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Title: L'Illustration, No. 0015, 10 Juin 1843
Author: Various
Language: French
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L'Illustration, No. 0015, 10 Juin 1843

L'ILLUSTRATION,

JOURNAL UNIVERSEL.

Nº 15. Vol. I. SAMEDI 10 JUIN 1843

Bureaux, rue de Seine. 33,

Ab pour Paris.--3 mois, 8 fr..--6 mois 16 fr,--Un an, 30 fr. Prix de
chaque Nº 75 c.--La collection mensuelle, 2 fr. 75.

Ab. pour les Dep.--3 mois, 9 fr.--6 mois, 17 fr.--Un an, 32 fr. pour
l'étranger,--10--20--40



SOMMAIRE

Troubles en Irlande. _Portrait d'O'Connell_.--Courrier de Paris.--Suite
de concerts de la rue de la victoire. _O Salutaris de Palestrina; rue de
la salle des concerts_.--La cour du grand duc, nouvelle, par Eugène
Guinot (suite).--Distribution prix de l'Académie des jeux floraux.
_Jetons de présence, statue de Clémence Isaure._--Les plaisirs des
Champs-Elysées. _L'attelage des chèvres; le pesage; le dynamomètre; le
physicien; les chanteurs ambulants; le restaurant
Ledoyen._--Compte-rendu de l'Académie des sciences depuis le
commencement de l'année.--Météorologie pendant le mois de mai.--La
galvanographie.--Trois gravures d'après Garvani.--Théâtre de
l'Opéra-Comique. _Une scène d'Angélique et Médor_.
--Bibliographie.--Ameublements. Un salon Louis XV. Problèmes
divers.--Rébus.



Troubles en Irlande.

L'Europe est dans l'attente, le sol tremble en Irlande, et la guerre
semble près de l'ensanglanter. Jamais O'Connell n'a eu plus de
puissance. A sa voix, les populations se lèvent par milliers et lui
dressent sur les routes des arcs de triomphe; les laboureurs abandonnent
leurs charrues, les artisans leurs ateliers, et le suivent à pied, en
chariots, à cheval; les femmes montent en croupe; partout les villages,
les villes se dépeuplent pour faire au «grand agitateur» un cortège tel
que n'en ont plus les rois, tel que n'avaient point les orateurs
antiques, tel que, pour en trouver qui lui soient comparables, il
faudrait peut-être remonter par la pensée jusqu'aux annales de la Judée,
et se rappeler les multitudes fanatisées, errantes et haletantes aux
prédications des prophètes. O'Connell s'arrête et parle: 500 mille
hommes s'arrêtent et écoutent. A ses gestes plus qu'à ses paroles, ils
relatent tour è tour en applaudissements, en murmures, ils jettent au
ciel des cris terribles contre leurs oppresseurs. Mais que le tribun
fasse un signe, aussitôt tout rentre dans le silence, dans le calme;
attentive et soumise, on dirait que la foule immense n'a comme lui
qu'une voix et un coeur. Pareil spectacle ne s'est vu nulle part
ailleurs de notre temps et y semble un anachronisme sublime. Quelle
émotion profonde s'est donc emparée de cette nation, et quelle est la
source de l'autorité de celui qui la guide? Que veut l'Irlande?

Ce qu'elle veut? Quand même vous pourriez l'ignorer, répondez avec
assurance:--Quoi qu'elle veuille, elle a raison de le vouloir. Quelle
que soit sa cause, sa cause est juste et sainte. Une preuve suffit:
l'Irlande a les sympathies de la France, et jamais la France ne s'est
trompée dans ses sympathies.

Certes, la cause politique de l'Irlande n'est pas à beaucoup d'égards
celle de la France. Si l'on consulte ses regrets, ses plaintes, ses
voeux, on voit aisément qu'entre elle et nous il y a la distance de
plusieurs siècles. Il est évident qu'elle aspire à une constitution dont
les principaux éléments appartiennent à un passé dont nous ne voulons
plus. Supposer que O'Connell ait jamais été sympathique à nos
révolutions, supposer que s'il pouvait prendre place parmi nos
représentants, il fut disposé le moins du monde à y joindre sa voix à
celle des fractions libérales, ce serait assurément une lourde erreur.
Il y a plus, s'il faut tout dire; le rappel de l'union, considéré en
théorie et en dehors des circonstances qui peuvent en fait le rendre
utile et même nécessaire, est une mesure directement contraire aux
principes d'unité et d'association des peuples qui ont toujours inspiré
et distingué la politique française. Cependant, en prenant parti pour
l'Irlande, nous ne sommes pas en contradiction avec nous-mêmes: nous
aimons et nous devons aimer l'Irlande; tous nos voeux sont pour elle,
parce qu'elle est asservie, opprimée, parce qu'elle souffre parce qu'en
elle l'humanité est indignement violée, parce qu'elle a besoin d'être
aimée et d'être encouragée, parce qu'enfin il est un principe de morale
qui domine toutes les théories politiques: c'est que la charité est le
premier de tous les devoirs pour les individus et pour les peuples,
comme la liberté est pour eux le premier de tous les biens.

[Illustration: O'Connell.]

Ajoutons seulement cette autre réserve: les inimitiés de races sont de
fausses inimitiés qui doivent tôt ou tard disparaître; la cause du
peuple irlandais est au fond celle du peuple anglais; les misères des
classes ouvrières anglaises n'excitent pas moins de pitié en Europe que
celles des Irlandais; et il y a longtemps que les deux peuples, s'ils
avaient pu comprendre quel est leur ennemi commun, se seraient tendu la
main et affranchis ensembles.

Quoi qu'il en soit, il est trop vrai que l'antipathie de races a fait
alliance avec l'esprit de caste, et que de la part de l'Angleterre il y
a eu ligue contre les Irlandais entre ces deux principes d'oppression.
Nous savons tous que depuis sept siècles, l'Irlande conquise par les
Anglais n'a pas cessé jusqu'à nos jours d'être traitée en peuple
conquis; nous savons que son histoire, à partir de l'année 1469, en une
bule du pape Adrien IV l'a livrée en proie à l'Angleterre, n'est qu'une
longue suite de souffrances de constants mais vains efforts pour briser
ses fers. Et n'est-ce pas une chose remarquable que cette impuissance
absolue de l'Angleterre à s'associer les peuples qu'elle a vaincus, à
leur faire oublier ses victoires, à les faire entrer en partage de ses
moeurs, de sa civilisation, de sa nationalité? Que ses colonies secouent
sans cesse leur joug avec une haine impatiente: que l'Amérique du Nord,
malgré la communauté d'origine, ait répudié et énergiquement repoussé au
delà des mers sa tutelle tyrannique; que l'Inde énervée et rêveuse,
enchaînée pendant son sommeil, ait des réveils parfois si terribles, il
n'y a rien qui doive étonner. On conçoit qu'il soit difficile à
l'Angleterre d'étendre aussi loin une influence active et soutenue. Mais
que sur le même sol pour ainsi dire, qu'entre ces rivages baignés des
mêmes flots, que dans les limites restreintes de ce petit archipel où
elle a planté comme un sceptre son orgueilleux triplent et d'où elle
prétend gouverner le monde, elle n'ait su ni voulu, dans l'espace de
sept cents ans, se concilier les sympathies d'une population vive,
aimante, accessible à tous les sentiments nobles et généreux; qu'elle
n'ait réussi ni par affection, ni par ruse à l'attacher à elle par aucun
lieu de fraternité; qu'elle ne l'ait pas même habituée à la résignation,
n'est-ce point là une haute et sévère condamnation de son caractère et
de la tendance matérialiste de ses instincts?

A l'irritation naturelle des Irlandais, après l'injuste envahissement de
leur territoire, vint se joindre, dans les siècles suivants un autre
sujet de ressentiment non moins légitime et non moins profond, lorsque
l'Angleterre fut devenue protestante, elle voulut imposer sa réforme
religieuse à l'Irlande; il s'ensuivit des guerres opiniâtres éternelles
qui n'eurent d'autres résultats que d'accroître les souffrances et
l'humiliation de l'Irlande. Ce malheureux pays fut surchargé d'impôts:
il fut obligé de payer d'énormes dîmes au clergé anglican; il lui lut
défendu d'exporter le blé, le bétail, tes lainages; des lois furent
rendues pour interdire aux catholiques l'entrée au Parlement, les
fonctions publiques et jusqu'au droit d'acquérir des biens-fonds. Les
Irlandais n'eurent plus d'autres ressources pour vivre que de louer à
des prix exorbitants les domaines dont ils avaient été dépouiller. La
misère, la corruption, furent les conséquences nécessaires de cette
odieuse politique.

Au dernier siècle, Swift écrivait: «Traversez l'Irlande, regardez ces
figures hâves, ces bouges misérables, ces champs à peine défrichés, ces
femmes nues, ces bommes qui ressemblent à des bêtes fauves; dites si le
jugement de Dieu n'est pas descendu sur nos têtes. Est-ce l'Irlande ou
la Laponie, et reconnaîtrez-vous notre pays où la terre est fertile, le
ciel doux, le climat modéré, les hommes doués de qualités souples,
variées, heureuses? Des haillons, une détestable nourriture, la
désolation de presque tout le royaume; les habitants sans bas, sans
souliers, sans abri, vivant de pommes de terre; en aucun pays on ne vit
jamais autant de mendiants.»

Le spectacle que l'Irlande offre aujourd'hui au voyageur; n'est pas
moins déplorable, la misère n'y est pas moins affreuse; mais sous
différents rapports, la condition politique du pays, quoique loin d'être
ce qu'il faudrait qu'elle fût, s'est considérablement améliorée.

L'insurrection victorieuse des colonies anglaises de l'Amérique du Nord
ouvrit une ère nouvelle. Ce grand événement inspira à l'Irlande plus de
confiance dans l'avenir; pour la première fois, depuis plusieurs
siècles, elle se sentit renaître à la vie politique. Ses côtes étaient
menacées d'une descente et d'une invasion étrangères; l'Angleterre,
occupée à soumettre ses colonies rebelles, ne pouvait la défendre; elle
trouva en elle les ressources nécessaires. L'Irlande se couvrit en peu
de jours d'une milice volontaire qui s'arma, s'enrégimenta, s'organisa
elle-même, nomma ses chefs. Une armée de quarante mille hommes fut sur
pied, et dès lors l'Irlande eut le secret de sa force; mais il lui
restait à apprendre les moyens de s'en servir.

L'Angleterre, au plus fort même de sa tyrannie, avait été contrainte de
laisser aux Irlandais des libertés et des droits tels que peu de peuples
en possèdent encore aujourd'hui en Europe: ce n'était point générosité
de sa part; ses moeurs, ses habitudes, ses préjugés mêmes, l'obligeaient
à ces concessions. Ainsi, tandis qu'elle exerçait sur l'Irlande une
oppression dont rien n'égale;'iniquité, la presse y était libre et
n'avait jamais cessé de l'être. Le principe de la responsabilité des
agents du pouvoir devant l'autorité judiciaire était demeuré intact au
milieu des plus grands troubles. Les Irlandais ne pouvaient à la vérité
se réunir dans leurs églises pour prier Dieu comme il leur convenait,
mais ils étaient libres de s'assembler sur les places publiques pour
délibérer sur les rigueurs dont ils étaient victimes. Jamais en Irlande
le principe du jury n'a été contesté: jamais, et dans aucun temps, le
gouvernement anglais n'a mis en doute le droit qu'ont tous les citoyens
de s'associer; jamais on ne l'a vu interdire l'usage de peur de l'abus,
et prétendre régler ce droit en faisant dépendre son exercice d'une
autorisation officielle, comme si la nécessité de l'autorisation n'était
pas négative du droit.

Les Volontaires se servirent de ces libertés pour entreprendre
l'indépendance de l'Irlande. Le jury, la liberté de la presse, le droit
d'association, la responsabilité des agents du pouvoir, l'habeas-corpus,
devinrent dans leurs mains des armes redoutables, et l'Angleterre
comprit enfin qu'il y avait en Irlande des adversaires avec lesquels il
fallait compter. Les catholiques y gagnèrent les premiers, et
quelques-unes des lois d'oppression qui avaient été dirigées contre eux
furent rappelées.

L'Irlande avait un Parlement, mais ce Parlement ne pouvait s'assembler
sans que les motifs de sa convocation et les projets de loi qu'on se
proposait d'y discuter n'eussent préalablement été approuvés par le
gouvernement anglais. Sur l'initiative des volontaires, le Parlement
irlandaise déclara indépendant, et proclama qu'aucun pouvoir sur la
terre n'avait le droit de faire des lois obligatoires pour l'Irlande,
hors le roi, les lords et les communes d'Irlande. Ces faits se passaient
en 1782.

Hardiment engagée dans cette voie de réforme et d'indépendance,
l'Irlande travailla rapidement à s'affranchir des entraves que lui avait
imposées;'Angleterre: l'explosion de la révolution française accéléra
encore ce mouvement. Le gouvernement anglais se hâta de faire les
concessions les plus impérieusement réclamées par les réformateurs
irlandais, soit protestants, soit catholiques; mais l'appel que les plus
ardents d'entre firent aux armes françaises compromit leur cause.

L'Angleterre, qui avait toléré assez patiemment l'insurrection légale
des Irlandais, ne pouvait souffrir une invasion française; elle défendit
sa conquête et ses privilèges par les armes, et l'Irlande retomba sous
le joug. Alors, dans la crainte que le Parlement irlandais ne vint à
recouvrer encore une fois son indépendance, l'Angleterre voulut lui en
ôter les moyens en l'incorporant au Parlement anglais. La corruption
unie à la violence triompha des répugnances les plus opiniâtres, et, en
1800, l'union fut prononcée entre l'Irlande et la Grande-Bretagne. Il ne
faut pas croire que cette union eut pour effet de confondre l'Irlande
avec l'Angleterre, d'en faire une province anglaise, soumise en touts
points au même gouvernement, à la même police et aux mêmes lois. L'acte
de l'union laissa à l'Irlande toutes ses lois, seulement il établit que
désormais toutes les lois nécessaires aux deux pays seraient faites par
un parlement commun, où l'Angleterre et l'Irlande enverraient leurs
représentants.

Jusque-là il n'avait été question en Irlande que de l'indépendance
politique: les catholiques, il est vrai, avaient été délivrés des lois
les plus oppressives portées contre eux, mais ils étaient encore sous le
poids des lois qui les rendaient incapables d'exercer les droits
politiques. Le gouvernement anglais s'était engagé à abolir ces lois
comme un adoucissement aux rigueurs de l'acte d'union; mais, malgré
l'engagement formel pris par Pitt, ces lois ne lurent pas rappelées, par
suite de la résistance de Georges III. Dès lors, l'Irlande, avertie par
ses malheurs passés, au lieu de recourir à la violence et à la révolte
pour obtenir justice, n'employa plus pour obtenir le redressement de ses
griefs, que les moyens légaux que lui offrait la Constitution: elle en
appela à la presse et à l'association. Vers l'année 1810, un comité de
catholiques s'organisa à Dublin pour obtenir l'émancipation catholique;
elle avait pour but le progrès légal; elle mit en oeuvre l'agitation
sans violence, la résistance sans; révolution; aussi réunit-elle bientôt
dans son sein tout ce qu'il y avait en Irlande d'instincts et de besoins
d'indépendance.

Ce n'était pas assez, pour triompher, d'avoir une cause sainte, de
défendre la cause de la liberté politique et religieuse, il fallait être
conduits avec sagesse et prudente, il fallait trouver un chef capable de
diriger le peuple, qui gagnât la confiance de l'Irlande et n'effrayât
pas d'abord l'Angleterre; un homme profondément pénétré de l'état du
pays, comprenant également ses besoins et ses périls, assez puissant par
la parole pour exciter dans l'âme du peuple des passions ardentes contre
ce qui restait de servitude, et assez sage pour en arrêter l'élan à la
limite de l'insurrection; qui, jurisconsulte subtil autant que tribun
éloquent, assez impétueux pour pousser l'Irlande et assez fort pour la
contenir à son gré, sût se contenir dans les bornes de la légalité et
défendre lui-même avec succès devant un jury les excès qu'il avait
encouragés. Cet homme, ce chef, l'Irlande le trouva dans Daniel
O'Connell.

Ou se trompe certainement lorsque l'on attribue à O'Connell l'honneur
d'avoir réveillé chez les Irlandais la haine de la servitude et d'avoir
conquis la liberté religieuse. Le mouvement d'indépendance avait précédé
de longtemps l'apparition d'O'Connell sur la scène du monde; mais le
mérite de cet homme extraordinaire est d'avoir adopté la défense de son
pays malheureux, d'avoir compris les souffrances de l'Irlande, de s'en
être fait le représentant, de s'être dévoué à cette noble tâche, et
d'avoir hâté, par ses qualités les plus diverses, le triomphe de la
cause dont il s'était constitué l'organe.

Né à Dublin, d'une famille ancienne et qui descend, dit-on, des anciens
rois d'Irlande, O'Connell fut élevé en France dans les colléges
catholiques de Saint-Omer et de Douai. Jeune encore, il embrassa la
carrière du barreau et se distingua par une éloquence forte et
passionnée et par une ardeur intrépide à défendre ses coreligionnaires.
Orateur applaudi dans les meetings, il se trouva porté tout
naturellement à faire partie de l'association catholique, et il ne tarda
pas à en devenir un des directeurs et après quelques années le chef
tout-puissant.

Assurément, ce qui distingue O'Connell, ce n'est pas l'éclat de telle
qualité particulière, c'est plutôt l'assemblage de plusieurs qualités
ordinaires, mais dont la réunion est singulièrement rare. Il y a, sans
contredit, dans les rangs des catholiques irlandais, des orateurs d'une
éloquence plus pure, des écrivains plus remarquables, des hommes
d'action aussi courageux et aussi résolus; mais O'Connell réunit les
qualités d'orateur, d'écrivain et d'homme d'action, et il les soumet à
une prudence consommée qui dirige ses actions les plus spontanées en
apparence. Accordez-lui en outre un bon ses parfait, et vous comprendrez
la fortune d'O'Connell.

Grâce à ces qualités, O'Connell, en prenant en main la direction de
l'association catholique, comprit que l'Irlande avait été trop
facilement abattue par l'Angleterre dans toutes ses tentatives
d'insurrection pour qu'elle dût demander désormais aux armes la justice
qu'elle demandait de l'Angleterre. Un zèle imprudent eût fait perdre les
lentes acquisitions des cinquante dernières aimées, et avant de songer à
une indépendance complète, il fallait user de tous les moyens que
fourniraient les droits que l'Angleterre avait reconnus à l'Irlande.
Demeurant strictement dans les limites de la légalité, O'Connell
entreprit de donner à son pays la seule situation qui pût le satisfaire,
et tenir l'Angleterre dans une inquiétude favorable à l'Irlande; il
établit un état permanent de guerre constitutionnelle, si l'on peut se
servir de cette expression, une paix sans cesse agitée, un état
intermédiaire entre le régime des lois et l'insurrection.

C'est dans la conduite de cette association qu'il faut admirer le génie
d'O'Connell. Il lui a donné les bases d'un parlement régulier; elle est
représentée par un comité central séant à Dublin et composé de membres
dont le mode d'élection a varié suivant les circonstances. Ce comité,
sous l'inspiration d'O'Connell, s'assemble régulièrement, examine les
lois proposées, les discute, censure les actes du pouvoir et ses agents,
prend des résolutions, les publie dans un journal spécial. Comme tous
les gouvernements établis, l'association lève des impôts en échange de
la protection qu'elle donne. Elle commande, et l'Irlande obéit. Dès
qu'elle l'ordonne, toutes les paroisses d'Irlande s'assemblent; des
réunions se forment le même jour dans tout le pays. Elle s'établit comme
la patronne de tous les citoyens; elle provoque et reçoit les plaintes
de quiconque a des griefs contre l'autorité publique, contre les
ministres protestants, contre les magistrats. C'est elle qui conduit les
élections.

Telle est l'oeuvre la plus imposante d'O'Connell. Ce n'est pas tout que
d'organiser, il faut constituer et maintenir. C'est encore à O'Connell
que l'association doit d'avoir traversé tous les obstacles que lui
imposait le gouvernement anglais. C'est à sa sagacité et à son
incomparable intelligence des détours de la chicane, que l'association a
dû son salut, car toujours il a su mettre en défaut la haine de ses
antagonistes, et toujours il a su trouver pour elle la forme que le
législateur avait oublié d'interdire. «Il est bien aisé, s'écriait un
jurisconsulte expérimenté, il est bien aisé de dire qu'il faut arrêter
M. O'Connell et le livrer à la justice; mais la difficulté est de le
surprendre en défaut et de trouver une loi qu'on puisse l'accuser
d'avoir formellement violée.» Singulière situation de l'Angleterre,
gênée par ses propres lois dans ses plus ardents désirs d'oppression! Ou
trouver ailleurs une tyrannie qui tolère, dans un pays vaincu et
enchaîné, la liberté de la presse, le jury et le droit de s'associer le
plus illimité?

_(La suite à un autre numéro.)_



Courrier de Paris.

En arrivant sur le boulevard Saint-Antoine, un peu avant la place de la
Bastille, si vous jetez les yeux du coté opposé à la place Royale, vous
verrez trois maisons neuves qui montrent aux passants leur blanche
façade de pierre de taille et de moellons. Les toits sont à peine
achevés; les fenêtres, encore dépouillées de boiserie et de vitres,
permettent à l'oeil de pénétrer par leurs ouvertures béantes dans cette
solitude pleine de tristesse des bâtiments en construction. Laissez
passer quelques jours, et ce désert sera peuplé et bruyant, du
rez-de-chaussée à la mansarde; à peine attendra-t-on que la dernière
pierre soit posée et que le maçon ait donné le dernier coup de truelle.
Le Parisien n'y regarde pas de si près; dès qu'il voit les choses, il
faut qu'il en jouisse; le proverbe: _Qui va doucement va sûrement_,
n'est pas fait pour son usage; vivement et promptement, telle est sa
divise, et Dieu pour tout le monde! Si M. le préfet de police le
laissait faire, il essaierait de traverser les ponts dont une seule
arche serait construite; les murs sont encore humides, les poutres tout
au plus assurées, l'escalier et les cours pleins de poussière et de
chaux, et le voilà qui s'installe dans la maison! Que la chose soit
possible, en attendant l'achèvement des fondations et des voûtes, il se
logera dans la hotte du plâtrier! Médecins et pharmaciens retirent le
bénéfice le plus net de cette ardeur de location expéditive; les
migraines, les rhumes et les maux de poitrine fleurissent à l'ombre des
fraîches murailles.--Mais revenons à nos trois maisons. En elles-mêmes,
elles n'ont rien de particulier ni de remarquable. Figurez-vous trois
maisons comme Paris en bâtit tous les jours par centaines: une boutique
et six étages, voilà l'architecture actuelle; le métier du tailleur de
pierres y prend plus de part que l'art de Vitruve et de Palladio. Mais
si vous interrogez le sol sur lequel pèsent ces masses énormes, ces
espèces de casernes où les Parisiens s'entassent, le sol vous répondra
quelque chose. Il n'y a pas, en effet, un seul de ces entassements de
pierres et de charpentes qui ne recouvre pour ainsi dire un lieu célèbre
par un homme ou par un événement. Que voulez-vous? cette terre
parisienne a de tout temps, été si féconde en grands crimes et en
grandes actions! Dans chaque sillon de ce champ immense, remue depuis
des siècles, quelque chose d'illustre ou de fatal a germé. Les
générations y sommeillent l'une sur l'autre, couche par couche; la
pioche n'y tombe pas sans heurter un nom; l'architecte n'y pose pas une
fondation qui ne s'appuie à un souvenir. Sous ce Paris visible, sous ce
Paris palpable, qui étale aux yeux ses hommes, ses maisons et ses rues,
il y a le Paris qu'on ne voit plus, le Paris qu'on ne touche ni du doigt
ni de l'oeil, le Paris qui se tient enseveli et caché dans ses propres
entrailles: la ville vivante a le pied sur la ville morte. L'histoire du
Paris souterrain, du Paris à fleur de terre, est une histoire à faire.

Remuez le terrain où s'élèvent nos trois maisons neuves: qu'y trouvez
vous? Eh! mon Dieu, tout simplement la philosophie du dix-huitième
siècle, la souveraine audacieuse et irrésistible qui a changé la France
de fond en comble et conquis le monde. Ces trois lourdes maisons
froidement alignées, ces boutiques qui attendent le boulanger ou la
mercière du coin, ces appartements innocemment destinés à d'honnêtes
rentiers de la place Royale ou de la rue Saint-Louis n'intéressent ni
votre âme ni votre imagination; mais prêtez l'oreille aux échos du
passé, mais regardez à travers le linceul de la mort, aussitôt tout
change et tout s'anime sur ce sol que vous fouliez aux pieds avec
indifférence; ce n'est plus une habitation banale, ouverte au premier
bourgeois et au premier marchand venus qui paierait leurs loyers, C'est
le rendez-vous des esprits les plus entreprenants, des imaginations les
plus ardentes du siècle dernier. Vous êtes là en plein dix-huitième
siècle; vous vivez de sa vie, à la fois frivole et sérieuse, dogmatique
et sensuelle; dans cette demeure ainsi reconstruite, les affaires, le
plaisir, la philosophie se donnent la main et combattent en même temps;
Ia passion, le rude sarcasme, la raillerie légère, sont les hôtes du
logis. Que vous dirai-je? Vous n'êtes plus dans mes trois maisons
neuves, mais dans la maison de Beaumarchais; et ne voyez-vous pas
là-bas, sur les murailles, une ombre leste et souriante? C'est l'ombre
de Figaro qui passe; on aperçoit encore le bout de sa résille, le manche
de sa guitare, un éclair de son oeil provoquant et spirituel, et la lame
de son rasoir affilé comme sa langue à deux tranchants?

A cette place même, un peu avant la Révolution, Beaumarchais s'était
fait bâtir une habitation immense et magnifique; Voltaire en était le
dieu lare: sa statue en décorait l'entrée; son portrait se répétait de
salon en salon. Traversez ces sentiers de sable qui se croisent dans le
jardin, passez sous ces rochers postiches, sous ces massifs de verdure,
vous découvrez un temple d'une forme antique. Quelle est la divinité
qu'on y encense? Est-ce la sage Minerve, ou Apollon aux flèches rapides,
ou Mars au casque retentissant? Non: c'est encore Voltaire.

Beaumarchais s'était d'ailleurs soumis scrupuleusement à cette doctrine
que son dieu Voltaire enseigne quelque part: _le superflu, chose si
nécessaire_. Le nécessaire, selon la doctrine de Voltaire, se montrait
partout dans la maison de Beaumarchais: riches peintures, magnifiques
statues, adorables bas-reliefs; Rome, la Grèce et l'art de Jean Goujon.
La philosophie d'une part, de l'autre Hébé et Ganimède; ici une sentence
de quelque sage gravée en lettres d'or; là cet apophthègme en latin
macaronique inscrit au fronton de la salle à manger:

ERENT TEMPLUM A BACCHO,
AMISQUE GOURMANTIBUS.

Curieux mélange de raillerie et de gravité, de foi et de scepticisme, où
se trouve résumé d'une manière originale le caractère singulier de ce
siècle qui se passionnait et souffrait avec Jean-Jacques pour la cause
et l'avenir de l'humanité, et d'autre part se livrait au plaisir et au
doute avec insouciance, disant comme Figaro: «Qui sait si le monde
durera trois semaines?»

Ainsi la maison de Beaumarchais n'existe plus; abattue, il y a déjà
plusieurs années, pour les menus plaisirs du canal Saint-Martin, elle
était restée longtemps à l'état de terrain vague. L'oeil rencontrait
avec tristesse, cette immense et stérile solitude dans le voisinage d'un
faubourg si actif et si peuplé Maintenant ce désert est bâti du haut en
bas, ou peu s'en faut, bâti par des maçons et rien de plus: il ne faut
pas compter sur l'étrusque et l'ionique que Beaumarchais n'avait pas
épargné, ni sur des frises imitées du temple d'Antonin et de Faustine.
Cependant les maçons ont eu beau faire, un homme d'un peu de savoir, de
coeur et d'esprit, ne passera par-là sans dresser l'oreille et sans
ouvrir les yeux, comme s'il entendait encore la voix mordante de Figaro,
comme s'il voyait briller derrière la jalousie le regard amoureux de
Rosine et la vive prunelle de Suzanne.

De la guitare de Figaro au cor de M. Vivier, il y a la différence du
cuivre à la corde, mais, au fond, il s'agit de la même chose,
c'est-à-dire de deux artistes; l'un toutefois l'emporte sur l'autre,
comme le chêne sur l'humble charmille, et je suis obligé de le dire, au
risque de froisser l'amour-propre du barbier de Séville, ce n'est pas
Figaro qui est le chêne. Après tout, qu'importe à Figaro? il n'a jamais
eu la prétention d'être un virtuose: Figaro n'a été musicien que par
hasard et en payant, comme il a été tant d'autres choses; poète,
barbier, diplomate, auteur dramatique, journaliste, commis, médecin,
apothicaire même, suivant les évolutions de son étoile. Si Figaro
portait une guitare, celait seulement pour accompagner sa philosophie:

        Le vin et la paresse
        Se partagent mon coeur.
        Si l'une est ma maîtresse,
        L'autre est mon serviteur;

et aussi pour fredonner de temps en temps un air tendre sous le balcon
de quelque piquante Lisette andalouse, tandis que le seigneur comte
Almaviva engluait les Rosines.--Quant à M. Vivier, c'est autre chose: M.
Vivier n'a jamais couru en aventurier les rues île Séville, ni livré
bataille aux Bartholo et aux Basile, et ceci explique comment M. Vivier
est devenu un artiste remarquable, un joueur de cor, ou, pour parler la
langue technique, un corniste étonnant, tandis que Figaro n'a jamais
fait que racler de la guitare.

M. Vivier est à Paris depuis quelques semaines; jusque-là il n'était pas
autre chose qu'un homme comme un autre, parfaitement inconnu. Employé à
Lyon dans une maison de commerce, M. Vivier ressemblait en apparence à
un simple commis tenant la partie double et vantant la marchandise.
Mais, à peine le métier laissait-il à notre jeune homme une heure de
loisir, qu'aussitôt le commis faisait place à l'artiste: M. Vivier
s'enfermait dans sa mansarde; là, s'attaquant corps à cor au dur et
rebelle instrument, à force de courage, d'adresse et de persévérance, il
est parvenu à le dompter, à le soumettre, à le rendre plus docile, plus
obéissant, plus fécond qu'il ne s'est jamais montré sous la main de ses
dominateurs les plus heureux et les plus célèbres. En un mot, M Vivier
lui arrache des secrets qu'il semblait dérober aux autres. Giulu Paër,
le Messie du cor. Punto et Rodolphe, ses apôtres, Gallay, Dauprat,
Duvernoi, Meugal, et d'autres aussi fameux n'ont pas obtenu ce qu'il
accorde à M. Vivier.

Que leur disait-il, en effet? Il répondait à leur provocation par un son
unique, par des notes successives. Nos maîtres avaient l'exciter à
parler davantage, avec tout l'art imaginable, ils n'en tiraient pas un
mot de plus, M. Vivier, et c'est là le merveilleux de sa découverte, M.
Vivier a donné à l'instrument soliloque une double, une triple voix;
avec M. Vivier, le cor chante la romance de Richard, une _Pierre
brûlante_ et, du même coup, vous entendez la partie de Blondel et la
partie de Richard. Vous plaît-il d'écouler la _Chasse du jeune Henri?_
notre cor, en véritable sorcier qu'il est, exécute par trois sons
simultanés les marches d'harmonie les traits de violon et la fanfare. Si
M. Vivier ne s'entend pas avec le diable, il ne s'en faut guère; c'était
du moins l'avis d'Auber, d'Halévv et d'Adolphe Adam, qui se trouvaient
là avec nous autres ignorants, tandis que M Vivier faisait ses tours de
force. Comment est-il parvenu à cette découverte et à ce prodige
d'acoustique? c'est son secret et il le garde.--Dieu ou diable,
toujours est-il certain que M. Vivier vient d'augmenter le bataillon des
phénomènes vivants que Paris recrute incessamment. L'été n'est pas
favorable aux cornettistes; mais arrive janvier et la saison des
concerte, ce cor diabolique fera fureur.

Notre virtuose ne posséderait pas son secret miraculeux, qu'il lui
resterait encore un moyen de faire du bruit et d'être remarqué; M.
Vivier se rattache à une haute parenté; un sang fameux coule dans ses
veines; il est positivement le neveu d'un des hommes les plus étonnants
du dix-neuvième siècle, de M. de Perpignan, ce héros aussi modeste que
brave, qui a laissé un de ses membres sur tous les champs de bataille,
depuis le passage des Thermopyles jusqu'à la prise de la Casauba. Après
avoir cueilli de sanglantes moissons de lauriers et dispersé plusieurs
armées de sa propre main, M. de Perpignan se repose des fatigues de la
guerre dans les arts de la paix. Comme Apollon, il préside aux concerts
et s'adonne aux Muses, particulièrement à Thalie et à Melpomene; Momus
et ses grelots lui sont également familiers. Quelle joie pour ce
vénérable guerrier de voir que son exemple fructifie dans sa famille, et
que les arts y fleurissent à l'ombre de ses cicatrices! Chargé d'ans et
de décorations, obligé de faire halte après avoir parcouru le monde
l'épée à la main et renversé tant de citadelles, il est bien doux à ce
Nestor des soldats français, le soir, quand ses blessures se rouvrent,
d'avoir un neveu près de son chevet et de pouvoir lui dire: «Joue-moi un
air de cor.»

On sait que le bazar Bonne-Nouvelle a ouvert un champ d'asile aux
peintres proscrits par le jury d'examen. Là, le paysage, le tableau
d'histoire, le portrait, la miniature, le crayon et le pastel, exilés
des honneurs du Louvre, sont venus s'abriter, non sans douleur, non sans
rancune, non sans lamentation; dans ce Louvre au petit pied, image de la
patrie absente, peu à peu nos peintures proscrites se sont acclimatées,
et le public leur a rendu visite dans ce bazar hospitalier.

Deux hommes pleins d'activité et d'intelligence, M. Techner et
Guillemin, ont résolu de faire succéder à cette exposition passagère une
exposition permanente qui réunira à la fois les oeuvres des vieux
maîtres et les productions des peintres vivants. Les artistes, obligés
de disséminer leurs ouvrages chez les marchands de tableaux, auront «un
musée perpétuel» et de vastes salles éclatantes de lumière, au lieu de
la sombre nuit et du faux jour des étroites boutiques. Une riche
bibliothèque destinée à seconder les études des artistes servira de
complément à l'entreprise; enfin on nous promet un journal consacré tout
entier au monde des beaux-arts, c'est-à-dire au mouvement si curieux et
si varié des idées, des travaux, des affaires qui l'animent. A peine MM.
Techner et Guillemin avaient-ils fait entendre le premier bruit de cette
vaste entreprise, que les artistes en comprenaient l'utilité et
l'importance. Beaucoup de talents et de noms honorables ont déjà donné
leur adhésion; les autres viendront certainement compléter la liste, et
Paris possédera bientôt un magnifique établissement dont Londres, sa
rivale, lui donnait depuis longtemps l'exemple, et qu'il n'avait pas
encore songé à s'approprier. Ainsi, dans notre ville prodigieuse,
toujours debout, toujours curieuse de nouveautés, toujours ardente et
infatigable, chaque matin amène une amélioration ou une découverte; tout
s'agite, tout se renouvelle, tout change, tout s'agrandit, et la
civilisation y gagne quelque chose.

L'auteur de _Lucrèce_, M. Ponsard, a quitté Taris; M Ponsard est devenu
un personnage; il est naturel que nous tenions note de son départ. Où va
M. Ponsard? le jeune poète retourne tout simplement dans sa province,
sans plus de mystères ni de fracas; après le grand éclat de sa tragédie.
M. Ponsard aurait pu exploiter sa célébrité à l'exemple de certains
poètes et de certains fabricants de drames que tout le monde devine, ce
qui nous dispense de les nommer; qui empêchait M. Ponsard de se montrer
dans les différentes cours de l'Europe comme un géant ou un Hercule du
Nord, ni de crier partout: Me voilà! acceptez ma dédicace! Un cardan, un
crachat, quelques roubles, s'il vous plaît.--M. Ponsard reste dans sa
modestie et dans sa simplicité: il part, il abandonne Paris pour
retrouver la paix des heures studieuses, isolées et paisibles; M.
Ponsard se soucie fort peu de baiser la main ou la semelle des ducs
héréditaires et des autocrates: il n'adore qu'une divinité, la Poésie!
Il n'encense qu'un roi, l'Art! C'est une religion trop rare aujourd'hui
pour qu'on n'encourage pas les jeunes lévites qui y reviennent. M.
Ponsard, dans sa retraite, s'occupera de sa seconde tragédie; il l'a
promise au Théâtre-Français pour l'hiver de 1845, c'est-à-dire dans
dix-huit mois. Notre poète veut pas s'enrôler dans le régiment des
improvisateurs à tant la ligne et des génies de pacotille.--Cependant on
annonce que M. Alexandre Dumas vient d'achever trois romans, quatre
drames en cinq actes, douze vaudevilles, et de recevoir sa
cent-cinquante-septième décoration du shah de Perse.

M Harel ne se tient pas pour battu; nous parlions tout à l'heure de
Beaumarchais; après la chute du _Barbier de Séville_, Beaumarchais fit
une foudroyante préface: M. Harel va, dit-on, l'imiter. La chute _des
Grands et des petits_ l'autorise à prendre cet exemple et cette
consolation. Public, critiques, directeurs. M. Harel doit passer tous
ses ennemis au fil de sa plume. On cite déjà quelques traits de cette
attaque à coups d'épigrammes. En voici qui frappent à bout portant sur un
certain commissaire du roi, accrédité auprès d'un certain théâtre.
M. *** est un homme comblé, qui n'a rien demandé à l'éducation de ce que
lui a refusé la nature. Allons! courage M. Harel, singez Beaumarchais;
mais rappelez-vous que le _Mariage de Figaro_ suivit de près la préface
du _Barbier de Séville._

Hier, une foule immense encombrait le boulevard Bonne-Nouvelle.--De quoi
s'agit-il? D'un escamoteur qui déjeune avec un sabre! Paris est toujours
ce Paris que faisait dire à Rabelais: «O peuple! tant sot par nature
qu'ung bateleur, ung vendeur de rogaston, ung mulet avec ses cymbales,
ung vieilleux, au mylieu d'un carrefour, assemble plus de gents que ne
ferait onc ung prescheur évangélique!»



Salle de concerts de la rue de la Victoire.

C'est M. Henri Herz, l'habile et célèbre pianiste qui en est
propriétaire, et qui l'a fait construire il y a peu d'années. Elle n'a
rien de commun avec celle du conservatoire, dont nous faisions remarquer
naguère l'extrême simplicité. Celle-ci au contraire, est brillante,
somptueuse et tout à fait mondaine, de vives peintures la décorent;
d'élégantes arabesques l'enveloppent de leurs replis onduleux; l'or y
étincelle de toutes parts, à la clarté de mille bougies.... Mais que
vais-je faire, essayer de la peindre avec des paroles? Dieu m'en
préserve! Pour en donner au lecteur une idée complète. _L'Illustration_
a des moyens bien plus sûrs que la description la plus exacte et la plus
détaillée.

Donc, en ce lieu si richement et si coquettement orné, l'élite de la
société parisienne se réunit chaque hiver toutes les fois qu'un artiste
français ou étranger vient invoquer son suffrage. Aréopage quelquefois
sévère, plus souvent bienveillant, mais toujours éclairé, et dont les
arrêts sont à peu près sans appel. C'est là que madame Damoreau est
venue prouver récemment que ce terrible vent du nord, l'ennemi mortel de
tous les gosiers mélodieux, qu'elle avait osé braver au centre même de
son empire, avait désarmé devant elle, ci n'avait altéré ni l'étonnante
justesse de ses intonations, ni la délicatesse de ses indexions, ni la
vibration douce et veloutée de sa voix. C'est là que M. Servais a fait
admirer, dans quatre concerts successifs, cette puissance d'archet,
cette audace de doigté, cette richesse de style, qui font de lui le plus
étonnant des violoncellistes. C'est là que M. Ponsard a révélé au public
dilettante un talent si puissant dans ses effet et si original dans ses
moyens, que personne, avant de l'avoir entendu, n'aurait pu s'en faire
une idée. C'est là que mademoiselle Lia Duport, madame Iweins, MM.
Ponsard, Géraldy, Sivori... Mais, hélas! pourquoi ces doux souvenirs
sont-ils déjà si loin de nous? Pourquoi le temps, à Paris, court-il si
vite? Voilà plus d'un mois déjà que les violons sont rentrés dans leurs
bulles et les flûtes dans leurs étuis, et que toutes ces bouches
harmonieuse sont fermées; pourquoi troubler un repos si respectable et
si bien gagné? Parler de musique au mois de juin, ne serait-ce pas
d'ailleurs le même anachronisme que si nous parlions du rossignol et des
russes au mois de décembre?

Nous ne pouvons nous dispenser pourtant de dire quelques mots des
dernières expéditions musicales dont la salle de M. Herz a été le
théâtre, et qui ont eu lieu sous le commandement de M. le prince de la
Moscowa.

Depuis quelques mois, en effet, M. le prince de la Moscowa est à la tête
d'une armée chantante, la plus nombreuse qu'on ait encore vue peut-être,
la mieux disciplinée, la plus riche en soldats exercés et dévoués. Ces
soldats ne sont point des artistes; c'est bien mieux vraiment. Allez
donc demander aux artistes ce zèle, cette ardeur, cet enthousiasme, et
surtout ce désintéressement personnel qui fait que chaque exécutant
s'oublie et ne songe qu'à l'effet général! Un amateur fait de la musique
pour son plaisir, et, s'il est habile, pour le plaisir des autres, et
voilà pourquoi il la fait bien; mais l'artiste est toujours préoccupé de
quelque arrière-pensée: il a sa fortune à faire, sa réputation à établir
ou à étendre, et les occasions de se mettra en contact avec le public ne
sont pas assez fréquentes pour qu'il néglige d'en tirer parti. Ne lui
proposez donc pas de jouer son rôle dans un choeur ou dans un morceau
d'ensemble, ce serait pour lui du temps et des sons perdus. S'il consent
à figurer dans un duo où il lui faudra partages les applaudissements de
l'auditoire, soyez bien sûr qu'il vous fait un sacrifice: ce qu'il
recherche, ce qu'il choisit de préférence, ce sont les airs et surtout
les cavatines modernes où abondent les difficultés mécaniques, où il est
sûr enfin de briller, et de briller tout seul; mais ne venez pas lui
parler d'un psaume de Marcello, d'un motet de Haydn, d'un madrigal de
l'abbé Clari, d'un choeur de Haendel ou de Palestrina. Palestrina!
Haendel! Marcello! qu'est-ce que cela? à peine en a-t-il entendu parler
dans sa jeunesse; que voulez-vous qu'il fasse de pareille denrée?

Le discrédit où était tombée depuis longtemps la musique d'ensemble, et
surtout la musique ancienne, avait produit une large lacune, un vide
immense, que déploraient amèrement les vrais amateurs, ceux qui ne
cherchent dans l'art musical que les pures jouissances qu'il procure et
les nobles sentiments qu'il fait naître, C'est pour combler ce vide que
M le prince de la Moscowa, musicien habile, et qui a déjà fait ses
preuves comme compositeur, vient d'organiser la SOCIÉTÉ DES CONCERTS DE
MUSIQUE VOCALE, RELIGIEUSE ET CLASSIQUE. Tout ce qu'il y a dans Paris
d'amateurs distingués a compris immédiatement sa pensée et s'est
empressé de répondre à son appel, et la société a déjà donné, dans la
salle de M. Herz, trois séances également remarquables par l' intérêt
qu'elles ont excité et par le succès qui a couronné les efforts des
exécutants.

Ainsi que nous l'avons déjà dit, la musique ancienne fait tous les frais
de ces réunions, et presque exclusivement la musique d'ensemble. Les
deux illustres chefs de l'école du Midi et de l'école du Nord,
Palestrina et Roland Lassue, y ont occupé, comme de raison, lu place
d'honneur. Avec eux, Marcello, Clari, Martini, Haendel, Joseph Haydn,
Sébastien Bach, etc., etc., viennent figurer tour à tour, et recueillir
leur part d'admiration et d'hommages. Il faut le dire, on entendrait
difficilement ailleurs les grandes pensées de ces vieux maîtres
interprétées avec autant d'intelligence et par des voix aussi
harmonieuses. Madame de Sparre, madame Merlin, madame Dubignon,
mademoiselle de Chaucourtois, mademoiselle Thoru, M. le prince
Belgiposo, en savent tout autant que des artistes, et ne sont point des
artistes; c'est là justement la cause de leur supériorité. Leur organe
ne s'est point fatigué, leur goût ne s'est point émoussé dans cette
lutte sans repos que les chanteurs de profession sont obligés de
soutenir contre les trompettes, les trombones, les timbales et tout ce
barbare fracas qui a pris, dans nos théâtres, la place de l'harmonie;
ils n'ont perdu ni le sentiment des nuances délicates, ni cette calme et
pure vibration à laquelle la voix humaine doit son plus grand charme et
ses effets les plus délicieux. Aussi, quand toutes ces voix si
intelligentes et si doucement sonores se réunissent pour l'exécution
d'une composition chorale, l'harmonieux ensemble qui en résulte Jette
dans l'âme des auditeurs une émotion profonde et mystérieuse que nous
chercherions en vain à définir et que nous renonçons à décrire.
L'entreprise de M. le prince de la Moscowa est noble et belle, et nous
ne doutons pas qu'elle n'exerce l'influence la plus puissante et la plus
salutaire sur les destinées ultérieures de l'art musical.

[Partition musicale illustrée: O SALUTARIS HOSTIA. Musique de
PALESTRINA.]

[Illustration: Salle de concerts de la rue de la Victoire.]



La cour du grand-duc.

NOUVELLE. Suite.--Voir page 213.

Les malheurs du prince avaient tellement absorbé l'attention et la
sensibilité de Balthazard, que le souvenir de ses propres embarras
s'était complètement effacé pendant cette soirée où le grand-duc lui
avait révélé les secrets de sa position politique et financière. Ce ne
fut qu'après être sorti du palais, qu'il fit un retour sur lui-même.
Comment se tirer d'affaire avec les acteurs engagé et amenés à deux cent
lieues de Paris sur la foi des traités? que leur dire, et comment leur
faire entendre raison? Le malheureux directeur passa une mauvaise nuit.
Aussitôt que parut le jour, il se leva, demandant à la fraîcheur du
matin de calmer ses esprits agités, et de lui inspirer quelque bonne et
habile manoeuvre pour sortir de ce mauvais pas. Dans une promenade de
deux heures, il eut tout le loisir de parcourir Carlstadt et d'admirer
les agréments de cette capitale. Carlstadt était une ville élégante,
coquette, oisive, avec des rues larges et droites qui la perçaient de
part en part, de jolies maisons bien alignées, dont les fenêtres étaient
armées de petits miroirs indiscrets qui reflétaient les passants et
transportaient dans les appartements les scènes de la voie publique; de
sorte que les habitants pouvaient, grâce à ce daguerréotype animé,
satisfaire leur curiosité sans se déranger. C'est là une innocente
récréation que se donnent volontiers les bourgeois allemands. Du reste,
la capitale du Grand-Duché de Noeristhein paraissait ne s'occuper que
fort peu d'industrie et de commerce; le mouvement y était modéré, le
luxe en était banni, et sa prospérité tenait surtout aux goûts modestes,
à la philosophie flegmatique de ses citoyens.

Une troupe de comédiens, ne pouvait pas faire fortune dans un pareil
pays.--Il faudrait absolument reprendre le chemin de la France, pensa
Balthazard après avoir fait le tour de la ville; puis il consulta sa
montre, et, jugeant que l'heure était convenable, il se dirigea vers le
palais, où il entra sans plus de façon que la veille. Le fidèle Wilfrid,
remplissant les fonctions de gentilhomme ordinaire le reçut comme une
vieille connaissance, et s'empressa de l'introduire dans le cabinet du
grand-duc. Son Altesse lui parut plus soucieuse que la veille. Le prince
marchait à grands pas, le front baissé, les bras croisés, et tenant à la
main des papiers dont la lecture l'avait évidemment contrarié. Pendant
quelques instants il garda le silence; puis, s'arrêtant devant
Balthazard, il lui du tristement:

«Vous me trouvez ce matin moins calme qu'hier soir; c'est que je viens
de recevoir d'assez mauvaises nouvelles, et je ne sais pas me défendre
contre une première impression... Ah! vraiment, tout cela me pèse, et je
leur abandonnerais de grand coeur cette pauvre souveraineté, cette
couronne d'épines qu'ils me disputent, si l'honneur ne me commandait de
soutenir jusqu'au bout mes droits légitimes... Oui, en ce moment je
n'ambitionne qu'un sort paisible, et je donnerais volontiers mon
grand-duché, mon titre, ma couronne, pour aller vivre tranquillement à
Paris en simple particulier, avec trente mille livres de rentes.

--Je le crois bien!» s'écria Balthazard qui, dans ses plus beaux rêves,
n'avait jamais élevé si haut ses voeux téméraires.

Cette naïve exclamation fit sourire le prince. Il ne fallait que peu de
chose pour chasser ses ennuis et lui rendre cette légère dose de bonne
humeur qui flottait habituellement à la surface de son caractère.

--Je comprends, reprit-il gaîment; vous trouver, que je ne suis pas
dégoûté! Dépenser trente mille francs de revenu dans l'indépendance et
les plaisirs de la vie parisienne est un sort plus digne d'envie que
gouverner tous les grands-duchés du monde. Vous avez, raison, et je le
sais par expérience, car il y a une dizaine d'années, lorsque je n'étais
encore que prince héréditaire, j'ai passé six mois à Paris, libre,
riche, insouciant, et mes souvenirs me disent que ces jours là ont été
les plus beaux de ma vie.

--Eh bien! est-ce qu'en liquidant tout ce que vous avez ici vous ne
pourriez pas réaliser cette fortune? D'ailleurs, ce cousin dont vous me
faisiez l'honneur de me parler hier vous assurerait avec plaisir vos
trente mille francs de rente, si vous lui cédiez votre place qu'il
envie... Mais, monseigneur, voulez-vous que je vous parle franchement?

--Je ne demande pas mieux.

--Une existence paisible et modeste aurait sans doute beaucoup de charme
pour vous, et vous le dites dans la sincérité de votre âme; mais d'un
autre côté vous tenez essentiellement à votre couronne, et ce n'est pas
seulement par ces raisons d'honneur que vous invoquiez tout à l'heure.
On a beau dire et s'exagérer les douceurs du calme et de la retraite
dans un moment de fatigue et d'orage, un trône, tout boiteux qu'il soit,
est un siège que l'on ne saurait quitter sans regrets... Voilà mon
opinion, formée à l'école dramatique; c'est peut-être une réminiscence
de quelque ancien rôle, mais on trouve parfois la vérité au théâtre. Or
donc, puisque, à tout prendre, ce qui vous convient le mieux est de
rester en place, vous devriez... Mais pardon, mes paroles sont peut-être
trop libres...

--Parlez en toute liberté, mon cher directeur, je vous le permets et je
vous en prie. Je devrais donc, disiez-vous?...

--Vous devriez, au lieu de vous livrer au découragement et aux idées
poétiques, ne pas attendre le coup qui vous frappera, ne pas vous
contenter de tomber noblement. Les circonstances sont favorables, vous
n'avez plus de ministres ni conseillers d'État pour vous induire en
erreur et vous embrouiller dans vos projets. Fort de votre bon droit et
de l'amour de vos sujets, il est impossible que vous ne trouviez pas un
moyen d'assurer votre position et de rétablir vos finances.

--Il n'y en a qu'un seul.

--Cela suffit.

--Un bon mariage.

--Au fait, c'est vrai, je n'y pensais pas, vous êtes garçon!... Eh bien!
vous voilà sauvé, un bon mariage!... C'est comme cela que les grandes
maisons se consolident quand elles sont menacées de tomber en ruines.
Épousez-moi une grosse héritière, la fille unique de quelque riche
banquier.

--Vous n'y pensez pas! une mésalliance!

--Ah! si vous faites le fier!...

--Ce n'est pas moi, je n'ai pas de préjugés; mais que dirait l'Autriche
si je me permettais de déroger? Ce serait un nouveau grief dont on ne
manquerait pas de se servir contre moi. Et puis, les millions d'un
banquier ne me suffiraient pas; il me faut une alliance avec une famille
puissante sur laquelle je puisse m'affermir. Cette alliance, telle que
je la souhaite, s'offrait à mes voeux; il y a quelques jours encore je
pouvais prétendre à ce moyen de salut. Un de mes voisins, le prince
Maximilien de Hanau, qui est très bien en cour de Vienne, a une soeur à
marier: la princesse Edwige est jeune, belle, aimable et riche; c'est un
excellent parti, et j'avais déjà entamé les préliminaires d'une demande
en mariage; mais deux dépêches que j'ai reçues ce matin renversent
toutes mes espérances. Voilà le motif de l'abattement dans lequel vous
m'avez trouvé tout-à-l'heure.

--Voyons reprit Balthazard. Votre Altesse est peut-être trop prompte à
se décourager.

--Jugez-en vous-même. J'ai un rival, l'électeur Biberick; ses États sont
moins considérables que les miens, mais il est plus solidement établi
dans sont petit électorat que je ne le suis dans mon grand-duché.

--Permettes, monseigneur, j'ai vu l'année dernière à Bade l'électeur de
Biberick, qui s'y trouvait en même temps que nous; sans flatterie, ce
prince ne saurait soutenir aucune comparaison avec Votre Altesse: vous
avez à peine trente ans et il en a plus de quarante; vous êtes bien fait
de votre personne, il est lourd, épais et mal bâti; vous avez le visage
agréable et noble, sa figure est commune et disgracieuse; vos cheveux
sont du blond le plus pur et les siens d'un rouge flamboyant. La
princesse Edwige ne peut manquer de vous donner la préférence.

--Fort bien, mais on ne lui laissera pas le choix; elle dépend de son
auguste frère, qui la mariera sans la consulter.

--Voilà ce qu'il faut empêcher.

--Comment?

--En inspirant de l'amour à la jeune personne. Il y a tant de ressources
dans le sentiment! On voit tous les jours des mariages de convenances
détruits et rompus au profit d'un mariage d'inclination.

--Oui, cela se voit dans les comédies...

--Qui fournissent d'excellentes leçons...

--Aux gens d'un certain monde; mais nous autres princes, nous n'avons
pas le bénéfice de ces suites de combats où l'accord de deux coeurs bien
épris fait plier tous les obstacles.

--Sur ce point-là, monseigneur, j'ose ne pas être entièrement de votre
avis. Les maîtres de l'art que j'étudie et que je pratique depuis trente
ans m'ont appris que ces sortes d'affaires se traitent dans les palais à
peu près comme ailleurs; toute la différence est dans la forme, plus
pompeuse chez vous. Du reste, pourquoi ne feriez-vous pas une tentative?
Si j'avais un conseil à vous donner, ce serait de vous mettre en route
dès demain, et d'aller faire une visite au prince de Hanau.

--C'est inutile. Pour voir le prince et sa soeur je n'ai pas besoin de me
déranger; une de ces dépêches m'annonce leur prochaine arrivée à
Carlstadt. Comprenez-vous maintenant tout le malheur de ma position? Ils
arrivent! Au retour d'un voyage qu'ils viennent de faire en Prusse, ils
traversent mes États et s'arrêtent dans ma capitale, où ils me demandent
l'hospitalité pour deux ou trois jours. Vous voyez bien que je vais être
perdu dans leur esprit. Que penseront-ils de moi quand ils me trouveront
seul, abandonné, dans mon palais désert? Croyez-vous après cela que la
princesse soit tentée de partager mon sort et de passer sa vie dans ma
triste solitude? L'année dernière elle est allée à Biberick; l'électeur
l'a dignement reçue. Il avait du moins à lui offrir les plaisirs d'une
cour animée; il pouvait mettre à ses ordres des gentilshommes, des
chambellans; il pouvait lui donner des concerts, des fêtes, des bals. Et
moi, rien! Suis-je assez malheureux! assez humilié! Et pour qu'aucun
affront ne me soit épargné, mon rival veut que son mariage soit négocié
ici même; oui vraiment! l'électeur me brave à ce point! Il vient de
m'expédier un ambassadeur, le baron Pépinster, chargé, dit-il, de
conclure un traité de commerce qui serait fort avantageux pour moi; mais
cette affaire n'est qu'un vain prétexte. Le baron n'a d'autre mission
que de s'entendre avec le prince de Hanau; cette rencontre est
habilement ménagée, pour que la négociation conjugale s'accomplisse
secrètement et sans appareil. Voilà ce qu'il me faudra voir! Je serai
contraint de subir cet outrage, de dévorer l'injure, de donner au prince
et à sa soeur le spectacle de ma misère, de mon abaissement!... Ah! que
ne ferais-je pas pour me soustraire à cette honte!

--Il y aurait peut-être un moyen! s'écria Balthazard après un instant de
réflexion.

--Un moyen? Parlez, quel qu'il soit, je l'adopte.

--Un moyen bizarre et hardi! continua Balthazard.

--N'importe! je suis prêt à tout risquer.

--Il vous faut dissimuler votre abandon, repeupler ce palais, avoir une
cour?

--Oui.

--Pensez-vous que les courtisans qui vous ont délaissé répondraient à
votre appel, consentiraient à revenir?

--Jamais. Ne vous ai-je pas dit qu'ils étaient gagnés par mes ennemis?

--Pourriez-vous en trouver d'autres parmi vos sujets les plus
distingués?

--Impossible! Il n'y a que très peu de gentilshommes parmi mes sujets
Ah! si une cour pouvait s'improviser! dussé-je prendre les derniers
bourgeois de Carlstadt...

--J'ai mieux que cela à vous offrir.

--Quoi donc?

--Mes comédiens.

--Comment? vous voulez que je me compose une cour avec vos acteurs?

--Oui, monseigneur, et vous ne sauriez trouver mieux. Remarquez que mes
comédiens sont habitués à jouer tous les rôles, et qu'ils seront tout de
suite à leur aise dans l'emploi de grands seigneurs. Je vous réponds de
leur talent comme de leur discrétion et de leur probité. Dès que vos
illustres visiteurs seront partis, dès que vous n'aurez plus besoin
d'eux, ils donneront leur démission Songez d'ailleurs que vous n'avez
pas à choisir. Le temps presse, le danger est à vos portes, il ne vous
est pas permis d'hésiter.

--Mais, cependant, si une pareille ruse venait à se découvrir!...

--Ceci n'est qu'une supposition, une crainte chimérique. Si, au
contraire, vous ne voulez pas risquer la partie que je vous propose,
votre malheur est certain.»

Le grand-duc se laissa aisément persuader. Sous une apparence
insouciante et molle, son caractère ne manquait ni de résolution, ni
d'un certain penchant vers les entreprises étranges et hasardeuses. Il
n'ignorait pas que la fortune favorise ceux qui osent, et il avait toute
l'audace que donne une situation désespérée.--L'expédient de Balthazard
fut donc adopté avec une joyeuse intrépidité.

«A merveille! s'écria le directeur; vous ne vous repentirez pas de votre
détermination. Vous voyez en ma personne un échantillon de vos futurs
courtisans, et puisqu'il s'agit ici de se partager les honneurs et les
grandes charges de l'État, nous allons, si vous voulez, bien, commencer
par moi. Je crois être déjà dans l'esprit de mon rôle en vous adressant
cette requête. Un homme de coeur doit toujours demander, toujours se
hâter, et profiter de l'absence de ses rivaux pour obtenir ce qu'il y a
de mieux. Que votre altesse soit donc assez bonne pour me nommer premier
ministre.

--Accordé! répondit gaîment le prince. Votre excellence peut entrer
immédiatement en fonctions.

C'est ce que mon excellence ne manquera pas de faire, en vous demandant
votre signature au bas de quelques actes dont je vais m'occuper tout de
suite. Mais d'abord, souffrez, monseigneur, que je vous adresse deux ou
trois questions, afin de me mettre au courant. Quand on est nouveau venu
dans un pays et novice au ministère, on a besoin de s'instruire.... S'il
vous fallait déployer l'appareil de la force pour faire exécuter vos
ordres, le pourriez-vous?

--Mais, sans aucun doute.

--Votre altesse a des soldats?

--Un régiment.

--Combien d'homme?

--Cent vingt environ, sans compter la musique.

--Sont-ils obéissants, dévoués?

--Obéissance passive, dévouement sans bornes; soldats et officiers se
feraient tuer pour moi.

--C'est leur devoir. Maintenant autre chose: Avez-vous une prison dans
vos huis?

--Certainement.

--Mais, je veux dire, une bonne prison, forte et bien gardée, des murs
épais, de solides barreaux, des geôliers incorruptibles et farouches?

--J'ai tout lieu de croire que le château de Ranfrang possède toutes ces
qualités. Le fait est que je m'en suis très peu servi: mais il a été
bâti par un homme qui s'y entendait, mon aïeul, le grand-duc Rodolphe
l'Inflexible.

--Beau surnom pour un souverain! Celui-là, j'en suis sûr, n'a jamais
manqué d'argent ni de courtisans. Vous, monseigneur (souffrez que votre
ministre vous parle le langage de la vérité), vous avez peut-être eu
tort délaisser sans locataires ce domaine de la couronne, une prison a
besoin d'être entretenue par l'habitation. Aussi le premier acte de
l'autorité que vous avez bien voulu me confier sera consacré à une
salutaire mesure d'incarcération. Je pense que le château de Ranfrang
peut contenir une vingtaine de prisonniers?

--Quoi! vous voulez, faire enfermer vingt personnes?

--Peut-être plus, peut-être moins; car je ne sais pas au juste Combien
votre ancienne cour contenait de grands dignitaires. Ce sont ces
déserteurs que je veux mettre à l'ombre des hautes murailles
construites: par Rodolphe l'Inflexible C'est indispensable.

--Mais c'est illégal!

--Vous dites?... Pardon, monseigneur; vous vous êtes servi d'un mot que
je ne comprends pas bien. Il me semble que, dans un bon gouvernement
allemand, ce qui est absolument nécessaire est nécessairement légal;
voilà ma politique. D'ailleurs, en qualité de premier ministre, je suis
responsable. Que vous faut-il de plus? Vous sentez bien que si nous
laissions libres vos courtisans, il n'y aurait pas moyen de jouer la
comédie que nous préparons; ils nous trahiraient. Le salut de l'État
exige donc que ces messieurs soient emprisonnés, et ce sera justice; car
enfin ils remplissent leur office depuis douze ou quinze ans, terme
moyen; et quel est, je vous prie, le courtisan qui en douze ou quinze
ans n'a pas mérité quelques jours de prison? D'ailleurs, vous l'avez dit
vous-même, ce sont des traîtres, ne les ménagez donc pas; et pour votre
Sûreté, pour le succès de vos projets qui doivent assurer le bonheur de
votre peuple, écrivez les noms des coupables, signez l'ordre, et
infligez sans remords à ces déserteurs le trop doux châtiment d'une
semaine de captivité.»

Le grand-duc écrivit les noms et signa plusieurs ordres qui furent
aussitôt remis aux officiers les plus alertes du régiment, avec
injonction d'exécuter sur l'heure leur mission, et de conduire les
prisonniers au château de Ranfrang situé à trois quarts de lieue de
Carlstadt.

«Il ne reste plus à présent qu'à faire venir votre cour, dit Balthazard.
Votre altesse a-t-elle des carrosses?

--Oui, certes! une berline, une calèche et un cabriolet.

--Et des chevaux?

--Six de trait et deux de selle.

--Je prends la berline, la calèche et quatre chevaux; je vais à
Krusthal, je ramène ce soir nos acteurs que je mets au fait de leur
rôle; nous arrivons à la nuit et nous nous installons au palais, pour
vous servir, monseigneur.

--Très bien; mais, avant de partir, répondez, je vous prie, au baron
Pépinster qui me demande une audience.

--Deux lignes bien sèches, bien ministérielles, qui l'ajourneront à
demain. Il faut qu'il nous trouve sous les armes... Voilà le billet
écrit, mais comment signer? Le nom de Balthazard ne convient guère à une
excellence allemande.

--Vous avez raison; il vous faut un autre nom, accompagné d'un titre; Je
vous fais comte de Lipandorf.

--Merci monseigneur. Je porterai noblement ce titre, et je tous le
rendrai fidèlement, avec mon portefeuille, lorsque la comédie sera
finie.»

Le comte de Lipandorf signa le billet que Wilfrid fut chargé de remettre
au baron de Pépinster; puis aussitôt que les voitures furent attelées,
il partit pour Krusthal.

Eugène Guinot

(La fin à un prochain numéro.)



Distribution des prix de l'Académie des Jeux floraux.

[Illustration: Jeton de présence mainteneurs des Jeux floraux.]

Au mois dernier, pendant que nous courions en wagon, pour la plus grande
gloire de l'industrie, Toulouse célébrait une fête en l'honneur des
beaux-arts; l'Académie des Jeux floraux tenait sa séance annuelle. Aucun
journal n'en a fait mention; la cérémonie s'est passée à huis clos,
relativement au reste de la France; les noms des poètes couronnés n'ont
pas été proclamés au delà des départements méridionaux, et les
applaudissements ont à peine trouvé des échos à Marseille et à
Montauban.

Il y a cinq cent vingt ans, plusieurs siècles avant la création de
l'Académie française, sept _trobadors_ de Toulouse établirent _une
compagnie du gay savoir_. Au mois de novembre 1323, le mardi qui suivit
la fête de la Toussaint, ils envoyèrent, dans les pays de _la
Langue-d'Oc_, une lettre circulaire en vers par laquelle ils ouvraient
un concours, dont le prix était une violette d'or fin.

        Disem, per dreit jutjamen,
        A cel que la fara plus nèta,
        Donaren una violeta
        De fin aur, en senhal d'amor.

Le 1er mai de l'année suivante, des poètes affluèrent de toutes parts au
lieu du rendez-vous, dans un verger du faubourg des Augustines, au pied
d'un gigantesque laurier. Un jour entier fut consacré à la lecture des
pièces de vers; le second jour, les sept troubadours délibérèrent, après
avoir entendu la messe, et le troisième, leur sentence fut prononcée en
présence de deux _capitouls_, ou consuls de la ville. La violette fut
décernée à maître Arnaud Vidal, de Castelnaudary. _E yazuhet la violeta
de l'aur a Tonena, nès a saber la premiéra que si dona_. Après
l'adjudication des prix, les _capitouls_ décidèrent que dorénavant,
_d'uqui en avant_, la violette serait achetée aux frais de la ville.

Les années suivantes les fondateurs prirent la qualification de
_mainteneurs_, s'adjoignirent un chancelier et un bedeau, et rédigèrent
leurs statuts. Le Conseil municipal leur vint en aide, vota des fonds
pour deux nouveaux prix, l'_églantine_ et le _souci_ et accorda au
_Collége du gay savoir_, l'autorisation de siéger à l'hôtel-de-ville,
connu des lors sous le nom pompeux de _Capitole_. L'institution acquit
tant de célébrité, qu'en 1388, Jean d'Aragon, par une ambassade
expresse, priait Charles VI de lui expédier des poètes languedociens,
afin d'introduire la gaie science en Espagne, _studia partices quam
gayam scientiam vocabunt instituerentur_. Peu de rois s'aviseraient
aujourd'hui de demander à leurs voisins un assortiment de littérateurs;
on aimerait mieux en exporter.

Pendant le quinzième siècle, la société _du gay savoir_ tint
régulièrement ses assemblées. Un dame noble et riche, Clémence Isaure,
acheva de consolider l'oeuvre des _mainteneurs_, en lui consacrant
_plusieurs grands et notables revenus_. Il est resté si peu de documents
sur l'histoire de cette femme célèbre, que plusieurs écrivains graves,
Catel, Lafaille, Cazeneuve, et tout récemment les auteurs de _l'Histoire
de la ville de Toulouse_, ont trouvé plaisant de présenter Clémence
Isaure comme un personnage imaginaire.

Après sa mort, on lui éleva une statue, qui figura d'abord sur le
mausolée de l'illustre dame, les mains jointes et un lion à ses pieds.
Le conseil municipal imagina, en 1627, de la mutiler sous prétexte de
l'embellir. Deux artistes, les nommés Aure et Pascot, furent chargés de
_raccommoder et blanchir le visage, de lui ôter le chapelet qu'elle
avait, de refaire les bras, de couper le lion qui était sous ses pieds,
et d'en faire une plinthe._

[Illustration: Statue de Clémence Isaure, en marbre blanc, dans la salle
du grand Consistoire, au Capitole de Toulouse.]

La salle où elle est aujourd'hui placée sert aux séances particulières
des académiciens. Sur le piédestal, on lit une épitaphe, dont voici la
traduction: «Clémence Isaure, fille de Louis Isaure de la célèbre
famille des Isaures, vécut cinquante ans dans le célibat et la vertu;
elle établit pour l'usage public de sa patrie des marchés au blé, au
vin, au poisson et aux herbes; elle les légua aux capitouls et citoyens
de Toulouse, à condition qu'ils célébreraient tous les ans les _Jeus
floraux_ dans la Maison-de-Ville qu'elle avait fait bâtir à ses frais;
qu'ils iraient jeter des roses sur son tombeau, et que le reste des
revenus serait employé à un banquet. Si l'on néglige d'exécuter sa
volonté, que le fisc s'empare du legs de plein droit, et exécute la
condition ci-dessus. Elle a voulu, de son vivant, qu'on lui érigeât ce
monument où elle repose en paix.»

La société littéraire des Jeux floraux, érigée en Académie par lettres
patentes de Septembre 1694, a conservé ses vieux usages presque aussi
religieusement que ses vieux souvenirs. Les revenus de la place _de Ia
Pierre_, l'un des immeubles légués à la ville par dame Clémence,
contribuent encore aux frais de la cérémonie annuelle. L'Académie, après
avoir suspendu ses séance de 1790 à 1806, les a reprises et continuées
paisiblement jusqu'à nos jours, et les récompenses qu'elle distribue ne
sont pas sans influence sur l'état intellectuel du midi.

Le nombre des _mainteneurs_, fixé à trente-six par les lettres patentes,
est de quarante depuis un édit de 1725. Le préfet de la Haute-Garonne et
maire de Toulouse sont _académicien né_. On compte parmi les membres du
docte tribunal le baron de Lamothe-Langon, le comte Jules de Rességuier,
M. Alexandre Soumis (de l'Académie française), et le baron de Montbel,
ancien ministre. Ceux qui ont obtenu trois prix, autres que le lis,
peuvent demander à l'Académie des lettres de _Maîtres ès jeux floraux._
MM. Victor Hugo, de Chateaubriand, Babur-Lormian, Bignan, Rebout de
Nîmes, sont maîtres des jeux floraux. On voit que les sept présidents de
la _gaie compagnie_ ont d'assez dignes successeurs.

L'Académie a cinq fleurs à distribuer:

1. L'amarante d'or, d'une valeur de 100 fr., prix de l'ode, institué par
les lettres patentes de 1694;

2. La violette d'argent d'une valeur de 200 fr., prix du poème, de
l'épître ou du discours en vers;

3. Le souci d'argent, d'une valeur de 200 fr., prix de l'églogue, de
l'idylle, de l'élégie, ou de la balade;

4. Le lis d'argent, d'une valeur de 60 fr., d'un hymne ou d'un sonnet à
la _Vierge_ fondé sous Louis XV, par M. Malepèvre;

5. L'églantine d'or, d'une valeur de 150 fr., prix d'un discours dont
l'Académie donne le sujet.

La cérémonie annuelle a lieu chaque année le 3 mai. Les lettres de 1691
avaient assigné aux séances la salle du Capitole, appelée le _grand
consistoire_; mais un édit de 1773 a ordonné qu'elles se tiendraient
dans la salle des _illustres_, où sont rangés les buste des principaux
personnages dont s'honore Toulouse. Il est d'usage, depuis 1527, que la
_Fête des Fleurs_ débute par l'éloge de Clémence Isaure, que suit
immédiatement le rapport du secrétaire perpétuel sur les résultats du
concours. Cependant une députation de _mainteneurs_ se rend
processionnellement à l'église de la Daurade, où Clémence Isaure repose
sous le maître-autel. Les fleurs y sont déposées le matin; le curé les
bénit et les remet aux commissaires de l'Académie, qui retournent au
Capitule, en ayant soin de passer par la rue de Clémence Isaure. On
proclame les vainqueurs; on les invite à faire la lecture de leurs
ouvrage, et la séance se termine par l'indication du sujet du discours
pour l'année suivante: _ê sempre cosi_.

Les pièces couronnées en 1843 sont: _Simon de Monfort_, ode, par M.
Jallus; les _Enfants de Moncode_, poème, par M. Vincent Bataille; la
_Prière des petits enfants_, hymne à la Vierge, par M. Lébraly. Six
autres compositions ont obtenu des _fleurs réservées_ c'est-à-dire des
prix qui n'avaient pas été adjugés dans les concours précédents: _Le
dévouement_, ode par H. Lébraly; les _Adieux à Ia Mer_, ode, par madame
Thore; _Épître à un centenaire_, par M. Magnien; Épître à M. l'abbé L.
B., par M. Baudin; le _Ver luisant_, idylle, par M. Granger; _le Rêve
de la Chatelaine_, ballade, par M. Rocher.

L'Académie propose, pour le concours de 1844, _l'éloge de Dante
Alighieri_ A l'oeuvre donc, prosateurs et poètes taillez vos plumes et
grattez-vous le front. Animez-vous au souvenir des hommes célèbres qui
ont conquis à diverses époques, les fleurs rémunératrices; Ronsard,
Baif, Maynard, le président Hainault, La Monnoye, La Motte Houdard,
Fayard, Marmontel, Mallevoye, Chenedullé, Mollevant, d'Avrigny, Victor
Hugo!

Quel concours a de plus favorables conditions? Point de sujets donnés,
sauf ceux du discours en prose et de l'hymne; rien qui gêne l'élan
poétique, rien qui entrave l'essor de la pensée: il faudrait avoir
l'imagination bien stérile pour ne pas risquer au moins une ode à cette
glorieuse loterie des Jeux floraux.



Les plaisirs des Champs-Elysées.

I.

[Illustration: Champs-Elysées.--L'attelage de chèvres.]

Dans quelle catégorie les rangerons-nous? Les plaisirs des
Champs-Elysées sont-ils forains, champêtres ou urbains? N'aperçois-je
point les pénates roulants des directeurs de phénomènes? Polichinelle ne
dresse-t-il point son théâtre nomade entre un Hercule du nord et un lion
de Némée, bête farouche qui a laissé les poils de sa crinière aux mains
des gamins de nos quatre-vingt-six département? Décidément nous sommes
dans une foire. Mais non, regardez là-bas ces joueurs de boules et de
mail, et, plus loin, cet individu étendu sur l'herbe fraîche à la
manière de Corydon, et cet autre, qui parcourt lentement les longues
allées, un volume de vers à la main. Les boules, le mail, un sommeil sur
l'herbe, la lecture sous les arbres verts, tout cela ne fait-il pas
naître dans l'imagination des idées champêtres et bucoliques? On se
croirait à vingt lieues de Paris, si tout à coup le passage d'un omnibus
ou d'une brillante calèche, le bruit de la foule devant la porte d'un
théâtre, la présence des sergents de ville et des gardes municipaux ne
vous tirait brusquement de votre erreur. Foire bruyante, retraite
silencieuse, rendez-vous du monde élégant, les Champs-Elysées sont tout
cela à la fois. Ou y trouve tout, même la solitude. Il y a là de quoi
défrayer tous les âges, tous les états, tous les goûts, l'enfance, la
jeunesse, l'âge mur, la vieillesse; l'artisan, l'homme de lettres,
fashionable s'y rencontrent à la fois. Là, viennent se résumer les mille
variétes de l'existence parisienne; là, s'étalent les notabilités, les
excentricités, les prodiges, les phénomènes de tous les pays. Nous avons
vu passer tour à tour sur la chaussée, espèce de voie romaine qui mène à
l'Arc-de-Triomphe, des Chinois, des Persans, des Arabes, et jusque des
naturels des Sandwich. Le monde entier traverse perpétuellement au trot
ou au galop cette longue avenue de Paris. Dites-moi ce qu'on ne fait pas
et ce qu'on ne voit pas aux Champs-Elysées? On y mange, on y joue, on y
danse, on y dort. On y voit Moscou en flammes, des chevaux qui valsent,
des chiens qui font tourner le roi à l'écarté, des géants et des nains,
et mille autres choses encore dont l'éloquence et les poumons de
Bilboquet pourraient seuls entreprendre la nomenclature.

[Illustration: Champs-Elysées.--Pesage.]

Il n'est personne qui n'éprouve de temps en temps le besoin de redevenir
enfant. Souvent les longs voyages de la pensée ramènent l'homme, de
circuits en circuits, parmi la verdure et les fleurs des impressions
premières. On cherche à ressaisir le rêve évanoui de l'enfance. Comme le
bon Pérégrinus, du conte d'Hoffmann, il est inutile d'attendre la veille
de la Noël pour satisfaire ce désir. N'achetez pas des bonbons et des
joujoux, n'allumez pas vos bougies, ne vous enfermez point dans votre
salon, ne jouissez pas dans la solitude de ces plaisirs rétrospectifs,
mais prenez le chemin des Champs-Elysées, vous y retrouverez toutes les
émotions enfantines de votre printemps. Choisissez pour accomplir ce
pèlerinage une de ces belles journées d'été pendant lesquelles le
crépuscule, en se prolongeant, fait pour ainsi dire un jour nouveau dans
le jour; mêlez-tons à tous les jeux, arrêtez-vous devant tous les
spectacles, écoutez la parade de Pierrot et la chanson du troubadour
nomade, achetez pour un sou votre avenir renfermé dans une coquille de
noix, et vous redeviendrez enfant pendant quelques heures. Le souvenir
rajeunit.

Je suppose que votre première station sera pour Polichinelle: à tout
seigneur tout honneur. Hélas! s'il faut en croire un de ses plus grands
admirateurs, Polichinelle, qui avait déjà de si grands défauts, est allé
en empirant: aujourd'hui il fait parade de sa violence comme d'une
vertu, il est devenu l'effroi de ses voisins, il a tué les gardiens de
la paix publique, les soldats, les magistrats, les juges, et bien plus
que cela, les femmes et les enfants! M. Polichinelle a porté ses défis
jusqu'au diable qui l'inspirait, mais qui savait le punir, et dont il ne
reconnaît plus le pouvoir. Polichinelle est odieux!

Qui oserait regarder Polichinelle, après avoir appris que c'est son
Plutarque, son ami, Charles Nodier enfin, qui a fulminé contre lui cet
anathème?

Il faut donc reporter votre esprit et vos yeux sur des idées et des
spectacles plus riants. Entre deux rangs de chaises, s'avance une
calèche en miniature traînée par des chèvres; le capricieux animal a
subi enfin le joug de l'homme. Ces chèvres indociles que Virgile aimait
tant à voir pendantes, _pendentes_ au sommet des roches moussues, posent
maintenant un pied réglé sur le sable lin des allées. Une petite fille
blanche et rose s'étale comme une duchesse sur les coussins de la
voiture; sur le siège, son frère, armé d'un long fouet, tient les rênes
et fait semblant de guider le fringant attelage. L'automédon de dix ans
n'ose tourner son regard ni à droite ni à gauche, tant il comprend la
gravité et les périls de sa mission. Les deux amalthées cheminent
cependant paisiblement, et se résignent à leur abaissement en songeant
qu'en amusant des enfants elles sont encore dans leur rôle de nourrices.
L'équipage enfantin attire à lui toutes les sympathies. Involontairement
on se souvient de cet autre enfant, qui se promenait ainsi, ses beaux
cheveux blonds dénoués, sur la terrasse des Tuileries, souriant à la
foule, et saluant les vieux grenadiers de son père qui lui portaient les
armes. L'idée du roi de Rome est liée à celle de ces voitures qui furent
inventées pour lui. Les deux chèvres marchent ordinairement au pas, mais
quelquefois, à un coup de fouet intempestif du jeune cocher, elles se
lâchent, s'emportent, et se mettent à cabrioler au milieu de la
promenade. Il faut alors entendre les cris des mères épouvantées!
Heureusement le danger n'est jamais considérable; le loueur retient
d'une main son attelage par les cornes, de l'autre il soutient la
calèche qui commence à loucher, et les enfants descendent, après avoir
subi toutes les péripéties d'une chute qui n'a pas eu lieu; les mères se
remettent de leurs émotions, et le public, qui a fait tout de suite
cercle autour de l'accident, se retire après s'être donné gratis la
distraction de voir des chèvres prendre le mors aux dents.

Seuls les enfants du riche peuvent se permettre cette distraction à tant
l'heure; les autres enfants contemplent de loin la calèche coquette ou
la suivent d'un pas envieux. Que ne donneraient-ils pas, eux aussi, pour
s'asseoir sur ces coussins de soie! Quel que soit votre désir de
redevenir enfant, il n'est pas probable que vous le poussiez jusqu'à
vouloir vous donner le plaisir de la locomotion par les chèvres. Ce
plaisir que vous n'osez prendre, procurez-le à un de ces pauvres enfants
dont le coeur palpite rien qu'en entendant sonner les grelots qui
pendent au cou des chèvres Plus tard, il se souviendra qu'il a eu aussi
son jour de fortune, qu'il a guidé des chevaux et roulé carrosse à son
tour.

[Illustration: Champs-Elysées.--Dynamomètre.]

Mais tous les plaisirs des Champs-Elysées ne sont pas destinés à
l'enfance, il en est qui peuvent piquer la curiosité de l'âge mur. Voici
d'abord le dynamomètre, invention toute philanthropique, au moyen de
laquelle l'homme peut faire l'essai de ses forces de la façon la plus
pacifique, un simple coup de poing, appliqué sur un plastron rembourré,
devient le témoignage irrécusable de votre vigueur ou de votre
faiblesse. Le dynamomètre a pris naissance à Tivoli. Dans les premières
années qui suivirent 1820, les femmes récemment émancipées par les
romans à la mode, recherchaient toutes les occasions de déployer les
qualités qui appartiennent à un autre sexe. Le dynamomètre, sans cesse
entouré d'athlètes féminins, répondait continuellement par zéro à tous
ces efforts qui n'aboutissaient qu'à rompre la couture fragile de
quelques gants parfumés. Aujourd'hui les femmes semblent avoir compris
que le pugilat n'est point de leur domaine, s'il faut s'en fier à l'état
d'abandon dans lequel elles laissent le dynamomètre des Champs-Elysées,
qui n'attire plus que les coups de poing distraits des rares amateurs de
cette boxe innocente.

[Illustration: Champs-Elysées.--Le physicien.]

Si vous vous êtes livré par hasard aux fatigues de cette gymnastique,
asseyez-vous sur ce fauteuil surmonté d'un dais, et placé sur une
estrade comme un trône oriental. Tout en goûtant les douceurs du repos,
vous mettrez en pratique la maxime du sage; _Connais-toi toi-même._ Tout
à l'heure vous vous rendiez compte de votre force, maintenant vous allez
connaître votre poids. Le fauteuil sur lequel vous êtes assis est une
balance. D'une semaine, d'un mois, d'une année à l'autre, vous pouvez
mesurer les progrès de votre maigreur ou de votre embonpoint, et par
suite mobilier votre régime. Cette consultation hygiénique coûte cinq
centimes, et elle en vaut bien une autre.

Maintenant la science nous réclame. Les secrets de la physique vont nous
être dévoilés par un profiteur en plein vent. Les auditeurs sont
nombreux, les appareils déployés sur une grande table. La machine
électrique fonctionne; pour un sou on se fait électriser, on assiste à
la formation de la foudre, les phénomènes de l'électricité n'ont plus de
secret pour personne, la bouteille de Leyde éclate pour tout le monde.
Qui voudrait pour la bagatelle de cinq centimes refuser de se donner
l'innocente frayeur de l'étincelle électrique? Ce cours de physique
ambulant est aussi suivi que ceux de la Sorbonne et du Collège de France.
Tout ce qui est mystérieux intéresse vivement les masses; aussi la
physique serait-elle sans rivale dans l'empressement de la foule, si la
musique n'existait pas.

Autrefois les chanteurs nomades pullulaient, pour ainsi dire, dans
Paris; pas de rue, pas de place publique, pas de carrefour qui ne
retentit des accents de ces bohémiens de l'art. La poésie populaire
avait en eux d'infatigables interprètes. Malheureusement ils ne se sont
pas contentés de chanter les refrains inspirés par la muse familière,
ils ont voulu aborder la cavatine, le nocturne, la romance et même le
_lied_. Leur ambition les a perdus. Chassés des cafés, des restaurants,
sous prétexte qu'ils offensaient l'oreille délicate des habitués, à
peine si les lointains établissements du faubourg Saint-Jacques et du
quartier latin leur offrent encore de temps en temps une hospitalité
humiliante et pleine de périls. Nulle part ils ne sont reçus, les
malheureux ne sont que tolérés; de n'est plus avec l'audace triomphante
des anciens jours qu'ils se présentent avec leur guitare fêlée et leur
redingote en lambeaux. Leur air est modeste, et leur allure timide. Ils
ne chantent pas, ils fredonnent.

Pauvres chanteurs ambulants, rapsodes du pauvre, chaque jour voit
disparaître une de vos illustrations. Ce n'est pas l'âge, ce n'est pas
la misère, ce n'est pas l'indifférence populaire qui cause votre perte,
c'est l'avidité barbare de ceux qui exploitent les oeuvres de la pensée.
Il y a un au à peine nous avons vu traîner sur les bancs de la police
correctionnelle ce doyen des chanteurs en plein vent, ce représentant de
la gaie science, ce troubadour en haillons, ce fameux musicien qui, tour
à tour basse ou baryton, ténor grave ou doux, a charmé les échos de tous
les carrefours, de toutes les barrières, de tous les villages, de tous
les hameaux, ce père Aubert enfin dont la réputation est universelle.
Quel crime, direz-vous, avait donc pu commettre le père Aubert?

Sa voix chevrotante l'aurait-elle trahi? l'obole du peuple aurait-elle
cessé de remplir son escarcelle? Chaste poésie, voile ta face, muse,
remonte au cieux! Le père Aubert aurait-il mendié?

Rassurez-vous le père Aubert n'est ni un mendiant ni un vagabond. Ou
l'accuse d'avoir violé les lois sur la propriété littéraire.

Les éditeurs patentés prétendent qu'en vendant leurs chansons aux
ouvriers, aux bonnes d'enfants, aux paysans, aux grisettes, le père
Aubert nuit essentiellement à la vente, et leur avocat conclut à 500
francs de domages-intérêts contre le délinquant. Où diable le père
Aubert aurait-il pu prendre 500 francs?

Le tribunal a eu pitié de la musique nomade. Euterpe n'a été condamnée
qu'à 25 francs d'amende. Le père Aubert laissera plus d'une brillante
recette aux buissons du fisc, si le fisc parvient jamais à l'attraper:
car qui pourrait dire où est le père Albert? Peut-être chante-t-il la
_Marseillaise_ dans les villages des frontières, peut-être dort-il au
bord de quelque fossé du sommeil du juste et du ménestrel, ou bien
encore charme-t-il de la Champagne avec les refrains de la grâce de
Dieu. Ses petits cahiers se vendent à foison, les sous pleuvent autour
de lui. Père Aubert, vous êtes heureux, vous recommencez la ritournelle,
vous mettez une chanterelle neuve à votre violon, tremblez, malheureux
troubadour, un huissier vous guette et va saisir votre recette parce que
vous vous êtes permis de chanter _Cinq sous! cinq sous!_ sans la
permission d'un éditeur.

Cette jurisprudence éloigne de Paris tous les chanteurs ambulants. Ils
ne veulent pas s'exposer aux dangers de faire la contrebande lyrique.
Voilà donc une nouvelle puissance qu'on enlève au peuple. Chassé des
théâtres par la cherté des places il avait les chanteurs nomades, les
trouvères de l'atelier, on les lui enlève; il ne lui reste plus que les
joueurs d'orgue. Nous nous attendons un de ces jours à voir une
coalition d'éditeurs réclamer 1000 francs de dommages-intérêts à des
montreurs de singes sous prétexte qu'il font voir leurs animaux sur des
airs de Meyerbeer ou de Loïsa Pujet.

En attendant cette recrudescence de persécution, la musique
instrumentale triomphe. Le violon, la basse, la clarinette, retentissent
aux Champs-Elysées, bien plus que la voix humaine. L'orchestre a tué les
choeurs. C'est à peine si de loin en loin on entend une basse ou un
soprano modulant _le feu de Tolède_ ou _Adieu, mon beau navire_. Plus de
sûreté d'intonation, plus d'audace dans les fioritures, plus de liberté
dans le point d'orgue. Et comment le virtuose pourrait-il donner un
libre essor à ses inspirations, quand il lui faut tendre l'oreille, non
pas à la mesure, mais au pas d'un huissier qui les guette au milieu de
leurs roulades, et attend le moment de les surprendre en flagrant délit
de contrefaçon?

[Illustration: Champs-Elysées.--Les chanteurs ambulants.]

Cette première excursion aux Champs-Elysées ne serait pas complète si
nous ne jetions un rapide coup d'oeil sur la gastronomie locale. Nous ne
parlerons pas des pommes de terre frites dont la renommée est reconnue
dans le monde entier, nous laisserons les détails de côté, ce sujet nous
entraînerait trop loin. Entrons dans le restaurant Ledoyen, non point
pour y commenter la carte, mais pour y évoquer les souvenirs de notre
histoire. Nous sommes dans un restaurant politique. C'est ici que tous
les ministères tombés viennent oublier leur chute le verre à la main
Nous ne savons ce qui a valu à Ledoyen l'insigne et difficile honneur de
consoler les estomacs déchus du ministère. Que de secrets renfermés dans
ce cabinet particulier, qui a vu passer tour à tour MM. de Villèle, de
Martignac, Molé, Thiers, et bien d'autres encore dont le nom n'est pas
moins illustre! Que de confidences échangées entre la poire et le
fromage! Que de fois les ministres déchus auraient pu en sortant de chez
Ledoyen se donner le plaisir de commander la carte de leurs successeurs!

[Illustration: Champs-Elysées.--Restaurant Ledoyen.]

La nuit est venue. Renvoyez votre promenade à demain, à moins que vous
ne préfériez courir la bague ou tourbillonner en carrousel, si vous êtes
assez heureux pour que les révélations de la balance publique ne vous
aient point interdit ces jeux.



Académie des sciences

COMPTE-RENDU DES TRAVAUX DU PREMIER TRIMESTRE DE 1843.

(Suite.--Voir page 217.)

II.--Zoologie.

_Animaux phosphorescents_.--M. de Quatrefages a continué ses recherches
sur l'anatomie des animaux inférieurs qui habit eut les côtes de la
France. Ses études sur la phosphorescence de quelques-uns d'entre eux
l'ont conduit aux conclurions suivantes: 1º Il y a chez ces animaux
production de lumière sous forme d'étincelles dans l'intérieur du corps
à l'abri du contait de l'air; 2º cette production de lumière est
indépendante de toute sécrétion matérielle; 3º elle se rapproche sous ce
point de vue de la sécrétion de lumière observée chez plusieurs
poissons; 4º cette lumière se montre uniquement dans le tissu musculaire
et au moment de la contraction; 5º la production de cette lumière épuise
rapidement l'animal. Ces observations sont intéressantes en ce qu'elles
tendent à lier deux ordres de phénomènes dont l'analogie n'avait été
qu'entrevue auparavant: savoir la phosphorescence et l'électricité
animales.

_Foie des insectes._-M. L. Dufour, l'un des plus habiles entomologistes
dont s'honore la France, a fait une étude approfondie de la structure et
des fonctions du foie dans les insectes. On avait cru que dans ces
animaux cet organe sécrétait à la fois la bile et l'urine; mais il a
prouvé qu'on s'était laissé abuser par des apparences, et que dans ces
animaux comme dans l'homme le foie sécrète seulement de la bile. Ces
recherches sont d'autant plus intéressantes que les fonctions du foie
étant encore mal connues, ou s'était élevé de cette double fonction chez
les insectes pour établir entre la sécrétion de la bile et celle de
l'urine une analogie qui n'exista pas.

_Lézard d'Afrique._-H. Guyon a découvert à Alger l'animal connu des
Romains sous le nom de _Jaculus_ et à la côte Barbaresque sous celui de
Zureig, qui exprime la même idée. Cet animal avait été entrevu par
Desfontaines, qui raconte qu'il le vit courir avec une rapidité telle
qu'il ne put s'en faire une image exacte; il le prit pour un serpent. M.
Guyon vient de constater qu'il appartient à l'ordre des sauriens
(lézards), et au genre _seps_. Sa course est d'une rapidité dont rien ne
saurait donner l'idée.

III.--MÉTÉOROLOGIE.

_Incendies allumés par des aréolithes_.--Lorsque des granges ou des
meules de blé sont consumées par le feu, il arrive quelquefois que les
recherches les plus minutieuses ne peuvent faire découvrir l'origine de
l'incendie, que l'on attribue en général à la malveillance. Le juge de
paix de Moutierender a remarqué que ces incendies commençaient toujours
dans les combles et les bâtiments où il n'y a point de foyer. En
comparant les circonstances qui ont accompagné quatre incendies dans le
voisinage du lieu qu'il habile, ce magistrat fait voir que les incendies
ont été accompagnés ou précédés de chutes de globes de feu, qui ne sont
rien autre chose que des aréolithes, ou étoiles filantes en ignition.
Ainsi, le 18 novembre 1842, à onze heures du soir, une jeune fille
entrant dans sa chambre, ayant jour sur un jardin clos, vit une forte
lueur passer et frapper les vitres de sa fenêtre. Elle pensa que
quelqu'un traversait le jardin, portant un falot ou une chandelle
allumée; ayant ouvert la fenêtre, elle ne vit plus rien et n'entendit
personne. Le lendemain à deux heures du matin, le grenier de cette
chambre et ceux de quatre maisons étaient enflammés avant qu'aucun
secours eût pu être porté. Dans les premiers jours de décembre, entre
cinq et six heures du matin, on vit un globe lumineux jetant une si
grande lumière que plusieurs personnes sortirent de la maison. Suivant
le rapport de plusieurs individus, ce globe alla descendre dans une
forêt. L'auteur de la lettre cite encore d'autres exemples qui ne sont
pas moins probables. M. Arago accepte pleinement cette explication, qui
doit être connue des magistrats, afin que on ne cherche pas de coupable
là où il n'y en a point.

IV.--SCIENCES PHYSIQUES ET CHIMIQUES.

_Nouvel acide du soufre._--La découverte de ce composé est la plus
intéressante dont l'Académie ait eu à s'occuper. MM. Furdos et Gélis,
en examinant avec soin l'action de l'iode sur les hyposulfites et plus
particulièrement sur ceux de soude et de baryte, ont reconnu ce nouvel
acide, qui peut être appelé acide hyposulfurique bisulfuré. Il est
incolore et sans odeur, d'une saveur acide très prononcée, il n'a que
peu de stabilité, et même, à la température ordinaire, ses éléments
subissent peu à peu une dissociation de laquelle résulte du soufre, de
l'acide sulfureux et de l'acide sulfurique. La série des combinaisons
oxygénées du soufre, à laquelle M. Langlois a ajouté, il y a deux ans,
l'acide hyposulfurique, vient donc de s'accroître d'un nouveau composé
qui est aujourd'hui le sixième connu. Le rapport de M. Pelouze, sur le
travail de MM. Fordos et Gélis, a été très favorable: «L'Académie,
a-t-il dit, voudra encourager les efforts de deux jeunes chimistes qui,
dans une position modeste, cultivent les sciences avec tant d'ardeur et
de succès.»

_Chimie moléculaire_-M. Pelouze avait lu un mémoire sur l'acide
hypochloreux, suivi de quelques observations sur les mêmes corps
considérés à l'état amorphe et à l'état cristallisé. Cet académicien
avait conclu de ses expériences qu'il était important d'établir une
distinction, même au point de vue purement chimique, entre des corps qui
ne diffèrent que par un état particulier d'agrégation, tels que l'oxyde
de mercure précipité d'une dissolution mercurielle, et l'oxyde obtenu
par la calcination du nitrate, ou encore la craie et le spath d'Islande.
M. Gay-Lussac, «tout en s'associant pleinement aux éloges que mérite la
première partie du mémoire de M. Pelouze,» a critiqué les conclusions de
la seconde partie. Il a donné le détail de nouvelles expériences
desquelles il semble bien résulter que l'on ne saurait voir dans la
différence d'action du chlore, sur les deux oxydes de mercure, autre
chose que l'effet d'une cause purement mécanique. Il a rappelé aussi
que MM. Dumas et Stas ont fait brûler le diamant dans l'oxygène plus
facilement que l'anthracite et aussi bien que le carbone ordinaire.

_Chimie appliquée._--Depuis longtemps M. Biot poursuit ses travaux si
remarquables sur la polarisation circulaire et sur l'application des
propriétés optiques à l'analyse chimique des mélanges liquides ou
solides dans lesquels le sucre de canne cristallisable est associé à des
sucres incristallisables. On comprend de suite toute l'importance des
procédés de ce genre pour prévenir des fraudes commerciales trop
fréquentes. On sait en effet que les sirops de sucre et les cassonades
sont souvent falsifiés à l'aide de sucre de fécule ou de raisin
(glucose), dont le prix est moindre et dont la composition chimique est
aussi différente. On sait d'ailleurs que l'action de la chaleur
détermine, dans les solutions de sucre de canne, la formation d'une
quantité de mélasse ou de sucre incristallisable d'autant plus
considérable que cette action est prolongée plus longtemps. Ou pourra
donc également se servir des procédés optiques de M. Biot pour mesurer
les proportions de sucre de canne cristallisable qui restent dans les
mélasses, en décolorant par le charbon animal les solutions que l'on en
formerait. Quelques essais de ce genre, tentés sur des mélasses des
colonies provenant des raffineries les mieux dirigées, y ont fait
découvrir au savant académicien des proportions de sucre cristallisable
très considérables, qui se sont élevées à plus de 40 p. 100 de leur
poids. Des expériences directes de M. Pelouze ont confirmé ces résultats
de M. Biot. «Ce serait un beau problème commercial à résoudre que
d'extraire des mélasses, par quelque procédé économique, une partie,
sinon la totalité, de ce sucre cristallisable qu'elles renferment pour
employer le reste, avec les portions incristallisables, à enrichir les
sucres de fécule fabriqués par les acides.»

_Photographie._--M. Moeser, physicien de Koenisberg, paraît être le
premier qui ait signalé un nouveau genre d'images produites sous
l'influence de la lumière, sur une surface polie, par un corps placé
très près de cette surface. Les images de ce genre se forment sur un
verre de montre placé bien près du cadran, sur les verres placés au
devant des gravures encadrées, etc.. M. Moeser attribue ce curieux
phénomène à des radiations lumineuses; M. Knoor de Kazan y voit
l'influence de la chaleur, et donne le nom de _thermographie_ à l'art
nouveau qu'il veut créer. M. Fixeau rattache tout simplement la
formation des images de Moeser à l'existence bien constatée des matières
grasses et volatiles qui souillent la plupart des corps à leur surface.
Enfin, en plaçant une médaille sur une plaque de verre au-dessous de
laquelle se trouve une plaque métallique, M. Karsten (le fils du
minéralogiste) a reconnu qu'il se forme une image sur la surface
supérieure du verre, lorsqu'on fait tomber l'étincelle d'une machine
électrique sur la médaille. Si la médaille repose sur plusieurs plaques
de verre, et que la dernière soit en contact avec une plaque de métal,
l'étincelle engendre des images sur toutes les plaques, mais seulement à
leurs surfaces supérieures. Les images les plus faibles correspondent
aux plaques les plus éloignées de la médaille. L'étincelle est
nécessaire; M. Karsten n'a pas réussi avec l'électricité de la pile: les
images, d'ailleurs, ne deviennent visibles qu'en les exposant à une
vapeur; mais le souffle le plus léger suffit. La vapeur d'eau se dépose
en gouttelettes sur toutes les parties dont l'état moléculaire a changé,
tandis qu'elle se répand uniformément là où l'électricité n'a pas
sensiblement altéré la plaque. L'effet est instantané et les dessins de
la plus grande pureté.

Peu de temps après le vote de la loi qui accordait une récompense
nationale à MM. Daguerre et Niepce, M. Arago avait indiqué une
expérience très curieuse à faire au moyen du daguerréotype. M. Ed.
Becquerel, répondant à ce appel, projeta un spectre solaire et
stationnaire sur une plaque iodurée; et il reconnut, après l'expérience,
que la matière chimique était restée intacte le long des stries qui
correspondaient précisément aux raies que Frauenhofer a découvertes dans
le spectre. Sur une nouvelle indication de M. Arago, M. Ed. Becquerel a
renouvelé l'expérience en plongeant la plaque iodurée par moitié dans
l'eau et dans l'air, et il a constaté qu'il n'y a aucune différence bien
sensible entre les deux moitiés de l'image du spectre sur cette plaque.
M Arago a donné à ce sujet des développements très curieux et propres à
avancer la théorie de la lumière.

M. Daguerre a communiquée l'Académie, entre autres observations
curieuses ou utiles sur l'art qu'on lui doit, un nouveau procédé de
polissage des plaques. Au moyen de ce procédé, on obtient des résultats
identiques tant que les circonstances extérieures restent les mêmes.

_Physique expérimentale._--L'Académie a reçu un assez grand nombre de
communications intéressantes qui se rattachent à ce titre,

M. Dupré a imaginé un appareil très simple et très ingénieux pour
remplacer la machine d'Atwood, employée exclusivement jusqu'à ce jour,
dans les cours publics, à la démonstration _à posteriori_, des lois de
la pesanteur.

M. Mateucci, qui s'est livré spécialement depuis quelques années à
l'étude des phénomènes électro-physiologiques des animaux, a fait, sur
ce point important, des découvertes fort curieuses. D'abord, il a réussi
à composer une véritable pile voltaïque avec des Grenouilles disposées
de telle sorte, que les jambes de l'une posent sur les nerfs de l'autre;
et il a constaté avec le galvanomètre que le courant propre de cet
animal augmente dans l'acte de la contraction. Bien plus, il a reconnu
le courant électrique musculaire dans toutes les masses musculaires,
quel que soit l'animal. Ce courant est considérablement affaibli chez
les animaux qui ont été tués par l'hydrogène sulfuré; il l'est aussi par
l'influence du refroidissement et par celle de l'opium ingéré dans
l'estomac.

L'opinion que l'huile répandue à la surface des flots peut produire du
calme est fort ancienne. Elle a été reproduite récemment par M. Van
Beek, qui a rédigé à ce sujet un mémoire inséré dans les _Annales de
chimie et de physique_ du mois de mars 1842. Après avoir rapporté
plusieurs témoignages à l'appui de cette propriété merveilleuse,
l'auteur émet l'idée que l'on pourrait trouver dans l'emploi de l'huile,
pendant les tempêtes, un moyen de protéger les digues et autres
constructions maritimes contre la violence des vagues, en la versant sur
l'eau près du rivage. M. Van Beek qui est membre de l'Institut naval des
Pays-Bas, a même fait, l'année dernière, à cette société savante, une
proposition tendant à obtenir du gouvernement qu'il fît exécuter des
expériences à ce sujet. Une commission de cinq membres nommée _ad hoc_ a
fait un seul essai duquel elle a tiré des conclusions défavorable à
l'idée de M. Van Beek. Cependant deux des commissaires avaient fait
séparément une expérience en versant une petite quantité d'huile dans un
ruisseau, un jour où le vent soufflait avec violence, et ils observèrent
un changement dans l'aspect et dans le mouvement de l'eau. Un autre
membre de la commission avait obtenu ce même résultat dans une
expérience semblable. Aussi M. Lipkens l'un des commissaires, a-t-il
écrit à M. Arago pour réclamer contre la manière dont ses collègues ont
opéré en son absence. Il a fait ressortir la nécessité d'opérer sur de
flots soulevés par le vent et non par des brisants, et a montré que le
jugement de la commission hollandaise ne pouvait être considéré comme
décisif.

--M. Régnault a présenté à l'Académie, de la part de M. Reizet, une pile
d'une construction nouvelle, remarquable par ses effets énergiques.
Cette pile, imaginée par M. Bunsen, professeur de chimie à l'université
de Marbourg, est formée de quarante éléments, occupe très peu d'espace
et suffit pour produire tous les effets qu'on n'obtient ordinairement
qu'avec un nombre d'éléments beaucoup plus considérable. L'Académie a pu
en juger par les expériences qui ont été faites sous ses yeux.--M.
Bunsen a fait des essais relatifs à un mode d'éclairage produit par un
jet de lumière du courant entre deux pointes de charbon. Il s'est pour
cela servi d'une batterie de quarante-huit couples. Le jet de lumière,
en éloignant les pointes de charbon, pouvait être allongé jusqu'à 7
millimètres. M. Bunsen évalue l'intensité de cette lumière à celle de
572 bougies stéariques. La dépense, pour entretenir cette lumière
pendant une heure, était: pour le zinc, 300 grammes, pour l'acide
Sulfurique, 456 grammes, et pour l'acide nitrique, 608 grammes.



Le mois de mai.

Le mois de mai 1843 a eu à supporter les imputations les plus graves et
on l'a accusé d'être plus froid, plus humide, plus variable, plus
maussade que tous ses prédécesseurs. Les jardiniers, les promeneurs, les
poètes, les fleuristes, les tailleurs, les couturières l'ont accablé
d'imprécations. Voyons si ces accusations sont fondées. Plus heureux que
les magistrats, forcés d'écouter des avocats, vous n'aurez pas, ô
lecteur! de plaidoyer à subir, vous n'aurez point à peser en vous-même
la valeur douteuse d'un argument et démêler la vérité au milieu des
sophismes dont on cherche à l'obscurcir: tout se réduit à une question
de chiffres. Un mois de mai froid, c'est celui où la température moyenne
a été au-dessous de la température moyenne générale du mois de mai,
considéré dans un grand nombre d'années Or, la température moyenne du
mois de mai, déduite de quarante années d'observations métérologique
faites à l'Observatoire de Paris, est de 14°, 4. Le mois de mai 1843 a
donc été un mois froid, puisque sa température (13º, 6) est au-dessous
de la moyenne générale. Cette température a-t-elle été
extraordinairement basse? En aucune manière: il suffit, pour s'en
convaincre de jeter les yeux sur le tableau suivant, qui présente la
température moyenne et la quantité d'eau tombée pendant les mois de mai
des vingt-trois années qui viennent de s'écouler.

        Années      Température      Quantité de pluie
                      moyenne.         centimètres.

        1820           14,1               9,106
        1821           12,1               4,610
        1822           16,7               4,605
        1823           15,2               5,430
        1824           12,6               7,596
        1825           14,2               6,436
        1826           12,6               4,470
        1827           14,6              11,620
        1828           13,1               6,490
        1829           14,9               9,030
        1830           14,6              12,340
        1831           14,2               6,420
        1832           13,2               5,428
        1833           17,7               2,305
        1834           18,2               4,380
        1835           13,8               4,955
        1836           12,4               2,624
        1837           11,0               7,921
        1838           14,2               4,704
        1839           13,6               3,382
        1840           15,1               3.381
        1841           17,3               4,606
        1842           14,5               2,415

Depuis vingt-trois ans, il y a donc eu six mois de mai plus froids que
celui de 1843: ce sont ceux des années de 1821, 1824, 1826, 1832, 1836,
1837, et un aussi froid, celui de 1839. Ainsi donc le mois de mai qui
vient de s'écouler n'est point extraordinaire sous le point de vue de la
température; seulement sa moyenne est de 0º, 8 au-dessous de la moyenne
générale.

A-t-il été plus pluvieux qu'il ne l'est habituellement à Paris? Ici
encore la statistique nous montre qu'il y a eu, depuis 1820 huit années
dans lesquelles la quantité d'eau tombée est supérieure à celle de 1843,
et nous voyons qu'il en est deux (1827 et 1830) où elle a été presque
double.

En grand coupable qui comparait devant un tribunal après des gens
accusés de peccadilles inspire beaucoup plus d'horreur que s'il venait
précédé de scélérats qui ont fait pire que lui. En général, le jugement
sera plus sévère; c'est ce qui est arrivé au mois de mai 1843, dont nous
instruisons le procès en ce moment. En 1840, 1841 et 1842, la
température avait été supérieure à la moyenne et la quantité de pluie
peu considérable, surtout en 1840 et 1842. Il en est résulté pour le
mois de mai passé un effet de contraste tout à son désavantage et dont
il a été la victime.

En résumé, on ne le citera jamais parmi les mois qui tendent à
réhabiliter sa vieille réputation en réalisant les fictions des poètes;
mais ce n'est pas non plus un de ces mois qui bouleversent les notions
astronomiques du tranquille citadin, et réveillent dans son esprit des
idées mal effacées sur le refroidissement du globe ou un changement dans
l'inclinaison de l'équateur sur l'écliptique. C'est un mois de mai un
peu au-dessous du médiocre de médiocre et ici exactement égal à 14º, 4,
parfaitement en harmonie avec tout ce qui se fait aujourd'hui, _Lucrèce_
et _l'Illustration_ exceptés.

OBSERVATIONS MÉTÉOROLOGIQUES.

FAITES À L'OBSERVATOIRE DE PARIS

1843.--MAI.


1 Jours du mois.
2 Hauteur du baromètre réduite à la température de 0 à midi.
3 Températures extrêmes de la journée.
3a Minimum.
3b Maximum.
4 Températures moyennes calculées.
5 État du ciel à midi.
6 Vents à midi.


 1     2           3          4       5                       6

              3a     3b

1   757,19   11,0     21,9   16,0   Nuageux.               S. S. E.
2   753,01    9,0     22,1   15,0   Beau, quelques nuages. E. N. E.
3   754,63    8,0     21,9   14,4   Orages, tonnerre,
                                             faible pluie.    N.
4   754,01    8,9     19,0   15,0   Assez beau.              S. O.
5   752,31    7,7     21,1   15,9   Nuageux.                 S. O.
6   748,31   11,5     21,0   15,9   Couvert, pluie.        O. fort
7   748,26    6,6     17,8   11,7   Couvert.                S. S. E.
8   745,00    5,5     13,9    9,4   Très nuageux.            N. O.
9   749,74    4,5     11,9    7,9   Couvert.                 S. O.
10  756,31    4,3     16,2    9,8   Nuageux.                 S. O.
11  760,96    8,9     19,9   13,9   Très nuageux.            N. E.
12  762,00    7,5     20,2   15,3   Couvert.                 S. O.
13  758,60   12,0     17,8   13,2   Couvert.                O. N. O.
14  751,87    7,0     21,0   15,4   Couvert.                S. S. E.
15  749,80   10,0     19,8   14,5   Couvert.                O. N. O.
16  745,20    8,2     16,0   11,8   Pluie.                  S. O. fort.
17  746,17    6,0     16,0   10,6   Couvert.                O. S. O.
18  750,33    8,5     15,3   11,6   Couvert.                N. N. O.
19  754,90    8,3     15,1   11,4   Couvert.                O. N. O.
20  752,36    9,8     25,0   15,9   Très nuageux.              E.
21  751,48   11,0     19,0   14,7   Couvert.                  S. O.
22  752,24   10,8     18,8   14,5   Couvert.                O. S. O.
23  748,68   11,0     22,8   16,4   Couvert.                  S. E.
24  746,74   13,3     19,0   15,9   Couvert.                S. S. E.
25  749,92   15,1     20,8   17,7   Nuageux                    O.
26  754,62   10,4     17,8   13,6   Couvert.           S. E. assez fort.
27  750,28   12,0     19,2   15,3   Couvert.                 S. O.
28  750,28   11,0     17,3   13,9   Couvert.                O. S. O
29  757,24   10,3     18,0   13,8   Couvert, pluie.         O. fort.
30  760,98    8,1     17,8   12,6   Couvert            O. N. O. faible
31  757,75   12,0     20,8   16,0   Couvert                 S. S. O.

    752,63    9,3     18,8   13,6 (Moyenne)

Pluie dans la cour,  8 cent. 355
Pl. sur la terrasse, 5 cent. 930.



De la galvanographie.

Il y a déjà quelques années qu'un savant anglais, M. Thomas Spencer, de
Liverpool, en étudiant l'action réductive exercée par les courants
galvaniques sur les métaux dissous, découvrit que le cuivre ainsi
revivifié de ses dissolutions dans les acides possédait la propriété de
mouler la surface métallique sur laquelle on le précipitait, avec une
exactitude telle, que les moindres modifications de cette surface, les
stries du poli et jusqu'aux accidents de coloration, étaient reproduits
avec la plus merveilleuse fidélité. En donnant la publicité à cette
curieuse découverte, M. Spencer indiqua les principales applications qui
en pourraient être faites aux arts plastiques et à l'industrie; et il
fit voir comment, en envisageant un dessin comme une surface présentant
à la fois des saillies et des dépressions, on pourrait arrivera
transformer directement, et sans aucun recours au burin, le travail du
dessinateur en une planche en cuivre gravée soit en relief soit en
creux.

Quelque temps après, M. Jacobi de Saint-Pétersbourg, fut également
conduit à découvrir cette curieuse propriété plastique du cuivre réduit
par courant galvanique; et il donna au public connaissance de sa
découverte, d'abord dans une lettre adressée à Michael Faraday et
publiée par celui-ci dans le _Philadelphia Magazine_ (septembre 1839),
puis dans une série de lettres écrites au prince de Démidoff, et qui
parurent en 1840 dans le journal _'Artiste._ C'est depuis cette époque
surtout que de nombreuses tentatives ont été faites pour résoudre le
problème indiqué par M Spencer, tentatives qui n'ont point encore obtenu
un plein succès, mais dont les résultats déjà acquis permettent
d'affirmer que, dans un avenir qui n'est pas éloigné, le travail du
graveur pourra être entièrement supprimé, et l'oeuvre du dessinateur
pourra être placée, par une simple opération chimique, dans des
conditions qui en permettront la reproduction indéfinie.

La reproduction d'une oeuvre d'art ou d'un signe graphique quelconque
par la voie de l'impression est aujourd'hui effectuée à l'aide de trois
procédés différents, dont nous devons indiquer les caractères
distinctifs: l'impression typographique, l'impression en taille douce et
l'impression lithographique. Ces trois procédés exigent également que
l'oeuvre à reproduire soit tracée sur une surface résistante et dont la
planimétrie soit parfaite, c'est là leur caractère commun: ils diffèrent
en ce que, dans le premier procédé, le trait ou la ligne qui doit
marquer fait saillie au-dessus du plan de la surface; dans le second il
est au contraire déprimé au dessous de ce plan, et dans le troisième, il
est contenu dans le plan, et n'est représenté que par un état
particulier de la surface elle-même. Ces trois artifices ont le même
but; celui de permettre que l'encre d'impression, distribuée sur ces
surfaces à l'aide d'un tampon ou d'un rouleau, aille s'arrêter ou
s'accumuler en quantités rigoureusement déterminées sur certaines
portions de la surface seulement, de telle sorte que ces portions-là
seules puissent donner épreuve en transmettant sous le foulage de la
presse, à la feuille encore humide de papier, les portions d'encre
qu'elles ont reçues.

Dans l'impression typographique les lignes à reproduire font saillie sur
le plan métallique mobile que l'on appelle la forme. Un rouleau
cylindrique, formé d'une pâte molle et élastique, et dont la surface
lisse et unie est revêtue d'une mince couche d'une encre épaisse et
grasse, effleure rapidement les lignes en saillie, laissant sur chacune
d'elles une portion de son encre sans atteindre les fonds ou le
intervalles qui les séparent, la quantité d'encre que reçoit chacune
d'elles étant proportionnelle à sa largeur et à sa hauteur absolue
au-dessus du plan de la forme. Alors un plateau métallique parfaitement
plan et parfaitement parallèle aussi à la surface de la forme, s'abaisse
sur celle-ci, et comprime sur les saillies noircies d'encre la feuille
de papier qui en doit recevoir l'empreinte et dans laquelle elles
s'impriment. Avec les dispositions mécaniques que l'on possède
aujourd'hui, l'opération tout entière s'exécute en moins de cinq
secondes.

Dans l'impression en taille-douce, au contraire, les lignes à reproduire
sont entaillées plus ou moins profondément dans une planche métallique
d'acier, de cuivre ou d'étain. L'encre d'impression, distribuée d'abord
grossièrement sur toute la surface de la planche, est ensuite ramenée
avec soin dans toutes les tailles, et enlevée avec plus de soin encore
de toutes les parties qui doivent venir blanches à l'épreuve; puis la
planche de métal et la feuille de papier passent toutes deux entre deux
cylindres de fonte, et, sous l'écrasement d'une pression énorme, le
papier pénètre jusqu'au fond des tailles, et s'y imprègne de l'encre que
la main de l'imprimeur y a laissée. L'impression en taille-douce est, à
vrai dire, un procédé de moulage, et la pile du papier humide est une
matière plastique qui donne la contre épreuve en relief du moule en
creux, la planche gravée.

Les procédés de l'impression lithographique reposent sur une tout autre
donnée: c'est la propriété, commune à toutes les surfaces polies de se
comporter d'une façon toute spéciale suivant qu'elles ont été
primitivement souillées par un corps gras ou un liquide aqueux, par
l'huile, par exemple, ou par l'eau. Il n'est personne peut-être qui
n'ait remarqué que certaines surfaces polies à un haut degré, celles des
bois vernis, de la glace, du marbre, et plus spécialement encore toutes
les surfaces métalliques parfaitement nettes et brillantes, ne se
mouillent pas d'ordinaire au contact de l'eau. Ce contact a beau être
prolongé, on a beau lasser sa plieuse à étaler le liquide dans l'espoir
d'en former une pellicule uniformément étendue sur toute la surface
polie, il semblerait que celle-ci exerce sur le liquide une sorte
d'action répulsive, et qu'elle le contraint à se retirer sur lui-même en
gouttelettes sphéridales qui ne conservent avec cette surface que les
rapports les plus limités possibles. Si maintenant, sur une surface
polie qui présente ce phénomène de ne point mouiller avec l'eau, on
verse une goutte d'huile, un phénomène tout inverse du premier se
produit. La gouttelette, d'abord globuleuse, s'aplatit de plus en plus
et devient lenticulaire; les bords vont sans cesse s'élargissant pour
envahir un espace plus grand, et la surface entière, si grande qu'elle
soit, pourra être complètement recouverte par une toute petite goutte
d'huile qui y formera une pellicule adhérente, sans solution de
continuité aucune, et tellement mince qu'elle pourra paraître irisée
comme la paroi d'une bulle de savon. Mais si, au contraire, par un
artifice quelconque, la surface polie a été mise dans des conditions
telles qu'elle mouille avec l'eau, alors, sur cette surface une fois
humide, il sera impossible de faire adhérer l'huile, et le rôle de ces
deux liquides sera complètement interverti. En fait, une surface polie
est indifférente soit à l'huile soit à l'eau; mais aussitôt que l'un de
ces liquides vient à toucher cette surface il y adhère en formant une
pellicule infiniment mince, et c'est cette pellicule du premier liquide,
quel qu'il soit, qui exerce une action véritablement répulsive sur le
second.

C'est cette propriété des surfaces polies qui est mise en oeuvre dans
l'impression lithographique et dans certains procédés de transport sur
métal, dont nous aurons peut-être à parler par la suite, et qui
paraissent destinés à prendre une grande extension, sinon à remplacer
complètement les procédés du stéréotypage. Un dessin sur pierre n'est
autre chose, en effet, qu'une surface polie dont certaines portions, les
traits du dessin, mouillent avec l'huile et les corps gras, tandis que
les autres, les blancs ne mouillent qu'avec l'eau ou les liquides
aqueux. Sur cette surface l'imprimeur passe alternativement une éponge
imbibée d'eau et un cylindre imprègne d'une encre grasse: les deux
liquides s'arrêtent, se déposent, se limitent là où l'état spécial de la
surface les retient, et la feuille de papier, sous le foulage de la
presse, va à son tour s'en imprégner.

Ces détails étaient nécessaires pour faire comprendre les difficultés
pratiques de la question que nous allons maintenant aborder; ils étaient
nécessaires surtout pour que l'on pût bien saisir l'énorme importance de
la gravure en relief, de celle dans laquelle les traits à reproduire,
faisant saillie sur le fond de la planche, donnent épreuve à la presse
typographique. Une seule planche en cuivre» gravée en relief, pourra
fournir au tirage mécanique jusqu'à 15,000 épreuves par jour, et cela
pendant tant de jours que l'on voudra, ou peu s'en faut; et la même
planche, gravée en creux, ne donnera guère à la presse en taille-douce
que 3,000 épreuves en tout, à raison de 200 épreuves par jour. Les
procédés de transport sur pierre ou sur métal sont plus limités encore,
et la cinq-centième épreuve d'un dessin sur pierre n'est plus qu'une
grisaille où l'on ne reconnaît plus ni couleur, ni modelé, ni forme.

Or, c'est dans la possibilité de multiplier indéfiniment, avec une
rapidité extrême et à très bas prix, le nombre des épreuves, que git
aujourd'hui tout le problème: ce n'est plus que sur des tirages de dix,
de vingt, de trente mille exemplaires que peuvent être basées les bonnes
opérations de librairie.

Cela dit, voyons par quels artifices on peut, à l'aide d'un courant
galvanique, transformer le dessin d'un artiste en une planche en cuivre
gravée en relief, et capable de donner un nombre indéfini d'épreuves à
la presse typographique.

Toutes les applications qui ont été faites jusqu'ici des courants
galvaniques aux besoins de l'industrie reposent sur la propriété
suivante:

Lorsque qu'on fait passer, à l'aide de deux surfaces métalliques, un
courant galvanique à travers une solution saline convenablement choisie,
la surface par laquelle le courant débouche dans la solution est
attaquée, corrodée, dissoute, et le métal entraîné est charrié par le
courant vers l'autre surface, sur laquelle il est revivifié et précipité
à l'état métallique. Mais, pour que cette action ait lieu également? sur
toute l'étendue des deux surfaces, il faut que ces deux surfaces soient
sur toute leur étendue dans des conditions identiques et également
exposées à l'action du courant; car si certaines portions de ces
surfaces, et certaines portions seulement, étaient recouvertes d'une
courbe protectrice quelconque, celles-là ne seraient pas modifiées par
le passage du courant, dont l'action s'exercerait exclusivement sur les
parties qui ne seraient pas ainsi protégées.

[Illustration.]

Or, la surface métallique par laquelle le courant galvanique débouche
dans la solution saline, ainsi que celle par laquelle il s'en échappe,
peut-être du dessin, et l'action du courant qui passe peut être utilisée
soit à déposer du métal sur les traits du dessin au pôle négatif, soit à
enlever du métal d'entre les traits du dessin au pôle positif. Voici
comment.

[Illustration.]

Soit une planche de cuivre rouge dont le poli et la planimétrie soient
suffisamment parfait pour satisfaire aux exigences du tirage
typographique. Sur cette planche un étale à chaud une couche si mince
que l'on voudra d'un vernis résineux quelconque, et les vernis dont on
fait usage sont en général composés de térébenthine de Venise, de poix
blanche, de suif et de noir de fumée. Cette planche ainsi préparée est
livrée à l'artiste, qui y trace son idée à l'aide d'un stylet
suffisamment résistant pour entamer l'épaisseur du vernis. Son travail
terminé, la planche est pour l'artiste un véritable dessin dans lequel
les noirs sont représentés par les surfaces de cuivre mises à nu, les
blancs ou les clairs par les surfaces intactes. Pour le chimiste, au
contraire, cette planche ne sera qu'une surface métallique dont les
différentes portions sont placées dans des conditions différentes,
celles-ci étant livrées unes à l'action d'un courant, celles-là étant
complètement abritées de cette action sous leur couche de vernis. Que
l'on dispose, en effet, une planche ainsi préparée dans une solution
d'un sel de cuivre, au pôle par lequel le courant s'échappe de la
solution, incontinent le métal que le courant charrie avec lui se
déposera sur tous les points où la surface du cuivre a été mise à nu, et
il ne s'en déposera pas un atome en aucun autre point. Molécule par
molécule le dépôt s'agrandira là où une fois il a commencé de
s'effectuer, et les traits du dessin s'élèveront comme de petites
murailles, et se détacheront en saillie sur le plan du vernis.

Renversons les conditions de l'expérience. Soit, comme tout à l'heure,
une planche métallique convenablement dressée, et supposons que
l'artiste trace sur cette planche son dessin avec une encre grasse,
siccative et inattaquable aux acides. Que la planche ainsi préparée soit
placée dans une solution d'un sel de cuivre, mais cette fois-ci au pôle
par lequel le courant y débouche; et aussitôt l'action du courant
s'exercera à entailler le métal dans l'intervalle des traits; et
ceux-ci, au bout d'un certain temps fort court, surgiront en relief,
leurs bords taillés à pic avec une netteté et une précision auxquelles
le burin le plus hardi et le plus habile ne saurait atteindre.

Telles sont les deux idées principales sur lesquelles reposent toutes
les tentatives sérieuses de galvanographie: obtenir un relief par dépôt
au pôle négatif, par érosion au pôle positif. Viennent maintenant les
difficultés d'exécution, et celles-ci sont nombreuses et malaisées à
surmonter.

Dans le procédé opératoire que nous avons indiqué en premier lieu, c'est
le trait même du dessinateur qui devient le moule dans lequel vient se
déposer le cuivre réduit; et les moindres intentions de l'artiste se
trouvent ainsi reproduites avec cette merveilleuse fidélité qui
caractérise le moulage galvanique. Mais ce sillon lui-même, tracé avec
une pointe conique ou triangulaire, est une tranchée à bords obliques
dont le bord seul représente le trait du dessinateur. A mesure que ce
sillon est comblé par les molécules de cuivre qui s'y précipitent, le
trait s'élargit, et le premier mérite du procédé, sa merveilleuse
exactitude, est dès lors sacrifié. Pour qu'il en fût autrement, il
faudrait que la taille faite par le stylet dans le vernis fût à bords
verticaux; et c'est déjà là une condition à peu près impossible à
réaliser. D'ailleurs, cette condition fut-elle réalisable, la solution
du problème n'en serait guère plus avancée pour cela. En effet, la
taille dont il est question forme, à la vérité, une digue qui limite le
dépôt de cuivre tant que cette taille n'est pas comblée; mais aussitôt
que cette limite est franchie, le cuivre déborde de toutes parts: les
lignes voisines se confondent par leurs sommets, et pour peu que les
tailles du dessin soient serrées, le dépôt ne forme plus qu'une croûte
massive et continue, dans laquelle les formes les plus saillantes de
l'oeuvre sont à peine indiquées.

A la vérité, l'on a tiré parti de ce résultat pour résoudre le problème
sous une autre forme. Considérant un dessin tracé dans un vernis, à
l'aide d'une pointe, comme un moule à bon creux dont toutes les parties
sont de dépouille, on a déposé dans ce moule du métal plastique, et on a
prolongé le dépôt jusqu'à former une masse solide et continue: puis on a
détaché la contre-épreuve du moule. Ici le travail du dessinateur était
bien représenté par une planche en cuivre gravée en relief; mais ce
relief n'avait, et ne pouvait avoir, que l'épaisseur même de la couche
de vernis, dans laquelle le dessin était tracé; et l'on s'est trouvé
renfermé entre les deux termes de ce dilemme jusqu'ici insoluble:
exécuter le dessin dans un vernis épais, ce qui enlève au dessinateur
toute la liberté et la souplesse de son crayon; exécuter le dessin dans
un vernis mince, ce qui enlevé à la reproduction les reliefs qu'exigent
les procédés de l'impression typographique.

Le deuxième mode opératoire que nous avons indiqué offre également des
difficultés, mais elles sont d'un autre ordre. Ce ne sont plus les
procédés de gravure, mais les procédés de dessin qui sont en défaut. Il
ne s'agit plus, en effet, d'édifier une petite muraille de cuivre sur
chacun des traits du dessin, mais bien de creuser entre chacun d'eux une
fosse plus ou moins profonde; il s'agit, en d'autres termes, d'attaquer,
de ronger, de dissoudre toutes les portions de la surface de cuivre que
les traits du dessin ne protègent pas, en laissant entièrement intactes
celles qui sont ainsi abritées; et pour cela faire il faut bien que
toutes les portions qui doivent être enlevées soient également
attaquables, que toutes celles qui doivent rester intactes soient
également protégées. Ce sont là les deux conditions que devra remplir le
procédé de dessin que l'on mettra en usage: et les procédés dont nous
avons aujourd'hui connaissance ne nous paraissent pas encore de nature à
remplir toujours, partout, et dans tous les cas, ces indispensables
conditions. Toutefois, les gravures de W. Rémon, qui accompagnent cet
article, et qui ont été obtenues sur de simples dessins, l'aide de
procédés semblables à ceux que nous venons d'indiquer, sont de nature à
convaincre nos lecteurs que si le problème n'est pas encore entièrement
résolu, il touche du moins de bien près à la solution.

[Illustration.]

Quant à l'avenir qui est réservé à la galvanographie, il est difficile
aujourd'hui d'en préciser les limites. Peut-être l'art typographique
tout entier touche-t-il à une rénovation complète; et, chose singulière,
cette rénovation ne serait qu'une renaissance des procédés anciens, que
la découverte de l'imprimerie a fait tomber en désuétude. La tablette
enduite de cire et le stylet remplaceraient le papier et le crayon; le
copiste ou l'enlumineur succéderait à son tour à l'ouvrier compositeur,
qui jadis lui succéda; et l'inépuisable richesse et la variété des
anciens manuscrits pourraient bien renaître à la place de la sécheresse
et de l'uniformité de notre impression moderne.

_N. B._ Les gravures qui accompagnent cet article ont été faites, à
titre d'essai, sur des dessins que M. Garvani destine à une importante
publication, qui paraîtra en octobre chez M. Hetzel, éditeur du _Voyage
où il vous plaira_ et des _Scènes de la vie privée et publique des
animaux._



Théâtres.

THÉÂTRE DE L'OPÉRA-COMIQUE,

_Angélique et Médor_ opéra comique en un acte, paroles de M, SAUVAGE,
musique de M. A. THOMAS.

Nous avons une vieille dette à payer à l'Opéra-Comique. Il y a un mois
au moins que ce titre d'un si heureux augure a décoré pour la première
fois son affiche, et MM. Sauvage et Thomas ont raisons de se plaindre
que nous n'ayons pas encore donné de leurs nouvelles aux lecteurs de
_l'Illustration_. Passe encore, si nous n'avions eu à raconter qu'une
défaite! Ces messieurs auraient pris patience, sans doute, et nous
auraient su gré de nos lenteurs. Mais retarder de quatre semaines le
bulletin d'une victoire! voilà qui est impardonnable. Nous confessons
humblement notre faute, et nous nous recommandons à la clémence de M.
Sauvage et à la grandeur d'âme de M. Thomas.

Quoique jeune. M, Thomas a déjà fourni une assez longue carrière
dramatique. Il est du petit nombre des lauréats du Conservatoire pour
qui se sont ouvertes comme d'elles-mêmes, les portes d'airain de ce
sanctuaire de l'Opéra-Comique, accessible à si peu d'élus. M Thomas a
déjà produit six partitions pour le moins: _la Double échelle, le
Perruquier de la régence, le Panier fleuri, Carmaquala, le guérilléro_
et enfin, _Angélique et Médor_ Si nous omettons quelqu'un de ses titres,
qu'il nous le pardonne; l'oubli est tout-à-fait involontaire.

A l'Opéra-Comique les essais de M. Thomas ont été plus ou moins heureux;
mais enfin il n'a jamais essuyé de revers Les deux campagnes qu'il a
faites sur la scène de l'Académie royale de Musique n'ont pas eu un
résultat aussi favorable. Est-ce parce que les auditeurs y sont plus
difficiles, ou bien parce qu'un terrain plus vaste exige plus de vigueur
et d'haleine chez celui qui veut le parcourir? l'un et l'autre
peut-être. Mais, sans examiner aujourd'hui cette question, bornons-nous
à constater que la place Fayard vient d'offrir à M. Thomas un honnête
dédommagement des échecs que la rue Lepelletier lui a vu subir.

Les qualités prédominantes chez M. Thomas sont la clarté, la facilité,
l'élégance et la grâce; ce qui paraît lui manquer c'est la verve, la
force, la passion. On a donc le droit de présumer qu'il réussira sans
peine à l'Opéra-Comique, à moins qu'il n'ait à traiter un sujet trop
dramatique, et à l'Opéra, il paraîtra souvent au-dessous de sa tâche.

_Angélique et Médor_ était justement un livret tel qu'il le faut à ce
compositeur. Rien de mieux dans le sujet ni dans les caractères, aucune
situation forte, aucune scène trop vive, aucune passion trop énergique;
des sentiments tendres, des idées gracieuses ou plaisantes. M. Thomas
était là sur son terrain, et tout-à-fait à son aise. Il y a bien paru.

Son ouverture n'est, à proprement parler qu'une longue valse, précédée
d'une courte introduction. L'introduction est agréablement instrumentée,
modulée d'une manière piquante. La valse est fraîche, vive, et légère,
et se développe avec une grâce où l'on reconnaît l'habileté de l'auteur.

Il y a une très jolie romance, et un de ténor qui nous a paru fort
élégant, mais que le chanteur à qui il est confié rend lourd et gauche.
Il est presque toujours imprudent de compter sur l'agilité des chanteurs
d'aujourd'hui. Ajoutez-y un duo très bien fait, un trio charmant, et
deux airs bouffes peu remarquables en eux-mêmes, mais qui, du moins, ne
nuisent pas à l'effet des autres morceaux, et vous comprendrez que le
total forme un ensemble assez satisfaisant. Il n'en faut pas tant pour
faire vivre longtemps et bien une partition en un acte.

[Illustration: Théâtre de l'Opéra-Comique.--Une scène d'Angélique et
Médor.]

La pièce, d'ailleurs, est amusante et spirituelle, et l'on y rit de très
grand coeur de la sottise de Joliveau et des méprises de Mirouflet.

Joliveau! Mirouflet! voilà des noms qui sonnent bien étrangement à
l'oreille, et qu'on ne s'attendait guère à trouver en compagnie de ces
noms si poétiques et si mélodieux q'Angélique et de Médor.

C'est pourtant l'histoire de Joliveau et de Mirouflet que je vais vous
raconter, et aussi celle de Muguet; car, pour ce qui d'Angélique et de
Médor, vous en savez sur eux autant que moi, j'aime à le croire.

Mirouflet est cordonnier, établi, et exerçant _de père en fils_ sa noble
profession rue Brise-Miche, A peine au sortir de l'enfance, Muguet fut
placé chez lui en apprentissage; mais la nature n'avait point destiné le
jeune Muguet à chausser ses semblables; le cuir lui répugnait et le
tranchet lui faisait peur. Vous voyez que ce nom de Muguet lui allait à
merveille. Un jour il s'échappa de la boutique du père Mirouflet, et dit
adieu pour toujours à la rue Brise-Miche. Que loi arriva-t-il, une fois
lancé dans le monde? Sans doute assez d'aventures pour remplir toute une
Odyssée; mais, il n'a pas écrit ses confessions comme Jean-Jacques, et
il faudra, faute de mieux, vous contenter du dernier épisode.

Le voilà donc, cet ancien élève de saint Crépin, coquettement poudré et
vêtu à la dernière mode,--mode de 1780, s'il vous plaît,--portant bas de
soie, boucles d'or, gilet de satin, jabot de dentelle et habit gorge de
pigeon. Où le retrouvons-nous? à l'Opéra, dans le cabinet de M. le
secrétaire général de cet harmonieux établissement. Il vient de signer
un contrat par lequel il met pour trois ans à la disposition de
l'Académie royale de Musique sa jambe faite au tour, ses yeux en amande,
sa bouche en coeur et son _la_ de poitrine, le plus beau _la_ de France
et de Navarre, Cette supériorité n'a rien d'étonnant: Muguet arrive
d'Italie, et c'est à Naples qu'il a trouvé ce _la_ merveilleux.

Il y a rencontré autre chose encore: une jeune Française, propriétaire
d'un joli visage, d'une tournure élégante et d'une charmante voix.
Muguet a donné à mademoiselle Amélie des leçons de chant, dont elle a
bien profité; mais, tandis que la bouche du fripon parlait _flautat_ et
_trille molle_, il parait que ses yeux disaient tout autre chose, et
avaient su se faire comprendre: si bien que maître Muguet, ténor moral
et vertueux, se disposait à demander Amélie à sa mère, quant tout à coup
cette mère mourut, et mademoiselle Amélie quitta subitement l'Italie.

Jugez de la joie du jeune ténor, quand il l'aperçoit, à l'Opéra, dans le
cabinet de M. Joliveau! Elle est engagée, comme lui, et doit, le soir
même, jouer le rôle d'Angélique dans l'opéra de _Roland_, où il jouera
celui de Médor. Malheureusement elle n'est pas seule: un grand
personnage, M. le duc de Vaudiéres, la protège, la suit partout, et se
mêle de toutes ses affaires: et M. Joliveau prétend qu'un grand seigneur
ne fait pas cela pour rien. Le drôle a été nourri dans un sérail, il a
de l'expérience, et on peut l'en croire. Muguet l'en croit, mais il veut
du moins revoir encore une fois son infidèle, et lui dire tout ce qu'il
pense de son procédé. Comment y parvenir? C'est ici que Mirouflet lui
est d'un secours inappréciable.

Mirouflet est en effet le professeur de chant de mademoiselle Amélie,
depuis qu'elle est à l'Opéra. Cela vous étonne, et vous me demandez,
sous quel prétexte cet honnête Mirouflet a changé d'état? Rassures-vous,
Mirouflet n'a point quitté la rue Brise-Miche. Mirouflet est tout-à-fait
incapable d'une infidélité, même passagère envers la botte et
l'escarpin. Mois ces deux belles professions, de cordonnier et de maître
de chant, ont bien plus d'analogie qu'il ne vous semble. Quel est, des
deux côtés, le point essentiel, le fondement de l'art, le principe sur
lequel doit être basé l'enseignement?

        C'est la mesure
        Exacte et sure,
        Tout me l'assure,
        Tout dépend de là.

Cette vérité frappe si vivement M. le duc, qu'il exige que sa protégée
reçoive la première leçon séance tenante Or, Mirouflet n'a rien à
refuser à Muguet. Muguet paraît tout à coup, voyez la gravure, et se
glisse entre le maître et l'élève; y a-t-il rien de plus audacieux à la
fois et de plus indiscret.



Ameublements.--Salon Louis XV.

[Illustration:]

La Révolution, en nivelant les conditions, a donné à chacun le droit de
se meubler suivant son caprice et sa fortune. Mais, avant de jouir de
cette liberté, les lambris dorés, les gracieuses peintures des Boucher
et des Vanloo ont été badigeonnées, quand trop de zèle n'a pas poussé
les iconoclastes politiques à gratter ces chefs-d'oeuvre. Mais quand on
eut détruit, il fallut reconstruire. La maison française se reniant
elle-même, prit les noms et les vêtements des Grecs et des Romains,
oublia que nos moeurs et notre climat s'y opposaient. Les campagnes
d'Égypte et d'Italie et les évènements politiques eurent une influence
plus ou moins grande sur les costumes et les ameublements. Les arts
resteront étrangers pendant longtemps aux décorations intérieures. Les
ouvriers ignorants dirigeaient en maîtres absolus. De ce chaos est sorti
le mauvais goût généralement désigné sous le nom de modes de l'Empire.
Les source auxquelles on avait puisé étaient bonnes sans doute, mais on
manquait d'exécution et de sentiment. La paix vint donner un nouvel
essor aux arts.

On commença à sortir du labyrinthe dans lequel on marchait depuis
quarante ans. L'ouvrier, dans le massacre du passé, confondit les
époques en croyant inventer: mélange blessant pour l'oeil de l'artiste.
Notre époque s'est imposé une tâche digne d'encouragement en rendant à
chacun ce qui lui appartient.

Dans le brillant salon exécuté par la maison Girond de Gand (et que
notre gravure représente), nous ne nous lassons pas d'admirer le goût et
le savoir tapissier. Les meubles ne sont pas scrupuleusement de la même
époque que les tentures; mais le modèle est choisi dans ce qui s'en
rapproche le plus. Les bronzes, quoique lourds, sont d'un beau travail
et d'un charmant effet. Nous en dirons peut-être autant du dessin de la
cheminée et des vases de Chine qui supportent les candélabres, surtout
quand on les compare à la légèreté des rinceaux qui courent autour des
glaces, des tapisseries, et s'étendent jusqu'au plafond. En résumé,
l'ensemble de ce salon est d'une heureuse invention. Si nous avons fait
quelque critiques, c'est dans l'espérance de voir ces légers défauts
disparaître.



Amusements des sciences.

SOLUTION DES QUESTIONS POSÉES DANS LE DERNIER NUMÉRO.

I. Donnez un liard et faites rendre un centime à chacune des vingt
personnes. Vous aurez distribué vingt liards ou cinq sous, et vous
recevrez vingt centimes ou quatre sous. En définitive, vous n'aurez
dépensé qu'un sou, qui se trouvera partagé en vingt parties égales.

II.

42     59     44      9     40     21     46      7

61     10     41     54     45      8     30     20

12     43     60     55     22     57      6     47

53     62     11     30     25     28     19     38

32     43     54     27     56     23     48      5

63     52     31     24     29     26     37     18

14     33      2     51     16     35      4     49

 1     64     15     34      3     50     17     36

La figure précédente indique la solution, lorsque l'on veut partir d'une
case située à l'un des quatre angles. Les numéros des 64 cases de cette
figure indiquent;'ordre dans lequel elles doivent être successivement
parcourues partir de la case 1. Ainsi le Cavalier, posé d'abord sur la
case à l'angle 1, sautera sur la case 2, puis sur la case 3, et ainsi de
suite jusqu'à la case 64, où se termine sa course. Il est facile de voir
que la marche pourrait être suivie en partant de la case 64, parcourant
successivement 63, 62, etc., jusqu'à la case 1. Cette solution en
comprend donc implicitement 12, puisqu'elle s'étend à trois cases prises
pour point de départ sur chacun des quatre angles de l'échiquier.

Voici un moyen aussi simple qu'amusant de trouver, à volonté des
solutions du problème: prenez 64 petits carrés de carton que vous
partagerez en deux cases, dans chacune desquelles sera inscrit l'un des
huit nombres compris entre 1 et 8. Cherchez à disposer ces 64 carrés les
uns à coté des autres, ou en plusieurs bandes les unes au-dessous des
autres, de telle sorte que dans deux carrés successifs la différence des
nombres supérieurs soit égale à 1 ou à 2, celle des nombres inférieurs
étant 2 ou 1. Vous formerez une suite du genre celle que nous donnons
ci-après écrite en quatre bandes parallèles; et, pour faciliter les
comparaisons, nous avons répété en tête de chacune des trois dernières
bandes le carré qui termine la précédente. On voit facilement que tous
les nombres de cette suite satisfont à la condition énoncée. Ainsi dans
les deux premiers carrés, la différence entre les nombres supérieurs 8
et 7 est 1; la différence entre les nombres inférieurs 1 et 3 est 2; les
différences entre 3 et 1, puis 7 et 8 du sixième et septième carré, sont
respectivement 2 et 1. De même pour les autres.


    8   7   8   7   5   3   1   2   1   2   4   6   8   7   8   6
    -   -   -   -   -   -   -   -   -   -   -   -   -   -   -   -
    1   3   5   7   8   7   8   6   4   2   1   2   3   5   7   8

------------------------------------------------------------------

6   4   2   1   2   1   3   5   7   6   8   7   8   6   4   2   1
-   -   -   -   -   -   -   -   -   -   -   -   -   -   -   -   -
8   7   8   6   4   2   1   2   1   3   4   6   8   7   8   7   5

-----------------------------------------------------------------

1   2   1   3   5   7   5   6   8   7   8   7   5   3   1   2   1
-   -   -   -   -   -   -   -   -   -   -   -   -   -   -   -   -
5   3   1   2   1   1   3   1   2   4   6   8   7   8   7   6   3

-----------------------------------------------------------------

1   2   4   3   4   6   4   3   5   4   3   5   5   4   3   5   6
-   -   -   -   -   -   -   -   -   -   -   -   -   -   -   -   -
3  1   2   4   6   5   4   6   5   3    5   6   4   5   3   4   6

-----------------------------------------------------------------

Cela posé, convenons que le nombre supérieur désigne le numéro d'une
case de l'échiquier compté de gauche à droite, et que le nombre
inférieur désigne le rang de la bande où est cette case, de haut en bas.
8/1 représentera la huitième case à droite sur la première bande d'en
haut; 7/3 sur la septième case à droite de la troisième bande comptée de
haut en bas, et ainsi de suite. Alors il ne reste plus qu'à faire suivre
au cavalier, sur l'échiquier, la marche indiquée par la suite de nos
petits carrés de carton.

La figure ci-après est l'expression de la solution donnée par la suite
précédente.

34     49     22     11     30      39     24      1

21     10     33     50     23      12     37     40

48     53     62     57     38      25      2     13

 9     20     51     54     63      60     41     20

32     47     58     61     36      53     14      3

19      8     55     52     59      64     27     42

46     31      6     17     44      29      4     15

 7     18     45     30      5      16     43     28



NOUVELLE QUESTION À RÉSOUDRE

Trouver pour le cavalier une marche rentrante, c'est-à-dire une marche
telle qu'il puisse revenir de la soixante-quatrième case à laquelle il
arrive, sur la première que l'on a prise pour point de départ.



Rébus.

EXPLICATION DU DERNIER RÉBUS.

Soldats! du haut de ces Pyramides quarante siècles (quatre mille ans)
vous contemplent!



[Illustration: Rébus.]





*** End of this LibraryBlog Digital Book "L'Illustration, No. 0015, 10 Juin 1843" ***

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