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Title: Les Précurseurs
Author: Rolland, Romain, 1866-1944
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Les Précurseurs" ***


LES PRÉCURSEURS

DU MÊME AUTEUR


_Jean Christophe_, 4 vol.:

I. L'Aube.--II. Le Matin.--III. L'Adolescent.--IV. La Révolte.

_Jean Christophe à Paris_, 3 vol.:

I. La Foire sur la Place.--II. Antoinette.--III. Dans la Maison.

_La fin du Voyage_, 3 vol.:

I. Les Amies.--II. Le Buisson ardent.--III. La nouvelle Journée.


_Au-dessus de la Mêlée_, 1 vol.

_Le temps viendra_ (3 actes), 1 vol.

_Colas Breugnon_, 1 vol.

_Théâtre de la Révolution_ (Le 14 Juillet, Danton, Les Loups), 1 vol.

_Les Tragédies de la Foi_ (Saint-Louis, Aërt, le Triomphe de la Raison),
1 vol.

_Le Théâtre du Peuple_ (Essai d'esthétique d'un Théâtre nouveau), 1 vol.

_Musiciens d'autrefois_, 1 vol.

_Musiciens d'aujourd'hui_, 1 vol.

_Vie des Hommes illustres_:

Vie de Beethoven (1 vol.).--Vie de Michel-Ange (1 vol.).--Vie de Tolstoï
(1 vol.).

_Histoire de l'Opéra en Europe avant Lully et Scarlatti_, 1 vol.
(Epuisé).

_Hændel_, 1 vol.

_Michel-Ange_, 1 vol.

_Empédocle d'Agrigente et l'âge de la Haine_, 1 vol.

_Liluli_, 1 vol.



ROMAIN ROLLAND

Les Précurseurs

PARIS

ÉDITIONS DE "L'HUMANITÉ"

142, Rue Montmartre, 142

1920

_Tous droits réservés_

IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE CENT EXEMPLAIRES SUR HOLLANDE NUMÉROTÉS A
LA PRESSE

_Nº_


_Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays.
Copyright by_ l'Humanité, 1919.



       _A la Mémoire
    des Martyrs de la Foi nouvelle:
        de l'Internationale humaine._

       _A Jean Jaurès,
    Karl Liebknecht, Rosa Luxemburg,
      Kurt Eisner, Gustav Landauer,_

    _victimes de la féroce bêtise
              et du mensonge meurtrier,_

    _libérateurs des hommes,
                     qui les ont tués._

    _Août 1919._ _R. R._



INTRODUCTION


Le livre que voici fait suite au volume: _Au-dessus de la Mêlée_. Il est
entièrement composé d'articles écrits et publiés en Suisse, depuis la
fin de 1915 jusqu'au commencement de 1919. Je les ai réunis sous le
titre: _Les Précurseurs_; car ils sont presque tous consacrés aux hommes
de courage qui, dans tous les pays, ont su maintenir leur pensée libre
et leur foi internationale, parmi les fureurs de la guerre et de la
réaction universelle. L'avenir célébrera les noms de ces grands
Annonciateurs, bafoués, injuriés, menacés, emprisonnés, condamnés:
Bertrand Russell, E.-D. Morel, Gorki, G.-Fr. Nicolaï, A. Forel, Andreas
Latzko, Barbusse, Stefan Zweig, et les jeunes élites de France,
d'Amérique, de Suisse, luttant pour la liberté.

J'ai fait précéder ces articles d'une ode: _Ara Pacis_, écrite aux
premiers jours de la guerre, et qui est un acte de foi en la Paix et
l'Harmonie.--C'est aussi un acte de foi qui termine le volume, mais
d'une foi agissante, qui proclame, à la face de la force brutale des
Etats et de l'opinion tyrannique, l'indépendance irréductible de
l'Esprit.

J'aurais été tenté de faire entrer dans ce recueil une méditation sur
_Empédocle d'Agrigente et le règne de la Haine_[1]. Mais ses dimensions
eussent dépassé le cadre assigné à ce volume et risqué de compromettre
l'équilibre des diverses parties.

Je ne me suis pas astreint à la succession chronologique des articles;
j'ai préféré les grouper, d'après l'ordre des sujets ou des raisons
artistiques. Je me suis contenté d'indiquer, à la fin de chacun, aussi
exactement qu'il m'a été possible, les dates de leur publication et
(quand j'ai pu les retrouver) de leur composition.

Qu'on me permette encore quelques lignes d'explication, pour orienter le
lecteur:

Ce volume et celui qui précède, _Au-dessus de la Mêlée_, ne constituent
qu'une partie de mes écrits sur la guerre, au cours des cinq années
dernières. Ce sont uniquement ceux qui ont pu être publiés en Suisse.
(Encore ne sont-ils pas complets, car je n'ai pu les réunir tous.) Mais
le plus important de beaucoup, en étendue et en valeur documentaire, est
un recueil, contenant, au jour le jour, la notation des lettres,
entretiens, confessions morales, que je n'ai cessé de recevoir des
esprits libres et persécutés de tous les pays. J'y ai aussi sobrement
que possible inscrit mes propres réflexions et ma part dans le combat.
_Unus ex multis._ C'est en quelque sorte le tableau des libres
consciences du monde luttant contre les forces déchaînées du fanatisme,
de la violence et du mensonge. Des scrupules de discrétion empêcheront
sans doute de publier ce recueil avant assez longtemps. Il suffit que
ces documents, conservés en plusieurs copies, restent pour l'avenir un
témoignage de nos efforts, de nos souffrances et de notre invincible
foi.

ROMAIN ROLLAND..

Paris, juin 1919.



LES PRÉCURSEURS



I

Ara Pacis


_De profundis clamans_, de l'abîme des haines,--j'élèverai vers toi,
Paix divine, mon chant.

Les clameurs des armées ne l'étoufferont point.--En vain, je vois monter
la mer ensanglantée,--qui porte le beau corps d'Europe mutilée,--et
j'entends le vent fou qui soulève les âmes:

Quand je resterais seul, je te serai fidèle.--Je ne prendrai point place
à la communion sacrilège du sang.--Je ne mangerai point ma part du Fils
de l'Homme.

Je suis frère de tous, et je vous aime tous,--hommes, vivants d'une
heure, qui vous volez cette heure.

Que de mon cœur surgisse sur la colline sainte,--au-dessus des
lauriers de la gloire et des chênes,--l'olivier au soleil, où chantent
les cigales!

       *       *       *       *       *

Paix auguste qui tiens,--sous ton sceptre souverain,--les agitations du
monde,--et des flots qui se heurtent,--fais le rythme des mers;

Cathédrale qui repose--sur le juste équilibre des forces
ennemies;--Rosace éblouissante,--où le sang du soleil--jaillit en
gerbes diaprées,--que l'œil harmonieux de l'artiste a liées;

Telle qu'un grand oiseau--qui plane au centre du ciel,--et couve sous
ses ailes--la plaine,--ton vol embrasse,--par delà ce qui est, ce qui
fut et sera.

Tu es sœur de la joie et sœur de la douleur,--sœur cadette et
plus sage;--tu les tiens par la main.--Ainsi, de deux rivières que lie
un clair canal,--où le ciel se reflète, entre la double haie de ses
blancs peupliers.

Tu es la divine messagère,--qui va et vient, comme l'aronde,--de l'une
rive à l'autre,--les unissant,--aux uns disant:--«Ne pleurez plus, la
joie revient».--aux autres:--«Ne soyez pas trop vains,--le bonheur s'en
va comme il vient.»

Tes beaux bras maternels étreignent tendrement--tes enfants ennemis,--et
tu souris, les regardant--mordre ton sein gonflé de lait.

Tu joins les mains, les cœurs,--qui se fuient en se cherchant,--et tu
mets sous le joug les taureaux indociles,--afin qu'au lieu d'user--en
combats la fureur qui fait fumer leurs flancs,--tu l'emploies à tracer
dans le ventre des champs--le long sillon profond où coule la semence.

Tu es la compagne fidèle--qui accueille au retour les lutteurs
fatigués.--Vainqueurs, vaincus, ils sont égaux dans ton amour.--Car le
prix du combat--n'est pas un lambeau de terre,--qu'un jour la graisse du
vainqueur--nourrira, mélangée à celle de l'adversaire.--Il est de s'être
fait l'instrument du destin,--et de n'avoir pas fléchi sous sa main.

O ma paix qui souris, tes doux yeux pleins de larmes,--arc-en-ciel de
l'été, soirée ensoleillée,--qui, de tes doigts dorés,--caresses les
champs mouillés,--panses les fruits tombés,--et guéris les
blessures--des arbres que le vent et la grêle ont meurtris;

Répands sur nous ton baume et berce nos douleurs!--Elles passeront, et
nous.--Toi seule es éternelle.

Frères, unissons-nous, et vous aussi, mes forces,--qui vous entrechoquez
dans mon cœur déchiré!--Entrelacez vos doigts, et marchez en dansant!

Nous allons sans fièvre et sans hâte,--car nous ne sommes point à la
chasse du temps.--Le temps, nous l'avons pris.--Des brins d'osier des
siècles, ma Paix tisse son nid.

       *       *       *       *       *

Ainsi que le grillon qui chante dans les champs.--L'orage vient, la
pluie tombe à torrents, elle noie--les sillons et le chant.--Mais à
peine a passé la tourmente,--le petit musicien entêté recommence.

Ainsi, quand on entend, à l'Orient fumant,--sur la terre écrasée, à
peine s'éloigner--le galop furieux des Quatre Cavaliers,--je relève la
tête et je reprends mon chant--chétif et obstiné.

    (_Ecrit du 15 au 25 août 1914_).[2]

     _Journal de Genève et Neue Zürcher Zeitung_, 24-25 décembre 1915;
     _Les Tablettes_, Genève, juillet 1917.



II

La route en lacets qui monte


Si depuis une année je garde le silence, ce n'est pas que soit ébranlée
la foi que j'exprimai dans _Au-dessus de la mêlée_ (elle est beaucoup
plus ferme encore); mais je me suis convaincu de l'inutilité de parler à
qui ne veut pas entendre. Seuls, les faits parleront, avec une tragique
évidence; seuls, ils sauront percer le mur épais d'entêtement, d'orgueil
et de mensonge, dont les esprits s'entourent, pour ne pas voir la
lumière.

Mais nous nous devons entre frères de toutes les nations, entre hommes
qui ont su défendre leur liberté morale, leur raison et leur foi en la
solidarité humaine, entre âmes qui continuent d'espérer, dans le
silence, l'oppression, la douleur,--nous nous devons d'échanger, au
terme de cette année, des paroles de tendresse et de consolation; nous
nous devons de nous montrer que dans la nuit sanglante la lumière brille
encore, qu'elle ne fut jamais éteinte, qu'elle ne le sera jamais.

Dans l'abîme de misères où l'Europe s'enfonce, ceux qui tiennent une
plume devraient se faire scrupule de jamais apporter une souffrance de
plus à l'amas des souffrances, ou de nouvelles raisons de haïr au fleuve
brûlant de haine. Deux tâches restent possibles pour les rares esprits
libres qui cherchent à frayer aux autres une issue, une brèche, au
travers des amoncellements de crimes et de folies. Les uns,
intrépidement, prétendent ouvrir les yeux à leur propre peuple sur ses
erreurs. Ainsi font les courageux Anglais de l'_Independent Labour
Leader et de l'Union of Democratic Control_, ces hauts esprits
indépendants, Bertrand Russel, E.-D. Morel, Norman Angell, Bernard
Shaw,--de trop rares Allemands, persécutés,--les socialistes italiens,
les socialistes russes, le maître de la Misère et de la Pitié,
Gorki,--et quelques libres Français.

Cette tâche n'est point celle que je me suis assignée. Ma tâche est de
rappeler aux frères ennemis d'Europe non ce qu'ils ont de pire, mais ce
qu'ils ont de meilleur,--les motifs d'espérer en une humanité plus sage
et plus aimante.

Certes, le spectacle présent est bien fait pour qu'on doute de la raison
humaine. Pour le grand nombre de ceux qui s'étaient endormis béatement
sur la foi au progrès, sans retours en arrière, le réveil a été dur; et
sans transition, ils passent de l'absurde excès d'un optimisme paresseux
au vertige d'un pessimisme qui n'a plus de fond. Ils ne sont pas
habitués à regarder la vie sans parapets. Une muraille d'illusions
complaisantes les empêchait de voir le vide au-dessus duquel serpente,
accroché au rocher, l'étroit sentier de l'humanité. Le mur s'écroule par
places, et le sol est peu sûr. Il faut passer pourtant. On passera. Nos
pères en ont vu bien d'autres! Nous l'avons trop oublié. Les années où
nous avons vécu furent, à part quelques heurts, un âge capitonné. Mais
les âges de tourmente ont été plus fréquents que les âges de calme; et
ce qui se passe aujourd'hui n'est atrocement anormal que pour ceux qui
sommeillaient dans la tranquillité anormale d'une société sans
prévoyance et sans mémoire. Pensons à tout ce qu'ont vu les yeux du
passé, du Bouddhâ libérateur, des Orphiques adorant Dionysos-Zagreus,
dieu des innocents qui souffrent et qui seront vengés, de Xénophane
d'Elée qui assista à la ruine de sa patrie par Cyrus, de Zénon torturé,
de Socrate empoisonné, de Platon qui rêvait sous les Trente Tyrans, de
Marc Aurèle qui soutint l'Empire près de crouler, de ceux qui
assistèrent à la chute du vieux monde, de l'évêque d'Hippone mourant
dans sa ville aux abois qu'assiégeaient les Vandales, des moines
enlumineurs, bâtisseurs, musiciens, au milieu de l'Europe de loups; de
Dante, de Copernic et de Savonarole: exils, persécutions, bûchers; et le
frêle Spinoza, édifiant son _Ethique_ éternelle sur le sol inondé de sa
patrie envahie, à la lueur des villages incendiés; et notre Michel de
Montaigne, en son château ouvert, sur son mol oreiller, dormant d'un
sommeil léger, en écoutant sonner le beffroi des campagnes, et se
demandant en rêve si c'est pour cette nuit la visite des égorgeurs...
L'homme aime en vérité à ne plus se souvenir des spectacles importuns
qui troublent son repos. Mais dans l'histoire du monde, le repos a été
rare, et les plus grandes âmes ne sont pas sorties de lui. Regardons,
sans frémir, passer le flot furieux. Pour qui sait écouter le rythme de
l'histoire, tout concourt à la même œuvre, le pire comme le meilleur.
Les âmes fiévreuses que le flot entraîne vont par des voies sanglantes,
vont, qu'elles le veuillent ou non, où nous guide la raison fraternelle.
Ce serait, s'il fallait compter sur le bon sens des hommes, sur leur
bonne volonté, sur leur courage moral, sur leur humanité, qu'il y aurait
des motifs de désespérer de l'avenir. Mais ceux qui ne veulent point ou
ne peuvent point marcher, les forces aveugles les poussent, en troupeaux
mugissants, vers le but: l'Unité.

       *       *       *       *       *

Pendant des siècles s'est forgée l'unité de notre France par les combats
entre les provinces. Chaque province, chaque village fut, un jour, la
patrie. Plus de cent ans, Armagnacs, Bourguignons (mes grands-pères), se
sont cassé la tête pour découvrir enfin que le sang qui coulait de
leurs entailles était le même. A présent, la guerre qui mêle le sang de
France et d'Allemagne le leur fait boire dans le même verre, ainsi
qu'aux héros barbares de l'antique épopée, pour leur union future.
Qu'ils s'étreignent et se mordent, leur corps-à-corps les lie! Ils ont
beau faire: ces armées qui s'égorgent sont devenues moins lointaines de
cœur qu'elles ne l'étaient alors qu'elles ne s'affrontaient pas.
Elles peuvent se tuer, elles ne s'ignorent plus. Et l'ignorance est le
dernier cercle de la mort. De nombreux témoignages, des deux fronts
opposés, nous ont appris clairement ce désir mutuel, tout en se
combattant, de lire dans les yeux l'un de l'autre; ces hommes qui, de
leur tranchée à la tranchée d'en face, s'épient pour se viser, sont
peut-être ennemis, ils ne sont plus étrangers. Un jour prochain, l'union
des nations d'Occident formera la nouvelle patrie. Elle-même ne sera
qu'une étape sur la route qui mène à la patrie plus large: l'Europe. Ne
voit-on pas déjà les douze Etats d'Europe, ramassés en deux camps,
s'essayer sans le savoir à la fédération où les guerres de nations
seront aussi sacrilèges que le seraient maintenant les guerres entre
provinces, où le devoir d'aujourd'hui sera le crime de demain? Et la
nécessité de cette union future ne s'affirme-t-elle pas par les voix les
plus opposées: un Guillaume II, avec ses «Etats-Unis d'Europe»[3],--un
Hanotaux, avec sa «Confédération Européenne»[4],--ou les Ostwald et
Hæckel, de piteuse mémoire, avec leur «Société des Etats»,--chacun, bien
entendu, travaillant pour son saint, mais tous ces saints étant au
service du même Maître!...

Bien plus, le chaos gigantesque où, comme au temps des convulsions du
globe en fusion, s'entre-choquent aujourd'hui tous les éléments humains
des trois vieux continents, est une chimie de races où s'élabore, par la
force et l'esprit, par la guerre et la paix, la fusion future des deux
moitiés du monde, des deux hémisphères de la pensée: l'Europe et l'Asie.
Ce n'est pas une utopie: depuis bien des années, ce rapprochement
s'annonce par mille symptômes divers: attraction des pensées et des
arts, politique, intérêts. Et la guerre n'a fait qu'accélérer le
mouvement. En plein combat, on y travaille. Dans tel Etat belligérant,
depuis deux ans, se sont fondés de vastes Instituts pour l'étude des
civilisations comparées de l'Europe et de l'Asie et pour leur
pénétration mutuelle.

       *       *       *       *       *

_Le phénomène capital d'aujourd'hui,_ dit le programme de l'un d'entre
eux[5], _est la formation d'une culture universelle, sortie des
nombreuses cultures particulières du passé... Nulle époque passée n'a vu
un plus puissant élan du genre humain que les derniers siècles et le
présent. Rien de comparable à cet ensemble torrentueux de toutes les
forces réunies en une seule énergie commune, qui se réalise au_ XIXe
_et au_ XXe _siècles... Partout s'élabore dans l'Etat, la science et
l'art, la grande individualité de l'humanité universelle, et la nouvelle
vie de l'esprit humain universel... Les trois mondes de l'âme et de la
société, les trois humanités (Européo-Orientaux, Hindous,
Extrême-Orient) commencent à se rassembler en une humanité unique...
Jusqu'à ces deux dernières générations, l'homme était membre d'une
seule humanité, d'une seule grande forme de vie. Maintenant, il
participe au vaste flot vital de toute l'humanité; il doit se diriger
d'après ses lois et se retrouver en elle. Sinon, le meilleur de lui-même
est perdu.--Certes, le plus profond du passé, de ses religions, de son
art, de sa pensée, n'est pas en cause. Il demeure, et il demeurera. Mais
il sera élevé à de nouvelles clartés, creusé à de nouvelles profondeurs.
Un plus large cercle de vie s'ouvre autour de nous. Il n'est pas
surprenant que beaucoup aient le vertige et croient voir chanceler la
grandeur du passé. Mais on doit confier le gouvernail à ceux qui,
calmement, fermement, sont en état de préparer la nouvelle époque... Le
plus entier bonheur qui puisse échoir à l'homme d'à présent est dans
l'intelligence de l'humanité entière et de ses formes si diverses d'être
heureux... Compléter l'idéal européen par l'idéal asiatique, c'est pour
longtemps la plus haute joie qu'un homme puisse connaître sur terre._

De telles recherches, avec leur caractère d'universalité et
d'objectivité, _excluent formellement_, comme le déclare encore le même
programme, _tout ce qui provoque à la haine des peuples, des classes et
des races, tout ce qui mène au démembrement et aux combats inutiles...
Si elles ont le devoir de combattre quelque chose, c'est la haine,
l'ignorance et l'incompréhension... Leur belle et pressante tâche est
d'éveiller à la conscience la beauté qui est dans toute individualité
humaine, dans tout peuple, et de l'amener à la réalisation pratique...
de trouver les bases scientifiques d'accommodement entre les peuples,
les classes et les races. Car seule, la science peut, par un dur
travail, conquérir la paix..._

Ainsi, des fondations de paix spirituelle entre les peuples s'édifient
au milieu de la guerre des peuples, comme des phares qui montrent aux
vaisseaux dispersés le port lointain où ils mouilleront, côte à côte.
L'esprit humain est à l'entrée d'une route. L'entrée est trop étroite,
on s'écrase pour passer. Mais je vois s'élargir ensuite la grande route
des peuples, et il y a place pour tous. Spectacle consolant, dans
l'horreur du présent! Le cœur souffre, mais l'esprit a la lumière.

       *       *       *       *       *

Courage, frères du monde! Il y a des raisons d'espérer, malgré tout. Les
hommes, qu'ils le veuillent ou non, marchent vers notre but,--même ceux
qui s'imaginent qu'ils lui tournent le dos. En 1887, en un temps où
semblaient triompher les idées de démocratie et de paix internationales,
causant avec Renan, j'entendais prédire à ce sage: _Vous verrez venir
encore une grande réaction. Tout paraîtra détruit de ce que nous
défendons. Mais il ne faut pas s'inquiéter. Le chemin de l'humanité est
une route de montagne: elle monte en lacets, et il semble par moments
qu'on revienne en arrière. Mais on monte toujours._

Tout travaille à notre idéal, même ceux dont les coups s'efforcent à le
ruiner. Tout va vers l'unité,--le pire et le meilleur. Mais ne me faites
pas dire que le pire vaut le meilleur! Entre les malheureux qui prônent
(pauvres naïfs!) la guerre pour la paix (nommons-les _bellipacistes_) et
les pacifiques tout court, ceux de l'Evangile, il y a la même différence
qu'entre des affolés qui, pour descendre plus vite du grenier à la rue,
jetteraient par la fenêtre leurs meubles et leurs enfants,--et ceux qui
passent par l'escalier. Le progrès s'accomplit; mais la nature n'est pas
pressée, et elle manque d'économie: la moindre petite avance s'achète
par un gaspillage affreux de richesses et de vies[6]. Quand l'Europe
arrivera tardivement, rechignante, comme une rosse rétive, à se
convaincre de la nécessité d'unir ses forces, ce sera l'union hélas! de
l'aveugle et du paralytique. Elle parviendra au but, saignée et épuisée.

Mais nous, il y a longtemps que nous vous y attendons, il y a longtemps
que nous avons accompli l'unité, âmes libres de tous les temps, de
toutes les classes, de toutes les races. Des lointains de l'antiquité
d'Asie, d'Egypte et d'Orient, jusqu'aux Socrates et aux Luciens
modernes, aux Morus, aux Erasme, aux Voltaire, jusqu'aux lointains de
l'avenir, qui retournera peut-être, bouclant la boucle du temps, à la
pensée d'Asie,--grands ou humbles esprits, mais tous libres, et tous
frères, nous formons un seul peuple. Les siècles de persécutions, d'un
bout de la terre à l'autre, ont lié nos cœurs et nos mains. Leur
chaîne indestructible est l'armature de fer qui tient la molle glaise
humaine, cette statue d'argile, la Civilisation, toujours prête à
crouler.

    (_Le Carmel_, Genève, décembre 1916).



III

Aux peuples assassinés


Les horreurs accomplies dans ces trente derniers mois ont rudement
secoué les âmes d'Occident. Le martyre de la Belgique, de la Serbie, de
la Pologne, de tous les pauvres pays de l'Ouest et de l'Est foulés par
l'invasion, ne peut plus s'oublier. Mais ces iniquités qui nous
révoltent, parce que nous en sommes victimes, voici cinquante
ans,--cinquante ans seulement?--que la civilisation d'Europe les
accomplit ou les laisse accomplir autour d'elle.

Qui dira de quel prix le Sultan rouge a payé à ses muets de la presse et
de la diplomatie européennes le sang des deux cent mille Arméniens
égorgés pendant les premiers massacres de 1894-1896? Qui criera les
souffrances des peuples livrés en proie aux rapines des expéditions
coloniales? Qui, lorsqu'un coin du voile a été soulevé sur telle ou
telle partie de ce champ de douleur,--Damaraland ou Congo--a pu en
supporter la vision sans horreur? Quel homme «civilisé» peut penser sans
rougir aux massacres de Mandchourie et à l'expédition de Chine, en
1900-1901, où l'empereur allemand donnait à ses soldats, pour exemple,
Attila; où les armées réunies de la «Civilisation» rivalisèrent entre
elles de vandalisme contre une civilisation plus ancienne et plus
haute[7]? Quel secours l'Occident a-t-il prêté aux races persécutées de
l'Est européen: Juifs, Polonais, Finlandais, etc[8]? Quelle aide à la
Turquie et à la Chine tentant de se régénérer? Il y a soixante ans, la
Chine, empoisonnée par l'opium des Indes, voulut se délivrer du vice qui
la tuait: elle se vit, après deux guerres et un traité humiliant,
imposer par l'Angleterre le poison qui rapporta en un siècle, dit-on, à
la Compagnie des Indes Orientales, onze milliards de bénéfice. Et même
après que la Chine d'aujourd'hui eût accompli son effort héroïque de se
guérir en dix ans de sa maladie meurtrière, il a fallu la pression de
l'opinion publique soulevée pour contraindre le plus civilisé des Etats
européens à renoncer aux profits que versait dans sa caisse
l'empoisonnement d'un peuple. Mais de quoi s'étonner, quand tel Etat
d'Occident n'a pas renoncé encore à vivre de l'empoisonnement de son
propre peuple?

«Un jour, écrit M. Arnold Porret, en Afrique, à la Côte d'Or, un
missionnaire me disait comment les noirs expliquent que l'Européen soit
blanc. C'est que le Dieu du Monde lui demanda: «Qu'as-tu fait de ton
frère?» Et il en est devenu blême[9].»

«La civilisation d'Europe est une machine à broyer, a dit en juin
dernier, à l'Université impériale de Tokio, le grand Hindou Rabindranath
Tagore[10]. Elle consume les peuples qu'elle envahit, elle extermine ou
anéantit les races qui gênent sa marche conquérante. C'est une
civilisation de cannibales; elle opprime les faibles et s'enrichit à
leurs dépens. Elle sème partout les jalousies et les haines, elle fait
le vide devant elle. C'est une civilisation scientifique et non humaine.
Sa puissance lui vient de ce qu'elle concentre toutes ses forces vers
l'unique but de s'enrichir... Sous le nom de patriotisme elle manque à
la parole donnée, elle tend sans honte ses filets, tissus de mensonges,
elle dresse de gigantesques et monstrueuses idoles dans les temples
élevés au Gain, le dieu qu'elle adore. Nous prophétisons sans aucune
hésitation que cela ne durera pas toujours...»

«_Cela ne durera pas toujours..._» Entendez-vous, Européens? Vous vous
bouchez les oreilles? Ecoutez-donc en vous! Nous-mêmes,
interrogeons-nous. Ne faisons pas comme ceux qui jettent sur leur
voisin tous les péchés du monde et s'en croient déchargés. Dans le fléau
d'aujourd'hui, nous avons tous notre part: les uns par volonté, les
autres par faiblesse; et ce n'est pas la faiblesse qui est la moins
coupable. Apathie du plus grand nombre, timidité des honnêtes gens,
égoïsme sceptique des veules gouvernants, ignorance ou cynisme de la
presse, gueules avides des forbans, peureuse servilité des hommes de
pensée qui se font les bedeaux des préjugés meurtriers qu'ils avaient
pour mission de détruire; orgueil impitoyable de ces intellectuels qui
croient en leurs idées plus qu'en la vie du prochain et feraient périr
vingt millions d'hommes, afin d'avoir raison; prudence politique d'une
Eglise trop romaine, où saint Pierre le pêcheur s'est fait le batelier
de la diplomatie; pasteurs aux âmes sèches et tranchantes, comme un
couteau, sacrifiant leur troupeau afin de le purifier; fatalisme hébété
de ces pauvres moutons... Qui de nous n'est coupable? Qui de nous a le
droit de se laver les mains du sang de l'Europe assassinée? Que chacun
voie sa faute et tâche de la réparer!--Mais d'abord, au plus pressé!

Voici le fait qui domine: _l'Europe n'est pas libre_. La voix des
peuples est étouffée. Dans l'histoire du monde, ces années resteront
celles de la grande Servitude. Une moitié de l'Europe combat l'autre, au
nom de la liberté. Et pour ce combat, les deux moitiés de l'Europe ont
renoncé à la liberté. C'est en vain qu'on invoque la volonté des
nations. _Les nations n'existent plus_, comme personnalités. Un
quarteron de politiciens, quelques boisseaux de journalistes parlent
insolemment, au nom de l'une ou de l'autre. Ils n'en ont aucun droit.
Ils ne représentent rien qu'eux-mêmes. Ils ne représentent même pas
eux-mêmes. «_Ancilla ploutocratiæ..._» disait dès 1905 Maurras,
dénonçant l'Intelligence domestiquée et qui prétend à son tour diriger
l'opinion, représenter la nation... La nation! Mais qui donc peut se
dire le représentant d'une nation? Qui connaît, qui a seulement osé
jamais regarder en face l'âme d'une nation en guerre? Ce monstre fait de
myriades de vies amalgamées, diverses, contradictoires, grouillant dans
tous les sens, et pourtant soudées ensemble, comme une pieuvre...
Mélange de tous les instincts, et de toutes les raisons, et de toutes
les déraisons... Coups de vent venus de l'abîme; forces aveugles et
furieuses sorties du fond fumant de l'animalité; vertige de détruire et
de se détruire soi-même; voracité de l'espèce; religion déformée;
érections mystiques de l'âme ivre de l'infini et cherchant
l'assouvissement maladif de la joie par la souffrance, par la souffrance
de soi, par la souffrance des autres; despotisme vaniteux de la raison,
qui prétend imposer aux autres l'unité qu'elle n'a pas, mais qu'elle
voudrait avoir; romantiques flambées de l'imagination qu'allume le
souvenir des siècles; savantes fantasmagories de l'histoire brevetée, de
l'histoire patriotique, toujours prête à brandir, selon les besoins de
la cause, le _Væ victis_ du brenn, ou le _Gloria victis_... Et
pêle-mêle, avec la marée des passions, tous les démons secrets que la
société refoule, dans l'ordre et dans la paix... Chacun se trouve enlacé
dans les bras de la pieuvre. Et chacun trouve en soi la même confusion
de forces bonnes et mauvaises, liées, embrouillées ensemble.
Inextricable écheveau. Qui le dévidera?... D'où vient le sentiment de la
fatalité qui accable les hommes, en présence de telles crises. Et
cependant elle n'est que leur découragement devant l'effort multiple,
prolongé, non impossible, qu'il faut pour se délivrer. Si chacun faisait
ce qu'il peut (rien de plus!) la fatalité ne serait point. Elle est
faite de l'abdication de chacun. En s'y abandonnant, chacun accepte donc
son lot de responsabilité.

Mais les lots ne sont pas égaux. A tout seigneur, tout honneur! Dans le
ragoût innommable que forme aujourd'hui la politique européenne, le gros
morceau, c'est l'Argent. Le poing qui tient la chaîne qui lie le corps
social est celui de Plutus. Plutus et sa bande. C'est lui qui est le
vrai maître, le vrai chef des Etats. C'est lui qui en fait de louches
maisons de commerce, des entreprises véreuses[11]. Non pas que nous
rendions seuls responsables des maux dont nous souffrons tel ou tel
groupe social, ou tel individu. Nous ne sommes pas si simpliste. Point
de boucs émissaires! Cela est trop commode! Nous ne dirons même pas--_Is
fecit cui prodest_--que ceux qu'on voit aujourd'hui sans pudeur profiter
de la guerre l'ont voulue. Ils ne veulent rien que gagner; ici ou là,
que leur importe! Ils s'accommodent aussi bien de la guerre que de la
paix, et de la paix que de la guerre: tout leur est bon. Quand on lit
(simple exemple entre mille) l'histoire récemment contée de ces grands
capitalistes allemands, acquéreurs des mines normandes, rendus maîtres
de la cinquième partie du sous-sol minier français, et développant en
France, de 1908 à 1913, pour leurs gros intérêts, l'industrie
métallurgique et la production du fer, d'où sont sortis les canons qui
balayent actuellement les armées allemandes, on se rend compte à quel
point les hommes d'argent deviennent indifférents à tout, sauf à
l'argent. Tel le Midas antique, qui, tout ce qu'il touchait, ses doigts
le faisaient métal... Ne leur attribuez pas de vastes plans ténébreux!
Ils ne voient pas si loin! Ils visent à amasser au plus vite et le plus
gros. Ce qui culmine en eux, c'est l'égoïsme antisocial, qui est la
plaie du temps. Ils sont simplement les hommes les plus représentatifs
d'une époque asservie à l'argent. Les intellectuels, la presse, les
politiciens,--oui, même les chefs d'Etat, ces fantoches de guignols
tragiques, sont, qu'ils le veuillent ou non, devenus leurs instruments,
leur servent de paravent[12]. Et la stupidité des peuples, leur
soumission fataliste, leur vieux fond ancestral de sauvagerie mystique,
les livrent sans défense au vent de mensonge et de folie qui les pousse
à s'entre-tuer...

Un mot inique et cruel prétend que les peuples ont toujours les
gouvernements qu'ils méritent. S'il était vrai, ce serait à désespérer
de l'humanité: car quel est le gouvernement à qui un honnête homme
voudrait donner la main? Mais il est trop évident que les peuples, qui
travaillent, ne peuvent suffisamment contrôler les hommes qui les
gouvernent; c'est bien assez qu'ils aient toujours à en expier les
erreurs ou les crimes, sans les en rendre, par surcroît, responsables!
Les peuples, qui se sacrifient, meurent pour des idées. Mais ceux qui
les sacrifient vivent pour des intérêts. Et ce sont, par conséquent, les
intérêts qui survivent aux idées. Toute guerre qui se prolonge, même la
plus idéaliste à son point de départ, s'affirme de plus en plus une
guerre d'affaires, une «guerre pour de l'argent», comme écrivait
Flaubert.--Encore une fois, nous ne disons pas qu'on fasse la guerre
pour de l'argent. Mais quand la guerre est là, on s'y installe, et on
trait ses pis. Le sang coule, l'argent coule, et on n'est pas pressé de
faire tarir le flot. Quelques milliers de privilégiés, de toute caste,
de toute race, grands seigneurs, parvenus, Junkers, métallurgistes,
trusts de spéculateurs, fournisseurs des armées, autocrates de la
finance et des grandes industries, rois sans titre et sans
responsabilité, cachés dans la coulisse, entourés et sucés d'une nuée de
parasites, savent, pour leurs sordides profits, jouer de tous les bons
et de tous les mauvais instincts de l'humanité,--de son ambition et de
son orgueil, de ses rancunes et de ses haines, de ses idéologies
carnassières, comme de ses dévouements, de sa soif de sacrifice, de son
héroïsme avide de répandre son sang, de sa richesse intarissable de
foi!...

Peuples infortunés! Peut-on imaginer un sort plus tragique que le
leur!... Jamais consultés, toujours sacrifiés, acculés à des guerres,
obligés à des crimes qu'ils n'ont jamais voulus... Le premier
aventurier, le premier hâbleur venu s'arroge avec impudence le droit de
couvrir de leur nom les insanités de sa rhétorique meurtrière, ou ses
vils intérêts. Peuples éternellement dupes, éternellement martyrs,
payant pour les fautes des autres... C'est par-dessus leur dos que
s'échangent les défis pour des causes qu'ils ignorent et des enjeux qui
ne les concernent point; c'est sur leur dos sanglant et piétiné que se
livre le combat des idées et des millions, auxquels ils n'ont point part
(aux unes pas plus qu'aux autres; et seuls, ils ne haïssent point, eux
qui sont sacrifiés; la haine n'est au cœur que de ceux qui les
sacrifient... Peuples empoisonnés par le mensonge, la presse, l'alcool
et les filles... Peuples laborieux, à qui l'on désapprend le travail...
Peuples généreux, à qui l'on désapprend la pitié fraternelle... Peuples
qu'on démoralise, qu'on pourrit vivants, qu'on tue... O chers peuples
d'Europe, depuis deux ans mourants sur votre terre mourante! Avez-vous
enfin touché le fond du malheur? Non, je le vois dans l'avenir. Après
tant de souffrances; je crains le jour fatal où, dans la déconvenue des
espoirs mensongers, dans le non-sens reconnu des sacrifices vains, les
peuples recrus de misère chercheront en aveugles sur quoi, sur qui se
venger. Alors, ils tomberont eux aussi dans l'injustice, et seront
dépouillés par l'excès de l'infortune jusque de l'auréole funèbre de
leur sacrifice. Et du haut en bas de la chaîne, dans la douleur et dans
l'erreur, tout s'égalisera... Pauvres crucifiés, qui se débattent sur la
croix, à côté de celle du Maître, et, plus livrés que lui, au lieu de
surnager, s'enfoncent comme un plomb dans la nuit de la souffrance! Ne
vous sauvera-t-on pas de vos deux ennemis: la servitude et la haine?...
Nous le voulons, nous le voulons! Mais il faut que vous le vouliez
aussi. Le voulez-vous? Votre raison, ployée sous des siècles
d'acceptation passive, est-elle capable encore de s'affranchir?...

Arrêter la guerre qui est en cours, qui le peut aujourd'hui? Qui peut
faire rentrer dans sa ménagerie la férocité lâchée? Même pas ceux
peut-être qui l'ont déchaînée,--ces dompteurs qui savent bien qu'ils
seront dévorés!... Le sang est tiré, il faut le boire. Soûle-toi,
Civilisation!--Mais quand tu seras gorgée, et quand, la paix revenue,
sur dix millions de cadavres, tu cuveras ton ivresse abjecte, te
ressaisiras-tu? Oseras-tu voir en face ta misère dévêtue des mensonges
dont tu la drapes? Ce qui peut et doit vivre aura-t-il le courage de
s'arracher à l'étreinte mortelle d'institutions pourries?... Peuples,
unissez-vous! Peuples de toutes races, plus coupables, moins coupables,
tous saignants et souffrants, frères dans le malheur, soyez-le dans le
pardon et dans le relèvement! Oubliez vos rancunes, dont vous périssez
tous. Et mettez en commun vos deuils: ils frappent tous la grande
famille humaine! Il faut que dans la douleur, il faut que dans la mort
des millions de vos frères vous ayez pris conscience de votre unité
profonde; il faut que cette unité brise, après cette guerre, les
barrières que veut relever plus épaisses l'intérêt éhonté de quelques
égoïsmes.

Si vous ne le faites point, si cette guerre n'a pas pour premier fruit
un renouvellement social dans toutes les nations,--adieu, Europe, reine
de la pensée, guide de l'humanité! Tu as perdu ton chemin, tu piétines
dans un cimetière. Ta place est _là_. Couche-toi!--Et que d'autres
conduisent le monde!

    2 novembre, Jour des Morts, 1916.

    (Revue: _Demain_, Genève, nov.-déc. 1916.)



IV

A l'Antigone éternelle


L'action la plus efficace qui soit en notre pouvoir à tous, hommes et
femmes, est l'action individuelle, d'homme à homme, d'âme à âme,
l'action par la parole, l'exemple, par tout l'être. Cette action, femmes
d'Europe, vous ne l'exercez pas assez. Vous cherchez aujourd'hui à
enrayer le fléau qui dévore le monde, à combattre la guerre. C'est bien,
mais c'est trop tard. Cette guerre, vous pouviez, vous deviez la
combattre dans le cœur de ces hommes, avant qu'elle n'eût éclaté.
Vous ne savez pas assez votre pouvoir sur nous. Mères, sœurs,
compagnes, amies, aimées, il dépend de vous, si vous le voulez, de
pétrir l'âme de l'homme. Vous l'avez dans vos mains, enfant; et, près de
la femme qu'il respecte et qu'il aime, l'homme est toujours enfant. Que
ne le guidez-vous!--Si j'ose me servir d'un exemple personnel, ce que
j'ai de meilleur ou de moins mauvais, je le dois à certaines d'entre
vous. Que, dans cette tourmente, j'aie pu garder mon inaltérable foi
dans la fraternité humaine, mon amour de l'amour et mon mépris de la
haine, c'est le mérite de quelques femmes: pour n'en nommer que
deux,--de ma mère, chrétienne, qui me donna dès l'enfance le goût de
l'éternel,--et de la grande Européenne Malwida von Meysenbug, la pure
idéaliste, dont la vieillesse sereine fut l'amie de mon adolescence. Si
une femme peut sauver une âme d'homme, que ne les sauvez-vous tous? Sans
doute parce que trop peu d'entre vous encore se sont sauvées
elles-mêmes. Commencez donc par là! Le plus pressé n'est pas la
conquête, des droits politiques (bien que je n'en méconnaisse pas
l'importance pratique). Le plus pressé est la conquête de vous-mêmes.
Cessez d'être l'ombre de l'homme et de ses passions d'orgueil et de
destruction. Ayez la claire vision du devoir fraternel de compassion,
d'entr'aide, d'union entre tous les êtres, qui est la loi suprême que
s'accordent à prescrire--aux chrétiens, la voix du Christ,--aux esprits
libres, la libre raison. Or, combien de vous en Europe sont prises
aujourd'hui par le même tourbillon qui entraîne les esprits des hommes
et, au lieu de les éclairer, ajoutent au délire universel leur fièvre!

Faites la paix en vous d'abord! Arrachez de vous l'esprit de combat
aveugle. Ne vous mêlez pas aux luttes. Ce n'est pas en faisant la guerre
à la guerre que vous la supprimerez, c'est en préservant d'abord de la
guerre votre cœur, en sauvant de l'incendie l'_avenir, qui est en
vous_. A toute parole de haine entre les combattants, répondez par un
acte de charité et d'amour pour toutes les victimes. Soyez, par votre
seule présence, le calme désaveu infligé à l'égarement des passions, le
témoin dont le regard lucide et compatissant nous fait rougir de notre
déraison! Soyez la paix vivante au milieu de la guerre,--l'Antigone
éternelle, qui se refuse à la haine et qui, lorsqu'ils souffrent, ne
sait plus distinguer entre ses frères ennemis.

    (_Jus Suffragii_, Londres, mai 1915; _Demain_,
    Genève, janvier 1916.)



V

Une voix de femme dans la mêlée[13]


Une femme compatissante et qui ose le paraître,--_une femme qui ose
avouer son horreur pour la guerre, sa pitié pour les victimes,--pour
toutes les victimes_,--qui refuse de mêler sa voix au chœur des
passions meurtrières, une femme vraiment française, qui n'est pas
«Cornélienne»... Quel soulagement!

Je ne voudrais rien dire qui pût blesser de pauvres âmes meurtries. Je
sais toute la douleur, la tendresse refoulées qui se cachent, chez des
milliers de femmes, sous l'armure d'une obstination exaltée. Elles se
raidissent, pour ne pas tomber. Elles marchent, elles parlent, elles
rient, avec le flanc ouvert et le sang de leur cœur qui coule. _Mais
il n'est pas besoin d'être grand prophète pour dire que l'époque est
proche où elles rejetteront cette contrainte inhumaine et où le monde,
gorgé d'héroïsme sanglant, en criera son dégoût et son exécration._

Nous sommes déformés depuis notre enfance par une éducation d'Etat, qui
nous sert en pâture un idéal oratoire artificieusement découpé dans des
lambeaux de la vaste pensée antique et réchauffé par le génie de
Corneille et la gloire de la Révolution. Idéal qui sacrifie avec
enivrement l'individu à l'Etat _et le bon sens aux idées forcenées_.
Pour les esprits soumis à une telle discipline, la vie devient un
syllogisme grandiose et inhumain, dont les prémisses sont obscures, mais
la marche implacable. Il n'est aucun de nous qui n'y ait été, quelque
temps, asservi. Il faut des luttes acharnées pour se délivrer soi-même
de cette seconde nature qui étouffe la première (je le sais mieux que
personne). Et l'histoire de ces luttes est celle de nos contradictions.
Dieu merci! cette guerre--plus qu'une guerre, cette convulsion de
l'humanité--aura tranché nos doutes, mis fin à nos incertitudes, imposé
notre choix.

Mme Marcelle Capy a choisi. La force de son livre, c'est que, par
cette _Voix de Femme dans la Mêlée_, s'exprime, dégagé des sophismes de
l'idéologie et de la rhétorique, le simple bon sens populaire français.
Cette libre vision, vive, émue, jamais dupe, est sensible à toutes les
misères comme à tous les ridicules. Car, dans l'aveugle épopée qui broie
les peuples de l'Europe, tout abonde à la fois: les exploits et les
crimes, les dévouements sublimes, les intérêts sordides, les héros, les
grotesques. Et si le rire est permis, si le rire est français, au sein
des pires épreuves, combien il l'est plus encore, lorsqu'il devient une
arme du bon sens opprimé et vengeur contre l'hypocrisie!...
L'hypocrisie, jamais elle ne fut plus copieuse et plus terrible qu'en
ces jours où, dans tous les pays, elle est un masque de la force. Le
vice rend hommage, dit-on, à la vertu. Fort bien; mais il abuse!
L'admirable comédie, où instincts, intérêts et vengeances privées
s'abritent sous le manteau sacré de la patrie! Ces Tartuffes de
l'héroïsme, qui offrent en holocauste magnifiquement... les autres; et
ces pauvres Orgons, dupés, sacrifiés, qui voudraient perdre ceux qui
prennent leur défense et cherchent à les éclairer! Quel spectacle pour
un Molière, ou pour un Ben Jonson! Le livre de Mme Marcelle Capy
offre une riche collection de ces types éternels, dont notre époque
voit pulluler, comme sur un bois pourri les champignons vénéneux, des
espèces inédites. Mais des vieux troncs qu'ils rongent, on voit pousser
les surgeons verts; et l'on sent que le cœur de la forêt de France
reste sain: le poison n'y mord pas[14].

Confiance, amis, vous tous qui chérissez la France, dites-vous que le
plus sûr moyen de l'honorer, c'est de garder son bon sens, sa bonhomie
et son ironie! Que la voix de ce livre, affectueuse et vaillante, vous
soit un exemple et un guide! Jugez avec vos yeux, laissez parler votre
cœur. Ne vous payez pas de grands mots. _Défaites-vous, peuples
d'Europe, de cette mentalité de troupeaux, qui s'en remettent, pour
juger de l'herbe qu'ils doivent brouter, aux bergers et à leurs chiens._
Confiance! Toutes les fureurs de l'univers n'empêcheront pas d'entendre
le cri de foi et d'espérance d'une seule conscience libre, le chant de
l'alouette gauloise qui monte vers le ciel!

    _21 mars 1916._



VI

Liberté!


Cette guerre nous a fait voir combien fragiles sont les trésors de notre
civilisation. De tous nos biens, celui dont nous étions le plus
orgueilleux s'est montré le moins résistant: la Liberté. Des siècles de
sacrifices, de patients efforts, de souffrance, d'héroïsme et de foi
obstinée, l'avaient peu à peu conquis; nous respirions son souffle d'or;
il nous semblait aussi naturel d'en jouir que du grand flot de l'air qui
passe sur la terre et baigne toutes les poitrines... Il a suffi de
quelques jours pour nous retirer ce joyau de la vie; il a suffi de
quelques heures pour que par toute la terre un filet étouffant s'étendît
sur le frémissement des ailes de la Liberté. Les peuples l'ont livrée.
Bien plus, ils ont applaudi à leur asservissement. Et nous avons rappris
l'antique vérité: «Rien n'est jamais conquis. Tout se conquiert, chaque
jour, à nouveau, ou se perd»...

O Liberté trahie, replie dans nos cœurs fidèles, replie tes ailes
blessées! Un jour, elles reprendront leur éclatant essor. Alors, tu
seras de nouveau l'idole de la multitude. Alors, ceux qui t'oppriment se
glorifieront de toi. Mais jamais, à mes yeux, tu n'as été plus belle
qu'en ces jours de misère où je te vois pauvre, nue et meurtrie. Tes
mains sont vides; tu n'as plus à offrir à ceux qui t'aiment que le
danger, et le sourire de tes yeux fiers. Mais tous les biens du monde ne
valent pas ce don. Les valets de l'opinion, les courtisans du succès,
ne nous le disputeront point. Et nous te suivrons, Christ aux outrages,
le front haut: car nous savons que du tombeau tu ressusciteras.

    (_L'Avanti!_ Milan, 1er mai 1916.)



VII

A la Russie libre et libératrice


Frères de Russie, qui venez d'accomplir votre grande Révolution, nous
n'avons pas seulement à vous féliciter; nous avons à vous remercier. Ce
n'est pas pour vous seuls que vous avez travaillé, en conquérant votre
liberté, c'est pour nous tous, vos frères du vieil Occident.

Le progrès humain s'accomplit par une évolution des siècles, qui
s'époumone vite, se lasse à tous moments, se ralentit, se butte à des
obstacles, ou s'endort sur la route comme une mule paresseuse. Il faut,
pour la réveiller, de distance en distance, les sursauts d'énergie, les
vigoureux élans des révolutions, qui fouettent la volonté, qui bandent
tous les muscles et font sauter l'obstacle. Notre Révolution de 1789 fut
un de ces réveils d'énergie héroïque, qui arrachent l'humanité à
l'ornière où elle est embourbée et la lancent en avant. Mais l'effort
accompli et le chariot remis en route, l'humanité a tôt fait de
s'enliser de nouveau. Il y a beau temps qu'en Europe la Révolution
française a porté tous ses fruits! Et il vient un moment où ce qui fut
jadis les idées fécondes, les forces de vie nouvelle, ne sont plus que
des idoles du passé, des forces qui vous tirent en arrière, des
obstacles nouveaux. On l'a vu dans cette guerre du monde, où les
jacobins de l'Occident se sont montrés souvent les pires ennemis de la
liberté.

Aux temps nouveaux, des voies nouvelles et des espoirs nouveaux! Nos
frères de Russie, votre Révolution est venue réveiller notre Europe
assoupie dans l'orgueilleux souvenir de ses Révolutions d'autrefois.
Marchez de l'avant! Nous vous suivrons. Chaque peuple à son tour guide
l'humanité. Vous, dont les forces jeunes ont été ménagées pendant des
siècles d'inaction imposée, reprenez la cognée où nous l'avons laissé
tomber, et, dans la forêt vierge des injustices et des mensonges sociaux
où erre l'humanité, faites-nous des clairières et des chemins
ensoleillés!

Notre Révolution fut l'œuvre de grands bourgeois, dont la race est
éteinte. Ils avaient leurs rudes vices et leurs rudes vertus. La
civilisation actuelle n'a hérité que des vices: le fanatisme
intellectuel et la cupidité. Que votre Révolution soit celle d'un grand
peuple, sain, fraternel, humain, évitant les excès où nous sommes
tombés!

Surtout, restez unis! Que notre exemple vous éclaire! Souvenez-vous de
la Convention française, comme Saturne, dévorant ses enfants! Soyez plus
tolérants que nous ne l'avons été. Toutes vos forces ne sont pas de trop
pour défendre la sainte cause dont vous êtes les représentants, contre
les ennemis acharnés et sournois, qui peut-être en ce moment vous font
le gros dos et le ronron comme des chats, mais qui dans la forêt
attendent le moment où vous trébucherez, si vous êtes isolés.

Enfin, rappelez-vous, nos frères de Russie, que vous combattez et pour
vous et pour nous. Nos pères de 1792 ont voulu porter la liberté au
monde. Ils n'ont pas réussi; et peut-être ne s'y étaient-ils pas très
bien pris. Mais la volonté fut haute. Qu'elle soit aussi la vôtre!
Apportez à l'Europe la paix et la liberté!

    (Revue _Demain_, Genève, 1er mai 1917.)



VIII

Tolstoy: L'esprit libre


Dans son _Journal intime_, dont Paul Birukoff vient de faire paraître la
première édition française[15], Tolstoy rêve que son moi était, dans une
vie précédente, un ensemble d'êtres aimés, et que chaque vie nouvelle
élargit le cercle d'amis et l'envergure de l'âme[16].

D'une façon générale, on peut dire qu'une grande personnalité renferme
en elle plus d'une âme, et que toutes ces âmes se groupent autour de
l'une d'entre elles, de même qu'une société d'amis, sur laquelle
s'établit l'ascendant du plus fort.

Dans le génie de Tolstoy, il y a plus d'un homme: il y a le grand
artiste, il y a le grand chrétien, il y a l'être d'instincts et de
passions déchaînés. Mais à mesure que la vie s'allonge et que son
royaume s'étend, on voit plus nettement celui qui la gouverne: et c'est
la raison libre. C'est à la raison libre que je veux ici rendre hommage.
Car c'est d'elle, aujourd'hui, que nous avons tous besoin.

De toutes les autres forces,--à quelque degré si rare qu'elles soient en
Tolstoy--notre époque ne manque pas. Elle regorge de passions et
d'héroïsme; elle n'est pas pauvre en art; la flamme religieuse même ne
lui est pas refusée. Au vaste incendie des peuples, Dieu--tous les
Dieux--ont apporté leur torche. Le Christ même. Il n'est pas de pays
belligérant ou neutre (y compris les deux Suisses, allemande et
romande), qui n'ait trouvé dans l'Evangile des armes pour maudire ou
pour tuer.

Mais ce qui est aujourd'hui plus rare que l'héroïsme, plus rare que la
beauté, plus rare que la sainteté, c'est une conscience libre. Libre de
toute contrainte, libre de tout préjugé, libre de toute idole, de tout
dogme de classe, de caste, de nation, de toute religion. Une âme qui ait
le courage et la sincérité de regarder avec ses yeux, d'aimer avec son
cœur, de juger avec sa raison, de n'être pas une ombre,--d'être un
homme.

Cet exemple, Tolstoy le donna, au suprême degré. Il fut libre. Toujours
il regarda les choses et les hommes, de ses yeux d'aigle, droit en face,
sans cligner. Ses affections mêmes ne portèrent pas atteinte à son libre
jugement. Et rien ne le montre mieux que son indépendance à l'égard de
celui qu'il estima le plus,--le Christ. Ce grand chrétien ne l'est pas
par obéissance au Christ; cet homme qui consacra une partie de sa vie à
étudier, expliquer, répandre l'Evangile, n'a jamais dit: «Cela est vrai,
parce que l'Evangile l'a dit.» Mais: «l'Evangile est vrai parce qu'il a
dit cela.» Et cela, c'est vous-même, c'est votre raison libre, qui êtes
juge de sa vérité.

Dans un texte peu connu, et, je crois, encore inédit,--le _Récit fait
par le paysan Michel Novicov d'une nuit passée à Iasnaïa-Poliana, le 21
octobre 1910_, (huit jours avant que Tolstoy ne s'enfuît de la maison
familiale)--Tolstoy cause, chez lui, avec quelques paysans. Parmi eux,
deux jeunes gens du village, qui venaient de recevoir l'ordre de se
présenter au bureau de recrutement. On discute sur le service militaire.
L'un des jeunes gens, qui était social-démocrate, dit qu'il servira, non
pas le trône et l'autel, mais l'Etat et la nation. (Déjà!... Tolstoy,
comme on voit, eut la bonne fortune de connaître, avant de mourir, les
«social-patriotes», ou «l'art de retourner sa veste»...) Les assistants
protestent. Tolstoy demande où commence, où finit l'Etat, et dit que la
terre entière est sa patrie. L'autre jeune homme cite des textes de la
Bible, qui défendent de tuer. Mais Tolstoy n'est pas plus satisfait: il
y a des textes pour tout!

«_Ce n'est pas,_ dit-il, _parce que Moïse ou le Christ ont défendu de
faire du mal au prochain ou à soi-même que l'homme doit s'en abstenir.
C'est parce qu'il est contre la nature de l'homme de se faire ce mal, ou
de le faire au prochain,--je dis de l'homme, je ne dis pas de la bête,
prenez-y garde!... C'est en toi-même qu'il te faut trouver Dieu, afin
qu'il règle tes actions et qu'il te fasse voir ce qui est bien et ce qui
est mal, ce qui est possible et ce qui ne l'est pas. Mais tant que nous
nous laisserons guider par une autorité extérieure, Moïse et le Christ
pour l'un, Mahomet ou le socialiste Marx pour un autre, nous ne
cesserons d'être les ennemis les uns des autres._»

Je tenais à faire entendre ces puissantes paroles. Le pire mal dont
souffre le monde est, je l'ai dit maintes fois, non la force des
méchants, mais la faiblesse des meilleurs. Et cette faiblesse a en
grande partie sa source dans la paresse de volonté, dans la peur de
jugement personnel, dans la timidité morale. Les plus hardis sont trop
heureux, à peine dégagés de leurs chaînes, de se rejeter dans d'autres;
on ne les délivre d'une superstition sociale que pour les voir,
d'eux-mêmes, s'atteler au char d'une superstition nouvelle. N'avoir plus
à penser par soi-même, se laisser diriger... Cette abdication, c'est le
noyau de tout le mal. Le devoir de chacun est de ne point s'en remettre
à d'autres, fût-ce aux meilleurs, aux plus sûrs, aux plus aimés, du soin
de décider pour lui ce qui est bien ou mal, mais de le chercher
lui-même, de le chercher toute sa vie, s'il le faut, avec une patience
acharnée. Mieux vaut une demi-vérité, qu'on a conquise soi-même, qu'une
vérité entière, qu'on a apprise d'autres, par cœur, comme un
perroquet. Car une telle vérité que l'on adopte les yeux fermés, une
vérité par soumission, une vérité par complaisance, une vérité par
servilité,--une telle vérité n'est qu'un mensonge.

Homme, redresse-toi! Ouvre les yeux, regarde! N'aie pas peur! Le peu de
vérité que tu gagnes par toi-même est ta plus sûre lumière. L'essentiel
n'est pas d'amasser une grosse science, mais, petite ou grosse, qu'elle
soit tienne, et nourrie de ton sang, et fille de ton libre effort. La
liberté de l'esprit, c'est le suprême trésor.

Hommes libres, jamais notre nombre ne fut grand, au cours des siècles;
et peut-être diminuera-t-il encore, avec le flux qui monte de ces
mentalités de troupeaux. N'importe! Pour ces multitudes mêmes, qui
s'abandonnent à l'ivresse paresseuse des passions collectives, nous
devons conserver intacte la flamme de liberté. Cherchons la vérité
partout, et cueillons-la partout où nous en trouverons ou la fleur ou la
graine! Et semons-la aux vents! D'où qu'elle vienne, où qu'elle aille,
elle saura bien pousser. Le bon terroir des âmes ne manque pas, dans
l'univers. Mais il faut qu'elles soient libres. Il faut que nous
sachions ne pas être asservis même par ceux que nous admirons. Le
meilleur hommage que nous puissions rendre à des hommes comme Tolstoy,
c'est d'être libres, comme lui.

    (Les Tablettes, Genève, Ier mai 1917.)



IX

A Maxime Gorki

     (_Cet hommage fut lu avant la conférence que fit, en janvier 1917,
     à Genève, Anatole Lunatcharsky, sur la vie et l'œuvre de Maxime
     Gorki._)


Il y a une quinzaine d'années, à Paris, dans la petite boutique au
rez-de-chaussée de la rue de la Sorbonne, où nous nous réunissions,
Charles Péguy, moi, et quelques autres, qui venions de fonder les
_Cahiers de la Quinzaine_, une seule photographie ornait notre salle de
rédaction, pauvre, propre, rangée, remplie de casiers de livres. Elle
représentait Tolstoï et Gorki, debout l'un à côté de l'autre, dans le
jardin de Iasnaïa-Poliana. Comment Péguy se l'était-il procurée? Je ne
sais; mais il l'avait fait reproduire à plusieurs exemplaires; et chacun
de nous avait sur sa table de travail l'image des deux lointains
compagnons. Une partie de _Jean-Christophe_ a été écrite sous leurs
yeux.

Maintenant, des deux hommes, l'un, le grand vieillard apostolique, a
disparu, à la veille de la catastrophe européenne qu'il avait
prophétisée, et où sa voix nous manque cruellement. Mais l'autre, Maxime
Gorki, reste droit à son poste, et ses libres accents nous consolent de
la parole qui s'est tue.

Il n'est pas de ceux qui ont subi le vertige des événements. Dans le
spectacle affligeant de ces milliers d'écrivains, artistes et penseurs,
qui ont, en quelques jours, abdiqué leur rôle de guides et de défenseurs
des peuples, pour suivre les troupeaux délirants, les affoler encore
plus par leurs cris, et les précipiter à l'abîme, Maxime Gorki est un
des rares qui aient gardé intacts leur raison et leur amour de
l'humanité. Il a osé parler pour les persécutés, pour les peuples
baîllonnés, tenus en servitude. Le grand artiste qui a partagé longtemps
la vie des malheureux, des humbles, des victimes, des parias de la
société, ne les a jamais reniés. Arrivé à la gloire, il se retourne vers
eux et projette la lumière puissante de son art dans les replis de la
nuit où l'on cache les misères et les injustices sociales. Son âme
généreuse a fait l'expérience de la douleur; elle ne ferme pas les yeux
sur celle des autres...

    _Haud ignara mali, miseris succurrere disco..._

C'est pourquoi, en ces jours d'épreuves--(d'épreuves que nous saluons,
parce qu'elles nous ont appris à nous compter, à peser la valeur vraie
des cœurs et des pensées)--en ces jours où la liberté de l'esprit est
partout opprimée, nous devons dire bien haut notre reconnaissance à
Maxime Gorki. Et, par dessus les batailles, les tranchées, l'Europe
ensanglantée, nous lui tendons la main. Il faut, dès à présent, à la
face de la haine qui sévit entre les nations, affirmer l'union de la
Nouvelle-Europe. Aux «Saintes-Alliances» guerrières des gouvernements,
opposons la fraternité des libres esprits du monde entier!

    30 janvier 1917.

    (Revue: _Demain_, Genève, juin 1917.)



X

Deux lettres de Maxime Gorki



      _Pétrograd, fin décembre_ 1916.

      Mon cher et bien estimé camarade Romain Rolland,

     Je vous prie de bien vouloir écrire la _Biographie de Beethoven_,
     adaptée pour les enfants. En même temps, je m'adresse à H.-G.
     Wells, en l'invitant à écrire la _Vie d'Addison_; Fritjoff Nansen
     fera la _Vie de Christophe Colomb_; moi, la _Vie de Garibaldi_; le
     poète hébreu Bialique, celle de _Moïse_, etc. Avec le concours des
     meilleurs hommes de lettres contemporains, je voudrais créer toute
     une série de livres pour les enfants, contenant les biographies des
     grands esprits de l'humanité. Tous ces livres seront édités par
     moi-même...

     Vous savez que nul n'a tant besoin de notre attention en ces jours
     que les enfants. Nous autres, gens adultes, nous qui quitterons
     bientôt ce monde, nous laisserons à nos enfants un bien pauvre
     héritage, nous leur léguerons une bien triste vie. Cette stupide
     guerre est l'éclatante preuve de notre faiblesse morale, du
     dépérissement de la culture. Rappelons donc aux enfants que les
     hommes ne furent pas toujours aussi faibles et mauvais que nous le
     sommes, hélas! Rappelons-leur que tous les peuples ont eu et
     possèdent encore maintenant de grands hommes, de nobles cœurs!
     Il est nécessaire de le faire justement en ces jours de férocité
     et de bestialité victorieuses... Je vous prie ardemment, cher
     Romain Rolland, d'écrire cette _Biographie de Beethoven_, car je
     suis persuadé que nul ne la fera mieux que vous...

     J'ai abondamment lu tous vos articles parus pendant la guerre et je
     veux vous exprimer la grande considération et amour qu'ils m'ont
     inspirés pour vous. Vous êtes une des rares personnes dont l'âme
     n'a pas été flétrie par la démence de cette guerre, et c'est une
     grande joie de savoir que vous avez conservé dans votre noble
     cœur les meilleurs principes de l'humanité... Permettez-moi de
     vous étreindre de loin la main, cher camarade...

      Maxime GORKI.

       *       *       *       *       *

     (_Romain Rolland répondit, à la fin de janvier. Il acceptait la
     proposition de récrire la vie de Beethoven pour les enfants et
     demandait à Gorki de lui en indiquer l'étendue et la forme
     (causerie ou récit objectif). Il lui suggérait aussi quelques
     autres sujets de biographies: Socrate, François d'Assise. Sans
     oublier quelques noms de la vieille Asie._)

...Maintenant, ajoutait-il, voulez-vous me permettre une petite
observation amicale? Le choix de certains grands hommes, que vous
indiquez dans votre lettre, m'inquiète un peu, pour des âmes d'enfants.
Vous leur proposez de redoutables exemples, comme Moïse. Je vois bien
que vous les orientez vers l'énergie morale, qui est le foyer de toute
lumière. Mais il n'est pas indifférent que cette lumière soit dirigée
vers le passé, ou vers l'avenir. En réalité, l'énergie morale ne manque
pas aujourd'hui; elle abonde, au contraire; mais elle est mise au
service d'un idéal passé, qui est oppressif et qui tue. J'avoue que je
me suis un peu détourné des grands hommes du passé, comme exemples de
vie: pour la plupart, ils m'ont déçu; je les admire, esthétiquement,
mais je n'ai que faire de leur intolérance et de leur fanatisme, trop
fréquents; beaucoup des dieux qu'ils servaient sont devenus aujourd'hui
de dangereuses idoles. Si l'humanité n'est pas capable de dépasser leur
idéal et d'offrir aux générations qui viennent de plus larges horizons,
alors je crains qu'elle ne manque à ses plus hautes destinées. En un
mot, j'aime et j'admire le passé; mais je veux que l'avenir le surpasse.
Il le peut. Il le doit...

       *       *       *       *       *

(_Maxime Gorki répondit à cette lettre_):


      _Petrograd, le 18-21 mars 1917._

     Je me hâte de vous répondre, cher Romain Rolland. Le livre de
     Beethoven doit être destiné à la jeunesse (13-18 ans)... Il doit
     être un récit objectif et intéressant de la vie d'un génie, de
     l'évolution de son âme, des principaux événements de sa vie, des
     souffrances qu'il a su vaincre et de la gloire dont il fut
     couronné. Il serait désirable de connaître tout ce qui est possible
     sur l'enfance de Beethoven. Notre but est d'inspirer à la jeunesse
     l'amour et la confiance dans la vie; dans les hommes nous voulons
     apprendre l'héroïsme. Il faut faire comprendre à l'homme que c'est
     lui qui est le créateur et le maître du monde, que c'est sur lui
     que retombe la responsabilité de tous les malheurs de la terre, que
     c'est à lui aussi que revient la gloire de tout le bien de la vie.
     Il faut aider l'homme à briser les chaînes de l'individualisme et
     du nationalisme; la propagande de l'union universelle est vraiment
     nécessaire.

     Votre idée d'écrire la vie de Socrate me réjouit beaucoup, et je
     vous prie de la réaliser. Vous peindrez, n'est-ce pas, Socrate sur
     le fond de la vie antique, sur le fond de la vie d'Athènes?

     Vos remarques si fines à propos du livre sur Moïse s'harmonisent
     tout à fait avec mon point de vue sur le rôle du fanatisme
     religieux dans la vie, qu'il désorganise. Mais je prends Moïse
     seulement comme un réformateur social, et le livre doit le prendre
     aussi de ce côté. J'avais pensé à Jeanne d'Arc. Mais je crains que
     ce thème ne nous fasse parler de «_l'âme mystique du peuple_» et
     d'autres choses encore, que je ne comprends pas et qui sont très
     malsaines pour nous, Russes.

     Autre chose, la vie de François d'Assise... Si l'auteur de ce livre
     avait comme but de montrer la différence profonde entre François
     d'Assise et les saints d'Orient, les saints de Russie, cela serait
     très bien et très utile. L'Orient est pessimiste, il est passif;
     les saints russes n'aiment pas la vie, ils la nient et la
     maudissent. François est un épicurien de religion, il est un
     hellène, il aime Dieu comme sa propre création, comme le fruit de
     son âme. Il est plein d'amour pour la vie, et il n'a point de
     frayeur humiliante devant Dieu. Un Russe, c'est un homme qui ne
     sait pas bien vivre, mais qui sait bien mourir... Je crains que la
     Russie ne soit plus orientale que la Chine. Nous ne sommes que trop
     riches en mysticisme... En général, il est nécessaire d'inspirer
     aux hommes l'amour de l'action, de réveiller en eux l'estime de
     l'esprit, de l'homme, de la vie.

     Merci sincèrement pour votre lettre amicale, merci! C'est un grand
     soulagement que de savoir qu'il existe quelque part, bien loin, un
     homme dont l'âme souffre de la même souffrance que la tienne, un
     homme qui aime ce qui t'est cher. Il est bon de savoir cela dans
     les jours de violence et de folie!... Je serre votre main, cher
     ami.

      Maxime GORKI.

     P.-S.--Les événements qui ont eu lieu en Russie ont retardé cette
     lettre. Félicitons-nous, Romain Rolland, félicitons-nous de tout
     notre cœur, la Russie a cessé d'être la source de réaction pour
     l'Europe; le peuple russe a épousé la liberté, et j'espère que
     cette union donnera le jour à beaucoup de grandes âmes pour la
     gloire de l'humanité.

    (Revue: _Demain_, Genève, juillet 1917.)



XI

Aux écrivains d'Amérique

    (_Lettre à la revue_ The Seven Arts, _New-York, octobre 1916_)


Je me réjouis de la fondation d'une jeune revue où l'âme américaine
prenne conscience de sa personnalité. Je crois à ses hautes destinées;
et les événements actuels rendent urgent qu'elles se réalisent. Sur le
Vieux Continent, la civilisation est menacée. A l'Amérique de soutenir
le flambeau vacillant!

Vous avez un grand avantage sur nos nations d'Europe: vous êtes libres
de traditions, libres de ces fardeaux de pensée, de sentiments, de
manies séculaires, d'idées fixes intellectuelles, artistiques,
politiques, qui écrasent le Vieux Monde. L'Europe actuelle sacrifie son
avenir à des querelles, des ambitions, des rancunes, dix fois, vingt
fois recuites; et chacun des efforts pour y mettre fin ne fait
qu'ajouter quelques mailles de plus au réseau de la fatalité meurtrière
qui l'enserre,--fatalité des Atrides, attendant vainement que, comme
dans _les Euménides_, la parole d'un Dieu vienne rompre sa loi
sanglante. En art, si nos écrivains doivent leur forme parfaite et la
netteté de leur pensée à la solidité de nos traditions classiques, ce
n'est pas sans de lourds sacrifices. Trop peu de nos artistes sont
ouverts à la vie multiple du monde. L'esprit se parque en un jardin
fermé,--peu curieux des grands espaces où coule à flots précipités la
rivière qui traversa naguère son enclos et qui, maintenant élargie,
arrose toute la terre.

Vous êtes nés sur un sol que n'encombrent ni n'enferment les
constructions de l'esprit. Profitez-en. Soyez libres! Ne vous
asservissez pas aux modèles étrangers. Le modèle est en vous. Commencez
par vous connaître.

C'est le premier devoir: que les individualités diverses qui composent
vos Etats osent s'affirmer en art, librement, sincèrement, totalement,
sans fausse recherche de l'originalité, mais sans souci de ce qu'ont
exprimé les autres avant vous, sans peur de l'opinion. Avant tout, oser
regarder en soi, jusqu'au fond. Longuement. En silence. Bien voir. Et ce
qu'on a vu, oser le dire tel qu'on l'a vu. Ce recueillement en soi, ce
n'est pas s'enfermer dans une personnalité égoïste. C'est plonger ses
racines dans l'essence de son peuple. Tâchez d'en éprouver les
souffrances et les aspirations. Soyez la lumière projetée dans la nuit
de ces puissantes masses sociales, qui sont appelées à renouveler le
monde. Ces classes populaires, dont l'indifférence artistique vous
oppresse parfois, ce sont des muets qui, ne pouvant s'exprimer,
s'ignorent. Soyez leur voix! En vous entendant parler, elles prendront
conscience d'elles-mêmes. Vous créerez l'âme de votre peuple, en
exprimant la vôtre.

Votre seconde tâche, plus vaste et plus lointaine, sera d'établir entre
ces libres individualités un lien fraternel, de construire la rosace de
leurs multiples nuances, de tresser la symphonie de ces voix variées.
Les Etats-Unis sont faits des éléments de toutes les nations du monde.
Que cette riche formation vous aide à pénétrer l'essence de ces nations
et à réaliser l'harmonie de leurs forces intellectuelles!--Aujourd'hui,
sur le Vieux Continent, on assiste au lamentable et ridicule antagonisme
de personnalités nationales, voisines et proches parentes, ne différant
que par des nuances, comme la France et l'Allemagne, qui se nient
mutuellement et veulent s'entredétruire. Disputes de clochers, où
l'esprit humain s'acharne à se mutiler. Pour moi, je le dis hautement,
non seulement l'idéal intellectuel d'une nation unique m'est trop
étroit; mais celui de l'Occident réconcilié me le serait encore; mais
celui de l'Europe unie me le serait encore. L'heure est venue pour
l'homme,--l'homme sain, vraiment vivant,--de marcher délibérément vers
l'idéal d'une humanité universelle où les races européennes du Vieux et
du Nouveau Mondes mettent en commun le trésor de leur âme avec les
vieilles civilisations de l'Asie--de l'Inde et de la Chine--qui
ressuscitent. Toutes ces formes magnifiques de l'humanité sont
complémentaires les unes des autres. La pensée de l'avenir doit être la
synthèse de toutes les grandes pensées de l'Univers. Que cette union
féconde soit la mission de l'élite américaine, placée entre les deux
Océans qui baignent les deux continents humains,--au centre de la vie du
Monde!

En résumé, nous attendons de vous, écrivains et penseurs américains,
deux choses:--d'abord, que vous défendiez la liberté, que vous gardiez
ses conquêtes et que vous les élargissiez: liberté politique et liberté
intellectuelle, renouvellement incessant de la vie par la liberté, ce
grand fleuve de l'esprit, toujours en marche.

En second lieu, nous attendons de vous que vous réalisiez, pour le
monde, l'harmonie des libertés diverses, l'expression symphonique des
individualités associées, des races associées, des civilisations
associées, de l'humanité intégrale et libre.

Vous avez de la chance: une jeune vie ruisselante, d'immenses terres
libres à découvrir. Vous êtes au début de votre journée. Point de
fatigues de la veille. Point de passé qui vous gêne. Derrière vous,
seulement, la voix océanique d'un grand précurseur, dont l'œuvre est
comme le pressentiment homérique de la vôtre à venir,--votre maître:
Walt Whitman.--_Surge et Age._

    (_Revue mensuelle_, Genève, février 1917.)



XII

Voix libres d'Amérique


J'ai souvent regretté que la presse suisse n'ait pas joué dans cette
guerre le grand rôle qui lui appartenait. J'ai fait part de ce regret à
des amis que j'estime parmi elle. Je ne lui reproche pas de manquer
d'impartialité. Il est naturel, il est humain d'avoir des préférences et
de les manifester avec passion. Nous avons d'autant moins à nous en
plaindre que (du moins chez les Romands) ces préférences sont pour les
nôtres. Mais le principal grief que j'ai contre nos amis suisses, c'est
que, depuis le commencement de la guerre, ils nous renseignent
incomplètement sur ce qui se passe autour de nous. Nous ne demandons pas
à un ami de juger à notre place et, lorsque la passion nous entraîne,
d'être plus sage que nous. Mais s'il est en situation de voir et de
savoir des choses que nous ignorons, nous sommes en droit de lui
reprocher de nous les laisser ignorer. C'est un tort qu'il nous fait,
car il nous amène ainsi à des erreurs de jugement et d'action.

Les pays neutres jouissent de l'inappréciable avantage de connaître bien
des faces du problème de la guerre, qu'il est matériellement impossible
aux nations belligérantes d'apercevoir; surtout, ils ont le bonheur,
qu'ils ne savourent pas assez, de pouvoir parler librement. La Suisse,
placée au cœur de la bataille, entre les camps aux prises, et
participant à trois des races en guerre, est spécialement favorisée.
J'ai pu me rendre compte par moi-même et largement profiter de cette
richesse d'informations. Il est peu de renseignements, documents,
publications, qui n'affluent vers elle de tous les pays d'Europe.

De cette richesse, la presse suisse ne fait pas grand emploi. A peu
d'exceptions près, elle se contente trop facilement de reproduire les
communiqués officiels des armées et les communiqués officieux d'agences
plus ou moins suspectes, inspirées par les gouvernements ou par les
puissances occultes qui, plus que les chefs d'Etats, gouvernent
aujourd'hui les Etats. Rarement elle cherche à discuter ces
renseignements intéressés. Presque jamais elle ne fait place aux
oppositions; presque jamais elle ne laisse entendre les voix
indépendantes, des deux côtés des tranchées[17]. La vérité officielle,
dictée par le pouvoir, s'impose ainsi aux peuples avec la force d'un
dogme; et il s'est formé une catholicité de la pensée guerrière, qui
n'admet point d'hérétiques. Le fait est étrange en Suisse, et
particulièrement en cette république de Genève, dont les sources
historiques et les raisons de vivre furent l'opposition libre et la
féconde hérésie.

Nous n'avons pas à rechercher les causes psychologiques de cette
élimination des pensées contraires au dogme officiel. Je veux croire que
le parti pris y joue un moindre rôle que, chez les uns, ignorance des
faits et manque de critique,--chez les autres vraiment instruits,
négligence de contrôle ou timidité à reviser des erreurs que souhaite
autour d'eux l'opinion surexcitée, et peut-être (à leur insu) leur
cœur. On trouve plus commode, et aussi plus prudent, de se satisfaire
des renseignements qu'apportent à domicile les grands fournisseurs, sans
faire l'effort d'aller les chercher sur place, pour les reviser ou pour
les compléter.

Quelle que soit la raison de ces erreurs ou de ces manques, ils sont
graves; et le public commence à s'en apercevoir[18]. On comprend
parfaitement que les idées de tel ou tel parti social ou politique, chez
les nations belligérantes, soient en opposition avec celles de tel ou
tel journal de pays neutre. Nul ne s'étonnera que ces journaux les
désapprouvent ouvertement; on trouvera même naturel qu'ils les
soumettent à une critique vigilante. Mais on ne saurait admettre qu'ils
les passent sous silence ou qu'ils les dénaturent.

Or, est-il excusable, par exemple, qu'on ne connaisse de la révolution
russe que les informations issues de sources gouvernementales (pour la
plupart, non russes) et de partis hostiles qui s'acharnent à diffamer
les partis avancés, sans que jamais les grands journaux suisses cèdent
la parole aux calomniés, même quand l'outrage s'adresse à des hommes
dont le génie et la probité intellectuelle sont l'honneur de la
littérature européenne, comme Maxime Gorki?--Est-il davantage
admissible que la minorité socialiste française soit systématiquement
écartée, regardée comme inexistante par la grande presse romande?--Et
n'est-il pas inouï que cette même presse ait, pendant trois ans, gardé
un silence absolu sur l'opposition anglaise, ou n'en ait parlé qu'avec
une négligence cavalière,--quand on songe que cette opposition compte
des plus grands noms de la pensée britannique: Bertrand Russell, Bernard
Shaw, Israël Zangwill, Norman Angell, E.-D. Morel, etc., qu'elle
s'exprime par de puissants journaux, par de nombreuses brochures, et par
des livres dont certains surpassent en valeur tout ce qui a été écrit en
Suisse et en France, dans le même temps!

Cependant, à la longue, la ténacité de l'opposition anglaise a eu raison
des barrières; et sa pensée a réussi à s'infiltrer en France, où une
élite est au courant de ses travaux et de ses luttes. Je regrette de
constater que la presse suisse n'a été pour rien dans cette connaissance
mutuelle, et je crois que plus tard les deux peuples lui en sauront peu
de gré.

Il en est de même pour les Etats-Unis d'Amérique. Les journaux suisses
nous ont abondamment transmis ce que les maîtres de l'heure daignent
leur communiquer, afin qu'ils le répètent; mais l'opposition est, selon
l'habitude, oubliée ou dénigrée. Quand par hasard quelque télégramme
officieux de New-York, soigneusement enregistré (quand il n'est pas
complaisamment paraphrasé avec un en-tête sensationnel) veut bien nous
la signaler, c'est pour la vouer à notre mépris. Il semblerait que qui
dit: pacifiste, de l'autre côté de l'Atlantique,--fût-ce pacifiste
chrétien--soit un traître, à la solde de l'ennemi.--Nous ne nous
étonnons plus. Depuis trois ans, nous avons perdu la faculté de
l'étonnement. Mais nous avons perdu aussi celle de la confiance. Et
puisque nous savons maintenant que, pour avoir la vérité, il ne faut
pas l'attendre sous l'orme, nous allons à sa recherche, nous-mêmes,
partout où elle gîte. Quand l'eau potable manque à la maison, il faut la
puiser à la fontaine.

Aujourd'hui, nous laisserons parler l'opposition d'Amérique, par la voix
d'une de ses revues les plus intrépides: _The Masses_, de New-York[19].

Ici s'exprime la vérité non-officielle, qui n'est, elle aussi, qu'une
partie de la vérité. Mais nous avons le droit de connaître la vérité
totale, qu'elle plaise ou qu'elle déplaise. Nous en avons même le
devoir, si nous ne sommes pas des femmes qui ont peur de regarder en
face la réalité. Qu'on ne cherche pas dans _The Masses_ ce qu'il y a
aussi de grandeur gaspillée dans la guerre! Nous le connaissons de reste
par tous les récits officiels dont on nous inonde. Mais ce que l'on ne
connaît pas assez, ce que l'on ne veut pas connaître, c'est la misère
matérielle et morale, l'injustice, l'oppression, qui sont dans chaque
peuple le revers de toute guerre, même de la plus juste, comme dit
Bertrand Russell.--Et c'est ce que nous force à voir, pour l'Amérique,
l'intransigeante revue, que je résume ici.

       *       *       *       *       *

L'_editor_, MAX EASTMAN, en est l'âme. Il la remplit de sa pensée et de
son énergie. Dans les deux derniers numéros que j'ai sous les yeux (juin
et juillet 1917), il n'a pas écrit moins de six articles; et tous mènent
une lutte implacable contre le militarisme et le nationalisme idolâtre.
Nullement dupe des déclamations officielles, il soutient que la guerre
actuelle n'est pas une guerre pour la démocratie et que «la vraie lutte
pour la liberté viendra après la guerre»[20]. Aux Etats-Unis, comme en
Europe, la guerre est, dit-il, l'œuvre des capitalistes et d'un
groupe d'intellectuels (religieux et laïques)[21]. Max Eastman insiste
sur le rôle des intellectuels, et son collaborateur John Reed sur celui
des capitalistes.--Les mêmes phénomènes, économiques et moraux, se font
sentir dans l'Ancien et dans le Nouveau Monde. Une partie des
socialistes américains, comme leurs frères d'Europe, se sont ralliés à
la guerre; et nombre d'entre eux (notamment Upton Sinclair, dont je
connais et apprécie personnellement la sincérité morale et l'esprit
idéaliste) ont adopté un étrange militarisme: ils sont devenus les
champions les plus ardents de la conscription universelle, comptant,
après la «guerre des démocraties», se servir de l'armée disciplinée pour
l'action sociale[22].

Quant aux hommes d'Eglise, ils se sont jetés en masse dans la fournaise.
A une réunion des pasteurs méthodistes de New-York, l'un d'eux, le
pasteur de Bridgeport (Conn.) ayant eu la candeur de dire: «Si j'ai à
choisir entre mon pays et mon Dieu, je choisis mon Dieu», fut hué par
les 500 autres, menacé, appelé traître.--Le prédicateur Newel Dwight
Hillis, de l'église de Henry Ward Beecher, dit à son auditoire: «Tous
les enseignements de Dieu sur le pardon doivent être abrogés, à l'égard
de l'Allemagne. Je suis disposé à pardonner aux Allemands leurs
atrocités, aussitôt qu'ils seront tous fusillés. Mais si nous
consentions à pardonner à l'Allemagne, après la guerre, je croirais que
l'univers est devenu fou.»

Une sorte de derviche hurleur, BILLY SUNDAY, sorti on ne sait d'où,
braille à des multitudes un Evangile guerrier en style de bouche
d'égout, interpelle le Vieux Dieu (il n'est pas qu'à Berlin!) lui tape
sur le ventre, et, bon gré, mal gré, l'enrôle. Un dessin de Boardman
Robinson le représente, en sergent recruteur, traînant le Christ par une
corde au cou, et criant, avec un rire canaille: «_J'en ai encore pris
un!_» Les gens du monde, les dames, se pâment à l'entendre, ravis de
s'encanailler, en compagnie de Dieu. Les pasteurs sont pour lui. Les
exceptions se comptent. La plus notable est le ministre de l'Eglise du
Messie, à New-York, JOHN HAYNES HOLMES, dont je m'honore d'avoir reçu
une noble lettre, aux derniers jours précurseurs de la guerre (février
1917). _The Masses_ publient de lui, dans le numéro de juillet, une
admirable déclaration à ses fidèles: «_Que ferai-je?_» Il refuse
d'exclure quelque peuple que ce soit de la communauté humaine. L'Eglise
du Messie ne répondra à aucun appel militaire. Sa conscience lui ordonne
de refuser la conscription. Il obéira à sa conscience, quoi qu'il lui en
puisse coûter. «Dieu m'aidant, je ne peux pas faire autrement.»--Les
hommes qui résistent à la folie guerrière forment une petite Eglise, où
se rencontrent tous les partis: chrétiens, athées, quakers, artistes,
socialistes, etc. Venus de tous les points de l'horizon et professant
les idées les plus diverses, ils ne sont unis que par cette seule foi:
la guerre à la guerre; c'est assez pour les rendre plus proches les uns
des autres qu'ils ne le sont de leurs amis d'hier, de leurs frères de
sang, de religion, ou de profession[23]. Ainsi, le Christ passait au
milieu des hommes de Judée, séparant ceux qui croyaient en lui de leurs
familles, de leur classe, de toute leur vie passée.--La jeunesse
d'Amérique, comme celle d'Europe, est bien moins que ses aînés, atteinte
par l'esprit de guerre. Un exemple frappant est celui de l'Université
Columbia, où, tandis que les professeurs décernaient au général Joffre
le titre de docteur ès-lettres, les étudiants réunis votèrent à
l'unanimité la résolution de ne pas s'inscrire sur les listes de
conscription militaire[24]. Ils encouraient ainsi la pénalité de
l'emprisonnement. Car l'on n'y va pas de main morte, dans le pays
classique de la Liberté. Beaucoup de citoyens américains ont été jetés
en prison; d'autres, enfermés, dit-on, dans des hospices d'aliénés, pour
avoir exprimé leur désapprobation de la guerre. Les sergents recruteurs
pénètrent partout, s'introduisent jusque dans les salles de réunions
ouvrières et malmènent ceux qui résistent[25]. Sous la rubrique: «La
semaine de guerre», _The Masses_ dressent le bilan des brutalités,
coups, blessures et meurtres, dont la guerre a été déjà l'occasion ou le
prétexte, en Amérique. On peut se demander à quelles violences se
porteront un jour les répressions antipacifistes. La prétendue liberté
de parole, que nous attribuons à l'Amérique, pourrait bien être un
leurre. «En fait, écrit Max Eastman, elle n'a jamais existé.» Il y a
certes des lois qui l'établissent. Mais, «dans la pratique, règne un
mépris de la loi, au profit des forts, au détriment des faibles.» Depuis
longtemps, nous le savions, par les révélations de la presse socialiste
italienne et russe, à propos de scandaleuses condamnations d'ouvriers.
Des pacifistes gênent-ils, on les arrête comme anarchistes. Un journal
refuse-t-il de se plier à l'opinion d'Etat, on le supprime sans
explication, ou--ce qui est plus raffiné--on lui fait un procès, pour
cause d'obscénité[26]. Ainsi, du reste.

Le principal collaborateur de Max Eastman, JOHN REED, s'applique à
mettre en lumière le rôle prépondérant du capitalisme américain dans la
guerre. En un article qui reprend le titre de l'ouvrage de Norman
Angell, _La grande illusion_, il dit que la prétention de combattre les
rois est un prétexte ridicule, et que le vrai roi est l'Argent. Mettant
le doigt sur la plaie, il établit par des chiffres les gains monstrueux
des grandes compagnies américaines. Sous ce titre bizarre: _Le mythe de
la graisse américaine_ (_The myth of american fatness_)[27], il montre
que ce n'est pas, comme on le croit en Europe, la nation américaine qui
s'engraisse de la guerre, mais seulement les 2 p. 100 de sa population.
Tout le reste est peuple maigre, et, de jour en jour, plus maigre. De
1912 à 1916, les salaires ont été élevés de 9 p. 100, tandis que les
dépenses d'alimentation s'accroissaient de 74 p. 100, dans les deux
dernières années. De 1913 à 1917, la hausse générale des prix a été de
85,32 p. 100 (farine 69 p. 100, œufs 61 p. 100, pommes de terre 224
p. 100! De janvier 1915 à janvier 1917, le charbon est monté de 5 à 8
dollars 75 la tonne). L'ensemble de la population a donc cruellement à
souffrir de la gêne, et de graves émeutes de famine ont éclaté à
New-York. Naturellement, la presse européenne n'en a point parlé, ou les
a mises sur le compte des Allemands.

Pendant ce temps, les 24 grandes Compagnies (acier, fonte, cuir, sucre,
chemins de fer, électricité, produits chimiques, etc.) ont vu, de 1914 à
1916, leurs dividendes monter de 500 p. 100. «L'Acier de Bethléem»
(_Bethlehem Steel Corporation_) a passé de 5 millions 122.703 en 1914,
à 43 millions 593.968 en 1916. «L'Acier des Etats-Unis» (_U. S. Steel
Corporation_), de 81 millions 216.985 en 1914, à 281 millions 531.730 en
1916. De 1914 à 1915, le nombre des riches, aux Etats-Unis, s'est élevé:
de 60 à 120, pour ceux qui ont un revenu personnel supérieur à 1 million
de dollars; de 114 à 209, pour ceux qui ont un revenu de 500.000 à 1
million: du double, pour ceux qui ont un revenu de 100.000 à
500.000[28]. Au-dessous de ce chiffre, l'augmentation est
négligeable.--Et John Reed ajoute: «La patience populaire a des bornes.
Gare aux soulèvements!»

En tête du numéro de juillet, l'illustre philosophe et mathématicien
anglais, BERTRAND RUSSELL, adresse un «Message» aux citoyens des
Etats-Unis: _La guerre et la liberté individuelle_ (_War and individual
liberty_). Cet appel est daté du 21 février 1917: il est donc antérieur
à la déclaration de guerre de l'Amérique; mais il n'a pu être publié
plus tôt. Russell rappelle les généreux sacrifices des _Conscientious
Objectors_ en Angleterre et les persécutions dont ils sont l'objet. Il
célèbre leur foi (pour laquelle lui-même fut condamné). La cause de la
liberté individuelle est, dit-il, la plus haute de toutes. La force de
l'Etat n'a cessé de croître, depuis le Moyen-Age. Il est maintenant
admis que l'Etat a le droit de prescrire l'opinion de tous, hommes et
femmes. Les prisons, vidées des criminels qu'on envoie au front, comme
soldats, pour tuer, sont remplies des citoyens honnêtes qui refusent
d'être soldats et de tuer. Une société tyrannique, qui n'a pas de place
pour le rebelle, est une société condamnée d'avance: car elle reste
stationnaire, puis rétrograde. L'Eglise du Moyen-Age eut, du moins, pour
contrepoids, la résistance des franciscains et des réformateurs. L'Etat
moderne a brisé toutes les résistances; il a fait autour de lui le
vide, l'abîme où il s'écroulera. Son instrument d'oppression est le
militarisme, comme celui de l'Eglise était le dogme.--Et qu'est-ce donc
que cet Etat, devant lequel chacun s'incline? Quelle absurdité d'en
parler comme d'une autorité impersonnelle, quasi-sacrée! L'Etat, ce sont
quelques vieux messieurs, généralement inférieurs à la moyenne de la
communauté, car ils se sont retranchés de la vie nouvelle des peuples.
L'Amérique est restée jusqu'ici la plus libre des nations; elle est à
une heure critique, non seulement pour elle-même, mais pour le reste du
monde. Le monde entier l'observe avec anxiété. Qu'elle prenne garde! Une
guerre même juste peut être la source de toutes les iniquités. Il y a
dans notre nature un vieux relent de férocité: la bête humaine se lèche
les babines, aux combats des gladiateurs. On déguise ce goût cannibale
sous de grands mots de Droit et de Liberté. Le dernier espoir
d'aujourd'hui est dans la jeunesse. Qu'elle revendique pour l'avenir le
droit de l'individu à juger par lui-même le bien et le mal, et à être
l'arbitre de sa conduite!

Auprès de ces graves paroles, une large place est faite, dans le combat
de la pensée, à l'humour, cette belle arme claire. CHARLES SCOTT WOOD
écrit d'amusants dialogues voltairiens:--on y voit Billy Sunday au ciel,
qu'il remplit de son vacarme; il fait un sermon poissard au bon Dieu,
vieux gentleman aux manières douces, distinguées, un peu lasses, parlant
bas;--ailleurs, saint Pierre est chargé d'appliquer une nouvelle
ordonnance de Dieu, qui, fatigué de l'insipide compagnie des simples
d'esprit, n'admet plus au paradis que les hommes intelligents. En raison
de quoi, aucun mort de la guerre n'est admis--à l'exception des Polonais
qui, eux du moins, ne se vantent pas de s'être sacrifiés, mais qu'on a
sacrifiés malgré eux.

LOUIS UNTERMEYER publie des poèmes. Une bonne chronique des livres et
des théâtres signale les travaux traitant des questions actuelles; j'y
relève deux œuvres originales: un livre d'une hardiesse paradoxale,
par le savant américain Thorstein Veblen: _La paix_ (_Peace? An inquiry
into the nature of peace_), et une pièce russe en quatre actes
d'Artzibaschef: _Guerre_ (_War_), qui dépeint le cycle de la guerre dans
une famille, et l'usure des âmes qui attendent.

Enfin, de vigoureux dessinateurs, des satiristes du crayon: R. KEMPF,
BOARDMAN ROBINSON, GEORGE BELLOWS, animent cette revue de leurs visions
impertinentes et de leurs mots cinglants. Voici la Mort broyant dans ses
bras la France, l'Angleterre, l'Allemagne, et criant: «_Arrive,
Amérique, le sang, c'est fameux!_» (R. Kempf).--Plus loin, la Liberté
pleure. L'oncle Sam a les fers aux pieds et aux mains--les menottes de
la censure, le boulet de la conscription. Légende: «_Tout prêt à
combattre pour la liberté!_» (B. Robinson).--Puis, c'est le Christ en
prison, enchaîné. Légende: «_Enfermé, comme tenant un langage tendant à
détourner les citoyens de s'engager dans les armées des Etats-Unis._»
(G. Bellows).--Enfin, sur un monceau de morts, deux seuls survivants se
tailladent férocement: la Turquie, le Japon. Légende: «_1920: toujours
combattant pour la Civilisation_.» (H. R. Chamberlain).

       *       *       *       *       *

Ainsi luttent, au delà des mers, quelques esprits indépendants. Liberté,
lucidité, vaillance, humour, sont de rares vertus, qu'on trouve plus
rarement encore unies, en ces jours d'aberration et de servitude. Elles
font le prix de cette opposition américaine.

Je ne la donne pas pour impartiale. La passion l'entraîne, elle aussi, à
méconnaître les forces morales qui sont chez l'adversaire. Car la misère
et la grandeur de ces temps tragiques est que les deux partis sont
menés au combat par deux hauts idéals ennemis qui s'entre-égorgent en
s'injuriant, comme les héros d'Homère. Nous, du moins, prétendons garder
le droit de rendre justice même à nos adversaires de pensée, aux
champions de la guerre que nous détestons. Nous savons tout l'idéalisme
et les vertus morales qui se dépensent au service de cette funeste
cause. Nous savons que les Etats-Unis n'en sont pas moins prodigues que
l'Angleterre et que la France. Mais nous voulons que l'on écoute--que
l'on écoute avec respect--les voix de l'autre parti, du parti de la
paix. Elles ont d'autant plus droit à l'estime du monde qu'elles sont
moins nombreuses et plus opprimées. Tout s'acharne contre ces hommes
courageux: la puissance formidable des Etats en armes, les aboiements de
la presse, la frénésie de l'opinion aveuglée et soûlée.

Mais le monde a beau hurler et se boucher les oreilles, nous forcerons
le monde à entendre ces voix. Nous le forcerons à rendre hommage à cette
lutte héroïque, qui rappelle celle des premiers chrétiens contre
l'Empire romain. Nous le forcerons à saluer le geste fraternel d'un
Bertrand Russell, nouveau Saint-Paul apôtre, «ad Americanos»,--de ces
hommes restés libres qui, de la prison d'Europe à la prison d'Amérique,
se serrent la main, par dessus l'Océan et la folie humaine, plus immense
que lui.

    _Août 1917._

    (Revue: _Demain_, septembre 1917.)



XIII

Pour E.-D. Morel

     _E.-D. Morel, secrétaire de l'_Union of Democratie Control, _fut
     arrêté à Londres en août 1917 et condamné à six mois de prison, au
     dur régime de droit commun, sous l'inculpation dérisoire (et
     d'ailleurs inexacte) d'avoir_ voulu _envoyer en Suisse, à Romain
     Rolland, une de ses brochures politiques, autorisées en
     Angleterre[29]. La_ Revue Mensuelle _de Genève, demanda à R. R. ce
     qu'il pensait de cette affaire, alors très mal connue: car, seuls,
     passaient sur le continent les articles de diffamation contre E.-D.
     Morel, fabriqués en Angleterre et répandus dans toutes les langues.
     R. R. répondit_:)


Vous me demandez ce que je pense de l'arrestation de E.-D. Morel?

Personnellement, je ne connais pas E.-D. Morel. J'ignore s'il m'a
envoyé, comme on l'a dit, des ouvrages pendant la guerre. Je ne les ai
pas reçus.

Mais par tout ce que je sais de lui, par son activité antérieure à la
guerre, par son apostolat contre les crimes de la civilisation en
Afrique, par ses articles de guerre, trop rarement reproduits dans les
revues suisses et françaises, je le regarde comme un homme de grand
courage et de forte foi. Toujours, il osa servir la vérité, la servir
uniquement, sans souci des dangers et des haines amassées contre lui (ce
qui ne serait rien encore; mais, ce qui est bien plus rare et bien plus
difficile), sans souci de ses propres sympathies, de ses amitiés, et de
sa patrie même, lorsque la vérité se trouvait en désaccord avec la
patrie.

Par là, il est de la lignée de tous les grands croyants: chrétiens des
premiers temps, Réformateurs du siècle des combats, libres-penseurs des
époques héroïques, tous ceux qui ont mis au-dessus de tout leur foi dans
la vérité,--sous quelque forme qu'elle leur apparût, (ou divine, ou
laïque, toujours sacrée).

J'ajoute qu'un E.-D. Morel est un grand citoyen, même quand il montre à
sa patrie les erreurs qu'elle commet,--surtout quand il les montre, et
parce qu'il les montre. Ce sont ceux qui jettent un voile sur ces
erreurs, qui sont des serviteurs incapables ou flagorneurs. Tout homme
de courage, tout homme de vérité honore la patrie.

Après cela, l'Etat peut le frapper, s'il veut, comme il frappa Socrate,
comme il frappa tant d'autres, à qui il élève plus tard d'inutiles
statues. L'Etat n'est pas la patrie. Il n'en est que l'intendant,--bon
ou mauvais, selon les cas, toujours faillible. Il a la force: il en use.
Mais depuis que l'homme est homme, cette force a toujours échoué, au
seuil de l'Ame libre.

    15 septembre 1917.

    R. R.

    (Publié dans la _Revue mensuelle_, Genève,
    octobre 1917.)



XIV

La Jeunesse Suisse


On connaîtrait fort mal l'esprit public en Suisse, si l'on en jugeait
par les revues et les journaux. Ils sont, pour la plupart (comme c'est
d'ailleurs la règle partout), de dix à vingt ans en retard sur le
mouvement intellectuel et moral de leur peuple. Peu nombreux
(relativement à la presse des nations voisines), généralement dans les
mains, chacun, d'un groupe assez restreint, ils expriment presque tous
les préjugés, les intérêts et la routine de générations qui ont
largement atteint ou dépassé la maturité. Même ceux qu'on nomme jeunes,
dans ce monde, ne le sont plus,--s'ils l'ont jamais été,
d'esprit,--qu'aux yeux de leurs aînés, qui ne consentent pas à
vieillir...

    «_Jeune homme, taisez-vous..._»

comme dit Job à Magnus...

Il faut rester assez longtemps en Suisse pour découvrir qu'il existe une
jeunesse suisse qui ne soit pas imbue du libéralisme conservateur (plus
conservateur que libéral), ou du radicalisme sectaire (surtout
sectaire), qui fleurissent dans les grands journaux, tous également
attachés aux formes politiques et sociales désuètes du règne bourgeois
qui, d'un bout à l'autre de l'Europe, s'achève.

La lecture des derniers fascicules de la _Revue de la Société de
Zofingue_ m'a surpris et réjoui. Je veux en faire part à mes amis
français, afin d'établir entre eux et nos jeunes camarades suisses des
liens de sympathie.

La Société de Zofingue est la principale et la plus ancienne société
d'étudiants suisses. Fondée en 1818, elle va fêter son centenaire. Elle
comprend neuf sections «académiques», Genève, Lausanne, Neuchâtel,
Berne, Bâle, Zurich; et trois sections «gymnasiales», Saint-Gall,
Lucerne et Bellinzona[30]. Le nombre des membres, qui est en
progression, de 575 en juillet 1916 est monté à 700. Elle a une revue
mensuelle (_Central-Blatt des Zofinger-Vereins_), rédigée en français,
en allemand et en italien, qui en est à sa 57e année, et publie les
conférences, les comptes rendus des discussions et les faits qui
intéressent l'association.

Ce qui la distingue essentiellement des autres sociétés d'étudiants
suisses, c'est qu'«elle se place, d'après l'article premier de ses
statuts, au-dessus et en dehors de tout parti politique, mais en se
basant sur les principes démocratiques... Elle s'abstient de toute
politique de parti». Ainsi que l'écrit son président actuel, elle offre
à la jeunesse la possibilité constante de recréer à nouveau sa
conception du «véritable esprit national suisse... Chaque nouvelle
génération y peut librement imaginer de nouveaux idéals et préparer de
nouvelles formes de vie. Aussi, l'histoire du _Zofinger-Verein_ est-elle
plus que celle d'une association suisse: elle est une histoire en petit
de l'évolution morale et politique de la Suisse, depuis 1815».--Mais
toujours à l'avant-garde.

Cette société de trois races et de neuf cantons présente, comme on peut
penser, la variété dans l'unité. Un rapport de Louis Micheli, pour
l'année 1915-1916 (numéro de novembre 1916), donne un tableau de
l'activité des diverses sections, en notant avec finesse les
caractéristiques de chacune d'elles.

La section la plus importante, celle qui a pris la tête de la Zofingia,
c'est _Zurich_. Là se sont posés avec le plus d'âpreté les problèmes du
jour. Deux partis en présence, aux deux pôles opposés, sensiblement
égaux en nombre, et pareillement passionnés: d'une part, les
conservateurs, autoritaires et centralisateurs, attachés au
«_Studentum_» vieux style; de l'autre, les jeunes Zofingiens, à
tendances socialistes, idéalistes et révolutionnaires. Pendant un temps,
une lutte acharnée entre eux; chaque parti, dès son arrivée au pouvoir,
jetant à bas tout ce qu'avait fait le comité adverse, dans le semestre
précédent. Maintenant[31], un esprit plus conciliant s'est établi. Le
parti progressiste, renforcé de nombreuses jeunes recrues, est devenu le
maître. Il cherche à élargir ses cadres en attirant les autres éléments
par sa largeur de pensée et par sa tolérance[32]. Toutefois, il est à
noter (selon le rapporteur) que «les Zurichois, au fond, ne sont pas
très individualistes, et sacrifient facilement leur personnalité sur
l'autel du parti. D'où le danger de voir, à quelque moment, un
absolutisme renaître».

Ce péril ne semble pas à redouter, à _Bâle_. Cette section, la plus
nombreuse, et fort intelligente, est peut-être la moins unie et la plus
disparate. Il s'y est déchaîné des orages provoqués, dans ces dernières
années, par la question «Patrie»; mais on ne s'y est pas, comme à
Zurich, groupé en deux armées. Beaucoup de petits clans, fermés et
méfiants. Traits caractéristiques: l'âpreté des discussions, où «l'on a
beaucoup de peine à ne pas mêler aux querelles d'idées les inimitiés
personnelles»; le peu de goût pour l'action pratique, et la prédilection
pour les discussions abstraites, pour le développement du caractère et
de la personnalité: «en ceci, Bâle est, avec Lausanne, la section qui
offre le plus grand nombre de types originaux et individuels». Mais, à
la différence de Lausanne, la section de Bâle fait peu de place aux
questions littéraires et artistiques.

_Lausanne_ est un des groupes les plus riches en personnalités: on y
trouve des tempéraments de toutes tendances, et on s'y intéresse aux
questions les plus variées: politique, sociologie, littérature et arts.
Mais en revanche, Lausanne est la plus combative; elle s'entend mal
avec les autres sections. Elle-même divisée en clans, elle affiche des
tendances séparatistes, qui ont abouti à une crise aiguë au début de
1916. Elle affirme à outrance son caractère vaudois et s'enferme chez
soi.

_Lausanne_, _Bâle_, _Zurich_ sont les trois grandes sections.

Les deux plus faibles sont _Lucerne_, de peu d'importance, où règne une
«cordialité paresseuse», et _Berne_, peu nombreuse, endormie, ne se
renouvelant presque plus. «_Beamtenstadt_» (ville d'employés), comme
l'appelle un de ses membres, elle se préoccupe peu des problèmes
modernes; elle reste attachée au gros bon sens matériel et apathique, à
l'ordre établi. «Le Bernois, de nature, est défiant à l'égard des
novateurs et des idéalistes: il voit en eux des rêveurs ou des
révolutionnaires... L'état d'esprit de ces jeunes gens rappelle celui
des milieux officiels».

Entre ces deux groupes de sections, _Saint-Gall_ est travailleur,
enthousiaste et indépendant: «chacun y ose affirmer franchement son
opinion»; mais la section n'a pas l'importance de Zurich ou de
Bâle.--_Neuchâtel_ manifeste une énergie intermittente, avec, «au fond,
une certaine flemme naturelle».--Enfin, _Genève_ est amorphe. «Le gros
de la masse flotte, indécis, endormi, ne manifeste point son opinion»,
et peut-être, n'en a guère. Tout repose sur quelques-uns. «Aucune
section n'aurait autant besoin d'un président à poigne». Faute d'un
chef, elle est désorientée, somnole, et tout lui est indifférent. Elle
manque d'esprit de corps. «Les Genevois sont très individualistes; mais
malheureusement, ceux qui ont une vraie personnalité sont rares».
Ajoutez le trait caractéristique du vieux Genevois, la peur de se
livrer, de montrer ce qu'il sent, par crainte de la critique ou de
l'ironie: une susceptibilité d'écorché, qui se cuirasse de froideur;
une attitude perpétuellement méfiante, qui se tient sur la défensive,
comme si le duc de Savoie était toujours au pied de l'Escalade[33].

Je ne juge point. J'enregistre, en les résumant, les jugements des plus
autorisés de ces jeunes gens. Dans l'ensemble, ils concordent assez bien
avec mes observations.

       *       *       *       *       *

Les derniers numéros du _Central-Blatt des Zofinger Vereins_ témoignent
d'un libre esprit. On trouve dans le numéro de mai 1917, un article de
Jules Humbert-Droz sur la _Défense nationale_, franchement
internationaliste. J'aimerais à attirer l'attention sur la généreuse
conférence d'Ernest Gloor, de Lausanne: _Le socialisme et la guerre_
(conférence prononcée à la Fête de Printemps d'Yverdon, en février 1917,
et publiée dans les numéros d'avril et mai), et sur son discours, au
Grütli lausannois: «_Comment nous envisageons notre patrie_»; sur le
discours de Serge Bonhôte, au Grütli neuchâtelois: _Patrie_, qui annonce
les temps à venir (numéros de déc. 1916 et janv. 1917).--Je voudrais
aussi donner des extraits des articles sympathiques consacrés à la
_Révolution russe_, et surtout de l'ardent salut que lui adresse Max
Gerber (numéro d'avril). Mais l'espace m'est mesuré, et la meilleure
façon de faire connaître la pensée de ces jeunes gens sera de résumer
l'ample discussion qu'ils ont instituée récemment sur l'_Impérialisme
des grandes puissances et le rôle de la Suisse_. Le thème en avait été
proposé à toutes les sections par le président de la section centrale,
Julius Schmidhauser, de Zurich «_cand. jur._». Celui-ci en a rédigé le
compte rendu, dans un esprit de synthèse large et tolérant: travail
d'autant plus remarquable qu'il a été écrit pendant une période de
service militaire extrêmement astreignant, où le «_cand. jur._»
(étudiant en droit) remplissait les fonctions de lieutenant
d'infanterie.

Je suivrai simplement son rapport, en laissant parler ces jeunes gens
(numéros de mars, avril et mai 1917).

La discussion comprend un préambule et six parties:

    Préambule: Position du problème.

    I L'Essence de l'impérialisme;

    II L'impérialisme des grandes puissances d'aujourd'hui;

    III Peut-on justifier l'impérialisme?

    IV Opposition du point de vue vraiment suisse à
    celui de l'impérialisme;

    V Mission de la Suisse;

    VI De l'éducation nouvelle qui s'impose au peuple
    suisse.


PRÉAMBULE

Comment poser la question?

A. _Du point de vue réaliste?_

_a_) En expliquant l'impérialisme par l'histoire? Le procédé est trop
facile, paresseux et dangereux. «_L'homme doit-il être la création de
l'histoire? Non, mais son créateur_».--Condamnation du fatalisme
historique.

_b_) Expliquera-t-on l'impérialisme par la «Realpolitik»? Elle n'est pas
moins énergiquement condamnée.

«Je suis tenté de définir les Realpolitiker comme des gens qui vont, les
yeux fermés sur les réalités essentielles du monde et de l'homme... La
Realpolitik a souvent raison, pour l'instant; mais elle a toujours tort,
en fin de compte... La guerre d'aujourd'hui est issue de la fausseté
périlleuse de la Realpolitik. Le mot de la Realpolitik: «_Si vis pacem,
para bellum_» a été appliqué jusqu'à l'absurde, pour le désastre de
l'humanité. Il est décourageant de voir que nous ne sommes pas encore
guéris de ce fléau. La seule explication du pouvoir de la Realpolitik
sur l'esprit de tant de gens vient de leur incroyance foncière dans la
réalité du bien, du divin dans l'homme.» (Schmidhauser).


B. _Du point de vue utilitariste?_

Il y a des hommes qui combattent _un_ impérialisme, parce qu'il est ou
peut être nuisible à la Suisse, et qui favorisent les autres. La
Zofingia flétrit sévèrement ces tendances. Certes, il est urgent de
réagir davantage contre le premier impérialisme, mais il faut les
proscrire tous; car «ce que nous cherchons, c'est à nous placer d'un
point de vue généralement humain.» (H.-W. Lôw, de Bâle.)


C. _Du point de vue idéaliste?_

Cela ne vaut pas mieux. La Zofingia dénonce l'hypocrisie idéologique
d'aujourd'hui, qui recouvre de son manteau la brutale politique
d'intérêts. Elle met en garde contre d'autres dangers de l'idéalisme
abstrait, qui ne prend pas sa source dans l'observation véridique de la
réalité. Celui qui s'enferme dans ses idées, qui oppose la pensée vide à
la vie, qui prétend édicter des jugements absolus,--tout ou rien,--sans
égards aux circonstances et aux nuances multiples de la réalité, fait
preuve d'un dangereux orgueil et d'une légèreté coupable.


D. _Synthèse des points de vue précédents_

Un réalisme sans idéalisme n'a pas de sens. Un idéalisme sans réalisme
n'a pas de sang. Le vrai idéalisme veut la vie totale et sa réalisation
intégrale. Il est la connaissance la plus profonde de la réalité
vivante, dans la conscience humaine et dans les faits; et cette
connaissance est notre meilleure arme.


PREMIÈRE PARTIE

L'essence de l'impérialisme

Son trait essentiel est la volonté de puissance, d'expansion, de
domination. Il a pour base la croyance dans le droit de la force; et sa
tendance est de s'imposer par la force. Une de ses sources est l'esprit
nationaliste,--mysticisme de la nation ou de la race élue, égoïsme sacré
de la patrie.--Jamais l'impérialisme n'a été aussi violent et sans
scrupules qu'à l'heure actuelle, par suite des conditions économiques de
la société d'aujourd'hui. «_L'impérialisme est inséparable du
capitalisme._ Le capitalisme d'un pays doit avoir pour base et pour
appui un Etat très fort et très puissant qui puisse combattre avec
succès le capitalisme d'un autre pays. Nous nommons aujourd'hui
impérialisme la tendance d'expansion capitaliste et politique, qui
enjambe les frontières.» (Guggenheim.)--«_L'impérialisme d'aujourd'hui
est une conséquence de tout le système capitaliste, qui domine dans la
politique et la société d'aujourd'hui. Il est la cause de la guerre
mondiale._» (Grob.)


DEUXIÈME PARTIE

L'impérialisme des grandes puissances d'aujourd'hui

La section centrale de la Zofingia pose en fait que «la nature
impérialiste de toutes les grandes puissances qui sont aujourd'hui aux
prises paraît hors de doute». Et nul n'émet d'objection. Tous admettent
sans conteste que «_toutes les grandes puissances font une politique
impérialiste_».

Schmidhauser, qui dirige la discussion, demande que l'on soit juste
envers tous les peuples; qui tous se trouvent impliqués dans l'écheveau
impérialiste de la politique européenne. Il combat les jugements
passionnés et superficiels qui ne veulent voir dans une nation que ce
qu'elle a de pire: dans l'Allemagne, l'esprit des Treitschke ou des
Bernhardi, et le crime de l'occupation de la Belgique; dans
l'Angleterre, la politique de Joe Chamberlain et de Cecil Rhodes, et la
guerre des Boërs. Le rôle de la Suisse devrait être de sentir le
tragique de l'humanité entière et de ne pas s'identifier avec un seul
des partis.--«_Nous ne devons pas accepter que, d'une façon simpliste et
grossière, une moitié de l'Europe soit clouée au pilori, tandis que
l'autre s'auréole de toutes les vertus et de tous les héroïsmes._»
(Patry.)


TROISIÈME PARTIE

Peut-on justifier l'impérialisme?


A. _Les tenants de l'impérialisme_

L'impérialisme n'a de défenseurs que dans une seule section, celle de
Bâle. Il y trouve un apologiste, Walterlin, qui le magnifie, dans
l'esprit et le style nietzschéen:

«L'impérialisme est l'artère du monde, la source de toute grandeur, le
créateur de tout progrès, etc.»


B. _Les adversaires de l'impérialisme_

Ils sont unanimes, dans toutes les autres sections. Mais la plupart se
sont contentés de montrer qu'il était un danger pour la Suisse; et
Schmidhauser ne se satisfait point de cette considération étroite et
personnelle. Il fait l'exposé des désastres matériels et moraux,
auxquels conduit nécessairement l'impérialisme et la guerre mondiale qui
en est le produit. L'impérialisme détruit la culture humaine, sape la
morale et le droit sur lesquels est bâtie la société humaine, s'oppose
aux trois idées fondamentales: l'idée de l'unité humaine, l'idée de la
personnalité, l'idée de la liberté que toute individualité doit avoir de
disposer de soi.


QUATRIÈME PARTIE


De l'opposition du point de vue suisse à celui de l'impérialisme

Cette opposition est admise de tous, en principe, sans discussion. Où la
difficulté commence, c'est quand il faut déterminer la politique qui
doit être particulière à la Suisse. «Que devons-nous affirmer, demande
Patry, qui nous soit propre et original?»

On commence par définir l'essence politique de la Suisse: 1º sa
neutralité fondamentale; 2º son caractère supernational: «Son idéal est
celui d'une nation constituée au-dessus et en dehors du principe des
nationalités» (Clottu); 3º le droit au libre développement de toute
personnalité individuelle ou sociale; 4º l'égalité démocratique devant
le pouvoir et la loi, de tous les citoyens, communautés, cantons,
nationalités, langues, etc. Par son essence même, la Suisse se trouve
donc en opposition absolue avec l'impérialisme des grandes puissances.
«La victoire du principe impérialiste serait la mort politique de la
Suisse.» (Guggenheim.)

Que faire? Ces jeunes gens ont, très vif, le sentiment de la mission de
leur pays, et aussi de son insuffisance actuelle à la remplir. Avec une
belle modestie, ils se défendent «de vouloir jouer aux Pharisiens de
l'Europe». S'ils croient à l'excellence des principes qui sont à la base
de la Suisse, telle qu'ils la rêvent, mais non pas telle qu'elle est,
«il ne faut pas voir là, dit Patry, un nouveau cas de monopolisation du
Bien et du Beau par un pays, qui en deviendrait la seule patrie». Non,
il faut se contenter de la pensée que le terrain est bon pour bâtir et
qu'il y a beaucoup de travail à faire.

«_C'est précisément à l'heure actuelle que se révèle la destinée de la
Suisse. Au moment où le principe des nationalités domine toute la scène
européenne comme une puissance satanique, au moment où les civilisations
opposées s'entre-déchirent, notre petit Etat_, écrit Clottu, _revendique
l'honneur d'un idéal national dominant les nationalités et les unissant
dans son sein. N'est-ce pas une folie? Oui, peut-être, pour le sceptique
prétendu sage à qui le spectacle du présent masque l'avenir, mais non
pas pour le vrai sage qui sait que les grandes causes du monde ont été
d'abord une fois clouées au pilori de la croix. Le principe des
nationalités a eu sa mission; mais s'il cesse d'être un facteur de
libération et de tolérance pour devenir la source de la haine et d'un
égoïsme d'Etat aveugle et sans bornes, il travaille à son propre
suicide. La Suisse est appelée à ouvrir la voie à une application plus
saine du principe des nationalités._»

Et Patry: «_C'est le terrain où nous pouvons et devons être
conquérants. Par notre formation historique, par les trois races et les
trois langues qui se partagent la Suisse, nous pouvons prétendre à
réaliser en petit les Etats-Unis d'Europe, c'est-à-dire à pratiquer un
internationalisme._»

La Suisse revendique le droit des peuples et la pensée démocratique
contre l'impérialisme, qui est, au fond, une réaction aristocratique.
L'impérialisme se sert de la démocratie; mais il l'asservit; il ruine
les piliers démocratiques des Etats modernes; il centralise toutes les
forces dans les mains d'un gouvernement: «_nous revivons l'âge des
dictateurs; et il y a une ironie tragique dans ce temps où tout le monde
parle de_ liberté _et où tout le monde est asservi_». Sus à
l'impérialisme, «qui fait dévier les peuples de leurs destinées»!

«Peu importe la petitesse de notre pays, en face de son droit et de sa
vérité... Nous savons que tout ce qu'a fait jusqu'à présent la Suisse
nouvelle est très insuffisant... Mais un feu sacré se rallume en elle...
La Suisse est un chemin vers l'avenir... Nous ressentons ce sentiment
sublime, qui nous lie, d'être les porteurs d'une grande vérité.»
(Schmidhauser.)


CINQUIÈME PARTIE


La mission de la Suisse

«_La Suisse_, dit Clottu, _ne peut être grande que par un principe. Les
seules conquêtes qui lui soient permises sont celles de l'idée._»

Il ne s'agit pas seulement du devoir de l'élite intellectuelle. Il
s'agit de la communauté du peuple entier, au service duquel ces jeunes
gens prétendent travailler. Ce qu'il faut, c'est un nouvel esprit, une
foi agissante. La guerre a montré la faiblesse de caractère de la
Suisse. Et il y a quelque chose d'émouvant dans la honte que ressent
cette loyale jeunesse devant l'attitude de son pays, au début de la
guerre. Ils souffrent de ses capitulations de conscience. Ils
flétrissent avec violence et douleur l'abdication de l'âme suisse au
moment de la Belgique envahie, l'absence de toute protestation nationale
et publique. Mais aujourd'hui, l'esprit a changé. «Nous avons un
mouvement jeune et fort, à qui il ne suffit plus que la Suisse vive,
mais qui veut une Suisse qui soit digne de vivre, par sa grandeur morale
et le salut qu'elle doit apporter aux autres peuples» (Schmidhauser).
«La conscience de ce devoir est de nature à régénérer notre vie
nationale» (Thèses genevoises).

Certes, les difficultés pratiques sont immenses, et l'on ne peut en
détourner les yeux. La Suisse est menacée d'un double écrasement:
militaire et économique. Le sort de la Belgique et de la Grèce est là
pour l'avertir. Elle ne peut renoncer à son armée, qui lui est une garde
nécessaire pour l'idéal qu'elle représente. Mais cette armée ne suffit
pas, ne peut pas suffire, quelle que soit sa valeur, contre l'oppression
économique, qui est le produit de tout le système social actuel. On en
arrive à cette constatation fatale: si l'impérialisme capitaliste
persiste, la Suisse est condamnée, car elle ne peut pas, elle ne doit
pas pactiser avec un des groupes de puissances: ce serait son arrêt de
mort. «_Son existence est liée à la victoire des pensées de solidarité
supranationale, de socialisme universel, d'individualisme universel, de
démocratisme universel_». Et Grob affirme hardiment: «_A l'immoralisme
impérialiste avec sa devise_: «Notre intérêt est notre droit», _nous
opposons_: «Le droit est notre intérêt».

Quelles sont les tâches propres de la Suisse?

Elle en a trois principales: le socialisme universel; l'individualisme
universel; le démocratisme universel.

1º _Le socialisme universel._--On en trouve les germes dans l'union
supranationale qui est l'essence de la Suisse. Mais les jeunes
Zofingiens ne se font pas illusion; ils dénoncent fermement leurs
fautes: «Nous sommes loin d'être un peuple de frères... Notre peuple est
divisé et déchiré par des égoïsmes et des impérialismes... _Car
l'impérialisme peut être le fait de tout homme fort qui abuse de sa
richesse et de sa force_» (A. de Mestral). Il faut combattre résolument
ce fléau. Comment? «_En luttant directement contre le capitalisme_» dit
l'un (Alexandre Jaques, de Lausanne). «_En organisant la solidarité_»,
dit l'autre (Ernest Gloor, de Lausanne). Mais la Suisse se voit liée, de
gré ou de force, au système social des autres Etats, «_au système
international d'impérialisme économique, le plus misérable de tous les
internationalismes_». Le devoir catégorique de la Suisse est donc un
internationalisme actif de la solidarité sociale. Elle doit s'entendre
avec les anti-impérialistes de tout l'univers. «_Il faut envisager la
formation d'un groupement international organisé pour la lutte contre
les principes impérialistes, absolutistes et matérialistes dans tous les
pays, simultanément_» (Châtenay).

2º _L'individualisme universel._--Il faut un contrepoids à la
sociocratie. On doit prendre garde à toute organisation, fût-elle
internationaliste ou pacifiste, qui prétendrait asservir et atrophier
les forces vives de l'homme. L'idéal politique est un fédéralisme vrai,
qui respecte les individualismes. Comme dit le vieux proverbe: «_Alles
sei nach seiner Art!_»

3º _Le démocratisme universel._--Ici, chez ces jeunes gens, l'unanimité
complète, une foi absolue en la démocratie. Mais, toujours avec leur
beau scrupule, leur peur du pharisaïsme, ils conviennent que la Suisse
est loin encore d'être une vraie démocratie. «La démocratie
d'aujourd'hui est purement formelle; et le principe de la véritable
démocratie est aujourd'hui, en quelque sorte, révolutionnaire».

Ils énoncent quelques-uns de leurs vœux: _Contrôle démocratique de la
politique étrangère; pacifisme sur base démocratique_. En presque toute
l'Europe, la politique est livrée à une poignée d'hommes qui incarnent
l'égoïsme impérialiste. Il faut que le peuple y ait part. Chaque peuple
a le droit de diriger ses destinées, d'après ses idées et sa volonté.

Mais là encore, pas d'illusions! Avec une clairvoyance bien rare en ce
moment, ces jeunes gens remarquent que «_l'impérialisme est devenu
démocratique_.» «Les démocraties d'Occident, à les voir de près, ne sont
que la souveraineté d'une caste capitaliste et agrarienne.»

Voici pourtant que la Révolution russe vient susciter des espérances:
«_Le spectacle du combat entre les deux révolutions démocratiques en
Russie, l'une qui est capitaliste et impérialiste, l'autre qui est
anti-impérialiste et socialiste, éclaire le problème de la démocratie et
de l'impérialisme; il montre sa voie et sa mission à la démocratie
suisse._» Avant tout, que la Suisse rejette le nouvel Evangile, venu
d'Allemagne, d'une démocratie aplatie devant la volonté de puissance
politico-économique, une démocratie qui tend, à l'intérieur, à la
domination d'une classe, au dehors, à l'impérialisme! «_Il faut une
nouvelle orientation, qui délivre la pensée démocratique de toute
limitation nationale_, de toute tendance criminelle, comme c'est le cas
aujourd'hui, au règne de la force matérielle.» Il faut dresser la _vraie
démocratie supranationale contre_ «_l'impérialisme déguisé en
démocratie_» (_gegen demokratisch verkappten Imperialismus_).


SIXIÈME PARTIE

De l'éducation nouvelle

Enfin, cette longue discussion s'achève par des conclusions pratiques.
Il faut réorganiser l'éducation publique et lui imprimer une direction
nouvelle. L'éducation actuelle est triplement insuffisante: 1º du point
de vue humaniste, elle mure les esprits dans l'étude d'époques et de
civilisations passées, sans préparer en rien à l'accomplissement des
devoirs contemporains; 2º du point de vue spécialement suisse, elle est
orientée uniquement vers un patriotisme aveugle, que rien n'éclaire ni
ne guide; elle ressasse l'histoire des guerres, des victoires, de la
force brutale, au lieu d'enseigner la liberté, le haut idéal suisse;
elle n'a aucun sens pour les nécessités morales et matérielles du peuple
d'aujourd'hui; 3º du point de vue technique, elle est bassement
matérialiste et militaire, sans idées. On voit bien, en ce moment, se
propager un fort mouvement qu'on intitule: «Education nationale»,
«Education civique d'Etat». Mais attention! Il y a là un nouveau danger:
une sorte d'idole d'Etat, despotique et sans âme, une superstition de
l'Etat, un égoïsme de l'Etat, auquel on voudrait asservir les esprits.
Qu'on ne s'y laisse pas prendre! L'effort à faire est immense; et le
_Zofinger-Verein_ en doit donner l'exemple. Il doit tâcher d'accomplir
la mission intellectuelle et morale de la Suisse. Mais non en s'isolant.
Jamais il ne doit perdre le sentiment de sa solidarité de pensée et
d'action avec tous les pays. Il adresse un hommage ému aux
«_Gesinnungsfreunde_», aux amis et compagnons des pays belligérants, aux
jeunes morts de France et d'Allemagne, et à ceux qui sont vivants. Il
faut s'associer à eux, travailler côte à côte avec la jeunesse libre du
monde entier. Et le président des Zofingiens, Julius Schmidhauser, qui
a conduit et résumé ces débats, les termine par un Appel aux frères,
pour qu'ils osent hardiment croire, agir, chercher de nouveaux chemins
pour une nouvelle Suisse,--pour une nouvelle humanité.

       *       *       *       *       *

J'ai tenu à m'effacer entièrement derrière ces jeunes gens. Je ne veux
pas, en substituant ma pensée à la leur, tomber sous le reproche que
j'adresse à ma génération. Je les ai laissés parler seuls. Tout
commentaire affaiblirait la beauté du spectacle de cette jeunesse
enthousiaste et sérieuse, discutant longuement, ardemment, ses devoirs,
dans cette heure tragique de l'histoire, prenant conscience de sa foi,
et l'affirmant avec solennité, en une sorte de Serment du Jeu de Paume:
foi dans la liberté, dans la solidarité des peuples, dans leur mission
morale, dans la tâche qui s'impose d'écraser l'hydre de l'impérialisme,
extérieur et intérieur, militariste et capitaliste, de bâtir une société
plus juste et plus humaine.

Je lui adresse mon fraternel salut. Sa voix n'est pas isolée dans
l'univers. Partout, j'entends l'écho lui répondre; partout, je vois se
lever des jeunesses qui lui ressemblent, et qui lui tendent leurs mains.

L'épreuve de cette guerre qui, en voulant écraser les âmes libres, n'a
réussi qu'à leur faire sentir davantage le besoin de se chercher et de
s'unir, m'a mis en rapports étroits avec les jeunes gens de tous les
pays--d'Europe et d'Amérique--voire même d'Orient et d'Extrême-Orient.
Chez tous, j'ai retrouvé la même communion de souffrances et d'espoirs,
les mêmes aspirations, les mêmes révoltes, la même volonté de briser
avec un passé qui a fait ses preuves de malfaisance et d'imbécillité, la
même ambition sacrée de reconstruire la société humaine sur des assises
nouvelles, plus vastes et plus profondes que l'édifice branlant de ce
vieux monde de rapine et de fanatisme, de ces nationalités féroces,
incendiées par la guerre, pareilles à d'orgueilleux «gratte-ciel», à la
carcasse noircie.

_Juin 1917._

    (Revue: _Demain_, Genève, juillet 1917.)



XV

Le Feu

par Henri BARBUSSE[34]


Voici un miroir implacable de la guerre. Elle s'y est reflétée, seize
mois, au jour le jour. Miroir de deux yeux clairs, fins, précis,
intrépides, français. L'auteur, Henri Barbusse, a dédié son livre: «A la
mémoire des camarades tombés à côté de moi, à Crouy et sur la cote 119»,
décembre 1915; et ce livre: _Le Feu_ (_Journal d'une escouade_) a reçu,
à Paris, la consécration du prix Goncourt.

Par quel miracle une telle parole de vérité a-t-elle pu se faire
entendre intégralement, en une époque où tant de paroles libres,
infiniment moins libres, sont comprimées? Je n'essaie point de
l'expliquer, mais j'en profite: car la voix de ce témoin fait rentrer
dans l'ombre tous les mensonges intéressés qui, depuis trois ans,
prétendent idéaliser le charnier européen.

       *       *       *       *       *

L'œuvre est de premier ordre, et si riche de substance qu'il faudrait
plus d'un article pour l'embrasser tout entière. Je tâcherai seulement
ici d'en saisir les aspects principaux,--l'art et la pensée.

L'impression qui domine est d'une extrême objectivité. Sauf au dernier
chapitre, où s'affirment ses idées sociales, on ne connaît point
l'auteur: il est là, mêlé à ses obscurs compagnons; il lutte, il souffre
avec eux, et d'une seconde à l'autre il risque de disparaître; mais il a
la force d'âme de s'abstraire du tableau et de voiler son moi: il
regarde, il entend, il sent, il tâte, il agrippe, de tous ses sens à
l'affût, le spectacle mouvant; et c'est merveille de voir la sûreté de
cet esprit français, dont aucune émotion ne fait trembler le dessin, ni
ne ternit la notation. Une multitude de touches juxtaposées, vives,
vibrantes, crues, aptes à rendre les chocs et les sursauts des pauvres
machines humaines passant d'une torpeur lasse à une hyperesthésie
hallucinée,--mais que place et combine une intelligence toujours
maîtresse de soi. Un style impressionniste, que tentent parfois, un peu
trop pour mon goût, les jeux de mots visuels à la Jules Renard, cette
«écriture artiste», qui est un article si éminemment parisien, et qui,
en temps ordinaire, «poudrederise» les émotions, mais qui, dans ces
convulsions de la guerre, prend je ne sais quelle élégance héroïque.
Dans le récit serré, sombre, étouffant, s'ouvrent des épisodes de repos,
qui en rompent l'unité, et où se détend quelques instants l'étreinte. La
plupart des lecteurs en goûteront le charme, l'émotion discrète (_la
Permission_);--mais les trois quarts de l'œuvre ont pour cadre les
tranchées de Picardie, sous «le ciel vaseux», sous le feu et sous
l'eau,--visions tantôt d'Enfer, et tantôt de Déluge.

«Les armées restent là, enterrées, des années, «au fond d'un éternel
champ de bataille», entassées, «enchaînées coude à coude», pelotonnées
«contre la pluie qui vient d'en haut, contre la boue qui vient d'en bas,
contre le froid, cette espèce d'infini qui est partout». Les hommes,
affublés de peaux de bêtes, de paquets de couvertures, de tricots,
surtricots, de carrés de toile cirée, de bonnets de fourrure, de
capuchons goudronnés, gommés, caoutchoutés... ont l'air d'hommes des
cavernes, de gorilles, de troglodytes. L'un d'eux, en creusant la terre,
a retrouvé la hache d'un homme quaternaire, une pierre pointue emmanchée
dans un os, et il s'en sert. D'autres, comme des sauvages, fabriquent
des bijoux élémentaires. Trois générations ensemble, toutes les races;
mais non pas toutes les classes: laboureurs et ouvriers pour la plupart,
métayer, valet de ferme, charretier, garçon livreur, contremaître dans
une manufacture, bistro, vendeur de journaux, quincaillier,
mineurs,--peu de professions libérales. Cette masse amalgamée a un
parler commun, «fait d'argots d'atelier et de caserne et de patois
assaisonné de quelques néologismes». Chacun a sa silhouette propre,
exactement saisie et découpée: on ne les confond plus, une fois qu'on
les a vus. Mais le procédé qui les dépeint est bien différent de celui
de Tolstoï. Tolstoï ne peut voir une âme sans descendre au fond. Ici
l'on voit et l'on passe. L'âme personnelle existe à peine, n'est qu'une
écorce; dessous, endolorie, écrasée de fatigue, abrutie par le bruit,
empoisonnée par la fumée, l'âme collective s'ennuie, somnole, attend,
attend sans fin,--(«machine à attendre»)--ne cherche plus à penser, «a
renoncé à comprendre, renoncé à être soi-même». Ce ne sont pas des
soldats--(ils ne veulent pas l'être)--ce sont des hommes, «de pauvres
bonshommes quelconques arrachés brusquement à la vie, ignorants, peu
emballés, à vue bornée, pleins d'un gros bon sens qui parfois déraille,
enclins à se laisser conduire et à faire ce qu'on leur dit de faire,
résistants à la peine, capables de souffrir longtemps, de simples hommes
qu'on a simplifiés encore et dont, par la force des choses, les seuls
instincts primordiaux s'accentuent: instinct de la conservation,
égoïsme, espoir tenace de survivre toujours, joie de manger, de boire
et de dormir...». Même dans le danger d'un bombardement, au bout de
quelques heures, ils s'ennuient, ils bâillent, ils jouent à la manille,
ils causent de niaiseries, «ils piquent un roupillon», ils s'ennuient...
«La grandeur et la largeur de ces déchaînements d'artillerie lassent
l'esprit». Ils traversent des enfers de souffrances, et ne s'en
souviennent même plus: «Nous en avons trop vu. Et chaque chose qu'on a
vue était trop. On n'est pas fabriqué pour contenir ça. Ça fout le camp
d'tous les côtés, on est trop p'tit. On est des machines à oublier. Les
hommes, c'est des choses qui pensent peu, et, qui surtout
oublient...»--Au temps de Napoléon, chaque soldat avait dans sa giberne
le bâton de maréchal, et dans le cerveau l'image ambitieuse du petit
officier corse. A présent, il n'y a plus d'individus, il y a une masse
humaine; et elle-même est noyée dans les forces élémentaires. «Dix mille
kilomètres de tranchées françaises, dix mille kilomètres de malheurs
pareils ou pires...; et le front français est le huitième du front
total...» D'instinct, le narrateur est forcé d'emprunter ses images à
une mythologie grossière de peuplade primitive, ou aux convulsions
cosmiques: «ruisseaux de blessés arrachés des entrailles de la terre,
qui saigne et qui pourrit, à l'infini»... «glaciers de cadavres»...
«sombres immensités de Styx»... «vallée de Josaphat»... spectacles
préhistoriques. Que devient l'homme là-dedans? Que devient sa
souffrance!... «Quand tu te désoleras!» dit un blessé à un autre...
«C'est ça, la guerre..., pas les batailles..., la fatigue épouvantable,
surnaturelle, l'eau jusqu'au ventre, la boue, l'ordure, la monotonie
infinie des misères, interrompue par des drames aigus»... «Par
intermittences, des cris d'humanité, des frissons profonds, sortent du
noir et du silence...»

Çà et là, au cours de la longue mélopée, quelques cimes émergent de
l'uniformité grise et sanglante: l'assaut («_le feu_»);--«le poste de
secours»;--«l'aube».--Je voudrais pouvoir citer l'admirable tableau des
hommes qui attendent l'ordre d'attaque,--immobiles, un masque de calme
recouvrant quels songes, quelles peurs, quels adieux! Sans aucune
illusion, sans aucun emportement, sans aucune excitation, «malgré la
propagande dont on les travaille, sans aucune ivresse, ni matérielle, ni
morale», en pleine conscience, ils attendent le signal de se précipiter
«une fois de plus dans ce rôle de fou imposé à chacun par la folie du
genre humain»;--puis c'est la «course à l'abîme», où, sans voir, au
milieu des éclats qui font un cri de fer rouge dans l'eau, au milieu de
l'odeur de soufre, «on se jette sur l'horizon»;--et la tuerie dans la
tranchée, où «l'on ne sait pas d'abord que faire», et où ensuite la
frénésie s'empare de l'homme, où «l'on reconnaît mal ceux même que l'on
connaît, comme si tout le reste de la vie était devenu tout à coup très
lointain...» Et puis, l'exaltation passée, «il ne reste plus que
l'infinie fatigue et l'attente infinie...».

       *       *       *       *       *

Mais il me faut abréger, arriver à la partie capitale de l'œuvre: à
la pensée.

Dans _Guerre et Paix_, le sens profond du Destin qui mène l'humanité est
ardemment cherché et saisi, de loin en loin, à la lueur d'un éclair de
souffrance ou de génie, par quelques personnalités plus affinées, de
race ou de cœur: le prince André, Pierre Besoukhow.--Sur les peuples
d'aujourd'hui, le rouleau aplanisseur a passé. Tout au plus si de
l'immense troupeau se détache, un moment, le bêlement isolé d'une bête,
qui va mourir. Telle, la pâle figure du caporal Bertrand «avec son
sourire réfléchi»--à peine dessinée,--«parlant peu d'ordinaire, ne
parlant jamais de lui», et qui ne livre qu'une fois le secret des
pensées qui l'angoissent,--dans le crépuscule qui suit la tuerie,
quelques heures avant que lui-même soit tué. Il songe à ceux qu'il a
tués, à la démence du corps à corps:

--«Il le fallait, dit-il. Il le fallait, pour l'avenir».

Il croisa les bras, hocha la tête:

--«L'avenir! s'écria-t-il tout d'un coup. De quels yeux ceux qui vivront
après nous regarderont-ils ces tueries et ces exploits, dont nous ne
savons pas même, nous qui les commettons, s'il faut les comparer à ceux
des héros de Plutarque et de Corneille, ou à des exploits d'apaches!...
Et pourtant, continua-t-il, regarde! Il y a une figure qui s'est élevée
au-dessus de la guerre, et qui brillera pour la beauté et l'importance
de son courage...»

«J'écoutais, appuyé sur un bâton, penché vers lui, recueillant cette
voix qui sortait, dans le silence du crépuscule, d'une bouche presque
toujours silencieuse. Il cria d'une voix claire:

--«Liebknecht!»

Dans la même soirée, l'humble territorial Marthereau, «à la face de
barbet, toute plantée de poils», écoute un camarade qui dit: «Guillaume
est une bête puante, mais Napoléon est un grand homme», et qui, après
avoir gémi sur la guerre, célèbre l'ardeur guerrière du seul petit gars
qui lui reste. Marthereau branle sa tête lassée, où luisent deux beaux
yeux de chien qui s'étonne et qui songe, et il soupire: «Ah! nous sommes
tous des pas mauvais types, et aussi des malheureux et des pauv'diables.
Mais nous sommes trop bêtes, nous sommes trop bêtes!»

Mais le plus souvent, le cri d'humanité qui sort de ces humbles
compagnons est anonyme. On ne sait au juste celui qui vient de parler,
car tous, à des moments, n'ont qu'une pensée commune. Née des communes
épreuves, cette pensée les rapproche beaucoup plus des autres malheureux
dans les tranchées ennemies, que du reste du monde qui est là-bas, par
derrière. Contre ceux de l'arrière: «touristes des tranchées»,
journalistes «exploiteurs du malheur public», intellectuels guerriers,
ils s'accordent en un mépris sans violence, mais sans bornes. Ils ont
«la révélation de la grande réalité: une différence qui se dessine entre
les êtres, une différence bien plus profonde et avec des fossés plus
infranchissables que celle des races: la division nette, tranchée, et
vraiment irrémissible, qu'il y a parmi la foule d'un pays, entre ceux
qui profitent et ceux qui peinent, ceux à qui on a demandé de tout
sacrifier, tout, qui apportent jusqu'au bout leur nombre, leur force et
leur martyre, et sur lesquels marchent, avancent, sourient et
réussissent les autres.»

--«Ah! fait amèrement l'un d'eux, devant cette révélation, ça ne donne
pas envie de mourir!»

Mais il n'en meurt pas moins bravement, humblement, comme les autres.

       *       *       *       *       *

Le point culminant de l'œuvre est le dernier chapitre: l'_Aube_.
C'est comme un épilogue, dont la pensée rejoint celle du prologue, _la
Vision_, et l'élargit, ainsi qu'en une symphonie le thème annoncé du
début prend sa forme complète dans la conclusion.

La _Vision_ nous dépeint l'arrivée de la déclaration de guerre, dans un
sanatorium de Savoie, en face du Mont-Blanc. Et là, ces malades de
toutes nations, «détachés des choses et presque de la vie, aussi
éloignés du reste du genre humain que s'ils étaient déjà la postérité,
regardent au loin devant eux, vers le pays incompréhensible des vivants
et des fous». Ils voient le déluge d'en bas, les peuples naufragés qui
se cramponnent; «les trente millions d'esclaves, jetés les uns sur les
autres par le crime et l'erreur, dans la guerre et la boue, lèvent une
face humaine où germe enfin une volonté. L'avenir est dans les mains des
esclaves, et on voit bien que le vieux monde sera changé par l'alliance
que bâtiront un jour entre eux ceux dont le nombre et la misère sont
infinis».

L'_Aube_ finale est le tableau du «déluge d'en bas», de la plaine noyée
sous la pluie, des tranchées éboulées. Spectacle de la Genèse. Allemands
et Français fuient ensemble le fléau, ou s'affaissent pêle-mêle dans la
fosse commune. Et alors, ces naufragés, échoués sur les récifs de boue
au milieu de l'inondation, commencent à s'éveiller de leur passivité; et
un dialogue redoutable s'engage entre les suppliciés, comme les
répliques d'un chœur de tragédie. L'excès de leur souffrance les
submerge. Et ce qui les accable encore davantage, «ainsi qu'un désastre
plus grand», c'est la pensée qu'un jour les survivants pourront oublier
de tels maux:

--«Ah! si on se rappelait!--Si on s'rappelait, n'y aurait plus
d'guerre...»

Et, soudain, de proche en proche, le cri éclate: «Il ne faut plus qu'il
y ait de guerre...»

Et chacun, tour à tour, accuse, insulte la guerre:

--«Deux armées qui se battent, c'est comme une grande armée qui se
suicide.»

--«Faut être vainqueurs», dit l'un.--Mais les autres répondent: «Ça ne
suffit pas».--«Etre vainqueurs, c'est pas un résultat?»--«Non! Faut tuer
la guerre».

...«--Alors, faudra continuer à s'battre, après la guerre?»--«P'têt',
oui, p'têt...»--Et pas contre des étrangers, p'têt', i faudra
s'battre»?--«P'têt' oui... Les peuples luttent aujourd'hui pour n'avoir
plus de maîtres...»--«Alors, on travaille pour les Prussiens
aussi?»--«Mais, dit un des malheureux de la plaine, il faut bien
l'espérer...»--«I' faut pas s'mêler des affaires des autres.»--«Si, il
le faut, parce que ce que tu appelles les autres, c'est les mêmes.»

...--«Pourquoi faire la guerre?»--«Pourquoi, on n'en sait rien; mais
pour qui, on peut le dire... Pour le plaisir de quelques-uns qu'on
pourrait compter...»

Et ils les comptent: «les guerriers, les puissants héréditaires; ceux
qui disent: «les races se haïssent», et ceux qui disent: «j'engraisse de
la guerre, et mon ventre en mûrit»; et ceux qui disent: «la guerre a
toujours été, donc elle sera toujours»; et ceux qui disent: «baissez la
tête, et croyez en Dieu»...; les brandisseurs de sabres, les profiteurs,
les monstrueux intéressés, «ceux qui s'enfoncent dans le passé, les
traditionnalistes, pour qui un abus a force de loi parce qu'il s'est
éternisé...», etc.

--«Ce sont vos ennemis autant que le sont aujourd'hui ces soldats
allemands qui gisent ici entre vous, et qui ne sont que de pauvres dupes
odieusement trompées et abruties, des animaux domestiqués... Ce sont vos
ennemis, quel que soit l'endroit où ils sont nés et la façon dont se
prononce leur nom et la langue dans laquelle ils mentent. Regardez-les
dans le ciel et sur la terre! Regardez-les partout! Reconnaissez-les une
bonne fois, et souvenez-vous à jamais!»

Ainsi clament ces armées. Et le livre se clôt sur l'espoir et le serment
muet de l'entente des peuples, tandis que le ciel noir s'ouvre et qu'un
rayon tranquille tombe sur la plaine inondée.

       *       *       *       *       *

Un rayon de soleil ne fait pas le ciel clair; et la voix d'un soldat
n'est pas celle d'une armée. Les armées d'aujourd'hui sont des nations,
où sans doute s'entre-choquent et se mêlent, comme dans toute nation,
bien des courants divers. Le Journal de Barbusse est celui d'une
escouade, composée presque exclusivement d'ouvriers, de paysans. Mais
que dans cet humble peuple, qui, comme le Tiers en 89, n'est rien et
sera tout,--que dans ce prolétariat des armées se forme obscurément une
telle conscience de l'humanité universelle,--qu'une telle voix intrépide
s'élève de la France,--que ce peuple qui combat fasse l'héroïque effort
de se dégager de sa misère présente et de la mort obsédante, pour rêver
de l'union fraternelle des peuples ennemis,--je trouve là une grandeur
qui passe toutes les victoires et dont la douloureuse gloire survivra à
celle des batailles,--y mettra fin, j'espère.

Février 1917.

    (_Journal de Genève_, 19 mars 1917.)



XVI

Ave, Cæsar, morituri te salutant

(Dédié aux spectateurs héroïques et à l'abri)


Dans une scène de son terrible et admirable livre, le _Feu_, où Henri
Barbusse a noté ses souvenirs des tranchées de Picardie, et qu'il a
dédié «à la mémoire de ses camarades tombés à côté de lui à Crouy et sur
la cote 119», il représente deux humbles poilus qui viennent en
permission à la ville voisine. Ils sortent de l'enfer de boue et de
sang, leur chair et leur âme ont subi pendant des mois des tortures sans
nom; ils se retrouvent en présence de bourgeois bien portants, à l'abri,
et, naturellement, débordant d'exaltation guerrière. Ces héros en
chambre accueillent les rescapés, comme s'ils revenaient de la noce. Ils
ne cherchent pas à savoir ce qui se passe là-bas. Ils le leur
apprennent: «Ça doit être superbe, une charge, hein? Toutes ces masses
d'hommes qui marchent comme à la fête, qu'on ne peut pas retenir, qui
meurent en riant!...» (p. 325). Les poilus n'ont qu'à se taire: «_Ils_
sont (dit l'un d'eux, résigné), au courant mieux que toi des grands
machins et de la façon dont se goupille la guerre, et après, quand tu
reviendras, si tu reviens, c'est toi qui auras tort au milieu de toute
cette foule de blagueurs, avec ta petite vérité...» (p. 133).

Je ne crois pas qu'une fois la guerre finie, quand les soldats
reviendront en masse dans leurs foyers, ils se laisseront si facilement
donner tort par les fanfarons de l'arrière. Dès à présent, leur parole
commence à s'élever, singulièrement âpre et vengeresse; le livre
puissant de Barbusse en est un formidable témoignage.

Voici d'autres témoignages de soldats, moins connus, mais non moins
émouvants. Aucun n'est inédit. Je me suis fait une loi de n'user,
pendant la guerre, d'aucune confession orale, ou écrite, que j'aie
personnellement reçue. Ce que mes amis, connus ou inconnus, me confient,
est un dépôt sacré, dont je ne ferai emploi que s'ils me le permettent,
et quand les conditions le leur permettront. Les témoignages que je
reproduis ici ont été publiés à Paris, sous l'œil d'une censure,
cependant rigoureuse pour les rares journaux qui sont restés
indépendants. C'est une preuve que ce sont là choses connues, qu'il est
inutile ou impossible de voiler.

Je laisse parler ces voix. Toute appréciation est superflue. Elles
sonnent assez clair.

       *       *       *       *       *

De PAUL HUSSON: _L'Holocauste_ (Paris, collection de «_Vers et Prose_»,
F. Lacroix, 19, rue de Tournon;--achevé d'imprimer, 10 janvier
1917.)--C'est le carnet d'un soldat d'Ile-de-France, qui «part sans
enthousiasme, haïssant la guerre et si peu guerrier. Soldat, il fit ce
que chacun fit».

_P. 19_: «Au nom de quel principe moral supérieur ces luttes nous
sont-elles imposées? Pour le triomphe d'une race? Que reste-t-il de la
gloire des soldats d'Alexandre ou de César? Pour lutter ainsi, il faut
croire. Croire que l'on combat pour la cause de Dieu, d'une grande
justice, ou aimer la guerre. Nous ne croyons pas; nous n'aimons ni ne
savons faire la guerre. Et pourtant, des hommes se battent et meurent
qui ne croient ni à la cause de Dieu, ni à la grande justice, qui
n'aiment pas la guerre et qui meurent face à l'ennemi... Beaucoup,
inconscients, vont à la mort sans penser, d'autres, avec, au cœur,
l'angoisse du sacrifice inutile et la connaissance de la folie des
hommes...»

_P. 20_: Dans la tranchée: «...C'était des malédictions contre la
guerre, tous la haïssaient... _D'aucuns disaient: Français ou Allemands,
ce sont des gens comme nous, ils souffrent et ils peinent._ Ne
songent-ils pas à rentrer chez eux aussi?»--Et ils citaient ce fait: à
un homme réformé, parce qu'il avait deux doigts coupés, ils avaient dit,
traversant un village: «Vous heureux, vous heureux, pas aller à la
guerre...»

_P. 21_: «...Je ne suis ni celui qui croit à l'avènement de la Beauté,
de la Bonté, de la Justice... Ni celui qui redore les idoles du passé,
symboles des forces obscures qu'il convient d'adorer en silence. Je ne
suis ni soumis, ni croyant.--_J'aime la Pitié, car nous sommes des
malheureux, et il fait bon être consolés, même bourreaux et bouchers, si
ce n'est du mal dont nous souffrons, c'est du mal que nous avons fait ou
que nous ferons_: nécessité de faire souffrir; tuer; être tué...».

_P. 22_: «Aplati par terre, tandis que les obus sifflant au-dessus de
nous passent, je pense: _Mourir! Pourquoi mourir sur ce champ de
bataille?... Mourir pour la civilisation, la liberté des peuples? Des
mots, des mots, des mots. On meurt parce que les hommes sont des bêtes
sauvages qui s'entretuent. On meurt pour des ballots de marchandises et
des questions d'argent. L'art, la civilisation, la culture latine,
germaine ou slave, sont également belles. Il faut tout aimer!..._»

_P. 59_: «...Nous haïssons, comme Baudelaire, les armes des guerriers...
_La grande époque, ce fut celle que nous vécûmes avant la guerre. Le
claquement des drapeaux, les longs défilés guerriers et les sons du
canon et les fanfares ne peuvent nous faire admirer l'assassinat
collectif et le servage infâme des peuples..._ Jeunes hommes aujourd'hui
couchés dans le tombeau, on effeuille des fleurs sur vos tombes, on vous
proclame immortels. Que vous importent les paroles vaines! Elles
passeront plus vite que vous êtes passés.--Quelques années encore,
cependant, et vous n'étiez plus aussi. Mais ces quelques années de vie,
ç'aurait été votre univers et votre puissance...»

       *       *       *       *       *

De ANDRÉ DELEMER: _Attente_ (_1er article dit nº 4_, mars 1917, de la
revue: _Vivre_, dirigée par André Delemer et Marcel Millet, Paris, 68,
boulevard Rochechouart.)

«S'il avait été donné au patriarche d'Iasnaïa Poliana de prolonger une
vie déjà si tourmentée,...il eût frémi devant _la tragédie des jeunes
générations_, le vieux Tolstoï; sa pitié infinie se fût crispée
douloureusement devant nos destinées; nous qui fûmes soudain précipités
au cœur de l'énorme guerre, nous qui exaltions notre amour en la vie,
nous qui portions comme un talisman infaillible notre espoir dans le
futur, qui poussions avec ferveur ce grand cri d'affirmation vitale:

_«Vivre... notre jeunesse!»--Quelle ironie saignante ces deux mots
contiennent, et quels horizons ils évoquent soudain!... Tous les
bonheurs que nous n'avons pas eus, les joies dont nous avons été
frustrés, parce qu'un soir il fallut prendre un fusil! On écrira dans
vingt ans ce que nous avons souffert et à quoi correspond la Passion
actuelle, cependant que c'est tous les jours que nous mourons! Nous
avons un amer privilège: celui d'avoir vécu une convulsion; nous avons
été la rançon des erreurs du passé et un gage pour la quiétude du futur.
Mission splendide et cruelle à la fois, qui exalte et qui révolte, parce
que le spasme présent nous meurtrit et nous sacrifie!...--Aujourd'hui,
les pauvres déchets pantelants que rejette la fournaise sanglante savent
l'amertume des lauriers, et un peu de fierté les défend d'une gloire
illusoire et éphémère, ils connaissent à présent les déceptions des
attitudes, et ils ont sondé le vide de certains rêves. Le feu a dévoré
le décor, dépouillé tout clinquant;_ ils se retrouvent face à face avec
eux-mêmes, un peu plus conscients peut-être, sûrement plus sincères et
plus désabusés, car il y a des plaies cachées à panser et de grandes
douleurs à bercer dans l'ombre! Le temps qui passe leur laisse une
amertume dans la bouche... Comme elle sera douloureuse, la transition,
et comme elles seront nombreuses les épaves! _Déjà une angoisse nouvelle
étreint: c'est celle qui pèsera, au grand retour de ceux qui luttent
encore. O l'oppressante angoisse devant les ruines et les morts qui
encombrent les champs de bataille! Comme elle déprimera les jeunes
volontés et annihilera les beaux courages! Epoque trouble et confuse où
les hommes tâtonneront opiniâtrement pour chercher des routes plus sûres
et trouver des idoles moins cruelles!..._

...«Jeune homme de ma génération, c'est à toi que je pense à l'heure où
j'écris ces lignes, à toi que je ne connais pas, sinon que tu te bats
encore ou que tu es revenu abîmé de la tranchée ardente... Je t'ai
rencontré dans la rue, honteux presque, dissimulant avec peine une
infirmité, et j'ai lu dans tes yeux, mon ami, une telle détresse
intérieure! Je sais les minutes crispées que tu as vécues et je sais
qu'une telle épreuve endurée en commun finit par donner une même âme...
Je sais tes doutes: tes inquiétudes sont miennes. Je sais qu'obsédante
cette interrogation te possède: «Après?» Tu demandes, toi aussi, ce
qu'on voit des hauteurs et ce qui va s'annoncer. Je te comprends; oui,
après?... _Vivre! tu chantes au cœur de chacun. Vivre! tu es le cri
de notre époque cruelle. Je l'ai entendu, cet humble mot prodigieux, si
fervent, aux lèvres des blessés qui sentaient si pressante et si lourde
l'approche conquérante de la mort! Je l'ai retrouvé dans la tranchée,
bégayé à voix basse comme une prière!_--Jeune homme, notre heure est
pathétique: survivant de l'effroyable guerre, il faut que ta vitalité
s'affirme et que tu vives. _Dépouillé de tous les mensonges, délivré de
tout mirage, tu te retrouves seul et nu; devant toi, la route large et
blanche s'étend immense. En route! les horizons t'appellent. Laisse
derrière toi le vieux monde et ses idoles, et marche de l'avant sans te
retourner pour écouter les voix attardées du passé!_»

       *       *       *       *       *

Au nom de ces jeunes gens et de leurs frères sacrifiés dans tous les
pays du monde qui s'entretuent, je jette ces cris de douleur à la face
des sacrificateurs. Qu'ils la soufflettent de leur sang!

    (_Revue Mensuelle_, Genève, Mai 1917.)



XVII

Ave, Cæsar... ceux qui veulent vivre te saluent


Dans un article précédent, nous avons signalé les écrits de quelques
soldats français. Après _le Feu_ de Henri Barbusse, _l'Holocauste_ de
Paul Husson et les poignantes méditations de André Delemer, directeur de
la revue: _Vivre_, ont fait entendre leur accent douloureux et profond
d'humanité. Aux honteuses idéalisations de la guerre, fabriquées loin du
front,--cette grossière imagerie d'Epinal, criarde et menteuse,--ils
opposent le visage sévère de la réalité, le martyre d'une jeunesse
condamnée à s'entr'égorger pour satisfaire à la frénésie de ses
criminels aînés.

Je veux aujourd'hui faire retentir une autre de ces voix,--plus âpre,
plus virile, plus vengeresse que la stoïque amertume de Husson et que la
tendresse désespérée de Delemer. C'est celle de notre ami Maurice
Wullens, directeur de la «Revue littéraire des Primaires»: _les
Humbles_.

Il est un grand blessé et vient de recevoir la croix de guerre, avec la
citation:

_Wullens (Maurice), soldat de 2e classe, à la 8e compagnie du
73e régiment d'infanterie, brave soldat n'ayant peur de rien,
grièvement blessé en défendant, contre un ennemi supérieur en nombre,
un poste qui lui avait été confié._

Dans la revue: _Demain_ (août 1917), on peut lire l'admirable récit du
combat où il fut blessé et fraternellement secouru par des soldats
allemands. L'homme gisant et pantelant, qui attend le coup mortel, voit
se pencher sur lui le sourire d'un adolescent, qui lui tend la main et
lui dit en allemand: «Camarade, comment ça va-t-il?» Et comme le blessé
ne peut croire à la sincérité de l'ennemi, celui-ci continue: «Oh!
camarade, je suis bon!... Nous serons de bons camarades! Oui, oui, de
bons camarades...»--Ce chapitre est dédié:

«_A mon frère, l'anonyme soldat würtembourgeois qui, le 30 décembre
1914, au bois de la Grurie, suspendant généreusement son geste de mort,
me sauva la vie;_

_A l'ami (ennemi) qui, au lazaret de Darmstadt, me soigna comme un bon
père;_

_Et aux camarades E., K. et B. qui me parlèrent en hommes._»

       *       *       *       *       *

Rentré en France, ce soldat sans peur et sans reproche, retrouva l'armée
fanfaronne des plumitifs de l'arrière. Leur haine et leur bêtise lui
soulevèrent le cœur. Mais, au lieu de se replier en un silence de
dégoût, comme tels de ses camarades, il fonça bravement, ainsi qu'il
avait toujours fait, sur «l'ennemi supérieur en nombre». Il prit, en mai
1916, la direction d'une petite revue, dont le titre est «humble», mais
dont l'accent est rude et ne se laisse pas étouffer. Il déclare
hautement:

«_Sortis de l'âpre tourbillon guerrier, pris encore dans ses remous,
nous n'entendons pas nous résigner à la médiocrité ambiante, à la
platitude servilement officielle... Nous sommes las du bourrage de
crânes systématique et quotidien... Nous n'avons rien abdiqué de nos
droits, pas même de nos espoirs..._»[35].

Et chacun de ses cahiers fut une attestation de son indépendance. Parmi
les revues de jeunes qui, en ce moment, pointent de toutes parts et
surgissent des ruines, il s'affirme comme un chef, par la vigueur de son
caractère et sa franchise indomptable.

Il a trouvé un grand ami en le sage Han Ryner, qui promène chez les
barbares d'Europe, au milieu du chaos, la sérénité d'un Socrate exilé.
Le graveur Gabriel Belot, un sage lui aussi, qui sans trouble et sans
haine vit dans l'île Saint-Louis, comme si les deux beaux bras de la
Seine le séparaient des tourments du monde, éclaire de la paix de ses
dessins lumineux les plus sombres articles.[36] D'autres compagnons,
plus jeunes, soldats au front comme Wullens,--tel le poète et critique
Marcel Lebarbier,--se rangent à ses côtés, dans le combat pour la
vérité.

Le dernier cahier paru de la revue _les Humbles_, fait de salutaire
besogne. Wullens commence par y rendre justice aux rares écrivains
français qui se soient montrés, depuis trois ans, libres et humains: à
Henri Guilbeaux et à sa revue «_Demain_»;[37] à l'auteur de _Vous êtes
des hommes_ et du _Poème contre le grand crime_, P.-J. Jouve, dont l'âme
pathétique vibre et frémit, comme un arbre, au vent de toutes les
douleurs et de toutes les colères humaines;--à Marcel Martinet, un des
plus grands lyriques que la guerre (que l'horreur de la guerre) ait
produits, le poète des _Temps maudits_, qui resteront l'immortel
témoignage de la souffrance et de la révolte d'une âme libre;--au
touchant Delemer;--et à quelques jeunes revues. Après quoi, il déblaie
le terrain de ce qu'il appelle «la fausse avant-garde littéraire», et
dit durement leur fait aux écrivains chauvins. Ce rude poilu des lettres
les charge à coups de boutoir:

«_...J'en viens, moi, de cette guerre que vous chantez, vous... Je
possède ma citation à l'ordre du jour, ma croix de guerre: je ne la
porte jamais. J'ai passé sept mois en captivité, avant d'être rapatrié
comme grand blessé. Je pourrais vous inonder de récits guerriers. Je ne
veux point le faire. Pourtant, j'écris un livre sur la guerre. Et j'y
condense tout ce que mon cœur a ressenti, tout ce qu'un homme a
souffert durant ces mois d'indicible horreur, toute la joie aussi qu'il
a éprouvée quand il s'est aperçu, à de rares éclaircies lumineuses, que
toute humanité n'est pas morte, que la Bonté existe encore, trans et
cis-rhénane, mondiale. Vous chantez, M. B._ «la guerre par laquelle il
est beau et doux de mourir pour la patrie!» _Tous ceux que la mort
menaça vous diront que si elle peut être nécessaire, elle ne fut jamais
ni belle ni douce.--Vous célébrez_ «cette loque sublime aux trois
couleurs: le bleu, la blouse de nos ouvriers; le blanc, la cornette de
nos admirables religieuses...» _Me permettrez-vous de ne point continuer
jusqu'au rouge, car je l'évoque bien tout seul: rouge sang de mes
blessures coulant et se figeant sur la boue glacée de l'Argonne, en
cette horrifique matinée de décembre 1914, boue rouge des charniers
pestilentiels; tempes fracassées des camarades morts, moignons
sanglants que cache de sa mousse, pourriture vivante, semble-t-il, l'eau
oxygénée, visions rouges entrevues partout durant ces jours de
terrifiante et morne vie, vous accourez tumultueuses et atroces. Et
comme le poète, je dirais volontiers:_

«_A peu s'en faut que le cœur ne me fende!..._»

Et pour conclure sa philippique, il cède la parole à un autre soldat,
écrivain comme lui, G. Thuriot-Franchi,--qui, dans le même style de
combat, sans fard, sans réticence, renfonce leurs rodomontades dans le
bec des matamores de l'écritoire:[38]

«_Trop jeunes ou trop vieux, des poètes en pyjama, jaloux sans doute des
stratèges en pantoufles, croient devoir prodiguer le chant patriotique.
Les cuivres de la rhétorique tempêtent; l'invective est devenue
l'argument préféré; mille bas-bleus, abusivement de la Croix-Rouge, se
découvrent à la promenade où l'on papote, des sentiments spartiates, des
élans d'amazones: d'où pléthore de sonnets, odes, stances, etc., où,
pour parler le charabia du critique mondain,_ «la plus rare sensibilité
se marie heureusement au sentiment patriotique le plus pur.»--_Mais
f...ez-nous la paix, bon Dieu! Vous ne voyez rien, taisez-vous!_»

Tel est l'ordre de silence, qu'intime avec verdeur un soldat du front
aux faux guerriers de l'arrière. S'ils aiment le style «poilu», ils sont
servis à souhait. Ceux qui viennent de voir la mort en face ont bien
gagné le droit de dire la vérité en face aux «amateurs» de la mort...
des autres.

    (_Revue Mensuelle_, Genève, octobre 1917.)



XVIII

L'HOMME DE DOULEUR

Menschen im Krieg[39]

par Andreas LATZKO


L'art est ensanglanté. Sang français, sang allemand, c'est toujours
l'Homme de douleur. Hier, nous entendions la grande et morne plainte qui
s'exhale du _Feu_ de Barbusse. Aujourd'hui, ce sont les accents plus
déchirants encore de _Menschen im Krieg_ (_Hommes dans la guerre_). Bien
qu'ils viennent de l'autre camp, je gage que la plupart de nos lecteurs
belliqueux de France et de Navarre détaleront devant eux, en se bouchant
les oreilles. Cela risquerait de troubler leur insensibilité.

_Le Feu_ est plus supportable pour ces guerriers en chambre. Il y règne
un parti-pris d'impersonnalité apparente. Malgré le nombre et la
précision des figures, aucune ne domine; aucun héros de roman: on se
sent donc moins lié aux peines, partout diffuses; et celles-ci, comme
leurs causes, ont un caractère élémentaire. L'énormité du Destin qui
écrase diminue l'amertume de ceux qui sont écrasés. Cette fresque de la
guerre semble la vision d'un Déluge universel. La multitude humaine
maudit le fléau, mais l'accepte. Dans le livre de Barbusse gronde une
menace pour l'avenir: aucune pour le présent. Le règlement de comptes
est remis au lendemain de la paix.

Dans _Menschen im Krieg_, les assises sont ouvertes, l'humanité est à la
barre et dépose contre les bourreaux. L'humanité? Non pas. Quelques
hommes, quelques victimes de choix, dont la souffrance nous parle plus
directement que celle d'une foule, car elle est individuelle; nous
suivons ses ravages dans le corps et le cœur déchirés, nous
l'épousons; elle est nôtre. Et le témoin qui parle ne s'efforce pas à
l'objectivité. C'est le plaignant passionné, qui, tout pantelant des
tortures auxquelles il vient d'échapper, nous crie: «Vengeance!» Celui
qui écrivit ce livre sort à peine de l'enfer; il halète; ses visions le
poursuivent, il porte incrustée en lui la griffe de la douleur. Andreas
Latzko[40] restera, dans l'avenir, au premier rang des témoins, qui ont
laissé le récit véridique de la Passion de l'Homme, en l'an de disgrâce
1914.

       *       *       *       *       *

L'œuvre se présente sous la forme de six nouvelles détachées, que
relie seulement un sentiment commun de souffrance et de révolte. Ces six
épisodes de guerre sont disposés selon un ordre de succession tout
extérieure. Le premier est un «_Départ_». Le dernier, un «_Retour_».
Dans l'intervalle se classent un «_Baptême du Feu_», une vision de
blessés, une «_Mort de Héros_». Au centre, culmine le maître de la fête,
l'auteur responsable et adulé, le généralissime vainqueur. Dans les
trois dernières nouvelles, la douleur physique étale son visage hideux
de Méduse mutilée. Les deux premières sont consacrées à la douleur
morale. L'homme qui est au milieu--_Le Vainqueur_--ne voit ni l'une ni
l'autre: sa gloire s'assied dessus; il trouve la vie bonne et la guerre
meilleure. Du commencement à la fin du livre, la révolte gronde. Elle
éclate, à la dernière page, par un meurtre: un soldat qui revient du
front tue un profiteur de la guerre.

Je donne l'analyse des six nouvelles.

_Le Départ_ (_Der Abmarsch_) a pour scène le jardin d'hôpital d'une
paisible petite ville de province autrichienne à 50 kilomètres du front.
Un soir de fin d'automne. La retraite vient de sonner. Tout est calme.
Au loin, grondent les canons, comme des dogues monstrueux enchaînés, au
fond de la terre. De jeunes officiers blessés jouissent de la quiétude
de la soirée. Trois d'entre eux causent gaiement avec deux dames. Le
quatrième, lieutenant du landsturm, dans le civil compositeur de
musique, est prostré, à l'écart. Il a un grave ébranlement nerveux, et
rien ne peut le tirer de son accablement, même pas l'arrivée de sa jeune
et jolie femme; quand elle lui parle, il se recroqueville; et il
s'écarte quand elle veut le toucher. La pauvre petite souffre et ne
comprend pas son hostilité. L'autre femme fait tous les frais de la
conversation. C'est une _Frau Major_, qui passe ses journées à l'hôpital
et qui y a contracté «un étrange sang-froid babillard». Elle est blasée
d'horreur; son éternelle curiosité a quelque chose d'un peu cruel et
parfois d'hystérique. Les hommes discutent entre eux: «qu'est-ce qui est
le plus beau, à la guerre?» Pour l'un, c'est de se retrouver, comme ce
soir, dans la compagnie des femmes.

«--_...Rester cinq mois à ne voir que des hommes, et puis entendre une
chère voix de femme!... Voilà le plus beau! Ça vaut déjà la peine
d'aller en guerre..._»

Un autre réplique que le plus beau, c'est de prendre un bain, d'avoir un
pansement frais, un lit blanc, et de savoir qu'on pourra se reposer
quelques semaines. Le troisième dit:

«--_Le plus beau, c'est le silence. Quand on a été là-haut, dans les
montagnes, où chaque coup est répercuté cinq fois, et qu'ensuite tout se
tait, aucun hurlement, aucun tonnerre, rien qu'un splendide silence,
qu'on peut écouter comme un morceau de musique... Les premières nuits,
j'ai veillé, assis sur mon lit, les oreilles tendues pour happer ce
silence, comme pour une mélodie lointaine qu'on veut attraper. Je crois
que j'en aurais hurlé, si beau c'était d'entendre qu'on n'entend plus
rien!..._»

Les trois jeunes gens plaisantent, et ils rient de bonheur. Chacun est
enivré de la paix de cette ville endormie et du jardin d'automne. Chacun
ne veut rien en perdre, sans penser à ce qui suivra, «les yeux fermés,
comme un enfant qui doit aller ensuite dans la chambre noire».

Mais voici que la _Frau Major_ demande, (et son souffle devient plus
précipité):

«--_Et maintenant, qu'est-ce qui est le plus affreux, à la guerre?_»

Les jeunes gens font la grimace. «_Cette question ne rentrait pas dans
leur programme..._» A ce moment, une voix suraigüe crie dans l'ombre:

«--_Affreux? Il n'y a d'affreux que le départ... On s'en va... Et qu'on
soit laissé, c'est affreux!_»

Silence glacial. La _Frau Major_ décampe, par peur d'entendre la suite;
et, sous le prétexte qu'il faut rentrer en ville et que c'est l'heure du
dernier tramway, elle entraîne la pauvre petite femme angoissée, que le
mot de son mari pénètre comme un obscur reproche. Les officiers restent
seuls; l'un d'eux, pour changer le cours des idées du malade, lui fait
compliment de sa femme, en termes familiers. L'autre se dresse:

«--_Une rude femme? oui, oui, une crâne femme! Elle n'a pas versé une
larme, quand elle m'a mis en wagon. Toutes étaient ainsi. Aussi la femme
du pauvre Dill. Très crâne! Elle lui a jeté des roses dans le train, et
elle était sa femme depuis deux mois... Des roses, hé hé! Et au
revoir!... Tant elles étaient patriotes, toutes!..._

Et il raconte ce qui est arrivé au pauvre Dill. Dill montrait à ses
camarades la nouvelle photographie qu'il avait reçue de sa femme, quand
une explosion lui envoya à la tête une botte avec la jambe coupée d'un
soldat du train. Il reçut l'énorme éperon dans le crâne; il fallut se
mettre à quatre pour l'arracher. Jusqu'à ce qu'un morceau du cerveau
vînt avec. «Comme un polype gris»... Un des officiers, que ce récit
horrifie, court chercher le médecin. Celui-ci veut faire rentrer le
malade:

«--Allons, Herr Leutnant, il faut aller au lit, maintenant.»

«--_Il faut aller, naturellement, répond l'autre, avec un profond
soupir. Il nous faut tous aller. Qui ne va pas est un lâche; et d'un
lâche elles ne veulent pas. Voilà la chose! Comprends-tu? Maintenant,
les héros sont à la mode. Madame Dill a voulu avoir un héros à son
nouveau chapeau, hé hé! C'est pourquoi le pauvre Dill a dû perdre son
cerveau. Moi aussi... Toi aussi! Tu dois aller mourir... Et les femmes
regardent, crânement, parce que c'est la mode..._»

Il interroge des yeux ceux qui l'entourent:

«--_N'est-ce pas triste?_» demande-t-il doucement.

Puis soudain, il crie, avec fureur:

«--_N'est-ce pas une fourberie? hé?... une fourberie? Etais-je un
assassin? Un égorgeur?... J'étais un musicien. Je lui plaisais ainsi.
Nous étions heureux, nous nous aimions... Et une fois, parce que la mode
a changé, elles veulent avoir des meurtriers! comprends-tu cela?_»

Sa voix retombe, gémit:

«--_La mienne aussi fut crâne. Pas de larmes! J'attendais, j'attendais
toujours, quand elle commencerait à crier, quand elle me supplierait
enfin de descendre, de ne pas partir, d'être lâche, pour elle!... Mais
elles n'ont pas eu le courage; aucune n'a eu le courage; elles veulent
seulement être crânes. Pense un peu! Pense un peu!... Elle a fait des
signes avec le mouchoir, comme les autres_».

Il agite les bras, comme s'il prenait le ciel à témoin:

«--_Le plus affreux, tu veux le savoir? Le plus affreux a été la
désillusion, le départ. Pas la guerre. La guerre est comme elle doit
être. Est-ce que cela t'a surpris qu'elle soit cruelle? Seul, le départ
a été une surprise. Que les femmes soient cruelles, voilà la surprise!
Qu'elles puissent sourire et jeter des roses; qu'elles livrent leurs
maris, leurs enfants, leurs petits, qu'elles ont mille fois mis au lit,
bordés, caressés, qu'elles ont fabriqués d'elles-mêmes... Voilà la
surprise! Qu'elles nous ont livrés, qu'elles nous ont envoyés, envoyés à
la mort! Parce que chacune aurait été gênée de n'avoir pas son héros.
Oh! ç'a été la grande désillusion, mon cher... Ou crois-tu que nous y
serions allés, si elles ne nous avaient pas envoyés? Le crois-tu?...
Aucun général n'aurait rien pu, si les femmes ne nous avaient pas fait
empiler dans le train, si elles nous avaient crié qu'elles ne nous
reverraient plus, si nous étions des meurtriers. Pas un n'y serait allé,
si elles avaient juré qu'aucune ne coucherait avec un homme qui aurait
défoncé le crâne à des hommes, fusillé des hommes, éventré des hommes!
Pas un, je vous le dis!... Je ne voulais pas le croire qu'elles
pourraient le supporter ainsi! Elles font semblant, pensais-je; elles
se retiennent encore; mais quand la locomotive sifflera, elles crieront,
elles nous arracheront du train, elles nous sauveront. C'était la seule
fois qu'elles auraient pu nous protéger... Et elles ont voulu seulement
être crânes!..._»

Il se rassied, brisé, et se met à pleurer. Un cercle s'est formé autour
de lui. Le médecin dit avec bonhomie:

«--Allons dormir, monsieur le lieutenant, les femmes sont ainsi, on ne
peut rien y faire».

Le malade bondit, irrité:

«--_Elles sont ainsi? Elles sont ainsi? Depuis quand, hé? N'as-tu jamais
entendu parler des suffragettes, qui giflent les ministres, qui mettent
le feu aux musées, qui se font ligoter aux poteaux de réverbères, pour
le droit de suffrage? Pour le droit de suffrage, entends-tu? Et pas pour
leurs maris?_»

Il resta un instant, privé de souffle, terrassé par un sauvage
désespoir; puis, il cria, luttant contre les sanglots, comme une bête
aux abois:

«--_As-tu entendu parler d'une seule qui se soit jetée devant le train
pour son mari? Une seule a-t-elle giflé pour nous des ministres,
s'est-elle ligottée aux rails? On n'a pas eu besoin d'en repousser une
seule. Pas une ne s'est émue, dans le monde entier. Elles nous ont
chassés dehors. Elles nous ont fermé la bouche. Elles nous ont donné de
l'éperon, comme au pauvre Dill. Elles nous ont envoyés tuer, elles nous
ont envoyés mourir, pour leur vanité. Ne les défends pas! Il faut les
arracher, comme de la mauvaise herbe, jusqu'à la racine! A quatre, il
faut les arracher, comme pour Dill. A quatre, et alors il faudra
qu'elles sortent. Tu es le docteur? Là! Prends ma tête! Je ne veux pas
de femme. Arrache! Arrache!..._»

Il se frappe le crâne à coups de poing. On l'emporte, hurlant. Le
jardin se vide. Tout s'éteint peu à peu, lumières et bruits, sauf la
toux des canons lointains. La patrouille qui a aidé à rentrer le fou à
l'hôpital repasse, avec un vieux caporal, tête baissée. Au loin,
l'éclair d'une explosion et un long roulement. Le vieux s'arrête,
écoute, montre le poing, crache de dégoût et gronde: «Pfui Teufel!»

J'ai cru bon de traduire de larges extraits de cette nouvelle, pour
donner une idée du style saccadé, frémissant, frénétique, qui tient du
drame plus que du roman, et où passe une sauvagerie de passion
shakespearienne. Je crois utile que cette page amère, injuste--et si
profonde!--soit largement répandue, afin que ces pauvres femmes qui se
guindent, par amour bien souvent, aux sentiments surhumains, puissent
entendre, à travers la confession d'un fou, les secrètes pensées
qu'aucun homme n'ose leur livrer, l'appel muet, presque honteux, à leur
toute faible, toute simple et maternelle humanité.

       *       *       *       *       *

Je passerai plus rapidement sur les autres nouvelles.

La seconde, _Feuertaufe_ (_Baptême du Feu_),--très longue, un peu trop
peut-être, mais riche de douleur et de pitié,--se passe presque tout
entière dans l'âme d'un capitaine quadragénaire, Marschner, qui conduit
sa compagnie sous le feu de l'ennemi, à la tranchée la plus exposée. Il
n'est pas un officier de métier. Il est ingénieur civil, après avoir été
officier et s'être mis, à trente ans, sur les bancs de l'école, pour
sortir du métier militaire: c'est la guerre qui l'y a réintégré.
Avant-hier encore, il était à Vienne. Ses hommes sont des pères de
famille, maçons, paysans, ouvriers, sans le moindre enthousiasme
patriotique. Il lit en eux et il a honte de mener à une mort certaine
ces pauvres gens qui se confient à lui. A ses côtés marche le jeune
lieutenant Weixler, l'être le plus froid, le plus implacable, le plus
inhumain,--comme on l'est souvent à vingt ans, «_quand on n'a pas eu le
temps d'apprendre le prix de la vie_». La dureté de cet homme (qui est
d'ailleurs un officier impeccable) fait souffrir Marschner jusqu'à
l'exaspération. Une hostilité furieuse s'amasse sourdement entre eux. A
la fin, au moment où elle va se faire jour, une mine éclate dans la
tranchée, où les deux hommes se regardent avec animosité. Elle les
ensevelit sous les décombres. Quand le capitaine revient à lui, il a le
crâne fracassé; mais il voit à quelques pas l'impitoyable lieutenant,
éventré, ses entrailles enroulées autour de lui. Ils échangent un
dernier regard.

_Et Marschner vit un visage presque inconnu, blême, triste, des yeux
effrayés, une expression douce, molle, plaintive, autour des lèvres,
avec une inoubliable résignation, tendre et douloureuse..._

«_--Il souffre!...» pensa Marschner. Ce fut comme un transport de joie
en lui. Et il mourut..._

_Der Kamerad_ (_Le Camarade_) est le journal d'un soldat à
l'hôpital,--affolé par les spectacles de la guerre, surtout par une
horrible vision de blessé qui agonise, un misérable à la face emportée
par un coup de harpon. L'image est à jamais gravée dans son cerveau.
Elle ne le quitte ni jour ni nuit; elle s'assied, se lève, mange, dort
avec lui: elle est «le Camarade». La description est hallucinante; et la
nouvelle contient les pages les plus violentes du livre contre les
meneurs de la guerre et les imposteurs de la presse.

_Heldentod_ (_Mort d'un héros_) représente l'agonie, à l'hôpital, du
premier lieutenant Otto Kadar. Il a le crâne brisé. Tandis que les
officiers du régiment, réunis, se faisaient jouer par un gramophone la
marche de Rakoczy, une bombe a fait explosion au milieu d'eux. Et le
mourant ne cesse de parler de la marche de Rakoczy. Il revoit le cadavre
d'un jeune officier, à la tête arrachée et portant, à la place, enfoncé
dans le cou, le disque du gramophone. Dans son délire, il imagine que
l'on a changé la tête à tous les soldats, à tous les officiers, à
lui-même, et qu'on l'a remplacée par des plaques de gramophones. C'est
pourquoi il est si facile de les mener à la boucherie! L'agonisant se
frappe furieusement, pour arracher la plaque et meurt. Sur quoi, le
vieux major dit avec emphase: «Il est mort en vrai Hongrois! avec la
marche de Rakoczy aux lèvres.»

_Heimkehr_ (_Le Retour_) raconte le retour au pays d'un blessé de la
guerre. Johann Bogdan, qui était le coq du village, y revient défiguré.
A l'hôpital on lui a refait le visage, avec des lambeaux de chair coupés
et greffés. Quand il se voit dans le miroir, il s'épouvante. Au village,
on ne le reconnaît plus. Seul, un bossu, qu'il méprise, l'humilie de sa
familiarité. Le pays est transformé. On y a installé une fabrique de
munitions. La promise de Bogdan, Marcsa, y travaille, et elle est
devenue la maîtresse du patron. Bogdan voit rouge; il tue le patron d'un
coup de couteau. Il est assommé aussitôt après.--On sent, dans cette
nouvelle, monter la révolution: elle s'empare, malgré lui, du cœur de
Bogdan qui était, de nature, foncièrement, stupidement conservateur.
Vision menaçante du retour des poilus de toutes les armées, qui se
vengent de ceux qui les ont envoyés à la mort en restant à l'arrière,
pour jouir et spéculer.

J'ai réservé pour la fin la troisième nouvelle, qui tranche sur les
autres par la sobriété de l'émotion: _Der Sieger_ (_Le Vainqueur_).
Ailleurs, le tragique se montre à nu, et saignant. Ici, il se recouvre
du voile de l'ironie. Il n'en est que plus redoutable. Sous le ton calme
du récit, la révolte frémit; l'âpre satire cloue les bourreaux au
pilori.

«_Le Vainqueur_», c'est S. E. le Oberkommandant d'armée, le célèbre
généralissime X, connu dans toute la presse sous le nom de: «Le
vainqueur de ***». Il est là, dans toute sa gloire, sur la grand' place
de la ville qui est le siège de l'Oberkommando, et où il est le maître
absolu: il peut tout faire et tout défaire. C'est l'heure de la musique.
Une belle après-midi d'automne. S. E. est à sa table de café, en plein
air, au milieu de brillants officiers et de dames élégantes. A soixante
kilomètres du front. Par son ordre absolu, défense est faite aux
médecins de laisser sortir les mutilés ou convalescents dont l'aspect
déplaisant pourrait troubler la satisfaction des bien portants: on les
consigne à l'hôpital, comme déprimants pour l'enthousiasme public.--La
nouvelle décrit les heures charmantes que passe, ce jour-là, S. E. Il
trouve la guerre une chose excellente: a-t-on jamais été plus gais! Et
quelle mine magnifique ont ces jeunes gens qui reviennent du front!
«Croyez-moi, le monde n'a jamais été aussi sain qu'aujourd'hui». Toute
la société abonde en ce sens et célèbre les effets bienfaisants de la
guerre. S. E. digère son heureuse fortune, ses titres, ses décorations,
récolte d'une seule année de guerre, après avoir croupi trente-neuf ans
dans la paix et la médiocrité. Un vrai miracle. Il est devenu un héros
national: il a son auto, son château, son maître-cuisinier, une chère
exquise, un train de maison seigneurial--et le tout, sans qu'il lui en
coûte un sou. Un seul point sombre: la pensée que ce conte de fées
pourrait disparaître brusquement comme il est venu, et le laisser choir
dans l'ignoble médiocrité. Si l'ennemi réussissait à forcer la ligne de
tranchées?... Mais non. Il se rassure. Tout va bien. La grande offensive
ennemie, annoncée depuis trois mois, déclenchée depuis vingt-quatre
heures, se heurte à un mur de fer.

«_Le réservoir humain_» est plein jusqu'à déborder. Deux cent mille
jeunes forts gaillards sont prêts à entrer dans la danse, jusqu'à ce
qu'ils y restent, dans une boue de sang et d'os... S. E. est interrompue
de son agréable rêverie par son aide-de-camp qui lui demande audience
pour le correspondant d'un important journal étranger. L'interview est
finement notée. Le général ne laisse pas parler le journaliste; il a ses
développements tout prêts:

«_Il parla d'un ton tranchant et assuré, avec de courtes pauses. Avant
tout, il rappela en les glorifiant ses braves soldats, célébra leur
courage, leur mépris de la mort, leurs actes sublimes au delà de tout
éloge. Alors, il exprima son regret de l'impossibilité où il était de
rendre à chacun de ces héros ce qui lui était dû et réclama de la
patrie--sur un ton plus élevé--une reconnaissance impérissable pour tant
de fidélité et de renoncement à soi. Il déclara, en désignant du doigt
l'épaisse forêt de ses décorations, que toutes les distinctions dont il
avait été l'objet étaient un hommage rendu à ses soldats. Enfin, il
glissa quelques mots d'éloges mesurés pour la valeur combative des
soldats ennemis et l'habileté de leur commandement; et il termina par
l'expression de son inébranlable confiance en la victoire finale_».

Quand le discours est clos, le général fait place à l'homme du monde:

«--Vous allez maintenant au front, _Herr Doctor_?» demande-t-il, avec un
sourire obligeant. Et il répond au «Oui» ravi du journaliste par un
soupir profond et mélancolique:

«_Heureux homme! Je vous envie. Voyez-vous, c'est le côté tragique dans
la vie du général d'aujourd'hui qu'il ne peut plus conduire lui-même ses
troupes au feu! Toute sa vie, il s'est préparé à la guerre, il est
soldat de corps et d'âme, et il ne connaît que par ouï-dire les
excitations du combat..._»

Naturellement, le reporter est enchanté de pouvoir montrer le tout
puissant guerrier dans le rôle sublime du renoncement.

Cette scène si confortable est dérangée par l'intrusion d'un capitaine
d'infanterie, au cerveau détraqué, qui s'est échappé de l'hôpital. S.
E., furieuse, se contraint à la bonhomie, et fait reconduire l'importun
en auto. Il tire de l'épisode quelques phrases touchantes sur
l'impossibilité d'agir où serait un général s'il voyait toute la misère
du combat. Et il esquive la dernière question du journaliste: «Pour
quand croyez-vous que nous puissions espérer la paix?» en le renvoyant
au Seigneur d'en face, celui qui est dans l'église,--le seul qui puisse
répondre.--Après quoi, S. E. fond sur l'hôpital comme un ouragan, lave
la tête au vieux médecin-chef et lui enjoint d'enfermer à clef tous ses
malades. Sa colère, un peu soulagée, se rallume au reçu d'un message du
front: un général de brigade lui décrit les effroyables pertes subies et
l'impossibilité de tenir sans envoi de renforts. Son Excellence, dans
les calculs de laquelle il entrait parfaitement que la brigade fût
exterminée, après avoir tenu le plus longtemps possible, s'indigne que
ses victimes aient des conseils à lui donner; et il intime à la brigade
la défense de se replier.--Enfin, la journée terminée, le grand homme
rentre en auto à son palais, remâchant encore avec fureur la sotte
question du journaliste: «Pour quand S. E. espère-t-elle la paix?»

«_Espérer!... Quel manque de tact!... Espérer la paix! Qu'est-ce qu'un
général a de bon à attendre de la paix? Un pékin ne peut-il pas
comprendre qu'un général commandant d'armée n'est vraiment commandant et
vraiment général que dans la guerre, et que dans la paix il n'est plus
rien qu'un Herr Professor au collet galonné?..._»

Le général grogne encore, quand l'auto s'arrêtant, pour fermer la capote
à cause de la pluie, S. E. entend au loin le crépitement des
mitrailleuses. Alors, ses yeux s'éclairent:

«--_Dieu merci! Il y a encore la guerre!_»......

       *       *       *       *       *

On a pu se rendre compte, par les extraits cités, de la puissance
d'émotion et d'ironie de l'œuvre. Elle brûle. C'est une torche de
souffrance et de révolte. Ses défauts comme ses qualités tiennent à
cette frénésie. L'auteur est un écrivain très maître de son art, mais il
ne l'est pas toujours de son cœur. Ses souvenirs sont des plaies
encore ouvertes. Il est possédé par ses visions. Ses nerfs vibrent comme
des cordes de violon. Ses analyses de sentiments sont presque toujours
des monologues trépidants. L'âme ébranlée ne peut plus trouver le repos.

On lui reprochera sans doute la place prépondérante que prend dans son
livre la douleur physique. Elle le remplit. Elle obsède l'esprit et les
yeux. C'est après avoir lu _Menschen im Krieg_ que l'on reconnaît
combien Barbusse a été sobre d'effets matériels. Si Latzko y recourt
avec insistance, ce n'est pas seulement qu'il est poursuivi par cette
hantise. Il _veut_ la communiquer aux autres. Il a trop souffert de leur
insensibilité.

C'est en effet la plus triste des expériences que nous devons à cette
guerre. Nous savions l'humanité bien bête, bien médiocre, bien égoïste:
nous la savions capable de bien des cruautés. Mais si dénué d'illusions
que l'on fût, nous ne nous doutions pas de sa monstrueuse indifférence
aux cris des millions de suppliciés. Nous ne nous doutions pas du
sourire sur les lèvres de ces jeunes fanatiques et de ces vieux enragés
qui, du haut des arènes, assistent sans se lasser à l'égorgement des
peuples, pour le plaisir, l'orgueil, les idées et les intérêts des
spectateurs. Tout le reste, tous les crimes, nous pouvions les admettre;
mais cette sécheresse de cœur, c'est le pire de tout, et l'on sent
que Latzko en fut bouleversé. Comme un des personnages, qui passe pour
malade parce qu'il ne peut oublier le spectacle des souffrances, il crie
au public apathique:

«_Malade!... Non. Malades, ce sont les autres. Malades sont ceux qui
rayonnent en lisant les nouvelles de victoires et de kilomètres conquis
sur des montagnes de cadavres,--ceux qui entre eux et l'humanité ont
tendu un paravent de drapeaux bariolés... Malade est celui qui peut
encore penser, parler, discuter, dormir, sachant que d'autres, avec
leurs entrailles dans les mains, rampent sur les mottes de terre, comme
des vers coupés en tronçons, pour crever à mi-chemin de l'ambulance,
tandis que là-bas au loin, une femme au corps brûlant rêve auprès d'un
lit vide. Malades sont tous ceux qui peuvent ne pas entendre gémir,
grincer, hurler, craquer, crever, se lamenter, maudire, agoniser, parce
qu'autour d'eux bruit la vie quotidienne... Malades sont les sourds et
aveugles, non moi. Malades sont les muets, dont l'âme ne chante pas la
pitié, ne crie pas la colère..._»[41]

Et c'est à les atteindre dans leur engourdissement, c'est de leur
appliquer sur la peau le fer rouge de la douleur que vise sa volonté. Il
s'est peint dans le capitaine Marschner de la deuxième nouvelle, qui, au
milieu de son troupeau égorgé, ne souffre de rien tant que de
l'indifférence cruelle de son lieutenant, et qui, près de mourir,
s'illumine d'un sourire de soulagement, quand il voit sur le dur visage
se poser l'ombre de la douleur,--de la douleur fraternelle...

«--Dieu soit loué! pense-t-il. Maintenant, ils savent ce que c'est que
souffrir!...»

«_Durch Mitleid wissend..._», comme chante le chœur mystique de
_Parsifal_...

Cette «_souffrance avec_» (_Mitleid_), cette «douleur qui unit», déborde
de l'œuvre d'Andréas Latzko.

15 novembre 1917.

    (_Les Tablettes_, Genève, décembre 1917.)



XIX

Vox Clamantis...

_Jeremias_, poème dramatique[42] de STEFAN ZWEIG


Après la stupeur glacée des premiers temps de la guerre, l'art mutilé
reverdit. Le chant irrésistible de l'âme jaillit de sa souffrance.
L'homme n'est pas seulement, comme il s'en vante, un animal qui raisonne
(ou plutôt, déraisonne); il est un animal qui chante; il ne peut pas
plus se passer de chant que de pain. L'épreuve actuelle le montre. Bien
que le manque général de liberté en Europe nous prive sans doute des
plus profondes musiques, des confessions les plus vraies, nous entendons
déjà par tous les pays de grandes voix. Les unes, venues des armées,
nous disent la lugubre épopée:--tels, _Le Feu_ de Henri Barbusse et les
déchirantes nouvelles de Andréas Latzko: _Menschen im Krieg_. D'autres
expriment la douleur et l'horreur de ceux qui, restés à l'arrière,
assistent à la tuerie sans y prendre part, et qui, n'agissant pas, sont
d'autant plus livrés aux tourments de la pensée:--ainsi, les poèmes
passionnés de Marcel Martinet (_Les Temps maudits_)[43] et de P. J.
Jouve: _Vous êtes des hommes_[44]; _Poème contre le grand crime_[45];
surtout son admirable _Danse des Morts_[46]. Moins sensibles aux
souffrances et plus préoccupés de comprendre, les romanciers anglais, H.
G. Wells (_Mr. Britling sees it through_) et Douglas Goldring (_The
Fortune_)[47], analysent avec loyauté les erreurs angoissantes qui les
entourent et auxquelles ils n'échappent point. Enfin, d'autres esprits,
se réfugiant dans le spectacle du passé, y retrouvent le même cercle de
maux et d'espérances,--le «Retour éternel».--Ils transposent leur
douleur sur un mode d'autrefois, ils l'ennoblissent ainsi et la
dépouillent de son aiguillon empoisonné. Du haut abri des siècles, l'âme
délivrée par l'art contemple les peines comme dans un rêve; et elle ne
sait plus si elles sont présentes ou passées. Le _Jeremias_ de Stefan
Zweig est le plus bel exemple que je connaisse, en notre temps, de cette
auguste mélancolie, qui sait voir par delà le drame sanglant
d'aujourd'hui l'éternelle tragédie de l'Humanité.

Ce n'est pas sans combats qu'on arrive à ces régions sereines. Ami de
Zweig avant la guerre et resté son ami, j'ai été le témoin des
souffrances subies par ce libre esprit européen, que la guerre
écartelait dans ce qu'il avait de plus cher, dans sa foi artistique et
humaine: elle le dépouillait de toute raison de vivre. Les lettres que
j'ai reçues pendant la première année de guerre, dévoilent avec une
beauté tragique ses déchirements désespérés. Peu à peu cependant,
l'immensité de la catastrophe, la communion avec la peine universelle,
ont fait rentrer en lui le calme qui se résigne au destin, parce qu'il
voit que le destin mène à Dieu, qui est l'union des âmes. Israélite de
race, il a puisé dans la Bible son inspiration. Il n'avait pas de
difficulté à y trouver des exemples pareils de démence des peuples,
d'écroulement des empires, et d'héroïque patience. Une figure l'attira
surtout: celle du grand Précurseur, le Prophète, outragé, de la paix
douloureuse qui fleurit sur les ruines--Jérémie.

Il lui a consacré un poème dramatique, dont je vais donner l'analyse,
avec de larges extraits. Neuf tableaux en une prose mêlée de vers libres
ou réguliers, suivant que la passion s'exalte ou se maîtrise. La forme
est ample et oratoire; les développements de la pensée, majestueusement
balancés, gagneraient peut-être à des raccourcis, qui laissent à
l'expression plus d'imprévu. Le peuple tient une place capitale dans
l'action. Ses répliques s'entrecroisent, heurtées, contradictoires; à la
fin, elles s'unissent en des chœurs aux strophes ordonnées, que
gouverne la pensée du prophète, gardien d'Israël. Le poète a su éviter
également l'archaïsme et l'anachronisme. Nous retrouvons nos
préoccupations actuelles dans cette épopée de la ruine de Jérusalem,
mais à la manière dont les croyants des siècles derniers découvraient
quotidiennement dans leur Bible, la lumière qui éclairait leur route,
aux heures d'indécision: _Sub specie aeternitatis_.

«Jérémie est notre prophète, me disait Stefan Zweig, il a parlé pour
nous, pour notre Europe. Les autres prophètes sont venus à leur temps:
Moïse a parlé et a agi. Christ est mort et a agi. Jérémie a parlé en
vain. Son peuple ne l'a pas compris. Son temps n'était pas mûr. Il n'a
pu qu'annoncer et pleurer les ruines. Il n'a rien empêché. Ainsi, de
nous».

Mais il est des défaites plus fécondes que des victoires, et des
douleurs plus lumineuses que des joies. Le poème de Zweig le montre
avec grandeur. Au dénouement du drame, Israël écrasé, quittant sa ville
en ruines, pour les chemins de l'exil, va à travers les temps, plein
d'une joie intérieure qu'il n'avait jamais connue, et fort de ses
sacrifices, qui lui ont rendu conscience de sa mission.

       *       *       *       *       *

La scène I montre «_L'éveil du prophète_».--Une nuit de premier
printemps. Tout est calme. Jérémie, réveillé en sursaut par une vision
de Jérusalem en flammes, monte sur la terrasse qui domine sa maison et
la ville. Il est «empoisonné» de rêves, possédé par la tourmente future,
tandis que la paix l'entoure. Il ne comprend pas la force sauvage qui
gronde en lui, il sait qu'elle vient de Dieu, et il attend son ordre,
anxieux, halluciné. La voix de sa mère qui l'appelle lui semble celle de
Dieu. Devant sa mère épouvantée, il prophétise la ruine de Jérusalem.
Elle le supplie de se taire, elle s'irrite de ses paroles comme d'un
sacrilège; et, pour lui fermer la bouche, elle le maudit d'avance s'il
répand au dehors ses sinistres songes. Mais Jérémie ne s'appartient
plus. Il suit le Maître invisible.

La scène II s'intitule «_L'attente_».

Sur la grande place de Jérusalem, devant le Temple et le palais du roi,
le peuple acclame les envoyés égyptiens, qui sont venus marier au roi
Zedekia une fille de Pharaon et contracter alliance contre les
Chaldéens. Abimelek le général, Pashur le grand prêtre, et Hananja, le
prophète officiel, qui met ses faux oracles au service des passions
populaires, surexcitent la foule. Un des plus violents à réclamer la
guerre est le jeune Baruch. Jérémie s'oppose au courant furieux. Il
condamne la guerre. Aussitôt on l'accuse d'être acheté par l'or de
Chaldée. Le faux prophète Hananja célèbre «la sainte guerre, la guerre
de Dieu».

--«_Ne mêle pas le nom de Dieu à la guerre_, dit Jérémie. _Ce n'est pas
Dieu qui conduit la guerre, ce sont les hommes. Sainte n'est aucune
guerre, sainte n'est aucune mort, sainte est seulement la vie_».

--«_Tu mens, tu mens!_ crie le jeune Baruch, _la vie nous est donnée
uniquement pour nous sacrifier à Dieu..._».

Le peuple est exalté par l'espoir de la victoire facile. Une femme
crache sur le pacifiste Jérémie. Jérémie la maudit:

--«_Malédiction sur l'homme qui court après le sang! Mais sept fois
malédiction sur les femmes avides de la guerre, elle mangera le fruit de
leur corps..._»

Sa violence effraie. On le somme de se taire. Il refuse: car Jérusalem
est en lui. Et Jérusalem ne veut pas mourir. «_Les murailles de
Jérusalem se dressent en mon cœur, et elles ne veulent pas tomber...
Sauvez la paix!_».

La foule incertaine subit malgré elle le frisson de ses paroles, quand
reparaît, brûlant de colère, le général Abimélek. Il sort du Conseil du
Roi, qui s'est prononcé à la majorité contre l'alliance avec l'Egypte.
Dans son indignation, il jette son épée. La jeunesse d'Israël, par la
voix de Baruch, le salue comme un héros national. Le grand prêtre le
bénit. Le prophète démagogue Hananja soulève le peuple et le lance
contre le palais, afin d'arracher au roi la déclaration de guerre.
Jérémie barre le passage à la foule hurlante. Il est renversé. Le jeune
Baruch le frappe de son épée. La foule passe.

Mais Baruch atterré reste devant sa victime. Il essuie le sang qui coule
de la blessure, il demande pardon. Jérémie, relevé par lui, ne songe
qu'à rejoindre le peuple déchaîné, pour lui crier la parole de paix.
Cette force inébranlable stupéfie Baruch; il prenait pour un lâche celui
qui méprise l'action et qui prêche la paix.

--«_Penses-tu_, dit Jérémie, _que la paix ne soit pas une action et
l'action de toutes les actions? Jour par jour, tu dois l'arracher de la
gueule des menteurs et du cœur de la foule. Tu dois rester seul
contre tous... Ceux qui veulent la paix sont dans un éternel combat_».

Baruch est subjugué:

--«_Je crois en toi: car j'ai vu ton sang versé pour ta parole_».

En vain Jérémie l'écarte; il se fait scrupule de l'associer à ses rêves
et à ses épouvantements. Baruch s'attache à ses pas; et sa foi brûlante
s'ajoute à celle de Jérémie et la redouble.

JÉRÉMIE: «_Tu crois en moi, quand moi-même je crois à peine en mes
rêves... Tu as fait jaillir mon sang, et versé ta volonté dans la
mienne..... Tu es le premier qui croie en moi, le premier-né de ma foi,
le fils de mon angoisse..._».

Avec des cris de joie, le peuple revient sur la place, il est heureux:
il a la guerre! Dans un cortège de fête, le roi paraît, sombre, et
l'épée nue. Hananja danse devant, comme David. Jérémie crie au roi:
«Jette l'épée, sauve Jérusalem! La paix! La paix de Dieu!» Ses paroles
sont couvertes par les clameurs. Il est rejeté du chemin. Le roi
pourtant a entendu; il s'arrête, et cherche des yeux celui qui a crié;
puis il reprend sa marche et monte au temple, avec l'épée.


Scène III: «_Le Tumulte_»

La guerre a commencé. La foule attend les nouvelles. Elle bavarde, elle
happe au vol les paroles qui lui plaisent, ou bien elle les transforme
au gré de ses désirs; et, voulant la victoire, elle l'imagine accomplie.
Avec un art très souple, Zweig montre comment une rumeur vague se
propage dans l'âme hallucinée de la multitude et devient instantanément
plus certaine que la vérité. On se communique, de bouche en bouche, tous
les détails, les chiffres de la fausse victoire. Le prophète
défaitiste, Jérémie, est bafoué. A l'oiseau de malheur, on apprend que
les Chaldéens sont écrasés et que leur roi Nabukadnézar est tué.
Jérémie, d'abord muet de saisissement, remercie Dieu de ce qu'il a
tourné en dérision ses lugubres prophéties. Puis, devant la stupide
arrogance du peuple, qui s'enivre grossièrement de la victoire, sans que
l'épreuve lui ait rien appris, il le flagelle de nouvelles menaces:

--«_Votre rire durera peu... Dieu le déchirera comme un rideau... Déjà,
le messager court, le messager du malheur, il court, il court; ses pas
se précipitent vers Jérusalem. Déjà, déjà, le voici proche, le messager
de l'effroi, le messager de l'épouvante, déjà le messager est
proche..._»

Et voici le messager hors d'haleine! Avant qu'il ait parlé, Jérémie
tremble d'effroi... «L'ennemi est victorieux. Les Egyptiens ont traité
avec lui. Nabukadnézar marche sur Jérusalem»... La foule crie
d'épouvante. Au nom du roi, un héraut appelle aux armes. Et Jérémie, le
visionnaire trop véridique, autour duquel le peuple effrayé fait le
vide, supplie Dieu vainement de le convaincre de mensonge.


Scène IV: «_La veille sur les remparts_»

La nuit, au clair de lune. Sur les murs de Jérusalem. L'ennemi est au
pied. Au loin, Samarie brûle, Gilgal brûle. Deux sentinelles dialoguent;
l'une, soldat de métier, ne voit et ne veut pas voir plus loin que sa
consigne; l'autre, qui semble un de nos frères d'aujourd'hui, s'efforce
de comprendre, et son cœur est accablé:

--«_Pourquoi Dieu jette-t-il les peuples les uns contre les autres? N'y
a-t-il pas assez d'espace sous le ciel? Qu'est-ce que les peuples?...
Qu'est-ce qui met la mort entre les peuples? Qu'est-ce qui sème la
haine, quand il y a tant de place pour la vie et tant de pâture pour
l'amour? Je ne comprends pas, je ne comprends pas... Dieu ne peut
vouloir ce crime. Il nous a donné la vie pour vivre... La guerre ne
vient pas de Dieu. D'où peut-elle venir?_»

Il pense que s'il pouvait causer avec un Chaldéen, ils s'entendraient.
Pourquoi ne causeraient-ils pas? Il a envie d'en appeler un, de lui
tendre la main. L'autre soldat s'indigne:

--«_Tu ne feras pas cela. Ils sont nos ennemis, nous devons les haïr._»

--«_Pourquoi dois-je les haïr, si mon cœur ne sait pourquoi?_»

--«_Ils ont commencé la guerre, ils ont été les aggresseurs._»

--«_Oui, on dit cela à Jérusalem; mais peut-être dit-on de même à Babel.
Si on causait ensemble, on l'éclaircirait peut-être... Qui servons-nous,
avec leur mort?_»

--«_Nous servons le roi et notre Dieu._»

--«_Mais Dieu a dit, et il est écrit: Tu ne tueras point._»

--«_Il est aussi écrit: Œil pour œil, dent pour dent._»

--«(Soupirant). _Il y a beaucoup de choses écrites. Qui peut tout
comprendre?_»

Il continue à se lamenter tout haut. L'autre lui enjoint de se taire.

--«_Comment ne pas questionner, comment être sans inquiétude, à cette
heure? Sais-je où je suis et combien de temps encore je veille?...
Comment ne pas questionner sur ma vie, tandis que je suis en vie?...
Peut-être la mort est déjà en moi, qui questionne, et ce n'est déjà plus
la vie..._»

--«_Ça ne sert à rien, qu'à tourmenter_».

--«_Dieu nous a donné un cœur, pour qu'il se tourmente_».

Jérémie et Baruch paraissent sur les remparts. Jérémie se penche et
regarde. Tout ce qu'il voit maintenant, ces feux, ces tentes
innombrables, cette première nuit de siège, il l'a déjà rêvé. Pas une
étoile au ciel qu'il n'ait vue, à cette place. Il ne peut plus nier que
Dieu ne l'ait élu. Il faut donc qu'il parle au roi, car il connaît le
dénouement, et déjà il le voit, il le décrit en vers hallucinés.

Le roi Zedekia, qui, plein d'appréhension, fait sa ronde avec Abimélek,
entend la voix de Jérémie, et il reconnaît celui qui voulut le retenir
au seuil de la déclaration de guerre. Il l'écouterait à présent, si
c'était à refaire. Jérémie lui dit qu'il n'est jamais trop tard pour
demander la paix. Zedekia ne veut pas faire les premières démarches. Si
on le repoussait?

--«_Heureux ceux qu'on repousse pour la justice!_»

Et si on se rit de lui?

--«_Mieux vaut avoir derrière soi le rire des sots que les pleurs des
veuves._»

Zedekia refuse. Plutôt mourir que s'humilier! Jérémie le maudit et
l'appelle assassin de son peuple. Les soldats veulent le jeter par
dessus les murs. Zedekia les en empêche. Son calme, sa mansuétude,
troublent Jérémie, qui le laisse partir sans un nouvel effort pour le
sauver. L'heure décisive est perdue. Jérémie s'accuse de faiblesse, il
sent son impuissance, et il s'en désespère: il ne sait que crier et
maudire; il ne sait pas faire le bien. Baruch le console et, à sa
suggestion, décide de descendre des murs dans le camp des Chaldéens,
pour parler à Nabukadnézar.


Scène V: «_L'épreuve du prophète_»

La mère de Jérémie se meurt. La malade ne sait rien de ce qui se passe
au dehors. Depuis qu'elle a chassé son fils, elle souffre et l'attend.
Tous deux sont fiers, et aucun ne veut faire le premier pas. Le vieux
serviteur Achab a pris sur lui de faire chercher Jérémie. La malade
s'éveille, appelle son fils. Il paraît; il n'ose s'approcher, à cause de
la malédiction qui pèse sur lui. Sa mère lui tend les bras. Ils
s'embrassent. Un tendre dialogue en vers dit leur amour, leur douleur.
La mère se réjouit de retrouver son fils et le croit convaincu de son
erreur passée, du mensonge de ses visions. «Elle le savait bien,
dit-elle, jamais, jamais l'ennemi n'assiègera Jérusalem». Jérémie ne
peut cacher son trouble. Elle s'en aperçoit, s'inquiète, s'agite,
questionne, devine: «La guerre est dans Israël!» L'épouvante la saisit,
elle veut quitter son lit. Jérémie essaie de la calmer. Elle lui demande
de jurer qu'il n'y a aucun ennemi, aucun danger. Les serviteurs,
présents à la scène, soufflent à Jérémie: «Jure! Jure!» Jérémie ne peut
pas mentir. La mère meurt dans l'effroi. Et à peine a-t-elle expiré, que
Jérémie jure le mensonge. Mais il est trop tard. Et les témoins chassent
avec indignation le fils sans pitié qui a tué sa mère. Une foule hostile
veut le lapider. Le grand prêtre le fait jeter en prison, pour
bâillonner ses prophéties. Jérémie acquiesce à la condamnation. Il veut
vivre dans la nuit, il a hâte d'être délivré de ce monde, d'être le
frère des morts.


Scène VI: «_Voix de minuit_»

Dans la chambre du roi.--Zedekia, à sa fenêtre, regarde la ville au
clair de lune. Il envie les autres rois qui peuvent s'entretenir avec
leurs dieux, ou qui, par des devins, connaissent leur volonté: «C'est
terrible d'être le serviteur d'un Dieu, qui se taît toujours, que
personne n'a vu». Il doit donner conseil; mais lui, qui le conseillera?

Cependant, voici ses cinq conseillers intimes qu'il a fait appeler:
Pashur, le prêtre; Hananja, le prophète; Imri, l'ancien; Abimelech, le
général; Nachum, le publicain. Depuis onze mois, Jérusalem est
assiégée. Aucun secours ne vient. Que faire? Tous s'accordent pour
tenir. Seul, Nachum est sombre: il n'y a plus de provisions que pour
trois semaines. Zedekia demande ce qu'ils penseraient de l'ouverture de
négociations avec Nabukadnézar. Ils s'y opposent, sauf Imri et Nachum.
Le roi dit qu'un envoyé de Nabukadnézar est déjà venu. On le fait
appeler. C'est Baruch. Il énonce les propositions des Chaldéens:
Nabukadnézar, admirant la résistance des Juifs, consent à leur laisser
la vie, s'ils ouvrent leurs portes; il ne veut que l'humiliation de
Zedekia, qui fut roi par sa grâce et qui doit, par sa grâce, le
redevenir, après avoir expié. Que Zedekia se courbe devant lui, aille au
devant du vainqueur, le joug au cou et la couronne en main! Zedekia
s'indigne, et Abimélech le soutient. Les autres, qui se trouvent quittes
à bon compte, lui montrent la grandeur du sacrifice. Zedekia, accablé,
consent, en abandonnant la couronne à son fils.--Mais Nabukadnézar a
d'autres exigences: il veut voir Celui qui est le Maître d'Israël; il
veut entrer dans le Temple. Pashur et Hananja se révoltent contre cette
prétention sacrilège. On vote; et par suite de l'abstention d'Abimelech,
qui est fait, dit-il, pour agir et non pour délibérer, les voix se
partagent également, pour et contre. Celle du roi doit trancher. Il
demande qu'on le laisse seul, pour méditer. Il serait près de consentir
aux conditions des Chaldéens, quand Baruch lui avoue que c'est sous
l'inspiration de Jérémie qu'il est allé supplier Nabukadnézar, en faveur
de la paix. Zedekia sursaute de colère, à ce nom qu'il voulait étouffer.
Jérémie a beau être emprisonné, sa pensée continue d'agir et de crier:
«Paix!». L'orgueil exaspéré du roi se refuse à céder devant l'ascendant
du prophète. Il renvoie Baruch aux Chaldéens, avec une réponse
insultante. Mais à peine Baruch est-il parti, que Zedekia le regrette.
En vain essaie-t-il de dormir. La voix de Jérémie remplit sa pensée et
le silence de la nuit. Il le fait venir, il lui parle avec calme des
propositions de Nabukadnézar, comme si elles n'étaient pas encore
repoussées; il cherche à obtenir de lui son assentiment au parti qu'il a
choisi; il voudrait ainsi apaiser sa conscience. Mais le prophète lit
dans ses plus secrètes pensées. Il gémit sur Jérusalem. Bientôt la
frénésie s'empare de lui, en décrivant la destruction; il prédit à
Zedekia son châtiment: le roi aura les yeux crevés, après avoir vu tuer
ses trois fils. Zedekia, furieux, puis atterré, se jette sur son lit, en
pleurant et criant: «Pitié!» Jérémie ne s'interrompt pas, jusqu'à la
malédiction finale. Alors, il s'éveille de son extase farouche, brisé
comme sa victime. Zedekia, sans colère, sans révolte, reconnaît
maintenant la puissance du prophète: il croit en lui, il croit en ses
prédictions affreuses:

«_Jérémie, je n'ai pas voulu la guerre. J'ai dû la déclarer, mais
j'aimais la paix. Et je t'aimais, parce que tu la célébrais. Ce n'est
pas d'un cœur léger que j'ai pris les armes.. J'ai beaucoup souffert,
sois en témoin, quand le temps sera venu. Et sois auprès de moi, si ta
parole s'accomplit_».

JÉRÉMIE:--«_Je serai auprès de toi, mon frère Zedekia_».

Il s'en va. Le roi le rappelle:

--«La mort est sur moi, et je te vois pour la dernière fois. Tu m'as
maudit, Jérémie. Maintenant, bénis-moi, avant que nous nous séparions».

JÉRÉMIE:--«_Le Seigneur te bénisse et te protège sur tous tes chemins!
Qu'Il fasse luire sur toi son visage et te donne la paix!_»

ZEDEKIA: (comme en un rêve):--«_Et qu'Il nous donne la paix!_»


Scène VII: «_La détresse suprême_»

C'est le matin suivant, sur la place du Temple. La foule affamée réclame
du pain, assiège le palais, menace Nachum l'accapareur. Abimelech, pour
le dégager, lance ses soldats contre le peuple. Au milieu de l'émeute,
une voix crie que les ennemis ont forcé une des portes. Le peuple pousse
des cris d'épouvante, maudit le roi, les prêtres, les prophètes. Il se
souvient de Jérémie, qui seul a prédit la vérité; il n'espère plus qu'en
lui; il le délivre de sa prison, il le porte en triomphe, en l'appelant:
«Saint! Maître! Samuel! Elie!... Sauve-nous!»--Jérémie, sombre, ne
comprend pas d'abord. Quand il entend accuser le roi d'avoir vendu son
peuple, il dit: «Ce n'est pas vrai!»

--«_Ils nous ont sacrifiés_, dit la foule. _Nous voulions la paix._»

--«_Trop tard!... Pourquoi rejetez-vous votre faute sur le roi? Vous
avez voulu la guerre._»

--«_Non_, crie la foule. _Pas moi!... Non!... Pas moi!... C'est le
roi... Pas moi!... Aucun de nous!_»

--«_Vous l'avez tous voulue, tous, tous! Vos cœurs sont changeants...
Ceux qui crient maintenant: la paix! je les ai entendus hurler pour la
guerre... Malheur à toi, peuple! Tu flottes à tous les vents. Vous avez
forniqué avec la guerre. Maintenant, portez son fruit! Vous avez joué
avec l'épée. Maintenant, goûtez-en le tranchant!_»

La foule, épeurée, réclame du prophète un miracle. Jérémie refuse. Il
répète: «_Courbez-vous!... Que tombe Jérusalem, si Dieu le veut, que
tombe le Temple, que soit exterminé Israël et son nom éteint!...
Courbez-vous!_»

Le peuple l'appelle traître. Jérémie est pris d'une extase nouvelle.
Dans des transports d'amour et de foi qui appellent la souffrance
infligée par la main aimée, il bénit l'épreuve, le feu, la mort,
l'opprobre, l'ennemi. Le peuple crie: «Lapidez-le! Crucifiez-le!»--Jérémie
étend les bras en croix; affamé de martyre, il prophétise le Crucifié;
il veut l'être. Il le serait, si des fuyards ne se ruaient sur la place,
criant: «Les murailles sont tombées, l'ennemi est dans la ville!»--La
foule se précipite au Temple.


Scène VIII: «_Le tournant_» (_Die Umkehr_)

Dans l'ombre d'une vaste crypte, une foule est prostrée. Ça et là, des
groupes se pressent autour d'un vieillard qui lit l'Ecriture. A l'écart,
immobile et comme pétrifié, Jérémie.--C'est la nuit qui a suivi la prise
de Jérusalem. Tout est mort et détruit; les tombeaux sont violés, le
Temple profané; tous les nobles sont tués, sauf le roi qui a été
supplicié. Jérémie crie d'effroi, quand il apprend que ses prédictions
sont réalisées. On s'écarte de lui, comme d'un maudit qui porte la
malédiction. En vain se défend-t-il avec angoisse du mal qu'on lui
attribue:

--«_Je ne l'ai pas voulu! Vous ne pouvez pas m'accuser, le mot est sorti
de moi, comme le feu de la pierre; ma parole n'est pas ma volonté; la
Force est au-dessus de moi, Lui, Lui, le Terrible, l'Impitoyable! Je ne
suis que son instrument, son souffle, le valet de sa méchanceté... Oh!
malheur sur les mains de Dieu! Celui qu'il saisit, le Terrible, Il ne le
lâche plus... Oh! qu'il m'affranchisse! Je ne veux plus porter ses
paroles, je ne veux plus, je ne veux plus..._».

Des sonneries de trompes, au dehors, annoncent la volonté de
Nabukadnézar: la ville doit disparaître de terre; une nuit est donnée
aux survivants pour enterrer les morts, puis ils seront traînés en
captivité. Le peuple se désole, refuse de partir. Seul, un blessé qui
souffre veut vivre, vivre! Une jeune femme lui fait écho: elle ne veut
pas aller dans le froid, dans la mort. Tout supporter, tout souffrir,
mais vivre!--Des disputes s'élèvent dans la foule. Les uns disent qu'on
ne peut quitter la terre où est Dieu. Les autres, que Dieu est parti.
Jérémie, désespéré, crie:

--«_Il n'est nulle part! Ni au ciel, ni sur la terre, ni dans les âmes
des hommes!_»

Ses paroles sacrilèges soulèvent l'horreur. Il continue:

--«_Qui a péché contre Lui, sinon Lui-même? Il a rompu son Alliance...
Il se renie Lui-même..._»

Jérémie rappelle tous les sacrifices qu'il a faits pour Dieu: sa maison,
sa mère, ses amis, il a tout laissé, tout perdu; il a été entièrement
sien; il a servi, parce qu'il espérait qu'il détournerait le malheur; il
a maudit, parce qu'il espérait que la malédiction tournerait en
bénédiction; il a prophétisé, parce qu'il espérait qu'il mentait et que
Jérusalem serait sauvée. Mais il a prophétisé la vérité, et c'est Dieu
qui a menti. Il a servi fidèlement l'Infidèle. Maintenant, il se refuse
à servir davantage. Il se sépare de Dieu, qui hait, pour aller à ses
frères qui souffrent. «_Car je te hais, Dieu, et je n'aime qu'eux._»

La foule le frappe, veut lui fermer la bouche, car elle le croit
dangereux. Il se jette à genoux, en demandant pardon de son orgueil, de
ses imprécations, il ne veut plus être que le plus humble serviteur de
son peuple. Mais il est repoussé de tous comme un blasphémateur.

A ce moment, on frappe violemment à la porte. Trois envoyés de
Nabukadnézar se prosternent devant Jérémie. Nabukadnézar, qui l'admire,
veut faire de lui le chef de ses mages. Jérémie refuse, en termes
hautains. Et, s'échauffant peu à peu, il prophétise la chute de
Nabukadnézar: son heure est proche. Avec une jubilation sauvage, il le
couvre de malédictions.

--«_Il est réveillé, le vengeur, il vient, il approche; terribles sont
ses poings... Nous sommes ses enfants, ses premiers-nés. Il nous a
châtiés, mais il aura pitié de nous. Il nous a renversés, mais Il nous
relèvera..._»

Les envoyés Chaldéens s'enfuient, terrifiés. Le peuple entoure Jérémie
et l'acclame. Ils boivent ses paroles enivrées. Dieu parle par sa
bouche. Il déroule devant leurs yeux la vision de la Jérusalem nouvelle,
vers qui accourent les dispersés, de tous les points de la terre. La
paix resplendit sur elle. Paix du Seigneur, paix d'Israël. Avec des cris
de transport, le peuple qui se voit déjà aux jours du retour, embrasse
les pieds et les genoux de Jérémie. Le prophète s'éveille de son extase.
Il ne sait plus ce qu'il a dit. Il se sent pénétré de l'amour de ceux
qui l'entourent; il se défend contre leur enthousiasme, que surexcite
encore une guérison miraculeuse. Le vrai miracle, dit-il, c'est qu'il a
maudit Dieu et que Dieu l'a béni; Dieu lui a arraché son cœur dur et
a mis, à la place, un cœur compatissant, pour partager toute
souffrance et en comprendre le sens. Comme il a été long à le trouver, à
vous trouver, mes frères! Plus de malédictions! «_Sombre est notre
destin; mais ayons confiance, car merveilleuse est la vie, sainte est la
terre. Je veux embrasser dans mon amour ceux que j'ai attaqués dans ma
colère_». Il fait une prière d'actions de grâces, il bénit la mort et la
vie. Baruch le supplie de porter le bienfait de sa parole au peuple
assemblé sur la place. Jérémie s'y dispose. «_J'ai été le consolé de
Dieu; maintenant, je veux être le consolateur_». Il veut bâtir dans les
cœurs l'éternelle Jérusalem.--Le peuple le suit, en l'appelant le
«constructeur de Dieu».


Scène IX: «_La route éternelle_»

C'est la grande place de Jérusalem, comme au second tableau, mais après
la destruction. Clair-obscur d'une nuit de lune à demi-voilée. Dans
l'ombre, on voit des chariots, des mulets, des groupes prêts à partir.
Des voix s'appellent et se comptent. Le peuple est confus et sans guide.
Le malheureux Zedekia, aveugle, maudit de tous, est laissé à l'écart. On
entend venir des chants. C'est le cortège de Jérémie. Le prophète parle
au peuple incrédule et hostile; il le console, il lui révèle sa mission
divine: son héritage est la douleur; il est le peuple de souffrance
(_Leidensvolk_), mais le peuple de Dieu (_Gottesvolk_). Heureux les
vaincus, heureux ceux qui ont tout perdu, pour trouver Dieu! Gloire à
l'épreuve!--Du sein du peuple exalté, s'élèvent des chœurs, célébrant
les épreuves anciennes: Mizraïm, Moïse... Ils se divisent en des groupes
de voix: graves, claires, jubilantes. Toute l'épopée d'Israël défile
dans ces chants, que Jérémie dirige comme un attelage. Le peuple, peu à
peu enivré, veut souffrir, partir pour l'exil, et demande à Jérémie de
le conduire. Jérémie se prosterne devant le misérable Zedekia, repoussé
par la foule. Zedekia croit qu'il le tourne en dérision.

--«_Tu es devenu le roi de la souffrance, et jamais tu n'as été plus
royal_, dit Jérémie... _Oint de l'épreuve, conduis-nous! Toi qui ne vois
plus que Dieu, toi qui ne vois plus la terre, guide ton peuple!_»

Et s'adressant au peuple, il lui montre le guide envoyé par Dieu, le
«_couronné de douleur_» (_Schmerzengekrônte_). Le peuple s'incline
devant le roi abattu.

Le jour paraît. La trompette sonne. Jérémie, du haut des marches du
Temple, appelle Israël au départ... Qu'ils remplissent leurs yeux de la
patrie, pour la dernière fois! «Buvez les murs, buvez les tours, buvez
Jérusalem!»--Ils se prosternent et baisent la terre, dont ils prennent
une poignée. Puis, s'adressant au «_peuple errant_» (_Wandervolk_),
Jérémie lui dit de se relever, de laisser les morts qui ont la paix, et
de ne plus regarder derrière lui, mais devant, au loin, les chemins du
monde. Ils sont à lui. Un dialogue passionné s'entrecroise entre le
prophète et son peuple:--«Reverront-ils Jérusalem?»--«Qui croit, il voit
toujours Jérusalem.»--«Qui la rebâtira?»--«L'ardeur du désir, la nuit de
la prison, et la souffrance qui instruit.»--«Et sera-t-elle
durable?»--«Oui, les pierres tombent, mais ce que l'âme bâtit dans la
souffrance dure l'éternité».

La trompette sonne, pour la seconde fois. Le peuple maintenant brûle de
partir. Le cortège immense s'organise, en silence. En tête, le roi,
porté dans une litière. Puis, les tribus. Elles chantent en marchant,
avec la joie sérieuse du sacrifice. Ni hâte ni lenteur. Un infini qui
marche. Les Chaldéens les regardent passer avec étonnement. L'étrange
peuple, que nul ne comprend, dans ses abattements ni dans ses espoirs!

Chœur des Juifs: «_Nous cheminons à travers les peuples, nous
cheminons à travers les temps, par les routes infinies de la souffrance.
Eternellement. Nous sommes éternellement vaincus... Mais les villes
tombent, les peuples disparaissent, les oppresseurs s'écroulent dans la
honte. Nous cheminons, par les éternités, vers la patrie, vers
Dieu..._».

Les Chaldéens: «_Leur Dieu? Ne l'avons-nous pas vaincu?..... On ne peut
pas vaincre l'invisible. On peut tuer les hommes, mais non le Dieu qui
vit en eux. On peut faire violence à un peuple, jamais à son esprit_».

La trompette sonne, pour la troisième fois. Le soleil éclatant illumine
le défilé du peuple de Dieu, qui commence «sa marche à travers les
siècles».

       *       *       *       *       *

C'est ainsi qu'un artiste au grand cœur donne l'exemple de la liberté
suprême de l'esprit. D'autres attaquent de front les folies et les
crimes d'aujourd'hui; aux prises avec la Force qui les meurtrit, leur
âpre parole de révolte s'ensanglante aux obstacles et cherche à les
briser. Ici, l'âme pacifiée voit passer devant elle le flot tragique du
présent; et elle ne s'en irrite, ni ne s'en tourmente plus, car elle
domine le cours entier du fleuve; elle s'assimile ses forces séculaires
et le calme destin qui l'achemine à l'éternel.

    20 novembre 1917.

(Ecrit pour la revue: _Cœnobium_, de Lugano, dirigée par Enrico
Bignami).



XX

Un Grand Européen: G.-F. Nicolaï[48]


I

La guerre a fait plier les genoux à l'art et à la science. L'un s'est
fait son flagorneur, et l'autre sa servante. Bien peu d'esprits ont
résisté. Dans l'art, quelques œuvres seulement, de sombres œuvres
françaises, ont fleuri du sol sanglant. Dans la science, l'œuvre la
plus haute qui ait émergé de ces trois criminelles années est celle d'un
vaste et libre esprit allemand, G.-F. Nicolaï. Je vais tâcher d'en
donner un aperçu.

Elle est comme le symbole de l'invincible Liberté, que toutes les
tyrannies de cet âge de violence veulent en vain bâillonner: car elle a
été écrite dans une prison, mais les murailles n'ont pu être assez
épaisses pour empêcher de passer cette voix qui juge les oppresseurs, et
qui leur survivra.

Le docteur Nicolaï, professeur de physiologie à l'Université de Berlin
et médecin de la maison impériale, se trouvait, quand la guerre éclata,
en plein foyer de la folie qui s'empara de l'élite de son peuple. Il n'y
céda point. Il osa plus: il y tint tête. Au manifeste des 93
intellectuels, paru au commencement d'octobre 1914, il opposa, dès le
milieu d'octobre, un contre-manifeste, un _Appel aux Européens_, que
contresignèrent deux autres célèbres professeurs de l'Université de
Berlin, le génial physicien Albert Einstein et le président du Bureau
international des poids et mesures, Wilhelm Fœrster (le père du prof.
Fr. W. Fœrster). N'ayant pu faire paraître cet appel, faute de réunir
les adhésions espérées, Nicolaï le reprit, pour son compte personnel, en
une série de cours qu'il voulut faire sur la guerre, dans le semestre
d'été 1915. Il risquait ainsi, en claire conscience réfléchie, sa
position sociale, ses honneurs, ses dignités académiques, son bien-être,
ses amitiés, pour accomplir son devoir de penseur véridique. Il fut
arrêté, emprisonné à la forteresse de Graudenz; et c'est là qu'il
rédigea, sans aides, presque sans livres, _La Biologie de la Guerre_,
l'œuvre admirable, dont le manuscrit réussit à passer en Suisse, où
l'éditeur Orell-Füssli, de Zurich, vient d'en publier la première
édition allemande. Les circonstances où cet ouvrage a pris naissance ont
un caractère mystérieux et héroïque, qui rappelle les temps où
l'Inquisition de l'Eglise romaine opprimait la pensée de Galilée.
L'Inquisition des Etats d'Europe et d'Amérique n'est pas moins
écrasante, dans le monde d'aujourd'hui; mais plus ferme que Galilée,
Nicolaï n'a rien rétracté. Le mois dernier[49], les journaux de Suisse
allemande annonçaient sa condamnation nouvelle par le tribunal militaire
de Dantzig à cinq mois de prison. Ridicule faiblesse de la force, dont
les arrêts injustes fondent le piédestal de la statue de l'homme qu'elle
veut frapper.!

       *       *       *       *       *

Le premier caractère par où cette œuvre et cet homme s'imposent,
c'est leur universalité. «L'auteur, nous dit la préface de l'éditeur,
est un savant renommé en médecine et particulièrement pour la
thérapeutique du cœur,--un penseur d'une ampleur de culture presque
fabuleuse, très au courant du néo-kantianisme, aussi bien à son aise
dans le domaine de la littérature que des problèmes sociaux,--un
voyageur que ses recherches ont conduit jusqu'en Chine, en Malaisie, en
Laponie». Rien d'humain ne lui est étranger. Les chapitres d'histoire
générale, d'histoire religieuse, de critique philosophique, se lient
étroitement, dans son livre, à ceux d'ethnologie et de biologie. Qu'il y
a loin de cette pensée encyclopédique, qui rappelle notre XVIIIe
siècle français, au type caricatural et trop souvent exact du savant
allemand, cantonné dans sa spécialité!

Ce vaste savoir est vivifié par une personnalité brillante et
savoureuse, qui déborde de passion et d'humour. Il ne la cache point
sous le masque d'une fausse objectivité. Dès son Introduction, il
arrache ce masque dont se couvre la pensée de notre époque sans
franchise. Il traite avec dédain «l'éternel _Einerseits-Andererseits_»,
comme il dit, («_D'une part, d'autre part_»), ce compromis perpétuel
qui, sous le prétexte hypocrite de «justice», marie les contradictoires,
la carpe et le lapin, «la guerre et l'humanité, la beauté et la mode,
l'universalisme (_Weltbürgertum_) et le nationalisme». Seules, les
méthodes doivent être objectives; mais les conclusions gardent toujours
quelque chose de subjectif; et il est bien qu'il en soit ainsi. «Aussi
longtemps que nous ne renoncerons pas au droit d'être une personnalité,
nous devons user de ce droit et juger les actions humaines, du point de
vue de notre personnalité. La guerre est une action humaine: comme
telle, elle réclame un jugement catégorique; tout compromis serait un
manque de clarté, presque un manque d'honnêteté. On doit éclairer la
guerre comme tout autre sujet, de tous les côtés, avant de la juger;
mais seuls, des cerveaux médiocres pourraient avoir l'idée de la juger
de tous les côtés à la fois, ou même de deux côtés opposés».

Telle est la sorte d'objectivité qu'il faut attendre de ce livre: non
l'objectivité molle, flasque, indifférente, contradictoire, du savant
dilettante, du grand Eunuque,--mais l'objectivité fougueuse, qui
convient à cette époque de combats, celle qui s'efforce de tout voir et
de tout connaître, loyalement, mais qui organise ensuite les matériaux
de ses recherches d'après une hypothèse, une intuition passionnée.

Un tel système vaut ce que vaut l'intuition,--c'est-à-dire l'homme. Car,
chez un grand savant, l'hypothèse, c'est l'homme: l'essence de son
énergie, de son observation, de sa pensée, de sa force d'imagination et
de ses passions même s'y concentrent. Elle est, chez Nicolaï, puissante
et hasardeuse. L'idée centrale de son livre pourrait se résumer ainsi.

«_Il existe un_ genus humanum, _et il n'en existe qu'un. Cette espèce
humaine,--l'humanité entière,--est un seul organisme, et possède une
conscience commune_».

Qui dit organisme vivant dit transformation et mouvement incessant. Ce
_perpetuum mobile_ donne sa couleur spéciale aux «_Betrachtungen_»
(méditations) de Nicolaï. Nous autres, partisans ou adversaires de la
guerre, nous la jugeons presque tous _in abstracto_. Nous jugeons
l'immobile et l'absolu. On dirait que dès qu'un penseur s'attache à un
sujet pour l'étudier, il commence par le tuer. Pour un grand biologiste,
tout est en mouvement, et le mouvement est la matière même de son étude.
La question sociale ou morale n'est plus de savoir si la guerre est
bonne ou mauvaise, dans l'éternel, mais si elle l'est pour nous, dans le
moment où nous sommes. Or, pour Nicolaï, elle est une étape de
l'évolution humaine, depuis longtemps dépassée. Et nous voyons, dans son
livre, couler cette évolution des instincts et des idées, comme un flot
irrésistible, qui ne revient jamais en arrière.

       *       *       *       *       *

L'ouvrage est partagé en deux grandes divisions, d'inégale étendue. La
première, qui tient plus des trois quarts du livre, s'attaque aux
maîtres de l'heure, à la guerre, à la patrie, à la race, aux sophismes
régnants. Elle a pour titre: «_De l'évolution de la guerre_» (_Von der
Entwicklung des Krieges_). La seconde est, après la critique du présent,
la construction de l'avenir; elle se nomme: «_La guerre vaincue_» (ou
«_dépassée_»: _Von der Ueberwindung des Krieges_), et elle esquisse le
tableau de la société nouvelle, de sa morale et de sa foi. Dans
l'abondance des documents et des idées, il est difficile de choisir. En
dehors de l'extrême richesse de ses éléments, le livre peut être
envisagé de deux points de vue: du point de vue spécialement allemand,
et du point de vue universellement humain. Avec probité, Nicolaï
établit, dès le début, que bien que tous les peuples aient, d'après sa
conviction, leur part dans la faute actuelle, il n'entend s'occuper que
de celle de l'Allemagne; c'est aux penseurs des autres pays de faire,
comme lui, maison nette, chacun chez soi. «Il ne s'agit pas, dit-il, de
savoir si on a péché _extra muros_, mais d'empêcher qu'on ne pèche
_intra muros_». S'il prend surtout ses exemples en Allemagne, ce n'est
pas qu'ils manquent ailleurs, c'est qu'il écrit avant tout pour les
Allemands. Toute une partie de sa critique historique et philosophique a
pour objet l'Allemagne ancienne et moderne. Elle mériterait une analyse
spéciale; et nul n'aura le droit désormais de parler de l'esprit
allemand, sans avoir lu les chapitres pénétrants où Nicolaï, cherchant
à définir l'individualité des peuples, analyse les caractéristiques de
la _Kultur_ allemande, ses vertus et ses vices, sa faculté excessive
d'adaptation, la lutte que le vieil idéalisme germanique a eu à soutenir
contre le militarisme, et comment il a sombré dans le combat. Le rôle
fâcheux de Kant (pour qui Nicolaï professe pourtant une admiration
profonde) est souligné par lui dans cette crise de l'âme d'un peuple. Ou
plutôt, le dualisme des Raisons de Kant: Raison pure et Raison pratique,
que, malgré ses efforts à la fin de sa vie, il n'a jamais réussi à
relier d'une manière satisfaisante,--est un symbole génial du dualisme
contradictoire dont l'Allemagne moderne s'est trop bien accommodée,
gardant toute liberté dans le monde de sa pensée, et la foulant aux
pieds, ou, sans regrets, s'en passant, dans celui de l'action (chap. X,
p. 284 et s., p. 309 et s.).

Ces analyses de l'âme germanique ont un haut intérêt pour le
psychologue, pour l'historien et pour l'homme politique. Mais forcé de
me restreindre, je fais choix dans le livre de ce qui s'adresse à tous,
de ce qui nous touche tous, de ce qui est vraiment universel,--le
problème général de la guerre et de la paix dans l'évolution humaine. Je
me résoudrai même à d'autres sacrifices: laissant de côté les chapitres
historiques et littéraires qui traitent de ce sujet[50], je me bornerai
aux études biologiques: c'est là que s'affirme, de la façon la plus
originale, la personnalité de l'auteur.

       *       *       *       *       *

Aux prises avec l'hydre de la guerre, Nicolaï attaque le mal aux
racines. Il débute par une vigoureuse analyse de l'Instinct en général.
Car il se garde bien de nier le caractère inné de la guerre.

La guerre, dit-il, est un instinct qui vient du plus profond de
l'humanité et qui parle même chez ceux qui le condamnent. C'est une
ivresse qui couve en temps de paix et qu'on entretient avec soin; quand
elle éclate, elle possède également tous les peuples. Mais de ce qu'elle
est un instinct, il ne s'en suit pas que cet instinct soit sacré.
Rousseau a popularisé l'idée fausse que l'instinct est toujours bon et
sûr. Il n'en est rien. L'instinct peut se tromper. Quand il se trompe,
la race meurt; et il est compréhensible que, par suite, chez les races
survivantes, l'instinct soit viable. Et pourtant un animal doté
d'instincts justes peut, sorti de son milieu primitif, être trompé par
eux. Telle la mouche qui va se brûler à la flamme de la lampe:
l'instinct était juste, au temps où le soleil était la seule lumière;
mais il n'a pas évolué, depuis l'invention des lampes. Admettons que
tout instinct ait été utile, à l'époque où il s'est formé: ainsi, de
l'instinct guerrier, peut-être; cela ne veut pas dire qu'il le soit
encore à présent. Les instincts sont extrêmement conservateurs et
survivent aux circonstances qui les ont motivés. Exemple: les loups qui
cachent leurs excréments pour dissimuler leurs traces; et les chiens
domestiques qui grattent stupidement l'asphalte des trottoirs. Ici,
l'instinct est devenu absurde et sans but.

L'homme a conservé beaucoup de ses instincts rudimentaires et désuets.
Pourtant, il a les moyens de les modifier; mais la tâche est, pour lui,
plus complexe que pour les autres êtres; il se distingue des animaux en
ce qu'il a la faculté de transformer son milieu, à un degré infiniment
supérieur; et, par suite, il lui faut y adapter ses instincts. Ils sont
tenaces, et la lutte est dure: elle n'en est que plus nécessaire. Des
races animales ont été anéanties, parce qu'elles n'ont pu changer assez
vite leurs instincts, tandis que les milieux changeaient. «L'homme se
laissera-t-il anéantir, parce qu'il ne _veut_ pas changer les siens? Car
il le _peut_, ou il le pourrait. L'homme seul peut _choisir_ et par
suite _se tromper_; mais cette malédiction de l'erreur est la
conséquence nécessaire de la liberté et donne naissance au pouvoir béni
qui lui est accordé d'apprendre et de se modifier». Mais l'homme n'use
guère de ce pouvoir. Il est encore encombré d'instincts archaïques; il
s'y complaît; il surestime ce qui est ancien, justement parce qu'il y
reconnaît des instincts héréditaires et obscurs. Mauvaise
recommandation!

Dans le royaume des borgnes, l'aveugle ne doit pas être roi. Le fait que
nous avons toujours des instincts guerriers ne signifie pas que nous
devions leur laisser la bride sur le cou; il serait temps de les
refréner, aujourd'hui que nous sentons les avantages de l'organisation
mondiale. Et Nicolaï, quand il voit ses contemporains se livrer à leur
enthousiasme pour la guerre, pense aux chiens ridicules qui persistent à
égratigner l'asphalte, après avoir pissé.

Qu'est-ce au juste que les instincts belliqueux? Sont-ils des attributs
essentiels de l'espèce humaine? Nullement, d'après Nicolaï; ils en sont
bien plutôt une déviation: car l'homme est, à son origine, un animal
pacifique et social. Cela résulte de son anatomie. Il est un des êtres
les plus démunis d'armes: sans griffes, ni cornes, ni sabots, ni
cuirasse. Ses ancêtres, les singes, n'avaient d'autres ressources que de
chercher un refuge dans les branches d'arbres. Quand l'homme descendit à
terre et se mit à marcher, sa main devint libre. Cette main à cinq
doigts, qui chez les autres animaux est devenu le plus souvent une arme
(griffe ou sabot), est restée chez les seuls singes un organe préhensif.
Essentiellement pacifique, mal faite pour frapper ou pour déchirer, sa
fonction naturelle était de saisir et de prendre[51]. «Restée libre dans
sa marche, elle empoigna l'instrument, l'outil; ainsi elle devint le
moyen et le symbole de toute la grandeur future de l'humanité».--Mais
elle n'eût pas suffi à défendre l'homme. Si l'homme avait été un animal
solitaire, il eût été anéanti par ses ennemis plus forts et mieux armés.
Sa force fut qu'il était un être social. L'état social a devancé de
beaucoup chez nous l'état familial: ce n'est pas l'homme qui s'est créé
volontairement une communauté--d'abord une famille, puis une race, un
Etat;--c'est la communauté primitive qui a rendu possible la formation
de l'homme individuel[52]. L'homme est, de nature, comme disait
Aristote, un animal sociable. Et le rapprochement entre hommes est plus
ancien et plus originel que le combat.

Voyez d'ailleurs les animaux. La guerre est très rare entre bêtes d'une
même espèce. Les espèces où elle existe (comme les cerfs, les fourmis,
les abeilles, et quelques oiseaux), sont toutes arrivées à un degré de
développement où les bêtes attachent à quelque objet (une proie ou une
femelle) un droit de possession. La possession et la guerre vont
ensemble. La guerre n'est qu'une des innombrables conséquences qu'a
entraînées avec elle, à un certain stade de l'évolution, l'établissement
de la propriété. Quel que soit le but avoué de la guerre, il s'agit
toujours de dépouiller l'homme de son travail ou du fruit de son
travail. Toute guerre qui n'est pas totalement inutile a pour
conséquence nécessaire l'esclavage d'une partie de l'humanité. Seuls,
les noms changent, pudiquement. N'en soyons pas dupes! Une contribution
de guerre n'est autre chose qu'une part du travail de l'ennemi vaincu.
La guerre moderne prétend hypocritement protéger la propriété
individuelle; mais en atteignant l'ensemble du peuple vaincu, on porte
indirectement atteinte aux droits de chaque individu. Ainsi, du reste.
Il faut être franc et, quand on défend la guerre, oser reconnaître et
proclamer qu'on défend l'esclavage.

Au reste, il n'est pas à nier que l'une et l'autre n'aient été non
seulement utiles, mais nécessaires, pour une période de l'évolution
humaine. L'homme primitif, comme la bête, est absorbé par le souci de la
nourriture. Quand les besoins spirituels se sont faits exigeants, il a
fallu que la grande masse travaillât au delà du nécessaire, afin qu'un
petit nombre pussent vivre dans l'oisiveté studieuse. L'admirable
civilisation antique eût été inexplicable sans l'esclavage. Mais à
présent, l'organisation du monde a rendu superflu l'esclavage.
L'ensemble d'une société nationale d'aujourd'hui renonce volontairement
(et devra renoncer de plus en plus) à une partie de ses revenus, pour
les employer à des œuvres sociales. Les machines fournissent dix fois
autant de travail que la main d'homme; si on les utilisait
intelligemment, le problème social serait fort allégé. Mais un sophisme
de l'économie politique prétend que le bien-être national s'accroît avec
la force de consommation. Le principe est faux; il conduit à inoculer
aux peuples des besoins factices; mais il permet aux classes intéressées
de maintenir l'esclavage, sous la forme de rapine et de guerre. La
propriété a créé la guerre, et elle la maintient; elle n'est une source
de vertus que pour les faibles, qui ont besoin de ce stimulant pour les
exciter à l'effort. Dans tous les temps, le combat a eu pour objet la
possession. Nicolaï ne croit pas qu'on se soit jamais battu
matériellement pour une idée pure, dégagée de toute pensée de domination
matérielle. On peut bien lutter pour l'idée pure de patrie, quand on
cherche à exprimer le mieux possible le génie de son peuple; mais on ne
peut rendre aucun service à cette idée, avec les canons: de tels
arguments matériels n'ont de raison d'être que si l'idée pure
s'apparente avec des convoitises impures de puissance et de possession.
Ainsi, combat, propriété et esclavage sont intimement associés. Gœthe
l'a dit:

    _Krieg, Handel und Piraterie
    Dreieinig sind sie, nicht zu trennen._

    (_Second Faust, V_).

(_Guerre, trafic et piraterie sont trois en un, et on ne peut les
séparer_).

       *       *       *       *       *

Nicolaï soumet ensuite à la critique les notions pseudo-scientifiques,
d'où les intellectuels modernes prétendent tirer les titres de
légitimité de la guerre. Il fait surtout justice du faux darwinisme et
du mésusage de l'idée de la Lutte pour la vie, qui, mal comprise et
spécieusement interprétée, paraît sanctionner la guerre comme une
sélection et, par suite, comme un droit naturel. Il y oppose la science
vraie, la _loi fondamentale de la croissance des êtres_[53], et _celle
des limites naturelles à la croissance_[54]. Ces limites obligent
évidemment au combat les êtres et les espèces, puisqu'il n'y a sur terre
d'énergie, c'est-à-dire de nourriture, que pour un nombre restreint
d'organismes. Mais Nicolaï montre que la forme la plus pauvre, la plus
stupide, on pourrait dire la plus ruineuse de ce combat, est la guerre
entre les êtres. La science moderne, qui permet d'évaluer la quantité
d'énergie solaire, dont le torrent baigne notre planète, nous apprend
que tous les êtres vivants n'utilisent encore aujourd'hui qu'un
vingt-millième de cette richesse disponible. Il est clair que, dans ces
conditions, la guerre, c'est-à-dire le meurtre accompagné de vol de la
portion d'énergie possédée par autrui, est un crime sans excuse. C'est,
dit Nicolaï, comme si mille pains étaient étalés devant nous, et que
nous allions tuer un pauvre mendiant, pour lui voler une croûte.
L'humanité a devant elle un champ presque illimité, et le vrai combat
qu'elle doit livrer est le combat avec la nature. Tout autre l'appauvrit
et la ruine, en la détournant de l'effort principal. La méthode féconde
repose sur la captation de sources toujours nouvelles d'énergie. Le
point de départ a été, dans la préhistoire, la découverte du feu, jailli
de la plante: cette découverte a marqué une nouvelle orientation pour
l'homme et l'avènement de sa suprématie sur la nature. Ce nouveau
principe a été exploité d'une façon si intensive, dans les cent
dernières années, que l'évolution humaine en est entièrement
transformée. Actuellement, tous les problèmes principaux sont à peu
près résolus et n'attendent que la réalisation pratique. La
thermoélectricité nous permet l'utilisation directe et rationnelle de
l'énergie solaire. Les recherches des chimistes modernes conduisent aux
possibilités de créer artificiellement les aliments... etc. Si
l'humanité appliquait toute sa volonté de lutte à l'exploitation de
toute l'énergie disponible dans la nature, non seulement elle pourrait
vivre à l'aise, mais il y aurait place sur terre pour des milliards
d'êtres humains de plus. Combien pauvre en présence de cet admirable
combat avec les éléments paraît la guerre actuelle! Qu'a-t-elle à voir
avec le vrai combat pour l'existence? C'est un produit de
dégénérescence. La guerre est juste; mais non la guerre entre les
hommes:--la guerre féconde pour la souveraineté des hommes sur les
forces de la terre, cette jeune guerre dont nous avons à peine combattu
la millionième partie; et notre temps est armé pour la mener d'une façon
inouïe.

Nicolaï, opposant ce combat créateur au combat destructeur, les
symbolise en deux types de savants allemands: d'un côté, le professeur
Haber, qui a utilisé sa science à fabriquer les bombes asphyxiantes et
pour qui l'avenir ne sera pas indulgent;--et le génial chimiste Emil
Fischer, qui a réalisé la synthèse du sucre et qui réalisera peut-être
celle du blanc d'œuf,--le fondateur ou l'avant-coureur de la nouvelle
période de l'humanité. Celui-ci sera vénéré dans l'avenir comme un des
grands vainqueurs dans le combat pour conquérir les sources de la vie.
Il aura exercé en vérité «l'art divin», dont parlait Archimède.

       *       *       *       *       *

Mais aux raisonnements de Nicolaï, prouvant que la guerre va à
l'encontre du progrès humain, s'oppose un fait indiscutable, éclatant,
qu'il s'agit d'expliquer: la présence actuelle de la guerre et son
épanouissement monstrueux. Jamais elle n'a été plus forte, plus
brutale, plus générale. Et jamais elle n'a été plus exaltée. Un
intéressant chapitre montre que les apologistes de la guerre sont rares,
dans le passé[55]: même chez les poètes d'épopées guerrières, qui
chantent l'héroïsme, la guerre ne rencontre que des paroles de crainte
et de réprobation. Le plaisir de la guerre (_Krieglust_), de la guerre
en soi, est, en littérature, quelque chose de moderne. Il faut arriver
jusqu'aux de Moltke, aux Steinmetz, aux Lasson, aux Bernhardi, et aux
Roosevelt, pour entendre célébrer la guerre, avec des accents de
jubilation quasi-religieuse. Et il faut aussi arriver jusqu'à la mêlée
actuelle, pour voir les armées, qui dans l'antiquité grecque ne
dépassaient pas 20.000 hommes, 100 à 200.000 dans l'antiquité romaine,
150.000 au XVIIIe siècle, 750.000 sous Napoléon, 2 millions et demi
en 1870, atteindre dix millions dans chaque camp[56]. La crue est
prodigieuse et prodigieusement récente. Même en admettant un choc
prochain entre Européens et Mongols, cette progression ne peut
matériellement continuer, au delà de deux générations: le nombre de la
population du globe n'y suffirait pas.

Mais Nicolaï ne s'émeut pas de l'énormité du monstre qu'il combat. Bien
plus! il y voit une raison de confiance en la victoire de sa propre
cause. Car la biologie lui a révélé la mystérieuse _loi de
giganthanasie_. Un des plus importants principes de la paléontologie
établit que tous les animaux (à l'exception des insectes, qui justement
pour cela sont, avec les brachiopodes, la race la plus ancienne de la
terre), toutes les espèces au cours des siècles, ne cessent de croître,
et qu'à l'instant où elles semblent les plus grandes et les plus fortes,
elles disparaissent d'un coup. Dans la nature, ne meurt jamais que ce
qui est grand. («_In der Natur stirbt immer nur das Grosse_»). Mais tout
ce qui est grand doit mourir et mourra, parce que, conformément à la loi
impérieuse de croissance, un jour vient où il dépasse les limites du
possible qui lui était assigné. Il en est ainsi de la guerre, écrit
Nicolaï: au-dessus des fronts illimités des armées gris ou bleu-horizon,
plane le frisson annonciateur de la _Götterdâmmerung_, qui est proche.
Tout ce qui était beau et caractéristique des anciennes guerres a
disparu: la vie de camp, les uniformes variés, les combats singuliers,
bref le spectacle. Le champ de bataille est presque devenu un
accessoire. Autrefois, le problème était de chercher et de bien choisir
le lieu de la bataille: c'était la guerre de position. Aujourd'hui, on
s'installe n'importe où et partout. Le travail essentiel est ailleurs:
finances, munitions, approvisionnements, voies ferrées, etc. Au général
unique s'est substituée la machinerie impersonnelle du _Generalstab_. La
vieille joyeuse guerre est morte.--Il est possible que la guerre croisse
encore. Dans celle-ci, il y a encore des neutres; et on peut admettre,
avec Freiligrath, qu'il se livrera une bataille du monde entier. Mais
alors, ce sera définitif. La dernière guerre sera la plus vaste et la
plus terrible, comme le dernier des grands Sauriens fut le plus
gigantesque. Notre technique a fait croître la guerre jusqu'aux ultimes
limites. Et puis elle croulera[57].

       *       *       *       *       *

Au fond, sous ses dehors terrifiants, le monstre de la guerre n'est pas
sûr de sa force; il se sent menacé. A aucune époque, il n'a fait appel,
comme aujourd'hui, à autant d'arguments
mystico-scientifico-politico-meurtriers, pour justifier son existence.
Il n'y songerait pas, s'il ne savait que ses jours sont comptés et que
le doute s'est glissé jusqu'en les plus fidèles de ses servants. Mais
Nicolaï le suit dans ses retranchements, et une partie de son livre est
l'impitoyable satire de tous les sophismes dont notre niaiserie étaye
pieusement l'instrument de supplice, au couperet suspendu sur nos
têtes:--sophisme de la prétendue sélection par la guerre[58];--sophisme
de la guerre défensive[59]; sophisme de l'humanisation de la
guerre[60];--sophisme de la soi-disant solidarité créée par la guerre,
de la fameuse «unité sacrée»[61];--sophisme de la patrie, restreinte à
la conception étroite et factice d'Etat politique[62];--sophisme de la
race...[63] etc.

On aimerait à citer quelques extraits de ces critiques ironiques et
sévères,--particulièrement celle qui fustige le plus impertinent et le
plus florissant des sophismes du jour, le sophisme de la race, pour
lequel s'entretuent des milliers de pauvres nigauds de toutes les
nations.

«Le problème des races est, dit Nicolaï, une des plus tristes pages de
la science, car en aucune autre on n'a, avec un tel manque de scrupules,
mis la science au service de prétentions politiques; on pourrait presque
dire que les différentes théories de races n'ont pas d'autre but que
d'élever ou de fonder ces prétentions, comme les livres de
l'Anglo-Allemand Houston-Stewart Chamberlain en sont peut-être le plus
abominable exemple. Cet auteur a essayé de réclamer pour la race
germanique tous les hommes importants de l'histoire du monde, y compris
le Christ et Dante. Cet essai démagogique n'a pas manqué d'être suivi,
depuis la guerre, et M. Paul Souday (_Le Temps_, 7 août 1915) a tâché de
montrer que tous les hommes marquants d'Allemagne étaient de race
celtique...» A ces extravagances, Nicolaï répond, par des exemples
précis:

1º qu'il n'est pas prouvé qu'une race pure soit meilleure qu'une race
mêlée: (exemples tirés aussi bien des espèces animales que de l'histoire
humaine);

2º qu'il est impossible de définir ce qu'est une race d'hommes, (car on
ne possède pour cela aucun critérium sûr), et que toutes les
classifications tentées, par l'histoire, par la linguistique, par
l'anthropologie, s'accordent très mal entre elles, et ont presque
totalement échoué;

3º qu'il n'y a pas de races pures en Europe, et que, moins qu'aucune
autre nation, l'Allemagne aurait droit à prétendre à la pureté de
race[64]. Si l'on voulait aujourd'hui chercher de purs Germains on n'en
trouverait peut-être plus qu'en Suède, en Hollande et en Angleterre;

4º que si l'on entend par race quelque chose de fixe et de défini, à la
façon zoologique, il n'y a même pas de race européenne.

Un patriotisme basé sur la race est impossible, et le plus souvent
grotesque. Une communauté ethnologique n'existe dans aucune des nations
d'aujourd'hui; leur cohésion ne leur est pas donnée comme un héritage
qu'il leur est permis d'exploiter; il leur faut, chaque jour, acquérir à
nouveau et fortifier sans relâche leur communauté de pensées, de
sentiments, de volontés. Et cela est bon, ainsi; cela est juste. Comme
l'a dit Renan, «_l'existence d'une nation doit être un plébiscite de
tous les jours_».--En un mot, ce qui unit, ce n'est pas la force
historique, c'est le désir d'être ensemble et le besoin mutuel qu'on a
les uns des autres; ce ne sont pas les vœux que d'autres ont faits
pour nous, c'est notre volonté libre, que guident notre raison et notre
cœur.

En est-il ainsi, maintenant? Quelle place tient la volonté libre dans
les patries d'aujourd'hui?--Le patriotisme a pris un caractère
extraordinairement oppressif; à aucune autre époque, il n'a été aussi
tyrannique et aussi exclusif; il dévore tout. La patrie l'emporte, à
cette heure, sur la religion, l'art, la science, la pensée, la
civilisation. Cette hypertrophie monstrueuse ne s'explique pas par les
sources naturelles d'où jaillit l'instinct de patrie:--amour du sol
natal, sens familial, besoin social de se grouper en grandes
communautés. Ses effets colossaux dérivent d'un phénomène pathologique,
la «_suggestion de masse_» (_Massensuggestion_). Nicolaï en fait une
analyse serrée. Il est remarquable, dit-il, que si plusieurs animaux ou
plusieurs hommes exécutent un acte en commun, le seul fait d'agir
ensemble modifie l'action individuelle. Nous savons, d'une façon
scientifiquement précise, que deux hommes peuvent porter beaucoup plus
du double d'un seul. Et de même, une masse d'êtres réagit tout autrement
que ces mêmes êtres isolés. Tout cavalier sait que son cheval accomplit,
en colonne de cavalerie, de plus longues courses et est plus résistant.
Forel observe qu'une fourmi qui se ferait tuer dix fois au milieu de ses
compagnes, a peur et fuit devant une fourmi beaucoup plus faible, si
elle est seule à vingt pas de sa fourmilière. Chez les hommes aussi, le
sentiment de foule intensifie prodigieusement les réactions de chacun.
L'écho des paroles d'un orateur peut décupler ou centupler sa propre
émotion. Il communique d'abord à chaque auditeur une faible partie de ce
qu'il ressent lui-même, soit 1 p. 100. Si l'assemblée se compose de 1000
individus, l'ensemble de la foule ressentira le décuple de l'orateur.
Leurs impressions réagiront à leur tour sur l'orateur, qui sera entraîné
par ses auditeurs. Et ainsi de suite.

Or, à notre époque, l'assemblée d'auditeurs a pris des proportions
énormes, que cette guerre mondiale a rendues gigantesques. Les vastes
Etats alliés sont devenus, grâce aux moyens puissants de communications
rapides, par le télégraphe et la presse, comme un seul public de
millions d'êtres. Qu'on imagine, dans cette masse vibrante et sonore, la
répercussion du moindre cri, du moindre frémissement! Ils prennent
l'aspect de convulsions cosmiques. La masse entière de l'humanité est
secouée comme un tremblement de terre. Dans ces conditions, que
deviendra un sentiment naturel et sain à l'origine, comme l'amour de la
patrie?--En temps normal, dit Nicolaï, un honnête homme aime sa patrie,
comme il doit aimer sa femme, tout en sachant qu'il y a peut-être
d'autres femmes plus belles, plus intelligentes, ou meilleures. Mais la
patrie d'à présent est une femme jalouse jusqu'à l'hystérie, qui déchire
quiconque reconnaît les qualités d'une autre. En temps normal, le vrai
patriote est (ou devrait être) l'homme qui aime dans sa patrie le bien
et qui combat le mal. Mais qui agit ainsi, de notre temps, est traité en
ennemi de la patrie. Le patriote, au sens où l'entendent nos
contemporains, aime dans sa patrie le bien et le mal; il est prêt à
faire le mal pour sa patrie; et dans le puissant courant de masse qui
l'emporte, il le fait avec enivrement. Plus l'individu est faible, plus
son patriotisme est exalté. Il est incapable de résister à la suggestion
collective, il en éprouve même l'attrait passionné: car tout homme
faible cherche un appui, il se croit plus fort s'il agit en communion
avec d'autres. Or, tous ces faibles n'ont entre eux nul lien de culture
intime, ils ont besoin, pour les unir, d'un lien extérieur: aucun n'est
plus à leur portée que le nationalisme! «C'est, dit Nicolaï, un
sentiment exaltant pour un imbécile, de pouvoir former une majorité avec
une douzaine de millions de son espèce. Moins un peuple possède de
caractères et d'individualités, plus violent est son patriotisme.»

Cette attraction de la masse, qui opère comme un aimant, est le côté
positif du chauvinisme. Le côté négatif est la haine de l'étranger. Et
le milieu d'élection, le bouillon de culture, c'est la guerre. La guerre
jette sur le monde des montagnes de souffrances; elle l'écrase de
privations matérielles et spirituelles. Pour que les peuples puissent
les supporter, il faut surexalter le sentiment de masse, afin de
soutenir les faibles, en les resserrant plus étroitement dans le
troupeau. C'est ce que l'on produit artificiellement par la presse.--Le
résultat est effarant. Le patriotisme concentre toute la force de l'âme
humaine dans l'amour pour son peuple et la haine pour l'ennemi. La haine
religion. La haine sans raison, sans bon sens, sans fondement. Il ne
reste plus aucune place pour aucune autre faculté. L'intelligence, la
morale ont totalement abdiqué. Nicolaï en cite, dans l'Allemagne de
1914-15, des exemples délirants. Chacun des autres peuples en aurait
autant à lui offrir. Nulle résistance. Dans l'aberration collective,
toutes les différences de classes, d'éducation, de valeur intellectuelle
ou morale, s'aplanissent, s'égalisent. L'humanité entière, de la base à
la cime, est livrée aux Furies. S'il se manifeste encore une étincelle
de volonté libre, elle est foulée aux pieds, et l'indépendant isolé est
déchiré, comme Penthée par les Bacchantes.

Mais cette frénésie n'intimide point le calme regard du penseur.
Nicolaï voit dans ce paroxysme même la dernière flambée de la torche
près de s'éteindre. De même que, dit-il, le sport hippique et nautique
s'est développé, de nos jours, lorsque les chevaux et la navigation à
voiles devenaient superflus, de même le patriotisme est devenu un
fanatisme, au moment où il cesse d'être un facteur de culture. C'est le
destin des Epigones. Aux temps lointains, il fut bon, il fut nécessaire
que l'égoïsme individuel fût brisé par le groupement des hommes en
tribus et en clans. Le patriotisme des villes fut justifié, quand il
rompit l'égoïsme des chevaliers pillards. Le patriotisme d'Etat fut
justifié, quand il embrassa en lui toutes les énergies d'une nation. Les
combats nationaux, au XIXe siècle, ont eu leur prix. Mais aujourd'hui
les Etats nationaux ont accompli leur tâche. De nouveaux travaux nous
appellent: le patriotisme n'est plus un but pour l'humanité; il veut
nous ramener en arrière. C'est là un effort vain: on n'arrête pas
l'évolution, on se suicide en se jetant sous les roues du chariot de
fer. Le sage ne s'émeut point de cette résistance frénétique des forces
du passé: car il la sait désespérée. Il laisse les morts enterrer les
morts, et, devançant le cours du temps, il vit déjà dans l'unité
palpitante de l'humanité à venir. Parmi les épreuves et les calamités du
présent, il réalise en lui la sereine harmonie de ce «grand corps» dont
tous les hommes sont les membres, selon le mot profond de Sénèque:
_Membra sumus corporis magni_.

Dans un prochain article, nous verrons comment Nicolaï décrit ce _corpus
magnum_ et la _mens magna_ qui l'anime: le _Weltorganismus_--l'organisme
de l'univers humain, qui s'annonce.

    _1er octobre 1917._

    (Revue: _Demain_, Genève, octobre 1917.)


II

Dans un précédent article, nous avons vu avec quelle énergie G.-F.
Nicolaï condamnait le non-sens de la guerre et des sophismes qui lui
servent d'étais.--Cependant, la sinistre folie a triomphé. Ce fut, en
1914, la faillite de la raison. Et, d'une nation à l'autre, elle s'est
étendue, depuis, à tous les peuples de la terre. Il ne manquait pourtant
pas de morales et de religions constituées, qui auraient dû opposer leur
barrière à cette contagion de meurtre et d'imbécillité. Mais toutes les
morales, toutes les religions existantes se sont révélées tristement,
totalement insuffisantes. Nous l'avons constaté pour le christianisme,
et Nicolaï montre, après Tolstoï, que le bouddhisme n'a pas mieux
résisté.

Pour le christianisme, son abdication ne date pas d'hier. Depuis la
grande compromission des temps de Constantin, au quatrième siècle, qui
fit de l'Eglise du Christ une Eglise d'Etat, la pensée essentielle du
Christ a été trahie par ses représentants officiels et livrée à César.
Ce n'est que chez les libres personnalités religieuses, dont la plupart
furent taxées d'hérésie, qu'elle se conserva (relativement) jusqu'à
nous. Mais ses derniers défenseurs viennent de la renier. Les sectes
chrétiennes qui toujours refusèrent le service militaire, comme les
Mennonites en Allemagne, les Doukhobors en Russie, les Pauliciens, les
Nazarénens, etc., participent à la guerre actuelle[65]. «Le fondateur
des Mennonites, Menno Simonis, au seizième siècle, avait interdit la
guerre et la vengeance. Encore en 1813, la force morale de la secte
était si grande que York, par rescrit du 18 février, la dispensa de la
landwehr. Mais en 1915, le prédicateur mennonite de Dantzig, H.-H.
Mannhardt, prononça un discours pour glorifier les actes de guerre.»

Il fut un temps, écrit Nicolaï, où l'on croyait que l'Islam était
inférieur au christianisme. Alors, les armes turques pesaient sur
l'Europe. Aujourd'hui, le Turc est presque chassé d'Europe; mais
moralement il l'a conquise; invisible, l'étendard vert du Prophète
flotte sur toute maison, où l'on parle de la _guerre sainte_.»

Des poésies religieuses allemandes représentent le combat dans les
tranchées «comme une épreuve de piété, instituée par Dieu». Personne ne
s'étonne plus de l'absurde contradiction, dans les termes, d'une «guerre
chrétienne». Très peu de théologiens ou ecclésiastiques ont osé réagir.
L'admirable livre de Gustave Dupin: _la Guerre infernale_[66], nous a
fait connaître, en les stigmatisant, d'affreux échantillons de
christianisme militarisé. Nicolaï nous en présente d'autres spécimens,
qu'il serait dommage de laisser dans l'ombre. En 1913, un théologien de
Kiel, le professeur Baumgarten, constate tranquillement l'opposition
entre la morale nationaliste-guerrière et le Sermon sur la Montagne;
mais cela ne le trouble point: il déclare qu'en notre temps les textes
du Vieux Testament doivent avoir plus d'autorité, et il met le
christianisme au panier. Un autre théologien, Arthur Brausewetter, fait
une découverte singulière: la guerre lui fait trouver le Saint-Esprit.
«Pour la première fois, écrit-il, l'année de guerre 1914 nous a appris
ce qu'était le Saint-Esprit...»

Tandis que le christianisme était publiquement renié par ses prêtres et
ses pasteurs, les religions d'Asie n'étaient pas moins prestes à trahir
la pensée gênante de leurs fondateurs. Tolstoï avait déjà signalé le
fait. «Les Bouddhistes d'aujourd'hui ne tolèrent pas seulement le
meurtre, ils le justifient. Pendant la guerre du Japon avec la Russie,
Soyen Shaku, un des premiers dignitaires bouddhistes du Japon, écrivit
une apologie de la guerre[67]. Bouddha avait dit cette belle parole de
douloureux amour: «Toutes choses sont mes enfants, toutes sont l'image
de mon Moi, toutes découlent d'une seule source et sont des parties de
mon corps. C'est pourquoi je ne puis trouver de repos, aussi longtemps
que la plus petite partie de ce qui est n'a pas atteint sa destination.»
Dans ce soupir d'amour mystique, qui aspire à la fusion de tous les
êtres, le bouddhiste contemporain a savamment découvert l'appel à une
guerre d'extermination. Car, dit-il, le monde n'ayant pas atteint sa
destination, par le fait de la perversité de beaucoup d'hommes, il faut
leur livrer la guerre et les anéantir: ainsi, l'on «extirpera les
racines de tout malheur.»--Ce bouddhiste sanguinaire rappelle, à s'y
méprendre, l'idéalisme à couperet de nos Jacobins de 93, dont j'essayais
de résumer la foi monstrueuse, en cette réplique de Saint-Just qui
termine mon drame, _Danton_:

    «_Les peuples s'entretuent,[68] pour que Dieu vive._»

Quand les religions se montrent si débiles, il n'est pas surprenant que
les simples morales s'effondrent. On verra chez Nicolaï le
travestissement que les disciples de Kant ont imposé à leur maître. Bon
gré mal gré, l'auteur de la _Critique de la raison pure_ a dû revêtir
l'uniforme _feldgrau_. Ses commentateurs allemands n'affirment-ils pas
que la plus parfaite réalisation de la pensée de Kant est..... l'armée
prussienne! Car, disent-ils, en elle le sentiment du devoir kantien est
devenu réalité vivante...

Inutile de nous attarder à ces insanités, qui ne diffèrent que par des
nuances de celles qui servent, en tous pays, aux gardes nationaux de
l'intelligence, pour exalter leur cause, et la guerre. Il suffit de
constater, avec Nicolaï, que l'idéalisme européen s'est écroulé en 1914.
Et la conclusion de Nicolaï (que je me contente ici d'enregistrer
objectivement), c'est que «la preuve a été faite de l'absolue inutilité
de la morale idéaliste ordinaire (kantienne, chrétienne, etc.),
puisqu'elle n'a pu déterminer aucun de ses tenants à agir moralement.»
Devant cette impossibilité manifeste de fonder l'action morale sur une
base uniquement idéaliste, Nicolaï considère que le premier devoir est
de chercher une autre base. Il souhaite que l'Allemagne, instruite par
son profond abaissement, son «_Iéna moral_», travaille à cette tâche
urgente pour l'humanité,--et pour elle-même, plus que pour toute autre
nation: car elle en a plus besoin.--«Cherchons donc, dit-il, s'il n'est
pas possible de trouver dans la nature, scientifiquement observée, les
conditions d'une morale objective, qui soit indépendante de nos
sentiments personnels, bons ou mauvais, toujours chancelants.»

       *       *       *       *       *

La guerre étant un phénomène de transition dans l'évolution humaine,
comme le montre la première partie du volume, quel est le principe
propre et éternel de l'humanité? Et d'abord, y en a-t-il un? Y a-t-il
un impératif supérieur, et valable pour tous les hommes?

Oui, répond Nicolaï: c'est la loi même de vie qui régit _l'organisme
total de l'humanité_. En fait, le droit naturel a deux seuls fondements,
qui seuls restent inébranlables: _l'individu_, pris à part, et
_l'universalité humaine_. Tous les intermédiaires, comme la famille et
l'Etat, sont des groupements organisés[69], qui peuvent changer--qui
changent--suivant les mœurs: ils ne sont pas des organismes naturels.
Les deux sentiments puissants, qui vivifient notre monde moral, comme
une double électricité, positive et négative--l'égoïsme et
l'altruisme--sont la voix de ces deux forces essentielles. L'égoïsme a
sa source naturelle dans notre personnalité, qui est l'expression d'un
organisme individuel. L'altruisme doit son existence à l'obscure
conscience que nous avons de faire partie d'un organisme total:
_l'Humanité_.

Cette conscience obscure, Nicolaï entreprend (dans la seconde partie de
son livre) de l'éclairer et de la fonder sur une base scientifique. Il
entend prouver que _l'Humanité n'est pas seulement un concept de la
raison: elle est une réalité vivante, un organisme scientifiquement
observable_.

Ici, l'esprit d'intuition poétique des philosophes antiques s'unit
curieusement à l'esprit d'expérimentation et d'exacte analyse de la
science moderne. Les plus récentes théories de l'histoire naturelle et
de l'embryologie viennent commenter l'Hylozoïsme des Sept Sages et la
mystique des premiers chrétiens. Janicki et H. de Vries donnent la main
à Héraclite et à saint Paul. Il en résulte une étrange vision de
panthéisme matérialiste et dynamiste: l'Humanité, considérée comme un
corps et une âme en perpétuel mouvement.

Nicolaï commence par rappeler que cette conception, si extraordinaire
qu'elle puisse paraître, a existé de tous temps. Et il en fait
brièvement l'histoire. C'est le Feu d'Héraclite, qui représentait aux
yeux du sage Ephésien la raison du monde. C'est le _pneuma_ des
stoïciens, le _pneuma agion_ des chrétiens primitifs, la Force sainte,
vivifiante, qui concentre en soi toutes les âmes. C'est le _universum
mundum velut animal quoddam immensum_ d'Origène. Ce sont les chimères
fécondes de Cardanus, de Giordano Bruno, de Paracelse, de Campanella.
C'est l'animisme qui se mêle encore à la science de Newton et qui
pénètre son hypothèse de l'attraction universelle: (ses disciples
directs n'appellent-ils pas cette force: «_amitié_»[70] ou «_Sehnsucht_
des astres»!...)[71].--Bref, c'est à travers tous les développements de
la pensée humaine la croyance que ce monde terrestre est un seul
organisme qui possède une sorte de conscience commune. Nicolaï indique
l'intérêt qu'il y aurait à écrire l'histoire de cette idée, et il
l'esquisse en un chapitre savoureux.[72]

Puis il passe à la démonstration scientifique.--Existe-t-il un lien
matériel, corporel, vivant et persistant, entre tous les hommes de tous
les pays et de tous les temps?[73] Il en trouve la preuve dans les
recherches de Weissmann et la théorie, à présent classique, du plasma
germinatif (_Keimplasma_).[74] Les cellules germinatives continuent, en
chaque être, la vie des parents, dont elles sont, au sens le plus réel,
des morceaux vivants. La mort ne les atteint pas. Elles passent,
immuables, dans nos enfants et dans les enfants de nos enfants. Ainsi,
persiste réellement à travers tout l'arbre héréditaire une partie de la
même substance vivante. Un morceau de cette unité organique vit en
chacun, et par lui nous sommes tous rattachés corporellement à la
communauté universelle. Nicolaï indique en passant des rapports
surprenants entre ces hypothèses scientifiques des trente dernières
années et certaines intuitions mystérieuses des Grecs et des premiers
Chrétiens,--le «_pneuma êôopoïoun_» de l'Ecriture, le «_pneuma_ qui
engendre» (Saint-Jean, VI, 63), l'Esprit générateur, qui se distingue
non seulement de la chair, comme dit Saint-Jean, mais de l'âme, comme il
ressort d'un passage de Saint-Paul (_Corinth._ 15, 43) sur le «_sôma
pneumatikon_», «le corps pneumatique» qu'il oppose au «_sôma
psuchikon_», ou «corps psychique» et intellectuel, et qui, plus
essentiel que celui-ci, pénètre réellement, matériellement, le corps de
tous les hommes.

Ce n'est pas tout: les études des naturalistes contemporains, et
notamment de Janicki, sur la reproduction sexuelle[75], ont expliqué
comment elle sauvegarde l'homogénéité du plasma germinatif dans une
espèce animale, et comment elle renouvelle constamment les apports
mutuels à l'intérieur de l'organisme total d'une race. «Le monde, dit
Janicki, n'est pas brisé en une masse de fragments indépendants, isolés
pour toujours les uns des autres. Par la génération sexuelle,
périodiquement mais inépuisablement, l'image du macrocosme se reflète en
chaque partie, comme un microcosme; le macrocosme se résout en mille
microcosmes. Ainsi, les individus, tout en étant indépendants, forment
entre eux une continuité matérielle. Tels les plants de fraisiers,
reliés par des rejetons, chaque individu se développe pour ainsi dire
par un système invisible de rhizomes (racines souterraines) qui unissent
ensemble les substances germinatives d'innombrables
individualités».--Or, on calcule qu'à la vingt-et-unième génération,
soit en cinq cents ans (à trois enfants par couple), la postérité d'un
homme embrasse un nombre d'hommes égal à l'humanité entière. On peut
donc dire que chacun a un peu de substance vivante de tous les hommes
qui ont vécu il y a cinq cents ans. D'où l'absurdité de vouloir enfermer
un individu, quel qu'il soit, dans une catégorie de nation ou de race
séparée.

Ajoutez que la pensée se propage, elle aussi, à travers les hommes, à la
façon du plasma germinatif.

Toute pensée, une fois exprimée, mène dans la communauté des hommes une
vie indépendante de son créateur, se développe dans les autres et, comme
le plasma germinatif, a une vie éternelle. En sorte qu'il n'y a dans
l'humanité ni vraie naissance, ni vraie mort matérielle et spirituelle:
ce que la sagesse d'Empédocle a su voir et exprimer ainsi:

«Mais je te veux révéler autre chose. Il n'y a pas de naissance chez les
êtres mortels, et il n'y a pas de fin par la mort qui corrompt. Seul, le
mélange existe, et seul, l'échange des choses qui sont mêlées. Naissance
n'est que le nom dont l'appellent les hommes.»

L'humanité est donc, matériellement et spirituellement, un organisme
unique, étroitement lié, dont toutes les parties se développent en
commun.

Sur ces idées viennent maintenant se greffer le concept de _mutation_ et
les observations de Hugo de Vries.--Si cette substance vivante qui est
commune à toute l'humanité a acquis, à quelque moment et sous quelque
influence, la propriété de se modifier[76], après un certain temps, soit
un millier d'années, tous ceux qui ont en eux une partie de cette
substance peuvent accomplir soudain un égal changement. On sait que Hugo
de Vries a observé ces variations subites chez les plantes[77]. Après
des siècles de stabilité de tous les caractères d'une espèce,
brusquement, une année, se produit une modification dans un grand nombre
d'individus de cette espèce (les feuilles sont ou plus longues, ou plus
courtes, etc.). Aussitôt, cette modification se propage d'une façon
constante; et, dès l'année suivante, l'espèce nouvelle est établie.--Il
en est de même chez les hommes, et spécialement dans les cerveaux
humains, par conséquent dans le domaine psychique. On voit des hommes
dotés de variations cérébrales, qui sont anormales: on les traite de
fous ou de génies; ils annoncent la variation future de l'espèce, ils en
sont les avant-coureurs: quand leur temps est venu, leurs particularités
apparaissent soudain dans toute l'espèce. Et l'expérience constate en
effet que des transformations ou des découvertes morales et sociales
surgissent, au même moment, dans les contrées les plus éloignées et les
plus différentes. Pour ma part, j'ai été souvent frappé de ce fait, en
étudiant l'histoire du passé, ou en observant mon temps. Des sociétés
contemporaines, mais séparées par la distance et n'ayant entre elles
aucun moyen de communication rapide, passent, à la même heure, par les
mêmes phénomènes moraux et sociaux. Et presque jamais une découverte ne
naît dans le cerveau d'un seul inventeur: au même instant, d'autres
inventeurs tombent en arrêt, devant, ou sont sur la piste. Le langage
populaire dit que «les idées sont dans l'air». Quand cela est, une
mutation est à la veille de se produire dans le cerveau de l'humanité.
Il en est ainsi aujourd'hui. Nous sommes, dit Nicolaï, à la veille de la
«_mutation de la guerre_» (_die nahende Mutation des Krieges_). Moltke
et Tolstoï représentent deux grandes variations opposées de la pensée
humaine. L'un célèbre la valeur morale de la guerre, l'autre la
condamne. Lequel des deux est la variation géniale? Lequel, la variation
folle qui s'égare? A voir les faits actuels, il semblerait que Moltke
l'emportât. Mais dans un organisme où va se produire une mutation,
préludent à l'avance de fréquentes et fortes variations. Et de ces
variations diverses, seules subsistent celles qui sont le plus
utilisables pour la vie. Il en résulte pour Nicolaï que les idées de
Moltke et de ses disciples sont un présage favorable de la mutation
proche.

       *       *       *       *       *

Quoi qu'il en soit de cet espoir d'une mutation qui ferait, dans un
délai rapproché, surgir une humanité antiguerrière, il suffit d'observer
le développement biologique du monde actuel pour augurer l'imminence
d'une organisation nouvelle, plus vaste et plus pacifique. A mesure que
l'humanité évolue, les communications entre les hommes se multiplient.
Le siècle dernier a brusquement porté au plus haut degré les moyens
techniques d'échange entre les pensées. Pour n'en donner qu'un exemple,
naguère il ne circulait pas plus de 100.000 lettres par an dans le monde
entier; aujourd'hui, il y en a un milliard en Allemagne (c'est-à-dire 15
par homme, alors qu'autrefois c'était une pour mille). Il y a quarante
ans, on faisait 3 milliards d'envois postaux par an. En 1906, leur
nombre était monté à 35 milliards. En 1914, à 50 milliards: (soit un par
homme tous les dix jours en Allemagne,--tous les trois jours en
Angleterre). Ajoutez la progression de vitesse. Pour le télégraphe, la
distance n'existe plus: «le monde civilisé tout entier n'est plus qu'une
chambre, où chacun peut s'entretenir avec tous».

Il serait impossible que de tels événements n'eussent pas leur
contre-coup social. Autrefois, toute pensée d'union ou de fédération
entre les divers Etats d'Europe était condamnée à rester dans le domaine
de l'utopie, par le seul fait de la difficulté ou de la lenteur des
relations. Comme le dit Nicolaï, un Etat ne peut s'étendre à l'infini;
il doit pouvoir agir promptement sur les diverses parties de
l'organisme. Sa grandeur est donc, jusqu'à un certain point, une
fonction de la rapidité des communications. Or, un voyageur, aux temps
préhistoriques, ne pouvait franchir que 20 kilomètres par jour; les
voitures de poste en parcouraient 100; l'extra-poste, 200; le chemin de
fer, vers 1850, 600; un train moderne, 2.000; et un rapide pourrait
(techniquement) dévorer quatre ou cinq fois plus d'espace. Pour des
barbares, la patrie était contenue dans une vallée de montagnes. Aux
temps des voitures de poste convenaient les Etats de la fin du
Moyen-Age, qui n'ont pas sensiblement varié jusqu'à nos jours. Mais, de
nos jours, ces Etats miniatures sont beaucoup trop petits; l'homme
moderne n'y tient plus enfermé; à tout instant, il en franchit les
limites; il faudrait, à la mesure de sa taille, des Etats aussi vastes
que ceux d'Amérique, d'Australie, de Russie ou d'Afrique du Sud. Et l'on
voit venir le temps où ces seules raisons matérielles feront du monde
entier un seul Etat. Rien à faire contre une telle évolution; qu'on
l'aime, ou qu'on ne l'aime pas, elle s'accomplira. On comprend
maintenant que tous les essais tentés depuis le Moyen-Age jusqu'au
XIXe siècle, pour unir les nations d'Europe, se soient heurtés à une
impossibilité de fait: car, quelles que fussent les bonnes volontés, les
conditions d'une telle réalisation n'étaient pas encore données. Ces
conditions existent aujourd'hui, et l'on peut dire que l'organisation de
l'Europe actuelle ne correspond plus à son développement biologique. Bon
gré, mal gré, il faudra donc qu'elle s'y adapte. Les temps de l'unité
européenne sont venus. Et ceux de l'unité mondiale sont proches[78].

A ce corps nouveau de l'humanité,--le _corpus magnum_, dont parle
Sénèque,--il faut une âme, une foi nouvelle. Une foi qui, tout en
gardant le caractère absolu des anciennes religions, soit plus large et
plus souple, qui tienne compte non seulement des besoins actuels de
l'âme humaine, mais de son développement futur. Car toutes les autres
religions, ayant leurs racines dans la tradition et voulant lier l'homme
au passé, se sont figées dans le dogmatisme et sont devenues, avec le
temps, un obstacle à l'évolution naturelle. Où trouver une base de
croyance et de morale, qui soit à la fois absolue et susceptible de
changement, au-dessus de l'homme et pourtant humaine, idéale et pourtant
réelle?--C'est, répond Nicolaï, dans l'Humanité même. L'Humanité est
pour nous une réalité qui se développe au cours des siècles, mais qui à
tout instant représente pour nous un absolu. Elle évolue dans une
direction qui, fortuite ou non, ne peut être changée, une fois qu'elle
est donnée. Elle embrasse à la fois le passé, le présent et l'avenir.
C'est une unité reliée par le temps, un vaste ensemble dont nous ne
sommes qu'un fragment. Etre humain, signifie comprendre ce
développement, l'aimer, espérer en lui, et chercher à y participer
consciemment. Il y a là une morale incluse, que Nicolaï résume ainsi:

1. La communauté des hommes est le divin sur terre, et le fondement de
la morale;

2. Etre un homme, c'est sentir en soi la réalité de l'humanité totale.
C'est sentir, comme une loi vivante, qu'on est une partie de cet
organisme supérieur ou (selon l'intuition admirable de Saint-Paul), que
«nous sommes tous un seul corps et que nous sommes, chacun, les membres
les uns des autres».

3. L'amour du prochain est un sentiment de bonne santé organique.
L'amour général de l'humanité est le sentiment de santé organique de
l'humanité entière, qui se reflète dans un de ses membres. Aimez donc et
honorez la communauté humaine et tout ce qui l'entretient et la
fortifie, le travail, la vérité, les instincts bons et sains.

4. Combattez tout ce qui lui nuit, et notamment les traditions
mauvaises, les instincts devenus inutiles et malfaisants.

       *       *       *       *       *

«_Scio et volo me esse hominem_», écrit Nicolaï, à la dernière page de
son livre. «Je sais que je suis homme, et je veux l'être».

Homme,--il entend par là un être conscient des liens qui l'attachent à
la grande famille humaine et de l'évolution qui l'entraîne avec
elle,--un esprit qui comprend et qui aime ces liens et ces lois, et qui,
en s'y soumettant avec joie, se fait libre et créateur.[79] Homme, il
l'est aussi au sens du personnage de Térence, à qui rien d'humain n'est
étranger. C'est ce qui fait le prix de son livre, et par moments ses
défauts: car dans son avidité de tout embrasser, il ne peut tout
étreindre. Il parle quelque part avec un dédain bien injuste et surtout
bien inattendu chez lui, des «_Vielwisser_»,[80] de ceux qui savent trop
de choses. Mais lui-même est un «_Vielwisser_», et un des plus beaux
types de ce genre, trop rare à notre époque. Dans tous les domaines:
art, science, histoire, religion, politique, il jette un regard
pénétrant, mais rapide et tranchant; et partout ses vues sont vives,
souvent originales, souvent aussi discutables. La profusion de ses
aperçus _de omni re scibili_, la richesse de ses intuitions et de ses
développements, ont un caractère brillant et parfois aventureux. Les
chapitres historiques ne sont pas impeccables; et sans doute, le manque
de livres explique certaines insuffisances; mais je crois que l'esprit
de l'auteur en est aussi responsable. Il est singulièrement primesautier
et passionné: d'où son charme, mais son danger. Ce qu'il aime, il le
voit à merveille. Mais gare à ce qu'il n'aime pas! Témoin les pages
méprisantes et sommaires, où il juge en bloc les artistes contemporains
d'Allemagne.[81]

Chose curieuse que ce biologiste allemand ne ressemble à rien tant qu'à
un de nos Encyclopédistes français du dix-huitième siècle! Je ne vois
personne aujourd'hui en France qui soit, à ce degré, de leur lignée.
Diderot et Dalembert eussent fait place avec joie parmi eux à ce savant
qui humanise la science,--qui brosse hardiment un tableau plein de vie,
une brillante synthèse de l'esprit humain, de son évolution, de sa
multiple activité et des résultats où elle est parvenue,--qui ouvre
toutes grandes les portes de son laboratoire aux gens du monde
intelligents--et qui, délibérément, veut faire de la science un
instrument de combat et d'émancipation, dans la lutte des peuples pour
la liberté. Comme Dalembert et Diderot, il est «dans la mêlée»; il
marche à l'avant-garde de la pensée moderne, mais il ne la devance que
de l'espace qui sépare un chef de sa troupe; jamais il n'est isolé,
comme ces grands précurseurs qui restent murés, toute leur vie, dans
leurs visions prophétiques, à des siècles de distance de la réalisation:
ses idéals ne dépassent que d'un jour ceux d'à présent. Républicain
allemand, il ne vise pas plus haut, pour l'instant, qu'à l'idéal
politique de la jeune Amérique--de l'Amérique de 1917--qui (selon
Nicolaï) «ne montre pas seulement le sens du nouveau patriotisme presque
cosmopolite, mais aussi ses bornes encore nécessaires aujourd'hui. Le
temps n'est pas encore venu pour l'universelle fraternité des hommes
(c'est Nicolaï qui parle), et il ne faudrait pas qu'il fût déjà venu. Il
existe encore des trop profonds fossés qui séparent les blancs des
jaunes et des noirs. C'est en Amérique que s'est éveillé le patriotisme
européen, qui sera sans doute le patriotisme du prochain avenir, et dont
nous voudrions être l'avant-coureur... La nouvelle Europe est née, mais
ce n'est pas en Europe...»[82].

On voit ici ses limites, qu'un _Weltbürger_ du dix-huitième siècle eût
dépassées. Nicolaï est, dans le domaine pratique, essentiellement,
uniquement, mais absolument, un _Européen_. Et c'est «_aux Européens_»
que s'adressent son _Appel_ d'octobre 1914 et son livre de 1915:

«Le moment est venu, écrit-il, où l'Europe doit devenir une unité
organique, et où doivent s'unir tous ceux que Gœthe a nommés «_bons
Européens_», (en comprenant sous le nom de _culture européenne_ tous
les efforts humains qui ont pris leur source en Europe.»

Il y aurait beaucoup à dire, à propos de cette limitation; et, pour
notre part, nous ne croyons pas qu'il soit juste et utile pour
l'humanité de tracer une ligne de démarcation entre la culture issue
d'Europe et les hautes civilisations d'Asie: nous ne voyons la
réalisation harmonieuse de l'humanité que dans l'union de ces grandes
forces complémentaires; nous croyons même que, réduite à elle seule,
l'âme d'Europe, appauvrie et brûlée par des siècles d'une dépense
forcenée, risquerait de vaciller et de s'éteindre, si l'apport d'autres
races de pensée ne venait la régénérer.--Mais à chaque jour suffit sa
tâche. Et le penseur homme d'action qu'est Nicolaï va au plus pressé. En
appliquant toutes ses forces au but unique, il accélère le moment d'y
atteindre.--«De même que nos ancêtres, qui de leur temps étaient des
précurseurs, s'enthousiasmaient pour l'unité de l'Allemagne, écrit
Nicolaï, nous voulons combattre pour l'unité de l'Europe; et c'est dans
l'espérance de cette unité que notre livre est écrit».[83]--Il n'espère
pas seulement en la victoire de cette cause. Il en jouit déjà, par
avance. Enfermé à la forteresse de Graudenz, près de la chambre où le
patriote Fritz Reuter fut jadis incarcéré parce qu'il croyait en
l'Allemagne, il remarque que la prison de Reuter est devenue un
sanctuaire; et, faisant un retour sur lui-même, il proclame qu'«il en
sera ainsi plus tard pour ceux qui sont emprisonnés aujourd'hui, parce
qu'ils professent la conception de l'Européen selon Gœthe.»

Cette force de confiance rayonne à travers tout son livre. C'est par là
qu'il agit, plus encore que par ses idées. Il vaut comme stimulant et
comme tonique moral. Il éveille et il délivre. Les âmes se grouperont
autour de lui, parce qu'en ces ténèbres du monde où elles errent
incertaines et glacées, il est un foyer de joie et de chaud optimisme.
Ce prisonnier, ce condamné, sourit au spectacle de la force qui croit
l'avoir vaincu, de la réaction déchaînée, de la déraison qui foule aux
pieds ce qu'il sait juste et vrai. Précisément parce que sa foi est
insultée, il veut la proclamer. «Précisément parce que c'est la guerre,
il veut écrire un livre de paix.» Et, pensant à ses frères de croyance,
plus faibles et plus brisés, il leur dédie cette œuvre, «afin de les
convaincre que cette guerre qui les épouvante n'est qu'un phénomène
passager sur terre et que cela ne mérite pas qu'on le prenne trop au
sérieux.» Il parle, afin de «communiquer aux hommes bons et justes sa
_triomphante sécurité_ (_um den guten und gerechten Menschen meine
triumphierende Sicherheit zu geben_).»[84]

Qu'il nous soit un modèle! Que la petite troupe persécutée de ceux qui
refusent de s'associer à la haine, et que poursuit la haine, soit
toujours réchauffée par cette joie intérieure! Rien ne peut la leur
enlever. Rien ne peut les atteindre. Car ils sont, dans l'horreur et les
hontes du présent, les contemporains de l'avenir.

    15 octobre 1917.

    (Revue: _Demain_, Genève, novembre 1917.)



XXI

En lisant Auguste Forel


Le nom d'Auguste Forel est célèbre dans la science européenne; mais il
n'est pas aussi populaire en son pays qu'il y aurait droit. On connaît
surtout l'activité sociale de ce grand homme de bien, dont l'âge et la
maladie n'ont pu refroidir l'inlassable énergie et l'ardente conviction.
Mais la Suisse romande, qui admire justement les œuvres du
naturaliste J.-H. Fabre, ne se doute pas qu'elle a le bonheur de
posséder un observateur de la nature, qui n'est pas moins pénétrant, et
d'une science peut-être plus complète et plus sûre. J'ai lu,
dernièrement, quelques-unes des études de Forel sur les fourmis, et j'ai
été émerveillé de la richesse de ses expériences, poursuivies pendant
toute une vie[85]. Tout en suivant patiemment, en décrivant fidèlement
la vie de ces insectes, jour par jour, heure par heure, et durant des
années, son regard va bien loin au fond de la nature et soulève par
moments un pan du voile de mystère qui couvre nos propres instincts.

Chose curieuse: J.-H. Fabre croyait à la Providence et au bon Dieu; le
Dr A. Forel est moniste psychophysiologiste. Or, des observations de
Forel se dégage une impression de la nature beaucoup moins écrasante que
de celles de Fabre. Celui-ci, la conscience en repos pour l'âme humaine,
ne voyait en ses bestioles que de miraculeuses machines. Forel y
aperçoit, çà et là, l'étincelle de la conscience réfléchie, de la
volonté individuelle. Ce ne sont que des points lumineux, qui trouent,
de loin en loin, les ténèbres. Mais cette apparition n'en est que plus
pathétique. Je me suis plu à grouper, dans la masse de ces observations,
un ensemble de faits où l'on voit l'instinct millénaire, l'_Anagkê_ de
l'espèce, combattu, ébranlé, abattu. Et pourquoi un tel conflit
serait-il moins dramatique chez ces pauvres fourmis que chez les Atrides
de l'_Orestie_? Ce sont partout les mêmes ondes de forces aveugles ou
conscientes, le même entrechoquement d'ombres et de lumières. Et
l'analogie de certains phénomènes sociaux qu'on observe chez ces
myriades de petits êtres, avec ce qui se passe chez nous, peut nous
aider à nous comprendre et--peut-être--à nous dominer.

Je me contenterai de relever, à titre de simple exemple, dans le vaste
répertoire d'expériences de A. Forel, celles qui concernent quelques
états collectifs, psycho-pathologiques, et le problème redoutable qui
nous étreint aujourd'hui: la guerre.

       *       *       *       *       *

Les fourmis, dit A. Forel, sont aux autres insectes ce que l'homme est
aux autres mammifères. Leur cerveau surpasse celui de tous les insectes
par son volume proportionnel et la complication de sa structure. Si
elles n'atteignent pas à la grande intelligence individuelle des
mammifères supérieurs, elles priment _tous les animaux_ par l'instinct
social. Il n'est donc pas étonnant que leur vie sociale se rapproche sur
bien des points des sociétés humaines. Comme les plus avancées de
celles-ci, ce sont des démocraties--et des démocraties guerrières.
Voyons-les à l'œuvre.

L'Etat-Fourmi n'est point borné à la fourmilière: il a son territoire,
son domaine, ses colonies, et, tout comme les puissances coloniales, ses
escales et ses stations de ravitaillement. Le territoire: un pré,
plusieurs arbres, une haie. Le domaine d'exploitation: le sol et le
sous-sol, les arbres à pucerons, ce bétail qu'elles soignent et qu'elles
protègent. Les colonies: d'autres nids habités en même temps par les
mêmes fourmis, plus ou moins rapprochés de la métropole et plus ou moins
nombreux (parfois plus de deux cents), qui communiquent entre eux, par
des chemins à ciel ouvert ou par des canaux souterrains. Les entrepôts:
de petits nids ou des cases de terre, pour les fourmis qui vont au loin,
sont lasses, ou se laissent surprendre par le mauvais temps.

Naturellement, ces Etats cherchent à s'agrandir. Ils entrent donc en
conflit les uns avec les autres. «Les disputes de territoire, à la
frontière de deux grandes fourmilières, sont la cause ordinaire des
guerres les plus acharnées. Les arbres à pucerons sont le plus disputés.
Pour certaines espèces, les domaines souterrains (les racines de
plantes) ne le sont pas moins.» D'autres espèces vivent exclusivement de
la guerre et du butin. Le _polyergus rufescens_ («l'Amazone» de Huber)
ne daigne pas travailler et n'en est plus capable; il pratique
l'esclavage et se fait servir, soigner, nourrir par ses troupeaux
d'esclaves, que des armées d'expéditions vont râfler (en nymphes et en
cocons) dans les fourmilières voisines.

La guerre est donc endémique; et tous les citoyens de ces démocraties,
les fourmis ouvrières, sont appelés à y prendre part. Dans certaines
espèces (_Pheidole pallidula_), la classe militaire est distincte de la
classe ouvrière; le soldat ne se mêle nullement aux travaux domestiques,
vit une vie de garnison oisive, sans rien faire, sauf aux heures où il
doit défendre les portes avec sa tête[86]. Nulle part on ne voit de
chefs, (du moins, de chefs permanents): ni rois, ni généraux. Les armées
expéditionnaires du _Polyergus rufescens_, qui varient, dans leur
nombre, de cent à deux mille fourmis, obéissent à des courants, qui
paraissent venir de petits groupes, épars ici ou là, tantôt en tête,
tantôt en queue. On voit, au milieu d'une marche, le gros de la colonne
s'arrêter brusquement, indécise, immobile, comme paralysée; puis,
soudain, l'initiative jaillit d'un petit noyau de fourmis qui se jettent
au milieu des autres, les frappent du front, s'élancent dans une
direction et les entraînent.

La _Formica sanguinea_ pratique habilement une tactique de combat, que
Forel a décrite après Huber. Ce n'est pas l'ordre compact, à la
Hindenburg, mais des pelotons espacés, que relient constamment des
courriers. Elles n'attaquent pas de front, mais cherchent à surprendre
de côté, épient les mouvements de l'ennemi, visent, comme Napoléon, à
être, par la rapidité de leur concentration, les plus fortes sur un
point et à une minute donnés, savent aussi, comme lui, agir sur le moral
de l'adversaire, saisissent l'instant psychologique où cède le courage
ou la foi de l'ennemi, et, à cette seconde même, se précipitent sur lui
avec une furie irrésistible, sans plus se soucier du nombre: car elles
savent qu'à présent une d'entre elles en vaut cent des autres que
balaye la panique. Au reste, en bons soldats, elles ne cherchent pas à
tuer, mais à vaincre et à récolter les fruits de la victoire. Quand le
combat est gagné, elles installent à chaque porte de la fourmilière
vaincue une douane, qui laisse fuir les ennemies, mais à condition que
celles-ci n'emportent rien; elles pillent le plus possible, et tuent le
moins possible.

Entre espèces d'égale force, qui luttent pour leurs frontières, la
guerre ne dure pas toujours. Après des jours de batailles et de
glorieuses hécatombes, il semble que les deux Etats reconnaissent
l'impossibilité d'atteindre au but de leurs ambitions. Les armées se
replient alors, d'un commun accord, des deux côtés d'une
limite-frontière, acceptée des deux camps, avec ou sans traité, en tous
cas observée avec plus de rigueur que, chez nous, lorsqu'il s'agit de
simples «chiffons de papier». Car les fourmis des deux Etats s'y
arrêtent strictement et ne la dépassent point.

       *       *       *       *       *

Mais ce qui peut nous intéresser davantage, c'est de voir comment chez
nos frères, les insectes, apparaît l'instinct de la guerre, comment il
se développe, et s'il est ou non irrévocable ou susceptible de changer.
Ici, les expériences de Forel conduisent à des observations tout à fait
remarquables.

J.-H. Fabre, dans un passage célèbre de sa _Vie des insectes_, écrit que
«le brigandage fait loi dans la mêlée des vivants... Dans la nature, le
meurtre est partout, tout rencontre un crochet, un poignard, un dard,
une dent, des pinces, des tenailles, une scie, atroces machines qui
happent... etc.» Mais il exagère. Il voit merveilleusement les faits
d'entre-tuerie et d'entre-mangerie; il ne voit pas ceux d'entr'aide et
d'association. Un beau livre de Kropotkine a relevé ceux-ci, dans
l'ensemble de la nature. Et les observations très précises de Forel
montrent que, chez les fourmis, l'instinct de guerre et de rapine trouve
sur son chemin des instincts contraires, qui peuvent victorieusement
l'arrêter ou le modifier.

En premier lieu, Forel établit que l'instinct de guerre n'est pas
fondamental; on ne le trouve pas à l'éveil de la vie des fourmis. En
mettant ensemble des fourmis fraîchement écloses de trois espèces
différentes, Forel obtient une fourmilière mixte, vivant en parfaite
intelligence. Le seul instinct primordial des nouvelles écloses est le
travail domestique et le soin des larves. «Ce n'est que plus tard que
les fourmis apprennent à distinguer un ami d'un ennemi, à savoir
qu'elles sont membres d'une fourmilière et à combattre pour elle[87].»

La seconde remarque, encore plus surprenante, est que l'intensité de
l'instinct guerrier est en proportion directe du nombre de la
collectivité. Deux fourmis d'espèces ennemies qui se rencontrent
isolément sur un chemin, à grande distance de leur nid et de leur
peuple, s'évitent et filent, chacune d'un côté différent. Si même vous
les prenez en plein combat, dans la mêlée générale, et si vous les
mettez toutes deux seules dans une boîte très petite, elles ne se feront
aucun mal. Si, au lieu de deux fourmis ennemies, vous en enfermez un
nombre restreint dans un espace étroit, elles ébaucheront un
commencement de combat sans vigueur et sans suite, puis cesseront, et
très souvent finiront par s'allier. Et, ajoute Forel, l'alliance une
fois faite ne peut plus se défaire. Mais replacez les mêmes fourmis
dans l'ensemble de leur peuple, séparez bien les deux peuples, mettez
entre eux une distance raisonnable, qui leur permettrait de vivre en
paix, chacun à part du voisin: ils se rueront l'un sur l'autre, et les
individus qui s'évitaient tout à l'heure, avec répugnance ou peur,
s'entre-tuent furieusement[88]. L'instinct de guerre est donc une
contagion collective.

Cette épidémie prend parfois[89] un caractère nettement pathologique. A
mesure qu'elle s'étend et que la mêlée se prolonge, la fureur combative
devient une frénésie. La même fourmi qui pouvait se montrer timide au
début tombe dans une crise de folie enragée. Elle ne reconnaît plus
rien. Elle se jette sur ses compagnes, elle tue ses esclaves qui tâchent
de la calmer, elle mord tout ce qu'elle touche, elle mord des morceaux
de bois, elle ne peut plus retrouver son chemin. Il faut que les autres,
généralement les esclaves, se mettent à deux ou trois autour d'elle, lui
prennent les pattes, la caressent avec leurs antennes jusqu'à ce qu'elle
ait retrouvé... dirai-je: «sa raison»? Pourquoi pas? Ne l'avait-elle pas
perdue?

Jusqu'à présent, nous n'avons encore eu affaire qu'à des phénomènes
généraux, obéissant à des lois assez fixes. Mais voici maintenant
apparaître des phénomènes individuels, dont l'initiative va curieusement
se heurter à l'instinct de l'espèce, et--plus curieusement encore--le
faire dévier de sa route ou l'annuler.

Forel met dans un bocal des fourmis d'espèces ennemies: _sanguinea_ et
_pratensis_. Après quelques jours de guerre, suivis d'un armistice
farouche et méfiant, il introduit parmi elles une petite nouvelle-née
_pratensis_, très affamée. Elle court demander à manger à celles de son
espèce. Les _pratenses_ la repoussent. Alors, l'innocente se tourne vers
les ennemies de sa race, les _sanguineae_ et, selon l'usage des fourmis,
elle lèche la bouche à deux d'entre elles. Les deux _sanguineae_ sont si
saisies de ce geste, qui bouleverse leur instinct, qu'elles dégorgent la
miellée à la petite ennemie. Dès lors, tout est dit, et pour toujours.
Une alliance offensive et défensive est conclue entre la petite
_pratensis_ et les _sanguineae_ contre celles de sa race. Et cette
alliance est irrévocable.

Autre exemple: le danger commun. Forel met dans un sac une fourmilière
de _sanguineae_ et une fourmilière de _pratenses_; il les secoue
ensemble, puis les laisse enfermées dans le sac pendant une heure; après
quoi, il ouvre le sac, en le mettant en communication directe avec un
nid artificiel. Aux premiers instants, c'est un égarement général, une
terreur délirante: les fourmis ne se reconnaissent plus entre elles, se
montrent les mandibules, et se fuient en faisant des écarts affolés.
Puis, le calme se rétablit graduellement. Les premières, les
_sanguineae_ déménagent les cocons, _tous_ les cocons des deux espèces.
Quelques _pratenses_ les imitent. Quelques combats encore se livrent de
temps en temps, mais ils sont isolés et vont en s'affaiblissant. Dès le
lendemain, toutes travaillent d'accord. Quatre jours après, l'alliance
est complète; les _pratenses_ dégorgent la nourriture aux _sanguineae_.
Au bout de la semaine, Forel les porte près d'une fourmilière
abandonnée. Elles s'y établissent, s'entr'aident pour le déménagement,
se portent les unes les autres. Seuls, quelques individus isolés des
deux espèces, sans doute de vieux nationalistes irréductibles, gardent
leur haine sacrée, et finissent par se faire tuer. Une quinzaine après,
la fourmilière mixte est florissante, l'intelligence parfaite; le dôme,
qui à l'ordinaire est surtout couvert de _pratenses_, devient rouge de
martiales _sanguineae_, dès qu'un danger menace l'Etat commun.
Continuant l'expérience, Forel, le mois suivant, va chercher une
nouvelle poignée de _pratenses_ dans l'ancienne fourmilière, et la pose
devant la fourmilière mixte. Les nouvelles venues se jettent sur les
_sanguineae_. Mais celles-ci ripostent sans violence; elles se
contentent de rouler par terre les agresseurs et les relâchent ensuite.
Les _pratenses_ n'y comprennent rien. Quant aux autres _pratenses_ de la
fourmilière mixte, elles évitent leurs anciennes sœurs, ne les
combattent pas, mais transportent leurs cocons chez elles. Ce sont les
nouvelles venues qui sont violentes à leur égard. Le lendemain, une
partie d'entre elles ont été admises dans la fourmilière mixte; et la
paix ne tarde pas à s'établir pour toujours. En aucun cas, on ne voit
les _pratenses_ de la fourmilière mixte s'allier à leurs sœurs
nouvellement arrivées contre les _sanguineae_. L'alliance amicale est
plus forte que la fraternité de race; entre les deux espèces ennemies,
la haine est désormais vaincue[90].

       *       *       *       *       *

De tels exemples suffisent à montrer l'erreur funeste de ceux qui
croient à l'immuabilité quasi-sacrée des instincts, et qui, après y
avoir inscrit l'instinct de guerre, y voient une fatalité imposée, du
bas au haut de la chaîne des êtres. En premier lieu, l'instinct comporte
tous les degrés d'impératif, inflexible ou flexible, absolu ou relatif,
durable ou passager, non seulement d'un genre à l'autre, mais, dans un
même genre, d'une espèce à l'autre[91], et, dans la même espèce, de tel
groupe à tel autre. L'instinct n'est pas un point de départ, mais un
produit, déjà, de l'évolution; et avec celle-ci il est toujours en
marche. L'instinct le plus fixé est simplement le plus ancien. Il faut
donc admettre, d'après les exemples précédents, que l'instinct de la
guerre n'est pas aussi profondément enraciné, aussi primitif qu'on le
dit, puisqu'il peut être combattu, modifié, refréné, chez des espèces de
fourmis cependant guerrières. Et si ces pauvres insectes sont capables
de réagir contre lui, de transformer leur nature, de faire succéder aux
guerres de conquête la coopération pacifique, au stade des Etats ennemis
celui des Etats alliés, bien plus, d'Etats mixtes et unis, l'homme
s'avouera-t-il plus lié par ses pires instincts et moins libre de les
maîtriser? On a dit quelquefois que la guerre nous rabaisse au niveau de
la bête. La guerre nous rabaisse au-dessous, si nous nous montrons moins
capables de nous en dégager que certaines sociétés animales. Il serait
un peu humiliant d'admettre leur supériorité. _Chi lo sa?_... Pour ma
part, je ne suis pas très sûr que l'homme soit, comme on dit, le roi de
la nature: il en est, bien plutôt, le tyran dévastateur. Je crois qu'en
beaucoup de choses il aurait à apprendre de ces sociétés animales, plus
vieilles que la sienne et infiniment variées.

Au reste, il ne s'agit pas ici de prophétiser si l'humanité réussira
jamais (pas plus que le monde des fourmis), à dominer ses aveugles
instincts. Mais ce qui me frappe, en lisant A. Forel, c'est qu'il n'y
aurait à cette victoire (chez les fourmis comme chez les hommes), aucune
impossibilité radicale. Et qu'un progrès ne soit pas impossible,--même
si on ne le réalise pas,--m'est une pensée moins étouffante que de
savoir que, quoi qu'on fasse, on se brise à un mur. C'est la fenêtre
fermée (et bien encrassée), derrière laquelle est l'air lumineux. Elle
ne s'ouvrira peut-être jamais. Mais ce n'est qu'une vitre à briser. Il
suffit d'un geste libre[92].

    1er juin 1918.

    (_Revue Mensuelle_, Genève, août 1918.)



XXII

Pour l'Internationale de l'Esprit[93]


Le généreux appel de M. Gerhard Gran ne peut rester sans écho. Je l'ai
lu avec une vive sympathie. Il a une vertu bien rare, à notre époque: sa
modestie. En un temps où toutes les nations affichent orgueilleusement
une mission supérieure d'ordre ou de justice, d'organisation ou de
liberté, qui les autorise à imposer aux autres leur personnalité
sacrée--(chacune se croit le peuple élu!)--on soupire de soulagement, à
entendre l'une d'elles, par la voix de M. Gerhard Gran, parler non pas
de ses droits, mais de ses «dettes». Et avec quel noble accent de
franchise et de gratitude!

     «_... Nous sommes parmi toutes les nations peut-être celle qui a le
     plus grand devoir, puisque c'est nous qui avons le plus de dettes
     envers les autres. Ce que nous avons reçu de la science
     internationale est incalculable... Nos dettes surgissent de toutes
     parts... Notre bilan scientifique vis-à-vis du monde ne vaut pas
     grand'chose; sous ce rapport, on peut surtout parler de notre
     passif, et notre modestie nous interdit de rappeler notre
     actif..._»

Que cette modestie fait donc de bien! Qu'elle est rafraîchissante, en
cette crise mondiale de vanité délirante des nations!--Pourtant, le
peuple d'Ibsen a le droit de tenir la tête haute parmi ses frères
d'Europe; et plus qu'aucun autre écrivain, le grand solitaire norvégien
a marqué de son sceau le théâtre et la pensée moderne. Vers lui se
tournaient les regards de la jeunesse de France; et celui qui écrit ces
lignes lui demanda conseil.

Nous sommes tous,--tous les peuples,--débiteurs les uns des autres.
Mettons donc en commun nos dettes et notre avoir.

S'il est des hommes aujourd'hui à qui siérait la modestie, ce sont les
intellectuels. Leur rôle dans cette guerre a été affreux; on ne saurait
le pardonner. Non seulement ils n'ont rien fait pour diminuer
l'incompréhension mutuelle, pour limiter la haine; mais, à bien peu
d'exceptions près, ils ont tout fait pour l'étendre et pour l'envenimer.
Cette guerre a été, pour une part, leur guerre. Ils ont empoisonné de
leurs idéologies meurtrières des milliers de cerveaux. Sûrs de _leur_
vérité, orgueilleux, implacables, ils ont sacrifié au triomphe des
fantômes de leur esprit des millions de jeunes vies. L'histoire ne
l'oubliera point.

M. Gerhard Gran exprime la crainte qu'une coopération personnelle ne
soit impossible avant bien des années, entre intellectuels des pays
belligérants. S'il s'agit de la génération qui a passé la cinquantaine,
de celle qui est à l'arrière et fait la guerre, en paroles, dans les
Académies, les Universités et les salles de rédaction, je crois que M.
Gerhard Gran ne se trompe pas. Il y a peu de chances que ces
intellectuels se rapprochent jamais. Je dirais qu'il n'y en a aucune, si
je ne connaissais l'étonnante faculté d'oubli du cerveau humain, cette
faiblesse pitoyable et salutaire, dont l'esprit n'est pas dupe, et dont
il a besoin pour continuer sa vie. Mais dans le cas présent, l'oubli
sera difficile: les intellectuels ont brûlé leurs vaisseaux. Au début de
la guerre, on pouvait encore espérer qu'une partie de ceux qu'avaient
emportés les aveugles passions des premiers jours, au bout de quelques
mois reconnaîtraient loyalement leur erreur. Ils ne l'ont pas voulu. Ni
de l'un, ni de l'autre côté, aucun n'y a consenti. On peut même observer
qu'à mesure que se déroulent les conséquences désastreuses pour la
civilisation européenne, ceux qui avaient la garde de cette civilisation
et qui sentent peser sur eux une part de la responsabilité, plutôt que
de se reconnaître en faute, font tout pour s'enfoncer dans leur
aveuglement. Comment donc espérer, quand, la guerre finie, la preuve
sera faite des désastres auxquels il a conduit, que l'orgueil
intellectuel se résoudra à dire: «Je me suis trompé»?--Ce serait trop
demander. Cette génération est, je le crains, condamnée à traîner,
jusqu'à sa fin, sa maladie d'esprit et son obstination. De ce côté, peu
d'espoir: attendre qu'elle finisse.

Ceux qui rêvent de renouer les relations entre les peuples doivent
tourner leur espérance vers l'autre génération, celle qui saigne dans
les armées. Puisse-t-elle être conservée! Elle a été terriblement
éclaircie par les coupes que la guerre y a faites. Elle risquerait
d'être anéantie, si la guerre se prolonge et s'étend, comme il est
possible:--tout est possible! L'humanité se trouve, tel Hercule, au
carrefour: _Ercole in bivio_; et l'une des routes au seuil de laquelle
il hésite, conduit (si l'Asie entre en jeu, et si s'accentue encore le
caractère de destruction atroce, dont l'Allemagne a donné l'exemple,
fatalement suivi par les autres) au hara-kiri européen.--Mais à l'heure
qu'il est, nous avons encore le droit d'espérer que la jeunesse d'Europe
qui est aux armées survivra en assez grand nombre pour accomplir sa
mission d'après-guerre: réconcilier les pensées des nations ennemies.
Je connais, dans les deux camps, nombre d'esprits indépendants, qui
veulent réaliser, après la paix conclue, cette communion intellectuelle.
Ils n'en exceptent d'avance que ceux qui, soit de leur camp, soit du
camp ennemi, ont prostitué la pensée à des œuvres de haine. Quand je
songe à ces jeunes hommes, j'ai la ferme conviction (et en ceci je
diffère de M. Gerhard Gran) que les esprits de tous les pays se
pénétreront mutuellement après la guerre, bien plus qu'auparavant. Les
peuples qui s'ignoraient, ou qui ne se voyaient qu'au travers de
caricatures méprisantes, ont appris depuis quatre ans, dans la boue des
tranchées, sous la griffe de la mort, qu'ils ont la même chair qui
souffre. L'épreuve est égale pour tous; ils fraternisent en elle. Et ce
sentiment n'a pas fini d'évoluer. Car lorsqu'on cherche à prévoir
maintenant quels seront, après la guerre, les changements dans les
rapports entre nations, on ne pense pas assez qu'après la guerre
viendront d'autres bouleversements, qui pourraient bien modifier
l'essence même des nations. L'exemple de la Russie nouvelle, quel qu'en
soit le résultat immédiat, ne sera pas perdu pour les autres peuples.
Une unité profonde se crée dans l'âme des peuples: ce sont comme des
racines gigantesques qui s'étendent sous terre, sans souci des
frontières.--Quant aux intellectuels, qui, séparés du peuple, ne sont
pas directement touchés par ce courant social, ils le subissent
pourtant, par intuition d'intelligence et de sympathie. Malgré les
efforts qui ont été faits, depuis quatre ans, pour briser tout contact
entre les écrivains des deux camps, je sais que, dans les deux camps,
dès le lendemain de la paix, se fonderont des revues et des publications
internationales. J'ai eu connaissance de tels de ces projets, dont les
initiateurs (et les plus pénétrés de l'esprit européen), sont de jeunes
écrivains, soldats du front. De ma génération, nous sommes quelques-uns
qui donneront à leurs cadets leur concours absolu. Nous estimons servir
ainsi non seulement la cause de l'humanité, mais celle de notre propre
pays, plus efficacement que les mauvais conseillers qui prêchent
l'isolement armé. Tout pays qui s'enferme aujourd'hui est condamné à
mourir. Le temps est passé où les jeunes forces tumultueuses des peuples
européens avaient besoin, pour se clarifier, de s'entourer de
cloisons.--Qu'on me permette de rappeler quelques paroles de
Jean-Christophe vieillissant:

     _Je ne crains pas le nationalisme de l'heure présente. Il s'écoule
     avec l'heure; il passe, il est passé. Il est un degré de l'échelle.
     Monte au faîte!... Chaque peuple d'Europe sentait (avant la guerre)
     l'impérieux besoin de rassembler ses forces et d'en dresser le
     bilan. Car tous, depuis un siècle, ont été transformés par leur
     pénétration mutuelle et par l'immense apport de toutes les
     intelligences de l'univers, bâtissant la morale, la science, la foi
     nouvelles. Il fallait que chacun fît son examen de conscience et
     sût exactement qui il est et quel est son bien, avant d'entrer,
     avec les autres, dans un nouveau siècle. Un nouvel âge vient.
     L'humanité va signer un nouveau bail avec la vie. Sur de nouvelles
     lois, la société va revivre. C'est dimanche, demain. Chacun fait
     ses comptes de la semaine, chacun lave son logis et veut sa maison
     nette, avant de s'unir aux autres devant le Dieu commun, et de
     conclure avec lui le nouveau pacte d'alliance._

La guerre aura été (contre notre volonté même) l'enclume où se forge
sous le marteau l'unité de l'âme européenne.

Je souhaite que cette communion intellectuelle ne reste pas limitée à la
péninsule européenne, mais s'étende à l'Asie, aux deux Amériques et aux
grands îlots de civilisation, disséminés sur le reste du globe. Il est
ridicule que les nations de l'Occident européen s'évertuent à trouver
entre elles des différences profondes, à l'heure même où elles n'ont
jamais été plus semblables les unes aux autres par leurs qualités et
leurs défauts,--où leur pensée et leur littérature offrent le moins de
caractères distinctifs,--où partout se fait sentir une égalisation
monotone des intelligences,--partout, des personnalités peu tranchées,
élimées, fatiguées. J'oserai dire que toutes, mises ensemble, ne
suffiraient pas encore à nous donner l'espoir du renouveau d'esprit,
auquel la terre a droit, après ce formidable ébranlement. Il faut aller
jusqu'en Russie--ces grandes portes ouvertes sur le monde de
l'Est,--pour recevoir sur sa face les souffles nouveaux qui
viennent,--(dans tous les ordres de la pensée).

Elargissons l'humanisme, cher à nos pères, mais dont le sens a été
rétréci à celui de manuels gréco-latins. De tous temps, les Etats, les
Universités, les Académies, tous les pouvoirs conservateurs de l'esprit,
ont tâché d'en faire une digue contre les assauts de l'âme nouvelle, en
philosophie, en morale, en esthétique.--La digue est ébranlée. Les
cadres d'une civilisation privilégiée sont désormais brisés. Nous devons
prendre aujourd'hui l'humanisme dans sa pleine acception, qui embrasse
toutes les forces spirituelles du monde entier:--_Panhumanisme_.

       *       *       *       *       *

Que cet idéal, qui s'annonce çà et là, dans quelques esprits
d'avant-garde, ou dans la fondation, en pleine guerre, de centres
d'études pour la culture mondiale, comme l'_Institut für
Kultur-Forschung_, de Vienne,[94] soit hardiment arboré comme drapeau
par l'Académie internationale, dont je souhaite, avec M. Gerhard Gran,
que la Norvège prenne l'initiative!

Je note que M. Gerhard Gran semble, après M. le prof. Fredrik Stang,
restreindre ses ambitions à la fondation d'un institut de recherches
scientifiques: car la science lui paraît plus internationale, par
essence, que les lettres et les arts.

     _En art, en littérature,_ écrit-il, _on peut à la rigueur discuter
     des avantages et des inconvénients créés par l'isolement d'une
     nation ou par l'antagonisme de groupes humains. Dans la science,
     une discussion pareille est un non-sens. Le royaume de la science
     est le monde entier... L'atmosphère scientifique indispensable n'a
     rien à voir avec les conjonctures nationales._

Je crois que cette distinction n'est pas aussi fondée qu'elle semble
généralement. Aucune province de l'esprit n'a été plus tristement mêlée
à la guerre que la science. Si les lettres et les arts se sont faits
trop souvent les excitateurs du crime, la science lui a fourni ses
armes, elle s'est ingéniée à les rendre plus affreuses, à reculer les
limites de la souffrance et de la cruauté. J'ajoute que, même en temps
de paix, j'ai toujours été frappé de l'acuité du sentiment national
entre savants, chaque nation accusant les autres de lui dérober ses
meilleures inventions et d'en oublier volontairement la source. En
fait, la science participe donc aux passions funestes qui rongent les
lettres et les arts.

Et d'autre part, si la science a besoin de la collaboration de toutes
les nations, les arts et les lettres n'ont pas moins d'avantages à
sortir aujourd'hui du «splendide isolement». Sans parler des
modifications techniques qui ont amené, en peinture, en musique, au
cours du dernier siècle et de celui qui a si mal commencé, de brusques
et prodigieux enrichissements de la vision et de l'audition
esthétique,--l'influence d'un philosophe, d'un penseur, d'un écrivain,
peut avoir sa répercussion dans toute la littérature d'un temps, et
aiguiller l'esprit sur une voie nouvelle de recherches psychologiques,
morales, esthétiques et sociales. Qui veut s'isoler, qu'il s'isole! Mais
la république de l'esprit tend, de jour en jour, à s'élargir; et les
plus grands hommes sont ceux qui savent embrasser et fondre en une
puissante personnalité les richesses dispersées ou latentes de l'Ame
humaine.

Donc, ne limitons pas l'idée d'internationalisme à la science, et
gardons au projet son ampleur,--sous la forme d'un Institut des Arts,
des Lettres et des Sciences humaines.

       *       *       *       *       *

Je ne pense pas d'ailleurs que cette fondation puisse rester isolée.
L'internationalisme de la culture ne peut plus aujourd'hui demeurer un
luxe pour quelques privilégiés. La valeur pratique d'un Institut des
Nations serait faible, si les maîtres n'étaient pas reliés aux disciples
par le même courant, si le même esprit ne pénétrait pas à tous les
étages de l'enseignement.

C'est pourquoi je salue, comme une initiative féconde et un heureux
symptôme, la fondation récente, à Zurich, d'une _Association
internationale des étudiants_ (_Internationaler Studentenbund_), par la
jeunesse universitaire.--«_Douloureusement atteinte par la grande
épreuve de la guerre, cette jeunesse a pris conscience des
responsabilités sociales toutes particulières que lui confère le
privilège des études, et désire remédier aux causes profondes du
mal_»--(je cite les nobles termes de son programme).--Elle cherche à
unir «_tous ceux de tous pays qui tiennent de près à la vie
universitaire, en une commune croyance aux bienfaits du libre
développement de l'esprit; elles les groupe pour lutter contre l'emprise
croissante de la mécanisation et des procédés militaires dans toutes les
manifestations de la vie_». Elle veut réaliser «_l'idéal d'Universités
qui restent des centres de culture supérieure, au service de la seule
vérité, de purs foyers de recherches scientifiques, absolument
indépendants d'opinion à l'égard de l'Etat, ignorant les buts
particuliers et les intérêts de classe_».

Cette revendication de la liberté de recherche scientifique et de
l'indépendance de la pensée, cette organisation de la jeunesse
intellectuelle pour défendre ce droit essentiel et, jusqu'à nos jours,
constamment violé, me semblent d'une nécessité primordiale. Si vous
voulez que la coopération entre maîtres des différents pays ne reste pas
purement spéculative, il ne suffit pas que les maîtres associent leurs
efforts, il faut que leurs pensées puissent librement se répandre et
fructifier dans la jeunesse intellectuelle de toutes les nations. Plus
de barrières élevées par les Etats entre les deux classes, entre les
deux âges de ceux qui cherchent la vérité: maîtres et étudiants!

       *       *       *       *       *

Je rêve encore davantage. Je voudrais que les semences de la culture
universelle fussent répandues, dès la première éducation, parmi
l'enfance des gymnases et des écoles. J'exprimerais notamment le vœu
qu'on établît, dans les écoles primaires de tous les pays d'Europe,
l'enseignement obligatoire d'une langue internationale. Il en est d'à
peu près parfaites (Espéranto, Ido), qu'avec un minimum d'efforts, tous
les enfants du monde civilisé pourraient, devraient savoir. Cette langue
ne leur serait pas seulement d'une aide pratique sans égale, pour la
vie; elle leur serait une introduction à la connaissance des langues
nationales, et de la leur propre: car elle leur ferait sentir, mieux que
tous les enseignements, les éléments communs des langues européennes et
l'unité de leur pensée.

Je réclamerais de plus, dans l'enseignement primaire et secondaire, une
esquisse de l'histoire de la pensée, de la littérature, de l'art
universels. J'estime inadmissible que les programmes de l'enseignement
s'enferment dans les limites d'une nation,--elle-même restreinte à une
période de deux ou trois siècles. Malgré ce qu'on a fait pour le
moderniser, l'esprit de l'enseignement reste essentiellement archaïque.
Il prolonge parmi nous l'atmosphère morale d'époques qui ne sont
plus.--Je ne voudrais pas que ma critique fût mal interprétée. Toute mon
éducation a été classique. J'ai suivi tous les degrés de l'instruction
universitaire. J'étais encore du temps où fleurissaient le discours
latin et le vers latin. J'ai le culte de l'art et de la pensée antiques.
Bien loin d'y porter atteinte, je voudrais que ces trésors fussent,
comme notre Louvre, rendus accessibles à la grande masse des hommes.
Mais je dois observer qu'il faut rester libre vis-à-vis de ce qu'on
admire, et qu'on ne l'est pas resté vis-à-vis de la pensée
classique,--que la forme d'esprit gréco-latine, qui nous demeure collée
au corps, ne répond plus du tout aux problèmes modernes,--qu'elle impose
aux hommes qui l'ont subie, dès l'enfance, des préjugés accablants, dont
ils ne se dégagent, pour la plupart, jamais, et qui pèsent cruellement
sur la société d'aujourd'hui. J'ai l'impression qu'une des erreurs
morales dont souffre le plus l'Europe d'à présent, l'Europe qui
s'entre-déchire, c'est d'avoir conservé l'idole héroïque et oratoire de
la patrie gréco-latine, qui ne correspond pas plus au sentiment naturel
de la Patrie d'aujourd'hui, que ne correspondent aux vrais besoins
religieux de notre temps les divinités d'Homère.

L'humanité vieillit, mais elle ne mûrit pas. Elle reste empêtrée dans
ses leçons d'enfance. Son plus grand mal est sa paresse à se renouveler.
Il le faut cependant. Se renouveler et s'étendre. L'humanité se
condamne, depuis des siècles, à ne faire usage que d'une faible portion
de ses ressources spirituelles. Elle est comme un colosse, à demi
paralysé. Elle laisse s'atrophier une partie de ses organes. N'est-on
point las de ces nations infirmes, de ces membres épars d'un grand
corps, qui pourrait dominer notre monde planétaire!

    «_Membra sumus corporis magni._»

Que ces membres se rejoignent, et que l'Adam nouveau, l'Humanité se
lève!

Villeneuve, 15 mars 1918.

(_Revue politique Internationale_, Lausanne, mars-avril 1918.)



XXIII

Un appel aux Européens


Dans l'effondrement de l'Allemagne impériale, surgissent quelques grands
noms de libres esprits allemands, qui ont depuis quatre ans fermement
défendu les droits de la conscience et de la raison contre les abus de
la force. Georg-Fr. Nicolaï est un des plus illustres. Nous avons, dans
une série d'articles,[95] tâché de faire connaître son admirable livre:
_La Biologie de la Guerre_, et rappelé dans quelles conditions il fut
écrit. Le savant professeur de physiologie à l'Université de Berlin,
médecin renommé, qui, au début de la guerre avait été mis à la tête d'un
service médical d'armée, fut cassé de son poste, pour avoir exprimé sa
réprobation des crimes de la politique et du haut commandement
allemands, et, de disgrâce en disgrâce, dégradé, ramené au rang de
simple soldat, condamné à cinq mois de prison par le conseil de guerre
de Dantzig, fut enfin contraint de s'enfuir d'Allemagne, pour échapper à
des sanctions plus rigoureuses. Il y a quelques mois, les journaux nous
ont appris son évasion aventureuse en aéroplane. A présent, il est
réfugié en Danemark, et il vient d'y publier le premier numéro d'une
revue, dont je veux signaler le haut intérêt historique et humain.

       *       *       *       *       *

Elle s'intitule: _Das werdende Europa--Blätter für zukunftsfrohe
Menschen,--neutral gegenüber den kriegführenden Ländern,
leidenschaftlich Partei ergreifend für das Recht gegen die Macht_.
(«L'Europe qui sera,--revue pour les hommes joyeux de l'avenir,--neutre
à l'égard des pays belligérants,--mais prenant passionnément parti pour
le droit contre la force.»)[96]

_Zukunftsfroh_...: C'est un des traits de Nicolaï qui frappent, dès le
premier regard, et que j'avais signalé à la fin de mon étude sur sa
_Biologie de la Guerre_. Que d'hommes, à sa place, eussent été déprimés
par tout ce qu'il a dû voir, entendre et endurer de la méchanceté
humaine, de la lâcheté qui est pire, et de la sottise, qui dépasse l'une
et l'autre,--la sottise, reine du monde! Mais Nicolaï est doué d'une
élasticité extraordinaire... «_Nicht weinen!_», comme lui dit sa petite
fille de deux ans et demi, quand il va se séparer d'elle et de tout ce
qu'il aime... «Pas pleurer!».. _Zukunftsfroh_...--Il a, pour le
soutenir, son admirable vitalité, la force inébranlable de ses
convictions, sa «triomphante sécurité» («_meine triumphierende
Sicherheit_»), et une flamme d'apôtre inattendue dans cette nature
d'observateur scientifique, qui se mue, par élans soudains, en un voyant
idéaliste et prophétique, aux accents religieux. Avec tout l'apport
nouveau de la science moderne, il est un phénomène singulier de
«revivance». La vieille Allemagne de Gœthe, de Herder et de Kant,
nous parle par sa voix. Elle revendique ses droits, comme il l'écrit
lui-même, contre celle des Ludendorff et autres usurpateurs, à la
«politique de Tartares».

«_Das werdende Europa_» a, dit-il, pour objet, «d'éveiller l'amour pour
notre nouvelle, notre plus grande patrie, l'Europe... Nous voulons que
tous les peuples européens deviennent les membres utiles et heureux de
cette nouvelle organisation.»--Or, l'avenir de l'Europe dépend
essentiellement de l'état de l'Allemagne, qui, par sa méconnaissance
brutale des principes européens, maintient la vieille politique de
l'isolement armé. Le premier but doit donc être la libération de
l'Allemagne.

Le premier numéro de la revue comprend un article de présentation par le
prof. Kristoffer Nyrop, membre de la royale Académie danoise,--des pages
intéressantes du Dr Alfred H. Fried et du bourgmestre de Stockolm,
Carl Lindhagen. Mais le morceau de résistance est un long article de
Nicolaï, qui remplit les trois quarts du numéro: «_Warum ich aus
Deutschland ging. Offener Brief an denjenigen Unbekannten, der die Macht
hat in Deutschland._» («Pourquoi je suis sorti d'Allemagne,--lettre
ouverte à cet Inconnu, qui a le pouvoir en Allemagne.») Ce sont les
Confessions d'une grande conscience, que l'on veut asservir, et qui
brise ses chaînes.

Nicolaï commence par expliquer comment il en est venu à cet acte qui lui
a tant coûté: l'abandon de sa patrie en danger. Il exprime en termes
touchants, son amour pour le _Mutterland_, (qu'il oppose au _Vaterland_,
l'Europe), pour la terre maternelle, et tout ce qu'il lui doit. Il ne
s'est arraché à elle que parce que c'était l'unique moyen de travailler
à son affranchissement. En Allemagne même, on ne peut rien: quatre ans
d'épreuves le lui ont prouvé. Le Droit est ligotté; l'Allemagne n'est
plus un _Rechtsstaat_; l'oppression y est universelle, et, le pire,
anonyme; le sabre irresponsable règne. Le Parlement n'existe plus, la
presse n'existe plus; même le chancelier, et jusqu'à l'Empereur, sont
soumis à ce mystérieux «Inconnu, _der die Macht hat in Deutschland_.»
Nicolaï a longtemps attendu que d'autres, plus qualifiés que lui,
protestassent. En vain. La peur, la corruption, le manque de caractère
étouffent toutes les révoltes. L'esprit de l'Allemagne se tait.--Et lui
aussi, peut-être, Nicolaï, se serait tu jusqu'à la fin, dit-il, par ce
sentiment de loyalisme chevaleresque, auquel on se croit obligé, en
temps de guerre, si «le pouvoir inconnu» ne l'avait poussé à bout,
acculé jusque dans ses derniers retranchements. Après lui avoir tout
pris, après l'avoir dépouillé de ses honneurs, de sa situation, de tout
l'agrément de la vie, et même du nécessaire, on a voulu lui arracher la
seule chose qui lui restât et qu'il ne pouvait pas donner: sa
conscience. C'en était trop. Il partit. «J'ai dû laisser l'empire
allemand, parce que je crois être un bon Allemand.»

Pour que nous comprenions sa détermination, il nous met sous les yeux le
tableau des quatre ans de luttes journalières qu'il lui a fallu livrer
en Allemagne, avant d'en arriver là.--Quoi qu'il pensât de la guerre,
lorsqu'elle éclata, il se mit à la disposition de l'autorité militaire,
mais à titre de médecin civil (_vertraglich verpflichteter Zivilarzt_).
On le nomma médecin en chef, au nouvel hôpital de Tempelhof; ce poste
lui laissait la possibilité de continuer ses cours publics à
l'Université de Berlin. Mais, en octobre 1914, il se fit, avec le prof.
Fr. W. Foerster, le prof. A. Einstein et le Dr Buek, le promoteur
d'une protestation très vive contre le fameux manifeste des 93. La
sanction ne se fit pas attendre. Il fut aussitôt déplacé, nommé simple
médecin assistant à l'hôpital de contagieux de la petite forteresse de
Graudenz. Il prit son parti de cette mesure arbitraire et absurde, et
il occupa ses loisirs à rédiger son livre sur «_La Biologie de la
guerre_». Survint le torpillage du _Lusitania_. Nicolaï en fut
bouleversé; il en éprouva, dit-il, comme une douleur physique. A table,
parmi quelques camarades, il déclara que «la violation de la neutralité
belge, l'emploi de gaz vénéneux, le torpillage de vaisseaux de commerce,
étaient non seulement un forfait moral, mais une stupidité sans nom, qui
ruinerait tôt ou tard l'empire allemand.» L'un des convives, son
collègue, le Dr Knoll, n'eut rien de plus pressé que de le dénoncer.
De nouveau déplacé, Nicolaï fut envoyé en disgrâce dans un des coins les
plus perdus d'Allemagne. Il protesta, au nom du droit. Il en appela à
l'Empereur. L'Empereur, lui assura-t-on, écrivit en marge de son
dossier: «_Der Mann ist ein Idealist, man soll ihn gewâhren lassen!_»
(«L'homme est un idéaliste: qu'on le laisse tranquille!»)

On le renvoya à Berlin, dans l'hiver de 1915-1916, avec l'avis d'être
sage. Sans en tenir compte, il commença sur le champ, à l'Université,
son cours sur «_la guerre, comme facteur d'évolution dans l'histoire de
l'humanité_». On ferma le cours, à peine ouvert, et on expédia Nicolaï à
Dantzig. Interdiction formelle de parler et d'écrire sur les sujets
politiques. Nicolaï excipe de sa qualité de médecin civil. On prétend
l'obliger au serment de fidélité et d'obéissance. Il s'y refuse. On le
convoque devant un conseil de guerre, on l'avertit des conséquences de
son acte: il ne veut pas céder. On le dégrade, il devient simple soldat.
Pendant deux ans et demi, il est employé sanitaire, occupé à un ridicule
travail de bureau. Il n'en a pas moins terminé son livre, qui s'imprime
en Allemagne. Les 200 premières pages étaient tirées, quand l'ouvrage
est dénoncé par un fondé de pouvoir d'un grand chantier de construction
de sous-marins, qui s'indigne: «Nous gagnons péniblement notre argent
dans la guerre, dit-il, et cet homme écrit pour la paix!» Nicolaï est
arrêté, et son manuscrit confisqué. Après un long procès, il est
condamné à cinq mois de prison. Défense aux journaux de publier son nom.
La _Danziger Zeitung_ est suspendue, pour avoir relaté sa condamnation.
Au sortir de la prison, les vexations reprennent. Le commandant de place
d'Eilenburg veut astreindre Nicolaï au service armé. Nicolaï déclare
qu'il ne se soumettra pas. L'ordre est pour le lendemain. Nicolaï
délibère. Il pense à Socrate et à sa soumission aux lois, même
mauvaises, de sa patrie. Mais il pense aussi à Luther, qui s'est enfui à
la Wartburg, pour achever son œuvre. Et il part, dans la nuit. Il ne
quitte pourtant pas encore l'Allemagne. Il veut tenter, avant, un
dernier appel à la justice de son pays. Il écrit au ministre, pour lui
exposer les violations du droit, et demande sa protection contre
l'arbitraire de la soldatesque. En attendant la réponse, il a trouvé un
refuge chez des amis à Munich, puis à Grünewald, près Berlin. Aucune
réponse ne vient. Il faut donc s'expatrier. On sait comment il réussit à
passer la frontière:[97] en aéroplane, «à trois mille mètres au-dessus
de la terre, parmi quelques nuages blancs de schrapnels». A l'aube de la
nuit de la St-Jean, il voyait luire au loin la mer libératrice. Il
arriva à Copenhague. Pour la dernière fois, il s'adressa au gouvernement
allemand: il offrit de revenir, si on lui garantissait le respect de ses
droits et si on le réhabilitait. Après huit semaines d'attente, Nicolaï
se vit désigné comme déserteur; on perquisitionna dans sa maison de
Berlin et dans celles de ses amis; on mit ses biens sous séquestre;
enfin, on essaya d'obtenir son extradition, sous l'inculpation de vol
d'aéroplane.--C'est alors que, reprenant sa liberté de parole, Nicolaï
écrit sa «Lettre ouverte» au despote «inconnu».

       *       *       *       *       *

Ce qui me frappe dans ce récit, c'est d'abord l'invincible ténacité de
cet homme, appuyé sur son droit, comme sur une forteresse... «_Ein feste
Burg_»... Mais c'est aussi l'aide secrète qu'il a trouvée chez un très
grand nombre de ses compatriotes.

On s'étonne à présent de l'écroulement subit du colosse germanique. On
en cherche cent raisons diverses: l'armée décimée par les épidémies, le
peuple travaillé par le bolchevisme..., etc. Elles ont leur part. Mais
on oublie une autre cause: c'est que l'édifice entier, si imposant qu'il
fût, était miné. Derrière sa façade d'obéissance passive se cachait un
immense désenchantement. Rien de plus étonnant dans le récit de Nicolaï,
(malgré toutes les précautions qu'il prend pour ne livrer aucun nom aux
vengeances du pouvoir) que la quantité de dévouements ou de complicités
tacites qui le soutiennent et l'encouragent. «Savants, travailleurs,
soldats, officiers, écrit-il, me priaient de dire ce qu'ils n'osaient
pas dire.» Alors qu'on l'arrête et qu'on saisit son livre, le manuscrit
est sauvé et emporté en Suisse, par qui? Par un courrier officiel
allemand!--Quand, ayant fui son poste, il veut sortir d'Allemagne et
qu'il pense d'abord le faire, tout simplement, à pied, il est arrêté, à
cent pas de la frontière, et conduit devant un bon vieux capitaine, qui,
en entendant son nom, a un haut-le-corps de surprise, le regarde
longuement, puis lui donne le conseil amical de ne pas poursuivre sa
route, la nuit: car la frontière est gardée par des patrouilles avec des
chiens. Et il le laisse aller.--Ne voyant plus d'autre issue que par les
airs, Nicolaï s'adresse... à qui? à un officier aviateur; il le prie de
lui prêter un aéroplane, pour passer en Hollande ou en Suisse. L'autre,
sans s'étonner, répond que la chose est faisable, et que si Nicolaï veut
se rendre plutôt en Danemark, ce qui serait bien plus facile, il se
ferait fort d'emmener avec lui toute une escadrille. Par le fait, nous
savons qu'à défaut de l'escadrille, deux aéroplanes et plusieurs
officiers prirent part à l'évasion aérienne, de Neuruppin à
Copenhague.--Bien d'autres traits analogues, qui, pour n'être pas tous
de cette force, n'en attestent pas moins le détachement des liens qui
retenaient les citoyens à l'Etat. La publication en Suisse du livre de
Nicolaï et la diffusion clandestine en Allemagne d'une centaine
d'exemplaires le mirent en relations avec des hommes de tous les partis
allemands et lui permirent de mesurer, dit-il, la puissance de haine qui
était dans les consciences. Il ajoute: «Je suis convaincu que
l'Allemagne et le monde seraient délivrés demain, si aujourd'hui tous
les Allemands disaient sans réserve ce qu'ils veulent et souhaitent, au
fond du cœur.»

C'est là ce qui fait la force de sa protestation: en réalité, elle n'est
pas celle d'un individu, elle est celle de tout un peuple; Nicolaï n'en
est que le héraut.

Aussi, après avoir fini son récit, se tourne-t-il vers ce peuple, qui
vient de l'inspirer. Par une transformation soudaine, «l'Inconnu» à qui
s'adresse cette «lettre ouverte»,--_derjenige Unbekannte, der die Macht
hat_--n'est plus le pouvoir militaire; la force souveraine lui semble
avoir passé déjà dans les mains du véritable maître: le peuple allemand.
Et il l'invite à l'union avec les autres peuples. Sur un ton
d'évangéliste illuminé, il lui rappelle sa vraie destinée, sa mission
spirituelle, mille fois plus importante que toutes les vaines conquêtes.
A tous les peuples d'Europe, il montre le devoir actuel et la tâche
pressante: l'unité de l'Europe et l'organisation du monde...

«Et maintenant, mes compagnons, venez!... Je suis libre de tout, dans le
monde, libre de tout Etat (_staatenlos_), _ein deutscher Weltbürger_...
J'ai la paix! (_Ich habe Frieden!_)... Venez! Et proclamez ce que déjà
vous savez et sentez!... Nous ne voulons pas _faire la paix_, nous
voulons simplement reconnaître que _nous l'avons_...»

Et, réitérant son cri d'octobre 1914, cet _Aufruf an die Europaer_,[98]
qu'avec lui ses amis A. Einstein, Wilhelm Foerster, et l'écrivain Otto
Buek, opposèrent aux paroles de démence des 93, il reprend cet acte de
foi en la conscience de l'Europe, une et fraternelle, et il lance son
appel à tous les esprits libres, à ceux que Gœthe nommait déjà:
«_Ihr, gute Europaer..._»

    20 Octobre 1918.

    (_Wissen und Leben_, Zurich, novembre 1918.)



XXIV

Lettre ouverte au président Wilson


    Monsieur le Président,

Les peuples brisent leurs chaînes. L'heure sonne, par vous prévue et
voulue. Qu'elle ne sonne pas en vain! D'un bout à l'autre de l'Europe,
se lève, parmi les peuples, la volonté de ressaisir le contrôle de leurs
destinées et de s'unir pour former une Europe régénérée. Par dessus les
frontières, leurs mains se cherchent, pour se joindre. Mais entre eux
sont toujours les abîmes ouverts de méfiances et de malentendus. Il faut
jeter un pont sur ce gouffre. Il faut rompre les fers de l'antique
fatalité qui rive ces peuples aux guerres nationales et les fait, depuis
des siècles, se ruer aveuglément à leur mutuelle destruction. Seuls, ils
ne le peuvent point. Et ils appellent à l'aide. Mais vers qui se
tourner?

Vous seul, Monsieur le Président, parmi tous ceux qui sont chargés à
présent du redoutable honneur de diriger la politique des nations, vous
jouissez d'une autorité morale universelle. Tous vous font confiance.
Répondez à l'appel de ces espoirs pathétiques! Prenez ces mains qui se
tendent, aidez-les à se rejoindre. Aidez ces peuples, qui tâtonnent, à
trouver leur route, à fonder la charte nouvelle d'affranchissement et
d'union, dont ils cherchent passionnément, confusément, les principes.

Songez-y: l'Europe menace de retomber dans les cercles de l'Enfer,
qu'elle gravit depuis cinq années, en semant le chemin de son sang. Les
peuples, en tous pays, manquent de confiance dans les classes
gouvernantes. Vous êtes encore, à cette heure, le seul qui puisse parler
aux unes comme aux autres--aux peuples, aux bourgeoisies, de toutes les
nations--et être écouté d'elles, le seul qui puisse aujourd'hui (le
pourrez-vous encore demain?) être leur intermédiaire. Que cet
intermédiaire vienne à manquer, et les masses humaines, disjointes, sans
contrepoids, sont presque fatalement entraînées aux excès: les peuples à
l'anarchie sanglante, et les partis de l'ordre ancien à la sanglante
réaction. Guerres de classes, guerres de races, guerre entre les nations
d'hier, guerre entre les nations qui viennent de se former aujourd'hui,
convulsions sociales, aveugles, ne cherchant plus qu'à assouvir les
haines, les convoitises, les rêves forcenés d'une heure de vie sans
lendemain...

Héritier de Washington et d'Abraham Lincoln, prenez en main la cause,
non d'un parti, d'un peuple, mais de tous! Convoquez au Congrès de
l'Humanité les représentants des peuples! Présidez-le de toute
l'autorité que vous assurent votre haute conscience morale et l'avenir
puissant de l'immense Amérique! Parlez, parlez à tous! Le monde a faim
d'une voix qui franchisse les frontières des nations et des classes.
Soyez l'arbitre des peuples libres! Et que l'avenir puisse vous saluer
du nom de _Réconciliateur_!

    ROMAIN ROLLAND.

    Villeneuve, 9 novembre 1918.

    _Le Populaire_, Paris, 18 novembre 1918.

       *       *       *       *       *

_Quelques jours après_, Le Populaire _publiait (4 décembre 1918) une
lettre de Romain Rolland à Jean Longuet, où il exposait le fond de sa
pensée et les raisons de son attitude à l'égard de Wilson_. (_La lettre
a été reproduite par l'_Humanité, _dans son numéro du 14 décembre 1918,
consacré au président Wilson_).

«Je ne suis pas Wilsonien. Je vois trop que le message du Président, non
moins habile que généreux, travaille (de bonne foi) à réaliser dans le
monde la conception de la République bourgeoise, du type
franco-américain.

Et cet idéal conservateur ne me suffit plus.

Mais, malgré nos préférences personnelles et nos réserves pour l'avenir,
je crois que le plus pressant et le plus efficace est de soutenir
l'action du président Wilson. Elle seule est capable d'imposer un frein
aux appétits, aux ambitions et aux instincts violents, qui s'assiéront
au banquet de la Paix. Elle est la seule chance d'arriver actuellement à
un modus _vivendi_, provisoirement et relativement équitable en Europe.
Car ce grand bourgeois incarne le plus pur, le plus désintéressé, le
plus humain de la conscience de sa classe[99]. Nul n'est plus digne
d'être l'Arbitre.»



XXV

Contre le Bismarckisme vainqueur


Le Populaire _de Paris avait demandé à Romain Rolland un article, à
l'occasion de l'arrivée du Président Wilson. Romain Rolland, alors
malade, à Villeneuve, en Suisse, répondit_:

    Jeudi, 12 décembre 1918.

    «Mon cher Longuet,

«Votre lettre du 6 ne m'arrive qu'aujourd'hui, naturellement ouverte par
la censure militaire, et elle me trouve alité depuis quinze jours, avec
une grippe tenace. Je ne puis donc vous écrire l'article que vous me
demandez.

«Je vous dirai seulement que, durant ces quinze jours, la lecture des
nouvelles de France m'a été souvent plus pesante que la fièvre. Les
Alliés se croient victorieux. Je les regarde (s'ils ne se ressaisissent)
comme vaincus, conquis, infectés par le Bismarckisme.

«Sans un puissant coup de barre, je vois à l'horizon un siècle de
haines, de nouvelles guerres de revanche et la destruction de la
civilisation européenne. J'ajoute que, pour celle-ci, je n'aurai pas un
regret, si les peuples vainqueurs se montrent aussi incapables de
diriger leurs destinées.

«Puissent-ils, au milieu des triomphes enivrants, mais trompeurs, du
présent, reprendre conscience de leurs écrasantes responsabilités envers
l'avenir! Et qu'ils songent que chacune de leurs erreurs ou de leurs
abdications sera payée par leurs enfants et leurs petits-enfants!

«Excusez ces lignes maladroites d'un convalescent et croyez-moi, mon
cher Longuet, votre dévoué

    ROMAIN ROLLAND.

    _Le Populaire_, Paris, 21 décembre 1918.)



XXVI

Déclaration d'Indépendance de l'Esprit


Travailleurs de l'Esprit, compagnons dispersés à travers le monde,
séparés depuis cinq ans par les armées, la censure et la haine des
nations en guerre, nous vous adressons, à cette heure où les barrières
tombent et les frontières se rouvrent, un Appel pour reformer notre
union fraternelle, mais une union nouvelle, plus solide et plus sûre que
celle qui existait avant.

La guerre a jeté le désarroi dans nos rangs. La plupart des
intellectuels ont mis leur science, leur art, leur raison, au service
des gouvernements. Nous ne voulons accuser personne, adresser aucun
reproche. Nous savons la faiblesse des âmes individuelles et la force
élémentaire des grands courants collectifs: ceux-ci ont balayé
celles-là, en un instant, car rien n'avait été prévu afin d'y résister.
Que l'expérience au moins nous serve, pour l'avenir!

Et d'abord, constatons les désastres auxquels a conduit l'abdication
presque totale de l'intelligence du monde et son asservissement
volontaire aux forces déchaînées. Les penseurs, les artistes, ont ajouté
au fléau qui ronge l'Europe dans sa chair et dans son esprit une somme
incalculable de haine empoisonnée; ils ont cherché dans l'arsenal de
leur savoir, de leur mémoire, de leur imagination, des raisons anciennes
et nouvelles, des raisons historiques, scientifiques, logiques,
poétiques, de haïr; ils ont travaillé à détruire la compréhension et
l'amour entre les hommes. Et, ce faisant, ils ont enlaidi, avili,
abaissé, dégradé la Pensée, dont ils étaient les représentants. Ils en
ont fait l'instrument des passions (et sans le savoir peut-être), les
intérêts égoïstes d'un clan politique ou social, d'un Etat, d'une
patrie ou d'une classe. A présent, de cette mêlée sauvage, d'où toutes
les nations aux prises, victorieuses ou vaincues, sortent meurtries,
appauvries, et, dans le fond de leur cœur (bien qu'elles ne se
l'avouent pas), honteuses et humiliées de leur crise de folie, la
Pensée, compromise dans leurs combats, sort, avec elles, déchue.

Debout! Dégageons l'Esprit de ces compromissions, de ces alliances
humiliantes, de ces servitudes cachées! L'Esprit n'est le serviteur de
rien. C'est nous qui sommes les serviteurs de l'Esprit. Nous n'avons pas
d'autre maître. Nous sommes faits pour porter, pour défendre sa lumière,
pour rallier autour d'elle tous les hommes égarés. Notre rôle, notre
devoir, est de maintenir un point fixe, de montrer l'étoile polaire, au
milieu du tourbillon des passions dans la nuit. Parmi ces passions
d'orgueil et de destruction mutuelle, nous ne faisons pas un choix; nous
les rejetons toutes. Nous honorons la seule Vérité, libre, sans
frontières, sans limites, sans préjugés de races ou de castes. Certes,
nous ne nous désintéressons pas de l'Humanité! Pour elle, nous
travaillons, mais pour elle _tout entière_. Nous ne connaissons pas les
peuples. Nous connaissons le Peuple,--unique, universel,--le Peuple qui
souffre, qui lutte, qui tombe et se relève, et qui avance toujours sur
le rude chemin trempé de sa sueur et de son sang,--le Peuple de tous les
hommes, tous également nos frères. Et c'est afin qu'ils prennent, comme
nous, conscience de cette fraternité que nous élevons au-dessus de leurs
luttes aveugles l'Arche d'Alliance,--l'Esprit libre, un et multiple,
éternel.

    R. R.

    Villeneuve, printemps 1919.

     [Ce manifeste a été publié dans _l'Humanité_ du 26 juin 1919.]

A la date où paraît ce livre, cette Déclaration a reçu l'adhésion de:

Jane ADDAMS (Etats-Unis); Alain [CHARTIER] (France); Raoul ALEXANDRE, de
l'_Humanité_ (France); G. VON ARCO (Allemagne); René ARCOS (France);

Henri BARBUSSE (France); Charles BAUDOUIN, directeur du _Carmel_
(France); Léon BAZALGÉTTE (France); Edouard BERNAERT (France); Lucien
BESNARD (France); Enrico BIGNAMI, directeur du _Cœnobium_ (Italie);
Paul BIRUKOFF (Russie); Ernest BLOCH (Suisse); Jean-Richard BLOCH
(France); Louise BODIN (France); Roberto BRACCO (Italie); Dr L.-J.
BROUWER (Hollande); Samuel BUCHET (France); Dr E. BURNET, de
l'Institut Pasteur (France);

Edward CARPENTER (Angleterre); A. DE CHATEAUBRIANT (France); Georges
CHENNEVIÈRE (France); Paul COLIN, directeur de l'_Art libre_ (Belgique);
Dr ANANDA COOMARASWAMY (Hindoustan); Bénédicto COSTA (Brésil);
François CRUCY, de l'_Humanité_ (France); Benedetto CROCE (Italie);

Paul DESANGES, de la revue _La Forge_ (France); Lowes DICKINSON
(Angleterre); Georges DONVALIS (Grèce); Albert DOYEN (France); Georges
DUHAMEL (France); Edouard DUJARDIN, directeur des _Cahiers Idéalistes_
(France), Amédée DUNOIS, de _l'Humanité_ (France); Gustave DUPIN
(France);

Dr Robert EDER (Suisse); Dr Frederik VAN EEDEN (Hollande); Georges
EECKHOUD (Belgique); Prof. A. EINSTEIN (Allemagne); J.-F. ESLANDER
(Belgique);

Dr Joseph FIÉVEZ (France); Prof. A. FOREL (Suisse); Prof. W. FORSTER
(Allemagne); Leonhard FRANK (Allemagne); Waldo FRANK (Etats-Unis); Dr
A.-H. FRIED (Autriche allemande); R. FRY (Angleterre);

Waldemar GEORGE, de la revue _La Forge_; G. GEORGES-BAZILLE, directeur
des _Cahiers Britanniques et Américains_ (France); H. VON GERLACH
(Allemagne); Ivan GOLL (Allemagne);

Augustin HAMON (France); Verner VON HEIDENSTAM (Suède); Wilhelm HERZOG
(Allemagne); Hermann HESSE (Allemagne); Prof. David HILBERT (Allemagne);
Charles HOFER (Suisse);

P.-J. JOUVE (France);

J.-C. KAPTEYN (Hollande); Ellen KEY (Suède); Georges KHNOPFF (Belgique);
Käte KOLLWITZ (Allemagne);

Selma LAGERLOF (Suède); C.-A. LAISANT (France); Andreas LATZKO
(Hongrie); A.-M. LABOURÉ (France); Raymond LEFEBVRE (France); Prof. Max
LEHMANN (Allemagne); Carl LINDHAGEN (Suède); M. LOPEZ-PICO (Catalogne);
Arnaldo LUCCI (Italie);

Heinrich MANN (Allemagne); Marcel MARTINET (France); Frans MASEREEL
(Belgique); Alfons MASERAS (Catalogne); Emile MASSON [BRENN] (France);
Mélot DU DY (Belgique); Alexandre MERCEREAU (France); Luc MÉRIGA,
directeur de la revue _La Forge_ (France); Jacques MESNIL (Belgique);
Sophus MICHAELIS (Danemark); A. MOISSI (Allemagne); Mathias MORHARDT
(France); Georges et Madeleine MATISSE (France);

Paul NATORP (Allemagne); Scott NEARING (Etats-Unis); Prof. Georg-Fr.
NICOLAI (Allemagne); NITHACK-STAHN (Allemagne);

Eugenio D'ORS (Catalogne);

H. PAASCHE (Allemagne); Edmond PICARD (Belgique); A. PIERRE, de
l'_Humanité_ (France); Prof. A. PRENANT (France);

Prof. RAGAZ (Suisse); Gabriel REUILLARD (France); Romain ROLLAND
(France); Jules ROMAINS (France); H. ROORDA VAN EYSINGA (Suisse); Dr
Nicolas ROUBAKINE (Russie); Nelly ROUSSEL (France); Dr M. DE RUSIECKA
(Pologne); Bertrand RUSSELL (Angleterre); Han RYNER (France);

Dr SCHIRARDIN, Prof. Edouard SCHŒN, Prof. P. SCHULTZ, professeurs
à l'Ecole Réale supérieure de Metz (France); Edouard SCHNEIDER (France);
SÉVERINE (France); Paul SIGNAC (France); Upton SINCLAIR (Etats-Unis);
Dr Robert SOREL (France); Hélène STOCKER (Allemagne); Jean SUCHENNO
(France);

RABINDRANATH TAGORE (Hindoustan); Gaston THIESSOU (France); Jules UHRY,
de l'_Humanité_ (France); Fritz VON UNRUH (Allemagne);

Paul VAILLANT-COUTURIER (France); Henry VAN DE VELDE (Belgique); Charles
VILDRAC (France);

Dr WACKER, professeur à l'Ecole Réale Supérieure de Metz (France); H.
WEHBERG (Allemagne); Franz WERFEL (Allemagne); Léon WERTH (France); L.
DE WISKOVATOFF (Russie);

YANNIOS (Grèce);

Israel ZANGWILL (Angleterre); Stefan ZWEIG (Autriche allemande).

M. Emilio-H. DEL VILLAR, directeur de l'_Archivo Geografico de la
Peninsula Ibérica_, de Madrid, nous a fait parvenir un manifeste: _Por
la causa de la civilizacion_, publié dans les journaux de Madrid, en
juin dernier, et inspiré de sentiments analogues à ceux de notre
Déclaration. Ce manifeste est signé d'une centaine d'écrivains et
savants espagnols, professeurs aux Universités. M. Emilio H. del Villar
envoie son adhésion et celle des signataires du manifeste espagnol à la
_Déclaration d'Indépendance de l'Esprit_.

Nous regrettons de ne pouvoir faire figurer sur cette liste[100] nos
amis de Russie, dont nous sépare encore le blocus des gouvernements;
mais nous leur gardons leur place parmi nous. La pensée russe est
l'avant-garde de la pensée du monde.

    R. R.

    Août 1919.



NOTE APPENDICE A L'ARTICLE XX

Un Grand Européen

G.-F. Nicolaï, p. 167


Il y a lieu d'apporter une rectification aux reproches adressés par
G.-F. Nicolaï aux diverses sectes chrétiennes. Leur opposition à la
guerre a été, en plusieurs pays d'Europe, beaucoup plus vive qu'on ne
l'a dit généralement. Mais comme le pouvoir l'a étouffée violemment, en
faisant le silence autour, ce n'est que depuis la fin de la guerre que
se sont révélés ces révoltes de conscience et ces sacrifices. Sans
parler des milliers de _Conscientious Objectors_, aux Etats-Unis et
surtout en Angleterre, où M. Bertrand Russell s'est fait leur défenseur
et leur interprète, M. Paul Birukoff a attiré mon attention sur
l'attitude des Nazarénens de Hongrie et de Serbie, qui ont été fusillés
en masse, des Tolstoyens, Doukhobors, Adventistes, jeunes Baptistes,
etc., en Russie. Quant aux Mennonites, d'après les renseignements de M.
le Dr Pierre Kennel, ils ont, aux Etats-Unis, refusé en grande
majorité de souscrire aux emprunts de guerre, et ils n'ont pas été
astreints au service militaire; mais ils se sont engagés pour aider à la
reconstruction des régions dévastées du Nord de la France. En Russie
tsariste et en plusieurs Etats d'Allemagne, ils ont été autorisés à ne
servir dans l'armée que comme infirmiers, ou auxiliaires. En France, un
décret de la Convention, respecté par Napoléon, les classait aussi dans
les services auxiliaires. Mais la Troisième République n'en a pas tenu
compte.

    R. R.



TABLE DES MATIÈRES


_A la mémoire des Martyrs de la Foi nouvelle_                          5

Introduction                                                           7

I. _Ara Pacis_                                                        11

II. La Route en lacets qui monte                                      14

III. Aux peuples assassinés                                           22

IV. A l'Antigone éternelle                                            32

V. Une voix de femme dans la mêlée                                    34

VI. Liberté!                                                          37

VII. A la Russie libre et libératrice                                 39

VIII. Tolstoy: l'esprit libre                                         41

IX. A Maxime Gorki                                                    45

X. Deux lettres de Maxime Gorki                                       47

XI. Aux écrivains d'Amérique                                          52

XII. Voix libres d'Amérique                                           56

XIII. Pour E.-D. Morel                                                69

XIV. La jeunesse suisse                                               71

XV. _Le Feu_, par HENRI BARBUSSE                                      90

XVI. _Ave, Cæsar, morituri te salutant_                              100

XVII. _Ave, Cæsar_... ceux qui veulent vivre te saluent              106

XVIII. L'Homme de Douleur: _Menschen im Krieg_,
par ANDREAS LATZKO                                                   111

XIX. _Vox Clamantis... Jeremias_, poème dramatique
de STEFAN ZWEIG                                                      127

XX. Un grand Européen: G.-F. Nicolaï                                 146

XXI. En lisant Auguste Forel                                         185

XXII. Pour l'Internationale de l'Esprit                              196

XXIII. Un Appel aux Européens                                        207

XXIV. Lettre ouverte au président Wilson                             216

XXV. Contre le Bismarckisme vainqueur                                219

XXVI. Déclaration de l'Indépendance de l'Esprit                      221

Note Appendice à l'article XX                                        227



IMPRIMERIE "L'UNION TYPOGRAPHIQUE"

VILLENEUVE-SAINT-GEORGES


NOTES:

[1] Publiée en brochure dans les éditions du _Carmel_, à Genève et à
Paris, en 1918.

[2] Sauf la dernière strophe, qui est de l'automne de la même année.

[3] Voir conversation avec L. Mabilleau, _Opinion_, 20 juin 1908.

[4] Dans un récent numéro de la _Revue des Deux Mondes_.

[5] _Institut für Kulturforschung_, fondé en février 1915, à Vienne, par
le Dr Erwin Hanslick. Son succès fut si rapide qu'en février 1916, il
fut dédoublé et donna naissance à un nouvel «Institut de recherches pour
l'Est et pour l'Orient».

[6] «La nature, dit Voltaire, est comme ces grands princes qui comptent
pour rien la perte de 400.000 hommes, pourvu qu'ils viennent à bout de
leurs augustes desseins.» (_L'Homme aux quarante écus._)

Les grands et les petits princes d'aujourd'hui ne se contentent pas à si
bon marché!

[7] Voir dans _La Révolte de l'Asie_, par Victor BÉRARD, le bref récit
de la campagne de Mandchourie,--et dans _Les derniers Jours de Pékin_,
par Pierre LOTI, le tableau de la destruction de la
«Ville-de-la-Pureté-Céleste», Tong-Tchéou.

[8] Toute une série des _Cahiers de la Quinzaine_ a été consacrée à
flétrir les crimes de la civilisation. Je signale:

     a) _Sur le Congo_, les cahiers de E.-D. MOREL, Pierre MILLE et
     Félicien CHALLAYE. (Cahiers de la Quinzaine, VII, 6, 12, 16.)

     b) _Sur les Juifs en Russie et en Roumanie_, les cahiers de Bernard
     LAZARE, Elie EBERLIN et Georges DELAHACHE. (III, 8; VI, 6.)

     c) _Sur la Pologne_, cahier de Edmond BERNUS. (VIII, 10, 12, 14.)

     d) _Sur l'Arménie_, cahier de Pierre QUILLARD. (III, 19.)

     e) _Sur la Finlande_, cahier de Jean DECK. (III, 21.)


[9] Arnold PORRET: _Les causes profondes de la Guerre_. Lausanne, 1916.

[10] Le 18 juin 1916. Ce discours, qui marque un tournant dans
l'histoire du monde et dont aucun grand journal européen n'a parlé, fait
appel au Japon, «avant-garde de l'Asie». Il a été reproduit dans
l'_Outlook_ de New-York, 9 août 1916, sous le titre: «India's Message to
Japan», et le _Journal religieux de la Suisse romande_ en a donné
quelques fragments, le 23 septembre.--Depuis, Tagore l'a publié dans son
volume intitulé: _Nationalism_.

[11] Lire la série d'articles pénétrants publiés par Francis DELAISI
dans ces dix dernières années, et, à titre d'exemple, celui du 1er
janvier 1907 dans _Pages libres_ sur les affaires extérieures en 1906
(l'année d'Algésiras). On y verra de beaux exemples, comme il dit, de
«diplomatie industrialisée». Comme complément à cette lecture, les
articles financiers de la _Revue_ (nov.-déc. 1906) signés LYSIS, et le
commentaire qu'en fait P.-G. LA CHESNAIS, dans _Pages libres_ (19
janvier 1907). Le pouvoir des oligarchies financières, «collectif,
mystérieux, indépendant de tout contrôle», y apparaît nettement dans le
gouvernement des Etats d'Europe--républiques et monarchies.

[12] Citons ici quelques lignes de MAURRAS, si lucide quand il ne se
livre pas en proie à son idée fixe:

«L'Etat-Argent administre, dore et décore l'Intelligence: mais il la
musèle et l'endort. Il peut s'il le veut, l'empêcher de connaître une
vérité politique, et, si elle la dit, d'être écoutée et entendue.
Comment un pays connaîtrait-il ses besoins, si ceux qui les connaissent
peuvent être contraints au silence, au mensonge ou à l'isolement?»
(_L'Avenir de l'Intelligence._)

Tableau véridique, du présent!

[13] Introduction au volume de Mme Marcelle CAPY: _Une voix de femme
dans la mêlée_, Ollendorff.

Les passages en italique ont été supprimés par la censure du temps.

[14] Voyez page 26 du volume de Mme Marcelle CAPY, quel écho émouvant
ces pages de robuste pitié ont éveillé dans le cœur généreux de nos
soldats.

[15] Genève, J.-H. Jeheber, éditeur.

[16] 7 décembre 1895.

[17] Exception faite pour quelques voix allemandes, dont la plus haute
est celle du professeur Fœrster. Mais il ne faudrait pas laisser
croire que ces honnêtes gens soient le monopole de l'Allemagne, et qu'il
n'en existe pas chez l'opposition d'en face, dans l'autre camp.

[18] J'en vois un indice dans la fondation récente et le succès de
nouveaux journaux ou revues suisses qui réagissent contre ces procédés.
Au reste, les regrets que j'exprime l'ont été, maintes fois, par des
écrivains suisses indépendants, comme M. H. Hodler (dans _la Voix de
l'Humanité_), M. Ed. Platzhoff-Lejeune (dans _Cœnobium_ et dans la
_Revue Mensuelle_), et tout récemment par M. Adolphe Ferrière, dans un
excellent article de _Cœnobium_ (mars-avril 1917): _Le rôle de la
presse et de la censure dans la haine des peuples_.

[19] _The Masses_, a free magazine, 24, Union Square, East
New-York.--Tous les renseignements qui suivent sont extraits de ses deux
numéros de juin et juillet 1917.

[20] Article: _Pour la démocratie_, juin 1917.

[21] Article: _Qui a voulu la guerre?_ juin 1917.

[22] _Les socialistes et la guerre_, juin 1917.

[23] _La religion du patriotisme_, juillet 1917.

[24] _Sur le fait de ne pas aller à la guerre_, juillet 1917.

[25] _Patriotisme dans le Middle West_, juin 1917.

[26] Le fait serait arrivé, assure-t-on, pour le _Pearson's Magazine_
(voir l'article: _Liberté de parole, Free Speech_, numéro de juillet
1917).--Sans parler de la _maestria_ avec laquelle on implique tous les
gêneurs indépendants dans de prétendus «complots».

[27] Numéro de juillet 1917.

[28] Le Sénat américain a, depuis, frappé d'un lourd impôt les
«extraprofits» de guerre.

[29] Depuis, E.-D. Morel, libéré, a, dans des conférences publiques en
Angleterre, dévoilé, à l'indignation de ses auditeurs, les illégalités
du procès et les dessous de l'affaire, où l'on vit reparaître certains
louches personnages, dont il avait jadis lésé les criminels intérêts,
dans son intrépide campagne de presse pour le Congo.--Voir _The
Persecution of E.-D. Morel_ (Glasgow, Reformer's Series, 1919).

[30] La section de Bellinzona, ou du Tessin, n'a été fondée qu'en
novembre 1916. Pour son inauguration, le président, Julius Schmidhauser,
a prononcé un discours d'un beau souffle européen. Il oppose à l'union
des trois races suisses le spectacle encore préhistorique de notre
Europe, où «le Français ne voit dans l'Allemand qu'un ennemi, et
l'Allemand ne voit qu'un ennemi dans le Français, et l'un ne peut
estimer l'autre comme créature humaine. Mais nous, c'est notre manière
suisse, de voir dans tous les hommes l'homme».

(_Central-Blatt d. Z.-V._, déc. 1916.)

[31] En 1917. Depuis que cet article a été écrit, de nouvelles luttes se
sont élevées, au sein de la _Zofingia_. La Révolution russe a accentué
les désaccords.

[32] Le programme du nouveau Comité (_Der Centralausschuss an die
Sektionen_), publié dans le nº d'octobre 1916, a été reproduit
partiellement dans le _Journal de Genève_, du 19 octobre, sous le titre:
«_Le programme de la jeunesse_». Il affirme la foi «supernationaliste»
et l'anti-impérialisme, qu'on verra exposés dans la discussion dont je
donne plus loin le résumé: «Nous ne vivons pas du culte de notre
histoire guerrière... Au milieu d'un système de grandes puissances
impérialistes, visant à la domination par la violence, à la grandeur
matérielle et à la gloire, notre tâche est de combattre ouvertement,
hardiment, avec foi dans l'avenir, pour l'idée de l'humanité contre
l'impérialisme».

Les préoccupations sociales, la solidarité avec le peuple «maigre», avec
les déshérités, sont, aussi, nettement indiquées.

[33] Pourtant, au cours des discussions que je résume plus loin, j'ai
été frappé de l'idéalisme clair et hardi de quelques jeunes Romands.

[34] _Le Feu_ (_Journal d'une escouade_), par Henri BARBUSSE.--Paris, E.
Flammarion, 1916.

[35] _Paroles avant le départ_ (Nº de mai 1917).

[36] Entre autres, mon article: _Aux Peuples Assassinés_, dont la
censure coupa _cent lignes_, et dont Wullens combla les vides avec des
bois gravés de Belot. (Nº de mai 1917.)

[37] En dépit de la condamnation, qui, depuis, l'a frappé, nous
maintenons notre confiance en Guilbeaux. Nous ne partageons pas beaucoup
ses idées, mais nous admirons son courage; et pour tous ceux qui l'ont
connu de près, sa loyauté reste au-dessus de tout soupçon.

R. R., août 1919.

[38] G. THURIOT-FRANCHI: _Les Marches de France_.

[39] _Menschen im Krieg_, 1917, édit. Rascher à Zurich (publié dans la
collection «Europäische Bücher»).

Une traduction française, par H. Mayor, a depuis, été publiée en Suisse.

[40] Andreas Latzko est officier hongrois. Il a été blessé dans les
combats de 1915-1916, au front italien.

[41] «_Der Kamerad_».

[42] Stefan ZWEIG: _Jeremias_, «eine dramatische Dichtung in 9
Bildern»--Insel-Verlag, Leipzig, 1917.

[43] Edit. de la revue _Demain_, Genève.

[44] Edit. de la _Nouvelle Revue Française_, Paris.

[45] Edit. de la revue _Demain_, Genève.

[46] Edit. des _Tablettes_, Genève.--Réédité par _l'Action Sociale_,
La-Chaux-de-Fonds.

[47] _The Fortune, a romance of friendship._--Ed. Maunsel, Dublin et
Londres, 1917.

[48] Dr-med. G.-F. NICOLAI, prof. der Physiologie an der Universität
in Berlin: _Die Biologie des Krieges, Betrachtungen eines deutschen
Naturforschers_ (La biologie de la Guerre, considérations d'un
naturaliste allemand). Art. Institut Orell-Füssli, Zurich, 1917.

[49] Septembre 1917.

[50] Voir notamment chapitre VI: un intéressant exposé du développement
des armées, depuis les temps antiques jusqu'aux actuelles nations en
armes; et chapitre XIV: les reflets de la guerre et de la paix dans les
écrits des poètes et des philosophes anciens et modernes.

N. B. Mes citations sont prises d'après la première édition allemande,
en un seul volume.

[51] «_Erfassen_». Nicolaï fait remarquer le sens intellectuel du mot
«_erfassen_», comme de «_apprendre_», ou «_comprendre_», qui dérivent de
la «préhension» primitive de la main.

[52] Je laisse de côté les abondantes preuves que Nicolaï puise dans
l'histoire des espèces animales et dans l'ethnologie. Il montre
notamment que les peuples les plus primitifs: Boshimans, Fuégiens,
Esquimaux, etc., vivent en hordes, même quand ils n'ont pas de
dispositions pour la vie familiale. Tous les sauvages sont extrêmement
sociables; la solitude les détruit physiquement et psychiquement. Les
civilisés eux-mêmes ont grand peine à la supporter.

[53] «Tout être, et, avant tout, tout être vivant a tendance à
persévérer dans la croissance indéfinie.»

[54] Limite par osmose, pour les cellules isolées; limite mécanique,
pour les individus polycellulaires; limite énergétique, pour les
groupements supérieurs des individus en des êtres collectifs, des
communautés sociales.

[55] Chapitre XIV.--Il prête d'ailleurs à discussion.

[56] Chapitres V et VI.

[57] Pages 154-156.

[58] Chapitre III.

[59] Chapitre V, pages 156 et suivantes.

[60] Pages 160 et suivantes.

[61] Pages 180 et suivantes.

[62] Chapitres VII et VIII.

[63] Chapitre VIII, p. 234 et suivantes.

[64] On trouvera, page 243, une carte, assez ironique, des races en
Allemagne.

[65] Voir la note à la fin du volume.

[66] Ed. Jeheber, Genève, 1915.

[67] _Buddhist views of war_, the Open court, mai 1904.

[68] Le texte exact est: «_Les peuples meurent, pour que Dieu vive_».

[69] Nicolaï dit même: «des produits de hasard» (_sind nur zufällige
Produkte_).

[70] Muschenbrœk.

[71] Lichtenberg.

[72] On est surpris de rencontrer rarement dans le livre de Nicolaï le
nom d'Auguste Comte, dont le «Grand-Etre Humain» a quelque parenté avec
l'«Humanité» du biologiste allemand.

[73] Il est bon de noter que Nicolaï s'excuse presque d'avoir recours à
ces démonstrations matérielles. Pour son compte, il lui suffirait, comme
à Aristote, d'observer l'action des forces existantes entre les hommes,
pour démontrer que l'humanité doit être considérée comme un organisme.
«Mais les modernes sont tous (bien qu'ils le nient souvent) infectés de
matérialisme... Bien qu'il ne soit pas absolument nécessaire de trouver
entre les hommes les ponts de substance réelle (_die Brücke realer
Substanz_), puisque les liens dynamiques suffisent, il faut pourtant
satisfaire un besoin matérialiste du temps, et montrer qu'il existe en
fait entre tous les hommes de tous les siècles et de tous les pays une
liaison effective, une, continue, éternelle.» (P. 367-8.)

[74] D'après cette théorie, dont l'initiateur fut Jäger (1878), il y
aurait transmission éternelle d'un protoplasma _germinatif_ héréditaire,
emmagasiné à l'intérieur d'un autre plasma dit _somatique_, celui-ci
périssable. Cette hypothèse du plasma immortel a suscité de vives
discussions, qui ne sont pas terminées.

[75] _Ueber Ursprung und Bedeutung der Amphimixis_, 1906.

[76] A la vérité, ceci me semble le point délicat de la théorie. Comment
concilier la mutation et la variabilité du plasma germinatif avec son
immortalité et sa transmission éternelle?

[77] _Arten und Varietäten, und ihre Entstehung durch Mutation_, 1906.

[78] Fin du chapitre XIII.

[79] Il faudrait ici faire place, dans cet exposé, à la solution que
Nicolaï donne du problème de la liberté. C'est un des chapitres capitaux
de son livre.--Comment un biologiste, aussi pénétré du sentiment de la
nécessité universelle, peut-il y faire rentrer, sans dommages pour elle,
la liberté humaine? La caractéristique même de ce grand esprit est
d'associer en lui ces deux forces rivales et complémentaires. Il a fait
une suggestive étude, à la fois philosophique et physiologique, de
l'anatomie du cerveau et des possibilités d'avenir presque infinies qui
sont contenues en lui, sans que nous en ayons conscience, des milliers
de chemins qui y sont inscrits, bien des siècles avant que l'humanité
songe à les utiliser.--Mais il faudrait entrer en des développements qui
dépassent le cadre de cette étude. Nous renvoyons au chapitre II, p. 58
et suivantes. C'est un modèle d'intuition scientifique.

[80] Chapitre X, page 290.

[81] Chapitre XIV.

[82] Chapitre XIV.

[83] Introduction.

[84] Introduction, p. 12.

[85] Les plus importantes de ces études se trouvent réunies dans le
grand ouvrage: _Les Fourmis de la Suisse_. (_Nouveaux mémoires de la
Société helvétique des Sciences naturelles_, t. XXVI, 1874, Zurich), et
dans les admirables séries d'_Expériences et remarques pratiques sur les
sensations des insectes_, publiées, en cinq parties, dans la _Rivista di
Scienze biologiche_, Côme, 1900-1901.

Mais elles ne forment encore qu'une partie des recherches de l'auteur
sur ce sujet. Le Dr A. Forel me disait récemment qu'il n'a pas écrit
moins de 226 articles sur les fourmis, depuis l'ouvrage, devenu
classique, de 1874.

[86] On l'utilise aussi à l'office de boucher: il découpe les proies en
petits morceaux.

[87] Auguste FOREL: _Les Fourmis de la Suisse_ (1874, Zurich; p.
261-263).

[88] _Id._, p. 240.

[89] Chez le _Polyergus rufescens_.

[90] Voir A. FOREL: _Les Fourmis de la Suisse_, p. 266-273.

[91] Une des grandes causes d'erreurs, quand on prétend juger des
insectes, est qu'on généralise l'observation d'une ou de quelques
espèces au genre tout entier. Or, ces espèces sont excessivement
nombreuses. Parmi les seules fourmis, on connaît actuellement, m'écrit
M. le dr A. Forel, plus de 7.500 espèces. Et elles offrent toutes les
nuances, tous les degrés de l'instinct.

[92] Je n'ignore pas que cette dernière affirmation paraît en complet
désaccord avec la pensée de A. Forel, qui nie la liberté de notre
arbitre ou de notre volonté. Mais je ne prétends pas ici rouvrir
l'éternel débat du Libre Arbitre et du Déterminisme, qui me semble, pour
beaucoup, une question de mots. Nous y reviendrons ailleurs.

[93] A propos d'un Institut des Nations, dont l'idée avait été émise
dans un article de la _Revue Politique Internationale_, de Lausanne, par
M. Gerhard Gran, professeur de l'Université de Christiania. Ma réponse a
paru d'abord sous le titre: «_Pour une culture universelle_».

[94] Cet Institut vient de fonder une _Weltkulturgesellschaft_, qui a
pour organe le journal: _Erde_, «journal pour le travail spirituel de
l'humanité entière». Le premier numéro, qui m'en parvient, tandis que je
revois les épreuves de ces pages, est tout entier une ardente profession
de foi «panhumaniste».

[95] «Un grand Européen, G.-F. Nicolaï» (_Demain_, Numéros d'octobre et
novembre 1917).--Voir plus haut, article XX.

[96] Copenhague, Steen Hasselbach's Verlag, premier numéro, 1er
octobre 1918.

[97] Nicolaï évite, dans ce récit, de donner des détails sur sa fuite.
Trop de personnes y ont été mêlées, qui auraient à souffrir; déjà,
dit-il, on a mis en prison une des plus innocentes, la fiancée d'un de
ses compagnons.--Il nous promet pour plus tard des Mémoires de sa vie de
soldat.

[98] Cet _Aufruf an die Europäer_, est reproduit, dans le premier numéro
de _Das werdende Europa_, à la suite de l'article que j'analyse; et
Nicolaï fait appel à ses lecteurs, pour qu'ils y envoient leur adhésion
et leur signature.

[99] La suite des événements a montré que ce n'était pas beaucoup dire.
L'abdication morale du président Wilson, abandonnant ses propres
principes, sans avoir la franchise de le reconnaître, a marqué la ruine
du grand idéalisme bourgeois qui assura, depuis un siècle et demi,
malgré toutes les erreurs, le prestige et la force de la classe
dirigeante. Les conséquences d'un tel acte sont incalculables.

(R. R., juin 1919.)


[100] Elle est, d'ailleurs, très incomplète encore, par suite des
retards ou des obstacles de la correspondance. Nous devons la faire
paraître, avant d'avoir reçu la liste des signataires américains, qui
nous est annoncée par notre ami Waldo Frank.





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