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Title: Cours Familier de Littérature (Volume 20) - Un entretien par mois
Author: Lamartine, Alphonse de, 1790-1869
Language: French
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generously made available by the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



[Notes au lecteur de ce fichier digital:

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                    COURS FAMILIER
                          DE
                      LITTÉRATURE


                 UN ENTRETIEN PAR MOIS


                         PAR
                  M. A. DE LAMARTINE



                    TOME VINGTIÈME.



                        PARIS
              ON S'ABONNE CHEZ L'AUTEUR,
             RUE DE LA VILLE L'ÉVÊQUE, 43.
                        1865


L'auteur se réserve le droit de traduction et de reproduction à
l'étranger.


                    COURS FAMILIER
                          DE
                      LITTÉRATURE


                    REVUE MENSUELLE.

                           XX


Paris.--Typographie: Firmin Didot frères, imprimeurs de l'Institut et
de la Marine, rue Jacob, 56.



CXVIe ENTRETIEN.

LE LÉPREUX DE LA CITÉ D'AOSTE,

PAR M. XAVIER DE MAISTRE.


I.

J'entrai au collége des _Pères de la foi_ en 1806; les Pères de la foi,
pseudonyme des Jésuites, étaient la renaissance d'un ordre religieux,
célèbre, qui n'avouait ni ses souvenirs, ni ses prétentions au monopole
de l'enseignement de la jeunesse. L'autorité absolue était leur
principe, l'obéissance était leur loi; bien commander, bien obéir,
étaient pour eux la société tout entière. C'est ainsi qu'ils
comprenaient la politique. Ces principes, vrais quand on commande au nom
de Dieu et quand on obéit par humilité volontaire, étaient admirables
dans la famille, inapplicables dans la société politique. L'une est
obligée de croire ce qu'on lui dit, l'autre est condamnée à examiner ce
qu'elle croit. Bonnes ou mauvaises, ces doctrines qui renaissaient sous
l'empire despotique de Bonaparte étaient infiniment propres à lui
plaire. Aussi les Pères de la foi flattaient-ils l'empereur, et
l'empereur favorisait-il les Pères de la foi; le cardinal Fesch, oncle
de Bonaparte et archevêque de Lyon, était l'intermédiaire de cette
faveur mutuelle; mais ce cardinal, homme de peu d'esprit et de beaucoup
d'obstination, voyait dans les Pères de la foi des missionnaires du pape
prêts à reconstituer la catholicité romaine avec son indépendance et sa
suprématie. Bonaparte admettait bien le principe de la suprématie
romaine, mais à condition que la suprématie impériale prévaudrait sur
tout, et que la véritable église, absolue et universelle, ce serait lui
et son empire. De là des dissentiments entre l'empereur et son oncle,
qui se terminèrent peu de temps après par l'expulsion des Pères de la
foi. L'empereur eut tort dans son intérêt; les nouveaux Jésuites lui
étaient tous dévoués; ils s'efforçaient de nous élever dans son
fanatisme, ils nous faisaient célébrer ses victoires et chanter ses
apothéoses. Mais l'esprit de famille et l'esprit de contradiction, qui
créent si vite l'esprit d'opposition contre ce qui gouverne, nous
rendaient généralement plus hostiles au régime militaire de l'empereur
que nous ne l'aurions été sous d'autres maîtres. Nous étions des
roseaux, mais des roseaux rebelles; on voulait nous courber d'un côté,
nous nous courbions du côté contraire. Il y avait un esprit public dans
ce collége composé de trois cents jeunes gens; cet esprit public était
républicain et royaliste. L'aristocratie de la maison se composait de
cinq ou six élèves véritablement supérieurs à la masse indifférente et
incapable. Les deux élèves qui primaient sur tout le reste étaient un
jeune homme de Chambéry, nommé Louis de Vignet, et moi. J'étais plus
disciplinable, de Vignet plus spirituel. À la fin de ma troisième année
de rhétorique j'obtins les onze premiers prix de ma classe. De Vignet
resta en arrière; mais ce fut par défaut de caractère plus que par
infériorité d'aptitudes. Tout le monde disait: «S'il avait voulu, il
l'aurait emporté sur Lamartine et sur tous les autres.» C'était vrai,
mais il avait deux ou trois ans de plus que moi, et puis il était
naturellement jaloux, et je ne l'étais pas.


II.

Louis de Vignet était par sa mère neveu des quatre de Maistre,
gentilshommes savoyards, d'un vrai mérite, mais de mérite
très-différent. L'un, l'aîné, était le comte Joseph de Maistre, esprit
original, paradoxal, superbe, déclamateur, fanatique, qui a laissé une
immense réputation à réviser par son parti, homme de phrases
magnifiques, mais de livres tantôt équivoques, tantôt scandaleusement
faux, grand écrivain, pauvre philosophe. Il était alors ambassadeur de
Sardaigne en Russie, espèce d'oracle versatile caché dans les neiges du
Nord, tantôt ennemi de Bonaparte, tantôt le déclarant l'homme
providentiel, et nouant une intrigue avec son ami le duc de Rovigo
(Savary) pour se faire inviter à une entrevue confidentielle avec le
chef de la France.

Le second était l'abbé de Maistre, ecclésiastique exemplaire et
vénérable, quoique facétieux et spirituel, ami de Mme de Staël, et
destiné depuis à être évêque d'une petite ville de Piémont, quand le roi
parut à Turin après la restauration.

Le troisième, officier distingué au service du roi de Sardaigne, devait
devenir plus tard colonel de la brigade de Savoie, c'est-à-dire général.
Il était impossible de joindre plus de loyauté et de bravoure à plus de
jovialité et à plus de candeur et d'agrément dans l'esprit.

Le plus jeune enfin, dont nous avons à vous parler, était le chevalier
Xavier de Maistre, homme _épisodique_ dans toute autre famille, homme
principal dans celle-ci. Il servait avant la révolution dans un corps de
nobles, à Turin, qu'on appelait les _chevaliers-gardes_. Il y menait la
vie aimable et dissipée des gentilshommes oisifs du temps, comme on le
voit dans le charmant _Voyage autour de ma chambre_, son premier
délassement littéraire pendant quinze jours d'arrêt à Turin. Les
Français, en 1799, ayant vaincu et chassé les Piémontais, Xavier de
Maistre suivit le roi exilé en Sardaigne; puis, appelé par son frère
aîné à Pétersbourg, il y entra dans les chevaliers-gardes russes, et s'y
maria avec une princesse russe de la suite de l'impératrice, séduit par
sa figure et charmé de son esprit. Il y était encore à l'heure où je
parle. Il devait revenir plus tard à Paris avec sa femme et sa nièce, et
je devais le connaître chez la comtesse de Marcellus, ma voisine et sa
dernière amie. Le connaître et l'aimer, c'était même chose. Je
m'attachai à cet homme qui avait tous les agréments et tous les âges,
_omnis Aristippum decuit color_. J'avais à peine quarante ans, il
touchait à quatre-vingts ans.


III.

Il n'avait jamais lutté avec la nature; s'amuser et plaire avait été sa
seule loi. Le prodigieux succès de son premier et léger ouvrage, à Turin
(le _Voyage autour de ma chambre_), ne l'avait pas porté à recommencer.
Il ne visait point à la gloire: il laissait la prophétie à son frère, la
politique aux hommes d'État. Seulement, il avait la sensibilité vive et
maladive, et quand une chose l'avait impressionné fortement à une époque
quelconque de sa vie, il se souvenait toujours, et il n'avait point de
trêve en lui-même tant qu'il n'avait pas fait éprouver aux autres ce
qu'il portait perpétuellement en lui. Il ne le faisait point en
exagérant l'impression et en ajoutant la rhétorique à la vérité, mais en
revoyant en lui-même ce qu'il avait vu et en racontant simplement et
candidement ce qu'il avait vu et senti. Son talent n'était qu'une
lecture intérieure, une intuition renouvelée, qui faisait éclater le
sourire ou couler les larmes quand il avait souri ou quand il avait
pleuré. Une fois séparé de sa patrie par les steppes de la Moscovie, il
revit en paix ce qu'il avait vu en Savoie, et il écrivit, dans le style
de _l'Imitation_ de J.-C., quelques pages incomparables et immortelles,
un livre intitulé _le Lépreux de la cité d'Aoste_. Nous disons livre
pour ne pas dire cri ou gémissement.

C'est le livre dont nous allons vous entretenir aujourd'hui. Quand un
homme de talent est malheureux, ruiné ou exilé par l'infortune, loin des
montagnes ou des ravins qui l'ont vu naître; quand les lieux, le temps,
les personnes se représentent à lui comme des angoisses ou des remords,
et qu'il ne les apaise qu'en les exprimant, sa douleur devient du génie,
et il sort alors de son âme des cris qui sont l'apogée des tristesses
humaines. On dit: Qu'est-ce qui a poussé ce gémissement? On ne sait pas
son nom. Ce n'est pas un homme, c'est quelque chose d'humain.

Tel fut l'effet produit sur les êtres sensibles quand le _Lépreux de la
cité d'Aoste_ parut,--l'évangile de la douleur.--Il lui manquait une
page que Job lui-même n'avait pas écrite: la suprême douleur de
l'isolement dans le martyre.

Xavier de Maistre l'écrivit.

Elle subsistera quand les paradoxes de son frère auront mille fois
disparu. Ce n'est pas un homme qui a écrit le _Lépreux_, c'est la
douleur faite homme.

Cette page n'existait pas encore pour le public au moment où je connus
Louis de Vignet, neveu de Xavier.

Louis portait quelque chose de la mélancolie du _Lépreux_ sur ses traits
de dix-sept ans.


IV.

Il était grand et mince. Mais qu'ai-je besoin de rechercher dans ma
mémoire? Je l'ai ici dans un fidèle et charmant portrait de Mlle
Stéphanie de Virieu, la soeur de notre ami commun, Aymon de Virieu, chez
qui nous passions l'été en Dauphiné, au pied des monts de la _Grande
Chartreuse_; cette jeune personne, le Van Dyck _à la sépia_ des femmes,
fit son portrait pour moi, et le même pour lui aussi. Je vais le copier.
Ce sera plus vrai et plus charmant.


V.

Il avait environ vingt ans; ses cheveux, secoués sur son front comme
par un coup de vent perpétuel, formaient d'un côté de la tête une masse
ondoyante et ruisselante le long de sa joue; la ligne de ce front était
longue, droite, renflée seulement par les deux lobes de la pensée.
L'arcade sourcilière proéminente encadrait bien le regard; mais ce
regard encaissé était à demi fermé par deux longues paupières chargées
de soucis précoces. Son nez était aquilin, la finesse naturelle du
demi-Italien s'y révélait sur la bonhomie indécise du montagnard de
Savoie; ses lèvres étaient un peu pincées, mais un pli d'amertume triste
en caractérisait fortement les coins; son menton, trait principal de
l'intelligence, était ferme, long, carré, et dessinait avec ses joues
maigres et creuses un angle fermement accentué comme chez un vieillard.
Il penchait habituellement le visage comme sous le poids de pensées trop
lourdes; sa taille mince et élevée en paraissait amoindrie. En tout,
c'était la figure de Werther, amoureux, pensif, désespéré, tel que le
capricieux génie de Goethe venait de le jeter dans l'imagination de
l'Europe pour y vivre longtemps de ses larmes et de son sang. Jamais la
mélancolie maladive n'incarna son image plus complète sur des traits
humains que dans cette figure. On ne pouvait rester ni léger ni
indifférent en le voyant; il semblait porter un secret de tristesse.


VI.

Les relations de ses camarades avec lui étaient gênées et souvent
épineuses, à cause de ce caractère sombre qui n'y laissait ni sécurité
ni égalité. Il fallait le prendre et le laisser selon son heure. Ses
maîtres s'en défiaient; ils le regardaient comme un redoutable génie qui
tournerait en bien ou en mal suivant la passion qui le saisirait au
passage. Virieu et moi, nous étions souvent en froid avec lui; il nous
était trop supérieur en intelligence et en connaissance du monde pour
être notre égal. Nous le considérions trop pour ne pas le craindre.
Mais, quand il daignait s'abaisser vers nous pour nous rechercher, nous
revenions facilement à lui et nous formions un trio d'intimité
redoutable aux maîtres et aux élèves.


VII.

Nos entretiens roulaient en général alors sur nos familles. Vignet
surtout nous intéressait vivement en nous parlant de la sienne. Nous
l'écoutions avec déférence. Il ne se lassait pas de nous parler avec un
ton d'oracle des quatre oncles qui composaient ce cénacle de grands
esprits: avant tout de son oncle l'aîné, l'ambassadeur, puis de son
oncle le futur évêque, puis de son oncle le colonel, puis enfin de son
oncle Xavier, qui avait dans sa famille la réputation du plus léger des
écrivains et du plus modeste des hommes.

Nous connaissions le _Voyage autour de ma chambre_, aimable badinage qui
avait paru entre 1795 et 1800 et dont les émigrés avaient fait en France
la popularité. Mais nous ne connaissions pas autre chose de ce génie
caché. Un soir pourtant il nous aborde avec un assez gros paquet timbré
de Chambéry sous son bras. «C'est, nous dit-il, un envoi de ma mère,
soeur de Xavier dont vous m'avez entendu parler; il lui a adressé du
fond de la Russie un petit ouvrage pour amuser ses soirées solitaires,
intitulé le _Lépreux de la cité d'Aoste_. C'est, lui dit-il dans sa
lettre, la simple histoire d'un pauvre homme malade, relégué du monde
par une infirmité contagieuse, qu'on appelle la lèpre, qu'on soignait
jadis dans les léproseries qui sont éteintes partout, mais qui subsiste
encore aujourd'hui dans nos hautes montagnes. Si vous voulez, nous la
lirons ensemble le premier jour de promenade au _mont Colombier_; on
nous y porte à dîner à cause de la distance, et nous aurons le temps de
la lire en liberté et en solitude, entre le dîner et le retour.» Nous
acceptâmes le rendez-vous avec joie, et nous attendions avec impatience
que le jour de la longue promenade au _mont Colombier_ fût ramené par la
saison. Il ne tarda pas plus d'une semaine. C'était au printemps;
l'herbe précoce commençait à poindre sur les glaciers parmi les plus
hautes cimes des montagnes du Bugey, voisines des Alpes de Savoie. Cette
promenade était une récompense pour les meilleurs élèves du collége;
pour nous la récompense était double, car nous portions tour à tour sous
notre habit le manuscrit de Xavier de Maistre dont nous ne soupçonnions
pas encore le prix.


VIII.

Ceux des Pères de la foi qui nous accompagnaient avaient divisé la
course en deux journées de marche pour qu'elle ne dépassât pas nos
forces. Le premier jour, nous allâmes dîner et coucher chez le père d'un
de nos camarades, M. Jenin, ancien colonel de gendarmerie, retiré à
Virieu-le-Grand, dans une solitude champêtre, où il élevait de beaux
étalons, dans ses prés et hautes herbes, pour se rappeler son état, et
les vendre aux inspecteurs des haras de l'empire. Un ruisseau d'eau de
neige, tantôt troublé par la chute des avalanches, tantôt limpide,
pendant l'été, roulait sans bords sur un large lit de cailloux devant la
maison, avec un léger bruit d'eau courante sur les pierres rondes. Le
village était plus haut, grimpant de pente en pente sur les collines
dénudées. La clarté du jour, le murmure des eaux, la course folle des
poulains dans les prés, les villageois aux fenêtres ou sur le seuil de
leur porte, la gaieté tranquille de cette élite de jeunes gens
retrouvant dans cette maison rustique, chez un de leurs camarades,
l'image de leur demeure de famille, donnaient au paysage et à la demeure
de M. Jenin un air de fête et de sérénité.


IX.

M. Jenin le père nous attendait avec des guides pour le lendemain, et
des granges pleines de paille et de foin odorant pour la nuit. Les
longues tables, simplement mais abondamment servies, s'étendaient dans
toute la maison: fête de la famille dont la nature faisait tous les
frais. Après le repas, nous passâmes en revue devant les dames, puis
nous allâmes faire la prière du soir dans le verger. On nous distribua
ensuite dans les fenils et dans les granges, et nous nous couchâmes,
sans quitter nos habits, sur les bottes de paille déliées pour nous. La
conversation ne fut pas longue, nous devions nous mettre en route au
crépuscule pour atteindre et gravir le mont Colombier, y passer la
journée et revenir le soir souper et coucher à Virieu-le-Grand.

La montagne, qui s'élève presque inopinément d'un groupe montueux du
haut Bugey, nous offrit peu de spectacles et d'incidents jusqu'au
sommet. L'élévation nous opposa quelques petits glaciers, et un grand
nombre d'entre nous y fut saisi d'accès de fièvre: les extrêmes ne sont
pas bons à l'homme. Nous redescendîmes vite pour nous restaurer et nous
répandre sur la pente parmi les sapins. Vignet nous fit signe, à Virieu
et à moi, de nous séparer de la foule et de choisir un site écarté pour
notre lecture. Nous rencontrâmes facilement une retraite inaccessible à
l'oeil et à l'oreille de nos compagnons. C'était un rocher à pic,
dominant comme un promontoire les abords ombragés de la montagne et
ombragé lui-même par derrière de sept à huit gigantesques sapins qui
formaient rideau contre les regards curieux.

Le cours à sec d'une avalanche de neige y creusait devant nous un lit
large et profond de pierres roulées, de rochers croulants, d'arbres
déracinés, d'arbustes couchés à terre, espèce de vallée du Dante qui
allait s'engouffrer dans la nuit de la forêt inférieure. À notre gauche
un pan de mur à moitié démoli d'une ancienne chapelle du monastère, ou
de la cellule d'un ermite, enfoui sous des branches d'arbres verts,
s'élevait de quelques pieds seulement au-dessus du sol, et réverbérait
sur nous les derniers reflets du soleil du soir.

Cette ruine isolée nous faisait penser à l'asile de ce lépreux dont nous
allions lire les tristes aventures. Aucun site ne paraissait mieux
choisi pour une pareille lecture.

Louis de Vignet déroula son manuscrit et nous dit avant de lire:

«Il faut que vous sachiez bien comment mon oncle fut amené sans y avoir
pensé à écrire autrefois cette histoire.»


X.

«Il commandait, en 1798, un petit détachement de troupes savoyardes,
formant la garnison de la cité d'Aoste. La cité d'Aoste, petite ville
solitaire et pittoresque, bâtie sur le revers des Alpes piémontaises,
pouvait se trouver envahie par quelques colonnes des armées françaises
quand elles descendraient vers Novare ou Turin. Elle se trouva en effet
sur le chemin de Bonaparte allant plus tard de Genève à Marengo, après
la prise du fort de Bar.

«Vous comprenez que les jours d'attente étaient longs pour un jeune
officier, désoeuvré dans un pareil séjour. Mon oncle s'ennuyait
mortellement dans sa garnison voisine des nuages. Quand il eut reproduit
avec son crayon et ses pinceaux (car il peignait le paysage comme il
écrivait) les plus beaux sites, les plus riches pampres serpentant sur
les remparts et les eaux les plus limpides de la vallée d'Aoste, les
heures s'écoulaient fastidieusement pour lui. Quelques vieux officiers
retirés et quelques chanoines de la cathédrale étaient ses seules
ressources de société; il ne savait comment abréger le temps. Il sondait
de l'oeil les plus pauvres chaumières, les masures les plus délabrées
des fortifications, pour y découvrir quelques distractions à sa
solitude.

«Mais je vais le laisser parler lui-même. Écoutons l'auteur avant
d'écouter l'histoire.»

Ce préambule, facile à comprendre, nous avait disposés à l'attention et
à l'intérêt. Vignet commença sa lecture. Quand nous eûmes entendu vingt
pages, nous ne fûmes plus tentés d'interrompre. Les maîtres et les
enfants, fatigués de la longue course du matin, s'étaient assoupis, loin
de nous, sur le gazon tondu par les moutons de la montagne; les murmures
de la brise du milieu du jour, tamisés par les feuilles de sapin,
étaient le seul accompagnement de la voix du lecteur. Quand nous fûmes à
la moitié à peu près du manuscrit, Vignet me passa les pages et me pria
de continuer; il n'y eut pas une interruption, on ne connut le
changement de lecteur qu'au changement de voix.

Seulement, quelques larmes tombées sur le papier et quelques sanglots
mal étouffés dans nos poitrines disaient à la solitude l'émotion de nos
silences. Ô silences! nous n'avons jamais oublié ce que vous disiez à
nos jeunes coeurs!...


XI.

Il faut connaître la bonhomie de la société des petites villes de Savoie
pour se rendre compte de l'état de l'âme de Xavier de Maistre à la cité
d'Aoste.

Je trouve, dans un passage de J.-J. Rousseau, une peinture véridique et
naïve de cette société à cette époque; la voici:

«Voilà presque l'unique fois qu'en n'écoutant que mes penchants je n'ai
pas vu tromper mon attente. L'accueil aisé, l'esprit liant, l'humeur
facile des habitants du pays, me rendit le commerce du monde aimable; et
le goût que j'y pris alors m'a bien prouvé que si je n'aime pas à vivre
parmi les hommes, c'est moins ma faute que la leur.

«C'est dommage que les Savoyards ne soient pas riches, ou peut-être
serait-ce dommage qu'ils le fussent; car, tels qu'ils sont, c'est le
meilleur et le plus sociable peuple que je connaisse. S'il est une
petite ville au monde où l'on goûte la douceur de la vie dans un
commerce agréable et sûr, c'est Chambéry. La noblesse de la province,
qui s'y rassemble, n'a que ce qu'il faut de bien pour vivre; elle n'en a
pas assez pour parvenir; et, ne pouvant se livrer à l'ambition, elle
suit par nécessité le conseil de Cynéas. Elle dévoue sa jeunesse à
l'état militaire, puis revient vieillir paisiblement chez soi. L'honneur
et la raison président à ce partage. Les femmes sont belles, et
pourraient se passer de l'être; elles ont tout ce qui peut faire valoir
la beauté, et même y suppléer. Il est singulier qu'appelé par mon état à
voir beaucoup de jeunes filles, je ne me rappelle pas d'en avoir vu à
Chambéry une seule qui ne fût pas charmante. On dira que j'étais disposé
à les trouver telles, et l'on peut avoir raison; mais je n'avais pas
besoin d'y mettre du mien pour cela. Je ne puis, en vérité, me rappeler
sans plaisir le souvenir de mes jeunes écolières. Que ne puis-je, en
nommant ici les plus aimables, les rappeler de même, et moi avec elles,
à l'âge heureux où nous étions lors des moments aussi doux qu'innocents
que j'ai passés auprès d'elles! La première fut Mlle de Mellarède, ma
voisine, soeur de l'élève de M. Gaime. C'était une brune très-vive, mais
d'une vivacité caressante, pleine de grâces, et sans étourderie. Elle
était un peu maigre, comme sont la plupart des filles à son âge; mais
ses yeux brillants, sa taille fine, son air attirant, n'avaient pas
besoin d'embonpoint pour plaire. J'y allais le matin, et elle était
encore ordinairement en déshabillé, sans autre coiffure que ses cheveux
négligemment relevés, ornés de quelque fleur qu'on mettait à mon
arrivée, et qu'on ôtait à mon départ pour se coiffer. Je ne crains rien
tant dans le monde qu'une jolie personne en déshabillé; je la
redouterais cent fois moins parée. Mlle de Menthon, chez qui j'allais
l'après-midi, l'était toujours, et me faisait une impression tout aussi
douce, mais différente. Ses cheveux étaient d'un blond cendré: elle
était très-mignonne, très-timide et très-blanche; une voix nette, juste
et flûtée, mais qui n'osait se développer. Elle avait au sein la
cicatrice d'une brûlure d'eau bouillante, qu'un fichu de chenille bleue
ne cachait pas extrêmement. Cette marque attirait quelquefois de ce côté
mon attention, qui bientôt n'était plus pour la cicatrice. Mlle de
Challes, une autre de mes voisines, était une fille faite; grande, belle
carrure, de l'embonpoint: elle avait été très-bien. Ce n'était plus une
beauté, mais c'était une personne à citer pour la bonne grâce, pour
l'humeur égale, pour le bon naturel. Sa soeur, Mme de Charly, la plus
belle femme de Chambéry, n'apprenait plus la musique, mais elle la
faisait apprendre à sa fille, toute jeune encore, mais dont la beauté
naissante eût promis d'égaler celle de sa mère, si malheureusement elle
n'eût été un peu rousse. J'avais à la Visitation une petite demoiselle
française, dont j'ai oublié le nom, mais qui mérite une place dans la
liste de mes préférences. Elle avait pris le ton lent et traînant des
religieuses, et sur ce ton traînant elle disait des choses
très-saillantes, qui ne semblaient point aller avec son maintien. Au
reste, elle était paresseuse, n'aimant pas à prendre la peine de
montrer son esprit, et c'était une faveur qu'elle n'accordait pas à tout
le monde. Ce ne fut qu'après un mois ou deux de leçons et de négligence
qu'elle s'avisa de cet expédient pour me rendre plus assidu; car je n'ai
jamais pu prendre sur moi de l'être. Je me plaisais à mes leçons quand
j'y étais, mais je n'aimais pas être obligé de m'y rendre ni que l'heure
me commandât: en toute chose la gêne et l'assujettissement me sont
insupportables; ils me feraient prendre en haine le plaisir même.

«J'avais quelques écolières aussi dans la bourgeoisie, et une entre
autres qui fut la cause indirecte d'un changement de relation, dont j'ai
à parler, puisque enfin je dois tout dire. Elle était fille d'un
épicier, et se nommait Mlle Lard, vrai modèle d'une statue grecque, et
que je citerais pour la plus belle fille que j'aie jamais vue, s'il y
avait quelque véritable beauté sans vie et sans âme. Son indolence, sa
froideur, son insensibilité, allaient à un point incroyable. Il était
également impossible de lui plaire et de la fâcher; en lui faisant
apprendre à chanter, en lui donnant un jeune maître, elle faisait tout
de son mieux pour l'émoustiller; mais cela ne réussit point. Mme Lard
ajoutait à sa vivacité naturelle toute celle que sa fille aurait dû
avoir. C'était un petit minois éveillé, chiffonné, marqué de petite
vérole. Elle avait de petits yeux très-ardents, et un peu rouges, parce
qu'elle y avait presque toujours mal. Tous les matins, quand j'arrivais,
je trouvais prêt mon café à la crème; et la mère ne manquait jamais de
m'accueillir par un baiser bien appliqué, et que par curiosité j'aurais
bien voulu rendre à la fille, pour voir comment elle l'aurait pris. Au
reste tout cela se faisait si simplement et si fort sans conséquence,
que quand M. Lard était là, les agaceries n'en allaient pas moins leur
train. C'était une bonne pâte d'homme, le vrai père de sa fille, et que
sa femme ne trompait pas, parce qu'il n'en était pas besoin.

«Je me prêtais à toutes ces caresses avec ma balourdise ordinaire, les
prenant tout bonnement pour des marques de pure amitié. J'en étais
pourtant importuné quelquefois, car la vive Mme Lard ne laissait pas
d'être exigeante; et si dans la journée j'avais passé devant la boutique
sans m'arrêter, il y aurait eu du bruit. Il fallait, quand j'étais
pressé, que je prisse un détour pour passer dans une autre rue, sachant
bien qu'il n'était pas aussi aisé de sortir de chez elle que d'y entrer.

«Mme Lard s'occupait trop de moi pour que je ne m'occupasse point
d'elle. Ses attentions me touchaient beaucoup. J'en parlais à maman
comme d'une chose sans mystère: et quand il y en aurait eu, je ne lui en
aurais pas moins parlé; car lui faire un secret de quoi que ce fût ne
m'eût pas été possible; mon coeur était ouvert devant elle comme devant
Dieu. Elle ne prit pas tout à fait la chose avec la même simplicité que
moi. Elle vit des avances où je n'avais vu que des amitiés; elle jugea
que Mme Lard, se faisant un point d'honneur de me laisser moins sot
qu'elle ne m'avait trouvé, parviendrait de manière ou d'autre à se faire
entendre; et outre qu'il n'était pas juste qu'une autre femme se
chargeât de l'instruction de son élève, elle avait des motifs plus
dignes d'elle pour me garantir des piéges auxquels mon âge et mon état
m'exposaient. Dans le même temps on m'en tendit un d'une espèce plus
dangereuse, auquel j'échappai, mais qui lui fit sentir que les dangers
qui me menaçaient sans cesse rendaient nécessaires tous les
préservatifs qu'elle y pouvait apporter.

«Mme la comtesse de Menthon, mère d'une de mes écolières, était une
femme de beaucoup d'esprit, et passait pour n'avoir pas moins de
méchanceté. Elle avait été cause, à ce qu'on disait, de bien des
brouilleries, et d'une entre autres qui avait eu des suites fatales à la
maison d'Antremont. Maman avait été assez liée avec elle pour connaître
son caractère: ayant très-innocemment inspiré du goût à quelqu'un sur
qui Mme de Menthon avait des prétentions, elle resta chargée auprès
d'elle du crime de cette préférence, quoiqu'elle n'eût été ni recherchée
ni acceptée; et Mme de Menthon chercha depuis lors à jouer à sa rivale
plusieurs tours, dont aucun ne réussit. J'en rapporterai un des plus
comiques par manière d'échantillon. Elles étaient ensemble à la campagne
avec plusieurs gentilshommes du voisinage, et entre autres l'aspirant en
question. Mme de Menthon dit un jour à un de ces messieurs que Mme de
Warens n'était qu'une précieuse, qu'elle n'avait point de goût, qu'elle
se mettait mal, qu'elle couvrait sa gorge comme une bourgeoise.

«Je n'étais pas un personnage à occuper Mme de Menthon, qui ne voulait
que des gens brillants autour d'elle: cependant elle fit quelque
attention à moi, non pour ma figure dont assurément elle ne se souciait
point du tout, mais pour l'esprit qu'on me supposait, et qui m'eût pu
rendre utile à ses goûts. Elle en avait un assez vif pour la satire.
Elle aimait à faire des chansons et des vers sur les gens qui lui
déplaisaient. Si elle m'eût trouvé assez de talent pour lui aider à
tourner ses vers, et assez de complaisance pour les écrire, entre elle
et moi nous aurions bientôt mis Chambéry sens dessus dessous. On serait
remonté à la source de ces libelles; Mme de Menthon se serait tirée
d'affaire en me sacrifiant, et j'aurais été enfermé le reste de mes
jours peut-être, pour m'apprendre à faire le Phébus avec les dames.

«Heureusement rien de tout cela n'arriva. Mme de Menthon me retint à
dîner deux ou trois fois pour me faire causer, et trouva que je n'étais
qu'un sot. Je le sentais moi-même, et j'en gémissais, enviant les
talents de mon ami Venture, tandis que j'aurais dû remercier ma bêtise
des périls dont elle me sauvait. Je demeurai pour Mme de Menthon le
maître à chanter de sa fille et rien de plus; mais je vécus tranquille
et toujours bien vu dans Chambéry.»


XII.

On voit dans ces lignes de confessions quelle pouvait être la vie des
jeunes gentilshommes savoyards dans une ville de garnison. L'oisiveté,
l'ennui, quelques amours silencieux ou modestes, étaient pour ceux que
l'étude n'absorbait pas l'unique distraction à leur monotonie. Telle
était la vie de maître Xavier de Maistre. Voyez comme il la décrit:

«La partie méridionale de la cité d'Aoste est presque déserte, et paraît
n'avoir jamais été fort habitée. On y voit des champs labourés et des
prairies terminées d'un côté par les remparts antiques que les Romains
élevèrent pour lui servir d'enceinte, et de l'autre par les murailles de
quelques jardins. Cet emplacement solitaire peut cependant intéresser
les voyageurs. Auprès de la porte de la ville, on voit les ruines d'un
château, dans lequel, si l'on en croit la tradition populaire, le comte
René de Chalans, poussé par les fureurs de la jalousie, laissa mourir de
faim, dans le quinzième siècle, la princesse Marie de Bragance, son
épouse: de là le nom de _Bramafan_ (qui signifie _cri de la faim_) donné
à ce château par les gens du pays.

«Plus loin, à quelques centaines de pas, est une tour carrée, adossée au
mur antique, et construite avec le marbre dont il était jadis revêtu: on
l'appelle la _Tour de la frayeur_, parce que le peuple l'a crue
longtemps habitée par des revenants. Les vieilles femmes de la cité
d'Aoste se ressouviennent fort bien d'en avoir vu sortir, pendant les
nuits sombres, une grande femme blanche, tenant une lampe à la main.

«Il y a environ quinze ans que cette tour fut réparée par ordre du
gouvernement et entourée d'une enceinte, pour y loger un lépreux et le
séparer ainsi de la société, en lui procurant tous les agréments dont sa
triste situation était susceptible. L'hôpital de Saint-Maurice fut
chargé de pourvoir à sa subsistance, et on lui fournit quelques meubles,
ainsi que les instruments nécessaires pour cultiver un jardin. C'est là
qu'il vivait depuis longtemps, livré à lui-même, ne voyant jamais
personne, excepté le prêtre qui de temps en temps allait lui porter les
secours de la religion, et l'homme qui chaque semaine lui apportait ses
provisions de l'hôpital.--Pendant la guerre des Alpes, en l'année 1797,
un militaire, se trouvant à la cité d'Aoste, passa un jour, par hasard,
auprès du jardin du lépreux, dont la porte était entr'ouverte, et il eut
la curiosité d'y entrer. Il y trouva un homme vêtu simplement, appuyé
contre un arbre et plongé dans une profonde méditation. Au bruit que fit
l'officier en entrant, le solitaire, sans se retourner et sans regarder,
s'écria d'une voix triste: _Qui est là, et que me veut-on?_ Excusez un
étranger, répondit le militaire, auquel l'aspect agréable de votre
jardin a peut-être fait commettre une indiscrétion, mais qui ne veut
nullement vous troubler. _N'avancez pas_, répondit l'habitant de la tour
en lui faisant signe de la main, _n'avancez pas; vous êtes auprès d'un
malheureux attaqué de la lèpre_. Quelle que soit votre infortune,
répliqua le voyageur, je ne m'éloignerai point; je n'ai jamais fui les
malheureux; cependant, si ma présence vous importune, je suis prêt à me
retirer.

«_Soyez le bienvenu_, dit alors le lépreux en se retournant tout à coup,
_et restez, si vous l'osez, après m'avoir regardé_. Le militaire fut
quelque temps immobile d'étonnement et d'effroi à l'aspect de cet
infortuné, que la lèpre avait totalement défiguré. Je resterai
volontiers, lui dit-il, si vous agréez la visite d'un homme que le
hasard conduit ici, mais qu'un vif intérêt y retient.

LE LÉPREUX.

«De l'intérêt!.... Je n'ai jamais excité que la pitié.

LE MILITAIRE.

«Je me croirais heureux si je pouvais vous offrir quelque consolation.

LE LÉPREUX.

«C'en est une grande pour moi de voir des hommes, d'entendre le son de
la voix humaine, qui semble me fuir.

LE MILITAIRE.

«Permettez-moi donc de converser quelques moments avec vous et de
parcourir votre demeure.

LE LÉPREUX.

«Bien volontiers, si cela peut vous faire plaisir. (En disant ces mots,
le lépreux se couvrit la tête d'un large feutre dont les bords rabattus
lui cachaient le visage.) Passez, ajouta-t-il, ici, au midi. Je cultive
un petit parterre de fleurs qui pourront vous plaire; vous en trouverez
d'assez rares. Je me suis procuré les graines de toutes celles qui
croissent d'elles-mêmes sur les Alpes, et j'ai tâché de les faire
doubler et de les embellir par la culture.

LE MILITAIRE.

«En effet, voilà des fleurs dont l'aspect est tout à fait nouveau pour
moi.

LE LÉPREUX.

«Remarquez ce petit buisson de roses; c'est le rosier sans épines, qui
ne croît que sur les hautes Alpes; mais il perd déjà cette propriété, et
il pousse des épines à mesure qu'on le cultive et qu'il se multiplie.

LE MILITAIRE.

«Il devrait être l'emblème de l'ingratitude.

LE LÉPREUX.

«Si quelques-unes de ces fleurs vous paraissent belles, vous pouvez les
prendre sans crainte, et vous ne courrez aucun risque en les portant sur
vous. Je les ai semées, j'ai le plaisir de les arroser et de les voir,
mais je ne les touche jamais.

LE MILITAIRE.

«Pourquoi donc?

LE LÉPREUX.

«Je craindrais de les souiller, et je n'oserais plus les offrir.

LE MILITAIRE.

«À qui les destinez-vous?

LE LÉPREUX.

«Les personnes qui m'apportent des provisions de l'hôpital ne craignent
pas de s'en faire des bouquets. Quelquefois aussi les enfants de la
ville se présentent à la porte de mon jardin. Je monte aussitôt dans la
tour, de peur de les effrayer ou de leur nuire. Je les vois folâtrer de
ma fenêtre et me dérober quelques fleurs. Lorsqu'ils s'en vont, ils
lèvent les yeux vers moi: _Bonjour, Lépreux_, me disent-ils en riant, et
cela me réjouit un peu.

LE MILITAIRE.

«Vous avez su réunir ici bien des plantes différentes: voilà des vignes
et des arbres fruitiers de plusieurs espèces.

LE LÉPREUX.

«Les arbres sont encore jeunes: je les ai plantés moi-même, ainsi que
cette vigne, que j'ai fait monter jusqu'au-dessus du mur antique que
voilà, et dont la largeur me forme un petit promenoir; c'est ma place
favorite.... Montez le long de ces pierres; c'est un escalier dont je
suis l'architecte. Tenez-vous au mur.

LE MILITAIRE.

«Le charmant réduit! et comme il est bien fait pour les méditations d'un
solitaire!

LE LÉPREUX.

«Aussi je l'aime beaucoup; je vois d'ici la campagne et les laboureurs
dans les champs; je vois tout ce qui se passe dans la prairie, et je ne
suis vu de personne.

LE MILITAIRE.

«J'admire combien cette retraite est tranquille et solitaire. On est
dans une ville, et l'on croirait être dans un désert.

LE LÉPREUX.

«La solitude n'est pas toujours au milieu des forêts et des rochers.
L'infortuné est seul partout.

LE MILITAIRE.

«Quelle suite d'événements vous amena dans cette retraite? Ce pays
est-il votre patrie?

LE LÉPREUX.

«Je suis né sur les bords de la mer, dans la principauté d'Oneille, et
je n'habite ici que depuis quinze ans. Quant à mon histoire, elle n'est
qu'une longue et uniforme calamité.

LE MILITAIRE.

«Avez-vous toujours vécu seul?

LE LÉPREUX.

«J'ai perdu mes parents dans mon enfance et je ne les connus jamais:
une soeur qui me restait est morte depuis deux ans. Je n'ai jamais eu
d'ami.

LE MILITAIRE.

«Infortuné!

LE LÉPREUX.

«Tels sont les desseins de Dieu.

LE MILITAIRE.

«Quel est votre nom, je vous prie?

LE LÉPREUX.

«Ah! mon nom est terrible! je m'appelle _le Lépreux_! On ignore dans le
monde celui que je tiens de ma famille et celui que la religion m'a
donné le jour de ma naissance. Je suis _le Lépreux_; voilà le seul titre
que j'ai à la bienveillance des hommes. Puissent-ils ignorer
éternellement qui je suis!

LE MILITAIRE.

«Cette soeur que vous avez perdue vivait-elle avec vous?

LE LÉPREUX.

«Elle a demeuré cinq ans avec moi dans cette même habitation où vous me
voyez. Aussi malheureuse que moi, elle partageait mes peines, et je
tâchais d'adoucir les siennes.

LE MILITAIRE.

«Quelles peuvent être maintenant vos occupations, dans une solitude
aussi profonde?

LE LÉPREUX.

«Le détail des occupations d'un solitaire tel que moi ne pourrait être
que bien monotone pour un homme du monde, qui trouve son bonheur dans
l'activité de la vie sociale.

LE MILITAIRE.

«Ah! vous connaissez peu ce monde, qui ne m'a jamais donné le bonheur.
Je suis souvent solitaire par choix, et il y a peut-être plus d'analogie
entre nos idées que vous ne le pensez; cependant, je l'avoue, une
solitude éternelle m'épouvante; j'ai de la peine à la concevoir.

LE LÉPREUX.

«_Celui qui chérit sa cellule y trouvera la paix._ L'Imitation de
Jésus-Christ nous l'apprend. Je commence par éprouver la vérité de ces
paroles consolantes. Le sentiment de la solitude s'adoucit aussi par le
travail. L'homme qui travaille n'est jamais complétement malheureux, et
j'en suis la preuve. Pendant la belle saison, la culture de mon jardin
et de mon parterre m'occupe suffisamment; pendant l'hiver, je fais des
corbeilles et des nattes; je travaille à me faire des habits; je prépare
chaque jour moi-même ma nourriture avec les provisions qu'on m'apporte
de l'hôpital, et la prière remplit les heures que le travail me laisse.
Enfin l'année s'écoule, et, lorsqu'elle est passée, elle me paraît
encore avoir été bien courte.

LE MILITAIRE.

«Elle devrait vous paraître un siècle.

LE LÉPREUX.

«Les maux et les chagrins font paraître les heures longues; mais les
années s'envolent toujours avec la même rapidité. Il est d'ailleurs
encore, au dernier terme de l'infortune, une jouissance que le commun
des hommes ne peut connaître, et qui vous paraîtra bien singulière,
c'est celle d'exister et de respirer. Je passe des journées entières de
la belle saison, immobile sur ce rempart, à jouir de l'air et de la
beauté de la nature: toutes mes idées alors sont vagues, indécises; la
tristesse repose dans mon coeur sans l'accabler; mes regards errent sur
cette campagne et sur les rochers qui nous environnent; ces différents
aspects sont tellement empreints dans ma mémoire, qu'ils font, pour
ainsi dire, partie de moi-même, et chaque site est un ami que je vois
avec plaisir tous les jours.

LE MILITAIRE.

«J'ai souvent éprouvé quelque chose de semblable. Lorsque le chagrin
s'appesantit sur moi, et que je ne trouve pas dans le coeur des hommes
ce que le mien désire, l'aspect de la nature et des choses inanimées me
console; je m'affectionne aux rochers et aux arbres, et il me semble que
tous les êtres de la création sont des amis que Dieu m'a donnés.

LE LÉPREUX.

«Vous m'encouragez à vous expliquer à mon tour ce qui se passe en moi.
J'aime véritablement les objets qui sont, pour ainsi dire, mes
compagnons de vie, et que je vois chaque jour: aussi, tous les soirs,
avant de me retirer dans la tour, je viens saluer les glaciers de
Ruifort, les bois sombres du mont Saint-Bernard, et les pointes bizarres
qui dominent la vallée de Rhème. Quoique la puissance de Dieu soit aussi
visible dans la création d'une fourmi que dans celle de l'univers
entier, le grand spectacle des montagnes en impose cependant davantage à
mes sens: je ne puis voir ces masses énormes, recouvertes de glaces
éternelles, sans éprouver un étonnement religieux; mais, dans ce vaste
tableau qui m'entoure, j'ai des sites favoris et que j'aime de
préférence; de ce nombre est l'ermitage que vous voyez là-haut sur la
sommité de la montagne de Chaveuse. Isolé au milieu des bois, auprès
d'un champ désert, il reçoit les derniers rayons du soleil couchant.
Quoique je n'y aie jamais été, j'éprouve un plaisir singulier à le voir.
Lorsque le jour tombe, assis dans mon jardin, je fixe mes regards sur
cet ermitage solitaire, et mon imagination s'y repose. Il est devenu
pour moi une espèce de propriété; il me semble qu'une réminiscence
confuse m'apprend que j'ai vécu là jadis dans des temps plus heureux, et
dont la mémoire s'est effacée en moi. J'aime surtout à contempler les
montagnes éloignées qui se confondent avec le ciel dans l'horizon. Ainsi
que l'avenir, l'éloignement fait naître en moi le sentiment de
l'espérance, mon coeur opprimé croit qu'il existe peut-être une terre
bien éloignée, où, à une époque de l'avenir, je pourrai goûter enfin ce
bonheur pour lequel je soupire, et qu'un instinct secret me présente
sans cesse comme possible.

LE MILITAIRE.

«Avec une âme ardente comme la vôtre, il vous a fallu sans doute bien
des efforts pour vous résigner à votre destinée, et pour ne pas vous
abandonner au désespoir.

LE LÉPREUX.

«Je vous tromperais en vous laissant croire que je suis toujours résigné
à mon sort; je n'ai point atteint cette abnégation de soi-même où
quelques anachorètes sont parvenus. Ce sacrifice complet de toutes les
affections humaines n'est point encore accompli: ma vie se passe en
combats continuels, et les secours puissants de la religion elle-même ne
sont pas toujours capables de réprimer les élans de mon imagination.
Elle m'entraîne souvent malgré moi dans un océan de désirs chimériques,
qui tous me ramènent vers ce monde dont je n'ai aucune idée, et dont
l'image fantastique est toujours présente pour me tourmenter.

LE MILITAIRE.

«Si je pouvais vous faire lire dans mon âme, et vous donner du monde
l'idée que j'en ai, tous vos désirs et vos regrets s'évanouiraient à
l'instant.

LE LÉPREUX.

«En vain quelques livres m'ont instruit de la perversité des hommes et
des malheurs inséparables de l'humanité; mon coeur se refuse à les
croire. Je me représente toujours des sociétés d'amis sincères et
vertueux; des époux assortis, que la santé, la jeunesse et la fortune
réunies comblent de bonheur. Je crois les voir errants ensemble dans des
bocages plus verts et plus frais que ceux qui me prêtent leur ombre,
éclairés par un soleil plus brillant que celui qui m'éclaire, et leur
sort me semble plus digne d'envie, à mesure que le mien est plus
misérable. Au commencement du printemps, lorsque le vent du Piémont
souffle dans notre vallée, je me sens pénétré par sa chaleur vivifiante,
et je tressaille malgré moi. J'éprouve un désir inexplicable et le
sentiment confus d'une félicité immense dont je pourrais jouir et qui
m'est refusée. Alors je fuis de ma cellule, j'erre dans la campagne pour
respirer plus librement. J'évite d'être vu par ces mêmes hommes que mon
coeur brûle de rencontrer; et du haut de la colline, caché entre les
broussailles comme une bête fauve, mes regards se portent sur la ville
d'Aoste. Je vois de loin, avec des yeux d'envie, ses heureux habitants
qui me connaissent à peine; je leur tends les mains en gémissant, et je
leur demande ma portion de bonheur. Dans mon transport, vous
l'avouerai-je? j'ai quelquefois serré dans mes bras les arbres de la
forêt, en priant Dieu de les animer pour moi, et de me donner un ami!
Mais les arbres sont muets; leur froide écorce me repousse; elle n'a
rien de commun avec mon coeur, qui palpite et qui brûle. Accablé de
fatigue, las de la vie, je me traîne de nouveau dans ma retraite,
j'expose à Dieu mes tourments, et la prière ramène un peu de calme dans
mon âme.

LE MILITAIRE.

«Ainsi, pauvre malheureux, vous souffrez à la fois tous les maux de
l'âme et du corps?

LE LÉPREUX.

«Ces derniers ne sont pas les plus cruels!

LE MILITAIRE.

«Ils vous laissent donc quelquefois du relâche?

LE LÉPREUX.

«Tous les mois ils augmentent et diminuent avec le cours de la lune.
Lorsqu'elle commence à se montrer, je souffre ordinairement davantage;
la maladie diminue ensuite, et semble changer de nature: ma peau se
dessèche et blanchit, et je ne sens presque plus mon mal; mais il serait
toujours supportable sans les insomnies affreuses qu'il me cause.

LE MILITAIRE.

«Quoi! le sommeil même vous abandonne!

LE LÉPREUX.

«Ah! monsieur, les insomnies! les insomnies! Vous ne pouvez vous
figurer combien est longue et triste une nuit qu'un malheureux passe
tout entière sans fermer l'oeil, l'esprit fixé sur une situation
affreuse et sur un avenir sans espoir. Non! personne ne peut le
comprendre. Mes inquiétudes augmentent à mesure que la nuit s'avance; et
lorsqu'elle est près de finir, mon agitation est telle que je ne sais
plus que devenir: mes pensées se brouillent; j'éprouve un sentiment
extraordinaire que je ne trouve jamais en moi que dans ces tristes
moments. Tantôt il me semble qu'une force irrésistible m'entraîne dans
un gouffre sans fond; tantôt je vois des taches noires devant mes yeux;
mais, pendant que je les examine, elles se croisent avec la rapidité de
l'éclair, elles grossissent en s'approchant de moi, et bientôt ce sont
des montagnes qui m'accablent de leur poids. D'autres fois aussi je vois
des nuages sortir de la terre autour de moi, comme des flots qui
s'enflent, qui s'amoncellent et menacent de m'engloutir; et lorsque je
veux me lever pour me distraire de ces idées, je me sens comme retenu
par des liens invisibles qui m'ôtent les forces. Vous croirez peut-être
que ce sont des songes; mais non, je suis bien éveillé. Je revois sans
cesse les mêmes objets, et c'est une sensation d'horreur qui surpasse
tous mes autres maux.

LE MILITAIRE.

«Il est possible que vous ayez la fièvre pendant ces cruelles insomnies,
et c'est elle sans doute qui vous cause cette espèce de délire.

LE LÉPREUX.

«Vous croyez que cela peut venir de la fièvre? Ah! je voudrais bien que
vous disiez vrai. J'avais craint jusqu'à présent que ces visions ne
fussent un symptôme de folie, et je vous avoue que cela m'inquiétait
beaucoup. Plût à Dieu que ce fût en effet la fièvre!

LE MILITAIRE.

«Vous m'intéressez vivement. J'avoue que je ne me serais jamais fait
l'idée d'une situation semblable à la vôtre. Je pense cependant qu'elle
devait être moins triste lorsque votre soeur vivait.

LE LÉPREUX.

«Dieu sait lui seul ce que j'ai perdu par la mort de ma soeur.--Mais ne
craignez-vous point de vous trouver si près de moi? Asseyez-vous ici,
sur cette pierre; je me placerai derrière le feuillage, et nous
converserons sans nous voir.

LE MILITAIRE.

«Pourquoi donc? Non, vous ne me quitterez point; placez-vous près de
moi. (En disant ces mots, le voyageur fit un mouvement involontaire pour
saisir la main du Lépreux, qui la retira avec vivacité.)

LE LÉPREUX.

«Imprudent! vous alliez saisir ma main!

LE MILITAIRE.

«Eh bien, je l'aurais serrée de bon coeur.

LE LÉPREUX.

«Ce serait la première fois que ce bonheur m'aurait été accordé: ma main
n'a jamais été serrée par personne.

LE MILITAIRE.

«Quoi donc! hormis cette soeur dont vous m'avez parlé, vous n'avez
jamais eu de liaison, vous n'avez jamais été chéri par aucun de vos
semblables?

LE LÉPREUX.

«Heureusement pour l'humanité, je n'ai plus de semblable sur la terre.

LE MILITAIRE.

«Vous me faites frémir!

LE LÉPREUX.

«Pardonnez, compatissant étranger! vous savez que les malheureux aiment
à parler de leurs infortunes.

LE MILITAIRE.

«Parlez, parlez, homme intéressant! Vous m'avez dit qu'une soeur vivait
jadis avec vous, et vous aidait à supporter vos souffrances.

LE LÉPREUX.

«C'était le seul lien par lequel je tenais encore au reste des humains!
Il plut à Dieu de le rompre et de me laisser isolé et seul au milieu du
monde. Son âme était digne du ciel qui la possède, et son exemple me
soutenait contre le découragement qui m'accable souvent depuis sa mort.
Nous ne vivions cependant pas dans cette intimité délicieuse dont je me
fais une idée, et qui devrait unir des amis malheureux. Le genre de nos
maux nous privait de cette consolation. Lors même que nous nous
rapprochions pour prier Dieu, nous évitions réciproquement de nous
regarder, de peur que le spectacle de nos maux ne troublât nos
méditations, et nos regards n'osaient plus se réunir que dans le ciel.
Après nos prières, ma soeur se retirait ordinairement dans sa cellule ou
sous les noisetiers qui terminent le jardin, et nous vivions presque
toujours séparés.

LE MILITAIRE.

«Mais pourquoi vous imposer cette dure contrainte?

LE LÉPREUX.

«Lorsque ma soeur fut attaquée par la maladie contagieuse dont toute ma
famille a été la victime, et qu'elle vint partager ma retraite, nous ne
nous étions jamais vus: son effroi fut extrême en m'apercevant pour la
première fois. La crainte de l'affliger, la crainte plus grande encore
d'augmenter son mal en l'approchant, m'avait forcé d'adopter ce triste
genre de vie. La lèpre n'avait attaqué que sa poitrine, et je conservais
encore quelque espoir de la voir guérir. Vous voyez ce reste de
treillage que j'ai négligé; c'était alors une haie de houblon que
j'entretenais avec soin et qui partageait le jardin en deux parties.
J'avais ménagé de chaque côté un petit sentier, le long duquel nous
pouvions nous promener et converser ensemble sans nous voir et sans trop
nous approcher.

LE MILITAIRE.

«On dirait que le ciel se plaisait à empoisonner les tristes jouissances
qu'il vous laissait.

LE LÉPREUX.

«Mais du moins je n'étais pas seul alors; la présence de ma soeur
rendait cette retraite vivante. J'entendais le bruit de ses pas dans ma
solitude. Quand je revenais à l'aube du jour prier Dieu sous ces arbres,
la porte de la tour s'ouvrait doucement, et la voix de ma soeur se
mêlait insensiblement à la mienne. Le soir, lorsque j'arrosais mon
jardin, elle se promenait quelquefois au soleil couchant, ici, au même
endroit où je vous parle, et je voyais son ombre passer et repasser sur
mes fleurs. Lors même que je ne la voyais pas, je trouvais partout des
traces de sa présence. Maintenant il ne m'arrive plus de rencontrer sur
mon chemin une fleur effeuillée, ou quelques branches d'arbrisseau
qu'elle y laissait tomber en passant; je suis seul: il n'y a plus ni
mouvement ni vie autour de moi, et le sentier qui conduisait à son
bosquet favori disparaît déjà sous l'herbe. Sans paraître s'occuper de
moi, elle veillait sans cesse à ce qui pouvait me faire plaisir. Lorsque
je rentrais dans ma chambre, j'étais quelquefois surpris d'y trouver des
vases de fleurs nouvelles, ou quelque beau fruit qu'elle avait soigné
elle-même. Je n'osais pas lui rendre les mêmes services, et je l'avais
même priée de ne jamais entrer dans ma chambre; mais qui peut mettre des
bornes à l'affection d'une soeur? Un seul trait pourra vous donner une
idée de sa tendresse pour moi. Je marchais une nuit à grands pas dans ma
cellule, tourmenté de douleurs affreuses. Au milieu de la nuit, m'étant
assis un instant pour me reposer, j'entendis un bruit léger à l'entrée
de ma chambre. J'approche, je prête l'oreille: jugez de mon étonnement!
c'était ma soeur qui priait Dieu en dehors sur le seuil de ma porte.
Elle avait entendu mes plaintes. Sa tendresse lui avait fait craindre de
me troubler; mais elle venait pour être à portée de me secourir au
besoin. Je l'entendis qui récitait à voix basse le _Miserere_. Je me mis
à genoux près de la porte, et, sans l'interrompre, je suivis mentalement
ses paroles. Mes yeux étaient pleins de larmes: qui n'eût été touché
d'une telle affection? Lorsque je crus que sa prière était terminée:
«Adieu, ma soeur, adieu, retire-toi, je me sens un peu mieux; que Dieu
te bénisse et te récompense de ta piété!» Elle se retira en silence, et
sans doute sa prière fut exaucée, car je dormis enfin quelques heures
d'un sommeil tranquille.

LE MILITAIRE.

«Combien ont dû vous paraître tristes les premiers jours qui suivirent
la mort de cette soeur chérie!

LE LÉPREUX.

«Je fus longtemps dans une espèce de stupeur qui m'ôtait la faculté de
sentir toute l'étendue de mon infortune; lorsque enfin je revins à moi,
et que je fus à même de juger de ma situation, ma raison fut prête à
m'abandonner. Cette époque sera toujours doublement triste pour moi;
elle me rappelle le plus grand de mes malheurs, et le crime qui faillit
en être la suite.

LE MILITAIRE.

«Un crime! je ne puis vous en croire capable.

LE LÉPREUX.

«Cela n'est que trop vrai, et en vous racontant cette époque de ma vie
je sens trop que je perdrai beaucoup dans votre estime; mais je ne veux
pas me peindre meilleur que je ne suis, et vous me plaindrez peut-être
en me condamnant. Déjà, dans quelques accès de mélancolie, l'idée de
quitter cette vie volontairement s'était présentée à moi: cependant la
crainte de Dieu me l'avait toujours fait repousser, lorsque la
circonstance la plus simple et la moins faite en apparence pour me
troubler pensa me perdre pour l'éternité. Je venais d'éprouver un
nouveau chagrin. Depuis quelques années un petit chien s'était donné à
nous: ma soeur l'avait aimé, et je vous avoue que depuis qu'elle
n'existait plus ce pauvre animal était une véritable consolation pour
moi.

«Nous devions sans doute à sa laideur le choix qu'il avait fait de
notre demeure pour son refuge. Il avait été rebuté par tout le monde;
mais il était encore un trésor pour la maison du Lépreux. En
reconnaissance de la faveur que Dieu nous avait accordée en nous donnant
cet ami, ma soeur l'avait appelé _Miracle_; et son nom, qui contrastait
avec sa laideur, ainsi que sa gaieté continuelle, nous avait souvent
distraits de nos chagrins. Malgré le soin que j'en avais, il s'échappait
quelquefois, et je n'avais jamais pensé que cela pût être nuisible à
personne. Cependant quelques habitants de la ville s'en alarmèrent, et
crurent qu'il pouvait porter parmi eux le germe de ma maladie; ils se
déterminèrent à porter des plaintes au commandant, qui ordonna que mon
chien fût tué sur-le-champ. Des soldats, accompagnés de quelques
habitants, vinrent aussitôt chez moi pour exécuter cet ordre cruel. Ils
lui passèrent une corde au cou en ma présence, et l'entraînèrent.
Lorsqu'il fut à la porte du jardin, je ne pus m'empêcher de le regarder
encore une fois: je le vis tourner ses yeux vers moi pour me demander un
secours que je ne pouvais lui donner. On voulait le noyer dans la Doire;
mais la populace, qui l'attendait en dehors, l'assomma à coups de
pierres. J'entendis ses cris, et je rentrai dans ma tour plus mort que
vif; mes genoux tremblants ne pouvaient me soutenir: je me jetai sur mon
lit dans un état impossible à décrire. Ma douleur ne me permit de voir
dans cet ordre juste, mais sévère, qu'une barbarie aussi atroce
qu'inutile; et quoique j'aie honte aujourd'hui du sentiment qui
m'animait alors, je ne puis encore y penser de sang-froid. Je passai
toute la journée dans la plus grande agitation. C'était le dernier être
vivant qu'on venait d'arracher d'auprès de moi, et ce nouveau coup avait
rouvert toutes les plaies de mon coeur.

«Telle était ma situation, lorsque le même jour, vers le coucher du
soleil, je vins m'asseoir ici, sur cette pierre où vous êtes assis
maintenant. J'y réfléchissais depuis quelque temps sur mon triste sort,
lorsque là-bas, vers ces deux bouleaux qui terminent la haie, je vis
paraître deux jeunes époux qui venaient de s'unir depuis peu. Ils
s'avancèrent le long du sentier, à travers la prairie, et passèrent près
de moi. La délicieuse tranquillité qu'inspire un bonheur certain était
empreinte sur leurs belles physionomies; ils marchaient lentement;
leurs bras étaient entrelacés. Tout à coup je les vis s'arrêter: la
jeune femme pencha la tête sur le sein de son époux, qui la serra dans
ses bras avec transport. Je sentis mon coeur se serrer. Vous
l'avouerai-je? l'envie se glissa pour la première fois dans mon coeur:
jamais l'image du bonheur ne s'était présentée à moi avec tant de force.
Je les suivis des yeux jusqu'au bout de la prairie, et j'allais les
perdre de vue dans les arbres, lorsque des cris d'allégresse vinrent
frapper mon oreille: c'étaient leurs familles réunies qui venaient à
leur rencontre. Des vieillards, des femmes, des enfants, les
entouraient; j'entendais le murmure confus de la joie; je voyais entre
les arbres les couleurs brillantes de leurs vêtements, et ce groupe
entier semblait environné d'un nuage de bonheur. Je ne pus supporter ce
spectacle; les tourments de l'enfer étaient entrés dans mon coeur: je
détournai mes regards, et je me précipitai dans ma cellule. Dieu!
qu'elle me parut déserte, sombre, effroyable! C'est donc ici, me dis-je,
que ma demeure est fixée pour toujours; c'est donc ici où, traînant une
vie déplorable, j'attendrai la fin tardive de mes jours! L'Éternel a
répandu le bonheur, il l'a répandu à torrents sur tout ce qui respire;
et moi, moi seul! sans aide, sans amis, sans compagne... Quelle affreuse
destinée!

«Plein de ces tristes pensées, j'oubliai qu'il est un être consolateur,
je m'oubliai moi-même. Pourquoi, me disais-je, la lumière me fut-elle
accordée? Pourquoi la nature n'est-elle injuste et marâtre que pour moi?
Semblable à l'enfant déshérité, j'ai sous les yeux le riche patrimoine
de la famille humaine, et le ciel avare m'en refuse ma part. Non, non,
m'écriai-je enfin dans un accès de rage, il n'est point de bonheur pour
toi sur la terre; meurs, infortuné, meurs! assez longtemps tu as souillé
la terre par ta présence; puisse-t-elle t'engloutir vivant et ne laisser
aucune trace de ton odieuse existence! Ma fureur insensée s'augmentant
par degrés, le désir de me détruire s'empara de moi, et fixa toutes mes
pensées. Je conçus enfin la résolution d'incendier ma retraite, et de
m'y laisser consumer avec tout ce qui aurait pu laisser quelque souvenir
de moi. Agité, furieux, je sortis dans la campagne; j'errai quelque
temps dans l'ombre autour de mon habitation; des hurlements
involontaires sortaient de ma poitrine oppressée, et m'effrayaient
moi-même dans le silence de la nuit. Je rentrai plein de rage dans ma
demeure, en criant: Malheur à toi, Lépreux! malheur à toi! Et comme si
tout avait dû contribuer à ma perte, j'entendis l'écho qui, du milieu
des ruines du château de Bramafan, répéta distinctement: Malheur à toi!
Je m'arrêtai, saisi d'horreur, sur la porte de la tour, et l'écho faible
de la montagne répéta longtemps après: Malheur à toi!

«Je pris une lampe, et, résolu de mettre le feu à mon habitation, je
descendis dans la chambre la plus basse, emportant avec moi des sarments
et des branches sèches. C'était la chambre qu'avait habitée ma soeur, et
je n'y étais plus rentré depuis sa mort: son fauteuil était encore placé
comme lorsque je l'en avais retirée pour la dernière fois; je sentis un
frisson de crainte en voyant son voile et quelques parties de ses
vêtements épars dans la chambre: les dernières paroles qu'elle avait
prononcées avant d'en sortir se retracèrent à ma pensée: «Je ne
t'abandonnerai pas en mourant, me disait-elle; souviens-toi que je serai
présente dans tes angoisses.» En posant la lampe sur la table,
j'aperçus le cordon de la croix qu'elle portait à son cou, et qu'elle
avait placée elle-même entre deux feuillets de sa Bible. À cet aspect,
je reculai plein d'un saint effroi. La profondeur de l'abîme où j'allais
me précipiter se présenta tout à coup à mes yeux dessillés; je
m'approchai en tremblant du livre sacré: Voilà, voilà, m'écriai-je, le
secours qu'elle m'a promis! Et comme je retirai la croix du livre, j'y
trouvai un écrit cacheté, que ma bonne soeur y avait laissé pour moi.
Mes larmes, retenues jusqu'alors par la douleur, s'échappèrent en
torrents: tous mes funestes projets s'évanouirent à l'instant. Je
pressai longtemps cette lettre précieuse sur mon coeur avant de pouvoir
la lire; et, me jetant à genoux pour implorer la miséricorde divine, je
l'ouvris, et j'y lus en sanglotant ces paroles qui seront éternellement
gravées dans mon coeur: «_Mon frère, je vais bientôt te quitter; mais je
ne t'abandonnerai pas. Du ciel, où j'espère aller, je veillerai sur toi;
je prierai Dieu qu'il te donne le courage de supporter la vie avec
résignation, jusqu'à ce qu'il lui plaise de nous réunir dans un autre
monde: alors je pourrai te montrer toute mon affection; rien ne
m'empêchera plus de t'approcher, et rien ne pourra nous séparer. Je te
laisse la petite croix que j'ai portée toute ma vie; elle m'a souvent
consolée dans mes peines, et mes larmes n'eurent jamais d'autres témoins
qu'elle. Rappelle-toi, lorsque tu la verras, que mon dernier voeu fut
que tu pusses vivre ou mourir en bon chrétien._» Lettre chérie! elle ne
me quittera jamais: je l'emporterai avec moi dans la tombe; c'est elle
qui m'ouvrira les portes du ciel, que mon crime devait me fermer à
jamais. En achevant de la lire, je me sentis défaillir, épuisé par tout
ce que je venais d'éprouver. Je vis un nuage se répandre sur ma vue, et
pendant quelque temps je perdis à la fois le souvenir de mes maux et le
sentiment de mon existence. Lorsque je revins à moi, la nuit était
avancée. À mesure que mes idées s'éclaircissaient, j'éprouvais un
sentiment de paix indéfinissable. Tout ce qui s'était passé dans la
soirée me paraissait un rêve. Mon premier mouvement fut de lever les
yeux vers le ciel pour le remercier de m'avoir préservé du plus grand
des malheurs. Jamais le firmament ne m'avait paru si serein et si beau:
une étoile brillait devant ma fenêtre; je la contemplai longtemps avec
un plaisir inexprimable, en remerciant Dieu de ce qu'il m'accordait
encore le plaisir de la voir, et j'éprouvais une secrète consolation à
penser qu'un de ses rayons était cependant destiné pour la triste
cellule du Lépreux.

«Je remontai chez moi plus tranquille. J'employai le reste de la nuit à
lire le livre de Job, et le saint enthousiasme qu'il fit passer dans mon
âme finit par dissiper entièrement les noires idées qui m'avaient
obsédé. Je n'avais jamais éprouvé de ces moments affreux lorsque ma
soeur vivait; il me suffisait de la savoir près de moi pour être plus
calme, et la seule pensée de l'affection qu'elle avait pour moi
suffisait pour me consoler et me donner du courage.

«Compatissant étranger! Dieu vous préserve d'être jamais obligé de vivre
seul! Ma soeur, ma compagne n'est plus, mais le ciel m'accordera la
force de supporter courageusement la vie; il me l'accordera, je
l'espère, car je le prie dans la sincérité de mon coeur.

LE MILITAIRE.

«Quel âge avait votre soeur lorsque vous la perdîtes?

LE LÉPREUX.

«Elle avait à peine vingt-cinq ans; mais ses souffrances la faisaient
paraître plus âgée. Malgré la maladie qui l'a enlevée, et qui avait
altéré ses traits, elle eût été belle encore sans une pâleur effrayante
qui la déparait: c'était l'image de la mort vivante, et je ne pouvais la
voir sans gémir.

LE MILITAIRE.

«Vous l'avez perdue bien jeune.

LE LÉPREUX.

«Sa complexion faible et délicate ne pouvait résister à tant de maux
réunis: depuis quelque temps, je m'apercevais que sa perte était
inévitable, et tel était son triste sort, que j'étais forcé de la
désirer. En la voyant languir et se détruire chaque jour, j'observais
avec une joie funeste s'approcher la fin de ses souffrances. Déjà,
depuis un mois, sa faiblesse était augmentée; de fréquents
évanouissements menaçaient sa vie d'heure en heure. Un soir (c'était
vers le commencement d'août) je la vis si abattue que je ne voulus pas
la quitter: elle était dans son fauteuil, ne pouvant plus supporter le
lit depuis quelques jours. Je m'assis moi-même auprès d'elle, et, dans
l'obscurité la plus profonde, nous eûmes ensemble notre dernier
entretien. Mes larmes ne pouvaient se tarir; un cruel pressentiment
m'agitait. «Pourquoi pleures-tu? me disait-elle; pourquoi t'affliger
ainsi? je ne te quitterai pas en mourant, et je serai présente dans tes
angoisses.»

«Quelques instants après, elle me témoigna le désir d'être transportée
hors de la tour, et de faire ses prières dans son bosquet de noisetiers:
c'est là qu'elle passait la plus grande partie de la belle saison. «Je
veux, disait-elle, mourir en regardant le ciel.» Je ne croyais cependant
pas son heure si proche. Je la pris dans mes bras pour l'enlever.
«Soutiens-moi seulement, me dit-elle; j'aurai peut-être encore la force
de marcher.» Je la conduisis lentement jusque dans les noisetiers; je
lui formai un coussin avec des feuilles sèches qu'elle y avait
rassemblées elle-même, et, l'ayant couverte d'un voile, afin de la
préserver de l'humidité de la nuit, je me plaçai auprès d'elle; mais
elle désira être seule dans sa dernière méditation: je m'éloignai sans
la perdre de vue. Je voyais son voile s'élever de temps en temps, et ses
mains blanches se diriger vers le ciel. Comme je me rapprochais du
bosquet, elle me demanda de l'eau: j'en apportai dans sa coupe; elle y
trempa ses lèvres, mais elle ne put boire. «Je sens ma fin, me dit-elle
en détournant la tête; ma soif sera bientôt étanchée pour toujours.
Soutiens-moi, mon frère; aide ta soeur à franchir ce passage désiré,
mais terrible. Soutiens-moi, récite la prière des agonisants.» Ce furent
les dernières paroles qu'elle prononça. J'appuyai sa tête contre mon
sein; je récitai la prière des agonisants: «Passe à l'éternité! lui
disais-je, ma chère soeur; délivre-toi de la vie; laisse cette dépouille
dans mes bras!» Pendant trois heures je la soutins ainsi dans la
dernière lutte de la nature; elle s'éteignit enfin doucement, et son âme
se détacha sans effort de la terre.

«Le Lépreux, à la fin de ce récit, couvrit son visage de ses mains; la
douleur ôtait la voix au voyageur. Après un instant de silence, le
Lépreux se leva. _Étranger_, dit-il, _lorsque le chagrin ou le
découragement s'approcheront de vous, pensez au solitaire de la cité
d'Aoste; vous ne lui aurez pas fait une visite inutile._

«Ils s'acheminèrent ensemble vers la porte du jardin. Lorsque le
militaire fut au moment de sortir, il mit son gant à la main droite:
Vous n'avez jamais serré la main de personne, dit-il au Lépreux;
accordez-moi la faveur de serrer la mienne: c'est celle d'un ami qui
s'intéresse vivement à votre sort. Le Lépreux recula de quelques pas
avec une sorte d'effroi, et levant les yeux et les mains au ciel: _Dieu
de bonté_, s'écria-t-il, _comble de tes bénédictions cet homme
compatissant!_

«Accordez-moi donc une autre grâce, reprit le voyageur. Je vais partir;
nous ne nous reverrons peut-être pas de bien longtemps: ne
pourrions-nous pas, avec les précautions nécessaires, nous écrire
quelquefois? une semblable relation pourrait vous distraire, et me
ferait un grand plaisir à moi-même. Le Lépreux réfléchit quelque temps.
_Pourquoi_, dit-il enfin, _chercherais-je à me faire illusion? Je ne
dois avoir d'autre société que moi-même, d'autre ami que Dieu; nous nous
reverrons en lui. Adieu, généreux étranger, soyez heureux... Adieu pour
jamais!_ Le voyageur sortit. Le Lépreux ferma la porte et en poussa les
verrous.»


XIII.

Vignet, qui s'était tu après la mort du chien, parce qu'il ne pouvait
continuer à lire, me passa le manuscrit et je lus le reste. Le manuscrit
s'échappa de mes mains et je n'eus pas la force de le relever. Il était
tout mouillé de nos larmes; nous restâmes longtemps sans parler; toute
réflexion nous aurait semblé une dissonance. Ce ne fut que longtemps
après que nous pûmes parler.

--Eh bien, nous dit enfin Vignet, que pensez-vous du talent de mon oncle
Xavier?

--C'est comme si tu nous disais: Que pensez-vous de la nature? lui
répondit Virieu: l'homme qui écrit cela n'est ni un écrivain, ni un
poëte; c'est un traducteur de Dieu!

--C'est vrai, dis-je à mon tour. Il n'y a ni à réfléchir, ni à
s'extasier; il n'y a qu'à tomber à genoux devant cet interprète de la
douleur suprême, et à verser autant de larmes qu'il y a de
mots.--Comment a-t-il pu écrire cette prose de Job, de Job sur son
fumier, sans être inspiré par celui qui a fait du coeur humain (dit-on)
le clavier de la douleur? Laisse-nous copier ces pages comme la
partition de toutes les plaintes que nous aurons, hélas! peut-être, à
exhaler un jour dans notre vie inconnue.

--Non, dit-il, j'ai promis à ma mère, qui s'est fiée à moi, que je n'en
prendrais ni n'en laisserais prendre copie d'une seule syllabe. C'est un
secret de famille, qui ne sera révélé au monde que plus tard;
n'anticipons pas le moment.


XIV.

Nous nous levâmes, nous rejoignîmes nos camarades, et nous reprîmes avec
eux la descente de Virieu-le-Grand.

Mais cette lecture nous avait mis sur le front et sur les lèvres un
sceau de mélancolie et de gravité qui n'était pas de notre âge, et qui
distinguait notre groupe de ceux qui nous précédaient et qui nous
suivaient.

Nous n'avions jusque-là rien lu de pareil. Nous ne connaissions dans ce
genre que l'accent lyrique du prophète, de Job et de Chateaubriand.
C'était beau, cela tombait avec bruit sur l'âme; mais cela n'y pénétrait
pas comme une pluie insensible qui amollit les sens et qui fait de la
douleur non pas la déclamation de l'écrivain, mais l'impression même de
celui qui souffre. Cette différence ne m'échappa pas, tout jeune et tout
inexpérimenté que j'étais; je la fis sentir à mes condisciples et à
Vignet lui-même. De nous trois il avait le plus de goût pour un peu de
déclamation. Il savait par coeur les _Nuits d'Young_, et les sublimes
passages de _Werther_, d'_Atala_ et de _René_.

--Vois donc, lui disais-je, quelle différence! Comme cela commence et
comme cela finit!

D'abord la description la plus simple et la plus triste du site où il
place la scène de sa sublime tristesse! Une tour démantelée et à moitié
démolie d'une enceinte de fortifications autour d'une ville, dont les
remparts en ruines s'élèvent comme une végétation flétrie de pierres: y
a-t-il une plus sinistre image de désolation dans un paysage? La
description n'y ajoute rien; le mot seul dit tout. On voit les vieux
murs blanchir au soleil, les corneilles voler sur le toit, et le vent,
du midi au nord, secouer, au milieu de tourbillons de poussière, du pied
de la tour les lambeaux de vieille mousse qui tombe, comme les plis d'un
manteau, de la cime du donjon. L'ombre immobile de ce spectre s'étend
sur le rempart lumineux et muet, et s'allonge à mesure que le soleil
baisse dans la vallée.


XV.

Le dialogue commence; il forme le plus sobre et le plus naturel des
discours.

LE MILITAIRE.

«J'admire combien cette retraite est tranquille et solitaire. On est
dans une ville, et l'on croirait être dans un désert.

LE LÉPREUX.

«La solitude n'est pas toujours au milieu des forêts et des rochers.
L'infortuné est seul partout!» Et là il raconte sans détails superflus
son histoire et celle de sa famille. Il avait une soeur, il la perd:
comme son deuil est profond! Et comme aussi son âme plus isolée est
prompte à se rattacher et à s'incorporer à la nature! «Tous les soirs,
avant de me retirer dans ma tour, je viens saluer d'ici les glaciers de
Ruifort, les bois sombres du mont Saint-Bernard, et les pointes bizarres
qui dominent la vallée de Rhème. Quoique la puissance de Dieu soit aussi
visible dans la création d'une fourmi que dans celle de l'univers
entier, le grand spectacle des montagnes impose cependant davantage à
nos sens. Je ne puis voir ces masses énormes recouvertes de glaces
éternelles sans éprouver un étonnement religieux. Mais dans ce vaste
tableau qui m'entoure j'ai des sites favoris que j'aime de préférence
(l'amitié qui se révèle et s'attache, faute de réciprocité, aux choses
inanimées). De ce nombre est l'ermitage que vous voyez là-haut sur la
cime de la montagne de Chaveuse. Isolé sur le bord du bois, auprès d'un
champ désert, il reçoit les derniers rayons du soleil couchant, etc.,
etc.»

Et la mort chrétienne et réfléchie de sa soeur! et jusqu'à la mort du
chien Miracle, martyr de son amitié pour lui, a-t-on jamais fouillé le
coeur humain si bas pour lui faire exprimer ce qu'il y a de plus
instinctif dans la douleur? Et quel autre qu'un solitaire absolu pouvait
comprendre la perte du chien, ce dernier asile de l'affection humaine?
On comprend qu'après ce coup il ait maudit les hommes et leur barbare
injustice. C'est pis que la mort, car c'est la mort infligée en punition
de l'amour! Ah! il faut mourir quand il n'est plus permis d'aimer!

Excepté certaines pages de l'Imitation de Jésus-Christ, avions-nous
jamais lu dans les chefs-d'oeuvre de l'antiquité rien de comparable?
Oui, peut-être le chien d'Ulysse, dans l'Odyssée. Mais ce n'est pas si
tragique, car Ulysse pourrait retrouver un autre chien. Mais lui, le
lépreux, où retrouverait-il Miracle? Cela fend le coeur, et on ne peut
parler d'autre chose.

--Quant à moi, dit Virieu, le plus positif et le plus spirituel d'entre
nous, ce qui m'étonne toujours, c'est le faible de l'art et la
toute-puissance de la nature! Où est l'art ici? Il n'y en a point. La
nature est tout, c'est elle seule qui pense et qui parle! Mais non, je
me trompe; elle ne pense pas, elle sent seulement, et elle dit ce
qu'elle sent, comme l'enfant dit ce qu'il voit; elle n'a pas d'autre
rhétorique que la vérité! Aussi je n'aime pas les écrivains de métier;
je les regarde comme des comédiens qui jouent un rôle. Vivent les hommes
qui ne pensent pas à ce qu'ils disent! Il n'y a que ceux-là qui savent
le dire, parce que c'est la nature qui parle à leur place. Qu'est-ce
donc que penser, concevoir, imaginer et écrire? C'est faire un effort
pour accoucher d'un mensonge. Mais celui qui, comme une harpe éolienne,
s'abandonne au vent et ne sait pas d'avance l'effet qu'il veut produire,
voilà l'homme qui ne manque jamais son coup, voilà ton oncle, voilà mon
écrivain! Ah! quand serai-je assez indépendant pour chasser de ma
bibliothèque tous ces rhétoriciens dont on nous ennuie au collége, pour
n'y donner place qu'aux hommes qui n'ont de rhétorique que le
sentiment!--Amen! criâmes-nous tous les deux; heureux le jour où nous
pourrons lire pour seul livre: la nature!


XVI.

Nous causâmes ainsi en descendant le mont Colombier, jusqu'à l'heure où
la première ombre de la nuit se rembrunissait sur les chaumières de
Virieu-le-Grand. Un souper nous attendait chez M. Jenin, servi par ses
fils et ses filles. Mais la lassitude et le sommeil fermaient nos
paupières et étouffaient nos entretiens. Une paille fraîche nous reçut
dans la grange, et nous saluâmes d'un cordial adieu, au lever du jour,
l'hospitalière demeure où nous avions été si bien accueillis.

Nous reprîmes, après un frugal repas, la route de Belley, ne cessant de
parler à nos compagnons de cette découverte d'une littérature nouvelle
et selon nous supérieure à tout ce que nous avions lu jusque-là,
contenue dans quelques pages de l'oncle de notre ami, et nous nous
promîmes d'en rechercher partout d'autres pages.

L'occasion s'en fit attendre longtemps.

                                                            LAMARTINE.



CXVIIe ENTRETIEN.

LITTÉRATURE AMÉRICAINE.

UNE PAGE UNIQUE D'HISTOIRE NATURELLE, PAR AUDUBON.

(PREMIÈRE PARTIE.)


I.

Audubon est le Buffon de l'Amérique, mais infiniment plus naïf, plus
coloré et plus écrivain que Buffon lui-même.

Nous devons dire à son sujet un mot du caractère et de la littérature
de son pays; un homme n'en est jamais indépendant.

L'Amérique est le germe d'un grand peuple: il faut craindre d'en
étouffer le germe en parlant trop rudement de ses actes d'hier et
d'aujourd'hui. Nous ne sommes point partisans de sa civilisation, que
nous regardons comme trop élémentaire et trop brutale: si nous avions
vécu du temps de Louis XVI, nous n'aurions pas conseillé à ce prince
infortuné de déclarer la guerre aux Anglais pour favoriser à tout prix
une nation anglaise d'insurgés contre leurs frères. C'était une guerre
civile intentée à la mère patrie, pour une cause purement vénale; cela
n'était ni juste ni noble; cela ne pouvait produire que beaucoup de mal
aux Anglais et beaucoup d'ingratitude pour la France. L'insurrection
comme principe devait revenir sur le pays qui l'avait lancée; cela ne
manqua pas. Qui pourrait dire ce que la Fayette et ses amis rapportèrent
en France, et combien il y eut de sophismes américains dans l'Assemblée
constituante et dans le sang de Louis XVI?


II.

Il faudrait avoir le regard de Dieu lui-même pour discerner l'Amérique
de la France une fois que les causes de ces deux pays furent mêlées
pendant et après la guerre d'Amérique; quoiqu'il en soit, nous n'eûmes
pas à nous en féliciter. Aujourd'hui que nous avons à parler à propos
d'Audubon de la cause américaine, nous le faisons en tremblant, car nous
craindrions également ou d'être injuste envers un grand peuple naissant
dans l'Amérique du Nord, ou d'être injuste envers l'autre moitié de ce
peuple qui soutient une mauvaise cause dans l'Amérique du Sud.


III.

Ils commencèrent par l'ingratitude. Après le triomphe, ils n'eurent
rien de plus pressé que de se tourner contre l'honnête Washington; ils
le ruinèrent, le persécutèrent jusqu'à la prison pour dettes ouverte
devant lui; ils le calomnièrent jusqu'à l'accuser de concussions
ignominieuses, et, si quelques braves compagnons d'armes ne s'étaient
pas cotisés pour lui conserver Mont-Vernon, son misérable patrimoine, il
n'aurait pas même eu, comme Scipion, six pieds de terre américaine pour
recouvrir ses os!--_Ne ossa quidem habebis!_

Depuis ce temps, auquel nous touchons encore, la jalousie et la défiance
populaires, ces seules vertus de la démocratie américaine, qui la
rendent stupide quand elles ne la rendent pas féroce, n'ont pas permis à
une seule grande nature de citoyen d'arriver à la présidence de la
république américaine; ils ont craint que leur premier magistrat n'eût
des pensées plus élevées qu'eux; ils n'ont pardonné qu'à une certaine
médiocrité du parti bourgeoisement probe et intellectuellement incapable
de prévaloir dans les élections et d'exercer pour la forme une autorité
centrale sans pouvoir, un certain rôle de grand ressort neutre de leur
anarchie réelle, ressort qui obéit au doigt de la constitution
démagogique, mais qui n'imprime ni halte ni mouvement. Cette horreur du
pouvoir capable, cette folie de l'envie, cette médiocrité des
présidents, cette vulgarité des élus dans le congrès et dans les
chambres, jointes à une ambition de grandir sans morale et à une vanité
de supériorité sans fondement, faisaient prévoir depuis longtemps aux
esprits sains de l'Europe et même à Jefferson une catastrophe telle que
Rome elle-même n'en avait pas présenté au monde dans ses craquements,
une leçon aux peuples trop démocratiques, donnée par Dieu lui-même pour
leur apprendre qu'il n'y a point d'avenir pour les nations qui croient à
la seule force du nombre et à la brutalité de la conquête!


IV.

Cependant l'Europe leur envoyait tous les ans d'éminents éléments de
travail et de désordre dans ces milliers de Français, d'Allemands,
d'Écossais, d'Irlandais surtout, aventuriers d'anarchie, qui
submergeaient l'Amérique du Nord de leurs hordes cosmopolites.

Leur population s'élevait jusqu'à 28 millions d'individus, leur
agriculture s'étendait, leur industrie sentait s'accroître sa fièvre de
richesse à tout prix. Leurs banques sans capitaux et sans probité
entassaient fictions sur banqueroutes; l'honneur, ce gardien du crédit
public et privé, disparaissait sous la corruption de la mauvaise foi; un
_jubilé_ américain, plus accepté et plus immoral que le jubilé des
Hébreux, cette libération sans remboursement, s'établissait de fait
entre le créancier et le débiteur; nul n'avait rien à reprocher à
l'autre, puisque aucun ne payait que quand il était utile de payer.
Quant aux lois, on n'en respectait aucune que quand on n'était pas assez
nombreux pour les violer toutes. Le meurtre par le revolver, toujours
sous la main, était devenu le tribunal individuel, et la loi Lynch,
celle qui ameute une multitude et qui tue, était la loi des hordes.

Et ils se vantaient de cette civilisation, et ils affectaient contre
l'Europe, en y apportant leurs dollars de papier, la supériorité du
mépris. L'Europe en était digne, puisqu'elle le souffrait. N'eurent-ils
pas l'audace d'exiger de nous, sous peine de brûler nos côtes,
vingt-cinq millions d'indemnité, pour n'avoir pas assez _piraté_ à nos
dépens pendant leur neutralité prétendue et intéressée sous l'empire? On
croyait alors à leur marine fantastique, à leur alliance tout anglaise,
à leur reconnaissance toute punique; on les leur accorda par pitié, et
moi-même je votai pour qu'on les leur jetât par dédain. Combien ne m'en
suis-je pas repenti depuis cette époque! Nous aurions dû leur jeter des
boulets de carton sur leur ombre d'escadre; mais ils appuyaient alors
leur insolence sur l'alliance de l'Angleterre, avec laquelle nous
voulions rester en paix. La France fut grande, mais elle fut dupe. La
Fayette vivait, parlait et votait alors. Nous crûmes soutenir des
républicains honnêtes. Ils nous ont trop appris depuis que nous ne
faisions qu'accorder une prime à des usuriers de toutes les opinions.


V.

Rassurés sur la toute-puissance du charlatanisme dont ils fascinaient
l'Europe, ils se mirent alors à intimider les Espagnols américains du
golfe du Mexique, à menacer la Havane de conquérir Mexico, à affecter le
militarisme de Napoléon, à imposer des lois à ces nombreux démembrements
de la puissance espagnole qui naissaient à la liberté au milieu des
orages. Ils proclamèrent la résolution d'entrer en dominateurs dans les
affaires de la vieille Europe, qu'il déclarèrent caduque avec la
forfanterie de leur prétendue jeunesse. L'Angleterre, qu'ils osèrent
braver, eut la faiblesse qu'on conserve pour ses enfants même rebelles.
Elle pouvait les anéantir complétement en une campagne; elle eut le tort
inexplicable de les trop ménager dans un intérêt de coton et de balance
de commerce que nous ne comprenons pas bien, et dont nous devons nous
défier puisqu'il est britannique; elle fit la paix. L'orgueil américain
ne connut plus de limites. L'Angleterre, la France, la Russie,
l'Autriche, la Prusse, l'Espagne, ne leur parurent plus que des
comparses laissées par leur outrecuidance, sous condition, au rang des
puissances pour applaudir à leurs exploits et pour saluer leur bannière
étoilée promenée pendant vingt-cinq ans de port en port sur leur frégate
nomade et à peu près unique, _la Constitution_.


VI.

Quant à la question de l'esclavage, noble bannière de leur guerre
actuelle, on sait ce que cette cause signifie chez eux par cette phrase
du discours de leur président: M. Lincoln déclare au congrès qu'aucun
Américain du Nord ne voudrait reconnaître un noir pour son frère ou pour
son parent, que lui-même partage ce glorieux préjugé et que si comme
président il fait la guerre pour cette race avilie, comme Américain il
la méprise et la répudie avec tous ses compatriotes. Ainsi les noirs,
qui seraient tenus hors la loi des marchés à New-York, y subissent et y
subiront la loi du mépris, l'ostracisme de la misère, l'extinction de
leur race par la faim dans la fédération qui prétend faire la guerre au
Sud pour la liberté et l'égalité des noirs! On connaît leur liberté et
leur égalité à leurs oeuvres; ils auront la liberté d'être proscrits de
l'État comme six millions de vagabonds sans maître, mais sans feu ni
lieu, sans qu'aucun maître ait la responsabilité de leur existence! La
liberté de joncher de leurs cadavres les routes et les steppes, la
liberté de périr par un de ces grands meurtres en masse dont l'Amérique
a donné tant de fois l'exemple à l'histoire, ou d'être chassés et
exterminés comme des nègres marrons dans les forêts où ils iraient
chercher leur nourriture! Et quant à l'égalité, interrogez les voyageurs
européens qui ont habité les États de la fédération soi-disant
libératrice.

Est-ce l'égalité que d'être traités partout en _lépreux_ de l'espèce
humaine? Est-ce l'égalité que d'être réputés infâmes? Est-ce l'égalité
que de ne pouvoir contracter une alliance avec les familles des
Américains sans déshonorer la famille? Est-ce l'égalité que d'être
expulsés des théâtres et des lieux publics? Est-ce l'égalité que d'être
relégués, comme en France les animaux impurs, dans des wagons construits
exclusivement à leur usage sur les chemins de fer, et d'être jetés
inhumainement sur la route, eux, leurs femmes et leurs enfants, si un
blanc vient à se récrier sur un reste de couleur mêlée empreint sur
l'ongle dénonciateur d'un de ces malheureux, dont l'haleine empoisonne
ou dont le contact flétrit?

Cependant voilà la seule liberté, la seule égalité que les États du Nord
préparent à ce peuple condamné à l'option terrible entre la mort et
l'indépendance! N'est-ce pas vous dire assez que la cause des noirs
n'est que le prétexte de la guerre au Sud, mais que le vrai motif est la
ruine jalouse du Sud dont le capital noir, la culture du coton, la
marine entière et le commerce prospère excitent la jalousie meurtrière
de ce peuple du nivellement? Aussi, voyez! les six millions de noirs du
Sud ne s'y trompent pas: ils n'hésitent pas entre leur servitude
nourrie, protégée, achetée par la responsabilité de leurs maîtres, entre
la providence intéressée de leurs soi-disant patrons, et la féroce
irresponsabilité de leurs apôtres insurrecteurs du Nord!

Ils préfèrent le travail obligatoire, les soins providentiels de leurs
exploitateurs du Sud à l'irresponsabilité meurtrière du Nord! La
liberté, à condition de mourir de faim, ne leur sourit pas! Ils
préfèrent les humiliations de la servitude légale aux abandons de la
prétendue philanthropie du Nord, et, supplice pour supplice, ils aiment
mieux avec raison le supplice de l'esclavage logé, soldé, nourri dans la
famille, que le supplice du mépris et de la mort dans les États de
l'Union.


VII.

J'ai été longtemps, je le suis encore, un des zélés promoteurs de
l'affranchissement avec indemnité des noirs dans nos colonies. J'ai eu
le bonheur de signer enfin cet affranchissement, honneur de la
République, en 1848; mais je ne l'ai signé qu'avec la condition du
rachat par l'État de cette nature honteuse de propriété d'une race
humaine par une autre race! Le premier jour, en 1833, où je fus admis
dans la Société des amis des noirs, société de vertueux et honnêtes
citoyens, je demandai la parole et je démontrai aisément le vice radical
de nos réclamations:

«Vous voulez, dis-je le premier à mes collègues, une transformation du
travail forcé en travail libre? Pour que le travail forcé du nègre
devienne travail volontaire, il faut d'abord déposséder le blanc de sa
propriété! Quand vous aurez dépossédé sans condition le blanc de sa
propriété, que deviendra son revenu, et, le revenu supprimé, que
deviendra le salaire du noir? Tout sera taxé à la fois, et il ne restera
qu'à livrer le blanc à la faim du noir! Le noir égorgera et dévorera le
blanc; c'est la révolution des anthropophages! Je n'en accepte pas la
responsabilité, et, si vous y persévérez, je me retire dès le premier
jour.

«Si vous voulez bien comprendre, au contraire, que, l'esclave étant une
mauvaise propriété, mais enfin une propriété légale, garantie par l'État
comme toutes les autres, vous ne pouvez l'exproprier sans indemnité aux
propriétaires, et sans donner en même temps aux propriétaires du sol,
par votre indemnité, les moyens de payer un salaire à l'esclave émancipé
pour son travail devenu libre, je reste alors et je poursuivrai
persévéramment avec vous cette oeuvre d'humanité et de civilisation!»

De ce jour, le principe de l'indemnité aux colons blancs fut admis, et,
bien que l'esclavage continuât d'exister jusqu'à la République, la
République, grâce à M. Schoelcher et au gouvernement rallié à mes vues,
finit par l'abolir; elle eut seulement le tort de trop économiser sur
l'indemnité, mais, malgré cette parcimonie de vertu, elle n'eut qu'à se
féliciter de son courage. Pas une goutte de sang, pas un crime contre la
propriété, pas une ruine dans nos colonies n'attrista cette belle action
de la patrie. La Providence aide une bonne oeuvre. Quand l'homme est
juste, Dieu est grand!


VIII.

Voilà ce que les Américains si opulents du Nord auraient dû dire aux
Américains du Sud: «Émancipez vos esclaves, graduellement, prudemment;
nous allons nous cotiser tous pour former l'indemnité nécessaire aux
États dépossédés pour payer le travail libre!»


IX.

Quel est le droit des Américains du Nord à cette possession universelle
de leur continent qu'ils occupent depuis si peu de jours? Est-ce la
conquête? Mais elle est à Cortez, Espagnol aussi, et à ce petit nombre
d'Argonautes, descendus avec quelques compagnons de fanatisme,
d'héroïsme et de férocité, sur l'Amérique du Midi pour la donner au roi
d'Espagne et à sa religion alors conquérante.

Est-ce le droit des premiers occupants? Mais les flibustiers
cosmopolites, les Danois, les Bretons, les Français, les Portugais, les
Espagnols, y ont mis le pied bien avant eux; témoin la Louisiane, les
deux Canadas, les Français, les Anglais, l'immense colonie britannique,
dont ils sont eux-mêmes le résidu.

J'ai vu moi-même le premier Napoléon, dans une imprévoyance fatale
aujourd'hui à la France, pour quelques millions qui n'équivalaient pas à
six mois de revenu, donner la Louisiane et les rives sans bornes de son
Nil américain! Ils n'ont d'autre titre de possession que leur _marche en
avant_.

Ils conquièrent par des emprunts ce qu'ils ne peuvent conquérir par les
armes; ne les avez-vous pas vus, il y a quelques jours, proposer aux
Mexicains d'hypothéquer leurs provinces les plus riches pour abuser,
comme des usuriers du globe, de leur droit fiscal au jour d'un
remboursement impossible, et s'emparer, au nom de la politique, d'un
pays trois fois grand comme la France, conquis par le crédit? Une fois
cette main mise sur cette clef de l'Amérique du Sud, qui ne les voit
s'avancer sans obstacle sur les Californies, ces sources de l'or; sur
l'Amérique centrale, sur les États de race latine, sur tous les
territoires espagnols, devenus des républiques en fusion, Venezuela, la
Nouvelle-Grenade, l'Équateur, le Pérou, plus riche encore en or que le
Mexique, le Brésil illimité en étendue et en avenir; sur ses annexes, le
Paraguay, l'Uruguay, la Bolivie, la Confédération de la Plata,
Guayaquil, jusqu'au cap Horn plus tempêtueux que le cap des Tempêtes, et
jusqu'à l'océan Austral, cette route d'un cinquième continent, la
mystérieuse Australie? Aucun de ces États, usés sous la forme
monarchique, nouveaux sous la forme républicaine, excepté le Brésil,
n'est de force à lutter contre l'envahissement, et l'on peut calculer
étape par étape le jour fatal d'un envahissement accompli, l'extinction
de toutes ces belles races latines, civilisées, civilisantes, nobles de
sentiment comme d'ancêtres, qui ont peuplé ces plus beaux climats de
l'univers de capitales aussi monumentales que Rome et Madrid, et qui
deviendront des bazars de marchands.


X.

Je ne crains pas de le dire hautement, malgré l'opposition naturelle
qu'il peut y avoir entre les pensées diplomatiques de la République et
les pensées diplomatiques de l'Empire; contre des intérêts si français,
si élevés, si européens, il n'y a pas d'opposition patriotique qui
prévale. La pensée de la position à prendre par nous au Mexique est une
pensée grandiose, une pensée incomprise (je dirai tout à l'heure
pourquoi), une pensée juste comme la nécessité, vaste comme l'Océan,
neuve comme l'à-propos, une pensée d'homme d'État, féconde comme
l'avenir, une pensée de salut pour l'Amérique et pour le monde.


XI.

Ici il faut s'élever très-haut pour en concevoir la portée. Le premier
Empire, empire uniquement militaire, et qui vendit la Louisiane pour un
morceau de pain de munition à ses armées, n'en eut jamais de pareilles.


XII.

La pensée d'une position hardie et efficace à prendre au Mexique contre
l'usurpation des États-Unis d'Amérique est une pensée neuve, mais juste.

L'Europe en a le droit; la France en prend l'initiative.

Voyons le droit de ce point de vue élevé d'où l'on distingue la
légitimité des choses, et partons de ce fait, vrai quoique non radical.

LE GLOBE EST LA PROPRIÉTÉ DE L'HOMME; LE NOUVEAU CONTINENT, L'AMÉRIQUE,
EST LA PROPRIÉTÉ DE L'EUROPE.

Elle n'a pas été donnée en proie et en abus de force aux Américains du
Nord, seuls.


XIII.

En partant de ce principe, devenu aujourd'hui un fait, que le continent
américain est la propriété collective du genre humain, et non de
l'_union_ déchirée d'une seule race sans titre et sans droit, du moins
sur l'Amérique espagnole et sur la race latine, mère de toute
civilisation, le principe de protection de l'Europe et de son
indépendance, du moins dans ses dix-sept États républicains de
l'Amérique du Sud, découle évidemment pour nous et pour toutes les
puissances de l'ancien monde. Il faut prévoir les événements, il faut
protéger la race latine, et, pour protéger, il faut prendre position
d'abord sur le point menacé contre les États-Unis. Il le faut, ou bien
il faut déclarer que le continent nouveau, possession de l'Europe,
appartiendra tout entier, dans vingt-cinq ans peut-être, à ces pionniers
armés qui ne reconnaissent pour tout titre de leur usurpation que leur
convenance, et qui permettent à leurs citoyens, comme Walker, de lever
individuellement des escadres et des armées contre Cuba, pendant que
leur général fédéral entre au nom de l'Union dans Mexico, et de là dans
toutes les capitales de l'Amérique civilisée du Sud!


XIV.

Or pourquoi l'Europe ou le monde ancien reconnaîtraient-ils ces droits
de piraterie sur mer et sur terre aux États-Unis, tandis que dans
l'ancien monde, nous reconnaissons non-seulement le droit de protéger
les propriétés utiles à tous, mais encore le droit d'exproprier avec
indemnité les États et les individus de toute propriété de choses dont
l'usage est nécessaire à tous?

Ce principe de protection des intérêts utiles à tous qui s'applique à
une commune, s'appliquerait-il donc avec moins de droit à un continent
tout entier à protéger dans son indépendance? Évidemment non; nous ne
disons point: Expropriez les États-Unis de l'Amérique espagnole; leur
propre anarchie organique les expropriera assez! Mais nous disons:
L'Europe a le droit, et nous ajoutons le devoir, de ne pas leur livrer
la race latine, l'Amérique espagnole, la moitié qui reste encore libre
et indépendante de cette magnifique partie du globe, plus de la moitié
du ciel, de la terre et des populations du Nouveau-Monde!


XV.

Quelles sont les possessions collectives, sacrées, les nécessités du
genre humain tout entier que la politique de l'ancien monde ne peut et
ne doit pas livrer à la merci des États-Unis de l'Amérique anglaise?

Ces choses sont le capital du monde entier, exploité par quelques-uns,
nécessaire à tous, dans notre état de civilisation et dans notre système
d'échange, qui nous rend à tous l'or monnayé aussi nécessaire que le
pain. Les mines d'or sont là!

En second lieu, l'alimentation de l'ancien monde, le blé, les farines,
le maïs, la pomme de terre, dont le peuple vit, et dont la privation
dans les années de disette peut entraîner en Europe des calamités et des
dépopulations incalculables.

En troisième lieu, les industries qui sont devenues, depuis quelques
années surtout, par le salaire qu'elles assurent à au moins quarante
millions d'ouvriers industriels des tissus de coton, le véritable et
indispensable _stipendium_ du salaire et de la vie.

Enfin le commerce, qui nous nécessite une marine et des matelots,
population flottante, incalculable comme nombre d'hommes nourris sous la
voile, plus incalculable encore comme élément de notre puissance
nationale. Permettre aux États-Unis de renouveler la folie du premier
Empire, de mettre le blocus anti-européen, non plus sur leurs ports
seulement, mais sur un monde, comme ils viennent de le proclamer, ce
n'est plus une lâcheté seulement, c'est accepter les fourches caudines
de New-York, c'est abdiquer la navigation, le commerce, le coton, le
libre échange, la marine du vieux monde, c'est ne plus vivre que de la
mort de la vie!


XVI.

Or qui ne sait que les blés et les farines de l'Amérique, de la vallée
du Mississipi surtout, sont le grenier du monde en cas de disette, comme
la Sicile était le grenier des Romains?

Qui ne sait que le capital monétaire de l'univers est en masses immenses
au Mexique, au Pérou, dans la Sonora, et que les mines aujourd'hui
enrichies par les eaux et rendues à leur productivité naturelle par un
bon système d'épuisement mettront tout le capital or et argent de
l'univers entre les mains des États-Unis maîtres des deux Amériques? Qui
ne sait que le maître du capital est le maître de l'intérêt, et que
l'Europe, livrée bientôt à ce pays de tous les monopoles, en subirait à
jamais la loi? Qui ne sait que, maîtres des prix de l'argent et de l'or,
ils le seraient aussi de nos industries les plus vitales, et que leur
coalition déjà ourdie contre l'industrie de la soie, qui fait rivalité à
leur industrie du coton, ruinerait Lyon, la capitale des tissus et la
seconde capitale de la France? Qui ne sait qu'en nous privant ou en se
privant eux-mêmes par l'extinction du Sud de l'élément de cette
industrie en Europe, le coton, ils affameraient, comme ils affament
déjà, huit millions d'ouvriers en France, plus en Angleterre, cinq
millions en Autriche, et prendraient l'Europe par famine à tout caprice
de leur intérêt arbitraire? Qui ne sait enfin que nos commerces et nos
navigations subiraient les mêmes anéantissements que nos produits?


XVII.

Voilà évidemment la pensée secrète qui aura inspiré l'expédition du
Mexique, expédition qui a paru une témérité sans compensation, et
derrière laquelle j'ai seul en France pressenti une utilité générale.

La France ne l'a pas comprise, pourquoi? j'oserai le dire: parce qu'elle
ne lui a été au premier moment ni explicable ni expliquée. C'est que
cette pensée de prendre position contre les États-Unis au Mexique ne
devait pas être exclusivement française, mais européenne; il fallait se
consulter, se concerter, s'entendre franchement avant d'agir; on ne l'a
pas fait. La France, accusée d'arrière-pensée personnelle, a été
suspecte à l'Espagne et à l'Angleterre. On a cru qu'elle voulait
simplement entraîner ses deux alliés dans une guerre d'intervention
uniquement française et monarchique, au lieu de combiner avec Londres et
Madrid une démarche armée désintéressée, européenne, et a pour cela été
redoutée et abandonnée; or, de deux choses l'une: ou la France était
sincère et elle ne voulait agir que dans l'intérêt commun, et alors il
fallait s'expliquer nettement d'avance et n'agir qu'après un concert
diplomatique et militaire européen à égal emploi de forces, qui ne
donnât motif à aucune plainte de réticence et de défaut de franchise
contre son intervention; ou la France, voulant agir seule, devait agir
avec des forces françaises dignes d'elle, et ne pas débuter par planter
son drapeau protecteur au Mexique avec une poignée d'hommes héroïques,
mais abandonnés de leurs auxiliaires, et insuffisants à
l'accomplissement de sa pensée.


XVIII.

Là est le vice de l'entreprise, là est le motif pour lequel la France ne
l'a pas comprise, l'Espagne l'a suspectée, l'Angleterre l'a désertée. La
France y ramènera par sa loyauté mieux prouvée l'Angleterre et
l'Espagne, ou bien elle agira seule avec des forces prépondérantes;
l'Amérique espagnole sera protégée, les États-Unis seront réprimés,
l'Espagne et l'Angleterre seront ramenées, et cette grande entreprise
sera l'honneur de ce siècle en Europe et l'honneur de la France dans
l'Amérique espagnole.

On conçoit aisément que ce peuple n'a encore presque aucune des
conditions d'une littérature américaine. Les Mexicains d'avant la
conquête, les prétendus sauvages de _Montezuma_, les Péruviens avec
leurs poëmes de _quippos_, étaient à cet égard bien plus avancés. Les
monuments gigantesques des Aztèques ont laissé sur la terre des traces
d'intelligence et de force très-supérieures jusqu'ici aux édifices
exclusivement utilitaires des Américains du Nord. Les pionniers ne
construisent pas pour les siècles, les scieurs de long ne savent
qu'abattre pour les dépecer ces grands arbres aristocratiques des
forêts, qu'ils jouissent de jeter à terre comme les envieux des
supériorités de la nature. Leur éloquence est le débat de leur assemblée
publique, où ils portent la rudesse de leurs moeurs violentes et où les
brutalités du geste et du poing fermé suppléent à ces belles violences
morales que les grands orateurs de l'Europe antique ou moderne exercent
à l'aide de la persuasion et de la logique sur les hommes d'élite
rassemblés pour chercher, en commun, la raison et le droit des choses.
Leurs journaux, innombrables parce qu'ils coûtent peu, ne sont que des
recueils d'annonces, des charlatanismes recommandés par les _Barnum_ de
la presse, des recueils de calomnies et d'invectives jetées
quotidiennement aux divers partis pour leur prêter des appellations
odieuses ou des accusations triviales propres à se décréditer
mutuellement les uns les autres, et s'arracher les abonnés. Leurs salons
se tiennent dans les hôtelleries; leurs cercles d'hommes, qui ne sont
tempérés par aucune bienveillance et par aucune politesse féminine, ne
sont que des clubs de trafiquants acharnés utilisant leur repos même
pour leur fortune à la fin du jour, fiers de ne connaître que ce qui
rapporte, et ne s'entretenant que des entreprises réelles ou illusoires
où l'on peut centupler son capital. Leur liberté toute personnelle a
toujours quelque chose d'hostile à quelqu'un, l'absence de bienveillance
leur donne en général le ton et l'attitude de quelqu'un qui craint qu'on
ne l'insulte, ou qui cherche à force d'orgueil dans le maintien à
prévenir l'insulte qu'on voudrait lui faire. Ils connaissent eux-mêmes
le _désagrément_ habituel de leurs moeurs. Un de leurs rares orateurs
politiques, le plus éloquent et le plus honnête, que l'envie nationale
a toujours empêché de s'élever à la présidence de la république pour
crime de supériorité, me disait un jour: «Notre liberté consiste _à
faire tout ce qui peut être le plus désagréable à nos voisins_.» L'art
d'être désagréable est leur seconde nature. Plaire est le symptôme
d'aimer. Ils n'aiment personne; personne ne les aime. C'est l'expiation
des égoïstes. L'histoire ne présente pas une physionomie de peuple
pareil à celui-là; fierté, froideur, correction des traits, mécanisme
des gestes, tabac mâché dans la bouche, crachoir sous les pieds, jambes
étendues contre les jambages de la cheminée ou repliées sur la cuisse
sans souci des bienséances que l'homme doit à l'homme, accent bref,
monotone, impérieux, personnalité dédaigneuse empreinte dans tous les
traits: voilà un de ces autocrates de l'or.


XIX.

Sauf les rares exceptions qui tranchent et qui souffrent partout de la
pression générale dans une atmosphère inférieure, exceptions d'autant
plus respectables qu'elles sont plus nombreuses dans l'individu, voilà
l'Américain du Nord, voilà l'air du pays: «l'orgueil de ce qui lui
manque!»

Voilà ce peuple à qui M. Monroë, un de ses flatteurs, disait pour être
applaudi: «Le temps est venu où vous ne devez pas souffrir que l'Europe
se mêle des affaires de l'Amérique, mais où vous devez désormais
affecter votre prépondérance dans les affaires de l'Europe!»


XX.

Nous avons dit qu'il ne pouvait point y avoir encore de littérature dans
un tel pays, exclusivement adonné aux intérêts matériels.

Comment y aurait-il une littérature dans un pays où il n'y a ni
spiritualisme, ni philosophie, ni histoire, ni poésie, ni éducation
nationale?

Ce serait un phénomène inexplicable. Ce phénomène est apparu cependant;
c'est de quoi nous voulons vous parler aujourd'hui. Il est vrai que
cette ébauche de littérature ne s'est rencontrée que dans une partie de
la science utile, l'histoire naturelle; ici même le pays a prévalu sur
l'homme.

AUDUBON, c'est l'écrivain dont il s'agit, aurait été partout ailleurs un
grand philosophe, un grand orateur, un grand poëte, un grand homme
d'État, un J.-J. Rousseau, un Montesquieu, un Chateaubriand; là il n'a
pu être qu'un naturaliste, un peintre et un descripteur d'oiseaux
d'Amérique, un Buffon des États du Nord, mais un Buffon de génie passant
sa vie dans les forêts vierges, au lieu de la passer au jardin du roi et
autour d'une table à écrire dans sa seigneuriale tour du château de
Montbard, un Buffon voyant par ses propres yeux ce qu'il décrit et
décrivant d'après nature, un Buffon enfin comprenant l'intelligence et
la langue des animaux au lieu de les nier stupidement comme Malebranche,
entrant dans leurs amours, dans leurs passions, dans leurs moeurs, et
écrivant avec l'enthousiasme de la solitude quelques pages de la grande
épopée animale de la création.


XXI.

Il est bien vrai que la littérature des États-Unis avait eu, avant
Audubon, quelques essais d'histoire d'un mérite relatif réel, un germe
de poëte dans un homme distingué mais non original, enfin deux
romanciers dans Washington Irving et dans Cooper, dont les ouvrages,
imités heureusement de Walter Scott, l'Homère écossais, ont fait
sensation il y a vingt-cinq ans en Europe. Mais Washington Irving est
fils d'un Écossais et d'une Anglaise; mais Cooper lui-même est à peine
naturalisé Américain par deux générations. Ce sont des importations
britanniques toutes récentes de créoles anglais, qui ont encore l'accent
et le génie de la mère patrie. Leur talent très-divers et très-goûté,
mais presque exclusivement en Europe, ne fait point partie de
l'intellectualité américaine des États-Unis. L'honneur de ces deux noms
appartient tout entier à l'esprit de l'Angleterre et de l'Écosse; la
France elle-même réclame Audubon. Un écrivain d'une grande érudition
littéraire, méconnu, un de ces hommes presque universels, qui sont
poursuivis pendant toute leur vie par je ne sais quelle malignité de la
fortune et de la renommée, M. Chasles, découvrit il y a quelques années
cet _homme des bois_, Audubon, dans un salon de curiosités vivantes de
Londres. Cet homme le frappa.

Voici le portrait qu'il en fait:

«Le costume mesquin et ridicule de l'Europe ne pouvait déguiser
entièrement cette dignité simple et presque sauvage, dont le génie prend
le caractère au sein de la solitude qui le nourrit. Pendant que les gens
de lettres, race vaniteuse et parlière, entraient dans cette arène de la
conversation où ils se disputaient le prix de l'épigramme et le laurier
du pédantisme, l'homme dont je veux parler restait debout, le front
haut, l'oeil libre et fier, silencieux, modeste, écoutant d'un air
quelquefois dédaigneux, et non caustique, les prouesses esthétiques
dont le tumulte semblait l'étonner. S'il prenait quelquefois la parole,
c'était dans un intervalle de repos; il relevait d'un mot une erreur; il
ramenait la discussion à son principe et à son but. Je ne sais quel bon
sens sauvage et naïf animait ses discours rares et pleins de justesse,
de modération et de feu. De longs cheveux noirs et ondés se partageaient
naturellement sur des tempes lisses et blanches, sur un os frontal
disposé pour contenir et protéger la flamme de la pensée. Il y avait
dans toute sa parure une propreté singulière; vous auriez dit que l'eau
du ruisseau, traversant la forêt vierge et baignant les racines
séculaires des chênes vieux comme le monde, lui avait servi de miroir. À
sa longue chevelure, à son col découvert, à l'indépendance de ses
manières, à la mâle élégance qui le caractérisait, vous n'eussiez pas
manqué de dire: Cet homme n'a pas vécu longtemps dans la vieille Europe;
notre civilisation, mère de la politesse affectée qui s'est répandue des
cours dans les villes et des villes dans les villages, substituant de
vains symboles à des sentiments réels, ne l'a pas marqué de son
empreinte vulgaire. Il ne s'est pas effacé sous le poids de l'usage; il
a encore sa valeur et son poids. L'alliage, le mensonge de la société
n'entrent pour rien dans son caractère et ses moeurs.

«C'est plaisir de rencontrer un tel homme dans ces assemblées loquaces
et scientifiques, où tous les talents et toutes les prétentions coalisés
aboutissent à un ennui mortel! Ajoutez aux traits que nous venons
d'indiquer une physionomie franche et calme, une coupe de visage hardie,
un oeil vif, ardent, pénétrant et fixe comme l'oeil du faucon, un accent
étranger, des expressions insolites, brièvement pittoresques, fortement
colorées, spirituelles sans le paraître: vous aurez le portrait à peu
près exact de l'historien des oiseaux, de l'Américain Audubon.

«Il a quitté son nom et se nomme lui-même «l'homme des bois
d'Amérique»[1]; c'est le seul titre qui lui convienne. Ces solitudes ont
été son cabinet de travail. Ces grands déserts peuplés d'animaux
sauvages, il les a parcourus dans tous les sens. Il y a respiré, avec
l'air chargé des émanations de la végétation primitive, ce respect de la
dignité, cette conscience de l'énergie humaine qui ne l'ont jamais
quitté.

[Note 1: «_American woodsman._»]

«L'amour de la nature a bercé Audubon dès le premier âge. Il a passé les
nuits à la belle étoile, au pied de l'arbre qui logeait dans ses rameaux
le peuple dont il venait étudier les moeurs et que jamais il n'a perdu
de vue. Le sentier où l'oiseau voltigeait est celui qu'il a choisi. Le
nid de l'aigle, dont le trône était la cime du rocher le plus
inaccessible, ne l'a pas effrayé. La patience d'un bénédictin, la
passion d'un artiste, ont été consacrées par lui à cette étude: il a
poursuivi son oeuvre à travers tous les dangers et l'a recommencée avec
une persévérance sans égale. Ses nuits n'avaient que rêves ailés et
gazouillements mélodieux; les images de ses favoris hantaient sa pensée.

«N'allez pas vous méprendre ni accuser de singularité cette vocation
qu'Audubon avait reçue de Dieu même. Il était ornithologiste à son
berceau. Il lui fallait des races ailées à peindre, à observer, à
détailler, à aimer; des concerts à écouter dans les bocages; des plumes
brillantes à reproduire; des ailes vagabondes à suivre dans leurs
courbes et dans leurs spirales. Voici comment il analyse cet instinct
d'observation solitaire, ce dévouement à une innocente étude, cette
abnégation de tous les soins matériels, cette force intellectuelle d'un
homme qui, sans maître, fait toute son éducation d'histoire naturelle au
fond des bois, et complète seul une branche de la science, branche
importante que l'on désespérait de compléter jamais.

«J'ai reçu, dit-il, la vie et la lumière dans le Nouveau-Monde. Mes
aïeux étaient Français et protestants. Avant d'avoir des amis, les
objets de la nature matérielle frappèrent mon attention et émurent mon
coeur. Avant de connaître et de sentir les rapports de l'homme, je
connus et je sentis les rapports de l'homme avec le monde. On me
montrait la fleur, l'arbre, le gazon; et non-seulement je m'en amusais
comme font les autres enfants, mais je m'attachais à eux. Ce n'étaient
pas mes jouets, c'étaient mes camarades. Dans mon ignorance, je leur
prêtais une vie supérieure à la mienne; mon respect, mon amour pour ces
choses inanimées datent d'une époque que je puis à peine me rappeler.
C'est une singularité trop curieuse pour être tue; elle a influé sur
toutes mes idées, sur tous mes sentiments. Je répétais à peine les
premiers mots qu'un enfant bégaye, et qui causent tant de joie à une
mère; je pouvais à peine me soutenir, quand le plaisir que me donnèrent
les teintes diverses du feuillage et la nuance profonde du ciel azuré me
pénétraient d'une joie enfantine. Mon intimité commençait à se former
avec cette nature que j'ai tant aimée, et qui m'a payé mon culte par
tant de vives jouissances: intimité qui ne s'est jamais interrompue ni
affaiblie, et qui ne cessera que dans mon tombeau. Un observateur
clairvoyant l'eût prédit dès cette époque; et je suis persuadé que ces
premières impressions ont ébauché ma carrière et préparé mes travaux.

«Je grandis, et ce besoin de converser pour ainsi dire avec la nature
physique ne cessa pas de se développer en moi. Quand je ne voyais ni
forêt, ni lac, ni mer aux vastes rivages, j'étais triste et ne jouissais
de rien. Je cherchais à me rappeler mes promenades favorites en peuplant
ma chambre d'oiseaux; puis, dès qu'un moment de liberté me rendait à
moi-même, je me hâtais d'aller chercher les roches creuses, les grottes
couvertes de mousse, bizarres retraites des mouettes et des cormorans
aux ailes noires. Je préférais ces abris solitaires aux plafonds dorés
et aux alcôves élégantes. Mon père, dont j'étais le seul enfant, servait
complaisamment mes goûts; il aimait à me procurer des oeufs, des fleurs,
des oiseaux. C'était un homme doué du sentiment religieux et poétique,
et qui par ses récits éveillait en moi l'instinct qui l'animait
lui-même. Cette perfection des formes, cette délicatesse des détails,
cette variété des teintes, me charmaient. Il me présentait la science
sous un point de vue coloré et plein d'intérêt, au lieu de la réduire à
je ne sais quelle analyse anatomique et morte, qui fait de la nature un
squelette.

«Mon père ébauchait aussi l'histoire des oiseaux, de leurs migrations et
de leurs amours. Il me faisait remarquer les manifestations extérieures
de leurs espérances ou de leurs craintes. Rien ne m'étonnait plus que
leur changement de costume; et dans cet ensemble de faits à peine
indiqués je trouvais un roman infiniment varié, toujours nouveau, dont
mon esprit suivait attentivement les détails.

«Aussi une joie pure et vive, une sorte de volupté paisible,
embellirent-elles les années de ma jeunesse, remplies de ces
observations qui préludaient à de plus pénibles travaux, et qui me
ravissaient. Pendant des heures entières mon attention charmée se fixait
sur les oeufs brillants et lustrés des oiseaux, sur le lit de mousse
molle qui renfermait et protégeait leurs perles chatoyantes, sur les
rameaux qui les soutenaient balancés et suspendus, sur les roches nues
et battues des vents qui les préservaient des ardeurs du soleil. Je
veillais avec une sorte d'extase secrète sur le développement qui
suivait le moment de leur naissance: les uns étaient éclos les yeux
ouverts; les autres ne les ouvraient que plusieurs jours après avoir
brisé leur enveloppe. J'attachais mon esprit et mon âme à ces phénomènes
dont la variété me surprenait. J'aimais à observer le progrès lent de
quelques oiseaux vers la perfection de leur être, et à voir certaines
espèces à peine écloses fuir à tire d'aile et secouer en volant les
débris de leur coque transparente.

«J'avais dix ans; cette passion d'histoire naturelle augmentait à mesure
que je grandissais. Tout ce que je voyais, j'aurais voulu me
l'approprier. Plus ambitieux que les conquérants, je désirais le monde
et mes voeux n'avaient pas de bornes. Je me révoltais contre la mort,
qui dépouillait de ses formes les plus belles et de ses plus aimables
couleurs l'animal ou l'oiseau que j'étais parvenu à saisir. J'inventais
mille moyens pour combattre ce monstre, la mort, qui venait rendre tous
mes travaux inutiles et détruire les objets de mes affections.
J'essayais de lutter contre elle; et les constantes réparations
qu'exigeaient mes oiseaux empaillés, la teinte fauve et terne qui
décolorait leur beau plumage prouvaient que la mort était plus forte que
moi. Je communiquai à mon excellent père le sujet de mon chagrin: ces
essais qui disparaissaient entre mes mains, ces animaux si agiles et si
frais pendant leur vie, et livrés après leur mort à une si triste
métamorphose. Mon père voulut me consoler et m'apporta un volume de
_planches_ coloriées représentant, avec assez d'exactitude, les mêmes
oiseaux qui faisaient mes délices, et dont les momies décoraient mon
petit appartement.

«Ce fut pour moi une vive et ardente joie. Je retrouvais donc enfin, non
il est vrai les êtres que j'aimais, et dont j'avais fait les compagnons
de ma première enfance, mais leur image ressemblante. Je pensai que le
moyen de m'approprier la nature, c'était de la copier. Me voilà donc,
dessinateur imberbe et inexpérimenté, copiant tout ce qui se présentait
à mes yeux, et le copiant mal.

«Pendant des années, je fis et je refis des oiseaux. Ces oiseaux
ressemblaient tour à tour à des quadrupèdes ou à des poissons. Moi qui
avais obstinément blâmé les planches du livre que mon père m'avait
donné; moi dont la critique avait relevé mille défauts dans ces
portraits, combien je fus honteux quand mes patients efforts
n'aboutirent qu'à des résultats si misérables, qu'à peine pouvais-je
reconnaître moi-même l'oiseau que je venais de dessiner! Mon pinceau,
père et créateur d'une race inouïe et disproportionnée, me faisait pitié
à moi-même. Loin de me décourager, ce désappointement irrita ma passion.
Plus mes oiseaux étaient mal dessinés et mal peints, plus les originaux
me semblaient admirables. En copiant et recopiant leurs formes, leur
plumage et leurs diverses particularités, je continuais sans le savoir
l'étude la plus profonde et la plus minutieuse de l'ornithologie
comparée. Tous les détails de l'organisation des oiseaux, je les
connaissais d'autant mieux que je cherchais avec une plus laborieuse
patience à les reproduire exactement. Telle était l'intensité de cette
passion puérile qui n'a pas diminué avec l'âge, que, si l'on m'eût
enlevé mes dessins, je crois que l'on m'eût donné la mort. Ce travail
occupait mes nuits et mes jours. Chaque année produisait une immense
quantité de détestables dessins, que je condamnais au feu, le jour de
leur naissance; et Dieu sait quel incendie ces monceaux de papier
barbouillé allumaient dans le foyer paternel!

«Mon père crut découvrir dans ce penchant si vif une aptitude naturelle
pour les arts du dessin. À quinze ans, il m'envoya à Paris, où j'étudiai
les principes de l'art dans l'atelier de David. Des nez gigantesques,
des bouches colossales, des têtes de chevaux antiques sortirent de mon
crayon. Je m'ennuyais; toute cette sculpture que l'on me faisait copier
me semblait froide et dénuée d'intérêt. Je revins à mes forêts natales.

«À peine de retour en Amérique, je recommençai à me livrer avec ardeur,
mais avec plus de succès, aux études qui avaient tant de charme pour
moi.

«Je reçus de mon père un don qui me fut doublement agréable, et par la
valeur même du cadeau, et par le charme d'une attention qui flattait
mes goûts les plus prononcés. Il me fit présent d'une plantation
magnifique située en Pensylvanie, arrosée par la rivière Schuylkill, et
traversée par le ruisseau de Perkyoming. Je me mariai dans ce délicieux
séjour, dont les hautes futaies, les champs onduleux, les collines
boisées offrent au paysagiste de si pittoresques modèles. Dieu bénit mon
union; les soins du ménage, la tendresse que je ressentais pour ma femme
et la naissance de deux enfants ne diminuèrent pas ma passion
ornithologique. Mes amis la désapprouvaient.

«Mes recherches et mes études occasionnaient des dépenses assez
considérables que rien ne compensait. Des revers de fortune survinrent.
Mon enthousiasme me soutenait toujours; et vingt années d'investigations
et d'observations accrurent encore cette flamme secrète qui m'animait.
C'était vers les bois antiques du continent américain qu'un invincible
attrait me précipitait, malgré les conseils de tous ceux qui me
connaissaient. Ils ne pouvaient s'associer à mes pensées, jouir de mon
bonheur, ni savoir quelle volupté c'est pour moi d'observer de mes
propres yeux les scènes vivantes de la nature. Pour eux j'étais un
monomane, inaccessible à toute autre idée qu'à une idée dominante, un
fou négligeant ses devoirs et sacrifiant ses intérêts à la folie qui le
possède. J'entreprenais seul de longs et périlleux voyages; je battais
les bois, je m'égarais dans les solitudes séculaires; les rives de nos
lacs immenses, nos vastes prairies et les plages de l'Atlantique me
voyaient sans cesse errant dans leurs plus secrets asiles. Des années
s'écoulèrent ainsi loin de ma famille.

«Lecteur! ce n'était pas un désir de gloire qui me conduisait dans cet
exil. Je voulais seulement jouir de la nature. Enfant, j'avais voulu la
posséder tout entière; homme fait, le même désir, la même ivresse
vivaient dans mon coeur. Jamais alors je ne conçus l'espérance de
devenir utile à mes semblables. Je ne cherchais que mon amusement et mon
plaisir. Le prince de Musignano (Lucien Bonaparte), que je rencontrai à
Philadelphie, m'engagea vivement à publier mes essais, et changea le
cours de mes idées: c'était le premier encouragement que l'on me
donnait. D'ailleurs Philadelphie et New-York, où je reçus un excellent
accueil, ne m'offrirent aucun moyen pécuniaire de continuer mon
entreprise. Je remontai le large courant de l'Hudson; ma barque glissa
de nouveau sur ces lacs qui semblent des océans, je m'enfonçai de
nouveau dans mes solitudes chéries.

«Le nombre de mes dessins augmentait; ma collection se complétait; je
commençai à rêver la gloire; le burin d'un graveur européen ne
pourrait-il pas éterniser l'oeuvre de ma jeunesse, le résultat de ce
labeur continu et de ce zèle persévérant? Ces chimères caressèrent mon
imagination, et je sentis mon courage redoubler, mon avenir s'agrandir.

«Après avoir habité pendant plusieurs années le village d'Henderson,
dans le Kentucky, sur les rives de l'Ohio, je partis pour Philadelphie.
Mes dessins, mon trésor, mon espoir, étaient soigneusement emballés dans
une malle que je fermai et que je confiai à l'un de mes parents, non
sans le prier de veiller avec le plus grand soin sur ce dépôt si
précieux pour moi. Mon absence dura six semaines. Aussitôt après mon
retour, je demandai ce qu'était devenue ma malle. On me l'apporta; je
l'ouvris. Jugez de mon désespoir. Il n'y avait plus là que des lambeaux
de papier déchiré, morcelé, presque en poussière; lit commode et doux,
sur lequel reposait toute une couvée de rats de Norwége. Un couple de
ces animaux avait rongé le bois, s'était introduit dans la boîte et y
avait installé sa famille: voilà tout ce qui me restait de mes travaux;
près de deux mille habitants de l'air, dessinés et coloriés de ma main,
étaient anéantis. Une flamme poignante traversa mon cerveau comme une
flèche de feu; tous mes nerfs ébranlés frémirent; j'eus la fièvre
pendant plusieurs semaines. Enfin la force physique et la force morale
se réveillèrent en moi. Je repris mon fusil, mon album, ma gibecière,
mes crayons, et je me replongeai dans mes forêts comme si rien ne fût
arrivé. Me voilà recommençant mes dessins, et charmé de voir qu'ils
réussissaient mieux qu'auparavant. Il me fallut trois années pour
réparer le dommage causé par les rats de Norwége: ce furent trois années
de bonheur.

«Plus mon catalogue grossissait, plus les lacunes qui s'y trouvaient
encore me causaient de regret et de chagrin: je désirais vivement être
en état de le compléter. Seul et sans secours, comment mettre à fin une
si vaste entreprise! Je me promis de ne rien négliger de ce que ma
bourse, mon temps et mes peines pourraient accomplir. De jour en jour je
m'éloignai davantage des lieux habités par les hommes; dix-huit mois
s'écoulèrent; ma tâche était remplie; j'avais exploré toutes les
retraites de nos forêts. J'allai visiter ma famille qui habitait alors
la Louisiane; et, emportant avec moi tous les oiseaux du nouveau
continent, je fis voile pour le vieux monde.

«Une traversée heureuse me conduisit en Angleterre. À l'aspect de ces
côtes blanchissantes, en face de cette ville opulente dont le patronage
pouvait me payer de tant de peines, dont l'indifférence pouvait aussi me
laisser languir dans l'indigence et l'oubli, je ne pus m'empêcher de
ressentir une terreur et une anxiété profondes. Je songeai à ma
situation précaire, à mon isolement dans un pays où je n'avais pas un
seul ami, à ce désert peuplé d'hommes inconnus, peut-être hostiles. Je
regrettai mes bois, la dépense de ce long voyage; et mon entreprise, qui
m'avait paru aventureuse jusqu'à l'héroïsme, me sembla téméraire jusqu'à
la démence; mais Dieu soit loué!»


XXII.

Il repartit encouragé, et le monument fut achevé; il poursuivit,
accompagné de sa femme et de son enfant, ses pèlerinages grandioses à
travers ces régions inexplorées. Son récit les fait revivre de temps en
temps comme quand le pèlerin fatigué s'asseoit sur la fin du jour pour
contempler plus à loisir l'horizon du soir et du lendemain. Écoutez:

«C'était vers la fin d'octobre. L'Ohio, le roi des fleuves, reflétait
dans ses eaux paisibles ces belles teintes automnales qui dorent et
bronzent les feuillages, à l'approche de l'hiver. Des festons de vignes,
étincelantes comme de l'acier bruni, ou rouges comme l'airain frappé du
soleil, suspendaient leurs guirlandes aux grands arbres de la rive. Les
clartés du jour, frappant les ondes limpides, se réverbéraient sur le
feuillage, mi-parti d'une verdure tenace et de cette couleur ardente et
safranée, plus prestigieuse peut-être que les couleurs vives et pures du
printemps. L'atmosphère était tiède; le disque du soleil était couleur
de feu. Rien ne ridait la surface de l'eau, que notre rame seule
agitait. Paisibles et silencieux, nous avancions, contemplant la beauté
des scènes qui nous environnaient de leur magnificence sauvage.
Quelquefois une foule de petits poissons, poursuivis par le chat
aquatique, s'élançaient hors du fleuve, comme des flèches, et
retombaient en pluie d'argent; la perche blanche battait de ses
nageoires la quille de notre bateau et nous suivait par troupes
bruyantes. J'ai rarement éprouvé une sensation plus délicieusement, plus
innocemment profonde. J'avais là tous les objets de mes affections, et
cette belle nature nous souriait.

«D'un côté de l'Ohio s'élèvent de hautes collines aux croupes élégantes
et aux pentes mollement inclinées: sur la gauche, de vastes plaines
fertiles et boisées se prolongent jusqu'à l'horizon. Du sein du fleuve
des îles de toutes les dimensions surgissent verdoyantes comme des
corbeilles. Le fleuve serpente doucement autour de ces îles, dont les
sinuosités et les courbes sont si bizarrement onduleuses que souvent
vous croiriez voguer sur un grand lac et non sur une rivière. Quelques
défrichements commencés sur les rivages s'offrirent à nos regards; ils
menaçaient d'un envahissement prochain la beauté primitive de ces
solitudes, et je ne pus les voir sans regret.

«À l'approche de la nuit, à mesure que l'ombre s'épandait sur le fleuve,
une plus profonde émotion nous saisissait. La clochette des troupeaux
tintait au loin: le cornet du batelier, suivant les détours de la
rivière, arrivait jusqu'à nous; le long cri de guerre du grand hibou, le
bruit sourd de ses ailes, fendant l'air silencieux; tous ces bruits
devenant plus distincts à mesure que le jour baissait, nous les
écoutions avec un intérêt puissant et une curiosité indicible. Le soleil
reparaissait enfin; quelques notes éparses, échappées aux habitants des
bois, nous annonçaient l'éveil de la nature; le daim traversait le
courant et nous apprenait que bientôt la neige couvrirait les champs; çà
et là le toit bas et l'habitation isolée du colon révélaient une
civilisation naissante. Nous rencontrions de temps à autre quelques
bateaux plats, chargés de bois ou de marchandises, et que nous ne
tardions pas à dépasser; d'autres nacelles plus petites étaient chargées
d'émigrés de toutes les parties du monde, qui allaient chercher au loin
un asile et planter leur tente dans ces solitudes.

«Les outardes et les pintades qui abondaient sur ces beaux rivages, et
qui venaient sans défiance voltiger autour de nous, servaient à nos
repas. D'un coup de fusil nous nous procurions un festin splendide. Nous
choisissions pour salle à manger quelque buisson ombreux, tapissé d'une
mousse verte et douce; nous allumions du feu avec des branches sèches;
et je doute en vérité que jamais gastronome ait trouvé dans le luxe de
sa table de plus exquises voluptés.

«Ces heureux jours s'écoulaient, et chaque moment nous rapprochait du
foyer natal. Nous nous trouvions près du ruisseau des Pigeons qui se
perd dans l'Ohio, quand un bruit étrange vint nous surprendre. C'étaient
les dissonances les plus épouvantables; des hurlements semblables au
_whoup_! des Indiens, terrible cri de guerre que nous connaissions trop
bien pour ne pas le redouter. Je ramai vigoureusement, pour échapper au
péril qui nous menaçait. Il n'y avait pas huit jours que des
Peaux-rouges s'étaient répandus dans la campagne, avaient détruit les
habitations des colons, massacré les enfants et les femmes, et couvert
de sang leurs défrichements commencés. Pendant quelques minutes, une
terreur profonde nous saisit. Les cris redoublaient. Enfin nous
aperçûmes sous d'épais halliers une troupe d'hommes et de femmes qui,
les mains levées au ciel et la tête haute, poussaient en choeur et d'un
air frénétique ces gémissements, ces hurlements, ces hourras barbares.
C'étaient des méthodistes qui venaient accomplir dans cette solitude,
loin des profanes et des sceptiques, leurs rites pieux: le tumulte
discordant de leurs voix criardes était l'expression de leur
enthousiasme. Nous arrivâmes à Henderson.

«Ce voyage de deux cents milles m'a laissé de délicieux souvenirs.
Depuis vingt années ces rives désertes et charmantes ont changé de face.
Leur grandeur native, leur primitive beauté, se sont effacées. Plus de
rameaux épais qui dessinent leur arcade verdoyante au-dessus du fleuve;
les vieux arbres ont disparu, la hache éclaircit tous les jours ces
belles forêts, qui décoraient d'un long feston mobile le sommet de tous
les coteaux; le sang des indigènes et des nouveaux habitants s'est mêlé
aux ondes du fleuve dont ils se disputaient la possession exclusive.
Vous n'y rencontrerez plus ni l'Indien couronné de son diadème de
plumes, ni ces troupeaux de buffles et de daims qui se frayaient passage
en caravanes bruyantes, à travers les clairières des bois. Des villages,
des hameaux et des villes ont envahi ces domaines (en 1825). Le marteau
y retentit; la scie y prépare en criant de nouvelles habitations. Quand
les instruments du charpentier et du maçon se reposent et se taisent,
l'incendie dévore des forêts tout entières; et la civilisation s'annonce
par des ravages. Le sein calme de l'Ohio est sillonné par une foule de
bateaux à vapeur, qui troublent ses ondes et obscurcissent l'air de leur
trace de fumée. Le commerce vient s'asseoir sous ces rochers antiques;
et l'Europe nous jette tous les ans le surplus de sa population, comme
pour nous aider dans cet envahissement progressif, conquête inévitable.

«Les philosophes décideront la question de savoir si ce progrès de la
civilisation doit être un objet de joie ou de mélancolie pour le
penseur. Je l'ignore; mais, à force de vivre sous ces ombrages et de
diriger mon bateau sur ces rivières, un sentiment de tendresse presque
passionné et dont plus d'un lecteur blâmera peut-être l'audace, m'avait
incorporé cette nature.»

Oh non! on ne le blâmera pas quand on lira l'histoire des États du Nord
pendant cette période de 1825 à 1862. Est-ce qu'une solitude innocente
peuplée des oeuvres neuves de Dieu n'était pas supérieure en réalité à
ces carnages d'hommes altérés du sang de leurs frères et se disputant la
prééminence du _dollar_ du Nord sur le _dollar_ du Sud? Est-ce que le
sang, cette séve de la terre, n'y pleut pas des feuilles et des brins
d'herbe dont il est la rosée actuelle, plus abondamment en un jour de
leurs sanguinaires conflits, que sous le soleil dans les combats du
cygne et du vautour dont Audubon nous trace quelques pas plus loin la
ravissante et tragique histoire.

Je vais vous la donner:


XXIII.

Lisons d'abord la description du site américain dans Audubon; il en fut
le témoin solitaire près de la crique du Canot:

«Je voyageais à cheval, dit-il. Je me trouvais entre Shawancy et la
crique du Canot; le temps était beau; l'air était doux; je chevauchais
lentement. À peine fus-je entré dans la gorge ou vallée qui sépare la
crique du Canot de celle d'Highland, le ciel s'obscurcit; un brouillard
dense simula la nuit la plus obscure. Je m'arrêtai plein d'étonnement,
je ressentais une ardente soif que j'étanchai dans le ruisseau voisin.
Bientôt un long murmure se fit entendre. Une tache ovale et livide se
dessina sur le fond ténébreux du ciel. Les branches supérieures des
arbres tressaillirent; puis ce mouvement se communiqua aux branches
inférieures. Je vis bientôt les troncs voler en éclats, se déraciner,
s'enlever, fuir devant le souffle du vent et toute la forêt passer
devant moi comme un torrent de gigantesques et effrayants fantômes. Ces
troncs se heurtaient, se broyaient dans leur route. Au centre du courant
tempêtueux, les têtes des plus gros arbres se trouvaient forcées de
prendre une direction oblique et de fléchir: au-dessous et au-dessus
d'eux, une masse épaisse de branchages, de rameaux brisés et de
poussière soulevée fuyait sous la même impulsion. L'espace occupé
naguère par tous ces arbres n'était plus qu'une arène vide, semée de
racines et de débris; vous eussiez dit le lit du Meschacebé mis à nu.
Les cataractes du Niagara ne hurlent pas avec plus de violence;
l'impétuosité de leur chute n'est pas plus terrible.

«Quand la première fureur de l'ouragan fut épuisée et comme assouvie,
des millions de rameaux fracassés volaient encore dans l'air, et la
marche de la colonne dense qui signalait le passage de la tempête dura
encore quelques heures, comme déterminée par une force d'attraction. Le
ciel s'était couvert d'un voile verdâtre et lugubre; une odeur de soufre
très-désagréable imprégnait l'atmosphère. J'attendis en silence et dans
la stupeur, que la nature bouleversée eût repris, sinon sa forme
première, du moins son aspect accoutumé. Mes affaires m'appelaient à
Morgantown. J'osai traverser le lit du torrent aérien, conduisant par la
bride mon cheval qu'effrayaient tous ces cadavres d'arbres dépouillés et
renversés. Les ruines de la forêt détruite étaient entassées sur le sol,
où elles formaient un si épais rempart, que, souvent obligé de me frayer
un sentier dans ce labyrinthe, et tantôt de me glisser sous les branches
enlacées, tantôt de les franchir d'un élan, j'éprouvai, pendant le temps
que je consacrai à ce travail, une mortelle fatigue.

«Cette bouffée de vent dont la colonne occupait environ un quart de
mille emporta des maisons, souleva des toitures, força des troupeaux
entiers d'émigrer violemment à travers les airs. On trouva une pauvre
vache morte sur la cime d'un sapin où l'avait portée l'aile de
l'ouragan. La vallée est encore aujourd'hui un lieu désolé, couvert de
mousse et de ronces, inaccessible aux hommes; les bêtes de proie l'ont
choisie pour asile.»

Pendant les longues excursions de notre naturaliste, des dangers d'une
autre espèce vinrent aussi le menacer; le récit suivant ne serait pas
déplacé dans un des romans de Cooper:

«Après avoir parcouru le haut Mississipi, dit-il, je fus obligé de
traverser une de ces immenses prairies, steppes de verdure qui
ressemblent à des océans de fleurs et de gazon. Le temps était
magnifique. Tout était frais, verdoyant, étincelant de rosée autour de
moi. Chaussé de bons mocassins[2], suivi d'un chien fidèle, armé de mon
fusil et chargé de mon havre-sac, je cheminais lentement, ravi de
l'éclat des fleurs, admirant les jeux des daims et des faons qui
venaient danser devant moi. Je suivais un vieux sentier indien; le
soleil s'abaissa sous l'horizon, sans que j'aperçusse un toit, un abri,
un asile que ma lassitude cherchait. Les oiseaux de nuit, attirés par le
bourdonnement des insectes dont ils se nourrissent, battaient des ailes
au-dessus de ma tête, et me couronnaient de leurs cercles concentriques;
le gémissement des renards, qui parvenait jusqu'à moi, semblait
m'annoncer le voisinage des habitations autour desquelles ils rôdent la
nuit.

[Note 2: Espèce de brodequins très-usités dans l'Amérique du Nord.]

«En effet j'entrevis une lumière vers laquelle je me dirigeai. Elle
sortait d'une hutte isolée, dont la porte entr'ouverte laissait pénétrer
mon regard jusqu'au foyer allumé; une figure d'homme ou de femme passait
et repassait entre la flamme et moi. C'était une femme. Arrivé à la
hutte, je demandai à cette femme si je pourrais trouver sous son toit
une retraite pour la nuit.

«Oui,» répondit-elle sans me regarder.

«Sa voix était dure et son accent désagréable. Elle était à demi nue.
J'entrai, je m'assis sans cérémonie sur un vieil escabeau, près du
foyer. Vis-à-vis de moi se trouvait un jeune Indien dont les coudes
s'appuyaient sur ses genoux, et dont les mains soutenaient la tête.
Selon l'usage des indigènes de l'Amérique, il ne bougea pas à l'approche
d'un homme civilisé. Les voyageurs n'ont pas manqué d'interpréter comme
indice de paresse, de stupidité, d'apathie, ce silence né de l'orgueil
le plus hautain. Un grand arc indien était appuyé contre la muraille;
beaucoup de flèches et des oiseaux morts étaient semés par terre.
L'Indien ne remuait pas; il ne paraissait pas respirer. Je lui adressai
la parole en français, idiome dont la plupart des Indiens de ces
contrées savent au moins quelques mots. Il leva la tête, me montra du
doigt un de ses yeux sorti de son orbite, et le sang ruisselant sur son
visage; puis, de l'oeil qui lui restait, il lança sur moi un regard
singulièrement significatif. Je sus depuis que, la flèche de son arc
s'étant cassée au moment où la corde était tendue, un des morceaux de
l'arme brisée était revenu frapper l'oeil de l'Indien et l'avait crevé.
Il souffrait en silence; ses traits, malgré la vive douleur qu'il
éprouvait, conservaient leur dignité fière; il était bien fait, agile,
dispos; sa physionomie, intelligente et candide. J'admirais ce courage
du sauvage, stoïque du désert et stoïque sans vanité.

«Point de lit dans la hutte. Quelques peaux d'ours et de buffles non
tannées étaient empilées dans un coin. Je tirai de ma poche une belle
montre à répétition, et je dis à cette femme:

«--Il est tard, je suis las: j'ai faim, pourriez-vous me donner à
manger?»

«Elle jeta sur la montre un regard ardent, avide, et se rapprocha de
moi.

«--Oui, me dit-elle d'un ton singulier, si vous remuez un peu les
cendres, vous y trouverez un gâteau qui doit être cuit; j'ai aussi de la
chair de buffle salée et d'excellente venaison. Je vais vous apporter
cela.... Mais que votre montre est belle et brillante! Prêtez-la-moi, je
vous prie.»

«Je détachai la chaîne d'or qui suspendait la montre à mon col; elle
prit la montre, la tourna, la retourna, l'examina dans tous les sens, et
finit par passer la chaîne d'or à son col.

«--Je serais bien heureuse, s'écria-t-elle d'un air d'extase, si je
possédais une montre pareille!»

«Je fis peu d'attention à ses paroles; je lui laissai sans défiance le
bijou qu'elle semblait admirer si naïvement, et, pressé d'un grand
appétit, je me mis à souper; mon chien me tenait compagnie et partageait
mon repas. J'avais souvent parcouru les solitudes américaines sans
rencontrer de voleurs, et la vieille femme, malgré sa physionomie dure
et sa voix rauque, ne m'inspirait aucun soupçon.

«Tout-à-coup l'Indien se lève, passe devant moi, se promène dans la
hutte: je crois que sa douleur devenue insupportable cause cette
agitation qu'il laisse paraître. Mais il saisit l'instant où la vieille
femme nous tourne le dos, s'approche, s'abaisse, fixe sur moi un regard
si ardent, si sombre, si profond, que je ne puis m'empêcher de
tressaillir. Étonné de ces mouvements et de ces signes, je le suis des
yeux. Il me semble qu'il s'irrite de n'être pas compris. Après s'être
assis de nouveau, il se lève encore, et, passant tout à côté de moi, il
me pince la côte assez vivement pour m'arracher un cri. La femme se
retourne: il court reprendre sa place sur l'escabeau, examine son
tomahawk[3], aiguise sur une pierre son couteau de chasse, en examine la
pointe, puis se met à fumer tranquillement, toujours me jetant à la
dérobée ses oeillades singulières dont l'éclat eût fait baisser le
regard le plus hardi.

[Note 3: Espèce de massue indienne.]

«Enfin j'avais deviné l'avertissement mystérieux que me donnait le
sauvage: j'étais en danger. J'échangeai alors des regards d'intelligence
avec mon protecteur et redemandai ma montre à l'hôtesse. Elle me la
rendit; je sortis de la cabane sous je ne sais quel prétexte, emportant
mon fusil à deux coups. Je le chargeai de quatre balles, j'en examinai
la détente, je le mis en état, j'en renouvelai les pierres et je
rentrai. L'Indien me suivait de l'oeil. Je m'étendis sur une peau de
buffle, j'appelai mon chien, plaçai mon fusil près de moi, et, fermant
les yeux, je parus me livrer au sommeil le plus profond. L'Indien,
appuyé sur son tomahawk, n'avait pas quitté sa place.

«Un bruit se fit entendre; mes paupières s'ouvrirent; je vis deux jeunes
gens, d'une haute taille et d'une grande vigueur, entrer dans la hutte;
ils apportaient un cerf qu'ils venaient de tuer. La vieille femme, leur
mère, leur donna de l'eau-de-vie; ils en burent largement. Puis, jetant
les yeux tour à tour sur l'Indien blessé et sur le coin où je reposais,
ils demandèrent qui j'étais, et pourquoi _ce chien de sauvage_ était
entré dans la hutte. Ils parlaient anglais; l'Indien ne comprenait pas
un mot de cette langue. La mère les attira vers l'extrémité opposée de
la hutte, me montra du doigt, et dans une longue conférence discuta sans
doute avec ses dignes fils les moyens de se défaire de moi et de
s'approprier la montre fatale qui avait tenté sa cupidité. Les jeunes
gens recommencèrent à boire; l'ivresse les gagna; la vieille buvait avec
eux; j'espérais que ces libations fréquentes ne tarderaient pas à les
mettre tous hors de combat. Je frappai doucement du plat de la main le
dos de mon chien, et j'armai mon fusil. L'admirable sagacité de cet
animal l'avertit du péril que je courais. Il agita sa queue, s'assit
l'oeil fixé sur mes ennemis, et prêt à s'élancer sur eux. L'Indien
immobile avait une main appuyée sur le manche de son couteau de chasse
et l'autre sur son tomahawk. C'était une scène fort dramatique, et dont
le silence augmentait l'intérêt.

«La vieille détacha de la paroi de la hutte un long couteau de cuisine,
dont la lame devait m'envoyer dans l'autre monde. Une meule à repasser
se trouvait dans un des coins; elle la fit tourner lentement, aiguisa
soigneusement son arme; je vis l'eau tomber goutte à goutte sur la
meule, et ne perdis pas un des mouvements de l'infernale créature; le
foyer à demi éteint éclairait ses traits décharnés, les jeunes gens ses
complices chancelaient sur leurs jambes avinées; le sauvage, toujours
calme, restait debout; sa main qui serrait le tomahawk fatal était prête
à abattre le premier assaillant. Le canon de mon fusil était disposé à
frapper de mort celui qui s'approcherait de moi; mon chien regardait
alternativement son maître et ses agresseurs. Cette attente dura
longtemps; une sueur froide couvrait mes membres.

«--Allons, dit tout bas la meurtrière à ses enfants. Il dort; je me
charge de lui. Dépêchez cet Indien.»

«Elle s'avança doucement, d'un pas assuré mais prudent; son pied
touchait à peine la terre. L'Indien s'était levé; le tomahawk que sa
main brandissait allait tomber sur l'un des assassins, et j'allais
presser la double détente de mon fusil, quand on entendit frapper à la
porte.

«Je me levai, j'ouvris. C'était deux voyageurs canadiens, vrais
Hercules, dont je bénis l'arrivée. L'Indien, d'un geste éloquent,
désigna les deux fils de la mégère, et s'écria en mauvais français à
peine intelligible:

«--Eux vouloir tuer celui-là, l'homme blanc, et moi, l'homme rouge.
Grand-Esprit! lui!... vous envoyer, hommes blancs!»

«Je confirmai l'accusation du sauvage, et je racontai aux voyageurs,
tous deux armés de longues carabines, la scène qui venait de se passer.
La vieille femme, stupéfaite, tenait encore en sa main son couteau. Les
deux jeunes gens ivres ne nièrent pas leurs intentions d'assassinat; la
vieille s'emporta en imprécations et en vociférations qui ne la
sauvèrent pas. Nous garrottâmes les pieds et les mains de ces trois
misérables; l'Indien se mit à exécuter une de ces danses burlesques et
triomphales en usage parmi les tribus du désert. Nous passâmes la nuit
dans la hutte, et l'aurore reparut vermeille et riante.

«Il s'agissait de châtier les assassins. Nous déliâmes leurs pieds, mais
nous laissâmes leurs mains garrottées, et nous les forçâmes de nous
suivre. Il y a dans ces contrées éloignées une singulière législation
établie par les colons, et qui consiste à brûler l'habitation du
meurtrier, à l'attacher à un arbre et à le faire passer par les verges;
nous nous conformâmes à ce code, en vigueur aujourd'hui depuis les rives
de l'Atlantique jusqu'aux chutes du Niagara. La hutte fut réduite en
cendres. Le sauvage reçut pour sa récompense les ustensiles de ménage et
le mobilier des coupables; la vieille et ses enfants furent soumis à cet
ignominieux supplice, et, après les avoir détachés, nous continuâmes
notre voyage, accompagnés du jeune guerrier indien qui fumait gravement
sur la route.

«Ce fut le seul danger de ce genre que je courus pendant mes longues
tournées. Cependant les solitudes de l'Amérique se peuplent du rebut du
monde: vous trouvez, épars dans ces prairies sans limites, des assassins
de Vienne et de Leipzick, des escrocs de Paris et de Londres, des
aventuriers italiens, des mendiants écossais. Réduits à vivre du travail
de leurs mains, leurs vices, qui n'ont plus d'aliments, s'amortissent et
leurs moeurs s'améliorent. Quand ils reviennent à leurs penchants
criminels, on les chasse, on les refoule dans des solitudes plus
éloignées; on les rejette comme des bêtes fauves, dans d'impénétrables
tanières. Des magistrats nommés _régulateurs_ sont chargés de cet
office; voici comment ils procèdent:

«Lorsqu'un des membres des nouvelles colonies a violé les lois, commis
un meurtre ou un larcin, outragé ouvertement la décence et la probité,
les notables de l'endroit choisissent dans leur sein plusieurs personnes
chargées d'examiner et de punir le coupable; ce sont les _régulateurs_.
Un premier délit est puni d'exil. Le criminel doit quitter, dans un laps
de temps déterminé, le pays où le crime a eu lieu. S'il ose reparaître
dans les environs et y commettre de nouvelles violences, malheur à lui!
Les _régulateurs_ le déclarent hors la loi. On brûle son habitation; le
délinquant, attaché à un arbre, est fouetté sans pitié; meurtrier avec
préméditation, on le fusille, on plante sur un pieu sa tête sanglante
détachée du tronc. Cette sévérité, que l'on regardera peut-être comme
barbare, est nécessaire à la sécurité de ces établissements naissants.»


XXIV.

Voici la traduction de quelques scènes sauvages de l'Amérique:

«À la branche de saule qui pend de sa ceinture, l'amateur de poissons en
a déjà accroché une centaine, lorsque, tout à coup, le ciel s'assombrit,
et l'orage menace. Il sait très-bien qu'en changeant seulement d'amorce
et d'hameçon, il pourrait avoir sous peu une ou deux belles anguilles;
mais, en homme prudent, il aime mieux regagner le bord et emporter
tranquillement son butin à la maison.

«Voilà comment s'y prend le pêcheur à la ligne qui veut procéder
méthodiquement et dans les règles; et certes, il y a du plaisir à le
voir, lorsqu'avec aisance et grâce il tend l'appât à l'objet de ses
désirs, soit au milieu même des flots turbulents, soit à l'abri sous les
basses branches du rivage, partout enfin où s'ébat une multitude de ces
petits êtres jouissant en paix de leur trompeuse sécurité. Rarement,
entre ses mains, son instrument s'embrouille et se mêle, tandis qu'avec
une incomparable dextérité il les tire de l'eau l'un après l'autre.

«Cependant il y a bon nombre de pêcheurs qui, par un procédé beaucoup
plus simple, savent prendre tout autant de poissons, sans leur laisser
même un instant pour se reconnaître. Voyez-moi ces joyeux petits
garnements, dont l'un est planté debout sur la rive, pendant que les
autres ont bravement enfourché les arbres qui sont tombés en travers de
la rivière. Leurs gaules sont tout bonnement des baguettes de noisetier
ou de noyer; une corde leur sert de ligne, et leurs hameçons ne
paraissent pas des plus fins. Le premier est porteur d'une calebasse
remplie de vers qu'il garde en vie dans de la terre humide; le second a
renfermé dans une bouteille une cinquantaine de sauterelles, également
en vie; le troisième n'a rien du tout pour amorcer, mais il empruntera à
son voisin. Et les voilà, mes trois gaillards, qui font tournoyer leurs
baguettes en l'air, afin de dérouler les lignes, à l'une desquelles est
attachée une plaque de liége, tandis que l'autre n'a qu'un petit morceau
de bois léger, et la dernière deux ou trois gros grains de plomb pour la
faire couler. Maintenant, les hameçons ont reçu l'appât, et tout est
prêt. Chacun jette sa ligne là où il croit qu'il fait le meilleur, ayant
eu soin, avant tout, de sonder avec sa baguette la profondeur de l'eau
pour s'assurer que la petite bouée pourra se maintenir en place. _Toc,
toc..._ le liége file et s'enfonce, le morceau de bois disparaît, le
plomb donne des secousses, et au même instant volent en l'air trois de
ces pauvres poissons, qui, chemin faisant, se décrochent et vont tomber
bien loin parmi les herbes, où ils sautillent et se débattent jusqu'à
ce que mort s'ensuive. Mais déjà les hameçons, amorcés de nouveau, sont
retournés en chercher d'autres. Le fretin abonde, le temps est propice,
la saison délicieuse (on est au mois d'octobre), et les poissons sont
devenus si gourmands de vers et de sauterelles qu'une douzaine à la fois
sautent après le même appât. Nos jeunes novices, je vous l'assure,
s'amusent joliment: en une heure, ils ont presque vidé le trou, et
peuvent emporter une fameuse friture à leurs parents et à leurs petites
soeurs. Dites-moi, est-ce que ce plaisir-là ne vaut pas celui du premier
pêcheur, avec toute son expérience et sa méthode?

«Parfois, après qu'on avait lâché l'écluse d'un moulin, pour des raisons
mieux connues du meunier que de moi, je voyais tous ces petits poissons
se retirer ensemble dans un ou deux bas-fonds, comme s'ils n'eussent
voulu, à aucun prix, abandonner leur retraite favorite. Il y en avait
alors tant et tant, qu'on pouvait en prendre à volonté avec la première
ligne venue, pourvu qu'il y eût au bout une épingle amorcée de quelque
sorte de ver ou d'insecte que ce fût, et même d'un morceau de poisson
frais. Puis tout à coup, je ne sais pourquoi, sans aucune cause
apparente, ils cessaient de mordre, et il n'y avait ni précaution ni
appât qui pût les engager, non plus qu'aucun autre du même trou, à
reprendre à l'hameçon.

«Pendant les grandes inondations, ce poisson ne veut d'aucune espèce
d'amorce; mais alors on peut le prendre à l'épervier ou à la seine, à
condition que le pêcheur ait une parfaite connaissance des lieux. Au
contraire, quand l'eau se trouve basse, il n'est pas de trou écarté, pas
de remous à l'abri de quelque pierre, pas de place recouverte de bois
flotté, où l'on ne puisse se promettre ample capture. Les nègres de
quelques contrées du Sud en font d'abondantes pêches à la fin de
l'automne. Pour cela, ils choisissent les parties peu profondes des
étangs, entrent doucement dans l'eau et placent, de distance en
distance, un engin d'osier assez semblable à un petit baril et ouvert
aux deux bouts. Du moment que les poissons se sentent retenus dans la
partie inférieure qui pose au fond, leur frétillement avertit le pêcheur
qui n'a pas alors grand mal à s'en emparer.

«Ces poissons, qui excèdent rarement cinq ou six pouces en longueur,
n'en ont d'ordinaire que de quatre à cinq, sur un ou deux de large. Leur
chair, qui renferme peu d'arêtes, fournit en toute saison un manger
excellent. Ayant remarqué que leur couleur changeait suivant les
différentes contrées et les rivières, lacs ou étangs qu'ils fréquentent,
j'ai été conduit à penser que ce curieux résultat pourrait bien provenir
de la différence de coloration des eaux. Ainsi, ceux que j'ai pris dans
les eaux profondes de la rivière Verte, au Kentucky, présentaient une
teinte olive brun foncé tout autre que la couleur générale de ceux qu'on
pêche dans les ondes si claires de l'Ohio ou du Schuylkill; ceux des
eaux rougeâtres des marais, dans la Louisiane, sont d'un cuivre terne,
et ceux enfin qui vivent dans les courants qu'ombragent des cèdres ou
des pins, se distinguent par une nuance pâle, jaunâtre et blême.

«En quelque lieu qu'on la rencontre, cette petite Perche témoigne une
préférence décidée pour les lits rocailleux, les bancs de sable et de
gravier, et toujours elle évite les fonds bourbeux. Quand vient le
moment du frai, cette préférence est encore plus marquée; on la voit
alors passer et repasser sur les endroits où l'eau est basse, cherchant
le gravier le plus fin; un instant elle se balance, puis se laisse aller
lentement jusqu'au fond, où, à l'aide de ses nageoires, elle creuse dans
le sable une sorte de nid de forme circulaire, et qui peut avoir une
étendue de huit à dix pouces. En quelques jours, un petit rebord s'élève
à l'entour, et, la place ainsi préparée et rendue bien propre, elle y
dépose ses oeufs. Si vous regardez attentivement, vous compterez
cinquante, soixante ou plus de ces nids, les uns séparés par un
intervalle de quelques pieds seulement, d'autres à l'écart, à plusieurs
pas. Au lieu d'abandonner son produit, comme ceux de sa famille ont
coutume de le faire, ce charmant petit poisson veille dessus avec toute
la sollicitude d'un oiseau qui couve; il se tient immobile au-dessus du
nid, observant ce qui se passe aux environs. Qu'une feuille tombée de
l'arbre, un morceau de bois ou quelque autre corps étranger vienne à
rouler dedans, il le prend avec sa gueule et le rejette
très-soigneusement de l'autre côté de sa fragile muraille. C'est un fait
dont j'ai été plusieurs fois témoin; et, frappé de la prudence et de la
propreté de cet être si mignon, ayant remarqué d'ailleurs qu'à cette
même époque il ne voulait mordre à aucune espèce d'appât, je me mis en
tête, un beau matin, de tenter plusieurs expériences, afin de voir ce
que l'instinct ou la raison le rendraient capable de faire, si on le
poussait à bout de patience.

«M'étant muni d'une belle ligne et des insectes que je savais le plus de
son goût, je gagnai un banc de sable recouvert par un pied d'eau
environ, et où j'avais préalablement reconnu plusieurs de ces dépôts
d'oeufs. Je m'approchai tout près de la rive sans faire de bruit, mis à
mon hameçon un ver de terre dont la plus grande partie était laissée
libre pour qu'il pût se tortiller tout à son aise, et jetai ma ligne
dans l'eau, de façon qu'en passant par-dessus le bord, l'appât vînt se
placer au fond. Le poisson m'avait aperçu, et, quand le ver eut envahi
son enceinte, il nagea jusqu'au bord opposé, où il resta quelque temps à
se balancer; enfin, se hasardant, il se rapprocha du ver, le prit dans
sa gueule et le repoussa de mon côté si gentiment et avec tant de
précaution, qu'en vérité c'était à en demeurer confondu. Je répétai
l'expérience six ou sept fois, et toujours avec le même résultat. Je
changeai d'amorce et mis une jeune sauterelle que je fis flotter dans
l'intérieur du nid: l'insecte fut rejeté comme le ver; et vainement, à
deux ou trois reprises, j'essayai de piquer le poisson. Alors je lui
présentai l'hameçon nu, en employant la même manoeuvre. Il parut d'abord
grandement alarmé: il nageait d'un côté, puis de l'autre, sans
s'arrêter, et semblait comprendre tout le danger de s'attaquer, cette
fois, à un objet aussi suspect. Pourtant il finit encore par s'en
approcher, mais petit à petit, le prit délicatement, l'enleva, et
l'hameçon, à son tour, fut rejeté hors du nid!

«Lecteur, si comme moi vous étudiez la nature pour vous élever l'esprit
par la contemplation des phénomènes étonnants qu'elle offre à chaque pas
dans son immense domaine, ne resterez-vous pas frappé d'une admiration
profonde en voyant ce petit poisson, objet si chétif et si humble,
auquel le Créateur a donné des instincts si merveilleux? Pour moi, je ne
cessais de le regarder avec ravissement, et je me demandais comment la
Nature avait pu le douer d'un sens aussi réfléchi et d'une telle
puissance. Un désir irrésistible d'en apprendre davantage me poussa à
continuer mon expérience. Certes, je savais alors manoeuvrer un hameçon
tout comme un autre; mais, quelque effort que je fisse, je ne pus jamais
parvenir à prendre ce petit poisson, et ce fut de même inutilement que
je dressai mes batteries contre plusieurs de ses camarades.

«Ainsi j'avais trouvé mon maître! Je repliai ma ligne, et donnai un
grand coup de baguette dans l'eau, de manière à atteindre presque le
poisson. D'un élan, il se lança comme un trait à la distance de
plusieurs mètres, resta quelque temps à se balancer d'un air tranquille;
puis, dès que ma baguette eut quitté l'eau, revint prendre son poste.
Alors, je pus connaître tout le dommage que je lui avais causé, car je
l'aperçus qui s'employait de son mieux à nettoyer et lisser son nid;
mais, pour le moment, je ne jugeai pas à propos de pousser plus loin mes
expériences.»

                                                            LAMARTINE.

(_La suite au prochain entretien._)



CXVIIIe ENTRETIEN.

LITTÉRATURE AMÉRICAINE.

UNE

PAGE UNIQUE D'HISTOIRE NATURELLE,

PAR AUDUBON.

(DEUXIÈME PARTIE.)


I.

LA CHASSE À L'ÉLAN.

«Bientôt le chasseur entend venir l'élan, qui fait grand bruit; et,
quand il le juge suffisamment près, il choisit une bonne place où le
frapper, et le tue. Il n'est pas prudent, tant s'en faut, de se tenir à
portée de l'animal, qui dans ce cas ferait certainement à l'agresseur un
mauvais parti.

«Un mâle, entièrement venu, mesure, dit-on, neuf pieds de haut; et avec
ses immenses andouillers branchus, son aspect est tout à fait
formidable. De même que le daim de Virginie et le karibou mâle, ces
animaux jettent leur bois chaque année, vers le commencement de
décembre; mais, la première année, ils ne le perdent pas même au
printemps[4]. Quand on les irrite, ils grincent horriblement des dents,
hérissent leur crinière, couchent les oreilles et frappent avec
violence. S'ils sont inquiétés, ils poussent un lamentable gémissement
qui ressemble beaucoup à celui du chameau.

[Note 4: Il y a ici une apparente contradiction qui s'explique quand on
sait que, tandis que les vieux élans déposent leur bois en décembre et
janvier, les jeunes ne le perdent qu'en avril et mai; mais la première
année ils ne le perdent pas du tout, par conséquent pas même au
printemps.]

«Dans ces régions désolées et sauvages qui ne sont guère fréquentées que
par l'Indien, l'espèce du daim commun était extraordinairement
abondante. Nous avions beaucoup de mal à retenir nos chiens, qui en
rencontraient des troupeaux presque à chaque pas. Ce dernier, par ses
moeurs, se rapproche beaucoup de l'élan.

«Quant au renne ou _karibou_, son pied est très-large et très-plat; il
peut l'étendre sur la neige jusqu'au fanon[5], de sorte qu'il court
aisément sur une croûte à peine assez solide pour porter un chien. Quand
la neige est molle, on les voit en troupes immenses, aux bords des
grands lacs sur lesquels ils se retirent dès qu'on les poursuit, parce
que la première couche y est bien plus résistante que partout ailleurs;
mais, si la neige vient à durcir, ils se jettent dans les bois. Avec
cette facilité qu'ils ont de courir à sa surface, il leur serait inutile
de se tracer des sentier au travers, comme fait l'élan; aussi, pendant
l'hiver, n'ont-ils pas de remise proprement dite. On ne connaît pas bien
exactement quelle peut être la vitesse de cet animal, mais je suis
convaincu qu'elle dépasse de beaucoup celle du cheval le plus léger.»

[Note 5: C'est ici la touffe de crins qui pousse derrière le pâturon.]


II.

LE TROGLODYTE D'HIVER.

«La grande étendue de pays que parcourt dans ses migrations ce petit
oiseau est certainement le fait le plus remarquable de son histoire. À
l'approche de l'hiver, il abandonne les lieux où il s'est retiré, bien
loin au Nord, peut-être jusqu'au Labrador ou à Terre-Neuve, traverse,
sur ses ailes concaves et qui semblent si frêles, les détroits du golfe
Saint-Laurent, et gagne de plus chaudes régions, pour y demeurer
jusqu'au retour du printemps. C'est comme en se jouant qu'il accomplit
ce long voyage; il s'en va, sautillant d'une racine ou d'une souche à
l'autre, voltigeant de branche en branche, hasardant une courte échappée
de droite et de gauche; et cela, sans cesser de chercher sa nourriture,
mais toujours sémillant et toujours gai, comme s'il n'avait souci ni du
temps ni de la distance. Il arrive au bord de quelque large fleuve; qui
ne connaîtrait ses habitudes pourrait craindre que ce ne fût là pour lui
un obstacle insurmontable: point du tout, il déploie ses ailes, s'élance
et glisse comme un trait au-dessus du redoutable courant.

«J'ai trouvé le troglodyte d'hiver dans les basses parties de la
Louisiane et dans les Florides, en décembre et janvier; mais jamais plus
tard que la fin de ce dernier mois. Leur séjour dans ces contrées
dépasse rarement trois mois; ils en emploient deux autres, tant à bâtir
leur nid qu'à élever leur couvée; et, comme ils quittent le Labrador
vers le milieu d'août, au plus tard, ils passent probablement plus de la
moitié de l'année à voyager. Il serait intéressant de savoir si ceux qui
nichent au long de la rivière Colombie, près l'océan Pacifique, visitent
nos rivages de l'Atlantique. Mon ami T. Nuttall m'a dit en avoir vu
élever leurs petits dans les bois qui bordent nos côtes du Nord-Ouest.

«En passant à East-Port dans le Maine, lors de mon voyage au Labrador,
j'y trouvai ces oiseaux extrêmement abondants, et en plein chant, bien
que l'air fût toujours très-froid, et même que des glaçons pendissent
encore à chaque rocher (on était au 9 mai). Le 11 juin, ils se
montrèrent non moins nombreux sur les îles de la Madeleine, et je ne me
rendais pas trop compte de quelle manière ils avaient pu venir
jusque-là; mais les habitants me dirent qu'il n'y en paraissait aucun de
tout l'hiver. Le 20 juillet enfin, je les retrouvai au Labrador, en me
demandant de nouveau comment ils avaient fait pour atteindre ces rivages
perdus et d'un si difficile accès. Était-ce en suivant le cours du
Saint-Laurent, ou bien en volant d'une île à l'autre au travers du
golfe? Je les ai rencontrés dans presque tous les États de l'Union, où
cependant je n'ai trouvé leur nid que deux fois: l'une près de la
rivière Mohauk, dans l'État de New-York; l'autre dans le grand marais de
pins, en Pensylvanie. Mais ils nichent en grand nombre dans le Maine, et
probablement dans le Massachusetts, quoiqu'il y en ait peu qui passent
l'hiver, même dans ce dernier État.

«Je ne connais aucun oiseau de si petite taille, dont le chant ne le
cède à celui du troglodyte d'hiver. Il est vraiment musical, souple,
cadencé, énergique, plein de mélodie; et l'on s'étonne qu'un son si
bien soutenu puisse sortir d'un aussi faible organe. Quelle oreille y
resterait insensible? Lorsqu'il se fait entendre, ainsi qu'il arrive
souvent, dans la sombre profondeur de quelque funeste marécage, l'âme se
laisse aller à son charme puissant, et, par l'effet même du contraste,
en éprouve d'autant plus de ravissement et de surprise. Pour moi, j'ai
toujours mieux senti, en l'écoutant, la bonté de l'auteur de toutes
choses, qui, dans chaque lieu sur la terre, a su placer quelque cause de
jouissance et de bien-être pour ses créatures.

«Une fois, je traversais la partie la plus obscure et la plus
inextricable d'un bois, dans la grande forêt de pins, non loin de
Maunchunk, en Pensylvanie; et je n'étais attentif qu'à me garantir des
reptiles venimeux dont je craignais la rencontre en cet endroit, lorsque
soudain les douces notes du troglodyte parvinrent à mon oreille, et
produisirent en moi une émotion si délicieuse, qu'oubliant tout danger,
je me lançai bravement au plus épais des broussailles, à la poursuite de
l'oiseau dont le nid, je l'espérais, ne devait pas être loin. Mais lui,
comme pour mieux me narguer, s'en allait tranquillement devant moi,
choisissant les buissons les plus épineux, s'y glissant avec une
prestesse étonnante, s'arrêtant pour pousser sa petite chanson près de
moi, et l'instant d'après dans une direction tout opposée. Je commençais
à en avoir assez de ce fatigant exercice, lorsqu'enfin je le vis se
poser au pied d'un gros arbre, presque sur les racines, et l'entendis
gazouiller quelques notes plus harmonieuses encore que toutes celles
qu'il avait jusqu'alors modulées. Tout à coup, un autre troglodyte
surgit comme de terre, à ses côtés, et disparut non moins subitement,
avec celui que je poursuivais. Je courus à la place où ils venaient de
se montrer, sans la perdre une minute de vue, et remarquai une
protubérance couverte de mousse et de lichen, assez semblable à ces
excroissances qui poussent sur les arbres de nos forêts, sauf cette
différence qu'elle présentait une ouverture parfaitement ronde, propre
et tout à fait lisse. J'introduisis un doigt dedans et ressentis bientôt
quelques coups de bec, accompagnés de cris plaintifs. Plus de doute:
j'avais, pour la première fois de ma vie, trouvé le nid de notre
troglodyte d'hiver! Je fis doucement sortir le gentil habitant de sa
demeure, et en retirai les oeufs à l'aide d'une sorte d'écope que
j'avais façonnée pour cela. Je m'attendais à en trouver beaucoup, mais
il n'y en avait que six; et c'est le même nombre encore que je comptai
dans l'autre nid de troglodyte sur lequel, plus tard, je parvins à
mettre la main. Cependant le pauvre oiseau avait appelé son camarade,
et, par leurs clameurs réunies, ils semblaient me supplier de ne pas
ravir leur trésor. Plein de compassion, j'allais m'éloigner, lorsqu'une
idée me frappa: c'est que je devais avant tout donner une exacte
description du nid, et que pareille occasion ne me serait peut-être plus
offerte. Croyez-moi, lecteur, quand je me résolus à sacrifier ce nid,
c'était autant pour vous que pour moi.--Extérieurement, il mesurait sept
pouces de haut sur quatre et demi de large; l'épaisseur de ses
murailles, composées de mousses et de lichen, était de près de deux
pouces, de façon qu'à l'extérieur il offrait l'apparence d'une poche
étroite dont la paroi était réduite à quelques lignes, du côté où elle
se trouvait en contact avec l'écorce de l'arbre. Le bas de la cavité,
jusqu'à moitié du nid, était garni de poil de lièvre, et sur le fond,
ou _nichette_, avaient été étendues une demi-douzaine de ces larges
plumes duveteuses que notre tétrao commun porte sous le ventre. Les
oeufs, d'un rouge tendre, rappelant la teinte pâlissante d'une rose dont
la corolle commence à se flétrir, étaient marqués de points d'un brun
rougeâtre et plus nombreux vers le gros bout.

«Quant au second nid, je le trouvai près de Mohauk, et par un pur
hasard. Un jour, au commencement de juin, vers midi, me sentant fatigué,
je m'étais assis sur un rocher qui surplombait les eaux, et m'amusais,
en me reposant, à voir se jouer des troupes de poissons. Le lieu était
humide, et bientôt, la fraîcheur me portant au cerveau, je fus pris d'un
violent éternuement dont le bruit fit partit un troglodyte de dessous
mes pieds. Le nid, que je n'eus pas de peine à découvrir, était collé
contre la partie inférieure du roc, et présentait les mêmes
particularités de forme et de structure que le précédent; mais il était
plus petit, et les oeufs, au nombre de six, renfermaient des foetus déjà
bien développés.

«Les mouvements de cet intéressant oiseau sont vifs et décidés.
Observez-le quand il cherche sa nourriture, comme il sautille, rampe et
se glisse furtivement d'une place à l'autre, semblant indiquer que tout
cet exercice n'est pour lui qu'un plaisir. À chaque instant il
s'incline, la gorge en bas, de manière à toucher presque l'objet sur
lequel il se tient; puis, étendant tout d'un coup son pied nerveux que
seconde l'action de ses ailes concaves et à moitié tombantes, il se
redresse et s'élance, en portant sa petite queue constamment retroussée.
Tantôt, par le creux d'une souche, il se faufile comme une souris;
tantôt, il s'accroche à la surface avec une singulière mobilité
d'attitudes; puis soudain il a disparu, pour se remontrer, la minute
d'après, à côté de vous. Par moments, il prolonge son ramage sur un ton
langoureux; ou bien, une seule note brève et claire éclate en un
_tshick-tshick_ sonore, et pour quelques instants il garde le silence;
volontiers il se poste sur la plus haute branche d'un arbrisseau, ou
d'un buisson qu'il atteint en sautant légèrement d'un rameau à l'autre;
pendant qu'il monte, il change vingt fois de position et de côté, il se
tourne et se retourne sans cesse, et, lorsqu'enfin il a gagné le sommet,
il vous salue de sa plus délicate mélodie; mais une nouvelle fantaisie
lui passe par la tête, et sans que vous vous en doutiez, en un clin
d'oeil, il s'est évanoui. Tel vous le voyez, toujours alerte et se
trémoussant, mais surtout dans la saison des amours. En tout temps,
néanmoins, lorsqu'il chante, il tient sa queue baissée. En hiver, quand
il prend possession de sa pile de bois sur la ferme, non loin de la
maisonnette du laboureur, il provoque le chat par ses notes dolentes; et
montrant sa fine tête par le bout des bûches au milieu desquelles il
gambade en toute sûreté, le rusé met à l'épreuve la patience de
Grimalkin.

«Ce troglodyte se nourrit principalement d'araignées, de chenilles, de
petits papillons et de larves. En automne, il se contente de baies
molles et juteuses.

«Ayant, dans ces dernières années, passé un hiver à Charleston, en
compagnie de mon digne ami Bachman, je remarquai que ce charmant oiseau
faisait son apparition dans cette ville et les faubourgs, au mois de
décembre. Le 1er janvier, j'en entendis un en pleine voix, dans le
jardin de mon ami, qui me dit qu'il ne se montre pas régulièrement
chaque hiver dans ces contrées, et qu'on n'est sûr de l'y rencontrer
que durant les saisons extrêmement rigoureuses.

«Pour vous mettre mieux à même de comparer ses moeurs avec celles du
troglodyte commun d'Europe (les moeurs des oiseaux ayant toujours été,
comme vous le savez, le sujet de prédilection de mes études), je vous
présente ici les observations que mon savant ami W. Mac Gillivray a
faites sur ce dernier, en Angleterre.

«Chez nous, dit-il, le troglodyte n'émigre pas, et se trouve en hiver
dans les parties les plus septentrionales de l'île, aussi bien que dans
les Hébrides. Son vol consiste en un battement d'ailes rapide et
continu, et, par suite, n'est pas onduleux, mais s'effectue en droite
ligne. Il n'est pas non plus soutenu, d'ordinaire l'oiseau se contentant
de voltiger d'un buisson ou d'une pierre à l'autre. Il se plaît surtout
à côtoyer les murailles, parmi les fragments de rochers, au milieu des
touffes d'ajoncs et le long des haies où il attire l'attention par la
gentillesse de ses mouvements et la bruyante gaieté de son ramage. Quand
il veut demeurer en place, il porte sa queue presque droite, et tout
son corps s'agite par brusques secousses; mais bientôt il repart en
faisant de petits sauts, s'aidant en même temps des ailes, et
s'accompagnant de son rapide et continuel _chit_, _chit_. Au printemps
et en été, le gazouillement du mâle, qu'il répète par intervalles, est
plein, riche et mélodieux. Même en automne et dans les beaux jours
d'hiver, on peut souvent l'entendre précipiter les notes de sa chanson,
si claires, si retentissantes et qui, toutes familières qu'elles sont,
surprennent toujours, étant produites par un instrument aussi fragile.

«Durant la saison des oeufs, les troglodytes se tiennent par couples,
habituellement dans des lieux retirés, tels que les vallons couverts de
broussailles, les bois moussus, le lit des ruisseaux, et les endroits
rocailleux qu'ombragent et défendent des ronces, des épines ou d'autres
buissons. Mais ils recherchent aussi les vergers, les jardins et les
haies dans le voisinage immédiat de nos habitations dont même les plus
sauvages s'approchent en hiver. Ils ne sont pas, à proprement parler,
farouches, puisqu'ils se croient en sûreté à la distance de vingt ou
trente mètres de l'homme; néanmoins, lorsqu'ils voient quelqu'un
s'avancer trop près, ils se cachent dans des trous, parmi des pierres ou
des racines.

«Rien n'est plaisant à voir comme ce petit oiseau. Il est d'une humeur
si charmante et si gaie! Dans les jours sombres, les autres oiseaux
paraissent tout mélancoliques; quand il pleut, les moineaux et les
pinsons restent silencieux sur la branche, les ailes pendantes et les
plumes hérissées; mais tous les temps sont bons pour le troglodyte; les
larges gouttes d'une pluie d'orage ne le mouillent pas davantage qu'une
légère bruine venant de l'est; et quand il regarde de dessous le
buisson, ou qu'il présente sa tête par le creux du mur, ne semble-t-il
pas aussi mignon, aussi propret que le jeune chat qui fait gros dos sur
les tapis du parloir?

«C'est vraiment un spectacle amusant que d'observer une famille de
troglodytes qui vient de sortir du nid. En marchant à travers des
ajoncs, des genêts ou des genévriers, vous êtes attiré vers quelque
hallier d'où vous avez entendu s'élever un son doux, assez semblable à
la syllabe _chit_ plusieurs fois répétée; le père et la mère troglodyte
voltigent autour des jeunes rameaux; et bientôt vous voyez un petit
qui, d'une aile faible encore, mais en toute hâte, rentre sous le
buisson, en poussant un cri étouffé. D'autres le suivent à la file;
tandis que les parents s'agitent, pleins d'alarme, aux environs, et font
retentir leur bruyant _chit_, _chit_, dont les diverses intonations
indiquent le degré de passion qui les anime.--En rase campagne, on peut
facilement prendre un jeune troglodyte à la course; et j'ai aussi
entendu dire qu'un vieux ne tarde pas à être fatigué, par un temps de
neige, alors qu'il ne trouve rien pour se cacher. Toutefois, même en
pareil cas, il n'est pas aisé de ne jamais le perdre de vue, car au pied
d'un monticule, le long d'une muraille ou dans une touffée, qu'il se
rencontre le moindre trou, il s'y glisse à l'improviste, et, cheminant
par-dessous la neige, ne reparaît qu'à une grande distance.

«Les troglodytes s'accouplent vers le milieu du printemps, et, dès les
premiers jours d'avril, commencent à bâtir leur nid, dont la forme et
les matériaux varient suivant la localité. Mon fils m'en a apporté un
qui m'a paru d'un volume étonnant, comparé à la taille de l'architecte:
il n'a pas moins de sept pouces de diamètre sur une hauteur de huit.
Ayant été placé sur une surface plate, en dessous d'un banc, sa base en
a pris naturellement la forme, et se compose de fougère sèche et
d'autres plantes, mêlées à des feuilles d'herbe et à des végétaux
ligneux. Les parois, à l'extérieur, sont construites des mêmes
matériaux; et l'intérieur, d'un diamètre de trois pouces, est
parfaitement sphérique. Plus en dedans, la paroi ne présente que des
mousses encore toutes vertes, et se trouve arc-boutée avec des feuilles
de fougère et des brins de paille. Les mousses s'y entrelacent
curieusement à des racines fibreuses ainsi qu'à du poil de différents
animaux. Enfin, la surface tout à fait interne est lisse et compacte,
comme du feutre très-serré. Jusqu'à la hauteur de deux pouces, on y
remarque une ample garniture de plumes larges et soyeuses, appartenant
les unes, et pour la plupart, au pigeon sauvage, d'autres, au faisan, au
canard domestique et même au merle. L'entrée, adroitement ménagée vers
le haut, sur le côté, a la forme d'une arche surbaissée. Sa largeur, à
la base, est de deux pouces; sa hauteur, d'un pouce et demi. Le seuil,
si je puis dire, se compose de brindilles très-flexibles, de fortes
tiges d'herbe et jeunes pousses, le reste étant feutré de la manière
ordinaire. Il contenait cinq oeufs, d'une forme ovale allongée, ayant
huit lignes de long sur six de large; le fond en était d'un blanc pur,
avec quelques raies ou taches vers le gros bout, et d'un rouge clair.

«On trouve ces nids en différents endroits: très-souvent dans un
enfoncement, sous le rebord de quelque rive; parfois dans une crevasse
parmi des pierres, dans le trou d'un mur ou d'un vieux tronc, sous le
toit de chaume d'un cottage ou d'un hangar, sur le faîte d'une grange,
sur une branche d'arbre, soit qu'elle s'étende au long d'une muraille,
ou croisse seule et sans appui; enfin, parmi le lierre, les
chèvrefeuilles, la clématite et autres plantes grimpantes. Quand le nid
repose par terre, sa base et souvent tout l'extérieur se composent de
feuilles et de brins de paille; mais, lorsqu'il est autrement placé, le
dehors est d'ordinaire plus lisse, mieux soigné, et principalement formé
de mousse.

«Quant au nombre d'oeufs qu'il contient, les auteurs ne sont pas
d'accord. M. Weir dit que d'habitude il est de sept ou huit, mais qu'il
peut monter jusqu'à seize ou dix-sept; Robert Smith, un tisserand de
Bathgate, m'a raconté qu'il y a quelques années, il trouva un de ces
nids sur le bord d'un petit ruisseau, qui en contenait dix-sept; et je
tiens de James Baillie Esq., qu'en juin dernier, il en a retiré seize
d'un autre qui était sur une sapinette.

«Permettez-moi maintenant, et toujours à propos du troglodyte d'Europe,
de vous présenter une petite scène dont je dois la description à
l'obligeance de mon ami, M. Thomas M'Culloch de Picton.

«Une après-midi, pendant ma résidence à _Springvale_, non loin de
_Hammersmith_, je m'amusais à suivre de l'oeil les évolutions d'un
couple de poules d'eau qui prenaient leurs ébats, au bord de ces grands
roseaux si communs dans les environs, lorsque mon attention se porta sur
un troglodyte qui, un fétu dans le bec, s'était enfoncé tout à coup au
milieu d'une petite haie, précisément au-dessous de la fenêtre où je me
tenais en observation. Au bout de quelques minutes, l'oiseau reparut,
et, prenant son vol vers un champ voisin où du vieux chaume avait été
abandonné, il s'empara d'une seconde paille qu'il apporta juste à la
même place où la première avait été déposée. Pendant deux heures à peu
près, cette opération fut continuée avec la plus grande diligence;
puis, voulant se donner un peu de bon temps, il se posa sur la plus
haute branche de la haie où il modula sa douce et joyeuse chanson
qu'interrompit une personne qui vint à passer par là. De tout le reste
de la soirée je n'aperçus plus mon petit architecte; mais, dès le
lendemain, son ramage m'attira de bonne heure à la fenêtre, et je le
vis, quittant sa perche accoutumée, reprendre avec une nouvelle ardeur
son travail de la veille. Dans l'après-midi, je n'eus pas le temps de
m'occuper de ses allées et venues; mais, d'un coup d'oeil en passant, je
pus m'assurer que, sauf les quelques minutes de relâche où son
gazouillement frappait mon oreille, la construction avançait avec un
degré d'activité en rapport avec l'importance de l'ouvrage. À la fin du
deuxième jour, j'examinai l'état des choses, et reconnus que l'extérieur
d'un vaste nid sphérique s'en allait terminé, et que tous les matériaux
provenaient du vieux chaume, quoiqu'il fût tout noir et à moitié pourri.
Dans l'après-midi du jour suivant, ses visites au chaume cessèrent; il
ne fit plus que voltiger et fredonner autour de son ouvrage, et, par ses
chants prolongés et continuels, semblait plutôt se féliciter de ses
progrès, que songer, pour le moment, à les pousser plus loin. Au soir,
je trouvai l'extérieur du nid complétement achevé; j'introduisis avec
précaution mon doigt dedans: la doublure n'était point encore commencée,
probablement à cause de l'humidité qu'avait conservée le chaume. J'y
revins encore une demi-heure après, avec un de mes cousins:
non-seulement l'oiseau s'était aperçu que son nid avait été envahi,
mais, à ma grande surprise, je reconnus que, dans sa colère, il en avait
bouché l'entrée, pour en pratiquer une nouvelle du côté opposé de la
haie. L'ouverture était fermée avec de la vieille paille, et le travail
si proprement exécuté, qu'il ne restait plus de trace de l'ancienne
porte. Tout cela, pourtant, était l'ouvrage d'un seul oiseau; et durant
tout le temps qu'il mit à bâtir, nous ne remarquâmes jamais d'autre
troglodyte en sa compagnie. Dans le choix des matériaux aussi bien que
dans l'emplacement du nid, il y avait quelque chose de vraiment curieux.
Ainsi, bien qu'au fond et sur les côtés, le jardin fût bordé d'une haie
épaisse dans laquelle il eût pu s'établir en parfaite sûreté, et que
tout auprès fussent les étables avec une ample provision de paille
fraîche, cependant il avait préféré le vieux chaume et la clôture du
haut du jardin. Cette partie de la haie était jeune, maigre et séparée
des bâtiments par un étroit sentier où passaient et repassaient sans
cesse les domestiques; mais les interruptions venant de ce côté lui
étaient, je m'imagine, indifférentes, car, dérangé de ses occupations à
chaque instant, je l'y voyais revenir de suite, et tout aussi confiant
que s'il n'avait pas été troublé. Malheureusement tout son travail fut
détruit par un étranger sans pitié; mais il ne déserta pas pour cela la
place, et se remit à charrier du vieux chaume avec autant de zèle et
d'activité qu'auparavant. Cette fois, néanmoins, il prit si bien ses
précautions et fit tant et tant de détours, que je ne pus jamais savoir
où il avait caché son second nid.

«Le troglodyte d'hiver ressemble tellement au troglodyte d'Europe, que
j'ai cru longtemps à leur identité; mais des comparaisons faites avec
soin sur un grand nombre d'individus m'ont appris qu'il existe entre eux
certaines diversités constantes de coloration; toutefois j'hésite
encore, et n'oserais dire, avec une entière certitude, qu'ils sont
spécifiquement différents.»


III.

LE PEWEE

OU GOBE-MOUCHE BRUN.

«Les détails dont se compose la biographie de ce gobe-mouche sont, pour
la plupart, si intimement unis avec les particularités de ma propre
histoire, que, s'il m'était permis de m'écarter de mon sujet, ce volume
serait consacré bien moins à la description et aux moeurs des oiseaux
qu'aux impressions de jeunesse d'un homme qui a vécu, longues années, de
la vie des bois, en Amérique. Quand j'étais jeune, en effet, je
possédais une plantation sur les bords inclinés d'une crique, le
_perkioming_.--Je crois avoir déjà dit son nom; mais, plus que jamais
cher à mon coeur, j'aime à le répéter encore.--Quel plaisir pour moi de
m'égarer le long de ses rivages sinueux et couverts de rochers! J'étais
toujours sûr d'y voir quelque douce et belle fleur s'épanouir au soleil,
et d'y rencontrer le vigilant roi-pêcheur en sentinelle à la pointe
d'une pierre dont l'ombre se projetait au-dessus du limpide cristal des
ondes. De temps en temps aussi passait l'orfraie, suivie d'un aigle à
tête blanche; et leurs mouvements gracieux, au sein des airs,
emportaient ma pensée bien loin au-dessus d'eux, dans les régions du
ciel les plus sereines, et me conduisaient ainsi délicieusement et en
silence jusqu'au sublime auteur de toutes choses.»

Comme la science qui nourrit la piété devient vivante et éloquente sans
chercher les mots!


IV.

«Ces profondes et douces rêveries accompagnaient souvent mes pas à
l'entrée d'une petite caverne creusée dans le roc solide par les mains
de la nature. Elle était, du moins je la trouvais alors, suffisamment
grande pour mes études: mon papier, mes crayons et parfois un volume des
contes si naturels et si charmants d'Edgeworth ou des fables de la
Fontaine m'y procuraient d'amples jouissances. C'est dans ce lieu que,
pour la première fois, je vis, sous son vrai jour, toute la force de la
tendresse paternelle chez les oiseaux; c'est là que j'étudiai les moeurs
du pewee; c'est là que j'appris, de manière à ne plus l'oublier, que
détruire le nid d'un oiseau ou lui arracher ses oeufs et ses petits,
c'est un acte d'une grande cruauté.

«J'avais trouvé un nid de ce gobe-mouche à couleur terne, accroché
contre le mur, immédiatement au-dessus de l'espèce d'arche qui servait
d'entrée à cette paisible retraite. Je regardai dedans: il était vide,
mais propre et en bon état, comme si les propriétaires absents
comptaient y revenir avec le printemps.--Déjà sur chaque tige les
bourgeons étaient gonflés; quelques arbres même se paraient de fleurs;
mais la terre était encore couverte de neige, et, dans l'air, on sentait
toujours le souffle glacial de l'hiver. Un matin, de bonne heure, je
vins à ma grotte: les rayons brillants du soleil coloraient de riches
teintes chaque objet autour de moi. Quand j'entrai, un bruit sourd
au-dessus de ma tête me fit me retourner, et je vis s'envoler deux
oiseaux qui furent se reposer tout près de là.--Les pewees étaient
arrivés!--J'en ressentis une vive joie; et, craignant que ma présence ne
troublât le joli couple, je sortis, non sans jeter souvent un regard en
arrière. Ils étaient sans doute arrivés tout nouvellement, car ils
paraissaient bien fatigués. On n'entendait point leur note plaintive;
leur huppe n'était pas redressée et les vibrations de leur queue, si
remarquables dans cette espèce, semblaient faibles et languissantes. Il
n'y avait encore que peu d'insectes, et je jugeai que l'affection qu'ils
portaient à ce lieu avait dû, bien plus qu'aucun autre motif, déterminer
leur prompt retour. À peine m'étais-je éloigné de quelques pas, que tous
deux, d'un même accord[6], ils glissaient de leur branche pour entrer
dans la caverne. Je n'y revins plus de tout le jour, et, comme je ne les
aperçus ni l'un ni l'autre aux environs, je supposai qu'ils devaient
avoir passé la journée entière dans l'intérieur. Je conclus aussi qu'ils
avaient gagné ce bienheureux port, soit de nuit, soit tout à fait à la
pointe du jour. Des centaines d'observations m'ont prouvé, depuis, que
cette espèce émigre toujours pendant la nuit.

[Note 6: «_With one accord_», comme dans ces vers si frais et si
touchants de Dante:

  Quali colombe dal disio chiamate,
  Con l'ali aperte et ferme al dolce nido
  Volan per l'aer, da'l voler portate.

    (_Infer._, V.)]

«Ne pensant plus qu'à mes petits pèlerins, le lendemain, de grand
matin, j'étais à leur retraite, mais pas encore assez tôt pour les y
surprendre. Longtemps avant d'arriver, mes oreilles furent agréablement
saluées par leurs cris joyeux, et je les vis qui traversaient les airs
de côté et d'autre, donnant la chasse à quelques insectes, à ras de la
surface de l'eau. Ils étaient pleins d'entrain, volaient fréquemment
dans la caverne, en ressortaient, et, se posant parfois à l'entrée, sur
un arbre favori, semblaient engagés dans l'entretien le plus
intéressant. Le léger frémissement de leurs ailes, les battements de
leur queue, leur crête redressée, leur air propret, tout indiquait que
la fatigue était oubliée, et qu'ils étaient reposés et heureux. Quand je
parus dans la grotte, le mâle se précipita violemment à l'entrée, fit
claquer plusieurs fois son bec avec un bruit strident, accompagnant
cette action d'une note prolongée et tremblante dont je ne tardai pas à
deviner le sens. Puis il vola dans l'intérieur et en ressortit avec une
rapidité incroyable: on eût dit le passage d'une ombre.

«Plusieurs jours de suite, je revins à la caverne, et je vis avec
plaisir qu'à mesure que ces visites se multipliaient, les oiseaux, de
leur côté, devenaient plus familiers. Une semaine ne s'était pas
écoulée, qu'eux et moi nous étions sur un pied d'intimité complète. On
était alors au 10 d'avril; il n'y avait plus de neige et le printemps se
trouvait avancé pour la saison. Ailes-rouges et étourneaux commençaient
à paraître. Je m'aperçus que les pewees se mettaient à travailler à leur
vieux nid. Désireux d'examiner les choses par moi-même, et de jouir de
la société de cet aimable couple, je me déterminai à passer auprès d'eux
la plus grande partie de mes journées. Ma présence ne les alarmait plus
du tout; ils apportèrent de nouveaux matériaux pour garnir leur nid, et
le rendirent plus chaud en y ajoutant quelques moelleuses plumes d'oie
qu'ils ramassaient le long de la crique. Leur chant alors, quand ils se
rencontraient sur le bord du nid, se faisait remarquer par un petit
gazouillement et des accents de joie que je n'ai jamais entendus dans
aucune autre occasion: c'était, je m'imagine, la douce, la tendre
expression du plaisir qu'ils se promettaient, et dont ils semblaient
jouir par anticipation sur l'avenir. Leurs mutuelles caresses, si
simples peut-être pour tout autre que moi, la manière délicate dont le
mâle savait s'y prendre pour plaire à sa femelle, m'empêchaient d'en
détacher mes yeux, et mon coeur en recevait des impressions que je ne
puis oublier.

«Un jour, la femelle demeura très-longtemps dans le nid; elle changeait
fréquemment de position, et le mâle manifestait beaucoup d'inquiétude.
Il descendait par moments auprès d'elle, se plaçait un instant à ses
côtés, puis soudain se renvolait, pour revenir bientôt avec un insecte
qu'elle prenait de son bec avec un air de reconnaissance. Environ vers
trois heures de l'après-midi, le malaise de la femelle parut augmenter;
le mâle aussi témoignait d'une agitation qui n'était pas ordinaire,
lorsque tout à coup la femelle se haussa sur ses pieds, regarda de côté
sous elle, puis s'envola suivie de son époux attentif, et prit son
essor haut dans les airs, en accomplissant des évolutions bien plus
curieuses encore que toutes celles que j'avais observées. Ils passaient
et repassaient au-dessus de l'eau, la femelle conduisant toujours le
mâle qui reproduisait, après elle, toutes les capricieuses sinuosités de
son vol. Je laissai les pewees à leurs ébats, et regardant dans le nid,
j'y aperçus leur premier oeuf, si blanc et d'une telle transparence
(transparence qu'il perd, je crois, bientôt après être pondu), que cette
vue me fit plus de plaisir que si j'eusse trouvé un diamant d'une égale
grosseur. Ainsi, sous cette frêle enveloppe existait déjà la vie; et
dans quelques semaines, une créature faible, délicate et sans défense,
mais parfaite en chacune de ses parties, allait briser la coquille et
réclamer les plus doux soins et toute l'attention de ses parents qui
n'existeraient que pour elle! Cette pensée remplissait mon âme d'un
suprême étonnement. De même, regardant vers les cieux, j'y cherchais,
hélas! en vain, l'explication d'un spectacle bien autrement grandiose,
mais non plus merveilleux.

«En six jours, six oeufs furent pondus; mais j'observai qu'à mesure que
leur nombre augmentait, la femelle restait moins longtemps sur le nid.
Le dernier fut déposé en quelques minutes. Serait-ce, me disais-je, une
prévoyance, une loi de la nature, pour conserver les oeufs frais jusqu'à
la fin? Et vous, cher lecteur, qu'en pensez-vous? Il y avait une heure
environ que la femelle avait quitté son dernier oeuf, lorsqu'elle
revint, se mit sur son nid, et après avoir, à plusieurs reprises,
arrangé ses oeufs sous sa plume, étendit un peu les ailes et commença
doucement la tâche pénible de l'incubation.

«Les jours passèrent l'un après l'autre. Je donnai des ordres formels
pour que personne n'entrât dans la caverne, ni même n'en approchât, et
pour qu'on ne détruisît aucun nid d'oiseau sur la plantation. Chaque
fois que j'allais voir mes pewees, j'en trouvais toujours un sur le nid;
tandis que l'autre était à chercher de la nourriture, ou bien, perché
dans le voisinage, remplissait l'air de notes bruyantes. Quelquefois
j'étendais ma main presque jusque sur l'oiseau qui couvait; et ils
étaient devenus si gentils tous les deux, ou plutôt si bien apprivoisés
avec moi, que, quoique je les touchasse pour ainsi dire, ni l'un ni
l'autre ne bougeait; pourtant la femelle faisait mine parfois de
s'enfoncer un peu dans son nid; mais le mâle me becquetait les doigts.
Un jour, il s'élança du nid, comme bien en colère, voltigea plusieurs
fois autour de la caverne en poussant ses notes plaintives et
gémissantes, puis il revint prendre son poste.

«En ce même temps, un second nid de pewee était accroché contre les
solives de mon moulin, et un autre, sous un hangar dans ma cour aux
bestiaux. Chaque couple, on n'en pouvait douter, avait marqué les
limites de son propre domaine, et c'était bien rarement que l'un d'eux
passait sur le territoire de son voisin. Ceux de la grotte cherchaient
généralement leur nourriture, ou faisaient leurs évolutions si haut
au-dessus du moulin, ou de la crique, que ceux du moulin ne les
rencontraient jamais. Ceux de la cour se confinaient dans le verger, et
ne troublaient pas davantage les autres. Cependant, quelquefois
j'entendais distinctement les cris de tous les trois retentir au même
moment; alors, l'idée me vint qu'ils sortaient originairement du même
nid. Je ne sais si je me trompais à cet égard; mais du moins j'ai pu
m'assurer depuis que les jeunes pewees élevés dans la grotte étaient
revenus, le printemps suivant, s'établir un peu plus haut, sur la crique
et les dépendances de ma plantation.

«Dans une autre occasion, je vous donnerai de telles preuves de cette
disposition qu'ont les oiseaux à revenir, avec leur progéniture, au lieu
de leur naissance, que peut-être vous serez convaincu, comme je le suis
en ce moment, que c'est précisément à cette tendance que chaque contrée
doit l'augmentation qu'on remarque souvent parmi ses espèces, soit
d'oiseaux, soit de quadrupèdes. Ils arrivent attirés par les nombreux
avantages qu'ils y trouvent, à mesure que le pays devient plus ouvert et
mieux cultivé. Mais reprenons l'histoire de nos pewees.

«Au troisième jour, les petits étaient éclos. Un seul oeuf n'avait rien
produit, et la femelle, deux jours après la naissance de sa couvée, le
poussa résolûment hors du nid. Je l'examinai et reconnus qu'il contenait
un embryon d'oiseau en partie desséché, et dont les vertèbres adhéraient
entièrement à la coquille, ce qui avait dû causer sa mort. Jamais je
n'ai vu d'oiseaux témoigner autant de sollicitude pour leur famille.
Ils rentraient si souvent au nid avec des insectes, qu'il me semblait
que les petits croissaient à vue d'oeil. Les parents ne me regardaient
plus comme un ennemi, et venaient souvent se poser tout près de moi,
comme si j'eusse été l'un des rochers de la caverne. Fréquemment je
m'enhardissais jusqu'à prendre les jeunes dans ma main; plusieurs fois
même, j'ôtai du nid toute la famille, pour le nettoyer des débris de
plumes qui les gênaient. Je leur attachai de petits cordons aux pattes,
mais ils ne manquaient pas de s'en débarrasser avec leur bec ou
l'assistance de leurs parents. J'en remis d'autres, jusqu'à ce qu'ils
s'y fussent entièrement habitués; et à la fin, quand arriva le moment où
ils allaient quitter le nid, je fixai à la patte de chacun d'eux un
léger fil d'argent, assez lâche pour ne pas les blesser, mais cependant
arrangé de façon qu'aucun de leurs mouvements ne pût le défaire.

«Seize jours s'étaient écoulés, lorsque la couvée prit l'essor. Les
vieux oiseaux, mettant le temps à profit, commencèrent aussitôt à
préparer de nouveau le nid. Bientôt il reçut une deuxième ponte; et, au
commencement d'août, une seconde couvée faisait son apparition.

«Les jeunes se retiraient de préférence dans les bois, comme s'y sentant
plus en sûreté que dans les champs. Mais, avant leur départ, ils
paraissaient convenablement forts, et n'oublièrent pas de faire de
longues sorties en plein air, sur toute l'étendue de la crique et des
campagnes environnantes. Le 8 octobre, il ne restait plus un seul pewee
sur la plantation; mes petits compagnons étaient tous partis pour leur
grand voyage. Cependant, quelques semaines plus tard, j'en vis arriver
du nord, et qui s'arrêtèrent un moment, comme pour se reposer; puis ils
continuèrent aussi dans la direction du sud. À l'époque qui ramène ces
oiseaux en Pensylvanie, j'eus la satisfaction de revoir ceux de l'année
précédente, dans ma caverne et aux environs; et là, toujours dans le
même nid, deux nouvelles couvées s'élevèrent. Plus haut, à quelque
distance sur la crique, je trouvai, sous un pont, d'autres nids de
pewees, et plusieurs, dans les prairies adjacentes, étaient attachés à
la partie intérieure de quelques hangars qu'on y avait construits pour
serrer le foin. Ayant pris un certain nombre de ces oiseaux sur le nid,
je reconnus avec plaisir deux de ceux qui portaient à la patte le petit
fil d'argent.

«Je fus, sur ces entrefaites, obligé de me rendre en France où je
demeurai deux ans. À mon retour, dans le commencement du mois d'août, je
trouvai trois jeunes pewees dans la caverne; mais ce n'était plus le nid
que j'y avais laissé lors de mon départ. Il avait été arraché de la
voûte, et le nouveau était fixé un peu au-dessus de la place qu'occupait
l'ancien. J'observai aussi que l'un des parents était très-sauvage,
tandis que l'autre me laissait approcher à quelques pas. C'était le
mâle; je soupçonnai alors que la première femelle avait payé sa dette à
la nature. M'étant informé au fils du fermier, j'appris qu'effectivement
il l'avait tuée avec quatre de ses petits, pour servir d'appât à ses
hameçons. Le mâle alors avait amené une autre femelle dans la grotte.
Aussi longtemps que la plantation de _mill-grove_ m'appartint, il y eut
toujours un nid de pewee dans ma retraite; mais, quand je l'eus vendue,
la caverne fut détruite, et l'on démolit les rochers majestueux des
bords de la crique. Leurs débris servirent à élever un nouveau barrage
dans le perkioming.

«Ces pewees aiment si particulièrement à accrocher leurs nids contre la
paroi des roches caverneuses, que le nom qui leur conviendrait le mieux
serait celui de gobe-mouches des rochers. Partout où ces sortes de
rochers existent, j'ai vu ou entendu de ces oiseaux durant la saison des
oeufs. Je me rappelle qu'une fois en Virginie, je voyageai avec un ami
qui m'engagea à me détourner un peu de notre route pour visiter le
fameux pont, ouvrage de la nature, que l'on remarque dans cet État. Mon
compagnon, qui déjà plusieurs fois avait passé dessus, s'offrit à parier
qu'il me conduirait jusqu'au beau milieu, sans même que je me fusse
douté de son existence. On était au commencement d'avril, et d'après la
description du lieu, telle que je l'avais vue dans les livres, j'étais
certain qu'il devait être fréquenté par des pewees. Je tins la gageure,
et nous voilà partis au trot de nos chevaux, moi désirant beaucoup me
prouver ici encore, qu'à force d'appliquer son esprit à un sujet, on
peut finir tôt ou tard par le bien connaître. Je prêtais l'oreille aux
chants des différents oiseaux; enfin, j'eus la satisfaction de
distinguer le cri du pewee. J'arrêtai mon cheval pour juger de la
distance à laquelle l'oiseau pouvait être, puis, après un moment de
réflexion, je dis à mon ami que le pont n'était pas à plus de cent pas
de nous, bien qu'il nous fût tout à fait impossible de l'apercevoir. Mon
ami resta stupéfait: «Comment avez-vous pu le savoir? me demanda-t-il,
car vous ne vous trompez pas.--Simplement, lui répondis-je, parce que
j'ai entendu le chant du pewee, et que cela m'annonce que, non loin, il
doit y avoir une caverne ou quelque crique aux roches profondes.» Nous
avançâmes; les pewees s'élevèrent en troupe de dessous le pont; je le
lui montrai du doigt, et de cette manière gagnai mon pari.

«Cette règle d'observation, je l'ai toujours reconnue à la preuve, pour
être réciproquement vraie, comme on dit en arithmétique: qu'on me donne
la nature d'un terrain quelconque, boisé ou découvert, haut ou bas, sec
ou mouillé, en pente vers le nord ou vers le sud, et quelle qu'en soit
la végétation, grands arbres, essences spéciales ou simples
broussailles; et d'après ces seules indications, je me fais fort de vous
dire, presque à coup sûr, quelle est la nature de ses habitants.

«Le vol de ce gobe-mouche est une succession de courtes saccades
interrompues cependant par quelques mouvements plus soutenus. Lent,
quand l'oiseau le prolonge à une certaine distance, il devient assez
rapide lorsqu'il poursuit la proie. Parfois il monte perpendiculairement
du lieu où il est perché pour attraper un insecte, puis revient se poser
sur quelque branche sèche d'où il peut inspecter les environs. Il avale
sa proie d'un seul morceau, à moins qu'elle ne se trouve trop grosse;
quelquefois il lui donne la chasse très-longtemps, mais rarement sans
l'atteindre. Quand il s'arrête sur la branche, c'est d'un air fier et
résolu; il se redresse à la manière des faucons, jette un regard autour
de lui, se secoue les ailes en frémissant, et fouette de la queue qui se
meut comme par un ressort. Sa crête touffue est généralement relevée, et
son apparence propre, sinon élégante.--Le pewee a ses stations préférées
et dont il s'écarte rarement: souvent il choisit le haut d'un pieu
servant de clôture au bord de la route; de là, il glisse dans toutes les
directions, ensuite regagne son poste d'observation qu'il garde durant
de longues heures, au soir et au matin. Le coin du toit, dans la grange,
lui convient également bien; et, si le temps est beau, on le verra perché
sur la dernière petite branche sèche de quelque grand arbre. Pendant la
chaleur du jour, il repose sous l'ombrage des bois; en automne, il
recherche la tige de la molène, et quelquefois l'angle aigu d'un rocher
se projetant sur un ruisseau. De temps à autre, il descend par terre
pour n'y rester qu'un moment; c'est ce qu'il fait surtout en hiver, dans
nos États du Sud, où il passe généralement cette saison; ou bien encore
au printemps, lorsqu'il est occupé à ramasser les matériaux dont se
compose son nid.

«J'ai trouvé ce gobe-mouche en hiver, dans les Florides, aussi vivant,
aussi gai et chantant aussi bien qu'en aucun temps; de même, dans la
Louisiane et les Carolines, principalement sur les champs de coton.
Cependant, à ma connaissance, il ne niche jamais au midi de Charleston,
dans la Caroline du Sud, et par exception seulement dans les parties
basses de cet État. Ceux qui s'en vont quittent la Louisiane en février,
pour y revenir en octobre. Durant l'hiver, ils se nourrissent, en
attendant mieux, de baies de différentes sortes; très-adroits à
découvrir les insectes empalés sur les épines par la pie-grièche de la
Caroline, ils les dévorent avec avidité. Je trouvai quelques-uns de ces
pewees sur les îles de la Madeleine, et les côtes du Labrador et de
Terre-Neuve.

«Le nid a quelque ressemblance avec celui de l'hirondelle de fenêtre:
l'extérieur consiste en terre gâchée, au milieu de laquelle sont
solidement enchevêtrées des herbes ou mousses de diverses espèces,
déposées par couches régulières. Il est garni de radicules fibreuses, ou
de petites hachures d'écorce de vigne, de laine, de crins, et parfois
d'un peu de plume. Le plus grand diamètre, à l'entrée, est de cinq à six
pouces, sur quatre à cinq de profondeur. Les deux oiseaux travaillent
alternativement à apporter des pelotes de boue ou de terre humide mêlée
avec de la mousse dont ils disposent la plus grande partie au dehors, et
quelquefois tout l'extérieur semble en être entièrement formé. La
construction est fortement attachée contre un mur, un rocher, les
poutres d'une maison, etc. Dans les landes du Kentucky, j'ai vu des
nids fixés à la paroi de ces trous singuliers qu'on appelle _sink
holes_, et qui s'enfoncent jusqu'à vingt pieds au-dessous de la surface
du sol. J'ai remarqué que, lorsque les pewees reviennent au printemps,
ils consolident leur ancienne habitation par des additions aux parties
extérieures adhérentes au roc; c'est pour l'empêcher de tomber, ce qui
lui arrive cependant quelquefois, lorsqu'elle date de plusieurs années.
On en a vu, dans l'État du Maine, prendre possession du nid de
l'hirondelle républicaine (_hirundo fulva_). Ils pondent de quatre à six
oeufs, d'une forme ovale, et d'un blanc pur, avec quelques points
rougeâtres près du gros bout.»


V.

Quand il quitte l'homme pour décrire et colorier l'oiseau, Audubon
surpasse Chateaubriand dans _Atala_, ce poëte qui ne fut que le
précurseur du naturaliste dans les forêts de l'Amérique et qui
introduisit cependant une note nouvelle dans la gamme de la poésie en
France.

Lisez cette description langoureuse des amours et des chants de l'oiseau
_moqueur_:

«Quand le chant d'amour de l'oiseau moqueur perce les feuillages du
magnolia de la Louisiane au vaste tronc et à l'immense coupole de
verdure, l'Européen qui se rappelle l'hymne nocturne du rossignol tapi
sous l'ombre des chênes ressent un secret mépris pour ce qu'il admirait
autrefois. La bignonia et les vignes rampantes s'enlacent autour des
gros arbres, les dépassent, les couronnent, retombent en festons. Un
parfum éthéré embaume l'air; partout des fleurs, des grappes
mûrissantes, des corymbes vermeils, une atmosphère tiède et enivrante.
Vous diriez que la nature, embarrassée de ses richesses, s'est arrêtée
un jour pour les répandre de son sein sur cet heureux pays. Levez les
yeux: sur une branche du grand arbre repose l'oiseau femelle. Le mâle,
aussi léger que le papillon, décrit autour d'elle des cercles rapides,
remonte, redescend, remonte encore...»


VI.

Mais voici le plus beau des drames de ce Shakspeare de la nature.
Écoutez:

LE FUGITIF.

«Jamais je n'oublierai l'impression produite sur mon esprit par la
rencontre qui fait le sujet de cet article, et je ne doute pas que la
relation que j'en vais donner n'excite dans celui de mon lecteur des
émotions de plus d'un genre.

«C'était dans l'après-midi d'une de ces journées étouffantes où
l'atmosphère des marécages de la Louisiane se charge d'émanations
délétères; il se faisait tard et je regagnais ma maison encore éloignée,
ployant sous la charge de cinq ou six ibis des bois, et de mon lourd
fusil dont le poids, même en ce temps où mes forces étaient encore
entières, m'empêchait d'avancer bien rapidement. J'arrivai sur les
bords d'un _bayou_ qui n'avait guère que quelques pas de large; mais ses
eaux étaient si bourbeuses que je n'en pouvais distinguer la profondeur,
et je ne jugeai pas prudent de m'y aventurer avec mon fardeau. En
conséquence, saisissant chacun de mes gros oiseaux, je les lançai l'un
après l'autre sur la rive opposée, puis mon fusil, ma poire à poudre et
mon carnier, et, tirant du fourreau mon couteau de chasse pour me
défendre, s'il en était besoin, contre les alligators, j'entrai dans
l'eau, suivi de mon chien fidèle. Je marchais avec précaution et
lentement, _Platon_ nageait auprès de moi, épuisé de chaleur et
profitant de la fraîcheur du liquide élément qui calmait sa fatigue.
L'eau devenait plus profonde en même temps que la fange de son lit; je
redoublai de prudence, et je pus enfin atteindre le bord.

«À peine commençais-je à m'y raffermir sur mes pieds que mon chien
accourut vers moi, avec toutes les apparences de la terreur. Ses yeux
semblaient vouloir sortir de leurs orbites, il grinçait des dents avec
une expression de haine, et ses intentions se manifestaient par un sourd
grognement. Je crus que tout cela provenait simplement de ce qu'il
avait éventé la trace d'un ours ou de quelque loup; et déjà j'apprêtais
mon fusil, lorsque j'entendis une voix de stentor me crier: «Halte-là,
ou la mort!» Un tel qui-vive au milieu de ces bois était bien fait pour
surprendre. Du même coup je relevai et j'armai mon fusil; je
n'apercevais point encore l'individu qui m'avait intimé un ordre si
péremptoire, mais j'étais déterminé à combattre avec lui pour mon libre
passage sur notre libre terre.

«Tout à coup un grand nègre solidement bâti s'élança des épaisses
broussailles où jusques alors il s'était tenu caché, et, renforçant
encore sa grosse voix, me répéta sa formidable injonction. Que mon doigt
eût pressé la détente, et c'était fait de sa vie; mais, m'étant aperçu
que ce qu'il dirigeait sur ma poitrine n'était qu'une espèce de mauvais
fusil qui ne pourrait jamais faire feu, je me sentis au fond assez peu
effrayé de ses menaces et ne crus pas nécessaire d'en venir aux
extrémités. Je remis mon fusil à côté de moi, fis doucement signe à mon
chien de rester tranquille, et demandai à cet homme ce qu'il voulait.

«Ma condescendance et l'habitude de la soumission qu'avait ce
malheureux produisirent leur effet: «Maître, dit-il, je suis un
_fugitif_; je pourrais peut-être vous tuer! mais Dieu m'en garde! car il
me semble le voir lui-même en ce moment, prêt à prononcer son jugement
contre moi, pour un tel forfait. C'est moi maintenant qui implore votre
merci; pour l'amour de Dieu, maître, ne me tuez pas.--Et pourquoi, lui
répondis-je, avez-vous déserté vos quartiers où vous seriez certainement
plus à l'aise que dans ces affreux marais?--Maître, mon histoire est
courte, mais elle est triste. Mon camp ne se trouve pas loin d'ici; et
comme je sais que vous ne pouvez regagner votre demeure, ce soir, si
vous consentez à me suivre, je vous donne _ma parole d'honneur_ que vous
serez en parfaite sûreté jusqu'à demain matin. Alors, si vous le
permettez, je me chargerai de vos oiseaux et vous remettrai dans votre
route.»

«Les grands yeux intelligents du nègre, ses manières franches et polies,
le ton de sa voix, m'invitaient, toute réflexion faite, à tenter
l'aventure. Et comme j'avais conscience de le valoir tout au moins, et
d'avoir en plus mon chien pour me seconder, je lui répondis que je
_voulais bien le suivre_. Il remarqua l'emphase avec laquelle je
prononçai ces derniers mots, et parut en comprendre si profondément la
portée que, se tournant vers moi, il me dit: «Voici, maître, prenez mon
grand couteau; tandis que, vous le voyez, moi je jette l'amorce et la
pierre de mon fusil.» Lecteur, je restai confondu! c'en était trop: je
refusai de prendre son couteau, et lui dis de garder son fusil en état,
pour le cas où nous rencontrerions un couguar ou un ours.

«La générosité se retrouve partout. Le plus grand monarque reconnaît son
empire, et tous, autour de lui, depuis ses plus humbles serviteurs
jusqu'aux nobles orgueilleux qui environnent son trône, subissent à
certains moments la toute-puissance de ce sentiment. Je tendis
cordialement ma main au fugitif. «Merci, maître,» me dit-il, et il me la
serra de façon à me convaincre de la bonté de son coeur, et aussi de la
force de son poignet. À partir de ce moment, nous fîmes tranquillement
route ensemble à travers les bois. Mon chien vint le flairer à plusieurs
reprises; mais, entendant que je lui parlais de mon ton de voix
ordinaire, il nous quitta, et se mit à faire ses tours non loin de
nous, prêt à revenir au premier coup de sifflet. Tout en marchant,
j'observais que le nègre me guidait vers le soleil couchant, dans une
direction tout opposée à celle qui conduisait chez moi. Je lui en fis la
remarque; et lui, avec la plus grande simplicité, me répondit: «C'est
uniquement pour notre sûreté.»

«Après quelques heures d'une course pénible, où nous eûmes à traverser
plusieurs autres petites rivières au bord desquelles il s'arrêtait
toujours, pour jeter de l'autre côté son fusil et son couteau, attendant
que je fusse passé le premier, nous arrivâmes sur la limite d'un immense
champ de cannes, où j'avais tué auparavant bon nombre de daims. Nous y
entrâmes, comme je l'avais fait souvent moi-même, tantôt debout, tantôt
marchant à quatre pieds; mais il allait toujours devant moi, écartant de
côté et d'autre les tiges entrelacées; et chaque fois que nous
rencontrions quelque tronc d'arbre, il m'aidait à passer par-dessus avec
le plus grand soin. À sa manière de connaître le bois, je fus bientôt
convaincu que j'avais affaire à un véritable Indien; car il se dirigeait
aussi juste en droite ligne qu'aucun Peau-rouge avec lequel j'eusse
jamais fait route.

«Tout à coup il poussa un cri fort et perçant, assez semblable à celui
d'un hibou; et j'en fus tellement surpris, qu'à l'instant même mon fusil
se releva. «Ce n'est rien, maître, je donne seulement le signal de mon
retour à ma femme et à mes enfants.» Une réponse du même genre, mais
tremblante et plus douce, nous revint bientôt, prolongée entre les cimes
des arbres. Les lèvres du fugitif s'entr'ouvrirent avec une expression
de joie et d'amour; l'éclatante rangée de ses dents d'ivoire semblaient
envoyer un sourire à travers l'obscurité du soir qui s'épaississait
autour de nous. «Maître, me dit-il, ma femme, bien que noire, est aussi
belle, pour moi, que la femme du président l'est à ses yeux; c'est ma
reine, et je regarde mes enfants comme autant de princes. Mais vous
allez les voir, car ils ne sont pas loin, Dieu merci!»

«Là, au beau milieu du champ de cannes, je trouvai un camp régulier. On
avait allumé un petit feu, et sur les braises grillaient quelques larges
tranches de venaison. Un garçon de neuf à dix ans soufflait les cendres
qui recouvraient des pommes de terre de bonne mine; divers articles de
ménage étaient disposés soigneusement à l'entour, et un grand tapis de
peaux d'ours et de daim semblait indiquer le lieu de repos pour toute la
famille. La femme ne leva point ses yeux vers les miens, et les petits,
il y en avait trois, se retirèrent dans un coin, comme autant de jeunes
ratons qu'on vient de prendre. Mais le fugitif, plus hardi et paraissant
heureux, leur adressa des paroles si rassurantes, que bientôt les uns et
les autres semblèrent me regarder comme envoyé par la Providence pour
les retirer de toutes leurs tribulations. On s'empara de mes hardes que
l'on suspendit pour les faire sécher; le nègre me demanda si je voulais
qu'il nettoyât et graissât mon fusil, je le lui permis, et pendant ce
temps la femme coupait une large tranche de venaison pour mon chien que
les enfants s'amusaient déjà à caresser.

«Lecteur, réfléchissez à ma situation. J'étais à dix milles, au moins,
de chez moi, à quatre ou cinq de la plantation la plus rapprochée, dans
un camp d'esclaves fugitifs, et entièrement à leur discrétion!
Involontairement mes yeux suivaient leurs mouvements; mais, croyant
reconnaître en eux un profond désir de faire de moi leur confident et
leur ami, je me relâchai peu à peu de ma défiance, et finis par mettre
de côté tout soupçon. La venaison et les pommes de terre avaient un air
bien tentant, et j'étais dans une position à trouver excellent un
ordinaire beaucoup moins savoureux. Aussi, lorsqu'ils m'invitèrent
humblement à faire honneur aux mets qui étaient devant nous, j'en pris
ma part d'aussi bon coeur que je l'aie jamais fait de ma vie.

«Le souper fini, le feu fut complétement éteint, et l'on plaça une
petite lumière de pommes de pin dans une calebasse qu'on avait creusée.
Je m'apercevais bien que le mari et la femme avait grande envie de me
communiquer quelque chose; moi de même, désormais libre de tout crainte,
je désirais les voir se décharger le coeur. Enfin le fugitif me raconta
l'histoire dont voici la substance:

«Il y avait environ huit mois qu'un planteur des environs, ayant éprouvé
quelques pertes, avait été obligé de vendre ses esclaves aux enchères.
On connaissait la valeur de ses nègres; et, au jour dit, le crieur les
avait exposés soit par petits lots, soit un à un, suivant qu'il le
jugeait plus avantageux à leur propriétaire. Le fugitif, qu'on savait
avoir le plus de valeur, après sa femme, fut mis en vente à part, et
poussé à un prix excessif. Pour la femme, qui vint ensuite et seule
aussi, on en demanda huit cents dollars qui furent sur-le-champ comptés.
Enfin arriva le tour des enfants, et à cause de leur race on les porta à
de hauts prix. Le reste des esclaves fut vendu, chacun en raison de sa
propre valeur.

«Le fugitif eut la chance d'être adjugé à l'intendant de la plantation;
la femme fut achetée par un individu demeurant à environ cent milles de
là; et les enfants se virent dispersés en différents endroits, le long
de la rivière. Le coeur de l'époux et du père défaillit sous cette dure
calamité. Quelque temps il souffrit d'un désespoir profond, sous son
nouveau maître; mais, ayant retenu dans sa mémoire le nom des diverses
personnes qui avaient acheté chacune une partie de sa chère famille, il
feignit une maladie, si l'on peut appeler feint l'état d'un homme dont
les affections avaient été si cruellement brisées, et refusa de se
nourrir pendant plusieurs jours, regardé de mauvais oeil par
l'intendant, qui lui-même se trouvait frustré dans ce qu'il avait
considéré comme un bon marché.

«Une nuit d'orage, pendant que les éléments se déchaînaient dans toute
la fureur d'une véritable tourmente, le pauvre nègre s'échappa. Il
connaissait parfaitement tous les marécages des environs, et se dirigea
en droite ligne vers la cannaie au centre de laquelle j'avais trouvé son
camp. L'une des nuits suivantes, il gagna la résidence où l'on retenait
sa femme, et la nuit d'après il l'emmenait; puis, l'un après l'autre, il
réussit à dérober ses enfants, jusqu'à ce qu'enfin furent réunis sous sa
protection tous les objets de son amour.

«Pourvoir aux besoins de cinq personnes n'était pas tâche facile dans
ces lieux sauvages: d'autant plus qu'au premier signal de l'étonnante
disparition de cette famille extraordinaire, ils se virent traqués de
tous côtés, et sans relâche. La nécessité, comme on dit, fait sortir le
loup du bois. Le fugitif semblait avoir bien compris ce proverbe, car
pendant la nuit il s'approchait de la plantation de son premier maître,
où il avait toujours été traité avec une grande bonté. Les serviteurs de
la maison le connaissaient trop bien pour ne pas l'aider par tous les
moyens en leur pouvoir, et chaque matin il s'en revenait à son camp
avec d'amples provisions. Un jour qu'il était à la recherche de fruits
sauvages, il trouva un ours mort devant le canon d'un fusil qu'on avait
mis là tout exprès en affût. Il ramassa l'arme et le gibier et les
emporta chez lui. Ses amis de la plantation s'y prirent de manière à lui
procurer quelques munitions, et dans les jours sombres et humides il
s'aventura d'abord à chasser autour de son camp. Actif et courageux, il
devint peu à peu plus hardi et se hasarda plus au large en quête de
gibier. C'était dans une de ces excursions que je venais de le
rencontrer. Il m'assura que le bruit que j'avais fait en traversant le
bayou l'avait empêché de tuer un beau daim. «Il est vrai, ajouta-t-il,
que mon vieux mousquet rate bien souvent.»

«Les fugitifs, quand ils m'eurent confié leur secret, se levèrent tous
deux de leur siége, et les yeux pleins de larmes: «Bon maître, au nom de
Dieu, faites quelque chose pour nous et nos enfants!» me dirent-ils en
sanglotant. Et pendant ce temps, leurs pauvres petits dormaient d'un
profond sommeil, dans la douce paix de leur innocence! Qui donc aurait
pu entendre un pareil récit sans émotion? Je leur promis de tout mon
coeur de les aider. Tous deux passèrent la nuit debout pour veiller sur
mon repos; et moi, je dormis serré contre leurs marmots, comme sur un
lit du plus moelleux duvet.

«Le jour éclata si beau, si pur, si joyeux, que je leur dis que le ciel
même souriait à leur espérance, et que je ne doutais pas de leur obtenir
un plein pardon. Je leur conseillai de prendre leurs enfants avec eux,
et leur promis de les accompagner à la plantation de leur premier
maître. Ils obéirent avec empressement; mes ibis furent accrochés autour
du camp, et, comme un _memento_ de la nuit que j'y avais passée, je fis
une entaille à plusieurs arbres; après quoi je dis adieu, peut-être pour
la dernière fois, à ce champ de cannes, et bientôt nous arrivâmes à la
plantation. Le propriétaire, que je connaissais très-bien, me reçut avec
cette généreuse bonté qui distingue les planteurs de la Louisiane. Une
heure ne s'était pas écoulée, que le fugitif et sa famille se voyaient
réintégrés chez lui; peu de temps après, il les racheta de leurs
propriétaires, et les traita avec la même bonté qu'auparavant. Ils
purent donc encore être heureux, comme le sont généralement les esclaves
dans cette contrée, et continuer à nourrir l'un pour l'autre ce tendre
attachement, source de leurs infortunes, mais aussi en définitive de
leur bonheur. J'ai su que, depuis, la loi avait défendu de séparer ainsi
les esclaves d'une même famille sans leur consentement.»


VII.

L'hirondelle d'Europe a sa soeur en Amérique.

L'HIRONDELLE DE CHEMINÉE,

OU MARTINET D'AMÉRIQUE.

«Du moment que l'hirondelle a trouvé dans nos maisons tant de commodités
pour y établir son nid, on l'a vue abandonner avec une sagacité vraiment
remarquable ses anciennes retraites dans le creux des arbres, et
prendre possession de nos cheminées, ce qui, sans aucun doute, lui a
valu le nom sous lequel on la connaît généralement. Je me rappelle
parfaitement bien le temps où, dans le bas Kentucky, dans l'Indiana et
l'Illinois, ces oiseaux choisissaient encore très-souvent, pour nicher,
les excavations des branches et des vieux troncs; et telle est
l'influence d'une première habitude, que c'est toujours là que, de
préférence, ils reviennent, non-seulement pour chercher un abri, mais
aussi pour élever leurs petits, spécialement dans ces parties isolées de
notre pays qu'on peut à peine dire habitées. Alors les hirondelles se
montrent aussi délicates pour le choix d'un arbre qu'elles le sont
ordinairement dans nos villes pour le choix de la cheminée où elles
veulent fixer temporairement leur demeure: des sycomores d'une taille
gigantesque et que ne soutient plus qu'une simple couche d'écorce et de
bois, sont ceux qui semblent leur convenir le mieux. Partout où j'ai
rencontré de ces vénérables patriarches des forêts, que la décadence et
l'âge avaient ainsi rendus habitables, j'ai toujours trouvé des nids
d'hirondelles qui elles-mêmes continuaient d'y vivre jusqu'au moment de
leur départ. Ayant fait couper un arbre de cette espèce, j'ai compté
dans l'intérieur du tronc une cinquantaine de ces nids, et, de plus,
chaque branche creuse en renfermait un.

«Le nid, qu'il soit placé dans un arbre ou dans une cheminée, se compose
de petites branches sèches que l'oiseau se procure d'une façon assez
singulière. Si vous regardez les hirondelles tandis qu'elles sont en
l'air, vous les voyez tournoyer par bandes autour de la cime de quelque
arbre qui dépérit, s'il n'est déjà tout à fait mort: on les dirait
occupées à poursuivre les insectes dont elles font leur proie; leurs
mouvements sont extrêmement rapides. Tout à coup elles se jettent le
corps contre la branche, s'y accrochent avec leurs pattes, puis, par une
brusque secousse, la cassent net, et se renvolent en l'emportant à leur
nid. La frégate pélican a souvent recours à la même manoeuvre, seulement
elle saisit les petits bâtons dans son bec, au lieu de les tenir avec
ses pieds.

«C'est au moyen de sa salive que l'hirondelle fixe ces premiers
matériaux sur le bois, le roc ou le mur d'une cheminée; elle les arrange
en rond, les croise, les entrelace, pour étendre à l'extérieur les
bords de son ouvrage; le tout est pareillement englué de salive qu'elle
répand autour, à un pouce ou plus, pour mieux l'assujettir et le
consolider. Quand le nid est dans une cheminée, sa place est
généralement du côté de l'est, et à une distance de cinq à huit pieds de
l'entrée. Mais dans le creux d'un arbre, où toutes nichent en
communauté, il se trouve plus haut ou plus bas, suivant la convenance
générale. La construction, assez fragile du reste, cède de temps à
autre, soit sous le poids des parents et des jeunes, soit emportée par
un flot subit de pluie, cas auxquels ils sont tous ensemble précipités
par terre.--On y compte de quatre à six oeufs d'un blanc pur, et il y a
deux couvées par saison.

«Le vol de cette hirondelle rappelle celui du martinet d'Europe; mais il
est plus vif, quoique bien soutenu. C'est une succession de battements
assez courts, si l'on en excepte pourtant la saison où l'heureux couple
prélude aux amours: car on les voit alors comme nager tous les deux, les
ailes immobiles, glissant dans les airs avec un petit gazouillement
aigu, et la femelle ne cessant de recevoir les caresses du mâle. En
d'autres temps, ils planent au large, à une grande hauteur, au-dessus
des villes et des forêts; puis, avec la saison humide, reviennent voler
à ras du sol, et on les voit écumer l'eau pour boire et se baigner.
Quand ils vont pour descendre dans un trou d'arbre ou une cheminée, leur
vol, toujours rapide, s'interrompt brusquement comme par magie; en un
instant ils s'abattent en tournoyant et produisent avec leurs ailes un
tel bruit, qu'on croirait entendre dans la cheminée le roulement
lointain du tonnerre. Jamais ils ne se posent sur les arbres ni sur le
sol. Si l'on prend une de ces hirondelles et qu'on la mette par terre,
elle fait de gauches efforts pour s'échapper et peut à peine se mouvoir.
J'ai lieu de croire que parfois, la nuit, il arrive aux parents de
s'envoler et aux jeunes de prendre de la nourriture: car j'ai entendu le
_frou-frou_ d'ailes des premiers et les cris de reconnaissance des
seconds, durant des nuits calmes et sereines.

«Quand les petits tombent par accident, ce qui arrive aussi quelquefois,
bien que le nid reste en place, ils parviennent à y remonter à l'aide
de leurs griffes aiguës, en élevant un pied, puis l'autre, et en
s'appuyant sur leur queue. Deux ou trois jours avant d'être en état de
s'envoler, ils grimpent en haut du mur, jusqu'auprès de l'ouverture de
la cheminée à l'abri de laquelle ils ont grandi. Un observateur pourra
reconnaître ce moment, en voyant les parents passer et repasser
au-dessus de l'extrémité du tuyau sans y entrer. C'est la même chose,
quand ils ont été élevés dans un arbre.

«Dans nos villes, les hirondelles choisissent d'abord une cheminée
spéciale pour s'y retirer. C'est là qu'au premier printemps et avant de
commencer à bâtir, les deux sexes se rendent en foule depuis une heure
ou deux avant le coucher du soleil, jusque bien longtemps après nuit
close. Jamais ils ne s'engagent dedans qu'ils n'aient voltigé plusieurs
fois tout à l'entour; puis, tantôt l'un, tantôt l'autre, ils se décident
à entrer, jusqu'à ce qu'enfin, pressés par l'heure, ils s'y précipitent
plusieurs ensemble. Ils s'accrochent aux murs avec leurs griffes, s'y
tiennent appuyés sur leur queue pointue, et dès l'aurore, avec un bruit
sourd et retentissant, ils s'élancent dehors exactement tous à la fois.
Je me rappelle qu'à Francisville, je voulus compter combien il en
entrerait dans une cheminée avant la nuit. Je me tenais à une fenêtre, à
proximité du lieu; il en vint plus de mille, et je ne les vis pas
toutes, tant s'en faut! La ville, à cette époque, pouvait contenir une
centaine de maisons, et la plupart de ces oiseaux étaient alors en route
vers le sud, ne s'arrêtant simplement que pour la nuit.

«Je venais d'arriver à Louisville, dans le Kentucky, lorsque je fus mis
en relation avec l'aimable et bonne famille du major William Groghan. Un
jour que nous parlions d'oiseaux, celui-ci me demanda si j'avais vu les
arbres où l'on supposait que les hirondelles passaient l'hiver, mais où,
en réalité, elles n'entrent que pour s'abriter et faire leur nid. Je lui
répondis que j'en avais vu. Alors il m'apprit que, sur mon chemin pour
revenir à la ville, il s'en trouvait un dont il m'enseigna la place, et
qui était remarquable, entre tous, par le nombre immense de ces oiseaux
qui s'y retiraient.--M'étant remis en route, j'arrivai bientôt au lieu
indiqué et n'eus pas de peine à reconnaître l'arbre en question: c'était
un sycomore presque sans branches, portant de soixante à soixante-dix
pieds de haut sur huit de diamètre à la base; il pouvait en avoir encore
près de cinq, même à une hauteur de cinquante pieds, où le tronçon d'une
branche brisée et creuse, d'environ deux pieds de diamètre, se séparait
de la tige principale. C'était par là qu'entraient les hirondelles. En
examinant l'arbre de près, je le trouvai d'un bois dur, mais rongé au
centre presque jusqu'aux racines. On était au mois de juillet, et le
soleil marquait comme quatre heures après-midi. Les hirondelles volaient
au-dessus de Jeffersonville, de Louisville et des bois environnants;
mais je n'en voyais aucune près du sycomore. Je rentrai chez moi, pour
revenir bientôt à pied. Le soleil descendait derrière les montagnes
d'Argent; la soirée était belle, des milliers d'hirondelles voltigeaient
autour de moi, et de temps en temps quatre ou cinq à la fois
disparaissaient dans le trou de l'arbre, comme des abeilles se pressant
à l'entrée de leur ruche. Et moi je restais là, ma tête appuyée contre
le tronc et prêtant l'oreille au bruit assourdissant que faisaient les
oiseaux pour s'installer à l'intérieur. Il était nuit noire quand je
quittai mon poste, et j'étais convaincu qu'il en restait encore un bien
plus grand nombre dehors. Je n'avais pas eu la prétention de les
compter: il y en avait trop, et ils se précipitaient à l'ouverture en
rangs si serrés et si épais, que c'était à confondre l'imagination. À
peine étais-je de retour à Louisville, qu'un violent ouragan mêlé de
tonnerre passa sur la ville, et je pensai que la précipitation des
hirondelles avait eu pour cause leur inquiétude et le désir d'éviter
l'orage. Toute la nuit, je ne fis que rêver d'hirondelles, tant j'étais
impatient de constater leur nombre, avant que l'époque de leur départ
fût arrivée.

«Le lendemain matin, il ne paraissait encore aucune lueur de jour, que
déjà je me retrouvais à mon poste. Je me remis l'oreille collée contre
l'arbre; tout était silencieux au dedans. Il y avait environ vingt
minutes que j'étais dans cette posture, lorsque soudain je crus que le
grand arbre se déracinait et tombait sur moi. Instinctivement je fis un
bond de côté; mais en regardant en l'air, quel ne fut pas mon étonnement
de le voir debout et aussi ferme que jamais. C'étaient des hirondelles
qu'il vomissait en flots noirs et continus. Je courus reprendre ma
place et j'écoutai, réellement stupéfait de ce bruit du dedans, que je
ne puis mieux comparer qu'au sourd roulement d'une large roue sous
l'action d'un puissant cours d'eau. Il faisait sombre encore, de sorte
que je pouvais à peine distinguer l'heure à ma montre; mais j'estime
qu'elles mirent à sortir ainsi trente minutes et plus. Puis, l'intérieur
de l'arbre redevint silencieux, et elles se dispersèrent dans toutes les
directions avec la rapidité de la pensée.

«Immédiatement, je formai le projet d'examiner l'intérieur de cet arbre
qui, comme me l'avait dit mon ami le major Groghan, était bien le plus
remarquable que j'eusse jamais vu. Pour cette expédition, je m'adjoignis
un camarade de chasse, et nous partîmes, munis d'une assez longue corde.
Après plusieurs essais, nous réussîmes à la lancer par-dessus la branche
brisée de façon à ce que les deux bouts revinssent toucher la terre;
ensuite, m'étant armé d'un grand bambou, je grimpai sur l'arbre au moyen
de cette sorte de câble et parvins sans accident jusqu'à la branche sur
laquelle je m'assis. Mais tout cela fut peine perdue: je ne pus rien
voir du tout dans l'intérieur de l'arbre, et ma gaule, d'au moins quinze
pieds de long, avait beau s'y promener de droite et de gauche, elle ne
touchait à rien qui pût me donner quelque renseignement. Je redescendis
fatigué et désappointé.

«Sans me décourager cependant, le lendemain je louai un homme qui fit un
trou à la base de l'arbre. Il n'y restait plus que huit à neuf pouces
d'écorce et de bois. Bientôt la hache eut mis le dedans à jour, et nous
découvrîmes une masse compacte de dépouilles et de débris de plumes
réduites en une espèce de terreau au milieu duquel je pouvais encore
distinguer des fragments d'insectes et de coquilles. Je me frayai ou
plutôt me perçai tout au travers un passage d'environ six pieds. Cette
opération ne prit pas mal de temps, et comme je savais par expérience
que, si les oiseaux venaient à soupçonner l'existence de ce trou, ils
abandonneraient l'arbre sur-le-champ, je le fis soigneusement reboucher.
Dès le même soir, les hirondelles revinrent comme d'habitude, et je me
gardai de les troubler de plusieurs jours. Enfin, m'étant précautionné
d'une lanterne sourde, un soir vers les neuf heures, je retournai au
sycomore, résolu de voir à fond dans l'intérieur. Le trou fut ouvert
doucement; je me hissai le long des parois en m'aidant de la masse de
détritus; mon camarade venait par derrière. Je trouvai tout parfaitement
tranquille; et par degrés, dirigeant la lumière de la lanterne sur les
côtés de l'excavation béante au-dessus de nous, j'aperçus les
hirondelles collées les unes contre les autres et couvrant toute la
surface interne. Avec le moins de bruit possible, nous en prîmes et
tuâmes plus d'un cent que nous fourrâmes dans nos habits et dans nos
poches; puis, nous étant laissés glisser en bas, nous nous retrouvâmes
en plein air. Une chose remarquable, c'est que, pendant notre visite,
pas un seul de ces oiseaux n'avait laissé dégoutter de sa fiente sur
nous. L'entrée exactement refermée, nous reprîmes, fiers et joyeux, le
chemin de Louisville. Parmi les cent quinze individus que nous avions
emportés, il ne se trouva que six femelles; soixante-six étaient mâles
et adultes; le sexe de vingt-deux des autres ne put être déterminé;
c'étaient, sans aucun doute, des jeunes de la première couvée: leur
chair était tendre, et les tuyaux de leurs plumes paraissaient encore
mous.

«Voyons, faisons en gros le compte des oiseaux qui pouvaient être ainsi
logés dans cet arbre: l'espace vide commençant à partir de la pile de
plumes et de dépouilles pour finir à l'entrée supérieure de la cavité ne
présentait pas moins de 25 pieds en hauteur sur 15 de large, en
supposant à l'arbre 5 pieds de diamètre, ce qui donnerait 375 pieds
carrés de surface. Maintenant, accordons à chaque oiseau un espace d'à
peu près 3 pouces, ce qui est plus que suffisant, vu la manière dont ils
étaient entassés: il y aura 32 oiseaux par chaque pied carré, et, par
conséquent, le nombre total que contenait l'intérieur de ce seul arbre
était de 11,000.

«Je ne cessai point de surveiller les mouvements de mes hirondelles.
Lorsque les jeunes qui avaient été élevées dans les cheminées de
Louisville, Jeffersonville et des maisons du voisinage, ainsi que dans
les arbres choisis pour cet objet, eurent abandonné le lieu de leur
naissance, je recommençai mes visites au sycomore. C'était le 2 août. Je
m'assurai que le nombre des oiseaux qui s'y retiraient n'avait pas
augmenté; mais je trouvai beaucoup plus de femelles et de jeunes que de
mâles sur une cinquantaine qui furent pris et ouverts. Jour par jour,
j'y revins: le 13 août, il n'y en entra guère que deux ou trois cents;
le 18, pas un seul ne s'en approcha, et c'est à peine si je vis passer
isolément quelques individus qui m'avaient l'air de s'en aller vers le
sud. En septembre, pendant la nuit, je regardai dans l'intérieur: il n'y
en restait aucun. J'y revins encore une fois, en février, par un temps
très froid, et, convaincu que toutes les hirondelles avaient quitté le
pays, je refermai définitivement l'ouverture et cessai mes visites.

«Mai cependant était de retour, et son souffle printanier nous ramenait
le peuple vagabond des airs. Les hirondelles aussi revinrent à leur
arbre, et j'en vis le nombre s'accroître chaque jour. Vers le
commencement de juin, j'imaginai de fermer l'entrée avec un bouchon de
paille que je pouvais retirer à mon gré au moyen d'une corde. Le
résultat fut curieux: les oiseaux, comme d'ordinaire, vinrent pour
s'abriter à la tombée de la nuit; ils s'attroupèrent, passant et
repassant devant l'arbre d'un air tout dérouté; plusieurs déjà
commençaient à s'envoler au loin: j'ôtai le bouchon, et immédiatement
ils entrèrent sans discontinuer, jusqu'à ce qu'il ne me fût plus
possible de les distinguer du lieu où j'étais.

«J'avais quitté Louisville pour aller me fixer à Henderson, et ce ne fut
que cinq ans après que je pus revoir le sycomore, dans l'intérieur
duquel les hirondelles abondaient toujours. Les pièces de bois avec
lesquelles j'avais bouché mon trou avaient été brisées ou emportées;
mais l'ouverture était de nouveau complétement remplie de dépouilles et
de débris des oiseaux.--À la fin pourtant, il survint un ouragan
tellement violent, que leur antique retraite fut tout de son long
couchée par terre.»


VIII.

Revoyez l'aigle dans une autre scène:

«L'aigle est né sublime. Il flotte sur les bannières, il est le symbole
du courage et de la grandeur. Il est le blason de la liberté d'Amérique;
il servit de type à Rome dans ses conquêtes, à Napoléon dans ses
entreprises. La puissance de son élan, la hauteur et la rapidité de son
essor, sa vigueur, son audace, la froideur de son courage justifient ce
choix que l'assentiment de tous les peuples consacre. C'est un héros et
un tyran. Sa férocité égale sa bravoure. Il aime à plonger ses serres
dans le sang; le carnage fait ses délices, alors même qu'il n'a pas
besoin d'une proie à dévorer.

«En automne, au moment où des milliers d'oiseaux fuient le nord et se
rapprochent du soleil, laissez votre barque effleurer l'eau du
Mississipi. Quand vous verrez deux arbres dont la cime dépasse toutes
les autres cimes s'élever en face l'un de l'autre, sur les deux bords du
fleuve, levez les yeux. L'aigle est là, perché sur le faîte de l'un des
arbres. Son oeil étincelle dans son orbite et paraît brûler comme la
flamme. Il contemple attentivement toute l'étendue des eaux; souvent son
regard s'arrête sur le sol; il observe, il attend; tous les bruits qui
se font entendre, il les écoute, il les recueille; le daim, qui effleure
à peine les feuillages, ne lui échappe pas. Sur l'arbre opposé, l'aigle
femelle reste en sentinelle. De moment en moment, son cri semble
exhorter le mâle à la patience. Il y répond par un battement d'ailes,
par une inclination de tout son corps et par un glapissement dont la
discordance et l'éclat ressemblent au rire d'un maniaque. Puis il se
redresse; à son immobilité, à son silence, vous diriez une statue. Les
canards de toute espèce, les poules d'eau, les outardes fuient par
bataillons serrés, que le cours de l'eau emporte; proies que l'aigle
dédaigne, et que ce mépris sauve de la mort. Un son, que le vent fait
voler sur le courant, arrive enfin jusqu'à l'ouïe des deux aigles; ce
bruit a le retentissement et la raucité[7] d'un instrument de cuivre:
c'est le chant du cygne. La femelle avertit le mâle, par un appel
composé de deux notes; tout le corps de l'aigle frémit; deux ou trois
coups de bec dont il frappe rapidement son plumage le préparent à son
expédition. Il va partir.

[Note 7: Ce vieux _substantif_, qui sert de corrélatif au mot _rauque_,
semble nécessaire, quoique l'emploi en soit peu usité et que plusieurs
dictionnaires le condamnent.]

«Le cygne vient, comme un vaisseau flottant dans l'air; son col d'une
blancheur de neige, étendu en avant; l'oeil étincelant d'inquiétude. Le
mouvement précipité de ses deux ailes suffit à peine à soutenir la masse
de son corps; et ses pattes, qui se reploient sous sa queue,
disparaissent à l'oeil. Il approche lentement, victime dévouée. Un cri
de guerre se fait entendre. L'aigle part avec la rapidité de l'étoile
qui file ou de l'éclair qui resplendit. Le cygne voit son bourreau,
abaisse son col, décrit un demi-cercle, et manoeuvre, dans l'agonie de
sa crainte, pour échapper à la mort. Une seule chance de succès lui
reste, c'est de plonger dans le courant; mais l'aigle prévoit la ruse;
il force sa proie à rester dans l'air, en se tenant sans relâche
au-dessous d'elle, et en menaçant de la frapper au ventre et sous les
ailes. Cette combinaison, que l'homme envierait à l'oiseau, ne manque
jamais d'atteindre son but. Le cygne s'affaiblit, se lasse, et perd tout
espoir de salut. Mais alors son ennemi craint encore qu'il n'aille
tomber dans l'eau du fleuve. Un coup des serres de l'aigle frappe la
victime sous l'aile, et la précipite obliquement sur le rivage.

«Tant de puissance, d'adresse, d'activité, de prudence ont achevé la
conquête. Vous ne verriez pas sans effroi le triomphe de l'aigle. Il
danse sur le cadavre; il enfonce profondément ses armes d'airain dans le
coeur du cygne mourant; il bat des ailes, il hurle de joie, les
dernières convulsions de l'oiseau l'enivrent. Il lève sa tête chauve
vers le ciel, et ses yeux enflammés d'orgueil se colorent comme le sang.
Sa femelle vient le rejoindre. Tous deux ils retournent le cygne,
percent sa poitrine de leur bec, et se gorgent du sang encore chaud qui
en jaillit.»


IX.

En changeant de spectacle, Audubon change de pinceau pour le décrire, il
ne veut pas même déranger les amours des plus petits oiseaux.

«J'ai souvent, dit-il, passé des journées entières dans la société de
ces petits êtres ailés. Rien n'est plus vif et plus joyeux; du haut des
vieux troncs et des arbres tombant de décrépitude, la voix du pivert se
fait entendre, et tous ses camarades lui répondent. On voit plusieurs
mâles attachés à la poursuite d'une seule femelle, voltiger, monter,
descendre, exécuter mille évolutions étranges: espèce de ballet
burlesque dont il est difficile d'être témoin sans rire. C'est ainsi que
les prétendants témoignent à leur belle le désir de lui plaire et de
l'amuser. Point de jalousie entre ces beaux, qui se disputent
paisiblement et sans haine le prix des jeux, la compagne qui doit
appartenir au vainqueur. D'arbre en arbre et de buisson en buisson, les
mêmes cérémonies se répètent. Autour de la coquette qui semble indécise,
vous voyez quelquefois douze ou treize danseurs voltigeant; les jeux
continuent jusqu'au moment où elle donne la préférence à l'un des
rivaux, qu'elle attaque de son bec lorsqu'il passe près d'elle. Aussitôt
tous les prétendants de s'envoler et de courir après une autre belle. Le
couple reste tête-à-tête. Bientôt il s'agit de chercher une habitation
commode pour le nouveau ménage. Ils partent ensemble et choisissent dans
le bois un tronc d'arbre facile à creuser; tour à tour le mari et la
femme opèrent à coups de bec l'excavation qui doit contenir eux et leurs
petits. À mesure qu'un débris de l'arbre vole dans l'air, sous le bec de
l'un d'eux, l'autre le félicite par un petit cri aigu, écho de sa joie.
Enfin, le nid s'achève, et c'est plaisir de voir les deux oiseaux monter
et redescendre l'arbre dans tous les sens, aiguiser leurs becs sur tous
les rameaux; chasser inexorablement les rouges-gorges et les autres
oiseaux; aller en course lointaine à la recherche de fourmis, de larves
et d'insectes. Deux semaines après, six oeufs, blancs et transparents
comme le cristal, sont déposés dans l'asile conjugal.

«Les piverts ont deux couvées par saison; aussi cette race joyeuse
pullule-t-elle dans les forêts de l'Amérique, et vous ne pouvez faire
une promenade sans entendre leurs cris perçants et le retentissement de
leur bec sur l'écorce des arbres.»

«Telles sont les couleurs vives, variées, naïves, que la plume du
naturaliste, aussi pittoresque que son pinceau, emploie pour commenter
et expliquer les admirables planches qui composent son ouvrage. C'est
ainsi que nous comprenons la science. Grâce au progrès de la
civilisation, elle ne se contente plus d'une aride nomenclature: elle ne
se renferme plus dans la poudre des vieux livres. Adieu pour toujours
aux classifications symboliques et artificielles qui remplaçaient
l'étude du monde et substituaient aux harmonies de la création je ne
sais quel squelette, dont les ossements étiquetés servaient de jouet aux
érudits. Lisez ces anciennes monographies. Qu'y trouverez-vous? Des
titres et des mots, des chiffres et un numérotage éternel, qui ne parle
ni à l'âme ni à la pensée. Est-ce donc là, grand Dieu! ton oeuvre
éternelle, ton oeuvre vivante, animée dans toutes ses parties? Quelles
inventions puériles me donnez-vous à la place de ce grand tout?»

Ces réflexions sont de l'intelligent traducteur, M. Chasles.

                                                            LAMARTINE.



CXIXe ENTRETIEN.

CONVERSATIONS DE GOETHE

PAR ECKERMANN.

(PREMIÈRE PARTIE.)


I.

Les grands hommes sont comme les grands monuments; on ne les voit pas
d'un coup d'oeil, on ne les juge pas d'un seul mot. Il faut y revenir
une fois, deux fois, trois fois, chaque fois, en un mot, qu'un nouvel
écho échappé de leur tombe nous rappelle leur nom ou leur pensée par une
de leurs oeuvres posthumes ou par les confidences rétrospectives d'un de
leurs familiers. Le temps les effeuille comme leurs actes et leurs
ouvrages à chaque période de leur existence, à chaque année de leur vie.
Leurs opinions, modifiées par les circonstances, changent selon qu'ils
ont acquis plus ou moins d'expérience par leur contact avec le temps.
Qui pourrait dire si Napoléon à Sainte-Hélène pensait juste comme
Napoléon à Marengo ou même comme Napoléon à l'île d'Elbe? Qui pourrait
dire si lord Byron, mort à trente-sept ans, aurait pensé à soixante-dix
ans ce qu'il avait écrit à vingt-sept ans en Écosse? Qui oserait
affirmer que Schiller, écrivant le drame des _Brigands_ à vingt-deux
ans, ce drame corrupteur de la moralité publique, l'aurait encore écrit,
de sa plume refroidie, à l'âge fait où il écrivait ses belles oeuvres
savantes et morales, à son âge mûr? Qui pourrait dire enfin si Goethe,
l'homme essentiellement et véritablement progressif, qui doutait de
tout, même de Dieu et de l'immortalité, à vingt-huit ans, aurait écrit à
quatre-vingt-deux ans le portrait de _Faust_, le héros du scepticisme?
Non, les jugements du premier coup sont des impressions et non des
jugements; autrement il faudrait convenir que l'existence, la réflexion,
l'expérience des hommes, sont de vains mots qui n'ont aucune influence,
aucun amendement, aucun progrès à nous apporter, et que Dieu, en nous
accordant le temps, ce grand révélateur de la vérité en tout genre, ne
nous a donné qu'une déception dont nous n'avions aucun besoin pour être
plus éclairés et plus sages qu'à notre premier mot dans la vie. Ce
serait le blasphème contre la Providence; la Providence des grands
hommes, c'est la vie, c'est la réflexion, c'est l'expérience, c'est le
repentir. Qui oserait enlever le repentir aux plus grands hommes? Ce
serait enlever à l'humanité toutes ses améliorations. N'en parlons plus.


II.

Aussi, pendant que le monde contemporain voit ou lit avec admiration ce
que tel ou tel grand homme a fait, a dit, ou a écrit dans sa jeunesse,
le grand homme qui se voit admiré, ou qui se voit loué souvent à tort,
se recueille, s'interroge, juge ses juges, et se dit tout bas: «On
m'applaudit pour ce qui méritait, en réalité, d'être condamné! Je ne
savais pas, j'étais inexpérimenté; l'illusion, ce mirage des belles
âmes, me possédait; maintenant le temps a fait son oeuvre, et il ne me
reste de ces saintes erreurs que celle qu'il faut nourrir toujours, bien
qu'elle m'ait souvent trompé: l'amour du mieux pour l'humanité.»


III.

M. de Las-Cases à Sainte-Hélène, auprès de Napoléon, le capitaine
Medwin, auprès de lord Byron en Italie et en Angleterre, furent chacun
un de ces échos providentiels que le hasard ou la volonté place à côté
de ces grands hommes pour répercuter à l'avenir leurs confidences
fausses ou vraies, intéressées ou désintéressées, selon qu'ils voulaient
parler à leur chevet ou parler, comme on dit, par la fenêtre. La
Providence ménage à ces hommes rares de pareils confidents: les uns
pour porter leur voix lointaine à leurs partisans, comme Las-Cases; les
autres, comme Medwin, pour donner au monde des notions familières et
vraies sur une des grandes natures de leur époque. Quand le plus grand
homme de l'Allemagne moderne eut vieilli sans perdre une seule des
facultés de son âme et sans perdre un seul des cheveux blanchis de sa
large tête, le ciel lui envoya Eckermann, comme le soir envoie au
voyageur son ombre prolongée qui le suit dans sa route afin de lui
certifier son image. Or, qu'était-ce qu'Eckermann?


IV.

Eckermann, comme Medwin, que j'ai beaucoup connu, était le fils d'un
pauvre porte-balle des environs de Hambourg. M. Sainte-Beuve, un de ces
esprits tout à la fois philosophiques, poétiques et critiques, qui
creusent un sujet ou un homme avec une seule note, en parle ainsi:

«Il n'avait rien en lui de supérieur. C'était une de ces natures de
second ordre, un de ces esprits nés disciples et acolytes, et tout
préparés par un fonds d'intelligence et de dévouement, par une première
piété admirative, à être les secrétaires des hommes supérieurs. Ainsi,
en France, avons-nous vu, à des degrés différents, Nicole pour Arnauld,
l'abbé de Langeron ou le chevalier de Ramsay pour Fénelon; ainsi eût été
Deleyre pour Rousseau, si celui-ci avait permis qu'on l'approchât.
Eckermann sortait de la plus humble extraction; son père était
porte-balle, et habitait un village aux environs de Hambourg. Élevé dans
la cabane paternelle jusqu'à l'âge de quatorze ans, allant ramasser du
bois mort et faire de l'herbe pour la vache dans la mauvaise saison, ou
accompagnant, l'été, son père dans ses tournées pédestres, le jeune
Eckermann s'était d'abord essayé au dessin, pour lequel il avait des
dispositions innées assez remarquables; il n'était venu qu'ensuite à la
poésie, et à une poésie toute naturelle et de circonstance. Il a raconté
lui-même toutes ces vicissitudes de sa vie première avec bonhomie et
ingénuité.

«Petit commis, puis secrétaire d'une mairie dans l'un de ces
départements de l'Elbe nouvellement incorporés à l'Empire français, il
se vit relevé, au printemps de 1813, par l'approche des Cosaques, et il
prit part au soulèvement de la jeunesse allemande pour
l'affranchissement du pays. Volontaire dans un corps de hussards, il fit
la campagne de l'hiver de 1813-1814. Le corps auquel il appartenait
guerroya, puis séjourna dans les Flandres et dans le Brabant; le jeune
soldat en sut profiter pour visiter les riches galeries de peinture dont
la Belgique est remplie, et sa vocation allait se diriger tout entière
de ce côté. Mais à son retour en Allemagne, et lorsqu'il se croyait en
voie de devenir un artiste et un peintre, une indisposition physique,
résultat de ses fatigues et de ses marches forcées, l'arrêta
brusquement: ses mains tremblaient tellement qu'il ne pouvait plus tenir
un pinceau. Il n'en était encore qu'aux premières initiations de l'art;
il y renonça.

«Obligé de penser à la subsistance, il obtint un emploi à Hanovre dans
un bureau de la Guerre. C'est à ce moment qu'il eut connaissance des
chants patriotiques de Théodore Koerner, qui était le héros du jour. Le
recueil intitulé _la Lyre et l'Épée_ le transporta; il eut l'idée de
s'enrôler à la suite dans le même genre, et il composa à son tour un
petit poëme sur la vie de soldat. Cependant il lisait et s'instruisait
sans cesse. On lui avait fort conseillé la lecture des grands auteurs,
particulièrement de Schiller et de Klopstock; il les admira, mais sans
tirer grand profit de leurs oeuvres. Ce ne fut que plus tard qu'il se
rendit bien compte de la stérilité de cette admiration: c'est qu'il n'y
avait nul rapport entre leur manière et ses dispositions naturelles à
lui-même.

«Il entendit pour la première fois prononcer le nom de Goethe, et un
volume de ses Poésies et Chansons lui tomba entre les mains. Oh! alors
ce fut tout autre chose; il sentit un bonheur, un charme indicible; rien
ne l'arrêtait dans ces poésies de la vie, où une riche individualité
venait se peindre sous mille formes sensibles; il en comprenait tout;
là, rien de savant, pas d'allusions à des faits lointains et oubliés,
pas de noms de divinités et de contrées que l'on ne connaît plus: il y
retrouvait le coeur humain et le sien propre, avec ses désirs, ses
joies, ses chagrins; il y voyait une nature allemande claire comme le
jour, la réalité pure, en pleine lumière et doucement idéalisée. Il
aima Goethe dès lors, et sentit un vague désir de se donner à lui; mais
il faut l'entendre lui-même:

«Je vécus des semaines et des mois, dit-il, absorbé dans ses poésies.
Ensuite je me procurai _Wilhelm Meister_, et sa Vie, ensuite ses drames.
Quant à _Faust_, qui, avec tous ses abîmes de corruption humaine et de
perdition, m'effraya d'abord et me fit reculer, mais dont l'énigme
profonde me rattirait sans cesse, je le lisais assidûment les jours de
fête. Mon admiration et mon amour pour Goethe s'accroissaient
journellement, si bien que je ne pouvais plus rêver ni parler d'autre
chose.

«Un grand écrivain, observe à ce propos Eckermann, peut nous servir de
deux manières: en nous révélant les mystères de nos propres âmes, ou en
nous rendant sensibles les merveilles du monde extérieur. Goethe
remplissait pour moi ce double office. J'étais conduit, grâce à lui, à
une observation plus précise dans les deux voies; et l'idée de l'unité,
ce qu'a d'harmonieux et de complet chaque être individuel considéré en
lui-même, le sens enfin des mille apparitions de la nature et de l'art
se découvraient à moi chaque jour de plus en plus.

«Après une longue étude de ce poëte et bien des essais pour reproduire
en poésie ce que j'avais gagné à le méditer, je me tournai vers
quelques-uns des meilleurs écrivains des autres temps et des autres
pays, et je lus non-seulement Shakspeare, mais Sophocle et Homère dans
les meilleures traductions...»

«Eckermann, en un mot, travaille à se rendre digne d'approcher Goethe
quelque jour. Comme ses premières études (on vient assez de le voir)
avaient été des plus défectueuses, il se mit à les réparer et à étudier
tant qu'il put au gymnase de Hanovre d'abord, puis, quand il fut devenu
plus libre, et sa démission donnée, à l'université de Goettingue. Il
avait pu cependant publier, à l'aide de souscriptions, un recueil de
poésies dont il envoya un exemplaire à Goethe, en y joignant quelques
explications personnelles. Il rédigea ensuite une sorte de traité de
critique et de poétique à son intention. Le grand poëte n'avait cessé
d'être de loin son «étoile polaire». En recevant le volume de poésies,
Goethe reconnut vite un de ses disciples et de ses amis comme le génie
en a à tous les degrés; non content de faire à l'auteur une réponse de
sa main, il exprima tout haut la bonne opinion qu'il avait conçue de
lui. Là-dessus, et d'après ce qu'on lui en rapporta, Eckermann prit
courage, adressa son traité critique manuscrit à Goethe, et se mit
lui-même en route à pied et en pèlerin pour Weimar, sans autre dessein
d'abord que de faire connaissance avec le grand poëte, son idole. À
peine arrivé, il le vit, l'admira et l'aima de plus en plus, s'acquit
d'emblée sa bienveillance, vit qu'il pourrait lui être agréable et
utile, et, se fixant près de lui à Weimar, il y demeura (sauf de courtes
absences et un voyage de quelques mois en Italie) sans plus le quitter
jusqu'à l'heure où cet esprit immortel s'en alla.

«Après la mort de Goethe, resté uniquement fidèle à sa mémoire, tout
occupé de le représenter et de le transmettre à la postérité sous ses
traits véritables et tel qu'il le portait dans son coeur, il continua de
jouir à Weimar de l'affection de tous et de l'estime de la Cour; revêtu
avec les années du lustre croissant que jetait sur lui son amitié avec
Goethe, il finit même par avoir le titre envié de conseiller aulique, et
mourut entouré de considération, le 3 décembre 1854.

«Il était dans sa trente-troisième année seulement à son arrivée à
Weimar; il avait gardé toute la fraîcheur des impressions premières et
la faculté de l'admiration. Il y a des gens qui ne sauraient parler de
lui sans le faire quelque peu grotesque et ridicule: il ne l'est pas. Il
est sans doute à quelque degré de la famille des Brossette et des
Boswell, de ceux qui se font volontiers les greffiers et les rapporteurs
des hommes célèbres; mais il choisit bien son objet, il l'a adopté par
choix et par goût, non par banalité ni par badauderie aucune; il n'a
rien du gobe-mouche, et ses procès-verbaux portent en général sur les
matières les plus élevées et les plus intéressantes dont il se pénètre
tout le premier et qu'il nous transmet en auditeur intelligent.
Remercions-le donc et ne le payons pas en ingrats, par des épigrammes et
avec des airs de supériorité. Ne rions pas de ces natures de modestie
et d'abnégation, surtout quand elles nous apportent à pleines mains des
présents de roi.

«Goethe, à cette époque où Eckermann commence à nous le montrer (juin
1823), était âgé de soixante-quatorze ans, et il devait vivre près de
neuf années encore. Il était dans son heureux déclin, dans le plein et
doux éclat du soleil couchant. Il ne créait plus,--je n'appelle pas
création cette seconde et éternelle partie de _Faust_,--mais il revenait
sur lui-même, il revoyait ses écrits, préparait ses Oeuvres complètes,
et, dans son retour réfléchi sur son passé qui ne l'empêchait pas d'être
attentif à tout ce qui se faisait de remarquable autour de lui et dans
les contrées voisines, il épanchait en confidences journalières les
trésors de son expérience et de sa sagesse.

«Il en est, dans ces confidences, qui nous regardent et nous intéressent
plus particulièrement. Goethe, en effet, s'occupe beaucoup de la France
et du mouvement littéraire des dernières années de la Restauration; il
est peu de nos auteurs en vogue dont les débuts en ces années n'aient
été accueillis de lui avec curiosité, et jugés avec une sorte de
sympathie; il reconnaissait en eux des alliés imprévus et comme des
petits cousins d'outre-Rhin. Et ici une remarque est nécessaire.

«Il faut distinguer deux temps très-différents, deux époques, dans les
jugements de Goethe sur nous et dans l'attention si particulière qu'il
prêta à la France: il ne s'en occupa guère que dans la première moitié,
et, ensuite, tout à la fin de sa carrière. Goethe, à ses débuts, est un
homme du dix-huitième siècle; il a vu jouer dans son enfance _le Père de
famille_ de Diderot et _les Philosophes_ de Palissot; il a lu nos
auteurs, il les goûte, et lorsqu'il a opéré son oeuvre essentielle, qui
était d'arracher l'Allemagne à une imitation stérile et de lui apprendre
à se bâtir une maison à elle, une maison du Nord, sur ses propres
fondements, il aime à revenir de temps en temps à cette littérature d'un
siècle qui, après tout, est le sien. On n'a jamais mieux défini Voltaire
dans sa qualité d'esprit spécifique et toute française qu'il ne l'a
fait; on n'a jamais mieux saisi dans toute sa portée la conception
buffonienne des _Époques de la Nature_; on n'a jamais mieux respiré et
rendu l'éloquente ivresse de Diderot; il semble la partager quand il en
parle: «Diderot, s'écrie-t-il avec un enthousiasme égal à celui qu'il
lui aurait lui-même inspiré, Diderot est Diderot, un individu unique;
celui qui cherche les taches de ses oeuvres est un _philistin_, et leur
nombre est _légion_. Les hommes ne savent accepter avec reconnaissance
ni de Dieu, ni de la Nature, ni d'un de leurs semblables, les trésors
sans prix.» Mais ce ne sont pas seulement nos grands auteurs qui
l'occupent et qui fixent son attention, il va jusqu'à s'inquiéter des
plus secondaires et des plus petits de ce temps-là, d'un abbé d'Olivet,
d'un abbé Trublet, d'un abbé Le Blanc qui, «tout médiocre qu'il était
(c'est Goethe qui parle), ne put jamais parvenir pourtant à être reçu de
l'Académie.»

«Cependant la France changeait; après les déchirements et les
catastrophes sociales, elle accomplissait, littérairement aussi, sa
métamorphose. Goethe, qui connut et ne goûta que médiocrement Mme de
Staël, ne paraît pas avoir eu une bien haute idée de Chateaubriand, le
grand artiste et le premier en date de la génération nouvelle. À cette
époque de l'éclat littéraire de Chateaubriand, l'homme de Weimar ne
faisait pas grande attention à la France, qui s'imposait à l'Allemagne
par d'autres aspects. Et puis il y avait entre eux deux trop de causes
d'antipathie. Goethe reconnaissait toutefois à Chateaubriand un grand
talent et une initiative _rhétorico-poétique_ dont l'impulsion et
l'empreinte se retrouvaient assez visibles chez les jeunes poëtes venus
depuis. Mais il ne faisait vraiment cas, en fait de génies, que de ceux
de la grande race, de ceux qui durent, dont l'influence vraiment féconde
se prolonge, se perpétue au-delà, de génération en génération, et
continue de créer après eux. Les génies purement d'art et de forme, et
de phrases, dénués de ce germe d'invention fertile, et doués d'une
action simplement viagère, se trouvent en réalité bien moins grands
qu'ils ne paraissent, et, le premier bruit tombé, ils ne revivent pas.
Leur force d'enfantement est vite épuisée.

«Ce qui commença à rappeler sérieusement l'attention de Goethe du côté
de la France, ce furent les tentatives de critique et d'art de la jeune
école qui se produisit surtout à dater de 1824, et dont le journal _le
Globe_ se fit le promoteur et l'organe littéraire. Ah! ici Goethe se
montra vivement attiré et intéressé. Il se sentait compris, deviné par
des Français pour la première fois: il se demandait d'où venait cette
race nouvelle qui importait chez soi les idées étrangères, et qui les
maniait avec une vivacité, une aisance, une prestesse inconnues
ailleurs. Il leur supposait même d'abord une maturité d'âge qu'il
mesurait à l'étendue de leurs jugements, tandis que cette étendue tenait
bien plutôt chez eux au libre et hardi coup d'oeil de la jeunesse.

Ce fut surtout vers 1827 que ce vif intérêt de Goethe pour la nouvelle
et jeune France se prononça pour ne plus cesser. En 1825, il hésitait
encore, et M. Cousin, dans une visite qu'il lui fit à Weimar, ayant
voulu le mettre sur le chapitre de la littérature en France, ne put
l'amener bien loin sur ce terrain encore trop neuf.»

Mais en 1827, lorsque M. Ampère le visita, sa disposition d'esprit était
bien changée; Goethe, averti par _le Globe_, était au fait de tout,
curieux et avide de toutes les particularités à notre sujet. Dans une
lettre adressée à Mme Récamier le 9 mai (1827) et publiée quelques jours
après dans _le Globe_ par suite d'une indiscrétion non regrettable, le
jeune voyageur s'exprimait en ces termes, qui sont à rapprocher de ceux
dans lesquels Eckermann nous parle des mêmes entretiens:

«Goethe, écrivait M. Ampère, a, comme vous le savez, quatre-vingts ans.
J'ai eu le plaisir de dîner plusieurs fois avec lui en petit comité, et
je l'ai entendu parler plusieurs heures de suite avec une présence
d'esprit prodigieuse: tantôt avec finesse et originalité, tantôt avec
une éloquence et une chaleur de jeune homme. Il est au courant de tout,
il s'intéresse à tout, il a de l'admiration pour tout ce qui peut en
admettre. Avec ses cheveux blancs, sa robe de chambre bien blanche, il a
un air tout candide et tout patriarcal. Entre son fils, sa belle-fille,
ses deux petits-enfants, qui jouent avec lui, il cause sur les sujets
les plus élevés. Il nous a entretenu de Schiller, de leurs travaux
communs, de ce que celui-ci voulait faire, de ce qu'il aurait fait, de
ses intentions, de tout ce qui se rattache à son souvenir: il est le
plus intéressant et le plus aimable des hommes.

«Il a une conscience naïve de sa gloire qui ne peut déplaire parce qu'il
est occupé de tous les autres talents, et si véritablement sensible à
tout ce qui se fait de bon, partout et dans tous les genres. À genoux
devant Molière et la Fontaine, il admire _Athalie_, goûte _Bérénice_,
sait par coeur les chansons de Béranger et raconte parfaitement nos plus
nouveaux vaudevilles. À propos du Tasse, il prétend avoir fait de
grandes recherches et que l'histoire se rapproche beaucoup de la manière
dont il a traité son sujet. Il soutient que la prison est un conte. Ce
qui vous fera plaisir, c'est qu'il croit à l'amour du Tasse et à celui
de la princesse; mais toujours à distance, toujours romanesque et sans
ces absurdes propositions d'épouser qu'on trouve chez nous dans un drame
récent.»

N'oublions pas que la lettre est adressée à Mme Récamier, favorable à
tous les beaux cas d'amour et de délicate passion.


V.

On connaît Goethe, le Voltaire et le Cuvier allemand dans un même homme,
le créateur de la lumière, l'idolâtre de l'art! Il a écrit ses
mémoires; il fut constamment heureux. Son tempérament moral était
composé, par moitiés égales, de réflexion froide pour les choses et
d'enthousiasme ardent pour les lettres, les arts et même pour les
sciences. Il naquit à une époque où la philosophie française passionnait
l'Allemagne et où les excès de la révolution repoussaient les coeurs. Il
s'était fixé jeune à Weimar. L'amitié du grand-duc et de la
grande-duchesse Amélie l'avait élevé, par l'affection, au rang de
principal conseiller de cette cour athénienne et de directeur du théâtre
et du ministère. Jamais sa faveur, dont il usait modérément, ne subit
d'éclipse. Il semblait régner du droit divin du génie. La poésie était
son titre; ceux qu'il n'aurait pu soumettre, il les charmait par l'excès
de confiance en lui-même; il ne jalousait personne. Les premiers
écrivains ou poëtes de l'Allemagne étaient à lui. Il découvrit dans un
livre un jeune homme pauvre et souffrant, le seul rival que la nature
pouvait lui opposer, Schiller; il l'appela à Iéna, puis à Weimar, tourna
sur lui l'amitié du grand-duc, travailla en commun avec lui, en fit son
frère, et lui prêta la moitié de son génie. Schiller mort, Goethe le
pleura toute sa vie. Jamais une si sincère confraternité n'avait uni
deux âmes d'hommes de lettres. En 1792, Goethe suivit, par dévouement
monarchique, le duc de Weimar dans la campagne des Prussiens contre la
France; après la paix, il passa à Bruxelles et revint vivre à Weimar. Il
se maria; il eut un fils dont ces conversations nous entretiennent. Il
lui fit épouser une jeune fille charmante et tendre qui fut pour lui
comme une seconde jeunesse en son coeur. Il les perdit. Ses deux
petits-enfants jouèrent avec ses cheveux blancs.


VI.

Goethe avait écrit vers 1792 le roman étrange et poétiquement populaire
de _Werther_, comme Schiller avait écrit les _Brigands_: deux oeuvres
inexplicables et en dehors de toute vue morale; de l'art pur, où la
force de la passion conduit les jeunes héros de Schiller au crime, et le
héros mélancolique de Goethe au suicide. _Werther_, comme un jet de
flamme que le monde combustible de l'époque attendait, incendia à son
apparition toutes les nations. Jamais livre n'eut, en si peu d'années,
un si grand nombre d'éditions. C'était l'amour délirant extravasé sur la
terre. Le ridicule n'y mordit pas; le sublime de la passion le tua.
_Werther_ resta et restera le charbon de feu des livres. Goethe étudia
de sang-froid les résultats terribles de l'incendie qu'il avait allumé;
chaque suicide en Allemagne et en Europe était pour lui un triomphe.
_Faust_, son oeuvre principale en vers, était avant lui une légende
moitié humaine, moitié satanique, d'outre-Rhin. Son succès fut à la fois
philosophique et populaire. Méphistophélès, portrait de Goethe au fond,
fut l'indifférence railleuse entre le bien et le mal, l'éternel
blasphème de l'humanité, représentée par la jeune et infortunée
Marguerite. Les poëtes étrangers furent pervertis par cette doctrine
plus grande que nature. Ugo Foscolo en Italie, Byron en Angleterre y
puisèrent, l'un son imitation de Werther dans les lettres de _Jacopo
Ortis_, l'autre ses doctrines malfaisantes d'énergie dans le crime de
ses premières poésies, et de raillerie cynique du bien dans _Don Juan_;
après cela Goethe réfléchit et changea peu à peu de route. Il vit ou il
crut voir que ses élans passionnés dans _Werther_, que ses aspirations
désordonnées dans _Faust_, poussaient l'humanité hors de sa sphère en
faisant rêver aux peuples des destinées supérieures à ce qu'ils peuvent
atteindre ici-bas. Il redevint possible, et il vit que le possible était
l'honnête. Il prit pour devise la modération, et ne goûta plus que la
vérité pratique. Il écrivit des ballades allemandes très-romantiques,
mais qui, à nous, nous paraissent trop féeriques ou trop puériles; puis
des études remarquables sur la botanique, puis des _Essais sur les
couleurs_ où il crut détrôner Newton, puis le roman de _Wilhelm
Meister_, espèce de rêve d'un Juif errant de l'humanité, plein
d'intentions souvent inintelligibles, et parsemé de réalités délicieuses
telles que l'épisode de _Mignon_; puis un roman apocalyptique des
_Affinités électives_, énigme dont le mot n'est pas encore trouvé.


VII.

Il resta invariablement fidèle à son prince, devint son ami et ne cessa
pas de gouverner, de concert avec lui, dans un sens libéral et modéré,
dirigeant les alliances, la politique et le théâtre de Weimar dans le
double intérêt du prince et du peuple pendant cinquante ans. Il tint
cette difficile balance sans la laisser osciller. Quand Napoléon, après
la paix de Tilsitt, vint à Weimar, Goethe témoigna, pour l'homme des
grands exploits militaires, une partialité plus que poétique; il fut
flatté d'en être distingué. Cet homme lui éclipsa les défaites et les
malheurs de l'Allemagne. Il parut passer du côté du destin représenté, à
ses yeux, par l'homme de la force brutale. Le philosophe disparut en lui
devant le poëte.

Ni son prince ni son pays ne lui demandaient compte de cette partialité
blessante pour le vainqueur. «Ce sont deux grands esprits, se
disaient-ils, ils ne se jugent pas, ils s'admirent.» Napoléon, en effet,
comme on le verra, affecta d'admirer beaucoup Goethe. Il avait lu
_Werther_ dans sa jeunesse et _Faust_ dans sa maturité.


VIII.

Eckermann n'habitait pas encore Weimar; il ne devint le familier du
grand homme que dans les dix dernières années de sa vie. Voici comment
il s'attendrit sur son souvenir, quand la mort eut éteint la voix de
Goethe:

«Je vois enfin devant moi terminé le troisième volume de mes
conversations avec Goethe, promis depuis longtemps; j'éprouve la joie
que donne le triomphe de grands obstacles. J'étais dans une situation
très-difficile. Je ressemblais au marin qui ne peut pas faire route par
le vent du jour, et qui est obligé d'attendre, avec la plus grande
patience, des semaines et des mois jusqu'à ce que le vent favorable, qui
soufflait il y a des années, souffle de nouveau. Dans le temps heureux
où j'écrivis les deux premiers volumes, je marchais avec un vent
favorable; les paroles récemment prononcées résonnaient encore dans mes
oreilles, et le commerce animé que j'avais avec cet homme
extraordinaire me maintenait dans une atmosphère d'enthousiasme, qui
m'entraînait en avant et semblait me donner des ailes.

«Mais aujourd'hui, déjà depuis bien des années cette voix est muette, et
le bonheur dont je jouissais dans ce contact avec sa personne est bien
loin derrière moi; aussi je ne pouvais trouver l'ardeur nécessaire que
dans les heures où il m'était donné de rentrer en moi-même, assez
profondément pour pénétrer dans ces asiles de l'âme que rien ne trouble;
là je pouvais revoir le passé avec ses fraîches couleurs; il se
redressait devant moi, et je voyais de grandes pensées, des fragments de
cette grande âme apparaître à mes regards, comme apparaîtraient des
sommets lointains, mais éclairés par la lumière du jour céleste, aussi
éclatante que la lumière du soleil.

«La joie que j'éprouvais dans ces moments me rendait tout mon feu; les
idées et la suite de leur développement, les expressions telles qu'elles
avaient été prononcées, tout redevenait clair comme un souvenir de la
veille. Goethe vivait encore devant moi; j'entendais de nouveau le
timbre aimé de sa voix, à laquelle nulle autre ne peut être comparée. Je
le voyais de nouveau, le soir, avec son étoile sur son habit noir, dans
son salon brillamment éclairé, plaisanter au milieu de son cercle, rire
et causer gaiement. Je le voyais un autre jour par un beau temps, à côté
de moi dans sa voiture, en pardessus brun, en casquette bleue, son
manteau gris clair étendu sur ses genoux; son teint brun est frais comme
le temps, ses paroles jaillissent spirituelles et se perdent dans l'air,
mêlées au roulement de la voiture qu'elles dominent. Ou bien, je me
voyais encore, le soir, dans son cabinet d'étude, éclairé par la
tranquille lumière de la bougie; il était assis à la table, en face de
moi, en robe de chambre de flanelle blanche. La douce émotion que l'on
ressent au soir d'une journée bien employée respirait sur ses traits;
notre conversation roulait sur de grands et nobles sujets; je voyais
alors se montrer tout ce que sa nature renfermait de plus élevé, et mon
âme s'enflammait à la sienne. Entre nous régnait la plus profonde
harmonie; il me tendait sa main par-dessus la table, et je la pressais;
puis je saisissais un verre rempli, placé près de moi, et je le vidais
en silence, et je lui faisais une secrète libation, les regards passant
au-dessus de mon verre et reposant dans les siens.

«Dans ces moments, je le retrouvais dans toute sa vie, et ses paroles
résonnaient de nouveau comme autrefois.--Mais on le sait, quel que soit
le bonheur que nous ayons à penser à un mort bien-aimé, le fracas confus
du jour qui s'écoule fait que souvent pendant des semaines et des mois
notre pensée ne se tourne vers lui que passagèrement; et les moments de
calme et de profond recueillement où nous croyons posséder de nouveau,
dans toute la vivacité de la vie, cet ami parti avant nous, ces moments
se mettent au nombre des rares et belles heures d'existence.--Il en
était ainsi de moi avec Goethe.--Souvent des mois se passaient où mon
âme, absorbée par les relations de la vie journalière, était morte pour
lui, et il n'adressait pas un seul mot à mon esprit. Puis venaient
d'autres semaines, d'autres mois de disposition stérile, pendant
lesquels rien en moi ne voulait ni germer ni fleurir. Ces temps de
néant, il fallait que j'eusse la grande patience de les laisser
s'écouler inutiles, car, dans de pareilles circonstances, ce que
j'aurais écrit n'aurait rien valu. Je devais attendre de la fortune le
retour des heures où le passé revivait et se représentait devant moi, où
je jouissais d'une énergie intellectuelle assez grande, d'un bien-être
physique assez complet pour élever mon âme à cette hauteur à laquelle il
faut que je parvienne pour être digne de voir de nouveau reparaître en
moi les idées et les sentiments de Goethe.--Car j'avais affaire à un
héros que je ne devais pas abaisser. Pour être vrai, il devait se
montrer avec toute la bienveillance de ses jugements, avec la pleine
clarté et la pleine force de son intelligence, avec la dignité naturelle
à un caractère élevé.--Ce n'était pas là une petite difficulté.

«Mes relations avec lui avaient un caractère de tendresse tout
particulier; c'étaient celles de l'écolier avec son maître, du fils avec
son père, de l'âme avide d'instruction avec l'âme riche de
connaissances. Il me fit entrer dans sa société et prendre part aux
jouissances intellectuelles et aussi aux plaisirs plus mondains d'un
être supérieur. Souvent je le voyais seulement tous les huit jours, le
soir; souvent j'avais le bonheur de le voir à midi tous les jours,
tantôt en grande compagnie, tantôt tête à tête, à dîner.

«Sa conversation était variée comme ses oeuvres. Il était toujours le
même et toujours différent. S'il était occupé d'une grande idée, ses
paroles coulaient avec une inépuisable richesse; on croyait alors être
au printemps, dans un jardin où tout est en fleur, où tout éblouit, et
empêche de penser à se cueillir un bouquet. Dans d'autres temps, au
contraire, on le trouvait muet, laconique; un nuage semblait avoir
couvert son âme, et dans certains jours on sentait auprès de lui comme
un froid glacial, comme un vent qui a couru sur la neige et les frimas
et qui coupe. Puis je le revoyais, et je retrouvais un jour d'été avec
tous ses sourires; je croyais entendre dans les bois, dans les buissons,
dans les haies, tous les oiseaux me saluer de leurs chants; le ciel bleu
était traversé par le cri de coucou, et dans la plaine en fleurs
bruissait l'eau du ruisseau. Alors quel bonheur de l'écouter! Sa
présence enivrait, et chacune de ses paroles semblait élargir le coeur.

«C'est ainsi qu'en lui on voyait comme dans une lutte et dans une
succession perpétuelle tour à tour l'hiver et l'été, la vieillesse et
la jeunesse; mais il était admirable que, dans ce vieillard de
soixante-dix et de quatre-vingts ans, ce fût la jeunesse qui reprît
toujours le dessus, car ces journées où l'automne ou l'hiver se
faisaient sentir n'étaient que de rares exceptions.

«L'empire qu'il avait sur lui-même était remarquable, et c'est là même
une des originalités les plus saillantes de son caractère. Il y a une
parenté étroite entre cet empire qu'il avait sur lui-même et la
puissance de réflexion qui le maintenait toujours maître du sujet qu'il
traitait en écrivant, et qui lui permettait de donner à ses oeuvres ce
fini dans la forme que nous admirons. C'est aussi par une conséquence de
ce trait de son caractère que, dans maints de ses livres et dans maintes
de ses assertions orales, il est très-retenu et plein de réserve.--Mais
il y avait d'heureux moments où un génie plus puissant se rendait maître
de lui, et lui faisait abandonner son empire sur lui-même; alors la
conversation avait une effervescence toute juvénile, elle se précipitait
comme un torrent qui descend des montagnes. C'est dans de pareils
moments qu'il versait tous les trésors de grandeur et de bonté que
renfermait son âme, et ce sont de pareils moments qui font comprendre
comment ses amis de jeunesse ont dit de lui que ses paroles étaient bien
supérieures à ses écrits imprimés.»


IX.

Les entretiens s'ouvrent par une forte maladie du vieillard, que la
vigueur de sa constitution fait triompher de la mort. Un fils ne
raconterait pas avec plus de sollicitude les phases de la maladie.

                                                  «Lundi, 2 mars 1823.

«Ce soir, chez Goethe, que je n'avais pas vu depuis plusieurs jours. Il
était assis dans son fauteuil, et il avait auprès de lui sa belle-fille
et Riemer. Le mieux était frappant. Sa voix avait repris son timbre
naturel, sa respiration était libre; sa main n'était plus enflée, son
apparence était celle de la santé, sa conversation était facile. Il se
leva, alla dans sa chambre à coucher et revint sans embarras. On but le
thé près de lui, et, comme c'était pour la première fois depuis sa
maladie, je reprochai en plaisantant à madame de Goethe d'avoir oublié
de mettre un bouquet sur la table. Madame de Goethe prit aussitôt à son
chapeau un ruban de couleur et l'attacha à la cafetière. Ce trait de
gaieté parut faire grand plaisir à Goethe.»

                                         «Weimar, mardi, 10 juin 1823.

«Je suis arrivé ici depuis peu de jours, et aujourd'hui, pour la
première fois, je suis allé chez Goethe. L'accueil a été extrêmement
affectueux, et l'impression que sa personne a faite sur moi a été telle,
que je compte ce jour parmi les plus heureux de ma vie.

«Il m'avait hier, sur ma demande, indiqué midi comme le moment où il
pourrait me recevoir. J'allai à l'heure dite, et trouvai son domestique
m'attendant déjà et prêt à m'introduire. L'intérieur de sa maison me fit
une très-agréable impression; sans être riche, tout a beaucoup de
noblesse et de simplicité; quelques plâtres de statues antiques placés
dans l'escalier rappellent le goût prononcé de Goethe pour l'art
plastique et pour l'antiquité grecque. Je vis au rez-de-chaussée
plusieurs femmes, occupées dans la maison, passer et repasser. Je vis
aussi un des beaux enfants d'Ottilie, qui s'approcha sans défiance de
moi et me regarda avec de grands yeux. Après ce premier coup d'oeil, je
montai au premier étage avec le domestique, dont la langue était
toujours en mouvement. Il ouvrit la porte d'une pièce, sur le seuil de
laquelle on lisait en passant le mot _Salve_, présage d'un accueil
amical. Nous traversâmes cette chambre, et nous entrâmes dans une
seconde, un peu plus spacieuse, où il me pria d'attendre, pendant qu'il
allait prévenir son maître. La température de cette pièce ranimait par
sa très-grande fraîcheur, un tapis couvrait le sol; la couleur rouge du
canapé et des chaises donnait de la gaieté à l'ameublement; sur un côté
était un piano, et aux murs étaient suspendus des dessins et des
tableaux de genres divers et de différentes grandeurs. Une porte ouverte
laissait voir une autre chambre également ornée de tableaux, et par
laquelle le domestique était allé m'annoncer.

«Goethe, en redingote bleue et en souliers, entra peu de moments
après.--Noble figure! J'étais saisi, mais les paroles les plus amicales
dissipèrent aussitôt mon embarras. Nous nous assîmes sur le sofa. Le
bonheur de le voir, d'être près de lui, me troublait, je ne savais
presque rien ou rien lui dire.

«Il se mit aussitôt à me parler de mon manuscrit.

«Je sors d'avec vous, dit-il; toute la matinée, j'ai lu votre écrit, il
n'a besoin d'aucune recommandation, il se recommande de lui-même.»

«Il me dit que les pensées y étaient claires, bien exposées, bien
enchaînées, que l'ensemble reposait sur une base solide, et avait été
médité avec soin.

«Je veux l'expédier vite, ajouta-t-il; aujourd'hui j'écris à Cotta par
le courrier, et demain j'envoie le paquet par la poste.»

«Nous parlâmes de mes projets de voyage. Je ne pouvais me rassasier de
regarder les traits puissants de ce visage bruni, riche en replis dont
chacun avait son expression, et dans tous se lisaient la loyauté, la
solidité, avec tant de calme et de grandeur! Il parlait avec lenteur,
sans se presser, comme on se figure que doit parler un vieux roi. On
voyait qu'il a en lui-même son point d'appui et qu'il est au-dessus de
l'éloge ou du blâme.

«Je ressentais près de lui un bien-être inexprimable; j'éprouvais ce
calme que peut éprouver l'homme qui, après longue fatigue et longue
espérance, voit enfin exaucés ses voeux les plus chers. Il me parla de
ma lettre, et me dit que j'avais raison en soutenant que, si un homme a
su traiter avec clarté _un certain sujet_, il a prouvé par là qu'il
pouvait se distinguer dans beaucoup d'autres occasions toutes
différentes.

«On ne peut pas savoir comment les choses tourneront, dit-il; à Berlin,
j'ai beaucoup de belles connaissances; nous verrons, j'ai pensé à vous
ces jours-ci.»

«Et, en parlant ainsi, il souriait en lui-même d'un air affectueux. Il
m'indiqua toutes les curiosités que j'avais encore à visiter à Weimar,
et me dit qu'il prierait son secrétaire, M. Kroeuter, de vouloir bien me
conduire partout. Mais surtout il me recommanda de ne pas manquer
d'aller au théâtre. Nous nous séparâmes très-amicalement. J'étais on ne
peut plus heureux, car chacune de ses paroles respirait la
bienveillance, et je sentais qu'il avait une bonne opinion de moi.»

                                              «Mercredi, 11 juin 1823.

«J'ai reçu ce matin une carte de Goethe sur laquelle était une nouvelle
invitation de me rendre chez lui. Je suis resté une petite heure. Il m'a
paru aujourd'hui tout autre qu'hier; il semblait en tout vif et décidé
comme un jeune homme. En entrant, il m'apporta deux gros volumes et me
dit:

«Il ne faut pas que vous partiez si vite; il faut que nous fassions plus
ample connaissance. Je désire vous voir et causer davantage avec vous.
Mais, pour ne pas rester dans le champ trop vaste des généralités, j'ai
pensé à un travail positif qui sera entre nous un intermédiaire pour
nous lier et pour converser. Ces deux volumes renferment le _Journal
littéraire_ de Francfort, des années 1772 et 1773; c'est là que tous les
petits articles de critique que j'écrivais alors ont été publiés. Ils ne
sont pas signés, mais, comme vous connaissez ma manière de penser, vous
les distinguerez bien des autres. Je voudrais que vous voulussiez bien
examiner avec soin ces travaux de jeunesse, pour me dire ce que vous en
pensez. Je désire savoir s'ils méritent d'être introduits dans la
prochaine édition de mes oeuvres[8]. Ces écrits sont maintenant trop
loin de moi, je n'ai plus de jugement sur eux. Vous, jeunes gens, vous
devez sentir s'ils ont pour vous de la valeur et jusqu'à quel point,
dans l'état actuel de la littérature, ils peuvent être encore utiles.
J'en ai déjà fait prendre des copies que vous aurez plus tard pour les
comparer avec l'original. Dans la dernière rédaction, il est possible
aussi qu'il soit bon de faire çà et là quelques suppressions ou quelques
corrections sans altérer le caractère de l'ensemble.»

[Note 8: «Ils y furent insérés et ouvrent maintenant dans ses oeuvres la
longue série de ses travaux comme journaliste.»]

«Je lui répondis que je m'essayerais très-volontiers sur ce travail, et
que mon voeu le plus vif était de réussir à son gré.

«Quand vous aurez commencé, vous verrez, dit-il, que ce travail est fait
comme pour vous; cela ira tout seul.»

«Il me dit alors qu'il allait passer l'été à Marienbad, qu'il désirait
me voir rester à Iéna jusqu'à son retour.

«Je me suis occupé d'un logement, ajouta-t-il, et j'ai pris tous les
soins nécessaires pour que vous ayez là toutes vos aises. Vous trouverez
tous les secours que vos études réclament, vous aurez des relations avec
des personnes distinguées, et, de plus, la contrée est si variée, que
vous avez bien cinquante promenades différentes à faire, toutes
agréables et presque toutes très-favorables à la réflexion solitaire.
Vous aurez ainsi le loisir et l'occasion d'écrire du nouveau pour
vous-même, et en même temps vous ferez ce que je demande de vous.»

«Je n'avais rien à opposer à ces projets. J'acceptai tout avec joie. Son
adieu fut encore plus amical que d'habitude, et il me donna rendez-vous
au surlendemain pour un nouvel entretien.»

                                                 «Lundi, 16 juin 1823.

«Je suis allé, ces jours-ci, plusieurs fois chez Goethe. Aujourd'hui
nous n'avons presque parlé que de nos affaires. Je lui ai dit ce que je
pensais de ses articles de critique de Francfort, et je les ai appelés
«des échos de ses années d'Université;» cette expression a paru lui
plaire, parce qu'elle indique le point de vue sous lequel on doit
considérer ces travaux de jeunesse. Il m'a donné ensuite les onze
premières livraisons de son journal _l'Art et l'Antiquité_, pour que je
les emporte aussi à Iéna avec le _Journal de Francfort_.

«Je désire que vous examiniez bien ces livraisons, a-t-il dit, et que
non-seulement vous en fassiez une table analytique générale, mais que
vous indiquiez aussi quels sont les sujets qui ne peuvent pas être
considérés comme entièrement traités; par là je verrai quels sont les
fils que je dois ressaisir pour continuer le réseau. Je gagnerai
beaucoup par ce secours, vous-même vous gagnerez par ce travail positif
une connaissance bien plus approfondie du contenu de ces articles, vous
vous les approprierez bien mieux que par une lecture ordinaire faite en
ne songeant qu'à votre plaisir.»

«Toutes ces idées me paraissaient justes, et j'acceptai ce nouveau
travail.»

                                                 «Jeudi, 19 juin 1823.

«Je voulais être aujourd'hui à Iéna, mais Goethe m'a prié de vouloir
bien pour lui rester jusqu'à dimanche. Il m'a donné des lettres de
recommandation, entre autres une pour la famille Frommann[9].

[Note 9: «Libraire-éditeur, mort en 1847.»]

«Vous vous plairez dans ce cercle, me dit-il, j'ai passé là de beaux
soirs. Jean-Paul, Tieck, les Schlegel, tout ce qui a un nom en Allemagne
a vécu là autrefois et avec plaisir, et c'est encore aujourd'hui le
point de réunion d'un grand nombre de savants, d'artistes et de
personnes distinguées de tout genre. Dans quelques semaines, écrivez-moi
à Marienbad, pour me faire savoir comment vous vous portez et comment
vous vous plaisez à Iéna. J'ai dit à mon fils d'aller vous voir pendant
mon absence.»

«Tant de sollicitude de la part de Goethe m'inspirait de vifs sentiments
de reconnaissance, et j'étais heureux de voir qu'il me traitait comme
un des siens et qu'il voulait que je fusse considéré comme tel.

«Le 21 juin j'avais pris congé de Goethe. Grâce à ses lettres de
recommandation, je trouvai à Iéna le meilleur accueil. Je fis sur les
quatre volumes d'_Art et Antiquité_ le travail qu'il m'avait demandé, et
je le lui envoyai à Marienbad avec une lettre où je lui disais que
j'avais l'intention de quitter Iéna et d'aller habiter une grande ville.
Iéna me semblait monotone. Je reçus aussitôt la réponse suivante:

«La table analytique m'est exactement parvenue; elle répond tout à fait
à mes désirs et remplit mon but. Que je trouve à mon retour les articles
de Francfort rédigés de la même façon, et je vous devrai les meilleurs
remercîments. Déjà, tout en ne disant rien, je m'occupe à m'acquitter
avec vous en réfléchissant ici à vos pensées, à votre situation, à vos
désirs, au but que vous cherchez, à vos plans d'avenir. Je serai, à mon
retour, prêt à causer à fond avec vous sur ce qui peut vous convenir.
Aujourd'hui, je n'ajoute pas un mot. Le départ de Marienbad me préoccupe
et m'occupe beaucoup; il est vraiment bien pénible de rester si peu de
temps avec les personnes si remarquables que j'ai trouvées ici.

«Puissé-je vous trouver au sein de votre activité paisible; elle vous
mènera un jour par la voie la plus sûre et la plus pure à l'expérience
et à la connaissance du monde. Adieu, je pense avec joie à nos relations
futures qui seront longues et intimes.

                                                              «GOETHE.

«Marienbad, le 14 août 1823.»

«Cette lettre me fit le plus vif plaisir, et je fus dès lors décidé à me
laisser entièrement guider par Goethe. Il revint le 15 septembre de
Marienbad, si bien portant, si vigoureux, qu'il pouvait faire plusieurs
lieues à pied. C'était un vrai bonheur de le regarder.

«Aussitôt après nous être mutuellement et joyeusement salués, Goethe me
dit:

«Je vais tout vous dire en un mot: Je désire que vous restiez cet hiver
près de moi à Weimar.»

«Ce furent là ses premiers mots; il ajouta:

«Ce qui vous convient le mieux, c'est la poésie et la critique. Vous
avez pour ces deux genres des dispositions naturelles, c'est là votre
métier; vous devez vous y tenir, et il vous procurera bientôt une
excellente existence; mais il y a bien des choses qui, sans se rattacher
spécialement à ce qui vous occupe, doivent cependant être apprises. Il
s'agit de les apprendre vite. C'est ce que vous ferez cet hiver avec
nous à Weimar; vous serez étonné à Pâques du chemin que vous aurez fait.
Tout sera au mieux pour vous, car tout ce qui peut vous servir dépend de
moi. Vous aurez alors acquis de la solidité pour toute votre existence,
vous vous sentirez à votre aise, et partout où vous irez, vous irez sans
inquiétude. Je m'occuperai d'un logement pour vous dans mon voisinage,
car il ne faut pas perdre cet hiver un seul instant. On rencontre
réunies à Weimar bien des choses utiles, et peu à peu vous trouverez
dans la haute classe une société égale à la meilleure de n'importe
quelle grande ville. Je suis lié avec des hommes très-distingués; vous
ferez peu à peu connaissance avec eux, et leur commerce sera pour vous à
un haut degré instructif et utile.»

«Il me nomma plusieurs personnes, me dit en peu de mots leurs mérites
distinctifs, et continua:

«Où pourriez-vous trouver, sur un petit espace, tant d'avantages? Nous
avons aussi une bibliothèque excellente, et un théâtre qui, dans ce
qu'il y a de plus important, ne le cède à aucun théâtre d'aucune ville
allemande. Je vous le répète donc: restez avec nous, et non pas
seulement cet hiver; choisissez Weimar pour votre séjour définitif. Les
portes et les rues qui en partent conduisent à tous les bouts du monde.
Vous voyagerez en été, et vous verrez petit à petit ce que vous avez le
désir de voir. Moi, voilà cinquante ans que j'habite ici, et cependant
où ne suis-je pas allé? Mais toujours je suis revenu avec plaisir à
Weimar.»

«J'étais heureux de voir de nouveau Goethe près de moi, de l'entendre
parler, et je sentais que je lui appartenais tout entier.

«Si je te possède, si je peux, toi seul, te posséder, pensais-je, tout
le reste me conviendra.»

«Je lui répétai que j'étais prêt à faire tout ce qu'il jugerait le
meilleur dans ma situation.»


X.

On voit qu'Eckermann allait devenir le secrétaire intime de Goethe,
comme Platon celui de Socrate; le titre de disciple était la solde
d'Eckermann, il n'en voulait pas d'autre. Toute la maison du
poëte-philosophe se composait alors de son fils et de sa belle-fille,
femme aimable, instruite, douce, qui gouvernait le ménage et qui
répandait sur la vie de Goethe la douce sérénité de son âme. Le
grand-duc lui avait donné pour l'été une maison des champs, où nous le
verrons aller souvent pour jouir des beaux jours. Sa pension modique
suffisait à son honorable état de maison.

Poursuivons:

                                              «Mardi, 14 octobre 1823.

«Ce soir j'ai assisté pour la première fois à un grand thé chez Goethe.
J'étais le premier arrivé, et je regardai avec plaisir les pièces
pleines de lumières qui se succédaient l'une à l'autre. Dans l'une des
dernières, je trouvai Goethe qui vint très-gaiement vers moi. Il portait
le costume qui lui va si bien, l'habit noir avec l'étoile d'argent. Nous
restâmes encore quelques instants seuls et nous allâmes dans la pièce
que l'on appelle la salle du Plafond, où je fus surtout séduit par le
tableau des Noces Aldobrandines, suspendu à la muraille au-dessus du
canapé rouge. On avait écarté de chaque côté les rideaux verts qui le
couvrent, il était parfaitement éclairé, et je me plus à le considérer
tranquillement. «Oui, me dit alors Goethe, les anciens ne se
contentaient pas d'avoir de belles idées; chez eux, les belles idées
produisaient de belles oeuvres. Mais nous, modernes, si nous avons aussi
de grandes idées, nous pouvons rarement les produire au dehors avec la
force et la fraîcheur de vie qu'elles avaient dans notre esprit.»

«Je vis alors arriver Riemer, Meyer, le chancelier de Müller et
plusieurs autres personnes, hommes et dames de la cour. Le fils de
Goethe et madame de Goethe entrèrent aussi; je fis connaissance avec eux
pour la première fois. Les salons se remplissaient peu à peu, tout
était animé et vivant. Je vis aussi de brillants et jeunes étrangers
avec lesquels Goethe causait en français.

«La soirée me plut; partout régnaient l'aisance et la liberté: on se
tenait debout, on s'asseyait, on plaisantait, on riait, on parlait avec
l'un, avec l'autre, chacun suivant sa fantaisie. J'eus avec le jeune
Goethe un entretien très-vif sur le _Portrait_ de Houvald[10], joué au
théâtre quelques jours auparavant. Nous étions de la même opinion sur
cette pièce, et j'avais du plaisir à voir avec quel esprit et quel feu
le jeune Goethe savait analyser les rapports qu'il avait saisis. Goethe,
au milieu du monde, avait l'air très-aimable. Il allait de l'un à
l'autre, et il semblait qu'il aimât toujours mieux écouter et laisser
parler les autres que parler lui-même. Madame de Goethe venait souvent
lui prendre le bras, s'enlacer à lui et l'embrasser. Je lui avais dit
peu de temps avant que le théâtre me donnait le plus grand plaisir, et
que ce plaisir, je le devais à ce que je me laissais aller tout
simplement à l'impression faite sur moi par la pièce, sans réfléchir à
ce que j'éprouvais. Goethe avait loué cette manière d'agir, et l'avait
trouvée tout à fait appropriée à mon état d'esprit actuel. Je le vis
s'approcher de moi avec madame de Goethe.

[Note 10: «Poëte romantique, mort en 1845. Le _Portrait_ est une de ses
meilleures pièces.»]

«--Voici ma belle-fille, me dit-il, vous connaissez-vous déjà?»

«Nous lui apprîmes que nous venions à l'instant même de faire
connaissance.

«--C'est aussi comme toi, Ottilie, un ami du théâtre,» ajouta-t-il, et
nous nous félicitâmes mutuellement de notre penchant commun.

«--Ma fille, dit-il, ne manque pas une soirée.»

«--Cela va bien, répondis-je, tant que l'on donne de bonnes pièces,
amusantes; mais il y a aussi de l'ennui à supporter, quand les mauvaises
arrivent.»

«--Non, répliqua Goethe, il n'y a rien de meilleur que d'être obligé de
voir et d'entendre aussi le mauvais; on prend ainsi contre le mauvais
une bonne haine, et on sent mieux ensuite ce qui est bon. Il n'en est
pas de même avec un livre; s'il déplaît, on le jette de ses mains; au
théâtre, c'est mieux, il faut tout endurer.»

«Je trouvai qu'il avait raison, et je pensai que tout était pour le
vieillard une occasion de dire quelque chose de juste.

«Nous nous séparâmes alors, je me mêlai aux autres personnes, qui dans
chaque salon causaient bruyamment et gaiement. Goethe s'était rapproché
des dames pendant que j'écoutais les récits de Riemer et de Meyer sur
l'Italie. Le conseiller du gouvernement Schmidt, bientôt après, se mit
au piano, et joua des morceaux de Beethoven, qui parurent être écoutés
avec un profond intérêt. Une dame de beaucoup d'esprit raconta des
traits du caractère de Beethoven. Cependant dix heures avaient sonné, la
soirée était finie, soirée pour moi on ne peut plus agréable.»

                                           «Dimanche, 19 octobre 1823.

«Ce matin, j'ai dîné pour la première fois avec Goethe, mademoiselle
Ulrike[11] et le petit Walter; nous étions donc tout à fait à l'aise, et
entre nous. J'ai vu Goethe là tout à fait comme père de famille; il nous
présentait les plats, découpait le rôti, et cela très-adroitement, sans
oublier de nous verser à boire. Nous bavardions gaiement sur le théâtre,
sur les jeunes Anglais de Weimar, et sur les petits incidents du jour.
Mademoiselle Ulrike surtout était très-gaie et très-amusante. Goethe
était assez silencieux, et il se bornait à introduire çà et là quelques
remarques significatives; en même temps il jetait un coup d'oeil sur les
journaux, nous lisant les passages les plus saillants, et surtout ceux
qui parlaient des progrès de la révolution grecque. On vint à dire que
je devrais apprendre l'anglais. Goethe m'y engagea fortement, surtout à
cause de lord Byron, homme selon lui d'une telle supériorité, qu'une
pareille ne s'est pas rencontrée et sans doute ne se rencontrera pas de
nouveau. On chercha quels étaient les meilleurs professeurs de la ville;
mais on trouva que tous avaient une prononciation défectueuse, et on
conclut qu'il valait mieux se borner à la conversation avec les jeunes
Anglais qui habitent ici.»

[Note 11: «Mlle Ulrike de Pogwisch, soeur de Mme de Goethe. Elle habite
toujours Weimar. Les deux enfants, Walter et Wolfgang, sont les
petits-fils de Goethe. Aujourd'hui ce sont des hommes faits; mais la
gloire littéraire de leur grand-père ne les a point tentés. M. Walter de
Goethe est chambellan à la cour de Weimar; M. Wolfgang de Goethe,
conseiller de légation près l'ambassade de Prusse, à Vienne.»]

                                              «Lundi, 27 octobre 1823.

«Ce matin j'avais reçu une invitation à un thé et à un concert chez
Goethe pour ce soir. Le domestique me montra la liste des invités, je
vis que la compagnie serait nombreuse et brillante. Il me dit qu'une
jeune Polonaise, qui venait d'arriver, devait improviser sur le piano.
J'acceptai l'invitation. Mais un peu après on m'apporta le programme du
théâtre. On jouait le soir _l'Échiquier_. Je ne connaissais pas la
pièce. Mon hôtesse me la vantait tellement, qu'il me prit un grand désir
de la voir. D'ailleurs je n'étais pas tout à fait à mon aise, et il me
semblait qu'il me valait mieux aller voir une comédie gaie que de me
rendre en aussi belle compagnie.--Le soir, une heure avant le théâtre,
je me rendis chez Goethe. Sa maison était déjà très-animée. Je trouvai
Goethe seul dans sa chambre, habillé pour sa soirée. Il m'accueillit
fort bien et me dit:

«--Restez jusqu'à ce que les autres viennent.»

«Je me disais tout bas:

«Tu ne vas pas pouvoir partir; avec Goethe, seul, tu te trouves
très-bien; mais avec tous ces messieurs et toutes ces dames qui vont
venir, tu ne te sentiras plus dans ton élément.»

«Cependant Goethe allait et venait avec moi dans sa chambre. Il ne
fallut pas longtemps pour que la conversation arrivât sur le théâtre. Je
lui dis tout le plaisir qu'il me donnait, et enfin j'ajoutai:

«--Oui, cela va si loin, que malgré tout le plaisir que j'attends à
votre soirée, j'ai été aujourd'hui tout tourmenté.

«--Eh bien! savez-vous? dit Goethe, en s'arrêtant et en me regardant
avec une bonhomie grandiose, eh bien! allez-y. Ne rougissez pas! Cette
pièce amusante vous convient peut-être mieux ce soir, elle est mieux en
harmonie avec votre disposition, allez la voir! Chez moi vous aurez de
la musique, mais vous aurez cela encore souvent.

«--Oui, dis-je, j'irai au théâtre; il me semble que ce soir il vaut
mieux pour moi que je rie.

«--Restez donc seulement jusque vers six heures, mais jusque-là nous
pouvons encore causer un peu.»

«Stadelmann apporta des bougies, qu'il plaça sur la table de travail de
Goethe. Goethe me pria de m'asseoir près de la lumière: il voulait me
donner quelque chose à lire. Et que me présenta-t-il? Sa dernière, sa
chère poésie, son _Élégie de Marienbad_.

«Il faut que je raconte un peu l'origine de cette poésie. Aussitôt après
le retour de Goethe des eaux, on avait répandu ici le bruit qu'il avait
fait à Marienbad la connaissance d'une jeune dame aussi jolie que
spirituelle[12], et qu'il s'était pris de passion pour elle. En
entendant sa voix dans l'allée de la Source, il avait saisi son chapeau
et avait couru vers elle. Il n'avait pas perdu une des heures pendant
lesquelles il pouvait être près d'elle, il avait eu là des jours de
bonheur, la séparation avait été très-pénible, et dans sa passion il
avait écrit une poésie extrêmement belle, mais qu'il regardait comme une
relique et qu'il tenait cachée. J'avais ajouté foi à ces bruits, parce
qu'ils étaient tout à fait d'accord avec sa santé encore si verte, la
puissance productive de son esprit et la fraîche vivacité de son coeur.
J'avais longtemps éprouvé le plus ardent désir de connaître cette
poésie, mais j'avais naturellement hésité à prier Goethe de me la
montrer. On jugera combien je m'estimai heureux quand je la tins sous
mes yeux. Goethe avait écrit lui-même ces vers en lettres latines sur du
vélin, et les avait attachés avec un ruban de soie dans un carton
couvert de maroquin rouge. Ces soins extérieurs prouvaient que Goethe
regarde ce manuscrit avec plus de faveur qu'aucun autre. Je le lus avec
une joie profonde, et chaque ligne confirmait les bruits dont j'ai
parlé; cependant les premiers vers faisaient voir que la connaissance
n'avait pas été faite cette année, mais _renouvelée_. Le poëte tournait
sans cesse autour d'une même idée et semblait toujours comme revenir à
son point de départ; la conclusion, brisée d'une manière étrange,
produisait un effet extraordinaire et saisissait vivement. Lorsque j'eus
fini de lire, Goethe revint vers moi:

[Note 12: «Mlle Ulrike de Lewezow.»]

«--Eh bien! n'est-ce pas? me dit-il, je vous ai montré là quelque chose
de bon. Dans quelques jours vous me tirerez vos présages là-dessus.»

                                             «Jeudi, 13 novembre 1823.

«Il y a quelques jours, je descendais la route d'Erfurth par un beau
temps, quand un homme âgé se joignit à moi, il avait l'apparence d'un
bourgeois dans l'aisance. Après quelques mots, l'entretien tomba sur
Goethe. Je lui demandai s'il le connaissait personnellement.

«Si je le connais! répondit-il avec satisfaction, j'ai été son valet de
chambre pendant vingt ans.»

«Et il se répandit en éloges sur son ancien maître. Je le priai de me
parler de la jeunesse de Goethe, ce qu'il fit volontiers:

«Il pouvait avoir vingt-sept ans, me dit-il, quand j'étais chez lui; il
était très-maigre, agile et délicat, je l'aurais facilement porté.»

«Je lui demandai si Goethe, dans les premiers temps de son séjour, avait
été très-gai.»

«Oui, certes, répondit-il, il était rieur avec les rieurs, mais
cependant sans excès; quand on dépassait les limites, il reprenait son
sérieux. Toujours il s'est occupé de travaux, de recherches sur l'art et
sur les sciences. Le duc venait souvent le voir le soir, et ils
restaient à causer sciences jusqu'à une heure avancée de la nuit; et
souvent le temps me durait et je me demandais si le duc ne partirait
pas. L'étude de la nature était dès lors son occupation. Un jour, il me
sonna au milieu de la nuit; j'entre, il avait roulé son lit de fer près
de la fenêtre, et, de son lit, couché, il contemplait le ciel.»

«--N'as-tu rien vu au ciel? me demanda-t-il.»

«--Non.»

«--Eh bien, cours au poste, et demande aux soldats s'ils n'ont rien vu.»

«Je courus, personne, n'avait rien vu, ce que je rapportai à mon maître,
que je retrouvai dans la même position, toujours couché, toujours
regardant le ciel.»

«--Écoute, me dit-il, nous sommes dans un grand moment; nous avons
maintenant un tremblement de terre, ou nous allons en avoir un.»

«Il me fit asseoir sur son lit pour m'expliquer quels signes le lui
faisaient savoir.»

«Je demandai à ce bon vieillard quel temps il faisait alors.

«--Le temps était très-couvert, l'air immobile, très-silencieux et
très-lourd.»

«--Et avez-vous cru Goethe sur parole?»

«--Oui, je crus ce qu'il disait, car ses prédictions étaient toujours
vérifiées par les faits. Le jour suivant, mon maître fit part à la cour
de ses observations, et une dame dit à l'oreille de sa voisine: «Goethe
extravague;» mais le duc et les autres messieurs ont cru Goethe, et on
apprit bientôt qu'il avait vu juste, car quelques semaines plus tard
arriva la nouvelle que, cette même nuit, une partie de Messine avait été
détruite par un tremblement de terre.»

                                             «Lundi, 17 novembre 1823.

«Je suis allé hier un instant chez Goethe. La présence de Humboldt et sa
conversation semblent avoir exercé sur lui une influence favorable. Sa
souffrance ne me semble pas seulement physique. Je crois bien plutôt que
cette passion pour une jeune dame, qui, l'été dernier, l'a saisi à
Marienbad, passion qu'il veut combattre, doit être regardée comme la
cause principale de sa maladie.»

Nous avons connu, au même âge, une même aventure de Béranger qui
disparut complétement du monde pendant quelques mois pour combattre
l'amour par la solitude. Ce mystère de sa vie n'est pas connu, encore
moins expliqué, mais il est vrai. L'âge instruit l'homme, mais ne
corrige pas sa nature.


XI.

«Je lui rappelai sa conversation avec Napoléon, que je connais par
l'esquisse qui se trouve dans ses papiers inédits, et que je l'ai prié
plusieurs fois de terminer.

«--Napoléon, dis-je, vous a désigné dans _Werther_ un passage qui ne se
soutenait pas en face d'une critique sévère; et vous avez été de son
avis. Je voudrais bien savoir quel est ce passage.»

«--Devinez!» dit Goethe avec un mystérieux sourire.

«--J'ai cru, répondis-je, que c'était le passage où Lotte envoie les
pistolets à Werther, sans dire un mot à Albert, sans lui communiquer ses
pressentiments et ses craintes. Vous avez fait tout ce que vous pouviez
pour rendre acceptable ce silence, mais aucun motif n'était suffisant en
face de la nécessité pressante de sauver la vie de son ami.»

«--Votre observation, dit Goethe, ne manque pas de justesse. Est-ce ce
passage ou un autre dont Napoléon m'a parlé, je préfère ne pas le dire.
Mais, je vous le répète, votre remarque est aussi juste que la
sienne[13].»

[Note 13: «Dans ses _Souvenirs_, M. de Müller éclaircit ce point.
Napoléon aurait blâmé Goethe d'avoir montré Werther conduit au suicide,
non pas seulement par sa passion malheureuse pour Charlotte, mais aussi
par les chagrins de l'ambition froissée.

«C'était, disait Napoléon, affaiblir l'idée que se fait le lecteur de
l'amour immense de Werther pour Charlotte.»

«Je crois que l'on trouvera ici avec plaisir le récit que Goethe a donné
lui-même de cette conversation de 1808. Ce sont de simples notes de
journal. Il n'a jamais consenti à les développer. Peut-être craignait-il
de voir s'élever encore à cette occasion de nouveaux soupçons sur son
patriotisme, soupçons qui l'impatientaient et le blessaient vivement.

«Les souverains étaient réunis à Erfurt. Le 29 septembre 1808, le duc de
Weimar y fit venir Goethe. Il assista aux représentations données par la
troupe de la Comédie-Française. Le 2 octobre, il fut, sans doute sur
l'instigation de Maret, invité chez l'Empereur. Il se rendit au palais à
onze heures du matin. Laissons-le parler:

«Un gros chambellan polonais me dit d'attendre.--La foule s'éloigna. Je
fus présenté à Savary et à Talleyrand. Puis on m'appela dans le cabinet
de l'Empereur. Au même instant on annonça Daru, qui fut immédiatement
introduit. J'hésitais à entrer, on m'appela une seconde fois. J'entre.
L'Empereur est assis à une grande table ronde et déjeûne; à sa droite,
un peu éloigné de la table, se tient debout Talleyrand; à sa gauche,
assez près de lui, est Daru, avec lequel il cause de la question des
contributions de guerre. L'Empereur me fait signe d'approcher. Je reste
debout devant lui à la distance convenable. Il me regarde avec
attention, puis il dit:

«--Vous êtes un homme!»

«Je m'incline. Il demande:

«--Quel âge avez-vous?

«--Soixante ans.

«--Vous êtes bien conservé... Vous avez écrit des tragédies?»

«Je réponds de la façon la plus brève.--Daru prend alors la parole. Par
une sorte de flatterie envers les Allemands, auxquels il devait faire
tant de mal, il avait pris quelque connaissance de la littérature
allemande; il était d'ailleurs versé dans la littérature latine, et
avait édité Horace. Il parle de moi à peu près comme en parlent les
personnes de Berlin qui me sont favorables; du moins je reconnus leur
manière de voir et de penser. Il ajouta que j'avais fait des traductions
du français, et entre autres que j'avais traduit _Mahomet_ de Voltaire.
L'Empereur dit:

«--Ce n'est pas une bonne pièce.»

«Et il exposa avec beaucoup de détails l'inconvenance qu'il y avait à
montrer ce conquérant faisant de lui-même un portrait complétement
défavorable. Il amena ensuite la conversation sur _Werther_, qu'il
disait avoir étudié à fond. Après différentes remarques d'une entière
justesse, il me désigna un certain passage et me dit:

«--Pourquoi avez-vous fait cela? Ce n'est pas conforme à la nature.»

«Et il soutint son opinion par de longs développements d'une parfaite
justesse.--Je l'écoutai, gardant une expression de physionomie sereine,
et lui répondis avec un sourire gai:

«--Je crois que personne ne m'a fait encore cette critique, mais je la
trouve tout à fait juste, et j'avoue qu'il y a dans ce passage un manque
de vérité. Mais, ajoutai-je, on doit peut-être pardonner au poëte
d'employer un artifice difficile à apercevoir, quand par là il arrive à
des effets auxquels il n'aurait pu atteindre en suivant la route simple
et naturelle.»

«L'Empereur parut satisfait de cette réponse; il revint au drame, et fit
des observations très-remarquables, en homme qui a considéré la scène
tragique avec la plus grande attention et à la façon d'un juge
d'instruction. Il avait vivement senti combien le théâtre français
s'éloigne de la nature et de la vérité. Il parla aussi avec
désapprobation des pièces dans lesquelles la fatalité joue un grand
rôle. Il dit qu'elles appartenaient à une époque sans lumières.

«--De nos jours, ajouta-t-il, que nous veut-on avec la fatalité? La
politique, voilà la fatalité!»

«Il se retourna alors vers Daru, et parla avec lui de la grande affaire
des contributions. Je fis quelques pas en arrière, et me tins près du
cabinet dans lequel, il y a plus de trente ans, j'avais passé bien des
heures, tantôt de plaisir, tantôt d'ennui... L'Empereur se leva, vint
vers moi, et, par une sorte de manoeuvre, me sépara des autres personnes
au milieu desquelles je me trouvais; leur tournant le dos, et me parlant
à demi-voix, il me demanda si j'étais marié, si j'avais des enfants, et
me fit toutes les questions habituelles sur ma situation personnelle. Il
m'interrogea aussi sur mes relations avec la famille ducale, avec la
duchesse Amélie, avec le duc, la duchesse, etc.--Je lui fis les réponses
les plus simples. Il parut content de ces réponses, qu'il traduisait
dans son langage, en leur donnant plus de précision que je n'avais pu
leur en donner.--Comme remarque générale, je dirai que dans toute cette
conversation j'eus à admirer la variété de ses paroles d'approbation:
rarement, en écoutant, il restait immobile; il faisait un mouvement de
tête significatif, ou disait: _oui_, ou: _c'est bien_, et d'autres
phrases de ce genre. Je ne dois pas non plus oublier de remarquer que,
lorsqu'il avait exprimé une opinion, il ajoutait presque toujours:
_Qu'en dit monsieur Goethe?_...

«Je demandai bientôt par signe au chambellan si je pouvais me retirer.
Il me fit signe que oui, et je quittai le salon.»

«Telle est cette entrevue célèbre. D'après M. de Müller, Napoléon, en
parlant de la tragédie, aurait encore ajouté:

«--La tragédie doit être l'école des rois et des peuples; c'est là le
but le plus élevé que puisse se proposer le poëte. Vous, par exemple,
vous devriez écrire la _Mort de César_, et d'une façon digne du sujet,
avec plus de grandiose que Voltaire. Cela pourrait devenir l'oeuvre la
plus belle de votre vie. Il faudrait montrer au monde quel bonheur César
lui aurait donné, comme tout aurait reçu une tout autre forme, si on lui
avait laissé le temps d'exécuter ses plans sublimes. Venez à Paris,
j'exige absolument cela de vous. Là, le spectacle du monde est plus
grand; là, vous trouverez en abondance des sujets de poésies!»

«Lorsque Goethe se retira, on entendit Napoléon dire encore à Berthier
et à Daru, avec un accent réfléchi:

«--Voilà un homme!»

«Il était dans le caractère de Goethe de ne pas communiquer facilement
ce qui le touchait de près, et il garda un profond silence sur cette
audience; peut-être était-ce aussi par modestie et délicatesse. Il éluda
les questions que lui fit le grand-duc. Mais on vit bientôt que les
paroles de Napoléon avaient fait sur lui une forte impression.
L'invitation de venir à Paris l'occupa surtout pendant longtemps et
très-vivement. Il me demanda plusieurs fois à quelle somme monterait son
établissement à Paris, tel qu'il l'entendait, et c'est sans doute en
pensant combien de gênes et de privations l'y attendaient qu'il renonça
au projet de s'y rendre.--C'est seulement peu de temps avant sa mort que
je le décidai à écrire le récit laconique qu'il a laissé.» (M. de
Müller.)

«Au bal donné le 6 octobre à Weimar, Napoléon causa encore avec Goethe,
et, parlant toujours de la tragédie, il l'aurait placée au-dessus de
l'histoire. D'après M. Thiers, à propos du drame imité de Shakspeare,
«qui mêle la tragédie à la comédie, le terrible au burlesque,» il dit à
Goethe:

«--Je suis étonné qu'un grand esprit comme vous n'aime pas les genres
tranchés.»

«On affirme que les Mémoires de M. de Talleyrand donneront encore des
détails sur cette entrevue historique.»]

«Je rappelai cette opinion qui prétend que l'effet produit par _Werther_
a tenu au moment de sa publication.»

«--Je ne puis, dis-je, accepter cette idée généralement répandue.
_Werther_ a fait époque parce qu'il a paru, et non parce qu'il a paru
dans un certain temps. Chaque temps renferme tant de souffrances
inexprimées, tant de mécontentements secrets, de lassitude de
l'existence, et il y a pour chaque homme dans ce monde tant de
relations pénibles, tant de chocs dans sa nature contre l'organisation
sociale, que _Werther_ ferait époque aujourd'hui, s'il paraissait
aujourd'hui.»

«--Vous avez pleinement raison, dit Goethe, et voilà pourquoi le livre
encore maintenant a sur un certain moment de la jeunesse la même action
qu'il a eue autrefois. J'ai connu ces troubles dans ma jeunesse par
moi-même, et je ne les dois ni à l'influence générale de mon temps, ni à
la lecture de quelques écrivains anglais. Ce qui m'a fait écrire, ce qui
m'a mis dans cet état d'esprit d'où est sorti _Werther_, ce sont bien
plutôt certaines relations, certains tourments tout à fait personnels et
dont je voulais me débarrasser à toute force. J'avais vécu, j'avais
aimé, et j'avais beaucoup souffert! Voilà tout.»


XII.

Les opinions politiques de Goethe, modifiées par le temps et les
événements, sont assez bien interprétées par lui-même dans les pages
ci-jointes.

«Et en politique! que n'ai-je pas eu à endurer! Quelles misères ne
m'a-t-on pas faites? Connaissez-vous mon drame _les Révoltés_?»

«--Hier pour la première fois, dis-je, j'ai lu cette pièce, à cause de
la nouvelle édition de vos oeuvres, et j'ai infiniment regretté qu'elle
soit restée inachevée. Mais telle qu'elle est, tout esprit juste saura y
voir votre manière de penser.»

«--Je l'ai écrite au temps de la première Révolution, et on peut la
regarder comme ma profession de foi politique à ce moment. J'avais fait
de la comtesse le représentant de la noblesse, et les paroles que je
mets dans sa bouche indiquent quels doivent être les sentiments d'un
noble. La comtesse vient d'arriver de Paris, elle a été témoin des
préliminaires de la Révolution, et elle n'en a pas déduit une mauvaise
doctrine. Elle s'est convaincue que s'il est possible d'opprimer le
peuple, on ne peut l'écraser, et que le soulèvement révolutionnaire des
classes inférieures est une suite de l'injustice des grands.»

--«Je veux à l'avenir, dit-elle, éviter soigneusement toute action
injuste, et, sur les actes injustes d'autrui, je dirai hautement dans le
monde et à la cour mon opinion. Aucune injustice ne me trouvera plus
muette, quand même on devrait me décrier en m'appelant démocrate.»

«Je croyais que cette manière de penser était tout à fait digne de
respect. Elle était alors la mienne et elle l'est encore maintenant. Eh
bien! pour récompense, on m'a couvert de titres de toute espèce que je
ne veux pas répéter[14].»

[Note 14: «Oui, il veut que les nobles soient pleins d'humanité, mais il
les maintient dans la possession de leurs titres, de leur rang, et c'est
là une modération qui ne pouvait plaire dans un temps de révolution
radicale.»]

«--La lecture seule d'_Egmont_, dis-je, suffit pour savoir ce que vous
pensez. Je ne connais pas de pièce allemande où la cause de la liberté
ait été plaidée comme dans celle-là.

«--On a du plaisir à ne pas consentir à me voir comme je suis, et on
détourne les regards de ce qui pourrait me montrer sous mon vrai jour.
Au contraire, Schiller, qui, entre nous, était bien plus un aristocrate
que moi, mais qui bien plus que moi pensait à ce qu'il disait, Schiller
avait eu le singulier bonheur de passer pour l'ami tout particulier du
peuple. Je lui laisse le titre de tout coeur, et je me console en
pensant que bien d'autres ont eu le même sort que moi. Oui, on a raison,
je ne pouvais pas être un ami de la Révolution française, parce que
j'étais trop touché de ses horreurs, qui, à chaque jour, à chaque heure,
me révoltaient, tandis qu'on ne pouvait pas encore prévoir ses suites
bienfaisantes. Je ne pouvais pas voir avec indifférence que l'on
cherchât à reproduire _artificiellement_ en Allemagne les scènes qui, en
France, étaient amenées par une nécessité puissante. Mais j'étais aussi
peu l'ami d'une souveraineté arbitraire. J'étais pleinement convaincu
que toute révolution est la faute non du peuple, mais du gouvernement.
Les révolutions seront absolument impossibles, dès que les
gouvernements seront constamment équitables, et toujours en éveil, de
manière à prévenir les révolutions par des améliorations opportunes, dès
qu'on ne les verra plus se roidir jusqu'à ce que les réformes
nécessaires leur soient arrachées par une force jaillissant d'en bas. À
cause de ma haine pour les révolutions, on m'appelait un ami du fait
existant. C'est là un titre très-ambigu, que l'on aurait pu m'épargner.
Si tout ce qui existe était excellent, bon et juste, je l'accepterais
très-volontiers. Mais à côté de beaucoup de bonnes choses il en existe
beaucoup de mauvaises, d'injustes, d'imparfaites, et un ami du fait
existant est souvent un ami de ce qui est vieilli, de ce qui ne vaut
rien. Les temps sont dans un progrès éternel; les choses humaines
changent d'aspect tous les cinquante ans, et une disposition qui en 1800
sera parfaite est déjà peut-être vicieuse en 1850.--Mais il n'y a de bon
pour chaque peuple que ce qui est produit par sa propre essence, que ce
qui répond à ses propres besoins, sans singerie des autres nations. Ce
qui serait un aliment bienfaisant pour un peuple d'un certain âge sera
peut-être un poison pour un autre. Tous les essais pour introduire des
nouveautés étrangères sont des folies, si les besoins de changement
n'ont pas leurs racines dans les profondeurs mêmes de la nation, et
toutes les révolutions de ce genre resteront sans résultats, parce
qu'elles se font sans Dieu; il n'a aucune part à une aussi mauvaise
besogne. Si, au contraire, il y a chez un peuple besoin réel d'une
grande réforme, Dieu est avec elle, et elle réussit. Il était évidemment
avec le Christ et avec ses premiers disciples, car l'apparition de cette
nouvelle doctrine d'amour était un besoin pour les peuples; il était
aussi évidemment avec Luther, car il n'était pas moins nécessaire de
purifier cette doctrine défigurée par le clergé. Ces deux grandes
puissances que je viens de nommer n'étaient pas des amis du fait établi;
leur ferme persuasion était bien plutôt qu'il fallait épurer le vieux
levain, et que l'on ne pouvait continuer à marcher toujours dans la
fausseté, l'injustice et l'imperfection.»

                                              «Mardi, 27 janvier 1824.

«Goethe a causé avec moi de la continuation de sa biographie, à laquelle
il travaille dans ce moment. Il dit que les dernières époques de sa vie
ne peuvent pas avoir la même abondance de détails que sa jeunesse,
racontée dans _Vérité et Poésie_. «Je composerai le récit de ces
dernières années sous forme d'_Annales_; il s'agit moins de raconter ma
vie que de montrer sur quoi s'est exercée mon activité. D'ailleurs, pour
tout individu, l'époque la plus intéressante est celle du
développement[15], et pour moi cette époque se termine dans les volumes
détaillés de _Vérité et Poésie_. Plus tard commence la lutte avec le
monde, et cette lutte n'est intéressante qu'autant qu'il en sort quelque
chose. Et puis, la vie d'un savant d'Allemagne, qu'est-ce? Ce qu'elle a
produit pour moi de bon, je ne pourrais pas le publier, et ce qui
pourrait être publié ne vaut pas la peine de l'être. Et où sont les
auditeurs auxquels on aurait du plaisir à faire un pareil récit? Lorsque
je regarde en arrière le commencement et le milieu de ma vie et que je
viens à penser combien il me reste peu dans ma vieillesse de ceux qui
étaient avec moi quand j'étais jeune, je pense toujours à ce qui arrive
à ceux qui vont passer un été aux eaux. En arrivant, on fait
connaissance et amitié avec des personnes qui étaient déjà là depuis
longtemps et qui sont près de partir. Leur perte fait de la peine. On se
rattache alors à la seconde génération, avec laquelle on vit assez
longtemps et avec laquelle on lie des rapports intimes: mais elle part
aussi, et nous laisse solitaire avec une troisième génération qui arrive
presque au moment de notre propre départ et avec laquelle nous n'avons
rien du tout de commun.

[Note 15: «Il est remarquable que la partie la plus intéressante, la
plus détaillée des Mémoires écrits sur eux-mêmes par les personnages
célèbres, soit toujours la première. Tout le monde se souvient des
chapitres délicieux dans les premiers livres des _Confessions_ de saint
Augustin, de J.-J. Rousseau, des _Mémoires_ de Chateaubriand, de G.
Sand, des _Confidences_ de Lamartine. Mais avec la jeunesse s'en vont la
poésie et le charme! Vers trente ans, l'âme, trop souvent froissée, a
perdu sa fleur première. «La lutte avec le monde commence,» l'esprit
l'emporte sur le coeur, et tout devient plus froid.--Il faut arriver aux
dernières années et aux dernières scènes de l'existence, pour retrouver
l'intérêt profond et saisissant.»]

«On m'a toujours vanté comme un favori de la fortune; je ne veux pas me
plaindre et je ne dirai rien contre le cours de mon existence; mais au
fond elle n'a été que peine et travail, et je peux affirmer que, pendant
mes soixante et quinze ans, je n'ai pas eu quatre semaines de vrai
bien-être. Ma vie, c'est le roulement perpétuel d'une pierre qui veut
toujours être soulevée de nouveau. Mes _Annales_ éclairciront ce que je
dis là. On a trop demandé à mon activité, soit extérieure, soit
intérieure. À mes rêveries et à mes créations poétiques je dois mon vrai
bonheur. Mais combien de troubles, de limites, d'obstacles, n'ai-je pas
rencontrés dans les circonstances extérieures! Si j'avais pu me retirer
davantage de la vie publique et des affaires, si j'avais pu vivre
davantage dans la solitude, j'aurais été plus heureux, et j'aurais fait
bien plus aussi comme poëte[16].»

[Note 16: «Dans ses _Entretiens_, notre Lamartine a dit à son tour: «Il
me semble que je me juge bien en convenant avec une juste modestie que
je ne fus pas un grand poëte, mais en croyant peut-être avec trop
d'orgueil que dans d'autres circonstances et dans d'autres temps
j'aurais pu l'être. Il aurait fallu pour cela que _la destinée m'eût
fermé plus hermétiquement et plus obstinément toutes les carrières de la
vie active_... Si j'avais concentré toutes les forces de ma sensibilité,
de mon imagination, de ma raison dans la seule faculté poétique... je
crois... que j'aurais pu accomplir quelque oeuvre non égale, mais
parallèle aux beaux monuments poétiques de nos littératures... Il en a
été autrement, il est trop tard pour revenir sur ses pas!...»--Je
rapproche ces deux témoignages de deux des plus grands poëtes du siècle
en souhaitant qu'ils tombent sous les yeux de leur successeur;
peut-être, grâce à cet aveu de ses devanciers, serait-il plus sage
qu'eux. Est-ce tout à fait un mal? Goethe a laissé moins de beaux vers,
mais il a, comme ministre, rendu d'immenses services au grand-duché de
Weimar, et par suite à l'Allemagne entière. Lamartine n'a pas écrit
l'épopée qu'il rêvait, mais il a écrit quelques lois qui valent bien des
chants épiques. Le bien a profité des pertes du beau. Quand une grand
âme est active, ce qu'elle fait reçoit toujours sa noble et durable
empreinte.»]

Il ajoutait:

«Pour moi, dans ce que j'ai eu à faire et à mener, je me suis toujours
conduit en royaliste. J'ai laissé bavarder autour de moi, et j'ai fait
ce que je pensais être bien. J'embrassais les choses d'un coup d'oeil
général, et je savais où je me dirigeais. Si j'avais fait une faute, je
l'avais faite seul, et je pouvais la réparer; mais si nous avions été
plusieurs à la faire, la réparer eût été impossible, parce que chacun
aurait eu une opinion différente.»

                                                            LAMARTINE.

(_La suite au prochain entretien._)



CXXe ENTRETIEN.

CONVERSATIONS DE GOETHE

PAR ECKERMANN.

(DEUXIÈME PARTIE.)


I.

Quant à la religion positive, il en parle avec une odieuse légèreté.

«Ces mystères incompréhensibles sont beaucoup trop au-dessus de nous
pour être un sujet d'observations quotidiennes et de spéculations
funestes à l'esprit. Que celui qui a la foi en une durée future jouisse
de son bonheur en silence, et qu'il ne se trace pas déjà des tableaux de
cet avenir. À l'occasion de _l'Uranie_ de Tiedge, j'ai remarqué que les
personnes pieuses forment une espèce d'aristocratie comme les personnes
nobles. J'ai trouvé de sottes femmes, et j'ai été obligé de supporter de
la part de plusieurs d'entre elles une espèce d'examen à mots couverts
sur ce point. Je les indignais en leur disant:

«Je serai très-satisfait, si, après cette vie, je suis encore favorisé
d'une autre, mais je demande seulement à ne rencontrer là-haut aucun de
ceux qui ici-bas ont eu la foi à la vie future, car je serais alors bien
malheureux! Toutes ces âmes pieuses viendraient toutes m'entourer en me
disant: Eh bien! n'avions-nous pas raison? Ne vous l'avions-nous pas
dit? N'est-ce pas arrivé?... Et je serais, même là-haut, condamné à un
ennui sans fin. S'occuper des idées sur l'immortalité, cela convient aux
classes élégantes et surtout aux femmes qui n'ont rien à faire. Mais un
homme d'esprit solide, qui pense à être déjà ici-bas quelque chose de
sérieux, et qui par conséquent a chaque jour à travailler, à lutter, à
agir, cet homme laisse tranquille le monde futur et s'occupe à être
actif et utile dans celui-ci. Les idées sur l'immortalité sont bonnes
aussi pour ceux qui n'ont pas été très-bien partagés ici-bas pour le
bonheur, et je parierais que, si le bon Tiedge avait eu un meilleur
sort, il aurait eu aussi de meilleures idées.»

L'insensé! Si les malheureux et les pauvres n'avaient pas le droit de
compter sur l'immortalité, où serait leur consolation ou leur vengeance?

Goethe rectifie lui-même ailleurs ces assertions téméraires. Le temps
lui enseigne l'immortalité!


II.

«Il me dit, ce jour-là, que la connaissance du monde était innée chez le
vrai poëte, et que pour le peindre il n'avait besoin ni de grande
expérience ni de longues observations.

«J'ai écrit mon _Goetz de Berlichingen_, disait-il, quand j'avais
vingt-deux ans, et dix ans plus tard j'étais étonné de la vérité de mes
peintures. Je n'avais rien connu par moi-même, rien vu de ce que je
peignais, je devais donc posséder par anticipation la connaissance des
différentes conditions humaines. En général, avant de connaître le monde
extérieur, je n'éprouvais de plaisir qu'à reproduire mon monde
intérieur. Lorsque plus tard j'ai vu que le monde était réellement comme
je l'avais pensé, il m'ennuya, et je perdis toute envie de le peindre.
Oui, je peux le dire, si pour peindre le monde j'avais attendu que je le
connusse, ma peinture serait devenue un persiflage.»

«C'est ainsi que Goethe disait de Byron que le monde était pour lui
transparent, et qu'il pouvait le peindre par pressentiment. J'exprimai
quelques doutes; je demandai si, par exemple, Byron réussirait à peindre
une nature inférieure, animale; son caractère personnel me semblait trop
puissant pour qu'il aimât à se livrer à de pareils sujets. Goethe me
l'accorda, en disant que les pressentiments ne s'étendaient pas au-delà
des sujets qui sont analogues au talent du poëte, et nous convînmes
ensemble que l'étendue plus ou moins grande des pressentiments donnait
la mesure du talent.

«Si Votre Excellence soutient, dis-je alors, que le monde est inné dans
le poëte, elle ne parle sans doute que du monde intérieur, et non du
monde des phénomènes et des rapports; par conséquent, pour que le poëte
puisse tracer une peinture vraie, il a besoin d'observer la réalité.

«--Oui, certainement, répondit Goethe. Les régions de l'amour, de la
haine, de l'espérance, du désespoir, toutes les nuances de toutes les
passions de l'âme, voilà ce dont la connaissance est innée chez le
poëte, voilà ce qu'il sait peindre. Mais il ne sait pas d'avance comment
on tient une cour de justice, quels sont les usages dans les parlements,
ou au couronnement d'un empereur, et pour ne pas, en pareils sujets,
blesser la vérité, il faut que le poëte étudie ou voie par lui-même. Je
pouvais bien, par pressentiment, avoir sous ma puissance pour Faust les
sombres émotions de la fatigue de l'existence, pour Marguerite les
émotions de l'amour, mais avant d'écrire ce passage: «Avec quelle
tristesse le cercle incomplet de la lune décroissante se lève dans une
vapeur humide,» il me fallait observer la nature.»

                                           «Dimanche, 29 février 1824.

«Je suis allé à midi chez Goethe, qui m'a invité à une promenade en
voiture avant dîner. Je le trouvai à déjeuner, et je m'assis en face de
lui, pour causer sur les travaux qui nous occupent et qui se rapportent
à la nouvelle édition de ses oeuvres. Je lui conseillai d'y comprendre
_les Dieux_, _les Héros et Wieland_ et les _Lettres d'un Pasteur_.

«De mon point de vue actuel, je ne peux juger ces productions de ma
jeunesse, me dit-il. C'est à vous, jeunes gens, à décider. Cependant je
ne veux pas dire de mal de ces commencements; j'étais encore dans
l'obscurité, et je marchais en avant sans trop savoir où j'allais, mais
cependant j'avais déjà le sens du vrai, une baguette divinatoire qui
m'enseignait où était l'or.»

«J'observai qu'il en était ainsi pour tous les grands talents, car
autrement, lorsqu'ils s'éveillent dans ce monde si mélangé, ils ne
sauraient pas saisir le vrai et éviter le faux. Cependant on avait
attelé; nous suivîmes la route vers Iéna. Goethe, au milieu de
différents sujets, me parla des nouveaux journaux français. «La
constitution en France, dit-il, chez un peuple qui renferme tant
d'éléments vicieux, repose sur une tout autre base que la constitution
anglaise. En France tout se fait par la corruption; toute la révolution
française même a été menée à l'aide de corruptions.»

Il pensait à Mirabeau.


III.

Une délicieuse et minutieuse description de la maison des champs de
Goethe à la fin de l'hiver vient ensuite, cadre du portrait qui en
relève l'originalité pensive. Lisez:

                                                 «Lundi, 22 mars 1824.

«Avant dîner je suis allé en voiture avec Goethe à son jardin. Par sa
situation au-delà de l'Ilm, dans le voisinage du parc, sur la pente
occidentale d'une rangée de collines, ce jardin à quelque chose
d'aimable et d'attrayant. Protégé contre les vents du nord et de l'est,
il est ouvert aux chaudes et bienfaisantes exhalaisons qui viennent du
sud et de l'ouest; il offre ainsi, surtout en automne et au printemps,
un séjour très-agréable. On est si près de la ville, qui s'étend au
nord-ouest, que l'on peut y arriver en quelques minutes, et cependant,
quand on regarde autour de soi, on ne voit s'élever dans les environs
aucun édifice, aucun sommet de tour, pouvant rappeler le voisinage de la
ville. Les arbres du parc, grands et serrés, arrêtent toute vue de ce
côté. Ils se prolongent à gauche, vers le nord, formant ce qu'on appelle
l'_Étoile_; à côté est le chemin de voitures, qui passe tout à fait
devant le jardin. Vers l'ouest et le sud-ouest le regard s'étend
librement sur une vaste prairie à travers laquelle, à la distance d'un
bon trait d'arbalète, l'Ilm coule en replis silencieux. Au-delà de la
rivière, le rivage s'élève de nouveau en collines; leurs pentes et leurs
hauteurs sont couvertes des verts ombrages et du feuillage varié des
grands aunes, des chênes, des peupliers blancs et des bouleaux, dont est
planté le parc. Cette verdure s'étend bien au-delà et va au loin, vers
le sud et vers le couchant, former un horizon harmonieux. L'aspect du
parc au-delà de la prairie ferait croire, surtout en été, que l'on est
près d'un bois qui se prolongerait pendant des lieues entières. On croit
à chaque instant que l'on va voir apparaître sur la prairie un cerf ou
un chevreuil. On se sent plongé dans la paix profonde d'une nature
solitaire, car le silence absolu n'est interrompu que par les notes
isolées des merles qui alternent avec le chant d'une grive des bois.
Mais on est tiré de ce rêve de solitude par l'heure qui vient à sonner à
la tour, ou par le cri des paons du parc, ou par les tambours ou les
clairons qui retentissent à la caserne. Ces bruits ne sont pas
désagréables; ils nous remettent en mémoire que nous sommes près de
notre ville, dont nous nous croyions éloignés de cent lieues. À
certaines heures du jour, dans certaines saisons, ces prairies ne sont
rien moins que solitaires. On voit passer tantôt des paysans qui vont à
Weimar au marché ou qui en reviennent, tantôt des promeneurs de tout
genre, qui, suivant les sinuosités de l'Ilm, se dirigent surtout vers
Ober-Weimar, petit village très-fréquenté à certains jours. Puis le
temps de la moisson donne à cette place la plus vive animation. Dans les
intervalles on y voit venir paître des troupeaux de moutons et même les
magnifiques vaches suisses de la ferme voisine. Aujourd'hui cependant,
il n'y avait encore aucune trace de ces spectacles qui l'été nous
rafraîchissent l'âme. C'est à peine si dans la prairie quelques places
çà et là commençaient à verdir; aux arbres du parc, rameaux et bourgeons
étaient encore bruns; cependant le cri du pinson et le chant du merle et
de la grive, qui résonnaient de temps en temps, annonçaient l'approche
du printemps. L'air était doux et agréable comme en été; un souffle à
peine sensible venait du sud-ouest. Sur un ciel serein glissaient
quelques petites nuées d'orage; plus haut on en remarquait d'autres,
ayant la forme de longues bandes, qui se dénouaient. Nous contemplâmes
les nuages avec attention, et nous vîmes que ceux qui dans les régions
inférieures s'étaient réunis en amas arrondis étaient aussi en train de
se dissoudre; Goethe en conclut que le baromètre allait monter. Il
parla beaucoup sur l'élévation et l'abaissement du baromètre; sur ce
qu'il appelait l'_affirmation_ et la _négation_ de l'humidité. Il parla
sur les lois éternelles d'aspiration et de respiration de la terre, sur
la possibilité d'un déluge, au cas d'une _affirmation_ d'humidité
constante. Il dit que chaque endroit avait son atmosphère particulière,
mais que cependant l'état barométrique de l'Europe avait une grande
uniformité. Comme la nature est incommensurable, ses irrégularités sont
immenses et il est très-difficile d'apercevoir les lois.

«Pendant qu'il me donnait ces hauts enseignements, nous avancions sur la
route sablée qui conduit au jardin. Quand nous fûmes arrivés, il fit
ouvrir la maison par son domestique, pour me la montrer[17]. Les murs
extérieurs, peints en blanc, étaient entièrement garnis de rosiers
disposés en espaliers, qui avaient grimpé jusqu'au toit. Je fis le tour
de la maison, et je remarquai avec beaucoup d'intérêt, le long des
murs, dans les branches de rosiers, un grand nombre de nids différents
qui s'étaient conservés là de l'été précédent, et qui, n'étant plus
couverts par le feuillage, se laissaient voir. Je vis entre autres des
nids de linots et de diverses espèces de fauvettes, à des hauteurs
différentes suivant leurs habitudes. Goethe me conduisit ensuite dans
l'intérieur de la maison, que, l'été précédent, j'avais oublié de
visiter. Au rez-de-chaussée je trouvai _une_ seule pièce d'habitation;
aux murs étaient suspendus quelques cartes et quelques gravures, et un
portrait de Goethe, de grandeur naturelle, peint par Meyer quelque temps
après le retour des deux amis d'Italie. Goethe y a l'aspect d'un homme
vigoureux d'âge moyen, très-brun et un peu gros. Le visage, qui a peu de
vie dans le portrait, est très-sérieux d'expression; on croit voir un
homme dont l'âme sent qu'elle a charge d'actions pour l'avenir[18].
Nous montâmes l'escalier, nous trouvâmes en haut trois pièces et un
cabinet, mais le tout très-étroit et très-incommode. Goethe me dit qu'il
avait passé là de joyeuses années et y avait travaillé dans la
tranquillité. Il faisait un peu frais dans cette chambre, nous allâmes
chercher la chaleur en plein air. En nous promenant sous le soleil de
midi dans l'allée principale, nous causâmes sur la littérature
contemporaine, sur Schelling et sur Schelling et Platen. Mais bientôt
cependant notre attention se porta de nouveau sur la nature qui nous
entourait. Déjà les couronnes impériales et les lis dressaient leurs
tiges vigoureuses, et des deux côtés de l'allée on voyait paraître les
feuilles vertes des mauves. La partie supérieure du jardin, sur la pente
de la colline, est garnie de gazon et parsemée de quelques arbres
fruitiers. Des chemins sinueux, tracés sur les flancs du coteau,
s'élèvent vers son sommet et en redescendent en serpentant; l'envie me
prit de monter, Goethe passa devant moi et je suivis son pas rapide, en
me réjouissant de sa verte vigueur. En haut, près de la haie, nous
trouvâmes un paon femelle qui paraissait être venu du parc du château,
et Goethe me dit que l'été il les attirait et les habituait à venir en
leur donnant leurs graines favorites. En descendant le coteau par
l'autre allée sinueuse, je trouvai, entourée d'un bosquet, une pierre
sur laquelle étaient gravés les vers connus:

  Ici, dans le silence, l'amant pensait à son amante[19]...

Et je me sentis dans un lieu classique. Tout à côté était un groupe de
chênes, de sapins, de bouleaux et de hêtres de demi-grandeur. En
tournant autour de ces arbres, nous retrouvâmes la grande allée; nous
étions près de la maison. Le group d'arbres est d'un côté en
demi-cercle, et forme comme la voûte d'une grotte; nous nous assîmes sur
de petites chaises placées autour d'une table ronde. Le soleil était si
ardent, que l'ombre légère de ces arbres sans feuillages faisait déjà du
bien.

[Note 17: «Cette maisonnette existe encore. C'est un des cadeaux de
Charles-Auguste à Goethe. Aujourd'hui un jardinier de bonne maison ne
consentirait pas à y loger sans embellissements préalables. Goethe l'a
habitée avec bonheur pendant des années, et il y a composé une grande
partie de ses chefs-d'oeuvre.»]

[Note 18: «Ce passage rappelle le portrait plus complet que M. Cousin a
tracé en 1817 (dans ses _Souvenirs d'Allemagne_):

«Goethe est un homme d'environ soixante-neuf ans, il ne m'a pas paru en
avoir soixante. Il a quelque chose de Talma, avec un peu plus
d'embonpoint. Peut-être aussi est-il un peu plus grand. Les lignes de
son visage sont grandes et bien marquées: front haut, figure assez
large, mais bien proportionnée; bouche sévère, yeux pénétrants,
expression générale de réflexion et de force... Sa démarche est calme et
lente comme son parler, mais, à quelques gestes rares et forts qui lui
échappent, on sent que l'intérieur est plus animé que l'extérieur...»]

[Note 19: «Voir, parmi les Poésies écrites dans la forme antique, le
_Rocher choisi_.»]

«Par les fortes chaleurs d'été, me dit Goethe, je ne connais pas de
meilleur asile que cette place. J'ai planté de ma main tous les arbres
il y a plus de quarante ans; j'ai eu le bonheur de les voir pousser, et
je jouis déjà depuis assez longtemps de la fraîcheur de leur ombrage. Le
feuillage de ces chênes et de ces hêtres est impénétrable au soleil le
plus ardent; j'aime à m'asseoir ici, pendant les chaudes journées d'été,
après dîner, lorsque sur la prairie et dans tout le parc à l'entour
règne ce silence que les anciens peindraient en disant que Pan dort.»

«Nous entendîmes sonner deux heures dans la ville, et nous revînmes.»

                                                 «Mardi, 30 mars 1824.

«Ce soir, chez Goethe, j'étais seul avec lui; nous avons causé de
différentes choses, tout en buvant une bouteille de vin; nous avons
parlé du théâtre français, en l'opposant au théâtre allemand.

«Il sera bien difficile, a dit Goethe, que le public allemand arrive à
une espèce de jugement sain, comme cela existe à peu près en Italie et
en France. L'obstacle principal, c'est que sur nos scènes on joue de
tout. Là où nous avons vu hier _Hamlet_, nous voyons aujourd'hui
_Staberle_[20], et là où demain doit nous ravir la _Flûte enchantée_, il
faudra, après-demain, écouter les farces du plaisant à la mode.»

[Note 20: «Personnage burlesque qui revient souvent dans les vaudevilles
écrits à Vienne. Berlin a de même ses types locaux, connus de tous les
Allemands.»]


IV.

Voici comment, en homme supérieur, il se jugeait lui-même:

«Le style d'un écrivain est la contre-épreuve de son caractère; si
quelqu'un veut écrire clairement, il faut d'abord qu'il fasse clair dans
son esprit, et si quelqu'un veut avoir un style grandiose, il faut
d'abord qu'il ait une grande âme.»

«Goethe a parlé ensuite de ses adversaires, disant que cette race est
immortelle.

«Leur nombre est Légion, a-t-il dit, cependant il n'est pas impossible
de les classer à peu près. Il y a d'abord ceux qui sont mes adversaires
par sottise; ce sont ceux qui ne m'ont pas compris et qui m'ont blâmé
sans me connaître. Cette foule considérable m'a causé dans ma vie
beaucoup d'ennuis, mais cependant il faut leur pardonner; ils ne
savaient pas ce qu'ils faisaient.

«Une seconde classe très-nombreuse se compose ensuite de mes envieux.
Ceux-là ne m'accordent pas volontiers la fortune et la position
honorable que j'ai su acquérir par mon talent. Ils s'occupent à harceler
ma réputation et auraient bien voulu m'annihiler. Si j'avais été
malheureux et pauvre, ils auraient cessé.

«Puis arrivent, en grand nombre encore, ceux qui sont devenus mes
adversaires parce qu'ils n'ont pas réussi eux-mêmes. Il y a parmi eux de
vrais talents, mais ils ne peuvent me pardonner l'ombre que je jette sur
eux.

«En quatrième lieu, je nommerai mes adversaires raisonnés. Je suis un
homme, comme tel j'ai les défauts et les faiblesses de l'homme, et mes
écrits peuvent les avoir comme moi-même. Mais comme mon développement
était pour moi une affaire sérieuse, comme j'ai travaillé sans relâche à
faire de moi une plus noble créature, j'ai sans cesse marché en avant,
et il est arrivé souvent que l'on m'a blâmé pour un défaut dont je
m'étais débarrassé depuis longtemps. Ces bons adversaires ne m'ont pas
du tout blessé; ils tiraient sur moi, quand j'étais déjà éloigné d'eux
de plusieurs lieues. Et puis en général un ouvrage fini m'était assez
indifférent; je ne m'en occupais plus et je pensais à quelque chose de
nouveau.

«Une quantité considérable d'adversaires se compose aussi de ceux qui
ont une manière de penser autre que la mienne et un point de vue
différent. On dit des feuilles d'un arbre que l'on n'en trouverait pas
deux absolument semblables; de même dans un millier d'hommes on n'en
trouverait pas deux entre lesquels il y eût harmonie complète pour la
pensée et les opinions. Cela posé, il me semble que, si j'ai à
m'étonner, c'est, non pas d'avoir tant de contradicteurs, mais au
contraire tant d'amis et de partisans. Mon siècle tout entier différait
de moi, car l'esprit humain, de mon temps, s'est surtout occupé de
lui-même, tandis que mes travaux, à moi, étaient tournés surtout vers la
nature extérieure; j'avais ainsi le désavantage de me trouver
entièrement seul. À ce point de vue, Schiller avait sur moi de grands
avantages. Aussi, un général plein de bonnes intentions m'a un jour
assez clairement fait entendre que je devrais faire comme Schiller. Je
me contentai de lui développer tous les mérites qui distinguaient
Schiller, mérites que je connaissais à coup sûr mieux que lui; mais je
continuai à marcher tranquillement sur ma route, sans plus m'inquiéter
du succès, et je me suis occupé de mes adversaires le moins possible.»


V.

Et voyez plus bas combien son génie ne lui servait que pour mieux
affirmer son Dieu et l'immortalité de son âme:

«Nous avions fait le tour du bois, nous tournâmes près de Tiefurt pour
revenir à Weimar; nous avions en face de nous le soleil couchant. Goethe
est resté quelques instants enfoncé dans ses pensées, puis il m'a cité
ce mot d'un ancien:

«Même lorsqu'il disparaît, c'est toujours le même soleil!»

«Et il a ajouté avec une grande sérénité:

«Quand on a soixante-quinze ans, on ne peut pas manquer de penser
quelquefois à la mort. Cette pensée me laisse dans un calme parfait, car
j'ai la ferme conviction que notre esprit est une essence d'une nature
absolument indestructible; il continue à agir d'éternité en éternité. Il
est comme le soleil, qui ne disparaît que pour notre oeil mortel; en
réalité il ne disparaît jamais; dans sa marche il éclaire sans cesse.»


VI.

Il revint quelques jours après sur la science et passa de là à _Byron_,
pour lequel il avait un enthousiasme sans moralité et sans mesure. Voyez
comment il lui immole le Tasse:

«Je suis loin de soutenir qu'une science modeste et saine nuise à
l'observation; au contraire, je répéterai le vieux mot: Nous n'avons
vraiment d'yeux et d'oreilles que pour ce que nous connaissons. Le
musicien en écoutant un orchestre entend chaque instrument, chaque note
isolément; celui qui n'est pas connaisseur est comme rendu sourd par
l'effet général de l'ensemble. Le promeneur qui ne cherche que son
loisir ne voit dans une prairie qu'une surface agréable par sa verdure
ou par ses fleurs; l'oeil du botaniste y aperçoit du premier coup un
nombre infini de petites plantes et de graminées différentes qu'il
distingue et qu'il voit séparément. Cependant il y a une mesure pour
tout, et comme, dans mon _Goetz_, l'enfant, à force d'être savant, ne
connaît plus son père, il y a dans la science des gens qui, perdus dans
leur savoir et dans leurs hypothèses, ne savent plus ni voir ni
entendre. Tout va très-vite avec eux, mais tout sort d'eux. Ils sont si
occupés de ce qui s'agite en eux-mêmes, qu'il en est d'eux comme d'un
homme qui, tout à un sentiment passionné, passera dans la rue à côté de
son meilleur ami sans le voir. Il faut pour observer la nature une
tranquille pureté d'âme que rien ne trouble et ne préoccupe. Si l'enfant
attrape le papillon posé sur la fleur, c'est que pour un moment il a
rassemblé sur un seul point toute son attention, et il ne va pas au même
instant regarder en l'air pour voir se former un joli nuage.

«--Ainsi, dis-je, les enfants et leur pareils pourraient servir dans la
science en qualité de très-bons manoeuvres.

«--Plût à Dieu, s'écria Goethe, que nous ne fussions tous rien de plus
que de bons manoeuvres! C'est justement parce que nous voulons être
davantage, et parce que nous introduisons partout avec nous un appareil
de philosophie et d'hypothèses, que nous nous perdons.»

«Il y eut un moment de silence. Riemer renoua la conversation en parlant
de lord Byron et de sa mort. Goethe a fait une magnifique analyse de ses
écrits, lui a prodigué les louanges les plus vives et a proclamé
hautement ses mérites. Puis il a dit:

«Quoique Byron soit mort si jeune, sa mort n'a rien fait perdre
d'essentiel à la littérature au point de vue de son développement. D'une
certaine façon, Byron ne pouvait pas aller plus loin. Il avait touché
les sommets de sa puissance créatrice, et, quoi qu'il eût pu faire
encore dans la suite, il n'aurait pas pu cependant étendre les limites
tracées autour de son talent. Dans son inconcevable poëme du _Jugement
dernier_, il a écrit l'oeuvre extrême qu'il pouvait écrire.»

«L'entretien se tourna ensuite sur le poëte italien Torquato Tasso, et
sur ses différences avec Byron. Goethe ne cacha pas la grande
supériorité de l'Anglais pour l'esprit, la connaissance du monde et la
puissance de production.

«On ne peut, a-t-il dit, comparer les deux poëtes sans détruire l'un par
l'autre. Byron est le buisson enflammé qui réduit en cendres le cèdre
sacré du Liban. La grande épopée de l'Italien a soutenu sa gloire à
travers les siècles, mais avec une seule ligne du _Don Juan_ on pourrait
empoisonner toute la _Jérusalem délivrée_!»


VII.

Il aimait Klopstock, mais il n'exaltait que son lyrisme.

Les Français, disait-il, ont de l'intelligence et de l'esprit, mais ils
n'ont pas de fond et pas de piété, ce qui leur sert.

«Il pensait comme moi sur le poëme de Dante. On parlait de l'obscurité
de ses poésies, qui est telle que ses compatriotes eux-mêmes ne
l'entendent pas. Les Français de ce temps ont prétendu les remettre à la
mode, mais ils n'oseront pas les remettre en lecture. Ils ont prétendu
en faire un _guelfe_ pendant qu'il cherchait à ramener un empereur
étranger pour posséder l'Italie. Il m'en parla d'ailleurs avec une
profonde admiration; il ne l'appelait pas un _talent_, mais une
_nature_.»

Il estimait peu le talent des femmes poëtes.

                                              «Mardi, 18 janvier 1825.

«Je suis allé aujourd'hui, à cinq heures, chez Goethe, que je n'avais
pas vu depuis plusieurs jours, et j'ai passé une belle soirée. Je l'ai
trouvé dans son cabinet de travail, causant sans lumière avec son fils
et le conseiller aulique Rehbein, son médecin. Je me plaçai avec eux
près de la table. On apporta bientôt de la lumière, et j'eus le bonheur
de voir Goethe devant moi plein de vivacité et de gaieté. Comme
d'habitude, il s'informa avec intérêt de ce que j'avais vu de neuf ces
jours-ci, et je lui racontai que j'avais fait connaissance avec une
femme poëte. Je pus en même temps vanter son talent, qui n'est pas
ordinaire, et Goethe, qui connaît quelques-unes de ses oeuvres, la loua
comme moi.»

«Une de ses poésies, dit-il, dans laquelle elle décrit un site de son
pays, a un caractère très-original. Elle obéit à un penchant heureux
pour les peintures de la nature visible, et elle a aussi au fond
d'elle-même de belles facultés. Il y aurait bien à critiquer en elle,
mais laissons-la aller et ne l'inquiétons pas sur la route que son
talent lui montrera.»

Nous parlâmes alors des femmes poëtes en général, et le conseiller
aulique Rehbein dit que le talent poétique des femmes lui faisait
souvent l'effet d'un besoin intellectuel de reproduction.»

«--L'entendez-vous? me dit Goethe en riant; un besoin intellectuel de
reproduction! comme le médecin arrange cela!»

«--Je ne sais pas, dit Rehbein, si je m'exprime bien, mais il y a
quelque chose comme cela. Ordinairement ces personnes n'ont pas joui du
bonheur de l'amour, et elles cherchent un dédommagement du côté de
l'esprit. Si elles avaient été mariées quand il le fallait, et si elles
avaient eu des enfants, elles n'auraient pas pensé à leurs productions
poétiques.»

«--Je ne veux pas chercher, dit Goethe, jusqu'à quel point vous avez
raison; mais pour les autres genres de talent chez les femmes, j'ai
toujours vu qu'ils cessaient avec le mariage. J'ai connu des jeunes
filles qui dessinaient parfaitement, mais dès qu'elles devenaient
épouses et mères, c'était fini, elles s'occupaient de leurs enfants, et
leur main ne touchait plus le crayon.--Cependant, reprit-il avec une
grande vivacité, les femmes pourraient continuer autant qu'elles le
veulent leurs poésies et leurs écrits, mais les hommes devraient bien ne
pas écrire comme des femmes! Voilà ce qui ne me plaît pas.»


VIII.

«Un jour je lui dis:

«J'ai toujours été étonné de l'idée de ces savants qui semblent croire
que la poésie ne sort pas de la vie, mais des livres. Ils sont toujours
à dire: Ceci vient de là, et ceci vient d'ici! S'ils trouvent dans
Shakspeare, par exemple, des passages qui se trouvent aussi chez les
anciens, il faut que Shakspeare les ait pris aux anciens! Ainsi, dans
Shakspeare, un personnage, en voyant une charmante jeune fille, dit:
«Heureux les parents qui la nomment leur fille; heureux le jeune homme
qui l'amènera comme fiancée!» Et parce que le même trait se trouve dans
Homère, il faut que Shakspeare le doive à Homère! Est-ce assez bizarre!
Comme s'il fallait aller si loin pour trouver ces choses-là, et comme si
tous les jours on n'en avait pas sous les yeux, on n'en sentait pas, on
n'en disait pas de pareilles!

«--Oui, c'est bien vrai, c'est fort ridicule, dit Goethe.

«--Lord Byron, continuai-je, ne se montre pas plus sage lorsqu'il
dépèce votre _Faust_ et prétend que vous aurez pris cela ici, et ceci
là.»

«--Toutes les belles choses que lord Byron cite, dit Goethe, je ne les
avais, pour la plupart, pas même lues, et j'y ai encore moins pensé,
quand j'ai fait le _Faust_. Mais lord Byron n'est grand que lorsqu'il
écrit ses vers; dès qu'il veut raisonner, c'est un enfant. Aussi il ne
sait pas se défendre contre les sottes attaques, précisément du même
genre, qui lui ont été faites dans son propre pays; il aurait dû prendre
un langage bien plus énergique. «Ce qui est là m'appartient! aurait-il
dû dire; que je l'aie pris dans la vie ou dans un livre, c'est
indifférent; il ne s'agissait pour moi que de savoir bien l'employer!»
Walter Scott s'est servi d'une scène de mon _Egmont_, il en avait le
droit; il l'a fait avec intelligence, il ne mérite que des éloges. Il a
aussi, dans un de ses romans, imité le caractère de ma _Mignon_; avec
autant de sagacité? c'est une autre question. Le _Diable métamorphosé_
de lord Byron est une suite de _Méphistophélès_, c'est fort bien! Si par
une fantaisie d'originalité, il avait voulu s'en écarter, il aurait été
obligé de faire plus mal. Mon Méphistophélès chante une chanson de
Shakspeare, et qu'est-ce qui l'en empêcherait? Pourquoi me serais-je
fatigué à en chercher une nouvelle, si celle de Shakspeare convenait et
disait justement ce qu'il fallait dire? L'exposition de mon _Faust_ a
aussi quelque ressemblance avec celle de _Job_, tout cela est fort bien
et j'en suis plutôt à louer qu'à blâmer.»

Ici Goethe se trompe, ou fait du sophisme en faveur de sa vanité.--_Je
prends mon bien où je le trouve_, est un mauvais mot et un mauvais
raisonnement de Molière. Dans la nature? oui; dans l'art? non. L'art
appartient à l'artiste et non au copiste. Toute imitation est un larcin.


IX.

L'incendie du théâtre de Weimar, qui eut lieu le 22 mars 1823, c'était
la moitié de la vie de Goethe qui s'écroulait. Il la vit s'écrouler avec
douleur, mais avec l'impassibilité apparente d'un dieu qui voit brûler
son temple et qui songe à le rebâtir promptement. Une seconde promenade
à sa maison des champs, où il emmène Eckermann, lui fournit l'occasion
de lui confier ses pensées secrètes en politique.

                                             «Mercredi, 27 avril 1825.

«Vers le soir j'allai chez Goethe, qui m'avait invité à une promenade en
voiture.»

«Avant de partir, me dit-il, il faut que je vous montre une lettre de
Zelter, que j'ai reçue hier et qui touche à notre affaire du théâtre.»

«Zelter avait écrit entre autres ce passage:

«Que tu ne serais pas un homme à bâtir à Weimar un théâtre pour le
peuple, je l'avais deviné depuis longtemps. Celui qui se fait feuille,
la chèvre le mange. C'est à quoi devraient réfléchir d'autres
puissances, qui veulent renfermer dans le tonneau le vin qui fermente.»

«--Mes amis, nous avons vu cela!»

«--Oui, et nous le voyons encore.»

«Goethe me regarda et nous nous mîmes à rire.»

«Zelter est un bon et digne homme, dit-il, mais il lui arrive parfois de
ne pas me comprendre et de donner à mes paroles une fausse
interprétation. J'ai consacré au peuple et à son enseignement ma vie
entière, pourquoi ne lui construirais-je pas aussi un théâtre? Mais ici,
à Weimar, dans cette petite résidence[21] où l'on trouve, comme on l'a
dit par plaisanterie, fort peu d'habitants et dix mille poëtes, peut-il
être beaucoup question du peuple, et surtout d'un théâtre du peuple?
Weimar, sans doute, deviendra une très-grande ville, mais il nous faut
cependant attendre encore quelques siècles pour que le peuple de Weimar
compose une masse telle, qu'il ait son théâtre et le soutienne.»

[Note 21: «C'est le nom des villes où réside le souverain.»]

«On avait attelé; nous partîmes pour le jardin de sa maison de campagne.
La soirée était calme et douce, l'air un peu lourd, et l'on voyait de
grands nuages se réunir en masses orageuses. Goethe restait dans la
voiture silencieux, et évidemment préoccupé. Pour moi, j'écoutais les
merles et les grives qui, sur les branches extrêmes des chênes encore
sans verdure, jetaient leurs notes à l'orage près d'éclater. Goethe
tourna ses regards vers les nuages, les promena sur la verdure naissante
qui, partout autour de nous, des deux côtés du chemin, dans la prairie,
dans les buissons, aux haies, commençait à bourgeonner, puis il dit:

«Une chaude pluie d'orage, comme cette soirée nous la promet, et nous
allons revoir apparaître le printemps dans toute sa splendeur et sa
prodigalité!»

«Les nuages devenaient plus menaçants, on entendait un sourd tonnerre,
quelques gouttes tombèrent, et Goethe pensa qu'il était sage de
retourner à la ville. Quand nous fûmes devant sa porte:

«Si vous n'avez rien à faire, me dit-il, montez chez moi, et restez
encore une petite heure avec moi.»

«J'acceptai avec grand plaisir. La lettre de Zelter était encore sur la
table.

«Il est étrange, bien étrange, dit-il, de voir avec quelle facilité on
peut être méconnu par l'opinion publique. Je ne sais pas avoir jamais
péché contre le peuple, mais maintenant, c'est décidé, une fois pour
toutes; je ne suis pas un ami du peuple! Oui, c'est vrai, je ne suis pas
un ami de la plèbe révolutionnaire, qui cherche le pillage, le meurtre
et l'incendie; qui, sous la fausse enseigne du bien public, n'a vraiment
devant les yeux que les buts les plus égoïstes et les plus vils. Je suis
aussi peu l'ami de pareilles gens que je le suis d'un Louis XV. Je hais
tout bouleversement violent, parce qu'on détruit ainsi autant de bien
que l'on en gagne. Je hais ceux qui les accomplissent aussi bien que
ceux qui les ont rendus inévitables. Mais pour cela, ne suis-je pas un
ami du peuple? Est-ce que tout homme sensé ne partage pas ces idées?
Vous savez avec quelle joie j'accueille toutes les améliorations que
l'avenir nous fait entrevoir. Mais, je le répète, tout ce qui est
violent, précipité, me déplaît jusqu'au fond de l'âme, parce que ce
n'est pas conforme à la nature. Je suis un ami des plantes, j'aime la
rose comme la fleur la plus parfaite que voie notre ciel allemand, mais
je ne suis pas assez fou pour vouloir que mon jardin me la donne
maintenant, à la fin d'avril. Je suis content, si je vois aujourd'hui
les premières folioles verdir; je serai content quand je verrai de
semaine en semaine la feuille se changer en tige, j'aurai de la joie à
voir en mai le bouton, et enfin, je serai heureux quand juin me
présentera la rose elle-même dans toute sa magnificence et avec tous ses
parfums. Celui qui ne veut pas attendre, qu'il aille dans une serre
chaude.

«On répète que je suis un serviteur des princes, un valet des princes!
comme si cela avait un sens! Est-ce que par hasard je sers un tyran, un
despote? Est-ce que je sers un de ces hommes qui ne vivent que pour
leurs plaisirs en les faisant payer à un peuple? De tels princes et de
tels temps sont, Dieu merci, loin derrière nous. Le lien le plus intime
m'attache depuis un demi-siècle au grand-duc, avec lui j'ai pendant un
demi-siècle lutté et travaillé, et je mentirais si je disais que je sais
un seul jour où le grand-duc n'a pas pensé à faire, à exécuter quelque
chose qui ne serve pas au bien du pays, et qui ne soit pas calculé pour
améliorer le sort de chaque individu. Pour lui personnellement,
qu'a-t-il retiré de son rôle de prince, sinon charges et fatigues?
Est-ce que sa demeure, son costume, sa table, sont plus brillants que
chez un particulier aisé? Que l'on aille dans nos grandes villes
maritimes, on verra la cuisine et le service d'un grand négociant sur un
meilleur pied que chez lui. Nous célébrerons cet automne le cinquantième
anniversaire du jour où il a commencé à gouverner et à être le maître.
Mais ce maître, quand j'y pense vraiment, qu'a-t-il été tout ce temps,
sinon un serviteur? Le serviteur d'une grande cause: le bien de son
peuple! S'il faut donc à toute force que je sois un serviteur des
princes, au moins ma consolation c'est d'avoir été le serviteur d'un
homme qui était lui-même serviteur du bien général.»


X.

Rien de plus touchant que l'hommage impartial que l'amitié de Goethe
rendait ainsi à l'affection de cinquante ans du grand-duc. Lisez:

«Madame de Goethe et Mademoiselle Ulrike entrèrent toutes deux en
très-gracieuse toilette d'été, que le beau temps leur avait fait
prendre. La conversation à table fut gaie et variée. On y parla des
parties de plaisir des semaines précédentes et des projets semblables
pour les semaines suivantes.

«--Si les belles soirées se maintiennent, dit madame de Goethe, j'aurais
un grand désir de donner ces jours-ci dans le parc un thé, au chant des
rossignols. Qu'en dites-vous, cher père?

«--Cela pourrait être très-joli! répondit Goethe.

«--Et vous, Eckermann, dit madame de Goethe, cela vous convient-il?
peut-on vous inviter?

«--Mais, Ottilie, s'écria mademoiselle Ulrike, comment peux-tu inviter
le docteur? Il ne viendra pas, ou, s'il vient, il sera comme sur des
charbons ardents, on verra que son esprit est ailleurs, et qu'il
aimerait beaucoup mieux s'en aller.

«--À parler franchement, répondis-je, je préfère flâner avec Doolan dans
les champs des environs. Les thés, les soirées avec thé, les
conversations avec thé, tout cela répugne si fort à mon naturel, que la
seule pensée de ces plaisirs me met mal à mon aise.

«--Mais, Eckermann, dit madame de Goethe, à un thé dans le parc, vous
êtes en plein air, par conséquent dans votre élément.

«--Au contraire, dis-je, quand je suis si près de la nature que ses
parfums viennent jusqu'à moi, et que cependant je ne peux vraiment me
plonger en elle, alors l'impatience me saisit, et je suis comme un
canard que l'on met près de l'eau en l'empêchant de s'y baigner.

«--Ou bien, dit Goethe en riant, comme un cheval qui passe sa tête par
le fenêtre de l'écurie et voit devant lui d'autres chevaux gambader sans
entraves, dans un beau pâturage. Il sent toutes les délices
rafraîchissantes de la nature libre, mais il ne peut les goûter. Laissez
donc Eckermann, il est comme il est, et vous ne le changerez pas. Mais,
dites-moi, mon très-cher, qu'allez-vous donc faire en pleins champs avec
votre Doolan, pendant toutes les belles après-midi?

«--Nous cherchons quelque part un vallon solitaire, et nous tirons à
l'arc.

«--Hum! dit Goethe, ce n'est pas là une distraction mal choisie.

«--Elle est souveraine, dis-je, contre les ennuis de l'hiver.

«--Mais comment donc, par le ciel! dit Goethe, avez-vous ici, à Weimar,
trouvé arcs et flèches?

«--Pour les flèches, j'avais, en revenant de la campagne de 1814,
rapporté avec moi un modèle du Brabant. Là, le tir à l'arc est général.
Il n'y a pas si petite ville qui n'ait sa société d'archers. Ils ont
leur tir dans des cabarets, comme nous y avons des jeux de quilles, et
ils se réunissent d'habitude vers le soir dans ces endroits où je les
ai regardés souvent avec le plus grand plaisir. Quels hommes bien faits!
et quelles poses pittoresques, quand ils tirent la corde! Comme toutes
leurs énergies se développent, et quels adroits tireurs ce sont! Ils
tiraient habituellement, à une distance de soixante ou quatre-vingts
pas, sur une feuille de papier collée à un mur d'argile détrempée; ils
tiraient vivement l'un après l'autre et laissaient leurs flèches fixées
au but. Et il n'était pas rare que sur quinze flèches cinq eussent
touché le rond du milieu, large comme un thaler; les autres étaient tout
à côté. Quand tout le monde avait tiré, chacun allait reprendre sa
flèche et on recommençait le jeu. J'étais alors si enthousiaste de ce
tir à l'arc, que je pensais que ce serait rendre un grand service à
l'Allemagne que de l'y introduire, et j'étais assez sot pour croire que
ce fût possible. Je marchandai souvent un arc, mais on n'en vendait pas
au-dessous de vingt francs, et où un pauvre chasseur pouvait-il trouver
une pareille somme? Je me bornai à une flèche, comme l'instrument le
plus important et travaillé avec le plus d'art; je l'achetai dans une
fabrique de Bruxelles pour un franc, et avec un dessin, ce fut le seul
butin que je rapportai dans mon pays[22].

[Note 22: «Il s'était engagé comme chasseur dans la guerre de 1814.»]

«--Voilà qui est tout à fait digne de vous, répondit Goethe. Mais ne
vous imaginez pas que l'on pourrait rendre populaire ce qui est beau et
naturel; ou du moins il faudrait pour cela avoir beaucoup de temps et
recourir à des moyens désespérés. Je crois facilement que ce jeu du
Brabant est beau. Notre plaisir allemand du jeu de quilles paraît, en
comparaison, grossier, commun, et il tient beaucoup du Philistin.

«--Ce qu'il y a de beau au tir de l'arc, dis-je, c'est qu'il développe
le corps tout entier et qu'il réclame l'emploi harmonieux de toutes les
forces. Le bras gauche, qui soutient l'arc, doit rester bien tendu sans
bouger; le droit, qui tire la corde, ne doit pas être moins fort; les
pieds, les cuisses, pour servir de base solide à la partie supérieure du
corps, s'attachent avec énergie au sol; l'oeil, qui vise, les muscles du
cou et de la nuque, tout est en activité et dans toute sa tension. Et
puis, quelles émotions, quelle joie quand la flèche part, siffle et
perce le but! Je ne connais aucun exercice du corps comparable.

«--Cela, dit Goethe, conviendrait à nos écoles de gymnastique, et je ne
serais pas étonné si, dans vingt ans, nous avions en Allemagne
d'excellents archers par milliers. Mais avec une génération d'hommes
mûrs il n'y a rien à faire, ni pour le corps, ni pour l'esprit, ni pour
le goût, ni pour le caractère. Commencez adroitement par les écoles, et
vous réussirez.

«--Mais, dis-je, nos professeurs allemands de gymnastique ne connaissent
pas le tir à l'arc.

«--Eh bien, dit Goethe, que quelques écoles se réunissent et fassent
venir de Flandre ou de Brabant un bon archer; ou bien qu'ils envoient en
Brabant quelques-uns de leurs meilleurs élèves, jeunes et bien faits,
qui deviendront là-bas de bons archers et apprendront aussi comment on
taille un arc et fabrique une flèche. Ils pourraient ensuite entrer dans
les écoles comme professeurs temporaires et aller ainsi d'école en
école. Je ne suis pas du tout opposé aux exercices gymnastiques en
Allemagne, aussi j'ai eu d'autant plus de chagrin en voyant qu'on y a
mêlé bien vite de la politique, de telle sorte que les autorités se sont
vues forcées ou de les restreindre, ou de les défendre et de les
suspendre. C'était jeter l'enfant que l'on baigne avec l'eau de la
baignoire. J'espère que l'on rétablira les écoles de gymnastique, car
elles sont nécessaires à notre jeunesse allemande, surtout aux
étudiants, qui ne font en aucune façon contre-poids à leurs fatigues
intellectuelles par des exercices corporels, et perdent ainsi l'énergie
en tout genre. Mais parlez-moi donc de votre flèche et de votre arc.
Ainsi, vous avez rapporté une flèche du Brabant! Je voudrais bien la
voir.

«--Il y a longtemps qu'elle est perdue, répondis-je. Mais je me la
rappelais si bien, que j'ai réussi à en faire une pareille, et non une
seule, mais toute une douzaine. Ce n'était pas aussi facile que je le
pensais, et je me suis mépris bien souvent. Il faut que la tige soit
droite et ne se courbe pas après quelque temps, qu'elle soit légère,
assez solide pour ne pas se briser au choc d'un corps solide. J'ai
essayé le peuplier, le pin, le bouleau: ces bois avaient un défaut ou un
autre; avec le tilleul je réussis. Le choix de la pointe en corne m'a
donné aussi du mal; il faut prendre le milieu même d'une corne, sinon
elle se brise. Et les plumes, que d'erreurs avant d'arriver!

«--Il faut, n'est-ce pas, dit Goethe, coller seulement les plumes à la
flèche?

«--Oui, mais il faut que ce soit collé avec grande adresse; et l'espèce
de colle, l'espèce de plumes à choisir, rien n'est indifférent; les
barbes des plumes de l'aile des grands oiseaux sont bonnes, en général,
mais celles que j'ai trouvées les meilleures sont les plumes rouges du
paon, les grandes plumes de coq d'Inde, et surtout les fortes et
magnifiques plumes de l'aigle et de l'outarde.

«--J'apprends tout cela avec grand intérêt, dit Goethe. Celui qui ne
vous connaît pas ne croirait guère que vous avez des goûts si pratiques.
Mais dites-moi donc aussi comment vous vous êtes procuré votre arc.

«--Je m'en suis fabriqué quelques-uns moi-même, répondis-je. J'ai fait
d'abord de la bien triste besogne, mais j'ai ensuite demandé des
conseils aux menuisiers et aux charrons, essayé tous les bois du pays,
et j'ai enfin réussi. Après des essais de différents genres, on me
conseilla de prendre une tige assez forte pour que l'on pût la fendre
(schlachten) en quatre parties.

«--_Schlachten_, me demanda Goethe, quel est ce mot?

«--C'est une expression technique des charrons; cela répond à fendre.
Lorsque les fibres d'une tige sont droites, les morceaux fendus sont
droits, et on peut s'en servir, sinon, non.

«--Mais pourquoi ne pas les scier? dit Goethe, on aurait des morceaux
droits.

«--Oui, mais quand les fibres du bois se courbent, on les couperait, et
la tige ne pourrait plus dès lors servir à un arc.

«--Je comprends, dit Goethe; un arc se brise quand les fibres de la tige
sont coupées. Mais continuez, vous m'intéressez.

«--Mon premier arc était trop dur à tendre; un charron me dit: «Ne
prenez plus un morceau de baliveau, le bois est toujours très-roide;
choisissez un des chênes qui croissent près de Hopfgarten[23]. Le bois
en est tendre.» Je vis alors qu'il y avait chênes et chênes, et j'appris
beaucoup de détails sur la nature différente du même bois, suivant son
exposition; je vis que les fibres des arbres se dirigent toujours vers
le soleil, et que si un arbre est exposé d'un côté au soleil, de l'autre
à l'ombre, le centre des fibres n'est plus le centre de l'arbre; le
côté le plus large est du côté du soleil; aussi les menuisiers et les
charrons, s'ils ont besoin d'un bois fin et fort, choisissent plutôt le
côté qui a été exposé au nord.

[Note 23: «Village auprès de Weimar.»]

«--Vous devez penser, me dit Goethe, combien vos observations sont
intéressantes pour moi qui me suis occupé pendant la moitié de mon
existence du développement des plantes et des arbres. Racontez toujours!
Vous avez donc choisi un chêne tendre?

«--Oui, et un morceau du côté opposé au soleil. Mais après quelques
mois, mon arc se déformait. Je fus donc obligé de recourir à d'autres
bois, au noyer d'abord, et enfin à l'érable, qui ne laisse rien à
désirer.

«--Je connais ce bois, dit Goethe, il pousse souvent dans les haies; je
m'imagine en effet qu'il doit être bon; mais j'ai vu rarement une jeune
tige sans noeuds, et il vous faut pour votre arc une tige absolument
libre de noeuds.

«--Quand on veut faire monter l'érable en arbre, on lui retire les
noeuds, ou en grossissant il les perd de lui-même. Quand il a quinze ou
dix-huit ans, il est donc bien lisse, mais on ne sait pas comment il est
à l'intérieur et quels mauvais tours il peut jouer. Aussi, on fera bien
de faire scier son arc dans la partie la plus rapprochée de l'écorce.

«--Mais vous disiez qu'il ne fallait pas scier le bois d'un arc, mais le
fendre, le _schlachten_, comme vous dites.

«--Quand il se laisse fendre, certainement, c'est-à-dire quand les
fibres sont assez grosses, mais les fibres de l'érable sont trop fines
et trop entremêlées.

«--Hum! hum! dit Goethe. Avec vos goûts d'archer vous êtes arrivé à de
très-jolies connaissances, et à des connaissances vivantes, à celles que
l'on n'obtient que par des moyens pratiques. C'est là toujours
l'avantage d'une passion, elle nous fait pénétrer le fond des choses.
Les recherches et les erreurs donnent aussi des enseignements; on
connaît non-seulement la chose elle-même, mais tout ce qui la touche
tout à l'entour. Que saurais-je moi-même sur les plantes, sur les
couleurs, si j'avais reçu ma science toute faite et si je l'avais
apprise par coeur? Mais comme j'ai tout cherché et trouvé par moi-même,
comme à l'occasion je me suis trompé, je peux dire que sur ces deux
sujets j'ai quelques connaissances, et que j'en sais plus qu'il n'y en a
sur le papier. Mais parlez-moi toujours de votre arc. J'ai vu des arcs
écossais tout droits, et d'autres au contraire recourbés à leur
extrémité; lesquels tenez-vous pour les meilleurs?

«--Je pense que la force du jet est plus grande dans les arcs à
extrémités recourbées. Depuis que je sais comment on courbe les arcs, je
courbe les miens; ils lancent mieux et sont aussi plus jolis à l'oeil.

«--C'est par la chaleur, n'est pas, dit Goethe, que l'on produit ces
inflexions?

«--Par une chaleur humide. Je trempe mon arc dans l'eau bouillante à six
ou huit pouces de profondeur, et après une heure, quand il est bien
chaud, je l'introduis entre deux morceaux de bois qui ont à leur
intérieur une ligne creusée suivant la forme que je veux donner à l'arc.
Je le laisse dans cet étau au moins un jour et une nuit, et quand il est
sec il ne bouge plus.

«--Savez-vous? dit Goethe en souriant mystérieusement; je crois que j'ai
pour vous quelque chose qui ne vous déplairait pas. Que diriez-vous, si
nous descendions et si je vous mettais à la main un vrai arc de
Baschkir?

«--Un arc de Baschkir! m'écriai-je avec enthousiasme, un vrai?

«--Oui, mon cher fou, un vrai! Venez un peu.»

«Nous descendîmes dans le jardin. Goethe ouvrit la porte de la pièce
inférieure d'un petit pavillon, dans laquelle je vis, aux murs et sur
des tables, des curiosités de toute espèce. Je ne jetai qu'un coup
d'oeil sur tous ces trésors; je n'avais d'yeux que pour mon arc.

«Le voici, dit Goethe, en le tirant d'un amas d'objets bizarres de toute
espèce. Il est bien resté tel qu'il était quand un chef de Baschkirs me
le donna en 1814. Eh bien, qu'en dites-vous?»

«J'étais plein de joie de tenir cette chère arme dans mes mains. La
corde me parut encore fort bonne. Je l'essayai, il se tendait
très-suffisamment.

«--C'est un bon arc, dis-je, la forme surtout m'en plaît, et elle me
servira désormais de modèle.

«--De quel bois le croyez-vous fait? me demanda Goethe.

«--Cette fine écorce de bouleau qui le couvre empêche de voir; les
extrémités sont libres, mais trop noircies par le temps. C'est sans
doute du noyer. Il a été fendu.

«--Eh bien! si vous l'essayiez? dit Goethe. Voici aussi une flèche; mais
méfiez-vous de la pointe, elle est peut-être empoisonnée.»

«Nous retournâmes dans le jardin et je tendis l'arc.

«--Sur quoi tirerez-vous? dit Goethe.

«--D'abord en l'air, il me semble.

«--Eh bien, allez!

«Je lançai ma flèche vers les nuages lumineux, dans le bleu de l'air. La
flèche monta droit, et en retombant, se ficha en terre.

«À mon tour,» dit Goethe.

«Je fus heureux de son désir. Je lui donnai l'arc et tins la flèche.
Goethe ajusta la fente de la flèche sur la corde, prit l'arc comme il le
fallait, non cependant sans chercher un peu. Puis il visa et tira. Il
était là comme un Apollon, vieilli de corps, mais l'âme animée d'une
indestructible jeunesse. La flèche ne s'éleva que très-peu haut. Je
courus la ramasser.

«Encore une fois!» dit Goethe.

«Il tira cette fois horizontalement dans la direction de l'allée du
jardin. La flèche alla à peu près à trente pas. J'avais un bonheur que
je ne peux dire à voir ainsi Goethe tirer avec l'arc et la flèche. Je
pensai aux vers:

  «La vieillesse m'abandonne-t-elle?
  Et de nouveau suis-je un enfant?

«Je lui rapportai la flèche. Il me pria de tirer aussi horizontalement,
et me donna pour but une tache dans les volets de son cabinet de
travail. Je visai. La flèche n'arriva pas loin du but, mais elle
s'enfonça tellement dans ce bois tendre, que je ne pus la retirer.

«Laissez-la fichée, me dit Goethe, elle y restera pendant quelques jours
et sera un souvenir de notre partie.»


XI.

Un second jugement de lui sur Byron est d'une justesse qui diminue
l'enthousiasme, le voici: Il n'est pas juste que la haine et
l'immoralité reçoivent la récompense de la charité et de l'amour. Le
sublime de Byron, c'est la haine et le mépris.

Écoutez Goethe:

«Si Byron avait eu l'occasion de se décharger au parlement, par des
paroles fréquentes et amères, de toute l'opposition qui était en lui, il
aurait été comme poëte bien plus pur. Mais comme au parlement il a à
peine parlé, il a conservé en lui tout ce qu'il avait sur le coeur
contre sa nation, et pour s'en délivrer il ne lui est resté d'autre
moyen que de le convertir et de l'exprimer en poésie. Si j'appelais une
grande partie des oeuvres négatives de Byron des discours au Parlement
comprimés, je crois que je les caractériserais par un nom qui ne serait
pas sans justesse.»

«Nous avons enfin parlé d'un des poëtes allemands contemporains qui
s'est fait un grand nom depuis quelque temps[24], et dont nous avons
aussi blâmé l'esprit négatif.

[Note 24: «Sans doute Henri Heine, qui a publié ses premières poésies en
1822.»]

«Il ne faut pas le nier, dit Goethe, il a d'éclatantes qualités, mais il
lui manque _l'amour_. Il aime aussi peu ses lecteurs et les poëtes ses
émules que lui-même, et il mérite qu'on lui applique le mot de l'Apôtre:
«Si je parlais avec une voix d'homme et d'ange, et que je n'eusse pas
l'amour, je serais un airain sonore, une cymbale retentissante.» Encore
ces jours-ci je lisais ses poésies, et je n'ai pu méconnaître la
richesse de son talent; mais, je le répète, l'amour lui manque, et par
là il n'exercera jamais autant d'influence qu'il l'aurait dû. On le
craindra, et il deviendra le dieu de ceux qui seraient volontiers
négatifs comme lui, mais qui n'ont pas son talent.»

                                            «Mercredi, 3 janvier 1827.

«Aujourd'hui, à dîner, nous avons causé des excellents discours de
Canning pour le Portugal.

«Il y a des gens, dit Goethe, qui prétendent que ces discours sont
grossiers, mais ces gens-là ne savent pas ce qu'ils veulent; il y a en
eux un besoin maladif de fronder tout ce qui est grand. Ce n'est pas là
de l'opposition, c'est pur besoin de fronder. Il faut qu'ils aient
quelque chose de grand qu'ils puissent haïr. Quand Napoléon était encore
de ce monde, ils le haïssaient, et ils pouvaient largement se décharger
sur lui. Quand ce fut fini avec lui, ils frondèrent la Sainte-Alliance,
et pourtant jamais on n'a rien trouvé de plus grand et de plus
bienfaisant pour l'humanité. Voici maintenant le tour de Canning. Son
discours pour le Portugal est l'oeuvre d'une grande conscience. Il sait
très-bien quelle est l'étendue de sa puissance, la grandeur de sa
situation, et il a raison de parler comme il sent. Mais ces
sans-culottes ne peuvent pas comprendre cela, et ce qui, à nous autres,
nous paraît grand, leur paraît grossier. La grandeur les gêne, ils n'ont
pas d'organe pour la respecter, elle leur est intolérable.»

                                          «Jeudi soir, 4 janvier 1827.

«Goethe a beaucoup loué les poésies de Victor Hugo. Il a dit:

«C'est un vrai talent, sur lequel la littérature allemande a exercé de
l'influence. Sa jeunesse poétique a été malheureusement amoindrie par le
pédantisme du parti classique, mais le voilà qui a _le Globe_ pour lui:
il a donc partie gagnée[25]. Je le comparerais avec Manzoni. Il a une
grande puissance pour voir la nature extérieure, et il me semble
absolument aussi remarquable que MM. de Lamartine et Delavigne[26]. En
examinant bien, je vois d'où lui et tous les nouveaux talents du même
genre viennent. Ils descendent de Chateaubriand, qui, certes, est
très-remarquable par son talent rhétorico-poétique. Pour voir comment
écrit Victor Hugo, lisez seulement ce poëme sur Napoléon: _les Deux
Îles._»

[Note 25: «L'article du Globe, du 2 janvier 1827, que Goethe venait de
lire, est de M. Sainte-Beuve. Cet article, consacré à la critique des
_Odes et Ballades_, tout en saluant le génie qui éclate dans maint
passage, indique avec une finesse prophétique quels sont les penchants
dangereux contre lesquels le poëte doit se mettre en garde pour
l'avenir.--Dans le mois de novembre 1826, _le Globe_ avait déjà extrait
du troisième recueil des poésies de V. Hugo, qui allait paraître, _la
Fée et la Péri_, _les Deux Îles_ et le _Chant de fête de Néron_.»]

[Note 26: «En 1827, Victor Hugo était encore un débutant que l'on
traitait comme un jeune homme d'espérance; au contraire, Casimir
Delavigne était depuis longtemps célèbre, et on reconnaissait en lui le
chef de l'école classique. La comparaison entre les deux écrivains n'a
donc, à cette époque, rien que de naturel.»]

«Goethe me tendit le livre, et resta près du poêle. Je lus.

«--N'a-t-il pas d'excellentes images? dit Goethe, et n'a-t-il pas traité
son sujet avec une liberté d'esprit complète?»

«Et en parlant ainsi, il revint vers moi:

«Voyez ce passage, comme c'est beau!»

«Il lut le passage où le poëte parle de la foudre remontant pour frapper
le héros:

  «Il a bâti si haut son aire impériale
  Qu'il nous semble habiter cette sphère idéale
  Où jamais on n'entend un nuage éclater!
  Ce n'est plus qu'à ses pieds que gronde la tempête;
      Il faudrait, pour frapper sa tête,
      Que la foudre pût remonter!
  La foudre remonta! Renversé de son aire...»

«Voilà qui est beau! car l'image est vraie, et on l'observera dans les
montagnes; quand on a un orage au-dessous de soi, on voit souvent
l'éclair jaillir de bas en haut. Ce que je loue dans les Français, c'est
que leur poésie ne quitte jamais le terrain solide de la réalité. On
peut traduire leurs poésies en prose, l'essentiel restera. Cela vient de
ce que les poëtes français ont des connaissances; mais nos fous
allemands croient qu'ils perdront leur talent s'ils se fatiguent pour
acquérir du savoir; tout talent pourtant doit se soutenir en
s'instruisant toujours, et c'est seulement ainsi qu'il parviendra à
l'usage complet de ses forces. Mais laissons-les; ceux-là, on ne les
aidera pas; quant au vrai talent, il sait trouver sa route. Les jeunes
poëtes qui se montrent maintenant en foule ne sont pas de vrais talents;
ce ne sont que des impuissants à qui la perfection de la littérature
allemande a donné l'envie de créer.--Que les Français quittent le
pédantisme et s'élèvent dans la poésie à un art libre, il n'y a rien
d'étonnant. Diderot et des esprits analogues au sien ont déjà, avant la
révolution, cherché à ouvrir cette voie. Puis la révolution elle-même,
et l'époque de Napoléon, ont été favorables à cette cause. Si les années
de guerre, en ne permettant pas à la poésie d'attirer sur elle un grand
intérêt, ont été par là pour un instant défavorables aux muses, il s'est
cependant, pendant cette époque, formé une foule d'esprits libres, qui
maintenant, pendant la paix, se recueillent et font apparaître leurs
remarquables talents.»

«Je demandai à Goethe si le parti classique avait été aussi
l'adversaire de l'excellent Béranger.

«Le genre dans lequel Béranger a composé, dit-il, est un vieux genre
national auquel on était accoutumé; cependant, pour maintes choses, il a
su prendre un mouvement plus libre que ses prédécesseurs, et aussi il a
été attaqué par le parti du pédantisme.»

Il ne sentait des poëtes français de nos jours comme grandiose que
Mérimée et Béranger. L'esprit lui éclipsait le génie. Chateaubriand,
Hugo et autres, lui faisaient peu d'impression; toujours Mérimée,
toujours Béranger. C'était le temps de ce petit journal _le Globe_ qui
ne vantait que le persiflage, et qui préparait le régime amphibie des
doctrinaires.

                                           «Mercredi, 31 janvier 1827.

«J'ai dîné avec Goethe.

«--Ces jours-ci, depuis que je vous ai vu, m'a-t-il dit, j'ai fait des
lectures nombreuses et variées, mais j'ai lu surtout un roman chinois
qui m'occupe encore et qui me paraît excessivement curieux.

«--Un roman chinois! dis-je, cela doit avoir un air bien étrange.

«--Pas autant qu'on le croirait. Ces hommes pensent, agissent et sentent
presque tout à fait comme nous, et l'on se sent bien vite leur égal;
seulement chez eux tout est plus clair, plus pur, plus moral; tout est
raisonnable, bourgeois, sans grande passion et sans hardis élans
poétiques, ce qui fait ressembler ce roman à mon _Hermann et Dorothée_
et aux oeuvres de Richardson. La différence, c'est la vie commune que
l'on aperçoit toujours chez eux entre la nature extérieure et les
personnages humains. Toujours on entend le bruit des poissons dorés dans
les étangs, toujours sur les branches chantent les oiseaux; les journées
sont toujours sereines et brillantes de soleil, les nuits toujours
limpides; on parle souvent de la lune, mais elle n'amène aucun
changement dans le paysage; sa lumière est claire comme celle du jour
même. Et l'intérieur de leurs demeures est aussi coquet et aussi élégant
que leurs tableaux. Par exemple: «J'entendis le rire des aimables jeunes
filles, et, lorsqu'elles frappèrent mes yeux, je les vis assises sur des
chaises de fin roseau.»--Vous avez ainsi tout d'un coup la plus
charmante situation, car on ne peut se représenter des chaises de roseau
sans avoir l'idée d'une légèreté et d'une élégance extrêmes.--Et puis un
nombre infini de légendes, qui se mêlent toujours au récit et sont
employées pour ainsi dire proverbialement. Par exemple, c'est une jeune
fille dont les pieds sont si légers et si délicats, qu'elle pouvait se
balancer sur une fleur sans la briser. C'est un jeune homme, dont la
conduite est si morale et si honorable, qu'il a eu l'honneur, à trente
ans, de parler avec l'empereur. C'est ensuite un couple d'amants qui
dans leur longue liaison ont vécu avec tant de retenue que, se trouvant
forcés de rester une nuit entière l'un près de l'autre, dans une
chambre, ils la passent en entretiens sans aller plus loin. Et ainsi
toujours des légendes sans nombre, qui toutes ont trait à la moralité et
à la convenance. Mais aussi, par cette sévère modération en toutes
choses, l'empire chinois s'est maintenu depuis des siècles, et par elle
il se maintiendra dans l'avenir.--J'ai trouvé dans ce roman chinois un
contraste bien curieux avec les chansons de Béranger, qui ont presque
toujours pour fond une idée immorale et libertine, et qui par là me
seraient très-antipathiques, si ces sujets, traités par un aussi grand
talent que Béranger, ne devenaient pas supportables, et même attrayants.
Mais, dites vous-même, n'est-ce pas bien curieux que les sujets du
poëte chinois soient si moraux et que ceux du premier poëte de la France
actuelle soient tout le contraire?

«--Un talent comme Béranger, dis-je, ne pourrait rien faire d'un sujet
moral.

«--Vous avez raison, c'est précisément à propos des perversités du temps
que Béranger révèle et développe ce qu'il y a de supérieur dans sa
nature.

«--Mais, dis-je, ce roman chinois est-il un de leurs meilleurs?

«--Aucunement, les Chinois en ont de pareils par milliers et ils en
avaient déjà quand nos aïeux vivaient encore dans les bois. Je vois
mieux chaque jour que la poésie est un bien commun de l'humanité, et
qu'elle se montre partout dans tous les temps, dans des centaines et des
centaines d'hommes. L'un fait un peu mieux que l'autre, et surnage un
peu plus longtemps, et voilà tout. M. de Mathisson ne doit pas croire
que c'est à lui que sera réservé le bonheur de surnager, et je ne dois
pas croire que c'est à moi; mais nous devons tous penser que le don
poétique n'est pas une chose si rare, et que personne n'a de grands
motifs pour se faire de belles illusions parce qu'il aura fait une
bonne poésie. Nous autres Allemands, lorsque nous ne regardons pas
au-delà du cercle étroit de notre entourage, nous tombons beaucoup trop
facilement dans cette présomption pédantesque. Aussi j'aime à considérer
les nations étrangères et je conseille à chacun d'agir de même de son
côté. La littérature _nationale_, cela n'a plus aujourd'hui grand sens;
le temps de la littérature _universelle_ est venu, et chacun doit
aujourd'hui travailler à hâter ce temps.»

«--Quel est le plus grand philosophe de tous?» lui demandai-je.

«--C'est Kant,» me répondit-il sans hésiter.


XII.

«Avant le dîner, je suis allé avec Goethe faire un petit tour en voiture
sur la route d'Erfurt. Nous y avons rencontré des voitures de transport
de toute espèce, chargées de marchandises pour la foire de Leipzig, et
aussi quelques troupes de chevaux à vendre, parmi lesquels se trouvaient
de fort belles bêtes.

«Il faut que je rie de ces esthéticiens, dit Goethe; qui se tourmentent
pour enfermer dans quelques mots abstraits l'idée de cette chose
inexprimable que nous désignons sous cette expression: _le beau_. Le
beau est un phénomène primitif qui ne se manifeste jamais lui-même, mais
dont le reflet est visible dans mille créations diverses de l'esprit
créateur, phénomène aussi varié, aussi divers que la nature elle-même.

«--J'ai souvent entendu affirmer que la nature était toujours belle,
dis-je, qu'elle était le désespoir de l'artiste, et qu'il était rarement
capable de l'atteindre.

«--Je sais bien, dit Goethe, que souvent la nature déploie une magie
inimitable, mais je ne crois pas du tout qu'elle soit belle dans toutes
ses manifestations. Ses intentions sont toujours bonnes, mais ce qui
manque, c'est la réunion des circonstances nécessaires pour que
l'intention puisse se réaliser parfaitement. Ainsi le chêne est un arbre
qui peut être très-beau. Mais quelle foule de circonstances favorables
ne faut-il pas voir combinées pour que la nature réussisse une fois à le
produire dans sa vraie beauté! Si le chêne croît dans l'épaisseur d'un
bois, entouré de grands arbres, il se dirigera toujours vers le haut,
vers l'air libre et la lumière. Il ne poussera sur ses côtés que
quelques faibles rameaux, qui même dans le cours du siècle doivent
dépérir et tomber. Lorsqu'il sent enfin sa cime dans l'air libre, il
s'arrête content, et puis commence à s'étendre en largeur pour former
une couronne. Mais il est déjà alors plus qu'à la moitié de sa carrière;
cet élan vers la lumière, qu'il a prolongé pendant de longues années, a
épuisé ses forces les plus vives, et les efforts qu'il fait pour se
montrer encore puissant en s'élargissant ne peuvent plus complétement
réussir. Quand sa crue s'arrêtera, ce sera un chêne élevé, fort, élancé,
mais il n'aura pas entre sa tige et sa couronne les proportions
nécessaires pour être vraiment beau.--Si au contraire un chêne pousse
dans un lieu humide, marécageux, et si le sol est trop nourrissant, de
bonne heure, s'il a assez d'espace, il poussera dans tous les sens
beaucoup de branches et de rameaux; mais ce qui manquera, ce seront des
forces qui puissent l'arrêter et le retarder, aussi ce sera bientôt un
arbre sans noeuds, sans ténacité, qui n'aura rien d'abrupte, et, vu de
loin, il aura l'aspect débile du tilleul; il n'aura pas de beauté, du
moins la beauté du chêne.--S'il croît sur la pente d'une montagne, dans
un terrain pauvre et pierreux, il aura cette fois trop de noeuds et de
coudes, c'est la liberté du développement qui manquera; il sera étiolé,
sa crue s'arrêtera de bonne heure, et devant lui on ne dira jamais: «Là
vit une force qui sait nous en imposer.»

«--J'ai pu voir de très-beaux chênes, dis-je, il y a quelques années,
lorsque de Goettingue je fis quelques excursions dans la vallée du
Weser. Je les ai trouvés vigoureux, surtout à Solling, dans les environs
de Hoexter.

«--Un terrain de sable ou sablonneux, dit Goethe, dans lequel ils
peuvent pousser en tous sens de vigoureuses racines, paraît leur être
surtout favorable. Quant à l'exposition, il leur faut un endroit tel
qu'ils puissent recevoir de tous les côtés lumière, soleil, pluie et
vent. S'ils poussent commodément, abrités du vent et de l'orage, ils
viennent mal, mais une lutte de cent années avec les éléments les rend
si forts et si puissants que la présence d'un chêne, arrivé à sa pleine
croissance, nous saisit d'admiration.

«--Ne pourrait-on pas, demandai-je, de ces explications tirer une
conséquence et dire: Une créature est belle quand elle est arrivée au
sommet de son développement naturel?

«--Parfaitement,» dit Goethe.


XIII.

Ampère, le cosmopolite d'idées, arrive à Weimar. Goethe lui donne à
dîner et s'exalte dans son entretien. Mérimée revient dans la
conversation, de Vigny et d'autres talents. On a aussi beaucoup causé
sur Béranger, dont Goethe a chaque jour dans la pensée les incomparables
chansons. On discuta la question de savoir si les chansons joyeuses
d'amour étaient préférables aux chansons politiques. Goethe dit qu'en
général un sujet purement poétique était aussi préférable à un sujet
politique que l'éternelle vérité de la nature l'est à une opinion de
parti.

«Les Bourbons ne paraissent pas lui convenir: il est vrai que c'est
maintenant une race affaiblie! Et le Français de nos jours veut sur le
trône de grandes qualités, quoiqu'il aime à partager le gouvernement
avec son chef et à dire aussi son mot à son tour.»

«Après dîner, la société se répandit dans le jardin; Goethe me fit un
signe, et nous partîmes en voiture pour faire le tour du bois par la
route de Tiefurt. Il fut, pendant la promenade, très-affectueux et
très-aimable. Il était content d'avoir noué d'aussi heureuses relations
avec Ampère, et il s'en promettait les plus heureuses suites pour la
diffusion et la juste appréciation de la littérature allemande en
France.

«Ampère, dit-il, a placé son esprit si haut qu'il a bien loin au-dessous
de lui tous les préjugés nationaux, toutes les appréhensions, toutes les
idées bornées de beaucoup de ses compatriotes; par l'esprit, c'est bien
plutôt un citoyen du monde qu'un citoyen de Paris. Je vois venir le
temps où il y aura en France des milliers d'hommes qui penseront comme
lui.»


XIV.

Voici une scène où l'âme scientifique et pittoresque de Goethe se
développe en liberté. Lisons-le encore, avant d'arriver aux dernières
scènes de sa vie.

                                         «Mercredi, 26 septembre 1827.

«Ce matin Goethe m'avait invité à une promenade en voiture; nous devions
aller à la pointe d'Hottelstedt[27], sur la hauteur occidentale de
l'Ettersberg. La journée était extrêmement belle. En montant la colline,
nous ne pouvions marcher qu'au pas, et nous eûmes occasion de faire
diverses observations. Goethe remarqua dans les haies une troupe
d'oiseaux, et il me demanda si c'étaient des alouettes.

[Note 27: «C'est le point le plus élevé des environs de Weimar.»]

«Ô grand et cher Goethe, pensai-je, toi qui as comme peu d'hommes
fouillé dans la nature, tu me parais en ornithologie être un
enfant!...--Ce sont des embérises et des passereaux, dis-je, et aussi
quelques fauvettes attardées qui, après leur mue, descendent des fourrés
de l'Ettersberg dans les jardins, dans les champs, et se préparent à
leur départ; il n'y a pas là d'alouettes. Il n'est pas dans la nature de
l'alouette de se poser sur les buissons. L'alouette des champs ainsi que
l'alouette des airs monte vers le ciel, redescend vers la terre; en
automne, elle traverse l'espace par bandes et s'abat sur des champs de
chaume, mais jamais elle ne se posera sur une haie ou sur un buisson.
L'alouette des arbres aime la cime des grands arbres; elle s'élance de
là en chantant dans les airs, puis redescend sur la cime. Il y a aussi
une autre alouette que l'on trouve dans les lieux solitaires, au midi
des clairières; elle a un chant très-tendre, qui rappelle le son de la
flûte, mais plus mélancolique. Cette espèce ne se trouve point sur
l'Ettersberg, qui est trop vivant et trop près des habitations; elle ne
va pas d'ailleurs non plus sur les buissons.

«--Ah! ah! vous paraissez en ces matières n'être pas tout à fait un
apprenti.

«--Je m'en suis occupé avec goût depuis mon enfance, et pour elles mes
yeux et mes oreilles ont toujours été ouverts. Le bois de l'Ettersberg a
peu d'endroits que je n'aie parcourus plusieurs fois. Quand j'entends
maintenant un chant, je peux dire de quel oiseau il vient. Et même, si
on m'apporte un oiseau qui, ayant été mal soigné dans sa captivité, a
perdu son plumage, je saurai lui rendre bien vite et les plumes et la
santé.

«--Cela montre certes une grande habileté; je vous conseille de
persévérer sérieusement dans vos études; avec votre vocation marquée,
vous arriverez à d'excellents résultats. Mais parlez-moi donc un peu de
la mue. Vous m'avez dit que les fauvettes descendent après la mue dans
les champs. La mue arrive-t-elle donc à une époque fixe, et tous les
oiseaux muent-ils ensemble?

«--Chez la plupart des oiseaux la mue vient dès que la couvaison est
terminée, c'est-à-dire dès que les petits de la dernière couvée peuvent
se suffire à eux-mêmes. Mais alors il s'agit de savoir si, à partir de
ce moment jusqu'à son départ, l'oiseau a le temps suffisant pour sa mue.
S'il l'a, il mue ici et part avec son plumage nouveau. S'il ne l'a pas,
il part avec son plumage ancien et ne mue que dans le Midi, plus
tard.--Car les oiseaux n'arrivent pas au printemps et ne partent pas à
l'automne tous en même temps. La cause, c'est que chaque espèce supporte
plus ou moins facilement le froid et l'intempérie. L'oiseau qui arrive
de bonne heure chez nous s'en va tard, et l'oiseau qui arrive tard s'en
va tôt. Même dans une seule famille, par exemple dans celle des
fauvettes, il y a de grandes différences. La fauvette à claquets ou la
petite meunière se fait entendre chez nous dès la fin de mars, quinze
jours plus tard viennent la fauvette à tête noire, le moine; puis,
environ une semaine après, le rossignol, et seulement à la fin d'avril
ou au commencement de mai, la fauvette grise. Tous ces oiseaux avec
leurs petits de la première couvée muent chez nous en août; aussi on
prend ici, à la fin d'août, de jeunes moines qui ont déjà leur petite
tête noire. Mais les enfants de la dernière couvée partent avec leur
premier plumage et ne muent que plus tard, dans les contrées
méridionales; aussi, au commencement de septembre, on peut ici prendre
des moines mâles qui ont encore leur petite tête rouge comme leur mère.

«--La fauvette grise est-elle l'oiseau qui vient le plus tard chez nous,
ou d'autres viennent-ils encore après elle? demanda Goethe.

«--L'oiseau moqueur jaune et le magnifique pirol jaune d'or, n'arrivent
que vers Pâques. Tous deux partent après leur couvaison achevée, vers le
milieu d'août, et ils muent dans le Sud. Si on les garde en cage, ils
muent en hiver; aussi ces oiseaux se gardent difficilement. Ils
demandent beaucoup de chaleur. Si on les suspend près du poêle, ils
dépérissent par manque d'air nourrissant; si on les met près de la
fenêtre, ils dépérissent par suite du froid des longues nuits.

«--On dit que la mue est une maladie, ou du moins qu'elle est
accompagnée d'un affaiblissement du corps.

«--Je ne saurais dire. C'est une augmentation de vie, qui se passe
très-heureusement en plein air sans la moindre fatigue, et qui réussit
aussi très-bien à certains individus dans la chambre. J'ai eu des
fauvettes qui pendant toute la mue n'ont pas cessé de chanter, ce qui
est signe d'une parfaite santé. Si un oiseau pendant la mue est maladif,
c'est qu'on le nourrit mal, que son eau est mauvaise, ou qu'il manque
d'air. S'il n'a pas dans la chambre assez de force pour muer, qu'on le
mette à l'air frais, il muera très-bien. Un oiseau libre mue sans s'en
apercevoir, tant sa mue se fait doucement.

«--Cependant vous sembliez dire que pendant leur mue les fauvettes se
retirent dans les fourrées du bois?

«--Elles ont certainement pendant ce temps besoin de quelques secours.
La nature agit avec tant de sagesse et de mesure, que jamais un oiseau
ne perd tout d'un coup assez de plumes pour ne plus pouvoir voler et
chercher sa nourriture. Mais cependant il peut arriver qu'un oiseau
perde ensemble par exemple la quatrième, la cinquième et la sixième
penne à chaque aile; il pourra bien voler encore, mais pas assez bien
pour échapper aux oiseaux de proie ses ennemis et surtout au
très-rapide et très-adroit hobereau; voilà pourquoi les fourrés leur
sont utiles à ce moment.

«--Cela se conçoit. Est-ce que la mue marche également et comme
symétriquement aux deux ailes?

«--Autant que j'ai pu observer, sans aucun doute. Et c'est un bienfait.
Car si un oiseau perdait à l'aile gauche trois pennes sans les perdre
aussi à l'aile droite en même temps, l'équilibre serait rompu et
l'oiseau ne serait plus le maître de ses mouvements. Il serait comme un
vaisseau qui a d'un côté les voiles trop lourdes et de l'autre côté les
voiles trop légères.

«--Je vois que l'on peut pénétrer dans la nature du côté où l'on veut;
on trouve toujours une preuve de sagesse!...»

«Nous étions arrivés sur le haut de la colline, nous longions la forêt
de pins qui la couvre. Nous passâmes près d'un tas de pierres. Goethe
fit arrêter, me pria de descendre et de chercher un peu si je ne
trouverais pas quelques pétrifications. Je trouvai quelques coquilles et
quelques ammonites brisées que je lui donnai en remontant en voiture.
Nous reprîmes notre route.

«Toujours la vieille même histoire! dit-il; toujours le vieux sol
marin! Quand on est sur cette hauteur, et que l'on voit Weimar et tous
ces villages dispersés alentour, cela semble un prodige que de se dire:
Il y a eu un temps où dans cette large vallée se jouait la baleine. Et
cependant il en est ainsi, ou du moins c'est très-vraisemblable. La
mouette, volant dans ce temps au-dessus de la mer qui a couvert ces
hauteurs, ne pensait guère que nous y passerions un jour tous deux en
voiture. Qui sait si dans des siècles la mouette ne volera pas de
nouveau au-dessus de ces collines?...»

«Nous étions tout à fait en haut à l'extrémité de la pointe de
l'Ettersberg; on ne voyait plus Weimar; mais devant nous, à nos pieds,
s'étalait la large vallée de l'Unstrut, semée de villes et de villages,
éclairée par le riant soleil du matin.

«Là on sera bien! dit Goethe en faisant arrêter; voyons encore si un
petit déjeuner dans ce bon air nous fera plaisir!»

«Frédéric disposa le déjeuner sur une petite éminence de gazon. Les
lueurs matinales du soleil d'automne le plus pur rendaient splendide le
coup d'oeil dont on jouissait à cette place. Vers le sud et le
sud-ouest, on découvrait toute la chaîne de montagnes de la forêt de
Thuringe; à l'ouest, au-delà d'Erfurt, le château élevé de Gotha et la
cime de l'Inselsberg; et vers le nord, à l'horizon, les montagnes
bleuâtres du Harz. Je pensais aux vers:

  «Large, élevé, sublime, le regard
  Se promène sur l'existence!...
  De montagne en montagne
  Flotte l'esprit éternel
  Qui pressent l'éternelle vie......

«Nous nous assîmes de façon à avoir devant nous, pendant notre déjeuner,
la vue libre sur la moitié de la Thuringe.--Nous mangeâmes une couple de
perdrix rôties, avec du pain blanc tendre, et nous bûmes une bouteille
de très-bon vin, en nous servant d'une coupe d'or, qui se replie sur
elle-même et que Goethe emporte dans ces excursions, enfermée dans un
étui de cuir jaune.

«Je suis venu très-souvent à cette place, dit-il, et ces dernières
années, j'ai bien souvent pensé que pour la dernière fois je contemplais
d'ici le royaume du monde et ses splendeurs. Mais tout en moi continue à
bien se maintenir, et j'espère que ce n'est pas aujourd'hui la dernière
fois que nous nous donnons ensemble une bonne journée. Nous viendrons à
l'avenir plus souvent ici. À rester dans la maison on se sent figer.
Ici, on se sent grand, libre comme la grande nature que l'on a devant
les yeux; on est comme on devrait être toujours.--Je domine dans ce
moment une foule de points auxquels se rattachent les plus abondants
souvenirs d'une longue existence. Que n'ai-je pas fait pendant ma
jeunesse dans les montagnes d'Ilmenau! Et là-bas, dans le cher Erfurt,
que de belles aventures! À Gotha aussi, dans les premiers temps, je suis
allé souvent et avec plaisir; mais depuis longtemps on ne m'y voit pour
ainsi dire plus.

«--Depuis que je suis à Weimar, je ne me rappelle pas que vous vous y
soyez rendu.

«--C'est ainsi que vont les choses, dit Goethe en riant. Je ne suis pas
là noté au mieux. Voici l'histoire, je veux vous la raconter. Lorsque la
mère du duc régnant était encore dans toute sa jeunesse, j'allais là
très-souvent. Un soir, j'étais seul avec elle, prenant le thé, lorsque
les deux princes arrivent en sautant, pour prendre le thé avec nous.
C'étaient deux beaux enfants à cheveux blonds, de dix à douze ans. Hardi
comme je pouvais l'être, je passai mes mains dans le chevelure de ces
deux princes, en leur disant: «Eh bien, têtes à filasse, comment nous
portons-nous?» Les gamins me regardèrent avec de grands yeux, tout
étonnés de mon audace, et ils ne me l'ont depuis jamais pardonnée!--Je
ne raconte pas ce trait pour m'en glorifier; mais cet acte est tout à
fait dans ma nature. Jamais je n'ai eu beaucoup de respect pour la
condition pure de prince, quand elle n'est pas alliée à une nature
solide et à la valeur personnelle. Je me sentais moi-même si bien dans
mon être, et je me sentais moi-même si noble que, si l'on m'avait fait
prince, je n'aurais trouvé là rien de bien étonnant.--Quand on m'a donné
des lettres de noblesse, bien des gens ont cru que je me sentirais élevé
par elles. Entre nous, elles n'étaient pour moi rien, rien du tout! Nous
autres patriciens de Francfort, nous nous sommes toujours tenus pour les
égaux des nobles, et, quand je reçus le diplôme, j'eus dans les mains ce
que depuis longtemps je possédais déjà en esprit.»

«Après avoir encore bu un bon coup dans la coupe dorée, nous nous
rendîmes au pavillon de chasse d'Ettersberg, en faisant le tour de la
montagne. Goethe me fit ouvrir toutes les pièces, et me montra la
chambre, à l'angle du premier étage, que Schiller avait habitée quelque
temps.

«Autrefois, me dit-il, nous avons passé ici plus d'une bonne journée.
Nous étions tous jeunes, pétulants, et, l'été, c'étaient des comédies
improvisées, l'hiver, des danses, des promenades en traîneaux aux
torches, etc.--Je veux vous montrer le hêtre sur lequel, il y a
cinquante ans, nous avons gravé nos noms. Comme tout a changé, comme
tout a grandi!... Voilà l'arbre! Vous voyez, il est encore magnifique!
On peut encore voir trace de nos noms, mais l'écorce s'est tellement
resserrée et gonflée qu'on ne les découvre presque plus. Ce hêtre était
alors tout seul au milieu d'une place libre et bien sèche. Le soleil
resplendissait gaiement tout alentour, et c'était là que, dans les beaux
jours d'été, nous improvisions nos farces. Maintenant cet endroit est
humide et désagréable. Les buissons se sont changés en arbres épais, et
c'est à peine si on peut découvrir le magnifique hêtre de notre
jeunesse!...»

«Nous retournâmes alors au château, et nous revînmes à Weimar.»


XV.

«On revint le soir à la conversation sur les _affinités électives_.
Goethe dit:

«Je me rappelle un trait des commencements de mon séjour à Weimar.
J'étais vite retombé amoureux. Après un long voyage, je venais de
rentrer à Weimar, mais j'étais toujours retenu à la cour jusqu'à une
heure avancée de la nuit, et je n'avais pu encore aller voir ma
bien-aimée; notre liaison ayant déjà attiré l'attention, j'évitais
d'aller chez elle de jour, pour ne pas faire parler davantage. Mais le
quatrième ou cinquième soir, je ne peux plus résister, et, avant d'y
avoir pensé, je pars et je suis devant sa demeure. Je monte doucement
l'escalier, et j'allais entrer dans sa chambre quand j'entends, à un
bruit de voix, qu'elle n'est pas seule. Je redescends vite, et je me
mets à errer dans les rues, qui alors n'étaient pas éclairées.--Plein de
passion et de colère, je marchai à travers la ville pendant une heure
environ, repassant sans cesse devant la maison de ma bien-aimée et
souffrant d'un désir ardent de la voir. Enfin, j'étais sur le point de
rentrer dans ma chambre solitaire, lorsque, en passant encore une fois
devant sa maison, je ne vois plus de lumière. Elle est sortie! pensai-je
alors, mais par cette obscurité, dans cette nuit, où est-elle allée? où
la rencontrer? Je me remets à parcourir les rues, et plusieurs fois il
me semble la reconnaître dans les personnes qui passent; mais, en
m'approchant, j'étais détrompé. J'avais déjà, à cette époque, une foi
absolue à l'influence réciproque, et je pensais pouvoir l'amener vers
moi en le désirant fortement. Je me croyais entouré d'êtres supérieurs
qui pouvaient diriger mes pas vers elle ou les siens vers moi, et je les
implorais. Quelle folie est la tienne! me dis-je ensuite, tu ne veux pas
aller la voir, et tu demandes des signes et des miracles! Cependant
j'étais arrivé à l'esplanade, devant la petite maison que Schiller
habita plus tard; là, il me prit l'envie de revenir sur mes pas, vers le
palais, et de prendre une petite rue à droite. Je n'avais pas fait cent
pas dans cette direction que j'aperçois une forme de femme tout à fait
ressemblante à celle que j'appelais. La rue n'était éclairée que par
les lueurs qui sortaient çà et là des fenêtres, et, comme déjà des
apparences de ressemblance m'avaient trompé dans cette soirée, je n'osai
pas arrêter cette personne. Nous passâmes tout à côté l'un de l'autre,
si près que nos bras se touchèrent; je m'arrêtai, nous regardâmes autour
de nous:

«--Est-ce vous? dit-elle, et je reconnus sa voix chérie.

«--Enfin! m'écriai-je, et j'étais heureux à pleurer. Nos mains se
pressèrent.

«--Ah! dis-je, mon espérance ne m'a pas trompé. Je vous demandais, je
vous cherchais, quelque chose me disait que certainement je vous
trouverais; quel bonheur! Dieu soit loué! c'était vrai!

«--Mais, méchant, dit-elle, pourquoi n'êtes-vous pas venu? J'ai appris
aujourd'hui par hasard que vous êtes de retour déjà depuis trois jours,
et toute l'après-midi j'ai pleuré, croyant que vous m'aviez oubliée. Il
y a une heure, je me suis sentie toute tourmentée; j'avais un besoin de
vous voir que je ne peux vous exprimer. J'avais chez moi quelques amies;
il m'a semblé que leur visite durait une éternité. Enfin elles sont
parties; j'ai malgré moi pris mon chapeau et mon mantelet, et je me
suis vue poussée dehors, marchant dans la nuit sans savoir où j'allais.
Votre pensée ne me quittait pas, et il me semblait que nous dussions
nous rencontrer.»

«Pendant que son coeur s'épanchait ainsi, nos mains restaient l'une dans
l'autre, nous nous les serrions, et nous nous montrions mutuellement que
l'absence n'avait pas refroidi notre amour. Je l'accompagnai chez elle.
Elle monta l'escalier noir devant moi, me tenant par la main pour me
conduire. J'étais dans un inexprimable bonheur, non-seulement de la
revoir, mais de n'avoir pas été déçu dans ma foi à une influence
invisible.»


XVI.

Quelques entretiens scientifiques sur les sciences naturelles.

«Le lendemain nous étions levés de bon matin. En s'habillant, Goethe me
raconta un rêve de sa nuit. Il s'était vu transporté à Goettingue, et
avait eu avec les professeurs qu'il y connaît toute sorte d'entretiens
agréables. Nous bûmes quelques tasses de café et allâmes visiter le
cabinet anatomique; nous vîmes des squelettes d'animaux, entre autres
d'animaux antédiluviens, et des squelettes d'hommes des siècles passés.
Goethe observa que la forme des dents montre que ces squelettes
appartenaient à une race d'une grande moralité. Nous allâmes ensuite à
l'observatoire, et le docteur Schroen nous montra de beaux instruments
dont il nous expliqua l'usage. Nous visitâmes aussi avec grand intérêt
le cabinet météorologique, et Goethe loua beaucoup le docteur Schroen de
l'ordre qui régnait partout. Puis nous descendîmes dans le jardin;
Goethe avait fait disposer un petit déjeuner dans un berceau sur une
table de pierre.

«Vous ne savez guère, me dit-il, à quelle place curieuse nous nous
trouvons en ce moment. Ici a habité Schiller. Sous ce berceau, à cette
table de pierre, assis sur ces bancs maintenant presque brisés, nous
avons souvent pris nos repas, en échangeant de grandes et bonnes
paroles. Il avait alors trente ans, moi quarante; tous deux encore dans
notre plein essor; c'était quelque chose! Tout cela passe, et s'en va,
car moi aussi je ne suis plus aujourd'hui celui que j'étais alors; mais
pour cette vieille terre, elle tient bon, et l'air, l'eau, le sol, tout
cela est resté comme autrefois!--Tout à l'heure, retournez donc chez
Schroen, et faites-vous montrer la mansarde que Schiller a habitée.»

«Le déjeuner, dans cet air pur et à cette heureuse place, nous parut
excellent: Schiller était avec nous, du moins dans notre esprit, et
Goethe rappela encore avec bonheur maint bon souvenir de lui.

«Je montai plus tard avec Schroen dans la mansarde de Schiller; on avait
des fenêtres une vue splendide. Vers le sud, on apercevait plusieurs
lieues du beau cours de la Saale qui se perd de temps en temps dans des
bouquets de bois. L'horizon était immense; c'était un endroit excellent
pour observer la marche des constellations, et on se disait qu'il n'y en
avait pas de meilleur pour composer tous les passages astronomiques et
astrologiques du _Wallenstein_.»


XVII.

Pendant qu'ils déjeunaient à l'ombre, Eckermann et lui, Eckermann lui
demande pourquoi le petit _coucou_ est nourri par des oiseaux qui ne
l'ont ni conçu ni élevé?

Écoutez Goethe:

«C'est une vraie merveille; cependant on trouve des faits analogues, et
même je soupçonne là une grande loi qui pénètre profondément la nature
entière.--J'avais pris un jeune linot déjà trop gros pour se laisser
nourrir par l'homme, mais trop petit aussi pour manger seul. Pendant une
demi-journée, je me donnai avec lui beaucoup de peine, mais il ne voulut
rien prendre de moi; je le mis alors avec un vieux linot, bon chanteur,
que j'avais déjà en cage depuis des années, et qui était suspendu à ma
fenêtre, en dehors. Je me disais: En voyant manger son compagnon, le
petit l'imitera.» Ce n'est pas là ce qu'il fit; il tourna son bec ouvert
vers le vieux linot, l'implorant par de petits cris et battant des
ailes; le vieux linot eut alors pitié de lui, et il lui donna la becquée
comme à son propre enfant.--Une autre fois on m'apporta une fauvette
déjà grise et trois jeunes; je les mis ensemble dans une grande cage; la
vieille nourrissait les jeunes. Le jour suivant, on m'apporta deux
jeunes rossignols déjà sortis du nid, que je mis aussi avec la fauvette
et qui furent adoptés et nourris par elle. Après quelques jours, je mis
aussi quelques petits meuniers, presque prêts à voler, et enfin un nid
de cinq jeunes moines. La fauvette les soigna tous en bonne mère. Elle
avait toujours le bec plein d'oeufs de fourmis, courant à tous les coins
de la vaste cage, toujours présente là où s'ouvrait un gosier affamé.
Bien plus! une des fauvettes, devenue déjà grosse, se mit à donner la
becquée aux oiseaux plus petits qu'elle; cela, il est vrai, un peu par
jeu et en enfant, mais cependant avec le désir et le penchant bien
marqué d'imiter l'excellente mère.

«--Nous sommes là devant quelque chose de divin, qui me remplit de joie
et de surprise, dit Goethe. Si cette nourriture donnée ainsi à des êtres
étrangers est une loi qui s'étend à toute la nature, mainte énigme est
résolue, et on peut dire avec assurance: Dieu a pitié des jeunes
corbeaux orphelins qui crient vers lui.»

«--C'est certainement une loi générale, dis-je, car j'ai observé aussi
cette charité et cette pitié pour les abandonnés chez des oiseaux à
l'état libre. L'été dernier, j'avais pris près de Tiefurt de jeunes
roitelets, qui semblaient avoir quitté leur nid tout récemment, car ils
étaient sept en rangée sur une branche, dans un buisson, et ils
prenaient la becquée de leurs parents. Je mis les oiseaux dans mon
foulard, et j'allai dans un petit bois isolé: «Là, me dis-je, tu pourras
tranquillement voir tes roitelets.» Mais, lorsque j'ouvris mon mouchoir,
deux s'enfuirent, disparurent, et je ne pus les retrouver. Trois jours
après, je passe par hasard à la même place; j'entends le cri d'un
rouge-gorge; supposant qu'il a dans le voisinage son nid, je le cherche
et le trouve. Mais quel fut mon étonnement, lorsque dans ce nid, près de
deux petits rouges-gorges prêts à voler bientôt, je trouvai aussi mes
deux petits roitelets qui s'étaient fourrés là bien à leur aise et qui
se faisaient nourrir par les vieux rouges-gorges! Cette trouvaille me
rendit extrêmement heureux. «Puisque vous êtes si adroits, dis-je,
puisque vous savez si joliment vous tirer d'affaire, et que les bons
rouges-gorges vous ont accueilli si bien, je ne veux pas le moins du
monde troubler une hospitalité si amicale, et je vous souhaite tout le
bonheur possible.»

«--C'est là une des meilleures histoires sur les oiseaux que j'aie
jamais entendues, dit Goethe. Touchez là, et mes bravos pour vous et
pour vos heureuses observations! Celui qui les entend et ne croit pas à
Dieu, à celui-là Moïse et les prophètes ne serviront à rien. C'est là ce
que j'appelle la toute-présence de Dieu; au fond de tous les êtres il a
déposé une parcelle de son amour infini; et déjà dans les animaux se
montre en bouton ce qui, dans l'homme noble, s'épanouit en fleur
splendide. Continuez vos études et vos observations! Vous paraissez y
avoir une chance toute particulière, et vous pourrez par la suite
arriver à des résultats inappréciables.»

«Pendant que, devant notre table de pierre, nous avions ainsi une
conversation sur ces grands et sérieux sujets, le soleil s'était
approché peu à peu du sommet des collines qui s'étendaient devant nous à
l'occident. Goethe décida notre départ.--Nous traversâmes vite Iéna,
payâmes notre aubergiste, et, après une courte visite chez les Frommann,
nous partîmes pour Weimar.»


XVIII.

«La loi de l'amour se révèle dans la nature entière. Que Dieu est grand
et que sa bonté égale partout sa grandeur!»

La nature bien observée avait été le missionnaire de l'existence et de
la bonté du Créateur suprême; il ne doutait plus de rien, et sa piété,
illuminée par sa puissante imagination, lui paraphrasait partout les
phénomènes dans le catéchisme de la création.

Ici finit le premier volume.

Le second s'élève plus souvent et plus haut vers le ciel des
intelligences, et la belle et calme mort qui survient sans agonie et
sans angoisses l'endort sur le sein de Dieu.

Voilà l'homme dont les sophistes actuels ont voulu faire un athée.

                                                            LAMARTINE.





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