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Title: Lettres d'un voyageur
Author: Sand, George, 1804-1876
Language: French
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produced from scanned images of public domain material


ŒUVRES

DE

GEORGE SAND



MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS

ŒUVRES COMPLÈTES

DE

GEORGE SAND

NOUVELLE ÉDITION FORMAT GRAND IN-18


    LES AMOURS DE L'AGE D'OR              1 vol.
    ADRIANI                               1 --
    ANDRÉ                                 1 --
    ANTONIA                               1 --
    LES BEAUX MESSIEURS DE BOIS-DORÉ      2 --
    CADIO                                 1 --
    LE CHATEAU DES DESERTES               1 --
    LE COMPAGNON DU TOUR DE FRANCE        2 --
    LA COMTESSE DE RUDOLSTADT             2 --
    LA CONFESSION D'UNE JEUNE FILLE       2 --
    CONSTANCE VERRIER                     1 --
    CONSUELO                              3 --
    LES DAMES VERTES                      1 --
    LA DANIELLA                           2 --
    LA DERNIÈRE ALDINI                    1 --
    LE DERNIER AMOUR                      1 --
    LE DIABLE AUX CHAMPS                  1 --
    ELLE ET LUI                           1 --
    LA FAMILLE DE GERMANDRE               1 --
    LA FILLEULE                           1 --
    FLAVIE                                1 --
    FRANÇOIS LE CHAMPI                    1 --
    HISTOIRE DE MA VIE                   10 --
    UN HIVER À MAJORQUE--SPIRIDION        1 --
    L'HOMME DE NEIGE                      3 --
    HORACE                                1 --
    INDIANA                               1 --
    ISIDORA                               1 --
    JACQUES                               1 --
    JEAN DE LA ROCHE                      1 --
    JEAN ZISKA--GABRIEL                   1 --
    JEANNE                                1 --
    LAURA                                 1 --
    LÉLIA.--Métella.--Cora                2 --
    LETTRES D'UN VOYAGEUR                 1 --
    LUCRÉZIA--FLORIANI--LAVINIA           1 --
    MADEMOISELLE LA QUINTINIE             1 --
    MADEMOISELLE MERQUEM                  1 --
    LES MAÎTRES SONNEURS                  1 --
    LES MAÎTRES MOSAÏSTES                 1 --
    LA MARE AU DIABLE                     1 --
    LE MARQUIS DE VILLEMER                1 --
    MAUPRAT                               1 --
    LE MEUNIER D'ANGIBAULT                1 --
    MONSIEUR SYLVESTRE                    1 --
    MONT-REVÈCHE                          1 --
    NARCISSE                              4 --
    NOUVELLES                             4 --
    LA PETITE FADETTE                     1 --
    LE PÉCHÉ DE M. ANTOINE                2 --
    LE PICCININO                          2 --
    PROMENADES AUTOUR D'UN VILLAGE        1 --
    LE SECRÉTAIRE INTIME                  1 --
    SIMON                                 1 --
    TAMARIS                               1 --
    TEVERINO--Léone Léoni                 1 --
    THÉATRE COMPLET                       4 --
    THÉATRE DE NOHANT                     1 --
    L'USCOQUE                             1 --
    VALENTINE                             1 --
    VALVÈDRE                              1 --
    LA VILLE NOIRE                        1 --

F. AUREAU.--Imprimerie de LAGNY.



LETTRES
D'UN
VOYAGEUR

PAR

GEORGE SAND

NOUVELLE ÉDITION

[Illustration: colophon]

PARIS
MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS
RUE VIVIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE

1869

Droits de reproduction et de traduction réservés



PRÉFACE


Jamais ouvrage, si ouvrage il y a, n'a été moins raisonné et moins
travaillé que ces deux volumes[A] de lettres écrites à des époques assez
éloignées les unes des autres, presque toujours à la suite d'émotions
graves dont elles ne sont pas le récit, mais le reflet. Elles n'ont été
pour moi qu'un soulagement instinctif et irréfléchi à des
préoccupations, à des fatigues ou à des accablements qui ne me
permettaient pas d'entreprendre ou de continuer un roman. Quelques-unes
furent même écrites à la course, finies en hâte à l'heure du courrier et
jetées à la poste, sans arrière-pensée de publicité. L'idée d'en faire
collection et de remplir quelques lacunes m'engagea, par la suite, à les
redemander à ceux de mes amis que je supposais les avoir conservées; et
celles-là sont probablement les moins mauvaises, comme on le comprendra
facilement, l'expression des émotions personnelles étant toujours plus
libre et plus sincère dans le tête-à-tête qu'elle ne peut l'être avec un
inconnu en tiers. Cet inconnu, c'est le lecteur, c'est le public; et
s'il n'y avait pas, dans l'exercice d'écrire, un certain charme souvent
douloureux, parfois enivrant, presque toujours irrésistible, qui fait
qu'on oublie le _témoin inconnu_ et qu'on s'abandonne à son sujet, je
pense qu'on n'aurait jamais le courage d'écrire sur soi-même, à moins
qu'on n'eût beaucoup de bien à en dire. Or, l'on conviendra, en lisant
ces lettres, que je ne me suis jamais trouvé dans ce cas, et qu'il m'a
fallu beaucoup de hardiesse ou beaucoup d'irréflexion pour entretenir le
public de ma personnalité pendant deux volumes.

Je mentionne tout ceci pour excuser auprès de mes lecteurs, amateurs de
romans, habitués à ne me voir faire rien de pis, la malheureuse idée que
j'ai eue de me mettre en scène à la place de personnages un peu mieux
posés et un peu mieux drapés pour paraître en public. Je viens de le
dire: c'est aux époques où mon cerveau fatigué se trouvait vide de héros
et d'aventures, que, semblable à un _imprésario_ dont la troupe serait
en retard à l'heure du spectacle, je suis venu, tout distrait et tout
troublé, en robe de chambre sur la scène, raconter vaguement le prologue
de la pièce attendue. Je crois qu'en effet, pour qui s'intéresserait aux
secrètes opérations du cœur humain, certaines lettres familières,
certains actes, insignifiants en apparence, de la vie d'un artiste,
seraient la plus explicite préface, la plus claire exposition de son
œuvre.

Que les amateurs de fictions me pardonnent un peu cependant. Dans
plusieurs de ces lettres, j'ai travaillé pour eux en habillant mon
triste personnage, mon pauvre _moi_, d'un costume qui n'était pas
habituellement le sien, et en faisant disparaître le plus possible son
existence matérielle derrière une existence morale plus vraie et plus
intéressante. Ainsi on ne voit guère, en lisant ces lettres, si c'est un
homme, un vieillard ou un enfant qui raconte ses impressions.
Qu'importait au lecteur mon âge et ma démarche? C'est à l'Opéra que la
jeunesse, la beauté ou la grâce intéressent les yeux et l'imagination.
Dans un livre de la nature de celui-ci, c'est l'émotion, c'est la
rêverie, ou la tristesse, ou l'enthousiasme, ou l'inquiétude, qui
doivent se rendre sympathiques au lecteur. Ce qu'il peut demander à
celui qui abandonne son âme à la pitié ou à la colère de l'examen, c'est
de lui laisser voir les mouvements de ce cœur _personnifié_, à je
puis ainsi dire. Ainsi, en parlant tantôt comme un écolier vagabond,
tantôt comme un vieux oncle podagre, tantôt comme un jeune soldat
impatient, je n'ai fait autre chose que de peindre mon âme sous la forme
qu'elle prenait à ces moments-là: tantôt insouciante et folâtre, tantôt
morose et fatiguée, tantôt bouillante et rajeunie. Et qui de nous ne
résume en lui, à chaque heure de sa vie, ces trois âges de l'existence
morale, intellectuelle et physique? Quel vieillard ne s'est senti enfant
bien des fois? quel enfant n'a eu des accablements de vieillesse à
certaines heures? Quel homme n'est à la fois vieillard et enfant dans la
plupart de ses agitations? Ai-je fait autre chose que l'histoire d'un
chacun de nous? Non, je n'ai pas fait autre chose, et je n'ai pas voulu
faire autre chose. Je n'ai pas voulu qu'on cherchât, sous le déguisement
de ce problématique voyageur, le secret d'une individualité bizarre ou
remarquable. On ne peut pas me supposer un soin si puéril quand on voit
combien je me suis peu ménagé en ouvrant mon cœur sanglant à
l'expérimentation psychologique. Si je l'ai fait, si je me suis dévoué à
ce supplice, sans honte et sans effroi, c'est que je connaissais bien
aussi les plaies qui rongent les hommes de mon temps, et le besoin
qu'ils ont tous de se connaître, de s'étudier, de sonder leurs
consciences, de s'éclairer sur eux-mêmes par la révélation de leurs
instincts et de leurs besoins, de leurs maux et de leurs aspirations.
Mon âme, j'en suis certain, a servi de miroir à la plupart de ceux qui y
ont jeté les yeux. Aussi plusieurs s'y sont fait peur à eux-mêmes, et, à
la vue de tant de faiblesse, de terreur, d'irrésolution, de mobilité,
d'orgueil humilié et de forces impuissantes, ils se sont écriés que
j'étais un malade, un fou, une âme d'exception, un prodige d'orgueil et
de scepticisme. Non, non! je suis votre semblable, hommes de mauvaise
foi! Je ne diffère de vous que parce que je ne nie pas mon mal et ne
cherche point à farder des couleurs de la jeunesse et de la santé mes
traits flétris par l'épouvante. Vous avez bu le même calice, vous avez
souffert les mêmes tourments. Comme moi vous avez douté, comme moi vous
avez nié et blasphémé, comme moi vous avez erré dans les ténèbres,
maudissant la Divinité et l'humanité, faute de comprendre! Au siècle
dernier, Voltaire écrivait au-dessous de la statue de Cupidon ces vers
fameux:

    Qui que tu sois, voici ton maître;
    Il l'est, le fut ou le doit être.

Aujourd'hui Voltaire inscrirait cet arrêt solennel sur le socle d'une
autre allégorie: ce serait le Doute, et non plus l'Amour, que sa vieille
main tremblante illustrerait de ce distique. Oui, le doute, le
scepticisme modeste ou pédant, audacieux ou timide, triomphant ou
désolé, criminel ou repentant, oppresseur ou opprimé, tyran ou victime;
homme de nos jours,

    Qui que tu sois, c'est là ton maître;
    Il l'est, le fut ou le doit être.

Ne rougissons donc pas tant les uns des autres, et ne portons pas
hypocritement le fardeau de notre misère. Tous, tant que nous sommes,
nous traversons une grande maladie, ou nous allons devenir sa proie si
nous ne l'avons déjà été. Il n'y a que les athées qui font du doute un
crime et une honte, comme il n'y a que les faux braves qui prétendent
n'avoir jamais manqué de force et de cœur. Le doute est le mal de
notre âge, comme le choléra. Mais salutaire comme toutes les crises où
Dieu pousse l'intelligence humaine, il est le précurseur de la santé
morale, de la foi. Le doute est né de l'examen. Il est le fils malade et
fiévreux d'une puissante mère, la liberté. Mais ce ne sont pas les
oppresseurs qui te guériront. Les oppresseurs sont athées; l'oppression
et l'athéisme ne savent que tuer. La liberté prendra elle-même son
enfant rachitique dans ses bras; elle l'élèvera vers le ciel, vers la
lumière, et il deviendra robuste et croyant comme elle. Il se
transformera, il deviendra l'espérance, et, à son tour, il engendrera
une fille d'origine et de nature divine, la connaissance, qui engendrera
aussi, et ce dernier-né sera la foi.

Quant à moi, pauvre convalescent, qui frappais hier aux portes de la
mort, et qui sais bien la cause et les effets de mon mal, je vous les ai
dits, je vous les dirai encore. Mon mal est le vôtre, c'est l'examen
accompagné d'ignorance. Un peu plus de connaissance nous sauvera.
Examinons donc encore, apprenons toujours, arrivons à la connaissance.
Quand nous avons nié la vérité (moi tout le premier), nous n'avons fait
que proclamer notre aveuglement, et les générations qui nous survivront
tireront de notre âge de cécité d'utiles enseignements. Elles diront que
nous avons bien fait de nous plaindre, de nous agiter, de remplir l'air
de nos cris, d'importuner le ciel de nos questions, et de nous dérober
par l'impatience et la colère à ce mal qui tue ceux qui dorment. Au
retour de la campagne de Russie, on voyait courir sur les neiges des
spectres effarés qui s'efforçaient, en gémissant et en blasphémant, de
retrouver le chemin de la patrie. D'autres, qui semblaient calmes et
résignés, se couchaient sur la glace et restaient là engourdis par la
mort. Malheur aux résignés d'aujourd'hui! Malheur à ceux qui acceptent
l'injustice, l'erreur, l'ignorance, le sophisme et le doute avec un
visage serein! Ceux-là mourront, ceux-là sont morts déjà, ensevelis dans
la glace et dans la neige. Mais ceux qui errent avec des pieds sanglants
et qui appellent avec des plaintes amères, retrouveront le chemin de la
terre promise, et ils verront luire le soleil.

L'ignorance, le doute, le sophisme, l'injustice, ai-je dit: oui, voilà
les écueils au milieu desquels nous tâchons de nous diriger; voilà les
malheurs et les dangers dont notre vie est semée. En relisant les
_Lettres d'un Voyageur_, que je n'avais pas eu le courage de revoir et
de juger depuis plusieurs années, je ne me suis guère étonné de m'y
trouver ignorant, sceptique, sophiste, inconséquent, injuste à chaque
ligne. Je n'ai pourtant rien changé à cette œuvre informe, si ce
n'est quelques mots impropres et une ou deux pages de lieux communs sans
intérêt. Le second volume, en général, a fort peu de valeur, sous
quelque point de vue qu'on l'envisage. Le premier, quoique rempli
d'erreurs de tout genre encore plus naïves, a une valeur certaine: celle
d'avoir été écrit avec une étourderie spontanée pleine de jeunesse et de
franchise. S'il tombait entre les mains de gens graves, il les ferait
sourire; mais si ces gens graves avaient quelque bonté et quelque
sincérité, ils y trouveraient matière à plaindre, à consoler, à
encourager et à instruire la jeunesse rêveuse, ardente et aveugle de
notre époque. Connaissant davantage, par ma confession, les causes et
la nature de nos souffrances, ils y deviendraient plus compatissants, et
sauraient que ce n'est ni avec des railleries amères ni avec des
anathèmes pédants qu'on peut la guérir, mais avec des enseignements
vrais et le sentiment profond de la charité humaine.



LETTRES D'UN VOYAGEUR



I


                 Venise, 1er mai 1834

J'étais arrivé à Bassano à neuf heures du soir, par un temps froid et
humide. Je m'étais couché, triste et fatigué, après avoir donné
silencieusement une poignée de main à mon compagnon de voyage. Je
m'éveillai au lever du soleil, et je vis de ma fenêtre s'élever, dans le
bleu vif de l'air, les créneaux enveloppés de lierre de l'antique
forteresse qui domine la vallée. Je sortis aussitôt pour en faire le
tour et pour m'assurer de la beauté du temps.

Je n'eus pas fait cent pas que je trouvai le docteur assis sur une
pierre, et fumant une pipe de caroubier de sept pieds de long qu'il
venait de payer huit sous à un paysan. Il était si joyeux de son
emplette, et tellement perdu dans les nuées de son tabac, qu'il eut bien
de la peine à m'apercevoir. Quand il eut chassé de sa bouche le dernier
tourbillon de fumée qu'il put arracher à ce qu'il appelait sa _pipetta_,
il me proposa d'aller déjeuner à une _boutique de café_ sur les fossés
de la citadelle, en attendant que le voiturin qui devait nous ramener à
Venise eût fini de se préparer au voyage. J'y consentis.

Je te recommande, si tu dois revenir par ici, le café des Fossés, à
Bassano, comme une des meilleures fortunes qui puissent tomber à un
voyageur ennuyé des chefs-d'œuvre classiques de l'Italie. Tu le
souviens que, quand nous partîmes de France, tu n'étais avide,
disais-tu, que de _marbres taillés_. Tu m'appelais sauvage quand je te
répondais que je laisserais tous les palais du monde pour aller voir une
belle montagne de marbre brut dans les Apennins ou dans les Alpes. Tu te
souviens aussi qu'au bout de peu de jours tu fus rassasié de statues, de
fresques, d'églises et de galeries. Le plus doux souvenir qui te resta
dans la mémoire fut celui d'une eau limpide et froide où tu lavas ton
front chaud et fatigué dans un jardin de Gênes. C'est que les créations
de l'art parlent à l'esprit seul, et que le spectacle de la nature parle
à toutes les facultés. Il nous pénètre par tous les pores comme par
toutes les idées. Au sentiment tout intellectuel de l'admiration,
l'aspect des campagnes ajoute le plaisir sensuel. La fraîcheur des eaux,
les parfums des plantes, les harmonies du vent circulent dans le sang et
dans les nerfs, en même temps que l'éclat des couleurs et la beauté des
formes s'insinuent dans l'imagination. Ce sentiment de plaisir et de
bien-être est appréciable à toutes les organisations, même aux plus
grossières: les animaux l'éprouvent jusqu'à un certain point. Mais il ne
procure aux organisations élevées qu'un plaisir de transition, un repos
agréable après des fonctions plus énergiques de la pensée. Aux esprits
vastes il faut le monde entier, l'œuvre de Dieu et les œuvres de
l'homme. La fontaine d'eau pure t'invite et te charme; mais tu n'y peux
dormir qu'un instant. Il faudra que tu épuises Michel-Ange et Raphaël
avant de t'arrêter de nouveau sur le bord du chemin; et quand tu auras
lavé la poussière du voyage dans l'eau de la source, tu repartiras en
disant: «Voyons ce qu'il y a encore sous le soleil.»

Aux esprits médiocres et paresseux comme le mien, le revers d'un fossé
suffirait pour dormir toute une vie, s'il était permis de faire en
dormant ou en rêvant ce dur et aride voyage. Mais encore faudrait-il que
ce fossé fût dans le genre de celui de Bassano, c'est-à-dire qu'il fût
élevé de cent pieds au-dessus d'une vallée délicieuse, et qu'on pût y
déjeuner tous les matins sur un tapis de gazon semé de primevères, avec
du café excellent, du beurre des montagnes et du pain anisé.

C'est à un pareil déjeuner que je t'invite quand tu auras le temps
d'aimer le repos. Dans ce temps-là tu sauras tout; la vie n'aura plus de
secrets pour toi. Tes cheveux commenceront à grisonner, les miens auront
achevé de blanchir; mais la vallée de Bassano sera toujours aussi belle,
la neige des Alpes aussi pure; et notre amitié?...--J'espère en ton
cœur, et je réponds du mien.

La campagne n'était pas encore dans toute sa splendeur, les prés étaient
d'un vert languissant tirant sur le jaune, et les feuilles ne faisaient
encore que bourgeonner aux arbres. Mais les amandiers et les pêchers en
fleurs entremêlaient çà et là leurs guirlandes roses et blanches aux
sombres masses des cyprès. Au milieu de ce jardin immense, la Brenta
coulait rapide et silencieuse sur un lit de sable, entre ces deux larges
rives de cailloux et de débris de roches qu'elle arrache du sein des
Alpes, et dont elle sillonne les plaines dans ses jours de colère. Un
demi-cercle de collines fertiles, couvertes de ces longs rameaux de
vigne noueuse qui se suspendent à tous les arbres de la Vénétie, faisait
un premier cadre au tableau; et les monts neigeux, étincelants aux
premiers rayons du soleil, formaient, au delà, une seconde bordure
immense, qui se détachait comme une découpure d'argent sur le bleu
solide de l'air.

--Je vous ferai observer, me dit le docteur, que votre café refroidit et
que le voiturin nous attend.

--Ah çà, docteur, lui répondis-je, est-ce que vous croyez que je veux
retourner maintenant à Venise?

--Diable! reprit-il d'un air soucieux.

--Qu'avez-vous à dire? ajoutai-je. Vous m'avez amené ici pour voir les
Alpes, apparemment; et quand j'en touche le pied, vous vous imaginez que
je veux retourner à votre ville marécageuse?

--Bah! j'ai gravi les Alpes plus de vingt fois! dit le docteur.

--Ce n'est pas absolument le même plaisir pour moi de savoir que vous
l'avez fait ou de le faire moi-même, répondis-je.

--Oui-da! continua-t-il sans m'écouter; savez-vous que dans mon temps
j'ai été un célèbre chasseur de chamois? Tenez, voyez-vous cette brèche
là-haut, et ce pic là-bas? Figurez-vous qu'un jour...

--_Basta, basta!_ docteur, vous me raconterez cela à Venise, un soir
d'été que nous fumerons quelque pipe gigantesque sous les tentes de la
place Saint-Marc avec vos amis les Turcs. Ce sont des gens trop graves
pour interrompre un narrateur, quelque sublime impertinence qu'il
débite, et il n'y a pas de danger qu'ils donnent le moindre signe
d'impatience ou d'incrédulité avant la fin de son récit, durât-il trois
jours et trois nuits. Pour aujourd'hui, je veux suivre votre exemple en
montant à ce pic là-haut, et en descendant par cette brèche là-bas...

--Vous? dit le docteur en jetant un regard de mépris sur mon chétif
individu.

Puis, il reporta complaisamment son regard sur une de ses mains qui
couvrait la moitié de la table, sourit, et se dandina d'un air
magnifique.

--Les voltigeurs font campagne tout aussi bien que les cuirassiers, lui
dis-je avec un peu de dépit; et pour gravir les rochers, le moindre
chevreau est plus agile que le plus robuste cheval.

--Je vous ferai observer, reprit mon compagnon, que vous êtes malade, et
que j'ai répondu de vous ramener à Venise, mort ou vif.

--Je sais qu'en qualité de médecin vous vous arrogez droit de vie et de
mort sur moi; mais voyez mon caprice, docteur! il me prend envie de
vivre encore cinq ou six jours.

--Vous n'avez pas le sens commun, répondit-il. J'ai donné d'un côté ma
parole d'honneur de ne pas vous quitter; de l'autre, j'ai fait le
serment d'être à Venise demain matin. Voulez-vous donc me mettre dans la
nécessité de violer un de mes deux engagements?

--Certainement, je le veux, docteur.

Il fit un profond soupir, et après un instant de rêverie:--J'ai observé,
dit-il, que les petits hommes sont généralement doués d'une grande force
morale, ou, au moins, pourvus d'un immense entêtement.

--Et c'est en raison de cette observation savante, m'écriai-je en
sautant du balcon sur l'esplanade, que vous allez me laisser ma liberté,
docteur aimable!

--Vous me forcez de transiger avec ma conscience, dit-il en se penchant
sur le balcon. J'ai juré de vous ramener à Venise; mais je ne me suis
pas engagé à vous y ramener un jour plutôt que l'autre...

--Certainement, cher docteur. Je pourrais ne retourner à Venise que
l'année prochaine, et pourvu que nous fissions notre entrée ensemble par
la Giudecca...

--Vous moquez-vous de moi? s'écria-t-il.

--Certainement, docteur, répondis-je. Et nous eûmes ensemble une dispute
épouvantable, laquelle se termina par de mutuelles concessions. Il
consentit à me laisser seul, et je m'engageai à être de retour à Venise
avant la fin de la semaine.

--Soyez à Mestre samedi soir, dit le docteur; j'irai au-devant de vous
avec Catullo et la gondole.

--J'y serai, docteur, je vous le jure.

--Jurez-le par notre meilleur ami, par celui qui était encore là, ces
jours passés, pour vous faire entendre raison.

--Je jure par lui, répondis-je, et vous pouvez croire que c'est une
parole sacrée. Adieu, docteur.

Il serra ma main dans sa grosse main rouge, et faillit la briser comme
un roseau. Deux larmes coulèrent silencieusement sur ses joues. Puis il
leva les épaules et rejeta ma main en disant: Allez au diable!--Quand il
eut fait dix pas en courant, il se retourna pour me crier:--Faites
couper vos talons de bottes avant de vous risquer dans les neiges. Ne
vous endormez pas trop près des rochers; songez qu'il y a par ici
beaucoup de vipères. Ne buvez pas indistinctement à toutes les sources,
sans vous assurer de la limpidité de l'eau; sachez que la montagne a des
veines malfaisantes. Fiez-vous à tout montagnard qui parlera le vrai
dialecte; mais si quelque traînard vous demande l'aumône en langue
étrangère ou avec un accent suspect, ne mettez pas la main à votre
poche, n'échangez pas une parole avec lui. Passez votre chemin; mais
ayez l'œil sur son bâton.

--Est-ce tout, docteur?

--Soyez sûr que je n'omets jamais rien d'utile, répondit-il, d'un air
fâché, et que personne ne connaît mieux que moi ce qu'il convient de
faire et ce qu'il convient d'éviter en voyage.

--_Ciaò, egregio dottore_, lui dis-je en souriant.

--_Schiavo suo_, répondit-il d'une voix brève en enfonçant son chapeau
sur sa tête....

       *       *       *       *       *

Je conviens que je suis de ceux qui se casseraient volontiers le cou par
bravade, et qu'il n'est pas d'écolier plus vain que moi de son courage
et de son agilité. Cela tient à l'exiguité de ma stature et à l'envie
qu'éprouvent tous les petits hommes de faire ce que font les hommes
forts.--Cependant tu me croiras si je te dis que jamais je n'avais moins
songé à faire ce que nous appelons une _expédition_. Dans mes jours de
gaieté, dans ces jours devenus bien rares où je sortirais volontiers,
comme Kreissler, avec deux chapeaux l'un sur l'autre, je pourrais
_hasarder_ comme lui _les pas les plus gracieux sur les bords de
l'Achéron_; mais dans mes jours de _spleen_ je marche tranquillement au
beau milieu du chemin le plus uni, et je ne plaisante pas avec les
abîmes. Je sais trop bien que, dans ces jours-là, le sifflement importun
d'un insecte à mon oreille ou le chatouillement insolent d'un cheveu sur
ma joue suffirait pour me transporter de colère et de désespoir, et pour
me faire sauter au fond des lacs.--Je marchai donc toute cette matinée
sur la route de Trente, en remontant le cours de la Brenta. Cette gorge
est semée de hameaux assis sur l'une et l'autre rive du torrent, et de
maisonnettes éparses sur le flanc des montagnes. Toute la partie
inférieure du vallon est soigneusement cultivée. Plus haut s'étendent
d'immenses pâturages dont la nature prend soin elle-même. Puis une rampe
de rochers arides s'élève jusqu'aux nuages, et la neige s'étale au faîte
comme un manteau.

La fonte de ces neiges ne s'étant pas encore opérée, la Brenta était
paisible et coulait dans un lit étroit. Son eau, troublée et empoisonnée
pendant quatre ans par la dissolution d'une roche, a recouvré toute sa
limpidité. Des troupeaux d'enfants et d'agneaux jouaient pêle-mêle sur
ses bords, à l'ombre des cerisiers en fleur. Cette saison est délicieuse
pour voyager par ici. La campagne est un verger continuel; et si la
végétation n'a pas encore tout son luxe, si le vert manque aux tableaux,
en revanche la neige les couronne d'une auréole éclatante, et l'on peut
marcher tout un jour entre deux haies d'aubépine et de pruniers sauvages
sans rencontrer un seul Anglais.

J'aurais voulu aller jusqu'aux Alpes du Tyrol. Je ne sais guère pourquoi
je me les imagine si belles; mais il est certain qu'elles existent dans
mon cerveau comme un des points du globe vers lequel me porte une
sympathie indéfinissable. Dois-je croire, comme toi, que la destinée
nous appelle impérieusement vers les lieux où nous devons voir s'opérer
en nous quelque crise morale?--Je ne saurais attribuer tant de part
dans ma vie à la fatalité. Je crois à une Providence spéciale pour les
hommes d'un grand génie ou d'une grande vertu; mais qu'est-ce que Dieu
peut avoir à faire à moi? Quand nous étions ensemble, je croyais au
destin comme un vrai musulman. J'attribuais à des vues particulières, à
des tendresses maternelles ou à des prévisions mystérieuses de cette
Providence envers toi, le bien et le mal qui nous arrivaient. Je me
voyais forcé à tel ou tel usage de ma volonté comme un instrument
destiné à te faire agir. J'étais un des rouages de ta vie, et parfois je
sentais sur moi la main de Dieu qui m'imprimait ma direction. A présent
que cette main s'est placée entre nous deux, je me sens inutile et
abandonné. Comme une pierre détachée de la montagne, je roule au hasard,
et les accidents du chemin décident seuls de mon impulsion. Cette pierre
embarrassait les voies du destin, son souffle l'a balayée; que lui
importe où elle ira tomber?....

       *       *       *       *       *

Je croirais assez que mon ancienne affection pour le Tyrol tient à deux
légers souvenirs: celui d'une romance qui me semblait très-belle quand
j'étais enfant, et qui commençait ainsi:

    Vers les monts de Tyrol poursuivant le chamois,
    Engelwald au front chauve a passé sur la neige, etc.

et celui d'une demoiselle avec qui j'ai voyagé, une nuit, il y a bien
dix ans, sur la route de ---- à ----. La diligence s'était brisée à une
descente. Il faisait un verglas affreux et un clair de lune magnifique.
J'étais dans certaine disposition d'esprit extatique et ridicule.
J'aurais voulu être seul; mais la politesse et l'humanité me forcèrent
d'offrir le bras à ma compagne de voyage. Il m'était impossible de
m'occuper d'autre chose que de ce clair de lune, de la rivière qui
roulait en cascade le long du chemin, et des prairies baignées d'une
vapeur argentée. La toilette de la voyageuse était problématique. Elle
parlait un français incorrect avec l'accent allemand, et encore
parlait-elle fort peu. Je n'avais donc aucune donnée sur sa condition et
sur ses goûts. Seulement, quelques remarques assez savantes qu'elle
avait faites, à table d'hôte, sur la qualité d'une crème aux amandes
m'avaient induit à penser que cette discrète et judicieuse personne
pouvait bien être une cuisinière de bonne maison. Je cherchai longtemps
ce que je pourrais lui dire d'agréable; enfin, après un quart d'heure
d'efforts incroyables, j'accouchai de ceci:--N'est-il pas vrai,
Mademoiselle, que voici un _site enchanteur_?--Elle sourit et haussa
légèrement les épaules. Je crus comprendre qu'à la platitude de mon
expression elle me prenait pour un commis voyageur, et j'étais assez
mortifié, lorsqu'elle dit, d'un ton mélancolique et après un instant de
silence:--Ah! Monsieur, vous n'avez jamais vu les montagnes du Tyrol!

--Vous êtes du Tyrol? m'écriai-je. Ah! mon Dieu! j'ai su autrefois une
romance sur le Tyrol, qui me faisait rêver les yeux ouverts. C'est donc
un bien beau pays? Je ne sais pas pourquoi il s'est logé dans un coin de
ma cervelle. Soyez assez bonne pour me le décrire un peu.

--Je suis du Tyrol, répondit-elle d'un ton doux et triste; mais
excusez-moi, je ne saurais en parler.

Elle porta son mouchoir à ses yeux, et ne prononça pas une seule parole
durant tout le reste du voyage. Pour moi, je respectai religieusement
son silence et ne sentis pas même le désir d'en entendre davantage. Cet
amour de la patrie, exprimé par un mot, par un refus de parler, et par
deux larmes bien vite essuyées, me sembla plus éloquent et plus profond
qu'un livre. Je vis tout un roman, tout un poëme dans la tristesse de
cette silencieuse étrangère. Et puis ce Tyrol, si délicatement et si
tendrement regretté, m'apparut comme une terre enchantée. En me
rasseyant dans la diligence, je fermai les yeux pour ne plus voir le
paysage que je venais d'admirer, et qui désormais m'inspirait tout le
dédain qu'on a pour la réalité, à vingt ans. Je vis alors passer devant
moi, comme dans un panorama immense, les lacs, les montagnes vertes, les
pâturages, les forêts alpestres, les troupeaux et les torrents du Tyrol.
J'entendis ces chants, à la fois si joyeux et si mélancoliques, qui
semblent faits pour des échos dignes de les répéter. Depuis, j'ai
souvent fait de bien douces promenades dans ce pays chimérique, porté
sur les ailes des symphonies pastorales de Beethoven. Oh! que j'y ai
dormi sur des herbes embaumées! quelles belles fleurs j'y ai cueillies!
quelles riantes et heureuses troupes de pâtres j'y ai vues passer en
dansant! quelles solitudes austères j'y ai trouvées pour prier Dieu! Que
de chemin j'ai fait à travers ces monts, durant deux ou trois
modulations de l'orchestre!....

       *       *       *       *       *

J'étais assis sur une roche un peu au-dessus du chemin. La nuit
descendait lentement sur les hauteurs. Au fond de la gorge, en remontant
toujours le torrent, mon œil distinguait une enfilade de montagnes
confusément amoncelées les unes derrière les autres. Ces derniers
fantômes pâles qui se perdaient dans les vapeurs du soir, c'était le
Tyrol. Encore un jour de marche, et je toucherais au pays de mes
rêves.--De ces cimes lointaines, me disais-je, sont partis mes songes
dorés. Ils ont volé jusqu'à moi, comme une troupe d'oiseaux voyageurs;
ils sont venus me trouver quand j'étais un enfant tout rustique, et que
je conduisais mes chevreaux en chantant la romance d'Engelwald le long
des traînes de la Vallée-Noire. Ils ont passé sur ma tête pendant une
pâle nuit d'hiver, quand je venais d'accomplir un pèlerinage mystérieux
vers d'autres illusions que j'ai perdues, vers d'autres contrées où je
ne retournerai pas. Ils se sont transformés en violes et en hautbois
sous les mains de Brod et de Urban, et je les ai reconnus à leurs voix
délicieuses, quoique ce fût à Paris, quoiqu'il fallût mettre des gants
et supporter des quinquets en plein midi pour les entendre. Ils
chantaient si bien, qu'il suffisait de fermer les yeux pour que la
salle du Conservatoire devînt une vallée des Alpes, et pour que
Habeneck, placé, l'archet en main, à la tête de toute cette harmonie, se
transformât en chasseur de chamois, _Engelwald au front chauve_, ou
quelque autre. Beaux rêves de voyage et de solitude, colombes errantes
qui avez rafraîchi mon front du battement de vos ailes, vous êtes
retournés à votre aire enchantée, et vous m'attendez. Me voici prêt à
vous atteindre, à vous saisir; m'échapperez-vous comme tous mes autres
rêves? Quand j'avancerai la main pour vous caresser, ne vous
envolerez-vous pas, ô mes sauvages amis? N'irez-vous pas vous poser sur
quelque autre cime inaccessible où mon désir vous suivra en vain?

       *       *       *       *       *

J'avais pris dans la journée, sous un beau rayon de soleil, quelques
heures de repos sur la bruyère. Afin d'éviter la saleté des gîtes, je
m'étais arrangé pour marcher pendant les heures froides de la nuit et
pour dormir en plein air durant le jour. La nuit fut moins sereine que
je ne l'avais espéré. Le ciel se couvrit de nuages et le vent s'éleva.
Mais la route était si belle, que je pus marcher sans difficulté au
milieu des ténèbres. Les montagnes se dressaient à ma droite et à ma
gauche comme de noirs géants; le vent s'y engouffrait et courait sur
leurs croupes avec de longues plaintes. Les arbres fruitiers, agités
violemment, semaient sur moi leurs fleurs embaumées. La nature était
triste et voilée, mais toute pleine de parfums et d'harmonies sauvages.
Quelques gouttes de pluie m'avertirent de chercher un abri dans un
bosquet d'oliviers situé à peu de distance de la route; j'y attendis la
fin de l'orage. Au bout d'une heure, le vent était tombé, et le ciel
dessinait au-dessus de moi une longue bande bleue, bizarrement découpée
par les anfractuosités des deux murailles de granit qui le resserraient.
C'était le même coup d'œil que nous avions en miniature à Venise,
quand nous marchions le soir dans ces rues obscures, étroites et
profondes, d'où l'on aperçoit la nuit étendue au-dessus des toits,
comme une mince écharpe d'azur semée de paillettes d'argent.

Le murmure de la Brenta, un dernier gémissement du vent dans le
feuillage lourd des oliviers, des gouttes de pluie qui se détachaient
des branches et tombaient sur les rochers avec un petit bruit qui
ressemblait à celui d'un baiser, je ne sais quoi de triste et de tendre,
était répandu dans l'air et soupirait dans les plantes. Je pensais à la
veillée du Christ dans le jardin des Olives, et je me rappelai que nous
avons parlé tout un soir de ce chant du poème divin. C'était un triste
soir que celui-là, une de ces sombres veillées où nous avons bu ensemble
le calice d'amertume. Et toi aussi, tu as souffert un martyre
inexorable; toi aussi, tu as été cloué sur une croix. Avais-tu donc
quelque grand péché à racheter pour servir de victime sur l'autel de la
douleur? qu'avais-tu fait pour être menacé et châtié ainsi? est-on
coupable à ton âge? sait-on ce que c'est que le bien et le mal? Tu te
sentais jeune, tu croyais que la vie et le plaisir ne doivent faire
qu'un. Tu te fatiguais à jouir de tout, vite et sans réflexion. Tu
méconnaissais ta grandeur et tu laissais aller ta vie au gré des
passions qui devaient l'user et l'éteindre, comme les autres hommes ont
le droit de le faire. Tu t'arrogeas ce droit sur toi-même, et tu oublias
que tu es de ceux qui ne s'appartiennent pas. Tu voulus vivre pour ton
compte, et suicider ta gloire par mépris de toutes les choses humaines.
Tu jetas pêle-mêle dans l'abîme toutes les pierres précieuses de la
couronne que Dieu t'avait mise au front, la force, la beauté, le génie,
et jusqu'à l'innocence de ton âge, que tu voulus fouler aux pieds,
enfant superbe!

Quel amour de la destruction brûlait donc en toi? quelle haine avais-tu
contre le ciel, pour dédaigner ainsi ses dons les plus magnifiques?
Est-ce que ta haute destinée te faisait peur? est-ce que l'esprit de
Dieu était passé devant toi sous des traits trop sévères? L'ange de la
poésie, qui rayonne à sa droite, s'était penché sur ton berceau pour te
baiser au front; mais tu fus effrayé sans doute de voir si près de toi
le géant aux ailes de feu. Tes yeux ne purent soutenir l'éclat de sa
face, et tu t'enfuis pour lui échapper. A peine assez fort pour marcher,
tu voulus courir à travers les dangers de la vie, embrassant avec ardeur
toutes ses réalités, et leur demandant asile et protection contre les
terreurs de ta vision sublime et terrible. Comme Jacob, tu luttas contre
elle, et comme lui tu fus vaincu. Au milieu des fougueux plaisirs où tu
cherchais vainement ton refuge, l'esprit mystérieux vint te réclamer et
te saisir. Il fallait que tu fusses poète, tu l'as été en dépit de
toi-même. Tu abjuras en vain le culte de la vertu; tu aurais été le plus
beau de ses jeunes lévites; tu aurais desservi ses autels en chantant
sur une lyre d'or les plus divins cantiques, et la blanc vêtement de la
pudeur aurait paré ton corps frêle d'une grâce plus suave que le masque
et les grelots de la Folie. Mais tu ne pus jamais oublier les divines
émotions de cette foi première. Tu revins à elle du fond des antres de
la corruption, et ta voix, qui s'élevait pour blasphémer, entonna,
malgré toi, des chants d'amour et d'enthousiasme. Alors ceux qui
écoutaient se regardaient avec étonnement.--Quel est donc celui-ci,
dirent-ils, et en quelle langue célèbre-t-il nos rites joyeux? Nous
l'avons pris pour un des nôtres, mais c'est le transfuge de quelque
autre religion, c'est un exilé de quelque autre monde plus triste et
plus heureux. Il nous cherche et vient s'asseoir à nos tables; mais il
ne trouve pas, dans l'ivresse, les mêmes illusions que nous. D'où vient
que, par instants, un nuage passe sur son front et fait pâlir son
visage? A quoi songe-t-il? de quoi parle-t-il? Pourquoi ces mots
étranges qui lui reviennent à chaque instant sur les lèvres, comme les
souvenirs d'une autre vie? Pourquoi les _vierges_, les _amours_, et les
_anges_ repassent-ils sans cesse dans ses rêves et dans ses vers? Se
moque-t-il de nous ou de lui-même? Est-ce son Dieu, est-ce le nôtre,
qu'il méprise et trahit?

Et toi, tu poursuivais ton chant sublime et bizarre, tout à l'heure
cynique et fougueux comme une ode antique, maintenant chaste et doux
comme la prière d'un enfant. Couché sur les roses que produit la terre,
tu songeais aux roses de l'Éden qui ne se flétrissent pas; et, en
respirant le parfum éphémère de tes plaisirs, tu parlais de l'éternel
encens que les anges entretiennent sur les marches du trône de Dieu. Tu
l'avais donc respiré, cet encens? Tu les avais donc cueillies, ces roses
immortelles? Tu avais donc gardé, de cette patrie des poëtes, de vagues
et délicieux souvenirs qui t'empêchaient d'être satisfait de tes folles
jouissances d'ici-bas?

Suspendu entre la terre et le ciel, avide de l'un, curieux de l'autre,
dédaigneux de la gloire, effrayé du néant, incertain, tourmenté,
changeant, tu vivais seul au milieu des hommes; tu fuyais la solitude et
la trouvais partout. La puissance de ton âme te fatiguait. Tes pensées
étaient trop vastes, tes désirs trop immenses, tes épaules débiles
pliaient sous le fardeau de ton génie. Tu cherchais dans les voluptés
incomplètes de la terre l'oubli des biens irréalisables que tu avais
entrevus de loin. Mais quand la fatigue avait brisé ton corps, ton âme
se réveillait plus active et ta soif plus ardente. Tu quittais les bras
de tes folles maîtresses pour t'arrêter en soupirant devant les vierges
de Raphaël.--Quel est donc, disait, à propos de toi, un pieux et tendre
songeur, _ce jeune homme qui s'inquiète tant de la blancheur des
marbres_?

Comme ce fleuve des montagnes que j'entends mugir dans les ténèbres, tu
es sorti de ta source plus pur et plus limpide que le cristal, et tes
premiers flots n'ont réfléchi que la blancheur des neiges immaculées.
Mais, effrayé sans doute du silence de la solitude, tu t'es élancé sur
une pente rapide, tu t'es précipité parmi des écueils terribles, et, du
fond des abîmes, ta voix s'est élevée, comme le rugissement d'une joie
âpre et sauvage.

De temps en temps, tu te calmais en te perdant dans un beau lac, heureux
de te reposer au sein de ses ondes paisibles et de refléter la pureté
du ciel. Amoureux de chaque étoile qui se mirait dans ton sein, tu lui
adressais de mélancoliques adieux quand elle quittait l'horizon.

    Dans l'herbe des marais, un seul instant arrête,
    Étoile de l'amour, ne descends pas des cieux.

Mais bientôt, las d'être immobile, tu poursuivais ta course haletante
parmi les rochers, tu les prenais corps à corps, tu luttais avec eux, et
quand tu les avais renversés, tu partais avec un chant de triomphe, sans
songer qu'ils t'encombraient dans leur chute et creusaient dans ton sein
des blessures profondes.

L'amitié s'était enfin révélée à ton cœur solitaire et superbe. Tu
daignas croire à un autre qu'à toi-même, orgueilleux infortuné! tu
cherchas dans son cœur le calme et la confiance. Le torrent s'apaisa
et s'endormit sous un ciel tranquille. Mais il avait amassé, dans son
onde, tant de débris arrachés à ses rives sauvages, qu'elle eut bien de
la peine à s'éclaircir. Comme celle de la Brenta, elle fut longtemps
troublée, et sema la vallée qui lui prêtait ses fleurs et ses ombrages,
de graviers stériles et de roches aiguës. Ainsi fut longtemps tourmentée
et déchirée la vie nouvelle que tu venais essayer. Ainsi le souvenir des
turpitudes que tu avais contemplées vint empoisonner, de doutes cruels
et d'amères pensées, les pures jouissances de ton âme encore craintive
et méfiante.

Ainsi ton corps, aussi fatigué, aussi affaibli que ton cœur, céda au
ressentiment de ses anciennes fatigues, et _comme un beau lis se pencha
pour mourir_. Dieu, irrité de ta rébellion et de ton orgueil, posa sur
ton front une main chaude de colère, et, en un instant, tes idées se
confondirent, ta raison t'abandonna. L'ordre divin établi dans les
fibres de ton cerveau fut bouleversé. La mémoire, le discernement,
toutes les nobles facultés de l'intelligence, si déliées en toi, se
troublèrent et s'effacèrent comme les nuages qu'un coup de vent balaie.
Tu te levas sur ton lit en criant:--Où suis-je, ô mes amis? pourquoi
m'avez-vous descendu vivant dans le tombeau?

Un seul sentiment survivait en toi à tous les autres, la volonté, mais
une volonté aveugle, déréglée, qui courait comme un cheval sans frein et
sans but à travers l'espace. Une dévorante inquiétude te pressait de ses
aiguillons; tu repoussais l'étreinte de ton ami, tu voulais t'élancer,
courir. Une force effrayants te débordait.--Laissez-moi ma liberté,
criais-tu, laissez-moi fuir; ne voyez-vous pas que je vis et que je suis
jeune?--Où voulais-tu donc aller? Quelles visions ont passé dans le
vague de ton délire? Quels célestes fantômes t'ont convié a une vie
meilleure? Quels secrets insaisissables à la raison humaine as-tu
surpris dans l'exaltation de ta folie? Sais-tu quelque chose à présent,
dis-moi? Tu as souffert ce qu'on souffre pour mourir; tu as vu la fosse
ouverte pour te recevoir; tu as senti le froid du cercueil, et tu as
crié:--Tirez-moi, tirez-moi de cette terre humide!

N'as-tu rien vu de plus? Quand tu courais, comme Hamlet, sur les traces
d'un être invisible, où croyais-tu te réfugier? à quelle puissance
mystérieuse demandais-tu du secours contre les horreurs de la mort?
Dis-le-moi, dis-le-moi, pour que je l'invoque dans tes jours de
souffrance, et pour que je l'appelle auprès de toi dans tes détresses
déchirantes. Elle t'a sauvé, cette puissance inconnue, elle a arraché le
linceul qui s'étendait déjà sur toi. Dis-moi comment on l'adore, et par
quels sacrifices on se la rend favorable. Est-ce une douce providence
que l'on bénit avec des chants et des offrandes de fleurs? Est-ce une
sombre divinité qui demande en holocauste le sang de ceux qui t'aiment?
Enseigne-moi dans quel temple ou dans quelle caverne s'élève son autel.
J'irai lui offrir mon cœur quand ton cœur souffrira; j'irai lui
donner ma vie quand ta vie sera menacée. . . .

La seule puissance à laquelle je croie est celle d'un Dieu juste, mais
paternel. C'est celle qui infligea tous les maux à l'âme humaine, et
qui, en revanche, lui révéla l'espérance du ciel. C'est la Providence
que tu méconnais souvent, mais à laquelle te ramènent les vives émotions
de ta joie et de ta douleur. Elle s'est apaisée, elle a exaucé mes
prières, elle t'a rendu à mon amitié; c'est à moi de la bénir et de la
remercier. Si sa bonté t'a fait contracter une dette de reconnaissance,
c'est moi qui me charge de l'acquitter, ici, dans le silence de la nuit,
dans la solitude de ces monts, dans le plus beau temple qu'elle puisse
ouvrir à des pas humains. Écoute, écoute, Dieu terrible et bon! Il est
faux que tu n'aies pas le temps d'entendre la prière des hommes; tu as
bien celui d'envoyer à chaque brin d'herbe la goutte de rosée du matin!
Tu prends soin de toutes tes œuvres avec une minutieuse sollicitude;
comment oublierais-tu le cœur de l'homme, ton plus savant, ton plus
incompréhensible ouvrage? Écoute donc celui qui te bénit dans ce désert,
et qui aujourd'hui, comme toujours, t'offre sa vie, et soupire après le
jour où tu daigneras la reprendre. Ce n'est pas un demandeur avide qui
te fatigue de ses désirs en ce monde; c'est un solitaire résigné qui te
remercie du bien et du mal que tu lui as fait.

       *       *       *       *       *

C'est ce qui me força de revenir vers la Lombardie et de remettre le
Tyrol à la semaine prochaine. J'arrivai à Oliero, vers les quatre heures
de l'après-midi, après avoir fait seize milles à pied en dix heures, ce
qui, pour un garçon de ma taille, était une journée un peu forte.
J'avais encore un peu de fièvre, et je sentais une chaleur accablante au
cerveau. Je m'étendis sur le gazon à l'entrée de la grotte, et je m'y
endormis. Mais les aboiements d'un grand chien noir, à qui j'eus bien de
la peine à faire entendre raison, me réveillèrent bientôt. Le soleil
était descendu derrière les cimes de la montagne, l'air devenait tiède
et suave. Le ciel, embrasé des plus riches couleurs, teignait la neige
d'un reflet couleur de rose. Cette heure de sommeil avait suffi pour me
faire un bien extrême. Mes pieds étaient désenflés, ma tête libre. Je
me mis à examiner l'endroit où j'étais; c'était le paradis terrestre,
c'était l'assemblage des beautés naturelles les plus gracieuses et les
plus imposantes. Nous y viendrons ensemble, laisse-moi l'espérer.

Quand j'eus parcouru ce lieu enchanté avec la joie d'un conquérant, je
revins m'asseoir à l'endroit où j'avais dormi, afin de savourer le
plaisir de ma découverte, il y avait deux jours que j'errais dans ces
montagnes, sans avoir pu trouver un de ces sites parfaitement à mon gré,
qui abondent dans les Pyrénées et qui sont rares dans cette partie des
Alpes. Je m'étais écorché les mains et les genoux pour arriver à des
solitudes qui toutes avaient leur beauté, mais dont pas une n'avait le
caractère que je lui désirais dans ce moment-là. L'une me semblait trop
sauvage, l'autre trop champêtre. J'étais trop triste dans celle-ci; dans
celle-là je souffrais du froid; une troisième m'ennuyait. Il est
difficile de trouver la nature extérieure en harmonie avec la
disposition de l'esprit. Généralement l'aspect des lieux triomphe de
cette disposition et apporte à l'âme des impressions nouvelles. Mais si
l'âme est malade, elle résiste à la puissance du temps et des lieux;
elle se révolte contre l'action des choses étrangères à sa souffrance,
et s'irrite de les trouver en désaccord avec elle.

J'étais épuisé de fatigue en arrivant à Oliero, et peut-être à cause de
cela étais-je disposé à me laisser gouverner par mes sensations. Il est
certain que là je pus enfin m'abandonner à cette contemplation
paresseuse que la moindre perturbation dans le bien-être physique
dérange impérieusement. Figure-toi un angle de la montagne couvert de
bosquets en fleur, à travers lesquels fuient des sentiers en pente
rapide, des gazons doucement inclinés, semés de rhododendrons, de
pervenches et de pâquerettes. Trois grottes d'une merveilleuse beauté
pour la forme et les couleurs du roc occupent les enfoncements de la
gorge. L'une a servi longtemps de caverne à une bande d'assassins;
l'autre recèle un petit lac ténébreux que l'on peut parcourir en bateau,
et sur lequel pendent de très-belles stalactites. Mais c'est une des
curiosités qui ont le tort d'entretenir l'inutile et insupportable
profession de touriste. Il me semble déjà voir arriver, malgré la neige
qui couvre les Alpes, ces insipides et monotones figures que chaque été
ramène et fait pénétrer jusque dans les solitudes les plus saintes;
véritable plaie de notre génération, qui a juré de dénaturer par sa
présence la physionomie de toutes les contrées du globe, et
d'empoisonner toutes les jouissances des promeneurs contemplatifs, par
leur oisive inquiétude et leurs sottes questions.

Je retournai à la troisième grotte; c'est celle qui arrête le moins
l'attention des curieux, et c'est la plus belle. Elle n'offre ni
souvenirs dramatiques, ni raretés minéralogiques. C'est une source de
soixante pieds de profondeur, qu'abrite une voûte de rochers ouverte sur
le plus beau jardin naturel de la terre. De chaque côté se resserrent
des monticules d'un mouvement gracieux et d'une riche végétation.

En face de la grotte, au bout d'une perspective de fleurs et de pâle
verdure, jetées comme un immense bouquet que la main des fées aurait
délié et secoué sur le flanc des montagnes, s'élève un géant sublime, un
rocher perpendiculaire, taillé par les siècles sur la forme d'une
citadelle flanquée de ses tours et de ses bastions. Ce château magique,
qui se perd dans les nuages, couronne le tableau frais et gracieux du
premier plan, d'une sauvage majesté. Contempler ce pic terrible, du fond
de la grotte, au bord de la source, les pieds sur un tapis de violettes,
entre la fraîcheur souterraine du rocher et l'air chaud de vallon, c'est
un bien-être, c'est une joie que j'aurais voulu me retirer pour te
l'envoyer.

Des roches éparses dans l'eau s'avancent jusqu'au milieu de la grotte.
Je parvins à la dernière et me penchai sur ce miroir de la source,
transparent et immobile comme un bloc d'émeraude. Je vis au fond une
figure pâle dont le calme me fit peur. J'essayai de lui sourire, et elle
me rendit mon sourire avec tant de froideur et d'amertume, que les
larmes me vinrent aux yeux, et que je me relevai pour ne plus la voir.
Je restai debout sur la roche. Le froid me gagna peu à peu. Il me sembla
que, moi aussi, je me pétrifiais. Il me revint à la mémoire je ne sais
quel fragment d'un livre inédit. «Toi aussi, vieux Jacques, tu fus un
marbre solide et pur, et tu sortis de la main de Dieu, fier et sans
tache, comme une statue neuve sort toute blanche de l'atelier, et monte
sur son piédestal, d'un air orgueilleux. Mais te voilà rongé par le
temps, comme une de ces allégories usées qui se tiennent encore debout
dans les jardins abandonnés. Tu décores très-bien le désert; pourquoi
sembles-tu t'ennuyer de la solitude? Tu trouves l'hiver rude et le temps
long! Il te tarde de tomber en poussière et de ne plus dresser vers le
ciel ce front jadis superbe que le vent insulte aujourd'hui, et sur
lequel l'air humide amasse une mousse noire semblable à un voile de
deuil. Tant d'orages ont terni ton éclat que ceux qui passent, par
hasard, à tes pieds ne savent plus si tu es d'albâtre ou d'argile sous
ce crêpe mortuaire. Reste, reste dans ton néant, et ne compte plus les
jours. Tu dureras peut-être longtemps encore, misérable pierre! Tu te
glorifiais jadis d'être une matière dure et inattaquable; à présent tu
envies le sort du roseau desséché qui se brise les jours d'orage. Mais
la gelée fend les marbres. Le froid te détruira, espère en lui.»

Je sortis de la grotte, accablé d'une épouvantable tristesse, et je me
jetai plus fatigué qu'auparavant à la place où j'avais dormi. Mais le
ciel était si pur, l'atmosphère si bienfaisante, le vallon si beau, la
vie circulait si jeune et si vigoureuse dans cette riche nature
printanière, que je me sentis peu à peu renaître. Les couleurs
s'éteignaient et les contours escarpés des monts s'adoucissaient dans la
vapeur comme derrière une gaze bleuâtre. Un dernier rayon du couchant
venait frapper la voûte de la grotte et jeter une frange d'or aux
mousses et aux scolopendres dont elle est tapissée. Le vent balançait
au-dessus de ma tête des cordons de lierre de vingt pieds de long. Une
nichée de rouges-gorges se suspendait en babillant à ses festons
délicats et se faisait bercer par les brises. Le torrent qui s'échappait
de la caverne baisait, en passant, les primevères semées sur ses rives.
Une hirondelle sortit du fond de la grotte et traversa le ciel. C'est la
première que j'aie vue cette année. Elle prit son vol magnifique vers le
grand rocher de l'horizon; mais, en voyant la neige, elle revint comme
la colombe de l'arche, et s'enfonça dans sa retraite pour y attendre le
printemps encore un jour.

Je me préparai aussi à chercher un gîte pour la nuit; mais, avant de
quitter la grotte d'Oliero et la route du Tyrol, avant de tourner la
face vers Venise, j'essayai de résumer mes émotions.

Mais cela ne m'avança à rien. Je sentis en moi une fatigue déplorable et
une force plus déplorable encore; aucune espérance, aucun désir, un
profond ennui; la faculté d'accepter tous les biens et tous les maux;
trop de découragement ou de paresse pour chercher ou pour éviter quoi
que ce soit; un corps plus dur à la fatigue que celui d'un buffle; une
âme irritée, sombre et avide, avec un caractère indolent, silencieux,
calme comme l'eau de cette source qui n'a pas un pli à sa surface, mais
qu'un grain de sable bouleverse.

Je ne sais pourquoi toute réflexion sur l'avenir me cause une humeur
insupportable. J'eus besoin de reporter mes regards sur certaines faces
du passé, et je m'adoucis aussitôt. Je pensai à notre amitié, j'eus des
remords d'avoir laissé tant d'amertume entrer dans ce pauvre cœur. Je
me rappelai les joies et les souffrances que nous avons partagées. Les
unes et les autres me sont si chères, qu'en y pensant je me mis à
pleurer comme une femme.

En portant mes mains à mon visage, je respirai l'odeur d'une sauge dont
j'avais touché les feuilles quelques heures auparavant. Cette petite
plante fleurissait maintenant sur sa montagne, à plusieurs lieues de
moi. Je l'avais respectée; je n'avais emporté d'elle que son exquise
senteur. D'où vient qu'elle l'avait laissée? Quelle chose précieuse est
donc le parfum, qui, sans rien faire perdre à la plante dont il émane,
s'attache aux mains d'un ami, et le suit en voyage pour le charmer et
lui rappeler longtemps la beauté de la fleur qu'il aime?--Le parfum de
l'âme, c'est le souvenir. C'est la partie la plus délicate, la plus
suave du cœur, qui se détache pour embrasser un autre cœur et le
suivre partout. L'affection d'un absent n'est plus qu'un parfum; mais
qu'il est doux et suave! qu'il apporte, à l'esprit abattu et malade, de
bienfaisantes images et de chères espérances!--Ne crains pas, ô toi qui
as laissé sur mon chemin cette trace embaumée, ne crains jamais que je
la laisse se perdre. Je la serrerai dans mon cœur silencieux, comme
une essence subtile dans un flacon scellé. Nul ne la respirera que moi,
et je la porterai à mes lèvres dans mes jours de détresse, pour y puiser
la consolation et la force, les rêves du passé, l'oubli du présent....

       *       *       *       *       *

Je me souviens que, lorsque j'étais enfant, les chasseurs apportaient à
la maison, vers l'automne, de belles et douces palombes ensanglantées.
On me donnait celles qui étaient encore vivantes, et j'en prenais soin.
J'y mettais la même ardeur et les mêmes tendresses qu'une mère pour ses
enfants, et je réussissais à en guérir quelques-unes. A mesure qu'elles
reprenaient la force, elles devenaient tristes et refusaient les fèves
vertes, que, pendant leur maladie, elles mangeaient avidement dans ma
main. Dès qu'elles pouvaient étendre les ailes, elles s'agitaient dans
la cage et se déchiraient aux barreaux. Elles seraient mortes de fatigue
et de chagrin si je ne leur eusse donné la liberté. Aussi je m'étais
habitué, quoique égoïste enfant s'il en fut, à sacrifier le plaisir de
la possession au plaisir de la générosité. C'était un jour de vives
émotions, de joie triomphante et de regret invincible, que celui où je
portais une de mes palombes sur la fenêtre. Je lui donnais mille
baisers. Je la priais de se souvenir de moi et de revenir manger les
fèves tendres de mon jardin. Puis j'ouvrais une main que je refermais
aussitôt pour ressaisir mon amie. Je l'embrassais encore, le cœur
gros et les yeux pleins de larmes. Enfin, après bien des hésitations et
des efforts, je la posais sur la fenêtre. Elle restait quelque temps
immobile, étonnée, effrayée presque de son bonheur. Puis elle partait
avec un petit cri de joie qui m'allait au cœur. Je la suivais
longtemps des yeux; et quand elle avait disparu derrière les sorbiers du
jardins je me mettais à pleurer amèrement, et j'en avais pour tout un
jour à inquiéter ma mère par mon air abattu et souffrant.

Quand nous nous sommes quittés, j'étais fier et heureux de te voir rendu
à la vie; j'attribuais un peu à mes soins la gloire d'y avoir contribué.
Je rêvais pour toi des jours meilleurs; une vie plus calme. Je te voyais
renaître à la jeunesse, aux affections, à la gloire. Mais quand je t'eus
déposé à terre, quand je me retrouvai seul dans cette gondole noire
comme un cercueil, je sentis que mon âme s'en allait avec toi. Le vent
ne ballottait plus sur les lagunes agitées qu'un corps malade et
stupide. Un homme m'attendait sur les marches de la Piazzetta.--Du
courage! me dit-il.--Oui, lui répondis-je, vous m'avez dit ce mot-là une
nuit, quand il était mourant dans nos bras, quand nous pensions qu'il
n'avait plus qu'une heure à vivre. A présent il est sauvé, il voyage, il
va retrouver sa patrie, sa mère, ses amis, ses plaisirs. C'est bien;
mais pensez de moi ce que vous voudrez, je regrette cette horrible nuit
où sa tête pâle était appuyée sur votre épaule, et sa main froide dans
la mienne. Il était là entre nous deux, et il n'y est plus. Vous pleurez
aussi, tout en haussant les épaules. Vous voyez que vos larmes ne
raisonnent pas mieux que moi. Il est parti, nous l'avons voulu; mais il
n'est plus ici, nous sommes au désespoir.

       *       *       *       *       *

       *       *       *       *       *

....Avant de me coucher, j'allai fumer mon cigare sur la route de Bassano.
Je ne m'éloignai guère d'Oliero que d'un quart de lieue, et il ne
faisait pas encore nuit; mais la route était déjà déserte et silencieuse
comme à minuit. Je me trouvai tout à coup, je ne sais comment, en face
d'un monsieur beaucoup mieux mis que moi. Il avait un frac bleu, des
bottes à la hussarde et un bonnet hongrois avec un beau gland de soie
tombant sur l'épaule. Il se mit en travers de mon chemin et m'adressa la
parole dans un dialecte moitié italien, moitié allemand. Je crus qu'il
demandait quelque renseignement sur le pays, et, lui montrant le clocher
qui se dessinait en blanc sur les ombres de la vallée, je me bornai à
lui répondre: «Oliero.» Mais il reprit sa harangue d'un ton lamentable;
je crus comprendre qu'il me demandait l'aumône. Il était impossible
d'offrir à un mendiant si élégant moins d'un svansic, et cette
générosité m'était également impossible pour des raisons majeures. Je me
rappelai en même temps les avertissements du docteur, et je passai mon
chemin. Mais, soit qu'il me prît pour un financier déguisé, soit que ma
blouse de cotonnade bleue lui plût extrêmement, il s'obstina à me suivre
pendant une cinquantaine de pas en continuant son inintelligible
discours, qui me parut mal accentué et que je ne goûtai nullement. Ce
_monsù_ avait un fort beau bâton de houx à la main, et je n'avais pas
seulement une branche de chèvrefeuille. Je me souvenais très bien des
propres paroles du docteur: _Ayez l'œil sur son bâton_. Mais je ne
voyais pas bien clairement à quoi pouvait me servir la connaissance
exacte du danger que je courais. Je pris le parti de tâcher de penser à
autre chose, et de siffloter, en répétant à part moi, cette phrase
profondément philosophique que tu m'as apprise, et dont tu m'as
conseillé l'emploi dans les grandes émotions de la vie:--La musique à la
campagne est une chose fort agréable; les cordes harmonieuses de la
harpe, etc.--Je jetai un regard de côté et vis mon Allemand tourner les
talons. Comme je n'avais aucune envie de _cultiver_ sa connaissance, je
continuai de marcher vers Bassano en sifflant.

J'avais eu une peur de tous les diables. Je suis naturellement poltron
et imprévoyant à la fois. C'est ce qui faisait dire à mon précepteur que
j'avais le caractère d'un merle. Je ne crois au danger que quand je le
touche, et je l'oublie dès qu'il est passé. Il n'est pas d'oiseau plus
stupide que moi pour retomber vingt fois dans le piége où il a été pris.
Je tourne autour et je le brave avec une légèreté que l'on prendrait
volontiers pour du courage; mais quand j'y suis, je n'y fais pas
meilleure figure que les autres. Je l'avoue sans honte, parce qu'il me
semble qu'un homme de quatre pieds dix pouces n'est pas obligé d'avoir
le stoïcisme de Milon de Crotone, et parce que j'ai vu bien des butors
gigantesques être au moins aussi faibles que moi en face de la peur.

Je revins à Oliero, et je retrouvai à tâtons la branche de genévrier
suspendue à la porte de mon cabaret. La première figure que j'aperçus
sous le manteau de la cheminée fut celle de mon Allemand, qui fumait
dans une pipe fort honnête, et qui attendait, en suivant chaque tour de
broche d'un œil amoureux, que le quartier d'agneau commandé pour son
souper eût fini de rôtir. Il se leva en me voyant et m'offrit un chaise
auprès de lui. J'étais un peu confus de la méprise que j'avais faite en
prenant un personnage si bien élevé pour un voleur de grand chemin. On
nous servit notre souper à la même table: à lui son agneau rôti, à moi
mon fromage de chèvre; à lui le vin généreux d'Asolo, à moi l'eau pure
du torrent. Quand il eut mangé trois bouchées, soit qu'il se sentit peu
d'appétit, soit qu'il fût touché de la _grâce avec laquelle je mangeais
mon pain_, il m'invita à partager son repas, et j'acceptai sans
cérémonie. Il parlait alors une espèce de vénitien presque
inintelligible, et il me fit d'agréables reproches du refus que je lui
avais fait, sur la route, d'un peu de feu de mon cigare pour allumer sa
pipe. Je me confondis en excuses, et j'essayai de me moquer
intérieurement de ma frayeur; mais malgré sa politesse, et peut-être
aussi à cause de sa politesse, ce monsieur avait une indéfinissable
odeur de coquin qui rappelait _l'Auberge des Adrets_ d'une lieue. L'hôte
avait, en tournant autour de la table, une étrange manière de nous
regarder alternativement. Quand je grimpai à ma soupente, résolu à
affronter tous les dangers du coupe-gorge classique de l'Italie,
j'entendis le bonhomme qui disait à son garçon:--Fais attention au
Tyrolien et au petit _forestiere_ (il s'agissait de moi). Serre bien la
vaisselle et apporte les clefs du linge sous mon chevet, attache le
chien à la porte du poulailler, et, au moindre bruit,
appelle-moi.--_Cristo!_ soyez tranquille, répondit le garçon. Le _petit_
ne peut pas bouger que je ne l'entende. J'aurai la fourche à feu sur ma
paillasse, et _per Dio santo!_ qu'il prenne garde à lui s'il s'amuse à
sortir avant le jour.

Je me le tins pour dit, et je dormis tranquillement, protégé contre le
filou tyrolien par ce brave garçon montagnard qui croyait protéger
contre moi la maison de son maître.

Quand je m'éveillai, le Tyrolien avait pris la volée depuis longtemps,
et, malgré la surveillance de l'hôte, de son garçon et de son chien, il
était parti sans payer. Il fut un peu question de me prendre pour son
complice et de me faire acquitter sa dépense. Je transigeai, et, comme
j'avais mangé avec lui, je payai la moitié du souper; après quoi je
partis à travers la montagne.

       *       *       *       *       *

....Je traversai, ce jour-là, des solitudes d'une incroyable mélancolie. Je
marchai un peu au hasard en tâchant d'observer tant bien que mal la
direction de Trévise, mais sans m'inquiéter de faire trois fois plus de
chemin qu'il ne fallait, ou de passer la nuit au pied d'un genévrier. Je
choisis les sentiers les plus difficiles et les moins fréquentés. En
quelques endroits, ils me conduisirent jusqu'à la hauteur des premières
neiges; en d'autres ils s'enfonçaient dans des défilés arides où le pied
de l'homme semblait n'avoir jamais passé. J'aime ces lieux incultes,
inhabitables, qui n'appartiennent à personne, que l'on aborde
difficilement, et d'où il semble impossible de sortir. Je m'arrêtai dans
un certain amphithéâtre de rochers auquel pas une construction, pas un
animal, pas une plante ne donnait de physionomie particulière. Il en
avait une terrible, austère, désolée, qui n'appartenait à aucun pays, et
qui pouvait ressembler à toute autre partie du monde qu'à l'Italie. Je
fermai les yeux au pied d'une roche, et mon esprit se mit à divaguer. En
un quart d'heure je fis le tour du monde; et quand je sortis de ce
demi-sommeil fébrile, je m'imaginais que j'étais en Amérique, dans une
de ces éternelles solitudes que l'homme n'a pu conquérir encore sur la
nature sauvage. Tu ne saurais te figurer combien cette illusion s'empara
de moi: je m'attendais presque à voir le boa dérouler ses anneaux sur
les ronces desséchées, et le bruit du vent me semblait la voix des
panthères errantes parmi les rochers. Je traversai ce désert sans
rencontrer un seul accident qui dérangeât mon rêve; mais, au détour de
la montagne, je trouvai une petite niche creusée dans le roc, avec sa
madone et la lampe que la dévotion des montagnards entretient et rallume
chaque soir, jusque dans les solitudes les plus reculées. Il y avait, au
pied de l'autel rustique, un bouquet de fleurs cultivées et nouvellement
cueillies. Cette lampe encore fumante, ces fleurs de la vallée, toutes
fraîches encore, à plusieurs milles dans la montagne stérile et
inhabitée, étaient les offrandes d'un culte plus naïf et plus touchant
qu'aucune chose que j'aie vue en ce genre. En général, ces croix et ces
madones s'élèvent dans le désert au lieu où s'est commis quelque
meurtre, où bien là où est arrivée, par accident, quelque mort violente.
A deux pas de la madone était un précipice qu'il fallait côtoyer pour
sortir du défilé. La lampe, sinon la protection de la Vierge, devait
être fort utile aux voyageurs de nuit.

       *       *       *       *       *

. . . . . Une idée folle, l'illusion d'un instant, un rêve qui ne fait que
traverser le cerveau, suffit pour bouleverser toute une âme et pour
emporter dans sa course le bonheur ou la souffrance de tout un jour. Ce
voyage d'Amérique avait déroulé, en cinq minutes, un immense avenir
devant moi; et quand je me réveillai sur une cime des Alpes, il me
sembla que, de mon pied, j'allais repousser la terre et m'élancer dans
l'immensité. Ces belles plaines de la Lombardie, cette mer Adriatique
qui flottait comme un voile de brume a l'horizon, tout cela m'apparut
comme une conquête épuisée, comme un espace déjà franchi. Je m'imaginai
que, si je voulais, je serais demain sur la cime des Andes. Les jours de
ma vie passée s'effacèrent et se confondirent en un seul. _Hier_ me
sembla résumer parfaitement trente ans de fatigue; _aujourd'hui_, ce mot
terrible, qui, dans la grotte d'Oliero, m'avait représenté l'effrayante
immobilité de la tombe, s'effaça du livre de ma vie. Cette force
détestée, cette morne résistance à la douleur, qui m'avait rendu si
triste, se fit sentir à moi, active et violente, douloureuse encore,
mais orgueilleuse comme le désespoir. L'idée d'une éternelle solitude me
fit tressaillir de joie et d'impatience, comme autrefois une pensée
d'amour, et je sentis ma volonté s'élancer vers une nouvelle période de
ma destinée.--C'est donc là où tu en es? me disait une vois intérieure;
eh bien! marche, avance, apprends.

       *       *       *       *       *

.....Au coucher du soleil, je me trouvai au faîte d'une crête de rochers;
c'était la dernière des Alpes. A mes pieds s'étendait la Vénétie,
immense, éblouissante de lumière et d'étendue. J'étais sorti de la
montagne, mais vers quel point de ma direction? Entre la plaine et le
pic d'où je la contemplais s'étendait un beau vallon ovale, appuyé d'un
côté au flanc des Alpes, de l'autre élevé en terrasse au-dessus de la
plaine et protégé contre les vents de la mer par un rempart de collines
fertiles. Directement au-dessous de moi, un village était semé en pente
dans un désordre pittoresque. Ce pauvre hameau est couronné d'un beau et
vaste temple de marbre tout neuf, éclatant de blancheur et assis d'une
façon orgueilleuse sur la croupe de la montagne. Je ne sais quelle idée
de personnification s'attachait pour moi à ce monument. Il avait l'air
de contempler l'Italie, déroulée devant lui comme une carte
géographique, et de lui commander.

Un ouvrier, qui taillait le marbre à même la montagne, m'apprit que
cette église, de forme païenne, était l'œuvre de Canova, et que le
village de Possagno, situé au pied, était la patrie de ce grand
sculpteur des temps modernes.--Canova était le fils d'un tailleur de
pierres, ajouta le montagnard; c'était un pauvre ouvrier comme moi.

Combien de fois le jeune manœuvre qui devait devenir Canova s'est-il
assis sur cette roche, où s'élève maintenant un temple à sa mémoire!
Quels regards a-t-il promenés sur cette Italie qui lui a décerné tant de
couronnes! sur ce monde, où il a exercé la paisible royauté de son
génie, à côté de la terrible royauté de Napoléon! Désirait-il,
espérait-il sa gloire? y songeait-il seulement? Quand il avait coupé
proprement un quartier de roche, savait-il que de cette main, formée aux
rudes travaux, sortiraient tous les dieux de l'Olympe et de tous les
rois de la terre? Pouvait-il deviner cette nouvelle race de souverains
qui allait éclore et demander l'immortalité à son ciseau? Quand il avait
des regards de jeune homme et peut-être d'amant pour les belles
montagnardes de sa patrie, imaginait-il la princesse Borghèse nue devant
lui?

Le vallon de Possagno a la forme d'un berceau: il est fait à la taille
de l'homme qui en est sorti. Il serait digne d'avoir servi à plus d'un
génie, et l'on conçoit que l'intelligence se déploie à l'aise dans un si
beau pays et sous un ciel si pur. La limpidité des eaux, la richesse du
sol, la force de la végétation, la beauté de la race dans cette partie
des Alpes, et la magnificence des aspects lointains que le vallon domine
de toutes parts, semblent faits exprès pour nourrir les plus hautes
facultés de l'âme et pour exciter aux plus nobles ambitions. Cette
espèce de paradis terrestre, où la jeunesse intellectuelle peut
s'épanouir avec toute sa séve printanière, cet horizon immense qui
semble appeler les pas et les pensées de l'avenir, ne sont-ce pas là
deux conditions principales pour le déploiement d'une belle destinée?

La vie de Canova fut féconde et généreuse comme le sol de sa patrie.
Sincère et simple comme un vrai montagnard, il aima toujours avec une
tendre prédilection le village et la pauvre maisonnette où il était né.
Il la fit très-modestement embellir, et il venait s'y reposer, à
l'automne, des travaux de son année. Il se plaisait alors à dessiner les
formes herculéennes des paysans et les têtes vraiment grecques des
jeunes filles. Les habitants de Possagno disent avec orgueil que les
principaux modèles de la riche collection des œuvres de Canova sont
sortis de leur vallée. Il suffit en effet de la traverser pour y
retrouver, à chaque pas, le type de froide beauté qui caractérise la
statuaire de l'empire. Le principal avantage de ces montagnardes, et
celui précisément que le marbre n'a pu reproduire, est la fraîcheur du
coloris et la transparence de la peau. C'est à elles que peut
s'appliquer sans exagération l'éternelle métaphore des lis et des roses.
Leurs yeux ont une limpidité excessive et une nuance incertaine, à la
fois verte et bleue, qui est particulière à la pierre appelée
aigue-marine. Canova aimait la _morbidezza_ de leurs cheveux blonds
abondants et lourds. Il les coiffait lui-même avant de les copier, et
disposait leurs tresses selon les diverses manières de la statuaire
grecque.

Ces filles ont généralement une expression de douceur et de naïveté qui,
reproduite sur des linéaments plus fins et sur des formes plus
délicates, a dû inspirer à Canova la délicieuse tête de Psyché. Les
hommes ont la tête colossale, le front proéminent, la chevelure épaisse
et blonde aussi, les yeux grands, vifs et hardis, la face courte et
carrée. Rien de profond ni de délicat dans la physionomie, mais une
franchise et un courage qui rappellent l'expression des chasseurs
antiques. Le temple de Canova est une copie exacte du Panthéon de Rome.
Il est d'un beau marbre fond blanc, traversé de nuances rousses et
rosâtres, mais tendre et déjà égrené par la gelée. Canova, dans une vue
philanthropique, avait fait élever cette église pour attirer un grand
concours d'étrangers et de voyageurs à Possagno, et procurer ainsi un
peu de commerce et d'argent aux pauvres habitants de la montagne. Il
comptait en faire une espèce de musée de ses ouvrages. L'église aurait
renfermé les sujets sacrés sortis de son ciseau, et des galeries
supérieures auraient contenu à part les sujets profanes. Il mourut sans
pouvoir accomplir son projet, et laissa des sommes considérables
destinées à cet emploi. Mais, quoique son propre frère, l'évêque Canova,
fût chargé de surveiller les travaux, une sordide économie ou une
insigne mauvaise foi a présidé à l'exécution des dernières volontés du
sculpteur. Hormis le _vaisseau_ de marbre, sur lequel il n'était plus
temps de spéculer, on a obéi mesquinement à la nécessité du remplissage.
Au lieu de douze statues colossales en marbre qui devaient occuper les
douze niches de la coupole, s'élèvent douze géants grotesques qu'un
peintre habile, dit-on d'ailleurs, s'est plu à exécuter ironiquement
pour se venger des tracasseries sordides des entrepreneurs. Très-peu de
sculpture de Canova décore l'intérieur du monument. Quelques bas-reliefs
de petite dimension, mais d'un dessin très-pur et très-élégant, sont
incrustés autour des chapelles; tu les as vus à l'Académie des
Beaux-Arts de Venise, et tu en as remarqué un avec prédilection. Tu as
vu là aussi le groupe du Christ au tombeau, qui est certainement la plus
froide pensée de Canova. Le bronze de ce groupe est dans le temple de
Possagno, ainsi que le tombeau qui renferme les restes du sculpteur;
c'est un sarcophage grec très-simple et très-beau, exécuté sur ses
dessins.

Un autre groupe du Christ au linceul, peint à l'huile, décore le
maître-autel. Canova, le plus modeste des sculpteurs, avait la
prétention d'être peintre. Il a passé plusieurs années à retoucher ce
tableau, fils heureusement unique de sa vieillesse, que, par affection
pour ses vertus et par respect pour sa gloire, ses héritiers devraient
conserver précieusement chez eux, et cacher à tous les regards.

       *       *       *       *       *

       *       *       *       *       *

....Je suivis la route d'Asolo le long d'une rampe de collines couvertes de
figuiers; j'embrassai ce riche aspect de la Vénétie pendant plusieurs
lieues, sans être fatigué de son immensité, grâce à la variété des
premiers plans, qui descendent par gradins de monticules et de ravines
jusqu'à la surface unie de la plaine. Des ruisseaux de cristal circulent
et bondissent parmi ces gorges, dont les contours sont hardis sans
âpreté, et dont le mouvement change à chaque détour du chemin. C'est le
sol le plus riche en fruits délicieux et le climat le plus sain de
l'Italie. A Asolo, village assis comme Possagno sur le flanc des Alpes,
à l'entrée d'un vallon non moins beau, je trouvai un montagnard qui
partait pour Trévise, assis majestueusement sur un char traîné par
quatre ânesses. Je le priai, moyennant une modeste rétribution, de me
faire un peu de place parmi les chevreaux qu'il transportait au marché,
et j'arrivai à Trévise le lendemain matin, après avoir dormi
fraternellement avec les innocentes bêtes qui devaient tomber le
lendemain sous le couteau du boucher. Cette pensée m'inspira pour leur
maître une horreur invincible, et je n'échangeai pas une parole avec
lui durant tout le chemin.

Je dormis deux heures à Trévise avec un peu de rhume et de fièvre; à
midi, je trouvai un voiturin qui partait pour Mestre et qui me prit en
_lapin_. Je trouvai la gondole de Catullo à l'entrée du canal. Le
docteur, assis sur la poupe, échangeait des facéties vénitiennes avec
cette perle des gondoliers. Il y avait sur la figure de notre ami un
rayonnement inusité.--Qu'est-ce donc? lui dis-je, avez-vous fait un
héritage? êtes-vous nommé médecin de votre oncle?

Il prit une attitude mystérieuse et me fit signe de m'asseoir près de
lui. Alors il tira de sa poche une lettre timbrée de Genève. Je me
détournai après l'avoir lue pour cacher mes larmes. Mais quand je
regardai le docteur, je le trouvai occupé à lire la lettre à son
tour.--Ne vous gênez pas, lui dis-je.--Il n'y fit nulle attention et
continua; après quoi il la porta à ses lèvres avec une vivacité
passionnée tout italienne, et me la rendit en disant pour toute excuse:
_Je l'ai lue_.

Nous nous pressâmes la main en pleurant. Puis je lui demandai s'il avait
reçu de l'argent pour moi. Il me répondit par un signe de tête
affirmatif.--Et quand part votre ami Zuzuf?--Le quinze du mois
prochain.--Vous retiendrez mon passage sur son navire pour
Constantinople, docteur.--Oui?--Oui.--Et vous reviendrez? dit-il.--Oui,
je reviendrai.--Et lui aussi?--Et lui aussi, j'espère.--_Dieu est
grand!_ dit le docteur en levant les yeux au ciel d'un air à la fois
ingénu et emphatique. Nous verrons, ce soir, Zuzuf au café, ajouta-t-il;
en attendant, où voulez-vous loger?--Peu m'importe, ami, je pars
après-demain pour le Tyrol...



II


Je t'ai raconté bien des fois un rêve que je fais souvent, et qui m'a
toujours laissé, après le réveil, une impression de bonheur et de
mélancolie. Au commencement de ce rêve, je me vois assis sur une rive
déserte, et une barque, pleine d'amis qui chantent des airs délicieux,
vient à moi sur le fleuve rapide. Ils m'appellent, ils me tendent les
bras, et je m'élance avec eux dans la barque. Ils me disent: «Nous
allons à... (ils nomment un pays inconnu), hâtons-nous d'arriver.» On
laisse les instruments, on interrompt les chants. Chacun prend la rame.
Nous abordons... à quelle rive enchantée? Il me serait impossible de la
décrire; mais je l'ai vue vingt fois, je la connais: elle doit exister
quelque part sur la terre, ou dans quelqu'une de ces planètes dont tu
aimes à contempler la pâle lumière dans les bois, au coucher de la
lune.--Nous sautons à terre; nous nous élançons, en courant et en
chantant, à travers les buissons embaumés. Mais alors tout disparaît et
je m'éveille. J'ai recommencé souvent ce beau rêve, et je n'ai jamais pu
le mener plus loin.

Ce qu'il y a d'étrange, c'est que ces amis qui me convient et qui
m'entraînent, je ne les ai jamais vus dans la vie réelle. Quand je
m'éveille, mon imagination ne se les représente plus. J'oublie leurs
traits, leurs noms, leur nombre et leur âge. Je sais confusément qu'ils
sont tous beaux et jeunes; hommes et femmes sont couronnés de fleurs, et
leurs cheveux flottent sur leurs épaules. La barque est grande et elle
est pleine. Ils ne sont pas divisés par couples, ils vont pêle-mêle sans
se choisir, et semblent s'aimer tous également, mais d'un amour tout
divin. Leurs chants et leurs voix ne sont pas de ce monde. Chaque fois
que je fais ce rêve, je retrouve aussitôt la mémoire des rêves
précédents où je les ai vus. Mais elle n'est distincte que dans ce
moment-là; le réveil la trouble et l'efface.

Lorsque la barque paraît sur l'eau, je ne songe à rien. Je ne l'attends
pas; je suis triste, et une des occupations où elle me surprend le plus
souvent, c'est de laver mes pieds dans la première onde du rivage. Mais
cette occupation est toujours inutile. Aussitôt que je fais un pas sur
la grève, je m'enfonce dans une fange nouvelle, et j'éprouve un
sentiment de détresse puérile. Alors la barque paraît au loin; j'entends
vaguement les chants. Puis ils se rapprochent, et je reconnais ces voix
qui me sont si chères. Quelquefois, après le réveil, je conserve le
souvenir de quelques lambeaux des vers qu'ils chantent; mais ce sont des
phrases bizarres et qui ne présentent plus aucun sens à l'esprit
éveillé. Il y aurait peut-être moyen, en les commentant, d'écrire le
poëme le plus fantastique que le siècle ait encore produit. Mais je m'en
garderai bien; car je serais désespéré de composer sur mon rêve, et de
changer ou d'ajouter quelque chose au vague souvenir qu'il me laisse. Je
brûle de savoir s'il y a dans les songes quelque sens prophétique,
quelque révélation de l'avenir, soit pour cette vie, soit pour les
autres. Je ne voudrais pourtant pas qu'on m'apprît ce qui en est, et
qu'on m'ôtât le plaisir de chercher.

Quels sont ces amis inconnus qui viennent m'appeler dans mon sommeil et
qui m'emmènent joyeusement vers le pays des chimères? D'où vient que je
me peux jamais m'enfoncer dans ces perspectives enchantées que
j'aperçois du rivage? D'où vient aussi que ma mémoire conserve si bien
l'aspect des lieux d'où je suis parti et de ceux où j'arrive, et qu'elle
est impuissante à se retracer la figure et les noms des amis qui m'y
conduisent? Pourquoi ne puis-je soulever, à la lumière du jour, le voile
magique qui me les cache? Sont-ce les âmes des morts qui
m'apparaissent? Sont-ce les spectres de ceux que je n'aime plus?
Sont-ce les formes confuses où mon cœur doit puiser de nouvelles
adorations? Sont-ce seulement des couleurs mêlées sur une palette, par
mon imagination qui travaille encore dans le repos des nuits?

Je te l'ai dit souvent, le matin, tout fraîchement débarqué de mon île
inconnue, tout pâle encore d'émotion et de regret, rien dans la vie
réelle ne peut se comparer à l'affection que m'inspirent ces êtres
mystérieux, et à la joie que j'éprouve à les retrouver. Elle est telle
que j'en ressens l'impression physique après le réveil, et que, pour
tout un jour, je n'y puis songer sans palpitations. Ils sont si bons, si
beaux, si purs, à ce qu'il me semble! Je me retrace, non pas leurs
traits, mais leur physionomie, leur sourire et le son de leur voix. Ils
sont si heureux, et ils m'invitent à leur bonheur avec tant de
tendresse! Mais quoi est-il, leur bonheur?

Je me souviens de leurs paroles:--Viens donc, me disent-ils; que fais-tu
sur cette triste rive? viens chanter avec nous; viens boire dans nos
coupes. Voici des fleurs; voici des instruments.--Et ils me présentent
une harpe d'une forme étrange, et que je n'ai vue que là. Mes doigts
semblent y être habitués depuis longtemps; j'en tire des sons divins, et
ils m'écoutent avec attendrissement.--O mes amis! ô mes bien-aimés! leur
dis-je, d'où venez-vous donc, et pourquoi m'avez-vous abandonné si
longtemps?--C'est toi, me disent-ils, qui nous abandonnes sans cesse.
Qu'as-tu fait, où as-tu été depuis que nous ne t'avons vu? Comme te
voilà vieux et fatigué! comme tes pieds sont couverts de boue! Viens te
reposer et rajeunir avec nous. Viens à... où la mousse est comme un
tapis de velours où l'on marche sans chaussure...» Non, ce n'est pas
comme cela qu'ils disent. Ils disent des choses bien belles, et que je
ne peux pas me rappeler assez pour les rendre. Moi, je m'étonne d'avoir
pu vivre loin d'eux, et c'est ma vie réelle qui alors me semble un rêve
à demi effacé. Je vais leur demandant aussi où ils étaient pendant ce
temps-là.--Comment se fait-il, leur dis-je, que j'aie vécu avec d'autres
êtres, que j'aie connu d'autres amis? Dans quel monde inaccessible vous
étiez-vous retirés? et comment la mémoire de notre amour s'était-elle
perdue? Pourquoi ne m'avez-vous pas suivi dans ce monde où j'ai
souffert? d'où vient que je n'ai pas songé à vous y chercher?--C'est que
nous n'y sommes pas; c'est que nous n'y allons jamais, me répondent-ils
en souriant. Viens par ici, par ici avec nous.--Oui, oui! et pour
toujours, leur dis-je; ne m'abandonnez pas, ô mes frères chéris! ne me
laissez pas emporter par ce flot qui m'entraîne toujours loin de vous;
ne me laissez plus remettre le pied sur ce sol mouvant où je m'enfonce
jusqu'à ce que vous ayez disparu à mes yeux, jusqu'à ce que je me trouve
dans une autre vie, avec d'autres amis qui ne vous valent pas.--Fou et
ingrat que tu es! me disent-ils en me raillant tendrement, tu veux
toujours y retourner, et, quand tu en reviens, tu ne nous reconnais
plus.--Oh! si, je vous reconnais! A présent il me semble que je ne vous
ai jamais quittés. Vous voilà toujours jeunes, toujours heureux.--Alors,
je les nomme tous, et ils m'embrassent en me donnant un nom que je ne me
rappelle pas, et qui n'est pas celui que je porte dans le monde des
vivants.

Cette apparition d'une troupe d'amis dont la barque me porte vers une
rive heureuse, est dans mon cerveau depuis les premières années de ma
vie. Je me souviens fort bien que, dans mon berceau, dès l'âge de cinq
ou six ans, je voyais en m'endormant une troupe de beaux enfants
couronnés de fleurs, qui m'appelaient et me faisaient venir avec eux
dans une grande coquille de nacre flottante sur les eaux, et qui
m'emmenaient dans un jardin magnifique. Ce jardin était différent du
rivage imaginaire de mon île. Il y a entre l'un et l'autre la même
disproportion qu'entre les amis enfants et les amis de mes rêves
d'aujourd'hui. Au lieu des hauts arbres, des vastes prairies, des
libres torrents et des plantes sauvages que je vois maintenant, je
voyais alors un jardin régulier, des gazons taillés, des buissons de
fleurs à la portée de mon bras, des jets d'eau parfumée dans des bassins
d'argent, et surtout des roses bleues dans des vases de la Chine. Je ne
sais pourquoi les roses bleues me semblaient les fleurs les plus
surprenantes et les plus désirables. Du reste, mon rêve ressemblait aux
contes de fées dont j'avais déjà la tête nourrie, mais aux souvenirs
desquels je mêlais toujours un peu du mien. Maintenant il ressemble à la
terre libre et vierge que je vais cherchant, et que je peuple
d'affections saintes et de bonheur impossible.

Eh bien! il m'est arrivé, l'autre soir, de me trouver en réalité dans
une situation qui ressemblait un peu à mon rêve, mais qui n'a pas fini
de même.

J'étais au jardin public vers le coucher du soleil. Il y avait, comme à
l'ordinaire, très-peu de promeneurs. Les Vénitiennes élégantes craignent
le chaud et n'oseraient sortir en plein jour, mais en revanche elles
craignent le froid et ne se hasardent guère dehors la nuit. Il y a trois
ou quatre jours faits exprès pour elles dans chaque saison, où elles
font lever la couverture de la gondole; mais elles mettent rarement les
pieds à terre. C'est une espèce à part, si molle et si délicate qu'un
rayon de soleil ternit leur beauté, et qu'un souffle de la brise expose
leur vie. Les hommes civilisés cherchent de préférence les lieux où ils
peuvent rencontrer le beau sexe, le théâtre, les _conversazioni_, les
cafés et l'enceinte abritée de la Piazzetta à sept heures du soir. Il ne
reste donc aux jardins que quelques vieillards grognons, quelques
fumeurs stupides et quelques bilieux mélancoliques. Tu me classeras dans
laquelle des trois espèces il te plaira.

Peu à peu je me trouvai seul, et l'élégant café qui s'avance sur les
lagunes éteignait ses bougies plantées dans des iris et dans des algues
de cristal de Murano. Tu as vu ce jardin bien humide et bien triste la
dernière fois! Moi, je n'y allais pas chercher de douces pensées, et je
n'espérais pas m'y débarrasser de mon spleen. Mais le printemps! comme
tu dis, qui pourrait résister à la vertu du mois d'avril? A Venise, mon
ami, c'est bien plus vrai. Les pierres même reverdissent; les grands
marécages infects, que fuyaient nos gondoles, il y a deux mois, sont des
prairies aquatiques couvertes de cressons, d'algues, de joncs, de
glaïeuls, et de mille sortes de mousses marines d'où s'exhale un parfum
tout particulier, cher à ceux qui aiment la mer, et où nichent des
milliers de goëlands, de plongeons et de cannes petières. De grands
pétrels rasent incessamment ces prés flottants, où chaque jour le flux
et le reflux font passer les flots de l'Adriatique, et apportent des
milliers d'insectes, de madrépores et de coquillages.

Je trouvai, au lieu de ces allées glaciales que nous avions fuies
ensemble la veille de ton départ, et où je n'avais pas encore eu le
courage de retourner, un sable tiède et des tapis de pâquerettes, des
bosquets de sumacs et de sycomores fraîchement éclos au vent de la
Grèce. Le petit promontoir planté à l'anglaise est si beau, si touffu,
si riche de fleurs, de parfums et d'aspects, que je me demandai si ce
n'était pas là le rivage magique que mes rêves m'avaient fait
pressentir. Mais non, la terre promise est vierge de douleurs, et
celle-ci est déjà trempée de mes larmes.

Le soleil était descendu derrière les monts Vicentins. De grandes nuées
violettes traversaient le ciel au-dessus de Venise. La tour de
Saint-Marc, les coupoles de Sainte-Marie, et cette pépinière de flèches
et de minarets qui s'élèvent de tous les points de la ville se
dessinaient en aiguilles noires sur le ton étincelant de l'horizon. Le
ciel arrivait, par une admirable dégradation de nuances, du rouge cerise
au bleu de smalt; et l'eau, calme et limpide comme une glace, recevait
exactement le reflet de cette immense irisation. Au-dessous de la ville
elle avait l'air d'un grand miroir de cuivre rouge. Jamais je n'avais vu
Venise si belle et si féerique. Cette noire silhouette, jetée entre le
ciel et l'eau ardente comme dans une mer de feu, était alors une de ces
sublimes aberrations d'architecture que le poëte de l'Apocalypse a dû
voir flotter sur les grèves de Patmos quand il rêvait sa Jérusalem
nouvelle, et qu'il la comparait à une belle épousée de la veille.

Peu à peu les couleurs s'obscurcirent, les contours devinrent plus
massifs, les profondeurs plus mystérieuses. Venise prit l'aspect d'une
flotte immense, puis d'un bois de hauts cyprès où les canaux
s'enfonçaient comme de grands chemins de sable argenté. Ce sont là les
instants où j'aime à regarder au loin. Quand les formes s'effacent,
quand les objets semblent trembler dans la brume, quand mon imagination
peut s'élancer dans un champ immense de conjectures et de caprices,
quand je peux, en clignant un peu la paupière, renverser et bouleverser
une cité, en faire une forêt, un camp ou un cimetière; quand je peux
métamorphoser en fleuves paisibles les grands chemins blancs de
poussière, et en torrents rapides les petits sentiers de sable qui
descendent en serpentant sur la sombre verdure des collines; alors je
jouis vraiment de la nature, j'en dispose à mon gré, je règne sur elle,
je la traverse d'un regard, je la peuple de mes fantaisies.

Quand j'étais adolescent et que je gardais encore les troupeaux dans le
plus paisible et le plus rustique pays du monde, je m'étais fait une
grande idée de Versailles, de Saint-Cloud, de Trianon, de tous ces
palais dont ma grand'mère me parlait sans cesse comme de ce qu'il y
avait de plus beau à voir dans l'univers. J'allais par les chemins au
commencement de la nuit ou à la première blancheur du jour, et je me
créais à grands traits Trianon, Versailles et Saint-Cloud dans la vapeur
qui flottait sur nos champs. Une haie de vieux arbres mutilés par la
cognée au bord d'un fossé devenait un peuple de tritons et de naïades de
marbre enlaçant leurs bras armés de conques marines. Les taillis et les
vignes de nos coteaux étaient les parterres d'ifs et de buis; les
noyers de nos guérets, les majestueux ombrages des grands parcs royaux
et le filet de fumée qui s'élevait du toit d'une chaumière cachée dans
les arbres, et dessinait sur la verdure une ligne bleuâtre et
tremblante, devenait à mes yeux le grand jet d'eau que le plus simple
bourgeois de Paris avait le privilège de voir jouer aux grandes fêtes,
et qui était pour moi alors une des merveilles du monde fantastique.

C'est ainsi qu'à grands frais d'imagination je me dessinais dans un
vaste cadre le modèle exagéré des petites choses que j'ai vues depuis.
C'est grâce à cette manie de faire de mon cerveau un microscope que j'ai
trouvé d'abord le vrai si petit et si peu majestueux. Il m'a fallu du
temps pour l'accepter sans dédain et pour y découvrir enfin des beautés
particulières et des sujets d'admiration autres que ceux que j'y avais
cherchés. Mais dans le vrai, quelque beau qu'il soit, j'aime à bâtir
encore. Cette méthode n'est ni d'un artiste ni d'un poëte, je le sais;
c'est le fait d'un fou. Tu m'en as souvent raillé, toi qui aimes les
grandes lignes pures, les contours hardiment dessinés, la lumière riche
et splendide. Tu veux aborder franchement dans le beau, voir et sentir
ce qui est, savoir pourquoi et comment la nature est digne de ton
admiration et de ton amour. J'expliquais cela à notre ami un de ces
soirs, comme nous passions ensemble en gondole sous la sombre arcade du
pont des Soupirs. Tu te souviens de cette petite lumière qu'on voit au
fond du canal, et qui se reflète et se multiplie sur les vieux marbres
luisants de la maison de Bianca Capello? Il n'y a pas dans Venise un
canaletto plus mystérieux et plus mélancolique. Cette lumière unique,
qui brille sur tous les objets et qui n'en éclaire aucun, qui danse sur
l'eau et semble jouer avec le remous des barques qui passent, comme un
follet attaché à les poursuivre, me fit souvenir de cette grande ligne
de réverbères qui tremble dans la Seine et qui dessine dans l'eau des
zigzags de feu. Je racontai à Pietro comme quoi j'avais voulu un soir
te faire goûter cette illumination aquatique, et comme quoi, après
m'avoir ri au nez, tu m'embarrassas beaucoup avec cette question:--En
quoi cela est-il beau?--Et qu'y trouviez-vous de beau en effet? me dit
notre ami.--Je m'imaginais, répondis-je, voir dans le reflet de ces
lumières des colonnes de feu et des cascades d'étincelles qui
s'enfonçaient à perte de vue dans une grotte de cristal. La rive me
paraissait soutenue et portée par ces piliers lumineux, et j'avais envie
de sauter dans la rivière pour voir quelles étranges sarabandes les
esprits de l'eau dansaient avec les esprits du feu dans ce palais
enchanté.--Le docteur haussa les épaules, et je vis qu'il avait un
profond mépris pour ce galimatias.--Je n'aime pas les idées
fantastiques, dit-il; cela nous vient des Allemands, et cela est tout à
fait contraire au vrai beau que cherchaient les arts dans notre vieille
Italie. Nous avions des couleurs, nous avions des formes dans ce
temps-là. Le fantastique a passé sur nous une éponge trempée dans les
brouillards du Nord. Pour moi, je suis comme notre ami, continua-t-il,
j'aime à contempler. Amusez-vous à rêver si cela vous plaît.

Je te demande, une fois pour toutes, une licence en bonne forme pour le
chapitre des digressions, et je reviens à la soirée du jardin public.

J'étais absorbé dans mes fantaisies accoutumées, lorsque je vis sur le
canal de Saint-Georges, au milieu des points noirs dont il était
parsemé, un point noir qui filait rapidement, et qui laissa bientôt tous
les autres en arrière. C'était la nouvelle et pimpante gondole du jeune
Catullo. Quand elle fut à la portée de la vue, je reconnus la fleur des
gondoliers en veste de nankin. Cette veste de nankin avait été le sujet
d'une longue discussion _a casa_ dans la matinée. Le docteur, voulant la
mettre à la réforme, sous prétexte d'une augmentation d'embonpoint dans
sa personne, l'avait destinée à son frère Giulio; mais Catullo, étant
survenu, sollicita le pourpoint avec une grâce irrésistible. Ma
gouvernante Cattina, qui ne voit pas d'un mauvais œil le scapulaire
suspendu au cou blanc et ramassé du gondolier, observa que le seigneur
Jules avait beaucoup grandi cette année, et que la veste lui serait trop
courte. En conséquence Catullo, qui est quatre fois grand et gros comme
les deux frères ensemble, se fit fort d'endosser un vêtement trop court
pour l'un, trop étroit pour l'autre. Je ne sais par quel procédé
miraculeux le Minotaure en vint à bout sans le faire craquer; mais il
est certain que je le vis apparaître sur la lagune dans le propre
vêtement d'été du docteur. A la vérité, ce riche équipage nuisait un peu
à la souplesse de ses mouvements, et il ne se balançait pas sur la poupe
avec toute l'élégance accoutumée. Mais, avant d'enfoncer la rame dans le
tranquille miroir de l'onde, il jetait de temps en temps un regard de
satisfaction sur son image resplendissante; et, charmé de sa bonne
tenue, pénétré de reconnaissance pour l'âme généreuse de son patron, il
enlevait la gondole d'un bras vigoureux et la faisait bondir sur l'eau
comme une sarcelle.

Giulio était à l'autre bout de la gondole et le secondait avec toute
l'aisance d'un enfant de l'Adriatique. Notre ami Pietro était couché
indolemment sur le tapis, et la belle Beppa, assise sur les coussins de
maroquin noir, livrait au vent ses longs cheveux d'ébène, qui se
séparent sur son noble front et tombent en rouleaux souples et
nonchalants jusque sur son sein. Nos mères appelaient, je crois, ces
deux longues boucles _repentirs_. Je m'en suis rappelé le nom précieux
en les voyant autour du visage triste et passionné de Beppa. La barque
se ralentit tandis que l'un des rameurs prenait haleine; et quand elle
fut près de la rive ombragée, elle se laissa couler mollement avec l'eau
qui caressait les blancs escaliers de marbre du jardin. Alors Pierre
pria Beppa de chanter. Giulio prit sa guitare, et la voix de Beppa
s'éleva dans la nuit comme l'appel d'une sirène amoureuse. Elle chanta
une strophe de romance que Pierre a composée pour je ne sais quelle
femme, pour Beppa peut-être:

    Con lei sull'onda placida
    Errai dalla laguna,
    Ella gli sguardi immobili
    In te fissava, o luna!
    E a che pensava allor?
    Era un morrente palpito?
    Era un nascente amor?

--Te voilà, Zorzi? me cria-t-elle en m'apercevant au-dessus de la rampe.
Que fais-tu là tout seul, vilain boudeur? Viens avec nous prendre le
café au Lido.--Et fumer une belle pipe de caroubier, dit le docteur.--Et
prendre un peu la rame à ma place, dit Giulio.--Ah! pour cela, Giulio,
je te remercie, répondis-je; quant au docteur, toutes ses pipes ne
valent pas une de mes cigarettes; mais pour toi, aimable Beppa, quelle
excuse pourrais-je trouver?--Viens donc, dit-elle.--Non, repris-je,
j'aime mieux confesser que je suis un butor et rester où je suis.--Fi!
le vilain caractère, dit-elle en me jetant son bouquet à demi effeuillé
à la figure. Est-ce que tu ne deviendras jamais plus aimable que cela?
Et pourquoi ne veux-tu pas venir avec nous?--Que sais-je? répondis-je.
Je n'en ai nulle envie, et pourtant j'ai le plus grand plaisir du monde
à vous rencontrer.

Catullo, qui est sujet, comme tous les animaux domestiques de son
espèce, à se mêler de la conversation et à donner son avis, haussa les
épaules et dit à Giulio, d'un air fin et entendu: _Foresto!_--Oui,
précisément, répondit Giulio. Entends-tu, Zorzi? voilà Catullo qui te
traite de malade extravagant.--Peu m'importe, repris-je, je ne suis pas
des vôtres. Tu es trop belle ce soir, ô Beppa; le docteur est trop
ennuyeux, le justaucorps de Catullo m'est insupportable à voir, et
Giulio est trop fatigué. Au bout d'un quart d'heure de bien-être, les
yeux de Beppa me feraient extravaguer, et il m'arriverait peut-être de
faire pour elle des vers aussi mauvais que ceux du docteur; le docteur
en serait jaloux. Catullo doit nécessairement crever d'apoplexie avant
d'arriver au Lido, et Jules me forcerait de ramer. Bonsoir donc, ô mes
amis; vous êtes beaux comme la lune et rapides comme le vent; votre
barque est venue à moi comme une douce vision: allez-vous-en bien vite
avant que je m'aperçoive que vous n'êtes pas des spectres.

--Qu'a-t-il mangé aujourd'hui? dit Beppa à ses compagnons.--_Erba_,
répondit gravement le docteur.--Tu as deviné juste, ô mon grand
Esculape, lui dis-je: pois, salade et fenouil. J'ai fait ce que tu
appelles un dîner pythagorique.--Régime très-sain, répondit-il, mais
trop peu substantiel. Viens avec moi manger un riz aux huîtres, et boire
une bouteille de vin de Samos à la Quintavalle.--Va au diable!
empoisonneur, lui dis-je. Tu voudrais m'abrutir par des digestions
laborieuses et m'affadir le caractère par de liquoreuses boissons, pour
me voir étendu ensuite sur ce tapis comme un vieux épagneul au retour de
la chasse, et pour n'avoir plus à rougir de ton intempérance et de ton
inertie, Vénitien que tu es.--Et que prétends-tu faire à Venise, si ce
n'est le _far niente_? dit Beppa.--Tu as raison, _benedetta_, lui
répondis-je; mais tu ne sais pas que mon _far niente_ est délicieux là
où je suis à te regarder. Tu ne sais pas quel plaisir j'ai à voir courir
cette gondole sans me donner la moindre peine pour la faire aller. Il me
semble alors que je dors, et que je fais un rêve qui m'est bien cher, ô
ma Beppa! et dans lequel de mystérieuses créatures m'apparaissent dans
une barque et passent comme toi en chantant.--Quelles sont ces
mystérieuses créatures? demanda-t-elle.--Je l'ignore, répondis-je; ce ne
sont pas des hommes, ils sont trop bons et trop beaux pour cela; et
pourtant ce ne sont pas des anges, Beppa, car tu n'es pas avec
eux.--Viens me raconter cela, dit-elle, j'aime les rêves à la
folie.--Demain, lui dis-je; aujourd'hui rends-moi un peu l'illusion du
mien. Chante, Beppa, chante avec ce beau timbre guttural qui s'éclaircit
et s'épure jusqu'au son de la cloche de cristal; chante avec cette voix
indolente qui sait si bien se passionner, et qui ressemble à une
odalisque paresseuse qui lève peu à peu son voile et finit par le jeter
pour s'élancer blanche et nue dans son bain parfumé; ou plutôt à un
sylphe qui dort dans la brume embaumée du crépuscule, et qui déploie peu
à peu ses ailes pour monter avec le soleil dans un ciel embrasé. Chante,
Beppa, chante, et éloigne-toi. Dis à tes amis d'agiter les rames comme
les ailes d'un oiseau des mers, et de t'emporter dans ta gondole comme
une blanche Léda sur le dos brun d'un cygne sauvage... Va, romanesque
fille, passe et chante; mais sache que la brise soulève les plis de ta
mantille de dentelle noire, et que cette rose, mystérieusement cachée
dans tes cheveux par la main de ton amant, va s'effeuiller si tu n'y
prends garde. Ainsi s'envole l'amour, Beppa, quand on le croit bien
gardé dans le cœur de celui qu'on aime.--Adieu, maussade, me
cria-t-elle; je te fais le plaisir de te quitter; mais, pour te punir,
je chanterai en dialecte, et tu n'y comprendras rien.--Je souris de
cette prétention de Beppa d'ériger son patois en langue inintelligible à
des oreilles françaises. J'écoutai la barcarolle, qui vraiment était
écrite dans les plus doux mots de ce gentil parler vénitien, fait, à ce
qu'il me semble, pour la bouche des enfants.

    Coi pensieri malinconici
    No te star a tormentar.
    Vien con mi, montemo in gondola,
    Andremo in mezo al mar.

    Pasaremo i porti e l'isole
    Che contorna la cità:
    El sol more senza nuvole
    E la luna nascarà.

           *       *       *       *       *

    Co, spandemlo el lume palido
    Sera l'aqua inarzentada,
    La se specia e la se cocola
    Como dona inamorada.

    Sta baveta che te zogola
    Sui caveli inbovolai,
    No xe torbia della polvere
    Dele rode e dei cavai.

    Sto remeto che ne dondola
    Insordirne no se sente
    Come i sciochi de la scuria,
    Come i urli de la zente.

           *       *       *       *       *

    Ti xe bella, ti xe zovene,
    Ti xe fresca come un flor;
    Vien per tuti le so lagreme,
    Ridi adeso e fa l'amor.

           *       *       *       *       *

    In conchiglia i greci, Venere,
    Se sognava un altro di;
    Forse, visto i aveva in gondola
    Una bela come ti.

La nuit était si calme et l'eau si sonore, que j'entendis la dernière
strophe distinctement, quoique les sons n'arrivassent plus à mon oreille
que comme l'adieu mystérieux d'une âme perdue dans l'espace. Quand je
n'entendis plus rien, je regrettai de ne pas être avec eux. Mais je m'en
consolai en me disant que, si j'y étais allé, je serais déjà en train de
m'en repentir.

Il y a des jours où il est impossible de vivre avec son semblable, tout
porte au spleen, tout tourne au suicide; et il n'y a rien de plus triste
au monde, et surtout de plus ridicule, qu'un pauvre diable qui tourne
autour de sa dernière heure, et qui parlemente avec elle pendant des
semaines et des années, comme l'homme de Shakspeare avec la vengeance.
Les gens s'en moquent. Ils sont autour de lui à le regarder et à crier
comme les spectateurs d'un saltimbanque maladroit qui hésite à crever le
ballon.--Il sautera! Il ne sautera pas! Les hommes ont raison de rire au
nez de celui qui ne sait ni les quitter ni les supporter, qui ne veut
pas renoncer à la vie, et qui ne veut pas l'accepter comme elle est.
Ils le punissent ainsi de l'ennui impertinent qu'il éprouve et qu'il
avoue. Mais leur justice est dure. Ils ne savent pas ce qu'il a fallu de
souffrances et de déboires pour amener à ce point de préoccupation
inconvenante un caractère tant soit peu orgueilleux et ferme.

Je conseille à tous ceux qui se trouveront, soit par habitude, soit par
accident, dans une semblable disposition, de faire des repas légers pour
éviter l'irritation cérébrale de la digestion, et de se promener seuls
au bord de l'eau, les mains dans les poches, un cigare à la bouche,
pendant un certain nombre d'heures, proportionné à la force et à la
ténacité de leur mauvaise humeur.

Je rentrai à minuit, et je trouvai Pierre et Beppa qui chantaient dans
la _galerie_; c'est Giulio qui a décoré l'antichambre de ce titre
pompeux, en attachant aux murailles quatre paysages peints à l'huile, où
le ciel est vert, l'eau rousse, les arbres bleus, et la terre couleur de
rose. Le docteur prétend faire sa fortune en les vendant à quelque
Anglais imbécile, et Giulio prétend faire inscrire le nom de notre
palais dans la nouvelle édition du Guide du voyageur à Venise. Pour
s'inspirer, sans doute, de la vue des bois et des montagnes, le docteur
a fait placer le petit piano qui lui sert à improviser, sous le plus
enfumé de ces paysages. Les heures où le docteur improvise sont les plus
béates de notre journée à tous. Beppa s'assied au piano et exécute
lentement avec une main un petit thème musical qui sert à
l'improvisateur pour suivre son rhythme lyrique, et ainsi éclosent, dans
une matinée, des myriades de strophes pendant lesquelles je m'endors
profondément dans le hamac; Giulio roule à cheval sur la rampe du
balcon, au grand risque de tomber dans quelque barque et de se réveiller
à Chioggia ou à Palestrine. Beppa elle-même laisse ses grands cils noirs
s'abaisser sur ses joues pâles, et sa main continue l'action mécanique
du doigter, tandis que son imagination fait quelque rêve d'amour à
travers les nuages du sommeil, et que le chat, roulé en pelote sur les
cahiers de musique, exhale de temps en temps un miaulement plein d'ennui
et de mélancolie.

Ce soir-là, Beppa était seule avec Pierre et Vespasiano (c'est le nom du
chat).--Miracle, docteur! dis-je en entrant; comment as-tu fait pour
veiller si tard?--Nous étions inquiets, me dit-il d'un ton grondeur,
tandis que sa dernière rime expirait encore _amorosa_ sur ses lèvres, et
vous savez que nous ne dormons pas quand vous n'êtes pas rentré.--Ah çà,
mes amis, répondis-je, votre tendresse est une persécution. Me voilà
obligé d'avoir des remords de votre insomnie, quand j'ai cru faire la
promenade la plus innocente du monde.--Mon cher enfant, me dit Beppa en
me prenant les mains, nous avons une prière à te faire.--Qui est-ce qui
pourrait te refuser quelque chose, Beppa? Parle.--Donne-moi ta parole
d'honneur de ne plus sortir seul après la nuit tombée.--Voilà encore tes
folles sollicitudes, ma Beppa; tu me traites comme un enfant de quatre
ans, quand je suis plus vieux que ton grand-père.--Tu es environné de
dangers, me dit Beppa avec ce petit ton de déclamation sentimentale qui
lui sied si bien; celle qui te poursuit est capable de tout. Si tu aimes
un peu la vie à cause de nous, Zorzi, enferme-toi à la maison ou quitte
le pays pour quelque temps.

--Docteur, répondis-je, je te prie de tâter le pouls de notre Beppa.
Certainement elle a la fièvre et un peu de délire.

--Beppa s'exagère le danger, dit-il; d'ailleurs ce danger, quel qu'il
fût, ne saurait commander à un homme une chose aussi ridicule que de
fuir devant la colère d'une femme. Pourtant il ne faut pas trop rire,
dans ce pays-ci, de certaines menaces de vengeance, et il serait prudent
de ne pas courir seul à des heures indues et par les quartiers les plus
déserts et les plus dangereux de Venise.

--Dangereux! lui dis-je en haussant les épaules; allons, voilà de la
prétention. Mes pauvres amis! vous vous battez les flancs pour soutenir
l'antique réputation de votre patrie; mais vous avez beau faire, vous
n'êtes plus rien, pas même assassins! Vous n'avez pas une femme capable
de toucher à un poignard sans tomber évanouie ni plus ni moins qu'une
petite-maîtresse parisienne, et vous chercheriez longtemps avant de
trouver un bravo pour seconder un projet de meurtre, eussiez-vous à lui
offrir tout le trésor de Saint-Marc en récompense.

Le docteur fit un petit mouvement du doigt par lequel les Vénitiens
expriment beaucoup de choses, et qui piqua ma curiosité.--Voyons, lui
dis-je, qu'avez-vous à répondre?--Je réponds, dit-il, de vous trouver,
avant douze heures, pour la modique somme de cinquante francs tout au
plus, un bon spadassin capable de donner, à qui bon vous semblera, une
_coltellata_ d'aussi solide qualité que si nous étions en plein moyen
âge.

--Grand merci, mon maître, répondis-je. Cependant une _coltellata_ me
paraît une chose si romantique et tellement adaptée à la mode nouvelle,
que je voudrais en recevoir une, dût-elle me retenir trois jours au lit.

--Les Français se moquent de tout, reprit-il, et ils ne sont pas plus
terribles que les autres en présence du danger. Pour nous, nous sommes
heureusement très-dégénérés dans l'art du couteau; cependant il y a
encore des amateurs qui le cultivent, et il n'y a pas de danger qu'il se
perde comme les autres arts.

--Vous ne me ferez pas croire que cela entre dans l'éducation de vos
dandies?

--Cela n'entre dans celle de personne, répondit-il d'un air un peu
suffisant. Cependant, il y a dans la main d'un Vénitien une certaine
adresse naturelle qui le rend capable de devenir habile en peu de temps.
Tenez, essayons cela ensemble.--Il alla prendre sur son bureau un vieux
petit couteau de mauvaise mine, et, ouvrant la porte de ma chambre, il
se ménagea une distance de dix pas, et plaça les bougies de manière à
éclairer un pain à cacheter collé au but pour point de mire. Il tenait
le couteau d'un air négligé et sans paraître songer a mal.--Voyez-vous,
dit-il, on fait comme cela; on a une main dans sa poche, on regarde le
temps qu'il fait, on siffle un air d'opéra, on passe à distance de son
homme, et, sans que personne s'en aperçoive, sans presque mouvoir le
bras, on lance le harpon. Regardez! Avez-vous vu?

--Je vois, docteur, lui dis-je, que ta perruque est tombée sur les
genoux de Beppa, et que le chat s'enfuit épouvanté. Quand tu voudras
jouer au couteau tout de bon, il faudra tâcher de ne pas te trahir par
des incidents aussi burlesques.--Mais le couteau, dit-il sans se
déconcerter et sans songer à relever sa perruque, où est le couteau, je
vous prie?--Je regardai le but: le couteau était certainement planté
dans le pain à cacheter.

--Tudieu! lui dis-je, est-ce ainsi que tu saignes tes malades, cher
docteur?

--Il est vrai que j'ai perdu ma perruque, dit-il d'un air triomphant;
mais remarquez que j'avais affaire à une porte de plein chêne,
incontestablement plus difficile à pénétrer que le sternum, l'épigastre
ou le cœur d'un homme. Quant aux femmes, ajouta-t-il, méfiez-vous de
celles qui sont blanches, courtes et blondes. Il y a un certain type qui
n'a pas dégénéré. Quand le bleu de l'œil est foncé et le coloris du
visage changeant, tâchez qu'elles n'aient pas de ressentiment contre
vous, ou bien n'allez pas faire le gentil sous leurs balcons. . . .

       *       *       *       *       *

....Tu ne te doutes pas, mon ami, de ce que c'est que Venise. Elle n'avait
pas quitté le deuil qu'elle endosse avec l'hiver, quand tu as vu ses
vieux piliers de marbre grec, dont tu comparais la couleur et la forme à
celles des ossements desséchés. A présent le printemps a soufflé sur
tout cela comme une poussière d'émeraude. Le pied de ces palais, où les
huîtres se collaient dans la mousse croupie, se couvre d'une mousse
vert-tendre, et les gondoles coulent entre deux tapis de cette belle
verdure veloutée, où le bruit de l'eau vient s'amortir languissamment
avec l'écume du sillage. Tous les balcons se couvrent de vases de
fleurs, et les fleurs de Venise, nées dans une glaise tiède, écloses
dans un air humide, ont une fraîcheur, une richesse de tissu et une
langueur d'attitudes qui les font ressembler aux femmes de ce climat,
dont la beauté est éclatante et éphémère comme la leur. Les ronces
doubles grimpent autour de tous les piliers, et suspendent leurs
guirlandes de petites rosaces blanches aux noires arabesques des
balcons. L'iris à odeur de vanille, la tulipe de Perse, si purement
rayée de rouge et de blanc qu'elle semble faite de l'étoffe qui servait
de costume aux anciens Vénitiens, les roses de Grèce, et des pyramides
de campanules gigantesques s'entassent dans les vases dont la rampe est
couverte; quelquefois un berceau de chèvrefeuille à fleurs de grenat
couronne tout le balcon d'un bout à l'autre, et deux ou trois cages
vertes cachées dans le feuillage renferment les rossignols qui chantent
jour et nuit comme en pleine campagne. Cette quantité de rossignols
apprivoisés est un luxe particulier à Venise. Les femmes ont un talent
remarquable pour mener à bien la difficile éducation de ces pauvres
chanteurs prisonniers, et savent, par toutes sortes de délicatesses et
de recherches, adoucir l'ennui de leur captivité. La nuit, ils
s'appellent et se répondent de chaque côté des canaux. Si une sérénade
passe, ils se taisent tous pour écouter, et, quand elle est partie, ils
recommencent leurs chants, et semblent jaloux de surpasser la mélodie
qu'ils viennent d'entendre.

A tous les coins de rue, la madone abrite sa petite lampe mystérieuse
sous un dais de jasmin, et les _traghetti_, ombragés de grandes
treilles, répandent, le long du Grand-Canal, le parfum de la vigne en
fleur, le plus suave peut-être parmi les plantes.

Ces traghetti sont des places de station pour les gondoles publiques.
Ceux qui sont établis sur les rives du Canalazzo sont le rendez-vous des
_facchini_ qui viennent causer et fumer avec les gondoliers. Ces
messieurs sont groupés là d'une manière souvent théâtrale. Tandis que
l'un, couché sur sa gondole, bâille et sourit aux étoiles, un autre
debout sur la rive, débraillé, l'air railleur, le chapeau retroussé sur
une forêt de longs cheveux crépus, dessine sa grande silhouette sur la
muraille. Celui-là est le matamore du traghetto. Il fait souvent des
courses de nuit du côté de Canaregio, dans une barque où les passagers
ne se hasardent guère, et il rentre quelquefois, le matin, avec la tête
fendue d'un coup de rame qu'il prétend avoir reçu au cabaret. Il est
l'espoir de sa famille, et sa poitrine est chargée d'images, de reliques
et de chapelets que sa femme, sa mère et ses sœurs ont fait bénir
pour le préserver des dangers de sa profession nocturne. Malgré ses
exploits, il n'est ni vantard ni insolent. La prudence n'abandonne
jamais un Vénitien. Jamais le plus hardi contrebandier ne laisse
échapper un mot de trop, même devant son meilleur ami; et quand il
rencontre le garde-finance dont il a supporté le feu la veille, il parle
avec, lui des événements de la nuit avec autant de sang-froid et de
présence d'esprit que s'il les avait appris par la voix
publique.--Auprès de lui on peut voir un vieux sournois qui en sait plus
long que les autres, mais dont la voix s'est enrouée à crier sur les
canaux ces paroles d'une langue inconnue, dérivée peut-être du turc ou
de l'arménien, qui servent de signaux aux rameurs de Venise pour
s'avertir et s'éviter dans l'obscurité, ou au détour d'un angle du
canal. Celui-ci, couché sur le pavé, dans l'attitude d'un chien
rancuneux, a vu les fastes de la république; il a conduit la gondole du
dernier doge; il a ramé sur le Bucentaure. Il raconte longuement, quand
il trouve des auditeurs, des histoires de fêtes qui ressemblent à des
contes de fées; mais quand il craint de ne pas être entendu avec
recueillement, il s'enferme dans son mépris du temps présent, et
contemple avec philosophie les trous nombreux de sa casaque, en se
rappelant qu'il a porté la veste de soie bariolée, l'écharpe flottante
et la barrette emplumée. Trois ou quatre autres se pressent face à face
devant la madone. Ils semblent avoir un secret d'importance à se
confier; on dirait presque d'un groupe de bandits méditant un assassinat
sur la route de Terracine. Mais ils vont se livrer à la plus innocente
de leurs passions, celle de chanter en chœur. Le _tenore_, qui est en
général un gros réjoui, à voix grasse et grêle, commence en fausset du
haut de sa tête et du fond de son nez. C'est lui qui, selon leur
expression énergique, _gante_ la note, et chante seul le premier vers.
Peu à peu les autres le suivent, et la basse-taille, plus rauque qu'un
bœuf enrhumé, s'empare des trois ou quatre notes dont se compose sa
partie, mais qu'elle place toujours bien, et qui certainement sont d'un
grand effet. La basse-taille est d'ordinaire un grand jeune homme sec,
bronzé, à physionomie grave et dédaigneuse, un des quatre ou cinq types
physiques dont à Venise, comme partout, la population se compose.
Celui-là est peut-être le plus rare, le plus beau et le moins national.
Le pur sang insulaire des lagunes produit le type que décrit ainsi
Gozzi: _Bianco, biondo e grassotto_.--Robert va sans doute rassembler,
dans le cadre qu'il remplit à présent à Venise, les plus beaux modèles
de ces diverses variétés, et nous donner de cette race caractérisée une
idée à la fois poétique et vraie[B]. Sa couleur, broyée aux ardents
rayons du soleil de l'Italie méridionale, se modifiera sans doute à
Venise, et se teindra d'une chaleur moins âpre et moins éblouissante.
Heureux l'homme qui peut faire de ses impressions et de ses souvenirs
des monuments éternels!

Les chants qui retentissent, le soir, dans tous les carrefours de cette
ville sont tirés de tous les opéras anciens et modernes de l'Italie,
mais tellement corrompus, arrangés, adaptés aux facultés vocales de ceux
qui s'en emparent, qu'ils sont devenus tout indigènes, et que plus d'un
compositeur serait embarrassé de les réclamer. Rien n'embarrasse ces
improvisateurs de pots-pourris. Une cavatine de Bellini devient
sur-le-champ un chœur à quatre parties. Un chœur de Rossini
s'adapte à deux voix au milieu d'un duo de Mercadante, et le refrain
d'une vieille barcarolle d'un maestro inconnu, ralentie jusqu'à la
mesure grave du chant d'église, termine tranquillement le thème tronqué
d'un cantique de Marcello. Mais l'instinct musical de ce peuple sait
tirer parti de tant de monstruosités, le plus heureusement possible, et
lier les fragments de cette mutilation avec une adresse qui rend souvent
la transition difficile à apercevoir. Toute musique est simplifiée et
dépouillée d'ornements par leur procédé, ce qui ne la rend pas plus
mauvaise. Ignorants de la musique écrite, ces dilettanti passionnés vont
recueillant dans leur mémoire les bribes d'harmonie qu'ils peuvent
saisir à la porte des théâtres ou sous le balcon des palais. Ils les
cousent à d'autres portions éparses qu'ils possèdent d'ailleurs, et les
plus exercés, ceux qui conservent les traditions du chant à plusieurs
parties, règlent la mesure de l'ensemble. Cette mesure est un
impitoyable adagio, auquel doivent se soumettre les plus brillantes
fantaisies de Rossini: et vraiment cela me rangerait presque à l'avis
de ceux qui pensent que la musique n'a pas de caractère par elle-même,
et se ploie à exprimer toutes les situations et tous les sentiments
possibles, selon le mouvement qu'il plaît aux exécutants de lui donner.
C'est le champ le plus vaste et le plus libre qui soit ouvert à
l'imagination, et, bien plus que le peintre, le musicien crée pour les
autres des effets opposés à ceux qu'il a créés pour lui. La première
fois que j'ai entendu la symphonie pastorale de Beethoven, je n'étais
pas averti du sujet, et j'ai composé dans ma tête un poëme dans le goût
de Milton sur cette adorable harmonie. J'avais placé la chute de l'ange
rebelle et son dernier cri vers le ciel, précisément à l'endroit où le
compositeur fait chanter la caille et le rossignol. Quand j'ai su que je
m'étais trompé, j'ai recommencé mon poëme à la seconde audition, et il
s'est trouvé dans le goût de Gessner, sans que mon esprit fît la moindre
résistance à l'impression que Beethoven avait eu dessein de lui donner.

L'absence de chevaux et de voitures et la sonorité des canaux font de
Venise la ville la plus propre à retentir sans cesse de chansons et
d'aubades. Il faudrait être bien enthousiaste pour se persuader que les
chœurs de gondoliers et de facchini sont meilleurs que ceux de
l'Opéra de Paris, comme je l'ai entendu dire à quelques personnes d'un
heureux caractère; mais il est bien certain qu'un de ces chœurs,
entendu de loin sous les arceaux des palais moresques que blanchit la
lune, fait plus de plaisir qu'une meilleure musique exécutée sous les
châssis d'une colonnade en toile peinte. Les grossiers dilettanti
beuglent dans le ton et dans la mesure; les froids échos de marbre
prolongent sur les eaux ces harmonies graves et rudes comme les vents de
la mer. Cette magie des effets acoustiques et le besoin d'entendre une
harmonie quelconque dans le silence de ces nuits enchantées font écouter
avec indulgence, je dirais presque avec reconnaissance, la plus modeste
chansonnette qui arrive, passe et se perd dans l'éloignement.

Quand on arrive à Venise, et qu'un gondolier bien tenu vient vous
attendre à la porte de l'auberge, avec sa veste de drap et son chapeau
rond, il est impossible de retrouver en lui la plus légère trace de
cette élégance qu'ils avaient aux temps féeriques de Venise. On la
chercherait aussi vainement sous les guenilles de ceux qui abandonnent
leurs vêtements à un désordre plus pittoresque. Mais l'esprit incisif,
pénétrant et subtil de cette classe célèbre n'est pas encore tout à fait
perdu. Leurs physionomies ont généralement ce caractère de finesse
mielleuse qu'on pourrait prendre au premier coup d'œil pour de la
gaieté bienveillante, mais qui cache une mordante causticité et une
astuce profonde. Le caractère de cette race et celui de la nation
vénitienne est encore ce qu'il a été de tout temps, la prudence. Nulle
part il n'y a plus de paroles et moins de faits, plus de querelles et
moins de rixes. Les _barcaroles_ ont un merveilleux talent pour se dire
des injures; mais il est bien rare qu'ils en viennent aux mains. Deux
barques se rencontrent et se heurtent à l'angle d'un mur, par la
maladresse de l'un et l'inattention de l'autre. Les deux barcaroles
attendent en silence le choc qu'il n'est plus temps d'éviter; leur
premier regard est pour la barque; quand ils se sont assurés l'un et
l'autre de ne s'être point endommagés, ils commencent à se toiser
pendant que les barques se détachent et se séparent. Alors commence la
discussion.--Pourquoi n'as-tu pas crié _siastali_[C]?--J'ai
crié.--Non.--Si fait.--Je gage que non, _corpo di Bacco!_--Je jure que
si, _sangue di Diana!_--Mais avec quelle diable de voix?--Mais quelle
espèce d'oreilles as-tu pour entendre?--Dis-moi dans quel cabaret tu
t'éclaircis la voix de la sorte.--Dis-moi de quel âne ta mère a rêvé
quand elle était grosse de toi.--La vache qui t'a conçu aurait dû
t'apprendre à beugler.--L'ânesse qui t'a enfanté aurait dû te donner les
oreilles de ta famille.--Qu'est-ce que tu dis, race de chien?--Qu'est-ce
que tu dis, fils de guenon?--Alors la discussion s'anime, et va toujours
s'élevant à mesure que les champions s'éloignent. Quand ils ont mis un
ou deux ponts entre eux, les menaces commencent.--Viens donc un peu ici,
que je te fasse savoir de quel bois sont faites mes rames.--Attends,
attends, figure de marsouin, que je fasse sombrer ta coque de noix en
crachant dessus.--Si j'éternuais auprès de ta coquille d'œuf, je la
ferais voler en l'air.--Ta gondole aurait bon besoin d'enfoncer un peu
pour laver les vers dont elle est rongée.--La tienne doit avoir des
araignées, car tu as volé le jupon de ta maîtresse pour lui faire une
doublure.--Maudite soit la madone de ton traguet pour n'avoir pas envoyé
la peste à de pareils gondoliers!--Si la madone de ton traguet n'était
pas la concubine du diable, il y a longtemps que tu serais noyé.--Et
ainsi, de métaphore en métaphore, on en vient aux plus horribles
imprécations; mais heureusement, au moment où il est question de
s'égorger, les voix se perdent dans l'éloignement, et les injures
continuent encore longtemps après que les deux adversaires ne
s'entendent plus.

       *       *       *       *       *

Les gondoliers des particuliers portent, dans ce temps-ci, des vestes
rondes de toile anglaise imprimée à grands ramages de diverses couleurs.
Une veste fond blanc à dessins perse, un pantalon blanc, un ceinturon
rouge ou bleu, et un bonnet de velours noir dont le gland de soie tombe
sur l'oreille à la manière des Chioggiotes, composent un costume de
gondolier très-élégant et très-frais. Il y a encore quelques jeunes gens
de bon ton qui l'endossent et qui se donnent le divertissement de
conduire une petite barque sur les canaux. Autrefois c'était pour les
dandies de Venise ce que l'exercice du cheval est pour ceux de Paris.
Ils s'exerçaient particulièrement dans les petits canaux, où le
rapprochement des croisées permettait aux belles d'admirer leur grâce et
leur bonne mine. Cela se voit encore quelquefois. Tous les soirs, deux
de ces élégants viennent sillonner notre canalette avec une rapidité et
une force remarquables. Je crois bien qu'ils sont un peu attirés sous
notre balcon par les beaux yeux de Beppa, et que l'un des deux a quelque
prétention de lui plaire. Il est perché sur la poupe, le poste le plus
périlleux et le plus honorable, et la barque ne s'éloigne guère de
l'espace que peut embrasser le regard de la belle. Il y a vraiment peu
de gondoliers de profession capables d'en remontrer à ces deux
dilettanti. Ils lancent leur esquif comme une flèche, et je doute qu'un
cavalier bien monté pût les suivre sur un rivage parallèle. Le grand
tour de force, et celui que nos amateurs exécutent très-bravement, est
de lancer la barque à pleines rames, de l'amener jusqu'à l'angle d'un
pont, et de s'arrêter là tout à coup au moment où la proue va toucher le
but. C'est un jeu adroit et courageux, et je m'afflige plus de le voir
tomber en désuétude que de la perte du luxe et des richesses de Venise.
Si l'énergie du corps et de l'esprit ne s'était pas perdue, il ne
faudrait désespérer de rien. Et en outre, ce n'est pas un trop mauvais
moyen pour attirer l'attention des femmes. Je ne m'étonnerais pas que
Beppa vît avec un certain intérêt ce grand blond aux vives couleurs,
qui, en équilibre sur la pointe de sa mince barchetta, semble à chaque
instant près de se briser avec elle, et, vingt fois en un quart d'heure,
triomphe d'un danger auquel il s'expose pour avoir un regard de Beppa.
Beppa prétend qu'elle ne sait pas seulement de quelle couleur sont les
yeux de ce jeune homme. Hum! Beppa!

Tous les amateurs ne sont pas aussi heureux que ceux-ci. Malheur à ceux
qui échouent en présence des dames placées aux fenêtres, et des
gondoliers groupés sur les ponts pour juger! L'autre jour, deux braves
bourgeois, âgés chacun d'un demi-siècle, et retranchés depuis dix ans au
moins dans la douce occupation de cultiver leur obésité, se sont, on ne
sait comment, défiés à la _regata_. Chacun apparemment s'était avisé de
vanter les prouesses de son jeune temps, et l'amour-propre s'était mêlé
de la partie. Quoi qu'il en soit, ces deux honnêtes célibataires avaient
ouvert un pari à leurs amis. A l'heure dite, les gondoles se groupent
sur le lieu du combat. Les parieurs et une foule de dilettanti et
d'oisifs s'attroupent sur les rives et sur les ponts voisins. Les deux
barques rivales s'avancent, et les deux champions s'élèvent chacun sur
sa poupe avec une lente majesté. Ser Ortensio s'élance avec gloire et
saisit la rame d'un bras vigoureux. Mais avant que Ser Demetrio eût le
temps d'en faire autant, soit par hasard, soit par malice, une des
barques spectatrices heurta légèrement la sienne; le digne homme perdit
l'équilibre, et tomba lourdement dans les flots comme un saule déraciné
par la tempête. Heureusement le fossé n'était pas profond. Ser Demetrio
se trouva jusqu'au cou dans l'eau tiède et jusqu'aux genoux dans la
vase. Juge des rires et des huées des assistants, parmi lesquels était
bon nombre de caustiques gondoliers. Les amis du malheureux Demetrio
s'empressèrent de le retirer; on le nettoya, on le mit dans un lit bien
chaud, et sa gouvernante passa la journée à lui faire avaler des
cordiaux; tandis que son adversaire, déclaré vainqueur à l'unanimité,
allait au restaurant de Sainte-Marguerite faire un dîner splendide avec
l'argent de la collecte et les convives des deux partis.

Quant au gondolier indépendant, il ne possède que son pantalon, sa
chemise et sa pipe, quelquefois un petit caniche noir qui nage à côté de
la gondole avec l'agilité infatigable d'un poisson. Le gondolier porte
la madone de son traguet tatouée sur la poitrine avec une aiguille rouge
et de la poudre à canon. Il a son patron sur un bras et sa patronne sur
l'autre. Il n'est point, jour et nuit, comme nos cochers de fiacre, aux
ordres du premier venu. Il n'obéit qu'au chef de son traguet, qui est un
simple gondolier comme lui, élu par un libre vote, approuvé de la
police, et qui désigne à chacun de ses administrés le jour où il est de
service au traguet. Le reste du temps, le gondolier gagne librement sa
journée, et, quand une ou deux courses dans la matinée ont assuré
l'entretien de son estomac et de sa pipe jusqu'au lendemain, il s'endort
le ventre au soleil, sans se soucier que l'empereur passe, et sans se
laisser tenter par aucune offre qui mettrait de nouveau ses bras en
sueur. Il est vrai que son office est plus pénible que celui de conduire
deux paisibles coursiers du haut d'un siége de voiture. Mais son
caractère est aussi plus insouciant et plus indépendant. Souple,
flatteur, et mendiant à jeun, il se moque de celui qui lui marchande son
salaire comme de celui qui l'outre-passe. Il est ivrogne, facétieux,
bavard, familier et fripon, à certains égards; c'est-à-dire qu'il
respectera scrupuleusement votre foulard, votre parapluie, tout paquet
scellé, toute bouteille cachetée; mais si vous le laissez en compagnie
de quelque bouteille entamée ou de quelque pipe, vous le retrouverez
occupé à boire votre marasquin et à fumer votre tabac avec la
tranquillité d'un homme qui se livre aux plus légitimes opérations.

       *       *       *       *       *

On ne nous avait certainement pas assez vanté la beauté du ciel et les
délices des nuits de Venise. La lagune est si calme dans les beaux soirs
que les étoiles n'y tremblent pas. Quand on est au milieu, elle est si
bleue, si unie, que l'œil ne saisit plus la ligne de l'horizon, et
que l'eau et le ciel ne font plus qu'un voile d'azur, où la rêverie se
perd et s'endort. L'air est si transparent et si pur que l'on découvre
au ciel cinq cent mille fois plus d'étoiles qu'on n'en peut apercevoir
dans notre France septentrionale. J'ai vu ici des nuits étoilées au
point que le blanc argenté des astres occupait plus de place que le bleu
de l'éther dans la voûte du firmament. C'était un semis de diamants qui
éclairait presque aussi bien que la lune à Paris. Ce n'est pas que je
veuille dire du mal de notre lune; c'est une beauté pâle dont la
mélancolie parle peut-être plus à l'intelligence que celle-ci. Les nuits
brumeuses de nos tièdes provinces ont des charmes que personne n'a
goûtés mieux que moi et que personne n'a moins envie de renier. Ici la
nature, plus vigoureuse dans son influence, imposa peut-être un peu trop
de silence à l'esprit. Elle endort la pensée, agite le cœur et domine
les sons. Il ne faut guère songer, à moins d'être un homme de génie, à
écrire des poëmes durant ces nuits voluptueuses: il faut aimer ou
dormir.

Pour dormir, il y a un endroit délicieux: c'est le perron de marbre
blanc qui descend des jardins du vice-roi au canal. Quand la grille
dorée est fermée du côté du jardin, on peut se faire conduire par la
gondole sur ces dalles, chaudes encore des rayons du couchant, et n'être
dérangé par aucun importun piéton, à moins qu'il n'ait pour venir à vous
la foi qui manqua à saint Pierre. J'ai passé là bien des heures tout
seul, sans penser à rien, tandis que Catullo et sa gondole dormaient au
milieu de l'eau, à la portée du sifflet. Quand le vent de minuit passe
sur les tilleuls et en secoue les fleurs sur les eaux; quand le parfum
des géraniums et des girofliers monte par bouffées, comme si la terre
exhalait sous le regard de la lune des soupirs embaumés; quand les
coupoles de Sainte-Marie élèvent dans les cieux leurs demi-globes
d'albâtre et leurs minarets couronnés d'un turban; quand tout est blanc,
l'eau, le ciel et le marbre, les trois éléments de Venise, et que du
haut de la tour de Saint-Marc une grande voix d'airain plane sur ma
tête, je commence à ne plus vivre que par les pores, et malheur à qui
viendrait faire un appel à mon âme! je végète, je me repose, j'oublie.
Qui n'en ferait autant à ma place? Comment voudrais-tu que je pusse me
tourmenter pour savoir si monsieur un tel a fait un article sur mes
livres, si monsieur un autre a déclaré mes principes dangereux, et mon
cigare immoral?... Tout ce que je puis dire, c'est que ces messieurs
sont bien bons de s'occuper de moi, et que, si je n'avais pas de dettes,
je ne quitterais pas le perron du vice-roi pour leur procurer du
scandale à mon bureau. _Ma la fama_, dit l'orgueilleux Alfieri. _Ma la
fame_, répond Gozzi joyeusement.

Je défie qui que ce soit de m'empêcher de dormir agréablement quand je
vois Venise, si appauvrie, si opprimée et si misérable, défier le temps
et les hommes de l'empêcher d'être belle et sereine. Elle est là, autour
de moi, qui se mire dans ses lagunes d'un air de sultane, et ce peuple
de pêcheurs qui dort sur le pavé à l'autre bout de la rive, hiver comme
été, sans autre oreiller qu'une marche de granit, sans autre matelas que
sa casaque tailladée, lui aussi n'est-il pas un grand exemple de
philosophie? Quand il n'a pas de quoi acheter une livre de riz, il se
met à chanter un chœur pour se distraire de la faim; c'est ainsi
qu'il défie ses maîtres et sa misère, accoutumé qu'il est à braver le
froid, le chaud et la bourrasque. Il faudra bien des années d'esclavage
pour abrutir entièrement ce caractère insouciant et frivole, qui,
pendant tant d'années, s'est nourri de fêtes et de divertissements. La
vie est encore si facile à Venise! la nature si riche et si exploitable!
La mer et les lagunes regorgent de poisson et de gibier; on pêche en
pleine rue assez de coquillages pour nourrir la population. Les jardins
sont d'un excellent revenu: il n'est pas un coin de cette grasse argile
qui ne produise généreusement en fruits et en légumes plus qu'un champ
en terme ferme. De ces milliers d'isolettes dont la lagune est semée,
arrivent tous les jours des bateaux remplis de fruits, de fleurs et
d'herbages si odorants qu'on en sent la trace parfumée dans la vapeur du
matin. La franchise du port apporte à bas prix les denrées étrangères;
les vins les plus exquis de l'Archipel coûtent moins cher à Venise que
le plus simple ordinaire à Paris. Les oranges arrivent de Palerme avec
une telle profusion, que, le jour de l'entrée du bateau sicilien dans le
port, on peut acheter dix des plus belles pour quatre ou cinq sous de
notre monnaie. La vie animale est donc le moindre sujet de dépense à
Venise, et le transport des denrées se fait avec une aisance qui
entretient l'indolence des habitants. Les provisions arrivent par eau
jusqu'à la porte des maisons; sur les ponts et dans les rues pavées
passent les marchands en détail. L'échange de l'argent avec les objets
de consommation journalière se fait à l'aide d'un panier et d'une corde.
Ainsi, toute une famille peut vivre largement sans que personne, pas
même le serviteur, sorte de la maison. Quelle différence entre cette
commode existence et le laborieux travail qu'une famille, seulement à
demi pauvre, est forcée d'accomplir chaque jour à Paris pour parvenir à
dîner plus mal que le dernier ouvrier de Venise! Quelle différence aussi
entre la physionomie préoccupée et sérieuse de ce peuple qui se heurte
et se presse, qui se crotte et se fait jour avec les coudes dans la
cohue de Paris, et la démarche nonchalante de ce peuple vénitien qui se
traîne en chantant et en se couchant à chaque pas sur les dalles lisses
et chaudes des quais? Tous ces industriels, qui chaque jour apportent à
Venise leur fonds de commerce dans un panier, sont les esprits les plus
plaisants du monde, et débitent leurs bons mots avec leur marchandise.
Le marchand de poissons, à la fin de sa journée, fatigué et enroué
d'avoir crié tout le matin, vient s'asseoir dans un carrefour ou sur un
parapet; et là, pour se débarrasser de son reste, il décoche aux
passants et aux fumeurs des balcons les invitations les plus
ingénieuses.--Voyez, dit-il, c'est le plus beau poisson de ma provision!
je l'ai gardé jusqu'à cette heure, parce que je sais qu'a présent les
gens de bien dînent les derniers. Voyez quelles jolies sardines, quatre
pour deux centimes! Un regard de la belle camérière sur ce beau poisson,
et un autre par-dessus le marché pour le pauvre _pescaor_.--Le porteur
d'eau fait des calembours en criant sa denrée: _Aqua fresca e
tenera_.--Le gondolier, stationné au traguet, invite le passager par
des offres merveilleuses:--Allons-nous ce soir à Trieste, monseigneur?
voici une belle gondole qui ne craint pas la bourrasque en pleine mer,
et un gondolier capable de ramer sans s'arrêter jusqu'à Constantinople.

Les plaisirs inattendus sont les seuls plaisirs de ce monde. Hier je
voulais aller voir lever la lune sur l'Adriatique; jamais je ne pus
décider Catullo le père à me conduire au rivage du Lido. Il prétendait,
ce qu'ils prétendent tous quand ils n'ont pas envie d'obéir, qu'il avait
l'eau et le vent contraires. Je donnai de tout mon cœur le docteur au
diable pour m'avoir envoyé cet asthmatique qui rend l'âme à chaque coup
de rame, et qui est plus babillard qu'une grive quand il est ivre.
J'étais de la plus mauvaise humeur du monde quand nous rencontrâmes, en
face de la Salute, une barque qui descendait doucement vers le
Grand-Canal en répandant derrière elle, comme un parfum, les sons d'une
sérénade délicieuse.--Tourne la proue, dis-je au vieux Catullo: tu auras
au moins, j'espère, la force de suivre cette barque.

Une autre barque, qui flânait par là, imita mon exemple, puis une
seconde, puis une autre encore, puis enfin toutes celles qui humaient le
frais sur le canalazzo, et même plusieurs qui étaient vacantes, et dont
les gondoliers se mirent à cingler vers nous en criant: _Musica!
musica!_ d'un air aussi affamé que les Israélites appelant la manne dans
le désert. En dix minutes, une flottille s'était formée autour des
dilettanti; toutes les rames faisaient silence, et les barques se
laissaient couler au gré de l'eau. L'harmonie glissait mollement avec la
brise, et le hautbois soupirait si doucement, que chacun retenait sa
respiration de peur d'interrompre les plaintes de son amour. Le violon
se mit à pleurer d'une voix si triste et avec un frémissement tellement
sympathique, que je laissai tomber ma pipe, et que j'enfonçai ma
casquette jusqu'à mes yeux. La harpe fit alors entendre deux ou trois
gammes de sons harmoniques qui semblaient descendre du ciel et promettre
aux âmes souffrantes sur la terre les consolations et les caresses des
anges. Puis le cor arriva comme du fond des bois, et chacun de nous crut
voir son premier amour venir du haut des forêts du Frioul et s'approcher
avec les sons joyeux de la fanfare. Le hautbois lui adressa des paroles
plus passionnées que celles de la colombe qui poursuit son amant dans
les airs. Le violon exhala les sanglots d'une joie convulsive; la harpe
fit vibrer généreusement ses grosses cordes, comme les palpitations d'un
cœur embrasé, et les sons des quatre instruments s'étreignirent comme
des âmes bienheureuses qui s'embrassent avant de partir ensemble pour
les cieux. Je recueillis leurs accents, et mon imagination les entendit
encore après qu'ils eurent cessé. Leur passage avait laissé dans
l'atmosphère une chaleur magique, comme si l'amour l'avait agitée de ses
ailes.

Il y eut quelques instants de silence que personne n'osa rompre. La
barque mélodieuse se mit à fuir comme si elle eût voulu nous échapper;
mais nous nous élançâmes sur son sillage. On eût dit d'une troupe de
pétrels se disputant à qui saisira le premier une dorade. Nous la
pressions de nos proues à grandes scies d'acier, qui brillaient au clair
de la lune comme les dents embrasées des dragons de l'Arioste. La
fugitive se délivra à la manière d'Orphée: quelques accords de la harpe
firent tout rentrer dans l'ordre et le silence. Au son des légers
arpéges, trois gondoles se rangèrent à chaque flanc de celle qui portait
la symphonie, et suivirent l'adagio avec une religieuse lenteur. Les
autres restèrent derrière comme un cortège, et ce n'était pas la plus
mauvaise place pour entendre. Ce fut un coup d'œil fait pour réaliser
les plus beaux rêves, que cette file de gondoles silencieuses qui
glissait doucement sur le large et magnifique canal de Venise. Au son
des plus suaves motifs d'_Oberon_ et de _Guillaume Tell_, chaque
ondulation de l'eau, chaque léger bondissement des rames, semblaient
répondre affectueusement au sentiment de chaque phrase musicale. Les
gondoliers, debout sur la poupe, dans leur attitude hardie, se
dessinaient dans l'air bleu, comme de légers spectres noirs, derrière
les groupes d'amis et d'amants qu'ils conduisaient. La lune s'élevait
peu à peu et commençait à montrer sa face curieuse au-dessus des toits;
elle aussi avait l'air d'écouter et d'aimer cette musique. Une des rives
de palais du canal, plongée encore dans l'obscurité, découpait dans le
ciel ses grandes dentelles mauresques, plus sombres que les portes de
l'enfer. L'autre rive recevait le reflet de la pleine lune, large et
blanche alors comme un bouclier d'argent, sur ses façades muettes et
sereines. Cette file immense de constructions féeriques, que n'éclairait
pas d'autre lumière que celle des astres, avait un aspect de solitude,
de repos et d'immobilité vraiment sublime. Les minces statues qui se
dressent par centaines dans le ciel semblaient des volées d'esprits
mystérieux chargés de protéger le repos de cette muette cité, plongée
dans le sommeil de la Belle au bois dormant, et condamnée comme elle à
dormir cent ans et plus.

Nous voguâmes ainsi près d'une heure. Les gondoliers étaient devenus un
peu fous. Le vieux Catullo lui-même bondissait à l'allégro et suivait la
course rapide de la petite flotte. Puis sa rame retombait _amorosa_ à
l'andante, et il accompagnait ce mouvement gracieux d'une espèce de
grognement de béatitude. L'orchestre s'arrêta sous le portique du
Lion-Blanc. Je me penchai pour voir Mylord sortir de sa gondole. C'était
un enfant spleenétique, de dix-huit à vingt ans, chargé d'une longue
pipe turque, qu'il était certainement incapable de fumer tout entière
sans devenir phthisique au dernier degré. Il avait l'air de s'ennuyer
beaucoup; mais il avait payé une sérénade dont j'avais beaucoup mieux
profité que lui, et dont je lui sus le meilleur gré du monde.

Je remontai le canal, et, au moment où nous nous arrêtions devant la
Piazzetta, où j'avais donné rendez-vous à mes amis pour aller prendre
le sorbet ensemble, je rencontrai une barque chargée de plusieurs
gondoliers en goguette qui me crièrent:--_Monsiou_, faites donc chanter
le Tasse à votre gondolier.--C'était une épigramme adressée au vieux
Catullo, qui a une maladie chronique de la trachée-artère et une
extinction de voix perpétuelle.--Il paraît qu'on te connaît ici,
_vechio_, lui dis-je.--Ah! _lustrissimo!_ répondit-il, _E gnente, semo
Nicoloti_.--Tu es Nicoloto, toi, avec cette tournure-là? lui
demandai-je.--Nicoloto, reprit-il, et des bons.--Noble,
peut-être?--Comme dit Votre Seigneurie.--As-tu par hasard un doge dans
ta famille?--Lustrissimo, j'ai mieux que cela; j'ai trois porcs,
c'est-à-dire trois prix de régate, trois portraits à la maison avec la
bannière d'honneur, et le dernier était mon père, un _grand homme_,
savez-vous, mon maître? deux fois plus grand et plus gros que mon fils.
Moi, je suis une pauvre araignée, toute tordue par accident; mais _mio
fio_ prouve bien que nous sommes de bonne lignée. Si l'empereur avait la
bonté de nous ordonner une régate, on verrait si le sang des Catulle est
dégénéré.--Diable! lui dis-je. Auriez-vous la complaisance, lustrissimo
Catullo, de me mettre à la rive, et de ne pas me voler mon tabac pendant
une heure que vous aurez à m'attendre?--Il n'y a pas de danger, mon
maître, répondit-il; le tabac me fait mal à la gorge.

--Est-ce qu'il y a encore des Nicoloti et des Castellani? demandai-je à
mes amis qui m'attendaient au pied de la colonne du Lion.--Que trop,
répondit Pierre; il y a, en ce moment-ci, une rumeur sourde dans la
ville, et une certaine agitation à la police, parce qu'il est question
parmi les gondoliers de renouveler les vieilles querelles.--Je pense
bien, dit Beppa, qu'on peut les laisser faire; de l'humeur pacifique
dont ils sont, leurs divisions ne feront de mal à personne et tout se
passera en paroles burlesques.--Il ne faut pas encore trop s'y fier,
reprit le docteur; nous ne sommes pas déjà si loin de la dernière
tentative qu'ils ont faite de réveiller l'esprit de parti, et leurs
coups d'essai s'annonçaient bien. C'était, je crois, en 1817, dit Beppa,
et tu sauras, Zorzi, toi qui méprises tant les petits couteaux de
Venise, qu'il y eut, en quatre ou cinq jours, de si bonnes _coltellate_
échangées entre les deux factions, qu'il y eut plus de cent personnes
blessées grièvement, dont beaucoup ne se relevèrent pas.--A la bonne
heure, répondis-je. Pourrais-tu me dire, docteur érudit, l'origine de
ces dissensions, toi qui sais dans quel goût était taillée la barbe du
doge Orseolo?--Cette origine se perd dans la nuit des temps,
répondit-il; elle est aussi ancienne que Venise. Ce que je puis te dire,
c'est que cette division partageait en deux les nobles aussi bien que la
plèbe. Les Castellani habitaient l'île de Castello, c'est-à-dire
l'extrémité orientale de Venise, jusqu'au pont de Rialto. Les Nicoloti
occupaient l'île de San-Nicolo, l'extrémité orientale, où sont situées
la place Saint-Marc, la rive des Esclavons, etc. Le Grand-Canal servait
de confins aux deux camps. Les Castellani, plus riches et plus élégants
que les autres, représentaient la faction aristocratique. Les nobles
avaient les premiers emplois de la république, et le peuple castellan
était employé aux travaux de l'arsenal. Il fournissait les pilotes pour
les vaisseaux de guerre, et les rameurs du doge dans le Bucentaure. Les
Nicoloti formaient le parti démocratique. Leurs gentilshommes étaient
envoyés dans les petites villes de la terre ferme comme gouverneurs, ou
occupaient dans les armées des emplois secondaires. Le peuple était
pauvre, mais brave et indépendant. Il était spécialement occupé de la
pêche, et avait son doge particulier, plébéien et soumis à l'autre doge,
mais investi de droits magnifiques, entre autres celui de s'asseoir à la
droite du grand doge dans les assemblées et fêtes solennelles. Ce doge
était d'ordinaire un vieux marinier expérimenté et portait le titre de
_Gastaldo dei Nicoloti_; son office était de présider à l'ordre des
pêches et de veiller à la tranquillité de ses administrés, dont il
était à la fois le supérieur et l'égal. C'est ce qui faisait dire aux
Nicoloti, s'adressant à leurs rivaux:--Tu rames pour le doge, et nous
ramons avec le doge. _Ti, ti voghi el dose, et mi vogo col dose._--La
république maintenait cette rivalité et protégeait scrupuleusement les
priviléges des Nicoloti, sous le prétexte de tenir vivante l'énergie
physique et morale de la population, mais plus certainement pour
contre-balancer, par un habile équilibre, la puissance patricienne.

Le gouvernement, continua le docteur, ne perdait aucune occasion de
flatter l'amour-propre de ces braves plébéiens, et leur donnait des
fêtes où ils étaient appelés à montrer la vigueur de leurs muscles et
leur habileté à conduire la barque. Les tours de force des Nicoloti sont
encore d'interminables sujets de vanterie et d'orgueil chez les enfants
de cette race herculéenne, et tu as pu voir, dans les bouges où nous
allons quelquefois panser des blessés ensemble, ces grossiers tableaux à
l'huile qui représentent le grand jeu de la pyramide humaine, et les
portraits des vainqueurs de la régate avec leur bannière brodée et
frangée d'or fin, au milieu de laquelle était brodée l'image d'un porc;
le don d'un porc véritable accompagnait ce prix, qui n'était que le
troisième, mais qui n'était pas le moins envié. Les Nicoloti
s'exerçaient à la lutte, et leurs femmes avaient leurs régates, où elles
ramaient à l'envi avec une force et une dextérité incontestables. Jugez
de ce qu'eût été cette population en colère, si par ces adroites
flatteries à sa vanité, et par une administration scrupuleusement
équitables, le gouvernement ne l'eût tenue en joie et en belle
humeur!--Le gouvernement étranger, dis-je, se sert d'autres moyens; il
jette en prison et punit sévèrement le moindre témoignage ostensible de
courage et de force.--Il faut avouer, reprit-il, qu'il n'eut pas
absolument tort de réprimer les excès de 1817; mais il aurait dû trouver
en outre le moyen de prévenir le retour de ces fureurs.--Les
croyez-vous bien éteintes? A la manière dont Catullo parlait de sa
noblesse plébéienne tout à l'heure, je croirais assez que les Castellani
ne sont pas encore très-liés avec les Nicoloti.--Si peu, me répondit le
docteur, qu'une conspiration des Nicoloti vient d'être découverte, et
qu'il est question de s'assurer de la personne de quarante ou cinquante
d'entre eux.

Quand nous eûmes pris le sorbet, nous retrouvâmes Catullo tellement
endormi, que le docteur ne vit rien de mieux que de remplir d'eau le
creux de sa main et de l'épancher doucement sur la barbe grise (_le
oneste piume_, comme aurait dit Dante) du gondolier octogénaire. Il ne
se fâcha nullement de cette plaisanterie et se mit courageusement à
l'ouvrage.--N'étais-tu pas, lui dit, chemin faisant, le docteur, de ce
fameux repas à Saint-Samuel, la semaine dernière?--Qui, moi, _paron_?
répondit le vieillard hypocrite. Pourquoi cela?--Je te demande, reprit
le docteur, si tu en étais ou si tu n'en étais pas.--_Mi son Nicolo,
paron._--Je ne parle pas de cela, dit le docteur en colère. Voyez s'il
répondra droit à une question! Me prends-tu pour un mouchard, vieux
sournois?--Non certainement, illustrissime, mais qu'est-ce que vous
voulez demander à un pauvre homme, moitié sourd, moitié imbécile?--Dis
donc, moitié ivrogne, moitié fourbe, lui dis-je.--Il n'y a pas de
danger, reprit le docteur, que ces drôles-là répondent sans savoir
pourquoi on les interroge. Eh bien! puisque tu ne veux pas parler, je
parlerai, moi; je t'avertis, mon vieux renard, que tu vas aller en
prison.--_In preson! mi! parchè, lustrissimo?_--Parce que tu as dîné à
Saint-Samuel, dit le docteur.--Et quel mal y a-t-il à dîner à
Saint-Samuel, _paron_?--Parce que tu as conspiré contre la sûreté de
l'État, lui dis-je.--_Mi Cristo!_ quel mal peut faire un pauvre homme
comme moi à l'État?--N'es-tu pas Nicoloto? dit le docteur.--_Mi, si!_ je
suis né Nicoloto.--Eh bien! tous les Nicoloti sont accusés de
conspiration, repris-je, et toi comme les autres.--_Santo Dïo!_ je n'ai
jamais fait de conspiration.--Ne connais-tu pas un certain Gambierazi?
dit le docteur.--Gambierazi! dit le prudent vieillard d'un air
émerveillé, quel Gambierazi?--Parbleu! Gambierazi ton compère. On dirait
que tu ne l'as jamais vu.--_Lustrissimo_, je n'ai pas entendu le nom que
vous disiez, Gamba... Gambierazi? Il y a beaucoup de Gambierazi!--Eh
bien! tu répondras demain plus catégoriquement à la police, dit le
docteur. Voyez-vous cet animal que j'ai sauvé vingt fois de la corde, et
qui devrait croire en moi comme en Dieu; le voilà qui joue au plus fin
avec moi et qui se méfie de moi comme d'un suppôt de police! Qu'il aille
au diable! Si je m'intéresse à lui dans cette affaire, je consens à être
pendu moi-même.

Ce matin, comme nous prenions le café sur le balcon, nous vîmes passer
dans une gondole _Catulus pater_ et _Catulus filius_, accompagnés de
deux sbires.--Fort bien, dit le docteur, je ne croyais pas deviner si
juste. Mais qu'est-ce que veut ce vieux bavard avec sa voix de
grenouille enrhumée et ses signes d'intelligence?--_Catulus pater_
faisait en effet des efforts incroyables pour se faire entendre de nous;
mais son enrouement chronique ne le lui permettant pas, il eut un
colloque conciliatoire avec un sbire, qui consentit à faire arrêter la
gondole et à accompagner son prisonnier jusqu'à nous.--Ah! ah! dit le
docteur, que viens-tu faire ici? Ne sais-tu pas que c'est moi qui t'ai
dénoncé!

--Oh! je sais bien que non, lustrissime! Je viens me recommander à _su
protezion_.--Mais qu'as-tu fait, malheureux scélérat? dit le docteur
d'un air terrible. Quand je te disais que tu avais trempé dans quelque
infâme conspiration!--L'infortuné prisonnier baissa la tête d'un air si
piteux, et le sbire, posé sur le seuil de la porte dans une attitude
tragique, prit une expression de visage si imposante, que Beppa et moi
partîmes d'un éclat de rire sympathique.--Mais enfin quel crime as-tu
commis, damné vieillard? dit Giulio.--_Gnente, paron!_--Toujours la même
chose! dit Pierre. De quoi diable veux-tu que je te justifie si je ne
sais pas de quoi tu es accusé?--_Gnente, lustrissimo, altro che gavemo
fato un Nicoloto._--Qu'est-ce que cela veut dire? demandai-je.--Ma foi!
je n'en sais rien, répondit Giulio. Qu'est-ce que tu entends par là,
_vechio birbo_?--Nous avons fait un Nicoloto, répéta Catullo.--Et
comment s'y prend-on, demanda le docteur en fronçant le sourcil, pour
faire un Nicoloto?--Avec le Christ, avec quatre torches et avec le
bouillon de seppia.--Ma foi! c'est trop mystérieux pour moi, dit le
docteur. Explique tes sorcelleries, réprouvé! car je suis chrétien, et
n'entends rien au culte du diable.--_E nù ancà! semo cristiani!_ s'écria
le vieillard désolé. Mais il n'y a pas de mal à cela, _paron_; c'est une
coutume de tous les temps; nos pères l'observaient, et nous l'avons
pratiquée sans y rien ajouter de mal. Nous avons élu notre chef et nous
l'avons baptisé.--Ah! je comprends. Vous avez voulu faire un
doge?--_Sior, si!_--Et vous l'avez baptisé avec l'encre de seppia, parce
que le noir est la couleur des Nicoloti!--_Sior, si!_--Et vous lui avez
fait jurer sur le Christ de défendre les droits et priviléges des
Nicoloti?--_Sior, si!_--Et d'égorger une vingtaine de Castellani tous
les matins?--_Sior, no!_--Et ce doge, c'est l'illustrissime gondolier
Gambierazi?--_Sior, si, mi compare Gambierazi._--Que tu ne connaissais
pas hier soir?--_Sior, si._--Et ton fils a pris part aussi à cette farce
sacrilége?--_Ancà mio fio._--Et que veux-tu que je fasse pour toi, quand
tu te mets sur le dos de semblables accusations? Songes-tu que tu me
compromets moi-même, et que je serai peut-être soupçonné de t'avoir
soudoyé pour exciter tes pareils à la révolte?--Ce mot de _soudoyer_,
dans la bouche de Pietro, fit tellement rire Beppa, que le docteur
perdit sa gravité, et que le sbire, qui avait bien la meilleure figure
de sbire que l'on puisse imaginer, se laissa gagner par le rire sans
savoir pourquoi. Mais, craignant d'avoir dérogé à la dignité de son
rôle, il fit aussitôt une grimace épouvantable; et, montrant la porte à
Catullo: Allons, dit-il, en voilà assez. Catullo partit après avoir
baisé les mains du docteur en le conjurant d'aller chez le
commissaire.--Va-t'en bien vite, chien maudit! lui dit le docteur, qui,
commençant à se sentir attendri, redoublait de manières bourrues, selon
sa coutume. Je veux être damné si je m'occupe de toi.--Et aussitôt que
le criminel fut hors de la chambre, il prit son chapeau et courut chez
le commissaire. Là il apprit que l'affaire était plutôt comique que
sérieuse, qu'on avait arrêté une quarantaine de Nicoloti, et parmi eux
tous les gondoliers du traguet de la Madonetta, dont faisaient partie
_Catulus pater_ et _filius_; mais que, après les avoir tenus quatre ou
cinq jours sous les verrous pour les effrayer, on les laisserait aller
en paix à leurs affaires.



III


                 Venise, juillet 1834

Depuis quelques jours, nous errons sur l'archipel vénitien, cherchant un
peu d'air vital hors de cette ville de marbre qui est devenue un miroir
ardent; ce mois-ci surtout, les nuits sont étouffantes. Ceux qui
habitent l'intérieur de la cité dorment tout le jour, les uns sur leurs
grands sofas, si bien adaptés à la mollesse du climat, les autres sur le
plancher des barques. Le soir, ils cherchent le frais sur les balcons,
ou prolongent la veillée sous les tentes des cafés, lesquels
heureusement ne se ferment jamais. Mais on n'entend plus les rires et
les chansons accoutumés. Les rossignols et les gondoliers ont perdu la
voix. Des milliers de petits coquillages phosphorescents brillent au
pied des murs, et des algues chargées d'étincelles passent dans l'eau
noire autour des gondoles endormies. Rien n'interrompt plus le silence
des nuits que le cri aigu des mulots qui folâtrent sur les marches des
perrons. De longs nuages noirs arrivent des Alpes et passent sur Venise
en la couvrant de grands éclairs silencieux; mais ils vont se briser au
delà de l'Adriatique, et l'air s'embrase de l'électricité qu'ils ont
apportée.

Les enfants du peuple et les chiens caniches sont, avec les poissons,
les seuls êtres qui ne souffrent pas de cette sécheresse. Ils ne sortent
de l'eau que pour manger ou dormir, et le reste du temps ils nagent
pêle-mêle. Pour nous, qui avons le malheur d'avoir des chemises, et qui
ne pouvons passer la vie à les ôter et à les remettre, nous cherchons
l'air de la mer, que la Providence a fait si bon en tout pays, et qui
court généreusement en plein midi sur les lagunes. Les seuls voyageurs
que nous rencontrions là sont de pauvres petits papillons affamés qui se
hasardent à passer d'un îlot à l'autre pour y trouver quelque fleur que
le soleil n'ait pas dévorée, mais qui succombent souvent à la fatigue et
tombent dans une vague avant d'avoir pu achever leur longue et
périlleuse traversée.

Hier nous passâmes devant l'île de San-Servilio, qui est occupée par les
fous et les infirmes. A travers une des grilles qui donnent sur les
flots, nous vîmes un vieillard pâle et maigre assis à sa fenêtre, les
coudes appuyés sur le bord. Il tenait son front dans une de ses mains;
ses yeux caves étaient fixés sur l'horizon. Un instant il ôta sa main,
essuya son front étroit et chauve, et retomba aussitôt dans son
immobilité. Il y avait, dans cette immobilité même, quelque chose de si
terrible que mes yeux s'y attachèrent involontairement. Quand nous eûmes
tourné l'angle de la façade, je vis que les regards de Beppa avaient
suivi cette direction et se reportaient sur moi.--Était-ce un fou? me
dit-elle.--Un fou furieux, lui répondis-je.

Un homme jeune encore, un peu gros, vermeil, d'une figure agréable,
qu'ombrageaient de beaux cheveux noirs bouclés et humides de sueur,
sortit des buissons qui bordent le jardin et s'avança sur la grève. Il
tenait un râteau, et son air n'avait rien d'extravagant; mais il nous
adressa d'un ton amical des paroles sans suite qui trahirent le
dérangement de son cerveau. L'abbé était assis à la proue, et, avec
cette vive et saisissante physionomie que personne ne contemple
indifféremment, il regardait ce fou d'un air bienveillant. _Addio,
caro!_ lui cria l'amateur de jardinage en voyant que nous n'abordions
pas à l'hospice. Il dit cette parole d'un ton de regret affectueux et
doux: et, nous envoyant encore un adieu de la main, il reprit son
travail avec un empressement enfantin.--Il doit y avoir un bon sentiment
dans cette pauvre tête, dit l'abbé; car il y a de la sérénité sur ce
visage et de l'harmonie dans cette voix. Qui sait de quoi l'on peut
devenir fou? Il ne faut qu'être né meilleur ou pire que le commun des
hommes, pour perdre ou la raison ou le bonheur.--Bon fou, dit-il en
envoyant gaiement une bénédiction vers l'horticulteur, Dieu te préserve
de guérir!--

Nous arrivâmes à l'île de Saint-Lazare, où nous avions une visite à
faire aux moines arméniens. Le frère Hiéronyme, avec sa longue barbe
blanche surmontée d'une moustache noire et sa figure si belle et si
douce au premier coup d'œil, vint nous recevoir. Avec une infatigable
complaisance de vanité monacale, il nous promena de l'imprimerie à la
bibliothèque et du cabinet de physique au jardin. Il nous montra ses
momies, ses manuscrits arabes, le livre imprimé en vingt-quatre langues
sous sa direction, ses papyrus égyptiens et ses peintures chinoises. Il
parla espagnol avec Beppa, italien avec le docteur, allemand et anglais
avec l'abbé, français avec moi; et chaque fois que nous lui faisions
compliment sur son immense savoir, son regard, plein de ce mélange
d'hypocrisie et d'ingénuité qui est particulier aux physionomies
orientales, semblait nous dire: S'il ne m'était pas commandé d'être
humble, je vous ferais voir que j'en sais bien davantage.

--Vous êtes Français, me dit-il, vous connaissez l'abbé de Lamennais? Je
voudrais bien rencontrer quelqu'un qui le connût.--Certainement, je le
connais beaucoup, répondis-je effrontément, curieux de savoir ce que
l'on pensait de l'abbé de Lamennais en Arménie.--Eh bien! quand vous le
verrez, dit le moine, dites-lui que son livre... Il s'arrêta en jetant
un regard méfiant sur l'abbé, et acheva ainsi sa phrase, commencée
peut-être dans un autre but: Dites-lui que son dernier livre nous a fait
beaucoup de peine.--Ah! dit l'abbé, qui, pour n'être que Vénitien, n'en
a pas moins la pénétration d'un Grec, savez-vous, mon frère, que M. de
Lamennais est un homme d'un immense orgueil, et qui s'imagine devoir
compte de ses opinions à l'Europe entière? Savez-vous qu'il est bien
capable de considérer votre couvent comme une imperceptible fraction de
son auditoire?

--Carliste! c'est un carliste! dit le père Hiéronyme en secouant la
tête.--Parbleu! il me paraît étrange d'entendre parler de ces choses-là
dans le lieu et dans le pays où nous sommes, dis-je à voix basse à
l'abbé, tandis que l'Arménien était distrait par Beppa qui touchait à sa
grande Bible manuscrite, et qui passait insolemment ses petits doigts
sur les vives couleurs des peintures grecques semées sur les
marges.--Vous allez voir qu'il dira du mal de Lamennais, s'il se méfie
de nous, dit l'abbé; excitez-le un peu.--Est-ce que vous ne trouvez pas,
mon père, dis-je au moine, que M. de Lamennais est un grand poëte
sacré?--Poëte! poëte! répéta-t-il d'un air effrayé; vous ne savez donc
pas le jugement de Sa Sainteté?--Non, répondis-je.--Eh bien! mon fils,
sachez-le; ce nouvel écrit est abominable, et il est défendu à tout
chrétien de le lire.--Malheureusement je ne savais point cela,
répondis-je, et je l'ai lu sans penser à mal.--Ce malheur-là a pu
arriver à bien d'autres, dit l'abbé en souriant. C'est un génie si
dangereux que celui de M. de Lamennais! On peut bien le lire jusqu'au
bout sans s'apercevoir du danger.--Sans doute, reprit le moine, ce n'est
qu'après l'avoir lu, quand on y réfléchit, qu'on aperçoit le serpent
caché sous les fleurs de la séduction.--C'est ce qui vous est arrivé
après l'avoir lu, n'est-ce pas, mon frère? dit l'abbé.--Je ne dis point
que je l'aie lu, repartit le moine. Cela aurait bien pu m'arriver sans
que je fusse fort coupable; jugez-en: l'abbé de Lamennais vint ici après
son entrevue avec le pape; il parla avec moi. Tenez, il était assis à la
place où vous êtes. Je vivrais cent ans que je n'oublierais ni sa
figure, ni sa voix, ni ses paroles. Il me fit une grande impression,
j'en conviens, et je vis tout de suite que c'était un de ces hommes qui
peuvent, lorsqu'ils le veulent, servir la religion vigoureusement. Je
m'imaginai qu'il était rentré de bonne foi dans le sein de l'Église, et
que désormais il serait son plus orthodoxe défenseur. Que voulez-vous,
il parlait si bien! il parlait comme il écrit... _A ce qu'on dit, il
écrit bien_, ajouta l'Arménien, qui se méfiait toujours du sourire
ironique de l'abbé. Ce fut au point, continua-t-il, que je le priai
sincèrement de m'envoyer le premier ouvrage qu'il publierait.--Et il
vous l'a envoyé? demanda l'abbé.--Je ne dis point qu'il me l'ait envoyé,
reprit aussitôt le moine. S'il me l'eût envoyé, ce ne serait pas ma
faute. Qui pouvait prévoir que cet homme si pieux et si bon ferait un
livre abominable?--Mais êtes-vous bien sûr, lui dis-je, qu'il soit
abominable?--Comment, si j'en suis sûr!--Si vous ne l'avez pas lu?--Mais
la circulaire du pape?--Ah! j'oubliais, repris-je.--Lorsque cette
circulaire nous est arrivée, dit le moine, j'étais, comme vous, dans
l'erreur sur le compte de M. de Lamennais. Je disais à mes frères: Voyez
un peu quelles grâces ineffables Dieu a répandues sur ce saint homme!
voyez comme un instant de doute et de souffrance a fait place en lui à
une foi vive et ardente! c'est l'effet de son entrevue avec le
pape.--Vous disiez cela encore, après avoir lu le livre? dit l'abbé
persévérant dans sa taquinerie.--Je ne dis point que je l'aie dit alors,
répondit le moine. D'ailleurs, quand je l'aurais dit? je n'avais pas
reçu la circulaire.--Cette circulaire me chagrine beaucoup, lui dis-je.
Voyez donc! j'étais enthousiasmé du livre et de l'auteur; je sentais, en
le lisant, éclore en moi une foi plus vive; l'amour de Dieu, l'espoir de
voir son règne s'accomplir sur la terre, m'avaient transporté au pied du
trône éternel. Jamais je n'avais prié avec autant de ferveur;
j'éprouvais presque, chose inouïe en ces jours-ci, la soif du martyre.
Cela ne vous a-t-il point produit le même effet, mon père?--Si je
n'avais pas reçu la circulaire du pape... dit le moine d'un air ému et
contrarié; mais que voulez-vous? Quand le pape déclare que le livre est
contraire à la religion, à l'Église, aux mœurs, et au gouvernement
de... de... Il se frappa le front sans pouvoir trouver le nom de
Louis-Philippe 1er; ce fut le seul moment où il fut un peu Arménien
et moine. Les Français, continua-t-il, ont beaucoup d'obstination dans
leurs opinions politiques. M. de Lamennais est un carliste.--Savez-vous
bien au juste, mon père, ce que c'est que d'être carliste? lui
demandai-je.--Il paraît, répondit-il, que cela est très-contraire aux
opinions du pape.--Ma foi! je n'y comprends plus rien, dis-je à voix
basse à l'abbé; ou cet Arménien fait un étrange amphigouri dans sa tête,
ou le pape craint le juste-milieu autant que les moines arméniens
craignent le pape.--Je vous demande pardon, dit le frère Hiéronyme en se
rapprochant de nous d'un air curieux, j'ai peut-être blessé vos opinions
particulières en parlant ainsi.--Comme je ne songeais point à répondre,
l'abbé me poussa le coude et me dit:--Vous n'entendez donc pas que le
père Hiéronyme vous demande quelle est votre opinion particulière?--En
vérité, repris-je, je n'en ai point d'autre que celle-ci: le Monde se
meurt, et les religions s'en vont.--Hélas! oui, la religion s'en va si
l'on n'y prend garde, dit l'Arménien; les doctrines nouvelles
s'infiltrent peu à peu dans l'antique vérité, comme l'eau dans le
marbre, et ceux qui pourraient être les flambeaux de la foi se servent
de la lumière pour égarer le troupeau. Quant à moi, continua-t-il en
prenant un air de confidence, j'ai un grand désir et presque un projet
arrêté: c'est de demander la permission d'aller trouver l'abbé de
Lamennais, en quelque lieu qu'il soit, et de le supplier au nom de la
religion, au nom de sa gloire, au nom de l'amitié que j'ai ressentie
pour lui en le voyant, de rentrer dans le giron de la sainte Église
romaine et de redresser ses voies. J'ai tant de choses à lui dire!
ajouta-t-il naïvement, je suis sûr que je viendrais à bout de le
convertir.--L'abbé se détourna pour cacher un rire moqueur; puis il fit
le tour du cabinet, tandis que le moine le suivait du regard, avec cet
œil oriental, si beau et si brillant, qui semble tenir de l'aigle et
du chat. Quand l'abbé eut fait semblant de regarder tous les objets
d'histoire naturelle, il sortit, et Beppa pria l'Arménien de lui lire
quelques lignes des diverses langues orientales dont les manuscrits
étaient épars sur la table, afin d'écouter et de comparer les diverses
musiques de ces langues inconnues à son oreille. Je laissai le docteur
avec elle, au moment où ils se montraient fort satisfaits du syriaque et
commençaient à goûter quelque peu le chaldéen; j'allai rejoindre l'abbé,
qui se promenait, d'un air rêveur, dans le cloître, le long des arcades
ouvertes sur un préau rempli de soleil et de fleurs éclatantes.--Voilà
ce que c'est que de jouer au plus fin avec son pareil, lui dis-je en
riant. Tu as voulu faire de l'esprit, et tu as été pris pour un espion,
l'abbé; c'est bien fait.

Il ne me répondit pas, et parut suivre une conversation très-animée avec
un interlocuteur imaginaire.--Vous n'iriez point, disait-il en ajoutant
un mot patois qui équivaut à notre inimitable _plus souvent!_ Vous le
dites, mais vous ne le feriez point; vous ne quitteriez pas tout
cela.--Il regardait et montrait en gesticulant les jardins et les
galeries du couvent. En se retournant, il m'aperçut et partit d'un
éclat de rire.--L'idée de ce moine, me dit-il, qui veut aller convertir
M. de Lamennais, me trotte par la cervelle; que t'en semble?--Mais
combien veux-tu parier, repris-je, que si le pape te chargeait de cette
mission, tu ne répugnerais nullement à la remplir?--Je le crois bien,
répondit-il; voir cet homme et causer avec lui, crois-tu que ce soit un
événement à dédaigner dans la vie d'un pauvre prêtre?--Et que lui
dirais-tu?--Que je l'admire, que je l'ai lu, et que je suis
malheureux.--Ce n'est pas une raison pour briser ces arbustes qui ne
t'ont rien fait, ni pour tourmenter ce brave moine qui a eu peur de ton
rabat, et qui s'est cru obligé de déplorer l'erreur de celui qu'il
admire peut-être autant que toi.--Ce moine? il a fait semblant de
s'intéresser à des choses qui ne l'intéressent nullement. Ils sont
savants et polis, mais ils sont moines avant tout, et tout ce qui se
passe au delà de leurs murailles leur est parfaitement indifférent.
Pourvu qu'on les laisse tranquillement jouir de leurs richesses, ils
répéteront toujours servilement le mot d'ordre du pouvoir qui les
protége. Laïque ou religieux, peu leur importe, et croyez bien qu'ils
ont un souverain plus sacré que le pape: c'est l'empereur François, qui
leur a donné ce couvent et cet îlot fertile, où lord Byron est venu
étudier les langues orientales, et que M. de Marcellus a visité
dernièrement, comme l'attestent les quatre beaux vers qu'il a écrits sur
l'album des voyageurs.

--Je sais de lui un quatrain non moins beau, repris-je; c'est celui
qu'il a improvisé et écrit de sa propre main aux pieds de la statue de
la Victoire, à Brescia. Le voici:

    Elle marche, elle vole, et dispense la gloire;
        On est tenté de l'adorer.
    Et _même_ en contemplant cette _noble_ Victoire,
    Après avoir vu Rome, il _nous_ faut l'admirer.

--Je parie que M. de Marcellus ne peut pas souffrir l'abbé de Lamennais,
dit l'abbé, et qu'il le réfute victorieusement!--Que t'importe, méchant
tonsuré? lui dis-je. Laisse M. de Marcellus improviser des quatrains
tout le long de l'Italie; laisse ces pauvres moines goûter le repos
acheté au prix des violences et des persécutions féroces qu'ils ont
essuyées dans leur patrie de la part des Turcs. Le soin qu'ils prennent
d'élever de jeunes Arméniens, et de conserver par l'imprimerie les
monuments de leur langue, qui possède des historiens et des poëtes
admirables, n'est-il pas d'ailleurs un travail noble et utile?--Mais ils
vendent très-cher leurs livres et leurs leçons, et pourtant ils sont
riches. Un de leurs élèves alla faire fortune en Amérique et y mourut,
il y a peu d'années, en leur léguant quatre millions.--Eh bien! tant
mieux, répondis-je, il leur fallait du luxe, et ils en ont. Dis-moi,
l'abbé, t'imagines-tu un couvent sans fleurs rares, sans colonnes de
porphyre, sans pavé de mosaïque, sans bibliothèque et sans tableaux? Des
moines qui n'ont pas tout cela sont des êtres immondes auxquels nous ne
viendrions certainement pas rendre visite. Pour moi, je suis bien fâché
que ces merveilleux couvents d'autrefois, ces véritables musées des
reliques de l'art et de la science, aient été pillés pour enrichir
certains généraux et fournisseurs de l'armée française, des tueurs
d'hommes et des larrons. Je déplore la perte de cette race de vieux
moines qui blanchissaient sur les livres, et qui épuisaient les sciences
humaines au point de n'avoir plus à exercer la puissance de leurs
cerveaux que dans les rêves de l'alchimie et de l'astrologie. Ces
instruments de physique et ce laboratoire m'avaient transporté aux temps
poétiques de la vie monacale; maudits soient ce moine bavard avec sa
politique étrange, et M. de Marcellus avec ses sublimes quatrains, qui
m'ont si brusquement rappelé au temps présent!

--Tu ris de tout cela, homme léger, dit l'abbé en fronçant le sourcil,
et tu as raison; car notre siècle ne mérite plus qu'ironie et pitié.
Malheur à celui qui croit encore à quelque chose! Consume-toi dans ton
cercle de fer, ô flambeau inutile de l'intelligence! Ardeur de la foi,
rêves de grandeurs divines, vous rongerez en vain la poitrine et le
cerveau du croyant; les hommes sourient et passent indifférents Ah! je
ris comme un fou!--Il me tourna brusquement le dos, et s'enfonça d'un
air chagrin sous un berceau de vigne. J'eus envie de le suivre; sa
tristesse me faisait peine. Mais je vis passer dans l'eau une dorade qui
s'élançait sur une seppia, et, curieux de voir la singulière défense de
ce pauvre animal informe contre l'agile nageur, je me penchai sur la
grève. Je vis alors le calamajo, l'_encrier_, c'est ainsi qu'on appelle
ici cette espèce de seppia, lancer son encre à la figure de l'ennemi,
qui fit une grimace de dégoût et s'éloigna fort désappointé. Le calamajo
fit à sa manière quelques gambades agréables sur le sable; mais ce
divertissement ne fut pas de longue durée. La dorade revint
traîtreusement, et, par derrière, le saisit et l'emporta au fond de
l'eau avant qu'il eût songé à se servir de son ingénieux stratagème.
Cette guerre me fit oublier celle du pape avec M. de Lamennais, et je
restai un quart d'heure à me bronzer au soleil, dans la contemplation
imbécile de quelques brins d'herbes où vivaient en bonne intelligence
deux ou trois mille coquillages. Cette société paraissait florissante,
lorsqu'un goëland effronté vint, sous mes yeux, la bouleverser d'un coup
d'aile et presque l'anéantir. Rien ne peut donc subsister, pensai-je; et
je me rappelai les tristes réflexions de l'abbé. J'allai le rejoindre;
mais, à ma grande surprise, je le trouvai riant tout de bon et relisant
d'un air de satisfaction, en se caressant la barbe, des lignes qu'il
venait d'écrire avec le bout d'une ardoise sur le méridien du jardin. Je
me penchai sur son épaule, et je lus des vers vénitiens qu'il venait de
composer, et dont j'ai essayé de faire tant bien que mal la traduction.


L'ENNEMI DU PAPE.

«Restez en paix, mes frères, et laissez le pape vider ses querelles
lui-même. Les foudres de Rome sont éteintes, et le feu de la colère
brûle en vain les entrailles des hommes de Dieu. Leur anathème n'est
plus qu'un son dont le vent se joue comme de l'écume des flots
grondeurs. L'hérésiarque n'est plus forcé d'aller se réfugier dans les
montagnes, et d'user la plante de ses pieds à fuir les vengeances de
l'Église. La foi est devenue ce que Jésus a voulu qu'elle fût: un espoir
offert aux âmes libres, et non un joug imposé par les puissants et les
riches de la terre. Restez en paix, mes frères, Dieu n'épouse pas les
querelles du pape.

«Imprudents qui voulez les réconcilier, vous ne savez pas le mal que
vous feriez à l'Église si vous étouffiez cette voix rebelle! Vous ne
savez pas que le pape est bien content et bien fier d'avoir un ennemi:
que ne donnerait-il pas pour en avoir deux, pour qu'un autre Luther
entraînât la foule vers ses pas! Mois le monde est indifférent désormais
aux débats théologiques; il lit les plaidoyers de l'hérétique, parce
qu'ils sont beaux; il ne lit pas les jugements du pape, parce qu'ils
sont catholiques et rien de plus. Lisez-les, mes frères, puisque le pape
vous les impose; mais priez tout bas pour l'ennemi du pape.

«Vous avez bien assez travaillé, vous avez bien assez souffert en ce
monde, vieux débris du plus ancien peuple de la terre! vos barbes
blanches sont encore tachées du sang de vos frères, et la neige du mont
Ararat en a été rougie jusqu'à la cime, où s'arrêta l'arche sainte. Le
cimeterre turc a rasé vos têtes jusqu'aux os, et l'infidèle s'est baigné
la cheville dans les pleurs des derniers enfants de Japhet. La méfiance,
qui plisse parfois vos fronts sereins, est le cachet qu'y a laissé la
persécution. Mais rassurez-vous, mes frères, et sachez bien qu'il y a
loin du pouvoir d'un pape romain à celui du moindre cadi turc d'un
village de l'Arménie. Restez en paix, et soyez sûrs que le pape prie
pour son ennemi, de peur que Dieu ne le lui retire.

«Le déluge de sang a cessé, votre arche a touché ces grèves fertiles; ne
quittez pas votre île heureuse. Cultivez vos fleurs et cueillez vos
fruits. Voyez! vos raisins rougissent déjà, et les pampres chargés de
grappes se penchent sur les flots, comme pour boire, dans un jour de
fatigue. Tout est couleur de rose ici, les lauriers, les marbres, le
ciel et l'onde. Chaque matin vous saluez le soleil qui sort des
montagnes de votre patrie, et vous aspirez dans ses rayons la rosée de
vos cimes natales. De quoi voulez-vous inquiéter vos âmes paisibles?
Enseignez aux orphelins de vos frères la langue que parlèrent les
premiers hommes, et surtout racontez-leur l'histoire de votre esclavage,
afin qu'ils gardent la liberté que vous avez si chèrement payée. Mais ne
leur parlez pas de l'ennemi du pape; c'est bien inutile, hélas! Quand
ils seront grands, l'Église sera pacifiée, et le successeur de Capellari
n'aura pas un ennemi au soleil.

«Restez donc en paix, mes frères, car Dieu a remis son arc dans les
nuées. Du monde inconnu qui est au delà de votre île, un messager vous
est venu. Vous l'avez pris pour la colombe, tant sa voix était belle et
son aspect candide. Mais le pape vous dit que la colombe est un corbeau.
Dites comme lui, ô fils de Noé le prudent! Mais si l'ennemi du pape,
battu par quelque tempête, revient quelque jour s'asseoir à l'abri de
vos figuiers, passez bien doucement derrière le feuillage, ô bons pères!
et courbez vers lui le beau fruit au manteau déchiré[D]. Les hirondelles
de l'Adriatique ne l'iront pas dire à Rome. S'il entre dans votre
chapelle, laissez-le courber son vaste front devant votre madone. C'est
un Turc qui l'a peinte, et pourtant elle est bien belle et bien
chrétienne. Peut-être entendra-t-elle la prière de l'hérésiarque. Mais
si elle le convertit à l'Église romaine, gardez-vous bien de vous vanter
du miracle opéré chez vous, frère Hiéronyme; c'est vous qui, sous peine
d'excommunication, seriez forcé de vous déclarer l'ennemi du pape.»

       *       *       *       *       *

--Et toi, l'abbé, lui dis-je, ne serais-tu pas tenté, par hasard, de
devenir l'ennemi du pape? Ce rôle étrange ne leurre-t-il pas ton orgueil
de quelque dangereuse promesse? Mais c'est plus difficile en ce temps-ci
que d'improviser une satire, prends-y garde. Le rôle est grave, et il ne
suffit pas d'être un prêtre éloquent; il faut être un grand caractère
pour lever l'étendard de la révolte dans le concile. Respecte
silencieusement l'habit que tu portes, à moins que tu ne te sentes aussi
marqué du sceau fatal d'une grande destinée.

L'abbé, sans s'apercevoir de la fatuité de sa réponse, et s'abandonnant
naïvement à une douloureuse préoccupation, dit en secouant la tête:--Il
eût mieux valu cent fois être un gratteur de guitare à la toilette des
Cydalises, passer sa vie à rire et à faire des bouts-rimés, que de
souffrir le poids des réflexions qui s'obstinent à creuser cette pauvre
tête. O Lamennais! où êtes-vous? O Capellari! que faites-vous? De cette
soutane noire, linceul de nos gloires passées, ne sortira-t-il qu'un
seul homme? tous ceux qui s'y ensevelissent descendront-ils sans honneur
dans l'oubli du tombeau?

--O mon cher abbé, lui dis-je en pressant sa main, prends garde à ce qui
se passe en toi! prends garde au démon de l'orgueil! Efface tes vers,
voici venir Hiéronyme; laisse à ce moine sa tranquille prudence et son
obscur bonheur. N'éveille pas en lui le serpent caché; qui sait s'il n'a
pas songé bien des fois, lui aussi, à être un homme? Laisse faire la
reine du monde nouveau, l'intelligence, qui approche à pas de géant, et
qui fera de nous ce que je sais bien, sans ton secours ni le mien.

       *       *       *       *       *

Quand nous repassâmes devant l'île des Fous, Beppa se plaignit qu'on lui
fît faire deux fois cette route.--Je déteste leurs cris, dit-elle; cela
me rend malade, et ma souffrance n'adoucit point la leur.--Ils ne crient
pas toujours, lui dis-je en lui montrant le vieillard que nous avions vu
deux heures auparavant. Il était toujours à la même place et dans la
même attitude. Sa figure était pâle et morne comme nous l'avions
laissée, et il contemplait encore les flots.--C'est bien pis que s'il
criait, dit Beppa. Mon Dieu! quelle effrayante figure! quel calme
désespoir! A quoi songe-t-il et que regarde-t-il? Que se passe-t-il dans
cette tête chauve qui ne sent pas les rayons du soleil? Ils sont lourds
comme du plomb, et il les supporte depuis deux heures!--Et peut-être les
supporte-t-il ainsi tous les jours, dit le docteur. J'en ai connu un qui
se croyait un aigle, et qui s'est tellement obstiné à regarder le
soleil, qu'il en est devenu aveugle. Quand il eut perdu la vue, sa
fantaisie n'en fut que plus opiniâtre. Il croyait en contempler encore
le disque lumineux, et prétendait, au milieu des ténèbres de la nuit,
voir sa chambre inondée d'une clarté éblouissante.--Plaise à Dieu, dit
Beppa, que celui-ci ait quelque manie stupide de ce genre! il ne
souffrirait pas. Mais je crains bien qu'à cette heure il ne soit pas
fou, et qu'il sache seulement qu'il est captif. Comme il regarde
l'horizon! Pauvre homme! tu n'iras jamais jusqu'à cette première lame de
l'Adriatique, et il y a peut-être dans ton cerveau un volcan qui
voudrait te lancer au bout du monde.--Il ne s'en est peut-être pas fallu
l'épaisseur d'un cheveu sous son crâne, dit le docteur, qu'il ne fût un
homme de génie et qu'il ne remplît l'univers de son nom. Peut-être y
a-t-il des instants où il le sent, et où il s'aperçoit qu'il faut mourir
à l'hôpital des fous!--Voguons, voguons, dit Beppa; voici le front de
l'abbé qui se plisse.

       *       *       *       *       *

La lune montait dans le ciel, quand, après avoir dîné longuement, et
longuement causé dans un café, nous arrivâmes à la Piazzetta.--Ce fils
de chien dont la mère était une vache ne se dérangera pas, grommela
Catullo, qui avait le vin misanthrope, ce soir-là.--A qui s'adresse
cette apostrophe généalogique? dit le docteur. En se retournant il vit
un Turc qui avait ôté ses babouches et une partie de son vêtement, et
qui s'était agenouillé sur la dernière marche du traguet, si près de
l'eau qu'il mouillait sa barbe et son turban à chacune des nombreuses
invocations qu'il adressait à la lune.--Ah! ah! dit le docteur, ce
monsieur a choisi un étrange prie-Dieu; l'heure l'aura surpris au moment
où il appelait une gondole; il aura été forcé de se jeter le visage
contre terre en entendant sonner le coup de sa prière.--Ce n'est pas
cela, dit l'abbé; il s'est mis là pour que personne ne pût passer devant
lui et ne vînt à traverser son oraison; son culte lui commande de
recommencer autant de fois qu'il passe de gens entre lui et la lune.

En parlant ainsi, il mit sa canne en travers des jambes de Catullo, qui
voulait poser brutalement le pied sur la rive et repousser le Turc pour
nous faire aborder.--Laisse-le, dit l'abbé; celui-là aussi est un
croyant.--Et comment voulez-vous faire, dit le gondolier, si cet animal
sans baptême ne se dérange pas?

En effet, le traguet étant bordé de deux petites rampes de bois, nous ne
pouvions aborder sans traverser quelque peu l'oraison du musulman.--Eh
bien! dit l'abbé, nous attendrons qu'il ait fini: assieds-toi, et ne dis
mot.--Catullo alla s'asseoir sur sa poupe en secouant la tête; il était
facile de voir qu'il n'approuvait en rien les principes de
l'abbé.--Qu'importe, dit celui-ci en se tournant vers nous, que la
madone s'appelle Marie ou Phingari? La vierge mère de la Divinité, c'est
toujours la même pensée allégorique; c'est la foi qui donne naissance à
tous les cultes et à toutes les vertus.--Vous êtes bien hérétique, ce
soir, monsieur l'abbé, dit Beppa; pour moi je n'aime pas les Turcs, non
parce qu'ils adorent la lune, mais parce qu'ils tiennent les femmes dans
l'esclavage.--Sans compter qu'ils coupent la tête à leurs esclaves, dit
Catullo d'un air indigné.--Mon oncle, dit le docteur, a été témoin d'un
fait que cette prière turque me rappelle. Un jour, il y a environ
cinquante ans, un musulman fut surpris ainsi par l'heure de la prière,
comme il se trouvait sur la rive des Esclavons. Il s'arrêta au beau
milieu des quais, et commença, après avoir ôté ses babouches, les
dévotions d'usage. Une troupe de polissons qui voyait apparemment ce
spectacle pour la première fois, se prit à rire, l'entourant avec
curiosité, et répétant ironiquement ses génuflexions et le mouvement de
ses lèvres. Le Turc continua sa prière sans paraître s'apercevoir de
cette raillerie. Les polissons, encouragés, redoublèrent de singeries,
et peu à peu s'enhardirent jusqu'à ramasser des cailloux et à les lui
jeter au visage. Le croyant resta impassible; sa figure ne trahit pas la
moindre altération, et il n'omit pas une parole de son oraison. Mais,
quand elle fut finie, il se releva, prit par le cou le premier petit
malheureux qui lui tomba sous la main, et lui plongea son kandjar dans
la gorge avec la même tranquillité que si c'eût été un poulet; puis il
se retira, sans dire une seule parole, laissant le cadavre ensanglanté à
la place où sa prière avait été profanée. Le sénat délibéra sur ce
meurtre, et il fut décidé que le Turc avait exercé une vengeance
légitime. Il ne fut fait aucune poursuite contre lui.

Ce récit, que Catullo écouta, la tête penchée et l'oreille basse, parut
lui inspirer un profond respect pour l'idolâtre; car, quand celui-ci eut
fini de prier, non-seulement il attendit patiemment qu'il eût remis son
dolman, mais encore il lui présenta ses babouches. Le Turc ne fit pas un
geste de remercîment, ne parut pas s'apercevoir de notre politesse, et
alla rejoindre ses compagnons, qui fumaient autour de la colonne de
Saint-Théodore.--Ceux-là sont des muscadins, dit l'abbé lorsque nous
passâmes auprès d'eux. Ils n'ont pas fait leur prière. Ce sont des
négociants établis à Venise, et que l'air de notre civilisation a
corrompus. Ils boivent du vin, renient le prophète, ne vont point à la
mosquée, et ne se déchaussent point pour saluer Phingari; mais ils n'en
valent pas mieux, car ils ne croient à rien, et ils ont perdu toute la
poétique naïveté de leur idolâtrie, sans ouvrir leur âme à la vérité
austère de l'Évangile. Cependant ils sont encore honnêtes parce qu'ils
sont Turcs, et qu'un Turc ne peut pas être fripon.

Après nous être séparés pour prendre quelques heures de repos, nous nous
retrouvâmes à la fête ou _sagra_ du Rédempteur. Chaque paroisse de
Venise célèbre magnifiquement sa fête patronale à l'envi l'une de
l'autre; toute la ville se porte aux dévotions et aux réjouissances qui
ont lieu à cette occasion. L'île de la Giudecca, dans laquelle est
située l'église du Rédempteur, étant une des plus riches paroisses,
offre une des plus belles fêtes. On décore le portail d'une immense
guirlande de fleurs et de fruits; un pont de bateaux est construit sur
le canal de la Giudecca, qui est presque un bras de mer en cet endroit;
tout le quai se couvre de boutiques de pâtissiers, de tentes pour le
café, et de ces cuisines de bivouac appelées _frittole_, où les
marmitons s'agitent comme de grotesques démons, au milieu de la flamme
et des tourbillons de fumée d'une graisse bouillante, dont l'âcreté doit
prendre à la gorge ceux qui passent en mer à trois lieues de la côte. Le
gouvernement autrichien défend la danse en plein air, ce qui nuirait
beaucoup à la gaieté de la fête chez tout autre peuple; par bonheur, les
Vénitiens ont dans le caractère un immense fonds de joie; leur pêché
capital est la gourmandise, mais une gourmandise babillarde et vive, qui
n'a rien de commun avec la pesante digestion des Anglais et des
Allemands; les vins muscats de l'Istrie à six sous la bouteille
procurent une ivresse expansive et facétieuse.

Toutes ces boutiques de comestibles sont ornées de feuillage, de
banderoles, de ballons en papier de couleur qui servent de lanternes;
toutes les barques en sont ornées, et celles des riches sont décorées
avec un goût remarquable. Ces lanternes de papier prennent toutes les
formes: ici ce sont des glands qui tombent en festons lumineux autour
d'un baldaquin d'étoffes bariolées; là ce sont des vases d'albâtre de
forme antique, rangés autour d'un dais de mousseline blanche dont les
rideaux transparents enveloppent les convives; car on soupe dans ces
barques, et l'on voit, à travers la gaze, briller l'argenterie et les
bougies mêlées aux fleurs et aux cristaux. Quelques jeunes gens habillés
en femmes entr'ouvrent les courtines et débitent des impertinences aux
passants. A la proue s'élève une grande lanterne qui a la figure d'un
trépied, d'un dragon ou d'un vase étrusque, dans laquelle un gondolier,
bizarrement vêtu; jette à chaque instant une poudre qui jaillit en
flammes rouges et en étincelles bleues.

Toutes ces barques, toutes ces lumières qui se réfléchissent dans l'eau,
qui se pressent, et qui courent dans tous les sens le long des
illuminations de la rive, sont d'un effet magique. La plus simple
gondole où soupe bruyamment une famille de pêcheurs est belle avec ses
quatre fanaux qui se balancent sur les têtes avinées, avec sa lanterne
de la proue, qui, suspendue à une lance plus élevée que les autres,
flotte, agitée par le vent, comme un fruit d'or porté par les ondes. Les
jeunes garçons rament et mangent alternativement; le père de famille
parle latin au dessert,--le latin des gondoliers, qui est un recueil de
jeux de mots et de prétendues traductions patoises, quelquefois
plaisantes et toujours grotesques;--les enfants dorment, les chiens
aboient et se provoquent en passant.

Ce qu'il y a encore de beau et de vraiment républicain dans les mœurs
de Venise, c'est l'absence d'étiquette et la bonhomie des grands
seigneurs. Nulle part peut-être il n'y a des distinctions aussi marquées
entre les classes de la société, et nulle part elles ne s'effacent de
meilleure foi. On reconnaît un noble au fond de sa gondole, rien qu'à sa
manière de hausser et de baisser la glace. Un agioteur juif aura beau
imiter scrupuleusement l'élégance d'un dandy, on ne le confondra jamais
avec le plus simplement vêtu des descendants d'une antique famille; et
un gondolier de place, quoi qu'il fasse, n'aura jamais, dans sa manière
de ramer, l'allure à la fois élégante et majestueuse de ceux qu'on
appelle gondoliers de palais. Mais il n'est pas une fête publique qui ne
réunisse tous les rangs sans distinction, sans privilèges et sans
antipathie. Le peuple, qui se moque de tout, se moque des disgrâces de
la noblesse, et, au carnaval, l'un de ses déguisements favoris consiste
à s'affubler d'une perruque immense, d'un habit ridicule, et à s'en
aller par les rues, l'épée au côté, avec des bas crottés et des souliers
percés, offrant sa protection, ses richesses et son palais à tous les
passants. Cette mascarade s'appelle l'_illustrissimo_. Elle est devenue
classique comme Polichinelle, Arighella, Giacometto et Pantalon. Mais,
en dépit de cette cruelle dérision, le peuple aime encore ses vieux
nobles, ces hommes des derniers temps de la république, qui furent si
riches, si prodigues et si dupes, si magnifiques et si vains, si bornés
et si bons; ces hommes qui choisirent pour leur dernier doge Manin,
lequel se mit à pleurer comme un enfant quand on lui dit que Napoléon
s'approchait, et qui lui envoya les clefs de Venise, au moment où le
conquérant s'en retournait, la jugeant imprenable.

Ils ont toujours été affables et paternels avec le peuple, et ne fuient
jamais sa grosse joie, parce qu'à Venise elle n'est vraiment pas
repoussante comme ailleurs, et que ce peuple a de l'esprit jusque dans
la grossièreté; le peuple répond à cette confiance, et il n'y a pas
d'exemple qu'un noble ait été insulté dans une taverne ou dans la
confusion d'une régate. Tout va pêle-mêle. Les uns rient de la gravité
des autres, ceux-ci s'amusent de l'extravagance de ceux-là. La gondole
fermée du vieux noble, la barque resplendissante du banquier ou du
négociant, et le bateau brut du marchand de légumes, soupent et voguent
ensemble sur le canal, se heurtent, se poussent, et l'orchestre du riche
se mêle aux rauques chansons du pauvre. Quelquefois le riche fait taire
ses musiciens pour s'égayer des refrains graveleux du bateau;
quelquefois le bateau fait silence et suit la gondole pour écouter la
musique du riche.

Cette bonne intelligence se retrouve partout; l'absence de chevaux et de
voitures dans les rues, et la nécessité pour tous d'aller sur l'eau,
contribuent beaucoup à l'égalité des manières. Personne ne crotte et
n'écrase son semblable. Il n'y a point là l'humiliation de passer à pied
auprès d'un carrosse; nul n'est forcé de se déranger pour un autre, et
tous consentent à se faire place. Au café, tout le monde est assis
dehors. Le climat l'ordonne, et ce ne sont pas les grands, mais les
frileux, qui restent au dedans. Un pêcheur de Chioggia appuie ses coudes
déguenillés à la même table qu'un grand seigneur. Il y a bien des cafés
de prédilection pour les élégants, pour les artistes, pour les nobles:
chacun aime à trouver là sa société de tous les soirs; mais dans
l'occasion (que la chaleur rend fréquente) on entre dans la première
taverne venue, et personne ne songe à critiquer ou même à remarquer une
femme de bon ton, assise dans un cabaret pour boire une _semata_ ou pour
manger du poisson frais.

Les Vénitiennes sont coquettes et amoureuses de parure. La richesse de
leurs toilettes fait un singulier contraste avec le _sans-façon_ de
leurs habitudes. Est-ce à cette simplicité seigneuriale qu'il faut
attribuer la manière hardie dont les hommes du peuple les regardent? Un
cocher de fiacre à Paris n'est pas un homme pour la femme qui monte dans
sa voiture. Ici un gondolier regarde la jambe de toute femme qui sort de
sa gondole. La sentence de La Bruyère: _Un jardinier n'est un homme
qu'aux yeux d'une religieuse_, serait un mon-sens à Venise. Beppa n'a
certes pas une figure agaçante ni des manières éventées. L'autre jour,
comme nous passions auprès d'une barque pleine de manants, l'un d'eux,
qui récitait, c'est-à-dire qui écorchait une strophe de Tasse,
s'interrompit pour la montrer à ses compagnons en s'écriant: Voici la
belle Herminie!

L'ostentation des anciens nobles est encore dans le caractère de la
population; l'usage de la _sagra_ en offre une preuve: chaque année, le
paroissial et son chapitre délibèrent et choisissent un ordonnateur pour
la fête patronale, à peu près comme on choisit une quêteuse dans une
paroisse de Paris. Les fonctions de cet ordonnateur sont d'appliquer le
produit annuel des aumônes et des offrandes à la décoration de l'église,
à l'illumination, et à la musique du chœur; on prend ordinairement le
plus généreux et le plus riche. Dévot ou non, il met toujours son
ambition à surpasser son prédécesseur en magnificence; et si le revenu
de la paroisse ne lui suffit pas, il contribue de sa bourse aux frais de
la fête. Aussi le peuple s'amuse beaucoup; les prêtres sont satisfaits,
et distribuent à pleines mains les absolutions et les indulgences à
l'ordonnateur, à sa famille et à ses serviteurs. Il y a quelques jours,
un simple particulier n'a pas dépensé moins de quinze mille francs pour
une messe.

A deux heures du matin, comme nous n'avions pas pris de vivres dans la
gondole, parce qu'après tout, c'est la plus incommode manière de manger
qu'il y ait au monde, nous rentrâmes dans la ville, et nous allâmes
souper au restaurant de Sainte-Marguerite, qui avait aussi ses ballons
de papier suspendus à la treille. Nous allâmes nous asseoir au fond du
jardin, et l'abbé nous fit servir des soles accommodées avec du raisin
de Corinthe, des graines de pin et du citron confit. Jules et Beppa
s'animèrent si bien la tête et les entrailles avec le vin de Bragance et
les macarons au girofle, qu'ils ne voulurent jamais nous permettre de
retourner chez nous. Il fallut aller voir le lever du soleil à l'île de
Torcello. Catullo, étant à demi ivre et incapable de ramer seul un
quart du chemin, nous proposa d'aller chercher ses compères César et
Gambierazi: l'un qui fut fait nicoloto le mois dernier, en jurant sur le
crucifix haine éternelle aux Castellans; l'autre qui remplit avec
Catullo le rôle de grand prêtre, en versant l'encre de seppia sur la
tête du néophyte et en dictant la formule du serment. En expiation de
ces cérémonies païennes et républicaines, ils furent mis tous trois en
prison avec une vingtaine d'assistants; je crois t'avoir raconté cela
dans une de mes lettres. J'étais impatient de voir ces gondoliers
illustres. Mais, hélas! que les hommes célèbres démentent souvent d'une
manière fâcheuse l'idée que nous nous en formons! César, le néophyte,
est bossu, et Gambierazi, le pontife, a les jambes en vis de pressoir.
Le plus agréable des trois est encore Catullo, qui ne boite que d'une
jambe, et qui ne manque jamais de dire, en parlant de lord Byron:--Je
l'ai vu, il était boiteux.--Hélas! hélas! le divin poëte Catulle était
Vénète; qui sait si l'ivrogne écloppé qui conduit notre gondole ne
descend pas de lui en droite ligne?

Ces trois monstres, à l'aide de la voile et du vent, nous conduisirent
très-vite à Torcello, et le soleil se levait quand nous nous enfonçâmes
gaiement dans les sentiers verts de cette belle île.

Torcello est, de tous les îlots des lagunes où vinrent se réfugier les
habitants de la Vénétie lors de l'irruption des barbares en Italie,
celui qui conserve le plus de traces de cette époque d'émigration et de
terreur. L'église et une fabrique en ruine sont les vestiges de la ville
que ces réfugiés y construisirent. L'église, par sa construction
irrégulière et le mélange de richesses antiques et de matériaux
grossiers qui la composent, atteste la précipitation avec laquelle elle
fut bâtie. On y employa les débris d'un temple d'Aquilée, soustraits à
la ruine de cette capitale des provinces vénètes. La nef a encore la
forme circulaire d'un temple païen, et de précieuses colonnes d'un
marbre africain sculpté en Grèce soutiennent le toit de briques chargé
de ronces qui s'échappent en festons et s'ouvrent un chemin dans les
crevasses des corniches. La coupole et la partie intérieure du portique
sont couvertes de mosaïques exécutées par des artistes grecs. Ces
mosaïques, qui datent du onzième siècle, sont hideuses de dessin comme
toutes celles de cette époque de décadence, mais remarquables de
solidité. C'est de Venise que l'art de la mosaïque s'est répandu dans
toute l'Italie, et ces fonds d'or qui donnent un si grand relief aux
figures, et se conservent si intacts et si brillants sous la poussière
des siècles, sont formés de petites plaques de verre doré que l'on
fabriquait à Murano, île voisine de celle-ci. Peu à peu l'art du dessin,
perdu en Grèce et retrouvé en Italie, s'appliqua à rectifier la
mosaïque, et les dernières qui furent exécutées dans l'église de
Saint-Marc, par les frères Zuccati, avaient été dessinées par Titien.

L'abbé voulut nous persuader que les madones en mosaïque du onzième
siècle avaient un caractère austère et grandiose, où le sentiment de la
foi parlait plus haut que la grâce poétique des beaux temps de la
peinture. Il fallut bien avouer que dans ces grandes figures du type
grec, dans ces yeux fendus, dans ces profils aquilins, il y a quelque
chose de ferme et d'imposant comme les préceptes de la foi nouvelle.
L'abbé en revint à sa fantaisie, tant soit peu païenne, de faire de la
Vierge une allégorie religieuse. Il voulut en trouver la preuve dans les
diverses expressions que ces figures révérées reçurent des grands
artistes, et nous montrer, dans chacun de leurs types favoris, un reflet
de leur âme. Titien avait, selon lui, révélé sa foi robuste et
tranquille dans cette grande figure de Marie qui monte au ciel avec une
attitude si forte et un regard si radieux, tandis que la nuée d'or
s'entr'ouvre, et que Jéhovah s'avance pour la recevoir.

Raphaël et Corrège, amants et poëtes, avaient répandu sur le front de
leurs vierges une douceur plus mélancolique et une plus humaine
tendresse pour la Divinité; ce n'est pas le ciel seul qu'elles
contemplent, c'est Jésus, Dieu d'amour et de pardon, qu'elles caressent
saintement.

Enfin, Giambellino et Vivarini, les peintres aimés de Beppa, avaient
confié au sourire de leurs _madonnettes_ la naïve jeunesse de leurs
cœurs.--O Giambellino! s'écria Beppa, que je t'aurais aimé! que je me
serais plu a tes puérilités charmantes! comme j'aurais soigné ton
chardonneret bien-aimé! comme j'aurais écouté dans mes rêves la viole et
la mandoline de tes petits anges voilés de leurs longues ailes, souples,
mélodieux et mignons comme des mésanges! Que j'aurais respiré avec
délices ces fleurs que ta main a ravies à l'Éden, et que firent éclore
les pleurs d'Ève et de Marie! Comme j'aurais frémi en baisant le léger
feuillage qui flotte sur les cheveux d'or de tes pâles chérubins! Comme
j'aurais timidement contemplé tes vierges adolescentes, si pures et si
saintes que le regard humain craint de les profaner! J'aurais conservé
mon âme sereine afin de leur ressembler.--Tu leur ressembles, Beppa!
s'écria l'abbé avec un regard qu'il lança sur elle comme un éclair. Mais
il reporta aussitôt sa vue sur la grande et sombre madone grecque,
emblème de souffrance et d'énergie, qui se dressait au-dessus de nos
têtes.--O foi triste et sublime! dit-il en étouffant un soupir. Le
visage de cet honnête jeune homme exprima la satisfaction d'un
douloureux triomphe, et le sourire d'amertume que l'indignation
généreuse ramène si souvent sur ses lèvres s'effaça pour tout le jour.
«Qu'on m'impose des sacrifices, me dit-il souvent, qu'on m'ordonne de
vaincre et de macérer l'imagination rebelle, d'enfoncer dans mon cœur
les sept dards qui percent le sein de Marie; qu'on me donne à souffrir,
c'est bien. Ce qui tue, c'est l'inaction, c'est de sentir tout son être
inutile, toute sa force perdue; c'est de n'avoir rien à combattre, rien
à immoler.» Je ne serais pas surpris que l'abbé se laissât aller parfois
à caresser des pensées dangereuses, des sentiments funestes, afin
d'avoir la joie d'en triompher.

Le docteur alla s'endormir au milieu des orties, sur la chaise curule en
pierre qui servit, dit-on, jadis aux préteurs romains chargés de
percevoir l'impôt sur les pêcheurs des lagunes. La tradition populaire
gratifie cette chaise du nom de trône d'Attila, bien que le conquérant
barbare, ayant fait une vaine tentative d'invasion sur ces îles, et
ayant vu ses vaisseaux échouer, à l'heure de la marée descendante, sur
les paludes dont il ne connaissait point les canaux navigables, se fût
retiré, abandonnant même la chétive conquête de la péninsule de
Chioggia. Jules resta à examiner les étranges contrevents de l'église,
formés, comme dans les temples orientaux, d'une grande pierre plate
tournant sur un pivot et sur des gonds. L'abbé alla faire visite à son
confrère de Torcello, dont le blanc prieuré, perdu dans les rameaux des
jardins, faisait envie à la romanesque Beppa. J'allai seul, rêvant et
ramassant des fleurs pour elle, à travers les traînes de Torcello, plus
belles, hélas! que celles de ma Vallée Noire. Une profusion de liserons
éclatants grimpait le long des haies, et formait souvent au-dessus du
sentier des berceaux plus riches et plus élégants que si la main de
l'homme s'en fût mêlée. Huit ou dix maisons, vingt peut-être,
disséminées au milieu des vergers, renferment toute la population de
l'île. Tous les habitants étaient déjà partis pour la pêche. Un silence
inconcevable régnait sur cette nature si prodigue, que l'homme s'en
occupe à peine, et y reçoit en pur don ce que chez nous il achète au
prix de ses sueurs. Les papillons rasaient le tapis de fleurs étendu
sous mes pieds, et, peu habitués sans doute aux tracasseries des enfants
ou des entomologistes, venaient se reposer jusque sur le bouquet que
j'avais à la main. Torcello est un désert cultivé. Au travers des
taillis d'osier et des buissons d'althæra courent des ruisseaux d'eau
marine, où le pétrel et la sarcelle se promènent voluptueusement. Çà et
là un chapiteau de marbre, un fragment de sculpture du Bas-Empire, une
belle croix grecque brisée, percent dans les hautes herbes. L'éternelle
jeunesse de la nature sourit au milieu de ces ruines. L'air était
embaumé, et le chant des cigales interrompait seul le silence religieux
du matin. J'avais sur la tête le plus beau ciel du monde, à deux pas de
moi les meilleure amis. Je fermai les yeux, comme je fais souvent, pour
résumer les diverses impressions de ma promenade, et me composer une vue
générale du paysage que je venais de parcourir. Je ne sais comment, au
lieu des lianes, des bosquets et des marbres de Torcello, je vis
apparaître des champs aplanis, des arbres souffrants, des buissons
poudreux, un ciel gris, une végétation maigre, obstinément tourmentée
par le soc et la pioche, des masures hideuses, des palais ridicules, la
France en un mot.--Ah! tu m'appelles donc! lui dis-je. Je sentis un
étrange mouvement de désir et de répugnance. O patrie! nom mystérieux à
qui je n'ai jamais pensé, et qui ne m'offres encore qu'un sens
impénétrable! le souvenir des douleurs passées que tu évoques est-il
donc plus doux que le sentiment présent de la joie? Pourrais-je
t'oublier si je voulais? et d'où vient que je ne le veux pas?



IV

A JULES NÉRAUD


                 Nohant, septembre 1834.

Combien j'ai à te remercier, mon vieil ami, d'être venu me voir tout de
suite! Je n'espérais pas ce bonheur, et je vois que, ta position n'ayant
pas changé, c'est une grande preuve d'amitié que m'as donnée. J'ai passé
une journée heureuse, mon brave Malgache, auprès de toi, au milieu de
mes enfants et de mes amis. J'ai ri de bien bon cœur de nos anciennes
folies; j'ai renouvelé nos combats espiègles; je me suis diverti de tes
calembours. J'ai retrouvé, après deux ans d'absence (qui renferment pour
moi deux siècles), toute cette ancienne vie avec un plaisir d'enfant,
avec une joie de vieillard. Eh bien! mon pauvre ami, tout cela est entré
une journée entière dans ce cœur usé et désolé; tout cela l'a fait
bondir de joie, mais ne l'a ni guéri ni rajeuni; c'est un mort que le
galvanisme a fait tressaillir, et qui retombe plus mort qu'auparavant.
J'ai le spleen, j'ai le désespoir dans l'âme, Malgache. Je me suis dit
tout ce que je pouvais et devais me dire, j'ai essayé de me rattacher à
tout; je ne puis pas vivre, je ne le puis pas. Je viens dire adieu à mon
pays, à mes amis. Le monde ne saura pas ce que j'ai souffert, ce que
j'ai tenté avant d'en venir là. J'essaierais en vain de te faire
comprendre mon âme et ma vie: ne me parle pas de cela; reçois mon adieu,
et ne me dis rien; ce serait inutile. Viens me voir quelquefois pendant
mon séjour ici et parler du passé avec moi. J'aurai quelques services à
te demander: tu en accepteras l'ennui comme une preuve de confiance.
Pense à moi, et si j'ai un tombeau quelque part où tu passes un jour,
arrête-toi pour y laisser tomber quelques larmes? Oh! prie pour celui
qui, seul peut-être, a bien connu et bien jugé ton cœur.


                 Lundi soir.

Merci, mon bon vieux Malgache, merci de ta lettre; aucun remède ne peut
être plus efficace que ces paroles d'amitié et cette douce compassion
dont mon orgueil ne saurait souffrir. Tu ne sais des malheurs de ma vie
qu'une bien faible partie. Si le sort nous réunit quelques heures, je te
les dirai; mais l'important, ce n'est pas que tu les saches, c'est que
ton affection les adoucisse. Va, le raisonnement, les représentations,
les réprimandes, ne font qu'aigrir le cœur de ceux qui souffrent, et
une poignée de main bien cordiale est la plus éloquente des
consolations. Il se peut que j'aie le cœur fatigué, l'esprit abusé
par une vie aventureuse et des idées faussas; mais j'en meurs, vois-tu,
et il ne s'agit plus pour ceux qui m'aiment que de me conduire doucement
à ma tombe. Otez-moi les dernières épines du chemin, ou du moins semez
quelques fleurs autour de ma fosse, et faites entendre à mon oreille les
douces paroles du regret et de la pitié. Non, je ne rougis pas de la
vôtre, ô mes amis! et de la tienne surtout, vieux débris qui as surnagé
sur les orages de la vie, et qui en connais les soucis rongeurs et les
fatigues accablantes. Je suis un malade qu'il faut plaindre et non
contrarier. Si vous ne me guérissez pas, du moins vous me rendrez la
souffrance moins rude et la mort moins laide. Me préserve le ciel de
mépriser votre amitié et de la compter pour peu de chose! Mais sais-tu
quels maux contre-balancent ces biens-là? Sais-tu ce que certains
bonheurs ont inspiré d'exigences à mon âme, ce que certains malheurs lui
ont imposé de méfiance et de découragement? Et puis vous êtes forts,
vous autres. Moi, j'ai de l'énergie, et non de la force. Tu me dis que
l'_instinct_ me retiendra auprès de mes enfants: tu as raison peut-être;
c'est le mot le plus vrai que j'aie entendu. Cet instinct, je le sens si
profondément que je l'ai maudit comme une chaîne indestructible; souvent
aussi je l'ai béni en pressant sur mon cœur ces deux petites
créatures innocentes de tous mes maux. Écris-moi souvent, mon ami; sois
délicat et ingénieux à me dire ce qui peut me faire du bien, à m'éviter
les leçons trop dures. Hélas! mon propre esprit est plus sévère que tu
ne le serais, et c'est la rude clairvoyance qui me pousse au désespoir.
Que ton cœur, qui est bon et grand, quoi qu'on en dise et quoi qu'on
en pense, t'inspire l'art de me guérir. Je suis venu chercher ici ce qui
me fuyait ailleurs. Les pédagogues abondent partout, l'amitié est rare
et prudente: elle se tire bien mieux d'affaire avec un reproche ou une
raillerie qu'avec une larme et un baiser. Oh! que la tienne soit
généreuse et douce! Répète-moi que ton affection m'a suivi partout, et
qu'aux heures de découragement, où je me croyais seul dans l'univers, il
y avait un cœur qui priait pour moi et qui m'envoyait son ange
gardien pour me ranimer.


                 Mercredi soir.

Écrivons-nous tous les jours, je t'en prie; je sens que l'amitié seule
peut me sauver.

Je n'en suis pas à espérer de pouvoir vivre. Je borne pour le moment mon
ambition à mourir calme et à ne pas être forcé de blasphémer à ma
dernière heure, comme cet homme innocent que l'on guillotina dans notre
ville il y a quatre ou cinq ans, et qui s'écria sur l'échafaud: _Ah! il
n'y a pas de Dieu!_--Tu es religieux, toi, Malgache; moi aussi, je
crois. Mais j'ignore si je dois espérer quelque chose de mieux que les
fatigues et les souffrances de cette vie. Que penses-tu de
l'autre?--Voilà ce qui m'arrête. Il m'est bien prouvé que je n'arriverai
a rien dans celle-ci, et il n'y a pas d'espoir pour moi sur la terre.
Mais trouverai-je le repos après ces trente ans de travail? La nouvelle
destinée où j'entrerai sera-t-elle une destinée calme et supportable?
Ah! si Dieu est bon, il donnera au moins à mon âme un an de repos; qui
sait ce que c'est que le repos et quel renouvellement cela doit opérer
dans une intelligence! Hélas! si je pouvais me reposer ici auprès de
toi, au milieu de mes amis, dans mon pays, sous le toit où j'ai été
élevé, où j'ai passé tant de jours sereins! Mais la vie de l'homme
commence par où elle devrait finir. Dans ses premiers ans il lui est
accordé un bonheur et un calme dont il ne jouit que plus tard par le
souvenir; car, avant d'avoir souffert et travaillé, avant d'avoir subi
les ans de la virilité, il ne sait pas le prix de ses jours
d'enfance.--A ton dire, mon ami, il arriverait pour l'homme sage et fort
un temps où ce repos peut s'acquérir par la réflexion et la volonté. Oh!
sois sincère, je t'en prie, et oublie le rôle de consolateur que ton
amitié t'impose avec moi. Ne me trompe pas dans l'espoir de me guérir;
car plus tu ferais refleurir sous mes pas d'espérances décevantes, plus
je ressentirais de colère et de douleur en les perdant. Dis-moi la
vérité, es-tu heureux?--Non, ceci est une sotte question, et le
_bonheur_ est un mot ridicule, qui ne représente qu'une idée vague comme
un rêve. Mais supportes-tu la vie de bon cœur? La regretterais-tu si
demain Dieu t'en délivrait? Pleurerais-tu autre chose que tes enfants?
Car cette affection d'_instinct_, comme tu dis fort bien, est la seule
que la réflexion désespérante ne puisse ébranler.--Dis-moi, oh! dis-moi
ce qui se passe en moi depuis dix ans et plus; ce dégoût de tout, cet
ennui dévorant, qui succède à mes plus vives jouissances, et qui de plus
en plus me gagne et m'écrase, est-ce une maladie de mon cerveau, ou
est-ce un résultat de ma destinée? Ai-je horriblement raison de détester
la vie? ai-je criminellement tort de ne pas l'accepter? Mettons de côté
les questions sociales, supposons même que nous n'ayons pas d'enfants,
et que nous ayons subi tous deux la même dose de malheur et de fatigue.
Crois-tu que, par suite de la diversité de nos organisations, nous nous
retrouverions l'un et l'autre où nous en sommes, toi réconcilié avec la
vie, moi plus las et plus désespéré que jamais? Y a-t-il donc en vous
autres une faculté qui me manque? Suis-je plus mal partagé que vous, et
Dieu m'a-t-il refusé cet instinctif amour de la vie qu'il a donné à
toutes les créatures pour la conservation des espèces? Je vois ma mère:
elle a souffert matériellement plus que moi, son histoire est une des
plus orageuses et des plus funestes que j'aie entendu raconter; sa force
naturelle l'a sauvée de tout; son insouciance, sa gaieté, ont surnagé
dans tous ses naufrages. A soixante ans elle est encore belle et jeune,
et chaque soir en s'endormant elle prie Dieu de lui conserver la vie.
Ah! mon Dieu, mon Dieu! c'est donc bien bon de vivre? pourquoi ne
suis-je pas ainsi? Ma position sociale pourrait être belle; je suis
indépendant, les embarras matériels de mon existence ont cessé; je puis
voyager, satisfaire toutes mes fantaisies; pourquoi n'ai-je plus de
fantaisies?

Ne réponds pas à ces questions-là, c'est trop tôt. Tu ne sais pas les
événements qui m'ont amené à cet état moral, et tu pourrais concevoir
quelque fausse idée, faute de bien connaître et de bien juger les faits.
Mais réponds en ce qui te concerne.--Tu as souffert, tu as aimé, tu es
un être très-élevé sous le rapport de l'intelligence, tu as beaucoup vu,
beaucoup lu; tu as voyagé, observé, réfléchi, jugé la vie sous bien des
faces diverses.--Tu es venu échouer, toi dont la destinée eût pu être
brillante, sur un petit coin de terre où tu t'es consolé de tout en
plantant des arbres et en arrosant des fleurs. Tu dis que tu as souffert
dans les commencements, que tu as soutenu une lutte avec toi-même, que
tu t'es contraint à un travail physique. Raconte-moi avec détail
l'histoire de ces premiers temps, et puis dis-moi le résultat de tous
ces combats et de toute cette vertu. Es-tu calme? supportes-tu sans
aigreur et sans désespoir les tracasseries de la vie domestique?
t'endors-tu aussitôt que tu te couches? n'y a-t-il pas autour de ton
chevet un démon sous la forme d'un ange qui te crie: L'amour, l'amour!
le bonheur, la vie, la jeunesse!--tandis que ton cœur désolé répond:
Il est trop tard! cela eût pu être, et cela n'a pas été?--O mon ami!
passes-tu des nuits entières à pleurer tes rêves et à te dire: Je n'ai
pas été heureux?

--Oh! je le devine, je le sens, cela t'arrive quelquefois, et j'ai tort
peut-être de réveiller l'idée d'une souffrance que le temps et ton
courage ont endormie; mais ce sera une occasion d'exercer la force que
tu as amassée que de me raconter comment tu as fait, et de m'apprendre
à quoi tu es arrivé. Hélas! si je pouvais comme toi me passionner pour
un insecte! J'aime tout cela pourtant, et nul n'est mieux organisé que
moi pour jouir de la vie. Je sympathise avec toutes les beautés, toutes
les grâces de la nature. Comme toi, j'examine longtemps avec délices,
l'aile d'un papillon. Comme toi je m'enivre du parfum d'une fleur.
J'aimerais à me bâtir aussi un ajoupa et à y porter mes livres; mais je
n'y pourrais rester, mais les fleurs et les insectes ne peuvent pas me
consoler d'une peine morale. La contemplation des cimes immobiles du
Mont-Blanc, l'aspect de cette neige éternelle, immaculée, sublime de
blancheur et de calme, avait suffi, pendant trois ou quatre jours du
mois dernier, pour donner à mon âme une sérénité inconnue depuis
longtemps. Mais à peine eus-je passé la frontière de France, cette paix
délicieuse s'écroula comme une avalanche devant le souvenir et l'aspect
de mes maux et des ennuis matériels. La poussière des chemins, la
puanteur de la diligence et la nudité hideuse du pays suffirent pour me
faire dire: La vie est insupportable et l'homme est infortuné.--Et des
douleurs morales, réelles, profondes, incurables, se ranimèrent.

Je me berce de l'idée que je mourrai réconcilié du moins avec le passé.
Il y a dans l'air du pays, dans le silence de l'automne, dans la magie
des souvenirs, dans le cœur de mes amis surtout, quelque chose
d'étrangement puissant. Je marche beaucoup, et, soit fatigue de corps,
soit repos d'esprit, je dors plus que je n'ai fait depuis un an. Mes
enfants me font encore beaucoup de mal au milieu de tout le bonheur
qu'ils me donnent; ce sont mes maîtres, les liens sacrés qui m'attachent
à la vie, à une vie odieuse! Je voudrais les briser, ces liens
terribles! la peur du remords me retient. Et pourtant il y aurait bien
des choses à ma décharge si je pouvais raconter l'histoire de mon
cœur. Mais ce serait si long, si pénible!--Bonsoir, rappelle-toi nos
adieux d'autrefois sous le grand arbre, _the parting's tree_. Nous
avions lu _les Natchez_, et nous nous disions chaque soir:--Je te
souhaite un ciel bleu et l'espérance.--L'espérance de quoi?...


                 Jeudi.

Mes jours s'écoulent tristes comme la mort, et ma force s'épuise
rapidement. Avant-hier j'étais assez bien, je me sentais tomber dans une
sorte d'apathie qui ne manquait pas de charme. La fatigue du cœur et
celle du corps étaient si grandes en moi, qu'il ne me restait plus guère
de sensibilité. J'avais accepté les ennuis et les plaisirs de la
journée, et je ne m'étais pas dit comme les autres jours: Pourrai-je
vivre demain? Je m'étais rejeté dans le passé, et je savourais cette
illusion imbécile au point de me croire transporté aux jours qui sont
derrière nous. Je revins de la rivière avec Rollinat et les enfants. Il
faisait chaud, et le chemin était difficile. J'eus une sorte de bonheur
à traverser une terre labourée en portant Solange sur mes épaules.
Maurice marchait devant moi avec son petit ami, et le chien de la
maison, quoique laid et mélancolique, nous suivait d'un air si habitué à
nous, si sûr de son gîte, si nécessairement attaché à chacun de nos pas,
qu'il me semblait faire partie de la famille. Rollinat riait à sa
manière, et débitait des facéties à ma mère, et je venais le dernier
avec mon fardeau, partageant ma pensée entre les embarras de la marche
et le souvenir de tes conseils. Voici, me disais-je, les plaisirs
simples et purs que mon ami me vante et me souhaite. Et je ne sais
pourquoi la fatigue, les cris joyeux des enfants, la gaieté de ma mère,
quoique tout cela fût en désaccord avec la tristesse qui me ronge et
l'accablement qui m'écrase, avaient pour moi un charme indéfinissable.
Cela me rappelait nos courses au grand arbre, nos récoltes de
champignons dans les prés, et la première enfance de mon fils, qu'alors
je rapportais aussi à la maison sur mes épaules. J'oubliais presque ces
terribles années d'expérience, d'activité et de passion qui me séparent
de celles-là.

Mais ce bien-être, dont je ne saurais attribuer le bienfait qu'à des
circonstances extérieures, à l'influence de l'air, au silence délicieux
de la campagne, à la bonne humeur de ceux qui m'entouraient, cessa
bientôt, et je retombai dans mon abattement ordinaire en rentrant à la
maison.

Rollinat est une des plus parfaites et des plus affectueuses créatures
qu'il y ait sur la terre, doux, simple, égal, silencieux, triste,
compatissant. Je ne sais personne dont la société intime et journalière
soit plus bienfaisante; je ne sais pas si je l'aime plus ou moins que
toi; mon cœur n'a plus assez de vigueur pour s'interroger et se
connaître; je sais que l'amitié que j'ai pour Alphonse, pour Laure, pour
chacun de vous, ne nuit à aucun en particulier. Seulement, je me tais de
mon mal avec ces jeunes enfants dont il troublerait le bonheur, et je
n'en parle qu'à Rollinat et à toi. Lui ne me donne ni conseils, ni
encouragements, ni consolations; nous échangeons peu de paroles dans le
jour; nous marchons côte à côte dans les traînes du vallon ou dans les
allées de mon jardin, courbés comme deux vieillards, concentrés dans une
muette douleur, et nous comprenant sans nous avertir. Le soir, nous
marchons encore dans le jardin jusqu'à minuit; c'est une fatigue
physique qui m'est absolument nécessaire pour trouver le sommeil, et à
lui aussi qui souffre continuellement des nerfs. Alors nous nous
racontons les détails et les ennuis de notre vie. Quelquefois nous
retombons dans un profond silence; il regarde les étoiles, où il me rêve
un asile, et je promène d'inutiles regards sous les ténébreux ombrages
que nous traversons. Leur mystérieux silence me fait tressaillir
quelquefois d'épouvante, et il me semble que c'est mon spectre qui se
promène à ma place, dans ces lieux mornes comme la tombe. Alors je passe
mon bras sous le sien, comme pour m'assurer que j'appartiens encore au
monde des vivants, et il me répond avec sa voix caverneuse et
monotone:--Tu es malade, bien malade.--Malgré le peu d'encouragements
qu'il me donne (car ses inclinations ne sont que trop conformes aux
miennes), son amitié m'est très-précieuse, et sa société m'est en
quelque sorte nécessaire. Il me semble, que tant que j'aurai à mon côté
un ami sincère et fidèle, je ne peux pas mourir désespéré; je lui ai
fait jurer, ce soir, qu'il assisterait à ma dernière heure, et qu'il
aurait le courage de ne point me retenir. Il y a dans la voix, dans le
regard, dans tout l'être de ceux que nous aimons, un fluide magnétique,
une sorte d'auréole, non visible, mais sensible au toucher de l'âme, si
je peux parler ainsi, qui agit puissamment sur nos sensations intimes.
La présence de Rollinat m'infuse silencieusement la résignation
mélancolique et la sérénité morne et muette. Son silence opère peut-être
plus sur moi que ses paroles. Quand il est assis, à une heure du matin,
au fond du grand salon, et qu'à la faible clarté d'une seule bougie,
oubliée plutôt qu'allumée sur la table, je jette de temps en temps les
yeux sur sa figure grave et rêveuse, sur ses orbites enfoncées, sur sa
bouche close et serrée, sur son front que plisse une méditation
perpétuelle, il me semble contempler l'humble courage et la triste
patience revêtus d'une forme humaine. O amitié sobre de démonstrations
et riche de dévouements! qui te payera de ce que tu supportes d'heures
sombres et de funestes pensées auprès d'une âme moribonde? Assis comme
un médecin sans espoir au chevet d'un ami expirant, il semble tâter le
pouls à mon désespoir et compter ce qu'il me reste de jours mauvais à
subir. Désireux dans sa conscience d'entendre sonner l'heure de ma
délivrance, navré dans son affection d'être forcé d'abandonner bientôt
ce cadavre qu'il entoure encore de soins inutiles et généreux, il voit
mon infortune; il ne prie ni ne pleure; il me fait un dernier oreiller
de son bras, et ne me dit point ce qui se passera en lui quand mes yeux
seront pour jamais fermés. O Dieu juste! donnez-lui un ami qui vive
pour lui et qui ne l'abandonne point pour mourir!

J'ai souvent honte de cette lâcheté qui m'empêche d'en finir tout de
suite; ne sais-je donc me décider à rien? ne puis-je ni vivre ni mourir?
Il y a des instants où je me figure que je suis usé par le travail,
l'amour ou la douleur, et que je ne suis plus capable de rien sur la
terre; mais, à la moindre occasion, je m'aperçois bien que cela n'est
pas et que je vais mourir dans toute la force de mon organisation et
dans toute la puissance de mon âme. Oh! non, ce n'est pas la force qui
me manque pour vivre et pour espérer; c'est la foi et la volonté. Quand
un événement extérieur me réveille de mon accablement, quand le hasard
me presse et me commande d'agir selon ma nature, j'agis avec plus de
présence d'esprit et de calme que je n'ai jamais fait.--Tel je suis
encore, malgré tant d'affronts et de blessures dont on m'a couvert,
malgré tant de fange et de pierres qu'on m'a jetées, dans le vain espoir
de tarir la source vive et abondante des vertus que Dieu m'avait
données. On l'a bien troublée, hélas! et la beauté du ciel ne s'y
réfléchit plus comme autrefois. Mais quand un être souffrant s'en
approche, elle coule encore pour lui, et il peut y puiser sans qu'elle
lui refuse son flot bienfaisant. Il y a plus: ce bien que je fais sans
enthousiasme et même sans plaisir, ces devoirs que j'accomplis sans
satisfaction puérile et sans espoir d'en retirer aucun soulagement,
c'est un sacrifice plus austère et peut-être plus grand devant Dieu que
les ardentes offrandes d'un cœur plus heureux et plus jeune. C'est
maintenant que je sens intimement combien mon âme est droite, puisqu'à
mon insu l'amour du bien refleurit en moi sur les plus sombres ruines. O
mon Dieu! s'il pouvait me tomber de votre sein paternel une conviction,
une volonté, un désir seulement! mais en vain j'interroge cette âme
vide. La vertu n'y est plus qu'une habitude forte comme la nécessité,
mais stérile pour mon bonheur; la foi n'est plus qu'une lueur
lointaine, belle encore dans sa pâleur douloureuse, mais silencieuse,
indifférente à ma vie et à ma mort, une voix qui se perd dans les
espaces du ciel et qui ne me crie point de croire, mais d'espérer
seulement. La volonté n'est plus qu'une humble et muette servante de ce
reste de vertu et de religion. Elle proportionne son activité au besoin
qu'on a d'elle; et peut-être a-t-elle un troisième conseiller plus fort
que la foi et que la vertu, l'orgueil.

Oui, l'orgueil saignant, altier et debout sous les plaies et les
souillures dont on s'est efforcé de le couvrir. Nul n'a été plus outragé
et plus calomnié que moi, et nul ne s'est cramponné avec plus de douleur
et de force à l'espoir d'une justice céleste et au sentiment de sa
propre innocence. Oh! comment n'avoir pas d'orgueil, quand on a une
guerre inique à soutenir? Pourquoi Dieu m'a-t-il laissé faire si
malheureux? et pourquoi permet-il que l'impudence des hommes lâches
flétrisse et tue l'existence des hommes candides? Faut-il donc que
l'innocent se lève dans sa douleur, et qu'essuyant les larmes de la
colère et de la honte, il se lave des impuretés dont on l'accable?
Seigneur! Seigneur! à quoi songez-vous, quand vous envoyez un ange
gardien à l'enfant suspendu encore au sein de sa mère, et quand votre
providence s'occupe du dernier brin d'herbe de la prairie, tandis
qu'elle laisse meurtrir et outrager le faible, et que l'honneur, la plus
belle fleur qui croisse sur nos chemins, est brisé et foulé aux pieds
par le premier écolier qui passe? L'homme dont le front s'est plissé
dans la réflexion et dans la souffrance est-il donc moins précieux pour
vous que l'âme inerte et encore informe du nourrisson de la femme? Notre
triste gloire humaine est-elle plus méprisable que l'ortie qui croît le
long des cimetières? O Dieu du ciel! voyez, entendez, et faites
justice.


A ROLLINAT.

                 Vendredi soir.

Comment vas-tu, mon ami? tu es parti bien triste et bien malade.
Rassure-moi du moins sur ta santé. Ton âme est naturellement souffrante,
et tu n'étais point heureux avant de me connaître. Mais j'ai bien des
remords, néanmoins; car j'ai dû cruellement augmenter cette disposition
au chagrin, et cet ennui perpétuel qui te ronge. Ma douleur sombre et
inguérissable a dû rejaillir sur toi, et les résolutions lugubres dont
je t'ai entretenu tous ces jours derniers ont dû contrister et déchirer
ton amitié pour moi, si loyale et si sainte. Pardonne-moi, mon pauvre
ami; j'ai cherché à m'appuyer sur toi, à me reposer un instant sur ton
bras; j'ai voulu te dire mon angoisse afin de m'affermir dans le calme
du désespoir, afin de l'emporter dans le tombeau, adoucie et trempée des
larmes de l'amitié. Tu as eu le courage de m'écouter en silence et de ne
point me donner de vaines consolations; tu m'as dit seulement ton
affection, la seule chose à laquelle je pusse penser sans aigreur et
sans méfiance. Oh! je te remercie! J'ai obtenu de toi cette rude et
sainte promesse, de venir, pour ainsi dire, communier avec moi à mon
heure de délivrance. Le Malgache n'en aurait pas la force; il faut un
cœur plus vieux et plus résigné qui me dise: Va-t'en! et non pas:
Reviens à nous.--Je ne peux revenir à rien ni à personne.

Ne te laisse point toucher ni ébranler par cet état désespéré où tu me
vois; ne laisse point la compassion aller jusqu'à la souffrance; ne
laisse point la mélancolie dévorer ces belles fleurs, ces rameaux de
chêne dont ta route est couverte. Eh quoi! tu es utile, tu es
nécessaire, tu es vertueux, et tu supporterais la vie à regret! Oh! non,
tomber ce fardeau que tu portes si noblement, et qui de prime abord,
t'ouvrira toujours l'accès des âmes nobles. Tu trouveras d'autres
amitiés, plus grandes, moins stériles, moins funestes que la mienne; tu
auras une vieillesse glorieuse au sein d'une destinée humble et pénible.
Oh! mon ami, qu'on me donne une tâche comme la tienne à remplir, qu'on
mette entre mes mains le soc de cette charrue avec laquelle tu ouvres un
si vigoureux sillon dans la société, et je me relèverai de mon
désespoir, et j'emploierai la force qui est en moi, et que la société
repousse comme une source d'erreurs et de crimes.

Tu me connais pourtant, toi. Tu sais s'il y a, dans ce cœur déchiré,
des passions viles, des lâchetés, le moindre détour perfide, le moindre
attrait pour un vice quelconque. Tu sais que si quelque chose m'élève
au-dessus de tant d'êtres méprisablement médiocres dont le monde est
encombré, ce n'est pas le vain éclat d'un nom, ni le frivole talent
d'écrire quelques pages. Tu sais que c'est la forte passion du vrai, le
sauvage amour de la justice. Tu sais qu'un orgueil immense me dévore,
mais que cet orgueil n'a rien de petit ni de coupable, qu'il ne m'a
jamais porté à aucune faute honteuse, et qu'il eût pu me pousser à une
destinée héroïque si je ne fusse point né dans les fers! Eh bien! mon
ami, que ferai-je de ce caractère? Que produira cette force d'âme qui
m'a toujours fait repousser le joug de l'opinion et des lois humaines,
non en ce qu'elles ont de bon et de nécessaire, mais en ce qu'elles ont
d'odieux et d'abrutissant? A qui les ferai-je servir? Qui m'écoutera,
qui me croira? Qui vivra de ma pensée? Qui, à ma parole, se lèvera pour
marcher dans la voie droite et superbe où je voudrais voir aller le
monde? Personne.--Eh! si du moins je pouvais élever mes enfants dans ces
idées, me flatter de l'espoir que ces êtres, formés de mon sang, ne
seront pas des animaux marchant sous le joug, ni des mannequins
obéissant à tous les fils du préjugé et des conventions, mais bien des
créatures intelligentes, généreuses, indomptables dans leur fierté,
dévouées dans leurs affections jusqu'au martyre; si je pouvais faire
d'eux un homme et une femme selon la pensée de Dieu! Mais cela ne se
pourra point. Mes enfants, condamnés à marcher dans la fange des chemins
battus, environnés des influences contraires, avertis à chaque pas, par
ceux qui me combattent, de se méfier de moi et de ce qu'on appelle des
rêves, spectateurs eux-mêmes de ma souffrance au milieu de cette lutte
éternelle, de mon cœur ulcéré, de mes genoux brisés à chaque pas sur
les obstacles de la vie réelle; mes pauvres enfants, ma chair et mon
âme, se retourneront peut-être pour me dire:--Vous nous égarez; vous
voulez nous perdre avec vous! N'êtes-vous pas infortuné, rebuté,
calomnié? Qu'avez-vous rapporté de ces luttes inégales, de ces duels
fanfarons avec la coutume et la croyance? Laissez-nous faire comme les
autres; laissez-nous recueillir les avantages de ce monde facile et
tolérant; laissez-nous commettre ces mille petites lâchetés qui achètent
le repos et le bien-être parmi les hommes. Ne nous parlez plus de vertus
austères et inconnues, qu'on appelle folie, et qui ne mènent qu'à
l'isolement ou au suicide.

Voilà ce qu'ils me diront. Ou bien si, par tendresse ou disposition
naturelle, ils m'écoutent et me croient, où les conduirai-je? Dans quels
abîmes irons-nous donc nous précipiter tous les trois? car nous serons
trois sur la terre, et pas un avec! Que leur répondrai-je, s'ils
viennent me dire:--Oui, la vie est insupportable dans un monde ainsi
fait; mourons ensemble! Montrez-nous le chemin de Bernica, ou le lac de
Sténio, ou les glaciers de Jacques!

Ce n'est pas que, dans mon orgueil, je veuille dire que je suis seul de
mon avis en ce monde par excès de grandeur ou de raison. Non, je suis un
être plein d'erreurs et de faiblesses, et les plus sombres voiles
d'ignorance couvrent les plus brillants éclairs de mon âme. Je suis seul
à force de désenchantements et d'illusions perdues. Ces illusions ont
été grossières; mais qui ne les a eues? Elles ont été brisées; qui n'a
vu de même tomber les siennes en poussière? Mais je m'en étais fait une,
particulière, vaste, belle, comme était mon âme aux premières années de
la vie, au sortir de l'adolescence. Celle-là, pour moi, fut un sceau de
fatalité éternelle, un arrêt de mort. Mais cela demanderait de plus
longs développements et une sorte de récit de ma jeunesse. Je te le
ferai quelque jour.

Quand tu commences à t'endormir, pense à moi; pense à cette heure de
minuit où les étoiles étaient si blanches, l'air si doucement humide,
les allées si sombres; pense à cette route sablée, bordée de thym et
d'arbrisseaux, que nous avons parcourue ensemble cent fois dans une
demi-heure, et dans laquelle nous avons échangé de si tristes
confidences, de si saintes promesses! A cette heure-là, dors tranquille,
après m'avoir envoyé une bénédiction et un adieu. Moi, je t'écrirai
pendant ce temps, et je n'aurai pas perdu ces entretiens de minuit dont
tu me prives, bon cœur fatigué, mais que tu me rendras quelques jours
encore, avant que je parte pour toujours!


                 Samedi.

Oui, j'avais alors une étrange illusion, verte comme ma jeunesse, virile
comme ma tournure d'esprit et mes habitudes. Il serait long de dire tout
l'avenir qu'elle embrassait, mais elle était résumable en ce peu de
mots:--Pour obtenir justice en ce monde comme en l'autre, il ne s'agit
que d'être un vrai juste soi-même.

Ce n'était pas tant là un système qu'une conviction. Je savais bien
qu'il y avait des âmes honnêtes et pures que les hommes méconnaissaient
et que la Providence semblait abandonner. Même dans le petit horizon où
je vivais, j'en comptais plusieurs; mais je me faisais de ce mot de
juste tout un monde moral, et dans mon cerveau, alors tout farci de
Bible, d'histoire, de poésie et de philosophie, j'en avais fait un
portrait selon mes rêves. J'ai retrouvé dans les griffonnages que
j'entassais sous mon oreiller à l'âge de seize ans, ce portrait du
_juste_. Le voici, c'est un caillou brut.

       *       *       *       *       *

«Le juste n'a pas de sexe moral: il est homme ou femme selon la volonté
de Dieu; mais son code est toujours le même, qu'il soit général d'armée
ou mère de famille.

«Le juste n'a pas d'état. Il est mendiant, voyageur, ou prince de la
terre, selon la volonté de Dieu. Son but, sa profession, c'est d'être
juste.

«Le juste est fort, calme et chaste. Il est vaillant, il est actif, il
est réfléchi. Il observe tous ses premiers mouvements jusqu'à ce qu'il
se soit fait tel que tous ses premiers mouvements soient bons. Il
méprise la vie, et pour peu que sa place en ce monde soit nécessaire à
un meilleur que lui, il la cède de bon cœur et s'offre à Dieu en
disant: Seigneur, si je suis nuisible à mon frère, prenez ma vie. Je
monterai ce coursier, je franchirai ce buisson, je traverserai ce
marais, je sortirai du danger ou j'y resterai, selon votre bon plaisir,
ô mon Dieu!--Le juste est toujours prêt à paraître devant Dieu.

«Le juste n'a pas de fortune, pas de maison, pas d'esclaves. Ses
serviteurs sont ses amis s'ils en sont dignes. Son toit appartient au
vagabond, sa bourse et son vêtement à tous les pauvres, son temps et ses
lumières à tous ceux qui les réclament.

«Le juste hait les méchants et méprise les lâches. Il leur donne du pain
s'ils en manquent, et des conseils s'ils en veulent. S'ils se
convertissent, il les encourage et leur pardonne; s'ils s'endurcissent
dans le mal, il les oublie, mais il ne les craint pas; et si un assassin
l'attaque, il le tue bravement et se regarde comme l'instrument de la
justice de Dieu.

«Le juste ne s'ennuie jamais. Il travaille tant qu'il peut, soit avec
le corps, soit avec l'esprit, selon ses besoins et ceux d'autrui. Quand
il est las, il se repose et pense à Dieu; quand il est malade, il se
résigne et rêve au ciel.

«Le juste ouvre son cœur à l'amitié. Ce qu'il aime le mieux après
Dieu, c'est son ami; et il ne craint jamais de l'aimer trop, parce qu'il
ne peut aimer qu'un être digne de lui.

«Le juste est orgueilleux, mais non pas vain. Il ne sait point s'il est
jeune, beau, riche, admiré, il sait qu'il est juste; et quoiqu'il
pardonne à ceux qui le méconnaissent, il s'éloigne d'eux. Il sait que
ceux qui ne le comprennent point ne lui ressemblent point, et que s'il
pouvait les aimer il cesserait d'être juste.

«Le juste est sincère avant tout, et c'est ce qui exige de lui une force
sublime, parce que le monde n'est que mensonge, fourberie ou vanité,
trahison ou préjugé.

«Le juste méprise l'opinion de la foule; il est le défenseur du faible
et de l'opprimé, et n'élève la voix parmi les hommes que pour défendre
ceux que les hommes accusent injustement. Il ne s'en remet à personne du
soin de prononcer sur un accusé. Il ne croit au mal que quand il le
sait, et, sans s'inquiéter de l'anathème ou de la risée des gens, il va
écouter les plaintes de Job jusque sur son fumier.

«Le juste pèche sept fois par jour, mais ce sont des péchés de juste. Il
y en a qu'il ne commet jamais, et qu'il ne soupçonne même pas.

«Le juste est souvent injurié et calomnié; mais il obtient toujours
justice, parce qu'il l'aime, parce qu'il la veut, parce qu'il est fort
et sait l'imposer. Il a des ennemis, des indifférents; quelquefois la
foule entière est contre lui; mais il a pour amis quelques justes comme
lui, qui se cherchent et se rencontrent dans cette vie, et à qui Dieu
donne son royaume dans l'autre.»

       *       *       *       *       *

Cette singulière déclaration de mes _droits de l'homme_, comme je
l'appelais alors, écolier que j'étais; cet innocent mélange d'hérésies
et de banalités religieuses renferme pourtant bien, n'est-ce pas, un
ordre d'idées arrêtées, un plan de vie, un choix de résolutions, la
tendance à un caractère religieusement choisi et embrassé? Elle
t'explique à peu près ce qu'étaient les illusions de mon adolescence,
et, au milieu des sentiments fraîchement dictés par l'Évangile, une
sorte de restriction rebelle dictée par l'orgueil naissant, par
l'obstination innée, un vague rêve de grandeur humaine mêlé à une plus
sérieuse ambition de chrétien.

Présomptueuse ou folle, cette espérance d'arriver à l'état de _juste_,
c'est-à-dire de pratiquer la miséricorde, la franchise et l'austérité
avec calme et avec joie; de supporter la contradiction et le blâme avec
indifférence et fermeté, et de laisser un nom honoré parmi l'élite des
hommes rencontrés en cette vie; cette ambition d'une gloire humble, mais
désirable, d'un travail difficile et long, d'une lutte contre la
société, couronnée à la fin de succès, du moins par l'estime de ce petit
nombre de bons que j'espérais rejoindre sur les mers inconnues de
l'avenir, c'était là le rêve, l'illusion de mes plus belles années, la
foi en la justice divine et humaine.--Qu'est-il devenu? un regret
affreux, la source d'un ennui et d'un dégoût qui n'ont d'autre remède
que la mort.

Cela fut la source de mes qualités et de mes défauts, ou bien ce furent
mes qualités et mes défauts qui m'inspirèrent ces idées fausses. Je leur
ai dû bien des vertus inutiles, bien des traits de folie héroïque, bien
des actes de grandeur imbécile et de dévouement sublime, dont l'objet et
le résultat ont été ignoblement ridicules. J'ai voulu faire l'homme
fort, et j'ai été brisé comme un enfant. M'en repentirai-je aujourd'hui
que je vais paraître devant toi, ô mon Dieu? Non; car si la justice
divine est un rêve comme la justice humaine, du moins il y a le repos du
néant qui doit être désirable après les fatigues d'une vie comme la
mienne.

Je les ai bien rencontrés, ces hommes justes, je leur ai serré la main;
et leur estime, la tienne entre toutes, ô mon ami! a bien répandu sur
mes plaies le baume consolateur. J'ai bien exercé cette justice, non pas
toujours aussi ferme que je me l'étais dictée en ces jours de
puritanisme juvénile; mais si les passions, ou la fatigue, ou la douleur
ou l'amour ont souvent engourdi ou détourné ce bras qui se flattait
d'être toujours tendu aux faibles et aux infortunés; si cette sévérité
farouche et prudente envers les méchants s'est souvent laissé tromper
par un jugement facile à égarer, par un cœur facile à séduire:
pourtant, je n'ai commis aucune action, caressé aucun vice, admis aucun
principe qui m'ait fait sortir du chemin de la justice; j'y ai marché
lentement, je m'y suis arrêté plus d'une fois, j'y ai perdu bien des
peines et bien du temps à poursuivre des fantômes. Mais l'instinct, la
nécessité d'obéir à ma nature, ont toujours retenu mes pieds sur la
route d'ivoire, et si je ne suis pas encore le juste que je voulais
être, rien dans le passé ne s'oppose à ce que je le devienne; c'est dans
le présent que gît un obstacle semblable à une montagne écroulée: cet
obstacle, c'est le désespoir.

Et pourquoi ce spectre livide est-il venu étendre sur moi ses membres
lourds et glacés? Pourquoi l'amertume est-elle entrée si avant dans mon
cœur, que tous les biens, toutes les consolations que ma raison
admet, mon instinct les repousse? D'où vient que je te disais, l'autre
soir, dans le jardin, l'âme pénétrée d'une sombre superstition: Il y a
dans la nature je ne sais quelle voix qui me crie de partout, du sein de
l'herbe et de celui du feuillage, de l'écho et de l'horizon, du ciel et
de la terre, des étoiles et des fleurs, et du soleil et des ténèbres, et
de la lune et de l'aurore, et du regard même de mes amis: _Va-t'en, tu
n'as plus rien à faire ici?_

C'est peut-être parce que j'ai eu l'ambition de l'intelligence et la
sensibilité du cœur; c'est parce que je me suis imposé le caractère
du juste dans des proportions trop antiques, et que je n'ai pu défendre
mon cerveau des puériles misères de ces temps-ci. J'avais dit: Je ferai
ceci, et je serai calme; je l'ai fait, et je suis resté agité.--J'avais
dit encore: Je braverai ces écueils et ne frémirai pas; je les ai
bravés, et j'en suis sorti pâle d'épouvante.--J'avais dit enfin:
J'obtiendrai ces biens, et je m'en contenterai; je les ai obtenus, et
ils ne me suffisent pas. J'ai fait assez passablement mon devoir: mais
j'ai trouvé la peine plus amère, et le bonheur moins doux que je ne les
avais rêvés. Pourquoi la vérité, au lieu de se montrer comme elle est,
grande, maigre, nue et terrible, se fait-elle riante, belle et fleurie
pour apparaître aux enfants dans leurs songes?


AU MALGACHE.

Je lis immensément depuis quelques jours. Je dis immensément, parce
qu'il y a bien trois ans que je n'ai lu la valeur d'un volume in-octavo,
et que voici depuis quinze jours trois ouvrages que j'avale et digère:
_l'Eucharistie_, de l'abbé Gerbet; _Réflexions sur le suicide_, par
madame de Staël; _Vie de Victor Alfieri_, par Victor Alfieri. J'ai lu le
premier par hasard; le second par curiosité, voulant voir comment cet
homme-femme entendait la vie; le troisième par sympathie, quelqu'un me
l'ayant recommandé comme devant parler très-énergiquement à mon esprit.

Un sermon, une dissertation, une histoire.--L'histoire d'Alfieri
ressemble à un roman; elle intéresse, échauffe, agite.--Le catholicisme
de l'abbé a la solennité étroite, l'inutilité inévitable d'un livre
ascétique.--Il n'y a que la dissertation de madame de Staël qui soit
vraiment ce qu'elle veut être, un écrit correct, logique, commun quant
aux pensées, beau quant au style, et savant quant à l'arrangement. Je
n'ai trouvé d'autre soulagement dans cet écrit que le plaisir
d'apprendre que madame de Staël aimait la vie, qu'elle avait mille
raisons d'y tenir, qu'elle avait un sort infiniment plus heureux que le
mien, une tête infiniment plus forte et plus intelligente que la mienne.
Je crois, du reste, que son livre a redoublé pour moi l'attrait du
suicide. Quand je trouve un pédagogue de village sur mon chemin, il
m'ennuie; mais je le prends en patience, car il fait son état. Mais si
je rencontre un illustre docteur, et qu'espérant trouver en lui quelque
secours, j'aille le consulter pour éclaircir mes doutes et calmer mes
anxiétés, je serai bien plus choqué et bien plus contristé
qu'auparavant, s'il me dit en phrases excellentes et en mots
parfaitement choisis les mêmes lieux communs que le pédagogue de village
vient de me débiter en latin de cuisine; celui-là avait le mérite de me
faire sourire parfois de ses barbarismes, son emphase pouvait être
bouffonne; la froideur doctorale de l'autre n'est que triste. C'est un
chêne que l'on courait embrasser pour se sauver, et qui se brise comme
un roseau, pour vous laisser tomber plus bas dans l'abîme.

_L'Eucharistie_ est certainement un livre distingué malgré ses défauts.
Je suis bien aise de l'avoir lu: non qu'il m'ait fait aucun bien, il est
trop catholique pour moi, et les livres spéciaux ne font de bien qu'à un
petit nombre; mais parce qu'il m'a ramené aux jours de ma première
jeunesse, dévote, tendre et crédule.

Alfieri est un homme qui me plaît. Ce que j'aime, c'est son orgueil; ce
qui m'intéresse, ce sont ces luttes terribles entre sa fierté et sa
faiblesse; ce que j'admire, c'est son énergie, sa patience, les efforts
inouïs qu'il a faits pour devenir poëte.--Hélas! encore un qui a
souffert, qui a détesté la vie, qui a sangloté et _rugi_ (comme il dit)
dans la fureur du suicide; et celui-là, comme les autres, s'est consolé
avec un hochet! Il a connu l'amour, des désenchantements hideux, et des
regrets mêlés de honte et de mépris, et l'ennui de la solitude, et le
froid dédain, et la triste clairvoyance de toutes choses..... excepté de
la dernière marotte qui l'a sauvé, la gloire!

La _Vie d'Alfieri_, considérée comme _livre_, est un des plus excellents
que je connaisse. Il est vrai que je n'en connais guère, surtout depuis
l'époque à laquelle j'ai absolument perdu la mémoire; celui-là est écrit
avec une simplicité extrême, avec une froideur de jugement d'où ressort
pour le lecteur une très-chaude émotion; avec une concision et une
rapidité pleines d'ordre et de modestie. Je pense que tous ceux qui se
mêleront d'écrire leur vie devraient se proposer pour modèle la forme,
la dimension et la manière de celle-ci. Voilà ce que je me suis promis
en la lisant, et voilà pourtant ce que je suis bien sûr de ne pas tenir.

Pour me résumer, je veux te dire que la lecture me fait beaucoup plus de
mal que de bien. Je veux m'en sevrer au plus vite. Elle empire mon
incertitude sur toute vérité, mon découragement de tout avenir. Tous
ceux qui écrivent l'histoire des maux humains ou de leurs propres maux,
prêchent du haut de leur calme ou de leur oubli. Mollement assis sur le
paisible _dada_ qui les a tirés du danger, ils m'entretiennent du
système, de la croyance ou de la vanité qui les console. Celui-ci est
dévot, celle-là est savante, le grand Alfieri fait des tragédies. Au
travers de leur bien-être présent, ils voient les chagrins passés menus
comme des grains de poussière, et traitent les miens de même, sans
songer que les miens sont des montagnes, comme l'ont été les leurs. Ils
les ont franchies, et moi, comme Prométhée, je reste dessous, n'ayant de
libre que la poitrine pour nourrir un vautour. Ils sourient
tranquillement, les cruels! L'un prononce sur mon agonie ce mot de
mépris religieux, _vanitas!_ l'autre appelle mon angoisse _faiblesse_,
et le troisième _ignorance_. Quand je n'étais pas dévot dit l'un,
j'étais sous ce rocher; soyez dévot et levez-vous!--Vous expirez? dit
madame de Staël; songez aux grands hommes de l'antiquité, et faites
quelque belle phrase là-dessus. Rien ne soulage comme la
rhétorique.--Vous vous ennuyez? s'écrie Alfieri; ah! que je me suis
ennuyé aussi! Mais _Cléopâtre_ m'a tiré d'affaire.--Eh bien! oui, je le
sais, vous êtes tous heureux, vertueux ou glorieux. Chacun me crie:
Levez-vous, levez-vous, faites comme moi, écrivez, chantez, aimez,
priez! Jusqu'à toi, mon bon Malgache, qui me conseilles de faire bâtir
un ajoupa et d'y lire les classifications de Linnée. Mes maîtres et mes
amis, n'avez-vous rien de mieux à me dire? Aucun de vous ne peut-il
porter la main à ce rocher et l'ôter de dessus mes flancs qui saignent
et s'épuisent? Eh bien! si je dois mourir sans secours, chantez-moi du
moins les pleurs de Jérémie ou les lamentations de Job. Ceux-là
n'étaient point des pédants; ils disaient tout bonnement: _La pourriture
est dans mes os, et les vers du sépulcre sont entrés dans ma chair_.


A ROLLINAT.

Je suis bien fâché d'avoir écrit ce mauvais livre qu'on appelle _Lélia_,
non pas que je m'en repente: ce livre est l'action la plus hardie et la
plus loyale de ma vie, bien que la plus folle et la plus propre à me
dégoûter de ce monde à cause des résultats. Mais il y a bien des choses
dont on enrage et dont on se moque en même temps, bien des guêpes qui
piquent et qui impatientent sans mettre en colère, bien des contrariétés
qui font que la vie est maussade, et qui ne sont pas tout à fait le
désespoir qui tue. Le plaisir d'avoir fait ces choses en efface bientôt
l'atteinte.

Si je suis fâché d'avoir écrit _Lélia_, c'est parce que je ne peux plus
l'écrire. Je suis dans une situation d'esprit qui ressemble tellement à
celle que j'ai dépeinte, et que j'éprouvais en faisant ce livre, que ce
me serait aujourd'hui un grand soulagement de pouvoir le recommencer.
Malheureusement, on ne peut pas faire deux ouvrages sur la même pensée
sans y apporter beaucoup de modifications. L'état de mon esprit, lorsque
je fis _Jacques_ (qui n'a point encore paru), me permit de corriger
beaucoup ce personnage de _Lélia_, de l'habiller autrement et d'en
faciliter la digestion au bon public. A présent je n'en suis plus à
_Jacques_, et au lieu d'arriver à un troisième état de l'âme, je retombe
au premier. Eh quoi! ma période de _parti pris_ n'arrivera-t-elle pas?
Oh! si j'y arrive, vous verrez, mes amis, quels profonds philosophes,
quels antiques stoïciens, quels ermites à barbe blanche se promèneront à
travers mes romans! quelles pesantes dissertations, quels magnifiques
plaidoyers, quelles superbes condamnations, quels pieux sermons
découleront de ma plume! comme je vous demanderai pardon d'avoir été
jeune et malheureux, comme je vous prônerai la sainte sagesse des
vieillards et les joies calmes de l'égoïsme! Que personne ne s'avise
plus d'être malheureux dans ce temps-là; car aussitôt je me mettrai à
l'ouvrage, et je noircirai trois mains de papier pour lui prouver qu'il
est un sot et un lâche, et que, quant à moi, je suis parfaitement
heureux. Je serai aussi faux, aussi bouffi, aussi froid, aussi inutile
que Trenmor, type dont je me suis moqué plus que tout le monde, et avant
tout le monde; mais ils n'ont pas compris cela. Ils n'ont pas vu que,
mettant diverses passions ou diverses opinions sous des traits humains,
et étant forcé par la logique de faire paraître aussi la raison humaine,
je l'avais été chercher au bagne, et qu'après l'avoir plantée comme une
potence au milieu des autres bavards, j'en avais tiré à la fin un grand
bâton blanc, qui s'en va vers les champs de l'avenir, chevauché par les
follets.

Tu me demandes (je t'entends) si c'est une comédie que ce livre que tu
as lu si sérieusement, toi véritable Trenmor de force et de vertu, qui
sais penser tout ce que le mien sait dire, et faire tout ce que le mien
sait indiquer.--Je te répondrai que oui et que non, selon les jours. Il
y eut des nuits de recueillement, de douleur austère, de résignation
enthousiaste, où j'écrivis de fort belles phrases de bonne foi. Il y eut
des matinées de fatigue, d'insomnie, de colère, où je me moquai de la
veille et où je pensai tous les blasphèmes que j'écrivis. Il y eut des
après-midi d'humeur ironique et facétieuse, où, échappant comme
aujourd'hui au pédantisme des donneurs de consolation, je me plus à
faire Trenmor le philosophe plus creux qu'une gourde et plus impossible
que le bonheur. Ce livre, si mauvais et si bon, si vrai et si faux, si
sérieux et si railleur, est bien certainement le plus profondément, le
plus douloureusement, le plus âcrement senti que cervelle en démence ait
jamais produit. C'est pourquoi il est contrefait, mystérieux, et de
réussite impossible. Ceux qui ont cru lire un roman ont eu bien raison
de le déclarer détestable. Ceux qui ont pris au réel ce que l'allégorie
cachait de plus tristement chaste ont eu bien raison de se scandaliser.
Ceux qui ont espéré voir un traité de morale et de philosophie ressortir
de ces caprices ont fort bien fait de trouver la conclusion absurde et
fâcheuse. Ceux-là seuls qui, souffrant des mêmes angoisses, l'ont écouté
comme une plainte entrecoupée, mêlée de fièvre, de sanglots, de rires
lugubres et de jurements, l'ont fort bien compris, et ceux-là l'aiment
sans l'approuver. Ils en pensent absolument ce que j'en pense; c'est un
affreux crocodile très-bien disséqué, c'est un cœur tout saignant,
mis à nu, objet d'horreur et de pitié.

Où est l'époque où l'on n'eût pas osé imprimer un livre sans l'avoir
muni, en même temps que du privilége du roi, d'une bonne moralité, bien
grosse, bien bourgeoise, bien rebattue, bien inutile? Les gens de
cœur et de tête ne manquaient jamais de prouver absolument le
contraire de ce qu'ils voulaient prouver. L'abbé Prévost tout en
démontrant par la bouche de Tiberge que c'est un grand malheur et un
grand avilissement de s'attacher à une fille de joie, prouva par
l'exemple de Desgrieux que l'amour ennoblit tout, et que rien n'est
rebutant de ce qui est profondément senti par un généreux cœur. Pour
compléter la bévue, Tiberge est inutile. Manon est adorable, et le livre
est un sublime monument d'amour et de vérité.

Jean-Jacques a beau faire, Julie ne redevient chère au lecteur qu'à
l'heure de la mort, en écrivant à Saint-Preux qu'elle n'a pas cessé de
l'aimer. C'est madame de Staël, la logique, la raisonneuse, l'utile, qui
fait cette remarque. Madame de Staël remarque encore que la lettre qui
défend le suicide est bien supérieure à la lettre qui le condamne.
Hélas! pourquoi écrire contre sa conscience, ô Jean-Jacques? s'il est
vrai, comme beaucoup le pensent, que vous vous êtes donné la mort,
pourquoi nous l'avoir caché? pourquoi tant de déraisonnements sublimés
pour celer un désespoir qui vous déborde? Martyr infortuné qui avez
voulu être philosophe classique comme un autre, pourquoi n'avoir pas
crié tout haut? cela vous aurait soulagé, et nous boirions les gouttes
de votre sang avec plus de ferveur; nous vous prierions comme un Christ
aux larmes saintes.

Est-ce beau, est-ce puéril, cette affectation d'utilité philanthropique?
Est-ce la liberté de la presse, ou l'exemple de Gœuthe suivi par
Byron, ou la raison du siècle qui nous en a délivrés? Est-ce un crime de
dire tout son chagrin, tout son ennui? Est-ce vertu de le cacher?
Peut-être, se taire, oui: mais mentir! mais avoir le courage d'écrire
des volumes pour déguiser aux autres et à soi-même le fond de son âme!

Eh bien! oui, c'était beau! Ces hommes-là travaillaient à se guérir et à
faire servir leur guérison aux autres malades. En tâchant de persuader,
ils se persuadaient. Leur orgueil, blessé par les hommes, se relevait en
déclarant aux hommes qu'ils avaient su se guérir tout seuls de leurs
atteintes. Sauveurs ingénus de vos ingénus contemporains, vous n'avez
pas aperçu le mal que vous semiez sous les fleurs saintes de votre
parole! vous n'avez pas songé à cette génération que rien n'abuse, qui
examine et dissèque toutes les émotions, et qui, sous les rayons de
votre gloire chrétienne, aperçoit vos fronts pâles sillonnés par
l'orage! Vous n'avez pas prévu que vos préceptes passeraient de mode, et
que vos douleurs seules nous resteraient, à nous et à nos descendants!



V

A FRANÇOIS ROLLINAT


                 Janvier 1835.

Pourquoi diable n'es-tu pas venu hier? nous t'avons attendu pour dîner
jusqu'à sept heures, ce qui est exorbitant pour des appétits excités par
l'air vif de la campagne. Il te sera survenu un client bavard? tu n'es
pas malade au moins? A présent, nous ne t'attendons plus que samedi.
Dans l'intervalle, donne-moi de tes nouvelles, entends-tu, Pylade? nous
serions inquiets. La mine que tu as depuis trois mois surtout n'est pas
faite pour nous rassurer. Pauvre vieux petit homme jaune, qu'as-tu donc?
Je sais que tu réponds ordinairement à cette question-là: «Qu'as-tu
toi-même? es-tu donc un homme riche, jeune, robuste et frais, pour
t'inquiéter de la mine que j'ai?» Hélas! nous avons tous deux une pauvre
apparence, et, dans tous ces étuis de parchemin, il y a des âmes bien
lasses et bien flétries, mon camarade!

Bah! de quoi vais-je parler? nous avons été hier plus gais que jamais;
cependant tu nous manquais bien, mais nous avons bu à ta santé, et, à
force de faire des vœux pour toi, nous nous sommes tous un peu
exaltés. Ma foi! Pylade, il ne faut pas nier les biens que la Providence
nous tient en réserve. Au moment où nous croyons tout perdu, la bonne
déesse, qui sourit de notre désespoir, est là, derrière nous, qui
entoure de clinquant un petit hochet bien joli qu'elle nous met ensuite
dans les mains si doucement qu'on ne soupçonne pas son dessein; car si
nous pouvions imaginer qu'elle nous raille et qu'elle ne prend pas notre
fureur au sérieux, nous serions capables de nous tuer pour la forcer d'y
croire. Mais nous espérons qu'elle est un peu intimidée de nos menaces,
et qu'à l'avenir elle se conduira mieux à notre égard; nous nous
laissons aller peu à peu à regarder cette amusette qu'elle nous a
donnée, et enfin nous en secouons les grelots tout en leur disant:
Grelots de la folie, vous pouvez bien sonner tant que vous voudrez, nous
n'y prendrons aucun plaisir. Mais nous les faisons sonner encore, et
nous les écoutons avec tant de complaisance que bientôt nous nous
faisons grelots nous-mêmes, et des rires et des chants de joie sortent
de nos poitrines vides et désolées. Nous avons alors de bien beaux
raisonnements pour nous réconcilier avec la vie, tout aussi beaux que
ceux qui nous faisaient renoncer à la vie la semaine précédente. Quelle
mauvaise plaisanterie que le cœur humain! Qu'est-ce donc que ce
cœur-là, dont nous parlons tous tant et si bien? D'où vient que cela
est si bizarre, si mobile, si lâche à la souffrance, si léger au
plaisir? Y a-t-il un bon et un mauvais ange qui soufflent tour à tour
sur ce pauvre organe de la vie? Est-ce une âme, un rayon de la Divinité,
que ce diaphragme qu'une tasse de café et un bon mot dilatent? Mais si
ce n'est qu'une éponge imbibée de sang, d'où lui viennent donc ces
aspirations soudaines, ces tressaillements, ces angoisses, espèce de
cris déchirants qui s'en échappent quand de certaines syllabes frappent
l'oreille, ou quand les jeux de la lumière dessinent sur le mur, avec la
frange d'un rideau ou l'angle d'une boiserie, certaines lignes
fantastiques, profils ébauchés par le hasard, empreints de magiques
ressemblances? Pourquoi, au milieu de nos soupers, où, Dieu merci, le
bruit et la gaieté ne vont pas à demi, y en a-t-il quelques-uns parmi
nous qui se mettent à pleurer sans savoir pourquoi? Il est ivre, disent
les autres. Mais pourquoi le vin qui fait rire ceux-ci fait-il sangloter
celui-là? O gaieté de l'homme, que tu touches de près à la souffrance!
Et quel est donc ce pouvoir d'un son, d'un objet, d'une pensée vague sur
nous tous? Quand nous sommes vingt fous criant dans tous les tons faux,
et chantant sur toutes les gammes incohérentes de l'ivresse, s'il en est
un qui fasse un signe solennel en disant: _Écoutez!_ tous se taisent et
écoutent. Alors, dans le silence de ces grands appartements, une voix
lointaine et plaintive s'élève. Elle vient du fond de la vallée, elle
monte comme une spirale harmonieuse autour des sapins du jardin, puis
elle gagne l'angle de maison; elle se glisse par une fenêtre, elle vole
le long des corridors et vient se briser contre la porte de notre salle
avec des sanglots lamentables. Alors toutes nos figures s'allongent,
toutes nos lèvres pâlissent; nous restons tous cloués à notre place,
dans l'attitude où ce bruit nous a pris. Enfin quelqu'un s'écrie:--Bah!
c'est le vent, je m'en moque.--En effet, c'est le vent, rien que le vent
et la nuit; et personne ne s'en moque, personne ne surmonte sans effort
la tristesse qu'inspirent ces choses-là. Mais pourquoi est-ce triste? Le
renard et la perdrix tombent-ils dans la mélancolie quand le vent pleure
dans les bruyères? La biche s'attendrit-elle au lever de la lune?
Qu'est-ce donc que cet être qui s'institue le roi de la création, et qui
ne rêve que larmes et frayeurs?

Mais pourquoi serions-nous tristes, à moins d'être fous? Nos femmes sont
charmantes, et nos amis, en est-il de meilleurs? Est-il beaucoup de
mortels qui aient eu dans leur vie le bonheur de réunir sous le même
toit presque tous les jours, pendant un mois, douze ou quinze créatures
nobles et vraies, et toutes unies entre elles d'une sainte amitié? O mes
amis, mes chers amis! savez-vous ce que vous êtes dans la vie d'un
infortuné? vous ne le savez pas assez, vous n'êtes pas assez fiers du
bien que vous faites; c'est quelque chose que de sauver une âme du
désespoir.

Hélas! hélas! qu'est-ce que ce mélange d'amertume et de joie? qu'est-ce
que ce sentiment de détachement et d'amour, qui me ramène ici chaque
année, dans cette saison qui n'est plus l'automne et qui n'est pas
encore l'hiver, mois de recueillement mélancolique et de tendre
misanthropie; car il y a de tout cela dans cette pauvre tête fatiguée
que presse de toute sa solennité le toit paternel. O mes dieux Lares!
vous voilà tels que je vous ai laissés. Je m'incline devant vous avec ce
respect que chaque année de vieille se rend plus profond dans le cœur
de l'homme. Poudreuses idoles qui vîtes passer à vos pieds le berceau de
mes pères et le mien, et ceux de mes enfants; vous qui vîtes sortir le
cercueil des uns et qui verrez sortir celui des autres, salut, ô
protecteurs devant lesquels mon enfance se prosternait en tremblant,
dieux amis que j'ai appelés avec des larmes du fond des lointaines
contrées, du sein des orageuses passions! Ce que j'éprouve en vous
revoyant est bien doux et bien affreux. Pourquoi vous ai-je quittés,
vous toujours propices aux cœurs simples, vous qui veillez sur les
petits enfants quand les mères s'endorment, vous qui faites planer les
rêves d'amour chaste sur la couche des jeunes filles, vous qui donnez
aux vieillards le sommeil et la santé! Me reconnaissez-vous, paisibles
Pénates? ce pèlerin qui arrive à pied dans la poussière du chemin et
dans la brume du soir, ne le prenez-vous point pour un étranger? Ses
joues flétries, son front dévasté, ses orbites que les larmes ont
creusées, comme les torrents creusent les ravins, ses infirmités, sa
tristesse et ses cicatrices, tout cela ne vous empêchera-t-il pas de
reconnaître cette âme vaillante qui sortit d'ici un matin revêtue d'un
corps robuste, lequel chevauchait une brave jument nourrie dans les
genêts, sobre et infatigable monture, comme si l'homme et l'animal
devaient faire le tour du monde? Voici l'homme: les enfants l'appellent
Tobie, et ils le soutiennent sous les bras pour qu'il marche. Le cheval
est là-bas, il broute lentement l'ortie autour des murs du cimetière:
c'est _Colette_, qui jadis fut digne de porter Bradamante, et qui,
maintenant aveugle, regagne encore aujourd'hui, avec la vue de
l'instinct et de la mémoire, la litière où elle mourra demain matin.

Eh bien! Colette, tes beaux jours ne sont plus; mais on a fait une bonne
action en te conservant un coin et une botte de paille dans l'écurie.
Qui t'a assuré cette bonne destinée de ne point être vendue au corroyeur
comme tous les vieux chevaux? le plus sacré des droits, l'ancienneté. Ce
qui a été est quelque chose de respectable. Ce qui est, est toujours
sujet à doute et à contestation. D'où vient donc l'amitié qu'on a pour
ton vieux maître ici? Personne ne le connaît plus, il a disparu
longtemps, il a voyagé au loin; ses traits ont changé; de ses goûts, de
ses habitudes, de son caractère, on ne sait plus rien, car il s'est
passé tant de choses dans sa vie depuis le temps où il était encore
solide et fier! Mais un mot simple et doux rattache à lui ceux qui
pourraient s'en méfier. Ce mot, c'est _autrefois_.--Il était là, dit-on,
il faisait ces choses avec nous, il était un de nous, nous l'avons
connu; il allait à la chasse par ici, il cueillait des champignons dans
le pré qui est là-bas; vous souvenez-vous de la noce d'un tel, et de
l'enterrement de...? Quand on en est au chapitre des _vous souvient-il_,
que de précieux liens d'or et de diamant rattachent les cœurs
refroidis! que de chaleureuses bouffées de jeunesse montent au visage et
raniment les joies oubliées, les affections négligées! On se figure
souvent alors qu'on s'est aimé plus qu'on ne s'aima en effet, et, à coup
sûr, les plaisirs passés, comme les plaisirs qu'on projette, semblent
plus vifs que ceux qu'on a sous la main.

Ah! c'en est un bien pur, cependant, que de s'embrasser après une longue
absence, en s'écriant:--Te voilà donc, mon vieux! C'est donc toi, ma
fille! C'est donc vous, ma nièce, ma sœur!

Ne me dis donc pas, mon ami, que je suis courageux, et que la gaieté
que je montre est un effort de mon amitié pour toi et pour eux. Ne crois
pas cela. Je suis heureux en effet, heureux par vous, malheureux par
d'autres. Qu'importe ici ce qui n'est pas vous? Crois-tu que je m'en
occupe?--J'y songe malgré moi, il est vrai; mais pourquoi en parler,
pourquoi le sauriez-vous? Oh! non, que personne ne le sache, excepté les
deux ou trois vieux qui ne peuvent se tromper sur le pli de mon sourcil.
Mais que les autres ne connaissent de moi que le bonheur qui me vient
d'eux. Les pauvres enfants en douteraient s'ils voyaient le fond des
abîmes qu'ils couvrent de fleurs. Ils s'éloigneraient effrayés en se
disant: Rien ne peut croître sur ce sol désolé; car les incurables n'ont
pas d'amis, et quand l'homme ne peut plus être utile à l'homme, celui
qui peut se sauver s'éloigne, et celui qui n'a plus de chances meurt
seul. Ces jeunes esprits comprendraient-ils ce qui se passe chez ceux
qui ont vécu? savent-ils qu'on renferme dans son sein tous les éléments
de la joie et de la douleur, sans pouvoir se servir de l'une ou de
l'autre? A leur âge, toute douleur doit tuer ou être tuée; à leur âge,
les grandes désolations, les graves maladies, les austères résolutions,
le sombre et silencieux désespoir. Mais, après ces périodes fatales, ils
ont la jeunesse qui reprend ses droits, le cœur qui se renouvelle et
se retrempe, la vie qui se réveille intense et pressée de réparer le
temps perdu; et il y a là dix ou vingt ans d'orages, de maux affreux et
de joies indicibles. Mais, quand l'expérience a frappé ses grands coups,
et que les passions, non amorties, mais comprimées, s'éveillent encore
pour brûler, et retombent aussitôt frappées d'épouvante devant le
spectre du passé, alors le cœur humain, qui pouvait auparavant se
promettre et s'imposer, ne se connaît plus du tout. Il sait ce qu'il a
été, mais il ne sait plus ce qu'il sera; car il a tant combattu qu'il ne
peut plus compter sur ses forces. Et d'ailleurs, il a perdu le goût de
souffrir, si naturel à ceux qui sont jeunes. Les vieux en ont assez.
Leur douleur n'a plus rien de poétique; la douleur n'embellit que ce qui
est beau.

La pâleur divinise la beauté des femmes et ennoblit la jeunesse des
hommes. Mais, quand le chagrin se manifeste par d'irréparables ravages,
quand il creuse des sillons à des fronts flétris, on le sent maussade et
dangereux. On le cache comme un vice, on le dérobe à tous les regards,
de peur que la crainte de la contagion n'éloigne les heureux d'auprès de
vous. C'est alors vraiment qu'on est digne de plainte; car on ne se
plaint pas, et l'on craint d'être plaint. C'est à cet âge-là que les
amis contemporains se comprennent d'un regard, et qu'il suffit d'un mot
pour se raconter l'un à l'autre toute sa vie passée.

D'où vient que, quand nous nous retrouvons après une séparation de
quelques mois, tu lis si bien sur mon visage l'histoire des maux que
j'ai soufferts? D'où vient que tu me dis dès l'abord en me serrant la
main: «Eh bien! eh bien! telle chose est arrivée, voilà ce que tu as
fait; je comprends ce que tu as dans le cœur?» Oh! comme tu me
racontes exactement alors les moindres détails de mon infortune! Pauvres
humains que nous sommes! ces douleurs dont nous parlons avec tant
d'emphase, et dont nous portons le fardeau avec tant d'orgueil, tous les
connaissent, tous les ont subies; c'est comme le mal de dents; chacun
vous dit:--Je vous plains, cela fait grand mal;--et tout est dit.

_Triste! ô triste!_ Mais l'amitié a cela de beau et de bienfaisant
qu'elle s'inquiète et s'occupe de vos maux comme s'ils étaient uniques
en leur espèce. O douce compassion, maternelle complaisance pour un
enfant qui pleure et qui veut qu'on le plaigne! qu'il est suave de te
trouver dans l'âme sérieuse et mûre d'un ancien ami! Il sait tout, il
est habitué à toucher vos plaies; et pourtant il ne se blase pas sur vos
souffrances, et sa pitié se renouvelle sans cesse. Amitié! amitié!
délices des cœurs que l'amour maltraite et abandonne; sœur
généreuse qu'on néglige et qui pardonne toujours! Oh! je t'en prie, je
t'en supplie, mon _Pylade_, ne fais pas de moi un personnage tragique.
Ne me dis pas qu'il y a de ma part une épouvantable vigueur à soutenir
cette gaieté. Non, non, ce n'est pas un rôle, ce n'est pas une tâche, ce
n'est pas même un calcul; c'est un instinct et un besoin. La nature
humaine ne veut pas ce qui lui nuit; l'âme ne veut pas souffrir, le
corps ne veut pas mourir, et c'est en face de la douleur la plus vraie
et de la maladie la plus sérieuse que l'âme et le corps se mettent à
nier et à fuir l'approche odieuse de la destruction. Il est des crises
violentes où le suicide devient un besoin, une rage; c'est une certaine
portion du cerveau qui souffre et s'atrophie physiquement. Mais que
cette crise passe; la nature, la robuste nature que Dieu a faite pour
durer son temps, étend ses bras désolés et se rattache aux moindres
brins d'herbe pour ne pas rouler dans sa fosse. En faisant la vie de
l'homme si misérable, la Providence a bien su qu'il fallait donner à
l'homme l'horreur de la mort. Et cela est le plus grand, le plus
inexplicable des miracles qui concourent à la durée du genre humain; car
quiconque verrait clairement ce qui est, se donnerait la mort. Ces
moments de clarté funeste nous arrivent, mais nous n'y cédons pas
toujours, et le miracle qui fait refleurir les plantes après la neige et
la glace s'opère dans le cœur de l'homme. Et puis, tout ce qu'on
appelle la raison, la sagesse humaine, tous ces livres, toutes ces
philosophies, tous ces devoirs sociaux et religieux qui nous rattachent
à la vie ne sont-ils pas là! Ne les a-t-on pas inventés pour nous aider
à flatter les penchant naturel, comme tous les principes fondamentaux,
comme la propriété, le despotisme et le reste? Ces lois-là sont bien
sages et faites pour durer; mais on en pourrait faire de plus belles, et
Jésus, en souffrant le martyre, a donné un grand exemple de suicide.
Quant a moi, je te déclare que, si je ne me tue pas, c'est absolument
parce que je suis lâche.

Et qui me rend lâche? Ce n'est pas la crainte de me faire un peu de mal
avec un couteau ou un pistolet; c'est l'effroi de ne plus exister, c'est
la douleur de quitter ma famille, mes enfants et mes amis; c'est
l'horreur du sépulcre; car, quoique l'âme espère une autre vie, elle est
si intimement liée à ce pauvre corps, elle a contracté, en l'habitant,
une si douce complaisance pour lui, qu'elle frémit à l'idée de le
laisser pourrir et manger aux vers. Elle sait bien que ni elle ni lui
n'en sauront rien alors; mais, tant qu'elle lui est unie, elle le soigne
et l'estime, et ne peut se faire une idée nette de ce qu'elle sera,
séparée de lui.

Je supporte donc la vie, parce que je l'aime; et quoique la somme de mes
douleurs soit infiniment plus forte que celle de mes joies, quoique
j'aie perdu les biens sans lesquels je m'imaginais la vie impossible,
j'aime encore cette triste destinée qui me reste, et je lui découvre,
chaque fois que je me réconcilie avec elle, des douceurs dont je ne me
souvenais pas, ou que je niais avec dédain quand j'étais riche de
bonheur et glorieux. Oh! l'homme est si insolent quand sa passion
triomphe! quand il aime ou quand il est aimé, comme il méprise tout ce
qui n'est pas l'amour! comme il fait bon marché de sa vie! comme il est
prêt à s'en débarrasser dès que son étoile pâlit un peu! Et quand il
perd ce qu'il aime, quelle agonie, quelles convulsions, quelle haine
pour les secours de l'amitié, pour les miséricordes de Dieu! Mais Dieu
l'a fait aussi faible que fanfaron, et bientôt redevenu tout petit, tout
honteux, pleurant comme un enfant, et cherchant avec des pas timides à
retrouver sa route, il saisit avec empressement les mains qui s'offrent
à lui pour le guider. Ridicule, puérile et infortunée créature, qui ne
veut pas accepter la destinée et ne sait pas s'y soustraire.

Ah! ne nous moquons pas de cette condition misérable; c'est celle de
tous, et tous nous savons que sa mesquinerie, que son manque de grandeur
et de force ne la rend que plus malheureuse et plus digne de compassion.
Tant qu'on croit à sa force, on a de l'orgueil, et l'orgueil console de
tout. On marche à grands pas et on fronce le sourcil avec un calme
majestueux et terrible; on a décrété qu'on mourrait, le soir ou le
lendemain matin, et on est si fier de cette grande résolution (que du
reste un perruquier ou une prostituée sont tout aussi capables
d'exécuter que Caton d'Utique), on est si content de ne pas subir
l'arrêt du sort et de le narguer, qu'on est déjà à demi consolé. On
jouit d'une grande liberté d'esprit, et l'on s'en étonne; on fait son
testament, on songe à tout, on brûle certaines lettres, on en recommande
d'autres à ses amis, on fait des adieux solennels, on s'estime, on
s'admire, et on s'aime soi-même. Voilà le pire; on se réconcilie avec
soi, on se rend sa propre estime, et l'affection revient avec une
admirable bonté se placer entre le soi héroïque et le soi expiatoire. Le
sacrificateur, c'est-à-dire l'orgueil, fait alors peu à peu grâce à la
victime, c'est-à-dire à la faiblesse; l'un s'attendrit, l'autre se
lamente; l'orgueil demande à la faiblesse si elle était bien sincère
tout à l'heure, si elle avait bien l'intention de tendre la gorge au
couteau; l'autre répond que oui: l'orgueil daigne y croire, et décide
que l'intention est réputée pour le fait, que la honte est lavée, la
fierté satisfaite l'espoir réhabilité. Puis vient un ami qui sourit de
votre dessein, mais qui feint, pour peu qu'il soit délicat et bon, d'en
être épouvanté et de vous arracher l'arme meurtrière; ce qui, en vérité,
n'est pas difficile... Hélas! hélas! ne rions pas de cela. Tout cela
fait qu'on ne se tue pas, et qu'on vit, et qu'on cesse à la fin de se
croire fort, et que l'orgueil tombe, et que la souffrance s'apaise; mais
qu'il reste, au fond de l'âme et pour jamais, une tristesse muette, un
abattement profond, qui accepte toutes les distractions, mais qu'aucune
distraction ne change; car ce qu'on croit, on le veut; et ce qu'on sait,
on le subit. Or, lequel vaut mieux de l'échafaud ou des galères à
perpétuité?

Mais, bonsoir, _vieux_; il se fait tard, dans une heure il fera grand
jour, il faudra que je m'éveille avec les coqs qui sonneront leur
fanfare matinale, et les chiens qui se mettront à hurler pour qu'on
ouvre les portes de la cour, et ton frère Charles qui chante comme
l'alouette au lever du soleil. Tu viendras samedi, n'est-ce pas? Il
fera, j'espère, un temps comme nous l'aimons: pas de lune, le ciel est à
la gelée, les étoiles luiront et l'air sera sonore; ton frère chantera
son _Stabat_, et nous irons l'entendre de loin sous le grand sapin. Il
fait bon de s'attendrir et de s'attrister quand on est ensemble; mais
seul, il faut s'interdire cela quand on en est où nous en sommes. C'est
pourquoi je t'écris, afin de n'aller me coucher qu'au moment où un
sommeil accablant coupera court à toute réflexion un peu trop grave. O
ciel! voilà donc ces gais convives, ces aimables vieillards, les voilà
en face de leur chevet et saisis de terreur à l'aspect des pensées qui
les y attendent! C'est pour cela qu'il faut s'endormir au lever du jour.
C'est l'heure où le cauchemar quitte les rideaux du lit et n'a plus de
pouvoir sur les hommes. Adieu, donne ma bénédiction à tes douze enfants.


                 Dimanche.

Puisque tu ne peux pas venir aujourd'hui, je viens m'enfermer avec toi
et causer par la voie de la plume et de l'encre avec ton ennui; car tu
t'ennuies, ce n'est rien de plus. Ne va pas t'imaginer que tu aies du
chagrin. L'ennui est un mal assez grand, mais c'est après tout un mal
très-noble, et d'où peut sortir tout ce qu'il y a de plus beau dans
l'âme humaine. Il ne s'agit que d'expliquer son ennui comme il faut, et
d'en diriger les inspirations vers un but poétique. Voilà le diable! tu
n'es pas poëte du tout. Tu détermines toutes choses, tu ne sais rester
dans le doute sur quoi que ce soit. Si tu savais bien ce que c'est que
l'ennui, et le parti qu'on en peut tirer! Je vais tâcher de te
l'expliquer comme je l'entends.

L'ennui est une langueur de l'âme, une atonie intellectuelle qui
succède aux grandes émotions ou aux grands désirs. C'est une fatigue, un
malaise, un dégoût équivalant à celui de l'estomac qui éprouve le besoin
de manger et qui n'en sent pas le désir. De même que l'estomac, l'esprit
cherche en vain ce qui pourrait le ranimer et ne peut trouver un aliment
qui lui plaise. Ni le travail ni le plaisir ne sauraient le distraire;
il lui faudrait du bonheur ou de la souffrance, et précisément l'ennui
est ce qui précède ou ce qui suit l'un ou l'autre. C'est un état non
violent, mais triste; facile à guérir, facile à envenimer. Mais du
moment qu'on le poétise, il devient touchant, mélancolique, et sied fort
bien, soit au visage, soit au discours. Pour cela, il faut tout
bonnement s'y abandonner. La recette est simple:--Se vêtir
convenablement, selon la saison; avoir de très-bonnes pantoufles, un
excellent feu en hiver, un hamac léger en été, un bon cheval au
printemps, à l'automne un carré de jardin sablé et planté de
renonculiers. Avec cela, ayez un livre à la main, un cigare à la bouche;
lisez une ligne environ par heure, à laquelle vous penserez huit ou dix
minutes au plus, afin de ne pas vous laisser envahir par une idée fixe.
Le reste du temps, rêvez, mais en ayant soin de changer de place, ou de
pipe, ou d'attitude de tête ou de direction de regards.--Alors, en ne
vous obstinant pas à secouer votre malaise, vous le verrez peu à peu se
tourner en une disposition confortable. Vous acquerrez d'abord une
grande netteté d'observation, un grand calme pour recueillir des formes,
soit d'idées, soit d'objets, dans les cases du cerveau qui équivalent
aux feuillets d'un album. Puis viendra une douce contemplation de
vous-même et des autres, et ce qui tout à l'heure vous paraissait
incommode ou indifférent, vous paraîtra bientôt agréable, pittoresque et
beau. Le moindre objet qui passera devant vos yeux aura son _chic_
particulier, le moindre son vous semblera une mélodie, la moindre visite
un événement heureux.

Il m'arrive bien souvent, je t'assure, de m'éveiller dans une terrible
disposition au spleen. C'est un ennui sérieux, et même assez laid. Je ne
sais pas bien ce que Pascal entendait par ces _pensées de derrière_
qu'il se réservait pour répondre aux objections polémiques ou pour nier
en secret ce qu'il feignait d'accepter en face. C'était sans doute le
jésuitisme de l'intelligence, forcée de plier au devoir, mais se
révoltant malgré elle contre l'arrêt absurde. Pour moi, je trouve le mot
terrible. On l'a trouvé non-seulement dans son recueil de pensées, mais
encore écrit sur un petit morceau de papier et conçu ainsi: _Et moi
aussi, j'aurai mes pensées de derrière la tête_. O parole lugubre,
sortie d'un cœur désolé! Hélas! il est des jours où le cerveau humain
est comme un double miroir dont une glace renvoie à l'autre le revers
des objets qu'elle a reçus de face. C'est alors que toutes les choses,
et tous les hommes, et toutes les paroles ont leur envers inévitable, et
qu'il n'est pas une jouissance, une carresse, une idée reçue au front
qui n'ait son repoussoir agissant comme un ressort de fer au cervelet.
C'est une puissance fatale et maladive, sois-en sûr. La raison humaine
consiste bien en effet à voir toutes les choses par tous leurs côtés,
mais la bénigne nature humaine ne se porte pas volontiers à de tels
examens d'elle-même; elle est peu clairvoyante, et, Pascal l'a dit
ailleurs, «la volonté qui se plaît à une chose plus qu'à l'autre
détourne l'esprit de considérer les qualités de celle qu'il n'aime pas,
et la volonté devient ainsi un des principaux organes de la
croyance.--Et tout cela est mortellement triste, la vie n'est
supportable qu'autant qu'on oublie ces vérités noires, et il n'est
d'affections possibles que celles où les pensées de derrière ne viennent
pas mettre le nez.

Aussi, quand je me sens dans cette fâcheuse humeur, je n'épargne rien
pour m'en distraire et l'adoucir. Je brouille alors mes idées dans des
nuages immodérés de fumée de pipe. En été je me berce dans le hamac
jusqu'à être enivré; en hiver je présente mes vieux tibias au feu avec
un tel stoïcisme qu'il en résulte une cuisson assez vive, une espèce de
moxa qui détourne l'irritation cérébrale. Puis un beau vers, lu, en
passant, sur une muraille, car Dieu merci, notre maison en est farcie
comme une mosquée l'est de sentences; un rayon de soleil qui perce à
travers le givre, un certain éblouissement de ma vue et de ma pensée,
font que le prisme habituel se replace autour de moi, la nature reprend
sa beauté accoutumée, et dans le grand salon nos amis m'apparaissent en
groupes que je n'avais pas remarqués, et qui me frappent tout à coup
aussi vivement que si j'étais Rembrandt ou seulement Gérard Dow. Il me
vient alors un tressaillement intérieur, une sorte de bondissement de
l'âme, un désir irréalisable de fixer ces tableaux, une joie de les
avoir saisis, un élan du cœur vers ceux qui les forment. Cela ne
t'a-t-il pas occupé souvent, alors que tourmentant avec obstination une
mèche de tes cheveux, tu tombes dans ces contemplations silencieuses où
nous te voyons plongé? Combien de fois cette année je me suis senti
saisi d'un invincible déplaisir au milieu de nos plus chers compagnons
et de nos plus folles soirées! Combien de fois, en rentrant au salon
après avoir parcouru à grands pas les allées dépouillées au bout
desquelles se lève la lune, je me suis trouvé ébloui et ravi de la
beauté naïve de ces tableaux flamands! Dutheil, affublé de sa
houppelande grotesque, dont la couleur eût semblé à Hoffmann tirer sur
le _fa bémol_, coiffé de son bonnet couleur de raisin, et soulevant
d'une main le broc de grès qui contient le modeste nectar du coteau
voisin, n'a-t-il pas une des plus rouges et des plus luisantes trognes
que jamais ait croquées Téniers? Silence! son œil étincelle, sa barbe
se hérisse; il avance le front comme un buffle qui se met en défense. Il
va chanter: écoutez, quelle chanson profondément philosophique et
religieuse:

    Le bonheur et le malheur
    Nous viennent du même auteur,
      Voilà la ressemblance;
    Le bonheur nous rend heureux
    Et le malheur malheureux,
      Voilà la différence.

Cette belle ode est de M. de Bièvre. Je n'ai jamais rien entendu de plus
mélancoliquement bête; et, tandis que nos compagnons rient aux éclats de
cette bonne platitude de campagne, il me vient toujours un sentiment de
tristesse en l'entendant. Sais-tu bien que tout est dit devant Dieu et
devant les hommes quand l'homme infortuné demande compte de ses maux et
qu'il obtient cette réponse? Qu'y a-t-il de plus? rien. L'ordre éternel
et fatal qui nous mesure le bien et le mal est là tout entier; c'est
comme le mal de dents, auquel je comparais l'autre jour nos douleurs
morales. Y a-t-il une plainte partant de la terre qui mérite une autre
attention que cette ironie à la fois chagrine et douce d'un autre
malheureux à moitié égayé par le vin, qui constate gravement votre
douleur comme un fait remarquable?

Quand la voix terrible de Dutheil a cessé d'ébranler les vitres, mon
frère vient hasarder les pas les plus gracieux que jamais ours ait
essayés sur le bord des abîmes. Alphonse, couché à terre, joue du violon
sur la pincette avec la pelle; son grand profit dantesque se dessine sur
la muraille, et le rire donne des cavités lugubres à ses lignes sévères.
Charles erre autour d'eux comme un méchant gnôme, d'humeur facétieuse,
toujours prêt à renverser un verre dans une manche et à faire rouler un
danseur mal assuré. Oh! ceux-là, ce sont mes vieux, mes anciens, ceux
qui savent qu'on peut être très-gai et très-triste en même temps, mais
qui sont facilement heureux du bonheur d'autrui et recommencent la vie
après avoir souffert.

Et de quoi se plaindraient-ils, ces enfants gâtés de la destinée?
Regarde ce groupe charmant jeté comme un bouquet autour du piano. Ce
sont leurs femmes et leurs sœurs; c'est Agasta et Félicie, ces deux
sœurs si tendrement unies, si bonnes, si douces et si finement
naïves! c'est Laure et sa mère, toutes deux si belles, si nobles, si
saintes! c'est Brigitte avec ses yeux noirs et sa gaieté brillante;
c'est notre belle Rozane et notre jolie Flamande Eugénie. Connais-tu
rien de plus frais et de plus suave que ces fleurs provinciales, écloses
au vrai soleil, loin des serres chaudes où nos femmes des villes
s'étiolent en naissant? Que Laure est céleste avec sa pâleur et ses
grands yeux noirs au regard religieux et lent! Qu'Agasta est mignonne
avec ses joues de rose du Bengale éclose sur la neige, sa mine espiègle
et nonchalante, son petit parler indigène si doux et son petit bonnet de
blanche nonnette! L'indolence de Félicie a quelque chose de plus triste,
son sourire a de la mélancolie. L'amour et la douleur ont passé par là,
la résignation et le renoncement ont mis leur sceau sur ce front calme
qui s'est baissé tant de fois dans les larmes de la prière chrétienne!
Sur quoi pleures-tu, grande Romaine? N'as-tu pas, au milieu de tes
douleurs, conservé le précieux trésor de la bonté, qu'il est si facile
aux femmes infortunées de perdre? Mon ami, qu'il fait bon vivre parmi
des êtres si peu fardés, parmi des femmes aussi belles de cœur que de
visage, parmi des hommes fermes, laborieux, sincères, religieux en
amitié! Viens donc souvent ici: tu guériras.

Maintenant, si tu me demandes pourquoi, étant si heureux, je m'en vais
toujours à l'entrée de l'hiver, je te le dirai; mais garde ceci pour toi
seul.--Il m'est absolument impossible d'être heureux en quelque
situation que ce soit désormais. L'amitié est la plus pure bénédiction
de Dieu; mais il est un bien qui n'a pu rester avec moi, et je mourrai
sans avoir réalisé le rêve de ma vie. Faire de son cœur dix ou douze
portions, c'est bien facile, bien doux, bien gracieux. Il est charmant
d'être _le bon oncle_ d'une joyeuse couvée d'enfants; il est touchant de
vieillir au milieu d'une famille d'adoption, aux lieux où l'on a grandi;
mais il y a, entre le bonheur de tout ce qui m'entoure et le mien,
beaucoup de ressemblance avec la fortune du pauvre, composée de
l'aumône de tous les riches. Ils sont unis par l'amour ou par
l'exclusive amitié de l'hyménée, ces hommes et ces femmes que le sourire
n'abandonne jamais. Et moi, vieux, je suis comme toi, je ne suis l'autre
moitié de personne. Il m'importe peu de vieillir, il m'importerait
beaucoup de ne pas vieillir seul. Mais je n'ai pas rencontré l'être avec
lequel j'aurais voulu vivre et mourir, ou, si je l'ai rencontré, je n'ai
pas su le garder. Écoute une histoire, et pleure.

Il y avait un bon artiste, qu'on appelait Watelet, qui gravait à
l'eau-forte mieux qu'aucun homme de son temps. Il aima Marguerite Le
Conte et lui apprit à graver à l'eau-forte aussi bien que lui. Elle
quitta son mari, ses biens et son pays pour aller vivre avec Watelet. Le
monde les maudit; puis, comme ils étaient pauvres et modestes, on les
oublia. Quarante ans après on découvrit aux environs de Paris, dans une
maisonnette appelée _Moulin-Joli_, un vieux homme qui gravait à
l'eau-forte et une vieille femme, qu'il appelait sa meunière, et qui
gravait à l'eau-forte, assise à la même table. Le premier oisif qui
découvrit cette merveille l'annonça aux autres, et le beau monde courut
en foule à Moulin-Joli pour voir le phénomène. Un amour de quarante ans,
un travail toujours assidu et toujours aimé; deux beaux talents jumeaux;
Philémon et Baucis du vivant de mesdames Pompadour et Dubarry. Cela fit
époque, et le couple miraculeux eut ses flatteurs, ses amis, ses poëtes,
ses admirateurs. Heureusement le couple mourut de vieillesse peu de
jours après, car le monde eût tout gâté. Le dernier dessin qu'ils
gravèrent représentait le Moulin-Joli, la maison de Marguerite, avec
cette devise: _Cur valle permutem Sabina divitias operosiores?_

Il est encadré dans ma chambre au-dessus d'un portrait dont personne ici
n'a vu l'original. Pendant un an, l'être qui m'a légué ce portrait s'est
assis avec moi toutes les nuits à une petite table, et il a vécu du
même travail que moi... Au lever du jour, nous nous consultions sur
notre œuvre, et nous soupions à la même petite table, tout en causant
d'art, de sentiment et d'avenir. L'avenir nous a manqué de parole. Prie
pour moi, ô Marguerite Le Conte!

En vérité, ami, plus j'y songe, plus je vois qu'il est trop tard pour
oser être malheureux. Nous no pouvons plus prendre la vie au sérieux, du
moins la vie qui est devant nous; car celle qui est derrière, nous y
avons cru, donc elle a été. As-tu fait le résumé de cette course agitée
et pénible qui nous conduit du maillot à la béquille? Je sais que la
route diffère selon les hommes, qu'il n'y a pas plus deux existences
humaines absolument semblables qu'il n'y a deux feuilles semblables dans
une forêt; mais il y a une vue générale tirée du destin de tous, et à
laquelle s'adaptent les mille détails qui font la diversité. En ne
voyant de lui que le système organique, on peut dire que l'homme est
toujours le même, comme il ne se compose jamais au physique que d'une
tête, deux bras, un corps, etc., son système intellectuel se compose
toujours des mêmes passions, l'orgueil, la colère, la luxure, le désir
du mal et du bien à diverses doses, mais se partageant et se disputant
toujours l'homme, entrant dans sa substance et faisant sa vie morale,
comme le système veineux et le système artériel font sa vie matérielle.
Ainsi je crois pouvoir résumer l'histoire de tous en résumant la mienne
propre:

Au commencement, force, ardeur, ignorance.

Au milieu, emploi de la force, réalisation des désirs, science de la
vie.

Au déclin, désenchantement, dégoût de l'action, fatigue,--doute,
apathie;--et puis la tombe qui s'ouvre comme un livre pour recevoir le
pèlerin fatigué de sa journée. O Providence!

La jeunesse est la portion de la vie humaine qui varie le moins chez les
individus; l'âge viril, celle qui varie le plus. La vieillesse est le
résultat de celui-ci, et varie selon ce qu'il a été; mais
l'affaiblissement des facultés confond les nuances, comme lorsque
l'éloignement atténue les couleurs et les enveloppe d'un voile pâle.

Il est presque impossible de savoir ce que sera un homme, difficile de
savoir ce qu'il est, aisé de savoir ce qu'il a été.

Il ne faut se méfier ni s'enthousiasmer des jeunes gens; mais il faut
bien se garder de croire aux hommes faits, de même qu'il faut s'abstenir
de les condamner; tout est en eux, c'est le métal en fusion qui tombe
dans le moule. Dieu sait comment réussira la statue. Quant aux
vieillards, quels qu'ils soient, il faut les plaindre.

Pour ma part, j'ai vu quelle chose misérable et terrible à la fois est
cette force de jeunesse qui n'obéit pas à notre appel, qui nous emporte
où nous ne voulons pas aller, et nous trahit lorsque nous avons besoin
d'elle; et je m'étonnerais d'avoir été si fier de la posséder, si je ne
savais que l'homme est porté à tirer vanité de tout, depuis la beauté,
qui est un don du hasard, jusqu'à la sagesse, qui est un résultat de
l'expérience; s'enorgueillir de sa force est aussi raisonnable que de
s'enorgueillir d'avoir bien dormi et d'avoir les jambes prêtes à
entreprendre une longue course, mais gare aux pierres des chemins.

Oh! que l'on se croit bon marcheur quand on est prêt à partir et qu'on a
aux pieds de bons souliers tout neufs sortant de chez l'ouvrier! Je me
souviens de cette impatience que j'éprouvais de me lancer dans la
carrière avec ma chaussure imperméable. Qui pourra m'arrêter? disais-je;
sur quelles épines, sur quelle fange ne marcherai-je pas sans crainte
d'être blessé ou sali! Où sont les obstacles, où sont les montagnes, où
sont les mers que je ne franchirai pas? J'avais compté sans les
chausse-trapes.

Et quand j'eus commencé à faire usage de ma force, il n'en résulta
d'abord que de belles et bonnes choses; car mon bagage était bon, et
j'avais dans mes poches les plus beaux livres du monde. Je daignais
lire les grands hommes de Plutarque et leur donner la main dans une
sainte vision dont mon orgueil était le magique soleil.

Et à force d'être content de moi et fier de mon allure, je pensai que je
ne pouvais faillir, et je le déclarai bien haut à mes amis et
connaissances. Il fut donc proclamé parmi ces gens-là que j'étais un
stoïque des anciens jours, qui avait la bonté de porter un frac et des
bottes.

Cependant, comme je marchais vite et regardant peu à terre, il m'arriva
de me heurter contre une pierre et de tomber; j'en eus de la douleur aux
pieds et de la mortification dans l'âme. Mais me relevant bien vite, et
pensant que personne ne m'avait vu, je continuai en me disant: Ceci est
un accident, la fatalité s'en est mêlée; et je commençai à croire à la
fatalité, que jusque-là j'avais niée effrontément.

Mais je me heurtai encore, et je tombai souvent. Un jour je m'aperçus
que j'étais tout blessé, tout sanglant, et que mon équipage, crotté et
déchiré, faisait rire les passants, d'autant plus que je le portais
encore d'un air majestueux et que j'en étais plus grotesque. Alors je
fus forcé de m'asseoir sur une pierre au bord du chemin, et je me mis à
regarder tristement mes baillons et mes plaies.

Mais mon orgueil, d'abord souffrant et abattu, se releva, et décida que,
pour être éreinté, je n'en étais pas moins un bon marcheur et un rude
casseur de pierres. Je me pardonnai toutes mes chutes, pensant que je
n'avais pu les éviter, que le destin avait été plus fort que moi, que
Satan jouait un rôle dans tout cela, et mille autres choses toutes
inventées pour entortiller, vis-à-vis de soi et des autres, l'aveu de sa
propre faiblesse et du mépris que tout homme se doit à lui-même s'il
veut être de bonne foi.

Et je repris ma route en boitant et en tombant, disant toujours que je
marchais bien, que les chutes n'étaient pas des chutes, que les pierres
n'étaient pas des pierres; et quoique plusieurs se moquassent de moi
avec raison, plusieurs autres me crurent sur parole, parce que j'avais
ce que les artistes appellent de la poésie, ce que les soldats appellent
de la blague.

Lord Byron donnait alors un grand exemple de ce que peut l'outrecuidance
humaine en habillant de pourpre les plus petites vanités et en les
enchâssant dans l'or comme des diamants; ce boiteux monta sur des
échasses et marcha par-dessus ceux qui avaient les jambes égales; cela
lui réussit, parce que ses échasses étaient solides, magnifiques, et
qu'il savait s'en servir.

Pour nous autres, peuple de singes, nous apprîmes à marcher plus ou
moins bien sur les échasses, et même à danser sur la corde, à la grande
admiration de plusieurs oisifs qui ne s'y connaissaient pas. Et nous, et
moi surtout, malheureux! je négligeais les pures et modestes
jouissances, je méconnaissais les sentiments vrais, je méprisais les
vertus simples et obscures, je raillais les dévots, j'encensais la
gloire insolente, et, crevant dans mon enflure, je ne pardonnais aux
autres aucune faiblesse de caractère, moi qui avais des vices dans le
cœur!... Et je ne voulais faire aucun sacrifice; car rien au monde ne
me semblait aussi précieux que mon repos, mon plaisir et la louange.

Or, sais-tu, François, comment après tout cela je suis devenu un
vieillard supportable, de mœurs douces, et assez modeste dans ses
paroles et dans ses prétentions? Sais-tu ce qui fait la différence d'un
homme corrompu et d'un homme égaré? Certes, l'un et l'autre ont fait
d'aussi sottes et laides choses; mais l'un cesse et l'autre continue;
l'un vieillit en sabots dans son ermitage, ou en robe de chambre dans sa
mansarde avec quelques amis; tandis que l'autre encravate et parfume
chaque soir une momie qui se donne encore des airs de vie, et que l'on
trouve un matin en poussière dans un alambic. L'homme qui s'est aperçu
trop tard de la mauvaise route, et qui n'a plus la force de retourner
sur ses pas, peut du moins s'arrêter, et d'un air triste crier à ceux
qui s'avancent: Ne passez point ici, je m'y suis perdu. Le méchant s'y
plaît, il avance jusqu'à son dernier jour, et meurt d'ennui lorsqu'il a
épuisé tout le mal que l'homme peut faire. Celui-là s'amuse à entraîner
sur ses traces le plus de malheureux qu'il peut; il rit en les voyant
tomber dans la boue à leur tour, et s'égaie à leur persuader que cette
boue est une essence précieuse dont il n'appartient qu'aux grands
esprits et aux gens du bon ton de s'oindre et de s'embaumer.

Et dans tout cela, François, il y a pour nous bien peu de sujets de
consolation; car nous n'avons pas grand mérite à n'être pas de ces
gens-là. N'avons-nous pas traversé leurs fêtes, n'y avons-nous pas bu le
poison de la vanité et du mensonge? Si le grand air nous a dégrisés,
c'est que le hasard ou la Providence nous a fait sortir de l'atmosphère
funeste et nous a forcés d'être dans un champ plutôt que dans un palais.
Mon ami, ce qu'on appelle la vertu existe certainement, mais elle existe
chez les hommes d'exception seulement; chez nous autres, ce que l'on
veut bien appeler honnêteté, c'est la sentiment des bonnes choses,
l'aversion pour les mauvaises. Or, à quoi tient, je te le demande, que
ce pauvre germe, battu de tous les vents, n'aille pas se perdre au loin,
quand nous l'exposons si légèrement à l'orage? Quand on songe à la
facilité avec laquelle il s'envole, doit-on s'élever beaucoup dans sa
propre opinion pour avoir échappé au danger par miracle? Quelle pâle
fleur que cet honneur qui nous reste! Quel est donc le séraphin qui l'a
protégée de son aile? quel est le rayon qui l'a ranimée? Le bon grain a
beau tomber dans la bonne terre, si les oiseaux du ciel viennent s'y
abattre, ils le mangent. Quelle est donc la main qui les détourne? O
Dieu, un tremblement de terreur s'empare d'une âme touchée de tes
bienfaits quand elle regarde en arrière!

Mais toi, ami, tu as pu réparer. Il n'a pas été trop tard pour toi
lorsque tu t'es arrêté; tu es revenu au point de départ, et là tu as
trouvé une rude besogne, un noble travail, et tu l'as pris avec joie. O
François! tu avais à combattre le passé et ses habitudes funestes, à
supporter le présent et ses ennuis rongeurs; tu es entré en lutte avec
ces dragons: tu as les reins aussi forts que l'archange Michel, car tu
les a vaincus. Moi qui suis vieux, et qui n'ai pas trouvé une mère à
consoler et douze enfants à nourrir de mon travail, je pleure, je prie,
et je m'écrie quelquefois:

Viens à moi, descends des cieux, pose-toi sur mon front abattu, colombe
de l'esprit saint, poésie divine! sentiment de l'éternelle beauté, amour
de la nature toujours jeune et toujours féconde! fusion du grand _tout_
avec l'âme humaine qui se détache et s'abandonne: joie triste et
mystérieuse que Dieu envoie à ses enfants désespérés, tressaillement qui
semble les appeler à quelque chose d'inconnu et de sublime, désir de la
mort, désir de la vie, éclair qui passe devant les yeux au milieu des
ténèbres, rayon qui écarte les nuages et revêt les cieux d'une splendeur
inattendue, convulsion de l'agonie où la vie future apparaît, vigueur
fatale qui n'appartient qu'au désespoir, viens à moi! j'ai tout perdu
sur la terre!

L'hiver étend ses voiles gris sur la terre attristée, le froid siffle et
pleure autour de nos toits. Mais quelquefois encore, à midi, des lueurs
empourprées percent la brume et viennent réjouir les tentures assombries
de ma chambre. Alors mon bengali s'agite et soupire dans sa cage, en
apercevant, sur le lilas dépouillé du jardin, un groupe de moineaux
silencieux, hérissés en boule et recueillis dans une béatitude
mélancolique. Le branchage se dessine en noir dans l'air chargé de gelée
blanche. Le genêt, couvert de ses gousses brunes, pousse encore tout en
haut une dernière grappe de boutons qui essayent de fleurir. La terre,
doucement humide, ne crie plus sous les pieds des enfants. Tout est
silence, regret et tendresse. Le soleil vient faire ses adieux à la
terre, la gelée fond, et des larmes tombent de partout; la végétation
semble faire un dernier effort pour reprendre à la vie; mais le dernier
baiser de son époux est si faible, que les roses du Bengale tombent
effeuillées sans avoir pu se colorer et s'épanouir. Voici le froid, la
nuit, la mort.

Ce dernier regard du soleil au travers de mes vitres, c'est mon dernier
espoir qui brille. Aimer ces choses, pleurer l'automne qui s'en va,
saluer le printemps à son retour, compter les dernières ou les premières
fleurs des arbres, attirer les moineaux sur ma fenêtre, c'est tout ce
qui me reste d'une vie qui fut pleine et brûlante. L'hiver de mon âme
est venu, un éternel hiver! Il fut un temps où je ne regardais ni le
ciel ni les fleurs, où je ne m'inquiétais pas de l'absence du soleil et
ne plaignais pas les moineaux transis sur leur branche. A genoux devant
l'autel où brûlait le feu sacré, j'y versais tous les parfums de mon
cœur. Tout ce que Dieu a donné a l'homme de force et de jeunesse,
d'aspiration et d'enivrement, je le consumais et le rallumais sans cesse
à cette flamme qu'un autre amour attisait. Aujourd'hui l'autel est
renversé, le feu sacré est éteint, une pâle fumée s'elève encore et
cherche à rejoindre la flamme qui n'est plus; c'est mon amour qui
s'exhale et qui cherche à ressaisir l'âme qui l'embrasait. Mais cette
âme s'est envolée au loin vers le ciel, et la mienne languit et meurt
sur la terre.

A présent que mon âme est veuve, il ne lui reste plus qu'à voir et à
écouter Dieu dans les objets extérieurs; car Dieu n'est plus en moi, et
si je puis me réjouir, c'est de ce qui se passe au dehors de moi. Je
dirai donc ta bonté envers les autres hommes, ô Dieu qui m'as abandonné!
je ne vivrai plus, je verrai et j'expliquerai; du fond de ma douleur,
j'élèverai une voix forte qui fera entendre ces mots à l'oreille des
passants:--Éloignez-vous d'ici, car il y a un abîme; et moi, qui passais
trop près, j'y suis tombé.--Je leur dirai encore: Vous êtes égarés parce
que vous êtes sourds et aveugles; c'est parce que je l'étais aussi que
je me suis égaré comme vous; j'ai recouvré l'ouïe et la vue; mais alors
je me suis aperçu que j'étais au fond du précipice et que je ne pouvais
plus retourner avec vous. J'étais vieux.

Beaucoup sont tombés comme moi dans les abîmes du désespoir. C'est un
monde immense, c'est comme un monde des morts qui se meut et s'agite
sous le monde des vivants. Quelque chose de noir, un fantôme qui porte
un nom et des habits, un corps indolent et brisé, une figure terne et
pâle, erre encore dans la société humaine et affiche encore les
apparences de la vie. Mais nos âmes sont là-dessous plongées dans cet
Érèbe aux flots amers, et les hommes jeunes ne savent pas plus ce qui
s'y passe que l'enfant au berceau ne sait ce que c'est que la mort. Mais
ce gouffre sans issue a plusieurs profondeurs, et diverses races
d'hommes en remontent ou en descendent les degrés. Des pleurs et des
rires sortent des entrailles de cet enfer. Au plus bas, les plus déchus,
les plus abrutis, qui dorment dans la fange de plaisirs sans nom; moins
bas, les furieux qui hurlent et blasphèment contre Dieu, qu'ils ont
méconnu et qui les a foudroyés; ailleurs les cyniques, qui nient la
vertu et le bonheur, et qui cherchent à faire tomber les autres aussi
bas qu'eux. Mais il en est qui surnagent sur les miasmes empoisonnés de
leur Tartare, et qui, s'asseyant sur les premières marches de l'escalier
fatal, disent: Seigneur, puisque je ne puis repasser le seuil, je
mourrai ici et ne descendrai pas. Ceux-là pleurent et se lamentent; car
ils sont encore assez près de Dieu pour savoir ce qui eût pu être et ce
qu'ils auraient dû faire. Et ils espèrent en une autre vie, parce qu'ils
ont gardé le sentiment du beau éternel et le moyen de le posséder.
Ceux-là se repentent et travaillent, non pour rentrer dans cette vie
mortelle, mais pour l'expier; ils disent la vérité aux hommes sans
crainte de les blesser, car ceux qui ne sont plus du monde n'ont rien à
ménager, rien à redouter; on ne peut plus leur faire ni bien ni mal; on
ne peut plus les faire tomber; ils se sont précipités. Puissent-ils,
comme Curtius, apaiser la colère céleste et fermer l'abîme derrière eux!

Mais il me semble, François, que je deviens emphatique; heureusement
j'aperçois venir mon vieux Malgache: il y a quinze mois que je ne l'ai
vu; il vient tout essoufflé, tout palpitant de joie. Le voilà sous ma
fenêtre; mais, diable! il s'arrête; il vient d'apercevoir une violette
difforme, il la cueille, et cela lui donne à penser. Me voilà effacé de
sa mémoire; si je ne vais à sa rencontre, il retournera chez lui avec sa
violette monstre et sans m'avoir vu. J'y cours. Adieu, Pylade.



VI

A ÉVERARD


                 11 avril 1835.

Ton ami le voyageur est arrivé au gîte sans accident; il est heureux et
fier du souvenir que tu as gardé de lui. Il ne se flattait pas trop à
cet égard; il croyait qu'une âme aussi active, aussi dévorante que la
tienne, devait recevoir vivement les moindres impressions, mais les
perdre aussi vite pour faire place à d'autres. C'est un devoir et une
nécessité pour toi d'être ainsi; tu n'appartiens pas à certains élus, tu
appartiens à tous les hommes, ou plutôt tous t'appartiennent. Pauvre
homme de génie! cela doit bien te lasser. Quelle mission que la tienne!
c'est un métier de gardeur de pourceaux; c'est Apollon chez Admète.

Ce qu'il y a de pis pour toi, c'est qu'au milieu de tes troupeaux, au
fond de tes étables, tu te souviens de ta divinité; et quand tu vois
passer un pauvre oiseau, tu envies son essor et tu regrettes les cieux.
Que ne puis-je t'emmener avec moi sur l'aile des vents inconstants, te
faire respirer le grand air des solitudes, et t'apprendre le secret des
poëtes et des Bohémiens! Mais Dieu ne le veut pas. Il t'a précipité
comme Satan, comme Vulcain, comme tous ces emblèmes de la grandeur et de
l'infortune du génie sur la terre. Te voilà employé à de vils travaux,
cloué sur ta croix, enchaîné au misérable bagne des ambitions humaines.
Va donc, et que celui qui t'a donné la force et la douleur en partage
entoure longtemps pour toi d'une auréole de gloire cette couronne
d'épines que tu conquerras au prix de la liberté, du bonheur et de la
vie.

Car, pour la philanthropie dont vous avez l'humilité de vous vanter,
vous autres réformateurs, je vous demande bien pardon, mais je n'y crois
pas. La philanthropie fait des sœurs de charité. L'amour de la gloire
est autre chose et produit d'autres destinées. Sublime hypocrite,
tais-toi là-dessus avec moi: tu te méconnais en prenant pour le
sentiment du devoir la pente rigoureuse et fatale où t'entraîne
l'instinct de ta force. Pour moi, je sais que tu n'es pas de ceux qui
observent des devoirs, mais de ceux qui en imposent. Tu n'aimes pas les
hommes, tu n'es pas leur frère, car tu n'es pas leur égal. Tu es une
exception parmi eux, tu es né _roi_.

Ah! voici qui te fâche; mais au fond, tu le sais bien, il y a une
royauté qui est d'institution divine. Dieu eût départi à tous les hommes
une égale dose d'intelligence et de vertu s'il eût voulu fonder le
principe d'égalité parmi eux comme tu l'entends; mais il fait les grands
hommes pour commander aux petits hommes, comme il a fait un cèdre pour
protéger l'hysope. L'influence enthousiaste et quasi-despotique que tu
exerces ici, dans ce milieu de la France, où tout ce qui sent et pense
s'incline devant ta supériorité (au point que moi-même, le plus
indiscipliné _voyou_ qui ait jamais fait de la vie une école
buissonnière, je suis force, chaque année, d'aller te rendre hommage),
dis-moi, es-ce autre chose qu'une royauté? Votre majesté ne peut le
nier. Sire, le foulard dont vous vous coiffez en guise de toupet est la
couronne des Aquitaines, en attendant que ce soit mieux encore. Votre
tribune en plein air est un trône; Fleury le Gaulois est votre capitaine
des gardes; Planet votre fou; et moi, si vous voulez le permettre, je
serai votre historiographe; mais, morbleu! sire, conduisez-vous bien,
car plus votre humble barde augure de vous, plus il en exigera quand
vous aurez touché le but, et vous savez qu'il ne sera pas plus facile à
faire taire que le barbier du roi Midas. Et ici je vous demande pardon
de donner le titre de roi à feu Midas. Celui-là, on le sait, n'est pas
de vos cousins; c'est un roi d'institution humaine, un de ces beaux
types de rois légitimes à qui les oreilles poussent tout naturellement
sous le diadème héréditaire.

Croyez-vous donc que je conteste vos droits? Oh! non pas vraiment: nous
ne disputerons jamais là-dessus. Certain roi naquit pour être maquignon;
toi, tu es né prince de la terre. Moi-même, pauvre diseur de métaphores,
je me sens mal abrité sous le parapluie de la monarchie; mais je ne veux
pas le tenir moi-même, je m'y prendrais mal, et tous les trônes de la
terre ne valent pas pour moi une petite fleur au bord d'un lac des
Alpes. Une grande question serait celle de savoir si la Providence a
plus d'amour et de respect pour notre charpente osseuse que pour les
pétales embaumés de ses jasmins. Moi, je vois que la nature a pris
autant de soins de la beauté de la violette que de celle de la femme,
que les lis des champs sont mieux vêtus que Salomon dans sa gloire, et
je garde pour eux mon amour et mon culte. Allez, vous autres, faites la
guerre, faites la loi. Tu dis que je ne conclus jamais; je me soucie
bien de conclure quelque chose! J'irai écrire ton nom et le mien sur le
sable de l'Hellespont dans trois mois; il en restera autant, le
lendemain, qu'il restera de mes livres après ma mort, et peut-être,
hélas! de tes actions, ô Marius! après le coup de vent qui ramènera la
fortune des Sylla et des Napoléon sur le champ de bataille.

Ce n'est pas que je déserte ta cause, au moins; de toutes les causes
dont je ne me soucie pas, imberbe que je suis, c'est la plus belle et la
plus noble. Je ne conçois même pas que les poëtes puissent en avoir une
autre; car si tous les mots sont vides, du moins ceux de patrie et de
liberté sont harmonieux, tandis que ceux de légitimité et d'obéissance
sont grossiers, malsonnants et faits pour des oreilles de gendarmes. On
peut flatter un peuple de braves; mais aduler une bûche couronnée, c'est
renoncer à sa dignité d'homme. Moi, je fuis le bruit des clameurs
humaines et je vais écouter la voix des torrents. Sois sûr que je
prierai l'esprit des lacs et les fées des glaciers de prendre
quelquefois leur vol vers toi, et de te porter dans une brise un parfum
des déserts, un rêve de liberté, un souvenir affectueux et profond de
ton frère le voyageur. Je ne suis qu'un oiseau de passage dans la vie
humaine; je ne fais pas de nid et je ne couve pas d'amours sur la terre;
j'irai frapper du bec à ta fenêtre de temps en temps, et te donner des
nouvelles de la création au travers des barreaux de ta prison; et puis
je reprendrai ma course inconstante dans les champs aériens, me
nourrissant de moucherons, tandis que tu partageras des fers et des
couronnes avec tes pareils! Votre ambition est noble et magnifique, ô
hommes du destin! De tous les hochets dont s'amuse l'humanité, vous avez
choisi le moins puéril, la gloire! Oui, c'est beau, la gloire! Achille
prit un glaive au milieu des joyaux de femme qu'on lui présentait; vous
prenez, vous autres, le martyre des nobles ambitions, au lieu de
l'argent, des titres et des petites vanités qui charment le vulgaire.
Généreux insensés que vous êtes, gouvernez-moi bien tous ces vilains
idiots et ne leur épargnez pas les étrivières. Je vais chanter au soleil
sur ma branche pendant ce temps-là. Vous m'écouterez quand vous n'aurez
rien de mieux à faire; tu viendras t'asseoir sous mon arbre quand tu
auras besoin de repos et d'amusement. Bonsoir, mon frère Éverard, frère
et roi, non en vertu du droit d'aînesse, mais du droit de vertu. Je
t'aime de tout mon cœur, et suis de votre majesté, sire, le
très-humble et très-fidèle sujet.


                 15 avril.

Tu m'adresses plusieurs questions auxquelles je voudrais pouvoir
répondre, pour te prouver au moins que je suis attentif à toutes les
paroles que trace ta plume. Pour procéder à la manière de mon cher
Franklin, les voici dans l'ordre où tu les a posées: 1º Pourquoi suis-je
si triste? 2º Si tu n'étais pas si différent de moi, t'aimerais-je
autant? 3º Suis-je pour quelque chose dans vos discours? 4º A quand donc
la conclusion? 5º Quand pourrai-je m'asseoir? etc.

J'ai répondu hier à la première question: c'est que travailler pour la
gloire est à la fois un rôle d'empereur et un métier de forçat; c'est
que tu es enfermé dans ta volonté comme dans une forteresse, et que le
moindre insecte qui effleure de l'aile les vitraux de ton donjon te fait
tressaillir et réveille en toi le douloureux sentiment de ta captivité.
Prométhée, prends courage! tu es plus grand, couché sur ton roc, avec
les serres d'un vautour dans le cœur, que les faunes des bois dans
leur liberté. Ils sont libres, mais ils ne sont rien, et tu ne pourrais
être heureux à leur manière. C'est ici le lieu de répondre à ta
cinquième question: _Quand pourrai-je m'asseoir avec toi dans les
longues herbes sur les rives d'un torrent?_--Jamais, Éverard, à moins
qu'une armée ennemie ne fût sur l'autre rive et que tu n'attendisses là
le signal du combat. Mais oublier la guerre et dormir dans les roseaux,
toi? Je voudrais savoir quels rêves fit Marius dans le marais de
Minturnes; à coup sûr, il ne s'entretint pas avec les paisibles
naïades. Hommes de bruit, ne venez pas mettre vos pieds sanglants et
poudreux dans les ondes pures qui murmurent pour nous; c'est à nous,
rêveurs inoffensifs, que les eaux de la montagne appartiennent; c'est à
nous qu'elles parlent d'oubli et de repos, conditions de notre humble
bonheur qui vous feraient rire de pitié. Laissez-nous cela, nous vous
abandonnons tout le reste, les lauriers et les autels, les travaux et le
triomphe.--Si quelque jour, blessé dans la lutte ou prisonnier sur
parole, tu viens t'asseoir près de ton frère le bohémien, nous
regarderons les cieux ensemble, et je te parlerai des astres qui
président à la destinée des mortels. Voilà, je le sais, tout ce qui
pourra t'intéresser, tout ce que tu voudras voir dans les eaux limpides;
ce sera le reflet incertain et tremblant de ton étoile, et tu te hâteras
de la chercher à la voûte céleste pour t'assurer qu'elle y brille encore
de tout son éclat. Non, non, tu n'aimerais pas ces vallées silencieuses
où l'aigle est roi et non pas l'homme, ces lacs où le cri de la plus
petite sarcelle trouverait plus d'échos que ta parole. Les déserts que
vous ne pouvez soumettre à la charrue ou au glaive, ces monts escarpés,
ce sol rebelle, ces impénétrables forêts, où l'artiste va pieusement
évoquer les sauvages divinités retranchées là contre les assauts de
l'industrie humaine, tout cela n'est pas la patrie de ton intelligence.
Il te faut des villes, des champs, des soldats, des ouvriers, le
commerce, le travail, tout l'attirail de la puissance, tous les aliments
que les besoins des hommes peuvent offrir à l'orgueil des dieux. Les
dieux dominent et protègent; quand tu dis que tu les portes avec amour
dans ton sein, ces pauvres Pygmées humains, tu veux dire, Hercule, que
tu les portes dans ta peau de lion; mais tu ne pourrais t'endormir à
l'ombre des bois sans qu'ils s'acharnassent à te réveiller. Ils te
tourmenteraient dans tes rêves, et les orages de ton âme troubleraient
la sérénité de l'air jusque sur la cime du Mont-Blanc. Mon pauvre frère,
j'aime mieux mon bâton de pèlerin que ton sceptre. Mais puisque la
royauté de l'intelligence t'a ceint de sa couronne de feu, puisque la
passion d'être grand est entrée dans ton sang avec la vie, puisque tu ne
peux abdiquer, et que le repos te tuerait plus vite que ne le fera la
fatigue, loin de contempler ta destinée avec cette froide philosophie
que pourrait me suggérer le sentiment de mon impuissance, je veux sans
cesse te plaindre et t'admirer, ô sublime _misérable_! Mais n'étant bon
à rien qu'à causer avec l'écho, à regarder lever la lune et à composer
des chants mélancoliques ou moqueurs pour les étudiants poëtes et les
écoliers amoureux, j'ai pris, comme je te le disais hier, l'habitude de
faire de ma vie une véritable école buissonnière où tout consiste à
poursuivre des papillons le long des haies, tombant parfois le nez dans
les épines pour avoir une fleur qui s'effeuille dans ma main avant que
je l'aie respirée, à chanter avec les grives et à dormir sous le premier
saule venu, sans souci de l'heure et des pédants. Ce que je puis faire
de mieux, c'est de planter à ton intention un laurier dans mon jardin. A
chaque belle action que l'on me racontera de toi, je t'en enverrai une
feuille, et tu te souviendras un instant de celui qui rit de toutes les
idées représentées par des cuistres, mais qui s'incline religieusement
devant un grand cœur où réside la justice.

Deuxième question.--_Si tu n'étais pas si différent de moi à tous
égards, t'aimerais-je autant?_ Voici ma réponse: Non, certes, tu ne
m'aimerais pas de même; tu me sais gré d'avoir un peu de force dans un
corps si chétif et dans une condition si humble. Tu m'estimes d'autant
plus que tu supposes qu'il m'a été plus difficile d'être un peu
estimable dans des circonstances sociales où tout tend à dégrader les
âmes qui se laissent aller. Tu me crois probablement très-supérieur
aujourd'hui à ce que j'ai pu être auparavant, et tu ne te trompes pas.
Mes souvenirs ne sont pas faits pour me donner de l'orgueil; mais ce que
j'ai conservé de bon dans l'âme me console un peu du passé, et m'assure
encore de belles amitiés pour le présent et l'avenir. C'est tout ce
qu'il me faut désormais. Je n'ai nulle espèce d'ambition, et le tout
petit bruit que je fais comme artiste ne m'inspire aucune jalousie
contre ceux qui ont mérité d'en faire davantage. Les passions et les
fantaisies m'ont rendu malheureux à l'excès dans des temps donnés: je
suis guéri radicalement des fantaisies par l'effet de ma volonté, je le
serai bientôt des passions par l'effet de l'âge et de la réflexion. A
tous autres égards, j'ai toujours été et serai toujours parfaitement
heureux, par conséquent toujours équitable et bon en tout, sauf les cas
d'amour, où je ne vaux pas le diable, parce qu'alors je deviens malade,
_spleenetic and rash_.

--_Suis-je pour quelque chose dans vos discours?_--Il n'est guère
question que de toi. Les membres ne peuvent guère oublier le cœur où
reflue tout leur sang. Avant de te voir, cela m'impatientait au point
que j'ai pris le parti d'aller te trouver encore cette année, afin
d'avoir, au retour, le droit de dire comme les autres: _Éverard pense...
Éverard veut... Éverard m'a dit..._ etc.: pourvu que toutes ces
idolâtries ne te gâtent pas!

--_A quand donc la conclusion? et si tu meurs sans avoir conclu!_--Ma
foi! meure le petit George quand Dieu voudra, le monde n'en ira pas plus
mal pour avoir ignoré sa façon de penser. Que veux-tu que je te dise? il
faut que je te parle encore de moi, et rien n'est plus insipide qu'une
individualité qui n'a pas encore trouvé le mot de sa destinée. Je n'ai
aucun intérêt à formuler une opinion quelconque. Quelques personnes qui
lisent mes livres ont le tort de croire que ma conduite est une
profession de foi, et le choix des sujets de mes historiettes, une sorte
de plaidoyer contre certaines lois. Bien loin de là, je reconnais que ma
vie est pleine de fautes, et je croirais commettre une lâcheté si je me
battais les flancs pour trouver une philosophie qui en autorisât
l'exemple. D'autre part, n'étant pas susceptible d'envisager avec
enthousiasme certains côtés réels de la vie, je ne saurais regarder ces
fautes comme assez graves pour exiger réparation ou expiation. Ce serait
leur faire trop d'honneur, et je ne vois pas que mes torts aient empêché
ceux qui s'en plaignent le plus de se bien porter. Tous ceux qui me
connaissent depuis longtemps m'aiment assez pour me juger avec
indulgence et pour me pardonner le mal que j'ai pu me faire. Mes écrits,
n'ayant jamais rien conclu, n'ont causé ni bien ni mal. Je ne demande
pas mieux que de leur donner une conclusion, si je la trouve; mais ce
n'est pas encore fait, et je suis trop peu avancé sous certains rapports
pour oser hasarder mon mot. J'ai horreur du pédantisme de la vertu. Il
est peut-être utile dans le monde; pour moi, je suis de trop bonne foi
pour essayer de me réconcilier par un acte d'hypocrisie avec les
sévérités que mon irrésolution (courageuse et loyale, j'ose le dire)
attire sur moi. J'en supporterai la rigueur, quelque pénible qu'elle me
puisse être, tant que je n'aurai pas la conviction intime que j'attends.
Me blâmes-tu? Je suis dans un tout petit cercle de choses, et pourtant
tu peux le comparer, à l'aide d'un microscope, à celui où tu existes.
Voudrais-tu, pour acquérir plus de popularité ou de renommée, feindre
d'avoir les opinions qu'on t'imposerait, et proposer comme article de
foi ce qui ne serait encore qu'à l'état d'embryon dans ta conscience? Je
tenais trop à ton estime pour ne pas t'exposer ma situation; c'est un
peu long: pardonne-moi d'avoir parlé si sérieusement du côté sérieux de
ma vie; ce n'est pas ma coutume. Adieu; je t'envoie un petit paquet de
pages imprimées que j'ai choisies pour toi dans ma collection, hélas!
beaucoup trop volumineuse!


                 18 avril.

Ami, tu me reproches sérieusement mon athéisme social; tu dis que tout
ce qui vit en dehors des doctrines de l'utilité ne peut jamais être ni
vraiment grand ni vraiment bon. Tu dis que cette indifférence est
coupable, d'un funeste exemple, et qu'il faut en sortir, ou me suicider
moralement, couper ma main droite et ne jamais converser avec les
hommes. Tu es bien sévère; mais je t'aime ainsi, cela est beau et
respectable en toi. Tu dis encore que tout système de non-intervention
est l'excuse de la lâcheté ou de l'égoïsme, parce qu'il n'y a aucune
chose humaine qui ne soit avantageuse ou nuisible à l'humanité. Quelle
que soit mon ambition, dis-tu, soit que je désire être admiré, soit que
je veuille être aimé, il faut que je sois charitable, et charitable avec
discernement, avec réflexion, avec science, c'est-à-dire philanthrope.
J'ai l'habitude de répondre par des sophismes et des facéties à ceux qui
me tiennent ce langage; mais ici c'est différent, je te reconnais le
droit de prononcer cette grande parole de vertu, que j'ose à peine
répéter moi-même après toi. J'y ai toujours été des plus rétifs, et la
faute en est a ceux qui m'ont voulu baptiser avec des mains impures.
Quand on veut laver la souillure du péché, il faut être Jean-Baptiste
pour le plus obscur catéchumène, tout aussi bien que pour le Christ, et
les cheveux de Madeleine ne doivent point essuyer les pieds qui marchent
dans les voies de l'erreur.

O toi qui m'interroges, as-tu quitté les sentiers dangereux où la
jeunesse se précipite? Retiré dans le sanctuaire de ta volonté, as-tu
pratiqué, depuis ces années sévères de ta réflexion, les vertus antiques
que tu prises au-dessus de tout: la tempérance, la charité, le travail,
la constance, le désintéressement?--Oui, tu l'as fait, je le sais; eh
bien! parle: mon orgueil se révolte contre ceux qui ne sont pas plus
grands que moi et qui veulent me mettre à leurs pieds. Toi qui n'as pas
seulement la puissance de l'entendement, mais la force du cœur,
parle; je répondrai comme à un juge légitime et t'obéirai en te parlant
de moi tant que tu voudras, car je confesse qu'il y avait plus de
paresse coupable de ma part à l'éviter que de véritable modestie.

O mon frère! ceci est un entretien grave, une époque grave dans ma
pauvre vie! je ne suis point venu ici avec un sentiment d'abnégation
enthousiaste, mais avec une sérieuse volonté de ne voir en toi que ce
qu'il y aurait de vraiment beau. J'étais cuirassé contre les effets
magnétiques qui sont toujours à craindre dans un contact avec les hommes
supérieurs. Aussi je puis dire que je n'ai point été ébloui par le
prestige que tu exerces sur les autres; les lignes romaines de ton
front, la puissance de ta parole, l'éclat et l'abondance de tes pensées
ne m'ont jamais occupé. Ce qui m'a touché et convaincu, c'est ce que je
t'ai entendu dire, ce que je t'ai vu faire de plus simple, une parole
douce et naïve au milieu de la plus vive exaltation, une familiarité
brusque et chaste, une exquise pureté dans toutes les expressions et
dans tous les sentiments. On ne peut pas inventer de plus folle calomnie
contre toi que l'accusation de cupidité. Je voudrais bien que tes
ennemis politiques pussent me dire en quoi l'argent peut être désirable
pour un homme sans vices, sans fantaisies, et qui n'a ni maîtresses, ni
cabinet de tableaux, ni collection de médailles, ni chevaux anglais, ni
luxe, ni mollesse d'aucun genre? C'est beaucoup, Éverard, c'est presque
tout à mes yeux maintenant que l'absence de vices. C'est de cela qu'on
ne peut pas douter, tandis que les qualités peuvent se parer de tant de
noms qui ne leur appartiennent pas! mais qui peut suspecter la sobriété
tranquille avec laquelle une âme forte use des biens de la vie? de
quelle équivoque, de quelle hypocrisie ont jamais besoin les obscures
vertus domestiques?

Tu me parlais de l'immense organisation de Mirabeau, toute pétrie de
vices et de vertus. Je ne suis pas assez enthousiaste de la bigarrure
pour trouver la statue de diamant et de boue plus belle et plus
imposante que la statue d'or pur. Mon ami Henri Heine a dit, en parlant
de Spinosa: «Sa vie privée fut exempte de blâme; elle est demeurée pure
et sans tache comme celle de son divin parent Jésus-Christ.» Ces simples
paroles me font aimer Spinosa. C'est par là seulement sans doute que mon
faible cerveau eût pu mesurer sa grandeur. Il y a aussi en toi, mon cher
frère, un côté que je ne connais pas, parce que mon esprit, paresseux ou
impuissant, n'a pénétré dans aucune science. Je comprends ce que tu es,
et non ce que tu fais. Je vois le mécanisme de cette belle machine à
idées; mais la valeur et l'usage de ses produits me sont inconnus et
indifférents. Je vois que le mot de vertu en est le levier formidable,
et je sais que ce mot a un sens toujours un et magnifique, quelle qu'en
soit l'application: abnégation et sacrifice éternel de toutes les
satisfactions vulgaires de l'esprit ou des sens à une satisfaction
suprême et divine; consécration d'une existence humaine au culte d'une
volonté vaste et intelligente qui en est le foyer. C'est la vertu, c'est
la force, c'est la tendance de l'âme à s'élever au plus haut possible,
pour embrasser d'un regard plus de choses que le vulgaire, et pour semer
sur un champ plus vaste les bienfaits de se puissance. C'est l'ambition
généreuse, c'est la foi, c'est la science, c'est l'art, c'est toutes les
formes que prend la Divinité pour se manifester dans l'homme. C'est
pourquoi régner, même en vertu des droits les plus grossiers et les plus
iniques, même au prix du repos et de la vie, a toujours été le plus
ardent désir des hommes; et il ne faut pas s'en étonner. Régner tant
bien que mal, c'est exercer un semblant de vertu et de force morale. Si
les paroles humaines ont un sens dans le grand livre de la nature, ces
deux paroles sont absolument synonymes, et déjà dans notre langue elles
le sont souvent. J'ai écrit tout à l'heure, «régner en _vertu_ d'un
droit _inique_,» ce qui est très-français, je crois, et ne présente
aucun contre-sens, que je sache.

Tout ce qui est difficile à faire excite l'étonnement des hommes et
mérite leur admiration en raison directe de l'avantage qu'ils retirent
de cet emploi de forces; et comme rien dans les œuvres de Dieu ne
peut être, aux yeux de l'homme, plus grand et plus précieux que sa
propre existence, il est évident que ce qu'il appelle le sentiment de
l'équité naturelle est la conscience raisonnée de ce qui lui est utile.
Le plus simple effort de ce raisonnement lui prouvant qu'il ne peut
vivre isolé, il a dû, au sortir de l'état le plus primitif qu'on puisse
supposer, s'essayer aux associations et se grouper par peuplades autour
d'un système de lois dictées par les plus habiles ou les plus forts.
Ceux qui out réussi à faire ces lois dans leur intérêt personnel ont
commencé la guerre éternelle entre les hommes de résistance et les
hommes d'oppression; à leur tour, les hommes de résistance ont combattu,
et sont devenus oppresseurs par le droit de la force. Dans tout cela, où
est la justice?

Levez-vous, hommes choisis, hommes divins, qui avez inventé la vertu!
Vous avez imaginé une félicité moins grossière que celle des hommes
sensuels, plus orgueilleuse que celle des braves. Voue avez découvert
qu'il y avait, dans l'amour et dans la reconnaissance de vos frères,
plus de jouissance que dans toutes les possessions qu'ils se
disputaient. Alors, retranchant de votre vie tous les plaisirs qui
faisaient ces hommes semblables les uns aux autres, vous avez flétri
sagement du nom de vice tout ce qui les rendait heureux, par conséquent
avides, jaloux, violents et insociables. Vous avez renoncé à votre part
de richesse et de plaisir sur la terre, et vous étant ainsi rendus tels
que vous ne pouviez plus exciter ni jalousie ni méfiance, vous vous êtes
placés au milieu d'eux comme des divinités bienfaisantes pour les
éclairer sur leurs intérêts et pour leur donner des lois utiles. Vous
leur avez dit que donner était plus beau que posséder, et là où vous
avez commandé, la justice a régné; quels sophismes pourraient combattre
votre excellence, ô sublimes vaniteux? Il n'y a rien au monde de plus
grand que vous, rien de plus précieux, rien de plus nécessaire.

Allez et parlez de vertu; un jour viendra où les sensualistes qui vous
raillent, aux prises avec l'avidité et la vengeance de ceux qui
jusqu'ici n'ont pu satisfaire les jouissances des sens, comprendront
qu'il est un sort plus digne d'envie et plus a l'abri de l'orage que le
leur; ils comprendront que la raison populaire plane sur le monde,
qu'elle a forcé la porte des boudoirs, qu'elle peut s'arroger le droit
de jouir à son tour, et de renvoyer les vaincus à la charrue, au toit de
chaume, et au crucifix, seule consolation du pauvre. Ils seront bien
heureux alors de rencontrer, entre eux et la haine du vainqueur, la main
de l'homme vertueux pour partager les biens de la terre entre le riche
et le pauvre, et pour expliquer à tous deux ce que c'est que la justice.

Je ne sais s'il arrivera jamais un jour où l'homme décidera
infailliblement et définitivement ce qui est utile à l'homme. Je n'en
suis pas à examiner dans ses détails le système que tu as embrassé: j'en
plaisantais l'autre jour; mais du moment que tu m'amènes a parler raison
(ce qui, je te le déclare, n'est pas une médiocre victoire de ta force
sur la mienne), je te dirai bien que la grande loi d'égalité, tout
inapplicable qu'elle paraisse maintenant a ceux qui en ont peur, et tout
incertain que me semble son règne sur la terre, à moi qui vois ces
choses du fond d'une cellule, est la première et la seule invariable loi
de morale et d'équité qui se soit présentée à mon esprit dans tous les
temps. Tous les détails scientifiques par lesquels on arrive à formuler
une pensée me sont absolument étrangers; et quant aux moyens par
lesquels on parvient à la faire dominer dans le monde, malheureusement
ils me semblent tous tellement soumis aux doutes, aux contestations, aux
scrupules et aux répugnances de ceux qui se chargent de l'exécution, que
je me sens pétrifié par mon scepticisme quand j'essaie seulement d'y
porter les yeux et de voir en quoi ils consistent. Ce n'est pas mon
fait. Je suis de nature poétique et non législative, guerrière au
besoin, mais jamais parlementaire. On peut m'employer à tout en me
persuadant d'abord, en me commandant ensuite; mais je ne suis propre à
rien découvrir, à rien décider. J'accepterai tout ce qui sera bien.
Ainsi, demande mes biens et ma vie, ô Romain! mais laisse mon pauvre
esprit aux sylphes et aux nymphes de la poésie. Que t'importe? tu
trouveras bien assez de têtes qui voudront délibérer plus qu'il ne sera
besoin. Ne sera-t-il pas permis aux ménestrels de chanter des romances
aux femmes, pendant que vous ferez des lois pour les hommes?

Voilà où j'en voulais venir, Éverard: c'est à te dire que la vertu n'est
pas nécessaire à tous, mais à quelques-uns seulement; ce qui est
nécessaire à tous, c'est l'honnêteté. Sois vertueux, je tâche d'être
honnête. L'honnêteté, c'est cette sagesse instinctive, cette modération
naturelle dont je parlais tout à l'heure, cette absence de vices,
c'est-à-dire de passions fougueuses, nuisibles à la société, en ce
qu'elles tendent à accaparer les sources de jouissances réparties
également entre les hommes dans les desseins de la nature
providentielle. Il faut que les gouvernés soient honnêtes, tempérants,
probes, _moraux_ enfin, pour que les gouvernants puissent bâtir sur
leurs épaules fermes et soumises un édifice durable. Je suis loin encore
de ce qu'on appelle les _vertus républicaines_, de ce que j'appellerai,
en style moins pompeux, les qualités de l'individu gouvernable ou du
citoyen. J'ai mal vécu, j'ai mal usé des biens qui me sont échus, j'ai
négligé les œuvres de charité; j'ai passé mes jours dans la mollesse,
dans l'ennui, dans les larmes vaines, dans les folles amours, dans les
frivoles plaisirs. Je me suis prosterné devant des idoles de chair et de
sang, et j'ai laissé leur souffle enivrant effacer les sentences
austères que la sagesse des livres avait écrites sur mon front dans ma
jeunesse; j'ai permis à leur innocent despotisme de dévouer mes jours à
des amusements puérils, où se sont longtemps éteints le souvenir et
l'amour du bien; car j'avais été honnête autrefois, sais-tu bien cela,
Éverard? _Ceux d'ici_ te le diront: c'est de notoriété bourgeoise dans
notre pays; mais il y avait peu de mérite; j'étais jeune, et les
funestes amours n'étaient pas encore éclos dans mon sein. Ils y ont
étouffé bien des qualités; mais je sais qu'il en est auxquelles je n'ai
pas fait la plus légère tache au milieu des plus grands revers de ma
vie, et qu'aucune des autres n'est perdue pour moi sans retour. Ainsi je
réponds à la question que tu m'adressais l'autre jour: Est-ce par
impuissance ou par indifférence que tu tardes à être bon?--Ni l'un ni
l'autre; c'est que j'ai été détourné de ma route, emmené prisonnier par
une passion dont je ne me méfiais pas et que je croyais noble et sainte.
Elle l'est sans doute; mais je lui ai laissé prendre trop ou trop peu
d'empire sur moi. Ma force virile se révoltait en vain contre elle; une
lutte affreuse a dévoré les plus belles années de ma vie; je suis resté
tout ce temps dans une terre étrangère pour mon âme, dans une terre
d'exil et de servitude, d'où me voici échappé enfin, tout meurtri, tout
abruti par l'esclavage, et traînant encore après moi les débris de la
chaîne que j'ai rompue, et qui me coupe encore jusqu'au sang, chaque
fois que je fais un mouvement en arrière pour regarder les rives
lointaines et abandonnées. Oui, j'ai été esclave; plains-moi, homme
libre, et ne t'étonne pas aujourd'hui de voir que je ne peux plus
soupirer qu'après les voyages, le grand air, les grands bois et la
solitude. Oui, j'ai été esclave, et l'esclavage, je puis te le dire par
expérience, avilit l'homme et le dégrade. Il le jette dans la démence et
dans la perversité; il le rend méchant, menteur, vindicatif, amer, plus
détestable vingt fois que le tyran qui l'opprime; c'est ce qui m'est
arrivé, et, dans la haine que j'avais conçue contre moi-même, j'ai
désiré la mort avec rage, tous les jours de mon abjection.

Cependant je suis ici, et j'y suis avec une flèche brisée dans le
cœur; c'est ma main qui l'a brisée, c'est ma main qui l'arrachera;
car chaque jour je l'ébranle dans mon sein, ce dard acéré, et chaque
jour, faisant saigner ma plaie et l'élargissant, je sens avec orgueil
que j'en retire le fer et que mon âme ne le suit pas. Ce n'est donc pas
un incurable et un infirme qui est là devant toi; c'est un prisonnier
échappé et blessé qui peut guérir et faire encore un bon soldat. Ne
vois-tu pas que je n'ai rapporté aucun vice de la terre d'Égypte, et que
je suis encore sobre et robuste pour traverser le grand désert? Regarde
seulement à qui tu parles maintenant: ce n'est plus à un efféminé et à
un prodigue; ce n'est plus à un de ces jeunes Athéniens à chevelure
parfumée, qu'Aristophane châtiait en les interpellant au milieu de ses
drames, et qu'il livrait, en les désignant par leur nom et en les
montrant du doigt, à la censure publique; c'est à une espèce de garçon
de charrue, coiffé d'un chapeau de jonc, vêtu d'une blouse de roulier,
chaussé de bas bleus et de souliers ferrés. Ce pénitent rustique est
encore capable, comme toi, de tempérance, de charité, de travail, de
constance, de désintéressement et de simplicité; il sera en outre chaste
et sincère, parce qu'il abdique sa grande folie, l'amour!

République, aurore de la justice et de l'égalité, divine utopie, soleil
d'un avenir peut-être chimérique, salut! rayonne dans le ciel, astre que
demande à posséder la terre. Si tu descends sur nous avant
l'accomplissement des temps prévus, tu me trouveras prêt à te recevoir,
et tout vêtu déjà conformément à tes lois somptuaires. Mes amis, mes
maîtres, mes frères, salut! mon sang et mon pain vous appartiennent
désormais, en attendant que la république les réclame. Et toi, ô grande
Suisse! ô vous, belles montagnes, ondes éloquentes, aigles sauvages,
chamois des Alpes, lacs de cristal, neiges argentées, sombres sapins,
sentiers perdus, roches terribles! ce ne peut être un mal que d'aller me
jeter à genoux, seul et pleurant, au milieu de vous. La vertu et la
république ne peuvent défendre à un pauvre artiste chagrin et fatigué
d'aller prendre dans son cerveau le calque de vos lignes sublimes et le
prisme de vos riches couleurs. Vous lui permettrez bien, ô échos de la
solitude, de vous raconter ses peines; herbe fine et semée de fleurs, tu
lui fourniras bien un lit et une table; ruisseaux limpides, vous ne
retournerez pas en arrière quand il s'approchera de vous; et toi,
botanique, ô sainte botanique! ô mes campanules bleues qui fleurissez
tranquillement sous la foudre des cataractes! ô mes panporcini d'Oliero,
que je trouvai endormis au fond de la grotte et repliés dans vos
calices, mais qui, au bout d'une heure, vous éveillâtes autour de moi
comme pour me regarder avec vos faces fraîches et vermeilles! ô ma
petite sauge du Tyrol! ô mes heures de solitude, les seules de ma vie
que je me rappelle avec délices!

Mais toi, idole de ma jeunesse, amour dont je déserte le temple à
jamais, adieu! Malgré moi mes genoux plient et ma bouche tremble en te
disant ce mot sans retour. Encore un regard, encore l'offrande d'une
couronne de roses nouvelles, les premières du printemps, et adieu! C'est
assez d'offrandes, c'est assez de prosternations! Dieu insatiable,
prends des lévites plus jeunes et plus heureux que moi, ne me compte
plus au nombre de ceux qui viennent t'invoquer.--Mais il m'est
impossible, hélas! en te quittant, de te maudire, ô tourments et
délices! je ne peux pas même te jeter un reproche; je déposerai à tes
pieds une urne funéraire, emblème de mon éternel veuvage. Tes jeunes
lévites la jetteront par terre en dansant autour de ta statue; ils la
briseront et continueront d'aimer. Règne, amour, règne en attendant que
la vertu et la république te coupent les ailes.


                 20 avril.

Qu'as-tu donc? et pourquoi tant de tristesse parfois dans ton âme?
Pourquoi dis-tu que le Seigneur s'est retiré de toi? Pourquoi
demandes-tu au plus faible et au plus insoumis de tes enfants de te
venir en aide et de t'encourager? Maître, qu'avez-vous rêvé cette nuit,
et pourquoi vos disciples accoutumés à recevoir de vous la manne de
l'espérance, vous trouvent-ils abattu et tremblant?

Hélas! tu trouves que c'est bien long à venir, l'accomplissement d'une
grande destinée! Les heures se traînent, ton front se dégarnit, ton âme
se consume et le genre humain ne marche pas. Tes grands désirs se
heurtent contre les murs d'airain de l'insensibilité et de la
corruption. Tu te vois seul, pauvre homme de bien, au milieu d'un monde
d'usuriers et de brutes. Tes frères dispersés et persécutés te font
entendre de loin la voix mourante de l'héroïsme que l'avarice et la
luxure étouffent dans leurs bras hideux. Encore un peu de temps
peut-être, et la _triste innocence_ va périr sous le vice dont les
hommes ne rougissent plus. Voilà ce qui me tue, moi! Quand la voix de
l'enthousiasme se réveille dans mon sein, le contact de l'humanité
hostile ou insensible à mes rêves me glace et refoule en moi ces élans
juvéniles. Alors, voyant mon indignation ridicule à force d'impuissance,
voyant ces hommes gras et grossiers jeter un regard de bravade et de
mépris sur mes faibles bras, et proclamer le droit du plus fort quand on
leur parle d'équité, je me mets à rire et je dis à mes compagnons:
Couvrons-nous d'or et de pourpre; buvons le nectar et le madère,
étouffons dans nos âmes le dernier germe de vertu; puisque aussi bien il
faut que la vertu succombe, faisons-nous tuer en chantant sur les ruines
de son temple.

Mais, toi, mon frère, tu n'es pas longtemps en proie à ces accès de
lâcheté. Bientôt tu sors de ta langueur; bientôt ta force, engourdie par
un instant de froid, se réveille, et le vieux lion secoue sa crinière.
Ce serait en vain que le monde tomberait en poussière autour de toi; tu
te ferais marbre alors, et, comme Atlas, tu porterais la terre sur tes
épaules inébranlables. Aussi, les nuages qui passent sur ton grand front
n'inquiètent pas les hommes que tu rallies autour de toi. Ils jouent le
même jeu que toi. Que leur importe la tristesse, pourvu qu'au jour de
l'action tu ne restes pas plus couché qu'a l'ordinaire? Moi seul,
peut-être, te plains comme tu le mérites; car j'ai sondé les abîmes de
ta douleur et je sais combien le doute répand d'amertume sur nos plus
belles conquêtes. Je connais ces heures de la nuit où l'on se promène
seul dans le silence, sous le froid regard de la lune et des étoiles qui
semblent vous dire: Vous n'êtes que vanité, grains de sable; demain vous
ne serez plus et nous n'en saurons rien.

Quand cela t'arrive, maître, il faut te quitter toi-même et venir à
nous. Tu lutteras en vain contre la grande voix de l'univers; les astres
éternels auront toujours raison, et l'homme, quelque grand qu'il soit
parmi les hommes, sera toujours saisi d'épouvante quand il voudra
interroger ce qui est au-dessus de lui. O silence effrayant, réponse
éloquente et terrible de l'éternité!

Reviens à nous, assieds-toi sur l'herbe de notre cap Sunium, au milieu
de tes frères. Debout, tu les dépasses trop, et tu es seul. Descends,
descends, et laisse-toi consoler. Il y a encore autre chose que la
grandeur et la force; c'est la bonté, c'est le lien le plus suave et le
plus immaculé qui soit parmi les hommes. Une larme fait souvent plus de
bien sur la terre que les victoires de Spartacus. Tu l'as en toi, ce
trésor de la bonté, homme trop riche en grandeurs! Partage-le avec nous;
aux heures où tu n'es pas obligé de ceindre la cuirasse et l'épée,
oublie un peu le passé et l'avenir. Donne le présent à l'amitié. Il n'y
a plus que cela dont je ne puisse pas douter. Si tu savais quels amis le
ciel m'a donnés! Tu le sais, tu les connais, ils sont tes frères; mais
tu ne peux savoir l'étendue de leurs bienfaits envers moi. Tu ne sais
pas de quels gouffres de désespoir ils m'ont cent fois retiré, avec leur
inépuisable patience, avec leur sublime miséricorde, quand je repoussais
leurs bras avec colère, avec méfiance, et que je leur crachais à la
figure mon ingratitude et mon scepticisme.

Bénis soient-ils! ils m'ont fait croire à quelque chose; ils ont planté
dans mon naufrage une ancre de salut. Tu ne connaîtras peut-être jamais,
hélas! toute la grandeur de l'amitié. Tu n'en auras pas besoin, toi. Ce
que tu inspires, c'est de l'admiration et non de la pitié. La Providence
envoie ce dédommagement aux êtres faibles, comme elle envoie les brises
bienfaisantes du soir aux brins d'herbe abattus et couchés par la
chaleur du jour. Mais aime mes amis à cause de ce que je leur dois, et
quand tu seras brisé par l'esprit de Jacob, viens chercher un peu
d'oubli et de sérénité parmi eux. Ils sont plus gais que toi; ils n'ont
pas étendu sur leurs os le cilice de la vertu. Ils sont bons, honnêtes,
prêts à tout faire pour leur cause; mais l'heure du martyre ne sonnera
peut-être pas pour eux. Si elle arrive, leur martyre ne sera pas long ni
difficile à subir: le temps de s'embrasser et d'aller mourir. Qu'est-ce
que cela? Toi, tu es entré dans ton agonie le jour où tu es né, et le
sceau de la douleur t'avait marqué au front dans le sein de ta mère.
Viens, nous respecterons ta peine et nous tâcherons d'en alléger le
poids.


                 22 avril.

Tu me demandes la biographie de mon ami Néraud, la voici. Le Malgache
(je l'ai baptisé ainsi à cause des longs récits et des féeriques
descriptions qu'il me faisait autrefois de l'île de Madagascar, au
retour de ses grands voyages) s'enrôla de bonne heure sous le drapeau de
la république. Tu l'as vu; c'est un petit homme sec et cuivré, un peu
plus mal vêtu qu'un paysan; excellent piéton, facétieux, un peu
caustique, brave de sang-froid, courant aux émeutes lorsqu'il était
étudiant et recevant de grands coups de sabre sur la tête sans cesser de
persifler la gendarmerie dans le style de Rabelais, pour lequel il a une
prédilection particulière. Partagé entre ces deux passions, la science
et la politique, au lieu de faire son droit à Paris, il allait du club
carbonaro à l'école d'anatomie comparée, rêvant tantôt à la
reconstruction des sociétés modernes, tantôt à celle des membres du
palæotherium dont Cuvier venait de découvrir une jambe fossile. Un matin
qu'il passait auprès d'une plate-bande du Jardin des Plantes, il vit une
fougère exotique qui lui sembla si belle dans son feuillage et si
gracieuse dans son port, qu'il lui arriva ce qui m'est arrivé souvent
dans ma vie; il devint amoureux d'une plante et n'eut plus de rêves et
de désirs que pour elle. Les lois, le club et le palæotherium furent
négligés, et la sainte botanique devint sa passion dominante. Un matin
il partit pour l'Afrique, et, après avoir exploré les îles montagneuses
de la mer du Sud, il revint efflanqué, bronzé, en guenilles, ayant
supporté les plus sévères privations et les plus rudes fatigues; mais
riche selon son cœur, c'est-à-dire muni d'un herbier complet de la
flore madécasse, guirlande étrange et magnifique, ravie au sein d'une
noire déesse. C'était peut-être une fortune, c'était du moins une
ressource. Mais l'amant de la science mit sa conquête aux pieds de M. de
Jussieu, et se trouva récompensé au delà de ses désirs lorsque le grand
prêtre de Flore accorda le nom de _Neraudia melastomefolia_ à une belle
fougère de l'île Maurice, jusqu'alors inconnue à nos botanistes. Ce fut
à cette époque que, voyant passer le convoi de Lallemant, il quitta la
botanique pour la patrie, comme il avait quitté la patrie pour la
botanique, et, après avoir eu le crâne ouvert par le sabre d'un dragon,
il revint dans sa famille, volatile éclopée,

    Traînant l'aile et tirant le pied,
    Demi-morte et demi-boiteuse.

Pour le retenir dans ses pénates, son père imagina de lui donner un
carré de terre, sur un coteau ravissant, où je veux te mener promener la
première fois que tu viendras nous voir. Notre Malgache y planta des
arbres exotiques, fit pousser des fleurs malgaches dans notre sol
berrichon, et éleva au milieu de ses bosquets un joli ajoupa indien
qu'il remplit de ses livres et de ses collections. Un matin, comme je
passais dans le ravin au lever du soleil, j'arrêtai le galop de mon
cheval pour contempler avec admiration des fleurs éclatantes qui
s'élevaient majestueusement au-dessus de la haie. C'étaient les premiers
dahlias qu'on eût vus dans notre pays et que j'eusse vus de ma vie.
J'avais seize ans. O le bel âge pour aimer les fleurs! Je descendis de
cheval pour en voler une, et je repartis au galop. Soit que le Malgache,
caché dans son ajoupa, eût été témoin du rapt, soit qu'un ami indiscret
lui dévoilât mon crime, il m'envoya, bientôt après, des caïeux de dahlia
que je plantai dans mon jardin, et c'est de là que date notre
connaissance, mais non pas notre amitié; nous n'eûmes occasion de nous
voir que plusieurs années après. Dans cet intervalle, il avait pris
femme, il était devenu père, et il avait augmenté son jardin d'une belle
pépinière, au milieu de laquelle il a fait passer un ruisseau.

C'est alors qu'étant tous deux fixés dans le pays, et notre connaissance
ayant commencé sous des auspices aussi sympathiques, nous nous liâmes
d'une vive amitié. Un voyage de bohémiens que nous fîmes dans les
montagnes de la Marche, jusqu'aux belles ruines de Crozant, nous révéla
tout à fait l'un à l'autre. Quoique né dans le camp opposé, j'avais
toujours eu l'âme républicaine, et je l'avais d'autant plus alors que
j'étais plus jeune et plus illusionnable. Il me sut un gré extrême
d'appartenir à ces types d'hommes obstinés sur lesquels les préjugés de
l'éducation ne peuvent rien, et il me déclara qu'il ne me manquait, pour
obtenir sa confiance et son estime entière, que d'être un peu versé dans
la botanique. Je lui promis de l'étudier, et, lui aidant, je m'en
occupai jusqu'au point de ne rien savoir, mais de tout comprendre dans
les mystères du règne végétal, et de pouvoir l'écouter causer tant qu'il
lui plairait. Je n'ai jamais connu d'homme aussi agréablement savant,
aussi poétique, aussi clair, aussi pittoresque, aussi attachant dans ses
leçons. Mon précepteur m'avait fait de la nature une pédante
insupportable; le Malgache m'en fit une adorable maîtresse. Il lui
arracha sans pitié la robe bigarrée de grec et de latin au travers de
laquelle j'avais toujours frémi de la regarder. Il me la montra nue
comme Rhéa, et belle comme elle-même. Il me parlait aussi des étoiles,
des mers, du règne minéral, des produits animés de la matière, mais
surtout des insectes pour lesquels il avait conçu dès lors une passion
presque aussi vive que pour les plantes. Nous passions notre vie à
poursuivre les beaux papillons qui errent le matin dans les prairies,
lorsque la rosée engourdit encore leurs ailes diaprées. A midi, nous
allions surprendre les scarabées d'émeraude et de saphir qui dorment
dans le calice brûlant des roses. Le soir, quand le sphinx aux yeux de
rubis bourdonne autour des œunothères et s'enivre de leur parfum de
vanille, nous nous postions en embuscade pour saisir au passage l'agile
mais étourdi buveur d'ambroisie. Rien ne donne l'idée d'un sylphe
déguisé allant en conquête, comme un grand sphinx avec sa longue taille,
ses ailes d'oiseau, sa figure spirituelle, ses antennes moelleuses et
ses yeux fantastiques. Des couleurs sombres et mystérieuses, semées de
caractères magiques et indéfinissables, revêtent les ailes supérieures
qui se replient sur son dos. Il y a un rapport extraordinaire entre la
robe des sphinx et des noctuelles, et le plumage des oiseaux de nuit. Le
fauve, le brun, le gris et le jaune pâle s'y mêlent toujours sous le
chiffre cabalistique noir et blanc, semé en long, en biais, en travers,
en triangle, en croissant, en flèche, sur toutes les coutures. Mais de
même que la chouette et l'orfraie cachent sous leur sein un duvet
éclatant, de même, quand les sphinx ouvrent leur manteau de velours, on
voit les ailes inférieures former une tunique tantôt d'un rouge vif,
tantôt d'un vert tendre, et tantôt d'un rose pur orné d'anneaux azurés.
Je parie, malheureux que tu es, ô ennemi des dieux! que tu n'as jamais
vu un sphinx ocellé; et cependant nos vignes les voient éclore, ces
merveilles de la création qui m'ont toujours semblé trop belles pour ne
pas être animées par des esprits de la nuit. Ah! c'est faute de
connaître tout cela, hommes infortunés, que vous tenez vos regards
invariablement fixés sur la race humaine. Il n'en était pas ainsi de mon
Malgache. Il laissait quelquefois son journal du soir dormir sous sa
bande bleue jusqu'au lendemain matin, pressé qu'il était de préparer les
fleurs dans l'herbier et les insectes sur leur piédestal de moelle de
sureau. Quelles belles courses nous faisions à l'automne, le long des
bords de l'Indre, dans les prés humides de la Vallée Noire! Je me
souviens d'un automne qui fut tout consacré à l'étude des champignons,
et d'un autre automne qui ne suffit pas à l'étude des mousses et des
lichens. Nous avions pour bagage une loupe, un livre, une boîte de
fer-blanc destinée à recevoir et à conserver les plantes fraîches, et
par-dessus tout cela mon fils, un bel enfant de quatre ans qui ne
voulait pas se séparer de nous, et qui a pris là et conservé la passion
de l'histoire naturelle. Comme il ne pouvait marcher longtemps, nous
échangions alternativement le fardeau de la boîte de fer-blanc et celui
de l'enfant. Nous faisions ainsi plusieurs lieues à travers les champs,
dans la plus grotesque équipage, mais aussi consciencieusement occupés
que tu peux l'être au fond de ton cabinet, à cette heure de la nuit où
je te raconte les plus belles années de ma jeunesse...

Le rossignol a envoyé une si belle modulation jusqu'à mon oreille que
j'ai quitté le Malgache et toi pour aller l'écouter dans le jardin. Il
fait une nuit singulièrement mélancolique; un ciel gris, des étoiles
faibles et voilées, pas un souffle dans les plantes, une impénétrable
obscurité sur la terre. Les grands sapins élèvent leurs masses noires et
vagues dans l'air grisâtre. La nature n'est pas belle ainsi, mais elle
est solennelle et parle à un seul de nos sens, celui dont le rossignol
parle si éloquemment à un être créé pour lui. Tout est silence, mystère,
ténèbres; pas une grenouille verte dans les fossés, pas un insecte dans
l'herbe, pas un chien qui aboie à l'horizon, le murmure de la rivière ne
nous arrive même pas; le vent souffle au sud et l'emporte en traversant
la vallée. Il semble que tout se taise pour écouter et recueillir
avidement cette voix brûlante de désirs et palpitante de joies que le
rossignol exhale. _O chantre des nuits heureuses!_ comme l'appelle
Obermann... Nuits heureuses pour ceux qui s'aiment et se possèdent;
nuits dangereuses à ceux qui n'ont point encore aimé; nuits profondément
tristes pour ceux qui n'aiment plus! Retournez à vos livres, vous qui ne
voulez plus vivre que de la pensée, il ne fait pas bon ici pour vous.
Les parfums des fleurs nouvelles, l'odeur de la séve, fermentent partout
trop violemment; il semble qu'une atmosphère d'oubli et de fièvre plane
lourdement sur la tête; la vie de sentiment émane de tous les pores de
la création. Fuyons! l'esprit des passions funestes erre dans ces
ténèbres et dans ces vapeurs enivrantes. O Dieu! il n'y a pas longtemps
que j'aimais encore et qu'une pareille nuit eût été délicieuse. Chaque
soupir du rossignol frappe la poitrine d'une commotion électrique. O
Dieu! mon Dieu, je suis encore si jeune!

Pardon, pardon, mon ami, mon frère! à cette heure-ci, tu regardes ces
blanches étoiles, tu respires cette nuit tiède, et tu penses à moi dans
le calme de la sainte amitié; moi, je n'ai pas pensé à toi, Éverard!
J'ai senti des larmes sur mes joues, et ce n'était ni la puissance de ta
forte parole, ni les émotions de tes tragiques et glorieux récits qui
les faisaient couler; mais c'est un éclair pâle qui a glissé sur
l'horizon, c'est un fantôme incertain qui a passé là-bas sur les
bruyères. Tout est dit: l'esprit du météore n'a plus de pouvoir sur moi,
son rayon fugitif peut me faire tressaillir encore comme un voyageur peu
aguerri contre les terreurs de la nuit; mais j'entends, du haut de ces
étoiles qui nous servent de messagers, ta voix austère qui m'appelle et
me gourmande. Fanatique sublime, je vous suis: ne craignez rien pour
moi des enchantements et des embûches que l'ennemi nous tend dans
l'ombre. J'ai pour patron le guerrier céleste qui écrase les dragons
sous les pieds de son cheval. C'est Dieu qui conduit ton bras, c'est la
bravoure et l'orgueil divin qui rendent tes pieds invulnérables, ô
George le bienheureux! Ami, mon patron est un grand lutteur, un hardi
cavalier; j'espère qu'il m'aidera à dompter mes passions, ces dragons
funestes qui essayent encore parfois d'enfoncer leurs griffes dans mon
cœur et de l'arracher à son salut éternel.

Je reviens à toi, ami. Ne t'inquiète pas de ces accès d'une émotion que
tu ne connais plus. Un jour viendra aussi pour moi, peut-être bientôt,
où rien ne troublera plus ma sérénité, où la nature sera un temple
toujours auguste, dans lequel je me prosternerai à toute heure pour
louer et bénir. Voici d'ailleurs un petit vent qui se lève et qui balaye
les vapeurs. Voici une étoile qui montre sa face radieuse, comme un
diamant au front du plus haut des arbres du jardin; je suis sauvé. Cette
étoile est plus belle que tous les souvenirs de ma vie, et la partie
éthérée de mon âme s'élance vers elle et se détache de la terre et de
moi-même. Éverard, est-ce là ton astre ou le mien? Lui parles-tu
maintenant? Je reviens à l'histoire de mon Malgache, c'est-à-dire... j'y
reviendrai demain; je suis las, et je vais dormir de ce bon et calme
sommeil d'enfant que j'ai retrouvé au bercail, comme un ange attaché à
la garde de mon chevet. Je t'envoie une fleur de mon jardin. Bonsoir, et
la paix des anges soit avec toi, confesseur de Dieu et de la vérité!


                 23 avril.

Je reviens à l'histoire de mon Malgache... Mais je m'aperçois qu'elle
est finie; car je ne fais pas entrer en ligne de compte, dans les faits
de sa vie, une amourette qui faillit le rendre très-malheureux, et qui,
Dieu merci, se borna à un épisode sentimental et platonique. Toutefois
voici l'épisode.

Une femme de nos environs, à laquelle il envoyait de temps en temps un
bouquet, un papillon ou une coquille, lui inspira une franche amitié à
laquelle elle répondit franchement. Mais la manie de jouer sur les mots
fit qu'il donna le nom d'amour à ce qui n'était qu'affection
fraternelle. La dame, qui était notre amie commune, ne se fâcha ni ne
s'enorgueillit de l'hyperbole. C'était alors une personne calme et
affectueuse, aimant un peu ailleurs, et ne le lui cachant pas. Elle
continua de philosopher avec lui et de recevoir ses papillons, ses
bouquets et ses poulets, dans lesquels il glissait toujours par-ci
par-là un peu de madrigal. La découverte de l'un de ces poulets amena
entre le Malgache et une autre personne qui avait des droits plus
légitimes sur lui des orages assez violents, au milieu desquels la
fantaisie lui prit de quitter le pays et d'aller se faire frère morave.
Le voilà donc encore une fois en route, à pied, avec sa boîte de
fer-blanc, sa pipe et sa loupe, un peu amoureux, assez malheureux à
cause des chagrins qu'il avait causés, mais se sauvant de tout par le
calembour, qu'il semait comme une pluie de fleurs sur le sentier aride
de sa vie, et qu'il adressait aux cantonniers, aux mulets et aux pierres
du chemin, faute d'un auditoire plus intelligent. Il s'arrêta aux
rochers de Vaucluse, décidé à vivre et à mourir sur le bord de cette
fontaine où Pétrarque allait évoquer le spectre de Laure dans le miroir
des eaux. Je ne m'inquiétais pas beaucoup de cette funeste résolution;
je connais trop mon Malgache pour croire jamais sa douleur irréparable.
Tant qu'il y aura des fleurs et des insectes sur la terre, Cupidon ne
lui adressera que des flèches perdues. Précisément le mois de mars
tapissait des plus vertes fontinales et des plus frais cressons les
rives du ruisseau et les parois des rochers de Vaucluse. Le Malgache
abandonna le rôle de Cardénio, fit une collection de mousses aquatiques,
et vers la fin d'avril il m'écrivit:--«Tout cela est bel et bon; mais si
mon inhumaine s'imagine que je vais rester ici jusqu'à ce qu'elle juge
à propos de couronner ma constance, elle se trompe. Dis-lui qu'elle
cesse de pleurer mon trépas, je suis encore sain et dispos. Mon herbier
est complet, mes souliers tirent à leur fin, et pendant ce temps-là ma
pépinière bourgeonne sans moi. Ce n'est pas mon avis de laisser faire
mes greffes par des gringalets. Oppose-toi à ce que personne y mette la
main; je ne demande que le temps de faire rémouler ma serpette, et
j'arrive.»

L'infortuné revint et se résigna d'être adoré dans sa famille, aimé
saintement de sa Dulcinée, chéri de moi, son frère et son élève. Il se
bâtit un joli pavillon sur le coteau, au-dessus de son jardin, de sa
prairie, de sa pépinière et de son ruisseau. Peu après il devint père
d'un second enfant. Son fils s'appelait Olivier; voulant aussi donner un
nom de plante à sa fille et n'en connaissant pas de plus agréable et de
plus estimable que la plante fébrifuge à pétales roses qui croît dans
nos prés, il voulut l'appeler _Petite-Centaurée_. Ce fut avec bien de la
peine que sa famille le décida à renoncer à ce nom étrange.

La première visite qu'il rendit à la dame de ses pensées après l'équipée
de Vaucluse lui coûta bien un peu; il craignait qu'elle ne fût piquée de
le voir sitôt consolé et revenu. Mais elle courut à sa rencontre et lui
donna en riant deux gros baisers sur les joues. Il entra dans sa chambre
et vit qu'elle avait précieusement conservé les fleurs desséchées et les
papillons qu'il lui avait donnés autrefois. Elle avait mis en outre sous
verre un morceau de cristal de Magadascar, un fragment de basalte de la
montagne du Pouce (celle où Paul allait tous les soirs épier à l'horizon
maritime la voile qui devait lui ramener Virginie le lendemain matin) et
un guêpier en forme de rose qui commençait à tomber en poussière. Une
grosse larme coula sur la joue basanée de notre Malgache. L'amour s'y
noya, l'amitié survécut calme et purifiée.

Maintenant le Malgache, réduit à l'état de momie, mais plus vert et plus
actif que jamais, coule des jours purs au fond de sa pépinière. Il a été
juge de paix pendant quelque temps; mais, bientôt dégoûté, comme il dit,
des grandeurs et des soucis qu'elles traînent à leur suite, il a donné
sa démission et ne veut plus recevoir de lettres que celles qui sont
adressées à M. ***, _pépiniériste_. Comme il a beaucoup travaillé dans
sa retraite, il a beaucoup appris, et c'est aujourd'hui un des hommes
les plus savants de France; mais personne ne s'en doute, pas même lui.
Un peu de mélancolie vient bien parfois obscurcir sa brillante gaieté,
surtout lorsqu'il gèle en avril pendant que les abricotiers sont en
fleur; et puis le Malgache a une grande qualité et un grand malheur: il
est ce que nos bourgeois appellent _cerveau brûlé_: cela veut dire qu'il
a l'âme républicaine, qu'il ne trouve pas la société juste et généreuse,
et qu'il souffre de ne pouvoir y donner de l'air, du soleil et du pain à
tous ceux qui en manquent.--Il se console au milieu d'un petit nombre
d'âmes sympathiques qui souffrent et prient avec lui; mais, quand il
rentre dans sa solitude, il s'attriste profondément, et il m'écrit: «O
mon Dieu! serions-nous des utopistes, et faudra-t-il mourir en laissant
le monde comme il est, sans espoir qu'après nous il s'améliore?
N'importe, allons toujours, parlons et agissons comme si nous avions
l'espérance; n'est-ce pas, _vieux_?»

Il prend alors sa blouse et sa bêche pour chasser le découragement, et
quand il a travaillé tout le jour il est calme et humblement philosophe
le soir. Il m'écrit alors avec l'encre _de la joie et du contentement_.
Ce qu'il appelle ainsi, c'est le jus du raisin d'Amérique, qu'il exprime
dans un coquillage et qui produit une belle teinture rouge,
malheureusement sujette à pâlir comme toutes les joies possibles. Voici
son dernier billet:

«J'ai remarqué sur moi-même que le meilleur traitement pour les maladies
morales, c'est l'exercice du corps. Ah! que j'ai brouetté d'ennuis! mes
terrasses en sont farcies. Je ne prétends pas faire de toi un
terrassier, mais assortir seulement tes occupations à tes forces.--Je
viens de terminer mon nouveau cabinet de travail: c'est encore une sorte
d'ajoupa que j'ai construit avec des troncs d'arbres recouverts de
balais. Une feuille de zinc longue de six pieds me permet d'y braver les
averses. Ce charmant édifice s'élève dans une petite île où j'ai
transporté mes plates-bandes de fleurs et mes carrés de légumes. Le tout
est ceint par les fossés de ma pépinière, dont les arbres sont
aujourd'hui d'une vigueur et d'une beauté ravissantes. Sauf quelques
accès de misanthropie, c'est là que je coule des heures assez paisibles.
Je regrette peu le temps passé; j'en ai mal usé; mais je crois aussi que
je ne pouvais mieux faire; c'était la condition de ma nature. Je ne suis
point affligé de vieillir; chaque âge a ses jouissances: je n'en désire
plus que de tranquilles. Ton amitié avant tout. Bonsoir.»

Outre les sympathies qui nous unissent lui et moi, et dont la principale
est cet amour à la fois immense et minutieux de la nature, qui nous rend
tous deux rabâcheurs et insupportables (excepté l'un pour l'autre), nous
avons une commune infirmité de caractère qui fait que nous nous trouvons
souvent tête à tête au milieu de nos amis. Je ne sais comment l'appeler;
c'est comme une timidité naturelle, spéciale à un certain genre
d'expansion, c'est comme une mauvaise honte qui nous fait craindre de
dire tout haut ce que nous ressentons le plus vivement; c'est une
impossibilité absolue de nous manifester par des paroles, là où nous
voudrions et devrions savoir le faire.

C'est enfin tout le contraire de la qualité que tu possèdes éminemment,
et qui constitue ta puissance sur les hommes, l'éloquence de la
conviction. Lui qui étincelle d'esprit à tous autres égards, et moi qui
ai la langue assez déliée, comme tu l'as vu, quand le dépit et
l'indignation s'en mêlent, nous sommes tous deux bêtes à faire plaisir
quand nous devrions nous élever au-dessus de nous-mêmes. Nos camarades
en concluent que nous sommes usés, lui par habitude de railler, moi, par
celle de douter. Pour lui, je te réponds que son cœur est encore
fervent, jeune et brave comme à vingt ans. C'est l'homme qui a le plus
laborieusement travaillé à s'assurer un bien-être modeste, fait à sa
guise; et c'est pourtant celui qui fait le moins cas de la vie. Il me
disait l'autre jour: _J'irais et j'irai!_--Je ne suis pas sensuel; que
m'importe de dormir sur une natte, sur un pavé ou dans trois planches?

Quant à moi, peut-être!... je ne sais. Tu as cru surprendre un grand
secret en moi, l'autre jour, pendant que tu lisais ce récit de la mort
de tes frères. J'ai été mal à l'aise tout le temps du dîner, parce que
mon silence et ma pétrification, à côté de l'enthousiasme du Gaulois, me
faisaient rougir devant toi.--Mais cette larme que tu as aperçue et dont
tu tires un si grand indice de chaleur intérieure, sache bien que ce
n'est pas autre chose qu'une amère et profonde jalousie que j'ai raison
de bien cacher, et qui, dans cet instant-là, me fit véhémentement
détester mon sort, mon inaction présente, mon impuissance, et ma vie
passée à ne rien faire. Tu peux les aimer et pleurer de tendresse sur
ces hommes-là, Éverard, tu es l'un d'eux; moi, je suis un poëte,
c'est-à-dire une femmelette. Dans une révolution, tu auras pour but la
liberté du genre humain; moi, je n'en aurai pas d'autre que de me faire
tuer, afin d'en finir avec moi-même, et d'avoir, pour la première fois
de ma vie, servi à quelque chose, ne fût-ce qu'à élever une barricade de
la hauteur d'un cadavre.

Bah! qu'est-ce que je dis là? Ne crois pas que je sois triste et que je
me soucie de la gloire plus que d'un de mes cheveux. Tu sais ce que je
t'ai dit; j'ai trop vécu; je n'ai rien fait de bon. Quelqu'un veut-il de
ma vie présente et future? pourvu qu'on la mette au service d'une idée
et non d'une passion, au service de la vérité et non à celui d'un
homme, je consens à recevoir des lois. Mais, hélas! je vous en avertis,
je ne suis propre qu'à exécuter bravement et fidèlement un ordre. Je
puis agir et non délibérer, car je ne sais rien et ne suis sûr de rien.
Je ne puis obéir qu'en fermant les yeux et en me bouchant les oreilles,
afin de ne rien voir et de ne rien entendre qui me dissuade; je puis
marcher avec mes amis, comme le chien qui voit son maître partir avec le
navire et qui se jette à la nage pour le suivre, jusqu'à ce qu'il meure
de fatigue. La mer est grande, ô mes amis! et je suis faible. Je ne suis
bon qu'à faire un soldat, et je n'ai pas cinq pieds de haut.

N'importe! à vous le pygmée. Je suis à vous parce que je vous aime et
vous estime. La vérité n'est pas chez les hommes; le royaume de Dieu
n'est pas de ce monde. Mais, autant que l'homme peut dérober à la
Divinité le rayon lumineux qui, d'en haut, éclaire le monde, vous l'avez
dérobé, enfants de Prométhée, amants de la sauvage Vérité et de
l'inflexible Justice! Allons! quelle que soit la nuance de votre
bannière, pourvu que vos phalanges soient toujours sur la route de
l'avenir républicain; au nom de Jésus, qui n'a plus sur la terre qu'un
véritable apôtre; au nom de Washington et de Franklin, qui n'ont pu
faire assez et qui nous ont laissé une tâche à accomplir; au nom de
Saint-Simon, dont les fils vont d'emblée au sublime et terrible problème
(Dieu les protége!...); pourvu que ce qui est bon se fasse, et que ceux
qui croient le prouvent... je ne suis qu'un pauvre enfant de troupe,
emmenez-moi.


                 26 avril.

Veux-tu me dire à qui tu en as, avec tes déclamations contre les
artistes? Crie contre eux tant que tu voudras, mais respecte l'art. O
Vandale! j'aime beaucoup ce farouche sectaire qui voudrait mettre une
robe de bure et des sabots à Taglioni, et employer les mains de Listz à
tourner une meule de pressoir, et qui pourtant se couche par terre en
pleurant quand la moindre bengali gazouille, et qui fait une émeute au
théâtre pour empêcher Othello de tuer la Malibran! Le citoyen austère
veut supprimer les artistes, comme des superfétations sociales qui
concentrent trop de séve; mais monsieur aime la musique vocale et il
fera grâce aux chanteurs. Les peintres trouveront bien, j'espère, une de
vos bonnes têtes qui comprendra la peinture et qui ne fera pas murer les
fenêtres des ateliers. Et quant aux poëtes, ils sont vos cousins, et
vous ne dédaignez pas les formes de leur langage et le mécanisme de
leurs périodes quand vous voulez faire de l'effet sur les badauds. Vous
irez apprendre chez eux la métaphore et la manière de s'en servir.
D'ailleurs, le génie du poëte est une substance si élastique et si
maniable! c'est comme une feuille de papier blanc, avec laquelle le
moindre saltimbanque fait alternativement un bonnet, un coq, un bateau,
une fraise, un éventail, un plat à barbe, et dix-huit autres objets
différents, à la grande satisfaction des spectateurs. Aucun triomphateur
n'a manqué de bardes. La louange est une profession comme une autre, et
quand les poëtes diront ce que vous voudrez, vous leur laisserez dire ce
qu'ils voudront; car ce qu'ils veulent, c'est de chanter et de se faire
entendre.

O vieux Dante! ce n'est pourtant pas ta muse au timbre d'airain que l'on
eût pu décider à se parjurer!

Mais dis-moi pourquoi vous en voulez tant aux artistes. L'autre jour, tu
leur imputais tout le mal social, tu les appelais _dissolvants_, tu les
accusais d'attiédir les courages, de corrompre les mœurs, d'affaiblir
tous les ressorts de la volonté. Ta déclamation est restée incomplète et
ton accusation très-vague, parce que je n'ai pu résister à la sotte
envie de disputer avec toi. J'aurais mieux fait de t'écouter: tu
m'aurais donné sans doute quelque raison plus sérieuse, car c'est la
seule chose avancée par toi qui ne m'ait pas fait réfléchir depuis,
quelque antipathique qu'elle me pût être.

Est-ce à l'_art_ lui-même que tu veux faire le procès? Il se moque bien
de toi, et de vous tous, et de tous les systèmes possibles! Tâchez
d'éteindre un rayon du soleil. Mais ce n'est pas cela. Si je te
répondais, je n'aurais à te dire que des choses aussi neuves que
celles-ci: Les fleurs sentent bon; il fait chaud en été; les oiseaux ont
des plumes; les ânes ont les oreilles beaucoup plus longues que celles
des chevaux, etc., etc.

Si ce n'est pas l'art que tu veux tuer, ce ne sont pas non plus les
artistes. Tant qu'on croira à Jésus sur la terre, il y aura des prêtres,
et nul pouvoir humain ne pourra empêcher un homme de faire, dans son
cœur, vœu d'humilité, de chasteté et de miséricorde; de même, tant
qu'il y aura des mains ferventes, on entendra résonner la lyre divine de
l'art. Il paraît qu'il y a ici un mécontentement accidentel et
particulier des enfants de la jeune Rome contre ceux de la vieille
Babylone. Que s'est-il passé? Moi, je ne sais rien. L'autre jour, un des
vôtres, c'est-à-dire un des nôtres, un républicain, déclara presque
sérieusement que je méritais la mort. Le diable m'emporte si je
comprends ce que cela veut dire! Néanmoins, j'en suis tout ravi et tout
glorieux, comme je dois l'être; et je ne manque pas depuis ce jour-là de
dire a tous mes amis, en confidence, que je suis un personnage
littéraire et politique fort important, donnant ombrage à ceux de mon
propre parti, à cause de ma grande supériorité sociale et
intellectuelle. Je vois bien que cela les étonne un peu, mais ils sont
si bons qu'ils consentent à partager ma joie. Le Malgache m'a demandé ma
protection, afin d'avoir l'honneur d'être pendu à ma droite, et Planet à
ma gauche. Nous ne pouvons manquer d'échanger, dans cette situation, les
plus charmants jeux de mots et les plus délicieuses facéties. Mais, en
attendant, je ne veux pas qu'on en plaisante, et je prétends que mes
amis disent de moi:--Ce garçon-là a trop d'esprit, il ne vivra pas.

Voyons pourtant, examinons l'affaire de mes confrères les artistes; car
pour moi je n'ai garde de me défendre: j'aurais trop peur d'être
acquitté comme le plus innocent des hommes, et de ne pas avoir les
honneurs du martyre pour mes idées.--Un instant! tu me feras le plaisir
de formuler un peu lesdites idées après mon trépas, car jusqu'ici je
t'avoue en secret qu'il n'y a pas l'ombre d'une idée dans ma tête et
dans mes livres. Le devoir de ton amitié est d'apprendre aux gens qui,
par hasard, auraient lu les livres susdits, ce qu'ils prouvent et ce
qu'ils ne prouvent pas. Il ne serait peut-être pas inutile non plus de
me l'apprendre à moi-même, afin que je pusse démontrer à mes juges, par
mes réponses, combien mon intelligence a de profondeur, de perversité,
et combien il est urgent d'éteindre une si terrible comète capable
d'embraser la terre.

Ceci pose (et ne va pas me contredire ni t'aviser de plaider pour mon
innocence; le bon Dieu bénisse les obligeants! je les remercie fort de
leur bonne volonté, et les prie de vouloir bien me laisser être pendu en
repos), parlons des autres. Qu'ont-ils fait, les pauvres diables?
Sont-ils capables de causer la mort d'une mouche? Il n'y a que Byron et
moi, sachez-le bien...

Mais je t'ennuie avec mon incorrigible et plate _facétieuseté_.
Donne-moi un coup de poing, et me voilà redevenu sérieux.

Je suis prêt à te confesser que nous sommes tous de grands sophistes. Le
sophisme a tout envahi, il s'est glissé jusque dans les jambes de
l'Opéra, et Berlioz l'a mis en symphonie fantastique. Malheureusement
pour la cause de l'antique sagesse, quand tu entendras la marche funèbre
de Berlioz, il y aura un certain ébranlement nerveux dans ton cœur de
lion, et tu te mettras peut-être bien à rugir, comme à la mort de
Desdemona; ce qui sera fort désagréable pour moi, ton compagnon, qui me
pique de montrer une jolie cravate et un maintien grave et doux au
Conservatoire. Le moins qui t'arrivera sera de confesser que cette
musique-là est un peu meilleure que celle qu'on nous donnait à Sparte
du temps que nous servions sous Lycurgue, et tu penseras qu'Apollon,
mécontent de nous voir sacrifier exclusivement à Pallas, nous a joué le
mauvais tour de donner quelques leçons à ce _Babylonien_, afin qu'il
égarât nos esprits en exerçant sur nous un pouvoir magnétique et
funeste.

Tu vas me demander si c'est là parler un langage sérieux... Je parle
sérieusement. Berlioz est un grand compositeur, un homme de génie, un
véritable artiste; et puisqu'il me tombe sous la main, je ne suis pas
fâché de te dire ce que c'est qu'un véritable artiste, car je vois bien
que tu ne t'en doutes pas. Tu m'as nommé, l'autre jour, de prétendus
artistes que tu accablais de ta colère, un corroyeur, un marchand de
peaux de lapin, un pair de France, un apothicaire. Tu m'en as nommé
d'autres, célèbres, dis-tu, et dont je n'ai jamais entendu parler. Je
vois bien que tu prends des vessies pour des lanternes, des épiciers
pour des artistes, et nos mansardes pour des satrapies.

Berlioz est un artiste; il est très-pauvre, très-brave et très-fier.
Peut-être bien a-t-il la scélératesse de penser en secret que tous les
peuples de l'univers ne valent pas une gamme chromatique placée à
propos, comme moi j'ai l'insolence de préférer une jacinthe blanche à la
couronne de France. Mais sois sûr que l'on peut avoir ces folies dans le
cerveau et ne pas être l'ennemi du genre humain. Tu es pour les lois
somptuaires, Berlioz est pour les triples-croches, je suis pour les
liliacées; chacun son goût. Quand il faudra bâtir la cité nouvelle de
l'intelligence, sois sûr que chacun y viendra selon ses forces: Berlioz
avec une pioche, moi avec un cure-dent, et les autres avec leurs bras et
leur volonté. Mais notre jeune Jérusalem aura ses jours de paix et de
bonheur, je suppose, et il sera permis aux uns de retourner à leurs
pianos, aux autres de bêcher leurs plates-bandes, à chacun de s'amuser
innocemment selon son goût et ses facultés. Que fais-tu, dis-moi, quand
tu contemples la grande constellation du ciel, à minuit, en divaguant
avec nous et en parlant de l'inconnu et de l'infini? Si j'allais
t'interrompre, au moment où tu nous dis des paroles sublimes, pour
t'adresser ces questions brutales: A quoi cela sert-il? pourquoi se
creuser et s'user le cerveau à des conjectures? cela donne-t-il du pain
et des souliers aux hommes?--tu me répondrais: Cela donne des émotions
saintes et un mystique enthousiasme à ceux qui travaillent à la sueur de
leur front pour les hommes; cela leur apprend à espérer, à rêver à la
Divinité, à prendre courage et à s'élever au-dessus des dégoûts et des
misères de la condition humaine par la pensée d'un avenir, chimérique
peut-être, mais fortifiant et sublime. Qui t'a fait ce que tu es,
Éverard? c'est cette fantaisie de rêver le soir. Qui t'a donné le
courage de vivre jusqu'ici dans le travail et dans la douleur? c'est
l'enthousiasme. Et c'est toi, le plus candide et le plus adorablement
rustique des hommes de génie, qui veux faire la guerre aux lévites de
ton Dieu? Saül, tu veux tuer David, parce qu'il joue trop bien de la
harpe et que tu deviens insensé en l'écoutant.

A genoux, Sicambre, à genoux! nous t'y mettrons bien. Hélas! je dis
_nous_! je pense à mon procès, et je me persuade que je suis déjà jugé
et condamné comme artiste!--Ils t'y mettront bien, eux, les artistes
véritables. Si tu savais ce que c'est que ces gens-là, quand ils
observent leur évangile et qu'ils respectent la sainteté de leur
apostolat! Il en est peu de ceux-là, il est vrai, et je n'en suis pas je
l'avoue à ma honte! Lancé dans une destinée fatale, n'ayant ni cupidité
ni besoins extravagants, mais en butte à des revers imprévus, chargé
d'existences chères et précieuses dont j'étais l'unique soutien, je n'ai
pas été artiste, quoique j'aie eu toutes les fatigues, toute l'ardeur,
tout le zèle et toutes les souffrances attachées à cette profession
sainte; la vraie gloire n'a pas couronné mes peines, parce que rarement
j'ai pu attendre l'inspiration. Pressé, forcé de gagner de l'or, j'ai
pressé mon imagination de produire, sans m'inquiéter du concours de ma
raison; j'ai violé ma muse quand elle ne voulait pas céder; elle s'en
est vengée par de froides caresses et de sombres révélations. Au lieu de
venir à moi souriante et couronnée, elle y est venue pâle, amère,
indignée. Elle ne m'a dicté que des pages tristes et bilieuses, et s'est
plu à glacer de doute et de désespoir tous les mouvements généreux de
mon âme. C'est le manque de pain qui m'a rendu malade; c'est la douleur
d'être forcé à me suicider intellectuellement qui m'a rendu âcre et
sceptique.--Je t'ai raconté là-bas, dans la soirée, l'analyse d'un beau
drame sur le poëte Chatterton, représenté dernièrement au
Théâtre-Français. Les gens aisés, les hommes rangés, ont, pour la
plupart, trouvé fort mauvais qu'un poëte fît quelque cas de sa condition
et qu'il se plaignit avec amertume d'être forcé par la misère à y
déroger. Pour moi, j'ai versé des larmes abondantes en assistant à cette
lutte d'un esprit indépendant contre la nécessité fatale, qui me
rappelait tant de tortures et de sacrifices. L'orgueil est aussi
chatouilleux et irritable que le génie. En faisant de mon mieux, je
n'aurais peut-être jamais rien fait de passable; mais à l'heure où
l'artiste s'assied devant sa table pour travailler, il croit en
lui-même, sans quoi il ne s'y mettrait pas; et alors, qu'il soit grand,
médiocre ou nul, il s'efforce et il espère. Mais si les heures sont
comptées, si un créancier attend à la porte, si un enfant qui s'est
endormi sans souper le rappelle au sentiment de sa misère et à la
nécessité d'avoir fini avant le jour, je t'assure que, si petit que soit
son talent, il a un grand sacrifice à faire et une grande humiliation à
subir vis-à-vis de lui-même. Il regarde les autres travailler lentement,
avec réflexion, avec amour; il les voit relire attentivement leurs
pages, les corriger, les polir minutieusement, y semer après coup mille
pierres précieuses, en ôter le moindre grain de poussière, et les
conserver afin de les revoir encore et de surpasser la perfection même.
Quant à lui, malheureux, il a fait, à grands grands coups de bêche et
de truelle, un ouvrage grossier, informe, énergique quelquefois, mais
toujours incomplet, hâté et fiévreux: l'encre n'a pas séché sur le
papier, qu'il faut livrer le manuscrit sans le revoir, sans y corriger
une faute!

.....Ces misères te font sourire et te semblent puériles. Cependant si tu
avoues que l'homme, même en face des plus grandes choses, n'est mû que
par l'amour de soi, tu avoueras aussi, qu'en face des plus petites,
l'homme souffre en faisant abnégation de cet amour-là. Et puis, il y a
quelque chose de vraiment noble et saint dans ce dévouement de l'artiste
à son art, qui consiste à _bien faire_ au prix de sa fortune, de sa
gloire et de sa vie. La conviction, c'est toujours une vertu,
_fortitudo!_ (c'est ton mot favori, je crois). L'artisan expédie sa
besogne pour augmenter ses produits: l'artiste pâlit dix ans, au fond
d'un grenier, sur une œuvre qui aurait fait sa fortune, mais qu'il ne
livrera pas, tant qu'elle ne sera pas terminée selon sa conscience.
Qu'importe à M. Ingres d'être riche ou célèbre? il n'y a pour lui qu'un
suffrage dans le monde, celui de Raphaël, dont l'ombre est toujours
debout derrière lui. O saint homme! Et Urban qui joue la musique de
Beethoven avec des yeux baignés de larmes; et Baillot qui consent à
laisser tout l'éclat de la popularité à Paganini, plutôt que d'ajouter,
de son fait un petit ornement d'invention nouvelle aux vieux thèmes
sacrés de Sébastien Bach; et Delacroix, le mélancolique et consciencieux
disciple de Rubens!--Et vous autres, hommes de bruit et de puissance,
quand vous a-t-on vus vous éclipser derrière un plus habile ou plus
ambitieux que vous, par amour pour la sainte vérité! Quelques-uns de
vous, je le sais, ont aimé l'humanité et la justice en _artistes_. C'est
le plus bel éloge qu'on puisse leur donner.

Je pourrais te citer d'autres artistes vivants qui ont droit au respect
de tout être intelligent; mais ce serait désigner par le silence ceux
qui procèdent autrement et qui poursuivent le bruit et l'argent à tout
prix, aveugles Babyloniens! Tu m'accuserais de camaraderie ou de
rivalité; et en vain je te répondrais que je ne connais particulièrement
presque aucun de ceux que je viens de te nommer et aucun de ceux que je
ne te nomme pas. J'ai vécu toujours seul au milieu du monde, amoureux,
voyageur ou serf littéraire; j'ai vu de loin rayonner ces gloires si
pures, et je me suis prosterné. Je n'ai pas eu le temps d'en profiter ni
d'en être jaloux, car je n'ai jamais eu le temps de regarder ma
profession comme quelque chose de mieux qu'un métier. Pourtant je
n'étais pas né pauvre; je ne suis pas naturellement sybarite, et
j'aurais pu vivre et travailler en paix. Ceux à qui j'ai dévoué ma vie,
consacré mes veilles, sacrifié ma jeunesse, et peut-être tout mon
avenir, m'en sauront-ils jamais gré?--Non, sans doute, et peu importe.


                 29 avril.

Tu dis que je suis un imbécile; soit. Tes lettres, il est temps de te
l'avouer, font sur moi un effet magique. Elles me rendent sérieux. Quel
miracle est cela? J'ai beau lutter, je ne puis parler de toi légèrement,
comme je fais de tous, et ils ont trouvé un moyen de me faire taire
quand je les blesse par mes plaisanteries. Ils me parlent de toi, ils me
répètent les paroles qu'ils t'ont entendu me dire, ils me racontent
(comme si je l'avais oublié) cette dernière nuit passée à nous
reconduire alternativement à nos demeures respectives jusqu'à neuf fois,
cette station au pied de l'église où nous avons parlé des morts, et ce
silence où nous sommes tombés au haut de l'escalier du palais, sous ce
réverbère si pâle, au-dessus de cette place muette et déserte, où tu
venais d'évoquer un si fantastique tableau. J'ai regretté dans ce
moment-là, en te regardant, de n'être pas susceptible d'avoir peur d'un
être vivant; car tu m'aurais causé une de ces vives émotions de terreur
qui ne sont pas sans plaisir et qu'on a dans les rêves. Je me
souviendrai longtemps de tes paroles en descendant ce grand escalier
gothique au clair de la lune. «Toi, me disais-tu, je t'aime comme Jésus
aima Jean, son plus jeune et son plus romanesque disciple; et pourtant,
si jamais ce pouvait être un devoir pour moi de te tuer, je
t'arracherais de mes entrailles et je t'étranglerais de mes mains.»--Ma
foi! mon cher maître, je voudrais être quelque chose de mieux qu'un
pauvre hanneton, afin de voir si vraiment tu aurais ce courage et cette
vertu-là. Mais, bah! tu ne l'aurais pas, charlatan que tu es!--Qui sait,
pourtant? toi qui ne ris jamais! peut-être.--Ce serait beau, et je te
donnerais ma tête de bon cœur pour le plaisir d'avoir vu dans ma vie
un seul vrai Romain.

Il y a, ma parole d'honneur! des moments où je m'imagine que j'ai trouvé
la vertu réfugiée et cachée en vous comme au temps où les hommes la
forcèrent d'aller se fortifier dans des cavernes sauvages, dans des
rochers inexpugnables.--Mais si vous n'étiez que des fanatiques!--Bah!
c'est toujours cela: n'est pas fanatique qui veut, surtout par le temps
qui court, et je serais un peu plus fier de moi que je n'ai sujet de
l'être, si j'étais seulement un peu fou à votre manière.--Nous autres,
qui rions toujours, nous ressemblons parfois à ces idiots qui rient en
voyant les gens sensés se conduire naturellement. L'autre jour, un
paysan de mes amis (j'espère que je parle en style républicain) entra
dans mon cabinet, et, me voyant très-occupé à écrire, il se mit à
hausser les épaules d'un air de pitié. Il se pencha sur moi, en
regardant ce que je faisais, à peu près comme s'il eût payé pour voir
les tours du singe à la foire. Il prit ensuite un livre sur ma table:
c'était, Dieu me pardonne! un volume du divin Platon, et il l'ouvrit à
l'envers, en tournant les feuillets d'un air attentif; puis le replaça
sur la table en me disant du ton d'un profond mépris: C'est donc à ces
fadaises-là, mon petit monsieur, que vous passez le temps fêtes et
dimanches? il y a de drôles de gens dans la vie de ce monde!--Et il
hocha la tête en éclatant de rire, si bien que j'eus besoin de toute ma
philanthropie démocratique pour ne pas le pousser par les épaules à la
porte.

Je me suis calmé pourtant en songeant que j'étais, cent fois le jour,
dans le cas de ce paysan vis-à-vis de toi et des tiens, et je me suis
émerveillé de la patience avec laquelle vous supportiez l'impudente et
stupide raillerie de fainéants comme nous, qui ne sont bons à autre
chose qu'à critiquer ce qu'ils ne comprennent pas et ce qu'ils ne
sauraient faire. Mais je dirai comme Planet:--Envoyez-moi donc
_promener_!--Qu'est-ce que vous faites de moi au milieu de vous, vieux
chrétiens! Dieu me punisse si vous n'êtes pas des anges; car rien ne
vous rebute, rien ne vous ébranle. Vous venez à nous avec tendresse, et
te voilà m'appelant ton jeune frère et ton cher enfant, moi qu'il
faudrait renvoyer à ma pipe et à mes romans. O prosélytisme! fasse des
distinctions qui voudra; peu m'importe le nom qu'on te donne, pourvu que
je voie émaner de toi des leçons de vertu et des actes de charité.

Il faut pourtant que je te conte mes peines, ô mon pauvre prophète
méconnu! On essaie de mettre tes enfants en méfiance contra toi.
L'esprit de parti n'a pas de scrupule. On nous dit que vous êtes des
glorieux, des ambitieux, des brouillons; enfin qu'il faut te mettre aux
Petites-Maisons et nous y enfermer avec toi, nous tous qui t'aimons.

Tout cela ne serait que risible, si des hommes d'esprit et de cœur ne
s'en mêlaient pas aussi sur la foi d'autrui, ou ne montraient tout au
moins, par leur silence devant nous, qu'ils se méfient de nous et de
toi. Cela n'attriste pas ces bons champions qui sont habitués à l'orage;
mais moi qui reviens de Babylone, où j'ai dormi cinq ans dans l'ivresse,
et qui tombe, en me frottant les yeux, au beau milieu de notre jeune
Sion, je suis tout contristé, et tout abattu de voir le rempart d'airain
que l'indifférence ou l'antipathie des gentils a placé autour de nous.
Sortirons-nous jamais de là, mon maître? Je vois bien que nous essayons
de temps en temps de braves et saillantes sorties; mais les meilleurs
d'entre nos frères y succombent, et quand nous rentrons sous nos tentes,
les clameurs, les malédictions et les huées des vainqueurs viennent y
troubler nos prières.--Ce qui me fâche le plus, moi, ce sont les huées.
Je les connais, ces diables de gentils, pour avoir été en captivité chez
eux. Je sais comme ils sont malins et quelles flèches acérées leur
ironie décoche contre nous.--Songe bien que je ne suis pas un serviteur
bien éprouvé, moi; j'entends déjà leurs lardons m'assaillir pour la
singulière figure que je fais en habit de soldat de la république; je
t'en prie, mon cher maître, laisse-moi m'en aller à Stamboul. J'ai
affaire par là. Il faut que je passe par Genève, que j'achète un âne
pour traverser les montagnes avec mon bagage, et que je remonte la
Forêt-Noire pour chercher une plante que le Malgache veut que je lui
rapporte. J'ai à Corfou un ami islamite qui m'a invité à prendre le
sorbet dans son jardin. Duteil m'a donné commission de lui acheter une
pipe à Alexandrie, et sa femme m'a prié de pousser jusqu'à Alep afin de
lui rapporter un châle et un éventail. Tu vois que je ne puis tarder,
que j'ai des occupations et des devoirs indispensables.--Écoute: si vous
proclamez la république pendant mon absence, prenez tout ce qu'il y a
chez moi, ne vous gênez pas; j'ai des terres, donnez-les à ceux qui n'en
ont pas; j'ai un jardin, faites-y paître vos chevaux; j'ai une maison,
faites-en un hospice pour vos blessés; j'ai du vin, buvez-le; j'ai du
tabac, fumez-le; j'ai mes œuvres imprimées, bourrez-en vos fusils. Il
n'y a dans tout mon patrimoine que deux choses dont la perte me serait
cruelle: le portrait de ma vieille grand'mère, et six pieds carrés de
gazon plantés de cyprès et de rosiers. C'est là qu'elle dort avec mon
père. Je mets cette tombe et ce tableau sous la protection de la
république et je demande qu'à mon retour on m'accorde une indemnité des
pertes que j'aurais faites, savoir: une pipe, une plume et de l'encre;
moyennant quoi je gagnerai ma vie joyeusement, et passerai le reste de
mes jours à écrire que vous avez bien fait.

       *       *       *       *       *

Si je ne reviens pas, voici mon testament. Je lègue mon fils à mes amis,
ma fille à leurs femmes et à leurs sœurs; le tombeau et le tableau,
héritage de mes enfants, à toi, chef de notre république aquitaine, pour
en être le gardien temporaire; mes livres, minéraux, herbiers,
papillons, au Malgache; toutes mes pipes, à Rollinat; mes dettes, s'il
s'en trouve, à Fleury, afin de le rendre laborieux; ma bénédiction et
mon dernier calembour, à ceux qui m'ont rendu malheureux, pour qu'ils
s'en consolent et m'oublient.

       *       *       *       *       *

Je te nomme mon exécuteur testamentaire; adieu donc, et je pars.

       *       *       *       *       *

Adieu, ô mes enfants! j'ai été jusqu'ici plus enfant que vous; je m'en
vais seul et loin en pèlerinage, pour tâcher de vieillir vite et de
réparer le temps perdu. Adieu, mes amis, mes frères bien-aimés; parlez
quelquefois, autour de l'âtre, de celui qui vous doit les plus beaux
jours et les plus chers souvenirs de sa vie; et toi, maître, adieu! sois
béni de m'avoir forcé de regarder sans rire la face d'un grand
enthousiaste, et de plier le genou devant lui en m'en allant.

O verte Bohème! patrie fantastique des âmes sans ambition et sans
entraves, je vais donc te revoir! J'ai erré souvent dans tes montagnes
et voltigé sur la cime de tes sapins; je m'en souviens fort bien,
quoique je ne fusse pas encore né parmi les hommes, et mon malheur est
venu de n'avoir pu t'oublier en vivant ici.



VII

A FRANZ LISTZ

SUR LAVATER ET SUR UNE MAISON DÉSERTE.


Ne sachant où vous êtes maintenant, mon cher Franz, ne sachant pas mieux
où je vais aller, je vous fais passer de mes nouvelles par notre
obligeant ami M***. Je pense qu'il saura découvrir votre retraite avant
moi, qui suis confiné dans la mienne pour quelques jours encore.

Je n'ai pas besoin de vous dire le regret que j'éprouve de ne pouvoir
vous aller rejoindre. Je vois partir votre mère et Puzzi avec sa
famille. Je présume que vous allez fonder, dans la belle Helvétie ou
dans la verte Bohême, une colonie d'artistes. Heureux amis! que l'art
auquel vous vous êtes adonnés est une noble et douce vocation, et que le
mien est aride et fâcheux auprès du vôtre! Il me faut travailler dans le
silence et la solitude, tandis que le musicien vit d'accord, de
sympathie et d'union avec ses élèves et ses exécutants. La musique
s'enseigne, se révèle, se répand, se communique. L'harmonie des sons
n'exige-t-elle pas celle des volontés et des sentiments? Quelle superbe
république réalisent cent instrumentistes réunis par un même esprit
d'ordre et d'amour pour exécuter la symphonie d'un grand maître! Quand
l'âme de Beethoven plane sur ce chœur sacré, quelle fervente prière
s'élève vers Dieu!

Oui, la musique, c'est la prière, c'est la foi, c'est l'amitié, c'est
l'association par excellence. Là où vous serez seulement trois réunis en
mon nom, disait le Christ aux apôtres en les quittant, vous pouvez
compter que j'y serai avec vous. Les apôtres, condamnés à voyager, à
travailler et à souffrir, furent bientôt dispersés. Mais lorsque, entre
la prison et le martyre, entre les fers de Caïphe et les pierres de la
synagogue, ils venaient à se rencontrer, ils s'agenouillaient ensemble
sur le bord du chemin, dans quelque bois d'oliviers, ou vers le faubourg
de quelque ville, dans une _chambre haute_, et ils s'entretenaient en
commun du maître et de l'ami Jésus, du frère et du Dieu au culte duquel
ils avaient voué leur vie; puis, quand chacun à son tour avait parlé, le
besoin d'invoquer tous à la fois les mânes du bien-aimé leur inspirait
sans doute la pensée de chanter; et sans doute aussi le Saint-Esprit,
qui descendit sur eux en langues de feu et qui leur révéla les choses
inconnues, leur avait fait don de cette langue sacrée qui n'appartient
qu'aux organisations élues. Oh! soyez-en sûr, s'il existe des êtres
assez grands devant Dieu pour mériter d'acquérir subitement des facultés
nouvelles, si leur intelligence s'ouvrit, si leur langue se délia, des
chants divins durent découler de leurs lèvres, et le premier concert
d'harmonie dut frapper les oreilles ravies des hommes.

C'est un fait unique dans l'histoire du genre humain, et devant lequel
je ne puis m'empêcher de me prosterner, quand j'y songe, que cette
retraite des douze pendant quarante jours, que cette union fervente et
cette pureté sans tache de douze âmes croyantes et dévouées durant
l'épreuve d'une si longue assemblée! Si je doutais des miracles qui en
résultèrent, je ne voudrais pas le dire; ni vous non plus, n'est-ce pas?
Si l'on me démontrait que ces hommes furent des physiciens et des
chimistes fort habiles pour leur temps, je dirais que cela n'ôte rien à
la réalité d'un homme divin et à l'existence d'une race de saints assez
puissants pour marcher sur la mer et pour ressusciter les morts. Ce qui
est incontestable pour moi, c'est le pouvoir miraculeux de la foi chez
l'homme. S'il m'était donc prouvé que les apôtres eurent besoin de
recourir aux prestiges de ce qu'on appelait alors la magie, je
penserais qu'ils eurent des jours de doute et de souffrance où le
pouvoir céleste s'affaiblissait en eux. Que l'on trouve parmi nous,
répondrai-je, douze hommes supérieurs aux apôtres par la fermeté de leur
foi et la sainteté de leur vie, douze hommes qui puissent passer
quarante jours enfermés sous le même toit sans ergoter entre eux, sans
vouloir primer les uns sur les autres, uniquement occupés à prier, à
demander à Dieu la science du vrai et la force de la vertu, sans tiédeur
et sans orgueil, sans céder à la fatigue de l'esprit ou aux inspirations
présomptueuses de la chair; et, n'en doutez pas, ô mes amis! nous
verrons arriver des miracles, des sciences nouvelles, des facultés
inouïes, une religion universelle. L'homme, _redivinisé_, sortira de
cette assemblée, un beau matin de printemps, avec une flamme au front,
avec les secrets de la vie et de la mort dans sa main, avec le pouvoir
de faire sortir des larmes de charité des entrailles du roc, avec la
révélation des langues que parlent les peuples encore inconnus chez
nous, mais surtout avec le don de la langue divine perfectionnée, de la
musique, veux-je dire, portée à son plus haut degré d'éloquence et de
persuasion.

Car, lorsque le prodige de la descente du Paraclet s'accomplit sur les
disciples de Jésus, le ciel s'ouvrit au-dessus de leurs têtes, et ils
durent entendre et retenir confusément les chants des brûlants séraphins
et les harpes d'or de ces beaux vieillards couronnés, qui apparurent de
nouveau plus tard à Jean l'apocalyptique, et dont il put ouïr les divins
accords parmi les vents de quelque nuit d'orage sur les grèves désertes
de son île.

O vous, qui, dans le silence des nuits, surprenez les mystères sacrés;
vous, mon cher Franz, à qui l'esprit de Dieu ouvre les oreilles, afin
que vous entendiez de loin les célestes concerts, et que vous nous les
transmettiez, à nous infirmes et abandonnés! que vous êtes heureux de
pouvoir prier durant le jour avec des cœurs qui vous comprennent!
Votre labeur ne vous condamne pas comme moi à la solitude; votre
ferveur se rallume au foyer de sympathies où chacun des vôtres apporta
son tribut. Allez donc, priez dans la langue des anges, et chantez les
louanges de Dieu sur vos instruments qu'un souffle céleste fait vibrer.

Pour moi, voyageur solitaire, il n'en est point ainsi. Je suis des
routes désertes, et je cherche mon gîte en des murailles silencieuses.
J'étais parti pour vous rejoindre, le mois dernier; mais le souffle du
caprice ou de la destinée me fit dévier de ma route, et je m'arrêtai
pour laisser passer les heures brûlantes du jour dans une des villes de
notre vieille France, aux bords de la Loire. Pendant que je dormais, le
bateau à vapeur leva l'ancre, et, quand je m'éveillai, je vis sa noire
banderole de fumée fuyant rapidement sur la zone d'argent que le fleuve
dessinait à l'horizon. Je pris le parti de me rendormir jusqu'au
lendemain; et le lendemain, comme je sortais de ma chambre pour
m'enquérir de quelque cheval ou de quelque bateau, un mien ami, que je
ne m'attendais guère à trouver là (l'ayant perdu de vue depuis les
années de ma vie errante), se trouva tout devant moi, dans la cour. Il
m'apprit, en déjeunant avec moi, qu'il était établi et marié dans la
ville, mais qu'il habitait plus souvent une campagne aux environs, à
laquelle il se rendait alors. Il venait se munir a l'auberge d'un cheval
de louage, les siens étant malades ou occupés, et il prétendait
m'emmener au boguet pour me présenter à sa nouvelle famille. La
proposition fut peu de mon goût. Il faisait une chaleur poudreuse pire
que celle de la veille. Je me sentais encore de la fièvre; le boguet
avait de véritables ressorts de campagne; j'aime peu les nouvelles
connaissances en voyage, et me sens mal disposé à être excessivement
poli quand je suis excessivement fatigué. Je refusai net, et lui dis que
je voulais rester à l'auberge jusqu'à ce que je fusse délivré de mon
malaise. L'excellent camarade ne me fit point subir l'obsession d'une
impitoyable hospitalité. Il consentit à me laisser là; mais, au moment
de monter dans son boguet, il lui vint à l'esprit de me dire: J'ai une
maison dans la ville, petite, très-modeste et mal tenue, il est vrai;
mais peut-être y dormirais-tu plus tranquillement qu'ici. Si, malgré
l'abandon où mon séjour à la campagne l'a laissée tout ce printemps, tu
pouvais t'en accommoder..... Je n'ose insister, elle est si peu
présentable! Cependant tu es poëte et ami de la solitude, si tu n'as pas
changé. Peut-être cela te plaira-t-il. Tiens, voici les clefs; si tu
pars avant que je revienne te voir, laisse-les a l'hôtesse de cette
auberge, qui me connaît.--En parlant ainsi, il me serra dans ses bras et
s'éloigna.

Je trouvai cette invitation des plus agréables. Je me sentais décidément
trop mal pour continuer ma route avant deux ou trois jours. Je me fis
conduire à la maison de mon ami. Ce ne fut pas chose facile que d'y
parvenir; il fallut monter et descendre des rues étroites, roides,
brûlantes et mal pavées. Plus nous nous enfoncions dans le faubourg,
plus les rues devenaient désertes et délabrées. Enfin nous arrivâmes,
par une suite d'escaliers rompus, à une sorte de terrasse crevassée qui
portait un pâté de maisons fort anciennes, ayant chacune leur cour ou
leur jardin clos de hautes murailles sombres, festonnées de plantes
pariétaires. J'eus à peine entr'ouvert la porte de celle qui m'était
destinée, que je fus ravi de son aspect, et que, voulant me conserver le
plaisir religieux d'y pénétrer seul, je pris la valise des mains de mon
guide, je lui jetai son salaire, et j'entrai précipitamment, lui
poussant la porte au nez; ce qui dut me faire passer dans son esprit
pour un fou, pour un conspirateur ou pour quelque chose de pis.

Il faut croire que la nature n'a pas été faite exclusivement pour
l'homme, ou bien qu'avant la domination étendue par lui sur la terre, il
y eut en effet un règne de divinités champêtres; que cette race
surhumaine ne s'est point entièrement retirée aux cieux, et que ses
phalanges dispersées viennent encore se réfugier aux lieux que l'homme
abandonne. Sans cela, comment expliquer ce respect religieux dont
chacun de nous se sent pénétré en imprimant ses pas sur un sol que n'ont
point encore foulé d'autres pas humains? Pourquoi cet amour et en même
temps cette terreur que nous inspire la solitude? Pourquoi saluons-nous
les ruines, les plages inconnues, les neiges immaculées? Pourquoi l'écho
de nos pas nous fait-il tressaillir sous les voûtes des cloîtres
abandonnés? Pourquoi les forêts vierges, pourquoi les temples déserts,
pourquoi l'aspect de l'isolement émeut-il délicieusement les âmes
tendres, ou péniblement les esprits faibles? Si nous pouvions nous
convaincre d'être absolument le seul être animé existant sur un coin du
globe, nous n'en serions que plus heureux ou plus effrayés, suivant
notre humeur; et cependant l'homme a-t-il sujet de se réjouir quand il
n'a pour société que lui-même? a-t-il lieu de craindre l'absence de
secours lorsqu'il est assuré d'une égale absence d'attaques? Qu'y a-t-il
donc dans l'aspect de ces sables sans empreintes, de ces landes sans
maîtres, de ces lambris sans hôtes? N'y sentons-nous pas partout
l'existence et la présence d'êtres inconnus qui ont établi là leur
empire, et qui ont la bonté de nous y accueillir ou le droit de nous en
chasser?

Je faisais ces réflexions, appuyé contre la porte que je venais de
fermer derrière moi, et je n'osais me décider à traverser la cour; car
il fallait fouler de longues herbes qui montaient jusqu'à mes genoux, et
sur lesquelles les rayons du soleil commençaient à boire la rosée du
matin. Quelle nymphe avait renversé là sa corbeille et semé ces légers
gramens, ces délicats saxifrages qui s'élevaient dans leur beauté
virginale à l'abri de toute profanation? Pardonne-moi, sylphide, lui
disais-je, ou donne-moi ta démarche légère, afin que je franchisse cet
espace sans courber sous mes pas tes plantes bien-aimées. Quiconque
m'eût vu haletant et poudreux, appuyé d'un air morne contre la porte, ma
valise à la main, m'eût pris pour un homme perdu de désespoir ou abîmé
de remords; et cependant nul voyageur ne fut plus fier de sa découverte,
nul pèlerin ne salua plus pieusement la terre sainte.

La sylphide n'avait pas dédaigné de cultiver les plantes que le maître
de la maison déserte lui avait concédées. Trois tilleuls qui séparaient
la cour en deux, avec une plate-bande de pieds-d'alouette le long des
murs, une vigne et de grandes mauves pyramidales, avaient pris une
richesse et un développement splendides. Quand j'eus atteint la partie
pavée de mon petit domaine, j'eus soin de marcher sur les dalles
disjointes sans écraser la verdure qui se faisait jour à travers les
fentes; j'arrivai ainsi à la porte, et là ce fut un autre embarras. Les
longs rameaux de la vigne s'étaient entrelacés au devant de l'entrée;
partout ils formaient des courtines de feuillage devant les fenêtres. Il
fallut y porter une main impie, les entr'ouvrir et les soulever comme
des rideaux, pour me frayer le passage de ce seuil vénérable. Mais, dès
que je l'eus franchi, ces pampres retombèrent avec souplesse et
s'embrassèrent étroitement, comme pour m'interdire de repasser
l'enceinte sacrée. Je ne vous ai pas encore désobéi, ô flexibles et
complaisants barreaux de ma chère prison! Chaque nuit, je m'assieds sur
la dernière marche de l'escalier, et je contemple la lune à travers vos
guirlandes argentées. Chaque étoile du ciel s'encadre à son tour en
passant devant le réseau diaphane que vous étendez entre elle et moi, et
quelquefois le jour me surprend, immobile et muet comme la pierre où je
me suis assis.

Oui, Franz, je suis encore dans cette maison déserte, seul, absolument
seul, n'ouvrant la porte que pour laisser passer un dîner cénobitique,
et je ne me souviens pas d'avoir connu des jours plus doux et plus purs.
C'est une grande consolation pour moi, je vous assure, de voir que mon
âme n'a pas vieilli au point de perdre les jouissances de sa forte
jeunesse. Si de vastes rêves de vertu, si d'ardentes aspirations vers le
ciel ne remplissent plus mes heures de méditation, du moins j'ai encore
de douces pensées et de religieuses espérances; et puis, je ne suis plus
dévoré, comme jadis, de l'impatience de vivre. A mesure que je penche
vers le déclin de la vie, je savoure avec plus de piété et d'équité ce
qu'elle a de généreux et de providentiel. Au versant de la colline, je
m'arrête et je descends avec lenteur, promenant un regard d'amour et
d'admiration sur les beautés du lieu que je vais quitter, et que je n'ai
pas assez apprécié quand j'en pouvais jouir avec plénitude au sommet de
la montagne.

Vous qui n'y êtes pas encore arrivé, enfant, ne marchez pas trop vite.
Ne franchissez pas légèrement ces cimes sublimes d'où l'on descend pour
n'y plus remonter. Ah! votre sort est plus beau que le mien.
Jouissez-en, ne le dédaignez pas. Homme, vous avez encore dans les mains
le trésor de vos belles années; artiste, vous servez une muse plus
féconde et plus charmante que la mienne. Vous êtes son bien-aimé, tandis
que la mienne commence à me trouver vieux, et qu'elle me condamne
d'ailleurs à des songes mélancoliques et salutaires qui tueraient votre
précieuse poésie. Allez, vivez! il faut le soleil aux brillantes fleurs
de votre couronne; le lierre et le liseron qui composent la mienne,
emblèmes de liberté sauvage dont se ceignaient les antiques Sylvains,
croissent à l'ombre et parmi les ruines. Je ne me plains pas de mon
destin, et je suis heureux que la Providence vous en ait donné un plus
riant; vous le méritiez, et si je l'avais, Franz, je voudrais vous le
céder.

Je suis donc resté à ***, d'abord par force, maintenant par amour de la
lecture et de la solitude; plus tard, peut-être, y resterai-je par
indolence et par oubli de moi-même et des heures qui s'envolent. Mais je
veux vous faire part d'une bonne fortune qui m'est advenue dans cette
retraite, et qui n'a pas peu contribué à me la faire aimer.

Vous qui lisez beaucoup, parce que vous n'avez pas le même respect que
moi pour les livres (et vous avez raison, votre art doit vous faire
dédaigner le nôtre), vous, dis-je, qui comprenez vite et qui dévorez
les volumes, vous ne savez ce que c'est que l'importance d'une lecture
attentive et lente pour une âme paresseuse comme la mienne. Je ne suis
pourtant pas de ceux qui attribuent aux livres une influence morale et
politique bien sérieuse. La philosophie me paraît surtout la plus
innocente de toutes les spéculations poétiques, et je pense que les âmes
d'exception, soit par leur force, soit par leur faiblesse, sont seules
capables d'y puiser des résolutions et des encouragements réels. Toute
intelligence qui ne cherche pas sa conviction et sa lumière dans les
leçons de l'expérience et de la réalité, et qui se laisse gouverner par
des fictions, est organisée exceptionnellement. Si c'est en plus, elle
s'exaltera et se fortifiera par les bonnes lectures; si c'est en moins,
elle y trouvera de grands sujets de consolation ou peut-être elle
s'affectera misérablement de ce qu'elle croira être sa condamnation.
Dans l'un et l'autre cas, la lecture aura joué un rôle très-accessoire
dans ces diverses destinées. Leurs résultats se fussent produits plus ou
moins vite si les individus n'avaient pas su lire. Et quant à moi, vous
savez que j'ai un profond respect pour les illettrés. Je me prosterne
devant les grands écrivains et devant les grands poëtes; et pourtant il
est des jours où, à l'aspect de certaines âmes naïves et saintement
ignorantes, je brûlerais volontiers la bibliothèque d'Alexandrie.

Cela posé, je puis bien vous dire qu'en raison de ma nonchalance et de
mon inaptitude à toute espèce d'action sociale, je suis de ceux pour qui
la connaissance d'un livre peut devenir un véritable événement moral. Le
peu de bons ouvrages dont je me suis pénétré depuis que j'existe a
développé le peu de bonnes qualités que j'ai. Je ne sais ce qu'auraient
produit de mauvaises lectures; je n'en ai point fait, ayant eu le
bonheur d'être bien dirigé dès mon enfance. Il ne me reste donc à cet
égard que les plus doux et les plus chers souvenirs. Un livre a toujours
été pour moi un ami, un conseil, un consolateur éloquent et calme, dont
je ne voulais pas épuiser vite les ressources, et que je gardais pour
les grandes occasions. Oh! quel est celui de nous qui ne se rappelle
avec amour les premiers ouvrages qu'il a dévorés ou savourés! La
couverture d'un bouquin poudreux, que vous retrouvez sur les rayons
d'une armoire oubliée, ne vous a-t-elle jamais retracé les gracieux
tableaux de vos jeunes années? N'avez-vous pas cru voir surgir devant
vous la grande prairie baignée des rouges clartés du soir, lorsque vous
le lûtes pour la première fois, le vieil ormeau et la haie qui vous
abritèrent, et le fossé dont le revers vous servit de lit de repos et de
table de travail, tandis que la grive chantait la retraite à ses
compagnes et que le pipeau du vacher se perdait dans l'éloignement? Oh!
que la nuit tombait vite sur ces pages divines! que le crépuscule
faisait cruellement flotter les caractères sur la feuille pâlissante!
C'en est fait, les agneaux bêlent, les brebis sont arrivées à l'étable,
le grillon prend possession des chaumes de la plaine. Les formes des
arbres s'effacent dans le vague de l'air, comme tout à l'heure les
caractères sur le livre. Il faut partir; le chemin est pierreux,
l'écluse est étroite et glissante, la côte est rude; vous êtes couvert
de sueur, mais vous aurez beau faire, vous arriverez trop tard, le
souper sera commencé. C'est en vain que le vieux domestique qui vous
aime aura retardé le coup de cloche autant que possible; vous aurez
l'humiliation d'entrer le dernier, et la grand'mère, inexorable sur
l'étiquette, même au fond de ses terres, vous fera, d'une voix douce et
triste, un reproche bien léger, bien tendre, qui vous sera plus sensible
qu'un châtiment sévère. Mais quand elle vous demandera, le soir, la
confession de votre journée, et que vous aurez avoué, en rougissant, que
vous vous êtes oublié à lire dans un pré, et que vous aurez été sommé de
montrer le livre, après quelque hésitation et une grande crainte de le
voir confisqué sans l'avoir fini, vous tirerez en tremblant de votre
poche, quoi? _Estelle et Némorin_ ou _Robinson Crusoé_! Oh! alors la
grand'mère sourit. Rassurez-vous, votre trésor vous sera rendu; mais il
ne faudra pas désormais oublier l'heure du souper. Heureux temps! ô ma
Vallée Noire! ô Corinne! ô Bernardin de Saint-Pierre! ô l'Iliade! ô
Millevoye! ô Atala! ô les saules de la rivière! ô ma jeunesse écoulée! ô
mon vieux chien qui n'oubliait pas l'heure du souper, et qui répondait
au son lointain de la cloche par un douloureux hurlement de regret et de
gourmandise!

Mon Dieu! que vous disais-je? Je voulais vous parler de Lavater, et en
effet me voici sur la voie. J'avais eu Lavater entre les mains dans mon
enfance. Ursule et moi, nous en regardions les figures avec curiosité. A
peine savions-nous lire. Nous nous demandions pourquoi cette collection
de visages bouffons, grotesques, insignifiantes, hideux, agréables? nous
cherchions avec avidité, au milieu de ces phrases et de ces explications
que nous ne pouvions comprendre, la désignation principale du type; nous
trouvions _ivrogne, paresseux, gourmand, irascible, politique,
méthodique_... Oh! alors nous ne comprenions plus, et nous retournions
aux images. Cependant nous remarquions que l'ivrogne ressemblait au
cocher, la femme tracassière et criarde à la cuisinière, le pédant à
notre précepteur, l'homme de génie à l'effigie de l'empereur sur les
pièces de monnaie, et nous étions bien convaincus de l'infaillibilité de
Lavater. Seulement cette science nous semblait mystérieuse et presque
magique. Depuis, le livre fut égaré. En 1829, je rencontrai un homme
très-distingué qui croyait fermement à Lavater, et qui me rendit témoin
de plusieurs applications si miraculeuses de la science
physiognomonique, que j'eus un vif désir de l'étudier. Je tâchai de me
procurer l'ouvrage; il ne se trouva pas. Je ne sais quelle préoccupation
vint à la traverse, je n'y songeai plus.

Enfin ici, le jour de mon arrivée, j'ouvre une armoire pleine de livres,
et le premier qui me tombe sous la main, c'est les œuvres de
Jean-Gaspard de Lavater, ministre du saint Évangile à Zurich, publiées
en 1781, en trois in-folio, traduction française, avec planches gravées,
eaux-fortes, etc. Jugez de ma joie, et sachez que jamais je ne fis une
lecture plus agréable, plus instructive, plus salutaire. Poésie,
sagesse, observation profonde, bonté, sentiment religieux, charité
évangélique, morale pure, sensibilité exquise, grandeur et simplicité de
style, voilà ce que j'ai trouvé dans Lavater, lorsque je n'y cherchais
que des observations physiognomoniques et des conclusions peut-être
erronées, tout au moins hasardées et conjecturales.

Puisque vous me demandez une longue lettre et que vous êtes avide des
travaux de la pensée, je veux vous parler de Lavater. Là où je suis
d'ailleurs, et avec la vie que je mène, il me serait difficile de vous
donner quelque chose de plus neuf en littérature. Je désire de tout mon
cœur que l'envie vous vienne de faire connaissance avec le vieux
hôte, avec le vénérable ami que je viens de trouver dans la maison
déserte.

Je voudrais aussi qu'à l'exemple de tous les orgueilleux novateurs du
notre siècle, vous eussiez jusqu'ici méprisé la science de Lavater comme
un tissu de rêveries fondées sur un faux principe, afin d'avoir le
plaisir de vous faire changer d'avis. Nous considérons aujourd'hui la
physiognomonie comme une science jugée, condamnée, enterrée, et sur les
ruines de laquelle s'élève une autre science, non encore jugée, mais
plus digne d'examen et d'attention, la phrénologie. Je hais le mépris et
l'ingratitude avec lesquels notre génération renverse les idoles de ses
pères et caresse les disciples après avoir crucifié les docteurs et les
maîtres. Préférer Schiller à Shakspeare, Corneille aux tragiques
espagnols, Molière aux comiques grecs et latins, La Fontaine à Phèdre ou
à Ésope, cela me paraît, je ne dirai pas une erreur, mais un crime. En
admettant que le copiste, qui, à force de soin, de temps et d'attention,
surpasse son modèle, ait plus de mérite que son maître, nous
établissons une doctrine abominable d'injustice et de fausseté. Quelque
parfaite que soit la traduction ou l'imitation, quelque correction
importante ou nécessaire que vous y remarquiez, quelque finie, quelque
embellie que soit l'œuvre engendrée de l'œuvre mère, celle-ci n'en
est pas moins supérieure, génératrice, vénérable, sacrée. Certes, le
vieil Homère ne saurait jamais être égalé par ceux mêmes qui feraient
beaucoup mieux que lui; car quel est celui qui aurait une idée de la
poésie épique s'il n'eût lu Homère?

Eh bien, je n'en doute pas, l'homme en viendra un jour à pousser si loin
l'examen de la forme humaine, qu'il lira les facultés et les penchants
de son semblable comme dans un livre ouvert. Gall, Spurzheim et leurs
successeurs auront-ils été les maîtres de cette science? pas plus que
Vespuce ne fut le conquérant de l'Amérique; et pourtant une moitié de
l'univers porte son nom, tandis qu'une petite province conserve à peine
celui du grand Christophe.

Le système du docteur Gall est en honneur, ou du moins il est en vue. On
l'examine, on le critique, et Lavater est oublié, il tombe en poussière
dans les bibliothèques; les éditions sont épuisées et non renouvelées.
Je ne sais si vous trouveriez aisément à vous procurer un exemplaire
d'un des plus beaux livres qui soient sortis de l'esprit humain.

Mais Gall était un médecin, et Lavater un ecclésiastique. Notre siècle,
positif et matérialiste, a dû préférer l'explication mécanique à la
découverte philosophique. Il n'en est pas moins vrai que la cranioscopie
entre dans la physiognomonie, et qu'elle en est, de l'aveu de Lavater,
la base essentielle et fondamentale. Cette partie de la physiognomonie
est d'une telle importance, dit-il, qu'elle mérite une étude à part. Il
appartient à l'anatomie d'y chercher la source des altérations de
l'intelligence et de tirer, d'une exacte connaissance des variétés de la
conformation du cerveau, la révélation des facultés de l'homme. Cet
observateur savant et persévérant viendra, ajoute le citoyen de Zurich;
il ramènera le monde à la vérité, ou du moins au désir de la connaître.
De découverte en découverte, d'observation en observation, les
préventions seront détruites, et l'homme reconnaîtra que la
physiognomonie est une science aussi importante, aussi difficile, aussi
élevée que les autres sciences sur lesquelles se fondent et s'appuient
les sociétés civilisées.

Plein d'amour, de respect et de conviction pour sa science favorite, le
bon Lavater se défend modestement d'en être le premier explorateur. Il
cite plusieurs de ses devanciers, Aristote, Montaigne, Salomon... Il
cite les proverbes suivants, tirés du livre _de la Sagesse_:

«Les yeux hautains et le cœur enflé.

«La sagesse paraît sur le visage du sage, mais les regards du fou
parcourent les bouts de la terre.

«Il y a une race de gens dont les regards sont altiers et les paupières
élevées.»

Lavater cite également plusieurs passages de Herder qui viennent à
l'appui de son système; en voici un remarquable, que vous avez eu sans
doute le bonheur de lire en allemand, mais que je remets sous vos yeux,
parce que je le trouve empreint du génie de la métaphore allemande,
métaphore à la fois grandiose et recherchée:

«Quelle main pourra saisir cette substance logée dans la tête et sous le
crâne de l'homme? Un organe de chair et de sang pourra-t-il atteindre
cet abîme de facultés et de forces internes qui fermentent ou se
reposent? La Divinité elle-même a pris soin de couvrir ce sommet sacré,
séjour et atelier des opérations les plus secrètes; la Divinité, dis-je,
l'a couvert d'une forêt, emblème des bois sacrés où jadis on célébrait
les mystères. On est saisi d'une terreur religieuse à l'idée de ce mont
ombragé qui renferme des éclairs dont un seul échappé du chaos, peut
éclairer, embellir, ou dévaster et détruire un monde.

«Quelle expression n'a pas même la force de cet Olympe, sa croissance
naturelle, la manière dont la chevelure s'arrange, descend, se partage
ou s'entremêle!

«Le cou, sur lequel la tête est appuyée, montre, non ce qui est dans
l'intérieur de l'homme, mais ce qu'il veut exprimer. Tantôt son attitude
noble et dégagée annonce la dignité de la condition; tantôt, en se
courbant, il annonce la résignation du martyr, et tantôt c'est une
colonne, emblème de la force d'Alcide.

«Le front est le siége de la sérénité, de la joie, du noir chagrin, de
l'angoisse, de la stupidité, de l'ignorance et de la méchanceté. C'est
une table d'airain où tous les sentiments se gravent en caractères de
feu... A l'endroit où le front s'abaisse, l'entendement paraît se
confondre avec la volonté. C'est ici où l'âme se concentre et rassemble
des forces pour se préparer à la résistance.

«Au-dessous du front commence sa belle frontière, le sourcil,
arc-en-ciel de paix dans sa douceur, arc tendu de discorde lorsqu'il
exprime le courroux. Ainsi, dans l'un et dans l'autre cas, c'est le
signe annonciateur des affections.

«En général la région où se rassemblent les rapports mutuels entre les
sourcils, les yeux et le nez, est le siége de l'expression de l'âme dans
notre visage, c'est-à-dire l'expression de la volonté et de la vie
active.

«Le sens noble, profond et occulte de l'ouïe a été placé par la nature
aux côtés de la tête, où il est caché à demi. L'homme devait ouïr pour
lui-même; aussi l'oreille est-elle dénuée d'ornements. La délicatesse,
le fini, la profondeur, voilà sa parure.

«Une bouche délicate et pure est peut-être une des plus belles
recommandations. La beauté du portail annonce la dignité de celui qui
doit y passer. Ici c'est la voix, interprète du cœur et de l'âme,
expression de la vérité, de l'amitié et des plus tendres
sentiments[E].»

Lavater, après, avoir laissé aux anciens la gloire d'avoir créé la
physiognomonie, et aux modernes l'honneur d'en saisir le sentiment
poétique, s'attache à prouver que les études assidues et consciencieuses
de toute sa vie n'ont encore fait faire qu'un pas à cette science ardue.
Il engage ses successeurs à rectifier ses erreurs, à redresser ses
jugements. Nul homme, et nul savant surtout, n'est plus humble et plus
doux que lui; c'est en tout un homme évangélique. Accablé des
railleries, des controverses, de l'ergotage et du pédantisme de ses
contemporains, il leur répond avec un calme inaltérable.--Le professeur
Lichtemberg l'attaque avec plus d'esprit et d'âcreté que les autres.
Lavater prend le pamphlet, s'en émeut peut-être un peu en secret (car
lui-même nous avoue qu'il est nerveux et irascible); mais, ramené au
sentiment de la philosophie chrétienne par la conviction et la pratique
de toute sa vie, il écrit sa réponse dans un esprit de sagesse et de
charité. Il examine l'attaque avec cette précision et cet amour de
l'ordre qui le caractérisent, en disant: «Je me figure que, placés l'un
à côté de l'autre, nous allons parcourir ensemble cet écrit, et nous
communiquer réciproquement, avec la franchise qui convient à des hommes
et la modération qui convient à des sages, la manière dont chacun de
nous envisage la nature et la vérité.»

Plus loin, frappé d'une belle déclamation du professeur Lichtemberg, il
s'écrie avec naïveté: «--Ce langage est celui de mon cœur. C'est sous
les yeux d'un tel homme que j'aurais voulu écrire mes Essais.»

Vertueux prêtre! on l'attaque pourtant dans ce que son intelligence
enfante de plus précieux et caresse de plus cher, dans la moralité de sa
science. La pudeur et la vertu des critiques (toujours humbles et
tolérantes, comme vous savez!) s'effarouchent de voir ce novateur impie
porter un regard scrutateur dans les mystères de la conscience.
Qu'allez-vous faire? lui crie-t-on avec amertume; vous allez essayer de
vous approprier ce qui n'appartient qu'à Dieu, la connaissance des
secrets du cœur humain; et quand vous aurez appris à vos semblables à
se sonder et à se surprendre l'un l'autre, il en résultera une haine
implacable pour les pervers, vous aurez tué la miséricorde; un mépris
superbe pour les simples, vous aurez tué la charité. Lavater s'incline.
L'objection est sérieuse, dit-il, et part d'une belle âme; mais toute
science peut devenir funeste en de mauvaises mains, utile et sainte pour
quiconque la dirige vers le bien. Est-ce à dire qu'il ne faut pas de
science, parce qu'on en peut abuser? Mais, ajoute-t-on, comment
réparerez-vous ou comment préviendrez-vous les injustices qu'une erreur
peut vous faire commettre? ou, si tant est que vous soyez infaillible,
vos disciples le seront-ils? Tous les jours nous voyons l'honnête homme
sous des traits ignobles et le scélérat sous ceux de la franchise et de
la loyauté.--Lavater nie le fait. Tout novice qui veut se presser de
pratiquer doit tomber dans de graves erreurs, pense-t-il; mais quiconque
confierait les secrets de la médecine à des écoliers s'exposerait à
d'affreux dangers. L'homme éclairé fait plus de bien que l'ignorant ne
fait de mal; car l'ignorant n'est pas destiné à jouir d'un long crédit
parmi les hommes, tandis que celui du vrai savant s'accroît de jour en
jour. Toute science est un apostolat qui demande des hommes éprouvés et
dignes d'en être investis. Quant à ces scélérats à faces d'ange et à ces
honnêtes gens à tournure ignoble qu'on lui objecte, il déclare que ces
apparences ne trompent pas le vrai physionomiste. «Souvent, dit-il, les
indices d'une passion généreuse touchent de si près à ceux de la même
passion dégénérée en excès et en vice, que l'œil inexpérimenté peut
s'y méprendre. Il ne s'en faut que d'une demi-ligne, d'une courbe
légère, d'une dimension inappréciable au premier abord. Il s'en faut de
si peu! dit-on; mais ce _peu_ est _tout_.

«Il arrive souvent que les plus heureuses dispositions se cachent sous
l'extérieur le plus rebutant. Un œil vulgaire n'aperçoit que ruine et
désolation; il ne voit pas que l'éducation et les circonstances ont mis
obstacle à chaque effort qui tendait à sa perfection. Le physionomiste
observe, examine et suspend son jugement. Il entend mille voix qui lui
crient:--Voyez quel homme!--Mais, au milieu du tumulte, il distingue une
autre voix, une voix divine, qui lui crie aussi:--Vois quel homme!--Il
trouve des sujets d'adoration là où d'autres blasphèment, parce qu'ils
ne peuvent ni ne veulent comprendre que cette même figure, dont ils
détournent la vue, offre des traces du pouvoir, de la sagesse et de la
bonté du Créateur.--Il voit le scélérat sur le visage du mendiant qui se
présente à sa porte, et il ne le rebute pas; il lui parle avec
cordialité. Il jette un regard profond dans son âme, et qu'y
voit-il?--Hélas! vices, désordre, dégradation totale.--Mais est-ce là
tout ce qu'il y découvre? quoi! rien de bon?--Supposé que cela soit,
encore il y verra l'argile qui ne doit et ne peut dire au potier:
Pourquoi m'as-tu fait ainsi!--Il voit, il adore en silence, et,
détournant son visage, il dérobe une larme dont le langage est
énergique, non pour les hommes, mais pour celui qui les a
faits.--Sagesse sans bonté est folie. Je ne voudrais point avoir ton
œil, ô Jésus, si, en même temps, tu ne me donnais ton cœur. Que la
justice règle mes jugements et la bonté de mes actions!

«Une juste idée de la liberté de l'homme et des bornes qui la
restreignent est bien propre à nous rendre humbles et courageux,
modestes et actifs. _Jusqu'ici et point au delà, mais jusqu'ici!_ c'est
la voix de Dieu et de la vérité qui vous adresse ce langage; elle dit à
tous ceux qui ont des oreilles pour entendre: Sois ce que tu es, et
deviens ce que tu peux.»

Ailleurs, à propos des monstres dans l'ordre physique, le même sentiment
de tendresse humanitaire et de miséricorde religieuse reparaît comme
partout avec éloquence.

«Tout ce qui tient à l'humanité est pour nous une affaire de famille. Tu
es homme, et tout ce qui est homme hors de toi est comme une branche du
même arbre, un membre du même corps.--O homme! réjouis-toi de
l'existence de tout ce qui se réjouit d'exister, et apprends à supporter
tout ce que Dieu supporte. L'existence d'un homme ne peut rendre celle
d'un autre superflue, et nul homme ne peut remplacer un autre homme.»

Cette tolérance et cette douceur de jugement à l'aspect de la difformité
est d'autant plus touchante que nul homme ne porte plus loin que Lavater
l'amour du beau et le sentiment exquis de la forme. Il se prosterne
devant la pureté grecque; mais il proscrit avec discernement les
imitations modernes de cette beauté qui n'existe plus. Nous pensons bien
tous que, sur cette terre dorée où tout était dieu, l'homme l'était
lui-même, et qu'il y avait dans la rectitude des lignes de sa forme
quelque chose de surhumain qui n'a fait que dégénérer et s'effacer
depuis. Il y a des races d'hommes qui périssent; cependant Lavater eût
été moins absolu dans cette opinion, s'il eût vu beaucoup de figures
orientales. Je me souviens d'avoir rencontré, sur les quais de Venise,
des Arméniens presque aussi beaux que des dieux de l'Olympe. Nous
retrouvons encore, quoique rarement, dans nos contrées européennes, des
visages assez grandioses pour servir de modèles à la statuaire antique,
et je ne pense pas avec Lavater que la nature ne fait point chez nous de
lignes parfaitement droites et pures. Néanmoins j'approuve le
physionomiste de critiquer ces _charges_ de l'antiquité que les peintres
médiocres de son temps prenaient pour l'idéal. Il distingue les
chefs-d'œuvre de la Grèce de ces têtes de médailles qui se frappaient
grossièrement, et sur lesquelles la presque absence de front, la
perpendicularité roide et courte du nez, la proéminence grotesque du
menton et l'écartement des yeux ne produisent qu'une caricature affreuse
de la beauté. Il s'afflige de voir que l'esprit d'un minutieux examen
et d'un discernement rigoureux n'ait pas assez présidé à la connaissance
que les plus grands peintres eux-mêmes ont prise de l'antique. Chez
Raphaël, qu'il place à la tête des artistes, il trouve un peu
d'exagération dans la perfection. «Partout, dit-il, nous retrouvons dans
ses œuvres le _grand_ qui fait son principal caractère; mais partout
aussi nous apercevons le _défaut_. J'appelle _grand_ ce qui produit un
effet permanent et un plaisir toujours nouveau. J'appelle _défaut_ ce
qui est contraire à la nature et à la vérité.» Après un long et
scientifique examen des incorrections et des sublimités des principales
figures de Raphaël, après avoir démontré que telle tête d'ange ou de
Vierge perd de sa divinité pour avoir voulu dépasser la nature, Lavater
termine son analyse par ce noble éloge:

«Raphaël est et sera toujours un homme apostolique, c'est-à-dire qu'il
est, à l'égard des peintres, ce que les apôtres du Christ étaient à
l'égard du reste des hommes; et autant il est supérieur par ses ouvrages
à tous les artistes de sa classe, autant sa belle figure le distingue
des formes ordinaires.--Où est le mortel qui lui ressemble? Quand je
veux me remplir d'admiration pour la perfection des œuvres de Dieu,
je n'ai qu'à me rappeler la forme de Raphaël!»

Cette passion sainte pour le beau, parce que, selon Lavater, la vraie
beauté physique est inséparable de la beauté de l'âme, s'exprime en
plusieurs endroits de son livre avec une véritable naïveté d'artiste.
Voici ce qu'il dit à propos d'une bouche: «Cette bouche a de la douceur,
de la délicatesse, de la circonspection, de la bonté et de la modestie.
Une telle bouche est faite pour aimer et pour être aimée.»--Ailleurs, à
propos de l'expression de la chevelure, il s'écrie: «Ne serait-ce que
par amour de ta chevelure, ô Algernon Sidney, je te salue!»

Je n'entrerai pas avec vous dans le détail du système de Lavater. Je
suis convaincu pour ma part que ce système est bon, et que Lavater dut
être un physionomiste presque infaillible. Mais je pense qu'un livre,
si excellent qu'il soit, ne peut jamais être une parfaite initiation aux
mystères de la science. Il serait à souhaiter que Lavater eût formé des
disciples dignes de lui, et que la physiognomonie, telle qu'il parvint à
la posséder, pût être enseignée et transmise par des cours et par des
leçons, comme l'a été la phrénologie. Mais probablement le trésor
d'expérience que cet homme extraordinaire avait amassé est descendu dans
la tombe avec lui. Il n'a pu jouir que d'une gloire éphémère et
très-contestée.

Il serait donc imprudent et présomptueux de se croire physionomiste pour
avoir lu le livre de Lavater, même avec toute l'attention possible. Il
n'est pas de bonne démonstration sans l'application et l'exemple. Ici
l'exemple est une planche gravée plus ou moins exactement. Ces gravures
sont généralement fort médiocres, et, fussent-elles meilleures, elles
seraient loin encore de révéler à l'œil le plus clairvoyant toutes
les variétés, toutes les finesses, toutes les complications du travail
de la nature. Il faudrait pratiquer l'étude sur des sujets humains,
comme on l'a fait pour Gall, mais la pratiquer ainsi sous la direction
des maîtres; autrement la moindre erreur du dessinateur peut entraîner
l'adepte dans une suite éternelle d'erreurs graves dans l'application.
Je n'oserais certainement pas établir désormais de jugement sur une
physionomie tant soit peu compliquée; j'y mettrais infiniment plus de
scrupule qu'il ne m'est arrivé jusqu'ici d'en avoir en m'abandonnant à
mon instinct ou à de certaines notions grossières que nous avons tous de
la physiognomonie sans l'avoir étudiée, notions bien hardies et bien
fausses pour la plupart, je vous assure.

Il me suffira de vous dire que Lavater distingue deux champs
d'observation: les parties molles de la figure et les parties solides.
Les parties solides, le front, les plans immobiles, la courbe du nez, le
contour du menton, indiquent les _facultés_. Les parties molles, la
peau, les chairs, les cartilages et les membranes, par leurs
altérations ou leur pureté, par la couleur, par l'attitude, par les
plis, par la tension, par l'excroissance ou la réduction, révèlent les
_habitudes_ de la vie, les vices ou les vertus, tout ce qui a été
_acquis_. La conformation osseuse n'indique que ce qui a été _donné_ par
la nature, et c'est ainsi que la grandeur se rencontre souvent sur le
haut d'un visage dont le bas décèle la sensualité passée à l'état
d'abrutissement. Il ne faut pas oublier que Lavater est spiritualiste.
Il pense, comme vous et moi, que l'homme est _libre_, qu'il reçoit des
mains de la Providence sa part toujours équitable dans le grand héritage
du bien et du mal que lui légua le premier homme, et qu'il lui est donné
de la force en raison de ses appétits, tant qu'il ne foule pas aux pieds
la pensée de l'entretenir par ses efforts sur lui-même. Les
matérialistes admettent bien aussi, je suppose, l'influence de
l'éducation et de l'expérience sur l'organisation; et en adjugeant au
hasard l'explication de toutes les destinées humaines, on reconnaît tout
aussi vite les variations que les changements et les vicissitudes de la
pensée et du caractère impriment à la partie matérielle de notre être.
Ainsi l'attitude du corps entier, la forme et l'attitude de tous les
membres, la démarche, le geste, tout révèle dans l'homme le caractère
qu'il a ou celui qu'il veut se donner. Tout le talent de l'observateur
consiste à distinguer la réalité de l'affectation, quelque savante et
soutenue qu'elle soit. Voici ce que dit Lavater d'un homme qui s'appuie
sur ses reins, les jambes écartées et les mains derrière le dos:

«Jamais l'homme modeste et sensé ne prendra une pareille attitude; ce
maintien suppose nécessairement de l'affectation et de l'ostentation, un
homme qui veut s'accréditer à force de prétentions, une tête éventée,»
etc.

Certes, Lavater n'eût pas appliqué cette observation à Napoléon, et
d'ailleurs elle est si juste, qu'elle explique le rire méprisant qui
s'empare de tout homme de bon sens en voyant sur nos théâtres un
histrion présenter la charge insolente de l'homme de génie. Talma a pu
seul l'imiter, parce que Talma dans sa classe était un homme de génie,
lui aussi.

En général, si, après avoir lu Lavater, vous faites l'application de vos
souvenirs à des hommes d'exception, vous serez frappé de la vérité de se
décisions. Ces caractères étant tranchés et hardiment dessinés par la
nature, vous y verrez des exemples éclatants, appréciables au premier
coup d'œil. Il n'en sera pas de même pour les sujets médiocres. Leurs
petites vertus et leurs petits vices seront mollement accusés sur des
visages insignifiants. Leur médiocrité résulte d'un ensemble de facultés
vulgaires dont pas une n'est l'intelligence, pas une l'idiotisme.
Diverses doses d'aptitudes, dont pas une n'envahit précisément les
autres, donnent au visage plusieurs expressions dont pas une n'est la
principale et la dominante. Comment prononcer sur de telles
physionomies, à moins d'une habileté et d'une patience excessives?
Cependant le bon Lavater, qui ne dédaigne rien, et qui prend plaisir à
relever et à encourager tout bon instinct, quelque peu développé qu'il
soit, nous fait lire de force, sur ces visages sans attraits, la
finesse, l'esprit d'ordre, le bon sens, la mémoire; s'il n'y trouve pas
ces qualités, il y trouve à estimer la candeur, la douceur, la probité.
Un mendiant lui tend un jour la main: Combien vous faut-il mon ami?
s'écrie le physionomiste frappé de l'honnêteté qu'exprime ce visage.--Je
voudrais bien avoir neuf sous, répond le bonhomme.--Les voici, reprend
le physionomiste; pourquoi ne m'en demandez-vous pas davantage? je vous
donnerais tout ce que vous me demanderiez.--Je vous assure, monsieur,
dit le pauvre, que j'ai là tout ce qu'il me faut.

On amène devant Lavater un garçon et une jeune fille: l'une qui demande
du pain pour le fruit de ses amours avec le jeune homme, l'autre qui
accuse la jeune fille d'être une débauchée et une trompeuse. Celui-ci
émeut tout son auditoire par une assurance extraordinaire et toutes les
apparences d'une vertueuse indignation; l'autre est troublée, elle ne
sait que pleurer et demander à Dieu de faire connaître la vérité.
Lavater est incertain; il les examine attentivement et prononce en
faveur de la jeune fille. Bientôt, après avoir satisfait à la loi, le
jeune homme avoue ses torts. Lavater raconte cette aventure d'une
manière touchante et qui rappelle les drames à sentiment de Kotzebuë.

La grande différence entre les observations de Gall et celles de
Lavater, en ce qui concerne la phrénologie, c'est que l'un fait résider
les facultés les plus importantes dans la partie antérieure de la tête,
et se borne à penser que l'autre face du crâne _ne doit pas être
indifférente_ à quiconque en voudra faire l'objet d'une étude spéciale;
tandis que l'autre, dédaignant l'étude de la face humaine, dessine au
crayon, sur tout le crâne, le siége des facultés et des instincts. Je
crains que Gall n'ait cherché l'originalité d'un système aux dépens
d'une des faces de la vérité. En ne voulant pas être le disciple et le
continuateur de Lavater, en voulant _créer_ à tout prix une science, il
est tombé dans de graves préventions. Diviser ainsi l'âme par
compartiments symétriques comme les cases d'un échiquier me semble une
décision trop rigoureuse pour n'être pas empreinte d'un peu de
charlatanisme. Je trouve plus de noblesse, plus de grandeur et en même
temps plus de vraisemblance dans ce vaste coup d'œil de Lavater, qui
embrasse tout l'être et l'interroge dans ses moindres mouvements.

Je ne connais pas assez le système de Gall pour discuter davantage sur
ce sujet. D'ailleurs, je vous l'ai dit, ce n'est pas par une
dissertation sur la physiognomonie que je veux vous engager à lire
Lavater, c'est en vous recommandant ce livre comme une œuvre
édifiante, éloquente, pleine d'intérêt, d'onction et de charme. Vous y
trouverez, dans les parties les plus systématiques, le même élan de
bonté, le même besoin de tendresse et de sympathie; en même temps une
connaissance si approfondie des mystères et des contradictions de
l'homme moral, que cela seul suffirait pour constituer une œuvre de
génie. Voici un fragment où vous trouverez à la fois l'esprit de
système, la chaleur de l'éloquence, la haute science du cœur humain
et l'enthousiasme de la bonté. Il s'agit de l'influence réciproque des
physionomies les unes sur les autres:

«La conformité du système osseux suppose aussi celle des nerfs et des
muscles. Il est vrai cependant que la différence de l'éducation peut
affecter ceux-ci de manière qu'un œil expérimenté ne sera plus en
état de trouver les points d'attraction. Mais rapprochez ces deux formes
fondamentales qui se ressemblent, elles s'attireront mutuellement;
écartez ensuite les entraves qui les gênaient, et bientôt la nature
triomphera. Elles se reconnaîtront comme _chair de leurs chair_ et comme
_os de leurs os_. Bien plus: les visages même qui diffèrent par la forme
fondamentale peuvent s'aimer, se communiquer, s'attirer, s'assimiler; et
s'ils sont d'un caractère tendre, sensible, susceptible, cette
conformité établira entre eux, avec le temps, un rapport de physionomie
qui n'en sera que plus frappant . . . .

       *       *       *       *       *

«L'assimilation m'a toujours paru plus frappante dans le cas où, sans
aucune intervention étrangère, le hasard réunissait un génie purement
communicatif et un génie purement fait pour recevoir, lesquels
s'attachaient l'un à l'autre par inclination ou par besoin. Le premier
avait-il épuisé tout son fonds, le second reçu tout ce qui lui était
nécessaire, l'assimilation de leurs physionomies cessait aussi. Elle
avait atteint pour ainsi dire _son degré de satiété_.

«Encore un mot à toi, jeune homme trop facile et trop sensible! Sois
circonspect dans tes liaisons, et ne va point aveuglément te jeter entre
les bras d'un ami que tu n'as pas suffisamment éprouvé, une fausse
apparence de sympathie pourra te séduire; garde-toi de t'y livrer. Sans
doute il existe quelqu'un dont l'âme est à l'unisson de la tienne.
Prends patience, il se présentera tôt ou tard, et lorsque tu l'auras
trouvé, il te soutiendra, il t'élèvera, il te donnera ce qui te manque,
et il t'ôtera ce qui t'est à charge; le feu de ses regards animera les
tiens, sa voix harmonieuse adoucira la rudesse de la tienne, sa prudence
réfléchie calmera ta vivacité impétueuse; la tendresse qu'il te porte
s'imprimera dans les traits de ton visage, et tous ceux qui le
connaissent le reconnaîtront en toi. Tu seras ce qu'il est, et tu n'en
resteras pas moins ce que tu es. Le sentiment de l'amitié te fera
découvrir en lui des qualités qu'un œil indifférent apercevrait à
peine. C'est cette faculté de voir et de sentir ce qu'il y a de divin
dans ton ami qui assimilera ta physionomie à la sienne.»

Voici un portrait du débauché qui me semble digne d'un haut talent de
prédication:

«La paresse, l'oisiveté, l'intempérance, ont défiguré ce visage. Ce
c'est pas ainsi du moins que la nature avait formé ces traits. Ce
regard, ces lèvres, ces rides expriment une soif impatiente et qu'il est
impossible d'apaiser. Tout ce visage annonce un homme qui veut et ne
peut pas, qui sent aussi vivement le besoin que l'impuissance de le
satisfaire. Dans l'original, c'est surtout le regard qui doit marquer ce
désir toujours contrarié et toujours renaissant, qui est en même temps
la suite et l'indice de la nonchalance et de la débauche.

«Jeune homme, regarde le vice, quel qu'il soit, sous sa véritable forme;
c'en est assez pour le fuir à jamais.»

Est-il rien de plus beau et de plus attrayant que cette peinture de
l'amitié? est-il rien de plus effrayant que cette peinture du vice?
Lavater cite à ce propos une strophe d'un cantique de Gellert, dont la
traduction ne me semble manquer ni de la force ni de la naïveté qui
doivent caractériser ces sortes d'ouvrages.

    O toi dont l'aspect épouvante,
    Que ta jeunesse était brillante
    Hélas! où sont tes agréments?
    De la destruction l'image
    Sillonne déjà ton visage
    Et prêche tes égarements.

Les réflexions de Lavater sur une planche gravée qui représente la
figure de Voltaire dans plus de vingt attitudes différentes, ne sont pas
moins remarquables par leur sagesse et leur vérité.

«Nous voyons ici un personnage plus grand, plus énergique que nous. Nous
sentons notre faiblesse en sa présence, mais sans qu'il nous agrandisse;
au lieu que chaque être qui est à la fois grand et bon ne réveille pas
seulement en nous le sentiment de notre faiblesse, mais, par un charme
secret, nous élève au-dessus de nous-mêmes et nous communique quelque
chose de sa grandeur. Non contents d'admirer, nous aimons, et, loin
d'être accablés du poids de sa supériorité, notre cœur agrandi se
dilate et s'ouvre à la joie. Il s'en faut bien que ces visages de
Voltaire produisent un effet semblable. En les voyant, on n'a lieu
d'attendre ou d'appréhender qu'un trait satirique, une saillie mordante.
Ils humilient l'amour-propre et terrassent la médiocrité.»

Il n'est pas un lecteur de Lavater qui n'ait cherché avidement dans la
galerie de ses portraits, une ressemblance physique avec soi-même, et,
dans l'application de cette même physionomie, la clef de sa propre
organisation et de sa propre destinée. Malgré soi, l'esprit s'y attache
avec une inquiétude superstitieuse. Or, je vous dirai qu'une figure plus
maigre, plus mâle et plus âgée que celle de votre meilleur ami, mais
empreinte d'une ressemblance linéaire très-frappante, est accompagnée de
cette analyse. Vous jugerez mieux que moi de la ressemblance morale.
Quant à moi, je m'abstiens de prononcer, votre meilleur ami étant
l'individu que j'aie pu juger avec le moins d'impartialité, soit dans
la bonne, soit dans la mauvaise fortune.--Le portrait est celui d'un
peintre médiocre, Henri Fuessli.

«Il nous faut caractériser cette physionomie, et nous en dirons bien des
choses. La courbe que décrit le profil dans son ensemble est déjà des
plus remarquables; elle indique un caractère énergique, qui ne connaît
point d'entraves. Le front, par ses contours et sa position, convient
plus au poëte qu'au penseur; j'y découvre plus de force que de douceur,
le feu de l'imagination plutôt que le sang-froid de la raison. Le nez
semble être le siége d'un esprit hardi. La bouche promet un esprit
d'application et de précision; et cependant il en coûte à cet artiste de
mettre la dernière main à son œuvre. Sa grande vivacité l'emporte sur
la mesure d'attention et d'exactitude dont le doua la nature, et qu'on
reconnaît encore dans les détails de ses ouvrages. Quelquefois même on y
trouve des endroits d'un fini recherché, qui contrastent singulièrement
avec la négligence de l'ensemble.

«On pourra se douter aisément qu'il est sujet à des mouvements
impétueux. Mais dira-t-on qu'il aime avec tendresse, avec chaleur, avec
excès? Rien n'est pourtant plus vrai, quoique d'un autre côté son amour
ait toujours besoin d'être réveillé par la présence de l'objet aimé;
absent, il l'oublie et ne s'en met plus en peine. La personne qu'il
chérit pourra le mener comme un enfant tant qu'elle restera près de lui.
Si elle le quitte, elle peut compter sur toute son indifférence. Il a
besoin d'être frappé pour être entraîné; quoique capable des plus
grandes actions, la moindre complaisance lui coûte. Son imagination vise
toujours au sublime et se plaît aux prodiges. Le sanctuaire des grâces
ne lui est pas fermé; mais il n'aime point à leur sacrifier. On remarque
dans les principales figures de ses tableaux une sorte de tension qui, à
la vérité, n'est pas commune, mais qu'il pousse souvent jusqu'à
l'exagération, aux dépens de la raison. Personne n'aime avec plus de
tendresse, le sentiment de l'amour se peint dans son regard; mais la
forme et le système osseux de son visage caractérisent en lui le goût
des scènes terribles, des actes de puissance et l'énergie qu'elles
exigent.

«La nature le forma pour être poëte, peintre ou orateur. Mais le sort
inexorable ne proportionne pas toujours la volonté à nos forces; il
distribue quelquefois une riche mesure de volonté à des âmes communes
dont les facultés sont très-bornées, et souvent il assigne aux grandes
facultés une volonté faible et impuissante.»

Je ne sais s'il existe une biographie de Jean-Gaspard Lavater; sa vie
doit être aussi belle et aussi édifiante que ses écrits. Si j'étais
comme vous en Suisse, je voudrais aller à Zurich, exprès pour recueillir
des documents sur la destinée de cet homme évangélique. Mais quoi! son
nom est peut-être déjà effacé de la mémoire de ses compatriotes; à peine
reste-t-il une pierre tumulaire qui le conserve? Si vous avez passé par
là, dites-moi ce qui en est.

Au reste, on peut dire que l'on connaît les actions de l'homme quand on
connaît son âme, et je vous recommande de lire en entier son portrait
fait par lui-même, à côté de la planche qui le représente. C'est en
apparence une organisation très-délicate, très-fine, très-exquise. Sans
vous aider de la description, vous reconnaîtrez des facultés spéciales,
je dirais presque fatales; la tranquillité de l'âme jetant une grande
douceur sur un visage mobile; la sérénité de la vertu brillant à travers
le léger voile d'une complexion irritable, impressionnable, nerveuse au
plus haut degré.--Voici le résumé de l'analyse détaillée qu'il nous
donne de sa figure et de son caractère:

«Sans connaître l'original, je dirais avec pleine certitude que j'y
aperçois beaucoup d'imagination, un sentiment vif et rapide, mais qui ne
conserve pas longtemps les premières impressions; un esprit clair, qui
ne cherche qu'à s'instruire, et qui s'attache à l'analyse plutôt qu'aux
recherches profondes; plus de jugement que de raison; un grand calme
avec beaucoup d'activité, et de la facilité à proportion. Cet homme,
dirais-je encore, n'est pas fait pour le métier des armes ni pour le
travail du cabinet. Un rien l'oppresse: laissez-le agir librement, il
n'est que trop accablé déjà. Son imagination et sa sensibilité
transforment un grain de sable en une montagne; mais, grâce à son
élasticité naturelle, une montagne souvent ne lui pèse pas plus qu'un
grain de sable.

«Il aime, sans avoir jamais été amoureux. Pas un de ses amis ne s'est
encore détaché de lui. Son caractère pensif le ramène sans cesse aux
préceptes qu'il s'est tracés, et dont il s'est fait cette espèce de
code:

«Sois ce que tu es; que rien ne soit grand ni petit à tes yeux. Sois
fidèle dans les moindres choses. Fixe ton attention sur ce que tu fais
comme si tu n'avais que cela seul à faire. Celui qui a bien agi dans le
moment actuel a fait une bonne action pour l'éternité. Simplifie les
objets, soit en agissant, soit en jouissant, soit en souffrant. Donne
ton cœur à celui qui gouverne les cœurs. Sois juste et exact dans
les plus petits détails. Espère en l'avenir. Sache attendre, sache jouir
de tout, et apprends à te passer de tout.»

Il est intéressant de lui entendre raconter de quelle sorte il devint
passionné pour la physiognomonie. «Jusqu'à l'âge de vingt-cinq ans,
dit-il, je ne m'étais pas encore imaginé de faire des remarques sur les
physionomies. Quelquefois cependant, à la première vue de certains
visages, j'éprouvais une sorte de tressaillement qui durait encore
quelques instants après le départ de la personne, sans que j'en susse la
cause, ou même sans que je songeasse à la physionomie qui l'avait
produit.»

Pour moi, j'ai toujours pensé que certaines organisations sont si
exquises qu'elles possèdent des facultés presque divinatoires. En elles
l'enveloppe terrestre est si éthérée, si diaphane, si impressionnable,
que l'esprit qui les anime semble voir et pénétrer à travers la matière
qui enveloppe ou compose le monde extérieur. Leur fibre est si tendre
et si déliée que tout ce qui échappe aux sens grossiers des autres
hommes la fait vibrer, comme la moindre brise émeut et fait frémir les
cordes d'une harpe éolique. Vous devez être une de ces organisations
perfectionnées et quasi-angéliques, mon cher Franz. Votre physionomie,
votre complexion, votre imagination, votre génie, décèlent ces facultés
dont le ciel dote ses _vases d'élection_. Moi, je suis de ceux qui
dorment la nuit, qui marchent et mangent durant le jour. J'ai une de ces
organisations actives, robustes, insouciantes, rompues à la fatigue, sur
lesquelles s'émoussent toutes les délicatesses de la perception et
toutes les révélations du sens magnétique. J'ai trop vécu en paysan, en
bohémien, en soldat. J'ai épaissi mon écorce, j'ai durci la peau de mes
pieds sur les pierres de tous les chemins, et je me rappelle avec
étonnement ces jours de ma jeunesse où la moindre inquiétude, où la
moindre espérance me crispaient comme une sensitive. Pourquoi suis-je
devenu un rocher?

Ainsi l'a voulu ma destinée; mais en devenant rude et sauvage, je n'en
suis pas moins resté dévot jusqu'à la superstition envers les
organisations supérieures. Plus je me sens retourner à la condition du
travailleur vulgaire, plus j'ai de crainte et de respect pour ces êtres
frêles et nerveux qui vivent d'électricité, et qui semblent lire dans
les mystères du monde surnaturel. J'ai une frayeur affreuse des
fatalistes, des sorciers, des somnambules, des inspirés, des devins et
des pythonisses. Si on frappe mon imagination par une apparence de
sorcellerie ou de divinité, j'ai un tel goût pour le prodigieux que je
suis capable de me livrer à l'étrange et inexplicable attrait de la
peur.

Le pouvoir de Lavater sur moi eût été immense si je l'eusse connu,
puisque, du fond de la tombe, sa puissance intellectuelle, jointe à tant
de vertus et à une si profonde sagesse, fait sur mon cœur une
impression si vive et si absolue. Depuis que je suis confiné dans cette
retraite, le souvenir de tout ce qui m'est cher ne se présente plus à
moi qu'à travers le miroir magique qu'il a mis devant mes yeux. Je salue
à l'aspect de vos spectres chéris, ô mes amis! ô mes maîtres! les
trésors de grandeur ou de bonté qui sont en vous, et que le doigt de
Dieu a révélés en caractères sacrés sur vos nobles fronts! La voûte
immense du crâne chauve d'Everard, si belle et si vaste, si parfaite et
si complète dans ses contours qu'on ne sait quelle magnifique faculté
domine en lui toutes les autres; ce nez, ce menton et ce sourcil dont
l'énergie ferait trembler si la délicatesse exquise de l'intelligence ne
résidait dans la narine, la bonté surhumaine dans le regard, et la
sagesse indulgente dans les lèvres; cette tête, qui est à la fois celle
d'un héros et celle d'un saint, m'apparaît dans mes rêves à côté de la
face austère et terrible du grand Lamennais. Ici le front est un mur
roide et uni, une table d'airain, siège d'une vigueur indomptable et
_sillonnée_, comme celle d'Éverard, _entre les sourcils, de ces
incisions perpendiculaires qui appartiennent exclusivement_, dit
Lavater, _à des gens d'une haute capacité qui pensent sainement et
noblement_. La chute rigide du profil et l'étroitesse anguleuse de la
face conviennent sans aucun doute à la probité inflexible, à l'austérité
cénobitique, au travail incessant d'une pensée ardente et vaste comme le
ciel. Mais le sourire qui vient tout d'un coup humaniser ce visage
change ma terreur en confiance, mon respect en adoration. Les voyez-vous
se donner la main, ces deux hommes d'une constitution si frêle, qui ont
paru cependant comme des géants devant les Parisiens étonnés, lorsque la
défense d'une sainte cause les tira dernièrement de leur retraite, et
les éleva sur la montagne de Jérusalem pour prier et pour menacer, pour
bénir le peuple, et pour faire trembler les pharisiens et les docteurs
de la loi jusque dans leur synagogue?

Moi, je les vois sans cesse quand j'erre, le soir, dans les vastes
chambres obscures de ma maison déserte. Je vois derrière eux Lavater
avec son regard clair et limpide, son nez pointu, indice de finesse et
de pénétration, sa ressemblance ennoblie avec Érasme, son geste paternel
et sa parole miséricordieuse et fervente. Je l'entends me dire: «Va,
suis-les, tâche de leur ressembler, voilà tes maîtres, voilà tes guides;
recueille leurs conseils, observe leurs préceptes, répète les formules
saintes de leurs prières. Ils connaissent Dieu, ils t'enseigneront ses
voies. Va, mon fils, que tes plaies se guérissent, que tes blessures se
ferment, que ton âme soit purifiée, qu'elle revête une robe nouvelle,
que le Seigneur te bénisse et te remette au nombre de ses ouailles.»

Et puis, je vois passer aussi des fantômes moins imposants, mais pleins
de grâce ou de charme. Ce sont mes compagnons, ce sont mes frères. C'est
vous surtout, mon cher Franz, que je place dans un tableau inondé de
lumière, apparition magique qui surgit dans les ténèbres de mes soirées
méditatives. A la lueur des bougies, à travers l'auréole d'admiration
qui vous couronne et vous enveloppe, j'aime, tandis que vos doigts
sèment de merveilles nouvelles les merveilles de Weber, à rencontrer
votre regard affectueux qui redescend vers moi et semble me dire:
«Frère, me comprends-tu? c'est à ton âme que je parle.»--Oui, jeune ami,
oui, artiste inspiré, je comprends cette langue divine et ne puis la
parler. Que ne suis-je peintre du moins, pour fixer sur votre image ces
éclairs célestes qui l'embrasent et l'illuminent, lorsque le dieu
descend sur vous, lorsqu'une flamme bleuâtre court dans vos cheveux, et
que la plus chaste des muses se penche vers vous en souriant!

Mais si je faisais ce tableau, je n'y voudrais pas oublier ce charmant
personnage de Puzzi, votre élève bien-aimé. Raphaël et Tebaldeo, son
jeune ami, ne parurent jamais avec plus de grâce devant Dieu et devant
les hommes que vous deux, mes chers enfants, lorsque je vous vis un
soir, à travers l'orchestre aux cent voix, quand tout se taisait pour
écouter votre improvisation, et que l'enfant, debout derrière vous,
pâle, ému, immobile comme un marbre, et cependant tremblant comme une
fleur près de s'effeuiller, semblait aspirer l'harmonie par tous ses
pores et entr'ouvrir ses lèvres pures pour boire le miel que vous lui
versiez. On dit que les arts ont perdu leur poésie; je ne m'en aperçois
guère, en vérité. Eh quoi! n'avons-nous pas passé de belles matinées et
de beaux soirs dans ma mansarde aux rideaux bleus, atelier modeste, un
peu près des neiges du toit en hiver, un peu réchauffé à la manière des
plombs de Venise en été? Mais qu'importe? quelques gravures d'après
Raphaël, une natte de jonc d'Espagne pour s'étendre, de bonnes pipes, le
spirituel petit chat Trozzi, des fleurs, quelques livres choisis, des
vers surtout (ô langue des dieux que j'entends aussi et ne puis parler
non plus!), n'est-ce pas assez pour un grenier d'artiste? Lisez-moi des
vers, improvisez-moi sur le piano ces délicieuses pastorales qui font
pleurer le vieux Éverard et moi, parce qu'elles nous rappellent nos
jeunes ans, nos collines et les chèvres que nous paissions. Laissez-moi
savourer pendant ce temps l'ivresse du latakia, ou tomber en extase dans
un coin derrière une pile de carreaux. N'avons-nous pas vu de beaux
jours? n'avons-nous pas été de bons enfants du Dieu qui bénit les
cœurs simples? n'avons nous pas vu fuir les heures, sans désirer d'en
hâter le cours, comme font tous les hommes du siècle, pour arriver à je
ne sais quel but misérable d'ambition ou de vanité? Vous souvenez-vous
de Puzzi assis aux pieds du saint de la Bretagne, qui lui disait de si
belles choses avec une bonté et une simplicité d'apôtre? vous
souvenez-vous d'Éverard plongé dans un triste ravissement pendant que
vous faisiez de la musique, et se levant tout à coup pour vous dire de
sa voix profonde: «Jeune homme, vous êtes grand!» et de mon frère
Emmanuel qui me cachait dans une des vastes poches de sa redingote pour
entrer à la chambre des pairs, et qui, en rentrant chez moi, me posait
sur le piano, en vous disant: «Une autre fois, vous mettrez mon cher
frère dans un cornet de papier, afin qu'il ne dérange pas sa
chevelure.» Vous souvenez-vous de cette blonde péri à la robe d'azur,
aimable et noble créature, qui descendit, un soir, du ciel dans le
grenier du poëte, et s'assit entre nous deux, comme les merveilleuses
princesses qui apparaissent aux pauvres artistes dans les joyeux contes
d'Hoffmann? Vous souvenez-vous de cette autre visite moins fantastique,
mais grotesque en revanche, où nous nous conduisîmes en écoliers
effrontés, au point que j'en ris encore, seul dans les ténèbres de la
nuit... Chut! les échos de la maison déserte, peu habitués à une
pareille inconvenance, s'éveillent et me répondent d'un ton irrité. Les
dieux Lares se regardent avec étonnement et délibèrent de me
chasser.--Pardon et soumission devant vous, hôtes mystérieux qui
souffrez ici ma présence! vous savez que je vous respecte et vous
crains; vous savez que je n'ai pas ouvert les persiennes aux rayons du
soleil depuis que j'habite parmi vous; vous savez que je n'ai pas relevé
les rideaux pour faire pénétrer les regards profanes des voisins dans
vos retraites sacrées. Je n'ai pas brisé les rameaux de la vigne qui
tapisse les murs. J'ai lu le beau livre de Lavater avec précaution et
sans en essuyer la vénérable poussière. Je n'ai dérangé aucun meuble. Je
n'ai pas cueilli les fleurs du préau. Je n'ai brisé aucune plante. J'ai
marché sur la pointe du pied durant les nuits, pour ne point troubler la
solennité de vos mystères. Ne me bannissez pas, ô dieux amis de l'homme
pieux! n'envoyez point les larves et les lamies me tourmenter dans mon
sommeil; et si vous m'apparaissez, que ce soit sous la forme des ombres
de mes frères, avec leurs paroles de conseil et d'encouragement sur les
lèvres.

Il est remarquable qu'étant excessivement poltron j'aime autant la vie
d'anachorète. C'est que j'aime ma peur elle-même; elle me détache du
monde réel, et les émotions qu'elle me procure me font sentir vivement
combien je suis spiritualiste dans mes croyances et dans mes
superstitions. La nuit, quand la lune se couche derrière les flèches
d'architecture _flamboyante_ de la cathédrale, il passe, dans les
pampres qui couronnent mon seuil, des brises soudaines qui ressemblent
aux frissons convulsifs de la souffrance. Je songe alors aux âmes du
purgatoire, et je prie Dieu d'abréger leurs maux et leur attente.
D'autres fois, lorsque je suis assis sous le tympan fleuronné de cette
jolie porte gothique encadrée de feuillage qui me rappelle les amours de
Faust et de Marguerite, il arrive tout à coup à côté de moi, sans que je
l'aie entendu venir, un gros chat noir, qui miaule d'une voix lamentable
en me présentant son dos hérissé, d'où s'échappent des étincelles
électriques dès que j'y porte la main. C'est le chat du voisin qui vient
par les toits et qui me rend le service gratuit de me délivrer des rats
insolents. Eh bien! malgré ses bons offices, ce matou a une figure
diabolique; ses yeux luisent dans la nuit comme des charbons ardents, et
ses contorsions ont quelque chose d'infernal. Je n'oserais refuser de
lui gratter l'oreille et de lui lisser le dos, car je craindrais qu'il
ne prît tout d'un coup sa véritable forme et qu'il ne s'envolât par les
airs avec un grand éclat de rire. Quand même il n'y a ni chat ni brise
dans le préau, il s'y fait des bruits étranges que j'ai été longtemps à
m'expliquer. C'est un écroulement continuel de sable, qui, des tuiles du
toit tombant dans les pampres, éveille mille autres bruits dans leurs
feuilles émues; c'est à croire qu'une nuée de sorcières et de manches à
balai prennent leurs ébats sur les combles; mais c'est tout simplement
la maison qui tombe en poussière, en attendant qu'elle tombe en ruine;
elle se lézarde, s'écaille, et à chaque instant sème du gravier dans mes
cheveux. Eh quoi! chère maison déserte, tu veux déjà t'écrouler! tu
dureras donc si peu de temps? Asile sacré où j'ai médité, seul et dans
le silence, une si douce page de ma vie, seuil hospitalier que je veux
baiser en partant, murailles sonores où j'ai, dormi si paisiblement sous
l'aile de mon ange gardien; asile étroit et simple, beau de propreté et
d'ordre au dedans, délicieux d'abandon et de désordre au dehors,
n'étais-tu pas déjà mon refuge et mon abri? ne m'appartenais-tu pas en
quelque sorte, et ne te préférais-je pas aux palais que les hommes
recherchent? Ah! tu aurais suffi aux besoins et aux désirs de ma vie
entière. J'aurais lu les Pères de l'Église et les traités des saints sur
la vie solitaire dans ta monastique enceinte! J'aurais fait ici de beaux
rêves de perfection, si faciles à exécuter loin des bruits du monde et
des vains discours des hommes! je m'y serais purifié des souillures de
la vie; je m'y serais enseveli comme dans un cercueil de marbre sans
tache; j'aurais mis tes vieux murs et tes rideaux de vigne en fleur
entre le siècle pervers et mon âme timorée. Je n'en serais sorti que
pour essayer de bonnes œuvres; j'y serais rentré dès que ma tâche eût
été accomplie, afin de ne pas en commettre de mauvaises: et tu veux déjà
retourner à la terre, des entrailles de laquelle les matériaux sont
sortis? Fatiguée d'obéir aux volontés de l'homme, tu veux te briser et
t'abattre pour te reposer, matière que la pensée humaine avait animée!
Et quand je repasserai ici, je ne trouverai peut-être plus que des
ruines à cette place où j'ai salué des lambris hospitaliers!--Mais de
quoi m'occupé-je, ô insensé! Insecte à peine éclos ce matin, je
m'inquiète de la destruction de la pierre et de la courte durée du
ciment séculaire, quand ce soir je ne serai déjà plus; je plains ces
murs qui se fendent, et les rides qui s'amassent à mon front, je ne les
compte pas! Avant que ces herbes soient flétries, mes cheveux peut-être
auront quitté mon crâne; avant que la gelée du prochain hiver ait
partagé ces dalles, mon cœur se sera à jamais glacé dans la tombe.
Qu'est-ce que la vie de l'homme dont il compte tous les instants,
sachant que le dernier s'approche et qu'il n'y échappera pas? Ces murs,
ces festons de lierre, ces tilleuls que le houblon embrasse, ces grands
pignons qui semblent vouloir déchirer le ciel et que ronge l'humidité de
la lune, tout cela songe-t-il à la destruction? toutes ces choses
entendent-elles le balancier de l'horloge? est-ce pour elles que le
timbre impitoyable mesure et compte le temps? Il n'y a que toi ici,
homme mélancolique, créature éphémère et craintive, qui saches quelle
heure il est; toi seul comprends cette voix lugubre qui part du clocher
et qui coupe ta vie par petites portions égales, sans jamais s'arrêter
ou se ralentir. Va, prends ton bâton et voyage; tu pourras revenir et
trouver la maison debout. Telle qu'elle est, elle durera plus que toi;
il faudra encore des années pour l'anéantir, un coup de vent te balayera
peut-être demain!

       *       *       *       *       *

La nuit dernière, un grand vacarme a troublé mon sommeil; on a sonné à
rompre la cloche, on a frappé à enfoncer la porte. Enfin, à travers le
guichet, on m'a crié, comme dans les comédies:--Ouvrez, de par le
roi.--Cette fois je n'ai pas eu peur; que peut-on craindre des hommes
quand on a un passe-port en règle dans sa poche? La gendarmerie a trouvé
le mien orthodoxe, et pourtant les rayons de lumière qu'on aperçoit
parfois le soir aux fenêtres de cette maison inhabitée, le dîner
pythagorique qui passe tous les jours par le guichet, ont été pour
quelques voisins un grand sujet de crainte et de scandale. D'abord la
lumière m'avait fait passer pour un esprit; mais le dîner, en révélant
mon existence matérielle, m'a donné l'air d'un conspirateur. Il a fallu
aller, ce matin, rendre compte de ma conduite aux magistrats. Mon
innocence a été bientôt reconnue; mais j'ai appris, chemin faisant, que,
pendant ma retraite, la face de la France avait été changée. L'explosion
d'une _machine infernale_, dont les résultats ont été bien assez
funestes par eux-mêmes, a donné au despotisme de prétendus droits sur
les plus purs ou sur les plus paisibles d'entre nos frères. On s'attend
à des actes féroces de ce pouvoir insolent qui s'intitule l'ordre et la
justice. Allons, soit! Franz; la vie est la vie; il y aura à souffrir,
il y aura à travailler tant qu'il y aura à vivre. Un désastre de plus ou
de moins nous renversera-t-il? L'homme est libre par la volonté de
Dieu. On peut enchaîner et faire périr le corps; on ne peut asservir
l'homme moral. On dit qu'il y aura contre nos amis des sentences de mort
et d'ostracisme; nous ne sommes rien en politique, nous autres, mais
nous sommes les enfants de ceux qu'on veut frapper. Je sais qui vous
suivrez sur l'échafaud ou dans l'exil; vous savez pour qui j'en ferai
autant. Ainsi nous nous reverrons peut-être, Franz, non plus comme
d'heureux voyageurs, non plus comme de gais artistes dans les riantes
vallées de la Suisse, ou dans les salles de concert, ou dans l'heureuse
mansarde de Paris; mais bien sur l'autre rive de l'Océan, ou dans les
prisons, ou au pied d'un échafaud; car il est facile de partager le sort
de ceux qu'on aime quand on est bien décidé à le faire. Si faible et si
obscur qu'on soit, on peut obtenir de la miséricorde d'un ennemi qu'il
vous tue ou qu'il vous enchaîne. Ils veulent faire des martyrs, dit-on:
Dieu soit loué! notre cause est gagnée. Bonjour, mon frère Franz; soyons
gais; ce ne sont plus des temps de désolation que ceux où l'on peut se
dévouer pour quelqu'un et mourir pour quelque chose. Que peut-on nous
ôter, à nous qui n'avons jamais rien demandé au monde? Avons-nous
quelque ambition folle dont il faudra guérir, quelque soif avide dont il
faudra mourir? Malheureux sont ceux qui possèdent; ils ne pourront
jamais rien sur ceux qui s'abstiennent. Nous ôtera-t-on les uns aux
autres? pourra-t-on nous empêcher de vivre pour nos frères et de mourir
avec eux?...

Pendant que j'étais dehors, mon ami et mon hôte de la maison déserte est
revenu de la campagne. Il a fait faucher l'herbe de la cour, il a fait
tailler la vigne; les fenêtres sont ouvertes le jour, et les mouches
entrent dans les chambres; la maison est rangée selon lui; selon moi,
elle est ravagée. Ces mutilations, ce vandalisme, sont-ils un présage de
ce qui va se passer en France? Allons-y voir; je pars. Où irai-je? je ne
sais; là où quelqu'un des nôtres aura besoin de celui qui n'a besoin de
personne, si ce n'est de Dieu! Je reçois de vos nouvelles par une lettre
de Puzzi: vous avez un piano en nacre de perle; vous en jouez auprès de
la fenêtre, vis-à-vis le lac, vis-à-vis les neiges sublimes du
Mont-Blanc. Franz, cela est beau et bien; c'est une vie noble et pure
que la vôtre; mais si nos saints sont persécutés, vous quitterez le lac,
et le glacier, et le piano de nacre, comme je quitte Lavater, les
pampres verts et la maison déserte, et vous prendrez le bâton du
voyageur et le sac du pèlerin, comme je le fais maintenant en vous
embrassant, en vous disant: Adieu, frère, et _à revoir_.



VIII

LE PRINCE


Car, enfin, à quoi servons-nous? s'écria-t-il en se laissant tomber sur
un banc de pierre en face du château. Quel noble emploi faisons-nous de
nos facultés? qui profitera de notre passage sur la terre?

--Nous servons, lui répondis-je en m'asseyant auprès de lui, à ne point
nuire. Les oiseaux des champs ne font point de projets les uns pour les
autres. Chacun d'eux veille à sa couvée. La main de Dieu les protège et
les nourrit.

--Tais-toi, poëte, reprit-il, je suis triste, et non mélancolique; je ne
saurais jouer avec ma douleur, et les pleurs que je verse tombent sur un
sable aride. Ne comprends-tu pas ce que c'est que la vertu? Est-ce une
mare stagnante où pourrissent les roseaux, ou bien est-ce un fleuve
impétueux qui se hâte et se gonfle dans son cours pour arroser et
vivifier sans cesse de nouveaux rivages? Est-ce un diamant dont l'éclat
doit s'enfouir dans un caillou, aux entrailles de la terre, ou bien une
lumière qui doit jaillir comme un volcan et promener ses clartés
magnifiques sur le monde?

--La vertu n'est peut-être rien de tout cela, lui dis-je: ni le diamant
enseveli, ni l'eau dormante; mais encore moins le fleuve qui déborde ou
la lave qui dévore. J'ai vu le Rhône précipiter son onde impétueuse au
pied des Alpes. Ses rives étaient sans cesse déchirées par son
impatience, les herbes n'avaient pas le temps d'y croître et d'y
fleurir. Les arbres étaient emportés avant d'avoir acquis assez de force
pour résister au choc; les hommes et les troupeaux fuyaient sur la
montagne. Toute cette contrée n'était qu'un long désert de sable, de
pierres et de pâles buissons d'osier, où la grue, plantée sur une de ses
jambes ligneuses, craignait de s'endormir toute une nuit. Mais j'ai vu,
non loin de là, de minces ruisseaux s'échapper sans bruit du sein d'une
grotte ignorée, et courir paisiblement sur l'herbe des prés qui
s'abreuvait de leur eau limpide. Des plantes embaumées, croissaient au
sein même du flot paisible; et la bergeronnette penchait son nid sur ce
cristal, où les petits, en se mirant, croyaient voir arriver leur mère
et battaient des ailes. La vertu, prends-y garde, ce n'est pas le génie,
c'est la bonté.

--Tu te trompes, s'écria-t-il, c'est l'un et l'autre; qu'est-ce que la
bonté sans l'enthousiasme? qu'est-ce que l'intelligence sans la
sensibilité? Toi, tu es bon, et moi je suis enthousiaste; crois-moi,
nous ne sommes vertueux ni l'un ni l'autre.

--Eh bien! contentons-nous, lui dis-je avec un soupir, de n'être pas
dangereux. Regarde ce palais, songe à ceux qui l'habitent, et dis-moi si
tu n'es pas réconcilié avec toi-même?

--Hideuse consolation, répondit-il d'un ton qui m'émut profondément. Eh
quoi! parce qu'il y a des serpents et des chacals, il faut se glorifier
d'être une tortue! Non, mon Dieu! vous ne m'avez pas créé pour
l'inertie; et plus le vice rampe et glapit autour de moi; plus je me
sens le besoin d'étendre mes ailes et de frapper ces vils animaux du bec
de l'aigle. Que veux-tu dire avec tes ruisseaux paisibles et tes grottes
ignorées? Penses-tu que la vertu soit comme ces poisons qui deviennent
salutaires en se divisant? crois-tu que douze hommes de bien, voués à
l'obscurité et renfermés dans les voies étroites de la vie intérieure,
soient plus utiles qu'un seul homme pieux qui voyage et qui exhorte? Le
temps des patriarches n'est plus. Que les apôtres se lèvent; et qu'ils
se fassent voir et entendre!

--Patience! patience! lui dis-je; les apôtres sont en route; ils vont
par divers chemins et par petites troupes. Ils s'appellent de différents
noms et se vêtissent de diverses couleurs. Les plus fervents peut-être,
parce qu'ils ont été les plus éprouvés, entonnent maintenant sur les
grèves de la mer Rouge, comme dans les noires cavernes de la montagne du
Dauphiné, leurs simples et sublimes cantiques:

    Dieu! vos enfants vous aiment,
    Ils seront forts et patients!

Qu'importent leurs divisions, leurs erreurs, leurs revers et leurs
fautes? Ils répondent avec calme: «Nous périrons, nous sommes des
hommes; mais les idées ne meurent pas, et celle que nous avons jetée
dans le monde nous survivra. Le monde nous traite de fous, l'ironie nous
combat, et les huées du peuple nous poursuivent; les pierres et les
injures pleuvent sur nous, les plus hideuses calomnies ont attristé nos
cœurs: la moitié de nos frères a fui épouvantée; la misère nous
ronge. Chaque jour notre faible troupeau diminue, et peut-être pas un de
nous ne restera-t-il debout pour saluer de loin les horizons de la terre
promise. Mais nous avons semé dans l'univers intelligent une parole de
vérité qui germera. Nous mourrons calmes et satisfaits sur le sable du
désert, comme ce peuple de Dieu qui couvrit de ses ossements les plaines
sans fin de l'Arabie, et dont la nouvelle génération arriva toute jeune
aux vertes collines de Chanaan.» Sont-ce là des paroles de fou? Et ce
prêtre qui, tout seul, un matin, croisa les bras sur sa poitrine, et
debout, au milieu de sa prière, le front et les yeux levés vers le ciel,
s'écria d'une voix forte: «Christ! chaste amour! saint orgueil!
patience! courage! liberté! vertu!» étaient-ce là des paroles de prêtre?
Les murs de sa cellule en frémirent, et les anges émus dans le ciel
s'écrièrent: «Dieu puissant! une flamme brillante vient de jaillir
là-bas de ce monde épuisé. Nous l'avons vue, et voici que l'éclair
traverse l'immensité et vient mourir à tes pieds. N'abandonne pas encore
ce monde-là, ô Dieu bon! car il en sort parfois un rayon qui peut
rallumer le soleil dans son atmosphère obscurcie; de faibles cris, des
sons épars, des plaintes, des aspirations percent de temps en temps la
nuée sombre qui l'enveloppe, et ces voix lointaines qui montent
jusqu'ici attestent que la vertu n'est pas étouffée encore dans le
cœur des hommes infortunés.» Ainsi parlent les anges, et sois sûr, ô
mon ami! qu'aucune de nos bonnes intentions n'est perdue. Dieu les voit,
il entend la prière la plus humble, et, à cette heure où nous parlons,
ces étoiles qui nous regardent et nous écoutent lui répètent les paroles
de ta souffrance et lui racontent les vertueuses angoisses de ton âme.

--O mon ami! s'écria-t-il en se jetant dans mes bras, pourquoi n'es-tu
pas tous les jours ainsi? pourquoi tant de jours d'apathie ou d'aigreur?
Pourquoi tant d'heures d'ironie ou de dédain?

--Parce que je suis un homme d'une pauvre santé et d'une pauvre tête,
lui dis-je, sujet à la migraine et aux spasmes. Dieu me pardonne bien
d'être injuste et ingrat à ces heures-là. Les reproches que j'adresse au
ciel et la haine que je ressens pour les hommes retombent sur mon
cœur comme un flot de bile corrosive, la pureté des étoiles n'en est
pas ternie, et la Providence ne s'en émeut pas. La fatigue opère en moi
le retour de la résignation, et il arrive, une ou deux fois par mois
peut-être, qu'entre la colère et l'imbécillité, je me sens dans une
disposition bonne et calme, où je peux accepter et prier.

--Eh bien! quand ton âme arrive à ces heures de calme et de soulagement,
s'écria mon ami, cours t'enfermer dans ton grenier, prends une plume,
écris! Écris avec les larmes de tes yeux, avec le sang de ton cœur,
et tais-toi le reste du temps. Quand tu souffres, viens avec nous; ne va
pas te promener seul là-bas, le long des grottes humides, au clair de la
lune; n'allume pas ta lampe à minuit, et ne reste pas les coudes appuyés
sur ta table et le visage caché dans tes mains jusqu'au jour naissant.
Ne nous dis plus qu'il y a des époques dans l'histoire où l'homme de
bien doit se lier les pieds et les mains pour ne point agir. Ne nous dis
pas que Siméon Stylite était un saint, et conviens que c'était un fou.
Ne nous dis pas que la vertu est comme la chasteté des vestales et qu'il
faut l'enterrer vivante pour la purifier. N'affecte pas cette tranquille
indifférence et cette inertie volontaire qui cachent mal tes
déchirements énergiques. Ou, si tu dis tout cela, ne le dis qu'à nous,
qui essayerons de te combattre: ne le dis qu'à moi, qui pleurerai avec
toi et souffrirai moins en ne souffrant pas seul.

Je serrai la main de mon ami, et lui répondis après un moment
d'émotion:--Ne crois pourtant pas que ma seule indolence me fasse
conseiller le repos à mes ardents amis. Quand on peut empêcher un
forfait, c'est une lâcheté de s'en laver les mains comme Pilate; mais
quand on est, comme nous, perdu dans la masse vulgaire, la raison, et
peut-être la conscience, commandent d'y rester. Que celui qui se sent
investi d'une mission divine sorte des rangs; Dieu l'appelle, Dieu le
soutiendra. Il guidera sa marche difficile au milieu des écueils; il
l'éclairera, dans les ténèbres, du flambeau de la sagesse. Mais,
dis-moi, combien crois-tu qu'il naisse de Christs dans un siècle?
N'es-tu point effrayé et indigné comme moi de ce nombre exorbitant de
rédempteurs et de législateurs qui prétendent au trône du monde moral?
Au lieu de chercher un guide et d'écouter avidement ceux dont la parole
est inspirée, l'espèce humaine tout entière se rue vers la chaire ou la
tribune. Tous veulent enseigner; tous se flattent de parler mieux et de
mieux savoir que ceux qui ont précédé. Ce misérable murmure qui plane
sur notre âge n'est qu'un écho de paroles vides et de déclamations
sonores, où le cœur et l'esprit cherchent en vain un rayon de chaleur
et de lumière. La vérité, méconnue et découragée, s'engourdit ou se
cache dans les âmes dignes de la recevoir. Il n'est plus de prophètes,
il n'est plus de disciples. Le peuple égaré est plus orateur que les
envoyés de Dieu. Tous les éléments de force et d'activité marchent en
désordre et s'arrêtent paralysés dans le choc universel. Nous
arriverons, dis-tu; mais dans combien de temps? Eh bien! résignons-nous,
attendons! Pour se faire jour avec les bras et le flambeau dans cette
multitude aveugle et impotente, il faudrait massacrer et incendier
autour de soi. Ne sais-tu pas cela? Par combien de désastres certains ne
faudrait-il pas établir un succès douteux! combien de crimes faut-il
commettre envers la société pour lui faire accepter un bienfait! Cela ne
convient point à des paysans comme nous, ô mon ami! et quand je vois un
homme supérieur, ouvrir la bouche pour parler, ou avancer le bras pour
agir, je tremble encore et je l'interroge d'un regard méfiant et sévère
qui voudrait fouiller aux profondeurs de sa conscience. O Dieu! par
quelles austères réflexions, par quelles épreuves sanctifiantes ne
faudrait-il pas se préparer à jouer un rôle sur la scène du monde! Que
ne faudrait-il pas avoir étudié, que ne faudrait-il pas avoir senti!
Tiens, plantons dans notre jardin vingt-sept variétés de dahlias, et
tâchons d'approfondir les mœurs du cloporte. N'aventurons pas notre
intelligence au delà de ces choses, car la conscience n'est peut-être
pas assez forte en nous pour commander à l'imagination. Contentons-nous
d'être probes dans cette existence bornée où la probité nous est facile.
Soyons purs, puisque tout nous y convie au sein de nos familles et sous
nos toits rustiques. N'allons pas risquer notre petit bagage de vertu
sur cette mer houleuse où tant d'innocences ont péri, où tant de
principes ont échoué. N'es-tu pas saisi d'un invincible dégoût et d'une
secrète horreur pour la vie active, en face de ce château où tant
d'immondes projets et d'étroites scélératesses germent et éclosent
incessamment dans le silence de la nuit? Ne sais-tu pas que l'homme qui
demeure là joue depuis soixante ans les peuples et les couronnes sur
l'échiquier de l'univers? Qui sait si, la première fois que cet homme
s'est assis à une table pour travailler, il n'y avait pas dans son
cerveau une honnête résolution, dans son cœur un noble sentiment?

--Jamais! s'écria mon ami; ne profane pas l'honnêteté par une telle
pensée; cette lèvre convexe et serrée comme celle d'un chat, unie à une
lèvre large et tombante comme celle d'un satyre, mélange de
dissimulation et de lasciveté; ces linéaments mous et arrondis, indices
de la souplesse du caractère; ce pli dédaigneux sur un front prononcé,
ce nez arrogant avec ce regard de reptile, tant de constrastes sur une
physionomie humaine révèlent un homme né pour les grands vices et pour
les petites actions. Jamais ce cœur n'a senti la chaleur d'une
généreuse émotion, jamais une idée de loyauté n'a traversé cette tête
laborieuse; cet homme est une exception dans la nature, une monstruosité
si rare, que le genre humain, tout en le méprisant, l'a contemplé avec
une imbécile admiration. Je te défie bien de t'abaisser au plus
merveilleux de ses talents! Invoquons le Dieu des bonnes gens, le Dieu
qui bénit les cœurs simples!

Ici mon ami s'arrêta d'un air ironiquement joyeux, et, après quelques
instants de silence, il reprit:--Quand je pense aux idées qui viennent
de nous occuper en ce lieu, presque sous les fenêtres du plus grand
fourbe de l'univers, nous, pauvres enfants de la solitude, dont tous
les rêves, tous les soucis tendent à rendre notre honnêteté contagieuse,
il me prend envie de me moquer de nous; car nous voici pleurant de
tendresse pour l'humanité qui nous ignore, et qui nous repousserait si
nous allions l'endoctriner, tandis qu'elle s'incline et se courbe sous
la puissance intellectuelle de ceux qui la détestent et la méprisent.
Vois un peu la face immobile et pâle de ce vieux palais! écoute, et
regarde: tout est morne et silencieux; on se croirait dans un cimetière.
Cinquante personnes au moins habitent ce corps de logis. Quelques
fenêtres sont à peine éclairées; aucun bruit ne trahit le séjour du
maître, de sa société ou de sa suite. Quel ordre, quel respect, quelle
tristesse dans son petit empire! Les portes s'ouvrent et se ferment sans
bruit, les valets circulent sans que leurs pas éveillent un écho sous
ces voûtes mystérieuses, leur service semble se faire par enchantement.
Regarde cette croisée plus brillante à travers laquelle se dessine le
spectre incertain d'une blanche statue; c'est le salon. Là sont réunis
des chasseurs, des artistes, des femmes éblouissantes, des hommes à la
mode, ce que la France peut-être a de plus exquis en élégance et en
grâce. Entend-on sortir de cette réunion un chant, un rire, un seul
éclat de voix attestant la présence de l'homme? Je gage qu'ils évitent
même de se regarder entre eux, dans la crainte de laisser percer une
pensée sous ces lambris où tout est silence, mystère, épouvante secrète.

Il n'est point un valet qui ose éternuer, pas un chien qui sache aboyer.
Ne te semble-t-il pas que l'air, autour de ces tourelles mauresques, est
plus sonore qu'en tout autre lieu de la terre? Le châtelain aurait-il
imposé silence au vent du soir et au murmure des eaux? Peut-être a-t-il
des oreilles ouvertes dans tous les murs de sa demeure, comme le vieux
Denys dans ses Latomies, pour surprendre au passage l'ombre d'une
opinion et faire servir cette découverte à ses puérils et ténébreux
projets. Voici, je crois, le roulement d'une voiture sur le sable fin
de la cour. C'est le maître qui rentre; onze heures viennent de sonner à
l'horloge du château. Il n'est point de vie plus régulière, de régime
plus strictement observé, d'existence plus avarement choyée que celle de
ce renard octogénaire. Va lui demander s'il se croit nécessaire à la
conservation du genre humain, pour veiller à la sienne si ardemment! Va
lui raconter que vingt fois le jour il te prend envie de te brûler la
cervelle, parce que tu crains d'être ou de rester inutile, parce que tu
t'effrayes de vivre sans vertu; et tu le verras sourire avec plus de
mépris qu'une prostituée à qui une vierge pieuse irait se confesser de
quelque tiédeur ou de quelque bâillement durant les offices divins.
Demande par quel dévouement, par quelles bonnes actions sa journée est
occupée; ses gens te diront qu'il se lève a onze heures, et qu'il passe
quatre heures à sa toilette (temps perdu à essayer sans doute de rendre
quelque apparence de vie à cette face de marbre, que la dissimulation et
l'absence d'âme ont pétrifiée bien plus encore que la vieillesse). A
trois heures, te dira-t-on, le prince monte en voiture seul avec son
médecin, et va se promener dans les allées solitaires de sa garenne
immense. A cinq heures, on lui sert le plus succulent et le plus savant
dîner qui se fasse en France. Son cuisinier est, dans sa sphère, un
personnage aussi rare, aussi profond, aussi admiré que lui. Après ce
festin, dont chaque service est solennellement annoncé par les fanfares
de ses chasseurs, le prince accorde quelques instants à sa famille, à sa
petite cour. Chaque mot exquis, miséricordieusement émané de ses lèvres,
va frapper des fronts prosternés. Un saint canonisé n'inspirerait pas
plus de vénération à une communauté de dévotes. A l'entrée de la nuit,
le prince remonte en voiture avec son médecin et fait une seconde
promenade. Le voici qui rentre, et sa fenêtre s'illumine là-bas, dans
cet appartement reculé gardé par ses laquais, en son absence, avec une
affectation de mystère si solennelle et si ridicule. Maintenant il va
travailler jusqu'à cinq heures du matin. Travailler!... O lune, ne te
lève pas encore! cache ton rayon timide derrière les noirs horizons de
la forêt! Rivière, suspends ton cours déjà si lent et si pauvre.
Feuilles, ne tremblez pas au front des arbres; grillons de la prairie,
lézards des murailles, couleuvres des buissons, n'agitez pas l'herbe, ne
soulevez pas les rameaux du lierre et de la scolopendre, ne faites pas
crier les feuilles sèches et les tiges cassantes de l'ortie et du
coquelicot. Nature entière, fais-toi muette et immobile comme la pierre
du sépulcre: le génie de l'homme s'éveille, sa puissance doit t'effrayer
et te frapper de respect; le plus habile et le plus important des
princes de la terre va se courber sur une table, à la lueur d'une lampe,
et du fond de son cabinet, comme Jupiter du haut de l'Olympe, il va
remuer le monde avec le froncement de son sourcil.

Misères, vanités humaines! superbes puérilités, orgueilleuses
niaiseries! qu'a donc produit cet homme étonnant depuis soixante années
de veilles assidues et de travaux sans relâche? Que sont venus faire
dans son cabinet les représentants de toutes les puissances de la terre?
Quels importants services ont donc reçu de lui tous les souverains qui
ont possédé et perdu la couronne de France depuis un demi-siècle?
Pourquoi le doucereux regard de cet homme a-t-il toujours inspiré une
inconcevable terreur? Pourquoi tous les obstacles se sont-ils aplanis
sous ses pas? Quelles révolutions a-t-il opérées ou paralysées? quelles
guerres sanglantes, quelles calamités publiques, quelles scandaleuses
exactions a-t-il empêchées? Il était donc bien nécessaire, ce voluptueux
hypocrite, pour que tous nos rois, depuis l'orgueilleux conquérant
jusqu'au dévot borné, nous aient imposé le scandale et la honte de son
élévation? Napoléon, dans son mépris, le qualifiait par une métaphore
soldatesque et d'un cynisme énergique; et Charles X, dans ses jours
d'orthodoxie, disait bien en parlant de lui: _C'est pourtant un prêtre
marié!_ Les a-t-il arrêtés dans leurs chutes terribles, ces maîtres
tour à tour par lui adulés et trahis? Où sont ses bienfaits? où sont ses
œuvres? Nul ne sait, nul ne peut, ne doit ou ne veut déclarer quels
titres l'homme d'État inévitable possède à la puissance et à la gloire;
ses actes les plus brillants sont enveloppés de nuages impénétrables,
son génie est tout entier dans le silence et la feinte. Quelles
turpitudes honteuses couvre donc le manteau pompeux de la diplomatie?
Conçois-tu rien à cette manière de gouverner les peuples sans leur
permettre de s'occuper de la gestion de leurs intérêts et d'entrevoir
seulement l'avenir qu'on leur prépare? Voici les intendants et les
régisseurs qu'on nous donne et à qui l'on confie, sans nous consulter,
nos fortunes et nos vies! Il ne nous est pas permis de réviser leurs
actes et d'interroger leurs intentions. De graves mystères s'agitent sur
nos têtes, mais si loin et si haut que nos regards ne peuvent y
atteindre. Nous servons d'enjeu à des paris inconnus dans les mains de
joueurs invisibles: spectres silencieux qui sourient majestueusement en
inscrivant nos destinées dans un carnet.

--Et que dis-tu, m'écriai-je, de l'imbécillité d'une nation qui supporte
cet infâme tripotage et qui laisse signer de son nom, de son honneur et
de son sang d'infâmes contrats qu'elle ne connaîtra seulement pas?
N'as-tu pas envie de monter à ton tour sur le théâtre politique?

--Plus mes semblables sont avilis, répondit-il, plus je voudrais les
relever. Je ne suis pas découragé pour eux. Laisse-moi m'indigner à mon
aise contre cet homme impénétrable qui nous a fait marcher comme des
pions sur son damier, et qui n'a pas voulu dévouer sa puissance à notre
progrès. Laisse-moi maudire cet ennemi du genre humain qui n'a possédé
le monde que pour larroner une fortune, satisfaire ses vices et imposer
à ses dupes dépouillées l'avilissante estime de ses talents iniques. Les
bienfaiteurs de l'humanité meurent dans l'exil ou sur la croix; et toi,
tu mourras lentement et à regret dans ton nid, vieux vautour chauve et
repu! Comme la mort couronne tous les hommes célèbres d'une auréole
complaisante, tes vices et tes bassesses seront vite oubliés; on se
souviendra seulement de tes talents et de tes séductions. Homme
prestigieux, fléau que le maître du monde repoussa du pied et jeta sur
la terre comme Vulcain le boiteux, pour y forger sans relâche une arme
inconnue au fond des cavernes inaccessibles, tu n'auras rien à dire au
grand jour du jugement. Tu ne seras pas même interrogé. Le Créateur, qui
t'a refusé une âme, ne te demandera pas compte de tes sentiments et de
tes passions.

--Quant à moi, je le pense, interrompis-je, je suis convaincu que, chez
certains hommes, le cœur est si chétif, si lent et si stérile, que
nulle affection n'y saurait germer. Ils semblent éprouver des
attachements plus durables que les autres, et leurs relations sont en
effet solidement établies. L'égoïsme, l'intérêt personnel les ont
formés; l'habitude et la nécessité les maintiennent. N'estimant rien, de
tels hommes ne rencontrent jamais les déceptions qui nous abreuvent,
nous pauvres rêveurs, qui ne pouvons aimer sans revêtir l'objet de notre
affection d'une grandeur idéale. Nous nous trompons souvent, souvent il
nous arrive d'écraser avec colère ce que nous avons caressé. Mais
l'honneur, mais la foi aux serments, mais les scrupules de la probité,
ne sont, aux yeux du diplomate, que des ressorts propres à imprimer
certains mouvements à quelque rouage connu de lui seul; il sait les
presser à propos et les faire servir, à leur insu, à l'accomplissement
de l'œuvre d'iniquité dont lui seul possède le secret. Cela s'appelle
_voir de haut_ en politique. Si l'homme pur s'éclaire de l'immoralité du
diplomate, s'il s'assouplit en se corrompant, il est chaque jour plus
apprécié de son maître; car, en diplomatie, ce qui est le plus utile est
le plus estimable. Les mots ont un autre sens, les principes ont un
autre aspect, les sentiments une autre forme dans ce monde-là que dans
le nôtre. Au reste, il n'est pas si difficile qu'on le pense
d'atteindre aux sublimités de cette science immonde; il ne s'agit que de
mettre sa conscience sous ses pieds et de prendre exactement à rebours
tous les principes de la morale universelle. Cela, il est vrai, serait
impossible à plusieurs dans la pratique; mais si nous voulions tous deux
jouer une scène de comédie pour divertir nos amis, je gage qu'avec un
peu de hardiesse et un certain choix de mots adroitement expressifs,
prudemment intelligibles, de ces mots de moyenne portée, comme la langue
française peut en offrir beaucoup, nous saurions habiller très-décemment
d'impudents sophismes, et nous donner sur un théâtre des airs d'hommes
d'État sans beaucoup d'étude et sans la moindre invention. Nos amis nous
comprendraient et riraient; mais si quelque niais bien ignorant venait à
nous écouter, sois sûr qu'il nous prendrait pour de très-grands hommes,
et qu'il s'en retournerait chez lui ébranlé, surpris, plein de doutes,
avec la conscience malade et déjà à demi paralysée, avec le mauvais
instinct déjà éveillé, frémissant d'espoir à l'idée de quelque larcin
permis, de quelque injustice excusable, et surtout avec la tête farcie
de nos jolies phrases de cour, les répétant à ses amis, les apprenant
par cœur à ses enfants, sans s'apercevoir que le vol, le rapt et
l'assassinat sont au bout de ces maximes élégantes. Ou bien, pour peu
que ce niais fût éclairé, on le verrait se frotter les mains, affecter
un sourire sardonique, un regard mystérieux, décocher, dans la
conversation intime, quelqu'un de nos gracieux préceptes d'infamie, et
recueillir autant de mystérieux regards d'approbation, autant de
sardoniques sourires de sympathie qu'il y aurait de ses pareils autour
de lui. Je ne me révolte guère contre l'existence inévitable de ces
scélérats d'élite à qui la Providence, dans ses secrets desseins, laisse
accomplir leur mission sur la terre. La fatalité agit directement sur
les hommes remarquables, soit dans le bien, soit dans le mal. Il n'est
pas besoin qu'elle s'occupe du vulgaire. Le vulgaire obéit à
l'impulsion de ces leviers qu'une main invisible met en mouvement. C'est
contre cette classe impotente et stupide, contre cette vase dormante qui
se laisse remuer et creuser, produisant tout ce qu'on y plante, sans
savoir pourquoi, sans demander quelle racine vénéneuse ou salutaire on
enfonce dans ses flancs gras et inertes, c'est contre ces forêts de
têtes de chardon que le vent penche et relève à son gré, que je
m'indigne, moi qui veux rester dans la foule et qui ne peux supporter
son poids, son murmure et son ineptie. C'est contre ces moutons à deux
pieds qui contemplent les hommes d'État dans une lourde stupéfaction,
et, s'étonnant de se voir tondre si lestement, se regardent et se
disent: «Voilà de fiers hommes! et que nous voilà bien tondus!» O
butors! vos pourceaux crient et ne s'amusent pas à admirer les ciseaux
qui les châtrent.

On ouvrit une fenêtre: c'était celle du prince.--Depuis quand les
cadavres ont-ils chaud? dit mon ami en baissant la voix; depuis quand
les marbres ont-ils besoin de respirer l'air du soir? Quelles sont ces
deux têtes blanches qui s'avancent et se penchent comme pour regarder la
lune? Ces deux vieillards, c'est le prince et son... comment dirai-je?
car je ne profanerai pas le nom d'_ami_ dont se targue M. de M... devant
les serviteurs et les subalternes. C'est un titre d'ailleurs qu'il ne se
permettrait pas sans doute de prendre en présence du maître: car
celui-ci doit sourire à tous les mots qui représentent des sentiments.
Pour me servir d'un terme de leur métier, je dirai que M. de M... est
l'_attaché_ du prince, quoique ses fonctions auprès de lui se bornent à
admirer et à écrire sur un album tous les mots qui sortent depuis
quarante ans de cette bouche incomparable. En voici un que je t'offre
pour exemple, et qu'il faudra commenter dans le rôle que nous jouerons,
si tu veux, au carnaval prochain, entre deux paravents, avec une
toilette convenable, un maintien grave, des bâtons dans nos manches et
des planches dans le dos, pour empêcher tout mouvement inconsidéré du
corps ou des bras; nous aurons des masques de plâtre, et la scène
commencera par ces mémorables paroles historiques:--_Méfions-nous de
notre premier mouvement, et n'y cédons jamais sans examen, car il est
presque toujours bon_. Qui croirait que la scélératesse érigée en
doctrine de bonne compagnie, chose neuve par elle-même, et d'un effet
piquant, eût aussi son pédantisme et ses lieux communs? Mais écoute ce
cri rauque; lequel des deux philosophes patibulaires vient donc de
rendre l'esprit? Je me trompe, c'est le cri de la chouette qui part des
grands bois. Bien! chante plus fort, oiseau de malheur, crieuse de
funérailles!... Ah! monseigneur, voilà une voix que vous ne sauriez
faire rentrer dans la gorge de l'insolent. Entendez-vous ce refrain
brutal des cimetières qui ne respecte rien, et qui ose dire à un homme
comme vous que tous les hommes meurent, sans y ajouter le _presque_ du
prédicateur de la cour?

--Ton indignation est acerbe, lui dis-je, et ta colère est cruelle. Si
cet homme pouvait nous entendre, voici comment je lui parlerais: Que
Dieu prolonge tes jours, ô vieillard infortuné! météore prêt à rentrer
dans la nuit éternelle! lumière que le destin promena sur le monde, non
pour conduire les hommes vers le bien, mais pour les égarer dans le
labyrinthe sans fin de l'intrigue et de l'ambition! Dans ses desseins
impénétrables, le ciel t'avait refusé ce rayon mystérieux que les hommes
appellent une âme, reflet pâle, mais pur, de la Divinité, éclair qui
luit parfois dans nos yeux et nous laisse entrevoir l'immortelle
espérance, chaleur douce et suave qui ranime de temps en temps nos
esprits abattus, amour vague et sublime, émotion sainte qui nous fait
désirer le bien avec des larmes délicieuses, religieuse erreur qui nous
fait haïr le mal avec des palpitations énergiques. Être sans nom, tu fus
pourvu d'un cerveau immense, de sens avides et délicats; l'absence de ce
quelque chose d'inconnu et de divin qui nous fait hommes te fit plus
grand que le premier d'entre nous, plus petit que le dernier de tous.
Infirme, tu marchas sur les hommes sains et robustes; la plus vigoureuse
vertu, la plus belle organisation n'était devant toi qu'un roseau
fragile; tu dominais des êtres plus nobles que toi; ce qui te manquait
de leur grandeur fit la tienne; et te voilà sur le bord d'une tombe qui
sera pour toi creuse et froide comme celle de la vipère. Ton souffle
était comme ton sein pétrifié. Derrière cette fosse entr'ouverte, il n'y
a rien pour toi, pas d'espoir peut-être, pas même de désir d'une autre
vie. Infortuné! l'horreur de ce moment sera telle qu'elle expiera
peut-être tous les maux que tu as faits. Ton approche était funeste,
dit-on; ton regard fascinait comme la brise des matinées d'avril, qui
dessèche les bourgeons et les fleurs, et les sème au pied des arbres
attristés. Ta parole flétrissait l'espérance et la candeur au front des
hommes qui t'approchaient. Combien as-tu effeuillé de frais boutons?
combien as-tu foulé aux pieds de saintes croyances et de douces
chimères, problème vivant, énigme à face humaine? Combien de lâches
as-tu faits? combien de consciences as-tu faussées ou anéanties? Eh
bien! si les joies de ta vieillesse se bornent aux satisfactions de la
vanité encensée, aux rares jouissances de la gourmandise blasée, mange,
vieillard, mange, et respire l'odeur de l'encens mêlée à celle des mets.
Qui pourrait t'envier ton sort et t'en souhaiter un pire? Pour nous, qui
te plaignons autant d'avoir vécu que d'avoir à mourir, nous prierons
pour qu'à ton lit de mort les adieux de ta famille, les larmes de
quelque serviteur ingénu, n'éveillent pas en toi un mouvement de
sensibilité ou d'affection inconnue; pour qu'il ne jaillisse pas une
étincelle du caillou qui te servait de cœur. Nous prierons afin que
tu t'éteignes sans avoir jamais pris feu au rayon du soleil qui fait
aimer, afin que ton œil sec ne s'humecte point, que ton pouls ne
batte pas, que tu ne sentes pas ce tressaillement que l'amour, l'espoir,
le regret ou la douleur éveillent en nous; afin que tu ailles habiter
les flancs humides de la terre, sans avoir senti, à sa surface, la
chaleur de la végétation et le mouvement de la vie; afin qu'au moment de
rentrer dans l'éternel néant, tu ne sentes pas la torture du désespoir,
en voyant planer au-dessus de toi ces âmes que tu niais avec mépris,
essences immortelles que tu te vantais d'avoir écrasées sous tes pieds
superbes, et qui monteront vers les cieux quand la tienne s'évanouira
comme un vain souffle; nous prierons alors afin que ton dernier mot ne
soit pas un reproche à Dieu, auquel tu ne croyais pas!

Une forme blanche et légère traversa l'angle du tapis vert et nous la
vîmes monter l'escalier extérieur de la tourelle à l'autre extrémité du
château.--Est-ce, dit mon ami, l'ombre de quelque juste évoquée par toi,
qui vient danser et s'ébattre au clair de la lune pour désespérer
l'impie?--Non, cette âme, si c'en est une, habite un beau corps.--Ah!
j'entends, reprit-il, c'est la duchesse! On dit que...--Ne répète pas
cela, lui dis-je en l'interrompant; épargne à mon imagination ces
tableaux hideux et ces soupçons horribles. Ce vieillard a pu concevoir
la pensée d'une telle profanation; mais cette femme est trop belle,
c'est impossible. Si la débauche rampante ou la sordide avarice habitent
des êtres si séduisants et se cachent sous des formes aussi pures,
laisse-moi l'ignorer, laisse-moi le nier. Nous sommes des hommes sans
fiel, de bons villageois. Ami, ne laissons pas flétrir si aisément ce
que nous possédons encore d'émotions douces et de sourires dans l'âme.
Ne disons pas à notre cœur ce que notre raison soupçonne, laissons
nos yeux éblouis lui commander la sympathie. Vous êtes trop charmante,
madame la duchesse, pour n'être pas honnête et bonne.--Eh bien! soit:
vous êtes bonne autant que belle, madame la duchesse, s'écria mon ami en
souriant; c'est ce que je me persuadais volontiers, ce matin, en vous
voyant passer. J'étais couché sur l'herbe du parc, à l'ombre des arbres
resplendissants de soleil; à travers ce feuillage transparent de
l'automne, vous sembliez darder des rayons dorés dans la brise chaude
et moite du midi. Vêtue de blanc comme une jeune fille, comme une nymphe
de Diane, vous voliez, emportée par un beau cheval, dans un tilbury
souple et léger. Vos cheveux voltigeaient autour de votre front candide;
et de vos grands yeux noirs (les plus beaux yeux de France, dit-on),
jaillissaient des éclairs magiques; je ne savais pas encore que vous
étiez duchesse; je ne voyais qu'une femme ravissante. J'avais envie de
courir le long de l'allée que vous suiviez pour vous voir plus
longtemps. Mais depuis, je suis entré dans votre chambre et, ce portrait
placé dans les rideaux de votre lit...--Cela seul, repris-je,
m'empêcherait de mal interpréter le sentiment ingénu d'une
reconnaissance presque filiale pour des bienfaits et une protection
légitimes. Non, non, on n'est pas corrompu avec un regard si brillant et
si doux, avec une si merveilleuse jeunesse de beauté, avec cette
démarche fière et franche, avec ce son de voix harmonieux et ces
manières affables. Je l'ai vue s'occuper d'un enfant malade; la beauté,
la bonté chez une femme s'appellent et se soutiennent! Le Dieu des
bonnes gens que tu invoquais tout à l'heure, je l'invoque aussi pour
qu'il me préserve d'apprendre ce que je ne veux pas croire, le vice sous
des dehors si touchants, un insecte immonde dans le calice d'une fleur
embaumée! Non, Paul, retournons au village avec cette jolie apparition
de duchesse dans la mémoire; et si nous écrivons jamais quelque roman de
chevalerie, souvenons-nous bien de sa taille, de ses cheveux, de ses
belles dents, de son beau regard et du soleil du parc à midi.

Nous quittâmes le banc de pierre, et mon ami, revenant à sa première
idée, me dit:--D'où vient donc que les hommes (et moi tout le premier,
en dépit de moi-même) sont si jaloux des dons de l'intelligence?
Pourquoi ceux-là seuls obtiennent-ils des couronnes immortelles sans le
secours d'aucune vertu, tandis que la plus pure honnêteté, la bonté la
plus tendre, demeurent ensevelies dans l'oubli, si le génie ou le
talent ne les accompagne? Sais-tu que cela est triste et prouverait à
des âmes chancelantes que la vertu est peine perdue ici-bas?--Si tu la
considères comme une peine, lui répondis-je, c'est en effet une peine
perdue. Mais n'est-ce pas une nécessité douce, une condition de
l'existence, dans les cœurs qui l'ont comprise de bonne heure et de
bonne foi? Les hommes la paient d'ingratitude, parce que les hommes sont
bornés, crédules, oisifs, parce que l'attrait de la curiosité l'emporte
chez eux sur le sentiment de la reconnaissance et sur l'amour de la
vérité; mais en servant l'humanité, n'est-ce pas de Dieu seul qu'il faut
espérer sa récompense? Travailler pour les hommes dans le seul but
d'être porté en triomphe, c'est agir en vue de sa propre vanité, et
cette sorte d'émulation doit s'éteindre et se perdre dès les premiers
mécomptes qu'elle rencontre. N'attendons jamais rien pour nous-mêmes
quand nous entrons dans cette route aride du dévouement. Tâchons d'avoir
assez de sensibilité pour pleurer et pour jouir de nos revers et de nos
succès. Que notre propre cœur nous suffise, que Dieu le renouvelle et
le fortifie quand il commence à s'épuiser!

--Pourtant, je t'avoue, me dit mon ami suivant en lui-même le fil de sa
rêverie, que je ne puis pas me défendre d'aimer ce Bonaparte, ce fléau
de premier ordre devant l'ombre duquel tous les fléaux secondaires, mis
en cendre par lui, paraissent désormais si petits et si peu méchants.
C'était un grand tueur d'hommes, mais un grand charpentier, un hardi
bâtisseur de sociétés; un conquérant, hélas! oui, mais un législateur!
Cela ne répare-t-il point les maux de la destruction? Faire des lois,
n'est-ce pas un plus grand bien que tuer des hommes n'est un grand mal?
Il me semble voir un grand agriculteur, une divinité bienfaisante
(Bacchus arrivant dans l'Inde, ou Cérès abordant en Sicile), armé du fer
et du feu, aplanissant le sol, perçant les montagnes, renversant les
hautes bruyères, brûlant les forêts, et semant sur tout cela, sur les
débris et sur la cendre, des plantes nouvelles destinées à des hommes
nouveaux, le vigne et le blé, des bienfaits inépuisables pour
d'inépuisables générations.

--Il n'est pas prouvé, lui répondis-je, que ces lois soient durables;
mais, en admettant cela, je ne saurais aimer l'homme dont Dieu s'est
servi comme d'une massue pour nous donner une nouvelle forme. J'ai été
fasciné dans mon enfance, comme les autres, par la force et l'activité
de cette machine à bouleversements qu'on gratifie du titre de grand
homme, ni plus ni moins que Jésus ou Moïse. Puisque la langue humaine ne
sait pas distinguer les bienfaiteurs de l'humanité de ses fléaux,
puisque l'épithète de _bon_ est presque un terme de mépris et que la
même appellation de _grand_ s'applique à un peintre, à un législateur, à
un chef de soldats, à un musicien, à un dieu et à un comédien, à un
diplomate et à un poëte, à un empereur et à un moine, il est fort simple
que les enfants, les femmes et le peuple ignorant s'y méprennent et se
soient mis à crier: Vive Napoléon! en 1810, avec autant d'enthousiasme
qu'on en met aujourd'hui à Venise à crier: Vive le patriarche! L'un
faisait des veuves et des orphelins; c'était un puissant monarque.
L'autre nourrit la veuve et l'orphelin; c'est un prêtre modeste.
N'importe, tous deux sont de grands hommes.

--En effet, répondit mon ami, cet enthousiasme aveugle qui couronne sans
distinction le génie, la charité, le courage, le talent, ressemble
plutôt à une excitation maladive qu'à un sentiment raisonné. Mais
sais-tu qu'il y aurait bien peu de grands hommes dans le monde si l'on
n'accordait ce titre qu'aux hommes de bien?

--Je le sais; mais qu'on les appelle comme on voudra, ce sont les seuls
hommes que j'estime, pour lesquels je puisse me passionner, et que je
veuille inscrire dans les fastes de la grandeur humaine. J'y ferai
entrer les plus humbles, les plus ignorés, jusqu'à l'abbé de
Saint-Pierre avec son système de paix universelle, jusqu'au dieu
Enfantin, malgré son habit ridicule et ses fantasques utopies; tous ceux
qui à quelques lumières auront uni de consciencieuses études, de
patientes réflexions, des sacrifices ou des travaux destinés à rendre
l'homme meilleur et moins malheureux. Je serai indulgent pour leurs
erreurs, pour les misères de la condition humaine plus ou moins
saillantes en eux; je leur remettrai beaucoup de fautes, comme il fut
fait à Madeleine, s'il m'est prouvé qu'ils ont beaucoup aimé. Mais ceux
dont l'intention est froide et superbe, ces hommes altiers qui bâtissent
pour leur gloire et non pour notre bonheur, ces législateurs qui
ensanglantent le monde et opprimentles peuples pour avoir un terrain
plus vaste et y construire d'immenses édifices; qui ne s'inquiètent ni
des larmes des femmes, ni de la faim des vieillards, ni de l'ignorance
funeste où s'élèvent les enfants; ces hommes qui ne cherchent que leur
grandeur personnelle, et qui croient avoir fait une nation grande parce
qu'ils l'ont faite active, ambitieuse et vaine comme eux: je les nie, je
les raie de mon tableau: j'inscris notre curé à la place de Napoléon.

--Comme tu voudras,» répondit mon ami qui ne m'écoutait plus. La nuit
était si belle que son recueillement me gagna. Des éclairs de chaleur
blanchissaient de temps en temps l'horizon et semaient de lueurs pâles
les flancs noirs des forêts étendues sur les collines. L'air était frais
et pénétrant sans être froid. Ce lieu est un des plus beaux de la terre,
et aucun roi ne possède un parc plus pittoresque, des arbres d'une
végétation plus haute, des gazons d'un plus beau vert et ondulés sur des
mouvements de terrain plus gracieux. Ce vallon frais et touffu est une
oasis au milieu des tristes plaines qui l'environnent et qui n'en
laissent pas soupçonner l'approche. On tombe tout à coup dans un ravin
hérissé de rochers et de forêts, dans des jardins royaux du milieu
desquels s'élève un palais espagnol élégant et poétique, qui se mire du
haut des rochers dans les eaux d'une rivière bleue. Il semble qu'on
soit arrivé en rêve dans quelque pays enchanté, qui doit s'évanouir au
réveil et qui s'évanouit en effet au bout d'un quart d'heure lorsqu'on
traverse seulement le vallon et qu'on suit la route du midi. Les plaines
sans fin, les bruyères jaunes, les horizons plats et nus reparaissent.
Ce qu'on vient de voir semble imaginaire.

Nous suivions le sentier qui mène aux grottes. Les peupliers de la
rivière prolongeaient jusque sur nous leurs ombres grêles et démesurées.
Les biches fuyaient à notre approche. Nous arrivâmes à ces carrières
abandonnées qui s'encadrent dans la plus riche verdure, et dont les
profondeurs offrent une décoration vraiment théâtrale.--Entre sous cette
voûte sonore, me dit mon ami, et chante-moi ton _Gloria_. J'irai
m'asseoir là-bas pour entendre l'écho.

Je fis ce qu'il demandait, et quand j'eus fini, il revint à moi en
répétant les paroles naïves du cantique:

_Gloire à Dieu dans les cieux et paix sur la terre aux hommes de bonne
intention!_

--Tu vois bien, lui dis-je, le cantique ne dit point: Gloire sur la
terre aux hommes de savoir ou d'intelligence! Le repos est le plus
précieux bienfait que Dieu ait à nous accorder; Dieu seul peut porter
dignement le fardeau de la gloire, et les hommes simples qui veulent le
bien sont plus grands devant lui que les grands hommes qui font le mal.



IX

AU MALGACHE


                 15 mai 1836.

J'arrive au pays, et je ne t'y trouve plus; une lettre de toi, datée de
Marseille, m'arrive presque en même temps. Où vas-tu?

    D'où nous venons, on n'en sait rien;
    Où nous allons, le sait-on bien?

Je t'écris par la _Revue des Deux Mondes_; tu l'ouvriras certainement à
Alger.

Ce procès d'où dépend mon avenir, mon honneur, mon repos, l'avenir et le
repos de mes enfants, je le croyais loyalement terminé. Tu m'as quitté
comme j'étais à la veille de rentrer dans la maison paternelle. On m'en
chasse de nouveau, on rompt les conventions jurées. Il faut combattre
sur nouveaux frais, disputer pied à pied un coin de terre.... coin
précieux, terre sacrée, où les os de mes parents reposent sous les
fleurs que ma main sema et que mes pleurs arrosèrent. Soit! que la
volonté de Dieu s'accomplisse en moi. Ce n'est pas sans un sentiment de
dégoût qui va jusqu'à l'horreur que je prends encore une fois corps à
corps l'existence matérielle; mais je me résigne et j'observe
religieusement un calme stoïque. Le rôle de plaideur est déplorable.
C'est un rôle tout passif et qui n'a pas d'autre résultat que d'exercer
à la patience. _Agir_ est aisé, _attendre_ est ce qu'il y a de plus
difficile au monde...


                 Minuit.

       *       *       *       *       *

O souffle céleste, esprit de l'homme! ô savante, profonde et complète
opération de la Divinité, rends gloire à l'ouvrier inconnu qui t'a créé!
Étincelle échappée au creuset immense de la vie, atome sublime, tu es
une image de Dieu; car tous ses attributs, tous ses éléments sont en
toi. Tu es l'infini émané de l'infini. Tu es aussi grand que l'univers,
et tes plus chères délices sont d'habiter et de parcourir l'inconnu....

       *       *       *       *       *

De quoi se plaint cette rachitique et hargneuse créature? Que veut-elle?
à qui en a-t-elle? Pourquoi se roule-t-elle à terre en mordent la fange
de la vie? Pourquoi, s'assimilant sans cesse à la brute, demande-t-elle
les jouissances de la brute, et pourquoi tant de rugissements haineux,
tant de plaintes stupides, quand ses besoins grossiers ne sont pas
satisfaits? Pourquoi s'est-elle fait une existence toute matérielle, où
la partie sublime d'elle-même est éteinte?

Ah! de là est venu tout le mal qui la dévore. Cybèle, la bienfaisante
nourrice, a vu ses mamelles se dessécher sous des lèvres ardentes. Ses
enfants, saisis de fièvre et de vertige, se sont disputé le sein
maternel avec une monstrueuse jalousie. Il y en a eu qui se sont dits
les aînés de la famille, les princes de la terre; et des races nouvelles
sont écloses au sein de l'humanité, races d'exception qui se sont
prétendues d'origine céleste et de droit divin, tandis qu'au contraire
Dieu les renie; Dieu qui les a vus éclore dans le limon de la débauche
et dans l'ordure de la cupidité.

Et la terre a été partagée comme une propriété, elle qui s'était vue
adorée comme une déesse. Elle est devenue une vile marchandise; ses
ennemis l'ont conquise et dépecée... Ses vrais enfants, les hommes
simples qui savaient vivre selon les voies naturelles, ont été peu à peu
resserrés dans d'étroites enceintes, et persécutée jusqu'à ce que la
pauvreté fût devenue un crime et une honte, jusqu'à ce que la nécessité
eût fait, des opprimés, les ennemis de leurs ennemis, et qu'on eût donné
à la juste défense de la vie le nom de vol et de brigandage; à la
douceur, le nom de faiblesse; à la candeur, celui d'ignorance; à
l'usurpation, ceux de gloire, de puissance et de richesse. Alors le
mensonge est entré dans le cœur de l'homme, et son entendement s'est
obscurci au point qu'il a oublié qu'il y avait en lui deux natures. La
nature périssable a trouvé les conditions de son existence si difficiles
au sein des sociétés, elle a goûté à tant de sources d'erreurs, elle
s'est créé des besoins si contraires à sa destination, elle s'est tant
laissé troubler et transformer, qu'il n'y a plus eu dans la vie humaine
le temps nécessaire pour la vie intellectuelle. Tout s'est réduit, dans
les desseins, dans les nécessités et dans les désirs de l'homme, à
satisfaire les appétits du corps, c'est-à-dire à être riche.

Et voilà, hélas! où nous en sommes. Les hommes qui sont moins sensibles
aux douceurs de la table, à l'éclat des vêtements et aux amusements de
la civilisation qu'à la contemplation et à la prière, sont aujourd'hui
si rares qu'on les compte. On les méprise comme des fous, on les bannit
de la vie sociale, on les appelle poëtes.

O race infortunée, de plus en plus clair-semée sur la face du monde!
vestige de la primitive humanité, que n'as-tu pas à souffrir de la part
de la grande race active, puissante, habile et cruelle, qui a remplacé
ici-bas la créature de Dieu! Le règne des enfants de Japet est passé;
les hommes d'à présent sont littéralement les enfants des hommes. Quand
ils retrouvent, sur le front d'un de ceux qui naissent de leur sein,
quelque signe de la céleste origine, ils le haïssent et le maltraitent,
ou tout au moins ils s'en amusent comme d'un phénomène, et n'en tirent
aucun profit, aucun enseignement; c'est tout au plus s'ils lui
permettent de chanter les merveilles de la création visible.
Cherche-t-il à ressaisir dans les ténèbres du monde intellectuel quelque
fil du labyrinthe; essaie-t-il de secouer la cendre des siècles d'abus
et de préjugés pour fouiller sous cette croûte épaisse de l'habitude,
pour tirer quelque étincelle du volcan éteint, quelque pâle lueur de la
vérité divine, dès lors il devient dangereux; on s'en méfie, on
l'entrave, on le décourage, on insulte à sa conscience, on empoisonne
ses voies, on l'appelle corrupteur et sacrilége, on flétrit sa vie, on
éteint le flambeau dans ses mains tremblantes; heureux si on ne le
charge pas de fers comme aliéné!

       *       *       *       *       *

. . . . Oui, le poëte est malheureux, profondément malheureux dans la vie
sociale. Ce n'est pas qu'il veuille qu'elle se reconstruise exprès pour
lui et selon ses goûts, comme la raillerie le prétend: c'est qu'il
voudrait qu'elle se réformât pour elle-même et selon les desseins de
Dieu. Le poëte aime le bien; il a un sens particulier, c'est le sens du
beau. Quand ce développement de la faculté de voir, de comprendre et
d'admirer ne s'applique qu'aux objets extérieurs, on n'est qu'un
artiste; quand l'intelligence va au delà du sens pittoresque, quand
l'âme a des yeux comme le corps, quand elle sonde les profondeurs du
monde idéal, la réunion de ces deux facultés fait le poëte; pour être
vraiment poëte, il faut donc être à la fois artiste et philosophe.

C'est là une magnifique combinaison organique pour atteindre à un
bonheur contemplatif et solitaire; c'est une condition certaine et
inévitable d'un malheur sans fin dans la société.

La société est composée, comme l'homme, de deux éléments: l'élément
divin et l'élément terrestre; l'élément divin, plus ou moins pur, plus
ou moins altéré, se trouve dans les lois. Ces lois, quelque imparfaites,
quelque mal formulées qu'elles soient, sont toujours meilleures que la
génération qu'elles régissent. Elles sont l'ouvrage des hommes les plus
éminents en sagesse et en intelligence[F]. L'élément humain se trouve
dans les abus, dans les préjugés, dans les vices de chaque génération,
et depuis les temps peut-être fabuleux de cet âge d'or que le poëte
revendique comme la tige de sa généalogie, toute génération a subi
beaucoup plus la puissance du mal que celle du bien. Les codes non
écrits de la coutume ont eu plus de force que le code écrit du devoir.
Les châtiments n'ont rien empêché là où la coutume s'est mise en révolte
contre la loi. C'est pourquoi les sociétés, cherchant sans cesse le bien
dans leurs institutions, ont toujours été envahies par le mal. Le
législateur enseigne et dicte la loi que l'humanité accepte et n'observe
pas. Chaque homme l'invoque dans ses intérêts; chaque homme l'oublie
dans ses plaisirs.

Cet être à la fois disgracié et privilégié qu'on appelle poëte marche
donc au milieu des hommes avec un profond sentiment de tristesse. Dès
que ses yeux s'ouvrent à la lumière du soleil, il cherche des sujets
d'admiration; il voit la nature éternellement jeune et belle, il est
saisi d'extase divine et de ravissements inconnus; mais bientôt la
création inerte ne lui suffit plus. Le vrai poëte aime passionnément
Dieu et les œuvres de Dieu; c'est dans lui-même, c'est dans son
semblable qu'il voit rayonner plus distinctement et plus complétement la
lumière éternelle. Il voudrait l'y trouver pure et adorer Dieu dans
l'homme comme un feu sacré sur un autel sans tache. Son âme aspire, ses
bras s'entr'ouvrent; dans son besoin d'amour, il fendrait volontiers sa
poitrine pour y faire entrer tous les objets de son immense désir, de
ses chastes sympathies; mais la laideur humaine, l'ouvrage des siècles
de corruption, ne peut échapper à son œil limpide, à son regard
profond. Il pénètre à travers l'enveloppe, il voit des âmes
contrefaites dans des corps splendides, des cœurs d'argile dans des
statues d'or et de marbre. Alors il souffre, il s'indigne, il murmure,
il gourmande. Le ciel, qui lui a fait une vue si perçante, lui a donné
pour la plainte et pour la bénédiction, pour la prière et pour la
menace, une voix abondante et sonore qui trahit imprudemment toutes ses
angoisses. Les abus du monde lui arrachent des cris de détresse; le
spectacle de l'hypocrisie brûle ses yeux d'un fer rouge; les souffrances
de l'opprimé allument son courage; des sympathies audacieuses
bouillonnent dans son sein. Le poëte élève la voix et dit aux hommes des
vérités qui les irritent.

Alors toute cette race immonde, qui se met à l'abri d'un faux respect
des lois pour satisfaire ses vices dans l'ombre, ramasse les pierres du
chemin pour lapider l'homme de vérité. Les scribes et les pharisiens
(race éternellement puissante) préparent les fouets, la couronne
d'épines et le roseau, sceptre dérisoire que la main sanglante du Christ
a légué à toutes les victimes de la persécution. La plèbe aveugle et
stupide immole les martyrs pour le seul plaisir de contempler la
souffrance. Jésus sur la croix n'est pour elle autre chose que le
spectacle énergique d'un homme aux prises avec une terrible agonie.

Il est vrai que du sein de cet abîme de turpitudes sortent quelques
justes qui osent approcher du gibet et laver les plaies du patient avec
leurs larmes. Il est aussi des hommes faibles et sincères, souvent
terrassés par la corruption du siècle, mais souvent relevés par une foi
pieuse, qui viennent répandre sur ses pieds brisés le parfum expiatoire.
Ceux-ci apportent des consolations à la victime; les premiers préparent
la récompense. La nuée s'entr'ouvre, l'ange de la mort touche de son
doigt de feu le front incliné de l'homme qui va s'éveiller ange à son
tour. Déjà les harpes célestes épandent sur lui leurs vagues harmonies.
La colombe aux pieds d'or semble voltiger sous la coupole ardente des
cieux... Rêves de spiritualiste, avenir du croyant, idéal de Socrate,
promesses du fils de Marie! vous êtes le beau côté de la destinée du
poëte; vous êtes l'encens et la myrrhe qu'il faut à ses blessures; vous
êtes la couronne de son long martyre. C'est pourquoi le poëte doit vous
avoir sans cesse devant les yeux lorsqu'il s'expose à la persécution;
c'est pourquoi il doit vivre et travailler seul, sans jamais entrer de
fait ou d'intention dans le tumulte du monde...


                 Six heures du matin.

J'ai quitté ma chambre au jour naissant pour fuir la fatigue qui
commençait à alourdir mes paupières. Depuis deux nuits j'ai, contre ma
coutume, un sommeil pénible. Des rêves affreux me réveillent en sursaut.
Mon système est de ne jamais rien combattre, et d'échapper à tout; c'est
la force des faibles. J'ai donc pris le parti de ne pas dormir tant que
les fantômes guetteront mon chevet. J'ai passé mon panier à mon bras;
j'y ai mis mon portefeuille, mon encrier, un morceau de pain et des
cigarettes, et j'ai pris le chemin des _Couperies_. Me voici sur la
hauteur culminante. La matinée est délicieuse, l'air est rempli du
parfum des jeunes pommiers. Les prairies rapidement inclinées sous mes
pieds, se déroulent là-bas avec mollesse; elles étendent dans le vallon
leurs tapis que blanchit encore la rosée glacée du matin. Les arbres,
qui pressent les rives de l'Indre, dessinent sur les prés des méandres
d'un vert éclatant que le soleil commence à dorer au faîte. Je me suis
assis sur la dernière pierre de la colline, et j'ai salué en face de
moi, au revers du ravin, ta blanche maisonnette, ta pépinière et le toit
moussu de ton ajoupa. Pourquoi as-tu quitté cet heureux nid, et tes
petits enfants, et ta vieille mère, et cette vallée charmante, et ton
ami _le Bohémien_? Hirondelle voyageuse, tu as été chercher en Afrique
le printemps, qui n'arrivait pas assez vite à ton gré? Ingrat! ne
fait-il pas toujours assez beau aux lieux où l'on est aimé? Que fais-tu
à cette heure? Tu es levé sans doute; tu es seul, sans un ami, sans un
chien. Les arbres qui t'abritent n'ont pas été plantés par toi; le sol
que tu foules ne te doit pas les fleurs qui le parent. Peut-être
supportes-tu les feux d'un soleil ardent, tandis que le froid d'un matin
humide engourdit encore la main qui t'écrit. Sans doute tu ne devines
pas que je suis là, veillant sur ta pépinière, sur tes terrasses, sur
les trésors que tu délaisses! Peut-être endormi au seuil d'une mosquée,
crois-tu voir en songe les quatre petits murs blancs où tu as tant
travaillé, tant étudié, tant rêvé, tant vieilli... Peut-être es-tu au
sommet de l'Atlas... Ah! ce mot seul efface toute la beauté du paysage
que j'ai sous les yeux. Les jolis myosotis sur lesquels je suis assis,
la haie d'aubépine qui s'accroche à mes cheveux, la rivière qui murmure
à mes pieds sous son voile de vapeurs matinales, qu'est-ce que tout cela
auprès de l'Atlas? Je regarde l'horizon, cette patrie des âmes
inquiètes, tant de fois interrogée et si vainement possédée! je ne vois
plus que l'espace infranchissable!... O heureux homme! tu parcours ces
monts sauvages, cette chaîne robuste, échine formidable du vieil
univers! Quelles neiges, quels éclatants soleils, quels cèdres
bibliques, quels sommets olympiens, quels palmiers, quelles fleurs
inconnues tu possèdes! Ah! que je te les envie! Et moi qui te reprochais
tout à l'heure d'avoir pu quitter _la Rochaille_!--Hélas! tu es
peut-être dans une de ces dispositions de tristesse et de fatigue où
rien de ce qu'on possède ne console de ce qu'on voudrait avoir possédé.
Poëtes, poëtes! race ingrate, capricieuse et chagrine! Que veux-tu donc?
Où aspires-tu? Qui donc t'a donné toute cette puissance et toute cette
pauvreté? Que fais-tu de tes vastes désirs quand tu possèdes? Où
trouves-tu tes ressources surhumaines quand tu es malheureux? Je suis
là, moi, abîmé dans les délices des champs, oubliant que toute ma vie
est dans le plateau d'une balance dont l'équilibre varie à chaque
instant; acceptant, sans y songer, des amertumes qui m'eussent
déterminé au suicide, si je les eusse prévues il y a deux ans, lorsque
je t'écrivais: «Tout est fini pour moi.»

       *       *       *       *       *

On vient d'ouvrir l'écluse de la rivière. Un bruit de cascade, qui me
rappelle la continuelle harmonie des Alpes, s'élève dans le silence.
Mille voix d'oiseaux s'éveillent à leur tour. Voici la cadence
voluptueuse du rossignol; là, dans le buisson, le trille moqueur de la
fauvette; là-haut, dans les airs, l'hymne de l'alouette ravie qui monte
avec le soleil. L'astre magnifique boit les vapeurs de la vallée et
plonge son rayon dans la rivière, dont il écarte le voile brumeux. Le
voilà qui s'empare de moi, de ma tête humide, de mon papier... Il me
semble que j'écris sur une tablette de métal ardent... tout s'embrase,
tout chante. Les coqs s'éveillent mutuellement et s'appellent d'une
chaumière à l'autre; la cloche de la ville sonne l'_Angelus_; un paysan,
qui recèpe sa vigne au-dessus de moi, pose ses outils et fait le signe
de la croix... A genoux, Malgache! où que tu sois, à genoux! Prie pour
ton frère qui prie pour toi.

       *       *       *       *       *

Il doit être huit heures, le soleil est chaud, mais à l'ombre l'air est
encore froid. Me voici au revers du rocher dans le plus profond du
ravin, je suis caché et abrité du vent comme dans une niche. Le soleil
réchauffe mes pieds mouillés dans l'herbe. Je les ai posés nus sur la
pierre tiède et saine, tandis que je déjeune pythagoriquement avec mon
pain et l'eau du joli ruisseau qui chante sous les joncs à côté de moi.

Le sentier là-haut est maintenant couvert de villageois qui vont à la
messe. J'attendrai, pour traverser les longues herbes du fond de la
vallée, que le bon soleil les ait aspirées. Dans une heure j'y passerai
à pied sec. La rivière s'est endormie hors de son lit. Le sentier est
noyé sous une nappe d'argent. Nymphes, éveillez-vous, les faunes vont
vous surprendre et s'enamourer.

       *       *       *       *       *

Ah Dieu! à cette heure, mes ennemis s'éveillent aussi! ils s'éveillent
pour me haïr. Ils vont se lever pour me nuire. Ils font une prière du
matin, peut-être la seule qu'ils aient faite de leur vie, et c'est pour
demander ma perte. Ne les écoute pas, ô Dieu bon, ami des poëtes! Je
suis sans ambition ici-bas, sans cupidité, sans mauvais désirs, tu le
sais, toi qui me regardes en face par cet œil brûlant des cieux. Tu
lis au fond de ma pensée, comme l'astre au fond du miroir ardent,
lorsqu'il le perce de son rayon avide, et qu'il en ressort sans y avoir
trouvé d'autre feu que celui dont il vient de le remplir. Bonté de
là-haut, appui du faible, tu n'écoutes pas la prière de l'impie; car
tout homme est impie qui demande à Dieu la ruine et le désespoir de son
semblable. Tu sais que je ne te demande les larmes de personne, et que
je ne veux pas triompher pour être tyran, mais pour être libre. Ah!
termine ce combat impie, ô mon Dieu! mais ne permets pas que la haine et
la violence triomphent de l'innocent.--Qu'ai-je fait, disait le poëte
exilé, pour être détesté, banni de ma patrie, chassé du toit de mes
pères, calomnié, insulté, traduit devant des juges comme un criminel,
menacé de châtiments honteux? O pharisiens, vous régnez toujours, et ce
que Jésus écrivit du doigt sur la poussière du parvis est effacé de la
mémoire des hommes!...

..... C'est bien fait! pourquoi étant poëte, pourquoi étant marqué au
front pour n'appartenir à rien et à personne, pour mener une vie
errante; pourquoi, étant destiné à la tristesse et à la liberté, me
suis-je lié à la société? Pourquoi ai-je fait alliance avec la famille
humaine? Ce n'était pas là mon lot. Dieu, m'avait donné un orgueil
silencieux et indomptable, une haine profonde pour l'injustice, un
dévouement invincible pour les opprimés. J'étais un oiseau des champs,
et je me suis laissé mettre en cage; une liane voyageuse des grandes
mers, et on m'a mis sous une cloche de jardin. Mes sens ne me
provoquaient pas à l'amour, mon cœur ne savait ce que c'était. Mon
esprit n'avait besoin que de contemplation, d'air natal, de lectures et
de mélodies. Pourquoi des chaînes indissolubles à moi?... O mon Dieu!
qu'elles eussent été douces si un cœur semblable au mien les eût
acceptées! Oh! non, je n'étais pas fait pour être poëte; j'étais fait
pour aimer! C'est le malheur de ma destinée, c'est la haine d'autrui qui
m'ont fait voyageur et artiste. Moi, je voulais vivre de la vie humaine;
j'avais un cœur, on me l'a arraché violemment de la poitrine. On ne
m'a laissé qu'une tête, une tête pleine de bruit et de douleur,
d'affreux souvenirs, d'images de deuil, de scènes d'outrages... Et parce
qu'en écrivant des contes pour gagner le pain qu'on me refusait je me
suis souvenu d'avoir été malheureux, parce que j'ai osé dire qu'il y
avait des êtres misérables dans le mariage, à cause de la faiblesse
qu'on ordonne à la femme, à cause de la brutalité qu'on permet au mari,
à cause des turpitudes que la société couvre d'un voile et protège du
manteau de l'abus, on m'a déclaré immoral, on m'a traité comme si
j'étais l'ennemi du genre humain!

.... Peut-être est-ce folie et témérité de demander justice en cette
vie. Les hommes peuvent-ils réparer le mal que les hommes ont fait? Non!
toi seul, ô Dieu! peux laver ces taches sanglantes que l'oppression
brutale fait chaque jour à la robe expiatoire de ton Fils et de ceux qui
souffrent en invoquant son nom!... Du moins toi, tu le peux et tu le
veux; car tu permets que je sois heureux, malgré tout, à cette heure,
sans autre richesse que mon encrier, sans autre abri que le ciel, sans
autre désir que celui de rendre un jour le bien pour le mal, sans autre
plaisir terrestre que celui de sécher mes pieds sur cette pierre
chauffée du soleil. O mes ennemis! vous ne connaissez pas Dieu; vous ne
savez pas qu'il n'exauce point les vœux de la haine! Vous aurez beau
faire, vous ne m'ôterez pas cette matinée de printemps.

Le soleil est en plein sur ma tête; je me suis oublié au bord de la
rivière sur l'arbre renversé qui sert de pont. L'eau courait si limpide
sur son lit de cailloux bleus changeants; il y avait autour des rochers
de la rive tant et de si brillantes petites nageoires de poissons
espiègles; les demoiselles s'envolaient par myriades si transparentes et
si diaprées que j'ai laissé courir mon esprit avec les insectes, avec
l'onde et ses habitants.--Que cette petite gorge est jolie avec sa
bordure étroite d'herbe et de buisson, son torrent rapide et joyeux,
avec sa profondeur mystérieuse et son horizon borné par les lignes
douces des guérets aplanis! comme la traîne est coquette et sinueuse!
comme le merle propre et lustré y court silencieusement devant moi à
mesure que j'avance! Je fais ma dernière station à la Roche-Éverard.
Nous avons baptisé ainsi ce roc noir dans l'angle aigu duquel les
_pastours_ allument leur feu d'ajoncs en hiver. C'est là qu'il s'est
assis l'autre jour en disant qu'il ne demandait pas autre chose à Dieu
pour sa vieillesse que cette roche et la liberté. «_Le beau est petit_,
dit-il; ce paysage resserré et ce chétif abri sont encore trop vastes
pour la vie physique d'un homme; le ciel est au-dessus, et la
contemplation des mondes infinis qui l'habitent suffit bien, j'espère, à
la vie intellectuelle.»

Ainsi parlait le vieux Éverard en arrachant des touffes de genêts
fleuris aux flancs bruns du rocher. Ainsi tu parlais, il y a cinq ans,
lorsqu'à deux pas de cette roche tu plantas ton ajoupa et tes
peupliers.--D'où vient que tu es en Afrique?--Rien ne suffit à l'homme
en cette vie; c'est là sa grandeur et sa misère . . . .

       *       *       *       *       *


                 Dans ma chambre.

Je suis entré dans ton jardin; tes peupliers se portent bien, ta rivière
est très-haute. Mais cette maison déserte, ces contrevents fermés, ces
allées dépeuplées d'enfants, cette brouette qui t'a sauvé de tant
d'accès de spleen et qui est brisée dans un coin, tout cela est bien
triste. J'ai été voir la chèvre; elle n'a voulu manger aucune des herbes
que je lui offrais; elle bêlait tristement; j'ai pensé un instant
qu'elle me demandait ce qu'était devenu son maître.

En remontant la _Rochaille_, j'ai pris par habitude le chemin de Nohant.
Un instant j'ai oublié où j'allais; je voyais devant moi cette route qui
monte en terrasse, et au sommet les tourelles blanches et la garenne de
notre chevaleresque voisin, de notre loyal ami le châtelain d'Ars.
Derrière cette colline, je ne voyais pas, mais je pressentais mon toit,
les murs amis de mon enfance, les noyers de mon jardin, les cyprès des
morts chéris. Je marchais vite et d'un pied léger; j'allais comme dans
un rêve, m'étonnant de ma longue absence, me hâtant d'arriver. Tout d'un
coup je me suis aperçu de ma distraction; je me suis rappelé que la
haine avait fait de la maison de mes pères une forteresse dont il me
fallait faire le siége en règle avant d'y pénétrer. O Marie! ô mon
aïeule aux cheveux blancs! quand j'ai dit adieu au seuil sacré, j'ai
emporté une branche de l'arbre qui abrite ton éternel sommeil. Est-ce là
tout ce qui doit à jamais me rester de toi? Tu dors auprès de ton fils
bien-aimé; mais à ta gauche n'y a-t-il pas une place vide qui m'est
réservée? Mourrai-je sous un ciel étranger? Irai-je traîner une
vieillesse misérable loin de l'héritage que tu me conservais avec tant
d'amour, et où j'ai fermé tes yeux, comme je souhaite que mes enfants
ferment les miens? O grand'mère! lève-toi et viens me chercher! Déroule
ce linceul où j'ai enseveli ton corps brisé par son dernier sommeil; que
tes vieux os se redressent et que ton cœur desséché palpite à cette
chaleur bienfaisante de midi. Viens me secourir ou me consoler. Si je
dois être à jamais banni de chez toi, suis-moi au loin. Comme les
sauvages du Meschacébé, je porterai ta dépouille sur mes épaules, et
elle me servira d'oreiller dans le désert. Viens avec moi, ne protége
pas ceux qui ne te connaissent pas et que tes mains n'ont pas bénis...
Mais non, grand'mère, reste auprès de ton fils; mes enfants iront encore
saluer ta tombe; ceux-là te connaissent sans t'avoir jamais vue. Mon
fils ressemble à ce Maurice tant aimé de toi, auquel je ressemble tant
moi-même; ma fille est blanche, grave et déjà majestueuse comme toi.
C'est là ton sang, Marie; que ton âme aussi soit en eux; si je leur suis
arraché, que ton souffle veille sur eux et les anime, que ta cendre soit
leur palladium éternel, que dans la nuit ta voix douce ou sévère les
console ou les gourmande.... Ah! si tu vivais, tout ce mal ne me serait
pas arrivé; j'aurais trouvé dans ton sein un refuge sacré, et ta main
paralytique se fût ranimée pour se placer, comme celle du destin, entre
mes ennemis et moi.--Je meurs trop tôt pour toi, m'as-tu dit la veille
du dernier jour. Pourquoi m'as-tu quitté, ô toi qui m'aimais, toi qui
n'as jamais été remplacée, toi qui chérissais en moi jusqu'à mes
défauts, toi qui maniais comme la cire mes volontés de fer, et qui
faisais courber d'un regard cette tête rebelle! toi qui m'as appris,
pour mon éternel regret, pour mon éternelle solitude, ce que c'est qu'un
amour inépuisable, absolu, indestructible..... Grand Dieu! vous savez
qu'elle me l'a enseigné, cet amour passionné de la progéniture; ne
permettez pas qu'on m'arrache à mes enfants; ils sont trop jeunes pour
supporter ce que j'ai souffert en la perdant . . . .

       *       *       *       *       *

Malgache, ta mère est vieille; ne reste pas longtemps éloigné d'ici.
Quand tu ne l'auras plus, tu regretteras amèrement les jours passés loin
d'elle, et tu voudras en vain les faire revivre.

    Il tempo passa e non ritorna a noi,
    E non vale il pentirsene di poi.



X

A HERBERT


Mon vieux ami, je t'ai promis de t'écrire une sorte de journal de mon
voyage, si voyage il y a, de la vallée Noire à la vallée de Chamounix.
Je te l'adresse et te prie de pardonner à la futilité de cette relation.
A un homme triste et austère comme toi, il ne faudrait écrire que des
choses sérieuses; mais, quoique plus vieux que toi de plusieurs années,
je suis un enfant, et par mon éducation manquée et par ma fragile
organisation. A ce titre j'ai droit à l'indulgence, et rien ne me
siérait plus mal qu'une forme grave. Vous m'avez traité en enfant gâté,
vous tous que j'aime, et toi surtout, rêveur sombre, qui n'as de sourire
et de jeunesse qu'en me voyant cabrioler sur les sables mouvants et sur
les nuages fantastiques de la vie.

Hélas! gaieté perfide, qui m'as si souvent manqué de parole! rayon de
soleil entre des nuées orageuses! tu m'as fait souvent bien du mal! tu
m'as emporté dans les régions féeriques de l'oubli, et tu as laissé des
spectres lugubres entrer dans les salles de ma joie et s'asseoir en
silence à mon festin. Tu les as laissés monter en croupe sur mon cheval
ailé et lutter corps à corps avec moi jusqu'à ce qu'ils m'eussent
précipité sur la terre des réalités et des souvenirs. N'importe! sois
béni, esprit de folie qui es à la fois le bon et le mauvais ange,
souvent ironique et amer, le plus souvent sympathique et généreux!
prends tes voiles bariolées, ô ma chère fantaisie! déploie tes ailes aux
mille couleurs; emporte-moi sur ces chemins battus de tous, que ma
faiblesse m'empêche de quitter, mais où mes pieds n'enfoncent pas dans
le sol, grâce à toi! garde-moi dans l'humble sentiment de mon néant,
dans la philosophique acceptation de ce néant si doux et si commode, qui
s'ennoblit quelquefois par la victoire remportée sur de vaines
aspirations... O gaieté! toi qui ne peux être vraie sans le repos de la
conscience, et durable sans l'habitude de la force, toi qui ne fus point
l'apanage de mes belles années et qui m'abandonnas dans celles de ma
virilité, viens comme un vent d'automne te jouer sur mes cheveux
blanchissants, et sécher sur ma joue les dernières larmes de ma
jeunesse.

Et toi, cher vieux ami, prête-toi aux caprices de mon babil et à
l'absurdité de mes observations. Tu sais que je ne vais pas étudier les
merveilles de la nature, car je n'ai pas le bonheur de les comprendre
assez bien pour les regarder autrement qu'en cachette. Le désir de
revoir des amis précieux et le besoin de _locomotion_ m'entraînèrent
seuls cette fois vers la patrie que tu as abandonnée. Il te sera
peut-être. doux d'en entendre parler, si peu et si mal que ce soit. Il
est des lieux dont le nom seul rappelle des scènes enchantées, des
souvenirs inénarrables. Puisse-je, en te les faisant traverser avec moi,
éclaircir un instant ton front et soulever le fardeau des nobles ennuis
qui le pâlissent!


                 Autun, 2 septembre.

A Dieu ne plaise que je médise du vin! Généreux sang de la grappe, frère
de celui qui coule dans les veines de l'homme! que de nobles
inspirations tu as ranimées dans les esprits défaillants! que de
brûlants éclairs de jeunesse tu as rallumés dans les cœurs éteints!
Noble suc de la terre, inépuisable et patient comme elle, ouvrant comme
elle les sources fécondes d'une sève toujours jeune et toujours chaude,
au faible comme au puissant, au sage comme à l'insensé!--Mais il est ton
ennemi, comme il est l'ennemi de la Providence, celui-là qui cherche en
toi un stimulant à d'impurs égarements, une excuse à des délires
grossiers! Il est le profanateur des dons célestes, celui qui veut
épuiser tes ressources bienfaisantes, abdiquer et rejeter avec mépris
dans la main de Dieu même le trésor de sa raison.

L'origine céleste de la vigne est consacrée dans toutes les religions.
Chez tous les peuples la Divinité intervient pour gratifier l'humanité
d'un don si précieux. Selon notre Bible, le sang du vieux Noé fut
agréable à Dieu, qui le sauva ainsi que la séve de la vigne, comme deux
ruisseaux de vie à jamais bénis sur la terre.

J'ai vu, aux premiers jours du printemps, sous les berceaux de pampres
qui s'enlacent aux figuiers de l'Adriatique, des matrones, drapées
presque à la manière de l'ancienne Grèce, qui recueillaient avec soin
dans des fioles ce qu'elles appelaient poétiquement les _larmes de la
vigne_. La rosée limpide s'échappait goutte à goutte des nœuds de la
branche, et coulait durant la nuit dans les vases destinés à la
recevoir. J'aimais le soin religieux avec lequel ces femmes allaient
enlever le précieux collyre aux premières clartés du matin; j'aimais les
parfums exquis de la treille en fleur, les brises de l'Archipel expirant
sur les grèves de l'Italie, et le signe de croix qui accompagnait chaque
nouvelle section du rameau sacré. C'était une sorte de cérémonie païenne
conservée et rajeunie par le christianisme. Le culte du jeune Bacchus
semblait mêlé à celui de l'enfant Dieu, et je ne suis pas sûr que
l'antique _Ohé, Evohé!_ ne vînt pas mourir sur les lèvres de ces
vieilles à côté de l'_amen_ catholique.

Le culte des divinités champêtres m'a toujours semblé la plus charmante
et la plus poétique expression de la reconnaissance de l'homme envers la
création. Je n'admets point de faux dieux, je les tiens tous pour des
idées vraies, salutaires et grandes. Et quant à l'infaillibilité des
religions, je sais que la plus excellente de toutes peut et doit être
souillée, comme tout ce qui tombe d'en haut dans le domaine de l'homme.
Mais je crois à la sagesse des nations, à leur grandeur, à leur force,
aux influences des contrées qu'elles habitent; et conséquemment j'ai foi
en la prééminence de certaines idées, en fait de croyance et de culte.
L'éternelle vérité, à jamais voilée pour les hommes, s'est montrée un
peu moins vague à ceux qui l'ont cherchée à travers une atmosphère plus
pure et des cieux plus splendides. La nôtre est la plus belle, parce
qu'elle est la plus simple. Elle se marie bien avec la nature austère
qui l'a conçue, avec les grandes scènes pittoresques et l'ardent climat
qui ont révélé à l'homme l'unité de Dieu. Celle du polythéisme est
enivrante comme le doux pays qui l'a enfantée; mais j'y vois toutes les
conditions d'excès et d'inconstance qui caractérisent pour l'homme une
situation trop fortunée.

J'aime la fable de Bacchus, embryon engourdi dans la cuisse du dieu,
survivant, comme Noé, à un cataclysme; sauvé, comme lui, par une
miraculeuse protection, et, comme lui, apportant aux hommes les
bienfaits d'un nouvel arbre de vie. Mais, sur les trop fertiles coteaux
de la Grèce, je vois la vigne croître et multiplier avec une abondance
dont les hommes abusent bientôt, et, de la cuve où Évohé consacra de
pures libations à son père, sort la troupe effrénée des hideux Satyres
et des obscènes Thyades. Alors les peuples cherchent des jouissances
forcenées dans un sage remède envoyé à leurs faiblesses et à leurs
ennuis. La débauche insensée pollue les marches des temples; le bouc,
infect holocauste offert aux divinités rustiques, associe des idées de
puanteur et de brutalité au culte du plaisir. Les chants de fête
deviennent des hurlements; les danses, des luttes sanglantes où périt le
divin Orphée; le dieu du vin s'est fait le dieu de l'intempérance, et le
sombre christianisme est forcé de venir, avec ses macérations et ses
jeûnes, ouvrir une route nouvelle à l'humanité ivre et chancelante pour
la sauver de ses propres excès.

Si je cherche l'histoire du cultivateur postdiluvien dans la version
plus simple et plus naïve du vieux Noé, je vois sa lignée user plus
sobrement et plus religieusement du fruit divin. Première victime de son
imprudence, il apprend à ses dépens que le sang de la grappe est plus
chaud et plus vigoureux que le sien propre; il tombe vaincu, et ses
pieux enfants apprennent à s'abstenir, le même jour où ils ont connu une
jouissance nouvelle. Sur les versants brûlants de la Judée, la vigne
multiplie sobrement ses richesses, et l'homme, conservant une sorte de
respect pour les divins effets de la plante précieuse, inscrit cette loi
touchante dans son livre de la Sagesse:

«Laissez le vin à ceux qui sont accablés par le travail, et la cervoise
à ceux qui sont dans l'amertume du cœur; les princes ne boiront pas
le vin et la cervoise, ils les laisseront à ceux qui souffrent et à ceux
qui travaillent dans l'amertume du cœur.»

Honneur aux âges primitifs! amour aux antiques pasteurs! regret à la
jeunesse du monde! Temps agréables au Seigneur, où l'homme cherchait la
science sans qu'il fût possible de savoir le funeste usage qui serait
fait de la science; où la sagesse n'était pas un vain mot et
correspondait, dans les codes des patriarches, aux besoins vrais et
nobles de l'humanité! vous paraissez grands et presque impossibles quand
on vous compare aux sociétés modernes. Dieu, grand Dieu! toi qui parlais
sur la montagne pour dire aux hommes: «Faites ceci,» et qui voyais ta
loi accomplie; toi dont la parole descendait dans les tabernacles
d'Israël, instruisait et dirigeait tes législateurs prosternés, que
sens-tu pour nous désormais dans ton sein paternel en voyant la terre
asservie aux volontés impies et aux besoins insensés d'une poignée
d'hommes pervers, le mot sacré de _loi_ traduit par celui d'_intérêt
personnel_, le labeur remplacé par la cupidité, les cérémonies augustes
et saintes par des coutumes ineptes ou des mystères incompris, tes
lévites par des pontifes ennemis du peuple, la crainte de ton courroux
ou de ton déplaisir par des hordes de soldats mercenaires, seul frein
que les princes sachent employer et que les peuples veuillent
reconnaître?

Que penser d'un siècle où l'éducation morale est entièrement abandonnée
au hasard, où la jeunesse n'apprend ni à régler ses besoins
intellectuels ni à gouverner ses appétits physiques, où on lui présente
les livres des diverses religions, qu'on lui explique en souriant et en
lui recommandant bien de ne croire à aucune; où, pour tout précepte, on
lui conseille de ne point se mettre mal avec la police aux premières
orgies qu'elle se permettra, et de ne point professer trop haut la
théorie des vices dont on lui abandonne la pratique? Que lui apprend-on
de l'amour, de cette passion qui s'élève la première, et qui, dans le
cœur de l'adolescent, est susceptible d'un mouvement si noble? Rien,
sinon qu'il faut faire pour les femmes le moins de sottises possible,
jouer au plus fin avec les coquettes, s'abstenir de l'enthousiasme, se
consoler avec les prostituées des défaites de la ruse; en toute occasion
sacrifier à l'intérêt personnel, au plaisir ou à la fortune, le plus
beau sentiment qui puisse germer dans les âmes neuves!

Que lui apprend-on de l'ambition, de cette soif de gloire et d'action
qui étouffe bientôt les velléités d'affection exclusive, et qui souvent
ne les laisse pas même éclore? Lui dit-on qu'il faut gouverner cette
ardeur généreuse, mettre au service de l'humanité les talents acquis et
les forces employées? Elle a lu pendant les années d'enfance quelque
chose de semblable dans les écrits des antiques philosophes, et on lui
apprend à les juger au point de vue littéraire; puis la société lui
ouvre ses bras avides et son sein glacé. Donne-moi tes lumières, lui
dit-elle; donne-moi le fruit de tes sueurs et de tes veilles, et je te
donnerai en retour des richesses pour satisfaire tous tes vices; car tu
as des vices, je le sais, je les aime, je les protége, je les couvre de
mon manteau, je les abrite mystérieusement de ma complaisance.
Sers-moi, enrichis-moi, donne-moi tes talents et ton travail, fais-les
servir à augmenter mes jouissances, à maintenir mon règne, à sanctionner
mes turpitudes: et je t'ouvrirai les sanctuaires d'iniquité que je
réserve à mes élus!

Ainsi, loin de développer et de diriger les deux sources de grandeur qui
sont dans la jeunesse, la gloire et la volupté; loin d'exalter ce
qu'elles mêlent de divin à l'ardeur et à la jouissance de la vie, la
société présente s'en sert pour abrutir l'homme et pour le rattacher à
un matérialisme mortellement grossier. Elle se plaît à développer les
instincts animaux; elle crée et protége des antres de corruption, des
moyens de toute espèce pour entretenir, ranimer ou satisfaire les
besoins les plus ignobles, et même les plus immondes fantaisies. Comment
les jouissances naturelles, n'étant plus asservies à aucun frein moral,
à aucune règle de législation, ne dégénéreraient-elles pas en excès?
Comment l'amour de la gloire ne deviendrait-il pas la soif de l'or?
Comment l'amour et le vin n'amèneraient-ils pas la débauche?

Tout cela à propos d'une orgie de patriciens dont je viens d'être témoin
dans une auberge!

J'ai bien voyagé dans ma vie; je me suis reposé dans bien des cabarets
de village; j'ai dormi dans de bien sales tavernes, entre des bancs
rompus et des débris de brocs rougis d'un vin âcre et brutal; j'ai
failli avoir la tête fracassée par des rouliers qui se battaient autour
de moi; j'ai entendu les métaphores obscènes et les chansons graveleuses
des villageois endimanchés. J'ai vu des soldats ivres, des matelots en
fureur; j'ai vu des mendiants affamés acheter de l'eau-de-vie avec
l'unique denier de leur journée. J'ai vu des femmes jeunes et belles se
rouler échevelées dans la fange, et de beaux-esprits de diligence
échanger des quolibets malpropres avec des servantes d'auberge. Qui n'a
vu et entendu tout cela, pour peu qu'il ait voyagé avec peu d'argent?

Or, je ne suis pas d'humeur intolérante, et quoique fort souvent ennuyé,
fatigué et contrarié de semblables rencontres, je les ai toujours
supportées avec un calme philosophique. De quel droit mépriserais-je la
rudesse et le mauvais goût de l'homme privé d'éducation? De quel front
reprocherais-je à l'indigent d'abdiquer l'orgueil de l'intelligence
humaine, quand moi et mes égaux sur l'échelle sociale nous lui refusons
l'exercice de cette intelligence et nous en rejetons l'emploi? Pourquoi,
ô toi que nous avons réduit à l'état de bête de somme, ne chercherais-tu
pas à rendre ton sort moins odieux en détruisant ta mémoire et ta
raison, _en buvant_, comme dit Obermann en sa pitié sublime, _l'oubli de
tes douleurs_?

Eh quoi! ta souffrance de tous les jours ne nous semble pas
insupportable; notre oreille n'est pas blessée de tes plaintes; nos yeux
voient sans dégoût tes sueurs sans relâche et sans terme; notre cœur
est insensible à ta misère; et les courtes heures de ta joie nous
révoltent! C'est bien assez, ô infortuné! que ta peine soit méprisée.
Que ton plaisir du moins passe en liberté! Laissez courir l'orgie en
haillons, laissez-la hurler à la porte de ces riches demeures; elle ne
les franchira jamais. Laissez-la dormir sur les marches de ces palais
dont elle va du moins rêver les délices pendant toute une nuit... Mais
non! il y a pour le peuple des règlements de police. Les lupanars des
grands sont ouverts à toute heure, les cabarets du pauvre se ferment la
nuit, et le guet mène en prison celui qui n'a ni laquais ni voiture pour
le transporter chez lui!

Écoutez ce que disent les riches pour autoriser ses injustices: «La
gaieté des gens comme il faut n'est ni bruyante ni incommode; celle du
peuple est pire que cela, elle est dangereuse. Le peuple n'a pas le
frein de l'éducation.» Et à ce propos les grands de ce siècle vous font
de très-nobles théories sur les distinctions nécessaires, sur les
supériorités incontestables. Ils avouent qu'aujourd'hui la naissance
est un préjugé, que l'or ne donne de mérite à personne. Ils déclarent
que l'_éducation_ seule établit une hiérarchie légitime et sainte.
«Faites le peuple semblable à nous, disent-ils, et nous l'admettrons à
l'égalité sociale.»

Ces hommes n'oublient qu'un point, c'est que, le peuple n'ayant pu
encore se faire semblable à eux, ils se sont faits en attendant, quant
aux vices et à la grossièreté, semblables au peuple.

Si j'ai bonne mémoire, je n'avais vu d'orgie de patriciens que sur la
scène, aux théâtres de l'Odéon et de la Porte-Saint-Martin. J'avoue que
cela m'avait semblé très-froid et très-ennuyeux. Du reste, cela se
passait très-convenablement. Deux ou trois personnages parlants,
très-occupés de leurs affaires, se consultaient dans des _a parte_ sur
toute autre chose que l'orgie, et le long de la table une douzaine de
comparses, très-bien costumés, soulevant en mesure des coupes de bois
doré, les choquaient les unes contre les autres avec un bruit sourd, et

                      ... d'un ton mélancolique,
    Entonnaient tristement une chanson bachique.

Je fus donc très-peu effrayé d'un dîner de jeunes gens qui se consommait
à l'autre bout du jardin de l'auberge. La maison était pleine en raison
de la foire. Point de chambre où l'on pût manger, point de salle commune
qui ne fût encombrée de commis voyageurs...

J'en demande pardon à un mien camarade d'enfance qui me vend d'excellent
vin, et pour qui je vendrais, au besoin, ma dernière paire de bottes;
j'en demande pardon à plusieurs commis voyageurs qui m'ont écrit des
injures à cause de je ne sais quelle mauvaise plaisanterie imprimée de
mon fait je ne sais où.--J'en demande pardon, et sérieusement, je le
jure, à la mémoire d'un seul dont le nom demeure enseveli dans des
cœurs navrés.--Mais enfin, je le confesse à la face du ciel et de la
terre, je ne peux pas souffrir les commis voyageurs... ou du moins je
n'ai pu les souffrir jusqu'à ce jour, qui va peut-être me réconcilier à
jamais avec eux.

Tant il y a que, craignant les conversations littéraires, j'acceptai
l'offre d'une infernale hôtesse, empoisonneuse et maléficière au delà de
ce qui a jamais été raconté par Gil Blas sur le compte des aubergistes
de toutes les Espagnes. Je laissai dresser dans un coin du jardin,
derrière un espalier, une modeste table pour mes enfants, pour leur
bonne et pour moi. J'avais l'air d'un curé de campagne escorté de sa
gouvernante et de ses neveux.

Il y avait, à l'autre bout de ce jardin, une grande table et des
convives de bonne humeur. Ce sont des gens comme il faut, m'avait dit
l'hôtesse, la fleur des gentilshommes du pays; c'est monsieur le comte,
c'est monsieur le marquis, et puis monsieur de..... Grâce à Dieu, je
n'ai pas la mémoire des noms, celle des prénoms encore moins; mais ma
senora Léonarde en avait plein la bouche, et j'espérais voir une orgie
aussi méthodiste que celles de l'Odéon et de la Porte-Saint-Martin. N'en
déplaise à la noblesse, je l'ai fort peu fréquentée dans ma vie. Je sais
qu'elle porte des gants, qu'elle a toujours le menton bien rasé ou la
barbe bien parfumée; je sais qu'elle est agréable à voir: je ne me
serais jamais douté qu'elle pût être aussi désagréable à entendre.

Tu attends peut-être que je te raconte l'orgie... Ma foi! tu te trompes
bien. D'abord je n'ai assisté qu'à la partie musicale, à l'introduction,
pour ainsi dire; ensuite j'étais masqué par les espaliers, et, grâce à
Dieu, je ne voyais absolument rien. Enfin mon dîner et celui de ma
famille fut terminé en dix minutes, et je me retirai plus satisfait
qu'en sortant de l'Odéon ou de la Porte-Saint-Martin, car du moins là je
n'avais rien payé en entrant. En ce moment je me sens presque réconcilié
avec le procédé de Lucrèce Borgia, en voyant combien des seigneurs ivres
peuvent se rendre insupportables au spectateur.

Je montai dans la diligence immédiatement après la _représentation_;
j'entendis le garçon d'écurie adresser au facteur de la diligence cette
réflexion philosophique, en entendant le refrain d'une chanson
par-dessus le mur: «Si c'était _nous_, on dirait: V'là la canaille qui
s'échauffe! Mais comme c'est _eux_, on dit: V'là le beau monde qui
s'amuse!» La réponse philosophique de l'autre prolétaire fut aussi
énergique que la circonstance le comportait; n'était le sot usage qui ne
permet plus, comme au temps de Dante et de Montaigne, d'écrire certains
mots de la langue, je te le rapporterais, car l'obscénité du peuple est
presque toujours empreinte de génie: c'est un appel sauvage et terrible
à la justice de Dieu. Celle des grands n'est qu'un blasphème stupide;
rien ne le motive, et par conséquent rien ne l'excuse...

O vous que j'ai méconnus, et vers qui je m'incline en ce jour! ô commis
voyageurs! je proteste que vous êtes fort ennuyeux, et que le bel-esprit
déborde en vous d'une manière désespérante. Mais je jure par Bacchus et
par Noé, je jure par tous les vins bons et mauvais que vous débitez, que
vous avez bien plus d'aménité, de politesse et de savoir-vivre que les
_jeunes seigneurs_ de province. Je dépose, et je signerais de mon sang,
que vous vous conduisez cent fois mieux dans les auberges, que vos
manières sont excellentes au prix des leurs, et qu'il vaut mieux mille
fois tomber en votre compagnie et supporter vos récits de table d'hôte,
que de se trouver seulement à cinquante toises de la table des gens
_comme il faut_.--Que la paix soit faite entre nous, et ne m'écrivez
plus d'injures, ou tout au moins affranchissez vos lettres, s'il vous
plaît.

Et toi, vieux ami des poëtes! généreux sang de la grappe! toi que le
naïf Homère et le sombre Byron lui-même chantèrent dans leurs plus beaux
vers, toi qui ranimas longtemps le génie dans le corps débile du maladif
Hoffmann! toi qui prolongeas la puissante vieillesse de Goëthe, et qui
rendis souvent une force surhumaine à la verve épuisée des plus grands
artistes! pardonne si j'ai parlé des dangers de ton amour! Plante
sacrée, ta croîs au pied de l'Hymète, et tu communiques tes feux divins
au poëte fatigué, lorsque, après s'être oublié dans la plaine, et
voulant remonter vers les cimes augustes, il ne retrouve plus son
ancienne vigueur. Alors tu coules dans ses veines et tu lui donnes une
jeunesse magique; tu ramènes sur ses paupières brûlantes un sommeil pur,
et tu fais descendre tout l'Olympe à sa rencontre dans des rêves
célestes. Que les sots te méprisent, que les fakirs du bon ton te
proscrivent, que les femmes des patriciens détournent les yeux avec
horreur en te voyant mouiller les lèvres de la divine Malibran. Elles
ont raison de défendre à leurs amants de boire devant elles; les
imaginations de ces hommes-là sont trop souillées, leurs mémoires sont
trop remplies d'ordures, pour qu'il soit prudent de mettre à nu le fond
de leur pensée. Mais viens, ô ruisseau de vie! couler à flots abondants
dans la coupe de mes amis! Disciples du divin Platon, adorateurs du
beau, ils détestent la vue comme la pensée de ce qui est ignoble, ils
veulent que tout soit pur dans la joie; que la femme chaste ne cesse
point de l'être à table; que l'adolescent ne souille pas ses lèvres d'un
rire cynique; que l'artiste puisse dire toute son ambition, et qu'elle
ne fasse sourire personne. Ils veulent enfin, ils _peuvent_, ils _osent_
livrer tout le trésor de leur âme, et n'avoir rien a reprendre les uns
aux autres quand le jour bleuâtre nous surprend à table dans la
mansarde, et glisse, tendre et timide, un reflet d'azur sur la dorure
rougissante des flambeaux expirants; ou bien, quand à la campagne, assis
en plein air, autour des flacons et des fruits, l'aube nous trouve au
jardin, en face de la pleine lune, et nous voit rire de sa face pâle qui
ressemble à une femme peureuse ou distraite, essayant, mais trop tard,
de se retirer décemment chez elle avant l'éclat du soleil. O belles
nuits de l'été brûlant qui vient de s'écouler et qui ne nous sera
peut-être pas rendu avant bien d'autres années! aurores sans rosée,
veillées d'Italie! doux repos sur les gazons! chants de la fauvette si
mélodieux et si passionnés au lever de Vénus! étoiles si belles à
l'heure du combat entre le jour et la nuit! parfums du crépuscule!
extase et silences suivis de douces paroles et de joyeux rires! venez
encore charmer nos jours sans ambition et nos nuits sans rancunes, et
que le madère régénérateur, que le champagne facétieux, viennent d'heure
en heure chasser le sommeil et dégourdir le cerveau quand mes amis sont
ensemble et quand je suis avec eux!


                 De Châlons à Lyon.

Étendu sur le plancher du tillac et roulé dans mon manteau, j'ai dormi
d'un profond sommeil sur le bateau à vapeur, en attendant que le jour
vint éclairer les rives plates et, quoi qu'en disent les indigènes, fort
peu riantes de la Saône. Quelle est cette figure honnête et douce qui
semble protéger mon sommeil insouciant, et empêcher les pieds des
mariniers de me traiter comme un ballot? C'était bien la peine d'étudier
Lavater et Spurzheim, pour juger si mal un visage! Le fait est qu'hier
je me suis trompé complétement, et que, prenant ce bon jeune homme pour
un des débauchés de l'auberge, j'ai refusé avec sauvagerie l'offre
amicale de sa voiture. Il est vrai que sur le plancher du paquebot nous
voici tous égaux, et que, s'il prend envie au patricien de railler ma
figure de séminariste et mes manières de paysan, la politesse et la
gratitude n'enchaînent pas ma langue, je pourrai lui dire son fait et
celui de ses amis..... Mais il ne me semble ni malveillant, ni hautain.
Attendons.

Rencontre d'un ancien ami, vraie bonne fortune en voyage. Facétieux et
mordant, il m'aide à oublier que je suis rompu de fatigue. Il burine
chaque passager, des pieds à la tête, par un seul mot pittoresque. Mon
cœur s'était serré en l'apercevant, car sa présence me rappelle des
siècles entiers, des rêves étranges, une vie terrible, dont il fut jadis
le spectateur calme et compatissant. Mais il semble deviner la place du
cœur ou je suis écorché vif, et il n'y touche point. Il rit, il
raille, il parle comme Callot dessine. Prendre la vie du côté bouffon
quand on a bu jusqu'à la lie tout ce qu'elle a de sérieux, c'est le fait
d'une haute philosophie; chez moi, je l'avoue, ce n'est l'effet que
d'une grande faiblesse. Qu'importe? Je ris, je suis heureux pendant une
heure; il me semble que je suis né d'hier.

Paul a l'œil éminemment artiste, et je vois tous les objets que la
rive emporte derrière nous à travers sa fantaisie moqueuse. Le clocher
de Mâcon me fait rire aux éclats; je n'aurais jamais cru qu'un clocher
pût tant me divertir. Et cependant Paul ne rit jamais; sa gaieté grave,
celle des enfants, expansive et bruyante, l'excellente figure et
l'obligeance délicate du _légitimiste_, la consternation d'Ursule qui se
croit en pleine mer, mon sans-gêne bohémien, c'en est assez pour nous
trouver tous camarades et faire société commune à l'auberge de Lyon.

--Comment s'appelle notre ami? dit Paul à demi-voix en me montrant le
légitimiste.

--Le diable m'emporte si je le sais!

--Demandons-lui ses papiers, reprend Paul avec dignité.

Inspection faite de son passe-port, il est patricien; il faut bien le
lui pardonner. Il est riche; cela nous est fort indifférent, preuve
qu'il est inutile de connaître le nom et la position des gens. Il est
aimable, modeste et bien élevé. Qu'avons-nous besoin d'en savoir
davantage?--Il va à Genève; nous irons tous ensemble; mais non. Paul
nous quitte et descend le Rhône. Son destin ou sa fantaisie l'emporte
par là. L'ami improvisé, moi et ma famille, nous prenons la poste à
frais communs, et nous verrons ce soir le lac de Nantua.


                 Nantua.

Montagnes sans grandeur, lac sans étendue, végétation pauvre, paysage
sans caractère pour quiconque a vu les Alpes. Et cependant, çà et là, un
aspect singulier, une masse de roches tendres étrangement découpées, des
bastions et des piliers que l'on croirait construits et sculptés par la
main de l'homme, des angles de montagnes s'ouvrant sur de fraîches
vallées, des sites sans noblesse, mais pleins de variété, et se
succédant avec profusion sous les yeux, non ravis, mais occupés; voilà
comme le Bugey m'est apparu cette fois. Jadis je l'ai trouvé hideux.--Ne
lis jamais mes lettres avec l'intention d'y apprendre la moindre chose
certaine sur les objets extérieurs; je vois tout au travers des
impressions personnelles. Un voyage n'est pour moi qu'un cours de
psychologie et de physiologie dont je suis le _sujet_, soumis à toutes
les épreuves et à toutes les expériences qui me tentent, condamné à
subir toute l'adulation et toute la pitié que chacun de nous est forcé
de se prodiguer alternativement à soi-même, s'il veut obéir naïvement à
la disposition du moment, à l'enthousiasme ou au dégoût de la vie, au
caprice du califourchon, à l'influence du sommeil, à la qualité du café
dans les auberges, etc., etc.

Nous nous sommes mis en tête de trouver ici des beautés; car on nous a
déclaré sur l'honneur que ce pays a des beautés de premier ordre, et
nous en croyons l'auteur du renseignement.--Nous prenons un char suisse,
et nous nous faisons conduire à Mériat par une pluie battante,
accompagnée de coups de tonnerre brusques, imprévus, et d'un son bizarre
comme la forme des rochers qui les répercutent. Le guide se trompe de
route et gravit la montagne au lieu de descendre dans le ravin. La pluie
redouble; aucune espérance de déjeuner sur l'herbe. Nous déjeunons
philosophiquement dans le char. On casse le goulot d'une bouteille, et
nous trinquons avec un flegme britannique, quand tout à coup nous nous
voyons à trois lignes du précipice. L'automédon mouillé, et de
très-méchante humeur, s'est aperçu de sa méprise. Il a voulu retourner
sur ses pas, le chemin est trop étroit. Le cheval refuse de se casser le
cou; c'est donc au char de subir toutes les conséquences de sa
conformation incommode et de l'ankylose de ses ressorts. La difficulté
de l'entreprise décourage le guide. Il nous laisse une roue dans
l'abîme, et le verre à la main, fort empêchés de descendre, encore plus
empêchés de demeurer.

Heureusement nous rions aux éclats, et jamais on ne se tue en riant.
Nous trouvons moyen de sortir de la boîte de cuir, nous soulevons le
véhicule, nous portons le cheval, nous rossons le cocher, et j'en suis
quitte pour un verre de vin répandu tout entier dans la poche de ma
blouse.

Enfin, nous rentrons dans le ravin, non pas perpendiculairement, comme
nous en étions menacés, mais par un joli chemin couvert de fleurs
sauvages, toutes brillantes de pluie, et bordé d'un ruisseau qui devient
torrent et grossit de minute en minute. La pluie fouette les sapins
échevelés; des nuages courent sur les flancs de la gorge; le brouillard
enveloppe les cimes; et par mille angles du sentier qui serpente au sein
des noires forêts, nous pénétrons dans une région vraiment sublime de
tristesse.

Pas une figure humaine, pas un toit de chalet. Deux remparts à pic,
couverts d'arbres vivaces qui semblant croître sur la tête les uns des
autres, nous pressent, nous étreignent, et semblent, par leurs détours
multipliés, nous pousser et nous enfermer dans d'inextricables
solitudes.

J'ai vu beaucoup de sites plus grandioses, je n'en ai guère vu de plus
austères. Les plus belles veines des Alpes, des Pyrénées et des Apennins
ne produisent pas une végétation plus robuste et plus imposante; nulle
part je n'ai vu d'aussi belles forêts de sapins gigantesques, élancés,
fiers, touffus, et par leur nombre et par leur situation escarpée,
semblant braver la destruction et renaître sous les coups de la foudre
et de la cognée.

A Mériat, les restes de la Chartreuse consistent en quelques belles
arcades chargées de plantes pariétaires et à demi ensevelies dans les
éboulements de la montagne que le gazon a recouverts; le portail est
encore debout et conserve son air monastique. Le torrent se précipite
avec fracas derrière la Chartreuse, roule à côté et se laisse tomber sur
l'angle d'un bâtiment détaché qu'il achève de dégrader, et qu'il semble
prêt à emporter tout à fait dans un jour d'orage. Quel était l'emploi de
ce bâtiment au temps des moines? Je me suis imaginé que c'était le lieu
pénitentiaire, et que la cataracte devait rouler sur la voûte d'un
cachot humide et plein de terreur. A moi permis: il n'y a là pour
cicerone que deux géants silencieux et farouches, le garde-forestier et
sa fille, participant l'un et l'autre de la nature des sapins du pays,
fiers comme des hidalgos ruinés, déclarant qu'ils ne sont ni aubergistes
ni cabaretiers, et nonobstant vendant aux rares curieux qui vont les
visiter tout ce qu'on peut trouver dans un cabaret pour de l'argent.

Ce site m'a paru, au milieu de la pluie, mélancolique, froid, et
admirablement choisi pour une vie éternellement uniforme et pour des
hommes voués au culte de l'idée unique et absolue. Point de
perspectives, point de contrastes; des pentes de gazon d'un vert égal et
magnifique, des profondeurs de forêts sans issue, sans la moindre
échappée pour le regard et la pensée; partout des sapins, des prairies
étroites et des forêts coupées par l'invincible rempart de la montagne,
par les éternels brouillards..... Je dis éternels, quoique je n'aie
passé là qu'une heure. S'ils ne le sont pas, s'il y a jamais un beau
soleil sur la Chartreuse de Mériat, si le torrent roule quelquefois
limpide et calme, si la tristesse y soulève un instant ses sombres
voiles, et si un pareil site s'avise de vouloir sourire, je le déclare
_poncif_, comme on dit dans les ateliers de peinture, c'est-à-dire
pleutre, manqué, à côté du beau. Je le déshérite de ma sympathie, je lui
retire mon souvenir, et je tiens pour épiciers et malappris tous les
voyageurs qui s'y rendront par un beau temps.

Je me suis mouillé jusqu'aux os, ce qui m'a parfaitement guéri
homœuopathiquement d'un rhume obstiné; c'est-à-dire que j'ai échangé
une toux supportable contre une grosse fièvre qui m'a forcé de passer la
nuit dans une auberge de village, presque à la porte de Genève.

Mais j'ai salué le Mont-Blanc de ma fenêtre à mon réveil, et j'ai vu
sous mes pieds tout ce beau pays de Gex, étendu comme un immense tapis
bigarré au pied de la Savoie, forteresse neigeuse élevée à l'horizon.


                 Genève.

--Messieurs, où descendez-vous?

C'est le postillon qui parle.--Réponse:

--Chez M. Listz.

--Où loge-t-il, ce monsieur-là?

--_J'allais précisément vous adresser la même question._

--Qu'est-ce qu'il fait? Quel est son état?

--Artiste.

--Vétérinaire?

--Est-ce que tu es malade, animal?

--C'est un marchand de violons, dit un passant, je vais vous conduire
chez lui.

On nous fait gravir une rue à pic, et l'hôtesse de la maison indiquée
nous déclare que Listz est en Angleterre.

--Voilà une femme qui radote, dit un autre passant. M. Listz est un
musicien du théâtre; il faut aller le demander au régisseur.

--Pourquoi non? dit le légitimiste. Et il va trouver le régisseur.
Celui-ci déclare que Listz est à Paris.--Sans doute, lui fais-je avec
colère, il est allé s'engager comme flageolet dans l'orchestre Musard,
n'est-ce pas?

--Pourquoi non? dit le régisseur.

--Voici la porte du casino, dit je ne sais qui. Toutes les demoiselles
qui prennent des leçons de musique connaissent M. Listz.

--J'ai envie d'aller parler à celle qui sort maintenant avec un cahier
sous le bras, dit mon compagnon.

--Et pourquoi non? d'autant plus qu'elle est jolie.

Le légitimiste fait trois saluts à la française, et demande l'adresse de
Listz dans les termes les plus convenables. La jeune personne rougit,
baisse les yeux, et avec un soupir étouffé répond que M. Listz est en
Italie.

--Qu'il soit au diable! Je vais dormir dans la première auberge venue;
qu'il me cherche à son tour.

A l'auberge, on m'apporte bientôt une lettre de sa sœur.

«Nous t'avons attendu, tu n'es pas exact, tu nous ennuies. Cherche-nous!
nous sommes partis.

                 «ARABELLA.

«_P.S._ Vois le major, et viens avec lui nous trouver.»

       *       *       *       *       *

--Qu'est-ce que le major?

--Que vous importe? dit mon ami le légitimiste.

--Au fait! Garçon, allez chercher le major.

Le major arrive. Il a la figure de Méphistophélès et la capote d'un
douanier. Il me regarde des pieds à la tête et me demande qui je suis.

--Un voyageur mal mis, comme vous voyez, qui se recommande d'Arabella.

--Ah! ah! je cours chercher un passe-port.

--Cet homme est-il fou?

--Non pas; demain nous partons pour le Mont-Blanc.

Nous voici à Chamounix; la pluie tombe, et la nuit s'épaissit. Je
descends au hasard à l'_Union_, que les gens du pays prononcent
_Oignon_, et cette fois je me garde bien de demander l'artiste européen
par son nom. Je me conforme aux notions du peuple éclairé que j'ai
l'honneur de visiter, et je fais une description sommaire du personnage:
Blouse étriquée, chevelure longue et désordonnée, chapeau d'écorce
défoncé, cravate roulée en corde, momentanément boiteux, et fredonnant
habituellement le _Dies iræ_ d'un air agréable.

--Certainement, monsieur, répond l'aubergiste, ils viennent d'arriver;
la dame est bien fatiguée, et la jeune fille est de bonne humeur. Montez
l'escalier, ils sont au nº 13.

--Ce n'est pas cela, pensai-je; mais n'importe. Je me précipite dans le
nº 13, déterminé à me jeter au cou du premier Anglais spleenétique qui
me tombera sous la main. J'étais crotté de manière à ce que ce fût là
une charmante plaisanterie de commis voyageur.

Le premier objet qui s'embarrasse dans mes jambes, c'est ce que
l'aubergiste appelle la _jeune fille_. C'est Puzzi à califourchon sur le
sac de nuit, et si changé, si grandi, la tête chargée de si longs
cheveux bruns, la taille prise dans une blouse si féminine, que, ma foi!
je m'y perds; et, ne reconnaissant plus le petit Hermann, je lui ôte mon
chapeau en lui disant: Beau page, enseigne-moi où est Lara?

Du fond d'une capote anglaise sort, à ce mot, la tête blonde d'Arabella;
tandis que je m'élance vers elle, Franz me saute au cou, Puzzi fait un
cri de surprise; nous formons un groupe inextricable d'embrassements,
tandis que la fille d'auberge, stupéfaite de voir un garçon si crotté,
et que jusque-là elle avait pris pour un jockey, embrasser une aussi
belle dame qu'Arabella, laisse tomber sa chandelle, et va répandre dans
la maison que le nº 13 est envahi par une troupe de gens mystérieux,
indéfinissables, chevelus comme des sauvages, et où il n'est pas
possible de reconnaître les hommes d'avec les femmes, les valets d'avec
les maîtres.--Histrions! dit gravement le chef de cuisine d'un air de
mépris, et nous voilà stigmatisés, montrés au doigt, pris en horreur.
Les dames anglaises que nous rencontrons dans les corridors rabattent
leurs voiles sur leurs visages pudiques, et leurs majestueux époux se
concertent pour nous demander pendant le souper une petite
représentation de notre savoir-faire, moyennant une collecte
raisonnable. C'est ici le lieu de te communiquer la remarque la plus
scientifique que j'aie faite dans ma vie.

Les insulaires d'Albion apportent avec eux un fluide particulier que
j'appellerai le fluide britannique, et au milieu duquel ils voyagent,
aussi peu accessibles à l'atmosphère des régions qu'ils traversent que
la souris au centre de la machine pneumatique. Ce n'est pas seulement
grâce aux mille précautions dont ils s'environnent, qu'ils sont
redevables de leur éternelle impassibilité. Ce n'est pas parce qu'ils
ont trois paires de _breeches_ les unes sur les autres qu'ils arrivent
parfaitement secs et propres malgré la pluie et la fange; ce n'est pas
non plus parce qu'ils ont des perruques de laine que leur frisure roide
et métallique brave l'humidité; ce n'est pas parce qu'ils marchent
chargés chacun d'autant de pommades, de brosses et de savon qu'il en
faudrait pour adoniser tout un régiment de conscrits bas-bretons, qu'ils
ont toujours la barbe fraîche et les ongles irréprochables. C'est parce
que l'air extérieur n'a pas de prise sur eux; c'est parce qu'ils
marchent, boivent, dorment et mangent dans leur fluide, comme dans une
cloche de cristal épaisse de vingt pieds, et au travers de laquelle ils
regardent en pitié les cavaliers que le vent défrise et les piétons dont
la neige endommage la chaussure. Je me suis demandé, en regardant
attentivement le crâne, la physionomie et l'attitude des cinquante
Anglais des deux sexes qui chaque soir se renouvelaient autour de chaque
table d'hôte de la Suisse, quel pouvait être le but de tant de
pèlerinages lointains, périlleux et difficiles, et je crois avoir fini
par le découvrir, grâce au major, que j'ai consulté assidûment sur cette
matière. Voici: pour une Anglaise le vrai but de la vie est de réussir à
traverser les régions les plus élevées et les plus orageuses sans avoir
un cheveu dérangé à son chignon.--Pour un Anglais, c'est de rentrer dans
sa patrie après avoir fait le tour du monde sans avoir sali ses gants ni
troué ses bottes. C'est pour cela qu'en se rencontrant le soir dans les
auberges après leurs pénibles excursions, hommes et femmes se mettent
sous les armes et se montrent, d'un air noble et satisfait, dans toute
l'imperméabilité majestueuse de leur tenue de touriste. Ce n'est pas
leur personne, c'est leur garde-robe qui voyage, et l'homme n'est que
l'occasion du porte-manteau, le véhicule de l'habillement. Je ne serais
pas étonné de voir paraître à Londres des relations de voyage ainsi
intitulées: Promenades d'un chapeau dans les marais Pontins.--Souvenirs
de l'Helvétie par un collet d'habit.--Expédition autour du monde, par un
manteau de caoutchouc.--Les Italiens tombent dans le défaut contraire.
Habitués à un climat égal et suave, ils méprisent les plus simples
précautions, et les variations de la température les saisissent si
vivement dans nos climats, qu'ils y sont aussitôt pris de nostalgie; ils
les parcourent avec un dédain superbe, et, portant le regret de leur
belle patrie avec eux, la comparent sans cesse et tout haut à tout ce
qu'ils voient. Ils ont l'air de vouloir mettre en loterie l'Italie comme
une propriété, et de chercher des actionnaires pour leurs billets. Si
quelque chose pouvait ôter l'envie de passer les Alpes, ce serait
l'espèce de criée qu'il faut subir à propos de toutes les villes et de
tous les villages dont les noms seuls font battre le cœur et enfler
la voix d'un Italien aussitôt qu'il les prononce.

Les meilleurs voyageurs, et ceux qui font le moins de bruit, ce sont les
Allemands, excellents piétons, fumeurs intrépides et tous un peu
musiciens ou botanistes. Ils voient lentement, sagement, et se consolent
de tous les ennuis de l'auberge avec le cigare, le flageolet ou
l'herbier. Graves comme les Anglais, ils ont de moins l'ostentation de
la fortune et ne se montrent pas plus qu'ils ne parlent. Ils passent
inaperçus et sans faire de victimes de leurs plaisirs ou de leur
oisiveté.

Quant à nous autres Français, il faut bien avouer que nous savons
voyager moins qu'aucun peuple de l'Europe. L'impatience nous dévore,
l'admiration nous transporte: nos facultés sont vives et saisissantes;
mais le dégoût nous abat au moindre échec. Quoique notre _home_ soit
généralement peu confortable, il exerce sur nous une puissance qui nous
poursuit jusqu'aux extrémités de la terre, nous rend revêches et
malhabiles à supporter les privations et les fatigues, et nous inspire
les plus puérils et les plus inutiles regrets. Imprévoyants comme les
Italiens, nous n'avons pas leur force physique pour supporter les
inconvénients de notre maladresse. Nous sommes en voyage ce que nous
sommes à la guerre, ardents au début, démoralisés à la débandade.
Quiconque voit le départ d'une caravane française dans les chemins
escarpés de la Suisse peut bien rire de cette joie impétueuse, de ces
courses folles sur les ravins, de cette hâte facétieuse, de toute cette
peine perdue, de toute cette force prodiguée à l'avance sur les marges
de la route, et de cette vaine attention donnée avec enthousiasme aux
premiers objets venus. Celui-là peut être bien certain qu'au bout d'une
heure la caravane aura épuisé tous les moyens possibles de se lasser au
physique et au moral, et que vers le soir elle arrivera dispersée,
triste, harassée, se traînant avec peine jusqu'au gîte, et n'ayant donné
aux véritables sujets d'admiration qu'un coup d'œil distrait et
fatigué.

Or, tout ceci n'est peut-être pas aussi inutile à noter qu'il te semble.
Un voyage, on l'a dit souvent, est un abrégé de la vie de l'homme. La
manière de voyager est donc le criterium auquel on peut connaître les
nations et les individus; l'art de voyager, c'est presque la science de
la vie.

Moi, je me pique de cette science des voyages; mais combien à mes dépens
je l'ai acquise! Je ne souhaite à personne d'y arriver au même prix, et
j'en puis dire autant de tout ce qui constitue ma somme d'idées faites
et d'habitudes volontaires.

Si je sais voyager sans ennui et sans dégoût, je ne me pique pas de
marcher sans fatigue et de recevoir la pluie sans être mouillé. Il n'est
au pouvoir d'aucun Français de se procurer la quantité nécessaire de
fluide britannique pour échapper entièrement à toutes les intempéries de
l'air. Mes amis sont dans le même cas, de sorte que tout le long du
chemin notre toilette a été un sujet de scandale et de mépris pour les
touristes pneumatiques. Mais quel dédommagement on trouve à se jeter à
terre pour se reposer sur la première mousse venue, à s'enfumer dans le
chalet, à traverser sans le secours du mulet et du guide les chemins
difficiles, à poursuivre, dans les prairies spongieuses, l'Apollon aux
ailes blanches ocellées de pourpre, à courir le long des buissons après
la fantaisie, plus rapide et plus belle que tous les papillons de la
terre! le tout sauf à paraître, le soir, devant les Anglais, hâlé,
crépu, poudreux, fangeux ou déchiré, sauf à être pris pour un
saltimbanque!

Au reste, nous fûmes un peu réhabilités à Chamounix par l'apparition du
major fédéral en uniforme, et par l'arrivée du légitisme. Leurs
excellentes manières et la dignité gracieuse d'Arabella rétablirent le
silence, sinon la sécurité, autour de nous. Je crois bien nonobstant que
les couverts d'argent furent comptés trois fois ce soir-là; et, pour ma
part, j'entendis mistress *** et milady ***, mes voisines, deux jeunes
douairières de cinquante à soixante ans, barricader leur porte comme si
elles eussent craint une invasion de Cosaques.

--Ne pensez-vous pas, dit le major, qu'un pays, tout entier converti en
hôtellerie pour toutes les nations, ne peut garder aucun caractère de
nationalité?

--Mais ne peut-on adresser le même reproche à votre Suisse? lui dis-je.

--Hélas! qui vous en empêche? reprit-il.

--Cette Suisse qui feint de prendre une attitude fière, dit Franz, et
qui, tandis que plusieurs milliers d'Anglais y étalent leur oisiveté,
chasse les réfugiés de son territoire! cette république qui s'unit aux
monarchies pour traquer comme des bêtes fauves les martyrs de la cause
républicaine!...

Un roulement de tambour nous interrompit.

--Quel est ce bruit belliqueux? dit Arabella.

--C'est la gelée qui commence, et le tambour qui l'annonça aux habitants
de la vallée, afin qu'ils allument des feux auprès des pommes de terre.

La pomme de terre est l'unique richesse de cette partie de la Savoie.
Les paysans pensent qu'en établissant une couche de fumée sur la région
moyenne des montagnes, ils interceptent l'air des régions supérieures et
préservent de son atteinte le fond des gorges. J'ignore s'ils font bien.
Si je voyageais aux frais d'un gouvernement, d'une société savante ou
seulement d'un journal, j'apprendrais cela, et bien d'autres choses
encore, que je risque fort de ne savoir jamais mieux que la plupart de
ceux qui en parlent et en décident. Ce que je sais, c'est que cette
ligne de feux, établie comme des signaux tout le long du ravin,
m'offrit, au milieu de la nuit, un spectacle magnifique. Ils perçaient
de taches rouges et de colonnes de fumée noire le rideau de vapeur
d'argent où la vallée était entièrement plongée et perdue. Au-dessus des
feux, au-dessus de la fumée et de la brume, la chaîne du Mont-Blanc
montrait une de ses dernières ceintures granitiques, noire comme l'encre
et couronnée de neige. Ces plans fantastiques du tableau semblaient
nager dans le vide. Sur quelques cimes que le vent avait balayées,
apparaissaient, dans un firmament pur et froid, de larges étoiles. Ces
pics de montagnes, élevant dans l'éther un horizon noir et resserré,
faisaient paraître les astres étincelants. L'œil sanglant du
Taureau, le farouche Aldébaran, s'élevait au-dessus d'une sombre
aiguille, qui semblait le soupirail du volcan d'où cette infernale
étincelle venait de jaillir. Plus loin, Fomalhaut, étoile bleuâtre, pure
et mélancolique, s'abaissait sur une cime blanche, et semblait une larme
de compassion et de miséricorde tombée du ciel sur la pauvre vallée,
mais prête à être saisie en chemin par l'esprit perfide des glaciers.

Ayant trouvé ces deux métaphores, dans un grand contentement de
moi-même, je fermai ma fenêtre. Mais en cherchant mon lit, dont j'avais
perdu la position dans les ténèbres, je me fis une bosse à la tête
contre l'angle du mur. C'est ce qui me dégoûta de faire des métaphores
tous les jours subséquents. Mes amis eurent l'obligeance de s'en
déclarer singulièrement privés.

Ce que j'ai vu de plus beau à Chamounix, c'est ma fille. Tu ne peux te
figurer l'aplomb et la fierté de cette beauté de huit ans, en liberté
dans les montagnes. Diane enfant devait être ainsi, lorsque, inhabile
encore à poursuivre le sanglier dans l'horrible Érymanthe, elle jouait
avec de jeunes faons sur les croupes _amènes_ de l'Hybla. La fraîcheur
de Solange brave le hâle et le soleil. Sa chemise entr'ouverte laisse à
nu su forte poitrine, dont rien ne peut ternir la blancheur immaculée.
Sa longue chevelure blonde flotte en boucles légères jusqu'à ses reins
vigoureux et souples que rien ne fatigue, ni le pas sec et forcé des
mules, ni la course _au clocher_ sur les pentes rapides et glissantes,
ni les gradins de rochers qu'il faut escalader durant des heures
entières. Toujours grave et intrépide, sa joue se colore d'orgueil et de
dépit quand on cherche à aider sa marche. Robuste comme un cèdre des
montagnes et fraîche comme une fleur des vallées, elle semble deviner,
quoiqu'elle ne sache pas encore le prix de l'intelligence, que le doigt
de Dieu l'a touchée au front, et qu'elle est destinée à dominer un jour,
par la force morale, ceux dont la force physique la protége maintenant.
Au glacier des Bossons, elle m'a dit: «Sois tranquille, mon George;
quand je serai reine, je te donnerai tout le Mont-Blanc.»

Son frère, quoique plus âgé de cinq ans, est moins vigoureux et moins
téméraire. Tendre et doux, il reconnaît et révère instinctivement la
supériorité de sa sœur; mais il sait bien aussi que la bonté est un
trésor. «_Elle_ te rendra fier, me dit-il souvent, moi je te rendrai
heureux.»

Éternel souci, éternelle joie de la vie, adulateurs despotiques, âpres
aux moindres jouissances, habiles à se les procurer, soit par
l'obsession, soit par l'opiniâtreté; égoïstes avec candeur,
instinctivement pénétrés de leur trop légitime indépendance, les enfants
sont nos maîtres, quelque fermeté que nous feignions vis-à-vis d'eux.
Entre les plus fougueux et les plus incommodes les miens se distinguent,
malgré leur bonté naturelle; et j'avoue que je ne sais aucune manière de
les plier à la forme sociale avant que la société leur fasse sentir ses
angles de marbre et ses herses de fer. J'ai beau chercher quelle bonne
raison on peut donner à un esprit sortant de la main de Dieu et
jouissant de sa libre droiture pour l'astreindre à tant d'inutiles et
folles servitudes. A moins d'habitudes que je n'ai pas et d'un
charlatanisme que je ne peux ni ne veux avoir, je ne comprends pas
comment j'oserais exiger que mes enfants reconnussent la prétendue
nécessité de nos ridicules entraves. Je n'ai donc qu'un moyen;
l'autorité: et je l'emploie quand il faut, c'est-à-dire fort rarement;
c'est ce que je ne conseille à personne d'essayer s'il n'a les moyens de
se faire aimer autant que craindre.

J'aime beaucoup les systèmes, le cas d'application excepté. J'aime la
foi saint-simonienne, j'estime fort le système de Fourier; je révère
ceux qui, dans ce siècle maudit, n'ont subi aucun entraînement vicieux,
et qui se retirent dans une vie de méditation et de recherche pour rêver
le salut de l'humanité. Mais je crois qu'avec la moindre vertu mise en
action, et soutenue par une certaine énergie, on en ferait plus qu'avec
toute la sagesse des nations délayée dans les livres. Cela me vient, non
à propos de l'éducation de mes enfants, mais à propos de celle du genre
humain, sur laquelle Franz discourait, du haut de sa mule, en traversant
les précipices de la Tête-Noire. Et moi, à pied, tirant par la bride le
mulet de ma fille, pour lui faire descendre des gradins de rochers fort
difficiles, je babillais à tort et à travers. On me faisait la guerre
parce que je n'avais pas voulu mordre à la philosophie durant notre
séjour à Chamounix. Le major est savant, Franz est curieux de science,
Arabella pénètre tout d'un coup d'œil rapide et clair. Moi, je suis
paresseux, nonchalant, et orgueilleux de mon ignorance comme un sauvage.
Ils avaient beau jeu contre moi, eux trois qui savaient sur le bout de
leur doigt tout l'argot de la métaphysique allemande. Je me défendis
comme un diable, et je crois que nous ne nous entendîmes ni les uns ni
les autres. D'abord je suspectais le major de vouloir me sonder pour me
juger du haut de son savoir, et prononcer judicieusement sur la pauvreté
de ma cervelle. Je n'étais pas bien pressé, comme tu peux croire, de lui
laisser palper toutes les bosses et tous les creux phrénologiques dont
m'a doué la nature. Je n'aime à parler de moi qu'avec ceux que j'aime,
et, quoique je trouvasse le major infiniment spirituel (peut-être même à
cause de cela précisément), je me sentais une secrète méfiance contre
lui.

J'avais grand tort, assurément. Dans la suite du voyage, j'ai vu qu'il
était bon autant qu'intelligent; et son cerveau, que je croyais si froid
et si bouffi, est plus poétique que le mien: je m'en suis aperçu à ma
grande honte et à mon grand plaisir.

Tant il y a, que, le jugeant un peu pédant, je fis le grossier et le
railleur avec lui pendant toute cette journée. J'attaquai, par esprit de
contradiction, toutes les belles choses qu'il savait, et je fis une
guerre de Vandale à sa métaphysique. Il me crut plus bête que je
n'étais, et j'eus lieu de m'en réjouir; car il commença de ce moment à
me prendre en amitié et à ne plus fouiller dans mon cerveau, avec son
microscope, pour y trouver ces sataniques merveilles qu'il y supposait.
Il vit que j'étais un assez bon garçon, pas du tout _fort_, et plus
rapproché de la nature du hanneton que de celle du diable.

Au fond, s'il avait raison contre moi à beaucoup d'égards, je soutiens
que je n'avais pas tort dans ce que je voulais prouver. Mon erreur ne
consistait qu'à vouloir combattre en lui des systèmes que je lui
supposais fort gratuitement; et, pour repousser un étalage de fausse et
froide science que je lui attribuais injustement, je faisais le procès à
toute science, à toute méthode, à toute théorie. Je crois, Dieu me le
pardonne! que j'aurais médit de mon Jean-Jacques lui-même s'il eût pris
son parti. Mais il me fit le plaisir de n'y point songer, et moi,
m'enfonçant jusqu'au cou dans la sauvagerie de mon maître bien-aimé, je
déclamai (un peu moins éloquemment que lui) contre l'abus de la science
et les absurdités de la philosophie creuse. Voilà où j'avais raison: je
hais cette science profonde, ardue, inextricable, barbare, où l'esprit
se noie, où le cœur se dessèche; cette métaphysique glacée des
Allemands, qui analyse l'âme humaine, qui dissèque les mystères de la
Divinité en nous; sans songer à éveiller dans nos cœurs une pensée
généreuse, sans y faire germer un sentiment vraiment religieux, vraiment
humain. Je me révoltai donc contre tous ces docteurs éclectiques dont je
croyais le major infatué. Je me cramponnai au fait, à la logique claire,
à la pratique ardente, aux principes républicains, à la générosité du
sang français, à la France, en un mot, que ce Genevois avait l'air de
mépriser, son Allemagne métaphysique à la main. Pour exprimer tout cela,
je débitai mille sottises: le rusé major m'y poussait en me traitant de
jacobin; et moi, bouillant enfant de Paris que je suis, je ne voulus
point renier mes pères, les fils de notre aïeul Rousseau. La dispute
était trop animée pour que je songeasse à faire mes réserves. Il me
semblait que c'eût été lâcheté que de faire la part de nos égarements,
de notre ignorance et de nos excès de 93, en présence d'un adversaire
qui feignait d'en imputer la faute à notre France philosophique du
dix-huitième siècle; et, de parole en parole, je m'échauffai si bien que
j'eusse été capable d'envoyer à la guillotine le major, Puzzi, la poupée
que ma fille portait en croupe, et jusqu'au mulet qu'elles chevauchaient
de compagnie.

Mais tout à coup je m'aperçus que le major, ennuyé ou révolté de ma
mauvaise foi, ne m'écoutait plus. Il avait la tête penchée sur son
livre, et, au milieu des plus belles scènes de la nature, il n'avait
d'yeux et de pensée que pour un traité de philosophie qu'il venait de
tirer de sa poche. Je me permis de l'en railler.

--Taisez-vous, me dit-il; vous traversez la vie en regardant comment les
objets sont colorés, découpés et arrangés en apparence; vous ne savez et
vous ne désirez savoir la cause de rien. Vous avez bien regardé les
montagnes depuis Chamounix jusqu'ici, n'est-ce pas? Vous avez compté les
sapins, et vous pourriez tracer dans votre cerveau une ligne exacte des
déchiquetures de la chaîne, comme un dessinateur géographe trace de
mémoire les sinuosités de la Saône sur un morceau de papier. Pendant ce
temps-là, j'ai cherché le principe de l'univers.

--Et vous l'avez trouvé, major? Faites-nous en part.

--Vous êtes un impertinent, dit-il. Je n'ai rien trouvé du tout; mais
j'ai pensé au principe de l'univers, et c'est un sujet de réflexion qui
vaut bien l'action de regarder en l'air sans penser à rien.

Et, donnant du talon à sa mule, il nous laissa en arrière, toujours
clignotant sur son livre, et répétant entre ses dents une phrase qu'il
venait de lire, et qui, apparemment, ne lui semblait pas claire:
«_L'absolu est identique à lui-même._»

--Quand nous arriverons à Martigny, osai-je dire, sur les onze heures
du soir, il aura peut-être découvert vingt-trois mille manières
d'interpréter ces quatre mots. Je comprends qu'un ne peut être de bonne
humeur quand on a de pareilles contentions d'esprit.

--Vous avez tort réciproquement de vous insulter, dit la sage Arabella.
Tout homme est sage qui s'abandonne à ses impressions sans s'occuper du
_qu'en pensera-t-on?_ Il y a quelque chose de plus stupide que
l'indifférence du vulgaire en présence des beautés naturelles; c'est
l'extase obligée, c'est l'infatigable exclamation. Si le major n'est
point dans une disposition artistique ce matin, il montre beaucoup plus
de sens et d'esprit en se jetant dans une préoccupation absolue que s'il
faisait de tristes efforts pour ranimer son enthousiasme refroidi.

--D'ailleurs, je ne sais pas de quel droit, reprit Franz, nous
mépriserions son indifférence pour le paysage; car nous n'avons encore
fait que nous disputer depuis le départ. Quant au docteur Puzzi, il
attrape gravement des criquets le long des buissons, et ce n'est pas
beaucoup plus poétique.

Vers le déclin du jour, nous nous trouvâmes au plus haut du col des
montagnes, et nous fûmes assaillis par un vent glacé qui nous soufflait
le grésil au visage. Courbés sur nos mules, nous nous cachions le nez
dans nos manteaux. Le major était impassible et songeait à son absolu.
Dix minutes plus tard et un quart de lieue plus bas, nous rentrâmes dans
une région tempérée, et les profondeurs du Valais s'ouvrirent sous nos
pieds, couronnées de cimes violettes et traversées par le Rhône comme
par une bande d'argent mat. La nuit vint avant que nous eussions
traversé, au pas de course, la zone de prairies qui conduit à Martigny,
par de beaux gazons coupés de mille ruisseaux. Un trou notable à mon
soulier me força de monter sur la mule du major, en croupe derrière lui
et son absolu. Il ne me fit pas grâce de la leçon.

--Les systèmes ne sont pas tout à fait aussi méprisables, dit-il, que
veulent bien le faire croire les gens incapables de suivre pendant un
quart d'heure le plus simple raisonnement, et de comprendre les plus
claires théories. Ce sont d'excellentes habitudes d'esprit que celles
qui amènent à embrasser d'un coup d'œil toutes les combinaisons de la
pensée; et quand on est arrivé à saisir sans effort, et à comparer sans
trouble et sans vertige, toutes les données morales et philosophiques
qui circulent dans le monde intelligent, je crois qu'on est au moins
aussi capable de juger son siècle que lorsqu'on se croise les bras en
disant: Tout ce qui est obscur est inintelligible, tout ce qui est
difficile est irréalisable.

--Bravo! major; à bas l'obscurantiste! s'écrièrent en chœur les
assistants.

Je n'étais pas content, d'autant plus que la mule avait le trot dur, et
que l'infernal major accompagnait chaque phrase d'un coup d'éperon qui
m'imprimait de violentes secousses. J'avais grande envie de le pousser
dans le premier fossé venu et de continuer la route sans lui; mais je
craignis qu'il ne se vengeât par quelque malice plus raffinée; et comme
j'ai le malheur d'être fort lourd dans la plaisanterie, je me soumis à
mon sort en attendant une meilleure occasion. La bonne Arabella, me
voyant mortifié, prit généreusement ma défense.

--Si vous n'aviez pas trouvé dans la science autre chose que l'avantage
et le plaisir de juger votre siècle, dit-elle au major, ce ne serait pas
d'un grand profit pour nous autres. Ce n'est pas seulement
d'intelligence que les hommes ont besoin, mais d'amour et d'activité.
Voilà sans doute ce que Piffoël veut prouver depuis trois heures qu'il
déraisonne; et voilà ce que le major fait semblant de ne pas comprendre,
bien qu'il en soit pénétré tout autant que nous.

--Non! non! m'écriai-je avec humeur; il n'est pénétré que du contraire.
Si le major est savant, que lui importent les souffrances et l'abjection
du simple et de l'ignorant? Que le major sympathise avec des esprits
d'une haute trempe, cela est heureux et agréable pour lui et pour eux;
mais le monde n'en ressent aucune chaleur, et le vulgaire n'en reçoit
aucun soulagement. Eh! trouvez donc un moyen d'appuyer votre science sur
un texte limpide et laconique! et quand vous aurez fait un peuple avec
cela, vous lui ferez des codes en trente volumes si vous voulez.
Jusque-là vous n'êtes que des brahmanes, vous cachez la vérité dans des
puits, et vos plus anciens adeptes peuvent à peine expliquer vos
mystères, tant ils sont compliqués, tant le principe y est enveloppé
d'hiéroglyphes! Faute de vouloir trancher dans le vif et de présenter
courageusement tout le péril et toute la souffrance d'une grande crise
expiatoire, vous faites rire avec vos énigmes, et vous méritez à
plusieurs égards les reproches d'hypocrisie qu'on vous adresse. Voilà
pourquoi tout votre bagage scientifique n'enrichit personne; voilà
pourquoi nous ne savons rien, ou, quand nous nous mêlons d'étudier et
d'interpréter, nous tombons dans une déplorable confusion.

--Et cependant, n'en doutez pas, reprit Franz, l'avenir du monde est
dans tout. Les divers éléments de rénovation se constitueront un jour et
formeront une noble unité. Oh! non, tant de belles œuvres éparses ne
retomberont pas dans la nuit; tant de nobles aspirations, tant de
généreux soupirs ne seront pas étouffés par l'implacable indifférence du
destin. Qu'importent les erreurs, les faiblesses et les dissensions des
champions de la vérité? Ils combattent aujourd'hui épars, et malades,
malgré eux, du désordre et de l'intolérante vanité du siècle. Ils ne
peuvent s'élever au-dessus de cette atmosphère empoisonnée. Perdus dans
une affreuse mêlée, ils se méconnaissent, se fuient et se blessent les
uns les autres, au lieu de se presser sous la même bannière et de plier
le genou devant les plus robustes et les plus purs d'entre eux. Ils
prodiguent leur force à des engagements partiels, à de frivoles
escarmouches. Il faut que cette génération haletante passe et s'efface
comme un torrent d'hiver. Il faut qu'elle emporte nos lamentations
prophétiques, nos protestations et nos pleurs. Après elle, de nouveaux
combattants mieux disciplinés, instruits par nos revers, ramasseront nos
armes éparses sur le champ de bataille, et découvriront la vertu magique
des flèches d'Hercule.

--Embrassons-nous, mon pauvre Franz, et que Dieu t'entende! m'écriai-je
en sautant à bas du mulet; tu ne parles et tu ne penses pas mal pour un
musicien.

Le major sourit dans sa barbe en nous regardant d'un œil paternel.
Son cœur sympathisait avec notre élan vers l'avenir, et il commençait
à me sembler moins infernal qu'il ne m'avait passé par la tête de le
supposer.

Une servante de mauvaise humeur ouvrait en cet instant la porte de
l'hôtel de la Grand'Maison à Martigny.

--Ce n'est pas une raison pour faire la grimace, lui dit à
brûle-pourpoint Franz, qui était tout émoustillé et tout guerroyant.

Elle faillit lui jeter son flambeau à la tête. Ursule se prit à
pleurer.--Qu'as-tu? lui dis-je.--Hélas! dit-elle, je savais bien que
vous me mèneriez au bout du monde; nous voici à la Martinique. Il faudra
passer la mer pour retourner chez nous; on me l'avait bien dit que vous
ne vous arrêteriez pas en Suisse!--Ma chère, lui dis-je, rassure-toi et
enorgueillis-toi. D'abord, tu es à Martigny, en Suisse, et non à la
Martinique. Ensuite, tu sais la géographie absolument comme Shakspeare.

Cette dernière explication parut la flatter. Franz donna l'ordre aux
domestiques de réveiller la caravane à six heures du matin. Nous nous
jetâmes dans nos lits, exténués de fatigue. J'avais fait à pied presque
tout le chemin, c'est-à-dire huit lieues. Le major l'avait fort bien
remarqué, et il me gardait un plat de son métier. Il s'enferma avec son
traité de l'absolu et Puzzi, qu'il rossa pour l'empêcher de ronfler, et
il chercha toute la nuit le véritable sens de cette terrible
phrase:--«L'absolu est identique à lui-même.»

N'en ayant point trouvé qui le satisfit pleinement, son humeur satanique
s'exaspéra, et à quatre heures du matin il vint faire un vacarme
épouvantable à ma porte. Je m'éveille, je m'habille en toute hâte, je
refais mes paquets et je parcours toute la maison, affairé, me frottant
les yeux, luttant contre la fatigue et craignant d'être en retard. Un
profond silence régnait partout: j'en étais à croire que la caravane
était partie sans moi, quand le major, en bonnet de nuit, apparaît en
bâillant sur le seuil de sa chambre.

--Quelle mouche vous pique? dit-il avec un sourire féroce, et d'où vient
que vous êtes si matinal? Votre humeur est vraiment fâcheuse en voyage.
Tenez-vous en repos, nous avons encore une heure à dormir.

--_Damné_ major!... m'écriai-je avec fureur.

Le nom lui en est resté, et il est bien plus expressif qu'il n'est
permis à ma plume de le tracer. C'est le synonyme d'oint; et, comme la
langue est éminemment logique, c'est une épithète de sublimité quand on
la place après le substantif.


                 Fribourg.

Nous entrâmes dans l'église de Saint-Nicolas pour entendre le plus bel
orgue qui ait été fait jusqu'ici. Arabella, habituée aux sublimes
réalisations, âme immense, insatiable, impérieuse envers Dieu et les
hommes, s'assit fièrement sur le bord de la balustrade, et, promenant
sur la nef inférieure son regard mélancoliquement contemplateur,
attendit, et attendit en vain, ces voix célestes qui vibrent dans son
sein, mais que nulle voix humaine, nul instrument sorti de nos mains
mortelles ne peut faire résonner à son oreille. Ses grands cheveux
blonds, déroulés par la pluie, tombaient sur sa main blanche; et son
œil, où l'azur des cieux réfléchit sa plus belle nuance, interrogeait
la puissance de la créature dans chaque son émané du vaste instrument.
«Ce n'est pas ce que j'attendais,» me dit-elle d'un air simple et sans
songer à l'ambition de sa parole.--Exigeante! lui dis-je, tu n'as pas
trouvé le glacier assez blanc l'autre jour sur la montagne! Ses grandes
crêtes qui semblaient taillées dans les flancs de Paros, ses dents
aiguës au pied desquelles nous étions comme des nains, ne t'ont pas
semblé dignes de ton regard superbe. La voix des torrents est, selon
toi, sourde et monotone, la hauteur des sapins ne t'étonne pas plus que
celle des joncs du rivage. Tu mesures le ciel et la terre. Tu demandes
les palmiers de l'Arabie-Heureuse sur la croupe du Mont-Blanc, et les
crocodiles du Nil dans l'écume du Reichenbach. Tu voudrais voir voguer
les flottes de Cléopâtre sur les ondes immobiles de la Mer de glace. De
quelle étoile nous es-tu donc venue, toi qui méprises le monde que nous
habitons? Tu veux maintenant que ce vieillard refrogné qui te regarde
avec stupeur ait trouvé sous sa perruque un peu plus que la puissance de
Dieu pour te satisfaire!

En effet, Mooser, le vieux luthier, le créateur du grand instrument,
aussi mystérieux, aussi triste, aussi maussade que l'homme au chien noir
et aux macarons d'Hoffmann, était debout à l'autre extrémité de la
galerie et nous regardait tour à tour d'un air sombre et méfiant. Homme
spécial s'il en fut, Helvétien inébranlable, il semblait ne pas goûter
le moins du monde le chant simple et sublime que notre grand artiste
essayait sur l'orgue. A vrai dire, celui-ci ne tirait pas tout le parti
possible de la machine. Il cherchait platement les sons les plus purs et
ne nous régalait pas du plus petit coup de tonnerre. Aussi l'organiste
de la cathédrale, gros jeune homme à la joue vermeille, confrère
familier et quasi-protecteur de notre ami, le poussait doucement à
chaque instant, et, prenant sans façon sa place, essayait, à force de
bras, de nous faire comprendre la puissance vraiment grande, je le
confesse, du charlatanisme musical. Il fit tant des pieds et des mains,
et du coude, et du poignet, et, je crois, des genoux (le tout de l'air
le plus flegmatique et le plus bénévole), que nous eûmes un orage
complet, pluie, vent, grêle, cris lointains, chiens en détresse, prière
du voyageur, désastre dans le chalet, piaulement d'enfants épouvantés,
clochettes de vaches perdues, fracas de la foudre, craquement des
sapins, _finale_, dévastation des pommes de terre.

Quant à moi, naïf paysan, artiste on plutôt artisan grossier,
enthousiasmé de ce vacarme harmonieux, et retrouvant dans cette peinture
à gros effets les scènes rustiques de ma vie, je m'approchai du maëstro
fribourgeois, et je m'écriai avec effusion:

--Monsieur, cela est magnifique: je vous supplie de me faire encore
entendre ce coup de tonnerre; mais je crois qu'on vous asseyant
brusquement sur le clavier vous produiriez un effet plus complet encore.

Le maëstro me regarda avec étonnement; il n'entendait pas un mot de
français, et, à mon grand déplaisir, mes amis ne voulurent jamais lui
traduire ma requête en allemand, sous prétexte qu'elle était
inconvenante. Il me fallut donc renoncer une fois de plus dans ma vie a
compléter mon émotion.

Cependant le vieux Mooser était resté impassible pendant l'orage. Planté
dans son coin comme une statue roide et anguleuse du moyen âge, c'est à
peine si, au plus fort de la tempête, un imperceptible sourire de
satisfaction avait effleuré ses lèvres. Il est vrai que, à l'exception
de moi, toute la famille avait été brutalement insensible à la pluie, au
tonnerre, à la clochette, aux vaches perdues, etc. Je croyais même que
cette inappréciation de la force pulmonaire de son instrument l'avait
profondément blessé; mais le syndic vint nous apprendre la cause de sa
préoccupation. Mooser n'est pas content de son œuvre, et il a grand
tort, je le jure; car, s'il n'a pas encore atteint la perfection, il a
fait du moins ce qui existe de plus parfait en son genre. Mais, comme
toutes les grandes spécialités, le brave homme a son grain de folie.
L'orage est, à ce qu'il paraît, son idéal. Dada sublime et digne du
cerveau d'Ossian! mais difficile à dompter, et s'échappant toujours par
quelque endroit au moment où le patient artiste croit l'avoir bridé.
Voyez un peu! les bruits de l'air sous toutes leurs formes auditives
sont entrés dans les jeux d'orgue, comme Éole et sa nombreuse lignée
dans les outres d'Ulysse; mais l'éclair seul, l'éclair rebelle, l'éclair
irréalisable, l'éclair qui n'est ni un son ni un bruit, et que Mooser
veut pourtant exprimer par un son ou par un bruit quelconque, manque à
l'orage de Mooser. Voilà donc un homme qui mourra sans avoir triomphé de
l'impossible, et qui ne jouira point de sa gloire, faute d'un éclair en
musique. Il me semble, Arabella, que vous eussiez dû le plaindre au lieu
de vous en moquer; la folie de ce bonhomme a bien quelque rapport avec
la maladie sacrée qui vous ronge.

Après nous avoir exprimé le rêve de Mooser très-gravement et sans aucune
espèce de doute sur sa réalisation (car il essaya lui-même de nous faire
entendre par une espèce de sifflement le bruit de la _lumière_), le
syndic nous promena dans les flancs de l'immense machine. Toutes ces
voix humaines, tous ces ouragans, tout cet orchestre de musiciens
imaginaires enfermés dans des étuis de fer-blanc, nous rappelèrent les
génies des contes arabes, condamnés par des puissances supérieures à
gronder et à gémir dans des coffrets de métal scellés.

On nous avait dit que Mooser était appelé à Paris pour faire l'orgue de
la Madeleine; mais le syndic nous apprit qu'il n'en était plus question.
Sans doute le gouvernement français, moins magnifique qu'un canton de la
Suisse, aura reculé devant la nécessité de payer honorablement un
travail de premier ordre. Il est cependant certain que Mooser est seul
capable de remplir des grandes clameurs de la prière en musique le large
vaisseau de la Madeleine, et que là seulement il pourrait déployer
toutes les ressources de sa science. Ainsi le monument et l'ouvrier
s'appellent l'un l'autre.

Ce fut seulement lorsque Franz posa librement ses mains sur le clavier,
et nous fit entendre un fragment du _Dies iræ_ de Mozart, que nous
comprîmes la supériorité de l'orgue de Fribourg sur tout ce que nous
connaissions en ce genre. La veille, déjà, nous avions entendu celui de
la petite ville de Bulle, qui est aussi un ouvrage de Mooser, et nous
avions été charmés de la qualité des sons; mais le perfectionnement est
remarquable dans celui de Fribourg, surtout les jeux de la voix humaine,
qui, perçant à travers la basse, produisirent sur nos enfants une
illusion complète. Il y aurait eu de beaux contes à leur faire sur ce
chœur de vierges invisibles; mais nous étions tous absorbés par les
notes austères du _Dies iræ_. Jamais le profil florentin de Franz ne
s'était dessiné plus pâle et plus pur, dans une nuée plus sombre de
terreurs mystiques et de religieuses tristesses. Il y avait une
combinaison harmonique qui revenait sans cesse sous sa main, et dont
chaque note se traduisait à mon imagination par les rudes paroles de
l'hymne funèbre:

    Quantus tremor est futurus
    Quando judex est venturus, etc.

Je ne sais si ces paroles correspondaient, dans le génie du maître, aux
notes que je leur attribuais, mais nulle puissance humaine n'eût ôté de
mon oreille ces syllabes terribles, _quantus tremor_...

Tout à coup, au lieu de m'abattre, cette menace de jugement m'apparut
comme une promesse, et accéléra d'une joie inconnue les battements de
mon cœur. Une confiance, une sérénité infinie me disait que la
justice éternelle ne me briserait pas; qu'avec le flot des opprimés je
passerais oublié, pardonné peut-être, sous la grande herse du jugement
dernier; que les puissants du siècle et les grands de la terre y
seraient seuls broyés aux yeux des victimes innombrables de leur
prétendu droit. La loi du talion, réservée à Dieu seul par les apôtres
de la miséricorde chrétienne, et célébrée par un chant si grave et si
large, ne me sembla pas un trop frivole exercice de la puissance céleste
quand je me souvins qu'il s'agissait de châtier des crimes tels que
l'avilissement et la servitude de la race humaine. Oh! oui, me
disais-je, tandis que l'ire divine grondait sur ma tête en notes
foudroyantes, il y aura de la crainte pour ceux qui n'auront pas craint
Dieu et qui l'auront outragé dans le plus noble ouvrage de ses mains!
pour ceux qui auront violé le sanctuaire des consciences, pour ceux qui
auront chargé de fers les mains de leurs frères, pour ceux qui auront
épaissi sur leurs yeux les ténèbres de l'ignorance! pour ceux qui auront
proclamé que l'esclavage des peuples est d'institution divine, et qu'un
ange apporta du ciel le poison qui frappe de démence ou d'ineptie le
front des monarques; pour ceux qui trafiquent du peuple et qui vendent
sa chair au dragon de l'Apocalypse; pour tous ceux-là il y aura de la
crainte, il y aura de l'épouvante!

J'étais dans un de ces accès de vie que nous communique une belle
musique ou un vin généreux, dans une de ces excitations intérieures où
l'âme longtemps engourdie semble gronder comme un torrent qui va rompre
les glaces de l'hiver, lorsqu'en me retournant vers Arabella je vis sur
sa figure une expression céleste d'attendrissement et de piété; sans
doute elle avait été remuée par des notes plus sympathiques à sa nature.
Chaque combinaison des sons, des lignes, de la couleur, dans les
ouvrages de l'art, fait vibrer en nous des cordes secrètes et révèle les
mystérieux rapports de chaque individu avec le monde extérieur. Là où
j'avais rêvé la vengeance du Dieu des armées, elle avait baissé
doucement la tête, sentant bien que l'ange de la colère passerait sur
elle sans la frapper, et elle s'était passionnée pour une phrase plus
suave et plus touchante, peut-être pour quelque chose comme le

    Recordare, Jesu pie....

Pendant ce temps, des nuées passaient et la pluie fouettait les vitraux;
puis le soleil reparaissait pâle et oblique pour être éteint peu de
minutes après par une nouvelle averse. Grâce a ces effets inattendus de
la lumière, la blanche et proprette cathédrale de Fribourg paraissait
encore plus riante que de coutume, et la figure du roi David, peinte en
costume de théâtre du temps de Pradon, avec une perruque noire et des
brodequins de maroquin rouge, semblait sourire et s'apprêter à danser
encore une fois devant l'arche. Et cependant l'instrument tonnait comme
la voix du Dieu fort, et l'inspiration du musicien faisait planer tout
l'enfer et tout le purgatoire de Dante sous ces voûtes étroites à
nervures peintes en rose et en gris de perle.

Les enfants couchés à terre comme de jeunes chiens s'endormaient dans
des rêves de fées sur les marches de la tribune; Mooser faisait la moue,
et le syndic s'informait de nos noms et qualités auprès du major
fédéral. A chaque réponse ambiguë du malicieux cicerone, le bon et
curieux magistrat nous regardait alternativement avec doute et surprise.

--Ouais! disait-il en flairant de loin le beau front révélateur
d'Arabella, c'est une dame de Paris? et quoi encore?...

--Quoi encore? reprenait le major en me désignant; ce garçon en blouse
mouillée et en guêtres crottées, avec deux marmot dans ses jambes? Eh
bien! c'est... ce sont trois élèves du pianiste.

--Oui-dà! il les fait voyager avec lui?

--Il a la manie de traîner son école à sa suite. Il professe gravement
la théorie de son art le long des abîmes et monté sur un mulet.

--En effet, reprit judicieusement le magistrat de la ville de Fribourg,
ils ont tous de longs cheveux tombant sur les épaules comme lui; mais,
ajouta-t-il en arrêtant son regard investigateur sur le personnage
problématique de Puzzi, qu'est-ce que cela?

--Une célèbre cantatrice italienne qui le suit sous un déguisement.

--Oh! oh!... s'écria le bonhomme avec un sourire tout à fait malin,
j'avais bien deviné que celui-là était une femme!...

Tout à coup l'air manqua aux poumons de l'orgue, sa voix expira et il
rendit le dernier soupir entre les mains de Franz. Le premier coup de
vêpres venait de sonner, et l'âme de Mozart eût en vain apparu pour
engager le souffleur à retarder d'une minute la psalmodie nasillarde de
l'office. J'eus envie d'aller lui donner des coups de poing, et je
pensai à toi, aimable Théodore, facétieux Kreyssler, Hoffmann! poëte
amer et charmant, ironique et tendre, enfant gâté de toutes les muses,
romancier, peintre et musicien, botaniste, entomologiste, mécanicien,
chimiste et quelque peu sorcier! c'est au milieu des scènes fugitives de
ta vie d'artiste, en proie aux luttes cruelles et burlesques où l'amour
du beau et le sentiment d'un idéal sublime t'entraînèrent, aux prises
avec l'insensibilité ou le mauvais goût de la vie bourgeoise, c'est en
jurant contre ceux-ci et en te prosternant devant ceux-là que tu sentis
la vie, tantôt délirante de joies et tantôt dévorée d'ennuis, le plus
souvent bouffonne, grâce à ton courage, à ta philosophie, et, faut-il le
dire, à ton intempérance.

Mais adieu, mon vieil ami; c'est assez divaguer pour une quinzaine. Je
vous quitte et pars pour Genève.

Amitiés tendres, terribles poignées de mains à nos amis de Paris.



XI

A GIACOMO MEYERBEER


                 Genève, septembre 1836.

    CARISSIMO MAESTRO,

Vous m'avez permis de vous écrire de Genève, et j'ose user de la
permission, sachant bien qu'on ne vous accusera jamais de _camaraderie_
avec un pauvre poëte de mon espèce. C'est pourquoi, contre tous les
usages reçus, je vous dirai toute mon admiration sans crainte de blesser
votre modestie. Je ne suis pas un dispensateur de renommée; je suis, en
fait d'art, un écolier sans conséquence, et les maîtres peuvent agréer
mon enthousiasme en souriant.

Je vous raconterai donc une journée de mon voyage, journée commencée
dans une église où je ne pensai qu'à vous, et finie dans un théâtre où
je ne parlai que de vous. Pour ne pas vous ennuyer de ma personne, je
vous ferai le résumé de ma rêverie et celui de mon entretien.

J'entrai dans le temple protestant et j'écoutai les cantiques, nobles
chants, purs et braves hymnes, demi-guerriers, demi-religieux, vestiges
sacrés des temps héroïques d'une foi déjà aussi vieille et aussi
mourante que la nôtre!

Si je jugeais de la religion protestante par le sermon que j'entendis,
et du caractère protestant par les figures effacées qui remplissaient à
peine un coin du temple, j'aurais une belle occasion d'accabler de mon
mépris superbe et l'idée religieuse, et la forme, et les adeptes du
culte; mais c'est la mode aujourd'hui de le faire, et je m'en garderai,
car tout ce qui est de mode, et de mode littéraire surtout, m'inspire
une grande méfiance. Notre pauvre génération a la vue si courte que, par
la pensée, elle vit comme par la chair, tout entière dans le temps
présent; elle juge de l'homme de tous les temps par l'homme malade
d'aujourd'hui; elle tranche sur tout, et décide que l'esclavage est la
condition naturelle de l'humanité, l'indifférence son éternelle
disposition, la faiblesse et l'égoïsme son inévitable organisation, son
infirmité nécessaire. Elle ne croit plus ni aux grands hommes ni aux
grandes choses, et la raison en est simple.

Pour ceux qui ont arrangé leur vie de manière à rester en dehors des
graves puérilités et des pédantesques tracasseries dont se nourrissent
aujourd'hui les intelligences, il y a encore bien de l'admiration pour
le passé, et à cause de cela bien de l'indulgence pour le présent: car,
en voyant ce qui fut hier, on sait ce qui pourrait être demain; et
l'heure qui passe, le siècle où l'on vit, ne prouvent aucune vérité
absolue sur le progrès ou la dégénérescence de l'homme.

Les hommes d'_actualité_ (comme on dit maintenant), voyant les temples
calvinistes aussi dépeuplés que les temples catholiques, et les
protestants faire de leur croyance aussi bon marché que nous de la
nôtre, en ont inféré que la réforme avait été, dès sa naissance, la plus
plate idée du monde, et la forme religieuse de cette idée la plus pauvre
et la plus aride de toutes les formes. Par une réaction fort étrange et
que le caprice de la mode peut seul expliquer (car du temps de Benjamin
Constant, temps qui n'est pas très-reculé, il y avait de toutes parts
éloges et sympathies pour la réforme, aversion et déchaînement contre le
catholicisme), toute la génération _écrivante_ et _déclamante_ se
rejette dans le sein d'une orthodoxie de fraîche date, singulièrement
amalgamée à un incurable athéisme et à de magnifiques dédains pour le
christianisme pratique. Des hommes littéraires fort doux, et pénétrés
d'horreur pour les sauvages expiations de 93, en sont venus, à ce qu'on
m'a dit, jusqu'à rédiger négligemment, entre l'opéra bouffe et le
glacier Tortoni, des formules bénignes de la forme de celle-ci: «Le
massacre de la Saint-Barthélemy fut _tout simplement_ une grande et sage
mesure de _haute politique_, sans laquelle le trône et l'autel eussent
été la proie des factieux.» Pour peu qu'on voie les choses _de haut_, il
n'y a dans le massacre des huguenots ni bourreaux ni victimes, mais une
guerre de légitime défense, provoquée par des complots dangereux à la
sûreté de l'État, etc., etc.

Les mots _factieux_ et _sûreté de l'État_ ont été admirablement
exploités depuis qu'il existe des oppresseurs et des opprimés. Chaque
fois qu'une idée de salut a osé germer dans l'âme des uns, les autres se
sont constitués les défenseurs de leurs propres avantages et priviléges,
dissimulés sous le nom pompeux d'inviolabilité gouvernementale et de
sûreté publique. Quand un pouvoir est menacé, il évoque les boutiquiers
dont l'émeute a brisé les vitres, et il envoie à l'échafaud les
libérateurs de l'intelligence humaine, sous prétexte qu'ils
troubleraient le sommeil des vénérables bourgeois de la cité.

Notre génération, qui s'est montrée forte et fière un matin pour chasser
les jésuites dans la personne de Charles X, a bien mauvaise grâce, il me
semble, à conspuer les courageuses tentatives de la réforme et à
insulter dans sa postérité religieuse le grand nom de Luther. Lequel de
nous n'a pas été un _factieux_ en 1830? La famille de Charles X ne
représentait-elle pas aussi la _sûreté de l'État_? N'a-t-il pas fallu,
pour opérer jusqu'à un certain point et dans un certain sens la
réhabilitation de tout un peuple, pour secouer le joug des plus
révoltants priviléges et faire faire un pas imperceptible au règne lent,
mais inévitable, de la justice populaire; n'a-t-il pas fallu, dis-je,
briser beaucoup de vitres et contrarier beaucoup de dormeurs? J'espère,
au reste, que tous ces mots à l'usage du charlatanisme monarchique ont
perdu toute espèce de sens dans les consciences, et que ceux qui s'en
servent ne se rencontrent pas sans rire.

J'accorderais beaucoup de raison et de sagesse à nos catholiques
nouveau-nés, si, en déclarant, comme ils font, qu'ils proscrivent les
méchants prêtres, les moines dissolus, et qu'ils leur attribuent tout le
discrédit où est tombée la chère orthodoxie, ils ne réservaient pas des
anathèmes encore plus âpres et des mépris encore plus acharnés pour les
épurateurs de l'Évangile. Mais leur logique est en défaut quand ils
s'attaquent si violemment à la réforme de Luther, eux qui se posent en
réformateurs nouveaux, en chrétiens perfectionnés.

Si on rétablissait les couvents et les bénéfices, ils jetteraient des
cris affreux et recommenceraient Luther et Calvin, sans daigner
s'apercevoir que l'idée n'est pas neuve, et que la route vers une juste
réforme a été frayée par des pas plus nobles et plus assurés que les
leurs. Je voudrais bien savoir si ces beaux confesseurs de la foi
catholique blâment les mesures prises dans l'Assemblée nationale
relativement aux biens du clergé; m'est avis, au contraire, qu'ils s'en
trouvent fort bien, et qu'ils ne seraient pas très-contents de voir
relever les abbayes et les monastères aux dépens des métairies que leurs
parents installèrent, il y a quarante ans, sur les ruines de ces
propriétés, si agréablement acquises, si lucrativement exploitées, si
bonnes à prendre, en un mot, et si bonnes à garder. S'ils méprisent
Luther et Calvin pour avoir fait la guerre aux richesses ecclésiastiques
en vue de la perfection chrétienne, et non au profit d'un clergé
nouveau, je leur conseille de ne s'en point vanter et de garder leurs
biens nationaux, sans insulter la mémoire de ceux qui, les premiers,
osant prêcher aux apôtres de Jésus la pauvreté, l'austérité et
l'humilité de leur divin maître, préparèrent au clergé catholique ce qui
lui est arrivé en France et ce qui lui arrive aujourd'hui en Espagne.
L'apparente hypocrisie de ceux qui les attaquent ferait horreur, si
leur puérilité, leur engouement pour le premier paradoxe venu, leur
nature _singeuse_ et leur absence totale de raisonnement ne faisaient
sourire.

M'étant posé ces questions fondamentales, j'entrai sans crainte dans le
temple genevois, et j'écoutai avec beaucoup de douceur le prêche d'un
monsieur qui avait une bien excellente figure, et dont, à cause de cela,
je me réjouis sincèrement d'avoir oublié le nom. Il nous apprit que si
l'industrie avait fait des progrès en Suisse, c'est que Genève était
protestante (libre à nous de croire que si l'industrie est florissante
en France, c'est que nous sommes catholiques). Il nous dit encore que
Dieu envoyait toujours des richesses aux hommes pieux, ce qui ne me
parut ni très-certain, ni très-conforme à l'esprit de l'Évangile; puis
encore que si l'auditoire manquait de ferveur, le prix des denrées
pourrait bien baisser, le commerce aller à la diable, et les bourgeois
être forcés de boire du mauvais vin et de fumer du tabac avarié. Je
crois même qu'il ajouta que ces belles montagnes et ce beau lac, dont la
Providence avait gratifié les protestants de Genève, pourraient bien
être supprimés par un décret céleste, si l'on n'était pas plus assidu au
service divin. L'auditoire se retira satisfait après avoir chanté des
cantiques, et je restai seul dans le temple.

Quand la nef fut vide de ces figures impassibles, sur le front
desquelles Lavater n'eût pu écrire que ce seul mot: _exactitude_; quand
ce pasteur nasillard eut cessé d'y faire entendre ses remontrances
paternellement prosaïques, la réforme, cette forte idée sans emblèmes,
sans voiles et sans mystérieux ornements, m'apparut dans sa grandeur et
dans sa nudité. Cette église sans tabernacle ni sanctuaire, ces vitraux
blancs éclairés d'un brillant soleil, ces bancs de bois où trône
l'égalité (du moins à l'heure de la prière), ces murs froids et lisses,
tout cet aspect d'ordre qui semble établi d'hier dans une église
catholique dévastée, théâtre refroidi d'une installation toute
militaire, me frappèrent de respect et de tristesse. Çà et là, quelques
figures de pélicans et de chimères, vestiges de l'ancien culte, se
roulaient comme plaintives et enchaînées autour des chapiteaux de
colonnes. Les grandes voûtes n'étaient ni papistes ni huguenotes.
Élevées et profondes, elles semblaient faites pour recevoir sous toutes
les formes l'aspiration vers le ciel, pour répondre sur tous les
rhythmes à la prière et à l'invocation religieuse. De ces dalles, que
n'échauffent jamais les genoux du protestant, semblaient sortir des voix
graves, des accents d'un triomphe calme et serein, puis des soupirs de
mourant et les murmures d'une agonie tranquille, résignée, confiante,
sans râle et sans un gémissement. C'était la voix du martyre calviniste,
martyre sans extase et sans délire, supplice dont la souffrance est
étouffée sous l'orgueil austère et la certitude auguste.

Naturellement, ces chants imaginaires prirent dans mon cerveau la forme
du beau cantique de l'opéra des _Huguenots_; et tandis que je croyais
entendre au dehors les cris furieux et la fusillade serrée des
catholiques, une grande figure passa devant mes yeux, une des plus
grandes figures dramatiques, une de plus belles personnifications de
l'idée religieuse qui aient été produites par les arts dans ce temps-ci,
le Marcel de Meyerbeer.

Et je vis debout cette statue d'airain, couverte de buffle, animée par
le feu divin que le compositeur a fait descendre en elle. Je la vis, ô
maître! pardonnez à ma présomption, telle qu'elle dut vous apparaître à
vous-même quand vous vîntes la chercher à l'heure hardie et vaillante de
midi, sous les arcades resplendissantes de quelque temple protestant,
vaste et clair comme celui-ci. O musicien plus poëte qu'aucun de nous,
dans quel repli inconnu de votre âme, dans quel trésor caché de votre
intelligence avez-vous trouvé ces traits si nets et si purs, cette
conception simple comme l'antique, vraie comme l'histoire, lucide comme
la conscience, forte comme la foi? Vous qui naguère étiez à genoux dans
les profondeurs voluptueuses de Saint-Marc, bâtissant sur des
proportions plus vastes votre église sicilienne, vous imprégnant de
l'encens catholique à l'heure sombre où les flambeaux s'allument et font
étinceler les parois d'or et de marbre, vous laissant saisir et ployer
par les émotions tendres et terribles du saint lieu; comment donc, en
entrant dans le temple de Luther, avez-vous su évoquer ses austères
poésies et ressusciter ses morts héroïques?--Nous pensions que votre âme
était inquiète et timide à la façon de Dante, lorsque, entraîné dans les
enfers et dans les cieux par son génie, il s'épouvante ou s'attendrit à
chaque pas. Vous aviez surpris les secrets des chœurs invisibles,
lorsqu'à l'élévation de l'hostie les anges de mosaïque du Titien agitent
leurs grandes ailes noires sur les fonds d'or de la voûte byzantine et
planent sur le peuple prosterné. Vous aviez percé le silence
impénétrable des tombeaux, et, sous les pavés frémissants des
cathédrales, vous aviez entendu la plainte amère des damnés et les
menaces des anges de ténèbres. Toutes ces noires et bizarres allégories,
vous les aviez saisies dans leur sens profond et dans leur sublime
tristesse. Entre l'ange et le démon, entre le ciel et l'enfer
fantastiques du moyen âge, vous aviez vu l'homme divisé contre lui-même,
partagé entre la chair et l'esprit, entraîné vers les ténèbres de
l'abrutissement, mais protégé par l'intelligence vivifiante et sauvé par
l'espoir divin. Vous aviez peint ces luttes, ces effrois et ces
souffrances, ces promesses et ces enthousiasmes en traits sérieux et
touchants, tout en les laissant enveloppés de leurs poétiques symboles.
Vous aviez su nous émouvoir et nous troubler avec des personnages
chimériques et des situations impossibles. C'est que le cœur de
l'homme bat dans l'artiste et porte brûlantes toutes les empreintes de
la vie réelle; c'est que l'art véritable ne fait rien d'insignifiant, et
que la plus saine philosophie et les plus douces sympathies humaines
président toujours aux plus brillants caprices du génie.

Mais n'était-il pas permis de croire, après cette œuvre catholique de
_Robert_, que toute votre puissance et toute votre inspiration s'étaient
allumées dans votre intelligence allemande (c'est-à-dire consciencieuse
et savante), sous le ciel de Naples ou de Palerme? N'êtes-vous pas un
homme grave et profond du Nord, fait homme passionné par le climat
méridional? Dans votre abord d'une modestie si touchante, dans votre
langage si plein de grâce et de vivacité timide, dans cette espèce de
combat que votre enthousiasme d'artiste semble livrer à je ne sais
quelle fierté craintive d'homme du monde, je retrouvai tout le charme de
votre œuvre, tout le piquant de votre manière. Mais la sublimité du
grand _moi_ intérieur voilée par l'usage et la réserve légitime des
paroles, je me demandais si vous mèneriez longtemps de front la science
et la poésie, l'Allemagne et l'Italie, la pompe du catholicisme et la
gravité du protestantisme; car il y avait déjà du protestantisme dans
Bertram, dans cet esprit sombre et révolté qui interrompt parfois ses
cris de douleur et de colère, pour railler et mépriser la foi crédule et
les vaines cérémonies qui l'entourent. Ce beau contraste du doute
audacieux, du courage désespéré, au milieu de ces soupirs mystiques et
de ces élans enthousiastes vers les saints et les anges, accusait déjà
une réunion de puissances diverses, une vive intelligence de
transformation de la pensée et du caractère religieux dans l'homme. On a
dit à propos des _Huguenots_ qu'il n'y a pas de musique protestante, non
plus que de musique catholique: ce qui équivaut à dire que les cantiques
de Luther qu'on chante en Allemagne n'ont pas un caractère différent du
chant grégorien de la chapelle Sixtine; comme si la musique n'était
qu'un habile arrangement de sons plus ou moins bien combinés pour
flatter l'oreille, et que le rhythme seul approprié à la situation
dramatique suffît pour exprimer les sentiments et les passions d'un
drame lyrique! J'avoue que je ne comprends pas, et je me demande si la
principale beauté de _Guillaume Tell_ ne consiste pas dans le caractère
pastoral helvétique, si admirablement senti et si noblement idéalisé.

Mais il a été émis sur votre compte bien d'autres paradoxes pour
l'intelligence desquels je me creuserais vainement la tête. Jusqu'à ce
que la lumière se fasse, je reste convaincu qu'il est au pouvoir du plus
beau de tous les arts de peindre toutes les nuances du sentiment et
toutes les phases de la passion. Sauf la dissertation métaphysique (et
pour ma part je n'y ai pas regret), la musique peut tout exprimer. La
description des scènes de la nature trouve en elle des couleurs et des
lignes idéales, qui ne sont ni exactes ni minutieuses, mais qui n'en
sont que plus vaguement et plus délicieusement poétiques. Plus exquise
et plus vaste que les beaux paysages en peinture, la symphonie pastorale
de Beethoven n'ouvre-t-elle pas à l'imagination des perspectives
enchantées, toute une vallée de l'Engaddine ou de la Misnie, tout un
paradis terrestre où l'âme s'envole, laissant derrière elle et voyant
sans cesse s'ouvrir à son approche des horizons sans limites, des
tableaux où l'orage gronde, où l'oiseau chante, où la tempête naît,
éclate et s'apaise, où le soleil boit la pluie sur les feuilles, où
l'alouette secoue ses ailes humides, où le cœur froissé se répand, où
la poitrine oppressée se dilate, où l'esprit et le corps se raniment et,
s'identifiant avec la nature, retombent dans un repos délicieux?

Quand les bruits désordonnés du _Pré aux Clercs_ s'effacent dans le
lointain, et que le _couvre-feu_ fait entendre sa phrase mélancolique,
traînante comme l'heure, mourante comme la clarté du jour, est-il besoin
de la toile peinte en rouge de l'Opéra et de l'escamotage adroit de six
quinquets pour que l'esprit se représente l'horizon embrasé qui pâlit
peu à peu, les bruits de la ville qui expirent, le sommeil qui déploie
ses ailes grises dans le crépuscule, le murmure de la Seine qui reprend
son empire à mesure que les chants et les cris humains s'éloignent et se
perdent?--A ce moment de la représentation, j'aime à fermer les yeux,
et à voir un ciel beaucoup plus chaud, une cité colorée de teintes
beaucoup plus vraies, n'en déplaise à M. Duponchel, que sa belle
décoration et le jeu habile de sa lumière décroissante. Que de fois j'ai
juré contre le lever du soleil qui accompagne le dernier chœur du
second acte de _Guillaume Tell_! O toile! ô carton! ô oripeaux! ô
machines! qu'avez-vous de commun avec cette magnifique prière où tous
les rayons du soleil s'étalent majestueusement, grandissent, flamboient;
où le roi du jour apparaît lui-même dans sa splendeur et semble faire
éclater les cimes neigeuses pour sortir de l'horizon à la dernière note
du chant sacré? Mais la musique a sous ce rapport une puissance bien
plus grande encore. Il n'est pas besoin d'une mélodie complète; il ne
faut que des modulations pour faire passer des nuées sombres sur la face
d'Hélios et pour balayer l'azur du ciel, pour soulever le volcan et
faire rugir les cyclopes au sein de la terre, pour ramener la brise
humide et la faire courir sur les arbres flétris d'épouvante. Alice
paraît, le temps est serein, la nature chante ses harmonies sauvages et
primitives. Tout à coup les sorcières roulent sous ses pas les anneaux
de leur danse effrénée. Le sol s'ébranle, les gazons se dessèchent, le
feu souterrain émane de tous les pores de la terre gémissante, l'air
s'obscurcit, et des lueurs sinistres éclairent les rochers.--Mais la
ronde du sabbat s'enfonce dans les cavernes inaccessibles, la nature se
ranime, le ciel s'épure, l'air fraîchit, le ruisseau reprend son cours
suspendu par la terreur; Alice s'agenouille et prie.

A ce propos, et malgré la longueur de cette digression, il faut, maître,
que je vous raconte un fait puéril qui m'est tout personnel, mais dont
je me suis toujours promis de vous témoigner ma reconnaissance. Il y a
deux ans, j'allai, au milieu de l'hiver, passer à la campagne deux des
plus tristes mois de ma vie. J'avais le spleen, et dans mes accès je
n'étais pas très-loin de la folie. Il y avait alors dans mon cœur
toutes les furies, tous les démons, tous les serpents, toutes les
chaînes brisées et traînantes de votre sabbat. Quand ces crises, suivant
la marche connue de toutes les maladies, commençaient à s'éclaircir,
j'avais un moyen infaillible de hâter la transition et d'arriver au
calme en peu d'instants. C'était de faire asseoir au piano mon neveu,
beau jeune homme tout rose, tout frisé, tout sérieux, plein d'une tendre
majesté monacale, doué d'un front impassible et d'une santé inaltérable.
A un signe qu'il comprenait, il jouait ma chère modulation d'Alice au
pied de la croix, image si parfaite et si charmante de la situation de
mon âme, de la fin de mon orage et du retour de mon espérance. Que de
consolations poétiques et religieuses sont tombées comme une sainte
rosée de ces notes suaves et pénétrantes! Le pinson de mon lilas blanc
oubliait aussi le froid de l'hiver, et, rêvant de printemps et d'amour,
se mettait à chanter comme au mois de mai. L'hémérocale s'entr'ouvrait
sur la cheminée, et, dépliant ses pétales de soie, laissait échapper sur
ma tête, au dernier accord, son parfum virginal. Alors la pastille
d'aloès s'enflammait dans la pipe turque, l'âtre envoyait une grande
lueur blanche, et mon neveu, patient comme une machine à vapeur, dévoué
comme un fils, recommençait vingt fois de suite cette phrase adorable,
jusqu'à ce qu'il eût vu son cher oncle jeter par terre les douze aunes
de molleton qui l'enveloppaient et hasarder les pas les plus gracieux au
milieu de la chambre en faisant sauter son bonnet au plafond et en
éternuant pendant vingt minutes. Comment ne vous bénirais-je pas, mon
cher maître, qui m'avez guéri tant de fois mieux qu'un médecin, car ce
fut sans me faire souffrir et sans me demander d'argent! et comment
croirais-je que la musique est un art de pur agrément et de simple
spéculation, quand je me souviens d'avoir été plus touché de ses effets
et plus convaincu par son éloquence que par tous mes livres de
philosophie?

Pour en revenir à l'apparition des _Huguenots_, je vous confesse que je
n'attendais pas une œuvre si intelligente et si forte et que je me
fusse contenté de moins. Je ne pressentais pas tout le parti que vous
pouviez et que vous deviez tirer du sujet, c'est-à-dire de l'idée du
sujet, car quel sujet vous eût embarrassé après le poëme apocalyptique
de _Robert_? Néanmoins j'avais tant aimé _Robert_ que je ne me flattais
pas d'aimer davantage votre nouvelle œuvre. J'allai donc voir les
_Huguenots_ avec une sorte de tristesse et d'inquiétude, non pour vous,
mais pour moi; je savais que, quels que fussent le poëme et le sujet,
vous trouveriez, dans votre science d'instrumentation et dans votre
habileté, des ressources ingénieuses et les moyens de gouverner le
public, de mater les récalcitrants et d'endormir les cerbères de la
critique en leur jetant tous vos gâteaux dorés, tous vos grands effets
d'orchestre, toutes les richesses d'harmonie dont vous possédez les
mines inépuisables. Je n'étais pas en peine de votre succès; je savais
que les hommes comme vous imposent tout ce qu'ils veulent, et que, quand
l'inspiration leur échappe, la science y supplée. Mais pour les poëtes,
pour ces êtres incomplets et maladifs, qui ne savent rien, qui étudient
bien peu de chose, mais qui pressentent et devinent presque tout, il est
difficile de les tromper, et de l'autel où le feu sacré n'est pas
descendu nulle chaleur n'émane. Quelle fut ma joie quand je me sentis
ému et touché par cette histoire palpitante, par ces caractères vrais et
sans allégories, autant que j'avais été troublé et agité par les luttes
symboliques de _Robert_!--Je n'eus ni le loisir ni le sang-froid
d'examiner le poëme. J'ai un peu ri du style en le lisant plus tard;
mais je comprends la difficulté d'écrire pour le chant, et d'ailleurs je
sais le meilleur gré du monde à M. Scribe (si toutefois ce n'est pas
vous qui lui avez fourni le sujet et les principales situations) de vous
avoir jeté brusquement dans une arène nouvelle, dans d'autres temps,
dans un autre pays, dans une autre religion surtout. Vous aviez donné
la preuve d'une haute puissance pour le développement du sentiment
religieux; ce fut une excellente idée à lui (je suppose toujours que
vous ne la lui avez pas donnée) de vous fournir une forme religieuse qui
ne fût pas la même, et qui ne vous contraignît pas à faire abus de vos
ressources.

Mais dites-nous comment, avec une trentaine de versiculets
insignifiants, vous savez dessiner de telles individualités, et créer
des personnages de premier ordre là où l'auteur du libretto n'a mis que
des accessoires? Ce vieux serviteur rude, intolérant, fidèle à l'amitié
comme à Dieu, cruel à la guerre, méfiant, inquiet, fanatique de
sang-froid, puis sublime de calme et de joie à l'heure du martyre,
n'est-ce pas le type luthérien dans toute l'étendue du sens poétique,
dans toute l'acception du vrai idéal, du réel artistique, c'est-à-dire
de la perfection _possible_? Cette grande belle fille brune, courageuse,
entreprenante, exaltée, méprisant le soin de son bonheur comme celui de
sa vie, et passant du fanatisme catholique à la sérénité du martyre
protestant, n'est-ce pas aussi une figure généreuse et forte, digne de
prendre place à côté de Marcel! Nevers, ce beau jeune homme en satin
blanc, qui a, je crois, quatre paroles à dire dans le libretto, vous
avez su lui donner une physionomie gracieuse, élégante, chevaleresque,
une nature qu'on chérit malgré son impertinence, et qui parle avec une
mélancolie adorable des nombreux désespoirs des dames de la cour à
propos de son mariage.

Excepté dans les deux derniers actes, le rôle de Raoul, malgré votre
habileté, ne peut soulever la niaiserie étourdie dont l'a accablé M.
Scribe. La vive sensibilité et l'intelligence rare de Nourrit luttent en
vain contre cette conduite de hanneton sentimental, véritable victime à
situations, comme nous disons en style de romancier. Mais comme il se
relève au troisième acte! comme il tire parti d'une scène que des
puritanismes, d'ailleurs estimables, ont incriminée un peu légèrement,
et que, pour moi qui n'entends malice ni à l'évanouissement ni au sofa
de théâtre, je trouve très-pathétique, très-lugubre, très-effrayante, et
nullement anacréontique! Quel duo! quel dialogue! maître, comme vous
savez pleurer, prier, frémir et vaincre à la place de M. Scribe! O
maître! vous êtes un grand poëte dramatique et un grand faiseur de
romans. J'abandonne votre petit page à la critique, il ne peut triompher
de l'ingratitude de sa position; mais je défends envers et contre tous
le dernier trio, scène inimitable, qui est coupée et brisée, parce que
la situation l'exige, parce que la vérité dramatique vous cause quelque
souci, à vous; parce que vous n'admettez pas qu'il y ait de la _musique
de musicien_ et de la _musique de littérateur_, mais bien une musique de
passion vraie et d'action vraisemblable, où le charme de la mélodie ne
doit pas lutter contre la situation et faire chanter la cavatine en
règle, avec _coda_ consacrée et _trait_ inévitable, au héros qui tombe
percé de coups sur l'arène.

Il serait bien temps, je pense, d'assujettir l'art au joug du sens
commun, et de ne pas faire dire au spectateur naïf:--Comment ces gens-là
peuvent-ils chanter dans une position si affreuse?--Il faudrait que le
chant fût alors un véritable _pianto_, et qu'on daignât s'affranchir de
la forme rebattue, au point de séduire l'esprit le plus simple et de
faire naître en lui autre chose que des attendrissements de convention.
Vous avez prouvé qu'on le pouvait, et quand Rossini l'a voulu, il l'a
prouvé aussi.

Permettez-moi cependant ici de vous exprimer un vœu. C'est beaucoup
d'insolence de ma part, et je hais l'insolence sous toutes ses formes et
dans toutes ses prétentions. N'imaginez donc pas, je vous en supplie,
que je songe à vous donner un conseil. Mais quelquefois, vous savez, un
ignorant a une bonne idée dont l'artiste fait son profit, de même qu'il
tire ses conceptions les plus hardies des impressions les plus naîves et
les moins prévues, la splendeur des temples, de la sauvage attitude des
forêts; les mélodies pleines et savantes, de quelques sons champêtres,
de quelque brise entrecoupée, de quelque murmure des eaux. Voici donc ce
qui me tourmente. Pourquoi cette forme consacrée, pourquoi cette _coda_,
espèce de cadre uniforme et lourd? pourquoi ce _trait_, équivalent de la
pirouette périlleuse du danseur? pourquoi cette habitude de faire passer
la voix, vers la fin de tous les morceaux de chant, par les notes les
plus élevées ou les plus basses du gosier? pourquoi toutes ces formes
rebattues et monotones qui détruisent l'effet des plus belles phrases?
Ne viendra-t-il pas un temps où le public s'en lassera, et reconnaîtra
que l'action morale (qui est, quoi qu'on en dise, inséparable du
mouvement lyrique) est interrompue à chaque instant par cette
ritournelle inévitable; que toute grâce, toute naïveté, toute fraîcheur
est souillée ou effacée par cette baguette rigide, par cette formule
inintelligente et triviale, dont on n'ose pas la dégager? Listz compare
cette formule au «_J'ai l'honneur d'être votre très-humble et
très-obéissant serviteur_,» qu'on place au bas de toutes les lettres de
cérémonie, dans l'acception la plus fausse et la plus absurde, comme
dans la plus juste et la mieux sentie. Il paraît que le vulgaire chérit
encore ce vieil usage, et ne croit pas qu'il y ait scène terminée là où
il n'y a pas quatre ou huit mesures banales de psalmodie grossière, qui
ne sont ni mélodie, ni harmonie, ni chant, ni récitatif. Dans cette
situation ridicule, l'intérêt demeure suspendu; les acteurs, forcés à
une attitude de plus en plus théâtrale, s'égosillent et deviennent
forcenés en répétant les paroles de leur froid transport que ne soutient
plus la mélodie. L'effet souverain de la passion ou de l'émotion,
commandé par tout ce qui précède, se perd et s'anéantit sous cette
formule, comme si, au milieu d'une scène tragique, les personnages, tout
animés par leur situation, se mettaient à saluer profondément le public
à plusieurs reprises.

Vous ne vous êtes pas encore tout à fait affranchi à cet égard de
l'ignorance d'un public grossier et des exigences des chanteurs
inintelligents. Vous ne le pouviez pas, je pense. Peut-être même
n'avez-vous fait accepter vos plus belles idées qu'à la faveur du
remplissage obligé des formules. Mais à présent ne pouvez-vous pas
former votre auditoire, lui imposer vos volontés, le contraindre à se
passer de lisières, et lui révéler une pureté de goût qu'il ignore, et
que nul n'a encore pu proclamer franchement? Ces immenses succès, ces
bruyantes victoires remportées sur lui, vous donnent des droits; elles
vous imposent peut-être aussi des devoirs, car au-dessus de la faveur
populaire et de la gloire humaine, il y a le culte de l'art et la foi de
l'artiste. Vous êtes l'homme du présent, maître, soyez aussi l'homme de
l'avenir... Et si mon idée est folle, ma demande inconvenante, prenez
que je n'ai rien dit.

Maintenant que je suis en train de rêver, je rêve pour vous un poëme qui
vous transporterait en plein paganisme: les Euménides, cet effrayant
opéra, tout fait, d'Eschyle; ou la mort d'Orphée, si terrible et si
naïve à faire quand on est associé à un homme comme vous, qui n'a besoin
que d'un canevas de gaze pour broder un voile d'or et de pierreries. Si
je savais coudre deux rimes l'une à l'autre, mon maître, j'irais vous
prier de me dicter toutes les scènes, et je serais fier de vous voir
aborder des mélodies grecques plus pleines, plus complètes, plus simples
d'accompagnement peut-être que vos précédents sujets ne l'ont exigé. Je
vous verrais faire ce dont on semble vous défier, et répondre, comme
font les grands artistes, à des menaces par des victoires. Mais tant de
bonheur ne me sera pas donné: je ne sais pas la prose, comment
saurais-je les vers?--Quant à mon sujet grec, vous savez mieux que moi
ce qu'il vous convient de faire; mais quelque jour il vous tentera, je
gage.

Maître, je ne suis pas un savant, j'ai la voix fausse et ne sais jouer
d'aucun instrument. Pardonnez-moi si je ne parle pas la langue technique
des aristarques. Quand même je serais _dilettante_ éclairé, je
n'éplucherais pas vos chefs-d'œuvre pour tâcher d'y découvrir quelque
tache légère qui me donnât occasion de montrer les puérilités de ma
science: je ne saurais chercher si votre inspiration vient de la tête ou
du cœur, étrange distinction qui ne signifie absolument rien, éternel
reproche que la critique adresse aux artistes; comme si le même sang ne
battait pas sous le sein et dans la tempe; comme si, en supposant qu'il
y a deux régions distinctes dans l'homme pour recevoir le feu sacré, la
chaleur qui monte des entrailles au cerveau et celle qui descend du
cerveau aux entrailles ne produisaient pas dans l'art et dans la poésie
absolument les mêmes effets! Si l'on disait que vous êtes
_bilioso-nerveux_, et que votre travail s'opère lentement, avec moins de
rapidité peut-être, mais aussi avec plus de perfection que chez les
sanguins et les pléthoriques, je comprendrais à peu près ce qu'on veut
dire, et je trouverais fort simple que vous n'eussiez pas tous les
tempéraments à la fois; mais que m'importe qu'il y ait sur votre
clavecin une carafe d'eau pure et cristalline, au lieu d'un brûlant
flacon de vin de Chypre, et réciproquement, si l'un vous inspire ce que
l'autre n'inspire pas à autrui? Quelle fureur pédagogique tourmente ces
pauvres appréciateurs littéraires, occupés sans cesse à se méfier de
leurs sympathies, et à se demander si par hasard la Vénus de Milo
n'aurait pas été faite de la main gauche, au lieu de l'être de la main
droite? A voir tout le mal que des hommes de talent se donnent pour
percer le mystère des ateliers et pénétrer dans le secret des veilles et
des rêveries de l'artiste, on est saisi de chagrin, et on regrette de
voir cette famille d'intelligences, fécondes sans doute, s'appauvrir et
se stériliser de tout son pouvoir, afin d'arriver à ce qu'elle appelle
la _clairvoyance_ et l'_impartialité_.

Sans doute il est bon et nécessaire que des hommes de goût impriment au
vulgaire une bonne direction et fassent son éducation. Mais on sait
comme le plus noble métier endurcit rapidement celui qui l'exerce
exclusivement comme le chirurgien s'habitue à jouer avec la souffrance,
avec la vie et la mort; comme le juge se _systématise_ aisément, et,
partant d'inductions sages, arrive à prendre trop de confiance dans sa
méfiance, et à ne plus voir la vérité que sous des faces arbitraires.
Ainsi procède le critique: consciencieux d'abord, il en vient peu à peu
à un casuisme méticuleux, et il finit par ne plus rien sentir à force de
tout raisonner. Quand on ne sent plus, le raisonnement devient spécieux,
et l'appréciation un travail de plus en plus ingrat, pénible, dirai-je
impossible? A la fin d'un repas où l'on a fait excès de tout, les
meilleurs mets perdent leur saveur, et le palais blasé ne distingue plus
la fraîcheur des fruits du feu des épices. L'homme qui veut goûter et
approfondir toutes les jouissances de la vie en vient un jour à ne plus
dormir sur l'édredon et à s'imaginer que son premier lit de fougère fut
plus chaud et plus moelleux. Erreur déplorable en fait d'art, mais
inévitable condition de la nature humaine! On vit les premiers essais
d'un jeune talent, on les traita peut-être avec plus d'indulgence et
d'affection qu'ils ne méritaient. On était jeune soi-même. Mais à juger
ceux qui produisent, on vieillit plus vite qu'à produire. Quand on
regarde la vie comme un éternel spectacle auquel on dédaigne ou craint
de prendre part, on s'ennuie bien vite de l'acteur, parce qu'on s'ennuie
de soi. On suit les progrès de l'artiste; mais, à mesure qu'il acquiert,
on perd par l'inaction, à son propre insu, le feu sacré qu'il dérobe au
dieu du labeur; et le jour où il présente son chef-d'œuvre, on ne le
goûte plus; on se reporte avec regret au premier jour d'émotion qu'il
vous donna; jour perdu et enfoui à jamais dans les richesses du passé,
émotion chère et précieuse qu'on pleure et qu'on ne retrouvera pas.
L'artiste est devenu Prométhée; mais l'homme d'argile s'est pétrifié et
reste inerte sous le souffle divin. On prononce que l'artiste est
dégénéré, et on croit ne pas mentir!

Ceci est l'histoire du public en fait d'art, et des générations en fait
d'action politique; mais cette histoire est résumée d'une manière
effrayante dans la courte existence morale de l'infortuné qui s'adonne à
la critique. Il vit son siècle dans l'espace de quelques années; sa
barbe est à peine poussée, et déjà son front est dévasté par l'ennui, la
fatigue et le dégoût. Il eût pu prendre une place honorable ou brillante
au milieu des artistes féconds; il n'en a plus la force, il ne croit
plus à rien, et à lui-même moins qu'à toute autre chose.

Quand on jette les yeux, dans un jour de courage et de curiosité, sur
les trente ou quarante jugements littéraires qui s'impriment le
lendemain de l'apparition d'une bluette quelconque, on s'étonne de tant
d'esprit, de tant de doctes raisonnements, de tant d'ingénieux
parallèles, de tant de dissertations subtiles, écrits pour la plupart
d'un style riche, orné, éblouissant; et on s'afflige de voir ces trésors
qui, en d'autres temps, eussent défrayé toute une année, répandus
pêle-mêle aux pieds d'un public insouciant qui les regarde à peine, et
qui fait bien; car, à supposer qu'il découvrît la vérité à travers ce
kaléidoscope d'idées et de sentiments contradictoires, cette vérité
serait si futile, si rebattue, si facile à exprimer en trois lignes,
qu'il aurait perdu sa journée à tailler un chêne pour avoir une
allumette. L'homme de bon sens examine donc lui-même l'objet de la
discussion, le juge selon son impulsion naturelle, et s'inquiète fort
peu de savoir si la critique accorde à l'auteur un millimètre ou un
mètre de gloire.

Et ce n'est pas que je méprise la critique par elle-même; je l'estime et
la respecte si bien dans son but et dans ses effets possibles et
désirables, que je m'afflige de la voir sortie de sa route et devenue
plus nuisible qu'utile aux artistes, plus amusante qu'instructive pour
un public oisif, indifférent et moqueur. Je veux croire les hommes qui
l'exercent pleins de loyauté et possédés d'une seule passion, l'amour
du beau et du vrai. Eh bien! je déplore que l'organisation de ce corps
utile et respectable soit si mauvaise que son action devienne
impossible, pour ne pas dire funeste, et que sa considération tombe
chaque jour sous les lazzis et les soupçons de la foule ignorante. Voici
quelle serait mon utopie si j'avais à chercher un remède à tant d'abus
et de confusion.

D'abord je voudrais que le nombre des gens qui font de la critique fût
beaucoup plus étendu, en même temps que le nombre des articles de
critique qui paraîtraient serait fort restreint. Je voudrais qu'on ne
fît pas de la critique un métier, et qu'il n'y eût pas de la critique
tous les jours et à propos de tout. Puisque le public veut des journaux,
que les colonnes des journaux sont les chaires d'éloquence assignées à
certains professeurs d'esthétique, je voudrais que chaque journal eût
son jury, où des hommes compétents seraient choisis selon les opinions
et l'esprit du journal, et appelés à prononcer sur les œuvres de
quelque importance; je voudrais qu'une foule d'enfants sans savoir, sans
goût et sans expérience, ne fût pas admise à juger les doyens de l'art,
à faire ou à empêcher de naissantes réputations, sur la seule
recommandation d'un style aisé, d'une rédaction abondante et facile,
d'un esprit ingénieux et plaisant. Je voudrais que nul n'osât exercer la
critique comme une profession, mais que tout homme de talent et de
savoir en remplît le sérieux et noble exercice comme un devoir, et par
amour des lettres, sauf à en tirer un honnête bénéfice dans l'occasion,
puisqu'il est permis même au prêtre de vivre de l'autel.

Je ne suis pas de ceux qui pensent que les artistes seuls doivent juger
les artistes. Je crois au contraire que généralement c'est une assez
mauvaise épreuve, et que les journaux deviendraient bien vite, entre les
mains de rivaux de même profession, le théâtre de combats sans dignité,
sans retenue, où, la passion s'exprimant toujours, on approcherait
moins que jamais de la vérité. Le rôle du critique demanderait, certes,
des connaissances spéciales, de plus un coup d'œil calme et
désintéressé, et il est bien difficile que ce calme et ce
désintéressement soient l'apanage de quiconque sent sa destinée dans les
mains du public. Sans exclure donc certains artistes dont l'expérience,
la position faite ou le caractère exceptionnel donneraient des garanties
suffisantes, j'accorderais peu de moyens de gouverner l'opinion à ceux
qui ont personnellement et exclusivement besoin de l'opinion.

Et si cette foule de jeunes beaux-esprits qui vit du feuilleton se
plaignait de n'avoir plus de moyens de publicité ou d'occasion de
développement, je lui dirais: «Rendez grâces à des mesures qui vous
forcent à travailler et à produire; vous faisiez un métier d'eunuques et
d'esclaves; vous étiez condamnés à baigner, à déshabiller et à rhabiller
sans cesse, à promener dans les rues les enfants des riches; soyez pères
à votre tour. Que vos enfants soient beaux ou difformes, forts ou
malingres, vous les aimerez, car ils seront à vous. Votre vie de haine
et de pitié se changera en une vie d'amour et d'espérance. Vous ne serez
peut-être pas tous de grands hommes, mais du moins vous serez hommes, et
vous ne l'êtes pas.»

Et si, pour être plus réfléchis et plus judicieux, les arrêts de la
critique devenaient plus rares (ce qui serait inévitable), si les
entrepreneurs de journaux se plaignaient du vide de leurs colonnes, le
public de l'absence de feuilleton, pourquoi n'offrirait-on pas
précisément ces pages blanches, hélas! si désirées et si difficiles à
aborder, à tous ces talents inconnus et modestes qui répugnent à faire
de la critique sans expérience, et qui cherchent vainement les moyens de
percer l'obscurité où ils s'éteignent, faute d'un éditeur qui les devine
et qui leur prête son papier et ses caractères _gratis_? Pourquoi tous
ces jeunes feuilletonistes, que l'on force à se tenir, comme des
pompiers ou des exempts de police, à toutes les représentations
nouvelles, et à écrire gravement toute la nuit sur les plus ignobles
pasquinades des petits théâtres, (sauf à citer le déluge à propos d'un
chapon), ne seraient-ils pas appelés à publier quotidiennement ces
poëmes et ces romans qui dorment dans le portefeuille ou qui sommeillent
dans le cerveau, étouffés par les nécessités d'un métier abrutissant[G]?
Pauvres enfants jeunes lévites de l'art, flétris dans la fleur de votre
talent par les exigences scandaleuses de la presse, vous qui eussiez été
avec joie, avec douceur, avec amour, et avec profit surtout, les
disciples des grands maîtres, ne craignez pas que je vous condamne sans
pitié, et que je méconnaisse ce qu'il y eut, ce qu'il y a peut-être
encore de grand et de pur en vous! Je sais vos secrets, je connais vos
déboires, j'ai soulevé la coupe de vos douleurs! Je sais que plus d'un
parmi vous, assis la nuit dans sa mansarde froide et misérable, forcé
d'avoir le lendemain (ce qui équivaut aujourd'hui au pain des artistes
d'autrefois) un habit propre et des gants neufs, à laissé tomber son
visage baigné de larmes sur les pages de quelque beau livre nouveau que
la haine ou l'envie lui avait prescrit d'injurier, et que ses profondes
sympathies le forçaient se jeter loin de lui afin de pouvoir condamner
l'artiste sans l'entendre. Pitié à vous qui avez été forcés de rougir de
vous-mêmes! Honte et malheur à vous qui vous êtes habitués à ne plus
rougir!

Mais pourquoi, maître, vous ai-je entretenu si longtemps de la critique
française? Vous êtes placé trop haut pour vous occuper d'elle à ce
point, et peut-être ignorez-vous seulement qu'elle ait tâché de disputer
au public européen les palmes qu'il vous tend de toutes parts? Loin de
moi la pensée grossière de vous consoler de quelques injustices que
vous avez dû accepter avec l'humanité souriante d'un conquérant, pour
peu qu'elles aient frappé votre oreille. Je ne sais pas si les hommes
comme vous sont aussi modestes que leur gracieux accueil et leur exquise
politesse le donnent à penser; mais je sais que la conscience de leur
force leur inspire une haute sagesse. Ils vivent avec le dieu, et non
avec les hommes; ils sont bons, parce qu'ils sont grands.

Vous souvenez-vous, maître, qu'un soir j'eus l'honneur de vous
rencontrer à un concert de Berlioz? Nous étions fort mal placés, car
Berlioz n'est rien moins que galant dans l'envoi de ses billets; mais ce
fut une vraie fortune pour moi que d'être jeté là par la foule et le
hasard. On joua la _Marche au supplice_. Je n'oublierai jamais votre
serrement de main sympathique et l'effusion de sensibilité avec laquelle
cette main chargée de couronnes applaudit le grand artiste méconnu qui
lutte avec héroïsme contre son public ingrat et son âpre destinée; vous
eussiez voulu partager avec lui vos trophées, et je m'en allai les yeux
tout baignés de larmes, sans trop savoir pourquoi, car quelle merveille
que vous soyez ainsi?



XII

A M. NISARD


    MONSIEUR,

Il y a bien peu de critiques qui vaillent la peine qu'on accepte ce
qu'elles ont de louangeur ou qu'on rétorque ce qu'elles ont d'erroné. Si
je reçois avec reconnaissance ce que la vôtre a de bienveillant, et si
j'essaie de combattre ce qu'elle a de sévère, c'est que j'y trouve, en
même temps que le talent et la lumière, un grand fonds de tolérance et
de bonne foi.

S'il ne s'agissait pour moi que de vanité satisfaite, je n'aurais que
des remerciments à vous offrir; car vous accordez à la partie
imaginative de mes contes beaucoup plus d'éloges qu'elle n'en mérite.
Mais, plus je suis touché de votre suffrage, plus il m'est impossible
d'accepter votre blâme à certains égards, et c'est pour m'en disculper
que je commets (bien malgré moi, et contrairement à mes habitudes)
l'impertinence de parler de moi à quelqu'un dont je n'ai pas l'honneur
d'être connu.

Vous dites, monsieur, que la haine du mariage est le but de tous mes
livres. Permettez-moi d'en excepter quatre ou cinq, entre autres
_Lélia_, que vous mettez au nombre de mes plaidoyers contre
l'institution sociale, et où je ne sache pas qu'il en soit dit un mot.
_Lélia_ pourrait aussi répondre, entre tous mes essais, au reproche que
vous m'adressez de vouloir réhabiliter _l'égoïsme des sens_, et de faire
la _métaphysique de la matière_. _Indiana_, ne m'a pas semblé non plus,
lorsque je l'écrivais, pouvoir être une apologie de l'adultère. Je crois
que dans ce roman (où il n'y a pas d'adultère commis, s'il m'en souvient
bien), _l'amant_ (_ce roi de mes livres_, comme vous l'appelez
spirituellement) a un pire rôle que le mari. _Le Secrétaire intime_ a
pour sujet (si je ne me trompe pas absolument sur mes intentions) les
douceurs de la fidélité conjugale. _André_ n'est ni _contre_ le mariage,
ni _pour_ l'amour adultère. _Simon_ se termine par l'hyménée, ni plus ni
moins qu'un conte de Perrault ou de madame d'Aulnoy; et enfin dans
_Valentine_, dont le dénoûment n'est ni neuf ni habile, j'en conviens,
la vieille fatalité intervient pour empêcher la femme adultère de jouir,
par un second mariage, d'un bonheur qu'elle n'a pas su attendre. Dans
_Leoni_, la question du mariage n'est pas plus en jeu que dans _Manon
Lescaut_, dont j'ai essayé, dans un but tout artistique, de faire une
sorte de pendant, et où certes l'amour effréné pour un indigne objet, la
servitude qu'un être corrompu dans sa force impose à un être aveugle
dans sa faiblesse, n'est pas présenté dans ses résultats sous des
couleurs plus engageantes que dans le roman inimitable de l'abbé
Prévost. Reste donc _Jacques_, le seul qui ait été assez heureux, je
crois, pour obtenir de vous quelque attention, et c'est, à coup sûr,
plus qu'aucune production de moi ne mérite encore de la part d'un homme
grave.

Il est bien possible qu'en effet _Jacques_ prouve tout ce que vous y
avez trouvé d'hostile à l'ordre domestique. Il est vrai qu'on y a trouvé
tout le contraire aussi, et que l'on a pu avoir également raison. Quand
un livre, si futile qu'il soit, ne prouve pas clairement, uniquement,
sans contestation et sans réplique, ce qu'il veut prouver, c'est la
faute du livre, mais non pas toujours celle de l'auteur. Comme artiste,
il a péché grossièrement; sa main sans expérience et sans mesure a
trompé sa pensée; mais comme homme, il n'a pas eu l'intention de
mystifier le public ou d'altérer les principes de l'éternelle vérité.

On raconte à Florence et à Milan beaucoup d'anecdotes vraies ou fausses
sur l'immortel Benvenuto Cellini. On m'a dit qu'il lui arrivait souvent
d'entreprendre un vase et d'en dessiner la forme et les proportions avec
soin; mais quand il en était à l'exécution, il lui arrivait de se
passionner si singulièrement pour certaine figure ou pour certain
feston, qu'il se laissait entraîner à grandir l'une pour la poétiser, et
à déplacer l'autre pour lui donner une courbe plus gracieuse. Alors,
emporté par l'amour du détail, il oubliait l'œuvre pour l'ornement,
et, s'apercevant trop tard de l'impossibilité de revenir à son premier
dessein, au lieu d'une coupe qu'il avait commencée, il produisait un
trépied; au lieu d'une aiguière, une lampe; au lieu d'un Christ, une
poignée d'épée. Ainsi, en se contentant lui-même, il mécontentait ceux à
qui son travail était destiné.

Tant que Cellini fut dans la force de son génie, cet emportement fut une
qualité de plus, chaque œuvre de sa main fut complète et
irréprochable dans son genre; mais quand la persécution, le désordre de
sa vie, le cachot, les voyages et la misère l'eurent éprouvé, sa main
moins ferme et son inspiration moins prompte produisirent des ouvrages
d'un fini merveilleux dans les détails et d'une maladresse inconcevable
dans l'ensemble. La coupe, le trépied, l'aiguière et la poignée d'épée
se rencontrèrent dans son cerveau, se firent la guerre, se réunirent, et
enfin trouvèrent place tous ensemble dans des compositions sans forme et
sans usage, comme sans logique et sans unité. Ce que l'on attribue au
grand Benvenuto, dans la décrépitude de son génie, arrive tous les jours
au talent incomplet qui n'a pas encore atteint sa virilité, et qui
peut-être, hélas! ne sortira jamais de son enfance. C'est ce qui m'est
arrivé en écrivant _Jacques_; et, sans doute, tous mes autres récits se
ressentent de cette hâte d'ouvrier ardent et malhabile, qui se complaît
à la fantaisie du moment, et qui manque le but à force de s'amuser aux
moyens.

Ce n'est donc pas au lecteur qui m'a si favorablement et si durement
jugé, que j'en appelle de ses propres arrêts; c'est à l'artiste dont le
talent a eu sans doute aussi ses jours de jeunesse et ses heures de
tentation. Celui-là devrait être très-retenu en fait de conclusions, et
savoir que ce qu'il y a de plus difficile au monde, ce que l'on peut
appeler le triomphe et le couronnement de la volonté, c'est de dire ce
qu'on veut dire et de faire ce qu'on veut faire.

C'était donc bien plus à la _main-d'œuvre_ qu'à l'intention que vous
eussiez dû vous en prendre de ce qui blesse la raison dans mes livres.
Il ne fallait peut-être pas m'attribuer aussi résolument un but
antisocial; il ne fallait certainement pas non plus me croire aussi
ingénieux, aussi savant et aussi ferme dans mon procédé de fabrication.
En un mot, le talent est peut-être beaucoup au-dessous et la conscience
beaucoup au-dessus de ce que vous avez imaginé de moi. La vie des trois
quarts des artistes se consume à produire les parties incomplètes d'un
tout qui reste et meurt à jamais enfoui dans le sanctuaire de leur
pensée.

Ce que j'accepte pour complétement vrai dans votre jugement, le voici:

«La ruine des maris, ou tout au moins leur impopularité, tel a été le
but des ouvrages de George Sand.»

Oui, monsieur, la ruine des _maris_, tel eût été l'objet de mon
ambition, si je me fusse senti la force d'être un _réformateur_; mais si
j'ai mal réussi à me faire comprendre, c'est que je n'ai pas eu cette
force, et qu'il y a en moi plus de la nature du poëte que de celle du
législateur. Vous voudrez bien faire droit, j'espère, à cette humble
réclamation.

Je m'imaginais toutefois que le roman est, comme la comédie, une école
de mœurs, où les _abus_, les _ridicules_, les _préjugés_ et les
_vices_ du temps sont le domaine d'une censure susceptible de prendre
toutes les formes. Il m'est arrivé souvent d'écrire _lois sociales_ à la
place des mots italiques ci-dessus, et je n'ai pas songé un seul instant
qu'il y eût du danger à le faire. Qui pouvait me supposer l'intention de
refaire les lois du pays? En vérité, j'ai été bien étonné lorsque
quelques saint-simoniens, philanthropes consciencieux, chercheurs
estimables et sincères de la vérité, m'ont demandé ce que je mettrais à
la place des _maris_. Je leur ai répondu naïvement que c'était le
_mariage_, de même qu'à la place des prêtres, qui ont tant compromis la
religion, je crois que c'est la religion qu'il faut mettre.

Il est vrai que j'ai peut-être fait une grande faute contre le langage
lorsque, parlant des _abus_, des _ridicules_, des _préjugés_ et des
_vices_ de la société, je me suis exprimé collectivement et que j'ai dit
la _société_. J'ai eu tort aussi de dire souvent le _mariage_ au lieu
des _personnes mariées_. Tous ceux qui me connaissent peu ou prou ne s'y
sont pas mépris, parce qu'ils savent que je n'ai jamais songé à refaire
la Charte constitutionnelle. Je pensais que le public s'occuperait si
peu de mon individu qu'il ne viendrait à l'esprit de personne
d'incriminer l'emploi des mots et d'exercer sur la vie d'un pauvre
poëte, jusqu'au fond de sa mansarde, une sorte d'inquisition pour le
forcer à justifier ses actions, ses pensées et ses croyances, à décliner
le sens exact d'expressions plus ou moins vagues, mais toujours placées
peut-être de manière à s'expliquer de soi-même. Il est possible que le
public n'ait pas eu en cela un rôle bien grave, et que la partie virile,
soi-disant outragée, se soit livrée à un peu de commérage puéril sur un
sujet peu digne d'un si triste honneur. Mais ce qu'il y a de certain,
c'est que j'ai eu tort de n'être pas parfaitement clair, précis, logique
et correct. Hélas! monsieur, je me reproche tous les jours un tort bien
grave, c'est de n'être ni Bossuet ni Montesquieu; mais je n'ai pas trop
l'espoir de m'en corriger, je vous le confesse.

Un autre reproche sérieux que vous m'adressez est celui-ci: «Il serait
peut-être plus héroïque, à qui n'a pas eu le bon lot, de ne pas
scandaliser le monde avec son malheur en faisant d'un cas privé une
question sociale,» etc.

Tout ce paragraphe est noblement pensé et noblement écrit. Ce n'est pas
le sentiment exprimé là qui me trouvera rebelle. Je mets la patience et
l'abnégation au-dessus de tout, et je ne réponds rien à ce qui peut me
concerner personnellement dans ce reproche. Si j'écrivais à un prêtre,
peut-être le récit d'une confession générale entraînerait-il
victorieusement l'absolution en même temps que la réprimande et la
pénitence. Mais il n'y a encore eu que Jean-Jacques qui ait eu le droit
de se confesser en public. Je répondrai donc d'une manière générale.

Il me semble qu'il y a beaucoup de prétention à la patience et à
l'abnégation dans le monde. Il me semble (je ne sais si je me trompe)
que nous ne vivons pas dans un siècle d'indépendance et d'orgueil
illimité; je ne vois pas que les hommes aient, dans ce temps-ci, un
bien vif sentiment de leur dignité, et qu'il faille les engager à plier
les deux genoux un peu plus bas qu'ils ne le font devant des
considérations et des intérêts qui ne sont ni la religion, ni la morale,
ni l'ordre, ni la vertu.--Par la même raison, je ne vois pas que les
femmes de ces hommes-là se rapprochent trop du courage des mères
spartiates ou de la fierté patriotique des dames romaines.

Je ne sais enfin si j'ai la vue trouble, mais je crois voir qu'on a fait
un grand abus du _silence_, au moyen duquel on _échappe aux crises
violentes_ du mariage, aux _désordres_ (il faudrait plutôt dire aux
_calamités_) de la _séparation_. Dans les siècles de foi, dans le temps
où l'on adorait le Christ, l'abnégation et la patience étaient les
vertus qu'il fallait recommander par-dessus tout à des femmes récemment
sorties des autels druidiques, du bivouac sanglant et du conseil de
guerre où leurs époux les avaient peut-être un peu trop laissées
s'immiscer; mais aujourd'hui que nos mœurs n'ont plus guère de
rapport, que je sache, avec les forêts de la Germanie, surtout depuis
que la régence et le directoire ont enseigné aux femmes le secret de
vivre en très-bonne intelligence avec leurs époux, j'ai pu penser que,
si une sorte de moralité était nécessaire à des contes frivoles, on
pourrait bien adopter celle-ci: «Le désordre des femmes est
_très-souvent_ provoqué par la férocité ou l'infamie des hommes;» ou
celle-ci: «Le mensonge n'est pas la vertu; la lâcheté n'est pas
l'abnégation;» ou bien encore celle-ci: «Un mari qui méprise ses devoirs
de gaieté de cœur, en jurant, riant et buvant, _est quelquefois_
moins excusable que la femme qui trahit les siens en pleurant, en
souffrant et en expiant.»

Pour en finir avec l'adhésion complète que je donne à vos décisions, je
vous dirai qu'en effet cet amour que j'_édifie_ et que je couronne sur
les ruines de l'_infâme_ est mon utopie, mon rêve, ma poésie. Cet amour
est grand, noble, beau, volontaire, éternel; mais cet amour, c'est le
mariage tel que l'a fait Jésus, tel que que l'a expliqué saint Paul, tel
encore, si vous voulez, que le chapitre VI du titre V du Code civil en
exprime les devoirs réciproques. Celui-là, je le demande à la société
comme une innovation ou comme une institution perdue dans la nuit des
temps, qu'il serait bien opportun de faire revivre, de tirer de la
poussière des siècles et de la fange des habitudes, si l'on veut voir
succéder la véritable fidélité conjugale, le véritable repos et la
véritable sainteté de la famille à l'espèce de contrat honteux et de
despotisme stupide qu'a engendrés l'infâme décrépitude du monde.

Mais vous, monsieur, qui jugez de si haut cette question sociale, vous
philosophe indulgent, moraliste sensible et fort, qui ne croyez point au
danger des livres réputés _immoraux_, pourquoi en écrivant, à propos de
moi, ces trois ou quatre belles pages sur la morale publique, avez-vous
perdu une si bonne occasion de gourmander l'esprit de cupidité, les
habitudes de débauche et de violence qui de la part de l'homme
autorisent ou provoquent les crimes de la femme dans un si grand nombre
d'unions? N'eussiez-vous pas rempli d'une manière plus complète le
devoir que vous vous êtes imposé envers la société, si vous vous fussiez
prononcé avec force en faveur de cette antique morale chrétienne qui
prescrit la douceur et la chasteté au chef de la famille? Il n'est pas
question ici de cas d'exception, d'_unions mal assorties_. Toutes les
unions possibles seront intolérables tant qu'il y aura dans la coutume
une indulgence illimitée pour les erreurs d'un sexe, tandis que
l'austère et salutaire rigueur du passé subsistera uniquement pour
réprimer et condamner celles de l'autre. Je sais bien qu'il y a un
certain courage à oser dire en face à toute une génération qu'elle est
injuste et corrompue. Je sais bien qu'à écrire tout ce qu'on pense on se
fait beaucoup d'ennemis parmi ceux qui se trouvent bien des vices du
temps, et qu'on doit s'attendre, quand on a eu cette franchise, à subir
pendant le reste de ses jours une persécution qui ne s'arrêtera pas
devant le seuil de la vie privée; mais je sais aussi que lorsque
certaines femmes ont eu ce courage, il ne serait pas indigne d'un homme,
et surtout d'un homme de conscience et de talent, de faire grâce à ce
qu'il y a de manqué dans leurs efforts, de donner assistance et
protection à ce qui peut s'y rencontrer de brave et de sincère.

Si vous aviez vécu au temps où _Tartufe_ fut persécuté comme une
œuvre d'impiété, vous eussiez été de ceux qui, bien loin de se
constituer les champions de l'hypocrisie, résistèrent, de toute la
puissance de leur conviction et de toute la pureté de leur cœur, aux
sournoises interprétations de la critique; vous eussiez écrit et signé
de votre propre sang, alors comme aujourd'hui, que la pensée qui
produisit le _Tartufe_ fut une pensée éminemment pieuse et honnête, que
Dieu n'est pas attaqué dans la personne d'un cagot, que la paix et la
dignité des familles ne sont pas compromises quand on en chasse
d'infâmes intrigants. Il est vrai que _Tartufe_ est un chef-d'œuvre,
et qu'il mérite toutes les sympathies des âmes élevées, et comme sujet
et comme exécution.

Mais si la plume de tels écrivains est à jamais brisée, si les
vigoureuses couleurs des grands siècles sont perdues, si au lieu
d'Aristophane, de Térence et de Molière, il ne nous reste plus que
George Sand et compagnie, l'éternelle infirmité humaine n'en est pas
moins encore, sous les yeux du philosophe critique, saignante, lépreuse,
digne d'horreur et de compassion. L'éternel rêve des cœurs simples,
la _justice_, n'en est pas moins debout (au loin, il est vrai), mais
radieux, mais nécessaire, mais appelant à soi tous les efforts et tous
les désirs. Réduits à juger de pâles compositions, ne serait-ce pas,
messieurs, une raison de plus pour vous autres de vous en prendre au
fond des choses, et d'épargner l'apôtre pour encourager le principe?
C'est ainsi que vous suppléeriez à l'insuffisance de nos moyens, et que
vous restitueriez au siècle ce qui lui manque en force et en génie.

Il me reste à vous remercier, monsieur, pour les bons conseils que vous
m'avez donnés. Je m'accuse, je le répète; car si vous ne m'avez pas
toujours bien compris, c'est ma faute et non la vôtre. L'homme qui
contemple une bataille du haut de la montagne juge mieux des fautes et
des pertes des armées que celui qui marche dans la poussière et dans
l'enivrement du combat. Ainsi le critique sans passion en sait plus long
sur l'artiste bouillant et sur son travail que l'artiste lui-même.
Socrate avait souvent occasion de dire à ses disciples: «Vous alliez me
définir la science, et vous m'avez défini la musique et la danse; ce
n'est pas là ce que je vous demandais, et ce n'est pas là ce que vous
vouliez me répondre.»

FIN.


NOTES:

[A] La première édition de cet ouvrage formait deux volumes.

[B] Robert n'a pas représenté, dans son beau tableau des _Pêcheurs
vénitiens_, un seul individu de la race pure indigène. Il a été à
Chioggia, il a fait poser des Chioggiotes, et il nous a montré des
échantillons d'une très-belle race, forte, maigre, brune, grave, et
nullement vénitienne. Cette presqu'île de Chioggia, voisine de Venise,
est habitée par une colonie d'origine grecque, asiatique peut-être. Ils
se marient entre eux, et mêlent fort rarement leur sang à celui de la
population vénitienne.

[C] Le _stali_ des gondoliers, qui est, je crois, un reste de la langue
franque que parlaient les gondoliers turcs, à la mode autrefois à
Venise, signifie _à droite_; _siastali_ signifie _à gauche_.

[D] _El figo col tabaro strapazza_; c'est une expression dont se sert le
peuple de Venise.

[E] Herder, _Plastique_.

[F] On peut bien penser qu'il s'agit ici des lois durables qui ont
rapport à la morale publique, et non de celles qui se font et se défont
tous les jours dans les chambres, à propos des petits intérêts matériels
de la société.

[G] Lorsque j'écrivis ceci, on pouvait croire que cette idée resterait à
l'état d'utopie. La pratique en est devenue fort simple, et le roman
feuilleton a donné beaucoup aussi à la création littéraire.





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