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Title: Voyage musical en Allemagne et en Italie, II
Author: Berlioz, Hector, 1803-1869
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Voyage musical en Allemagne et en Italie, II" ***


produced from images available at the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



VOYAGE MUSICAL

EN ALLEMAGNE

ET

EN ITALIE.



SÈVRES--M. CERF. IMPRIMEUR. 444, RUE ROYALE.



VOYAGE MUSICAL

EN

ALLEMAGNE

ET

EN ITALIE.

ÉTUDES SUR BEETHOVEN, GLUCK ET WEBER.

MÉLANGES ET NOUVELLES.

PAR HECTOR BERLIOZ.

2

PARIS

JULES LABITTE, LIBRAIRE-ÉDITEUR,
Nº 3. QUAI VOLTAIRE.

1844



VOYAGE MUSICAL

EN ITALIE.



I

CONCOURS DE COMPOSITION MUSICALE A L'INSTITUT.


_Je dirai: J'étais là, telle chose m'advint._

Il faut dire aussi pourquoi j'étais là, car on ne s'en douterait guère.

En effet, que peut aller chercher aujourd'hui un musicien en Italie?
Irait-il y entendre les chefs-d'œuvre de l'ancienne école? on ne les
exécute nulle part. Ceux de l'école moderne? on les représente
habituellement à Paris. Se proposerait-il d'y étudier l'art du chant?
C'est bien, il est vrai, la terre classique des chanteurs; mais ceux-ci
n'ont pas plutôt acquis un talent un peu remarquable, que nous les
voyons accourir en France. Les Rubini, Tamburini, Grisi, Persiani,
Ronconi, Salvi, ont fondé ou consolidé leur réputation à Paris, et ils y
passent, en général, une bonne partie de leur vie d'artiste. Se
livre-t-il à l'étude de la musique instrumentale? c'est le Rhin qu'il
faut passer et non les Alpes. Toutes ces raisons sont excellentes, sans
doute; je me bornerai à répondre que, si je suis allé en Italie sous
prétexte de musique, c'est par arrêt de l'Académie. J'ai obtenu, comme
tant d'autres, le grand prix de composition musicale au concours annuel
de l'Institut; et si le lecteur est curieux de savoir comment se faisait
ce concours, à l'époque où je m'y présentai, je puis le lui apprendre.

Faire connaître quels sont chaque année ceux des jeunes compositeurs
français qui offrent le plus de garanties pour l'avenir de l'art, et les
encourager en les mettant, au moyen d'une pension, dans le cas de
s'occuper librement et exclusivement pendant cinq ans de leurs études,
tel est le double but de l'institution du prix de Rome, telle a été
l'intention du gouvernement qui l'a fondée. Toutefois, voici les moyens
qu'on employait encore il y a quelques années, pour remplir l'une et
parvenir à l'autre. Les choses ont un peu changé depuis lors, mais bien
peu.

Les _faits_ que je vais citer paraîtront sans doute fort extraordinaires
et improbables à la plupart des lecteurs, mais comme j'ai eu l'honneur
d'obtenir successivement le second et le premier grand prix au concours
de l'Institut, je ne dirai rien que je n'aie vu moi-même, et dont je ne
sois parfaitement sûr. Cette circonstance d'ailleurs me permet de dire
librement toute ma pensée sans crainte de voir attribuer à l'aigreur
d'une vanité blessée ce qui n'est que l'expression de mon amour de l'art
et de ma conviction intime.

Tous les Français, ou naturalisés Français, âgés de moins de trente ans,
pouvaient, et peuvent encore, aux termes du réglement, être admis au
concours.

Quand l'époque en avait été fixée, les candidats venaient s'inscrire au
secrétariat de l'Institut. Ils subissaient ensuite un examen
préparatoire, nommé _concours préliminaire_, qui avait pour but de
désigner parmi les aspirants les cinq ou six élèves les plus avancés.

Le sujet du grand concours devait être une _scène lyrique sérieuse pour
une ou deux voix et orchestre_; et les candidats, afin de prouver qu'ils
possédaient le sentiment de la mélodie et de l'expression dramatique,
l'art de l'instrumentation et les autres qualités indispensables pour un
tel ouvrage, étaient tenus d'écrire une _fugue vocale_. On leur
accordait une journée entière pour ce travail. _Chaque fugue devait être
signée._

Le lendemain, les membres de la section de musique de l'Institut se
rassemblaient, lisaient les fugues, et faisaient un choix trop souvent
entaché de partialité, car un certain nombre des manuscrits _signés_
appartenait toujours à des élèves de messieurs les académiciens.

Les votes recueillis et les concurrents désignés, ceux-ci devaient se
représenter bientôt après pour recevoir les paroles de la scène ou
cantate qu'ils allaient avoir à mettre en musique, et _entrer en loge_.
M. le secrétaire perpétuel de l'Académie des Beaux-Arts leur dictait
collectivement le classique poème, qui commençait presque toujours
ainsi:

    Déjà l'Aurore aux doigts de rose.

Ou:

    Déjà le jour naissant ranime la nature.

Ou:

    Déjà d'un doux éclat l'horizon se colore.

Ou:

    Déjà du blond Phébus le char brillant s'avance.

Ou:

    Déjà de pourpre et d'or les monts lointains se parent.

Ou:

    Déjà....

Ah! ma foi, j'allais faire une fausse citation. La cantate avec laquelle
j'ai obtenu le grand prix commençait précisément de la façon contraire.
C'était, si je ne me trompe: «_Déjà la nuit a voilé la nature._» C'est
fort différent, comme on voit.

Les candidats, munis du lumineux poème, étaient alors enfermés isolément
avec un piano, jusqu'à ce qu'ils eussent terminé leur partition. Le
matin à onze heures, et le soir à six, le concierge, dépositaire des
clefs de chaque loge, venait ouvrir aux détenus, qui se réunissaient
pour prendre ensemble leurs repas; mais défense à eux de sortir du
palais de l'Institut. Tout ce qui venait du dehors, papiers, lettres,
livres, linge, était soigneusement visité, afin que les élèves ne
pussent obtenir ni aide ni conseils de personne. Ce qui n'empêchait pas
qu'on ne les autorisât à recevoir des visites dans la cour de
l'Institut, tous les jours, de six à huit heures du soir, à inviter même
leurs amis à de joyeux dîners, où Dieu sait tout ce qui pouvait se
communiquer, de vive voix ou par écrit, entre le bordeaux et le
champagne. Le délai fixé pour la composition était de 22 jours; ceux des
auteurs qui avaient fini avant ce temps étaient libres de sortir, après
avoir déposé leur manuscrit, toujours _numéroté et signé_. Toutes les
partitions étant livrées, le lyrique aréopage s'assemblait de nouveau,
et s'adjoignait à cette occasion deux membres pris dans les autres
sections de l'Institut. Un sculpteur et un peintre, par exemple, ou un
graveur et un architecte, ou un sculpteur et un graveur, ou un
architecte et un peintre, ou même deux graveurs, ou deux peintres, ou
deux architectes, ou deux sculpteurs. L'important était qu'ils ne
fussent pas musiciens. Ils avaient voix délibérative et se trouvaient là
pour juger d'un art qui leur est étranger. On entendait successivement
toutes les scènes écrites pour l'orchestre, comme je l'ai dit plus haut,
et on les entendait réduites par _un seul_ accompagnateur, _sur le
piano_!..... (Et il en est encore ainsi à cette heure!)

Vainement prétendrait-on qu'il est possible d'apprécier à sa juste
valeur une composition d'orchestre ainsi mutilée; rien n'est plus
éloigné de la vérité. Le piano peut donner une idée de l'orchestre, pour
un ouvrage qu'on aurait déjà entendu complètement exécuté; la mémoire
alors se réveille, supplée à ce qui manque, et on est ému par souvenir.
Mais pour une œuvre nouvelle, dans l'état actuel de la musique, c'est
impossible. Une partition telle que l'_Œdipe_, de Sacchini, ou toute
autre de cette école, dans laquelle l'instrumentation n'existe pas, ne
perdrait presque rien à une pareille épreuve. Aucune composition
moderne, en supposant que l'auteur ait profité des ressources que l'art
actuel lui donne, n'est dans le même cas. Exécutez donc sur le piano la
marche de _la Communion_, de la messe du sacre, de Chérubini? Que
deviendront ces délicieuses tenues d'instruments à vent qui vous
plongent dans une extase mystique? ces ravissants enlacements de flûtes
et de clarinettes, d'où résulte presque tout l'effet? Ils disparaîtront
complètement, puisque le piano ne peut tenir ni enfler un son.

Accompagnez au piano l'admirable air d'Agamemnon dans l'_Iphigénie en
Aulide_ de Gluck! Il y a sous ces vers:

    J'entends retentir dans mon sein
    Le cri plaintif de la nature.

un solo de hautbois d'un effet poignant et vraiment sublime. Au piano,
au lieu d'une plainte déchirante, cette note vous donnera un son de
clochette, et rien de plus. Voilà l'idée, la pensée, l'inspiration
anéanties. Je ne parle pas des grands effets d'orchestre, des
oppositions si piquantes établies entre les instruments à cordes et
l'_harmonie_ des couleurs tranchées qui séparent les instruments de
cuivre des instruments de bois, des effets magiques de timbales qu'on
trouve à chaque pas dans Beethoven et Weber, des moyens dramatiques qui
résultent de l'_éloignement_ des masses harmoniques placées à distance
les unes des autres, ni de cent autres détails dans lesquels il serait
superflu d'entrer. Je dirai seulement qu'ici l'injustice et l'absurdité
du réglement se montrent dans toute leur laideur. N'est-il pas évident
que le piano anéantissant tous les effets d'instrumentation, nivelle,
par cela seul, tous les compositeurs? Celui qui sera habile, profond,
ingénieux instrumentaliste, est rabaissé à la taille de l'ignorant qui
n'a pas les premières notions de cette branche de l'art. Ce dernier peut
avoir écrit des trombones au lieu de clarinettes, des ophicléides au
lieu de bassons, avoir commis les plus énormes bévues, pendant que
l'autre aura composé un magnifique orchestre, sans qu'il soit possible,
avec une pareille exécution, d'apercevoir la différence qu'il y a entre
eux. Le piano, pour les instrumentalistes, est donc une vraie guillotine
destinée à abattre toutes les nobles têtes, et dont la plèbe seule n'a
rien à redouter.

Quoi qu'il en soit, les scènes ainsi _exécutées_, on va au scrutin (je
parle au présent, puisque rien n'est changé à cet égard). Le prix est
donné. Vous croyez que c'est fini? Erreur. Huit jours après, toutes les
sections de l'Académie des beaux-arts se réunissent pour le grand
jugement définitif. Les peintres, statuaires, architectes, graveurs en
médailles et graveurs en taille-douce forment cette fois un imposant
jury, dont _les musiciens cependant ne sont pas exclus_: les hommes de
lettres et poètes seuls n'y figurent point. Pourquoi cela?... je
l'ignore. Il me semble, en tout cas, que le chantre d'_Atala_ et des
_Martyrs_, que l'auteur des _Voix intérieures_ et des _Chants du
Crépuscule_, celui des _Harmonies religieuses_ et des _Méditations_,
pourraient apprécier l'expression ou la noblesse d'une mélodie au moins
aussi bien que le plus grand sculpteur, fût-il un Phidias, ou le plus
habile architecte, fût-il un Michel-Ange.

Quand les _exécuteurs_, chanteur et pianiste, ont fait entendre une
seconde fois, et de la même manière chaque partition, l'urne fatale
circule, on lit les bulletins, et le jugement préliminaire que la
section de musique avait porté huit jours auparavant, se trouve, en
dernière analyse, confirmé, modifié, ou _cassé_ par la majorité.

Ainsi, le prix de musique est donné par des gens qui ne sont pas
musiciens et qui n'ont pas même été mis dans le cas d'entendre, telles
qu'elles ont été conçues, les partitions entre lesquelles un absurde
réglement les oblige de faire un choix.

Au jour solennel de la distribution des prix, la cantate préférée par
les peintres, sculpteurs et graveurs, est ensuite exécutée
_complètement_. C'est un peu tard; il aurait mieux valu sans doute
convoquer l'orchestre avant de se prononcer; et les dépenses
occasionnées par cette exécution tardive sont assez inutiles, puisqu'il
n'y a plus à revenir sur la décision prise; mais l'Académie est
curieuse, elle veut _connaître_ l'ouvrage qu'elle a couronné........
C'est un désir bien naturel!......



II

LE CONCIERGE DE L'INSTITUT.


Il y avait dans mon temps, à l'Institut, un vieux concierge nommé
Pingard, à qui tout ceci causait une indignation des plus plaisantes. La
tâche de ce brave homme, à l'époque des concours, était de nous enfermer
dans nos loges, de nous ouvrir soir et matin, et de surveiller nos
rapports avec les visiteurs, aux heures de loisir. Il remplissait, en
outre, les fonctions d'huissier auprès de Messieurs les académiciens, et
assistait, en conséquence, à toutes les séances secrètes et publiques,
où il avait fait bon nombre de curieuses observations. Embarqué à seize
ans comme mousse à bord d'une frégate de la compagnie des Indes, il
avait parcouru presque toutes les îles de la Sonde, et, obligé de
séjourner à Java, il échappa, par la force de sa constitution, et lui
neuvième, disait-il, aux fièvres pestilentielles qui avaient enlevé tout
l'équipage.

J'ai toujours beaucoup aimé les vieux voyageurs, pourvu qu'ils eussent
quelque histoire lointaine à me raconter. En pareil cas, je les écoute
avec une attention calme et une inexplicable patience. Je les suis dans
toutes leurs digressions, dans les dernières ramifications des épisodes
de leurs épisodes; et, quand le narrateur, voulant trop tard revenir au
sujet principal et ne sachant quel chemin prendre, se frappe le front
pour ressaisir le fil rompu de son histoire en disant: «Mon Dieu, où en
étais-je donc?...,» je suis heureux de le remettre sur la piste de son
idée, de lui jeter le nom qu'il cherchait, la date qu'il avait oubliée,
et c'est avec une véritable satisfaction que je l'entends s'écrier, tout
joyeux: «Ah! oui, oui, j'y suis, m'y voilà.» Aussi étions-nous fort bons
amis, le père Pingard et moi; il m'avait estimé tout d'abord, à cause du
plaisir que je trouvais à lui parler de Batavia, de Célèbes, d'Amboyne,
de la côte de Coromandel, de Bornéo, de Sumatra; parce que je l'avais
questionné plusieurs fois avec curiosité sur les femmes Javanaises, dont
l'amour est fatal aux Européens, et avec lesquelles le gaillard avait
fait de si terribles fredaines, que la consomption avait un instant paru
vouloir réparer à son égard la négligence du choléra-morbus. Lui ayant
un jour, à propos de la Syrie, parlé de Volney, de _ce bon monsieur le
comte de Volney, si simple, qui avait toujours des bas de laine bleue_,
son estime pour moi s'accrut d'une manière remarquable; mais son
enthousiasme n'eut plus de bornes, quand j'en vins à lui demander s'il
avait connu le célèbre voyageur Levaillant.

«--M. Levaillant!... M. Levaillant, s'écria-t-il vivement, pardieu si je
le connais. Tenez! Un jour que je me promenais au cap de
Bonne-Espérance, en sifflant, j'attendais une petite négresse qui
m'avait donné rendez-vous sur la Grève, parce que, entre nous, il y
avait des raisons pour qu'elle ne vînt pas chez moi. Je vais vous dire.

--Bon, bon, nous parlions de Levaillant.

--Ah! oui. Eh bien! un jour que je sifflais en me promenant au cap de
Bonne-Espérance, un grand homme basané, qui avait une barbe de sapeur,
se retourne vers moi; il m'avait entendu siffler en français, c'est
apparemment à ça qu'il me reconnut:

--Dis donc, gamin, qu'il me dit, tu es Français?

--Pardi, si je suis Français, que je lui dis, je suis de Givet,
département des Ardennes, pays de M. Méhul[1].

--Ah! tu es Français?

--Oui.

--Ah!--Et il me tourna le dos.

C'était M. Levaillant; vous voyez si je l'ai connu.»

Le père Pingard était donc véritablement mon ami; aussi me traitait-il
comme tel, et me confiait-il des choses qu'il eût tremblé de dévoiler à
tout autre. Je me rappelle une conversation très-animée que nous eûmes
ensemble en 1828, époque de mon second prix. On nous avait donné pour
sujet de concours un épisode du Tasse: Herminie se couvrant des armes de
Clorinde, et à la faveur de ce déguisement, sortant des murs de
Jérusalem pour aller porter à Tancrède blessé les soins de son fidèle et
malheureux amour. Au milieu du troisième air (car il y avait toujours
trois airs dans les scènes de l'Institut; d'abord le lever de l'aurore
obligé, puis le premier récitatif suivi d'un premier air suivi d'un
deuxième récitatif suivi d'un deuxième air suivi d'un troisième
récitatif suivi d'un troisième air, le tout pour le même personnage),
dans le milieu du troisième air donc, se trouvaient ces quatre vers:

    Dieu des chrétiens, toi que j'ignore,
    Toi que j'outrageais autrefois,
    Aujourd'hui, mon respect t'implore,
    Daigne écouter ma faible voix.

J'eus l'insolence de penser que, malgré le titre d'_air agité_ que
portait le dernier morceau, ce quatrain devait être le sujet d'une
prière, et il me parut impossible de faire implorer le Dieu des
chrétiens par la tremblante reine d'Antioche avec des cris de mélodrame
et un orchestre désespéré. J'en fis donc une prière; et, à coup sûr,
s'il y eût quelque chose de passable dans ma partition, ce ne fut que
cette andante. Comme j'arrivais à l'Institut le soir du jugement dernier
pour connaître mon sort, et savoir si les peintres, sculpteurs, graveurs
en médaille et graveurs en taille-douce m'avaient déclaré bon ou mauvais
musicien, je rencontre Pingard dans l'escalier:

«--Eh bien! lui dis-je, qu'ont-ils décidé?

»--Ah!... c'est vous, Berlioz... pardieu, je suis bien aise!... je vous
cherchais.

»--Qu'ai-je obtenu, voyons, dites vite; une mention, un premier, un
second prix, ou rien?

»--Oh! tenez, je suis encore tout remué. Quand je vous dis qu'il ne vous
a manqué que deux voix pour le premier.

»--Parbleu, je n'en savais rien; vous m'en donnez la première nouvelle.

»--Mais quand je vous le dis. Vous avez le second prix; c'est bon, mais
il n'a manqué que deux voix pour que vous eussiez le premier. Oh! tenez,
ça m'a vexé, parce que, voyez-vous, je ne suis ni peintre, ni
architecte, ni graveur en médaille, et par conséquent je ne connais
rien du tout en musique; mais ça n'empêche pas que votre Dieu des
chrétiens m'a fait un certain gargouillement dans le cœur qui m'a
bouleversé. Et sacredieu, tenez, si je vous avais rencontré sur le
moment, je vous aurais... je vous aurais payé une demi-tasse.

»--Merci, merci, mon cher Pingard, vous êtes bien bon. Vous vous y
connaissez; vous avez du goût. D'ailleurs, n'avez-vous pas visité la
côte de Coromandel?

»--Pardi, certainement; mais pourquoi?

»--Les îles de Java?

»--Oui, mais...

»--De Sumatra?

»--Oui.

»--De Bornéo?

»--Oui.

»--Vous avez été _lié_ avec Levaillant?

»--Pardi, comme deux doigts de la main.

»--Vous avez parlé souvent à Volney?

»--A M. le comte de Volney, qui avait des bas bleus?

»--Oui.

»--Certainement.

»--Eh bien! vous êtes bon juge en musique.

»--Comment ça?

»--Il n'y a pas besoin de savoir comment; seulement, si on vous dit par
hasard: Quel titre avez-vous pour juger les compositeurs? êtes-vous
peintre, graveur en taille-douce, architecte, sculpteur? vous répondrez:
Non, je suis... voyageur, marin, mousse de la compagnie des Indes. C'est
plus qu'il n'en faut. Ah ça, voyons, comment s'est passée la séance?

»--Oh! tenez, ne m'en parlez pas; c'est toujours la même chose: J'aurais
trente enfants, que le diable m'emporte si j'en mettrais un seul dans
les arts. Parce que je vois tout ça, moi. Vous ne savez pas quelle
sacrée boutique... Par exemple, ils se donnent, ils se vendent même des
voix entre eux. Tenez, une fois, au concours de peinture, j'entendis M.
Lethière qui demandait sa voix à un musicien[2] pour un de ses élèves.
Nous sommes d'anciens camarades, qu'il lui dit, tu ne me refuseras pas
ça. D'ailleurs, mon élève a du talent, son tableau est très-bien.

»--Non, non, non, je ne veux pas, je ne veux pas, que l'autre lui
répond. Ton élève m'avait promis un album que désirait ma femme, et il
n'a pas seulement dessiné un arbre pour elle. Je ne lui donne pas ma
voix.

»--Ah! tu as bien tort, que lui dit M. Lethière; je vote pour les tiens,
tu le sais, et tu ne veux pas voter pour les miens.

»--Non, je ne veux pas.

»--Alors je ferai moi-même ton album, là, je ne peux pas mieux dire.

»--Ah! c'est différent. Comment l'appelles-tu ton élève? Pour que je ne
confonde pas, donne-moi ses noms et prénoms. Pingard!

»--Monsieur.

»--Un papier et un crayon.

»--Voilà, Monsieur. Ils vont dans l'embrasure de la fenêtre, ils
écrivent trois mots, et puis j'entends le musicien qui dit à l'autre, en
repassant: C'est bon! il a ma voix.

»--Eh bien! n'est-ce pas abominable? et si j'avais un de mes fils au
concours, et qu'on lui fit des tours pareils n'y aurait-il pas de quoi
me jeter par la fenêtre?

»--Bon, bon, calmez-vous, Pingard, et dites-moi comment tout s'est passé
aujourd'hui.

»--Je vous l'ai déjà dit, vous avez le second prix, et il ne vous a
manqué que deux voix pour le premier. Quand M. Dupont a eu chanté votre
cantate, et qu'il l'a fièrement bien chantée, par parenthèse, ils ont
commencé à écrire les bulletins. Il y avait un musicien, de mon côté,
qui parlait bas à un architecte, et qui lui disait: Voyez-vous, celui-là
ne fera jamais rien; ne lui donnez pas votre voix, c'est un jeune homme
perdu. Il n'admire que le dévergondage de Beethoven; on ne le fera
jamais rentrer dans la bonne route.

»--Vous croyez, dit l'architecte? Cependant.....

»--Oh! c'est très-sûr; d'ailleurs, demandez à notre illustre Cherubini.
Vous ne doutez pas de son expérience, j'espère; il vous dira, comme moi,
que ce jeune homme est fou, que Beethoven lui a troublé la cervelle.

»--Pardon, me dit Pingard en s'interrompant, mais qu'est-ce que ce M.
Beethoven? il n'est pas de l'Institut, je crois?

»--Non, il n'est pas de l'Institut; continuez.

»--Ah! mon Dieu, ça n'a pas été long; l'autre a donné sa voix au nº 4,
au lieu de vous la donner, et voilà. Tout d'un coup, il y a un des
musiciens qui se lève et qui dit: Messieurs, avant d'aller plus avant,
je dois vous prévenir que dans le second morceau de la partition que
nous venons d'entendre, il y a un travail d'orchestre très-ingénieux,
que le piano ne peut pas rendre, et qui doit, à l'exécution, produire le
plus grand effet. Il est bon d'en être instruit.

»--Que diable viens-tu nous chanter, lui répond un autre musicien, ton
élève ne s'est pas conformé au programme; au lieu d'_un_ air agité, il
en a écrit _deux_, et dans le milieu il a ajouté une prière qu'il ne
devait pas faire. Le réglement ne peut ainsi être méprisé. Il faut un
exemple.

»--Oh! c'est trop fort! qu'en dit M. le Secrétaire-Perpétuel?

»--Je crois que c'est un peu sévère, et qu'on peut pardonner la licence
que s'est permise votre élève; mais il est important que le jury soit
éclairé sur le genre de mérite que vous avez signalé, et que l'exécution
au piano ne nous a pas laissé apercevoir.

»--Non, non, ce n'est pas vrai, dit M. Chérubini, ce prétendu mérite
d'instrumentation n'existe pas, ce n'est qu'un fouillis auquel on ne
comprend rien et qui serait détestable à l'orchestre.

»--Ma foi, Messieurs, entendez-vous, disent de tous côtés les peintres,
sculpteurs, architectes et graveurs, nous ne pouvons juger que ce que
nous entendons, et pour le reste, si vous n'êtes pas d'accord...

»--Ah! oui.--Ah! non.--Mais mon Dieu!...--Eh! que
Diable!...--Cependant...

»Enfin, ils criaient tous à la fois, et comme ça les ennuyait, voilà M.
Renaud et deux autres qui s'en vont, en disant qu'ils se récusaient et
qu'ils ne voulaient pas voter. Puis on a compté les bulletins, et il
vous a manqué deux voix, comme je vous ai dit.

»--Je vous remercie, mon bon Pingard; mais, dites-moi, cela se
passait-il de la même manière à l'Académie du cap de Bonne-Espérance?

»--Oh! par exemple! quelle farce! Une académie au Cap! un institut
hottentot! Vous savez bien qu'il n'y en a pas.

»--Vraiment! et chez les Indiens de Coromandel?

»--Point.

»--Et chez les Malais?

»--Pas davantage.

»--Ah ça! mais il n'y a donc point d'académie dans l'Orient?

»--Certainement non.

»--Les Orientaux sont bien à plaindre!

»--Ah! oui, ils s'en moquent pas mal!

»--Les barbares!»

Là-dessus, je quittai le vieux concierge, gardien, huissier de
l'Institut, en songeant à l'immense avantage qu'il y aurait d'envoyer
l'Académie civiliser l'île de Java. Je ruminais déjà le plan d'un projet
que je voulais adresser aux académiciens eux-mêmes, à l'effet de les
prier _de vouloir bien se donner la peine_ d'aller se promener un peu au
cap de Bonne-Espérance, comme Pingard. Mais nous sommes si égoïstes,
nous autres Occidentaux, notre amour de l'humanité est si faible, que
ces pauvres Hottentots, ces malheureux Malais, qui n'ont pas d'académie,
ne m'ont occupé sérieusement que deux ou trois heures; le lendemain je
n'y songeais plus. Deux ans après, j'obtins enfin le premier grand prix;
_mon tour était venu_. Dans l'intervalle, le pauvre Pingard était mort,
et ce fut grand dommage, car s'il eût entendu mon _Incendie de
Sardanapale_, je suis sûr qu'il m'aurait cette fois payé une tasse tout
entière.

Ce fut en 1830 que ce bonheur m'arriva. Je terminais précisément ma
cantate le 28 juillet:

    «...Lorsqu'un lourd soleil chauffait les grandes dalles
          »Des ponts et de nos quais déserts;
    »Que les cloches hurlaient, que la grêle des balles
          »Sifflait et pleuvait par les airs;
    »Que dans Paris entier, comme la mer qui monte,
          »Le peuple soulevé grondait;
    »Et qu'au lugubre accent des vieux canons de fonte
          »_La Marseillaise_ répondait[3].»

L'aspect du palais de l'Institut, habité par de nombreuses familles,
était alors curieux; les biscayens traversaient nos portes barricadées,
les boulets ébranlaient la façade, les femmes poussaient des cris, et
dans les moments de silence, entre les décharges, les hirondelles
reprenaient en chœur leur chant joyeux cent fois interrompu. Et
j'écrivais, j'écrivais précipitamment les dernières pages de mon
orchestre, au bruit sec et mat des balles perdues qui, décrivant une
parabole au-dessus des toits, venaient s'applatir près de mes fenêtres,
contre la muraille de ma chambre. Enfin, le 29, je fus libre, et je pus
sortir et polissonner dans Paris, le pistolet au poing, avec la _sainte
canaille_[4], jusqu'au lendemain.



III

DISTRIBUTION DES PRIX DE L'INSTITUT.


Deux mois après eurent lieu, comme à l'ordinaire, la distribution des
prix et l'exécution à grand orchestre de la cantate couronnée. Cette
cérémonie se passe encore de la même façon. Tous les ans, les mêmes
musiciens exécutent des partitions qui sont à peu près aussi toujours
les mêmes, et les prix donnés avec le même discernement sont distribués
avec la même solennité. Tous les ans, le même jour, à la même heure,
debout sur la même marche du même escalier de l'Institut, le même
académicien répète la même phrase au lauréat qui vient d'être couronné.
Le jour est le premier samedi d'octobre; l'heure, la quatrième de
l'après-midi; la marche d'escalier, la troisième; l'académicien, tout
le monde s'en doute; la phrase, la voici:

«Allons, jeune homme, _macte animo_; vous allez faire un beau voyage...
la terre classique des beaux-arts... la patrie des Pergolèse, des
Piccini.... un ciel inspirateur.... Vous nous reviendrez avec quelque
magnifique partition. Vous êtes en beau chemin.»

Pour cette glorieuse journée, les académiciens endossent leur bel habit
brodé de vert; ils rayonnent, ils éblouissent. Ils vont couronner en
pompe, un peintre, un sculpteur, un architecte, un graveur et un
musicien. Grande est la joie au gynécée des muses.

Que viens-je d'écrire là?... cela ressemble à un vers! C'est que j'étais
déjà loin de l'Académie, et que je songeais (je ne sais trop à quel
propos, en vérité), à cette strophe de Victor Hugo:

    «Aigle qu'ils devaient suivre, aigle de notre armée,
    »Dont la plume sanglante en cent lieux est semée,
    »Dont le tonnerre, un soir, s'éteignit dans les flots;
    »Toi qui les as couvés dans l'aire maternelle,
    »Regarde et sois contente, et crie, et bats de l'aîle,
            «Mère, tes aiglons sont éclos.»

Revenons à nos lauréats, dont quelques-un ressemblent bien un peu à des
hiboux, à ces _petits monstres rechignés_ dont parle La Fontaine, plutôt
qu'à des aigles, mais qui se partagent tous également néanmoins les
affections de l'Académie.

C'est donc le premier samedi d'octobre que leur mère radieuse _bat de
l'aile_, et que la cantate couronnée est enfin exécutée sérieusement. On
rassemble alors un orchestre _tout entier_; il n'y manque rien. Les
instruments à cordes y sont; on y voit les deux flûtes, les deux
hautbois, les deux clarinettes (je dois cependant à la vérité de dire
que cette précieuse partie de l'orchestre est complète depuis peu
seulement. Quand l'_aurore_ du grand prix se leva pour moi, il n'y avait
qu'_une clarinette et demie_; le vieillard chargé depuis un temps
immémorial de la partie de première clarinette, n'ayant plus qu'une
dent, ne pouvait faire sortir de son instrument asthmatique que la
moitié des notes, tout au plus). On y trouve les quatre cors, les trois
trombones, et jusqu'à des _cornets à pistons_, instruments modernes!
Voilà qui est fort. Eh bien! rien n'est plus vrai. L'Académie, ce
jour-là, ne se connaît plus, elle fait des folies, de véritables
extravagances: _elle est contente, et crie et bat de l'aile, ses hiboux_
(ses aiglons voulais-je dire) _sont éclos_. Chacun est à son poste.
Habeneck, armé de l'archet conducteur, donne le signal.

Le soleil se lève; solo de violoncelle... léger crescendo.

Les petits oiseaux se réveillent; solo de flûte, trilles de violons.

Les petits ruisseaux murmurent, solo d'altos.

Les petits agneaux bêlent, solo de hautbois.

Et le crescendo continuant, il se trouve que quand les petits oiseaux,
les petits ruisseaux et les petits agneaux ont été entendus
successivement, le soleil est au zénith, et qu'il est midi tout au
moins. Le récitatif commence:

    «Déjà le jour naissant, etc.»

Suivent, le premier air, le deuxième récitatif, le deuxième air, le
troisième récitatif et le troisième air où le personnage expire
ordinairement, mais où le chanteur et les auditeurs respirent. M. le
Secrétaire-Perpétuel prononce à haute et intelligible voix les noms et
prénoms de l'auteur, tenant d'une main la couronne de laurier
artificiel, qui doit ceindre les tempes du triomphateur, et de l'autre
une médaille d'or véritable qui lui servira à payer son terme avant le
départ pour Rome. Elle vaut 160 francs: j'en suis certain. Le lauréat se
lève:

    Son front nouveau tondu, symbole de candeur
    Rougit, en approchant, d'une honnête pudeur.

Il embrasse M. le Secrétaire-Perpétuel. On applaudit un peu. A quelques
pas de la tribune de M. le Secrétaire-Perpétuel, se trouve le maître
illustre de l'élève couronné; l'élève embrasse son illustre maître:
c'est juste. On applaudit encore un peu. Sur une banquette du fond,
derrière les Académiciens, les parents du lauréat versent
silencieusement des larmes de joie; celui-ci, enjambant les bancs de
l'amphithéâtre, écrasant le pied de l'un, marchant sur l'habit de
l'autre, se précipite dans les bras de son père et de sa mère, qui,
cette fois, sanglotent tout haut: rien de plus naturel: mais on
n'applaudit plus, le public commence à rire. A droite du lieu de la
scène larmoyante, une jeune personne fait des signes au héros de la
fête: celui-ci ne se fait pas prier, et déchirant au passage la robe de
gaze d'une dame, déformant le chapeau d'un dandy, il finit par arriver
jusqu'à sa cousine. Il embrasse sa cousine. Il embrasse quelquefois même
le voisin de sa cousine. On rit beaucoup. Une autre femme placée dans un
coin obscur et d'un difficile accès, donne quelques marques de sympathie
que l'heureux vainqueur se garde bien de ne pas apercevoir. Il vole
embrasser aussi sa maîtresse, sa future, sa fiancée, celle qui doit
partager sa gloire; mais dans sa précipitation et son indifférence pour
les autres femmes, il en renverse une d'un coup de pied, s'accroche
lui-même à une banquette, tombe lourdement, et sans aller plus loin,
renonçant à donner la moindre accolade à la pauvre jeune fille, regagne
sa place suant et confus. Cette fois on applaudit à outrance, on rit aux
éclats; c'est un bonheur, un délire: c'est le beau moment de la séance
académique, et je sais bon nombre d'amis de la joie qui n'y vont que
pour celui-là. Je ne parle pas ainsi par rancune contre les rieurs, car
je n'eus pour ma part, quand mon tour arriva, ni père, ni mère, ni
cousine, ni maître, ni maîtresse à embrasser. Mon maître était malade,
mes parents absents et mécontents; pour ma maîtresse..... Je n'embrassai
donc que M. le Secrétaire-Perpétuel et je doute qu'en l'approchant on
ait pu remarquer la rougeur de mon front, car, au lieu d'être _nouveau
tondu_, il était enfoui sous une forêt de longs cheveux roux, qui, avec
d'autres traits caractéristiques, ne devait pas peu contribuer à me
faire ranger dans la classe des hiboux.

J'étais d'ailleurs, ce jour-là, d'humeur très-peu embrassante; je crois
même n'avoir pas éprouvé de plus horrible colère dans toute ma vie.
Voici pourquoi: la cantate qu'on nous avait donnée à mettre en musique
finissait au moment où Sardanapale vaincu appelle ses plus belles
esclaves, et monte avec elles sur le bûcher. L'idée me vint d'écrire une
sorte de symphonie descriptive de l'incendie, des cris de ces femmes mal
résignées, des fiers accents de ce brave voluptueux, défiant la mort au
milieu des progrès de la flamme et du fracas de l'écroulement du palais.
Mais en songeant aux moyens que j'allais avoir à employer pour rendre
sensibles, par l'orchestre seul les principaux traits d'un tableau de
cette nature, je m'arrêtai. La section de musique de l'Académie eût
condamné, sans aucun doute, toute ma partition, à la seule inspection de
ce final instrumental; d'ailleurs, rien ne pouvant être plus
inintelligible, réduit à l'exécution du piano, il devenait au moins
inutile de l'écrire. J'attendis donc. Quand ensuite le prix m'eut été
accordé, sûr alors de ne pouvoir plus le perdre, et d'être en outre
exécuté à grand orchestre, j'écrivis mon incendie. Ce morceau, à la
répétition générale, produisit un tel effet, que plusieurs de MM. les
Académiciens, pris au dépourvu, vinrent eux-mêmes m'en faire compliment,
sans arrière pensée et sans rancune pour le piège où je venais de
prendre leur religion musicale.

La salle des séances publiques de l'Institut était pleine d'artistes et
d'amateurs, curieux d'entendre cette cantate dont l'auteur avait alors
déjà une fière réputation d'extravagance. La plupart en sortant, se
récriaient sur l'étonnement que leur avait causé l'_Incendie_, et par le
récit qu'ils firent de l'étrangeté de cet effet symphonique, la
curiosité et l'attention des auditeurs du lendemain, qui n'avaient point
assisté à la répétition, furent naturellement excitées à un degré peu
ordinaire.

A l'ouverture de la séance, me méfiant un peu de l'habileté de Grasset,
l'ex-chef d'orchestre du théâtre Italien, qui dirigeait alors, j'allai
me placer à côté de lui, mon manuscrit à la main. La pauvre Malibran,
attirée aussi par la rumeur de la veille, et qui n'avait pas pu trouver
place dans la salle, était assise sur un tabouret, auprès de moi, entre
deux contre-basses. Je la vis ce jour-là pour la dernière fois.

Mon _decrescendo_ commence:

(La cantate débutant par ce vers: _Déjà la nuit a voilé la nature_,
j'avais dû faire un _Coucher du soleil_, au lieu du _Lever de l'Aurore_
consacré. Il semble que je sois condamné à ne jamais agir comme tout le
monde, à prendre la vie et l'Académie à contre-poil!)

La cantate se déroule sans accident; Sardanapale apprend sa défaite, se
résout à mourir, appelle ses femmes; l'incendie s'allume, on écoute, les
initiés de la répétition disent à leurs voisins:

«Vous allez entendre cet écroulement, c'est étrange, c'est prodigieux!

Cinq cent mille malédictions sur les musiciens qui ne comptent pas leurs
pauses!!! une partie de cor donnait dans ma partition la réplique aux
timbales, les timbales la donnaient aux cymbales, celles-ci à la grosse
caisse, et le premier coup de la grosse caisse amenait l'explosion
finale! Mon damné cor ne fait pas sa note, les timbales ne l'entendant
pas n'ont garde de partir, par suite, les cymbales et la grosse caisse
se taisent aussi; rien ne part! rien!!... les violons et les basses
continuent seuls leur impuissant tremolo; point d'écroulement! un
incendie qui s'éteint sans avoir éclaté; un effet ridicule au lieu de
l'éruption tant annoncée! _Ridiculus mus!..._ Il n'y a qu'un
compositeur, déjà soumis à une pareille épreuve, qui puisse concevoir la
fureur dont je fus alors bouleversé. Un cri d'horreur s'échappa de ma
poitrine haletante, je lançai ma partition à travers l'orchestre, je
renversai deux pupitres; madame Malibran fit un bond en arrière, comme
si une mine venait soudain d'éclater à ses pieds; tout fut en rumeur, et
l'orchestre, et les Académiciens scandalisés, et les auditeurs
mystifiés, et les amis de l'auteur indignés. Ce fut une vraie
catastrophe musicale. Sérieusement, je tremble encore en y songeant.

Il fallut pourtant bien en prendre mon parti, et quelques semaines
après, maudissant l'Académie de Paris, qui, cette fois, n'en pouvait
mais, m'acheminer vers l'Académie de Rome, où je devais avoir tout
loisir d'oublier la musique et les musiciens.

Cette institution, fondée en 1666, eut sans doute, dans le principe, un
but d'utilité pour l'art et les artistes. Il ne m'appartient pas de
juger jusqu'à quel point les intentions du fondateur ont été remplies à
l'égard des peintres, sculpteurs, graveurs et architectes; quant aux
musiciens, je le répète, le voyage d'Italie, favorable au développement
de leur imagination par le trésor de poésie que la nature, l'art et les
souvenirs, étalent à l'envi sous leurs pas, est au moins inutile sous le
rapport des études spéciales qu'ils y peuvent faire. Mais le fait
ressortira plus évident du tableau fidèle de la vie que mènent à Rome
les artistes français. Avant de s'y rendre, les cinq ou six nouveaux
lauréats se réunissent pour combiner ensemble les arrangements du grand
voyage qui se fait d'ordinaire en commun. Un _voiturin_ se charge,
moyennant une somme assez modique, de faire parvenir en Italie sa
cargaison de grands hommes, en les entassant dans une lourde cariole, ni
plus ni moins que des bourgeois du Marais. Comme il ne change jamais de
chevaux, il lui faut beaucoup de temps pour traverser la France, passer
les Alpes, et parvenir dans les États-Romains; mais ce voyage à petites
journées doit être fécond en incidents pour une demi-douzaine de jeunes
voyageurs dont l'esprit, à cette époque, est fort loin d'être tourné à
la mélancolie. Si j'en parle sous la forme dubitative, c'est que je ne
l'ai pas fait ainsi moi-même; diverses circonstances me retinrent à
Paris, après la _cérémonie auguste de mon couronnement_, jusqu'au milieu
de janvier, et je fis la traversée tout seul et assez triste.



IV

LE DÉPART.


La saison était trop mauvaise pour que le passage des Alpes pût offrir
quelque agrément; je me déterminai donc à les tourner, et me rendis à
Marseille. C'était ma première entrevue avec la mer. Je cherchai assez
longtemps un vaisseau un peu propre qui fît voile pour Livourne, mais je
ne trouvai toujours que d'ignobles petits navires, chargés de laines ou
de barriques d'huile ou de monceaux d'ossements à faire du noir, qui
exhalaient une odeur insupportable. Du reste, pas un endroit où un
honnête homme pût se nicher; on ne m'offrait ni le vivre ni le couvert;
je devais apporter des provisions et me faire un chenil pour la nuit
dans le coin du vaisseau qu'on voulait bien m'octroyer. Pour toute
compagnie, quatre matelots à face de bouledogue, dont la probité ne
m'était rien moins que garantie. Je reculai. Pendant plusieurs jours il
me fallut tuer le temps à parcourir les rochers voisins de Notre-Dame de
la Garde, genre d'occupation pour lequel j'ai toujours eu un goût
particulier.

Enfin j'entendis annoncer le prochain départ d'un brick Sarde qui se
rendait à Livourne. Quelques jeunes gens de bonne mine, que je
rencontrai à la Cannebière, m'apprirent qu'ils étaient passagers sur le
bâtiment, et que nous y serions assez bien en nous concertant ensemble
pour l'approvisionnement. Le capitaine ne voulait en aucune façon se
charger du soin de notre table. En conséquence, il fallut y pourvoir.
Nous prîmes des vivres pour une semaine, comptant en avoir de reste, la
traversée de Marseille à Livourne, par un temps favorable, ne prenant
guère plus de trois ou quatre jours. C'est une délicieuse chose qu'un
premier voyage sur la Méditerranée, quand on est favorisé d'un beau
temps, d'un navire passable, et qu'on n'a pas le mal de mer. Les deux
premiers jours, je ne pouvais assez admirer la bonne étoile qui m'avait
fait si bien tomber et m'exemptait complètement du malaise dont les
autres voyageurs étaient cruellement tourmentés. Nos dîners sur le pont,
par un soleil superbe, en vue des côtes de Sardaigne, étaient de fort
agréables réunions. Tous ces messieurs étaient Italiens, et avaient la
mémoire garnie d'anecdotes plus ou moins vraisemblables, mais
très-intéressantes. L'un avait servi la cause de la liberté en Grèce, où
il s'était lié avec Canaris; et nous ne nous lassions pas de lui
demander des détails sur l'héroïque incendiaire, dont la gloire semblait
prête à s'éteindre, après avoir brillé d'un éclat subit et terrible
comme l'explosion de ses brûlots. Un Vénitien, homme d'assez mauvais
ton, et parlant fort mal le français, prétendait avoir commandé la
corvette de Byron pendant les excursions aventureuses du poète dans
l'Adriatique et l'Archipel grec. Il nous décrivait minutieusement le
brillant uniforme dont Byron avait exigé qu'il fût revêtu, les orgies
qu'ils faisaient ensemble; il n'oubliait pas non plus les éloges que le
noble voyageur avait accordés à son courage. Au milieu d'une tempête,
Byron ayant engagé le capitaine à venir dans sa chambre, faire avec lui
une partie d'écarté, celui-ci accepta l'invitation au lieu de rester sur
le pont à surveiller la manœuvre; la partie commencée, les mouvements du
vaisseau devinrent si violents que la table et les joueurs furent
rudement renversés.

--Ramassez les cartes, et continuons, s'écria Byron.

--Volontiers, milord!

--Commandant, vous êtes un brave!» Il se peut qu'il n'y ait pas un mot
de vrai dans tout cela, mais il faut convenir que l'uniforme galonné et
la partie d'écarté sont bien dans le caractère de l'auteur de _Lara_; en
outre le narrateur n'avait pas assez d'esprit pour donner à des contes
ce parfum de couleur locale, et le plaisir que j'éprouvais à me trouver
ainsi côte à côte avec un compagnon du pèlerinage de Childe-Harold,
achevait de me persuader. Mais notre traversée ne paraissait pas
approcher sensiblement de son terme; un calme plat nous avait arrêtés en
vue de Nice; il nous y retint trois jours entiers. La brise légère qui
s'élevait chaque soir nous faisait avancer de quelques lieues, mais elle
tombait au bout de deux heures, et la direction contraire d'un courant
qui règne le long de ces côtes, nous ramenait tout doucement pendant la
nuit au point d'où nous étions partis. Tous les matins, en montant sur
le pont, ma première question aux matelots était pour connaître le nom
de la ville qu'on distinguait sur le rivage, et tous les matins je
recevais pour réponse: «E Nizza, signore. Ancora Nizza. E sempre Nizza.»
Je commençais à croire la gracieuse ville de Nice douée d'une puissance
magnétique, qui, si elle n'arrachait pièce à pièce tous les ferrements
de notre brick, ainsi qu'il arrive, au dire des matelots, quand on
approche trop des pôles, exerçait au moins sur le bâtiment une
irrésistible attraction. Un vent furieux du nord, qui nous tomba des
Alpes comme une avalanche, vint me tirer d'erreur. Le capitaine n'eut
garde de manquer une si belle occasion pour réparer le temps perdu, et
se _couvrit de toile_. Le vaisseau pris en flanc inclinait horriblement.
Toutefois je fus bien vite accoutumé à cet aspect qui m'avait alarmé
dans les premiers moments; mais vers minuit, comme nous entrions dans le
golfe de la Spezzia, la frénésie de cette _tramontana_ devint telle, que
les matelots eux-mêmes commencèrent à trembler en voyant l'obstination
du capitaine à laisser toutes les voiles dehors. C'était une tempête
véritable, dont je ferai la description en beau style académique... une
autre fois. Cramponné à une barre de fer du tillac, j'admirais avec un
sourd battement de cœur cet étrange spectacle, pendant que le commandant
vénitien, dont j'ai parlé plus haut, examinait d'un œil sévère le
capitaine occupé à tenir la barre, et laissait échapper de temps en
temps de sinistres exclamations: «C'est de la folie! disait-il... Quel
entêtement!... Cet imbécile va nous faire sombrer!... Un temps pareil,
et quinze voiles étendues!» L'autre ne disait mot, et se contentait de
rester au gouvernail, quand un effroyable coup de vent vint le
renverser, et coucher presque entièrement le navire sur le flanc. Ce fut
un instant terrible... Pendant que notre malencontreux capitaine
roulait au milieu des tonneaux que la secousse avait jetés sur le pont
dans toutes les directions, le Vénitien, s'élançant à la barre, prit le
commandement de la manœuvre avec une autorité illégale, il est vrai,
mais bien justifiée par l'événement, et que l'instinct des matelots,
joint à l'imminence du danger, les empêcha de méconnaître. Plusieurs
d'entre eux, se croyant perdus, appelaient déjà la madone à leur aide.
«Il ne s'agit pas de la madone, sacredieu! s'écrie le commandant, au
perroquet! au perroquet! tous au perroquet!» En un instant, à la voix de
ce chef improvisé, les mâts furent couverts de monde, les principales
voiles carguées; le vaisseau, se relevant à demi, permit alors
d'exécuter les manœuvres de détail, et nous fûmes sauvés.

Le lendemain nous arrivâmes à Livourne à l'aide d'une seule voile, tant
était grande la violence du vent. Quelques heures après notre
installation à l'hôtel de l'Aquila Nera, nos matelots vinrent en corps
nous faire une visite, intéressée en apparence, mais qui n'avait pour
but cependant que de se réjouir avec nous du danger auquel nous venions
d'échapper. Ces pauvres diables, qui gagnent à peine le morceau de morue
sèche et le biscuit dont se compose leur nourriture habituelle, ne
voulurent jamais accepter notre argent, et ce fut à grand peine que
nous parvînmes à les faire rester pour prendre leur part d'un déjeuner
improvisé. Une pareille délicatesse est chose rare, surtout en Italie;
elle mérite d'être consignée.

Mes compagnons de voyage m'avaient confié, pendant la traversée, qu'ils
accouraient pour prendre part au mouvement qui venait d'éclater contre
le duc de Modène. Ils étaient animés du plus vif enthousiasme; ils
croyaient toucher déjà au jour de l'affranchissement de leur patrie.
Modène prise, la Toscane entière se soulèverait; sans perdre de temps,
on marcherait sur Rome; la France d'ailleurs ne manquerait pas de les
aider dans leur noble entreprise, etc., etc. Hélas! avant d'arriver à
Florence, deux d'entre eux furent arrêtés par la police du Grand-Duc et
jetés dans un cachot, où ils croupissent peut-être encore; pour les
autres, j'ai appris plus tard qu'ils s'étaient distingués dans les rangs
des patriotes de Modène et de Bologne, mais qu'attachés au brave et
malheureux Menotti, ils avaient suivi toutes ses vicissitudes et partagé
son sort. Telle fut la fin tragique de ces beaux rêves de liberté.

Resté seul à Florence, après des adieux que je ne croyais pas devoir
être éternels, je m'occupai de mon départ pour Rome. Le moment était
fort inopportun, et ma qualité de Français, arrivant de Paris, me
rendait encore plus difficile l'entrée des États pontificaux. On refusa
de viser mon passeport pour cette destination; les pensionnaires de
l'Académie étaient véhémentement soupçonnés d'avoir fomenté le mouvement
insurrectionnel de la place Colonne, et l'on conçoit que le pape ne vit
pas avec empressement s'accroître cette petite colonie de
révolutionnaires. J'écrivis à notre directeur, M. Horace Vernet, qui,
après d'énergiques réclamations, obtint enfin du cardinal Bernetti
l'autorisation dont j'avais besoin.

Par une singularité remarquable, j'étais parti seul de Paris; je m'étais
trouvé seul Français dans la traversée de Marseille à Livourne; je fus
l'unique voyageur que le voiturin de Florence trouva disposé à
s'acheminer vers Rome, et c'est dans cet isolement complet que j'y
arrivai. Deux volumes de Mémoires sur l'impératrice Joséphine, que le
hasard m'avait fait rencontrer chez un bouquiniste de Sienne, m'aidèrent
à tuer le temps pendant que ma vieille berline cheminait paisiblement.
Mon Phaéton ne savait pas un mot de français; pour moi, je ne possédais
de la langue italienne que des phrases comme celle-ci: «Fa molto caldo.
Piove. Quando lo pranzo?» Il était difficile que notre conversation fût
d'un grand intérêt. L'aspect du pays était assez peu pittoresque, et le
manque absolu de confortable dans les bourgs ou villages où nous nous
arrêtions, achevait de me faire pester contre l'Italie, et la nécessité
absurde qui m'y amenait. Mais un jour, sur les dix heures du matin,
comme nous venions d'atteindre un petit groupe de maisons, appelé la
Storta, le vetturino me dit tout-à-coup d'un air nonchalant, en se
versant un verre de vin: «Ecco Roma, signore!» Et, sans se retourner, il
me montrait du doigt la croix de Saint-Pierre. Ce peu de mots opéra en
moi une révolution complète; je ne saurais exprimer le trouble, le
saisissement que me causa l'aspect lointain de la ville immortelle, au
milieu de cette immense plaine nue et désolée... Tout à mes yeux devint
grand, poétique, sublime; l'imposante majesté de la _piazza del Popolo_,
par laquelle on entre dans Rome en venant de France, vint encore quelque
temps après augmenter ma religieuse émotion; et j'étais tout rêveur
quand les chevaux, dont j'avais cessé de maudire la lenteur,
s'arrêtèrent devant un palais de noble et sévère apparence; c'était
l'Académie.

La _villa Medici_, qu'habitent les pensionnaires et le directeur de
l'Académie de France, fut bâtie en 1557 par Annibal Lippi; Michel-Ange
ensuite y ajouta une aile et quelques embellissements: elle est située
sur cette portion du _monte Pincio_ qui domine la ville, et de laquelle
on jouit d'une des plus belles vues qu'il y ait au monde. A droite,
s'étend la promenade du Pincio; c'est l'avenue des Champs-Élysées de
Rome. Chaque soir, au moment où la chaleur commence à baisser, elle est
inondée de promeneurs à pied, à cheval, et surtout en calèche
découverte, qui, après avoir animé pendant quelque temps la solitude de
ce magnifique plateau, en descendent précipitamment au coup de sept
heures, et se dispersent comme un essaim de moucherons emporté par le
vent. Telle est la crainte presque superstitieuse qu'inspire aux Romains
le _mauvais air_, que si un petit nombre de promeneurs attardés,
narguant l'influence pernicieuse de l'_aria cattiva_, s'arrête encore
après la disparition de la foule, pour admirer la pompe du majestueux
paysage déployé par le soleil couchant, derrière le _monte Mario_, qui
borne l'horizon de ce côté, vous pouvez en être sûrs, ces imprudents
rêveurs sont étrangers.

A gauche de la Villa, l'avenue du Pincio aboutit sur la petite place de
la Trinita del Monte, ornée d'un obélisque, d'où un large escalier de
marbre descend dans Rome, et sert de communication directe entre le haut
de la colline et la place d'Espagne.

Du côté opposé, le palais s'ouvre sur de beaux jardins, dessinés dans le
goût de Lenôtre, comme doivent l'être les jardins de toute honnête
Académie. Un bois de lauriers et de chênes verts, élevé sur une
terrasse, en fait partie, borné d'un côté par les remparts de Rome et
de l'autre par le couvent des Ursulines-Françaises, attenant aux
terrains de la villa Medici.

En face on aperçoit, au milieu des champs incultes de la villa Borghèse,
la triste et désolée maison de campagne qu'habita Raphaël; et, comme
pour assombrir encore ce mélancolique tableau, une ceinture de
_pins-parasols_ en tout temps couverte d'une noire armée de corbeaux,
l'encadre à l'horizon.

Telle est à peu près la topographie de l'habitation vraiment royale,
dont la munificence du gouvernement français a doté ses artistes pendant
le temps de leur séjour à Rome. Les appartements du directeur y sont
d'une somptuosité remarquable; bien des ambassadeurs seraient heureux
d'en posséder de pareils. Les chambres des pensionnaires, à l'exception
de deux ou trois, sont au contraire petites, incommodes, et surtout
excessivement mal meublées. Je parie qu'un maréchal-des-logis de la
caserne Popincourt, à Paris, est mieux partagé, sous ce rapport, que je
ne l'étais au palais de l'Accademia di Francia. Dans le jardin sont la
plupart des ateliers des peintres et sculpteurs; les autres sont
disséminés dans l'intérieur de la maison et sur un petit balcon élevé
donnant sur le jardin des Ursulines, d'où l'on aperçoit la chaîne de la
Sabine, le monte Cavo et le camp d'Annibal. De plus, une bibliothèque
totalement dépourvue d'ouvrages nouveaux, mais assez bien fournie en
livres classiques, est ouverte jusqu'à trois heures aux investigations
des élèves laborieux, et présente au désœuvrement de ceux qui ne le sont
pas une ressource contre l'ennui. Car il faut dire que la liberté dont
ils jouissent est à peu près illimitée. Les pensionnaires sont bien
tenus d'envoyer tous les ans à l'Académie de Paris, un tableau, un
dessin, une statue, une médaille ou une partition; mais ce travail une
fois fait, ils peuvent employer leur temps comme bon leur semble, où
même ne pas l'employer du tout, sans que personne ait rien à y voir. La
tâche du directeur se borne à administrer l'établissement, et à
surveiller l'exécution du réglement qui le régit. Quant à la direction
des études, il n'exerce sur elle aucune influence. Cela se conçoit; les
vingt-deux élèves pensionnés, s'occupant de cinq arts, frères si l'on
veut, mais différents, il n'est pas possible à un seul homme de les
posséder tous, et il serait mal venu de donner son avis sur ceux qui lui
sont étrangers.

A présent que le lecteur a un aperçu du lieu de la scène, je crois que
le meilleur moyen de lui faire connaître les acteurs est de reprendre
mon auto-biographie au point où je l'avais interrompue.



V

L'ARRIVÉE.


L'Ave Maria venait de sonner, quand je descendis de voiture à la porte
de l'Académie; cette heure étant celle du dîner, je m'empressai de me
faire conduire au réfectoire, où l'on venait de m'apprendre que tous mes
nouveaux camarades étaient réunis. Mon arrivée à Rome ayant été retardée
par diverses circonstances, comme je l'ai dit plus haut, on n'attendait
plus que moi; et, à peine eus-je mis le pied dans la vaste salle où
siégeaient bruyamment autour d'une table bien garnie une vingtaine de
convives, qu'un hourra à faire tomber les vitres, s'il y en avait eu,
s'éleva à mon aspect.

--Oh! Berlioz! Berlioz! Oh! cette tête! Oh! ces cheveux! Oh! ce nez!
Dis-donc, Jalay, il t'enfonce joliment pour le nez!

--Et toi, il te _recale_ fièrement pour les cheveux!

--Mille dieux! quel toupet!

--Eh! Berlioz! tu ne me reconnais pas? Te rappelles-tu la séance de
l'Institut? Tes sacrées timbales qui ne sont pas parties pour l'incendie
de Sardanapale? Était-il furieux! Mais, ma foi, il y avait de quoi!
Voyons donc, tu ne me reconnais pas?

--Je vous reconnais bien; mais votre nom...

--Ah! tiens, il me dit _vous_, tu te _manières_, mon vieux: on se tutoie
tout de suite ici.

--Eh bien! comment t'appelles-tu?

--Il s'appelle Signol.

--Mieux que ça, Rossignol.

--Mauvais! mauvais le calembourg!

--Absurde!

--Laissez-le donc s'asseoir!

--Qui? le calembourg?

--Non, Berlioz.

--Ohé! Fleury, apportez-nous du punch, et du fameux; cela vaudra mieux
que les bêtises de cet autre qui veut faire le malin.

--Enfin, voilà notre section de musique au complet!

--Eh! Monfort[5], voilà ton collègue.

--Eh! Berlioz, voilà _ton-fort_.

--C'est _mon-fort_.

--C'est _son-fort_.

--C'est _notre-fort_.

--Embrassez-vous.

--Embrassons-nous.

--Ils ne s'embrasseront pas!

--Ils s'embrasseront!

--Ils ne s'embrasseront pas!

--Si!

--Non!

--Ah ça! mais, pendant qu'ils crient, tu manges tout le macaroni, toi;
aurais-tu la bonté de m'en laisser un peu?

--Eh bien! embrassons-le tous, et que ça finisse!

--Non, que ça commence! voilà le punch! Ne bois pas ton vin.

--Non, plus de vin!

--A bas le vin!

--Cassons les bouteilles! Gare, Fleury!

--Pinck! panck!

--Messieurs, ne cassez pas les verres, au moins; il en faut pour le
punch; je ne pense pas que vous veuillez le boire dans de petits verres.

--Ah! les petits verres! Fi donc!

--Pas mal, Fleury! ce n'est pas maladroit; sans ça, tout y passait.

Fleury est le nom du factotum de la maison; ce brave homme, si digne, à
tous égards, de la confiance que lui accordent les directeurs de
l'Académie, est en possession, depuis longues années, de servir à table
les pensionnaires; il a vu tant de scènes semblables à celle que je
viens de décrire, qu'il n'y fait plus attention, et garde en pareil cas
un sérieux de glace, dont le contraste est vraiment plaisant. Quand je
fus un peu revenu de l'étourdissement que devait me causer un tel
accueil, je m'aperçus que le salon où je me trouvais offrait l'aspect le
plus bizarre. Sur l'un des murs, sont encadrés les portraits des anciens
pensionnaires, au nombre de cinquante environ; sur l'autre, qu'on ne
peut regarder sans rire, d'effroyables fresques de grandeur naturelle,
étalent une suite de caricatures, dont la monstruosité grotesque ne peut
se décrire, et dont les originaux ont tous habité l'Académie.
Malheureusement l'espace manque aujourd'hui pour continuer cette
curieuse galerie, et les nouveaux venus, dont l'extérieur prête à la
charge, ne peuvent plus être admis aux honneurs du grand _salon_.

Le soir même, après avoir salué M. Vernet, je suivis mes camarades au
lieu habituel de leurs réunions, le fameux café Greco. C'est bien la
plus détestable taverne qu'on puisse trouver, sale, obscure et humide;
rien ne peut justifier la préférence que lui accordent les artistes de
toutes les nations fixés à Rome. Mais son voisinage de la place
d'Espagne et du restaurant Lepri qui est en face, lui amène un nombre
considérable de chalands. On y tue le temps à fumer d'exécrables
cigares, en buvant du café qui n'est guère meilleur, qu'on vous sert,
non point sur des tables de marbre comme partout ailleurs, mais sur de
petits guéridons de bois, larges comme la calotte d'un chapeau, et noirs
et gluants comme les murs de cet aimable lieu. Le _café Greco_
cependant, est tellement fréquenté par les artistes étrangers que la
plupart s'y font adresser leurs lettres, et que les nouveaux débarqués
n'ont rien de mieux à faire que de s'y rendre pour trouver des
compatriotes.



VI

ÉPISODE BOUFFON.

     On a vu des fusils partir, qui n'étaient pas chargés, dit-on. On a
     vu plus souvent encore, je crois, des fusils chargés qui ne
     partaient pas.

                               (PASCAL.)


Je passai quelque temps à me façonner tant bien que mal à cette
existence si nouvelle pour moi. Mais une vive inquiétude qui, dès le
lendemain de mon arrivée, s'était emparée de mon esprit, ne me laissait
d'attention ni pour les objets environnants, ni pour le cercle social où
je venais d'être si brusquement introduit. Je n'avais pas trouvé à Rome
des lettres de Paris qui auraient dû m'y précéder de plusieurs jours. Je
les attendis pendant trois semaines avec une anxiété croissante; après
ce temps, incapable de résister davantage au désir de connaître la
cause de ce silence mystérieux, et malgré les remontrances amicales de
M. Horace Vernet, qui essaya d'empêcher un coup de tête, en m'assurant
qu'il serait obligé de me rayer de la liste des pensionnaires de
l'Académie si je quittais l'Italie, je m'obstinai à rentrer en France.

En repassant à Florence, une esquinancie assez violente vint me clouer
au lit pendant huit jours. Ce fut alors que je fis la connaissance de
l'architecte danois Schlick, aimable garçon et artiste d'un talent
classé très-haut par les connaisseurs. Pendant cette semaine de
souffrances, je m'occupai à réinstrumenter la scène du bal de ma
Symphonie fantastique, et j'ajoutai à ce morceau la _coda_ qui existe
maintenant. Je n'avais pas fini ce travail quand, le jour de ma première
sortie, j'allai à la poste demander mes lettres. Le paquet qu'on me
présenta contenait une épître d'une impudence si extraordinaire et si
blessante pour un homme de l'âge et du caractère que j'avais alors,
qu'il se passa soudain en moi quelque chose d'affreux. Deux larmes de
rage jaillirent de mes yeux, et mon parti fut pris instantanément. Il
s'agissait de voler à Paris, où j'avais à tuer sans rémission deux
femmes coupables et un innocent. Quant à me tuer, moi, après ce beau
coup, c'était de rigueur, on le pense bien. Le plan de l'expédition fut
conçu en quelques minutes. On devait à Paris redouter mon retour, on me
connaissait... Je résolus de ne m'y présenter qu'avec de grandes
précautions et sous un déguisement. Je courus chez Schlick, qui
n'ignorait pas le sujet du drame dont j'étais le principal acteur. En me
voyant si pâle:

--Ah! mon Dieu! qu'y a-t-il?

--Voyez, lui dis-je en lui tendant la lettre, lisez!

--Oh! c'est monstrueux, répondit-il après avoir lu. Qu'allez-vous faire?

L'idée me vint aussitôt de le tromper, pour pouvoir agir plus librement.

--Ce que je vais faire? Je persiste à rentrer en France; mais je vais
chez mon père au lieu de retourner à Paris.

--Oui, mon ami, vous avez raison; allez dans votre famille; c'est là
seulement que vous pourrez, avec le temps, oublier vos chagrins et
calmer l'effrayante agitation où je vous vois. Allons, du courage!

--J'en ai; mais il faut que je parte tout de suite, je ne répondrais pas
de moi demain.

--Rien n'est plus aisé que de vous faire partir ce soir; je connais
beaucoup de monde ici, à la police et à la poste; dans deux heures
j'aurai votre passeport, et dans cinq votre place dans la voiture du
courrier. Je vais m'occuper de tout cela; rentrez à l'hôtel faire vos
préparatifs, je vous y rejoindrai.

Au lieu de rentrer, je m'acheminai vers le quai de l'Arno, où demeurait
une marchande de modes française. J'entre dans son magasin, et tirant ma
montre:

--Madame, lui dis-je, il est midi; je pars ce soir avec le courrier,
pouvez-vous, avant cinq heures, préparer pour moi une toilette complète
de femme de chambre, robe, chapeau, voile vert, etc.? Je vous donnerai
ce que vous voudrez, je ne regarde pas à l'argent.

La marchande se consulte un instant, et m'assure que tout sera prêt
avant l'heure indiquée. Je donne des arrhes et rentre, sur l'autre rive
de l'Arno, à l'hôtel des Quatre-Nations où je logeais. J'appelle le
premier sommelier.

--Antoine, je pars à six heures pour la France; il m'est impossible
d'emporter ma malle, je vous la confie. Envoyez-la par la première
occasion sûre à mon père, dont voici l'adresse.

Et prenant la partition de la scène du Bal[6], dont la _coda_ n'était
pas entièrement instrumentée, j'écris en tête: _Je n'ai pas le temps de
finir; s'il prend fantaisie à la Société des Concerts de Paris
d'exécuter ce morceau en_ L'ABSENCE _de l'auteur, je prie Habeneck de
doubler à l'octave basse, avec les clarinettes et les cors, le trait
des flûtes placé sur la dernière rentrée du thème, et d'écrire à plein
orchestre les accords qui suivent. Cela suffira pour la conclusion._

Puis je mets la partition de ma Symphonie fantastique, adressée sous
enveloppe à Habeneck, dans une valise, avec quelques hardes; j'avais une
paire de pistolets à deux coups, je les charge convenablement; j'examine
et je place dans mes poches deux petites bouteilles de rafraîchissements,
tels que laudanum, stricnine; et, la conscience en repos au sujet de mon
arsenal, je m'en vais attendre l'heure du départ, en parcourant sans but
les rues de Florence avec cet air malade, inquiet et inquiétant des
chiens enragés.

A cinq heures, je retourne chez ma modiste; on m'essaie ma parure qui va
fort bien. En payant le prix convenu, je donne vingt francs de trop; une
jeune ouvrière, assise devant le comptoir s'en aperçoit et veut me le
faire observer; mais la maîtresse du magasin, jetant d'un geste rapide
mes pièces d'or dans son tiroir, la repousse et l'interrompt par un:

«Allons, petite bête, laissez monsieur tranquille! croyez-vous qu'il ait
le temps d'écouter vos sottises!» Et répondant à mon sourire ironique
par un salut curieux mais plein de grâce: «Mille remercîments, monsieur,
j'augure bien du succès, vous serez _charmante_, sans aucun doute, dans
votre petite comédie.»

Six heures sonnent enfin; mes adieux faits à ce vertueux Schlick, qui
voyait en moi une brebis égarée et blessée rentrant au bercail, ma
parure féminine soigneusement serrée dans une des poches de la voiture,
je salue du regard le Persée de Benvenuto et sa fameuse inscription:
«_Si quis te læserit_, ego _tuus ultor ero_[7]» et nous partons.

Les lieues se succèdent, et toujours entre le courrier et moi règne un
profond silence. J'avais la gorge et les dents serrées; je ne mangeais
pas, je ne buvais pas, je ne parlais pas. Quelques mots furent échangés
seulement vers minuit, au sujet des pistolets, dont le prudent
conducteur ôta les capsules et qu'il cacha ensuite sous les coussins de
la voiture. Il craignait que nous ne vinssions à être attaqués, et en
pareil cas, disait-il, on ne doit jamais montrer la moindre intention de
se défendre quand on ne veut pas être assassiné.

--A votre aise, lui répondis-je, je serais bien fâché de nous
compromettre, et je n'en veux pas aux brigands!

Arrivé à Gênes, sans avoir avalé autre chose que le jus d'une orange, au
grand étonnement de mon compagnon de voyage qui ne savait trop si
j'étais de ce monde ou de l'autre, je m'aperçois d'un nouveau malheur:
Mon costume de femme était perdu. Nous avions changé de voiture à un
village nommé Pietra-Santa et en quittant celle qui nous amenait de
Florence, j'y avais oublié tous mes atours. «Feux et tonnerres!
m'écriai-je, ne semble-t-il pas qu'un bon ange maudit veuille m'empêcher
d'exécuter mon projet! c'est ce que nous verrons!»

Aussitôt je fais venir un domestique de place parlant le français et le
génois. Il me conduit chez une modiste. Il était près de midi, le
courrier repartait à six heures. Je demande un nouveau costume: on
refuse de l'entreprendre, ne pouvant l'achever en si peu de temps. Nous
allons chez une autre, chez deux autres, chez trois autres modistes,
même refus. Une enfin annonce qu'elle va rassembler plusieurs ouvrières
et qu'elle essaiera de me parer avant l'heure du départ.

Elle tient parole; je suis réparé. Mais pendant que je courais ainsi les
grisettes, ne voilà-t-il pas la police sarde qui s'avise, sur
l'inspection de mon passeport, de me prendre pour un émissaire de la
révolution de juillet, pour un co-carbonaro, pour un conspirateur, pour
un libérateur, de refuser de viser le dit passeport pour Turin, et de
m'enjoindre de passer par Nice!

«Eh! mon Dieu, visez pour Nice, qu'est-ce que cela me fait? je passerai
par l'enfer si vous voulez, pourvu que je passe!»

Lequel des deux était le plus splendidement niais, de la police, qui ne
voyait, dans tous les Français, que des missionnaires de la Révolution,
ou de moi, qui me croyais obligé de ne pas mettre le pied dans Paris
sans être déguisé en femme, comme si tout le monde, en me reconnaissant,
eût dû lire sur mon front le projet qui m'y ramenait; ou comme si, en me
cachant vingt-quatre heures dans un hôtel, je n'eusse pas dû trouver
cinquante marchandes de mode pour une, capables de me fagoter à
merveille.

Les gens passionnés sont charmants, ils s'imaginent tous, que le monde
entier est préoccupé de leur passion quelle qu'elle soit, et ils mettent
une bonne foi vraiment édifiante à se conformer à cette opinion.

Je pris donc la route de Nice, sans décolérer. Je repassais même avec
beaucoup de soin dans ma tête, la _petite comédie_ que j'allais jouer en
arrivant à Paris. Je me présentais chez mes _amis_ sur les neuf heures
du soir, au moment où la famille était réunie et prête à prendre le thé;
je me faisais annoncer comme la femme de chambre de madame la comtesse
M..., chargée d'un message important et pressé; on m'introduisait au
salon, je remettais une lettre, et pendant qu'on s'occupait à la lire,
tirant de mon sein mes deux pistolets doubles, je cassais la tête au
numéro un, au numéro deux, je saisissais par les cheveux le numéro
trois, je me faisais reconnaître, malgré ses cris je lui adressais mon
troisième compliment; après quoi, avant que ce concert de voix et
d'instruments n'eût attiré des curieux, je me lâchais sur la tempe
droite le quatrième argument irrésistible, et si le pistolet venait à
rater (cela s'est vu), je me hâtais d'avoir recours à mes petits
flacons. Oh! la jolie scène! c'est vraiment dommage qu'elle ait été
supprimée!

Cependant, malgré ma rage condensée, je me disais parfois en cheminant:
«Oui, cela sera délicieux, j'aurai là un moment bien agréable! mais la
nécessité de me tuer ensuite, est assez... fâcheuse. Dire adieu ainsi au
monde, à l'art; ne laisser d'autre réputation que celle d'un brutal qui
ne savait pas vivre; n'avoir pas même terminé les corrections de ma
première symphonie; avoir en tête d'autres partitions.... plus
grandes..... ah!..... c'est.....» Et revenant à mon idée sanglante:
«Non, non, non, non, il faut qu'ils meurent tous, il faut que je les
extermine, il faut que je leur brise le crâne, il le faut, et cela sera!
cela sera!....» Et les chevaux trottaient, m'emportant vers la France.
La nuit vint; nous suivions la route de la Corniche, taillée dans le
rocher à deux où trois cents toises au-dessus de la mer, qui baigne en
cet endroit le pied des Alpes. L'amour de la vie et l'amour de l'art,
depuis une heure, me répétaient secrètement mille douces promesses, et
je les laissais dire; je trouvais même un certain charme à les écouter,
quand, tout d'un coup, le postillon ayant arrêté ses chevaux pour mettre
le sabot à la voiture, cet instant de silence me permit d'entendre les
sourds râlements de la mer, qui brisait furieuse au fond du précipice.
Ce bruit éveilla un écho terrible et fit éclater dans ma poitrine une
nouvelle tempête, plus effrayante que toutes celles qui l'avaient
précédée. Je râlai comme la mer, et m'appuyant de mes deux mains sur la
banquette où j'étais assis, je fis un mouvement convulsif comme pour
m'élancer en avant, en poussant un _Ha!_ si rauque, si sauvage, que le
malheureux conducteur, bondissant de côté, crut décidément avoir pour
compagnon de voyage quelque diable contraint de porter un morceau de la
vraie croix.

Cependant, l'intermittence existait, il fallait le reconnaître; il y
avait lutte entre la vie et la mort. Dès que je m'en fus aperçu, je fis
ce raisonnement qui ne me semble point trop saugrenu, vu le temps et le
lieu: «Si je profitais du bon moment (le bon moment était celui où la
vie venait coqueter avec moi. J'allais me rendre, on le voit), si je
profitais, dis-je, du bon moment, pour me cramponner de quelque façon
et m'appuyer sur quelque chose, afin de mieux résister au retour du
mauvais; peut-être viendrais-je à bout de prendre une résolution....
vitale. Voyons donc.» Nous traversions à cette heure, un village sarde,
sur une plage, au niveau de la mer qui ne rugissait pas trop. On
s'arrête pour changer de chevaux, je demande au conducteur le temps
d'écrire une lettre; j'entre dans un petit café, je prends un chiffon de
papier, et j'écris au directeur de l'Académie de Rome, M. Horace Vernet,
_de vouloir bien me conserver sur la liste des pensionnaires, s'il ne
m'en avait pas rayé; que j'en avais point encore enfreint le réglement,
et que je_ M'ENGAGEAIS SUR L'HONNEUR _à ne pas passer la frontière
d'Italie jusqu'à ce que sa réponse me fût parvenue à Nice, où j'allais
l'attendre_.

Ainsi lié par ma parole, et sûr de pouvoir toujours en revenir à mon
projet de Huron, si, exclu de l'Académie, privé de ma pension, je me
trouvais sans feu, ni lieu, ni sou, ni maille, je remontai plus
tranquillement en voiture. Je m'aperçus même tout-à-coup que... _j'avais
faim_, n'ayant rien mangé depuis Florence. O bonne grosse nature!
décidément j'étais repris.

J'arrivai à cette heureuse ville de Nice, grondant encore un peu.
J'attendis quelques jours; vint la réponse de M. Vernet; réponse
amicale, bienveillante, paternelle, dont je fus profondément touché. Ce
grand artiste, sans connaître le sujet de mon trouble, me donnait des
conseils qui s'y appliquaient on ne peut mieux; il m'indiquait le
travail et l'amour de l'art comme les deux remèdes souverains contre les
tourmentes morales; il m'annonçait que mon nom était resté sur la liste
des pensionnaires, que le ministre ne serait pas instruit de mon équipée
et que je pouvais revenir à Rome où l'on me recevrait à bras ouverts.

--Allons, ils sont sauvés, fis-je en soupirant profondément. Et si je
vivais maintenant! Si je vivais tranquillement, heureusement,
musicalement! Oh! la plaisante affaire!... Essayons.

Voilà que j'aspire l'air tiède et embaumé de Nice à pleins poumons;
voilà la vie et la joie qui accourent à tire-d'ailes, et la musique qui
m'embrasse, et l'avenir qui me sourit, et je reste à Nice un mois entier
à errer dans les bois d'orangers, à me plonger dans la mer, à dormir nu
sur les bruyères des montagnes de Villefranche, à voir du haut de ce
radieux observatoire les navires venir, passer et disparaître
silencieusement. Je vis entièrement seul, j'écris l'ouverture du _Roi
Lear_, je chante, je crois en Dieu! Convalescence.

C'est ainsi que j'ai passé à Nice les vingt plus beaux jours de ma vie.
Nizza! Nizza! ô rimenbranza!

Mais la police du roi de Sardaigne vint encore troubler mon paisible
bonheur et m'obliger à y mettre un terme.

J'avais fini par échanger quelques paroles au café avec deux officiers
de la garnison piémontaise; il m'arriva même un jour de faire avec eux
une partie de billard; cela suffit pour inspirer au chef de la police
des soupçons graves sur mon compte.

--Évidemment ce jeune musicien français n'est pas venu à Nice pour
assister aux représentations de _Mathilde de Sabran_ (le seul ouvrage
qu'on y entendît alors), il ne va jamais au théâtre. Il passe des
journées entières dans les rochers de Villefranche..... il y attend un
signal de quelque vaisseau révolutionnaire..... Il ne dîne pas à table
d'hôte..... pour éviter les insidieuses conversations des agents
secrets. Le voilà qui se lie tout doucement avec les chefs de nos
régiments..... Il va entamer avec eux les négociations dont il est
chargé au nom de _la Jeune Italie_, cela est clair, la conspiration est
flagrante!

O grand homme! politique profond, tu es délirant, va!

Je suis mandé au bureau de police et interrogé en formes.

--Que faites-vous ici, Monsieur?

--Je me rétablis d'une maladie cruelle; je compose, je rêve, je remercie
Dieu d'avoir fait un si beau soleil, une mer si belle, des montagnes si
verdoyantes.

--Vous n'êtes pas peintre?

--Non, Monsieur.

--Cependant, on vous voit partout, un album à la main et dessinant
beaucoup; seriez-vous occupé à lever quelque plan?

--Oui, je _lève le plan_ d'une ouverture du _Roi Lear_, c'est-à-dire,
j'ai levé ce plan, car le dessin et l'instrumentation en sont
tout-à-fait terminés; je crois même que l'entrée en sera formidable!

--Comment l'entrée? qu'est-ce que ce roi Lear?

--Hélas! monsieur, c'est un vieux bonhomme de roi d'Angleterre.

--D'Angleterre!

--Oui, qui vécut, au dire de Shakespeare, il y a quelque dix-huit cents
ans, et qui eut la faiblesse de partager son royaume à deux filles
scélérates qu'il avait, et qui le mirent à la porte quand il n'eut plus
rien à leur donner. Vous voyez qu'il y a peu de rois.....

--Ne parlons pas du Roi!..... Vous entendez par ce mot
instrumentation?.....

--C'est un terme de musique.

--Toujours ce prétexte! Je sais très-bien, monsieur, qu'on ne compose
pas ainsi de la musique sans piano, seulement avec un album et un
crayon, en marchant silencieusement sur les grèves! Ainsi donc, veuillez
nous dire où vous comptez aller, on va vous rendre votre passeport; vous
ne pouvez rester à Nice plus longtemps.

--Alors je retournerai à Rome, en composant encore sans piano, avec
votre permission.

Ainsi fut fait. Je quittai Nice le lendemain fort contre mon gré, il est
vrai, mais le cœur léger et plein d'_allegria_, et bien vivant et bien
guéri. Et c'est ainsi qu'une fois encore on a vu _des pistolets chargés
qui ne sont pas partis_.

C'est égal, je crois que ma petite comédie avait un certain intérêt, et
c'est vraiment dommage qu'elle n'ait pas été représentée!....



VII

RETOUR A ROME.


En repassant à Gênes, j'allai entendre l'_Agnese_ de Paër. Cet opéra fut
célèbre à l'époque de transition crépusculaire qui précéda _le lever_ de
Rossini.

L'impression de froid ennui dont il m'accabla tenait sans doute à la
détestable exécution qui en paralysait les beautés. Je remarquai d'abord
que, suivant la louable habitude de certaines gens qui, bien
qu'incapables de rien _faire_, se croient appelés à tout _refaire_ ou
retoucher, et qui, de leur coup-d'œil d'aigle aperçoivent tout de suite
ce qui manque dans un ouvrage, on avait renforcé d'une grosse caisse
l'instrumentation sage et modérée de Paër; de sorte qu'écrasé sous le
tampon du maudit instrument, cet orchestre, qui n'avait pas été écrit
de manière à lui résister, disparaissait entièrement. Madame Ferlotti
chantait (elle se gardait bien de le jouer) le rôle d'Agnèse. En
cantatrice qui sait, à un franc près, ce que son gosier lui rapporte par
an, elle répondait à la douloureuse folie de son père par le plus
imperturbable sang-froid, la plus complète insensibilité; on eût dit
qu'elle ne faisait qu'une répétition de son rôle, indiquant à peine les
gestes et chantant sans expression pour ne pas se fatiguer.

L'orchestre m'a paru passable. C'est une petite troupe fort inoffensive;
mais les violons jouent juste et les instruments à vent suivent assez
bien la mesure. A propos de violon..... pendant que je m'ennuyais dans
sa ville natale, Paganini enthousiasmait tout Paris. Maudissant le
mauvais destin qui me privait du bonheur de l'entendre, je cherchais au
moins à obtenir de ses compatriotes quelques renseignements sur lui;
mais les Gênois sont, comme les habitants de toutes les villes de
commerce, fort indifférents pour les beaux-arts. Ils me parlèrent très
froidement de l'homme extraordinaire que l'Allemagne, la France et
l'Angleterre ont accueilli avec acclamations. Je demandai la maison de
son père, on ne put me l'indiquer. A la vérité, je cherchai aussi dans
Gênes le temple, la pyramide, enfin le monument que je pensais avoir été
élevé à la mémoire de Colomb, et le buste du grand homme qui découvrit
le Nouveau-Monde n'a pas même frappé une fois mes regards pendant que
j'errais dans les rues de l'ingrate cité qui lui donna naissance et dont
il fit la gloire.

De toutes les capitales d'Italie aucune ne m'a laissé d'aussi gracieux
souvenirs que Florence. Loin de m'y sentir dévoré de spleen, comme je le
fus plus tard à Rome et à Naples, complètement inconnu, ne connaissant
personne, avec quelques poignées de piastres à ma disposition, malgré la
brèche énorme que la course à Nice avait faite à ma fortune, jouissant
en conséquence de la plus entière liberté, j'y ai passé de bien douces
journées, soit à parcourir ses nombreux monuments en rêvant de Dante et
de Michel-Ange, soit à lire Shakespeare dans les bois délicieux qui
bordent la rive gauche de l'Arno et dont la solitude profonde me
permettait de crier à mon aise d'admiration. Sachant bien que je ne
trouverais pas dans la capitale de la Toscane ce que Naples et Milan me
faisaient tout au plus espérer, je ne songeais guère à la musique, quand
les conversations de table d'hôte m'apprirent que le nouvel opéra de
Bellini (_I Montecchi ed i Capuletti_) allait être représenté. On disait
beaucoup de bien de la musique, mais aussi beaucoup du libretto, ce qui,
eu égard au peu de cas que les Italiens font pour l'ordinaire des
paroles d'un opéra, me surprenait étrangement. Ah! ah! c'est une
innovation!!! Je vais donc, après tant de misérables essais lyriques sur
ce beau drame, entendre un véritable opéra de Roméo, digne du génie de
Shakespeare! Dieu! quel sujet! comme tout y est dessiné pour la
musique!... D'abord, le bal éblouissant dans la maison de Capulet, où,
au milieu d'un essaim tourbillonnant de beautés, le jeune Montaigu
aperçoit pour la première fois la _sweet Juliet_, dont la fidélité doit
lui coûter la vie; puis ces combats furieux dans les rues de Vérone,
auxquels le bouillant _Tybald_ semble présider comme le génie de la
colère et de la vengeance; cette inexprimable scène de nuit au balcon de
Juliette, où les deux amants murmurent un concert d'amour tendre, doux
et pur comme les rayons de l'astre des nuits qui les garde en souriant
amicalement; les piquantes bouffonneries de l'insouciant Mercutio, le
naïf caquet de la vieille nourrice, le grave caractère de l'ermite,
cherchant inutilement à ramener un peu de calme sur ces flots d'amour et
de haine dont le choc tumultueux retentit jusque dans sa modeste
cellule... puis l'affreuse catastrophe, l'ivresse du bonheur aux prises
avec celle du désespoir, de voluptueux soupirs changés en râle de mort,
et enfin le serment solennel des deux familles ennemies jurant, trop
tard, sur le cadavre de leurs malheureux enfants, d'éteindre la haine
qui fit verser tant de sang et de larmes.--Les miennes coulaient en y
songeant. Je courus donc au théâtre de la Pergola. Les choristes
nombreux qui couvraient la scène me parurent assez bons, leurs voix
sonores et mordantes; il y avait surtout une douzaine de petits garçons
de quatorze à quinze ans dont les _contralti_ étaient d'un excellent
effet. Les personnages se présentèrent successivement et chantèrent
presque tous faux, à l'exception de deux femmes, dont l'une _grande et
forte_ remplissait le rôle de _Juliette_, et l'autre _petite et grêle_
celui de _Roméo_.--Pour la troisième ou quatrième fois, après Zingarelli
et Vaccaï, écrire encore Roméo pour une femme!... Mais au nom de Dieu,
est-il donc décidé que l'amant de Juliette doit paraître dépourvu des
attributs de la virilité? Est-il un enfant, celui qui, en trois passes,
perce le cœur du _furieux Tybald, le héros de l'escrime_, et qui, plus
tard, après avoir brisé les portes du tombeau de sa maîtresse, d'un bras
dédaigneux étend mort sur les degrés du monument le comte Pâris qui l'a
provoqué?... Et son désespoir au moment de l'exil, sa sombre et terrible
résignation en apprenant la mort de Juliette, son délire convulsif après
avoir bu le poison, toutes ces passions volcaniques germent-elles
d'ordinaire dans l'ame d'un eunuque?...

Trouverait-on que l'effet musical de deux voix féminines est le
meilleur?... Alors, à quoi bon des ténors, des basses, des barytons?
Faites donc jouer tous les rôles par des soprani ou des contralti, Moïse
et Otello ne seront pas beaucoup plus étranges avec une voix flûtée que
ne l'est Roméo. Mais il faut en prendre son parti; la composition de
l'ouvrage va me dédommager...

Quel désappointement!!! Dans le libretto il n'y a point de bal chez
Capulet, point de Mercutio, point de nourrice babillarde, point d'ermite
grave et calme, point de scène au balcon, point de sublime monologue
pour Juliette recevant la fiole de l'ermite, point de duo dans la
cellule entre Roméo banni et l'ermite désolé; point de Shakespeare,
rien; un ouvrage manqué, mutilé, défiguré, _arrangé_. Et c'est un grand
poète pourtant, c'est Félix Romani, que les habitudes mesquines des
théâtres lyriques d'Italie ont contraint à découper un si pauvre
libretto dans le chef-d'œuvre shakespearien!

Le musicien toutefois a su rendre fort belle une des principales
situations: A la fin d'un acte, les deux amants séparés de force par
leurs parents furieux, s'échappent un instant des bras qui les
retenaient et s'écrient en s'embrassant: «Nous nous reverrons aux
cieux.» Bellini a mis, sur les paroles qui expriment cette idée, une
phrase d'un mouvement vif, passionné, pleine d'élan, et _chantée à
l'unisson_ par les deux personnages. Ces deux voix, vibrant ensemble
comme une seule, symbole d'une union parfaite, donnent à la mélodie une
force d'impulsion extraordinaire; et, soit par l'encadrement de la
phrase mélodique et la manière dont elle est ramenée, soit par
l'étrangeté bien motivée de cet unisson, auquel on est loin de
s'attendre, soit enfin par la mélodie elle-même, j'avoue que j'ai été
remué à l'improviste et que j'ai applaudi avec transport. On a
singulièrement abusé depuis lors des duos à l'unisson.--Décidé à boire
le calice jusqu'à la lie, je voulus, quelques jours après, entendre la
_Vestale_ de Paccini. Quoique ce que j'en connaissais déjà m'eût bien
prouvé qu'elle n'avait de commune avec l'héroïque et sublime conception
de Spontini que le titre, je ne m'attendais à rien de pareil.....
Licinius était encore joué par une femme..... Après quelques instants
d'une pénible attention, j'ai dû m'écrier comme Hamlet: «Ceci est de
l'absynthe!» et ne me sentant pas capable d'en avaler davantage, je suis
parti au milieu du second acte, donnant un terrible coup de pied dans le
parquet, qui m'a si fort endommagé le gros orteil que je m'en suis
ressenti pendant plusieurs jours.--Pauvre Italie!... Au moins, va-t-on
me dire, dans les églises la pompe musicale doit être digne des
cérémonies auxquelles elle se rattache. Pauvre Italie!... on verra plus
tard quelle musique on fait à Rome, dans la capitale du monde chrétien;
en attendant, voilà ce que j'ai entendu de mes propres oreilles pendant
mon séjour à Florence.

C'était peu après l'explosion de Modène et de Bologne; les deux fils de
Louis Bonaparte y avaient pris part; leur mère, la reine Hortense,
fuyait avec l'un d'eux; l'autre venait d'expirer dans les bras de son
père. On célébrait le service funèbre; toute l'église tendue de noir, un
immense appareil funéraire de prêtres, de catafalques, de flambeaux,
invitaient moins aux tristes et grandes pensées que les souvenirs
éveillés dans l'ame par le nom de celui pour qui l'on priait....
Napoléon Bonaparte!.... Il s'appelait ainsi!.... c'était _son_
neveu!.... presque _son_ petit-fils!.... mort à vingt ans.... Et sa
mère, arrachant le dernier de ses fils à la hache des réactions, fuit en
Angleterre.... La France lui est interdite.... la France, où luirent
pour elle tant de glorieux jours.... Mon esprit, remontant le cours du
temps, me la représentait, joyeuse enfant créole, dansant sur le pont du
vaisseau qui l'amenait sur le vieux continent, simple fille de madame
Beauharnais, plus tard fille adoptive du maître de l'Europe, reine de
Hollande, et enfin exilée, oubliée, orpheline, mère éperdue, reine
fugitive et sans Etats.... Oh! Beethoven!.... où était la grande ame,
l'esprit profond et homérique qui conçut la _Symphonie héroïque_, la
_Marche funèbre pour la mort d'un héros_, et tant d'autres miraculeuses
poésies musicales qui arrachent des larmes et oppressent le cœur?....
L'organiste avait tiré les registres de _petites flûtes_ et folâtrait
dans le haut du clavier, en sifflottant de _petits airs gais_, comme
font les roitelets quand, perchés sur le mur d'un jardin, ils s'ébattent
aux pâles rayons d'un soleil d'hiver.... La fête _del Corpus Domini_ (la
Fête-Dieu) devait être célébrée prochainement à Rome; j'en entendais
constamment parler autour de moi depuis quelques jours comme d'une chose
extraordinaire. Je m'empressai donc de m'acheminer vers la capitale des
Etats pontificaux avec plusieurs Florentins que le même motif y
attirait. Il ne fut question, pendant tout le voyage, que des merveilles
qui allaient être offertes à notre admiration. Ces messieurs me
déroulaient un tableau tout resplendissant de tiares, mitres, chasubles,
croix brillantes, vêtements d'or, nuages d'encens, etc.

--_Ma la musica?...._

--_Oh! signore, lei sentira un coro immenso._

Puis ils retombaient sur les nuages d'encens, les vêtements dorés, les
brillantes croix, le tumulte des cloches et des canons. Mais Robin en
revient toujours à....

--_La musica?_ demandais-je encore, _la musica di questa ceremonia?_

--_Oh! signore, lei sentira un coro immenso._

--Allons, il paraît que ce sera.... un chœur immense, après tout. Je
pensais déjà à la pompe musicale des cérémonies religieuses dans le
temple de Salomon; mon imagination, s'enflammant de plus en plus,
j'allais jusqu'à espérer quelque chose de comparable au luxe gigantesque
de l'ancienne Egypte.... Faculté maudite, qui ne fait de notre vie qu'un
mirage continuel!... Sans elle, j'eusse peut-être été ravi de l'aigre et
discordant fausset des _castrati_ qui me firent entendre un sot et
insipide contrepoint; sans elle, je n'aurais point été surpris, sans
doute, de ne pas trouver à la procession _del Corpus Domini_ un essaim
de jeunes vierges, aux vêtements blancs, à la voix pure et fraîche, aux
traits empreints de sentiments religieux, exhalant vers le ciel de pieux
cantiques, harmonieux parfums de ces roses vivantes; sans cette fatale
imagination, ces deux groupes de clarinettes canardes, de trombones
rugissants, de grosses caisses furibondes, de trompettes saltimbanques,
ne m'eussent pas révolté par leur impie et brutale cacophonie. Il est
vrai que, dans ce cas, il eût aussi fallu supprimer l'organe de l'ouïe.
On appelle cela à Rome _musique militaire_. Que le vieux Silène, monté
sur un âne, suivi d'une troupe de grossiers satyres et d'impures
Bacchantes soit escorté d'un pareil concert, rien de mieux; mais le
Saint-Sacrement, le pape, les images de la Vierge!!! Ce n'était pourtant
que le prélude des mystifications qui m'attendaient. Mais n'anticipons
pas.

Me voilà réinstallé à la Villa Medici, bien accueilli du Directeur, fêté
de tous mes camarades, dont la curiosité était excitée, sans doute, sur
le but du pèlerinage que je venais d'accomplir, mais qui pourtant furent
tous à mon égard d'une réserve exemplaire.

J'étais parti, j'avais eu mes raisons pour partir; je revenais, c'était
à merveille; pas de commentaires, pas de questions.



VIII

LA VIE DE L'ACADÉMIE.


J'étais déjà au fait des habitudes du dedans et du dehors de l'Académie.
Une cloche, parcourant les divers corridors et les allées du jardin,
annonce l'heure des repas. Chacun d'accourir alors dans le costume où il
se trouve; en chapeau de paille, en blouse déchirée ou couverte de terre
glaise, les pieds en pantouffles, sans cravate, enfin dans le
délabrement complet d'une parure d'atelier. Après le déjeûner, nous
perdions ordinairement une ou deux heures dans le jardin, à jouer au
disque, à la paume, à tirer le pistolet, à fusiller les malheureux
merles qui habitent le bois de lauriers, ou à dresser de jeunes chiens.
Tous exercices auxquels M. Horace Vernet, dont les rapports avec nous
étaient plutôt d'un excellent camarade que d'un sévère directeur,
prenait part fort souvent. Le soir, c'était la visite obligée au café
Greco, où les artistes français, non attachés à l'Académie, que nous
appelions _les hommes d'en bas_, fumaient avec nous le _cigare de
l'amitié_, en buvant le _punch du patriotisme_. Après quoi, chacun se
dispersait..... Ceux qui rentraient vertueusement à la caserne
académique, se réunissaient quelquefois sous le grand vestibule qui
donne sur le jardin. Quand je m'y trouvais, ma mauvaise voix et ma
misérable guitare étaient mises à contribution, et assis tous ensemble
autour d'un petit jet d'eau qui, en retombant dans une coupe de marbre,
rafraîchit ce portique retentissant, nous chantions au clair de lune les
rêveuses mélodies du Freyschütz, d'Oberon, les chœurs énergiques
d'Euryanthe, ou des actes entiers d'Iphigénie en Tauride, de la Vestale
ou de don Juan; car je dois dire à la louange de mes commensaux de
l'Académie, que leur goût musical était des moins vulgaires.

Nous avions, en revanche, un genre de concerts que nous appelions
_concerts anglais_, et qui ne manquait pas d'agrément, après les dîners
un peu échevelés. Les buveurs, plus ou moins chanteurs, mais possédant
tant bien que mal quelque air favori, s'arrangeaient de manière à en
avoir tous un différent; pour obtenir la plus grande variété possible,
chacun d'ailleurs chantait dans un autre ton que son voisin. Duc, le
spirituel et savant architecte[8], chantait sa chanson de _la Colonne_,
Dantan celle du _Sultan Saladin_, Montfort triomphait dans la marché de
_la Vestale_, Signol était plein de charmes dans la romance _Fleuve du
Tage_, et j'avais quelque succès dans l'air si tendre et si naïf _Il
pleut, bergère_. A un signal donné, les concertants partaient les uns
après les autres, et ce vaste morceau d'ensemble à vingt-quatre parties
s'exécutait en crescendo, accompagné, sur la promenade du Pincio, par
les hurlements douloureux des chiens épouvantés, pendant que les
barbiers de la place d'Espagne, souriant d'un air narquois sur le seuil
de leur boutique, se renvoyaient l'un à l'autre cette naïve exclamation:
_musica francese!_

Le jeudi était le jour de grande réception chez le directeur. La plus
brillante société de Rome se réunissait alors aux soirées fashionables
que madame et mademoiselle Vernet présidaient avec tant de goût. On
pense bien que les pensionnaires n'avaient garde d'y manquer. La journée
du dimanche, au contraire, était presque toujours consacrée à des
courses plus ou moins longues dans les environs de Rome. C'étaient
_Ponte Molle_, où l'on va boire une sorte de drogue douceâtre et
huileuse, liqueur favorite des Romains, qu'on appelle vin d'Orvieto; la
villa Pamphili, Saint-Laurent hors les murs, et surtout le magnifique
tombeau de Cecilia Metella, dont il est de rigueur d'interroger
longuement le curieux écho, pour s'enrouer et avoir ainsi le prétexte
d'aller se rafraîchir dans une osteria qu'on trouve à quelques pas de
là, avec un gros vin noir, rempli de moucherons.

Avec la permission du directeur, les pensionnaires peuvent entreprendre
de plus longs voyages, d'une durée indéterminée, à la condition
seulement de ne pas sortir des États-Romains, jusqu'au moment où le
réglement les autorise à visiter toutes les parties de l'Italie. Voilà
pourquoi le nombre des habitants de l'Académie n'est que fort rarement
au complet. Il y en a presque toujours au moins deux en tournée à
Naples, à Venise, à Florence, à Palerme ou à Milan. Les peintres et les
sculpteurs, trouvant Michel-Ange et Raphaël à Rome, sont ordinairement
les moins pressés d'en sortir; les temples de Pestum, Pompéi, la Sicile,
excitent vivement au contraire la curiosité des architectes; les
paysagistes passent la plus grande partie de leur temps dans les
montagnes; pour les musiciens, comme les différentes capitales d'Italie
leur offrent toutes à peu près le même degré d'intérêt, ils n'ont pour
quitter Rome d'autres motifs que _le désir de voir et l'humeur
inquiète_, et rien que leurs sympathies personnelles ne peut influer sur
la direction ou la durée de leurs voyages. Usant de là liberté qui nous
était accordée, je cédais à mon penchant pour les explorations
aventureuses, et me sauvais aux Abruzzes quand l'ennui de Rome me
desséchait le sang. Sans cela je ne sais trop comment j'aurais pu
résister à la monotonie d'une pareille existence. On conçoit, en effet,
que la gaîté de nos réunions d'artistes, les bals élégants de l'Académie
et de l'ambassade, le laisser-aller de l'estaminet, n'aient guère pu me
faire oublier que j'arrivais de Paris, du centre de la civilisation, et
que je me trouvais tout d'un coup sevré de musique, de théâtre[9], de
littérature[10], d'agitations, de tout enfin ce qui composait ma vie.

Il ne faut pas s'étonner que la grande ombre de la Rome antique, qui
seule poétise la nouvelle, n'ait pas suffi pour me dédommager de ce qui
me manquait. On se familiarise bien vite avec les objets qu'on a sans
cesse sous les yeux, et ils finissent par ne plus éveiller dans l'âme
que des impressions et des idées ordinaires. Je dois pourtant en
excepter le Colysée; le jour ou la nuit je ne le voyais jamais de
sang-froid. Saint-Pierre me faisait aussi toujours éprouver un frisson
d'admiration. C'est si grand! si noble! si beau! si majestueusement
calme!!! J'aimais à y passer la journée pendant les intolérables
chaleurs de l'été. Je portais avec moi un volume de Byron, et
m'établissant commodément dans un confessionnal, jouissant d'une fraîche
atmosphère, d'un silence religieux, interrompu seulement à longs
intervalles par l'harmonieux murmure des deux fontaines de la grande
place de Saint-Pierre, que des bouffées de vent apportaient jusqu'à mon
oreille, je dévorais à loisir cette ardente poésie; je suivais sur les
ondes les courses audacieuses du Corsaire; j'adorais profondément ce
caractère à la fois inexorable et tendre, impitoyable et généreux,
composé bizarre de deux sentiments, opposés en apparence, la haine de
l'espèce et l'amour d'une femme.

Parfois quittant mon livre pour réfléchir, je promenais mes regards
autour de moi; mes yeux, attirés par la lumière, se levaient vers la
sublime coupole de Michel-Ange. Quelle brusque transition d'idées!!! Des
cris de rage des pirates, de leurs orgies sanglantes, je passais
tout-à-coup au concert des séraphins, à la paix de la vertu, à la
quiétude infinie du ciel.... Puis ma pensée, abaissant son vol, se
plaisait à chercher sur le parvis du temple la trace des pas du noble
poète....

--Il a du venir contempler ce groupe de Canova, me disais-je; ses pieds
ont foulé ce marbre, ses mains se sont promenées sur les contours de ce
bronze; il a respiré cet air, ces échos ont répété ses paroles....
Paroles de tendresse et d'amour peut-être.... Eh oui! ne peut-il pas
être venu visiter le monument avec son amie, madame Guiccioli[11]?...
Femme admirable et rare, dont il a été si complètement compris, si
profondément aimé!!! Aimé!!!... poète!... libre!... riche!.... Il a été
tout cela, lui!.... Et le confessionnal retentissait d'un grincement de
dents à faire frémir les damnés.

Un jour, en de telles dispositions, je me levai spontanément, comme pour
prendre ma course, et, après quelques pas précipités, m'arrêtant
tout-à-coup au milieu de l'église, je demeurai silencieux et immobile.
Un paysan entra, et vint tranquillement baiser l'orteil de saint
Pierre.

--Heureux bipède! murmurai-je avec amertume, que te manque-t-il? Tu
crois et espères; ce bronze que tu adores, et dont la main droite tient
aujourd'hui, au lieu de foudres, les clés du paradis, était jadis un
Jupiter tonnant. Tu l'ignores; point de désenchantement. En sortant, que
vas-tu chercher? De l'ombre et du sommeil; les madones des champs te
sont ouvertes, tu y trouveras l'un et l'autre. Quelles richesses
rêves-tu?.... la poignée de piastres nécessaires pour acheter un âne ou
te marier; tes économies de trois ans y suffiront. Qu'est une femme pour
toi?... une autre sexe. Que cherches-tu dans l'art?... un moyen de
matérialiser les objets de ton culte ou de t'exciter au rire ou à la
danse. A toi, la Vierge enluminée de rouge et de vert, c'est la
peinture; à toi, les marionnettes et polichinelle, c'est le drame; à
toi, la musette et le tambour de basque, c'est la musique; à moi le
désespoir et la haine, car je manque de tout ce que je cherche, et
n'espère plus l'obtenir.

Après avoir quelque temps écouté rugir ma tempête intérieure, je
m'aperçus que le jour baissait. Le paysan était parti; j'étais seul dans
Saint-Pierre..... Je sortis. Je rencontrai des peintres allemands qui
m'entraînèrent dans une osteria, hors des portes de la ville, où nous
bûmes je ne sais combien de bouteilles d'orvieto, en disant des
absurdités, fumant, et mangeant crus de petits oiseaux que nous avions
achetés d'un chasseur. Ces messieurs trouvaient ce mets sauvage
très-bon, et je fus bientôt de leur avis, malgré le dégoût que j'en
avais ressenti d'abord. Nous rentrâmes à Rome, en chantant des chœurs de
Weber, qui nous rappelèrent des jouissances musicales, auxquelles il ne
fallait plus songer de longtemps..... A minuit, j'allai au bal de
l'ambassadeur. J'y vis une Anglaise, belle comme Diane, qu'on me dit
avoir cinquante mille livres sterling de rentes, une voix superbe et un
admirable talent sur le piano; ce qui me fit grand plaisir. La
Providence est juste; elle a soin de répartir également ses faveurs! Je
rencontrai d'horribles visages de vieille, les yeux fixés sur une table
d'écarté, flamboyants de cupidité. Sorcières de Macbeth!! Je vis
minauder des coquettes; on me montra deux gracieuses jeunes filles,
faisant ce que les mères appellent _leur entrée dans le monde_;
délicates et précieuses fleurs que son souffle desséchant aura bientôt
flétries! J'en fus ravi. Trois amateurs discoururent devant moi sur
l'enthousiasme, la poésie, la musique; ils comparèrent ensemble
Beethoven et M. Vaccaï, Shakespeare et M. Ducis; me demandèrent _si
j'avais lu Goëthe_, si Faust m'avait _amusé_; que sais-je encore? mille
autres belles choses. Tout cela m'enchanta tellement, que je quittai le
salon en souhaitant qu'une aérolithe, grande comme une montagne, pût
tomber sur le palais de l'ambassadeur et l'écraser avec tout ce qu'il
contenait.

En remontant l'escalier de la Trinita del Monte, pour rentrer à
l'Académie, il fallut dégaîner le grand couteau romain. Des malheureux
étaient en embuscade sur la plate-forme pour demander aux passants la
bourse ou la vie. Mais nous étions deux, et ils n'étaient que trois; le
craquement de nos couteaux, que nous ouvrîmes avec bruit, suffit pour
les rendre momentanément à la vertu.

Souvent, au retour de ces insipides réunions, où de plates cavatines,
platement chantées au piano, n'avaient fait qu'exciter ma soif de
musique et aigrir ma mauvaise humeur, le sommeil m'était impossible.
Alors je descendais au jardin, et, couvert d'un grand manteau à
capuchon, assis sur un bloc de marbre, écoutant dans de noires et
misanthropiques rêveries les cris des hiboux de la villa Borghèse,
j'attendais le retour du soleil. Si mes camarades avaient connu ces
veilles oisives à la belle étoile, ils n'auraient pas manqué de
m'accuser de _manière_ (c'est le terme consacré), et les charges de
toute espèce ne se seraient pas fait attendre; mais je ne m'en vantais
pas.

Voilà, avec la chasse et les promenades à cheval, le gracieux cercle
d'actions et d'idées dans lequel je tournais incessamment pendant mon
séjour à Rome. Qu'on y joigne l'influence accablante du sirocco, le
besoin impérieux et toujours renaissant des jouissances de mon art, de
pénibles souvenirs, le chagrin de me voir pendant deux ans[12] exilé du
monde musical, une impossibilité inexplicable, mais réelle, de
travailler à l'Académie, et l'on comprendra ce que pouvait avoir
d'intensité le spleen qui me dévorait.

J'étais méchant comme un dogue à la chaîne. Les efforts de mes camarades
pour me faire partager leurs amusements ne servaient même qu'à m'irriter
davantage. Le charme qu'ils trouvaient aux _joies_ du carnaval, surtout
m'exaspérait. Je ne pouvais concevoir (je ne le puis encore) quel
plaisir on peut prendre aux divertissements de ce qu'on appelle à Rome,
comme à Paris, _les jours gras_! Fort gras, en effet; gras de boue, gras
de fard, de blanc, de lie de vin, de sales quolibets, de grossières
injures, de filles de joie, de mouchards ivres, de masques ignobles, de
chevaux éreintés, d'imbécilles qui rient, de niais qui admirent et
d'oisifs qui s'ennuient. A Rome, où les bonnes traditions de l'antiquité
se sont conservées, on immolait naguère aux _jours gras_ une victime
humaine. Je ne sais si cet admirable usage, où l'on retrouve un vague
parfum de la poésie du Cirque, existe toujours; c'est probable: les
grandes idées ne s'évanouissent pas si promptement. On conservait alors
pour _les jours gras_ (quelle ignoble épithète) un pauvre diable
condamné à la peine capitale; on l'engraissait, lui aussi, pour le
rendre digne du dieu auquel il allait être offert, le peuple romain; et
quand l'heure était venue, quand cette tourbe d'imbécilles de toutes
nations (car, pour être juste, il faut dire que les étrangers ne se
montrent pas moins que les _indigènes_, avides de si nobles plaisirs),
quand cette cohue de sauvages en frac et en veste était bien lasse de
voir courir des chevaux et de se jeter à la figure de petites boules de
plâtre, en riant aux éclats d'une malice si spirituelle, on allait voir
mourir l'homme; oui, l'_homme_! C'est souvent avec raison que de tels
insectes l'appellent ainsi. Pour l'ordinaire, c'est quelque malheureux
brigand, qui, affaibli par ses blessures, aura été pris à demi-mort par
les _braves_ soldats du pape, et qu'on aura pansé, qu'on aura soigné,
qu'on aura guéri, engraissé et _confessé_ pour les jours gras. Et,
certes il y a, à mon avis, dans ce vaincu mille fois plus de l'homme que
dans toute cette racaille de vainqueurs, à laquelle le chef temporel et
spirituel de l'Église (_abhorrens a sanguine_), le représentant de Dieu
sur la terre, est obligé de donner de temps en temps le spectacle d'une
tête coupée.

Il est vrai que, bientôt après, ce peuple sensible et intelligent va,
pour ainsi dire, faire ses ablutions à la place Navone et y laver les
taches que le sang a pu laisser sur ses habits. Cette place est alors
mondée complètement; au lieu d'un marché aux légumes, c'est un véritable
étang d'eau sale et puante, à la surface duquel surnagent, au lieu de
fleurs, des tronçons de choux, des feuilles de laitues, des écorces de
pastèques, des brins de paille et des coquilles d'amandes. Sur une
estrade élevée au bord de ce lac enchanté, quinze musiciens, dont deux
grosses caisses, une caisse roulante, un tambour, un triangle, un
pavillon chinois et deux paires de cymbales, flanqués pour la forme de
quelques cors et clarinettes, exécutent des mélodies d'un style aussi
pur que le flot qui baigne les pieds de leurs tréteaux, pendant que les
plus brillants équipages circulent lentement dans cette mare, aux
acclamations ironiques du _peuple-roi_, dont la _grandeur_ n'est pas
l'unique cause _qui l'attache au rivage_.

--_Mirate! Mirate!_ voilà l'ambassadeur d'Autriche!

--Non, c'est l'envoyé d'Angleterre!

--Voyez ses armes: une espèce d'aigle.

--Du tout, je distingue un autre animal, et d'ailleurs la fameuse
inscription: _Dieu et mon droit_.

--Ah! ah! c'est le consul d'Espagne avec son fidèle Sancho. Rossinante
n'a pas l'air fort enchanté de cette promenade aquatique.

--Quoi! lui aussi? le représentant de la France?

--Pourquoi pas? ce vieillard qui le suit, couvert de la pourpre
cardinale, est bien l'oncle maternel de Napoléon.

--Et ce petit homme, au ventre arrondi, au sourire malicieux, qui veut
avoir l'air grave?

--C'est un homme d'esprit qui écrit sur les arts d'imagination, c'est le
consul de Civita-Vecchia, qui s'est cru obligé par la _fashion_ de
quitter son poste sur la Méditerranée pour venir se balancer en calèche
autour de l'égout de la place Navone; il médite en ce moment quelque
nouveau chapitre pour son roman de _Rouge et Noir_.

_Mirate! Mirate!_ voilà notre fameuse Vittoria, cette Fornarina au petit
pied (pas tant petit), qui vient poser aujourd'hui en costume
d'Éminente, pour se délasser de ses travaux de la semaine dans les
ateliers de l'Académie. La voilà sur son char, comme Vénus sortant de
l'onde. Gare! les tritons de la place Navone, qui la connaissent tous,
vont emboucher leurs conques et souffler à son passage une marche
triomphale. Sauve qui peut!

--Quelles clameurs! Qu'arrive-t-il donc? une voiture bourgeoise a été
renversée! Oui, je reconnais notre grosse marchande de tabac de la rue
Condotti. Bravo! elle aborde à la nage, comme Agrippine dans la baie de
Putzolles, et pendant qu'elle donne le fouet à son petit garçon, pour le
consoler du bain qu'il vient de prendre, les chevaux, qui ne sont pas
des chevaux marins, se débattent contre l'eau bourbeuse. Eh! vive la
joie! en voilà un de noyé! Agrippine s'arrache les cheveux! L'hilarité
de l'assistance redouble! Les polissons lui jettent des écorces
d'orange, etc., etc. Bon peuple, que tes ébats sont touchants! que tes
délassements sont aimables! que de poésie dans tes jeux! que de dignité,
que de grâce dans ta joie! Oh oui! les grands critiques ont raison,
l'art est fait pour tout le monde. Si Raphaël a peint ses divines
Madones, c'est qu'il connaissait bien l'amour exalté de la masse pour le
beau, chaste et pur idéal; si Michel-Ange a tiré des entrailles du
marbre son immortel Moïse, si ses puissantes mains ont élevé un temple
sublime, c'était pour répondre sans doute à ce besoin de grandes
émotions qui tourmente les âmes de la multitude. C'est pour donner un
aliment à la flamme poétique qui les dévore, que Tasso et Dante ont
chanté. Oui, anathème sur toutes les œuvres que la foule n'admire pas!
car si elle les dédaigne, c'est qu'elles n'ont aucune valeur; si elle
les méprise, c'est qu'elles sont méprisables, et si elle les condamne
formellement par ses sifflets, condamnez aussi l'auteur, car il a manqué
de respect au public, il a outragé sa grande intelligence, froissé sa
profonde sensibilité; _qu'on le mène aux carrières_.........

       *       *       *       *       *

L'événement funeste que je vais raconter et qui eut lieu, pour ainsi
dire, sous mes yeux, vint encore ajouter une couche de noir à la teinte
déjà fort sombre de mon caractère à cette époque.



IX

VINCENZA.


Un de mes amis, G***, peintre de talent, avait inspiré un sentiment
profond à une jeune paysanne d'Albano, nommée Vincenza, qui venait
quelquefois à Rome offrir pour modèle sa tête virginale aux pinceaux de
nos plus habiles dessinateurs. La grâce naïve de cette enfant des
montagnes, et l'expression candide de ses traits, l'avaient rendue
l'objet d'une espèce de culte que lui rendaient les peintres, et que sa
conduite décente et réservée justifiait d'ailleurs complètement.

Depuis le jour où G*** parut prendre plaisir à la voir, Vincenza ne
quitta plus Rome. Albano, son beau lac, ses sites ravissants, furent
échangés contre une petite chambre sale et obscure qu'elle occupait
dans le Transtevere, chez la femme d'un artisan dont elle soignait les
enfants. Les prétextes ne lui manquaient jamais pour faire de fréquentes
visites à l'atelier de son _bello Francese_. Un jour je l'y trouvai.
G*** était gravement assis devant son chevalet, le pinceau et la palette
à la main; Vincenza, accroupie à ses pieds comme un chien à ceux de son
maître, épiait son regard, aspirait sa moindre parole, par intervalles
se levait d'un bond, se plaçait en face de G***, le contemplait avec
ivresse, et se jetait à son cou en faisant des éclats de rire de
convulsionnaire, sans songer le moins du monde à déguiser à mes yeux sa
délirante passion.

Pendant plusieurs mois le bonheur de la jeune Albanaise fut sans nuages,
mais la jalousie vint y mettre fin. On fit concevoir à G... des doutes
sur la fidélité de Vincenza; dès ce moment, il lui ferma sa porte et
refusa obstinément de la voir. Vincenza, frappée d'un coup mortel par
cette rupture, tomba dans un désespoir effrayant; elle attendait
quelquefois G... des journées entières sur la promenade du Pincio, où
elle espérait le rencontrer, refusait toute consolation, et devenait de
plus en plus sinistre dans ses paroles et brusque dans ses manières.
J'avais déjà essayé inutilement de lui ramener son inflexible; quand je
la trouvais sur mes pas, noyée de pleurs, le regard morne, je ne
pouvais que détourner les yeux et m'éloigner en soupirant. Un jour
pourtant je la rencontrai, marchant avec une agitation extraordinaire au
bord du Tibre, sur un escarpement élevé qu'on nomme la promenade du
Poussin.

--Eh bien! où allez-vous donc, Vincenza?

Rien.

--Vous ne voulez pas me répondre?

Rien.

--Vous n'irez pas plus loin; je prévois quelque folie...

--Laissez-moi, Monsieur, ne m'arrêtez pas.

--Mais que venez-vous faire ici, seule?

--Eh! ne savez-vous donc pas qu'il ne veut plus me voir, qu'il ne m'aime
plus, qu'il croit que je le trompe? Puis-je vivre, après cela? Je venais
me noyer.

Là-dessus, elle commença à pousser des cris désespérés. Je la vis
quelque temps se rouler à terre, s'arracher les cheveux, s'exhaler en
imprécations furieuses contre les auteurs de ses maux; puis, quand elle
fut un peu fatiguée, je lui demandai si elle voulait me promettre de
rester tranquille jusqu'au lendemain, m'engageant à faire auprès de G...
une dernière tentative.

--Ecoutez bien, ma pauvre Vincenza, je le verrai ce soir, je lui dirai
tout ce que votre malheureuse passion et la pitié qu'elle m'inspire me
suggèreront pour qu'il vous pardonne. Venez demain matin chez moi, je
vous apprendrai le résultat de ma démarche, et ce que vous devez faire
pour achever de le fléchir. Si je ne réussis pas, comme il n'y aura
effectivement rien de mieux pour vous... le Tibre est toujours là.

--Oh! Monsieur, vous êtes bon, je ferai ce que vous me dites.

Le soir, en effet, je pris G... en particulier, je lui racontai la scène
dont j'avais été témoin, en le suppliant d'accorder à cette malheureuse
une entrevue qui, seule, pouvait la sauver.

--Prends de nouvelles et sévères informations, lui dis-je en finissant;
je parierais mon bras droit que tu la rends victime d'une erreur.
D'ailleurs, si toutes mes raisons sont sans force, je puis t'assurer que
son désespoir est admirable, et que c'est une des plus dramatiques
choses que l'on puisse voir; prends-là comme objet d'art.

--Allons, mon cher Mercure, tu plaides bien; je me rends. Je verrai dans
deux heures quelqu'un qui peut me donner de nouvelles clartés sur cette
ridicule affaire. Si je me suis trompé, qu'elle vienne, je laisserai ma
clé à la porte. Si, au contraire, la clé n'y est pas, c'est que j'aurai
acquis la certitude que mes soupçons étaient fondés: alors, je te prie,
qu'il n'en soit plus question. Parlons d'autre chose. Comment
trouves-tu mon nouvel atelier?

--Incomparablement mieux que l'ancien; mais la vue en est moins belle. A
ta place, j'aurais gardé la mansarde, ne fût-ce que pour pouvoir
distinguer Saint-Pierre et le tombeau d'Adrien.

--Oh! te voilà bien avec tes idées nuageuses! A propos de nuages,
laisse-moi allumer mon cigarre... Bon!... A présent, adieu, je vais à
l'enquête; dis à ta protégée ma dernière résolution. Je suis _curieux_
de voir lequel de nous deux est joué.

Le lendemain, Vincenza entra chez moi de fort bonne heure; je dormais
encore. Elle n'osa pas d'abord interrompre mon sommeil; mais son anxiété
l'emportant enfin, elle saisit ma guitare et me jeta trois accords qui
me réveillèrent. En me retournant dans mon lit, je l'aperçus à mon
chevet mourante d'émotion. Dieu! qu'elle était jolie!!! L'espoir
éclatait sur sa ravissante figure. Malgré la teinte cuivrée de sa peau,
je la voyais rougir de passion; tous ses membres frémissaient.

--Eh bien! Vincenza, je crois qu'il vous recevra. Si la clé est à sa
porte, c'est qu'il vous pardonne, et...

La pauvre fille m'interrompt par un cri de joie, se jette sur ma main,
la baise avec transport en la couvrant de larmes, gémit, sanglote, et
se précipite hors de ma chambre, en m'adressant pour remercîment un
divin sourire qui m'illumina comme un rayon des cieux. Quelques heures
après, je venais de m'habiller, G... entre, et me dit d'un air grave:

«Tu avais raison, j'ai tout découvert; mais pourquoi n'est-elle pas
venue? je l'attendais.

--Comment, pas venue? Elle est sortie d'ici ce matin à demi-folle de
l'espoir que je lui donnais; elle a dû être chez toi en cinq minutes.

--Je ne l'ai pas vue;..... et pourtant la clé était bien à ma porte.

--Malheur! malheur!! j'ai oublié de lui dire que tu avais changé
d'atelier. Elle sera montée au quatrième, ignorant que tu étais au
premier.

--Courons.

Nous nous précipitons à l'étage supérieur, la porte de l'atelier était
fermée; dans le bois était fichée avec force la _spada_ d'argent que
Vincenza portait dans ses cheveux, et que G... reconnut avec effroi:
elle venait de lui. Nous courons au Transtevere, chez elle, au Tibre, à
la promenade du Poussin; nous demandons à tous les passants: personne ne
l'avait vue. Enfin nous entendons des voix et des interpellations
violentes..... Nous arrivons au lieu de la scène..... Deux bouviers se
battaient pour le fazzoletto blanc de Vincenza, que la malheureuse
Albanaise avait arraché de sa tête et jeté sur le rivage avant de se
précipiter[13].

       *       *       *       *       *



X

VAGABONDAGES.


Le séjour de la ville m'était devenu vraiment insupportable. Aussi ne
manquais-je aucune occasion de la quitter et de fuir aux montagnes, en
attendant le moment où il me serait permis de revenir en France.

Comme pour préluder à de plus longues courses dans cette partie de
l'Italie, visitée seulement par les paysagistes, je faisais fréquemment
alors le voyage de _Subiaco_, grand village des États du pape, à
dix-huit lieues de Tivoli.

Cette excursion était mon remède habituel contre le spleen; remède
souverain qui semblait me rendre à la vie. Une mauvaise veste de toile
grise et un chapeau de paille formaient tout mon équipement, six
piastres toute ma bourse. Puis, prenant un fusil ou une guitare, je
m'acheminais ainsi chassant ou chantant, insoucieux de mon gîte du soir,
certain d'en trouver un, si besoin était, dans les grottes innombrables
ou les _madones_ qui bordent toutes les routes, tantôt marchant au pas
de course, tantôt m'arrêtant pour examiner quelque vieux tombeau, ou, du
haut d'un de ces tristes monticules dont l'aride plaine de Rome est
couverte, écouter avec recueillement le grave chant des cloches de
Saint-Pierre, dont la croix d'or étincelait à l'horizon; tantôt
interrompant la poursuite d'un vol de vanneaux pour écrire dans mon
album une idée symphonique qui venait de poindre dans ma tête; et
toujours savourant à longs traits le bonheur suprême de la vraie
liberté.

Quelquefois, quand au lieu de fusil j'avais apporté ma guitare, me
postant au centre d'un paysage en harmonie avec mes pensées, un chant de
l'Énéide, enfoui dans ma mémoire depuis mon enfance, se réveillait à
l'aspect des lieux où je m'étais égaré; improvisant alors un étrange
récitatif sur une harmonie plus étrange encore, je me chantais la mort
de Pallas, le désespoir du bon Evandre, le convoi du jeune guerrier
qu'accompagnait son cheval Ethon sans harnais, la crinière pendante, et
versant de grosses larmes; l'effroi du bon roi Latinus, le siége du
Latium dont je foulais la terre, la triste fin d'Amata et la mort
cruelle du noble fiancé de Lavinie.

Ainsi, sous les influences combinées des souvenirs, de la poésie et de
la musique, j'atteignais le plus incroyable degré d'exaltation. Cette
triple ivresse se résolvait toujours en torrents de larmes versés avec
des sanglots convulsifs. Et, ce qu'il y a de plus singulier, c'est que
je commentais mes larmes. Je pleurais ce pauvre Turnus, à qui le cagot
Enée était venu enlever ses États, sa maîtresse et la vie; je pleurais
la belle et touchante Lavinie obligée d'épouser le brigand étranger
couvert du sang de son amant; je regrettais ces temps poétiques où les
héros, fils des dieux, portaient de si belles armures et lançaient de
gracieux javelots à la pointe étincelante, ornée d'un cercle d'or;
quittant ensuite le passé pour le présent, je pleurais sur mes chagrins
personnels, mon avenir douteux, ma carrière interrompue; et, tombant
affaissé au milieu de ce chaos de poésie, murmurant des vers de
Shakespeare, de Virgile et de Dante: _Nessun maggior dolore.... che
ricordarsi........ O poor Ophelia!... Good night, sweet Ladies....
Vitaque cum gemitu... fugit indignata.... sub umbras...._ Je
m'endormais.

       *       *       *       *       *

Quelle folie! diront bien des gens. Oui, mais quel bonheur! Les gens
raisonnables ne savent pas à quel degré d'intensité peut atteindre ainsi
le sentiment de l'existence; le cœur se dilate, l'imagination prend une
envergure immense, on vit avec fureur: le corps même, participant de
l'exhaliration de l'esprit, semble devenir de fer. Je faisais alors
mille imprudences qui peut-être aujourd'hui me coûteraient la vie.

Je partis un jour de Tivoli par une pluie battante, mon fusil _à
pistons_ me permettant de chasser malgré l'humidité. J'arrivai le soir à
Subiaco, mouillé jusqu'aux os dès le matin, ayant fait mes dix-huit
lieues et tué quinze pièces de gibier.

Replongé maintenant dans la tourmente parisienne, avec quelle force et
quelle fidélité mon esprit se rappelle ce beau sauvage pays des
Abbruzzes où j'ai tant erré! Villages étranges, mal peuplés d'habitants
mal vêtus, au regard soupçonneux, armés de vieux fusils délabrés qui
portent loin et atteignent trop souvent leur but! Sites bizarres, dont
la mystérieuse solitude me frappa si vivement! Je retrouve en foule des
impressions perdues et oubliées. Ce sont Subiaco, Alatri, Civitella,
Genesano, Isola di Sora, San Germano, Arce, les pauvres vieux couvents
déserts dont l'église est toute grande ouverte..... les moines sont
absents..... le silence seul y habite..... Plus tard, moines et bandits
y reviendront de compagnie. Ce sont les somptueux monastères peuplés
d'hommes pieux et bienveillants, qui accueillent cordialement les
voyageurs et les étonnent par leur spirituelle et savante conversation;
le palais bénédictin du Monte-Cassino, avec son luxe éblouissant de
mosaïques, de boiseries sculptées, de reliquaires, etc., l'autre couvent
de san Benedetto, à Subiaco, où l'Ordre fut fondé, où se trouve la
grotte qui reçut saint Benoît, où les rosiers qu'il planta fleurissent
encore. Plus haut, dans la même montagne, au bord d'un précipice au fond
duquel murmure le vieil Anio, ce ruisseau chéri d'Horace et de Virgile,
la cellule del Beato Lorenzo, adossée à un mur de rochers que dore le
soleil, et où j'ai vu s'abriter des hirondelles au mois de janvier.
Grands bois de châtaigniers au noir feuillage, où surgissent des ruines
surmontées par intervalles, au soir, de formes humaines qui se montrent
un instant et disparaissent sans bruit..... pâtres ou brigands..... En
face, sur l'autre rive de l'Anio, grande montagne à dos de baleine, où
l'on voit encore à cette heure une petite pyramide de pierres que j'eus
la constance de bâtir un jour de spleen, et que les peintres français,
amants fidèles de ces solitudes, ont eu la courtoisie de baptiser de mon
nom. Au-dessous, une caverne où l'on entre en rampant, et dont on ne
peut atteindre l'entrée qu'en se laissant tomber du rocher supérieur,
au risque d'arriver brisé à cinq cents pieds plus bas.

A droite, un champ où je fus arrêté par des moissonneurs étonnés de ma
présence en pareil lieu, qui m'accablèrent de questions, et ne me
laissèrent continuer mon ascension que sur l'assurance plusieurs fois
donnée qu'elle avait pour but l'accomplissement d'un vœu fait à la
Madone. Loin de là, dans une étroite plaine, la maison isolée de la
Piagia, bâtie sur le bord de l'inévitable Anio, où j'allais demander
l'hospitalité et faire sécher mes habits, après les longues chasses, aux
jours pluvieux d'automne. La maîtresse du logis, excellente femme, avait
une fille admirablement belle, qui depuis a épousé le peintre lyonnais,
notre ami Flacheron. Je vois encore ce jeune drôle, demi-bandit,
demi-conscrit, Crispino, qui nous apportait de la poudre et des
cigarres. Lignes de Madones couronnant les hautes collines, et que
suivent le soir, en chantant des litanies, les moissonneurs attardés qui
reviennent des plaines, au tintement mélancolique de la campanella d'un
couvent caché; forêts de sapins, que les Pifferari font retentir de
leurs refrains agrestes; grandes filles aux noirs cheveux, à la peau
brune, au rire éclatant, qui, tant de fois, pour danser, ont abusé de la
patience et des doigts endoloris _di questo signore chi suona la
chitarra francese_; et le classique tambour de basque accompagnant mes
_saltarelli_ improvisés; les carabiniers voulant à toute force
s'introduire dans nos bals d'_osteria_; l'indignation des danseurs
français et abbruzzais; les prodigieux coups de poing de Flacheron;
l'expulsion honteuse de ces _soldats du pape_; menaces d'embuscades, de
grands couteaux!..... Flacheron, sans nous rien dire, allant seul à
minuit au rendez-vous, armé d'un simple bâton; absence des carabiniers;
Crispino enthousiasmé!

       *       *       *       *       *

Enfin Albano, Caslelgandolpho, Tusculum, le petit théâtre de Cicéron,
les fresques de sa villa ruinée; le lac de Gabia, le marais où j'ai
dormi à midi, sans songer à la fièvre; vestiges des jardins qu'habita
Zénobie, la noble et belle reine détrônée de Palmyre. Longues lignes
d'aquéducs antiques fuyant au loin à perte de vue!....

Cruelle mémoire des jours de liberté qui ne sont plus! Liberté de cœur,
d'esprit, d'âme, de tout; liberté de ne pas agir, de ne pas penser même;
liberté d'oublier le temps, de mépriser l'ambition, de rire de la
gloire, de ne plus croire à l'amour; liberté d'aller au nord, au sud, à
l'est ou à l'ouest, de coucher en plein champ, de vivre de peu, de
vaguer sans but, de rêver, de rester gisant, assoupi des journées
entières, au souffle murmurant du tiède sirocco! Liberté vraie,
absolue, immense! O grande et forte Italie! Italie sauvage! insoucieuse
de ta sœur l'Italie artiste,

    «La belle Juliette au cercueil étendue!»

que je..... Mais, par respect pour le lecteur, continuons avec un peu
moins de désordre, s'il est possible, le récit des excursions et des
observations que j'y ai faites.



XI

SUBIACO.


Subiaco est un petit bourg de quatre mille habitants, bizarrement bâti
autour d'une montagne en pain de sucre. L'Anio, qui, plus bas, va former
les cascades de Tivoli, en fait toute la richesse, en alimentant
quelques usines assez mal entretenues.

Cette rivière coule en certains endroits dans une vallée resserrée;
Néron la fit barrer par une énorme muraille dont on voit encore quelques
débris, et qui, en retenant les eaux, formait au-dessus du village un
lac d'une grande profondeur. De là le nom de _Sub-Lacu_. Le couvent de
_San-Benedetto_, situé une lieue plus haut, sur le bord d'un immense
précipice, est à peu près le seul monument curieux des environs. Aussi
les visites y abondent. L'autel de la chapelle est élevé devant
l'entrée d'une petite caverne qui servit jadis de retraite au saint
fondateur de l'ordre des Bénédictins. La forme intérieure de l'église
est d'une bizarrerie extrême; un escalier d'une trentaine de marches
unit les deux étages dont elle est composée. Après vous avoir fait
admirer la _santa spelunca_ de saint Benoît et les grotesques peintures
dont les murailles sont couvertes, les moines vous conduisent à l'étage
inférieur. Des monceaux de feuilles de roses, provenant d'un bosquet de
rosiers planté dans le jardin du couvent, y sont entassés. Ces fleurs
ont la propriété miraculeuse de _guérir les convulsions_, et les moines
en font un débit considérable. Trois vieilles carabines, brisées,
tordues et rongées de rouille, sont appendues auprès de l'odorant
spécifique, comme preuves irréfragables de miracles non moins éclatants.
Des chasseurs, ayant imprudemment chargé leur arme, _s'aperçurent, en
faisant feu_, du danger qu'ils couraient. Saint Benoît, _invoqué_ (fort
laconiquement sans doute) _pendant que le fusil éclatait_, les préserva
non-seulement de la mort, mais même de la plus légère égratignure. En
gravissant la montagne l'espace de deux milles au-dessus de
San-Benedetto, on arrive à l'ermitage _del Beato Lorenzo_, aujourd'hui
inhabité. C'est une solitude horrible, environnée de roches rouges et
nues, que l'abandon à peu près complet où elle est restée depuis la
mort de l'ermite rend plus effrayante encore. Un énorme chien en était
le gardien unique lorsque je la visitai; couché au soleil dans une
attitude d'observation soupçonneuse et sans faire le moindre mouvement,
il suivit tous mes pas d'un œil sévère. Sans armes, au bord d'un
précipice, la présence de cet argus silencieux, qui pouvait au moindre
geste douteux étrangler ou précipiter l'inconnu qui excitait sa
méfiance, contribua un peu, je l'avoue, à abréger le cours de mes
méditations. Subiaco n'est pas tellement reculé dans les montagnes que
la civilisation n'y ait déjà pénétré. Il y a un café pour les politiques
du pays, voire même une _société_ philharmonique. Le maître de musique
qui la dirige remplit en même temps les fonctions d'organiste de la
paroisse. A la messe du dimanche des Rameaux, l'ouverture de _la
Cenerentola_ dont il nous régala me découragea tellement, que je n'osai
pas me faire présenter à l'académie chantante, dans la crainte de
laisser trop voir mes antipathies et de blesser par là ces bons
dilettanti. Je m'en tins à la musique des paysans; au moins a-t-elle,
celle-là, de la naïveté et du caractère. Une nuit, la plus singulière
sérénade que j'eusse encore entendue vint me réveiller. Un _ragazzo_ aux
vigoureux poumons criait de toute sa force une chanson d'amour sous les
fenêtres de sa _ragazza_, avec accompagnement d'une énorme mandoline,
d'une musette et d'un petit instrument de fer de la nature du triangle,
qu'ils appellent dans le pays _stimbalo_. Son chant, ou plutôt son cri,
consistait en quatre ou cinq notes d'une progession descendante, et se
terminait en remontant par un long gémissement de la note sensible à la
tonique, sans reprendre haleine. La musette, la mandoline et le
stimbalo, sur un mouvement de valse continu, frappaient deux accords en
succession régulière et presque uniforme, dont l'harmonie remplissait
les instants de silence placés par le chanteur entre chacun de ses
couplets; suivant son caprice, celui-ci repartait ensuite à plein
gosier, sans s'inquiéter si le son qu'il attaquait si bravement
discordait ou non avec l'harmonie des accompagnateurs, et sans que
ceux-ci s'en inquiétassent davantage. On eût dit qu'il chantait au bruit
de la mer ou d'une cascade. Malgré la rusticité de ce concert, je ne
puis dire combien j'en fus agréablement affecté. L'éloignement et les
cloisons que le son devait traverser pour tenir jusqu'à moi, en
affaiblissant les discordances, adoucissaient les rudes éclats de cette
voix montagnarde. Peu à peu, la monotone succession de ces petits
couplets, terminés si douloureusement et suivis de silences, me plongea
dans une espèce de demi-sommeil plein d'agréables rêveries; et quand le
galant ragazzo n'ayant plus rien à dire à sa belle, eût mis fin
brusquement à sa chanson, il me sembla qu'il me manquait tout à coup
quelque chose d'essentiel... J'écoutais toujours... mes pensées
flottaient si douces sur ce bruit auquel elles s'étaient amoureusement
unies!... L'un cessant, le fil des autres fut rompu... et je demeurai
jusqu'au matin sans sommeil, sans rêves, sans idées...

Cette phrase mélodique est répandue dans toutes les Abbruzzes; je l'ai
entendue depuis Subiaco jusqu'à Arce, dans le royaume de Naples, plus ou
moins modifiée par le sentiment des chanteurs et le mouvement qu'ils lui
imprimaient. Je puis assurer qu'elle me parut délicieuse une nuit, à
Alatri, chantée lentement, avec douceur, et sans accompagnement; elle
prenait alors une couleur religieuse fort différente de celle que je lui
connaissais.

Le nombre des mesures de cette espèce de cri mélodique n'est pas
toujours exactement le même à chaque couplet; il varie suivant les
paroles improvisées par le chanteur, et les accompagnateurs suivent
alors celui-ci comme ils peuvent. Cette improvisation n'exige pas des
Orphées montagnards de grands fraie de poésie: c'est toit simplement de
la prose, dans laquelle ils font entrer tout ce qu'ils diraient dans une
conversation ordinaire.

Le jeune gars dont j'ai déjà parlé, nommé Crispino, et qui avait
l'insolence de prétendre avoir été brigand, parce qu'il avait fait deux
ans de galères, ne manquait jamais à mon arrivée à Subiaco, de me saluer
de cette phrase de bienvenue qu'il criait comme un voleur:

[Illustration: notation musicale

Bon giorno, bon giorno, bon giorno, si - gno - - - re!
Co - - - - - me sta - te e - - - - - - ?
]

Le redoublement de la dernière voyelle, en arrivant à la mesure marquée
du signe [**symbol >], est de rigueur. Il résulte d'un coup de gosier,
assez semblable à un sanglot, dont l'effet est fort singulier.

Dans les autres villages environnants, dont Subiaco semble être la
capitale, je n'ai pas recueilli la moindre bribe musicale. Civitella, le
plus intéressant de tous, est un véritable nid d'aigle, perché sur la
pointe d'un rocher d'un accès fort difficile, misérable, sale et puant.
On y jouit d'une vue magnifique, seul dédommagement à la fatigue d'une
telle escalade, et les rochers y ont une physionomie étrange dans leurs
fantastiques amoncellements, qui charme assez les yeux des artistes pour
qu'un peintre de mes amis y ait séjourné six mois entiers.

L'un des flancs du village repose sur des dalles superposées, tellement
énormes, qu'il est absolument impossible de concevoir comment des hommes
ont pu jamais exercer la moindre action locomotive sur de pareilles
masses. Ce mur de Titans, par sa grossièreté et ses dimensions, est aux
constructions cyclopéennes, comme celles-ci sont aux murailles
ordinaires des monuments contemporains. Il ne jouit cependant d'aucune
renommée, et, quoique vivant habituellement avec des architectes, je
n'en avais jamais entendu parler.

Civitella offre, en outre, aux vagabonds, un précieux avantage dont les
autres villages semblables sont totalement dépourvus: c'est une auberge
ou quelque chose d'approchant. On peut y loger et y vivre passablement.
L'homme riche du pays, _il signor Vincenzo_, reçoit et héberge de son
mieux les étrangers, les Français surtout, pour lesquels il professe la
plus honorable sympathie, mais qu'il assassine de questions sur la
politique. Assez modéré dans ses autres prétentions, ce brave homme est
insatiable sur ce point. Enveloppé dans une redingote qu'il n'a pas
quittée depuis dix ans, accroupi sous sa cheminée enfumée, il commence,
en vous voyant entrer, son interrogatoire; et, fussiez-vous exténué,
mourant de soif, de faim et de fatigue, vous n'obtiendrez pas un verre
de vin avant de lui avoir répondu sur Lafayette, Louis-Philippe et la
garde nationale. Vico-Var, Olevano, Arsoli, Genesano, et vingt autres
villages dont le nom m'échappe, se présentent presque uniformément sous
le même aspect. Ce sont toujours des agglomérations de maisons grisâtres
appliquées, comme des nids d'hirondelles, contre des pics stériles,
presque inabordables; toujours de pauvres enfants demi-nus poursuivent
les étrangers en criant: _Pittore! pittore! Inglese!_[14] _mezzo
baïocco!_[15] (Pour eux tout étranger qui vient les visiter est
_peintre_ ou _Anglais_). Les chemins, quand il y en a, ne sont que des
gradins informes à peine indiqués dans le rocher. On rencontre des
hommes oisifs, qui vous regardent d'un air singulier; des femmes
conduisant des cochons qui, avec le maïs, forment toute la richesse du
pays; de jeunes filles, la tête chargée d'une lourde cruche de cuivre ou
d'un fagot de bois mort; et tout cela si misérable, si triste, si
délabré, si dégoûtant de saleté, que, malgré la beauté naturelle de la
race et la coupe pittoresque des vêtements, il est difficile d'éprouver
à leur aspect autre chose qu'un sentiment de pitié; et pourtant je
trouvais un plaisir extrême à parcourir ces repaires, à pied, le fusil à
la main, et même sans fusil.

Lorsqu'il s'agissait, en effet, de gravir quelque pic inconnu, j'avais
soin de laisser en bas ce bel instrument, dont les qualités excitaient
assez la convoitise des Abbruzzais, pour leur donner l'idée d'en
détacher le propriétaire, au moyen de quelques balles envoyées à sa
rencontre par d'affreuses carabines embusquées traîtreusement derrière
un vieux mur.

A force de fréquenter les villages de ces braves gens, j'avais même fini
par être très bien avec eux. Crispino surtout m'avait pris en affection;
il me rendait toutes sortes de services; il me procurait non-seulement
des tuyaux de pipe parfumés, exquis[16], non-seulement du plomb et de la
poudre, mais des capsules fulminantes même; des capsules! dans ce pays
perdu, dépourvu de toute idée d'art et d'industrie. De plus, Crispino
connaissait toutes les _ragazze_ bien peignées à dix lieues à la ronde,
leurs inclinations, leurs relations, leurs ambitions, leurs passions,
celles de leurs parents et de leurs amants; il avait une note exacte des
degrés de vertu et de température de chacune, et ce thermomètre était
quelquefois fort amusant à consulter.

Cette affection, du reste, était motivée; j'avais, une nuit, dirigé la
sérénade qu'il donnait à sa maîtresse; j'avais chanté avec lui pour la
jeune louve, en nous accompagnant de la _chitarra francese_, une chanson
alors en vogue parmi les élégants de Tivoli; je lui avais fait présent
de deux chemises, d'un pantalon et de trois superbes coups de pied au
derrière, un jour qu'il me manquait de respect[17].

Crispino n'avait pas eu le temps d'apprendre à lire, et il ne m'écrivait
jamais. Quand il avait quelque nouvelle intéressante à me donner hors
des montagnes, il venait à Rome. Qu'était-ce, en effet, qu'une trentaine
de lieues _per un bravo_ comme lui. Nous avions l'habitude, à
l'Académie, de laisser ouvertes les portes de nos chambres. Un matin de
janvier (j'avais quitté les montagnes en octobre; je m'ennuyais donc
depuis trois mois), en me retournant dans mon lit, j'aperçois debout
devant moi, un grand scélérat basané, chapeau pointu, jambes cordées,
qui paraissait attendre très honnêtement mon réveil; c'était mon gredin,
mon bandit, mon ami!

--Tiens! Crispino! qu'es-tu venu faire à Rome?

--_Sono venuto... per veder lo!_

--Oui, pour me voir, et puis?...

--_Crederei mancare al più preciso mio debito, se in questa
occasione..._

--Quelle occasion?

--_Per dire la verità... mi manca... il danaro._

--A la bonne heure! voilà ce qui s'appelle dire vraiment _la verità_.
Ah! tu n'as pas d'argent! et que veux-tu que j'y fasse, Birbonacio?

--_Per bacco, non sono birbone!_

Je finis sa réponse en français:

--«Si vous m'appelez _gueux_, parce que je n'ai pas le sou, vous avez
raison; mais si c'est parce que j'ai été deux ans à Civita-Vecchia, vous
avez bien tort. On ne m'a pas envoyé aux galères pour avoir volé, dit-il
en levant la tête fièrement, mais bien pour de bons coups de carabine,
pour de fameux coups de couteau donnés dans la montagne à des étrangers
(_forestieri_).»

Mon ami se flattait assurément; il n'avait peut-être pas tué seulement
un moine. Mais enfin, on voit qu'il avait le sentiment de l'honneur.
Aussi, dans son indignation, n'accepta-t-il que trois piastres, une
chemise et un foulard, sans vouloir attendre que j'eusse mis mes bottes
pour lui donner... le reste. Le pauvre garçon est mort, il y a deux ans,
d'un coup de pierre reçu à la tête dans une rixe.

Nous reverrons-nous dans un monde meilleur?.....



XII

ENCORE ROME.


Il fallait bien toujours revenir dans cette éternelle ville de Rome, et
s'y convaincre de plus en plus que, de toutes les existences d'artiste,
il n'en est pas de plus triste que celle d'un musicien étranger,
condamné à l'habiter, si l'amour de l'art est dans son cœur. Il y
éprouve un supplice de tous les instants dans les premiers temps, en
voyant ses illusions poétiques tomber une à une, et le bel édifice
musical élevé par son imagination, s'écrouler devant la plus
désespérante des réalités; ce sont chaque jour de nouvelles expériences
qui amènent constamment de nouvelles déceptions. Au milieu de tous les
autres arts, pleins de vie, de grandeur, de majesté, éblouissants de
l'éclat du génie, étalant fièrement leurs merveilles diverses, il voit
la musique réduite au rôle d'une esclave dégradée, hébétée par la misère
et chantant d'une voix usée de stupides poèmes pour lesquels le peuple
lui jette à peine un morceau de pain. C'est ce que je reconnus
facilement au bout de quelques semaines. A peine arrivé, je cours à
Saint-Pierre... Immense! sublime! écrasant!... Voilà Michel-Ange, voilà
Raphaël, voilà Canova; je marche sur les marbres les plus précieux, les
mosaïques les plus rares... Ce silence solennel.. cette fraîche
atmosphère... ces tons lumineux si riches et si harmonieusement
fondus... ce vieux pèlerin, agenouillé seul dans la vaste enceinte... Un
léger bruit, parti du coin le plus obscur du temple, et roulant sous ces
voûtes colossales comme un tonnerre lointain... j'eus peur... Il me
sembla que c'était là réellement la maison de Dieu et que je n'avais pas
le droit d'y entrer. Réfléchissant que de faibles créatures comme moi
étaient parvenues cependant à élever un pareil monument de grandeur et
d'audace, je sentis un mouvement de fierté; puis songeant au rôle
magnifique que devait y jouer l'art que je chéris, mon cœur commença à
battre à coups redoublés. Oh! oui, sans doute, me dis-je aussitôt, ces
tableaux, ces statues, ces colonnes, cette architecture de géants tout
cela n'est que le corps du monument; la musique en est l'ame; c'est par
elle qu'il manifeste son existence, c'est elle qui résume l'hymne
incessant des autres arts, et de sa vois puissante le porte brûlant aux
pieds de l'Éternel. Où donc est l'orgue?... L'orgue, un peu plus grand
que celui de l'Opéra de Paris, était _sur des roulettes_; un pilastre le
dérobait à ma vue. N'importe, ce chétif instrument ne sert peut-être
qu'à donner le ton aux voix, et tout effet instrumental étant proscrit,
il doit suffire. Quel est le nombre des chanteurs?... Me rappelant alors
la petite salle du Conservatoire, que l'église de St-Pierre contiendrait
cinquante ou soixante fois au moins, je pensai que si un chœur de
_quatre-vingt-dix_ voix y était employé journellement, les choristes de
Saint-Pierre, ne devaient se compter que par milliers.

Ils sont au nombre de _dix-huit_ pour les jours ordinaires; et de
_trente-deux_ pour les fêtes solennelles. J'ai même entendu un
_Miserere_ à la chapelle Sixtine, chanté par _cinq voix_. Un critique
allemand de beaucoup de mérite, s'est constitué tout récemment le
défenseur de la chapelle Sixtine.

«La plupart des voyageurs, dit-il, s'attendent en y entrant, à une
musique bien entraînante, je dirai même, bien plus amusante que celle
des opéras qui les avaient charmés dans leur patrie; au lieu de cela les
chanteurs du pape leur font entendre un plain-chant séculaire, simple,
pieux et sans le moindre accompagnement. Ces dilettanti désappointés ne
manquent pas alors de jurer à leur retour, que la chapelle Sixtine
n'offre aucun intérêt musical, et que tous les beaux récits qu'on en
fait sont autant de contes.»

Nous ne dirons pas à ce sujet, absolument comme les observateurs
superficiels dont parle cet écrivain. Bien au contraire, cette harmonie
des siècles passés, venue jusqu'à nous sans la moindre altération de
style ni de forme, offre aux musiciens le même intérêt que présentent
aux peintres les fresques de Pompéia. Loin de regretter, sous ces
accords, l'accompagnement de trompettes et de grosse caisse, aujourd'hui
tellement mis à la mode par les compositeurs italiens, que chanteurs et
danseurs ne croiraient pas, sans lui, pouvoir obtenir les
applaudissements qu'ils méritent, nous avouerons que la chapelle Sixtine
étant le seul lieu musical de l'Italie où cet abus déplorable n'ait
point pénétré, on est heureux de pouvoir y trouver un refuge contre
l'artillerie des fabricants de cavatines. Nous accorderons au critique
allemand que les _trente-deux_ chanteurs du pape, incapables de produire
le moindre effet, et même de se faire entendre dans la plus vaste église
du monde, suffisent à l'exécution des œuvres de Palestrina dans
l'enceinte bornée de la chapelle pontificale; nous dirons avec lui que
cette harmonie pure et calme, jette dans une rêverie qui n'est pas sans
charme. Mais ce charme est le propre de l'harmonie elle-même, et le
prétendu génie des compositeurs n'en est point la cause, si toutefois on
peut donner le nom de compositeurs à des musiciens qui passaient leur
vie à compiler des successions d'accords comme celle-ci:

[Illustration: notation musicale.

Po-pu-le me-us, quid fe-ci ti - - bi?
aut, in quo contristavi te res - pon - - - de mi - hi.
]

Dans ces psalmodies à quatre parties, où la _mélodie_ et le _rhythme_ ne
sont point employés, et dont l'_harmonie_ se borne à l'emploi des
_accords parfaits_ entremêlés de quelques _suspensions_, on peut bien
admettre que le goût et une certaine science aient guidé le musicien qui
les écrivit; mais le génie! allons donc, c'est une plaisanterie.

En outre, les gens qui croient encore sincèrement que Palestrina composa
ainsi à dessein sur les textes sacrés, et mu seulement par l'intention
d'approcher le plus possible d'une pieuse idéalité, s'abusent
étrangement. Ils ne connaissent pas, sans doute, ses madrigaux, dont les
paroles frivoles ou galantes sont accolées par lui cependant à une sorte
de musique absolument semblable à celle dont il revêtit les paroles
saintes. Il fait chanter par exemple: _Au bord du Tibre, je vis un beau
pasteur dont la plainte amoureuse_, etc., par un chœur lent dont l'effet
général et le style harmonique ne diffèrent en aucune façon de ses
compositions dites religieuses. Il ne savait pas faire d'autre musique,
voilà la vérité; et il était si loin de poursuivre un céleste idéal,
qu'on retrouve dans ses écrits une foule de ces sortes de logogriphes
que les contre-pointistes qui le précédèrent avaient mis à la mode et
dont il passe pour avoir été l'antagoniste inspiré. La messe de
Palestrina, dédiée au pape Marcello, est écrite à deux chœurs, dont l'un
imite canoniquement l'autre du commencement à la fin. C'est là une
grande difficulté de contrepoint habilement vaincue; mais qu'en
résulte-t-il de beau, ou de convenable au style vraiment religieux? En
quoi cette sorte de jeu harmonique, perceptible seulement pour les yeux,
puisque l'oreille ne saurait suivre des imitations canoniques de notes
aussi longues et sans dessin mélodique, en quoi, dis-je, cette preuve de
la patience du tisseur d'accords annonce-t-elle en lui une simple
préoccupation du véritable objet de son travail? en rien à coup sûr. Il
importe aussi peu à l'expression du sentiment religieux de dessiner deux
chœurs en canon perpétuel que de les écrire en se servant d'un morceau
de bois au lieu de plume, ou gêné d'une façon quelconque par une douleur
physique ou un obstacle matériel. Si Palestrina, ayant perdu les deux
mains, s'était vu forcé d'écrire avec le pied et y était parvenu, ses
ouvrages n'en eussent pas acquis plus de valeur pour cela et n'en
seraient ni plus ni moins religieux.

Le critique allemand dont je parlais tout-à-l'heure, n'hésite pas
cependant à appeler _sublimes_ les _Improperia_ de Palestrina.

«Toute cette cérémonie, dit-il encore, le sujet en lui-même, la présence
du pape au milieu du corps des cardinaux, le mérite d'exécution des
chanteurs qui déclament avec une précision et une intelligence
admirables, tout cela forme de ce spectacle un des plus imposants et
des plus touchants de la Semaine-Sainte.»--Oui, certes; mais tout cela
ne fait pas de cette musique une œuvre de génie et d'inspiration.

Par une de ces journées sombres qui attristent la fin de l'année, et que
rend encore plus mélancoliques le souffle glacé du vent du Nord, écoutez
en lisant Ossian, la fantastique harmonie d'une harpe éolienne balancée
au sommet d'un arbre dépouillé de verdure, et je vous défie de ne pas
éprouver un sentiment profond de tristesse, d'abandon, un désir vague et
infini d'une autre existence, un dégoût immense de celle-ci, en un mot,
une forte atteinte de spleen jointe à une tentation de suicide. Cet
effet est encore plus prononcé que celui des harmonies vocales de la
chapelle Sixtine; on n'a jamais songé cependant à mettre les facteurs de
harpes éoliennes au nombre des grands compositeurs.

Mais au moins, le service musical de la chapelle Sixtine a-t-il conservé
sa dignité et le caractère religieux qui lui convient, tandis
qu'infidèles aux anciennes traditions, les autres églises de Rome sont
tombées, sous ce rapport, dans un état de dégradation, je dirai même de
démoralisation, qui passe toute croyance. Plusieurs prêtres français,
témoins de ce scandaleux abaissement de l'art religieux, en ont été
indignés.

J'assistai, le jour de la fête du roi, à une messe solennelle à grands
chœurs et à grand orchestre, pour laquelle notre ambassadeur, M. de
Saint-Aulaire, avait demandé les meilleurs artistes de Rome. Un
amphithéâtre assez vaste, élevé devant l'orgue, était occupé par une
soixantaine d'exécutants. Ils commencèrent par s'accorder à grand bruit,
comme ils l'eussent fait dans un foyer de théâtre; le diapason de
l'orgue, beaucoup trop bas, rendait, à cause des instruments à vent, son
adjonction à l'orchestre impossible. Un seul parti restait à prendre, se
passer de l'orgue. L'organiste ne l'entendait pas ainsi; il voulait
faire sa partie, dussent les oreilles des auditeurs en être torturées
jusqu'au sang; il voulait gagner son argent, le brave homme, et il le
gagna bien, je le jure, car de ma vie je n'ai ri d'aussi bon cœur.
Suivant la louable coutume des organistes italiens, il n'employa,
pendant toute la durée de la cérémonie, que les jeux aigus. L'orchestre,
plus fort que cette harmonie de petites flûtes, la couvrait assez bien
dans les _tutti_, mais quand la masse instrumentale venait à frapper un
accord sec, suivi d'un silence, l'orgue, dont le son traîne un peu,
comme on sait, et ne peut se couper aussi bref que celui des autres
instruments, demeurait alors à découvert et laissait entendre un accord
plus bas d'un quart de ton que celui de l'orchestre, produisant ainsi le
gémissement le plus atrocement comique qu'on puisse imaginer. Pendant
les intervalles remplis par le plain-chant des prêtres, les concertants,
incapables de contenir leur démon musical, préludaient hautement tous à
la fois, avec un incroyable sang-froid; la flûte lançait des gammes en
_ré_; le cor sonnait une fanfare en _mi b_; les violons faisaient
d'aimables cadences, des gruppetti charmants; le basson, tout bouffi
d'importance, soufflait ses notes graves en faisant claquer ses grandes
clefs, pendant que les gazouillements de l'orgue achevaient de
brillanter l'harmonie de ce concert inouï, digne de Callot. Et tout cela
se passait en présence d'une assemblée d'hommes civilisés, de
l'ambassadeur de France, du directeur de l'Académie, d'un corps nombreux
de prêtres et de cardinaux, devant une réunion d'artistes de toutes les
nations. Pour la musique, elle était digne de tels exécutants. Cavatines
avec crescendo, cabalettes, points-d'orgue et roulades; œuvre sans nom,
monstre de l'ordre composite dont une phrase de Vaccaï formait la tête,
des bribes de Paccini les membres, et un ballet de Gallemberg le corps
et la queue. Qu'on se figure, pour couronner l'œuvre, les _soli_ de
cette étrange musique sacrée, chantés _en voix de soprano_ par un gros
gaillard dont la face rubiconde était ornée d'une énorme paire de
favoris noirs. «Mais mon Dieu, dis-je à mon voisin qui étouffait, tout
est donc miracle dans ce bienheureux pays! Avez-vous jamais vu un
_castrat_ barbu comme celui-ci?»

--«Castrato!... répliqua vivement en se retournant une dame italienne,
indignée de nos rires et de nos observations, davvero non è castrato.»

--«Vous le connaissez, madame?

--«Per Bacco! non burlate. Imparate, pezzi d'asino, che quello virtuoso
maraviglioso è il marito mio.»

J'ai entendu fréquemment dans d'autres églises les ouvertures du
_Barbier de Séville_, de la _Cenerentola_ et d'_Otello_. Ces morceaux
paraissaient former le répertoire favori des organistes, ils en
assaisonnaient fort agréablement le service divin.

La musique des théâtres, aussi _dramatique_ que celle des églises est
_religieuse_, est dans le même état de splendeur. Même invention, même
pureté des formes, même élévation, même charme dans le style, même
profondeur de pensée. Les chanteurs que j'ai entendus pendant la saison
théâtrale avaient en général de bonnes voix et cette facilité de
vocalisation qui caractérise spécialement les Italiens; mais, à
l'exception de Mme Ungher, prima dona allemande que nous avons
applaudie souvent à Paris, et de Salvator, assez bon Baryton, ils ne
sortaient pas de la ligne des médiocrités. Les chœurs sont d'un degré
au-dessous de ceux de notre Opéra-Comique, pour l'ensemble, la justesse
et la chaleur. L'orchestre, imposant et formidable à peu près comme
l'armée du prince de Monaco, possède, sans exception, toutes les
qualités qu'on appelle ordinairement des défauts. Au théâtre _Valle_,
ainsi qu'à celui d'Apollon, dont les dimensions égalent celles du
Grand-Opéra de Paris, les violoncelles sont au nombre de.... _un_,
lequel _un_ exerce l'état d'orfèvre, plus heureux qu'un de ses
confrères, obligé, pour vivre, de _rempailler des chaises_. A Rome, le
mot symphonie, comme celui d'ouverture, n'est employé que pour désigner
un _certain bruit_ que font les orchestres de théâtre avant le lever de
la toile, et auquel personne ne fait attention. Weber et Beethoven sont
là des noms à peu près inconnus. Un savant abbé de la chapelle Sixtine
disait un jour à M. Mendelssohn _qu'on lui avait parlé d'un jeune homme
de grande espérance, nommé Mozart_. Il est vrai que ce digne
ecclésiastique communique fort rarement avec les gens du monde et ne
s'est occupé toute sa vie que des œuvres de Palestrina. C'est donc un
être que sa conduite privée et ses opinions mettent à part. Quoiqu'on
n'y exécute jamais la musique de Mozart, il est pourtant juste de dire
que, dans Rome, bon nombre de personnes ont entendu parler de lui
autrement que comme _d'un jeune homme de grande espérance_. Les
dilettanti érudits savent même qu'il est mort, et que, sans approcher
toutefois de Donizetti, il a écrit quelques partitions remarquables.
J'en ai connu un qui s'était procuré le Don Juan. Après l'avoir
longuement étudié au piano, il fut assez franc pour m'avouer en
confidence que cette _vieille musique_ lui paraissait supérieure au
Zadig et Astartea de M. Vaccaï, récemment mis en scène au théâtre
d'Apollon. L'art instrumental est lettre close pour les Romains. Ils
n'ont pas même l'idée de ce que nous appelons une symphonie.

J'ai remarqué seulement à Rome une musique instrumentale populaire que
je penche fort à regarder comme un reste de l'antiquité; je veux parler
des _pifferari_. On appelle ainsi des musiciens ambulants qui, aux
approches de Noël, descendent des montagnes par groupes de quatre ou
cinq, et viennent, armés de musettes et de _pifferi_ (espèce de
hautbois), donner de pieux concerts devant les images de la madone. Ils
sont, pour l'ordinaire, couverts d'amples manteaux de drap brun, portent
le chapeau pointu dont se coiffent les brigands, et tout leur extérieur
est empreint d'une certaine sauvagerie mystique pleine d'originalité.
J'ai passé des heures entières à les contempler dans les rues de Rome,
la tête légèrement penchée sur l'épaule, les yeux brillants de la foi la
plus vive, fixant un regard de pieux amour sur la sainte madone, presque
aussi immobiles que l'image qu'ils adoraient. La musette, secondée d'un
grand _piffero_ soufflant la basse, fait entendre une harmonie de deux
ou trois notes, sur laquelle un double _piffero_[18] de moyenne longueur
exécute la mélodie; puis au-dessus de tout cela deux petits _pifferi_
très courts, joués par des enfants de douze à quinze ans, tremblottent
trilles et cadences, et inondent la rustique chanson d'une pluie de
bizarres ornements. Après de gais et réjouissants refrains, fort
longtemps répétés, une prière lente, grave, d'une onction toute
patriarchale, vient dignement terminer la naïve symphonie. Cet air a été
gravé dans plusieurs recueils napolitains, nous nous abstenons en
conséquence de le reproduire ici. De près, le son est si fort qu'on peut
à peine le supporter; mais à un certain éloignement ce singulier
orchestre produit un effet délicieux, touchant, poétique, auquel les
personnes même les moins susceptibles de pareilles impressions, ne
peuvent rester insensibles. J'ai entendu depuis les _pifferari_ chez
eux, et si je les avais trouvés si remarquables à Rome, combien
l'émotion que j'en reçus fut plus vive dans les montagnes sauvages des
Abbruzzes, où mon humeur vagabonde m'avait conduit! Des roches
volcaniques, de noires forêts de sapins, formaient la décoration
naturelle et le complément de cette musique primitive. Quand à cela
venait se joindre encore l'aspect d'un de ces monuments mystérieux d'un
autre âge, connus sous le nom de murs cyclopéens, et quelques bergers
revêtus d'une peau de mouton brute, avec la toison entière en dehors
(costume des pâtres de la Sabine), je pouvais me croire contemporain des
anciens peuples au milieu desquels vint s'installer jadis Evandre
l'Arcadien, l'hôte généreux d'Énée:

    Pater infelix Pallantis pueri.

       *       *       *       *       *

       *       *       *       *       *

Il faut, on le voit, renoncer à peu près à entendre de la musique quand
on habite Rome; j'en étais venu même, au milieu de cette atmosphère
antiharmonique, à n'en plus pouvoir composer. Tout ce que j'ai produit à
l'Académie se borne à trois ou quatre morceaux: 1º Une _Ouverture de
Rob-Roy_, longue et diffuse, qui fut exécutée à Paris, un an après, par
la société du Conservatoire, fort mal reçue du public, et que je brûlai
le même jour en sortant du concert; 2º _la Scène aux champs_, de la
Symphonie Fantastique, que je refis presque entièrement en vaguant dans
la Villa-Borghèse; 3º _le Chant de bonheur_, du mélologue[19] que je
rêvai, perfidement bercé par mon ennemi intime le vent du sud, sur les
buis touffus et taillés en muraille de notre classique jardin; 4º cette
petite mélodie qui a nom _la Captive_, et dont j'étais fort loin, en
l'écrivant, de prévoir la fortune. Encore me trompai-je, en disant
qu'elle fut composée à Rome; car c'est de Subiaco qu'elle est datée. Il
me souvient, en effet, qu'un jour, en regardant travailler mon ami
Lefebvre l'architecte, dans l'auberge de Subiaco où nous logions, un
mouvement de son coude ayant fait tomber un livre placé sur sa table, je
le relevai: c'était le volume des _Orientales_ de V. Hugo; il se trouva
ouvert à la page de _la Captive_. Je lus cette délicieuse poésie, et me
retournant vers Lefebvre: «Si j'avais là du papier réglé, lui dis-je,
j'écrirais la musique de ce morceau; car _je l'entends_.

--Qu'à cela ne tienne, je vais vous en donner.

Et Lefebvre, prenant une règle et un tireligne, eut bientôt tracé
quelques portées, sur lesquelles je jetai la mélodie et la basse de ce
petit air; puis, je mis le manuscrit dans mon portefeuille et n'y
songeai plus. Quinze jours après, de retour à Rome, on chantait chez
notre directeur, quand _la Captive_ me revint en tête. «Il faut, dis-je
à mademoiselle Vernet, que je vous montre un air improvisé à Subiaco,
pour voir un peu ce qu'il signifie: je n'en ai plus la moindre idée.»
L'accompagnement de piano, griffonné à la hâte, nous permit de
l'exécuter convenablement; et cela prit si bien, qu'au bout d'un mois M.
Vernet, poursuivi, obsédé par cette mélodie, m'interpella ainsi: «Ah!
ça, quand vous retournerez dans les montagnes, j'espère bien que vous
n'en rapporterez pas d'autres chansons; car votre _Captive_ commence à
me rendre le séjour de la Villa fort désagréable; on ne peut faire un
pas dans le palais, dans le jardin, dans le bois, sur la terrasse, dans
les corridors, sans entendre chanter, ou ronfler, ou grogner: «_Le long
du mur sombre... le sabre du spahis... je ne suis pas Tartare...
l'eunuque noir..., etc._» C'est à en devenir fou! Je renvoie demain un
de mes domestiques, je n'en prendrai un nouveau qu'à la condition
expresse pour lui de ne pas chanter _la Captive_.»

Il reste enfin à citer, pour clore cette liste fort courte de mes
productions romaines, une psalmodie à cinq voix, avec accompagnement
d'instruments à vent, sur la traduction en prose d'une poésie de Moore
(_Ce monde entier n'est qu'une ombre fugitive_), dédiée à ceux _dont
l'ame est triste jusqu'à la mort_. Ce morceau n'a pas encore été publié
et je n'ai jamais osé le faire entendre. Quant au _Resurrexit_, à grand
orchestre, avec chœurs, que j'envoyai aux académiciens de Paris, pour
obéir au réglement, et dans lequel ces messieurs trouvèrent un _progrès_
très-remarquable, une _preuve_ sensible de l'influence du séjour de Rome
sur mes idées, et l'_abandon_ complet de mes fâcheuses _tendances
musicales_; c'est un fragment d'une messe que j'avais écrite et fait
exécuter à Paris deux ans avant de me présenter au concours de
l'Institut. Fiez-vous donc aux jugements des immortels!

Ce fut vers ce temps de ma vie académique que je ressentis de nouveau
les atteintes d'une cruelle maladie (morale, nerveuse, imaginaire, tout
ce qu'on voudra), que j'appelerai le _mal de l'isolement_, et qui me
tuera quelque jour. J'en avais éprouvé un premier accès à l'âge de seize
ans, et voici dans quelles circonstances. Par une belle matinée de mai,
à la côte Saint-André, chez mon père, j'étais assis dans une prairie à
l'ombre d'un groupe de grands chênes, lisant un roman de Montjoie,
intitulé: _Manuscrit trouvé au mont Pausilippe_. Tout entier à ma
lecture, j'en fus distrait cependant par des chants doux et tristes,
s'épandant par la plaine à intervalles réguliers. La procession des
Rogations passait dans le voisinage, et j'entendais la voix des paysans
qui psalmodiaient les _Litanies des saints_. Cet usage de parcourir, au
printemps, les côteaux et les plaines, pour appeler sur les fruits de
la terre la bénédiction du ciel, a quelque chose de poétique et de
touchant qui m'émeut d'une manière indicible. Le cortége s'arrêta au
pied d'une croix de bois, ornée de feuillages; je le vis s'agenouiller
pendant que le prêtre bénissait la campagne, et il reprit sa marche
lente en continuant sa mélancolique psalmodie. La voix affaiblie de
notre vieux curé se distinguait seule parfois, avec des fragments de
phrases:

        ............
   ...._Conservare âigneris!_

      LES PAYSANS.

    _Te rogamus audi nos!_

Et la foule pieuse, s'éloignait, s'éloignait toujours.

    ..............

    (Decrescendo.)

    _Sancte Barnabe._
    _Ora pro nobis!_

      (Perdendo.)

    _Sancta Magdalena_
      _Ora pro_...........
    _Sancta Maria_
      _Ora_...........
    _Sancta_..........
   ..........._nobis._
   .................

Silence.. léger frémissement des blés en fleur, ondoyant sous la molle
pression de l'air du matin.... cri des cailles amoureuses appelant leur
compagne.... l'ortolan plein de joie chantant sur la pointe d'un
peuplier.... calme profond.... une feuille morte tombant lentement d'un
chêne.... coups sourds de mon cœur.... Evidemment la vie était hors de
moi, loin, très loin.... A l'horizon les glaciers des Alpes, frappés du
soleil levant, réfléchissaient d'immenses faisceaux de lumière....
derrière ces Alpes, l'Italie, Naples, le Pausilippe.... les personnages
de mon roman.... des passions ardentes.... des larmes essuyées...
quelque insondable bonheur.... secret.... allons, allons, des ailes!
dévorons l'espace! il faut voir! il faut admirer! il faut de l'amour, de
l'enthousiasme, des étreintes enflammées, _il faut la grande vie!_...
mais je ne suis qu'un corps lourd, cloué à terre! ces personnages sont
imaginaires, ou n'existent plus.... Quel amour?... quelle gloire?...
quel cœur?... quand verrai-je l'Italie?...

Et l'accès se déclara dans toute sa force, et je souffris affreusement
et je me couchai à terre, gémissant, étendant mes bras douloureux,
arrachant convulsivement des poignées d'herbes et d'innocentes
paquerettes qui ouvraient en vain leurs grands yeux étonnés, appelant
_l'inconnu_, luttant contre _l'absence_, contre l'horrible isolement.

Et pourtant, qu'était-ce qu'un pareil accès comparé aux tortures que
j'ai éprouvées depuis, et dont l'intensité augmente chaque jour?

Je ne sais comment donner une idée de ce mal inexprimable. Une
expérience de physique pourrait seule offrir je crois des similitudes
avec lui. C'est celle-ci: quand on place sous une cloche de verre
adaptée à une machine pneumatique, une coupe remplie d'eau à côté d'une
autre coupe contenant de l'acide sulfurique, au moment où la pompe
aspirante fait le vide sous la cloche, on voit l'eau s'agiter, entrer en
ébullition, s'évaporer. L'acide sulfurique absorbe cette vapeur d'eau au
fur et à mesure qu'elle se dégage, et, par suite de la propriété qu'ont
les molécules de vapeur d'emporter en s'exhalant une grande quantité de
calorique, la portion d'eau qui reste au fond du vase ne tarde pas à se
refroidir au point de produire un petit bloc de glace.

Eh bien! il en est à peu près ainsi quand cette idée d'isolement, quand
ce sentiment de l'absence viennent me saisir. Le vide se fait autour de
ma poitrine palpitante, et il semble alors que mon cœur, sous
l'aspiration d'une force irrésistible, s'évapore et tend à se dissoudre
par expansion. Puis, la peau de tout mon corps devient douloureuse et
brûlante; je rougis de la tête aux pieds. Je suis tenté de crier,
d'appeler à mon aide mes amis, les indifférents mêmes, pour me
consoler, pour me garder, me défendre, m'empêcher d'être détruit, pour
retenir ma vie qui s'en va aux quatre points cardinaux.

On n'a pas d'idées de mort pendant ces crises; non, la pensée du suicide
n'est pas même supportable; on ne veut pas mourir: loin de là, on veut
vivre, on le veut absolument; on voudrait même donner à sa vie mille
fois plus d'énergie; c'est une aptitude prodigieuse au bonheur, qui
s'exaspère de rester sans application, et qui ne se peut satisfaire
qu'au moyen de jouissances immenses, dévorantes, furieuses, en rapport
avec l'incalculable surabondance de sensibilité dont on est pourvu.

Cet état n'est pas le spleen, mais il l'amène plus tard: c'est
l'ébullition, l'évaporation du cœur, des sens, du cerveau, du fluide
nerveux. Le spleen, c'est la congélation de tout cela, c'est le bloc de
glace.

Même à l'état calme, je sens toujours un peu d'_isolement_ les dimanches
d'été, parce que nos villes sont inactives ces jours-là, parce que
chacun sort, va à la campagne; parce qu'on est _joyeux au loin_, parce
qu'on est _absent_. Les adagio des symphonies de Beethoven, certaines
scènes d'_Alceste_ et d'_Armide_ de Gluck, un air de son opéra italien
de _Telemaco_, les Champs-Élysées de son _Orphée_, font naître aussi
d'assez violents accès de la même souffrance; mais ces chefs-d'œuvre
portent avec eux leur contre-poison: ils font déborder les larmes, et on
est soulagé. Les adagio de quelques-unes des sonates de Beethoven, et
l'_Iphigénie en Tauride_ de Gluck, au contraire, appartiennent
entièrement au spleen, et le provoquent; il fait froid là-dedans, l'air
y est sombre, le ciel gris de nuages, le vent du nord y gémit
sourdement.

Il y a d'ailleurs deux espèces de spleen; l'un est ironique, railleur,
emporté, violent, haineux; l'autre, taciturne et sombre, ne demande rien
que l'inaction, le silence, la solitude et le sommeil. A l'être qui en
est possédé tout devient indifférent; la ruine d'un monde saurait à
peine l'émouvoir. Je voudrais alors que la terre fût une bombe remplie
de poudre, et j'y mettrais le feu, pour m'amuser.

En proie à ce genre de spleen, je dormais un jour dans le bois de
lauriers de l'Académie, roulé dans un tas de feuilles mortes, comme un
hérisson, quand je me sentis poussé du pied par deux de nos camarades:
c'étaient Constant Dufeu, l'architecte, et Dantan aîné, le statuaire,
qui venaient me réveiller: «Ohé! père la joie! veux-tu venir à Naples,
nous y allons?

--Allez au diable! vous savez bien que je n'ai plus d'argent.

--Mais jobard que tu es, nous en avons, et nous t'en prêterons! Allons,
aide-moi donc, Dantan, et levons-le de là, sans quoi nous n'en tirerons
rien. Bon! te voilà sur pieds! Secoue-toi un peu maintenant; va demander
à M. Horace la permission de Naples, et, dès que ta valise sera faite,
nous partirons; c'est convenu.»

Nous partîmes en effet.

Y compris un scandale assez joli, par nous causé dans la petite ville de
Cyprano... après dîner, je ne me souviens d'aucun incident narrable
pendant ce trajet bourgeoisement fait en voiturin. Mais Naples!...



XIII

NAPLES.


Naples!!! Ciel limpide et pur! soleil de fêtes! riche terre!

Tout le monde a décrit, et beaucoup mieux que je ne pourrais le faire,
ce merveilleux jardin. Quel voyageur, en effet, n'a été frappé de la
splendeur de son aspect général! Qui n'a admiré à midi la mer faisant la
sieste, et les plis moëlleux de sa robe azurée et le bruit flatteur avec
lequel elle l'agite doucement! Perdu à minuit dans le cratère du Vésuve,
qui n'a senti un vague sentiment d'effroi aux sourds roulements de son
tonnerre intérieur, aux cris de fureur qui s'échappent de sa bouche, à
ces explosions, à ces myriades de roches fondantes, dirigées contre le
ciel comme de brûlants blasphêmes, qui retombent ensuite, roulent sur
le col de la montagne, et s'arrêtent pour former un ardent collier sur
la vaste poitrine du volcan! Qui n'a parcouru tristement le squelette de
cette désolée Pompéïa, et, spectateur unique, n'a attendu sur les
gradins de l'amphithéâtre, la tragédie d'Euripide ou de Sophocle pour
laquelle la scène semble encore préparée! Qui n'a accordé un peu
d'indulgence aux mœurs des lazzaroni, ce charmant peuple d'enfants, si
gai, si voleur, si spirituellement facétieux et si naïvement bon
quelquefois!

Je me garderai donc d'aller sur les brisées de tant de descripteurs;
mais je ne puis résister au plaisir de raconter ici une anecdote qui
peint on ne peut mieux le caractère des pécheurs napolitains. Il s'agit
d'un festin que des lazzaroni me donnèrent trois jours après mon
arrivée, et d'un présent qu'ils me firent au dessert. C'était par un
beau jour d'automne, avec une fraîche brise, une atmosphère claire,
transparente, à faire croire qu'on pourrait de Naples, sans trop étendre
le bras, cueillir des oranges à Caprée; je me promenais à la villa
Reale; j'avais prié mes compagnons de voyage, nos camarades de
l'Académie romaine, de me laisser errer seul ce jour-là. En passant près
d'un petit pavillon que je ne remarquais point, un soldat en faction
devant l'entrée me dit brusquement en français:

--Monsieur, levez votre chapeau!

--Pourquoi donc?

--Voyez!

Et me désignant du doigt une noble statue de marbre placée au centre du
pavillon, je lus sur le socle ces deux mots qui me firent à l'instant
faire le signe de respect que l'enthousiaste militaire me demandait:
TORQUATO TASSO. Cela est bien! Cela est touchant!... Mais j'en suis
encore à me demander comment la sentinelle du poète avait deviné que
j'étais Français et artiste, et que j'obéirais avec empressement à son
injonction. Savant physionomiste! Je reviens à mes lazzaroni.

Je marchais donc nonchalamment au bord de la mer, en songeant, tout ému,
au pauvre Tasso, dont j'avais, avec Mendelssohn, visité la modeste tombe
à Rome, au couvent de Sant-Onofrio, quelques mois auparavant,
philosophant à part moi sur le malheur des poètes qui sont poètes par le
cœur, etc., etc. Tout d'un coup Tasso me fit penser à Cervantes,
Cervantes à sa charmante pastorale _Galathée_, Galathée à une délicieuse
figure qui brille à côté d'elle dans le roman et qui se nomme Nisida,
Nisida à l'île de la baie de Pouzzoles qui porte ce joli nom; et je fus
pris à l'improviste d'un désir irrésistible de visiter l'île de Nisida.

J'y cours; me voilà dans la grotte du Pausilippe; j'en sors toujours
courant; j'arrive au rivage; je vois une barque, je veux la louer; je
demande quatre rameurs, il en vient six; je leur offre un prix
raisonnable, en leur faisant observer que je n'avais pas besoin de six
hommes pour nager dans une coquille de noix jusqu'à Nisida. Ils
insistent en souriant, et demandent à peu près trente francs pour une
course qui en valait cinq tout au plus; j'étais de bonne humeur, deux
jeunes garçons se tenaient à l'écart, sans rien dire, avec un air
d'envie; j'éclatai de rire à l'insolente prétention de mes rameurs, et
désignant les deux lazzaronetti:

--Eh bien! oui, allons, trente francs; mais venez tous les huit, et
ramons vigoureusement.

Cris de joie, gambades des petits et des grands! Nous sautons dans la
barque, et en quelques minutes nous arrivons à Nisida. Laissant _mon
navire_ à la garde de l'_équipage_, je monte dans l'île, je la parcours
dans tous les sens, je veux tout voir, jardins, villas, prison, bois
d'oliviers; assis sur un tertre, je regarde le soleil descendre derrière
le cap Misène, poétisé par l'auteur de _l'Énéide_, pendant que la mer,
qui ne se souvient ni de Virgile, ni d'Énée, ni d'Ascagne, ni de Misène,
ni de Palinure, chante gaîment dans le mode majeur mille accords
scintillants... Je serais resté là jusqu'au lendemain, je crois, si un
de mes _matelots_, délégué par le _capitaine_, ne fût venu me _héler_
et m'avertir que le vent fraîchissait, et que nous aurions de la peine
à regagner la terre ferme si nous tardions encore à _lever l'ancre_, à
_déraper_. Je me rends à ce prudent avis. Je descends; chacun reprend sa
place sur le _navire_; le capitaine, digne émule du héros troyen:

                 .... _Eripit ensem
    Fulmineum_ (ouvre son grand couteau) _strictoque ferit retinacula
                  ferro_ (et coupe vivement la ficelle);
    _Idem omnes simul ardor habet; rapiuntque, ruuntque;
    Littora deseruêre; latet sub classibus æquor;
    Adnixi torquent spumas, et coerula verrunt._

(Tous pleins d'ardeur et d'un peu de crainte, nous nous précipitons,
nous fuyons le rivage; nos rames font voler des flocons d'écume, la mer
disparaît sous notre.... canot.)

Cependant il y avait vraiment du danger, la coquille de noix frétillait
d'une singulière façon à travers les crêtes blanches de vagues
disproportionnées; mes gaillards ne riaient plus et commençaient à
chercher leurs chapelets. Tout cela me paraissait d'un ridicule atroce,
et je me disais: «A propos de quoi vais-je me noyer? A propos d'un
soldat lettré qui admire Tasso; pour moins encore, pour un chapeau; car,
si j'eusse marché tête nue, le soldat ne m'eût pas interpellé; je
n'aurais pas songé au chantre d'Armide, ni à l'auteur de _Galathée_, ni
à Nisida: Je n'aurais pas fait cette sotte excursion insulaire, et je
serais tranquillement assis à Saint-Charles en ce moment, à écouter la
Brambilla et Tamburini!» Ces réflexions et les mouvements de la nef en
perdition me faisaient grand mal au cœur, je l'avoue. Pourtant le dieu
des mers, trouvant la plaisanterie suffisante comme cela, nous permit de
gagner la terre, et les _matelots_, jusque-là muets comme des poissons,
recommencèrent à crier comme des geais. Leur joie même fut si grande,
qu'en recevant les trente francs que j'avais consenti à me laisser
escroquer, ils eurent un remords et me prièrent avec une véritable
bonhomie, de venir dîner avec eux. J'acceptai; ils me conduisirent assez
loin de là, au milieu d'un bois de peupliers, sur la route de Pouzzoles,
en un lieu fort solitaire, et je commençais à calomnier leur candide
intention (pauvres lazzaroni!), quand nous arrivâmes vers une chaumière
à eux bien connue, où mes amphitryons se hâtèrent de donner des ordres
pour le festin.

Bientôt apparut un petit monticule de fumants macaroni; ils m'invitèrent
à y plonger la main droite à leur exemple; un grand pot de vin de
Pausilippe fut placé sur la table, et chacun de nous y buvait à son
tour, après, toutefois, un vieillard édenté, le seul de la bande, qui
devait boire le premier avant moi; le respect pour l'âge l'emportant
chez ces braves enfants, même sur la courtoisie qu'ils reconnaissaient
devoir à leur hôte. Le vieux, après avoir bu déraisonnablement, commença
à parler politique et à s'attendrir beaucoup au souvenir du roi Joachim,
qu'il portait dans son cœur; les jeunes lazzaroni, pour le distraire et
me procurer un divertissement, lui demandèrent avec instances le récit
d'un long et pénible voyage de mer qu'il avait fait autrefois et dont
l'histoire était célèbre.

Là-dessus le vieux lazzarone raconta, au grand ébahissement de son
auditoire, comment embarqué à vingt ans sur un _speronare_, il avait
demeuré en mer _trois jours et deux nuits_, et comme quoi, _toujours
poussé vers de nouveaux rivages_, il avait enfin été jeté dans _une île
lointaine_, où l'_on prétend_ que Napoléon depuis lors a été exilé, et
que les indigènes appellent Isola d'Elba. Je manifestai une grande
émotion à cet incroyable récit, en félicitant de tout mon cœur le brave
marin d'avoir échappé à des dangers aussi formidables. De là profonde
sympathie des lazzaroni pour _Mon Excellence_; la reconnaissance les
exalte, on se parle à l'oreille, on va, on vient dans la chaumière avec
un air de mystère; je vois qu'il s'agit des préparatifs de quelque
surprise flatteuse qui m'est destinée. En effet, au moment où je me
levais pour prendre congé de la société, le plus grand des jeunes
lazzaroni m'aborde d'un air embarrassé, et me prie, au nom de ses
camarades et pour l'amour d'eux, d'accepter un souvenir, un présent, le
plus magnifique qu'ils pouvaient m'offrir, et capable de faire pleurer
l'homme le moins sensible. C'était un oignon monstrueux, une énorme
ciboule, que je reçus avec une modestie et un sérieux dignes de la
circonstance, et que j'emportai jusqu'au sommet du Pausilippe, après
mille adieux, serremens de mains et protestations d'une amitié
inaltérable.

       *       *       *       *       *

Je venais de quitter ces bonnes gens et cheminais péniblement, à cause
d'un coup que je m'étais donné au pied droit en descendant de Nisida; il
faisait presque nuit. Une belle calèche passe sur la route de Naples.
L'idée peu fashionable me vient de sauter sur la banquette de derrière,
libre par l'absence du valet de pied, et de parvenir ainsi sans fatigue
jusqu'à la ville. Mais j'avais compté sans la jolie petite parisienne
emmousselinée qui trônait à l'intérieur et qui, de sa voix aigre-douce
appelant vivement le cocher: «Louis, il y a quelqu'un derrière!» me fit
administrer à travers la figure un ample coup de fouet. Ce fut le
présent de ma gracieuse compatriote. J'aime mieux la ciboule. O poupée
française! si Crispino seulement s'était trouvé là, nous t'aurions fait
passer un singulier quart-d'heure!

Je revins donc clopin-clopant, en songeant aux charmes de la vie de
brigand, qui malgré ses fatigues, serait vraiment aujourd'hui la seule
digne d'un honnête homme, si dans la moindre bande ne se trouvaient
toujours tant de misérables stupides et puants!

J'allai oublier mon chagrin et me reposer à Saint-Charles. Et là, pour
la première fois depuis mon arrivée en Italie, j'entendis de la musique.
L'orchestre comparé à ceux que j'avais observés jusqu'alors, me parut
excellent. Les instruments à vent peuvent être écoutés en sécurité, on
n'a rien à craindre de leur part; les violons sont assez habiles, et les
violoncelles chantent bien, mais ils sont en trop petit nombre. Le
système généralement adopté en Italie, de mettre toujours moins de
violoncelles que de contre-basses, ne peut être justifié que par le
genre de musique, sans basses dessinées, que les orchestres italiens
exécutent habituellement. Je reprocherais bien aussi au maestro di
capella le bruit souverainement désagréable de son archet dont il frappe
un peu rudement son pupitre; mais on m'a assuré que sans cela, les
_musiciens_ qu'il dirige, seraient quelquefois embarrassés pour _suivre
la mesure_... A cela il n'y a rien à répondre; car enfin, dans un pays
où la musique instrumentale est à peu près inconnue, on ne doit pas
exiger des orchestres comme ceux de Berlin, de Brunswick ou de Paris.
Les choristes sont d'une faiblesse extrême; je tiens d'un compositeur
qui a écrit pour le théâtre Saint-Charles, qu'il est fort difficile,
pour ne pas dire impossible, d'obtenir une bonne exécution des chœurs
écrits à _quatre parties_. Les soprani ont beaucoup de peine à marcher
isolés des ténors, et on est pour ainsi dire obligé de les leur faire
continuellement doubler à l'octave.

Au _Fondo_ on joue l'opéra buffa avec une verve, un feu, un _brio_, qui
lui assurent une supériorité incontestable sur la plupart des théâtres
d'opéra-comique. On y représentait pendant mon séjour une farce
très-amusante de Donizetti, _les Convenances et les Inconvenances du
théâtre_.

On pense bien néanmoins que l'attrait musical des théâtres de Naples ne
pouvait lutter avec avantage contre celui que m'offrait l'exploration
des environs de la ville, et que je me trouvais plus souvent dehors que
dedans.

Déjeunant un matin à Castellamare avec Munier, le peintre de marine que
nous avions surnommé Neptune: «Que faisons-nous? me dit-il en jetant sa
serviette, Naples m'ennuie, n'y retournons pas.

--«Allons en Sicile.

--«C'est cela, allons en Sicile; laissez-moi seulement finir une _étude_
que j'ai commencée, et à cinq heures nous irons retenir notre place sur
le bateau à vapeur.

--«Volontiers, quelle est notre fortune?»

Notre bourse visitée, il se trouva que nous avions bien assez pour aller
jusqu'à Palerme, mais que, pour en revenir, il eût fallu, comme disent
les moines, _compter sur la Providence_; et, en Français totalement
dépourvus de la vertu qui _transporte des montagnes_, jugeant qu'il ne
fallait pas tenter Dieu, nous nous séparâmes, lui pour aller portraire
la mer, moi pour retourner pédestrement à Rome.

Ce projet était arrêté dans ma tête depuis quelques jours. Rentré à
Naples le même soir, après avoir dit adieu à Dufeu et à Dantan, le
hasard me fit rencontrer deux officiers suédois de ma connaissance, qui
me firent part de leur intention de se rendre à Rome à pied.

--«Parbleu, leur dis-je, je pars demain pour Subiaco; je veux y aller en
droite ligne, à travers les montagnes, _franchissant rocs et torrents_
comme le chasseur de chamois; nous devrions faire le trajet ensemble.»

Malgré l'extravagance d'une pareille idée, ces messieurs l'adoptèrent.
Nos effets furent aussitôt expédiés par un _vetturino_; nous convînmes
de nous diriger sur Subiaco à vol d'oiseau, et, après nous y être
reposés un jour, de retourner à Rome par la grande route. Ainsi fut
fait. Nous avions endossé tous les trois le costume obligé de toile
grise; M. B*** portait son album et ses crayons; deux cannes étaient
toutes nos armes.

On vendangeait alors. D'excellens raisins (qui n'approchent pourtant pas
de ceux du Vésuve) firent à peu près toute notre nourriture pendant la
première journée; les paysans n'acceptaient pas toujours notre argent,
et nous nous abstenions quelquefois de nous enquérir des propriétaires.
L'un d'eux cependant nous entendit abattant des poires à coups de
pierres dans son champ. J'avais franchi la haie pour les ramasser, et
j'étais fort tranquillement occupé à en remplir mon chapeau, quand je
vis accourir mon homme criant au voleur. Impossible de refranchir la
clôture, chargé de butin comme je l'étais; un excès d'effronterie me
tira d'affaire. Au moment où le maître des poires s'apprêtait à me
traiter selon mes mérites:

«Comment, s..... canaille! lui dis-je d'un air furieux, il y a une
demi-heure que nous vous appelons pour vous acheter des fruits, et vous
ne répondez pas?... Croyez-vous donc que nous ayons le temps de vous
attendre? Tenez, voilà six grains[20] pour vos poires qui ne valent pas
le diable, et tachez une autre fois de ne pas vous moquer ainsi des
voyageurs, ou pardieu il vous arrivera malheur.»

Là-dessus un de mes compagnons de maraude étouffant de rire me tend la
main pour m'aider à sortir du champ, et nous laissons notre homme
immobile d'étonnement, la bouche ouverte, regardant d'un air stupide la
monnaie de cuivre que je lui laissais, et se consultant pour savoir s'il
nous ferait des excuses.... Le soir, à Capoue, nous trouvâmes _bon
souper, bon gîte et_.... un improvisateur.

Ce brave homme, après quelques préludes brillants sur sa grande
mandoline, s'informa de quelle nation nous étions.

--«Français répondit M. Kl.....rn.»

J'avais entendu un mois auparavant les _improvisations_ du Tyrtée
campanien; il avait fait la même question à mes compagnons de voyage,
qui répondirent:

--«Polonais.»

A quoi, plein d'enthousiasme, il avait répliqué:

--«J'ai parcouru le monde entier, l'Italie, l'Espagne, la France,
l'Allemagne, l'Angleterre, la Pologne, la Russie; mais les plus braves,
sont les Polonais, sont les Polonais.»

Voici la cantate qu'il adressa, en musique également _improvisée_, et
_sans la moindre hésitation_, aux trois prétendus Français:

[Illustration: notation musicale

Ho gi-ra-to per tutto il mun-do, Ho gira-to
per tutto il mun-do, Per l'I-ta-lia, per l'His-
pa-nia, Per la Francia, per la Ger-ma-nia, Per l'Inghil-
ter-ra; Ma gli più bra-vi, Ma gli più
bel-li, Sono i _Fran-ce-si_, Sono i _Fran-ce-si_.
]

On conçoit combien je dus être flatté, et quelle fut la mortification
des deux Suédois.

Avant de nous engager tout-à-fait dans les Abbruzzes, nous nous
arrêtâmes une journée à San-Germano pour visiter le fameux couvent du
_Monte-Cassino_.

Ce monastère de bénédictins, situé comme celui de Subiaco, sur une
montagne, est loin de lui ressembler sous aucun rapport. Au lieu de
cette simplicité naïve et originale qui charme à San-Benedetto, vous
trouvez ici le luxe et les proportions d'un palais. L'imagination recule
devant l'énormité des sommes qu'ont coûtées tous les objets précieux
rassemblés dans la seule église. Il y a un orgue avec de petits anges
fort ridicules, jouant de la trompette et des cymbales quand
l'instrument est mis en action. Le parvis est des marbres les plus
rares, et les amateurs peuvent admirer dans le chœur des stalles en
bois, sculptées avec un art infini, représentant différentes scènes de
la vie monacale.

Une marche forcée nous fit parvenir en un jour de San-Germano à Isola di
Sora, village situé sur la frontière du royaume de Naples et remarquable
par une petite rivière qui forme une assez belle cascade après avoir mis
en jeu plusieurs établissements industriels. Une mystification d'un
singulier genre nous y attendait. M. Kl...rn et moi avions les pieds en
sang, et tous les trois furieux de soif, harassés, couverts d'une
poussière brûlante, notre premier mot, en entrant dans la ville fut pour
demander la locanda (auberge).

«_E locanda... non ce n'è._», nous répondaient les paysans avec un air
de pitié railleuse. «_Ma peró per la notte dove si va?_

--_E..... chi lo sa?...._»

Nous demandons à passer la nuit dans une mauvaise remise; il n'y avait
pas un brin de paille, et d'ailleurs le propriétaire s'y refusait. On
n'a pas d'idée de notre impatience, augmentée encore par le sang-froid
et les ricanements de ces manants. Se trouver dans un petit bourg
commerçant comme celui-là, obligés de coucher dans la rue, faute d'une
auberge ou d'une maison hospitalière..... c'eût été fort, mais c'est
pourtant ce qui nous serait arrivé indubitablement, sans un souvenir
qui me frappa très à propos.

J'avais déjà passé, de jour, une fois à Isola di Sora; je me rappelai
heureusement le nom de M. Courrier, Français, propriétaire d'une
papeterie. On nous montre son frère dans un groupe; je lui expose notre
embarras, et après un instant de réflexion, il me répond tranquillement
en français, je pourrais même dire en dauphinois, car l'accent en fait
presque un idiome:

«Pardi! on vous couchera ben.

Ah! nous sommes sauvés!

M. Courrier est Dauphinois, je suis Dauphinois, et entre Dauphinois,
comme dit Charlet, l'_affaire peut s'arranger_. En effet, le papetier
qui me reconnut, exerça à notre égard la plus franche hospitalité. Après
un souper très confortable, un lit _monstre_, comme je n'en ai vu qu'en
Italie, nous reçut tous les trois; nous y reposâmes fort à l'aise, en
réfléchissant qu'il serait bon pour le reste de notre voyage de
connaître les villages qui ne sont pas sans _locanda_, pour ne pas
courir une seconde fois le danger auquel nous venions d'échapper. Notre
hôte nous tranquillisa un peu le lendemain, par l'assurance qu'en deux
jours de marche nous pourrions arriver à Subiaco; il n'y avait donc plus
qu'une nuit chanceuse à passer. Un petit garçon nous guida à travers les
vignes et les bois pendant une heure, après quoi, sur quelques
indications assez vagues qu'il nous donna, nous poursuivîmes seuls
notre route.

_Veroli_ est un grand village qui de loin a l'air d'une ville et couvre
le sommet d'une montagne. Nous y trouvâmes un mauvais dîner de pain et
de jambon cru, à l'aide duquel nous parvînmes avant la nuit à un autre
rocher habité, plus âpre et plus sauvage: c'était Alatri. A peine
parvenus à l'entrée de la rue principale, un groupe de femmes et
d'enfants se forma derrière nous et nous suivit jusqu'à la place avec
toutes les marques de la plus vive curiosité. On nous indiqua une
maison, ou plutôt un chenil, qu'un vieil écriteau désignait comme la
locanda; malgré tout notre dégoût ce fut là qu'il fallut passer la nuit.
Dieu! quelle nuit! elle ne fut pas employée à dormir, je puis l'assurer;
les insectes de _toute espèce_, qui foisonnaient dans nos draps
rendirent tout repos impossible. Pour mon compte ces myriades me
tourmentèrent si cruellement que je fus pris au matin d'un violent accès
de fièvre.

Que faire?... Ces messieurs ne voulaient pas me laisser à Alatri..... Il
fallait arriver au plus tôt à Subiaco... Séjourner dans cette bicoque
était une triste perspective... Cependant, je tremblais tellement qu'on
ne savait comment me réchauffer et que je ne me croyais guère capable de
faire un pas. Mes compagnons d'infortune, pendant que je grelottais, se
consultaient en langue suédoise, mais leur physionomie exprimait trop
bien l'embarras extrême que je leur causais pour qu'il fût possible de
s'y méprendre. Un effort de ma part était indispensable; je le fis, et
après deux heures de marche au pas de course, la fièvre avait disparu.

Avant de quitter Alatri, un conseil des géographes du pays fut tenu sur
la place pour nous indiquer notre route. Bien des opinions émises et
débattues, celle qui nous dirigeait sur Subiaco par Arcino et Anticoli
ayant prévalu nous l'adoptâmes. Cette journée fut la plus pénible que
nous eussions encore faite depuis le commencement du voyage. Il n'y
avait plus de chemins frayés; nous suivions des lits de torrens,
enjambant à grand'peine les quartiers de rochers dont ils sont à chaque
instant encombrés.

Plusieurs fois nous nous sommes égarés dans ce labyrinthe, il fallait
alors gravir de nouveau la colline que nous venions de descendre, ou, du
fond d'un ravin, crier à quelque paysan:

«_Ohé!!! la strada d'Anticoli?..._»

A quoi il répondait pour l'ordinaire par un éclat de rire ou par:

«_Via! Via!_» ce qui nous rassurait beaucoup, comme on peut le penser.
Nous y parvînmes cependant; je me rappelle même avoir trouvé à Anticoli,
grande abondance d'œufs, de jambon et d'épis de maïs, que nous fîmes
rôtir à l'exemple des pauvres habitans de ces terres stériles et dont
la saveur sauvage n'est pas désagréable. Le chirurgien d'Anticoli, gros
homme rouge qui avait l'air d'un boucher, vint nous honorer de ses
questions sur la _garde nationale de Paris_ et nous offrir de lui
acheter un _livre imprimé_...

D'immenses pâturages restaient à traverser avant la nuit: un guide fut
indispensable. Celui que nous prîmes ne paraissait pas très sûr de la
route, il hésitait souvent; un vieux berger, assis au bord d'un étang,
et qui n'avait peut-être pas entendu de voix humaine depuis un mois,
n'étant point prévenu de notre approche par le bruit de nos pas, que le
gazon touffu rendait imperceptible, faillit tomber à l'eau quand nous
lui demandâmes brusquement la direction d'Arcinasso, joli village (au
dire de notre guide) où nous devions trouver _toutes sortes de
rafraîchissements_.

Il se remit pourtant un peu de sa terreur, grâce à quelques baïochi qui
lui prouvèrent nos dispositions amicales; mais il fut presque impossible
de comprendre sa réponse, qu'une voix gutturale plus semblable à un
gloussement qu'à un langage humain, rendait inintelligible.

Le _joli village d'Arcinasso_ n'est qu'une osteria (cabaret) au milieu
de ces vastes et silencieuses _steppes_; une vieille femme y vendait du
vin et de l'eau fraîche dont nous avions grand besoin. L'album de M.
B....t ayant excité son attention, nous lui dîmes que c'était une
bible; là-dessus, se levant pleine de joie, elle examina chaque dessin
l'un après l'autre, et, après avoir embrassé cordialement M. B....t,
nous donna à tous les trois sa bénédiction.

Rien ne peut donner une idée du silence qui règne dans ces interminables
prairies. Nous n'y trouvâmes d'autres habitants que le vieux berger avec
son troupeau et un corbeau qui se promenait plein d'une gravité
triste..... A notre approche il prit son vol vers le Nord......... Je le
suivis longtemps des yeux...... puis.... des rêves sans fin.... Mais il
s'agissait bien de _rêver et de bailler aux corbeaux_, il fallait
absolument arriver cette nuit même à Subiaco. Le guide d'Anticoli était
reparti, l'obscurité approchait rapidement; nous marchions depuis trois
heures, silencieux comme des spectres, quand un buisson, sur lequel
j'avais tué une grive sept mois auparavant, me fit reconnaître notre
position.

«Allons, Messieurs, dis-je aux deux Suédois, encore un effort! je me
retrouve en pays de connaissance, dans deux heures nous serons arrivés.»

Effectivement, quarante minutes étaient à peine écoulées quand nous
aperçumes, à une grande profondeur sous nos pieds, briller des lumières:
c'était Subiaco. J'y trouvai Gibert... éveillé!! il me prêta du linge
dont j'avais grand besoin. Je comptais aller me reposer, mais bientôt
les cris: _Oh! Signor Sidoro![21] ecco questo signore Francese che suona
la chitarra[22]!_» Et Flacheron d'accourir, avec la belle Mariucia[23]
le tambour de basque à la main, et bon gré mal gré, il fallut danser le
saltarello jusqu'à minuit.

C'est en quittant Subiaco, deux jours après que j'eus la spirituelle
idée de l'expérience qu'on va lire.

MM. Bennet et Klinksporn, mes deux compagnons suédois, marchaient très
vite, et leur allure me fatiguait beaucoup. Ne pouvant obtenir d'eux de
s'arrêter de temps en temps ni de ralentir le pas, je pris le parti de
les laisser prendre les devants et de m'étendre tranquillement à
l'ombre, quitte à faire ensuite comme le lièvre de la fable, pour les
rattraper. Ils étaient déjà fort loin quand je me demandai en me
relevant: serais-je capable de courir, sans m'arrêter, d'ici à Tivoli?
(c'était bien un trajet de huit lieues) Essayons! Et me voilà courant
comme s'il se fût agi d'atteindre une maîtresse enlevée. Je revois les
Suédois, je les dépasse; je traverse un village, deux villages,
poursuivi par les aboiements de tous les chiens, faisant fuir en
grognant les porcs pleins d'épouvante, mais suivi du regard
bienveillant des habitants persuadés que je venais de _faire un
malheur_[24].

Bientôt une douleur vive dans l'articulation du genou vint me rendre
impossible la flexion de la jambe droite. Il fallut la laisser pendre et
la traîner en sautant sur la gauche. C'était diabolique, mais je tins
bon, et je parvins à Tivoli sans avoir interrompu un instant cette
course absurde. J'aurais mérité de mourir en arrivant d'une rupture du
cœur. Il n'en résulta rien. Il faut croire que j'ai le cœur dur.

Quand les deux officiers suédois parvinrent à Tivoli, une heure après
moi, ils me trouvèrent endormi; me voyant ensuite, au réveil,
parfaitement sain de corps et d'esprit (et je leur pardonne bien
sincèrement d'avoir eu des doutes à cet égard), ils me prièrent d'être
leur cicerone dans l'examen qu'ils avaient à faire des curiosités
locales. En conséquence nous allâmes visiter le joli petit temple de
Vesta, qui a plutôt l'air d'un temple de l'Amour; la grande cascade, les
Cascatelles, la grotte de Neptune; il fallut admirer l'immense
stalactite de cent pieds de haut, sous laquelle gît enfouie la maison
d'Horace, sa célèbre villa de Tibur; je laissai ces messieurs se reposer
une heure sous les oliviers qui croissent au-dessus de la demeure du
poète, pour gravir seul la montagne voisine et couper à son sommet un
jeune myrthe. A cet égard, je suis comme les chèvres; impossible de
résister à mon humeur grimpante, auprès d'un monticule verdoyant. Puis,
comme nous descendions dans la plaine, on voulut bien nous ouvrir la
villa Mecena; nous parcourûmes son grand salon voûté, que traverse
maintenant un bras de l'Anio, donnant la vie à un atelier de forgerons,
où retentit, sur d'énormes enclumes, le bruit cadencé de marteaux
monstrueux. Cette même salle résonna jadis des strophes épicuriennes
d'Horace, entendit s'élever dans sa douce gravité, la voix mélancolique
de Virgile, récitant, après les festins présidés par le ministre
d'Auguste, quelque fragment magnifique de ses poèmes des champs:

    Hactenus arvorum cultus et sidera cæli:
    Nunc te, Bacche, canam, nec non silvestria tecum
    Virgulta, et prolem tarde crescentis olivæ.

Plus bas, nous examinâmes en passant la villa d'Este, dont le nom
rappelle celui de la princesse Eleonora, célèbre par Tasso et l'amour
douloureux qu'elle lui inspira.

Au-dessous, à l'entrée de la plaine, je guidai ces messieurs dans le
labyrinthe de la villa Adriana; nous visitâmes ce qui reste de ses
vastes jardins; le vallon dont une fantaisie toute puissante voulut
créer une copie en miniature de la fameuse vallée de Tempé; la salle des
gardes, où veillent à cette heure des essaims d'oiseaux de proie; et
enfin l'emplacement où s'éleva le théâtre privé de l'empereur, et qu'une
plantation de choux, le plus ignoble des légumes, occupe maintenant.

Comme le temps et la mort doivent rire de ces bizarres transformations!

Me voilà rentré à la caserne académique! Recrudescence d'ennui. Une
sorte d'influenza plus ou moins contagieuse désole la ville; on meurt
très bien, par centaine, par milliers. Couvert, au grand divertissement
des polissons romains, d'une sorte de manteau à capuchon dans le genre
de celui que les peintres donnent à Pétrarque, j'accompagne les
charretées de morts à l'église Transteverine dont le large caveau les
reçoit béant. On lève une pierre de la cour intérieure, et les cadavres
suspendus à un crochet de fer sont mollement déposés sur les dalles de
ce palais de la putréfaction. Quelques crânes seulement ayant été
ouverts par les médecins curieux de savoir pourquoi les malades
n'avaient pas voulu guérir, et les cerveaux s'étant répandus dans le
char funèbre, l'homme qui remplace à Rome le fossoyeur des autres
nations, prend alors _avec une truelle_ ces débris de l'organe pensant
et les lance fort dextrement au fond du gouffre. Le Gravedigger de
Shakespeare, ce maçon de l'éternité qui prétendait _bâtir si
solidement_, n'avait pourtant pas songé à se servir de la truelle ni à
mettre en œuvre ce mortier humain.

Un architecte de l'académie, Garrez, fait un dessin représentant cette
gracieuse scène où je figure encapuchonné. Le spleen redouble.

Bezard le peintre, Gibert le paysagiste, Delanoie l'architecte, et moi,
nous formons une société appelée _les quatre_, dans le but d'élaborer et
de compléter le grand système philosophique dont j'avais, six mois
auparavant, jeté les premières bases, et qui avait pour titre: _Système
de l'Indifférence absolue en matière universelle_; doctrine
transcendante qui tend à donner à l'homme la perfection et la
sensibilité d'un bloc de pierre. Notre système ne prend pas. On nous
objecte: la _douleur_ et le _plaisir_, les _sentiments_ et les
_sensations_! On nous traite de fous. Nous avons beau répondre avec une
admirable indifférence: Ces messieurs disent que nous sommes fous!
Qu'est ce que cela te fait, Bezard? qu'en penses-tu, Gibert? qu'en
dis-tu Delanoie?

--Cela ne fait rien à personne.

--Je pense que ces messieurs nous traitent de fous.

--Je dis que ces messieurs nous traitent de fous.

--Il paraît que ces messieurs nous traitent de fous.» On nous rit au
nez. Les grands philosophes ont ainsi toujours été méconnus.

Une nuit, je pars pour la chasse avec Debay le statuaire. Nous appelons
le gardien de la porte du peuple, qui, grâce aux ordonnances du pape en
faveur des chasseurs, est contraint de se lever et de nous ouvrir, après
l'exhibition de notre port-d'armes. Nous marchons jusqu'à deux heures du
matin. Un certain mouvement dans les herbes voisines de la route nous
fait croire à la présence d'un lièvre; deux coups de fusil partent à la
fois... il est mort... c'est un confrère, un émule, un chasseur qui rend
à Dieu son ame et son sang à la terre... c'est un superbe chat qui
guettait une couvée de cailles. Le sommeil vient, irrésistible. Nous
dormons quelques heures dans un champ. Nous nous séparons. Arrive une
pluie battante; je trouve dans une gorge de la plaine, un petit bois de
chêne, où je vais inutilement chercher un abri. J'y tue un hérisson,
dont j'emporte en trophée quelques beaux piquants. Mais voici un village
solitaire; à l'exception d'une vieille femme lavant son linge dans un
mince ruisseau, je n'aperçois pas un être humain. Elle m'apprend que ce
silencieux réduit s'appelle Isola Farnese. C'est, dit-on, le nom moderne
de l'ancienne Veïes. C'est donc là que fut la capitale des Volsques, ces
fiers ennemis de Rome! C'est là que commanda Aufidius et que le
fougueux Marcus Coriolanus vint lui offrir l'appui de son bras sacrilége
pour détruire sa propre patrie! Cette vieille femme accroupie au bord du
ruisseau, occupe peut-être la place où la sublime Volumnia, à la tête
des matronnes romaines, s'agenouilla devant son fils! J'ai marché tout
le matin sur cette terre où furent livrés tant de beaux combats,
illustrés par Plutarque, immortalisés par Shakespeare, mais assez
semblables, en réalité, par leur dimension et leur importance, à ceux
qui résulteraient d'une guerre entre Versailles et Saint-Cloud! La
rêverie m'immobilise. La pluie continue plus intense. Mes deux chiens
aveuglés par l'eau du ciel, se cachent le museau dans les broussailles.
Je tue un grand imbécille de serpent qui aurait du rester dans son trou
par un pareil temps. Debay m'appelle, en tirant coup sur coup. Nous nous
rejoignons pour déjeûner. Je prends dans ma gibecière un crâne que
j'avais cueilli sur le haut cimetière de Radicoffani, en revenant de
Nice l'année précédente, celui-là même qui me sert de sablier
aujourd'hui; nous le remplissons de tranches de jambon, et nous le
plaçons ensuite au milieu d'un ruisselet pour dessaller un peu cette
atroce victuaille. Repas frugal arrosé d'une froide pluie; point de vin,
point de cigarres! Debay n'a rien tué. Quant à moi, je n'ai pu envoyer
chez les morts qu'un innocent ronge-gorge pour tenir compagnie au chat,
au hérisson et au serpent. Nous nous dirigeons vers l'auberge de la
Storta, le seul bouge des environs. Je m'y couche, et je dors trois
heures pendant qu'on fait sécher mes habits. Le soleil se montre enfin,
la pluie a cessé; je me rhabille à grand'peine et je repars. Debay,
plein d'ardeur, n'a pas voulu m'attendre. Je tombe sur une troupe de
fort beaux oiseaux, qu'on prétend venir des côtes d'Afrique, et dont je
n'ai jamais pu savoir le nom. Ils planent continuellement comme des
hirondelles, avec un petit cri semblable à celui des perdrix; ils sont
bigarrés de jaune et de vert. J'en abats une demi-douzaine. L'honneur du
chasseur est sauf. Je vois de loin Debay manquer un lièvre. Nous
rentrons à Rome aussi embourbés que dut l'être Marius quand il sortit
des marais de Minturnes.

Semaine stagnante.

Enfin, l'académie s'anime un peu, grâce à la terreur comique de autre
camarade L****, qui, amant aimé de la femme d'un Italien, valet de pied
de M. Vernet, et surpris avec elle par le mari, se voit toujours au
moment d'être sérieusement assassiné. Il n'ose plus sortir de sa
chambre; quand vient l'heure des repas, nous sommes obligés d'aller le
prendre chez lui et de l'escorter, en le soutenant, jusqu'au
réfectoire. Il croit voir des couteaux briller dans tous les coins du
palais. Il maigrit, il est pâle, jaune, bleu; il vient à rien. Ce qui
lui attire un jour à table cette charmante apostrophe de Delanoie: «Eh
bien! mon pauvre L****, tu as donc toujours des chagrins _de
domestiques_?»[25]

Le mot circule avec grand succès.

Mais l'ennui est le plus fort; je ne rêve plus que Paris. J'ai fini mon
mélologue et retouché ma symphonie fantastique: il faut les faire
exécuter. J'obtiens de M. Vernet la permission de quitter l'Italie avant
l'expiration de mon temps d'exil. Je pose pour mon portrait qui, selon
l'usage, est fait par le plus ancien de nos peintres, et prend place
dans la galerie du réfectoire, dont j'ai déjà parlé; je fais une
dernière tournée de quelques jours à Tivoli, à Albano, à Palestrina; je
vends mon fusil, je brise ma guitare; j'écris sur quelques albums; je
donne un grand punch aux camarades; je caresse longtemps les deux chiens
de M. Vernet, compagnons ordinaires de mes chasses; j'ai un instant de
profonde tristesse, en songeant que je quitte cette poétique contrée,
peut-être pour ne plus la revoir; les amis m'accompagnent jusqu'à
Ponte-Molle; je monte dans une affreuse carriole; me voilà parti.



XIV

RETOUR EN FRANCE.


J'étais fort morose, bien que mon ardent désir de revoir la France fut
sur le point d'être rempli. Un tel adieu à l'Italie avait quelque chose
de solennel, et, sans pouvoir me rendre bien compte de mes sentiments,
j'en avais l'ame oppressée. L'aspect de Florence, où je rentrais pour la
quatrième fois, me causa surtout une impression accablante. Pendant les
deux jours que je passai dans la cité reine des arts, quelqu'un
m'avertit que le peintre Chenavard, cette grosse tête crevant
d'intelligence, me cherchait avec empressement et ne pouvait parvenir à
me rencontrer. Il m'avait manqué deux fois dans les galeries du palais
Pitti, il était venu me demander à l'hôtel, il voulait me voir
absolument. Je fus très sensible à cette preuve de sympathie d'un
artiste aussi distingué; je le cherchai sans succès à mon tour, et je
partis sans faire sa connaissance. Ce fut cinq ans plus tard seulement,
que nous nous vîmes enfin à Paris et que je pus admirer la pénétration,
la sagacité et la lucidité merveilleuses de son esprit, dès qu'il veut
l'appliquer à l'étude des questions vitales des arts mêmes, tels que la
musique et la poésie, les plus différents de l'art qu'il cultive.

Je venais de parcourir le Dôme, un soir en le poursuivant, et je m'étais
assis près d'une colonne, pour voir s'agiter les atômes dans un
splendide rayon du soleil couchant qui traversait la naissante obscurité
de l'église, quand une troupe de prêtres et de porte-flambleaux entra
dans la nef pour une cérémonie funèbre. Je m'approchai; je demandai à un
Florentin quel était le personnage qui en était l'objet: _E una Sposina,
morta al mezzo giorno!_ me répondit-il d'un air gai, en souriant de son
grand sourire d'Italien. Les prières furent d'un laconisme
extraordinaire, les prêtres semblaient, en commençant, avoir hâte de
finir. Puis le corps fut mis sur une sorte de brancard couvert, et le
cortége s'achemina vers le lieu où il devait reposer jusqu'au lendemain,
avant d'être définitivement inhumé. Je le suivis. Pendant le trajet; les
chantres porte-flambeaux gromelaient bien, pour la forme, quelques
vagues oraisons entre leurs dents; mais leur occupation principale
était de faire fondre et couler autant de cire que possible, des cierges
dont la famille de la morte les avait armés. Et voici pourquoi: Le
restant des cierges devait, après la cérémonie, revenir à l'église, et
comme on n'osait pas en voler des morceaux entiers, ces braves Lucioli,
d'accord avec une troupe de petits drôles qui ne les quittaient pas de
l'œil, écarquillaient à chaque instant la mèche du cierge qu'ils
inclinaient ensuite pour répandre la cire fondante sur le pavé. Aussitôt
les polissons, se précipitant avec une avidité furieuse, détachaient la
goutte de cire de la pierre, à l'aide d'un couteau, et la roulaient en
boule qui allait toujours grossissant. De sorte, qu'à la fin de ce
trajet, assez long, (la morgue étant située à l'une des plus lointaines
extrémités de Florence), ils se trouvaient avoir fait, indignes frêlons,
une assez bonne provision de cire mortuaire. Telle était la pieuse
préoccupation des misérables par qui la pauvre Sposina était portée à sa
couche dernière.

Parvenu à la porte de la morgue, le même Florentin gai qui m'avait
répondu dans le dôme, et qui faisait parti du cortége, voyant que
j'observais avec anxiété le mouvement de cette scène, s'approcha de moi
et me dit, en espèce de français:

--Vole vous intrer?

--Oui, comment faire?

--Donnez-moi tre paoli.

Je lui glisse dans la main les trois pièces d'argent qu'il me demandait,
il va s'entretenir un instant avec le concierge de la salle funèbre, et
je suis introduit. La morte était déjà déposée sur une table. Une longue
robe de percale blanche, nouée autour de son cou et au-dessous de ses
pieds, la couvrait presque entièrement. Ses noirs cheveux à demi tressés
coulaient à flots sur ses épaules; grands yeux bleus demi clos, petite
bouche, triste sourire, cou d'albâtre, air noble et candide... jeune...
jeune!... morte!... L'Italien toujours souriant, s'exclama: «_E bella._»
Et, pour me faire mieux admirer ses traits, soulevant la tête de la
pauvre jeune belle morte, il écarta de sa sale main les cheveux qui
semblaient s'obstiner, par pudeur, à couvrir ce front et ces joues où
régnait encore une grâce ineffable, et la laissa rudement retomber sur
le bois. La salle retentit du choc... Je crus que ma poitrine se
brisait, à cette impie et brutale résonnance... N'y tenant plus, je me
jette à genoux, je saisis la main de cette beauté profanée, je la couvre
de baisers expiatoires, en versant les larmes les plus amères peut-être
que j'aie répandues de ma vie... Le Florentin riait toujours...

Mais je vins tout-à-coup à penser ceci: que dirait le mari, s'il pouvait
voir la chaste main qui lui fut si chère, froide tout-à-l'heure,
attiédie maintenant par les pleurs et les baisers d'un jeune homme
inconnu? Dans son épouvante indignée, n'aurait-il pas lieu de croire que
je suis l'amant clandestin de sa femme qui vient, plus aimant et plus
fidèle que lui, exhaler sur ce corps adoré un désespoir shakespearien?
Désabusez donc ce malheureux!... Mais n'a-t-il pas mérité de subir
l'incommensurable torture d'une erreur pareille?... Lymphatique époux!
laisse-t-on arracher de ses bras vivants la morte qu'on aime!...

_Addio! addio! bella Sposina abbandonata! umbra dolente! adesso, forse,
consolata! perdonna ad un straniero le sue pie lagrime sulla tua pallida
mono. Almen, colui, non ignora l'amore ostinato e la religione della
beltà!_

Et je sortis tout bouleversé.

Ah ça mais, si je compte bien, voici la quatrième histoire cadavéreuse
que je me permets d'introduire dans ces deux volumes! Les belles dames
qui me liront, s'il en est qui me lisent, ont le droit de demander si
c'est pour les tourmenter que je m'entête à leur mettre ainsi de
hideuses images sous les yeux. Mon Dieu non! Je n'ai pas la moindre
envie de les troubler de cette façon, ni de reproduire l'ironique
apostrophe d'Hamlet. Je n'ai pas même de goût très prononcé pour la
mort; j'aime mille fois mieux la vie. Je raconte une partie des choses
qui m'ont frappé, il se trouve dans le nombre quelques épisodes de
couleur sombre, voilà tout. Cependant je préviens les lectrices, qui ne
rient pas quand on leur rappelle qu'elles finiront aussi par _faire
cette figure là_, que je n'ai plus rien de vilain à leur narrer, et
qu'elles peuvent continuer tranquillement à parcourir ces pages, à
moins, ce qui est très probable, qu'elles n'aiment mieux aller faire
leur toilette, entendre de mauvaise musique, danser la Polka, dire une
foule de sottises et tourmenter leur amant.

En passant à Lodi, je n'eus garde de manquer de visiter le fameux pont.
Il me sembla entendre encore le bruit foudroyant de la mitraille de
Bonaparte et les cris de déroute des Autrichiens.

Il faisait un temps superbe, le pont était désert, un vieillard
seulement, assis sur le bord du tablier, y pêchait à la
ligne.--Sainte-Hélène!...

En arrivant à Milan, il fallut, pour l'acquit de ma conscience, aller
voir le nouvel opéra. On jouait alors à la Cannobiana l'_Elisire
d'amore_ de Donizetti. Je trouvai la salle pleine de gens qui parlaient
tout haut et tournaient le dos au théâtre; les chanteurs gesticulaient,
toutefois, et s'époumonnaient à qui mieux mieux, du moins je dus le
croire en les voyant ouvrir une bouche énorme, car il était impossible,
à cause du bruit des spectateurs, d'entendre un autre son que celui de
la grosse caisse. On jouait, on soupait dans les loges, etc., etc. En
conséquence, voyant qu'il était inutile d'espérer entendre la moindre
chose de cette partition, alors nouvelle pour moi, je me retirai. Il
paraît cependant, plusieurs personnes me l'ont assuré, que les Italiens
écoutent quelquefois. En tout cas la musique, pour les Milanais comme
pour les Napolitains, les Romains, les Florentins et les Génois, c'est
un air, un duo, un trio, tels quels, bien chantés; hors de là ils n'ont
plus que de l'aversion ou de l'indifférence. Peut-être ces antipathies
ne sont-elles que des préjugés et tiennent-elles surtout à ce que la
faiblesse des masses d'exécution, chœurs ou orchestres, ne leur permet
pas de connaître les chefs-d'œuvre placés en dehors de l'ornière
circulaire qu'ils creusent depuis si longtemps. Peut-être aussi
peuvent-ils suivre encore jusqu'à une certaine hauteur l'essor des
hommes de génie, si ces derniers ont soin de ne pas choquer trop
brusquement leurs habitudes enracinées. Le grand succès de _Guillaume
Tell_ à Florence viendrait à l'appui de cette opinion. La _Vestale_
même, la sublime création de Spontini, obtint il y a vingt-cinq ans, à
Naples, une suite de représentations brillantes. En outre, si l'on
observe le peuple dans les villes soumises à la domination autrichienne,
on le verra se ruer sur les pas des musiques militaires pour écouter
avidement ces belles harmonies allemandes, si différentes des fades
cavatines dont on le gorge habituellement. Mais en général, cependant,
il est impossible de se dissimuler que le peuple italien n'apprécie de
la musique que son effet matériel, ne distingue que ses formes
extérieures.

De tous les peuples de l'Europe, je penche fort à le regarder comme le
plus inaccessible à la partie poétique de l'art ainsi qu'à toute
conception excentrique un peu élevée. La musique n'est pour les Italiens
qu'un plaisir des sens, rien autre. Il n'ont guère pour cette belle
manifestation de la pensée plus de respect que pour l'art culinaire. Ils
veulent des partitions dont ils puissent du premier coup, sans
réflexions, sans attention même, s'assimiler la substance, comme ils
feraient d'un plat de macaroni.

Nous autres Français, si petits, si mesquins, si étroits en musique,
nous pourrons bien comme les Italiens, faire retentir le théâtre
d'applaudissements furieux pour une cadence, une gamme chromatique de la
cantatrice à la mode, pendant qu'un _chœur_ d'action, un _récitatif
obligé_ du plus grand style passeront inaperçus, mais au moins nous
écoutons, et si nous ne comprenons pas les idées du compositeur, ce
n'est jamais notre faute. Au-delà des Alpes, au contraire, on se
comporte pendant les représentations d'une manière si humiliante pour
l'art et les artistes, que j'aimerais autant, je l'avoue, être obligé de
vendre du poivre et de la canelle chez un épicier de la rue Saint-Denis,
que d'écrire un opéra pour des Italiens. Ajoutez à cela qu'ils sont
routiniers et fanatiques comme on ne l'est plus, même à l'Académie; que
la moindre innovation imprévue dans le style mélodique, dans l'harmonie,
le rhythme ou l'instrumentation, les met en fureur; au point que les
dilettanti de Rome à l'apparition du _Barbiere di Siviglia_ de Rossini,
si complètement italien cependant, voulurent assommer le jeune maëstro
pour avoir eu l'insolence de faire autrement que Paësiello.

Mais ce qui rend tout espoir d'amélioration chimérique, ce qui peut
faire considérer le sentiment musical particulier aux Italiens comme un
résultat nécessaire de leur organisation, ainsi que l'ont pensé Gall et
Spurzeim, c'est leur amour exclusif pour tout ce qui est dansant,
chatoyant, brillanté, gai, en dépit de la situation dramatique, en dépit
des passions diverses qui animent les personnages, en dépit des temps et
des lieux, en un mot, en dépit du bon sens. Leur musique rit
toujours[26], et quand par hasard, dominé par le drame, le compositeur
se permet un instant de n'être pas absurde, vite il s'empresse de
revenir au style obligé, aux roulades, aux gruppetti, aux trilles qui,
succédant immédiatement à quelques accents vrais, ont l'air d'une
raillerie et donnent à _l'opera seria_ toutes les allures de la parodie
et de la charge.

Si je voulais citer, _les exemples fameux ne me manqueraient pas_; mais
pour ne raisonner qu'en thèse générale et abstraction faite des hautes
questions d'art, n'est-ce pas d'Italie que sont venues les _formes
conventionnelles et invariables_ adoptées depuis par quelques
compositeurs français, que Chérubini et Spontini, seuls entre tous leurs
compatriotes, ont repoussées, et dont l'école allemande est restée pure?
Pouvait-il entrer dans les habitudes d'êtres bien organisés, et
_sensibles à l'expression musicale_ de voir dans un morceau d'ensemble
quatre personnages, animés de _passions entièrement opposées_, chanter
successivement tous les quatre la _même phrase mélodique_ avec des
paroles différentes et employer le même chant pour dire: «O toi que
j'adore...--Quelle terreur me glace...--Mon cœur bat de plaisir...--La
fureur me transporte.» Supposer, comme le font certaine gens, que la
musique est une langue assez vague pour que les inflexions de la
_fureur_ puissent convenir également à la _crainte_, à la _joie_ et à
_l'amour_, c'est prouver seulement qu'on est dépourvu du sens qui rend
perceptibles à d'autres différents caractères de musique expressive,
dont la réalité est pour ces derniers aussi incontestable que
l'existence du soleil. Mais cette discussion, quoique déjà mille fois
soulevée, m'entraînerait trop loin. Pour en finir, je dirai seulement
qu'après avoir étudié longuement, sans la moindre prévention, le
caractère musical de la nation italienne, je regarde la route suivie par
ses compositeurs comme une conséquence de la disposition naturelle du
public. Disposition qui existait à l'époque de Pergolèse, et qui dans le
fameux _Stabat_ lui avait fait écrire une sorte d'air de bravoure sur le
verset:

    _Et mœrebat,_
    _Et tremebat;_
    _Quum videbat;_
    _Nati poenas inclyti,_

disposition dont se plaignaient le savant Martini, Beccaria, Calzabigi
et beaucoup d'autres esprits élevés; disposition dont Gluck, avec son
génie herculéen et malgré le succès colossal _d'Orfeo_ n'a pu triompher;
disposition qu'entretiennent les chanteurs et que certains compositeurs,
qui la partagent eux-mêmes, ont développée à leur tour dans le public
jusqu'au point incroyable où nous la voyons aujourd'hui; disposition,
enfin, qu'on ne détruira pas plus chez les Italiens que chez les
Français, la passion innée du vaudeville. Quant à l'instinct harmonique
des ultramontains dont on parle beaucoup, je puis assurer que les récits
qu'on en a faits sont au moins exagérés. J'ai entendu, il est vrai, à
Tivoli et à Subiaco, des gens du peuple chantant assez purement à deux
voix; dans le midi de la France, qui n'a aucune réputation en ce genre,
la chose est fort commune. A Rome, au contraire, il ne m'est pas arrivé
de surprendre une intonation harmonieuse dans la bouche du peuple; les
pecorari (gardiens de troupeaux) de la plaine, ont une espèce de
grognement étrange qui n'appartient à aucune échelle musicale et dont la
notation est absolument impossible. On prétend que ce chant barbare
offre beaucoup d'analogie avec celui des Turcs. C'est à Turin que, pour
la première fois, j'ai entendu chanter en chœur dans les rues. Mais ces
choristes en plein vent sont pour l'ordinaire des amateurs pourvus d'une
certaine éducation développée par la fréquentation des théâtres. Sous ce
rapport, Paris est aussi riche que la capitale du Piémont, car il m'est
arrivé maintes fois d'entendre, au milieu de la nuit, la rue de
Richelieu retentir d'accords assez supportables. Je dois dire d'ailleurs
que les choristes piémontais entremêlaient leurs harmonies de quintes
successives qui, _présentées de la sorte_, sont odieuses à toute
oreille exercée.

Pour les villages d'Italie, dont l'église est dépourvue d'orgue et dont
les habitants n'ont pas de relations avec les grandes villes, c'est
folie d'y chercher ces harmonies tant vantées, il n'y en a pas la
moindre trace. A Tivoli même, si deux jeunes gens me parurent avoir le
sentiment des tierces et des sixtes en chantant de jolis couplets, le
peuple réuni, quelques mois après, m'étonna par la manière burlesque
dont il criait _à l'unisson_ les litanies de la Vierge.

Sans vouloir faire en ce genre une réputation aux Dauphinois, que je
tiens au contraire pour les plus innocents hommes du monde en tout ce
qui se rattache à l'art musical, cependant je dois dire que chez eux la
mélodie de ces mêmes litanies est douce, suppliante et triste, comme il
convient à une prière adressée à la mère de Dieu; tandis qu'à Tivoli
elle a l'air d'une chanson de corps-de-garde. Voici l'une et l'autre; on
en jugera.

[Illustration: notation musicale

Chant de Tivoli

_Allegro._

Stel-la ma-tu - ti- na! O - ra pro no - bis.
]

[Illustration: notation musicale

Chant de la Côte-Saint-André (Dauphiné), avec la mauvaise prosodie
latine adoptée en France.

_Poco adagio._

Stel-la ma - tu - - ti - - - na! O -
ra pro no - - - - - - - bis.
]

Ce qui est incontestablement plus commun en Italie que partout ailleurs,
ce sont les belles voix; les voix non-seulement sonores et mordantes,
mais souples et agiles, qui, en facilitant la vocalisation, ont dû,
aidées de cet amour naturel du public pour le clinquant dont j'ai déjà
parlé, faire naître, et cette fureur de _fioriture_ qui dénature les
plus belles mélodies; et les formules de chant commodes qui font que
toutes les phrases italiennes se ressemblent; et ces cadences finales
sur lesquelles le chanteur peut broder à son aise, mais qui torturent
bien des gens par leur insipide et opiniâtre uniformité; et cette
tendance incessante au genre bouffe, qui se fait sentir dans les scènes
même les plus pathétiques; et tous ces abus enfin qui ont rendu la
mélodie, l'harmonie, le mouvement, le rhythme, l'instrumentation, les
modulations, le drame, la mise en scène, la poésie, le poète et le
compositeur, esclaves humiliés des chanteurs.

       *       *       *       *       *

Et ce fut le 12 mai que du haut du mont Cenis, je revis, parée de ses
plus beaux atours de printemps, cette délicieuse vallée de Grésivaudan
où serpente l'Isère, où j'ai passé les plus belles heures de mon
enfance, où les premiers rêves poétiques sont venus m'agiter. Voilà mon
vieux rocher de St-Eynar... là-bas dans cette vapeur bleue, me sourit la
maison de mon grand-père. Toutes ces villas... cette riche verdure....
C'est beau, c'est beau.... Il n'y a rien de pareil en Italie!...

Mais mon élan de joie naïve fut brisé soudain par une douleur aigue, que
je sentis au cœur... Il m'avait semblé entendre gronder Paris dans le
lointain.



LE PREMIER OPÉRA.

NOUVELLE.

    Florence, 27 juillet 1555[27].

ALFONSO DELLA VIOLA A BENVENUTO CELLINI.


Je suis triste, Benvenuto; je suis fatigué, dégoûté; ou plutôt, à dire
vrai, je suis malade, je me sens maigrir, comme tu maigrissais avant
d'avoir vengé la mort de Francesco. Mais tu fus bientôt guéri toi, et le
jour de ma guérison arrivera-t-il jamais!... Dieu le sait. Pourtant
quelle souffrance fut plus que la mienne digne de pitié? A quel
malheureux le Christ et sa sainte Mère feraient-ils plus de justice en
lui accordant ce remède souverain, ce baume précieux, le plus puissant
de tous pour calmer les douleurs amères de l'artiste outragé dans son
art et dans sa personne, la vengeance. Oh! non, Benvenuto, non, sans
vouloir te contester le droit de poignarder le misérable officier qui
avait tué ton frère, je ne puis m'empêcher de mettre entre ton offense
et la mienne une distance infinie. Qu'avait fait, après tout, ce pauvre
diable? Versé le sang du fils de ta mère, il est vrai. Mais l'officier
commandait une ronde de nuit; Francesco était ivre; après avoir insulté
sans raison, assailli à coups de pierres le détachement, il en était
venu, dans son extravagance, à vouloir enlever leurs armes à ces
soldats; ils en firent usage, et ton frère périt. Rien n'était plus
facile à prévoir, et, conviens-en, rien n'était plus juste.

Je n'en suis pas là, moi. Bien qu'on ait fait pis que de me tuer, je
n'ai en rien mérité mon sort; et c'est quand j'avais droit à des
récompenses, que j'ai reçu l'outrage et l'avanie.

Tu sais avec quelle persévérance je travaille depuis longues années à
accroître les forces, à multiplier les ressources de la musique. Ni le
mauvais vouloir des anciens maîtres, ni les stupides railleries de leurs
élèves, ni la méfiance des dilettanti qui me regardent comme un homme
bizarre, plus près de la folie que du génie, ni les obstacles matériels
de toute espèce qu'engendre la pauvreté, n'ont pu m'arrêter, tu le sais.
Je puis le dire, puisqu'à mes yeux le mérite d'une telle conduite est
parfaitement nul.

Ce jeune Montecco, nommé Roméo, dont les aventures et la mort tragique
firent tant de bruit à Vérone, il y a quelques années, n'était
certainement pas le maître de résister au charme qui l'entraînait sur
les pas de la belle Giuletta, fille de son mortel ennemi. La passion
était plus forte que les insultes des valets Capuletti, plus forte que
le fer et le poison dont il était sans cesse menacé; Giuletta l'aimait,
et pour une heure passée auprès d'elle, il eût mille fois bravé la mort.
Eh bien! Ma Giuletta à moi, c'est la musique, et, par le ciel! j'en suis
aimé.

Il y a deux ans, je formai le plan d'un ouvrage de théâtre sans pareil
jusqu'à ce jour, où le chant, accompagné de divers instruments, devait
remplacer le langage parlé et faire naître, de son union avec le drame,
des impressions telles, que la plus haute poésie n'en produisit jamais.
Par malheur ce projet était fort dispendieux; un souverain ou un juif
pouvaient seuls entreprendre de le réaliser.

Tous nos princes d'Italie ont entendu parler du mauvais effet de la
prétendue tragédie en musique exécutée à Rome à la fin du siècle
dernier; le peu de succès de l'_Orfeo_ d'Angelo Politiano, autre essai
du même genre, ne leur est pas inconnu, et rien n'eût été plus inutile
que de réclamer leur appui pour une entreprise où de vieux maîtres
avaient échoué si complètement. On m'eût de nouveau taxé d'orgueil et de
folie.

Pour les juifs, je n'y pensai pas un instant; tout ce que je pouvais
raisonnablement espérer d'eux, c'était, au simple énoncé de ma
proposition, d'être éconduit sans injures, et sans huées de la
valetaille; encore n'en connais-je pas un assez intelligent, pour qu'il
me fût permis de compter avec quelque certitude sur une telle
générosité. J'y renonçai donc, non sans chagrin, tu peux m'en croire; et
ce fut le cœur serré que je repris le cours des travaux obscurs qui me
font vivre, mais qui ne s'accomplissent qu'aux dépens de ceux dont la
gloire et la fortune seraient peut-être le prix.

Une autre idée nouvelle, bientôt après, vint me troubler encore. Ne ris
pas de mes découvertes, Cellini, et garde-toi surtout de comparer mon
art naissant à ton art depuis longtemps formé. Tu sais assez de musique
pour me comprendre. De bonne foi, crois-tu que nos traînants madrigaux à
quatre parties soient le dernier degré de perfection où la composition
et l'exécution puissent atteindre? Le bon sens n'indique-t-il pas que,
sous le rapport de l'expression, comme sous celui de la forme musicale,
ces œuvres tant vantées ne sont qu'enfantillages et niaiseries.

Les paroles expriment l'amour, la colère, la jalousie, la vaillance; et
le chant, toujours le même, ressemble à la triste psalmodie des moines
mendiants. Est-ce là tout ce que peuvent faire la mélodie, l'harmonie,
le rhythme? N'y a-t-il pas de ces diverses parties de l'art mille
applications qui nous sont inconnues? Un examen attentif de ce qui est
ne fait-il pas pressentir avec certitude ce qui sera et ce qui devrait
être? Et les instruments, en a-t-on tiré parti? Qu'est-ce que notre
misérable accompagnement qui n'ose quitter la voix et la suit
continuellement à l'unisson ou à l'octave? La musique instrumentale,
prise individuellement, existe-t-elle? Et dans la manière d'employer la
vocale, que de préjugés, que de routine! Pourquoi toujours chanter à
quatre parties, lors même qu'il s'agit d'un personnage qui se plaint de
son isolement?

Est-il possible de rien entendre de plus déraisonnable que ces
_canzonnette_ introduites depuis peu dans les tragédies, où un acteur,
qui parle en son nom et paraît seul en scène, n'en est pas moins
accompagné par trois autres voix placées dans la coulisse, d'où elles
suivent son chant tant bien que mal?

Sois-en sûr, Benvenuto, ce que nos maîtres, enivrés de leurs œuvres,
appellent aujourd'hui le comble de l'art est aussi loin ce qu'on
nommera musique dans deux ou trois siècles, que les petits monstres
bipèdes, pétris avec de la boue par les enfants, sont loin de ton
sublime Persée ou du Moïse de Buonarotti.

Il y a donc d'innombrables modifications à apporter dans un art aussi
peu avancé... des progrès immenses lui restent donc à faire... Et
pourquoi ne contribuerais-je pas à donner l'impulsion qui les
amènera?...

Mais, sans te dire en quoi consiste ma dernière invention, qu'il te
suffise de savoir qu'elle était de nature à pouvoir être mise en lumière
à l'aide des moyens ordinaires et sans avoir recours au patronage des
riches ni des grands. C'était du temps seulement qu'il me fallait; et
l'œuvre, une fois terminée, l'occasion de la produire au grand jour eût
été facile à trouver pendant les fêtes qui allaient attirer à Florence
l'élite des seigneurs et des amis des arts de toutes les nations.

Or, voilà le sujet de l'âcre et noire colère qui me ronge le cœur.

Un matin que je travaillais à cette composition singulière dont le
succès m'eût rendu célèbre dans toute l'Europe, monseigneur Galeazzo,
l'homme de confiance du grand-duc, qui, l'an passé, avait fort goûté ma
scène d'Ugolino, vient me trouver et me dit: «Alfonso, ton jour est
venu. Il ne s'agit plus de madrigaux, de cantates, ni de chansonnettes.
Ecoute-moi; les fêtes du mariage seront splendides, on n'épargne rien
pour leur donner un éclat digne des deux familles illustres qui vont
s'allier; tes derniers succès ont fait naître la confiance; à la cour
maintenant on croit en toi.

«J'avais connaissance de ton projet de tragédie en musique, j'en ai
parlé à monseigneur; ton idée lui plaît. A l'œuvre donc, que ton rêve
devienne une réalité. Écris ton drame lyrique et ne crains rien pour
l'exécution; les plus habiles chanteurs de Rome et de Milan seront
mandés à Florence; les premiers virtuoses en tout genre seront mis à ta
disposition; le prince est magnifique, il ne te refusera rien; réponds à
ce que j'attends de toi, ton triomphe est certain et ta fortune est
faite.»

Je ne sais ce qui se passa en moi à ce discours inattendu; mais je
demeurai muet et immobile. L'étonnement, la joie me coupèrent la parole,
et je pris l'aspect et l'attitude d'un idiot. Galeazzo ne se méprit pas
sur la cause de mon trouble, et me serrant la main: «Adieu, Alfonso; tu
consens, n'est ce pas? Tu me promets de laisser toute autre composition
pour te livrer exclusivement à celle que son altesse te demande?...
Songe que le mariage aura lieu dans trois mois!» Et comme je répondais
toujours affirmativement par un signe de tête, sans pouvoir parler:
«Allons, calme-toi, Vésuve; adieu. Tu recevras demain ton engagement, il
sera signé ce soir. C'est une affaire faite. Bon courage; nous comptons
sur toi.»

Demeuré seul, il me sembla que toutes les cascades de Terni et de Tivoli
bouillonnaient dans ma tête.

Ce fut bien pis quand j'eus compris mon bonheur, quand je me fus
représenté de nouveau la grandeur et la beauté de ma tâche. Je m'élance
sur mon libretto, qui jaunissait abandonné dans un coin depuis si
longtemps; je revois Paulo, Francesca, Dante, Virgile, et les ombres et
les damnés; j'entends cet amour ravissant soupirer et se plaindre; de
tendres et gracieuses mélodies pleines d'abandon, de mélancolie, de
chaste passion, se déroulent au-dedans de moi; l'horrible cri de haine
de l'époux outragé retentit; je vois deux cadavres enlacés rouler à ses
pieds; puis je retrouve les ames toujours unies des deux amants,
errantes et battues des vents aux profondeurs de l'abîme; leurs voix
plaintives se mêlent au bruit sourd et lointain des fleuves infernaux,
aux sifflements de la flamme, aux cris forcenés des malheureux qu'elle
poursuit, à tout l'affreux concert des douleurs éternelles...

Pendant trois jours, Cellini, j'ai marché sans but, au hasard, dans un
vertige continuel; pendant trois nuits j'ai été privé de sommeil. Ce
n'est qu'après ce long accès de fièvre, que la pensée lucide et le
sentiment de la réalité me sont revenus. Il m'a fallu tout ce temps de
lutte ardente et désespérée pour dompter mon imagination et dominer mon
sujet. Enfin je suis resté le maître.

Dans ce cadre immense, chaque partie du tableau, disposée dans un ordre
simple et logique, s'est montrée peu à peu revêtue de couleurs sombres
ou brillantes, de demi-teintes ou de tons tranchés; les formes humaines
ont apparu, ici pleines de vie, là sous le pâle et froid aspect de la
mort. L'idée poétique, toujours soumise au sens musical, n'a jamais été
pour lui un obstacle; j'ai fortifié, embelli et agrandi l'une par
l'autre.

Enfin j'ai fait ce que je voulais, comme je le voulais, et avec tant de
facilité, qu'à la fin du deuxième mois l'ouvrage entier était déjà
terminé.

Le besoin de repos se faisait sentir, je l'avoue; mais en songeant à
toutes les minutieuses précautions qui me restaient à prendre pour
assurer l'exécution, la vigueur et la vigilance me sont revenues. J'ai
surveillé les chanteurs, les musiciens, les copistes, les machinistes,
les décorateurs.

Tout s'est fait en ordre, avec la plus étonnante précision; et cette
gigantesque machine musicale allait se mouvoir majestueusement, quand
un coup inattendu est venu en briser les ressorts et anéantir à la fois,
et la belle tentative, et les légitimes espérances de ton malheureux
ami.

Le grand-duc, qui de son propre mouvement m'avait demandé ce drame en
musique; lui qui m'avait fait abandonner l'autre composition sur
laquelle je comptais pour populariser mon nom; lui dont les paroles
dorées avaient gonflé un cœur, enflammé une imagination d'artiste, il se
joue de tout cela maintenant; il dit à cette imagination de se
refroidir, à ce cœur de se calmer ou de se briser; que lui importe! Il
s'oppose, enfin, à l'exhibition de mon œuvre; l'ordre est donné aux
artistes romains et milanais de retourner chez eux; mon drame ne sera
pas mis en scène; le grand-duc n'en veut plus; IL A CHANGÉ D'IDÉE... La
foule qui se pressait déjà à Florence, attirée moins encore par
l'appareil des noces que par l'intérêt de curiosité que la fête musicale
annoncée excitait dans toute l'Italie, cette foule avide de sensations
nouvelles, trompée dans son attente, s'enquiert bientôt du motif qui la
privait ainsi brutalement du spectacle qu'elle était venue chercher, et
ne pouvant le découvrir, n'hésite pas à l'attribuer à l'incapacité du
compositeur. Chacun dit: «Ce fameux drame était absurde, sans doute; le
grand-duc, informé à temps de la vérité, n'aura pas voulu que
l'impuissante tentative d'un artiste ambitieux vînt jeter du ridicule
sur la solennité qui se prépare. Ce ne peut être autre chose. Un prince
ne manque pas ainsi à sa parole. Della Viola est toujours le même
vaniteux extravagant que nous connaissons; son ouvrage n'était pas
présentable, et par égard pour lui, on s'abstient de l'avouer.» O
Cellini! ô mon noble, et fier, et digne ami! réfléchis un instant, et
juge d'après toi-même ce que j'ai dû éprouver à cet incroyable abus de
pouvoir, à cette violation inouïe des promesses les plus formelles, à
cet horrible affront qu'il était impossible de redouter, à cette
calomnie insolente d'une production que personne au monde, excepté moi,
ne connaît encore.

Que faire? que dire à cette tourbe de lâches imbéciles qui rient en me
voyant? que répondre aux questions de mes partisans? à qui m'en prendre?
quel est l'auteur de cette machination diabolique? et comment en avoir
raison? Cellini! Cellini! pourquoi es-tu en France? que ne puis-je te
voir, te demander conseil, aide et assistance? Par Bacchus, ils me
rendront réellement fou.... Lâcheté! honte! je viens de sentir des
larmes dans mes yeux. Arrière toute faiblesse; c'est la force,
l'attention et le sang-froid qui me sont indispensables, au contraire;
car je veux me venger, Benvenuto, je le veux. Quand et comment, il
n'importe; mais je me vengerai, je te le jure, et tu seras content.
Adieu. L'éclat de tes nouveaux triomphes est venu jusqu'à nous; je t'en
félicite et m'en réjouis de toute mon ame. Dieu veuille seulement que le
roi François te laisse le temps de répondre à ton ami _souffrant et non
vengé_.

    ALFONSO DELLA VIOLA.

       *       *       *       *       *

    Paris, 20 août 1555.

BENVENUTO A ALFONSO.


J'admire, cher Alfonso, la candeur de ton indignation. La mienne est
grande, sois-en bien convaincu; mais elle est plus calme. J'ai trop
souvent rencontré de semblables déceptions pour m'étonner de celle que
tu viens de subir. L'épreuve était rude, j'en conviens, pour ton jeune
courage, et les révoltes de ton ame contre une insulte si grave et si
peu méritée sont justes autant que naturelles. Mais, pauvre enfant, tu
entres à peine dans la carrière. Ta vie retirée, tes méditations, tes
travaux solitaires, ne pouvaient rien t'apprendre des intrigues qui
s'agitent dans les hautes régions de l'art, ni du caractère réel des
hommes puissants, trop souvent arbitres du sort des artistes.

Quelques évènements de mon histoire, que je t'ai laissé ignorer
jusqu'ici, suffiront à t'éclairer sur notre position à tous et sur la
tienne propre.

Je ne redoute rien pour ta constance de l'effet de mon récit; ton
caractère me rassure; je le connais, je l'ai bien étudié. Tu
persévèreras, tu arriveras au but malgré tout; tu es un homme de fer; et
le caillou lancé contre ta tête par les basses passions embusquées sur
ta route, loin de briser ton noble front, en fera jaillir le feu.
Apprends donc tout ce que j'ai souffert, et que ces tristes exemples de
l'injustice des grands te servent de leçon.

L'évêque de Salamanque, ambassadeur à Rome, m'avait demandé une grande
aiguière, dont le travail, extrêmement minutieux et délicat, me prit
plus de deux mois, et qui, en raison de l'énorme quantité de métaux
précieux nécessaires à sa composition m'avait presque ruiné. Son
excellence se répandit en éloges sur le rare mérite de mon ouvrage, le
fit emporter, et me laissa deux grands mois sans plus parler de paiement
que si elle n'eût reçu de moi qu'une vieille casserole ou une médaille
de Fioretti. Le bonheur voulut que le vase revînt entre mes mains pour
une petite réparation; je refusai de le rendre.

Le maudit prélat, après m'avoir accablé d'injures dignes d'un prêtre et
d'un Espagnol, s'avisa de vouloir me soutirer un reçu de la somme qu'il
me devait encore; mais comme je ne suis pas homme à me laisser prendre à
un piége grossier, son excellence en vint à faire assaillir ma boutique
par ses valets. Je me doutai du tour; aussi quand cette canaille
s'avança pour enfoncer ma porte, Ascanio, Paulino et moi, armés
jusqu'aux dents, nous lui fîmes un tel accueil que le lendemain, grâce à
mon escopette et à mon long poignard, je fus enfin payé[28].

Plus tard il m'arriva bien pis, quand j'eus fait le célèbre bouton de la
chappe du pape, travail merveilleux que je ne puis m'empêcher de te
décrire. J'avais situé le gros diamant précisément au milieu de
l'ouvrage, et j'avais placé Dieu assis dessus, dans une attitude si
dégagée, qu'il n'embarrassait pas du tout le joyau, et qu'il en
résultait une très belle harmonie; il donnait la bénédiction en élevant
la main droite. J'avais disposé, au-dessous, trois petits anges qui le
soutenaient en élevant les bras en l'air. Un de ces anges, celui du
milieu, était en ronde bosse, les deux autres en bas-relief. Il y avait
à l'entour une quantité d'autres petits anges disposés avec d'autres
pierres fines. Dieu portait un manteau qui voltigeait, et d'où sortait
un grand nombre de chérubins, et mille ornements d'un admirable effet.

Clément VII, plein d'enthousiasme quand il vit le bouton, me promit de
me donner tout ce que je demanderais. La chose cependant en resta là; et
comme je refusais de faire un calice qu'il me demandait en outre,
toujours sans donner d'argent, ce bon pape, devenu furieux comme une
bête féroce, me fit loger en prison pendant six semaines. C'est tout ce
que j'en ai jamais obtenu[29]. Il n'y avait pas un mois que j'étais en
liberté quand je rencontrai Pompéo, ce misérable orfèvre qui avait
l'insolence d'être jaloux de moi, et contre lequel, pendant longtemps,
j'ai eu assez de peine à défendre ma pauvre vie. Je le méprisais trop
pour le haïr; mais il prit, en me voyant, un air railleur qui ne lui
était pas ordinaire, et que, cette fois, aigri comme je l'étais, il me
fut impossible de supporter. A mon premier mouvement pour le frapper au
visage, la frayeur lui fit détourner la tête, et le coup de poignard
porta précisément au-dessous de l'oreille. Je ne lui en donnai que deux;
car au premier il tomba mort dans ma main. Jamais mon intention n'avait
été de le tuer, mais dans l'état d'esprit où je me trouvais, est-on
jamais sûr de ses coups? Ainsi donc, après avoir subi un odieux
emprisonnement, me voilà de plus obligé de prendre la fuite pour avoir,
sous l'impulsion de la juste colère causée par la mauvaise foi et
l'avarice d'un pape, écrasé un scorpion.[30]

Paul III, qui m'accablait de commandes de toute espèce, ne me les payait
pas mieux que son prédécesseur; seulement, pour mettre en apparence les
torts de mon côté, il imagina un expédient digne de lui et vraiment
atroce. Les ennemis que j'avais en grand nombre autour de sa sainteté,
m'accusent un jour auprès d'elle d'avoir volé des bijoux à Clément. Paul
III, sachant bien le contraire, feint cependant de me croire coupable,
et me fait enfermer au château Saint-Ange; dans ce fort que j'avais si
bien défendu quelques années auparavant pendant le siége de Rome, sous
ces remparts d'où j'avais tiré plus de coups de canon que tous les
canonniers ensemble, et d'où j'avais, à la grande joie du pape, tué
moi-même le connétable de Bourbon. Je viens à bout de m'échapper;
j'arrive aux murailles extérieures; suspendu à une corde au-dessus des
fossés, j'invoque Dieu qui connaît la justice de ma cause; je lui crie,
en me laissant tomber: «Aidez-moi donc, Seigneur, puisque je m'aide!»
Dieu ne m'entend pas, et dans ma chute, je me brise une jambe. Exténué,
mourant, couvert de sang, je parviens, en me traînant sur les mains et
les genoux, jusqu'au palais de mon ami intime, le cardinal Cornaro. Cet
infâme me livre traîtreusement au pape pour un évêché.

Paul me condamne à mort; puis, comme s'il se repentait de terminer trop
promptement mon supplice, il me fait plonger dans un cachot fétide tout
rempli de tarentules et d'insectes venimeux, et ce n'est qu'au bout de
six mois de ces tortures que, tout gorgé de vin, dans une nuit d'orgie,
il accorda ma grâce à l'ambassadeur français[31].

Ce sont là, cher Alfonso, des souffrances terribles et des persécutions
bien difficiles à supporter; ne t'imagine pas que la blessure faite
récemment à ton amour-propre puisse t'en donner une juste idée.
D'ailleurs, l'injure adressée à l'œuvre et au génie de l'artiste te
semblât-elle plus pénible encore que l'outrage fait à sa personne,
celle-là m'a-t-elle manqué, dis, à la cour de notre admirable grand-duc,
quand j'ai fondu Persée? Tu n'as oublié, je pense, ni les surnoms
grotesques dont on m'appelait, ni les insolents sonnets qu'on placardait
chaque nuit à ma porte, ni les cabales au moyen desquelles on sut
persuader à Côme que mon nouveau procédé de fonte ne réussirait pas, et
que c'était folie de me confier le métal. Ici même, à cette brillante
cour de France où j'ai fait fortune, où je suis puissant et admiré,
n'ai-je pas une lutte de tous les instants à soutenir, sinon avec mes
rivaux (ils sont hors de combat aujourd'hui), au moins avec la favorite
du roi, madame d'Étampes, qui m'a pris en haine, je ne sais pourquoi!
Cette méchante chienne dit tout le mal possible de mes ouvrages[32];
cherche, par mille moyens, à me nuire dans l'esprit de Sa Majesté; et,
en vérité, je commence à être si las de l'entendre aboyer sur ma trace,
que, sans un grand ouvrage récemment entrepris, dont j'espère plus
d'honneur que de tous mes précédents travaux, je serais déjà sur la
route d'Italie.

Va, va, j'ai connu tous les genres de maux que le sort puisse infliger à
l'artiste. Et je vis encore, cependant. Et ma vie glorieuse fait le
tourment de mes ennemis. Et je l'avais prévu. Et maintenant je puis les
abîmer dans mon mépris. Cette vengeance marche à pas lents, il est vrai;
mais pour l'homme inspiré, sûr de lui-même, patient et fort, elle est
certaine. Songe, Alfonso, que j'ai été insulté plus de mille fois, et
que je n'ai tué que sept ou huit hommes; et quels hommes! je rougis d'y
penser. La vengeance directe et personnelle est un fruit rare, qu'il
n'est pas donné à tous de cueillir. Je n'ai eu raison ni de Clément VII,
ni de Paul III, ni de Cornaro, ni de Côme, ni de madame d'Étampes, ni de
cent autres lâches puissants; comment donc te vengerais-tu, toi, de ce
même Côme, de ce grand-duc, de ce Mécène ridicule qui ne comprend pas
plus ta musique que ma sculpture, et qui nous a si platement offensés
tous les deux? Ne pense pas à le tuer, au moins; ce serait une insigne
folie, dont les conséquences ne sont pas douteuses. Deviens un grand
musicien; que ton nom soit illustre; et si quelque jour sa sotte vanité
le portait à t'offrir ses faveurs, repousse-les; n'accepte jamais rien
de lui et ne fais jamais rien pour lui. C'est le conseil que je te
donne; c'est la promesse que j'exige de toi; et, crois-en mon
expérience, c'est aussi, cette fois, l'unique vengeance qui soit à ta
portée.

Je t'ai dit tout à l'heure que le roi de France, plus généreux et plus
noble que nos souverains italiens, m'avait enrichi; c'est donc à moi,
artiste, qui t'aime, te comprends et t'admire, à tenir la parole du
prince sans esprit et sans cœur qui te méconnaît. Je t'envoie dix mille
écus. Avec cette somme tu pourras, je pense, parvenir à monter dignement
ton drame en musique; ne perds pas un instant. Que ce soit à Rome, à
Naples, à Milan, à Ferrare, partout, excepté à Florence; il ne faut pas
qu'un seul rayon de ta gloire puisse se refléter sur le grand-duc.
Adieu, cher enfant; la vengeance est bien belle, et pour elle on peut
être tenté de mourir;--mais l'art est encore plus beau, et n'oublie
jamais que, _malgré tout, il faut vivre pour lui_.

    Ton ami,

    BENVENUTO CELLINI.

       *       *       *       *       *

    Paris, 10 juin 1557.

BENVENUTO CELLINI A ALFONSO DELLA VIOLA.


Misérable! baladin! saltimbanque! cuistre! castrat! joueur de flûte[33]!
C'était bien la peine de jeter tant de cris, de souffler tant de
flammes, de tant parler d'offense et de vengeance, de rage et d'outrage,
d'invoquer l'enfer et le ciel, pour arriver enfin à une aussi vulgaire
conclusion! Ame basse et sans ressort! fallait-il proférer de telles
menaces puisque ton ressentiment était de si frêle nature, que, deux ans
à peine après avoir reçu l'insulte à la face, tu devais t'agenouiller
lâchement pour baiser la main qui te l'infligea!

Quoi! ni la parole que tu m'avais donnée, ni les regards de l'Europe
aujourd'hui fixés sur toi, ni ta dignité d'homme et d'artiste, n'ont pu
te garantir des séductions de cette cour, où règnent l'intrigue,
l'avarice et la mauvaise foi; de cette cour où tu fus honni, méprisé, et
qui te chassa comme un valet infidèle! Il est donc vrai! tu composes
pour le grand-duc! Il s'agit même, dit-on, d'une œuvre plus vaste et
plus hardie encore que celles que tu as produites jusqu'ici. L'Italie
musicale tout entière doit prendre part à la fête. On dispose les
jardins du palais Pitti; cinq cents virtuoses habiles, réunis sous ta
direction dans un vaste et beau pavillon décoré par Michel-Ange,
verseront à flots ta splendide harmonie sur un peuple haletant, éperdu,
enthousiasmé. C'est admirable! Et tout cela pour le grand-duc, pour
Florence, pour cet homme et cette ville qui t'ont si indignement traité.
Oh! quelle ridicule bonhomie était la mienne quand je cherchais à calmer
ta puérile colère d'un jour; oh! la miraculeuse simplicité qui me
faisait prêcher la continence à l'eunuque, la lenteur au colimaçon! Sot
que j'étais!

Mais quelle puissante passion a donc pu t'amener à ce degré
d'abaissement? La soif de l'or? Tu es plus riche que moi aujourd'hui.
L'amour de la renommée? Quel nom fut jamais plus populaire que celui
d'Alfonso, depuis le prodigieux succès de ta tragédie de _Francesca_, et
celui, non moins grand, des trois autres drames lyriques qui l'ont
suivie. D'ailleurs, qui t'empêchait de choisir une autre capitale pour
le théâtre de ton nouveau triomphe? Aucun souverain ne t'eût refusé ce
que le _grand_ Côme vient de t'offrir. Partout, à présent, tes chants
sont aimés et admirés; ils retentissent d'un bout de l'Europe à l'autre;
on les entend à la ville, à la cour, à l'armée, à l'église; le roi
François ne cesse de les répéter; madame d'Étampes, elle-même, trouve
que _tu n'es pas sans talent pour un Italien_, justice égale t'est
rendue en Espagne; les femmes, les prêtres surtout, professent
généralement pour ta musique un culte véritable; et si ta fantaisie eût
été de porter aux Romains l'ouvrage que tu prépares pour les Toscans, la
joie du pape, des cardinaux et de toute la fourmilière _enrabattée_ des
monsignori n'eût été surpassée, sans doute, que par l'ivresse et les
transports de leurs innombrables catins.

L'orgueil, peut-être, t'aura séduit..... quelque dignité bouffie...
quelque titre bien vain... Je m'y perds.

Quoi qu'il en soit, retiens bien ceci: tu as manqué de noblesse, tu as
manqué de fierté, tu as manqué de foi. L'homme, l'artiste et l'ami sont
également déchus à mes yeux. Je ne saurais accorder mes affections qu'à
des gens de cœur, incapables d'une action honteuse; tu n'es pas de
ceux-là, mon amitié n'est plus à toi. Je t'ai donné de l'argent, tu as
voulu me le rendre; nous sommes quittes. Je vais partir de Paris; dans
un mois je passerai à Florence; oublie que tu m'as connu et ne cherche
pas à me voir. Car, fût-ce le jour même de ton succès, devant le peuple,
devant les princes, et devant l'assemblée bien autrement imposante pour
moi de tes cinq cents artistes, si tu m'abordais, je te tournerais le
dos.

     BENVENUTO CELLINI.

       *       *       *       *       *

     Florence, 23 Juin 1557.

ALFONSO A BENVENUTO.


Oui, Cellini, c'est vrai. Au grand-duc je dois une impardonnable
humiliation, à toi je dois ma célébrité, ma fortune et peut-être ma vie.
J'avais juré que je me vengerais de lui, je ne l'ai pas fait. Je t'avais
promis solennellement de ne jamais accepter de sa main ni travaux, ni
honneurs; je n'ai pas tenu parole. C'est à Ferrare que _Francesca_ a été
entendue (grâce à toi) et applaudie pour la première fois; c'est à
Florence qu'elle a été traitée d'ouvrage dénué de sens et de raison. Et
cependant Ferrare, qui m'a demandé ma nouvelle composition, ne l'a
point obtenue, et c'est au grand-duc que j'en fais hommage. Oui, les
Toscans, jadis si dédaigneux à mon égard, se réjouissent de la
préférence que je leur accorde; ils en sont fiers; leur fanatisme pour
moi, dépasse de bien loin tout ce que tu me racontes de celui des
Français.

Une véritable émigration se prépare dans la plupart des villes toscanes.
Les Pisans et les Siennois eux-mêmes, oubliant leurs vieilles haines,
implorent d'avance, pour le grand jour, l'hospitalité florentine. Côme,
ravi du succès de celui qu'il appelle _son artiste_, fonde en outre de
brillantes espérances sur les résultats que ce rapprochement de trois
populations rivales peut avoir pour sa politique et son gouvernement. Il
m'accable de prévenances et de flatteries. Il a donné hier, en mon
honneur, une magnifique collation au palais Pitti, où toutes les
familles nobles de la ville se trouvaient réunies. La belle comtesse de
Vallombrosa m'a prodigué ses plus doux sourires. La grande-duchesse m'a
fait l'honneur de chanter un madrigal avec moi. Della Viola est l'homme
du jour, l'homme de Florence, l'homme du grand-duc; il n'y a que lui...

Je suis bien coupable, n'est-ce pas, bien méprisable, bien vil? Eh bien!
Cellini, si tu passes à Florence le 28 juillet prochain, attends-moi de
huit à neuf heures du soir devant la porte du Baptistaire, j'irai t'y
chercher. Et si, dès les premiers mots, je ne me justifie pas
complètement de tous les griefs que tu me reproches, si je ne te donne
pas de ma conduite, une explication dont tu puisses de tout point
t'avouer satisfait, alors redouble de mépris, traite-moi comme le
dernier des hommes, foule-moi aux pieds, frappe-moi de ton fouet,
crache-moi au visage, je reconnais d'avance que je l'aurai mérité.
Jusque-là, garde-moi ton amitié; tu verras bientôt que je n'en fus
jamais plus digne.

    »A toi, ALFONSO DELLA VIOLA.»

Le 28 juillet au soir, un homme de haute taille, à l'air sombre et
mécontent, se dirigeait à travers les rues de Florence, vers la place du
grand duc. Arrivé devant la statue en bronze de Persée, il s'arrêta et
la considéra quelque temps dans le plus profond recueillement: c'était
Benvenuto. Bien que la réponse et les protestations d'Alfonso eussent
fait peu d'impression sur son esprit, il avait été longtemps uni au
jeune compositeur, par une amitié trop sincère et trop vive, pour
qu'elle pût ainsi en quelques jours s'effacer de son ame à tout jamais.
Aussi ne s'était-il pas senti le courage de refuser d'entendre ce que
Della Viola pouvait alléguer pour sa justification; et c'est en se
rendant au Baptistaire, où Alfonso devait venir le rejoindre, que
Cellini avait voulu revoir, après sa longue absence, le chef-d'œuvre qui
lui coûta naguère tant de fatigues et de chagrins. La place et les rues
adjacentes étaient désertes, le silence le plus profond régnait dans ce
quartier, d'ordinaire si bruyant et si populeux. L'artiste contemplait
son immortel ouvrage, en se demandant, si l'obscurité et une
intelligence commune n'eussent pas été préférables pour lui, à la gloire
et au génie.

--Que ne suis-je un bouvier de Nettuno ou de Porto d'Anzio! pensait-il;
semblable aux animaux confiés à ma garde, je mènerais une existence
grossière, monotone, mais inaccessible au moins, aux agitations qui,
depuis mon enfance, ont tourmenté ma vie. Des rivaux perfides et
jaloux..... des princes injustes ou ingrats..... des critiques
acharnés.... des flatteurs imbéciles..... des alternatives incessantes
de succès et de revers, de splendeur et de misère..... des travaux
excessifs et toujours renaissants..... jamais de repos, de bien-être, de
loisirs.... user son corps comme un mercenaire et sentir constamment son
ame transir ou brûler..... est-ce là vivre?....

Les exclamations bruyantes de trois jeunes artisans, qui débouchaient
rapidement sur la place, vinrent interrompre sa méditation.

--Six florins! disait l'un, c'est cher.

--En vérité, en eût-il demandé dix, répliqua l'autre, il eût bien fallu
en passer par là. Ces maudits Pisans ont pris toutes les places.
D'ailleurs, pense donc, Antonio, que la maison du jardinier n'est qu'à
vingt pas du pavillon; assis sur le toit, nous pourrons entendre et voir
à merveille; la porte du petit canal souterrain sera ouverte et nous
arriverons sans difficulté.

--Bah! ajouta le troisième, pour entendre ça, nous pouvons bien jeûner
un peu pendant quelques semaines. Vous savez l'effet qu'a produit hier
la répétition. La cour seule y avait été admise, le grand duc et sa
suite n'ont cessé d'applaudir; les exécutants ont porté Della Viola en
triomphe, et enfin, dans son extase, la comtesse de Vallombrosa l'a
embrassé: ce sera miraculeux.

--Mais voyez donc comme les rues sont dépeuplées; toute la ville est
déjà réunie au palais Pitti. C'est le moment. Courons! courons!

Cellini apprit seulement alors qu'il s'agissait de la grande fête
musicale, dont le jour et l'heure étaient arrivés. Cette circonstance ne
s'accordait guère avec le choix, qu'avait fait Alfonso de cette soirée
pour son rendez-vous. Comment, en un pareil moment, le maestro
pourrait-il abandonner son orchestre et quitter le poste important où
l'attachait un si grand intérêt? c'était difficile à concevoir.

Le ciseleur, néanmoins se rendit au Baptistaire, où il trouva ses deux
élèves Paolo et Ascanio, et des chevaux; il devait partir le soir même
pour Livourne, et de là s'embarquer pour Naples le lendemain.

Il attendait à peine depuis quelques minutes, quand Alfonso, le visage
pâle et les yeux ardents, se présenta devant lui avec une sorte de calme
affecté, qui ne lui était pas ordinaire.

--Cellini! tu es venu, merci.

--Eh bien!

--C'est ce soir!

--Je le sais; mais parle, j'attends l'explication que tu m'as promise.

--Le palais Pitti, les jardins, les cours, sont encombrés. La foule se
presse sur les murs, dans les bassins à demi pleins d'eau, sur les
toits, sur les arbres, partout.

--Je le sais.

--Les Pisans sont venus, les Siennois sont venus.

--Je le sais.

--Le grand duc, la cour et la noblesse sont réunis, l'immense orchestre
est rassemblé.

--Je le sais.

--Mais la musique n'y est pas, cria Alfonso en bondissant, le maestro
n'y est pas non plus, le sais-tu aussi?

--Comment? que veux-tu dire?

--Non, il n'y a pas de musique, je l'ai enlevée; non, il n'y a pas de
maestro, puisque me voilà; non, il n'y aura pas de fête musicale,
puisque l'œuvre et l'auteur ont disparu. Un billet vient d'avertir le
grand duc que mon ouvrage ne serait pas exécuté. _Cela ne me convient
plus_, lui ai-je écrit, en me servant de ses propres paroles, _moi
aussi, à mon tour_, J'AI CHANGÉ D'IDÉE. Conçois-tu à présent la rage de
ce peuple désappointé pour la seconde fois! de ces gens qui ont quitté
leur ville, laissé leurs travaux, dépensé leur argent pour entendre ma
musique, et qui ne l'entendront pas? Avant de venir te joindre, je les
épiais, l'impatience commençait à les gagner, on s'en prenait au grand
duc. Vois-tu mon plan, Cellini?

--Je commence à comprendre.

--Viens, viens, approchons un peu du palais, allons voir éclater ma
mine. Entends-tu déjà ces cris, ce tumulte, ces imprécations? ô mes
braves Pisans, je vous reconnais à vos injures! Vois-tu voler ces
pierres, ces branches d'arbres, ces débris de vases? il n'y a que des
Siennois pour les lancer ainsi! Prends garde, ou nous allons être
renversés; comme ils courent! ce sont des Florentins; ils montent à
l'assaut du pavillon. Bon! voilà un bloc de boue dans la loge ducale,
bien a pris au _grand_ Côme de l'avoir quittée. A bas les gradins! à bas
les pupitres, les banquettes, les fenêtres! à bas la loge! à bas le
pavillon! le voilà qui s'écroule. Ils abîment tout, Cellini! c'est une
magnifique émeute! honneur au grand duc!!! Ah damnation! tu me prenais
pour un lâche! Es-tu satisfait, dis donc, est-ce là de la vengeance?

Cellini, les dents serrées, les narines ouvertes, regardait, sans
répondre, le terrible spectacle de cette fureur populaire; ses yeux où
brillait un feu sinistre, son front carré que sillonnaient de larges
gouttes de sueur, le tremblement presque imperceptible de ses membres,
témoignaient assez de la sauvage intensité de sa joie. Saisissant enfin
le bras d'Alfonso:

--Je pars à l'instant pour Naples, veux-tu me suivre?

--Au bout du monde à présent.

--Embrasse-moi donc, et à cheval! tu es un héros.



DU SYSTÈME DE GLUCK

EN MUSIQUE DRAMATIQUE.


Voici en quels termes, Gluck expose lui-même, son système de musique
dramatique, dans la préface, devenue fort rare, de _l'Alceste_ italienne
qu'il publia à Vienne en 1749.

«Lorsque j'entrepris de mettre en musique l'opéra d'_Alceste_, je me
proposai d'éviter tous les abus que la vanité mal entendue des
chanteurs, et l'excessive complaisance des compositeurs avaient
introduits dans l'opéra italien, et qui, du plus pompeux et du plus beau
de tous les spectacles, en avaient fait le plus ennuyeux et le plus
ridicule; je cherchai à réduire la musique à sa véritable fonction,
celle de seconder la poésie pour fortifier l'expression des sentiments
et l'intérêt des situations, sans interrompre l'action et la refroidir
par des ornements superflus; je crus que _la musique devait ajouter à la
poésie, ce qu'ajoute à un dessin correct et bien composé, la vivacité
des couleurs et l'accord heureux des lumières et des ombres, qui servent
à animer les figures sans en altérer les contours_.

«Je me suis donc bien gardé d'interrompre un acteur, dans la chaleur du
dialogue, pour lui faire attendre la fin d'une ritournelle, ou de
l'arrêter au milieu de son discours sur une voyelle favorable, soit pour
déployer, dans un long passage, l'agilité de sa belle voix, soit pour
attendre que l'orchestre lui donnât le temps de reprendre haleine, pour
faire un point d'orgue.

«J'ai imaginé que l'ouverture devait prévenir les spectateurs, sur le
caractère de l'action qu'on allait mettre sous leurs yeux, et _leur en
indiquer le sujet_, que les instruments ne devaient être mis en action
qu'en proportion du degré d'intérêt et passions, et qu'il fallait
_éviter surtout de laisser dans le dialogue, une disparate trop
tranchante entre l'air et le récitatif_, afin de ne pas tronquer à
contre-sens la période, et de ne pas interrompre mal à propos le
mouvement et la chaleur de la scène. J'ai cru encore que la plus belle
partie de mon travail devait se réduire à chercher une belle simplicité,
et j'ai évité de faire parade de difficultés aux dépens de la clarté;
_je n'ai attaché aucun prix à la découverte d'une nouveauté_, à moins
qu'elle ne fût naturellement donnée par la situation, et liée à
l'expression; enfin il n'y a aucune règle que je n'aie cru devoir
sacrifier de bonne grâce en faveur de l'effet.»

       *       *       *       *       *

Cette profession de foi nous paraît admirable de franchise et de bon
sens; les points de doctrine qui en forment le fond sont basés sur le
raisonnement le plus rigoureux, et sur un profond sentiment de la vraie
musique dramatique. A part quelques conséquences outrées que nous
signalerons tout à l'heure, ces principes sont d'une telle excellence,
qu'ils ont été adoptés par la plupart des grands compositeurs de toutes
les nations. Piccini lui-même, qu'on opposa si longtemps à Gluck, était
tout entier dans le système gluckiste. Son Iphigénie en Tauride et sa
Didon, le prouvent bien; il en fut de même de Sacchini, de Salieri, de
Cherubini, parmi les Italiens; de Méhul, de Berton, de Kreutzer, parmi
les Français. (Je ne cite pas M. Lesueur, il a suivi une route
parallèle, il est vrai, à celle de l'illustre auteur d'Alceste, mais qui
en diffère cependant assez pour ne pouvoir être confondue avec elle.)
Chez les Allemands, je ne connais pas de compositeur dramatique qui se
soit écarté d'une manière sensible de la doctrine de Gluck; parmi ceux
qui l'ont adoptée et développée, il faut citer: Mozart qui, dans _Don
Juan_, _le Mariage de Figaro_, _la Flûte Enchantée_ et _l'Enlèvement du
Sérail_, n'a laissé échapper quelques rares vocalisations de mauvais
goût et d'une expression fausse, que lorsqu'il y a été contraint de vive
force par le caprice souvent irrésistible des chanteurs. On a dit que
Mozart avait beaucoup emprunté à l'ancienne école italienne, le fait
peut être vrai pour la coupe de quelques-uns de ses airs, encore la
beauté raphaëlesque de son dessin mélodique, la variété de son harmonie
et son instrumentation si riche et si savante, ne permettent-elles guère
d'apercevoir ces prétendus emprunts; mais quant à l'ordonnance générale
du drame musical, à la profondeur d'expression avec laquelle chaque
caractère est tracé et soutenu, il faut bien reconnaître qu'il a suivi
et accéléré le mouvement imprimé à l'art, de ce côté, par la puissance
du génie de Gluck.

Il en fut ainsi de Beethoven et de Weber. Tous les deux ont également
appliqué au développement des facultés spéciales que la nature leur
avait départies, le code simple et lumineux de l'Eschyle de la musique.
A présent, Gluck, en promulguant ces lois, dont le moindre sentiment de
l'art ou même le simple bon sens démontre la justesse et l'évidence,
n'en a-t-il pas un peu exagéré l'application? C'est ce qu'il est
impossible de méconnaître après un examen impartial. Ainsi, quand il
dit que la musique d'un drame lyrique n'a d'autre but que d'ajouter à la
poésie ce qu'ajoute le coloris au dessin, je crois qu'il se trompe
essentiellement. La tâche du compositeur dans un opéra est, ce me
semble, d'une bien autre importance. Son œuvre contient à la fois le
dessin et le coloris, et, pour continuer la comparaison de Gluck, les
paroles sont le _sujet du tableau_, à peine quelque chose de plus. Il
importe beaucoup, il est vrai, de les entendre, ou tout au moins de les
connaître, par la même raison qu'on doit absolument avoir présent à la
pensée le trait d'histoire reproduit sur la toile par le peintre, pour
pouvoir juger du mérite de vérité et d'expression avec lequel il a fait
revivre ses personnages. Mais Gluck, en plaçant le dessin dans les
paroles, et seulement le coloris dans la musique, met bien haut les
auteurs de _libretti_; il eût donc consenti à voir son égal dans le
bailli Du Rollet. Certes, on ne saurait pousser plus loin la modestie,
et je doute fort qu'il se fût accommodé d'une pareille confraternité.
D'ailleurs, l'expression n'est pas le seul but de la musique dramatique;
il serait aussi maladroit que pédantesque de dédaigner le plaisir
purement sensuel que nous trouvons à certains effets de mélodie,
d'harmonie, de rhythme ou d'instrumentation, indépendamment de tous
leurs rapports avec la peinture des sentiments et des passions du
drame. Et de plus, voulût-on même priver l'auditeur de cette source de
jouissances, et ne pas lui permettre de raviver son attention en la
détournant un instant du sujet principal, il y aurait encore à citer bon
nombre de cas, où le compositeur est appelé à soutenir seul le poids de
l'intérêt scénique. Dans les danses de caractère, par exemple, dans les
pantomimes, dans les marches, dans tous les morceaux enfin dont la
musique instrumentale fait seule les frais, et qui, par conséquent,
n'ont pas de paroles, que devient alors l'importance du poète?... La
musique doit bien là contenir forcément à la fois le dessin et le
coloris. Non, on ne saurait méconnaître l'erreur de Gluck sur ce point,
erreur qu'on concevrait à peine, si l'on ne savait qu'à l'époque où il
écrivit, beaucoup de gens encore, comme au siècle de Louis XIV,

    «Allaient voir l'Opéra seulement pour les vers.»

Cette opinion ne pouvait manquer d'exercer une fâcheuse influence sur le
génie puissant qui l'adopta sans en calculer les conséquences. Elle
cache un piége dangereux dont il ne sut pas toujours se garantir. Aucun
musicien n'a été plus que lui doué d'un charme pénétrant, d'une
simplicité noble et gracieuse dans la mélodie; on n'a pas surpassé
l'élégance de plusieurs de ses chants, la fraîcheur de ses chœurs et la
charmante _desinvoltura_ de ses airs de danse; il serait fastidieux de
le prouver par des citations. La joie de ses femmes est d'une pudeur
ravissante, et leur douleur, dans ses plus violents paroxismes, conserve
encore la beauté des formes antiques; quoi qu'en ait dit le marquis de
Caracioli, ce mauvais diseur de bons mots, ce dilettante poudré du
siècle dernier, qui jugeait la musique absolument comme le font
aujourd'hui les adorateurs parfumés des Dive à la mode, l'Alceste et les
deux Iphigénie sont toujours, même dans les larmes, belles comme la
Niobé.

Eh bien! il est arrivé fréquemment à Gluck de se laisser préoccuper
tellement de la recherche de l'expression, qu'il oubliait la mélodie.
Dans quelques-uns de ses airs, après l'exposition du thème, le chant
tourne au récitatif mesuré; c'est un bon récitatif, je suis loin d'en
disconvenir; mais enfin, par le peu d'intérêt mélodique comme par le
style de la partie vocale, il semble alors que l'air soit interrompu
jusqu'à la rentrée du motif. Gluck ne voyait probablement pas là un
défaut; il déclare au contraire formellement, dans la préface que nous
commentons, qu'il a cherché à éviter une disparate trop tranchante entre
les récitatifs et les airs. Aucun de ses disciples, Salieri excepté, n'a
cru devoir adopter cette règle; il est certain que son application a
répandu sur plusieurs parties des œuvres du grand tragique une teinte
uniforme et monotone qui accable l'attention la plus robuste, fatigue
inutilement le système nerveux de l'auditeur, émousse à la longue sa
sensibilité, et a plus fait contre Gluck que les pointes et les
pamphlets des Caracioli, Marmontel et autres bouffons. La musique ne vit
que de contrastes, rien n'est plus évident; tous les efforts de l'art
moderne tendent à en produire de nouveaux: non que je veuille proposer
pour modèles certains effets d'orchestre d'une école célèbre dont la
brusque violence vient surprendre l'auditeur, à peu près comme pourrait
le faire un coup de pistolet tiré à l'improviste à son oreille; de
pareils contrastes, qui arrachent des cris d'effroi aux personnes
nerveuses, pourraient être regardés comme des farces d'écoliers, s'ils
n'étaient de véritables actes d'une brutalité absurde. Mais il est bien
reconnu, aujourd'hui, qu'une variété sagement ordonnée est l'ame de la
musique; c'est à donner au compositeur tous les moyens d'obtenir cette
variété précieuse que consiste le principal talent des habiles faiseurs
de libretti. Il n'ont garde de placer près l'un de l'autre deux morceaux
du même caractère; ils évitent autant que possible de faire succéder un
air à un autre air, un duo à un duo, un chœur à un chœur. Ainsi dans
l'ancienne coupe symphonique, un allegro moderato était suivi d'un
andante à deux-quatre ou à six-huit; à l'andante succédait le menuet,
allegretto à trois temps; à celui-ci le final à deux temps très animé;
et c'était très bien vu.

Chercher à effacer la différence qui sépare, dans un opéra, le récitatif
du chant, c'est donc vouloir, en dépit de la raison et de l'expérience,
se priver, sans compensation réelle, d'une source de variété qui découle
de la nature même de ce genre de composition. Mozart fut si loin de
partager à cet égard l'opinion de Gluck, que, pour rendre la ligne de
démarcation encore plus tranchée, il voulut que le récitatif de _don
Juan_ fût accompagné au piano, en exceptant toutefois le récitatif
obligé, où la force des situations rend indispensable la présence de
l'orchestre. Dans une vaste salle comme celle du grand Opéra de Paris,
l'effet du piano est si mesquin et si maigre, que ce mode
d'accompagnement a été complètement abandonné. Il peut paraître
préférable, cependant, à celui que Gluck a constamment mis en usage dans
le même cas, et qui consiste en accords à quatre parties, tenus sans
interruption par la masse entière des instruments à cordes, pendant
toute la durée du dialogue musical. Cette harmonie stagnante produit sur
les organes, un effet de torpeur et d'engourdissement irrésistible, et
finit par plonger l'auditeur dans une lourde somnolence qui le rend
complètement indifférent aux plus rares efforts du compositeur pour
l'émouvoir. Il était vraiment impossible de trouver quelque chose de
plus antipathique à des Français, que ce long et obstiné bourdonnement;
il ne faut donc pas s'étonner qu'il soit arrivé au plus grand nombre
d'entre eux d'éprouver aux représentations de Gluck autant d'ennui que
d'admiration. Ce qui doit surprendre, c'est que le génie puisse s'abuser
ainsi sur l'importance des accessoires, au point de se servir de moyens
qu'un instant de réflexion lui ferait rejeter comme insuffisants ou
dangereux, et dans lesquels réside la cause obscure des mécomptes
cruels, que ses productions les plus magnifiques lui font trop souvent
essuyer.

Si l'on excepte quelques-unes de ces brillantes sonates d'orchestre, où
le génie de Rossini se joue avec tant de grâce, il est certain que la
plupart des compilations instrumentales, honorées par les Italiens du
nom d'ouvertures, sont de grotesques non sens. Mais combien ne
devaient-elles pas être plus plaisantes, il y a soixante ans, quand
Gluck lui-même, entraîné par l'exemple, ne craignait pas de laisser
tomber de sa plume l'incroyable niaiserie intitulée _ouverture
d'Orphée_! Ce ne fut qu'après bien des réflexions et bien des entretiens
avec son poète Calsabigi, l'homme du monde le mieux fait pour le
comprendre, qu'il reconnut enfin que l'ouverture devait être un morceau
important dans un opéra, se rattacher à l'action et en désigner le
caractère. De là le changement radical qu'on remarque dans sa manière, à
dater de l'ouverture d'_Alceste_; de là les belles compositions
instrumentales dont il fit précéder ses deux _Iphigénie_; de là
l'impulsion qui produisit plus tard tant de chefs-d'œuvre symphoniques,
qui, malgré la chute ou l'oubli profond des opéras pour lesquels ils
furent écrits, sont restés debout, péristyles superbes de temples
écroulés. Mais, ici encore, en outrant une idée juste, Gluck est sorti
du vrai; non pas cette fois pour restreindre le pouvoir de la musique,
mais pour lui en attribuer un, au contraire, qu'elle ne possédera
jamais: c'est quand il dit que l'ouverture doit indiquer le sujet de la
pièce. L'expression musicale ne saurait aller jusque là; elle reproduira
bien la joie, la douleur, la gravité, l'enjouement et des nuances même
fort délicates de chacun des nombreux caractères qui constituent son
riche domaine; elle établira une différence saillante entre la joie d'un
peuple pasteur et celle d'une nation guerrière, entre la douleur d'une
reine et le chagrin d'une simple villageoise, entre une méditation
sérieuse et calme et les ardentes rêveries qui précèdent l'éclat des
passions. Empruntant ensuite aux différents peuples, et même aux
individualités sociales, le style musical qui leur est propre, il est
bien évident, quoi qu'en aient dit certains critiques, dont je reconnais
d'ailleurs le mérite, qu'elle pourra distinguer le chant d'un montagnard
de celui d'un habitant des plaines, la sérénade d'un brigand des
Abbruzzes de celle d'un chasseur écossais ou tyrolien, la marche
nocturne de pèlerins aux habitudes mystiques, de celle d'une troupe de
marchands de bœufs revenant de la foire; elle pourra aller jusqu'à
représenter l'extrême brutalité, la trivialité, le grotesque, par
opposition avec la pureté angélique, la noblesse et la candeur. Mais si
elle veut sortir de ce cercle immense, la musique devra, de toute
nécessité, avoir recours à la parole chantée, récitée ou lue, pour
combler les lacunes qu'elle laisse dans une œuvre dont le plan s'adresse
en même temps à l'esprit et à l'imagination. Ainsi, l'ouverture
d'_Alceste_ annoncera des scènes de désolation et de tendresse, mais
elle ne saurait dire ni l'objet de cette tendresse, ni les causes de
cette désolation; elle n'apprendra jamais au spectateur, que l'époux
d'Alceste est un roi de Thessalie, condamné par les dieux à perdre la
vie, si quelqu'autre au trépas ne se dévoue pour lui; c'est là cependant
_le sujet de la pièce_. Peut-être s'étonnera-t-on de trouver l'auteur de
cet écrit imbu de tels principes, grâce à certaines gens qui ont feint
de le croire, dans ses opinions sur la puissance expressive de la
musique, aussi loin au-delà du vrai qu'ils le sont en deçà, et lui ont,
en conséquence, prêté généreusement leur part entière de ridicule. Ceci
soit dit, sans rancune, en passant.

La troisième proposition que je me suis permis de souligner dans la
préface de Gluck, et dans laquelle il déclare n'attacher aucun prix à la
découverte d'une nouveauté, me paraît également d'une justification
difficile. On avait déjà barbouillé furieusement de papier réglé en
1749, et une découverte musicale quelconque, ne fût-elle
qu'indirectement liée à l'expression scénique, ne devait pas paraître à
dédaigner.

Pour toutes les autres, je crois qu'on ne saurait les combattre avec
chance de succès, voire même la dernière qui annonce une indifférence
pour les règles, que bien des professeurs trouveraient blasphématoire et
impie. Heureusement, ces messieurs n'ont jamais lu la préface
d'_Alceste_; ils ne savent peut-être pas même qu'elle existe, sans quoi
la gloire de Gluck courrait un terrible danger.



LES DEUX ALCESTE DE GLUCK.


_Alceste_ fut d'abord écrite en langue italienne; je crois l'avoir déjà
dit. Plusieurs années après sa publication, elle fut traduite et
modifiée pour la scène française. Le bailli Du Rollet, le grand
arrangeur de l'époque, chargé de déranger l'ordonnance du drame de
Calsabigi, ne manqua pas d'accommoder la musique de Gluck suivant les
exigences de _sa poésie_. Bien que ce travail ait été fait sous les yeux
du compositeur, il en est résulté cependant, en certains endroits, de
notables dommages pour la partition; en d'autres, il a nécessité des
morceaux qui n'existaient pas dans l'opéra italien, et qui remplacent,
sans toujours les faire oublier, ceux dont le nouveau plan dramatique
amenait la suppression. L'idée de la pièce de Calsabigi, aussi simple
que raisonnable, n'exigeait en aucune façon les bouleversements que
l'arrangeur français a cru devoir lui faire subir, et qui n'ont pu
parvenir cependant à en pallier le défaut capital, la monotonie.--Admète,
roi de Phères, en Thessalie, et époux d'Alceste, étant sur le point de
mourir, Apollon qui, pendant son exil du ciel avait reçu de lui
l'hospitalité, obtient des Parques qu'il vivra, si quelqu'un se présente
pour mourir à sa place. Alceste se dévoue et meurt. Mais Apollon, ému à
la fois de reconnaissance et de pitié, arrache Alceste à la mort.

Dans la tragédie d'_Euripide_, d'où l'opéra italien est tiré, c'est
Hercule qui, en passant à Phères, et témoin de la douleur du roi, lui
ramène des portes des enfers sa magnanime épouse. Le bailli Du Rollet a
cru faire un coup de maître en rétablissant l'idée première du poète
grec que Calsabigi avait repoussée comme inutile et n'étant plus dans
nos mœurs. Ce dénouement, en effet, a le défaut de nécessiter une double
intervention des Dieux, puisque, dans le premier acte, Apollon déjà
obtient des Parques que le roi puisse être sauvé par la mort volontaire
d'un autre. Il était donc naturel et conséquent d'attribuer à la
reconnaissance de ce Dieu le prodige qui rend Alceste à la vie. En
outre, Hercule chassant à grands coups de massue les ombres et les
divinités infernales dont Alceste est entourée, pouvait se tolérer sur
les théâtres antiques, grâce à l'éloignement des acteurs et aux
croyances religieuses des spectateurs; pour nous une pareille scène est
parfaitement ridicule. Il est probable que Gluck était de cet avis;
jamais il ne voulut consentir à donner une importance musicale à ce
nouveau rôle qu'on lui imposait. Le fait est constaté, mais ne le fût-il
pas, la trivialité d'une partie de l'air intercallé pour le vaillant
Alcide au troisième acte suffirait pour le prouver[34]. Du Rollet, en
même temps qu'il introduisait un nouveau personnage, en supprimait trois
autres, assez inutiles, à la vérité. Ce sont les deux enfants d'Alceste
(ils figurent bien encore aujourd'hui dans l'opéra, mais ils n'y
chantent pas), et sa confidente Ismène.

La comparaison des deux partitions et l'examen des altérations que le
texte musical primitif a subies, en passant dans la langue française,
nous ont semblé pouvoir être le sujet d'études intéressantes pour les
artistes, comme pour les amateurs auxquels, malgré les progrès
incontestables de plusieurs branches de l'art, les œuvres du père de la
tragédie lyrique sont restées chères et vénérables.

L'ouverture ne produirait probablement aucun effet aujourd'hui. Elle
contient une foule d'accents pathétiques et touchants, mais, en général,
la couleur sombre y domine trop, et l'instrumentation ne peut que nous
paraître sourde et flasque, bien qu'elle soit plus chargée que les
autres compositions instrumentales de Gluck. Les trombones y figurent
dès le commencement; les trompettes, les clarinettes et les timbales
seules, en sont exclues. Il est bon de dire, à ce sujet, que par une
singularité dont nous ne connaissons aucun autre exemple, il n'y a pas
une note de timbales durant tout le cours de l'opéra. Dans la partition
française, l'auteur a ajouté des clarinettes _à l'unisson des hautbois_,
ne faisant ainsi que renforcer le son de cet instrument, de manière à
détruire toute proportion entre cette partie ainsi doublée et celle des
flûtes, et sans tirer aucun parti spécial, pour les chants, l'harmonie,
ou l'expression, de la plus pure de toutes les voix de l'orchestre.
Cette disposition défectueuse indique une négligence que nous aurons
plus d'une fois occasion de reprocher à l'auteur.

La principale cause du peu d'éclat de l'orchestre de Gluck en général,
tient à l'emploi constant des instruments aigus dans le médium; défaut
rendu plus sensible par l'excessive rudesse des basses écrites
fréquemment dans le haut et dominant, par conséquent, outre mesure le
reste de la masse harmonique. Je crois qu'on pourrait trouver aisément
la raison de ce système, qui ne fut pas, du reste, exclusivement le
partage de Gluck, dans la faiblesse des exécutants de ce temps-là;
faiblesse telle, que l'_ut_ au dessus des portées faisait trembler les
violons, le sol aigu les flûtes et le _ré_ les hautbois. D'un autre côté
les violoncelles paraissant (comme aujourd'hui encore en Italie) un
instrument de luxe dont on tâchait de se passer, les contre-basses
demeuraient chargées presque exclusivement de la partie grave; de sorte
que si le compositeur avait besoin de serrer son harmonie, il devait
nécessairement, vu l'impossibilité de faire assez entendre les
violoncelles, et l'extrême gravité du son des contre-basses, écrire
cette partie très haut afin de la rapprocher davantage des violons.
Depuis lors, on a senti en France et en Allemagne l'absurdité de cet
usage, les violoncelles ont été introduits dans l'orchestre, en nombre
supérieur à celui des contre-basses; d'où il suit que les basses de
Gluck se trouvent aujourd'hui placées dans des circonstances
essentiellement différentes de celles qui existaient de son temps et
qu'il ne faut pas lui reprocher l'exubérance qu'elles ont acquises
malgré lui aux dépens du reste de l'orchestre.

A cette époque, la clarinette était peu cultivée en Italie; ce bel
instrument, si fécond en ressources, paraît nous être venu, avec
beaucoup d'autres, de l'Allemagne. Les trompettes devaient également
être fort mauvaises si l'on en juge par celles qu'on entend encore
aujourd'hui dans les premiers théâtres italiens. La plupart des
exécutants ne sauraient même faire sortir tous les sons qui composent
leur échelle déjà si bornée; ils soutiennent, par exemple, que le _si
bémol_ du milieu n'existe pas; en conséquence, quand on a le malheur
d'écrire pour eux, il est inutile d'employer cette note, ces messieurs
ne chercheront pas même à l'exécuter, et se moqueront de vous si vous
leur dites qu'il n'y a pas de trompette en France, en Allemagne ou en
Angleterre, qui ne donne le _si bémol_ avec la plus grande facilité. Il
est donc extrêmement probable que si Gluck avait eu à sa disposition les
magnifiques orchestres qu'on possède actuellement en cinq ou six
endroits de l'Europe, tels que le Conservatoire et le grand Opéra de
Paris, la société Philharmonique de Londres, l'Opéra de Vienne, de
Berlin, de Dresde et de Munich, son instrumentation serait fort
différente. Aussi ne la jugerons-nous jamais sans tenir compte de l'état
d'enfance où languissait alors cette partie de l'art.

L'ouverture d'_Alceste_, ainsi que celles d'_Iphigénie_ et de _Don
Giovianni_, ne finit pas complètement avant le lever de toile; elle se
lie au premier morceau de l'Opéra par un enchaînement harmonique au
moyen duquel la cadence se trouve suspendue indéfiniment. Je ne vois
pas trop, malgré l'emploi qu'en ont fait Gluck et Mozart, quel peut être
l'avantage de cette forme inachevée pour les ouvertures. L'auditeur,
désappointé de se voir privé de la conclusion du drame instrumental, en
éprouve un moment de malaise aussi fatal à ce qui précède qu'à ce qui
suit; l'opéra n'y gagne rien et l'ouverture y perd beaucoup. Aussi,
cette coupe systématique ne s'est-elle plus reproduite nulle part, si ce
n'est dans quelques fragments qu'on ne saurait considérer comme de
véritables ouvertures et dont la sublime introduction de
_Robert-le-Diable_ sera éternellement le modèle.

Au lever de la toile, le chœur entrant sur l'accord de septième
diminuée, _sol dièze_, _si_, _ré_, _fa_, qui rompt la cadence harmonique
de l'orchestre, s'écrie: «Dieux, rendez-nous notre roi, notre père!»
Cette exclamation nous fournit dès la première mesure le sujet d'une
observation applicable au tissu vocal de tous les autres chœurs de
Gluck.

On sait que la classification naturelle de la voix humaine est celle-ci:
_soprano_ et _contralto_ pour les femmes; _ténor_ et _basse_ pour les
hommes; les voix féminines se trouvant à l'octave supérieure des voix
masculines, et dans le même rapport, le _contralto_ dont le timbre est
d'une quinte plus bas que le _soprano_, est donc à celui-ci exactement
comme la _basse_ est au _ténor_. Les anciens compositeurs français, soit
à cause de la rareté des _contralti_, soit pour tout autre motif, ayant
au contraire divisé les voix d'hommes en trois classes, et réduit les
voix de femmes aux _soprani_ seulement, remplaçaient le _contralto_ par
cette voix criarde, forcée et toute française qu'ils appelaient
haute-contre, et qui n'est à tout prendre qu'un premier _ténor_. Gluck,
en arrivant à Paris, se vit forcé d'abandonner l'excellente disposition
chorale adoptée en Italie et en Allemagne, pour se conformer à l'usage
déraisonnable et ridicule de l'opéra français. Il eut soin de n'employer
la haute-contre que comme une voix bâtarde, n'ayant au plus qu'une
octave d'étendue, incapable de monter comme le _contralto_ ou de
descendre comme le _ténor_, et destinée à compléter l'harmonie en se
tenant constamment dans les six notes hautes _ré_, _mi_, _fa_, _sol_,
_la_, _si_. Mais pour son Alceste italienne, écrite dans un tout autre
système, il fallut mutiler en maint endroit les parties de _contralto_,
et les renverser souvent à l'octave inférieure pour pouvoir conserver
les chœurs et les faire exécuter en France. Toutefois, ces renversements
au grave ne pouvant manquer d'occasionner plus ou moins de désordre dans
l'harmonie, on conçoit qu'il ne les ait employés que lorsque la trop
grande élévation de la partie de _contralto_ l'y forçait absolument. Il
a dû laisser, au contraire, tous les _la_, _si bémols_ et _si
naturels_, qui ne pouvaient manquer d'abonder comme notes mitoyennes du
contralto et constituaient alors une partie de haute-contre presque
toujours écrite dans les trois sons les plus élevés de son échelle.

Le premier récitatif du héraut: _Popoli che dolenti_ (Peuple,
écoutez)[35], ne me semble pas d'une bien grande originalité; le mode
d'accompagnement en accords soutenus à quatre parties par tous les
instruments à cordes, dont nous avons signalé les inconvénients dans un
précédent article, est mis en usage ici, d'autant plus mal à propos que
les desseins d'orchestre de l'ouverture sont peu saillants, et que les
deux chœurs suivants sont également accompagnés en harmonie plaquée note
contre note, ce qui, en raison de la lenteur de mouvement de ces deux
morceaux, leur donne une fâcheuse ressemblance avec le récitatif, et
répand sur toute la première scène une grande monotonie.

Le premier chœur _Ah! di questo afflitto regno!_ (O dieux!
qu'allons-nous devenir?) a gagné à sa seconde édition; l'_andante_ est
beaucoup trop développé en italien, et doit paraître d'autant plus
traînant qu'il se répète plusieurs fois; au contraire, l'_allegro_ qui
le termine, est incomparablement mieux écrit pour les voix dans
l'original que dans la traduction. Au lieu de l'entrée nasillarde des
hautes-contre sur le vers: «Non, jamais le courroux céleste,» ce sont
les _soprani_ qui attaquent le thême (à l'octave supérieure par
conséquent) avec les mots: _Ah! per noi del ciel lo sdegno_. Cette
_coda_ agitée est d'un bel effet, mais assez difficile, à cause de la
rapidité du débit des paroles, et d'une foule de _grupetti_, dont les
notes vocalisées de deux en deux, d'après une habitude favorite de
Gluck, présenteraient l'ensemble le plus disgracieux, si une exécution
nette et agile n'en faisait disparaître la défectuosité. Le chœur
dialogué de droite à gauche: _Misera Admeto!_ (O malheureux Admète!) a
l'inconvénient d'être absolument de la même couleur, du même style
rhythmique, et aussi dépourvu de dessins intéressants, que l'_andante_
qui forme la première partie du précédent. A la réunion des deux masses
vocales sur les paroles: _Di duol, di lagrime et di pietà_, les trois
voix inférieures étaient doublées par des trombones qui ont été
supprimés dans l'opéra français.

Mais nous voici à l'entrée d'Alceste. Son récitatif _Popoli di
Tessaglia_ est un des exemples clair-semés que présentent les partitions
italiennes de Gluck, du dialogue accompagné d'une simple basse, à
laquelle probablement se joignaient les accords du _cembalo_
(clavecin); système dont on ne trouve pas de trace dans ses opéras
français. Ce récitatif me semble peu remarquable. Le monologue français
qui le remplace, _Sujets du roi le plus aimé_, est au contraire d'une
profonde expression, l'ame tout entière de la jeune reine s'y dévoile en
quelques mesures. L'air sublime _Io non chiedo eterni dei_, (Grands
dieux! du destin qui m'accable), présente pour la diction des paroles,
l'enchaînement des phrases mélodiques et l'art de ménager la force des
accents jusqu'à l'explosion finale, des difficultés énormes, dont les
jeunes cantatrices ne se doutent pas, mais qu'elles devront méditer et
travailler avec soin si jamais elles abordent ce rôle si éloigné de
leurs habitudes musicales. La troisième scène s'ouvre dans le temple
d'Apollon. Entrent le grand-prêtre, les sacrificateurs avec les
encensoirs et les instruments du sacrifice, ensuite Alceste conduisant
ses enfants, les courtisans, le peuple. Ici Gluck a fait de la couleur
locale s'il en fut jamais, c'est la Grèce antique qu'il nous révèle dans
toute sa majestueuse et belle simplicité. Ecoutez ce morceau
instrumental (_Aria di pantomimo_) sur lequel entre le cortége; entendez
(si les parleurs impitoyables de l'Opéra vous le permettent) cette
mélodie douce, voilée, calme, résignée, cette pure harmonie, ce rhythme
à peine sensible des basses, dont les mouvements onduleux se dérobent
sous l'orchestre, comme les pieds des prêtresses sous leurs blanches
tuniques; prêtez l'oreille à la voix insolite de ces flûtes dans le
grave[36], à ces enlacements des deux parties de violons dialoguant le
chant, et dites s'il y a en musique quelque chose de plus beau, dans le
sens antique du mot, que cette marche religieuse. La cérémonie commence
par une prière dont le grand-prêtre seul a prononcé d'un ton solennel
les premiers mots: _Dilegua il nero turbine_ (Dieu puissant écarte du
trône), entrecoupés de trois larges accords d'ut pris à demi voix, puis
enflé jusqu'au _fortissimo_, par les instruments de cuivre. Rien de plus
imposant que ce dialogue entre la voix du pontife et cette harmonie
pompeuse des _trompettes sacrées_. Le chœur, après un court silence,
reprend les mêmes paroles dans un morceau assez animé à six-huit dont la
forme et la mélodie frappent d'étonnement par leur étrangeté. On
s'attend, en effet, à ce qu'une prière soit d'un mouvement lent et dans
une mesure tout autre que la mesure à six-huit. Pourquoi celle-ci, sans
perdre de sa gravité, joint-elle à une espèce d'agitation tragique un
rhythme fortement marqué et une instrumentation éclatante? Je penche
fort à croire que, les cérémonies religieuses de l'antiquité étant
toujours accompagnées de certaines saltations ou danses symboliques,
Gluck, préoccupé de cette idée, a voulu donner à sa musique un caractère
en rapport avec cet usage. L'harmonieux ensemble qui résulte, à la
représentation, des voix du chœur chantant et des mouvements du chœur
agissant processionnellement autour de l'autel, prouve que, malgré
l'ignorance probable où sont les plus habiles chorégraphes sur le
véritable rituel des anciens sacrifices, son instinct poétique n'a pas
abusé le compositeur en le guidant dans cette voie.

Le récitatif obligé du grand-prêtre: _I tuoi prieghi ô regina_ (Apollon
est sensible à nos gémissements), me semble la plus magnifique
application de cette partie du système de l'auteur, qui consiste à
n'employer les masses instrumentales qu'en proportion du _degré
d'intérêt ou de passion_. Ici les instruments à cordes débutent seuls,
par un unisson dont le dessin se reproduit jusqu'à la fin de la scène
avec une énergie croissante. Au moment où l'exaltation prophétique du
prêtre commence à se manifester (_Tout m'annonce du Dieu la présence
suprême_,) les seconds violons et altos entament un _tremulando_ arpégé,
sur lequel tombe, de temps en temps, un coup violent des basses et
premiers violons.

Les flûtes, les hautbois et les clarinettes n'entrent que successivement
dans les intervalles des interjections du pontife inspiré; les cors et
les trombones se taisent toujours; mais à ces mots: «Le saint trépied
s'agite, tout se remplit d'un juste effroi,» la masse de cuivre vomit sa
bordée si longtemps contenue, les flûtes et les hautbois font entendre
leurs cris féminins, le frémissement des violons redouble, la marche
terrible des basses ébranle tout l'orchestre. _Ribomba il Tempio_ (il va
parler....), puis un silence subit:

    Saisi de crainte... et de respect,...
    Peuple, observe un profond silence.
    Reine, dépose à son aspect
    Le vain orgueil de la puissance,
    Tremble!

Ce dernier mot, prononcé dans le français sur une seule note soutenue,
pendant que le prêtre promenant sur Alceste un regard égaré, lui indique
du doigt le degré inférieur de l'autel où elle doit incliner son front
royal, couronne d'une manière sublime cette scène extraordinaire. C'est
prodigieux, c'est de la musique de géant, dont jamais avant Gluck on
n'avait soupçonné l'existence!

Nous voici parvenus à le scène de l'oracle qui succède au récitatif du
grand-prêtre, après un silence général: _Il re morra, s'altri per lui
non more_ (Le roi doit mourir aujourd'hui, si quelque autre au trépas
ne se livre pour lui). Cette phrase, dite presque en entier sur une
seule note, et les sombres accords de trombones qui l'accompagnent ont
été imités ou plutôt copiés par Mozart, dans _Don Giovanni_, pour les
quelques mots que prononce la statue du commandeur dans le cimetière. Le
chœur qui suit est d'un beau caractère, c'est bien la stupeur et la
consternation d'un peuple dont l'amour pour son roi ne va pas jusqu'à se
dévouer pour lui. L'auteur a supprimé dans l'opéra français un second
chœur de basses placé derrière la scène, murmurant à demi-voix:
_Fuggiamo! fuggiamo!_ pendant que le premier chœur, tout entier à son
étonnement, répète sans songer à fuir: _Che annunzio funesto!_ (quel
oracle funeste!) A la place de ce deuxième chœur, il a fait parler le
grand-prêtre d'une manière tout-à-fait naturelle et dramatique. Nous
indiquerons à ce sujet une tradition importante dont l'oubli
affaiblirait énormément l'effet de la péroraison de cette imposante
scène. Voici en quoi elle consiste. A la fin du _largo_ à trois temps
qui précède la _coda_ agitée: _Fuggiamo di questo soggiorno_ (Fuyons,
nul espoir ne nous reste), la partie du grand-prêtre indique dans la
partition ces mots: (Votre roi va mourir), sur les six notes _ut ut ré
ré ré fa_, dans le _medium_ et commencées sur l'avant-dernier accord du
chœur. A l'exécution, au contraire, le grand-prêtre attend que le chœur
ne se fasse plus entendre, et au milieu de ce silence de mort, il lance
_à l'octave supérieure_ son: «Votre roi va mourir», comme le cri
d'alarme qui donne à cette foule épouvantée le signal de la fuite. Tous
alors de se disperser en tumulte, abandonnant Alceste évanouie au pied
de l'autel. Rousseau a reproché à cet _allegro agitato_, d'exprimer
aussi bien le désordre de la joie que celui de la terreur; on peut
répondre à cette critique que Gluck se trouvait là, placé sur la limite
ou sur le point de contact des deux passions, et qu'il lui était en
conséquence à peu près impossible de ne pas encourir un pareil reproche.
Et la preuve, c'est que dans les vociférations d'une multitude qui se
précipite d'un lieu à un autre, l'auditeur placé à distance ne saurait,
sans en être prévenu, découvrir si le sentiment qui l'agite est celui de
la frayeur ou d'une folle gaîté. Pour rendre plus complètement ma
pensée, je dirai: Un compositeur peut bien écrire un chœur dont
l'intention joyeuse ne saurait en aucun cas être méconnue, mais
l'inverse n'a pas lieu, et les agitations d'un grand nombre d'hommes,
traduites musicalement, quand elles n'ont pas pour objet la haine ou la
vengeance, se rapprocheront toujours beaucoup, au moins pour le
mouvement et le rhythme, du mouvement et des formes rhythmiques de la
joie tumultueuse. On pourrait trouver à ce chœur un défaut plus réel,
celui de manquer de développements. Il est trop court, et son laconisme
nuit, non-seulement à l'effet musical, mais à l'action scénique, puisque
sur les dix-huit mesures qui le composent, il est fort difficile aux
choristes de trouver le temps de quitter le théâtre sans sacrifier
entièrement la dernière moitié du morceau.

La reine, demeurée seule dans le temple, exprime son anxiété par un de
ces récitatifs comme Gluck seul en a jamais su faire; ce monologue est
déjà beau en italien, en français il est sublime. Je ne crois pas qu'on
puisse rien trouver de comparable pour la vérité et la forme de
l'expression, à la musique (car un tel récitatif en est une aussi
admirable que les plus beaux airs) des paroles suivantes:

      Il n'est plus pour moi d'espérance!
    Tout fuit.... tout m'abandonne à mon funeste sort;
      De l'amitié, de la reconnaissance
    J'espèrerais en vain un si pénible effort.
      Ah! l'amour seul en est capable!
    Cher époux, tu vivras, tu me devras le jour;
    Ce jour dont te privait la Parque impitoyable
      Te sera rendu par l'amour.

Au quatrième vers, l'orchestre commence un crescendo, image musicale de
la grande idée de dévouement qui vient de poindre dans l'ame d'Alceste,
l'exalte, l'embrase, et aboutit à cet éclat d'orgueil et
d'enthousiasme: «Ah! l'amour seul en est capable»; après quoi le débit
devient précipité, la phrase court avec tant d'ardeur que l'orchestre,
renonçant à la suivre, s'arrête haletant, et ne reparaît qu'à la fin
pour s'épanouir en accords pleins de tendresse sous le dernier vers.
Tout cela appartient en propre à l'opéra français, aussi bien que l'air
célèbre, _Non, ce n'est point un sacrifice_. Dans ce morceau qui est à
la fois un air et un récitatif, la connaissance la plus complète des
traditions et du style de l'auteur peut seule guider le chef d'orchestre
et la cantatrice; les changements de mouvements y sont fréquents, et
quelques-uns ne sont pas marqués dans la partition. Ainsi, après le
dernier point d'orgue, Alceste en disant: «Mes chers fils, je ne vous
verrai plus», doit ralentir la mesure de plus du double, de manière à
donner aux _noires_ une valeur égale à celle des _blanches pointées_ du
mouvement précédent. Un autre passage, le plus saisissant sans
contredit, deviendrait tout-à-fait un non sens, si le mouvement n'était
ménagé avec une extrême délicatesse. C'est à la seconde apparition du
motif: _Non, ce n'est point un sacrifice! Eh! pourrai-je vivre sans toi,
sans toi, cher Admète?_

Cette fois, au moment d'achever sa phrase, Alceste, frappée d'une idée
désolante, s'arrête tout-à-coup à «sans toi...» Un souvenir est venu
étreindre son cœur de mère et briser l'élan héroïque qui l'entraînait à
la mort.... Deux hautbois élèvent leurs voix gémissantes dans le court
intervalle de silence que laisse l'interruption soudaine du chant et de
l'orchestre; aussitôt Alceste: _O mes enfants! ô regrets superflus!_
elle pense à ses fils, elle croit les entendre; égarée et tremblante
elle les cherche autour d'elle, répondant aux plaintes entrecoupées de
l'orchestre, par une plainte folle, convulsive, qui tient autant du
délire que de la douleur, et rend incomparablement plus frappant
l'effort de la malheureuse pour résister à ces voix chéries, et répéter
une dernière fois, avec l'accent d'une résolution inébranlable: «Non, ce
n'est point un sacrifice.» En vérité, quand la musique est parvenue à ce
degré d'élévation poétique, il faut plaindre les exécutants chargés de
rendre la pensée du compositeur; le talent ne suffit plus pour cette
tâche écrasante; il faut à toute force du génie.

Beaucoup de _prime donne_ italiennes, françaises ou allemandes, se sont
fait, à juste titre, une réputation de virtuoses habiles en chantant les
plus célèbres compositions de l'art moderne, et ne pourraient, sans se
couvrir de ridicule, toucher au répertoire du vieux Gluck, comme à
certaines parties de celui de Mozart. On compte plusieurs Ninettes,
Rosines et Sémiramis supportables; de combien de Donne Anne et
d'Alcestes pourrait-on en dire autant.

Le récitatif _Arbitres du sort des humains_, dans lequel Alceste,
agenouillée au pied de la statue d'Apollon, prononce son terrible vœu,
manque également dans la partition italienne; il offre cela de
particulier dans son instrumentation, que la voix est presque
constamment suivie à l'unisson et à l'octave par six instruments à vent,
deux hautbois, deux clarinettes et deux cors, sur le _tremolo_ de tous
les instruments à cordes. Ce mode d'orchestration est fort rare, je ne
crois pas qu'on l'ait tenté avant Gluck; il est ici d'un effet solennel
qui convient merveilleusement à la situation. Remarquons en même temps
le singulier enchaînement de modulations suivi par l'auteur pour lier
ensemble les deux grands airs que chante Alceste à la fin de cet acte.
Le premier est en _ré majeur_ le récitatif qui lui succède et dont je
viens de parler commençant aussi en _ré_, finit en _ut dièze_ mineur; le
solo du grand-prêtre rentrant pour dire que le vœu d'Alceste est
accepté, commence en _ut dièze mineur_ et finit en _mi bémol_, et le
dernier air de la reine est en _si bémol_. Mais n'anticipons pas: le
morceau du grand-prêtre, _Déjà la mort s'apprête_, n'est autre que l'air
d'Ismène au second acte de la partition italienne, _Parto ma senti_,
avantageusement modifié. En français, l'andante est plus court,
l'allegro plus long, et une partie de basson assez intéressante, est
ajoutée à l'orchestre. Du reste, le fond de la pensée première est
presque partout conservé. Je dois encore ici indiquer une nuance très
importante dont l'indication manque à l'édition française. Dans le
dessin continu de seconds violons qui accompagne tout l'allegro, la
première moitié de chaque mesure est marquée _forte_ dans l'original, et
la seconde _piano_. Malgré l'oubli du graveur français, il est évident
que cette double nuance est d'un effet trop saillant pour qu'on puisse
la négliger, et exécuter _mezzo forte_ d'un bout à l'autre le passage en
question, ainsi que je l'ai vu faire à l'Opéra, lors de la dernière
reprise d'_Alceste_.

J'arrive à l'air: _Ombre! larve! Compagne di morte_ (Divinités du Styx!)
Alceste est seule de nouveau; le grand-prêtre l'a quittée en lui
annonçant que les ministres du dieu des morts l'attendront au coucher du
soleil. C'en est fait; quelques heures à peine lui restent. Mais la
faible femme, la tremblante mère, ont disparu pour faire place à un être
qui, jeté hors de sa nature par le fanatisme de l'amour, est désormais
inaccessible à la crainte et va frapper sans pâlir aux portes de
l'enfer.

Dans ce paroxisme d'enthousiasme héroïque, Alceste interpelle les dieux
du Styx pour les braver; une voix rauque et terrible lui répond; le cri
de joie des cohortes infernales, l'affreuse fanfare de la trombe
tartaréenne retentit pour la première fois aux oreilles de la jeune et
belle reine qui va mourir. Son courage n'en est point ébranlé; elle
apostrophe au contraire avec un redoublement d'énergie ces dieux avides,
dont elle méprise les menaces et dédaigne la pitié; elle a bien un
instant d'attendrissement, mais son audace renaît, ses paroles se
précipitent: _Forza ignota che in petto mi sento_ (Je sens une force
nouvelle). Sa voix s'élève graduellement, les inflexions en deviennent
de plus en plus passionnées: _Mon cœur est animé du plus noble
transport!_ et après un court silence, reprenant sa frémissante
évocation, sourde aux aboiements de Cerbère, comme à l'appel menaçant
des ombres, elle répète encore: _je n'invoquerai point votre pitié
cruelle_, avec de tels accents, que les bruits étranges de l'abîme
disparaissent vaincus par le dernier cri de cet enthousiasme mêlé
d'angoisse et d'horreur.

Je crois que ce prodigieux morceau est la manifestation la plus complète
des facultés de Gluck, facultés qui ne se représenteront peut-être
jamais réunies au même degré chez le même individu; inspiration
entraînante, haute raison, grandeur de style, abondance de pensées,
connaissance profonde de l'art de dramatiser l'orchestre, expression
toujours juste, naturelle et pittoresque, désordre apparent qui n'est
qu'un ordre plus savant, simplicité d'harmonie et de dessins, mélodies
touchantes et, par-dessus tout, force immense qui épouvante
l'imagination capable de l'apprécier.

Conçoit-on qu'un pareil homme se soit vu forcé de subir les ridicules
exigences du prétendu poète avec lequel il s'était malheureusement
associé? Dans l'original italien, le mot _ombre_, par lequel l'air
commence, étant placé sur deux larges notes, donne à la voix le temps de
se développer et rend la réponse des dieux infernaux, représentés par
les instruments de cuivre, beaucoup plus saillante, le chant cessant au
moment où s'élève le cri instrumental. Il en est de même du second mot
_larve_, qui, placé une tierce plus haut que le premier, appelle cet
effroyable rugissement d'orchestre, auquel je ne connais rien d'analogue
en musique dramatique. Dans la traduction française, à la place de
chacun de ces deux mots, qui étaient tout traduits en y ajoutant un _s_,
nous avons, _Divinités du Styx_, par conséquent, au lieu d'un membre de
phrase excellent pour la voix, d'un sens complet enfermé dans une
mesure, le changement produit cinq répercussions insipides de la même
note, pour les cinq syllabes _Di-vi-ni-tés du_, le mot _Styx_ étant
placé à la mesure suivante, en même temps que l'entrée des instruments à
vent qui l'écrase et empêche de l'entendre. Par là, le sens demeurant
incomplet dans la mesure où le chant est à découvert, l'orchestre a
l'air de partir trop tôt et de répondre à une interpellation inachevée.
De plus, la phrase italienne, _Compagne di morte_, sur laquelle la voix
se déploie si bien, étant supprimée en français, laisse dans la partie
vocale une lacune que rien ne saurait justifier. La belle pensée du
compositeur serait reproduite sans altération, si, au lieu des mots que
je viens de désigner, on adaptait ceux-ci:

    Ombres! larves! pâles compagnes de la mort!

Sans doute le rimailleur n'était pas content de la structure de ce vers,
et plutôt que de manquer aux règles de l'hémistiche il a profané, gâté,
mutilé, défiguré la plus étonnante inspiration de l'art tragique.
C'était quelque chose de si important, en effet, que les vers de M. Du
Rollet!!--Le premier acte finit là, qui oserait aujourd'hui remplir une
dernière scène avec un seul personnage, et faire baisser la toile sur un
air? Celui-là seul, probablement, qui serait capable d'en écrire un
pareil, et certes il n'aurait pas à se repentir de sa témérité. Le
public est plus las qu'on ne pense du retour constant et par conséquent
toujours prévu, des mêmes effets produits aux mêmes endroits, par les
mêmes moyens; un changement ne lui déplairait pas, et peut-être bien
qu'il ne serait pas fort difficile de le faire divorcer avec la grosse
caisse, même dans un final.

Les actes suivants de la partition d'Alceste passent pour inférieurs au
premier; ils sont d'un effet moins saisissant à la vérité, à cause de la
marche de l'action qui ne suit pas une progression croissante, et force
le compositeur d'avoir trop constamment recours aux accents de deuil et
d'effroi, ceux de tous dont se fatigue le plus aisément un auditoire
français. Mais en réalité, nous ne croyons pas que le musicien ait fait
preuve de moins de génie dans les deux derniers actes. S'il était
possible, sans tomber dans des redites fastidieuses pour le lecteur, de
faire une analyse détaillée de toutes les beautés que Gluck a répandues
à pleines mains sur le reste de son chef-d'œuvre, nous ne serions pas
embarrassé de le prouver. Bornons-nous à indiquer les deux airs:
_Alceste, au nom des Dieux_ et _Caron t'appelle_, comme deux modèles,
l'un de sensibilité et l'autre d'imagination. Le premier n'a subi aucune
altération en passant sur la scène française; il n'en est pas de même du
second, dont l'instrumentation a beaucoup gagné à cette épreuve. Gluck a
donné aux cors seuls à l'unisson l'appel lointain de la _conque_ de
Caron, qu'il avait, dans la pièce italienne, représentée avec
infiniment moins de bonheur par des trombones et des bassons. Le son du
cor _piano_, mystérieux et sourd, convient parfaitement à ce genre
d'effet. Gluck le rendit en même temps caverneux et étrange, en faisant
aboucher l'un contre l'autre, les pavillons des cors, de manière à ce
que les sons dussent se heurter au passage, et les deux instruments se
servir de sourdine mutuellement. L'opposition qu'on trouve toujours chez
les exécutants dès qu'il s'agit de déranger quelque chose à leurs
habitudes, a fait abandonner depuis longtemps ce moyen employé du vivant
de l'auteur; et comme la partition ne porte aucune indication à ce
sujet, il est probable que ce sera dans peu une tradition perdue.

Parmi les fragments des derniers actes de l'_Alceste_ italienne qui ont
été supprimés dans la traduction, citons le grand récitatif mesuré:
_Ovve fuggo?.... ovve m'ascondo?....._ Bizarre, pathétique et effrayant
au plus haut degré; et l'air fort développé, mais très insignifiant
d'Evandre, dont les premières paroles m'échappent. L'Alceste française
compte plusieurs morceaux fort beaux, que Gluck a écrits à Paris
spécialement pour elle; tels que l'air sublime: _Ah! divinités
implacables!_ le chœur: _Vivez, régnez_; et le monologue d'Alceste
pendant le ballet: _Ces chants me déchirent le cœur_.

Pour le délicieux chœur de danse: _Parez vos fronts de fleurs
nouvelles_, Gluck l'avait emprunté à sa partition d'_Helena e Paride_,
aujourd'hui tout-à-fait inconnue.



LE SUICIDE PAR ENTHOUSIASME.


L'enthousiasme est une passion comme l'amour. Le _fait_ que nous allons
rapporter en fournit une preuve nouvelle. En 1808, un jeune musicien
remplissait depuis trois ans, avec un dégoût évident, l'emploi de
premier violon dans un théâtre du midi de la France. L'ennui qu'il
apportait chaque soir à l'orchestre, où il s'agissait presque toujours
d'accompagner _le Tonnelier_, _le Roi et le Fermier_, _les Prétendus_ ou
quelque autre partition de la même école, l'avait fait passer dans
l'esprit de la plupart de ses camarades pour un insolent fanfaron de
goût et de science, qu'il s'imaginait, disaient-ils, avoir seul en
partage, ne faisant aucun cas de l'opinion du public dont les
applaudissements lui faisaient hausser les épaules, ni de celles des
artistes qu'il avait l'air de regarder comme des enfants. Ses rires
dédaigneux et ses mouvements d'impatience, chaque fois qu'un pont-neuf
se présentait sous son archet, lui avaient fréquemment attiré de sévères
réprimandes de la part de son chef d'orchestre, auquel il eût depuis
longtemps envoyé sa démission, si la misère, qui semble presque toujours
choisir pour ses victimes des êtres de cette nature, ne l'avait
irrévocablement cloué devant son pupitre huileux et enfumé.

Adolphe D*** était, comme on voit, un de ces artistes prédestinés à la
souffrance qui, portant en eux-mêmes un idéal du beau, le poursuivent
sans relâche, haïssant avec fureur tout ce qui n'y ressemble pas. Gluck,
dont il avait copié les partitions pour mieux les connaître, et qu'il
savait par cœur, était son idole. Il le lisait, jouait et chantait à
toute heure. Un malheureux amateur auquel il donnait des leçons de
solfége, eut l'imprudence de lui dire un jour que ces opéras de Gluck
n'étaient que des cris et du plain-chant; D***, rougissant
d'indignation, ouvre précipitamment le tiroir de son bureau, en tire une
dizaine de cachets de leçons, dont l'amateur lui devait le prix, et les
lui jetant à la tête: «Sortez de chez moi, dit-il, je ne veux ni de
vous, ni de votre argent, et si vous osez repasser le seuil de ma porte,
je vous jette par la fenêtre.»

On conçoit qu'avec une pareille tolérance pour le goût des élèves, D***
ne dût pas faire fortune en donnant des leçons. _Spontini_ était alors
dans toute sa gloire. L'éclatant succès de la _Vestale_, annoncé par les
mille voix de la presse, rendait les dilettanti de chaque province
jaloux de connaître cette partition tant vantée par les Parisiens, et
les malheureux directeurs de théâtre s'évertuaient à tourner, sinon à
vaincre, les difficultés d'exécution et de mise en scène du nouvel
ouvrage.

Le directeur de D***, ne voulant pas rester en arrière du mouvement
musical, annonça bientôt à son tour que la _Vestale_ était à l'étude.
D***, exclusif comme tous les esprits ardents auxquels une éducation
solide n'a pas appris à motiver leurs jugements, montra d'abord une
prévention défavorable à l'opéra de Spontini dont il ne connaissait pas
une note. «On prétend que c'est un style nouveau, plus mélodique que
celui de Gluck: tant pis pour l'auteur, la mélodie de Gluck me suffit;
le mieux est ennemi du bien. Je parie que c'est détestable.»

Ce fut en pareilles dispositions qu'il arriva à l'orchestre le jour de
la première répétition générale. Comme chef de pupitre, il n'avait pas
été tenu d'assister aux répétitions partielles qui avaient précédé
celle-là, et les autres musiciens, qui, tout en admirant _Lemoine_,
trouvaient néanmoins _Spontini_ fort beau, se dirent à son arrivée:
«Voyons ce que va décider le grand Adolphe.» Celui-ci répéta sans
laisser échapper un mot, un signe d'admiration ou de blâme. Un étrange
bouleversement s'opérait en lui. Comprenant bien, dès la première scène,
qu'il s'agissait là d'une œuvre haute et puissante, que _Spontini_ était
un génie dont il ne pouvait méconnaître la supériorité, mais ne se
rendant pas compte cependant de ses procédés, tout nouveaux pour lui, et
qu'une mauvaise exécution de province rendait encore plus difficile à
saisir, D*** emprunta la partition, en apprit les paroles, étudia un à
un l'esprit, le caractère de chaque personnage, et se jetant ensuite
dans l'analyse de la partie musicale, suivit ainsi la route qui devait
l'amener à une connaissance véritable et complète de l'opéra entier.
Depuis lors, on observa qu'il devenait de plus en plus morose et
taciturne, éludant les questions qui lui étaient adressées, ou riant
d'un air sardonique quand il entendait ses camarades se récrier
d'admiration: «Imbéciles! pensait-il sans doute, vous êtes bien capables
de concevoir un tel ouvrage, vous qui admirez les _Prétendus_.»

Ceux-ci ne doutaient pas, à cette expression d'ironie empreinte sur les
traits de D*** qu'il ne fût aussi sévère pour _Spontini_ qu'il l'avait
été pour _Lemoine_, et qu'il ne confondît les trois compositeurs dans la
même condamnation. Le final du second acte l'ayant ému cependant
jusqu'aux larmes, un jour que l'exécution était un peu moins exécrable
que de coutume, on ne sut plus que penser de lui. Il est fou, disaient
les uns; c'est une comédie qu'il joue, disaient les autres; et tous,
c'est un pauvre musicien. D***, immobile sur sa chaise, plongé dans une
rêverie profonde, essuyant furtivement ses yeux, ne répondait mot à
toutes ces impertinences; mais un trésor de mépris et de rage s'amassait
dans son cœur. L'impuissance de l'orchestre, celle plus évidente encore
des chœurs, le défaut d'intelligence et de sensibilité des acteurs, les
broderies de la première chanteuse, les mutilations de toutes les
phrases, de toutes les mesures, les coupures insolentes, en un mot les
tortures de toute espèce qu'il voyait infliger à l'œuvre devenue l'objet
de sa profonde adoration et qu'il possédait comme l'auteur lui-même, lui
faisaient éprouver un supplice que je connais fort bien, mais que je ne
saurais décrire. Après le second acte, la salle entière s'étant levée un
soir en poussant des cris d'admiration, D*** sentit sa fureur le
submerger, et comme un habitué du parquet lui adressait, plein de joie,
cette question banale:

--«Eh bien! monsieur Adolphe, que dites-vous de cela?

--»Je dis, lui cria D*** pâle de colère, que vous et tous ceux qui se
démènent dans cette salle, êtes des sots, des ânes, des brutes, dignes
tout au plus de la musique de _Lemoine_, puisque au lieu d'assommer le
directeur, les chanteurs et les musiciens, vous prenez part, en
applaudissant, à la plus indigne profanation dont on puisse flétrir le
génie.»

Pour cette fois, l'incartade était trop forte, et malgré le talent
d'exécution du fougueux artiste, qui en faisait un sujet précieux,
malgré la misère affreuse où l'allait réduire une destitution, le
directeur, pour venger l'injure du public, se vit forcé de la lui
envoyer.

D***, contre l'ordinaire des caractères de sa trempe, avait des goûts
fort peu dispendieux. Quelques épargnes faites sur les appointements de
sa place et les leçons qu'il avait données jusqu'à cette époque, lui
assurant pour trois mois au moins son existence, amortirent le coup de
la destitution et la lui firent même envisager comme un événement
heureux qui pouvait exercer une influence favorable sur sa carrière
d'artiste, en le rendant à la liberté. Mais le charme principal de
cette délivrance inattendue venait d'un projet de voyage que D***
roulait dans sa tête, depuis que le génie de Spontini lui était apparu.
Entendre la _Vestale_ à Paris, tel était le but constant de son
ambition. Le moment d'y atteindre paraissait arrivé, quand un incident,
que notre enthousiaste ne pouvait prévoir, vint y mettre obstacle. Né
avec un tempérament de feu, des passions indomptables, Adolphe cependant
était timide auprès des femmes, et à part quelques intrigues, fort peu
poétiques avec les princesses de son théâtre, l'amour furieux, dévorant,
l'amour frénésie, le seul qui pût être le véritable pour lui, n'avait
point encore ouvert de cratère dans son cœur. En rentrant un soir chez
lui, il trouva le billet suivant:

     «Monsieur, s'il vous était possible de consacrer quelques heures à
     l'éducation musicale d'une élève, assez forte déjà pour ne pas
     mettre votre patience à de trop rudes épreuves, je serais heureuse
     que vous voulussiez bien en disposer en ma faveur. Vos talents sont
     connus et appréciés, beaucoup plus peut-être que vous ne le
     soupçonnez vous-même; ne soyez donc pas surpris si, à peine arrivée
     dans votre ville, une parisienne s'empresse de vous confier la
     direction de ses études dans le bel art que vous honorez et
     comprenez si bien.

     «HORTENSE N***.»

Le mélange de flatterie et de fatuité, le ton à la fois dégagé et
engageant de cette lettre, excitèrent la curiosité de D***, et au lieu
d'y répondre par écrit, il résolut d'aller en personne remercier la
Parisienne de sa confiance, l'assurer qu'elle ne le _surprenait_
nullement, et lui apprendre que, sur le point de partir lui-même pour
Paris, il ne pouvait entreprendre la tâche fort agréable sans doute
qu'elle lui proposait. Ce petit discours, répété d'avance avec le ton
d'ironie qui lui convenait, expira sur les lèvres de l'artiste en
entrant dans le salon de l'étrangère. Sa grâce originale et mordante, sa
mise élégante et recherchée, ce je ne sais quoi enfin qui fascine dans
la démarche, dans tous les mouvements d'une beauté de la
Chaussée-d'Antin, produisirent tout leur effet sur Adolphe. Au lieu de
railler, il commençait à exprimer sur son prochain départ des regrets,
dont le son de sa voix et le trouble de toute sa personne décelaient la
sincérité, quand madame N***, en femme habile, l'interrompit:

--«Vous partez, monsieur? oh! mon Dieu! j'ai été bien inspirée de ne pas
perdre de temps. Puisque c'est à Paris que vous allez, commençons nos
leçons pendant le peu de jours qui vous restent; immédiatement après la
saison des eaux, je retourne dans la capitale où je serai charmée de
vous revoir et de profiter alors plus librement de vos conseils.»
Adolphe, heureux intérieurement de voir les raisons dont il avait
motivé son refus si facilement détruites, promit de commencer le
lendemain, et sortit tout rêveur. Ce jour-là il ne pensa pas à la
_Vestale_.

Madame M*** était une de ces femmes _adorables_ (comme on dit au café
Anglais, chez Tortoni et dans trois ou quatre autres foyers de dandysme)
qui, trouvant _délicieusement originales_ leurs moindres fantaisies,
pensent que ce serait _un meurtre_ de ne pas les satisfaire, et
professent en conséquence une sorte de respect pour leurs propres
caprices, quelque absurdes qu'ils soient.

--«Mon cher Fr***, disait, il y a quelques mois, une de ces charmantes
créatures à un dilettante célèbre, vous connaissez Rossini, dites-lui
donc de ma part que son _Guillaume Tell_ est une chose mortelle; que
c'est à périr d'ennui, et qu'il ne _s'avise_ pas d'écrire un second
opéra dans ce style, autrement madame M***** et moi, qui l'avons si bien
soutenu, nous l'abandonnerions sans retour.»

Une autre fois:

--«Qu'est-ce donc que ce nouveau pianiste polonais, dont tous les
artistes raffolent et dont la musique est _si bizarre_? Je veux le voir,
amenez-le moi demain.»

--«Madame, je ferai mon possible pour cela, mais je dois vous avouer
que je connais peu l'auteur des mazourkas et qu'il n'est point à mes
ordres.»

--«Non, sans doute, il n'est pas à vos ordres, mais il _doit être aux
miens_. Ainsi je compte sur lui.»

Cette singulière invitation n'ayant pas été acceptée, la souveraine
annonça à ses sujets que M. _Chopin_ était un _petit original_ jouant
_passablement_ du piano, mais dont la musique n'était qu'un _logogriphe_
perpétuel _fort ridicule_.

Une fantaisie de cette nature fut le seul motif de la lettre
passablement impertinente qu'Adolphe reçut de madame N***, au moment où
il s'occupait de son départ pour Paris. La belle Hortense était de la
plus grande force sur le piano et possédait une voix superbe, dont elle
se servait aussi avantageusement qu'il est possible de le faire, quand
l'ame n'y est pas. Elle n'avait donc nul besoin des leçons de l'artiste
provençal; mais l'apostrophe lancé par celui-ci, en plein théâtre, à la
face du public, avait, comme on le pense bien, retenti dans la ville.
Notre Parisienne en entendant parler de toutes parts, demanda et obtint
sur le héros de l'aventure des renseignements qui lui parurent piquants.
Elle _voulut le voir_ aussi; comptant bien, après avoir à loisir examiné
l'_original_, fait craquer tous ses ressorts, joué de lui comme d'un
nouvel instrument, lui donner un congé illimité. Il en arriva tout
autrement cependant, au grand dépit de la jolie _simia parisiensis_.
Adolphe était fort bien; de grands yeux noirs pleins de feu, des traits
réguliers qu'une pâleur habituelle couvrait d'une teinte légère de
mélancolie, mais où brillait par intervalles l'incarnat le plus vif,
selon que l'enthousiasme ou l'indignation faisaient battre son cœur; une
tournure distinguée et des manières fort différentes de celles qu'on
aurait pu lui supposer, à lui qui n'avait guère vu le monde que par le
trou de la toile de son théâtre; son caractère emporté et timide à la
fois, où se rencontrait le plus singulier assemblage de raideur et de
grâce, de patience et de brusquerie, de jovialité subite et de rêverie
profonde, en faisaient, par tout ce qu'il y avait en lui d'imprévu,
l'homme le plus capable d'enlacer une coquette dans ses propres filets.
C'est ce qui arriva, sans préméditation aucune de la part d'Adolphe
pourtant; car il fut pris le premier. Dès la première leçon, la
supériorité musicale de madame N*** se montra dans tout son éclat; au
lieu de recevoir des conseils, elle en donna presque à son maître. Les
sonates de Steibelt, le Hummel du temps, les airs de Paësiello et de
Cimarosa qu'elle couvrait de broderies parfois d'une audacieuse
originalité, lui fournirent l'occasion de faire scintiller
successivement chacune des facettes de son talent. Adolphe, pour qui
une telle femme et une pareille exécution étaient choses nouvelles, fut
bientôt complètement sous le charme. Après la grande fantaisie de
Steibelt (l'_Orage_), où Hortense lui sembla disposer de toutes les
puissances de l'art musical:

--«Madame, lui dit-il tremblant d'émotion, vous vous êtes moquée de moi
en me demandant des leçons; mais comment pourrais-je vous en vouloir
d'une mystification qui m'a ouvert à l'improviste le monde poétique, le
ciel de mes songes d'artiste, en faisant de chacun de mes rêves autant
de sublimes réalités? Continuez à me mystifier ainsi, madame, je vous en
conjure, demain, après-demain, tous les jours, et je vous devrai les
plus enivrantes jouissances qu'il m'ait été donné de connaître de ma
vie.»

L'accent avec lequel ces paroles furent dites par D***, les larmes qui
roulaient dans ses yeux, le spasme nerveux qui agitait ses membres,
étonnèrent Hortense bien plus encore que son talent à elle n'avait
surpris le jeune artiste. Si les cadences, les traits, les harmonies
pompeuses, les mélodies découpées en dentelle, en naissant sous les
blanches mains de la gracieuse fée, causaient à Adolphe une sorte
d'asphixie d'admiration, la nature impressionnable de celui-ci, sa vive
sensibilité, les expressions pittoresques dont il se servait pour
exprimer son enthousiasme, ne frappèrent pas moins vivement Hortense.

Il y avait si loin des suffrages passionnés, de ces joies si vraies de
l'artiste, aux bravos tièdes et étudiés des merveilleux de Paris, que
l'amour-propre tout seul aurait suffi pour faire regarder, sans trop de
rigueur, un homme d'un extérieur moins avantageux que notre héros. L'art
et l'enthousiasme se trouvaient en présence pour la première fois; le
résultat d'une pareille rencontre était facile à prévoir..... Adolphe,
ivre, fou d'amour, ne cherchant ni à cacher, ni même à modérer les élans
de sa passion toute méridionale, désorienta Hortense et déjoua ainsi,
sans s'en douter, le plan de défense médité par la coquette. Tout cela
était si neuf pour elle! Sans ressentir réellement rien qui approchât de
la dévorante ardeur de son amant, elle comprenait cependant qu'il y
avait là tout un monde de sensations (si non de sentiments), que de
fades liaisons contractées antérieurement ne lui avaient jamais dévoilé.
Ils furent heureux ainsi, chacun à sa manière, pendant quelques
semaines; le départ pour Paris fut, on le pense bien, indéfiniment
ajourné. La musique était pour Adolphe un écho de son bonheur profond,
le miroir où allaient se réfléchir les rayons de sa délirante passion,
et d'où ils revenaient plus brûlants à son cœur. Pour Hortense, au
contraire, l'art musical n'était qu'un délassement sur lequel elle
était blasée dès longtemps; il ne lui procurait que d'agréables
distractions, et le plaisir de briller aux yeux de son amant, était bien
souvent le mobile unique qui pût l'attirer au piano.

Tout entier à sa rage de bonheur, Adolphe dans les premiers jours, avait
un peu oublié le fanatisme qui jusqu'alors avait rempli sa vie.
Quoiqu'il fût loin de partager les opinions parfois étranges de madame
N**, sur le mérite des différentes compositions qui formaient son
répertoire, il lui faisait néanmoins d'étonnantes concessions, évitant,
sans trop savoir pourquoi, les points de doctrine artistique où un vague
instinct l'avertissait qu'il y aurait eu entre eux une divergence trop
marquée. Il ne fallait rien moins qu'un blasphême affreux, comme celui
qui lui avait fait mettre à la porte un de ses élèves, pour détruire
l'équilibre, que l'amour violent de D*** établissait dans son cœur avec
ses convictions despotiques et passionnées sur la musique. Et ce
blasphême, les jolies lèvres d'Hortense le laissèrent échapper.

C'était par une belle matinée de printemps; Adolphe, aux pieds de sa
maîtresse, savourait ce bonheur mélancolique, cet accablement délicieux
qui succède aux grandes crises de volupté. L'athée lui-même, en de
pareils instants, entend au dedans de lui s'élever un hymne de
reconnaissance vers la cause inconnue qui lui donna la vie; la mort, la
mort _rêveuse et calme comme la nuit_, suivant la belle expression de
Moore, est alors le bien auquel on aspire, le seul que nos yeux voilés
de pleurs célestes nous laissent entrevoir, pour couronner cette ivresse
surhumaine. La vie commune, la vie sans poésie, sans amour, la vie en
prose, où l'on marche au lieu de voler, où l'on parle au lieu de
chanter, où tant de fleurs aux couleurs brillantes sont sans parfum et
sans grâce, où le génie n'obtient que le culte d'un jour et des hommages
glacés, où l'art trop souvent contracte d'indignes alliances; la vie
enfin, se présente alors sous un aspect si morne, si désert et si
triste, que la mort, fût-elle dépourvue du charme réel que l'homme noyé
dans le bonheur lui trouve, serait encore pour lui désirable, en lui
offrant un refuge assuré contre l'existence insipide qu'il redoute
par-dessus tout.

Perdu en de telles pensées, Adolphe tenait une des mains délicates de
son amie, imprimant sur chaque doigt de petites morsures qu'il effaçait
aussitôt par des baisers sans nombre; pendant que de son autre main,
Hortense bouclait en fredonnant les noirs cheveux de son amant.

En écoutant cette voix si pure, si pleine de séductions, une tentation
irrésistible le saisit à l'improviste.

«--Oh! dis-moi l'élégie de la _Vestale_, mon amour, tu sais:

    Toi que je laisse sur la terre,
    Mortel que je n'ose nommer[37].

«Chantée par toi, cette prodigieuse inspiration doit être d'un sublime
inouï. Je ne sais comment je ne te l'ai pas encore demandée. Chante,
chante-moi Spontini; que j'obtienne tous les bonheurs ensemble!

«--Quoi! c'est cela que vous voulez? répliqua madame N***, en faisant
une petite moue qu'elle croyait charmante, cette grande lamentation
monotone _vous plaît_?... Oh Dieu! que c'est ennuyeux! quelle psalmodie!
Pourtant, si vous y tenez....»

La froide lame d'un poignard en entrant dans son cœur ne l'eût pas
déchiré plus cruellement que ces paroles. Se levant en sursaut comme un
homme qui découvre un animal immonde dans l'herbe sur laquelle il
s'était assis, Adolphe, fixa d'abord sur Hortense des yeux pleins d'un
feu sombre et menaçant; puis, se promenant avec agitation dans
l'appartement, les poings fermés, les dents serrées convulsivement, il
sembla se consulter sur la manière dont il allait répondre et entamer la
rupture; car pardonner un pareil mot, était chose impossible.
L'admiration et l'amour avaient fui; l'ange devenait une femme vulgaire;
l'artiste supérieure retombait au niveau des amateurs ignorants et
superficiels, qui veulent que l'art _les amuse_, et n'ont jamais
soupçonné qu'il eût une plus noble mission; Hortense n'était plus qu'une
forme gracieuse sans intelligence et sans ame; la musicienne avait des
doigts agiles et un larynx sonore... rien de plus.

Toutefois, malgré la torture affreuse qu'Adolphe ressentait d'une
pareille découverte, malgré l'horreur d'un aussi brusque
désenchantement, il n'est pas probable qu'il eût manqué d'égards et de
ménagements, en rompant avec une femme dont le seul crime, après tout,
était de n'avoir qu'une organisation inférieure à la sienne, d'aimer le
_joli_ sans comprendre le _beau_. Mais, incapable comme était Hortense
de croire à la violence de l'orage qu'elle venait de soulever, la
contraction subite de tous les traits d'Adolphe, sa promenade agitée
dans le salon, son indignation à peine contenue, lui parurent choses si
comiques, qu'elle ne put résister à un accès de folle gaîté, et laissa
échapper un bruyant éclat de rire. Avez-vous jamais remarqué tout ce que
le rire éclatant a d'odieux dans certaines femmes?... Pour moi il est
l'indice le plus sûr de la sécheresse de cœur, de l'égoïsme et de la
coquetterie. Autant l'expression d'une joie vive a de charme et de
pudeur chez quelques femmes, autant elle est chez d'autres pleine d'une
indécente ironie. Leur voix prend alors un timbre incisif, effronté,
impudique, d'autant plus haïssable que la femme est plus jeune et plus
jolie; en pareille occasion, je comprends les délices du meurtre, et je
cherche machinalement sous ma main l'oreiller d'Othello. Adolphe avait
sans doute la même manière de sentir à cet égard. Il n'aimait déjà plus
madame N*** l'instant d'auparavant; mais il la plaignait d'avoir des
facultés aussi bornées; il l'eût quittée avec froideur, mais sans
outrage. Ce rire sot et bruyant auquel elle s'abandonna sans réserve, au
moment où le malheureux artiste sentait sa poitrine se déchirer,
l'exaspéra. Un éclair de haine et d'un indicible mépris brilla soudain
dans ses yeux; essuyant d'un geste rapide, et son front couvert d'une
froide sueur et l'écume sanglante qui s'échappait de ses lèvres:

--«Madame, lui dit-il, d'une voix qu'elle ne lui avait jamais vu
prendre, vous êtes une sotte!»

Le soir même il était sur la route de Paris.

Ce que pensa la moderne Ariane en se voyant ainsi délaissée, nul ne le
sait. En tout cas, il est probable que le Bacchus qui devait la consoler
et guérir la cruelle blessure faite à son amour-propre, ne se fit pas
attendre. Hortense n'était pas femme à demeurer ainsi dans l'inaction.
_Il fallait un aliment à l'activité de son esprit et de son cœur._ C'est
la phrase consacrée au moyen de laquelle ces dames poétisent et veulent
justifier leurs écarts les plus prosaïques.

Quoi qu'il en soit, dès la seconde journée de son voyage, Adolphe,
complètement désenchanté, était tout entier au bonheur de voir son
projet favori, son idée fixe, sur le point de devenir une réalité. Il
allait se trouver enfin à Paris, au centre du monde musical, il allait
entendre ce magnifique orchestre de l'Opéra, ces chœurs si nombreux, si
puissants, entendre madame Branchu dans la _Vestale_..... Un feuilleton
de Geoffroy, qu'Adolphe lut en arrivant à Lyon, vint exaspérer encore
son impatience. Contre l'ordinaire du célèbre critique, il n'avait eu
que des éloges à donner.

«Jamais, disait-il, la belle partition de Spontini n'a été rendue avec
un pareil ensemble par les masses, ni avec une inspiration aussi
véhémente par les acteurs principaux. Madame Branchu, entre autres,
s'est élevée au plus haut degré de pathétique; cantatrice habile, douée
d'une voix puissante, tragédienne consommée, elle est peut-être le sujet
le plus précieux dont ait pu s'enorgueillir l'Opéra depuis sa fondation;
n'en déplaise aux partisans exclusifs de la Saint-Huberti. Madame
Branchu est petite malheureusement; mais le naturel de ses poses,
l'énergique vérité de ses gestes et le feu de ses yeux font disparaître
ce défaut de stature; et dans ses débats avec les prêtres de Vesta,
l'expression de son jeu est si grandiose qu'elle semble dominer le
colosse Dérivis de toute la tête. Hier, un entre-acte fort long a
précédé le troisième acte. La raison de cette interruption insolite dans
la représentation était due à l'état violent où le rôle de Julia et la
musique de Spontini avaient jeté la cantatrice. Dans la prière (_O des
infortunés_), sa voix tremblante indiquait déjà une émotion qu'elle
avait peine à maîtriser; mais au final (_De ces lieux prêtresse
adultère_), son rôle tout de pantomime ne l'obligeant pas aussi
impérieusement à contenir les transports qui l'agitaient, des larmes ont
inondé ses joues, ses gestes sont devenus désordonnés, incohérents,
fous, et au moment où le pontife lui jette sur la tête l'immense voile
noir, qui la couvre comme un linceul, au lieu de s'enfuir éperdue,
ainsi, qu'elle avait fait jusqu'alors, madame Branchu est tombée
évanouie aux pieds de la grande Vestale. Le public, qui prenait tout
cela pour de nouvelles combinaisons de l'actrice, a couvert de ses
acclamations la péroraison de ce magnifique final; chœurs, orchestre,
tamtam, Dérivis, tout a disparu sous les cris du parterre. La salle
entière était bouleversée.»

Un cheval! un cheval! mon royaume pour un cheval! s'écriait Richard III.
Adolphe eût donné la terre entière pour pouvoir à l'instant même quitter
Lyon au galop. Il respirait à peine en lisant ces lignes; ses artères
battaient dans son cerveau à lui donner des vertiges, il avait la
fièvre. Force lui fut cependant d'attendre le départ de la lourde
voiture, si improprement nommée diligence, où sa place était retenue
pour le lendemain. Pendant les quelques heures qu'il dut demeurer dans
les murs de Lyon, Adolphe n'eut garde d'entrer dans un théâtre. En toute
autre occasion, il s'en fût empressé; mais certain aujourd'hui
d'entendre bientôt le chef-d'œuvre de Spontini dignement exécuté, il
voulait jusque-là rester vierge et pur de tout contact avec les muses
provinciales. On partit enfin. D***, enfoncé dans un coin de la voiture,
tout entier à ses pensées, gardait un farouche silence, ne prenant
aucune part au caquetage de trois dames fort attentives à entretenir
avec deux militaires une conversation suivie. On parla de tout comme à
l'ordinaire; et quand vint le tour de la musique, les mille et une
absurdités débitées, à ce sujet, purent à peine arracher à Adolphe ce
laconique à parte:»Bécasses!!» Il fut obligé pourtant, le second jour
du voyage, de répondre aux questions que la plus âgée des femmes s'avisa
de lui adresser. Impatientées toutes les trois du mutisme obstiné du
jeune voyageur et des sourires sardoniques qui se dessinaient de temps
en temps sur ses traits, elles décidèrent qu'il parlerait et qu'on
saurait le but de son voyage.

--Monsieur va à Paris sans doute?

--Oui, madame.

--Pour étudier le droit?

--Non, madame.

--Ah! monsieur est étudiant en médecine?

--Vous vous trompez, madame.

L'interrogatoire finit là pour cette fois, mais il recommença le
lendemain avec une insistance bien propre à faire perdre patience à
l'homme le plus endurant.

--Il paraît que monsieur va entrer à l'école polytechnique.

--Non, madame.

--Alors, monsieur est dans le commerce?

--Oh! mon Dieu, non, madame.

--A la vérité, rien n'est plus agréable que de voyager pour son plaisir,
comme fait monsieur, selon toute apparence.

--Si tel a été mon but en partant, je crois, madame, qu'il me sera
difficile de l'atteindre pour peu que l'avenir ressemble au présent.

Cette répartie faite d'un ton sec, imposa enfin silence à l'impertinente
questionneuse, et Adolphe put reprendre le cours de ses méditations.
Qu'allait-il faire en arrivant à Paris... n'emportant pour toute fortune
que son violon et une bourse de deux cents francs, quels moyens employer
pour utiliser l'un et épargner l'autre... Pourrait-il tirer parti de son
talent... Qu'importaient après tout de pareilles réflexions, de telles
craintes pour l'avenir... N'allait-il pas entendre la _Vestale_?
N'allait-il pas connaître dans toute son étendue le bonheur si longtemps
rêvé? Dût-il mourir après cette immense jouissance! avait-il le droit de
se plaindre?.. n'était-il pas juste au contraire, que la vie eût un
terme quand la somme des joies, qui suffit d'ordinaire à toute la durée
de l'existence humaine, est dépensée d'un seul coup.

C'est dans cet état d'exaltation que l'artiste provençal arriva à Paris.
A peine débarqué, il court aux affiches; que voit-il sur celle de
l'Opéra? les _Prétendus_.--«Insolente mystification, s'écria-il; c'était
bien la peine de me faire chasser de mon théâtre; de m'enfuir devant la
musique de Lemoine, comme devant la lèpre et la peste, pour la retrouver
encore au grand Opéra de Paris.» Le fait est que cet ouvrage bâtard, ce
modèle du style rococo, poudré, brodé, galonné, qui semble avoir été
écrit exclusivement pour les vicomtes de Jodelet et les marquis de
Mascarille, était alors en grande faveur. Lemoine alternait sur
l'affiche de l'Opéra avec Gluck et Spontini. Aux yeux d'Adolphe, ce
rapprochement était une profanation; il lui semblait que la scène
illustrée par les plus beaux génies de l'Europe, ne devait pas être
ouverte à d'aussi pâles médiocrités; que le noble orchestre, tout
frémissant encore des mâles accents d'Iphigénie en Tauride ou d'Alceste,
n'aurait pas dû être ravalé jusqu'à accompagner les fredons de Mondor et
de la Dandinière. Quant au parallèle de la _Vestale_ avec ces misérables
tissus de ponts-neufs, il s'efforçait d'en repousser l'idée; cette
abomination lui figeait le sang dans les veines. Il y a encore
aujourd'hui quelques esprits ardents ou _extravagants_ (comme on
voudra), qui ont exactement la même manière de voir à ce sujet.

Dévorant son désapointement, Adolphe retournait tristement chez lui,
quand le hasard lui fit rencontrer un de ses compatriotes, auquel il
avait autrefois donné des leçons de violon. Celui-ci, riche amateur,
fort répandu dans le monde musical, s'empressa de mettre son maître au
courant de tout ce qui s'y passait et lui apprit que les représentations
de la _Vestale_, suspendues par l'indisposition de madame Branchu, ne
seraient vraisemblablement reprises que dans quelques semaines. Les
ouvrages de Gluck eux-mêmes, quoique formant habituellement le fond du
répertoire de l'Opéra, n'y figurèrent pas pendant les premiers temps du
séjour d'Adolphe à Paris. Ce hasard lui rendit ainsi plus facile
l'accomplissement du vœu qu'il avait fait, de conserver pour Spontini sa
virginité musicale. En conséquence, il ne mit les pieds dans aucun
théâtre, s'abstint de toute espèce de musique, n'assistant ni aux revues
de la garde, ni aux messes solennelles de Notre-Dame, se bornant à
chercher une place qui pût le faire vivre, sans le condamner cependant à
recommencer la vie de galérien qui lui avait été si odieuse en province.
Il s'agissait pour cela de trouver un emploi dans un des trois théâtres
lyriques. Il se fit entendre successivement aux différents chefs
d'orchestre. M. Persuis, qui conduisait l'Opéra et celui sur lequel il
comptait le moins, fut le seul qui l'encouragea et lui donna des
espérances. Adolphe lui plut, son talent d'exécution, sans être très
remarquable, le rendait cependant fort propre à tenir avantageusement
son rang parmi les violons de l'Opéra. Persuis l'engagea à revenir le
voir, lui offrant ses conseils, avec l'assurance que la première place
vacante à l'orchestre serait pour lui. Tranquille de ce côté, et deux
élèves que son protecteur lui avait procurés, facilitant ses moyens
d'existence, l'adorateur de Spontini sentait redoubler son impatience
d'entendre la magique partition. Chaque jour, il courait aux affiches,
chaque jour son attente était trompée. Le 22 mars, arrivé le matin au
coin de la rue Richelieu, au moment où l'afficheur montait sur son
échelle, Adolphe après avoir vu placarder successivement le Vaudeville,
l'Opéra-Comique, le Théâtre Italien, la Porte-Saint-Martin, vit déployer
lentement une grande feuille brune qui portait en tête: _Académie
Impériale de Musique_ et faillit tomber sur le pavé en lisant enfin ce
nom tant désiré: _La Vestale_.

A peine Adolphe eut-il jeté les yeux sur l'affiche qui lui annonçait la
_Vestale_ pour le lendemain, qu'une sorte de délire s'empara de lui. Il
commença une folle course dans les rues de Paris, se heurtant contre les
angles des maisons, coudoyant les passants, riant de leurs injures,
parlant, chantant, gesticulant comme un échappé de Charenton.

Abîmé de fatigue, couvert de boue, il s'arrêta enfin dans un café,
demanda à dîner, dévora, sans presque s'en apercevoir, ce que le garçon
avait mis devant lui et tomba dans une tristesse étrange. Saisi d'un
effroi dont il ne pouvait pas bien démêler la cause, en présence de
l'évènement immense qui allait s'accomplir pour lui, il écouta quelque
temps les rudes battements de son cœur, pleura, et laissant tomber sa
tête amaigrie sur la table, s'endormit profondément. La journée du
lendemain fut plus calme; une visite à Persuis en abrégea la durée.
Celui-ci en voyant Adolphe, lui remit une lettre avec le timbre de
l'administration de l'Opéra; c'était sa nomination à la place de second
violon. Adolphe remercia son protecteur, mais sans empressement; cette
faveur qui, dans un autre moment, l'eût comblé de joie, n'était plus à
ses yeux qu'un accessoire de peu d'intérêt; quelques minutes après il
n'y songeait plus. Il évita de parler à Persuis de la représentation qui
devait avoir lieu le soir même; un pareil sujet de conversation eût
ébranlé jusqu'aux fibres les plus intimes de son cœur; il l'épouvantait.
Persuis ne sachant trop que penser de l'air singulier et des phrases
incohérentes du jeune homme, s'apprêtait de lui demander le motif de son
trouble, Adolphe qui s'en aperçut se leva aussitôt et sortit. Quelques
tours devant l'Opéra, une revue des affiches qu'il fit pour se bien
assurer qu'il n'y avait point de changement dans le spectacle, ni dans
le nom des acteurs, l'aidèrent à atteindre le soir de cette interminable
journée. Six heures sonnèrent enfin; vingt minutes après, Adolphe était
dans sa loge; car pour être moins troublé dans son admiration extatique
et pour mettre encore plus de solennité dans son bonheur, il avait,
malgré la folie d'une telle dépense, pris une loge pour lui seul. Nous
allons laisser notre enthousiaste rendre compte lui-même de cette
mémorable soirée. Quelques lignes qu'il écrivit en rentrant, à la suite
de l'espèce de journal d'où nous avons extrait ces détails, montrent
trop bien l'état de son ame et l'inconcevable exaltation qui faisait le
fond de son caractère; nous les donnerons ici sans y rien changer.


          23 mars, minuit,

     «Voilà donc la vie! je la contemple du haut de mon bonheur...
     impossible d'aller plus loin... je suis au faîte... redescendre?...
     rétrograder?... non certes, j'aime mieux partir avant que de
     nauséabondes saveurs puissent empoisonner le goût du fruit
     délicieux que je viens de cueillir. Quelle serait mon existence, si
     je la prolongeais?... celle de ces milliers de hannetons que
     j'entends bourdonner autour de moi. Enchaîné de nouveau derrière un
     pupitre, obligé d'exécuter alternativement des chefs-d'œuvre et
     d'ignobles platitudes, je finirais comme tant d'autres par me
     blaser; cette exquise sensibilité qui me fait percevoir tant de
     sensations, me rend accessible à tant de sentiments inconnus du
     vulgaire, s'émousserait peu à peu; mon enthousiasme se
     refroidirait, s'il ne s'éteignait pas tout entier sous la cendre de
     l'habitude. J'en viendrais peut-être à parler des hommes de génie,
     comme de créatures ordinaires; je prononcerais les noms de Gluck et
     de Spontini sans lever mon chapeau. Je sens bien que je haïrais
     toujours de toutes les forces de mon ame ce que je déteste
     aujourd'hui; mais n'est-il pas cruel de ne conserver d'énergie que
     pour la haine? La musique occupe trop de place dans mon existence.
     Cette passion a tué, absorbé toutes les autres. La dernière
     expérience que j'ai faite de l'amour m'a trop douloureusement
     désenchanté. Trouverais-je jamais une femme dont l'organisation
     fût montée au diapason de la mienne?... non, je le crains, elles
     ressemblent toutes plus ou moins à Hortense. J'avais oublié ce
     nom.... Hortense.... comme un seul mot de sa bouche m'a
     désillusionné!... Oh humiliation! avoir aimé de l'amour le plus
     ardent, le plus poétique, de toute la puissance du cœur et de
     l'ame, une femme sans ame et sans cœur, radicalement incapable de
     comprendre le sens des mots _amour_, _poésie_!... sotte, triple
     sotte! je n'y puis penser encore sans sentir mon front se colorer. . .
     . . . . . . . . . . . . . . J'ai eu hier la tentation d'écrire à
     Spontini pour lui demander la permission de l'aller voir; mais cette
     démarche eût-elle été bien accueillie, le grand homme ne m'aurait
     jamais cru capable de comprendre son ouvrage comme je le comprends.
     Je ne serais vraisemblablement à ses yeux qu'un jeune homme passionné
     qui s'est pris d'un engouement puéril, pour un ouvrage mille fois
     au-dessus de sa portée. Il penserait de moi ce qu'il doit
     nécessairement penser du public. Peut-être même attribuerait-il mes
     élans d'admiration à de honteux motifs d'intérêt, confondant ainsi
     l'enthousiasme le plus sincère avec la plus basse flatterie.
     Horreur!... Non, il vaut mieux en finir. Je suis seul dans le
     monde, orphelin dès l'enfance, ma mort ne sera un malheur pour
     personne. Quelques-uns diront: Il était fou. Ce sera mon oraison
     funèbre... Je mourrai après-demain... On doit donner encore la
     _Vestale_... que je l'entende une seconde fois!... Quelle œuvre!...
     comme l'amour y est peint!.., et le fanatisme! Tous ces
     prêtres-dogues, aboyant sur leur malheureuse victime... Quels
     accords dans ce final de géant... Quelle mélodie jusque dans les
     récitatifs... Quel orchestre... il se meut si majestueusement...
     les basses ondulent comme les flots de l'Océan. Les instruments
     sont des acteurs, dont la langue est aussi expressive, que celle
     qui se parle sur la scène. Dérivis a été superbe dans son récitatif
     du second acte; c'était le Jupiter tonnant. Madame Branchu, dans
     l'air: «_Impitoyables dieux_», m'a brisé la poitrine; j'ai failli
     me trouver mal. Cette femme est le génie incarné de la tragédie
     lyrique; elle me réconcilierait avec son sexe. Oh oui! je la verrai
     encore une fois, une fois... cette _Vestale_... production
     surhumaine, qui ne pouvait naître que dans un siècle de miracles
     comme celui de Napoléon. Je concentrerai en trois heures toute la
     vitalité de vingt ans d'existence... après quoi... j'irai...
     ruminer mon bonheur dans l'éternité.»

Deux jours après, à dix heures du soir, une détonnation se fit entendre
au coin de la rue de Rameau, en face de l'entrée de l'Opéra. Des
domestiques en riche livrée accoururent au bruit et relevèrent un jeune
homme baigné dans son sang qui ne donnait plus signe de vie. Au même
instant une dame qui sortait du théâtre, s'approchant pour demander sa
voiture, reconnut le visage sanglant d'Adolphe, et s'écria: «Oh! mon
Dieu, c'est le malheureux jeune homme qui me poursuit depuis Marseille!»
Hortense (car c'était elle) avait instantanément conçu la pensée de
faire ainsi tourner au profit de son amour-propre, la mort de celui qui
l'avait froissée par un si outrageant abandon. Le lendemain on disait
chez Tortoni: «Cette madame N*** est vraiment une femme délicieuse! à
son dernier voyage dans le Midi, un Provençal en est devenu tellement
fou, qu'il l'a suivie jusqu'à Paris, et s'est brûlé la cervelle à ses
pieds, hier au soir, à la porte de l'Opéra. Voilà un succès qui la
rendra encore cent fois plus séduisante.»

Pauvre Adolphe!

       *       *       *       *       *



ASTRONOMIE MUSICALE.



Révolution du Ténor autour du Public.

AVANT L'AURORE.


Le Ténor obscur est entre les mains d'un professeur habile, plein de
science, de patience, de sentiment et de goût, qui fait de lui d'abord
un lecteur consommé, un bon harmoniste, qui lui donne une méthode large
et pure, l'initie aux beautés des chefs-d'œuvre de l'art, et le façonne
enfin au grand style du chant. A peine a-t-il entrevu la puissance
d'émotion dont il est doué, le Ténor aspire au trône, il veut, malgré
son maître, débuter et régner. Sa voix, cependant, n'est pas encore
formée. Un théâtre de second ordre lui ouvre ses portes; il débute: il
est sifflé. Indigné de cet outrage, le Ténor rompt à l'amiable son
engagement, et, le cœur plein de mépris pour ses compatriotes, part au
plus vite pour l'Italie.

Il y trouve de terribles obstacles, qu'il renverse à la fin; on
l'accueille assez bien. Sa voix se transforme, devient pleine, forte,
mordante, propre à l'expression des passions vives autant qu'à celles
des sentiments les plus doux; le timbre de cette voix gagne peu à peu en
pureté, en fraîcheur, en candeur délicieuse; et ces qualités constituent
enfin un talent de premier ordre, dont l'influence est irrésistible. Le
succès vient. Les directeurs italiens qui entendent les affaires,
vendent, rachètent, revendent le pauvre Ténor, dont les modestes
appointements restent toujours les mêmes, bien qu'il enrichisse deux ou
trois théâtres par an. On l'exploite, on le pressure de mille façons, et
tant et tant, qu'à la fin sa pensée se reporte vers la patrie. Il lui
pardonne, il avoue même qu'elle a eu raison d'être sévère pour ses
premiers débuts. Il sait que le directeur de l'Opéra de Paris a l'œil
sur lui. On lui fait des propositions brillantes qui sont acceptées; il
repasse les Alpes.



LEVER HÉLIAQUE.


Le Ténor débute de nouveau, mais à l'Opéra cette fois, et devant un
public prévenu en sa faveur par ses triomphes d'Italie.

Des exclamations de surprise et de plaisir accueillent sa première
mélodie; dès ce moment son succès est décidé. Ce n'est pourtant que le
prélude des émotions qu'il doit exciter avant la fin de la soirée. On a
admiré dans ce passage la sensibilité et la méthode unies à un organe
d'une douceur enchanteresse; restent à connaître les accents
dramatiques, les cris de la passion. Un morceau se présente, où
l'audacieux artiste lance _à voix de poitrine, en accentuant chaque
syllabe_, plusieurs notes aiguës, avec une force de vibrations, une
expression de douleur déchirante et une beauté de sons, dont rien
jusqu'alors n'avait donné une idée. Un silence de stupeur règne dans la
salle, toutes les respirations sont suspendues, l'étonnement et
l'admiration se confondent dans un sentiment presque semblable à la
crainte; et dans le fait, on peut en avoir pour la fin de cette période
inouïe; mais quand elle s'est terminée triomphante, on juge des
transports de l'auditoire....

Nous voici au troisième acte. C'est un orphelin qui vient revoir la
chaumière de son père; son cœur d'ailleurs rempli d'un amour sans
espoir, tous ses sens, agités par les scènes de sang et de carnage que
la guerre vient de mettre sous ses yeux, succombent accablés sous le
poids du plus désolant contraste. Son père est mort; la chaumière est
déserte; tout est calme et silencieux: c'est la paix, c'est la tombe. Et
le sein sur lequel il lui serait si doux, en un pareil moment, de
répandre les larmes de la piété filiale, ce cœur auprès duquel seul, le
sien pourrait battre avec moins de douleur, l'infini l'en sépare...
_Elle_ ne sera jamais à lui... La situation est poignante et dignement
rendue par le compositeur. Ici, le chanteur s'élève à une hauteur à
laquelle on ne l'eût jamais cru capable d'atteindre; il est sublime.
Alors, de deux mille poitrines haletantes, s'élance une de ces
acclamations que l'artiste entend deux ou trois fois dans sa vie, et
qui suffisent à payer de longs et rudes travaux.

Puis les bouquets, les couronnes, les rappels; et le surlendemain, la
presse débordant d'enthousiasme et lançant le nom du radieux Ténor aux
échos de tous les points du globe où la civilisation a pénétré.

C'est alors, si j'étais moraliste, qu'il me prendrait fantaisie
d'adresser au triomphateur une homélie, dans le genre du discours que
fit Don Quichotte à Sancho, au moment où le digne écuyer allait prendre
possession de son gouvernement de Barataria:

«Vous voilà parvenu, lui dirais-je. Dans quelques semaines vous serez
célèbre; vous aurez de forts applaudissements et d'interminables
appointements. Les auteurs vous courtiseront, les directeurs ne vous
feront plus attendre dans leur antichambre, et si vous leur écrivez, ils
vous répondront. Des femmes, que vous ne connaissez pas, parleront de
vous comme d'un protégé ou d'un _ami intime_. On vous dédiera des livres
en prose et en vers. Au lieu de cent sous, vous serez obligé de donner
cent francs à votre portier le jour de l'an. On vous dispensera du
service de la garde nationale. Vous aurez des congés de temps en temps,
pendant lesquels les villes de province s'arracheront vos
représentations. On couvrira vos pieds de fleurs et de sonnets. Vous
chanterez aux soirées du préfet, et la femme du maire vous enverra des
abricots. Vous êtes sur le seuil de l'Olympe, enfin. Car si les Italiens
appellent les cantatrices _dive_ (déesses), il est bien évident que les
grands chanteurs sont des dieux. Eh bien! puisque vous voilà passé dieu,
soyez bon diable malgré tout; ne méprisez pas trop les gens qui vous
donneront de sages avis.

«Rappelez-vous que la voix est un instrument fragile, qui s'altère ou se
brise en un instant, souvent sans cause connue; qu'un accident pareil
suffit pour précipiter de son trône élevé le plus grand des dieux, et le
réduire à l'état d'homme, et à moins encore quelquefois.

«Ne soyez pas trop dur pour les pauvres compositeurs.

«Quand, du haut de votre élégant cabriolet, vous apercevrez dans la rue,
à pied, Meyerbeer, Spontini, Halévy ou Auber, ne les saluez pas d'un
petit signe d'amitié protectrice, dont ils riraient de pitié et dont les
passants s'indigneraient comme d'une suprême impertinence. N'oubliez pas
que plusieurs de leurs ouvrages seront admirés et pleins de vie, quand
le souvenir même de votre _ut_ de poitrine aura disparu à tout jamais.

«Si vous faites de nouveau le voyage d'Italie, n'allez pas vous y
engouer de quelque médiocre tisseur de cavatines, le donner, à votre
retour, pour un auteur classique, et nous dire d'un air impartial que
Beethoven avait _aussi du talent_; car il n'y a pas de dieu qui échappe
au ridicule.

«Quand vous accepterez de nouveaux rôles, ne vous permettez pas d'y rien
changer à la représentation, sans l'assentiment de l'auteur. Vous savez
qu'une seule note ajoutée, retranchée ou transposée, peut aplatir une
mélodie et en dénaturer l'expression. D'ailleurs c'est un droit qui ne
saurait, en aucun cas, être le vôtre. Modifier la musique qu'on chante,
ou le livre qu'on traduit, sans en rien dire à celui qui ne l'écrivit
qu'avec beaucoup de réflexion, c'est commettre un indigne abus de
confiance. Les gens qui empruntent _sans prévenir_ sont appelés voleurs,
les interprètes infidèles sont des calomniateurs et des assassins.

«Si d'aventure, il vous arrive un émule dont la voix ait plus de mordant
et de force que la vôtre, n'allez pas, dans un duo, jouer aux poumons
avec lui, et soyez sûr qu'il ne faut pas lutter contre le pot de fer,
même quand on est un vase de porcelaine de la Chine. Dans vos tournées
départementales, gardez-vous aussi de dire aux provinciaux, en parlant
de l'Opéra et de sa troupe chorale et instrumentale: _Mon théâtre_, _mes
chœurs_, _mon orchestre_. Les provinciaux n'aiment, pas plus que les
Parisiens, qu'on les prenne pour des niais; ils savent fort bien que
vous appartenez au théâtre, mais que le théâtre n'est pas à vous, et
ils trouveraient la fatuité de votre langage d'un grotesque parfait.

«Maintenant, ami Sancho, reçois ma bénédiction; va gouverner Barataria;
c'est une île assez basse, mais la plus fertile peut-être qu'il y ait en
terre-ferme. Ton peuple est fort médiocrement civilisé; encourage
l'instruction publique; que dans deux ans on ne se méfie plus, comme de
sorciers maudits, des gens qui savent lire; ne t'abuse pas sur les
louanges de ceux à qui tu permettras de s'asseoir à ta table; oublie tes
damnés proverbes; ne te trouble point quand tu auras un discours
important à prononcer; ne manque jamais à ta parole; que ceux qui te
confieront leurs intérêts, puissent être assurés que tu ne les trahiras
pas; et que ta voix soit juste pour tout le monde!»



LE TÉNOR AU ZÉNITH.


Il a cent mille francs d'appointements et un mois de congé. Après son
premier rôle, qui lui valut un éclatant succès, le Ténor en essaie
quelques autres avec des fortunes diverses. Il en accepte même de
nouveaux, qu'il abandonne après trois ou quatre représentations s'il n'y
excelle pas autant que dans les rôles anciens. Il peut briser ainsi la
carrière d'un compositeur, anéantir un chef-d'œuvre, ruiner un éditeur
et faire un tort énorme au théâtre. Ces considérations n'existent pas
pour lui. Il ne voit dans l'art que de l'or et des couronnes; et le
moyen le plus propre à les obtenir promptement, est pour lui le seul
qu'il faille employer.

Il a remarqué que certaines formules mélodiques, certaines
vocalisations, certains ornements, certains éclats de voix, certaines
terminaisons banales, certains rhythmes ignobles, avaient la propriété
d'exciter instantanément des applaudissements tels quels, cette raison
lui semble plus que suffisante pour en désirer l'emploi, pour l'exiger
même dans ses rôles, en dépit de tout respect pour l'expression, la
pensée et la dignité du style, et pour se montrer hostile, aux
productions d'une nature plus indépendante et plus élevée. Il connait
l'effet des vieux moyens qu'il emploie habituellement, il ignore celui
des moyens nouveaux qu'on lui propose, et ne se considérant point comme
un interprète désintéressé dans la question, dans le doute, il
s'abstient autant qu'il est en lui. Déjà la faiblesse de quelques
compositeurs en donnant satisfaction à ses exigences, lui fait rêver
l'introduction dans nos théâtres, des mœurs musicales de l'Italie.
Vainement on lui dit:

«Le maître, c'est le _Maître_; ce nom n'a pas injustement été donné au
compositeur; c'est sa pensée qui doit agir entière et libre sur
l'auditeur, par l'intermédiaire du chanteur; c'est lui qui dispense la
lumière et projette les ombres; c'est lui qui est le roi et répond de
ses actes; il propose et dispose; ses ministres ne doivent avoir d'autre
but, ambitionner d'autres mérites que ceux de bien concevoir ses plans,
et, en se plaçant exactement à son point de vue, d'en assurer la
réalisation.»

Il n'écoute rien; il lui faut des vociférations en style de
tambour-major traînant depuis dix ans sur tous les théâtres
Ultramontains; des thêmes communs, entrecoupés de repos, pendant
lesquels il peut s'écouter applaudir, s'essuyer le front, rajuster ses
cheveux, tousser, avaler une pastille de sucre d'orge. Ou bien, il exige
de folles vocalises, mêlées d'accents de menace, de fureur, de gaîté, de
tendresse, de notes basses, de sons aigus, de gazouillements de colibri,
de cris de pintade, de fusées, d'arpéges, de trilles. Quels que soient
le sens des paroles, le caractère du personnage, la situation, il se
permet de presser ou de ralentir le mouvement, d'ajouter des gammes dans
tous les sens, des broderies de toutes les espèces; rien ne le choque,
tout va; une absurdité de plus ou de moins serait-elle remarquée en si
belle compagnie! L'orchestre ne dit rien ou ne dit que ce qu'il veut; le
Ténor domine, écrase tout; il parcourt le théâtre d'un air triomphant;
son panache étincelle de joie sur sa tête superbe; c'est un roi, c'est
un héros, c'est un demi-dieu, c'est un dieu! Seulement on ne sait quel
est son sexe: on ne peut découvrir s'il pleure ou s'il rit, s'il est
amoureux ou furieux; il n'y a plus de musique, plus de drame, plus de
mélodie, plus d'expression, plus de sens commun: il y a émission de
voix, et c'est là l'important; voilà la grande affaire; il va au théâtre
courre le public, comme on va au bois courre le cerf. Allons donc!
ferme! donnons de la voix! Tayaut! tayaut! faisons curée de l'art.

Bientôt l'exemple de cette fortune vocale rend l'exploitation du théâtre
impossible; il éveille et entretient chez toutes les médiocrités
chantantes des espérances et des ambitions folles. «Le premier Ténor a
cent mille francs, pourquoi, dit le second, n'en aurais-je pas
quatre-vingt dix?--Et moi, cinquante, réplique le troisième?»

Le directeur, pour alimenter ces orgueils béants, pour combler ces
abîmes, a beau rogner sur les masses, déconsidérer et détruire
l'orchestre et les chœurs, en donnant aux artistes qui les composent des
appointement de portiers; peines perdues, sacrifices inutiles; et un
jour que voulant se rendre un compte exact de sa situation, il essaie de
comparer l'énormité du salaire, avec la tâche du chanteur, il arrive en
frémissant à ce curieux résultat:

Le premier Ténor, aux appointements de 100,000 fr., jouant à peu près
sept fois par mois, figure en conséquence dans quatre-vingt-quatre
représentations par an, et touche un peu plus de 1100 fr. par soirée.
Maintenant, en supposant un rôle composé de onze cents notes ou
syllabes, ce sera 1 fr. par syllabe.

Ainsi, dans _Guillaume Tell_:

Ma (1 f.) présence (3 f.) pour vous est peut-être un outrage (9 f.)
    Mathilde (3 fr.) mes pas indiscrets (cent sous)
Ont osé jusqu'à vous se frayer un passage! (13 fr.)

Total, 34 fr.--Vous parlez d'or, monseigneur!

Étant donnée une prima donna aux misérables appointements de 40,000 fr.,
la réponse de Mathilde _revient_ nécessairement _à meilleur compte_
(style du commerce), chacune de ses syllabes _n'allant que dans les
prix_ de huit sous; mais c'est encore assez joli:

«On pardonne aisément (2 fr. 40 c.) des torts (16 s.) que l'on partage (2 fr.)
    Arnold (16 s.) je (8 s.) vous attendais. (32 s.)

Total 8 fr.

Puis il paie, il paie encore, il paie toujours, il paie tant, qu'un beau
jour il ne paie plus, et se voit forcé de fermer son théâtre. Comme ses
confrères ne sont pas dans une situation beaucoup plus florissante,
quelques-uns des immortels doivent alors se résigner à donner des leçons
de solfége (ceux qui le savent), ou à chanter sur les places publiques
avec une guitare, quatre bouts de chandelles et un tapis vert.



LE SOLEIL SE COUCHE.

Ciel orageux.


Le Ténor s'en va; sa voix ne peut plus ni monter ni descendre. Il doit
décapiter toutes les phrases hautes et ne plus chanter que dans le
médium. Il fait un ravage affreux dans les anciennes partitions, et
impose une insupportable monotonie pour condition d'existence aux
nouvelles. Il désole ses admirateurs.

Les compositeurs, les poètes, les peintres, qui ont perdu le sentiment
du beau et du vrai, que le vulgarisme ne choque plus, qui n'ont plus
même la force de pourchasser les idées qui les fuient, qui se
complaisent seulement à tendre des piéges sous les pas de leurs rivaux
dont la vie est active et florissante, ceux-là sont morts et bien morts.
Pourtant ils croient, toujours vivre, une heureuse illusion les
soutient, ils prennent l'épuisement pour de la fatigue, l'impuissance
pour de la modération; mais la perte d'un organe! qui pourrait s'abuser
sur un tel malheur? quand cette perte surtout détruit une voix
merveilleuse par son étendue, sa force, la beauté de ses accents, les
nuances infinies de son timbre, son expression dramatique et sa parfaite
pureté? Ah! je me suis senti quelquefois ému d'une profonde pitié pour
ces pauvres chanteurs, et plein d'une grande indulgence pour les
caprices, les vanités, les exigences, les ambitions démesurées, les
prétentions exorbitantes et les ridicules infinis de quelques-uns
d'entre eux. Ils ne vivent qu'un jour et meurent tout entiers. C'est à
peine si le nom des plus célèbres surnage, et encore c'est à
l'illustration des maîtres dont ils furent les interprètes, trop souvent
infidèles, qu'ils doivent, ceux-là, d'être sauvés de l'oubli. Nous
connaissons Caffariello, parce qu'il chanta à Naples dans l'_Antigono_
de Gluck; le souvenir de Mmes Saint-Huberti et Branchu s'est conservé
en France, parce qu'elles ont créé les rôles de Didon, de la Vestale,
d'Iphigénie en Tauride, etc.; qui de nous aurait entendu parler de la
_diva_ Faustina, sans Marcello qui fut son maître, et sans Hasse qui
l'épousa? Pardonnons-leur donc, à ces dieux mortels, de faire leur
Olympe aussi brillant que possible, d'imposer aux héros de l'art de
longues et rudes épreuves, et de ne pouvoir être apaisés que par des
sacrifices d'idées.

C'est si cruel pour eux de voir l'astre de la gloire et de la fortune
descendre incessamment à l'horizon. Quelle douloureuse fête que celle
d'une dernière représentation! Comme le grand artiste doit avoir le cœur
navré en parcourant et la scène et les secrets réduits de ce théâtre,
dont il fut longtemps le génie tutélaire, le roi, le souverain absolu!
En s'habillant dans sa loge, il se dit: «Je n'y rentrerai plus; ce
casque, ombragé d'un brillant panache, n'ornera plus ma tête; cette
mystérieuse cassette ne s'ouvrira plus pour recevoir les billets
parfumés des belles enthousiastes.» On frappe, c'est l'avertisseur qui
vient lui annoncer le commencement de la pièce. «Eh bien! mon pauvre
garçon, te voilà donc pour toujours à l'abri de ma mauvaise humeur! Plus
d'injures, plus de bourrades à craindre. Tu ne viendras plus me dire:
«Monsieur, l'ouverture commence! Monsieur, la toile est levée! Monsieur,
la première scène est finie! Monsieur, voilà votre entrée! Monsieur, on
vous attend!» Hélas! non; c'est moi qui te dirai maintenant: «Santiquet,
efface mon nom qui est encore sur cette porte; Santiquet, vas porter ces
fleurs à Fanny; va-s-y tout de suite, elle n'en voudrait plus demain;
Santiquet, bois ce verre de Madère et emporte la bouteille, tu n'auras
plus besoin de faire la chasse aux enfants de chœur pour la défendre;
Santiquet, fais-moi un paquet de ces vieilles couronnes, enlève mon
petit piano, éteins ma lampe et ferme ma loge, tout est fini.»

Le virtuose entre dans les coulisses sous le poids de ces tristes
pensées; il rencontre le second Ténor, son ennemi intime, sa doublure,
qui pleure aux éclats en dehors et rit aux larmes en dedans.

--«Eh bien! _mon vieux_, lui dit le demi-dieu d'une voix dolente, tu vas
donc nous quitter? Mais quel triomphe t'attend ce soir! C'est une belle
soirée!»

--«Oui, pour toi,» répond le chef d'emploi d'un air sombre. Et lui
tournant le dos:

--«Delphine, dit-il à une jolie petite danseuse, à qui il permettait de
l'adorer, donne-moi donc _ma_ bonbonnière?

--Oh! _ma_ bonbonnière est vide, répond la folâtre en pirouettant; j'ai
donné tout à Victor.

Et cependant il faut étouffer son chagrin, son désespoir, sa rage: il
faut sourire, il faut chanter. Le virtuose paraît en scène; il joue pour
la dernière fois ce drame dont il fit le succès, ce rôle qu'il a créé;
il jette un dernier coup-d'œil sur ces décors qui réfléchirent sa
gloire, qui retentirent tant de fois de ses accents de tendresse, de
ses élans de passion, sur ce lac aux bords duquel il attendit Mathilde,
sur ce Grutly, d'où il cria: _Liberté!_ sur ce pâle soleil, que depuis
tant d'années, il voyait se lever à neuf heures du soir. Et il voudrait
pleurer, pleurer à sanglots; mais la réplique est donnée, il ne faut pas
que la voix tremble, ni que les muscles du visage expriment d'autre
émotion que celle du rôle; le public est là; des milliers de mains sont
disposées à t'applaudir, mon pauvre dieu, et si elles restaient
immobiles, oh! alors, tu reconnaîtrais que les douleurs intimes que tu
viens de sentir et d'étouffer ne sont rien auprès de l'affreux
déchirement causé par la froideur du public en pareille circonstance; le
public, autrefois ton esclave, aujourd'hui ton maître, ton empereur!
Allons, incline-toi, il t'applaudit. _Te moriturum salutat!_

Et il chante, et par un effort surhumain, retrouvant sa voix et sa verve
juvéniles, il excite des transports jusqu'alors inconnus. On couvre la
scène de fleurs comme une tombe à demi fermée. Palpitant de mille
sensations contraires, il se retire à pas lents. On veut le voir encore,
on l'appelle à grands cris. Quelle angoisse douce et cruelle pour lui,
dans cette dernière clameur de l'enthousiasme! et qu'on doit bien lui
pardonner s'il en prolonge un peu la durée! C'est sa dernière joie,
c'est sa gloire, son amour, son génie, sa vie, qui frémissent en
s'éteignant à la fois. Viens donc, pauvre grand artiste, météore
brillant, au terme de ta course, viens entendre l'expression suprême de
nos affections admiratives et de notre reconnaissance, pour les
jouissances que nous t'avons dues si longtemps; viens et savoure-les, et
sois heureux et fier; tu te souviendras de cette heure toujours, et nous
l'aurons oubliée demain. Il s'avance haletant, le cœur gonflé de larmes;
une vaste acclamation éclate à son aspect; le peuple bat des mains,
l'appelle des noms les plus beaux et les plus chers; César le couronne.
Mais la toile s'abaisse enfin, comme le froid et le lourd couteau des
supplices; un abîme sépare le triomphateur de son char de triomphe,
abîme infranchissable et creusé par le temps. Tout est consommé! Le Dieu
n'est plus!

    Nuit profonde.

    . . . . . . . . . . . . . . .
    . . . . . . . . . . . . . . .
    . . . . . . . . . . . . . . .

    Nuit éternelle.

    . . . . . . . . . . . . . . .
    . . . . . . . . . . . . . . .
    . . . . . . . . . . . . . . .


FIN.



TABLE DES MATIÈRES

DU SECOND VOLUME.


Voyage musical en Italie.

I. Concours de composition musicale à l'Institut                       3

II. Le concierge de l'Institut                                        15

III. Distribution des prix de l'Institut                              31

IV. Le départ                                                         45

V. L'arrivée                                                          59

VI. Episode bouffon                                                   67

VII. Retour à Rome                                                    85

VIII. La vie de l'Académie                                            99

IX. Vincenza                                                         117

X. Vagabondages                                                      127

XI. Subiaco                                                          137

XII. Encore Rome                                                     151

XIII. Naples                                                         177

XIV. Retour en France                                                209

Le Premier opéra (nouvelle). Alfonso Della Viola à
Benvenuto Cellini                                                    229

Benvenuto à Alfonso                                                  239

Benvenuto à Alfonso                                                  251

Alfonso à Benvenuto                                                  255

Conclusion                                                           257

Du Système de Gluck en musique dramatique                            262

Les deux Alceste de Gluck                                            279

Le Suicide par enthousiasme                                          309


Astronomie musicale.

Révolution d'un ténor autour du public. Avant l'Aurore               341

Lever héliaque                                                       345

Le ténor au zénith                                                   353

Le soleil se couche                                                  361


FIN DE LA TABLE DE TOME DEUXIEME.


NOTES:

[1] Méhul est en effet de Givet, mais il n'était pas né à l'époque où
Pingard prétend avoir parlé de lui à Levaillant.

[2] Il faut dire, pour être juste, que si les peintres jugent les
musiciens, ceux-ci leur rendent la pareille au concours de peinture, où
le prix est donné également à la pluralité des voix par toutes les
sections réunies de l'Académie des Beaux-Arts. Il en est de même pour
les prix d'architecture, de gravure et de sculpture. Je sens pourtant,
en mon âme et conscience, que si j'avais l'honneur d'appartenir à ce
docte corps, il me serait bien difficile de motiver mon choix, en
donnant le prix à un graveur ou à un architecte, et que je ne pourrais
guère faire preuve d'impartialité qu'en tirant le plus méritant à la
courte-paille.

[3] 1er Iambe d'Auguste Barbier.

[4] Expression du même poète.

[5] Monfort avait obtenu en 1830 le prix de composition musicale qui
n'avait pas été décerné l'année précédente, il se trouvait conséquemment
aussi à Rome quand j'y arrivai.

[6] Ce manuscrit est entre les mains de mon ami J. d'Ortigue, avec
l'inscription raturée.

[7]

    Si quelqu'un t'offense je te vengerai.

Cette statue célèbre est sur la place du Grand-Duc, où se trouve aussi
la poste.

[8] Nous étions loin de nous douter alors que nous ferions tous les deux
en 1840 l'inauguration de la belle colonne de la Bastille, dont il est
l'auteur; et qu'il serait chargé de construire un orchestre pour
recevoir les exécutants de ma symphonie funèbre.

[9] Les théâtres lyriques, à Rome, ne sont ouverts que quatre mois de
l'année.

[10] Il est fort difficile de se procurer les chefs-d'œuvre de la
littérature moderne; la police du S.P. les ayant presque tous mis à
l'index.

[11] Je l'ai vue un soir chez M. Vernet, avec ses longs cheveux blonds
tombant autour de sa figure mélancolique, comme les branches d'un saule
pleureur: trois jours après je vis sa charge en terre dans l'atelier de
Dantan.

[12] Le séjour des pensionnaires musiciens en Italie n'est que de deux
ans, ils doivent ensuite voyager un an en Allemagne et revenir à Paris.
Les autres artistes, au contraire, sont tenus de passer cinq ans au-delà
des monts.

[13] J'ai hâte maintenant de dire au lecteur, pour dissiper l'impression
trop violente, trop désolante, trop déchirante que mon récit aura sans
aucun doute produite sur son imagination et sur son cœur, qu'il n'y a de
réel dans l'anecdote que l'amour de Vincenza pour mon ami Gibert, et
l'indifférence de celui-ci pour elle. Je serais au désespoir d'affliger
quiconque trop profondément. D'ailleurs, tout ce que je raconte dans ces
deux volumes est vrai, et j'ai peur de l'ombre mensongère que ce conte
pourrait jeter sur le reste de mon récit. Vincenza a bien pleuré souvent
au pied des tilleuls du Pincio, elle m'a demandé bien des fois de la
raccommoder avec son amant qu'elle ennuyait et qui n'était point jaloux,
mais elle ne s'est pas noyée le moins du monde. Elle est morte à Albano,
de maladie tout bonnement, deux ans après mon départ. Quant à Gibert,
l'indolent créole, qui se soucie de moi comme de Vincenza, il est
toujours à Rome, où il passe un tiers de sa vie à sommeiller, l'autre à
dormir et le troisième à ne rien faire.

[14] _Inglese_, Anglais.

[15] _Baïocco_, monnaie romaine.

[16] Je fumais alors, je n'avais pas encore découvert que l'excitation
causée par le tabac est une chose pour moi prodigieusement désagréable.

[17] Ceci est encore un mensonge et résulte de la tendance qu'ont
toujours les artistes à écrire des phrases qu'ils croient à effet. Je
n'ai jamais donné de coups de pied à Crispino; Flacheron est même le
seul d'entre nous qui se soit permis avec lui une telle liberté.

[18] Cet instrument ne serait-il pas celui dont parle Virgile:

                          ..... Ite per alta
    Dindyma, ubi assuetis biforem dat tibia cantum.


[19] J'avais écrit les paroles parlées et chantées de cet ouvrage qui
sert de conclusion à la Symphonie Fantastique, en revenant de Nice, et
pendant le trajet que je fis, à pied, de Sienne à Montefiascone.

[20] _Grani_, monnaie napolitaine.

[21] Isidore Flacheron.

[22] Faute de pouvoir prononcer mon nom, les Subiacois me désignaient
toujours de la sorte.

[23] Aujourd'hui madame Flacheron.

[24] Assassiner quelqu'un.

[25] L**** était un grand séducteur de femmes de chambre; et il
prétendait qu'un moyen sûr de s'en faire aimer, c'était _d'avoir
toujours l'air un peu triste et un pantalon blanc_.

[26] Il faut en excepter une partie de celle de Bellini et de ses
imitateurs.

[27] Cette correspondance fictive est basée sur des faits historiques:
Benvenuto Cellini, l'un des plus grands sculpteurs et ciseleurs de son
temps, fut en effet contemporain d'Alfonso della Viola, auteur d'un
opéra qui passe pour le second ou le troisième essai de musique
dramatique fait au seizième siècle.

[28] Historique.

[29] Historique.

[30] Historique.

[31] Historique.

[32] Historique.

[33] On sait que Cellini professait une singulière aversion pour cet
instrument.

[34] Cet air n'est pas de Gluck.

[35] Nous désignerons ainsi par les premières paroles dans les deux
langues, les morceaux qui existent dans les deux partitions.

[36] L'intention de Gluck est là trop évidente et trop belle pour ne la
rendre à l'exécution qu'avec les moyens ordinaires; c'est trente flûtes
au lieu de deux qu'il faudrait pour ce morceau. Oh! si j'étais directeur
de l'Opéra!

[37] Cet air est toujours supprimé à la représentation.





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