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Title: Les musiciens et la musique
Author: Berlioz, Hector, 1803-1869
Language: French
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produced from images generously available at the
Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)



HECTOR BERLIOZ

Les Musiciens
et
la Musique

INTRODUCTION
PAR
ANDRÉ HALLAYS

[Illustration: C·L]

PARIS

CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS

3, RUE AUBER, 3



LES MUSICIENS
ET
LA MUSIQUE



CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS

DU MÊME AUTEUR
Format in-18.

A TRAVERS CHANTS                     1 vol.

CORRESPONDANCE INÉDITE               1 --

LES GROTESQUES DE LA MUSIQUE         1 --

LETTRES INTIMES                      1 --

MÉMOIRES                             2 --

LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE           1 --

Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les pays
y compris la Suède, la Norvège et la Hollande.

Paris.--Imp. Vve ALBOUY, 75, avenue d'Italie.--2122.3.03



HECTOR BERLIOZ

LES MUSICIENS
ET
LA MUSIQUE

INTRODUCTION
PAR
ANDRÉ HALLAYS

[Illustration]

PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, RUE AUBER, 3



HECTOR BERLIOZ

CRITIQUE MUSICAL


Berlioz était revenu de Rome depuis deux ans. Il était déjà presque
célèbre: il avait fait exécuter l'ouverture du _Roi Lear_, l'ouverture
des _Francs Juges_, la _Symphonie fantastique_ et la _Symphonie
d'Harold_. Mais il était pauvre. Son mariage avec Henriette Smithson
avait encore augmenté sa gêne. Les articles qu'il donnait à quelques
revues (_Europe littéraire_, _Revue européenne_, _Monde dramatique_,
_Correspondant_, _Gazette musicale_), lui étaient médiocrement payés. Il
ne savait plus «à quel saint se vouer»; c'est lui-même qui nous l'a
conté.

Un jour de détresse, il rédigea une courte nouvelle intitulée _Rubini à
Calais_ et la fit paraître dans la _Gazette musicale_. Le 10 octobre
1834, ce petit récit fut reproduit dans le _Journal des Débats_, précédé
d'une note où l'on vantait la «verve» et l'«esprit» du conteur.

Berlioz se rendit rue des Prêtres-Saint-Germain-l'Auxerrois afin de
remercier Bertin l'aîné. Ce dernier lui proposa, séance tenante,
d'écrire dans les _Débats_ des chroniques sur la musique. Castil-Blaze
venait de quitter le journal. Delécluse y conservait la critique des
représentations du Théâtre Italien; il ne l'abandonna jamais à Berlioz
qui, vraisemblablement, jamais ne la réclama. Jules Janin continuait de
s'occuper de l'Opéra et de l'Opéra-Comique. Le domaine du nouveau
feuilletoniste était donc assez étroit. On lui laissait les concerts et
les «variétés musicales». Deux ans après, Jules Janin consentit à ne
plus juger la musique dramatique, mais il garda sur le ballet «le droit
du seigneur».

Ainsi commença la collaboration de Berlioz au _Journal des Débats_. Elle
dura jusqu'en 1863. Pendant vingt-huit années, ce feuilleton fut pour le
musicien un gagne-pain, une torture et une arme.

Berlioz a maintes fois décrit l'abominable supplice que lui infligeait
son métier de critique. On se rappelle ce tableau presque tragique:
l'infortuné musicien arpente sa chambre à grands pas, le cerveau vide;
il s'arrête à sa fenêtre et se perd en rêveries devant le soleil
couchant, puis revient à sa table et, à la vue de la page blanche,
éclate de colère; d'un coup de poing, il défonce sa guitare; il
considère longuement ses deux pistolets chargés, pleure comme un écolier
qui ne vient pas à bout de son thème... jusqu'à ce que son petit garçon
ouvre la porte en disant: «Père, veux-tu être z'amis». Et, l'enfant sur
ses genoux, Berlioz s'endort[1]...

L'enfant est devenu un homme; le père continue sa tâche détestée, et
c'est à son fils qu'il écrit, le 14 février 1861: «Je suis si malade que
la plume à tout instant me tombe de la main, et il faut pourtant
m'obstiner à écrire pour gagner mes misérables cent francs et garder ma
position armée contre tant de drôles qui m'anéantiraient s'ils n'avaient
pas tant de peur. Et j'ai la tête pleine de projets, de travaux que je
ne puis exécuter à cause de cet _esclavage_[2].»

Il passe sa vie à maudire cet «esclavage». Il le maudit avec fureur:
«Écrire des riens sur des riens! donner de tièdes éloges à
d'insupportables fadeurs! parler ce soir d'un grand maître et demain
d'un crétin avec le même sérieux dans la même langue!... oh! c'est le
comble de l'humiliation! Mieux vaudrait être... ministre des finances
d'une république. Que n'ai-je le choix!» Il le maudit avec ironie: «J'ai
une passion pour la critique, rien ne me rend heureux comme d'écrire un
feuilleton, de raconter les mille incidents dramatiques, toujours
piquants, toujours nouveaux d'un livret d'opéra: les angoisses des deux
amants, les tourments de l'innocence injustement accusée, les
spirituelles plaisanteries du jeune comique, la sensibilité du bon
vieillard; de démêler patiemment les fils de ces charmantes intrigues
quand je pourrais couper l'écheveau brusquement, etc.[3]»

Il le maudit sur tous les tons, mais il le supporte. Il a trop
d'ennemis; l'originalité de son génie, le mordant de ses boutades,
l'irritabilité de son caractère ont soulevé contre lui des haines
implacables: s'il n'a le secours d'un journal puissant, s'il n'est en
état de menacer ses adversaires de représailles, la bataille sera trop
inégale. Grâce à son feuilleton, il trouve les directeurs moins
arrogants, les artistes moins dédaigneux, ses confrères moins
hostiles.--«Chaque heure consacrée à ces besognes est peut-être une
heure d'immortalité qu'on se vole[4]...», disait mélancoliquement
Théophile Gautier. Peut-être!... Mais on se demande avec angoisse quelle
eût été la destinée de Berlioz, s'il n'avait eu pour se défendre une
plume redoutable et la fidèle amitié des Bertin.

D'ailleurs il ne faut pas se laisser duper par les hyperboles de
Berlioz. Il dit vrai quand il rappelle les affres où le jetait, certains
jours, l'obligation d'écrire. Mais il eut ses revanches et ses
consolations. «La seule compensation, dit-il, que m'offre la presse pour
tant de tourments, c'est la portée qu'elle donne à mes élans de cœur
vers le grand, le vrai et le beau où qu'ils se trouvent.» Cette
compensation lui fut largement donnée. Sa nature frénétique ne pouvait
se passer d'effusions ni d'épanchements. Or il était libre de glorifier
dans son feuilleton les chefs-d'œuvre, objets de son culte, libre de
les venger des dédains du public ou de la malfaisance des pasticheurs.
Quand il vient à parler de Gluck, de Beethoven, de Weber, de Spontini,
il est tout à la joie d'écrire. La nécessité ne lui eût-elle pas imposé
cette besogne de feuilletoniste, Berlioz, à trente ans, l'eût acceptée,
pour acheter à ce prix la satisfaction de mettre le public dans la
confidence de ses enthousiasmes.

A vrai dire, avec les années, ces occasions heureuses devinrent plus
rares. Berlioz restait pieusement fidèle à ses dieux (sa très belle
étude sur _Alceste_ a paru en 1861). Mais, pour chanter leur gloire, il
n'avait plus les transports de jadis. Au fond, il ne méprisait pas son
œuvre d'écrivain autant qu'il l'a répété dans ses _Mémoires_; ouvrez sa
correspondance, vous y surprendrez sans cesse l'éternel cri de l'homme
de lettres: «Avez-vous lu mon article?» ou bien: «Lisez mon article de
demain.» Mais, à la longue, la corvée du feuilleton le harassait.

Son œuvre de critique lui a donc donné des joies qu'il n'a pas toutes
avouées. Mais il fut sincère quand, la vente de la partition des
_Troyens_ lui ayant assuré de suffisantes ressources, il s'écria:
«Enfin, enfin, après trente ans d'esclavage, me voilà libre! Je n'ai
plus de feuilletons à écrire, plus de platitudes à justifier, plus de
gens médiocres à louer, plus d'indignation à contenir, plus de
mensonges, plus de comédies, plus de lâches complaisances, je suis
libre! Je puis ne pas mettre les pieds dans les théâtres lyriques, n'en
plus parler, n'en plus entendre parler, et ne pas même rire de ce qu'on
écrit dans ces gargotes musicales![5]»

A l'allégresse de la liberté se mêlait le plaisir de contempler la mine
désappointée des gens qui lui faisaient la cour: «Ils ont perdu leurs
avances, ils sont volés[6].»

       *       *       *       *       *

Les centaines de feuilletons que Berlioz accumula pèsent moins pour sa
gloire que vingt mesures de _Roméo_ ou de _la Prise de Troie_. Si ces
articles nous intéressent, c'est surtout parce qu'ils sont de la même
plume qui a écrit d'admirables symphonies. Si nous les relisons, c'est
que nous espérons découvrir dans les jugements du musicien le secret de
son génie. Qui se soucie maintenant des opinions de Fétis et de Scudo,
hors quelques curieux de l'histoire de la musique? Penserait-on à
déterrer les chroniques enfouies dans la collection du _Journal des
Débats_ et signées d'Hector Berlioz, si ce même Berlioz n'avait été un
des artistes les plus extraordinaires du XIXe siècle?

Il serait donc puéril de surfaire cette littérature; on aurait l'air de
vouloir dépouiller le compositeur au profit du critique. A la vérité,
ce jeu absurde ne déplairait pas à tout le monde. Il y a vingt ans,
artistes et amateurs furent saisis d'un fanatisme généreux et aveugle
pour l'auteur si longtemps méconnu de la _Damnation_ et des _Troyens_,
et ils applaudirent tout dans son œuvre avec une égale ferveur, le
sublime, le médiocre et le pire: aujourd'hui, d'autres amateurs et
d'autres artistes--les mêmes aussi, peut-être!--font payer à Berlioz
l'enthousiasme désordonné de ses admirateurs et sont prêts à déclarer
qu'il ne reste pas grand chose à dire de lui lorsqu'on a vanté sa
littérature. En musique, nos modes ont des caprices enfantins...

Berlioz naquit avec le don de l'écrivain. Ses premiers articles, après
son retour de Rome, ont déjà de la couleur et du mouvement. Parfois
encore la phrase gauchit et s'empêtre; la lourdeur de l'expression,
l'impropriété des mots révèlent l'inexpérience d'un littérateur novice.
Mais, d'année en année, la langue se fait plus sûre et plus souple; les
jours d'heureuse inspiration, elle devient abondante, imagée, vivante.
Alors--c'est sa grande originalité--la prose de Berlioz porte
l'empreinte du génie musical. Le morceau littéraire est bâti presqu'à la
façon d'un morceau de symphonie, avec des changements de rythme, des
répétitions et des cadences. On pourrait souvent mettre en tête d'une
page de Berlioz: _allegro_, ou bien _andante_, ou bien _scherzo_.

Pour rendre justice à ces qualités de style et de composition, il faut
ne point se laisser rebuter par le tour vieillot et démodé de certaines
élégances de style qui plurent sous le roi Louis-Philippe. De tous les
âges de notre littérature, l'âge où écrivit Berlioz est celui dont la
phraséologie nous est la plus odieuse: elle est déjà trop loin de nous
pour ne pas nous sembler baroque et saugrenue, mais elle en est encore
trop près pour que nous lui découvrions, avec une indulgence attendrie,
le charme des choses surannées. Berlioz, journaliste, était parfois de
cette «école parisienne» qu'il haïssait avec tant de force, dès qu'il
était question de musique. Et comment y eût-il échappé? Il écrivait aux
_Débats_, à côté de Jules Janin, le maître incontesté dont tous les
feuilletonistes, tous les critiques, tous les chroniqueurs imitaient de
leur mieux la désinvolture sautillante, le bavardage laborieusement
décousu, les digressions ahurissantes et les ironies sans fin. Ajoutez
le lyrisme de pacotille que les romantiques avaient introduit jusque
dans le journalisme, la manie de la grandiloquence, des interjections et
des apostrophes. C'était la manière de Lousteau et de Lucien de
Rubempré. Ce fut quelquefois la manière de Berlioz.

Mais, cette vieille friperie une fois écartée, comment nier l'esprit,
l'éloquence, la grâce des pages ou librement il se livre à la fantaisie
de son esprit et à la fougue de ses indignations?

Ce goût du pittoresque et ce sentiment de la nature, dont l'union, plus
rare que l'on ne croit, fait la beauté de ses grandes peintures
musicales, on les retrouve dans ces jolis _Reisebilder_ dont il aime à
égayer le mélancolique compte rendu des opéras et des opéras-comiques.
Son style ne vaut pas son orchestre, sans doute! Mais, que, pour
retarder le moment fâcheux où il va falloir analyser et juger _la
Sirène_[7], il rappelle ses souvenirs des Abbruzzes, les moines, les
bandits, les madones, les carabiniers, les _pifferari_, ou bien que le
_Lazzarone_[8] d'Halévy lui soit un prétexte pour évoquer la mer et la
lumière de Naples, l'île de Nisida et les bateliers du Pausilippe, le
coloris de ses esquisses est vif, sobre et juste.

Pour conter, louer, invectiver, sa verve toujours jaillissante fait
merveille, à condition que le démon romantique ne le pousse pas aux
dernières outrances. Sa phrase agile va un train d'enfer, frappe à
droite, frappe à gauche, avec une sûreté, une dextérité qui révèlent la
bonne éducation latine de l'écrivain. Prompte à l'éloquence, elle se
plie à l'ironie. La violence de la passion rend parfois cette ironie
trop lourde ou trop tendue. Mais quand--lassitude, dédain ou
résignation--l'âme tourmentée s'apaise un instant, elle a, pour traduire
ses dégoûts et ses aversions, des cris de sensibilité endolorie qui font
penser à Henri Heine ou bien des traits légers, acérés, terribles.

Cet homme, dont la vie semble un perpétuel paroxysme d'amour, de haine,
d'orgueil et de douleur, possède le sens du comique et de la
bouffonnerie. S'il s'amuse à parodier le scénario d'un opéra qui a passé
les bornes de la niaiserie consentie à ces espèces d'ouvrages, s'il
enchâsse les perles qu'il a trouvées dans un «poème» lyrique, s'il veut
se venger de l'ennui dont l'assomment la mauvaise musique et les
méchants musiciens, il est fertile en inventions divertissantes. (Il
faut lire certaine analyse du _Caïd_ écrite en vers libres, en vers
d'opéra[9].) Ces drôleries ne sont pas toujours très finement ciselées:
Berlioz montre pour les grosses facéties, les coq-à-l'âne et les
calembours une prédilection propre aux hommes de génie. D'autres fois,
il donne dans la gaieté romantique, la redoutable gaieté des Jeunes
France qui, dociles à la parole de Victor Hugo, admiraient Shakespeare
comme des «brutes». Oh! les plaisanteries shakespeariennes en français!
Mais il a aussi l'autre veine, la veine gauloise. Car chez lui tout est
alliage et complexité.

Par-dessus tout, il a le don de la vie. Il sait créer des personnages,
les faire parler, les mettre en scène. Il excelle à composer de petits
dialogues spirituels et passionnés où l'on surprend çà et là un peu de
l'art de Diderot. _Les soirées de l'orchestre_, _les Grotesques de la
musique_, _les Mémoires_ contiennent un grand nombre de ces fragments de
comédie, comme la visite de la «jeteuse de fleurs», madame Rosenhain,
l'irruption des virtuoses chez le critique malade, les conversations
avec Cherubini. Le jour de la première représentation du _Faust_ de
Gounod, Berlioz use du même procédé pour traduire les sentiments divers
du public et il nous fait ainsi assister aux conversations de
l'entr'acte[10], «cliquetis d'opinions étranges et contradictoires».

Toutes ces qualités firent de Berlioz un merveilleux journaliste.

       *       *       *       *       *

Lorsqu'en 1820 le prédécesseur de Berlioz au _Journal des Débats_,
Castil-Blaze avait été chargé de la _Chronique musicale_, il avait ainsi
caractérisé lui-même ses articles: «Cette chronique sera exclusivement
consacrée à la musique. Les opéras nouveaux ou anciens y
seront--_uniquement sous le rapport musical_--examinés, analysés avec
soin et d'après les principes de la _bonne école_...» Sans rechercher ce
que Castil-Blaze voulait dire par la _bonne école_, constatons seulement
que pour le reste il tint parole: il étudia _sous le rapport musical_
toutes les œuvres de théâtre, de concert ou d'église; il s'attira même
une semonce de son collaborateur Hoffmann pour avoir imprimé que les
gens de lettres, n'entendant rien à la musique, n'en devraient souffler
mot. Comme il avait la déplorable mais lucrative manie de saccager les
chefs-d'œuvre allemands et italiens sous prétexte de les mettre à la
portée des Français, il insérait trop souvent dans ses chroniques
l'apologie de ses crimes. Mais il fit aussi de beaux éloges de Gluck et
de Mozart; il admira les Symphonies de Beethoven lorsqu'elles furent
révélées aux abonnés du Conservatoire; il accueillit favorablement les
premières Symphonies de Berlioz. Bref, il «inaugura dans la presse
française la critique musicale des œuvres de musique[11]».

A ce point de vue, la critique de Berlioz ne fut donc pas une nouveauté.
Mais c'était bien la première fois qu'en France un musicien de cette
valeur était appelé à communiquer au public ses goûts et ses opinions.
Castil-Blaze savait sans doute la musique; mais il était plus connu pour
avoir estropié _Don Juan_, _les Noces_, _le Mariage secret_,
_Freischütz_ que pour ses œuvres musicales qui consistent, si les
dictionnaires disent vrai, en _Trios pour le basson_ et en un recueil de
douze romances. Et, avant Berlioz, de grands musiciens avaient pris la
plume pour défendre ou expliquer leurs œuvres. Gluck avait fait
précéder _Alceste_ d'une préface célèbre. Mais ce que l'on n'avait point
encore vu, c'était un compositeur journaliste et juge de ses confrères.
On l'a revu, depuis, quelquefois.

Berlioz n'abusa pas de sa compétence technique; elle était assez
évidente pour qu'il pût se dispenser d'en faire parade. Beaucoup de
critiques d'art hérissent leur prose de termes spéciaux, afin que l'on
ne doute pas de leurs connaissances. Mais si ce vocabulaire particulier
a peut-être l'avantage de nous donner quelque confiance, il nous inflige
un tel ennui que le pauvre écrivain perd du même coup le bénéfice de sa
science. A qui donc cet écrivain s'adresse-t-il quand il fait un article
de journal? S'imagine-t-il, par hasard, que ses conseils seront écoutés
du musicien lui-même? Tout artiste méprise la critique; s'il dissimule
son mépris, il est un poltron qui, amoureux du succès, redoute
l'influence du journal; si, par malheur, sa déférence est sincère, c'est
qu'il ignore lui-même ce qu'il sent, ce qu'il veut, et n'est pas un
artiste. C'est du public, du plus profane des publics que le critique
doit être entendu et compris. Sans droit et sans pouvoir sur le
créateur, il tâchera de faire partager à ses lecteurs ses aversions ou
ses préférences; il y réussira s'il a de la verve, du bon sens, du goût,
s'il aime l'art dont il traite et sait rendre sa passion contagieuse.

Tel fut Berlioz critique. Dans ses premiers feuilletons, il laissait
encore traîner des expressions qui sentaient le professionnel; mais il
s'aperçut vite que le pédantisme est le pire défaut d'un journaliste, et
que, si l'on veut former ou réformer le goût du public, l'essentiel est
d'émouvoir les imaginations, d'inspirer l'horreur du médiocre et l'amour
des chefs-d'œuvre. Berlioz donna donc libre carrière à ses haines et à
ses enthousiasmes.

Ses haines étaient vigoureuses et innombrables.

Il haïssait les directeurs de théâtre, les chefs d'orchestre qui ne
respectent point le texte du musicien, les chanteurs qui réclament des
airs de bravoure. Aux virtuoses «pianistes, violoncellistes,
hautboïstes, flûtistes, saxophonistes, cornistes, triples violonistes,
simples racleurs, chanteurs, roucouleurs et compositeurs», il montrait
sur sa table deux pistolets chargés.

Il haïssait les opéras dénués d'ouverture. Il haïssait les vocalises, il
ne les pardonnait point même à Mozart et toute l'admiration qu'il
ressentait pour le _Prophète_ ne l'empêchait pas d'écrire, s'adressant à
Meyerbeer:

     Vous savez si je vous aime et si je vous admire; eh bien, j'ose
     affirmer que dans ces moments-là, si vous étiez près de moi, si la
     puissante main qui a écrit tant de grandes, de magnifiques et de
     sublimes choses était à ma portée, je serais capable de la mordre
     jusqu'au sang[12].

Il haïssait la fugue au point que la majesté du dieu Beethoven lui-même
ne pouvait arrêter son indignation et qu'il écrivait un jour à propos de
la _Messe en ré_:

     Si au lieu de crier _A-a-a-a-men_ pendant deux cents mesures, le
     chœur chantant en français s'avisait d'exprimer ses souhaits en
     vocalisant _allegro furioso_ sur les syllabes
     _Ain-ain-ain-si-i-i-i_, avec accompagnement de trombones et de
     grands coups de timbales, ainsi que ne le manque jamais de faire un
     de nos plus illustres compositeurs de musique sacrée, il n'est pas
     un homme capable d'apprécier l'expression musicale qui ne se dit:
     «C'est un véritable chœur de paysans ivres se jetant les pots à la
     tête dans une taverne de village ou une carricature impie de tout
     sentiment religieux.» Je me rappelle avoir demandé à un professeur
     aussi savant que consciencieux, compatriote et ami de Beethoven,
     son opinion sur les _amen_ vocalisés et fugués. Il me répondit
     franchement: «Oh! c'est une barbarie.--Mais pourquoi donc
     s'obstine-t-on toujours à en faire!--Mon Dieu! Que voulez-vous?
     c'est l'usage! Tous les compositeurs en ont fait.» N'est-il pas
     désespérant de penser que la routine ait conservé encore assez de
     puissance pour voir le front d'un Beethoven s'incliner un instant
     devant elle[13]?

Il haïssait les fabricants de pastiches, les arrangeurs, correcteurs et
mutilateurs. Il les insultait, il les maudissait, il les
ridiculisait[14]. Jamais personne n'a bafoué avec plus de force cette
engeance--immortelle, car il suffit aujourd'hui d'assister à une
représentation de Mozart à l'Opéra ou de Shakespeare à la
Comédie-Française pour constater qu'il se rencontre toujours des
«adaptateurs» prêts à faire au génie «l'aumône de leur science et de
leur goût».

Et il haïssait encore une certaine musique «parisienne»... Mais, quand
nous saurons son opinion sur les compositeurs de son temps, nous verrons
mieux ce qu'il voulait dire par là.

Au fond, toutes ces haines de Berlioz sont la contrepartie de ses
enthousiasmes. S'il déteste les virtuoses, c'est qu'ils altèrent et
corrompent les chefs-d'œuvre; les arrangeurs, c'est qu'ils outragent
les maîtres; les musiciens «parisiens», c'est que leurs ouvrages
dépravent le goût public et le détournent d'une musique plus noble et
plus fière.

Il exalte les œuvres de Beethoven, de Gluck, de Mozart, de Weber et de
Spontini. Nous sommes enclins aujourd'hui à estimer qu'il y met parfois
plus de ferveur que de pénétration. Mais n'oublions pas que ces articles
étaient écrits en vue d'un journal quotidien. D'ailleurs, pour mesurer
le progrès que Berlioz fit faire à la critique musicale, il n'est pas
mauvais d'avoir lu quelques articles de Castil-Blaze.

Il publia de nombreux feuilletons sur Beethoven et il analysa les neuf
symphonies[15]. Cédant à son propre tempérament, il a peut-être trop
_objectivé_ l'art de Beethoven; il en a donné une interprétation moins
musicale que poétique. Mais qu'il y a de vivacité, parfois de
délicatesse dans ces transcriptions littéraires! et qu'elles ont bien
l'accent brûlant d'une passion juvénile!

Les études sur _Alceste_, sur _Orphée_, sur _Obéron_, sur le
_Freischütz_, reproduites dans _A travers Chants_, manifestent le culte
de Berlioz pour Gluck et Weber. L'esquisse biographique de Spontini
(_Soirées de l'Orchestre_) est un acte d'adoration, un hymne à la déesse
de la «musique expressive».

On a parfois reproché à Berlioz d'avoir méconnu Mozart. Cela n'est pas
exact. Dans un merveilleux feuilleton contre les «arrangeurs» de la
_Flûte enchantée_[16], il appelle Mozart «le premier musicien du monde».
Se réjouissant du succès de _Don Juan_[17] à l'Opéra il félicite le
public de «goûter sans ennui une musique fortement pensée,
consciencieusement écrite, instrumentée avec goût et dignité, toujours
expressive, dramatique, vraie; une musique libre et fière qui ne se
courbe pas servilement devant le parterre et préfère l'approbation de
quelques _esprits élevés_ (suivant l'expression de Shakespeare) _aux
applaudissements d'une salle pleine de spectateurs_»... Je ne prétends
pas que ces éloges soient très chaleureux: ce ne sont pas des cris
d'admiration. Berlioz traite autrement Gluck ou Beethoven. Mais
l'honneur du critique est sauf: il a loué Mozart.

       *       *       *       *       *

Si Berlioz n'avait eu qu'à dauber sur des pianistes ridicules,
invectiver contre les fabricants de «pastiches» et exalter les maîtres
du passé, il se fût résigné de bon cœur à son métier. Mais il avait
aussi la charge de juger les vivants.

Cette partie de sa tâche lui avait causé tant de tracas, tant d'ennuis
que jamais il ne fit réimprimer les chroniques où étaient prononcés les
noms de ses contemporains. Dans ses volumes il a repris des fantaisies
ou des essais théoriques publiés à propos de certains opéras. Mais il ne
voulut point exhumer ce qu'il avait écrit sur les œuvres de son temps.
Peut-être hésitait-il à signer une seconde fois des éloges de
complaisance arrachés à sa lassitude. Il fit une exception pour son
célèbre article sur Wagner et la musique de l'avenir; on put le relire
dans _A travers chants_.

Nous n'avons aucune raison de partager ces scrupules. Berlioz, du reste,
s'est fait une singulière idée de notre clairvoyance s'il nous a cru
incapables de discerner sa vraie pensée à travers les formules
laudatives ou courtoises que mille nécessités lui imposaient. «A quels
misérables ménagements, disait-il dans ses _Mémoires_, ne suis-je pas
contraint! que de circonlocutions pour éviter l'expression de la vérité!
que de concessions faites aux relations sociales et même à l'opinion
publique! que de rage contenue! que de honte bue! Et l'on me trouve
emporté, méchant, méprisant! Hé! malotrus qui me traitez ainsi, si je
disais le fond de ma pensée, vous verriez que le lit d'orties sur lequel
vous prétendez être étendus par moi n'est qu'un lit de roses, en
comparaison du gril où je vous rôtirais!...»

Assurément il ne put toujours livrer à ses lecteurs le fond de son
cœur. Il dut quelquefois trépigner de colère à l'instant de décerner
quelques vagues compliments à des compositeurs qu'il eût voulu déchirer.
Il lui fallut sacrifier ses dégoûts tantôt à de chères amitiés, tantôt à
ses propres intérêts: on n'est pas impunément candidat à l'Institut,
puis académicien; de dures servitudes pèsent sur le journaliste, même le
plus indépendant de caractère; enfin, si l'on est musicien, on ne
saurait faire exécuter sa musique sans le concours d'artistes, de
directeurs, de cantatrices, de chefs d'orchestre, etc... et il serait
téméraire de vouloir conquérir leur dévouement à force d'injures.
Berlioz courba quelquefois la tête, afin de conserver, malgré tout, le
droit de dire ou d'insinuer la vérité, quand il lui semblait
indispensable de le faire pour la dignité de l'art ou pour sa propre
défense.

De ce droit il a usé souvent, plus souvent que lui-même ne l'a dit. Je
citerai trois feuilletons où, sans circonlocutions, sans rien concéder
aux relations sociales ou à l'opinion publique, il a exprimé sa pensée
tout entière. Le premier de ces articles a été écrit en 1835, le second
en 1849, le troisième en 1861. On voit que, durant sa longue carrière de
journaliste, Berlioz a toujours su, quand l'occasion l'exigeait,
exprimer ses indignations, sans ménager personne.

Sa première victime fut Hérold. L'Opéra-Comique venait de reprendre
_Zampa_. Berlioz qui n'avait pas encore à s'occuper des représentations
de ce théâtre, fit simplement une étude de la _partition_. «Hérold, sans
avoir un style à lui, n'est cependant ni Italien, ni Français, ni
Allemand. Sa musique ressemble fort à ces produits industriels fabriqués
à Paris d'après des procédés inventés ailleurs et légèrement modifiés:
c'est de la musique parisienne.» Tel était le thème de ce feuilleton qui
fit scandale[18]. Les admirateurs d'Hérold ne le pardonnèrent jamais à
Berlioz. Quand celui ci mourut, Jules Janin prétendit en laver la
mémoire de son collaborateur et déclara qu'il était lui-même l'auteur du
fameux article sur... _le Pré aux Clercs_. L'intention était charitable.
Mais Jules Janin confondait _le Pré aux Clercs_ avec _Zampa_. L'article
était bel et bien de Berlioz. Il est assez lourdement rédigé,
avouons-le. Mais peu de personnes trouveront aujourd'hui déraisonnable
le jugement du critique de 1835 sur _Zampa_.

Quand parut _la Fille du Régiment_, ce fut au tour de Donizetti d'être
étendu sur le «lit d'orties». Berlioz affirma que la musique de cette
pièce avait déjà servi au compositeur italien pour un petit opéra imité
ou traduit du _Chalet_ d'Adam et représenté en Italie: «C'est une de ces
choses comme on en peut écrire deux douzaines par an, quand on a la tête
meublée et la main légère... Lorsqu'on est sur le point de produire une
œuvre écrite _per la fama_[19], comme disent les compatriotes de M.
Donizetti, il faut bien se garder de montrer un _pasticcio_ esquissé
_per la fame_. On fait en Italie une effrayante consommation de cette
denrée chantable, sinon chantante... Et cela n'a pas beaucoup plus
d'importance dans l'art que n'en ont les transactions de nos marchands
de musique avec les chanteurs de romances et les fabricants d'albums...
Tout cela est _per la fame_, et _la fama_ n'a que peu de chose à y
voir... La partition de _la Fille du Régiment_ est donc tout à fait de
celles que ni l'auteur ni le public ne prennent au sérieux...
L'orchestre se consume en bruits inutiles; les réminiscences les plus
hétérogènes se heurtent dans la même scène, on retrouve le style de M.
Adam côte à côte avec celui de M. Meyerbeer[20]...» Et le feuilleton
tout entier est de cette plume rapide et incisive. Berlioz montre tous
les théâtres de Paris envahis à la fois par Donizetti. Il se demande ce
que penserait ce dernier s'il voyait Adam accaparer ainsi toutes les
scènes de Florence, pour y faire représenter des œuvres méprisées à
Paris et il imagine les doléances du public florentin devant le
déballage de cette pacotille.--Donizetti se fâcha. On ne sait ce qu'Adam
pensa de cette ironique fantaisie. Berlioz fut un peu moins cruel
quelques semaines plus tard pour _les Martyrs_ de Donizetti. On ne cesse
de jouer _la Fille du Régiment_ à l'Opéra-Comique. _Les Martyrs_ ont eu
des destinées moins heureuses.

En 1861, c'est contre la bouffonnerie d'Offenbach que se déchaîne
Berlioz. L'Opéra-Comique vient de jouer _Barkouf_. Le critique
s'abandonne à une exaspération qui nous fait aujourd'hui un peu sourire.
Il s'indigne, avec le public, car _Barkouf_ était tombé, de voir le
genre «trivial, bas, grimaçant», envahir la scène de l'Opéra-Comique et
il s'écrie: «Décidément, il y a quelque chose de détraqué dans la
cervelle de certains musiciens. Le vent qui souffle à travers
l'Allemagne les a rendus fous. Les temps sont-ils proches? De quel
Messie alors l'auteur de _Barkouf_ est-il le Jean-Baptiste[21]?...»

Voilà le Berlioz des jours de complète franchise.

Comment traitait-il les gens qu'il voulait «ménager»?

«La violence, disait-il, que je me fais pour louer certains ouvrages,
est telle que la vérité suinte à travers mes lignes, comme, dans les
efforts extraordinaires de la presse hydraulique, l'eau suinte à travers
le fer de l'instrument.» La vérité suintait souvent. Tout le monde s'en
apercevait, les auteurs des opéras et les lecteurs des feuilletons. Un
jour que l'on avait représenté un ouvrage de Billetta, professeur de
piano à Londres, Berlioz écrivait à son ami Morel: «Ne croyez pas un mot
des quelques éloges que contient sur cette musique mon feuilleton de ce
matin, et croyez, au contraire, que je me suis tenu à quatre pour en
faire aussi tranquillement la critique[22]...» Vraiment ni Morel ni
personne n'avait besoin d'être averti.

On est surpris au premier abord des louanges accordées par Berlioz aux
œuvres d'Halévy, d'Auber et d'Adam. On est un peu scandalisé de trouver
sous sa plume cette appréciation du _Shérif_ d'Halévy: «Jamais M. Halévy
ne s'est montré si abondant, si riche et si original. Cette œuvre a une
physionomie tout à fait à part. Elle m'a fait éprouver, presque d'un
bout à l'autre, ce plaisir rare que donnent aux musiciens les
compositions hardies, nouvelles et savamment ordonnées[23].» Et Halévy
n'était pas le seul à bénéficier de cette belle indulgence. Attendez
pourtant! Voici ce qu'il écrit, une autre fois, du même Halévy, à propos
du _Val d'Andorre_: «Le succès du _Val d'Andorre_, à l'Opéra-Comique,
est un des plus généraux, des plus spontanés et des plus éclatants dont
j'aie été témoin. Les quatre-vingt-dix-neuf centièmes des auditeurs
applaudissaient, approuvaient, étaient émus. Une fraction cependant, une
fraction imperceptible, mais qui contient encore des esprits d'élite, ne
partageait qu'avec des restrictions l'opinion dominante sur la haute
valeur de l'ouvrage; d'autres, dès la fin du second acte, se montraient
déjà fatigués d'entendre dire: «Que c'est charmant!» O Athéniens, vous
avez pourtant bien peu d'Aristides! Pour moi, j'ai franchement approuvé
et admiré; j'ai été impressionné vivement sans songer en écoutant les
clameurs enthousiastes de la salle, à appliquer à M. Halévy ce mot
antique: «Le peuple applaudit: aurait-il dit quelque sottise?...» Mot
plus spirituel que profond, car le peuple applaudit même les belles
choses quand elles sont à sa portée et qu'elles ne dérangent pas
brusquement le cours de ses habitudes et de ses idées[24].» Un long
«éreintement», comme nous disons aujourd'hui, eût-il valu ces lignes
délicieuses et perfides?

La mansuétude qu'il témoignait à Auber était assez intermittente: «Il y
a un nombre prodigieux de motifs de contredanse dans cette partition
(_Les Diamants de la couronne_). La première reprise est ainsi toute
faite, il ne s'agira plus que d'en ajouter une seconde et les quadrilles
surgiront par douzaines. Évidemment, c'est le but que s'est proposé M.
Auber; il a cru plaire davantage par là au public spécial de
l'Opéra-Comique, et lui plaire d'autant plus que ces thèmes courants
seraient moins originaux. La durée du succès peut seule démontrer si ce
but a été atteint[25].» Encore cette fine et charmante ironie: «M. Auber
a écrit sur ce livret (_L'Enfant prodigue_) une riche partition,
brillante, animée, vive, joyeuse, souvent touchante et complètement
privée de ces beautés terribles qu'accompagne l'ennui[26].» De tels
traits sembleraient maintenant inoffensifs. En ce temps-là, on savait
encore goûter les sous-entendus, comprendre les allusions.

Berlioz fut donc moins féroce qu'on ne l'a dit; mais il fut moins
indulgent qu'il ne l'a lui-même prétendu.

       *       *       *       *       *

Il a _sincèrement_ aimé les œuvres de quelques-uns de ses
contemporains. Prenons ici--cette réserve est indispensable--le mot de
_sincèrement_ dans le sens atténué qu'il faut toujours lui attribuer
s'il s'agit d'un artiste jugeant les productions de ses rivaux ou de ses
disciples heureux. Un musicien dénué de toute jalousie, étranger à toute
malice, joyeux de succès qui ne sont pas les siens, ce prodige s'est une
fois rencontré: César Franck fut un saint. Berlioz n'en était pas un: il
aima qui l'aimait et célébra volontiers les œuvres dont la réussite lui
semblait un gage de sa propre revanche. Cependant l'accent de certains
feuilletons trahissait une chaleur de sentiment à laquelle ne pouvaient
pas se tromper les compositeurs gratifiés la veille de louanges banales:
ces jours-là, le critique était heureux que la reconnaissance, l'intérêt
et la prudence lui permissent d'admirer librement ce qu'au fond du cœur
il jugeait admirable.

Il a pieusement glorifié la musique de son maître Jean-François
Lesueur[27]. Son grand dégoût de l'italianisme ne l'empêcha pas de
répéter vingt fois que _le Barbier_ était un chef-d'œuvre et de
reconnaître «la sensibilité profonde» de Bellini, «son expression si
souvent juste et vraie... sa simplicité naïve[28]». Pour l'amour de la
symphonie, il combla de louanges les pauvres symphonistes de cette
époque: Heller, Reber, Litolff.

De tous les musiciens de son temps, celui qu'il loua avec le plus
d'ardeur, ce fut Meyerbeer. Ce goût déconcertant gêne quelques-uns de
ses fervents: ils voudraient mettre au compte des complaisances
nécessaires les éloges décernés par le musicien des _Troyens_ au
compositeur du _Pardon de Ploërmel_: simple gratitude de Berlioz,
disent-ils, pour un maître illustre, auditeur assidu et bienveillant de
toutes ses symphonies et de tous ses opéras. A leur avis, si l'on veut
savoir sa véritable opinion, il faut s'en tenir à cette boutade
rapportée par M. Adolphe Jullien[29]: «Meyerbeer n'a pas seulement le
bonheur d'avoir du talent, il a surtout le talent d'avoir du bonheur.»

Berlioz a pu lâcher cette méchanceté dans un instant d'humeur. Ce
n'était point son opinion intime. Tels passages de ses œuvres (ce ne
sont pas les meilleurs), notamment le finale de la Réconciliation,
théâtral épilogue de la belle symphonie de _Roméo et Juliette_,
prouveraient que l'admiration de Berlioz pour Meyerbeer ne fut que trop
réelle... Mais, rien qu'à lire ses feuilletons, nous en sommes déjà
convaincus. Qu'il s'agisse de l'auteur des _Huguenots_ ou de celui de
_la Juive_, l'éloge sonne d'une manière différente.

En 1836, Berlioz avait publié une analyse de la partition des
_Huguenots_, très longue et très chaleureuse[30]. On a lu plus haut un
fragment d'un de ses articles sur _le Prophète_. A la suite de la
représentation de l'_Étoile du Nord_, il disait: «C'est merveilleux de
vérité, d'élégance, de fraîcheur d'idées, d'originalité, d'audace et de
bonheur. A côté des plus jolies, des plus coquettes chatteries
musicales, on y trouve des combinaisons effrayantes de complexité, des
traits d'expression passionnée d'une vérité saisissante[31].»--Pour _le
Pardon de Ploërmel_, mêmes louanges[32]. Et si l'on conserve un doute,
malgré tous ces témoignages publics, il faut ouvrir les _Lettres
intimes_ à Humbert Ferrand: on y lit ceci (28 avril 1859): «Que la
musique d'_Herculanum_ est d'une faiblesse et d'un incoloris (pardon du
néologisme) désespérants! Que celle du _Pardon de Ploërmel_ est écrite,
au contraire, d'une façon magistrale, ingénieuse, fine, piquante et
souvent poétique! Il y a un abîme entre Meyerbeer et ces jeune gens. On
voit qu'il n'est pas Parisien. On voit le contraire pour David et
Gounod.»

Berlioz traite ici avec un peu d'amertume ces deux jeunes gens. Il avait
pourtant salué leurs débuts avec une évidente sympathie. Pour Félicien
David, sympathie est trop peu dire. L'article sur la première audition
du _Désert_ ressemble à un sacre, à une apothéose: un grand compositeur
vient d'apparaître; un chef d'œuvre vient d'être dévoilé. «Arrière
toutes les tièdes réticences, toutes les réserves ingrates sous
lesquelles se cache la lâche crainte de trouver des railleurs, ou celle
plus misérable encore et plus mal fondée de voir les travaux futurs du
nouvel artiste ne pas répondre à l'attente que son premier triomphe fait
concevoir!... Ah! prudents aristarques, vous ne savez pas de quelle
nature est l'émotion qui fait battre le cœur de l'artiste dont l'œuvre
est reconnue belle! Ce n'est pas de la vanité, ce n'est pas de
l'orgueil, ce n'est pas la satisfaction d'avoir vaincu une difficulté,
la joie d'être sorti d'un péril, ce n'est rien de tout cela,
détrompez-vous, c'est de la passion, c'est une passion partagée, c'est
l'enthousiasme pour son œuvre multiplié par la somme des enthousiasmes
intelligents qu'elle a excités... L'amour du beau remplit seul tout
entière l'âme du poète; ce qu'il désire, c'est d'avoir, autour de lui,
quand il chante, un chœur de voix émues pour répondre à sa voix: plus
elles sont belles, savantes et nombreuses et plus sa vie rayonne et se
divinise, plus il est heureux[33]...» Pauvre Berlioz! Il livrait le
secret de ses plus cruelles rancœurs, lorsqu'il peignait avec tant de
feu les joies du poète applaudi; de toute son âme il aspirait à
l'ivresse du triomphe, au délire qui «divinise» la vie; mais un destin
avare lui marchandait cette félicité: ce fut son désespoir. Pauvre
David! la gloire lui avait souri trop tôt. Ces «aristarques prudents»
dont les scrupules et les réserves indignaient son panégyriste,
n'étaient peut-être pas si mal avisés. Il justifia leur prudence, et
Berlioz lui-même écrivit sur _Herculanum_ un article d'une sévérité
mitigée où le dépit d'avoir été mauvais prophète se mêlait à la crainte
que tout le monde n'eût pas perdu le souvenir des solennels
enthousiasmes de naguère.

Quant à Gounod, le feuilleton de Berlioz sur _Sapho_ contient de sévères
admonestations mais aussi de grands éloges. Il mérite d'être relu. C'est
un de ceux où Berlioz a exprimé sa pensée, toute sa pensée, avec le plus
de franchise et de liberté. Après avoir vanté le poème d'Émile Augier
comme un «magnifique texte pour la musique», il ajoute que Gounod l'a
très bien traité dans certaines parties. Mais d'autres passages de
l'œuvre l'ont révolté: «Je trouve cela, dit-il, hideux, insupportable,
horrible.» Et s'adressant au musicien: «Non, mon cher Gounod,
l'expression fidèle des sentiments et des passions n'est pas exclusive
de la forme musicale... Avant tout il faut qu'un musicien fasse de la
musique. Et ces interjections continuelles de l'orchestre et des voix
dans les scènes dont je parle, ces cris de femmes sur des notes aiguës,
arrivant au cœur comme des coups de couteau, ce désordre pénible, ce
hachis de modulations et d'accords, ne sont ni du chant, ni du
récitatif, ni de l'harmonie rythmée, ni de l'instrumentation, ni de
l'expression. Il arrive dans certains cas au compositeur d'être obligé
par son sujet à des espèces de préludes dans lesquels se montrent à demi
les idées qu'il se propose de développer immédiatement après; mais il
faut qu'enfin il les développe, ces idées, il faut que l'espoir de voir
le morceau de musique commencer et finir ne soit pas continuellement
déçu[34]...» Après cette vive mercuriale, il met en lumière toutes les
beautés de la partition, surtout la dernière scène, dont il dira
quelques mois plus tard, en rendant compte d'une reprise de _Sapho_:

«L'art est si complet qu'il disparaît. On ne songe plus qu'à la
sublimité de l'expression générale sans tenir compte des moyens
employés par l'auteur. C'est beau!... mais très beau, miraculeusement
beau[35]!»

J'ai déjà cité les vivants dialogues par lesquels débute le feuilleton
sur _Faust_. Quand, dans le même article, Berlioz prend ensuite la
parole pour son compte, il s'efforce d'être équitable; mais le cœur n'y
est pas. Comment ne serait-il pas blessé des inventions saugrenues des
librettistes? comment, surtout, pourrait-il écarter de sa pensée le
triste destin de sa _Damnation_? A son avis la partition de Gounod a «de
fort belles parties et de fort médiocres[36]». Il loue de son mieux les
premières. Quant aux secondes, il use d'ingénieuses prétentions: «Je ne
puis me rappeler la forme ni l'accent du petit morceau chanté par Siébel
cueillant des fleurs dans le jardin de Marguerite.» Quatre heures de
musique l'ont tellement fatigué qu'il a gardé seulement un «souvenir
confus» du trio final[37].

Avant que Berlioz renonçât à la critique musicale, deux jeunes
compositeurs français dont les noms furent depuis glorieux. Georges
Bizet et Ernest Reyer, avaient fait représenter à Paris leurs premiers
ouvrages. Berlioz leur rendit justice.

Ce fut l'auteur de la _Statue_ qui occupa dans les _Débats_ la place
abandonnée par l'auteur des _Troyens_. Il continua la glorieuse
tradition de son maître. A son tour, pendant plus de trente années, il
prodigua dans d'innombrables articles les fantaisies, les malices, les
ironies de son esprit alerte et mordant, les boutades de son humeur
indépendante, et les jugements de son goût libre, sûr et délicat.

       *       *       *       *       *

La suite des feuilletons de Berlioz forme donc une histoire complète de
la musique à Paris de 1835 à 1863. On n'y relève qu'une grave omission:
Berlioz n'a point prononcé le nom de César Franck. Mais il faut observer
que la seule œuvre de Franck exécutée pendant ce laps de temps fut
_Ruth et Booz_ et qu'alors (4 janvier 1846), Berlioz voyageait en
Autriche. Ce fut Delécluze qui rendit compte de ce concert dans les
_Débats_[38]; il loua le nouvel oratorio et fit écho à l'enthousiasme du
public, car la première œuvre de César Franck remporta un éclatant
succès.

Je n'ai rien dit de l'attitude de Berlioz à l'égard de Wagner. On a si
souvent conté la querelle du musicien français et du musicien
allemand[39]! Autrefois beaucoup de personnes s'imaginaient, sur la foi
de Scudo, que Berlioz et Wagner étaient «de la même famille... deux
frères ennemis... deux enfants terribles de la vieillesse de Beethoven»;
et, comme cette opinion était acceptée non seulement par les détracteurs
mais aussi par certains admirateurs de Berlioz et de Wagner, une telle
dispute de famille étonnait les uns et attristait les autres.
Aujourd'hui que les grandes haines sont éteintes et que les grands
engouements sont calmés, aujourd'hui que l'on ne goûte plus en
applaudissant, soit Wagner, soit Berlioz, la joie de passer pour
révolutionnaire, on comprend mieux que Berlioz _ne pouvait pas_ aimer
Wagner, sans désavouer une partie de son œuvre, sans blasphémer ses
dieux.

Il rédigea une solennelle profession de foi, un véritable _credo_ et
jeta l'anathème à la «musique de l'avenir». Plus tard, des griefs
personnels se mêlèrent à ses répugnances artistiques; sa colère
s'exaspéra quand il vit l'Opéra recevoir _Tannhäuser_, tandis que le
sort des _Troyens_ demeurait incertain. Le lendemain de la première
représentation, il allait, dans ses lettres, jusqu'à féliciter les
Parisiens de leurs rires et de leurs sifflets; il trouvait bon que la
foule, sur l'escalier de l'Opéra, eût traité tout haut Wagner «de
gredin, d'insolent, d'idiot»; il ne pouvait réprimer ce cri pitoyable:
«Je suis cruellement vengé[40]». Cependant tout n'était pas rancune
assouvie et jalousie satisfaite dans le plaisir que lui procurait la
chute du _Tannhäuser_. Il faut se reporter à l'article que, dix années
auparavant, il avait consacré à la _Sapho_ de Gounod, pour saisir les
causes lointaines et profondes de son hostilité contre la musique de
Wagner.

       *       *       *       *       *

«Esthétique! maugréait Berlioz, je voudrais bien voir fusiller le
cuistre qui a inventé ce mot là.»--Le vocable est disgracieux, disons-le
avec Berlioz. Mais celui-ci avait des raisons particulières de haïr
l'esthétique. Sa devise était celle du romantisme: Désordre et Génie. On
ne discipline pas le Désordre; on ne définit pas le Génie.

Après avoir parcouru livres et feuilletons de Berlioz, nous gardons le
souvenir d'un chaos d'invectives et de dithyrambes, d'un étrange
pêle-mêle de folie et de bon sens, d'amour et de haine, d'emphase et
d'esprit, mais où rien ne ressemble à un système. Il est sans doute
puéril de réclamer d'un artiste créateur un ensemble de règles et de
préceptes: ces législations sont jeux de pédants. Mais, sachant les
objets de ses préférences et de ses aversions, nous pouvons, en général,
restituer sa poétique, c'est-à-dire déterminer avec plus de précision et
de sûreté les caractères de son génie: un artiste qui se mêle de
critique confesse au public ses propres ambitions.

Nous connaissons bien la doctrine morale de Berlioz, son «éthique»
professionnelle: elle est très belle et très claire: le musicien doit se
garder de toute trivialité, mépriser le vulgaire, le médiocre, le
«parisien», se moquer de la fortune, respecter les maîtres et ne rien
céder de son idéal.

Mais quel fut l'idéal de Berlioz? quelle son esthétique?

On découvre sans peine dans les livres de Wagner la genèse des idées
qui devaient aboutir à la fondation de Bayreuth, les influences sous
lesquelles s'est élaborée, achevée la conception du drame lyrique.
Quelques phrases éparses en des lettres familières suffisent à dévoiler
la pensée intime de Mozart sur la musique et l'opéra. Avec Berlioz, nous
sommes en pleines ténèbres. Il a entassé des milliers de pages de
critique; on possède les lettres qu'il adressait à ses amis; lui-même
n'a jamais été avare de confidences sur ses œuvres et sa vie; cependant
il nous est impossible de nous orienter au milieu de la diversité de ses
théories et de ses tendances.

Wagner a entrevu la cause de ces décevantes inconséquences: «Du fond de
notre Allemagne, dit-il, l'esprit de Beethoven a soufflé sur lui, et
certainement il fut des heures où Berlioz désirait être un Allemand;
c'est en de telles heures que son génie le poussait à écrire à
l'imitation du grand maître, à exprimer cela même qu'il sentait exprimé
dans ses œuvres. Mais dès qu'il saisissait la plume, le bouillonnement
naturel de son sang de Français reprenait le dessus, le bouillonnement
de ce sang qui frémissait dans les veines d'Auber, lorsqu'il écrivit le
volcanique dernier acte de sa _Muette_... Heureux Auber, qui ne
connaissait pas les symphonies de Beethoven! Berlioz lui, les
connaissait; bien plus, il les comprenait, elles l'avaient transporté,
elles avaient enivré son âme... et néanmoins c'est par là qu'il lui fut
rappelé qu'un sang français coulait dans ses veines. C'est alors qu'il
se reconnut incapable de faire un Beethoven, c'est alors aussi qu'il se
sentit incapable d'écrire comme un Auber[41].»

La remarque de Wagner est pénétrante, mais elle ne touche qu'à
l'écriture musicale; elle n'éclaire pas encore tous les aspects du génie
de Berlioz. Il faut pousser plus loin si l'on veut deviner quel combat
terrible tourmenta cette âme divisée contre elle-même.

«J'ai mis au pillage Virgile et Shakespeare...», écrit Berlioz au sujet
des _Troyens_. Virgile et Shakespeare! Voilà en deux mots l'origine des
incertitudes, des contradictions, des incohérences parmi lesquelles se
débattait son imagination inquiète et douloureuse. Pas un seul jour il
ne se douta qu'il adorait deux divinités ennemies et que servir l'une,
c'était renier l'autre. Il ne s'en douta pas; mais les divinités se
vengèrent.

Il était classique d'intelligence, classique d'éducation, classique
jusqu'aux moelles.

Le premier poète qu'il a lu, senti, aimé, c'est Virgile[42]. Enfant,
l'agonie de Didon l'a fait pleurer et frissonner. Plus tard, Gluck
excite les premiers transports du musicien et lui dicte sa vocation,
Gluck qui, même en évoquant les héros d'Euripide ou du Tasse, reste
par-dessus tout virgilien, c'est-à-dire profondément classique au sens
français çais du mot, Gluck si voisin de l'art de nos tragiques par sa
robuste sobriété, sa science de la passion, sa pompeuse élégance, Gluck
qui, dans ses chefs-d'œuvre, a continué, sans le surpasser, Rameau, «le
plus français des Français de France[43]». Mais, pour son malheur, le
temps de ses premières œuvres et de ses premières amours est celui où
la bourrasque romantique se déchaîne sur la France. Tout dans les
promesses de l'école nouvelle séduit sa nature brûlante: les règles
brisées, les conventions abolies, la passion glorifiée, la révélation
d'une beauté inconnue. Il devient donc romantique; mais sa sensibilité
est seule atteinte; son goût demeure classique.

Quand Berlioz part pour Rome, le poison est déjà dans ses veines: c'est
Byron qu'il lit au Colisée, ce sont des chœurs de Weber qu'il chante
avec des peintres allemands en revenant, le soir, de ses promenades à
travers la campagne romaine. Égaré par les prestiges romantiques, il
n'est plus capable d'écouter la leçon des ruines et du ciel. Mais ni les
fées, ni les sorcières, ni Satan, ni les dieux du Nord ne peuvent fermer
son oreille à la voix de Virgile, qui lui parle sans relâche sur la
terre du Latium. Des vers de l'_Énéide_ se réveillent à tout propos dans
son esprit; et, près de Subiaco, s'accompagnant de sa guitare, il
chante, dans la solitude, la mort du jeune Pallas et le désespoir du bon
Évandre. Ces souvenirs, rien ne les effacera jamais; ils se mêleront à
toutes les joies, à toutes les souffrances, à toutes les admirations de
Berlioz. Ce sera le convoi de Pallas qu'il croira voir passer, quand il
entendra la marche funèbre de la _Symphonie héroïque_. Tous ses écrits
sont parsemés de citations de Virgile; ses feuilletons les plus moroses
en sont émaillés. Il est torturé, tenaillé, à la pensée de débrouiller
un scénario de Scribe: un vers des Églogues traverse sa mémoire, et le
voilà qui sourit sur le chevalet. Le poète latin a inspiré son premier
essai: _la Mort d'Orphée_, et sa dernière œuvre: _les Troyens_.

Berlioz a aimé aussi, hélas! formidablement aimé ce fétiche barbare que
les artistes d'alors nommaient Shakespeare, ayant appris, par les
traductions de Letourneur, que le poète anglais, détesté de Voltaire,
ignorait la règle des trois unités, peuplait la scène de fantômes et
introduisait le calembour dans la tragédie. Le _shakespearianisme_ des
romantiques français est une des mystifications les plus plaisantes de
l'histoire littéraire. Berlioz, lui-même, nous a fait là-dessus des
aveux bons à retenir. Il venait d'assister avec une émotion poignante à
la représentation de _Roméo et Juliette_ donnée à Paris par la troupe
anglaise dont Henriette Smithson faisait partie; «Il faut ajouter,
dit-il en rappelant cette heure de sa vie, que _je ne savais pas alors
un seul mot d'anglais_, que je n'entrevoyais Shakespeare qu'à travers
_les brouillards_ de la traduction de Letourneur et que je n'apercevais
point en conséquence la trame poétique qui enveloppe comme d'un réseau
d'or ces merveilleuses créations. _J'ai le malheur qu'il en soit à peu
près de même aujourd'hui._ Il est bien plus difficile à un Français de
sonder les profondeurs du style de Shakespeare qu'à un Anglais de sentir
les finesses et l'originalité de celui de La Fontaine et de Molière. Nos
deux poètes sont de riches continents. Shakespeare est un monde.» Avec
les autres romantiques, il adora donc ce poète inconnu. _Shakespearien_
devint pour lui comme pour eux le mot qui excuse toutes les folies.
_Shakespeariens_, les effets «foudroyants» pour lesquels il décuple les
sonorités de l'orchestre; _shakespearienne_, l'obsession du colossal, du
titanique; _shakespearien_, le mélange du trivial et du sublime dans la
symphonie; _shakespearien_ surtout, ce mépris des conventions qui
tiennent à l'essence même de l'art, l'imprudente ambition d'amalgamer
des sons, des couleurs et de la littérature.

Dans ses premières œuvres, la passion romantique domina presque
souverainement; mais elle ne put en bannir la finesse, l'élégance et la
tendresse virgiliennes. La «scène aux champs» de la _Symphonie
fantastique_, le début de _la Damnation de Faust_, d'autres fragments
encore attestaient la persistance du goût classique. Puis, un jour, par
cette sorte de régression qui, vers le milieu de la vie, ramène les
hommes à leur véritable nature, aux instincts qu'ils ont hérités de leur
race et de leur famille, Berlioz se détourna du romantisme. Alors il
composa _l'Enfance du Christ_, _Béatrice et Bénédict_, _les Troyens_: à
son insu, il rentrait dans sa voie. Quand il fit exécuter _l'Enfance du
Christ_, quelques personnes soutinrent qu'il avait modifié son style et
sa manière. Il haussa les épaules: «J'aurais écrit, dit-il, _l'Enfance
du Christ_ de la même façon, il y a vingt ans.» C'était vrai: il eût pu
l'écrire; mais il avait écrit la _Symphonie fantastique_! Nul artiste ne
fut aussi inconscient des mouvements de son génie. Jamais il ne
s'aperçut qu'en lui même son goût et sa sensibilité se livraient
bataille. Il souffrit tragiquement de ce conflit, mais ignora la cause
de son mal.

Combien de poètes et d'artistes romantiques subirent le même tourment
pour avoir, dans un moment de bravade, refusé d'entendre le cri de leur
propre nature! Combien ont pu répéter le cantique de Racine:

    Hélas! en guerre avec moi-même
    Où pourrai-je trouver la paix?

La paix, c'est-à-dire l'heureux accord de toutes les facultés d'une âme
humaine, sous la loi de la tradition.

ANDRÉ HALLAYS



AVERTISSEMENT


Le titre de ce volume: _La Musique et les Musiciens_ avait été choisi,
du vivant de Berlioz, pour un recueil d'articles qui est resté à l'état
de projet. Celui que nous offrons aujourd'hui au public, contient
quelques-uns des feuilletons publiés dans le _Journal des Débats_, de
1835 à 1863.

Un grand nombre de feuilletons de Berlioz ont été déjà réédités, soit en
entier, soit par fragments, dans _A travers Chants_, dans _les
Grotesques de la Musique_, dans _les Soirées de l'Orchestre_, dans les
_Mémoires_. Ceux que nous réunissons aujourd'hui n'ont jamais été
reproduits. On pourra retrouver çà et là quelques lignes déjà
réimprimées dans de précédents volumes. Lorsque le feuilleton d'où ces
lignes avaient été tirées, présentait un réel intérêt, nous avons cru
pouvoir le donner intégralement.

Nous nous sommes attachés à choisir les articles les plus propres à bien
faire connaître l'opinion de Berlioz sur les musiciens de son temps. Si
l'on veut savoir comment il jugeait ses maîtres de prédilection:
Beethoven, Gluck, Weber et Spontini, il faut se reporter aux _Soirées de
l'Orchestre_ et à _A travers Chants_. Cependant nous avons cru devoir
citer ici deux feuilletons relatifs à Mozart, les autres recueils ne
donnant que d'une façon incomplète la pensée du critique sur l'auteur de
_Don Juan_. Tout le reste de la publication est consacré à des
contemporains de Berlioz.

Il ne pouvait être question de reproduire tous les articles de critique
musicale insérés dans le _Journal des Débats_ pendant vingt-huit années.
Personne aujourd'hui ne s'intéresserait à tous les opéras mort-nés que
Berlioz a été forcé de passer en revue. Nous nous en sommes tenus aux
œuvres des compositeurs qui sont demeurés glorieux ou célèbres.

On a parfois omis la partie du feuilleton où est analysé le livret. On a
pensé aussi que, dans certains cas, le jugement de Berlioz sur les
interprètes ne présentait plus aucun intérêt et on a retranché de
fastidieuses nomenclatures d'artistes disparus.

Nous ne nous sommes pas cru autorisés à effacer certaines négligences de
style que Berlioz eut sans doute fait disparaître, s'il avait réédité
lui-même ces articles écrits au jour le jour.



MOZART



DON JUAN

15 novembre 1835.


On a donné hier soir _Don Juan_ à l'Opéra. Je ne viens pas en faire
l'analyse. Dieu m'en garde! Trop de savants critiques, musiciens,
poètes, ou à la fois poètes et musiciens (comme Hoffmann par exemple) se
sont exercés sur ce vaste sujet, de manière à ne rien laisser à glaner
après eux. Je me bornerai à émettre quelques idées générales à propos de
cette étonnante production toujours jeune, toujours forte, toujours à
l'avant-garde de la civilisation musicale, lorsque tant d'autres, dont
l'âge n'égale pas la moitié du sien, gisent déjà, cadavres oubliés dans
les fossés du chemin, ou mendient des suffrages d'une voix cassée qu'on
écoute à peine. Quand Mozart l'écrivit, il n'ignorait pas que le succès
d'une œuvre pareille serait lent, et que peut-être même il ne serait
pas donné à l'auteur de le voir. Il disait souvent, en parlant de _Don
Juan_: «Je l'ai fait pour moi et quelques amis.» Mozart avait raison de
n'espérer que l'admiration du petit nombre de musiciens avancés de son
époque. La froideur de la masse du public devant le monument musical
qu'il venait d'élever le prouva bien. Aujourd'hui même, si la
supériorité de Mozart ne trouve pas en France de contradicteurs, c'est
moins dans un sentiment réel du peuple _dilettante_ qu'il en faut voir
la cause, que dans l'influence exercée sur lui par l'opinion constamment
la même des artistes distingués de toutes les nations; opinion qui a
fini par passer dans l'esprit de la foule comme un dogme religieux sur
lequel la controverse n'est point permise, et dont il serait criminel de
douter. Pourtant le succès de _Don Juan_ à l'Opéra, succès d'argent s'il
en fut, peut être regardé comme la manifestation d'un progrès sensible
dans notre éducation musicale. Il prouve avec évidence qu'une bonne
partie du public peut déjà goûter sans ennui une musique fortement
pensée, consciencieusement écrite, instrumentée avec goût et dignité,
toujours expressive, dramatique, vraie; une musique libre et fière, qui
ne se courbe pas servilement devant le parterre et préfère l'approbation
de quelques _esprits élevés_ (suivant l'expression de Shakespeare) _aux
applaudissements d'une salle pleine de spectateurs vulgaires_. Oui, le
nombre des initiés est devenu assez grand aujourd'hui pour qu'un homme
de génie ne soit plus obligé de mutiler son œuvre en la rapetissant à
la taille de ses auditeurs. La majorité des habitués de nos théâtres
lyriques est encore, il est vrai, sous l'influence d'idées bien
étroites, mais ces idées mêmes perdent peu à peu de leur empire, et,
dans l'incertitude causée par la chute successive de leurs illusions,
les traînards finissent par s'en rapporter aveuglément à la parole de
ceux qui les ont devancés dans la voie du progrès, et s'applaudissent
chaque jour de les avoir suivis, en faisant sur leurs pas de
merveilleuses découvertes. Certaines parties des grandes compositions
demeureront bien encore quelque temps voilées pour la multitude, mais au
moins n'en est-elle plus à refuser à ces hiéroglyphes une signification,
et ne désespère-t-elle pas d'en pénétrer le sens. On commence à
comprendre qu'il y a un _style_ en musique comme en poésie, qu'il y a
par conséquent une musicalité de bas étage, comme une littérature
d'antichambre, des opéras de grisettes et de soldats, comme des romans
de cuisinières et de palefreniers. Par induction, on concevra peu à peu
qu'il ne suffit pas qu'un morceau de musique soit d'un agréable effet
sur l'organe de l'ouïe, mais qu'il doit remplir en outre d'autres
conditions sans lesquelles l'art musical ne s'éleverait pas beaucoup
au-dessus de l'art des Carêmes et des Vatels. On comprendra que, s'il
est ridicule de vouloir exclure de l'orchestre le moindre de ses
instruments, puisqu'ils peuvent tous produire des effets intéressants,
employés à propos et avec sagacité, il l'est cent fois davantage de
jouer de l'orchestre comme d'un piano dont on a levé les étouffoirs;
d'entendre tous les sons confondus sans distinction de caractère, sans
égard pour la mélodie qui disparaît, pour l'harmonie qui devient
confuse, pour les convenances dramatiques blessées et pour les oreilles
sensibles offensées. On verra bien qu'il est monstrueux d'accueillir
l'entrée en scène de mademoiselle Taglioni avec les beuglements de
l'ophicléïde et un feu roulant de coups de tampon, que cette
instrumentation barbare, qui conviendrait à des évolutions de cyclopes,
devient un stupide contresens appliquée à la danse de la plus gracieuse
des sylphides; qu'il n'est pas moins singulier d'entendre la petite
flûte doubler à la triple octave le chant d'une voix de basse, ou un
accompagnement de violons, _a punta d'arco_, égayer un hymne de prêtres
inclinés sur un tombeau. On apercevra enfin les déplorables conséquences
de ce système de musique saltimbanque. En effet, comment voulez-vous
ainsi produire des contrastes puissants? Où le compositeur consciencieux
pourra-t-il trouver les moyens de faire ressortir certaines nuances
sans lesquelles il n'y a pas de musique? Veut-il tirer de son orchestre
une voix effrayante, grandiose, terrible? Les trombones, l'ophicléïde,
les trompettes et les cors sont là, il les met en action... Ils ne
produisent cependant pas sur l'auditoire l'impression qu'il espérait; le
bruit de cette masse d'instruments de cuivre n'est ni effrayant, ni
grandiose. Le public en entend tous les jours de semblables dans
l'accompagnement d'un duo d'amour ou d'un chant d'hyménée; il y est
accoutumé, et l'éclat sur lequel comptait le musicien n'ayant pour lui
rien d'extraordinaire, ne le frappe en aucune façon. Si l'auteur a
besoin, au contraire, d'une instrumentation douce et délicate, à moins
que la situation dramatique ne soit saisissante au dernier point, soyez
sûr qu'un auditoire, habitué à voir ses conversations couvertes par le
fracas d'un orchestre _possédé_, ne prêtera pas le degré d'attention
nécessaire pour l'apprécier. Voilà pourquoi je pense qu'avant
l'apparition de _Robert le Diable_ et celle du second acte de _Guillaume
Tell_, c'eût été folie d'espérer un brillant succès pour la partition de
_Don Juan_ à l'Opéra. La sensibilité du public était engourdie; c'est
grâce à l'heureuse influence exercée par ces deux modèles dans l'art de
dispenser les trésors de l'instrumentation, que nous devons de l'avoir
vue se réveiller. Enfin Mozart est venu à point.

Malheureusement, on a cru devoir introduire dans _Don Juan_ des airs de
danse formés de lambeaux arrachés çà et là aux autres œuvres de Mozart,
étendus, tronqués, disloqués et instrumentés selon la méthode qui me
paraît si contraire au sens musical et aux intérêts de l'art; sans cela,
le style si constamment pur de la sublime partition, en rompant sans
ménagements les habitudes que le public avait prises depuis huit ou dix
ans, eût achevé cette révolution importante. Et notez bien que Mozart
seul pouvait prendre la responsabilité d'une pareille tentative. On n'a
pas encore osé dire que son orchestre fût pauvre, ni que son style
mélodique eût vieilli; ce nom a conservé sur les savants comme sur les
ignorants, sur les jeunes compositeurs comme sur les anciens maîtres,
tout son prestige. On pouvait donc, sans crainte de s'attirer le
reproche de ressusciter des vieilleries, remonter un opéra dont
l'ensemble et les détails sont une critique sanglante des procédés
adoptés par une école musicale moderne. Tentative qui eût été
souverainement imprudente, au contraire, dans un nouvel ouvrage. «C'est
une musique bien pâle, aurait-on dit de toutes parts, cet orchestre est
bien pauvre, bien dépourvu d'éclat et de vigueur.» Tout cela, parce que
la grosse caisse n'aurait pas tonné dans tous les morceaux, flanquée
d'un tambour, d'une paire de timbales, des cimbales et du triangle, et
accompagnée de toute la brillante cohorte des instruments de cuivre. Eh
malheureux! vous ne savez donc pas que Weber n'a jamais permis à la
grosse caisse de s'introduire dans son orchestre; que Beethoven, dont
vous ne récuserez pas, j'espère, la puissance, ne l'a employée qu'une
seule fois, et que dans le _Barbier de Séville_ et quelques autres
ouvrages de Rossini on n'en trouve pas une note! Si donc tout orchestre
dépourvu de ce grossier auxiliaire vous paraît faible et maigre, n'en
accusez que ceux qui vous ont ainsi blasés par l'abus des moyens
violents, et prêtez plus d'attention au compositeur assez clairvoyant
sur les causes réelles du pouvoir de son art, pour n'avoir recours au
_bruit_ qu'en des occasions rares et exceptionnelles.

C'est ce qu'on fait aujourd'hui pour Mozart, je n'en citerai pour preuve
que le silence religieux avec lequel on écoute à l'Opéra la scène de la
statue, dont l'entrée au Théâtre-Italien, est ordinairement le signal de
l'évacuation de la salle. Il n'y a plus là de prima donna ou de ténor à
la voix séduisante, pour donner une leçon de chant aux élégantes des
premières loges; il ne s'agit point d'un duo à la mode, dans lequel les
deux virtuoses font assaut de talent et d'inspiration, ce n'est qu'un
chant mortuaire, une sorte de récitatif, mais sublime de vérité et de
grandeur. Et comme l'instrumentation des actes précédents a été traitée
avec discernement et modération, il s'ensuit qu'à l'apparition du
spectre, le son des trombones, qu'on n'a pas entendus depuis longtemps,
vous glace d'épouvante, et qu'un simple coup de timbale, frappé de temps
en temps sous une harmonie sinistre, semble ébranler toute la salle.
Cette scène est si extraordinaire, le musicien a réalisé là de tels
prodiges, qu'elle écrase toujours l'acteur chargé du rôle du Commandeur;
l'imagination devient d'une exigence excessive et dix voix de Lablache
unies lui paraîtraient à peine suffisantes pour de tels accents. Il n'en
est pas de même des cris forcenés de Don Juan, se débattant sous les
étreintes glacées du colosse de marbre. Comme l'impie séducteur de donna
Anna n'est rien de plus qu'une créature humaine, l'esprit ne lui demande
que des accents humains, et c'est peut-être même de toutes les parties
de ce rôle varié celle que l'acteur rend ordinairement le mieux. Au
moins cela nous a-t-il semblé tel pour Garcia, Nourrit et Tamburini.

Le rôle d'Ottavio est devenu presque inabordable par la perfection
désespérante avec laquelle Rubini chante l'air fameux: _Il mio tesoro_.
Je cite cet air seulement parce qu'il est impossible de reconnaître la
même supériorité dans la manière dont il exécute tout le reste du rôle.
Dans les morceaux d'ensemble, dans le duo du premier acte, Rubini semble
chercher à s'effacer complètement; le grand nombre de phrases écrites
dans le bas, ou tout au moins dans le _medium_, doivent en effet
présenter un obstacle réel au développement de cette voix admirable,
destinée à planer toujours sur les autres au lieu de les accompagner. Il
en résulte que le duo dont il est question produit ordinairement
beaucoup plus d'effet à l'Opéra qu'au Théâtre Italien. Disons aussi que
mademoiselle Falcon est pour beaucoup dans cette différence.
Mademoiselle Grisi n'aime guère Mozart, et ne joue donna Anna qu'à
contre cœur; ce n'est pas en Italie, où jamais _Don Giovanni_ n'obtint
droit de cité, qu'elle pouvait apprendre à goûter cette musique.
Mademoiselle Falcon, au contraire, la chante avec amour, avec passion,
on s'en aperçoit à l'émotion qui la tourmente, au tremblement de sa voix
dans certains passages touchants, à l'énergie avec laquelle elle lance
certaines notes, à l'habileté qu'elle met à faire ressortir plusieurs
coins du tableau que la plupart de ses rivales laissent dans l'ombre. Je
n'ai pas entendu mademoiselle Sontag dans donna Anna, mais de toutes les
autres cantatrices que j'ai vues s'essayer dans ce rôle difficile,
mademoiselle Falcon me paraît incontestablement la meilleure sous tous
les rapports.

Je lui reprocherai seulement le mode de vocalisation qu'elle a adopté
pour les phrases formées de _gruppetti_ diatoniques où les notes se
lient de deux en deux, comme celle qui se trouve dans son duo avec
Ottavio au premier acte. En pareil cas, mademoiselle Falcon accentue
tellement fort la première noie de chaque _gruppetto_, que la seconde en
est presque effacée, et qu'à un certain éloignement il résulte de cette
inégalité un effet tout autre que celui qu'en attend probablement la
cantatrice, et assez analogue à la phraséologie des cors, lorsqu'ils
emploient alternativement un son ouvert et un son bouché. Ainsi rendu,
le trait que je viens de désigner dans le duo de _Don Juan_, perd
beaucoup de sa force au lieu d'en acquérir. Si on ne le lui dit pas, il
est impossible que mademoiselle Falcon s'en aperçoive, l'effet n'étant
plus le même de près.

Je ne saurais passer sous silence l'exécution foudroyante du grand
finale aux premières représentations. Le soin avec lequel les
répétitions générales en avaient été faites, et l'assurance qu'une étude
minutieuse et bien dirigée de sa partie avait donnée à chaque choriste,
ne sont pas les seules causes de ce résultat. Tous les acteurs de
l'Opéra, qui n'avaient pas de rôle dans la pièce, ayant demandé à
figurer comme choristes dans le finale, cette augmentation inusitée du
nombre des voix, l'exécution chaleureuse de ces chanteurs auxiliaires,
l'enthousiasme réel éprouvé par quelques-uns et se communiquant à la
masse, tout concourut à faire de ce morceau le prodige de l'exécution
chorale à l'Opéra. Comme, d'ailleurs, l'orchestre de Mozart, malgré
tout ce qu'il a de richesse et de force, n'écrase pas le chant, on a pu
voir enfin de quoi était capable un pareil chœur ainsi exécuté. Voilà
de la musique dramatique!!!



LA FLÛTE ENCHANTÉE

ET

LES MYSTÈRES D'ISIS[44]

1er mai 1836.


_La Flûte enchantée_ est celui peut-être de tous les ouvrages de Mozart
dont les morceaux détachés sont les plus répandus et la partition
complète la moins appréciée en France; elle n'obtint du moins qu'un fort
médiocre succès à Paris, quand la troupe allemande voulut la représenter
au théâtre Favart, il y a six ou sept ans. Pourtant il n'y a pas de
concert où l'on ne puisse en entendre des fragments; l'ouverture est
sans contredit l'une des plus admirées et des plus admirables qui
existent; la marche religieuse est de toutes les cérémonies des temples
protestants; à l'aide de quelques vers parodiés sur elle, cette mélodie
instrumentale est devenue un hymne que chantent en Angleterre des
milliers d'enfants; les petits airs, depuis longtemps populaires, ont
servi de thèmes aux fabricants de variations, pour la plus grande joie
des amateurs de guitare, de flûte, de clarinette et de flageolet, cette
lèpre de la musique moderne; et avec quelques autres, bien que fort peu
dansants, on a confectionné même des ballets. On ne devinerait guère
cependant quelle somme Mozart a retirée de cette partition qui, avant
d'arriver jusqu'à nous, a fait la fortune de trente théâtres en
Allemagne et sauvé de sa ruine le directeur qui l'avait demandée... Six
cents francs, ni plus ni moins. C'est précisément le prix que les
éditeurs donnent à un de nos faiseurs à la mode pour une romance; et
Rubini ou mademoiselle Grisi ne gagnent pas moins en dix minutes à
chanter deux cavatines de Vaccaï. Pauvre Mozart! il ne lui manquait plus
pour dernière misère que de voir son sublime ouvrage _accommodé aux
exigences de la scène française_, et c'est ce qui lui arrivera.

L'Opéra, qui, peu d'années auparavant, avait si dédaigneusement refusé
de lui ouvrir ses portes, l'Opéra, d'ordinaire si fier de ses
prérogatives, si fier de son titre d'Académie royale de Musique,
l'Opéra, qui jusque-là se serait cru déshonoré d'admettre un ouvrage
déjà représenté sur un autre théâtre, en était venu à s'estimer heureux
de monter une traduction de _la Flûte enchantée_. Quand je dis une
traduction, c'est un _pasticcio_ que je devrais dire, un informe et
absurde _pasticcio_ resté au répertoire sous le nom des _Mystères
d'Isis_. Fi donc, une traduction! Est-ce que les _exigences_ d'un public
français permettaient une traduction pure et simple du livret qui avait
inspiré de si belle musique? D'ailleurs, ne faut-il pas toujours
_corriger_ plus ou moins un auteur étranger, poète ou musicien,
s'appela-t-il Shakespeare, Goethe, Schiller, Beethoven ou Mozart,
quand un directeur parisien daigne l'admettre à l'honneur de comparaître
devant son parterre? Ne doit-on pas le civiliser un peu? On a tant de
goût, d'esprit, de génie même dans la plupart de nos administrations
théâtrales, que des barbares, comme ceux que je viens de nommer, doivent
s'estimer heureux de passer par de si belles mains. Il y a dans Paris,
sans qu'on s'en doute, une foule de gens aussi favorisés sous le rapport
de la puissance créatrice que Mozart, Beethoven, Schiller, Goethe ou
Shakespeare; plus d'un souffleur eût été capable de créer _Faust_,
_Hamlet_ ou _Don Carlos_; bien des clarinettes et autant de bassons
eussent pu écrire _Fidelio_ ou _Don Juan_; et s'ils ne l'ont pas fait,
c'est indolence, c'est paresse de leur part, mépris de la gloire, que
sais-je? enfin c'est qu'ils n'ont pas voulu. On ne pouvait donc pas,
sans de grandes modifications, non seulement dans le _libretto_, mais
aussi dans la musique, introduire à l'Opéra une partition allemande de
Mozart. En conséquence, on fit le beau drame que vous savez, ce _poème_
des _Mystères d'Isis_, mystère lui-même, que personne n'a jamais pu
dévoiler. Puis quand ce chef-d'œuvre fut bien et dûment _charpenté_, le
directeur de l'Opéra, pensant faire un coup de maître, appela à son aide
un musicien allemand pour charpenter aussi la musique de Mozart, et
l'accommoder aux exigences de ces beaux vers. Un Français, un Italien ou
un Anglais, qui eût consenti à se charger de cette tâche sacrilège, ne
serait à nos yeux qu'un pauvre diable dépourvu de tout sentiment élevé
de l'art, qu'un manœuvre dont l'intelligence ne va pas jusqu'à
concevoir le respect dû au génie; mais un Allemand, un homme qui, par
orgueil national au moins, devait vénérer Mozart à l'égal d'un dieu, un
musicien (il est vrai que ce musicien a écrit d'incroyables platitudes
sous le nom de symphonies) oser porter sa brutale main sur un tel
chef-d'œuvre! Ne pas rougir de le mutiler, de le salir, de l'insulter
de toutes façons!... Voilà qui bouleverse toutes les idées reçues. Et
vous allez voir jusqu'où ce malheureux a porté l'outrage et l'insolence.
Je ne cite qu'à coup sûr, ayant sous les yeux les deux partitions.

L'ouverture de _la Flûte enchantée_ finit fort laconiquement; Mozart se
contente de frapper trois fois la tonique, et c'est tout. Pour la
rendre digne des _Mystères d'Isis_, l'arrangeur-charpentier a ajouté
quatre mesures, répercutant ainsi treize fois de suite le même accord,
suivant la méthode ingénieuse et économique des Italiens pour allonger
les opéras. Le premier air de Zorastro (_Ô déesse immortelle_), rôle de
basse, comme on sait, et de basse très grave, est fait avec la partie de
_soprano_ du chœur _Per voi risplende il giorno_, enrichie de quatre
autres mesures dues au génie du charpentier-arrangeur. Le chœur reprend
ensuite, mais avec diverses corrections également remarquables, et la
suppression complète des flûtes, trompettes et timbales, si
admirablement employées dans l'original. L'instrumentation de Mozart
corrigée par un tel homme! n'est-ce pas l'impertinence la plus bouffonne
qui se puisse concevoir?

Ailleurs, nous la verrons se manifester d'une autre manière. Ce ne sera
plus sur l'orchestre que s'exercera le rabot de notre manouvrier mais
bien sur la mélodie, l'harmonie et les dessins d'accompagnement. Nous en
trouvons la trace d'abord dans cet air sublime, la plus belle page de
Mozart peut-être, où le grand prêtre dépeint le calme profond dont
jouissent les initiés dans le temple d'Isis; à la fin de la dernière
phrase: _N'est-ce pas imiter les dieux_, le rabotteur a mis _ut, ut,
la_, au lieu des deux notes graves _sol_, _fa_, sur lesquelles la voix
du pontife descend avec une si paisible majesté. En outre, la partie
d'_alto_ est changée, et les accords que Mozart avait mis au nombre de
_deux_ seulement par mesure, entrecoupés de petits silences d'une
admirable intention, se trouvent remplacés par six notes dans les
violons, et enrichis d'une tenue de deux cors à laquelle n'avait pas
songé l'auteur.

Plus loin, c'est le chœur des esclaves: _O cara armonia_, qu'il a
impitoyablement estropié, et dont il s'est servi pour fabriquer l'air
encore charmant, malgré tout: _Soyez sensibles à nos peines_; ailleurs,
c'est le duetto: _La dove prende amor ricetto_, qu'il a converti en
trio; et, comme si la partition de _la Flûte enchantée_ ne suffisait pas
à cette faim de harpie, c'est aux dépens de celles de _Tito_ et de _Don
Giovanni_ qu'elle va s'assouvir. L'air: _Quel charme à mes esprits
rappelle_ est tiré de _Tito_, mais pour l'andante seulement, l'allegro
si original qui le complète ne plaisant pas apparemment à notre _uomo
capace_. Bien qu'il eût pu satisfaire _aux exigences_ de la situation,
il l'en a arraché pour en cheviller à la place un autre dans lequel il a
fait entrer des lambeaux de l'allegro de Mozart.

Et savez-vous ce que ce monsieur a fait encore du fameux _Fin ch'an dal
vino_, de cet éclat de verve libertine où se résume tout le caractère de
Don Juan?... un trio pour une basse et deux soprani chantant entre
autres gentillesses sentimentales les vers suivants:

          Heureux délire!
          Mon cœur soupire!
    Que mon sort diffère du sien!
    Quel plaisir est égal au mien!
          Crois ton amie,
          C'est pour la vie
    Que ton sort va s'unir au mien (_bis_)...
          O douce ivresse
          De la tendresse!
          Ma main te presse,
          Dieu, quel grand bien!

C'est ainsi qu'habillé en singe, affublé de ridicules oripeaux, un œil
crevé, un bras tordu, une jambe cassée, on osa présenter le plus grand
musicien du monde à ce public français si délicat, _si exigeant_, en lui
disant: voilà Mozart!--O misérables, vous fûtes bien heureux d'avoir à
faire à de bonnes gens qui n'y entendaient pas malice et qui vous
crurent sur parole; si vous aviez tardé quelque vingt-cinq ans pour
commettre votre chef-d'œuvre, je connais quelqu'un qui vous aurait
envoyé un furieux démenti.

Nous avons toujours cru, en France, beaucoup aimer la musique; il faut
espérer que cette opinion est mieux fondée aujourd'hui qu'elle ne
l'était à l'époque où l'on écartelait ainsi Mozart à l'Opéra. En tout
cas, quand une nation en est encore à supporter de semblables
profanations, c'est le signe le plus évident de son état de barbarie, et
toutes ses prétentions au sentiment de l'art sont le comble du ridicule.

Je n'ai pas nommé le coupable[45] qui s'est ainsi vautré avec ses
guenilles sur le riche manteau du roi de l'harmonie; c'est à dessein; il
est mort depuis longtemps; ainsi paix à ses os, il serait inutile de
donner à ce nom aucun genre de célébrité; j'ai voulu seulement faire
ressortir l'intelligence avec laquelle les intérêts de la musique ont
été défendus chez nous pendant si longtemps, et montrer les conséquences
du système qui tend à placer le sceptre des arts entre les mains de ceux
qui, ne voulant s'en servir que pour battre monnaie, sont toujours
prêts, au moindre espoir de lucre, à encourager le brocantage de la
pensée, et pour quelques écus feraient, selon la belle expression de
Victor Hugo, corriger Homère et _gratter Phidias_.



CHERUBINI



ESQUISSE BIOGRAPHIQUE

20 mars 1842.


La vie de ce grand compositeur peut être offerte aux jeunes artistes
comme un modèle sous presque tous les rapports. Les études de Cherubini
furent longues et patientes, ses travaux nombreux, ses ennemis
puissants. A l'inflexibilité de son caractère, à la ténacité de ses
convictions, se joignait une dignité réelle qui les rendit toujours
respectables, et qu'on ne trouve pas souvent, il faut malheureusement le
reconnaître, chez les artistes même les plus éminents.

Né à Florence, vers la fin de 1760, disciple dès l'âge de neuf ans, de
Bartholomeo et d'Alexandro Felici, et plus tard de Bizarri, et de
Castrucci, maîtres tous également inconnus aujourd'hui, il n'acheva son
éducation musicale que vers sa vingtième année et sous la direction de
Sarti. Le grand duc de Toscane, Léopold II, le prit alors sous sa
protection spéciale, et Sarti, pour prix de ses leçons, se contenta de
faire écrire à son élève une foule de morceaux qu'il intercalait dans
ses propres ouvrages, et dont il gardait sans scrupule tout l'honneur
pour lui seul. Le maître dut se décider pourtant à donner carrière à son
élève; et Cherubini, libre enfin de voir ses compositions applaudies
sous son nom, écrivit pour les théâtres d'Italie plusieurs partitions
dont le succès le fit bientôt appeler à Londres. Ce fut en Angleterre
qu'il composa la _Finta principessa_ et _Julio Sabino_. Quelques années
après, _Ifigenia in Aulide_ parut avec un grand succès sur le théâtre de
Turin. Après avoir donné _Faniska_ à Vienne, Cherubini retourna en
Angleterre pour diriger les concerts de la Société Philharmonique. A son
retour en France, son ami Viotti, qui était fort à la mode, le mit en
relations avec le monde élégant et lui ouvrit la plupart des salons de
la capitale. Cherubini songea seulement alors à écrire pour la scène
française, et Marmontel lui donna le poème de _Démophon_. Ce sujet, très
dramatique et essentiellement musical cependant, avait déjà été fatal à
une partition de Vogel, dont la pathétique ouverture est seule restée.
Le succès du _Démophon_ de Cherubini fut douteux; mais les beautés
énergiques qu'on ne put y méconnaître firent prèssentir ce qu'on
pouvait attendre de l'auteur dans ce genre grandiose et sévère.

Chargé bientôt après de la direction musicale de l'Opéra-Italien, il
dut, dans l'intérêt des ouvrages qu'on y représentait et, peut-être
aussi bien souvent, pour satisfaire les caprices des chanteurs,
reprendre sa tâche de collaborateur anonyme, abandonnée avec les leçons
de Sarti. Il introduisit ainsi dans diverses partitions un grand nombre
de morceaux charmants, dont quelques-uns décidèrent le succès des opéras
auxquels il les donnait si généreusement; tels furent le fameux quatuor
des _Viaggiatori felici_ et celui moins connu mais également admirable
du _Don Giovanni_ de Gazzaniga. Ce qui prouve sans réplique qu'il y eut
un compositeur italien du nom de Gazzaniga, qui fit un opéra de _Don
Giovanni_: Mozart aussi en a fait un.

Tout en écrivant ces mélodieux fragments pour les habiles virtuoses du
Théâtre-Italien, Cherubini étudiait l'esprit de l'école française, et
cherchait si, en demandant davantage à l'accent dramatique, aux
modulations imprévues, aux effets d'orchestre, on ne pourrait suppléer à
ce qui manquait d'habileté aux chanteurs français. La question fut
résolue affirmativement par son opéra de _Lodoïska_, dont le succès eut
été plus long et plus populaire si le petit ouvrage de Kreutzer, sur le
même sujet et portant le même titre, ne se fut assuré la vogue par une
plus grande facilité d'exécution et par l'exiguité gracieuse de ses
formes mélodiques. On sait qu'en France surtout, des productions grandes
et belles sont souvent éclipsées par d'autres qui ne sont que jolies. La
_Lodoïska_ de Cherubini produisit néanmoins une profonde sensation dans
le monde musical, et le mouvement qu'elle imprima à l'art, secondé par
les efforts à peu près parallèles de Méhul, de Berton et de Lesueur,
amena pour l'école française une ère de gloire à laquelle il était
permis de douter qu'elle pût jamais atteindre.

_Lodoïska_ fut suivie, à des intervalles plus ou moins rapprochés,
d'_Élisa_ ou _le Mont Saint-Bernard_, de _Médée_, de _l'Hôtellerie
portugaise_ et enfin des _Deux Journées_, dont le succès devint
rapidement populaire. C'est dans _Élisa_ que se trouve ce chœur de
moines cherchant les voyageurs ensevelis sous la neige, qu'on a trop
rarement exécuté aux concerts du Conservatoire, et dont le caractère est
empreint d'une telle vérité, qu'on disait en l'entendant: «Cette musique
fait grelotter!» Dans le même opéra, on admire avec raison la scène de
_la cloche_, dans laquelle, en tournant constamment autour de la note
unique d'une cloche, dont le tintement se fait entendre sans
interruption d'un bout à l'autre du morceau, le maître a montré tout ce
qu'il possédait de ressources harmoniques et son adresse rare à
enchaîner les modulations.

La _Médée_ est une œuvre plus complète que la précédente; elle est
restée au répertoire d'un grand nombre de théâtres allemands, et c'est
une honte pour les nôtres qu'elle en soit bannie depuis si longtemps.

La même observation s'applique aussi aux _Deux Journées_, qu'on a eu
dernièrement une velléité de remonter à l'Opéra-Comique, et qu'on a
laissées en définitive dans les cartons, parce qu'il était _impossible_
d'accorder à l'auteur, pour le rôle du porteur d'eau, l'acteur Henri
qu'il exigeait. Voilà de ces _impossibilités_ à faire mourir de rire, et
dont on parle aussi sérieusement dans nos théâtres que s'il s'agissait
de ressusciter Talma. _L'Hôtellerie portugaise_ a été moins heureuse.
Cette partition n'est pas même gravée; il n'en est resté qu'un trio
bouffe fort intéressant (on le chante souvent dans les concerts) et
l'ouverture, dont l'_andante_ contient un canon sur l'air des _Folies
d'Espagne_ d'une couleur mystérieuse et de l'effet le plus original.

Un peu avant la représentation de son opéra des _Deux Journées_,
Cherubini avait été nommé l'un des inspecteurs de l'enseignement du
Conservatoire. Cette place fut pendant longtemps la seule qu'il eut à
remplir; Napoléon ayant, comme on sait, une affectation bizarre, et en
tout cas peu digne de lui, à faire sentir à Cherubini l'antipathie
qu'il ressentait pour sa personne et pour ses ouvrages. On a donné pour
motif à cet éloignement quelques réparties fort rudes de Cherubini à des
observations assez mal fondées de Napoléon sur sa musique; on prétend
que le compositeur aurait dit un jour au Premier Consul, avec une
vivacité, fort concevable du reste en pareille occasion: «Citoyen
consul, mêlez-vous de gagner des batailles, et laissez-moi faire mon
métier auquel vous n'entendez rien!» Une autre fois, comme Napoléon lui
avouait sa prédilection pour la musique _monotone_, c'est-à-dire pour
celle qui le _berçait doucement_, Cherubini aurait répliqué, avec plus
de finesse que d'humeur cependant: «J'entends, vous aimez la musique qui
ne vous empêche pas de songer aux affaires d'État!» Ces réparties, on le
verra plus loin, sont bien dans le caractère et la tournure d'esprit de
Cherubini; toujours est-il certain que Napoléon chercha constamment à
blesser son amour-propre en exaltant sans mesure en sa présence
Paisiello et Zingarelli, toutes les fois qu'il en trouvait l'occasion,
en le laissant à l'écart comme un homme médiocre, et en s'obstinant à
prononcer son nom à la française, pour faire entendre par là qu'il ne le
trouvait pas digne de porter un nom italien.

Ce fut en 1805 seulement que Napoléon, après la victoire d'Austerlitz,
ayant su que Cherubini était à Vienne, occupé à écrire son opéra
_Faniska_, le fit venir et lui témoigna assez de bienveillance pour ne
plus prononcer son nom à la française. Il le chargea même d'organiser
ses concerts particuliers, et ne manqua pas, lorsqu'ils eurent lieu,
d'en critiquer l'ordonnance et d'exiger de Cherubini les choses les plus
ridicules. Ainsi il voulut que l'air du père de _la Nina_ de Paisiello
(air de basse) fût chanté par le castrat Crescentini; Cherubini lui
faisant observer que le _povero_ ne pourrait le chanter qu'à l'octave
supérieure: «Eh bien, qu'il le chante, dit Napoléon, je ne tiens pas à
une octave!» Et ce fut vraiment bien heureux, car si le grand homme
avait _tenu à une octave_, et s'il eût exigé que le chanteur prît une
voix grave, malgré toute sa bonne volonté, il eût été impossible à
celui-ci d'y parvenir.

Napoléon eut encore à Vienne avec Cherubini l'éternelle discussion, tant
de fois commencée à Paris avec Paisiello et avec Lesueur, sur les
nuances de l'orchestre. Le géant des batailles, le virtuose du canon,
n'aimait pas que les instruments de musique se permissent d'élever la
voix; les _forte_, les _tutti_ éclatants l'impatientaient. Il prétendait
alors que l'orchestre _jouait trop haut_, et quand il avait fait
comprendre à ses malheureux maîtres de chapelle qu'il entendait par ces
mots, _jouer trop fort_, ils devaient nécessairement ne plus tenir
compte des intentions du compositeur, ni du sens de l'œuvre, et
ordonner aux exécutants d'éteindre le son jusqu'au _pianissimo_. La
musique alors berçait le grand homme, et il pouvait _rêver aux affaires
d'État_. Napoléon aurait dû se contenter pour chœur et pour orchestre
d'une harpe éolienne. Certes, rien ne ressemble moins aux soupirs
harmonieux de cet instrument que l'orchestre de Cherubini; mais le goût
exclusif de l'Empereur pour la musique douce, calme et rêveuse, a
peut-être contribué, en dirigeant l'esprit du compositeur sur ce point
de son art, à lui faire trouver cette forme curieuse de _decrescendo_
dont il a laissé de si admirables modèles dans quelques-unes de ses
compositions religieuses. Personne avant Cherubini et personne après lui
n'a possédé à ce point la science du clair obscur, de la demi-teinte, de
la dégradation progressive du son; appliquée à certaines parties
essentiellement mélodieuses de ses messes, elle lui a fait produire de
véritables merveilles d'expression religieuse et découvrir des finesses
exquises d'instrumentation.

A son retour de Vienne, Cherubini fut atteint d'une maladie nerveuse qui
donna les plus sérieuses inquiétudes à sa famille, et qui lui rendit
tout travail musical impossible. La composition lui étant absolument
interdite, il se prit, dans sa profonde mélancolie, d'un vif amour pour
les fleurs; il étudia la botanique, ne songea plus qu'à herboriser, à
former des herbiers, à étudier Linné, de Jussieu et Tournefort. Cette
passion sembla même survivre à la maladie qui l'avait fait naître, et
lorsque, entièrement rétabli, fixé chez le prince de Chimay, il aurait
dû reprendre ses travaux trop longtemps interrompus, ce ne fut que pour
céder aux vives instances de ses hôtes qu'il se décida à écrire une
messe. Il produisit alors et presque à contre-cœur sa fameuse messe
solennelle à trois voix, l'un des chefs-d'œuvre du genre.

Revenu à Paris, plein de santé et de confiance dans la force et la
verdeur de son génie, il écrivit _Pimmalione_ pour le Théâtre-Italien,
le _Crescendo_ pour l'Opéra-Comique, et _les Abencérages_ pour l'Opéra.
Je ne connais rien des deux premiers ouvrages, mais nous avons entendu
au Conservatoire divers fragments du troisième qui donnent une grande
idée de son mérite. L'air surtout, si souvent chanté par Ponchard:
_Suspendez à ces murs mes armes, ma bannière_, est évidemment une des
plus belles choses dont la musique dramatique ait eu à s'enorgueillir
depuis Gluck. Rien de plus vrai, de plus profondément senti, de plus
noble et de plus touchant à la fois. On ne sait ce qu'on doit admirer le
plus du récitatif si plein d'accablement, de la mélodie si désolée et si
tendre de l'_andante_ ou de l'_allegro_ final, où la douleur se ravivant
arrache des cris d'angoisse au malheureux amant de Zoraïde.

Cherubini, en société avec trois autres compositeurs, improvisa, pour
ainsi dire, deux opéras de circonstance, l'_Oriflamme_ et _Bayard à
Mézières_. Un seul morceau de l'_Oriflamme_ nous est connu: c'est un
chœur conçu dans son système de _decrescendo_ dont nous avons parlé
tout à-l'heure; on l'exécutait, il y a huit ou dix ans, assez souvent
dans les concerts du Conservatoire, et il n'a jamais manqué d'y produire
l'impression la plus vive par son exquise douceur et sa complète
originalité. En présence des effets vraiment délicieux que Cherubini a
su tirer des voix et de l'orchestre dans la nuance du _pianissimo_, de
la distinction du style mélodique, de la finesse d'orchestration qui ne
l'abandonnent jamais alors, de la grâce avec laquelle s'enchaînent ses
harmonies et ses modulations, il est permis de regretter qu'il ait
beaucoup plus écrit dans la nuance contraire. Ses morceaux énergiques ne
brillent pas toujours par les qualités qui devraient leur être propres;
l'orchestre y fait quelquefois, même dans ses messes, des mouvements
brusques et durs qui conviennent peu au style religieux.

La Restauration amena pour Cherubini une tardive justice; les Bourbons
prirent à cœur de lui faire oublier les rigueurs de Napoléon, et lui
donnèrent la survivance de Martini à la surintendance de la musique du
Roi. Au retour de l'île d'Elbe, l'Empereur cependant crut devoir le
nommer chevalier de la Légion d'honneur. En outre, à la même époque, le
nombre des membres de l'Académie des Beaux-Arts ayant été augmenté,
Cherubini entra à l'Institut. A la mort de Martini, il lui succéda, en
partageant avec Lesueur la place de surintendant de la musique du Roi.
Dès lors, Cherubini se livra presque exclusivement aux compositions
sacrées. Il écrivit pour la chapelle de Louis XVIII et pour celle de
Charles X un nombre considérable de prières, psaumes, motets et messes,
dont les deux principales sont connues et admirées de tous les musiciens
de l'Europe; je veux parler de la messe du Sacre de Charles X et du
premier _Requiem_ à quatre voix. On rencontre, il est vrai, dans la
messe du Sacre, plusieurs passages dont le style, empreint du défaut que
je signalais tout à l'heure, a plus de violence que de vigueur, et
partant peu d'accent religieux; mais tant d'autres sont irréprochables,
et d'ailleurs, la _Marche de la Communion_ qui s'y trouve, est une
inspiration de telle nature, qu'elle doit faire oublier quelques taches
et immortaliser l'œuvre à laquelle elle appartient.

Voilà l'expression mystique dans toute sa pureté, la contemplation,
l'extase catholiques! Si Gluck, avec son chant instrumental aux contours
arrêtés, empreint d'une sorte de passion triste, mais non rêveuse, a
trouvé dans la marche d'_Alceste_, l'idéal du style religieux antique,
Cherubini, par sa mélodie, également instrumentale, vague, voilée,
insaisissable, a su atteindre aux plus mystérieuses profondeurs de la
méditation chrétienne. La marche de Gluck, passionnée dans sa gravité
même, et laissant par intervalles échapper les accents de reproche d'un
cœur souffrant, mal résigné aux volontés des dieux, trouble l'auditeur
et lui arrache des larmes ardentes; elle porte le caractère d'une
religion poétique, mais sensuelle. Le morceau de Cherubini ne respire
que l'amour divin, la foi sans nuages, le calme, la sérénité infinie
d'une âme en présence de son créateur; aucune terrestre rumeur n'en
altère la céleste quiétude, et s'il amène des pleurs dans les yeux de
celui qui l'écoute, ils coulent si doucement, et la rêverie qu'il
produit est si profonde, que l'auditeur de ce chant séraphique, emporté
par delà les idées d'art et le souvenir du monde réel, ignore sa propre
émotion. Si jamais le mot _sublime_ a été d'une application juste et
vraie, c'est à propos de la _Marche de la Communion_ de Cherubini.

Le _Requiem_, dans son ensemble, est, selon moi, le chef-d'œuvre de son
auteur; aucune autre composition de ce grand maître ne peut soutenir la
comparaison avec celle-là, pour l'abondance des idées, l'ampleur des
formes, la hauteur soutenue du style, et, n'était la fugue violente sur
ce lambeau de phrase dépourvu de sens: _quam olim Abrahæ promisisti_, il
faudrait dire aussi, pour la constante vérité d'expression. L'_Agnus_
en _decrescendo_ dépasse tout ce qu'on a tenté en ce genre; c'est
l'affaiblissement graduel de l'être souffrant, on le voit s'éteindre et
mourir, on l'entend expirer. Le travail de cette partition a d'ailleurs
un prix inestimable; le tissu vocal en est serré mais clair,
l'instrumentation colorée, puissante, mais toujours digne de son objet.
Inutile d'ajouter que ce _Requiem_ est fort supérieur au dernier, que
Cherubini composa, il y a trois ans, pour ses propres funérailles, et
qu'on a, d'après sa dernière volonté, exécuté à Saint-Roch ce matin. Le
plan général de celui-ci est bien moins vaste; le souffle de
l'inspiration s'y fait plus rarement sentir; cette sorte de brusquerie,
ou de tendance à la colère, qui se manifeste trop souvent dans
quelques-unes des productions de Cherubini, est ici plus sensible, et
les idées ne sont pas toujours d'une extrême distinction. Il contient
cependant des morceaux entiers et de longue haleine de la plus grande
beauté; entre autres, le _Lacrymosa_.

Cherubini a écrit quelques quatuors d'instruments à cordes d'un bon
style et trop peu connus.

Son dernier opéra _Ali-Baba_ a été éloigné de la scène de l'Opéra, après
dix ou douze représentations, par une de ces raisons financières qui ont
fait mettre à l'écart tant d'autres beaux ouvrages depuis que l'Opéra
est devenu une entreprise particulière, une exploitation industrielle.

Rien de plus entier, de plus inaltérable que les convictions de
Cherubini; en matière harmonique surtout, il n'admettait pas la
possibilité d'une modification ou seulement d'une extension des règles
établies. Il eut souvent, à ce sujet, des discussions très vives avec le
savant professeur Reicha, avec Choron; et, un jour qu'un théoricien
systématique, moins connu que ces deux maîtres, et fort entier aussi
dans l'étrange doctrine de théologie musicale dont il est à la fois le
disciple et le fondateur, s'obstinait à argumenter contre lui,
Cherubini, bouillant de colère, ne pouvant parvenir à mettre à la porte
son entêté disputeur, s'écria: «Sortez de chez moi! sortez, vous dis-je,
_ou je me jette par la fenêtre!_ et l'on dira que c'est vous qui m'avez
assassiné!»

La tournure de son esprit était éminemment caustique; sa conversation
abondait en traits mordants, en réparties d'un laconisme piquant et
incisif.

Un jour, passant dans la cour des Menus-Plaisirs à l'heure d'un concert
donné par un jeune compositeur de ma connaissance, quelqu'un voulut
l'entraîner dans la salle pour entendre la symphonie nouvelle qui
servait alors de texte aux controverses musicales les plus animées:
«Laissez-moi, dit Cherubini, je n'ai pas besoin de savoir comment il ne
faut pas faire!» Une autre fois, à une répétition de la grande messe
solennelle de Beethoven, m'étant prononcé contre la fugue en _ré_ majeur
qu'elle contient[46], avec une franchise que mon admiration pour
l'auteur pouvait, ce me semble, excuser, un pianiste, homme de mérite
sans doute, surtout à cette époque, et qui a composé beaucoup de
musique, prit fait et cause pour le fracas fugué et anti-religieux de
Beethoven. Cherubini entre au foyer au milieu de la discussion; malgré
mes signes pour l'engager au silence, mon adversaire la continue de
manière à attirer au contraire l'attention de Cherubini qui se
retournant vivement: «Qu'est-ce que c'est?--C'est monsieur, répond
perfidement le virtuose, qui n'aime pas _la fugue_.--Parce que _la
fugue_ ne l'aime pas.»

Cherubini était impitoyable même pour ses élèves, quand une saillie se
présentait à son esprit. L'un d'eux allait donner un nouvel opéra,
Cherubini assistait, dans une loge, à la dernière répétition. Après le
second acte, le jeune compositeur, plein d'anxiété, entre dans la loge
et attend inutilement quelques-unes de ces bonnes paroles dont on a tant
besoin en pareil cas: «Eh bien, cher maître, dit-il enfin, vous ne me
dites rien!--Que diable veux-tu que je te dise? réplique en riant
Cherubini; je t'écoute depuis deux heures et tu ne me dis rien non
plus!» Le mot était d'autant plus dur, qu'il manquait de justesse et de
justice; l'ouvrage de l'élève eut un grand succès.



AUBER



LES DIAMANTS DE LA COURONNE

12 mars 1840.


Il s'agit de diamants faux qu'on veut faire briller comme s'ils
sortaient des mines de Golconde. Voici comment.

Nous sommes en Estramadure, dans un souterrain habité par une bande de
malfaiteurs qui, à la fin de la pièce, se trouvent être les bienfaiteurs
du Portugal. Ces braves fabriquent de la fausse monnaie, de faux
billets, de faux diamants, et généralement tout ce qui concerne leur
état. Les cavités de la montagne retentissent des coups de leurs
balanciers; on travaille sans relâche. Ce qui prouve bien que l'oisiveté
n'engendre pas tous les vices. Entre un jeune seigneur, don Henrique,
neveu du ministre de la Justice espagnole. Il pleut à verse, il tonne;
ses chevaux épouvantés ont pris le mors aux dents; il n'a eu que le
temps de s'élancer de sa voiture au moment où, moderne Hippolyte, il
allait être par ses furieux coursiers traîné de roc en roc, au fond d'un
précipice. Il voit un ermitage, une espèce de couvent, et vient y
demander un abri. Bien étonné de n'y trouver personne, don Henrique
s'amuse, pour tuer le temps, à chanter une ballade sur les agréments des
voyages, quand trois ou quatre gaillards, fort peu semblables par leurs
costumes à de pieux anachorètes, s'avancent traînant la valise de
l'étranger. Ils l'ouvrent sans façon et s'emparent de tout ce qu'elle
contient. L'heure du repas des ouvriers a sonné; ils sortent en foule
des sombres ateliers en chantant à tue-tête, non pas, comme dans
_Guillaume Tell, le travail, l'hymen et l'amour_: mais le travail et...
quelque autre chose. Rien ne dispose à la joie comme une vie active,
réglée et une conscience pure. La pureté de conscience est surtout de
rigueur.

A force de parcourir, dans leurs joyeux ébats, les coins et recoins du
faux monastère, les faux monnayeurs finissent par apercevoir notre
voyageur, qui depuis un quart d'heure se cachait de son mieux derrière
une enclume. Cinquante couteaux et autant de marteaux se lèvent à
l'instant sur lui, on va le mettre en pièces, le monnayer; mais une
charmante jeune fille, en robe tricolore, béret en tête, et poignard à
la ceinture (à la bonne heure! je ne connais rien d'ignoble comme cet
usage des honnêtes femmes espagnoles de porter le poignard à la
jarretière; voyez un peu le gracieux mouvement que cela les oblige de
faire, quand le moment est venu de poignarder leur amant!) une
délicieuse brigande, donc, la Vénus de ces cyclopes, s'élance au devant
d'eux, et leur ordonne de respecter l'étranger, qu'elle prend sous sa
protection. Bien plus, elle l'invite à déjeuner, et exige du chef des
bandits, un gros monsieur rébarbatif, nommé Rebolledo, qu'il lui serve
le chocolat. La troupe soumise, religieuse et frugale, se retire, fait
le signe de la croix, et va se restaurer avec des cigaretti et quelques
verres d'eau fraîche. Ce repas économique n'est pas terminé, qu'un
émissaire accourt, hors d'haleine, et pâle comme s'il n'avait ni bu ni
fumé depuis huit jours.

«Des soldats gravissent la montagne, gardent toutes les avenues, ils
vont entourer l'ermitage; il n'y a plus moyen de leur échapper, nous
sommes perdus.--Bah! répond Catarina (c'est le nom de la capitaine
brigande), bah! dit-elle, en versant à don Henrique une seconde tasse de
chocolat, ils ne nous tiennent pas; finissez tranquillement votre
déjeuner.» Mais nos hommes n'ont plus d'appétit; la perspective des
bûchers de l'inquisition l'a fait disparaître instantanément; pourtant
la sécurité de Catarina est motivée; elle a son plan, la jolie
scélérate. Elle vous encapuchonne tous ses industriels, les convertit en
moines, les range sur deux lignes en procession, place au centre le
trésor de la bande, un immense écrin qui représente en faux diamants des
centaines de millions, l'enferme dans un coffre à reliques; ainsi
enchâssé, le fait porter pieusement par quatre faux frères, et, armée
d'un sauf-conduit qu'elle a trouvé dans la valise de don Henrique, se
présente avec sa troupe devant les soldats, qui se mettent à genoux pour
les laisser passer. Don Henrique, pour prix de la vie qu'on lui a
laissée, s'est engagé sur sa parole à ne pas parler de son aventure
avant un an.

Nous le retrouvons dans un château près de Madrid, chez son oncle le
ministre, et sur le point d'épouser sa cousine Diana, qu'il aimait un
peu autrefois, mais qu'il n'aime plus du tout depuis qu'il a eu
l'honneur de déjeuner avec Catarina, _la capa di banda_. En héros de
roman bien appris, pouvait-il se dispenser d'avoir une passion
romantique pour la gracieuse fée qui lui sauva la vie! De son côté,
Diana nourrit en secret le classique amour qu'une héritière éprouve
toujours pour un autre que son futur époux. Et cet autre, c'est don
Sébastien, le commandant de la troupe chargée d'arrêter les faux
monnayeurs, et qui s'est agenouillée si dévotement sur leur passage. De
là explication entre le cousin et la cousine, aveux mutuels, bonheur
des jeunes amants en découvrant la flamme dont ils ne brûlent pas l'un
pour l'autre. Diana est trop heureuse de rendre sa parole à son cousin,
mais à la condition qu'au moment du contrat, c'est lui qui refusera de
signer et amènera ainsi la rupture. Déjà les salons ministériels
s'illuminent; une brillante assemblée vient assister à la noce de Diana;
il y a bal et concert. On apporte un faux piano blanc en nougat (la
couleur locale eût exigé, je crois, qu'il fût en chocolat), sur lequel
un faux pianiste fait semblant de plaquer de faux accords pour
accompagner la fiancée qui chante réellement juste de temps en temps.
Elle commence un duo avec son cousin, la complainte des bandits de la
Roche-Noire, dont l'anecdote de don Henrique fait le sujet, au grand
étonnement de celui-ci. A peine les deux virtuoses ont-ils été
interrompus trois fois dans le premier couplet par des entrées de
convives, par des domestiques servant des rafraîchissements, par
l'arrivée de l'oncle ministre, absolument comme dans une foule de salons
de Paris où l'on croit faire de la musique, qu'une quatrième
interruption est causée par une belle dame inconnue dont la voiture
s'est brisée près du château, et qui, suivie de son intendant, demande
pour quelques heures l'hospitalité. Grand tremblement d'amour et
d'effroi pour don Henrique, qui reconnaît Catarina et Rebolledo. Dieu du
ciel! le bandit et sa complice dans le salon du ministre de la Justice!
Mais son anxiété va redoubler. Catarina pousse l'audace jusqu'à s'offrir
pour remplacer, dans le concert quatre fois interrompu, don Henrique, à
qui la peur a fait perdre la voix. Elle chante la ballade de _la
Roche-Noire_, elle lit à l'assemblée un journal contenant sa propre
histoire et son signalement; elle se moque de don Henrique et de ses
terreurs; elle coquette, elle minaude, elle danse; elle fait jouer son
intendant à l'écarté avec don Sébastien; il se pourrait même que ce fût
avec le ministre en personne, car le brave homme n'est pas fier; elle
mange des glaces, elle boit du punch, elle dit à un cavalier _qu'il
froisse sa garniture_, enfin elle fait le diable, elle est délirante,
elle n'a pas le sens commun. Apprenant dans un aparté que don Henrique,
sur le point d'épouser Diana, a cependant l'intention, au moment fatal,
de rompre ce mariage, et cela par amour pour elle Catarina, pour elle,
l'aventurière, la contrebandière, la faussaire, la coureuse,
l'assassine, la «cheffe» de brigands, elle est curieuse de savoir s'il
sera capable d'un tel sacrifice. Peut-être aussi que son cœur sauvage
parle en secret pour don Henrique. Bref, malgré son signalement connu de
toute l'assemblée, malgré les instances de son adorateur, elle s'obstine
à rester; elle s'installe dans le cabinet du ministre, qui, apprenant
par ses espions que la Catarina est dans le voisinage, vient de donner
des ordres pour la faire arrêter: et au moment où Henrique dit: «Non»!
et refuse de signer son contrat de mariage avec Diana, Catarina,
entr'ouvrant la porte du cabinet, serre la main de son héros en lui
disant: «Au revoir! c'est bien!» descend dans la cour du château et
s'élance dans la voiture du ministre, que celui-ci galamment avait fait
mettre à sa disposition pour la conduire à Madrid.

Au troisième acte, nous sommes à Lisbonne, on va couronner la jeune
reine de Portugal; la loi veut qu'en montant sur son trône elle
choisisse un époux. Le ministre espagnol, chargé d'influencer Sa Majesté
en faveur d'un prince d'Espagne, vient d'arriver, et son neveu, et
Diana, et don Sébastien avec lui. Les voilà tous dans l'antichambre
royale, où ils rencontrent, sous les habits d'un grand seigneur, notre
vieille connaissance Rebolledo. A leur grande stupéfaction, lui seul est
reçu par la reine; tous les autres solliciteurs sont congédiés. Restés
en tête à tête, la reine et le bandit se disent des choses curieuses,
dont voici le résumé. Sur le point d'arriver au trône, la princesse de
Portugal était en proie à une de ces poignantes inquiétudes, à un de ces
chagrins concentrés, à cette tristesse colère et amère que les poètes et
les artistes connaissent mieux que personne, beaucoup mieux surtout que
les princes, quels qu'ils soient. En cet état de l'âme et du cœur, et
pour échapper aux angoisses cruelles qui le causent, quelques-uns
transigent avec leurs convictions, avec leurs sympathies les plus
chères, leur dignité personnelle, leur foi, leur espérance, leur amour
éternel; d'autres, se raidissant contre le désespoir, demeurent fidèles
à tout ce qu'ils aiment et respectent, laissent passer la vague ennemie,
retiennent leur haleine pour subir encore celle qui doit lui succéder,
et finissent, comme Robinson, par être jetés meurtris et à demi morts
sur quelque île verdoyante, dont plus tard ils deviendront
propriétaires, gouverneurs, maîtres absolus, à moins que la respiration
leur manquant, l'onde amère ne les étouffe avant la fin de l'épreuve, ce
qui arrive quelquefois.

Eh bien! notre princesse portugaise appartient à la classe des poètes
qui font des vaudevilles, des grands musiciens qui écrivent des
contredanses, des grands peintres, des grands statuaires qui
barbouillent des enseignes de cabaret et modèlent des pendules; elle a
le malheur de n'avoir pas le sou. Pas d'argent! pas d'argent! C'est
triste, surtout un jour de couronnement. Comment faire? Il faut pourtant
vivre, même quand on est reine, et vivre splendidement. Voilà donc notre
princesse, au lieu de faire du stoïcisme, ou de montrer sa misère en
empruntant, qui se résigne et immole sans scrupule tous ses préjugés de
tête royale. Elle connaît Rebolledo et sa troupe; elle va le trouver,
lui confie son embarras, lui demande de contrefaire de son mieux les
diamants de la couronne, et, pendant le temps de cette importante
composition, de rester auprès de lui sous le nom de Catarina, comme sa
nièce et la directrice de l'atelier. Rebolledo, malgré sa profession
dont les apparences sont trompeuses, est, au fond, l'homme le plus
vertueux qu'on ait peut-être jamais rencontré à la tête d'une troupe de
brigands. Il consent à tout, les diamants sont imités à s'y méprendre;
le véritable écrin royal, dont la valeur est immense, vendu _par ses
soins_ dans les diverses capitales de l'Europe, remplit les coffres
royaux, et Sa Majesté en montant sur le trône a le plaisir de se dire:
«Mon diadème est faux, sans doute, mais son éclat suffit, et me voilà
riche sans qu'il en ait coûté le moindre sacrifice à mes sujets.»
Faut-il ajouter que la jeune reine, au comble de son bonheur, épouse,
malgré ses conseillers, Henrique dont l'erreur dure jusqu'au dernier
moment, et qui, entraîné par sa passion pour la Catarina, s'écrie avec
désespoir: «Inutile de résister! je t'aime, malheureuse! je t'aime à en
devenir fou! Je me déshonorerai, je me couvrirai d'infamie, mais,
puisqu'il le faut, je t'épouserai!» Pour Rebolledo, il est nommé, lui,
chef de la police secrète du royaume, par la très bonne raison qu'il en
connaît particulièrement tous les malfaiteurs.

Ce libretto, qui, comme on voit, n'a nulle prétention à la vérité
historique et à la vraisemblance, a paru intéressant et semé de
situations bizarres et piquantes; je trouve seulement que la part du
musicien n'y est pas assez nettement dessinée, que les divers mouvements
de l'action prennent trop de part dans les morceaux de chant. Il en
résulte une grande indécision dans leur forme en général, et un défaut
de suite dans le dessin musical des voix dont les plus charmants effets
d'orchestre ne peuvent offrir de véritable compensation.

Comment faire entrer dans un duo des détails qui appartiennent
évidemment au dialogue les plus familiers, tel que cette scène du
premier acte dans laquelle Catarina invite don Henrique à prendre une
tasse de chocolat? Et toutes ces lettres, et ces journaux, et ces
signalements lus en musique, et ces fréquentes interruptions, fort
comiques, sans doute, mais tout à fait hostiles au développement de la
partition, quelles difficultés n'en devraient pas résulter pour la tâche
du compositeur! Aussi n'oserions-nous pas affirmer qu'il les ait
vaincues. La phrase mélodique de M. Auber dans cet ouvrage est courte,
peu saillante, elle dégénère à tout instant en récitatif mesuré; très
souvent c'est à la disposition du _libretto_ qu'il faut s'en prendre.
Mais ce dont le musicien est seul responsable, c'est du style plus ou
moins distingué, neuf et franc de ses mélodies même les plus frivoles.
Un poème d'opéra, quel qu'il soit, n'a jamais obligé un compositeur à
n'écrire que des banalités; et un maître de l'expérience et de la
réputation de M. Auber, peut toujours, surtout quand il a pour
collaborateurs des hommes doués, comme MM. Scribe et Saint-Georges, de
tant de ressources dans l'esprit, faire déblayer quelques parties de
l'action afin de pouvoir y asseoir solidement le corps de son édifice
musical. Il y a un nombre prodigieux de motifs de contredanse dans cette
partition, dans l'_allegro_ de l'ouverture, dans les ballades, dans les
duos, dans les morceaux d'ensemble, partout. La première reprise est
ainsi toute faite, il ne s'agira plus que d'en ajouter une seconde, et
les quadrilles surgiront par douzaines. Évidemment c'est le but que
s'est proposé M. Auber; il a cru plaire davantage par là au public
spécial de l'Opéra-Comique, et lui plaire d'autant plus que ces thèmes
dansants seraient moins originaux. La durée du succès peut seul
démontrer si ce but a été atteint. A raisonner ainsi, la question d'art
se trouve tout à fait écartée; il ne s'agit plus de savoir si l'auteur a
mérité ou démérité de la musique, mais si son ouvrage a beaucoup
rapporté au théâtre et lui rapportera longtemps.

Il n'est pourtant pas permis à la critique de se retrancher derrière de
pareilles considérations; bien moins encore de tourner à la louange de
l'artiste, ce qui, aux yeux des hommes sérieux, mérite un blâme sévère,
et de répéter gravement cette plaisanterie: «L'auteur a voulu faire une
mauvaise chose, il a tant de talent qu'il y a parfaitement réussi.» Il
faut d'ailleurs relever avec soin les rares passages dignes d'éloges.
Ainsi l'introduction de l'ouverture, douce et calme, bien instrumentée,
tissue d'harmonies choisies, a fait beaucoup de plaisir aux habitués de
l'Opéra-Comique; l'_allegro_, sorte de pot-pourri bruyant formé de
plusieurs flons-flons épars dans le cours des trois actes, est bien
certainement dans le cas contraire. Ce n'est vraiment pas digne de M.
Auber. La chanson de don Henrique, au moment de l'orage, est d'une
intention comique, sans être fort intéressante, musicalement parlant. Le
chœur des ouvriers imitant le bruit des marteaux avait été tellement
vanté à l'avance, que cette prévention favorable lui a peut-être
beaucoup nui. Cependant, j'ai peine à croire qu'un arpège vulgaire tel
que celui-ci: _ré la fa, ré la fa, mi la sol, mi la sol_, dans le ton de
_ré_ majeur, auquel on ne ferait aucune attention si des instruments
l'exécutaient, puisse devenir une chose belle et neuve, parce qu'il a
été placé dans les voix. Cela pourrait servir à donner du relief à une
idée si elle y était, mais ne saurait, je crois, en aucune façon la
remplacer. Je m'attendais toujours, à chaque retour de ce violent
arpège, que l'orchestre allait développer au-dessus de lui quelque belle
période mélodique dont il fût devenu ainsi l'accompagnement, comme dans
le charmant finale du _Shérif_ de M. Halévy: _Moi je vous dis qu'ils
étaient trois!_ mais j'avais tort, rien n'est arrivé. Le chœur-prière
des faux moines est agréable à entendre comme toutes les harmonies
consonnantes convenablement exécutées _piano_ par des voix. Le second
acte contient plusieurs traits finement dessinés pour le _soprano_ de
madame Thillon; au troisième, le quintette dans l'antichambre de la
reine m'a paru le morceau le mieux conduit et le seul réellement
développé de toute la pièce. Le second thème y est ramené plusieurs fois
avec bonheur.



LESUEUR



RACHEL, NOÉMI, RUTH ET BOOZ

21 décembre 1835.


M. Lesueur, dont les œuvres sacrées font le sujet de cette étude, est
une exception fort rare parmi les compositeurs...

Son style est un style à part, dont la simplicité naïve et la force
calme se distinguent des formes musicales actuelles, autant que la Bible
diffère de nos poèmes modernes. Cette tournure particulière de l'esprit
et des facultés musicales de M. Lesueur le rendait merveilleusement
propre à traiter les sujets tirés des poésies hébraïques et ossianiques.
Aussi, de toutes ses productions, celles qui se rattachent à cet ordre
d'idées, passent-elles pour ses chefs-d'œuvre. Paisiello qu'on ne
saurait accuser de gallomanie en fait d'art, écrivait en parlant de M.
Lesueur: «Sa musique est essentiellement expressive et originale. On y
trouve cette simplicité antique si peu connue de nos contemporains, et
dont Adolphe Hasse, seul d'entre tous les anciens compositeurs, paraît
avoir entrevu la beauté.» Les gens qui ont rendu à Lesueur une justice
éclatante ne sont pas tous capables de connaître ses œuvres et d'en
pouvoir juger. Sans cela, ils n'eussent pas établi un parallèle entre sa
manière et celle de Gluck et de Mozart, dont elle est aussi éloignée que
je le suis, moi, des Antipodes. On est assez porté, en France, à vouloir
rendre ses assertions authentiques, d'après l'autorité de certains
auteurs qui ont écrit sur l'art musical, et dont plusieurs n'ont jamais
été capables de composer un menuet.

L'harmonie est le point par lequel la musique de M. Lesueur diffère le
plus de toutes les autres musiques connues. Elle a presque toujours une
physionomie étrange et un tour imprévu, et n'en est pas moins aussi
profondément expressive. Gluck savait rendre les sentiments et les
passions par la récitation mélodique, Paisiello par la mélodie
accentuée, M. Lesueur quelquefois y parvient par l'harmonie seule; non
point cette harmonie sèche, hérissée de dessins, de modulations, de
phrases renversables, d'imitations, de canons, et d'entrées de fugue;
mosaïque musicale, sans mérite, puisqu'elle est sans objet, faite pour
l'étonnement des yeux et le tourment des oreilles; qui prouve seulement
la patience du compositeur, tout en mettant à l'épreuve celle des
auditeurs; et d'où on pourrait conclure que, si le musicien qui y
excelle se fût exercé aussi longtemps à vaincre toute autre difficulté,
comme par exemple celle de faire entrer à dix pas un pois dans le trou
d'une aiguille, il y fût également parvenu; et que pour récompense
proportionnée à son mérite il a tout à fait droit... à un boisseau de
pois.

L'harmonie de M. Lesueur est d'une nature différente, c'est l'harmonie
pure, sans déguisement, sans ridicules oripeaux; elle rêve, elle prie,
elle pleure, elle éclate en accents pompeux, elle remplit le temple de
vibrations solennelles et variées, comme les couleurs dont se pare le
soleil en traversant les vitraux peints de la cathédrale. C'est
l'harmonie vraie, ou du moins celle que tous les hommes sensibles au
charme des accords ont saluée de ce nom. Outre l'expression qui lui est
propre, et son originalité incontestable, l'harmonie de M. Lesueur est
encore rehaussée par la mélodie toute particulière qu'elle produit. Et
en disant que le dessin mélodique doit ici donner naissance aux accords,
je ne veux pas donner à entendre que M. Lesueur fait ses chants après
coup, mais seulement que la pensée harmonique est tellement forte chez
lui qu'elle domine toutes les autres et répand sur elles un reflet
qu'il est impossible de méconnaître. Dans les mélodies nues,
c'est-à-dire sans aucun accompagnement, on sent alors que le tissu
harmonique est le canevas sur lequel il a brodé. M. Lesueur faisant un
usage très réservé des harmonies chromatiques et employant de préférence
les accords naturels de la gamme diatonique, on doit en conclure que ses
chants sont d'une exécution très aisée. Cela n'est pas toujours vrai;
bien que les intervalles en soient simples, ils sont présentés cependant
dans un ordre si imprévu bien souvent, que l'oreille s'en étonne et que
la voix qui n'est point familiarisée avec ce style hésite à les aborder.
D'ailleurs, ce qu'il y a de vraiment facile pour les chanteurs, c'est le
vulgaire et le commun. Là seulement ils sont à leur aise; il n'y a rien
pour eux à comprendre ni à étudier, tout se devine, tout est su
d'avance, et le larynx n'a pas plus de travail à faire que l'esprit.
L'instrumentation de M. Lesueur est à peu près dans le même cas; elle
n'offre aucune difficulté matérielle, mais les accents, les nuances y
sont si multipliés et d'un sentiment si délicat, qu'une espèce
d'éducation est encore nécessaire aux artistes pour qu'ils puissent la
rendre fidèlement. J'en excepte toutefois les grandes messes
solennelles, où, par une excellente combinaison que motivent la grandeur
des temples, et le petit nombre des exécutants, M. Lesueur s'est
abstenu en général d'employer les effets de demi-teinte, qui ne seraient
point perceptibles. Le _forte_ domine dans l'exécution, ou, pour mieux
dire, il y est constant; les principaux contrastes résultent de la
présence ou de l'absence de la masse des instruments à vent. C'est le
système de l'orgue appliqué à l'orchestre.

Parmi les particularités de cette instrumentation, il faut signaler: 1º
l'usage fréquent des clarinettes et des bassons employés par groupes de
quatre, le nombre des clarinettes se trouve ainsi doublé; 2º la division
des violoncelles en deux moitiés, l'une suivant les altos et l'autre les
contrebasses; 3º les violoncelles divisés en deux masses inégales, la
plus forte exécutant les parties graves, la moindre, composée de deux ou
de quatre violoncelles au plus, marchant à l'octave de la mélodie; 4º
l'emploi ingénieux de la grosse caisse, qui vient tonner à la fin de
quelques morceaux, quand l'intensité de l'accent rythmique est devenue
telle qu'il n'est plus possible de l'accroître autrement. Alors M.
Lesueur la fait ordinairement dialoguer avec les timbales; celles-ci
frappant le second et le troisième temps (dans les mesures à quatre), et
la grosse caisse le quatrième ou le premier. Le mouvement oscillatoire
de ces percussions concordantes donne à la marche de l'orchestre une
majesté extraordinaire. C'est en employant le _bruit_ de cette manière
qu'on en a fait de la _musique_. Cet exemple, donné il y a plus de
vingt-cinq ans, par M. Lesueur, n'a pas empêché ceux qui plus tard ont
introduit la grosse caisse dans les orchestres de théâtre, d'en faire
l'abus le plus révoltant, et de ruiner ainsi toute puissance
instrumentale, en émoussant la sensibilité des organes auditifs par un
continuel et absurde fracas.

La division des voix de M. Lesueur n'est pas non plus absolument la même
que celle adoptée par la généralité des compositeurs. Au lieu de
soprano, contralto, ténor et basse, il écrit premier et second soprano,
premier et second ténor, première et seconde basse; établissant ainsi
ses chœurs à six parties, ou tout au moins à _trois, doublées à
l'octave_. Dans son oratorio de _Noémi_, ils sont écrits à quatre
parties, mais sans voix de basse; il n'y a que des soprani et des ténors
divisés en deux. Cette disposition chorale est d'une douceur extrême;
Weber l'a également employée (après M. Lesueur) pour faire chanter les
esprits d'Obéron. _Noémi_, composée spécialement pour la chapelle
royale, comme _Ruth et Booz_ et _Rachel_, est une des œuvres les plus
remarquables de M. Lesueur. Il n'y en a pas une à notre avis où la
couleur biblique soit mieux observée, et se manifeste sous des formes
plus touchantes. Le sujet en lui-même est essentiellement musical, ce
qui ne saurait atténuer le mérite de l'admirable parti qu'en a tiré le
compositeur. Je me rappelle encore l'impression de tristesse profonde
que me faisait éprouver l'exécution de cet oratorio aux Tuileries il y a
quelques années; il est rare qu'une composition, même dramatique,
parvienne à émouvoir à ce point.

Il se compose de plusieurs scènes, dont la première a pour objet les
adieux de Noémi à Ruth et Orpha, ses belles filles. Après avoir perdu
son mari et ses deux fils, morts sur la terre de Moab, Noémi ayant
résolu de retourner à Bethléem, Ruth et Orpha, suivies de plusieurs de
leurs jeunes parents moabites comme elles, la reconduisirent jusqu'au
pays de Juda. Là, Noémi voulut les quitter et les obliger de retourner
dans leur pays. Ruth seule s'y refusa ne pouvant se résoudre à se
séparer d'elle. Noémi dit à Ruth: «Voilà votre sœur Orpha qui a
embrassé sa belle-mère et qui s'en retourne dans son pays.» Ruth lui
dit: «Je veux rester ici avec Noémi.» Noémi répond: «Votre sœur est
retournée à son peuple et à ses dieux; avec moi vous resteriez pauvre,
allez avec elle, vers votre mère, vers vos proches parents et vous vous
retrouverez dans l'abondance.--Ne vous opposez point à moi, dit Ruth, en
me portant à vous quitter et à m'en aller; car en quelque lieu que vous
portiez vos pas, j'y vais, j'y cours avec vous, et partout où vous
demeurerez, j'y demeurerai aussi; votre peuple sera mon peuple et votre
Dieu sera mon Dieu.» La naïveté et le charme douloureux de ces paroles
se retrouvent en entier dans la musique. On est pénétré, attendri, et
tout étonné de l'être, tant le compositeur fait peu d'efforts pour vous
émouvoir. La forme du premier morceau est très singulière: Ruth, Orpha
et leurs parents expriment en chœur leur douleur par des phrases
mesurées, auxquelles Noémi répond constamment en récitatif. L'orchestre
se tait alors, et rend par son silence l'expression d'isolement qui se
fait sentir dans le récitatif de Noémi, plus saillante et plus complète.
Plus loin est un air de Ruth de la plus grande beauté; outre
l'ordonnance générale, qui en est magnifique, je signalerai une phrase
dont l'harmonie qui l'accompagne double encore la force expressive; je
veux parler de celle qu'on trouve dans le milieu du morceau sur ces
paroles: _Ibique locum accipiam sepulturæ; hanc mihi faciat Dominus_. Le
dévouement, l'amour filial, l'espoir et la crainte, ne sauraient dans
une mélodie s'exprimer d'une façon plus douce, pendant que l'idée de la
mort se retrouve dans les lugubres accents des basses et la sombre
dissonance qu'elles murmurent sous le chant.

Mais ce qui m'a toujours paru le plus bel endroit de l'ouvrage, c'est
l'adieu lointain d'Orpha et de ses compagnes, après qu'elles ont quitté
Ruth et Noémi. Ce passage est d'un pittoresque achevé; et tout ce que je
pourrais dire n'en donnerait probablement qu'une idée fausse; j'aime
mieux renvoyer à la partition le lecteur musicien. L'_oratorio_ de Noémi
n'est pas assez compliqué pour ne pouvoir être lu; je suis convaincu
qu'on trouvera à le parcourir un charme réel, et qu'il sera pour les
musiciens capables de sentir la sublimité du style biblique, le sujet
d'une étude du plus haut intérêt.



ESQUISSE BIOGRAPHIQUE

15 octobre 1837.


Jean-François Lesueur est né à Drucat-Plessiel près d'Abbeville, en
1763, et non pas à Paris, comme on l'a dit récemment. Ses premières
années furent laborieuses et calmes. Enfant de chœur de la maîtrise
d'Amiens, il y reçut une éducation musicale des plus soignées, et n'en
sortit que pour aller au collège faire sa philosophie et terminer ses
études déjà fort avancées dans les langues anciennes. Sa famille, dont
plusieurs membres s'étaient distingués dans diverses carrières
honorables, le destinait à l'Église; mais la gloire de son grand-oncle,
Eustache Lesueur, le peintre des Chartreux, lui parut la plus belle et
la plus digne d'envie. L'opposition de son père fut, du reste, de courte
durée, et bientôt le jeune Lesueur put reprendre le cours de ses
travaux de musique religieuse, auxquels il s'adonna d'abord
exclusivement.

Les maîtrises étaient nombreuses à cette époque; il lui fut donc moins
difficile qu'il ne le serait aujourd'hui de faire entendre ses premiers
essais. Leur mérite évident ne tarda pas à ouvrir à Lesueur la carrière
qu'il a parcourue depuis avec tant d'éclat. C'est ainsi qu'il entra
successivement comme maître de chapelle à la cathédrale de Séez, à celle
de Dijon, à l'église des Saints-Innocents de Paris (où il fut appelé sur
un rapport de Grétry, de Philidor et de Gossec), à Notre-Dame de Paris
(il emporta cette place au concours), et enfin à la chapelle impériale
où l'avait précédé Paisiello. Sous Louis XVIII et sous Charles X, ce fut
M. Cherubini qui partagea avec lui ces brillantes fonctions. Il
dirigeait encore la musique des Saints-Innocents, quand une circonstance
singulière vint exalter le désir qu'il éprouvait depuis longtemps
d'écrire pour le théâtre, malgré les admonestations réitérées de son
curé à ce sujet. Se promenant un soir aux Tuileries, il vit passer près
de lui un homme grand et fort, aux traits sévères, à l'aspect rêveur et
passionné à la fois, couvert d'une immense pelisse fourrée et portant à
la main un énorme bambou, moins semblable à une canne qu'à une massue.
Les promeneurs s'arrêtaient pour regarder l'étranger, et bientôt le
nombre des curieux qui se pressaient autour de lui devint tel qu'il fut
obligé en s'esquivant de sortir du jardin.

Le jeune maître de chapelle, perdu dans la foule, se demandait quel
pouvait être cet homme dont l'apparition dans un lieu public excitait un
intérêt si extraordinaire; quelques mots des passants le mirent au fait:
c'était Gluck... Dès ce moment, ne rêvant plus que théâtres et drames
lyriques, il se mit à la recherche d'un _libretto_ où il put faire voir
_qu'il était peintre aussi_; et quatre ans après, il obtint enfin celui
de _la Caverne_, par lequel il débuta au Théâtre Feydeau, en 1793. Les
répétitions de cet ouvrage furent orageuses; il y avait unanimité dans
l'opinion des acteurs sur l'infériorité de la partition. Lesueur, ayant
fait de très belle musique d'église, ne pouvait réussir dans le style
théâtral; chacun en était bien convaincu avant d'en avoir la moindre
preuve. Rien de plus naturel: ce raisonnement est encore aujourd'hui
fort en vogue dans un certain monde où les lumières qu'on possède sur
l'art égalent les égards que l'on a pour les artistes. Le public, qui se
trompe quelquefois quand on brusque trop rudement ses habitudes, mais
qui est, au moins fort souvent, un juge plein d'impartialité, donna un
éclatant démenti à l'opinion qui condamnait ainsi d'avance l'opéra de
Lesueur. Le succès de _la Caverne_ fut prodigieux; on la donna plus de
cent fois en quinze mois, elle fut montée sur tous nos théâtres de
province, petits et grands, où elle est encore fréquemment représentée,
tant bien que mal, aujourd'hui. Lesueur m'a quelquefois parlé de la
profonde et singulière tristesse qui s'empara de lui à cette époque.
«J'avais tant ambitionné ce succès, me disait-il, j'avais tant redouté
de ne pas l'obtenir, que le lendemain de ma victoire, n'ayant plus de
sujets d'espoir ni de motifs de crainte, il me sembla que tout me
manquait à la fois; je me sentis accablé d'une mélancolie insurmontable,
preuve évidente de l'insatiabilité de l'âme humaine, et je n'eus de
repos qu'après avoir donné à l'avidité inquiète de la mienne un nouvel
aliment.»

Un an après, en effet, parut au même théâtre l'opéra de _Paul et
Virginie_, dont la fortune ne fut pas égale à celle de la partition qui
l'avait précédé. Le chœur d'introduction, _Divin soleil_, en est seul
resté, et nous l'avons fréquemment entendu jusqu'en 1830 aux concerts
publics des Tuileries. C'est une page admirable à laquelle nous ne
saurions indiquer de pendant chez aucun autre compositeur, tant les
moyens d'effets y diffèrent de ceux auxquels la grande majorité des
musiciens a coutume d'avoir recours.

_Télémaque_, _les Bardes_ et _la Mort d'Adam_, succédèrent aux deux
ouvrages que nous venons de nommer. Lesueur, dans _Télémaque_, s'était
proposé, en imitant le style mélodique et rythmique des anciens Grecs,
de résoudre un problème d'érudition musicale dont lui seul peut-être
pouvait apprécier la difficulté; aussi n'est-ce pas dans sa solution
qu'il faut chercher la cause de l'accueil favorable que reçut
_Télémaque_, mais seulement dans la valeur intrinsèque et toute moderne
d'une foule de morceaux pleins d'énergie et d'une originalité frappante,
tels que l'air de l'Amour au premier acte et le grand monologue de
Calypso au troisième: _Je veux voir à mes pieds Eucharis expirante_, que
madame Scio rendait avec tant d'entraînement.

_Les Bardes_ furent représentés à l'Académie impériale de Musique en
1804, et la vogue de cet immense ouvrage égala, s'il ne la dépassa pas,
celle qu'avait obtenue _la Caverne_, onze ans auparavant. L'étrangeté
des mélodies, le coloris antique et rêveur particulier à l'harmonie de
Lesueur, se trouvaient là parfaitement motivés. La poésie ossianique ne
pouvait être traduite en musique d'une façon plus noble ni plus fidèle.
On sait quelle était la prédilection de Napoléon pour ces chants
attribués à Ossian; le musicien, qui venait de leur donner une vie
nouvelle et plus active, ne pouvait manquer de s'en ressentir.

A l'une des premières représentations, l'Empereur enthousiasmé l'ayant
fait venir dans sa loge après le troisième acte, lui dit: «Monsieur
Lesueur, voilà de la musique comme je n'en avais encore jamais entendu;
le second acte surtout est _inaccessible_.» Vivement ému d'un pareil
suffrage, et des cris et des applaudissements qui éclataient de toutes
parts, Lesueur voulait se retirer. Napoléon le prenant par la main le
fit avancer sur le devant de la loge, et, le plaçant à côté de lui:
«Non, non, restez; jouissez de votre triomphe; on n'en obtient pas
souvent de pareil.» Certes, en lui rendant ainsi éclatante justice,
Napoléon ne fit point un ingrat; jamais l'admiration et le dévouement
d'un soldat de la garde ne surpassèrent en ferveur le culte que
l'artiste a professé pour lui jusqu'au dernier moment. Il ne pouvait en
parler de sang-froid. Je me souviens qu'un jour, en revenant de
l'Académie, où il avait entendu amèrement critiquer la fameuse
_Orientale_ de M. Victor Hugo, intitulée: _Lui!_ il me pria de la lui
réciter. Son agitation et son étonnement en écoutant ces beaux vers, ne
peuvent se rendre; à cette strophe:

    Qu'il est grand là surtout, quand, puissance brisée,
    Des porte-clefs anglais misérable risée,
    Au sacre du malheur il retrempe ses droits,
    Tient au bruit de ses pas deux mondes en haleine,
    Et mourant de l'exil, gêné dans Sainte-Hélène,
    Manque d'air dans la cage où l'exposent les rois.

N'y tenant plus, il m'arrêta; il sanglotait.

La tragédie lyrique religieuse de la _Mort d'Adam_ n'eut qu'un petit
nombre de représentations à l'Opéra. Malgré les beautés nombreuses et de
l'ordre le plus élevé qui donnent tant de prix à cette partition, le
défaut d'action du drame et la triste monotonie du sujet étaient des
obstacles contre lesquels tous les efforts de la musique devaient
nécessairement venir se briser.

Je crois pourtant que Lesueur mettait la conception musicale de _la Mort
d'Adam_ au-dessus de ses autres ouvrages; en se plaçant à son point de
vue biblique et religieux, cette préférence se conçoit parfaitement.
Sous le rapport dramatique, d'ailleurs, la composition du caractère de
Caïn est des plus grandes et des plus énergiques que l'on connaisse. Ce
rôle contient un air où le désespoir, le remords, la terreur et la rage
du meurtrier d'Abel sont peints d'une manière sublime. Un tel morceau,
bien mis en scène, exécuté par une voix mordante et timbrée, ferait
frémir; et, pour ce morceau, comme pour certaines scènes des _Bardes_,
il faudrait répéter le mot de Napoléon: _C'est inaccessible_.

_Alexandre à Babylone_, grand opéra en trois actes, dernière production
de Lesueur, n'a pas été représenté. Nous n'en connaissons que deux ou
trois chœurs d'une splendeur tout orientale, que l'auteur parodia sur
des paroles latines, et qu'il fit entendre, en 1828, à Notre-Dame, pour
la cérémonie de l'ouverture des Chambres. Ses compositions religieuses,
messes, oratorios, motets, prières, sont en très grand nombre. Nous
avons déjà entretenu nos lecteurs de _Noémi_, et de _Ruth et Booz_,
admirables pastorales hébraïques, où les mœurs patriarcales revivent et
s'expriment avec des accents d'une naïveté, d'une grâce et d'un
pittoresque achevés. On a publié dans ces dernières années les oratorios
de _Rachel_, de _Debora_, les trois parties de celui qui fut exécuté à
Reims pour le sacre de Charles X, un _Te Deum_ et plusieurs messes d'une
grande étendue. La plupart de ces belles partitions sont généralement
connues et appréciées.

Un seul ouvrage de Lesueur, l'_Histoire universelle de la musique_ ne
l'est point encore. Il y a travaillé trente ans; les recherches de toute
espèce auxquelles il a dû se livrer pour bien connaître ce qu'était
l'art musical chez les anciens Grecs, chez les Hébreux et les Égyptiens,
effrayent l'imagination. Le résultat de tant de travaux accomplis avec
la sagacité d'un esprit supérieur ne saurait manquer d'offrir le plus
vif intérêt aux savants et aux artistes. Bien des préjugés tomberont si
ce livre paraît; beaucoup d'opinions généralement admises, et consacrées
comme des vérités, seront ruinées par leur base. Telle est, par exemple,
celle qui refuse à l'antiquité la connaissance et l'usage de l'harmonie.
Ce n'est point ici le lieu d'exposer les raisons dont le savant maître
se sert pour combattre le système admis dans toute l'Europe sur cette
question, je me contenterai d'un fait: on connaissait avant lui la
notation des Grecs, personne ne songera donc à lui contester la
possibilité de transcrire dans nos signes modernes des fragments de leur
musique. Or, c'est par ces fragments eux-mêmes, dont il a rassemblé une
grande quantité, qu'il prouve sans réplique l'emploi des accords dans la
musique antique. J'ai chanté avec lui, sur son manuscrit, une ode de
Sapho d'un beau style mélodique et à _deux parties_; j'y ai vu, en
outre, divers morceaux pour des voix accompagnées de plusieurs
instruments, dont les accords ne se composaient guère que de
_consonances_, il est vrai, et de quelques rares _suspensions
dissonantes_, mais dont l'enchaînement formait cependant une _harmonie_
très pure et assez riche. Je ne vois pas trop ce qu'on pourrait répondre
à cela.

Lesueur, dont le caractère était d'une candeur et d'une bonté parfaites,
eut cependant des ennemis acharnés. Méhul fut le plus ardent de tous.
Témoin de la popularité de _la Caverne_, il voulut la détruire en
composant une partition sur le même sujet et sous le même titre; _la
Caverne_ de Méhul tomba. Plus tard, obsédé par le succès des _Bardes_,
il eut de nouveau recours au moyen qui lui avait si mal réussi la
première fois; il écrivit _Uthal_, dont l'idée est à peu près la même
que celle traitée par Lesueur. Cette partition renferme
incontestablement de grandes beautés; mais pour lui donner une couleur
plus sombre, Méhul crut devoir n'employer, au lieu et place des violons,
que des altos, dont le timbre est en effet terne et mélancolique; et
Grétry, en entendant cet orchestre ainsi dépourvu de tons aigus,
s'écria: «Je donnerais deux louis pour entendre une chanterelle!» Le mot
circula, et _Uthal_, que le public goûtait peu d'ailleurs, disparut
bientôt de l'affiche. De là une haine implacable que Lesueur n'avait
méritée ni provoquée en aucune façon. Il parlait peu des tracasseries
que cette jalousie aveugle lui avait suscitées, mais jamais il ne manqua
l'occasion d'exprimer tout ce que les grandes œuvres de son ennemi lui
inspiraient d'estime, d'admiration; il prisait fort _Euphrosine_ et
_Stratonice_.

Il regardait Mozart comme le premier des musiciens, et trouvait Gluck
plus grand que la musique. Il avait peu de sympathie pour Weber, qu'il
accueillit cependant avec un très vif empressement, quand il vint le
voir, lors de son passage à Paris en 1826.

Pour Beethoven, il le redoutait comme l'ante-christ de l'art. Son équité
et son grand sens musical et poétique le mettaient dans l'impossibilité
de méconnaître un tel génie; mais il entrevoyait de ce côté le
scintillement crépusculaire de certaines idées qu'il ne voulait pas
admettre, et, malgré lui, il s'attristait de la puissance qu'il leur
voyait acquérir. L'ayant instamment prié de venir avec moi, au
Conservatoire, entendre la symphonie en _ut_ mineur, il y consentit. Ce
chef-d'œuvre dont il n'avait aucune idée lui fit éprouver une commotion
terrible dont il tremblait encore une heure après. Néanmoins, quelques
mois plus tard, il regrettait la tendance de la nouvelle génération à
suivre la trace du géant de la symphonie. Son style à lui ne se
rapproche, je l'ai déjà dit, d'aucun autre, si ce n'est au dire de
Paisiello, de celui des anciens maîtres Logroscino et Hasse (dit le
Saxon); je trouve aussi, sous certains rapports, des affinités assez
marquées entre sa manière et celle de Sacchini.

Mais dans l'ensemble de ses productions, dans son sentiment harmonique
et mélodique, et dans la direction toute spéciale de ses idées, Lesueur
fut incontestablement un maître original autant qu'ingénieux et savant.
Il chérissait ses élèves; il leur prodiguait ses leçons, ses avis
affectueux, les aidant de tous ses moyens, ne comptant avec eux ni le
temps ni l'argent. Aussi la faveur d'être admis dans sa classe
était-elle fort recherchée. Le nombre des jeunes compositeurs qui en
sont sortis pour aller à Rome, après avoir obtenu le grand prix de
l'Institut, est considérable. Parmi les lauréats des dix ou douze
premières années seulement, nous pouvons citer MM. Le Bourgeois (mort à
Rome), Ermel, Pâris, Guiraud, Elwart, Prévost, Thomas, Boisselot,
Bezozzi et l'auteur de cette esquisse.

Jean-François Lesueur, membre de l'Institut, professeur au
Conservatoire, décoré des ordres de la Légion d'Honneur, de Saint-Michel
et de Hesse-Darmstadt, est mort à Chaillot, le vendredi 6 octobre. Ses
funérailles ont été dignes de son nom, de ce nom qui lui doit une
illustration nouvelle. Une députation de l'Institut et presque tous les
musiciens de Paris y assistaient. Plusieurs discours ont été prononcés,
pendant que les larmes versées sur sa tombe témoignaient des affections
que le grand artiste avait fait naître et des regrets sincères qu'il
laisse après lui.



MEYERBEER



LES HUGUENOTS


I

10 novembre 1836


Comme toutes les œuvres qui attirent sur elles l'attention de la foule,
comme tous les succès dont le retentissement est grand, la dernière
œuvre et le dernier succès de Meyerbeer excitent des haines et des
enthousiasmes incroyables. Les admirateurs et les détracteurs se
coudoient à chaque représentation des _Huguenots_, les uns voudraient
voir élever un temple au grand compositeur, les autres voudraient le
voir mort et brûleraient son ouvrage en trépignant de joie. Il en fut,
il en sera toujours ainsi. C'est la guerre des Gluckistes et des
Piccinistes, qui se reproduit incessamment avec des épisodes plus ou
moins variés. L'amour-propre, le désir de faire prédominer son opinion
sur celle d'autrui, des intérêts privés, de basses jalousies, sont
ordinairement le motif de ces querelles; presque jamais on ne les voit
naître de l'amour de l'art. «Vous êtes du Nord, je suis du Midi; vous
êtes porté à la réflexion, j'aime la vie active; votre tempérament est
nerveux, le mien est sanguin; en un mot, vos impressions diffèrent des
miennes, vous adorez ce que je hais, vous vous plaisez à ce qui
m'ennuie, et vous méprisez ce qui me charme, c'est ridicule, c'est
insupportable, vous m'insultez, je vous exècre.» Ainsi raisonnent les
uns.

«Cet homme écrit autrement que moi, il a découvert dans certaines
parties de l'art des ressources que je ne soupçonnais pas, sa musique
est la critique vivante de la mienne. C'est mon ennemi naturel, guerre à
lui!» Ainsi disent les autres. Les vrais amis de l'art ne procèdent pas
ainsi; et sans faire de fausse modestie, ni prétendre non plus tout à
fait à une réputation de _sainteté_ qu'il est assez difficile de
soutenir, nous nous rangerons parmi ces derniers, et comme eux nous
essaierons de nous soustraire à toute influence étrangère dans
l'appréciation de l'œuvre importante qui fait le sujet de cette étude.
Ce travail, assez difficile il y a peu de jours encore, le sera moins
aujourd'hui grâce à la partition qui vient enfin d'être publiée, et que
nous avons sous les yeux. Les compositions vastes et complexes comme
celles de Meyerbeer ne peuvent être comprises sans étude dans leur
ensemble, moins encore dans leurs détails, et si certains critiques
savaient à combien d'erreurs peut donner lieu une méprise en apparence
légère, ou seulement un moment d'inadvertance de leur part, probablement
ils ne se hâteraient pas tant d'émettre a priori des opinions que,
d'ailleurs, grâce à un défaut absolu d'éducation musicale, il leur
serait fort difficile de motiver.

L'opéra des _Huguenots_, comme celui de _Robert le Diable_, comme la
plupart des grands ouvrages en cinq actes de l'école moderne, n'a point
d'ouverture. Peut-être les développements symphoniques exigés par
l'immensité du sujet dramatique, ordinairement choisi en pareille
circonstance, dépasseraient-ils les proportions accordées à la musique
instrumentale dans nos théâtres; peut-être aussi les compositeurs
craignent-ils de fatiguer, dès le début, un auditoire dont l'attention
peut à peine suffire au long exercice qu'ils viennent réclamer d'elle.
Sous ce double rapport il est possible qu'une simple introduction soit
plus convenable; mais je ne puis m'empêcher de regretter cependant qu'un
compositeur comme M. Meyerbeer n'ait pas écrit d'ouverture, surtout
quand je vois les beautés dont brillent ses introductions. Celle de
_Robert_ est un modèle qu'on égalera difficilement, et celle des
_Huguenots_, moins saisissante à cause du caractère religieux qui en
fait le fond, me semble, dans un autre genre, digne en tout point de lui
être comparée. Le fameux choral de Luther y est savamment traité, non
point avec la sécheresse scholastique qu'on remarque trop souvent en
pareil cas, mais de manière à ce que chacune de ses transformations lui
soit avantageuse, que chacun des rayons harmoniques que l'auteur
projette sur lui n'aboutisse qu'à le colorer de teintes plus riches, et
que sous le tissu précieux dont il le couvre, ses formes vigoureuses se
dessinent toujours nettement. La variété des effets qu'il en a su tirer,
surtout à l'aide des instruments à vent, et l'habileté avec laquelle
leur _crescendo_ est ménagé jusqu'à l'explosion finale, sont vraiment
merveilleuses.

Le chœur: _A table, amis, à table!_ est d'une verve remarquable; la
mélodie épisodique du milieu: _De la Touraine versez les vins_, plaît
surtout par sa coupe rythmique et par la manière originale dont elle est
modulée. Le morceau est en _ut_, et au lieu d'aller à la dominante par
la route ordinaire, le passage par le ton de _mi_ naturel majeur que
l'auteur a choisi donne au ton de _sol_ qui survient immédiatement une
fraîcheur délicieuse. Je ne reprocherai à ce morceau qu'un peu de
laisser-aller dans la prosodie qui en rend les paroles fort difficiles à
prononcer et le petit _allegro à trois huit_ qui précède la _coda_. Le
thème sautillant et syllabique qu'on y trouve à regret sort tout à fait
du style de l'auteur pour tomber dans celui de la mauvaise école
italienne, et de plus il rompt l'unité d'intention et de couleur de la
scène sans en augmenter l'effet.

L'accompagnement du récitatif de Raoul est d'une expression fort
piquante; on y reconnaît les cris joyeux, les agaceries libertines des
étudiants dont il a trouvé entourée sa belle maîtresse. La romance qui
suit est plus remarquable par la manière dont elle est accompagnée que
par le chant lui-même. La viole d'amour y est fort bien placée, et
l'entrée de l'orchestre, retardée jusqu'à l'exclamation: _O reine des
amours!_ est une idée heureuse. Dans les couplets: _A bas les couvents
maudits!_ qui succèdent au choral chanté avec tant de bonheur par
Marcel, un côté du caractère de ce vieux serviteur est supérieurement
dessiné, c'est celui du soldat puritain dont la joie est si sombre qu'à
l'entendre on ne peut distinguer s'il rit ou s'il menace.
L'instrumentation surtout en est fort étrange, le chant se trouvant
placé entre les deux timbres extrêmes de l'orchestre, celui des
contrebasses et celui de la petite flûte, pendant que le rythme est
marqué par des coups sourds de grosse caisse _pianissimo_. La fanfare de
trompettes en _ut_ majeur donne un accent de triomphe féroce à la
phrase: _Qu'ils pleurent, qu'ils meurent_, et fait ressortir davantage
le fanatisme de la suivante, murmurée à demi-voix dans le mode mineur:
_Mais grâce, jamais_.

Dans toute la suite du rôle de Marcel, ce même caractère est constamment
observé, il l'est même dans les récitatifs que l'auteur n'a accompagnés
qu'avec des accords de violoncelles, comme dans les anciens opéras;
harmonie terne, gothique et en même temps sévère, parfaitement analogue
aux mœurs du personnage.

Le chœur: _L'aventure est singulière!_ ne me paraît pas à beaucoup près
à la même hauteur. Le rythme sautillant qui en fait le fond est peu
distingué. On voit que l'auteur n'a écrit ces quelques pages qu'à
contre-cœur; je crois même qu'une heureuse coupure les a fait
disparaître depuis peu de la représentation.

L'entrée du page Urbain: _Une dame noble et sage_, est au contraire
d'une mélodie exquise, relevée encore, dès la seconde période, par un
accompagnement chantant auquel une accentuation, placée à contre temps
sur les temps faibles, donne la physionomie la plus piquante; c'est
gracieux et un peu impertinent, comme doit être tout page bien appris.

Il faut signaler encore dans le morceau d'ensemble suivant, une
excellente idée de la même nature: _Les plaisirs, les honneurs!_ qui
fait ressortir avec beaucoup d'avantage, le _Te Deum_ en style choral
dont le vieux Marcel accompagne les autres voix.

Le second acte a été jugé très sévèrement et fort mal à mon avis.
L'intérêt n'en est pas à beaucoup près aussi grand que celui du reste de
la pièce; mais la faute en est elle au musicien? Et celui-ci pouvait-il
faire autre chose que de gracieuses cantilènes, des cavatines à roulades
et des chœurs calmes et doux, sur des vers qui ne parlent que de
_riants jardins_, de _vertes fontaines_, de _sons mélodieux_, de _flots
amoureux_, de _folie_, de _coquetterie_ et de _refrains d'amour_ que
_répètent les échos d'alentour_? nous ne le croyons pas, et certes, il
ne fallait rien moins qu'un homme supérieur pour s'en tirer aussi bien.
Le chœur des baigneuses, avec son dessin continu des bassons en
dessous, et les tenues de la voix du page en dessus, serpente ainsi au
milieu de l'harmonie avec une nonchalance pleine de volupté.

Le mérite de la scène dialoguée entre Raoul et la reine Marguerite est
fort grand sous le rapport dramatique; toutes les intentions en ont été
saisies par le compositeur avec cette finesse et cette grande entente de
la scène qui lui sont familières; je trouve seulement au thème
principal: _Ah! si j'étais coquette!_ le défaut de trop rappeler celui
du chœur de Robert: _Le vin, le jeu, les belles_. C'est une de ces
ressemblances qui ne frappent pas d'ordinaire le compositeur, parce
qu'elles sont moins dans la forme extérieure ou dans l'harmonie, que
dans un sentiment mélodique qui n'est jamais pour lui tout à fait le
même que pour son auditoire.

Je trouve à l'occasion du serment: _Par l'honneur, par le nom que
portaient mes ancêtres_, un autre exemple de la différence qui sépare
les impressions musicales reçues par l'oreille seulement, de celles
qu'on perçoit par l'oreille aidée des yeux. L'ensemble: _Devant vous
nous jurons éternelle amitié_, est sur l'accord de _ré_ majeur, frappé
avec force pendant plusieurs mesures par les voix et l'orchestre, et
l'andante à quatre voix seules qui lui succède est en _mi_ bémol. La
préparation de ce nouveau ton est faite au moyen de l'accord de quinte
diminuée, _ré_, _fa naturel_, _la_ bémol, écrit très lisiblement dans la
partition. On pourrait donc croire que la transition ne sera pas trop
brusque; elle l'est cependant, et plusieurs causes concourent à lui
donner une grande dureté: la force extrême et la prolongation de
l'accord de _ré_, d'abord, qui, remplissant la salle de ses vibrations
éclatantes, s'installe dans l'oreille de l'auditeur de manière à ce
qu'on ne puisse l'en chasser que par une puissance de tonalité et une
intensité de son plus grandes encore; la faiblesse disproportionnée et
la brièveté excessive des deux notes _fa_ et _la_ bémol de l'accord
intermédiaire, murmurées _pianissimo_ dans le bas de l'orchestre de
manière à ce qu'on les entende à peine, pendant que le _ré_ majeur
bourdonne encore avec fureur, au moins dans la mémoire de chacun; une
faiblesse analogue dans l'attaque douce des quatre voix sans
accompagnement sur l'accord de _mi_ bémol, après la grande clameur de
toutes les voix et de tout l'orchestre sur celui de _ré_, et enfin
l'appogiature (_mi_ naturel) du ténor, qui, se faisant entendre dès les
premières notes du nouveau ton et sur l'accord diminué de la sensible,
en détruit la clarté et affaiblit la tonalité de _mi_ bémol au moment
même où il est le plus important de l'établir et de faire cesser pour
l'oreille toute espèce d'indécision. Il est probable que ce défaut
n'existe pas pour M. Meyerbeer; il sera même beaucoup moins saillant
pour moi dès aujourd'hui, parce que je viens de lire la partition, et
qu'à l'avenir j'entendrai, comme l'auteur, l'accord préparatoire qu'il a
placé dans l'orchestre, et qu'il est impossible de remarquer sans en
être prévenu. Le _tutti_ suivant: _Que le ciel daigne entendre et bénir
ces serments_, est pour les voix, les basses surtout, d'une difficulté
immense causée par un trop grand nombre de modulations enharmoniques
extrêmement rapprochées les unes des autres. Je crois qu'on peut, à
l'égard de tout le reste de ce finale, adresser le même reproche au
compositeur. Beaucoup de grands harmonistes comme lui l'ont quelquefois
encouru.

Mais nous allons être, au troisième acte, amplement dédommagés, il
s'ouvre par un chœur de promeneurs: _C'est le jour du dimanche, c'est
le jour du repos_, plein d'une joyeuse bonhomie, que font bientôt
oublier les couplets des soldats huguenots et les litanies des femmes
catholiques. Ceci est véritablement un magnifique tissu musical; la
difficulté vaincue y devient un mérite réel, à cause de l'admirable
résultat qu'elle amène. L'auteur, dans cette partie de son œuvre, a
réalisé une proposition d'où, au premier abord, il semble ne devoir
naître qu'une masse confuse de sons sans aucun intérêt; on peut croire
qu'il ne s'agit que d'une combinaison péniblement élaborée, faite pour
les yeux plus que pour l'oreille, comme ces tours de force tant vantés
dans les écoles, sous le nom de double fugue sur un choral (excellents
exercices du reste) que le père Martini et beaucoup d'autres musiciens
religieux pratiquaient volontiers, pour se préserver, je crois, de
l'approche du diable qu'une telle musique est bien faite pour
épouvanter. Il n'en est rien cependant. Au premier chœur de soldats,
énergique, chaleureux et franc, accompagné syllabiquement par des voix
imitant le tambour, succède une douce prière de femmes, qui entendue
d'abord sans accompagnement, comme la chanson précédente, se réunit à
elle, au moment de la rentrée de l'orchestre. Ces deux morceaux, de
caractères opposés, s'enchaînent et se marient admirablement sans aucun
effort et sans la moindre obscurité harmonique. Ils ne sont pas seuls
pourtant, car, dès la seconde mesure, un troisième chœur vient s'y
adjoindre, c'est celui des hommes catholiques exprimant par de vives
exclamations l'horreur que leur causent les chants impies des huguenots
au moment du passage des saintes images. Les amateurs demandent
quelquefois à quoi servent les études si longues auxquelles se
condamnent quelques compositeurs, à quoi tend ce qu'ils appellent la
_science_ du musicien: c'est à produire des œuvres d'_art_
merveilleuses comme celle-ci, non point dans le but puéril d'étonner,
mais d'exciter un sentiment où le plaisir et l'admiration se confondent;
c'est à accomplir enfin sans difficulté la tâche souvent ardue que lui
imposent certaines situations, certaines données dramatiques d'où
jaillissent en foule les contrastes les plus heureux, mais qui, entre
des mains inhabiles, ne produiraient que désordre et chaos. L'amalgame
musical que je viens de citer est une chose curieuse pour les artistes
et belle pour tout le monde; on n'avait encore rien tenté au théâtre
d'aussi vaste en ce genre; les trois orchestres du bal de Don Juan n'y
ressemblent pas.

Dans cet acte, qu'on avait aux premières représentations voulu sacrifier
aux deux derniers, se trouve encore un fort beau duo de basse et
soprano, d'un caractère neuf, remarquable surtout par un _dessin
obstiné_ d'accompagnement qui s'empare peu à peu de l'attention, et
finit par intéresser vivement, bien qu'il ne se compose que d'une note
frappée deux fois et répercutée à l'octave. N'oublions pas le septuor du
combat pour quatre basses et trois ténors, composition du plus haut
style, dont les détails sont aussi admirables que l'ensemble, et que
nous rangerons parmi les plus belles productions de la musique moderne.
Après l'appareil vocal déployé dans ces différentes scènes, il semble
impossible que le musicien puisse tirer encore de nouveaux effets des
voix; mais son génie a d'étonnantes ressources, il nous le prouve dans
la dispute de ces deux groupes de femmes, où, du choc des dissonances de
seconde mineure et majeure, jetées avec force sur un débit syllabique
brusquement accentué, jaillissent des effets pour lesquels les points de
comparaison me manquent absolument. Le finale, avec le second orchestre
placé au fond du théâtre, ne me paraît pas heureux; c'est plutôt
clinquant que brillant, le drame n'exigeait pas ce déploiement
extraordinaire de forces instrumentales, et la musique n'y gagne pas
assez pour le justifier.

Nous allons voir maintenant quelles merveilles l'infatigable auteur des
_Huguenots_ a répandues sur le reste de sa partition, et de quels
accents il a su animer les scènes violentes qui s'y déroulent, après le
coloris si vif et si brillant qu'il a répandu sur tout ce que les trois
premiers actes offraient de pittoresque à ses inspirations.


II

10 décembre 1836.

Dans les actes précédents, le compositeur avait dû quitter de temps en
temps le style sévère qui lui est propre, pour un autre plus en rapport
avec certaines exigences théâtrales, devant lesquelles les plus nobles
têtes s'inclinent, mais dont la pureté de l'art a toujours plus ou moins
à souffrir. Ici nous l'allons voir, n'obéissant qu'à l'impulsion de son
génie, s'élever à une hauteur qu'il est donné sans doute à bien peu de
ses rivaux de pouvoir jamais atteindre. De légères cavatines, ornées de
fioritures et de traits vocalisés, ne sont pas à la vérité très aisées à
revêtir de cette grâce et de cette vive originalité qu'on remarque dans
celles de M. Meyerbeer; on peut écrire de la musique brillante et
avantageuse pour le chanteur, qui soit en même temps dépourvue de toute
invention et tissue tout entière de lieux communs, je le sais. Aussi ne
cherchai-je point à diminuer le mérite réel du compositeur dans ce
travail souvent ingrat et antipathique à ses habitudes; je crois
seulement que ce mérite ne saurait être comparé à celui de la grande
musique dramatique, véritable puissance qui subjugue à la fois les
passions, les sentiments et la réflexion, pendant que l'autre musique,
jouet plus ou moins frivole, ne se propose d'autre but que la récréation
de l'oreille. Ces magnifiques combinaisons de chœurs de divers
caractères que nous avons signalées au troisième acte, ne sauraient
même, selon nous, malgré la richesse de leurs résultats, être mises en
parallèles avec les scènes passionnées auxquelles nous allons assister.
Pour écrire les unes, il suffit d'un musicien ingénieux: pour concevoir
et dessiner aussi largement les autres, il fallait absolument un homme
de génie.

Après un récitatif dialogué entre Raoul et Valentine, récitatif plein
d'amour et d'angoisse, commence le morceau d'ensemble de la conjuration.

Je ne connais pas au théâtre de scène à proportions plus colossales et
dont l'effet soit plus habilement gradué du commencement à la fin.

En voici le plan. C'est d'abord un _allegro moderato_ accompagné d'un
dessin obstiné en triolets des instruments à cordes, dont la tournure
est trop mélodique pour qu'on doive lui appliquer la dénomination de
récitatif mesuré; c'est une de ces formes intermédiaires, familières à
M. Meyerbeer, qui tiennent du récitatif autant que de l'air et ne sont
cependant ni l'un ni l'autre. Elles sont excellentes quelquefois pour
soutenir l'attention de l'auditeur; souvent aussi elles ont
l'inconvénient de ne pas laisser assez apercevoir l'entrée des airs ou
des morceaux d'ensemble mesurés, en effaçant trop la différence qui
sépare ceux-ci du _dialogue_ ou parler musical. Ici l'emploi de ce genre
de déclamation mélodique est d'autant plus heureux qu'il est précédé
d'un récitatif simple et suivi d'un _andantino_ essentiellement
chantant. Il intéresse sans impressionner beaucoup; il prépare l'oreille
aux grands développements qui se préparent; c'est le point de départ du
_crescendo_.

L'_andantino_ dont je viens de parler: _Pour cette cause sainte_, doit
être considéré pour ainsi dire comme le thème principal de toute la
scène. Nous le voyons, en effet, revenir trois fois à des intervalles
assez éloignés, et toujours enrichi de nouvelles idées accessoires, de
plus en plus énergiques. Les deux périodes dont cette grande phrase se
compose sont modulées d'une façon aussi heureuse qu'originale; l'une et
l'autre cependant n'abordent que des tons d'une relation très rapprochée
de la tonalité principale _mi_ naturel majeur. La première passe par le
ton du _sol dièze_ mineur pour rentrer aussitôt en _mi_, et la seconde
par celui de _sol_ naturel majeur, qui ne fait également qu'apparaître,
mais en donnant un éclat remarquable au retour subit et inattendu de la
cadence parfaite du ton de _mi_ majeur, qui amène la conclusion. Le
_tempo primo_ revient avec son dessin obstiné et sa déclamation
mélodique; on y trouve une expression de rare bonheur, celle de Nevers,
au moment où brisant son épée, il s'écrie:

    Tiens, la voilà, que Dieu juge entre nous.

Après une nouvelle apparition du thème _andantino_, et quelques mesures
de récitatif simple, Saint-Bris donne ses ordres aux conjurés sur une
phrase dont le caractère sombre naît plutôt du timbre de la voix grave
qui la chante et de l'accompagnement des basses de l'orchestre, que de
son expression propre. J'en excepte seulement la fin: _Tous, tous
frappons à la fois_, répétée à la tierce supérieure par les ténors, et à
la tierce inférieure par les basses du chœur; cette combinaison est
d'une couleur sinistre, et d'un accent menaçant dont la vérité ne
saurait être méconnue. Mais, plus loin, je trouve le sujet d'une
observation qui paraîtra peut-être minutieuse, et que je me serais bien
gardé de faire s'il ne se fût pas agi de l'un des plus grands musiciens
existants. Saint-Bris s'écrie, sur un mouvement vif:

        Le fer en main, alors levez-vous tous;
        Que tout maudit expire sous vos coups.
    Ce Dieu qui nous entend et vous bénit d'avance,
        Soldats chrétiens, marchera devant vous.

Puis Valentine dit, _à part_, avec angoisse:

    Mon Dieu, mon Dieu, comment le secourir
    Il doit entendre, hélas! et ne peut fuir,
    Je veux et n'ose auprès de lui courir.

Or, la phrase musicale sous laquelle le compositeur a placé ces paroles
de sentiments si opposés, et que chantent deux personnages dont l'un
tremble et l'autre menace, cette phrase, dis-je, est presque absolument
la même pour tous les deux.

La convenance dramatique et la vérité d'expression s'accommodent-elles
bien de ce double emploi mélodique, et le raisonnement ne démontre-t-il
pas ou que la phrase est d'une expression vague, et peu saillante, ou
bien que, dans le cas contraire, elle est incompatible avec le caractère
de l'un des deux personnages?...

Cette licence, d'un usage fréquent dans les ouvrages légers et de
demi-caractère, devient ici d'autant plus grave, ce me semble, que la
scène est plus importante, que l'auteur l'a considérée d'un point de vue
plus élevé, et qu'il a prêté partout ailleurs aux passions un langage
plus naturel et plus vrai. Un instant de lassitude aura sans doute fait
glisser le grand compositeur dans cette voie qui n'est pas la sienne.
Mais par quel sublime élan nous l'en voyons sortir aussitôt! Trois
moines s'avancent lentement, l'orchestre, dans un mouvement modéré,
exécute un rythme à trois temps fortement accentué, sur lequel les trois
voix viennent poser en sons soutenus leur hymne sacrilège: _Gloire au
Dieu vengeur!_ Tout à coup, le rythme menaçant cesse, et les instruments
de cuivre plaquent quatre fois de suite deux accords majeurs en relation
enharmonique, celui de _mi naturel_ et celui de _la bémol_, pendant que
Saint-Bris et les trois moines chantent à l'unisson sur deux notes
seulement (_sol dièze_, _ut naturel_).

        Glaives pieux, saintes épées,
    Qui dans un sang impur serez bientôt trempées,
    Vous par qui le Très-Haut frappe ses ennemis,
        Glaives pieux, par nous soyez bénis.

A ce dernier vers, les voix se divisant forment une harmonie inattendue
dans le ton d'_ut_ majeur, sans accompagnement, et modulant de proche en
proche, ramènent le thème de l'hymne en _la bémol_, repris alors par le
chœur tout entier, et accompagné de toute la force des archets par le
grand rythme des basses et violons déjà entendu au début. A partir de
cette entrée du chœur, cette gravité devient si terrible, chaque temps
de la mesure est frappée avec tant de force, les voix se heurtent en
dissonances si âpres, il y a dans tous les accents, dans toutes les
formes mélodiques, un si épouvantable mélange du style religieux et du
style frénétique, qu'il fallait un effort vraiment extraordinaire pour
terminer un tel _crescendo_ par un effet supérieur à tout ce que nous
venons de signaler. Voici comment M. Meyerbeer y est parvenu. Après
quelques mots prononcés à voix basse, les moines font signe aux
assistants de se mettre à genoux et les bénissent en traversant
lentement les différents groupes. Alors, dans un paroxysme d'exaltation
fanatique, tout le chœur reprend le premier thème: _Pour cette cause
sainte_, mais cette fois, au lieu de diviser les voix en quatre ou cinq
parties, comme auparavant, le compositeur les rassemble à l'unisson et à
l'octave en une seule masse compacte, au moyen de laquelle la tonnante
mélodie peut braver les cris de l'orchestre et les dominer tout à fait;
en outre, de deux en deux mesures, dans les intervalles de silence qui
séparent chaque membre de la phrase, l'orchestre se gonfle jusqu'au
_fortissimo_, et au moyen d'une attaque intermittente des timbales
secondées d'un tambour, produit un râlement étrange, inouï, qui frappe
de consternation l'auditeur le plus inaccessible à l'émotion musicale.
Cette sublime horreur me paraît supérieure à tout ce qu'on a tenté de
pareil au théâtre depuis de longues années; et, sans rien ôter à _Robert
le Diable_ de son rare mérite, je dois ajouter que, sans en excepter le
fameux trio, je n'y trouve pas le pendant de cette immortelle peinture
du fanatisme. Le duo qui lui succède est presque à la même hauteur; je
crois, cependant, que les modulations y sont trop multipliées; mais les
plus hétérogènes y sont présentées avec tant d'adresse, que l'unité du
morceau n'en souffre que peu. L'un des plus saillants épisodes me paraît
être la cavatine: _Tu l'as dit; oui, tu m'aimes_, dont le chant si
tendre reçoit un nouveau charme des réponses en écho des violoncelles,
et dont l'instrumentation générale a tant de grâce et de délicatesse. La
péroraison ensuite étonne par sa hardiesse, parfaitement motivée, il est
vrai, mais non moins réelle: le duo finit à peu près en _récitatif_, par
_un solo_, et sur la _note sensible_. Ce dénoûment musical, si contraire
à nos habitudes, semble devoir manquer de la force et de la chaleur
nécessaires à la conclusion d'un tel acte; et, tout au contraire, la
dernière exclamation de Raoul: _Dieu, veillez sur ses jours, et moi je
vais mourir_, est si déchirante, que l'effet de l'_ensemble mesuré_ le
plus vigoureux ne saurait lui être supérieur.

L'air de danse qui ouvre le cinquième acte est fort court, mais
remarquable par son élégance chevaleresque; les interruptions, causées
par le son lointain des cloches, y sont habilement placées. Le morceau
de Raoul, à son entrée au milieu du bal, me semble manquer de mouvement
dramatique; le récitatif n'en est pas, pour moi du moins, assez serré;
les silences, placés dans la partie vocale entre chaque vers,
refroidissent le débit et brisent l'élan de la passion au moment de sa
plus grande puissance. Peut-être, par ces lacunes, le compositeur a-t-il
voulu rendre l'espèce de suffocation qui coupe la parole d'un homme
bouleversé d'horreur comme doit l'être Raoul dans un pareil moment. Ce
serait fort naturel, il est vrai; mais je crois qu'un pareil degré de
vérité n'est pas celui qui convient à un grand théâtre comme l'Opéra, où
l'éloignement et le bruit de l'orchestre empêchent le spectateur de
remarquer l'expression du visage, le tremblement nerveux, la respiration
haletante de l'acteur et les mille finesses de pantomime, qui, en
complétant la pensée du compositeur, peuvent seules la justifier tout à
fait. J'en dirai autant de l'air suivant: _A la lueur de leurs torches
funèbres_, dont le plus grand tort, à mon sens, est d'être un air. Le
drame s'arrête évidemment pour laisser le chanteur faire sa description
des désastres qui ensanglantent Paris. A peine les protestants ont-ils
appris le massacre de leurs frères, qu'ils doivent, au contraire,
interrompre par un cri le porteur de la nouvelle, et se précipiter hors
de la salle du bal sans écouter d'inutiles détails.

Le trio suivant est conçu tout autrement; quoique fort long, puisqu'il
remplit à lui seul presque tout le dernier acte, il est si admirablement
conduit qu'il ne paraît guère plus long qu'un morceau ordinaire. Le
début est jeté dans un moule nouveau.

Ces interrogatoires sévères de Marcel, auxquels répondent pieusement les
voix des deux amants; les sons graves et pleins de tristesse de la
clarinette-basse, seul accompagnement du chant de Marcel; ce silence
même du reste de l'orchestre, tout concourt à donner à l'ensemble
musical de cette scène quelque chose de grandiose et d'imprévu dans sa
solennité.

Les chœurs entendus dans le temple voisin, chantant le choral de Luther
au milieu des cris des meurtriers et de leurs rauques fanfares,
produisent un contraste des plus saisissants. Ce chant d'assassins et
celui des trompettes qui l'accompagnent, sont d'ailleurs, même pris
isolément, d'une expression atroce. L'auteur a su la leur donner par un
moyen fort simple, mais qu'il fallait trouver, et, de plus, qu'il
fallait oser employer: c'est l'altération de la sixième note du mode
mineur. La phrase brutale dans laquelle cette note est jetée en _la_
mineur et le _fa_ (sixième note), qui devrait être naturel, est
constamment _dièzé_. L'effet vraiment horrible qui en résulte est un
nouvel exemple du caractère prononcé des combinaisons auxquelles cette
note, avec ou sans altérations, peut donner lieu. Gluck en avait déjà
tiré plusieurs fois grand parti, d'une autre manière; je ne citerai que
la basse célèbre de l'air du troisième acte d'_Iphigénie en Tauride_,
sous le vers:

    Ah! ce n'est plus qu'aux sombres bords.

L'air est en _sol_ mineur, et la basse arrivant par degrés conjoints sur
le _mi naturel_ à l'endroit que j'indique, cette note imprévue répand
tout à coup sur l'harmonie une teinte noire et lugubre qui donne le
frisson. Dans _les Huguenots_, elle resplendit au contraire, mais comme
une épée nue; il y a de la joie dans son accent, mais de cette joie que,
dans toutes les guerres de religion, les vainqueurs empruntent aux
tigres et aux cannibales. Placée dans les trompettes, cette note, grâce
au timbre perçant de l'instrument, redouble d'âpreté et grince alors
avec une férocité diabolique. Ce n'est pas là une des moindres
inventions de M. Meyerbeer, dans une œuvre où, à côté de tant de
beautés d'expression, les combinaisons nouvelles brillent en si grand
nombre.

Sans tenir compte des rares morceaux des _Huguenots_, dont le style ne
se maintient pas à la hauteur des autres comme, par exemple, le solo de
Marcel avec les harpes: _Voyez, le ciel s'ouvre_, beaucoup de gens
entraînés par la force créatrice qui se manifeste si fréquemment dans
cette partition, n'hésitent pas à la placer au-dessus de son aînée.
Cette préférence n'enlève rien à l'admiration due à _Robert le Diable_;
nous la croyons tout à fait méritée, et l'auteur lui-même probablement
ne nous démentirait pas.



LE PROPHÈTE


I

29 avril 1849.

       *       *       *       *       *

On voit que l'amour tient peu de place dans l'action de ce livret, mais
tant d'autres passions tendres le remplacent, que l'intérêt ne languit
pas un seul instant. Tout y est disposé en outre pour la plus grande
gloire du compositeur, et d'habiles et saisissants contrastes y sont
ménagés pour le plaisir des yeux; il réunit donc toutes les conditions
voulues aujourd'hui pour un excellent poème d'opéra.

Après avoir produit à Paris deux ouvrages tels que _Robert_ et _les
Huguenots_, c'était une tâche immense pour M. Meyerbeer d'aborder une
troisième fois la scène lyrique. Il y avait même un certain danger pour
lui dans ce sujet du _Prophète_, tout dramatique et musical qu'il soit,
à cause de certaines ressemblances qu'il présente avec celui des
_Huguenots_.

Je veux parler de l'obligation où il mettait le compositeur de recourir
encore à l'emploi fréquent d'un thème religieux (celui des anabaptistes)
et du style grave, sombre même, que les caractères de ces fanatiques
rendait obligatoire, comme avait déjà fait le Marcel des _Huguenots_.
Mais le grand maître a habilement vaincu cette difficulté. Le choral
latin: _Ad nos venite, miseri_, est bien choisi d'abord, et son
caractère lugubre prend un aspect de plus en plus terrible au fur et à
mesure que le fanatisme de la nouvelle secte va se propageant et
grandissant.

Au lever de la toile, deux paysans dialoguent une charmante musette,
pleine de fraîcheur et d'originalité.

Le chœur: _La brise est muette_, est doux et gracieux, on remarque dans
l'orchestre des effets neufs de pizzicato unis à des traits de petite
flûte. Après une jolie cavatine de Berthe, on est frappé de la couleur
étrange du psaume des trois anabaptistes chanté à l'octave et à
l'unisson par deux voix de basse et un ténor. La scène révolutionnaire
commence: tous les murmures, les exclamations, les bruits de l'émeute
sont reproduits par la musique avec un bonheur inouï, et la rumeur
populaire toujours grandissante éclate enfin sur une reprise du psaume
anabaptiste avec une fureur dont les émeutes réelles ne nous ont pas
encore donné une idée. Cela fait frémir. On sent que le plus terrible
des fanatismes, le fanatisme religieux est de la partie. Ce chœur est
si extraordinaire, qu'il faut regretter de le trouver au premier acte.
Ces coups de foudre rendent toujours, pendant plus ou moins de temps,
l'oreille insensible aux sons qui leur succèdent, et il serait à désirer
qu'ils éclatassent à la fin des actes seulement. Le récitatif suivant
est d'un grand intérêt tant pour la diction vraie des paroles que pour
la manière habile avec laquelle sont disposés les accompagnements. La
romance à deux voix: _Un jour dans les flots de la Meuse_, est empreinte
de la naïveté que comportait le caractère des deux paysannes Berthe et
Fidès. Il est malheureux qu'à la fin, des vocalisations de cantatrices
et même une vraie _cadenza_ viennent dissiper la douce illusion qu'avait
fait naître le morceau. Il n'y a plus alors de Berthe, ni de Fidès, nous
entendons mademoiselle Castellan et madame Viardot qui, pour chanter en
_prime donne_ italiennes, oublient leurs personnages un instant.

Une délicieuse valse vocale et instrumentale ouvre le second acte. Dans
la douce et mélancolique cavatine de Jean qui lui succède, j'ai remarqué
une véritable faute que je suis bien aise de relever ici. J'aurais trop
à louer, et ma prose deviendrait bientôt insupportable, si quelques
grains du poivre de la critique ne venaient en relever la fadeur. M.
Meyerbeer, ce grand maître des contrastes, doit mieux qu'un autre
concevoir cela. Il faut que tout le monde vive.

Voici ce dont il s'agit. Les paroles sont: _Le jour baisse, et ma mère
sera bientôt de retour_. Sans doute _le jour baisse et ma mère_ forment
une fin de vers, mais ce n'était pas une raison pour placer le repos
après le mot _mère_. Il est évident, au contraire, qu'il faut s'arrêter
après _le jour baisse_ et dire l'autre membre de phrase sans
interruption.

On remarque plusieurs effets sinistres sous le dialogue des anabaptistes
et un charmant _smorzando_ à la fin du chœur: _Bonsoir, ami, bonsoir!_
le songe de Jean est une des grandes pages de la partition. C'est un
récitatif _obligé_, où l'orchestre lutte d'expression avec le chant et
la parole. Un thème admirable est d'abord proposé par un cornet placé
_sous le théâtre_, un trémolo suraigu de violons accompagne la voix,
puis le thème du cornet reparaît et circule dans tout l'orchestre
jusqu'au mot _maudit!_ qu'un horrible et sourd hurlement instrumental
semble lancer de l'enfer. Le mot _clémence_, au contraire, surgit avec
bonheur d'une modulation suave et inattendue. La romance: _Il est un
plus doux empire_, est d'une mélodie fraîche dont la grâce devient plus
tendre quand, vers la fin, la voix forme duo avec le cor. Roger a dit
en maître toute cette scène. Le premier air de Fidès: _O mon fils, soit
béni!_ si admirablement chanté par madame Viardot, est du plus beau
style; c'est vrai et touchant; les interjections des instruments à vent
secondent et renforcent l'expression; les silences même de la voix et de
l'orchestre y concourent, ainsi que l'heureuse entrée du mode majeur à
la péroraison. Ce morceau a vivement impressionné l'auditoire.

Il y a une grande énergie dans le trio: _Oui, c'est Dieu qui t'appelle
et t'éclaire!_ Mais ce qui domine dans cette fin d'acte, c'est
l'attendrissement produit par la scène où Jean, écoutant à la porte de
la chambre où repose sa mère endormie, l'entend le bénir encore dans son
sommeil. La voix de Fidès n'est point en réalité entendue du spectateur;
l'orchestre la représente, et les fragments de l'air précédent de la
vieille mère, reproduits par le cor anglais sous une harmonie de violons
en sourdine, prennent un caractère aussi mystérieux que tendrement
solennel. C'est délicieux. Une hardie dissonance est habilement placée
sous le dernier cri de Jean: _Adieu, ma mère!_ Un autre cri d'une
étonnante et terrible vérité est celui que poussent les femmes menacées
par la hache des anabaptistes après le chœur féroce: _Du sang! Que Juda
succombe!_ Il faut louer aussi beaucoup l'air de Zacharie.

Les roulades dans le style de Hændel s'accordent ici on ne peut mieux
avec l'accent de triomphe de ce sombre fanatique.

Mais voici le ballet, et tout ce que la musique instrumentale a de plus
charmants caprices va se faire entendre pour lui. On connaît la grâce
exquise des airs de danse de _Robert_ et des _Huguenots_; ceux-ci ne
leur cèdent en rien. Ils commencent par un allegro et l'orchestre est
accompagné par les voix, chantant:

    Voici les laitières,
    Lestes et légères.

J'ai remarqué là des détails ravissants que le bruit produit par la
première apparition des patineurs a presque entièrement dérobés à
l'attention de l'auditoire. L'allegro à _six-huit_, avec l'accentuation
continuelle de la fin de chaque temps de la mesure, sur lequel les
principaux groupes de patineurs viennent ensuite faire leurs amusantes
évolutions, est d'une originalité que lui dispute seul l'air suivant,
espèce de valse lente, terminée par une _coda_ à deux temps pressés d'un
effet neuf et inattendu qui a fait éclater en applaudissements toute la
salle. Il y a encore une charmante redowa. Les airs de danse seuls
suffiraient à faire la fortune de l'éditeur de cette immense partition.
Après le ballet vient un trio pour voix d'hommes: _Verse, verse, frère!_
original, coloré, d'un rythme franc, plein d'effets curieux
_d'instrumentation vocale_, et dont le thème est ramené de la façon la
plus heureuse pour un trait de la voix de basse. Ce trio a été couvert
d'applaudissements. Une belle phrase de violoncelle annonce l'entrée de
Jean, pensif et soucieux. Le chœur: _Trahis!_ est d'un admirable
emportement, et la pédale syllabique des voix du peuple, sous le solo du
prophète, est une belle et dramatique combinaison.

Il faut en dire autant de ces sonneries de trompettes, qui, des divers
coins de la place de Munster, se mêlent hardiment avec une apparente
confusion, résultant de l'ordre le plus savant, au chant de
Jean-l'Enthousiaste. Le thème du finale: _Roi du ciel et des anges_, a
l'avantage d'être simplement rythmé et de se graver promptement dans la
mémoire de l'auditeur.

Au quatrième acte, se fait remarquer d'abord le chant de l'aumône, bien
humble, bien triste et merveilleusement accompagné par l'accent lugubre
des clarinettes dans le chalumeau. Plus loin, au dessus des deux
clarinettes soutenant l'accord dissonant de seconde, s'élève avec
bonheur une charmante phrase de violon.

Les vocalisations à deux voix sur ces mots: _Je t'ai perdu_, me
choquent, je dois l'avouer. Jamais, ce me semble, de pareils tours de
gosier n'ont convenu à l'expression d'une douleur humaine et profonde
comme celle de ces deux femmes, femmes du peuple d'ailleurs, simples et
pauvres, dont le chant, en aucun cas, ne devrait avoir de prétention à
la virtuosité.

Je passe rapidement sur le duo entre Berthe et Fidès, pour arriver à la
scène du couronnement. Elle s'ouvre par un thème de marche bien
nettement dessiné et élégant, que proposent d'abord les violoncelles, et
que reprend avec bonheur le cornet. Puis la cérémonie commence. Ici
toutes les cataractes de l'harmonie s'ouvrent. L'orchestre, le chœur,
l'orgue, les fanfares de Sax; c'est un tumulte musical admirablement
combiné, où se succèdent le _Te Deum laudamus_ en faux-bourdon, un hymne
d'enfants de chœur sur le thème favori déjà entendu au premier acte
dans le récit du songe de Jean, les bruits triomphaux, et les
malédictions de la vieille Fidès. La scène où le prophète renie sa mère
est sublime d'expression harmonieuse; la question de Jean: _Suis-je ton
fils?_ se répète sur deux accords de l'effet le plus saisissant et le
plus inattendu, auxquels l'association des timbres de la clarinette
basse et des violons divisés en trémolo à l'aigu prête un caractère
extraordinaire. La partie de chant présente là des difficultés
d'intonation qu'un musicien consommé tel que Roger peut seul surmonter
avec assurance. Les interjections de Fidès sont remarquables par leur
accent vrai, jusqu'au moment où part en gamme une série rapide de _non,
non, non, non_, et un arpège vocal qui ne me paraissent pas appartenir
au style dramatique sérieux.

Les sanglots de la vieille femme amènent aussi dans cette scène une
disposition de paroles entrecoupées dont l'excellente intention est
évidente: _L'ingrat ne-me-recon-naît-pas_. Mais pourquoi ce même rythme
sanglotant est-il repris par les voix des anabaptistes, qui, eux, ne
sanglotent pas? Je ne sais.

La première cavatine de Fidès, au cinquième acte, est touchante, les
passages de clarinette basse suivant à l'octave inférieure la partie du
chant y produisent un excellent effet; il y a d'ailleurs dans l'accent
général du morceau de la vérité et du naturel; à part le point d'orgue
final, qui est vrai... comme un point d'orgue. Mais pour la seconde
cavatine suivante: _Comme un éclair_, malgré le vague des paroles, rien
à mon sens ne saurait y justifier l'emploi du style _di bravura_ dans le
rôle d'une vieille femme usée par l'âge et les chagrins. Je ne puis pas
renier ici la religion musicale que j'ai professée toute ma vie,
religion révélée par l'instinct de l'expression, et dont Gluck,
Spontini, Mozart, Beethoven, Rossini (dans _Guillaume Tell_ et le
_Barbier_), Weber, Grétry, Méhul, et tant d'autres grands maîtres furent
les apôtres. Ces aberrations de la musique théâtrale m'ont toujours paru
d'abominables hérésies, et m'inspirent une horreur profonde. L'air dont
il est ici question et quelques passages analogues du rôle de Fidès et
de celui de Berthe m'ont causé de plus cette fois un véritable chagrin,
chagrin que tous les vrais amis de la musique partagent et qu'ils ne
peuvent ni ne doivent dissimuler. Ceci déclaré, j'ai encore à louer le
joli trio pastoral: _Loin de la ville_, l'air de danse pendant le festin
sardanapalesque du roi, et enfin le thème plein d'un élan désespéré:

    Versez, que tout respire
    L'ivresse et le délire!

qui couronne dignement cette grande composition, digne en tous points
des deux chefs-d'œuvre qui l'ont précédée.

Le succès du _Prophète_ a de prime abord été magnifique, sans pareil. La
musique seule l'eût assuré. Mais toutes les richesses imaginables de
décors, de costumes, de danse et de mise en scène viennent y concourir.
Le ballet des patineurs est une de ces jolies choses qui assurent la
vogue d'un opéra. Les décors représentant l'intérieur de l'église de
Munster et celui du palais du Prophète, sont d'une incomparable beauté.
L'exécution musicale ne s'est pas élevée à cette hauteur, à l'Opéra,
depuis de longues années: le chœur chante et _agit_ avec une verve
admirable; des voix de ténors fraîches et vibrantes s'y font même
remarquer pour la première fois. L'orchestre est au-dessus de tous
éloges; la finesse de ses nuances, la perfection, la netteté de ses
traits les plus compliqués, sa discrétion savante dans les
accompagnements, son impétuosité, sa verve furieuse dans les moments
d'action violente, la justesse de son accord et son exquise sonorité
décèlent en lui l'orchestre du Conservatoire, que la lassitude et le
dégoût ont trop souvent rendu méconnaissable à l'Opéra. Ranimé par son
enthousiasme pour l'œuvre nouvelle, et par la direction ferme, précise,
chaleureuse et toujours attentive de M. Girard, il a aisément prouvé
qu'il était toujours un des premiers dont la musique européenne puisse
s'enorgueillir.

Maintenant, parlons des chanteurs.

Le succès de Roger et de madame Viardot a été immense. Cette dernière,
dans le rôle de Fidès, a déployé un talent dramatique dont on ne la
croyait pas (en France) douée si éminemment. Toutes ses attitudes, ses
gestes, sa physionomie, son costume même sont étudiés avec un art
profond. Quant à la perfection de son chant, à l'extrême habileté de sa
vocalisation, à son assurance musicale, ce sont des choses connues et
appréciées de tout le monde, même à Paris. Madame Viardot est une des
plus grandes artistes que l'on puisse citer dans l'histoire passée et
contemporaine de la musique. Il suffit, pour en être convaincu, de lui
entendre chanter son premier air: _O mon fils, sois béni!_ Roger a non
seulement répondu à tout ce que nous attendions de lui sur la grande
scène de l'Opéra, mais même de beaucoup dépassé notre attente, à la
seconde représentation surtout. Sa voix, toujours juste, vibre avec
éclat dans les élans de force, et s'adoucit jusqu'au murmure dans les
phrases tendres. Acteur et chanteur habile, soigneux, intelligent et
passionné, il a constamment tenu son auditoire en haleine. Chacun
admirait en outre la grâce et la distinction de ses gestes. Sa
pantomime, dans la scène du couronnement,--quand, forcé de méconnaître
sa mère, il lui fait comprendre, par l'expression seule de son visage,
qu'elle doit elle-même se démentir,--est une de ces choses qu'on ne
décrit point.

On palpite à le voir, à suivre l'éloquence muette de son visage et de
ses yeux. Il fait admirablement le récit de son rêve au second acte; il
dit ce vers du cinquième:

    Ma mère, hélas! me maudit, me déteste!

d'une façon déchirante, et celui-ci surtout:

    Et puis le sang versé nous rend impitoyable.

Il a trouvé là une sonorité particulière qui tient le milieu entre celle
de la parole et du chant, et dont l'accent, d'une vérité parfaite, est
irrésistible. Roger et madame Viardot sont chaque soir rappelés
plusieurs fois avec enthousiasme.

       *       *       *       *       *


II

27 octobre 1849.

Cette reprise du _Prophète_, qu'on n'avait pas entendu depuis plusieurs
mois, devait être et a été, en effet, très favorable à la partition. La
partie musicale du public se trouve maintenant dans les conditions
voulues pour comprendre l'ensemble et apprécier la finesse des détails
de l'œuvre. Un opéra de cette dimension et de ce style ne peut être
bien goûté que de ceux qui l'ont assez vu ou lu pour le savoir presque
par cœur; or cette représentation était, je croîs, la vingt-sixième, et
pendant la clôture de l'Opéra qui l'a précédée, la publication de la
partition en avait répandu à flots les mélodies, soit en les
reproduisant dans leur forme originale, soit en les défigurant plus ou
moins par ces opérations obligées qu'on nomme maintenant
_transcriptions_, pour piano à quatre mains ou piano à deux mains, pour
deux violons, pour un violon, pour deux flûtes, pour une flûte et même
pour un flageolet!... Quand on songe qu'il existe dans le monde des
êtres à figure humaine désireux de posséder la partition du _Prophète
transcrite_ (le mot est merveilleux) pour un flageolet!!! Et dire que ce
sont ces êtres-là qui indemnisent l'éditeur des pertes que lui ferait
infailliblement éprouver la publication de l'œuvre intacte.

Tant il y a que, le flageolet, les flûtes, le cornet à pistons, les
pianos, les bals, les concerts de salon et les pensionnats de
demoiselles aidant, chacun sait maintenant que la partition du
_Prophète_ contient trente morceaux de divers et très beaux caractères,
sans compter quatre airs de ballet, valse, redowa, quadrille des
patineurs et galop, d'une élégance et d'un entrain irrésistibles. On
chantonne, on sifflotte, on pianotte le chœur pastoral: _La brise est
muette_, si doucement rythmé et si plein de fraîcheur; la charmante
romance: _Un jour, dans les flots de la Meuse_; le morceau d'ensemble:
_Ad nos, ad salutarem undam_, gros choral en style luthérien dont
l'accent et la couleur sont si vrais, que toutes les fois que les trois
corbeaux anabaptistes viennent le coasser, on se sent pris d'une fureur
mêlée de mépris pour ces ignobles fanatiques, et qu'on cherche sous sa
main quelque canon pour les mitrailler. Et la gracieuse pastorale:
_Pour Berthe, moi je soupire_, le magnifique arioso: _O mon fils! sois
béni!_ le songe (page colossale d'orchestration, de modulation et de
vérité dramatique), les couplets si vigoureusement rythmés et d'une
mélodie si originale: _Aussi nombreux que les étoiles_, l'arrivée des
patineurs, le trio: _Verse, verse_, si remarquable par sa sauvage
gaieté, la marche du sacre, dont le second thème est si noble, le chœur
d'enfants: _Le voilà, le roi prophète_, les couplets bachiques, l'hymne
triomphal lui-même: _Roi du ciel_, tout y passe.

Mais comme les amateurs véritables, les forts, supposent bien que leur
exécution de toutes ces admirables choses sur le flageolet, et même sur
deux flageolets, si excellente qu'elle soit, laisse un peu à désirer, la
plupart d'entre eux deviennent curieux de voir l'œuvre entière arrangée
à grand orchestre par l'auteur; et, en dépit de la mode, ils vont à
l'Opéra. Voilà pourquoi il y avait foule si compacte à la représentation
dernière, et tant de visages de joueurs de flageolet.

Quelques-uns de ces dilettanti ont bien trouvé que M. Meyerbeer avait
entièrement dénaturé leurs morceaux favoris en les arrangeant pour tant
de voix et d'instruments; souvent même ils ont été embarrassés pour les
reconnaître; mais en considération de l'originalité de la mélodie, ils
ont senti qu'il ne fallait pas trop en vouloir de son harmonie et de
son instrumentation à l'arrangeur, et ils lui ont généreusement pardonné
tout ce luxe intempestif.

Pardon, cher et illustre maître, de plaisanter de la sorte à propos de
votre œuvre immense; mais quand ma pensée se porte sur nos usages
d'industrie musicale, sur les idées incroyables que se fait de notre art
la grande majorité de ceux qui, dit-on, le font vivre en le payant, je
me sens pris de ces rires nerveux, rires de fou, rires de désespéré,
rires de damné, rires de Bertram, auxquels il faut que je cède sous
peine de me livrer à des fureurs atroces et du plus mauvais goût. A ce
sujet, si vous voulez être franc, vous conviendrez même, je le parie,
que ces procédés de torture appliqués par l'industrie à l'art et à la
poésie vous font aussi bien des fois grincer _a bocca chiusa_ de la
plupart de vos dents. Et pourtant il ne vous est pas encore arrivé, du
moins je l'espère, de recevoir une insulte pareille à celle qui, entre
mille autres, fut infligée en 1828 à ce pauvre grand poète Weber quand
son _Freyschütz_ eut été, sous le nom de _Robin des Bois_, écartelé à
l'Odéon. Il y avait alors dans le quartier Latin (quartier général des
joueurs de flageolet, et où l'on vous joue, par conséquent, depuis la
loge jusqu'à la mansarde), il y avait, dis-je, un pauvre diable qui
exerçait pour vivre une étrange industrie.

Il y a de tout dans ce Paris. Les uns trouvent leur pain au coin des
bornes, la nuit, une lanterne d'une main, un crochet de l'autre; ceux-ci
le cherchent en grattant le fond des ruisseaux des rues; ceux-là en
déchirant le soir les affiches qu'ils revendent aux marchands de papier;
de plus utiles équarrissent les vieux chevaux à Montfaucon. Celui-là
équarrissait la musique des grands maîtres en général, et celle de Weber
en particulier. Vous croyez peut-être deviner déjà le nom de mon homme,
et je vous vois rire d'ici; eh bien! pas du tout, _ce n'est pas lui_; le
mien se nommait Marescot, et son métier était de transcrire toute
musique pour deux flûtes, pour une guitare ou pour flûte et guitare, et
surtout pour deux flageolets, et de la publier. La musique de Weber ne
lui appartenant pas (tout le monde sait qu'elle _appartenait_ à l'auteur
des paroles et des perfectionnements que _Robin des Bois_ avait dû subir
pour être digne d'apparaître à l'Odéon[47]), il n'osait la publier ni la
vendre, et c'était un grand crève-cœur pour lui, car, disait-il, il
avait une idée qui, appliquée à un certain morceau de cet ouvrage,
devait lui _rapporter gros_. En ma qualité d'étudiant flûtiste et
guitariste, je connaissais ce malheureux. Nos tendances musicales
n'étaient pas précisément les mêmes, et je dois avouer qu'il m'est
arrivé plus d'une fois de lui laisser soupçonner que je l'appréciais. Je
m'oubliai même un jour jusqu'à lui dire le demi-quart de ma pensée. Ceci
nous brouilla un peu, et je demeurai six mois sans mettre les pieds dans
son atelier. Malgré tous les crimes et toutes les infamies dont il
s'était couvert à l'égard des grands maîtres, il avait un aspect assez
misérable et des vêtements passablement délabrés. Mais voilà qu'un beau
jour je le rencontre marchant d'un pas leste sous les arcades de
l'Odéon, en habit noir tout neuf, en bottes entières et en cravate
blanche; je crois même, tant la fortune l'avait changé, qu'il avait les
mains propres ce jour-là. «Ah, mon Dieu, m'écriai je, tout ébloui en
l'apercevant, auriez-vous eu le malheur de perdre un oncle en Amérique,
ou de devenir collaborateur de quelqu'un dans un nouvel opéra de Weber,
que je vous vois si pimpant, si rutilant, si ébouriffant?--Moi!
répondit-il, collaborateur? ah bien, oui; je n'ai pas besoin de
collaborer; j'élabore tout seul la musique de Weber, et bien je m'en
trouve. Cela vous intrigue; sachez donc que j'ai réalisé mon idée, et
que je ne me trompais pas quand je vous assurais qu'elle valait gros,
très gros, extraordinairement gros. C'est Schlesinger, l'éditeur de
Berlin, qui possède en Allemagne la musique de _Freyschütz_; il a eu la
bêtise de l'acheter; quel niais! Il est vrai qu'il ne l'a pas payée
cher. Or, tant que Schlesinger n'avait pas publié cette musique
baroque, elle ne pouvait, ici, en France, appartenir qu'à l'auteur de
_Robin des Bois_, à cause des paroles et des perfectionnements dont il
l'a ornée, et je me trouvais dans l'impossibilité d'en rien faire. Mais
aussitôt après sa publication, à Berlin, elle est devenue propriété
publique chez nous, aucun éditeur français n'ayant voulu, comme bien
vous le pensez, payer une part de sa propriété à l'éditeur prussien pour
une composition pareille. J'ai pu aussitôt me moquer des droits de
_l'auteur_ français et publier sans paroles mon morceau, d'après mon
idée. Il s'agit de la prière en _la bémol_ d'Agathe au troisième acte de
_Robin des Bois_. Vous savez qu'elle est à trois temps, d'un mouvement
endormant, et accompagnée avec des parties de cor syncopées très
difficiles et bêtes comme tout. Je m'étais dit qu'en mettant le chant
dans la mesure à six-huit, en indiquant le mouvement _allegretto_, et en
l'accompagnant d'une manière intelligible, c'est-à-dire avec le rythme
ordinaire dans cette mesure (une noire suivie d'une croche, le rythme
des tambours dans le pas accéléré), cela ferait une jolie chose qui
aurait du succès. J'ai donc écrit ainsi mon morceau pour flûte et
guitare, et je l'ai publié, tout en laissant le nom de Weber. Et cela a
si bien pris, que je le vends, non par centaines, mais par milliers, et
chaque jour la vente en augmente. Il me rapportera à lui seul plus que
l'opéra entier n'a rapporté à ce nigaud de Weber, ni même à M. de
Castil-Blaze, qui pourtant est un homme bien adroit. Et voilà ce que
c'est que d'avoir des idées.»

Que dites-vous de cela, cher maître? Je suis presque sûr que vous allez
me prendre pour un historien et que vous ne croirez pas un mot de mon
récit. Et tout en lui est vrai néanmoins et j'ai longtemps conservé un
exemplaire de la sublime prière de Weber ainsi transfigurée par l'idée
et pour la fortune de M. Marescot, éditeur de musique et professeur de
flûte et de guitare, établi rue Saint-Jacques, au coin de la rue des
Mathurins.

Convenez que c'est une belle chose, en fait d'art, que le suffrage du
plus grand nombre!...

Pour en revenir à la reprise du _Prophète_, il me semble, à part le
petit accident causé par la faiblesse de quelques pauvres femmes des
chœurs, que vous avez dû être content de vos interprètes. Il y avait
dans tous ardeur, zèle et enthousiasme. Madame Viardot a été admirable
comme toujours; c'est chez elle une habitude enracinée. Roger ne fut
jamais, depuis qu'il est à l'Opéra, si bien en voix, ni en verve plus
heureuse. Il nageait en pleine passion et dominait toutes vos terribles
rumeurs musicales des sons de sa voix stridente et hardie jusqu'à
l'insolence ce jour-là. Dans la scène de l'église, dont la mise en
scène et la pantomime des deux acteurs principaux sont des
chefs-d'œuvre, madame Viardot et Roger ont fait frissonner toute la
salle. C'était donc justice de les rappeler aussi souvent qu'on l'a fait
pendant et après la représentation. Mais on a été, ce me semble, d'une
parcimonie d'applaudissements choquante à l'égard de Levasseur, qui a
dit avec une habileté et une justesse d'intonation bien remarquables
toutes les parties de son rôle et surtout ses couplets: _Aussi nombreux
que les étoiles_ dont la mélodie roule sur deux octaves pleines de _mi à
mi_, et qu'il n'est pas facile de chanter de cette façon. Madame
Castellan était aussi en beauté de voix, elle n'a rien laissé à désirer
sous le rapport de la justesse ni de la pureté des sons. Entre nous, son
rôle est écrit un peu haut, et il contient des traits qu'elle est
obligée d'arracher en penchant la tête de côté dans l'effort de l'action
laryngienne, et en faisant une grimace trop comique pour sa jolie
figure.

Là, en confidence, sont-ce vos cantatrices qui vous ont _imposé_ toutes
ces vocalises d'un si singulier effet, ou est-ce vous qui les leur avez
_confiées_? Il y a eu, dites-vous, entre l'auteur et les virtuoses
échange de procédés. Je m'en doutais. C'est bien triste. Le public
n'aime pas trop cela comme musique, malgré tous ses applaudissements; ne
le croyez pas, il s'étonne, il acclame quand le tour est fait, comme
s'il assistait aux périlleux exercices des artistes de l'Hippodrome,
voilà tout. Quant à moi, je vous avouerai que ces contorsions de gosier
me font un mal épouvantable, abstraction faite même des atteintes
portées à l'expression et aux convenances dramatiques. Leur bruit
m'attaque douloureusement toutes les fibres nerveuses; je crois entendre
passer la pointe d'un diamant sur une vitre ou déchirer du calicot. Vous
savez si je vous aime et vous admire; eh bien, j'ose affirmer que dans
ces moments-là, si vous étiez près de moi, si la puissante main qui a
écrit tant de grandes, de magnifiques et de sublimes choses était à ma
portée, je serais capable de la mordre jusqu'au sang.......



HEROLD



ZAMPA

27 septembre 1835.


Je ne connaissais de l'ouvrage d'Herold, avant la reprise qu'on en a
faite dernièrement, reprise dont je ne saurais parler sans aller sur les
brisées de mon spirituel collaborateur M. J. J.[48] que les lambeaux que
lui ont arrachés les orgues de barbarie, les vaudevilles et les
contredanses. A l'époque de ses premières représentations, je me
trouvais en Italie, m'inquiétant fort peu de ce qui se faisait à
l'Opéra-Comique de Paris, fréquentant beaucoup les théâtres, cependant
non pas ceux de San Carlo, del Fondo, de Valle, de la Pergola ou de la
Scala, où je n'eusse rien entendu de mieux ni même de comparable à ce
que nous avons au théâtre Favart, mais bien les théâtres antiques de
Pompéi, de San Germano, de Tusculum, de Rome, où, en courant sur les
gradins, sous les voûtes, le long des corridors déserts, la brise du
soir joue des airs d'une expression à laquelle Coccia, Schiafogatti,
Focolo ni même Vaccaï, n'atteindront jamais.

A la vérité, l'exécution et la mise en scène ne contribuaient pas peu au
prestige de ces chants de la nuit. D'abord le vent ne change rien au
texte que le grand compositeur des mondes lui a confié, il est triste ou
gai, violent ou folâtre suivant l'ordre de l'_eterno maëstro_, il rugit,
il pleure ou il soupire doucement, mais il ne brode jamais, ne surcharge
point de nauséabondes appogiatures ses mélodies primitives, et ne fait
pas de _cadenze_; pour les décors il ne faut pas chercher à les décrire,
surtout quand il s'agit du théâtre tragique de Pompéi, du haut duquel on
avait à droite le Vésuve, dont la tête agitait avec fracas une
effrayante aigrette, pendant qu'un rouge collier de lave reposait avec
une majesté sombre sur sa poitrine fatiguée, à gauche la riante mer de
Naples, où

    La lune ouvrait dans l'onde
    Son éventail d'argent;

et par-dessus toute cette magie du ciel, de la terre, des feux et des
eaux, un silence sublime, pas d'importun bavardage, pas de stupides
observations, pas d'irritants applaudissements, pas de public enfin, et
quelquefois un spectateur unique pour un tel opéra.

O souvenirs! ô Italie! ô liberté! ô poésie! ô damnation! Je suis obligé
de m'occuper de l'Opéra-Comique!!! J'ai lu et vu la pièce, donc le plus
fort est fait. Il s'agit de _Zampa_ ou _la Fiancée de marbre_. On va
probablement me la jeter, la pierre, si je dis ce que je pense de cette
production tant vantée.

Mais qu'importe! Herold n'existe plus, et bien que, de l'avis de celui
qui a retourné l'aphorisme, on doive _des égards aux morts_, je crois
devoir la vérité à l'art qui est vivant et progresse toujours. Ainsi, en
un mot comme en cent, je n'aime pas _Zampa_, et voilà pourquoi: il y a
bien là dedans ce qui ne se trouve pas souvent à l'Opéra-Comique, de la
musique, il y a même de beaux morceaux d'ensemble; mais comme œuvre
complète, comme partition qui, par son sujet, indique, quoi qu'on puisse
dire, une prétention mal déguisée à faire le pendant du _Don Juan_ de
Mozart, _Zampa_ me paraît mauvais. Autant l'un est vrai, d'une allure
rapide, élégante et noble, autant l'autre est faux, entaché de lieux
communs et de vulgarisme. Une comparaison entre les paroles des deux
partitions fera mieux comprendre la différence que je trouve entre les
deux musiques. Chacun connaît le mordant, l'originalité et la vérité un
peu crue des expressions du _Don Juan_ de Mozart dans le dialogue; celui
d'Herold s'exprime ainsi dans une orgie:

    Nargue du vent et de l'orage,
        Quand d'aussi bon vin
        Mon verre est plein,
    Buvons! car peut-être un naufrage
        Finira demain
        Notre destin.

Ailleurs, au moment de violer une jeune fille, il lui dit sans rire:
«Cède, cède à mes lois», et sa victime échevelée répond:

    Dissipez mes alarmes;
    Est-ce donc par des larmes
    Que l'on peut être heureux?
    Souscrivez à mes vœux.

Il n'y a au monde que l'Opéra-Comique où l'on puisse entendre de pareils
vers: eh bien! en général, la musique de _Zampa_ n'a guère plus
d'élévation dans la pensée, de vérité dans l'expression, ni de
distinction dans la forme. Seulement il est bien sûr que l'auteur des
paroles n'a attaché aucune importance aux rimes qu'il jetait au
musicien, tandis que celui-ci s'est battu les flancs en maint endroit
sans pouvoir s'élever au-dessus de son collaborateur. Du moins ai-je été
affecté par cette musique absolument comme les poètes le seront par les
lignes que je viens de citer. En outre, le style n'a pas de couleur
tranchée; il n'est pas chaste et sévère comme celui de Méhul; exubérant
et brillant comme celui de Rossini; brusque, emporté et rêveur, comme
celui de Weber; de sorte qu'à bien prendre, tout en participant un peu
des trois écoles allemande, italienne et française, Herold, sans avoir
un style à lui, n'est cependant ni Italien, ni Français, ni Allemand. Sa
musique ressemble fort à ces produits industriels confectionnés à Paris
d'après des procédés inventés ailleurs et légèrement modifiés; c'est de
la musique parisienne. Voilà la raison de son succès auprès du public de
l'Opéra-Comique, qui représente à notre avis la moyenne classe des
habitants de la capitale, tandis qu'elle obtient si peu de crédit parmi
les amateurs ou artistes qu'un goût plus délicat, une organisation plus
complète, un raisonnement plus exercé distinguent éminemment de la
multitude.

Les motifs de ce jugement sévère ressortiront plus plausibles de
l'examen que nous allons faire de la partition de _Zampa_. L'ouverture
me semble mauvaise pour la forme comme pour le fond. Elle se compose de
quatre ou cinq motifs différents, empruntés à l'opéra, et enchaînés à la
suite les uns des autres sans aucune espèce de liaison. L'harmonie
d'ensemble, l'unité, n'existe donc pas. C'est un pot-pourri et non une
ouverture. Je sais bien que ce système commode a été adopté par Weber
pour ses immortelles ouvertures du _Freyschütz_, d'_Obéron_,
d'_Euryanthe_, et de _Preciosa_; mais Weber, en empruntant des thèmes à
la partition pour l'ouverture, avait trouvé l'art de les unir
intimement, de les engrener, de les fondre en un tout homogène, avec
tant d'adresse, avec un sentiment si exquis, que le procédé
disparaissait pour ne laisser voir que la beauté du résultat. Il jetait
à la vérité de l'argent, du cuivre et de l'or, dans la masse en fusion,
mais il savait en combiner l'alliage, et quand la statue sortait du
moule, sa couleur sombre n'accusait qu'un seul métal, le bronze. En
outre, dans l'ouverture de _Zampa_, si on en excepte le premier
_allegro_ qui a du feu et une certaine énergie sauvage, les mélodies ne
sont ni bien neuves ni bien saillantes; l'avant-dernière surtout, formée
de petites phrases sautillantes, comme Rossini en a laissé tomber
quelquefois de sa plume quand il était las de composer, me paraît
vraiment misérable et sottement coquette. Je signalerai également dans
l'ouverture le défaut qu'on remarque dans tout l'opéra: c'est l'abus des
appogiatures, qui dénature tous les accords, donne à l'harmonie une
couleur vague, sans caractère décidé, affaiblit l'âpreté de certaines
dissonances ou l'augmente jusqu'à la discordance, transforme la douceur
en fadeur, fait minauder la grâce et me paraît enfin la plus
insupportable des affectations de l'École parisienne. Quant à
l'instrumentation, je n'en saurais rien dire, sinon qu'elle est
suffisante en général, mais qu'à la _coda_ les coups de grosses caisses
sont tellement multipliés, rapides et furibonds, qu'on est tenté de rire
ou de s'enfuir.

Le premier air de Camilla, en _la_ bémol: _A ce bonheur suprême_, est au
contraire plein de candeur et de pureté; l'harmonie en est simple, et
les dessins d'accompagnement bien choisis, jusqu'à l'entrée de
l'_allegro_ en _mi_ naturel, où le coquet prétentieux de l'École
parisienne recommence. A ce morceau succède un chœur d'hommes, dont la
mélodie vive et gaie n'est pas exempte d'affèterie, mais dont le
principal défaut consiste dans la subalternéité des voix. Le thème est
exécuté à l'orchestre par les premiers violons, tandis que sur la scène
le chœur marque les temps forts de la mesure en plaquant l'harmonie;
tellement que les premiers ténors, au lieu de suivre une marche tant
soit peu mélodique, ne font entendre que des _ut_ pendant les huit
premières mesures. Ce n'est donc pas un chœur, mais seulement un thème
instrumental chargé d'un inutile accompagnement vocal. Ce moyen facilite
beaucoup la tâche des choristes; aussi aiment-ils fort les compositeurs
qui en font usage: à leur avis, ceux-là seulement savent écrire pour les
voix. La ballade obligée du premier acte est extrêmement simple, elle a
bien les allures d'une complainte de jeunes filles; mais ce style
enfantin ne dégénère-t-il pas un peu en niaiserie? Pour moi la chose
n'est pas douteuse; je retrouve là toute la naïveté de l'École
parisienne.

Je saute un trio assez pâle, pour arriver au grand quatuor de l'entrée
de _Zampa_. Ce morceau, d'un style ferme, essentiellement dramatique,
bien conduit, bien modulé, et exempt de ces désespérantes appogiatures
que nous reprochons tant à l'auteur, est sans comparaison le meilleur de
l'opéra. La partie du trembleur Dandolo est fort comique; l'idée de le
faire chanter presque constamment en triolets contrariés par le rythme
binaire de tout le reste de la masse harmonique, est ingénieuse; et
l'allegro qui succède à l'aparté est plein de force et d'éclat. La
grande progression de tierces descendantes à l'unisson qui se trouve
vers la _coda_, se trouve en opposition directe avec l'expression
indiquée par les paroles: on ne dit pas ainsi: _Hélas! la force
m'abandonne!_ On ne crie pas si fort pour l'ordinaire quand _on se sent
mourir_; mais comme la scène en général est montée au ton de l'anxiété
et de l'effroi, cette idée rendant à merveille le dernier de ces deux
sentiments, il serait injuste de chicaner le compositeur à ce sujet. Il
me semble seulement qu'il eût dû exiger de l'auteur du libretto des
paroles en concordance parfaite avec sa belle inspiration musicale;
rien n'était plus facile que ce changement. Le finale commence par un
chœur de corsaires, chœur véritable, la pensée musicale se trouvant
réellement dans les voix; il est coupé en phrases de trois mesures, et
le rythme entremêlé de syncopes en est assez piquant; mais on ne saurait
le compter pour un morceau à cause de son laconisme. L'entrée des jeunes
filles ramène encore le défaut que nous avons signalé plus haut; le
chant est dans l'orchestre, et les trois parties de soprani et contralti
n'exécutent qu'un remplissage d'harmonie dépourvu de tout intérêt. De
pareils chœurs sont de véritables fictions. Ce n'est pas à faire
chanter sur le théâtre une partie de seconde clarinette par les soprani,
de second ou de troisième cor par les ténors, et de basson par les
basses, que consiste l'art d'employer les masses chorales. C'est aux
Italiens que nous devons cette découverte, précieuse pour la paresse des
compositeurs et l'incapacité des exécutants. Dans le reste du finale, la
voix reprend cependant le rang auquel elle a droit dans l'échelle
musicale; le thème: _Au plaisir, à la folie_, qui avait été déjà entendu
dans l'ouverture, reparaît à la fin, interrompu par un aparté plein de
terreur, dont le contraste est d'un excellent comique. Voilà une idée
vraiment musicale, comme n'en trouvent pas souvent les faiseurs de
_libretti_; aussi le compositeur ne l'a-t-il pas manquée.

La prière des femmes, qui ouvre le second acte, est bien innocente; on
distingue pourtant dans la ritournelle un enchaînement d'accords
parfaits d'une heureuse originalité.

Le grand air: _Toi, dont la grâce séduisante_, a du charme mélodique,
bien que la coupe rythmique n'en soit pas irréprochable et que la muse
du style parisien s'y fasse sentir à tout instant. Le duo terminé en
trio: _Juste ciel! qu'ai-je vu! c'est ma femme!_ a beaucoup de verve,
plusieurs périodes de l'ensemble se développent bien, et on y rencontre
quelques tournures d'harmonie assez imprévues. Quant à celui des deux
amants: _Pourquoi vous troubler à ma vue?_ c'est du jasmin, de la
vanille et de l'ambre, à hautes doses. Le finale est fort loin de celui
du premier acte, malgré la gentillesse d'une petite barcarollette
six-huit, comme la plupart des nombreuses chansons, rondes, ballades ou
romances sucrées, dont les auteurs ont saupoudré leur pièce, pour le
bonheur des orgues et des marchands de musique. C'est péniblement
élaboré, et plusieurs modulations forcées amènent des duretés qu'on
supporte difficilement. Au dernier acte, je trouve une sérénade
délicieuse, pleine de fraîcheur et de douce mélancolie; et encore le duo
entre Camille et Zampa: _Pourquoi trembler?_ dont l'allegro contient une
mélodie élégante appliquée, fort mal à propos, par les deux personnages,
sur deux phrases d'un sens diamétralement opposé. Pour tout le reste,
je n'y vois absolument que la fleur du style parisien orné de tous les
colifichets de l'instrumentation italienne et des harmonies chromatiques
hérissées de dissonnances dont Spohr et Marchner ont attiré le reproche
à l'école allemande par l'abus qu'ils en ont fait. J'ajouterai
qu'Herold, en employant ces accords de sauvage et fantastique apparence,
atteint fort rarement son but; c'est une arme qu'il ne sait pas manier;
presque toujours c'est le manche qui porte au lieu de la lame; et, au
contraire de Mozart, de Beethoven et de Weber, ses coups meurtrissent
sans faire couler de sang.

Voilà notre opinion tout entière sur _Zampa_. Si quelque chose peut
adoucir sa rudesse aux yeux des admirateurs d'Herold, nous dirons en
finissant que cette partition remplit cependant toutes les conditions
qu'on exige aujourd'hui _à Paris_ d'un véritable opéra-comique, et que
les auteurs ont pleinement réussi, puisque le suffrage de cette partie
du public à laquelle ils s'adressaient leur est incontestablement
acquis.



DONIZETTI



LA FILLE DU RÉGIMENT

16 février 1840.


On jure terriblement dans cette pièce! Mais c'est le style du temps.
Aujourd'hui nos soldats ont parfois de très bonnes manières; ils savent
à peu près l'orthographe, et ne blasphèment que dans les grandes
occasions. Il est vrai que, sous l'Empire, on s'occupait d'un autre
genre d'éducation, et qu'on était parvenu à un degré de force peu commun
dans l'art de... se faire tuer. Ce qui ne veut pas dire que nous ayons
le moins du monde oublié ce beau talent; seulement on est plus avancé à
présent, et nous avons joint à l'art de mourir un peu de
savoir-vivre.--Assez d'_esthétique_ militaire.--Esthétique! Je voudrais
bien voir fusiller le cuistre qui a inventé ce mot là!

Nous sommes dans les guerriers, dans les lauriers et dans les
troupiers. Il s'agit d'un régiment, d'un régiment qui eut une fille, une
fille à lui tout seul. C'est le sergent Sulpice qui l'a trouvée sur le
champ de bataille, abandonnée dans son berceau, avec une lettre de son
père le capitaine Robert, qui la recommande à une marquise de
Brakenfeld. Sulpice, comme de raison, ne sait où prendre cette marquise,
et, sans s'en inquiéter davantage, il met l'enfant et la lettre dans son
sac, quitte à remettre plus tard l'une et l'autre à leur adresse.

Après quinze ans bien employés, il faut le dire, Sulpice revient dans le
Tyrol avec ses camarades. On ne sait pas comment il a pu dans les camps
remplir ses fonctions de père nourricier; quoi qu'il en soit, le petite
fille a grandi sous les drapeaux: charmante brune aujourd'hui,
familiarisée avec l'odeur de la poudre et le langage des canons, elle
parcourt les rangs du régiment qui l'a adoptée, son tonnelet sur
l'épaule, et verse à chacun de ses pères l'enthousiasme et l'eau-de-vie.
Sulpice, on le voit, s'est donné des collaborateurs, voilà pourquoi
Marie se nomme la Fille du Régiment. La tendresse paternelle de nos
braves ne tarde pas à se changer en un sentiment plus vif, mais non
moins pur. La jeune cantinière ne court aucun danger de séduction, on la
respecte et on se respecte de trop pour cela; on a seulement exigé
d'elle le serment de ne pas choisir d'époux hors des rangs du 21e.
Mais Jupiter se rit des serments de l'Amour et de ceux des cantinières.
Voilà qu'un jour, en cueillant des noisettes sur le bord d'un précipice,
le pied manque à Marie; elle tombe, elle va mourir d'une mort affreuse,
quand un beau jeune Tyrolien se trouve là à point nommé pour la recevoir
dans ses bras et la sauver. Inutile de dire que nos deux personnages
émus de cette brusque rencontre s'éprennent à l'instant même l'un pour
l'autre du plus ardent amour. Le régiment ne tarde pas à se remettre en
marche, car le Goguelat de M. de Balzac dit vrai: on en usait
furieusement dans ce temps-là, des hommes et des souliers. Tonio, c'est
le nom du sauveur de Marie, a l'imprudence de suivre les troupes
françaises autour desquelles il rôde sans cesse pour apercevoir sa
bien-aimée. On le prend pour un espion, et naturellement on va le
fusiller, quand plus naturellement encore Marie intervient, déclare
qu'elle lui doit la vie, qu'elle l'aime, et, ventrebleu! qu'elle
l'épousera. A cet aveu, le régiment tout entier redevient père, il
pardonne à Marie et lui permet d'aimer son libérateur. Mais le serment!
le serment! «Quel serment?» demande Tonio. On lui explique l'engagement
contracté par Marie avec le 21e si jamais elle veut se marier. «Belle
difficulté! dit le jeune gars; je m'enrôle, je me fais soldat, je suis
du 21e; comme ça j'épouserai Marie sans qu'elle manque à sa parole.»

Sulpice, quelques jours après, met la main par hasard sur une vieille
Allemande qui a la ridicule vanité de fuir l'armée française, comme si
l'armée française pouvait être capable de na pas la respecter. Elle se
nomme. C'est la marquise de Brakenfeld, celle à qui la lettre du
capitaine Robert est adressée. A ce nom de Robert, la marquise se
trouble et reconnaît sa _nièce_ dans la jeune fille qui lui est
recommandée. Voilà donc la cantinière conduite au château des
Brakenfeld. Elle va changer d'existence; mais ses sentiments resteront
les mêmes pour Tonio, son sauveur, et pour les braves, _son père_, du
21e.

Après quelques mois, Marie, devenue tant bien que mal une demoiselle,
est sollicitée par la marquise d'accepter pour époux un grand seigneur
qu'elle n'a jamais vu. Elle aime toujours Tonio; elle a le caractère
énergique et résolu, et pourtant elle consent. Conçoit-on cela? Allons,
franchement: il y a un peu de vanité féminine dans son fait. Le contrat
est prêt: Marie va signer (il paraît que ses pères du 21e n'ont pas
négligé de lui apprendre à écrire. Oh! les bons pères!), quand un bruit
de tambours se fait entendre. Le régiment de Sulpice s'avance, et Tonio,
qui depuis son engagement a déjà gagné les épaulettes de lieutenant, ose
venir demander à la marquise la main de Marie. Refus méprisant de la
noble dame. Vigoureuse réplique du pauvre lieutenant. «Ah! vous me
refusez! Eh bien! madame, sachez que je possède le secret de la
naissance de Marie. Vous n'êtes point sa tante, n'ayant jamais eu de
sœur; vous êtes sa mère: j'en ai les preuves, et je les ferai
connaître. Le capitaine Robert...--Tais-toi, malheureux! ne va pas me
déshonorer; je consens à tout.--Eh! allons donc! Marie, veux-tu être ma
femme?--Oui, mille tonnerres!--Mets ton nom là, madame la marquise le
veut.--Hourra! crie le régiment; viens dans nos bras, Tonio, nous sommes
ton beau-père... Déposez vos... armes! rompez les rangs!» La parade est
finie.

La musique de cette pièce a déjà été entendue en Italie, du moins en
grande partie: c'est celle d'un petit opéra imité ou traduit du _Chalet_
de M. Adam, et au succès duquel M. Donizetti n'attachait probablement
qu'une très mince importance. C'est une de ces choses comme on en peut
écrire deux douzaines par an, quand on a la tête meublée et la main
légère. L'auteur de _Lucia_ et d'_Anna Bolena_ a eu tort de laisser
représenter au théâtre de la Bourse une aussi faible production, au
moment où l'attention du public dilettante va se concentrer sur celle
que prépare à grands frais l'Opéra. Sans aucun doute il ne pouvait
résulter de cette épreuve rien d'avantageux au succès des _Martyrs_; et
nous n'oserions répondre qu'elle ne puisse lui être plus ou moins
défavorable. Lorsqu'on est sur le point de produire une œuvre écrite
_per la fama_, comme disent les compatriotes de M. Donizetti, il faut
bien se garder de montrer un _pasticcio_ esquissé _per la fame_. On fait
en Italie une effrayante consommation de cette denrée chantable, sinon
chantante: on n'y voit guère que des prétextes aux succès des grands
ténors et des _dive_. On dit: «Tel maître écrit _pour_ telle prima
donna; Moriani fait _furore_ dans une cavatine de tel ouvrage;
l'_impresario_ a fait venir dernièrement Donizetti pour écrire l'opéra
de _la saison_; nous entendrons ça _le mois prochain_; la Marini,
dit-on, est _très satisfaite_.» Et cela n'a pas beaucoup plus
d'importance dans l'art que n'en ont les transactions de nos marchands
de musique avec les chanteurs de romances et les fabricants d'albums.
Nous disons, ou du moins nos marchands disent: «Mademoiselle Puget a
_tiré à deux mille cette année_; l'an passé elle _ne tira qu'à quinze
cents_. Il y a progrès; il faut lui faire écrire deux albums pour
l'hiver prochain.» Ou bien: «Le chanteur de M. Bernard Latte ne lui a
fait vendre encore que deux cents Bérat et quatre-vingts Masini; il les
chante partout cependant: il faut que sa voix ne plaise plus autant, ou
que la verve sentimentale des auteurs se soit refroidie.» Tout cela est
_per la fame_, et _la fama_ n'a que peu de chose à y voir.

La partition de la _Fille du Régiment_ est donc tout à fait de celles
que ni l'auteur ni le public ne prennent au sérieux. Il y a de
l'harmonie, de la mélodie, des effets de rythme, des combinaisons
instrumentales et vocales; c'est de la musique, si l'on veut, mais non
pas de la musique nouvelle. L'orchestre se consume en bruits inutiles;
les réminiscences les plus hétérogènes se heurtent dans la même scène,
on retrouve le style de M. Adam côte à côte avec celui de M. Meyerbeer.
Ce qu'il y a de mieux, à mon sens, ce sont les morceaux que M. Donizetti
a ajoutés à sa partition italienne, pour la faire passer sur le théâtre
de l'Opéra-Comique. La petite valse qui sert d'entr'acte, et le trio
dialogué dont on avait parlé, avant la représentation, sont de ce
nombre; ils ne manquent ni de vivacité ni de fraîcheur. Le finale du
premier acte n'a pas une forme bien arrêtée; on y cherche vainement une
intention saillante. Une phrase du rôle de Marie, au second, est bien
jetée, le dessin en est élégant. Je ne dirai rien de l'ouverture. M.
Donizetti s'inquiète peu, très probablement, des critiques dont cette
partition est l'objet; mais, encore une fois, il a tort, à cause des
_Martyrs_. Le public n'aime pas qu'on agisse avec lui aussi
cavalièrement; il peut prendre ensuite une œuvre consciencieuse pour le
pendant du _pasticcio_ qu'on lui a offert le premier, et faire peser sur
elle le blâme que l'autre avait seul encouru. Espérons qu'il n'en sera
rien malgré l'étrange impression produite en outre par l'annonce de la
bordée que M. Donizetti va lâcher sur nos quatre théâtres lyriques, et
qui doit, au dire des mauvaises langues, en couler bas au moins deux.

Quoi, deux grandes partitions à l'Opéra, _les Martyrs_ et _le Duc
d'Albe_, deux autres à la Renaissance, _Lucie de Lammermoor_ et _L'ange
de Nisida_, deux à l'Opéra-Comique, _La Fille du régiment_ et une autre
dont le titre n'est pas connu, et encore une autre pour le
Théâtre-Italien auront été écrites ou transcrites en un an par le même
auteur! M. Donizetti a l'air de nous traiter en pays conquis, c'est une
véritable guerre d'invasion. On ne peut plus dire: les théâtres lyriques
de Paris, mais seulement: les théâtres lyriques de M. Donizetti. Jamais,
aux jours de sa plus grande vogue, l'auteur de _Guillaume Tell_, de
_Tancrède_ et d'_Otello_ n'osa montrer une ambition pareille. Il ne
manquait pas de facilité, cependant, et il avait aussi ses cartons bien
garnis! Pourtant, pendant toute la durée de son séjour en France, il n'a
donné que quatre ouvrages et sur le seul théâtre de l'Opéra; Meyerbeer
en dix ans n'en a produit que deux; Gluck, en mourant à un âge assez
avancé, ne légua à notre premier théâtre que six grandes partitions,
fruit du travail de toute sa vie. Il est vrai qu'elles dureront
longtemps.

Là, franchement, que dirait ou que penserait M. Donizetti, si Florence,
par exemple, était la capitale du monde civilisé, si elle contenait
quatre théâtres lyriques, dont trois rudement subventionnés par l'État,
c'est-à-dire par les Florentins, et si M. Adam non content de faire
claquer haut et ferme le fouet de son postillon sur la scène française
de Florence, venait encore distribuer aux directeurs des trois autres
théâtres des traductions ou des mélanges du _Châlet_, du _Proscrit_, de
_Régine_, du _Brasseur_, du _Fidèle Berger_, de _la Reine d'un jour_,
etc... Voici ce qu'il penserait probablement, car M. Donizetti est un
homme honorable, dont le seul tort est évidemment de se laisser faire
une douce violence par des spéculateurs qui ne pensent qu'à profiter
d'une vogue momentanée, et s'inquiètent peu de la gloire de l'artiste
étranger dont la fécondité leur paraît exploitable: «Il y a là dedans,
se dirait-il, quelque chose d'évidemment vicieux et injuste. Si M. Adam
veut bien venir écrire pour nous une, deux, et même trois partitions,
soigneusement faites, et où il aura cherché à mettre tout ce qu'il aura
de science et d'inspiration, Florence devra s'estimer heureuse et fière
de lui offrir, avec l'hospitalité, tous les moyens d'exécution qu'elle
possède. Il est de l'honneur des compositeurs italiens d'accepter une
lutte offerte par le musicien français; l'émulation qu'elle excitera ne
peut en outre que tourner au profit de l'art; il doit jaillir des
éclairs du choc de ces deux écoles rivales. Mais si M. Adam, ayant
écrit, de son aveu, soixante et quelques partitions, prend fantaisie
d'exhumer celles mêmes qui n'ont pas réussi dans son pays, de les mêler
à plus ou moins forte dose avec celles qui en ont obtenu des quarts de
succès, des demi-succès, ou d'autres succès, d'en former ainsi une
espèce de jeu de cartes, pour distribuer ça et là des as de cœur, des
as de trèfle et des valets de carreau, ceci devient un intolérable abus,
et les Florentins seraient absurdes de se laisser écraser par cette
avalanche qui leur tombe des Alpes. Il n'y aurait plus que de la bêtise
et non de la générosité dans leur fait. Ils se verraient réduits au
silence, et leur cause serait perdue, non faute de bonnes raisons, mais
seulement pour n'avoir pu su mettre un terme au flux de paroles de leur
adversaire.

«Le public florentin finirait par s'accoutumer aux plus grandes
_légèretés_ du style français, n'en entendant pas d'autre, et, ne
pouvant plus établir de comparaison, le goût se perdrait tout à fait.
Les compositeurs nationaux, voyant que le seul moyen de se faire bien
accueillir par les directeurs de théâtres est d'imiter M. Adam, ne
manqueraient pas de copier ce qu'il y a de plus mauvais dans sa manière,
pendant que lui, au contraire, agrandirait son style par l'étude de nos
beaux modèles, et en se mettant au niveau d'une civilisation musicale
plus avancée que celle des Français. Il nous inoculerait ses défauts,
prendrait nos qualités et nous mettrait à la porte de chez nous aux
grands applaudissements de toute la canaille de Florence! Certes,
l'abnégation ne saurait de notre part s'étendre jusque là; et puisque le
gouvernement qui entretient à grands frais notre Conservatoire et
subventionne nos théâtres, ne prend nul souci du présent ni de l'avenir
des artistes dont il a payé l'éducation, auxquels il a distribué des
prix, tressé des couronnes, accordé des pensions pour les abandonner
ensuite, dès qu'ils ont pu acquérir le sentiment de leur force et
s'éprendre d'une juste ambition, c'est à eux de serrer leurs rangs et de
se défendre, en toute loyauté, mais énergiquement. Nous devons donc dire
à M. Adam: «Holà, notre maître! si vous avez franchi les Alpes avec
armes et bagages, comme Annibal et Napoléon, tâchez donc que votre
incursion sur la terre italienne ne puisse donner lieu à des
comparaisons moins nobles. Les marchands forains aussi passent le Mont
Cenis et le Simplon; nous en avons tous les ans un assez grand nombre à
la foire de Sinigaglia. Si vous venez ici pour enrichir notre musée
musical de belles partitions, nous vous applaudirons avec transport. Car
nous avons, nous, une grande passion, assez rare dans votre spirituelle
patrie. Nous aimons la musique. Nous saurons en conséquence nous gêner
beaucoup pour vous faire beaucoup de place, nous coucherons sur la dure
pour vous céder nos lits; vous aurez nos chanteurs, nos danseurs, nos
peintres les plus habiles; Félix Romani écrira vos libretti, et nous
aurons le courage de passer pour des imbéciles, quand nous ne sommes au
fond que des enthousiastes et des artistes dévoués. Mais, _per Bacco!_
ne venez pas à notre barbe spéculer sur un tel désintéressement et faire
payer aux Florentins les bamboches musicales dont ne veulent plus et
dont n'ont peut-être jamais voulu les modistes de votre rue Vivienne,
quand nos grands maîtres pourraient leur donner pour rien des
compositions dignes d'être applaudies par de royales mains; car nous ne
serions pas embarrassés en ce cas pour démontrer à tous que votre or est
du cuivre, que vos diamants ont des taches ou ne sont que du verre, et
que vos glaces réfléchissent les objets à l'envers; et vous sentiriez
alors, mais trop tard, la sagesse du proverbe: _Qui trop embrasse, mal
étreint_, toujours parce que nous aimons la musique.» Voilà ce que, dans
l'opinion présumée de M. Donizetti, les compositeurs italiens devraient
dire à M. Adam. Et nous donc! pense-t-on que nous ayons le cœur moins
haut placé, l'âme moins fière et le sang moins chaud que les
Italiens?...



HALÉVY



LE VAL D'ANDORRE

14 novembre 1848.


Le succès du _Val d'Andorre_ à l'Opéra-Comique est un des plus généraux,
des plus spontanés et des plus éclatants dont j'ai été témoin. Les
quatre-vingt-dix neuf centièmes des auditeurs applaudissaient,
approuvaient, étaient émus. Une fraction cependant, fraction
imperceptible, mais qui contient encore des esprits d'élite, ne
partageait qu'avec des restrictions l'opinion dominante sur la haute
valeur de l'ouvrage, d'autres, dès la fin du second acte, se montraient
déjà _fatigués d'entendre dire que c'est charmant!_ O Athéniens! vous
avez pourtant bien peu d'Aristides!

Pour moi, j'ai franchement approuvé et admiré; j'ai été impressionné
vivement, sans songer, en écoutant les clameurs enthousiastes de la
salle, à appliquer à M. Halévy ce mot antique: «Le peuple l'applaudit,
aurait-il dit quelque sottise?...» Mot plus spirituel que profond, car
le peuple applaudit même les belles choses quand elles sont à sa portée
et qu'elles ne dérangent pas brusquement le cours de ses habitudes et de
ses idées.

Le drame et la partition du _Val d'Andorre_ sont du nombre de ces
heureux ouvrages que le doigt du succès a marqués, et qui suffiraient à
la gloire d'un homme et à la fortune d'un théâtre. L'exécution
d'ailleurs en est évidemment exceptionnelle, ainsi que nous le verrons
tout à l'heure, et telle qu'on ne s'attendait point à la trouver à
l'Opéra-Comique, théâtre assez peu soucieux jusqu'à présent, des
qualités dramatiques et musicales qu'il vient de déployer[49].

       *       *       *       *       *

L'intérêt palpitant de ce drame, la simplicité et le naturel des
situations, la variété de ton qui y règne et l'excellente disposition
des scènes destinées à la musique, en font un des meilleurs livrets
d'opéra qu'on ait écrit depuis longtemps. La partition est si intimement
liée avec la pièce, chacune des mélodies exprime si fidèlement et si
complètement le sentiment des situations, l'accent des passions et le
caractère des personnages, que la musique et les paroles semblent avoir
été écrites d'un jet par un seul et même auteur. M. Halévy a rencontré
rarement une inspiration plus abondante et plus soutenue. A un style
mélodique d'une distinction constante, il a joint ici une harmonie
toujours piquante sans recherche et une des plus délicieuses
instrumentations que nous connaissions. L'ouverture, formée de trois
motifs, pris dans l'Opéra, est tissue avec une habileté admirable. Son
effet est pittoresque et brillant. Après une charmante cavatine de
Georgette, viennent des couplets de Jacques: _Voilà le sorcier_, pleins
de caractère et d'originalité. Il faut louer beaucoup le quatuor de la
divination, dans lequel j'ai remarqué l'ensemble final: _C'est de la
magie!_ et la phrase: _Adieu, madame, et recevez mes compliments!_ Je
louerai plus encore l'entrée de Rose-de-Mai effeuillant une fleur et ses
couplets: _Marguerite, qui m'invite_, le sextuor, la modulation de l'air
du capitaine sur ces mots: _La beauté qui me porte en son cœur_, la
scène du tirage, le quatuor syllabique: _Destin qu'on dit terrible!_ la
jolie chanson de conscrits: _Venez, la nuit est belle_, et ce cri si
dramatique de Rose par lequel se termine le premier acte: _Il est sauvé,
mon Dieu! pardonnez-moi!_

Le second acte s'ouvre par un chœur syllabique de soprani d'un effet
gracieux et piquant. Puis on danse, et, tout en dansant, les jeunes
garçons font des déclarations à leurs belles, et Georgette chante la
basquaise avec accompagnement de tambours de basque, de grelots et de
castagnettes. Il y a là une gaieté, une vivacité de coloris local digne
des plus grands éloges; l'emploi en masse des instruments de percussion
(non violents) tels que ceux que je viens de nommer, y fait merveille.
Mais un morceau dont l'auditoire a été enthousiasmé, c'est celui de
Rose-de-Mai: _Faudra-t-il donc?..._ Il est écrit en entier dans le mode
mineur; seulement, quand la jeune fille se rappelle la douleur
qu'éprouvait Stephan d'être contraint de partir, à la dernière syllabe
de ces mots: _Mais je l'ai vu si malheureux!_ l'accord majeur de la
tonique s'épanouit d'une façon si naturelle et si inattendue, tant de
tendresse s'en exhale, que les larmes en sont venues à tous les yeux.
Cet accord est une inspiration sans prix, comme toute idée venue du
cœur en droite ligne. Dans le trio: _Ah! maintenant je vais donc tout
savoir!_ la réponse obstinée du capitaine: _Oh! quel vin délectable_ aux
questions de Stephan, est ramenée on ne peut plus heureusement. Les
exclamations douloureuses de Rose: _O souffrance mortelle!--Non, je ne
l'aime plus!--Je n'ai plus qu'à mourir!_ sont du plus grand style et
d'une poignante expression. J'aime moins les couplets du _Soupçon_, bien
accompagnés cependant par un rythme sourd de cors et de timbales. Le
petit chœur pastoral qui suit rappelle un peu un ensemble vocal de
l'_Euryanthe_ de Weber. Mais le finale est un chef-d'œuvre. Les voix et
les instruments s'animent ici d'une indignation terrible. Chaque note
porte coup; tantôt l'effet résulte de l'unisson des voix, tantôt de leur
division harmonique, mais toujours, en outre, de la vérité de l'accent
et de cette union intime que j'ai signalée plus haut entre le chant et
la parole. Et puis cette idée de faire mélodieusement pleurer un cor
anglais à l'orchestre, pendant les terribles instants de silence laissés
par les interpellations du chœur, silence qu'interrompent seuls sur la
scène les monosyllabes étouffés de Rose presque évanouie, cette idée,
dis-je, contraste d'une manière essentiellement et profondément
dramatique avec tout le reste du finale, et en redouble la cruelle
énergie. Je le répète: je crois que c'est un chef-d'œuvre.

Le troisième acte est beaucoup plus court que les deux précédents, il
contient encore une chanson soldatesque avec chœurs, excellente, d'une
mélodie franche et nette, et instrumentée supérieurement; un piquant duo
entre Georgette et Saturnin, une délicieuse musette avec échos, un trio
dont nous avons retenu la phrase de Rose:

    Adieu, je vous laisse en partage,
    A toi tout mon amour, à toi mon souvenir.

et enfin un unisson fort beau de quatre voix de basse dans la scène de
l'accusation.

Je ne pense pas que beaucoup d'opéras puissent fournir un pareil nombre
de morceaux remarquables, morceaux, qui, de plus, ont eu l'insigne
bonheur d'être remarqués et appréciés de prime abord.

       *       *       *       *       *



BELLINI



NOTES NÉCROLOGIQUES

16 juillet 1836.


Ce n'est point d'une biographie qu'il s'agit ici. La vie du compositeur
dont nous regrettons la fin prématurée n'offre aucune des vicissitudes
qui eussent pu en rendre le récit intéressant. Entré fort jeune au
Conservatoire de Naples, il en sortit pour suivre à Milan le célèbre
chanteur Rubini, alors son protecteur et depuis son ami. Il écrivit très
rapidement plusieurs partitions dont la plupart furent favorablement
accueillies du public. Après un voyage de quelques mois en Angleterre,
Bellini s'était fixé à Paris, séduit par l'accueil que sa musique et
lui-même y recevaient de toutes parts; plus encore peut-être par les
richesses musicales qu'il y voyait accumulées, et c'est au milieu de
l'enivrement d'un succès récent que la mort est venu l'enlever. Cet
événement a frappé d'autant plus vivement, que Bellini, par la douceur
de ses mœurs et par l'aménité de ses manières avait su se faire de
nombreux amis. Aussi, est-ce pour se soustraire à une influence bien
naturelle, que l'auteur de cette note, voulant faire une étude
impartiale des travaux du jeune maestro, a tardé jusqu'ici de s'y
livrer.

On a fait en France, et surtout en Italie, une foule de comparaisons
plus ou moins forcées entre Bellini et les grands maîtres. On a trouvé
en lui tantôt la simplicité élégante de Cimarosa, tantôt le charme
pénétrant de Mozart, tantôt le pathétique élevé de Gluck, etc... Mais
toujours une différence marquée entre son style et celui de Rossini.
Cette dernière circonstance, qui, au premier coup-d'œil, semble avoir
dû nuire à la vogue des premiers ouvrages de Bellini, est précisément ce
qui a le plus contribué à la leur faire obtenir. Le public italien est
plus français qu'on ne pense, sous certains rapports; l'amour du
changement est très vif chez lui; à l'apparition de Bellini, il
commençait déjà à se refroidir pour Rossini; peut-être même les succès
continuels de l'illustre maëstro l'importunaient-ils; on était _las de
l'entendre toujours appeler le juste_. En conséquence, on n'eut pas
plutôt trouvé quelques différences entre le faire du compositeur
sicilien et le sien, que cette anomalie, d'autant plus frappante que
l'Italie était inondée d'imitations rossiniennes, attira l'attention
générale. Toute musique de théâtre avait été réputée impossible hors de
la roule brillante ouverte par l'auteur du _Barbier_; en reconnaissant
son erreur sur ce point, le peuple italien se prit d'enthousiasme pour
l'artiste qui l'avait désabusé, et, dès ce moment, une réaction violente
se fit en faveur de Bellini. On l'adorait, c'est le mot, à Milan; et
l'accueil que ses compatriotes lui firent, lors de son retour à Palerme,
après le succès de _la Norma_, fut un véritable triomphe. Il semblait
qu'il eut découvert la musique expressive, et que les larmes versées au
_Pirate_ et à _la Straniera_ fussent les premières que le drame lyrique
eût jamais fait couler. D'un autre côté, les partisans de l'ancienne
école, qui commençaient à pardonner à Rossini son orchestre luxuriant,
ses hardiesses harmoniques, et sa verve folle, trouvant dans cette
nouvelle direction des idées, un retour vers leurs premières
admirations, proclamèrent Bellini le restaurateur de l'art italien, et
le nommèrent le second Paisiello. La réaction ne fut pas aussi prompte
en France; la raison en est sans doute inhérente à la nature même du
talent de Bellini. Si l'expression est le mérite principal de ses
ouvrages, on conçoit, en effet, que ce mérite ne puisse être apprécié
aussi facilement par des auditeurs dont le plus grand nombre est
étranger à la langue dans laquelle ils sont écrits. On n'aperçut
d'abord au contraire que leurs défauts; à part cette partie du public du
théâtre Favart qui trouve tout _adorable_, pourvu que Rubini et
mademoiselle Grisi chantent, le reste des amateurs et l'immense majorité
des artistes trouvèrent cette musique pâle, décolorée, monotone, pauvre
d'harmonie, en un mot fort en arrière de l'état actuel de l'art. Dans la
plupart des premiers ouvrages de Bellini, la forme des accompagnements,
la coupe des morceaux et l'instrumentation justifient, à mon sens, cette
critique; souvent on y retrouve l'orchestre délabré de Grétry; ce n'est
que dans ses dernières productions qu'il s'est appliqué à pallier, sinon
à corriger ces défauts évidents. S'il n'a fait que les déguiser sans les
faire disparaître entièrement, c'est qu'il lui était réellement
impossible de faire davantage. Le sens harmonique est un don de la
nature, comme celui de la mélodie; il en est de même de l'art de grouper
les masses et de tirer des effets nouveaux saisissants ou pittoresques
des instruments.

Les observations les plus variées, les études les plus opiniâtres,
aidées des conseils des maîtres les plus habiles, pourront bien amener
l'artiste à la connaissance des procédés employés de son temps, mais ne
le feront jamais sortir sous ce rapport de la ligne des médiocrités, et
ne sauraient suppléer à ce qu'il y a d'incomplet dans son organisation.
Aussi quand Bellini en vint à soigner son orchestre, ces tentatives
n'eurent d'autre résultat que de le rendre un peu plus bruyant sans lui
donner cette physionomie animée, dramatique et originale à laquelle il
ne lui était pas permis d'atteindre. Ce n'est donc pas à ses prétendus
progrès qu'il faut attribuer l'accroissement de sa vogue à Paris, mais
seulement au temps qui nous a permis d'entrer peu à peu dans les
conditions hors desquelles il nous était impossible d'apprécier son
véritable mérite, l'expression; à la lassitude du style rossinien qui
commençait à se faire sentir en France comme en Italie; à la médiocrité
de la plupart des productions ultramontaines au moyen desquelles les
directeurs du théâtre Favart avaient espéré ranimer la ferveur des
dilettanti; à la présence de Bellini parmi nous; à ses succès de salon
(dont l'influence est incroyable à Paris comme à Londres); et enfin à sa
mort cruelle et inattendue qui a éveillé toutes les sympathies.

En comptant parmi les causes de sa popularité la différence qui existe
entre son style et celui de Rossini, ce n'est pas que je partage en
entier l'opinion généralement admise sur la réalité de cette différence.
L'examen approfondi d'un de ses principaux ouvrages me fournira
l'occasion d'exprimer là-dessus toute ma pensée. _La Straniera_ est
celui que j'ai toujours préféré et que je choisirai.

L'introduction est une de ces choses auxquelles il est aussi difficile
de trouver un nom que d'assigner un rang parmi les compositions
musicales; elle justifie complètement la dénomination d'un certain
bruit, donné aux ouvertures italiennes par Weber. En effet, ce n'est
qu'un bruit assez désagréable fait par l'orchestre pour apprendre au
public que la pièce va commencer. Il serait injuste et de mauvais goût
de juger sur un tel morceau l'aptitude de Bellini pour la musique
instrumentale. Il est hors de doute qu'il n'en faisait lui-même pas plus
de cas que nous. Dans l'ouverture du _Pirate_, qu'il estimait fort, au
contraire, on trouve réellement les proportions d'une ouverture, et il
est aisé de reconnaître que l'auteur a voulu faire de son mieux. Malgré
cela, il faut avouer qu'une telle symphonie ne serait tolérée en aucun
lieu du monde où le haut style musical est connu et apprécié. A un
_presto_ à trois temps où l'orchestre frappe de violents accords
entrecoupés de silences, succède un _andante_ sans développements ni
couleur, puis le grand _allegro_. La première phrase de ce mouvement est
à peu près la même que celle d'un duo du vieil opéra de _Blaise et
Babet_ (_J'n'aurons pas l'temps d'parler d'amour_) et, dans le milieu,
se trouve un crescendo sur la tonique pédale, avec transposition du
thème à l'octave supérieure au bout de chaque période, qui décèle une
fâcheuse parenté avec ces crescendo à procédé dont le comte de
Gallemberg, et toute l'école de Rossini ont fait une si terrible
consommation. Le reste ne présente qu'un remplissage harmonique plus ou
moins bruyant, dépourvu de toute originalité et même d'un intérêt
quelconque. Mais chicaner un compositeur italien sur ses ouvertures,
c'est lui chercher une querelle d'Allemand; ainsi, laissant de côté pour
Bellini la question de la musique instrumentale, jugée depuis longtemps,
cherchons dans le drame même de la _Straniera_ les traces du génie
mélancolique et tendre dont la nature l'avait doué; il y réside tout
entier.

Un chœur d'un mouvement doux, d'une mélodie simple et nonchalante:
_Voga, voga, il vento tace_, ouvre la scène d'une manière fort
convenable; puis commence le duo entre Valdeburgo et Isoletta. Dans les
quatre premières mesures du chant: _Giovine rosa_, se décèle la cause de
la teinte particulière des mélodies de Bellini. Cette cause, qu'il est
facile de retrouver, non seulement dans tous ses opéras, mais même dans
la plupart de ses phrases, est la _prédominance de la troisième note du
mode majeur_. Par son voisinage de la quatrième, qui n'est que d'un
demi-ton au-dessus d'elle, cette note prend par intervalles l'aspect
d'une sensible, et donne aux chants une expression fort tendre, plus
souvent encore triste et désolée. Quand elle domine dans une mélodie
que l'auteur a voulu rendre éclatante ou énergique, presque toujours
alors elle répand sur la phrase une physionomie plus ou moins vulgaire;
nous en voyons un exemple dans le fameux duo à l'unisson des _Puritani_,
dont la redondance triviale a fait le succès de la pièce auprès d'une
partie du public, tout en nuisant à la réputation de l'auteur dans
l'esprit des musiciens, plus que n'auraient pu le faire dix chutes
consécutives. Dans le duetto de la _Straniera_, l'expression indiquée
par la situation est au contraire affectueuse et mélancolique, il
s'ensuit que l'effet mélodique de la tierce est excellent, surtout sur
les derniers vers:

    Ah! l'aurora della vita
    E l'aurora del dolor.

La même observation est applicable au thème d'Isoletta, qui commence la
seconde partie du duo:

    O tu che sai gli spasimi
    Di questo cor piagato.

Sous le rapport de l'harmonie, ce morceau est écrit avec une négligence
qu'on pourrait prendre aisément pour de la gaucherie. Bellini a souvent
encouru de justes reproches à cet égard. La structure de sa mélodie,
toujours surchargée d'appogiatures et n'attaquant jamais franchement les
notes réelles, n'est pas sans avoir contribué beaucoup à l'entraîner
dans un si fâcheux défaut. Je sais bien que la difficulté de créer des
mélodies simples et naturelles, comme Mozart en a tant produit, devient
plus grande de jour en jour:

    Mais ce champ ne se peut tellement moissonner
    Que les derniers venus n'y trouvent à glaner.

D'ailleurs, ce style, ennemi de la clarté et de la pureté harmoniques,
cet emploi incessant de toutes sortes de contorsions mélodiques, où de
fort habiles voient la plus cruelle plaie de la musique moderne,
devraient toujours être palliés par une rare délicatesse de goût et la
plus grande adresse dans la disposition des accompagnements.
Malheureusement, il n'en est presque jamais ainsi; de là une anarchie
déplorable.

Le grand duo entre Arturo et Alaïde (_la Straniera_) est mieux écrit que
le précédent. La plupart des mélodies qui le composent tournent encore
autour de la tierce avec une obstination qui leur ôte beaucoup de
variété. Toutes néanmoins sont plus ou moins remarquables par
l'expression d'une passion profonde et d'un douloureux attendrissement.

Le mineur: _ah! se tu vuoi fuggir_ me paraît d'un sentiment plus
poignant encore que le premier thème, et la _coda_ à trois temps: _un
ultimo addio_ n'est d'un bout à l'autre que le cri d'angoisse d'un amour
délirant.

L'âme est oppressée par la peinture de l'immense passion qui frémit
dans ces deux malheureux êtres, et leurs accents de souffrance brisent
le cœur. Pourquoi faut-il que l'inévitable cadence harmonique, dont les
musiciens italiens signent tous leurs morceaux, vienne, après une
inspiration d'une poésie aussi élevée, replonger l'auditeur dans la plus
plate et la plus prosaïque des réalités? Si j'en avais le courage, je
signalerais aussi comme une tache dans ce beau duo le trait vocalisé
d'Alaïde sur les mots: _me sciagurata!_ où l'on retrouve les traces
rossiniennes, abandonnées jusque-là par l'auteur.

Le chœur de chasseurs (nº 5) offre peu d'intérêt surtout pour les
Français et les Allemands, familiarisés avec les merveilles que Weber a
créées dans ce genre. Le morceau syllabique: _La Straniera a cui fé tu
presti intera_, sans être un véritable chœur, dans l'acception
ordinaire du mot, puisqu'il n'a que deux parties en commençant et une
seule en beaucoup d'endroits, est beaucoup mieux conçu. C'est bien le
babillage d'une foule empressée de répandre une mauvaise nouvelle, et la
précipitation du débit, motivée par la maligne joie qui anime les
personnages, me parait là d'un excellent effet.

Je trouve également fort dramatique le trio: _No, non ti son rivale_,
tout en reconnaissant l'infériorité, je dirai même la nullité du rôle
que joue l'orchestre dans la scène de la provocation où son
intervention est d'une nécessité si évidente. Pour celle du duel, elle
me paraît faible et décousue. Au lieu d'un morceau de musique complet,
c'est une suite de phrases sans liaison, dont l'une: _Per me pena il
ciel non ha_, tout entière dans un style que l'auteur emprunte à Rossini
de temps en temps, forme, avec la parole et la situation, la plus
choquante disparate. Le chœur qui termine est à peine esquissé; et de
tous les morceaux d'ensemble de la partition, c'est celui pourtant qui
ressemble le plus à la strette d'un finale. J'arrive à un air fort
court, à peine modulé dans le milieu, privé de développements, sans
aucun dessein d'orchestre, pur de toute vocalisation ambitieuse, simple
en un mot, et présentant, à mon sens, le type des plus touchantes
élégies du jeune maëstro. On devine que je veux parler de l'air de
Valdeburgo; l'un des triomphes de Tamburini.

    Meco tu vieni, o misera,
    Longe da queste porte,
    Ove celar le lagrime
    Ti scorgera la sorte,
    Tomba ove ignota scendere
    La terra a te dara.

Toutes ces idées de malheur, de départ, d'éloignement, de larmes, de
mort, de tombeau, d'oubli, sont exprimées avec la plus accablante
vérité. Certes, voilà une inspiration, ou il n'en fut jamais; et cette
mélodie, qui fait couler les larmes des indifférents, doit par les
souvenirs qu'elle éveille et les images de deuil qu'elle retrace,
cruellement déchirer les cœurs auxquels est demeurée chère la mémoire
de Bellini.

Je passe sur plusieurs morceaux évidemment calqués sur la forme
rossinienne pour avoir encore à louer à la dernière scène une prière:
_Ciel pietoso_, d'une belle et noble couleur, quoique peu originale, un
récitatif obligé plein de mouvement et l'admirable air d'Alaïde au
moment de la catastrophe: dans lequel elle exhale en accents frénétiques
sa passion et son désespoir. Le chœur qui s'y joint ensuite n'offre
rien de remarquable en lui-même, mais il sert à soutenir les cris de la
jeune reine à demi folle, cris aigus, violents et prolongés, qui,
présentés à découverts, pourraient, musicalement parlant, paraître d'un
effet disgracieux et dont la force, déguisée jusqu'à un certain point et
voilée par intervalle au moyen de la masse chorale, répand, au
contraire, sur toute cette péroraison, la teinte la plus pathétique.

En résumé, l'auteur de la _Straniera_, inhabile aux grandes combinaisons
musicales, peu versé dans la science harmonique, à peu près étranger à
celle de l'instrumentation, et beaucoup moins original qu'on ne l'a
prétendu sous le rapport du style et des formes mélodiques, Bellini,
musicien de second ordre évidemment, n'en est pas moins à nos yeux, par
sa profonde sensibilité, par sa grâce mélancolique, par son expression
si souvent juste et vraie, autant que par la simplicité naïve avec
laquelle ses meilleures idées sont présentées, une individualité
d'autant plus remarquable qu'on ne devait pas s'attendre à la voir
naître au milieu de la moderne école italienne, et que plusieurs de ses
défauts ne sont pas les siens propres, mais ceux de son temps et de son
pays, dont le développement a été favorisé par une éducation incomplète
et le mauvais exemple.



ADAM



LE TORÉADOR

9 juin 1849.


Il m'arrive quelquefois de rendre compte fort tard des premières
représentations des œuvres, même comme celle-ci, les mieux accueillies
du public, et d'exciter ainsi le mécontentement des parties intéressées.
Quelques personnes, étonnées alors d'un si long silence, en font honneur
à ma probité de critique. «Il étudie la partition, disent-elles; il sait
qu'une seule audition ne suffit pas pour la posséder entièrement, et il
ne veut parler que de ce qu'il connaît bien.» Ces bonnes personnes me
rendent justice en général; mais je ne saurais accepter leurs éloges
dans la circonstance particulière où je me trouve aujourd'hui. En effet,
si j'ai vu deux fois _le Toréador_, c'est uniquement parce que j'y
trouvais plaisir, car la musique de cet opéra est si clairement écrite,
si coulante, si aisée, que je l'ai parfaitement comprise du premier
coup; et la vraie raison de ma lenteur à en faire l'éloge, je vais vous
la dire.

J'ai une passion pour la critique; rien ne me rend heureux comme
d'écrire, de raconter les mille incidents dramatiques, toujours
piquants, toujours nouveaux d'un livret d'opéra: les angoisses des deux
amants, les tourments de l'innocence injustement accusée, les
spirituelles plaisanteries du jeune comique, la sensibilité du bon
vieillard; de démêler patiemment ces charmantes intrigues, quand je
pourrais couper l'écheveau brusquement; de m'attendrir ou de rire comme
tout le monde au dénoûment, quand tout est arrangé, quand la vertu
triomphe, quand l'imposture est démasquée ou quand un trompeur est lié
et berné par un trompeur et demi, quand enfin les amoureux sont heureux.
Je trouve toujours délicieux de décrire les naïfs transports, les
fraîches impressions de ce public de nos théâtres lyriques, public si
impressionnable et si judicieux en même temps, qui applaudit avec autant
de chaleur que de discernement; de raconter ces ovations, ces pluies de
fleurs spontanées, ce pur enthousiasme qui n'a rien d'outré, rien
surtout d'arrangé, dans l'expression duquel l'intrigue ni de vils
intérêts n'ont aucune part; ces rappels, ces clameurs involontaires d'un
auditoire éperdu d'admiration, qui ne redemande les artistes que parce
qu'il éprouve un besoin impérieux de les voir, de les revoir encore, de
les applaudir derechef et de leur témoigner sa vive gratitude pour les
ineffables jouissances que, pendant plusieurs ardentes heures, ils lui
ont procurées... C'est une si belle passion, la passion du beau, que
rien n'élève l'âme comme le spectacle d'un enthousiasme profond, ardent
et sincère. Et quoi que ce spectacle nous soit très fréquemment offert
dans nos théâtres à Paris, c'est toujours une véritable bonne fortune
pour nous autres critiques, quand une nouvelle occasion se présente d'en
décrire les causes et les effets. Malheureusement, je ne sais rien
prendre avec modération, et cet âpre plaisir que j'éprouve à écrire,
tournant évidemment à la manie, à l'idée fixe, eût pu avoir les
conséquences les plus désastreuses, si je ne m'étais arrêté à temps et
si je n'eusse pris la résolution de résister à cet étrange entraînement
avec une énergie désespérée. Jusqu'à présent j'ai tenu bon. Mais, sans
cette force de caractère, quelle interminable série de notes n'eussé-je
pas élevé à la gloire non seulement de toutes les représentations
remarquables qui ont eu lieu sur les théâtres lyriques depuis un mois,
mais de tous les débuts qui s'y sont succédé, comme aussi à la louange
de l'innombrable quantité de virtuoses de premier ordre qui ont donné
des concerts du plus haut intérêt, devant des auditoires immenses,
d'élite, dans tous les coins de ce fortuné Paris. Et le bonheur de
chanter ces hymnes eût été d'autant plus grand que, grâce à l'excellent
caractère de nos artistes, il est facile de les contenter, de les rendre
fiers et heureux. Un simple mot bienveillant leur suffit; il n'est pas
nécessaire de leur improviser des odes en style pindarique; de leur
crier: «Vous êtes sublimes, miraculeux, vous avez du savoir, de
l'inspiration, du génie»; et, ce qui est bien plus rare, ils ne sont
point jaloux les uns des autres, les louanges accordées à celui-ci ne
font point grincer les dents à celui-là; on peut dire du bien du
flageolet, sans que l'ophicléïde, que l'on aurait loué la veille, vous
salue moins poliment, s'il vous rencontre le lendemain. Tout ainsi
favorisait ma monomanie, tout, jusqu'à l'abondance des matières, qui
affluaient de toutes parts. Mais le serment que je m'étais fait à
moi-même de les laisser s'accumuler m'a heureusement soutenu, et aucune
ligne n'a filtré. Dieu sait s'il m'en a coûté! Mes amis avaient beau me
dire: «Voyez quel beau temps il fait; sortez de Paris, prenez l'air,
allez un peu en Californie, cela vous distraira. Quelle rage
inconcevable d'être sans cesse préoccupé de critique et de feuilletons,
quand il y a tant d'autres choses infiniment plus intéressantes (les
malheureux! ils ne comprennent pas ce charme décevant!) et plus dignes
de l'attention d'un homme intelligent. Ou bien, si vous ne voulez
visiter ni Bornéo, ni Java, ni Timor, ni les Séchelles, ni Taïti, ni
Montmorency; si vous tenez tant à votre Paris, à ses puantes fournaises
qu'on nomme rues, à son filet d'eau grise qu'on nomme la Seine, à ses
conversations saugrenues, à ses proclamations échevelées, à ses
déclarations ampoulées, à ses agitations, à ses élections, à ses
processions, à ses funèbres cortèges de chaque jour, à ses orateurs de
carrefour, à ses cholériques, à ses politiques, à ses sophistes, à ses
croque-morts; si vous ne pouvez enfin vivre que dans cet affreux bocal
rempli de scorpions et d'araignées qui s'entre-dévorent, isolez-vous, au
moins; vivez un peu pour vous; lisez vos auteurs favoris (adolescents!),
composez, faites votre œuvre (enfants!); vous êtes artistes avant
d'être critique (innocents!); tous les feuilletons ne valent pas la plus
simple romance née d'une véritable inspiration; une bonne exécution de
l'air de Nina: _Quand le bien aimé reviendra_, nous ferait verser des
larmes, et vous nous liriez un volume de vos feuilletons que nous
n'éprouverions ni la plus légère émotion, ni la moindre envie de rire
(insolents!) Vous vous jetez dans la critique comme s'il s'agissait de
sauver la patrie; mais la critique est un gouffre sans fond, et le temps
des Decius est loin de nous. De semblables dévouements sont aujourd'hui
ridicules. On ne sauve plus la patrie que pour soi.»

Pauvres gens! ils ne savent pas ce que c'est que la passion! Je sentais
bien la vérité, la solidité de leurs raisonnements; j'appréciais la
loyauté de leurs intentions; j'étais reconnaissant de leur sollicitude;
j'entreprenais de suivre leurs conseils, et je n'en succombais pas moins
à toutes les tentations qui m'étaient offertes de m'occuper plus ou
moins directement de mon dada, le feuilleton. Je me plongeais, par
exemple, dans l'étude du _Cosmos_ de M. de Humboldt; mais à peine mon
œil ébloui commençait-il à apercevoir l'ensemble du plan de ce
magnifique ouvrage, que l'annonce d'un concert me faisait fermer le
livre, et que, renonçant à apprendre le secret de la naissance des
bolides, je m'arrachais aux séductions d'une comète _(comata chevelue)_
pour courir chez Erard entendre madame Pleyel, qui, à en croire les uns,
a fait des progrès immenses, et, selon les autres, n'en a fait aucun,
par la raison qu'elle a depuis très longtemps atteint l'apogée de la
perfection. J'ai été cent fois puni de ma faiblesse; il m'a été
impossible, malgré les belles dimensions du salon d'Erard, non seulement
d'y trouver une place acceptable, mais encore d'y pénétrer. De sorte que
d'un immense feuilleton de dix colonnes tout au moins, que j'aurais
chanté sur le mode ionien aux éminentes qualités du mécanisme de madame
Pleyel, me voilà réduit à trois lignes de prose; car enfin, bien que
j'aie souvent entendu et admiré cette grande pianiste, encore
fallait-il l'entendre de nouveau cette fois pour me prononcer sur la
question à l'ordre du jour: A-t-elle fait des progrès et pouvait-elle en
faire?... question ardue et presque aussi difficile à résoudre pour les
connaisseurs que celle de savoir si la lumière zodiacale vient de
l'atmosphère du soleil, et peut-être plus importante; j'en demande
pardon à M. de Humboldt.

Une autre fois, je me donnais le luxe sardanapalesque de travailler à
une partition entreprise il y a six mois, et que je confectionne avec
l'amour que Robinson mettait à la construction de son grand canot; déjà
la musique m'avait rendu cette heureuse fièvre pendant l'ardeur de
laquelle on est si indifférent à toutes les réalités non musicales de ce
monde, qu'on serait capable d'envoyer paître l'importun qui viendrait
vous proposer la présidence de la République Française. J'étais là tout
entier à ma proie attaché; un monsieur survient et me dit: «Comment vous
portez-vous?--Je lui réponds: Oui, monsieur.» Il étale sous mes yeux un
de ces petits carrés de papier qu'on nomme programmes, et me voilà
repris aussitôt par la feuilletonomanie. Sans hésiter, je quitte ma
partition; je laisse ma mélodie suspendue sur la note sensible, mon
harmonie sur la septième dominante, _pendent opera interrupta_, et je
vole, déjà tout feuilletonnant, écouter M. Savary, jeune violoncelliste
de l'Opéra, qui donnait un concert dans la salle de M. Herz, concert où
je suis entré sans difficulté, et dans lequel le bénéficiaire nous a
fait entendre un fragment de concerto et plusieurs airs tout entiers de
_la Favorite_. Au milieu du concert, mademoiselle Brohan, avec son
charmant proverbe, et Brindeau, et mademoiselle Bertin, du Théâtre
Français, sont venus faire à la musique une délicieuse diversion.

A peine rentré, je me disposais à rendre bon compte de tout cela, quand,
me souvenant de mon vœu, et honteux de me voir si près de l'enfreindre:
«Non! m'écriai-je en écrasant violemment ma plume sur ma table, je ne
serai pas faible à ce point. J'ai déjà quelque part en réserve plusieurs
violoncellistes du plus grand mérite, j'ai des violonistes, j'ai des
pianistes, j'ai trois jeunes cantatrices, j'ai plusieurs débutantes
charmantes, j'ai des flûtes, j'ai des bombardons, un saxophone, deux
bassons; et, si je m'oubliais au point d'écrire seulement dix colonnes
sur Alexandre Batta et ses nouvelles compositions pour le violoncelle,
et sa verve aujourd'hui plus puissante que jamais parce qu'elle est
mieux réglée, et ses succès en Belgique et à Paris; si j'en écrivais
autant sur le jeu élégant et expressif de Seligman; autant sur
Offenbach; autant sur Chevillard et son beau talent classique; autant
sur ce jeune audacieux violoniste Reynier dont _fortuna juvat arcum_;
autant sur Cuvillon, artiste sérieux, virtuose de grande école, et qu'on
entend trop rarement; autant sur les nouvelles et très nouvelles
compositions d'Alkan, autant sur mademoiselle Joséphine Martin,
véritable pianiste qui possède son clavier; autant sur mademoiselle
Mira; autant sur M. Stamaty; autant, et ce ne serait guère, sur madame
Martel, qui a, cet hiver, pris une si belle part aux séances de musique
classique fondées et dirigées avec tant de talent par les frères
Tilmant, MM. Rousselot, Dorus, Klosé, Verroust et Gouffé, virtuoses
maîtres, sur lesquels j'aurais à écrire jusqu'à l'année prochaine; si je
ne mettais un frein à la fureur des flots de louanges que j'aurais à
adresser à la jolie madame Wolf, à la jolie mademoiselle Prévost, et à
la jolie madame Cabel, qui toutes les trois ont obtenu de jolis succès à
l'Opéra-Comique; à madame Castellan et à madame Delagrange, qui l'une et
l'autre ont continué leurs débuts dans _Robert le Diable_, ce n'est pas
jusqu'à l'année prochaine que j'aurais à écrire, mais bien jusqu'au
rétablissement de l'ordre et au retour du sens commun en Europe. Donc il
faut absolument me montrer raisonnable, et ne faire qu'un seul bouquet
des roses et des pivoines que j'ai à offrir à ces talents divers; et
cela seulement quand je trouverai un prétexte spécieux et plausible de
céder à la ridicule démangeaison qui me pousse nuit et jour à produire
de la prose et à parler de ce qui ne me regarde pas. Voilà ce que je me
disais en considérant mes provisions pour le feuilleton, provisions dans
lesquelles je ne comptais même pas Ernst, qui fait en ce moment à
Londres la sensation qu'y produisent toujours les grands lions de la
haute lionnerie musicale, et d'autres artistes dont les noms me
reviendront tout à l'heure. Or ce prétexte, dont j'avais besoin pour me
livrer à mon penchant favori, je l'avais trouvé il y a plus de huit
jours. M. Adam avait fait représenter à l'Opéra-Comique _le Toréador_,
opéra-bouffon, dont j'aurais pu parler déjà longuement si je l'eusse
voulu.

Ce jour-là la fureur d'écrire me laissait assez tranquille; j'avais
commencé la lecture du _Henri VIII_ de Shakespeare, et cela me
suffisait, je ne songeais point aux opéras comiques. Je me récitais la
dernière scène de _Catherine d'Aragon_; je pleurais toutes les larmes de
mon corps; je riais d'attendrissement; je me mettais à genoux incliné
vers le Nord, tourné vers la Mecque de la poésie dramatique; je criais,
je faisais mille folies. Mais on vint au milieu de mon extase,
m'annoncer pour le soir même la première représentation du _Toréador_ de
M. Sauvage. On juge de l'empressement avec lequel je quittai
Shakespeare, et je m'écriai: «Enfin, voilà un sujet forcé de feuilleton,
je ne puis résister plus longtemps; je ferai celui là, mais lentement,
peu à peu; j'en écrirai seulement dix lignes par jour, pour faire durer
autant que possible mon bonheur, comme font les enfants pour prolonger
les douces joies d'une boîte de bonbons ou d'un bâton de sucre d'orge.
Et c'est pourquoi mon compte rendu du _Toréador_ paraît si tard. Enfin,
le voici.

_Le Toréador_ est un opéra-arlequinade, un opéra-pasquinade, un
opéra-bouffon, un opéra de la foire, dans le style de Collé et de Vadé,
le titre m'est égal; le genre n'y fait rien, le _Toréador_ est amusant.
On n'y trouve que trois personnages: Colombine, Arlequin... c'est-à-dire
Coraline, Tracolin et don Belflor.

Au lever de la toile, Coraline vient raconter sa vie au public. (Ceci,
je l'avoue, m'est resté tout à fait inintelligible. Comment et pourquoi
le public parisien se trouve-t-il là interpellé par ce personnage, qui
est censé agir et parler dans une petite maison de Barcelone?) Coraline
a commencé par être actrice de vaudeville en France, sur le théâtre de
la foire Saint-Germain; plus tard, et je ne sais par quel hasard, elle a
épousé un grand vainqueur de taureaux nommé Belflor, espèce de don Juan
édenté qui enferme et néglige sa femme, courtise les femmes de ses
voisins et joue de la contrebasse. Le père de Coraline, trouvant que
tous les gendres sont bons, même le gendre ennuyeux, n'avait eu garde de
tenir compte des répugnances de la jeune fille, et l'avait contrainte à
accepter ce singulier époux. Mais déjà Coraline avait distingué dans
l'orchestre de son théâtre un jeune flûtiste nommé Tracolin. Celui-ci,
désespéré du départ de sa belle, tombe dans le chagrin, perd l'appétit
et le sentiment de la mesure, joue sa partie de flûte tout de travers,
met chaque soir l'orchestre en désarroi par ses étranges distractions,
et prend tant de bécarres pour des dièzes, que son chef le met à la
porte. Réduit à devenir fifre dans un régiment, et n'y fifrant pas mieux
qu'il n'avait flûté dans l'orchestre du Vaudeville, le pauvre garçon
n'attend pas cette fois son congé, il déserte tout simplement, et s'en
va parcourir l'Espagne, faisant retentir du nom de Coraline tous les
échos des Pyrénées, et chantant son martyre sur sa petite flûte, à
l'instar des bergers de Virgile. A propos de ces musiciens antiques, je
me suis longtemps demandé comment et par quelle incompréhensible adresse
ils pouvaient jouer de la flûte, ou même du flageolet (_fistula_), et
chanter en même temps des vers tels que ceux-ci:

    _An mihi, cantando victus, non redderet ille,_
    _Quem mea carminibus meruisset fistula, caprum._

J'ai essayé dans tous les tons, dans tous les mouvements, dans toutes
les postures, en tournant ma flûte de droite à gauche, de gauche à
droite, ou perpendiculairement, et jamais il ne m'a été possible de
chanter sur cet instrument seulement le premier mot _an_, des deux vers
latins. Attribuant ce honteux échec aux difficultés que présente
toujours la prononciation d'une langue étrangère, j'ai tenté de chanter
la traduction française du poème pastoral: _Vaincu au concours de
chant_, etc., et de cette prose je n'ai rien pu articuler davantage. On
trouvera sans doute naturel que ce problème ait longtemps troublé mon
repos. J'ai consulté à son sujet les savants de l'Europe les moins
ignorants sur les mœurs musicales de l'antiquité; aucun ne m'a tiré de
peine. Et j'y serais encore (dans la peine) sans un livre de voyage qui,
en parlant de l'état de la musique parmi les nègres, m'a donné
subitement la clef de l'énigme. Or il est évident pour moi maintenant,
que ces charmants bergers Tityrus, Melibœus, et Corydon, et même le bel
Alevis, sans en excepter Menalcas, Damoetas et Palemon, qui trouvaient
le moyen, dans leurs luttes poétiques, de se chanter en s'accompagnant
d'un instrument à vent:

    _Dic mihi, Damoeta, cujum pecus, an Melibœi?_

ou toute autre question aussi insidieuse, il est, ce me semble, de la
dernière évidence que ces pâtres poètes-musiciens-chanteurs-instrumentistes,
jouaient de la flûte... avec le nez. Ce procédé, dont l'emploi, il faut
en convenir est difficile, fatigant et fort disgracieux, était donc
connu du jeune Tracolin. A moins que (le fait est encore possible), il
se soit avisé de faire d'abord _resonare silvas_ du nom de Coraline, et
de ne jouer son solo de flûte qu'après l'entière conclusion de sa phrase
vocale, à l'instar des pâtres modernes de la Sicile et de la Calabre,
véritables descendants des Corydon et des Tityres antiques, et dont ils
ont sans doute conservé la tradition, et qui chantent et jouent de la
flûte successivement, mais jamais simultanément; et cela sans doute pour
faire enrager les savants, qui veulent qu'aux époques classiques on ait
chanté et joué de la flûte en même temps. Mais trêve à cette grave
discussion.

Tityre-Tracolin donc, _recubans sub tegmine_ du mur extérieur d'une
maison de Barcelone, s'avise d'exécuter sur sa fistule, mais sans
parole, l'air bien connu... (c'est-à-dire bien connu des Français qui
ont fréquenté dans leur jeunesse les théâtres où se jouaient les opéras
de Grétry, de d'Aleyrac et de Monsigny), l'air, dis-je, bien connu:
_Tandis que tout sommeille_, et Coraline, seule dans sa maison,
reconnaissant aussitôt et l'air et l'intention qui l'avait fait choisir,
et le timbre de la flûte de Tracolin, s'écrie: «C'est lui! ô mon cher
Tracolin!» et l'intrigue commence. Voilà ce que c'est que d'avoir fait
partie du théâtre de la foire Saint-Germain. Quels musiciens sortaient
de ce bel établissement, quelles organisations on y développait! Une
prima donna de nos jours mise à pareille épreuve ne s'en tirerait certes
pas aussi bien. Son amant aurait beau aller sous les murs de sa maison
à Barcelone lui jouer sur la flûte le même air, elle ne devinerait point
que cette mélodie signifie: _Tandis que tout sommeille_, et ne
reconnaîtrait pas davantage à la qualité de son, le flûteur de son
cœur; il y a tant de joueurs de flûte aujourd'hui!... Quoi qu'il en
soit, Tracolin continue son pot-pourri d'airs très connus, et Coraline
ne doute plus de sa présence, quand il en vient à la chanson: _Dans les
Gardes françaises, j'avais un amoureux_. Ce qui n'ôte rien à la solidité
du raisonnement d'un de nos confrères de la presse musicale, lequel
prouve à M. Sauvage que les airs qu'il met ainsi dans l'embouchure d'une
flûte du théâtre de la Foire ne furent composés que longtemps après la
clôture définitive de ce théâtre, et ne pouvaient en conséquence être
familiers ni à Tracolin ni à son amante. L'emploi de la téléphonie amène
donc ici un anachronisme comparable à celui qu'on produirait si, dans
une pièce, on admettait comme populaire aujourd'hui un air de
l'_Africaine_, opéra très connu de Meyerbeer, mais connu de lui seul, et
non encore représenté.

C'est égal, la scène est drôle. D'ailleurs on sait que bien des airs des
maîtres les plus célèbres étaient populaires avant que ceux-ci les
eussent composés. Ce phénomène se reproduit même de plus en plus
fréquemment aujourd'hui. Ah! si l'on voulait par des exemples justifier
l'auteur du _Toréador_... Mais qu'il y ait synchronisme ou anachronisme
dans son fait, peu importe; il est assez prouvé, je crois, que les
théâtres lyriques ne sont pas plus institués pour nous enseigner
l'histoire que le Théâtre historique.

Pendant cette touchante reconnaissance de nos deux amants, le vieux
Cassandre-Toréador, don Juan Belflor, est allé courir le guilledou. Il a
même rencontré sous le balcon d'une de ses bonnes amies deux ou trois
bâtons courroucés qui ont eu le malheur de se briser sur ses épaules.
Tracolin, accourant aux cris de notre homme, est venu à son aide
aussitôt que les bâtons ont été rompus, et l'a reconduit charitablement
jusque chez lui. Ravissement de Coraline en revoyant son amant fidèle si
joyeux et son époux infidèle si honteux. Don Belflor, pour empêcher sa
femme de prêter trop d'attention à son piteux état, et pour faire
admirer à son hôte le talent de Coraline, prie celle-ci de chanter.

Elle choisit un air tendre et simple dont les paroles sont: _Ah! vous
dirai-je, maman_... Tracolin, pour répondre de son mieux à la politesse
de la dame, tire de sa poche son petit instrument et réplique par des
mélodies de circonstance qui disent à la belle combien il est touché de
_ce qui cause son tourment_. Tracolin joue cependant à la manière
ordinaire, c'est-à-dire avec la bouche. Et il fait si bien comprendre
les paroles des airs qu'il soupire à madame Belflor, ce ne peut être
qu'en employant le procédé inverse de celui des bergers de Virgile. En
effet, Mocker-Tracolin parle un peu du nez.

Cette douce entrevue toutefois ne suffit pas au jeune flûtiste; il
s'agit pour lui, maintenant qu'il s'est introduit dans la maison du
Toréador, d'y exécuter un duo avec la femme sans accompagnement du mari.
Il faut donc éloigner celui-ci. Et voilà ce qu'il imagine pour y
parvenir. Il est attaché, dit-il, à l'orchestre du Théâtre de Barcelone;
une sienne cousine, Caritea, danseuse ravissante, quoique un peu sèche,
a vu don Belflor, a conçu pour lui une passion terrible, et Tracolin,
pour sauver du désespoir son inflammable cousine, a bien voulu se
charger d'un message d'elle pour l'irrésistible toréador. Le vieux donne
en plein dans le panneau, et va courir au rendez-vous. Pendant que, pour
y voler, il répare le désordre de sa toilette, Tracolin explique à
Coraline qu'il va réellement conduire don Belflor auprès d'une femme
obligeante, et qu'il tiendra Coraline au courant de tous les détails de
l'entrevue, détails grâce auxquels elle pourra accuser et confondre son
mari, et reprendre ainsi l'autorité absolue dans sa maison, autorité
dont ils sauront ensuite faire bon usage. «Mais comment, dit-elle,
m'informeras-tu des méfaits de mon époux?--Eh! mon Dieu! avec ma flûte,
toujours. Je viendrai près du mur de votre jardin, et de là, s'il a fait
une promenade avec Caritea, je vous jouerai l'air du fandango; s'il l'a
régalée d'un sorbet au café, vous entendrez la _cachucha_; s'il va enfin
jusqu'à faire avec elle _des folies_, je vous jouerai l'air de _celles_
d'Espagne!--Parfait! c'est convenu!» Ce plan, exécuté de point en point,
réussit complètement. Don Belflor à son retour est interpellé vivement
par sa femme qui, avertie, au moyen de la flûte de Tracolin, de tous les
faits et gestes de don Belflor, les lui jette à la face avec le nom de
Caritea. Stupéfaction de l'époux. Querelle de ménage, au milieu de
laquelle Tracolin intervient. Il raccommode les époux, et, grâce à son
obligeance, bien vu du mari, adoré de la femme, il est en définitive
supplié par l'un et par l'autre de ne point passer un seul jour sans les
venir voir, et d'être pour eux, dans toute la force du terme, _l'ami de
la maison_. On reprend l'air: _Ah! vous dirai-je, maman_, chanté tout
simplement sur sa flûte par Tracolin, varié en fusées volantes, en
serpentaux et en étoiles de couleur par l'incomparable vocaliste
Coraline sur une basse grotesque mimée et ronflée par le contre-bassiste
Belflor.

Nouvelle preuve de la diversité des effets produits par les instruments
de musique. «Koang-Fu-Tsee, vulgairement dit Confucius, ayant entendu
par hasard le chant de Li-Po, dont l'antiquité, de l'avis de tout le
monde, remontait à quatorze mille deux cent sept ans, fut saisi d'un tel
enthousiasme qu'il demeura sept jours sans dormir, et sept nuits sans
boire ni manger. Il formula aussitôt sa sublime doctrine, la répandit
sans peine en chantant les préceptes sur l'air de Li-Po, et moralisa
ainsi tout l'empire de la Chine, avec _une guitare à cinq cordes, ornée
d'ivoire_.» Ceci est historique, avéré, positif. Le moindre polisson de
Canton ou de Nankin pourra vous le dire. Tandis qu'à Barcelone (car la
pièce de M. Sauvage est basée sur un fait historique aussi prouvé que
l'anecdote de Confucius), à Barcelone, un jeune musicien français fait
précisément le contraire avec une flûte, ornée d'ivoire cependant, comme
la guitare du philosophe chinois, et démoralise ainsi tout un ménage
espagnol.

Sur ce canevas, fort divertissant, je puis l'assurer, et sur ces scènes
dialoguées d'une façon extrêmement spirituelle, quoi qu'à lire le récit
que j'en fais il n'y paraisse guère, M. Adam a brodé de fines et
charmantes arabesques. Sa musique est gaie, sémillante, bouffonne, et
même, quand le sujet l'exige, agréablement démoralisante. On remarque
dans sa partition un charmant trio, bien conduit et habilement
développé. Le motif de l'allegro: _Vive la bouteille!_ a beaucoup de
piquant et d'entrain. La romance et l'air de Tracolin sont d'une
expression juste, d'un tour mélodique gracieux, et l'instrumentation en
est remarquable. On y rencontre en outre plusieurs modulations
délicieuses et originales. Le passage:

    Dans une symphonie,
    Combien est dangereux
    Un flûtiste amoureux!

est ramené avec le plus grand bonheur. Je trouve au contraire assez
faible l'air de basse de don Belflor dont le thème manque d'originalité.
Le trio final, où revient le thème varié: _Ah! vous dirai-je, maman_,
est supérieurement construit musicalement et dramatiquement parlant.
Quant aux vocalises, aux traits, aux arpèges, aux voltiges de toute
espèce dont le compositeur a tissu le rôle de Coraline, on peut dire
qu'ils sont tous pleins d'élégance et de verve. M. Adam d'ailleurs a
supérieurement traité le quatrième personnage de son opéra, c'est à-dire
la flûte: de plus, en homme averti que ce qui vient par la flûte s'en
retourne souvent par le tambour, il s'est abstenu cette fois
complètement d'employer la grosse caisse. Et _le Toréador_ n'en a pas
moins eu un grand succès. Il y a deux ans à peine un compositeur qu'on
eût forcé d'écrire un opéra sans grosse caisse, se fût regardé comme
perdu, il n'eût jamais cru, sans le secours de cet instrument, pouvoir
moraliser seulement la première banquette du parterre.

       *       *       *       *       *



MICHEL DE GLINKA



LA VIE POUR LE CZAR RUSSLANE ET LUDMILA

16 avril 1845.


Nous sommes assez enclins en France, à Paris surtout, à baser notre
conduite à l'égard des compositeurs étrangers et non encore connus sur
une sorte de parti pris, dont l'expérience vient, toujours trop tard et
toujours inutilement, démontrer l'injustice. On a sur eux une opinion
faite d'avance, opinion favorable ou hostile, selon le milieu où l'on
vit, les habitudes que l'on a, les idées que l'on a émises, et on s'y
conforme tout d'abord avant de rien savoir qui puisse la justifier;
quitte à en revenir ensuite s'il le faut absolument. Ainsi, qu'on parle
devant l'énorme majorité des artistes parisiens d'un nouveau compositeur
italien, ils penseront, s'ils ne le disent pas, que ce doit être quelque
médiocre barbouilleur de cavatines, sachant à peine écrire
régulièrement trois accords, copiste servile des copistes qui imitèrent
les imitateurs de Rossini, ignorant de ce qui se passe dans le grand
monde musical, comme de ce qu'on chante dans la pagode de Jagernat, et
dont la fréquentation est à redouter pour quiconque tient à ne pas
passer pour une ganache. De sorte que les plus grands maîtres italiens
auraient pu encourir chez nous cette injuste flétrissure en venant y
débuter _ex abrupto_. D'un autre côté, dans le monde élégant, dans le
monde des soirées chantantes où l'on appelle _concert_ l'exécution plus
ou moins grotesque d'une demi-douzaine d'airs, de duos et de trios
italiens tels quels, avec accompagnement de piano, le nouveau venu sera
présumé au contraire un compositeur délicieux, à la mélodie abondante et
facile, digne des encouragements et de l'appui de tout ce qui aime et
honore les arts. Puis, si d'aventure il parvient à faire entendre au
grand public une de ses partitions, et que l'œuvre soit reconnue plate,
on vous la laisse tomber tout doucement, et l'auteur rentre dans son
néant.

Un compositeur allemand trouverait dans les deux aréopages une
disposition à son égard toute différente. Les artistes se montreront,
sinon prévenus en sa faveur, au moins prêts à l'écouter, à l'étudier
sérieusement, et les gens du monde, les dames surtout, redouteront en
lui le musicien savant qui fait des quatuors, des sonates et des Lieder
_où il n'y a point de chant_. Weber eût pu passer auprès de ceux-ci pour
un froid contrepointiste, et Albrechtsberger aurait été accueilli des
premiers presque avec les égards dus au génie.

S'il s'agit d'un compositeur français, il trouvera dans les salons la
plus glaciale indifférence, et dans les orchestres une terrible
impartialité. C'est trop juste, il ne faut pas que le proverbe ait tort:
Aucun n'est prophète chez soi.

Mais nous ne nous sommes jamais avisés de songer à ce que pouvaient
produire de remarquable, en fait de composition musicale, les peuples du
Nord, et nous ignorons même qu'ils nous soient supérieurs dans certains
points de l'exécution. Cependant je connais des œuvres danoises d'une
exquise délicatesse, pleines de poésie et écrites avec une pureté et une
fermeté de style vraiment rares. L'apparition des symphonies de Gade,
musicien danois, que Mendelssohn fit connaître il y a deux ans à
Leipsick, a fait sensation en Allemagne, et voici venir M. de Glinka,
compositeur russe d'un mérite éminent par le style, par la science
harmonique et surtout par la fraîcheur et la nouveauté des idées.

On sera sans doute bien aise d'avoir sur lui quelques détails.

Michel de Glinka, dont les deux morceaux que nous avons exécutés au
Cirque dernièrement ont révélé pour la première fois le nom et le talent
aux Parisiens, a pourtant obtenu déjà en Russie une juste célébrité.
Issu d'une famille noble et plus qu'aisée, il ne se destinait point
d'abord à la carrière musicale. Il fit ses études à l'Université de
Saint-Pétersbourg; mais les succès qu'il y obtint dans les diverses
branches de l'enseignement, dans les sciences, dans les langues
anciennes et modernes, ne le détournèrent point de son étude de
prédilection, celle de l'art musical. Il n'eut jamais la pensée
toutefois de rendre à la musique un culte intéressé; ses goûts
essentiellement dégagés de tout esprit de spéculation et de calcul,
autant que sa position sociale, le lui interdisaient. Le jeune musicien
se trouvait donc placé dans les conditions les plus favorables pour
développer soigneusement et par tous les moyens possibles les heureuses
facultés dont la nature l'avait doué. C'est au milieu de circonstances
semblables que se sont élevés des maîtres tels que Meyerbeer,
Mendelssohn et Onslow. Glinka, au milieu de ses travaux dans l'art
d'écrire, ne négligea point la pratique des instruments et, en peu
d'années, il devint d'une très grande force sur le piano, et se rendit
familier le violon, grâce aux excellentes leçons de Charles Mayer et de
Boehm, artistes de Saint-Pétersbourg d'un rare mérite. Bientôt obligé
par les usages de Russie d'entrer dans le service administratif, il
n'oublia pas un instant cependant sa véritable vocation, et, malgré sa
jeunesse, son nom se popularisa rapidement par des compositions pleines
de grâce et de naïve originalité. Mais, quand il voulut s'exercer dans
un genre plus sérieux et plus élevé, il sentit le besoin de voyager, et,
par une succession d'impressions nouvelles, de donner à son talent la
force et l'ampleur qui lui manquaient encore. Il quitta le service et
partit pour l'Italie avec le ténor Ivanoff, qui doit à son amitié
éclairée une partie de son éducation musicale. A cette époque, tantôt
habitant Milan ou les bords du lac de Côme, tantôt parcourant le reste
de l'Italie, Glinka écrivait surtout pour son instrument favori, le
piano, et les catalogues de Riccordi, son éditeur à Milan, sont là pour
témoigner de l'activité du jeune maître russe et de la variété de ses
idées. Néanmoins le but principal de son séjour au delà des monts était
l'étude de la théorie du chant et des mystères de la voix humaine, étude
dont il tira plus tard un bien grand parti. En 1831, je me rencontrai
avec lui à Rome, et j'eus le plaisir d'entendre, à l'une des soirées de
M. Vernet, notre directeur, plusieurs chants russes de sa composition,
délicieusement chantés par Ivanoff, et qui me frappèrent beaucoup par un
tour mélodique ravissant et tout à fait différent de ce que j'avais
entendu jusqu'alors.

Après un séjour de trois ans en Italie, il vint en Allemagne. C'est
principalement à Berlin, sous la direction du savant théoricien Dehn, en
ce moment bibliothécaire de la section musicale de la Bibliothèque
royale, qu'il approfondit l'étude de l'harmonie et du contrepoint. Les
études sévères et consciencieuses faites pendant ce voyage l'ayant enfin
rendu maître de toutes les ressources de son art, il revint en Russie,
rempli de l'idée d'un opéra russe écrit dans le style des chants
nationaux, idée qu'il nourrissait depuis longtemps. Il se mit donc à
travailler avec ardeur à une partition dont le livret, composé sous son
inspiration, était de nature à faire ressortir les traits
caractéristiques du sentiment musical des Russes. Cette partition, dont
nous avons entendu ces jours derniers encore une charmante cavatine, a
pour titre: _la Vie pour le Czar_.

Le sujet de la pièce est tiré de l'histoire des guerres de
l'Indépendance, au commencement du XVIIe siècle. Cette œuvre
vraiment nationale obtint un éclatant succès; mais, indépendamment de
toute partialité patriotique, son mérite est évident, et M. Mérimée eut
grandement raison de dire dans une de ses lettres sur la Russie,
publiées il y a un an, que le compositeur avait parfaitement saisi et
rendu ce qu'il y a de poétique dans cette composition à la fois simple
et pathétique. _La Vie pour le Czar_ réussit à Moscou aussi bien qu'à
Saint-Pétersbourg. Alors pour confirmer ce double succès et le
sanctionner par une faveur à laquelle un musicien de l'âge de Glinka ne
pouvait prétendre, l'empereur le nomma maître de chapelle des _chantres
de la cour_.

Il faut dire que la chapelle vocale de l'empereur de Russie est quelque
chose de merveilleux dont, à en croire tous les artistes italiens,
allemands et français qui l'ont entendue, nous ne pouvons nous former
qu'une idée très imparfaite. Déjà, l'an dernier, Adam, à son retour de
Saint-Pétersbourg, publia le récit des impressions extraordinaires que
ce magnifique orchestre vocal lui avait fait éprouver. D'autres artistes
encore, et parfaitement en état de bien apprécier une telle institution,
se sont accordés à en parler dans le même sens. Et nous ne pouvons
douter aujourd'hui que si la troupe instrumentale du Conservatoire de
Paris est supérieure à tous les orchestres connus, le chœur des
chantres de la cour de Russie soit placé plus haut encore au-dessus de
tous les chœurs existant à cette heure en aucun lieu du monde. Il se
compose d'une centaine de voix d'hommes et d'enfants chantant sans
accompagnement; l'Église russe, comme l'Église d'Orient en général,
n'admet ni la voix de femme, ni l'orgue, ni aucun instrument. Ces
chantres se recrutent principalement dans les provinces du midi de
l'empire; leurs voix sont d'un timbre exquis et leur étendue, au grave
surtout, presque incroyable. Ivanoff en fait partie, et je me souviens
qu'il répondait modestement à Rome aux compliments qu'on lui adressait
sur la beauté de sa voix, que plusieurs ténors de la chapelle impériale
avaient un timbre fort supérieur au sien en étendue, en force et en
pureté. Les voix graves sont divisées en basses et en contrebasses; ces
dernières, descendant sans efforts et avec une plénitude de sons
étonnants jusqu'au contre _la bémol_ bas (tierce inférieure de l'_ut_
grave du violoncelle), permettent de doubler à l'octave les notes
fondamentales de l'harmonie, donnent à l'ensemble ce moelleux qu'on ne
connaît pas dans nos masses vocales, et font de ce chœur une sorte
d'orgue expressif humain dont la majesté et l'action sur le système
nerveux des auditeurs impressionnables ne se peuvent décrire. Glinka a
parcouru l'Ukraine, cherchant pour la chapelle ces voix d'enfants, ces
voix de séraphins, comme il les appelle, que ces terres à demi sauvages
semblent seules au monde posséder. Et, chose étrange ou du moins peu
connue, ces enfants sont en même temps doués d'une organisation musicale
si fine, qu'il ne pouvait parvenir à les dérouter en leur jouant sur le
violon les intervalles les plus bizarres, les successions les plus
insolites et les moins accessibles à la voix.

Au bout de trois ou quatre ans, Glinka voyant sa santé chanceler, se
décida à abandonner la direction des chantres de la cour, et à quitter
de nouveau la Russie. Néanmoins cette chapelle, qu'il laissa dans un
admirable état de splendeur, a gagné encore dans ces derniers temps sous
la savante direction de M. le général Lvoff, violoniste et compositeur
d'un grand mérite, un des amateurs, on pourrait dire un des artistes les
plus distingués que possède la Russie, et dont j'ai souvent entendu
louer les œuvres pendant mon séjour à Berlin.

Avant son départ, M. de Glinka donna à la scène russe un second opéra
(_Russlane et Ludmila_), dont le sujet est tiré d'un poème de Pouchkine.
Cet ouvrage, d'un caractère fantastique et demi-oriental, pour ainsi
dire, doublement inspiré par Hoffmann et les contes des _Mille et une
Nuits_, est tellement différent de _la Vie pour le Czar_, qu'on le
croirait écrit par un autre compositeur. Le talent de l'auteur y
apparaît plus mûr et plus puissant. _Russlane_ est sans contredit un pas
en avant, une phase nouvelle dans le développement musical de Glinka.

Dans son premier opéra, à travers les mélodies empreintes d'un coloris
national si frais et si vrai, l'influence de l'Italie se fait surtout
sentir; dans le second, à l'importance du rôle que joue l'orchestre, à
la beauté de la trame harmonique, à la science de l'instrumentation, on
sent prédominer au contraire l'influence de l'Allemagne. Les nombreuses
représentations de _Russlane_ attestent qu'il a eu un succès réel, même
après le succès tout à fait populaire de _la Vie pour le Czar_. Et parmi
les artistes qui les premiers rendirent éclatante justice aux beautés de
la nouvelle partition il faut citer Liszt et Henselt qui ont transcrit
et varié quelques-uns de ses thèmes les plus saillants. Le talent de
Glinka est essentiellement souple et varié; son style a le rare
privilège de se transformer à la volonté du compositeur, selon les
exigences et le caractère du sujet qu'il traite. Il peut être simple et
naïf même, sans jamais descendre à l'emploi d'aucune tournure vulgaire.
Ses mélodies ont des accents imprévus, des périodes d'une étrangeté
charmante; il est grand harmoniste, et écrit les instruments avec un
soin et une connaissance de leurs plus secrètes ressources qui font de
son orchestre un des orchestres modernes les plus neufs et les plus
vivaces qu'on puisse entendre. Le public a paru tout à fait de cet avis
au concert donné jeudi dernier dans la salle Herz par M. de Glinka. Une
indisposition de madame Solowiowa, cantatrice de Saint-Pétersbourg, qui
a joué les rôles principaux des opéras du compositeur russe, ne nous a
pas permis d'entendre les morceaux de chant annoncée par le programme;
mais son _scherzo_ en forme de valse et sa cracovienne ont été vivement
applaudis du brillant auditoire; et si sa marche fantastique de
_Russlane_ a fait moins de sensation, cela tient seulement à la brusque
conclusion de ce morceau, dont la _coda_ tourne court et finit d'une
façon si imprévue et si laconique, qu'il faut voir l'orchestre cesser de
jouer pour croire que l'auteur en reste là. Le _scherzo_ est entraînant,
plein de coquetteries rythmiques extrêmement piquantes, vraiment neuf,
et supérieurement développé. C'est surtout par l'originalité du style
mélodique que brillent aussi la cracovienne et la marche. Ce mérite est
bien rare, et quand le compositeur y joint celui d'une harmonie
distinguée et d'une belle orchestration franche, nette et colorée, il
peut à bon droit prétendre à une place parmi les compositeurs excellents
de son époque. L'auteur de _Russlane_ est dans ce cas.



FÉLICIEN DAVID



LE DESERT

15 décembre 1844.


J'écrivais un jour à Spontini: «Si la musique n'était pas abandonnée à
la charité publique, on aurait quelque part en Europe un théâtre, un
Panthéon lyrique, exclusivement consacré à la représentation des
chefs-d'œuvre monumentaux, où ils seraient exécutés à longs
intervalles, avec un soin et une pompe dignes d'eux, et écoutés aux
fêtes solennelles de l'art par des auditeurs sensibles et intelligents.»

J'ajouterai aujourd'hui: Si nous étions un peuple artiste, si nous
adorions le beau, si nous savions honorer l'intelligence et le génie, si
ce Panthéon existait à Paris, nous l'eussions vu dimanche dernier
illuminé jusqu'au faîte, car un grand compositeur venait d'apparaître,
car un chef-d'œuvre venait d'être dévoilé. Le compositeur se nomme
Félicien David, le chef-d'œuvre a pour titre: _le Désert_,
ode-symphonie.

Je ne crains pas, et mes confrères ne craindront pas davantage, je
l'espère, en rendant éclatante justice à l'un et à l'autre, d'appeler
les choses par leur nom. Arrière toutes les tièdes réticences, toutes
les réserves ingrates sous lesquelles se cache la lâche crainte de
trouver des railleurs, ou celle plus misérable encore et plus mal fondée
de voir les travaux futurs du nouvel artiste ne pas répondre à l'attente
que son premier triomphe fait concevoir! Qu'on ne vienne pas me dire:
«Mais si on l'enivre de louanges, qui le garantira des suites de
l'ivresse? Qui l'empêchera de tomber bientôt à genoux devant la moindre
de ses pensées? Qui vous prouve qu'il n'en résultera pas pour sa gloire
un dommage réel?» Je réponds: laissons à la force et au sens droit de
l'homme le soin de se garantir d'un pareil danger; nous ne sommes pas
des moralistes, David n'est pas un sot. Pourquoi donc lésiner sur l'or
de sa couronne et éteindre à dessein notre feu, quand l'expression
sincère d'une admiration profonde peut le rendre heureux? Quel
dédommagement lui donneriez-vous en échange? et en est-il pour lui? Ah!
prudents aristarques, vous ne savez pas de quelle nature est l'émotion
qui fait battre le cœur de l'artiste dont l'œuvre est reconnue belle!
Ce n'est pas de la vanité, ce n'est pas de l'orgueil, ce n'est pas la
satisfaction d'avoir vaincu une difficulté, la joie d'être sorti d'un
péril, ce n'est rien de tout cela, détrompez-vous: c'est de la passion,
c'est une passion partagée, c'est son enthousiasme pour son œuvre
multiplié par la somme des enthousiasmes intelligents qu'elle a excités.
Et la preuve en est dans l'irritation vive que lui causera le plus
brillant succès, dans le mépris amer qu'il sentira pour lui-même, s'il
lui arrive d'avoir produit quelque chose de médiocre, dont la médiocrité
même aura charmé la foule et l'aura fait applaudir. L'amour du beau
remplit seule tout entière l'âme du poète; ce qu'il désire, c'est
d'avoir autour de lui, quand il chante, un chœur de voix émues pour
répondre à sa voix; plus elles sont belles, savantes et nombreuses, et
plus sa vie rayonne et se divinise, plus il est heureux. Qu'il entende
donc les nôtres, le poète nouveau, et répondons-lui dignement: «Oui,
David, ce que vous avez fait est très grand, très neuf, très noble et
très beau. Nous sommes venus l'entendre avec une impartialité absolue,
sans prévention, avec sang-froid, sans nous douter même de ce dont il
s'agissait; et nous avons été frappés d'admiration, touchés, entraînés,
écrasés. Vous avez fait naître les applaudissements, les larmes, et ce
trouble des âmes dont le talent peut rider la surface, mais que le
génie seul ébranle jusqu'au fond. Ceci est vrai, je le dis parce que
c'est vrai seulement, et pour vous en donner la conviction parfaite.»

Je ne sais trop s'il serait convenable de dire au public tout ce que
nous savons sur la vie de David. Mais au moins peut-on, sans
indiscrétion, l'instruire des particularités suivantes: David a beaucoup
souffert de toutes manières; il a supporté avec résignation l'obscurité
même dans laquelle il a vécu jusqu'à ce jour; il embrassa avec ardeur
les doctrines saint-simoniennes et suivit ses coreligionnaires et amis
en Orient. De là l'attachement et l'intérêt si honorables que lui
témoignent depuis longtemps des hommes tels que MM. Michel Chevalier,
Barraut, Duveyrier. C'est M. Barraut qui le conduisit en Égypte, en
Syrie, en Palestine, qui l'amena aux pieds des Pyramides, sur le Thabor,
aux rives du Jourdain. C'est à lui qu'il doit d'avoir entendu la grande
voix du désert et le splendide concert des nuits étoilées aux rives du
Bosphore. C'est à l'aspect de ces solitudes immenses, des grands astres
de ces cieux, des antiques forêts de ces montagnes, aux confidences du
silence et de la liberté, que son esprit et son cœur se sont élargis,
élevés, rafraîchis, éclairés, raffermis. C'est à l'école des privations
qu'il apprit la patience; à celle de l'isolement, qu'il comprit sa force
et sut armer sa volonté. Au retour il vit quel il était et quels nous
étions tous. Il ne demanda rien à personne, il ne voulut ni aide ni
conseils. Il avait dès longtemps appris les éléments de son art au
Conservatoire, et reçu les leçons de Lesueur. Il n'avait pas de
préjugés. Il reconnut que le compositeur est un homme qui compose, qu'il
n'y a pas d'utilité pour l'art ni de gloire pour l'artiste à faire ce
qui depuis cinquante ans, et par d'illustres maîtres, a été cent fois
complètement bien fait; il pensa que si tout marche en avant, que si
tout se modifie, se transforme, s'enrichit, s'accroît en puissance,
l'industrie, les sciences, les langues, il était nécessairement enjoint
à la musique, cet art le plus essentiellement libre de tous, et sous
peine pour elle d'une léthargie semblable à la mort, de suivre
l'impulsion générale. Il voulut être inventeur, il le fut.

Fallait-il attendre que David fût célèbre, ou vieux ou mort pour dire
cela?...

Avant d'aborder l'étude de son ode-symphonie, j'ai à parler du _scherzo_
et des morceaux de chant qui formaient la première partie de son
concert.

Ce _scherzo_ est écrit dans la mesure à trois temps brefs, comme ceux de
Beethoven. Il est longuement et habilement développé, les idées en sont
fraîches et distinguées, l'instrumentation s'y fait remarquer par sa
force contenue, par un goût exquis dans le choix des timbres et par une
grande habileté dans l'emploi des violons. La mélodie épisodique
proposée par la clarinette a beaucoup de grâce dans sa simplicité. Il
eut peut-être mieux valu ne pas la ramener trois fois en entier; quand
Beethoven fait reparaître son thème épisodique une troisième fois, il le
fait presque toujours pour pouvoir amener une surprise en interrompant
la phrase, et en terminant brusquement au moment où l'auditoire
s'apprête à dire: «C'est trop long!» Mais cet effet appartient en propre
à Beethoven, et il serait imprudent à un compositeur original de le lui
emprunter.

_La Danse des Astres_ est un chœur entremêlé de vocalises, très frais
et d'une jolie couleur.

Je n'ai pas un souvenir bien net de la barcarolle du Pêcheur. Je sais
que c'est bien, sans pouvoir précisément dire le genre de mérite de ce
petit morceau.

_Le Jour des Morts_, harmonie poétique de M. de Lamartine, est d'un plus
haut style. Une sombre et grave tristesse y domine; le rythme en est
lourd et morne. Les instruments aigus, les violons même n'y prennent
presque aucune part; les voix sont accompagnées par un trio
d'instruments graves, altos, violoncelles et contrebasses, dont
l'intention est excellente et l'effet bien approprié au sujet.

Il y a beaucoup d'originalité dans la chanson du _Chybouk_.

La mélodie des _Hirondelles_, fort bien chantée par Hermann Léon, a été
redemandée. Elle est simple, expressive, d'un tour gracieusement naïf,
et la terminaison des premières strophes sur la dominante donne à leur
conclusion une sorte de vague qui se dissipe seulement au dernier
couplet, quand le chant vient se reposer sur la tonique.

_Le Sommeil de Paris_, grand morceau avec chœur, solos et orchestre,
n'est inférieur ni à _La Danse des Astres_ ni au _Jour des Morts_ pour
la manière dont les voix et les instruments sont employés, ni pour le
style harmonique, dont la largeur et l'originalité, exemptes de
recherche s'allient à des combinaisons rythmiques pittoresques et
attachantes.

Mais ces chœurs, si riches qu'ils soient, ces chansons, ces douces
mélodies, ce grand et beau _scherzo_, dont je reconnais la valeur, et
qui ont charmé l'auditoire, ne motiveraient pourtant pas le ton que j'ai
pris en commençant. C'est de l'excellente et charmante musique qui seule
suffirait pour classer son auteur parmi les bons compositeurs. Toutefois
d'autres en ont fait d'aussi intéressante dans le genre; cela
n'introduit rien de nouveau dans l'art; tandis que personne encore, que
je sache, n'a produit une ode-symphonie semblable à celle dont je vais
essayer l'analyse.

On a voulu très longtemps et quelques personnes voudraient encore
retenir la symphonie dans le cadre étroit qui lui fut tracé par Haydn.
Mozart ne fit pas la moindre tentative pour en sortir. C'était toujours,
pour lui comme pour Haydn, le même plan, le même ordre d'idées, la même
succession d'impressions, toujours un _allegro_ suivi d'un _andante_,
d'un menuet et d'un finale sémillant et vif. Et dans ces quatre morceaux
jamais autre chose qu'un enchaînement plus ou moins habile de jolies
phrases, de petites coquetteries mélodiques, de jeux d'orchestre
piquants et spirituels; ces compositions n'avaient pour but que de
_divertir_ l'_oreille_, et je conçois parfaitement que le prince
Estherhazy se plût à les entendre pendant qu'il était à table. Jamais on
n'y remarque la moindre tendance vers cet ordre d'idées qu'on appelle
poétiques; les maîtres de ce temps trouvaient de l'_imagination_ à
mettre un _fa_ à la place d'un _mi_, ou un _mi_ au lieu d'un _fa_ dans
certains accords, à moduler d'une certaine façon, à placer un cor là où
l'on attendait un _alto_, à broder agréablement un chant; la note était
pour eux le but et non pas le moyen. Le sentiment de l'expression
sommeillait chez eux et ne paraissait vivre que lorsqu'ils écrivaient
sur des paroles. Les symphonies se succédaient et se ressemblaient
toutes. De là une routine, de là des habitudes telles que non seulement
la coupe, le caractère et le nombre des morceaux d'une symphonie étaient
tracés d'avance, mais que les instruments même choisis pour l'exécuter
ne devaient point être changés. L'orchestre de symphonie se composait
invariablement des instruments à cordes, premiers et deuxièmes violons,
altos, violoncelles et contrebasses (à l'exclusion de tous autres),
d'une ou de deux flûtes, de deux hautbois, deux clarinettes (rarement),
deux cors, deux bassons, deux trompettes (très rarement) et d'un
timbalier. Jamais il ne fut venu en tête à Haydn, ni à Mozart, ni à
aucun des innombrables musiciens qui, après Mozart, ont imité Haydn,
d'associer d'autres instruments à ceux que je viens de nommer, ni même
de remplacer ceux-ci par d'autres, ni de les combiner d'une façon
nouvelle. De sorte qu'il n'y a réellement point d'exagération à dire, au
sujet des quatre-vingt-dix symphonies écrites par Haydn et Mozart, que
ce sont quatre-vingt-dix variations sur le même thème pour le même
instrument.

Beethoven arriva, et imita dans sa première symphonie les imitations de
Mozart. Parmi les incroyables sophismes qu'on vit surgir, il y a
quelques années, de la polémique musicale, il faut citer celui qui
faisait un mérite aux jeunes compositeurs d'imiter leurs devanciers, ne
leur permettant d'innover que beaucoup plus tard et graduellement, en
leur imputant à crime une première œuvre qui eût été vraiment
nouvelle. De sorte que si Beethoven eût commencé par la symphonie
pastorale ou par l'héroïque, ou par celle avec chœurs, son
chef-d'œuvre eût été damnable, tandis que sa petite symphonie en _ut_
majeur, imitée de Mozart, serait précisément ce qu'il pouvait faire de
mieux en commençant. C'est sans doute pour cela qu'on ne la joue jamais,
et que Beethoven regrettait si fort que la presse l'eût mis dans
l'impossibilité de la détruire. Apparemment, pour éviter les coups de
férule des magisters, au cas où un compositeur inconnu débuterait comme
vient de le faire M. David, par un ouvrage inventé, il devrait alors
cacher soigneusement cette partition, et, avant de la montrer au jour,
la faire précéder d'un assez bon nombre d'_imitations_ plus ou moins
pâles; il pourrait ainsi se faire pardonner ensuite sa _composition_.
Les sommeillers des grands hôtels d'Allemagne sont quelquefois des
jeunes gens de bonne famille, très bien élevés, parlant plusieurs
langues, lettrés même, que l'usage oblige à être domestiques pendant
trois ou quatre ans, à servir à table, à cirer les bottes des voyageurs,
avant de devenir eux-mêmes maîtres d'un hôtel. Il peut y avoir du bon
dans cet usage. Quant à l'obligation pour les artistes d'imiter avant de
créer, ceux qui prétendent la leur imposer me rappellent toujours la
fable du renard à qui on a coupé la queue.

J'ai dit que Beethoven avait commencé par reproduire l'image des
symphonies de Mozart; toutefois il remplaça dès l'abord le menuet par le
_scherzo_, ce charmant badinage à trois temps brefs auquel il donna une
si piquante physionomie. Dans sa seconde symphonie (en _ré_) le style
s'élargit sans que la forme change; on voit poindre déjà le style
instrumental expressif, passionné, accidenté, dramatique. Viennent
ensuite la symphonie héroïque, la pastorale, où l'auteur impose un sujet
à son œuvre musicale, et enfin la grande symphonie avec chœurs. Ici le
vieux moule tout à fait brisé laisse enfin la symphonie, fière de
l'appui des voix, s'élancer librement, avide d'embrasser le temps et
l'espace.

La vaste composition de Félicien David ne ressemble sous aucun rapport à
la symphonie avec chœurs de Beethoven. Aux chœurs, aux morceaux
d'orchestre seul, aux airs accompagnés d'instruments, l'auteur a joint
des vers déclamés sur une tenue d'orchestre, mais on va voir la
justification de cette tenue.

Voici le plan de son ouvrage: La première partie commence par _l'Entrée
au désert_. Les instruments à cordes posent doucement un son soutenu
qui, en se prolongeant ainsi sans fin, sans mouvement, sans harmonie,
sans nuances, fait naître immédiatement dans l'esprit de l'auditeur
l'image du désert. Une voix récite sur une tenue, sans bornes, comme
l'horizon, ces strophes:

    A l'aspect du Désert, l'infini se révèle,
    Et l'esprit exalté devant tant de grandeur,
    Comme l'aigle, fixant la lumière nouvelle,
        De l'infini sonde la profondeur.

Ici l'orchestre exhale quelques vagues mélodies, puis retombe dans sa
vague immobilité, et la voix continue:

    Au désert, tout se tait; et pourtant, ô mystère!
            Dans ce calme silencieux,
            L'âme pensive et solitaire
            Entend des sons mélodieux.

    Ineffables accords de l'éternel silence!
            Chaque grain de sable a sa voix;
    Dans l'éther onduleux le concert se balance,
            Je le sens, je le vois!

Alors le désert personnifié chante son hymne au créateur des mondes.
Grand chœur intitulé: _Glorification d'Allah_. Les voix d'hommes y sont
seul employées, ainsi que dans tout le reste de la symphonie. Ceci est
grand et magnifique, les voix y sont groupées de manière à produire une
forte et excellente sonorité, les harmonies en sont retentissantes et
splendides; un seul rythme franc et large adopté pour les instruments
comme pour les voix redouble l'énergie et la pompe des accords, et
l'exclamation: _Allah!_ jetée par les ténors produit un bel effet
au-dessus du chant des basées, après les premiers développements.

Puis le Désert se tait.

Encore la sombre tenue immobile, infinie... et la voix:

    Quel est ce point dans l'espace
    Qui se montre et fuit tour à tour?
    A l'horizon la caravane passe;
    Serpent gigantesque, elle embrasse
    Des cieux le radieux contour.

Le désert s'anime graduellement, un rythme de marche annonce l'arrivée
de la caravane. On entend les chants des chameliers; la troupe des
marchands et des voyageurs se joint à eux: cris de joie, marche
cadencée; ils approchent, ils touchent bientôt au terme de leur
laborieux voyage, les voici. Mais le désert n'a plus sa complète
immobilité, la tenue change, un mouvement menaçant s'opère sur la vaste
plaine:

    ...L'air morne se plombe
    Comme la face d'un mourant,
    Voici l'impétueuse trombe
    Au souffle aride et dévorant.

Grand tumulte dans l'orchestre, les voix s'appellent, se répondent;
alerte, marchands d'Alep et du Caire, le visage en terre, voilà le
Simoun! Ce chœur:

    Allah! pitié pour les croyants!
          L'ange de la mort,
          Plane sur nos têtes.

est quelque chose de prodigieux. C'est aussi beau que l'orage de la
_Pastorale_ de Beethoven. L'auteur a montré là qu'il connaissait
l'orchestre autant qu'homme du monde, et qu'il en était maître. Il est
impossible de mieux ménager, accroître et déchaîner la tempête
instrumentale. Cet ensemble est foudroyant sans cesser d'être
harmonieux; les mille sons divers qui le composent s'y pressent, s'y
fondent en un son unique, comme les grains de sable soulevés par le
Simoun s'unissent pour former un nuage brûlant.

La trombe passe cependant. Hommes et animaux se relèvent. La caravane
reprend sa marche. Halte.

       *       *       *       *       *

DEUXIÈME PARTIE

Le désert est retombé dans son calme, dans sa majestueuse immobilité.

La tenue.--La voix:

          Comme un voile de fiancée
          La nuit tombe au fond du désert:
    Aux charmes de la nuit notre cœur s'est ouvert,
    Lorsque, brillante aux cieux, Vénus s'est élancée.

_Hymne à la Nuit._--Chant de ténor seul avec accompagnement d'orchestre.
La caravane se repose, un jeune Arabe sort de sa lente et chante en
regardant les cieux. Ceci est délicieux et ne se peut décrire. Il n'y a
que la musique pour parler à l'imagination, au cœur, aux sens, aux
souvenirs, un pareil langage. Cette mélodie suave et d'un accent si
vrai, ces molles ondulations de l'orchestre vous bercent, vous
rafraîchissent; on repose, on respire. Oh! le beau, l'admirable
morceau!!!

Mais voici un charmant contraste: c'est la fantasia arabe, air syrien,
et la danse des almées, air égyptien, c'est-à-dire chansons sur quelques
notes, rapportées par David d'Égypte et de Syrie; perles de l'Orient
qu'il nous présente enchâssées dans l'orchestre le plus savant, le plus
gracieusement original qui se puisse entendre. Ce morceau a excité
d'incroyables transports.

Assez du style léger! un chœur robuste et grandiose maintenant:

    Le désert est notre patrie,
    Nous sommes libres, fiers et forts.

Et encore le jeune Arabe, heureux, las de volupté, qui revient seul et
chante cette fois une chanson d'amour égyptienne avec chœur et
orchestre.

Ce thème, plein de morbidesse et d'une langueur passionnée, est composé
de quatre petites phrases en désinence féminine.

L'Arabe a chanté, tout se tait. Sommeil.

       *       *       *       *       *

TROISIÈME PARTIE

_Le Lever du Soleil._

Le désert dort encore.--La tenue.--La voix:

        Des teintes roses de l'aurore
        La base des cieux se colore;
          L'astre du jour
    Rayonne tout à coup comme un hymne sonore,
    Et remplit le désert de lumière et d'amour.

Imperceptible trémolo suraigu d'une partie de violon; crescendo; entrée
d'une seconde partie de violon frémissant comme la première; entrée
d'une troisième, des instruments à vent, de tout l'orchestre; torrents
d'harmonie; voilà le jour! ah oui! voilà le jour! et la salle tout
entière s'est levée pour le saluer, sans songer aux anathèmes
systématiques des adversaires de l'harmonie imitative. Les onomatopées
en musique sont stupides, j'en conviens, quand elles sont déplacées, mal
faites, ou qu'elles ont pour objet la représentation de sujets bas ou
indignes de l'art. Il est clair que si David, en peignant le _Réveil du
Désert_, était venu contrefaire les rugissements des lions ou les cris
des chacals, il eût fait une sottise et se fût couvert de ridicule; il
est sûr aussi que Haydn est demeuré impuissant et nul quand il a voulu
peindre la création de la lumière; mais ce n'est pas la faute de l'art;
et _l'Orage_ de Beethoven; _le Simoun_ de David, son _Aurore_, son
_Soleil éclatant_ sont les résultats de l'art musical le plus pur et le
plus élevé, qu'on admirera malgré toutes les théories du monde, parce
qu'ils émeuvent, parce qu'ils sont beaux et parce qu'ils représentent
réellement, fidèlement et grandement les phénomènes naturels que l'art
leur permet de reproduire et dont le sujet qu'ils traitaient leur
imposait la reproduction. Passons, passons.

C'est à cette heure matinale, la voix du muezzin que nous entendons.
David s'est borné ici, non pas au rôle d'imitateur, mais à celui de
simple arrangeur; il s'est effacé tout à fait pour nous faire connaître,
dans son étrange nudité et dans la langue arabe même, le chant bizarre
du Muezzin:

    El salem alek
    Aleikoum el salam.
    Allah hou akbar
    Ja aless salah!
    La allah ill' allah
    Ou mohamed rassoul' allah.
    Allah hou akbar
    Ja aless salah.

Le dernier vers de cette espèce de cri mélodique finit par une gamme
composée d'intervalles plus petits que des demi-tons, que M. Béfort a
exécutée fort adroitement, mais qui a causé une grande surprise à
l'auditoire.

Après la prière du muezzin, la caravane reprend sa marche, s'éloigne et
disparaît. Le désert reste seul. La tenue.--La voix:

    L'ambulante cité se perd dans le lointain;
    Elle fuit, elle fuit... on la voit disparaître
          Comme une vapeur du matin:
    Et, du désert redevenant le maître,
    Le silence éternel que l'âme seule entend,
    Sur sa couche de sable, immobile, s'étend.

La voix du désert, représentée par le chœur, reprend alors son hymne du
début à la glorification d'Allah; et l'œuvre est achevée!

Il a fallu, pour concevoir et produire, ainsi faite, une pareille
symphonie, quelque peu plus d'imagination, de silence, d'inspiration, de
génie musical et poétique, ce me semble, que pour écrire une millième
fois la petite et mesquine symphonie de Haydn.

Je n'ai pas besoin d'ajouter maintenant que David écrit en maître; que
ses morceaux sont coupés, développés, modulés avec autant de tact que de
science et de goût, et qu'il est grand harmoniste; que sa mélodie est
toujours distinguée, et qu'il instrumente extraordinairement bien. C'est
une conclusion qu'on doit tirer, j'imagine, de tout ce que j'ai dit.

David avait pour l'exécuter un bel orchestre dirigé par Tilmant, un
chœur de cinquante hommes, un ténor (Alexis Dupont) et un contralto, un
vrai contralto féminin (M. Béford, père de trois enfants). Les vers non
chantés ont été récités par M. Milon, du théâtre de l'Odéon. L'exécution
a été excellente, irréprochable; Dupont a chanté avec une grande suavité
son hymne à la nuit; l'étrangeté de la voix de M. Béford a un peu
désorienté, ou plutôt orienté le public en éveillant chez lui des idées
de harem, etc. Il faut cette fois donner des éloges aux choristes;
l'orchestre y est fait; pour Tilmant, il a conduit avec soin,
intelligence et avec cette verve joyeuse qu'il apporte dans les
solennités musicales, dont le but et l'organisation l'intéressent
artistement. Le public s'est montré bien attentif, bien intelligent,
chaleureux et enthousiaste.

M. le duc de Montpensier, pressentant sans doute qu'il y avait au
Conservatoire ce jour-là quelque chose de beau à entendre et quelque
chose de beau à faire pour lui, s'y était rendu de bonne heure; il
paraissait aussi ému, aussi radieux que nous tous.

N'oublions pas de dire que les vers, parmi lesquels on en trouve de fort
beaux que je n'ai pas cités, sont de M. Auguste Colin.



AMBROISE THOMAS



LE CAÏD

7 janvier 1849.


C'est une assez bonne idée d'avoir placé le lieu de la scène de cet
opéra dans la capitale de l'Afrique française. De ce mélange bizarre de
mœurs et de costumes résultent en effet des contrastes bouffons et des
situations propres à donner au style musical de l'imprévu et de la
variété. Mais ces oppositions, si piquantes qu'on les suppose, ne
pouvaient dispenser l'auteur du livret de les rattacher à une fable
intéressante et de trouver un sujet de pièce piquant et original. Il
semble malheureusement qu'il se soit dit: «Voilà un cadre, le musicien y
placera le tableau.» Voyons donc ce cadre en deux actes, cadre doré,
orné de perles, de mousseline, de jolis visages arabes et de moustaches
françaises, sans compter les têtes de nègres, un eunuque et un muezzin.

Je commettrai plus d'une erreur, je le crains, dans cette analyse.
Malgré toute mon attention, j'ai été fort longtemps à comprendre ce dont
il s'agissait; les paroles ne m'arrivaient qu'indistinctes, ou ne me
parvenaient pas du tout. Le dialogue, écrit en vers, contre l'usage
établi à l'Opéra-Comique, achevait encore de me dérouter.

Évidemment cet opéra se rattache, par sa physionomie et son genre de
comique, au style des deux ouvrages qui ont fait un nom à M. Grisar:
_l'Eau merveilleuse_ et _Gilles le Ravisseur_; sans oublier le _Tableau
parlant_, que Grétry n'a pas été tout à fait seul à peindre, et dont le
livret ne forme pas le cadre seulement.

Voici ce que j'ai cru comprendre dans _le Caïd_:

Au lever de la toile, nous sommes sur une plage d'Alger; il fait encore
sombre, le soleil n'est pas levé. Une petite troupe d'Arabes, marchant à
pas comptés, chante, selon l'usage: «Taisons-nous! cachons-nous! ne
remuons pas! faisons silence!» (en vers), bien entendu. On voit qu'ils
guettent quelqu'un et qu'ils ne veulent point être aperçus.

Ils s'éloignent sans bruit, dans l'ombre de la nuit. Mais un groupe les
suit. Le Caïd, gros bonhomme, le dos un peu voûté, assez peu fier, en
somme, de son autorité, craint en faisant sa ronde quelque rencontre
féconde en mauvais coups, puis, crac! d'être mis en un sac et lancé des
murailles par des gens sans entrailles, et de trouver la mort au port.

Si je ne me trompe, cet alinéa est en vers, en véritables vers
d'Opéra-Comique. J'en demande pardon au lecteur, c'est une distraction.
Je n'ai garde d'abandonner l'usage de la prose, et je suis persuadé
qu'on me saura gré d'y revenir. Donc notre bossu donnerait bien des
choses pour finir, sans attraper de nouvelles bosses, sa tournée
matinale. Il a de très méchants ennemis sans doute, et de très bonnes
raisons de se méfier d'eux. Rien n'est plus vrai.

Il n'a pas fait vingt pas, que des grands coups de gaules tombant sur
ses épaules vous le jettent à bas: «Au secours, on m'assomme, au
meurtre!» Un galant homme fait fuir les assassins, appelle les voisins.
Une jeune voisins, à la mine assassine, en jupon court, accourt. Et le
battu de geindre, de crier, de se plaindre, en contant l'accident. «Il
me manque une dent! j'en mourrai! misérable! Il m'a rompu le râble! Il a
tapé trop dur, c'est sûr!»

Ah ça! mais voilà qui est un peu fort, la poésie m'a repris de plus
belle. Il serait curieux que j'en fusse arrivé à ne plus pouvoir écrire
en prose, et à faire le contraire de ce que faisait M. Jourdain! Voilà
pourtant les conséquences des innovations ou des rénovations (car déjà
à la fin du siècle dernier on voyait fréquemment les vers se mettre aux
opéras-comiques), c'est l'exemple de M. Sauvage qui m'a mis la rime au
corps. Voyons donc si je ne parviendrai pas à me désenrimer. La jeune
fille accourue aux cris du Caïd et de son défenseur est une modiste
française (il n'y a pas là dedans l'ombre de poésie, ce me semble), que
ce dernier, coiffeur gascon, aime tendrement. Ils sont même fiancés, et
n'était l'état un peu maigre de leurs finances, ils porteraient déjà le
même nom et habiteraient sous le même toit. Une idée vient au gascon,
une idée d'or qui doit lui rapporter de l'argent vivement.

Il n'a pas été sans reconnaître dans son obligé, le caïd, un de ces
hommes simples auxquels on pourrait faire croire qu'Abd-el-Kader va
devenir président de la République française, ou pape ou membre de
l'Institut. L'idée d'or consiste donc à persuader au bonhomme que lui,
le gascon, il possède un secret infaillible pour mettre le caïd à l'abri
des coups de bâton et des embuscades nocturnes. «Il n'y a là ni rime,
ni...» (Allons, ça va bien, j'écris à peu près comme tout le monde.) Le
caïd naïf dit: «Bah!» L'autre plein d'aplomb, réplique: «Rien n'est plus
vrai!--Brave Français, vends-moi ton secret.--Ce sera, je le crains,
bien cher pour vous.--Combien donc?--Mille boudjous (ou boudjoux, ou
bouts de joue, ce qui mettrait en effet notre gascon à même de faire
une certaine figure en Algérie).

Comment veut-on que nous autres Français de France nous puissions écrire
correctement ces nouveaux mots du français d'Afrique! Nos chers
compatriotes les Bédouins disent maintenant: un burnous pour un manteau,
une razzia pour un pillage, un cheïk pour un chef (passe encore pour ce
mot-là qu'un philologue m'a assuré n'être que du français altéré par la
prononciation arabe), des silos pour des caves à grains, une smala
pour... je ne sais plus quoi, des boudjous pour une somme d'argent
quelconque. Tellement que nous voilà obligés d'envoyer nos jeunes
citoyens achever leurs études universitaires à Alger, à Constantine, à
Oran, à Blidah, et se former au beau langage en fréquentant pendant
plusieurs années la bonne société du désert. Je reviens à mon gascon.
«Mille boudjous, dit-il, c'est à prendre ou à laisser.» Le caïd trouve
la somme exorbitante. Ce sur quoi il ne m'est pas permis d'avoir une
opinion, car je veux bien que le prophète m'emporte en croupe sur sa
jument-femme Borack, si je sais ce que vaut un boudjou. Il se ravise
pourtant. «Eh bien, oui, dit-il, je veux acheter ton secret au prix même
d'un trésor bien supérieur à la somme que tu demandes. Monte dans ce
palanquin; mes esclaves te porteront chez moi, où je te suis pour
conclure notre marché.» On revêt le coiffeur d'un riche manteau; que
dis-je? d'un burnous, et le candide gascon se laisse emporter. A gascon,
gascon et demi. Le gros rusé de Caïd, assez simple pour croire au
talisman du coiffeur contre la bastonnade, ne l'est point tellement
qu'il n'ait trouvé un moyen de l'acheter sans bourse délier. Il a une
fille, le brave homme; il la donnera sans dot au coiffeur, et, dans son
estime, les beaux yeux de Zaïde (elle doit s'appeler Zaïde) valent
beaucoup plus que ceux de sa cassette pour un Français..... de France.
Il a raison de spécifier, car, pour les Français natifs d'outre-mer,
bien que jeunes encore, ils sont âpres au gain, durs comme des chênes,
et entre eux et l'écorce tout le monde sait qu'il faut se garder de
mettre le doigt.

Malheureusement Zaïde a vu passer sous son balcon un superbe
tambour-major, français et brun, qu'elle prend pour un général, et à qui
elle a jeté son cœur par la fenêtre (on commence à avoir des fenêtres à
Alger). Le prétendu général ne se sent pas de joie d'avoir inspiré un
sentiment à une si jolie particulière; il veut mener cette affaire
tambour battant, enlever Zaïde, bien résolu, si le gouvernement lui
cherche noise à ce sujet, à envoyer sa canne au ministre et à laisser la
France s'arranger ensuite comme elle pourra. Et voici notre gaillard qui
entre dans le harem du caïd comme il entrerait à la caserne, en se
dandinant sur les hanches, en balançant sa tête empanachée, et chantant
_ra ta plan_ de manière à ravir les amateurs du genre. Zaïde est de
cette école-là, selon toute apparence, car elle se montre d'une
amabilité parfaite pour son grand vainqueur; elle lui fait fumer un
narguilé, boire du café, manger des confitures, etc. Mais notre coiffeur
en palanquin vient malheureusement interrompre ce doux tête-à-tête. Le
voilà déposé dans la chambre de Zaïde, chambre ouverte à tout venant, à
ce qu'il paraît. Il veut savoir pourquoi le caïd l'a fait transporter en
ce charmant séjour; Zaïde ne serait pas fâchée de connaître aussi la
destination de ce coiffeur en burnous que son père lui envoie; quant au
tambour-major, il a déjà la main à son sabre pour demander une
explication au gascon. Voilà bien des gens curieux! Une quatrième
curiosité se manifeste cependant, curiosité féminine et jalouse. Notre
petite modiste française vient pour essayer à la belle Zaïde un nouveau
bonnet de sa façon. A l'aspect du coiffeur, la coiffure lui tombe des
mains. «Que vient-il faire ici?--Je ne sais pas.--Que viens-tu faire
ici?--Je ne sais pas.» Attendez: voilà le bon caïd et tout va
s'expliquer. «Ma fille, je vous ai choisi un époux.....» Sans le laisser
achever, le tambour-major, qui ne saurait croire qu'on puisse avoir
songé à un autre que lui, s'avance en frisant sa moustache: «Présent!
dit-il.--Comment? présent! Quel est ce grand drôle? Voici, ma chère
enfant, celui que ma tendresse vous destine.--Moi? s'écrie le gascon
stupéfait et incertain sur le parti qu'il doit prendre.--Oui, toi-même;
que j'aie ton secret, et je te donne ma fille; tu le vois, elle est
jeune et charmante, tu seras logé chez moi, tu n'auras qu'à t'occuper de
ton bonheur et du sien.--Si tu dis _oui_, je t'arrache les yeux, dit la
modiste à son amant hésitant.--Si tu acceptes, gronde le tambour-major,
mon sabre aura pour fourreau ta peau.»--L'autre se décide, et dit: «Non,
je suis déjà fiancé. Voici celle qui possède mon cœur et ma foi. Sans
affront pour votre aimable demoiselle, vous pouvez remarquer l'éclat de
ses yeux et la finesse de sa taille; qualité dont vous ne faites pas
grand cas, je le sais, vous autres musulmans, mais que nous prisons fort
au contraire. Ainsi j'en reviens à ma première proposition: mille
boudjous.» Le caïd a beau regimber, crier, se démener, la peur des coups
l'emporte; il fait signe à un esclave qui présente à l'instant une
petite cassette _ouverte_ où l'on voit une douzaine de pièces d'or,
formant la totalité de la somme; ce qui me ferait croire que mille
boudjous, après tout, ce n'est pas le Pérou. Le coiffeur s'empare de la
cassette et donne en retour au caïd un petit pot de _pommade du lion_
qu'il lui recommande comme un spécifique infaillible contre les coups de
bâton. Le caïd rassuré accorde la main de sa fille au tambour-major; car
encore faut-il bien qu'elle épouse quelqu'un, et le gascon embrasse la
modiste. Les voilà heureux, ils volent à l'autel, et n'ont plus qu'à
filer des jours d'or et de soie.

Je donne ma parole que c'est là tout ce que j'ai cru comprendre au
livret du _Caïd_. Et j'ai écouté de toutes mes oreilles, regardé de tous
mes yeux; j'ai même imposé silence d'une façon très peu courtoise à mes
voisins de loge, qui disaient beaucoup de mal de l'administration de
l'Opéra. Ainsi, on peut me traiter de tout ce qu'on voudra, ce n'est pas
ma faute, je ne sais rien de mieux. Ah! pardon, je me le rappelle
maintenant: il y a encore dans la pièce un eunuque très drôle qui chante
comme M. Béford chantait dans _le Désert_ de Félicien David, et s'enivre
avec une bouteille de parfait-amour.

Eh bien, M. Ambroise Thomas a trouvé moyen d'écrire sur ce _poème en
vers_ une charmante et vive partition, pétillante de verve et bien
adaptée au talent et à la voix de chacun de ses chanteurs.
L'introduction de l'ouverture, instrumentée d'une façon neuve et
piquante, est trop jolie pour être si courte, on voudrait que l'auteur
l'eût développée davantage; l'_allegro_ qui lui succède est plein de feu
et fort habilement traité. Les chœurs syllabiques qui ouvrent la scène
ont de la couleur, un excellent caractère dramatique; mais paraissent un
peu difficiles pour des choristes auxquels le genre syllabique, débité,
rapide, n'est pas très familier; leur exécution a laissé à désirer pour
la précision et la justesse. Il y a beaucoup d'élégance dans les
principaux passages du duo entre la modiste et le coiffeur. Les couplets
du tambour-major, avec leur refrain accompagné de six tambours battant
la diane, plaisent par leur allure vraiment soldatesque. L'air que le
même personnage chante un peu plus tard est bien fait et fait valoir
l'agilité de vocalisation que possède incontestablement Hermann-Léon;
mais il semble trop avoir été ajouté après coup à la partition pour
donner plus d'importance au rôle du chanteur; il ne tient pas à la
pièce.

Celui de l'eunuque dégustant sa fiole de parfait-amour est une
excellente bouffonnerie; l'idée de lui faire donner le _la bémol_
tonique aigu à la fin d'une cadence parfaitement dirigée vers le _la_
grave a fait éclater de rire toute la salle, et Sainte-Foix a dû
recommencer le morceau.

Cet acteur s'acquitte de son rôle étrange avec une intelligence et une
modestie qui montrent qu'il sait tirer parti même des qualités négatives
de sa voix, et qu'il sent bien le prix de ce qui lui manque. On a
applaudi très vivement encore certains passages du rôle de la modiste,
étincelants de brio et d'une audace que celle de la cantatrice, madame
Ugalde-Baucé, a seule surpassée; puis un morceau d'ensemble tissu et
modulé de main de maître, et un finale dont la mise en scène est réglée
d'après le système des ballets italiens, où les acteurs et comparses
font le même geste tous à la fois, élèvent ou abaissent les bras,
inclinent la tête, roulent les yeux, sourient ou pleurent comme un seul
polichinelle.

       *       *       *       *       *



GOUNOD



SAPHO

22 avril 1851.


La mise en scène de cet opéra et l'étude que j'ai faite de mes
impressions en l'écoutant attentivement, d'abord à la répétition
générale, ensuite à la représentation, m'ont démontré, pour la vingtième
fois au moins, l'utilité de ce précepte que les auteurs et les
directeurs ne devraient jamais oublier: _N'admettez personne aux
répétitions_.

Dans la salle de l'Opéra surtout, il n'y a pas d'ouvrage, si magnifique
qu'il soit, capable de résister à cette épreuve. Au milieu de ce
demi-désordre, devant ces banquettes et ces loges dégarnies, avec ces
chanteurs qui donnent la moitié de leur voix, ces décors mal emmanchés,
ces costumes de ville, ces choristes fatigués, cet orchestre ennuyé,
rien ne ressort, excepté les défauts de la composition; tout en elle
paraît alors froid, faux, plat et mesquin. Les instruments ne sonnent
pas, ils ne produisent qu'une rumeur confuse; l'auditeur même le plus
bienveillant emporte en sortant de là une opinion tout à fait
défavorable au nouvel ouvrage, opinion contre laquelle ses raisonnements
les plus justes ne peuvent rien. Il est blessé, irrité, désappointé; et
en dépit de l'intérêt que lui inspirent auteurs et acteurs, il ne peut
s'empêcher de laisser voir ensuite aux gens qui le questionnent à ce
sujet la fâcheuse impression qu'il a reçue. Des calomnies quelquefois,
des médisances toujours, voilà ce qu'on gagne en admettant un auditoire
quelconque aux répétitions de l'Opéra. L'expérience m'a prouvé que, dans
ce théâtre, sur vingt belles idées parfaitement écrites par le
compositeur et bien rendues par ses interprètes, c'est à peine s'il y en
a dix que le public aperçoive à la représentation; à la répétition, il
n'y en a pas cinq qui surnagent à demi noyées dans ce vaste gouffre. Une
partition, quelle que soit la clarté de son dessin, le relief des idées
qu'elle renferme, ressemble toujours plus ou moins ces jours-là à un
portrait au pastel qu'on aurait laissé pendant huit jours exposé à la
pluie. C'est à peine si l'auteur peut reconnaître son œuvre; et ce
n'est pas là la moindre de ses tribulations.

Les défauts qui m'avaient choqué, à la répétition générale de _Sapho_,
ne m'ont pas paru moindres, il est vrai, à la représentation. Seulement
des beautés que je n'avais point remarquées d'abord se sont révélées
ensuite clairement et sans effort. Non parce que j'entendais pour la
seconde fois, mais parce que j'entendais mieux. Elles m'ont conduit à
résumer mes premiers doutes dans cette opinion au moins sincère: que M.
Gounod est un jeune musicien doué de précieuses qualités, dont les
tendances sont nobles, élevées, et qu'on doit encourager et honorer
d'autant plus, que notre époque musicale est plus platement corrompue et
corruptrice. Les belles pages, dans son premier opéra, sont assez
nombreuses et assez remarquables pour obliger la critique à les saluer
comme des manifestations du grand art, et pour l'autoriser aussi à dire
sans ménagements ce qu'il y a de grave dans les erreurs qui déparent une
œuvre aussi sérieuse et prise d'un si beau point de vue. C'est ce que
nous allons faire.

Le sujet de _Sapho_ partage avec quelques autres le privilège de passer
pour essentiellement musical. Il l'est en effet. Mais beaucoup de gens,
les poètes surtout, appellent musicaux tous les sujets où il est
question de musique, dans lesquels elle est glorifiée, où elle agit et
produit des effets merveilleux. A mon avis, ce sont précisément ceux-là
que les compositeurs devraient regarder comme les plus dangereux. Le
moyen de réaliser jamais ce que l'imagination prévenue de l'auditeur se
représente à l'avance pour un chant d'Apollon, pour un chœur des Muses,
pour un hymne d'Orphée, de Linus, de Tamyris, d'Amphyon; pour une
improvisation de Timothée, d'Alcée ou de Terpandre, pour une ode de
Sapho! Si Gluck est parvenu à produire un chef-d'œuvre en faisant
chanter _Orphée_, ce n'est pas en profitant des prétendus avantages du
sujet qu'il avait à traiter, mais au contraire en surmontant, à force
d'inspiration réelle, les obstacles non moins réels que ce sujet lui
présentait. Son _Orphée_, on a beau dire, ne chante pas comme on se
figure que chantait le demi-dieu de la poésie et de la musique; il
chante seulement comme un jeune homme souffrant et aimant, tantôt
accablé de regrets, tantôt ivre de joie; il émeut parce qu'il est ému,
il arrache des larmes parce qu'il pleure; sa voix trouble le cœur, le
charme et l'attendrit, seulement parce qu'elle est la voix d'un homme et
non pas celle d'un dieu; la voix d'un amant éperdu et non pas celle d'un
professeur patenté et reconnu de chant sublime. L'Orphée de la fable
antique, c'est l'idéal de la poésie, de la mélodie, de l'art du chant et
de la sonorité vocale. L'Orphée de Gluck, c'est tout simplement l'idéal
de l'amour poétique exprimé musicalement, mais si bien exprimé que,
malgré les traditions semi-mythologiques toujours offertes à l'esprit de
l'auditeur, on oublie le chantre de Thrace pour ne plus songer qu'à
l'amant d'Eurydice; et l'on se sent entraîné par son chant non parce
qu'il est surhumain, mais parce qu'il est humain. C'est donc uniquement
par son côté passionné, et par les oppositions heureuses qu'il contient
que le drame de la descente d'Orphée aux enfers est resté accessible à
l'art musical. Malgré plusieurs tentatives infructueuses, dont elle a
été le prétexte, je crois que la donnée historique de l'amour et de la
mort de Sapho était dans le même cas. M. Émile Augier d'ailleurs a su en
rendre, selon moi, les diverses péripéties fort attachantes. Il eût dû,
je crois, en dépit de ce que l'opinion populaire leur trouve de musical,
éviter les scènes où la puissance de la musique est mise en scène et
proclamée souveraine, et cela surtout dans l'intérêt du compositeur.

Au début de l'action, Phaon, amant aimé de Glycère, commence à ressentir
pour Sapho une admiration assez semblable à de l'amour. Glycère s'en
inquiète. Pythéas, gros voluptueux qui fait le bouffon, a des vues sur
Glycère, et se propose d'exploiter habilement les soupçons jaloux
qu'elle vient de concevoir. Nous sommes à la veille de l'ouverture de
Jeux Olympiques. Alcée et Sapho doivent y concourir pour le prix de
chant ou de poésie. Car jusqu'à présent, nous autres modernes, nous
n'avons pu comprendre clairement ce que les anciens Grecs appelaient
_chant_; ni s'ils avaient un art appelé _musique_ indépendant de la
parole rythmée; ni même si leur musique unie à la poésie n'était pas
quelque chose de très peu musical. En tout cas, dans l'espèce de musique
instrumentale qu'ils appliquaient à l'accompagnement des vers, il est
certain que la lyre au moins ne devait ni gêner ni couvrir l'émission de
la voix. Et je voudrais qu'on essayât de faire entendre aujourd'hui un
ou plusieurs de ces instruments dont la statuaire est censée nous avoir
légué des modèles, et qui se nommaient _lyra_ ou _testudo_. Nos
guitares, en comparaison, paraîtraient des foudres d'harmonie. Mais je
soupçonne fort les sculpteurs de nous avoir trompés, surtout depuis que
j'ai vu au musée de Pompéi un tableau antique représentant l'éducation
d'Achille par le centaure Chiron. Dans ce tableau, le fils de Pelée,
prenant sa leçon de musique, joue avec les deux mains d'une lyre à _onze
cordes_ attachée par une courroie contre sa poitrine. Sa main gauche
attaque les cordes avec un petit crochet d'airain (_plectrum_), pendant
que l'autre main semble effleurer ces mêmes cordes, comme font les
harpistes pour produire les sons harmoniques. A la bonne heure! Il y a
une possibilité de musique là dedans; mais avec vos petits tétracordes
de vingt pouces de hauteur, que faire, sinon quatre notes plus ou moins
sèches et d'une impuissance ridicule?

       *       *       *       *       *

Le concours de chant est ouvert; on invoque Jupiter; un héraut, placé au
pied d'Apollon et entouré de la foule attentive, appelle trois fois et
vers différents côtés: «Alcée! Alcée! Alcée!» Alcée s'avance; son regard
étincelle: c'est qu'il ne s'agit pas pour lui d'obtenir le vain laurier
du poète; il aspire à la gloire du libérateur. Pittacus tyrannise en ce
moment Lesbos: il faut frapper Pittacus; et Alcée, en se présentant au
concours, n'a d'autre but que de mettre à l'épreuve les sentiments du
peuple. S'il voit son auditoire frémir et s'indigner à ses accents,
alors il sait ce qui lui reste à faire; sinon Alcée pleurera, poète
inutile, sur l'impuissance de son génie et la patrie humiliée. Mais le
peuple ne reste point froid à l'appel d'Alcée, et s'écrie:

    Honte à la tyrannie!
    Malheur à qui s'endort
    Dans cette ignominie!
      Plutôt la mort!

Pittacus périra. Phaon est du complot; Pythéas lui-même s'y est laissé
entraîner. Maintenant le héraut appelle trois fois: «Sapho!» Elle monte
à l'autel, et chante les amours d'Héro et de Léandre. Cette fois,
l'émotion populaire se répand en cris d'enthousiasme; la voix publique
décerne le prix du chant à Sapho. Le généreux Alcée est le premier à
proclamer la victoire de sa rivale. Phaon, dont le cœur indécis
hésitait encore entre Glycère et Sapho, n'y tient plus alors, et se
précipitant aux pieds de l'inspirée, s'écrie:

    Chacun t'admire, et moi je t'aime!

Au second acte, nous sommes dans la maison de Phaon. Il est décidément
l'amant de Sapho et chef de la conspiration contre Pittacus. Sous
prétexte d'une fête, il a réuni chez lui les conjurés. On boit, on
chante l'hymne à Bacchus, puis on tire au sort l'honneur de frapper le
tyran. Le sort _favorise_ Phaon, c'est lui qui tuera Pittacus. Les
conjurés s'engagent par écrit à soutenir Phaon dans son audacieuse
entreprise et signent leur serment. Pythéas en qualité d'homme riche,
_fera copier par des esclaves sûrs_

    Ce manifeste, afin que demain on l'affiche
      Dans tous les coins sur tous les murs.

Tous alors se dispersent. Survient Glycère, furieuse de l'abandon de
Phaon. Rien ne lui coûtera pour s'en venger. Pythéas, resté seul plus
qu'à demi ivre, profite de l'occasion pour courtiser la belle outragée.
Dans son ardeur amoureuse il laisse échapper le secret du complot, et
s'oublie jusqu'à montrer à Glycère la liste des conjurés.
«Donnez-la-moi! dit-elle.--Je vous la vends.--Je vous l'achète.--Reste à
s'entendre sur le prix.»

    GLYCÈRE

    Va m'attendre, mon maître,
    Va clore ta fenêtre,
    Allumer ton trépied!
    J'irai, vêtue en rose,
    Te joindre, à la nuit close,
    Sur la pointe du pied.

Glycère, ainsi armée, ordonne à une de ses esclaves d'aller enfermer le
fatal manuscrit dans un lieu secret de sa maison. Si, après quelques
heures, Glycère n'est pas rentrée chez elle, c'est qu'elle sera morte,
et l'esclave devra porter l'écrit à Pittacus. Le piège est bien tendu.
La malheureuse Sapho vient s'y prendre la première. Glycère, en la
voyant entrer chez Phaon, n'hésite point à lui dire de quel terrible
secret elle est maîtresse, et son intention de perdre Phaon.
«Qu'ordonnez-vous? s'écrie Sapho.--Que Phaon parte!--Il partira, je le
jure par le Styx.--Ce n'est pas tout, jure encore de ne pas le
suivre.--Jamais.--Aimes-tu mieux que je le livre?

    Ah! c'est trop!... Va-t'en, fuis, misérable!
    Fais connaître une femme assez inexorable,
          Assez vouée à Némésis,
          Pour immoler sans épouvante
          Celui qu'elle se vante
          D'avoir aimé jadis.

    GLYCÈRE

    Adieu! Je vais chez Pittacus.

    SAPHO

    Arrêtez! Je promets.....

Phaon survient et rend la scène plus violente. Glycère, non contente du
sacrifice qu'elle vient d'imposer à Sapho, après avoir démontré à Phaon
la nécessité de la fuite, en lui persuadant que le complot est
découvert, exige encore que Sapho, feignant de ne plus aimer Phaon, se
refuse à le suivre; bien plus, elle s'offre elle-même à accompagner le
fugitif. Phaon, indigné de l'apparente inconstance de Sapho, accepte
Glycère pour compagne et s'éloigne avec elle. Nous le retrouvons seul, à
l'acte suivant, sur le bord de la mer, où lui ont donné rendez-vous ses
complices pour quitter avec lui le rivage hellénique. Il s'en va, l'âme
ulcérée de l'abandon de Sapho:

    ...Reçois-moi sur tes flots, mer profonde!
    Elle me laisse fuir sans regrets, sans adieux!
    Emporte où tu voudras ma course vagabonde,
    Car je n'attends plus rien des hommes ni des dieux!

Glycère et les conjurés arrivent. Sapho paraît derrière un rocher. Elle
vient assister à sa propre agonie. Elle entend Phaon la maudire une
dernière fois, et tombe évanouie en le voyant partir. Pour faire encore
ressortir la tristesse de cette poignante scène, l'auteur a eu la belle
et simple idée d'y jeter un épisode de Théocrite, une pastorale calme
et souriante, dont le charme même oppresse le cœur. Un jeune pâtre
paraît sur le haut du rocher; sa silhouette gracieuse se dessine sur
l'azur de la mer et du ciel; il rêve nonchalamment, ses pipeaux à la
main, et chante:

    Broutez le thym, broutez, mes chèvres,
    Le serpolet avec le thym...
    La blonde Aglaé, de ses lèvres,
    Toucha les miennes ce matin;
    Et j'attends que Vénus se lève
    Pour la rejoindre sur la grève.
    Brille enfin, étoile d'amour,
    Et dans les cieux, éteins le jour.

Puis Sapho, revenue à elle, adresse à Phaon et à la vie son dernier
adieu, gravit le rocher qui domine le gouffre amer et s'y précipite.

A part les réserves que j'ai faites en commençant pour les scènes où la
musique se chante elle-même, et la rédaction de plusieurs parties
importantes de la pièce, écrites évidemment par un poète qui ne s'est
pas rendu compte des nécessités de l'art musical, j'avoue ne point
partager l'opinion des gens qui blâment le choix de ce sujet et ne lui
trouvent pas d'intérêt dramatique. Il faut croire que j'ai le malheur de
n'être ni de mon temps ni de mon pays, car cet amour douloureux de
Sapho, cet autre amour implacable de Glycère, l'erreur de Phaon,
l'enthousiasme inutile d'Alcée, ces rêves de liberté aboutissant à
l'exil, et ces fêtes olympiques et cette glorification de l'art par un
peuple entier, et cette admirable scène finale où Sapho mourante revient
un instant à la vie pour entendre, d'un côté, le dernier et lointain
adieu adressé par Phaon aux rives lesbiennes, de l'autre, le chant
joyeux du pâtre attendant sa jeune maîtresse; et cette morne solitude,
cette mer profonde, digne tombeau de cet immense amour, mugissant
sourdement avant de recevoir sa proie; puis ces beaux paysages de la
Grèce, cette architecture élégante, ces admirables costumes, ces nobles
cérémonies dont la gravité a encore de la grâce, tout cela me ravit, me
passionne, me gonfle le cœur, m'attendrit, m'élève la pensée, me jette
en un trouble profond, délicieux, je ne le nierai point; tandis que
beaucoup d'autres opéras, qui passent pour fort _dramatiques_,
m'ennuient, me fatiguent, par leurs mille détails, me choquent par leurs
prétentions même de toujours m'intéresser, et me sont antipathiques par
le prosaïsme obséquieux de leur industrie; je ne le nierai pas
davantage.

Et ce sont ceux-là néanmoins qu'il faut au public. Pour l'immense
majorité des habitués de l'Opéra, ce n'est ni pour la pièce ni pour la
musique qu'ils viennent à ce théâtre, mais pour les accessoires
seulement; et quant au reste qui croit aimer dans un opéra l'opéra
lui-même, ce n'est pas le beau qui lui convient, ce n'est pas le
mauvais non plus, c'est le médiocre, c'est ce qui lui ressemble.

Combien de fois, au temps où je m'obstinais encore à faire entendre dans
les concerts des fragments des sublimes poèmes de Gluck, ne me suis-je
pas dit, en sentant mes artères battre, ma tête brûler, mes yeux se
gonfler: «En ce moment le public lutte contre un mortel ennui!» Et
quand, tout frémissant, j'avais peine à contenir mes cris de souffrance
admirative, combien de fois ne me suis-je pas répété, avec la triste
certitude d'être dans le vrai: «En ce moment, si le public osait, il
couvrirait de ses sifflets notre orchestre et nos chanteurs, car nous
lui infligeons une véritable torture, nous le fatiguons, nous
l'obsédons!» O profane vulgaire! ô blasés qui n'avez jamais rien senti!
imaginations aux ailes de pingouin, c'est pourtant devant vous qu'il
faut s'agenouiller dans les théâtres!

Eh bien donc, oui, la Sapho de M. Augier me touche et m'émeut vivement;
oui je trouve que c'est un magnifique texte pour la musique, et j'ajoute
que ce texte, M. Gounod l'a très bien traité dans plusieurs parties.
Voilà pourquoi j'ai été si attristé, je veux dire si irrité, de voir le
musicien manquer la composition de plusieurs autres parties non moins
importantes de cette œuvre. J'ai trouvé la plupart de ses chœurs d'un
accent grandiose et simple; le troisième acte tout entier me paraît
très beau, extrêmement beau, à la hauteur poétique du drame; mais le
quatuor du premier acte, le duo et le trio du second, où les passions
des principaux personnages éclatent avec tant de force, m'ont
positivement révolté; je trouve cela hideux, insupportable, horrible.
J'espère que l'auteur ne me prendra pas en haine pour la brutalité avec
laquelle je m'exprime là-dessus. Si son œuvre ne décélait pas en lui de
si hautes tendances, si elle ne contenait pas tant de choses tout à fait
belles, si elle était au contraire de la famille de ces pâles
productions où l'on n'entend que les échos inutiles de mille autres voix
plus ou moins éloquentes, ou de celle des _produits_ d'un sot
industrialisme musical, je n'eusse pas ainsi perdu mon sang-froid. Non,
mon cher Gounod, l'expression fidèle des sentiments et des passions
n'est pas exclusive de la forme musicale; la coupe des paroles dans le
dialogue de vos personnages n'est pas favorable sans doute au
développement du chant, la mélodie ne sait où se poser là-dessus, la
phrase y est à chaque instant brisée; mais votre poète, à coup sûr, ne
se fût point refusé à donner à sa pensée une autre forme que vous deviez
vous-même lui indiquer. Avant tout, il faut qu'un musicien fasse de la
musique. Et ces interjections continuelles de l'orchestre et des voix
dans les scènes dont je parle, ces cris de femmes sur des notes aiguës,
arrivant au cœur comme des coups de couteau, ce désordre pénible, ce
hachis de modulations et d'accords, ne sont ni du chant, ni du
récitatif, ni de l'harmonie rythmée, ni de l'instrumentation, ni de
l'expression. Il arrive dans certains cas au compositeur d'être obligé
par son sujet à des espèces de préludes, dans lesquels se montrent à
demi les idées qu'il se propose de développer immédiatement après; mais
il faut qu'enfin il les développe ces idées, il faut que l'espoir de
voir le morceau de musique commencer et finir ne soit pas
continuellement déçu. Non, vous avez écrit ces scènes, je le crois, sous
la préoccupation d'une doctrine erronée et sous l'influence d'une
disposition fâcheuse de votre poème. Si cette doctrine est celle que je
soupçonne, elle a été introduite dans votre esprit par un mot trop
célèbre attribué à Gluck. A en croire la tradition, ce grand maître
n'aurait jamais commencé une partition sans dire: «Mon Dieu! faites-moi
la grâce d'oublier que je suis musicien!» vœu impie qui, fort
heureusement, ne fut jamais exaucé. Si, comme il est certain, la
disposition des vers que vous aviez à mettre en musique vous a
d'ailleurs gêné, il fallait songer à un autre mot de Mozart qu'on ne
médite pas assez: «Depuis bien longtemps, a-t-il dit, les compositeurs
torturent leurs idées pour les placer servilement sous les paroles;
quand donc en viendra-t-on à faire des paroles sous leur musique? Ce
serait plus naturel!» Il y a, en effet, beaucoup de cas où la situation
étant déterminée, les sentiments à exprimer parfaitement indiqués, la
musique devrait être écrite la première; à la condition, pour le
compositeur, de n'admettre ensuite que des paroles en rapport intime et
direct avec sa musique, et d'en surveiller attentivement la
prosodie.--Maintenant, sans plus parler de ces morceaux dont il faut
faire abstraction dans la nouvelle _Sapho_, je vais recueillir mes
souvenirs sur le reste de la partition; je les crois fidèles.

M. Gounod n'a pas écrit d'ouverture, il s'est borné à une introduction
d'une belle physionomie antique, où se retrouve malheureusement une trop
forte réminiscence de la marche religieuse de l'_Alceste_ de Gluck. Le
chœur processionnel qui ouvre la scène: _O Jupiter!_ est d'une harmonie
mâle et pleine de noblesse. Le suivant est surtout remarquable par son
rythme énergique, sans violence. Le récitatif de Pythéas est naturel,
sans rien offrir de bien saillant. Il y a de la grâce dans la mélodie de
la romance de Phaon: _Puis-je oublier, ô ma Glycère!_ mais l'orchestre
me semble trop effacé, trop stagnant; le chœur des femmes: _Salut, ô
rivale d'Alcée!_ a beaucoup de distinction. Au moment où le peuple sort
du temple pour assister au concours de poésie, un solo de timbales ou de
tambour sans timbre, accentué à découvert d'une façon étrange, étonne
d'abord l'oreille qui s'y accoutume bien vite; et le trouve même
convenable à cette joie populaire dont il précède les éclats. On se
figure aussi, volontiers, que les sacrifices antiques aient pu, dans
quelques parties de la Grèce, être annoncés par ce bruit cadencé d'un
instrument semblable à nos timbales.

Le chœur des prêtres: _O puissant Jupiter!_ qu'on a raccourci de moitié
après la répétition générale, est un beau tissu harmonique pompeusement
accompagné par des accords de harpes et des coups sourds de cymbales et
de grosse caisse. Ces pulsations mystérieuses reparaissant à intervalles
réguliers sous la masse instrumentale, en augmentent l'accent solennel,
sans rien produire qui ressemble au bruit vulgaire pour lequel ces
instruments sont aujourd'hui presque exclusivement employés.

J'avoue que l'improvisation d'Alcée n'est pas digne de son objet. La
première partie de son thème rappelle la seconde phrase de _la
Marseillaise_, et les paroles: _O Liberté, déesse austère!_ contribuent
à ramener plus vite encore ce souvenir. Mais la Marseillaise d'Alcée n'a
rien autre de commun avec le terrible chant de Rouget de Lisle;
l'orchestration en est d'ailleurs flasque, sans nerf, sans élan. La
trompette qui s'y fait entendre sonne mollement, tristement. Elle semble
annoncer la défaite plutôt que la victoire. En général, il est fort
difficile, sans tomber dans la fanfare vulgaire, de donner aux
instruments de cuivre des phrases qui en fassent ressortir le caractère
menaçant ou triomphal. Il n'y a pas un compositeur sur cent qui y soit
parvenu. Et rien n'est aussi grotesque qu'une trompette dépoétisée; cela
provoque le rire comme pourrait le faire une statue de Pélopidas ou de
Thémistocle portant, au lieu de casque au fier cimier, une casquette de
loutre.

Le chœur du peuple: _Guerre à la tyrannie_, est bien écrit, d'une coupe
excellente; il pourrait avoir plus d'emportement.

L'improvisation de Sapho est récitée plutôt que chantée sous un
frémissement continu de violons divisés en plusieurs parties à l'aigu,
pendant qu'un dessin obstiné de basse murmure dans les profondeurs de
l'orchestre. Le compositeur a voulu reproduire ainsi, sans doute, les
puissants soupirs de la mer endormie pendant la nuit sereine que décrit
Sapho:

    Tremblant à la voûte des cieux,
    Phébé, sur la plaine marine,
    Répand la caresse argentine,
    De ses rayons silencieux.

L'effet résultant de cet ensemble instrumental, uni à la récitation
lente de Sapho sur les notes graves et moyennes de sa voix, est d'une
poétique mélancolie. L'allegro suivant retombe dans la prose; on y
retrouve les cris dont j'ai parlé plus haut, et ces affreuses roulades
dont le bruit ressemble à celui que l'on fait en déchirant du calicot.
Mais voici le finale. Il est grand et beau; les plus magnifiques accords
s'y succèdent avec un retentissement d'une solennité admirable, et
s'accumulent et montent jusqu'à une explosion dernière qui a électrisé
l'auditoire tout entier. Les forces des voix et de l'orchestre y sont
ménagées avec autant d'art que de bonheur. On a fait répéter ce morceau,
salué deux fois par un orage d'applaudissements.

L'hymne à Bacchus et la chanson à boire de Pythéas, au second acte,
n'ont pas été beaucoup remarqués et ne me semblent pas devoir l'être à
l'avenir davantage. La chanson surtout gagnerait à être plus franchement
gaie; le repos sur la dominante, amené par l'accord de sixte augmentée
sous le vers:

    Un soldat à jeun est transi.

en brise l'élan et l'assombrit en pure perte. Le serment des conjurés,
plein de décision et de hardiesse, produit encore un excellent et
vigoureux effet. Le duo entre Pythéas et Glycère offre de piquants
détails; on y retrouve un charmant roucoulement de flûte vers la fin. Ce
duo devrait être, ce me semble, compris par les exécutants d'une tout
autre façon. Qu'elle qu'ait pu être la licence des mœurs antiques, il
est probable qu'on mettait plus de mystère dans les transactions de la
nature de celle dont il s'agit ici. Et quand une femme se vendait à un
homme pour une liste de conjurés, elle n'allait pas crier les clauses de
son ignoble marché aux quatre coins de l'atrium; ici je passe sur le duo
des deux femmes et sur le trio qui lui succède, comme j'ai passé sur le
quatuor du premier acte, et par la même raison. Je signalerai seulement
au compositeur, qui devrait et pourrait aisément la changer,
l'exclamation de Sapho:

    Ah! c'est trop insulter au tourment que j'endure!

Il y a dans le syllabisme rapide et dans le rythme ternaire de la
musique de ce vers quelque chose de très malheureux. Cela annonce une
intention de vérité d'expression qui voudrait arriver à l'imitation du
langage parlé; mais le but est ici dépassé, d'où je conclus, parce que
je le sens, que c'est faux d'expression. Sans doute, Sapho est éperdue
de douleur, mais lors même que dans la nature une femme exhalerait ainsi
la sienne (ce que je ne crois pas), ce ne serait point une raison pour
l'art de l'imiter: il y a des réalités que l'art rejette. Ce rythme
sautillant sur ses trois pieds dans un mouvement aussi vif, au milieu
d'une pareille scène, n'est qu'une choquante et risible excentricité.

Au troisième acte, je n'ai plus qu'à louer. Tout y est musical, grand,
harmonieux, bien dessiné, bien net d'une expression juste autant que
profonde; le coloris de l'orchestre y est tantôt sombre comme une nuit
d'hiver, tantôt radieux et doux comme une belle matinée de printemps.
J'adore ce troisième acte, je le reverrai aussi souvent que je pourrai,
tant qu'il sera bien exécuté. C'est une large et poétique conception. Le
premier air de Phaon:

    J'arrive le premier au triste rendez-vous,

est admirable; le récitatif, l'andante et l'allegro en sont également
beaux. Il est déchirant ce dernier cri d'un désespoir indigné:

    Non, je n'attends plus rien des hommes ni des dieux!

Le solo de Sapho, qui répond aux malédictions de Phaon par une triste et
douce bénédiction, brise le cœur. La voix y est secondée par un effet
de cor et de cor anglais comme on en rencontre chez les très grands
maîtres seulement. Rien n'est plus délicieux, plus souriant, plus frais,
plus virgilien que la chanson du pâtre et son accompagnement monotone:
c'est le calme, c'est la paix, c'est le bonheur mis en présence du
malheur infini de cette mourante dont le cœur déchiré saigne goutte à
goutte. Et la dernière apostrophe de Sapho, accompagnée des râlements
sourds de la mer sur la grève déserte:

    Adieu, flambeau du monde,
    Tu descends dans les flots,

termine magistralement une scène dont la grandeur triste m'a causé une
des plus vives émotions que j'aie ressentie depuis longtemps. Si les
deux premiers actes étaient, égaux en valeur au dernier, M. Gounod eût
débuté par un chef-d'œuvre. Telle qu'elle est néanmoins, sa partition
me paraît de beaucoup supérieure aux partitions écrites sur le même
sujet par ses devanciers. Quelle fortune s'il eût trouvé le duo de la
_Sapho_ de Reicha! Ce brûlant morceau semblait tout dépaysé au milieu de
la pâle et froide composition du célèbre contrepointiste: il figurerait
à merveille dans celle du jeune compositeur. La _Sapho_ nouvelle a
obtenu devant le public exceptionnel qui l'écoutait un succès _juste_,
c'est-à-dire brillant pour les belles choses dont le nombre, je l'ai
déjà dit, est assez grand pour que l'auteur doive s'estimer très
heureux.

La mise en scène, due à un artiste aussi modeste qu'intelligent, M.
Leroy, est parfaite; les cérémonies des Jeux Olympiques, les scènes de
l'orgie, du départ des conjurés, et de l'évanouissement de Sapho, sont
réglées avec un art exquis. Les décorations du temple de Jupiter, de la
maison de Phaon et de la mer m'ont paru fort belles, la dernière
surtout.

Parlons maintenant de l'exécution.

L'orchestre a été irréprochable, il n'a pas, dans les accompagnements,
couvert les voix, ainsi qu'il lui arrive trop souvent de le faire dans
d'autres opéras; par la simple raison que les accompagnements dans
_Sapho_ sont des accompagnements et non des hurlements. Le public est
toujours disposé à s'en prendre à l'orchestre et non à l'auteur de la
musique, quand un fracas instrumental quelconque se fait entendre en
même temps que les chanteurs qu'il aime et qu'il voudrait écouter. Comme
si les musiciens, si habiles et si attentifs qu'on les suppose,
pouvaient se dispenser d'exécuter leur partie telle qu'elle est écrite,
d'accompagner tous _fortissimo_ une seule voix, quand le compositeur a
écrasé cette voix unique sous un orchestre plein et complet, auquel il a
ordonné de jouer _tout entier fortissimo_. Ainsi il est convenu qu'à
l'Opéra on accompagne trop fort; et cela est vrai, mais parce que les
compositeurs ordinaires et extraordinaires de ce théâtre donnent trop
souvent à l'orchestre un rôle incompatible avec celui d'accompagnateur.

       *       *       *       *       *


II

7 janvier 1852.

Après une assez longue interruption dans le cours de ses
représentations, l'opéra de _Sapho_ a repris place au répertoire. La
pièce a été mutilée pour rendre sa durée compatible avec la dignité du
ballet de _Vert-Vert_. Car le ballet, si sot qu'il soit, est, dans une
foule de cas, la _chose_ importante, attrayante, productive,
considérable et considérée quand il n'a pour auxiliaire qu'un opéra en
trois actes, fût-ce un chef-d'œuvre. En conséquence, si le ballet dure
trois heures, l'opéra qui le précède, annoncé en _petites lettres_ sur
l'affiche comme un accessoire dont le public est prié de ne pas trop se
préoccuper, ne doit en durer que deux au plus.

Si la merveille chorégraphique a besoin de plus de temps encore, on
prendra ce temps sur la durée de l'opéra, qui devra se faire alors
petit, humble, absurde, s'il le faut, se recroqueviller, s'aplatir,
rentrer sous terre, se réduire à rien, pour donner place aux grands
écarts de son rival. Puis quand une partition est ainsi remise en scène
pour servir de _lever de rideau_, il faut voir avec quel zèle chacun
dans le théâtre s'empresse d'entrer dans la pensée méprisante qui en
tolère la représentation! comme on traite l'œuvre et l'auteur! comme
tout âne se fait un devoir de venir donner aux deux malades son coup de
pied officiel! comme la machine se détracte! comme la tiédeur devient
froid glacial, la verve mollesse, l'harmonie discordance, l'expression
non-sens!

C'est ce qui est arrivé tout d'abord pour la reprise de _Sapho_.
L'exécution en a été pitoyable. Fort heureusement les observations qui
ont été faites sur elle au foyer de l'Opéra, ce soir-là, ne sont pas
tombées dans l'oreille de sourds; elles ont produit leur effet, et la
seconde représentation a motivé, sinon le pardon, au moins l'oubli de la
première. Les mouvements ont été mieux pris, les nuances mieux
observées, les principaux rôles mieux rendus; et l'effet, en dépit des
mutilations infligées à l'œuvre, a été grand, et l'auditoire ému et
surpris de son émotion, a applaudi _sincèrement lui-même_ et de toutes
ses forces, après la chute du rideau.

Les coupures ont enlevé plusieurs morceaux remarquables, mais elles en
ont aussi fait disparaître quelques-uns dont j'ai, dès l'abord, regretté
l'existence. Telle qu'elle est maintenant, cette œuvre m'attire, je
l'avoue, elle me charme, elle me passionne, et je l'entendrai tant que
je pourrai l'entendre. C'est si beau, le beau! C'est si rare, la passion
noblement exprimée, le bon sens dans l'art, le naturel poétique, la
vérité simple, la grandeur sans enflure, la force sans brutalité! Oh!
une œuvre dictée par le cœur, en notre temps de machinisme, de
mannequinisme (et de néologisme), et d'industrialisme plus ou moins
déguisé sous un prétexte d'art! Mais il faut l'adorer, jeter un voile
sur ses défauts, et la placer sur un piédestal si élevé, que les
éclaboussures qui jaillissent autour d'elle ne puissent l'atteindre!
Vous êtes les Catons de la cause vaincue, nous dira-t-on; soit! mais
cette cause est immortelle, le triomphe de la vôtre n'est que d'un
instant, et l'appui de vos dieux lui manquera tôt ou tard, avec vos
dieux mêmes.

D'ailleurs le beau, en musique et dans tous les arts reproduisant un
idéal élevé, n'atteint jamais la foule proprement dite, elle est de trop
petite taille, et les traits du génie volent bien au-dessus d'elle. Vous
ne voulez pas, direz-vous, de ces succès qui excitent des passions
admiratives et ne remplissent pas la caisse! Vous êtes orfèvre,
monsieur Josse! et nous aussi. Tout le monde a _son ours_! Le vôtre est
celui qui rapporte beaucoup d'argent; le nôtre, celui qui fait naître
des impressions, qui excite des élans d'âme que vous ignorez, et que des
millions de millions ne paieraient pas.

Or, je vous le dis en vérité, si la chimie inventait un procédé capable
d'extraire du minerai de la musique dramatique moderne les idées pures
qui s'y trouvent, il faudrait mettre un bien grand nombre d'opéras dans
son creuset, pour y trouver, après la fonte, la valeur du troisième acte
de _Sapho_ et les beaux morceaux des deux autres. Ces paroles sont
folles, je le sais, selon l'opinion générale, on n'y verra que
d'insensés blasphèmes. Tant pis! tant mieux plutôt! Je les ai dites avec
préméditation, et je regrette de ne pouvoir leur donner vingt fois plus
d'énergie encore.

Et pourtant je vois l'œuvre telle qu'elle est.

Le rôle entier d'Alcée a disparu, je ne disconviens pas que ce soit peu
regrettable. La musique du dithyrambe de ce socialiste antique était
pâle, sans nerf, et semblait accompagnée par des trompettes de carton.
La suppression des chants de l'orgie ne laisse pas non plus un grand
vide dans la partition. M. Gounod n'a pas trouvé sur sa lyre grecque les
cordes de fer dont les violentes vibrations suffisent seules à rajeunir
les vieux cris de liberté, et à donner l'ardeur communicative, l'éclat
fracassant qui conviennent aux mélodies de l'ivresse.

Mais l'introduction religieuse est restée, on a conservé l'hymne: _O
puissant Jupiter!_ l'improvisation sur Héro et Léandre, les gracieux
couplets: _Puis-je oublier, ô ma Glycère!_ le grand et beau finale:
_Merci, Vénus!_ le chant si voluptueusement languissant de Sapho:
_Aimons, mes sœurs!_ et tout le troisième acte. Et c'est assez.
Pourquoi n'a-t-on pu enlever aussi la scène du deuxième entre Sapho et
Glycère? Les deux cantatrices, les auditeurs et l'auteur, tout le monde
y eût gagné. Mais l'élément dramatique, le nœud de la pièce, eussent
alors disparu....

En écoutant ce duo, dernièrement, j'ai été amené à reconnaître la vérité
d'une observation déjà faite par d'excellents critiques, et qui est
celle-ci: une situation étant donnée, dans laquelle deux femmes
expriment l'une le désespoir et l'autre la fureur, le compositeur, s'il
veut rester vrai, n'évitera point de leur faire pousser à l'une et à
l'autre des cris d'autant plus disgracieux et intolérables que le timbre
des deux voix est plus aigu. Elles auront toujours l'air de mégères aux
prises, et les hurlements sympathiques de l'orchestre ne serviront qu'à
rendre plus pénible pour l'auditeur cette lutte de sons criards, que
l'accent musical n'adoucit plus. C'est à l'auteur du drame à éviter des
scènes pareilles, qui compromettent le compositeur et ses interprètes.

Gueymard a bien dit deux passages du bel air qui ouvre le troisième
acte, celui de l'_andante_:

    Sapho, je donnerai le reste de ma vie
    Pour te revoir encore une dernière fois:

et l'exclamation désespérée de la fin:

    Non, je n'attends plus rien des hommes, ni des dieux!

L'orchestration de l'_allegro_ de cet air me paraît trop chargée, ou
tout au moins écrite de façon à couvrir trop constamment la voix. Mais à
partir de l'imprécation de Phaon:

    O Sapho! sois trois fois maudite!
    Je te voue aux dieux infernaux!

à cette navrante réponse de l'abandonnée à son injuste amant:

    Sois béni par une mourante!

commence une orchestration monumentale, parfaite, admirable. Chacun des
instruments dit ce qu'il doit dire, et tout ce qu'il doit et rien que ce
qu'il doit dire. L'art est si complet qu'il disparaît. On ne songe plus
qu'à la sublimité de l'expression générale sans tenir compte des moyens
employés par l'auteur. C'est un cœur qui se brise et dont on compte les
derniers battements, c'est l'amour indigné qui exhale sa suprême
plainte, c'est le râle de la mer attendant sa proie, ce sont tous les
bruits mystérieux des plages désertes, toutes les harmonies cruelles
d'une nature souriante, insensible aux douleurs de l'être humain. C'est
beau, mais c'est très beau, miraculeusement beau!



FAUST

26 mars 1859.


Cette fois je n'aurai pas à raconter la pièce; tout le monde est censé
avoir lu le poème de Goethe.--«Oui, oui, oui, direz-vous, nous savons
par cœur notre Marguerite, notre Faust, notre Méphistophélès, et notre
sabbat, et nos sorcières.»--Et moi je vous répondrai: «Non, non, non!
vous ne savez rien par cœur, d'abord parce qu'il se peut que vous
n'ayez point de cœur, et ensuite parce qu'en réalité vous n'avez jamais
lu _Faust_, et que, l'eussiez-vous lu un soir pour vous endormir, comme
on lit un roman de Paul de Kock qui ne vous endort pas, au contraire,
vous ne le connaissez pas mieux pour cela. Mais c'est égal, je vais
faire semblant de croire que chacun a médité, senti et compris le
merveilleux poème, et divaguer sur ce sujet comme si nous avions tous
été élevés dans le giron de Jupiter.»

Ces rêveries, ces aspirations à l'infini, cette soif de jouissances, ces
passions naïves, ces ardeurs d'amour et de haine, ces lueurs du ciel et
de l'enfer, ont dû tenter et tentèrent en effet bien des musiciens, bien
des dramaturges, sans parler des dessinateurs et des peintres. Combien
de fois n'a-t-on pas dérangé Goethe, qui lui-même avait dérangé
Marlowe, pour mettre son œuvre en opéra, en légende, en ballet! oui, en
ballet. L'idée de faire danser Faust est bien la plus prodigieuse qui
soit jamais entrée dans la tête sans cervelle d'un de ces hommes qui
touchent à tout, profanent tout sans méchante intention, comme font les
merles et les moineaux des grands jardins publics prenant pour perchoir
les chefs-d'œuvre de la statuaire. L'auteur du ballet de _Faust_ me
paraît cent fois plus étonnant que le marquis de Molière occupé à mettre
_en madrigaux l'histoire romaine_. Quant aux musiciens qui ont voulu
faire chanter les personnages du célèbre poème, il faut leur pardonner
beaucoup parce qu'ils ont beaucoup aimé et aussi parce que ces
personnages appartiennent de droit à l'art de la rêverie, de la passion,
à l'art du vague, de l'infini, à l'art immense des sons.

En outre du ballet de _Faust_, il y a sur le même sujet un opéra
allemand de Spohr, un opéra italien de mademoiselle Berlin, des
ouvertures de Richard Wagner, de Lindpaintner, une symphonie de Liszt,
des illustrations et une foule de légendes, ballades, cantates, sonates,
variations pour la clarinette et pour le flageolet. De combien de
dédicaces Goethe l'olympien a été affligé! Combien de musiciens lui
ont écrit: «O toi!» ou simplement: «O!» auxquels il a répondu ou dû
répondre: «Je suis bien reconnaissant, monsieur, que vous ayez daigné
illustrer un poème qui, sans vous, fût demeuré dans l'obscurité, etc.»
Il était railleur, le dieu de Weimar, si mal nommé pourtant par je ne
sais qui, le Voltaire de l'Allemagne. Une seule fois seulement, il
trouva son maître dans un musicien. Car, cela paraît prouvé maintenant,
l'art musical n'est pas aussi abrutissant que les gens de lettres ont
longtemps voulu le faire croire, et, depuis un siècle, il y a eu,
dit-on, presque autant de musiciens spirituels que de sots lettrés.

Or donc Goethe était venu passer quelques semaines à Vienne. Il aimait
la société de Beethoven, qui venait d'_illustrer_ réellement sa tragédie
d'_Egmont_. Errant un jour au Prater avec le Titan mélancolique, les
passants s'inclinaient avec respect devant les deux promeneurs, et
Goethe seul répondait à leurs salutations. Impatienté à la fin d'être
obligé de porter si souvent la main à son chapeau: «Que ces braves gens,
dit Goethe, sont fatigants avec leurs courbettes!--Ne vous fâchez
pas, _Excellence_, répliqua doucement Beethoven, c'est peut-être moi
qu'ils saluent.»

Il n'y a donc pas lieu de s'étonner que le drame fantastique de Goethe
ait eu à subir un si grand nombre d'attentats prémédités non suivis
d'effet. Je suis surpris, au contraire, qu'on n'ait pas, vingt ans plus
tôt, fait pour le plus grand de nos théâtres lyriques le plus grand des
opéras sur ce grand sujet de Faust.

Mais non, c'est un petit théâtre sans subvention qui s'est dévoué à
cette noble tâche. Il a fait des efforts, il s'est imposé des
sacrifices, des dépenses de talent, de temps et d'argent qui lui donnent
des droits incontestables aux plus vives sympathies, aux plus chaleureux
encouragements. Entourés, comme nous le sommes dans le monde des arts,
de gens dont l'unique souci est de rapetisser ce qui est grand, il faut
louer ceux qui tentent.

Beaucoup de personnes, néanmoins, trouvent le sujet de Faust
incompatible avec les exigences musicales; pour d'autres il est peu
dramatique, ennuyeux, triste. Il fallait entendre dans les corridors du
Théâtre-Lyrique ce cliquetis d'opinions étranges et contradictoires:

«Eh bien! voilà un succès....

--Oui. Pour moi c'est peu amusant.--Amusant! Vous conviendrez que
l'expression est mal choisie. On ne va pas voir un Faust pour
s'amuser.--Vous êtes singulier; faudra-t-il aller au théâtre suivre un
cours de philosophie? Je prétends....

--...quatuor du jardin. Est-ce frais? est-ce touchant? plein de chaste
passion, d'angélique tendresse?--Allons, bon, voilà encore ce mot
_chaste_, un des termes les plus indécents que l'on puisse employer.
Votre chaste Marguerite est une jeune drôlesse; elle mérite, et au delà,
toutes les épithètes dont son frère Valentin en mourant va la
stigmatiser. Elle se rend aux premiers mots d'amour que lui adresse un
inconnu. A leur deuxième entrevue, la chaste jouvencelle le reçoit dans
sa chambre. Fausse niaise!--Voulez-vous vous taire!...--Petite pécore,
qui a fait....--Taisez-vous,--... et qui le noie ensuite.--Vous
dépoétisez tout ce que...--un infanticide. Chaste! Tudieu! quelle
chasteté!

--Ils présentent leurs épées par la poignée, ce simulacre de croix fait
trembler et fuir Méphistophélès. Idée ingénieuse, dont Goethe ne s'est
pas avisé.--Seulement, cette ingénieuse idée fait paraître absurde la
belle scène de l'église, dont Goethe s'est avisé, puisque
Méphistophélès, entré dans le sanctuaire, n'y a plus peur d'aucun objet
sacré. Lui qui frissonnait à l'aspect des gardes d'épée figurant la
croix, ne craint maintenant ni vraies croix, ni bannières, ni châsses de
saints, ni pieux cantiques.--Vous poussez la logique...--Jusqu'au sens
commun.

--...Je le veux bien, ce n'est pas coupé comme les autres opéras, tant
mieux! cela change des habitudes dont nous sommes cruellement fatigués.

--...la scène du jardin est manquée...

--Quel délicieux morceau que ce duo du jardin!--Ce n'est pas un duo,
mais un quatuor.--Il y a de beaux passages dans le quatuor du
jardin.--Euh! harmonieux oui, mais voilà tout. D'ailleurs, ce n'est pas
un quatuor; on pourrait y voir plutôt deux duos alternatifs.--Comme il
vous plaira; le nom m'est égal; pourvu que l'auteur m'émeuve, je suis
content. Et il m'a ému. Et ce monologue de Marguerite à sa fenêtre? Ce
n'est pas beau, peut-être? ce n'est pas une idéale peinture de la
passion croissante?...

--Pourquoi cette grosse caisse et ces cymbales pendant le monologue de
Marguerite? à quel propos? dans quelle intention?--Vous venez bien tard
pour faire cette question. Elle a déjà été faite pendant les
répétitions, et personne n'a pu y donner une réponse satisfaisante.--Je
m'adresserai à l'auteur, cela m'intrigue.

--Ce chœur du peuple après la mort de Valentin est un
chef-d'œuvre!--Je suis de votre avis, et j'ajoute que le récitatif de
Valentin mourant est plus remarquable encore. Cette scène est d'une
force....

--Avec tout cela, il n'y a pas à se le dissimuler, c'est un
succès.--Certainement.--Et un grand succès.--Oui. Aviez-vous _espéré_
une chute?--Je l'avoue, la chute me souriait.--Pourquoi? Vous détestez
donc M. Gounod?--Je le déteste.--Parce que?--Parce qu'il porte une
longue barbe. A-t-on jamais vu musicien si barbu? Rossini porte-t-il la
barbe, Meyerbeer, Halévy, Auber portent-ils la barbe? Qu'est-ce que ces
habitudes de moujik? Sommes-nous en Russie?...--C'est vrai, c'est vrai.
Oh! dès que vous me donnez des raisons... En effet, un musicien barbu ne
peut avoir aucun talent, et vous êtes plus qu'autorisé à détester M.
Gounod. Pourtant un poète l'a dit:

    Du côté de la barbe est toujours la puissance.

Félicien David, d'ailleurs, et Verdi, portent la barbe; vous n'avez
jamais paru les haïr...--Ce n'est pas la même race d'artistes, et leur
barbe est moins longue.--Très juste. Vous êtes très juste. Rentrons,
voilà le quatrième acte qui commence.

       *       *       *       *       *

Voilà pourtant ce qui se dit, avec bien d'autres choses encore, dans les
foyers, dans les corridors des théâtres lyriques, à toutes les premières
représentations des œuvres de quelque valeur.

A la première des _Huguenots_, un poète d'esprit fit ce mot qu'on a
longtemps répété: «Voilà un bel opéra! c'est dommage qu'on ne l'ait pas
mis _en musique_!» Ainsi il faut méditer, inventer, travailler, perdre
le sommeil et la santé, à cette tâche ardue de la composition d'une
grande partition dramatique, pour se voir tout d'abord tiré à
quarante-huit chevaux, loué et déchiré à tort et à travers, baffoué par
les uns, ridiculement exalté par les autres, mal compris de tous...

    _Famæ sacra fames!_

       *       *       *       *       *

Voici les nombreuses beautés que je puis signaler dans la partition de
_Faust_ après l'avoir entendue deux fois et en commençant par constater
le grand et légitime succès qu'elle a obtenue. Dans l'introduction
instrumentale qui remplace l'ouverture se décèle le savant harmoniste.
Le caractère de ce morceau est celui d'une triste rêverie; il fait
vivement saillir la fraîche et joviale villanelle qu'on entend bientôt
après. Le solo de Faust, accompagné des instruments de cuivre, succède à
cette jolie chanson rustique, placée là par les arrangeurs de la pièce,
à la place du chant de la Fête de Pâques de Goethe, pour éveiller en
Faust le souvenir des pures émotions de sa jeunesse et lui faire tomber
des mains la coupe empoisonnée. J'ignore la raison de cette
substitution. Le bruit solennel des cloches et les pieuses harmonies
retentissant dans l'église voisine du cabinet de Faust, ont, ce me
semble, quelque chose de bien plus émouvant qu'une chanson de paysans,
si jolie qu'elle soit. Après l'apparition de Méphistophélès, ce prologue
se termine par un duo dont le style ne paraît pas assez relevé; il est
instrumenté d'ailleurs avec trop de violence, les violons crient trop
constamment dans le haut.

Le premier acte s'ouvre par un chœur populaire plein d'entrain, dont le
thème, proposé par les ténors, passe ensuite aux soprani et circule dans
les diverses parties vocales avec une aisance et un brio remarquables.
Dans le _tutti_, les femmes du chœur ont chanté beaucoup trop haut. On
avait déjà à souffrir de cet horrible défaut dans l'exécution de la
villanelle du prologue.

A la scène de la fontaine de vin, on entend un beau chœur d'hommes
d'une rare énergie, et dont le thème revêt avec bonheur et à propos la
forme des chorals. La couleur religieuse de ce chant se trouve
parfaitement justifiée par l'intention des chanteurs de conjurer le
mauvais esprit.

Rien de plus naturel et de plus gracieux que la phrase de Marguerite, si
délicieusement dite par madame Carvalho à son entrée:

    Je ne suis demoiselle
            Ni belle,
    Et je n'ai pas besoin
    Qu'on me donne la main.

Je ne puis me rappeler la forme ni l'accent du petit morceau chanté par
Siébel, cueillant des fleurs dans le jardin de Marguerite.

L'air suivant de Faust: _Salut, demeure chaste et pure_, m'a au
contraire beaucoup touché. C'est un beau sentiment, très vrai et très
profond. Le solo qui accompagne le chant du ténor nuit peut-être plus
qu'il ne sert à l'effet de l'ensemble, et je crois que Duprez avait
raison quand il dit un jour, à propos d'une romance ou un instrument
solo l'accompagnait ou plutôt l'importunait dans l'orchestre: «Ce diable
d'instrument, avec ses traits et ses variations, me tourmente comme une
mouche qui bourdonnerait autour de ma tête et voudrait toujours se poser
sur mon nez.»

Ici pourtant l'instrument solo n'exécute pas précisément des traits ni
des variations; il est même employé avec réserve. Quoi qu'il en soit,
l'air, je le répète, est délicieux. On l'a applaudi, mais pas assez; il
mérite de l'être vingt fois davantage. Je ne connais rien de plus
décourageant pour les compositeurs que cette tiédeur du public français
pour les beautés musicales de cette nature. Il les écoute à peine. La
mélodie en est insaisissable pour lui, le mouvement est trop lent, le
coloris trop doux, l'accent trop intime. Il dit: «Oui, ce n'est pas
mal», approuve vaguement du geste, et n'y pense plus, autre application
du mot de Shakespeare:

    _Caviar to the general._

J'insiste donc: le morceau est excellent et Barbot l'a très bien
chanté. Tant pis pour les gens qui ne sentent pas cela.

La chanson du roi de Thulé est écrite dans un des tons du plain-chant,
ce qui lui donne une tournure gothique bien motivée; mais elle est
interrompue par un court récitatif, et cette interruption ne me semble
pas suffisamment motivée; je voudrais entendre la jeune fille chanter
tout droit sa vieille chanson.

L'observation que je relevais tout à l'heure au milieu des conversations
du foyer ne me paraît pas dénuée de justesse. Marguerite chante un
morceau doux et gracieux, après avoir essayé la parure qu'elle a trouvée
dans un coffret, et l'on entend en même temps des coups sourds de
cymbales et de grosse caisse. L'auteur a certainement eu ici une
intention, mais je ne la devine pas.

Tout est bien frais, bien vrai, bien senti, dans le quatuor entre
Méphisto, la vieille Marthe, Marguerite et Faust. Cette belle scène eût
pu être mieux disposée pour la musique par les auteurs du libretto;
telle qu'elle est, le compositeur l'a supérieurement rendue. Rien de
plus doux que l'harmonie vocale, si ce n'est l'orchestration voilée qui
l'accompagne. Cette charmante demi-teinte, ce clair de lune musical
caressent l'auditeur, le fascinent, le charment peu à peu, et le
remplissent d'une émotion qui va grandissant jusqu'à la fin.

Et cette admirable page est couronnée par un monologue de Marguerite à
sa fenêtre, où la passion de la jeune fille éclate à la péroraison en
des élans de cœur d'une grande éloquence. C'est là, je crois, le
chef-d'œuvre de la partition.

Pourquoi, par un mécanisme placé sous les pieds de Marguerite dans
l'intérieur de sa chambre, soulever peu à peu l'actrice au fur et à
mesure que son chant et ses intonations s'élèvent? Le spectateur ne
subit pas l'illusion; il sait bien que Marguerite n'est pas un pur
esprit et qu'il ne lui est pas possible de monter ainsi graduellement
dans l'espace. On a voulu faire mieux que bien: le but est dépassé,
c'est absurde. Il serait sage de renoncer à cet effet d'ascension.

Dans ce morceau où d'ingénieux enlacements enharmoniques amènent de si
belles modulations, le timbre du cor et des flûtes est employé avec le
plus grand bonheur. Dans un passage du morceau précédent au contraire, à
ces mots: _Félicité du ciel_ l'intervention des trombones me paraît
moins heureuse.

Le troisième acte s'ouvre par la romance de Marguerite abandonnée. Elle
est assise à son rouet et file. De quoi s'agit-il? De la douleur
profonde de la pauvre enfant, de son amour dédaigné, des angoisses de
son cœur. Le musicien ne doit là songer à exprimer rien autre chose.
Pourquoi donc avoir encore introduit dans l'accompagnement cette espèce
de ronron qui veut imiter le bruit du rouet? Schubert fut peut être
excusable, dans un morceau de chant non destiné au théâtre, de vouloir
faire penser au rouet qu'on ne pouvait voir. (Si tant est que l'idée du
rouet ait la moindre importance.) Mais dans l'opéra on le voit:
Marguerite file en réalité; l'imitation n'est donc nullement nécessaire.

Le chœur des compagnons de Valentin:

    Déposons les armes,

est joli. Le thème de la marche, richement instrumenté d'ailleurs,
manque de distinction. La phrase épisodique du milieu est ingénieusement
accompagnée d'un dessin d'ophicléïde au grave. Le crescendo de rentrée
qui ramène le thème devrait être, à mon sens, un peu plus long, à faire
entendre et désirer davantage l'explosion finale.

Cette marche a été redemandée à grands cris, et l'on a peu applaudi
l'air exquis de Faust au deuxième acte!!!

    _Pudding to the general!_

La sérénade de Méphistophélès est peu saillante. On a remarqué plusieurs
passages d'une excellente intention dramatique dans l'ensemble de la
scène de la mort de Valentin. Celui:

    Ce qui doit arriver,
    Arrive à l'heure dite,

est accompagné de sinistres harmonies, puis les trombones jettent des
beaux cris d'horreur, et l'ensemble des voix du peuple termine
supérieurement ce beau morceau. C'est grandiose. La scène de l'église
avec l'orgue et les chants religieux mêlés aux imprécations de Méphisto
et aux lamentables accents de la fille repentie est supérieurement
traitée.

Le sabbat du Blocksberg paraît écourté; mais je ne sais trop s'il eût
été possible de le mettre en scène plus complètement sur un petit
théâtre. Nous avons ensuite une apparition antique, où l'on voit
Cléopâtre entourée de sa cour voluptueuse; la reine d'Égypte et Iras et
Charmian boivent nonchalamment couchés sur des lits de pourpre et d'or.
On entend un chant bachique d'une certaine langueur, que la nature de la
scène justifie.

Le cinquième acte est précédé d'un entr'acte instrumental trop long. Ce
n'est pas à minuit moins un quart, quand il a encore de si terribles
choses à nous dire, que le compositeur doit s'amuser à faire jouer des
solos de clarinette.

Cet acte toutefois est fort court. La fameuse scène de la prison
l'occupe presque seule. La tâche du musicien était bien difficile à
remplir. Ce désespoir affreux, cette fille folle, couchée sur la paille,
ces cris désespérés, les supplications inutiles de Faust, tout cela est
trop tendu, trop violemment, trop physiquement douloureux pour la
musique. Puis, quand Méphistophélès survient et crie: «Hâtez-vous! mes
chevaux s'impatientent!» Il faut une rapidité d'interjections, une
accentuation brève, impérieuse, sifflante, si je puis ainsi parler, que
l'on ne sait pas comment obtenir des chanteurs, surtout en France, où
ils filent des sons dans les récitatifs pour dire: «Oui! non! tu mens!
viens donc!» Après quatre heures de musique, on éprouve toujours une
grande fatigue. En conséquence, de cet acte, à vrai dire, je n'ai qu'une
idée confuse, et j'ai besoin de l'entendre à nouveau avant d'en parler.
Le chœur final pendant l'apothéose de Marguerite est évidemment chanté
beaucoup trop fort. Quelle horreur nos théâtres lyriques professent pour
les chœurs doux, et quelle ignorance inexplicable chez nos directeurs
de chœurs de l'effet que la nuance douce dans l'exécution vocale
produit infailliblement sur tout le monde!

Madame Carvalho, qui a chanté comme elle chante toujours, a savamment
composé le rôle de Marguerite; ses attitudes, ses gestes sont d'une
séduisante suavité; son costume est charmant. Dans la scène du jardin,
sous ces pâles rayons lunaires, on eût dit d'une poétique apparition.

Barbot s'est acquitté avec bonheur, souvent avec un vrai talent, du rôle
difficile et exigeant de Faust, et Ballanqué fait un excellent
Méphistophélès. Il en a la tournure, le profil anguleux, le regard
sanglant, la voix stridente et railleuse. Enfin un jeune débutant,
Reynal, dont la voix est bonne et ne chevrotte pas, a fort
convenablement représenté l'honnête soldat Valentin.

L'orchestre habilement dirigé par M. Deloffre, a droit à tous nos éloges
et à la reconnaissance du compositeur.

Il n'est pas nécessaire, je suppose, d'ajouter que le décor et la mise
en scène sont fort soignés. On sait que M. Carvalho, quand il s'agit des
grandes œuvres en l'avenir desquelles il a foi, fait largement les
dépenses indiquées et prodigue l'argent avec une intelligente hardiesse.

J'ai dit en parlant de _la Fée Carabosse_: ce pourrait bien être le
succès de la veille[50]. _Faust_ est à coup sûr le succès du lendemain.



HENRY LITOLFF



LA MUSIQUE SYMPHONIQUE A PARIS.

HENRY LITOLFF: SON QUATRIÈME

CONCERTO SYMPHONIQUE

5 mars 1858.


Paris, il faut en convenir, est la ville de l'Europe où le mouvement des
idées en tout genre a le plus de grandeur, sinon le plus de rapidité, et
dans laquelle la vie des arts, malgré de longues somnolences, se
manifeste quelquefois avec le plus d'énergie. Cela prouve que la passion
du beau est très intense dans le cœur de cinq ou six cents personnes
qui constituent la population du petit monde artiste, car le
découragement et le dégoût auraient dû l'éteindre depuis longtemps. En
effet, et pour nous renfermer dans la question musicale seulement, on
peut remarquer un singulier contraste entre l'activité des musiciens de
Paris à l'époque où nous sommes, et celle qu'ils déployaient il y a
vingt ans. Presque tous avaient foi en eux-mêmes et dans le résultat de
leurs efforts; presque tous aujourd'hui ont perdu de cette croyance. Ils
persévèrent néanmoins.

Leur courage ressemble fort à celui de l'équipage d'un navire explorant
les mers du pôle antarctique. Les hardis marins ont bravé d'abord
joyeusement les dangers des banquises et des glaces flottantes. Peu à
peu, le froid redoublant d'intensité, les glaçons entourent leur
vaisseau; sa marche est plus difficile et plus lente; le moment approche
où la mer solidifiée le retiendra captif dans une immobilité silencieuse
semblable à la mort. Le danger devient manifeste; les êtres vivants ont
presque tous disparu; plus de grands oiseaux aux ailes immenses dans ce
ciel gris d'où tombe un épais brouillard, plus rien que des troupes de
pingouins debout, stupides, sur les îles de glace, péchant quelque
maigre proie et agitant leurs moignons sans plumes, incapables de les
porter dans l'air... Les matelots sont devenus taciturnes, leur humeur
est sombre, et les rares paroles qu'ils échangent entre eux en se
rencontrant sur le pont du navire diffèrent peu de la funèbre phrase des
moines de la Trappe: «Frère, il faut mourir!»...

       *       *       *       *       *

Mais vient un rayon de soleil, le froid diminue, les matelots attentifs
prêtent l'oreille aux bruits mystérieux de la plaine, un vaste
craquement se fait entendre, la croûte de la glace est rompue, le
vaisseau tressaille, il marche, il est vivant.

C'est d'une de ces rares éclaircies qui rendent l'espoir aux navigateurs
dont nous voulons entretenir le lecteur. Malheureusement, il faut en
convenir, notre comparaison nautique manque de justesse sous un rapport.
Les navires les plus aventurés, délivrés enfin de leurs chaînes glacées,
ont pu revenir au lieu où sourient la lumière et la vie, et notre pauvre
corvette musicale semble condamnée au contraire à ne jamais quitter le
cercle polaire. Où aller pour trouver des cieux plus cléments? Tout est
pôle pour elle, et les glaçons et les pingouins la suivent jusque sous
les tropiques. Pour bien faire comprendre la raison de notre
décourageante manière de voir, il faut expliquer que les théâtres
lyriques, si nombreux en Europe et si aimés de la foule, ne font point
partie, pour nous, du monde vraiment musical. La musique pure est un art
libre, grand et fort par lui-même. Les théâtres lyriques sont des
maisons de commerce où cet art est seulement toléré et contraint
d'ailleurs à des associations dont sa fierté a trop souvent lieu de se
révolter.

Toute l'habileté des directeurs de ces établissements commerciaux
consiste à faire supporter la musique au public, ici par l'intérêt du
drame ou de la comédie, là par la réunion des prestiges de la mise en
scène, de la peinture et de la danse réunis à ceux d'une action
dramatique saisissante et savamment combinée; ailleurs même par d'autres
moyens moins dignes et qui entraînent son complet avilissement. Enfin
dans les théâtres tout concourt à prouver la justesse de cet aphorisme
d'un célèbre directeur de l'Opéra: «La meilleure musique est celle qui,
dans un opéra, ne gâte rien.» C'est-à-dire la meilleure musique est la
musique bonne fille, et même un peu fille (pour emprunter une expression
à Balzac) avec laquelle personne n'a besoin de se gêner et dont on fait
tout ce qu'on veut. Et voilà pourquoi nous maintenons l'exactitude de
cette comparaison dont l'auteur n'a pas osé écrire les deux termes en
français: «Les théâtres sont à la musique _sicut amori lupanar_.»

Je ne prétends point que cela doit être nécessairement, et que la nature
des ouvrages exécutés dans les théâtres lyriques entraîne fatalement ce
résultat; je suis fort loin de le penser, mais cela est.

Le compositeur de théâtre est un homme qui veut traverser un fleuve en
portant un boulet attaché à chacun de ses pieds. Il quitte le rivage
avec l'appui de trois ou quatre vessies gonflées d'air destinées à le
soutenir sur l'onde. Si les vessies se dérobent sous lui et si elles
crèvent, il coule à fond. Les plus grands maîtres, les plus savants les
mieux inspirés, les plus illustres, les plus populaires même ont été
maintes fois ainsi trahis par leurs vessies. D'autres, au contraire,
fidèlement soutenus par une bonne ceinture de sauvetage, et poussés par
le vent, ont traversé les plus grands fleuves _sans savoir nager_. En
dehors du théâtre maintenant, voici la position des compositeurs à
Paris:

Ont-ils, dans cette grande capitale du monde civilisé, des institutions
musicales où leurs œuvres puissent être bien exécutées et bien
appréciées? Pour la musique religieuse, il n'y a rien, absolument rien.
Pas une église de Paris ne possède un chœur tel quel, encore moins un
orchestre. L'auteur d'une composition musicale religieuse qui voudrait
la faire entendre dans une église de Paris, et qui en obtiendrait la
_permission_, ne peut y parvenir qu'en réunissant à grands frais les
exécutants disséminés dans les théâtres; et voici le résultat de sa
tentative: il a mis, je suppose, huit mois à écrire sa partition; son
temps n'ayant _aucune valeur_, je ne fais pas entrer en ligne de compte
cette dépense; mais, la partition une fois achevée, il faut pour
l'exécuter en faire tirer les parties séparées, vocales et
instrumentales. Si l'exécution doit être tant soit peu imposante par la
masse des voix et des instruments, la copie de ces parties ne lui
coûtera pas moins de mille francs. Il a besoin d'un personnel de
soixante choristes et de soixante musiciens tout au moins. Ces cent
vingt musiciens, consentant par pure obligeance à recevoir chacun un
modeste cachet de dix francs, coûteront encore à l'auteur douze cents
francs. Ajoutons à ces deux sommes celle d'une centaine de francs de
menus frais pour la location des instruments, les pupitres, etc.
L'ouvrage, médiocrement rendu après des répétitions insuffisantes et
entendu généralement dans de mauvaises conditions devant un auditoire
fort peu civilisé, musicalement parlant, ne sera peut-être pas exécuté
deux fois encore en dix ans, et il ne le sera peut-être plus jamais. On
l'a à peine compris le jour de son apparition, le lendemain il est
oublié.

Ainsi le compositeur qui aura employé huit mois de travail à une
partition de musique religieuse devra dépenser deux mille trois cents
francs au moins pour attirer sur cette œuvre, par une exécution
incomplète, l'attention d'un public peu intelligent, pendant une heure.

Il ne faut pas tenir compte des circonstances dans lesquelles deux ou
trois compositeurs ont pu se produire à moins de frais, grâce à un
clergé bienveillant et éclairé qui consentait à faire payer aux
auditeurs leurs places dans l'église. Les dépenses du compositeur
étaient alors couvertes en partie; ces exceptions sont rares. Il n'y a
donc rien de possible chez nous pour le compositeur de musique
religieuse qui ne possède pas quarante ou cinquante mille livres de
rente.

S'il s'agit de la musique de concert proprement dite, il trouve deux
Sociétés, l'une déjà ancienne, l'autre fort jeune, fonctionnant, tous
les quinze jours, pendant trois mois et demi seulement. Le nombre de
leurs séances publiques est donc de six ou sept tous les ans. La
première, la Société des concerts du Conservatoire, a été instituée dans
les meilleures conditions possibles; elle possède à titre gratuit une
excellente salle où elle peut entrer et répéter à toute heure: le
personnel des exécutants de cette société est en général composé des
plus habiles musiciens de Paris; les œuvres qu'elle fait entendre sont
presque toujours étudiées avec le plus grand soin. Mais la Société du
Conservatoire borne sa tâche à _conserver_ un certain nombre de
chefs-d'œuvre de quelques morts illustres; ce sont les vivants qui pour
elle n'existent pas. Sa tâche est belle néanmoins; elle l'accomplit
dignement, et les compositeurs qui passent devant la salle des Concerts
du Conservatoire doivent en saluer le seuil avec respect, comme firent
les officiers français en apercevant la grande pyramide où les
Égyptiens, pendant tant de siècles, conservèrent les momies de leurs
pharaons.

L'autre institution, la Société des Jeunes Artistes, que dirige avec
zèle et dévouement M. Pasdeloup, n'a pas de local qui lui appartienne
en propre. Ses séances ont lieu dans la salle de M. Herz, rue de la
Victoire, dont elle paye le loyer, et où l'on a grand'peine à placer un
orchestre de soixante musiciens et un chœur d'une quarantaine de voix.
La Société des Jeunes Artistes ne peut même faire dans ce local le petit
nombre de répétitions indispensables pour chaque concert, elle est
obligée d'en avoir un autre pour ces études préliminaires. Les musiciens
associés retirant des six ou sept séances annuelles un très mince
bénéfice, et obligés de vivre de leur talent en l'employant ailleurs de
toutes façons, sont rarement exacts aux répétitions. Il n'arrive presque
jamais qu'à ces séances préparatoires l'orchestre soit complet. Il
manque tantôt deux cors, tantôt les trois trombones, une autre fois il
n'y a que deux contre-basses, les flûtes arrivent deux heures trop tard.
Il y a eu un bal la nuit précédente; ces messieurs se sont couchés à
cinq heures du matin. Il faut bien dormir un peu. Tel a des leçons à
donner, tel autre est retenu par une répétition de son théâtre, etc...
Et franchement, on ne peut pas leur en vouloir. Mais quel tourment pour
le directeur chef d'orchestre de la Société! et pour l'auteur qu'on
exécute, s'il est présent! Il peut être présent, en effet, la Société
des Jeunes Artistes, tout en prouvant son respect pour les illustres
morts, n'ayant pas déclaré la guerre aux vivants. Loin de là, il faut
reconnaître qu'avec ses ressources restreintes elle a déjà rendu à l'art
moderne des services importants. Les _Concerts de Paris_, si bien
dirigés par M. Arban, mais _concerts-promenades_, sont nécessairement
placés, par le genre mélangé de leurs programmes et par le public
spécial auquel ils s'adressent, en dehors des conditions de la musique
sérieuse.

Litolff, en arrivant à Paris pour y produire ses compositions, ne
pouvait donc mieux faire que d'aller frapper à la porte de la Société
des Jeunes Artistes, porte qui s'est ouverte devant lui à deux battants.
Les jeunes artistes et leur directeur ont accueilli fraternellement le
compositeur virtuose, et tous les moyens d'exécution qu'ils possèdent
ont été mis aussitôt à sa disposition. Ils n'ont pas tardé à recueillir
le prix de leur intelligente courtoisie; le succès de Litolff a été tel,
que le concert où on l'a entendu pour la première fois doit être
consigné par la Société des Jeunes Artistes comme le jour le plus
brillant de son existence.

Henry Litolff, fils d'un Français et d'une Anglaise, est né à Londres;
il a souffert quelques années à Paris, il a mûri son talent en
Allemagne; la Belgique a reconnu, la première, la haute valeur de ses
œuvres, et voici que Paris, où il n'était pas revenu depuis dix-huit
ans, l'acclame à son tour et confirme le jugement des Belges et des
Allemands.

Litolff est un compositeur de l'ordre le plus élevé. Il possède à la
fois la science, l'inspiration et le bon sens. Une ardeur dévorante fait
le fond de son caractère et l'entraînerait nécessairement à des
violences et à des exagérations dont la beauté des productions musicales
a toujours à souffrir, si une connaissance approfondie des véritables
nécessités de l'art et un jugement sain ne maintenaient dans son lit ce
fleuve bouillonnant de la passion, et ne l'empêchaient de ravager ses
rives. Il appartient en outre à la race des grands pianistes, et le jeu
nerveux, puissant, mais toujours clairement rythmé du virtuose,
participe des qualités que je viens d'indiquer chez le compositeur.

Le concerto-symphonie qu'il vient de nous faire entendre n'est pas moins
qu'une vaste symphonie dans laquelle un piano est ajouté à l'orchestre
et domine seulement quelquefois l'ensemble instrumental. Le coloris de
cette œuvre est d'une vivacité peu commune; la fraîcheur des idées en
tout genre y est unie à une certaine âpreté d'accent qui frappe
l'auditeur, s'empare de son attention et l'émeut profondément. Le style
mélodique, toujours noble, y est rehaussé par des harmonies d'une grâce
et d'une distinction dont les musiciens vulgaires ne soupçonnent pas
l'existence.

J'en dois dire autant de l'instrumentation. Chacune des voix diverses de
l'orchestre est employée à produire les effets qui lui sont propres,
mais seulement quand la nature de l'idée musicale et les convenances de
l'expression indiquent que le moment est venu de la faire parler. C'est
un orchestre princier. En entendant ces belles combinaisons de
sonorités, il semble à l'auditeur qu'il parcourt un palais richement et
ingénieusement décoré; de même qu'en subissant les plates sonneries de
l'instrumentation de certains opéras, si nombreux en tout pays,
l'auditeur peut se croire tombé dans l'échoppe d'un savetier.

Les proportions du premier morceau de cette tétralogie instrumentale
sont énormes; l'intérêt pourtant ne s'affaiblit pas un instant, tant les
formes y sont variées, tant l'intervention du piano y est habilement
ménagée, et tant il y a d'à-propos dans le retour des idées principales.

Cette première partie est plus remarquable que les trois suivantes par
cette ardeur passionnée dont je parlais tout à l'heure, et qui forme le
trait distinctif du génie musical de Litolff. Entre autres choses
curieuses et belles de cette grande page, il faut citer un crescendo
chromatique intermittent qui fait naître chez l'auditeur une sorte
d'angoisse presque douloureuse. Il est produit par un trémolo de tous
les instruments à cordes, à deux parties seulement d'abord, ensuite à
quatre, qui monte, redescend, remonte et redescend encore, puis enfin
continue sa marche ascendante jusqu'au fortissimo, et sur lequel
bouillonnent les arpèges du piano avec une puissance d'entraînement de
plus en plus irrésistible. Ce passage, le jour du concert, comme aussi
la veille à la répétition générale, a provoqué une explosion
d'applaudissements.

Ajoutons que cet étonnant premier morceau, pour quelques auditeurs qui
ont fort goûté les trois autres, est demeuré une véritable énigme, et
qu'au milieu de l'émotion générale, ceux-là sont restés froids, surpris
des transports de leurs voisins. Ce phénomène se produit toujours en
pareil cas; il paraît qu'un ordre d'idées musicales tout entier est
inaccessible à certaines organisations. Il faut le reconnaître et en
prendre son parti.

Le _scherzo_, au contraire, est la pièce favorite de tous sans
exceptions. C'est fin, vif d'allure, d'une forme mélodique neuve, et les
nombreux retours du thème y sont ménagés avec une extrême délicatesse.
Les modulations les plus excentriques y produisent un effet piquant,
exempt de dureté: témoin la première, où l'auteur, en trois mesures
rapides, passe du ton de _ré_ mineur à celui de _mi_ majeur.

Dans le milieu du _scherzo_, les instruments à cordes, prenant la
sourdine, viennent exposer une mélodie épisodique lente en sons très
doux et soutenus, sur laquelle le thème vif du _scherzo_, repris par le
piano, vient folâtrer gracieusement comme un colibri dans un nuage de
parfums.

L'_adagio religioso_ en _fa_, bien qu'il commence par l'accord de _ré_
mineur, est un des plus beaux exemples que je connaisse de la noblesse
du style unie à la profondeur de l'expression. Le chant est exposé
d'abord par quatre cors accompagnés d'un pizzicato des basses seulement;
il reparaît ensuite sous des arpèges calmes du piano, repris de nouveau
par la voix mystérieuse des cors, puis il passe aux violoncelles, et
toujours, toujours ce sentiment de tristesse calme, dont Beethoven a
donné tant de fois la sublime peinture, semble acquérir plus de
profondeur et de majesté.

Le finale, où la forme syncopée est souvent employée, se rapproche par
son accent quelquefois sauvage et l'heureux emploi du style chromatique
du caractère que nous avons signalé dans le premier morceau. Il émeut
moins fortement peut-être, mais on y trouve des combinaisons encore plus
neuves.--Tel est le passage où le thème est ramené par les basses sous
un dessin en notes aiguës, détachées pianissimo des violons; et surtout
celui où ce même thème, repris dans un mouvement plus lent par le piano,
se déroule en descendant sous une espèce de dôme que lui font quatre
sons des instruments à cordes soutenus successivement, sur _mi_, _mi_
bémol, _ré_ et _ut_ dièze. C'est frais, vaporeux, imprévu, charmant.

Le succès de cette riche partition a été _strepitoso_; ce mot italien
rend mieux ma pensée que notre mot français _bruyant_ qu'on pourrait
prendre en mauvaise part. Et il faut reconnaître, à la louange des
nombreux virtuoses et compositeurs français et allemands qui assistaient
à cette intéressante matinée musicale, que tous ont applaudi Litolff
avec une véritable chaleur d'âme et la plus franche cordialité.



OFFENBACH



BARKOUF

2 et 3 janvier 1861.


Un acteur de province, ayant un soir manqué de respect au public, fut
contraint par le parterre de s'agenouiller sur la scène et de faire des
excuses à l'assemblée. «Messieurs, dit il d'une voix lamentable, je n'ai
jamais senti aussi vivement qu'aujourd'hui la bassesse de mon état...»
Aussitôt le parterre de rire, de lui couper la parole par des
applaudissements et de le renvoyer absous.

Je ne demande pas qu'on m'applaudisse, mais je serais bienheureux qu'on
vînt m'interrompre au milieu du récit que je vais commencer.

Il s'agit de celui d'une farce qu'on vient de faire aux Parisiens, et
dont l'action se passe à Lahore.

Le peuple encombre une place de cette grande ville indienne, et hurle,
et crie, et glapit, et court, et s'agite, puis il sort. Puis il rentre
et recommence à courir, à s'agiter, à hurler, à crier, à glapir et à
sortir. On casse des vitres (y a-t-il beaucoup de vitres aux maisons de
Lahore???); on dévalise une charrette d'oranges; on jette ces fruits
excellents à la tête du grand-vizir.

Alors survient le Grand-Mogol, qui, à tout ce qu'on lui dit du côté
droit (personne ne lui parlant en face), répond d'une voix d'ogre
affamé: «Très bien!» et: «Assez» à tout ce qu'on lui dit du côté gauche.
Sa Hautesse est courroucée des désordres commis par la populace dans les
rues de sa capitale, et, pour punir les mutins, décide que le gouverneur
de Lahore sera désormais un chien nommé Barkouf, dogue que Sa Hautesse
honore de son affection et de sa confiance. Ce chien, digne d'ailleurs
d'un si haut rang, et grave et sérieux comme un dogue de Venise,
appartenait naguère à Maïma, jeune marchande d'oranges, qui possédait en
outre un amoureux. Or, en un triste jour, le dogue et l'amoureux
disparurent à la fois, sans que l'un emportât l'autre. Le chien fut volé
et offert par le voleur au Grand-Mogol, qui fit de lui son ami intime;
l'amoureux s'engagea dans les gardes de Sa Hautesse et inspira une
passion à la fille du grand-vizir, laide vieille qui en fit son chien.
Voici donc Barkouf gouverneur de Lahore. Pourquoi pas? le cheval de
Caligula fut bien consul, et nous voyons bien remplir certaines
fonctions importantes par certains hommes inférieurs en intelligence à
certains chiens et à certains chevaux!

Après installation du nouveau gouverneur, le Grand-Mogol est parti pour
aller réprimer une révolte dans l'intérieur du pays, et n'a pas manqué,
en partant, de promettre le suplice du pal à quiconque désobéirait à
Barkouf ou aurait seulement le malheur de lui déplaire.

Le grand-vizir veut marier sa vieille fille au jeune soldat dont j'ai
parlé. Pour que la cérémonie puisse se faire, il faut avant tout
l'agrément du gouverneur. Un des eunuques du vizir, étant allé demander
l'autorisation de sa canine excellence, a failli être dévoré. Barkouf ne
voit pas ce mariage d'un bon œil. Que faire alors? Tout demeure
suspendu. Or, voici venir la petite marchande d'oranges; elle a appris
l'élévation de son chien; elle l'aime toujours; elle veut le revoir.
Bien plus, elle promet au vizir d'obtenir de Barkouf l'application de sa
patte sur le contrat de mariage, et de rendre par là possible cette
union tant désirée: «Malheureuse! dit le vizir, tu le veux? j'y consens;
mais de toi le gouverneur ne fera qu'une gueulée. Va donc!» Elle va,
elle entre dans la coulisse où se trouve l'appartement du gouverneur,
et, chose étonnante! Barkouf, qui déjà plusieurs fois dans cette même
coulisse s'est permis d'aboyer comme un homme, quand il n'est pas
content (car c'est un chien qui imite l'homme), ne dit rien, se couche à
plat ventre devant Maïma et la mange de caresses. L'eunuque, de la
scène, voit ce tableau, et nous le décrit d'une façon fort dramatique.
N'est-ce pas charmant? Aussitôt Maïma, qui n'a pris que le temps de
faire signer à Barkouf le permis de mariage, de tirer amicalement les
oreilles de Son Excellence et de lui chanter une petite chanson que le
chien admirait beaucoup (il y a des chansons pour tous les goûts),
revient et remet au vizir étonné le papier signé et pattaraphé qu'il
désirait. «Oh! mais, s'il en est ainsi, dit le vizir, il faut que cette
marchande d'oranges soit élevée à la dignité de secrétaire intime de Son
Excellence, puisque le gouverneur l'aime et qu'elle comprend sa langue,
et qu'elle saisit les moindres nuances de sa conversation, soit qu'il
fasse: Krrrr! en montrant les dents, soit qu'il prononce: Ouah! ouah! ou
bien: Ouao! ouao! en ouvrant la gueule.» Aussitôt dit, aussitôt fait,
Maïma est installée secrétaire interprète du gouverneur.

Le mariage projeté se célèbre, mais, au moment où les mariés reviennent
de la mosquée, Maïma pousse un petit cri très aigu en reconnaissant dans
l'époux son amant qui s'était envolé le jour où Barkouf fut volé. Que
fait la malicieuse enfant? Elle n'a pas empêché, elle a même fait
s'accomplir le mariage, il est vrai, mais elle l'empêchera de se
consommer. «Il faut la permission de Barkouf, dit-elle au vizir, pour
que votre gendre puisse emmener sa femme, je vais la lui demander.» Elle
rentre dans le chenil du gouverneur; à un signe qu'elle lui fait, Son
Excellence ouvre la gueule, fait: Ouah! ouah! Krrrr! «Impossible,
s'écrie Maïma en rentrant, le gouverneur ne veut pas que votre gendre
emmène sa femme, et, de plus, il m'a dit qu'il le voulait pour garde du
corps.» Le marié doit donc prendre son poste à l'instant même et ne
quitter son Excellence ni jour ni nuit. «Mais pourtant!...--Je ne puis
pas me passer de mon mari!--Ah bien! avisez-vous de désobéir, et vous
verrez de quelle longueur seront les pals sur lesquels vous serez tous
priés de vous asseoir?» N'est-ce pas joli?

Tout le monde, excepté les mariés, admire la sagesse du gouverneur, qui,
d'ailleurs, ayant remis leur peine à une quantité de malfaiteurs, a pour
lui l'enthousiasme de la canaille.

Sa popularité finit par inquiéter le grand-vizir. Celui-ci se met alors
à la tête d'un complot pour renverser la nouvelle puissance. On
empoisonnera Barkouf. Voici l'heure du dîner de Son Excellence, on
apporte des plats couverts; puis une grande coupe, Son Excellence a
demandé à boire, Maïma, qui a tout deviné, préside au festin. Son
Excellence a trouvé si bonne sa boisson, dit-elle en revenant de la
salle à manger, qu'elle me charge d'inviter le grand-vizir et ses amis à
boire à sa santé une coupe de son vin, «Allah! allah!» (Les Indiens
disent-ils Allah? Oui, comme les Français disent God!) Allah! donc,
c'est le vin empoisonné. Quel embarras! le vin est versé, il faut le
boire! quand de grands cris se font entendre; les Tartares envahissent
la ville. Aux armes!... Cette diversion sauve la vie aux conspirateurs.
Sur ces entrefaites le Grand Mogol revient de son expédition dans
l'intérieur des terres; sa présence a suffi pour apaiser la sédition. Il
apprend la sage administration et la popularité de Barkouf. «Oh! oh! dit
le Grand-Mogol, il faut destituer ce fonctionnaire, puisque le peuple
est heureux; je n'entends pas cela, le peuple s'y accoutumerait. On
revient du combat contre les Tartares. Grande victoire! Mais, hélas! le
vaillant gouverneur s'étant élancé au premier rang est tombé percé de
coups. «Très bien! hurle le Grand-Mogol.--Astre de lumière, que devons
nous faire?--Assez! j'ordonne que la jeune Maïma succède à Barkouf;
puisqu'elle comprenait si bien sa langue, elle doit être l'héritière de
sa sagesse. Qu'elle soit donc gouverneuse et se choisisse un
secrétaire!» Maïma accepte. Pour son premier acte administratif elle
casse le mariage de la fille du grand-vizir avec le jeune soldat, et
prend aussitôt celui-ci pour secrétaire intime, en lui imposant son
cœur et sa main; et tout le monde enchanté d'aboyer le chœur final.

Cet opéra appartient évidemment au genre, en honneur, dit-on, dans ces
théâtres que je ne puis nommer; mais quelle nécessité de le faire
représenter à l'Opéra-Comique, devant un public qui, n'étant pas préparé
à ce genre spécial, ne pouvait qu'en être choqué? Cela n'a pas paru
drôle du tout; beaucoup de gens se sont indignés, d'autres riaient, il
est vrai, mais de l'idée qu'on avait eue que cela pouvait les faire
rire. Quelques-uns sont demeurés stupides, ceux-là bondissaient de
fureur. Je n'ai jamais vu le foyer de l'Opéra-Comique dans un pareil
état. Les _mots_ pleuvaient comme grêle.

Il est vrai que la musique était pour beaucoup dans les causes de cette
exaspération. Le public est assez disposé en effet à admettre tous les
genres de musique, même le genre ennuyeux; il admettrait donc volontiers
à l'Opéra-Comique le genre des théâtres qu'on ne peut nommer, à la
condition, pour ce genre trivial, dit-on, bas, grimaçant, assure-t-on
(je n'en parle que par ouï-dire, je ne le connais pas, je ne le
connaîtrai jamais), à la condition, dis-je, pour cette espèce de genre,
de l'amuser et de lui faire éprouver, dans n'importe quelle partie du
corps, ces secrètes titillations qui, pour beaucoup de gens, sont le
charme de la musique. Mais il n'admettra jamais, ce brave Shahabaham de
public, sous aucun prétexte, qu'on lui déchire l'oreille, qu'on lui
agace les dents et le système nerveux par des discordances. Et c'est ce
qui est arrivé à cette représentation de _Barkouf_. Sans se rendre
compte des causes de leur malaise, les auditeurs non musiciens étaient
inquiets, épouvantés; ils semblaient dire: «Que se passe-t-il donc? Que
va-t-il nous arriver? A-t-on l'intention de nous faire du mal?»

Les auditeurs qui savent la musique s'écriaient: «Ah çà, le compositeur
perd-il la tête? qu'est ce que ces harmonies qui ne vont pas avec le
chant? qu'est-ce que cette enragée pédale intermédiaire qui sonne la
dominante brodée (jolie broderie) par la sixte mineure et indique le
mode mineur, pendant que le reste de l'orchestre joue dans le mode
majeur? Tout cela se peut faire sans doute, mais avec art, et ici cela
est représenté avec un laisser-aller, avec une ignorance du danger dont
on n'a jamais vu d'exemple. Cela fait penser à cet enfant qui portait un
pétard à sa bouche et voulait le fumier comme un cigare. Ou bien, à
l'exemple d'autres musiciens persuadés que l'horrible est beau, le
compositeur croit-il que l'horrible soit comique, amusant,
jovial?--C'est le style du genre, dira-t-il, acceptez-le, c'est pour
vous divertir! Prenez, monsieur, il est benin!--Merci! vous mettez des
lames de rasoir dans la poche de mon habit au moment où j'y porte la
main; vous me présentez un siège et me le retirez quand je vais
m'asseoir, ou, mieux encore, vous l'avez armé de dards qui me blessent
cruellement quand je m'assieds; vous coupez du crin dans mon lit, vous
me lancez un jet d'encre par le trou de la serrure de ma chambre, et
vous venez me dire ensuite: «C'est pour rire! C'est drôle! Ah! la bonne
plaisanterie! Il faut bien s'amuser un peu! On ne peut pas être toujours
sérieux!»

J'aimerais mieux loger chez un croque-mort que chez un hôte aussi
facétieux.

Décidément il y a quelque chose de détraqué dans la cervelle de certains
musiciens. Le vent qui souffle à travers l'Allemagne les a rendus
fous...

Les temps sont-ils proches?... De quel Messie alors l'auteur de
_Barkouf_ est-il le Jean-Baptiste?

       *       *       *       *       *

Des morceaux tels que les couplets de Maïma: _Ici Barkouf!_ et ceux que
chante Berthelier: _Je grimpais, je rampais_, et celui où les
personnages répètent tant et tant:

    Allah! prends aujourd'hui
    Pitié de mon ennui!

paraîtraient amusants et d'un tour mélodique heureux, s'ils n'étaient
pas aussi étrangement accompagnés. Dans plusieurs passages, en se
plaçant même au point de vue de l'auteur, il semble que le but qu'il se
propose soit dépassé, par la rapidité excessive avec laquelle il fait se
succéder les notes ou les syllabes. A la fin de l'ouverture, par
exemple, les violons exécutent un long trait d'une vélocité folle et
d'où ne résulte plus qu'une sorte de bourdonnement comparable à celui
que produiraient des guêpes enfermées dans un bocal. Dans le finale du
second acte et ailleurs, le rôle de Berthelier contient des phrases
syllabiques dont le débit est d'une telle précipitation, qu'elles
pourraient être chantées en malais, en tagal, en japonais; on n'en
entend pas un mot. Or, si les paroles sont là un élément essentiel du
comique, comment rire de ce qu'on ne peut entendre ni comprendre? Je
viens de citer le finale du second acte. Il est d'un grand
développement; il est composé de telles formes mélodiques, de tels
rythmes enchaînés par de telles modulations, et accompagnés par un tel
orchestre que, de l'aveu de tout le monde, c'est le morceau le plus
grave de la partition.--Vous n'aimez pas le genre bouffe, me
direz-vous.--J'aime le genre comique, spirituel, piquant. D'ailleurs, ce
n'est point la question; il ne s'agit ici que de l'élément constitutif
de la musique, de la matière musicale proprement dite. Rossini, lui
aussi, a traité de ces sujets que vous appelez bouffes; et son
Pappatacci, et son poète _de Mathilde de Saabran_, et son _Turco in
Italia_, et tant d'autres personnages qui débitent de plates bêtises,
dont le compositeur n'est pas responsable, ne les disent pas moins en
langage musical.

Qu'y a-t il donc dans l'orchestre? demande au foyer un des auditeurs
effarouché de ce finale terrible, inouï. Jamais on n'entendit une
sonorité pareille.--Il y a, répond un passant qui avait entendu la
question, ce que Polichinelle se met dans la bouche pour se donner une
voix bouffe, il y a _une pratique_.--C'est peut-être, dit un autre, le
diapason de la police qui est la cause du mal. Les instruments ne sont
pas encore tous faux. L'orchestre n'y est pas accoutumé; ce diapason
l'exaspère.--Non, non, réplique un troisième, cela tient à ce que la
plupart des violonistes jouent ce soir sur des Charivarius, etc., etc.

       *       *       *       *       *

Le malheur a frappé les trois cantatrices qui se sont succédé dans les
études du rôle de Maïma; d'abord madame Ugalde, elle est tombée malade;
ensuite mademoiselle Saint-Urbain, elle est tombée malade; et enfin
mademoiselle Marimon, qui, s'étant bien portée jusqu'à la veille de la
représentation, a... continué de se bien porter et a joué le rôle.

Disons qu'elle en a chanté plusieurs parties assez heureusement. Elle
montre dans certains passages une vocalisation agile et gracieuse. Dans
l'un, elle lance une gamme ascendante aboutissant au _mi_ ou au _fa_
aigu, qu'on a beaucoup applaudie. Berthelier et Sainte-Foy, contre leur
ordinaire, sont peu comiques. J'ai dit tout à l'heure que Barkouf
aboyait comme un homme; cela tient, vous l'avez peut-être deviné, à ce
que c'était un homme qui aboyait le rôle du chien. Peut-on faire
descendre un artiste jusqu'à un tel emploi? On ne l'eût pas souffert au
temps où l'Opéra-Comique était dirigé par M. Cerfbeer.

Oui, rions, faisons des calembours; nous avons fort envie de rire, fort
envie de rire nous avons! L'art musical est en bon train à cette heure à
Paris. On va l'élever à une haute dignité. Il sera fait Mamamouchi.
_Voler far un paladina. Ioc! Dar turbanta con galera. Ioc, ioc! Hou la
ba, ba la chou, ba la ba, ba la ba!_ Puis madame Jourdain, la raison
publique, viendra quand il ne sera plus temps que de s'écrier: Hélas!
mon Dieu, il est devenu fou.

Heureusement il a quelquefois, quand on ne le mène pas au théâtre, des
éclairs d'intelligence qui pourraient rassurer ses amis. Nous avons des
virtuoses qui comprennent les chefs-d'œuvre et les exécutent dignement;
des auditeurs qui les écoutent avec respect et les adorent avec
sincérité. Il faut se dire cela pour ne pas aller se jeter dans un puits
la tête la première.....



ERNEST REYER



LA STATUE

24 avril 1861.


Le sujet de cet ouvrage, qui vient d'obtenir un beau succès, est
emprunté, dit-on, à un conte arabe. De là un peu de froideur dans
l'action, car on s'intéresse rarement aux personnages des _Mille et une
Nuits_. Mais les auteurs se sont cru obligés sans doute de donner à M.
Reyer un poème oriental, et, parce qu'il a, dans sa symphonie du Sélam,
chanté les caravanes, le désert, le simoun, de lui faire de nouveau
chanter le simoun, les caravanes et le désert. Heureusement le
compositeur a su éviter l'écueil, et, tout en conservant la couleur
locale que lui imposait son sujet, ne point tomber dans les
réminiscences.

Il s'agit d'un jeune Arabe nommé Sélim, ennuyé, blasé, plus qu'à demi
ruiné, qui fume de l'opium et ne croit plus à rien. Un derviche qui
s'intéresse à lui, sans qu'on sache trop pourquoi, vient lui proposer de
changer de vie, en lui promettant, s'il veut suivre ses conseils, des
richesses immenses et une puissance sans bornes. Sélim ne fait pas trop
le dégoûté et s'engage pour remplir les intentions du derviche, à faire
le voyage de Balbeck où se trouve parmi des ruines un souterrain rempli
d'or et de pierreries. Il part donc; la scène change et nous voici
devant les ruines mystérieuses. Mais Selim est à demi mort de fatigue et
de soif. Une citerne se trouve là à point nommé; une jeune fille en sort
portant la cruche classique sur son épaule. On devine qu'elle va donner
à boire au beau jeune homme épuisé, que celui-ci, après avoir bu, ne
manquera pas de tomber amoureux de sa bienfaitrice, que la jeune fille
sera touchée de cet amour. Tout cela arrive en effet. Mais Selim se
méfie de son cœur; il a, lui aussi, entendu dire qu'il fallait se
méfier du premier mouvement, parce qu'il est le bon. En conséquence, il
tord le cou à son amour, plante là Margiane (c'est le nom de cette fleur
du désert) et pénètre dans le souterrain. Or, l'or y abonde et y
surabonde, comme le derviche l'avait dit. Douze statues sont debout à
l'entrée de la grotte; un piédestal inoccupé fait remarquer l'absence
d'une treizième. Ce nombre treize indique quelque diablerie. Des voix
inconnues annoncent à Selim que la treizième statue, qui doit donner à
celui qui la possédera la puissance et le bonheur, paraîtra le jour où
Selim aura livré au roi des Génies la nièce d'un nommé Kaloum-Barouk,
que lui Selim doit aller épouser à La Mecque dans cette intention. C'est
là une singulière condition et une non moins singulière commission; et
l'on pourrait se demander sans indiscrétion pourquoi le roi des Génies
ne va pas lui-même enlever sa belle au lieu de la faire épouser par un
étranger pour la lui transmettre intacte. Les rois des Génies ne sont
pas des êtres ordinaires, il ne faut donc pas trouver extraordinaires
leurs excentricités. Selim part pour La Mecque; il trouve la nièce de
Kaloum-Barouk, et reconnaît en elle la jeune fille qui l'a empêché de
mourir de soif dans le désert. Margyane est ravie, de son côté, de
revoir le bel inconnu. Elle est aimée pourtant de son vieil oncle, qui
entre en fureur quand Selim ose déclarer ses prétentions. Mais le vieux
derviche du commencement, et qui n'est autre, on l'a peut-être deviné,
que le roi des Génies lui-même, ce bon roi intervient, prend la figure
de Kaloum-Barouk, commence par faire rouer de coups ce malheureux, et le
change tout à coup en musicien grotesque qui chante et joue de la flûte
à la noce des deux jeunes gens. Le faux Kaloum-Barouk est censé avoir
voulu éprouver le cœur de sa nièce en feignant de la refuser d'abord à
l'amour de Selim. Voilà nos époux bienheureux, d'autant plus heureux
que Selim s'est aperçu de la grâce, de la candeur, de la tendresse de
Margyane et qu'il s'est mis à l'aimer avec fureur. Cela commence à
devenir dramatiquement cruel pour notre héros. Un long voyage lui reste
à faire pour retourner à Balbeck et remettre sa femme (car c'est bien sa
femme) intacte au roi des Génies. Après les deux premiers jours passés
dans le désert, ils ont bien soif tous les deux, sous la tente; le
simoun souffle, tous les Arabes de la caravane se sont enfuis, et rien
ne donne soif à deux beaux jeunes amants comme d'être seuls sous une
tente dans une atmosphère embrasée. Il va se passer quelque chose de
très attendu, quand le derviche reparaît et frappe d'un sommeil profond
l'imprudent Selim qui allait manquer à sa parole. A son réveil, Selim
pense que le roi des Génies est venu s'emparer de Margyane, que la tâche
qu'on lui avait imposée est accomplie et qu'il peut entrer en possession
de la fameuse statue. Oui, mais il n'en veut plus; il est furieux, il
veut sa femme, il ne veut pas de statue. «Ni l'or ni la grandeur ne me
rendent heureux», se dit-il. Il court au souterrain, oubliant le simoun;
il arrive, il va tout casser, quand du milieu du piédestal vide on voit
surgir une forme charmante: c'est Margyane elle-même qui tombe dans les
bras de son époux. Le roi des Génies a voulu seulement s'amuser un
moment, tourmenter un peu les deux pauvres jeunes gens, et faire un
opéra-féerie.

La partition de M. Reyer révèle tout d'abord un musicien amoureux du
style, du caractère et de l'expression vraie. La forme de quelques-uns
de ses morceaux n'est pas toujours nettement accusée, mais on trouve
partout ce qui fait le charme principal des œuvres de Weber, un
sentiment profond, une originalité naturelle de mélodie, une harmonie
colorée et une instrumentation énergique sans brutalités ni violences.

Après une courte introduction instrumentale, on remarque le chœur des
fumeurs d'opium accompagné de languissants soupirs de l'orchestre,
morceau délicieux et d'un charmant coloris. C'est bien là cette langueur
tant vantée des Orientaux ivres de haschich. Les couplets de Margyane au
bord de la citerne sont gracieux, charmants, et l'accompagnement de cor
anglais leur donne une physionomie spéciale, un peu triste, parfaitement
motivée par la situation. On a vivement applaudi la gentille chanson:

    On dit que certains serpents...

Après le beau duo entre Selim et Margyane:

    Ah! permets à ma main,

un peu de monotonie s'est fait sentir dans la partition, monotonie
produite par le trop grand nombre de mouvements lents, de phrases
accompagnées par des sons soutenus et par un emploi trop fréquent du
cor anglais. Telle a été du moins ma première impression, dont il est
fort possible que je revienne. Le chœur dans le souterrain brille au
contraire par l'énergie; celui de la caravane est accompagné par des
dessins de flûtes et un trait continu de bassons du plus piquant effet.
Cet acte se termine par le récit des merveilles contenues dans le
souterrain, récit fort bien fait sur une progression ascendante de
trombones, qui est une trouvaille musicale.

Le second acte s'ouvre par une jolie fuguette instrumentale que les
violons, il faut l'avouer, ont bredouillée d'une déplorable façon, et
qui pourtant ne présente aucune difficulté. Un dessin d'instruments à
vent accompagne d'une façon ingénieuse le chœur doux: _Bonjour!
Bonjour!_ A un passage charmant: _Permettez qu'on vous félicite_,
succèdent des couplets de Margyane:

    Son front portait de la jeunesse
          La mâle beauté,

gracieux, avec un joli dessin de violons. Le duo des deux Kaloum-Barouk
est supérieurement développé et d'une forme très nette. Il faut louer
beaucoup le thème de l'air de Selim:

    Comme l'aube nouvelle,

et le finale où se trouvent des détails d'orchestre d'une rare
distinction, et l'effet comique de la phrase obstinée du véritable
Kaloum-Barouk, transformé en musicien grotesque par le roi des Génies.

Le troisième acte me semble encore supérieur aux précédents; le style y
prend plus de largeur et d'élan dramatique. Le duo entre Selim et sa
femme est d'un superbe emportement passionné, et le trio avec chœur
invisible contient de belles phrases de ténor et repose sur une
combinaison des plus ingénieuses. Parmi mes observations critiques
notées pendant la première représentation, je trouve celles-ci: usage
trop fréquent de la petite flûte, du cor anglais, de la harpe et des
trombones; effet de grosse caisse et de cymbales employées pianissimo
pendant le chant du roi des Génies, sans que l'on comprenne l'intention
de l'auteur; comment se trouve là justifié ce bruit solennel?

La partition de la Statue, on le voit, est de celles qui décèlent un
compositeur avec lequel il faut compter; elle a obtenu un succès qui
grandira encore, nous le croyons. Son exécution d'ailleurs est
remarquable. Montjauze (Selim) s'y montre sous un jour tout nouveau. Sa
voix de ténor élevé a pris du corps, du timbre et par suite du
caractère. Il a beaucoup de chaleur, d'élan dramatique au troisième
acte, de grâce et de sensibilité aux deux premiers. Balanqué remplit
avec soin et un vrai talent le rôle du roi des Génies dans lequel sa
voix de basse fait merveille. Wartel et Girartdot sont fort plaisants
dans les personnages de Kaloum-Barouk et de Mouck, fils de Mouck.
Mademoiselle Baretti (Margyane) est bien fraîche, bien jolie, mais sa
voix, dans les morceaux d'ensemble surtout, manque un peu de force. Les
costumes et les décors sont fort beaux; le dernier tableau, représentant
l'intérieur de la grotte des Génies, est surtout d'une richesse
éblouissante.



BIZET



LES PÊCHEURS DE PERLES

8 octobre 1863.


       *       *       *       *       *

La partition de cet opéra a obtenu un véritable succès, elle contient un
nombre considérable de beaux morceaux expressifs pleins de feu et d'un
riche coloris. Il n'y a pas d'ouverture, mais une introduction chantée
et dansée pleine de verve et d'entrain. Le duo suivant:

    Au fond du temple saint,

est bien conduit et d'un style sobre et simple. Le chœur qui se chante
à l'arrivée de Leila a paru assez ordinaire; mais celui qui le suit est
au contraire majestueux et d'une pompe harmonieuse remarquable. Il y a
beaucoup à louer dans l'air de Nadir, avec accompagnement obligé des
violoncelles et d'un cor anglais; Morini, d'ailleurs, l'a chanté d'une
façon délicieuse. Citons encore un joli chœur exécuté dans la coulisse,
un passage à trois temps dans lequel un solo de violon produit un effet
original. J'aime moins l'air de Leila sur la montagne; il est accompagné
d'un chœur dont le rythme est de ceux qu'on n'ose plus écrire
aujourd'hui. Un autre air de Leila, avec solo de cor, est plein de
grâce; l'intervention d'un groupe de trois instruments à vent,
supérieurement amenée et ramenée, y produit un effet d'une ravissante
originalité. Il y a de l'ampleur et de beaux mouvements dramatiques dans
le duo entre Nadir et Leila:

    Ton cœur n'a pas compris le mien.

Je reprocherai seulement à l'auteur d'avoir un peu abusé dans ce duo des
ensembles à l'octave. L'air du chef, au troisième acte, a du caractère;
la prière de Leila est touchante; elle le serait davantage sans les
vocalises, qui, à mon sens, en déparent la fin.

M. Bizet, lauréat de l'Institut, a fait le voyage de Rome; il est revenu
sans avoir oublié la musique. A son retour à Paris, il s'est bien vite
acquis une réputation spéciale et fort rare, celle d'un incomparable
lecteur de partitions. Son talent de pianiste est assez grand
d'ailleurs, pour que dans ces réductions d'orchestre qu'il fait ainsi à
première vue, aucune difficulté de mécanisme ne puisse l'arrêter.
Depuis Liszt et Mendelssohn, on a vu peu de lecteurs de sa force. Mais,
sans doute, on l'eût, comme à l'ordinaire, claquemuré dans cette
spécialité, sans l'intervention bienveillante de M. le comte Walewski et
la subvention léguée au Théâtre-Lyrique par cet ami des arts au moment
où il quittait le ministère. Les cent mille francs dont M. Carvalho peut
maintenant disposer annuellement lui donnent courage, et il ne recule
plus devant les dangers que la plupart des prix de Rome passent pour
faire courir aux directeurs des institutions musicales. La partition des
_Pêcheurs de Perles_ fait le plus grand honneur à M. Bizet, qu'on sera
forcé d'accepter comme compositeur, malgré son rare talent de pianiste
lecteur[51].

       *       *       *       *       *


FIN



TABLE


INTRODUCTION                                                           1

HECTOR BERLIOZ, CRITIQUE MUSICAL

MOZART.
   _Don Juan_ (15 novembre 1835)                                       3
   _La Flûte enchantée_ et _Les Mystères d'Isis_.
      (1er mai 1836)                                                  14

CHERUBINI.
   Esquisse biographique (20 mars 1842)                               25

AUBER.
   _Les Diamants de la couronne_ (12 mars 1841).                      43

LESUEUR.
   _Rachel, Noémi, Ruth et Booz_ (21 novembre
     1835)                                                            59
   Esquisse biographique (15 octobre 1837)                            68

MEYERBEER.
   _Les Huguenots_ (10 novembre et 10 décembre
     1836)                                                            83
   _Le Prophète_ (29 avril et 27 octobre 1849).                      106

HEROLD.
   _Zampa_ (27 septembre 1835)                                       131

DONIZETTI.
   _La Fille du Régiment_ (16 février 1840)                          145

HALÉVY.
   _Le Val d'Andorre_ (14 novembre 1848)                             159

BELLINI.
   Notes nécrologiques (16 juillet 1836)                             167

ADAM.
   _Le Toréador_ (9 juin 1849)                                       183

GLINKA.
   _La Vie pour le Czar_.--_Russlane et Ludmila_
     (16 avril 1845)                                                 205

FÉLICIEN DAVID.
   _Le Désert_ (15 décembre 1844)                                    219

AMBROISE THOMAS.
   _Le Caïd_ (7 janvier 1849)                                        241

GOUNOD.
   _Sapho_ (22 avril 1851, 7 janvier 1852)                           255
   _Faust_ (26 mars 1859)                                            285

HENRY LITOLFF.
   La musique symphonique à Paris.--Henry
     Litolff; son quatrième _Concerto Symphonie_                     303

OFFENBACH
   _Barkouf_ (2 et 3 janvier 1861)                                   319

ERNEST REYER.
   _La Statue_ (21 avril 1862)                                       333

BIZET.
   _Les Pêcheurs de perles_ (8 octobre 1863)                         343


Imp. Vve ALBOUY, 75, avenue d'Italie--Paris. 2122.3.03.


NOTES:

[1] _Mémoires_, II, p. 159.

[2] _Correspondance_, p. 274.

[3] _Journal des Débats_, 9 juin 1849.

[4] Théophile Gautier, _Notices romantiques, Hector Berlioz_.

[5] _Mémoires_, II, p. 383.

[6] _Correspondance_, p. 306.

[7] _Journal des Débats_, 30 mars 1844.

[8] _Ibid._ 3 avril 1844.--On retrouve ces impressions d'Italie dans les
_Mémoires_.

[9] _Journal des Débats_, 7 janvier 1849.

[10] _Journal des Débats_, 26 mars 1859.

[11] _Livre du Centenaire du Journal des Débats._--Étude de M. Ernest
Reyer sur la critique musicale.

[12] _Journal des Débats_, 27 octobre 1849.

[13] _Journal des Débats_, 25 janvier 1835.

[14] Quand on a lu tout ce que Berlioz a écrit contre les «arrangeurs»,
on est abasourdi de l'audace d'un entrepreneur de spectacles qui, ayant
travesti en opéra la _Damnation de Faust_, ne craint pas de protester de
son respect pour le génie du musicien.

[15] Ces analyses ont été recueillies dans _A travers Chants_.

[16] _Journal des Débats_, 1er mai 1836.

[17] _Ibid._ 15 novembre 1835.

[18] _Journal des Débats_, 27 septembre 1835.

[19] L'Opéra s'apprêtait à représenter _les Martyrs_ du même Donizetti.

[20] _Journal des Débats_, 16 février 1840.

[21] _Journal des Débats_, 2 et 3 janvier 1861.

[22] _Correspondance_ p. 249.

[23] _Journal des Débats_, 5 septembre 1839.

[24] _Journal des Débats_, 14 novembre 1848.

[25] _Ibid._ 12 mars 1841.

[26] _Journal des Débats_, 9 décembre 1850.

[27] _Journal des Débats_, 21 novembre 1835 et 15 octobre 1837.

[28] _Ibid._ 16 juillet 1836.

[29] _Hector Berlioz, sa Vie et son Œuvre_, p. 291.

[30] _Journal des Débats_, 10 novembre et 10 décembre 1836.

[31] _Journal des Débats_, 21 février 1854.

[32] _Ibid._ 10 avril 1859.

[33] _Journal des Débats_, 15 décembre 1844.

[34] _Journal des Débats_, 22 avril 1851.

[35] _Journal des Débats_, 7 janvier 1852.

[36] Lettre à Humbert Ferrand, 28 avril 1859.

[37] _Journal des Débats_, 26 mars 1859.

[38] _Journal des Débats_, 20 janvier 1846.

[39] L'article de Berlioz se trouve dans _A travers Chants_. La réponse
de Wagner, publiée dans les _Débats_, a été reproduite par M. Georges
Servières dans son livre: _Wagner jugé en France_.

[40] _Correspondance_, pp. 225 à 280, _passim_.

[41] Cette étude sur Berlioz a été écrite par Wagner en 1841. Elle a été
traduite par M. Camille Benoît dans _Musiciens, Poètes et Philosophes_.

[42] «J'ai passé ma vie avec ce peuple de demi-dieux; je me figure
qu'ils m'ont connu, tant je les connais. Et cela me rappelle une
impression de mon enfance qui prouve à quel point ces beaux êtres
antiques m'ont tout d'abord fasciné. A l'époque où, par suite de mes
études classiques, j'expliquais, sous la direction de mon père, le
douzième livre de _l'Énéide_, ma tête s'enflamma tout à fait pour les
personnages de ce chef-d'œuvre: Lavinie, Turnus, Énée Mezence, Lausus,
Pallas, Evaudre, Amata, Latinus, Camille, etc., etc.; j'en devins
somnambule, et, pour emprunter un vers à Victor Hugo:

Je marchais tout vivant dans mon rêve étoilé.

Un dimanche, on me mena aux vêpres: le chant monotone et triste du
psaume: «_In exitu Israël_» produisit en moi l'effet magnétique qu'il
produit encore aujourd'hui et me plongea dans les plus belles rêveries
rétrospectives. Je retrouvais mes héros virgiliens, j'entendais le bruit
de leurs armes, je voyais courir la belle amazone Camille, j'admirais la
pudique rougeur de Lavinie éplorée, et ce pauvre Turnus, et son père
Daunus, et sa sœur Juturne; j'entendais retentir les grands palais de
Laurente... et un chagrin incommensurable s'empara de moi, je sortis de
l'église tout en larmes...»--(_Lettre d'Hector Berlioz à la princesse
Caroline Sayn,--Wittgenstein_, 20 juin 1859).

[43] Le mot est de J.-J. Weiss.

[44] Quelques lignes de cet article ont été intercalées par Berlioz dans
ses _Mémoires_.

[45] Il s'appelait Lachnith.

[46] Voir l'introduction, p. XIX.

[47] Castil-Blaze.

[48] Jules Janin.

[49] Suit l'analyse du livret du _Val d'Andorre_.

[50] _La Fée Carabosse_, opéra en trois actes avec un prologue, de
Lockroy et Cogniard, musique de Victor Massé, représenté quelques jours
auparavant au Théâtre-Lyrique, et sur lequel Berlioz avait écrit un
feuilleton, le 8 mars 1859.

[51] Ce feuilleton est le dernier que Berlioz ait publié dans le
_Journal des Débats_.





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