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Title: L'Illustration, No. 3660, 19 Avril 1913
Author: Various
Language: French
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L'Illustration, No. 3660, 19 Avril 1913

AVEC CE NUMÉRO
La Petite Illustration
CONTENANT
L'EMBUSCADE
PIÈCE EN 4 ACTES
par M. Henry KISTEMAECKERS


LA REVUE COMIQUE, par Henriot.


Ce numéro contient:
1º LA PETITE ILLUSTRATION. Série-Théâtre n° 4: L'EMBUSCADE, de
M. Henry Kistemaeckers;
2° Un SUPPLÉMENT ÉCONOMIQUE ET FINANCIER de deux pages.

L'ILLUSTRATION
_Prix du Numéro: Un Franc._
SAMEDI 19 AVRIL 1913
_71e Année.--Nº 3660._



[Illustration: S. S. PIE X
_Phot. G. Felici.--Droits de reproduction réservés._]



NOTRE SUPPLÉMENT HEBDOMADAIRE ÉCONOMIQUE ET FINANCIER

_Ce supplément, qui paraît depuis trois semaines seulement, a conquis
d'emblée la faveur du public et semble avoir été particulièrement
apprécié de nos abonnés. Beaucoup d'entre eux ont bien voulu nous
l'écrire, en nous adressant des demandes de renseignements particuliers
que nous avons aussitôt transmises à_ L'Information.

_C'est, en effet, à la direction expérimentée de ce grand organe, qui
occupe dans la presse financière française une place prépondérante, que
nous avons confié la rédaction de notre nouvelle rubrique._ _Et c'est à_
L'Information _(8 bis, place de la Bourse, Paris) que doit être adressée
directement toute correspondance, dans les conditions indiquées par
l'avis imprimé en tête du supplément financier._



LA PETITE ILLUSTRATION

(ROMAN-THÉATRE)

_Le prochain numéro contiendra la cinquième et dernière partie des Anges
gardiens, l'importante oeuvre nouvelle de_ M. MARCEL PRÉVOST, _de
L'Académie française._

_Avant de commencer la publication d'un autre grand roman inédit: le
Démon de midi, de_ M. PAUL BOURGET, _de l'Académie française, nous
consacrerons au théâtre plusieurs numéros consécutifs de_ La Petite
Illustration. _Paraîtront successivement: Les Éclaireuses, de_ M.
MAURICE DONNAY, _de l'Académie française; Hélène Ardouin, de_ M.
ALFRED CAPUS; _Servir et La Chienne du Roi, de_ M. HENRI LAVEDAN, _de
l'Académie française; L'Habit vert, de_ MM. R. DE FLERS ET G.-A. DE
CAILLAVET.

_Parmi les pièces que nous publierons ensuite, citons encore:_

_Le Secret, de_ M. HENRY BERNSTEIN. _L'Exilée, de_ M. HENRY
KISTEMAECKERS.



COURRIER DE PARIS

DAVID

Ah! que le nom seul de ce peintre signe donc bien son époque et la signe
comme il le faut! Il ne pouvait pas s'appeler autrement. Nom pompeux,
solennel, nom de roi qui montre une couronne à dents pointues, des
étoffes amplement drapées, des plis rigides et d'une sévère harmonie,
tout un système de barbes bouclées et de chevelures en anneaux, et de
beaux genoux osseux à fossettes académiques, et des pieds nus, serrés
par des courroies sans défauts. En entendant prononcer ce nom nous
voyons se dérouler sur-le-champ l'espèce de mythologie révolutionnaire
et impériale qu'il résume en ses deux syllabes. Peu d'artistes, en
effet, ont donné et légué de leur propre personne et aussi du temps que
la Destinée leur a mis sous les yeux et dans les mains, une image plus
rigoureuse et plus serrée que Louis David, dont les maîtresses oeuvres,
flanquées de celles de ses élèves, j'allais dire de ses disciples,
attirent depuis plusieurs jours au Petit Palais une foule de visiteurs
fortement saisis. Avant cette exposition nous avions sans doute, de ce
Sicambre du pinceau, de ce démocrate historique, infléchi plus tard par
les honneurs, une idée qui pouvait nous suffire, mais à présent, quand
nous sortons du palais des Beaux-Arts des Champs-Elysées, nous sommes
renseignés, nous savons la manière dont l'homme et le peintre surent se
transformer selon les lois, s'adapter tour à tour aux passages et aux
caprices parfois sanglants d'un temps très sérieux et difficile, inouï,
où chaque jour, à chaque heure, la vie présentait, imposait des sujets
extraordinaires dans le terrible et le majestueux, offrant une
succession de grandes toiles mises toutes en scène d'abord, puis
exécutées par les hommes qui en étaient les modèles et les auteurs, et
cela dans une inconscience fougueuse, désordonnée, dans un vertige
souvent sincère.

David, issu et vite évadé d'un dix-huitième siècle élégant, libertin,
que, naturellement, tout chez lui devait réprouver jusqu'à l'injustice,
accueillit avec des yeux levés à la Rousseau, et des bras ouverts, cette
Révolution qui, en éclatant comme un orage, paraissait tout de même
descendre du ciel. Il allait, à partir de 1790, devenir le jouet--et le
miroir--des événements parmi lesquels il s'imagina, dans son fanatisme
naïf, tenir un emploi de direction active. Sans jeunesse et sans gaieté,
de physique fruste et d'humeur bougonne, n'ayant nul souci de plaire,
envahi de haines et de passions politiques, tourmenté de ces creuses
vertus, filles de la révolte et de l'orgueil, qui peuvent mener tout
droit au crime les plus honnêtes gens, il fut bientôt possédé de «la
folie du _personnage_». Il crut jouer dans la mauvaise tragédie
cornélienne un rôle important qui lui était distribué par l'Être
suprême. Les héros romains, les Brutus, les Horaces au coeur de lion et
aux chairs de cuivre lui marchaient par la tête à grandes enjambées,
avec des jarrets tendus pour la patrie. Il voyait les tableaux-leçons à
faire, à ériger, et les incorruptibles toges à remettre en faveur. Il
allait protester, personnellement, le pinceau levé comme un glaive,
affirmer devant tous sa foi civique. Le serment des trois jeunes hommes
fameux, c'était aussi le sien, à lui David. Il jurait déjà obéissance à
la Constitution, et haine aux tyrans, sans savoir très nettement
lesquels. Il fut une façon de prêtre assermenté de l'Art. Il officia
dans les grandes circonstances. Il célébra les messes laïques de la
Raison, sur les autels païens dont il se plaisait à être aussi
l'architecte officiellement inspiré. Le goût prononcé qu'il avait de la
manifestation classique put alors se donner vigoureux et libre cours.
Comme un lait qui s'impatiente aux seins d'une Romaine, toute son
antiquité remonta à la tête de David en une méningite superbe. Et, dès
ce moment, il laisse entrevoir l'homme double et incertain, inexplicable
et si attachant qu'il était par ses contradictions sous les dehors d'une
tenue rigide et sans faiblesse. En effet, ce sage, ce pur, cet austère,
ce Socrate d'atelier, flétrissant les pompes et les fastes des anciens
régimes, ami de la simplicité Spartiate, ennemi du décorum et de
l'apparat monarchique; ce sénateur à tête nue et rasée, dédaigneux de
l'ornement, n'acceptant pour le corps que la rude et piquante laine et
le cuir sans douceur des sandales, ce même homme était ravagé par la
passion du costume et du déguisement solennel. Il posait lui-même pour
les regards de la Postérité, il prenait l'attitude avantageuse dans
laquelle il se préoccupait d'être retenu par l'histoire. Il avait un
fond de comédien et une nature de théâtre.

Cinq mois après que Le Pelletier de Saint-Fargeau fut abattu au café,
sous le sabre de Paris, quand, à son tour, Marat, le grand Marat, périt,
saigné par Charlotte, soyez sûr que David, malgré l'évidente bonne foi
de son indignation et de sa douloureuse rage, dut sentir frissonner
d'une âpre joie, le décorateur étonnant qui s'agitait en lui. Il ne
pouvait s'empêcher de s'exalter à l'idée des mises en scène admirables,
des fresques vivantes que lui réservait cette époque privilégiée,
fertile en assassinats et en coups de tout genre. Aussitôt, il était sur
le trépied, il travaillait. Il sentait le parti à tirer de la victime,
il voyait le pathétique emploi du cadavre, la bonne façon de le
présenter haut, de le brandir livide et couleur du bronze étrusque de la
Mort, patiné déjà par la décomposition, avec un torse pitoyable et nu,
brisé, penché de côté hors de cette autre baignoire qu'est le tombeau.
En un clin d'oeil et de pensée il combinait tout, le foulard noué au
front pustuleux de l'ami du peuple, la bouche essuyée et lavée qui ne
bavera plus, les linges du fond de bain enveloppant le corps rachitique,
le drapant de leurs plis humides, plaqués et conduits avec art, le bras
pendant inerte comme pour une «étude» et la main aux doigts ouverts qui
a fini pour toujours d'être un poing et de menacer. A cette besogne
d'arrangement macabre David s'attache, se livre, se prodigue avec un
sombre zèle et des trouvailles d'embaumeur égyptien. A chaque occasion
il est là. On le trouve. Il est indiqué. Pour tout: pour les fêtes, les
cortèges, les défilés, les spectacles, les allégories. Ordonnateur des
grandes pompes funèbres et maître des cérémonies nationales, il fut
pendant plusieurs années le Dreux-Brézé de la Convention. Il était tout
glorieux de s'empanacher. Comprimé dans la large ceinture tricolore,
engoncé dans l'habit à vastes revers, on l'avait vu porter le 20
prairial an II son gros bouquet de coquelicots, de bleuets et d'épis de
blé mûr. Il précédait Robespierre en criant: Place, place! Il était le
dispensateur des lauriers en zinc, des boucliers de carton, des tables
de la loi, des palmes en papier peint, il tenait le magasin
d'accessoires patriotiques et il avait retiré de tous les casques de
l'antiquité les plumes pour les mettre en touffes sur les chapeaux...
les chapeaux à la Henri IV. Il était tout prêt et mûr pour l'Empire qui
germait dans la terre grasse et arrosée de sang... cette terre qui
allait devenir le terreau du Directoire. Et l'on s'explique très
aisément que l'ancien jacobin à costume ait fourni avec un si complet
bonheur le peintre-fonctionnaire des pompes impériales, l'historiographe
magnifique et glacé du Sacre, le Dangeau des collantes culottes et des
bottes à glands, le Saint-Simon des mollets et des fronts à la Titus. Il
était surtout fait pour représenter. Il représenta. Sans jamais
émouvoir, ni faire penser, ni faire monter. C'est le Tapissier, le
Décorateur d'un moment, de plusieurs moments considérables de la France.
Un génie du garde-meuble de l'histoire. Mais _l'exécutant_ reste un
maître d'une sûreté de fer, digne de toutes les admirations et de tous
les respects, une probité souveraine, savante, intraitable et rude, un
Jupiter du dessin, et de la cuisse duquel devait sortir Ingres tout
armé.

On ne doit pas marchander les éloges et les remerciements aux
organisateurs vigoureux de cette exposition, nouvelle et nécessaire,
pour laquelle, si l'on en voulait parler convenablement et dans le
détail,--il faudrait plus de place et aussi de compétence que je n'en
ai. Grâces donc soient rendues à la vaillante brigade, toujours en
mouvement, du Petit Palais, au général, M. Lapauze, qui marque ses états
de service par des victoires; à son aide de camp, Adrien
Fauchier-Magnan, hier encore historien, évocateur délicieux de lady
Hamilton. Ils avaient assumé les difficultés d'une belle entreprise. Ils
l'ont réussie, on ne peut plus joliment. Et si vous saviez au prix de
quelles peines! Mais peu importe. Ils recommenceront.

HENRI LAVEDAN.

_(Reproduction et traduction réservées.)_



[Illustration: M. Raymond Poincaré et son frère Lucien.]

[Illustration: Le cortège funèbre de Madame Antoni Poincaré se rendant
de la gare de Nubécourt à l'église.]

LA MORT DE Mme POINCARÉ MÈRE

Le président de la République vient d'être éprouvé par un deuil cruel:
sa mère tendrement chérie, Mme Antoni Poincaré, est morte la semaine
dernière, vendredi, dans l'appartement qu'elle occupait, 10, rue de
Babylone, à Paris.

Mme Poincaré a eu, du moins, la plus clémente, la plus douce des fins.
Elle s'est éteinte soudainement, sans souffrance. Depuis quelques jours,
sa santé laissait à désirer; elle ne donnait pourtant aucune inquiétude
grave. Ses enfants, ses deux fils, le Président et M. Lucien Poincaré,
directeur de l'enseignement secondaire au ministère, ses deux
belles-filles, Mmes Raymond et Lucien Poincaré, l'entouraient de la plus
constante sollicitude. Vendredi matin, Mme Raymond Poincaré, qui était
venue aux nouvelles, rencontra chez sa belle-mère M. et Mme Lucien
Poincaré, amenés par le même souci. Aucun symptôme nouveau ne pouvait
altérer leur quiétude. M. Lucien Poincaré, bien tranquille, venait à
peine de prendre congé pour aller à ses occupations quand Mme Antoni
Poincaré se tourna doucement, comme pour leur parler, vers ses deux
brus. Mais tandis que celles-ci se penchaient vers elle, empressées,
elle avait exhalé déjà le dernier soupir.

[Illustration: Mme Antoni Poincaré]

M. Raymond Poincaré et son frère idolâtraient leur mère. Il faut avoir
causé, là-bas, dans la Meuse, avec quelques-uns des vieux camarades du
président de la République, quelques-uns des compagnons de son enfance,
pour savoir par quels soins constamment attentifs Mme Antoni Poincaré
avait mérité cette affection sans bornes. Elle avait été leur éducatrice
zélée. C'est elle qui, chaque matin, procédait, avant le départ pour le
lycée, à la révision des devoirs et des leçons, sauf pour le grec et le
latin réservés au contrôle paternel. Et M. Raymond Poincaré surtout doit
à cette mère exquise plus d'une des qualités qui le caractérisent,
l'ordre et la clarté de son esprit, la distinction de ses manières, son
urbanité charmante. C'est, pour les deux frères, la plus cruelle des
douleurs.

Mme Poincaré mère repose, depuis lundi, à Nubécourt (Meuse), dont sa
famille était originaire. Rappelons que, née Ficatier-Gillon, elle
appartenait à une famille qui avait fourni à la magistrature, à la
politique, des hommes éminents, comme Jean-Landry Gillon et Paulin
Gillon. Son mari, M. Antoni Poincaré, qui avait été inspecteur général
des ponts et chaussées, était mort il n'y a guère qu'un an.

J'avais vu, en janvier dernier, à la veille de l'élection
présidentielle, au petit cimetière familial de Nubécourt, ombragé de
grands vieux arbres, la place de longtemps marquée pour sa sépulture, au
côté de celui qui avait été, pendant plus d'un demi-siècle, le compagnon
irréprochable et chèrement aimé de sa vie. On pouvait espérer que cette
tombe demeurerait plus longtemps vide. Mme Antoni Poincaré, en effet,
n'avait que soixante-quatorze ans.

Les obsèques ont eu lieu là-bas, lundi dernier. Elles ont été aussi
dénuées de faste que possible, juste ce qu'exigeait la haute fonction
dont est investi M. Raymond Poincaré. Mais les plus respectueuses
sympathies, celles de tout ce pays où leur famille et eux-mêmes
jouissent de l'universelle estime, celles de la France entière faisaient
cortège au chef de l'État et à son frère, derrière ce corbillard fleuri
sur lequel s'en allaient, avec la chère morte, tant de pieux souvenirs,
tant de tendresses.

G. B.



LA MALADIE DE PIE X

On n'ignorait plus, depuis déjà des mois, que la santé du Souverain
Pontife était très chancelante. Mais la nouvelle, confirmée par les
bulletins des médecins du Vatican, que l'état de Pie X donnait des
inquiétudes précises n'en a pas moins, ces derniers jours, causé une
sensation profonde dans le monde entier. A Rome, qui, au-dessus de la
succession des événements politiques et historiques, demeure la hautaine
capitale spirituelle de la Chrétienté, une émotion fiévreuse entraîne
chaque jour des foules sur la place Saint-Pierre, d'où le soir on
interroge la symbolique lumière qui veille dans les appartements du
Souverain Pontife. Une tradition affirme que, dans l'église Saint-Jean
de Latran, la statue de bronze du pape Martin V se couvre de sueur
lorsque le pape vivant est en danger de mort. Et des visiteurs, cette
semaine, seraient revenus épouvantés pour avoir vu s'accomplir le
miracle. Ce n'est point là, sans doute, autre chose que l'un des signes
innombrables de cette angoisse qui naît à chaque fois que vacille, en
son reposoir, la lueur dont s'éclaire, depuis deux mille ans, le monde
catholique. Mais il est admirable de constater que, dans notre époque de
discussion et de critique, cette angoisse demeure la même en face de
cette lueur et que jamais peut-être la force morale incarnée par le
fragile vieillard du Vatican ne fut plus réelle et plus respectée.

Nous reproduisons en notre première page une remarquable et récente
photographie de cette blanche figure sur laquelle se concentre en ce
moment l'attention universelle. L'attitude conserve sa simplicité de
toujours, et trahit à peine un peu de lassitude physique. Le visage, qui
reflète la gravité de la pensée intérieure, de la préoccupation d'âme,
paraît sensiblement vieilli. Les traits, tendus, semblent plus fins et
composent une expression d'indéfinissable tristesse. Les yeux, fixes,
regardent loin.

On peut encore espérer, à l'heure où nous écrivons ces lignes, que
l'auguste vieillard, malgré son grand âge, triomphera de la crise
présente. Les bulletins des médecins, qui distribuent alternativement
l'inquiétude et l'espoir, parlent d'une affection grippale aiguë,
aggravée de diverses complications qui tiennent à l'état physique, très
affaibli du malade. Car Pie X est âgé de soixante-dix-huit ans.



[Illustration: Le roi Alphonse XIII pendant la revue, quelques instants
avant l'attentat. Juste derrière le souverain, au 2e plan, l'attaché
militaire français, lieutenant-colonel Tillion (en uniforme de hussard
bleu clair, qui parait blanc), auteur du récit de l'attentat que nous a
envoyé notre correspondant de Madrid.--_Phot. Alfonso.]_

L'ATTENTAT CONTRE LE ROI D'ESPAGNE

_Notre correspondant de Madrid nous écrit:_

Madrid, 15 avril.

Pour la troisième fois depuis son avènement, le roi Alphonse XIII vient
d'échapper à un attentat anarchiste.

C'était dimanche dernier, après la revue de la garnison de Madrid,
passée, comme chaque année, par le souverain à l'occasion de la
présentation du drapeau aux jeunes recrues. Cette grande solennité
militaire qui équivaut, en Espagne, à notre 14 juillet, avait revêtu
cette fois un éclat exceptionnel, puisqu'elle inaugurait l'application
de la nouvelle loi du service obligatoire et aussi la prise de
possession de la zone espagnole au Maroc; les tabors indigènes de
Melilla et d'Alhucemas étaient venus tout exprès à Madrid pour assister
à la parade.

La cérémonie terminée, le roi rentrait au palais à cheval lorsque se
produisit l'attentat. Un de ses témoins les plus directs, le
lieutenant-colonel de hussards Tillion, attaché militaire français
récemment nommé à Madrid, qui figurait pour la première fois, à la
revue, dans le cortège royal, a bien voulu m'en faire, en ces termes, le
récit:

--Le roi, encadré, mais à distance, par ses aides de camp, le comte
d'Aybar et le commandant Guiao, précédait de quelques mètres le groupe
formé en première ligne par les généraux Luque, ministre de la Guerre,
Aznar, Echague, Villar, Orozco et plusieurs autres; en seconde ligne par
les attachés militaires mexicain, italien, allemand, russe, autrichien
et français, le colonel Figuerou, les capitaines Marsengo, Kalle,
Scuratof, le prince Schwartzenberg et moi-même; en arrière par
l'escadron de l'escorte royale.

» En débouchant de la promenade de Recoletos dans la rue d'Alcala, la
grande artère madrilène, l'agglomération de la foule, qui débordait des
trottoirs sur la chaussée en acclamant le roi, nous obligea de ralentir
et de prendre le pas. A ce moment, j'aperçus très distinctement, sur le
côté gauche de la rue, un individu se détacher des rangs des curieux que
les agents avaient refoulés, et se diriger rapidement vers le souverain:
j'eus alors très nettement l'impression qu'un attentat allait se
commettre. Arrivé à moins de deux mètres du roi, le criminel tira sur
lui un coup de revolver.

» Le remous des cavaliers qui, tous, y compris nous-mêmes, se
précipitaient en avant, me masqua le reste de la scène, mais j'entendis
le bruit de deux autres coups de feu successifs, et il me sembla même en
percevoir un quatrième, après un très court intervalle, quoique
l'enquête paraisse avoir démontré qu'il n'y en eût que trois.

» Cependant nous étions arrivés en tourbillon auprès du roi; mon
collègue, l'attaché russe, avait dégainé pour frapper au besoin
l'agresseur. C'est alors que je vis celui-ci, qui, dans ce coup d'oeil
fugace, me fit l'effet d'un homme relativement bien mis, maîtrisé et
maintenu à terre par plusieurs sergents de ville.»

[Illustration: L'auteur de l'attentat après son arrestation.

On distingue les traces des coups qu'il a reçus dans la bagarre,
notamment celle du coup de bâton que l'agent Guijarro lui asséna sur le
front: ses vêtements étaient en lambeaux, il a revêtu des effets
d'emprunt. _Phot. Alfonso._]

» Quant au roi, qui venait d'échapper à ce péril, par un vrai miracle,
ou plutôt grâce à son extraordinaire sang-froid--car il est maintenant
avéré qu'il fit dévier le second coup de feu en poussant résolument son
cheval sur le criminel--il se tourna vers nous, non seulement calme,
mais souriant, et s'empressa de nous rassurer d'un geste de la main en
s'écriant: «Ce n'est rien». Puis, avec la même vaillante simplicité, il
reprit la tête du cortège reformé tant bien que mal, sans accélérer
l'allure; et le retour au palais royal, à peine retardé de quelques
minutes par cette scène dramatique, fut un véritable triomphe au milieu
des ovations enthousiastes de la foule au «roi valeureux».

L'intéressante photographie qu'un hasard exceptionnel a fait saisir à
l'instant même de l'attentat par un amateur, M. Ochoa, vient corroborer
et compléter ce récit, en montrant précisément la phase du drame que la
mêlée avait dérobée au lieutenant-colonel Tillion: à peine l'agresseur
avait-il tiré sur le roi deux coups de revolver, dont l'un atteignit
légèrement au poitrail son magnifique cheval «Alarun», que l'agent de la
Sûreté Guijarro, se précipitant sur le criminel, l'abattit d'un coup de
bâton à la tête. Il fut lui-même assez grièvement blessé par le
troisième coup de feu.

L'agresseur, aussitôt maîtrisé par le sergent de ville Canela, un
commandant en retraite et plusieurs autres personnes, et menacé de
lynchage par la foule, dut être provisoirement enfermé, sous la garde de
la gendarmerie, chez un dentiste de la maison royale, M. Aguilar.

L'instruction, confiée à la justice civile, a établi que le coupable est
un nommé Rafaël Sanchez Alegre, âgé de vingt-cinq ans, charpentier,
natif de Barcelone.

Les papiers saisis sur lui et à son domicile à Madrid attestent ses
idées anarchistes et notamment son dessein de venger Ferrer. Il n'a pas
nié, d'ailleurs, avoir voulu assassiner le roi, tout en se réjouissant
de n'y avoir pas réussi; mais il a déclaré n'avoir eu aucun complice, ni
même aucun plan prémédité et avoir obéi à une simple impulsion. Les
lettres trouvées chez lui, et adressées à sa femme et à sa famille à
Barcelone, semblent indiquer qu'il se proposait de renoncer à ses
opinions subversives et d'émigrer au Chili, moyennant, un envoi de
fonds. C'est faute d'une réponse et en désespoir de cause qu'il aurait
décidé de commettre son crime.

Cependant l'opinion publique persiste à voir dans l'attentat, plutôt que
l'acte isolé d'un déséquilibré, un véritable complot, et on en allègue
comme preuve le fait même que cet attentat était pour ainsi dire prévu.

Depuis plusieurs jours, en effet, le bruit courait, à Madrid, qu'un
méfait anarchiste se préparait contre le souverain. Tout en démentant
ces propos, les autorités avaient pris les plus grandes précautions:
elles devaient rester inutiles.

Le président du Conseil, comte de Romanonès, a cependant tenu à couvrir
la police de tous reproches et à déclarer en même temps que cette
nouvelle tentative anarchiste, pas plus que l'assassinat de M.
Canalejas, ne déterminerait le gouvernement à recourir à des mesures
d'exception, incompatibles avec le libéralisme du roi lui-même.

Quant aux complices supposés de Sanchez Alegre, l'anarchiste Mauro
Bajatierra, son ami avéré, et le professeur français Pierre Pac, arrêté
sur le théâtre de l'attentat pour avoir, au dire de plusieurs témoins,
échangé quelques paroles avec l'agresseur, ils ont été incarcérés et
inculpés, quoique les bons antécédents du second parussent le mettre
hors de cause.

Le geste meurtrier qui a visé le roi Alphonse XIII n'a abouti qu'à
accroître la popularité et les sympathies dont il jouit à l'étranger
aussi bien qu'en Espagne: sa vaillance, déjà éprouvée lors des attentats
de la rue de Rohan en 1905 et de la calle Mayor en 1906, s'est encore
une fois montrée aux yeux de ses sujets.

J. CAUSSE.

[Illustration: UN REMARQUABLE DOCUMENT PHOTOGRAPHIQUE: L'ATTENTAT CONTRE
LE ROI ALPHONSE XIII.

Instantané pris au moment où l'auteur de l'attentat, Rafaël Sanchez
Alegre, après avoir tiré deux coups de revolver sur le roi sans
l'atteindre mais en blessant son cheval, est terrassé par l'agent de la
Sûreté Guijarro, mais tire encore un troisième coup de revolver qui
blesse cet agent à la cuisse. Un des aides de camp à cheval (vu de
profil sur la photographie) s'est jeté entre l'assassin et le
souverain.--_Photographie_ Nuevo Mundo.--_Propriété exclusive de_
L'Illustration _en France.--Reproduction interdite._]

[Illustration: UN INSTANT APRÈS L'ATTENTAT DU 13 AVRIL.--Toute l'escorte
s'est groupée autour du roi. _Phot._ Nuevo Mundo.]



[Illustration: Colonel Pastchenko. Colonel Met. Colonel de
Woyna-Pantchenko. Colonel Hanjine. Général Delwig. Général de Béliaeff
_Phot. S. Liégeois._ FRATERNITÉ D'ARMES.--Officiers russes et français
servant un canon de 75, pendant la visite au camp de Mailly d'une
mission militaire russe.]

UNE MISSION MILITAIRE RUSSE

EN FRANCE

Les liens de camaraderie et d'estime qui unissent les officiers des deux
armées française et russe ont eu, récemment, l'occasion de
s'affirmer--de même qu'à l'automne dernier, lors des grandes manoeuvres
auxquelles assistèrent le grand-duc Nicolas et son état-major--pendant
le séjour au camp de Mailly de la mission militaire chargée d'étudier
l'organisation et le fonctionnement de nos cours d'artillerie de
campagne. Venus pour une visite technique, les membres de cette mission,
qui comprenait le général Delwig, commandant la 24e brigade d'artillerie
à Louga, le général Serge de Béliaeff, commandant la 29e brigade
d'artillerie à Riga, les colonels Hanjine, de la 44e brigade
d'artillerie, Pastchenko, de la 3e brigade d'artillerie de la Garde, et
de Woyna-Pantchenko, aide de camp du grand-duc Serge, témoignèrent à
leurs hôtes une affectueuse sympathie, que devaient rendre plus vive
encore deux semaines de vie commune entre «gens de métier».

Du 31 mars au 12 avril, la mission russe suivit les exercices de tir que
comportent, pour nos officiers, les cours d'artillerie de campagne. Et
elle put admirer, sur le terrain, à quel point de précision est porté,
dans l'arme savante par excellence, le maniement de notre merveilleux
canon de 75. C'est au cours d'un de ces exercices qu'a pu être prise la
curieuse photographie reproduite ici. Pour mieux se familiariser avec
notre matériel, les membres de la mission tinrent à se mettre eux-mêmes
à l'oeuvre. Et jamais sans doute pièce ne groupa autour d'elle autant de
«servants» de marque, puisque le pointeur en était le général Delwig; le
tireur, le général de Béliaeff; le chargeur, le colonel Hanjine, et que
les colonels Pastchenko et de Woyna-Pantchenko, et enfin le colonel
Nollet, commandant le 60e régiment d'artillerie et président de la
commission d'études pratiques du tir de campagne, remplissaient les
fonctions de déboucheurs.



LA GRÈVE GÉNÉRALE EN BELGIQUE

Une crise politique et économique d'une gravité exceptionnelle: la grève
générale organisée par la population ouvrière pour obtenir le suffrage
universel pur et simple, immobilise depuis lundi toute l'industrie
belge, et contraint les pouvoirs publics à tenir sous les armes toutes
les forces militaires du royaume.

Déjà, il y a onze ans, en 1902, 300.000 ouvriers abandonnèrent le
travail dans le but de contraindre le Parlement à accepter le principe
d'une révision constitutionnelle avec établissement du suffrage
universel pur et simple. La Chambre résista énergiquement et bien qu'il
eût été décidé comme aujourd'hui que la grève serait pacifique, il y eut
deux émeutes à Bruxelles, des attentats à la dynamite et, partout, des
troubles assez redoutables pour que les directeurs du mouvement,
effrayés, prissent l'initiative du désarmement. Aujourd'hui, les
conditions sont autres. Les éléments modérateurs n'ont plus sur la masse
ouvrière leur autorité de jadis. D'autre part, la grève suit au lieu de
précéder l'examen et le rejet par la Chambre de la proposition de
revision constitutionnelle. Enfin, l'organisation pour la lutte a fait,
dans les milieux ouvriers, l'objet d'une lente et minutieuse
préparation.

Il y aurait aujourd'hui 370.000 grévistes, ce qui représente en salaires
une perte de plus de 2 millions par jour. Quant aux pertes commerciales,
on peut prévoir qu'elles seront énormes, la valeur des produits des
industries belges de la houille, des métallurgie» et des carrières
dépassant aux prix actuels 4 millions par jour.

[Illustration: LA GRÈVE GÉNÉRALE BELGE.--Le double avis aux travailleurs
et aux soldats, placardé au fronton de la Maison du Peuple de
Bruxelles.]



[Illustration: LA GUERRE ILLUSTRÉE PAR UN COMBATTANT.--Attaque et
destruction du réseau barbelé de Mal Tepe (Maslak) dans la nuit du 24 au
25 mars. _Croquis communiqué à nos envoyés spéciaux, Georges Scott et
Gustave Babin, par son auteur, un simple soldat bulgare du 23e régiment
d'infanterie, S. Stoianof, qui prit part à l'assaut; dans la vie civile,
il est instituteur de village._]

"L'ILLUSTRATION" A ANDRINOPLE

(SUITE DES CORRESPONDANCES DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL)

DEUX VISIONS RÉVÉLATRICES

Andrinople (Odrin), 8 avril.

Encore que, dans la semaine qui s'était écoulée déjà depuis l'assaut
héroïque, on eût eu tout le temps d'effacer les traces les plus
horribles de la lutte, d'enterrer les pauvres morts, ou presque tous, de
remettre, enfin, dans l'effroyable chaos un peu d'ordre, on ne visitait
les forts d'Andrinople qu'avec l'autorisation de l'état-major bulgare.
Sans compter que j'y reçus l'accueil le plus aimable, je ne regrette pas
cette démarche obligée, car elle me conduisit à l'ancien konak, siège,
naguère, de l'autorité ottomane. Le général Ivanof a installé là ses
services. Et de nulle autre place, dans Andrinople, on ne saurait avoir
une vision plus nette, plus saisissante de ce que pouvait être ici le
«gâchis turc», qu'en ce... palais où siégeait l'administration, et où,
comme un fossile dans le sédiment, elle a laissé sa trace révélatrice.

Le konak est situé sur la Grande-Rue, cahoteuse, abominablement pavée,
pareille, enfin, à toutes les rues turques, si ce n'est qu'on y
remarque, de chaque côté, les marques d'un sérieux effort vers le
progrès: de belles bordures de granit, bien alignées, délimitant
l'emplacement de trottoirs qui seront, évidemment, plus doux aux pieds
des touristes douillets que les cailloux de la chaussée. Ils sont, quant
à présent, inachevés--simples fossés que la moindre ondée doit changer
en quelles fondrières!--et l'on se prend à maudire la guerre qui
entrava, arrêta net un si bel essor. Calmons-nous: ce n'est point elle
la coupable, mais l'invincible incurie orientale. Le projet,
l'intention, la velléité de doter de trottoirs la principale avenue
d'Andrinople, remonte au moment où le sultan Mahomet V manifesta le
désir de visiter l'ancienne capitale de son lointain ancêtre Monrad Ier.
On se mit à la tâche avec la plus louable ardeur, mais, quelque hâte
relative qu'on y déployât, on dut renoncer à être prêts à temps. Le
Commandeur des Croyants arriva avant la fin des travaux. Les bordures
seulement étaient posées. Le cortège impérial défila entre ces
simulacres, que lui masquaient d'ailleurs la haie des troupes et la
foule des curieux. Le lendemain, l'administration retombait dans son
indolence. Elle se garda bien de poursuivre l'oeuvre ainsi commencée en
un jour de zèle. Et cela est conforme au génie ottoman. Pourquoi, une
fois passée l'occasion qu'on avait saisie avec tant d'enthousiasme,
eût-on continué un travail utile seulement à la vague tourbe,
indifférent à quiconque, à cheval, en carrosse, tient le haut du pavé?
Comment eût-on songé à améliorer la voirie, quand le konak, le palais
administratif lui-même, demeure, après dix ans, vingt ans--que
sais-je--inachevé à l'heure qu'il est?

Il est, ce konak, énorme, massif, non pas beau, certes, ni même élégant,
mais imposant, au fond de sa cour immense où manoeuvrerait un régiment.
Le seuil franchi, un escalier de belle pierre bleue s'offre aux pas du
visiteur. Seulement, il s'arrête au palier de l'entresol. Comme les
trottoirs de la Grande-Rue, on n'a pas eu le temps de le finir pour la
visite du padischah,--ni depuis. Et il se continue jusqu'au premier par
des marches en sapin grossier, rabotées à peine, et l'on s'aperçoit que
la rampe n'est faite que de quelques madriers de bois blanc à la hâte
assemblés, pas même badigeonnés. Qu'importe, si tout cela, au passage du
monarque, était tendu de prestigieux tapis d'Asie? et puisque, au-dessus
de la porte immense, auguste, du cabinet du vali, s'épanouissaient, en
carton-pâte véhémentement peinturluré et doré, les armes glorieuses du
sultan, les étendards vert et rouge où resplendit le croissant immaculé,
au milieu de trophées où se mêlent au Coran, aux balances de justice,
aux canons modernes--aux canons de Krupp--les haches à deux tranchants
des barbares ancêtres descendus de Mongolie?

Après ces visions révélatrices, je ne pouvais plus guère m'étonner des
découvertes qu'allait me révéler, à chaque pas, la visite aux positions
conquises par les Bulgares; de l'évidente insuffisance, que j'ai
signalée déjà, des ouvrages de défense; du désarroi partout visible dans
cette mise en état précipitée de positions pourtant excellentes; de tant
de manifestations criantes de l'esprit turc,--je veux dire de l'esprit
officiel, car les peuples, quoi qu'on en ait dit, n'ont pas toujours les
gouvernements qu'ils méritent. Celui-ci a prouvé son courage, son
abnégation, son endurance, de rares et touchantes qualités. Mais des
coeurs résolus ne suffisent pas, quand il s'agit de défendre la chère
patrie contre un agresseur tout aussi résolu, au surplus, mais
solidement armé et préparé de longue date à la lutte. On n'improvise pas
une telle résistance. Pauvre Andrinople! Pauvre Turquie! Ah! du moins,
méditons gravement, nous autres, en ce moment, la leçon terrible de ces
événements!

VISITE AUX PORTS TURCS DU SECTEUR EST

Les formalités administratives remplies, dès que j'ai en poche le
bienheureux permis que dix fois, dans la journée, on me demandera
d'exhiber, tant les consignes sont rigoureusement exécutées, nous
partons, le long de la route de Kirk-Kilissé. Nous allons voir, dans la
matinée, les forts les plus rapprochés de la ville, les plus au sud de
la ligne défensive de l'est, ceux où il se passa relativement peu de
choses, Yldiz ou Vidia, Toprolou ou Nadeuz Kiosk, Kavkas et
Stamboul-Tabia.

Faibles forts, il faut le répéter. Un méchant fossé, à demi comblé, les
séparait de leurs glacis en pente douce. Leurs murailles vétustés
étaient de briques déjà disjointes. Ils n'étaient pas même «armables»,
si je puis dire, et ne servaient plus que de casernes ou de dépôts de
munitions. Leurs défenseurs, avec leur artillerie, étaient installés en
dehors, sur des lignes vraiment bien sommairement installées aussi.

Pas d'abri pour les servants, sur la plupart des points. Les trous mêmes
où s'entassaient les munitions devaient avoir été improvisés à la
diable, couverts de planches fléchissantes, bien rarement de tôles
ondulées.

Tout cela est rempli encore de projectiles amoncelés, obus coquettement
parés de jaune citrin, shrapnells reconnaissables à leur belle robe
rouge. Avec tous ces canons, dont les cols élancés se tendent vers
l'horizon, quel butin pour les vainqueurs! Et la seule chose, dans cette
défensive, qui donne une impression de perfectionnement, de modernité,
c'est le réseau compliqué de fils de fer barbelés qu'on voit se
développer en une ligne sinueuse, embrassant les mouvements de terrain,
les contours de chaque fort, comme un souple corselet, une cotte de
mailles flexible, scintillant au jeune soleil d'avril.

Au loin, dans une fine brume, se silhouette mollement Mal-Tepe, la
colline enlevée dans la nuit du 24 au 25 avec les ouvrages dits de
Maslak dont on l'avait armée.

[Illustration: LA RÉCOMPENSE D'UN LONG EFFORT.--Les vainqueurs bulgares
sous la coupole de la grande mosquée d'Andrinople. _Dessin de notre
envoyé spécial_ GEORGES SCOTT]

La terre, sous nos pas, est jonchée d'étuis de cartouches et de balles
rondes de shrapnells,--et, ce qui frappe davantage et surprend, d'une
profusion de munitions inutilisées, balles turques mêlées, par endroits,
aux balles bulgares. C'est une constatation que je ferai à mainte et
mainte reprise au cours de cette impressionnante promenade: il est telle
heure de l'action, tel instant décisif, où, la baïonnette intervenant,
les balles sont inutiles aux arrivants, qui s'en délestent à la hâte,
afin d'être plus agiles à la poursuite, où elles sont plus lourdes
encore au fuyard. Voilà pourquoi l'on retrouve pêle-mêle, à poignées,
les balles aiguës des fusils turcs, les balles plus grosses, à pointe
ronde, des Bulgares.

Les batteries succèdent aux batteries. Ce sont, en majorité, des canons
de campagne qui les arment. Pourtant, au sud, à Kavkas-Tabia, une belle
série de six pièces de siège, montées sur plates-formes, demeure en
place, certaines pièces endommagées trop facilement, derrière leur
pauvre rempart de terre. Et des artilleurs bulgares, déjà, s'appliquent
à nettoyer, à graisser, à remettre en état ce matériel, invariablement
signé du nom fameux de Frédéric Krupp, tandis que, sur les glacis,
d'autres soldats, méticuleusement, démontent et rebobinent,
tranquillement, comme des filandières le lin sur leurs fuseaux, les
ronces artificielles. Rien ne sera perdu de ce qu'on a péniblement
conquis.

AVEC LA COMPLICITÉ DE PHOEBÉ

A contempler ce terrain on admire davantage l'audace, la vaillance des
Bulgares, et, aussi, l'on s'étonne un peu que l'adversaire ne leur ait
pas rendu la victoire plus rude encore.

Au bas des hauteurs que couronne cette ligne de défense, la plaine
dévale doucement, nue, sans un arbre, sans un buisson, sans un abri, sur
deux kilomètres, peut-être, pour se relever vers la ligne de Mal-Tepe et
les faibles crêtes qui la continuent au nord et au sud. Je constaterai
un peu plus tard que sur tout le front, jusqu'à Aïdjiolou, Aïvas-Baba et
Tash-Tabia, la structure du terrain est la même, la crête nord dominant
de plus haut qu'ici, voilà tout, la plaine pareille à celle-ci, aussi
molle, aussi nue. Comment une infanterie put-elle, sans être anéantie
jusqu'au dernier homme, traverser cet immense espace à découvert, que
pouvait battre en tous sens l'artillerie turque? Quelle faiblesse y
eut-il, là encore, dans la résistance?

Notez que, sur ce point, sur ces quatre forts du sud-est, dix-huit
pièces seulement étaient braquées pour protéger le mouvement des soldats
bulgares, dix-huit pièces de campagne que dirigeait le major Nedeltchef,
ancien secrétaire du consulat d'Andrinople.

Le guide aimable et cultivé que le sort bienveillant m'a donné, M.
Grigor Vassilef--«dans le civil» avocat, journaliste estimé, et
conseiller municipal de Sofia--me dit: «Nos artilleurs avaient promis à
leurs camarades de la ligne de leur faire, pour s'y tapir pendant leur
marche en avant, une échelle de trous.» De fait, la vallée verdoyante
est, de place en place, défoncée d'excavations qui indiqueraient des
coups bien mal placés, s'ils avaient été tirés contre les positions
turques. Pourtant, l'explication ne séduit que par un petit côté
élégant, savoureux, un peu romanesque, sans satisfaire pleinement la
raison.

Enfin, les faits sont là: les assaillants purent s'approcher assez près
des lignes ennemies pour n'avoir plus qu'un pas à faire, qu'un bond sur
elles, afin de s'en emparer quand on allait leur en donner le signal,
dans la nuit du 25 au 26 mars.

C'était une belle nuit de lune, comme avait été la précédente, celle qui
avait favorisé la capture de Maslak. L'état-major avait imaginé, me
racontait mon cicérone--qui est poète--d'avoir pour complice ou pour
alliée la chaste Déesse elle-même: à l'instant précis où elle
déverserait son premier rayon sur la plaine où guettaient, tapis dans
les tranchées sommaires, dans les trous d'obus, les soldats de la
croix,--tous les canons, qui grondaient presque sans relâche depuis deux
jours, tous laisseraient soudain tomber leurs voix rauques. Un silence
pacifique descendrait du ciel sur les hommes de bonne volonté... Quelle
impression ne dut pas produire, parmi les assiégés énervés par le
fracassant vacarme des dernières quarante-huit heures, cette accalmie
soudaine?...

Elle dura dix minutes, juste: une embellie entre deux ondées. Puis
l'ouragan de mitraille reprit avec une rage accrue. C'était le signal
attendu. Des ordres cruels, implacables, vibrèrent dans l'air nocturne
aux oreilles de ces hommes, qu'exaspéraient l'énervement d'avoir attendu
tout le jour et la rage d'en finir. Sur toute la ligne se préparait
l'assaut, tandis que le 10e et le 23e s'élançaient, hurlants, contre
Aïdjiolou, Aïvas-Baba et Tash-Tabia,--à la baïonnette.

Il se peut bien qu'il y ait là un peu de légende mêlée à l'histoire--de
la légende historique, si l'on veut--car je ne pouvais oublier, dans le
moment qu'on me contait cet épisode, les téléphonistes du général Vasof
et le circuit de fils d'airain qui courait, d'un poste à l'autre, tout
autour du cercle d'investissement de la ville aux abois. Je ne discutai
point, pourtant: ce reflet lunaire jeté sur cette sombre action de mort
m'apparut comme un hommage rendu à la divine Poésie. La vie, d'ailleurs,
n'est que contrastes. Tandis que nous achevions, devant Stamboul-Tabia à
moitié effondré sous les coups, où, du sol moiré par places de taches
brunes, montait une fade et obsédante odeur, où le pied risquait de
heurter encore, sacrilègement, de hideux lambeaux, derrière nous, sur
les pentes herbues qui tendaient au-devant d'Andrinople et de sa mosquée
révérée comme un tapis de prière, parmi les fondrières creusées par les
boulets, un berger menait son troupeau, et les clarines de ses brebis
tintaient dans l'air que déchirait huit jours auparavant l'affreux
fracas de la mitraille, avec des sons cristallins d'harmonica, bucolique
après l'épopée.

VERS LA TROUÉE

Après un déjeuner sommaire, péniblement trouvé, nous repartons, sur la
même ligne de forts, mais dans la direction du nord, cette fois, d'Yldiz
vers Kourou-Tchesmé. Ah! ici, l'abominable souvenir: dans le fossé,
oubliés, deux morts gisent encore, après huit grands jours. L'un n'a
plus de tête, et, horreur! spectacle qu'on voudrait n'avoir jamais
entrevu, un chien plonge son museau pourpre dans cette gorge décapitée!
«Le fils de tant de soins!...» disait sainte Monique.

Pauvres abandonnés! On en retrouve quelques-uns chaque jour, épars en
ces vastes champs déserts, tombés là, seuls, on ne sait quand, ni
comment. Des corvées de prisonniers turcs, la pelle à l'épaule, sous la
conduite de quelques soldats, battent la plaine à leur recherche. Pour
chacun de ces isolés, on creuse un trou étroit, peu profond... En voici
un qui passe sur une civière, tout roide, oscillant au pas de ses
porteurs, les bras repliés sous la tête, à la façon d'un moissonneur qui
dort.

[Illustration: LA GUERRE ILLUSTRÉE PAR UN COMBATTANT.--Une lutte de
fauves: soldat bulgare, à l'attaque de Baalar-Sarta, étranglant avec les
dents un adversaire turc.--_Croquis du soldat-instituteur S. Stoianof._]

Des canons aussi, comme des hommes, se sont égarés dans ces glèbes, des
pièces qu'on emmenait en retraite, qu'on a abandonnées au moment de la
panique et laissées là, démontées, souvent, l'affût ici, le caisson plus
loin. Et l'on a tout à coup, à les rencontrer ainsi perdues sous le ciel
livide, dans cette immensité déserte, l'impression soudaine de la
débâcle.

[Illustration: Distribution de pain par les Bulgares aux affamés
d'Andrinople. _Dessin de GEORGES SCOTT._]

C'est toujours le même site, la même colline inclinée vers une vallée
presque insensible, tant la pente en est lente, qui se relève à
l'horizon en une autre ondulation aussi douce; ce sont toujours, le long
de cette crête, les mêmes tranchées, hérissées de canons silencieux, les
mêmes glacis, avec leurs haies de ronces d'acier, et, dans la terre
inculte, les mêmes entonnoirs, pareils à la trappe d'un fourmilion
géant, ouverts par la plongée d'un obus. Mais à mesure qu'on approche du
point infernal où convergeaient les pièces les plus furieuses, de ce
«saillant nord-est» où céda la défense, ces fondrières deviennent de
plus en plus nombreuses, de plus en plus pressées, se touchent, se
confondent. A distance, on dirait de champs labourés tant le sol est en
tous sens sillonné, retourné, creusé, bossué de mottes.

[Illustration: L'ILE D'ÉPOUVANTE Le déchet de la garnison prisonnière:
les malades et les épuisés que l'état-major bulgare, ne pouvant ni les
évacuer, ni les soigner, ni les nourrir, a parqués dans un îlot de la
Toundja où ils meurent au pied des arbres dont ils ont dévoré l'écorce.
_Dessin de Georges Scott, d'après ses croquis.--Voir l'article aux pages
suivantes._]

[Illustration: Le camp des agonisants dans un îlot de la Toundja, au
nord d'Andrinople.--_Photographies Georges Scott._]

Voici Aïdjiolou,--et la trouée, le passage de dix à quinze mètres ouvert
à la cisaille et à la baïonnette à travers les fils de fer, par lequel
s'engouffra l'irrésistible trombe. Un dessin que nous reproduisons, un
croquis émouvant par son accent de véracité, car son auteur, qui fut
parmi les combattants de cette nuit, n'a fait qu'interpréter, non sans
adresse, en tout cas avec une évidente sincérité, ce qu'il a vu, retrace
un épisode semblable de l'assaut et fait mieux comprendre et admirer
davantage le stoïcisme de ces volontaires qui se dévouèrent pour assurer
aux armes bulgares le triomphe avec la possession d'Odrin: il n'est
aucun peuple dont l'histoire enregistre un plus noble sacrifice.

A partir de ce point, il faut renoncer à décrire la sinistre besogne, le
labourage satanique du canon. La terre éventrée, hachée, mouchetée par
la poudre d'étranges marbrures, est calcinée comme si le feu du ciel
lui-même l'avait pénétrée. On voudrait s'arrêter longuement--et il faut
courir--se recueillir, imaginer le cataclysme qui a laissé de son
passage de telles traces. On évoque les catastrophes vengeresses de
l'Écriture, laissant à jamais infertile le sol sur lequel s'était
appesantie la colère divine, et ces emplacements de cités rasées que de
haineux vainqueurs ensemençaient de sel. Ce promontoire qu'a foudroyé la
guerre est sans doute, à l'heure où nous le visitons, avec les souvenirs
tout frais qui le hantent, le lieu le plus tragique du monde. Il portait
naguère, blotti entre ses trois forts, dans un pli de terrain, un calme
village, Arnaut-keui, asile pacifique de laboureurs et de pâtres. Pauvre
village! Qui dira, dans ce crépuscule défaillant, la désolation de ses
ruines lamentables, chétifs amas de pierres pulvérisées marquant
l'emplacement des foyers anéantis, pans informes érigeant sur un ciel
d'or terni et de pourpre funèbre leurs silhouettes déchiquetées, où
l'oeil hésite à reconnaître les vestiges d'une oeuvre humaine, d'anciens
murs?...

Pourtant, des bergers, un troupeau, là aussi, dans ce décor d'indicible
détresse, évoquent des rêves d'églogue. Où peuvent-ils donc bien, la
nuit venue, trouver refuge?

L'ÎLE D'ÉPOUVANTE

J'ai croisé, un matin, en courant aux enquêtes, un bien pitoyable
troupeau,--car comment donner un autre nom à cette foule hâve,
chancelante, aux yeux vagues et vides de pensée? C'étaient des
prisonniers turcs, une centaine ou deux de ceux, parmi les défenseurs
d'Andrinople, qui n'avaient échappé à la rage dévastatrice des balles ou
des obus que pour connaître la captivité, cruelle à telles âmes bien
trempées plus que la mort.

Des soldats bulgares, fusil à la bretelle, les encadraient, les
conduisaient, sans rudesse, réglant leur marche sur celle de ces épaves,
avec une sorte de fraternelle commisération, car ils allaient, ils se
traînaient plutôt avec une lenteur telle, un si visible effort, qu'on
eût dit que chaque pas qu'ils faisaient allait être le dernier de leur
vie. Mais, en l'absence même de ces gardiens armés, on les eût reconnus
pour des vaincus, pour des captifs, à leurs tarbouchs de feutre kaki, de
la couleur de leurs uniformes,--car l'Ottoman a fait à la tactique
moderne ce sacrifice sans prix de renoncer, en temps de guerre, au fez
rouge légendaire, qui était pour lui comme le signe même, le symbole de
sa nationalité et de sa religion. Et, détail plus frappant encore que la
couleur de ces coiffures, certaines arborent, à la place de l'écusson ou
de la cocarde, sommairement dessinées ou enjolivées d'ornements, comme
celles des portes chrétiennes de la ville, des croix: dans le désastre,
ceux d'entre ces hommes qui ne sont pas musulmans ont songé à se mettre,
en face des coreligionnaires vainqueurs, sous la protection du Christ.
Qui donc nierait, après cela, le côté religieux de cette guerre?

[Illustration: Le pont du chemin de fer sur l'Arda, que Choukri pacha
fit sauter avant de rendre la ville.--_Phot. G. Woltz._]

Au reste, que les attende un paradis ou l'autre, celui de notre Dieu ou
celui du Prophète, ceux d'entre eux qui l'ont mérité ne sauraient tarder
guère à recevoir la récompense de leurs vertus. Combien de ces moribonds
essoufflés, aux minces lèvres violettes, aux nez déjà pinces par
l'agonie, combien de ces ombres vacillantes qui se traînaient, hagardes,
au grand soleil, allaient voir luire l'aube du lendemain? Ah! que ne les
laissait-on finir en paix dans quelque coin, sans leur imposer encore ce
douloureux calvaire sur les cailloux aigus, les routes poussiéreuses,
sans les jeter en proie à d'indiscrètes pitiés!

L'après-midi seulement, je connus qu'on les voulait sauver d'une fin
plus hideuse encore. Je sus de quel enfer ils s'évadaient en se
traînant, et je sentis avec quelle joie farouche ils avaient dû surgir,
dans un suprême effort, de la couche où ils gisaient désespérés, grabat,
paille à demi pourrie ou terre nue.

Il est, au nord de la ville, au milieu de la Toundja qu'enjambe un vieux
pont de terre grise, une île souriante au renouveau, dès qu'y
bourgeonnent les saules glauques et les trembles d'argent. A travers les
branchages reverdissants, les jeunes feuilles qui se défripent au
soleil, on aperçoit, vision enchanteresse qui vous hante délicieusement
à tous les points de l'horizon, autour d'Andrinople, Sultan Sélim et ses
quatre minarets jaillissants. Sur l'île même, quelques monuments
vétustés, une tour branlante, une mosquée déserte qui évoquent, dans ce
site aimable en soi, le ressouvenir de ces jardins savamment apprêtés
chers aux contemporains de Jean-Jacques, avec leurs fabriques, leurs
temples, leurs ruines. Mais cette langue de terre, au milieu des eaux
vives, est pour l'heure un domaine dantesque, un séjour d'horreur et
d'épouvante.

On y a parqué, au lendemain de la reddition, bon nombre des prisonniers
qu'on venait de faire, tous ceux qu'on jugea trop débiles pour les
évacuer, les disperser en Bulgarie. On avait eu bien soin, d'avance, de
s'enquérir de leur état sanitaire, puisqu'on les hospitalisait à
l'endroit le plus dangereux pour la ville, à l'amont de toute
agglomération. Et leurs chefs, l'un après l'autre interrogés, avaient
hautement attesté qu'aucune trace d'épidémie n'avait été constatée parmi
ces troupes. Hélas!...

Ces hommes allaient connaître des privations, des souffrances pires que
celles auxquelles ils avaient été soumis pendant le siège. Alors, on les
avait seulement rationnés. L'autorité militaire bulgare, dont la
sollicitude, tout naturellement, devait aller à ses propres soldats, ne
pouvait guère songer qu'à les empêcher de mourir tout à fait
d'inanition.

L'arrivée dans la ville des Bulgares et des Serbes, si peu longtemps
qu'y soient demeurés ces derniers, c'était 60.000 à 70.000 bouches de
plus à nourrir, avec les survenants qui se précipitaient, dès qu'il fut
possible, à la suite de ces vainqueurs. Or, en faisant sauter, à l'heure
des résolutions désespérées, le pont du chemin de fer, sur l'Arda,
Choukri pacha avait rendu impossible le ravitaillement de cette cité
tout à coup surpeuplée au delà de toutes limites.

Ce fut dans la ville même, où chaque matin nous pouvions voir une
multitude exténuée de femmes et d'enfants se traîner, suppliante, au
konak, afin de mendier du pain, ce fut parmi les prisonniers une
disette, une détresse pire qu'aux jours du siège.

Les miséreux qui se pressaient devant l'état-major étaient surtout,
m'a-t-on dit, des _mouhadjine_, des paysans des villages d'alentour,
ceux-là mêmes qui, aux temps calmes, approvisionnaient la ville,
venaient, courbés sous le poids des fruits ou les mains chargées de
fleurs, lui apporter les prémices de leurs jardins et de leurs champs,
et qui, à mesure que se resserrait la ceinture des assiégeants, fuyant
leurs maisons, fuyant l'ennemi, s'étaient réfugiés sous la protection de
la place. Ils avaient été durement repoussés. Choukri pacha avait assez
déjà de ses troupes à nourrir. Il leur refusa tout secours, il voulut
les ignorer. Comment subsistèrent-ils,--quelques-uns au moins? C'est un
profond mystère. Ceux qui restent ont part désormais aux distributions
de vivres qu'on peut faire, et où ces pitoyables affamés retrouvent un
reste de force pour se ruer vers les pains noirs entrevus, se bousculer,
se battre,--puisque c'est la vie!

LA MALADIE ACHÈVE L'OEUVRE DE LA FAMINE

Ceux qui languissent dans l'île de la Toundja n'ont plus même cette
énergie: des signes funèbres déjà les marquent.

Ils ont eu froid, ils ont eu faim, eux aussi: les troncs des arbres,
dépouillés, pelés jusqu'à la hauteur où peut atteindre un homme monté
sur l'épaule secourable d'un frère de misère, l'attestent: ils ont
arraché ces écorces pour manger, en brûlant une partie pour faire cuire
le reste. Que des humains puissent, pendant huit jours seulement,
supporter une telle misère, et survivre, cela émerveille et stupéfie.

Tous ces êtres, épuisés déjà par les fatigues de la lutte, bientôt
tombés au dernier degré de la misère physiologique, quelle proie
désignée pour les fléaux qui suivent presque inévitablement la guerre,
dysenterie, typhus, choléra!

[Illustration: Le fort d'Hadirlik ou Ildroum, à l'ouest d'Andrinople, où
Choukri pacha a été fait prisonnier par les Serbes.--_Phot. S.
Tchernof._]

L'îlot de la Toundja n'est qu'un cimetière où défaillent, au bord des
fosses qui les recueilleront, les plus lents à finir. En vain, j'en ai
peur, on a voulu procéder à un tri vague, isoler, d'après d'incertaines
apparences, ceux qui semblaient résister le mieux. Sur ce sol pourri,
souillé d'ignobles déjections, nulle vie n'est plus possible, nulle vie
animale.

Oh! l'enfer! Une rumeur faite de plaintes, de hoquets, de râles, vous
vrille sans relâche les oreilles et vous hérisse la chair. Des hommes de
corvée, des prisonniers aussi, passent, portant des civières, vont et
viennent des coins perdus où ils découvrent quelque cadavre, aux tombes
larges et profondes où s'entassent déjà des corps, les uns décharnés,
leurs chairs blêmes tendues sur les os, comme momifiés, d'autres tout
noirs, gonflés de virus: on en ramasse plus d'un cent par jour.

Partout on agonise, en plein air, sous ce beau soleil printanier, au
pied des arbres qui revivent, sur la grève humide, au bord des eaux
courantes qui vont charrier plus loin la contagion, partout, et dans les
plus ignobles postures, pauvres bêtes indifférentes à tout respect
humain, évacuant par tous les orifices la pestilence du mal. Pourtant,
d'aucuns, parmi ces malheureux, ont la pudeur de ne pas vouloir mourir
au grand jour, et, rampant, s'aidant des mains, des pieds, vont vers un
trou d'ombre, au pied de la tour qui s'effrite, et se plongent d'avance
dans les ténèbres, pour y expirer en paix: chaque matin, ce cloaque est
rempli de cadavres convulsés.

Ah! si la mort est le roi des Épouvantements, que dire de cette
mort-là!...

L'autorité a ménagé certaines places à ceux qui ne sont pas encore ou
qui ne semblent pas contaminés, à ceux qui ont encore quelque défense.
Et là, accroupis en rond autour de fumants brasiers, impuissants à les
réchauffer, serrés les uns contre les autres, comme on voit faire aux
moutons devant la tempête ou sous l'ondée, ils attendent l'attouchement
de l'ange exterminateur, jetant autour d'eux des regards de bêtes
traquées.

A quel mal succombent ces tristes débris? Au choléra, beaucoup. Les
signes n'en sont pas douteux. On l'a d'abord avoué. Puis on a parlé
d'épuisement, d'inanition: l'un d'ailleurs n'exclut pas l'autre, et ceci
ne facilite que trop la tâche de cela.

Alors, on tendrait à charger Choukri pacha de ces diverses misères, de
ces déchirantes agonies, de toutes ces morts. En détruisant le pont de
l'Arda, il savait, il avait dû prévoir les conséquences de cet acte
farouche,--et inutile. L'ordre donné par lui d'allumer la mine, c'était
l'arrêt irréparable prononcé contre des milliers et des milliers de ses
compagnons d'armes, de ses frères. On lui reproche aussi des chevaux
inutilement tués, à la fin de la lutte, des magasins brûlés, qui
contenaient de quoi nourrir pendant des mois encore cette population qui
succombe.

Peut-être. Mais dans Andrinople prise, dans Andrinople libre, on ne
saurait obtenir un bain, et il faut se résigner à la saleté, presque
aussi dangereuse, en certains cas, que la famine; et l'on n'ose pas,
quelque soif ardente qu'on endure, approcher ses lèvres desséchées du
verre d'eau limpide qui vous tente. Car, avant que le général ottoman
eût fait sauter le pont, les généraux bulgares avaient coupé les
aqueducs.

Ce qui était pour ceux-ci un devoir serait-il donc un crime pour
l'autre? Admirable matière à casuistique. La vérité est que la guerre
est une effroyable chose, et dans ses suites souvent plus que dans sa
période héroïque.

L'autre soir, tandis que nous méditions sur la place ravagée où fut
Arnaut-keui, nous voyions rôder, quêtant parmi les fondrières et les
décombres une incertaine proie, des chats perdus, sans feu ni lieu,
souples et défiants génies de ces lieux mélancoliques, apeurés encore
d'avoir senti se hérisser leurs poils sous le souffle de l'ouragan de
flamme. Et nous songions: «Voilà des bêtes qui doivent concevoir de
l'homme une étrange idée.» Puis par une association naturelle d'idées,
nous nous remémorions le couplet célèbre de La Bruyère: «Que si l'on
vous disait que tous les chats d'un grand pays se sont assemblés par
milliers dans une plaine...»

GUSTAVE BABIN.



COMMENT CHOUKRI PACHA SE RENDIT AUX SERBES

En rapportant aux lecteurs de _L'Illustration_ les impressions, les
renseignements qu'il avait recueillis touchant la dernière phase de la
défense d'Andrinople par les alliés, Bulgares et Serbes, et la reddition
des opiniâtres défenseurs dont la constance avait tenu en échec six mois
durant les efforts des assiégeants, notre collaborateur Gustave Babin
indiquait combien le rapport officiel bulgare était réservé touchant la
part prise par l'armée serbe au décisif assaut, et quelle incertitude
régnait par ailleurs sur les conditions dans lesquelles s'était remis
aux vainqueurs Choukri pacha, qui incarnera devant l'histoire--comme
autrefois Denfert-Rochereau à Belfort--l'idée de résistance héroïque.

Un précieux témoignage nous est apporté, avec des photographies qui
l'illustrent, par un de nos confrères russes, M. S. Tchernof, sur cet
épisode sensationnel,--le suprême épisode de la lutte acharnée engagée
depuis le mois d'octobre entre les puissances balkaniques et les
Ottomans: c'est le rapport officiel--publié par le journal Politica, de
Belgrade--du commandant Milovan Gavrilovitch, chef de bataillon de
l'infanterie serbe, qui eut l'enviable honneur de s'emparer du fort
d'Hadirlik (Ildroum, pour les Serbes) d'où Choukri pacha avait dirigé
l'ultime résistance et où le surprit l'attaque finale.

Le commandant Gavrilovitch est bon Français de coeur--un peu plus même
que ses camarades, qui pourtant ne laissent passer aucune occasion de
témoigner leur sympathie pour notre pays--puisqu'il a épousé une de nos
compatriotes. Il a fait naguère un stage d'instruction dans un de nos
régiments, à Nevers.

[Illustration: Caisses de cartouches intactes, abandonnées par les Turcs
et tombées aux mains des troupes serbes.]

[Illustration: Emplacement d'un dépôt de cartouches que les Turcs ont
fait sauter: on marche sur les balles et les douilles retombées après
l'explosion. _Phot. S. Tchernof._]

LA PRISE D'ANDRINOPLE PAR LES BULGARES ET LES SERBES: AU FORT D'HADIRLIK

_Croyons-nous. Il est, plus tard, revenu parmi nous comme membre d'une
commission militaire chargée de recevoir les munitions fournies par les
usines françaises à l'armée serbe. C'est alors qu'il fit la connaissance
de Mlle Grandgirard, qu'il épousa._ Ubi amo, ibi patria: _le jeune
officier démissionna pour demeurer dans sa patrie d'adoption. Et il se
mit à suivre les cours à la Faculté de droit. Ce fut à Paris que le
surprit la nouvelle de la déclaration de guerre; son devoir le rappela
en Serbie, où il se vit confier, avec le grade de capitaine, le
commandement du 4e bataillon du 20e régiment d'infanterie (division du
Timok), envoyé bientôt devant Andrinople. Il y fit preuve en plusieurs
circonstances d'une bravoure qui lui mérita d'être élevé par le roi
Pierre au grade de commandant et d'être décoré par le roi Ferdinand.
Après cette brève présentation, nous lui laissons la parole:_

L'assaut général contre la forteresse d'Andrinople commença le 25 mars,
à 3 heures du matin. Après une lutte acharnée, au cours de laquelle se
produisirent plusieurs corps à corps, les premières positions
abandonnées par les Turcs étaient tombées entre les mains des troupes
serbes. Le colonel Konditeh, commandant de notre division du Timok,
informait aussitôt de notre succès le général Ivanof. Dans ces attaques
successives, mon bataillon avait eu 2 officiers et 15 soldats tués et 40
soldats blessés.

A l'aube, les canons turcs ouvrirent sur nous un feu terrible; mes
hommes tinrent bon, et vers midi nous étions déjà maîtres de tous les
avant-postes des forts que nous attaquions. C'est là que nous restâmes
retranchés pendant tout l'après-midi et pendant toute la nuit, non sans
avoir d'ailleurs à repousser nombre de contre-attaques turques.

Dans la nuit, nous recevions du général Ivanof l'ordre d'attaquer à
l'aube toute la ligne des forts qui se trouvaient devant nous, avec
l'indication des points dont nous devions nous emparer.

Mon régiment avait affaire, pour sa part, au fort Kazan-Tepe. Au point
du jour nous commencions notre mouvement en avant. Les Turcs nous
reçurent par un feu d'artillerie très meurtrier. Mais notre régiment
progressa en une vague large, irrésistible, poursuivant à la baïonnette
l'infanterie turque qui se retirait. Finalement de petits drapeaux
blancs apparurent à la crête de l'ouvrage, et bientôt un parlementaire
turc se présentait à un officier du 20e régiment, demandant à être
conduit auprès du général Stépanovitch, commandant de l'armée serbe,
afin d'entamer des pourparlers de reddition.

[Illustration: Le bureau de Choukri pacha, dans le fort d'Hadirlik.]

Au moment même où les drapeaux blancs étaient hissés sur le fort, le feu
cessait des deux côtés. Mais notre élan était tel que nous continuâmes
notre marche en avant. Mon bataillon, pour sa part, était engagé dans la
direction du fort nommé Hadirlik.

Comme nous arrivions sous le fort, j'aperçus sur le rempart un groupe
d'officiers turcs. Après avoir déployé mon bataillon tout alentour, je
me dirigeai vers eux. Un capitaine se détacha du groupe et vint à ma
rencontre.

--Enfin, lui dis-je en français, ça y est. Tant mieux pour vous et pour
nous.

--Pour vous, oui; pas pour nous, répondit-il.

Dans le même moment j'apercevais un peu plus loin, dans le fort même, un
autre groupe important d'officiers.

--Qui sont ces messieurs? demandai-je.

--C'est là que se trouvent Choukri pacha et son état-major, répondit le
capitaine.

Jusque-là, je n'avais pu m'imaginer que je venais de capturer une
personnalité aussi haute que le commandant en chef lui-même, Choukri
pacha, avec tout son état-major.

--Il est nécessaire, dis-je alors au capitaine, que je sois
immédiatement présenté à Son Excellence. Je vous prie de me conduire
auprès d'Elle.

Mon interlocuteur déféra à ce désir. Après m'avoir fait suivre une série
de casemates obscures, il m'amena devant le bureau même de Choukri. J'y
pénétrai.

A mon entrée dans la chambre, Choukri pacha se leva et avec lui tous les
officiers qui l'entouraient. J'avançai d'un pas et fis le salut
militaire. Ce fut une émotion que je n'oublierai jamais:

--Excellence! dis-je, le commandant Milovan Gavrilovitch a l'honneur de
vous informer que, dès ce moment, vous vous trouvez sous la protection
de l'armée serbe.

A dessein j'évitais toute expression blessante et le mot brutal de
«prisonnier». Puis je priai le général d'agréer, lui et tous ses
officiers et soldats, les compliments les plus sincères de toute notre
armée pour l'héroïque résistance que nous avait opposée Andrinople.

--Je savais déjà, répondit Choukri pacha d'une voix émue, que le peuple
serbe était un bon et brave peuple. Au cours de la dernière guerre j'ai
eu l'occasion de m'en convaincre personnellement.

[Illustration: Le mât du télégraphe sans fil, dans le fort d'Hadirlik,
au sommet duquel Choukri pacha fit hisser le drapeau blanc.]

Et il me présenta aux collaborateurs qui l'entouraient et m'invita à
m'asseoir.

L'acte le plus solennel de la prise d'Andrinople venait de se dénouer.

Choukri pacha me tendit du tabac en s'excusant de n'avoir rien de mieux
à m'offrir.

Une conversation cordiale s'engagea alors entre nous tous, au cours de
laquelle le général Aziz pacha m'apprit qu'il avait commandé la division
opposée à notre division du Timok. 11 ajouta qu'il avait eu l'honneur
d'être présenté à notre roi et à sa famille et qu'il avait été le
camarade du prince Arsène en Russie. 11 me remercia des compliments que
j'avais adressés à l'armée turque en ajoutant qu'il ne me souhaitait
point d'éprouver jamais le sort qui venait de leur être réservé.

L'heure avançait. Je me vis obligé d'interrompre cette conversation, et
je demandai à Son Excellence la permission de me retirer.

A. ce moment, arriva devant le fort un lieutenant bulgare. Il m'informa
qu'il avait mission d'emmener à l'état-major Choukri pacha.

--D'ordre de qui? lui demandai-je.

--D'ordre du général Ivanof.

--Avez-vous des pièces d'identité?

--Je n'en ai pas.

--Alors, je ne vous connais pas! lui répondis-je.

--Nous sommes tous sous les ordres du général Ivanof, répliqua-t-il.

--C'est vrai, mais cela ne me garantit pas que vous soyez en effet
officier. J'ai besoin, pour en être sûr, de pièces d'identité, d'un
ordre me commandant de vous confier la personne du pacha.

Il n'insista pas et repartit.

Un instant après, arrivait le lieutenant-colonel Ougrinovitch,
commandant de notre régiment, et qu'on avait prévenu de la capture que
nous venions de faire. Ensemble nous nous rendîmes auprès du pacha, à
qui je présentai le colonel: ils eurent un court entretien.

A notre sortie, un autre officier bulgare, un capitaine, cette fois, se
présentait. A son tour, il nous dit qu'il avait ordre d'amener Choukri
pacha au général Ivanof. Comme, pas plus que le premier, il n'était en
possession d'un ordre écrit quelconque, nous nous refusâmes
catégoriquement à faire droit à sa demande.

--Cela va créer un malentendu regrettable, fit-il.

--Nullement, répondis-je. Apportez-nous l'ordre que nous réclamons et
nous vous confierons aussitôt le pacha.

--Les appartements, ajouta-t-il, sont déjà préparés pour le recevoir.

--C'est parfait. Mais, alors, il faut demander l'avis du pacha lui-même.

Et de nouveau je retournai auprès du commandant en chef de l'armée
ottomane. Je lui expliquai ce dont il s'agissait. Il se tourna vers Aziz
pacha, échangea quelques mots avec lui, puis déclara qu'il préférait
rester où il se trouvait.

Je le saluai militairement et je sortis pour communiquer cette réponse
au capitaine bulgare qui, tandis qu'avec mon colonel nous nous mettions
à dresser l'état de tous les officiers que nous venions de capturer--209
en tout--s'en retourna au quartier général. Choukri pacha et ces
officiers passèrent la nuit dans le fort. Ce fut le lendemain seulement
qu'ils furent remis, en mon absence, par nos officiers, au général
Ivanof, commandant en chef.

Voilà comment Choukri pacha fut fait prisonnier par le 4e bataillon du
20e régiment d'infanterie serbe.

_Photographies S. Tchernof._

[Illustration: Les officiers serbes à qui se rendit Choukri pacha: le
lieutenant-colonel Ougrinovitch et le commandant Gavrilovitch.]



[Illustration: Poste serbe dans une rue d'Elbassan, la «ville
mystérieuse» de l'Albanie.]

AU COEUR DE L'ALBANIE

NOTES DE VOYAGE D'UN JOURNALISTE AMÉRICAIN, PUBLIÉES PAR ARRANGEMENT
SPÉCIAL AVEC «THE CHICAGO DAILY NEWS»

II

_Le premier article de notre confrère M. Paul Scott Mowrer sur son
audacieuse chevauchée à travers l'Albanie, que nous avons publié dans
notre numéro du 29 mars, nous conduisait jusqu'à Kyouksi «haut perché»,
qui lui apparut comme le type même du village albanais, amas d'une
vingtaine de maisons, habitées par une population ignorante,
orgueilleuse, insoumise à toute autorité. M. Paul Scott Mowrer et son
compagnon d'aventures, le professeur Constantin Stéphanof, ne firent
dans cette bourgade peu hospitalière qu'une courte halte et repartirent
le lendemain de leur arrivée vers Elbassan. Les chemins leur furent à
peine plus cléments que ne l'avait été celui d'Okrida à Kyouksi et le
temps demeura déplorable. Aussi fut-ce avec une joie véritable qu'ils
saluèrent le but vers lequel ils tendaient,--par une belle roule dallée
sur les derniers kilomètres. Il s'annonça soudain, après dix heures de
marche par la neige et la pluie, sous de réconfortants augures:_

ABRITÉE A ELBASSAN

... L'air fie la vallée était tout embaumé. Les eaux torrentielles
avaient envahi les champs à notre droite et à notre gauche, et des
rivières roulaient à côté de la route, la franchissant, de-ci de-là, et
déchaussant ses dalles comme de simples cailloux. Encore qu'il continuât
de pleuvoir, il faisait une tiède chaleur de climat semi-tropical. Nous
avions dépassé la ligne de faîte des Alpes albanaises et nous trouvions
sur le versant adriatique. Le doux feuillage des bosquets d'oliviers se
montrait vaguement dans la nuit, et, vers 9 heures et demie, nous
atteignîmes une modeste construction d'où surgirent deux soldats,
baïonnettes croisées, qui nous intimèrent l'ordre d'arrêter. Nous nous
trouvions à l'un des avant-postes de la garnison serbe d'Elbassan. Dix
minutes plus tard, nous chevauchions entre des maisons basses, le long
des rues étroites de la vieille ville.

Notre premier souci fut de nous enquérir des bagages que nous avions
perdus deux jours auparavant. Nous atteignîmes un bâtiment à larges
portes que nous reconnûmes pour être une auberge. De chaque côté de
l'entrée se trouvait une chambre construite de telle manière que l'on
pouvait, l'été, la dégarnir de ses cloisons et l'exposer ainsi à la
fraîcheur. Pour le moment, seule la cloison faisant face à la porte
était enlevée. Nous pûmes ainsi y jeter un oeil et nous vîmes plusieurs
hommes d'aspect quasi sauvage, couverts de pèlerines blanches, assis sur
le sol autour d'un brasero et fumant paisiblement. A notre approche, ils
sautèrent sur leurs pieds et nous regardèrent d'abord d'un air
soupçonneux et malveillant. Après quinze minutes de palabre, de
colloques entre eux dans cette désagréable et rude langue albanaise, ils
finirent par bien vouloir nous dire qu'il fallait nous renseigner
ailleurs, que c'était sans doute dans quelque autre auberge que notre
Albanais au bec-de-lièvre s'était arrêté avec nos bêtes de bât. Nous
leur demandâmes un guide, et d'abord ils accueillirent cette demande
avec la plus parfaite indifférence. Mais la présence du soldat les fit
ensuite réfléchir. Nous repartîmes, à travers des rues couvertes d'une
voûte épaisse de vigne vierge, conduits par un gamin portant à bout de
bras une lampe de table sous un parapluie blanc.

La seconde auberge était la bonne. L'Albanais s'y trouvait avec nos
bagages, et nous apprîmes qu'une chambre était à notre disposition.

«Conduisez-nous», fîmes-nous à l'aubergiste, tout en descendant vite de
cheval. Mais cet homme ne nous accorda pas la moindre attention.
Décidément, les gens n'ont pas grande importance en ce pays. Nous dûmes
donc attendre que nos chevaux fussent dessellés, pansés et conduits au
râtelier avant de pouvoir de nouveau demander à notre hôte de nous
conduire à notre chambre. Il y avait là deux lits fort sales et une
table boiteuse. Un petit garçon nous apporta un feu de bois, et nous
enlevâmes nos vêtements mouillés. Après un maigre souper nous nous
endormîmes très vite, enroulés dans nos couvertures et nos peaux de
mouton.

LE MOUVEMENT NATIONALISTE ALBANAIS

Elbassan, qui est la Mecque du nationalisme albanais, regorge de Serbes.
Leur main s'abat lourdement sur quiconque leur paraît prendre un intérêt
trop vif aux choses de la politique. Et le fait est qu'aucun des hommes
un peu instruits, qui sont à l'heure présente les leaders de la cause
albanaise, n'osa, par peur des espions, me parler d'un sujet qui lui
tient tant au coeur. Les Serbes considèrent comme criminel tout acte
visant à l'indépendance de l'Albanie et le répriment avec la dernière
vigueur.

Or les nouveaux occupants sont, quoi qu'il leur plaise de dire, fort
enclins aux excès de zèle. Au cours de notre enquête nous avons appris
qu'à peine arrivés à Elbassan, ils en avaient expulsé le seul résidant
étranger qui y fût: le missionnaire américain Ericson.

Cet homme de caractère doux était venu en Albanie voici quelques années.
Il tenta d'abord de fonder une école à Darma. Mais les
habitants--musulmans pour le plus grand nombre--se montrèrent si
fanatiques qu'il préféra chercher ailleurs un champ à son activité.

A Elbassan, il fut secondé par un Albanais nommé Tsilka, qui était
protestant et brave homme. Ils fondèrent une mission et une école, et
gagnèrent, par leurs bons procédés, l'affection de la population.

M. Ericson était à Genève quand les Serbes s'approchèrent d'Elbassan. M.
Tsilka, qui était l'un des chefs du mouvement national, convoqua chez
lui quelques-uns des notables et leur fit comprendre qu'il fallait
laisser les Serbes entrer paisiblement dans la ville, comme en un pays
neutre et que la guerre ne met pas en cause. Un gouvernement provisoire
fut vite formé, avec Tsilka à la tête.

Les Serbes furent donc bien accueillis, mais, hélas! ils touchaient au
terme d'une très périlleuse expédition dans la montagne et--ce qui
n'avait pas été la moindre de leurs difficultés--ils s'y étaient trouvés
en guérilla continuelle avec les Albanais montagnards. Aussi ne
crurent-ils pas beaucoup à cette histoire de neutralité albanaise. Ils
commencèrent par désarmer la population et par disperser le gouvernement
provisoire. Tsilka fut d'abord détenu pendant trois jours comme guide et
interprète, puis ils l'enfermèrent dans une chambre confortable du
quartier général où, depuis, il ne lui a pas été permis de voir âme qui
vive, fût-ce sa femme et ses enfants.

Cependant qu'on mettait Tsilka sous bonne garde, le missionnaire Ericson
regagnait l'Albanie en toute hâte pour sauver son épouse et sa nombreuse
progéniture.

Mais les Serbes l'arrêtèrent à Durazzo, avec défense de s'avancer dans
l'intérieur. Dans son désarroi, le pauvre homme télégraphia au consul
américain à Genève, qui se mit en rapport avec son collègue de Belgrade,
si bien qu'Ericson put retourner à Elbassan. Mais à peine s'y
trouva-t-il, qu'on lui donnait vingt-quatre heures pour rassembler sa
famille et ses biens et quitter le pays. M. Ericson jugea préférable de
se conformer du mieux qu'il put à la volonté des envahisseurs. Il
chargea femme et enfants sur des bêtes de somme et entreprit ainsi cette
pénible chevauchée qui mène en trois jours d'Elbassan à la côte. Son
fils, âgé de quinze ans et malade depuis longtemps, vint à mourir. Et
cette mort, survenant en un moment aussi critique, attrista davantage
encore leur départ précipité. De Durazzo, ils gagnèrent Trieste.

Encore que les charges n'aient pas été très clairement établies, Ericson
et Tsilka sont accusés tous deux d'avoir été des espions à la solde de
l'Autriche. Pour ce qui regarde Tsilka, cette incrimination pourrait, à
la rigueur, avoir quelque apparence de raison. Il serait, en effet,
extrêmement difficile d'être l'une des têtes du mouvement national
albanais et de n'avoir pas été plus ou moins en contact avec les agents
de la double monarchie. Ceux-ci ont depuis longtemps travaillé l'Albanie
par dons et promesses et se sont efforcés d'y éveiller des sympathies
autrichiennes. Mais quant à M. Ericson, je pense que son expulsion ne se
justifie en rien. Les seuls rapports qu'il semble avoir eus avec
l'Autriche les voici: il pria, un jour, le consul autrichien à Durazzo
de surveiller l'envoi par caravane d'une ample provision de lait
condensé. Car, les Albanais, tout pasteurs qu'ils sont, n'ont jamais eu
l'idée de faire commerce du laitage. Quand la caravane atteignit
Elbassan, nombre de boîtes étaient défoncées. M. Ericson se plaignit
auprès du consul autrichien et la plainte donna lieu à quelque
correspondance. Mais il serait assez malaisé de surprendre dans cet
échange de lettres la preuve de la complicité de M. Ericson dans les
menées politiques autrichiennes.

L'origine de l'affaire semble être ailleurs, je dois le dire à mon vif
regret. La religion, dans les Balkans, a invariablement un double
aspect: côté spirituel,--côté politique. Pour ce qui est du côté
spirituel, j'aime à croire que les chefs de toutes les sectes et
croyances aspirent sincèrement au salut des âmes; mais, pour le côté
politique, ils ne sont sûrement que des hommes, et, comme tels, souvent
ils se montrent bassement jaloux les uns des autres.

Ainsi de nombreux Albanais, désintéressés de la question, puisque
mahométans, nous ont assuré que l'évêque grec orthodoxe de Durazzo a
longtemps attisé les haines contre Ericson et Tsilka. Il aurait mieux
aimé, en effet, que le christianisme, au cas où il eût dû se répandre en
Albanie, se propageât à l'ombre de sa bannière. Or, l'orthodoxie grecque
est religion d'État, en Serbie, et le gouvernement de Belgrade est si
attaché à cette foi qu'il interdit formellement, dans les limites du
royaume, l'établissement de toute mission ou l'exercice de tout
prosélytisme en faveur d'une autre croyance. Aussi, à peine l'évêque de
Durazzo eut-il appris que les Serbes avaient atteint Elbassan, qu'il fit
ses paquets et partit pour cette ville. Le lendemain de son arrivée l'on
mettait Tsilka en prison.

Nous tenons la plupart de ces renseignements d'un riche gentleman
albanais, qui fut un compagnon de Tsilka dans le mouvement national,
mais qui dîne aujourd'hui chez le commandant serbe et de qui
l'envahisseur lui-même réclame des conseils. Il s'appelle A. Irfan
Nuuman bey. J'ai lu son nom sur une carte de visite pittoresque, toute
rehaussée de branches vertes et de guirlandes.

[Illustration: La carte de visite d'un riche albanais.]

Quand nous nous promenions avec lui à travers les rues sinueuses de la
ville, sous les réseaux des vignes vierges qui tordent leurs rameaux
d'un toit à l'autre,--le peuple s'arrêtait à notre passage, touchait fez
ou bonnet et s'inclinait avec respect, tant Irfan bey est un grand
personnage.

Nous avons apprécié l'hospitalité de cet homme digne et calme, nous
avons été surpris par son intelligence; néanmoins devons-nous
reconnaître qu'il n'est guère de taille à gouverner un pays barbare et
indiscipliné.

L'ALBANIE EST-ELLE MURE POUR L'AUTONOMIE?

De fait, il a été décidé qu'après la guerre, l'Albanie serait autonome.
Mais avec sa population d'hommes de clans illettrés, impatients de toute
autorité et n'ayant aucun respect pour la vie humaine, avec à peine,
dans toute son étendue, une douzaine d'hommes capables de s'égaler aux
deux personnalités déjà si modestes d'un Tsilka et d'un Irfan,--n'est-il
pas extrêmement douteux qu'un tel pays puisse jamais se policer
lui-même?

Les lois une fois faites, où sont ceux qui les mettront en vigueur? Où,
celui qui recueillera les impôts dans ces nids de montagne, par exemple,
dont les habitants n'ont jamais entendu parler d'une semblable chose:
verser de l'argent à on ne sait qui pour on ne sait quoi?

A mon avis, une expérience prolongée de discipline et d'instruction doit
précéder, en Albanie, l'établissement de la pleine indépendance. Vouloir
donner à ce peuple, dès à présent, toutes ses franchises ne peut que
conduire, tôt ou tard, à l'occupation du pays par l'une ou l'autre des
grandes puissances. L'Autriche et l'Italie le savent bien. Aussi
devine-t-on sans peine pourquoi, toutes deux, convoitant comme elles
font, la côte orientale de l'Adriatique, ont tenu si ferme à la
conférence de Londres pour l'autonomie albanaise.

[Illustration: La mosquée d'Elbassan.]

[Illustration: Enfants tziganes à Elbassan.]

Par ailleurs, les questions politiques se fabriquent de toute pièce dans
les capitales de l'Europe. Les Albanais eux-mêmes n'en connaissent que
peu de chose et s'en préoccupent moins encore. Tout ce qu'ils demandent,
c'est qu'on les laisse tranquilles comme les Turcs les laissèrent
tranquilles, au milieu de leur solitude, de leurs montagnes, de leurs
querelles de clan à clan.

Il est toujours stupéfiant de constater combien l'état réel des
populations albanaises est peu connu dans le reste de l'Europe, voire
par les hommes les plus cultivés.

Exception faite de quelques hardis trafiquants et d'un petit nombre de
voyageurs aventureux qui jouissaient d'une importance politique
suffisante pour obtenir du gouvernement ottoman une forte escorte de
cavalerie turque, s'est-il trouvé un seul explorateur qui ait visité cet
anarchique pays de montagnards? A Elbassan, nous fûmes partout dévisagés
avec la curiosité la plus vive. Des bandes d'enfants nous suivaient par
les rues. Ils ne mendiaient pas, ils nous examinaient à cause de notre
bizarrerie. Parfois nous faisions halte devant une boutique ouverte en
plein vent. Le boutiquier indifférent se tenait accroupi près de son
pauvre feu de braises, derrière les piles de tabac, les caisses
d'oranges, les brochettes de figues et le pavoisement des clairs
mouchoirs d'indiennes. Il n'était pas levé encore, que déjà les badauds
resserraient leur cercle autour de nous et poussaient tout près des
nôtres leur visage aux yeux si bleus, tout au plaisir de voir comment de
pareils êtres allaient s'y prendre pour conclure un marché.

Il arriva au moins une demi-douzaine de fois que, comme nous passions
avec notre escorte d'enfants, quelque grand diable s'en vint à nous et
nous interrogea à brûle-pourpoint: «Qui êtes-vous? D'où venez-vous? Que
faites-vous ici? Où allez-vous?»

A en croire ce que l'on vous raconte chez les Serbes et chez ceux-là qui
ont fait avec les Serbes un pacte d'amitié, la contrée autour d'Elbassan
aurait été, avant leur arrivée, infestée de bandits. Du haut de leurs
collines, ils fondaient sur le voyageur sans armes ou sur la caravane
sans escorte qui cheminaient à travers la vallée. Le peuple avait pour
eux une sorte de vénération. Les jours de marché, ils pouvaient
impunément fanfaronner en pleine ville. Bien mieux, c'étaient les
autorités qui tremblaient. Quant à eux, leur personne, couverte de
crimes, avait quelque chose de l'éclat héroïque des preux du moyen âge.
Ce qui leur manquait, c'était cet élément chevaleresque qui arrondissait
aux angles la brutalité des aventuriers des anciens temps.

Maintenant, tout cela est passé. Le premier soin des Serbes, en occupant
la contrée, fut d'établir l'identité de tous ce maraudeurs et de
détacher des troupes pour les capturer. A Kavaya, près de Durazzo, on en
exécuta plus de deux cents en quinze jours. Les patrouilles ont reçu
ordre de fusiller tout Albanais suspect. C'est la loi martiale dans
toute sa rigueur. Aussi, encore que la population paisible se réjouisse
incontestablement d'être débarrassée des bandits, n'en est-elle pas
moins convaincue qu'elle n'a fait simplement qu'échanger un mal contre
un pire.

PAUL SCOTT MOWRER.

_--A suivre.--_



[Illustration: Le dirigeable rigide français _Spiess_ (110m de longueur)
sortant pour la première fois de son hangar à Saint-Cyr. Devant le
dirigeable on aperçoit un biplan _Zodiac_.]

UN DIRIGEABLE FRANÇAIS RIGIDE

Tous les dirigeables français actuellement en service sont du type
souple, et aucun de nos ingénieurs n'avait entrepris jusqu'ici de
construire un dirigeable rigide.

Ce système paraissait comporter, en effet, des inconvénients graves. La
carcasse métallique constitue un poids mort considérable auquel s'ajoute
celui de l'enveloppe des ballonnets intérieurs. Le rendement, pour un
même cube, est donc fort inférieur à celui des ballons souples, et l'on
se trouve ainsi amené à construire des engins de dimensions énormes,
aussi fragiles que difficiles à manier. D'autre part, il est à craindre
qu'une telle masse métallique constitue, au cours d'un orage, un
condensateur électrique fort dangereux. Enfin, en cas d'avarie, les
dirigeables souples peuvent se dégonfler rapidement; avec les
dirigeables rigides, le dégonflage des ballonnets ne diminue en rien la
surface qu'offre au vent l'enveloppe extérieure. C'est peut-être là le
plus grave inconvénient du type rigide auquel on reconnaît en revanche
un avantage incontestable: un ballonnet peut être transpercé et vidé de
son gaz, sans qu'il en résulte une catastrophe immédiate ou même une
simple déformation de l'enveloppe. Il paraît certain, d'autre part, que
les dirigeables rigides se prêtent mieux que les souples à être équipés
militairement et transformas en engins offensifs.

M. Spiess qui, seul en France, préconisait depuis longtemps le type
rigide, est d'origine alsacienne. Dès 1873, il prenait un brevet où sont
exposés les principes essentiels de ce mode de construction, et c'est
seulement une vingtaine d'années plus tard, en 1895, que le comte
Zeppelin commençait ses essais. En dépit d'un propagande aussi
persistante que désintéressée, notre compatriote n'a pu jusqu'ici faire
triompher ses idées auprès de l'autorité militaire. Aussi, dans un élan
admirable de foi et d'ardent patriotisme, il a employé un moyen
héroïque, rarement à la portée des inventeurs: il offre à l'armée
française un dirigeable établi sur ses plans, avec ses deniers
personnels. Le Spiess, construit par la Société Zodiac, est aujourd'hui
monté; on procède à son gonflement, à Saint-Cyr, et, dans quelques
jours, il effectuera sa première sortie.

[Illustration: Détail de l'échancrure avant, de la nacelle et des
attaches d'une des hélices du flanc gauche.]

[Illustration: A la sortie du hangar: le dirigeable vu par l'arrière.]

Cet aéronat est de dimensions moyennes; long de 110 mètres avec un
diamètre maxima de 13 m. 50, il cube environ 12.000 mètres. C'est peu,
comparativement aux Zeppelin qui mesurent en général 150 à 160 mètres de
longueur et déplacent 20.000 mètres cubes ou davantage. Mais le _Spiess_
est considéré, par le donateur, surtout comme un ballon d'expérience;
ses dimensions, fort respectables, sont largement suffisantes pour
permettre une étude approfondie de sa valeur pratique.

Par sa silhouette générale, le nouveau dirigeable ressemble évidemment à
un Zeppelin; mais presque tous les détails de construction et
d'aménagement diffèrent.

La carcasse est faite de tubes carrés en bois de sapin garnis de toile;
on espère obtenir ainsi une grande rigidité, avec un poids et un prix de
revient moindres, en même temps qu'une facilité de réparation plus
grande qu'avec l'aluminium; on remédie aussi à un des inconvénients
signalés plus haut. L'intérieur est divisé en 12 compartiments dont
chacun loge un ballonnet rempli de gaz.

La disposition de la nacelle est particulièrement originale. Comme un
navire ordinaire, le navire aérien repose directement sur une quille
triangulaire qui présente deux échancrures où sont installés les groupes
moteurs et les postes de l'équipage. Cette quille, entoilée et percée de
hublots, forme un couloir mettant en communication les postes d'avant et
d'arrière.

[Illustration: Le dirigeable français _Spiess_, photographié d'un biplan
_Zodiac_ par M. André Schelcher.]

La propulsion est assurée par 4 hélices en bois, de 4 mètres de
diamètre, fixées de part et d'autre de la carcasse, à hauteur de l'axe
de poussée, ce qui est encore un des avantages du système rigide. Les
stabilisateurs d'altitude, formés par quatre plans horizontaux, sont
installés à l'arrière, près des deux plans verticaux qui constituent le
gouvernail de direction. Des réservoirs spéciaux contiennent l'eau qui
sert de lest.

Notons encore un dispositif ingénieux, imaginé par M. Spiess, et destiné
à faciliter la manoeuvre pour la sortie et le remisage du ballon. A
l'intérieur du hangar, et à environ un mètre du sol, courent deux rails
qui se continuent à l'extérieur pendant une centaine de mètres; sur ces
rails glissent de petits chariots munis de poulies où viennent se fixer
les câbles qui maintiennent le dirigeable. Ce dernier glisse donc dans
l'axe même du hangar, en quelque sorte automatiquement, sans qu'on ait à
craindre l'effet d'une maladresse ou d'une fausse manoeuvre.

Ajoutons que les moteurs du Spiess développent une force de 360 chevaux,
et que les constructeurs espèrent réaliser une vitesse d'environ 65
kilomètres à l'heure.

F. H.



LE MEETING DE MONACO

Le meeting de Monaco, qui s'annonçait sous les plus heureux auspices,
fut généralement favorisé par le soleil; mais le mistral est intervenu
au programme, contrariant les épreuves les plus importantes et faussant
certains résultats. D'autre part, malgré la réalisation de plusieurs
performances intéressantes, il semble qu'un trop grand nombre de
concurrents avaient une préparation insuffisante. Par contre, la
violence du vent a fait ressortir l'endurance et la souplesse
remarquable de quelques appareils, et, tout compte fait, ce meeting
marque, pour les hydroplanes, un progrès assez sérieux depuis l'année
précédente.

Le voyage de Monte-Carlo-San-Remo et retour, avec escale à Beaulieu,
constituait la première des deux grandes épreuves finales. Il fut
commencé au début d'une véritable tempête, et, sur les sept concurrents,
deux furent mis hors course dès le départ. Les cinq autres firent un
voyage singulièrement accidenté. Brégi, Weymann, Gaubert et Fischer
durent s'arrêter à Beaulieu, où le biplan de ce dernier fut complètement
brisé; Moineau parvint jusqu'à San-Remo où, après avoir chaviré, il fut
sauvé par un remorqueur.

Ces audacieux restaient seuls qualifiés pour la grande course de 500
kilomètres autour d'une piste de 10 kilomètres en rade de Monaco, course
dont on dut modifier le programme pour la transformer en épreuve de
consolation. Quatre pilotes seulement prirent le départ; et, cette fois
encore, le parcours ne fut point couvert. Gaubert fut classé premier,
avec 270 kilomètres en 7 h. 40; Brégi et Espanet viennent ensuite avec
230 et 190 kilomètres; Prévost avait abandonné au troisième tour.

La journée fut attristée par une chute mortelle. Pendant que se
déroulait l'épreuve, l'aviateur Gaudart essayait son nouvel hydroplane,
_le D'Artois_, endommagé dans une précédente sortie et réparé avec trop
de hâte. L'appareil s'éleva difficilement; à peine avait-il dépassé les
jetées du port qu'on le vit capoter, puis, malgré les efforts désespérés
de son pilote, piquer droit dans la mer et disparaître. L'épave fut
ramenée au port, mais le corps du malheureux aviateur n'a pas encore été
retrouvé.

Louis Gaudart, né à Pondichéry en 1885, était un des plus anciens
aviateurs; il avait débuté en 1908, sous les auspices du capitaine
Ferber. Excellent pilote en même temps qu'ingénieur distingué, il est la
première victime de l'hydroplane.



L'AÉROCARTOGRAPHIE

Depuis les progrès récents de l'aéronautique, on envisage la possibilité
d'établir les cartes géographiques au moyen de photographies prises de
la nacelle d'un dirigeable. L'image d'un terrain horizontal et plat,
obtenue sur une plaque photographique en braquant l'appareil
perpendiculairement au sol, est en effet une carte rigoureuse, donnant
tous les détails visibles, dans leurs proportions relatives. L'échelle
est définie par le rapport entre la distance focale de l'objectif et la
hauteur de ce dernier au-dessus du terrain.

Le relevé ainsi obtenu est analogue à celui que présentent les cartes
ordinaires où l'on emploie, en général, la projection orthogonale,
c'est-à-dire une représentation aussi semblable que possible à la vue
que l'on aurait en regardant verticalement le sol d'un point quelconque
de l'atmosphère.

Alors que l'art de la navigation aérienne était encore peu avancé, un
officier de l'armée autrichienne, le capitaine Scheimpflug, tenta de
résoudre le problème au moyen de cerfs-volants spéciaux, munis d'un
appareil photographique qu'on déclanche à l'aide du courant électrique.
Le résultat est satisfaisant au point de vue photographique, mais deux
graves inconvénients se présentent pour l'utilisation cartographique du
cliché:

1° L'horizontalité de l'appareil ne s'obtient pas avec la précision
nécessaire pour que l'axe optique se trouve exactement vertical au
moment du déclanchement, d'où déformation de la perspective;

2° Le peu d'ouverture de l'angle embrassé par un appareil simple oblige
à prendre un grand nombre de vues pour couvrir le terrain à relever.

Après de longues recherches, le capitaine Scheimpflug semble avoir
réussi à supprimer ces inconvénients.

Un appareil spécial, le photoperspectographe, permet de transformer les
vues obliques en vues parfaitement horizontales, par un procédé
exclusivement photographique. Cet appareil, fort bien combiné, ne semble
d'ailleurs basé que sur des lois d'optique bien connues, et il est
facile d'en comprendre le fonctionnement.

Supposons le cliché d'une vue prise obliquement: la perspective est
déformée, et les proportions sont différentes de celles que présenterait
une vue prise sur une plaque parallèle au plan du terrain, c'est-à-dire,
dans notre cas, sur une plaque horizontale. Mais tous les points que
l'on trouverait sur la plaque horizontale existent également sur la
plaque oblique.

Dès lors, si nous photographions notre cliché sur une autre plaque en
inclinant la plaque, ou le cliché, d'un angle convenable, nous
redresserons la perspective et nous obtiendrons une image semblable à
celle que nous aurions obtenue primitivement sur une plaque horizontale.

Il semble, au premier abord, qu'on doive rencontrer une sérieuse
difficulté pour la mise au point de l'image redressée. Le cliché
original ayant été pris à une distance de 100, 500 mètres, ou davantage,
toutes les parties de l'image se trouvent au point et présentent une
netteté égale. Dans la chambre noire de redressement, au contraire, ce
cliché et la nouvelle plaque sont faiblement distants, et leur défaut de
parallélisme rend la netteté plus difficile à obtenir sur toute la
surface. On résout la difficulté en employant un objectif minuscule de
très court foyer, ou même en le supprimant complètement et en le
remplaçant par un simple trou de quelques dixièmes de millimètre de
diamètre. On en est quitte alors pour augmenter considérablement le
temps de pose.

D'autre part, pour réduire dans une large mesure le nombre de vues à
prendre, le capitaine Scheimpflug a construit un appareil multiple
composé d'une chambre centrale qu'entoure un polygone de chambres
inclinées. Grâce au système de suspension, la chambre centrale est
horizontale au moment du déclanchement; son axe optique se trouve alors
dans la position verticale, alors que celui des chambres adjacentes est
incliné à 45 degrés.

[Illustration: LE NAUFRAGE D'UN HYDROPLANE AU MEETING DE MONACO.--La
chute de l'aviateur Gaudart enregistrée par deux instantanés: l'appareil
perd son équilibre et s'abat vers la mer où il va plonger entraînant son
pilote emprisonné dans le capot.]

En suspendant l'appareil à la nacelle d'un aérostat, on photographie
d'un seul coup un heptagone de terrain d'un diamètre égal à cinq fois la
hauteur de l'appareil au-dessus du sol. Mais, en raison des espaces
perdus, il faut déclancher à des distances à peu près égales à trois
fois et demie cette hauteur pour couvrir complètement un terrain.

[Illustration: L'appareil photographique multiple accroché à la nacelle
d'un aérostat.]

Nous avons dit que l'échelle est donnée par le rapport entre la distance
focale et la hauteur de l'appareil. Dès lors, en supposant des objectifs
ayant 100 millimètres de distance focale, les vues seront aux échelles
suivantes:

1/5.000 si elles sont prises de 500 mètres.

1/10.000 1.000 mètres.

1/20.000 2.000 mètres.

A une hauteur de 500 mètres, une bande de terrain d'un kilomètre de
largeur sera donc représentée par une bande de 20 centimètres; une route
large de 10 mètres formera un trait de 2 millimètres.

[Illustration: L'appareil vu d'en dessous.]

Pour les terrains accidentés on photographie une même tranche en se
plaçant à deux points différents, de manière à avoir des vues
chevauchantes ou stéréoscopiques. Avec quelques points de repère
déterminés par les procédés ordinaires de la géodésie, on peut mesurer
sur ces vues les différences de niveau.

[Illustration: Vues originales prises avec l'appareil multiple du
capitaine autrichien Scheimpflug.]

Le photoperspectographe transforme les sept vues obliques en vues
horizontales; un autre appareil réunit photographiquement ces dernières
à la vue centrale.

On relève ensuite sur le terrain les documents qui manquent encore:
routes ou cours d'eau à travers les forêts, catégories des routes,
délimitations politiques ou administratives, noms de lieux, etc. Après
quoi on établit la carte suivant les procédés ordinaires.

Dans ces conditions, le travail sur le terrain se trouve
considérablement diminué pour le cartographe. Le travail subséquent
l'est-il dans la même mesure? C'est un point assez discuté.

En tout cas, il paraît évident que l'appareil du capitaine Scheimpflug
est susceptible de rendre de grands services pour dresser rapidement des
cartes d'ensemble des pays neufs; il peut être aussi fort utile pour les
reconnaissances militaires. En admettant qu'il ne puisse s'appliquer
pratiquement à tous les cas, il constitue un système d'une élégante
ingéniosité dont témoignent nos photographies.

F. HONORÉ.

[Illustration: Vue d'ensemble déduite des vues originales, après
redressement de celles de la périphérie prises obliquement.]

[Illustration: La carte correspondante, achevée après relèvement sur le
terrain des renseignements que ne fournit pas la photographie.]

L'ÉTABLISSEMENT D'UNE CARTE GÉOGRAPHIQUE AU MOYEN DE L'APPAREIL
PHOTOGRAPHIQUE MULTIPLE



CE QU'IL FAUT VOIR

GUIDE DE L'ÉTRANGER À PARIS.

Un vieux diplomate, qui adore Paris et qui le connaît assez bien, me
disait un jour:

--Ce qui m'enchante dans cette ville-ci, ce n'est pas seulement la
qualité des spectacles qu'on y rencontre; c'est la façon dont ces
spectacles s'offrent à nous; c'est le charme du décor où la plupart de
vos nouveautés s'encadrent.

Il a raison, cet étranger, et vous sentirez la justesse de sa remarque
en allant visiter cette délicieuse exposition bouddhique que viennent
d'installer au musée Cernuschi quelques dévots des arts de l'antique
Asie. Le paysage, c'est une courte avenue silencieuse, où s'alignent les
façades élégantes de quelques hôtels particuliers; et c'est le parc
Monceau, avec ses ruines souriantes, ses verdures d'avril, ses jolies
allées tranquilles où s'ébattent des petites filles et des petits
garçons très bien mis... La maison même n'a pas la majesté un peu
intimidante des musées ordinaires; elle est restée ce qu'elle fut
autrefois: le logis charmant d'un «amateur» très distingué. Il y fait
bon. On s'y promène avec plaisir au milieu de vieilleries vénérables; on
y vit, dans l'intimité d'un passé très lointain, de reposantes minutes.

                                  *
                                 * *

C'est un passé plus voisin de nous qu'évoque l'exposition, inaugurée il
y a quelques jours, au Petit Palais, de «David et ses élèves». Le palais
de Girault! le plus joli souvenir d'architecture que nous ait, je crois,
laissé 1900; et dans quel paysage encore! un des mieux _composés_ dont
une ville puisse offrir la vision aux étrangers qui s'y promènent. Il
faut aller voir l'exposition de «David et ses élèves». Entre l'instant
de l'année où ferme le Salon des Indépendants et celui où s'ouvre le
Salon d'automne, il est bon que l'étranger mette à profit les occasions
qui lui sont offertes de se renseigner sur le passé de nos arts; de
connaître et de voir d'un peu près nos _vieux_, ceux qu'on «blaguait»
hier, et vers lesquels on reviendra demain. Quelques esthètes
d'avant-garde ne se sont-ils pas avisés de découvrir et de nous
présenter en plein Salon d'automne, il y a deux ou trois ans, monsieur
Ingres?

                                  *
                                 * *

Mais voici du très moderne; voici du contemporain, même, à foison.
Traversons l'avenue Nicolas-II, contournons le Grand Palais qu'animait
encore, il y a huit jours, l'élégant remue-ménage du Concours hippique,
et gagnons l'avenue d'Antin. La _Nationale_, ouverte il y a cinq jours,
nous convie à son spectacle annuel, à son grand marché. (Si nous étions
à Leipzig ou à Nijni Novgorod, j'oserais dire: à sa foire, et cela
n'aurait rien de désobligeant pour personne.) Il faut aller à ce marché.
Un étranger n'a pas le droit d'avoir, durant cette quinzaine d'avril,
traversé Paris sans en rapporter le _livret_ de la _Nationale_ et
quelques impressions personnelles sur les oeuvres signalées par les
louanges éperdues ou par les éreintements de la Critique, et autour
desquelles s'entasse la foule des dimanches, pendant deux mois. Il devra
avoir vu _l'Apothéose_ de Roll, les trois tableaux de Lucien Simon, les
portraits de Gervex, les Raffaëlli; les envois de Friant et de La
Gandara, de Dinet, Guiguet, Marie Cazin, Louise Breslau et Raymond Woog;
d'Aman-Jean, de Rusinol, de Lepère et de Lebourg; de Madeleine Lemaire,
de Séon, de Prinet, de Willette, de Cottet, de Lévy-Dhurmer; de Le
Sidaner, Lhermitte et Dagnan; et il faut avoir vu aussi les Boldini, le
Besnard et le Béraud, les envois de Meunier, Dauphin, Carolus Duran, La
Touche et Karbowski; les dessins de Paul Renouard et de Kaufmann, et que
de choses encore! A la sculpture, la statue de José Clara, les envois de
Saint-Marceaux, d'Andreotti, Dejean, de Monard, Escoula, J.
Froment-Meurice, Injalbert... Un étranger s'arrête aussi volontiers que
nous devant les portraits des «célébrités». Cette curiosité très
légitime est satisfaite, à la _Nationale_, par d'intéressants envois: je
signale, entre autres, le _Léon Bourgeois_ de Roll; le _Jules Lemaître_
et le _Forain_ de Saint-Marceaux; le portrait de Mme _Raymond Poincaré_,
par Georges Bertrand,--devant lequel on s'écrasait de la belle façon, le
jour du vernissage!

                                  *
                                 * *

On s'écrasait presque autant, hier, à la deuxième conférence de Mgr
Bolo, et rarement vit-on, entre les quatre murs de la salle austère où
la Société de Géographie tient ses séances, tant de plumes et de fleurs
rassemblées sur tant de chapeaux! Ce n'est pourtant pas à la flagornerie
que Mgr Bolo doit son succès, car il est impossible à un prédicateur de
traiter les femmes de son temps avec plus de cinglante sévérité que ne
fait celui-là. Mais il est évident qu'il y a une manière... acceptable,
agréable même, de dire aux femmes leurs vérités, et Mgr Bolo a la
manière. Plus il les rudoie, plus elles sont contentes; la semonce
devient-elle par trop vive? Elles rient.

Il est vrai qu'il rit aussi. Et c'est là, sans doute, une des raisons de
la sympathie que cet orateur inspire. _Castigat ridendo..._ La figure
est ronde, joviale, et, derrière le verre du binocle, l'oeil brille
d'une satisfaction malicieuse. Et puis Mgr Bolo a beaucoup d'esprit,
parle une jolie langue, enveloppe les choses qu'il dit de gestes adroits
et qui ont de la grâce. Ajoutez à cela, enfin, que, en qualité de
protonotaire apostolique, Mgr Bolo porte l'habit d'évêque, et
qu'entendre un orateur se moquer, sous cet habit-là, du bridge, du
flirt, des pianos à queue et des instituts de beauté, c'est un régal
dont les Parisiennes elles-mêmes ne jouissent pas tous les jours. Aussi
pardonnent-elles à Mgr Bolo de dire beaucoup de mal de leurs salons...
Ce moraliste serait tellement moins amusant, s'il était moins
réactionnaire! Mgr Bolo fera deux conférences encore; et, dans trois
mois, le souvenir de ces causeries fournira, sur les plages, un sujet de
conversation de plus:

--Vous avez entendu Mgr Bolo?

Et l'on discutera...

UN PARISIEN.



LES LIVRES & LES ÉCRIVAINS

«LA MAISON»

M. Henry Bordeaux publie le livre de la Maison (1). Est-ce le roman ou
le poème de la Maison? Sans doute, l'un et l'autre à la fois. Mais
surtout c'est une étude d'âme, cette âme profonde, incorporée à toutes
choses du premier décor de notre vie, que nous trouvons installée dans
l'âtre de notre enfance et qui demeure toujours immédiate et sensible
parmi les générations qui passent et les pierres qui s'usent. C'est
l'âme domestique, divinisée par les anciens pour qui chaque foyer était
un autel. Bicoque, villa, hôtel, château, palais, comme tous ces termes
prestigieux sont incolores. La maison, cela suffit. La maison, cela dit
tout. Il nous fallait, en ce moment opportun où la sensibilité triomphe
à nouveau du scepticisme, un romancier, un poète, un psychologue de la
maison, et ce psychologue, ce poète, ce romancier, ne pouvait être que
l'auteur des _Roquevillard_, du _Pays natal_, de _la Croisée des
chemins_, de _la Neige sur les pas_.

Note 1: _La Maison_, par Henry Bordeaux, librairie Plon, 3 fr. 50.

Dans la demeure ancestrale que, du jardin au grenier, et avec tant
d'émotion descriptive, nous présente M. Henry Bordeaux, trois
générations coexistent et s'opposent. Elles forment non point une ligne
droite continue, mais une ligne brisée. Qui, de l'aïeul, du père, ou de
l'enfant dont la conscience est encore à former, a brisé cette ligne?
Qui est l'auteur de la cassure? Qui a rompu la tradition? Le père,
évidemment, serait-on tenté de répondre, car cela paraîtrait le plus
normal et le plus commode pour l'agencement romanesque. On penserait
encore à l'enfant, entraîné par un sang neuf dans les chemins de
traverse. Mais qui songerait à l'aïeul? Eh bien, dans le livre de M.
Henry Bordeaux, c'est l'aïeul qui défait l'oeuvre du passé, qui raille
le souvenir, qui abandonne la tâche conservatrice léguée par ceux qui,
avant lui, édifient la maison pour leur race. Non point que le vieillard
ait ces exaltations ou ces défaillances morales, qui aliènent l'énergie.
Il n'a point des égarements de jeune homme. Il n'est pas instinctif. Il
demeure dogmatique, et il reste vieux, très vieux, puisqu'il croit en
Jean-Jacques. Ce démolisseur n'est pas un homme d'aujourd'hui, et c'est
pourquoi sans doute, et malgré tout, en dépit des ruines qu'il provoque,
ingénument, inconsciemment, avec une angoissante indifférence, ce
vieillard aux traits fins, presque féminins, aux yeux toujours un peu
noyés de brume, ne nous est point antipathique. Avec lui, son
fils--l'homme aux multiples énergies, le médecin, que sa profession, à
chaque minute, penche sur l'humanité--forme une rude antithèse. Le
docteur Rambert, qui une première fois déjà a réparé les erreurs du
vieillard et relevé la maison chancelante, est le vrai chef des trois
générations. Il répand autour de lui la paix et l'ordre. Il est le
chaînon solide qui renoue avec le passé.

Reste le petit-fils, le chef de famille du lendemain, l'avenir qui se
prépare et se précise pour la maison. Et c'est là tout le sujet du
drame. Oh! c'est un drame, sans geste et sans éclat, un drame muet, mais
combien poignant. L'enfant, placé entre deux directions, se trouve, par
les circonstances--une maladie qui arrête ses études et l'oblige à la
vie des bois et des champs--soumis presque exclusivement à l'influence
du grand-père, l'homme qui continue de voir la vie à travers les
_Confessions_. Et voici Jean-Jacques, réincarné, qui éduque l'_Émile_.
Au moment du grand combat «qui se livre dans toute existence humaine
entre la liberté et l'acceptation, entre l'horreur de la servitude et
les sacrifices exigés pour durer», un précepteur dangereux révèle à
l'enfant le charme miraculeux de la nature, de l'amour et de l'orgueil
même qui croit nous soumettre la terre. Il dit: la forêt est à toi, le
lac est à toi, le ciel est à toi. Crois à la vie libre et heureuse dans
la nature, et laisse là l'enseignement des biographies héroïques, des
récits d'épopée, de toute l'histoire menteuse de l'énergie humaine. Il
n'y a rien de plus facile que la vie.

Les pages où nous suivons ce vagabondage d'âmes sont d'une bien grande
séduction. Elles évoquent tous les éveils ardents de notre adolescence,
ces éclats soudains de lumière et de bonheur si vifs que toute notre
vie, par la suite, en demeure irradiée. Et rien n'est plus joli que
l'idylle si timidement ingénue de l'enfant et de la petite bohémienne
Nazzarena qui s'en va, un matin, sans se retourner, sur la, route, dans
un soleil qui ne s'oubliera plus. On croirait lire un chapitre inédit
des _Confessions_, retrouvé, reconstitué dans toute sa limpide
fraîcheur.

Mais revenons au drame. L'oeuvre est réalisée. L'enfant est maintenant
converti à l'évangile du grand-père. Après l'ivresse de la vie libre, il
connaît les lendemains d'angoisse et de révolte. «J'étais né, dit-il, au
sentiment de la liberté et partant à la notion d'esclavage. Je m'exerçai
donc à me trouver malheureux.» Malheureux et persécuté. Et il en arrive
à discuter et à haïr l'autorité nécessaire du père, du maître de la
maison et de la famille. Pour reprendre cette âme de son enfant, cette
conscience qui erre dans les mirages, pour réintégrer cette imagination
en folie dans les réalités graves du foyer, pour redonner comme but
précis à cette énergie errante la défense de la maison, il faudra,
désormais, un long et désolant travail, toute une lutte ingrate, et plus
encore: une crise terrible du foyer, la mort du chef, du maître,
succombant à la peine, en beauté, en grandeur, admirable vaincu, qui
lègue à celui qui le suit la mission de continuer la tâche héréditaire.

--Ton tour est venu.

Et, dans la chambre d'agonie, soudainement, l'enfant égaré rentre dans
l'ordre, «comme un soldat prêt à déserter reprend sa place dans le rang,
sous l'oeil de son chef». Désormais, sa vie est fixée à un anneau de
fer. Il ne tendra plus vers les mirages du bonheur que des mains
enchaînées. «Mais ces chaînes-là tout homme les reçoit un jour, qu'il
monte sur un trône ou que son empire ne soit que d'un arpent ou que d'un
nom.»

Tel est le livre, en ses conclusions. Nous avons dit le charme de son
détail. Nous avons laissé de côté ses directions, politique ou
religieuse,--dont chacun pourra discuter. Il nous a suffi de dégager
l'essence pure, et accessible à tous, de son enseignement.

ALBÉRIC CAHUET.

Voir dans _La Petite Illustration_ le compte rendu des autres livres
nouveaux.



LES THÉÂTRES

L'Odéon, abandonnant, après s'y être longtemps voué, les drames à
costumes historiques ou exotiques et à décors pittoresques ou fastueux,
vient de représenter une «comédie bourgeoise» de MM. Pierre Decourcelle
et André Maurel: _la Rue du Sentier_. Deux mondes y sont mis en
présence; le monde des artistes et des comédiens, le monde des
commerçants; la jonction et le heurt se produisent entre eux par le
mariage du fils d'une «grande patronne» de la rue du Sentier, négociante
à l'esprit rigide, impérieux, avec une jeune élève du Conservatoire,
riche seulement de sa grâce et de son talent. Cela nous vaut une étude
et un exposé tantôt émouvants, tantôt amusants, des moeurs et des usages
de ces personnages et de ces milieux si différents. On a vivement
applaudi cette comédie, d'une si jolie tenue, interprétée avec talent
par MM. Vargas, Grétillat, Denis d'Inès, Desfontaines et Mmes Alice Nory
et Grumbach.

Le spectacle que le théâtre Antoine nous offre depuis quelques jours,
_le Chevalier au masque_, appartient, par le milieu où se développe son
action et par quelques-uns de ses personnages,'au drame historique;
mais, par la libre fantaisie de son affabulation enchevêtrée et
romanesque, il relève de la pièce d'aventures policières; seulement la
scène se passe en 1802 et Sherlock Holmes s'appelle Fouché. Les auteurs,
MM. Paul Armont et Jean Manoussi ont très ingénieusement mélangé et dosé
les deux genres. M. Qémier a donné un relief étonnant au personnage
épisodique de Pouché; Mmes Dermoz, Jeanne Fusier, MM. Candé, Saillard,
Lluis, Escoffier, sont les autres excellents interprètes de cette pièce
divertissante.

Sur un curieux livret de M. Charles Le Goffic intitulé _le Pays_, et qui
est une sorte de poème de la nostalgie, M. Guy Ropartz a écrit une
partition émouvante; l'Opéra-Comique vient de représenter avec le plus
vif succès le «drame en musique» de ces deux artistes. C'est l'histoire
d'un marin breton hanté du mal du pays sur la terre d'Islande où il a
fondé son foyer. Le spectacle se complète par un «conte mélodique»,
gracieux et joli, que M. Lattes a tiré de _Il était une bergère_, de M.
André Rivoire. La musique s'est heureusement inspirée du poème si
souvent applaudi à la Comédie-Française. On a fêté les interprètes de
ces deux ouvrages Mlles Lubin, Mathieu-Lutz, Nicot-Vauchelet, MM.
Salignac, Foix, Vieuille.

Le théâtre de l'Oeuvre a représenté une pièce de M. Francis Jammes, _la
Brebis égarée_. Le poète des Géorgiques chrétiennes abordait la scène
pour la première fois. A la vérité, sa pièce n'a pas été écrite pour le
théâtre; elle s'adresse davantage aux lecteurs qu'aux spectateurs.
L'action y est à peu près nulle. La brebis égarée, et qui se retrouve,
c'est la femme coupable. Le public habituel de l'Oeuvre a écouté
religieusement les longues récitations de prose rythmée et de vers
blancs par quoi les personnages expriment les émois de leurs âmes dans
des décors simplifiés et non sans charme. Ce poème dialogué a eu pour
interprètes MM. Lugné Poe, Dhurtal, Jarvy et Mlles Gladys Maxhence et
Sephora Mossé.

Le théâtre des Arts représente une originale pièce de M. W. V. Moody.
C'est un drame d'Amérique, et nous ne pouvons le goûter que dans sa
traduction. Néanmoins il a paru plaire. Un cow-boy de l'Ouest rencontre
une jeune fille de l'Est et ces deux êtres de races presque différentes
s'aiment. Mais leur conception de la vie, leurs instincts, leurs
caractères se heurtent; ils ne pourront être heureux ensemble que plus
tard, après s'être fait réciproquement souffrir. Les décors et les
costumes sont dus à M. Maxime Dethomas.



DOCUMENTS et INFORMATIONS

LA VACCINATION CONTRE LE CHARBON SYMPTOMATIQUE.

Depuis douze ans, MM. Leclainche et Vallée s'occupent systématiquement
de la vaccination contre le charbon symptomatique, maladie si redoutée
des éleveurs. Ils viennent de faire connaître à l'Académie des sciences
un procédé perfectionné qui leur permet d'obtenir des races microbiennes
véritablement atténuées. On n'avait pu, jusqu'ici, produire ces races
atténuées du bacille de Chauveau. Elles étaient indispensables à
l'obtention d'un vaccin sur lequel on pût compter. Actuellement, grâce à
ces races, MM. Leclainche et Vallée produisent des vaccins qui, par une
seule injection, et sans aucun risque, déterminent une immunisation
parfaite.

Depuis trois ans, il a été vacciné 345.000 bovidés en France, Allemagne,
etc., par la nouvelle méthode, avec un succès complet. Aussi les auteurs
considèrent-ils le problème de la vaccination contre le charbon
symptomatique comme complètement résolu.

UN MODE DE CLASSIFICATION DES HIVERS.

Le système des moyennes, si souvent trompeur, semble particulièrement
défectueux quand on l'applique à la comparaison des diverses saisons.

M. Angot, directeur du bureau central météorologique, propose donc une
nouvelle méthode pour comparer les températures des différents hivers,
surtout au point de vue de leur influence sur les phénomènes agricoles.
Il fait remarquer que les moyennes mensuelles sont insuffisantes, car le
mois de février, par exemple, peut, comme en 1913, donner une
température moyenne à peu près normale, tout en ayant présenté deux
parties absolument différentes, l'une chaude et humide, l'autre froide
et sèche. De même l'examen des températures extrêmes ne permet pas de
déductions certaines.

L'influence des froids sur la végétation dépendant à la fois de leur
intensité et de leur durée, M. Angot fait, pour chaque mois, la somme
des températures minima quotidiennes inférieures à 0°. Pour huit mois de
l'année, octobre à mai inclusivement, le total est en moyenne 198°,7,
soit 200° en chiffres ronds. Mais, d'une année à l'autre, ce total varie
dans des proportions considérables: 52° en 1872-1873 et 588º en
1879-1880; il semble donc que de tels écarts permettent une
classification assez exacte.

M. Angot a dressé un tableau résumant les observations faites au parc
Saint-Mauv pendant quarante ans, soit depuis l'hiver 1872-1873 jusqu'à
1911-1912. Les quatre hivers donnant les totaux les plus forts sont les
suivants:

1879-1880....... -588°
1890-1891....... -447
1894-1895....... -412
1887-1888....... -323

Les quatre hivers les moins froids ont donné des sommes très faibles:

1872-1873........-52°
1883-1884........-59
1911-1912........-61
1876-1877........-75

Les trente-deux autres hivers de la période considérée ont donné des
sommes comprises entre 100° et 300°.

L'hiver actuel 1912-1913, d'octobre à mars inclus, a donné 73°,5, ce qui
classe l'année courante au moins au quatrième rang dans la liste des
hivers où il y a eu le moins de gelée.



LES ÉTUDIANTS ÉTRANGERS EN FRANCE.

D'après une statistique arrêtée au début de l'année 1913, les
Universités françaises sont actuellement fréquentées par 41.109
étudiants ou étudiantes se répartissant ainsi:

                   Étudiants. Étudiantes.

Droit.............  16.644        119
Médecine..........   8.687      1.057
Sciences...........  6.056        583
Lettres............  4.157      2.241
Pharmacie.........   1.509         56
Total.............  37.053      4.056

Dans ces nombres, l'étranger fournit 3.819 étudiants et 1.741
étudiantes, soit ensemble la proportion énorme de 13,5% du chiffre
total.

D'autre part, la moitié des étudiantes fréquentent l'Université de Paris
où elles se répartissent ainsi:

                    Françaises Étrangères.

Droit.............      43         41
Médecine..........     229        329
Sciences...........    130         89
Lettres............     36          2
Pharmacie.........     540        629
Total........          978      1.090

Cet afflux d'étrangers dans nos Universités est très flatteur, mais,
peut-être, dangereux au point de vue économique. En tout cas, il
démontre la nécessité de modifier certains règlements qui mettent les
Français et les Françaises en état d'infériorité vis-à-vis des étrangers
pour la conquête des diplômes français.



LIMITE UTILE DES DIMENSIONS DES NAVIRES.

Depuis une dizaine d'années, la dimension des grands paquebots s'est
accrue dans des proportions inattendues, passant de 10.000 tonnes à
20.000, 30.000 et même 60.000 tonnes. A tort ou à raison, on prévoit
l'apparition prochaine de navires encore plus gigantesques, où le
confort moderne serait poussé à des raffinements insoupçonnés.

L'exploitation de ces monstres flottants ne donne point toujours des
résultats financiers brillants, et on se demande si, dans l'état actuel
de l'art naval, il n'y a pas une limite à l'accroissement utile de la
dimension des navires. M. Bertin, ancien directeur des Constructions
navales, a serré le problème de très près, et les chiffres qu'il vient
de communiquer à l'Académie des sciences sont fort curieux.

On augmente les dimensions des paquebots en vue de réaliser soit une
augmentation de chargement, soit une augmentation de vitesse, soit les
deux choses à la fois.

M. Bertin suppose d'abord que l'on vise uniquement l'augmentation de
chargement, et il résume ses calculs dans le tableau suivant où l'on
voit le maximum de chargement compatible avec un déplacement déterminé.

                                             Proportion
        Déplacement     Chargement           du chargement
                        du maximum.          par tonne de
        navire.                              déplacement.

        20.000 tonnes.      992 tonnes.        0,0496
        30.000            1.675                0,0558
        50.000            2.235                0,0449
        60.000            2.130                0,0355
        90.000              465                0,0052

Ainsi, le maximum _absolu_ de chargement correspond au déplacement de
50.000 tonnes; et c'est le navire de 30.000 tonnes qui permet le maximum
de chargement _par tonne de déplacement_.

Avec un déplacement de 100.000 tonnes, le bâtiment devient irréalisable;
il ne pourrait même pas naviguer à vide.

L'auteur examine ensuite le cas où l'accroissement de dimension des
paquebots a uniquement pour but l'augmentation de la vitesse, le
chargement restant constant. Il prend pour base un chargement de 1.675
tonnes, maximum compatible, ainsi que nous l'indiquons plus haut, avec
un navire déplaçant 30.000 tonnes.

La vitesse dépendant seulement du poids du moteur, tandis que le
chargement comprend ce poids et celui du combustible, nous considérons
des navires approvisionnés en vue de franchir une même distance à la
vitesse maxima; des paquebots transatlantiques, par exemple.

Avant l'adoption des turbines, le poids du moteur de ces paquebots
atteignait les 6/5 de celui du combustible. Ainsi, la _Provence_, avec
son moteur de 4.200 tonnes, exigeait 3.500 tonnes de charbon pour la
traversée du Havre à New-York. Sur la _France_, actionnée par turbines,
les deux poids sont sensiblement égaux: 5.500 tonnes pour le moteur,
5.000 tonnes pour le charbon.

[Illustration: TENUE DE NAUFRAGE.--Les passagères d'un vapeur échoué sur
la côte marocaine attendent patiemment qu'on vienne les sauver.]

En tenant compte de ces divers éléments, le calcul montre que, pour tous
les navires dérivés du type la _France_, le maximum de vitesse
réalisable varie avec le déplacement du navire comme l'indique le
tableau suivant:

                                   Vitesse maxima
                                   (en noeuds)
        Déplacement.               avec un chargement
                                   constant.

        20.000 tonnes                   23,188
        30.000                          24,000
        40.000                          24,386
        50.000                          24,346
        60.000                          24,307
        70.000                          24,066
        80.000                          23,801
        90.000                          23,482
        100.000                         23,118

Les vitesses varient donc très peu, tantôt en croissant avec le
déplacement, tantôt en diminuant. Elles ne conduisent jamais aux
conditions irréalisables concernant l'augmentation du chargement.

Le maximum de vitesse à chargement constant correspond à un déplacement
de 40.000 tonnes, relativement peu différent du déplacement de 30.000
tonnes auquel correspond le maximum de chargement à vitesse constante.

D'où il résulte que la limite de l'accroissement utile des dimensions
d'un paquebot, en vue d'augmenter soit la vitesse, soit le chargement,
est comprise entre 30.000 et 40.000 tonnes environ. Au delà, les
avantages escomptés sont plus qu'absorbés par le poids de la coque et du
moteur; on perd en vitesse et en chargement. On peut simplement gagner
de l'espace et des facilités d'aménagement.

Toutefois, comme le fait remarquer M. Bertin, ces calculs répondent aux
conditions actuelles de la construction des coques et des moteurs et de
la profondeur des ports. Le jour où ces conditions changeraient, où, par
exemple, le poids des moteurs serait fortement allégé par rapport à leur
puissance, le maximum du tonnage utile se trouverait également modifié.



UN NAUFRAGE SUR LES CÔTES DU MAROC.

Il y a quelques jours, le vapeur Agadir s'échouait sur les côtes du
Maroc. La mer était relativement calme et le sauvetage par va-et-vient
s'opéra dans les meilleures conditions, grâce à l'énergie du
commandement et au sang-froid des passagers.

Notre photographie montre un groupe de femmes, en tenue de naufrage ou
plutôt de sauvetage. Ces dames ont simplement agrémenté leur «tailleur»
d'une étole en liège jetée sur leurs épaules comme une étole d'hermine.
Confiantes en la destinée et respectueuses de la discipline, elles
attendent tranquilles, en apparence, malgré une angoisse secrète facile
à comprendre, le moment de s'accrocher au câble qui les amènera sur le
rivage, si rien ne casse.



UN CYCLONE ANORMAL À L'ÎLE DE LA RÉUNION.

Les cyclones de l'océan Indien, qui ravagent si fréquemment les
Antilles, obéissent à certaines lois aujourd'hui bien connues. Ils
prennent naissance dans les régions équatoriales, vers le 80e degré de
longitude est, sous forme de tourbillons entourant un noyau central,
appelé centre du cyclone, où réside un calme absolu correspondant à une
baisse extrême de la colonne barométrique. Dans l'hémisphère sud, le
mouvement giratoire de ces tourbillons s'effectue dans le même sens que
le mouvement des aiguilles d'une montre; dans l'hémisphère nord, le
mouvement est inverse.

[Illustration: Marche anormale (indiquée en trait plein) d'un cyclone,
le 3 mars dernier: le trait pointillé indique la marche ordinaire des
cyclones observés jusqu'à présent. A, B, centre du cyclone.]

Quant au mouvement de translation, ou marche du cyclone, il dessine une
ligne parabolique s'inclinant de l'équateur vers le sud-ouest et
revenant au sud-est après avoir atteint le sommet de sa courbe. La
vitesse de translation, qui peut atteindre 60 kilomètres à l'heure, est,
en moyenne, de 30 à 40 kilomètres dans les Antilles.

La régularité de cette marche du nord-est au sud-est, en passant par
l'ouest, fut constatée, il y a une cinquantaine d'années, par M. Bridet,
ancien capitaine de frégate, établi à la Réunion; elle a été observée
depuis lors par tous les navigateurs.

Or, l'île de la Réunion a été atteinte, les 3, 4 et 5 mars dernier, par
un cyclone qui semble avoir décrit une courbe parabolique inverse de la
courbe usuelle.

C'est un phénomène nouveau, tout à fait curieux, et un peu déroutant.



A PROPOS D'UN ANCIEN PORTRAIT DU ROI DE GRÈCE.

Dans notre numéro du 5 avril dernier, nous avons reproduit une ancienne
photographie du roi Georges de Grèce, représentant le jeune souverain,
peu après son avènement, «entouré de sa suite danoise».

Mme de Gobineau Serpeille, fille du comte de Gobineau, le fécond
écrivain qui, à l'époque où fut pris le curieux portrait, était ministre
plénipotentiaire à Athènes, nous signale quelques inexactitudes dans la
désignation des personnages qui figurent aux côtés du roi: c'est M.
Rodostamos, Ionien de Corfou, maréchal du Palais, qui est assis à sa
gauche, et c'est le baron de Guldencrone que l'on voit debout à sa
droite.



LA PHOTOGRAPHIE DE M. CONSTANS.

En publiant, dans notre dernier numéro, la photographie de M. Constans,
prise il y a quelques années à Constantinople, alors qu'il représentait
la France auprès de la Sublime-Porte, nous avons omis d'indiquer, en bas
de notre gravure, l'auteur de ce cliché: nous le devons à M. Meys, de
Boulogne-sur-Mer, qui fut déjà souvent notre collaborateur.

[Illustration: A DAYTON.--La fuite sur un wagonnet.]

[Illustration: Un bateau débarquant des réfugiés près de la terre
ferme.]

_Photographies C. J. Brown, publiées par arrangement spécial avec_ The
Chicago Daily News.



LES INONDATIONS EN AMÉRIQUE

Nous avons mentionné, la semaine dernière, le cataclysme terrible, à la
suite de pluies diluviennes amenant le débordement du colossal
Mississipi et de ses affluents principaux, l'Ohio, notamment, qui a
ravagé quelques-uns des Etats les plus florissants de la grande
république nord-américaine, Nebraska, Ohio, Indiana, Pennsylvanie,
Virginie, Illinois, Kentucky, New-York même. Les conséquences de ce
désastre, en ce qui concerne surtout les vies humaines anéanties, sont
heureusement beaucoup moins graves qu'on ne l'avait redouté au premier
abord. On avait parlé de milliers de morts. En réalité, quelques
centaines de personnes ont trouvé la mort dans ces terribles jours.
Beaucoup qu'on croyait disparus avaient pu trouver un asile assez sûr et
ont peu à peu rejoint les leurs, regagné leurs foyers, ou ce qui en
demeurait.

Car les ravages matériels causés par le fléau sont, en revanche,
incalculables.

[Illustration: Un vieux ménage abandonnant ses pénates.--_Phot. Curtiss
Brown, du_ Collier's Weekly.]

Toutes ces populeuses cités américaines, si vivantes, si fébriles, ont
été outrageusement dévastées, et les tristes spectacles qu'il nous a été
donné de contempler voilà deux ans ne donneraient qu'une imparfaite idée
des ruines accumulées par le sinistre dans des quartiers improvisés,
construits en matériaux inconsistants et emportés comme des fétus par
les eaux.

Différente aussi, sinon plus crâne, a été l'attitude, en présence du
fléau, des populations. La circulation sur wagonnet, que montre l'une de
nos photographies, est à nos yeux nouvelle et assez inattendue. Par
ailleurs, il y avait, dans l'aspect des rues sillonnées de barques,
assez de ressemblances avec ce que nous vîmes au commencement de 1911,
ne serait-ce que la neige qui, succédant aux ondées, avait couvert les
toits; et le froid, dont nous souffrions aussi, dans des conditions
pareilles, était tel, nous dit-on, qu'à Columbus (Ohio) on vit des gens
transis sur les arbres où ils avaient dû se réfugier en hâte pour fuir
la montée des flots, tomber, incapables de résister plus longtemps, et
se noyer.

[Illustration: LES INONDATIONS AUX ÉTATS-UNIS.--A Pérou (État
d'Indiana): deux oubliés qui se sont réfugiés sous une véranda en
attendant l'arrivée des secours.--_Phot. A. J. Miller, publiée par
arrangement spécial avec_ The Chicago Daily News.]



[Illustration: LE PORTRAIT RÉVÉLATEUR, par Henriot.]





*** End of this LibraryBlog Digital Book "L'Illustration, No. 3660, 19 Avril 1913" ***

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