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Title: La dette de jeux
Author: Jacob, P. L., 1806-1884
Language: French
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[Note de transcription:

Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
corrigées.

Certaines autres corrections on été apportées. La liste de ces
modifications se trouve à la fin du texte.

Ce livre en deux volumes contient trois récits:

    Volume 1

  La dette de jeu
  La plus belle lettre

    Volume 2

  La plus belle lettre (suite.) (Probablement par erreur,
        l'éditeur a laissé comme titre «La dette de jeu».)
  Un tavolazzo en Piémont. Une chasse au coq de bruyère
        dans les Alpes.
  Catalogue.]



  LA DETTE DE JEU

  (1572)

  PAR PAUL L. JACOB.

    Livres nouveaulx, livres vielz et antiques.
    Étienne Dolet.

  1

  [Illustration]

  BRUXELLES,
  KIESSLING ET COMPAGNIE,
  26, Montagne de la Cour.

  1849



LA DETTE DE JEU



I


Une vingtaine de gentilshommes et de capitaines catholiques étaient
réunis, à Paris, dans la maison d'un des leurs, le sire de Losse,
capitaine des _harquebouziers_ du roi, le soir du samedi 23 août 1572,
de la fête de Saint-Barthélemy.

Cette réunion n'avait aucun caractère de complot ni de parti: on
soupait; on devait jouer après le souper.

Cependant les derniers événements et ceux qui se préparaient encore,
ne pouvaient manquer de donner au souper une physionomie
particulière, et de mêler aux entretiens quelques-unes des questions
politiques qu'on agitait, à l'heure même, dans le conseil de Catherine
de Médicis et de Charles IX.

La reine mère, prévoyant depuis plusieurs mois une nouvelle levée de
boucliers de la part des réformés, et voulant épargner au royaume de
son fils les déchirements d'une _quatrième_ guerre civile, avait formé
le projet atroce d'envelopper dans un massacre général les principaux
chefs du protestantisme.

Son second fils, le duc d'Anjou, qui depuis fut roi de France et qui
était alors lieutenant du royaume, se trouva le premier initié à ce
projet de massacre que les Guise avaient fomenté sourdement, sans oser
le réclamer comme une nécessité d'État.

Le comte de Retz, le comte de Saulx-Tavannes et le duc de Nevers, ces
trois confidents favoris de Catherine, reçurent les inspirations
perfides des ducs de Guise et d'Aumale, et firent remonter jusqu'à la
cour de Rome la responsabilité de cette trahison sanguinaire.

Charles IX, dont l'esprit faible, vacillant, impressionnable et
mobile, ne savait ni dissimuler, ni persévérer longtemps, ignora tout
ce qu'on tramait autour de lui et servit d'instrument aveugle aux
mystérieuses machinations de sa mère et des Guise.

Le mariage de Marguerite, soeur du roi, avec Henri de Bourbon, roi
de Navarre, mariage qui semblait sceller la réconciliation des
catholiques et des protestants, fut le moyen imaginé pour mettre un
bandeau sur les yeux des victimes qu'on n'eût pas osé frapper en face.

Quoique le contrat eût été signé au mois d'avril, les noces n'eurent
lieu que le 18 août, à cause de la mort de la reine de Navarre, Jeanne
d'Albret, qu'une maladie subite avait emportée avec la rapidité et les
apparences d'un empoisonnement.

Ces noces furent célébrées à Paris, en présence de la noblesse
protestante qui avait été invitée aux fêtes magnifiques que le roi et
la ville offrirent d'intelligence aux nouveaux époux.

Chaque gentilhomme de la religion réformée avait tenu à honneur de
paraître à la cour dans une circonstance si glorieuse pour le parti
protestant et de si bon augure pour l'avenir, car l'alliance d'une
princesse catholique de la maison royale de Valois avec un prince
calviniste de la maison de Bourbon était comme une triomphante image
de l'union des deux religions jusqu'alors ennemies implacables, même à
l'ombre des édits de pacification.

Toutes les provinces de France se voyaient donc représentées par leur
meilleure noblesse que les lettres missives du roi et les avis
officieux des chefs _de la religion_, le roi de Navarre, le prince de
Condé et l'amiral de Coligny, avaient convoquée: plus de quatre mille
protestants, ceux surtout qui étaient le plus attachés à la cause et
qui l'avaient soutenue les armes à la main, se trouvaient alors à
Paris; les catholiques s'y trouvaient aussi en bien plus grand nombre.

Les trois jours qui suivirent la cérémonie nuptiale mi-partie
protestante et catholique furent remplis par des festins, des
concerts, des tournois et des bals somptueux.

Les lices étaient dressées dans le préau de l'hôtel du Petit-Bourbon,
près du Louvre et les principaux seigneurs des deux partis
combattirent courtoisement à l'épée et à la lance, à pied et à cheval,
dans les intermèdes d'un divertissement allégorique, qui n'avait pas
été composé sans intention.

On y voyait le paradis défendu par le roi et ses frères, les ducs
d'Anjou et d'Alençon, et assiégé par le roi de Navarre et le prince de
Condé, représentant les esprits des ténèbres: le spectacle se
terminait par la destruction de l'enfer qui s'abîmait au milieu des
flammes.

Le choix de ce divertissement donna beaucoup à penser aux esprits
sérieux et défiants; les autres ne s'en préoccupèrent pas et ne
songèrent qu'à se divertir.

Le soir, le Louvre retentissait du son des instruments et du bruit
joyeux des danses qui se prolongeaient bien avant dans la nuit.

Il en était de même par toute la ville, où l'on oubliait les vieilles
querelles de religion, pour manger et boire ensemble, pour sceller à
table un pacte de confiance et d'amitié.

On pouvait croire, à de pareils indices, que la paix en France était
rétablie, solide et durable: la messe et le prêche avaient l'air de
s'accorder et de vivre en bonne intelligence.

Tout changea le 22 août, lorsque Maurevert, embusqué dans une maison
du cloître de Saint-Germain-l'Auxerrois, eut tiré par la fenêtre un
coup d'arquebuse contre l'amiral de Coligny qui fut blessé au bras et
à la main.

Un cri d'indignation s'éleva parmi les protestants, à la nouvelle de
ce guet-apens, et peu s'en fallut qu'ils ne prissent les armes; de
leur côté, les catholiques s'émurent et s'apprêtèrent à la résistance.

De ce moment où toutes les haines s'étaient réveillées, on s'éloigna
les uns des autres, on s'observa, on se tint sur ses gardes.

Charles IX paraissait pourtant décidé à s'associer aux justes plaintes
des amis de l'amiral, qui accusaient les Guise: il jura par la
_mort-Dieu_, son serment habituel, qu'il ferait justice de l'assassin
et de ses complices; il ordonna même aux Guise de quitter la cour.

Ce fut une première satisfaction donnée aux chefs protestants, qui se
reprochèrent bientôt leur défiance et se reposèrent sur la bonne foi
du roi.

La blessure de l'amiral, qu'on avait transporté à l'hôtel où il
logeait dans la rue de Béthisy, fut pansée par le célèbre Ambroise
Paré: on craignait encore que la balle n'eût été empoisonnée.

Le roi, accompagné de sa mère, de ses frères et de ses premiers
officiers, vint rendre visite à Coligny et lui témoigna, en l'appelant
son père, le chagrin qu'il éprouvait de cet odieux attentat.

La démarche du roi et ses paroles toutes bienveillantes, qui passèrent
aussitôt de bouche en bouche, achevèrent d'aveugler les calvinistes et
d'endormir les soupçons.

Paris néanmoins restait frappé de stupeur et comme dans l'attente.

Les protestants s'écartaient des catholiques, et ceux-ci avaient des
regards sombres, haineux et inquiets; une partie des boutiques
restaient fermées; la milice bourgeoise était prête à marcher, au
premier ordre des quarteniers; le Louvre se garnissait de soldats, et
dans les rues désertes, où passaient des troupes de gens armés, on
remarquait des groupes de peuple stationnant et parlant à voix basse.

Les calvinistes, qui se trouvaient dispersés dans différents quartiers
de la ville, avaient reçu secrètement avis de se rapprocher du
quartier du Louvre où demeuraient leurs chefs: on accusa depuis
Catherine de Médicis d'avoir transmis cet avis aux victimes qu'elle
voulait, en quelque sorte, rassembler sous sa main avant le massacre.

Catherine fut donc l'âme de cet horrible complot, qu'on ne révéla au
roi que la veille de l'exécution. Charles IX s'emporta d'abord et
refusa énergiquement d'y participer, même de l'autoriser; mais sa mère
connaissait l'art de le soumettre aux opinions et aux actes qu'elle
lui imposait, et après quelques insinuations perfides, quelques
mensonges adroits, elle métamorphosa les idées du roi, au point de lui
faire adopter, comme utile et nécessaire, le plan de l'extermination
des hérétiques qui entretenaient la guerre civile en France.

A l'instant, tout s'organisa en silence pour les nouvelles Vêpres
siciliennes, qui devaient prendre le nom de _Matines françaises_ et
qui furent fixées au dimanche 24 août, jour de la fête de saint
Barthélemy.

Le fatal secret resta fidèlement gardé entre six ou huit personnes,
jusqu'à la veille au soir.

Ce soir-là, le prévôt des marchands fut mandé au Louvre et introduit
dans le conseil royal, où il reçut les instructions les plus précises
pour seconder la prise d'armes des catholiques, en faveur de laquelle
on prétextait une conspiration des calvinistes contre la vie du roi.
Les quarteniers et les notables bourgeois furent convoqués pour minuit
à l'hôtel de ville.

Les chefs et les gentilshommes catholiques ignorent toujours ce qui
se trame; mais ils savent que le conseil du roi et de la reine mère a
été longtemps en séance aux Tuileries et au Louvre. Des bruits vagues
d'émeute, d'assassinat et de guerre circulent de toutes parts et
deviennent de plus en plus menaçants.

Charles IX a envoyé un capitaine de sa garde, Cosseins, avec cinquante
hommes, à l'hôtel de Béthisy, comme pour le garder et pour mettre en
sûreté l'amiral; le roi de Navarre et le prince de Condé, qui logent
au Louvre, ont été invités à rappeler auprès d'eux les officiers de
leur maison, leurs capitaines et leurs amis, afin de pouvoir se réunir
et faire tête au danger, en cas d'un soulèvement du peuple.

La ville est tranquille, en apparence, et pas un habitant ne se montre
dans la rue: des chandelles, des lanternes et des lampes, allumées aux
fenêtres, répandent partout une vive clarté qui se reflète à l'horizon
et qui semble assurer le sommeil des citoyens contre les embûches de
leurs ennemis. Le Louvre seul et le quartier environnant sont plongés
dans l'obscurité.



II


Le souper avait été fort gai et fort animé chez le sire de Losse, qui
occupait la maison d'un chanoine, son parent, à l'entrée du cloître
Saint-Germain-l'Auxerrois.

Les convives s'étaient conduits à table comme s'ils voulaient ne
prendre aucune part aux graves événements de la nuit: ils avaient fait
si largement honneur au vin de leur hôte et surtout à l'hypocras, vin
cuit, sucré et épicé, que le peu de raison qu'ils conservaient était à
peine suffisante pour leur permettre de jouer aux cartes et aux dés.

Ils ne quittèrent pas la salle du repas, afin de continuer à boire en
jouant, et ils se contentèrent d'envoyer coucher les valets, après
avoir fait enlever et dégarnir la nappe, où l'on ne laissa que les
bouteilles pleines et les verres.

Le jeu commença ensuite avec fureur.

--Enfants, dit le capitaine de Losse en vidant son verre, honte et
malédiction à quiconque sortira du jeu avant l'aube!--Oui-da,
capitaine! je jouerai tant que mon escarcelle soit à sec, reprit un
jeune homme assis à la droite du sire de Losse.

Celui qui parlait ainsi était remarquable par sa jolie figure presque
imberbe et par ses manières modestes, élégantes et gracieuses, qui
décelaient un fils de famille, encore neuf au genre de vie de ses
compagnons de table et de jeu.--Bon! après avoir tout perdu, il faut
jouer davantage! répliqua Jacques de Savereux, un des plus rudes
buveurs et joueurs de l'assemblée, en tortillant dans ses doigts sa
longue moustache.--Bien dit, Savereux! s'écria le sire de Losse.

En même temps, il frappa sur la table, en signe d'approbation, avec
tant de force que les bouteilles et les verres s'entre-choquèrent avec
fracas.

--Dame Fortune, continua-t-il, onc ne revient vers les peureux qui se
lassent de la poursuivre, et de même que le cerf en chasse, elle veut
être forcée par des chiens de dés ou par des chiennes de cartes.

--Messieurs, dit un convive à barbe grise, qui buvait et ne jouait
pas, sommes-nous sûrs d'avoir toute cette belle nuit à donner aux dés
et à la bouteille?--Par la messe! reprit Jacques de Savereux, qui
avait une grande autorité de réputation et d'expérience dans les
affaires de plaisir: Y a-t-il ici des moines et des novices qui
doivent descendre au choeur, quand on sonnera matines à
Saint-Germain-l'Auxerrois?--Monsieur de Savereux, vous êtes, m'est
avis, le plus brave et le plus aventureux de céans, répondit le grison
en secouant la tête et en faisant claquer ses lèvres.--Eh bien?
interrompit brusquement celui à qui s'adressait cet éloge.--Eh bien!
il n'y a ni cartes, ni dés, ni vin, ni fille, qui vous puissent
arrêter lorsqu'on sonne le boute-selle, lequel vaut bien la cloche de
matines pour des moines de votre espèce...--Qu'est-ce à dire,
capitaine Salaboz? interrompit sévèrement le maître de la
maison.--C'est-à-dire, camarade, que dans les circonstances présentes,
il faut être prêt à monter à cheval et à faire son devoir. Ces
scélérats de huguenots n'ont-ils pas failli assiéger hier Sa Majesté
dans le Louvre.

Le jeune homme, que le sire de Losse avait placé à sa droite, moins
pour lui faire honneur que pour veiller sur lui, rougit et pâlit
alternativement; puis, il redressa la tête, croisa les bras et regarda
Salaboz avec une dédaigneuse colère.

--Oh! le sot conte qu'on lui a fait là! interrompit encore le sire de
Losse tournant les yeux vers son jeune voisin, dont il voyait et
comprenait l'irritation. Les huguenots ne m'ont pas requis d'être leur
avocat, mais je les crois trop sages, trop bons gardiens de leurs
intérêts pour se fourvoyer dans une si ridicule entreprise que
d'attaquer le Louvre.--Dites plutôt que vous les croyez trop loyaux
sujets du roi pour être capables de le trahir? repartit avec chaleur
le jeune homme, offensé d'une calomnie qui semblait avoir été dirigée
contre tout le parti protestant, mais qui s'adressait plus
particulièrement à lui-même. Capitaine Salaboz, parlez plus
honnêtement...--Trêve, messieurs! s'écria d'un ton impérieux le
capitaine de Losse, qui se leva, une bouteille à la main. Salaboz,
votre verre! et vous, monsieur de Curson, le vôtre? Une santé à tous
les bons sujets du roi, de quelque religion qu'ils soient! Buvons,
messieurs, à la fin des troubles et à la prospérité de la France!

Ce toast coupa court à toute explication, et la querelle qui allait
s'engager entre Salaboz et M. de Curson, fut étouffée au cliquetis des
verres.

Le capitaine Salaboz se remit à boire, en jetant par intervalles un
regard fauve et narquois à son jeune antagoniste qui était absorbé par
les émotions du jeu.

Chaque joueur avait mis en tas devant soi l'or et l'argent que
contenait sa bourse; le sire de Curson était plus riche à lui seul que
tous les autres ensemble, quoiqu'il eût déjà contribué, de ses deniers
perdus, à former la mise de fonds de ses adversaires, ligués
tacitement pour le dépouiller.

Ce gentilhomme, qui perdait avec un calme et une patience dignes du
joueur le plus endurci, n'en avait pas moins au plus haut degré la
passion du jeu.

Sa physionomie immobile, mais attentive, ses yeux fixes, mais ardents,
ses mouvements rares, mais précis et résolus, trahissaient quelque
chose de cette passion, aussi dominante chez lui, que si elle eût été
invétérée par le temps et par l'habitude.

Il n'avait pourtant pas à se louer des chances du sort, car chaque
coup de dés, qu'il suivait d'un air impassible, diminuait, au profit
des autres joueurs, le monceau de pièces d'or où il puisait sans
cesse, quelquefois avec un sourire d'indifférence.

On pouvait d'ailleurs, à son extérieur, juger qu'il était assez riche
pour supporter des pertes plus considérables que celles qu'il faisait
en ce moment.

Son costume, entièrement noir, avait une apparence de simplicité, que
démentaient la beauté de sa collerette _goudronnée_ à petits tuyaux en
point de Venise et l'éclat d'une grosse chaîne d'or rehaussée de
pierreries qui brillaient sur sa poitrine; son pourpoint de velours
rembourré, à courtes basques, était serré à la taille par une grosse
agrafe d'or ciselé; ses _trousses_, ample haut-de-chausses, qui
ballonnait autour des reins, étaient brodées en jais ou _joyet_.

Son épée, à poignée d'argent travaillé, son chapeau de feutre, à forme
conique, orné d'un noeud de perles, au lieu de la croix blanche que
portaient les catholiques comme signe de ralliement, son manteau de
satin bordé de martre zibeline noire, avaient été déposés dans une
autre salle avant le souper.

Jacques de Savereux, qui était placé auprès du jeune sire de Curson,
attirait à soi la meilleure part du gain que les chances du jeu
distribuaient entre les assistants aux dépens du plus riche.

Il se distinguait par sa figure et sa mine, plutôt que par son
habillement peu luxueux et à peine présentable en compagnie honnête.

Son pourpoint de soie verte, tailladé à crevés de satin rouge, avait
été fait pour un homme de grande taille, et la sienne était médiocre;
en outre, ce pourpoint portait des traces irrécusables d'un long et
laborieux usage; ses trousses et ses chausses, d'étoffe brune fort
modeste, étaient heureusement dans un état moins dangereux que le
pourpoint, qui laissait voir une chemise à peu près blanche par des
crevés que le tailleur n'avait pas inventés.

Malgré les imperfections de sa garde-robe, Jacques de Savereux avait
un air de gentilhomme que ne compromettaient nullement les trous de
son habit.

Ses traits régulièrement dessinés, ses yeux doux et fiers à la fois,
sa bouche fine et expressive, ses cheveux, sa barbe et ses moustaches
du plus beau noir, ses mains délicates et soignées, tout ce que la
nature avait fait pour lui, et tout ce qu'il avait pu ajouter à la
nature, compensaient amplement ce qui lui manquait du côté de la
toilette.

Ses nobles instincts, son coeur bon et généreux, son esprit
audacieux et jovial, son caractère loyal et ferme, suppléaient à
l'absence de toute éducation morale, mais ne corrigeaient pas ses deux
vices dominants: l'amour du vin et l'amour du jeu.

--Par ma foi! monsieur mon ami, dit-il gaiement à Yves de Curson, vous
avez la main trop malheureuse! Çà, buvons, pour vous mettre en voie de
fortune; buvons à vos amours, s'il vous plaît!--Je n'ai pas d'amours!
reprit froidement, mais poliment le sire de Curson.--Pas d'amours! En
vérité, vous sortez donc de nourrice, ou bien vous êtes en
apprentissage pour devenir ministre de la religion prétendue
réformée...--Savereux, je ne te reconnais pas! interrompit le sire de
Losse. M. de Curson n'est pas plus huguenot que toi et moi, puisqu'il
est mon hôte, et c'est mal fait à toi de le quereller là-dessus.--Je
suis bon pour soutenir ma querelle, dit le jeune homme qui déjà
cherchait des yeux son épée.--Par la messe! mon fils, je le sais bien
et personne n'en doute! reprit le capitaine de Losse, en remplissant
les verres à la ronde, moyen de conciliation qu'il avait toujours
employé avec le même succès.--Certes, nous n'en doutons point, dit
Savereux qui prit la main de son voisin et la secoua cordialement. M.
de Curson, si vous avez quelque affaire d'honneur, appelez-moi pour
vous servir de second.--Merci, je m'en souviendrai, repartit le sire
de Curson qui s'était remis à jouer.

Le jeu recommença de plus belle.

--Par Notre-Dame! dit un joueur ramassant son gain: l'or des huguenots
me semble bon catholique.--Notre saint-père le pape le prendrait sans
l'excommunier ni l'exorciser, dit un autre.--J'irais au prêche
volontiers, ajouta un troisième, si le diable ou le ministre crachait
des écus d'or.--Tête et sang! je veux me faire huguenot, dit un
quatrième, puisque les huguenots ont l'escarcelle si bien dorée.--Je
vous empêcherai de blasphémer, en doublant la mise, interrompit le
sire de Curson, que le démon du jeu exaltait davantage par le dépit de
perdre toujours.--Pourquoi ne pas la tripler? répliqua le plus ivre de
la compagnie.--Quadruplons-la, dit Jacques de Savereux qui
s'abandonnait avec emportement à sa passion favorite.--Bien! reprit le
jeune homme en présentant pour son enjeu une poignée d'écus d'or. Cinq
et deux!--Trois et quatre!--Double as!--Dix!--Je gagne! s'écria
Savereux, avant d'avoir jeté les dés qu'il agitait dans le cornet.
Double six!--Voilà trois cents écus d'or perdus! murmura Yves de
Curson, en comptant d'un air distrait les pièces qu'il avait encore
devant lui. Je joue mon reste pour la revanche!--Soit! Je boirai, je
jouerai, jusqu'au jugement dernier, dit Savereux.

En disant ces mots d'une voix enrouée, il chancelait sur son siége,
les yeux à demi clos, et portait à sa bouche le cornet avec les dés au
lieu du verre.

--On frappe! Écoutons, messieurs! interrompit le capitaine de Losse,
réclamant un instant de silence que joueurs et buveurs ne se pressaient
pas de lui accorder.--Mon ami, disait Savereux à M. de Curson,
recommandez vos dés à saint Calvin, je vous conseille!--Qu'est-ce? Qui
frappe en bas? demanda d'une voix forte le sire de Losse ouvrant la
fenêtre.

Il s'était avancé sur le balcon, pour reconnaître les gens qui
frappaient sans interruption à la porte de la rue.

--Capitaine, dit une voix d'enfant, descendez, s'il vous plaît, et
allez au Louvre.--Au Louvre? répliqua le sire de Losse: c'est M. de
Nançay qui fait le service de gardes...--Le roi vous mande tout à
l'heure, reprit la voix. Où trouver maintenant le capitaine
Salaboz?--Le voici! dit ce capitaine qui parut à la fenêtre, la
bouteille et le verre en main.--Capitaine, on a besoin de vous à
l'hôtel de Béthisy; M. de Cosseins vous instruira de ce qu'il faut
faire.--M. de Losse, voyez si je me trompe! dit Salaboz à demi-voix:
la danse de ces païens s'en va commencer...--Qui es-tu, toi qui
m'apportes un ordre du roi? demanda le sire de Losse avec défiance:
quelles gens sont avec toi?--Je suis page de madame Catherine, et six
arquebusiers de sa garde m'accompagnent.--Adieu, petit, bonsoir!

Le sire de Losse referma la fenêtre, et se disposa sur-le-champ à
obéir aux ordres du roi, sans que les joueurs se fussent dérangés
pendant ce colloque.

Yves de Curson venait de gagner au dernier coup de dés, et l'espoir de
poursuivre cette heureuse veine augmentait son acharnement au jeu.

Jacques de Savereux, qui avait fait rafle sur l'argent de tout le
monde, s'étonnait tout haut de ce bonheur inusité, et discutait déjà
l'emploi de son gain; la seule chose qu'il oubliât dans ses projets,
c'était l'achat d'un pourpoint: il se proposait d'acquérir d'avance
toute la vendange de l'année.

--Mes amis et messieurs, dit le sire de Losse à ses convives,
excusez-moi de vous quitter avant l'aube, ainsi qu'il était convenu:
le roi me mande, mais je ne tarderai guère... N'arrêtez pas de boire,
en attendant.--Capitaine, cria Savereux qui d'un coup de dés avait
fait passer dans sa bourse le reste de celle d'Yves de Curson, dites à
Sa Majesté que dame Fortune préfère les catholiques aux huguenots, et
que je viens de vaincre à coups de dés le plus galant homme de la
religion.--La nuit sera chaude, dit Salaboz en se séparant du
capitaine de Losse qui se rendait au Louvre; je n'ai jamais senti si
belle soif de sang huguenot! Au dire de monseigneur le duc de Guise,
la saignée est bonne en août.



III


Quand les capitaines de Losse et Salaboz furent sortis, le jeu
continua encore avec plus d'emportement, quoique la plupart des
bourses eussent été épuisées par Jacques de Savereux, dont la veine de
bonheur n'avait pas tari un instant.

Plus il jouait avec indifférence, étourdi et presque assoupi par le
vin qu'il versait à pleins verres dans son estomac, déjà chargé de
bonne chère, plus il voyait la fortune s'obstiner à le favoriser.

Il n'avait jamais rencontré une si belle chance, et il commençait à
s'en fatiguer, car le plaisir d'un joueur consiste surtout dans ces
alternatives de perte et de gain qui tiennent sans cesse son esprit en
éveil, et qui lui font éprouver des émotions toujours nouvelles: un
joueur, condamné à gagner infailliblement, se dégoûterait bien vite du
jeu.

Savereux, que la bouteille rendait encore plus gai et plus bavard qu'à
l'ordinaire, buvait et parlait à lui seul autant que tout le monde.

Il eût volontiers laissé là les dés, s'il n'avait pas eu en main
l'argent de ses amis, et surtout celui d'Yves de Curson, qui s'était
décidé, comme les autres, à jouer et à perdre sur parole.

--Compagnons, nous sommes tous de beaux joueurs! dit Savereux, dont les
yeux clignotants et larmoyants ne demandaient qu'à se fermer tout à
fait; oui, les plus galants joueurs qui soient en la chrétienté!--Nous
jouons comme des enfants! interrompit le sire de Curson, irrité de
perdre avec persistance, et de plus en plus dominé par l'ardeur du jeu,
qu'il refusait de noyer dans le vin. Quatre cents écus d'or, ce n'est
pas une affaire!--Quatre cents écus d'or! reprit Savereux: voilà dix ans
que je joue tous les jours, et je n'avais encore possédé pareille
somme!--Çà, quel est donc, s'il vous plaît, le revenu de vos domaines de
Savereux!--Mes domaines! s'écria Jacques de Savereux avec un énorme
éclat de rire: je suis noble, parce que feu mon honoré père l'était, et
qu'il a de son fait anobli le ventre de ma mère; mais je n'ai d'autre
patrimoine que mon épée; qui m'a fait ce que je suis, à savoir enseigne
dans le régiment de messire le chevalier d'Angoulême. Je n'attends nul
héritage et me contente des produits de ma paye et du jeu, pourvu que le
vin soit frais et abondant.--Vraiment! j'aurais honte et regret de vous
ôter ainsi le pain de la bouche: je ne jouerai pas plus longtemps avec
vous.--Oui-da, mon cousin, vous raillez? Mais, par Dieu! je suis à cette
heure plus riche que vous, et ce n'est pas moi qui joue sur
parole.--Entendez-vous dire que ma parole vaut moins qu'espèces
sonnantes? repartit Yves de Curson, piqué et confus de cette allusion à
l'état présent de sa bourse. Tenez, ajouta-t-il en détachant sa chaîne
d'or et en la jetant sur la nappe, voici de quoi représenter et
cautionner ma dette jusqu'à demain.--Fi! monsieur, répliqua fièrement
Jacques de Savereux, me regardez-vous comme un juif prêteur sur
gages?--Point, monsieur, mais il me convient de jouer contre vous ce
joyau qui a coûté trois mille livres.--Je jouerai tout ce qu'il vous
plaira de jouer, pourvu que ce soit sur parole, et que cette chaîne
demeure à votre cou.--Jouons d'abord pour cette chaîne, que vous me
restituerez moyennant trois cents écus d'or, si je la perds.--Je le fais
afin de ne pas vous contrarier, mais à condition que nous boirons un peu
pour nous tenir en haleine.--Buvez tout votre soûl, mon maître, et
jouons, jouons... Il n'est pas tard encore?--Dix heures et demie!
répondit un des assistants, accoudé sur la table et prêt à s'endormir.
Qui frappe en bas?--La chaîne m'appartient! dit Savereux, sans regarder
les dés qu'il avait lancés hors du cornet.--Non, pas la chaîne, mais les
trois cents écus dont elle est le gage, dit tranquillement Yves de
Curson. Ce ne sont là que bagatelles et enfantillages. Jouons maintenant
par cinq cents écus d'or, à chaque jet de dés...--Cinq cents écus d'or!
Monsieur mon ami, m'est avis que vous avez bu plus que moi, et aussi que
vous êtes moins sage.--Je ne puis vous contraindre à jouer votre gain,
dit amèrement le jeune homme.--Mon gain! Me le reprochez-vous? Pardieu!
je le jouerai jusqu'à la dernière pièce.--Cinq cents écus par jet de
dés! Vous, messieurs, qui ne jouez pas, jugez des coups et comptez les
sommes?--On ne cesse de frapper, objecta quelqu'un.--Bon! c'est de Losse
qui revient! dit un autre en se levant pour descendre à la porte.

Il eut bien de la peine à se traîner jusqu'à la fenêtre qu'il ouvrit.

--Capitaine?... Non, ce n'est pas lui, par le Saint-Sacrement! C'est
une femme!--Une femme! s'écria Savereux, qui laissa là le jeu et
courut en trébuchant vers la fenêtre.--Revenez donc, M. de Savereux!
criait le sire de Curson avec dépit et impatience. Le merveilleux
prétexte pour quitter le jeu!--C'est une femme à cheval, avec un valet
qui l'escorte.--Au diable la nuit qui m'empêche de la voir! disait
Savereux.

Il se penchait par la fenêtre avec tant d'abandon qu'il serait tombé,
si on ne l'eût retenu par derrière.

--Que tous les diables catholiques emportent toutes les femmes!
grommelait Yves de Curson, en martelant la table avec le
poing.--Madame, que vous plaît-il de nous? dit Savereux, élevant la
voix et saluant cette dame qui regardait en haut.--Messire, un
gentilhomme de Bretagne, nommé Yves de Curson, n'est-il point avec
vous? répondit l'inconnue.

Elle tremblait en parlant ainsi à demi-voix, et elle ordonna en même
temps au valet de prendre la bride du cheval.

Jacques de Savereux n'eut pas plutôt obtenu cette réponse, que la
curiosité, la galanterie et une sorte de pressentiment le poussèrent à
descendre pour voir de plus près cette dame dont l'accent lui était
tout à fait étranger.

Il se précipita dans l'escalier, en se heurtant aux murs et à la
rampe, comme un aveugle, et il alla tomber, de marche en marche, sur
le seuil de la porte d'entrée.

Le mouvement extraordinaire qu'il venait de donner à son corps acheva
de troubler son cerveau en y faisant affluer les vapeurs du vin qu'il
avait bu depuis plusieurs heures; ses yeux étaient voilés, sa langue
épaisse et son gosier aride.

Il n'en était pas moins empressé de paraître dans ce vilain état
devant cette femme qu'il ne connaissait pas, mais qui lui avait semblé
jolie et bien faite.

Malgré ce désir dont lui-même ne se rendait pas bien compte, il fut
longtemps à trouver la serrure, à tourner la clé et à ouvrir la porte.

Il aurait fait encore une lourde chute, après laquelle il se serait
relevé avec peine, s'il n'eût trouvé fort à propos la muraille pour
s'y cramponner des deux mains et pour conserver de la sorte une
apparence d'équilibre.

--Ma... madame, dit-il d'une voix chevrotante et inintelligible,
bienheureux est celui que vous honorez de vos bonnes grâces!--Ne
pensez pas finir ainsi notre jeu! criait Yves de Curson, s'imaginant
que Savereux cherchait un prétexte pour se retirer avec son gain.

Il s'était élancé à la poursuite de ce gentilhomme et l'avait saisi
par le bras avec tant de force qu'il le soutint, lorsque ses jambes
vacillantes ne le soutenaient plus.

--Ah! c'est vous, Yves! dit la dame, qui le reconnut à la voix, et qui
fit approcher le cheval de la porte.--Oh! la divine et ravissante
figure! s'écria Savereux, en essayant de se dégager de l'étreinte du
jeune homme. Ce n'est pas une mortelle, mais quelque nymphe, quelque
naïade de la Seine, quelque ange du ciel descendu sur la terre!

Cette femme était, en effet, d'une grande beauté.

Son visage, tourné vers Yves de Curson, avait été tout à coup éclairé
par la lueur des torches portées par des soldats qui sortirent du
Louvre.

Jacques de Savereux, à la vue de cette douce et mélancolique figure
qui ne lui apparut qu'un moment et qui rentra dans l'ombre presque
aussitôt, oublia qu'il était ivre et voulut s'avancer dans la rue;
mais le sire de Curson ne le lui permit pas, et, l'attirant dans le
vestibule avec plus de ménagement que de violence, il le coucha
doucement sur les dalles, où celui-ci s'agita et se roula inutilement,
avec de terribles jurons, sans parvenir à se remettre debout.

Tandis qu'il s'épuisait en efforts pour se relever et pour revoir
encore la charmante femme qu'il avait entrevue, il recueillait
précieusement dans son coeur le souvenir de cette jolie tête aux
traits moelleux et corrects, aux yeux bleus pleins de finesse, aux
joues pâles, sillonnées de larmes, aux blonds cheveux, dont quelques
boucles s'étaient échappées du _scoffion_ de velours, sous lequel les
femmes emprisonnaient alors la plus riche chevelure.

Le scoffion, coiffe en forme de casque, surmontée d'une toque
également en velours à aigrette et à lassure d'or, n'était pas chez
cette inconnue le seul indice d'une naissance et d'une condition
distinguées; car il fallait qu'elle fût d'une bonne noblesse pour être
vêtue d'étoffe de soie noire à passements d'or, et pour avoir une robe
à _vertugales_, c'est-à-dire enflée autour des reins avec des baleines
et des bourrelets de crin qui, par comparaison, donnaient à la taille
plus de finesse et d'élégance.

Les lois somptuaires de Charles IX avaient renchéri sur toutes celles
de ses prédécesseurs, et pendant son règne, une bourgeoise, même la
femme d'un magistrat ou d'un procureur, ne se fût pas exposée à payer
l'amende, en augmentant l'envergure de sa robe, en la bordant de
velours ou de canetille d'or et d'argent, et en portant _dorures en la
tête_, comme disait l'édit dont les défenses ne s'appliquaient pas
sans doute à cette dame ou _damoiselle_, qui se montrait ainsi en
public avec un _carcan_ ou collier et des bracelets émaillés.

--Pour Dieu! Anne, que venez-vous faire céans? lui dit Yves de Curson,
qui s'était approché d'elle pour n'être pas entendu.--Je viens savoir
ce que vous devenez, reprit-elle timidement, et pourquoi vous ne
rentrez pas?--Et que voulez-vous que je devienne? répliqua-t-il, en ne
cachant pas son dépit et son impatience.--Ne vous fâchez pas,
et dites-moi plutôt si M. de Pardaillan n'est point avec
vous?--Pardaillan! il couche au Louvre, ne vous en a-t-il pas
avertie?--Oui, par une lettre, reprit-elle en rougissant: il me
disait, dans cette épître, que le roi de Navarre, craignant qu'il ne
fût assez en sûreté à son logis, car on prévoyait une émotion du
populaire, lui a ordonné de passer la nuit au Louvre, avec les autres
officiers de la maison du roi de Navarre.--Alors, à quoi bon demander
des nouvelles de Pardaillan?--C'est... c'est que je doutais de la
vérité... et j'appréhendais qu'il ne restât en ville avec vous à jouer
et à banqueter...--Je ne joue pas, je ne banquète pas! repartit le
sire de Curson, qui feignit d'être irrité pour n'avoir pas l'air
embarrassé. La peste soit des curieuses et des fiancées! Où allez-vous
maintenant?--Mais... n'est-il pas heure de retourner à son lit,
surtout quand on a devant soi une traite de demi-lieue?--Aussi bien,
qu'aviez-vous affaire de venir? Et madame votre mère est insensée de
vous laisser courir les rues...--Elle dort et ne soupçonne rien... Je
m'étais fort réjouie par avance de la venue de M. de Pardaillan, et je
l'ai attendu fort tristement jusqu'à ce que sa lettre m'ôtât toute
espérance de le voir. Si du moins vous fussiez arrivé pour me tirer
d'inquiétude! J'étais si fort en peine, que je n'aurais pu dormir...
Puis, on disait par tout le faubourg que le peuple se remuait; puis de
loin, la ville semblait en feu, à cause des lumières qui sont aux
fenêtres des maisons... Je suis donc montée à cheval sans prendre le
temps de changer d'habit et j'ai traversé la rivière...--Vous avez,
ma mie, plus de courage, étant fille, que n'en aurait la femme d'un
vieux capitaine de reîtres...--Je sors de l'hôtel de notre
pauvre M. l'amiral, où j'ai su que vous soupiez ici avec des
catholiques...--Qu'importe! Je vous trouve un peu bien téméraire de
vous intriguer ainsi de mes actions!--Dix heures ont sonné à l'horloge
du palais, lorsque je passais sur le Pont-au-Change.--Dix heures ou
minuit, je m'en soucie comme de ça, et je ne me coucherai qu'au jour
levé.--Quoi! mon ami, vous ne m'accompagnerez pas? Allons, mettez-vous
en selle devant moi...--Non, vrai Dieu! vous retournerez comme vous
êtes venue, et demain vous serez réprimandée tout à loisir.--Yves, mon
ami, vous n'êtes pas sain d'esprit... Oh mon Dieu! comment
retournerai-je?--Pierre, tu es bien armé? demanda-t-il sèchement au
valet qui tenait la bride du cheval.--Une dague, une épée et deux
pistolets, monseigneur! répondit le valet, qui avait servi dans
l'armée calviniste.--Et tu en sais faire bon usage? Va-t'en vitement,
et dorénavant sois moins docile aux fantaisies d'une folle!

En prononçant ces mots avec froideur et sévérité, il tourna le dos à
la jeune femme, rentra dans la maison et en referma la porte.

L'inconnue, que cette dureté de la part du sire de Curson avait
profondément blessée, resta un instant indécise et stupéfiée; elle
regardait la porte, dans l'attente de la voir se rouvrir, et elle
croyait encore qu'elle ne partirait pas seule: on entendait le murmure
de ses sanglots étouffés.

La porte ne se rouvrant pas, au bout de trois minutes, elle s'indigna
d'avoir trop attendu, releva la tête, essuya ses pleurs, rejeta sur
son visage le voile attaché à son scoffion, et tira si vivement la
bride de sa monture, que le valet faillit être renversé par le cheval
qui prenait le galop.



IV


Au trépignement du cheval sur le pavé, Yves de Curson eut un remords
et se repentit d'avoir été cruel, ingrat, égoïste.

Il voulut arrêter le départ de la jeune fille, qui n'avait pas d'autre
tort envers lui que d'avoir interrompu son jeu, et il se proposait de
la suivre, de la rejoindre, de ne pas la quitter, lorsqu'il fut retenu
et distrait de son idée par une agression imprévue.

C'était Jacques de Savereux qui se démenait dans l'obscurité, en
grondant, et qui, ayant rencontré la jambe du sire de Curson, ne la
lâcha plus, quelque effort, quelque prière que celui-ci employât pour
se délivrer de cette étreinte, semblable à l'agonie d'un noyé, qui se
cramponne à tout ce qu'il peut saisir.

Le pas du cheval s'éloignait et n'était déjà qu'un bruit indistinct,
lorsque M. de Curson comprit que son honneur était intéressé à ne
point partir.

Savereux lui adressait des reproches et des provocations que la
présence de témoins le forçait d'entendre et de relever, quoiqu'il dût
les mettre sur le compte du vin et les excuser dans son for intérieur.

--Mort et passion! criait Savereux, dont l'ivresse seule aliénait
alors la bonté naturelle: monsieur le huguenot, si vous n'avez pas
d'amour, tant pis pour vous, mais ne nous défendez pas d'en avoir, à
votre barbe.--Quelle fête y a-t-il au Louvre cette nuit? dit un des
gentilshommes qui étaient restés à la fenêtre de la salle du souper.
Voyez ces porteurs de torches, ces petites troupes d'archers et
d'arquebusiers de la garde du roi, le long des fossés? N'était ce
silence, je penserais qu'on se bat quelque part.--Monsieur de
Savereux, dit avec douceur Yves de Curson qui cherchait à calmer le
ressentiment déraisonnable de ce buveur, nous reprendrons le jeu
demain et jours suivants; mais il faut que je parte, ne vous
déplaise...--Vous partirez, après m'avoir tué, si bon vous semble, par
le sang-Dieu!--Dieu m'en garde! Êtes-vous en démence? Il vous faut
dormir, monsieur de Savereux, et cuver votre vin.--C'est moi qui vous
tuerai, j'espère, pour vous punir de m'avoir privé de la vue de ma
dame...--Votre dame? répliqua hautement le sire de Curson, qui prit
alors l'explication au sérieux.--Oui, ma dame, la plus belle, la plus
plaisante, la plus honorable, la plus adorée!...--Vous vous gaussez de
nous, messire! Vous ne connaissez seulement pas celle que vous nommez
votre dame?--Je la connais mieux que vous!--La raillerie est malsaine
et peut faire périr son homme. Si Pardaillan vous entendait...--Qui?
Pardaillan? le bâtard de Gondrin, le capitaine du régiment béarnais
du roi de Navarre?--Vous êtes ivre, monsieur de Savereux, sinon vous
seriez un maladroit et malhonnête homme!--Sang et sang! aidez-moi un
peu à remonter là-haut, et je vous montrerai qui je suis.

Le bruit de cette discussion, qui dégénérait en injures et en menaces,
avait attiré, sur le palier de l'étage supérieur, deux des convives
portant de la lumière.

Yves de Curson, pâle de colère, prêtait l'appui de son bras à Jacques
de Savereux, qui, non moins courroucé que lui, mais le visage pourpre
et les paupières demi-closes, trébuchait à chaque degré et retombait
de tout son poids sur la poitrine de son adversaire.--Mille diables!
mille morts! mille dieux! répétait Savereux, dont la voix était
entrecoupée de hoquets.--Compagnons! cria de la fenêtre un gentilhomme
s'adressant à un gros d'archers qui passaient à peu de distance. Ce
n'est pas veille de la Saint-Jean, et il n'y a point de feu de joie à
la place de Grève?--Non, c'est veille de la Saint-Barthélemy, répondit
le chef de ces archers; le roi, dit-on, s'en va faire une chasse aux
flambeaux, et nous sommes dépêchés pour contenir la foule des
curieux.--Voilà certes, dit un autre gentilhomme, la première chasse
qui s'est faite contre les rats et les chats de Paris!--Camarades,
fermez la fenêtre! dit d'une voix forte Jacques de Savereux.

Grâce au secours du sire de Curson, il était rentré enfin dans la
salle du souper, et il retrempait sa présence d'esprit dans de
nouvelles rasades, demandant son épée.

--As-tu pas peur que les bouteilles s'envolent? rétorqua un des
assistants: ce seraient plutôt les dés et les écus!--Vous serez
témoins et juges du camp, messieurs; je provoque en duel monsieur de
Curson.

En prononçant ce défi avec colère, Jacques de Savereux, qui sentait
ses jambes se dérober sous lui, tira son épée, qu'un témoin officieux
venait de lui apporter, et se mit en posture de tenir tête à M. de
Curson.

Celui-ci, dont le vin n'avait pu troubler la raison ni le sang-froid,
refusait de prendre son épée et de s'en servir contre l'agresseur que
l'ivresse empêchait d'avoir son libre arbitre: il se croisa les bras
et resta immobile, vis-à-vis de la lame que Savereux lui présentait
presque à bout portant.

Les convives murmurèrent de ce qui leur semblait lâcheté; car ils
n'étaient pas trop disposés en faveur du sire de Curson, qu'ils
savaient huguenot et que le capitaine de Losse avait eu beaucoup de
peine à faire admettre dans leur compagnie.

--Vive Dieu! messire, vous n'êtes donc pas gentilhomme! s'écria
Savereux qui chancelait et s'appuyait au mur.--Je vous prouverai
demain, au jour levé, que je suis meilleur gentilhomme que vous!
reprit le sire de Curson.

Il se repentait alors de n'avoir pas suivi la jeune femme et il voulut
sortir pour la rejoindre, s'il était possible.

--Halte là, compagnon! dit un gentilhomme, en lui barrant le passage:
vous donnerez d'abord satisfaction à celui que vous avez offensé. En
garde, monsieur!--En garde, huguenot! ajouta un autre que la vue des
épées mit en humeur querelleuse.--Courage, Savereux! criait un
troisième: Saigne, saigne ce maître parpaillot! c'est oeuvre
pie!--Par les tripes de Dieu! monsieur de la Huguenoterie, disait un
quatrième, vous avez affaire à une redoutable épée!--Vous n'êtes pas
dans votre bon sens, monsieur de Savereux? dit doucement Yves de
Curson.

Il répugnait à se commettre avec un homme ivre, et il ne voyait
d'ailleurs aucun motif de duel entre Jacques de Savereux et lui.

--Bonsoir et à demain, messieurs!--Nenni! nous ne vous laisserons pas,
dirent les témoins qui le retenaient, tant que vous n'aurez point vidé
votre querelle.--Je n'ai pas de querelle avec M. de Savereux,
répondit-il impatienté, mais j'en aurai, si vous y tenez fort.--Quoi!
beau sire, répliqua Savereux lui présentant toujours la pointe de
l'épée, vous niez l'injure que vous m'avez faite? Je croyais que MM.
les huguenots n'entendaient rien à mentir...--Mentir! interrompit le
sire de Curson.

Il était devenu pâle et tremblant, à cette injure: il saisit son épée
qu'on lui tendait.

--En garde, mes braves! crièrent confusément les assistants, en
remplissant les verres et en portant des santés à la victoire du
champion catholique.--Savereux, disait l'un, tire-lui son mauvais
sang!--Savereuse, disait l'autre, taille des boutonnières à son
pourpoint!

Jacques de Savereux n'était que trop bien animé à pousser son
extravagante querelle aux dernières extrémités.

Les cris et les encouragements de ses amis avaient achevé de
l'exalter, et en ce moment, il eût juré de bonne foi que ses griefs
contre le sire de Curson devaient être lavés avec du sang: il se
persuadait que celui-ci avait tenté de lui enlever une maîtresse et
avait même usé de violence pour le séparer de cette femme, qu'il eût
été fort en peine de nommer!

Yves de Curson, de son côté, avait fini par s'emporter malgré lui et
par vouloir châtier l'antagoniste qu'on lui opposait avec des
provocations et des injures réitérées; d'ailleurs, il ne pouvait
croire que Jacques de Savereux eût trouvé, dans son imagination
échauffée par les fumées du vin, tout un conte forgé à plaisir, au
sujet de son amour pour une inconnue.

Cet amour n'avait rien d'impossible ni même d'invraisemblable, et
c'était en prouver la réalité, que d'en faire le sujet d'un duel. M.
de Curson se sentait donc autorisé à prendre vengeance d'une intrigue
qu'on lui avait laissé ignorer et que trahissait la démarche de la
dame, à cette heure avancée de la soirée.

L'esprit court si vite d'induction en induction, qu'il se félicita
d'avoir par sa présence mis obstacle à un rendez-vous projeté; il
s'expliqua dès lors la fureur de Savereux, et il donna aussi un motif
à la sienne que les raillerie insultantes des convives avaient
suffisamment excitée.

Mais son indignation et son ressentiment ne tinrent pas longtemps, à
la vue des efforts comiques que faisait Jacques de Savereux pour
garder son équilibre et pour ne pas s'endormir. Il se promit tout bas
de ne point abuser de l'état peu belliqueux de son adversaire, et il
se mit seulement sur la défensive.

--Messieurs, dit-il au moment où les épées se rencontrèrent, veillez à
ce qu'il ne se blesse pas en tombant.

Cette plaisanterie provoqua les murmures des témoins et un
redoublement de rage chez Jacques de Savereux qui marcha sur son
ennemi avec tant de vigueur et de témérité, qu'il faillit le percer de
part en part en s'enferrant lui-même.

Le sire de Curson avait eu le temps de relever l'épée qu'il voyait
venir droit à sa poitrine, et le coup, ne portant que dans le haut du
bras, pénétra au travers des chairs sans atteindre l'os ni l'artère.

Il en résulta une large déchirure d'où le sang jaillit jusqu'au visage
de Savereux, qui lâcha son épée par un mouvement d'horreur, et se
rejeta tout épouvanté dans les bras de ses amis.

Aucun ne se hâta d'aller au secours du blessé qui arrêtait son sang
avec sa main et qui était moins ému que l'auteur même de sa blessure.

--Ah! monsieur de Curson! s'écria Savereux, dont les remords s'étaient
vaguement éveillés au milieu de son ivresse.--Il n'en mourra pas
vraiment, ce païen de huguenot! grommela un des instigateurs de ce
fatal combat.--Vous tenez-vous pour satisfait et content,
monsieur de Savereux? demanda un autre, moins acharné contre les
protestants.--Pardonnez-moi, monsieur de Curson! dit Jacques de
Savereux.

Réunissant ses forces pour se remettre sur pied, il s'approcha du
blessé et l'embrassa coup sur coup, en se cramponnant à lui.

--N'ayez pas regret de ce que vous avez fait, monsieur, répondit sans
amertume le gentilhomme breton. Je vous rendrai peut-être un jour la
pareille, et nous serons partant quittes et bons amis.--Votre sang
coule, mon pauvre monsieur de Curson!... Je m'en vais querir un
chirurgien...--J'aurais plus tôt fait d'y aller moi-même. Je retourne
justement rue de Béthisy, chez monsieur l'amiral, auprès duquel maître
Ambroise Paré doit passer la nuit; il me pansera cette égratignure et
je n'en dormirai pas plus mal.--Je m'en vais bander votre plaie, dit
Savereux.

Il avait préparé son mouchoir en guise d'appareil, et il le noua
autour du bras d'Yves pour comprimer l'hémorragie.

--Vive Dieu! je voudrais avoir cette même blessure dans le ventre! Ne
me pardonnez-vous pas?--Je vous pardonne de grand coeur, et foin de
la rancune. Mais est-il vrai que ce soit votre dame?--Ma dame! oh! que
non pas, puisque c'est la vôtre, j'imagine? Si elle était mienne, je
n'aimerais plus le jeu ni le vin.--C'est vous, mon compère, qui avez
follement interrompu notre jeu.--C'est vous plutôt, en attirant ici
cette belle dame qui est cause de tout le mal.--Le mal n'est pas
grand, et je ne sens plus ma blessure, à ce point que je jouerais
encore volontiers...--Jouer! oh! cela ne se peut: il faut que je vous
mène à maître Ambroise Paré.--Assurément, mais le cas n'est pas
urgent, et nous pouvons faire ici quelques jets de dés.--Soit fait à
votre plaisir, et Dieu vous donne meilleure chance!

Ce fut Yves de Curson qui aida Savereux à s'asseoir devant la table,
et qui lui présenta les dés que sa main maladroite cherchait à tâtons
sur le tapis.

--Jouons plus gros jeu! dit M. de Curson.--Je joue en un seul coup de
dés tout ce que j'ai gagné ce soir. Douze!--Quatre! A vous les dés!
Comptez combien je vous dois et doublons le jeu.--Vous avez perdu tout
à l'heure mille écus d'or; comptez vous-même.--Ce n'est rien que
cela; je jouerai cette fois trois mille écus...--Trois mille écus! je
ne les ai pas, ne vous déplaise, et si je les perdais...--Bon!
n'avez-vous pas votre parole comme j'ai la mienne? Trois mille écus
sur ces dés: onze!--Et moi, douze! En vérité, j'ai honte de ce bonheur
obstiné et ne veux plus de votre argent.--Je serais un bien méchant
joueur, si je me décourageais déjà. Cinq mille écus, cette fois!--Cinq
mille écus, monsieur mon ami! Voulez-vous pas que je les vole à Dieu
ou au diable? Et votre blessure?--Je n'y prends pas garde; vous l'avez
merveilleusement pansée, et votre mouchoir vaut, ce semble, tout un
appareil de chirurgie... Nous jouons à ce coup cinq mille écus... Ne
vous endormez pas, monsieur de Savereux?--Non, que je meure! je boirai
tant seulement ce qui reste dans la bouteille... Çà, qu'avient-il des
cinq mille écus?--Vous les avez gagnés comme les autres. Merci de moi!
j'ai la main un peu bien malheureuse!

Les convives, remarquant la bonne intelligence qui s'était établie
entre les deux champions pour l'un desquels ils avaient pris
ouvertement parti, se retirèrent dans la pièce voisine et se
consultèrent entre eux sur les moyens d'abaisser l'orgueil de ce
huguenot: ils avaient tous bu de manière à n'être pas plus maîtres de
leurs paroles que de leurs actions.

Le capitaine de Losse n'était pas là pour faire respecter son hôte, et
les sentiments haineux, que le capitaine Salaboz avait manifestés
énergiquement contre tout ce qui appartenait à la religion réformée,
existaient de longue date dans le coeur de tous les catholiques.

On vint à parler des derniers événements, du mariage du roi de
Navarre avec Marguerite de Valois, de l'attentat de Maurevert sur la
personne de Coligny, de la retraite des Guise exilés de la cour, des
complots secrets du parti protestant contre le roi et le royaume.

Le vin, qu'on versait encore à pleins verres, échauffa de plus en plus
les esprits, et l'on forma le projet de chasser ignominieusement Yves
de Curson, de le maltraiter même, s'il osait faire résistance et tenir
tête aux agresseurs.

Ce projet accepté aussitôt que proposé, ils firent irruption dans la
salle où les deux joueurs étaient aux prises.

Yves de Curson avait perdu sur parole soixante-dix mille écus d'or.

--Il pue le huguenot! dit un des plus ivres et des plus fanatiques de
la bande.--Monsieur le huguenot, vous êtes prié de vider les lieux
tout à l'heure! ajouta le meneur de ce complot.--Si vous ne sortez
bientôt par la porte, ajouta un autre, vous courrez risque de sortir
par la fenêtre!--Rappelez-vous que ce fut de la maison voisine, dit un
quatrième, que M. de Maurevert, digne et honnête gentilhomme
catholique, adressa une balle d'arquebuse à ce vilain damné
d'amiral!--Qu'est-ce? s'écria le sire de Curson, se levant indigné et
mettant l'épée à la main.--Quels sont ces mécréants? s'écria Jacques
de Savereux, se rangeant du côté du calviniste et tirant aussi son
épée.--Messieurs, si quelqu'un d'entre vous a lieu de se plaindre de
moi, je l'attendrai demain dans les fossés du Pré-aux-Clercs.--Et ce
quelqu'un voudra bien venir avec un second, car je suis, moi, le
second de messire de Curson.--Eh quoi! Savereux, êtes-vous en train
d'apostasier et de vous rendre calviniste? dit un des ivrognes.--Nous
sommes céans seize catholiques, dit un autre: Trouvez-vous en même
nombre de huguenots pour cette rencontre.--Mordieu! vous me verrez
parmi ces huguenots! répondit Savereux, dont l'ivresse et le sommeil
furent un moment dissipés par une noble et généreuse indignation.
Venez, monsieur de Curson. Ne demeurons pas davantage dans cette
caverne de bêtes fauves.--J'ai perdu contre vous soixante-dix mille
écus! lui dit Yves, que cette perte avait laissé profondément triste.
Vous les aurez demain, monsieur de Savereux, et puis, nous serons
frères d'armes, comme je le suis déjà avec Pardaillan.--Allez, beaux
soudards de Genève! cria le plus insolent des gentilshommes
catholiques.--Le fin premier qui s'aventure à insulter l'hôte du
capitaine de Losse, répliqua Savereux d'une voix menaçante, je lui
baillerai les étrivières à coups d'épée et de dague!--A demain,
messieurs de la Papimanie! ajouta Yves de Curson. Nous nous
rejoindrons au Pré-aux-Clercs, à midi sonnant, et le Seigneur viendra
en aide aux bons contre les méchants!

Le sire de Curson rendit à Jacques de Savereux l'or qu'il avait
recueilli sur la table et lui passa autour du cou la chaîne qu'il
avait ôtée du sien; ensuite, il le prit par le bras pour le soutenir
et l'aider à marcher d'un pas lent et alourdi.

Ils sortirent ensemble de la maison, sans être inquiétés ni suivis.

--Frères d'armes! s'écrièrent-ils en s'embrassant, après avoir remis
l'épée dans le fourreau, lorsqu'ils furent dans la rue. Oui, frères
d'armes, à la vie, à la mort!--Ne vous en allez pas le chef
découvert, gentils frères d'armes! leur cria-t-on d'en haut: vous
pourriez gagner un rhume ou une pleurésie, bien que la nuit sera
chaude!

Et on leur jeta leurs chapeaux qu'ils avaient oubliés dans la
précipitation de leur sortie.

Ils les ramassèrent, en adressant des menaces aux auteurs de cet
insolent adieu.

La fenêtre s'était refermée, et des éclats de rire répondaient seuls à
leurs imprécations.

Ils s'éloignèrent sans s'apercevoir de l'échange involontaire qu'ils
avaient fait de leurs chapeaux.

Celui de M. de Curson, avec son noeud de perles et son lacet d'or,
était sur la tête de Jacques de Savereux, et le vieux feutre usé,
au-devant duquel Savereux avait attaché la croix blanche, signe de
ralliement des catholiques, était sur la tête du gentilhomme huguenot.



V


--Où allons-nous? demanda Jacques de Savereux, dont l'air frais de la
nuit combattait en vain l'ivresse et le sommeil.--Nous allons nous
coucher, j'imagine? reprit Yves de Curson, qui était forcé de soutenir
son compagnon de route pour l'empêcher de tomber endormi.--Où
sommes-nous? ajouta Savereux en hésitant sur la direction qu'il devait
prendre.--Nous sommes près du Louvre, mais je serais en peine de
nommer ce carrefour.--Si nous allons nous coucher, camarade, ce sera
nous épargner des pas, que de nous étendre là sur ce tapis.--Quel
tapis? le pavé du roi? il est moins douillet qu'un lit d'hôpital, et
c'est affaire aux gueux de dormir dans la rue.--Ma foi, vous êtes bien
dégoûté! murmura Jacques de Savereux.

Pour joindre l'exemple au précepte, il s'était laissé glisser par
terre.

--Je trouve, moi, ce coucher très-honorable.--Levez-vous, monsieur de
Savereux, je vous en prie, pour votre honneur? Si quelqu'un vous
voyait!...--Je voudrais que le roi me vît! répondit le gentilhomme
ivre, qui persistait à rester étendu sur le pavé.--Si un cheval ou
quelque charroi passait par là, vous seriez écrasé sans dire
gare?--Mordieu! je serais réjoui qu'un rustre de cavalier ou de
charretier me rompît une côte ou deux: je me déchargerais sur lui de
la grosse colère que j'ai amassée ce soir contre ces ivrognes qui vous
ont injurié et menacé...--Nous les retrouverons demain au
Pré-aux-Clercs; mais pour y être dispos et vaillants, il nous faut ce
soir chercher nos lits!--A demain donc, au Pré-aux-Clercs! répéta
Jacques de Savereux, qui déjà ne voyait plus et entendait à
peine.--Sur mon âme! monsieur de Savereux, je ne puis vous abandonner
cuvant votre vin en pleine rue...--Or, couchez-vous près de moi: le
lit est assez large pour deux.--Et vous, monsieur de Savereux, vous ne
pouvez, sans vous faire tort, me délaisser errant et égaré en cette
ville que je ne connais pas.--Que ne parliez-vous ainsi tout d'abord?
reprit Savereux.

Il fit un effort prodigieux de volonté, pour avoir le courage de se
soulever, à moitié ivre mort, et de se remettre sur pied, avec l'aide
du gentilhomme breton.

--Marchons! dit-il en marchant pas à pas.--Par là, vous retournerez à
l'endroit d'où nous venons!... Il serait bon de savoir où va chacun de
nous.--Je m'en vais vous conduire à votre hôtel; après quoi, bonsoir,
messieurs, et bonne nuit.--Je retournerai, s'il vous plaît, à l'hôtel
de Béthisy, où loge M. l'amiral, et demain, dès l'aube, j'irai querir,
au faubourg Saint-Germain, où demeure madame ma mère, la somme
de soixante-dix mille écus, que j'ai perdue au jeu contre
vous.--Soixante-dix mille écus! s'écria Savereux, à qui les fumées du
vin enlevaient le souvenir de son bonheur au jeu: je n'en souhaiterais
pas davantage!--Vous les aurez, répondit en soupirant M. de Curson.
C'est à peu près la dot de ma soeur!--Par la messe! votre soeur
est-elle jolie? je l'épouse.--Elle ne vous a pas attendu, par malheur,
et elle se marie demain à un des plus braves gentilshommes de la
religion.--J'en suis fâché, monsieur de Curson, car, étant déjà votre
frère d'armes, je me serais fait votre frère d'alliance!

Jacques de Savereux se traînait en chancelant sur les pas d'Yves de
Curson et luttait faiblement contre le sommeil bachique qui devenait,
à chaque instant, plus impérieux et plus irrésistible.

Il était censé montrer le chemin à M. de Curson et le conduire à
l'hôtel de Béthisy, mais il allait au hasard et en aveugle, suivant
toujours la rue qui s'offrait la première et s'égarant de plus en plus
dans le dédale du vieux quartier du Louvre.

Le gentilhomme protestant, qui croyait parvenir tôt ou tard à sa
destination, se prêtait lui-même à ces continuelles déviations de
route, en ne les remarquant pas; car il était plongé dans une morne
rêverie, et il marchait comme un somnambule, sans songer à s'orienter
ni à s'expliquer comment il n'arrivait pas à l'hôtel de Béthisy.

Il soupirait par intervalles et sentait des larmes humecter ses
paupières: l'emportement et l'exaltation du jeu avaient cessé, et il
se retrouvait avec toute sa raison, en face d'une énorme perte qu'il
ne pouvait combler qu'aux dépens de la dot de sa soeur.

Il ne parlait donc plus à M. de Savereux, qui profitait de ce silence
pour sommeiller tout à son aise, en réglant son pas sur celui de son
guide, et en se laissant aller, pour ainsi dire, à un mouvement
machinal.

--Voici encore le Louvre! s'écria M. de Curson.

En sortant de la rue de la Vieille-Monnaie, à l'endroit où Henri III
posa la première pierre du Pont-Neuf en 1578, il avait aperçu la Seine
devant lui, et à sa droite l'hôtel du Petit-Bourbon, les tours et les
bâtiments du Louvre, éclairés par une lune blafarde que d'épais nuages
gris couvrirent alors comme d'un linceul.

--Le Louvre? dit Savereux qui ne s'éveilla pas tout à fait en rouvrant
les yeux. Nous lui tournons le dos depuis une heure.--Le voilà
pourtant devant nous, et nous ne sommes pas près de la rue de Béthisy,
ce me semble!--Ce que vous prenez pour le Louvre n'est autre que
l'hôtel de Béthisy où est logé M. l'amiral.--Quoi! vous ne
reconnaissez pas le Louvre? La rivière, à votre avis, coule-t-elle
dans la rue de Béthisy?--Qui a la berlue de vous ou de moi? repartit
avec obstination Jacques de Savereux.

Il quitta le bras qui l'avait soutenu jusque-là, et il marcha d'un pas
inégal dans la direction du Louvre.--Où va-t-il? disait Yves.--Je vais
demander au roi si c'est bien le Louvre que je vois.--C'est à moi de
le conduire, pensa Yves de Curson qui cherchait des yeux à retrouver
son chemin: il a laissé sa raison au fond de la bouteille!--Ah!
brigand! ah! traître! criait Savereux, qui, dans sa marche oblique,
avait heurté contre la muraille d'une maison.

Indigné de se sentir arrêté par cet obstacle qu'il croyait vivant et
hostile, il voulut tirer son épée et se mettre en garde, en
s'éloignant du mur sur lequel il retombait sans cesse.

--Je t'apprendrai, criait-il, ce que c'est que ma Durandale, et te
ferai confesser, le pied sur la gorge, que je suis fils de Roland, du
côté de l'épée.--Savereux, mon ami, dit M. de Curson allant à lui et
l'empêchant de dégainer, demeurez ici un instant, pendant que je
m'enquerrai de la route? Je reviens à vous, dès que j'aurai avisé
quelqu'un qui nous serve de guide.--Frère d'armes, embrasse-moi!
murmura M. de Savereux.

Il n'eut pas plutôt perdu l'équilibre, qu'il s'affaissa sur lui-même
et se coucha le long du mur, en se disposant à dormir jusqu'au
lendemain.

--A boire encore, à boire, boire, boire! murmura-t-il en
s'endormant.--La peste du buveur! il faudra le porter dans son lit...
Je ne puis faire sentinelle à ses côtés toute la nuit... Si quelques
bourgeois venaient à propos... Personne! tout le monde dort... excepté
les voleurs et le guet... J'entends là-bas des gens qui passent... Le
capitaine de Losse, qui me devait ramener à l'hôtel de l'amiral, ne
tient guère sa parole.

Yves de Curson voulut rejoindre les personnes qu'il ne voyait pas,
mais qu'il entendait dans le lointain.

Il courut de ce côté; mais le bruit des pas et des voix, qui l'avait
guidé, cessa complétement, lorsqu'il se fut engagé dans les rues
étroites et tortueuses, voisines de l'Arche-Marion.

Il y avait des chandelles aux fenêtres des maisons: ces rues,
ordinairement si ténébreuses, étaient mieux éclairées qu'elles ne
l'avaient jamais été en plein jour; elles étaient aussi plus désertes
et plus silencieuses que jamais.

Par intervalles, une porte s'ouvrait, et il s'en échappait comme une
ombre qui disparaissait sur-le-champ.

M. de Curson appelait et n'obtenait aucune réponse.

Une fois, il distingua une arquebuse sur l'épaule d'un homme qui
sortait d'une maison et s'esquivait sans tourner la tête à son appel.

Il essaya d'éveiller quelque marchand dans sa boutique: il frappa
rudement à des volets, entre les fentes desquels il avait entrevu de
la lumière; mais la lumière s'éteignit, et la boutique resta close et
muette.

Il espérait toujours rencontrer une patrouille du guet.

Cette nuit-là, le guet ne se montra nulle part, et les gens sans aveu,
qui étaient à cette époque plus nombreux que les soldats du guet, se
tinrent renfermés dans leurs cours des Miracles.



VI


Une heure sonnait en carillon à l'horloge du palais, lorsque le
gentilhomme breton, découragé de ces recherches inutiles, retourna
lentement sur ses pas et interrogea plusieurs fois les mêmes rues,
avant de revenir à son point de départ.

Il se trouvait sur le bord de l'eau, à l'extrémité de la rue de la
Vieille-Monnaie; mais comme il ne vit pas Jacques de Savereux qu'il y
avait laissé endormi, il crut un moment s'être encore égaré et n'avoir
pas regagné au même endroit le bord de la rivière.

La vue du Louvre, qu'il apercevait à travers une espèce de brume,
l'empêcha de chercher ailleurs le lieu où était resté son compagnon de
route; il appela M. de Savereux à plusieurs reprises, longea les
premières maisons bâties sur la grève et arriva justement à la place
que le dormeur avait occupée: il y ramassa une chaîne d'or.

C'était bien la chaîne qu'il avait ôtée de son cou et que Jacques de
Savereux avait mise au sien.

Cette chaîne valait une grosse somme, et l'on pouvait affirmer que
celui qui la portait n'avait point été attaqué par des voleurs,
puisqu'un objet de si grand prix se trouvait à terre et témoignait que
personne ne l'y avait vu.

Yves de Curson en conclut que cette chaîne s'était détachée dans la
chute du gentilhomme ivre.

Il la cacha dans sa poche, le cadenas qui la fermait étant brisé, et
il se promit de ne plus s'en dessaisir, même en pareille circonstance.

Ces souvenirs de jeu l'attristèrent, et il soupira, en se disant qu'il
devait soixante-dix mille écus d'or à M. de Savereux, qu'il ne les
avait pas à lui, et qu'il s'était engagé à les payer le lendemain
matin!

Cette pensée le ramena naturellement à celle de sa mère et de sa
soeur, sa soeur surtout, qui était venue comme un bon ange pour
l'arracher à ce fatal jeu; sa soeur qu'il allait dépouiller, afin de
faire honneur à une dette de jeu garantie par sa parole!

Revoir sa soeur et sa mère, leur avouer son malheur et obtenir leur
pardon, telle fut alors sa vive préoccupation, et il se rassura
lui-même sur le sort de M. de Savereux, qui était sans doute rentré au
Louvre, pour s'autoriser à se rendre au faubourg Saint-Germain où
logeait sa famille, plutôt que de retourner à l'hôtel de Béthisy où il
logeait comme appartenant à la maison de l'amiral.

Il attendit encore quelques instants, en se promenant sur la rive,
avec l'espoir d'être rejoint par Jacques de Savereux.

Il l'appela de nouveau à plusieurs reprises; mais les échos de la
rivière lui répondirent seuls, et il se décida enfin à s'acheminer
vers le faubourg Saint-Germain, qu'il voyait de l'autre côté de l'eau
et qu'il devait atteindre par un long détour, faute d'une barque pour
passer la rivière.

Il ne connaissait pas trop son chemin et il se dirigea pourtant à tout
hasard vers le Pont-au-Change.

Ses cris avaient attiré deux _harquebutiers_ de la garde du roi, qui
s'approchèrent, la mèche allumée, et qui s'éloignèrent après l'avoir
examiné en silence.

En arrivant près du Grand-Châtelet, vis-à-vis du pont, il tomba au
milieu d'une troupe d'hommes armés, qui venaient de l'hôtel de ville,
à petits pas et sans flambeaux: il fut entouré avant qu'il eût le
temps de tirer son épée et de se mettre sur la défensive.

Les gens qui l'environnaient n'avaient heureusement pas une apparence
très-formidable: c'étaient d'honnêtes figures de bourgeois, exprimant
l'inquiétude plutôt que des intentions hostiles et menaçantes.

Quelques-uns même paraissaient remplis d'une émotion qui ressemblait à
celle de la peur.

Les armes dont ils étaient chargés ajoutaient encore au comique de
leur physionomie et n'annonçaient pas qu'ils voulussent en faire
usage: l'un avait sur la tête un morion de fer bruni, l'autre un
chapeau, celui-ci un bonnet, celui-là un vieux casque rouillé; qui
succombait sous le poids d'un épieu; qui portait une arbalète hors de
service; qui brandissait une épée à deux mains; qui faisait sonner sur
son dos une arquebuse sans mèche; mais tous avaient des couteaux et
des poignards.

Le chef de la bande, sans être plus guerrier que ses soldats, se
distinguait du moins par un équipement plus militaire.

--Dieu vous garde, compère! vous êtes un des nôtres! dit ce chef.

Et il désignait de la main le mouchoir noué autour du bras de M. de
Curson et la croix blanche attachée au chapeau que Jacques de Savereux
avait laissé en échange du sien à ce gentilhomme.

Yves de Curson remarqua seulement alors le signe de ralliement, la
croix blanche au chapeau et le mouchoir blanc au bras gauche, que
portaient ces gens qu'il prenait pour une escouade du guet _dormant_
ou milice bourgeoise.

Il s'aperçut que le hasard lui avait donné aussi le même signe de
ralliement, et il eut la prudence de ne leur demander aucune
explication à ce sujet.

--Vous semblez être un seigneur de la cour? dit le chef qui continuait
à l'examiner: vous envoie-t-on à l'hôtel de ville?--Non, je m'en vais
au faubourg Saint-Germain, répondit M. de Curson qui ne comprenait pas
encore le danger de sa position.--Rien n'est-il changé aux ordres du
roi? Nous avons vu monseigneur le duc de Guise qui s'en allait au
Louvre...--M. de Guise est hors de Paris, reprit vivement Yves de
Curson: il en est parti aussitôt après le crime de son domestique
Maurevert...--Vous parlez comme un huguenot, dit un de la troupe: si
l'amiral était mort, nous n'en serions pas là...--Silence! interrompit
le capitaine qui avait beaucoup à faire pour retenir son monde sous
les armes. Puisque vous venez du Louvre, je vous demanderai, monsieur,
si l'horloge du palais sonnera bientôt le massacre: nous sommes las
d'attendre!... Ce devait être pour le minuit; ensuite, pour une heure;
après, pour deux heures, et maintenant...--Maintenant, dit quelqu'un
qui devait être avocat, la cause est remise à huitaine pour être
plaidoyée et entendue.--Qu'avait-on besoin de nous priver de sommeil,
dit un autre, et de réduire nos femmes au désespoir?--On abuse, dit un
troisième, de la bonne foi des gens de métiers, et l'on se joue de
nous, m'est avis!--Ce beau massacre est encore retardé pour laisser le
temps aux huguenots de ranimer la guerre civile!--Et ces vilains
huguenots feront des catholiques ce que les catholiques voulaient
faire d'eux!--Bonsoir, messieurs! dit le sire de Curson, qui s'était
fait violence pour ne pas se déclarer protestant et pour ne pas
manifester hautement son indignation. Quoi qu'il arrive, je vous
souhaite d'estimer l'honneur plus que la vie!--Monsieur, je vous prie
de raconter au roi ce que vous avez vu, dit le capitaine qui le suivit
pour lui parler en particulier; je suis le libraire Koerver,
demeurant sur le pont Notre-Dame, à l'enseigne de _la Licorne_: j'ai
rassemblé les meilleurs catholiques du quartier et leur ai fait jurer
de n'épargner aucun huguenot, fût-ce leur père ou leur frère.--Il
n'appartient qu'au Dieu d'Israël de vous juger et de vous punir!
murmura M. de Curson, qui lui tourna le dos, pour n'avoir pas à tirer
l'épée. Le Seigneur fasse que mes frères s'éveillent!

Il s'était jeté dans la première rue qui s'offrait à lui.

Il en traversa plusieurs au pas de course, sans se rendre compte de la
route qu'il avait prise, avec le projet de gagner la rue de Béthisy,
pour avertir l'amiral du complot tramé par les catholiques, complot
dont il ignorait l'étendue, mais que lui faisait apprécier le mot de
_massacre_ employé par le quartenier Koerver.

Il craignait que ce massacre ne commençât d'un moment à l'autre, avant
qu'il eût appelé aux armes les capitaines de la religion.

Quelles étaient les victimes désignées? quels assassins avait-on
choisis?

On avait nommé le roi et le duc de Guise! C'étaient donc eux qui
dirigeaient cette sanglante machination.

M. de Curson tremblait de tout son corps et respirait à peine, sous
l'empire des sentiments d'horreur, de trouble, d'anxiété et
d'impatience, qui s'exaltaient en lui: il précipitait sa marche et il
se sentait près de défaillir, de tomber suffoqué.

D'un pas et d'une minute dépendait peut-être le salut de ses
co-religionnaires!

--O mon Dieu! disait-il au fond de son coeur: arriverai-je à temps!
Où vais-je? où suis-je? Les meurtriers veillent et les victimes
dorment! M. l'amiral ne soupçonne rien de l'infâme trahison... Et ma
mère! et ma soeur!...

Il vint à songer au péril qui pouvait menacer deux têtes si chères, et
aussitôt il s'arrêta.

Il faillit retourner sur ses pas et courir à la défense de sa mère et
de sa soeur qu'il abandonnait; mais la voix de la religion lui
rappela qu'il devait d'abord sauver la vie de ses frères en
Jésus-Christ, car les femmes, pensa-t-il, seraient certainement
respectées dans un massacre général.

C'était donc le massacre qu'il avait mission d'empêcher; c'était le
chef suprême des protestants, l'amiral de Coligny, qu'il importait de
prévenir.

Il se remit à courir dans la direction qu'il supposait propre à le
ramener à l'hôtel de Béthisy; il passa et repassa, tout haletant, par
bien des rues qu'il parcourait pour la première fois et qu'il
cherchait en vain à reconnaître.

Épuisé, éperdu, désolé, il ne savait plus quel parti adopter, ni
quelle route suivre, lorsqu'il crut se retrouver aux environs de la
rue de Béthisy: les maisons, les enseignes des boutiques, un puits,
une notre-dame à l'angle d'un carrefour, évoquent de vagues
réminiscences dans sa mémoire; une lueur d'espérance brille à travers
son découragement: il touche au but! il reprend ses forces, il va donc
enfin arriver!...

Mais, au détour d'une rue, il voit devant lui la Bastille!

--Seigneur Dieu, murmure-t-il en pliant le genou et en joignant les
mains, tu ne veux pas que je sauve tes fidèles!

Dans ce moment, deux heures sonnent aux horloges des églises et des
couvents.

Les carillons, aux sons clairs et argentins, semblent se répondre
joyeusement l'un à l'autre et forment un vaste concert, au milieu
duquel la grosse cloche de Saint-Germain-l'Auxerrois s'ébranle et
donne le signal du massacre.



VII


Jacques de Savereux n'avait pas dormi longtemps le long du mur où il
s'était couché.

Yves de Curson ne fut pas plutôt éloigné, que le dormeur se préoccupa,
au milieu de son sommeil, du silence qui se faisait autour de lui;
car, tout en dormant, son oreille restait ouverte à la voix du
gentilhomme qu'il avait pris sous sa sauvegarde, et qu'il s'imaginait
conduire, quoiqu'il eût grand besoin d'être conduit lui-même.

Il entr'ouvrit les yeux, et il s'étonna de se voir seul.

--M. de Curson! cria-t-il à plusieurs reprises, d'une voix traînante
et indistincte... Est-il allé jouer et boire sans moi!... ce serait
félonie... Ohé! monsieur mon frère d'armes! m'avez-vous vilainement
trahi et abandonné!... A boire, mignon!... Double!... six! double!...
Bon! le voici qui s'en revient... Là, là... monsieur de Curson...
arrêtez un peu, s'il vous plaît?... Attendez-moi!... Est-ce pas
l'heure de descendre au Pré-aux-Clercs?...

Il ne pouvait venir à bout de se remettre sur ses jambes, et il
retombait sans cesse plus lourdement, dès qu'il quittait l'appui de la
muraille.

Maugréant et blasphémant à travers les hoquets vineux, il ne se
décourageait pourtant pas dans son projet de rejoindre M. de Curson.
C'était là une idée fixe qui dominait chez lui la torpeur de
l'ivresse.

Enfin il réussit à se lever et à marcher en zigzags, dans la direction
du Louvre, qu'il ne voyait pas cependant, et qu'il n'eût pas reconnu,
lors même que quelques fanaux eussent éclairé le donjon et les
tourelles de ce château qu'enveloppait une profonde obscurité.

Cet instinct de conservation, qui préside toujours à la destinée des
ivrognes, l'empêcha de se jeter dans la rivière, du haut de la berge
qu'il côtoyait.

Il fit beaucoup d'efforts et beaucoup de pas, mais fort peu de chemin,
jusqu'à ce qu'il se trouvât au delà de la grande porte du vieux
Louvre, qui regardait la tour de Nesle, et qui correspondait presque à
la porte du Louvre actuelle, vis-à-vis du pont des Arts.

Son état d'ivresse n'avait pas diminué.

Il était, au contraire, tellement alourdi et assoupi, qu'il ne se
souvenait plus du nom de M. de Curson, et qu'il cheminait à tâtons,
comme un aveugle, sans but et sans dessein.

Un obstacle qu'il rencontra tout à coup sur la voie, le fit trébucher
et culbuter assez rudement.

Il s'était heurté contre les corps de quatre soldats calvinistes qui
avaient été tués à coups d'épée par les gardes des portes, parce
qu'ils s'approchaient du Louvre pour épier ce qui s'y passait.

Jacques de Savereux ne se rendit pas compte de la nature de l'obstacle
qu'il essayait vainement de surmonter; il crut avoir affaire à des
gens qui lui barraient le passage, et il se mit à lutter avec ces
cadavres, en les injuriant et en les frappant, sans s'apercevoir qu'on
ne répondait ni à ses cris ni à ses coups.

--Dégainez, dégainez donc! criait-il en se démenant comme un
possédé... Bélîtres, marauds, ânes galeux, couards! Que la peste, la
teigne, la cacquesangue, la fièvre quarte vous prennent à la gorge!...
Pour Dieu! je vous couperai les oreilles, mauvais garçons!... Holà! à
moi, monsieur de Curson! frottez-les de votre épée, monsieur mon
ami!... Bien! frappez dru, percez-les comme crible!... Encore!
toujours!... Oh! que c'est gentiment travailler, cela!

Il se persuadait qu'Yves de Curson était accouru à son aide pendant
que ses adversaires, après lui avoir lié les mains, se disposaient à
le voler; car le son de quelques pièces d'or, qui s'échappèrent de ses
poches, lui avait rappelé la grosse somme dont il était porteur. Il se
mit aussitôt en devoir de la défendre avec furie.

Mais au lieu de recourir à son épée contre des ennemis imaginaires,
ses deux bras, plongés jusqu'aux coudes dans les poches de ses
trousses, y retenaient l'or qu'il avait gagné au jeu.

Ses mains, contractées et devenues insensibles, lui semblaient
garrottées; l'ivresse et l'émotion paralysant toutes les forces de son
corps, il ne tarda pas à se figurer qu'on attachait aussi ses jambes
avec des cordes et qu'on lui bâillonnait la bouche.

Il n'avait plus de mouvement libre que celui de la tête, et il
s'engagea, en rampant, sous ces corps morts et ensanglantés, qui,
pesant sur lui de tout leur poids, avaient l'air de le terrasser.

Il s'agita dans tous les sens pour se délivrer de cette horrible
étreinte, qu'il sentait se resserrer à chaque instant: grinçant des
dents, écumant, haletant, il s'épuisait en convulsions désespérées,
jusqu'à ce qu'enfin, réduit à une immobilité absolue, et presque
étouffé par les cadavres, il ne put supporter davantage les angoisses
du cauchemar épouvantable qui l'obsédait.

Il se crut au moment de mourir: il poussa des cris plaintifs, et
s'évanouit en recommandant son âme et celle de son frère d'armes aux
anges du paradis.

Les cris poussés par Jacques de Savereux avaient fait sortir du Louvre
une escouade d'archers de la garde du roi, qui visitèrent les bords de
la rivière.

Ils reconnurent les quatre premières victimes qu'ils avaient laissées
sur la place, devant le balcon des appartements du roi, dans le
nouveau Louvre; mais ils ne remarquèrent pas que le nombre des morts
s'était augmenté d'un cinquième cadavre qu'on n'avait pas dépouillé à
demi comme les autres.

Ils commencèrent à les larder avec leurs pertuisanes. Par bonheur,
Savereux, qui ne fut pas atteint, put passer pour aussi mort que ses
voisins.

--M'est avis que ce sont ces parpaillots qui hurlaient de se sentir
damnés! dit un des archers en s'acharnant après eux.--Cinq cents
charretées de diables! dit un second archer, désignant les jambes de
Savereux, qui sortaient de dessous les corps où il était comme
enseveli, voici un de nos galants qui a gardé ses chausses!
Compte-t-il donc en faire usage à la cour de Belzébuth son maître?

Cet archer voulut s'emparer des chausses du prétendu mort; mais, en
les tirant à lui, le morceau lui resta dans la main, tant elles
étaient mûres et usées.

Il oublia les chausses pour courir ramasser deux écus d'or qui avaient
roulé à quelques pas.

Ces écus d'or détournèrent l'attention des archers en excitant leur
cupidité; c'était une trouvaille à laquelle ils voulaient tous avoir
part: ils faillirent en venir à une lutte sanglante.

La fenêtre du balcon du roi s'ouvrit alors.

Deux pages, portant des flambeaux allumés, précédèrent sur la terrasse
du balcon plusieurs personnages qui s'approchèrent de la balustrade
pour regarder l'aspect de Paris.

Le reflet des flambeaux éclaira un visage pâle et sinistre, empreint
du sceau de la fatalité, et bouleversé par de violentes passions aux
prises avec la conscience.

A cette apparition, les archers, qui se houspillaient, s'enfuirent en
désordre et rentrèrent dans le Louvre.

C'était Charles IX, accompagné de la reine-mère, de son frère le duc
d'Anjou et de ses conseillers intimes, le duc de Nevers, Tavannes et
le comte de Retz.



VIII


Le roi contemplait en silence la ville, qui paraissait illuminée comme
pour une fête et qui était pleine de rumeurs indistinctes.

Soudain la grosse cloche de Saint-Germain-l'Auxerrois sonna.

--Qu'est cela? demanda Charles, qu'on eût dit éveillé en sursaut au
son de cette cloche. Madame ma mère, ce n'est pas moi qui ai donné
ordre?...--C'est moi, reprit Catherine de Médicis. Quand vous avez
ordonné de purger le Louvre des gentilshommes huguenots qui y sont
logés, j'ai ordonné de faire sonner la cloche des funérailles de
l'amiral. Sire, vous serez royalement vengé, je vous assure, et déjà
vous devez sentir que vous êtes vraiment roi.--Grand merci, madame,
pour vos bonnes intentions à notre égard; mais le Seigneur Dieu m'est
témoin que je me lave les mains de tout ce qui sera fait!... A-t-on
bien avisé surtout à ce qu'il ne soit pas répandu de sang dans le
Louvre, qui est la demeure inviolable des rois de France?--Selon votre
commandement, sire, dit le comte de Retz, il y a peine de mort contre
quiconque souillerait votre maison par un meurtre.

Un tumulte, d'abord vague et couvert, puis bientôt plus éclatant,
régnait dans l'intérieur du Louvre.

Des clameurs lamentables et des cris menaçants retentissaient de
toutes parts avec des cliquetis d'armes et d'armures. Les fenêtres
s'ouvrirent et s'éclairèrent, en se garnissant de monde, surtout de
femmes, qui attendaient un spectacle.

Dans les corridors et les galeries, dans les cours et les préaux,
couraient des soldats, l'épée nue et la torche à la main; quelques
coups de feu accusaient la résistance des victimes qu'on poursuivait
ainsi, mais qu'on ne massacrait pas encore.

Enfin, la grande porte livra passage à ces victimes et à leurs
bourreaux.

C'étaient les Suisses de la garde du roi et ceux de la garde du duc
d'Anjou, qui avaient reçu mission de se saisir de tous les
gentilshommes de la maison du roi de Navarre et de celle du prince de
Condé.

C'étaient ces gentilshommes qu'on menait désarmés hors du Louvre pour
les égorger!

Les Suisses se servirent de leurs armes contre leurs prisonniers,
quand ils eurent passé le pont-dormant de pierre, auquel aboutissait
la principale entrée du château; alors, en criant: _Tue! tue!_ ils se
précipitèrent sur les malheureux, qui criaient: _Grâce! merci!_ en
essayant de s'enfuir ou de se défendre.

Soit hasard, soit projet arrêté d'avance, on les poussait, l'épée dans
les reins, jusqu'aux quatre cadavres qui avaient protégé Jacques de
Savereux, toujours évanoui et presque ivre mort, et là on les frappait
à coups de pique, de pertuisane, de dague et de pistolet.

Le roi assistait impassible à ce spectacle horrible, qu'on semblait
avoir mis exprès sous ses yeux; mais sa mère, son frère et ses favoris
encourageaient de la voix et du geste les assassins.

--Tuez! tuez! criait le duc d'Anjou, en applaudissant aux coups qu'il
voyait porter.--Ce sont de vilains traîtres et faux méchants qui
conspiraient contre le roi votre sire!--Ils s'étaient logés dans le
Louvre, disait Catherine à haute voix, pour s'emparer de la personne
du roi et régner en sa place!--Ainsi est déjouée et détruite la
conspiration! reprenait le duc de Nevers. Ils voulaient exterminer les
catholiques cette nuit même!

Les Suisses, échauffés déjà par le vin et par l'argent qu'on leur
avait distribués, s'animèrent davantage à la vue du sang et à la
nouvelle d'un complot contre le roi et les catholiques; ils
s'excitaient l'un l'autre à redoubler de fureur et de cruauté, en se
montrant les morts et en se disant:

--Ce sont ceux qui nous ont voulu forcer pour tuer le roi, notre bon
et cher sire!... Tuons, tuons-les jusqu'au dernier!

Les gentilshommes qu'ils immolaient sans pitié avaient été arrachés de
leur lit; quelques-uns, des bras de leurs femmes; plusieurs même
s'étaient en vain réfugiés dans la chambre de leurs maîtres, le roi de
Navarre et le prince de Condé, qui ne purent leur venir en aide.

Ils n'avaient donc aucun moyen de parer les coups qu'on leur adressait
de tous côtés à la fois, et ils tombaient, criblés de blessures dont
une seule eût suffi pour donner la mort.

Du moins, ils n'avaient pas le temps de souffrir; ils étaient déjà
expirants lorsqu'on leur mutilait le visage, lorsqu'on leur coupait
les mains. Ceux qui pouvaient se reconnaître avant d'être frappés
mortellement, remettaient à Dieu le soin de les venger.

Les sieurs de Bourses, de Saint-Martin et de Beauvais, gouverneur du
roi de Navarre, furent amenés ensemble, demi-nus, et rendirent l'âme
en s'embrassant.

--Voici le capitaine de Piles! s'écria Charles IX.

Il désignait du doigt un seigneur richement vêtu, dont le regard fier
et dédaigneux tenait en respect les meurtriers.

--Je vois qu'il faut mourir, dit le capitaine de Piles.

Il dégrafa son manteau brodé d'or et le jeta à un soldat qu'il
aperçut en sentinelle sous le balcon du roi.

--Tiens, compagnon, prends ceci pour te souvenir du capitaine huguenot
qui a si bien festoyé les catholiques devant Saint-Jean-d'Angely!

Un archer le perça d'outre en outre avec une grosse hallebarde et le
renversa sur les autres.

La commisération des tueurs faillit s'émouvoir en faveur d'un beau
jeune homme qui s'avançait d'un pas ferme entre deux archers et qui
salua le roi avec une noble assurance, comme s'il n'était pas
intéressé dans ce qui se passait autour de lui.

Charles IX le reconnut, et, se penchant en dehors de la balustrade,
lui fit signe d'approcher.

Mais le jeune seigneur, dont la figure exprimait la douleur et
l'indignation, montra d'une main le monceau de morts qu'il allait
grossir, et leva le bras vers le ciel pour le prendre à témoin des
assassinats qui seraient été commis.

Puis il porta vivement à ses lèvres l'écharpe de soie bleue, brodée
d'or, qu'il avait sur sa poitrine.

Les Suisses avaient reculé en voyant le geste du roi, qu'ils
regardèrent comme un ordre d'épargner cette victime.

--Gondrin, mon ami! lui cria Charles IX, je te prie d'abjurer, par
amour de moi, et de te rendre catholique, ainsi que ton maître le roi
de Navarre!--Sire! répondit le bâtard de Gondrin, baron de Pardaillan,
à qui le roi faisait cette prière, j'abjurerais peut-être, par amour
de vous; mais je ne le puis, par amour de ma dame, qui est de la
religion, et qui ne m'épouserait pas catholique.--Méchant, reprit le
roi avec dépit, préfères-tu ta dame à ton roi! Elle est donc bien
belle, cette Anne de Curson?--Ah! sire, c'est la plus gente damoiselle
de la Bretagne... Mais, au nom de la justice, pourquoi ces meurtres
abominables?...--Les huguenots ont tramé une déloyale conspiration
pour m'ôter la vie et la couronne. Tu n'étais pas conspirateur, toi,
Gondrin, qui jouais tantôt à la paume avec moi? Hâte-toi donc
d'abjurer, mon cher fils, sinon je ne réponds de rien... Dis, n'es-tu
pas bon catholique?--Point, sire; je suis fiancé à damoiselle Anne de
Curson, et, comme tel, calviniste jusqu'au bûcher, s'il le faut!

A ces mots, un archer lui asséna sur la tête un coup de pertuisane, et
l'ayant fait tomber à genoux, étourdi, aveuglé par le sang qui lui
coulait dans les yeux, le frappa tant qu'il ne le crut pas mort,
malgré les cris de Charles IX.

Ce prince, voyant que Gondrin, confondu dans la foule des morts, ne
donnait plus signe de vie, se cacha le visage entre les mains, et
resta quelques instants absorbé dans ses regrets.

Plus de quatre-vingts gentilshommes avaient été massacrés et gisaient
en un seul tas qui atteignait presque à la hauteur du balcon.

Des bourgeois, que le bruit des armes à feu, les cris des
meurtriers et des victimes, la lueur des torches et le tocsin de
Saint-Germain-l'Auxerrois avaient fait sortir de leurs maisons, se
hasardèrent sur le théâtre du massacre, et le quittèrent en criant que
les huguenots avaient tenté de forcer le Louvre et de tuer le roi.

Cette calomnie se répandit en un moment par toute la ville, où l'on
n'attendait que le signal de l'horloge du palais pour commencer le
massacre, qui ne s'était pas encore étendu hors du quartier du
Louvre.

C'était dans ce quartier, autour de l'hôtel de Béthisy, où demeurait
l'amiral, que les gentilshommes du parti calviniste avaient pris aussi
leurs logements. Une sourde rumeur, venant de ce côté, témoignait que
le duc de Guise, le principal ordonnateur de la Saint-Barthélemy, n'en
avait plus retardé l'exécution.

Tout à coup une fusée partit du haut du clocher de Saint Germain
l'Auxerrois, et décrivant en l'air une courbe lumineuse, vint
s'éteindre dans la Seine, en face du Louvre.

--Sire, l'amiral n'existe plus pour votre ruine et celle du royaume!
s'écria Catherine de Médicis: remerciez Dieu et le duc de Guise qui
vous en ont délivré.

Au même instant, la grosse cloche du palais sonna en carillon, et ses
joyeux tintements se mêlèrent aux solennelles vibrations du tocsin de
Saint-Germain-l'Auxerrois.

Aussitôt, une immense clameur, formée de mille cris, s'éleva, en
grandissant, de tous les points de la ville.

Chaque rue, chaque maison avait ses assassins et ses victimes:
celles-ci essayaient de fuir plutôt que de se défendre. Les premiers,
qui semblaient en proie à une sorte de vertige, n'eussent pas fait
quartier ni à un parent ni à un ami. On égorgeait de sang-froid des
vieillards, des femmes et des enfants, parce que les enfants, les
femmes et les vieillards étaient au nombre des égorgeurs.

--N'y a-t-il plus de huguenots au Louvre? demanda le roi au capitaine
de Losse, qui avait été préposé à ces préliminaires du massacre
général.--Un seul, le sire de Léran, a été sauvé par madame
Marguerite, qui a promis de le rendre catholique. Il ne reste que le
roi de Navarre et le prince de Condé...--Sire, venez, interrompit la
reine mère: voici qu'on vous apporte en don la tête de l'amiral de
Coligny.--Ah! nous avons hâte de la voir! s'écria Charles IX avec une
joie farouche; mais c'est un don qui ne m'appartient pas et que
j'enverrai à notre très-saint père le pape.

Il quitta le balcon avec sa suite et alla dans ses appartements
recevoir le trophée sanglant que Besme lui apportait de la part du duc
de Guise.

Le sire de Losse, dès que le roi se fut retiré, fit rentrer les
Suisses de la garde dans le Louvre, dont les portes furent closes et
qui ne sembla prendre aucune part à la tuerie organisée dans toute la
ville.

On aurait pu croire que le massacre n'était pas allé jusqu'au séjour
du roi, si un amas considérable de morts ne fût resté sur la grève, en
témoignage du contraire.

La Saint-Barthélemy avait commencé là.



IX


Parmi cet amas de morts, il y avait pourtant deux vivants:

Le baron de Pardaillan, qui respirait encore, atteint de plusieurs
blessures mortelles;

Jacques de Savereux, qui n'était pas sorti de son évanouissement,
quoique à demi étouffé par le poids des cadavres avec lesquels on
l'avait confondu.

Le manque d'air lui redonna la conscience de son existence, et il
revint à lui par degrés, en faisant des efforts prodigieux afin
d'écarter le fardeau qui gênait sa respiration: il fut assez heureux
pour ramener sa tête à l'air libre et pour dégager un peu sa poitrine.

Son ivresse avait sensiblement diminué par l'effet de cette espèce de
léthargie qui s'était emparée de tous ses sens et de toutes ses
facultés; il rouvrit les yeux et les referma d'abord avec effroi, en
ne rencontrant que des figures grimaçantes et ensanglantées qu'il prit
pour les bizarres créations du sommeil.

Mais en ouvrant les yeux une seconde fois et en les tenant bien
ouverts, bien fixes sur les objets qui l'entouraient; mais en avançant
la main pour les toucher, il s'assura qu'il était éveillé.

Le reste des fumées du vin qui obscurcissaient son cerveau fut dissipé
subitement.

Il ne pouvait toutefois se rendre compte des circonstances qui
l'avaient mis au nombre des morts, et il ne s'expliquait pas davantage
comment ces morts avaient été entassés à deux pas du Louvre. Il
supposa quelque rixe, quelque duel, et il se demanda s'il ne s'était
pas battu comme second du sire de Curson avec les convives du
capitaine de Losse: c'était un souvenir vague qui surnageait dans sa
mémoire.

Mais il reconnut que son épée était encore dans le fourreau, et il se
rappela que la rencontre convenue devait se faire le lendemain au
Pré-aux-Clercs.

Après un premier moment d'hésitation, où ses pensées eurent peine à
suivre un cours régulier, il songea sérieusement à se tirer de la mare
de sang dans laquelle il était couché.

Il fit tant des pieds et des mains, qu'il parvint à s'ouvrir un
passage à travers les cadavres.

Il allait se trouver dégagé tout à fait, lorsqu'il fut arrêté par un
bras qui ne pouvait appartenir qu'à un vivant.

En même temps, un soupir et des paroles entrecoupées le convainquirent
que tout n'était pas mort dans ce monceau de corps inanimés.

--Holà! dit-il à voix haute, qui donc geint ici? Est-il quelqu'un qui
vive encore et qui soit en état de venir avec moi?--Silence, au nom de
Dieu! lui répondit-on à voix basse. S'ils vous entendent, ils s'en
vont retourner au carnage, et c'en est fait de nous!--Eh! qui sont
ceux-là, je vous prie, qui retourneraient pour nous mettre à mal?
demanda Jacques de Savereux, en parlant plus bas.--Ceux qui nous ont
laissés pour morts! dit la voix qui semblait près de s'éteindre par
suffocation.--Des voleurs de nuit? des reîtres? Sur mon âme! je ne
sais rien de ce qui s'est passé... Je ne suis pas mort ni endormi,
m'est avis?--N'êtes-vous pas grièvement blessé, comme je le suis?--Je
ne m'en aperçois pas, et blessé ou non, je me sens capable de jouer de
l'épée galamment. Mais pourquoi cette tuerie?--Vous êtes bien malade,
si vous n'avez plus nul souvenir de ces horreurs! Assommés et
massacrés par les Suisses de la garde du roi, sous les yeux de Sa
Majesté et de la reine sa mère!--Sous les yeux du roi! s'écria
Savereux.

Il leva la tête, en écoutant le tocsin, les cris, les coups de feu qui
se mêlaient dans les airs.

--Met-on la ville à sac? demanda-t-il.--Ce beau massacre n'a pas
commencé pour s'arrêter, et je me console de mourir, en pensant que je
ne verrai pas les meurtres de cette fatale nuit!--On se bat par les
rues! reprit Savereux qui voulut se mettre debout et qui fut encore
retenu par son voisin.--Ne bougez, mon ami! sinon, vous êtes mort sans
rémission!... Mais, vraiment, vous ne fûtes pas même blessé!--Je le
crois maintenant... Le grand diable me baille les étrivières, si je
comprends comment je me trouve là!... Vous n'étiez pas du souper chez
le capitaine de Losse? Vous n'avez point rencontré M. de
Curson?...--M. de Curson? interrompit la voix qui parut se raffermir:
où est-il? A-t-il pu échapper à la boucherie? A Dieu plaise!--J'ignore
ce qu'il devint depuis que je l'ai quitté: nous avons soupé, bu et
joué ensemble, si bien que je suis devenu son frère d'armes.--Vous!
reprit la voix qui sembla défaillir, tandis que du milieu des morts se
dressait une tête toute couverte de sang. Votre nom?--Jacques de
Savereux, gentilhomme périgourdin, le plus beau joueur de dés et de
cartes, le plus triomphant buveur qui soit en cour. Et vous?--Bâtard
de Gondrin, baron de Pardaillan, gentilhomme de la chambre du roi de
Navarre!--Par la messe! je ne vous aurais pas reconnu en ce piteux
état, vous, le glorieux baron de Pardaillan, favori de monseigneur
Henri de Bourbon!

La voix s'était tue, et Savereux attendit en vain une réponse.

Cette tête défigurée, qui s'était levée devant lui, venait de retomber
parmi les morts; mais il la distingua entre toutes au masque de sang
qui la couvrait et à l'horrible blessure qui avait fendu le crâne
jusqu'aux sourcils.

Le baron de Pardaillan gisait sans mouvement; néanmoins, son pouls
battait toujours et ses mains conservaient un peu de chaleur.

Savereux n'hésita pas à lui donner des secours empressés: il l'enleva
doucement de ce lit de cadavres et le porta près du bord de l'eau.

Là, il lui lava le visage et se servit des lambeaux de sa chemise
qu'il déchirait pour arrêter le sang de trois blessures dont la
moindre était mortelle.

Ensuite Savereux chercha dans son esprit le moyen de compléter sa
bonne action en procurant au blessé les soins nécessaires: il ne
voyait que le Louvre où l'on pût trouver ces soins que l'humanité ne
refuse jamais à quiconque les réclame.

Pardaillan lui en avait dit assez pour le mettre en défiance à l'égard
de l'accueil qu'on leur ferait au Louvre cette nuit-là: non pas qu'il
ajoutât foi aux étranges déclarations de Pardaillan, accusant le roi
et les catholiques de trahison et d'assassinat; il supposa seulement
qu'une querelle s'étant élevée entre les gentilshommes huguenots et
catholiques, des morts et des blessés étaient restés sur le terrain.

Cependant il s'étonnait, il s'effrayait de la situation de Paris.

Ces cris n'étaient pas des cris de joie; ces coups de feu, des
réjouissances publiques; ce tocsin, une sonnerie de fête.

Que se passait-il donc d'extraordinaire, de terrible?

Il ne pouvait s'empêcher de craindre une grande catastrophe.

Pardaillan n'avait pas repris ses sens.

Savereux l'interrogeait en vain, dans l'espoir d'obtenir des
renseignements plus explicites, lorsqu'une troupe d'hommes armés et de
populace descendit du cloître Saint-Germain-l'Auxerrois vers la Seine,
avec des torches, en vociférant.

Savereux ne balance pas à marcher droit à eux, après avoir tiré son
épée.

Ce sont des soldats qui traînent par les pieds un corps sans tête,
souillé de fange et de sang: un hideux cortége de misérables en
haillons s'agite et se presse autour de ces restes méconnaissables que
chacun veut contempler et outrager à son tour.

--Au gibet, l'amiral! crient ces forcenés. Allons le pendre à
Montfaucon! Il sera mieux fêté au pilori des Halles! Oh! le méchant
païen! Mort aux huguenots! Pas de trêve, pas de rémission! Tuons!
tuons! Morte la bête, mort le venin! C'est donc là ce grand ennemi de
la messe? Brûlons sa charogne hérétique!

--Salaboz, est-ce pas vous qui avez fait cette belle expédition?
demanda Savereux, apercevant ce capitaine qui avait beaucoup à faire
pour défendre le cadavre qu'on voulait lui arracher. L'amiral est-il
bien mort?--Que vous en semble? repartit Salaboz, en se retournant
d'un air menaçant vers l'inconnu qui l'avait interpellé par son
nom.--Çà, qui es-tu? dit à Savereux un des plus exaltés de la bande,
en lui présentant la pointe d'une dague. Crie: _Vive la messe!_ sinon,
au diable ton patron!--Ah! c'est vous, monsieur de Savereux! s'écria
Salaboz.

Et, courant à lui, il le dégagea des mains de ses adversaires que ce
gentilhomme n'eût pas écartés aisément à coups d'épée.

--Si je comprends rien à ce qui se passe, je veux être condamné à ne
boire que de l'eau et à ne toucher onc cartes ni dés!--Vous avez
pourtant noblement fait votre devoir? dit Salaboz qui le voyait tout
couvert de sang: combien en avez-vous tué déjà?--J'en ferai un jour le
compte, pour vous l'apprendre... Mais qui sont ceux-là qu'il faut
tuer?--Tous ceux qui sont huguenots avoués ou cachés, tous ceux qui
ont en haine le pape, le roi et le duc de Guise, tous ceux enfin qui
vous paraîtront bons à occire!--Vrai Dieu! capitaine Salaboz, je ne me
pique pas d'être si fervent catholique, et je vous laisse la meilleure
part de cette tuerie!

Jacques de Savereux, indigné et attristé de ces excès de fanatisme
religieux, auxquels il ne se sentait pas capable de s'associer, tourna
le dos à Salaboz et regagna lentement le bord de la rivière où il
avait laissé Pardaillan sans connaissance.

Savereux avait jusqu'alors partagé les passions hostiles des
catholiques à l'égard des protestants, non par raisonnement et par
conviction, mais par habitude car il était à peine suffisamment
chrétien, au baptême près. Il aurait donc pu, cette nuit-là, dans
toute autre situation d'esprit, suivre sans réflexion l'exemple de ses
compagnons ordinaires de jeu et de débauche, croire à la justice d'un
massacre général des huguenots ou du moins l'autoriser par des raisons
divines et humaines, se mêler avec un aveugle emportement à
l'exécution de ce vaste complot et se plaire comme Salaboz à répandre
un sang maudit.

Les circonstances, au contraire, dans lesquelles il venait de se
trouver, avaient réagi fortement sur sa manière de voir et de sentir,
à tel point que la cause des huguenots lui parut alors la plus juste
et qu'il sympathisa dès ce moment avec elle.

La générosité et la franchise de son caractère le prédisposaient
d'ailleurs à ce revirement d'opinion en présence d'une trahison aussi
lâche que criminelle: il aurait compris une lutte finale entre les
deux partis qui divisaient la France, et dans ce cas il n'eût pas
songé à quitter son drapeau, ni même à examiner de quel côté était le
bon droit; mais il aurait voulu que cette lutte se fît au grand jour,
avec partage égal de terrain et de soleil, comme un duel à mort réglé
par les lois de la chevalerie.

Il se promit donc de rester neutre et de ne pas tremper dans l'odieuse
perfidie des catholiques.

Ce fut sous l'influence de ces impressions qu'il retourna auprès du
baron de Pardaillan.

Il ne le connaissait que pour l'avoir vu jouer à la paume et au mail,
que pour l'avoir entendu vanter comme un brave et digne gentilhomme;
il se souvenait surtout, ainsi qu'on se souvient d'un rêve, de cette
belle dame qui, la nuit même, était venue à cheval, suivie d'un valet,
et qui avait prononcé le nom de Pardaillan.

Ces motifs n'eussent peut-être pas suffi pour déterminer Savereux à
s'attacher à la fortune de ce capitaine huguenot, qu'il avait
rencontré demi-mort gisant auprès de lui; mais la conformité de leur
sort pendant cette nuit sanglante lui semblait un lien qu'il ne devait
pas rompre: aussi bien, Pardaillan était-il dans un état à ne pas
permettre qu'on l'abandonnât sans inhumanité.

Pardaillan ne fit aucun mouvement et ne rouvrit pas les yeux lorsque
Savereux se pencha vers lui; mais il respirait encore, et le sang ne
coulait plus de ses blessures.

--Eh! monsieur de Pardaillan! lui cria dans l'oreille Jacques de
Savereux: il ne fait pas bon ici pour vous!... Ne sauriez-vous pas
marcher, en vous aidant de mon bras?--Vous êtes catholique? reprit
Pardaillan, avec un accent de douloureuse résignation: tuez-moi ici
plutôt qu'ailleurs, je vous prie!--Vous tuer? Bon! pourquoi vous
tuerais-je? repartit Savereux, offensé de ce soupçon qu'il n'avait pas
mérité: j'empêcherais plutôt qu'on ne vous tuât!--Vous n'êtes donc pas
catholique? Ce n'est donc point vous qui parliez tout à l'heure aux
meurtriers?--Je ne puis et ne veux être catholique ni huguenot; je
suis gentilhomme, et à ce titre je vous dois assistance et protection,
puisque vous êtes gentilhomme.--Voilà un beau et fier langage, dit
Pardaillan. Je vous prie désormais de me tenir pour votre frère et
ami.

Et il lui tendit la main.

--Soit! répliqua Savereux en acceptant la main qui lui était offerte.
Il s'agit de vous tirer de là et de vous mettre en lieu sûr.--Si je
pouvais seulement passer la rivière et me rendre au faubourg
Saint-Germain, avant que je meure!--Vous ne mourrez pas, si vous
voulez être mon frère et mon ami! Aurez-vous pas la force de vous
jucher sur mes épaules, pendant que je nagerai?...--Ce serait vous
noyer avec moi! Écoutez: mieux vaut me laisser à cette place jusqu'à
ce qu'on puisse me venir prendre en bateau, mort ou vif; et vous,
qui avez si bonne envie de me servir, vous ferez plus que me
sauver la vie: vous passerez la rivière à la nage et irez au
faubourg Saint-Germain, à l'hôtel de Genouillac, près la porte
Bussy...--Imaginez que j'y suis déjà, et dites ce que je dois
faire... Cordieu! Voici des gens qui se sauvent de tous côtés en
nageant...--Portez toutefois cette écharpe pour témoigner que vous
venez de ma part; or, l'ayant remise aux mains de damoiselle Anne de
Curson...--Anne de Curson! s'écria Savereux avec une émotion
indéfinissable.

--Est-elle pas parente du jeune sire de Curson?

--Oui, vraiment, c'est sa propre soeur, et n'était cette
malencontreuse nuit, je l'eusse épousée demain.

Jacques de Savereux n'en écouta pas davantage, et sans communiquer son
projet au baron de Pardaillan, il se jeta dans l'eau tout habillé,
nagea vigoureusement vers l'autre rive et atteignit la barque du
passeur, amarrée à un pieu: s'élancer dedans, détacher l'amarre,
s'emparer des rames, tout cela se fit en quelques secondes, malgré les
cris du passeur qui était sorti de sa cabane.

Au bout de dix minutes d'absence, Savereux était de retour auprès du
blessé qu'il enlevait entre ses bras et qu'il transportait dans la
barque.

Il se mit à ramer avec ardeur:

--Ah! quel noble coeur vous êtes! murmura Pardaillan: moi qui vous
accusais de m'avoir abandonné!--Vous abandonner! reprit Savereux avec
étonnement; ne vous avais-je pas dit que j'étais le frère d'armes de
votre futur beau-frère, Yves de Curson?

La rivière était couverte de corps morts qui flottaient entre deux
eaux et de blessés qui s'enfuyaient à la nage: quelques-uns essayèrent
de s'accrocher au bateau, mais Savereux les repoussa avec les rames,
dans la crainte qu'ils ne fissent chavirer la frêle embarcation.

Dans ce moment, le roi reparut sur le balcon du Louvre, avec des
torches, pour contempler la Seine teinte de sang. Plusieurs coups
d'arquebuse partirent de ce balcon, dirigés contre les fugitifs qui
passaient l'eau.

Une balle siffla aux oreilles de Savereux qui reconnut le roi et ses
favoris comme les auteurs de ces arquebusades.

--Dieu me damne! s'écria-t-il. Le roi de France très-chrétien tire à
la cible sur ses pauvres sujets! Certes, j'ai honte d'être catholique.

La barque touchait la rive: il se trouvait hors de la portée des
balles; mais lorsqu'il s'apprêtait à descendre à terre le blessé, il
fut forcé de mettre l'épée à la main, pour tenir en respect le passeur
qui le menaçait d'un coup de croc.

--Holà! compère, lui dit-il d'un ton d'autorité: lequel préfères-tu
des deux, ma rapière dans ton ventre ou cinq cents écus d'or dans ta
bourse?--Cinq cents écus d'or! répéta le passeur qui ne pensa plus à
s'opposer à l'abordage. Que veut-on de moi?

--Que tu m'aides à mener ce gentilhomme jusques à l'hôtel de
Genouillac près la porte Bussy. Mais pour te rendre sûr que tu seras
payé de la somme promise, voici que je te paye d'avance sans
compter.--O mon frère! mon ami! murmura Pardaillan oppressé par la
reconnaissance. Je m'en vais donc revoir Anne avant que de mourir!



X


Près de la porte Bussy, qui séparait la rue Saint-André-des-Arcs du
faubourg Saint-Germain-des-Prés, et qui était située vis-à-vis de la
rue Contrescarpe actuelle, s'élevait une vieille maison dite l'hôtel
de Bussy, parce que Simon de Bussy, conseiller du roi, au quatorzième
siècle, y avait logé: ses héritiers avaient vendu cet hôtel à la noble
famille de Genouillac, qui lui donna son nom.

A cette époque, chaque famille noble possédait à Paris un hôtel,
qu'elle n'occupait presque jamais, mais où elle attachait son nom et
ses armes. C'était d'ailleurs un lieu de séjour prêt à recevoir les
propriétaires ou leurs parents et amis, lorsqu'ils se rendaient dans
la capitale, afin de ne pas descendre en quelque auberge, comme un
voyageur étranger, de médiocre condition.

Le sire de Genouillac avait donc offert les clés de sa maison de Paris
à la baronne de Curson qui venait de Bretagne pour marier sa fille au
baron de Pardaillan.

Dans une grande salle du premier étage, la dame de Curson, assise,
droite et immobile, sur une chaise haute et massive en bois de
châtaignier, écoutait la voix grave et solennelle d'un ministre
protestant, maître Simon de Labarche, qui lui lisait la Bible.

Ils étaient tous les deux tellement absorbés, l'un par la lecture, et
l'autre par l'audition, qu'ils ressemblaient à deux statues, n'eût été
le mouvement que faisait la main du ministre en tournant la page du
livre.

La lumière de deux grosses chandelles de cire jaune dans de lourds
flambeaux d'argent, éclairait faiblement cette scène nocturne, à
laquelle prêtaient d'étranges reflets la tenture de la chambre en
cordouan ou cuir doré et gaufré, et les vitraux peints des fenêtres
ogivales.

Le silence et l'obscurité régnaient au dehors.

On n'entendait par intervalles que le pas du veilleur de nuit, qui se
promenait le long de la plate-forme des tours de la porte de Bussy.

Par intervalles aussi, une lueur errante traversait le vitrail et s'y
colorait avant de tomber sur le plancher couvert de nattes ou de
monter aux lambris armoriés du plafond: c'était le passage d'un piéton
ou d'un cavalier précédé d'un porteur de torche.

En ce moment, le ministre lisait l'histoire de Joseph vendu par ses
frères:

«Et ils prirent la robe de Joseph, et ayant tué un bouc d'entre les
chèvres, ils ensanglantèrent la robe. Puis, ils adressèrent à leur
père cette robe ensanglantée, en lui faisant dire: «Nous avons trouvé
ceci; connais maintenant si c'est la robe de ton fils ou non.» Et il
la connut et dit: «C'est la robe de mon fils; une bête féroce l'a
dévoré; assurément Joseph est mort.» Ce disant, Jacob déchira ses
vêtements, se ceignit d'un sac et mena deuil sur son fils plusieurs
jours durant.»

--Ah! maître Simon! murmura la dame de Curson, avec un accent
lamentable: mon fils est mort et aussi ma bien-aimée fille Anne!--D'où
vous vient cette mauvaise pensée, madame? répondit le ministre, d'un
ton de réprimande: le Dieu d'Israël n'est-il pas toujours là pour
protéger les siens?--Il fera tantôt jour, et Anne n'est point revenue!
Voilà quatre heures et plus qu'elle partit à cheval, accompagnée de
notre vieux Daniel!--La faute en est à vous, qui l'avez laissée
partir. Est-il sage et convenable qu'une damoiselle noble, de son âge
et de sa beauté, s'en aille chevaucher par les rues de la ville en
pleine nuit? Vous avez péché par imprudence, madame, et maintenant
vous portez la peine du péché, qui est l'angoisse.--Eh! maître Simon,
je n'étais pas moins inquiète qu'elle-même à l'endroit de mon fils: il
est trop enclin aux passions et voluptés de ce monde...--Je m'en suis
maintesfois affligé avec vous; messire Yves ne sait se défendre des
attraits diaboliques de la sensualité; il se livre volontiers au
libertinage, à la débauche, au jeu, comme ferait un catholique. Je
l'ai prêché et admonesté là-dessus, sans qu'il fasse état de
s'amender. Hier encore, je lui conseillais de fuir la compagnie des
papistes qui ne peuvent que l'induire à mal; ainsi, hante-t-il un
certain capitaine de Losse, qui l'excite à boire et à jouer...--Dieu
me le rende, ce pauvre et cher enfant! murmura la dame de Curson, en
joignant les mains et en les élevant au ciel.--Dieu vous le rende pur
et immaculé, car autant vaut perdre la vie, que la souiller au
bourbier du vice. C'est affaire aux papistes que de se libérer
du remords et de la pénitence par une absolution. Le péché ne
s'efface que par la réparation; après le scandale, il faut le bon
exemple...--Où croyez-vous qu'elle puisse être? demanda la dame de
Curson, qui suivait son idée à travers les pieuses réflexions du
ministre.--Nous devons remercier la divine Providence qui se déclare
pour ceux de la religion, continua le ministre; mais c'est de
l'aveuglement et de l'ingratitude que d'imaginer que la paix nous est
donnée pour banqueter, jouer aux dés et aux cartes, tenir propos
dissolus et vivre en papisterie. Le bienfait de la paix mérite
d'être mieux employé: il importe de faire l'aumône, de pratiquer
les bonnes oeuvres, de méditer la sainte Écriture, d'assister aux
prêches...--Oyez, oyez! s'écria la dame de Curson.

Elle étendait le bras dans la direction du Louvre, qu'on distinguait
dans le lointain, comme une masse noire dominant les toits des
maisons.

--Quel est ce son de cloche? ce n'est pas la cloche des matines, ni
celle de l'angelus: c'est le tocsin!--Le tocsin? reprit le ministre
sans s'émouvoir et sans quitter sa place. Il y a tant de cloches en
cette ville, qu'on ne peut comprendre ce qu'elles disent. Les papistes
ne se contentent de sonner leurs messes: ils sonnent vêpres, complies,
matines; ils sonnent les mariages, les baptêmes, les morts...--Les
morts! c'est le jour des Morts! répéta la dame de Curson, dominée par
ses pressentiments: oyez ces cris, ces arquebusades, et par-dessus
tout le tocsin!--La volonté de Dieu soit faite en tout temps et en
tous lieux! répliqua tranquillement le ministre. Ne vous plaît-il pas,
madame, d'achever notre lecture?--Mon fils! ma fille! criait avec
désespoir la pauvre mère.

Elle s'était élancée vers la fenêtre ouverte et fixait à l'horizon ses
regards obscurcis de larmes.

--Où sont-ils, où sont-ils, grand Dieu! Le tocsin, toujours le
tocsin!... On se bat, on tue, on meurt!... Absents l'un et l'autre!...
Si je savais du moins les revoir!--C'est Dieu qui le sait, madame, et
je vous invite à l'intercéder dans vos prières, pour qu'il vous ramène
sains et saufs ceux que vous pleurez!

La dame de Curson, accablée de douleur, obéit à ce conseil qui lui
permettait de se concentrer dans la pensée de ses enfants.

Ses genoux fléchirent d'eux-mêmes et elle tomba prosternée, les yeux
fixés vers le point éloigné d'où s'élevait le tumulte qui paraissait
grandir et s'étendre à chaque instant; ses mains étaient crispées
l'une dans l'autre, plutôt que jointes pour prier; elle ne priait
pas, elle n'entendait pas seulement maître Simon priant à haute voix
auprès d'elle; mais elle offrait à Dieu sa propre vie en échange de
celles d'un fils et d'une fille que son imagination maternelle lui
représentait exposés aux plus grands périls.

Elle resta écrasée sous le poids de l'anxiété qui la dévorait,
écoutant, regardant, attendant toujours.

C'était un touchant spectacle que cette vieille dame agenouillée, ou
plutôt affaissée sur elle-même, semblable à une condamnée devant le
billot, tandis qu'à ses côtés, le ministre protestant, vieillard
chétif, au visage maigre et pâle, aux yeux vifs et ardents, au crâne
chauve et blanc, aux mains sèches et jaunes, se fortifiait par la
prière et s'animait au martyre.

La dame de Curson avait arraché sa toque de velours noir pour mieux
prêter l'oreille à tous les bruits, et ses cheveux blancs, réunis
d'ordinaire en grosses touffes bouclées sur les tempes, s'étaient
déroulés et battaient ses joues inondées de larmes.

L'aspect de son désespoir était encore plus saisissant, à cause de son
costume de laine noire, analogue à celui d'une religieuse, costume que
la reine Catherine de Médicis avait imposé aux veuves depuis la mort
de Henri II.

Mais ce corsage plat terminé en pointe, cette robe longue à larges
plis, ce manteau traînant jusqu'à terre avec un collet relevé en
éventail à partir des épaules, ce n'étaient pas ces formes et cette
couleur sévère de vêtements qui pouvaient changer l'expression de
douceur et de bonté empreinte sur sa noble physionomie.

Pour être veuve, elle n'en était que plus mère.

Tout à coup elle se lève.

Elle s'élance au balcon, elle se penche en avant pour distinguer dans
l'ombre des rues un objet qu'elle a pressenti: ses prunelles
rayonnent, sa bouche s'agite entr'ouverte, sa respiration est
suspendue, son coeur bat avec violence!

Elle a reconnu le trot d'un cheval sur le pavé.

Ce trot s'accélère en approchant de la porte de Bussy.



XI


Cependant une inexprimable confusion s'est répandue dans la ville
entière.

Les cloches sont en branle dans tous les clochers et accompagnent à la
fois le tocsin de Saint-Germain-l'Auxerrois et le carillon de
l'horloge du palais.

Les coups de feu éclatent dans chaque rue et dans chaque maison; des
cris de grâce se mêlent aux cris de mort.

La lugubre clarté des torches se promène çà et là, comme si l'incendie
allait succéder au massacre. Déjà le jour commence à poindre et le
ciel se colore à l'orient.

Mais la dame de Curson n'entendait qu'un trot de cheval, qu'elle a pu
suivre entre tous les bruits.

Bientôt elle croit voir, elle voit ce cheval dans la rue
Saint-André-des-Arcs; elle appelle Yves, elle appelle Anne!

Deux voix ont répondu à chacun de ces deux appels, qu'elle réitère
avec moins de force et plus d'émotion pour s'assurer qu'elle n'est
point abusée par une illusion de son coeur.

--C'est lui! c'est elle! ce sont eux! s'écrie-t-elle dans une joie
indicible: ô mon Dieu, mon Dieu! que béni soit son saint nom!

Elle se précipite, elle franchit l'escalier, elle arrive à la porte de
la rue, elle en pousse les lourds verrous, elle tourne l'énorme clé
dans la serrure avec autant de facilité qu'une main vigoureuse aurait
su le faire: l'amour maternel a doublé ses forces.

Mais, une fois dans la rue, elle est encore séparée de ses enfants par
un obstacle imprévu contre lequel ses efforts ne peuvent rien.

La porte de Bussy, qui se ferme au couvre-feu, ne se rouvre qu'à cinq
heures du matin; les clés des serrures du côté de la ville sont en
dépôt chez le quartenier; les clés des serrures du côté du faubourg,
chez le prévôt de l'Abbaye de Saint-Germain-des-Prés.

Ces serrures ont été disposées de manière à empêcher un nouveau
Périnet-Leclerc de livrer l'entrée de la ville à l'ennemi, et les
portes, rétablies par François Ier, sont assez épaisses et assez
bardées de fer pour ne céder qu'à l'artillerie.

Comment madame de Curson rejoindra-t-elle ses enfants? comment ceux-ci
rentreront-ils dans l'hôtel de Genouillac, qui les mettrait du moins
en sûreté?

La dame de Curson frappe de ses deux poings contre la porte massive;
elle crie, elle intercède, elle demande qu'on ouvre cette porte, elle
promet une forte récompense à qui lui viendra en aide.

Mais le veilleur s'est enfui au bruit du tocsin et des arquebusades;
les habitants du voisinage se tiennent renfermés chez eux, inquiets et
tremblants: le faubourg et les quartiers contigus sont encore
tranquilles et comme étrangers à ce qui se passe dans Paris.

C'est alors que Yves de Curson et sa soeur se présentent devant la
porte de Bussy, et, sans descendre de la monture qui les amène tous
deux, annoncent leur arrivée par un cri de joie.

--C'est vous, Anne, Yves? c'est vous, mes très-chers enfants! criait
la dame de Curson, qui essayait toujours avec ses faibles mains
d'ébranler cette porte que sa voix traversait à peine. Ne vous est-il
rien arrivé? êtes-vous tous les deux sains et saufs?--Pas de cri, pas
de bruit, madame ma mère! répondit Yves de Curson. Avisez seulement à
ce qu'on ouvre cette porte!--Les clés sont, d'une part, chez le prévôt
de l'Abbaye, et, d'autre part, chez le quartenier du quartier
Saint-André-des-Arcs, objecta tristement le vieux Daniel. Il eût
fallu, comme je le voulais, sortir de la ville par la porte
Saint-Michel, qui est ouverte la nuit comme le jour, et rentrer au
faubourg par la porte Abbatiale.--Oui, bien, si la rue de la Harpe
n'était pas déjà en émotion! reprit le jeune homme, qui se consultait
dans son for intérieur pour prendre un parti.--Qu'est-ce qui se passe?
demanda la dame de Curson. La ville est-elle au pillage? Qui sont les
ennemis? Pourquoi ce grand tumulte?--Ne voyez-vous pas quelque
expédient pour ouvrir cette porte? interrompit Yves de Curson; si la
chose est possible, ne tardez guère; sinon, retournez en votre logis,
éveillez vos gens, barricadez portes et fenêtres, tenez-vous en
défense, jusqu'à ce que je revienne par un autre chemin.--Madame ma
mère, dit Anne d'une voix tremblante, M. de Pardaillan n'est-il point
auprès de vous pour vous défendre?--M. de Pardaillan? répondit la dame
de Curson; je ne l'ai point vu et ne l'attends pas avant l'heure fixée
pour vos épousailles.--Ah! vous m'avez trompée, Yves, en m'assurant
que je trouverais ici M. de Pardaillan! s'écria la damoiselle de
Curson avec amertume; j'aurais mieux fait de suivre ma visée et
d'aller où mon coeur me menait, quand je vous ai rencontré devers la
Bastille.--Oui-da, ma mie, où seriez-vous allée, s'il vous plaît?
répliqua Yves: vous ne pouviez passer les ponts qui étaient gardés,
vous ne pouviez vous engager dans les rues de la ville, sous peine
d'être mise à mal. N'est-ce pas moi, méchante, qui vous ai conduite
jusqu'ici, malgré bien des périls?--Je vous remercierais, Yves, pour
ce bon secours, si M. de Pardaillan était céans, si je le savais, à
cette heure, en sûreté!--Il est plutôt en sûreté que vous-même, Anne,
puisqu'il loge au Louvre, dans la propre chambre du roi de
Navarre!--Le seigneur Dieu nous aide! s'écria le valet: voici des
cavaliers qui débouchent par la rue Saint-André-des-Arcs!--Merci de
nous! s'écria madame de Curson: voici une grosse bande de gens qui
sortent de l'Abbaye avec des torches!--Madame ma mère, rentrez chez
vous! dit le jeune homme d'un ton d'autorité que motivait la
circonstance. Je vous promets de n'être pas longtemps à vous
rejoindre, avec la grâce de Dieu. Et vous, ma soeur, sur votre vie,
ne prononcez pas une parole et me laissez faire ce qui conviendra pour
notre salut!--Oh! mon fils! ils viennent! ma pauvre fille! murmurait
la dame de Curson.

Elle se cramponnait des deux mains à la porte qu'elle s'imaginait
faire mouvoir.

--Par votre âme! madame ma mère, si vous ne rentrez promptement, vous
nous perdez tous! disait à demi-voix Yves de Curson. Çà, ma soeur,
ne vous lamentez pas ainsi, pour Dieu!

Le sire de Curson attendit l'approche des cavaliers, sans descendre de
cheval.

Il avait tiré son épée et il couvrait de son corps sa soeur, assise
en croupe derrière lui; le vieux Daniel se tenait prêt aussi à faire
usage de ses armes.

Mais il ne fallait pas songer à une folle résistance.

C'était la cavalerie que le duc de Guise envoyait, sous la conduite de
Maugiron, pour agir contre les huguenots logés au faubourg
Saint-Germain-des-Prés, et la garde abbatiale venait se joindre à ces
gens d'armes, afin de les seconder dans l'exécution du massacre.
Ceux-ci amenaient avec eux le quartenier qui devait leur ouvrir la
porte, ceux-là accompagnaient le prévôt de l'Abbaye.

--Qui vive! cria-t-on, en apercevant un homme à cheval qui paraissait
garder la porte de Bussy: huguenot ou catholique?--Catholique!
répondit Yves de Curson.

Le sire de Maugiron s'était porté le premier en avant pour voir à qui
l'on avait affaire.

--Vous avez, de fait, la croix blanche au chapeau et le mouchoir au
bras droit? dit Maugiron, reconnaissant le jeune huguenot avec lequel
il avait soupé et joué la nuit même chez le capitaine de Losse. M'est
avis que vous vous êtes fait catholique depuis peu de temps?--Depuis
que je vous vis au jeu, répliqua le jeune homme avec une heureuse
présence d'esprit; depuis que je perdis contre vous vingt-cinq mille
écus d'or, que je vous dois encore...--Vingt-cinq mille écus d'or?
répéta le sire de Maugiron.

Il comprit qu'on les lui offrait comme rançon, et il n'eut garde de
les refuser.

--Vraiment! je me souviens de votre dette et vous sais bon gré de ne
l'avoir pas oubliée. Toutefois, je pensais que c'était cinquante mille
écus?--Vous avez sans doute meilleure mémoire que moi, messire, et je
m'en rapporte à votre opinion; ce sera donc cinquante mille écus
d'or.--Par la messe! vous êtes un beau joueur! Mais, je vous prie,
quand avisez-vous à me payer cette somme?--Je vous la payerai, sur ma
foi, aussitôt que vous prendrez congé de nous, si je puis retourner en
Bretagne avec ma mère, ma soeur et mes domestiques.--Où logez-vous?
dit à voix basse M. de Maugiron qui s'approcha d'Yves de Curson et lui
tendit la main. Je vais vous faire escorte jusqu'à votre logis;
j'ordonnerai qu'on en garde la porte: vous y serez renfermé avec vos
gens, et j'irai terminer notre marché, dès que je pourrai moi-même
vous conduire hors de Paris.

Maugiron retourna vers sa cavalerie qui avait fait halte pendant qu'il
allait seul à la rencontre d'Yves de Curson; il annonça tout haut que
ce cavalier venait de lui transmettre des ordres de la part du roi.

Le quartenier, escorté de soldats du guet, ouvrit la porte de Bussy,
que le prévôt de l'Abbaye ouvrait aussi de son côté.

Les gens d'armes défilèrent, l'épée nue et le pistolet au poing,
devant le sire de Curson, sa soeur et leur valet, non sans les
regarder avec défiance et menace.

Maugiron, après avoir distribué les postes et les instructions à sa
troupe, dont il remit le commandement à son lieutenant, se rapprocha
du jeune huguenot qu'il n'avait pas un instant perdu de vue.

Des cris de mort retentirent dans les rues du faubourg où se
répandaient en tumulte les cavaliers de Maugiron et les archers de la
garde abbatiale.

Yves de Curson crut qu'il n'avait plus qu'à vendre chèrement sa vie,
et il faillit ne pas attendre une attaque pour faire usage de ses
armes.

--Je vous ai demandé où vous logiez, dit Maugiron qui n'avait aucune
intention hostile à l'égard de ceux qu'il s'apprêtait à rançonner.--La
rançon que je vous ai promise, reprit Yves de Curson, comprend toutes
les personnes de ma famille et de ma maison, sans exception?--Et, en
outre, M. de Pardaillan, qui sera mon mari, ajouta Anne troublée d'un
triste pressentiment qui fit trembler sa voix.--Ah! Pardaillan? répéta
Maugiron avec un signe de tête de mauvais augure: je souhaiterais pour
lui qu'il fût avec vous, mais il est au Louvre chez le roi de
Navarre.--Je n'entends parler que des personnes qui demeurent à
l'hôtel de Genouillac, répliqua Yves; vous vous engagez à les mener
sûrement hors de Paris?...--Oui, et tout à l'heure, avant que le
massacre soit plus échauffé. Faites monter tout votre monde à cheval
ou en litière, et je vous conduirai moi-même, sans qu'on vous ôte un
cheveu de la tête.--Si j'étais seul de ma personne, je ne consentirais
jamais à racheter ma vie à prix d'or et je mourrais plutôt avec mes
frères qu'on égorge traîtreusement!--Çà, mon maître, repartit vivement
Maugiron, avez-vous regret des cinquante mille écus qui sont,
disiez-vous, une dette de jeu?--Voici l'hôtel où loge madame ma mère,
répondit le jeune homme avec noblesse: je vous invite à y entrer pour
que je m'acquitte envers vous.--Eh! monsieur de Curson? est-ce pas
vous? cria Jacques de Savereux qui parut sur le balcon du premier
étage: montez vite, car on a grandement besoin de vous céans!--Je vous
attendrai ici, dit Maugiron à Yves de Curson; ne tardez guère, je vous
prie, si vous voulez que j'aie encore le pouvoir de tenir ma promesse
et de vous sauver tous!



XII


Anne de Curson avait seule entendu une voix mourante qui l'appelait
par son nom; elle ne put méconnaître cette voix, et elle s'était
élancée à terre, avant que son frère songeât à la retenir.

Il la suivit dans l'hôtel dont la porte était restée entr'ouverte, et
ne la rejoignit qu'au moment où elle se précipitait, tout en larmes,
sur le corps de son fiancé.

Pardaillan, près de rendre le dernier soupir, retrouva, en la voyant,
assez de force pour la presser dans ses bras et pour lui adresser un
adieu suprême.

--Anne, chère Anne, lui dit-il à travers le râle de l'agonie, je ne
veux pas mourir sans vous avoir épousée, et j'entends que vous portiez
mon deuil par souvenir de moi.--Pensez que vous ne mourrez pas, je
vous conjure, reprit-elle en sanglotant; je vous soignerai, je vous
guérirai! fussiez-vous mort, je vous ressusciterai!--Non, ma
bien-aimée Anne, il n'y a pas de miracle de l'art qui fasse que je
survive à mes blessures, même qui me donne une heure d'existence; mais
le temps qui me reste suffit à nos épousailles, et j'ai prié maître
Labarche de nous marier chrétiennement, comme si nous devions être
conjoints pour bien vivre ensemble.--Je ne m'y oppose pas, si tel est
votre désir; mais je demande d'abord qu'un médecin soit mandé, qu'on
vous couche en un lit, qu'on bande vos plaies...--Oh! que de délais,
chère damoiselle! Vous ai-je pas déclaré que je meurs, que je suis
quasi mort? Ne mettez donc plus de retardement à la consolation que je
vous demande? Voici l'écharpe que j'ai gardée comme gage de votre
coeur, voilà l'anneau que je tenais comme gage de votre main!--Qu'il
soit fait selon votre volonté, mon cher seigneur; et j'ai confiance
que Dieu, qui va consacrer notre union, ne voudra pas qu'elle soit
sitôt rompue par la mort!--Monsieur de Curson, cria d'en bas le sire
Maugiron, quand aurez-vous fini vos préparatifs de départ? Hâtez-vous,
si vous n'aimez mieux ne partir jamais!

Aucun des assistants ne prit garde à l'appel pressant de Maugiron,
aucun n'entendait les cris effrayants qui sortaient des maisons
voisines où l'on commençait à massacrer les huguenots et à les jeter
par les fenêtres.

Le ministre protestant s'était mis en devoir de consacrer le mariage
du baron de Pardaillan et d'Anne de Curson, avec autant de calme et de
solennité que si la cérémonie avait eu lieu dans un temple sous la
garantie des édits de pacification.

La dame de Curson et son fils s'étaient agenouillés auprès du
moribond, dont le visage ensanglanté se refusait à exprimer la joie
triste et douce qu'il sentait en lui-même pendant la célébration de
cet hymen funèbre.

Jacques de Savereux, debout dans un coin de la salle, s'associait de
pensée aux prières du ministre et s'attachait de plus en plus à la
destinée de cette famille, au milieu de laquelle le hasard l'avait
introduit.

Il ne se lassait pas de contempler la belle tête d'Anne, qui, le front
appuyé sur une de ses mains, tandis que de l'autre elle comptait les
battements du coeur de son époux, avait concentré toute son âme dans
un regard fixe et désespéré.

--Sire de Gondrin, baron de Pardaillan, dit le ministre d'un ton ferme
et imposant, jurez-vous d'accorder loyale et honorable protection à la
damoiselle Anne de Curson, que vous prenez devant Dieu comme bonne
femme et légitime épouse?--Je le jure devant Dieu! répondit
Pardaillan, qui retrouva sa voix naturelle pour prononcer ce
serment.--Et vous, damoiselle Anne de Curson, jurez-vous d'aimer, de
servir et de contenter en toute chose messire de Gondrin, baron de
Pardaillan, que vous tiendrez devant Dieu pour votre bon et fidèle
mari?--Devant Dieu, je le jure, répondit la mariée en poussant de
nouveaux sanglots.--Par la messe! cria Maugiron avec impatience, en
aurez-vous bientôt fini? Descendez vitement ou sinon je vous envoie à
tous les diables!--C'est toi, Maugiron? dit Savereux qui se montra sur
le balcon, en reconnaissant la voix de son compagnon de table et de
jeu. Qu'attends-tu là-bas?--C'est toi, Savereux? reprit Maugiron,
étonné de cette rencontre qui lui donna tout d'abord à penser qu'on
s'était moqué de lui: que fais-tu là-haut?--Moi! je règle mes comptes
avec mon ami de Curson; après quoi, nous irons vous joindre au
Pré-aux-Clercs, en compagnie de dix ou douze bonnes épées huguenotes,
pour vider notre querelle du souper.--Songes-tu, ou bien es-tu en
démence? J'imagine que tu as dormi jusqu'à présent, pour ne savoir pas
qu'on fait la chasse aux huguenots et qu'il n'y en aura plus un à
Paris, le jour levé. Conseille donc à ton ami de Curson de venir
régler aussi ses comptes avec moi?

Jacques de Savereux rentra dans la salle où son nom avait été
prononcé.

Il vit le baron de Pardaillan, qui s'était soulevé sur un coude, et
qui prêtait l'oreille aux rumeurs du dehors, pendant que sa femme et
son beau-frère s'efforçaient de le retenir sur le tapis où il était
étendu.

Pardaillan s'agitait convulsivement: il se frappait le front dans ses
mains, il s'arrachait les cheveux, comme s'il eût repris son énergie
pour comprendre le péril imminent qui menaçait les objets de son
affection.

Il sembla se calmer en apercevant Savereux, et il retomba épuisé,
haletant, sans voix et presque sans regard; puis lui faisant signe
d'approcher:

--Monsieur de Savereux, lui dit-il avec effort, vous vous êtes conduit
de telle sorte à mon égard, en vous dévouant pour me sauver, que je
suis assuré de votre dévouement envers une personne que j'aime plus
que moi-même: lorsque je serai mort, je vous confie ma veuve à
défendre et à garder, en mon lieu et place, comme si elle fût votre
propre femme et que vous fussiez mon frère d'alliance.--Monsieur de
Savereux, vous étiez déjà mon frère d'armes, reprit Yves de Curson,
soyez encore mon frère d'alliance!--Frère d'alliance, frère d'armes,
frère en Jésus-Christ! s'écria Jacques de Savereux, avec
exaltation.--Madame ma mère, la dot que vous devez octroyer à ma
soeur Anne n'est-elle que de soixante mille écus d'or?--Qui sont
renfermés en soixante sacs dans ce coffre? dit la dame de Curson: ils
sont à vous, monsieur de Pardaillan.--Je les donne et lègue à ma chère
veuve, reprit Pardaillan, pour en faire tel usage qu'il lui
conviendra...--J'en ai besoin ce jourd'hui, ma soeur, interrompit
Yves de Curson: je les emprunte et les rendrai sur mon patrimoine; car
il importe que je paye une dette de jeu, à savoir soixante-dix
mille écus que j'ai perdus cette nuit contre M. de Savereux
ci-présent...--Par la mordieu! que voulez-vous que j'en fasse?
s'écria Savereux, repoussant la cassette que le jeune homme lui
présentait.--Vous me les prêterez à votre tour, mon frère d'armes,
afin que je paye la rançon de ma mère, de ma soeur et la nôtre à
tous, moyennant la somme de cinquante mille écus d'or, que Maugiron
attend à la porte de l'hôtel.--Monsieur de Curson, cria encore
Maugiron, si vous tardez à venir, je ne réponds plus de rien et retire
ma promesse de sauf-conduit!

Anne sanglotait, penchée sur son époux expirant qui ne la voyait plus,
mais qui lui parlait encore pour l'encourager.

Elle était devenue insensible à tout le reste; elle n'avait aucune
conscience, ni aucun souci du péril imminent qui l'environnait: les
clameurs de la populace et de la soldatesque en délire n'arrivaient
pas à ses oreilles; elle se sentait comme seule au monde, avec l'être
chéri qu'elle croyait disputer à la mort.

Pardaillan, quoique agonisant, avait saisi et compris quelques uns
des bruits lugubres qui remplissaient le faubourg: il se rendait
compte de la nécessité de fuir, faute de pouvoir se défendre; il était
impatient de mourir, pour n'être plus un obstacle à cette fuite.

--Anne, je vous ordonne de suivre celui que je vous ai choisi pour
gardien, tuteur et défenseur! dit-il, d'un accent d'autorité.
Savereux, tenez, en souvenir de vos généreux services, mon écharpe et
cet anneau, que ma veuve, je l'espère, ne vous ôtera pas?--Venez,
madame, dit à sa mère le sire de Curson, qui était allé faire préparer
une litière et des chevaux; venez, ma soeur, il n'y a pas une minute
de répit! M. de Maugiron veut bien nous escorter en personne, jusqu'à
ce que vous soyez en lieu d'asile et de sûreté.--Adieu, vous dis-je,
madame de Pardaillan! s'écria le mourant: adieu, mon frère d'alliance!
adieu, Yves! adieu, vous tous que je fie à la garde de Dieu!

En achevant ces mots, il arracha violemment les linges qui fermaient
ses blessures et provoqua ainsi une hémorragie qui l'étouffa aussitôt.

Anne s'était évanouie parmi des flots de sang.

Jacques de Savereux l'emporta, sans mouvement, dans la litière où Yves
de Curson avait déjà entraîné sa mère.

Le cortége se mit en marche sous les auspices du sire de Maugiron, qui
eut beaucoup de peine à le faire passer sans accident à travers le
faubourg.

Yves de Curson avait pourtant fait prendre à ses gens, et au ministre
protestant lui-même, le signe de ralliement des catholiques, la
cocarde blanche au chapeau et le mouchoir noué au bras gauche; mais
les meurtriers étaient si avides de carnage, qu'ils cherchaient
partout des victimes, et voyaient des huguenots dans ceux qui ne se
montraient pas teints de sang.

Savereux, par bonheur, offrait à cet égard autant de garanties que ces
bourreaux pouvaient en désirer.

--Celui-là, disait-on en le voyant, a gaillardement travaillé! Que je
devienne huguenot, s'il n'a pas gagné des pardons pour six vingts ans!

Lorsque la litière fut sur la route de Saint-Cloud, à l'abri des
attaques et des poursuites du parti catholique, cette route étant
semée de fuyards échappés au massacre, Yves de Curson invita ses gens
à ôter les cocardes et les mouchoirs qui les avaient protégés
jusque-là et qui pouvaient plus loin leur être funestes.

Il alla ensuite à M. de Maugiron, le remercia de sa protection, et lui
offrit la cassette qui contenait plus que la somme convenue entre eux
à titre de rançon.

--La somme est entière et au delà, lui dit-il: vous n'avez que faire
de la compter. Nous ne sommes pas quittes toutefois, monsieur, et vous
me devez, ainsi que vos amis, une belle expertise d'armes qui ne se
fera pas au Pré-aux-Clercs, mais, Dieu aidant, sur quelque champ de
bataille où les huguenots prendront leur revanche de la perfidie des
catholiques.

Maugiron reçut la cassette, l'ouvrit pour en voir le contenu, et la
plaça en selle devant lui; puis il partit au galop pour retourner à
Paris.

Jacques de Savereux lui cria d'arrêter, le rejoignit à cinquante pas
du cortége, et se jetant à la bride de son cheval, l'épée au poing:

--Tu es mon prisonnier, Maugiron, cria-t-il, et je t'impose à
quatre-vingt mille écus d'or de rançon!

En même temps il portait la pointe de son épée sous la gorge du
prisonnier.

--La gausserie est plaisante, Savereux! reprit Maugiron en riant. Mais
je n'ai pas le loisir de jouer à ce jeu-là: la besogne n'est pas faite
encore au faubourg Saint-Germain. Viens-tu pas y gagner le paradis
avec moi?--Je ne gausse pas, Maugiron, et je te prie de me bailler le
coffre où sont soixante mille écus d'or: tu m'en devras vingt mille du
demeurant, et je te laisse aller sur parole, à moins que tu ne
préfères m'accompagner à La Rochelle, les mains liées.--Savereux,
c'est un jeu, sans doute?--Est-ce donc aussi par jeu que tu emportes
la dot de la pauvre damoiselle de Curson? Çà, dépêche de la
rendre...--Quoi! méchant traître, tu prétends me dépouiller de mon
bien?...--Toi qui rançonnes les gens, il convient que tu sois
pareillement rançonné. Ne m'accuse pas de trahison, puisque je suis
maintenant huguenot...--Huguenot?--Oui, huguenot; et j'ai dès lors à
venger sur les catholiques le sang de mon frère d'alliance, le baron
de Pardaillan.

Jacques de Savereux, en effet, abjura le catholicisme, épousa la veuve
de Pardaillan, et fut un des plus braves capitaines de l'armée
calviniste. Il garda toutefois au fond du coeur une espèce de
reconnaissance pour la Saint-Barthélemy, à laquelle il devait sa
fortune, sa femme et son bonheur. Depuis lors, il ne toucha jamais aux
dés ni aux cartes.


FIN.



La plus belle lettre.


Charles d'Orléans, fils aîné de Louis, duc d'Orléans, qui fut
assassiné par le duc de Bourgogne, Jean-sans-Peur, dans la rue
Barbette à Paris, le 25 novembre 1407, avait enfin sacrifié son juste
ressentiment à l'intérêt de la France et du roi.

Il s'était réconcilié avec l'assassin de son père, après sept années
de discordes civiles, pendant lesquelles deux factions acharnées l'une
contre l'autre, les _Armagnacs_ ou _Orléanais_ et les _Bourguignons_,
avaient eu tour à tour entre leurs mains le pouvoir souverain et la
personne du malheureux Charles VI en démence.

Le meurtre du duc d'Orléans n'était que le prétexte de cette lutte
furieuse des partis et des ambitions.

Les princes et les grands sympathisaient sans doute avec le jeune duc
d'Orléans, qui représentait en quelque sorte la noblesse et la cour,
en tenant tête au duc de Bourgogne, lequel s'appuyait sur le bas
peuple et n'avait pas rougi de pactiser avec le boucher Caboche et le
bourreau Capeluche; mais les princes et les grands s'étaient vus
forcés à plusieurs reprises d'accepter la domination du terrible duc
de Bourgogne, qui avait à sa merci le roi lui-même et qui était
vraiment maître de Paris.

Ce fut donc une déplorable suite de séditions, de massacres, de
perfidies, de traités et de guerres, jusqu'à ce que Jean-sans-Peur
eût reconnu qu'il n'était point assez fort pour résister à tous les
princes coalisés contre lui.

La paix signée à Arras au mois de février 1415, on put croire que le
royaume allait se remettre de tant de secousses et jouir de quelques
années de repos: le Bourguignon promit de rester dans ses États, et
Charles VI rentra dans sa bonne ville de Paris, afin d'y recevoir avec
magnificence les ambassadeurs du roi d'Angleterre.

Henri V avait jugé le moment opportun pour attaquer la France épuisée
et déchirée par tant de divisions intestines.

Il régnait depuis deux ans à peine, et il nourrissait l'espérance de
réunir les couronnes de France et d'Angleterre sur sa tête, en
accomplissant les plans de conquête d'Édouard III...

Il envoya pourtant à Charles VI une ambassade qui eut l'air de
proposer une trêve de cinquante ans avec des conditions honteuses et
intolérables, pendant qu'il achevait les préparatifs de l'expédition
projetée dès son avénement au trône.

A son ambassade, Charles VI répondit par une ambassade qui n'eut pas
plus de succès, mais qui apprit au roi de France que son cousin
d'Angleterre était prêt à lui déclarer la guerre.

En effet, Henri V lui écrivit, avant de s'embarquer, qu'il voulait
_combattre jusqu'à la mort pour justice_, et qu'il réclamait son
_héritage_, ainsi que la restitution de ses droits.

En conséquence, il partit avec seize cents vaisseaux chargés de
troupes et d'approvisionnements, et vint mettre le siége devant
Harfleur, où s'était enfermée l'élite des chevaliers de la Normandie
pour défendre cette place forte qu'on regardait alors comme la clé du
pays.

Pendant l'automne de cette même année 1415, Charles, duc d'Orléans,
habitait son château de Coucy, près de Laon.

Il avait quitté la cour de Charles VI depuis plusieurs mois, et il
s'était éloigné des affaires politiques, qui ne lui avaient jamais
causé que de l'ennui et du dégoût.

Son caractère, honnête et loyal, bon et généreux, se refusait aux
intrigues et aux mensonges dont cette cour était le foyer perpétuel;
il se trouvait assez riche de ses revenus et assez puissant dans ses
terres pour n'avoir pas besoin de se mêler du gouvernement de l'État,
ni de puiser dans les coffres du roi.

Il aimait les armes, parce qu'il était brave, ainsi que tous les
princes et tous les nobles de cette époque, qui apprenaient dès
l'enfance à manier la lance et l'épée, mais il avait horreur de ces
sanglantes collisions entre concitoyens, entre parents, au milieu
desquelles sa jeunesse s'était si tristement écoulée.

Ce fut là l'origine de la mélancolie qui restait toujours empreinte
sur son visage et qui planait souvent comme un nuage dans son esprit.

Charles d'Orléans n'avait alors que vingt-quatre ans; mais le malheur
et l'étude lui avaient donné les qualités graves et solides d'un âge
plus mûr: souffrir et méditer, c'est vivre doublement, c'est se faire
une expérience précoce.

Ce prince avait vu son père tomber assassiné par Jean-sans-Peur, duc
de Bourgogne; sa mère, la noble Valentine de Milan, se dessécher et
mourir de douleur; sa femme, Isabelle de France, expirer en donnant
le jour à son premier enfant: il ne s'était pas consolé de ces pertes
successives, quoiqu'il eût épousé en secondes noces une fille du comte
d'Armagnac et que cette union fût aussi heureuse qu'il pouvait le
désirer.

Le duc d'Orléans aimait donc la retraite et les plaisirs calmes qu'on
y trouve dans le commerce intime des arts et des lettres: il
s'occupait surtout de poésie, et il composait des ballades et des
_rondels_ que les poëtes les plus renommés de son temps eussent été
fiers de s'attribuer.

L'exemple est tout-puissant autour des grands; aussi, la poésie
faisait-elle les délices de la petite cour de cet aimable prince: sa
femme, ses officiers et ses domestiques participaient à ses goûts
artistiques et littéraires; on ne rêvait que peinture, musique, vers
et _gai-savoir_ au château de Coucy.



II


Ce jour-là, au commencement d'octobre 1415, Bonne d'Armagnac, duchesse
d'Orléans, était montée, de grand matin, sur la plate-forme de la
grosse tour ou donjon, qui dominait toutes les tourelles du château,
et qui, bien que démantelé et ruiné aujourd'hui, s'élève encore à une
hauteur considérable au-dessus de la ville de Coucy.

La princesse, appuyée contre la muraille du parapet, regardait en
silence, par l'ouverture d'un créneau, des bandes de piétons et de
cavaliers armés, qui passaient de moment en moment, en se dirigeant
vers Compiègne, au son de la trompette.

A ses côtés, se tenait debout, soucieuse et pensive, sa compagne
favorite, damoiselle Isabeau de Grailly, fiancée à Philippe de
Boulainvilliers, gentilhomme favori du duc d'Orléans.

--Hélas! dit tristement la duchesse, ce bruit de trompettes viendra
enfin aux oreilles de monseigneur et lui apprendra ce que je veux lui
cacher!--Tant que monseigneur sera retiré dans son cabinet d'étude,
reprit Isabeau, il n'entendra rien, sinon les trompettes du jugement
dernier.--Oui-da, ma mie, mais j'appréhende qu'il n'étudie pas ainsi
tout le jour, et dès qu'il sera hors de son cabinet, il s'enquerra de
ces trompettes qui sonnent à me déchirer le coeur; ou plutôt il
devinera sur l'heure que le roi a mandé ses gens d'armes...--Nenni,
madame: on lui dira qu'il y a grande chasse dans la forêt de
Compiègne.--Vraiment! le roi et les princes ont seuls le droit de
chasser dans cette forêt du domaine du roi: or, monseigneur, s'il
croit ce que nous lui dirons de ces maudites trompettes, voudra s'en
aller à la chasse du roi notre sire.--N'est-il que ce prétexte! Nous
croira-t-on mieux, si nous prétendons que des jongleurs et des
baladins courent le pays, avec cette triomphante musique?--Certes, il
ordonnera qu'on lui amène baladins et jongleurs pour notre
divertissement.--Me donnez-vous permission, madame, reprit Isabeau,
d'inventer quelque bel expédient pour faire que ces gens de guerre se
taisent en passant près d'ici?--Je t'avouerai, ma fille, en tout ce
que tu feras à l'effet d'empêcher monseigneur de partir pour la
guerre.--A Dieu plaise, ma chère dame, que mon intention vienne à
bien pour vous complaire! mais qui me gardera de la colère de
monseigneur?--Moi, je t'assure; d'autant plus que sa colère ne saurait
durer, quand je lui dirai tendrement: «Monseigneur, toute femme qui
honore et chérit son époux doit haïr et détester les batailles; je
préfère donc vous conserver, indigné et rancuneux contre moi, que de
vous perdre, dévoué et bien aimant; voilà pourquoi j'ai fait tort à
votre gloire, qui vous appelait au champ d'honneur contre les
Anglais.--Monseigneur vous gourmandera peut-être de l'avoir privé de
cette gloire et de ces périls, mais il vous en aimera et estimera
davantage. Oh! que ne puis-je de même, ajouta-t-elle avec un
pressentiment mélancolique, retenir et mettre en chartre messire
Philippe de Boulainvilliers, mon fiancé, qui, j'imagine, a déjà
rejoint l'armée du roi, puisqu'il ne revient pas de son voyage de
Blois!--Ton fiancé, ma fille, ne voudra pas s'exposer à la fortune des
armes, avant de t'avoir dit adieu!--Donc, madame, au cas qu'il
retourne ici, vous m'autorisez à vous imiter et à lui fermer le champ,
pour qu'il n'aille pas combattre? Ce faisant, j'agirai comme si je
fusse déjà son épousée et non plus sa fiancée.--Je t'y autorise de
toutes mes forces, et te prie d'abord de t'employer promptement à
interrompre ces aubades qui me troublent et me navrent.

Les sons des trompettes devenaient plus perçants, parce que le vent,
qui soufflait de l'ouest, les apportait du fond des bois et des
vallées dans la direction du château de Coucy.

Tout le monde, dans ce château, les avait entendus, excepté le duc
d'Orléans qui, distrait et rêveur d'habitude, ne prenait pas garde
aux objets ni aux bruits extérieurs.

Il s'était, d'ailleurs, levé avec l'aurore, pour se renfermer dans son
_retrait_, cabinet retiré, où n'arrivait aucun écho du dehors, tant
cette silencieuse retraite, consacrée à l'étude, était protégée par
l'épaisseur des murailles, des portes et des tentures.

Depuis qu'on avait signalé le passage des gens de guerre sur la route
de Compiègne à Chauny et à La Fère, la duchesse, qui était seule
avertie de la cause de ces mouvements de troupes, avait fait défendre
à tous les habitants du château d'en sortir, ni de communiquer avec
aucun étranger, soit de vive voix, soit par écrit.

Il semblait qu'on se tînt prêt à soutenir un siége: la herse était
abattue et le pont-levis levé devant la principale porte; les
guetteurs ou sentinelles se trouvaient à leur poste sur les remparts,
et l'on voyait par intervalles leurs têtes se montrer aux lucarnes des
guérites de pierre.

Entre les créneaux, le soleil faisait étinceler des casques et des
armures. A chaque meurtrière s'avançait la gueule béante d'un de ces
longs canons nommés _serpenteaux_, _basilics_, _couleuvrines_, à cause
de leur ressemblance avec des serpents monstrueux. On avait aussi
affûté et apprêté les machines qui servaient à lancer au loin des
dards énormes, des masses de fer, de plomb, et des quartiers de roc.

Capitaines et soldats ne doutaient pas que l'ennemi ne fût proche,
mais ils ignoraient quel était cet ennemi que le duc d'Orléans seul
semblait ne pas attendre.

Isabeau de Grailly avait laissé la duchesse passer dans ses
appartements.

Elle descendit jusqu'à l'entrée d'une galerie basse qui était pleine
de soldats dormant, buvant et jouant aux dés; elle s'arrêta sur le
seuil et fit signe à un vieux capitaine qu'elle aperçut ruminant à
l'écart et s'amusant à ficher sa dague dans la table devant laquelle
il était accoudé.

Elle se retira sans que son apparition eût été d'ailleurs remarquée,
et le vieux capitaine, qu'elle avait fait sortir précipitamment, la
rejoignit sous une voûte sombre.

--Oh! ma très-honorée dame, lui dit-il avec émotion, que vous plaît-il
et que puis-je faire pour votre service?--Maître Annebon, reprit-elle
en souriant, vous n'avez pas oublié votre serment?--Foi de moi!
j'oublierais plutôt le salut de mon âme! La reconnaissance est la
seule chose qui ne vieillit pas ou qui ne déchoit par la force des
ans. C'est à vous, c'est à votre gracieuse intercession, que je dois
d'être encore, à cette heure, capitaine d'armes sous la bannière de
monseigneur, et je vous ai promis, en récompense, de demeurer
perpétuellement votre dévoué serviteur.--Aussi, maître Annebon, y
compté-je aujourd'hui, quand je viens vous transmettre un ordre secret
de madame...--Dites-le, je vous prie, et quel qu'il soit, ma vie en
dépendît-elle, je l'exécuterai sur-le-champ.--Voici ce que c'est:
choisissez dix hommes de votre compagnie, les plus résolus de coeur
et les mieux assurés de langage; sortez avec eux du châtel, par
quelque poterne non fréquentée; allez distribuer vos hommes aux
carrefours de la route, entre Compiègne et La Fère, et ordonnez-leur
de dire à chaque compagnie d'armes qui viendra trompettes sonnantes:
«Passez votre chemin sans sonner, compagnons, car monseigneur
d'Orléans est gravement malade, et possible s'en va-t-il
mourir!...»--Merci de nous! s'écria douloureusement maître Annebon;
monseigneur est en péril de mort?--Avisez seulement à l'ordre que je
vous donne ici, et qui veut être accompli à l'instant même. Il faut
que ces trompettes ne sonnent plus!--Si monseigneur s'en va de vie à
trépas, ma très-excellente damoiselle, je ne vaux plus rien qu'à me
faire tuer par les Anglais. Ah! que le Seigneur Dieu garde les jours
de monseigneur, ce noble et glorieux rejeton de la branche royale
d'Orléans!--Ce n'est pas tout: quoi qu'il arrive de l'ordre de madame
et de son exécution, vous n'avouerez jamais l'avoir reçu de sa part,
non plus que de la mienne. Çà, faites vitement, messire, et cependant
ne vous lamentez pas trop sur monseigneur, en priant toutefois Dieu et
sa benoîte mère de lui octroyer bonne et longue vie en honneur et
prospérité.--Je ne me console pas de penser que monseigneur pourrait
mourir de maladie... J'aimerais mieux qu'il rendît l'âme en combattant
les Anglais.

Le capitaine Annebon essuya du revers de sa main cicatrisée les larmes
qui coulaient le long de ses joues creuses, et il se mit en devoir
d'obéir aux ordres de la duchesse.

Peu de moments après, il avait choisi dix hommes d'armes, vieillis
comme lui sous les harnais, à la solde de la maison d'Orléans, et il
les avait emmenés, vêtus de leurs hoquetons armoriés, montés sur leurs
grands chevaux caparaçonnés, sans leur dire à quelle espèce
d'expédition il les conduisait hors de la forteresse; mais il n'avait
pu s'empêcher de raconter à quelques-uns de ses camarades que les
jours du duc d'Orléans étaient en danger.

Au bout d'une heure, on n'entendait plus sonner de trompettes aux
environs de Coucy, et dans l'intérieur du château, tout le monde
croyait que le prince était gravement malade.

Ce fut une douleur générale qui s'accrut en raison des nouvelles plus
alarmantes qu'on faisait circuler sur la nature et les progrès de la
maladie.



III


Isabeau de Grailly était retournée auprès de la duchesse d'Orléans,
qui se réjouissait de n'avoir plus à craindre que son mari n'allât à
la guerre, lorsqu'un son de trompette retentit, clair et vibrant, à si
peu de distance, que la duchesse en tressaillit sur son siége et
laissa tomber la tapisserie qu'elle brodait à l'aiguille.

C'était le signal ordinaire pour demander entrée dans un château fort.

Isabeau courut à la fenêtre, dont les vitraux peints n'interceptaient
pas complètement la vue des objets en changeant leur couleur.

Dès qu'elle aperçut au bord du fossé plusieurs cavaliers, parlementant
avec le capitaine du pont-levis, elle poussa un cri de joie et se mit
à bondir, comme une chevrette, autour de sa maîtresse, en frappant des
mains.

--C'est lui, madame! dit-elle avec transport; c'est mon fiancé! c'est
messire Philippe de Boulainvilliers, qui s'en revient de
Blois!--J'espère qu'on ne lui permettra pas d'entrer dans le châtel,
reprit la princesse d'un air et d'un ton d'autorité.--Eh! pourquoi? ma
très-vénérée dame! reprit Isabeau tout attristée. M. de
Boulainvilliers n'est-il pas de vos domestiques?--J'ai fait
commandement exprès, sous telle peine qu'il appartiendra, de
n'introduire céans nul homme et nulle femme, sans mon bon
plaisir.--Aussi, je pense bien que vous ne ferez pas difficulté
d'ordonner... Mais votre ordre était donné d'avance, ajouta-t-elle en
regardant par la verrière; voici que le pont-levis s'abaisse et que le
sieur de Boulainvilliers entre avec ses compagnons.--Notre Dame nous
soit en aide! Je punirai bien celui qui a si mal tenu compte de mes
ordres! Va-t'en dire de ma part, Isabeau, que le sire de
Boulainvilliers et les autres nouveaux venus ne parlent à personne
avant d'avoir parlé à moi.--Je les avertirai bien de se taire, madame,
et ils seront muets comme s'ils avaient la langue coupée, je vous
jure.

La damoiselle de Grailly, en descendant l'escalier, rencontra une de
ses compagnes, Hermine de Lahern, qui le montait rapidement; elles
passèrent l'une à côté de l'autre sans même s'adresser un regard.

Elles n'avaient pas entre elles le moindre rapport de caractère ni de
sympathie, et elles étaient restées à peu près étrangères, en se
voyant sans cesse et en se trouvant réunies dans la familiarité de la
duchesse d'Orléans. Elles ne se ressemblaient pas plus au physique
qu'au moral.

Isabeau, originaire du Périgord, avait l'humeur vive, légère et gaie
de ses compatriotes; elle joignait à un esprit fin et délié une naïve
et douce candeur; elle était d'une bonté angélique avec tout le monde,
et d'un dévouement sans bornes à l'égard de ses supérieurs.

Sa famille, aussi riche que noble, l'avait placée toute jeune dans la
maison de Bonne d'Armagnac, pour qu'elle apprît de bonne heure les
usages de la noblesse et pour qu'elle se formât à l'école de la cour
la plus polie qui fût alors en Europe.

La duchesse d'Orléans l'avait prise en affection, et pour ne jamais se
séparer d'elle, avait voulu la fiancer à Philippe de Boulainvilliers,
que le duc d'Orléans aimait plus que tous ses autres officiers.

Isabeau semblait plus âgée qu'elle ne l'était en réalité: sa taille
svelte et toute formée, sa démarche élégante, sa physionomie
expressive, ne disaient pas qu'elle eût moins de quinze ans; ses beaux
yeux noirs, ses lèvres vermeilles et son teint éclatant de fraîcheur,
étaient les traits saillants de sa beauté méridionale.

Hermine de Lahern, au contraire, avait les yeux d'un bleu verdâtre, le
visage pâle et les cheveux blonds; elle était petite et maigre,
tellement que rien chez elle ne dénotait ses vingt ans, excepté le
timbre de sa voix mâle et l'assurance de son regard.

Elle appartenait à une ancienne famille de Bretagne, qui ne lui avait
laissé que son nom pour héritage, et ce nom, illustré par les hauts
faits de ses ancêtres, était plus précieux pour elle que la fortune et
les honneurs. Son sexe ne l'empêchait pas d'avoir les qualités qu'on
admire chez les hommes: la fierté, le courage, la force d'âme, la
générosité, la loyauté; elle se rappelait toujours que son père et ses
deux frères étaient morts dans les guerres contre les Anglais, et elle
sentait croître au fond de son coeur un implacable désir de
vengeance.

Elle soupirait en voyant briller des armes, en entendant sonner les
clairons; elle s'indignait de n'être qu'une femme et de ne pouvoir
devenir un héros sur un champ de bataille.

--Madame, dit la damoiselle de Lahern en abordant la duchesse, j'ai
autorisé, en votre nom, le capitaine du pont-levis à introduire le
sire de Boulainvilliers et sa suite, parmi laquelle se trouvait maître
Fredet, le secrétaire de monseigneur.--En vérité, je vous blâme fort
d'être allée à l'encontre de mon commandement et je vous en ferai
repentir.--Fredet, le sire de Boulainvilliers et les autres ne sont
pas gens étrangers, madame, et ils ont droit, comme vos domestiques,
d'être reçus en votre maison. D'ailleurs, maître Fredet apporte une
lettre du roi à monseigneur.--Une lettre du roi! J'entends qu'elle
soit remise entre mes mains, et je chasserai de ma présence quiconque
serait assez audacieux pour me désobéir!--Donc, madame, il faut se
résigner plutôt à désobéir au roi notre souverain et révéré
sire...--Le roi commande en sa cour, ainsi que moi en la mienne... Çà,
appelez Fredet, ma fille; qu'il se garde de rendre la lettre à autre
qu'à moi! Sais-tu bien que si monseigneur avait maintenant cette
lettre, il se ferait armer tout à l'heure et partirait avec sa
bannière?--Et ce serait agir en vrai duc d'Orléans, madame, ne vous
déplaise; car l'armée du roi s'assemble partout contre celle des
Anglais.--Ne dis pas un mot en plus, Hermine, si tu veux demeurer ma
petite servante!... Souviens-toi que, le monde entier fût-il en
guerre, le châtel de Coucy doit rester en paix.--Votre volonté soit
faite, madame; mais, sur ma vie, si j'étais femme d'un fils de France
et duc d'Orléans, je voudrais...--Aller guerroyer avec les capitaines,
à la manière de ces vaillantes dames, Judith, Débora et autres? Nenni,
ma fille, je ne suis pas sortie du sang de ces héroïnes, et je me
contente de n'être qu'une femme, ayant les moeurs et les devoirs
d'une femme, sans envier le rôle des hommes. Chacun en ce monde tienne
son état, s'il vous plaît: aux hommes, il appartient de faire des
prouesses d'armes...--Or donc, madame, souffrez que monseigneur tienne
aussi son état et s'en aille avec sa bannière à la poursuite des
Anglais!--Hermine, je vous renverrai en Bretagne, où vous vous ferez
nonnain dans un couvent, si vous continuez de me fâcher si
obstinément!... Tu veux donc, ma fille, ajouta-t-elle d'une voix émue,
que je perde l'époux que tant j'aime et sans lequel je mourrais
d'amertume? Ne t'ai-je pas conté ce vilain songe que j'ai fait et qui
m'avertit de grands maux, si monseigneur me quitte?--Je donnerais mon
sang et ma vie, chère et honorée dame, pour vous ôter une angoisse,
mais tous les songes du monde ne feront pas que j'ajoute foi à leurs
pronostics. La Providence est trop sage et trop juste, ce pensé-je,
pour que le démon, qui crée et invente les illusions du sommeil,
puisse avoir autorité sur l'avenir qui n'est point encore et que Dieu
seul pressent.--Certes, le diable qui est malin esprit, au dire des
doctes théologiens, s'empare quelquefois de notre sommeil; mais plus
souvent notre ange gardien, tandis que nous sommes endormis, vient à
nous très-amoureusement et nous entretient des choses futures. Enfin,
depuis ce songe fatal qui m'a montré monseigneur couvert de sang et
de blessures, étouffé quasi sous une montagne de morts qui
s'aggravait sans cesse, j'ai au coeur cette idée, que je serai veuve
et en habits de deuil, ainsi que j'étais en rêvant, si le duc, mon
mari, s'éloigne de moi!--Las! madame, le garderez-vous mieux quand les
Anglais auront mis en déroute l'armée royale et usurpé la noble
couronne de France!

En ce moment, Philippe de Boulainvilliers et Fredet arrivèrent, encore
poudreux de la route qu'ils avaient faite à cheval. Les gens de leur
suite étaient restés dans un petit préau où Isabeau de Grailly les
avait fait enfermer, pour qu'ils ne communiquassent pas avec les
habitants du château avant d'avoir reçu les instructions précises de
la duchesse d'Orléans.

C'était Isabeau qui précédait, en rougissant, son fiancé et le
secrétaire du duc, honteux de se présenter en costume de voyage devant
la princesse.

--Ma très-révérée dame, dit-elle, voici messire de Boulainvilliers et
maître Fredet, qui n'ont encore parlé à personne céans.

Philippe de Boulainvilliers était un beau jeune homme, de grande
taille, aux traits réguliers et fins, à la physionomie douce et
souriante; il portait, par-dessus son armure, une casaque de poil de
chèvre, brune, décorée de ses armoiries sur la poitrine, sans manches,
et flottant autour des reins; il n'avait pas encore déposé son
bassinet ou casque de fer battu, sans ornements, pour mettre sur sa
tête un chaperon d'étoffe à huppe et à queue, comme on les portait à
cette époque.

Quant à Fredet, c'était un petit homme, dont la figure commune, mais
malicieuse et narquoise, dénotait la basse extraction; son esprit
naturel avait été l'origine de sa fortune.

Fils d'un mercier ambulant, il était devenu l'élève des moines dans
une abbaye de bénédictins, et ses bienfaiteurs, en espoir de gagner à
leur ordre un néophyte éminent, l'avaient fait admettre comme boursier
dans un collége de Paris. Fredet avait répondu aux espérances des bons
pères en faisant de fortes et brillantes études; mais il avait
d'ailleurs tourné le dos à la vocation qu'on attendait de lui: au lieu
de se faire moine, il s'était fait poëte, et comme tous les poëtes de
son temps, il avait vivement attaqué les moines.

Le duc d'Orléans, dans les mains de qui le hasard fit tomber un jour
des poésies satiriques de Fredet, voulut absolument le connaître
lui-même et se l'attacha en qualité de secrétaire.

Fredet, dans sa nouvelle position, n'avait pourtant pas renoncé à la
satire, et sa langue mordante, qui n'épargnait pas même son maître,
était redoutée de tous.

Hermine de Lahern était peut-être la seule personne au monde qui eût
un empire réel sur ce railleur effronté, qu'elle avait osé une fois
provoquer et vaincre avec les mêmes armes: non-seulement Fredet se
gardait bien de la blesser par des sarcasmes, mais encore il avait
pour elle une admiration et un dévouement qui ne manquaient aucune
occasion de se produire à tous les yeux.

Il ne pouvait pourtant se promettre, lui qui n'avait pas d'autre
noblesse que celle de l'intelligence, d'épouser une noble damoiselle
de Bretagne, et de se faire aimer d'une jeune et charmante fille, lui
vieux et infirme. Ce qu'il admirait en elle, c'était un caractère fier
et indépendant, c'était une grandeur et une force d'âme devant
lesquelles il se sentait affaibli et abaissé, malgré sa verve piquante
et hardie qui ne s'était jamais imposé de retenue.

Fredet portait une longue robe de velours noir, bordée de fourrure,
avec un chaperon pareillement noir, dont la huppe dentelée s'agitait
sur son front, et dont la queue flottante s'attachait sur son épaule
gauche; la couleur et l'étoffe de ce costume étaient, ainsi qu'une
grosse chaîne d'or à plusieurs rangs, les insignes de sa charge de
secrétaire.

Il avait autour de la taille une ceinture de _cordouan_ ou cuir de
Cordoue, à laquelle étaient suspendus une _escarcelle_ en forme de
portefeuille, et un _galimard_ ou écritoire, dans un étui de corne;
ses souliers à demi _poulaine_, c'est-à-dire allongés en pointe,
avaient à peu près deux fois la dimension de son pied et ne
ressemblaient pas mal à des patins hollandais. Il était complétement
chauve, et il avait la barbe rasée; la malice et la raillerie
brillaient dans son regard clignotant et animaient son sourire
immobile.

--Qui de vous deux a la lettre du roi? demanda la duchesse d'Orléans.

Elle étendait la main pour la prendre, avant qu'on la lui eût
présentée.

--Le roi notre sire m'a chargé de remettre une lettre aux propres
mains de monseigneur, répondit Fredet, et je me suis engagé sur
serment...--Oui bien, maître, je me ferai un solennel devoir de tenir
votre serment en temps et lieu. Çà, donnez-nous cette lettre, et n'en
parlez pas à notre seigneur le duc, d'autant qu'il est en pauvre et
chétive santé et ne s'occupe point d'affaires en ce moment.--Maître
Fredet, dit la demoiselle de Lahern voyant que le secrétaire faisait
la grimace et hésitait à obéir, n'auriez-vous pas, tout à l'instant,
égaré cette lettre par les montées? J'ai vu tomber sur le degré
certain papier fermé de lacs de soie...--Que ne l'avez-vous ramassée
aussitôt, ma fille? interrompit la duchesse avec vivacité. Vrai Dieu!
si quelqu'un rencontrait cette lettre et s'en allait vitement la
rendre à monseigneur! Fredet, courez voir à l'endroit où elle peut
être...--Bien volontiers, ma très-excellente dame; mais cette
honorable damoiselle me conduira, s'il vous plaît, là où a chu la
lettre, une précieuse lettre, par ma foi! Ses yeux viendront au
secours des miens pour la retrouver...--Dieu fasse que vous la
retrouviez! dit sévèrement la duchesse. Je ne vous pardonnerais jamais
une telle négligence; car j'entends que monseigneur ne voie cette
lettre qu'après la paix faite avec les Anglais.--Je m'en lave les
mains, ma très-haute et puissante dame, et je prie Dieu qu'il inspire
vos intentions. Mais si vous attendez la paix pour remettre l'épître
du roi à monseigneur, monseigneur aura barbe blanche auparavant, et le
roi, notre sire, ne recevra de réponse qu'en son tombeau.

Le secrétaire sortit avec Hermine de Lahern, qui l'entraînait et qui
le retint dans un vestibule pour lui expliquer l'usage qu'elle voulait
faire de la lettre du roi.

Quant à la duchesse d'Orléans, elle n'eut aucun soupçon sur la
véracité de Fredet qui avait accepté le faux-fuyant que lui suggérait
la damoiselle de Lahern, au moment où il s'apprêtait à résister en
face à une prétention exorbitante de la part de la princesse.

Celle-ci était seulement très-émue de la perte de la lettre, et
pendant l'interrogatoire qu'elle fit subir à Philippe de
Boulainvilliers, elle tournait les yeux sans cesse vers la porte par
laquelle était sorti Fredet avec Hermine de Lahern.

--Eh bien! messire, avez-vous aussi égaré les lettres que vous
apportiez à monseigneur? dit-elle avec impatience et dépit.--Dieu soit
loué! les voici! reprit le jeune homme.

Il retira de sa casaque un paquet de papiers qu'il avait caché dans
son sein.

La duchesse s'en empara si brusquement, qu'il n'eut pas le temps de
les défendre ni de protester contre cette violence.

Elle brisa les cachets et ouvrit les correspondances adressées au duc
d'Orléans, en les parcourant d'un oeil inquiet et voilé de larmes,
tandis que le sire de Boulainvilliers balbutiait quelques phrases
inachevées et communiquait du regard son embarras à Isabeau de
Grailly.

--Tous mes beaux cousins ont juré de me réduire au désespoir! s'écria
la duchesse.

Elle froissait ces lettres qu'elle avait parcourues rapidement.

--Me voilà moult perplexe et contristé, ma très-révérée dame, dit le
sire de Boulainvilliers. Quelle sera la grosse colère de monseigneur,
en recevant de mes mains ou des vôtres ces lettres tout ouvertes, en
voyant ces cachets rompus!...--Aussi ne les verra-t-il pas, quant à
présent. Je vous recommande expressément de ne rien dire à monseigneur
de tout ce qui se passe, du siége et de la prise de Harfleur, de la
retraite des Anglais vers la Somme, de l'assemblée des seigneurs
français...--Eh! madame, ne voulez-vous pas que la bannière du duc
d'Orléans se montre entre les bannières de l'armée du roi?--Non, sur
votre vie! Voulez-vous que monseigneur meure sur un champ de bataille?
Il mourrait, je vous assure, s'il prenait part a cette guerre... Il y
a en moi comme un esprit qui me conseille et qui m'avertit de
l'avenir: cet esprit ne cesse de se lamenter sur la destinée de mon
époux, que je perdrais sans retour, si je le laissais s'éloigner.
Donc, il restera, dussent les Anglais pénétrer au coeur du
royaume.--Dieu nous en garde, madame! Mieux vaut que nous mourions
tous et le duc notre sire avec nous, plutôt que d'être témoins de
cette désolation! Mais ne pensez-vous pas, ma très-chère et
très-honorée dame, que l'absence de monseigneur sera fort remarquée et
regrettée d'autant, dans l'armée du roi? Tous les princes et tous les
gentilshommes sont déjà sur les champs, hormis monseigneur de
Bourgogne: la noblesse de France s'empresse de courir sus au roi
anglais, qui se trouve environné et harcelé de telle sorte qu'il ne
peut passer la Somme pour retourner à Calais et qu'il a fait offrir de
belles conditions pour avoir le passage libre...--Ne vous opposez pas,
messire, à la volonté de madame d'Orléans, interrompit la damoiselle
de Grailly: elle a de hautes et valables raisons pour faire ce qu'elle
fait et fera. Monseigneur est grandement malade, et le repos lui
convient mieux à cette heure que la guerre.--Monseigneur malade! Je
refusais de croire à cette fâcheuse nouvelle, que j'ai sue en arrivant
ici... Mais si le duc d'Orléans est empêché pour son propre compte, ne
faut-il pas qu'il envoie ses gens d'armes et sa bannière à l'armée du
roi?--Est-ce à dire que vous iriez en guerre, vous, messire? reprit
Isabeau avec anxiété. Nenni; madame vous le défend, et je vous prie de
demeurer.--Il serait sage, en vérité, dit la duchesse, de conter les
événements à monseigneur et de vouloir qu'il s'abstienne d'y aller
voir! Non, vous dis-je; le duc d'Orléans est malade, mais son plus
grand empêchement vient de mon côté: je ne souffrirai pas qu'il me
quitte, et pour ce faire, j'éviterai qu'il apprenne rien de ce qui est
advenu. Telle est ma volonté souveraine et inébranlable.--Ma
très-bonne et très-digne dame, dit Fredet qui revint d'un air contrit
et narquois en même temps, la lettre du roi est sans doute retournée
d'elle-même à Rouen où je l'avais prise; car nul ne l'a vue ni
ramassée, quoique la damoiselle de Lahern ait déclaré qu'elle la
trouverait bien. J'ai promis dix écus d'or à quiconque me la
rapportera, et les étrivières à votre nain Bejaune, si on ne la
rapporte.--Et moi, je vous promets votre congé, maître Fredet, si
d'aventure cette lettre du roi arrive à son adresse et tombe aux mains
de monseigneur.

Tout à coup, une voix aigre et stridente comme une cornemuse se fit
entendre.



IV


Le nain de la duchesse d'Orléans, vêtu des pieds à la tête en bleu
céleste parsemé de fleurs de lis d'or sans nombre (c'étaient les
couleurs et les armes d'Orléans) sortit de dessous une portière de
tapisserie, en se traînant sur les mains et sur les genoux, ainsi
qu'une espèce de lézard, et vint s'accroupir aux pieds de la
princesse.

Le nain Bejaune, né à Cambray, d'où sa mère l'avait amené pour
remplacer une naine qui était morte au service de la maison d'Orléans,
ne manquait ni de jugement, ni d'esprit; seulement, l'organe faisait
faute à ses pensées, et il ne les exprimait qu'avec peine et par
monosyllabes.

Il ôta son bonnet pointu surmonté d'une plume de héron, et s'en servit
en guise d'éventail pour rafraîchir son visage ridé et grimaçant, tout
ruisselant de sueur. Il fit la moue et montra les dents à Fredet; il
sourit au comte de Boulainvilliers.

--Qu'est-ce? demanda la duchesse: monseigneur est-il issu de son
cabinet d'étude?--Guerre! guerre! guerre! cria le nain, qui se
cramponna de ses petites mains d'enfant au fourreau de l'épée du
seigneur de Boulainvilliers.--Compère, lui dit la princesse avec un
air imposant, si vous sonnez mot, je vous fais mettre en cage et
enchaperonner comme un oiseau de chasse.--France! France! France!
reprit le nain, d'une voix sourde et mélancolique, en cachant sa tête
entre ses mains.

La portière de tapisserie se souleva doucement, et le duc Charles
d'Orléans avança la tête pour savoir quelles étaient les personnes
qu'il trouverait dans la salle en conférence avec la duchesse.

Il poussa une exclamation de joie en reconnaissant son secrétaire et
le sire de Boulainvilliers.

Il alla droit à celui-ci, et lui présenta la main à baiser; puis, se
tournant vers Fredet, il lui toucha la joue avec l'extrémité des
doigts et l'accueillit d'un sourire plein de bienveillance.

Cette bienveillance était répandue sur tous les traits de Charles
d'Orléans, qui n'avait jamais pris un abord dur et hautain, même
vis-à-vis de ses plus infimes serviteurs, et qui semblait avoir
seulement à coeur de se faire aimer de tout le monde.

Son visage gracieux et distingué, aux grands yeux mélancoliques, au
teint pâle, à la bouche souriante, n'exprimait donc que la mansuétude
de son caractère et la distraction de son esprit rêveur.

Sa démarche et son geste nobles suffisaient pour témoigner de sa
naissance et de son rang; malgré la bonté et la douceur presque
modestes dont il s'enveloppait en quelque sorte, il savait se montrer
prince mieux que ses oncles et ses cousins: il n'avait qu'à prononcer
une parole pour imposer le respect en même temps que l'affection.

Son costume était plus simple et moins soigné que celui de ses
officiers subalternes.

Il conservait toujours le deuil depuis l'assassinat de son père, selon
le voeu de sa mère, Valentine de Milan. Ce jour-là, il avait une
sorte de robe de chambre tombant jusqu'à terre, à jupe large et
flottante, à manches très-amples, en drap de soie noir, quelque peu
taché et râpé par l'usage.

Une ceinture de cuir doré, et des franges d'or au bas de sa robe ainsi
qu'autour du collet, étaient les seuls indices qui révélassent le haut
seigneur, dans ce temps où des lois, dites somptuaires, attribuaient à
chacun les étoffes et les parures qu'il devait porter en raison de sa
qualité et de son état.

Son bonnet ou _aumusse_ en velours noir, qui ne couvrait que le sommet
de la tête et laissait descendre sur le cou la chevelure relevée en
bourrelet ou façonnée en rouleau, offrait un signe plus
caractéristique: c'était le bâton noueux, emblème choisi par le feu
duc d'Orléans, et accompagné de sa devise: _Je l'envie_; le tout
exécuté en broderie d'or et d'argent avec des entrelacs de perles.

Enfin, il tenait sous son bras un gros volume couvert en _veluau_ ou
velours noir.

--Quoi! de retour, messieurs mes amis! dit-il avec aménité, et vous ne
m'avez pas fait avertir que vous étiez là?--C'est moi, monseigneur,
qui n'ai pas permis qu'on vous troublât, reprit la duchesse; je vous
savais enfermé en votre étude dès l'aube.--Oui bien, madame, je
poétisais, songeais et écrivais; mais j'eusse été bien aise de voir
mon bon compère Fredet et mon grand ami Philippe. Quelles nouvelles de
par de çà? Vous venez de Blois, Philippe? Et vous, Fredet, de
Rouen?...--Monseigneur, interrompit la princesse, ils vous conteront
leur voyage après s'être reposés et rafraîchis, car ils ont fait une
bien longue traite à cheval, et ils ont eu de grosses aventures par
les chemins...--Mon Dieu! mes beaux amis, avez-vous rencontré des
bandes d'écorcheurs ou des malandrins qui vous auraient ôté jusqu'à la
chemise? Il est grand temps, la guerre finie, qu'on donne la chasse à
ces larrons qui s'opposent au bien de la paix.--La guerre avait cet
avantage, mon seigneur, dit Fredet, que les méchants voleurs faisaient
de bons soldats.--Mieux vaut paix que guerre, Fredet, je t'assure; car
si le roi levait l'oriflamme contre ses ennemis, nous ne pourrions
pas, à cette heure, rimer des rondels et des ballades, comme nous
faisons à loisir, et force serait de jouer de l'épée plutôt que de la
plume....--Vous vous échauffez trop au travail, monseigneur, dit la
duchesse qui voulait changer cette conversation, et votre santé en
pâtit.--Vraiment! je ne fus jamais si allègre et dispos, madame, à
cause de la vie tranquille qu'on mène ici, loin des soucis et des
tracas de la cour.--C'est la chaleur du travail, vous dis-je, qui vous
empêche de sentir que vous êtes malade...--Malade! s'écria le prince
en riant; vous m'apprenez là ce que j'ignorais moi-même: je n'eus onc
si bel appétit et si bonne humeur...--Eh! monseigneur, ce sont des
apparences fausses, des mensonges de la maladie; il faut bien vous le
déclarer, puisque vous n'y prenez pas garde: vous êtes malade et en
danger de le devenir davantage; donc, je vous conseille de vous mettre
au lit et d'appeler le médecin...--Dites de me mettre à table et
d'appeler l'échanson, pour boire à la bienheureuse revenue de Fredet
et de Boulainvilliers...--Mon redouté seigneur, dit alors Isabeau de
Grailly qui avait imaginé la prétendue maladie de Louis d'Orléans,
voilà plusieurs fois que madame la duchesse est grandement en peine de
votre santé et n'ose vous le déclarer, de peur que vous ne tombiez
dans la mélancolie.--Merci de moi! vous finirez par me faire croire
que je suis déjà mort et enterré...--A Dieu ne plaise! dit la
princesse; vous avez seulement une grosse fièvre, et il est bon que
vous gardiez la chambre, sinon le lit, et fassiez jeûne exemplaire,
comme au saint temps du carême...--Moi, j'ai la fièvre! Pour Dieu! si
j'y eusse pensé! Bien plus, madame, il vous plaît que je jeûne en
anachorète?...--Autrement, vous iriez de mal en pis, et vous seriez
affligé de quelque grosse maladie. Ainsi, vous avez le teint pâle et
l'oeil éteint...--En vérité! reprit le duc qui commençait à se
sentir persuadé: ai-je donc le teint si pâle et l'oeil si éteint,
Fredet?--Je ne sais pourquoi, mon très-redouté seigneur, répondit le
secrétaire, mais, en vous voyant je me demandais, à part moi, si le
grand air, l'exercice du corps, le chevaucher et le train des armes,
ne vous valaient pas mieux que le séjour, l'étude et la poésie.--Que
t'en semble, Philippe? demanda le duc en se tournant vers ce
gentilhomme: me conseilles-tu de mander médecin et apothicaire?--Je ne
vous puis conseiller, mon très-redouté seigneur, dit Philippe de
Boulainvilliers, docile aux instructions de sa fiancée, que de vous
remettre de tout aux avis et aux soins de madame d'Orléans qui n'a
rien de plus cher que votre vie.--En effet, répliqua Louis d'Orléans
qui éprouvait une sorte de malaise physique, résultant de la
contrainte morale qu'on exerçait sur lui: depuis deux semaines, j'ai
fait une terrible besogne, et il n'y a pas lieu d'être surpris si ce
labeur obstiné a pâli mon visage et fatigué mes yeux...--Ta, ta, ta!
se mit à fredonner le nain Bejaune, en imitant le son de la trompette,
malgré les regards courroucés que lui lançait la duchesse.--Tu me
donnes aussi un avertissement, Bejaune? repartit le duc, qui cherchait
à dissiper la préoccupation chagrine que lui avait communiquée cette
enquête sur sa santé. Tu me pries de célébrer quelque joute ou tournoi
dans le grand préau?--Boum! boum! boum! murmura le nain, imitant le
son de l'artillerie, sans tenir compte des ordres de madame
d'Orléans.--Ah! je te comprends enfin, Bejaune, mon ami: tu fêtes
et tu acclames l'anniversaire de mon mariage avec ma très-chère
dame Bonne d'Armagnac? Vrai Dieu! il y a cinq ans accomplis que
j'épousai l'excellente femme, laquelle j'aime davantage tous les
jours...--Grand merci de cet anniversaire, monseigneur! dit la
duchesse.

Elle se leva, les larmes aux yeux, et courut embrasser son mari.

--Prions le Seigneur Dieu de faire que le dit anniversaire ne soit
pas le dernier!--Qu'est-ce à dire, madame? avez vous encore tant
d'inquiétude sur ma santé? Je me soignerai donc et jeûnerai suivant
votre plaisir. Mais, en mémoire de ce joyeux anniversaire, recevez ce
beau livre que j'ai de ma main écrit et enluminé pour vous en faire
don.

En disant ces mots, il lui présenta le volume qu'il tenait, et que
Bonne d'Armagnac s'empressa d'ouvrir avec une joie d'enfant qui lui
fit oublier un moment ses pressentiments sinistres.

C'était le recueil des poésies du prince et de quelques-uns de ses
familiers, poésies d'un genre léger et gracieux, qui contrastait avec
les impressions tristes et désolées que tant d'événements tragiques
auraient dû faire passer dans l'esprit des auteurs: Charles d'Orléans,
et les poëtes de son école, qui appartenaient presque tous à sa
maison, avaient chanté le printemps, les fleurs, les oiseaux et les
femmes.

Ce recueil, en belle écriture gothique, sur vélin blanc et lisse,
était orné de majuscules rehaussées d'or et de couleurs éclatantes,
ainsi que d'arabesques délicates, représentant des sujets variés de la
vie rustique, à l'entour des pages.

--Mon bonheur n'aurait pas d'égal, monseigneur, dit la duchesse avec
émotion, si vous vouliez jurer sur ce livre comme sur Évangile...--Que
jurerai-je, madame? demanda vivement Louis d'Orléans, après avoir
attendu un moment que la duchesse achevât sa phrase.--De ne me
contredire en quoi que ce soit, monseigneur, et de croire, quoi qu'il
arrive, qu'une bonne femme a reçu, du sacrement du mariage, plein et
absolu pouvoir de garder son mari. C'est pourquoi je vous ordonne, mon
cher seigneur, de rester en votre chambre comme en chartre
privée.--Sur mon âme! je jurerai tout ce qu'il vous plaira, mais je
n'eusse onc présumé que j'étais si grièvement malade.

Telle est la puissance de l'imagination sur tout notre organisme
matériel, que le duc d'Orléans, qui jouissait d'une parfaite santé et
dont aucun accident n'avait troublé la belle constitution, se laissa
convaincre de maladie et en ressentit réellement les symptômes.

Il se mit à la diète, et se confina dans sa chambre, où Bonne
d'Armagnac s'installa pour lui donner les soins les plus empressés et
les plus tendres.

Après un jour de diète, le prétendu malade avait les sens plus lourds,
la tête plus vide, le pouls plus faible: le médecin ou _physicien_,
qu'on avait mandé, prescrivait des drogues et des tisanes, que la
duchesse transformait, de concert avec Isabeau, en potions anodines et
inoffensives.

C'est alors qu'elle répondit elle-même au roi, aux frères du roi, aux
princes du sang, aux officiers de la couronne, qui avaient écrit au
duc d'Orléans pour l'inviter à venir au plus tôt rejoindre l'armée
avec ses chevaliers bannerets, ses gens d'armes et ses vassaux. La
duchesse excusa l'absence de son mari en annonçant qu'il était
incapable non-seulement de monter à cheval, mais encore de sortir de
son lit.

Le prince devenait tout à fait malade.

La tristesse s'était emparée de lui et, à défaut d'un mal réel, le
consumait lentement. Le manque de nourriture, d'air et d'exercice,
l'avait tellement débilité, qu'il pouvait se regarder comme
dangereusement atteint. Il en vint à penser à son testament.



V


Cependant toute la population du château était dans l'attente et dans
l'anxiété.

Il n'y avait que le prince qui, enfermé dans sa chambre et gardé à vue
par Bonne d'Armagnac, restât étranger aux événements de la guerre.
Chacun, homme ou femme, grand ou petit, prenait à coeur les
nouvelles vagues et incomplètes qui pénétraient de toutes parts dans
l'enceinte de Coucy.

On savait que l'armée royale s'était rassemblée au nombre de 100,000
combattants; que cette armée s'augmentait sans cesse par l'arrivée de
nouveaux renforts; que la noblesse de France avait juré d'anéantir les
Anglais; que ceux-ci, décimés par les maladies et la famine, mais
encouragés par la présence de leur roi, ne comptaient pas plus de
15,000 gens d'armes et archers; qu'ils avaient battu en retraite
cependant, sans accepter la bataille, et qu'après avoir passé la Somme
à gué, ils se croyaient sauvés, malgré la multitude d'ennemis qui les
environnaient et les harcelaient.

On ne s'étonnait pas que le duc d'Orléans, malade comme on le disait,
manquât à la réunion des princes et seigneurs français, mais on avait
peine à comprendre qu'il n'eût pas envoyé à l'armée sa bannière avec
ses gentilshommes, ses capitaines et ses vassaux.

On regardait cette indifférence de sa part comme un acte politique
motivé par la conduite du duc de Bourgogne, qui avait refusé aussi de
prêter secours au roi de France contre le roi d'Angleterre.

Ce jour-là (c'était le 21 octobre), Charles d'Orléans, le corps épuisé
par la diète, la tête affaiblie par la préoccupation de son mal
imaginaire, le visage pâle et altéré, se souleva sur le coude dans
l'immense lit qui, semblable à une prison, l'enveloppait de l'ombre de
son ciel massif et de ses rideaux ou _courtines_ en soie bleue,
brochée d'or et fleurdelisée.

Il appela, d'une voix débile, la duchesse, assise en ce moment près de
la fenêtre, et lisant avec une sorte de pieux recueillement les
poésies de son mari dans le beau manuscrit enluminé dont il lui avait
fait présent.

--Bonne, lui dit-il, je mourrai d'ennui et de tristesse plutôt que de
mon mal: il faut que je sorte de ce lit, sous peine d'y rendre l'âme;
il faut que j'entende des voix humaines et contemple des visages
humains, sous peine de me croire déjà au purgatoire... Eh!
monseigneur, avez-vous la force de vous lever et tenir debout?
Voulez-vous, pour vous distraire, qu'on amène en votre chambre des
ménestrels, des bateleurs, des musiciens, des animaux savants, des
docteurs ès-sciences...--Non, je ne veux plus demeurer en cette
chambre; je veux me promener en plein air, dans les préaux, dans les
courtils et les vergers, sur les remparts: cette promenade me vaudra
mieux que les juleps des physiciens qui méritent le bonnet à oreilles
d'âne.--Vraiment, mon cher seigneur, vous ne pourriez vous soutenir ni
marcher. Vous êtes ou, du moins, vous avez été trop grandement
malade.--Je ne suis pas guéri encore; mais, dussé-je aller de vie à
trépas, je ne demeurerai davantage en ma couche. Dieu me vienne en
aide! je prétends oublier mon mal, s'il se peut, et célébrer quelque
fête ou cérémonie avant celle de mes funérailles.--Ne parlez pas
ainsi, mon bon seigneur, car vous me navrez au fin fond de l'âme, et
je souhaiterais alors être morte.--Demain, madame ma mie, je tiendrai
un beau puy de rhétorique dans la galerie des Armes, et vous
distribuerez, de votre main, les prix et couronnes que je décernerai
aux meilleurs poétiseurs.

Bonne d'Armagnac fut contrariée, au dernier point, d'un pareil projet,
qui allait mettre le duc d'Orléans en présence de toute sa maison;
mais elle n'osa pas s'y opposer ouvertement, d'autant plus qu'en ce
temps-là l'obéissance d'une femme envers son mari devait être toujours
résignée et silencieuse.

Fredet fut appelé, et, de concert avec son maître, il dressa le plan
détaillé de la fête.

On nommait _puy de rhétorique_, une espèce de concours poétique, qui
s'ouvrait avec plus ou moins d'éclat dans les villes du nord de la
France et à la cour des seigneurs de ces provinces, où la poésie était
généralement aimée et cultivée. Ces puys de rhétorique excitaient et
répandaient le goût des lettres ou de la _gaie-science_, suivant une
expression en usage dans le Nord comme dans le Midi, qui avait aussi
ses concours poétiques sous le nom de _jeux floraux_ et de _cours
d'amour_.

Quant au nom de _puy de rhétorique_, il signifie _trône de
littérature_; car le mot _puy_ (en bas latin, _podium_) s'employait
pour désigner un lieu élevé, une montagne ou une estrade: la
_rhétorique_ avait alors un sens beaucoup plus étendu qu'aujourd'hui,
et représentait à la fois tout ce que comprend l'art de bien dire.

Le lendemain, les préparatifs de la solennité avaient été faits dans
la galerie des Armes, appelée ainsi à cause des trophées d'armes et
des panoplies qui la décoraient.

Toutes les personnes faisant partie de la maison du duc d'Orléans
devaient assister à l'assemblée et y avaient été invitées par un
_cri_, c'est-à-dire par une proclamation au son des trompettes dans le
_tinel_ ou salle à manger des officiers et des dames.

On n'avait pas convoqué à cette fête les châtelains et les nobles des
environs, parce que le temps eût manqué pour envoyer ces invitations à
vingt lieues à la ronde. Madame d'Orléans s'y serait d'ailleurs
refusée; tant elle craignait que son mari ne fût instruit de
l'imminence d'une bataille entre les Français et les Anglais.

Elle redoubla même de précautions à cet égard, et elle menaça de sa
colère quiconque aurait l'imprudence de prononcer une parole capable
d'inquiéter ou d'éclairer le duc d'Orléans.

Si ce prince n'avait point passé pour gravement malade auprès de tout
le monde, on n'eût rien compris à son indifférence au milieu des
grands événements qui se préparaient, et tous les gentilshommes de sa
maison seraient venus lui demander de les conduire à la guerre.

C'était, à cette époque, une passion commune à tous, que celle des
armes, et un seigneur qui aurait évité une occasion d'exposer sa vie
en combattant, eût été honni et déshonoré.

La chevalerie n'avait pas d'autre but que de former des hommes de
guerre et de glorifier la vaillance, cette première vertu de la
noblesse.

Pendant que Louis d'Orléans se faisait vêtir par ses valets de
chambre, Bonne d'Armagnac, qui devait présider avec lui le puy de
rhétorique, descendit dans le verger, pour essayer de dissiper les
sombres nuages dont sa pensée et son front étaient obscurcis.

Elle portait sous son bras le manuscrit des poésies de son mari, parce
qu'elle le lisait sans cesse et ne le quittait pas plus qu'un talisman
ou une amulette. Elle ne commença pas toutefois sa lecture: elle était
tombée dans une rêverie amère, en se disant que le duc d'Orléans ne
lui pardonnerait pas la ruse qu'elle avait employée pour l'empêcher de
faire son devoir de prince et de rejoindre l'armée du roi.

Isabeau de Grailly et Hermine de Lahern ne tardèrent pas à venir la
retrouver sous une treille où elle s'était arrêtée machinalement dans
sa promenade solitaire.

La duchesse avait un magnifique costume qui rehaussait l'éclat de sa
beauté noble et majestueuse.

Sur sa tête s'élevait le _hennin_ ou bonnet à cornes, en forme de
demi-cercle, cette coiffure singulière que la reine Isabeau de Bavière
avait empruntée aux modes de son pays, et que les dames de la cour
adoptèrent avec tant de fureur que les prédicateurs en chaire
traitaient le _hennin_ d'invention du diable. Celui de Bonne
d'Armagnac était en soie rouge brodée d'argent, avec garniture de
canetilles d'or et de perles qui s'entrelaçaient en façon de
feuillages.

Le _surcot_, qui, comme son nom l'indique, se portait par-dessus la
cotte, ressemblait assez au vêtement qu'on appelle maintenant _visite_
et que les femmes ont ajouté à leur toilette d'hiver, si ce n'est que
le surcot dessinait exactement la taille et se découpait en basques
arrondies sur les hanches; le surcot de la princesse, qui n'avait pas
de manches, et qui laissait voir celles de sa robe en satin vert, se
composait d'un corsage en damas blanc, offrant sur la poitrine deux
larges bandes de fourrures de _menu vair_ ou petit gris, qui suivaient
le contour des basquines.

La jupe, mi-partie ou divisée en trois zones de différentes couleurs,
en avait une seule verte, semblable aux manches; les deux autres
étaient blanche avec des fleurs de lis et des lions d'or, et amarante
avec des rosaces d'argent.

Un riche manteau de brocard, analogue à la dalmatique d'un évêque,
tombait sur ses épaules et s'attachait par devant au moyen d'une
grosse agrafe de perles; une espèce de ceinture massive d'orfévrerie,
qui cachait le surcot, ne se révélait que par son extrémité ou
_pendant_ qui tombait jusqu'au bas de la jupe.

La longueur de ce pendant se mesurait en raison du rang de la femme
qui portait ceinture; la ceinture, dans tous les cas, était un signe
distinctif de noble extraction, ce qui donna lieu au proverbe: «Mieux
vaut bonne renommée que ceinture dorée.»

Les deux damoiselles d'honneur de la duchesse n'étaient pas moins
richement habillées.

Isabeau avait aussi le surcot garni de fourrure et la ceinture
d'orfévrerie; mais celle-ci se déployait autour des reins, et son
_pendant_ n'atteignait pas le milieu de la jupe, également mi-partie
rouge et blanche, en soie brochée d'argent, aux armes de la maison de
Grailly.

Le surcot violet, avec bordure de martre zibeline, était sans basques
et allait s'arrondissant sur les hanches, de même que le corset qui
fait la base de la toilette d'une femme aujourd'hui, et qui n'est
autre qu'un surtout dégénéré ou perfectionné.

Isabeau n'avait pour coiffure qu'une sorte de calotte ou chaperon de
drap d'or, d'où s'échappaient ses beaux cheveux noirs épars sur son
cou et ondoyant autour d'elle.

Quant à Hermine de Lahern, elle n'avait pas renoncé aux modes de son
pays natal.

Ses cheveux blonds flottants encadraient sa figure comme d'une auréole
et se répandaient en boucles abondantes derrière son corsage; elle
était coiffée d'un haut bonnet de forme conique, pareil à celui que
les Cauchoises ont conservé; ce bonnet, d'étoffe bleue couverte de
point de Venise, se terminait par un ample voile qui aurait pu
l'envelopper tout entière.

Elle portait deux robes: celle de dessous en brocard, à damier noir et
argent; celle de dessus, formant juste au corps, à manches ouvertes et
tombantes, en drap de soie blanc, fourré d'hermine, emblème de son
nom.

Elle n'avait pas de ceinture d'orfévrerie, mais un _carcan_ ou collier
de perles à trois rangs, ainsi que des _aureillettes_ ou boucles
d'oreilles à pendeloques formées de ces mêmes perles, qui se pêchaient
sur les côtes de Bretagne, et qui passaient pour venir de l'Inde.

--Ma très-chère dame, dit Hermine à la duchesse d'Orléans, savez-vous
le bruit qui court ici: l'armée du roi et celle d'Angleterre sont en
présence devers Saint-Pol et Azincourt, en sorte que la bataille se
donnera demain, si donnée elle n'est à cette heure.--Or çà, ma mie,
allez-y si bon vous semble, et bataillez à votre aise, repartit
brusquement Bonne d'Armagnac, mais gardez-vous de parler bataille
céans, où l'on n'y songe guère, car je vous enverrais plutôt en un
couvent de Bretagne.--Un couvent me conviendra fort, madame, pour y
prier en mémoire des vaillants chevaliers qui mourront aujourd'hui ou
demain.--Voilà une résolue batailleuse! dit la duchesse en se tournant
vers Isabeau, qui semblait triste et recueillie. Nous ne la fiancerons
pas comme toi, Isabeau, à quelque bon gentilhomme, mais nous en ferons
une béguine ou cordelière qui priera pour nous en son moutier.--Mieux
vaudrait n'être pas fiancée, reprit la damoiselle de Grailly, que
d'essuyer les reproches et les dédains de messire Philippe de
Boulainvilliers, qui menace de se tuer s'il ne va pas combattre les
Anglais!--Monseigneur ne vous excusera jamais, ajouta la damoiselle de
Lahern, de l'avoir retenu en sa chambre, quand il y a guerre et
bataille.--Oh! ma très-honorée dame, dit Isabeau, nous n'avons pas
refusé de vous obéir, et pourtant messire de Boulainvilliers m'a
déclaré que c'était faire honte et affront à monseigneur, que de le
garder ainsi prisonnier, sans l'avertir même du mandement du roi, qui
a fait lever l'oriflamme.--Quels regrets ce sera pour vous, madame,
dit Hermine, si les Français perdent cette journée, faute du secours
de leur valeureux prince, monseigneur le duc d'Orléans! quels regrets
aussi, chère et bonne dame, si monseigneur n'a pas sa part dans une
belle victoire!--M. de Boulainvilliers m'a dit que les capitaines de
mon redouté seigneur étaient déterminés à s'en aller d'eux-mêmes se
réunir au camp des Français?--On s'émerveille grandement partout, ma
très-honorée dame, que, vous, fille du brave comte d'Armagnac, et
femme du très-valeureux duc d'Orléans, vous demeuriez neutre et
insensible à ces bruits de guerre qui font palpiter les coeurs des
nobles dames.--Il n'est plus temps peut-être de partir en armes et de
déployer au vent la bannière d'Orléans?--Il est toujours temps de
faire son devoir et de se conduire généreusement en gentilhomme et en
prince!--Eh! quoi! mes filles! s'écria la duchesse, ébranlée par ces
attaques redoublées qui venaient battre en brèche sa résolution déjà
chancelante: vous voulez que je livre monseigneur à la mort, comme un
mouton qu'on mène à la boucherie?--Dieu m'est témoin, ma très-honorée
dame, répondit Hermine, que je verserais tout mon sang pour épargner
la moindre goutte du sang de monseigneur!--Pensez-vous donc, ma
très-excellente dame, ajouta Isabeau avec inquiétude, que tous ceux
qui vont à la guerre n'en reviennent pas?--Allez, mes filles, nous
avons chacune, au fond de notre coeur, une secrète voix qui nous
annonce l'avenir, et nos pressentiments ne sont que des avertissements
envoyés du ciel sur ce qui doit advenir. Or, j'ai ferme assurance que
monseigneur me sera pour toujours ravi, s'il me quitte en cette
occasion, et que, le voyant me quitter, je l'aurai vu pour la dernière
fois!--Hélas! madame, répliqua Isabeau de Grailly, il me semble qu'il
en sera de même de mon fiancé!--Ce sont chimères et mensonges que ces
pressentiments, mon honorée dame, repartit la damoiselle de Lahern.
Certes, si je me fiais à des présages et à des imaginations
semblables, je croirais que c'en est fait du beau royaume de France et
de la gentille noblesse française!--Le jour, la nuit, je suis
poursuivie de fantômes et d'images sinistres, dit la duchesse: tantôt
je me vois en habits de deuil; tantôt je pense être en prison et
chargée de chaînes de fer; tantôt monseigneur m'apparaît, mort et
percé de coups... O mon Dieu: qu'adviendra-t-il de tout
ceci?--N'avez-vous pas, très-honorée dame, dit Isabeau, consulté les
sorts et les horoscopes?--Je n'ai, ma mie, consulté que mon coeur,
et mon pauvre coeur m'a répondu que cette guerre serait bien fatale
à monseigneur.--Plaise à Dieu qu'elle ne soit plus fatale à mon beau
pays de France et au roi notre sire! murmura Hermine.--Que
n'interrogez-vous les sorts des lettres? continua Isabeau. Vous
n'aurez que faire de mander des devins ou des astrologues. Prenez tel
livre que vous voudrez; ouvrez-le en invoquant le destin, et voyez ce
que vous annoncera la première lettre au commencement de la page, à
votre droite: les douze lettres, qui font la tête de l'alphabet,
depuis l'_a_ jusqu'au _l_, sont heureuses et de bon augure; les
autres, depuis le _m_ jusqu'à la fin, sont malheureuses et de méchant
présage. Jamais, dit-on, cet horoscope n'a induit en erreur et abusé
personne au monde.--Vraiment! ne l'as-tu pas essayé pour ton propre
compte? demanda la duchesse, en ôtant les signets du volume qu'elle
avait par hasard sous la main.--Nenni, ma très-chère dame, reprit
naïvement la damoiselle de Grailly, j'appréhendais trop de me préparer
un mauvais sort.--Ce n'est rien qu'une lettre pour connaître
l'avenir, dit la damoiselle de Lahern; il faut s'attacher au premier
mot qui se présente à l'ouverture du livre, et même, parfois, on
retient le sens de la ligne ou de la phrase qui est au commencement de
la page. J'en ferai l'épreuve pour ma part, si vous le trouvez bon,
madame, et je conjure la fortune d'être propice à mes désirs.

La duchesse d'Orléans tenait le livre fermé, et ses deux compagnes,
debout, à ses côtés, regardaient avec anxiété ce livre prophétique,
entre les feuillets duquel Hermine de Lahern se hasardait à chercher
l'oracle de l'avenir.

Celle-ci indiqua du doigt l'endroit où elle voulait ouvrir le volume,
et posa la main sur le feuillet où se trouvaient la lettre, le mot et
la phrase qu'elle devait interpréter pour connaître son sort. La page
commençait par ce vers:

    Prison auras avec ton noble maître.

La princesse tressaillit et relut plusieurs fois ce vers en silence.

--La lettre et le mot ne sont guère favorables, dit la jeune fille,
mais la phrase l'est davantage, si le sort me donne à partager le sort
de monseigneur.--Ce pronostic n'a pas et ne peut avoir de sens,
repartit Bonne d'Armagnac, d'autant que monseigneur n'est pas
prisonnier... Mais, vraiment! s'écria-t-elle, en riant, voici déjà le
sort accompli, car c'est moi qui ai mis en captivité monseigneur
d'Orléans, de peur qu'il ne s'en aille à l'armée du roi, et tu es
pareillement captive, ma douce Hermine, en notre châtel de Coucy. Çà,
Isabeau, à ton tour de faire parler le sort à ton profit!

Isabeau de Grailly rougit et ne répondit pas: elle eût bien souhaité
ne pas s'exposer à évoquer une mauvaise chance, mais elle n'osait pas
résister à un désir, encore moins à un ordre de sa maîtresse.

Elle écarta donc les feuillets du livre d'une main tremblante, et
rencontra ce vers qui, malgré le fâcheux caractère de sa première
lettre, commençait par un mot qu'elle eût choisi elle-même et
contenait un présage qu'elle accueillit avec un battement de coeur,
un sourire de joie et un redoublement de rougeur:

    Mariage est la fin de tes ennuis.

--Oui-da, ma fille, dit la duchesse avec gaieté, les horoscopes de ce
livre ne sont pas si contraires que je l'appréhendais. Au fait, rien
que de bon ne peut sortir de l'oeuvre de monseigneur, et j'ai à
coeur que ce beau mariage se fasse le plus prochainement possible,
pour mettre fin à tes ennuis.--Çà, ma très-chère dame, dit Hermine, ne
vous plaît-il pas de consulter aussi les sorts, pour savoir ce qui
adviendra de la guerre des Anglais?--Je me soucie bien de cette
guerre, vraiment! Il n'y en aura pas même un écho jusqu'ici, et je ne
craindrai pas pour les jours de mon époux bien-aimé.--Voyons ce que
vous conseille, en cette occurrence, l'horoscope des lettres! Faut-il
que monseigneur demeure céans ou rejoigne l'armée?--Il demeure et
demeurera céans, te dis-je; car j'aime mieux qu'il vive avec moins
d'honneur, que de le voir mort avec plus de triomphe.--Ouvrez un peu
le livre, madame, et demandez-lui s'il convient qu'un duc d'Orléans
reste au logis et se tienne coi, quand on va livrer bataille?--Ne me
tentes-tu pas comme le serpent du paradis terrestre, dit tristement
Bonne d'Armagnac, et n'est-ce pas manger le fruit de l'arbre défendu
de la science?

La duchesse, un moment indécise, ouvrit brusquement le volume, et lut
avec effroi ce vers menaçant, au commencement de la page:

    Morte de deuil en pleurant tant de morts.

Elle faillit laisser le livre s'échapper de ses mains; ses yeux se
voilèrent et une douleur poignante s'empara d'elle.

Hermine de Lahern regardait avec stupeur cet arrêt de mort qu'elle
essayait en vain d'interpréter d'une manière rassurante. La damoiselle
de Grailly, saisie d'une émotion indéfinissable, approcha ses lèvres
de la main de Bonne d'Armagnac et y déposa un baiser qui ressemblait à
un adieu funèbre.

--Hermine, lui dit solennellement la duchesse, c'est vous qui l'avez
voulu, c'est vous qui m'avez ôté la consolation de l'espérance!--Ne
vous méprenez pas sur le vrai sens de ce pronostic, très-vénérée dame,
répondit la damoiselle de Lahern, avec autant d'embarras que
d'anxiété: cela s'entend de la bataille, qui fera beaucoup de morts et
qui rendra quasi la France morte de deuil...--Il sera temps d'y
penser, le cas échéant, reprit froidement la duchesse; quant à cette
heure, il n'est pas question de bataille causant mort d'hommes, mais
tant seulement de bataille poétique entre les concurrents du puy de
rhétorique. Malheur à qui réveillera monseigneur!

Les trompettes sonnèrent pour annoncer l'ouverture de puy de
rhétorique, et un orchestre, composé de flûtes, de hautbois, de violes
et de _rebecs_ ou violons à trois cordes, fit entendre une symphonie
lente et douce.

La musique de ce temps-là, n'ayant que des instruments faibles,
monotones et imparfaits, se bornait à filer des sons et n'exécutait
que des espèces de gammes chromatiques, en montant et en descendant,
sans ensemble et sans énergie; elle rencontrait pourtant quelquefois
un chant gracieux et touchant malgré sa simplicité et son uniformité.



VI


La galerie des Armes, où la cérémonie devait avoir lieu, était
remarquable par sa longueur plutôt que par son élévation. Le plafond,
soutenu par des poutrelles ou lambris peints en rouge, représentait un
ciel d'azur étoilé; les murailles, également peintes à la détrempe,
avaient pour ornements une série d'écussons ou armoiries appartenant à
l'ancienne famille de Coucy, qui était alors éteinte et dont la maison
d'Orléans possédait les domaines seigneuriaux.

De chaque côté de la galerie, s'élevaient des trophées d'armes
offensives et défensives, des mannequins couverts d'armures de
différentes époques et de différents pays, des faisceaux de lances, de
haches et d'épées, des amas de casques et de boucliers aux formes les
plus variées et les plus bizarres.

A l'extrémité de la salle, on avait disposé le _puy_: c'était une
estrade, exhaussée de trois pieds au-dessus du plancher, couverte de
nattes en paille et décorée d'un dais ou baldaquin fleurdelisé, sous
lequel devait s'asseoir le duc d'Orléans.

Ce prince entra le premier dans la salle, suivi de sa femme et des
juges du puy, choisis parmi les dames et les officiers de sa maison.

Il était si faible, que son secrétaire Fredet soutenait sa démarche
chancelante; son visage pâle, ses lèvres blêmes et ses yeux éteints
témoignaient assez de l'altération de sa santé, qui n'était que le
résultat d'une longue diète, d'une triste préoccupation et d'un manque
absolu d'air et d'exercice.

Il portait des vêtements noirs, suivant le voeu que sa mère
Valentine avait fait pour lui; mais il avait passé autour de son cou
plusieurs grosses chaînes avec les insignes des ordres de chevalerie
qu'il pouvait opposer à celui de la Toison-d'Or, créé et distribué par
le duc de Bourgogne.

Il se traîna jusqu'au fauteuil qui lui était destiné; à ses côtés, se
plaça, sur un siége plus bas, la duchesse d'Orléans; derrière eux, les
personnes composant le tribunal poétique se rangèrent sur des bancs
garnis de tapis armoriés.

Dans la salle, dont les portes s'ouvrirent alors aux invités, une
foule compacte de curieux empressés se précipita vers l'étroit espace
réservé au public subalterne, tandis que les gentilshommes, donnant la
main aux dames et aux damoiselles en habits de gala ou de cérémonie,
vinrent processionnellement, en saluant le duc et la duchesse, occuper
les places auxquelles ils avaient droit selon leur naissance et leur
rang.

Un héraut d'armes, sa baguette blanche à la main, monta les degrés de
l'estrade et s'agenouilla devant le duc pour recevoir ses ordres;
puis, s'étant relevé, il imposa silence à l'assemblée, en agitant sa
baguette.

--Mesdames et messeigneurs, dit-il à haute voix, nous vous faisons
assavoir que le prix du meilleur rondel sera une rose de vermeil ornée
de deux perles en imitation de gouttes de rosée, signifiant que les
dons du ciel ne font pas défaut aux merveilles de la nature. En outre,
la meilleure chanson aura pour prix et récompense un beau lis
d'argent, sur lequel est posée une mouche d'or et de diamant,
signifiant que candeur et innocence sont les trésors de l'âme;
finalement, la meilleure ballade sera honorée d'une couronne de fin
or, diaprée de rubis et de saphirs, signifiant que les poëtes sont les
princes de ce monde terrestre, et que les princes doivent aspirer à
égaler les poëtes.

Les instruments à vent et à cordes recommencèrent leurs symphonies,
qui ne s'arrêtaient par intervalles que pour laisser entendre la
lecture des pièces de vers présentées au concours.

L'exemple du maître est toujours un commandement: la plupart des
officiers du duc d'Orléans tenaient donc à honneur de se distinguer
dans cette joute littéraire, à laquelle présidait lui-même ce prince
qui n'estimait rien tant que la belle _rhétorique_.

Les auteurs s'avançaient tour à tour au pied de l'estrade, et lisaient
leurs poésies, avant d'en déposer le manuscrit entre les mains de
Bonne d'Armagnac. Après chaque lecture, les juges délibéraient et
allaient aux voix, en prenant d'abord l'avis de la duchesse.

L'assemblée avait le droit d'exprimer son opinion par des bravos, mais
non par des huées, le silence étant la seule marque permise de
désapprobation.

--Monseigneur, et vous, ma très-haute et très-puissante dame, dit
Fredet, en s'inclinant avec respect, vous plaît-il d'admettre au
concours un jouteur inconnu qui ne veut pas nommer son nom, et qui n'a
pu assister à cette journée, faute d'être reçu au châtel.--Maître
Fredet, interrompit Bonne d'Armagnac inquiète de cet épisode imprévu,
la loi du puy de rhétorique exige que les concurrents y comparaissent
en personne, et surtout qu'ils soient de bonne vie et moeurs; ce
pourquoi convient-il qu'ils se nomment...--A moins que le chef suprême
du puy les dispense de se nommer, répliqua Charles d'Orléans, qui
sentait ses forces renaître et qui s'applaudissait d'avoir quitté son
lit. Or, il importe que je sois instruit des raisons qui invitent le
nouveau poëte à nous celer son nom.--Je m'excuse, monseigneur, d'être
son avoué et avocat, d'autant que je ne le connais pas davantage,
reprit Fredet que la demoiselle de Lahern encourageait du regard à
parler. C'est une flèche qu'on a lancée dans le châtel par-dessus la
muraille, et où se trouvait attaché cet écriteau: «Quiconque ramassera
ceci est convié et supplié de porter, au puy de rhétorique de
monseigneur, le rondel enfermé sous ce pli et scellé de ce cachet. Si
d'aventure ledit rondel est jugé digne du prix, ledit prix
appartiendra à celui qui aura été son parrain et avocat audit puy de
rhétorique.»--Voilà une plaisante façon d'entrer en lice! s'écria
gaiement le duc d'Orléans. Çà, Fredet, je t'autorise à être le parrain
de ce jouteur inconnu.--Ah! monseigneur, reprit la duchesse, qu'un
pressentiment douloureux avait fait pâlir, c'est enfreindre la loi des
puys de rhétorique!--Nenni, madame, puisque j'admets ce rimeur, quel
qu'il soit, noble ou vilain, à disputer le prix de la rose.--Et si
ledit rimeur, mon très-redouté seigneur, n'était autre qu'un
malfaiteur, condamné et décrié pour ses forfaitures, un larron?...--Fi
donc! jamais larron, jamais mauvais garçon ou bandit n'a pratiqué le
gentil métier de poésie et art de rhétorique!--Oui-da; mais si ce
rondel contenait choses mal sonnantes et attentatoires à l'honneur des
dames?--Maître Fredet qui le doit lire verra du premier coup ce qu'il
convient de faire. Je gage, au contraire, que ce rondel vient de
quelqu'un de la cour du roi, de messire Olivier de la Marche, du roi
de Sicile, de mon oncle de Berry. Or, écoutez, beaux juges du puy!

Il se fit un silence général dans l'assemblée, que la curiosité tenait
immobile et attentive.

Madame d'Orléans n'avait pas osé résister plus longtemps en public à
une volonté formelle de son mari: ses yeux s'étaient remplis de
larmes, et elle laissa tomber son front dans sa main. Le souvenir de
l'horoscope des lettres lui revint, en ce moment, avec de nouvelles
angoisses.

Maître Fredet, satisfait de l'importance qu'il s'était donnée à
l'occasion d'un épisode dont il ignorait lui-même la portée, coupa les
lacs de soie engagés dans le cachet sans armoiries, qui fermait un
papier plié en forme de missive, et il lut aussitôt, d'un accent ferme
et vibrant, ce rondel qu'il ne comprit bien qu'après en avoir fait
lecture.

    Gentil duc, quand on crie aux armes,
    Demeurez-vous point endormi?
    Quand la France se noie en larmes,
    Vous cachez-vous comme fourmi?
    Quand le roi mande ses gens d'armes,
    N'êtes-vous plus son grand ami.
    Gentil duc, quand on crie aux armes!

--Aux armes! répéta une voix glapissante, qui partait de dessous un
trophée d'armures et qui fut accompagnée d'un son de ferrailles que
rendit le choc de deux armures.--Qu'est-ce que cela? demanda le duc,
en se levant et portant la main à son côté pour y chercher une épée
qu'il ne trouva pas.--Les Anglais seraient déjà devant Coucy! s'écria
involontairement Philippe de Boulainvilliers que ce bruit d'armes
avait fait tressaillir.--Monseigneur, dit tristement la duchesse
d'Orléans, n'est-ce pas messire Jean de Bourgogne qui vous envoie ce
message?--Continuez de lire, Fredet, repartit le duc d'Orléans ému et
agité de mille pensées turbulentes: j'ai hâte d'entendre la conclusion
du rondel.--Comme parrain de l'auteur, dit Fredet décontenancé par les
regards que lui lançait la duchesse, je requiers qu'il soit mis hors
de cause.--Point, maître! insista le duc! ces vers sont beaux et
honorables; je souhaite qu'ils méritent la rose de vermeil.

Fredet obéit à regret et reprit sa lecture, en baissant la voix de
telle sorte qu'elle parvenait à peine jusqu'à l'extrémité de la salle,
malgré le profond silence qui y régnait.

Le duc ne s'était pas rassis, quoique ses jambes tremblassent sous
lui, et il s'interrogeait tout bas pour découvrir un mystère que lui
annonçait l'anxiété peinte sur tous les visages: il prêtait encore
l'oreille à ce bruit d'armes, qui ne retentissait plus.

Il ne perdit pourtant pas un seul mot de la lecture de cette seconde
strophe du rondel.

    Ayez le coeur haut affermi,
    Maniez lances et guisarmes!
    L'Anglais a fait assez d'alarmes:
    Sus donc! courez à l'ennemi,
    Gentil duc, quand on crie aux armes!

--Aux armes! aux armes! répéta la même voix, qu'on avait déjà entendue
sortir des armures et qui cette fois ressemblait à un tocsin.

On ne voyait personne.

Mais, du milieu des casques et des cuirasses amoncelés, s'élevait un
bras nu, armé d'une de ces lourdes masses de fer hérissées de pointes,
que les anciens chevaliers portaient dans les batailles pour assommer
leurs adversaires, après avoir fait usage de l'épée et de la lance:
cette masse retombait sans cesse sur les armes, comme un marteau sur
une enclume, et faisait un épouvantable vacarme qui mit en rumeur
toute l'assemblée, comme si le château était surpris et assiégé par
les Anglais.

Une terreur panique s'emparait déjà des assistants, lorsque
quelques-uns, plus braves ou plus curieux, s'approchèrent pour
rechercher la cause de cette alerte et trouvèrent le fou du duc
d'Orléans blotti dans le ventre d'une énorme cuirasse.

--C'est Bejaune! cria-t-on de toutes parts, les uns riant, les autres
s'entre-regardant.--Bejaune? dit sévèrement le duc d'Orléans.

Devant lui, le fou fut amené, la tête entièrement cachée dans une
_salade_, sorte de casque en fer battu sans visière et sans crête ni
panache.

--Pourquoi as-tu crié de la sorte et causé pareil tumulte? lui
demanda-t-il. Es-tu vraiment fol devenu?--Aux armes! aux armes! répéta
Bejaune, brandissant et secouant la masse de fer qu'il tenait encore à
la main. L'Anglais! l'Anglais! l'Anglais!--Eh! monseigneur, dit la
duchesse qui fit signe d'éloigner le bouffon, avez-vous ouvert un puy
de rhétorique pour donner audience à un fol d'office? Ne voyez-vous
pas que Bejaune a voulu proclamer à sa façon ce méchant rondel, dont
il est peut-être l'auteur?--Ce rondel a sans doute un sens
prophétique, reprit d'une voix sombre Charles d'Orléans qui ne
remarquait autour de lui que visages inquiets et consternés. Il m'a
semblé, en l'écoutant, que c'était moi qu'on avertissait de venir à la
bataille...--Mon bon seigneur, interrompit la princesse, vous avez eu
grandement tort de vouloir tenir un puy de rhétorique quand vous êtes
si débile et si malade encore. A peine pouvez-vous, hélas! vous
soutenir. Vous ferez mieux de retourner en votre chambre et de vous
remettre au lit.--Aux armes! a-t-on dit, répliqua le prince.

Son imagination s'exaltait, en arrivant à des rapprochements de faits
et d'idées qui le conduisirent presque à la vérité.

--Que parle-t-on des Anglais? les Anglais ne sont pas en France et n'y
reviendront jamais! Si la guerre s'allumait de rechef, c'est en leur
Angleterre qu'il faudrait aller les chercher!... Mais la trêve
n'est-elle point expirée? car ce n'était qu'une trêve, et la paix
restait à conclure... Que signifierait, d'ailleurs, cette flèche
annexée à ce rondel belliqueux? La flèche est l'image de la guerre;
c'est ainsi que dans la _Vie d'Alexandre_, écrite par Quintus Curtius,
la nation scythe déclare qu'elle est prête à combattre le
Macédonien... Oui, sur mon âme! cette flèche annonce la guerre, et le
rondel qui l'accompagne en est comme le signal! Aux armes donc, et,
s'il le faut, à la bataille!--Ah! monseigneur, mon vénéré seigneur!
disait Bonne d'Armagnac fondant en larmes: ordonnez-vous que mon
horoscope s'accomplisse: _Morte de deuil en pleurant tant de
morts!_--Quel horoscope? reprit le duc dont la tête s'égarait
davantage, par suite de la faiblesse extrême où l'avait mis la
privation de nourriture. _Morte de deuil en pleurant tant de morts!_
Qui a dit cela? qui a fait ce vers que je me remémore? Morte de deuil!
qui est celle-là que le deuil a tuée? quels sont ces morts qu'elle
pleure? Et vous, ma chère dame, comment vous trouvez-vous intéressée
dans ce mystère? Philippe, mon ami, va-t'en faire préparer mon cheval
et mes armes! Maître Fredet, je veux ouïr une messe en l'honneur du
Saint-Esprit, devant que de partir pour la guerre!... Çà, messieurs,
on me cèle quelque chose: on me laisse ignorer ce que je dois
savoir!... Que s'est-il passé durant ma maladie?... Que se passe-t-il
à cette heure?... Est-il venu des lettres de la part du roi notre sire
ou de la part de mes beaux-oncles de Bourbon et de Berry? Est-il vrai
que nous sommes en guerre avec les Anglais?... Ah! monsieur de
Boulainvilliers, je veux être instruit de tout.

Ces questions adressées aux uns et aux autres, ces réflexions, faites
à haute voix, se succédaient si rapidement, que la duchesse d'Orléans
ne pouvait ni les arrêter ni les détourner. Elle donna ordre aux
hérauts d'armes de faire évacuer la salle, et elle s'y trouva bientôt
seule avec son mari, entourée de quelques dames et officiers de sa
maison.

Tous les témoins de cette scène ne doutèrent pas que le prince ne fût
gravement malade, et ses paroles incohérentes, prononcées d'un air
hagard et accompagnées de gestes impatients, firent même croire que sa
raison avait été atteinte.

Le duc d'Orléans, après cet accès de surexcitation nerveuse, retomba
dans un morne accablement. Il avait arraché des mains de Fredet le
papier où était écrit le rondel mystérieux, et il le relisait sans
cesse à demi-voix pour en découvrir le sens ainsi que l'origine.

L'exaltation de son cerveau s'augmentait à chaque instant, et les
_physiciens_, qui furent appelés, ne dissimulèrent pas à la duchesse
que l'état du duc était assez grave pour qu'on eût à en craindre les
suites: la démence pouvait éclater d'un moment à l'autre, comme celle
du roi Charles VI.

--Hélas! ma très-honorée dame, dit Hermine de Lahern à la duchesse,
monseigneur eût été moins en péril sur le champ de bataille, vis-à-vis
des Anglais, que dans son lit, vis-à-vis des physiciens et
apothicaires! Dieu fasse que vous me permettiez de le soigner à ma
guise et de le ramener en santé!


FIN DU TOME PREMIER.



  LA DETTE DE JEU

  (1572)

  PAR PAUL L. JACOB.

    Livres nouveaulx, livres vielz et antiques.
    Étienne Dolet.

  2

  [Illustration]

  Bruxelles,
  KIESSLING ET COMPAGNIE,
  26, Montagne de la Cour.

  1850



LA DETTE DE JEU.



VII


Charles d'Orléans fut transporté dans son lit, sans qu'on parvînt à
lui enlever ce papier, sur lequel il ne cessait de fixer les yeux,
quoiqu'il sût par coeur le rondel dont il commentait chaque vers et
chaque mot.

Il demeurait indifférent à tout le reste, comme s'il ne voyait pas,
comme s'il n'entendait pas les personnes qui s'approchaient de son
lit.

La duchesse fondait en larmes et priait, derrière les rideaux qu'elle
entr'ouvrait par intervalles pour voir si l'agitation du malade se
calmait.

Isabeau de Grailly, assise auprès d'elle, pleurait aussi, sans essayer
de la consoler.

La damoiselle de Lahern s'indignait tout bas de l'ignorance des
médecins qui s'obstinaient à traiter une maladie là où il n'y avait
qu'un affaiblissement physique et moral, causé par la diète, le régime
sédentaire et la préoccupation.

Le bruit s'était répandu dans le château que le duc d'Orléans touchait
à l'agonie.

--Madame, dit Hermine à la duchesse, monseigneur s'en va mourir ou
entrer en frénésie, à moins que vous ne me donniez congé de sauver sa
raison et sa vie?--Les Anglais! les Anglais! criait le duc, en
roidissant les bras et en battant l'air de ses poings: n'est-ce pas
mon cousin de Bourgogne, qui les a fait venir et qui leur livre le
noble royaume de France? Toute trahison est du fait de notre damné
cousin! Par la mort-Dieu! je serai bien aise de le rencontrer en
bataille et de le payer de mes vieilles dettes! Avez-vous pas encore
fourbi mon armure et affilé mes armes? Boulainvilliers, as-tu rangé ma
compagnie d'ordonnance? la bannière d'Orléans est-elle déployée? O ma
bonne épée, viens là, que je te taille une glorieuse besogne!--Madame,
rappelez-vous le roi Charles, dit encore Hermine à la duchesse: il fut
ainsi malade et pris de fortes fièvres, sans que les physiciens
connussent son mal et y remédiassent; puis, ce mal empirant, il tomba
en démence et fureur, où il est encore après vingt ans.--Hélas! ma
fille, que voudrais-tu faire? reprit tristement Bonne d'Armagnac.
Rappelle-toi aussi mon horoscope: _Morte de deuil en pleurant tant de
morts!_ J'aime mieux voir monseigneur gisant de sorte en son lit, que
de le voir sur un champ de bataille!--Empêchez donc d'abord que
monseigneur ne meure ici de faim, madame, et laissez-moi lui donner de
quoi se réconforter; car vous savez, comme moi, que votre redouté
seigneur n'a d'autre mal que défaut de nourriture; or, sa grande
faiblesse de corps cause seule cette faiblesse d'esprit.--Eh bien, ma
chère fille, je te donne pouvoir de faire ce qu'il faut pour la santé
de monseigneur.--Merci, merci, vous dis-je, ma très-douce dame! je
vous promets que demain monseigneur sera remis en pied; et pour ce
faire, je vais d'abord renvoyer ces ânes fourrés de médecins qui
l'assassinent de leurs recettes et de leurs drogues.

Hermine de Lahern, s'autorisant des ordres particuliers de la
duchesse, congédia les médecins qui discutaient entre eux sur la
maladie du prince; elle fit sortir aussi les officiers de la maison,
qui entouraient le lit et qui, par leur présence, augmentaient
l'exaltation du malade.

Ensuite elle invita sa maîtresse à se retirer de même, et elle lui
jura qu'elle ne quitterait pas le chevet du duc qui avait besoin de
repos et de silence.

Bonne d'Armagnac, accablée de fatigue, après tant de jours et tant de
nuits pendant lesquels l'inquiétude l'avait tenue éveillée, consentit
enfin à donner quelques heures au sommeil, et passa dans sa chambre,
avec Isabeau qui couchait près d'elle.

Hermine, restée seule avec Fredet pour garder le prince, qui était
retombé dans un morne abattement, fit apporter une collation composée
de mets légers et succulents, de vin généreux et de pain _curial_ ou
de cour, espèce de pain mollet fait de fine fleur de farine.

--Monseigneur, dit-elle en s'approchant du lit, vous plairait-il de
prendre un peu de nourriture pour vous réconforter?

Charles d'Orléans la regarda avec étonnement et ne lui répondit pas.

Elle lui présenta alors une de ces soupes exquises que nos ancêtres
savaient faire avec un mélange de viandes, de légumes et d'épices
réduits en purée par une longue cuisson. On était si friand de soupes
à cette époque, que l'art culinaire en avait inventé un très-grand
nombre d'espèces différentes, qui ne nous sont plus même connues de
nom.

--Monseigneur, lui dit-elle encore, vous avez besoin de vous refaire
et de gagner des forces, si vous voulez monter à cheval et aller à la
guerre?

Charles d'Orléans, surpris de ce langage, fixa sur la damoiselle de
Lahern un regard scrutateur, eut l'air de réfléchir et de
s'interroger, puis se mit à faire honneur au repas qu'on lui offrait.

Son appétit, qui n'était qu'engourdi par les boissons fades et
sucrées, ne fut pas longtemps à se montrer. Il mangeait donc avec un
plaisir extrême, et il se sentait revivre à chaque bouchée, tellement
qu'il ne comprenait pas lui-même ce prompt retour à son état ordinaire
de santé.

--Monseigneur, lui dit Hermine en lui versant à boire, certes vous
boirez de grand coeur au salut de la France et à la confusion des
Anglais?--Encore les Anglais! s'écria le duc; qui avait tressailli à
ce nom et qui crut encore entendre retentir le bruit des armes.
Puissé-je les rencontrer en bataille!--Monseigneur, vous les
rencontrerez! dit à voix basse Hermine; mais auparavant, dormez, s'il
vous plaît, pour achever votre guérison. Je vous adjure tant
seulement, mon redouté seigneur, de ne vous fier à nul, excepté à moi
et au bonhomme Fredet: dormez donc ou faites-en le semblant, jusqu'à
ce que je revienne vers vous.--Fredet, mon ami, qu'est-ce donc qui se
passe? demanda le prince qui se sentait tout disposé à s'abandonner
aux conseils de la damoiselle de Lahern.--Il se passe ceci, mon bon
seigneur, répondit Fredet, que cette gente damoiselle vous a guéri
mieux que n'eussent fait tous les physiciens du monde.--De fait, je me
trouve quasi réconforté et je veux me lever tout à l'heure pour
retourner au puy de rhétorique...--Monseigneur, mon cher sire,
interrompit Hermine, ayez confiance absolue en nous, et pensez que
vous avez autre devoir à remplir que de tenir un puy de rhétorique en
votre châtel; mais attendez qu'il soit nuit, pour savoir ce qui est à
faire, et jusque-là ne parlez à personne.

La porte s'ouvrit, et la duchesse d'Orléans, qui n'avait pas voulu
s'endormir avant de se rendre compte de la situation du malade, entra
doucement.

Le duc, cédant à l'empire que la damoiselle de Lahern exerçait sur
lui, avait fermé les yeux et feignait de dormir. Celle-ci fit signe à
Fredet de la suivre et alla vers la princesse qu'elle empêcha
d'avancer.

--Monseigneur sommeille, lui dit-elle à voix basse; je suppose qu'il
dormira longtemps, à Dieu plaise! Demain, au réveil, il sera rétabli
en sa santé première, sans autre médecine que ce repas qu'il a pris de
grand appétit.--Ainsi, à ton avis, n'a-t-il aucun souci des événements
de la guerre? répliqua Bonne d'Armagnac contemplant la figure calme du
prince qui paraissait endormi et qui ne perdait pas une parole de cet
entretien.--Il rêvera peut-être des Anglais, dit Fredet en souriant;
mais assurément il ne dormirait pas, s'il connaissait les
nouvelles.--Il les saura toujours assez tôt, reprit Hermine; le somme
et la nourriture lui rendront les forces qu'il faut pour aller à la
guerre...--Il n'ira point, sur ma vie! s'écria la duchesse: je ne veux
pas mourir, en pleurant sa mort!--Retournez en votre chambre, ma
très-excellente dame, et s'il se peut, imitez monseigneur qui dort de
grand courage. Nous apprendrons demain si l'armée du roi de France a
taillé en pièces l'armée du roi d'Angleterre, et si monseigneur
d'Orléans est encore au lit.

Ils sortirent tous de l'appartement du prince.

Celui-ci, qui avait entendu cette conversation, ne douta plus que la
guerre ne fût rallumée en France. Il était sur le point d'interpeller
la duchesse et Fredet, de demander des explications qu'on n'eût pas
osé lui refuser, et même de partir à l'instant pour se transporter là
où sa présence serait utile; mais un geste d'intelligence, que lui
adressa Hermine de Lahern en se retirant, le retint dans son sommeil
simulé et lui donna la patience d'attendre.

Il avait bien deviné que sa femme s'opposait à ce qu'il fût instruit
des événements, dans la crainte qu'il ne voulût y prendre part. Il
n'eut d'ailleurs qu'à se rappeler toutes les circonstances du retour
de Fredet et de Philippe de Boulainvilliers, pour être certain qu'on
lui avait caché un secret important.

Il espéra donc que la damoiselle de Lahern ne tarderait pas à venir
lui révéler ce secret. Il prêtait l'oreille au moindre bruit; il
croyait, à chaque minute, que la porte se rouvrait; il se soulevait
sur le coude pour mieux écouter les rumeurs du dehors: il se
figurait, dans sa préoccupation, entendre au loin des détonations
d'artillerie et des cliquetis d'armes.

Enfin, ses paupières s'abaissèrent, son agitation s'apaisa, et il
tomba par degrés, malgré lui, dans un profond sommeil.

La duchesse d'Orléans n'avait pas moins besoin de repos; mais elle ne
s'y livra qu'après avoir fait promettre à Fredet et à Hermine de
Lahern de veiller sur le prince et de ne laisser personne s'approcher
de lui jusqu'à ce qu'elle eût repris elle-même son poste de gardienne
ou plutôt de geôlière.

--Je vous jure ma foi, très-honorée dame, avait dit avec émotion la
damoiselle de Lahern, que je ne quitterai pas monseigneur et que je le
garderai en votre lieu et place!

La duchesse dormait donc pendant que Fredet et sa jeune compagne
veillaient, en échangeant quelques paroles à voix basse, dans une
petite galerie qui précédait la chambre du prince.



VIII


Il était environ dix heures du soir; le château tout entier semblait
enseveli dans les ténèbres et dans le silence.

On n'entendait pas d'autre bruit que le grincement des girouettes de
fer sur les tourelles et les cris des chouettes perchées sur les
créneaux. Le couvre-feu était sonné depuis longtemps, et aucune
lumière ne brillait aux fenêtres, excepté à celle de la chambre du
duc d'Orléans.

Un homme venait d'entrer dans cette chambre avec une lampe qu'il posa
sur le plancher.

Le duc, qui s'éveilla en sursaut dans le cours d'un rêve où les
Anglais avaient joué un rôle belligérant, ne fut pas peu étonné de
voir, à quelques pas devant lui, un page ou écuyer, couvert d'armes
brunies et la visière baissée.

Il crut, au premier moment, que c'était un assassin qui venait le
frapper dans son sommeil, et il se disposait à chercher de quoi se
défendre, lorsque ses appréhensions furent calmées aussitôt par la
contenance respectueuse de l'inconnu qui avait mis un genou en terre
et qui lui présentait une lettre scellée de cire rouge à deux lacs de
soie pendants.

--Qui es-tu? demanda le prince, avant de prendre cette lettre: d'où
viens-tu? que veux-tu?--Mon redouté seigneur, reprit l'écuyer avec une
voix douce et tremblante que Charles d'Orléans n'entendait pas pour la
première fois, je viens, de la part du roi notre sire, vous apporter
ces lettres et vous prier d'y avoir égard; quant à ce que je suis, ne
doutez pas que je ne sois votre très-humble serviteur.

Le duc prit la lettre sans aucune défiance, en brisa les cachets et la
lut tout bas, tandis que le messager tenait la lampe élevée en l'air,
de manière à l'éclairer dans sa lecture, qui l'impressionnait
visiblement.

La lettre était ainsi conçue:

«Mon cher fils et beau neveu, je m'émerveille fort de n'avoir point eu
nouvelles de vous ni réponse aux lettres que je vous ai fait remettre,
avec le mandement royal qui convoquait tous les seigneurs de mon
royaume pour combattre le roi d'Angleterre et ses gens. A cette
heure, l'armée de France est quasi assemblée, et ceux de mes hauts
barons qui manquent sous l'oriflamme et bannière des lis, sont en
route pour venir bien accompagnés d'archers et d'hommes d'armes. Tous
m'ont déclaré qu'ils viendraient et n'auraient garde d'être absents le
jour de la bataille qui est prochaine; car le roi anglais s'efforce de
regagner son camp de Boulogne avec sa petite armée qui diminue
continuellement par les maladies, les escarmouches et la désertion.
Nous avons, au contraire, plus de cent mille hommes sur les champs, et
ce sera notre faute s'il échappe un seul Anglais, ce qui doit être
grand profit pour notre couronne. Donc, mon beau neveu, je vous
avertis de nouveau d'aller, avec vos gentilshommes et votre milice,
devers la rivière de la Somme, où trouverez réunie la fine fleur de la
chevalerie française, hormis notre cousin de Bourgogne que j'estime
allié et partisan du roi Henri d'Angleterre. Sur ce, je prie Dieu
notre Seigneur qu'il vous ait en sa sainte et digne garde.

»De Rouen, le 30e du mois de septembre 1415,

                                                  »CHARLES.»

--Le 30e jour de septembre! s'écria le duc d'Orléans, en cherchant à
renouer ses souvenirs. Or çà, quel jour est-ce maintenant?--Le 21e
d'octobre, monseigneur, et le 22e ne tardera guère à commencer, car
il est dix heures du soir...--Par saint Denis! interrompit le duc
irrité, comment une lettre, écrite de Rouen le 30e jour de septembre,
arrive-t-elle à Coucy seulement le 21e d'octobre?--C'est miracle,
monseigneur, qu'elle y soit arrivée, car je ne sais combien d'autres
sont restées en route, que vous ne lirez jamais.--Les messagers
ont-ils été arrêtés par les Anglais? dit amèrement Charles d'Orléans,
qui comprit que ces lettres avaient été interceptées par ordre de sa
femme. Sur ma foi! on m'a rendu là le plus méchant service, et je
tiens pour ennemi de mon honneur quiconque m'a empêché de
partir...--Eh! monseigneur, n'ayez rancune que contre vos médecins qui
vous emprisonnent en cette chambre pour mieux rétablir votre
santé...--Vite! appelez Philippe de Boulainvilliers! appelez Fredet!
Il faut que je parte tout à l'heure! il faut que je mande le ban et
l'arrière-ban de mes vassaux! il faut que j'aille joindre avec ma
bannière l'armée du roi!... Pourvu qu'on n'ait pas encore livré
bataille!--Monseigneur, ne menez pas tant de bruit, je vous conjure;
n'avertissez pas madame d'Orléans, qui vous empêcherait encore de
partir...--Certes, nulle force humaine ne m'empêcherait de faire mon
devoir!... Je n'ai que trop tardé, vraiment! Fais donc venir céans
Fredet et Boulainvilliers.--Je m'en vais vous obéir, monseigneur; mais
auparavant, en récompense de mon message, accordez-moi deux
grâces...--Lesquelles? je t'en accorderai cent, si j'arrive à l'armée
du roi avant que la bataille se soit donnée.--La première grâce,
monseigneur, c'est de consentir à ce que je demeure attachée à votre
personne, en qualité d'écuyer, jusqu'à la fin de la guerre.--Cette
grâce est trop méritée pour que je te la dénie, mon cher fils. Qui que
tu sois, noble ou roturier, je te fais mon écuyer d'armes.--La seconde
grâce, monseigneur, c'est de sortir du châtel le plus secrètement que
faire se pourra, avec si petite suite qu'on ignore votre départ,
jusqu'à demain...--Oui-da! est-ce ainsi qu'un duc d'Orléans s'en ira à
la guerre? ne faut-il pas que je conduise au camp du roi ma compagnie
d'armes et mes archers? Mon cher fils, c'est aux clartés des
flambeaux, c'est aux sons des trompettes et clairons que je sortirai
de Coucy...--N'en faites rien, monseigneur; n'éveillez pas madame
d'Orléans, ne vous exposez pas à son désespoir! Vous la verriez,
monseigneur, se jeter sous les pieds de votre cheval et embrasser en
gémissant les arçons de votre selle. Puis, ce qui est chétive
considération, je l'avoue, ne me perdez pas, ne me livrez pas à la
colère, au ressentiment de ma très-excellente et révérée
dame...--Encore une fois, qui donc es-tu, pour craindre si fort le
courroux de madame d'Orléans après m'avoir honorablement
servi?--Hélas! monseigneur, je suis Hermine de Lahern, damoiselle
d'honneur de ma très-digne dame d'Orléans, à qui j'ai promis
solennellement de ne vous point quitter jusqu'à ce que je vous aie
rendu à sa garde. Or, je ne fausserai pas ma promesse puisque je vous
accompagne à l'armée comme votre écuyer et serviteur.--Ma chère
damoiselle, reprit le prince touché et embarrassé à la fois de ce
dévouement, j'aimerais mieux vous relever de votre promesse par-devant
madame; car j'ai scrupule de mener en guerre une personne de votre
sexe et de votre âge...--J'ai votre parole, monseigneur, et ne vous la
rends point. Je me réjouis de vous suivre à l'armée, et de montrer
qu'une femme qui a du coeur ne craint pas de répandre son sang pour
la défense d'une si bonne cause que celle du roi de France.--Ma
très-chère fille, dit le duc avec émotion, je récompenserai cette
belle vertu et vous marierai au retour de la guerre...--Nenni,
monseigneur, reprit tristement la damoiselle de Lahern; j'aurais honte
de prendre la quenouille après avoir porté la lance et l'épée.

Hermine de Lahern se retira pour laisser le duc d'Orléans se lever et
s'armer.

Fredet et Philippe de Boulainvilliers étaient d'accord avec elle et
attendaient à la porte; ils entrèrent dans la chambre avec les
habillements de guerre du prince, qui s'en revêtit sans prononcer une
parole.

La collation que la damoiselle de Lahern lui avait fait servir, le
sommeil réparateur auquel il s'était livré ensuite, et plus que tout,
le sentiment du devoir, le regret d'avoir paru désobéir à l'appel du
roi, et l'espoir d'arriver encore à l'armée en temps utile, tout
contribuait à lui rendre ses forces physiques et à raviver son énergie
morale.

Il n'eut donc pas besoin d'aide pour sortir du lit et pour se couvrir
de ses armes, d'autant plus que le sire de Boulainvilliers avait eu
soin de lui apporter, au lieu d'une lourde cuirasse d'airain, un
_gambeson_ ou pourpoint de cuir à endosser sous sa casaque ou cotte
d'armes; au lieu d'un _heaume_ ou casque pesant surmonté d'un cimier
gigantesque en métal, un simple _morion_ de fer battu; en un mot, en
choisissant ce qui pouvait déguiser le qualité du prince, on avait eu
égard à son état de faiblesse et de convalescence.

Charles d'Orléans se reprochait intérieurement d'abandonner ainsi la
duchesse, sans l'avoir prévenue, sans lui dire adieu.

--Maître Fredet, dit-il à son secrétaire, mettez la plume à la main
et vitement écrivez ce que je vous dicterai.

Fredet portait à sa ceinture tout ce qu'il fallait pour écrire:
papier, encre et plume; il écrivit ces vers que le prince improvisa
sur-le-champ:

    Mieux vaut mourir que vivre sans honneur!
    Or, vivre ainsi ne ferait pas mon compte.
    Consolez-vous, en cas qu'une mort prompte
    Sur le carreau laisse votre seigneur:
    Car, échappant aux périls que j'affronte,
    Si, sain de corps et non de déshonneur,
    J'eusse évité la mort au champ d'honneur,
    Je serais mort de même, mais de honte.

Le duc prit la plume de son secrétaire et apposa son seing au bas de
ces vers qu'il attacha aux courtines de son lit.

Hermine entr'ouvrit la porte et annonça, d'une voix émue, que la
duchesse allait s'éveiller.

Le prince s'appuya sur le bras de Boulainvilliers et sortit, à pas
comptés, de sa chambre. En passant près de celle de Bonne d'Armagnac,
il s'arrêta un moment, comme indécis; il écoutait, et il entendit la
princesse répéter, en dormant, ce vers qui la troublait dans ses
rêves:

    Morte de deuil en pleurant tant de morts.

--Oh! la bonne femme que j'ai! pensa-t-il avec cette satisfaction
intime d'un auteur qui se voit applaudi et apprécié: elle sait par
coeur mes poésies et elle les répète en son sommeil! Je ne
changerais pas mon vert laurier de poëte contre la couronne du roi de
France.

Ce départ ressemblait à une fuite.

La damoiselle de Lahern, qui l'avait préparée, précédait son maître,
la lampe à la main. Ils descendirent avec précaution les escaliers
sonores; ils traversèrent sans bruit plusieurs galeries désertes, et
ils arrivèrent sous une voûte basse qui aboutissait à un souterrain
par lequel on sortait du château dans la campagne.

Toutes les issues étaient ouvertes, et personne ne se présenta sur le
passage du prince, qui n'eût pas d'ailleurs été reconnu par ses
propres officiers.

Il ne restait plus qu'une porte à ouvrir: c'était la dernière. Dans
les ténèbres du souterrain, où la lampe ne jetait qu'une douteuse
clarté, apparut alors une espèce de forme humaine qui aurait pu
appartenir à un être des mondes invisibles.

Charles d'Orléans, malgré sa préoccupation inquiète, ne se retint pas
de rire en voyant son fou Bejaune, complice aussi de son évasion,
pousser les verrous et tourner les clés dans les serrures et les
cadenas qui fermaient cette porte de fer.

--Je ne pensais pas, dit-il, que je dusse jamais m'enfuir de mon
châtel ainsi que d'une prison!

--Monseigneur, répondit la damoiselle de Lahern; voici plus de trois
mois que vous êtes prisonnier de madame d'Orléans, sans le
savoir.--Dieu fasse que je n'aie jamais de prison plus rigoureuse!
murmura-t-il avec mélancolie. Que t'en semble, monsieur le
fou?--Hélas! hélas! s'écria le bouffon avec un accent consterné, qui
exprimait comme un pressentiment.

Le duc ne put se défendre d'une triste émotion en se rappelant que les
fous avaient le privilége, suivant la croyance généralement répandue,
de connaître l'avenir.

Il leva les yeux vers les fenêtres du château qu'il laissait derrière
lui, et il vit s'éclairer tout à coup les verrières d'une chambre qui
devait être la sienne; mais la lumière s'éteignit presque aussitôt, et
il crut entendre un long cri étouffé qui ne retentissait que dans son
coeur.

Il hésita encore une fois, et il se reprocha de partir de la sorte, à
la hâte et en cachette, à l'instar d'un voleur de nuit, et non comme
un prince et seigneur qui va combattre.

Il saisit le bras de Fredet pour lui donner un ordre:

--Monseigneur, dit Fredet, nous sommes tous vos serviteurs soumis et
fidèles; mais aucun de nous n'eût osé vous enlever de vive force à
madame d'Orléans.

--Votre gloire, mon redouté seigneur, m'est plus chère que la vie,
reprit Hermine avec fierté; il ne sera pas écrit dans l'histoire que
toute la noblesse et chevalerie de France s'est ruée contre les
Anglais et que le duc d'Orléans n'est point venu faire son devoir à la
bataille.

Des chevaux étaient là, tout sellés, avec une escorte de quelques gens
d'armes commandés par le capitaine Annebon, qui mit un genou en terre,
sans bien se rendre compte si cet hommage s'adressait au duc d'Orléans
ou à la damoiselle de Lahern.

Le duc d'Orléans n'avait donc plus à balancer: il se mit en selle et
donna le signal du départ.



IX


La route fut longue et pénible, surtout pour le prince qui était
encore affaibli comme s'il relevait d'une maladie véritable: il eut
pourtant le courage de faire en trois jours plus de vingt-cinq lieues,
pour atteindre l'armée des Français, qui était campée dans les plaines
d'Azincourt, vis-à-vis l'armée anglaise qu'elle enveloppait de tous
côtés.

Le prince, harassé de la route qu'il avait faite à franc étrier, n'eut
pas le temps de se reposer avant la bataille.

C'était le vendredi, 25 octobre: il faisait à peine jour, quand les
Français, impatients d'écraser un ennemi qui paraissait incapable de
leur résister, se précipitèrent en tumulte, sans tenir compte de
l'ordonnance du combat que les chefs avaient arrêtée entre eux.

Les princes et les seigneurs donnèrent eux-mêmes l'exemple de ce
désordre en voulant combattre les premiers; mais les Anglais formaient
une masse compacte et immobile, protégée par leurs archers qui
lancèrent une grêle de traits. La cavalerie française, étonnée de ce
rude accueil, recula et mit en désarroi l'infanterie qui la suivait et
qui manquait d'espace pour se développer.

Ce fut une mêlée effroyable, qui s'augmentait sans cesse du mouvement
continuel des troupes dans la même direction.

Les archers anglais tiraient toujours au milieu de cette mêlée, où
chaque coup portait, où les chevaux en tombant écrasaient les hommes,
où ceux qui auraient dû s'entr'aider luttaient les uns contre les
autres, où d'horribles clameurs d'effroi et de désespoir empêchaient
la voix des chefs de se faire entendre, où la retraite était devenue
aussi impossible que le combat.

L'armée française fut perdue avant de s'être rangée en bataille.

Vainement les seigneurs essayèrent-ils de rétablir un peu d'ordre
parmi ces insensés, qui jetaient leurs armes ou qui s'en servaient au
hasard; vainement firent-ils des efforts inouïs pour enfoncer le corps
d'armée des Anglais.

Ceux-ci refermèrent leurs rangs derrière une poignée d'assaillants qui
les avaient rompus, et il n'y eut pas de prisonniers.

Le duc d'Orléans resta enseveli sous un monceau de cadavres.

Alors commença le carnage: les Anglais égorgèrent avec leurs épées ou
leurs poignards, assommèrent avec leurs maillets de fer une foule de
malheureux qui ne se défendaient plus ou qui s'offraient à rançon.

Le roi d'Angleterre avait fait crier, au son de la trompette, que
chacun, sous peine de la mort, tuât ses prisonniers. Cet ordre barbare
s'exécuta de toutes parts, jusqu'à ce que la lassitude suspendît le
massacre.

Plus de dix-huit mille hommes avaient péri du côté des Français,
presque tous appartenant à la noblesse; parmi eux, on comptait les
plus grands seigneurs de France, plusieurs princes du sang, plusieurs
grands officiers de la couronne, le connétable, l'amiral, et les
meilleurs gentilshommes.

Toutefois, malgré l'ordre du roi d'Angleterre, qui avait eu peur de sa
victoire contre un ennemi si supérieur en nombre, il y eut encore bien
des prisonniers de distinction auxquels on accorda la vie sauve. Les
Anglais n'eurent pas seize cents morts pour leur part.

Le soir de cette déplorable journée, deux femmes, vêtues de l'habit
des religieuses augustines, parcouraient, en sanglotant et en se
lamentant, le champ de bataille couvert de sang et de débris, de
mourants et de morts.

Le costume religieux de ces femmes les faisait respecter des
maraudeurs qui dépouillaient les cadavres et qui les eussent
dépouillées elles-mêmes, si elles avaient été vêtues selon leur
condition.

C'était la duchesse d'Orléans, accompagnée d'Isabeau de Grailly.

Celle-ci poussa un cri de joie et de douleur en se jetant sur un
blessé qui l'avait reconnue et qui l'appelait par son nom.

C'était Philippe de Boulainvilliers.

--Et monseigneur? lui demanda Bonne d'Armagnac, avec un trouble
inexprimable qui se peignait dans ses yeux fixes, remplis de
larmes.--Il est mort! répondit le sire de Boulainvilliers: il était
là, près de moi qui veillais encore sur lui, après qu'il eut rendu son
âme à Dieu!...--Où est-il? s'écria d'une voix sourde la duchesse dont
la raison s'égarait: ne pourrai-je l'embrasser, tout mort qu'il est!
Mort! mort! Et moi, moi!... _Morte de deuil en pleurant tant de
morts._

La duchesse d'Orléans ne recouvra pas la raison: elle mourut peu de
jours après, en répétant sans cesse ce fatal horoscope, sans avoir
appris que son mari vivait.

On avait trouvé le duc, criblé de blessures, mais respirant encore,
sous un amas de cadavres.

Son écuyer, qui n'était autre qu'Hermine de Lahern, lui avait fait un
rempart de son corps, et avait reçu la moitié des coups qui lui
étaient destinés.

Tous les deux restèrent prisonniers des Anglais et furent menés en
Angleterre, où la captivité de Charles d'Orléans se prolongea pendant
vingt-cinq années.

La damoiselle de Lahern réalisa ainsi la prophétie qui la concernait:
_Prison auras avec ton gentil maître._

Isabeau de Grailly ne pouvait manquer de voir également se confirmer
son horoscope; elle avait soigné les blessures de son fiancé, Philippe
de Boulainvilliers, et elle put se dire en l'épousant: _Mariage est la
fin de tes ennuis._

Quant à Fredet, qui eût volontiers imité cet exemple en se mariant
avec la damoiselle de Lahern, il attendit qu'elle fût de retour en
France pour s'apercevoir qu'il avait attendu trop tard pour se marier.


FIN.



Un tavolazzo en Piémont. Une chasse au coq de bruyère dans les Alpes.


En 1823, j'avais rencontré aux eaux d'Aix en Savoie un jeune
gentilhomme piémontais, nommé le comte Stephano de Nora. Il était
alors attaché en qualité de premier écuyer à la personne du prince
Charles-Albert de Savoie-Carignan, à cette époque en disgrâce, et il
cumulait ces fonctions purement honorifiques avec celles de capitaine
de cavalerie dans un régiment qui tenait, autant que je puis m'en
souvenir, garnison à Verceil ou à Novare. Stephano appartenait à une
des plus grandes familles historiques de Piémont, et pendant la
réunion de l'Italie à la France, son père avait exercé une des plus
hautes charges de la cour de Napoléon. Cette vieille et noble maison
de Nora comptait dans son ascendance des généraux illustres, des
ambassadeurs habiles, des écrivains célèbres, des religieux canonisés,
et même quelques archevêques qui ne l'avaient pas été, faute de
preuves suffisantes sans doute. Stephano avait vingt-quatre ans, une
figure franche et chevaleresque, une tournure martiale, des manières
engageantes et un esprit prompt et original. Ses débuts dans la
carrière militaire avaient été des plus brillants. A vingt ans,
n'étant encore que simple lieutenant, il s'était conduit, lors de
l'insurrection de Gênes en 1821, de la manière la plus héroïque. Au
milieu de la défection générale des troupes, en face d'une révolte
formidable et triomphante, il avait su maintenir son escadron dans le
devoir, et à la tête de cette poignée d'hommes il s'était battu comme
un lion pendant deux jours, avait reçu dix-huit blessures au visage et
dans la poitrine, et forcé d'évacuer Gênes, il s'était mis en route
avec sa petite phalange pour rejoindre le roi qui s'était réfugié à
Florence. Sa retraite à travers des populations insurgées avait été un
combat de quinze jours sans une heure de trêve; mais enfin le noble et
courageux officier avait eu le bonheur d'arriver à sa destination, et
la gloire de remettre entre les mains de son souverain, stupéfait de
tant d'audace, son étendard rougi de son sang et déchiré par les
balles de l'insurrection. «Que puis-je faire pour toi, vaillant
enfant? lui avait dit le roi Charles-Félix. Je t'autorise à me
demander tout ce que tu voudras. Eh bien! sire, je demande à Votre
Majesté la permission d'aller rejoindre mon prince. Il est
malheureux, exilé; qu'il ait au moins un ami pour le consoler dans son
exil. Tu es un brave jeune homme, avait répondu le roi en embrassant
Stephano: fais ce que tu voudras, moi je me chargerai de ce qui te
regarde.»

Ces détails étaient connus de tout le monde à Aix, et d'ailleurs
Stephano les racontait lui-même dès qu'on lui témoignait le désir de
les entendre, sans qu'il y eût la moindre jactance dans son fait. Il
va sans dire que les belles baigneuses s'étaient plus d'une fois émues
au récit des combats homériques du jeune comte, qui ne savait plus
comment s'y prendre pour faire face à toutes les sympathies plus ou
moins sentimentales dont il était l'objet. Eût-il eu les cent yeux
d'Argus à son service, je doute encore qu'ils eussent pu suffire pour
répondre aux nombreuses oeillades qui lui arrivaient de tous les
côtés. _J'ai eu moins de besogne à Gênes_, me disait-il quelquefois en
riant, car il était essentiellement ce que le naïf et goguenard
Brantôme appelle un bon compagnon. Nous passâmes trois semaines
ensemble, dans une intimité beaucoup plus sérieuse que cela n'arrive
d'ordinaire aux eaux, et nous ne nous quittâmes pas sans quelque
regret. Toutefois je ne garantirais pas que deux mois après nous être
séparés nous fussions encore occupés l'un de l'autre, et je ne me
souviens pas d'avoir demandé une seule fois de ses nouvelles jusqu'à
la circonstance que je vais rapporter.

Au mois de mai 1832, par conséquent sept ans après cette première
rencontre, je me promenais dans les rues de Turin, où j'étais venu
pour quelques affaires dont il est inutile de parler ici, lorsque je
vis s'avancer quatre ou cinq personnages en uniformes brodés sur
toutes les coutures. Comme la parade venait de défiler devant le
château, je compris que c'était une partie de l'état-major qui se
retirait, et je ne fus pas fâché d'avoir une si bonne occasion de
juger la tenue des grands dignitaires de l'armée de Sa Majesté le roi
de Sardaigne, de Chypre et de Jérusalem, excusez du peu. La brillante
phalange approchait toujours; déjà je pouvais distinguer l'émail des
nombreuses décorations qui scintillaient sur toutes les poitrines,
quand un de ces beaux officiers, le plus beau même, je dois le dire,
se détachant du groupe principal, se dirigea tout droit sur moi.

--Que fais-tu ici? me demanda-t-il d'un ton aussi naturel que si nous
nous étions quittés la veille et qu'il dût s'attendre à me rencontrer.

Je toisai de la tête aux pieds l'individu qui m'interpellait avec tant
de familiarité, puis je lui sautai au cou en poussant un cri de joie:
j'avais reconnu mon ami Stephano.

--Comment, reprit-il, tu es à Turin et tu n'es pas venu loger chez
moi! Mais c'est absurde! Voyons, où es-tu descendu? Je veux le savoir
tout de suite.--A l'hôtel Feder.--Je vais t'y accompagner; je
t'aiderai à refaire tes paquets, et un garçon de l'hôtel portera tes
bagages au palais Nora; tout cela peut être arrangé dans un quart
d'heure.--Mais je suis peut-être ici pour un mois.--Raison de plus;
que ferais-tu tout ce temps-là à l'auberge? Tu y périrais d'ennui.
Turin n'est pas gai quand on n'y connaît personne.

Il n'y avait pas trop moyen de résister à une invitation si imprévue,
si pressante, si amicale. Je n'avais d'ailleurs aucune raison sérieuse
pour refuser, et j'ai eu toute ma vie un goût prononcé pour tous ces
petits hasards de la destinée qu'on trouve sur sa route au moment où
l'on y pense le moins. Je pris donc le bras de Stephano, en me gardant
bien de lui dire que je n'avais pas une seule fois pensé à lui depuis
quarante-huit heures que j'étais à Turin, et nous nous dirigeâmes vers
l'hôtel Feder, dont nous étions fort heureusement très-près.

Chemin faisant, Stephano me conta que son père était mort, ce qui
l'avait fait marquis de Nora en lui donnant quatre-vingt mille livres
de rente; qu'il était lieutenant-colonel, premier écuyer du roi
Charles-Albert, successeur du roi Charles-Félix, et qu'il devait
partir prochainement pour Naples, chargé d'une mission diplomatique
importante.

Tout cela ne l'empêcha pas, quand nous fûmes arrivés à mon auberge, de
m'aider à refaire ma malle avec la plus aimable bonhomie: s'il n'y
avait eu personne chez Feder pour la porter jusqu'au palais Nora, il
aurait été capable de la charger sur son épaule et de traverser ainsi
la moitié de la ville, tant il craignait de me laisser échapper.

--A propos, me dit-il en entassant des bottes dans un sac de nuit, je
suis marié; mais que cela ne te fasse pas peur, ma femme sera aussi
charmée que moi de te recevoir: j'ai déjà deux enfants, l'aîné est le
filleul du roi.

Une demi-heure après, j'avais été présenté à la marquise qui m'avait
fait l'accueil le plus gracieux, et j'étais installé dans une des
meilleures chambres du palais Nora, l'un des plus beaux de Turin.

Je passai vingt-cinq jours dans cet intérieur tout à fait aimable et
bon, et quand le moment du départ arriva, j'avais le coeur
véritablement triste, bien qu'il eût été convenu entre mes amis et moi
que je reviendrais au mois de septembre prochain, et cette fois
accompagné de ma femme et de mes enfants, afin de n'avoir aucune
raison d'abréger un séjour dont je me faisais une véritable fête.

Il y a, règle générale, peu d'obstacles aux engagements qui plaisent;
le 31 août, mon briska roulait rapidement sur les pentes sinueuses et
pittoresques du Mont-Cenis, du côté de Suze; quelques heures après
nous descendions au palais Nora, où Stephano nous attendait; pour rien
au monde je n'aurais voulu faire une seconde fois la faute de m'en
aller loger à l'auberge.

Le lendemain nous montrâmes à ma femme les curiosités de la ville, et
nous finîmes notre soirée au théâtre d'Angenne, où l'on jouait pour la
trentième fois depuis six semaines, _Zadig et Astarte, del signor
Vaccaï_.

La marquise n'était pas à Turin; elle nous attendait dans son
magnifique château de Nora où nous devions la rejoindre le jour
suivant, et où il était dit que nous passerions le reste de l'automne
qui n'était cependant pas encore commencé.

Le 2 septembre, à trois heures de l'après-midi, nous sortions de la
capitale du Piémont par la porte de Carignan, et nous prenions la
route qui conduit à cette ville. A notre gauche, et à une portée de
fusil à peine, se déroulait la belle et poétique colline de Turin,
avec ses charmantes _villa_ au milieu des fleurs, ses couvents à demi
cachés dans la verdure, ses madones sculptées dans le tronc des vieux
chênes, et ses _pergola_[1] toutes chargées de grappes transparentes
et parfumées. A notre droite, mais à une distance de sept ou huit
lieues, s'élevaient les majestueuses cimes des Alpes, que semblaient
défendre, comme deux géants debout et menaçants, le mont Rosa et le
mont Viso, l'un et l'autre couronnés d'une auréole de neige
éblouissante. Entre ce fond de tableau vraiment grandiose et la route
que nous suivions, s'étendait la fertile plaine du Piémont où l'on
coupait les foins pour la quatrième fois. Le temps était magnifique,
la température délicieuse, les bourgs et les villages que nous
traversions avaient un aspect de richesse et de bien-être qui nous
réjouissait. Stephano nous montrait tout, nous expliquait tout, ce qui
ne l'empêchait pas d'échanger de temps en temps des phrases amicales
en patois piémontais avec les passants qui le saluaient par son titre.
Il était facile de voir que tout le monde l'aimait et que cette
popularité avait la plus noble origine. J'ajouterai que Stephano en
jouissait sans ivresse et qu'il avait la modestie et le bon goût de la
considérer bien plus comme un héritage de famille que comme une
conquête personnelle.

  [Note 1: Sortes de treilles en arceaux qui décorent ordinairement
  les terrasses.]

Il y avait environ trois heures que nous courions: nous avions déjà
changé deux fois de chevaux, la première à Carmagnole et la seconde à
Carignan, quand Stephano, qui avait voulu se mettre sur le briska,
nous dit:

--Ah! voilà ma femme! j'étais sûr qu'elle viendrait au-devant de
nous: maintenant nous serons rendus au château avant dix minutes.

Nous nous hâtâmes de mettre pied à terre. Je baisai la main de la
marquise, qui embrassa ma femme, afin de couper court à la cérémonie
toujours ennuyeuse des présentations.

Nous étions en ce moment à l'entrée d'une petite ville bâtie en
amphithéâtre sur le versant occidental d'un mamelon qui s'élevait à
notre gauche. Je cherchai au-dessus de ses toits pressés et parmi les
clochers et les dômes de ses églises et de ses couvents, où pouvait
être situé le château; mais je n'aperçus que la plate-forme d'une
large tour crénelée sur laquelle venaient mourir les derniers rayons
d'un splendide soleil couchant.

Notre voiture continua sa route, et nous, nous prîmes un sentier
rapide qui nous fut indiqué par le chien de la marquise qui courait
devant nous.

Nous avancions lentement parce que nous nous arrêtions à chaque
instant pour attendre Stephano qui, tantôt sous un prétexte et tantôt
sous un autre, restait en arrière: une fois, c'était pour questionner
une pauvre femme dont le mari avait fait une chute; le moment d'après,
c'était pour aider un vieillard à remettre un fardeau sur sa tête;
puis il soulevait des petits enfants dans ses bras; il accostait des
ouvriers qui revenaient après leur journée finie: on eût dit qu'il
était absent depuis six mois et qu'il voulait s'enquérir de tout ce
qui s'était passé dans le pays pendant son absence.

Tout à coup je m'arrêtai en poussant un cri d'admiration et de
surprise: le château de Nora venait de m'apparaître brusquement à un
détour du sentier.

C'était un vieil et majestueux édifice, construit en briques jadis
rouges que le temps avait brunies. Il occupait le sommet du mamelon
dont j'ai parlé, et dominait la ville qu'il semblait protéger; deux
tours immenses le flanquaient à droite et à gauche et lui donnaient un
aspect imposant. Celle de gauche, toute couverte d'un épais réseau de
lierre, était sombre; celle de droite, enlacée par les pampres d'une
vigne vierge, dont le soleil d'automne avait doré le feuillage, était
éblouissante; une troisième tour carrée et percée d'une voûte servait
d'entrée au manoir féodal, et montrait au-dessus d'un immense portail
l'écusson gigantesque des Nora, surmonté de leur devise; belle devise
s'il en fut, car elle se composait de ces deux mots tout parfumés
d'honneur et de chevalerie: _Franc et léal_.

L'intérieur du château n'était pas fait pour détruire l'impression que
causait sa première vue. Le salon, vaste galerie éclairée par six
fenêtres donnant sur la chaîne des Alpes, était décoré de vieilles
armures disposées en faisceaux avec un goût sévère et intelligent; la
salle à manger n'avait pour ornements que d'antiques portraits de
famille, représentant des guerriers aux visages fiers et mâles, et de
nobles dames aux costumes sévères. Un lustre de fer, portant sur ses
bras contournés des bougies en cire jaune, descendait du milieu du
plafond d'un vestibule dont les murs étaient garnis de bancs en bois
de chêne, noircis par le temps et lustrés par l'usage. Dans les
chambres à coucher tous les lits étaient à colonnes et à baldaquin, et
il n'y avait pas d'autres meubles que des bahuts respectables et des
fauteuils qu'il fallait prendre à deux mains pour les changer de
place. Eh bien! rien de tout cela n'était triste ni prétentieux;
l'harmonie était parfaite entre le cadre et le tableau, et le maître
de cette demeure imposante avait l'air assez grand seigneur pour se
faire pardonner les splendeurs aristocratiques qui l'environnaient.

Pendant les trois mois que je passai à Nora, je pus prendre une idée
de ces grandes existences d'autrefois dont j'avais beaucoup entendu
parler à mon père sans y croire complétement. Il n'y avait de luxe
nulle part, mais de l'abondance partout. Le domestique nombreux se
composait de jeunes serviteurs actifs et vigilants et d'anciens
gagistes, passés à l'état de commensaux et devenus en quelque sorte
les amis du châtelain. La table, solidement servie, n'offrait jamais
un seul de ces mets recherchés qui ne satisfont que les caprices de
l'estomac. Maintenant, mes chers lecteurs, laissez-moi vous dire la
première chose qui se faisait à cette table, quand le dîner était
apporté: chaque plat était mis à son tour devant le marquis qui en
retirait lui-même la part des pauvres et des malades. Voyons,
messieurs les puissants du jour, la main sur la conscience (ô flatteur
que je suis), en faites-vous autant? Et vous, impudents prôneurs de
liberté et d'égalité, pipeurs habiles de popularité éphémère,
levez-vous la dîme sur vos splendides festins pour apaiser la faim qui
pleure silencieusement à la porte de vos hôtels? «A quoi bon?
direz-vous; il y a tant de malheureux!» C'est vrai pour Paris; mais
dans vos terres, dans vos châteaux, excellents démocrates, quelles
marques de sympathie donnez-vous à vos semblables dans la souffrance?
Imitez-vous le marquis de Nora qui, chaque matin, pansait lui-même,
_dans son salon_, les malades qu'on pouvait lui amener, et qui allait
visiter ensuite chez eux ceux qui n'étaient pas transportables? Et
avec quelles bonnes paroles, avec quels égards touchants tout cela
s'accomplissait! Aussi que de bénédictions j'ai entendues dans ce
vieux manoir, qu'on eût pris pour la propriété de tous, tant chacun y
avait l'air comme chez soi! Et ne croyez pas que le marquis de Nora
fût une exception dans son pays! tous les seigneurs ses voisins
étaient animés du même esprit de charité et de fraternité. Aussi le
Piémont est-il resté calme au milieu des troubles qui ont agité
l'Italie après la révolution de juillet. Il est resté calme, parce que
les novateurs y étaient sans crédit; parce que la noblesse qu'on
aurait voulu humilier était plus aimée et plus bienfaisante que la
bourgeoisie sa rivale. Nouvelle preuve de ce que nous avons souvent
pensé, que c'est moins la dureté des aristocrates de vieille souche
que l'insolence des parvenus qui rend nécessaires les révolutions.

Le soir même de notre arrivée, Stephano interrompit une histoire de
chasse fort amusante qu'il me racontait, pour me dire du ton d'une
personne qui a oublié de faire une communication importante à
quelqu'un qu'elle peut intéresser.

--A propos, c'est demain l'ouverture du _tavolazzo_.--J'en suis charmé
si cela te fait plaisir, mais qu'est-ce que le _tavolazzo_?
répondis-je.--C'est le tir à la carabine de nos pays: tous les ans il
a lieu le jour de Saint-Grégoire.--Et comment les choses se
passent-elles? demandai-je.--La distance est de cent quatre-vingts
pas, et le but est grand comme le fond de ton chapeau. Chaque tireur a
sa cible qui porte son nom, et il doit tirer, nombre fixe, six fois.
Le vainqueur est celui qui met le plus de balles autour d'un petit
rond en papier doré, grand comme un pain à cacheter, lequel est placé
au centre du _barelet_: c'est le nom que nous donnons à nos cibles,
parce qu'elles ont la forme d'un petit baril. Ce petit baril est peint
en blanc, ce qui ne le rend pas plus facile à viser pour cela.--Je
suis enchanté de connaître tous ces détails, parce qu'alors je
prendrai rang parmi les spectateurs, repartis-je; je ne crains pas de
rival pour rouler un lièvre ou pour faire coup double sur des perdrix
rouges après la Toussaint; mais votre tir à la carabine ne me sourit
pas le moins du monde: je m'abstiendrai.--Quelle folie! interrompit
vivement Stephano; ce serait avouer d'avance que tu doutes de ton
adresse; au lieu qu'en t'exécutant de bonne grâce, le hasard peut te
servir.--Et s'il me trahit?--S'il te trahit, tu ne seras pas le seul:
j'attends demain matin le ministre d'Autriche et le chargé d'affaires
de Prusse, deux maladroits s'il en fut; ils te tiendront compagnie: je
les ai justement engagés à cause de toi.--Eh bien! nous verrons
demain.--Enfin, tu peux compter sur une arme excellente et sur une
main infaillible pour te la charger. Je te donnerai un brave homme qui
ne mettra pas dans le canon un atome de poudre de plus une fois qu'une
autre.

Le lendemain après le déjeuner, j'étais dans la galerie des vieilles
armures où je faisais une partie de billard avec le chapelain du
château, lorsque je crus entendre dans l'éloignement les sons d'une
espèce de musique militaire.

Je mis au port d'armes ma queue qui visait un carambolage, et mon
regard interrogea probablement le bon chapelain, car il me dit sans
que j'eusse besoin de le questionner:

--C'est le _tavolazzo_, _signor marchese_, on vient chercher les
habitants du château: vous verrez, la procession est très-belle.

En ce moment, Stephano entra pour m'avertir de me préparer; son
chasseur le suivait portant deux carabines; une des femmes de la
marquise venait ensuite; j'aperçus dans ses mains un petit carton
rempli de rubans de toutes les couleurs.

--Prends cette arme et choisis bien vite un de ces rubans, me dit
brusquement le marquis de Nora; il faut que nous soyons prêts quand le
cortége arrivera. De Bombelles et Schulz sont déjà dans le vestibule.

Les explications qu'on demande aux gens pressés sont en général peu
satisfaisantes; je pris donc, sans mot dire, un ruban vert céladon que
la belle camériste noua autour de mon bras gauche; puis je mis mon
chapeau un peu plus sur l'oreille que de coutume, la carabine sur mon
épaule, et je suivis Stephano qui paraissait fort impatient.

Avant de sortir de la galerie, je me retournai pour savoir ce que
devenait le chapelain, et je le vis qui se faisait aussi nouer un
ruban autour du bras, un beau ruban couleur feu, ma foi! Quelques
secondes après, il nous rejoignit dans le vestibule: il avait, comme
nous tous, la carabine sur l'épaule et le chapeau légèrement incliné
du côté gauche.

Nous sortîmes alors du château, ayant le marquis à notre tête: en ce
moment la procession du _tavolazzo_ débouchait du grand portail de la
cour carrée, se dirigeant vers nous; nous nous arrêtâmes aussitôt pour
l'attendre; j'ai su depuis que le cérémonial était réglé ainsi depuis
des siècles.

C'était vraiment quelque chose de très-pittoresque et de
particulièrement nouveau pour moi que ce cortége qui s'avançait à
notre rencontre. Il était précédé par une trentaine de musiciens
enrubanés de la tête aux pieds, qui jouaient en manière de marche une
_monferine_ vive et gracieuse; derrière eux, les trois syndics de la
ville de Nora marchaient gravement entre deux hommes de haute taille,
dont l'un, celui de droite, portait une bannière aux couleurs du
marquis, et l'autre une bannière aux couleurs de la ville:
immédiatement après ces cinq personnes, venaient sur deux rangs les
tireurs de la compagnie du _tavolazzo_, au nombre de vingt environ,
parmi lesquels je comptai sept ou huit prêtres.

La musique s'arrêta et se rangea de côté; le marquis fit quelques pas
à la rencontre des syndics, dont le doyen prononça un petit discours
en piémontais, que nous applaudîmes vigoureusement.

Stephano répliqua et fut à plusieurs reprises interrompu par les
acclamations de l'assemblée. On était venu, comme chaque année, lui
offrir la présidence du _tavolazzo_, et, comme chaque année, il avait
répondu qu'il l'acceptait, bien qu'elle lui fût offerte par de plus
dignes que lui de l'obtenir. Cet échange de bons procédés accomplis,
nous nous mêlâmes au cortége en ayant soin de ne pas avoir l'air de
nous grouper entre nous. Le comte de Bombelles se mit à côté d'un
tisserand; le baron de Schulz eut pour compagnon un fabricant de
_saucissons de Bologne_; le hasard me donna pour voisin un petit
cabaretier.

La musique se replaça à notre tête, la _monferine_ recommença de plus
belle, et le cortége reprit le chemin du bourg qu'il dut traverser en
entier pour arriver à l'endroit où le _tavolazzo_ était établi.

Toute la ville avait un air de fête, quoique ce ne fût pas un
dimanche: les femmes et les jeunes filles étaient parées de leurs plus
beaux atours; les petits garçons avaient de gros bouquets à la
boutonnière; des drapeaux et des banderoles flottaient à toutes les
fenêtres; on battait des mains sur le passage du cortége.

Arrivés à notre destination, chacun de nous reçut un _barelet_ sur
lequel il inscrivit son nom, et prit au hasard, dans un sac, un numéro
destiné à marquer son rang dans le tir; le président lui-même n'était
pas exempt de cette formalité, qui n'avait, on en conviendra, rien de
bien aristocratique.

Le hasard me donna le numéro 3, Stephano amena le numéro 9, le numéro
1 tomba à un sec et long chanoine qu'on appelait le _Theologo_: je
n'ai jamais su pourquoi; mais je présume que ce nom répondait à
quelques fonctions ecclésiastiques.

Je ne m'étais point exagéré la distance de cent quatre-vingts pas dont
Stephano m'avait parlé la veille: elle me sembla prodigieuse, eu égard
surtout à la petitesse du but qui, en outre, était disposé en
trompe-l'oeil, c'est-à-dire que le _satané barelet_, plus gros du
ventre que des extrémités, offrait une ampleur qu'en réalité il
n'avait pas. Quant au petit rond de papier doré, on ne le voyait pas
plus qu'on ne voit les étoiles à dix heures du matin au mois de
juillet.

Une fanfare annonça l'ouverture du tir; quand elle fut finie, un
roulement de tambours se fit entendre: c'était le dernier signal.

Le _Theologo_, qui se tenait depuis quelques instants l'arme haute à
la troisième position, baissa majestueusement sa carabine, inclina la
tête sur la batterie, et ferma l'oeil gauche.

Je crus que le coup allait partir et je regardai la cible.

Impatienté de ne rien entendre, je me retournai vers le _Theologo_; il
avait relevé son arme et causait tranquillement avec son voisin.

--Eh bien! qu'est-il arrivé? demandai-je à Stephano.--Peu de chose:
une mouche s'est posée sur le canon de sa carabine, et lui faisait un
faux point de mire.--Comment, vous y mettez cette importance-là?
repris-je; mais alors ce n'est pas un plaisir, c'est...

Je n'achevai pas, car en ce moment le _Theologo_ s'était remis en
joue: cette fois le coup partit.

Quand la fumée de la poudre fut dissipée, j'aperçus un homme debout à
côte du _barelet_ du _Theologo_.

Cet homme ôta son chapeau et salua en se tournant vers les tireurs.

Puis il leva une petite baguette, dont il appliqua l'extrémité contre
le centre du _barelet_.

Je regardai avec attention, et au beau milieu du petit disque peint en
blanc, je vis le trou noir qu'avait fait la balle; la moitié du rond
de papier doré était emportée.

--C'est un hasard, dis-je à voix basse au marquis.

--_Patienzza_, me répondit-il en mettant un doigt sur sa bouche.

Le second coup du _Theologo_ partit, et la balle mordit sur la moitié
du trou qu'avait fait la première.

Il en fut à peu près de même des quatre autres: toutes les six ne
tinrent guère plus de place que ne l'eussent fait six trous de vrille
placés à dessein les uns à côté des autres.

Après le _Theologo_ vint le tisserand, puis moi, puis le fabricant de
saucissons de Bologne, puis le ministre d'Autriche, etc.; bref, le feu
ne discontinua pas pendant cinq heures.

Le premier prix appartint sans contestation au _Theologo_; Stephano
eut le second; un gros chanoine et moi nous tirâmes le troisième au
sort, et j'eus la bonne chance de gagner.

On ne pouvait concourir à un de ces prix, qui se composaient de pièces
d'argenterie d'une assez grande valeur, qu'autant qu'on avait mis ses
six balles dans la cible; puis, parmi ceux qui se trouvaient dans ce
cas, on choisissait les trois dont les coups tenaient le moins de
place.

--Tu t'es moqué de moi, me dit Stephano avec bonhomie.--Je te promets
que c'est un pur hasard, répondis-je, je n'ai jamais tiré à la cible
de ma vie.--Si tu reviens l'année prochaine, tu nous battras tous,
reprit-il: regarde ce pauvre _Theologo_, il n'est pas encore remis de
la frayeur que les trois premiers coups lui ont causée: voilà
cinquante ans qu'il s'étudie à être le meilleur tireur du pays, et
c'est la dix-neuvième fois de suite qu'il reçoit le premier prix.

Le moment du retour était arrivé, et un roulement de tambours indiqua
qu'il fallait reformer les rangs. La musique, les porte-bannières, les
syndics reprirent la tête de la colonne; chaque tireur retrouva son
compagnon, puis on se remit en marche pour le château.

Je crus que c'était simplement une conduite courtoise qu'on faisait
au marquis, et que la fête était terminée; mais je me trompais, comme
vous allez voir.

Pendant notre absence, une table de soixante couverts avait été
dressée sous une magnifique treille qui occupait toute la longueur
d'une terrasse située au couchant du vieux manoir.

Tous les membres du _tavolazzo_ y prirent place avec leurs épouses,
leurs filles et leurs nièces; parmi ces dernières, je remarquai deux
ravissantes personnes, que le gros chanoine, mon rival pour le
troisième prix, me dit être les enfants de sa soeur cadette: je
déclare n'avoir aucun motif de douter de la vérité de cette assertion.

Toutes les places d'honneur de la table furent pour les habitants de
la ville. La marquise de Nora mit le _Theologo_ à sa droite et le
doyen des syndics à sa gauche; Stephano en fit autant pour la femme du
bailli et la fille du maître de poste: le comte de Bombelles, le baron
de Schulz, ma femme et moi, aidâmes de notre mieux les nobles
châtelains à faire les honneurs de leur festin, et j'ose dire que nous
nous en acquittâmes à la satisfaction générale.

Tout le monde était à son aise dans cette réunion où presque toutes
les classes de la société étaient représentées: d'une part, le respect
n'avait rien de servile; de l'autre, le sans-façon n'avait rien de
choquant. Au dessert, le marquis se leva, son verre à la main, et dit
d'une voix vibrante et émue:

--A la santé de mes bons amis les habitants de Nora! Puissent les
liens qui nous unissent depuis des siècles durer des siècles encore!
Puissent nos enfants s'aimer comme nous nous aimons et comme nos pères
s'aimaient!

Un tonnerre d'applaudissements accueillit ce toast affectueux; alors
le syndic se leva à son tour et répondit:

--Au nom des habitants de la cité dont j'ai l'honneur d'être le plus
ancien magistrat, je porte la santé de son premier citoyen, de son
plus digne enfant! Au marquis Stephano de Nora! s'écria-t-il d'une
voix retentissante. A sa noble compagne! à ses enfants! à la
prospérité de sa maison!

Une nouvelle salve d'acclamations, plus bruyante, plus unanime que la
première, témoigna de la sympathie que ces paroles trouvaient dans
tous les coeurs. Les verres se choquèrent, les mains s'étreignirent,
les yeux échangèrent des regards brillants de dévouement et
d'affection: je n'ai vu de ma vie rien de plus touchant.

Le soir, le château fut illuminé, on tira un feu d'artifice sur la
terrasse, et on dansa jusqu'à minuit dans la galerie des vieilles
armures transformée en salle de bal.

La danse ne chassa pas les prêtres; ils étaient tous trop honnêtes
pour se croire obligés de faire les hypocrites: ceci soit dit sans
offenser ceux qui font autrement; mais chaque pays a ses usages, n'en
blâmons aucun.

--Eh bien! que penses-tu du Piémont? me demanda Stephano le lendemain
matin.--Ma foi! je pense que je voudrais bien l'habiter, répondis-je.
Cette soirée d'hier m'a ravi! Maintenant, pourras-tu m'expliquer de
semblables moeurs après quarante ans de révolutions à votre porte?
Quant à moi, je n'ai pu résoudre la question.--Rien n'est plus facile
cependant: nous ne nous isolons pas, voilà tout notre secret. Les
vaniteux croient que la familiarité engendre le mépris, c'est une
erreur: quand il est démontré qu'elle n'est pas un calcul, elle
augmente le respect et elle entretient l'affection, j'en acquiers la
preuve chaque jour.--Cependant votre noblesse a de grands priviléges,
et il n'en faut pas davantage pour faire des mécontents.--Ce ne sont
point les priviléges qui blessent ceux qui ne les ont pas, c'est la
manière dont les exploitent ceux qui les ont. Servez-vous d'une grande
fortune pour soulager vos semblables; tirez parti d'une belle position
au profit de ceux qui n'en possèdent que de médiocres, et fortune et
position vous seront pardonnées. Chacun sait que si j'étais pauvre il
y aurait bien plus de pauvres dans le pays; personne n'ignore que si
la ville possède un hospice, c'est à un Nora qu'elle le doit. Quand le
roi me fait une grâce, je l'accepte; mais quand je lui demande une
faveur, ce n'est jamais en mon nom que je parle. Comprends-tu
maintenant?--Très-bien; seulement une semblable conduite
demande...--Rien que du bon sens de part et d'autre, interrompit
Stephano. Mais au diable cette conversation sérieuse! ajouta-t-il,
j'étais venu te voir pour tout autre chose. Voyons, es-tu disposé à
faire une chasse un peu rude demain?--Certainement.--Eh bien! fais
toutes tes dispositions pour une absence de quatre ou cinq jours, nous
partirons après le déjeuner, nous dînerons le soir à Pignerol, et nous
irons coucher chez un braconnier de mes amis qui sera enchanté de
faire ta connaissance. C'est une des curiosités de notre pays. Je te
laisse à tes affaires et vais veiller aux préparatifs de notre petite
campagne.

A onze heures, le lendemain, nous étions prêts et nous montions,
Stephano, son chasseur et moi, dans une petite voiture de chasse dont
le coffre regorgeait d'excellentes provisions: un panier attaché
derrière renfermait nos chiens; nos fusils étaient entre nos jambes et
nos carnassières sur nos épaules.

Le trajet se fit rapidement et gaiement. Les deux petits étalons
sardes attelés à notre voiture couraient comme des biches
effarouchées; le marquis me contait une foule de ces bonnes histoires
de chasse dont on n'a jamais l'air de douter, afin de se réserver le
droit d'y répondre par de plus merveilleuses encore; bref, le temps
s'écoula si vite, que j'accusai de radotage les horloges de Pignerol
qui sonnaient quatre heures comme nous mettions pied à terre dans la
cour de l'auberge de la _Croce-Bianca_, la meilleure de la ville.

Cinquante minutes après, nous avions dîné et nous enfourchions des
mulets qui devaient nous hisser par des chemins diaboliques jusqu'à la
cabane du vieux braconnier.

Cette ascension fut tout ce qu'on peut se figurer de plus pittoresque.
Le sentier que nous suivions, taillé en zig-zag sur le flanc d'une
montagne à pic, nous découvrait à chaque instant des points de vue
d'autant plus admirables, que le soleil, en se couchant, jetait des
flots de lumière sur une des plus belles contrées du monde. A nos
pieds, Pignerol disparaissait lentement dans l'ombre croissante du
soir; plus loin Racconis, Savigliano, Fossano étincelaient de magiques
clartés, et un rayon plus splendide que tous les autres illuminait le
château de Nora que nous apercevions distinctement malgré une distance
de huit lieues à vol d'oiseau. Les cours d'eau étaient marqués par une
brume légère suspendue aux saules de leurs rives, et des nuages de
poussière brillante indiquaient les sinuosités des routes qui se
croisaient en tous sens dans la magnifique plaine que nous avions sous
les yeux. Des bêlements de troupeaux, des sons lointains de cloches,
des bruits confus de voix arrivaient jusqu'à nous dans une harmonie
remplie de charme et de grandeur qui nous plongeait dans une douce et
rayonnante mélancolie. Quand le soleil eut complétement disparu
derrière les cimes des Alpes, le spectacle devint, s'il est possible,
plus merveilleux encore. Les neiges du mont Viso se parèrent des plus
riches teintes; des jets d'ombres fantastiques se répandirent sur la
campagne, et la lune, entourée d'un brillant cortége d'étoiles, vint
montrer sa face rougeâtre sur les hauteurs boisées des Apennins.

Ce tableau m'avait jeté dans une admiration si profonde que si mon
mulet eût fait un faux pas, je ne me serais point avisé, je crois, de
le retenir, et j'aurais fait une seconde entrée à Pignerol, dont les
badauds de l'endroit eussent conservé longtemps le souvenir.

L'air qui était devenu plus vif, et nos montures qui marchaient plus
facilement, me firent supposer que nous avions atteint le plateau de
la montagne dont nous escaladions les flancs depuis deux heures
environ: cette supposition me fut confirmée par Stephano qui poussa
son mulet près du mien en me disant:

--Nous pouvons marcher maintenant côte à côte: la route a trois lieues
de largeur; mais ce ne sera pas pour bien longtemps, car nous allons
être obligés de descendre par un sentier tout semblable à l'autre.
Si ta bête tombe, laisse-la se relever toute seule; autrement
tu es perdu: les mulets n'aiment pas qu'on se mêle de leurs
affaires.--Sommes-nous encore loin de la cabane de ton braconnier?--A
trois quarts de lieue environ; mais il nous faudra au moins une heure
et demie pour les faire.--Comme qui dirait le temps de fumer trois
cigares.--A peu près.

La descente se fit heureusement. Au bout de cinq quarts d'heure de
marche nous entendîmes les aboiements d'un chien; presque en même
temps nous aperçûmes une lumière qui brillait au-dessous de nous à une
profondeur prodigieuse.

--Encore dix minutes et nous serons arrivés, me dit Stephano; mais le
bout de chemin qui nous reste à faire n'est pas des plus faciles.
Adresse une petite prière à ton ange gardien, cela ne nuit jamais.

Je ne voulus pas convenir que la chose était déjà faite, et je la
recommençai.

Tout à coup mon mulet s'arrêta court, celui de Stephano qui le
précédait en avait fait autant: le chien aboyait toujours.

Une porte s'ouvrit et nous vîmes l'intérieur d'une cabane éclairée par
un grand feu.

--Ce ne peut être que le marquis de Nora qui arrive à une pareille
heure, dit une grosse voix joviale. Les coqs de bruyère n'ont qu'à se
bien tenir demain.--Bonsoir, Titano, répondit le marquis en mettant
pied à terre. Tu ne t'attendais guère à me voir, n'est-ce pas?--C'est
ce qui vous trompe, Excellence. Votre lit est fait depuis hier, et
j'ai couru la montagne toute la journée pour savoir où se tenait le
gibier.--Je t'amène un ami, un Français, reprit le marquis.--Soyez les
bienvenus tous les deux, Excellences.

Pendant ce colloque, j'étais aussi descendu de mon mulet, et j'avais
suivi le marquis dans la cabane.

Le feu dont j'ai parlé l'illuminait du haut en bas et dans tous ses
recoins, mieux que n'eût pu le faire la clarté du jour. Je pus donc
prendre immédiatement connaissance des lieux et de la figure de notre
hôte.

La cabane était spacieuse, propre et assez bien garnie d'un solide
mobilier rustique. Il y avait un petit lit à droite de la cheminée et
un autre beaucoup plus grand à gauche. Une table occupait le milieu de
la chambre; un buffet couvert de poterie grossière s'emboîtait dans un
des angles, faisant face à une maie placée dans l'angle opposé. Des
quartiers de lard pendaient au plafond, et le manteau de la cheminée
portait un râtelier d'armes, véritable arsenal, composé d'une
canardière, d'un fusil double, d'une carabine, d'une paire de
pistolets et d'un sabre de fantassin, à la poignée duquel étaient
attachées une dragonne et deux épaulettes en laine rouge. Quelques
gravures communes, collées le long des murs représentaient le roi
Charles-Albert, l'empereur Napoléon et l'archiduc Charles: ces trois
personnages étaient les héros de prédilection de Titano.

Quant à ce dernier, c'était bien le plus singulier individu que
j'eusse jamais rencontré, et je ne pouvais me lasser de le regarder.
Il avait près de six pieds, et contrairement à l'habitude des hommes
de haute taille, il se tenait droit comme un jonc. Sa maigreur était
phénoménale, ses jambes et ses bras d'une longueur démesurée, son nez
immense, sa bouche, sans une dent, fendue d'une oreille à l'autre. Son
oeil droit, vif et largement ouvert, contrastait avec son voisin
qu'il tenait habituellement fermé comme un homme qui couche en joue.
Sa peau avait la teinte de la tige d'une vieille botte, et elle était
ridée comme une pomme à la fin du carême. Eh bien! cet extérieur
bizarre jusqu'au fantastique ne me parut pas ridicule. Ce grand corps
fluet était agile et adroit dans tous ses mouvements; cette figure
hétéroclite étincelait d'esprit et de bonté; l'oeil ouvert avait de
la bienveillance; sous la paupière de l'oeil fermé, on voyait
briller doucement la fine goguenardise des chasseurs de profession.
Titano n'avait pas d'âge: à le voir agir, on ne lui aurait donné que
25 ans; à regarder son visage, on l'aurait volontiers gratifié d'un
siècle. La vérité est qu'il jouissait de quatorze lustres, ce qui ne
l'empêchait pas de marcher quinze heures de suite sans se reposer cinq
minutes. J'en eus la preuve le lendemain.

Pendant mon examen, le chasseur du marquis avait déchargé les mulets
que nous montions et ceux qui portaient notre bagage, et la table de
Titano se trouva bientôt encombrée de pâtés, de jambons, de cervelas
et autres _harnois de gueule_, comme dit le bonhomme du Fouilloux: les
bouteilles de toutes les dimensions et de toutes les formes n'avaient
pas été oubliées.

--Excellence, je ne suis pas content, dit Titano qui examinait tous
ces préparatifs d'un oeil mélancolique. Vous vous défiez pour la
première fois de la cave et de la cuisine du vieux soldat.--Non, mon
bon Titano, répondit le marquis en posant avec une affectueuse
familiarité sa main aristocratique sur l'épaule osseuse du braconnier;
mais il est possible que nous poussions notre excursion plus loin que
ce canton, et comme nous ne trouverons pas partout des toits aussi
hospitaliers que le tien, j'ai dû prendre mes précautions.

La figure de Titano s'illumina.

--Alors, dit-il, votre Excellence acceptera le souper que j'avais
préparé pour elle, car je l'attendais.--Sans aucun doute! s'écria
joyeusement le marquis. Tu peux faire dresser la table.

En un clin d'oeil, Titano eut rangé les provisions apportées par
nous dans son buffet; puis il se mit à l'oeuvre avec une activité
extraordinaire, et en peu d'instants notre couvert fut dressé.

L'air vif des montagnes m'avait donné un de ces appétits de chasseur
qui sont passés en proverbe; de sorte que je fus médiocrement
satisfait de la perspective que les vivres de notre hôte, dont je ne
me faisais pas une bien haute idée, remplaceraient les excellentes
provisions apportées par nous et préparées par le cuisinier du
marquis, l'un des meilleurs _maîtres-queux_ que j'eusse jamais
rencontrés.

Je ne pus m'empêcher d'en faire, en plaisantant, le reproche à
Stephano.

--Ne t'inquiète pas, me répondit-il: c'est plus encore par gourmandise
que pour ne pas affliger ce bon Titano que j'ai accepté son
invitation. Ce brave homme, tel que tu le vois, nous donnera un souper
délicieux, et nous fera boire du vin comme le roi n'en a pas dans sa
cave.--Il est donc riche?--Lui? il ne possède, comme disent les
Sardes, que le terrain qui est sous son pied: c'est ce que vous
appelez en France un pauvre diable.--Alors comment fait-il?--C'est
une espèce de secret, mais je puis bien te le dire à toi, parce que tu
ne le trahiras pas: Titano sert de télégraphe aux contrebandiers de
ton pays.--Et on le laisse faire?--On ne l'a jamais pris en flagrant
délit; puis comme on sait qu'il ne s'est pas enrichi à ce métier, on
ne le tourmente pas trop.--Quel est son système?--Il se fait payer en
comestibles les petits services qu'il rend. Aux uns il dit: Vous êtes
de la Provence, vous m'apporterez de l'huile d'olive, des anchois et
des saucissons d'Arles; aux autres: Vous êtes du Dauphiné, je veux des
truffes, du vin de l'Hermitage et du poisson de l'Isère; à ceux-ci, il
demande des volailles; de ceux-là il exige du café, des liqueurs et du
chocolat; et tous le servent à merveille, parce que si on le trompe
une fois, il est impossible de jamais rien obtenir de lui.--Mais avec
un semblable métier, il doit être toujours par monts et par vaux.
Comment cela s'arrange-t-il avec son goût pour la chasse, et comment,
toi, étais-tu sûr de le rencontrer ici ce soir?--Je t'ai dit qu'il
était le télégraphe des contrebandiers, je ne t'ai pas dit qu'il fût
leur guide: il n'est pas assez niais pour cela.--Je commence à
comprendre.--Demain, quand tu auras vu la position de sa chaumière, tu
comprendras encore mieux: c'est sans quitter le pas de sa porte qu'il
fait sa petite affaire. Je vais t'expliquer...

Stephano s'arrêta, et, après avoir examiné la table que notre hôte
avait préparée, il reprit en s'adressant à lui:

--Que signifient ces deux couverts, Titano? est-ce que tu ne
serais pas homme à souper une seconde fois si tu as soupé une
première?--Mais, Excellence, je ne sais pas si ce... ce monsieur
français voudra me faire l'honneur de...--Le crois-tu donc plus bête
que moi, interrompit le marquis. Je te réponds de lui. Mets un
troisième couvert, mon bon vieux Titano, et ne te tourmente pas du
reste.

Je m'empressai de confirmer les paroles de Stephano, et comme en ce
moment le vieux braconnier s'approchait de la cheminée près de
laquelle nous étions, pour mettre une poêle à frire sur le feu, je lui
donnai une cordiale poignée de main qui acheva de le convaincre que
j'étais un aussi bon compagnon que mon ami le marquis de Nora.

--Vous avez là un bien beau chien, dis-je à Titano qui, pour placer
convenablement sa poêle, venait de faire lever un peu brusquement un
magnifique épagneul couché en travers du foyer, et dont j'avais
respecté le sommeil, bien qu'il occupât la meilleure place et que le
froid qui m'avait creusé l'estomac m'eût aussi engourdi les
membres.--C'est vrai qu'il est beau, Excellence, me répondit le vieux
braconnier avec une sorte d'orgueil, et ce qui vaut encore mieux,
c'est qu'il n'a point son pareil non plus pour la bonté.
Malheureusement il commence à n'être plus jeune; mais il a encore bon
pied, bon oeil et l'oreille fine comme à deux ans.--Comment
l'appelez-vous?--Torquato.--Vous lui avez donné là un nom bien
célèbre.--Ce n'est pas moi: il était tout baptisé quand je le reçus
d'une belle dame anglaise qui passait à Pignerol. Le chien avait alors
deux mois. On voulait le noyer.

En ce moment Torquato, qui avait deviné qu'on parlait de lui, s'était
rapproché de moi, et sa belle tête appuyée contre mon genou, il
m'examinait avec un regard brillant d'une intelligence presque
humaine.

C'était un épagneul de la plus grande espèce et d'une irréprochable
perfection de formes. Il avait le rein court, large et un peu bombé.
Son cou, se détachant avec grâce entre deux épaules plates et
vigoureuses, supportait la plus belle face canine que j'eusse jamais
vue: front développé, oreilles longues, souples, arrondies; mâchoires
fines et mobiles terminées par un museau couleur de chair; le tout
illuminé par des yeux flamboyants et doux, avec lesquels on aurait pu
faire la conversation, tant ils paraissaient comprendre et parler,
écouter et répondre. A l'exception de la nuque, des oreilles et des
sourcils, qui étaient d'un nankin scintillant admirable, tout le reste
du corps était d'une blancheur éblouissante, qui eût fait honte au
plumage d'un cygne. La queue, légèrement recourbée, représentait un
panache d'une ampleur et d'une richesse extraordinaires, et les
jambes, dans toute leur longueur, étaient garnies de poils lisses et
chatoyants, qu'on aurait pris volontiers pour des houpes où l'argent
et la soie eussent été savamment mélangés.

--Ce bel animal n'est sans doute pas à vendre, dis-je à Titano d'un
ton caressant et interrogatif, qui signifiait clairement: _Si vous
étiez disposé à vous en défaire, je l'achèterais bien volontiers, et
je le payerais très-cher._--Vendre mon chien! me séparer de mon fidèle
Torquato! s'écria le vieux braconnier avec une vivacité qui
ressemblait presque à de l'indignation; non, non, Excellence! c'est
mon meilleur ami; il ne me quittera jamais de mon vivant; et si je
meurs avant lui, comme c'est, Dieu merci, assez probable, Son
Excellence le marquis de Nora, ici présent, m'a promis de lui donner
les invalides dans son château.

--Et je te renouvelle cette promesse, mon bon Titano, avec l'espoir
que je ne serai pas de sitôt dans la nécessité de la tenir, reprit le
marquis avec une affectueuse bonhomie.

Il ne fallait plus songer à m'approprier Torquato au moyen d'un de ces
marchés que les chasseurs font quelquefois entre eux; alors je
rabattis mes prétentions de la manière suivante:

--Ne pourrait-on, du moins, avoir un rejeton de ce magnifique animal?
demandai-je.

Titano me lança en dessous un regard tout à la fois bienveillant et
narquois, qui illumina sa physionomie rabelaisienne et fit jaillir un
trait d'esprit de chacune des rides de sa face.

--Je ne demanderais pas mieux que de vous en donner un, Excellence, me
répondit-il... Mais, voyez-vous, Torquato est un peu comme moi,
l'amour n'est pas son affaire: il n'a jamais vu qu'une chienne dans sa
vie, et j'ai eu toutes les peines du monde à l'empêcher de
l'étrangler; après cela, il faut dire qu'elle était bien laide et
qu'elle courait accompagnée d'un affreux roquet pour lequel elle
semblait avoir une préférence marquée.

Moi qui n'ai jamais pu me décider à faire la cour à une femme affublée
d'un vilain mari, je compris parfaitement la répugnance de Torquato,
et je n'en conçus que plus d'estime pour son caractère.

Cependant, comme je savais qu'il existe bon nombre d'hommes dont la
continence n'est pas aussi méritoire qu'ils voudraient le faire
supposer, je me dis qu'il pourrait bien en être de même de certains
chiens, et sous l'influence de cette pensée, je m'approchai de
Stephano et je lui glissai quelques mots dans l'oreille.

--Ma foi! je n'en sais rien, me répondit-il en riant: demande-le-lui
toi-même; mais il est homme à ne pas comprendre ce que tu lui
diras.--Cependant il a été soldat.--Ce qui ne signifie rien du tout:
s'il avait été moine, à la bonne heure... Voyons, fais-lui ta
question.--Peut-être que ce serait plus facile en patois piémontais,
repris-je avec cette insistance que l'on met quelquefois à vaincre des
difficultés insignifiantes.--Au fait, tu as peut-être raison: le
piémontais est un peu comme le latin.

Et le marquis adressa à Titano quelques mots dans ce jargon mêlé
désagréablement de mauvais français et de mauvais italien, qui forme
la langue dont on se sert dans les États héréditaires de Sa Majesté le
roi de Sardaigne.

Titano partit d'un immense éclat de rire, avec lequel fit
immédiatement _chorus_ la poêle à frire, dont le contenu était arrivé
à son plus haut degré d'ébullition.

Le vieux braconnier n'attendait peut-être que la fin de son hilarité
pour répondre à la question du marquis, lorsque Torquato, dont la tête
reposait toujours contre mon genou, dressa les oreilles autant que
leur conformation le permettait, leva le nez comme pour mieux aspirer
l'air, et s'élança d'un seul bond vers la porte de la chaumière,
contre laquelle il se dressa de toute sa hauteur.

A l'instant même la figure épanouie de Titano prit une expression de
gravité et d'inquiétude que je n'avais pas encore remarquée en elle.
La transformation fut complète, et elle se produisit d'une manière si
prompte que je ne pus la comparer dans le moment qu'à la rapidité avec
laquelle un ciel orageux redevient sombre quand un éclair l'a
sillonné.

Bientôt on entendit au dehors le bruit sourd et monotone de pas
réguliers.

Puis un murmure confus de voix et un vague cliquetis d'armes vinrent
se mêler presque aussitôt à ce premier bruit, dans une harmonie qui
avait quelque chose de solennel et presque de lugubre.

Enfin des crosses de fusil retombèrent lourdement sur les roches
aplaties qui environnaient la chaumière de Titano, et l'une d'elles,
dirigée par une main brutale ou impatiente, frappa la porte comme si
on eût voulu l'enfoncer.

A mon grand étonnement, Torquato, en entendant tout ce tapage, retomba
sur ses quatre pattes et revint s'étendre nonchalamment devant la
cheminée. Je remarquai même qu'il ferma immédiatement les yeux comme
quelqu'un qui fait semblant de dormir.

--Il n'y a donc personne dans cette baraque? cria au dehors une voix
rude et grossière en mauvais français. Voilà pourtant de la lumière.

Et un second coup de crosse plus formidable que le premier mit de
nouveau à l'épreuve la solidité de la porte: quelques jurons
énergiques lui servirent d'accompagnement.

--Veux-tu que j'aille ouvrir? demanda à voix basse le marquis à Titano
qui, de même que son chien, ne paraissait plus s'inquiéter de ce qui
se passait à l'extérieur. Le trouble de sa physionomie s'était dissipé
comme par enchantement à dater du moment où Torquato était venu
reprendre sa place auprès du foyer.--Ce sont les douaniers,
Excellence: ne nous gênons pas pour eux; ils peuvent bien attendre
qu'il plaise à ces tanches d'être frites à point.--Mais ils démoliront
la maison s'ils se mettent de mauvaise humeur.--Qu'ils cassent
seulement la porte, et je vous promets, Excellence, que ce mauvais
morceau de bois leur coûtera aussi cher que si c'était de l'argent
massif. Il y a longtemps que je cherche l'occasion de leur faire
un procès.--Tu n'en aurais pas le droit en cette circonstance,
puisqu'on est obligé de leur ouvrir à toute heure et à première
réquisition.--C'est vrai pour les portes fermées, Excellence... Mais
pour celles qui ne le sont pas, la loi ne dit rien; ce qui signifie
qu'ils peuvent bien prendre la peine de la pousser eux-mêmes. Eh bien!
qu'ils mettent la mienne en mille morceaux si ça les amuse; je vous
prendrai à témoin qu'elle ne tenait que par le loquet, et nous verrons
une drôle d'affaire au tribunal de Pignerol.

En ce moment Titano jugea que ses tanches étaient frites,
convenablement car il retira sa poêle de la partie ardente du foyer et
il la posa sur des cendres chaudes.

On entendait au dehors les douaniers parler à voix basse comme des
gens qui délibèrent.

--Puisqu'ils sont si bons enfants, je vais leur ouvrir, dit Titano en
se dirigeant vers la porte, dont il leva le loquet avec un seul doigt.

Cinq ou six hommes armés parurent sur le seuil; mais aucun d'eux ne
fit mine de vouloir entrer.

--Tu l'as échappé belle, dit celui qui paraissait le chef de la
bande.--Vous veniez pour me prendre?... répondit le vieux braconnier
d'un ton goguenard.--Ce sera pour un autre jour... mais nous allions
mettre ta porte en déroute, quand nous avons appris que Son Excellence
le marquis de Nora était chez toi.

Et en prononçant ces mots le chef des douaniers salua militairement
Stephano qui s'était avancé pour intervenir au besoin.

Nous comprîmes alors ce qui s'était passé: le chasseur du marquis, en
revenant d'un petit hangar voisin, où il était allé porter la _mouée_
à nos chiens, avait raconté à ces hommes que son maître était chez
Titano, et à l'instant même les mesures violentes avaient été
abandonnées.--Ah! vous auriez mis ma porte en déroute, dit le vieux
braconnier. _Corpo di Bacco!_ je suis joliment fâché que vous ne
l'ayez pas fait! Maintenant, que me voulez-vous? ajouta-t-il, parlez
vite et dépêchez-vous de me montrer les talons.--Je veux, répondit le
chef des douaniers, te prévenir que c'est moi qui remplace le
brigadier Broschi, destitué depuis hier pour fait de connivence avec
toi, et...--C'est un mensonge qui a servi à une injustice, interrompit
Titano avec indignation. Broschi faisait bien son devoir, quoiqu'il ne
fût pas un enfonceur de portes ouvertes, comme toi, mon
camarade.--Tâche toujours de marcher droit, reprit le brigadier.--Si
je marche droit, ce sera parce que c'est mon habitude, car tu ne me
fais pas peur. As-tu tout dit? Attention! peloton, demi-tour à gauche,
en avant, pas accéléré, marche!

Les douaniers restèrent immobiles, et leur chef se pencha en avant
pour examiner tout l'intérieur de la chaumière.

--Ah! ah! dit-il, voilà donc ce fameux chien?

Et il désigna du doigt Torquato toujours étendu devant le foyer.

Je jetai à la dérobée un regard sur Titano, et il me sembla que sa
physionomie joviale et triomphante devenait tout à coup sombre et
abattue.

--Eh bien! oui, voilà ce fameux chien, répéta-t-il avec humeur...
et après?--Après? Je te dirai que vous ne vous ressemblez guère.
Tu es insolent, toi, et lui, il me fait l'effet d'être le plus
grand sournois du monde... Mais, qu'il y prenne garde, j'aurai
aussi l'oeil sur lui, et...--De sorte, interrompit Titano une
seconde fois avec un accent de menace, que s'il arrive quelque
malheur à mon chien, je saurai que c'est toi qui en auras été la
cause.--Précisément.--Alors tu feras bien de veiller sur ta peau;
car le jour où on en arrachera un seul poil, la tienne sera bien
près d'avoir une entaille.

Stephano pensa que le moment était arrivé pour lui de dire son mot
dans ce débat qui commençait à devenir un peu vif.

--Paix, mon bon Titano, dit-il d'une voix affectueuse en posant sa
main droite sur l'épaule du vieux braconnier; tout cela n'est que de
la goguenardise de soldat: le brigadier ne songe pas à faire du mal à
ton chien.--Lui soldat, Excellence! s'écria Titano, il ne l'a jamais
été.--Il en a les dangers s'il n'en a pas la gloire, reprit le
marquis, sans s'apercevoir qu'il venait de faire un alexandrin
classique des plus ronflants. Touchez-vous la main, et faites en sorte
de n'avoir rien à démêler ensemble.--Que je touche la main d'un homme
qui a menacé Torquato! Jamais! Excellence!--S'il l'a fait pour
rire.--Je ne veux pas qu'on rie de mon chien.--Voyons, brigadier,
reprit Stephano en s'adressant au chef des douaniers, affirmez à mon
vieil ami Titano que ce n'est pas sérieusement que vous menacez son
chien.--J'aime mieux le mettre en colère que le tromper, Excellence,
répondit le brigadier avec une assurance respectueuse. A tort
ou à raison, on nous a dénoncé son chien comme un serviteur
très-intelligent et très-dévoué des contrebandiers, et j'ai l'ordre de
le tuer si je le prends en flagrant délit. En venant le prévenir ici,
je crois avoir fait une bonne action.

Le marquis fit un signe de tête approbatif en se tournant du côté de
Titano, comme pour lui dire _Tu vois, ce qu'il a fait n'est pas d'un
méchant homme._

--Ah! on a dénoncé mon chien, reprit le vieux braconnier d'une voix
sombre: et qu'a-t-on dit qu'il faisait?--Ceci me regarde... Tiens-le
_de court_ seulement, repartit le brigadier, je ne te prends pas en
traître j'espère.--Et qu'appelles-tu prendre un chien en flagrant
délit? demanda Titano.--Je veux bien encore répondre à cette question,
quoique rien ne m'y oblige. Eh bien! donc, si je rencontre ton chien
errant tout seul dans la montagne, ou si je le vois passer en
compagnie de gens suspects, je lui enverrai une balle dans la tête
aussi sûr que je m'appelle Carlo Volenti.--Mais si tu rencontres
Torquato qui est un chien de chasse, je serai peut-être derrière lui,
mon fusil à la main; dans ce cas le tueras-tu toujours?

Et la physionomie déjà sombre et terrible de Titano avait pris une
expression féroce, pendant qu'il adressait cette question au brigadier
Volenti.

--Je ne suis pas un enfant, répondit ce dernier, et je sais distinguer
le bien du mal; ton chien peut chasser tant qu'il voudra, il ne courra
pas le moindre danger; mais s'il se mêle de contrebande, tu sais ce
que je t'ai dit...--C'est bon, c'est bon, grommela Titano avec une
sorte de bonne humeur, en même temps que ses traits reprenaient leur
sérénité joviale: il ne s'agit que de s'entendre. Eh bien, c'est
convenu, si tu rencontres Torquato avec moi, tu ne lui feras pas de
mal...--Pourvu, bien entendu, que vous soyez en chasse tous les deux,
interrompit le brigadier.

Pendant toute cette conversation, la porte de la chaumière était
restée ouverte, de sorte que, dans l'intervalle qui sépare toujours
les phrases d'un dialogue, on entendait les bruits du dehors, bornés
du reste, à cette heure avancée de la soirée, au frémissement du vent
dans le feuillage et au murmure doux et monotone d'une petite source
dans les environs de la chaumière de Titano.

En ce moment le chant plaintif d'un hibou vint faire sa partie dans ce
concert, qu'il n'égaya pas, comme on doit le supposer.

Je jetai par hasard les yeux sur Torquato, toujours allongé devant
l'âtre, et il me sembla qu'une contraction nerveuse agitait ses
membres et que sa paupière tressaillait comme si elle allait se
soulever.

Cependant le chien ne bougea pas et ses yeux ne s'ouvrirent point.

J'ai dit que Titano avait paru s'humaniser après la dernière réponse
du brigadier Volenti; cette disposition était devenue plus marquée, et
elle se manifesta tout à fait quelques instants plus tard.

--Eh bien! brigadier Volenti, dit-il avec jovialité, puisqu'il est
bien entendu que nous devons vivre désormais en bonne intelligence, tu
ne refuseras pas de boire un verre de vin d'_Asti_ avec moi. Entrez,
entrez, camarades! Voici la table de Son Éminence le marquis de Nora;
mais il sera facile d'en dresser une pour vous à côté.

Les douaniers entrèrent, mais ils eurent le soin de laisser la porte
de la chaumière toute grande ouverte, afin de surveiller tout ce qui
pourrait se passer au dehors: nous sûmes depuis qu'ils avaient eu avis
qu'une vaste opération de fraude devait se faire, cette nuit-là, par
des sentiers détournés, situés à peu de distance de la demeure de
Titano.

Cependant ce dernier se donnait un mouvement extraordinaire pour bien
recevoir ses nouveaux hôtes. Il apportait des chaises, étendait une
nappe sur une seconde table, rinçait des verres et mettait du bois sur
le foyer, qui n'avait pas besoin pourtant d'être alimenté.

Il se trouva que Torquato le gêna pour cette dernière opération, et à
ma profonde surprise, je vis le vieux braconnier allonger un vigoureux
coup de pied à ce noble chien, pour lequel il paraissait avoir une
véritable passion.

Torquato se leva en poussant un hurlement plaintif, et il se réfugia
sur le seuil de la chaumière, ayant tout le train de devant hors de la
maison et tout le train de derrière dans l'intérieur.

Le hibou venait de chanter une seconde fois, et le chien poussa un
second hurlement comme si la douleur du horion qu'il avait reçu se
réveillait de nouveau.

--Votre chien est bien douillet ce soir, père Titano, dit un douanier
en vidant son verre.--Ce n'est pas que je lui aie fait grand mal,
répondit le vieux braconnier. Si le coup lui avait été donné par vous,
il ne se serait pas seulement dérangé; mais quand c'est moi qui le
_tape_, il _gueule_ pendant un quart d'heure... Allons, allons, mon
bon chien, faisons la paix, reprit Titano en appelant l'épagneul par
un claquement de ses doigts osseux.

Torquato quitta le seuil de la chaumière, vint près de la table des
douaniers lécher la main de son maître, qui dans ce moment leur
reversait à boire, puis il retourna s'étendre tout de son long devant
l'âtre.

--Ce chien est bien mollasse et bien sensible aux coups, pour le
métier qu'on prétend qu'il fait, murmura à voix basse le brigadier
Volenti en s'adressant à celui de ses hommes qui était debout à son
côté auprès de la table; on m'aura donné de faux renseignements.--Je
vous l'avais bien dit, repartit du même ton le douanier. Le maître et
le chien ne pensent qu'à la chasse, c'est connu de tous les honnêtes
gens du pays. Ceux qui disent le contraire, voyez-vous, mon brigadier,
sont des jaloux et des menteurs, peut-être des fraudeurs eux-mêmes...
Il a beaucoup d'ennemis, ce pauvre Titano, qui n'a cependant jamais
fait de mal à un enfant: et savez-vous pourquoi il en a tant? Parce
qu'il a pour protecteurs tous les nobles de la contrée, à commencer
par le marquis de Nora qui est le meilleur ami du roi. S'il faisait la
contrebande il serait riche, et on le rencontrerait quelquefois avec
des personnes mal famées; au lieu de cela, il est pauvre, et il va
toujours seul comme un ours. Croyez-moi, surveillons-le, mais ne le
tracassons pas.--Je ne demande pas mieux, Ravina, et...--A votre
santé, brigadier Volenti, interrompit Titano qui n'avait pas perdu un
mot de ce dialogue, bien qu'il eût été à peu près confidentiel. A
votre santé, mon brave! et la première fois que je descendrai à
Pignerol pour acheter de la poudre et du plomb, je vous porterai une
couple de faisans ou un quartier de chamois, et peut-être tous les
deux si la chasse a été bonne.

Le vieux braconnier, en cessant de tutoyer Volenti, prouvait que sa
rancune était complètement évanouie, car le tutoiement chez lui comme
chez toutes les natures un peu sauvages, était toujours un signe de
colère et presque une menace de vengeance.

Le brigadier répondit avec un mélange de bonhomie et de rudesse qui
semblait former le fond de son caractère:

--Père Titano, j'accepterai de bon coeur vos faisans et votre
quartier de chamois, si ce n'est pas pour m'aveugler que vous me les
jetez à la tête. Moi, je suis bon enfant, mais je ne connais qu'une
chose: c'est le service du roi... En outre, je suis père de famille,
et je ne me soucie pas de perdre ma place. Donc, si par malheur je
vous prenais en fraude, et par les reliques de mon saint patron je ne
le souhaite point, m'eussiez-vous donné tous les faisans qui volent
depuis le col de Tende jusqu'au Splügen et tous les chamois qui
gambadent entre le mont Viso et le grand Saint-Bernard, je n'en ferais
pas moins un bon rapport contre vous; de même que si vous ne me
donniez rien, je ne vous vexerais pas inutilement. A tort ou à raison,
on a destitué le vieux Broschi, sous prétexte que vous vous entendiez
tous les deux comme larrons en foire; à tort ou à raison, on prétend
encore que votre épagneul et vous, vous avez une foule de ruses pour
servir les nombreux contrebandiers qui parcourent ces montagnes: ça
peut être un mensonge comme il peut se faire aussi que ce soit une
vérité: j'en déciderai par moi-même... En attendant, à votre santé,
père Titano! et puissions-nous un jour être non pas complices, mais
bons camarades comme il convient à d'anciens soldats.

Et le brigadier vida d'un trait son verre où pétillait une liqueur
couleur de topaze, de l'aspect le plus réjouissant.

--Cet asti est délicieux, reprit-il en faisant claquer ses lèvres...
On dirait, sur mon honneur, du petit muscat de France.--Ah! c'est
qu'il est vieux, repartit Titano avec un hochement de tête qui
paraissait vouloir dire: Tout ce qui est vieux est excellent.

En ce moment le hibou fit entendre de nouveau son chant plaintif et
monotone, mais plus faible et plus éloigné, et dans une direction
entièrement opposée à celle où il avait retenti les deux premières
fois.

--Père Titano, vous avez donc beaucoup de ces vilaines volailles dans
vos montagnes? demanda à notre hôte celui des douaniers qui avait
intercédé pour lui auprès de son chef, quelques minutes
auparavant.--Vous pouvez bien le dire que nous en avons, Ravina. C'est
une vraie peste. J'en tue au moins cinquante ou soixante tous les ans,
et vous voyez qu'il n'y paraît guère. Il y a des soirs où c'est à ne
pas s'entendre.--Ils annoncent le beau temps, n'est-ce pas? reprit
Ravina.--Ça dépend, répliqua le vieux braconnier d'un ton goguenard:
quand ils chantent la veille d'un beau jour, c'est le beau temps
qu'ils annoncent; mais quand ils chantent la nuit qui précède une
grande pluie, évidemment c'est le mauvais temps qu'ils prédisent.

Je ne pus m'empêcher de rire de cette réponse qui me rappela les
aphorismes railleurs du vieux Denis, dont mon père venait de
m'apprendre, dans sa dernière lettre, la maladie qui devait nous
l'enlever quelques mois après.

Le hibou chanta une dernière fois, mais ce fut à peine si nous
l'entendîmes.

Torquato, qui n'avait pas quitté sa place devant le feu, se leva
alors avec lenteur, s'allongea, se détira, et après avoir exécuté un
de ces formidables bâillements de chien que tous les chasseurs
connaissent, se laissa tomber de nouveau comme une masse inerte, en
poussant un de ces soupirs qui annoncent la fatigue ou l'ennui,
quelquefois tous les deux ensemble.

Pendant cette petite scène, Stephano et moi nous étions restés près de
la cheminée, et nous échangions de temps en temps quelques paroles à
voix basse.

Neuf heures sonnèrent à une pièce de coucou qui était le meuble le
plus élégant de la chaumière de Titano.

A ce signal, les douaniers quittèrent la table, reprirent leurs
carabines qu'ils avaient appuyées debout contre les murs, en entrant,
serrèrent l'un après l'autre, le brigadier en tête, bien entendu,
la main de Titano, défilèrent devant nous en nous saluant
respectueusement; enfin ils sortirent, et bientôt le bruit de leurs
pas se perdit dans le lointain.

Titano les accompagna jusqu'à une certaine distance, et quand il
revint, je remarquai qu'il laissa la porte de la chaumière ouverte,
quoique le vent qui venait du dehors fût un peu piquant à cette heure.

--Ma foi! tu t'en es joliment bien tiré, mon vieux! lui dit le
marquis. Tâche seulement d'être aussi heureux à l'avenir; mais ce ne
sera pas chose facile, car tu n'auras plus affaire au vieux Broschi.

Le braconnier posa son doigt sur ses lèvres, en indiquant de l'oeil
la porte ouverte, voulant sans doute faire entendre qu'il ne serait
point impossible qu'on l'espionnât du dehors.

--Pst! fit-il ensuite.

Torquato se leva avec une vivacité surnaturelle, et d'un seul bond il
fut aux pieds de son maître, sur les yeux duquel il attacha les
regards les plus intelligents et je dirais presque les plus
passionnés.

--Apporte! lui dit le vieux braconnier d'une voix si basse que le son
vint à peine jusqu'à moi qui étais à trois pas d'eux.

Torquato s'élança comme un trait hors de la chaumière: son ardeur
était quelque chose d'incroyable.

J'examinai cette pantomime avec une extrême curiosité, et je voyais
que Stephano s'amusait beaucoup du plaisir que je semblais prendre à
cet examen, et de l'idée que je ne comprenais rien à ce qui se
passait.

L'épagneul resta environ dix minutes absent: nous l'attendîmes dans un
profond silence. Pour ma part j'étais intéressé au plus haut degré à
ce qui se passait.

Le chien rentra en gambadant comme il était sorti, puis il sauta sur
son maître, contre lequel il se tint debout; et le vieux braconnier
ayant un peu incliné la tête, Torquato lui lécha la face à deux ou
trois reprises.

--Nous pouvons rire à présent! s'écria Titano.

Et il se mit à sauter absolument comme l'épagneul avait fait quelques
secondes auparavant: son agilité tenait vraiment du prodige, et ce
qu'il y avait de plus drôle dans tout cela, c'est que le chien faisait
autant de cabrioles que son maître.

--Partis! tous partis! reprit Titano sans interrompre ses gambades...
Ah! vous croyez, Excellence, que j'aurai plus de peine à me tirer
d'affaire avec Volenti qu'avec Broschi? Erreur! erreur, _signor
marchese_. Avez-vous vu comment nous avons débuté tous les
deux?--J'ai compris que tu avais réussi à jeter des doutes dans son
esprit au sujet de tes relations avec les fraudeurs qui font la
contrebande.--Comment! vous n'avez vu que cela, Excellence?--Pas autre
chose, je te jure.--Excellence, vous feriez un mauvais douanier.--Je
ne te dis pas le contraire.--Mais vous avez du moins entendu le chant
du hibou?--Oui.--Et vous vous souvenez que j'ai donné presque dans le
même moment où ce chant retentissait pour la première fois, un coup de
pied à mon pauvre chien qui était étendu, comme un chamois mort,
devant la cheminée.--Je crois effectivement me rappeler...--Eh bien!
Excellence, tout cela était convenu entre nous.--Comment! entre
nous?--Entre moi et mon chien.--Quel diable de conte viens-tu nous
faire là?--Et les douaniers n'y ont vu que du feu: Volenti tout le
premier.--Explique-toi plus clairement.--Mon Dieu, ça n'est pas bien
difficile. Le hibou, c'était la bande de Gomberti, le contrebandier de
Briançon. Elle a passé à deux minutes d'ici pendant que les habits
verts buvaient mon vin, et quand j'ai envoyé Torquato crier sur la
porte, c'était pour l'avertir que la route était libre, attendu que
les douaniers étaient chez moi.--Et ton chien sait ce qu'il a
fait?--Parfaitement.--Ça n'est pas croyable, dis-je à mon
tour.--Excellence, je vous en ferai voir bien d'autres demain pendant
la chasse.--Que lui avez-vous ordonné de faire tout à l'heure quand
vous l'avez envoyé dehors?--Une patrouille.--Et vous avez compris
à sa manière d'agir au retour, que les douaniers s'étaient
éloignés?--Précisément.--Il avait l'air tout joyeux: cela se comprend,
il vous apportait une bonne nouvelle; mais s'il vous en eût apporté
une mauvaise, comme par exemple l'avis que votre chaumière était
surveillée, comment se serait-il comporté?--Comme vous avez vu qu'il a
fait quand les douaniers ont frappé à ma porte: il se serait couché
tout de son long. Plus alors son apathie est grande, plus le danger
qu'elle signale est grand aussi.--Tout cela tient du prodige, et je
conçois, père Titano, que vous vous refusiez à vendre un animal aussi
précieux. Sa supériorité comme _chasseur_ est-elle égale à celle qu'il
déploie comme contrebandier?--A cet égard, je ne vous dis rien,
Excellence..... Vous jugerez vous-même demain.

Et Titano se remit aux préparatifs de notre souper, que tous ces
événements avaient un peu retardés. La prodigieuse activité de notre
hôte, délivré désormais de toute inquiétude, lui eut bientôt fait
réparer le temps perdu. En un clin d'oeil la friture de tanches,
remise un instant sur le feu, fut posée sur notre table. Pendant que
nous lui faisions fête, Titano alla prendre dans son bahut, pour les
mettre aussi devant nous, un magnifique pâté de perdreaux et de
faisans, confectionné par lui avec un talent que n'eût pas désavoué le
plus habile cuisinier; un jambon de _Milan_, du thon de _Marseille_,
_sans doute apporté sur l'aile des hiboux_; des anchois, des olives et
des friandises sans nombre. Quant aux vins, ils étaient exquis et
aussi variés que les mets. Pour l'ordinaire, de l'_Hermitage blanc_;
pour l'entremets, du _Côte-Rôtie_ et du _Saint-Péray_; au dessert, qui
fut du reste assez maigre, du _Rivesaltes_ comme je n'en avais jamais
bu.

Quand notre table fut garnie de tout ce qui nous était nécessaire
pour souper bien et longtemps, Titano, sur une nouvelle invitation du
marquis, vint prendre sa place entre Stephano et moi.

--Excellence, dit-il en s'adressant au premier, vous n'aurez pas votre
_caviar_ aujourd'hui; mais je vous le promets pour demain... Le hibou
a chanté ce soir.--Mais demain aurons-nous beau temps pour la chasse?
demandai-je.--Magnifique, Excellence! et je vous promets gibier et
plaisir.--Et si les contrebandiers ont besoin de vous pendant votre
absence, comment feront-ils?--Ils ne passent jamais qu'après le
coucher du soleil, et alors il est probable que nous serons de retour;
d'ailleurs...--Écoute, mon bon Titano, interrompit le marquis avec une
affectueuse gravité, tu as tort de ne pas abandonner ce métier
périlleux, et, permets-moi d'ajouter, peu convenable, pour un vieux
soldat qui n'a jamais rien eu à se reprocher. Tu es dénoncé
sérieusement aujourd'hui; tu es surveillé; ceux qui t'ont vendu comme
ceux qui t'observent ne te laisseront ni paix ni trêve. On finira par
te prendre en flagrant délit; on te tuera ton chien, et on te fera
payer une amende qui te réduira à la besace.--Me tuer mon chien,
Excellence! s'écria Titano en devenant pâle de colère et en frappant
du poing sur la table. Malheur à celui qui serait assez hardi pour
cela!--Tu le tuerais à ton tour, n'est-ce pas?--Aussi vrai que vous
êtes le plus noble et le plus brave seigneur de tout le Piémont.--Ce
serait, ma foi! une belle affaire. Voyons, m'aimes-tu un peu?--Si je
vous aime, Excellence!--Eh bien! promets-moi que tu laisseras
désormais ces gens se tirer tout seuls d'embarras.--Je me suis engagé
encore pour une passe.--Va pour une, mais après...--Après... après,
répondit Titano en hésitant... Je ferai ce que Votre Excellence
voudra.--C'est promis?--C'est juré! Excellence, à votre santé!

Debout de bonne heure, le lendemain, j'acquis d'abord la certitude
qu'au moins une des promesses que le vieux Titano nous avait faites,
la veille au soir, serait réalisée, car tout annonçait une journée
magnifique, une de ces journées dont l'apparence seule suffit pour
faire entrer l'espoir et la joie au coeur du chasseur. Quand
j'arrivai sur la porte de la cabane, que j'avais ouverte avec
précaution pour ne pas réveiller mon compagnon et mon hôte, la nuit
n'était pas entièrement achevée encore, mais comme elle était belle à
son déclin! Elle avait la transparence des jours les plus purs et la
douceur des soirées les plus tièdes. Le bruit sourd de la chute de
quelque cascade lointaine, et le murmure voisin d'une source
rapprochée arrivaient à mon oreille, confondus dans une harmonie tout
à la fois imposante et mélancolique. La brise, fraîche et parfumée
comme l'haleine d'un enfant à la mamelle, m'apportait les suaves
émanations des violettes et des tubéreuses sauvages qui croissent en
automne sur les hauts sommets des Alpes, charmant et dernier effort de
leur âpre nature, bientôt paralysée par l'hiver. A ma droite, le
croissant de la lune, mince comme un arc d'argent, disparaissait
derrière un pic couvert de neige, qu'il éclairait d'une teinte rosée
dont l'effet était ravissant et tout à fait nouveau pour moi. A ma
gauche, le feuillage d'un groupe d'arbres bruissait avec une volupté
mystérieuse, semblable à la conversation nocturne de deux amants. Rien
ne saurait donner l'idée du charme et de la paix de ces rapides
instants que je savourais avec une ivresse recueillie. Bientôt
l'aurore se leva à la fois riante et splendide, comme une jeune fille
que Dieu aurait douée tout ensemble d'une grâce enchanteresse et d'une
majestueuse beauté. Quelques étoiles brillaient encore dans l'azur
sombre du ciel, que déjà une gerbe de rayons d'un éclat sans pareil
s'élançait à l'horizon, semblable au bouquet d'un feu d'artifice.
D'abord les dentelures des montagnes se détachèrent inégales et noires
sur ce fond lumineux; puis elles prirent bientôt elles-mêmes ses
riches couleurs de pourpre et d'or, et dans quelques minutes le
spectacle que j'avais sous les yeux fut le plus admirable qui eût
jamais frappé mes regards. A mesure que le soleil montait et avant
même que son disque eût paru, l'ombre semblait fuir devant l'éclat de
ce triomphateur, et, de seconde en seconde, de nouvelles merveilles
s'offraient à mon admiration toujours croissante. Ici, un petit lac
sortait peu à peu de la brume qui le voilait, comme un oeil bleu
dont la paupière se soulèverait lentement, là, de sombres sapins,
lugubres fantômes pendant la nuit, dégageaient leurs têtes de
l'obscurité, et progressivement resplendissaient depuis le plus jeune
rameau de leurs plus hautes branches jusqu'à la base noueuse de leurs
troncs séculaires. Derrière moi, de grandes masses de forêts
couronnaient de gigantesques montagnes; à mes pieds, un gazon fin et
brillant servait de tapis à une large et profonde vallée, au milieu de
laquelle serpentait une petite rivière indiquée par une longue et
sinueuse traînée de vapeurs que le soleil n'avait pas encore eu le
temps d'atteindre. Dans ce tableau, le côté sévère était sublime, et
ce qu'il avait de riant était délicieux: c'était la nature dans sa
grâce et dans sa majesté.

Je pus alors prendre cette idée exacte de la position qu'occupait la
cabane de Titano, et juger combien elle était favorable à la double
profession exercée par le vieux braconnier. De quelque côté que la vue
se portât, elle pouvait sans obstacle s'étendre au loin. Dans la
direction de Pignerol, elle rencontrait les montagnes disposées en
amphithéâtre; à l'opposé, la vallée large et profonde dont j'ai parlé.
Ainsi, sans quitter le seuil de sa cabane, Titano pouvait inspecter
les environs, de manière à toujours éviter une surprise pour lui ou
ses amis, et à prévenir ceux-ci au moyen de signaux parfaitement
innocents en apparence, et dès lors incompréhensibles pour l'oeil
soupçonneux de la douane. A coup sûr, si j'eusse habité ce lieu, je me
serais distrait par la contrebande les jours où il ne m'eût pas été
possible d'aller à la chasse.

Comme je faisais justement cette réflexion, j'aperçus une grande ombre
qui s'allongeait devant moi sur ma droite, et je sentis en même temps
une haleine sur ma main gauche pendante à mon côté.

L'ombre, c'était Titano qui me saluait; l'haleine chaude, c'était
Torquato qui me léchait les doigts.

Je tendis une main amicale au premier, et je caressai le museau
velouté du second.

--Eh bien! Excellence, me dit le vieux braconnier, j'espère que vous
achèterez de mes almanachs. Quel temps nous allons avoir
aujourd'hui!--Un peu chaud peut-être, répondis-je.--Dans la vallée,
oui, je ne dis pas, Excellence, reprit Titano; mais quand nous aurons
grimpé jusqu'à ces sapins que vous voyez là-bas, je vous réponds que
l'air qui nous soufflera au visage ne nous donnera pas la
migraine.--Et vous croyez que nous trouverons du gibier?--Si nous en
trouverons, Excellence! ah! vous pouvez bien le dire. Il n'y a que moi
qui chasse par ici, et quoique j'en tue un peu tous les jours, toute
l'année, il n'en manque jamais: d'ailleurs, chaque automne je ne
touche pas aux meilleurs cantons, que M. le marquis n'ait fait sa
tournée; ainsi nous aurons du neuf aujourd'hui.--Alors vous me
répondez que vous me ferez tuer quelques coqs de bruyère.--Je vous
dirai cela quand je vous aurai vu jeter votre premier coup de fusil;
jusque-là je ne m'engage qu'à vous en faire tirer une vingtaine: le
reste vous regarde.--Une vingtaine! m'écriai-je; on dit cependant que
c'est un gibier si rare.--Il est rare, en effet, pour les paresseux
qui ne se donnent pas la peine de le chercher, et pour les ignorants
qui ne savent pas où il se tient; mais le vieux Titano a de bonnes
jambes et le nez fin.--Et que trouverons-nous encore, en fait de
gibier, dans vos montagnes? demandai-je avec une curiosité qui sera
comprise de tous les vrais chasseurs.--Des gélinottes, des lièvres et
des perdrix grises, rouges et blanches; mais pour ces dernières, si
vous êtes curieux d'en voir, il ne faudra pas craindre vos peines;
elles ne descendent jamais plus bas que les dernières neiges.--Vous
trouverez, j'espère, en moi, un compagnon ayant bon pied, bon oeil,
digne de vous, enfin, mon cher Titano; et je vous prie de ne pas me
ménager la fatigue: je veux voir tout ce qu'il y a de curieux en ce
pays, comme chasse: ainsi, par exemple, je donnerais deux louis pour
tuer un chamois; mais c'est impossible, n'est-ce pas?--Bah! qui sait,
Excellence? un chasseur, de même qu'un soldat, ne doit jamais dire:
c'est impossible... le diable est bien malin et le père Titano n'est
pas gauche.--Eh bien! voilà qui est convenu: vous me ferez tuer un
chamois et je vous donnerai deux louis.--Je ferai de mon mieux pour
l'un, Excellence; mais je refuse l'autre. Titano n'a jamais vendu le
plaisir qu'il a procuré, et il ne commencera pas par un ami du marquis
de Nora.--Nous mettrons-nous en chasse bien loin d'ici? repris-je en
serrant la main au braconnier pour lui exprimer ma reconnaissance de
sa délicatesse.--Vous voyez bien ces trois grands sapins là-bas?--Au
penchant de cette montagne grise?--Précisément. Eh bien! quand nous
serons arrivés là, nous pourrons armer nos fusils, car nous ne
tarderons pas à être dans le cas de nous en servir.--Mais je ne vois
pas de couvert dans le lieu que vous m'indiquez. Où diable le gibier
peut-il se cacher?--Vous n'apercevez pas de couvert, Excellence, et
cependant il y en a un dont vous aurez assez de peine à arracher vos
jambes quand vous y serez. Ce qui vous paraît gris d'ici est vert
foncé. Toute cette montagne est couverte de _nerprun_, petit
arbrisseau épineux qui porte des fruits dont les coqs de bruyère sont
très-friands; mais il est possible que vos chiens ne se soucient pas
d'entrer là dedans. Au surplus Torquato fera le service pour tout le
monde. N'est-ce pas, mon vieux, continua le braconnier en posant sa
large main osseuse sur la tête de son magnifique épagneul; n'est-ce
pas que tu travailleras bien aujourd'hui?

Torquato arrêta sur son maître un regard rempli d'intelligence et
d'affection, qu'on pouvait prendre pour une promesse.

En ce moment, le marquis de Nora vint nous joindre, et, comme tous
les gens en retard, il demanda pourquoi on ne partait pas, et comment
le déjeuner n'était point encore prêt.

--Excellence, il le sera dans cinq minutes, répondit Titano; mais tout
à l'heure, vous voyant si bien dormir, je n'ai pas voulu faire de
bruit, de peur de vous déranger. Promenez-vous là un moment, pour vous
aiguiser l'appétit, et bientôt je vous enverrai mon domestique pour
vous prévenir que le déjeuner est servi.

Et ayant dit ces mots, Titano s'éloigna, suivi de son fidèle compagnon
l'épagneul.

--Eh bien! que penses-tu de mon vieil original? fit Stephano en
suivant d'un regard affectueux le braconnier qui rentrait chez
lui.--Que je ne regretterais pas d'être venu ici, alors même que nous
ne devrions rien tuer aujourd'hui: cet homme est un des meilleurs
types que j'aie jamais rencontrés.--Bah! tu ne le connais pas
encore!--Il me reste à juger de sa vigueur et de son adresse; mais
comme je m'en fais une très-haute idée, il me semble que c'est
absolument comme si je les connaissais.--Elles surpassent tout ce que
tu peux te figurer dans ce genre.--Je m'attends à l'impossible.--Alors
tu approcheras peut-être de la vérité... mais ce n'est pas encore ce
qu'il y a de plus extraordinaire en lui...--J'ai eu hier un
échantillon de ses talents comme contrebandier, interrompis-je.--Ce
n'est pas cela non plus.--Ma foi, je ne devine pas.--Eh bien! Titano,
qui est ce qu'on peut appeler pauvre, est d'une charité et d'un
désintéressement prodigieux. Croirais-tu bien que, depuis dix ans que
je viens chez lui, je n'ai jamais pu lui faire accepter la plus petite
somme d'argent pour l'indemniser de la dépense que je lui occasionne,
et il m'a fallu employer toutes sortes de ruses pour le déterminer à
recevoir un fusil que j'ai fait faire exprès pour lui à Londres, chez
le fameux Manton.--Ce que tu m'apprends là ne me surprend pas le moins
du monde, répondis-je.

Et je racontai à Stephano le refus que m'avait fait le vieux
braconnier d'une récompense de deux louis, s'il me mettait à même de
tuer un chamois.

--Toujours le même! dit le marquis. Quel dommage qu'il ait cette
funeste passion de la contrebande! mais il m'a promis que passé
aujourd'hui...--Et tu comptes sur sa parole?--S'il y manquait, ce
serait la première fois.

Comme le marquis prononçait ces mots, nous vîmes Torquato sortir en
gambadant de la cabane et venir à nous au petit galop: il portait dans
sa gueule quelque chose que je ne reconnus pas d'abord.

--Allons déjeuner, me dit Stephano: nous sommes servis.--Comment le
sais-tu?--Regarde ce chien.--Je l'ai vu.--Il accourt nous avertir:
c'est le maître d'hôtel de Titano: seulement comme il ne pouvait venir
la serviette sous le bras, il la porte entre ses dents.--C'est, ma
foi, vrai! m'écriai-je.

Et prenant le bras de Stephano, nous nous dirigeâmes vers la cabane,
précédés par le chien, qui s'arrêta à la porte pour nous laisser
passer, en serviteur bien appris qu'il était.

--Mais c'est qu'il ne manque à rien! repris-je de plus en plus
émerveillé.--Tu en verras bien d'autres.

Nous nous mîmes à table et nous commençâmes à fonctionner avec un
appétit que je souhaite à tous les abonnés du _Journal des Chasseurs_.

Le déjeuner était bon et copieux, le vin parfait; le pain seul était
noir et dur: la contrebande ne le fournissait pas.

--Ah mon Dieu! Excellence, j'ai oublié votre caviar! s'écria Titano.
Je suis sûr cependant qu'il est arrivé; mais ce sera l'affaire de
quelques minutes.

Et le vieux braconnier se leva.

Le chien, qui était assis, les yeux fixés sur son maître, se leva
aussi.

Je compris que quelque chose d'extraordinaire allait se passer, et je
posai ma fourchette pour suivre avec plus d'attention tous les
mouvements de l'épagneul et de son maître.

Ce dernier ouvrit une espèce d'ancien bahut, et il en tira un petit
baril allongé, dans le genre de ceux dont les Marseillais se servent
pour renfermer leurs anchois marinés. Ce baril était vide et défoncé
par un bout.

Titano le présenta au chien qui y introduisit son museau en aspirant
bruyamment à deux ou trois reprises.

Le baril fut remis dans le bahut, et le vieux braconnier revint
prendre sa place à table, après avoir montré la porte à Torquato qui
sortit en courant.

J'échangeai un rapide regard avec le marquis, mais nous ne fîmes
aucune réflexion.

Titano avait l'air parfaitement tranquille sur les suites de
l'événement.

L'absence de l'épagneul dura un peu plus d'un demi-quart d'heure.

J'étais convaincu que nous le verrions revenir apportant un baril de
caviar dans sa gueule.

Il arriva, mais il n'apportait rien.

Titano lui adressa quelques mots en patois piémontais.

Le chien se laissa tomber sur le carreau comme la veille, et il fit
semblant de dormir.

Le vieux braconnier se leva, et d'un geste il sembla nous inviter à en
faire autant.

En un clin d'oeil nous fûmes debout.

Titano se dirigea vers un des coins de la cabane où nous le suivîmes.

Arrivé contre le mur, il poussa de droite à gauche un petit morceau de
bois qui avait la forme et la dimension d'un verrou ordinaire.

J'aperçus alors une ouverture de la grandeur à peu près d'une carte de
visite.

Titano y appliqua son oeil comme il eût fait au verre d'une
lorgnette.

Il se retira au bout d'une demi-minute environ, en me disant:

--Mettez-vous là, Excellence, et regardez tout droit devant vous.--J'y
suis.--Que voyez-vous, Excellence?--Des montagnes, des montagnes, et
toujours des montagnes.--Ne jetez pas les yeux si loin.--Ah!
j'aperçois une femme qui file appuyée contre une grosse roche grise,
et deux chèvres qui broutent à quelque distance.--Vous y êtes.--Cela
n'est pas bien curieux: la femme est vieille et les chèvres sont
maigres et pelées.--Eh bien! Excellence, cette roche grise masque une
petite cachette dans laquelle se trouve le caviar que j'avais envoyé
chercher par mon chien.--Et pourquoi ne l'a-t-il pas apporté?--Parce
que cette vieille sorcière est apostée là par les douaniers pour nous
surveiller, moi et mon pauvre chien; et Torquato s'en étant douté,
il est revenu la gueule vide.--Ceci me semble impossible!
m'écriai-je.--En voulez-vous la preuve à l'instant même? cela ne sera
pas bien long.--Si je la veux! mais sans aucun doute... Que dois-je
faire pour l'acquérir?--Rester provisoirement là où vous êtes, et
suivre avec attention tous les mouvements de la vieille femme jusqu'à
ce que je vous fasse signe d'aller sur la porte.

Je remis mon oeil à la petite lucarne, et Titano recommença à
adresser quelques mots en patois à son chien qui repartit à toutes
jambes, mais cette fois en aboyant.

Au second coup de voix, je vis la vieille femme tourner vivement la
tête du côté de notre cabane, qu'elle ne paraissait pas observer
auparavant, puis elle quitta sa place en chassant ses chèvres devant
elle, et elle prit un sentier qui se rapprochait de nous.

Titano et le marquis étaient sur la porte: le premier m'appela à voix
basse.

Quand j'arrivai près d'eux, la vieille femme et ses chèvres passaient
à dix pas de la cabane, un peu sur la gauche. Le sentier qu'elles
suivaient menait au fond de la vallée dont j'ai parlé.

Torquato, toujours aboyant, était déjà au fond de la vallée; il
courait à droite et à gauche comme un jeune chien poursuivant des
alouettes qui se lèvent devant lui les unes après les autres.

Comme le sentier descendait presque à pic à peu de distance de la
cabane à l'entrée de laquelle nous étions placés, nous perdîmes
bientôt de vue la vieille femme et les deux chèvres.

Quelques minutes s'écoulèrent: Torquato disparut aussi.

J'ai dit que la vallée était traversée dans toute sa longueur par une
petite rivière. Cette petite rivière coulait assez encaissée entre des
plantations d'aulnes et de saules.

C'était derrière ces plantations que Torquato s'était éclipsé comme un
acteur qui passe derrière la coulisse.

--L'affaire est aux trois quarts faite, Excellence, me dit Titano.
Maintenant, si vous voulez en voir la conclusion, allez vous replacer
à mon petit _judas_ et regardez bien sur votre droite. Vous ne
tarderez pas à voir quelqu'un de votre connaissance.

Je n'eus garde de dédaigner cet avertissement, et pendant que le
marquis et Titano se remettaient à table, moi je collais de nouveau
mon oeil sur la lucarne, dirigeant mon regard vers la droite de la
roche grise.

Il n'y avait pas deux minutes que j'étais là, quand je vis Torquato
accourir à toutes jambes.

--Le voilà! le voilà! dis-je à voix basse à Titano. Au train dont il
va, un lévrier aurait de la peine à le suivre.--Ne le perdez pas de
vue, Excellence, et dites-nous bien ce qu'il fait.--Je ne le vois
plus... il a disparu de nouveau derrière ce rocher... Ah! le voici
encore! il revient de notre côté! Sur mon honneur, il apporte un petit
baril tout semblable à celui que vous lui avez montré!--C'est le
caviar de Son Excellence le marquis! s'écria Titano enchanté de la
nouvelle que je lui donnais.

J'en étais sûr, du reste. Ah! mes drôles, vous êtes bien malins, mais
Torquato, qui n'est pourtant qu'une bête, en sait encore plus long que
vous!

En ce moment, le bel épagneul entrait et déposait aux pieds de son
maître le petit baril qu'il portait dans sa gueule. Il était
magnifique dans son triomphe.

--C'est merveilleux! incompréhensible! m'écriai-je. Mais comment
diable cela s'est-il fait?--Comme vous avez vu, Excellence, répondit
le vieux braconnier. Torquato, la première fois qu'il est sorti, a
aperçu la vieille sorcière; il l'a flairée, puis il est revenu
m'apprendre qu'on l'espionnait; alors je l'ai envoyé courir au fond de
la vallée, bien sûr qu'on l'y suivrait, ce qui n'a pas manqué
d'arriver. Quand il a jugé que la vieille était assez bas dans le
sentier pour qu'elle ne pût plus remonter avant lui, il s'est coulé le
long des saules qui bordent la rivière jusqu'à un autre sentier creux
qui se trouve à trois ou quatre cents pas d'ici, et il a regagné les
rochers par cette route. La vieille, j'en mettrais ma main au feu, le
cherche encore là-bas. Tenez, Excellence, ajouta-t-il, la voyez-vous
dans les buissons avec ses deux chèvres? Le bon de l'histoire, c'est
qu'elle va dire que mon dépôt de comestibles est sous la berge de la
rivière. Ça va les occuper pendant huit jours.

Et Titano se mit à rire aux éclats, tout en débouchant le baril de
caviar; et après m'avoir montré, par la porte toujours ouverte de sa
cabane, la vieille femme qui explorait sans trop de précautions les
buissons qui croissaient au bord de l'eau, dans le fond de la vallée,
il reprit:

--Je serais sûr maintenant d'attraper Carlo Volenti comme j'attrapais
le vieux Broschi. Mais...--Mais... tu sais ce que tu m'as promis,
interrompit le marquis de Nora avec une sévérité affectueuse.--Oui,
Excellence, je le sais, et vous pouvez compter sur ma parole comme si
le notaire y avait passé, répondit Titano en posant la main sur son
coeur. Comme je vous le disais hier, je me suis engagé à donner un
coup de main ce soir, mais ce sera pour la dernière fois. Cette nuit
je débarrasserai complétement mon magasin du dehors, et demain je leur
ferai savoir à Pignerol qu'ils ne doivent plus compter sur moi. Vous
avez raison, Excellence, ce n'est pas là un métier pour un vieux
soldat.--S'il m'était permis de vous donner aussi un avis, mon bon
Titano, repris-je à mon tour, je vous engagerais à vous défier du
hibou, ce soir. J'ai cru remarquer pendant qu'il chantait hier, que le
brigadier Volenti l'écoutait avec plus d'attention qu'il n'aurait dû
en accorder à une circonstance aussi peu importante: il est sur ses
gardes.--J'ai aussi vu cela, Excellence; mais soyez tranquille, nous
ne faisons jamais chanter le même oiseau deux jours de suite, et
Torquato connaît tous les ramages. Comme il va s'ennuyer pendant les
longues soirées d'hiver, mon pauvre chien! ajouta Titano en baissant
la voix comme s'il se parlait à lui-même... C'est égal, j'ai promis et
je serai fidèle à mon serment.

Et en prononçant ces derniers mots, le vieux braconnier poussa un gros
soupir et caressa mélancoliquement la tête de son magnifique épagneul.

Quelques minutes après nous quittions la table, et un quart d'heure ne
s'était pas écoulé, que nous sortions de la cabane, armés, équipés et
précédés de nos chiens, que Torquato avait accueillis avec cette
bienveillance digne qui est le caractère distinctif des êtres vraiment
supérieurs.

Nous avions à peu près un quart de lieue à faire avant de nous mettre
en chasse, et cette faible distance fut encore raccourcie par
l'intérêt que je prenais à la conversation de Titano: le digne
braconnier, comme tous ses pareils, était bavard, mais je ne le
trouvais pas ennuyeux.

Durant le trajet, et tout en écoutant les histoires de notre hôte, je
l'examinais de tous mes yeux, et je n'eus pas de peine à reconnaître
que je n'avais jamais vu un être plus extraordinaire. Sa haute taille,
sa maigreur, sa décrépitude et son agilité me parurent encore plus
prodigieuses que la veille; quoiqu'il marchât en apparence lentement,
nous avions de la peine à le suivre, tant il embrassait d'espace à
chacune de ses enjambées phénoménales. Son costume n'était pas moins
bizarre que sa personne. Il consistait en un vêtement complet d'une
seule pièce: guêtres, pantalon, veste, tout se tenait comme ces
vêtements que portaient les petits garçons, il y a une quinzaine
d'années. Cette espèce d'enveloppe était en basane épaisse couleur de
terre, ce qui avait le double avantage de garantir Titano des épines
les plus acérées, et de lui permettre, en se couchant sur un sol nu,
de dissimuler sa présence comme un lièvre au gîte dans un lieu
fraîchement labouré. Une carnassière, assez grande pour pouvoir servir
à l'enlèvement d'une jeune fille de quinze ans, pendait au côté gauche
de Titano, qui portait sur son épaule droite le fameux fusil de
Manton, dont le marquis de Nora lui avait fait présent.

Cette arme était vraiment magnifique, mais nul autre que Titano
n'aurait pu s'en servir. Le canon, long de quarante-deux pouces, était
de calibre six, et lourd à proportion. J'essayai, chemin faisant, de
mettre cette couleuvrine en joue: je ne pus jamais la maintenir assez
solidement à mon épaule pour fixer le point de mire sur un objet de
dimension ordinaire.

Enfin nous arrivâmes auprès des trois sapins que Titano m'avait
montrés le matin, en me disant que c'était là le canton où nous
pourrions commencer à nous mettre en chasse: nos chiens, guidés par
Torquato, quêtaient déjà depuis quelques minutes.

Le mien était un admirable braque, nommé Soliman, qui a eu une
réputation de beauté et d'excellence, longtemps célèbre dans toute la
Bourgogne. Sans vouloir déprécier les chiens anglais, pour lesquels
j'ai eu depuis des faiblesses dont mon patriotisme s'est souvent
indigné, je déclare n'en avoir jamais vu un seul qu'on pût comparer à
Soliman. Torquato avait donc trouvé là un émule digne de lui, et ces
deux grands génies s'étaient compris en se flairant... Qu'on me cite
deux généraux illustres, deux orateurs éloquents, deux poëtes
célèbres, capables de s'apprécier aussi vite à l'aide d'un moyen aussi
simple. Oh! les chiens valent bien mieux que nous!

Ceci me rappelle un mot charmant de M. Brifaut, l'un des quarante de
l'Académie française, comme on dit encore à Bourges et à Carpentras.

Madame la vicomtesse de F***, qui est aujourd'hui une des femmes les
plus spirituelles de Paris, était, dans sa toute petite jeunesse, _un
enfant terrible_, d'une fécondité de méchancetés naïves à défrayer
Gavarni pendant six mois. Elle se trouvait au château du Marais, chez
sa tante madame de la Briche, en même temps que l'académicien que je
vous ai nommé tout à l'heure.

--M. Brifaut, lui dit-elle, vous avez le nom d'un chien.--Ce que vous
dites est parfaitement juste, mademoiselle.--Mais pourquoi avez-vous
le nom d'un chien, M. Brifaut? ça n'est pas joli.--Je vais vous le
dire, mademoiselle. Autrefois mes ancêtres étaient des chiens, mais
ils sont devenus méchants, et, pour les punir, Dieu les a changés en
hommes.

Quelle philosophie douce et profonde! et surtout quel magnifique éloge
de la race canine!

J'ai dit que nous étions arrivés auprès des trois sapins que Titano
m'avait montrés le matin, de sa porte.

Ils étaient plantés au tiers environ de la hauteur d'une montagne
assez élevée que nous venions de gravir. Immédiatement derrière eux
commençait une espèce de taillis qui n'avait guère que dix-huit pouces
à deux pieds de haut, mais qui était si fourré et si épineux qu'une
belette un peu délicate aurait hésité à s'y glisser: une seule espèce
de plante composait cet inextricable fouillis; c'était un petit
arbuste au feuillage sombre et aux baies noires, que Titano m'avait
désigné sous le nom de _nerprun_, en ajoutant que les coqs de bruyère
étaient très-friands de ses fruits.

Nous armâmes nos fusils et nous fîmes signe à nos chiens d'entrer dans
le taillis que Torquato fouillait déjà.

Soliman essaya d'écarter les branches avec son museau. Après plusieurs
tentatives, ne pouvant en venir à bout, il prit une résolution
héroïque, ce fut de s'élancer en avant par un bond formidable.

Je le vis effectivement disparaître dans les broussailles, mais en
même temps, je l'entendis crier comme s'il s'était douloureusement
blessé. Toutefois il ne revint pas: alors je me décidai à le suivre en
employant le même procédé qui lui avait à peu près réussi.

Je compris la cause de ses gémissements en m'enfonçant à mon tour
dans les buissons. Des milliers d'épines, aiguës comme des épingles,
m'étaient entrées dans les mollets et dans les genoux. Comme Soliman,
je fis belle contenance, et je me mis à marcher droit devant moi. Le
marquis côtoyait le taillis sur ma gauche, et Titano, protégé par son
vêtement de basane, le battait sur ma droite. A quelques pas en avant
de lui, j'apercevais au-dessus des branches la belle et intelligente
tête, et la queue en panache de Torquato. Le noble animal quêtait
fièrement comme s'il eût été à son aise dans un carré de luzerne.

--Eh bien! Excellence, me demanda Titano en faisant allusion à notre
conversation du matin, pensez-vous qu'il y ait assez de couvert ici
pour cacher le gibier?--Je pense que si celui qui y est a autant de
peine à en sortir que j'en ai eu à y entrer, nous ne brûlerons pas
beaucoup de poudre tant que nous serons dans ce fagot d'épines.--En
attendant, prenez garde à vous: Torquato vient de tomber en arrêt...
Oh! vous n'avez pas besoin de vous presser, il ne bougera pas.

On comprend qu'au premier avertissement du vieux braconnier je m'étais
porté en avant avec résolution, malgré les épines qui me lardaient
impitoyablement les jambes.

J'arrivai ainsi à dix pas environ de l'épagneul, et je vis avec une
indicible satisfaction que Soliman était à son côté, et en arrêt comme
lui: tous deux se trouvaient en ce moment dans une petite éclaircie,
ce qui me permit d'admirer la beauté de leurs poses, également
magnifiques quoique dissemblables.

Torquato, que le gibier avait surpris, était légèrement replié sur ses
jarrets. Il avait la tête haute, le cou tendu, la prunelle ardente et
fixe comme un charbon; sa queue, relevée en arc sur son rein, me parut
ferme comme si elle eût été coulée en bronze.

Soliman, qui n'était tombé en arrêt que par imitation, avait pris ses
aises. Couché sur le ventre, le museau allongé sur ses pattes de
devant, on l'aurait cru endormi, sans les éclairs qui jaillissaient de
ses yeux fauves, et sans le frémissement de son nez rosé qui cherchait
à se rendre compte du fumet d'un gibier tout nouveau pour lui.

Titano m'avait rejoint: le marquis, toujours sur la lisière du taillis
et à vingt-cinq pas environ en avant de nous, était aussi dans une
excellente position pour tirer.

Titano fit un signe.

L'épagneul allongea encore le cou, puis il promena sa tête de droite à
gauche en l'inclinant à diverses reprises comme une personne qui salue
légèrement.

--Ce sont des coqs de bruyère, me dit Titano à demi-voix, il y en a
sept: Torquato vient de les compter.

Je n'eus pas le temps de demander l'explication de ces paroles, car
elles étaient à peine prononcées, que les coqs de bruyère se levaient
lourdement entre nos deux chiens: ils étaient au nombre de sept, ainsi
que l'avait dit le vieux braconnier. Je jetai mes deux coups de fusil,
un peu au hasard, je dois le dire, et j'eus le bonheur de voir tomber
le chef de la bande et un jeune coq.

--Bravo! Excellence! me cria Titano.

Et en même temps la double détonation de sa couleuvrine se fit
entendre, mais avec un intervalle de quelques secondes entre chacune
d'elles. A la première je m'étais retourné et j'avais vu tomber la
poule-mère: la seconde venait d'abattre deux jeunes coqs qui se
croisaient à une distance déjà considérable.

Des deux qui restaient, l'un passa à portée du marquis: il eut le même
sort que cinq de ses compagnons.

C'était débuter d'une manière brillante, on en conviendra. J'étais
ravi! transporté! je le fus bien plus encore quand je vis Soliman
déposer à mes pieds le premier des deux oiseaux que j'avais tués:
c'était le vieux coq.

Il appartenait à la plus grande espèce de ces gallinacés sauvages, et
sa beauté surpassait tout ce que je m'étais imaginé de l'élégance et
de la grosseur de ce gibier, dont on me parlait sans cesse depuis mon
arrivée en Piémont. Son plumage, d'un noir bleu irisé de violet et de
vert, avait des reflets et des chatoiements d'une richesse sans
pareille. Une membrane, d'un magnifique écarlate, entourait ses yeux,
son bec et remontait en crête sur son large crâne; deux bandes, d'une
blancheur éblouissante, coupaient transversalement ses ailes; et sa
queue, séparée en deux, de manière à former la fourche, lui donnait
des proportions vraiment gigantesques. Quand je le soulevai, je fus
aussi confondu de sa pesanteur; enfin, je ne pouvais me lasser de
l'admirer et de remercier Titano à qui je devais ce superbe coup de
fusil.

Tandis que nous rechargions nos armes, je demandai au vieux braconnier
si c'était au hasard qu'il m'avait annoncé sept coqs de bruyère
pendant que nos chiens étaient en arrêt.

--Non, Excellence. C'est l'habitude de Torquato, quand le gibier à
plume tient bien, de faire un mouvement de tête pour chaque oiseau qui
est sous son nez, et il ne se trompe pas une fois sur dix.--De plus
fort en plus fort, répondis-je: mais où est-il donc votre merveilleux
chien?--Il cherche la poule qui n'est, je crois, que démontée.
Marchons toujours, il nous retrouvera bien.

Nous fîmes une centaine de pas, précédés par Soliman qui croisait
devant nous sans se soucier des épines. Le courageux animal était
cependant tout moucheté de petites taches roses qui attestaient ses
nombreuses blessures.

--Ah! voilà votre chien, dis-je à Titano.

Je venais d'apercevoir l'épagneul, immobile derrière une grosse touffe
de genévrier.

--Il doit être en arrêt puisqu'il n'est pas devant moi, me répondit le
vieux braconnier.--C'est impossible, repris-je. Il tient votre poule
dans sa gueule. Il a l'air d'écouter pour savoir si vous
l'appelez.--Torquato écouter! Torquato croire que je l'appelle!
Excellence, c'est impossible. Je vous dis qu'il est en arrêt.

Je fis le tour de la touffe de genévrier, et je vis l'épagneul en
plein corps: il était effectivement en arrêt et dans une pose
magnifique.

--Vous avez raison, criai-je à Titano.--A-t-il la queue droite ou
relevée?--Droite.--Alors ce sont des perdrix ou des gélinottes.
Préparez-vous toujours à tirer.

Une compagnie de gélinottes se leva en effet; mais je ne mis pas même
en joue: il me sembla qu'elles étaient hors de portée.

--Eh bien! à quoi pensez-vous, Excellence?--C'est trop loin.--Bah!
fit Titano en portant la crosse de son fusil à son épaule.

Les deux coups partirent, et deux gélinottes tombèrent, littéralement
fracassées comme des cailles qu'on tire en primeur. Je comptai la
distance. C'était fabuleux, il y avait cent vingt-sept pas.

Le départ bruyant du gibier, les deux coups de fusil, rien n'avait
troublé Torquato. Après la double détonation, il vint poser sa poule
devant son maître, puis il courut à la recherche des deux gélinottes
qu'il rapporta l'une après l'autre.

Nous passâmes quatre heures dans ce taillis, et quand nous en
sortîmes, nous avions trente-trois pièces de gibier, à savoir: quinze
coqs de bruyère, huit gélinottes et dix perdreaux rouges.

Titano m'avait galamment permis d'être le roi. J'avais pour ma part
quatorze pièces, et Soliman s'était montré le digne émule de Torquato.

Le marquis nous avait rejoints depuis longtemps, et nous nous assîmes
au bord d'une petite source ombragée par un groupe de bouleaux et de
saules.

--Il est maintenant onze heures à peu près, nous dit Titano.
Reposez-vous jusqu'à midi, Excellences. Pendant ce temps-là, j'irai
jusque chez moi déposer toute cette volaille qui nous gênerait un peu
dans l'expédition que nous avons encore à faire, et à mon retour nous
nous remettrons en campagne.--Pourquoi prendre toute cette peine?
dis-je à Titano; il vaudrait bien mieux, ce me semble, cacher dans
quelque buisson notre gibier que nous retrouverions ce soir.--J'ai
besoin de retourner à la maison, reprit le vieux braconnier, et
puisqu'il est sage que vous preniez quelques instants de repos, autant
vaut que j'en profite pour aller à mes affaires. Avant une heure, je
serai certainement revenu.

Et tout en parlant, Titano mettait l'une après l'autre nos
trente-trois pièces de gibier dans son immense carnassière, en
commençant par les plus lourdes.

Quand le sac qu'il avait posé à terre pour le remplir eut englouti le
dernier perdreau dans ses vastes profondeurs, j'essayai de le
soulever.

J'y parvins, mais ce fut tout ce que je pus faire en employant toute
ma force, et je le laissai aussitôt retomber.

--Et vous allez porter cela? demandai-je à Titano.

Il me regarda d'un air goguenard, et prenant la carnassière d'une
seule main, il la fit tournoyer comme si c'eût été le sac d'une petite
pensionnaire, et il la posa sur son épaule qui reçut ce poids énorme
sans fléchir.

--Laisse-nous du moins ton fusil, lui dit alors le marquis.--Et si je
trouve quelque bon coup à faire en chemin, Excellence?--Tu ne le feras
pas.--Mais que dira Torquato? je ne veux pas que mon chien puisse
croire que je baisse. Au revoir, Excellences.

Et il partit d'un pas aussi léger que s'il n'avait eu que vingt ans et
qu'il n'eût rien porté.

Nous le suivîmes des yeux jusqu'à ce que l'inclinaison du terrain nous
l'eût caché; puis nous le revîmes, quelques instants après, traverser
la vallée, gravir la pente opposée, et enfin entrer dans sa cabane,
dont il ferma la porte derrière lui. Il paraît qu'il ne trouva pas de
gibier chemin faisant, car nous ne l'entendîmes pas tirer.

--Quel homme extraordinaire! dis-je à Stephano.--C'est vrai qu'il n'a
pas son pareil: mais je mettrais ma main au feu que ce n'est pas pour
se débarrasser de notre gibier, qu'il pouvait très-bien cacher par
ici, comme tu le lui as conseillé, qu'il est retourné chez lui.--Et
que supposes-tu qui l'occupe?--Toujours sa maudite contrebande.
Quelque avis à recevoir ou quelque signal à donner. Tiens, regarde!
continua le marquis.--Quoi?--Comment, tu ne vois rien?--Non, sa porte
est toujours fermée.--Examine le toit.--Eh bien!--Cette fumée
épaisse...--Tu as pardieu raison! Le pauvre homme ne se corrigera
jamais, et je considère la promesse qu'il t'a faite comme un serment
d'ivrogne.--Je commence à le craindre aussi.

En ce moment, le bruit d'un pas retentit derrière nous; nous nous
retournâmes et nous aperçûmes le brigadier Volenti qui s'avançait la
carabine sur l'épaule.

--Eh bien! Excellence, avez-vous fait bonne chasse? demanda-t-il au
marquis en le saluant militairement.--Si bonne, répondit Stephano, que
nous avons été obligés d'envoyer Titano jusque chez lui pour nous
débarrasser de notre gibier.--Il paraît qu'il le fait déjà cuire, si
j'en juge par la fumée qui sort de sa cheminée, reprit le
brigadier.--Il en est bien capable, répliqua le marquis
froidement.--Vous vous intéressez à lui, n'est-ce pas,
Excellence?--Sans aucun doute.--Alors conseillez-lui donc de renoncer
à la contrebande! tout cela finira mal pour lui. J'ai les ordres les
plus sévères à son sujet, et si malin qu'il soit, je le prendrai un
jour en flagrant délit.--Vous l'avez averti hier: le reste vous
regarde tous les deux. Toutefois j'ai lieu de croire qu'il ne
s'exposera plus.--Et il fera bien. Excellence, avez-vous quelques
ordres à faire transmettre à vos gens que vous avez laissés à la
Croce-Bianca à Pignerol? J'y retourne de ce pas.--Je vous remercie,
brigadier.

Volenti renouvela son salut militaire, puis il s'éloigna. En ce moment
Titano sortait de sa cabane, et il s'avançait vers nous à grands pas.

Vingt-cinq minutes après, il nous rejoignait. Son absence n'avait pas
duré en tout trois quarts d'heure.

Stephano lui conta ce qui s'était passé, en insistant sur la remarque
de Volenti au sujet de la fumée.

--Le drôle en sait long, répondit Titano en secouant la tête comme un
homme contrarié; mais puisqu'il retourne à Pignerol ce soir, je n'ai
rien à craindre pour cette nuit; et demain, vous savez,
Excellence...--Prends-y garde, interrompit le marquis; il est capable
d'avoir dit qu'il s'en allait, pour que je te le répète, et t'inspirer
par ce moyen une fausse sécurité. A ta place, je me tiendrais
tranquille ce soir.--Excellence, c'est impossible. J'ai donné ma
parole, et si j'y manquais vous seriez en droit de douter à votre tour
de la promesse que j'ai faite. Ce serait bien le diable si j'étais
pris dans ma dernière expédition.--Enfin les avertissements ne
t'auront pas manqué. Maintenant en route, mes amis: il ne nous reste
plus que six heures de jour, il faut en profiter. Où vas-tu nous
conduire?--J'ai promis à Son Excellence le marquis français de lui
montrer des perdrix blanches et un chamois. Pour cela il faut gagner
les hauteurs de Bricherasco.--Alors nous n'avons pas une minute à
perdre.

Titano nous avait apporté une gourde remplie d'excellent ratafia de
Grenoble. Nous en avalâmes quelques gorgées, puis nous partîmes
remplis d'une ardeur nouvelle. Nos chiens galopaient devant nous avec
une légèreté qui nous fit supposer que nous pouvions compter sur eux.

Après une heure de marche environ, pendant laquelle nous ne cessâmes
pas un seul instant de monter, nous atteignîmes un point des hauteurs
qui se dressaient devant nous, où régnait un brouillard d'une opacité
telle, que nous fûmes obligés de nous tenir à trois pas les uns des
autres pour ne pas nous perdre de vue. Le changement de la température
avait été aussi brusque et aussi complet que celui de la lumière, et
je sentais se glacer sur mon visage la transpiration bienfaisante que
notre course ascensionnelle et non interrompue avait provoquée chez
moi. Si j'avais eu un tout autre guide que Titano, je n'aurais, à coup
sûr, pas manqué de lui demander ce que des chasseurs pouvaient faire
au milieu de cette brume épaisse; mais ma confiance dans le vieux
braconnier était si grande, qu'il ne me vint même pas à l'esprit la
plus petite inquiétude sur le résultat de notre entreprise. Une chose
cependant aurait dû au moins m'étonner: Torquato, à dater du moment où
nous étions entrés dans les ténèbres visibles qui nous environnaient
de toutes parts, avait cessé sa quête, et il était venu se mettre sur
les talons de son maître, comme un animal intelligent qui ne prend
jamais une fatigue inutile. Soliman avait suivi cet exemple au bout de
quelques minutes; quant au chien du marquis, croyant sans doute la
chasse finie, il avait déserté sans cérémonie.

Le sol sur lequel nous marchions était une espèce de terreau
noirâtre, parsemé çà et là de touffes de mousses et de lichens d'un
vert sombre et d'un aspect misérable. Bientôt quelques lignes blanches
vinrent couper de distance en distance cette triste surface: je
compris alors que nous ne tarderions pas à arriver à la région des
neiges, dont Titano m'avait parlé.

En effet, le brouillard s'éclaircit un peu, et j'aperçus d'abord le
disque rougeâtre du soleil, qui semblait nager dans des flots de
vapeurs à demi lumineuses. En même temps, mes pieds foulèrent une
neige de quelques centimètres d'épaisseur, et molle comme du coton
fraîchement cardé. Peu à peu ce tapis éblouissant acquit plus de
solidité, et enfin nous sortîmes de la brume aussi brusquement que
nous y étions entrés.

Un magnifique spectacle s'offrit alors à ma vue, et me fit pousser un
cri de surprise et d'admiration. Nous avions atteint le point
culminant des hauteurs que nous venions d'escalader, et nous nous
trouvions sur le bord des versants opposés. Tout était neige et glace
autour de nous, aussi loin que nos yeux éblouis pouvaient étendre
leurs regards. Un ciel d'un bleu sombre, dont la splendeur était sans
pareille, étincelait au-dessus de nos têtes. J'y aurais vainement
cherché un nuage de la grosseur d'un papillon. Aucune description ne
pourrait donner une idée exacte de l'éclatante beauté du soleil,
roulant dans ce vide d'une teinte si riche et si nouvelle pour moi.
Les rayons qu'il dardait obliquement, car il commençait à descendre
vers l'horizon, coloraient de teintes merveilleuses tous les objets
qu'ils frappaient. Sous leur magique clarté, la neige chatoyait comme
l'opale, les glaciers brillaient comme l'émeraude et le saphir. Les
pins, les houx et les genévriers, qui croissaient de distance en
distance, étaient couverts d'un givre qu'on eût pris pour une broderie
de perles et de diamants. Un silence imposant régnait sur ces
magnificences, et ajoutait sa majesté à leur éclat: je n'avais de ma
vie vu ni rêvé rien de semblable.

Titano, à qui ces richesses étaient familières, ne s'étonna pas de mon
admiration, mais il me sembla qu'il en était charmé. A la satisfaction
qu'exprimait sa physionomie, d'un grotesque si intelligent, on eût dit
un châtelain qui fait les honneurs de son parc à quelque visiteur
étranger, et je fus si bien dupe de cette apparence, que je me crus
obligé d'adresser un petit compliment à ce digne homme.

--Eh bien! Excellence, ce que vous me dites là me flatte, me
répondit-il en accompagnant ces paroles de la plus spirituelle de ses
grimaces, je suis un peu ici comme chez moi, car il n'y a guère que
moi qui y vienne, ajouta-t-il. Maintenant, faisons encore chacun une
petite caresse à cette bouteille de vieux ratafia, et remettons-nous
en campagne. Voilà Torquato qui porte le nez au vent: nous n'irons pas
loin sans voir voler quelque chose.

Nous nous mîmes en ligne, à trente-cinq ou quarante pas, à peu près,
les uns des autres, Titano occupant le milieu, et nous commençâmes à
battre le terrain devant nous, comme nous aurions fait d'un champ
d'avoine ou d'un carré de luzerne.

La neige que nous foulions était vierge de toute empreinte de pied
humain; mais elle portait des traces assez nombreuses d'oiseaux, parmi
lesquelles il ne me fut pas difficile de reconnaître quelques frayés
de perdrix.

Titano, qui les avait remarqués en même temps que moi, me fit un signe
d'intelligence; presque au même instant, Soliman tomba en arrêt, ce
qui ne laissa pas que de me flatter infiniment, d'autant plus que
Torquato vint se placer immédiatement à côté de lui.

Comme c'était devant moi que la chose se passait, mes compagnons se
rapprochèrent, et nous entourâmes les deux chiens qui portaient la
tête inclinée de côté, de manière à faire supposer que le gibier était
sous leur nez.

Titano fit comme les chiens, et ses yeux perçants prirent la direction
des leurs.

--Je les aperçois, Excellence! me dit-il vivement après un examen de
quelques secondes: elles sont exactement sous le nez de votre chien,
il ne tiendrait qu'à lui d'en _gueuler_ une. Allons! allons! je vois
qu'il est sage.--Moi, je ne vois rien, dis-je à Titano après avoir
regardé à mon tour.--Avancez encore un peu... encore... là, très-bien;
arrêtez-vous maintenant. En voilà une dont l'aile vient de frissonner;
elles ne tarderont pas à partir... deux, quatre, cinq, six, huit... il
y en a neuf ou dix, Excellence. Eh bien! les voyez-vous?--Non; et toi?
demandai-je à Stephano.--Moi, je distingue un petit boursouflement,
comme si le vent avait poussé un peu plus de neige en cet endroit: ce
doit être ça, me répondit le marquis de Nora.--Précisément,
Excellence. Préparez vous maintenant! s'écria Titano.

J'entendis comme un bruit d'ailes et une sorte de chant plaintif;
puis, je vis entre les deux chiens, qui avaient relevé la tête
brusquement, un petit rond noir que je reconnus évidemment pour
l'endroit où les perdrix s'étaient blotties, et où elles avaient fait
fondre la neige.

Je regardai en l'air; rien; je jetai rapidement la vue devant moi:
rien non plus; cela tenait du prodige.

--Eh bien! Excellence, vous ne tirez donc pas? me demanda Titano en
portant son arme à son épaule.--Tirer! quoi? je ne vois
rien.--Alors...

Deux effroyables détonations, répercutées aussitôt par des milliers
d'échos, retentirent à mes oreilles, se prolongèrent pendant un espace
de temps dont il me fut impossible d'apprécier la durée, et se
terminèrent par des grondements sourds et toujours plus lointains,
semblables à ceux de la foudre quand un orage s'éloigne.

Quand je fus un peu remis de ma surprise, je vis nos deux chiens qui
revenaient à nous: Torquato alla à son maître, Soliman s'approcha de
moi.

Chacun d'eux rapportait une perdrix.

Je pris celle que Soliman me présentait, et je l'examinai avec une
curiosité que tous les véritables chasseurs comprendront, j'en suis
sûr.

C'était bien la plus ravissante petite créature de la terre. Le grain
de plomb, qui l'avait atteinte sous l'aile, ne l'avait pas endommagée
le moins du monde, et on l'aurait crue plutôt endormie que morte. En
admirant la blancheur merveilleuse de son plumage, je commençai à
m'expliquer comment il avait pu se confondre avec la neige dont nous
étions entourés, et je ne fus plus étonné que de la finesse de vue du
braconnier. Cette perdrix était d'un tiers environ moins grosse que
notre perdrix grise ordinaire, mais elle en avait toutes les formes,
avec plus de finesse et d'élégance. Ses pieds étaient noirs, armés
d'ongles courts d'un gris rosé. Le bec, de même couleur, se
rapprochait, quant à la conformation, de celui de la tourterelle, et
l'iris de l'oeil était d'un brun cannelle un peu clair; un petit
cercle rose vif bordait les paupières.

Titano me dit que c'était la chanterelle; il me fit voir en même temps
l'autre bête, qu'il m'assura être un mâle: il était plus gros, et ses
pieds avaient des ergots.

--Mais comment diable avez-vous fait pour exécuter ce coup double?
demandai-je à Titano; moi je déclare, sur l'honneur; n'avoir rien vu
voler.--Quelque chose a volé, cependant, me répondit-il en
goguenardant, puisque quelque chose ne vole plus.

Il n'y avait rien de plus logique que ce raisonnement, mais il ne
répondait pas à ma question, que je m'empressai de renouveler.

--Voyez-vous, Excellence, l'air est d'une si grande pureté par ici,
qu'avec un peu d'attention on y peut découvrir la plus faible vapeur
qui le traverse. Tenez, par exemple, regardez ce corbeau qui passe
là-bas.--Eh bien?--Ne remarquez-vous rien de particulier en lui?--Rien
absolument.--Examinez mieux.--J'y mets une telle attention que mes
yeux en pleurent... Ah! attendez un moment! je ne sais si c'est un
effet de ma vue fatiguée, mais il me semble voir une petite traînée de
fumée grise derrière cette bête.--C'est cela même, Excellence; et
c'est de cette manière que mon oeil suit les perdrix blanches. Cette
petite traînée de fumée est produite par la chaleur qui s'exhale du
corps de tout animal, et comme l'air est très-pur à cette hauteur,
cela fait que.... ma foi, M. le curé de Pignerol me l'a bien expliqué,
mais je l'ai oublié.--Je comprends à peu près, dis-je à Titano;
seulement, jamais je ne distinguerai assez bien cette fumée pour tirer
juste; aussi, je suis tenté d'attribuer au hasard le coup double que
vous avez fait.--Eh bien! je recommencerai tout à l'heure, Excellence.
Combien faudra-t-il encore de hasards pour vous convaincre que je vous
dis la vérité?--Un seul.--Alors, en route! reprit Titano qui, pendant
ce petit colloque, avait rechargé son arme.

Nous nous remîmes en marche, et nos chiens se remirent en quête.

Après un quart d'heure environ de recherches, toujours cheminant droit
devant nous, Soliman, qui galopait sur ma gauche, se retourna
brusquement, puis resta immobile, le corps plié, comme s'il eût été
pétrifié dans la position qu'il avait prise. Il était en arrêt, et le
gibier l'avait surpris.

Je fis un signe au vieux braconnier, qui s'empressa de venir à moi.

--Allons, _signor marchese_, me dit-il, ouvrez bien les yeux et
rappelez-vous ce que je vous ai dit tout à l'heure: il ne faut qu'un
peu d'habitude: si vous manquez, je tirerai tout de suite après vous,
pour faire mon second hasard; vous savez bien?...

Une courte description des localités est indispensable pour bien faire
comprendre ce qui va suivre.

L'endroit où Soliman venait de tomber en arrêt était couvert de neige
comme celui où Titano avait fait son coup double peu d'instants
auparavant; mais à une quarantaine de pas environ au delà du chien,
et, par conséquent, dans la direction que le gibier qui devait se
lever prendrait sans doute, commençait une sorte de glacier de peu de
largeur, dont la surface bleuâtre tranchait d'une manière assez
marquante sur la nappe d'une éblouissante blancheur qui l'environnait
de toutes parts: j'avais remarqué ce petit accident pittoresque, sans
me douter le moins du monde de l'utilité que je pourrais en tirer.

Comme la première fois encore, je regardai sous le nez de mon chien,
mais je ne pus rien voir, bien que Titano et même le marquis
m'assurassent qu'ils distinguaient parfaitement cinq ou six perdrix
les unes à côté des autres.

Le bruit d'ailes et le chant plaintif m'avertirent qu'elles étaient
parties.

Je mis en joue devant moi, dans l'espoir de découvrir les petites
vapeurs grises et de faire feu avec une demi-certitude, mais je
n'aperçus absolument rien de semblable.

Tout à coup je poussai un cri de joie, immédiatement suivi de la
double détonation de mon fusil, et j'eus la satisfaction de pouvoir
dire à Soliman: _apporte!_

Voici ce qui s'était passé:

Tant que les pauvres petites perdrix avaient volé en rasant la neige,
elles s'étaient confondues en quelque sorte avec elle; mais une fois
arrivées au-dessus de l'azur du glacier, elles s'étaient détachées sur
ce fond plus sombre qu'elles, comme de petits nuages blancs dans le
ciel, et j'avais profité de cette circonstance pour viser rapidement
et faire feu: mes deux coups avaient aussi porté.

--Bravo, _signor marchese_! s'écria Titano. Seulement vous pouvez vous
flatter d'avoir de la chance; mais, il n'y a rien à dire, c'est tiré
en maître.

Je dis à Titano que j'étais très-fier de son approbation, et mis les
deux perdrix dans ma carnassière, soin que les chasseurs négligent
très-rarement de prendre.

--Maintenant, Excellence, je vous demanderai de vouloir bien charger
votre fusil à balle: ça se trouve joliment bien que vous venez de le
nettoyer de son plomb.--Ce n'est donc pas une plaisanterie?--Quoi,
Excellence?--Ce chamois...--Eh bien! Excellence, je vous demande une
demi-heure de grande fatigue encore; mais là ce qui s'appelle de la
fatigue; ce ne sera pas de la promenade, la canne à la main, comme
nous en avons fait depuis ce matin.

J'avoue, à ma très-grande confusion, que si Titano ne se fût pas
souvenu de sa promesse, je ne la lui aurais certainement pas rappelée.
Je n'en pouvais plus, et intérieurement j'envoyai de bon coeur le
chamois à tous les diables.

Mais ce coquin d'amour-propre, qui m'a fait faire tant de sottises
dans ma vie, m'empêcha de convenir que j'aimerais mieux regagner la
chaumière de Titano, pour y dormir sur mes lauriers déjà cueillis, que
de courir après un nouveau triomphe.

Je poussai l'hypocrisie jusqu'à donner le signal du départ; je fis
mieux encore: je me mis à marcher d'un train de poste, ce qui m'attira
deux ou trois bonnes goguenardises du vieux braconnier, qui, je dois
en convenir, ne fut pas dupe un seul instant de mon faux empressement.

Toutefois, le premier quart d'heure se passa assez bien; mais les
difficultés du terrain devenant de moment en moment plus grandes,
j'eus bientôt besoin de toute ma force morale pour ne pas prendre le
parti de me refuser à aller plus loin.

Titano avait cessé de me décocher ses respectueuses épigrammes, et,
pour me faire prendre patience, il me contait d'incroyables traits
d'esprit de son épagneul; enfin, me voyant de plus en plus abattu, il
me dit:

--Excellence, j'ai deux bonnes nouvelles à vous donner.--Ah!
répondis-je avec l'indifférence des grandes détresses.--Nous serons
arrivés dans quatre ou cinq minutes, à l'endroit où se tiennent les
chamois, reprit-il.

Un second _ah!_ encore plus détaché que le premier des choses de ce
monde fut mon unique réponse.

--Et ce qu'il y a de mieux, reprit-il, c'est que, sans que vous vous
en doutiez, nous sommes moins éloignés de chez moi que nous ne
l'étions il y a une heure et demie.

Pour le coup, cette nouvelle me parut intéressante, et l'heureuse
influence qu'elle exerça sur mon esprit me rendit un peu de vigueur.

--Voilà le dernier coup de collier à donner, fit soudain Titano; mais,
comme dit le proverbe français, il n'y a rien de plus difficile à
écorcher que la queue.

Ces paroles me firent relever la tête, et le spectacle qui s'offrit à
mes regards ne fut pas de nature à me réjouir le coeur.

L'espèce de chemin que nous suivions depuis quelques instants à
travers mille obstacles, était brusquement interrompu par un monticule
de glace presque à pic.

--Eh! quoi! nous faudra-t-il donc escalader cette muraille!
demandai-je à Titano avec l'accent d'un profond découragement.--Oui,
Excellence, me répondit le vieux braconnier, en tirant de son immense
carnassière une courte hache et trois paires de patins, sorte de
semelles de bois garnies de crampons d'acier.--Eh bien! franchement,
repris-je aussitôt, j'aime mieux ne jamais voir bondir un chamois de
ma vie.--Aimez-vous mieux aussi, Excellence, refaire tout le chemin
que nous avons déjà fait, pour retourner à ma cabane? Il n'y a que ces
deux partis-là à prendre.

Je gardai le silence, mais ma physionomie exprima une consternation si
grande, que le bon Titano, que la sensibilité n'étouffait pas
cependant, eut l'air presque attendri.

--Tenez, _signor marchese_, me dit-il, ceci n'est effrayant qu'à la
vue. Je vais vous tailler là dedans un petit escalier de cristal si
coquet, que rien qu'en le voyant vous vous sentirez la force de le
monter.--Et après? quand nous serons là-haut?--Quand nous serons
là-haut, il y a cent à parier contre un que nous verrons des
chamois.--Que le diable emporte les chamois! m'écriai-je impatienté et
un peu honteux.--Vous ne me laissez pas le temps d'achever,
Excellence; j'allais ajouter qu'il ne nous faudra guère que vingt
minutes de marche pour regagner notre gîte. Cela vous va-t-il?--Crois
ce qu'il te dit, reprit alors le marquis. J'ai fait une fois cette
même tournée avec lui; comme toi je n'en pouvais plus; eh bien! j'ai
eu la preuve évidente que le retour par là était quatre fois plus
court.--D'ailleurs, continua Titano, si Votre Excellence était tout à
fait dans l'impossibilité de marcher, le vieux chasseur a encore les
reins assez forts pour la porter une partie du chemin.

L'idée que je pourrais subir cette humiliation me rendit soudainement
toute mon énergie morale, et il me sembla en même temps que je me
sentais plus vigoureux.

Je remerciai Titano de son dévouement, et je lui dis que j'étais prêt
à tout, même à tuer un chamois si l'occasion s'en présentait.

--J'en étais sûr! s'écria-t-il. Maintenant, buvez encore un bon coup
de ce ratafia, et attachez solidement à vos pieds ces patins garnis de
crampons et de courroies. Pendant ce temps-là, je vous ferai votre
escalier.--_Corpo di Bacco!_ ajouta-t-il aussitôt en se reprenant,
votre chien va nous gêner! je n'avais pas pensé à cela, grand imbécile
que je suis!--Mon chien va nous gêner? demandai-je: eh bien! et le
vôtre?--Oh! le mien, il n'y a pas à s'en occuper: je vais lui faire
signe de s'en aller et il s'en ira. Voyez-vous, les chamois sont les
bêtes les plus défiantes de la terre; nous ne pourrons les approcher
qu'en nous traînant sur le ventre comme des limaçons, et vous
comprenez, Excellence, qu'un chien...--Il a raison, interrompit le
marquis. Mais comment faire? je ne vois aucun moyen.--Mon chien
restera derrière moi, et il est capable de ramper aussi si je lui en
donne l'exemple.--D'accord; mais il est blanc.--Tant mieux, on le
verra moins sur la neige.--Là-haut, il n'y en a plus, Excellence.--Ah!
diable!--Il me vient une idée! reprit vivement le vieux braconnier,
comme s'il était frappé d'une inspiration soudaine, ce qui était vrai
effectivement.--Quelle est ton idée, vieux sorcier? demanda le marquis
de Nora.--Je couplerai le braque de Son Excellence avec mon épagneul,
et ils s'en iront ensemble.--Mon chien ne comprendra pas ce que cela
veut dire; il se défendra, prendra de l'humeur, et nous n'en pourrons
plus rien faire ensuite.--Torquato lui expliquera l'affaire, _signor
marchese_; et quand ils auront causé un moment, ils s'entendront
peut-être à merveille.--Soliman ne sait pas le piémontais, dis-je en
riant, car je n'envisageais la chose que comme une plaisanterie.--Mais
Torquato sait le français, Excellence, répondit le vieux chasseur avec
le plus grand sérieux. Comment, sans cela, pourrait-il s'entendre avec
les contrebandiers?--Nous pouvons toujours essayer, ajouta le marquis.
Si cela ne va pas, nous rendrons la liberté à ton chien avant qu'il
ait eu le temps de prendre de l'humeur.--Soit, dis-je, et j'appelai
Soliman qui se désaltérait avec de la neige à quelques pas de moi.

Il vint, et Titano tira encore de sa gibecière, qui contenait autant
de choses que le chapeau miraculeux de M. Robert Houdin, une couple en
poils de sanglier, et en un clin d'oeil il eut attaché les deux
chiens l'un à l'autre.

Soliman me regarda d'un air profondément étonné; mais, à ma grande
surprise, il ne fit aucune résistance: il est vrai que nous n'en
étions encore qu'au prologue de la pièce.

Titano laissa s'écouler quelques secondes sans exécuter aucun geste,
sans prononcer aucune parole; puis il fit un signe de la main et il
dit deux ou trois mots en patois.

Torquato regarda Soliman, et, sur mon honneur, son regard signifiait,
à ne pas s'y tromper: _mon cher ami, quand vous voudrez; je suis
entièrement à vos ordres_.

Soliman me consulta à son tour d'un coup d'oeil.

--Allez! lui dis-je.

Ils partirent, ma foi! tous les deux, à ma profonde stupéfaction. Je
les suivis pendant quelques instants du regard, convaincu que
l'entente cordiale de ces deux bêtes ne serait pas de longue durée:
l'événement ne justifia pas cette crainte: tout en galopant, Soliman
tourna une ou deux fois la tête de mon côté, mais ce fut tout.

Titano se mit alors à son escalier, et nous nous occupâmes de chausser
nos patins.

En moins de vingt minutes tout était terminé, et ce temps de repos
m'avait à peu près remis.

Titano s'attacha une longue corde autour des reins, puis il me dit
d'en faire autant; l'extrémité de la corde fut nouée à la ceinture du
marquis.

Nous formions ainsi une espèce de chaîne, dont Titano était la tête,
moi le centre et Nora la queue.

Alors l'ascension commença.

Elle fut plus effrayante que laborieuse. Deux fois mes pieds mal
assurés se dérobèrent sous moi; mais Titano, ferme comme un roc, me
remit debout. Le marquis broncha aussi une fois et me fit chanceler,
Titano nous retint tous les deux.

Nous atteignîmes ainsi le sommet du glacier en quelques minutes, et
nous nous trouvâmes sur un petit plateau gazonné et couvert de
buissons épais.

--Maintenant du silence! nous dit Titano à voix basse, pendant que
nous nous débarrassions de notre corde et de nos chaussures de bois.
Je vais aller à la découverte.

Il se mit à plat ventre et nous le vîmes disparaître dans les
buissons, sans faire plus de bruit qu'un serpent qui se coule dans
l'herbe.

Au bout d'un quart d'heure il revint, et quatre de ses doigts qu'il
leva en l'air avec un regard triomphant, nous annoncèrent qu'il avait
vu quatre chamois à portée.

Nous nous couchâmes alors comme lui, rampant à l'aide de la main
gauche, et tenant notre fusil de la main droite. Il va sans dire que
Titano nous guidait; je le suivais immédiatement.

Il s'arrêta, se souleva sur ses deux genoux, écarta avec précaution
quelques broussailles, puis il me fit signe de regarder.

Nous étions sur le bord du plateau, et à deux cents pieds environ
au-dessous de nous s'ouvrait une petite vallée, au fond de laquelle
broutaient paisiblement quatre chamois.

Un cinquième, debout sur la pointe d'un rocher situé beaucoup plus
loin, semblait placé en sentinelle. Ce fut lui que j'aperçus d'abord,
car il se détachait sur l'azur du ciel, tandis que ses compagnons se
confondaient un peu avec la verdure sombre de la vallée, d'ailleurs un
peu envahie déjà par la brume du soir.

--Appuyez votre fusil sur mon épaule, murmura Titano à mon oreille, et
envoyez-moi une balle à ce vieux gredin qui marche en tête des trois
autres. Je lui garde rancune, car je l'ai manqué déjà deux fois. Je le
reconnais parce qu'une de mes balles lui a cassé la corne gauche.
Dépêchez-vous! reprit-il vivement, mais toujours aussi bas. La
sentinelle nous a éventés; avant trois secondes elle sifflera, et
alors, bonsoir, la chasse sera...

J'avais ajusté, je fis feu!

Au moment où mon coup de fusil retentissait, le chamois de garde fit
entendre un cri aigu et disparut comme par enchantement: nous nous
levâmes tous les trois comme un seul homme.

--Bravo! bravo! _signor marchese!_ s'écria Titano en jetant sa
coiffure en l'air. Eh bien! êtes-vous encore fatigué?

Trois des chamois avaient fui, je ne sais par où ni comment; mais le
quatrième, celui que j'avais ajusté, se débattait dans les convulsions
de l'agonie.

Nous nous élançâmes sur une pente d'une rapidité effrayante, mais dont
le sol un peu spongieux nous préservait des chutes, et nous fûmes en
moins d'une demi-minute auprès du chamois qui rendait le dernier
soupir. Ma balle était entrée dans le dos et ressortait sous le
ventre, ce qui s'expliquait par la position que j'occupais quand
j'avais tiré.

Titano était radieux. Il prit le chamois, le mit en travers sur ses
épaules, comme fait le bon pasteur pour la brebis égarée qu'il ramène
au bercail, puis nous nous dirigeâmes vers un sentier facile qui
serpentait dans la vallée. Il commençait à faire nuit.

Titano ne m'avait pas bercé d'une espérance trompeuse, car nous fûmes
rendus à sa cabane beaucoup plus promptement que je n'osais l'espérer;
il est vrai que le digne homme eut soin, pour me faire paraître la
distance plus courte encore, de se remettre à me conter une foule
d'histoires de chasse, toutes plus intéressantes les unes que les
autres; enfin, de façon ou d'autre, il fit si bien, qu'en arrivant
chez lui j'étais un peu moins fatigué qu'une heure auparavant.

--Eh bien! Excellence, me disait-il tout en cheminant, je vous ai
fidèlement tenu tout ce que je vous ai promis. Aussi j'espère que
quand vous reviendrez dans notre pays, j'aurai encore votre visite...
mais il ne faudra pas trop tarder, reprit-il avec un mélange
d'insouciance et de mélancolie, car il n'y aura bientôt plus d'huile
dans la lampe.--Bah! fit le marquis, tu nous enterreras tous, pour peu
que tu y mettes de l'entêtement: voilà vingt ans que je te connais et
que je te vois toujours le même.--C'est que, voyez-vous, Excellence,
il y a vingt ans j'étais déjà très-vieux: tenez, c'est justement à
cette époque-là que j'ai commencé à oublier mon âge.--Cependant je
parie que tu es le moins fatigué de nous trois.--L'habitude, _signor
marchese_; mais si je m'arrête une fois, je suis sûr que je tomberai
tout à fait.--Écoute, reprit le marquis, je crois que je puis te faire
une proposition qui te conviendra.--Votre Excellence sait....--Pas de
phrases: tu te souviens de ce que tu m'as promis?--Un honnête homme
n'a que sa parole: à dater de demain je dirai adieu pour toujours à la
contrebande.--C'est cela même: eh bien! qui t'empêcherait alors de
prendre tout à fait ta retraite et de venir t'établir chez
moi.--Quitter mes montagnes, Excellence! Vous êtes bien bon,
certainement, mais autant vaudrait me faire conduire tout de suite au
cimetière.--Tu reviendras les voir quelquefois.--Ce n'est pas la même
chose, Excellence. Je me connais, voyez-vous; il me faut cet air vif,
cette solitude, ce silence, et puis surtout ma liberté.--Oh! pour ce
qui est de cela, tu l'aurais chez moi aussi complète qu'ici.--Vous ne
me gêneriez pas, je le sais bien, _signor marchese_; mais moi je me
gênerais, ce qui reviendrait absolument au même.--Tu es un vieux fou!
interrompit le marquis avec impatience.--On est toujours fou,
Excellence, quand on n'est pas sage à la manière des autres.--Que
deviendrais-tu, par exemple, si tu tombais malade?--Mais, Excellence,
je ne serai jamais malade.--Tu parlais cependant tout à l'heure de ta
fin prochaine.--C'est bien différent....

En ce moment nous arrivions, ce qui mit tout naturellement un terme à
cette conversation. J'en fus fâché, car j'aurais été très-curieux
d'entendre Titano développer sa théorie sur la possibilité de mourir
bien portant.

Nous trouvâmes sur le seuil de la cabane le chasseur du marquis qui
nous attendait, et les deux chiens qu'il avait découplés. Ainsi, ces
nobles bêtes avaient heureusement fait leur voyage: j'ajouterai que la
meilleure intelligence semblait toujours présider à leurs relations.
Quant au braque anglais du marquis, qui avait déserté vers le milieu
de la chasse, honteux de sa fuite il s'était réfugié à l'écurie près
de nos mulets.

Ceux-ci étaient prêts; mais, outre qu'il n'eût pas été prudent de nous
engager à cette heure dans les sentiers qui ramenaient à Pignerol,
nous avions un grand besoin de repos, le marquis et moi, de telle
sorte que nous acceptâmes avec un véritable plaisir l'offre que nous
fit le bon Titano de passer encore une nuit sous son toit.

Nous l'engageâmes, à notre tour, à laisser le domestique s'occuper des
préparatifs du souper et à venir se reposer avec nous devant le feu;
mais il ne voulut pas entendre raison sur ce chapitre, et s'étant
seulement débarrassé de son immense carnassière, il se mit à
l'oeuvre avec la même activité que j'avais déjà admirée la veille,
et qui me parut surnaturelle après la fatigue de la journée.

Pendant qu'il allait et venait, souriant, grimaçant, clignant de
l'oeil et se parlant quelquefois à lui-même, nous ne le perdions
pas de vue, le marquis et moi, et nous eûmes l'occasion de nous faire
remarquer réciproquement que son chien suivait aussi du regard tous
ses mouvements, comme l'eût pu faire un serviteur rempli de zèle et
d'affection pour son maître. C'était, en vérité, l'étude la plus
curieuse à faire que celle de la sympathie qui semblait unir ces deux
êtres, et quand on s'y était livré pendant quelques instants, on se
surprenait à se demander sérieusement ce que deviendrait celui des
deux qui serait condamné à survivre à l'autre. A coup sûr on est
beaucoup moins inquiet de l'avenir quand il s'agit de quelque
association de bipèdes; j'en demande pardon à mes semblables.

--Tels que tu les vois, me dit le marquis, je mettrais ma main dans ce
brasier que c'est déjà l'affaire de cette nuit qui les met en
communication de regards et de pensées.--J'ai vu bien des choses
incompréhensibles depuis hier, mais en vérité celle-là serait par trop
forte, répondis-je. A la rigueur, je veux bien que ce chien sache que
le chant du hibou est le signal du passage d'une troupe de
contrebandiers; je comprends aussi, quoique avec plus de peine, qu'il
reconnaisse, dans une gardeuse de chèvres, une personne chargée de
l'espionner; mais comment veux-tu que j'admette chez un animal la
prescience d'un événement que rien n'annonce encore? C'est absolument
comme si tu me disais qu'il est capable de lire une lettre.--Tant que
tu voudras, mon cher ami; mais je suis à peu près sûr de ce que
j'avance. Examine-les avec attention, et trouve-moi à cette
conversation muette qui a lieu entre eux une autre raison que celle
que je t'ai donnée.--Rien n'est plus facile: Titano prépare notre
souper, et Torquato qui a faim lui demande quelque chose.--Si cela
était, au lieu de se borner à le suivre du regard, il se tiendrait sur
ses talons pour tâcher d'attraper quelque chose: il interroge, mais il
ne sollicite pas. Étudie-les tous deux avec attention.

Le hasard voulut qu'en ce moment Titano, en sortant de son bahut un
énorme pâté auquel nous avions fait le matin même une brèche profonde,
en laissa tomber quelques bribes par terre: c'eût été, à coup sûr, une
bonne occasion pour Torquato: cependant il ne bougea pas, et Soliman
s'élança seul pour nettoyer la chambre, ce qui fut fait en un clin
d'oeil.

--Tu vois? me dit le marquis.--C'est ma foi vrai! Titano est un
sorcier et son chien est son démon familier.--Vos Excellences sont
servies, nous dit le vieux braconnier en nous montrant la table, qui,
sans exagération, fléchissait sous le poids de toutes les bonnes et
solides choses dont il l'avait couverte.

Nous nous assîmes tous les trois, et Titano se disposa à nous servir,
comme il avait déjà fait le matin.

--Écoute, mon vieux, lui dit le marquis, tu as peut-être quelque chose
à faire; dans ce cas, il ne faudrait pas te gêner pour nous. Ainsi
lorsque tu auras satisfait ton appétit, laisse-nous en compagnie de
ces bouteilles et va où le devoir t'appellera. Puisque tu fais encore
la contrebande ce soir, fais-la en conscience: seulement, préviens ces
gens que tu les obliges pour la dernière fois.--Excellence, le moment
n'est pas encore venu, répondit Titano en jetant à la dérobée un coup
d'oeil sur sa pendule qui marquait huit heures... Et puis,
ajouta-t-il, il peut arriver qu'ils ne soient pas exacts ou qu'ils
passent ailleurs...--Et alors?--Alors, _signor marchese_, je serai
dégagé de la promesse que je leur ai faite, et s'ils réclament mes
services pour demain ou un autre jour, je leur ferai savoir qu'ils ne
doivent plus compter sur moi.--Tu es un brave homme! s'écria Nora en
tendant la main au vieux braconnier; aussi, quand je te quitterai, je
serai aussi tranquille que si je t'emmenais avec moi.--Nous nous
ennuierons un peu, mon chien et moi, pendant les longues soirées
d'hiver; mais je penserai que je fais une chose que vous m'avez
demandée, et je me coucherai le coeur content. A votre santé,
Excellence; à la vôtre aussi, _signor marchese_, reprit Titano en se
tournant de mon côté.

Nous levâmes nos verres pour faire raison à notre hôte; en ce moment,
l'épagneul, qui était accroupi devant la cheminée, les yeux toujours
attachés sur son maître, se dérangea brusquement et vint poser sa tête
sur le bord de la table.

Je lui présentai un morceau de pain _saucé_, mais il ne daigna pas
seulement le flairer.

--Ah! ah! fit le braconnier, les drôles seront exacts.

Ces mots étaient à peine prononcés, qu'un chien gratta à la porte de
la cabane.

Je crus que c'était le braque anglais du marquis de Nora; mais Titano
ayant ouvert, nous vîmes entrer un petit barbet noir de l'aspect le
plus misérable: vrai caniche d'aveugle s'il en fut.

--Plus de doute, dit Titano d'un air mécontent. Sur mon honneur je me
serais bien passé de cette corvée.--Ils passent donc décidément?
demanda le marquis.--Ils veulent passer, Excellence; et ils
m'envoient _Mouton_ pour me prier de leur faire savoir si le passage
est libre.--Et comment le sauras-tu toi-même?--En allant m'en assurer,
ce que je vais faire à la minute.--Seras-tu longtemps absent?--Une
demi-heure, tout au plus. Mangez doucement, ne buvez pas tout, et je
viendrai bientôt trinquer avec vous à la santé de ce pauvre Volenti,
qui va être joué sous jambe, tout malin qu'il est.--Sois prudent, mon
vieux brave, interrompit avec l'accent d'une vive sollicitude le
marquis, qui vit que le braconnier prenait un de ses fusils accrochés
au manteau de la cheminée: il serait dur, pour ta dernière
campagne...--Ne craignez rien, Excellence. Ce que j'ai à faire est la
chose la plus simple du monde. Le passage dangereux n'est qu'à dix
minutes d'ici, et n'a guère plus de trois cents pas de long. Je vais
me placer à l'entrée; Torquato fera une bonne patrouille aux
alentours, et s'il ne découvre rien de suspect il ira prévenir les
autres, qui continueront leur route tranquillement.--Alors, pourquoi
prends-tu un fusil?--Je ne sors jamais sans cela; mais depuis quinze
ans que je fais ce métier, je n'ai jamais eu une seule fois l'occasion
de le mettre en joue. A bientôt, Excellence, reprit Titano en se
dirigeant vers la porte.--Et le barbet? demandai-je.--Il est parti
pour annoncer qu'il m'a trouvé à mon poste; il ne fait jamais de plus
longue conversation que cela.

Nous nous étions levés, Nora et moi, pour accompagner notre hôte
jusque sur le seuil de sa cabane, et, à la clarté de la lune, qu'aucun
nuage ne voilait, nous le vîmes s'engager dans le sentier qui
conduisait au fond de la petite vallée que nous avions traversée le
matin pour nous mettre en chasse.

--Je crois qu'il a assez de ce métier, dis-je au marquis, et je suis
sûr qu'il te sait bon gré de l'avoir engagé à y renoncer. Dieu veuille
maintenant que tout aille bien.--Je l'espère, répondit Nora avec
préoccupation; mais cependant je voudrais bien que le pauvre diable
fût déjà de retour. Ce Volenti est un rusé compère, et il m'a semblé,
quand il nous a quittés ce matin, qu'il avait l'air bien
triomphant.--Raison de plus, ce me semble, pour supposer qu'il ne
savait rien: s'il se fût douté de quelque chose, il ne serait pas venu
rôder autour de nous, et il ne nous aurait pas priés de répéter à
Titano les avertissements qu'il lui avait donnés hier. Je crois
plutôt, au contraire, qu'obligé d'aller en expédition d'un autre côté,
il aura voulu effrayer notre vieil ami, afin de l'obliger à rester
tranquille cette nuit.--Tu as pardieu raison! s'écria le marquis.
C'est là l'unique cause de ses menaces. Maintenant que je suis
rassuré, allons nous remettre à table pour prendre patience jusqu'au
retour de Titano. Il nous a dit qu'il serait absent environ une
demi-heure; la moitié de ce temps est déjà passée.

Tout en causant, nous nous étions un peu éloignés de la maison, que
les accidents nombreux du terrain nous avaient cachée pendant quelques
secondes seulement: nous fûmes donc assez surpris, le marquis et moi,
d'entendre, en nous rapprochant, deux personnes causer dans
l'intérieur, où nous n'avions laissé que notre domestique.

Nous hâtâmes le pas sans prononcer une seule parole, mais poussés tous
deux par le même pressentiment.

Outre notre domestique, il y avait deux hommes dans la cabane: ces
deux hommes étaient le brigadier Volenti et le simple douanier Ravina.

Ils nous saluèrent poliment quand nous entrâmes, et le premier dit au
marquis:

--Excellence, je regrette vivement de vous retrouver ici, car mes gens
vont sans doute ramener ce vieil entêté de père Titano, qui aura été
pris en flagrant délit: j'ai vingt-cinq hommes dispersés dans les
environs, et ce serait bien le diable si l'un d'eux ne découvrait pas
le _pot aux roses_.--Êtes-vous donc sûr, brigadier, demanda le
marquis, qu'une bande de contrebandiers doit passer près d'ici cette
nuit?--Parfaitement sûr, Excellence; un des leurs les a vendus depuis
hier.--Vous savez que c'est une de leurs ruses habituelles pour se
faire surveiller justement dans l'endroit où ils ne passent pas.--Je
suis certain du fait, Excellence; et j'en suis fâché, car j'aurais
autant aimé ne pas trouver cet homme en faute.--Il ne tient qu'à
vous.--Comment cela, Excellence?--En fermant les yeux si on vous le
ramène.--Désolé de vous refuser, Excellence; mais c'est impossible. On
me dénoncerait comme on a dénoncé le vieux Broschi, mon prédécesseur,
et je perdrais ma place.--Écoutez, Volenti, reprit le marquis avec une
gravité croissante, Titano m'a donné sa parole d'honneur qu'à dater de
demain il n'aurait plus aucune relation avec les contrebandiers: eh
bien! si par hasard il était compromis ce soir, faites-lui grâce pour
cette fois.--Et si l'on me dénonce, Excellence?--Je me chargerai
d'arranger l'affaire directement avec le roi; et j'irai même lui en
parler dès demain en passant à Racconigi où il est en ce
moment.--Excellence, il ne sera pas dit qu'un soldat piémontais qui a
vu le marquis de Nora se battre à Gênes dans le _vingt et un_[2], lui
aura refusé quelque chose; si le vieux Titano est pris, je ne
dresserai pas de procès-verbal contre lui... Mais vous comprenez,
Excellence, c'est à la condition qu'il ne recommencera plus...--J'en
prends l'engagement en son nom.--Cela me suffit. Excellence,
excusez-nous de vous avoir dérangé; je vais faire une petite ronde ici
aux environs; si, pendant mon absence, qui ne sera pas longue, on
amène ici votre protégé, dites-lui ce qui a été convenu entre nous: je
ne tarderai pas beaucoup à revenir.

  [Note 2: C'est ainsi que les Piémontais désignent leur révolution de
  1821.]

Volenti et Ravina saluèrent respectueusement, puis ils sortirent de la
cabane.

--Voilà, Dieu merci! une affaire arrangée! s'écria Nora. Le pauvre
Titano l'a échappé belle. Quel bonheur que j'ai eu l'idée de cette
chasse. Buvons à la santé de Volenti!--Excellence, voulez-vous remplir
mon verre, dit une grosse voix joviale.

Nous nous retournâmes: Titano était debout sur le seuil, secouant ses
pieds couverts de rosée.

--Comment, tu n'es pas pris? lui demanda vivement le marquis.--J'ai
failli l'être dix fois, Excellence; mais Torquato marchait devant moi
et il m'a fait éviter tous les hommes placés en embuscade. A l'heure
qu'il est le convoi doit être passé, et une fois dans les grottes de
Villetri, tous les douaniers de l'Italie ne trouveraient pas les
marchandises. Nous pouvons maintenant finir tranquillement de
souper.--Et ton chien? fit le marquis.--Il va revenir tout à l'heure.
Il les conduit jusqu'au bout du passage pour plus de sûreté.--Je suis
fâché qu'il soit pas revenu avec toi.--Pourquoi cela, Excellence?
demanda Titano d'un air sombre et en reposant sa main sur son fusil
qu'il venait de remettre à son rang sur le râtelier d'armes.--Parce
que si Volenti ou un de ses hommes le rencontrent, ils peuvent...--Le
tuer! s'écria Titano. Excellence, je vais à la rencontre de mon
vaillant et fidèle Torquato.

Et le fusil fut de nouveau décroché.

--Mon ami, si tu trouves Volenti sur ton chemin, ne te fais pas de
mauvaises affaires avec lui, reprit le marquis; il sort d'ici et j'ai
sa promesse formelle que si tu étais pris, il ne dresserait pas de
procès-verbal contre toi: tu vois donc que c'est un brave homme.--Je
ne vous dis pas le contraire, Excellence; mais je vais à la rencontre
de mon chien: adieu; c'est l'affaire de quelques minutes, un quart
d'heure au plus.

Et il disparut de nouveau.

--Nous restâmes, le marquis et moi, pensifs, silencieux et
instinctivement tourmentés: il n'y avait cependant pas de quoi,
puisque tout était arrangé.

Soudain nous bondîmes sur nos siéges: deux détonations d'armes à feu
avaient retenti coup sur coup à peu de distance, et dans l'une de ces
détonations nous avions reconnu le grondement formidable du fusil
monstre de Titano.

Nous nous élançâmes dans le petit sentier qui conduisait au fond de la
vallée: c'était par là que le brigadier avait disparu et que le vieux
braconnier venait aussi de disparaître.

Nous n'avions pas fait deux cents pas, que nous rencontrâmes Titano;
mais dans quelle situation!

Le pauvre homme était accroupi dans le sentier et soutenait la tête de
son bel épagneul, dont le corps se tordait dans les dernières
convulsions de l'agonie.

--Qui a commis cette lâche action! m'écriai-je indigné.--Je ne le
sais pas, Excellence, me répondit Titano d'une voix brisée par la
douleur; mais si vous êtes curieux de le savoir, faites une
quarantaine de pas vers votre gauche, et cherchez dans ces
buissons de genévriers.--Malheureux! tu as tué un homme! s'écria à
son tour le marquis.--On a tiré sur mon chien, et moi j'ai fait
feu sur l'homme qui avait tiré.

Nous reprîmes notre course, et en quelques enjambées nous arrivâmes
dans les genévriers.

Nos premiers pas se heurtèrent contre un homme étendu, dans une
complète immobilité, la face contre terre.

Nous nous hâtâmes de le soulever et de le retourner, et à la clarté de
la lune nous reconnûmes le brigadier Volenti.

Une balle lui avait traversé la tête; la mort avait dû être
instantanée.

Nous laissâmes retomber le cadavre avec horreur, et plongés dans une
profonde consternation, nous nous demandâmes, le marquis et moi, ce
que nous devions faire après cette terrible catastrophe.

En vérité, nous ne le savions pas; mais ce qui devait infailliblement
arriver ne nous paraissait pas douteux: Titano serait arrêté le
lendemain, et alors...

Des pas se firent entendre dans différentes directions, et nous vîmes
s'approcher des hommes qui nous entourèrent: c'étaient les subordonnés
de Volenti, qui, dispersés de côté et d'autre dans la vallée,
s'étaient réunis vers le point d'où les coups de fusil venaient de
partir.

Ravina porta la parole le premier, pour dire à ses camarades qu'il
savait qui avait fait le coup, que ce n'était pas nous, et qu'en
conséquence il ne fallait pas nous inquiéter en raison de ce crime,
dont l'auteur serait entre leurs mains dans quelques minutes.

Quatre de ces hommes chargèrent sur leurs épaules le corps du
malheureux brigadier, et escortant ce triste convoi, nous nous remîmes
en chemin pour regagner la cabane de Titano.

Comme nous allions en franchir le seuil, nous fûmes rejoints par
Titano lui-même. Le pauvre homme portait dans ses bras le cadavre de
son chien.

--Titano, vous êtes notre prisonnier, lui dit Ravina. Vous serez gardé
à vue cette nuit, et demain, dès le point du jour, nous vous
conduirons dans la prison de Pignerol. Vous avez tué un homme qui
avait promis de vous épargner.--Il n'a pas épargné mon chien, murmura
le vieux braconnier d'une voix sombre.

Après avoir prononcé ces paroles, il s'assit par terre devant le feu,
posa son chien en travers sur ses genoux, et resta immobile, les deux
mains appuyées sur le flanc du bel épagneul.

Le corps du brigadier fut étendu dans un coin de la cabane et
recouvert de son manteau; quant aux douaniers, ils se mirent
paisiblement à table et achevèrent lentement notre souper; après quoi
ils se couchèrent sur le carreau.

Brisés de fatigue et d'émotions, certains en outre que nous ne
pourrions, pour le moment, être d'aucune utilité à Titano, nous nous
décidâmes, le marquis et moi, à nous coucher aussi, en nous promettant
mutuellement que le premier éveillé appellerait l'autre, afin d'être
prêts tous les deux avant le jour.

Nous voulions accompagner Titano jusqu'à Pignerol, et de là nous
rendre à Racconigi auprès du roi pour demander la grâce du coupable.

Nous dormîmes peu et mal: longtemps avant le jour nous étions sur
pied; une lampe mourante éclairait faiblement la chambre.

Un silence profond régnait dans la cabane; on n'entendait au dehors
que le pas régulier du douanier placé en faction à la porte.

Titano était exactement à la même place et dans la même position que
la veille: sa tête penchée sur sa poitrine, ses deux mains appuyées
sur le corps de son chien.

--Dieu soit loué, me dit le marquis à voix basse, il aura pu oublier
son chagrin pendant quelques heures.

Un soupçon rapide comme l'éclair traversa mon cerveau: je pris la
lampe dont je ranimai passagèrement la flamme en tirant la mèche, et
je dirigeai la lumière, par-dessous, sur le visage du vieux
braconnier.

--Ce n'est pas pendant quelques heures qu'il a oublié son chagrin,
m'écriai-je: c'est pour toujours!--Que dis-tu là?--Qu'il est
mort!--Mort!--Regarde toi-même.--C'est, ma foi, vrai! Eh bien! c'est
ce qui pouvait lui arriver de plus heureux, puisqu'il avait perdu tout
ce qu'il aimait dans ce monde.

Nous pensons que nos lecteurs seront de cet avis.


FIN.



CATALOGUE.--1850.


  ARLINCOURT (D'). Les Fiancés de la Mort, 1 vol.

  ACHARD (A.). Roche-Blanche, 1 vol.

  ALBI (E.). La Captivité du trompette Escoffier, 2 vol.

  ARNAUD. Georges, 1 vol.
    ---- Léna, 1 vol.
    ---- Thérésa, 1 vol.
    ---- Valdepeyras, 2 vol.

  ARNOULD (AUG.). La Roue de Fortune, 1 vol.
    ---- Un Secret, 1 vol.
    ---- Adèle Launay, 1 vol.
    ---- Une Idée fixe, 1 vol.

  AYCARD (MARIE). La Logique des passions, 1 vol.

  BABEL, par une société de gens de lettres, 4 vol.

  BALZAC (H. de). Cousin Pons, ou les deux Musiciens, 3 v.
    ---- Les petits Manéges d'une Femme vertueuse, 1 v.
    ---- Honorine, 1 vol.
    ---- Gambara, 1 vol.
    ---- Esther, 2 vol.
    ---- Eugénie Grandet, 1 vol.
    ---- Pierrette, 1 vol.
    ---- Le Foyer de l'Opéra, 1 vol.
    ---- Une Instruction criminelle, 1 vol.
    ---- Véronique, 1 vol.
    ---- Le Député d'Arcis, 1 vol.

  BANIN. La Famille Nowlan, 3 vol.

  BAWR (Mad. de). Robertine, 1 vol.
    ---- La famille Récour, 2 vol.

  BEAUVOIR (R. de). Chevalier de St-Georges, 4 vol.
    ---- Safia, 2 vol.

  Bec dans l'eau, par une société de gens de lettres, 1 v.

  BERNARD (CH. de). Un Beau-Père, 4 vol.

  BERTHET (ÉLIE). Les Vases sacrés, 1 vol.
    ---- L'Ami du Château, 1 vol.
    ---- Une Maison de Paris, 2 vol.
    ---- Le Loup-Garou, 1 vol.
    ---- Le Château d'Auvergne, 2 vol.

  BODIN (C.). Alice de Lostange, 2 vol.

  CAUSSIDIÈRE. Mémoires, 5 vol.

  CURRER BELL. Jane Eyre, 2 vol.

  CUSTINE (Marq. de). Romuald ou la Vocation, 7 vol.

  DASH (Mad. la comtesse). Mikaël, 2 vol.
    ---- Les Degrés de L'Échelle, 3 vol.

  DIDIER. Thécla, 2 vol.
    ---- Chevalier Robert, 2 vol.

  A. DUMAS. Louis XV, 5 vol.
    ---- Mille et un Fantômes, 6 vol.
    ---- Le Comte de Monte-Christo, 10 vol.
    ---- Gabriel Lambert, 1 vol.
    ---- Sylvandire, 2 vol.
    ---- Les Médicis, 1 vol.
    ---- Une Famille corse, 1 vol.
    ---- Les Deux Diane, 9 vol.
    ---- Les Mémoires d'un Médecin, 9 vol.
    ---- Le Collier, suite des Mém. d'un Médecin, vol. 1 à 6.
    ---- L'Espagne, le Maroc et l'Algérie (_de Paris à Cadix_), 4 vol.
    ---- Le Véloce.
    ---- La Régence, 2 vol.
    ---- Les Trois Mousquetaires, 5 vol.
    ---- Vingt Ans après, 8 vol.
    ---- Le Vicomte de Bragelonne, 18 vol.
    ---- Édouard III, 2 vol.
    ---- Comtesse de Salisbury, 2 vol.
    ---- Michel-Ange, 1 vol.

  DUMAS FILS. Trois Hommes forts, 2 vol.
    ---- Césarine, 1 vol.
    ---- Docteur Servans, 1 vol.
    ---- Antonine, 2 vol.

  ELLIS. Souvenirs d'un Escroc du grand monde, 2 v.

  FÉVAL (P.). Alizia Pauli, 2 vol.
    ---- Les Belles-de-Nuit. 1 à 3.
    ---- Château de Croïat, 1 vol.
    ---- Un Drôle de Corps, 2 vol.
    ---- Une Pécheresse, 2 vol.
    ---- Mademoiselle de Presmes, 1 vol.
    ---- Le Jeu de la Mort, vol. 1 à 2.

  FOUDRAS. Les Chevaliers du Lansquenet, 9 vol.
    ---- Le Capitaine de Beauvoisis, 1 vol.
    ---- Les Viveurs d'autrefois, 2 vol.
    ---- Jacques de Brancion, 3 vol.

  GAY (S.). Le comte de Guiche, 2 vol.

  GONDRECOURT. Un Ami diabolique, 3 vol.
    ---- La marquise de Candeuil, 3 vol.

  GONZALÈS. Les Francs-Juges, 1 vol.
    ---- Pour un Cheveu blond, 1 vol.
    ---- Le Médecin du Pecq, 3 vol.
    ---- Céleste, 1 vol.
    ---- Esaü le Lépreux, vol. 1 à 4.

  GOZLAN (LÉON). Le Marchepied, 2 vol.
    ---- Les Maîtresses délaissées, 1 vol.

  HUGO (VICTOR). Le Rhin, 2 vol.
    ---- Les Rayons et les Ombres, 1 vol.

  JACOB. Les Catacombes de Rome, 2 vol.
    ---- Le Fils du Notaire, 1 vol.
    ---- Le Château de la Pommeraie, 2 vol.
    ---- La Dette de Jeu, 2 vol.

  JOLY (V.). Jean de Weert, 1 vol.

  KOCK (PAUL de). La Femme, le Mari et l'Amant, 4 vol.
    ---- Une Gaillarde, 5 vol.
    ---- Un Tourlourou, 4 vol.
    ---- Moustache, 4 vol.
    ---- Le Cocu, 4 vol.
    ---- Un jeune Homme charmant, 4 vol.
    ---- Zizine, 4 vol.
    ---- Le Barbier de Paris, 4 vol.
    ---- La Maison blanche, 5 vol.
    ---- L'Enfant de ma femme, 2 vol.
    ---- La Laitière de Montfermeil, 5 vol.
    ---- La Jolie Fille du Faubourg, 4 vol.
    ---- Georgette ou la Nièce du Tabellion, 4 vol.
    ---- L'Homme de la nature et l'Homme policé, 5 vol.
    ---- Mon voisin Raymond, 4 vol.
    ---- Gustave, ou le mauvais Sujet, 3 vol.
    ---- La Pucelle de Belleville, 4 vol.
    ---- Un bon Enfant, 4 vol.
    ---- Carotin, 3 vol.
    ---- Madeleine, 4 vol.
    ---- Jean, 4 vol.
    ---- André le Savoyard, 5 vol.
    ---- L'Homme aux trois Culottes, 4 vol.
    ---- Petits Tableaux de moeurs, 2 vol.
    ---- M. Dupont, ou la Jeune Fille et sa Bonne, 4 vol.
    ---- Frère Jacques, 4 vol.
    ---- Ni Jamais, ni Toujours, 4 vol.
    ---- Contes en vers, 1 vol.
    ---- Jenny, ou les trois Marchés aux Fleurs, 1 vol.
    ---- La Grande Ville, 6 vol.
    ---- Mon ami Piffard, 2 vol.
    ---- Tyler le Couvreur, 1 vol.
    ---- L'Amour qui passe, etc., 1 vol.

  LACROIX. La Justice des hommes, 2 vol.

  LAMARTINE. Recueillements poétiques, 1 vol.
    ---- Raphaël, 1 vol.
    ---- Les Confidences, 2 vol.
    ---- La Révolution de 1848, 4 vol.

  LATOUCHE. Un Mirage, 1 vol.
    ---- Le comte de Mansfeld, 1 vol.

  LEBRUN. Esquisses bruxelloises, 1 vol.

  LOTTIN DE LAVAL. Le Comte de Montgommery, 1 vol.

  MALLEFILLE. Le capitaine la Rose, 1 vol.

  MICHEL MASSON.--Raphaël et Lucien, 2 vol.
    ---- Souvenirs d'un Enfant du peuple, 8 vol.
    ---- Trois Marie, 2 vol.

  MENCIAUX. Madame de Brabantane, 1 vol.

  MERY. La Floride, 1 vol.
    ---- Les deux Amazones, 1 vol.
    ---- A Louer présentement, 1 vol.

  MONTÉPIN (X. de). Pivoine, 2 vol.
    ---- Les Amours d'un Fou, 2 vol.
    ---- Le Vicomte de Torcy, 1 vol.
    ---- Les Confessions d'un Bohème, vol. 1 et 2.

  MONTHOLON. Hist. de la Captivité de Sainte-Hélène, 3 v.

  MUSSET (P. de). Les deux Maîtresses, 1 vol.
    ---- La Duchesse de Berry, 1 vol.
    ---- Puylaurens, 2 vol.

  NODIER (CH.). La Neuvaine de la Chandeleur, 1 vol.

  OLD NICK.--Violette (sous presse).

  OURLIAC (E.). Suzanne, 1 vol.
    ---- Brigitte, 1 vol.

  PRÉVOST. Manon Lescaut, 1 vol.

  RABOU (CH.). L'Allée des Veuves, 3 vol.
    ---- Le Cabinet noir, vol. 1 à 5.

  REYBAUD (MADAME CH.). Les deux Marguerite, 1 vol.
    ---- Gabrielle, 1 vol.
    ---- Sans Dot, 2 vol.
    ---- Marie d'Enambuc, 1 vol.
    ---- Hélène, 1 vol.

  REYBAUD (L.). Édouard Mongeron, 5 vol.
    ---- Jérôme Paturot à la recherche de la meilleure des
    Républiques, 6 vol.

  ROYER. Robert-Macaire en Orient, 1 vol.

  SAINT-AGUET (M.). Lucienne, 1 vol.

  SAINT-FÉLIX. Les Officiers du Roi, 2 vol.
    ---- Sylvanie, 2 vol.
    ---- Soupers du Directoire, 2 vol.

  SAINT-HILAIRE (ÉMILE-MARCO). Napoléon au Conseil d'État, 2 vol.
    ---- La Veuve de la grande Armée, 2 vol.

  SAINTINE. Histoire de la belle Cordière, 1 vol.
    ---- L'esclave du Pacha, 1 vol.
    ---- Métamorphose de la Femme, 1 vol.
    ---- Antoine, 1 vol.

  SAND (G.). Le Péché de monsieur Antoine, 3 vol.
    ---- Jeanne, 2 vol.
    ---- Le Meunier d'Angibault, 3 vol.
    ---- François le Champi, 2 vol.
    ---- Petite Fadette, 1 vol.

  SANDEAU. Les Revenants, 1 vol.
    ---- Un Héritage, 1 vol.
    ---- Sacs et Parchemins, 2 vol.

  SCRIBE (E.). Carlo Broschi, 1 vol.

  SORR (DE). La plus heureuse Femme du monde, 1 vol.

  SOUBIRAN (A. de). Marguerite et Jeanne, 2 vol.

  SOULIÉ (FRÉD.). Au Jour le Jour, 2 vol.
    ---- Le Duc de Guise, 2 vol.
    ---- Le Vicomte de Béziers, 2 vol.
    ---- Les Prétendus, 2 vol.
    ---- Eulalie Pontois, 1 vol.

  SOULIÉ (FR). La Lionne, 2 vol.
    ---- Si Jeunesse savait! etc., 5 vol.
    ---- La Comtesse de Monrion, 3 vol.
    ---- Pierre Landais, 1 vol.

  SOUVESTRE (E.). Mémoires d'un Sans-Culotte, 3 vol.
    ---- Les Péchés de Jeunesse, 1 vol.

  SUAU DE VARENNES. Mystères de Bruxelles, 8 vol.

  SUE (E.). La Salamandre, 2 vol.
    ---- L'Aventurier, 3 vol.
    ---- Les Mystères de Paris, 10 vol.
    ---- Gérolstein, 1 vol.
    ---- Le Juif-Errant, 13 vol.
    ---- Les Mystères du Peuple, 1 et 2.
    ---- Les Mystères de Paris, drame, 1 vol.
    ---- Les sept Péchés capitaux (L'Orgueil), 5 vol.
    ---- Id. (L'Envie), 3 vol.
    ---- Id. (La Colère), 2 vol.
    ---- Id. (La Luxure), 2 vol.
    ---- Id. (La Paresse), 1 vol.

  THIERS. Le Consulat et l'Empire, vol. 1 à 24.

  VIGNY (ALFRED de). Cinq-Mars, 2 vol.



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  p. 234 Crocia-Biença -> Croce-Bianca
  p. 235 qui se dressaient de nous -> qui se dressaient devant nous
  p. 238 entrer les deux chiens -> entre les deux chiens
  p. 265 ordre alphabétique des auteurs rétabli





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