si vite le
trot à l'anglaise, qu'aujourd'hui l'oncle a dédaigné la piste ronde du
pacage et est parti donner la leçon en se promenant, monté lui-même sur
Moricaud. Voilà Hélène ravie; moi un peu nerveuse, bien que très sûre
de la prudence de Gérald. Et puis, maman encore plus inquiète que moi,
prévoyant mille malheurs:

--Pourvu que Darling ne s'anime pas... ça lui est arrivé avec toi et tu
es bonne écuyère... pourvu qu'il ne butte pas, ne se cabre pas ou ne
s'avise pas d'un tête à queue... pourvu qu'Hélène n'ait pas peur...
A-t-on revu les sangles? il se gonfle quand on le harnache, ce cheval!

Ah! les: _pourvu_ des mères! J'ai vraiment tremblé pendant l'heure qu'a
duré cette promenade, comme si un malheur planait sur ma fille, d'autant
que ma belle-mère, obligeamment, se souvenait tout à coup, en compagnie
de ma pauvre maman, des pires accidents de cheval arrivés autour d'elles
depuis leur tendre enfance. A elles deux, elles n'en laissaient pas
échapper un!

Enfin, Hélène est rentrée triomphante; emportée dans un bon temps de
galop, elle a fait trois fois le tour de la pelouse; Gérald, professeur,
jubilait, galopant à ses côtés. Il prétend qu'en dix leçons elle saura
monter et se tenir en selle aussi solidement que lui-même.

Autre guitare: Aprilopoulos est toujours amoureux de Suzette, toujours
hésitante et qui guette un peu les événements. Je la crois éprise de
vous, quoi qu'elle dise; cela n'est pas pour me surprendre; vous
déployez un grand charme dans vos relations avec les femmes. Vous _avez
l'air_ de les prendre au sérieux et c'est une des choses qui nous
séduisent le plus. Au reste, vous allez bientôt revoir ces dames; elles
comptent ne plus rester ici que quelques jours. L'infante s'ennuie
depuis le casino désert; la vie de famille n'est pas son fort, à elle
dont le petit cerveau est bourré d'histoires de chiffons, de plaisirs,
de flirt. Elle vit d'apparence; c'est une chose bien creuse, c'est
pourquoi il est tant besoin de s'agiter pour la combler.

Voilà les nouvelles. Adieu; la moraliste vous envoie sa bénédiction.



CXLII

_Denise à Philippe._


1er octobre.

Mon ami,

Je suis un peu triste d'être depuis si longtemps sans nouvelles; cela
m'ôte tout courage pour vous envoyer des nôtres.

Vous l'avez éprouvé vous-même: involontairement le silence entraîne à
croire qu'on est oublié; la crainte d'être importune achève de couper
les ailes à toute pensée désireuse de s'envoler vers l'ami, et on
n'écrit pas, et on est triste, et tout cela pourtant n'est qu'un rêve
méchant qui hante mal à propos l'esprit inquiet.

Voilà Suzanne revenue rue Murillo; Alice m'écrit qu'elle va reprendre
mardi ses dîners hebdomadaires; elle m'annonce entre autres comme
premiers convives les Dalvillers et vous. Cet événement, petit en somme,
promet néanmoins une superbe confession, cher abbé. Ma nièce et moi
l'avons prévue; nous avons ri en songeant à la mine discrète et alléchée
que va prendre le curieux ami pour arriver à tout savoir. Si bien que
vous sachiez deviner et arracher les petits secrets de nos cœurs,
l'abbé, saurez-vous tout?

Hélas! nous sommes des petits cœurs en peine et en souci, des petits
cœurs agités, avec mille recoins tout sombres où nous-mêmes voyons à
peine goutte; si franches soyons-nous, ne pensez-vous pas que nous
sommes de fameuses serrures pleines de secrets et que toutes les clefs
ne savent pas ouvrir? Ces petits mystères sont notre force; par là nous
vous tenons.

Oh! nos confessions vous seront faites, car vous êtes un habile homme,
mais quelles? Voilà, voilà le point intéressant à éclaircir. Nous nous
mentons si facilement à nous-mêmes et sommes si habiles à prendre la
réalité pour le rêve et le rêve pour la réalité, selon les besoins de
notre imagination!

Après que je vous livre ainsi notre petit état d'âme, me croirez-vous
vraie si je vous dis: je vais chaque jour vous aimant un peu plus que la
veille, et vous seriez un monsieur mon ami très suave si vous répondiez
seulement de temps en temps à mes lettres.

Ah! le cher paresseux! Il faut l'ardeur de mon amitié pour résister à la
tiédeur de la sienne!



CXLIII

_Denise à Philippe._


11 octobre.

Est-ce parce que Suzanne, rentrée à Paris, tient «l'emploi» que vous
n'écrivez plus?

Je devrais me vexer d'être remplacée par cette petite légèreté faite
femme, et ne vous plus écrire. Ainsi aurais-je fait si je n'avais besoin
des vingt mélodies que je vous ai confiées; mon éditeur voulant les
lire, il me faut les revoir avant de les lui livrer; ayez l'obligeance
de me les envoyer.

Je voudrais bien avoir, tout de même, des nouvelles de vous, savoir si
la grande combinaison dont vous m'avez parlé pendant votre séjour ici,
progresse vers la conclusion favorable et attendue?

Vous êtes le plus négligent des amis.--«Puisqu'on m'aime comme
ça...»--direz-vous?

Alors _continuez_, comme le nègre... Mais c'est égal, un petit mot de
temps en temps ne serait pas pour gâter les choses. Adieu.



CXLIV

_Philippe à Denise._


12 octobre.

Mon amie,

Je vous envoie les _Chants d'amour_ par retour du courrier; cette
brusque séparation me chagrine. Je comptais les emporter avec moi
après-demain à la campagne pour les y relire tout à loisir. Mais si vous
avez une combinaison avec l'éditeur, pas de temps à perdre. Cette
combinaison m'a l'air d'une bonne nouvelle: vous savez tout le plaisir
que cela me cause.

Il fait à Paris une chaleur d'automne orageuse, insupportable; je suis
enthousiasmé de pouvoir m'échapper. Malheureusement je pars sans que mes
affaires soient arrangées; rien de perdu, mais cela traîne et les
affaires, comme les femmes, ne gagnent pas à traîner. Tout cela
m'occupe, me préoccupe, et, avec la chaleur et les courses à bicyclette
que j'ai entreprises avec ardeur, m'empêche de me livrer autant que je
le voudrais au plaisir de la correspondance. Alors vous me reprochez
d'être négligent... Mais vous qui n'avez rien à faire, qui ne montez
pas à bicyclette, qui êtes à l'air frais, pourquoi n'écrivez-vous pas
plus souvent? Est-ce parce que je n'ai pas répondu? Ce serait bien
mesquin!

Dites-moi un peu ce qui se passe; Gérald est-il encore auprès de vous?
Comment est tite-Lène? et votre mère? Écrivez-moi à Luzy, par Vire,
Calvados; je pars demain.

Adieu. Vous ne pouvez vous figurer combien, tous, je vous aime.



CXLV

_Denise à Philippe._


13 octobre.

Vous implorez sans vous lasser: des lettres, des lettres! et me faites
songer à Hélène, baby de dix-huit mois, qui, lorsqu'elle avait soif,
demandait sans interruption, sans respirer semblait-il: «_à bar, à bar,
à bar, à bar, à bar!_» jusqu'au moment où sa nurse lui fourrait la
timbale dans le bec; alors, seulement, le _à boire_ cessait, mais cette
demande sans arrêt était une chose qui me rendait à moitié folle.

Que voulez-vous que je vous écrive, horrible paresseux? Enfin, voilà
tout de même une lettre; vous ne la méritez guère! Une jolie petite
lettre toute parfumée de l'air sain de ma belle Bretagne, toute pleine
des senteurs du genêt, des longues plaintes du vent, du bruissement des
feuilles mortes dispersées, trébuchantes, volant comme des âmes en peine
qui cherchent à fuir la terre.

Que ne puis-je vous envoyer aussi le ronronnement terrible et monotone
de la mer, le froissement, entre elles, des hautes branches des sapins,
qui emplit de sifflements le calme des bois, et le soleil d'automne qui
poudroie d'or le salon tandis que je vous écris; il glisse à travers les
petits carreaux des fenêtres ses ardents rayons et illumine, avant de
s'évanouir derrière la falaise, les vieilles tapisseries des murailles
pleines de bêtes apocalyptiques trop grandes et de personnages trop
petits.

Mon ami, je suis, malgré ma volonté, dans un état de langueur
indescriptible. L'effet en est bizarre. Est-ce le calme et la solitude
absolus dans lesquels nous vivons qui en sont la cause? Je n'ai jamais
éprouvé cela, je constate en moi un vague regret de rien, un peu de
malaise moral et d'ahurissement devant ce mal inconnu. Un désarroi
physique me pousse à vagabonder dans la forêt et je m'y surprends tout à
coup les yeux pleins de larmes.

Je me sens enivrée de l'odeur fine des fougères et des mousses, des
bruyères sauvages et des feuilles de chêne. Je redeviens tzigane; mon
amour endormi pour les choses se réveille, sauvage, et montre en moi un
instinct bestial, païen, insoupçonné jusqu'ici. La femme que j'ai été
n'est plus, chassée par celle que je deviens; la sylve m'attire; je lui
chante, éperdue, les chants sauvages de Miarka, la merveilleuse fille de
Richepin... Ma voix m'étonne et m'émeut... un peu de folie me gagne,
l'écho que j'éveille me fait frissonner. J'arrive au bord de la falaise,
je regarde le soleil se noyer dans la mer, empourprant le ciel,
embrasant l'horizon, et je songe, triste, comme ce serait bon que vous
fussiez là pour jouir de ce spectacle grandiose.

Seul, il me calme et met dans mon âme une indéfinie tristesse et me rend
muette, languide, durant le retour par la lande grise. Adieu.



CXLVI

_Philippe à Denise._


Luzy, 21 octobre.

Comme vous êtes sévère avec moi, chère amie, et quelle rigueur vous
mettez à ce que nos lettres s'alternent régulièrement, moi faisant les
demandes et vous les réponses comme au catéchisme, soit dit sans vous
froisser. Cette manière-là est bien peu digne de vous. Il est cependant
si agréable de recevoir des lettres à la campagne! La vôtre dernière
m'inquiète un peu; que veut dire cette vague tristesse? Je n'aime pas
savoir mon amie aux prises avec des rêves; cet état-là est toujours
redoutable dans une nature comme la vôtre; j'aime la femme que vous êtes
et je me méfie de celle qu'il vous semble devenir.

Ah! ma chère Gitane, vous vous diversifiez à chaque tournant du
chemin... De quels merveilleux remuements d'âme et d'esprit vous agitez
votre vie et celle des autres! Mais ne cultivez pas l'émoi qui vous
gagne, j'ai peur de lui pour vous; ma chère Extrême, méfiez-vous de
vous-même, craignez d'alimenter un faux rêve de bonheur. Ne dites plus
orgueilleusement _sempre più_... ce _toujours plus_ m'effraie. Prenez
plutôt la sage devise des Luzy: _plus ne veult_. Je la partagerai
volontiers avec vous.

Vous faites la moue? Votre pion vous assomme? parlons d'autre chose.

Donc, pour en revenir à mon premier sujet,--mon inquiétude est une
digression pardonnable--je veux bien croire ce silence de huit jours dû
au travail absorbant de la révision des mélodies; en ce cas, je vous
pardonne.

Que deviennent-elles? J'aime à croire que vous avez bien reçu le
manuscrit, quoique vous n'ayez pas jugé à propos de me le faire savoir.
Est-il entre les mains de l'éditeur? qu'en dit-il? Voilà bien des
questions qui m'intéressent et sur lesquelles j'aurais désiré être
renseigné.

Que devient le redoutable homme de la mer? (Miss Suzanne m'a déclaré
qu'elle redoutait Gérald--_per che signorina?_--) Ce sera pour vous un
excellent exercice de me raconter ces choses terre à terre, et une
grande satisfaction pour votre vieux pion de les apprendre.

Votre vieux pion a une passion et c'est ici que cela devient plaisant,
cette passion est sa bicyclette. Si vous me voyiez peinant sur les
raidillons dont abonde le pays, vous poufferiez de rire. J'en ris
moi-même--aux descentes!--

Vous ne sauriez croire à quel point ce sport m'absorbe. Tout y est
sacrifié; j'ai là devant moi quatre volumes de Renan, ils ne sont pas
même coupés. Le flirt lui-même est à peu près complètement abandonné. Je
ne pense plus, je pédale. Je m'en veux un peu de me laisser envahir à ce
point et distraire par la vie trop agitée que je mène. Je tiens
absolument à faire une retraite annuelle; j'ai besoin de silence et de
réflexion, de promenades solitaires dans les bois, bien que les uns et
les autres ne m'induisent pas, comme vous, à me sentir pousser des ailes
ou à devenir sylvain: je me sens encore bien loin de votre poétique
exaltation.

Je compte rester ici jusqu'au 29, je passerai par Paris et irai chasser
en Sologne pendant une huitaine, puis je reprendrai ma vie habituelle.

J'aurais un bien grand besoin de vous voir; il y a si longtemps que nous
n'avons causé. Que n'êtes-vous dans ces parages? Nous irions au
Mont-Saint-Michel. J'y ai fait l'autre jour une très aimable excursion.
Il y avait sur la grève de petits reflets bleus que je n'oublierai
jamais. Ils vous auraient transportée, ma sainte artiste.

A bientôt, chère mie. Présentez mes hommages à madame de Nimerck; mes
amitiés à Gérald: baisez pour moi les cheveux d'or de tite-Lène, et
croyez-moi très affectueusement à vous.



CXLVII

_Denise à Philippe._


22 octobre.

Non, mon ami, ce n'est pas un si pauvre motif qui m'a fait garder le
silence; je passe par une crise morale de moi à moi. Quand je suis comme
ça, je deviens muette pour le plus grand profit de mes amis.

D'ailleurs, je n'avais rien à vous dire; notre vie est calme, Hélène et
mère sont heureuses, c'est tout ce qu'il devrait falloir à mon propre
bonheur.

Gérald est rentré à Paris; il y est seul et nous écrit que l'appartement
du boulevard Malesherbes, vide, est une grande halle très triste à
habiter. Il ne doit retourner à Cherbourg que dans quelques mois pour
reprendre la mer; à cause de lui nous reviendrons plus tôt à Paris, je
crois.

Je suis contente de vous voir cette passion saine, en somme, de la
bicyclette; ici c'est une rage. Notre spirituel voisin Georges Granbaud
appelle la sienne son «cygne aimé». Ce Lohengrin bien dans le train
vient, grâce au cygne en question, nous voir souvent. Il anime notre
solitude de fusées brillantes, d'apparitions astrales, puis s'éclipse
toujours trop vite au gré de toute la maisonnée.

Moi qui n'ai pas de bicyclette, je lis. J'ai trouvé des choses exquises,
intéressantes et si bien dites dans ce même Renan que vous ne lisez pas,
vous! Ce sont des volumes débordants de pensées.

Vous allez encore vous moquer de moi; mais puis-je ne vous en rien dire?
Je vais me subtilisant de plus en plus et j'en suis bien désolée, mais
sans force pour réagir. Ce mal indéfinissable lentement me gagne; c'est
une triste ivresse montante--je la trouve malsaine--au charme de
laquelle je ne puis me dérober, j'ai dit: ivresse; cela explique que
malgré moi j'y succombe.

Depuis ma dernière lettre, j'ai un besoin maladif de me retirer de ce
qui vit. La solitude, la cellule, me deviennent souhaitables; je
voudrais anéantir mon corps; il me préoccupe et me gêne. J'ai besoin de
maîtriser mes pensées par le rêve. Ah! ces «petits reflets bleus sur la
grève», vous les avez mis à point dans votre lettre pour me la faire
relire et aimer. C'était la manne désirée pour enchanter mon malaise.

Tout ce qui vit, vibre, va joyeux et allègre, m'indispose et m'est
souffrance. Pour vous en donner une idée, je ne compose plus dans la
salle de l'orgue, exposée en plein midi: j'ai fait transporter ma table,
mon piano, dans la chambre mauve, la vôtre. Là seulement je me sens
bien. J'aime le jour du nord qui l'éclaire; à cette exposition seule, je
puis maintenant penser, travailler, parce que ce jour triste, uni, ne
contient que le reflet du soleil, non l'éclat du midi qui est la vie
même de l'astre et met tout en sève, en émoi, en agitation autour de
lui.

Pour une descendante de tziganes dont les aïeux ont fait Dieu le soleil,
c'est vraiment signe de mal, cette désaffection de lui qui me prend.

Moquez-vous de votre amie déprimée, cette vieille femme de trente ans,
assez sage jusqu'ici et qui s'avise tout à coup d'un mal étrange, le mal
des _blue devils_, pauvres papillons importuns et aimés.

Que ne vous ai-je là pour raisonner de ceci avec vous, même pour me
faire gronder par le cher vieux pion...

Je serais une écolière soumise, tenue en laisse, domptée par ce vague
malaise contre lequel les efforts de ma volonté échouent. Ce que j'ai?
je n'en sais rien, mais je sais que je l'ai et que parfois j'en pleure.

C'est si peu moi d'être ainsi! Moi que vous dites être droite et résolue
comme un homme... Ah! les âmes ont un sexe... Malgré l'énergie employée
à me vaincre, je me sens une femme, rien que cela; un pauvre petit bout
de femme que vous devriez battre, je vous jure!



CXLVIII

_Philippe à Denise._


24 octobre.

J'avais bien raison d'avoir peur. Que se passe-t-il? Vous vous révélez
tout à coup défaillante, de quoi? Vous qui avez eu jusqu'ici si peu
besoin de protection, vous implorez mon secours? D'où vous vient cette
déroute morale?

Ma pauvre amie, vous m'allez faire croire à l'efficacité du mariage, qui
place la femme sous la tutelle de l'homme.

Mettez-vous bien dans la tête ceci: le corps a des fonctions dont l'âme
ne doit point s'embarrasser; divisez pour régner. Brisez votre corps par
autre chose que des rêveries; montez à cheval, marchez; venez lutter à
Paris contre la lenteur de votre éditeur à livrer au public les vingt
mélodies.

Voilà bien le pire résultat des mariages de raison; l'homme et la femme
unissent leurs lèvres sans amour, sans fondre en un leur cœur, leur
intelligence. La femme subit la caresse sans désir, sans passion; on se
sépare pour une cause d'incompatibilité d'humeur.

La femme vit sage, désenchantée, concentrant ses forces affectives sur
l'enfant; mais l'enfant grandit, échappe aux caresses. Alors la mère se
reprend, redevient femme. Elle se souvient, elle rêve à l'amour dont
elle a eu seulement le simulacre; elle l'embellit de toutes les
richesses de tendresses amassées en elle et le pare de toutes les
illusions gardées inconsciemment en son âme, de tous les désirs sans but
de son long veuvage. Elle se dit: «Ce qu'on m'a donné, ce n'était pas
l'amour, sans quoi j'aurais aimé».

Mon amie, c'était bien de l'amour. Aimer, c'est associer deux corps;
l'âme vient par-dessus le marché si l'on peut. Il y a un instant
d'ivresse montante, il ne faut pas le nier; mais pour des êtres comme
vous, analytiques et chercheurs, il ne surnage de l'acte qu'une joie
assez médiocre et brutale qui s'entache, dans la faute, d'un peu de
regret et de honte.

La grande peine de nos esprits vient toujours d'un malaise de notre
cœur; aujourd'hui vous êtes malheureuse de votre vie sans amour,
demain vous seriez malheureuse d'avoir aimé. Pour vous ce serait un pire
malheur que l'autre.

Il y a des femmes qui naissent avec, en elles, l'impossibilité d'être
heureuses. Vous êtes, entre toutes, de celles-là. Tâchez, ma pauvre amie
chère, de vous y résigner.

Êtes-vous assez battue pour aujourd'hui?



CXLIX

_Denise à Philippe._


26 octobre.

Je vous écris: je souffre. Et vous, gaillardement, concluez: c'est
d'amour.

Eh! mon cher, c'est possible; mais ce n'est pas une raison pour m'étaler
sur ce sujet vos petites théories de viveur sceptique.

Je me suis confiée à vous dans une minute d'expansion, oubliez-le; c'est
le mieux que vous puissiez faire. Moi aussi, du reste.

Adieu, bicyclez bien; je vais m'y mettre; ce doit être un excellent
remède pour maintenir l'équilibre de l'âme.



CL

_Philippe à Denise._


28 octobre.

Mauvaise, méchante mauvaise! vous êtes un joli animal sauvage que
j'aurais plaisir à maîtriser. Je n'ai pas souffert par vous, je ne suis
pas ensuite devenu votre ami, pour voir placidement votre imagination
vous égarer.

J'ai une volonté aussi, moi, toute sentimentale peut-être, mais elle
aura la force de vous retenir et me laissera ainsi le temps de vous
démontrer l'erreur où vous tentez de tomber.

Je vous défends d'aimer, entendez-vous?

Vraiment, ma chère Denise, je vous lance plaisamment cette objurgation
et pourtant j'ai peur: ne vous laissez pas envahir par cette mélancolie,
ce mal sans objet. Avec votre âme délicate tout est à craindre.

Adieu; je baise vos pâles mains avec une tendresse grandissante.



CLI

_Denise à Philippe._


30 octobre.

Vos rugissements contre mon mal m'amusent, petit lion jaloux du repos de
mon _âme délicate_. Il y a ainsi dans les plus graves préoccupations qui
nous agitent des coins entr'aperçus qui nous font sourire...

Mère a eu hier au soir un mot charmant. Je descendais de la chambre de
tite-Lène à qui je venais de donner son baiser de la nuit. J'arrive au
salon me traînant, épuisée du souci que je porte en moi, et vais
m'affaler sur un fauteuil près du feu. Mère, sous la clarté de la lampe
posée sur une petite table, à l'autre coin du foyer, tricotait pour les
pauvres.

Au bout d'un instant elle me regarde et me dit, dans une triste
intuition:

--Ma Denise, il manque à ta vie quelque chose, mais ce quelque chose
n'est pas tant que tu crois; tu es bien incapable de te laisser envahir
par de mauvaises pensées, tu y répugnerais. Eh bien, donne-toi
l'illusion de l'amour, sans amour. _Il te faut une petite lueur_ pour
animer un peu tes jours, rien que cela. Rentrons bientôt à Paris; la
solitude, cette année, ne t'est point bonne. Sois mondaine; va au bal,
au théâtre; coquette un peu, donne des soirées; je donnerai, moi, des
dîners en l'honneur de Gérald. Cela te distraira, te guérira, mon
enfant.

»J'ai passé par une crise semblable étant mariée; tu sais quel amour
avait pour moi ton père et comme tendrement je l'aimais. Je ne sais
comment cette soif mauvaise, sans projet, sans but, cette crise de
tourments était entrée en moi; ton père la pressentit.--Ainsi je
pressens la tienne--il ne me méprisa pas de la subir, il m'en aima plus
tendrement, je crois. Il m'entraîna dans le monde, laissa les hommes me
faire la cour; puis, lorsqu'il me vit distraite, mieux, il s'arrangea
pour que je devinsse jalouse... Seigneur! combien ce drame lointain de
nos cœurs m'émeut encore!... Enfin, Denise, ton père m'a guérie. Je
ne peux veiller ainsi sur toi, ma fille, mais commence au moins ce
traitement par la distraction, il m'a réussi. Pour le reste, je suis
bien tranquille; il y a un certain orgueil qui est l'estime de soi et
qui n'est en rien une vanité: tu as cet orgueil. Tu as aussi Dieu.

Pauvre mère! j'ai été l'embrasser et lui ai promis de chercher à me
guérir.

Le joli drame du cœur entr'aperçu dans cette confidence, et quel
homme exquis, délicat, fin, était mon père! Un imbécile se fût blessé,
fâché, aurait fait des scènes. Lui n'a rien de mieux imaginé que de
rendre un peu libre sa femme, et, comptant sur son affection profonde,
de la ramener à lui par un brin de jalousie. C'est touchant, n'est-ce
pas?

Mon ami, je vous baptise ma _petite lueur_. Ne vous en étonnez pas outre
mesure, et recevez ce baptême sans révolte; il ne vous entraînera à
aucun effort, à aucune complication d'existence; vous aurez le droit
d'être une petite lueur nonchalante, une petite lueur fuyante, une
petite lueur vacillante. Pourvu que vous demeuriez simplement la petite
lueur de madame Tanagrette, tout sera bien.



CLII

_Philippe à Denise._


15 novembre.

Savez-vous bien, ma chère amie, qu'avec la manière que vous prenez vous
finirez par m'oublier? Pas moins délicate que l'amour, l'amitié est une
fleur ayant besoin de culture, surtout avec une nature comme la vôtre,
où l'éclosion des sentiments est violente, sinon rapide.

En vérité, je me défie de vous; je crois votre âme un peu inquiète,
chercheuse de nouveau, capable de s'attacher seulement où elle
s'intéresse. Je crains de ne vous intéresser plus. Et cependant j'ai
pour vous une vraie et profonde affection; je la verrais disparaître
avec une grande tristesse: ce serait pour moi un vide et une désillusion
amère. Croyez que vous y perdriez aussi.

Ces réflexions me viennent à la suite du silence gardé obstinément par
vous à mon égard. Puisque vous restez encore un peu de temps loin de
Paris, il faut vous résigner à m'écrire souvent. C'est le lien qui nous
unit. Cela m'effraie de ne plus entendre parler de vous; vous n'avez pas
l'excuse de la paresse, vous. Il y a donc quelque chose de plus grave?

Qu'est devenue cette crise dont vous me parliez et à propos de laquelle
nous nous sommes un peu fâchés? Ne me tiendrez-vous plus au courant de
ce qui se passe en votre âme? Rien ne m'intéresse davantage. J'ai aperçu
Granbaud hier au cercle; il m'a dit que vous étiez bien. Est-ce vrai?

Je suis revenu à Paris depuis dimanche et m'y ennuie cruellement. Je
vais m'arranger pour retourner à la chasse le plus tôt possible. Je suis
retenu ici par ma grande affaire; elle traverse une phase palpitante.
Tout va bien et mon espoir s'affermit de plus en plus. Je suis, par ce
côté-là, assez heureux; mais je souffre de la solitude de votre
éloignement. Je n'ai autour de moi aucun de mes amis, ni vous; de cela
surtout je souffre.

Vous voyez qu'une lettre me serait d'un grand secours; ne me la faites
pas trop attendre.

Au revoir; croyez à ma très grande et très sérieuse amitié.



CLIII

_Denise à Philippe._


16 novembre.

Mon ami,

Vous doutez-vous du bien que m'a fait votre lettre? Vous vous intéressez
donc à moi? J'entre donc pour une parcelle de quelque chose dans votre
vie?

Non, non, je ne vous oublierai jamais; mon malaise vient même de ce que
je ne vous oublie pas assez, et vous méconnaissez étrangement mon
caractère--ce qui est peu de chose--mais mon cœur--ce qui est plus
grave--en m'accusant d'être «chercheuse de nouveau».

Mon ami, n'avez-vous donc pas senti à quel point je suis vôtre,
uniquement, absolument? rien ne m'intéresse hors vous; toutes mes
aspirations, toutes mes croyances, toute ma foi, tout mon être, sont en
vous et à vous. La violence de ce sentiment me fait souffrir; il est en
moi comme ma vie même. Hélas! rien ne m'en peut distraire; j'use mes
forces et ma volonté dans une lutte perpétuelle contre moi-même, et je
suis dévorée malgré tout d'une torture dont personne ne se doute, pas
même vous.

Il y a des jours de lassitude infinie où je suis brisée, triste,
malheureuse sans cause apparente, et où je voudrais mourir parce que ce
serait la fin de tout.

Je viens d'être ainsi pendant des jours: hors du monde, hors de la
douceur familiale, en tête à tête avec mon mal, en proie à une sorte
d'hébétude au point que même le travail m'était impossible et odieux.
C'est là toute l'histoire de mon malaise... et puis, j'étais restée un
peu endolorie de la rudesse avec laquelle vous l'avez traité quand je
vous l'ai laissé apercevoir. Je veux m'en guérir, je m'en guérirai; n'en
parlons donc plus.

Je suis désolée de vous savoir aux prises avec les préoccupations et
l'ennui. Vous ne pouvez vous imaginer quels vœux je forme pour la
réussite de la grande affaire. Peut-être serez-vous alors plus loin de
moi, nos vies séparées... l'argent est un tel dissolvant! Vous
m'appartenez par vos soucis, les misères, les tristesses de votre
cœur; riche, vous ne serez plus solitaire; la richesse nous donne
tant d'amis! Je souhaite pourtant la réalisation de vos espoirs, ma
tendresse étant faite d'entière abnégation; rien ne me coûte de souffrir
pourvu que je vous sache heureux.



CLIV

_Philippe à Denise._


19 novembre.

Voici une lettre, ma chère vaillante, qui ne vous arrivera pas à temps;
j'ai manqué l'heure du courrier et cela sans bonnes raisons, uniquement,
je crois, parce que c'était l'heure et que je suis l'inexactitude même.

Je ne le regrette qu'à moitié: je n'ai de plaisir à vous écrire que
quand je suis seul avec vous, de même, lorsque je suis auprès de vous,
je souffre beaucoup de la présence d'un tiers dans notre conversation.
Or, je suis ce soir bien tranquille dans mon «cabinet d'étude, murs tant
de fois déserts», près de ma lampe fidèle, et je songe à vous, à notre
amitié.

Comme je vous ai peu vue, somme toute, depuis--j'allais écrire: depuis
que je vous connais--mais sans exagérer depuis un an. Cette volumineuse
correspondance qui est la vôtre en est la preuve. Je viens de la relire,
j'en demeure ému et rêveur. Si quelqu'un voulait savoir exactement ce
qu'est l'amitié entre homme et femme, il l'apprendrait dans ces lettres
en y joignant quelques-unes des miennes. Ne m'avez-vous pas proposé un
jour de faire cette confrontation? Je m'en promets un plaisir délicieux.

Oui, notre amitié est dans ces lettres; on y voit les nuances, la
gradation, et l'on sent combien ce sentiment est difficile à conserver,
côtoyant ces deux abîmes: l'indifférence du cœur et l'amour, entre
lesquels il n'est qu'un étroit passage.

Vraiment, si cette correspondance ne m'était pas adressée, si je pouvais
en parler, surtout en penser avec une liberté que je n'ai pas, je crois
que je ferais un chapitre intéressant avec les réflexions qu'elle me
suggère. N'aurais-je pas bien des documents pour écrire un roman
intitulé: _Amitié de femme_.

J'ajouterais à vos lettres quelques autres que je possède, des
observations prises sur le vif et dont j'ai gardé le
souvenir--malheureusement pas écrit--et enfin mes impressions
personnelles. C'est là que la chose deviendrait difficile. Je ne sais si
j'arriverais, non seulement à être sincère--ce qui me demanderait un
grand effort--mais si, l'étant, j'arriverais à me débrouiller au milieu
de la contradiction, de la complexité, de la fluidité de mes sentiments.
Je me demande même s'il est des mots pour traduire certains états d'âme,
et si ce n'est pas fausser certaines nuances de la pensée que de les
évoquer seulement?

Vous voudrez bien me dire si vous avez compris ce dernier passage. J'ai
peur d'être tombé dans un affreux galimatias. Aussi bien ce que je veux
vous dire est-il très difficile à exprimer, et cet essai malheureux vous
prouve-t-il que je n'écrirai jamais le roman en question. Au surplus, il
me répugnerait infiniment de dévoiler devant le public ces côtés
mystérieux et sacrés de mon cœur. Je n'ai pas l'impudeur nécessaire
aux gens qui écrivent. Un instinct irrésistible me pousse, quand
j'éprouve une émotion très forte, à la cacher. Par combien de gens
cette préoccupation constante de dissimuler ne m'a-t-elle pas fait
prendre pour sceptique ou moqueur!

Je ne suis rien de tout cela: je ne suis, au fond, qu'une vieille bête
sensible.

Je vais m'endormir sur cette idée-là. Bonsoir, mon amie.



CLV

_Denise à Philippe._


20 novembre.

Vous donnez à certaines heures des joies uniques; la jolie lettre! J'y
sens entre chaque ligne la droiture et la ferveur du sentiment qui nous
lie.

Amitié, vous dites? Ah! quelle merveilleuse et surabondante tendresse de
cœur bien plutôt, qui fait qu'à mesure que nous nous connaissons,
nous nous aimons davantage et sentons les liens impalpables qui nous
unissent se resserrer et nous étreindre si étroitement... au moins il en
est ainsi pour moi, mon ami.

Je voudrais vous voir faire ce livre. De grand cœur je vous
abandonne mes lettres, d'autres encore à vous écrites et que je n'ai
jamais envoyées, si, autour de ce maigre rameau, doivent et peuvent
s'enlacer les lianes fortes et souples de vos pensées. Ce serait une
œuvre intéressante et pleine de nuances. Je comprends toute la
fluidité, toute la complexité que votre âme y pourrait mettre. A cause
de cela l'œuvre serait humaine.

Que parlez-vous de l'impudeur des écrivains? Ceux-là seuls sont
impudiques qui nous livrent leurs pensées vulgaires ou les
recommencements de leurs petites amours. De ceux-là, Flaubert disait:
«Ah! qu'ils sont tous embêtants avec leurs éternelles histoires de
couchage!» Mais Saint-Victor, Renan, Michelet et tant d'autres grands,
ont-ils jamais fait autre chose que de nous exciter à penser, à agir
noblement?

Sérieusement, songez à cela, mon ami, vivez dans cette idée, remuez-la
dans votre cerveau, attachez votre imagination à cette conception. Ainsi
procédait Guy de Maupassant; il gardait un livre en projet, je dirais
presque _en espérance_, pendant des mois, dans sa tête, et l'œuvre,
tout à coup, se dressait faite et sortait de son esprit tout armée,
comme Minerve.

C'est vrai... nous nous sommes peu vus depuis que nous nous connaissons.
La faute en est plus à vous qu'à moi; ceci n'est pas un reproche et je
vais vous confier une chose qui va vous étonner: je ne le regrette pas.
Je pense mieux que je n'écris, j'écris mieux que je ne parle. En
parlant, un regard, un sourire, une trop grande attention ou une
distraction de mon auditeur, me trouble, me gêne, m'annihile, comme
aussi la présence des gens qui remuent autour de nous. Ce que je sens de
délicat, de fin dans ma pensée m'échappe avec les mots pour le rendre;
au lieu d'exprimer ce dont mon esprit est hanté, je n'ai plus à mon
service que des réparties, des phrases coupées, ahuries, qui ne
deviennent rien. Mais si j'écris, nul ne m'intimide: vous êtes là, pas
loin de mon papier, presque au bout de ma plume; votre regard est ce que
je veux qu'il soit, bon, indulgent, plein de compréhension pour
l'embrouillement de mes idées exprimées. C'est la vieille bête sensible
que j'évoque, que j'ai. Alors, à tort, à travers, je jabote à loisir.
Ah! je vous en dirais de ces choses, si je n'avais pas peur de vous
ennuyer!

Votre muette amie, _madame Close_, comme vous avez dit si drôlement un
soir, vit dans une perpétuelle exaltation de sentiment, dans un
raffinement de tendresses pensées qui lui font trouver odieuses les
réalités parlées.

Vous le dire? Non--vous l'écrire? pourquoi pas? Vous êtes «mes débauches
d'esprit» et je puis bien vous faire confidence de ce dérèglement de ma
pensée, puisqu'il ne s'entache d'aucune peine pour vous, d'aucune honte
pour moi.

    DENISE.

_P.-S._--Je retouche ma partition. J'aurais besoin que vous fussiez là
pour avoir de bonnes critiques et revoir avec vous ces épreuves dont le
travail de correction m'est réellement une épreuve. Dès ce métier de
manœuvre achevé, je m'occupe de mes chants hongrois. Voici le dernier
pondu; que vous en semble? Rythmez-le bien en le lisant, sans quoi ça
fait bouillie. Je vous traduirai l'esprit des paroles quand j'aurai plus
de loisir, et vous me ferez des vers s'y rapportant. Moi, j'aime mon
Hongrois; mais si peu de personnes entendent, à Paris, cette langue
sonore... pour son «petit commerce», l'éditeur réclame du français.



CLVI

_Philippe à Denise._


22 novembre.

Ma chère intellectuelle,

Un mot en hâte. Je suis ravi du chant hongrois. Il est plein de
caractère, de couleur locale. Vous avez du talent, ma mie, et je vous
aime.

Mais, vraiment, je vous intimide si fort? Je ne m'étais jamais aperçu de
tant de déperdition de vos facultés lorsque vous me parlez.

En ce moment, j'ai près de moi un ami en visite et à la minute Jacques
entre... c'est bien autrement troublant! Je ne veux pas manquer le
courrier et ne laisse pas d'être inquiet sur la tournure que va prendre
ma lettre. Alors je préfère vous quitter tout de suite.

Je vous aime, aimez-moi. Adieu.



CLVII

_Denise à Philippe._


24 novembre.

Vous m'aimez? Ah! le bon billet que j'ai là, le bon billet!

Puis-je discrètement vous recommander--pour l'avenir--de ne pas
précisément choisir l'instant où vous avez le plus de monde autour de
vous pour m'écrire? Votre lettre de ce matin a une petite allure
maritale tout à fait touchante; mais puisque je n'ai pas les corvées de
cette situation ne m'en envoyez pas si sèchement les bénéfices!

Et puis qu'est-ce, ce ton? Vous me jetez: _intellectuelle_ bien
ironiquement au nez; serait-ce un monopole pour vous, messieurs,
l'intellectualité? Quelques-uns d'entre vous le sont éminemment,
intellectuels, sans perdre aucune de leurs séductions; mais, croyez-en
l'opinion d'une pauvre petite femme, beaucoup plus pourraient l'être
sans inconvénient.

Pourquoi ce domaine de l'esprit nous serait-il interdit?

Les femmes qui s'intéressent à ces choses sans effort, sans feinte, sans
imitation, mais par instinct et noble besoin, ne sont déjà pas si
nombreuses; on peut les trouver et les compter dans une charretée de
foin! A celles qui le font, entraînées par la volonté d'être libres, par
le besoin de gagner leur vie, ayant pour but d'être les vraies compagnes
de l'homme dans ses travaux, ses aspirations, aussi bien que dans son
amour, on devrait leur en savoir gré.

A moins d'être merveilleusement douées, il leur faut tant travailler,
tant lutter pour arriver! et c'est si peu dans notre nature ce
déploiement de volonté et de persévérance... Nos sentiments, nos
réflexions, nos actes sont d'abord et uniquement des sensations. Voilà
notre point faible. Nous sentons avant de penser et sommes presque
toutes intuitives.

La première chose que nous tentons dans la vie, c'est d'y être
heureuses. Être femme, seulement cela! Se laisser bercer, choyer, aimer,
vivre d'espoirs et de tendresses, voilà notre unique aspiration. Celles
de nous qui versent dans l'intellectualité, ce sont les échouées sur la
rive, les malmenées par les événements, celles que le bonheur a fuies.

Pareilles aux autres, j'ai cherché à être heureuse; jusqu'à présent je
l'ai mal pu; encore le suis-je comparativement à de certaines; j'ai mon
adorable Hélène, et même vous, à me fourrer sous la dent, lorsque,
rageuse, il me prend envie de mordre. Malgré elle et vous, j'ai pourtant
un peu versé dans l'intellectualité avec ma composition, mais seulement
pour m'occuper et me distraire.

Parce que la mission des femmes est de vous servir, de vous adorer sans
discussion, d'écarter de vous la peine, le souci, l'ennui, ne le
peuvent-elles plus faire quand elles pensent? Certaines de nous me
semblent au contraire plus près de votre âme, justement parce qu'elles
aspirent à autre chose qu'au rôle de comparses. Ne les sentez-vous pas
plus capables de bien vous donner la réplique, et leur jeu ne se fond-il
pas mieux dans votre jeu? Pour vous plaire, devons-nous nous contenter
d'être passives et soumises? Nos actes ne se peuvent-ils accompagner
d'une lueur de réflexion et d'esprit?

Pourquoi nous en vouloir d'essayer de devenir mieux que la compagne
vulgaire, bonne aux seules joies de la vanité, aux seules voluptés de
l'alcôve, mais l'étoile qui resplendit toute palpitante de sollicitude
et d'amour sur votre vie, ne défaut ni ne pâlit, prête toujours à donner
le feu qui féconde? Cet effort ne vous est-il pas un hommage discret?

La femme-poupée vous gâte et vous fait nous jeter l'anathème; vous la
satisfaites si facilement dans ses appétits de luxe, de vanité, de
plaisir, de libertinage! Soyez donc indulgent pour d'autres, noblement
ambitieuses d'un vous plus parfait; ne les raillez pas de leur modeste
intellectualité: elle vous force à cultiver «le coin divin qu'il y a
dans l'homme».

Allez, toute la supériorité des mères sur les maîtresses, c'est de vous
aimer en vous obligeant au développement de ce «divin», en le cultivant,
en exigeant ce _plus_ que l'homme peut donner.

Il ne faut donc pas en vouloir aux femmes qui cherchent en vous autre
chose que le mâle aux appétits exploitables.

Les beaux germes s'atrophient assez vite, ô chercheurs de sensations!
Vous appelez avec désinvolture des blagues de sentiment, ce que je
baptise la grandeur des pensées, la pureté des actes, le dévouement,
l'abnégation dans l'amour.

Non seulement cette question se pose, pour moi, dans les rapports
d'homme à femme, mais dans l'humanité; un peu de noble amour pour les
déshérités, un peu de souci de leur sort, quelques actes de générosité,
la chaleur bienfaisante de cœurs compatissants, ramèneraient bien des
cerveaux égarés par les utopies clamées par des indifférents ambitieux.

Si je crie: «Amour!» ainsi que Séverine crie: «Charité!» c'est que
l'amour est l'essence même de la générosité; il renferme non la charité
seule, mais l'espérance et la foi.

Avant toute autre doctrine, sachant bien qu'elle pouvait être à elle
seule la grande philosophie des humains, le Christ a enseigné:
«Aimez-vous les uns les autres.»

Bon Dieu! où vais-je? Allez, c'est très triste d'être une femme que ne
satisfait pas le papotage des visites, la description d'une robe, la vue
d'un chapeau, la lecture de son nom dans un journal à propos d'une
réception quelconque, prête à crier: «Néant! néant!» si la certaine
fibre un peu délicate qu'elle possède ne vibre de temps en temps sous
l'attouchement de pensées hautes conçues par d'autres cœurs épris,
comme elle, d'un certain idéal.

Je sens bien l'infériorité où me place cette recherche, et j'envie les
heureuses futiles qui se donnent ces maigres buts de mondanité à
atteindre et trouvent le moyen d'y étourdir, d'un semblant d'importance
et d'activité, leur vide existence.

Oui, c'est triste de ne pouvoir regarder les feuilles tomber sans songer
aux maux qu'apporte aux pauvres l'hiver; ni la flamme du foyer sans
craindre que des misérables ne meurent de froid, ni se mettre à table
sans penser qu'il en est qui meurent de faim. Toute joie matérielle en
est gâtée; aussi ai-je recours aux joies morales... Celles-là frustent
de plus riches que moi, et de si peu encore! Ce que je garde d'eux, en
prenant contact, c'est un grain de mil.

Mon ami, la femme qui n'est pas chercheuse, pas curieuse, pas inquiète
d'un peu de sublime est stupide, voilà mon sentiment.

Je sais... malgré leur supériorité, la plupart des hommes aiment les
êtres inférieurs. Un Jean-Jacques fait ses délices d'une Thérèse, et
avant et après lui combien d'autres! Le règne des servantes-maîtresses
dure toujours.

Et quant à vous, qui n'êtes nullement Rousseauyen par ce côté, lorsque
je pense de quel charme, de quelles vertus affectives il faut que nous
soyons pourvues, moi et toutes celles qui vous aiment, pour vous garder
comme ami, j'en demeure émerveillée, prête à vous sacrer grand homme de
nous avoir animées d'un tel sublime effort! Quelle collaboration
inconnue, laborieuse, décevante, de vous donner le meilleur de nos
pensées, de nos âmes, enfin de vous aimer _à vide_, toutes!

Nouvelles Danaïdes, nous emplissons en vain ce cœur nonchalant et
sans fond; la chute en lui de tant de douces choses ne l'émeut même pas.
Combien vous en faut-il de ces âmes de femmes cueillies en passant, pour
vous tresser un souvenir?

Vous vous récriez sur ce _toutes_? Eh! mais, m'sieur, Germaine,
Suzanne, moi et tant d'autres que j'ignore et veux ignorer, le
composons, ce _toutes_.

Adieu; je suis sombre. Voilà mon état d'âme. Je ne sais pas s'il est
très intellectuel, je le sens plutôt vaguement désastreux. Avec cela, la
campagne ne m'enchante plus; j'ai usé ma veine champêtre annuelle;
fâcheux contretemps, pas vrai?

_Adio, caro mio._



CLVIII

_Philippe à Denise._


26 novembre.

_Well dear!_ quelle lettre! prenez garde, on va perquisitionner chez
vous... il y a sensation de socialisme là dedans; mon billet ne
s'attendait pas à cette éloquente diatribe.

Je veux, répondant d'abord à votre précédente lettre, vous dire combien
je me rends compte de l'exaspération où vous met la correction de vos
épreuves. A relire plusieurs fois une de ses œuvres on est fatalement
pris d'un grand doute et d'un grand dégoût. Tout vient sur le même
plan, on ne distingue rien et le sens critique s'atrophie complètement;
on arrive à détester ce que l'on a fait et comme c'est un sentiment
contre nature de haïr ses enfants, on souffre.

C'est bien à peu près cela, n'est-ce pas, que vous devez éprouver? Je
regrette de n'avoir pas été auprès de vous pour vous aider; j'aurais
voulu quelques changements dans ces ballades. Je vous les avais indiqués
en passant, quand nous les avons lues ensemble au piano. Mais, au fait,
peut-être me trompe-je? Car si dans votre avant-dernière lettre vous
voulez bien me décerner aimablement les qualités de critique, je me
souviens que jadis vous m'avez reproché de manquer d'idées personnelles
et d'originalité dans mes jugements.

J'adore toujours le chant hongrois. C'est un malheur pour votre art que
vous n'ayez fait que cette ambassade; il y a là une couleur locale
étonnante; mais croyez que je ne regrette votre carrière abandonnée que
pour cela! Les paroles sont bien tirées des douze Magyars que vous
m'avez autrefois lus et traduits? Il me faudra noter, chant par chant,
votre traduction, pour m'approcher le plus possible des pensées
exprimées par les vers du poète Szàvay.

Vous me semblez être, chère, dans un singulier état d'esprit et je
crois, non pas d'après ce que me disent vos lettres, mais d'après ce
qu'elles me font deviner, que vous avez un urgent besoin de changer de
milieu. Tous ces brusques ressauts de votre esprit, tous ces
alanguissements ne me paraissent pas bien clairs. Je ne reconnais pas là
mon amie au jugement ferme, au caractère résolu et fort; je m'imagine
plutôt une amie un peu hébétée par le grand soleil d'automne, énervée
par l'inaction, chercheuse de moulins à vent contre lesquels elle
s'efforce de dépenser son activité.

Voyez-vous, on ne se refait pas. Cette expression vulgaire traduit une
pensée juste. A certains tempéraments comme le mien, un peu flous,
enclins au rêve, réfractaires décidés à toute intervention dans les
choses extérieures, peut convenir une vie comme celle que vous menez. A
ceux-là suffisent, parce qu'ils ne cherchent pas au delà, l'hypnotisme
que produit le perpétuel balancement de la mer, la douceur de l'air, la
tranquillité bleue de l'horizon, la solitude somnolente des choses.
Pour eux, c'est le bonheur, car pour eux le bonheur «ressemble à une
envie de dormir». Mais vous, résolue, active, pratique, pour qui les
rêves sont plutôt des projets, qui en même temps que les idées en voyez
l'exécution, il est évident que cette solitude entre votre mère et votre
fille finira par vous exaspérer.

Vous souffrez de la nostalgie de l'action, du besoin de changement. J'y
ai réfléchi: c'est cela qui vous donne cette immense tristesse, ce
malaise dont vous m'avez parlé, contre lequel ne peut prévaloir le
travail le plus intéressant.

Donc, revenez; vingt-quatre heures de Paris vous remettront d'aplomb.
Votre grande philosophie s'abaissera à parler d'un tas de petites choses
qui vous détendront l'esprit; nous ferons des potins sur nos
connaissances.

Je dîne ce soir rue Murillo. J'ai vu avant-hier miss Suzanne; elle m'a
fait un accueil sournois. Je n'ai pas été très satisfait de cette
entrevue.

Il se passe dans ce cerveau qui n'est après tout qu'un cerveau de petite
fille, des choses que j'ignore et pour lesquelles on croit m'intriguer
beaucoup en me les cachant. Aprilopoulos me semble avoir conquis une
grande place dans cette petite vanité blessée. Je vous assure que,
malgré ma réputation de curieux, je ferai mon possible pour éviter les
confidences que l'on croira devoir me faire.



CLIX

_Denise à Philippe._


Paris, 1er décembre.

Cher,

Nous voici arrivées. Je vous ramène une amie un peu douloureuse.

Je ne vous ai pas prié de venir me voir de peur de vous importuner, et
sachant que demain nous dînons ensemble chez ma belle-mère avec les
d'Aulnet; ne manquez pas de venir. Je voudrais avoir l'impression de mes
_Lieder_ hongrois murmurés et joués par vous.

En voici un nouveau, avec _le sens des paroles_ que vous devez versifier
sous mes notes.

Vous me ferez entendre mes fautes demain; je ne sais pas les découvrir;
si je le savais, je commencerais par ne pas les faire (ceci n'est en
rien une citation de M. de la Palisse, comme vous le pourriez croire!)
J'ai toujours peur, quand je compose, de tenter plus que je ne peux.
C'est une aspiration vers le mieux qui, parfois, m'entraîne dans une
fâcheuse marmelade.



CLX

_Philippe à Denise._


1er décembre.

Le dîner de demain boulevard Péreire ne me suffit pas; j'irai ce soir
présenter mes devoirs et mes tendresses avenue Montaigne. J'avais promis
cette soirée rue Murillo pour faire un poker. Je lâche Murillo street et
poker.

Et quand elle pense que, sans votre mot porté--bien retardataire!--elle
aurait pu, ce soir, apprendre par cette rue et ce boulevard que vous
étiez revenue, _votre petite lueur_ voit rouge, madame!



CLXI

_Denise à Philippe._


Paris, 8 janvier 18...

Vous m'avez dit, hier, à l'Opéra, une chose qui m'a fait bondir le
cœur; vous souvient-il seulement de vos paroles? Non, n'est-ce pas?

Les voici: «Je ne vous aime pas, ce soir, dans cette robe de velours
cerise et ces fourrures, vous avez l'air d'une bohémienne; vous choquez
mes instincts de civilisé et le gris où tendent mes facultés et mes
besoins. Tout le monde vous regarde; un voisin de mon fauteuil vous a
désignée à un de ses amis en disant: «Voyez cette femme qui entre dans
la sixième loge à droite, elle est étrange». Et l'autre alors vous a
appréciée toute, d'une façon qui m'a donné envie de le gifler. Tâchez
donc, ma chère, qu'on ne vous remarque plus!»

Ma robe, ne vous en déplaise, mon cher, a été composée par Doucet et
c'est un brevet de bon goût. Tant pis si vêtue ainsi je parais étrange à
ceux qui ne me connaissent pas!

Après cette aimable leçon vous vous êtes tourné, sans avoir la politesse
d'entendre ma réponse, et vous avez causé indéfiniment avec Suzanne,
heureux de ses coquetteries, sans vous apercevoir qu'elle se servait de
vous pour faire souffrir le brave Aprilo.

Nous avons souffert lui et moi, ce soir-là; moi jusqu'à en crier si
j'avais osé, et sans pouvoir m'en aller, retenue là par ma belle-mère
qui, vous ayant vu me parler sèchement, épiait mon attitude.

Votre amitié, depuis quelque temps, se fait lourde à porter: vous avez
des allures de maître, injustifiées. Dans cet affichage de votre
exclusivisme, il y a une prise de possession un peu bien maritale de ma
manière d'être, de mes goûts, et qu'il ne me plaît plus de souffrir.

Je trouve lâche ce que vous avez fait, de me jeter au visage votre
mauvaise humeur et de passer le reste de votre soirée à caqueter avec
les jeunes femmes qui étaient dans la loge de madame Trémors. Je n'ai
pas eu la force d'en faire autant avec les hommes de nos amis venus là
pour nous saluer; cette soumission douloureuse, si peu dans ma nature,
m'inquiète; j'aime mieux renoncer à votre amitié que, de nouveau,
pareillement souffrir.

Adieu. J'ai seule donné mon cœur; je le reprends, sûre de ne pas
troubler la quiétude et les demi-teintes du vôtre.



CLXII

_Philippe à Denise._


8 janvier.

Votre lettre me cause un vrai chagrin. Je le reconnais, j'ai cédé à un
mouvement de mauvaise humeur; je vous en expliquerai la cause, la petite
cause, et vous verrez que tout cela n'est pas bien grave. Je vous en
demande pardon... Mais que signifie entre nous un moment de mauvaise
humeur? Soyez un peu indulgente, réfléchissez.

Quoi qu'il arrive, soyez persuadée que les sentiments de grande estime
et de profonde affection que j'ai pour vous n'en seront pas changés.

Vous dites que vous êtes seule à avoir donné votre cœur? Eh bien,
reprenez-le, le mien restera.



CLXIII

_Philippe à Denise._


25 janvier.

Ma chère amie,

L'amitié que je vous ai vouée est trop profonde, trop vraie, pour être
brisée par un simple malentendu, vous le savez bien.

J'ai été choqué, il y a quinze jours, d'entendre deux rastaquouères
parler de vous avec irrévérence. Il m'a déplu de vous voir analysée par
ces inconnus, dévêtue par eux, et traitée de «joli cadeau». Parbleu oui,
vous seriez un joli cadeau! Mais pardonnez l'énervement que j'ai eu à
l'entendre dire. Je m'en suis pris à votre robe, dans ma jalousie d'ami.
Parce qu'un sentiment bête m'a fait divaguer, suis-je inexcusable?

Voyons, amie chère, vous n'avez rien de sérieux à me reprocher? Je vous
crois un peu injuste envers moi. J'ai été brutal, je l'avoue; mais
vouloir vous faire sciemment souffrir, voilà une chose dont je suis
incapable pour bien des raisons, croyez-le.

J'attendais un mot de réponse à ma dépêche; je serais accouru vous
demander pardon; ne recevant rien je me suis présenté avenue Montaigne.

--Madame est sortie, me répondit Jean.

Je ne vous dirai pas l'impression que m'a causé ce mot derrière lequel
j'ai senti l'ordre donné. Je suis revenu le lendemain--«Madame est
sortie»--me fut-il encore dit; mais devant l'air embarrassé du vieux
Jean et sa timidité à me répondre, je me suis enhardi et j'ai demandé si
miss May et mademoiselle Hélène étaient là. Visiblement gêné, le
domestique m'a dit: «Non.»

Pourquoi ces mensonges et cette réclusion, mon amie? Au dîner du
dimanche, chez votre mère, je comptais bien vous voir. J'arrive tout
espérant chez madame de Nimerck, elle me reçoit avec sa bonté
habituelle; les convives viennent; je m'informe de vous à Gérald:

--Denise? elle travaille; elle a déjeuné ce matin avec nous; je l'ai
trouvée nerveuse et pâlie; je crois qu'elle se fatigue avec sa diable de
composition.

Alors, j'ai respecté votre volonté bien évidente de me fuir, je ne me
suis plus présenté chez vous. Mais hier votre belle-sœur m'a dit:
«Elle est souffrante...» Denise, je deviens inquiet. A mon tour, je
souffre; pourtant, dussiez-vous prolonger cette souffrance et ces
inquiétudes, je tiens à vous le dire: je supporterai tout. J'aime mieux
être malheureux, même vous sembler manquer de dignité, que renoncer à
votre amitié. Descendez au fond de votre conscience, interrogez-la, et
vous verrez lequel de nous deux aime maintenant le mieux, ce qui ne veut
pas dire le plus.

Je ne vous en veux pas de me faire souffrir; depuis quinze jours je
cherche à vous voir, j'attends un mot d'appel; si je vous ai blessée,
c'est presque involontairement, mais vous!

Je n'ai jamais su garder un ressentiment contre personne; contre vous
cela me serait impossible et insupportable. Je veux aujourd'hui rompre
un silence qui me pèse, je l'avoue. Chère Denise, je viens vers vous les
mains tendues et je vous demande de me rendre le baiser de paix que je
vous envoie du vrai fond de mon cœur.

C'est donc bien peu de chose qu'une amitié, et voilà tout le cas que
vous faites de la nôtre? Survienne une impulsion d'énervement, qu'une
parole un peu vive échappe dans une discussion, et voilà le lent capital
d'affection et d'estime, amassé pendant des années déjà d'une chère
intimité, dissipé d'un seul coup... Et c'est vous... vous! En vérité
quand je pense à cela, j'en suis navré.

Mon amie, depuis ces quinze jours une ombre épaisse s'est étendue entre
nous. J'en suis douloureux et attendri et je viens tout uniment me
blottir auprès de vous, chez qui je souffre de me sentir mal.

Voulez-vous m'écrire de venir? J'accourrai, soumis, repentant. Je désire
que vous me parliez beaucoup de vous, de ce qui s'est passé dans cette
méchante tête et ce grand cœur pendant ces longs derniers jours; vous
me direz ce que vous avez fait et ce que vous avez pensé.

Je désire surtout retrouver sur vos lèvres quelques paroles d'affection
dont vous m'avez si durement privé, et je baise vos mains tendrement.



CLXIV

_Denise à Philippe._


26 janvier.

Venez aujourd'hui, à quatre heures, si vous voulez.



CLXV

_Denise à Philippe._


26 janvier.

Est-ce bien moi qui ai été méchante? Je suis lasse à mourir, cahotée
dans cette amitié, ne sachant plus si j'aime ou si je hais, un jour vous
croyant bien à moi, puis, tout à coup, vous sentant à mille lieues de
moi.

Que se passe-t-il en vous? pourquoi et jusqu'où m'aimez-vous? Pourquoi
m'avoir flagellée de mots méchants parce que des inconnus indifférents
ont dit n'importe quoi qui vous est bien égal?

Ah! vous me faites de la peine, une profonde peine. Si j'osais, je vous
dirais: Même vos louanges, tantôt, m'ont été douloureuses à entendre.
C'était encore cruel à vous de me dire: «J'aime mieux ne pas vous
rencontrer dans le monde».

Tous les parce que allongeant et expliquant cette phrase ne la rendent
pas plus douce à mon cœur. Je vous citerais volontiers ces vers de
Voltaire:

    ... Aimez-moi, prince, au lieu de me louer,

Je ne sais plus qui je suis ni où je vais. J'ai cru mourir de détresse
quand, tout à l'heure, en entrant au salon, vous vous êtes précipité à
mes pieds et avez baisé mes mains en murmurant: «Ma chérie, ma chérie!»
Je serais tombée évanouie si, ayant pu me lever du fauteuil où l'émotion
m'avait affalée en vous voyant entrer, j'avais été debout.

Et quand vous avez dit: «Que me demandez-vous d'être? que voulez-vous de
moi?...» Pourquoi n'ai-je pas eu la force de vous crier...

Quelles pauvres poupées nous sommes, imaginatives, insatiables,
coquettes et tourmentées, sérieuses et légères, insatisfaites toujours!
Notre amitié déjà vieille, quel vent de folie me fait l'agiter, l'animer
d'un souffle qui ne peut la rendre ni plus solide ni plus durable?

Le fond de tout ceci n'est-il pas triste et décevant, et faut-il
profaner par une tendresse plus familière cette délicieuse atmosphère
d'amour qui m'enivre éperdument et dans laquelle il fait si bon vivre?

Ah! toute cette comédie de phrases vous fera-t-elle comprendre mon
trouble et mes angoisses?

Mon ami, mon ami, ne me dites plus rien; ni vos jalousies amicales, ni
vos paroles câlines, ni vos tendresses trop tendres... tout cela sort
calme de votre âme et tombe sur l'embrasement de la mienne sans
l'assagir ni l'apaiser; vous croyez distraire mes lèvres et tromper ma
soif en me présentant le bord de la coupe, et, malgré toute sagesse,
quitte à en mourir, je veux boire à longs traits.

Si vous saviez par quelles tortures me font passer vos paroles d'amitié
empreintes d'amour!

Voyez la faiblesse de mon cœur, le désarroi de mon être: Philippe,
j'en arrive à regretter de vous avoir rencontré. J'étais presque
heureuse avant de vous connaître; le monde m'avait pardonné certaines de
mes attitudes rebelles. Vous êtes venu, j'ai voulu vous fuir, et tout
ceci maintenant tourne à ma confusion. Comme vous êtes vengé si, dans
cet autrefois de nos vies, je vous ai fait souffrir...

Je ne peux plus m'absorber en Hélène; je n'ose plus invoquer le cher
ange pour me soutenir dans cette lutte contre moi-même. J'ai pour elle
cette tendresse lointaine qui fait que je pense à moi avant de penser à
elle.

C'est à vous que je songeais en marchant dans la lande, cet automne;
c'est votre nom que jetait sans cesse dans les airs la longue plainte de
la mer. Il vole autour de moi, m'enveloppe, m'envoûte; je le vois en
lettres flamboyantes écrit sur tout ce que je regarde. Je le murmure
pour me calmer et me crucifier à la fois.

Depuis un an, je lutte contre l'envahissement de cet amour, et cette
lutte semble fortifier mon désespoir, exalter mes désirs. J'ai pleuré,
j'ai prié... rien ne m'a soulagée.

Par pitié, Philippe, secourez-moi, préservez-moi de moi-même! Hélas!
cher, la faute serait plus ignominieuse, plus torturante pour moi que
pour toute autre puisqu'on ne m'aime pas.

Je vous avoue loyalement ma détresse, aidez-moi à ne pas faillir; ayez
pitié, ayez pitié!



CLXVI

_Philippe à Denise._


27 janvier.

Ma pauvre chérie, votre lettre m'a bouleversé et fait mal. Quoi vous
dire? Vous êtes la plus chère et la plus douce habitude de ma vie, tout
m'est amertume hors vous et Hélène... Dois-je vous perdre?

Je pense avec terreur que ma tendresse fraternelle a éveillé cet amour
parce que vous êtes privée dans la force de votre âge des soins
affectueux dont vous avez à votre insu besoin. Je me sens bien
coupable... Que puis-je faire? que puis-je dire? Voulez-vous que je
m'éloigne? Ordonnez, mon amie.



CLXVII

_Denise à Philippe._


28 janvier.

Ah! ne partez pas, ne partez pas! que deviendrais-je alors? Je vivrais
dans mon rêve jusqu'à en mourir. Écoutez-moi plutôt avec indulgence.
L'heure était venue de vous dire toutes mes pensées, de vous montrer
tout mon cœur, sinon ne vous seriez-vous pas lassé un jour de mes
apparents caprices?

Je ne veux pas que vous m'aimiez; je ne veux pas être privée de l'ami
sûr qu'un mal étrange me fait trop chérir. Il me semble que si j'avais
continué à me taire, notre amitié y aurait perdu sa franchise et que
vous vous expliqueriez mal certains coins de moi, telles ces tristesses
dont vous vous inquiétez souvent. Je ne vous fais pas cette confession
de gaieté de cœur. J'ai l'âme déchirée et une si profonde humilité me
pénètre... mon ami, je pleure en vous écrivant.

Mais, de tout ceci, il ressortira pour moi une grande force, j'espère:
vous m'aimerez, vous m'estimerez davantage, me connaissant toute; vous
serez indulgent pour ces apparentes froideurs que je ne peux m'empêcher
de manifester, hélas! souvent à l'instant même où je vous aime le plus
follement; donnez-moi votre aide, je guérirai. Oui, je vous aime. Cela
est fou, mais cela est. La fréquence de nos rencontres, la lente
pénétration de votre charme, le rêve irréalisable d'une amitié pure,
voilà ce qui m'a entraînée. Mon seul espoir est que l'hallucination où
je suis s'évaporera dans une larme tiède; elle me sera douce à pleurer,
si elle tombe sur votre cœur et s'y ensevelit.

Ce n'est pas seulement une douleur morale, cet amour, c'est aussi un
étrange mal physique. Il me faut déployer une force presque surhumaine
pour vaincre mon corps misérable. Ne croyez pas, au moins, que cette
lettre vous soit envoyée pour vous attendrir ou implorer la charité de
vos caresses. Jamais, mon bien-aimé, vos lèvres n'effleureront mes
lèvres; mais j'ai bien le droit, n'est-ce pas, de vous aimer dans la
solitude de mon cœur? J'ai bien le droit aussi de vous le dire, afin
que vous sachiez toute la loyauté de mon être et qu'au moins, par ce
point-là, vous m'estimiez et me mettiez un peu à part des autres...
Cette pensée soutiendra mes résolutions, surtout me rendra si
heureuse...

Là-bas, loin de vous, j'ai essayé de vous oublier; je ne peux pas. Je
vous ai si bien donné mon cœur! Jamais je ne pourrai le reprendre.
Comme dans la naïve prière enfantine balbutiée par Hélène: «Aucune
créature ne le possédera que vous seul».

Comment cela est-il arrivé? je n'en sais rien; ce que je sais c'est que
j'aime tout en vous, tout de vous. Vos regards me semblent une caresse
lorsqu'ils se posent sur moi; la façon dont vous prononcez certains mots
m'est une joie... Et puisque jamais nous ne parlerons de ces choses,
laissez-moi vous écrire éperdûment: je vous aime, je vous aime!



CLXVIII

_Philippe à Denise._


29 janvier.

Je suis bouleversé; je me sens si coupable envers vous... comme cette
petite de l'Été de la Saint-Martin: «J'en ai trop mis.»

Les qualités d'excessive finesse de votre nature sont seules vos
ennemies; cette passion qui se révèle, et que vous vous croyez la force
d'étouffer, m'épouvante. Il me faut la dure expérience que j'ai acquise
de la vie pour conclure: cette tourmente passera.

Ma pauvre enfant, j'ai sur vous une influence d'amour; c'est en ce
moment votre maladie morale; mais comme vous m'avez autrefois jugé plus
digne de votre amitié que de votre amour, ce mal d'aimer se guérissant,
j'espère qu'il arrivera à vous quitter d'une manière complète sans pour
cela briser l'amitié précieuse qui nous lie.

Je suis profondément malheureux d'avoir produit ce mal; j'en voudrais
seul souffrir les effets, en étant la cause involontaire. Je me sens
coupable d'une trop ardente amitié, d'une étreinte trop complète de nos
intelligences, de nos cœurs. Vous êtes suprêmement, ma chérie, de ces
grandes âmes «propres à l'amour» et «qui demandent une vie d'action...»
«Les grandes âmes ne sont pas celles qui aiment le plus souvent; c'est
d'un amour violent que je parle: il faut une inondation de passion pour
les ébranler et pour les remplir[2]».

Avec mon apparence d'amour j'ai amené cette inondation de passion.
Pardonnez-moi!

Je vous aime d'une amitié amoureuse. J'ai voulu bien des fois l'arracher
de mon cœur, sans jamais le pouvoir. J'arrivais à vous, ma chaste
amie, les sens repus, désireux seulement de l'esprit du cœur qu'en
égoïste je me faisais donner par vous. Je m'enivrais de l'artiste
vibrante que vous êtes, aussi bien que de vos cheveux sombres, de vos
yeux d'or, de la ligne fine de vos sourcils noirs, de vos longs cils
rehaussant la pâleur de votre teint, aussi des lents mouvements de votre
corps souple et gracile. Votre esprit s'accordait si bien avec la
mélodie, le velouté de votre voix et les belles clartés de vos regards,
que je ressentais de votre présence des enchantements inouïs, amoureux
de cette débauche pure et retenue.

J'ai tenté d'avoir avec vous un amour de rêve que ne pouvait me donner,
sans danger pour lui, qu'un corps malade. C'est l'équilibre admirable du
vôtre qui est cause de la catastrophe. L'âme, en s'embrasant, a embrasé
le corps.

Je ne vous désirais plus, guéri de mon amour, plein de respect dans ce
culte de votre joli Vous. Toujours sous le charme, je vous ai voulue à
moi seul, dans une amitié fabuleuse, unique, où personne ne pouvait
prétendre.

J'ai voulu que vous fussiez mienne ainsi que l'œuvre d'un artiste est
sienne; j'ai animé ma Galathée d'une vie de tendresse intellectuelle que
je ne n'ai pas vue se transformer pour elle en vie d'amour.

Vous avez été le bibelot rare dont s'éprend jalousement l'amateur et
vers lequel il reporte ses plus fines sensations.

J'ai été dilettante et cruel: je vous dispensais la tristesse ou la joie
selon que je me sentais le besoin de voir vos yeux noyés de larmes, ou
vos lèvres de sang s'ouvrir et montrer l'éclat nacré de vos dents.

J'ai aimé de vous votre maternité suave, vos élans passionnés pour les
choses, vos retenues et vos pudeurs en face des êtres, vos tristesses,
vos joies, et la solitude, et la pureté de votre vie. J'ai oublié
l'époux: je vous ai faite vierge et mère comme Marie, sage comme Marthe,
passionnée comme Magdeleine.

Denise, parce que je m'accuse et montre la plaie de mon âme, la
recherche cruelle de mon cerveau, ne m'en veuillez pas! Nous sommes
ainsi beaucoup de jeunes, torturés, insatisfaits des joies de la vie,
chercheurs involontaires de sensations inéprouvées par d'autres. Cet
«au rebours» vécu par moi, d'abord avec inconscience, puis compris et
savouré ainsi qu'un sentiment superficiel exquis, peut-être introuvable
hors en nous, a amené le désastre de votre vie. Ah! Denise, Denise,
pardonnez-moi! Ce qui m'avait un peu rassuré--faible excuse,
hélas!--c'était le souvenir de votre sage défense et de votre fuite
quand, autrefois, je vous ai dit: «Je vous aime.»

Je vous aimais troublée par moi de mille manières, assaillie
d'impressions vagues dépassant votre puissance réceptive, heureux de la
force de réaction qui vous faisait vous dérober, et, malgré ces
reprises, vous sentant bien mienne,--et si purement--assujettie à ma
volonté.

Voir votre âme pleine de trouble et la sentir luttant, héroïque et
victorieuse de ses tentations, m'était une sensation délectable.

Vous étiez la fleur fragile, délicate, qui seule m'intéresse à la vie.
Réellement je vivais de vous, de la répercussion de mes émotions en
vous. Quelle joie coupable j'ai eue à voir votre personnalité, jusque-là
si forte, vous échapper! Vos grands yeux limpides parfois me
touchaient; pris de remords, je vous fuyais; mais pouvais-je vivre
longtemps loin de ma chère pâleur? Il me fallait revoir les nuances
fines de sa chair, les imperceptibles veines bleues sur la matité des
tempes, le cerne des chers yeux; il me fallait sentir palpiter ce
cœur; il me fallait surprendre les fuites, les élans de la fragile
amie qui s'offrait à moi, énigme obscure et divine, à moi amoureux
d'elle si bizarrement, sans jamais vouloir altérer sa pureté.

J'ai nourri mon cerveau de ces ivresses malsaines, et c'est vous qui
délirez et criez de douleur...

Voilà ma confession. Vais-je vous perdre?

Ah! chère, guérissez, car vous m'êtes devenue de jour en jour plus
chère, comme un morceau de moi-même, et je perdrais de ma vie en vous
perdant.



CLXIX

_Denise à Philippe._


30 janvier.

Que vous êtes coupable! Il y a des gens qui tuent; en vérité ils sont
moins cruels.

Dans quel état je suis, dans quel calme vous êtes! vous raisonnez de mon
mal et dites: «il passera» et vous vous complaisez dans l'analyse du
vôtre, le trouvant bien supérieur, très subtil, moins banal, créateur de
sensations rares invécues.

Je devrais vous haïr. Depuis des ans je suis le pantin que vous vous
êtes choisi pour sortir votre vie nonchalante et vide du banal où se
complaisent les hommes de plaisir, vos amis.

Je me sens devenir folle...

Vous pensiez: «Chante!» et je chantais. «Pleure!» et je pleurais. «Donne
ton âme!» je la donnais. «Ton esprit!» je le donnais. Vous auriez dit:
«Ta vie!» Mon Dieu, pardonnez-moi, je l'aurais peut-être donnée...

Et vous n'avez rien vu, rien compris de mes souffrances! pas une minute
vous n'avez songé à moi, et, à l'heure qu'il est, vous attendez avec
tranquillité ma lettre, encore confiant dans les bons ressorts de la
marionnette pas assez brisée pour que vous la rejetiez de vos jeux. Vous
n'aviez ni pensé, ni prévu cette agonie? Ah! j'agonise bien, jouissez-en
fort!

Hélas! vous avez raison de compter sur ma défaillance, puisque je vous
aime. Allons, reprenez les ficelles. Que deviendrais-je sans cette main
cruelle qui les tient?

Ce n'est pas vous que je fuyais quand vous m'avez dit «Je vous aime.»
C'était l'amour, la faute, la honte, le remords.

Mais vous? qui vous fait me fuir quand, à mon tour, je vous dis: «Je
vous aime?» Quel mobile vous pousse à cette austérité? de quelle force
de résistance s'arme tout à coup votre nonchalance?

Je suis jeune; vous avez dit vous-même souvent: charmante, jolie. Je
suis désirable, en somme, puisque d'autres me désirent et que des
litanies d'amour,--dont je n'ai pas embarrassé la pudeur de notre amitié
par d'importunes confidences,--s'adressent à moi.

Un soir, si proche encore, vous m'avez dit: «Je vous aime dans cette
robe soyeuse d'un ton si pâle et le fouillis savant de ces dentelles...»
Et ce même soir, venant auprès de moi, vous dites encore avec l'autorité
d'un mari: «Allons, partons-nous? Je commence à avoir assez de cette
réception; tous ces hommes qui vous accaparent m'assomment.» Et comme
je souriais de cet ordre impérieusement donné, amusée d'être un peu à
vous, vous avez murmuré: «J'adore votre sourire et vos mouvements de
tête mutins et la souplesse de votre cou de cygne.»

Dans la voiture, frileusement, nous étions bien près l'un de l'autre...
vous avez posé votre tête sur mon épaule, disant comme les enfants:
«Là... maintenant je suis bien...»

Ah! c'était trop tenter mes forces que de me jeter à tout moment ces
bribes de tendresse! Vous ne savez pas le courage qu'il m'a fallu pour
ne pas incliner un peu ma tête et poser ma joue sur vos cheveux dont le
parfum d'iris, mon parfum, me grisait.

Et tandis que je défaillais vous saviez, vous, que tout cela était un
jeu, rien qu'un jeu, une dînette d'enfants où les grands, impérieux,
tendent aux petits les plats vides disant: «Mangez!» et exigent le
simulacre.

Pauvre bête que j'étais! la tête troublée, le corps ravagé de désirs,
comment aurais-je pu remarquer alors la froideur du baiser d'adieu mis
sur les gants au moment où je franchissais le seuil de ma maison?
Pourquoi ai-je oublié que pour la plupart des hommes: «L'amour fait
tout au plus, aujourd'hui, bien monter à cheval ou bien choisir son
tailleur[3].»

Mon Dieu! quand je suis auprès de vous, mon corps et mon âme veillent
toujours; les vôtres pleins d'une joie quiète, calmes, repus, rêvent et
s'endorment. Le vertige d'une amitié unique, idéale, vous grise de
pureté, de respect, et moi je succombe à tous ces contacts de votre
esprit et presque aussi de votre corps.

N'avez-vous pas vu, n'avez-vous pas compris quel amour insensé est en
moi? Je suis éprise de votre allure, de la forme de votre main, de celle
de vos pieds; quand je vous vois entrer, l'harmonie de votre corps
élégant m'éblouit et m'attire. Vos cheveux me semblent d'une nuance
jamais vue, j'aime la courbe qu'ils affectent. Vos yeux me font
frissonner quand ils se posent de loin sur moi dans le monde; leur
fixité m'effleure ainsi qu'une caresse, vos yeux me possèdent. Le
mouvement de vos lèvres, quand vous parlez, semble attirer mes lèvres.

Ah! je suis folle, folle! éprise de vous tout entier, jusque dans vos
imperfections, prête à défaillir d'amour à la seule évocation de votre
image.

Par cette affreuse possession morale que vous avez prise de moi, je ne
suis plus moi, mais une molécule échappée de vous, attirée éternellement
vers vous.

Le lendemain de mon arrivée de Nimerck, vous m'avez dit, à cette soirée
de ma belle-mère: «Vous avez chanté en grande artiste.» Pourquoi ai-je
bien chanté? parce que vous m'en aviez donné l'ordre avec une sorte
d'orgueil de ma voix; j'ai senti que vous vouliez montrer le talent de
celle que vous vous êtes choisie pour amie, aux hommes nouveaux venus
que vous présentiez ce soir-là, surtout parce que vous êtes resté auprès
de moi, si près que mon épaule nue était presque appuyée sur votre
poitrine; si près que mon corps frôlait votre corps... et j'ai mis dans
mon chant toute la passion, tout le tressaillement plein d'ivresse
éperdue où me jetait ce furtif et inaperçu contact.

Philippe, je vous aime, je vous aime, et ce m'est une joie tourmentante
et divine.



CLXX

_Philippe à Denise._


31 janvier.

Vous me désolez... Pauvre chère, j'ai votre pardon, n'est-ce pas?

Je n'ose plus aller vous voir, j'ai peur, auprès de vous, de sentir les
forces me manquer. Je voulais vous posséder quand, vous connaissant
d'une façon superficielle, je ne savais pas quelle vie j'allais gâcher,
perdre et troubler à jamais; car vous n'êtes pas de celles qui prendriez
avec calme et placidité la faute. Ce soin que j'ai de votre honneur,
m'entraîne à vous faire souffrir; mais cette douleur épure votre amour.
Denise, il faut qu'il demeure immatériel, autrement vous me haïriez...

Que vous dire? Voulez-vous me recevoir demain soir? Je ne vis plus
depuis que je sais votre pensée et votre âme en déroute.



CLXXI

_Denise à Philippe._


1er février.

Non, ne venez pas. Dans cette déroute il me reste des instants de
grande lucidité où je juge le danger proche et où j'ai la volonté de
l'éloigner. Le soin qu'il me faut déployer pour ne pas m'abandonner à
cette douleur, pour que ceux qui m'entourent n'en soupçonnent pas la
cause, me donne une force factice sur moi-même; je ne veux pas la
perdre.

Cette force maîtrise l'exaltation où je suis à certaines heures. En tête
à tête avec vous, qu'adviendrait-il de moi? L'emportement d'une passion
vraie, unique, d'une tendresse si profonde est peut-être contagieux?
Vous avez beau être de séniles jeunes hommes et vivre par curiosité,
sais-je si le feu qui me dévore ne vous échaufferait pas? J'ai peur de
faiblir sous la pression de vos lèvres sur mes mains... Ah! quelles
voluptés vos baisers coulent dans mes veines et de quelle ivresse ils
m'emplissent toute!

Mais je puis vous voir dans le monde; j'irai après-demain à l'Opéra. Je
sais que ma belle-sœur vous a offert une place dans la loge. Venez.
Je me fais une joie et un martyre à l'idée d'être auprès de vous durant
ces heures.



CLXXII

_Denise à Philippe._


Samedi, 4 février.

Philippe, mon Philippe, je ne peux plus! Je ne peux plus vous voir, vous
entendre, vous coudoyer. J'ai des frissons, des flux de sang au cœur
à m'en évanouir quand vous me regardez; ma chair crie vers vous, affamée
de vous, folle de votre chair.

On me trouve changée; je ne change pas, je meurs d'amour... Qu'importe
le monde, qu'importe la faute, qu'importe tout, je vous aime! Dussé-je
en mourir, prenez-moi. Mon âme, mes pensées sont tumultueuses, je ne
sais plus qui je suis ni ce que je deviens... je n'ai plus de pudeur, je
ne suis plus qu'une hallucinée de tendresse.

Je vis, à côté de ma vie, une vie factice d'amour; elle me brise et
m'affole. Vous êtes le rêve de mes jours et de mes nuits; ce rêve
mystérieux et réel me tue. Je ne sais plus si c'est vous que j'aime ou
l'idéal d'un amour que je cherche en vous.

Votre charme m'enveloppe comme un halo. Je pourrais, misérable,
chanter--non, cela se pleure:--«Il y a un secret, Valérian, que je veux
te dire: j'ai pour amant un ange de Dieu qui, avec une extrême jalousie
veille sur mon corps[4].»

Je vis poursuivie d'imaginaires baisers, ils me crucifient... et je
connais l'épouvantable misère de ceux qui aiment et doivent vivre sans
amour.

Ayez pitié de ce mal! il broie ma chair et m'ensanglante le cœur.



CLXXIII

_Philippe à Denise._


5 février.

Écoutez-moi, ma Denise, et pardonnez à l'ami qui a le courage de penser
pour vous. Penser, c'est voir. Voir, c'est juger la vie pour ce qu'elle
est, et l'amour, ce pivot de la vie, pour ce qu'il vaut.

L'amour, pour vous, ne représente autre chose que la poésie des sens.
Mon amie, pour moi, il n'existe pas: c'est une nécessité malheureuse qui
s'empreint parfois d'une certaine recherche, d'une apparence de
sentiment. Quand je vous aurai possédée, que l'ivresse sera tombée, vous
souffrirez par tous les points où la douleur et la honte ont prise sur
la pensée. Je contenterai les instincts, les appétits, toute la matière
dont vous êtes faite; je serai le maître de votre corps, mais vous y
perdrez l'époux de votre âme, parce que la matière est soumise à
d'inévitables saturations. Les plus grandes joies ont un lendemain;
c'est ce lendemain que je redoute pour nous.

Je vous vois avec terreur, ma chérie, spiritualiser la chair, lui
demander ce qu'elle ne peut donner. Il y aurait après l'acte, pour une
nature droite et haute comme la vôtre, une détresse effroyable que toute
l'ardeur de mes baisers ne pourrait dissiper; elle vous solliciterait à
tout rompre, à ne plus me voir; un abîme serait creusé entre nous;
croyez-moi: malgré la fougue de votre amour, vous aimez mystiquement.

Allez, les voluptés de la matière ne sont rien auprès de celles
qu'enfante votre esprit!

Le bonheur, c'est la volonté d'être heureux. Je n'ai eu cette volonté ni
aucune autre. Qu'apporterai-je donc dans cette vie d'amour demandée?
Rien que vous n'ayez déjà, s'il s'agit des sentiments nobles et
respectueux de l'homme, rien pour vous griser, vous entraîner, vous
étourdir et faire s'apaiser, dans l'enivrement d'une passion partagée,
le trouble de votre conscience.

Oubliez ce rêve, Denise, un apaisement se fera. Le tumulte où vous êtes
entrave, annihile votre force d'âme, mais j'ai l'intime croyance que la
virilité de votre caractère reviendra quand vous aurez la sagesse de ne
plus compter chaque battement de votre cœur.

L'émoi profond où me mettent vos appels, la sublime et touchante lâcheté
de votre grand amour, me donnent la force de vous parler comme je le
fais.

Chère, chère, laissez-moi habiter votre cœur, seulement cela!



CLXXIV

_Denise à Philippe._


5 février.

Au lieu de me faire de la rhétorique et des phrases, dites donc tout
simplement que vous m'avez aimée quand je ne vous aimais pas, que je
vous aime quand vous ne m'aimez plus; là est la raison de vos raisons.

Vous avez peur aussi que je trouble la quiétude égoïste de votre vie; ma
passion vous effraie parce qu'elle est grande et que votre âme, vos
joies, vos désirs, sont mièvres et lilliputiens.

Je ne suis bonne qu'à distraire, mouvementer votre esprit en me
diversifiant. Voilà la mission que vous m'avez assignée, la part très
noble, en vérité, m'échéant dans votre existence; vous ne m'aimez qu'en
vue de ce rôle.

Oui, oui, l'amour est une fatale exception à vos lois mondaines
correctes et prudentes. Parlez-moi des caprices légers, à la bonne
heure! Vous vous créez habilement un calme petit bonheur individuel,
pris avec adresse aux dépens des autres... Vous me mangiez l'âme avec
délicatesse, à la cuiller; quand, toute blessée, je vous la tends et
vous dis: «achève!» vous vous reculez, effrayé de la voir tant
saignante, traversée de désirs, inassouvie. Elle tombe tout à coup au
beau milieu de votre tranquillité et vous êtes bien las de l'énergie qui
surabonde en elle.

Mais comprenez donc: j'aime!--Une émotion inconnue m'entraîne,
m'emporte; d'exaspérants désirs me foudroient: j'aime!... Et j'ai la
lâcheté--vous l'avez dit--d'implorer la relativité de votre amour,
pourvu qu'il soit: votre amour.



CLXXV

_Philippe à Denise._


Mardi, 7 février.

L'amour est dans l'ordre moral un mal comparable aux maux physiques;
vous injuriez en moi le médecin qui vous fait souffrir ayant l'espoir de
vous sauver. O ma chère, chère Denise, pauvre torturée, écoutez encore
ma voix dont la douceur finira par vous calmer; l'amour éclate rarement
tout à coup, il vient lentement, progresse, dévaste l'âme à l'apogée de
sa puissance. Si l'on n'en meurt pas, il décroît, nous laisse
convalescents, puis guéris. Guéris? non; je ne suis pas bien sûr que le
cœur ne reste à jamais infirme, à jamais brisé.

Ainsi en a-t-il été pour moi.

Tous, nous savons cela; tous, nous voulons aimer, pourtant, parce que
c'est un état merveilleux de vivre dans ce remuement d'émotions fortes
quand on est jeune, pour vivre de souvenirs quand arrive l'âge des
réflexions fortes. Il faut donc vous laisser souffrir avec philosophie
et ne pas maudire cette souffrance puisqu'elle est inévitable et que la
race entière des humains la supporte; c'est le destin de l'homme d'aimer
pour souffrir ou de souffrir pour aimer.

Mais puisque le mal passe, les guéris ne sont pas coupables de préserver
ceux qu'ils aiment de succomber, et par suite de s'amoindrir; car
troquer l'infortune du rêve contre l'infortune réelle, vivre dans le
mensonge, le désenchantement de l'acte commis, sans compter la
désagrégation morale qu'on met en soi et autour de soi, c'est la pire
des souffrances.

Nous sommes des êtres de sentiment chétif; le roman que chacun de nous
bâtit est si vite fini, le souffle qui l'anime si vite épuisé, qu'il
vaut mieux ne pas le vivre et le garder à l'état de rêve.

Je vous semble bien raisonneur et bien raisonnable, ma Denise, et vous
me le dites durement. Je voudrais simplement, mon amie, vous préserver
d'un mal qui passe, d'une chute banale dont vous aurez à rougir--ne
fût-ce que vis-à-vis de moi--d'une honte intime que toute la tendresse
dont je pourrais vous envelopper ne vous empêchera pas de ressentir.

Il ne s'agit pas pour nous de tromper un mari; il s'agit de vous leurrer
d'un amour que je n'éprouve pas; il s'agit de mentir à Hélène et--ceci
vous semblera peut-être puéril--je ne pense pas sans un malaise au rôle
de dupe que nous lui ferions jouer et à la gêne que vous auriez, sortant
de mes bras, chaude encore de mes baisers, à baiser la chère pureté
qu'elle est. Je sais que, du jour où je serai votre amant, ma vie se
disjoindra de la vôtre en raison directe de ces mensonges et de ces
hontes.

Il faut une grande fatuité à l'homme--et bien peu de vrai amour en
somme--pour qu'il songe sans remords à posséder une honnête femme. Si je
sentais mon moi sublime, capable d'une fidélité absolue ou si je vous
aimais moins, peut-être ne résisterais-je pas à ce grand amour qui
s'offre.

Vous m'avez jugé autrefois avoir «une intelligence mâle et froide, un
cœur hésitant...» Oui, voilà ce que je suis, je sens vivement la
vérité de votre antérieure divination...

Denise, Denise, comprenez ce qui se passe en moi; par pitié pour vous,
pour Hélène, réfléchissez avant que cette vulgaire et irréparable chose
soit entre nous.

Ce rôle un peu ridicule assumé par moi de me refuser à votre tendresse,
il me coûte; mais faire de vous, de vous que je respecte, que j'aime;
vous ma sœur, la compagne, l'amie entre toutes choisie, sentant en
elle les plus hautes vertus et l'honneur, la loyauté d'un homme, faire
de vous ce que j'ai fait des autres!...

Denise, chère âme fine, cher esprit d'élite, ayez conscience de la
probité qui me fait vous dire: N'aimez pas.

Je vous écris navré; je donnerais tout au monde, afin que dans un éclair
de sagesse vous comprissiez ce que je vous dis.

Je vous dicte une loi de douleur; j'en suis malheureux. Mais c'est mon
devoir, il me faut l'accomplir.

Ah! pauvre, pauvre délicate amie, comme je vous aime fort pour avoir le
courage de vous faire souffrir.



CLXXVI

_Denise à Philippe._


8 février.

Oh! ces lettres, ces lettres! froides, raisonneuses, prévoyantes de tout
le mal, de toute la honte, de tous les désenchantements de l'amour... Je
les hais... et je vous aime plus fort, plus cruellement que jamais.

Vous avez beau jeter du mépris sur ma tendresse qui s'offre, j'en suis
orgueilleuse ainsi qu'une martyre est orgueilleuse de sa foi.

Avez-vous donc vu des fleurs s'arrêter de s'épanouir et fermer leurs
corolles afin de retenir l'exhalaison parfumée de leur âme de fleurs?
Aussi involontairement je vous aime.

Ah! vous n'avez jamais aimé pour oser flétrir ainsi l'amour. Je ne sais
quoi m'emporte vers vous, malgré tout, si puissamment! Je n'ai même pas
la pudeur de ne plus vous dire: «Je vous aime!» et c'est en vous adorant
à genoux que je vous le murmure, mon bien-aimé.

Il y a dans ma tendresse des nuances divines; refusez-moi les folles
heures d'extase, mais prenez de mon âme son adoration et vivez
indifférent dans l'enveloppement de cet amour. Il n'y a pas dans ma
passion que cette violence qui me donne le vertige et me fait
frissonner, il y a toutes les tendresses fécondes et douces en savantes
trouvailles pour le bonheur de l'aimé.

Ah! aimez-moi! aimez-moi! ce cri je le jette, douloureux, vers vous qui
ne m'aimez pas. Philippe, mon bien-aimé, donnez-moi la vie d'amour... je
l'implore à vos pieds, défaillante.



CLXXVII

_Philippe à Denise._


9 février.

Mon amie, vos plaintifs accents, vos tendresses passionnées me touchent
profondément. Ces cris s'exhalant de votre corps enivré, ces intimes
convulsions de votre cœur, emplissent le mien de curiosité, de désir,
d'amour. Je me suis fait plus sceptique et plus fort que je ne suis. La
passion n'a pas d'honnêteté, l'amour, pas de pudeur.

Eh bien, ne résistons plus; venez, je vous attends; vous êtes belle, je
vous aime, j'ai pitié de votre souffrance. Venez, ma bien-aimée.



CLXXVIII

_Denise à Philippe._


10 février.

Philippe, vous aviez raison, j'étais folle. Je voulais votre amour, un
amour égal au mien, mais pas votre pitié.

Je ne suis pas guérie, mais je suis calme; la crise est passée. Je n'en
mourrai pas s'il me reste votre amitié.

J'ai reçu votre dépêche à une heure. Je l'ai ouverte avec un tel désir
d'y trouver ce que j'implorais que j'ai failli m'évanouir après l'avoir
lue. Je me suis vite remise. Très calme, puisque l'avenir de mon amour
dépendait de moi, j'ai préparé ma sortie.

A cinq heures, je suis montée en voiture; par prudence, j'ai donné au
cocher le numéro de la maison d'en face la vôtre; arrivée là, je ne sais
quelle étrange pudeur m'a prise, quelle faiblesse m'a empêchée de
descendre tout de suite du fiacre; baissant la glace du devant j'ai dit
au cocher: «C'est là, mais j'attends quelqu'un».--Il m'a répondu: «Bien,
ma petite dame». Quelques minutes après il dormait sur son siège.

Ah oui! _petite dame_, je n'étais plus que cela: une pauvre chose
étourdie de son action, peureuse, hésitante, troublée comme si elle
avait commis un crime, tremblante, et bien, bien misérable.

L'heure passait dans cet affolement d'irrésolution, de désir, de
honte... J'ai vu vos fenêtres s'éclairer, j'ai vu votre main soulever
un rideau; puis les minutes passaient et j'avais la tête vide et je
broyais dans ma main votre dépêche dont certains mots semblaient sortir,
se dresser devant moi: _Venez--ne résistons plus--ma chérie._ Oui,
seulement ceux-là, toujours les mêmes. Je pensai: il y en a d'autres...
d'autres... m'obstinant à les retrouver... Je n'étais plus rien, rien
qu'un mince paquet de chair, d'os, de muscles, comme mis là en tas,
séparés les uns des autres, n'obéissant plus à l'esprit de volonté qui
anime les corps; je n'aurais pu ni parler, ni marcher, ni penser. Je me
suis dit à un moment: «Il pleut... le cocher dort... j'ai froid...
l'heure?... il attend... il est là... j'irai... il attend...» Mais
c'étaient mots dits au hasard, mots sans liens, involontaires, vides,
sans pensée. Je ne vivais plus, j'étais paralysée.

Les lumières de la rue me semblaient des feux éblouissants. Je crois
bien avoir entendu vaguement sonner six heures, puis sept, puis huit...
Alors vous êtes apparu... vous vous êtes arrêté sous la porte cochère;
vous boutonniez tranquillement vos gants; le sol brillant d'humidité,
vous vous êtes baissé et avez relevé le bas de votre pantalon; j'ai vu
des reflets de lumière luire sur vos souliers vernis; vous avez ajusté
votre pardessus avec soin pour ne pas écraser les fleurs pâles passées à
la boutonnière de votre habit, puis, les mains dans les poches, avec
votre canne dressée le long de votre bras droit ainsi qu'un fusil, vous
êtes parti d'un pas rythmé, allègre, avec une allure d'homme heureux,
libre...

Alors, je me suis mise à pleurer si fort, secouée de si grands sanglots
nerveux, que le cocher s'est réveillé. Il est descendu de son siège, a
ouvert la portière et m'a consolée.

Quelle chose triste et grotesque que la vie!

Il m'appelait; «Ma petite dame...» de plus belle et disait: «Allez, j'en
ai vu d'autres! des p'tites belles comme vous qui s'morfondaient...
elles étaient aussi _démâtées_ qu'vous... Y n'est pas v'nu?... Allez,
marchez, ça passera.» _Ça passera!_ il a dit ça comme vous...

Alors, j'ai ri aux éclats, prise de folie... c'était vraiment si drôle
d'être consolée par ce gros cocher! J'ai tant ri, qu'il a eu peur; son
effarement m'a calmée. Ne voulant pas revenir dans cet état chez moi,
je lui ai dit: «Vous avez raison, mon brave homme, ça passera; mais j'ai
besoin de me calmer, menez-moi au Bois.» Et, pour qu'il ne me crût pas
tout à fait folle, j'ai ajouté: «Prenez ce louis, vous avez été poli et
complaisant, il est juste que vous soyez récompensé. Je vous paierai les
heures à part; allez.» Et nous voilà partis.

Ah! les douleurs, les drames qui se passent dans les fiacres! Les yeux
qu'ils voient pleurer, les têtes qu'ils soutiennent, ballottantes sur
leurs durs capitons! Quelle nomenclature bizarre, à la fois comique et
lugubre on en pourrait faire...

Je crois bien qu'il était onze heures quand je suis rentrée chez moi.
Miss May m'attendait; elle me dit tout de suite qu'Hélène s'était
couchée désolée et qu'elle m'avait écrit. J'ai couru à ma chambre. Sur
mon oreiller l'enveloppe rose se détachait avec cette inscription en
grosses lettres d'une écriture bien appliquée: «A madame maman
chérie».--J'ai ouvert et j'ai lu «Maman aimée, où êtes-vous? pourquoi
donc tu n'as pas dit à ta petite où tu allais? J'ai dîné toute seule,
bien triste, pourtant, il y avait des huîtres et de l'ananas; après
j'ai pleuré, j'ai voulu aller voir chez grand'mère, mais miss May n'a
pas voulu me conduire.»

«Alors j'ai bien pleuré, je pensais que vous étiez écrasée ou bien
morte. Ah! maman Nisette comme j'ai peur! j'ai peur aussi que quelqu'un
t'a pris, volée comme des méchants volent des petites filles, pourquoi
ne viens-tu pas me consoler? Quand tu reviendras viens vite m'embrasser
bien fort, que je me réveille pour n'être pas triste dans mon rêve. Je
t'aime maman, ma maman chérie à moi toute seule.»

Pauvre ange! je l'avais oubliée pendant ces heures noires. J'ai été
l'embrasser, elle s'est réveillée et m'a dit d'une voix défaillante:
«Ah! c'est toi, toi; te revoilà!» Et puis s'est rendormie sous mes
baisers, les bras serrés fort autour de mon cou. Alors, liée à elle
ainsi je l'ai emportée dans mon lit; j'ai passé la nuit à pleurer, à lui
demander pardon de mon égarement. Je murmurais en une litanie: «Mon
enfant! mon enfant! mon enfant!» Sans pouvoir m'arrêter ni trouver autre
chose, j'embrassais ses mains, ses bras, affamée d'elle, malheureuse de
ce que je lui avais fait souffrir...

Ah! Philippe, comme votre souvenir était déjà loin dans ce court
passé!...

Enfin, la douce chaleur de son petit corps, la quiétude de son paisible
sommeil, m'ont calmée. J'ai dormi ainsi qu'une brute, rompue moralement
et physiquement.

Voilà; maintenant c'est fini.

Je ne vous en veux pas, mais je suis encore si faible, si troublée que
je ne sais pas si je suis complètement guérie. Je le suis, certes, de la
crise où j'étais. Vous aviez raison, je le sens. Je vous pardonne le mal
que m'a fait votre sagesse. Mais tous ces raisonnements, tous ces faits
n'ont pu encore déraciner un si grand amour tant ses fibres entourent et
tiennent fort mon pauvre cœur.



CLXXIX

_Philippe à Denise._


11 février.

Que vous étiez touchante et jolie, pauvre mie, ce tantôt... toute
courbaturée, toute alanguie, si noblement contusionnée à la lutte du
devoir, avec vos beaux yeux cernés... j'aurais voulu pouvoir les baiser.

Vous avez eu un petit rire sceptique quand, à genoux à vos pieds et
entourant votre taille de mon bras, j'ai tenu si longuement, si
amoureusement votre main dans ma main. Ah! Nisette, chérie d'Hélène, si
vous saviez comme j'aime votre droiture, votre martyre! mais ne riez
plus ainsi; ce rire m'a fait mal. J'y ai senti un détachement ironique
de moi et j'ai si peur d'avoir perdu votre tendresse dans cette rude
crise... j'ai si peur de vous perdre, mon amie.

Je viendrai encore demain, n'est-ce pas? J'ai un besoin maladif, plein
d'anxiété, de suivre de près cette convalescence...



CLXXX

_Denise à Philippe._


12 février.

Venez si vous voulez. Ah! c'est un beau dressage en liberté, pas vrai?
Vous m'amusez...

Vous dites: «Aimez-moi... là, très bien... pas tant... allons, un peu
plus...»

J'ai une vague peur de ressembler à la pauvre grenouille implorant:

«Est-assez? dites-moi; n'y suis-je point encore?

»Nenni.--M'y voici donc?--Point du tout.--M'y voilà?

»Vous n'en approchez point»...

J'espère n'en pas crever ainsi qu'a fait la chétive pécore... encore
n'en suis-je pas bien sûre.

Pour ce qui est de notre amitié, soyez rassuré: je ne sais pas ménager
ce que je méprise, mais je ne vous méprise pas, je vous aime presque; je
saurai donc rester l'amie que vous vous êtes rêvée.



CLXXXI

_Philippe à Denise._


19 février.

Mon amie, vous nous inquiétez, Gérald et moi. Nous avons causé comme
deux frères hier au soir en vous quittant. Ces syncopes fréquentes,
survenues depuis trois jours, nous préoccupent. Nous avons décidé que,
pour vous distraire sans fatigue, pour vous tirer de la prostration où
vous êtes, il fallait partir pour le Midi.

Ne vous récriez pas; vos deux frères ont combiné ainsi le voyage: nous
partons tous pour Cannes, madame de Nimerck, Gérald, tite-Lène, vous et
moi--si vous me voulez--pour vous installer et demeurer quinze jours
près de vous.

Gérald va vous avertir de ce projet en allant déjeuner ce matin avec
vous; mais j'ai voulu qu'avant de l'entendre vous sachiez que votre ami
inquiet, torturé, vous supplie à genoux de ne pas dire: non.



CLXXXII

_Denise à Philippe._


Ce 19.

Faites de moi, tous les deux, ce que vous voudrez; je suis désemparée,
lasse de vivre. Je voudrais dormir, dormir longtemps, dormir toujours,
seule avec ma chère petite...

Le reste?... Je ne sais plus et ça m'est égal...

    Terre, il est des vivants dont la vie est passée,
    Tombeaux, vous n'avez pas tout le peuple des morts.



CLXXXIII

_Denise à Philippe._


Les Ravenelles, Cannes. 8 mars.

Cette lettre va vous surprendre. Pourquoi vous écrire, puisque nous
passons nos journées ensemble?

J'aurai la force d'écrire; je n'aurais pas celle de vous dire:
«Éloignez-vous!»

Quand vous êtes auprès de moi, la douceur de votre présence m'alanguit,
me rend lâche; mon ami, quittez-nous, rentrez à Paris, abandonnez-moi à
ma solitude, au calme de ma vie entre Hélène et mère.

Attendre l'heure de votre arrivée au chalet, voir votre cher regard se
poser sur moi, triste, inquiet; suivre de la fenêtre de ma chambre vos
ébats dans le jardin avec tite-Lène, entendre, immobilisée sur ma chaise
longue, votre voix mâle se mêler à la voix argentine de la mignonne,
c'est encore fondre trop mes sensations aux vôtres; tout cela me met
dans l'âme des troubles, des découragements atroces dont pourtant je
vis. Ces choses charmantes, tendres, bizarres, cruelles aussi--qui sont
notre amitié--font la joie et la douleur de votre amie. Laissez-moi
tâcher de reconquérir le calme dans mes habitudes pensives...

Philippe, que ne vous ai-je aimé quand vous m'aimiez! la possession ne
m'eût pas permis d'atteindre au délire d'amour où j'ai été, et vous ne
seriez pas devenu l'âme de ma vie comme vous l'êtes... La réalité aurait
tué l'exaltation du rêve, tandis que mon rêve demeure, en dépit de mes
efforts pour l'anéantir.

La vertu ne m'est plus qu'une habitude sans joie, stérile à tout
bonheur; la froideur de votre raison a brisé toute chaude émotion dans
mon cœur; tout mon être fait silence. Je n'ai plus qu'une aspiration:
l'oubli.

Partez, cher. Tant que vous êtes auprès de moi j'oublie mal.



CLXXXIV

_Philippe à Denise._


Splendid Hôtel, Cannes, 8 mars.

Je trouve votre lettre en revenant de vous conduire tite-Lène; c'est
donc pour cela que, lorsque j'ai demandé à monter vous saluer dans votre
chambre, le domestique m'a dit: «Madame repose.»

Nous nous hâtions Hélène, miss May et moi, de revenir aux Ravenelles
pour vous conter notre belle promenade et vous parer de nos fleurs; nous
voulions admirer avec la «chérie» le coucher du soleil... J'étais fier
aussi du rose pâle que notre marche dans la montagne avait mis aux joues
de «la chérie de la chérie...»

Je suis triste de cette décision, mais elle est sage. Ce va m'être un
déchirement de vous quitter encore si malade et si faible. Je me sens
malheureux à cette idée; j'ai bien envie de ne pas venir dîner ce soir
aux Ravenelles; je vous fais porter ce billet pendant que je passe mon
habit: faites dire par le chasseur si vous voulez de moi; sinon, je dîne
à l'hôtel.



CLXXXV

_Denise à Philippe._


Les Ravenelles.

Venez, au contraire; mère ne comprendrait rien à cette abstention et
s'en étonnerait.

Vous annoncerez ce soir même votre rappel à Paris, cela sera
plausible... et puis, je suis un peu lâche et veux jouir des heures qui
me restent à vous voir.

Mon Dieu, comme tite-Lène aussi vous aime!



CLXXXVI

_Philippe à Denise._


Paris, ce mardi 14 mars.

Je suis arrivé avant-hier matin à Paris; la dépêche d'Hélène m'a fait
plaisir; mon dimanche a été supportable, grâce à ce mieux signalé dans
votre état.

Cette promesse de ne plus nous écrire, j'ai essayé de la tenir en
envoyant des dépêches à madame de Nimerck; mais le laconisme des siennes
me désespère; pour me les faire supporter si courtes, il faudrait
qu'elles fussent signées de vous. Ce _Denise_, je l'aime syllabe par
syllabe, lettre par lettre, jusque dans sa forme. Ce nom seul me serait
un calmant, une détente dans mes inquiétudes.

Donc, je romps le traité--c'est le sort habituel des traités d'être
rompus, d'ailleurs.--Je vous écrirai et serai bien heureux si vous
voulez, si vous pouvez me répondre; si courtes que soient vos lettres,
elles m'apporteront la manne dont j'ai besoin pour vivre calme loin de
vous.

Je baise tendrement vos mains, mon amie.



CLXXXVII

_Philippe à Denise._


15 mars.

Pas de dépêche hier ni aujourd'hui; qu'est-ce que cela veut dire? Je
suis inquiet... Ah! je n'aurais pas dû partir.

J'ai beau penser que les apprêts pour la matinée d'enfants chez lady
Lewsings sont la cause de ce silence, je ne vis pas.

Madame Trémors, madame d'Aulnet, que je vais voir le plus souvent
possible pour avoir des nouvelles, n'ont rien reçu... Je viens de
télégraphier longuement à Gérald; qu'est-ce qu'il fiche donc à Cannes
qu'il n'écrit pas? Faites répondre à mes lettres par miss May, alors. Il
me faut des nouvelles.

Je suis douloureusement tout entier à vous.



CLXXXVIII

_Denise à Philippe._


Aux Ravenelles, 18 mars.

Gérald n'est plus auprès de nous; il rentre vers Paris en visitant
Aigues-Mortes, Arles; il était parti quand est arrivée votre dépêche.
Mais quelles que soient vos inquiétudes, quelle que soit votre
souffrance, elle n'est rien auprès de la mienne...

O mon ami, passez-vous les nuits à pleurer votre rêve, à regretter la
splendeur de votre tendresse méconnue, et à vous dire: je ne saurais
plus être heureux?

Je suis toujours faible; mon sang, il me semble, n'alimente que mon
cœur et mon cerveau et s'est retiré de ma chair. Je ne peux manger:
j'avale avec une répulsion grandissante un peu de lait. Je deviens
diaphane, et ces trois lignes écrites pour vous rassurer, dans un grand
effort de volonté, m'ont une première fois épuisée jusqu'à
l'évanouissement.

Je m'arrête, n'en pouvant plus. Adieu, Philippe.



CLXXXIX

_Philippe à Denise._


20 mars.

Ma chérie, votre faiblesse m'inquiète; ce mot-là toujours répété dans
les télégrammes, m'angoisse.

Pauvre petite! cette lettre qui vous a coûté un évanouissement, mes yeux
ne s'en peuvent détacher.

Je vous en prie, ayez la volonté de réagir. Vous guérie, nous pourrons
être si heureux! Toute ma tendresse pour vous, tout votre amour, ont
cahoté un peu notre amitié; mais elle demeurera plus noble, plus belle,
plus douce aussi... Ah! ayez la force de vivre!

Cette amitié représentera un grand effort d'honnêteté de ma part; de la
vôtre une droiture sublime, rare à rencontrer. Les joies intimes qu'elle
nous a déjà données, c'est un peu de bonheur, croyez-moi.

Adieu, mon amie. Je suis triste. Je ne sais plus si j'ai fait bien ou
mal quand je songe à l'état affreux où vous êtes... par pitié,
guérissez!



CXC

_Denise à Philippe._


Les Ravenelles, 23 mars.

C'est peut-être me guérir que de ne plus savoir ce que sont mes regrets
ni ce qu'ils regrettent; mes heures se traînent, mes grands désirs sont
morts, j'en reste abattue et tremblante.

Mes jours, mes nuits sont singulièrement mélancoliques. Je cherche à
suicider mes souvenirs. Ne me trouvez pas faible de ne pas vous cacher
ces souffrances: j'ai le cœur plein de larmes.

Mais vous? pourquoi être triste? qu'avez-vous?



CXCI

_Philippe à Denise._


26 mars.

J'ai votre tristesse, et c'est assez pour que j'y succombe. Je me sens
criminel; j'en arrive à trouver ridicules, imbéciles, mes scrupules et
notre honnêteté. Je vous aime bien plus que je ne croyais. Quelle force
m'a animé et fait lutter contre cet amour?...

Vous êtes née pour aimer; rien ne vous sollicite dans la vie, hors
l'amour; il vous a embellie, électrisée; maintenant, il vous tue.

Eh bien, aimons-nous. Je me sens pénétré, à mon insu, d'un tel orgueil
d'être celui que vous avez choisi...

Nous avons, ma Denise, de belles heures à vivre, j'attendrai qu'elles
sonnent pour vous, j'attendrai que les fleurs de cet amour éclosent
encore une fois sous vos pas pour les cueillir. Je promets de vous
guérir, ma bien-aimée, dans l'apaisement de mes baisers passionnés. Je
viens, n'est-ce pas?

_Yours for ever._



CXCII

_Denise à Philippe._


Les Ravenelles, 29 mars.

Non, non; j'ai trop pensé, j'ai trop pleuré, j'ai trop souffert.

J'ai vécu longtemps avec délices dans l'incohérence de mes sensations;
mais tant de secousses ont épuisé mon amour.

J'en arrive à ne plus savoir si je désire ou non que vous vous souveniez
d'avoir été, par moi, immensément aimé.

Quels arriérés de tendresse inemployée je vous ai donnés pourtant! c'est
une douleur de prendre, ainsi que je le fais, toute chose et tout
sentiment à l'extrême... Mais maintenant c'est fini. Le rêve, resté
rêve, s'efface lentement sans s'imprégner d'aucun souvenir, d'aucun
frisson de réalité l'attachant à ma vie.

Ma fille m'a reprise tout entière. Je ne supporte avec joie ses
tendresses qu'à la condition de valoir quelque chose. Ce quelque chose
c'est la pureté de mon corps à défaut du calme de mon cœur.

Je ne pourrais, maintenant que j'ai réfléchi, vivre auprès de mon enfant
dans le mensonge. Je l'ai senti d'une manière violente, cette nuit
lointaine déjà qui m'a brisée et où j'ai tant souffert.

Mon ami j'aime Hélène plus que vous, plus que moi, plus que mon amour.

Ne venez pas. Allez, je guérirai... on ne meurt pas d'amour.



CXCIII

_Philippe à Denise._


31 mars.

C'est bien. Cette lettre m'a fait peine. Ce n'est pas la pitié qui
m'entraîne vers vous, Denise. Votre tendresse ardente m'a pénétré au
point que, de toute mon âme je vous désire...

Mais je respecte la sagesse, la pudeur maternelle qui vous font m'écrire
ce dernier, ce suprême renoncement.

Et je vous pleure, et je vous aime, et je vous bénis.



CXCIV

_Denise à Philippe._


Les Ravenelles, 2 avril.

Moi aussi, je vous ai bien aimé; cet instant-là a contenu une éternité
de souffrances et de joies...

Je vous offrais toutes les belles illusions gardées dans mon cœur,
toute la force de ma jeune vie, les plus pures, les plus nobles
aspirations de mon être...

Vous m'avez donné la déception. La force de mon amour était si grande
que j'ai pu, sans révolte, sans rancune, sans haine, vous obéir quand
vous m'avez ordonné le renoncement. Je vous aimais jusqu'à l'abnégation,
jusqu'au sacrifice.

Me voilà armée pour aller désormais l'âme froide et libre. Cette armure
est, après tout, un riche présent que vous m'avez fait. Nous sommes
quittes: je vous l'ai payée de la souffrance causée par mon misérable
amour.



CXCV

_Philippe à Denise._


4 avril.

Votre ironie m'a fait mal. Je désire ardemment votre retour. J'ai peur
de vous perdre. Cette lettre un peu cruelle est si loin de votre
cœur! Il me semble qu'il y a des siècles que nous sommes séparés.
Quand pourrez-vous revenir? Je ne m'habitue pas à vivre loin de vous.

Je baise vos mains dévotement.



CXCVI

_Philippe à Denise._


4 avril.

Je vous écris ce deuxième mot du cercle où je viens de dîner avec
Gérald; on est venu le chercher tout à l'heure de chez madame de
Giraucourt; votre tante a eu une attaque. Gérald a couru chez elle, me
chargeant de vous prévenir afin que vous prépariez madame votre mère à
cette triste nouvelle.

J'espère que ce mot vous arrivera à temps; je le fais porter par le
chasseur, au train rapide de huit heures quinze.

Je suis malheureux à la pensée de l'émoi qu'il va vous causer, vous si
faible; c'est au moment même où je voudrais le plus grand calme pour
vous, qu'arrive ce cruel accident. Madame de Nimerck aimait-elle
tendrement sa sœur?

Ma pauvre Denise, quel chaos que nos vies!



CXCVII

_Denise à Philippe._


Dépêche.--6 avril.

Avons reçu télégramme Gérald. Tante très mal, partons; mère désolée;
serons Paris demain. Triste nouvelle m'a secouée; suis presque mieux et
forte devant ce réel malheur.



LIVRE V


_L'amour qui s'éteint tombe rapidement et rarement se ranime._

       *       *       *       *       *

_Quant au courage moral, si supérieur à l'autre, la fermeté d'une femme
qui résiste à son amour est seulement la chose la plus admirable qui
puisse exister sur la terre. Toutes les autres marques possibles de
courage sont des bagatelles auprès d'une chose si fort contre nature et
si pénible. Peut-être trouvent-elles des forces dans cette habitude des
sacrifices que la pudeur fait contracter... les preuves de ce courage
restent toujours secrètes... presque indivulgables._

       *       *       *       *       *

_Le saut de Leucade était une belle image dans l'antiquité. En effet, le
remède à l'amour est presque impossible. Il faut le danger qui rappelle
fortement l'attention de l'homme au soin de sa propre conservation._

    STENDHAL



CXCVIII

_Denise à Philippe._


Paris, ce dimanche, 30 avril.

J'ai dit «oui», tout à l'heure, quand aux Acacias, au milieu de ces
messieurs et de leurs pimpantes caillettes, vous organisiez le déjeuner
chez Ledoyen; mais l'ouverture du Salon des Champs-Élysées, demain, se
passera de moi. Pourquoi n'ai-je pas dit: «non», tout de suite? Vous
savez la théorie? _Non_ se discute, _non_ se combat, et met les amis au
désespoir. _Oui_, au contraire, s'accepte d'emblée, ne suscite aucun
conflit, n'éveille pas les _tolle_ obligeants de ceux qui veulent
s'amuser et qui, par politesse excessive, prétendent ne le pouvoir sans
vous.

Mon grand deuil s'accommoderait mal de cette partie fine, le crêpe
n'étant guère de mode en cabinet particulier. Cette sortie mondaine
pourrait choquer mère: trois semaines de recueillement sont à peine
suffisantes au gré de son cœur pour que je reprenne une vie active.
Elle aimait beaucoup sa sœur; c'était une seconde mère pour elle, à
cause de leur différence d'âge.

Je ne dois pas oublier non plus, mon cher Philippe, que je dois à la
secousse que m'a causée cette mort, d'avoir été tirée de mon propre
chagrin. La douleur réelle qui nous frappait a éloigné la douleur
imaginaire où volontairement et avec volupté se plongeait,
s'engourdissait mon âme.

Perdre un être qu'on aime, m'est apparu la suprême souffrance. J'ai
frémi à la pensée de la consomption où je me laissais aller pour un mal
que je pouvais combattre, que j'oublierais, que j'avais déjà un peu
oublié, en songeant qu'au lieu de ma tante, ma fille, ma mère, auraient
pu m'être ainsi violemment arrachées. Voilà le seul, l'unique malheur
qui puisse atteindre une vie; les autres ne sont rien.

Pour consoler maman de cette perte cruelle, j'ai repris ma santé. C'est
donc en pieux souvenir et hommage à notre pauvre morte, plus encore que
par peur de choquer le monde, que je m'abstiendrai demain.

N'allez pas conclure méchamment à un petit lâchage; jamais, mon ami,
dans la solitude où me met mon deuil, je n'ai senti mieux _le cher_ de
notre amitié.

Je vous aime toujours, mais d'autre sorte; je vous aime avec le besoin
de vous rendre heureux, c'est donc avec maternité--malgré vos ans de
plus que moi--avec le désintéressement d'une vie sentimentale active:
votre bonheur m'est nécessaire pour que j'en aie un. Je vous sens
heureux d'être aimé ainsi; donc, malgré quelques vagues et fugitives
peines secrètes, je suis heureuse.

Quel auteur a dit: «La douleur est le creuset où l'amour s'épure.»



CXCIX

_Philippe à Denise._


1er mai.

Mon cher bonheur,

Vous êtes exquise et je vous aime. Je comprends ce scrupule et
l'approuve. J'ai bêtement organisé ce déjeuner, je ne sais pourquoi.
N'avez-vous pas éprouvé de ces choses? on entraîne les gens dans une
partie de plaisir quelconque; on déploie une éloquence vertigineuse à
combiner, à vaincre les obstacles, les hésitations de ceux-ci, de
ceux-là; puis, quand tout est bien résolu, convenu, le rendez-vous pris,
une réaction se fait; on s'appelle imbécile, on se reproche d'avoir mis
en branle cette troupe qui va vous accaparer, vous assommer pendant des
heures; les amis eux-mêmes sont au regret d'avoir promis; chacun nous
envoyons les autres au diable, in-petto... ce qui n'empêche la foule,
regardant passer les réunis malgré eux, sortes de forçats du plaisir, de
murmurer: «C'est la bande des Luzy et autres, des fêtards!»

Lâchez-moi donc, je l'ai bien mérité; mais puisque je ne vous fais pas
de scène, récompensez-moi en me recevant à dîner?

Sauf dépêche contre-ordre trouvée chez moi vers six heures et demie, au
moment où je rentrerai passer mon habit, je viendrai.

_Your loving friend._



CC

_Philippe à Denise._


12 mai.

Ma chère amie,

Je ne sais trop ce que mademoiselle de Lespinasse va penser de moi;
voilà deux fois que je l'oublie.

Voulez-vous être assez bonne pour me l'apporter ce soir chez les
d'Aulnet?

Vers dix heures n'est-ce pas? J'aime vous voir entrer.

Tendrement à vous.



CCI

_Denise à Philippe._


12 mai.

Votre dépêche m'est arrivée à deux heures; j'ai téléphoné au cercle,
vous n'y étiez pas; j'envoie cette lettre chez vous, par un fiacre.

Faites-moi un plaisir, mon ami, venez prendre mademoiselle de Lespinasse
avant de vous rendre chez ma belle-sœur. C'est le moins que vous
puissiez faire pour la tendre fille après votre oublieux abandon. Encore
qu'elle soit aimante et habituée au sacrifice, je crains qu'elle ne vous
en veuille de tant de négligence...

Quittons ce ton badin et revenons à nos moutons: J'ai un mal de tête
fou--non, sans plaisanter--je vous jure, je n'en puis plus; je n'irai
donc pas chez Alice ce soir,--j'y rate mon entrée--gros bête, allez!

Depuis que je vous ai dit mon idée de composition, je suis en gestation;
je porte dans mon pauvre petit cerveau une grosse pensée touffue,
diffuse... elle me fait très souffrir; je crois qu'elle sort, je veux la
noter... frrrr: elle s'enfuit. Ce sera en trois parties... j'accouche,
j'accouche... Ah! c'est un mâle!... Fasse le ciel que c'en soit un.

En attendant, sans la plus petite blague mignonne, c'est un mal et très
douloureux.

Il faut que je vous aime comme je vous aime, c'est-à-dire infiniment,
pour vous permettre de venir, car tous les grands malaises sont
horribles à voir. Mon front éclate, il ne supporte rien qui voile sa
nudité... Vous connaissez mon âme, non mon front; je suis tout
bonnement affreuse coiffée à la chinoise.

Cela, petite lueur, n'a entre nous aucune importance. J'ai l'intuition
que vous aimez l'inachevé dans les sensations; nous en avons exploité
beaucoup, nous n'irons jamais plus loin qu'où nous sommes. Donc, faisant
abstraction de mon moi humain, de la médiocre, de la mince silhouette
que je suis, je puis consentir à vous voir sans bandeaux; cela ne vous
empêchera pas de vous écrier: «Je vous aime!» comme vous le faites
précisément depuis que vous ne m'aimez plus. Cette gigantomachie (moi
tout petit géant, vous dieu) que nous nous jouons m'intéresse, en
somme... tout est faux dans notre manière d'être; il n'y a de vrai que
ce qui, l'un après l'autre, nous a agités.

Ce tantôt pourtant, je ne sais si c'est ce rayon de soleil se jouant sur
mon papier et dans lequel s'agite ma plume, ou le souvenir de trois doux
mots dits par vous avant-hier soir, mais j'ai besoin de chanter à votre
indifférence la tendresse, plaintive un peu, de mes vagues et éternels:
je vous aime.

Ah! que du _rien_ que vous me donnez je sais faire un peu de bonheur,
pas vrai?



CCII

_Philippe à Denise._


Lundi, 15 mai.

La nièce de madame Ravelles vient de mourir. Il est peu probable que
nous soyons reçus chez elle, même intimement, mardi. Dans ces conditions
que décidez-vous? Allons-nous quelque part ou faisons-nous un tranquille
at home?

_Yours most devotedly._



CCIII

_Denise à Philippe._


Lundi, 15 mai.

Je choisis le tranquille at home. J'ai été gênée, l'autre jour, de
rencontrer les Villeréal au Pavillon Henri IV. Bien qu'Hélène et miss
May fussent avec nous, j'étais contrariée que ces gens nous surprissent
en escapade. Et puis, où irions-nous? Nous finirions par afficher
Saint-Germain et sa forêt en y retournant si souvent.

Mieux vaut le dîner dans le jardin d'hiver embaumé des fleurs de mai, et
ensuite la causerie dans le petit salon.



CCIV

_Denise à Philippe._


Mercredi, 17 mai.

Cette fois vous l'aurez la lettre écrite le lendemain de nos soirs, et
que d'habitude je déchire sans vous l'envoyer. Tant pis si elle vous
ennuie; au moins, après cette expérience vous ne les réclamerez plus.
D'ailleurs vous avez dit: «A samedi»--mon excuse est là: je trouve cela
long sans vous voir... Pouffez pas, mon ami chéri; ce n'est pas ma faute
si j'ai le cœur tendre et si l'imbécile s'est attaché à vous; c'est
un coup auquel je ne m'attendais pas; on ne saurait s'aviser de tout en
ce monde misérable!

Notre amitié sans mensonges ni petites ruses, bien noble et bien droite
est une chose rare dont je m'enorgueillis. Pourquoi cette intimité
exquise n'a-t-elle pas suffi à ma vie? Je suis furieuse après monsieur
mon cœur qui a eu des soifs folles, inattendues, qu'une telle
intimité n'étanche pas. S'il est encore un peu alangui, c'est bien de
votre faute: vous êtes le seul homme dans le tête-à-tête duquel je ne me
sois jamais ennuyée.

D'où vient cela? pourquoi sont-ce parfois les improductifs qui donnent
au plus haut point une sensation d'art et de suprême intellectualité?
Ils sont la source où l'on s'abreuve; toute leur force rejaillit sur les
autres. Cela explique les enthousiasmes pour des inconnus de la foule,
insoupçonnés hors un cercle restreint d'hommes de valeur.

Vous êtes pour moi cette force, cet aliment utile à ma tête, à mon âme,
à mon cœur et que, par faiblesse féminine, j'ai cru une minute
indispensable à mon corps. Pourtant lorsque j'analyse par le menu les
sentiments que j'ai eus pour vous, je me demande si tout cela était de
l'amour? De ce que je souhaitais vous posséder tout entier et que nos
vies ne se séparassent pour rien, unies dans les plus intimes choses,
faut-il conclure: j'étais facile à entraîner au mal? Je me souviens de
ces heures de scrupule, dans ce fiacre; je n'avais qu'à descendre...
pourquoi ne suis-je pas descendue? Qu'avais-je donc peur de ne pas
trouver en vous?

J'ai la vague crainte que ce soit justement parce que _vous ne m'aimez
pas_ que je vous aime, et cela me semble un sentiment si peu sain,
entaché d'un tel décadentisme!... J'éprouve un peu de honte à le sentir
en moi.

Hier, tite-Lène, jouant à cache-tampon avec vous, me dit: «Maman,
Phillip triche; mettez-lui votre mouchoir en bandeau bien serré sur les
yeux!» Je me suis levée et, passant derrière le petit canapé sur lequel
vous étiez assis, j'ai voulu nouer mon mouchoir autour de votre tête; il
était trop court et joignait à peine. Alors, la chérie s'écria:
«Cachez-lui les yeux avec vos mains puisque le mouchoir ne va pas.» Vous
avez eu une révolte pour rire, une comique exclamation: «C'est pas de
jeu!» qui m'a fait oublier que j'allais vous toucher; vous vous êtes
rebellé... mes mains errantes sur vos cheveux, sur votre front, ont
immobilisé votre tête, elles se sont glissées jusqu'à vos yeux. Ils se
sont clos sous mes doigts... j'ai senti l'impression de douceur de la
chair fine de vos paupières; vos yeux palpitaient faiblement au léger
contact de mes doigts... votre tête emprisonnée s'est renversée; vos
lèvres closes avaient l'air de se tendre vers moi... J'ai regardé votre
visage avec un calme dont j'ai été toute surprise; elles me semblent
encore si près les heures où une telle chose m'eût fait défaillir!

Malgré l'air que j'en ai serais-je donc froide? à quel besoin de mon
être répondez-vous? hélas! mon imagination, je crois, a fait toute
l'autre besogne... Je n'ai pas senti, hier, ces furtives caresses me
troubler comme lorsque l'on aime, par le contre-coup du plaisir qu'elles
doivent causer.

Ce qui ressemble à de la passion, chez moi, ne serait-ce qu'un élan de
l'esprit? et toutes les formules où nous réduit sans cérémonie cet
insolent Champfort ont-elles tué les sentiments simples? A force de nier
une chose vraie, finit-on par ne pouvoir y croire ni la ressentir?
Répondez à tout cela, mon tendre ami.

L'état où je suis doit être celui des hommes que les douleurs, les
soucis de la vie ont meurtris, et que les plus grandes preuves d'amour
n'arrivent plus à faire croire à l'amour.

Sentez-vous ce que je veux dire et me comprendrez-vous si, malgré tous
ces retournements de mes sensations, je vous dis pourtant: «Je vous
aime?»

Bizarre chose que les relations humaines dans lesquelles les plus fins,
les meilleurs sentiments sont souvent inexplicables et, ce qui est vrai,
impossible. Comme Bettina d'Arnim je dis: «Ce que d'autres appellent
extravagance est compréhensible pour moi et fait partie d'un savoir
intérieur que je ne puis exprimer.»

Une pensée que je vais formuler sans la crainte que vous ne soyez de mon
avis c'est que: pour n'être pas amants nous n'en demeurons pas moins
d'étonnants amis.

Quelle douleur de n'avoir pas eu pour me consoler et m'affermir au
moment où j'ai tant souffert, la vanité de cette douleur! Mon bon sens
fait fi de la poésie du mal moral comme mon bon goût en fait mystère.

Nous serons, décidément, un couple bizarre à l'intimité duquel le monde
insultera dans d'aimables et faciles plaisanteries; nous aimant sans
nous aimer, mélange curieux et extravagant d'expansion, de retenue;
influencés malgré nous par la morale étroite du monde; transformant en
habitudes correctes, froides, ce que dans un élan naturel les vrais
sentiments, les vraies attirances ont de plus involontaire.

Tout cela n'est peut-être rien d'autre aussi qu'une douloureuse pauvreté
d'âme et de sens, une moitié de misère morale, une moitié de misère
physique, marchant de front dans la vie pratique que les événements nous
forcent de mener? Je commence à croire que je traîne en moi une immense
tristesse animée.



CCV

_Philippe à Denise._


Jeudi 18 mai.

Quelle bouffonnerie, la vie! tandis que vous ne sentiez rien d'attirant
vers moi dans ce jeu de vos mains sur mon visage, moi, ému de la tête
aux pieds, j'ai dû comprimer un élan plein de griserie subite,
inexpliquable...

Ah! si cette toute petite chose se fût produite il y a trois mois, ah!
petite silhouette, ah! quel amant déplorable vous auriez acquis, bon
gré, mal gré.

Ma chère, nous nous serions consolés vous et moi, en formulant dans le
genre de l'autre: «Ce ne sont pas toujours les fautes qui nous perdent,
c'est la manière de se conduire après les avoir faites.» Nous aurions
tâché honnêtement de faire de notre _après_ quelque chose de sublime, et
les inévitables saturations ne nous eussent point saisis, parce que
entre un sphinx fantasque comme vous et un animal hésitant, biscornu,
traversé de désirs comme moi, l'amour eût été une fantaisie perpétuelle
dont nous ne nous serions jamais avisés de nous lasser. Regrettez-vous,
Silhouette chérie? Moi, je commence.



CCVI

_Denise à Philippe._


19 mai.

Blagueur, allez! et dire que c'est précisément l'animal féroce que vous
êtes que j'aime en vous... mais quelle aberration, ô mon empereur!
quelle triste clownerie, ô mes aïeux!

J'espère, petite lueur, que vous avez reçu le mot de mère vous invitant
à dîner demain, triste dîner d'adieu de Gérald. Il part sans rémission
après-demain et s'embarquera dans quelques jours.

Pourquoi n'avez-vous pas répondu à la madre, malhonnête? Nous
accompagnons toutes les trois le fils, le frère, l'oncle chéri, jusqu'à
Cherbourg.

Ne manquez pas ce dîner représentant l'adieu général.



CCVII

_Philippe à Denise._


19 mai.

J'ai répondu oui, madame, et viendrai, certes. Je suis très
_encharibotté_ d'ennuis gros. Si j'allais aussi faire la conduite à
Gerald? Madame de Nimerck acceptera-t-elle ce nouveau voyageur? Miss
May, la rigoriste charmante, ne trouvera-t-elle pas que: «jé souise
encombrante, vraiment une insioupportèble little monkey». Je promets de
ne plus la singer, de ne plus l'appeler, miss turtle-dove, d'être grave
comme un pasteur anglican, sage et aussi peu encombrant qu'un swan-cap.
Tout cela me sera d'ailleurs facile parce que je serai très triste de
me séparer du cher Gérald.

_Friendly shake hands._



CCVIII

_Denise à Philippe_.


2 juin.

Je voudrais que des tendresses,--celles que j'ignore et que vous
aimeriez,--tombassent du bout de ma plume à chaque goutte d'encre qui
s'en échappe, pour vous remercier des tristes et délicieux huit jours
passés.--Pauvre Gérald, il vous aime aussi!--Je voudrais que les rêves
ne fussent pas des rêves. Je voudrais savoir vivre sans qu'un cœur
batte contre le mien...

Mais, sans vous figurer que tout ceci soit une chose qui doive vous
préoccuper, comment voulez-vous que j'arrive à la sagesse, étant donné
vous et moi?

Je me croyais guérie; hélas! la moindre joie venue de vous a un tel
retentissement en mon cœur... j'en ai des extases de pensée.

Si je pouvais vous communiquer ce que je sens, vous seriez heureux, mon
cher grand; car, en cela, vous m'êtes inférieur; vous êtes
l'usufruitier, moi le possesseur; vous goûtez le bonheur d'une amitié
comme la nôtre; seule, j'ai le secret de ce bonheur; il est en moi, je
l'engendre.

Or, ainsi que tous les créateurs, je puis prodiguer le bien dont la
source est en moi. Je vous l'offre; prenez-le, animez-vous de ma force
aimante, fût-ce pour d'autres; mais donnez à jamais à votre amie le
pouvoir de fournir votre âme de cette tendresse spéciale qui a demeuré
entre nous pendant ce court voyage.

Ce que je suis, ce que je serai après cela? heureuse à la façon d'un
poisson au milieu d'une prairie; mais trouvez-moi toujours très droite
et très bonne, c'est la seule ambition de votre Denise.



CCIX

_Philippe à Denise._


15 juin.

Vous avez été un peu méchante aux courses pour votre ami; votre cher
dernier petit billet ne me faisait pas prévoir cette nouvelle
attitude... Vous m'avez très spirituellement blagué; les autres riaient;
j'aurais bien ri de bon cœur comme eux, si, au fond de tout cela, je
ne sentais vaguement que vous m'en voulez. Ne dites pas non, je le vois,
j'en suis sûr. Vous avez des manières de clore à demi les yeux en me
regardant, une façon de sourire, de vous taire, qui me font bien
souffrir.

Croyez-le, ma chérie, je sais parfaitement la bêtise que j'ai faite en
résistant à l'élan de votre cœur; mais croyez aussi que _je vous aime
trop pour rien regretter_. Hier, toute la soirée, vous avez écouté avec
une complaisance marquée les déclarations de ce grand viveur de
Chevrignies. Ne niez pas que c'en fussent: je l'ai senti dans vos yeux
qui me narguaient, dans votre sourire fixe de sphinx heureux de prendre
une revanche, d'imposer une petite vengeance, le tout dégusté goulûment.
Germaine elle-même s'en est aperçue et m'a jeté un: «Vous n'êtes donc
plus une lueur suffisante?»

Parbleu, il m'est surabondamment prouvé que vous êtes une femme exquise,
une désirable maîtresse; je m'étonne seulement de votre obstination à
ne pas comprendre le pourquoi infiniment supérieur qui m'a retenu.

Laissez-moi donc vous mettre en garde contre Chevrignies et consorts; il
vous a trop suivie aux expositions, aux Acacias, ailleurs. On commence à
murmurer un peu partout qu'il est amoureux de vous. C'est un affichant.
En ami sincère je vous crie: «Casse-cou.» Du reste, je pourrais aussi
vous le crier à propos de Bernard.



CCX

_Denise à Philippe._


16 juin.

Eh! là-bas, l'ami très sincère, avez-vous pas bientôt fini de me
crosser? Pour qui qu'vous m'prenez donc? Je me fiche de Chevrignies, de
Bernard, des autres; ils ont de l'esprit (de temps en temps), ils sont
amusants, ils sont drôles, ils me distraient, un point, c'est tout.

En voilà un état, de marquer les coups et de me signaler les pavillons
des barques qui s'avancent!

Est-ce que vous croyez que c'est pour vous rendre jaloux que?... Gros
bête, allez! Ne sais-je pas bien que mon honneur et le vôtre sont un
fonds commun?

«Va! je t'ai pardonné...» Ça se chante à l'Opéra... ça se chante aussi
tout bas dans le cœur de votre mie, mon Philippe. Seulement, dame! de
temps en temps un peu d'étourdissement m'est encore nécessaire; ces
messieurs sont mes eaux. C'est une petite cure morale pour mener à bien,
sans rechute, la grande guérison. Chevrignies m'amuse plus que les
autres parce que, ma parole, il a l'air de se prendre au sérieux.

Venez me voir ce soir, grand jaloux, je vous ferai rire en vous contant
que Germaine, l'autre jour, comme il me tournait des phrases suaves,
s'est écriée: «Dites donc, Chevrignies, ne vous y trompez pas avec son
grand deuil et son crêpe: elle n'est pas veuve, vous savez... Mon pauvre
ami, c'est seulement sa tante qu'elle pleure!» J'ai pouffé; lui, non.
Depuis, ayant senti qu'il avait échoué dans ses déclarations légères, il
a tout à coup changé de tactique et timidement, de peur d'être pris au
mot, je crois, balbutié des paroles vagues sur le divorce.

Pauvre tante de Giraucourt! Son joli héritage est bien sûr pour quelque
petite chose dans ce balbutiement... on le dit un peu à la côte, le beau
Chevrignies?

Adieu, vieux pion. Je vous aime; mais plus gaiement, j'en conviens...
mettons: genre opérette.



CCXI

_Denise à Philippe._


18 juin.

Pourquoi avez-vous eu cet air, quand je vous ai dit hier: je ne vous
aime plus?

Certainement je ne vous aime plus. J'en mourais; m'étant avisée de
m'arrêter d'en mourir, la plus simple des logiques m'a amenée à conclure
ceci: Vous avez été pour moi une espèce de maladie d'imagination.
J'avais, latent, le besoin d'aimer; je vous ai choisi; vous vous êtes
récusé avec toutes sortes de raisons qui m'ont paru très mesquines au
moment psychologique, je les juge maintenant très sages; il ne faut pas
m'en vouloir de _votre_ sagesse, voyons?

Je ris de tout cela depuis que je me gouverne, mais je puis me vanter
d'avoir connu, en ce temps-là, toutes les profondeurs de la souffrance.
J'ai passé de terribles heures; elles me semblent inouïes,
inexplicables. Vous ai-je donc aimé si follement? J'étais ridicule,
insensée. Ce moi-là n'existe plus; a-t-il jamais été moi?

C'est bien ça la passion: de grands élans, de grands mots, de grands
cris passant en ouragan et... qu'on oublie.

L'orage a tout emporté dans la tourmente. Je suis une amie toute neuve,
propre et nette, vertueuse et calme, prête à dire: «Pauvres femmes!» aux
douloureuses égarées, sans me souvenir que je souffris comme elles et
fus aussi folle que les plus folles.

Et quand je pense que sans votre belle résistance,--elle l'a été, mon
cher Joseph, ne vous fâchez pas si madame Putiphar ose l'avouer!--j'aurais
pu m'imaginer et croire qu'avant moi vous n'aviez jamais aimé, que
j'étais la _grande première_ de votre vie d'amour... car vous m'auriez
bercée de tous ces cantiques et, si absurdes qu'ils eussent pu être, je
m'en serais persuadée, j'aurais cru en eux, naïve, et... j'aurais été
heureuse d'y croire.

Voilà l'amour: c'est une aberration, c'est une chimère; mais, mais,
mais... ce doit être tout de même bien bon de le connaître et c'est
parfois un peu triste de se dire: «les lauriers sont coupés!»



CCXII

_Philippe à Denise._


19 juin.

Il faut me pardonner, ma chère amie, si j'insiste, si j'ai l'air jaloux,
si je veille sur vous avec le souci d'un époux; mais vous allez si vite
dans cette guérison que je n'y comprends plus rien.

Je connais la vie, je suis un jeune vieillard de trente-six ans se
méfiant un peu de soi et des autres; Chevrignies vous aime: il devient
discret et vous a de ces phrases révélatrices si on l'interroge:

«--Hein? Quoi? Madame Trémors? un siècle que je ne l'ai vue.»--Alors que
vous venez de me dire:--«Chevrignies sort d'ici.»

Madame Nisette, les lauriers sont coupés mais on peut les ramasser, et
Michel Chevrignies ne demanderait pas mieux que de se dévouer à cette
besogne.

Vous êtes une passionnée qu'anime et brûle une flamme dévorante pour
vous, vivifiante pour les autres... Prenez garde.



CCXIII

_Denise à Philippe._


19 juin.

Mon petit Philippe vous m'ennuyez; prenez garde aussi: si vous
continuez, vous finirez par me blesser. Parce que je ne renais pas à
votre gré avec une sage lenteur, cela vous cause vraiment trop de souci.
Si je me console de vous avoir aimé en songeant qu'on peut gagner le
ciel par l'amour, c'est, sur la terre, une assez maigre consolation, je
ne vous le cache pas! Où voyez-vous si grand mal a ce que j'enjolive mon
existence par une distraction de coquetterie non recherchée mais prise
parce qu'elle s'offre? et si peu prise, au fond! plutôt tolérée, vous le
savez bien.

Voulez-vous que je vous dise? Eh bien, je vous aime; il faut me
pardonner et me plaindre d'en être encore là; notre vie n'est qu'une
succession d'inconséquences, ne le prouvai-je pas bien? Se trouver
toujours d'accord avec soi-même est une chose impossible; le moi
d'aujourd'hui n'est pas le moi d'hier ni celui de demain, et le vôtre,
qui m'aimait, courait les champs quand il vint au mien l'idée de
l'accueillir. Ah! ne me reprochez pas l'existence un peu mondaine que je
me crée; je la recherche pour me distraire de mon amour; je fais du
bruit pour m'étourdir et ne pas entendre les derniers spasmes de mon
cœur. Tout me semble bon pour arriver à cette complète guérison.
Jusqu'ici je frôle le bonheur des autres sans m'en faire un propre; je
suis une âme douloureuse et gaie, je succombe et renais sans cesse, je
suis sage et déraisonnable, j'ai des croyances ferventes et des
déceptions folles; je souffre toujours et par tout: art, amitié,
maternité, amour, rien ne m'est un sentiment modéré; trois femmes
pourraient vivre du surplus de vibrations que dégage la force de mon
imagination. J'emploie une patience surhumaine à me modérer, à refouler
mon existence débordante, et vous ne savez pas quels efforts représente
mon _au point_.

Vous allez dire, mon chaste et sportique ami: elle est folle... Bah!
qu'importe! Des fous? j'en connais d'autres que moi, par le monde, que
l'on ne songe pas à enfermer et qui sont pourtant fous au plus haut
degré; la seule différence entre eux et les emprisonnés, c'est qu'ils
divaguent et déraisonnent sur des points divers et nombreux. Ils ne se
croient pas seulement rois ou présidents d'une république, mais génies,
dieux, tables, cuvettes.

Philippe, acceptez ma guérison comme elle se présente; le point
important est que je sois guérie. Je sens déjà en moi un grand mieux.
Prenez-moi comme je suis, sans méchante humeur.

Il est des jours où mon esprit est grave et semble engourdi de pensées
douloureuses latentes; vous m'aimez ces jours-là... d'autres, où il est
gai; je m'aime ces jours-là... les jours où il est dominé par l'âme, les
jours où il est sous la dépendance du corps jeune, en somme, et qui
tient à cette misérable vie. Aujourd'hui est un jour d'influence
_corps_; aussi je vous pardonne votre lettre. Les jours de _l'âme_, elle
m'eût fait pleurer. Vous avoir tant aimé et être si mal connue de vous!
Aujourd'hui j'ai reçu des fleurs comme en reçoivent, seules, les
courtisanes--et des vers d'amour pas mal troussés, ma foi; je marque
plein beau. Je ne veux pas songer: «que la pensée de ceux qui nous
aiment le mieux succombe indéfiniment».

_Adio, caro mio._



CCXIV

_Philippe à Denise._


24 juin.

Vous avez été délicieuse pour moi à ce dîner d'Armenonville et pendant
cette mélancolique ballade à travers la fête de Neuilly. Il y a des
jours où l'on sent votre cœur, votre esprit, brûler comme une torche
superbe. Cette lueur d'incendie arrive à animer, à pénétrer certains de
ceux qui vous approchent et vous aiment; ce rayonnement leur venant de
vous, vous les fait distinguer. Méfiez-vous; c'est le reflet de la
flamme émanant de vous qui les illumine; ne prenez pas l'ombre pour la
proie.



CCXV

_Denise à Philippe._


25 juin.

Mais qu'est-ce que vous avez? Vous voilà positivement jaloux? C'est une
faiblesse de votre part; je la dédaigne un peu. Quoi: vous, prenable à
cela? il y a dans ce mouvement de votre âme, pareil et commun à tant
d'autres hommes, une vulgarité affligeante.

Allez, cher, Chevrignies n'est pas à craindre, ni aucun autre, du reste.
De l'intérêt, de la vanité, beaucoup de forme, un peu de désir, voilà à
quoi se réduit l'amour moderne, le vôtre, le leur, et ce n'est pas
celui-là qui soulèvera les montagnes. Ne parlons plus jamais de ces
choses; j'aime mieux vous dire: je vous écris du petit salon Louis XV,
le jour baisse, tout est silencieux, immobile autour de moi. Seule, une
rose en se mourant laisse tomber ses pétales; elle s'effeuille dans le
fin vase de Venise... cette agonie d'une fleur met une faible sensation
de vie, de mouvement muet dans la chambre... cela est suave, lent,
moelleux... j'en ai le cœur impressionné. Quelle délicate mort que
celle des fleurs!



CCXVI

_Denise à Philippe._


28 juin.

En attendant le départ pour Royat, je travaille à force. Pourquoi venir
si peu avenue Montaigne? Vous aurez, demain, quatre jours d'invisibilité
sur la conscience; est-ce une conduite?

Germaine sort d'ici; elle m'a dit vous avoir eu à dîner hier. Paul,
après le repas, voulait venir passer la soirée avec moi; vous avez
refusé de sortir. C'est pas très gentil, vous savez?



CCXVII

_Philippe à Denise._


29 juin.

C'est votre faute, ma chère, si vous ne m'avez pas vu; j'arrivais chez
vous avant-hier et vis Chevrignies s'engouffrer sous la porte cochère.
Arriver bon second, non; alors je vous ai laissé Chevrignies et suis
retourné bêtement au cercle où j'ai pris une de ces culottes... ça m'a
un peu consolé, étant donné le proverbe.



CCXVIII

_Denise à Philippe._


29 juin.

Eh! l'homme aux rubans verts, vous êtes insupportable. En voilà un
genre?

Mon cher héros parfaitement élevé, vous persécutez avec une politesse et
une habileté rares une pauvre femme, pourquoi? parce qu'elle vous a
aimé? c'est touchant!

Vous êtes comme celui de la légende italienne à qui on criait: «Aime,
animal, et que cela finisse!» et qui répondait en se grattant l'oreille
perplexement: «_Povero! Vorrei e non vorrei_[5]!»

Je vous ai envié à toutes et n'ai point été jalouse; imitez-moi.

Pour Chevrignies, ne m'en cassez plus le tympan; que n'êtes-vous entré
l'autre jour! Nous nous expliquions; il est sorti de chez moi, j'en suis
sûre, en déplorant: «l'aveuglement de la malheureuse qui renonce au
bonheur de le posséder». Voilà où nous en sommes, mon prince Grognon!



CCXIX

_Philippe à Denise._


30 juin.

Moquez-vous de moi tant qu'il vous plaira; l'homme aux rubans verts
n'était point un sot, sa seule erreur fut de s'attacher à Célimène. Vous
n'êtes pas si banalement coquette, mais bien autrement tourmentante.

Voulez-vous savoir ce qui m'agite et me navre? c'est l'insouciance avec
laquelle vous traitez cette affaire Chevrignies quand je vous en parle,
et le sérieux et le grave dont il s'entoure, lui. Il a quitté la Manon
chargée d'agrémenter sa vie. La liquidation s'est faite avec
accompagnement de larmes de la part de la pauvrette; les cocottes, quand
elles se croient une peine de cœur en mènent grand tapage; c'est
ainsi que personne n'ignore cette rupture.

Vous ne m'ôterez pas de l'idée que Michel Chevrignies songe à prendre
dans votre vie une place prépondérante. J'en suis prescient; les
événements ultérieurs me donneront raison, vous verrez. Votre esprit
peut s'habituer à la pensée d'un divorce... Je perdrais alors une amie
chère, une amitié introuvable.

Michel me bat froid; il sent mes prérogatives; une inimitié sourde,
inconsciente, grandit entre lui et moi, bien que nous fassions tout pour
nous maintenir dans la cordialité de nos rapports d'autrefois.

Comment voulez-vous que, songeant à ces choses, je sois calme et
indifférent?

Mon amie, si je vous perds, je suis désemparé, perdu.

Je vous baise les mains de toute mon âme.



CCXX

_Denise à Philippe._


1er juillet.

Quel enfant vous êtes; ne vous souvenez-vous pas de mes théories
subversives sur le divorce? Ne voulez-vous pas comprendre surtout que
ce grand élan d'amour par lequel j'ai passé, qui m'a portée des jours et
des nuits sur les ailes du rêve dans un idéal de pensées de joie, m'a
laissée bien sceptique, bien meurtrie, lorsque j'ai repris terre?

Allez, je pourrais, comme l'amoureuse Iroquoise, dire à Chevrignies:
«L'ami que j'ai devant les yeux m'empêche de te voir.»

Tout ce petit remuement de diplomatie de Michel Chevrignies, s'il
existe, et que vous vous plaisez à voir à la loupe pour vous faire
l'illusion d'un tremblement de terre, m'émeut juste autant que de lire
dans les échos mondains des journaux: «Grande réception chez madame de
Z... On a soupé par petites tables.» Oh! ces petites tables! oh! ce
Michel! oh! vous, attachant encore de l'importance à ça!

Je vis en moi et de moins en moins dans le monde, ayant pris dans mon
amour l'habitude du recueillement. Je rêve loin, bien loin des vilenies
de la vie, heureuse seulement de sentir la main d'Hélène toujours
blottie dans la mienne, et vous, et mère, et Gérald, dans mon air, cette
atmosphère de spéciale, de latente et constante tendresse dans laquelle
j'aime vivre. Qu'importent les distractions cueillies au dehors? Il ne
faut pas me singulariser trop en vivant solitaire; Hélène grandit; je
conserve pour elle ma place dans le monde. Encore suis-je si peu
mondaine!

Il faut être vous pour arriver à me faire des algarades comme en
contiennent vos lettres.

Allons, prince Grognon, venez ce soir passer deux heures avec votre
amie. Elle vous chantera un _Lied_ tout frais composé et pas trop
mauvais. Songez que vers le 12 nous partons chez les Danans. Profitez de
ce court temps qui me reste, avant d'être des mois séparés, et
voyons-nous beaucoup.

Yours Denise.



CCXXI

_Philippe à Denise._


1er juillet.

Impossible ce soir, mon amie; j'ai promis ma soirée. Voulez-vous que je
vienne dîner demain? Envoyez-moi un gros oui sur un petit bleu.

Adieu, chère sagesse.



CCXXII

_Denise à Philippe._


2 juillet.

Mon cher Philippe, voici une lettre pour vous bien prouver que votre
amie vous est à jamais acquise; les choses ambiantes ne peuvent rien,
désormais, contre vous et moi.

Hier, à cinq heures, Alice me téléphone; son mari avait pris une loge
pour lui faire entendre Yvette Guilbert; elle m'y offrait une place.
J'accepte, ma belle-mère emmenant, de son côté, Suzanne et tite-Lène au
cirque, et vous m'ayant télégraphié que vous ne pouviez venir. Nous
étions installés à nos places depuis dix minutes, lorsque Chevrignies
vint nous saluer; mon beau-frère, au cercle, lui avait dit qu'il nous
emmenait entendre la divette. J'accueille froidement Chevrignies; mais
la douce Alice, créée et mise au monde pour ne rien comprendre et ne
rien voir, lui offre un siège et le prie de rester. Je commence à croire
qu'il est amoureux, car malgré mon froid accueil et bien que, pendant le
simulacre de discret combat entre lui et Alice, je m'obstine à lorgner
dans la salle, il accepte la place et reste.

Or, à peine était-il installé que, toujours lorgnant, je suis
attentivement l'emplissage d'une loge en face de nous et dis à Alice:
«Voilà des danseurs à votre fille: Bernard, Maurice de Laurois; une
jolie femme avec eux et...»

Et vous, mon cher, cher grand... J'avais devant moi _la soirée promise_.

Ah! mon ami, maintenant, je suis sûre de vous aimer purement,
saintement. A peine ai-je senti un cœur un peu battant, une petite
secousse, un frisson, puis, plus rien.

Alors, sans quitter une minute votre loge des yeux et sans avoir l'air
d'y regarder pourtant, j'ai suivi tous vos mouvements, tous.

Comme vous l'avez bien installée, cette petite; quel soin de son
manteau, de ses gants,--vous les avez tirés de votre poche.--Quel
remuement de son fauteuil pour qu'elle voie bien la scène, et comme vous
étiez assis près d'elle, tout près, si près...

Philippe, accordez-moi cela; je n'ai affecté dans ma tenue, ni dédain,
ni curiosité; j'ai été froide avec Chevrignies, nullement coquette, j'ai
peu parlé, peu vu le spectacle, mais combien j'ai pensé!

J'ai été--le loin passé, mon Dieu!--un instant bête et malade; j'ai
désiré vous voir apporter dans ma vie un complément qui lui a manqué; je
vous ai aimé en vue d'une joie que je voulais me créer, où il fallait
votre individualité pour qu'elle fût complète. Maintenant je suis guérie
et sage; je ne vous aime plus _pour moi_; ce n'est plus mon désir que je
caresse en vous; j'ai cessé d'être égoïste, je suis devenue calme; vous
ne me représentez plus une réciprocité cherchée... Philippe, je vous
aime parce que vous êtes le réceptacle de choses bonnes, tendre, sûres,
douces, éternellement accessibles. J'ai en vous une foi irréductible.

Je vous remercie de l'air malheureux, gêné, que vous avez eu en nous
découvrant dans la salle; il venait de la crainte de me faire du
chagrin, pas vrai? Non, je n'en ai pas eu, presque pas eu, et j'ai
compris pourquoi vous ne m'avez pas aimée: cette femme est blonde comme
Ève, blonde comme Vénus, comme Marie-Magdeleine, comme toutes les
grandes amoureuses, comme toutes les aimées...

Voyez, cher vieux pion, à quoi peut tenir l'honneur d'une femme: à une
nuance de cheveux! ô fragilité... le pâle petit pruneau que je suis ne
vous en veut pas; il pense seulement un peu triste: ainsi s'envole
l'amour...

Votre

    DENISE.

_P.-S._--Il y a toujours une face grotesque aux choses humaines;
avez-vous remarqué la tête de Michel lorsqu'il vous regardait? Votre
jolie blondine en riait même, je crois. Chevrignies avait l'air furieux
et enchanté; quel mélange! par quelle bizarrerie furieux, puisqu'il
pouvait penser que j'allais recevoir une désillusion en plein cœur?

Je ne sais pourquoi son air et son allure m'ont horripilée et fait
presque le haïr. Je n'aime pas les gens qui prennent ainsi pour eux,
sans y être autorisés, une part d'un émoi qu'ils n'ont même pas le droit
de soupçonner. Au reste, je le lui ai fait un peu méchamment sentir.

Et puis, me croiriez-vous aussi bête? Quand à un entr'acte il est sorti
de notre loge et vous de la vôtre, j'ai imaginé je ne sais quoi d'idiot,
d'absurde, et mon cœur s'est serré. Ah! ces cœurs de femme tout
pleins d'imaginations, quels ennemis d'elles-mêmes! Avez-vous entendu le
concert, vous? Moi, pas un son ni un mot. Ils auraient tous pu parler
japonais sans que je m'en aperçusse. Douce joie mondaine! Sainte Yvette,
pardonnez-moi!

Je vous attends impatiemment ce soir. Il est dix heures du matin,
l'heure du dîner me paraît devoir venir dans un siècle.



CCXXIII

_Denise à Philippe._



3 juillet.

Mon grand,

Pourquoi avoir eu, toute la soirée, hier, cet air préoccupé? Que vous
arrive-t-il encore? Hélène l'a remarqué comme moi; elle m'a dit: «Maman,
les yeux de Philippe étaient pleins de larmes quand vous avez eu fini de
chanter l'Adieu de Schubert...» Nous étions si heureux tous les trois
ensemble... par quels papillons noirs vous êtes-vous laissé envahir?

Ne manquez pas le dîner du dimanche, demain chez mère. Nous y fêtons
l'anniversaire de la naissance de tite-Lène. Sa joie serait incomplète
si vous ne veniez pas.



CCXXIV

_Denise à Philippe._


Dimanche 4 juillet.

Mon ami, je suis bien émue... je lis dans le journal qu'une rencontre à
l'épée a eu lieu hier matin samedi entre deux clubmen connus MM. M. Ch.
et P. de L. et qu'après la deuxième reprise M. de L., a été touché à
l'avant-bras, ce qui a mis fin au duel.

C'est vous, c'est vous! Ah! mon Philippe, voilà donc la raison de votre
air préoccupé? Je suis bouleversée; ma première pensée a été de courir
chez vous; mais j'ai eu peur de m'y rencontrer avec votre blonde amie;
alors, je me résous à vous faire porter cette lettre par mon vieux
François. Ah! permettez-lui d'entrer auprès de vous pour qu'il me dise
qu'il vous a vu et comment vous êtes.

Avez-vous quelqu'un pour vous soigner? Voulez-vous que je vienne? Je
suis folle d'inquiétude. Ah! mon grand, mon cher, cher grand... quand je
pense qu'il pouvait vous tuer!... Mais pourquoi ce duel?

Tenez, je pleure comme une bête!



CCXXV

_Philippe à Denise._


Dimanche.

Ma chère amie,

Je dicte cette lettre à mon frère; ma blessure est douloureuse mais peu
grave; j'ai le dessus de l'avant-bras balafré et percé en séton. Le
docteur ne paraît pas inquiet; je suis un peu fiévreux; mon bras est
engourdi et me semble lourd; par prudence on me fait garder le lit
aujourd'hui.

François m'a vu; ce brave garçon m'a serré la main (la gauche), avec une
émotion qui m'a gagné. Je vous enverrai mon frère ce soir, chez madame
de Nimerck, il vous donnera plus de détails.

Adieu, je vous aime de tout mon cœur; j'embrasse avec tendresse ma
petite Hélène; j'espère que les fleurs et les épingles de perles fines
lui auront fait plaisir.

    PHILIPPE.

_P.-S._--Le secrétaire se permet, chère madame, de vous saluer ici
respectueusement et de tout son cœur en attendant ce soir.

    JACQUES DE LUZY.



CCXXVI

_Denise à Philippe._


Lundi 5.

Votre frère m'a tout raconté, hors le pourquoi de ce duel et je n'ai pas
osé l'interroger... Ma seule inquiétude d'ailleurs c'était, c'est vous.
Vivre seul avec un domestique lorsqu'on est blessé, ce n'est pas vivre.
Je me morfonds à l'idée qu'il m'est interdit d'aller vous voir; j'enrage
contre les conventions mondaines qui n'empêchent pas la réalisation du
mal et interdisent la manifestation du bien. J'aurais tant de plaisir à
vous rendre des soins capables de vous distraire!

Laissez-vous toujours voir par François; il bourre ses yeux de souvenirs
qui nous intéressent, même nous amusent, Hélène et moi. Il dépeint
l'emmaillotement de la gouttière soutenant le bras... nous voilà émues.
Il saute de là pour dire: «Il y a sur la cheminée le portrait de notre
petite mademoiselle à côté d'un petit chien qu'on dirait en sucre verni
et peint.»--Mon Hélène, joyeuse, s'écrie: «C'est mon beau petit chien en
saxe que j'ai donné _à mon grand toutou de Phillip_, quand j'étais
petite(!) et il l'a encore? bon Phil! il ne l'a pas encore cassé _en
jouant avec_...» Et, devenant sérieuse et grave: «Vois-tu François, il
m'a promis de garder son portrait toute sa vie:»--François, ahuri, ne
comprend plus rien, les adjectifs de tite-Lène s'accordant, dans la
conversation, comme ils peuvent.

Adieu, cher malade; nous pensons à vous, trop.



CCXXVII

_Philippe à Denise._


8 juillet.

Il mio fratello me prête encore sa main, ma chère amie. Je vois que
François, en vous rendant quotidiennement compte de mon état, est d'une
grande discrétion malgré tous les détails qu'il vous donne. Ce serait
mal à moi d'abuser de votre pitié au moins en ce qui concerne mon
abandon; j'aime mieux m'en fier à votre indulgence et à votre discrétion
et vous avouer que depuis dimanche soir, me voyant privé de l'usage de
mon bras, j'ai été pris de l'ennui de rester dans la solitude et j'ai
gardé la blonde petite qui m'offrait ses mains blanches pour me soigner.
Je suis entouré de sympathie... ne me plaignez donc pas trop. Vous vous
imaginez bien, en effet, que si les choses ne s'étaient pas passées
ainsi j'aurais eu recours à vous et prié votre dévouement de s'asseoir à
mon chevet; mais cela n'aurait pas été aussi sage, quoiqu'il n'y eût pas
eu là de quoi alarmer M. Béranger lui-même, que notre histoire
réconforterait plutôt.

C'est pour moi le regret de l'hospitalité que j'ai offerte, de ne
pouvoir vous convier à venir...

J'espère bien, du reste, être vite remis; on doit me permettre de sortir
jeudi prochain. J'irai vous voir; on me rendra d'ici là mon bras moins
impotent avec des bandages plus menus.

Adieu, mon amie; je vous remercie de vos lettres et je profite des
privilèges que donne la maladie pour vous embrasser très tendrement vous
et Hélène.



CCXXVIII

_Denise à Philippe._


Vendredi 9 juillet.

Mon cœur s'est une dernière fois un peu convulsé... C'était l'agonie
finale, ne vous en attristez pas outre mesure. Je m'aheurtais à une
pensée, à un sentiment qui doivent mourir; ils sont morts... que leur
souvenir vous soit léger!

Si vous devez sortir le 15, je ne vous verrai donc pas avant notre
départ pour Royat? c'est triste. Il n'y a pas moyen de reculer ce
voyage--croyez que j'y ai bien pensé--pour ces raisons: Marie-Anne
Danans nous a invitées, Hélène et moi, non à Royat, mais dans sa terre
de Fontana, proche de Royat. Elle nous attend sans faute le 13, date
fixée antérieurement entre nous; mère, ma belle-mère, s'expliqueraient
mal le retard que j'apporterais à partir, d'autant que mesdames
Trémors, d'Aulnet et miss Suzanne, doivent voyager avec nous et qu'un
compartiment est retenu.

Non seulement aussi, la terrible chaleur qu'il fait explique qu'on ne
veuille pas traîner à Paris mais, de plus, Chevrignies à dû tenir au
cercle de vagues et absurdes propos que s'est empressé de redire, dans
la famille, mon imbécile de beau-frère. Voici la scène qui s'est passée
hier chez Alice et dont l'ironie m'a frappée: Aprilopoulos, avec
naïveté, nous raconte que Chevrignies est parti pour Bade le
surlendemain du duel.

--Du reste, vous devez le savoir aussi bien que moi, mesdames, il n'a pu
s'en aller sans prendre congé de vous; n'était-il pas dans votre loge le
soir de la provocation?

MOI.--Ah! c'est au concert que ces messieurs?...

APRILO.--Mais oui; il paraît que Luzy console une amie de Michel; elle
était en face de lui avec son nouveau protecteur. Michel, énervé de les
voir là, a quitté un moment votre loge; Philippe, voyant cela, n'aurait
pas dû sortir de la sienne dans les conditions où il se trouvait, si
rapide successeur de Chevrignies. C'est alors qu'ils se rencontrèrent
dans le couloir; ils échangèrent des propos blessants; le lendemain,
Luzy envoyait des témoins à Chevrignies et vous savez le reste. Quelle
sotte aventure! pour une petite dame... c'est tout un roman.

SUZANNE.--Oh! le vrai roman n'est pas seulement là; le vrai roman, mon
cher, c'est autre chose...

ALICE.--Suzanne, tu devrais les ignorer ces choses; je regrette,
monsieur Aprilopoulos, que vous ayez parlé devant ma fille...

SUZANNE.--Maman, je vous en prie, ne soyez pas si correcte; j'ai
vingt-quatre ans, je ne suis pas une enfant. L'âge de ne pas ignorer
_ces choses_, à moins d'être une sotte, est venu pour moi.

Alice a répliqué je ne sais quoi à sa fille, sans la faire taire
d'ailleurs. La discussion a bifurqué; je ne me suis pas avisée de la
remettre sur le chemin du duel; j'étais troublée un peu, ayant encore eu
là une belle occasion de ne pas annihiler mes inquiètes palpitations.

Étant donnés ces événements, je ne puis pas rester à Paris et y
attendre votre convalescence; ce serait sujet à interprétation
malveillante, et puisque vous avez fait de moi une honnête femme, encore
est-il d'une certaine utilité que je paraisse telle au public... Ah!
quel mal on a à garder une chère amitié fervente!

Ma belle-mère, ma sœur Alice, Suzanne, descendent à Royat chez
Servan, au Grand-Hôtel. Pourquoi n'y viendriez-vous pas en
convalescence? C'est à deux pas de Fontana. J'irai chaque matin faire
mon traitement et plonger tite-Lène dans la piscine; nous nous
rencontrerions. L'après-midi vous monteriez chez les Danans, vous
psychologueriez avec le beau Paul. Enfin, voyez à arranger cela...

Je ris, songeant à ces combinaisons proposées, si lointaines de vos
propres combinaisons, peut-être? Ah! pauvre moi!



CCXXIX

_Philippe à Denise._


11 juillet.

Mon amie,

Avant votre départ, je veux vous envoyer un mot; pardonnez cette
écriture difforme; je me suis souvenu avec joie tout à l'heure que,
dans mon enfance, j'étais gaucher et, bien qu'assez stupidement on ne
m'ait pas appris à me servir de mes deux mains, vous bénéficierez de
quelques beaux restes d'instinct.

Je ne me suis battu, ma chérie, ni pour vous, ni pour _elle_, voilà la
vraie vérité. Je me suis battu égoïstement pour moi, parce que ce
monsieur m'agaçait. Je m'en suis aperçu tout à coup, et ça m'a fait du
bien de détendre mes nerfs dans l'échange de ce coup d'épée.

Voilà une psychologie à cent lieues de celle de l'aimable effleurée
Suzanne; elle la surprendrait bien.

Ce duel s'est dressé inopinément entre nous; il a surgi sans raison. Ce
n'en est pas une que de succéder à un ami de cercle, dans la vie de ces
demoiselles; nous nous les repassons ainsi, plus ou moins; Michel avait
là une part d'actionnaire que j'ai rachetée temporairement, et c'est
tout. La funeste imagination des âmes sensibles découvre, dans ce simple
fait, trop de choses qui n'y sont pas.

Si j'ai, par nonchalance, laissé croire à cette charmante horizontale
qu'elle valait quelques gouttes de mon sang, c'est galanterie pure. La
pauvrette s'en est fait honneur. J'ai eu la charité de lui laisser ses
illusions. Dans ce monde-là elles croient que ça les pose, un duel...

Mais vous, mon amie, il faut que vous sachiez la vérité; elle est tout
entière dans ce que je vous ai dit: je me suis battu pour moi.

Ne me demandez pas de vous analyser ce sentiment plein d'égotisme en
somme. Mon pococurantisme s'est secoué une seconde; Michel était sous ma
main; avant qu'il ait eu le temps de s'ébrouer il avait reçu l'algarade.
Et voilà.

J'irai vous voir non à Royat, mais à Nimerck. Sachez tout: j'ai promis
d'emmener en Suisse la jeune femme en question; la vue de mon sang pur
lui a fait rêver la neige des glaciers.

J'espère vaguement qu'elle me sera soufflée là-bas par un riche touriste
anglais; elle a le tête-à-tête un peu lourd et je suis habitué à plus de
finesse de compréhension à mon ordinaire. Au travers d'elle, Chevrignies
me poursuit et m'embête encore.

La rupture me sera facile; elle s'annonce déjà bien, la mignonne m'ayant
dit ce matin--à propos de bottes--: «Eh bien, _vrai!_ et moi qui
t'croyais plus riche que Che-che... en voilà une histoire!»--Pardonnez
l'horreur de cette citation, mais elle me paraît, dans la forme et le
fond, devoir éclairer d'un jour tout nouveau pour vous l'état d'âme où
nous sommes, l'ange du mal et moi. _Che-che_, vous savez, c'est
Chevrignies.

Adieu; prenez des forces à vos eaux, ma chère brune aimée; ma main
gauche est rompue; adieu encore... Écrivez-moi et attendez sans
impatience mes réponses, maintenant que vous savez ce qui s'est passé,
ce qui se passe au fond de mon cœur; les intermédiaires entre vous et
moi m'assomment, et puis je ne sais pas dicter.

Adieu; baisers à Hélène et à vos mains pâles, mon cher bonheur.



CCXXX

_Denise à Philippe._


13 juillet.

Adieu à vous aussi. Mère part dans peu de jours pour Nimerck; si votre
cure d'amour est finie avant ma cure d'eau, elle vous y recevra et vous
m'y attendrez. Adieu. Hélène vous rend vos baisers.

Miss May prépare, en vraie Anglaise, et sur ma table qui bouge, les
douze colis qu'elle tient à emporter _à la main_.

Adieu. _Dear child, I love you._--Ah! vous n'êtes plus que cela: mon
cher, cher enfant!



CCXXXI

_Denise à Philippe._


15 juillet.

Nous avons fait un bon voyage, moi tourmentée de vous et un peu triste,
Hélène, heureuse de traverser des pays nouveaux; miss May ravie d'être
en _miouvemente_; Marie-Anne était venue au-devant de nous à la gare de
Clermont-Ferrand. Nous avons abandonné là nos compagnes de route et
sommes parties immédiatement pour Fontana.

Le château des Danans est une grande maison Louis XVI Auvergnat, sans
finesse, mais avec de belles lignes simples. Le parc est superbe; à plat
d'un côté, en terrasse de l'autre, avec une dégringolade d'arbres
centenaires sur un versant de colline jusqu'à un ravin au bas duquel
coule un fou petit cours d'eau: la Tiretaine. A l'horizon, à gauche, le
puy de Dôme; à droite, Royat, sa vieille église, les ruines de son
château, et, tout au loin, les plaines immenses de la Limagne avec
Clermont posé sur une petite montagne plate, sa cathédrale dominant tout
et mise au milieu des maisons sur ce monticule comme sur un tabouret. Le
lettré grand seigneur Paul Danans a été charmant pour nous; il s'est
extasié sur la beauté de ma fille, ce qui me flatte toujours.

Il m'a conduite lui-même à ma chambre et m'a dit: «C'était celle
qu'habitait notre chère Magda.» J'ai eu un frisson. Magda
Leprince-Mirbel était une grande amie de Marie-Anne et la maîtresse du
beau Philippe Montmaur qu'elle aima follement.

La vie est triste, mon ami; me voilà assise à la table où cette femme
supérieure, entrevue dans le monde par moi alors qu'elle s'apprêtait à
en sortir si tragiquement, et que j'y promenais triomphante mes jeunes
débuts, venait s'accouder et penser, et écrire à son amant. Pauvre ombre
de grande amoureuse, si vous errez par la chambre, que vous devez
sourire de la fugitive flamme qui m'a un si court instant embrasée, puis
s'est éteinte...

Cher grand, ne sentez-vous pas ainsi que moi? J'ai souvent l'impression
que le temps nous presse de vivre: il groupe et hâte les événements de
nos vies, comme s'il avait souci de nous tirer du charme tentateur
déversé par les situations latentes. Cette coïncidence de notre
rencontre au concert, ce duel, ces nouvelles explications entre nous,
cette nouvelle séparation, voilà encore une étape franchie par notre
amitié; nous voilà proches du dénouement, bien près d'avoir conquis le
calme dans lequel nous vivrons désormais, après tous ces ressauts de nos
cœurs. Nous avons épuisé toutes les sensations que comporte l'amitié
amoureuse. Jouissons de ce repos et vivons décidément en honnêteté, en
douceur, en beauté, tout comme les héros d'Ibsen.

Adieu; le premier coup de cloche du dîner sonne; il faut m'habiller.
Marie-Anne m'a conseillé, si je veux séduire son mari, d'attacher
quelque importance à cette toilette: «Montre un peu la peau blanche de
ton cou Paul adore tant se croire à Londres.» Elle souriait, détachée
de ces choses, elle, mais indulgente... Vous êtes nonchalant... il est
Londonnien... «Chacun il a son faute...» comme déclare miss May dans son
imagé jargon soi-disant français.

    DENISE.

_P.-S._--Je rouvre ma lettre avant de m'endormir. Donnez-moi de vos
nouvelles; ce soir, après dîner, nous avons parlé de vous. Danans m'a
inquiétée; je lui disais la nature de votre blessure, il s'est écrié:
«Et on l'a tenu à la chambre si longtemps pour cela? Allons, ceux qui
nous suivent sont décidément un peu douillets».

Vous ne l'êtes pas, je le sais... alors la folle du logis fait
chevaucher de tristes rêves; vite un mot à votre princesse Extrême.



CCXXXII

_Philippe à Denise._


Mercredi 16 juillet.

Je réponds en hâte à votre lettre: calmez vos inquiétudes, amie aimée;
je vais très bien; mais j'ai eu une complication à ma blessure deux
jours après le duel. Je ne vous en avais rien dit afin de ne pas vous
tourmenter; vous pourrez donner ces détails au grand romancier, s'il
vous reparle de moi, pour qu'il me traite mieux: l'épée de Chevrignies
m'a traversé la peau de la face interne de l'avant-bras et m'y a fait
une plaie en séton de quelques centimètres; on m'a pansé, et, par
prudence, j'ai gardé le bras en écharpe deux jours; on me donnait des
bains locaux phéniqués; par horreur de cette odeur je n'aurais osé
sortir ni me présenter chez personne. Le second jour, des frissons m'ont
pris, tout le bras était douloureux et j'avais de la fièvre; Félizet a
trouvé de la rougeur, du gonflement à la partie blessée; il a fallu
débrider la plaie dans toute la profondeur, attouchement peu agréable.
C'est cette recrudescence de mal que je vous ai cachée et qui m'a forcé
de garder la chambre, le bras maintenu dans l'immobilité par une
gouttière.

Voilà, ma chérie, toute l'histoire; notre grand chirurgien d'ami pourra
vous la confirmer; voilà pourquoi je n'ai pas été vous baiser la main
avant votre départ, voilà pourquoi Danans a tort de m'appeler douillet.

Cela me gêne bien de vous écrire de la main gauche: patientez pour mes
réponses et écrivez-moi, vous, tout ce que vous faites et dites.

Baisers à Hélène, souvenirs aux Danans. Je suis triste. Soyez-moi
tendre.



CCXXXIII

_Denise à Philippe._


17 juillet.

Et je n'ai rien deviné; et je n'ai pas senti que vous étiez plus malade:
j'ai cru ce qu'on me disait, nul pressentiment ne m'a troublée... Vous
êtes cruel de m'avoir laissée partir dans cette ignorance.

Vous êtes triste maintenant; qu'est-ce encore? J'ai une envie folle
d'écrire à Félizet... ma foi, il pensera ce qu'il voudra: il est fin et
bon; peut-être à cause de cela trouvera-t-il ma demande toute simple? Ce
qui me retient d'écrire c'est la peur de vous contrarier et d'être
grondée par le cher vieux pion.

Vous êtes triste? Hélas! s'il est vrai que «l'âme la plus éprouvée a le
plus de pouvoir guérisseur sur l'autre», je dois donc vous guérir...
mais de quel mal, mon Dieu? Ce mot _triste_ me brûle les yeux en
relisant votre lettre, et je sens, désespérée, que je ne puis rien pour
vous. Je ne vous rends pas responsable de l'état où vous êtes, parce que
je vous aime, j'en accuse le milieu où vous vivez. Je ne puis pas vous
dire quel dégoût j'ai de ce monde inutile et chic, vide de pensées,
improductif et joueur. Deux amis d'Aprilo, papillonnant hier au soir au
Casino autour de Suzanne m'en ont donné la nausée. Ces jolis gars
traînent leur existence à la manière des femmes de plaisir; au fond de
tout cela j'ai bien peur qu'il n'y ait pas autre chose qu'une terrible
paresse. Je souffre pour vous de vous voir continuer d'attendre qu'un
dieu de la machine vienne vous tirer du cocon d'ennui où vous êtes... Ne
ferez-vous donc jamais rien? Réfléchissez, trouvez quelque chose, vous
serez moins triste, mon grand. Vous me boudez? Ah! fâchez-vous si vous
voulez, mais «aimez-moi, voilà la loi et les prophètes».



CCXXXIV

_Denise à Philippe._


19 juillet.

Je reçois avec joie tous les matins la dépêche bulletin de santé; mais
que veut dire le: «suis triste, seul...», que contenait celle de ce
matin. Triste, je le savais, mais seul?

N'allez-vous plus en Suisse avec l'objet aimé? Qu'est-il survenu dans
votre vie? un pétale de rose, une plume d'oiseau, se sont mis en travers
de votre chemin? Dites, afin d'être consolé...

Je viens d'avoir la visite de ma fille (je l'ai laissée ce matin à Royat
pour déjeuner avec sa tante et ne la ramènerai à Fontana que ce soir,
après un dîner que ma belle-mère offre aux Danans à son hôtel), avec
Suzanne et Aprilo, tous les deux gais et gentils, confiés à la garde
d'un petit cheval, d'une petite voiture et d'une petite fille:
tite-Lène. Ils sont entrés par la grande avenue ainsi que trois radieux
printemps. On a parlé de vous en buvant du vin d'Asti parfumé de muscat,
pétillant comme du champagne. Hélène était divine me disant: «Je vous
fais une visite, maman.» Elle en avait un orgueil de petite femme, de
jouer avec moi _à la dame._

Marie-Anne a mis des fleurs dans leurs mains et ils sont partis
contents, gais, gentils, frais sous le soleil, par la route poudreuse.

Pourquoi Alice ne marie-t-elle pas ces enfants? le brave et sain cœur
de Grégor Aprilo serait le salut de Suzanne, plus légère que fautive, en
somme.



CCXXXV

_Philippe à Denise._


20 juillet.

Vous avez deviné, je ne pars pas pour la Suisse, mon infante m'a quitté,
ne me trouvant pas assez _rigolo_ pour devenir l'ordonnateur de ses
menus-plaisirs. J'ai peur pour l'avenir de cet objet; dans la
galanterie, il faut savoir s'ennuyer pour réussir... Mais laissons cet
être inférieur en l'éternel oubli, et ne soyons plus que vous et moi
dans l'univers.

Je m'apprête à prendre une formidable résolution et j'aurais bien aimé
que mon amie fût là pour me guider et remonter mon courage.

Quel pauvre correspondant je fais! Quand je relis mes lettres avant de
vous les envoyer, je suis toujours sur le point de les déchirer. Je n'ai
jamais pu écrire correctement ni traduire exactement ma pensée du
premier jet.

Si j'avais été écrivain j'aurais beaucoup raturé; vous devez vous en
apercevoir et souvent me trouver obscur. Je regrette de n'avoir pas la
bêtise nécessaire qui me donnerait un tranquille contentement de
moi-même. D'un autre côté, je vous l'ai déjà dit, ça ne m'aurait pas
dégoûté d'être un homme de génie; mais se sentir médiocre et impuissant
et se le reprocher continuellement, quelle vie! c'est la mienne. Enfin
mon cœur reste bon et vous l'avez; c'est pour cela que vous m'aimez
un peu, je pense. Le tableau de Grégor, de Suzanne, de la petite fille,
du petit cheval, de la petite voiture est idyllique. Je suis de votre
avis: gai, gai, marions-les. Il sera toujours temps de voir après. Si
vous étiez un peu adroite, vous devriez bâcler cette affaire-là.

Je baise vos mains. Mon bras va mieux.



CCXXXVI

_Denise à Philippe._


23 juillet.

J'ai tant de choses à vous dire que je ne sais par laquelle commencer:
D'abord: vous. Il ne faut pas vous laisser envahir par ces
désespérances; vous êtes en pleine force, en pleine jeunesse, et bien
des jours passeront avant qu'il soit temps de dire avec Louis Bouilhet:

    Mon rêve est mort sans espoir qu'il renaisse,
    Le temps s'écoule et l'orgueil imposteur
    Pousse au néant les jours de ma jeunesse
    Comme un troupeau dont il fut le pasteur.

Mais non, cher, vous n'êtes pas un pauvre correspondant; cela serait-il,
je vous aime comme vous êtes et puisque votre «cœur est bon» et que
je «l'ai», je n'ai rien à demander de plus ni de mieux.

Je regrette de n'être pas auprès de vous quand vous souffrez et que vous
vous plongez dans le marasme; ma bonne humeur vaillante est contagieuse
et vous donnerait du courage. Mère, seule à Nimerck, me pleure à ce
point de vue dans ses lettres. Je suis un remontant admirable,
paraît-il. Ceci devrait constituer une situation lucrative dans le
monde; alors je serais riche! Mais voilà, on ne s'est pas encore avisé
de monnayer les sentiments gais; certaines demoiselles ont bien fait ça
pour l'amour... je ne sais au juste pour quelle cause cela leur a établi
dans le monde une incontestable mauvaise renommée.

Peut-être ont-elles falsifié l'admirable marchandise? ou bien,
décidément, l'amour est-il un sentiment qui doit s'ingurgiter triste?

Prenez courage, mon désespéré de vous et des autres; ne m'en veuillez
pas de plaisanter un peu vos grands petits chagrins; cela tient à ce
qu'un heureux événement se prépare... Hier au soir, après le dîner,
tandis que Suzette et Hélène dansaient au Casino, Grégor m'a offert le
bras, et, dans les allées silencieuses du parc, il m'a dit le secret de
son cœur et demandé de parler pour lui. Le brave garçon était ému, et
moi bien touchée de sentir en lui tant d'amour pour ma nièce. Or, dès ce
matin, j'ai eu un entretien avec Alice et Suzanne. Le chiffre de la
fortune d'Aprilo, beaucoup plus élevé que n'avaient pensé ces dames, a
décidé ma nièce à «courir les ambassades». La voilà bel et bien fiancée;
j'en suis ravie. Demain, chez les Danans, nous les avons tous à dîner.

Tandis que je vous écris, Marie-Anne au cœur ingénieux en délicates
attentions, transforme la salle à manger en bosquet de verdure au moyen
de branches d'arbres coupées dans la forêt et parmi lesquelles les
domestiques, les jardiniers, Marie-Anne, tite-Lène, et un jeune voisin
de campagne, fils d'une amie des Danans, Claude Barjols, posent de ci,
de là, des fleurs blanches.

L'effet est délicieux; Hélène, rose de plaisir, admire l'œuvre avec
des enthousiasmes juvéniles; ils troublent un peu la bonne ordonnance de
ma lettre, car je vous écris du petit salon donnant dans la salle, les
portes grandes ouvertes. De temps en temps on m'interpelle et je suis
obligée de crier mon admiration sans que mes interlocuteurs daignent
arrêter une minute, pour m'entendre, le brouhaha de leur organisation
savante et fleurie.

L'état de toute la maisonnée est un peu agité par cette grande nouvelle,
et moi plus émue que je n'aurais cru des souvenirs qu'elle éveille en...

Cette fois, j'ai été arrêtée pour de bon par Marie-Anne.

Elle vint s'asseoir dans un fauteuil, me jetant un: «Eh bien?» si
doucement impératif que j'ai laissé là ma plume.

Mon ami, comme cette femme est superbe dans ses quarante ans! la belle
et noble allure! Elle défaisait lentement ses gants, et le bras et la
main me sont apparus si purs de ligne... j'en étais émerveillée.

--Eh bien, Denise? voilà un recommencement... voilà la roue qui tourne,
tout proche de nous, et engrène deux nouvelles existences; heur ou
malheur, la destinée pour eux?... _Chi lo sa?_ et dire que, si broyées
soyons-nous, personne n'aura le courage de crier à ce couple: Vous
tentez l'impossible rêve, n'y ayez pas foi; et, afin de ne pas
empoisonner vos jours de désillusion: «_lasciate ogní speranza_».

Elle s'était levée et marchait de long en large devant la table où
j'étais accoudée; j'ai lu sur ses traits une émotion inaccoutumée...
elle aussi se souvenait...

Marie-Anne me parut plus grande, plus belle dans les longs plis de sa
robe de laine blanche; sa majestueuse stature évoquait en mon esprit une
déesse sage et désenchantée:

--Oui, ni toi ni moi ne dirons à la jeune fille ce que nous avons
souffert. A quoi servirait? Pourrions-nous lui donner une joie autre en
remplacement du désir qui naît en elle? Alors, nous nous étourdissons
pour l'étourdir, nous lui sourions pour qu'elle sourie; nos lèvres
murmurent: «Va!» et nous la poussons doucement devant nous afin qu'elle
ne voie pas nos yeux baignés de larmes et ne soupçonne pas les
meurtrissures, qu'en route on nous a faites au cœur; nous devenons
joyeuses, nous lui donnons des fêtes, nous lui cachons les amas de
douleur que la vie entasse dans les âmes: va!... si tu as l'âme tendre,
tu seras la victime; si c'est lui, il sera victimé; mais soyez assurés,
pauvres fiancés, que votre étoile, pas plus que les nôtres, n'ira par le
monde sans défaillance de lumière!»

--Marie-Anne, tous les hommes n'ont pas l'esprit arrogant et ne nient
pas en nous, gouailleurs, notre soif d'amour, de tendresse: tous
n'apportent pas en mariage une âme sceptique, en cendre...

--Peut-être... d'ailleurs, ta nièce a la chance de les valoir, ces
hommes. C'est une satisfaite d'elle, orgueilleuse, positive, impérieuse;
elle est de la catégorie de celles qui nous vengent. Mais ton Hélène?

--Oh! Hélène est encore un baby!...

--Tu trouves? petite Nisette, tu es comme toutes les mères... tu couves
la coque vide de l'œuf sans t'apercevoir que le poussin a ses ailes
et qu'il vole... tiens, regarde...

Cher, madame Danans me montrait mon Hélène, étendue sur un
rocking-chair. Claude Barjols (il a dix-sept ans), lentement la berçait;
d'une gerbe qu'il tenait dans sa main, il laissait tomber une à une les
fleurs sur Hélène et souriait en la regardant. Elle parlait; les
réponses de Claude semblaient des dénégations, des défenses... mais elle
prenait un petit air boudeur, fâché, et lui, humble, s'excusait. Oui,
oui, il n'y avait pas là deux enfants, mais un jeune homme, une jeune
fille... j'ai senti mon cœur défaillir... j'allais, fâchée--de quoi,
mon Dieu?--appeler Hélène, quand Marie-Anne pressa ma main, disant:
«Écoute...»

Alors, les mots arrivèrent jusqu'à nous, attentives:

--Pourquoi voulez-vous que je garde vos fleurs? Vous avez été bien trop
vilain hier; vous aviez honte de me faire danser au Casino, oui, honte!

--Mais non, non, je vous jure, vous vous faites des idées...

--Oh! que non! et tout ça parce que j'ai l'air d'une petite fille avec
mes robes courtes; mais l'année prochaine elles seront longues, je serai
plus vieille et c'est moi qui ne danserai plus avec vous mais avec de
vrais messieurs grands, et ce sera bien fait...

Il riait, le jeune garçon, et soigneux de l'enfant boudeuse il la
berçait doucement, s'amusant à laisser naître en elle, à son profit à
lui, quelques soucis de femme...

--Es-tu édifiée, Denise?... elle est bien jolie, ta fille, et si
suave!... Mon mari, lui-même l'aime et la choie. La voyant courir
l'autre soir sur la pelouse, pour la première fois il a manifesté ce
regret: «Si j'avais été sûr d'avoir une fille semblable à cette petite,
j'aurais aimé que vous eussiez un enfant.» Ah! j'ai été jalouse de toi à
cette minute-là, Denise; jalouse de ce souhait tardif de paternité comme
d'une infidélité. Ce n'est pas seulement en père que Paul aime
tite-Lène; c'est pour cette fraîche féminité, cette coquetterie
naissante, qui émanent d'elle. Elle possède un charme au-dessus de son
âge, un tact, une finesse, une câlinerie...

--Oui, tant que vous voudrez, mais c'est inconscient; la croire capable
de voir autre chose que des fleurs, dans ces fleurs qui tombent des
mains de Claude sur sa jupe vague et flottante de fillette...

--Eh bien, tu vas voir.

Alors me prenant par le bras, elle s'avance sur le perron et, là:

--Hélène? s'écrie-t-elle.

--Ah! c'est vous, ma Mie-Anne?

La petite se lève, ramasse vite ses fleurs et accourt vers nous avec son
compagnon, tout cela si franchement, si naïvement, que je ne pus me
retenir de lui mettre un baiser au front.

--Vous m'avez appelée, Mie-Anne?

Et, en parlant, ma fille groupait artistement ses fleurs et en glissait
une partie dans sa ceinture.

--Tu as là un joli bouquet. Veux-tu me le donner?

--Mie, j'aime mieux vous en cueillir un autre.

--Celui-là me plaît...

--Voyez, les fleurs en sont déjà presque fanées...

--Tu tiens donc tant à ce bouquet?

--Ma bonne amie, je vous en ferai un bien plus beau; celui-là, tenez, je
vais en donner la moitié à petite mère (avec un regard vers Claude et
devenant rouge en voyant l'air un peu vexé du gamin) parce que petite
mère, c'est encore un peu moi... Mais pour vous je cours en chercher un
beau, un plus beau ma mie!

Et la voilà se sauvant au bout de la pelouse. Ah! ce: «c'est encore un
peu moi...» Marie-Anne souriait; moi, deux larmes perlaient à mes cils
et je pensais: déjà!

--Tu vois? n'avais-je pas raison? elle aiguise son cœur et voit
«autre chose que des fleurs en ces fleurs».

Ah! Philippe, j'en reste atterrée! penser qu'il y a quelques mois à
peine je me sentais entraînée par cette folie d'amour sans songer que
l'heure de mon Hélène était si proche!

Avec quel soin il va falloir m'occuper de son cœur et devenir la
confidente de ses plus secrètes pensées! je veux être son amie: la tâche
sera douce et facile... mais quelle décevance de l'armer pour la lutte
sentimentale au lieu d'avoir à lui dire: crois, aime, espère! Quelle
mère attentive a gardé pur le cœur de son fils et dirige en ce moment
ce fils qui deviendra l'époux de ma fille?

Pourrai-je jamais, comme on a fait pour nous toutes, la livrer, sur de
belles apparences, à un inconnu? Ah! tenez, je voudrais pouvoir ôter
quinze ans de votre vie, vous dont je connais les qualités et les
défauts, et commencer à vous élever à la brochette en vue de ma fille...
Ne riez pas de cette folie; j'ai l'âme pleine de larmes...

Croyez-moi toujours et à travers tout, votre affectionnée.



CCXXXVII

_Philippe à Denise._


26 juillet.

Ma chère Denise, voyez dans cette lettre, sur laquelle j'attire votre
attention d'une façon un peu solennelle, un engagement que je vais
prendre; il pourra resserrer entre nous les liens d'amitié fondés sur
notre estime réciproque, profonde; il transformera mon existence en lui
donnant un but.

Depuis quelque temps déjà, j'avais le désir de vous entretenir d'un
projet; je vais aujourd'hui vous le soumettre. Si je ne l'ai pas fait
plus tôt, c'est par scrupule: je ne voulais pas vous influencer; mais
dans ce désir d'élever votre gendre pour qu'il soit digne de votre
fille, je vois comme un acquiescement anticipé à un vœu que j'ai
vaguement formé moi-même. Je me fais de l'amitié, mon amie, d'une amitié
comme la nôtre s'entend, une idée très haute. C'est un sentiment que je
respecte beaucoup; il crée, à mon avis, des devoirs étroits. Un des
premiers de ces devoirs est la confiance; si la pensée qui me guide
vous est importune, je vous supplie de me le dire avec franchise; je
promets de ne pas m'en froisser, il n'en sera plus question entre nous
et c'est tout. Je m'explique: Vous vous rappelez sans doute combien nous
avons trouvé Hélène belle le jour de sa première communion? Grande,
élégante, diaphane dans ses voiles blancs, rayonnante d'une beauté de
forme et d'âme vraiment idéales. Nous n'étions pas seuls à l'admirer.
Votre mère avait eu la bonté d'inviter mon frère Jacques au dîner de
famille. Lorsqu'il vit Hélène entrer au salon, drapée virginalement dans
son voile, il eut, plus que nous tous, un éblouissement que j'ai
surpris. A cette minute, son enthousiasme ne m'étonna pas. Mais depuis
ce jour, plus souvent certes qu'il n'était besoin, il s'informait de
notre chérie.

Or, le soir de mon duel, après la visite qu'il vous fit, il revint ayant
gardé d'Hélène et d'une conversation qu'ils eurent tous les deux sur
moi, une sorte de jalousie se traduisant par des boutades dans le genre
de celle-ci: «Tu as de la chance... on t'aime dans cette famille...
cette petite a eu pour toi des mots exquis; elle est délicieuse, cette
gamine... si elle avait trois ans de plus, je me mettrais bien sur les
rangs pour l'épouser.»

Ceci n'est rien, me direz-vous? Mon amie, ceci peut, si nous le voulons,
devenir quelque chose. Je viens donc vous demander--non la main d'Hélène
pour Jacques, ce qui serait grotesque--mais de consentir à ce que je
dirige mon frère et veille sur lui, et entretienne en son esprit la
pensée d'Hélène, en vue d'une union possible de nos deux enfants.

Bien entendu, ni eux ni personne au monde ne soupçonnera le but
poursuivi par nous; avec art, nous les intéresserons l'un à l'autre.
Jacques a vingt-deux ans; il y a dix ans de différence entre eux; la
proportion est bonne. Mon dragon aura vingt-huit ans quand il pourra
raisonnablement prétendre à la main d'Hélène. Si ce projet vous semble
réalisable, j'en serai bien heureux.

Je m'en irai cet automne vivre à Luzy; je prendrai la direction de nos
intérêts, jusqu'ici confiés à l'un de nos gros fermiers, sorte
d'intendant ne manquant pas de nous exploiter pour ne pas faire mentir
la tradition.

Vous savez notre état de fortune: quinze mille livres de rente chacun,
dont une vingtaine en terre et les dix autres inscrits sur le Grand
Livre. Je ne soupçonne pas la dot qu'aura Hélène et ne veux pas m'en
inquiéter. Si nous amenons nos enfants à conserver leurs cœurs
intacts, purs d'émois causés par d'autres, ils seront heureux entre tous
et quelques mille livres de rente de plus ou de moins n'y feront rien.

Je prends vis-à-vis de moi-même, en m'attelant à la tâche de faire
prospérer nos biens en vue de faciliter l'avenir de mon frère, une grave
résolution. Je renonce à une vie facile dont je sens l'écœurement me
gagner. J'ai réfléchi beaucoup avant de me décider à vous écrire cette
détermination prise. C'est une épreuve que je veux tenter. J'espère y
voir mon activité morale et intellectuelle s'y développer au lieu de se
ralentir. Je penserai, je lirai, je travaillerai.

Il s'agit, pour moi, de rompre avec quinze ans de bêtise et de paresse,
ce n'est pas là une petite affaire. Et puis, je serai définitivement
fixé sur ce que je vaux. Ou je me relèverai, ou je me laisserai tomber
doucement dans une matérialité béate et inactive; elle trouvera son
contentement dans la vie large et facile que me fera la campagne.

Je serai soutenu par vous, n'est-ce pas, mon amie? et par ce but à
atteindre: le bonheur de nos enfants.

Adieu; vous êtes la bonté et la grâce mêmes.

Je vous aime.



CCXXXVIII

_Denise à Philippe._


29 juillet.

Votre lettre m'a bien troublée... Quel émoi cette demande anticipée a
mis dans mon cœur... Hélène, dans ma chambre à cette minute, me
disait: «Maman, je crois bien que l'année prochaine mes poupées ne
m'amuseront plus... même cette belle-là!» C'était à la fois étrange et
cruel de penser à la future union d'une fillette jouant encore à la
poupée.

Me pardonnez-vous? J'ai pris conseil de Marie-Anne. Elle a discuté,
pesé, jugé avec moi votre proposition qui pendant deux jours a été le
sujet de nos entretiens intimes. Enfin voici ma réponse: j'accepte en
principe, mais sans engager en rien ma fille. J'accepte pour deux
raisons: si votre projet réussit, je crois en effet que nous aurons
tenté quelque chose pour le bonheur de ces enfants; s'il échoue, si
votre frère n'aime pas Hélène, si elle n'aime pas votre frère, ils
retomberont tous les deux dans la loi commune et se marieront comme tant
d'autres: au petit bonheur.

Maintenant, parlons de vous. L'épreuve que vous voulez tenter me semble
ardue. J'ai peur de vous voir souffrir d'une détresse plus grande, alors
que votre esprit ne sera plus alimenté par cette vie de la pensée dont
vous êtes friand. Réfléchissez encore, mon ami, avant de vous
transformer en gentleman-farmer.

Voilà une nouvelle étape franchie; maintenant c'est fini... notre amitié
devient grand'mère; une petite flamme qui l'illuminait encore de faibles
et intermittents éclats, s'est éteinte; ces jeunes gens nous entraînent
à l'oubli de nous; leurs mains délicates nous séparent, nous poussent
dans le fossé, leurs lèvres murmurent: «Place à nous.»

Ah! Philippe, quel cœur j'ai aimé en vous! Comme je vous ai deviné
bon, grand. Vous ne leur dites pas: «Arrêtez!» à ces jeunes, mais, avec
une paternelle tendresse, vous leur préparez la route et débarrassez le
chemin des pierres et des ronces qui pourraient les blesser. Vous
oubliez qu'un homme de votre âge peut se créer toute une vie... Ah! mon
cher, cher Philippe!

Puisque je suis encore pour quelques jours ici, dans le recueillement,
voulez-vous m'envoyer mes lettres afin que je les classe avec les
vôtres? Nous les lirons à Nimerck en nous y rejoignant. J'ai toutes les
vôtres ici, je les parcours, mais c'est un peu énigmatique à relire sans
les miennes.

Adieu, mon ami. Grâce à vous, je suis demeurée honnête femme; je me
courbe, respectueuse et reconnaissante, devant le haut sentiment qui
vous a fait agir. Par vous, j'ai connu les suprêmes félicités de
l'amour, comme j'en ai subi les pires souffrances... Ah! de tout mon
cœur je vous remercie d'avoir eu le courage de me maintenir droite!
Et c'est encore vous, mon Philippe, qui armez mes trente-quatre ans,
parfois rebelles un peu, et me guidez et m'ouvrez la voie, me montrant
de nouveaux devoirs, un avenir que, dans sa coquetterie de femme, la
mère ne croyait pas si proche.



CCXXXIX

_Philippe à Denise._


30 juillet.

Merci, Denise, d'avoir accepté mes projets; s'ils s'accomplissent, la
vie pourra encore nous être douce, mon amie. Approuvé par vous, je vais
me mettre bravement à la tâche. Voici vos lettres. Je me suis attendri
tout à l'heure sur ces chiffons de papier lus au hasard. Ils m'ont remis
en mémoire des peines, des plaisirs autrefois vivement sentis.

J'ai retrouvé ainsi entre leurs lignes de belles et radieuses espérances
auxquelles la réalité a, depuis, cassé les ailes... C'est une manière
saisissante de se souvenir...

Je tiens extrêmement à ces lettres, Denise. Elles contiennent beaucoup
de notre amitié qui a pas mal vécu par correspondance. Vous vous y êtes
donnée toute, pour cela je les aime. Je compte que vous me rendrez, avec
une fidélité absolue et complète, ce dépôt que je vous confie. Soyez-en
persuadée, ces lettres ont toujours été accueillies soit avec la
tendresse, soit avec le respect amical qu'elles méritaient. Je ne suis
pas indigne de les posséder et j'ai la confiance qu'elles ne vous
inspireront aucun regret.

Enfin, vous me croirez si vous voulez, mais cet envoi m'émeut un peu...



CCXL

_Denise à Philippe._


2 août.

Oui, n'est-ce pas? quelques battements de nos cœurs, les meilleurs
peut-être, sont là dans ces feuilles...

Cher, qu'importe de vieillir quand on est deux, si merveilleusement, si
amoureusement amis!

FIN



ÉMILE COLIN--IMPRIMERIE DE LAGNY


NOTES:

[1] Louis Bouilhet.

[2] Pascal.

[3] Stendhal

[4] Office de sainte Cécile, Bréviaire romain.

[5] «Pauvre! Je voudrais et ne voudrais pas!»





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