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Title: Lettres intimes
Author: Berlioz, Hector, 1803-1869
Language: French
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produced from images available at the Bibliothèque nationale
de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



LETTRES INTIMES

CALMANN LÉVY, ÉDITEUR

OUVRAGES

DE

HECTOR BERLIOZ

FORMAT GRAND IN-18

A TRAVERS CHANTS                            1 vol.

CORRESPONDANCE INÉDITE                      1 vol.

LES GROTESQUES DE LA MUSIQUE                1 vol.

LES SOIRÉES DE L'ORCHESTRE                  1 vol.

MÉMOIRES, comprenant ses voyages en
Italie, en Allemagne, en Russie et en
Angleterre, 1803-1865                       2 vol.

COULOMMIERS.--Typ. PAUL BRODARD.



HECTOR BERLIOZ

LETTRES INTIMES

AVEC UNE PRÉFACE

PAR

CHARLES GOUNOD

[Illustration]

PARIS

CALMANN LÉVY, ÉDITEUR

ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES

3, RUE AUBER, 3

1882

Droits de reproduction et de traduction réservés



PREFACE


Il y a, dans l'humanité, certains êtres doués d'une sensibilité
particulière, qui n'éprouvent rien de la même façon ni au même degré que
les autres, et pour qui l'exception devient la règle. Chez eux, les
particularités de nature expliquent celles de leur vie, laquelle, à son
tour, explique celle de leur destinée. Or ce sont les exceptions qui
mènent le monde; et cela doit être, parce que ce sont elles qui payent
de leurs luttes et de leurs souffrances la lumière et le mouvement de
l'humanité. Quand ces coryphées de l'intelligence sont morts de la route
qu'ils ont frayée, oh! alors vient le troupeau de Panurge, tout fier
d'enfoncer des portes ouvertes; chaque mouton, glorieux comme la mouche
du coche, revendique bien haut l'honneur d'avoir fait triompher la
révolution:

    J'ai tant fait que nos gens sont enfin dans la plaine!

Berlioz fut, comme Beethoven, une des illustres victimes de ce
douloureux privilège: être une exception; il paya chèrement cette lourde
responsabilité! Fatalement, les exceptions doivent souffrir, et,
fatalement aussi, elles doivent faire souffrir. Comment voulez-vous que
la foule (ce _profanum vulgus_ que le poète Horace avait en exécration)
se reconnaisse et s'avoue incompétente devant cette petite audacieuse de
personnalité qui a bien le front de venir donner en face un démenti aux
habitudes invétérées et à la routine régnante? Voltaire n'a-t-il pas dit
(lui, l'esprit s'il en fut) que personne n'avait autant d'esprit que
tout le monde? Et le suffrage universel, cette grande conquête de notre
temps, n'est-il pas le verdict sans appel du souverain collectif? La
voix du peuple n'est-elle pas la voix de Dieu?...

En attendant, l'histoire, qui marche toujours et qui, de temps à autre,
fait justice d'un bon nombre de contrefaçons de la vérité, l'histoire
nous enseigne que partout, dans tous les ordres, la lumière va de
l'individu à la multitude, et non de la multitude à l'individu; du
savant aux ignorants, et non des ignorants au savant; du soleil aux
planètes, et non des planètes au soleil. Eh quoi! vous voulez que
trente-six millions d'aveugles représentent un télescope et que
trente-six millions de brebis fassent un berger? Comment! c'est donc la
foule qui a formé les Raphaël et les Michel-Ange, les Mozart et les
Beethoven, les Newton et les Galilée? La foule! mais elle passe sa vie à
_juger_ et à _se déjuger_, à condamner tour à tour ses engouements et
ses répugnances, et vous voudriez qu'elle fût un juge? Cette juridiction
flottante et contradictoire, vous voudriez qu'elle fût une magistrature
infaillible? Allons, cela est dérisoire. La foule flagelle et crucifie,
_d'abord_, sauf à revenir sur ses arrêts par un repentir tardif, qui
n'est même pas, le plus souvent, celui de la génération contemporaine,
mais de la suivante ou des suivantes, et c'est sur la tombe du génie
que pleuvent les couronnes d'immortelles refusées à son front. Le juge
définitif, qui est la postérité, n'est qu'une superposition de minorités
successives: les majorités sont des «conservatoires de _statu quo_»; je
ne leur en veux pas; c'est vraisemblablement leur fonction propre dans
le mécanisme général des choses; elles retiennent le char, mais enfin
elles ne le font pas avancer; elles sont des freins,--quand elles ne
sont pas des ornières. Le succès contemporain n'est, bien souvent,
qu'une question de mode; il prouve que l'oeuvre est au niveau de son
temps, mais nullement qu'elle doive lui survivre; il n'y a donc pas lieu
de s'en montrer si fier.

Berlioz était un homme tout d'une pièce, sans concessions ni
transactions: il appartenait à la race des «Alceste»; naturellement, il
eut contre lui la race des «Oronte;»--et Dieu sait si les Oronte sont
nombreux! On l'a trouvé quinteux, grincheux, hargneux, que sais-je?
Mais, à côté de cette sensibilité excessive poussée jusqu'à
l'irritabilité, il eût fallu faire la part des choses irritantes, des
épreuves personnelles, des mille rebuts essuyés par cette âme fière et
incapable de basses complaisances et de lâches courbettes; toujours
est-il que, si ses jugements ont semblé durs à ceux qu'ils atteignaient,
jamais du moins n'a-t-on pu les attribuer à ce honteux mobile de la
jalousie si incompatible avec les hautes proportions de cette noble,
généreuse et loyale nature.

Les épreuves que Berlioz eut à traverser comme concurrent pour le grand
prix de Rome furent l'image fidèle et comme le prélude prophétique de
celles qu'il devait rencontrer dans le reste de sa carrière. Il
concourut jusqu'à quatre fois et n'obtint le prix qu'à l'âge de
vingt-sept ans, en 1830, à force de persévérance et malgré les obstacles
de toute sorte qu'il eut à surmonter. L'année même où il remporta le
prix avec sa cantate de _Sardanapale_, il fit exécuter une oeuvre qui
montre où il en était déjà de son développement artistique, sous le
rapport de la conception, du coloris et de l'expérience. Sa _Symphonie
fantastique_ (épisode de la vie d'un artiste) fut un véritable
événement musical, de l'importance duquel le fanatisme des uns et la
violente opposition des autres peuvent donner la mesure. Quelque
discutée cependant que puisse être une semblable composition, elle
révèle, dans le jeune homme qui la produisait, des facultés d'invention
absolument supérieures et un sentiment poétique puissant qu'on retrouve
dans toutes ses oeuvres. Berlioz a jeté dans la circulation musicale une
foule considérable d'effets et de combinaisons d'orchestre inconnus
jusqu'à lui, et dont se sont emparés même de très illustres musiciens:
il a révolutionné le domaine de l'instrumentation et, sous ce rapport du
moins, on peut dire qu'il a «fait école». Et cependant, malgré des
triomphes éclatants, en France comme à l'étranger, Berlioz a été
contesté toute sa vie; en dépit d'exécutions auxquelles sa direction
personnelle de chef d'orchestre éminent et son infatigable énergie
ajoutaient tant de chances de réussite et tant d'éléments de clarté, il
n'eut jamais qu'un public partiel et restreint; il lui manqua «le
public», ce _tout le monde_ qui donne au succès le caractère de la
_popularité_: Berlioz est mort des retards de la popularité. _Les
Troyens_, cet ouvrage qu'il avait prévu devoir être pour lui la source
de tant de chagrins, _les Troyens_ l'ont achevé: on peut dire de lui,
comme de son héroïque homonyme Hector, qu'il a péri sous les murs de
Troie.

Chez Berlioz, toutes les impressions, toutes les sensations vont à
l'extrême; il ne connaît la joie et la tristesse qu'à l'état de délire;
comme il le dit lui-même, il est un «volcan». C'est que la sensibilité
nous emporte aussi loin dans la douleur que dans la joie: les Thabor et
les Golgotha sont solidaires. Le bonheur n'est pas dans l'absence des
souffrances, pas plus que le génie ne consiste dans l'absence des
défauts.

Les grands génies souffrent et doivent souffrir, mais ils ne sont pas à
plaindre; ils ont connu des ivresses ignorées du reste des hommes, et,
s'ils ont pleuré de tristesse, ils ont versé des larmes de joie
ineffable; cela seul est un ciel qu'on ne paye jamais ce qu'il vaut.

Berlioz a été l'une des plus profondes émotions de ma jeunesse. Il avait
quinze ans de plus que moi; il était donc âgé de trente-quatre ans à
l'époque où moi, gamin de dix-neuf ans, j'étudiais la composition au
Conservatoire, sous les conseils d'Halévy. Je me souviens de
l'impression que produisirent alors sur moi la personne de Berlioz et
ses oeuvres, dont il faisait souvent des répétitions dans la salle des
concerts du Conservatoire. A peine mon maître Halévy avait-il corrigé ma
leçon, vite je quittais la classe pour aller me blottir dans un coin de
la salle de concert, et, là, je m'enivrais de cette musique étrange,
passionnée, convulsive, qui me dévoilait des horizons si nouveaux et si
colorés. Un jour, entre autres, j'avais assisté à une répétition de la
symphonie _Roméo et Juliette_, alors inédite et que Berlioz allait faire
exécuter, peu de jours après, pour la première fois. Je fus tellement
frappé par l'ampleur du grand finale de la «Réconciliation des Montaigus
et des Capulets», que je sortis en emportant tout entière dans ma
mémoire la superbe phrase du frère Laurent: «Jurez tous par l'auguste
symbole!»

A quelques jours de là, j'allai voir Berlioz, et, me mettant au piano,
je lui fis entendre ladite phrase entière.

Il ouvrit de grands yeux, et, me regardant fixement:

--Où diable avez-vous pris cela? dit-il.

--A l'une de vos répétitions, lui répondis-je.

Il n'en pouvait croire ses oreilles.

L'oeuvre total de Berlioz est considérable. Déjà, grâce à l'initiative
de deux vaillants chefs d'orchestre (MM. Jules Pasdeloup et Édouard
Colonne), le public d'aujourd'hui a pu connaître plusieurs des vastes
conceptions de ce grand artiste: la _Symphonie fantastique_, la
symphonie _Roméo et Juliette_, la symphonie _Harold, l'Enfance du
Christ_, trois ou quatre grandes ouvertures, le _Requiem_, et surtout
cette magnifique _Damnation de Faust_ qui a excité depuis deux ans de
véritables transports d'enthousiasme dont aurait tressailli la cendre de
Berlioz, si la cendre des morts pouvait tressaillir. Que de choses
pourtant restent encore à explorer! Le _Te Deum_, par exemple, d'une
conception si grandiose, ne l'entendrons-nous pas? Et ce charmant opéra,
_Beatrix et Bénédict_, ne se trouvera-t-il pas un directeur pour le
mettre au répertoire? Ce serait une tentative qui, par ce temps de
revirement de l'opinion en faveur de Berlioz, aurait de grandes chances
de réussite, sans avoir le mérite et les dangers de l'audace; il serait
intelligent d'en profiter.

Les lettres qu'on va lire ont un double attrait: elles sont toutes
inédites et toutes écrites sous l'empire de cette absolue sincérité qui
est l'éternel besoin de l'amitié. On regrettera, sans doute, d'y
rencontrer certains manques de déférence envers des hommes que leur
talent semblait devoir mettre à l'abri de qualifications
irrévérencieuses et injustes; on trouvera, non sans raison, que Berlioz
eût mieux fait de ne pas appeler Bellini un «petit polisson», et que la
désignation d'«illustre vieillard», appliquée à Cherubini dans une
intention évidemment malveillante, convenait mal au musicien hors ligne
que Beethoven considérait comme le premier compositeur de son temps et
auquel il faisait (lui Beethoven, le symphoniste géant) l'insigne
honneur de lui soumettre humblement le manuscrit de sa _Messe
solennelle_, oeuvre 123, en le priant d'y vouloir bien faire ses
observations.

Quoi qu'il en soit, et malgré les taches dont l'humeur acariâtre est
seule responsable, ces lettres sont du plus vif intérêt. Berlioz s'y
montre pour ainsi dire _à nu_; il se laisse aller à tout ce qu'il
éprouve; il entre dans les détails les plus confidentiels de son
existence d'homme et d'artiste; en un mot, il ouvre à son ami son âme
tout entière, et cela dans des termes d'une effusion, d'une tendresse,
d'une chaleur qui montrent combien ces deux amis étaient dignes l'un de
l'autre et faits pour se comprendre. Se comprendre! ces deux mots font
penser à l'immortelle fable de notre divin la Fontaine: _les deux Amis_.

Se comprendre! entrer dans cette communion parfaite de sentiments, de
pensées, de sollicitude à laquelle on donne les deux plus beaux noms qui
existent dans la langue humaine, l'Amour et l'Amitié! C'est là tout le
charme de la vie; c'est aussi le plus puissant attrait de cette _vie
écrite_, de cette conversation entre absents qu'on a si bien nommée la
_correspondance_.

Si les oeuvres de Berlioz le font admirer, la publication des présentes
lettres fera mieux encore: elle le fera aimer, ce qui est la meilleure
de toutes les choses ici-bas.

CH. GOUNOD.



AVANT-PROPOS


La vie de Berlioz ne nous est guère connue que par les _Mémoires_ qu'il
a publiés de son vivant, non pour le vain plaisir d'écrire des
confessions, mais pour laisser une notice biographique exacte qui, par
le récit de ses luttes et de ses déboires, pût servir d'enseignement aux
jeunes compositeurs. Aussi, tout en parlant avec détails de sa carrière
d'artiste, a-t-il été sobre de confidences sur sa vie privée. Il en a
omis les particularités les plus intéressantes, et, quand il en a
rapporté certains épisodes, il l'a fait avec toutes les restrictions
possibles, ou les a présentés sous un jour dramatique qui leur enlève
leur plus grand charme, la sincérité de l'expression. A bien des égards,
il lui était difficile d'agir autrement. S'il est permis à un écrivain
de dissimuler des faits personnels sous la fiction du roman, il y a
quelque chose de pénible à voir un homme de talent abuser de sa
célébrité pour dévoiler au public l'intimité de sa vie et éparpiller
devant lui le tiroir aux souvenirs. Berlioz n'a donc raconté que ce
qu'il pouvait dire sans nuire à sa dignité. Mais la postérité est tenue
à moins de réserve, surtout quand une existence se présente comme
celle-là, toute pleine des agitations d'un caractère exceptionnel et des
tourments d'un génie incompris et opprimé.

Une partie de la _Correspondance_ de Berlioz, recueillie et publiée
récemment avec un grand soin par M. Daniel Bernard, a commencé de mettre
au jour nombre de points laissés dans l'ombre par les _Mémoires_. Mais
ces lettres ne nous entretiennent encore que de ses travaux, de ses
voyages. Elles ne nous révèlent pas le Berlioz entrevu dans les
_Mémoires_: la nature fougueuse, ardente à la polémique de l'artiste,
s'y répand en acerbes revendications; son coeur reste fermé, ne livre
aucun des secrets qui l'agitent; son esprit ne nous fait pas assister à
l'éclosion et au développement des conceptions qui le hantent.

Berlioz n'a vraiment et sincèrement ouvert son âme qu'à une seule
personne, à Humbert Ferrand. Parmi tous les amis qui l'ont entouré de
leur sollicitude, il ne semble pas qu'il en ait rencontré de plus
dévoué; à coup sûr, c'est celui qu'il a le plus aimé. Depuis leur
première rencontre, en 1823, jusqu'à sa mort, en 1869, rien n'a pu
altérer la profonde affection qu'il lui portait. Eloignés l'un de
l'autre par les tracas d'une carrière à faire ou par les soucis
d'intérêts à soigner, ne trouvant l'occasion de se voir qu'à de rares
intervalles, Berlioz et Ferrand ont dû recourir à une correspondance
active et très détaillée pour se tenir mutuellement au courant des
moindres incidents de leur vie. Pour Berlioz surtout, très expansif,
prompt à l'enthousiasme, s'exaspérant contre les difficultés de sa
position, dominé par une imagination d'une mobilité excessive, c'était
là un besoin absolu. Sa correspondance avec Humbert Ferrand, embrassant
presque toute sa vie, devient de la sorte une autobiographie d'autant
plus intéressante qu'elle a été écrite au jour le jour, en dehors de
toute préoccupation du public.



LETTRES INTIMES


A M. HUMBERT FERRAND, A PARIS



I

La Côte-Saint-André (Isère), 10 juin 1825[1].

    Mon cher Ferrand,

Je ne suis pas plus tôt hors de la capitale, que je ne puis résister au
besoin de converser avec vous. Je vous avais moi-même engagé à ne
m'écrire que quinze jours après mon départ, afin de ne pas demeurer trop
longtemps ensuite sans avoir de vos nouvelles; mais je viens vous
engager aujourd'hui à le faire le plus tôt possible, parce que j'espère
que vous ne serez pas assez paresseux pour vous contenter de m'écrire
une fois et pour me laisser languir pendant deux mois, comme l'homme de
la douleur éloigné du rocher de l'Espérance et qui voudrait bien aller
prendre une glace à la vanille chez Tortoni (Poitier, _in. lib._
Blousac, page 32).

J'ai fait un voyage assez ennuyeux jusqu'à _Tarare_; là, étant
_descendu_ pour _monter_ à pied, je me suis trouvé, comme malgré moi,
engagé dans la conversation de deux jeunes gens qui m'avaient l'air
_dilettanti_ et dont, comme tels, je ne m'approchais guère. Ils ont
commencé à m'apprendre qu'ils allaient au mont Saint-Bernard faire des
paysages et qu'ils étaient élèves de peinture de MM. Guérin et Gros; sur
quoi, je leur ai appris à mon tour que j'étais élève de Lesueur; ils
m'ont fait beaucoup de compliments sur le talent et le caractère de mon
maître; tout en causant, l'un des deux s'est mis à fredonner un choeur
des _Danaïdes_.

--_Les Danaïdes!_ me suis-je écrié; mais vous n'êtes donc pas
dilettante?...

--Moi, dilettante? m'a-t-il répliqué; j'ai vu trente-quatre fois Dérivis
et madame Branchu dans les rôles de Danaüs et d'Hypermnestre.

--Oh!...

Et nous nous sommes sautés au col sans autre préambule.

--Ah! monsieur, madame Branchu!... ah! M. Dérivis!... Quel talent!...
quel foudre!

--Je le connais beaucoup Dérivis, a dit l'autre.

--Et moi donc! j'ai l'avantage de connaître également la sublime
tragédienne lyrique.

--Ah! monsieur, que vous êtes heureux! On dit que, indépendamment de son
prodigieux talent, elle est, en outre, fort recommandable par son esprit
et ses qualités morales.

--Certainement, rien n'est plus vrai.

--Mais, messieurs, leur ai-je dit, comment se fait-il que, n'étant pas
musiciens, vous n'ayez point été infectés du virus dilettantique, et que
Rossini ne vous ait pas fait tourner le dos au naturel et au sens
commun?

--C'est, m'ont-ils répondu, qu'étant habitués à rechercher en peinture
le grand, le beau et surtout le naturel, nous n'avons pu le méconnaître
dans les sublimes tableaux de Glück et de Saliéri, non plus que dans les
accents à la fois tendres, déchirants et terribles de madame Branchu et
de son digne émule. Conséquemment, le genre de musique à la mode ne
nous entraîne pas plus que ne le feraient des arabesques ou des croquis
de l'école flamande.

A la bonne heure, mon cher Ferrand, à la bonne heure! voilà des gens qui
sentent, voilà des connaisseurs dignes d'aller à l'Opéra, dignes
d'entendre et de comprendre _Iphigénie en Tauride_. Nous nous sommes
donné mutuellement nos adresses, et nous nous reverrons à Paris au
retour.

Avez-vous revu _Orphée_, avec M. Nivière, et l'avez-vous saisi
passablement?...

Adieu; tout va bien pour moi: mon père est tout à fait dans mon parti,
et maman parle déjà avec sang-froid de mon retour à Paris.

Votre ami.



II

Paris, 29 novembre (1827).


Mon cher Ferrand,

Vous avez gardé un silence inexplicable à mon égard, ainsi qu'à l'égard
de Berlioz[2] et de Gounet. Je sais que vous avez fait une seconde
maladie, plusieurs personnes nous l'ont appris; mais n'aviez-vous pas à
votre disposition la plume de votre frère pour nous faire part de votre
convalescence? Pourquoi nous laisser ainsi dans l'inquiétude? Nous avons
cru pendant longtemps que vous étiez allé en Suisse.

--Mais, disais-je toujours, quand cela serait, je n'y vois pas une
raison pour ne pas nous écrire: il y a des postes en Suisse comme
ailleurs.

Je crois donc qu'il faut attribuer votre silence, non pas à l'oubli,
mais à l'insouciance mêlée de paresse dont vous êtes abondamment pourvu.
J'espère cependant que vous retrouverez assez d'activité pour me
répondre.

Ma _Messe_ a été exécutée le jour de la Sainte-Cécile avec un succès
double de la première fois; les petites corrections que j'y avais faites
l'ont sensiblement améliorée; le morceau

    _Et iterum venturus_

[Illustration: notation musicale]

surtout, qui avait été manqué la première fois, a été exécuté, celle-ci,
d'une manière foudroyante, par six trompettes, quatre cors, trois
trombones et deux ophicléides. Le chant du choeur qui suit, que j'ai
fait exécuter par toutes les voix à l'octave, avec un éclat de cuivre
au milieu, a produit sur tout le monde une impression terrible; pour mon
compte, j'avais assez bien conservé mon sang-froid jusque-là, et il
était important de ne pas me troubler. Je conduisais l'orchestre; mais,
quand j'ai vu ce tableau du Jugement dernier, cette annonce chantée par
six basses-tailles à l'unisson, ce terrible _clangor tubarum_, ces cris
d'effroi de la multitude représentée par le choeur, tout enfin rendu
exactement comme je l'avais conçu, j'ai été saisi d'un tremblement
convulsif que j'ai eu la force de maîtriser jusqu'à la fin du morceau,
mais qui m'a contraint de m'asseoir et de laisser reposer mon orchestre
pendant quelques minutes; je ne pouvais plus me tenir debout, et je
craignais que le bâton ne m'échappât des mains. Ah! que n'étiez-vous là!
J'avais un orchestre magnifique, j'avais invité quarante-cinq violons,
il en est venu trente-deux, huit altos, dix violoncelles, onze
contre-basses; malheureusement, je n'avais pas assez de voix, surtout
pour une immense église comme Saint-Eustache. _Le Corsaire_ et _la
Pandore_ m'ont donné des éloges, mais sans détails: de ces choses
banales, comme on en dit, pour tout le monde. J'attends le jugement de
Castil-Blaze, qui m'avait promis d'y assister, de Fétis et de
_l'Observateur_; voilà les seuls journaux que j'avais invités, les
autres étant trop occupés de politique.

J'ai été entendu dans un très mauvais moment; beaucoup de personnes que
j'avais invitées, entre autres les dames Lefranc, ne sont pas venues à
cause des troubles affreux dont le quartier Saint-Denis était le théâtre
depuis quelques jours. Quoi qu'il en soit, j'ai réussi au delà de mon
espérance; j'ai vraiment un parti à l'Odéon, aux Bouffes, au
Conservatoire et au Gymnase. J'ai reçu des félicitations de toutes
parts; j'ai reçu, le soir même de l'exécution, une lettre de compliments
d'un monsieur que je ne connais pas et qui m'a écrit des choses
charmantes. J'avais envoyé des lettres d'invitation à tous les membres
de l'Institut, j'étais bien aise qu'ils entendissent exécuter ce qu'ils
appellent de la musique inexécutable; car ma _Messe_ est trente fois
plus difficile que ma cantate du concours, et vous savez que j'ai été
obligé de me retirer parce que M. Rifaut n'a pas pu m'exécuter sur le
piano, et que M. Berton s'est empressé de me déclarer inexécutable,
même à l'orchestre.

Mon grand crime, aux yeux de ce vieil et froid classique (à présent du
moins), est de chercher à faire du neuf.

C'est une chimère, mon cher, me disait-il il y a un mois; il n'y a point
de neuf en musique; les grands maîtres se sont soumis à certaines formes
musicales que vous ne voulez pas adopter. Pourquoi chercher à faire
mieux que les grands maîtres? Et puis je sais que vous avez une grande
admiration pour un homme qui, sans doute, n'est pas sans talent... sans
génie... C'est Spontini.

--Oh! oui, monsieur, j'ai une grande admiration pour lui, et je l'aurai
toujours.

--Eh bien, mon cher, Spontini..., aux yeux des véritables connaisseurs,
ne jouit pas... d'une grande _considération_.

Là-dessus, vous pensez bien, je lui ai tiré ma révérence. Ah! vieux
podagre, si c'est là mon crime, il faut avouer qu'il est grand, car
jamais admiration ne fut plus profonde ni plus motivée; rien ne peut
l'égaler, si ce n'est le mépris que m'inspire la petite jalousie de
l'académicien.

Faut-il m'avilir jusqu'à concourir encore une fois?... Il le faut
pourtant, mon père le veut; il attache à ce prix une grande importance.
A cause de lui, je me représenterai; je leur écrirai un petit orchestre
bourgeois à deux ou trois parties, qui fera autant d'effet sur le piano
que l'orchestre le plus riche; je prodiguerai les redondances, puisque
_ce sont là les formes auxquelles les grands maîtres se sont soumis, et
qu'il ne faut pas faire mieux que les grands maîtres_, et, si j'obtiens
le prix, je vous jure que je déchire ma _Scène_ aux yeux de ces
messieurs, aussitôt que le prix sera donné.

Je vous parle de tout cela avec feu, mon cher ami; mais vous ne savez
pas combien peu j'y attache d'importance: je suis depuis trois mois en
proie à un chagrin dont rien ne peut me distraire, et le dégoût de la
vie est poussé chez moi aussi loin que possible; le succès même que je
viens d'obtenir n'a pu qu'un instant soulever le poids douloureux qui
m'oppresse, et il est retombé plus lourd qu'auparavant. Je ne puis ici
vous donner la clef de l'énigme; ce serait trop long, et, d'ailleurs, je
crois que je ne saurais former des lettres en vous parlant de ce sujet;
quand je vous reverrai, vous saurez tout; je finis par cette phrase que
l'ombre du roi de Danemark adresse à son fils Hamlet:

    _Farewell, farewell, remember me!_



III

Paris, vendredi, 6 juin 1828.


    Mon cher ami,

Vous séchez sans doute d'impatience de connaître le résultat de mon
concert; si je ne vous ai pas écrit plus tôt, c'est que j'attendais le
jugement des journaux; tous ceux qui ont parlé de moi, à l'exception de
la _Revue musicale_ et de _la Quotidienne_, que je n'ai pas encore pu me
procurer, doivent vous parvenir en même temps que ma lettre.

Grand, grand succès! Succès d'étonnement dans le public, et
d'enthousiasme parmi les artistes.

On m'avait déjà tant applaudi aux répétitions générales de vendredi et
de samedi, que je n'avais pas la moindre inquiétude sur l'effet que
produirait ma musique sur les auditeurs payants. L'ouverture de
_Waverley_, que vous ne connaissez pas, a ouvert la séance de la manière
la plus avantageuse possible, puisqu'elle a obtenu trois salves
d'applaudissements. Après quoi est venue notre chère _Mélodie
pastorale_. Elle a été indignement chantée par les solos, et le choeur
de la fin ne l'a pas été du tout; les choristes, au lieu de compter
leurs pauses, attendaient un signe que le chef d'orchestre ne leur a pas
fait, et ils se sont aperçus qu'ils n'étaient pas entrés quand le
morceau était sur le point de finir. Ce morceau n'a pas produit le quart
de l'effet qu'il renferme.

La _Marche religieuse des mages_, que vous ne connaissez pas non plus, a
été fort applaudie. Mais, quand est venu le _Resurrexit_ de ma Messe,
que vous n'avez jamais entendu depuis que je l'ai retouché et qui était
chanté pour la première fois par quatorze voix de femmes et trente
hommes, la salle de l'École royale de musique a vu pour la première fois
les artistes de l'orchestre quitter leurs instruments aussitôt après le
dernier accord et applaudir plus fort que le public. Les coups d'archet
retentissaient comme la grêle sur les basses et contre-basses: les
femmes, les hommes des choeurs, tout applaudissait; quand une salve
était finie, une autre recommençait; c'étaient des cris, des
trépignements!...

Enfin, ne pouvant plus y tenir dans mon coin de l'orchestre, je me suis
étendu sur les timbales, et je me suis mis à pleurer.

Ah! que n'étiez-vous là, cher ami! Vous auriez vu triompher la cause que
vous défendiez avec tant de chaleur contre les gens à idées étroites et
à petites vues; en vérité, dans le moment de ma plus violente émotion,
je pensais à vous et je ne pouvais m'empêcher de gémir de votre absence.

La seconde partie s'ouvrait par l'ouverture des _Francs Juges_. Il faut
que je vous raconte ce qui était arrivé à la première répétition de ce
morceau. A peine l'orchestre a-t-il entendu cet épouvantable solo de
trombone et d'ophicléide sur lequel vous avez mis des paroles pour
Olmerick, au troisième acte,

[Illustration: notation musicale _Adagio._]

que l'un des violons s'arrête et s'écrie:

--Ah! ah! l'arc-en-ciel est l'archet de votre violon, les vents jouent
de l'orgue, le temps bat la mesure.

Là-dessus, tout l'orchestre est parti et a salué par ses
applaudissements une idée dont il ne connaissait pas même l'étendue; ils
ont interrompu l'exécution pour applaudir. Le jour du concert, cette
introduction a produit un effet de stupeur et d'épouvante qui est
difficile à décrire; je me trouvais à côté du timbalier, qui, me tenant
un bras qu'il serrait de toutes ses forces, ne pouvait s'empêcher de
s'écrier convulsivement, à divers intervalles:

--C'est superbe!... C'est sublime, mon cher!... C'est effrayant! il y a
de quoi en perdre la tête!...

De mon autre bras, je me tenais une touffe de cheveux que je tirais avec
rage; j'aurais voulu pouvoir m'écrier, oubliant que c'était de moi:

--Que c'est _monstrueux_, colossal, horrible!

Enfin, vous connaissez notre Scène héroïque grecque, le vers: _Le monde
entier_... n'a pas pu produire la moitié de l'effet de cet épouvantable
passage. A la vérité, il a été fort mal exécuté; Bloc, qui conduisait,
s'est trompé de mouvement en commençant: _Des sommets de l'Olympe_...
Et, pour ramener l'orchestre au mouvement véritable, il a causé un
désordre momentané dans les violons qui a failli tout gâter. Malgré
cela, l'effet est aussi grand et peut-être plus grand que vous ne vous
imaginez. Cette marche précipitée des auxiliaires grecs, et cette
exclamation: _Ils s'avancent!_ sont d'un dramatique étonnant. Je ne me
gêne pas avec vous, comme vous voyez, et je dis franchement ce que je
pense de ma musique.

Un artiste de l'Opéra disait, le soir de ma répétition à un de ses
camarades, que cet effet des _Francs Juges_ était la chose la plus
extraordinaire qu'il eût entendue de sa vie.

--Oh! après Beethoven, toutefois? disait l'autre.

--Après rien, a-t-il répondu; je défie qui que ce soit de trouver une
idée plus terrible que celle-là.

Tout l'Opéra assistait à mon concert; après, c'étaient des embrassades à
n'en plus finir. Ceux qui ont été les plus contents sont: Habeneck,
Dérivis, Adolphe Nourrit, Dabadie, Prévost, mademoiselle Mori, Alexis
Dupont, Schneitzoeffer, Hérold, Rigel, etc. Il n'a rien manqué à mon
succès, pas même les critiques de MM. Panseron et Brugnières, qui
trouvaient que mon genre est nouveau, mais mauvais, et qu'on a tort
d'encourager cette manière d'écrire.

Ah! mon cher ami, envoyez-moi donc un opéra! _Robin Hood!_... Que
voulez-vous que je fasse si je n'ai pas de poème? Je vous en supplie,
achevez quelque chose.

Adieu, mon cher Ferrand. Je vous envoie des armes pour combattre les
détracteurs; Castil Blaze, ne se trouvant pas à Paris, n'a pu assister à
mon concert; je l'ai vu depuis; il m'a cependant promis d'en parler. Il
ne se presse guère; heureusement je puis m'en passer, et largement.

J'ai appris hier seulement que l'article du journal _le Voleur_, qui
m'est le plus favorable, est de Despréaux, qui a concouru avec moi à
l'Institut; ce suffrage d'un rival m'a beaucoup flatté.



IV

28 juin 1828.


O mon ami, que votre lettre s'est fait attendre! Je craignais que la
mienne ne fût égarée.

L'écho a bien répondu...

Oui, nous nous comprenons pleinement, nous sentons de même; ce n'est pas
tout à fait sans charme que nous vivons. Quoique, depuis neuf mois, je
traîne une existence empoisonnée, désillusionnée, et que la musique
seule me fait supporter, votre amitié est aussi un lien qui m'enchaîne
et dont les noeuds se resserrent de jour en jour pendant que les autres
se rompent (ne faites pas de conjectures, vous vous tromperiez). Je
ferai tous mes efforts pour aller passer quelque temps à la Côte dans un
mois et demi; aussitôt que mon départ sera fixé, je vous en avertirai et
vous donnerai rendez-vous chez mon père.

J'attends avec la plus vive impatience le premier et le troisième acte
des _Francs Juges_, et je vous jure sur l'honneur que je vais vous
envoyer une copie du _Resurrexit_ en grande partition et une de la
Mélodie. Je vais les faire copier le plus tôt possible, et je vous les
expédierai dès que je pourrai les avoir.

[Illustration: notation musicale _Tout le cuivre.--Largo._]

_Oboe soli._

_Tromb._

(_Cimbales et timbales. Coup de poignard._)

_Orchestre à cordes._

_Uniss._]

L'allocution dont vous me parlez est d'un artiste de votre connaissance
et qui justifie le jugement que vous en portez: c'est Turbri. Puisque
vous devez voir Duboys, il faut que je vous rapporte la conversation que
j'ai eue avant-hier avec Pastou, son ancien maître de musique. Je le
rencontre dans la rue Richelieu, et, sans me donner le temps de lui dire
bonjour:

--Ah! je suis aise de vous voir! me dit-il; je suis allé vous entendre.
Savez-vous une chose? c'est que vous êtes le Byron de la musique. Votre
ouverture des _Francs Juges_ est un _Childe Harold_, et puis, vous êtes
harmoniste!... Ah! diable! L'autre jour, dans un dîner, on parlait de
vous, et un jeune homme a dit qu'il vous connaissait et que vous étiez
un bon garçon. «Eh! je me f.... bien que ce soit un bon garçon, lui
ai-je dit; quand on fait de la musique comme ça, qu'on soit le diable,
ça m'est bien égal!» Je ne me doutais pas, quand nous avons applaudi
ensemble Beethoven, avec cris et trépignements, qu'un mois plus tard,
sur la même banquette, dans la même salle, ce serait vous qui me feriez
éprouver de pareilles sensations. Adieu, mon cher, je suis heureux de
vous connaître.

Concevez-vous un pareil fou?

Je me suis trouvé à dîner, il y a quelque temps, avec le jeune
Tolbecque, le fashionable des trois. Lorsqu'il entendit parler de mon
projet de concert dans le temps, il trouvait que c'était le _comble de
l'amour-propre_, et que ce serait sans doute _endormant_. Eh bien, il
est venu exécuter à mon orchestre malgré cela, et, dès la première
ouverture, il s'est fait en lui une telle révolution, que, «devenu pâle
comme la mort, m'a-t-il dit, je n'avais pas la force d'applaudir des
_effets qui m'arrachaient les entrailles_; vraiment, cela emporte la
pièce!»

Cela soulage singulièrement, de courber sous le joug ces petits
farceurs.

J'ai beaucoup de choses en train dans ce moment-ci et rien de positif;
deux opéras se préparent pour Feydeau, un pour l'Opéra, et je vais
sortir tout à l'heure pour aller voir M. Laurent, directeur des théâtres
anglais et italien: il s'agit de me faire mettre en opéra italien la
tragédie anglaise de _Virginius_. Aussitôt que j'aurai quelque chose de
positif, je vous l'écrirai.

Adieu, mon cher ami; je vous embrasse de tout mon coeur.

Votre ami pour la vie.



V

28 juin, huit heures plus tard.


Je viens, non pas de chez M. Laurent, mais de Villeneuve-Saint-Georges,
à quatre lieues de Paris, où je suis allé depuis chez moi à la
course... Je n'en suis pas mort... La preuve, c'est que je vous
l'écris... Que je suis seul!... Tous mes muscles tremblent comme ceux
d'un mourant!... O mon ami, envoyez-moi un ouvrage; jetez-moi un os à
ronger... Que la campagne est belle!... quelle lumière abondante!...
Tous les vivants que j'ai vus en revenant avaient l'air heureux... Les
arbres frémissaient doucement, et j'étais tout seul dans cette immense
plaine... L'espace... l'éloignement... l'oubli... la douleur... la rage
m'environnaient. Malgré tous mes efforts, la vie m'échappe, je n'en
retiens que des lambeaux.

A mon âge, avec mon organisation, n'avoir que des sensations
déchirantes; avec cela les persécutions de ma famille recommencent: mon
père ne m'envoie plus rien, ma soeur m'a écrit aujourd'hui qu'il
persistait dans cette résolution. L'argent... toujours l'argent!... Oui,
l'argent rend heureux. Si j'en avais beaucoup, je pourrais l'être, et la
mort n'est pas le bonheur, il s'en faut de beaucoup.

Ni pendant... ni après...

Ni avant la vie?

Quand donc?

Jamais.

Inflexible nécessité!...

Et cependant le sang circule; mon coeur bat comme s'il bondissait de
joie.

Au fait, je suis furieusement en train; de la joie, morbleu, de la joie!



VI

Dimanche matin.


Mon cher ami, ne vous inquiétez pas de ces malheureuses aberrations de
mon coeur; la crise est passée; je ne veux pas vous en expliquer la
cause par écrit, une lettre peut s'égarer. Je vous recommande instamment
de ne pas dire un mot de mon état à qui que ce soit; une parole est si
facilement répétée, qu'elle pourrait venir jusqu'à mon père, qui en
perdrait totalement le repos: il ne dépend de personne de me le rendre;
tout ce que je puis faire, c'est de souffrir avec patience, en attendant
que le temps, qui change tant de choses, change aussi ma destinée.

Soyez prudent, je vous en prie; gardez-vous d'en rien dire à Duboys; car
il pourrait le répéter à Casimir Faure, et, de là, mon père le saurait.

Cette effroyable course d'hier m'a abîmé: je ne puis plus me remuer,
toutes les articulations me font mal, et cependant il faut que je
marche encore toute la journée.

Adieu, mon cher ami.

Je vous embrasse.



VII

Paris, 29 août 1828.


    Mon cher Ferrand,

Je pars demain pour la Côte; je vais enfin revoir mes parents après
trois ans de séparation; je pense que rien ne vous empêchera d'accomplir
votre promesse, et que j'aurai le plaisir de vous voir dans le courant
du mois prochain. Je repartirai le 26 septembre sans remise; ainsi
arrangez-vous pour venir à la Côte le plus tôt que vous pourrez. Mais
écrivez-moi pour m'en prévenir huit jours d'avance, parce que je
pourrais me trouver à Grenoble si vous ne m'avertissiez pas.

Auguste, qui est à Blois dans ce moment-ci, m'a engagé sa parole de
venir me retrouver à la Côte. Je vais lui écrire de s'entendre avec vous
pour que vous fassiez le voyage ensemble depuis Belley ou Lyon; j'espère
qu'il y aura moyen d'arranger cela et que vous m'arriverez tous les deux
à la fois. Je vous apporte les deux morceaux que vous attendez, et que
je n'ai pas pu remettre au jeune Daudert, parce qu'ils n'étaient pas
finis de copier. Ainsi, adieu; je compte recevoir une lettre de vous le
8 ou le 10 septembre; n'y manquez pas.

Votre ami.



VIII

    Grenoble, lundi 16 septembre 1828.


    Mon cher ami,

Je pars demain matin pour la Côte, d'où je suis absent depuis le jour de
l'arrivée de votre lettre. Il m'est impossible d'aller vous voir;
partant le 27 de ce mois, je ne puis absolument pas parler à mes parents
d'une absence. J'avais déjà causé de vous avec ma famille; on
s'attendait à vous voir, et votre lettre a redoublé l'impatience avec
laquelle on vous désirait. Ce désir, de la part de mes soeurs et de nos
demoiselles, est peut-être un peu intéressé; il est question de bals, de
goûters à la campagne; on cherche des cavaliers aimables, ils ne sont
pas communs ici, et, quoique ce soit peut-être un peu pour moi que ce
remue-ménage se prépare, je ne suis pas le moins du monde fait pour y
répandre de l'entrain ni de la gaieté. J'ai vu Casimir Faure
dernièrement chez mon père; il est à la campagne chez le sien, et nous
ne sommes séparés que par une distance qu'on franchit en deux heures.
Robert est venu avec moi, il est le ménestrel adoré de ces dames.
Arrivez au plus tôt, je vous en prie; votre musique vous attend.

Nous lirons _Hamlet_ et _Faust_ ensemble. Shakspeare et Goethe! les
muets confidents de mes tourments, les explicateurs de ma vie. Venez,
oh! venez! personne ici ne comprend cette rage de génie. Le soleil les
aveugle. On ne trouve cela que bizarre. J'ai fait avant-hier, en
voiture, la ballade du _Roi de Thulé_ en style gothique; je vous la
donnerai pour la mettre dans votre _Faust_, si vous en avez un. Adieu;
le temps et l'espace nous séparent; réunissons-nous avant que la
séparation soit plus longue.

Mais laissons cela.

«Horatio, tu es bien l'homme dont la société m'a le plus convenu.» Je
souffre beaucoup. Si vous ne veniez pas, ce serait cruel.

Allons! vous viendrez.

Adieu.

Demain je suis à la Côte. Après-demain mercredi, j'aurai à aider ma
famille pour la réception de M. de Ranville, procureur général, qui
vient avec mon oncle passer deux jours à la maison. Le 27, je pars; la
semaine prochaine, il y a grande réunion chez la cousine d'Hippolyte
Rocher, la belle mademoiselle Veyron.

Voyez!



IX

Paris, 11 novembre 1828.


    Mon cher ami,

Je vous remercie de votre obligeance; je suis seulement honteux de ne
l'avoir pas fait plus tôt; mais, quand je vous ai adressé les ouvrages
que vous me demandiez, j'étais si malade, si incapable, que j'ai préféré
attendre quelques jours pour vous écrire.

La Fontaine a bien eu raison de dire: «L'absence est le plus grand des
maux.» Elle est partie! elle est à Bordeaux depuis quinze jours; je ne
vis plus, ou plutôt je ne vis que trop; mais je souffre l'impossible;
j'ai à peine le courage de remplir mes nouvelles fonctions. Vous savez
qu'ils m'ont nommé premier commissaire de la Société du Gymnase-Lyrique.
C'est moi qui suis chargé du choix et du remplacement des musiciens, de
la location des instruments et de la garde des partitions et parties
d'orchestre. Je m'occupe dans ce moment-ci de tout cela. Les
souscripteurs commencent à venir; nous avons déjà deux mille deux cents
francs en caisse. Les envieux écrivent des lettres anonymes; Chérubini
est en méditation pour savoir _s'il nous servira_ ou _s'il nous nuira_;
tout le monde clabaude à l'Opéra, et nous allons toujours notre train.
Je ne fais encore rien copier; j'attends pour cela votre lettre.

Vous me demandez combien coûterait la gravure de notre Scène grecque. Il
y a bien longtemps que je me suis informé du prix de la lithographie;
mais elle coûte en France un tiers de plus que la gravure. Les planches
gravées de notre ouvrage reviendraient à sept cent cinquante francs,
avec l'impression d'une cinquantaine d'exemplaires.

Je n'ai pas encore revu l'auteur d'_Atala_, il est à la campagne; je lui
parlerai de votre Scène aussitôt que je le verrai.

Si vous voyez Auguste, excusez-moi auprès de lui de ce que je ne lui
écris pas; dites-lui que je suis étonné de n'avoir pas encore appris son
voyage à la Côte; il m'avait bien dit, en partant, qu'il irait voir mon
père.

J'ai rencontré avant-hier Flayol au cours d'anglais; il vous dit mille
choses.

Adieu, mon cher ami; je vous embrasse.



X

(Fin de 1828)


    Mon cher ami,

Je vous réponds sur-le-champ; il s'en faut de beaucoup que je renonce à
notre opéra, et, si je ne vous en ai pas parlé, c'est que je ne voulais
pas vous en rompre la tête davantage, pensant que vous ne doutiez pas de
l'impatience avec laquelle je l'attends; ainsi achevez-le le plus tôt
possible.

Je travaille dans ce moment-ci pour les concerts de M. Choron; celui-ci
m'a demandé un oratorio pour des voix seules avec accompagnement
d'orgue; j'en ai déjà fait la moitié, et je pense qu'il sera exécuté
d'ici à un mois et demi; cela me fera un peu connaître dans le faubourg
Saint-Germain.

Connaissez-vous assez M. d'Eckstein pour me donner une lettre de
recommandation près de lui? J'ai appris qu'il était collaborateur d'un
grand journal mensuel[3], à la tête duquel se trouve M. Beuchon, l'un
des rédacteurs du _Constitutionnel_; ce journal va paraître dans quelque
temps; il est conçu sur un plan très vaste, et les arts y occuperont une
place distinguée. Si je pouvais inspirer assez de confiance pour cela,
je voudrais être chargé de la rédaction des articles de musique; voyez
si vous pouvez me servir là dedans. Si M. d'Eckstein me présente, il est
présumable qu'on m'acceptera; d'ailleurs, on peut me mettre à l'épreuve.

Souffrez-vous toujours de vos dents? Je vous envoie pour vos étrennes un
air sublime de _la Vestale_, que vous ne connaissez pas, parce qu'il a
été supprimé depuis plus de dix ans. Vous me paraissez triste, vous avez
besoin de pleurer, je vous le donne comme un spécifique. Plus, un autre
air de _Fernand Cortez_, que vous ne connaissez pas non plus par la même
raison, et qui est peut-être le plus beau de la pièce.

Adieu.

Votre ami pour la vie.



XI

Paris, 2 février 1829.


J'attendais toujours, mon cher et excellent ami, que ma partition de
_Faust_ fût entièrement terminée pour vous écrire en vous l'adressant;
mais, l'ouvrage ayant pris une dimension plus grande que je ne croyais,
la gravure n'est pas encore finie, et je ne puis me passer plus
longtemps de vous écrire.

J'ai, il y a trois jours, été, pendant douze heures, dans le délire de
la joie: Ophélie n'est pas si éloignée de moi que je le pensais; il
existe quelque raison qu'on ne veut absolument pas me dire avant quelque
temps, pour laquelle il lui est impossible dans ce moment de se
prononcer ouvertement.

--Mais, a-t-elle dit, _s'il m'aime véritablement_, si son amour n'est
pas de la nature de ceux qu'il est de mon devoir de mépriser, ce ne sera
pas quelques mois d'attente qui pourront lasser sa constance.

Oh! Dieu! si je l'aime véritablement! Turner sait beaucoup d'autres
choses sans doute, mais il s'obstine à me jurer qu'il ne sait rien; je
n'aurais pas même su cela, si je n'avais pas arraché une partie de mon
secret à sa femme. Je m'apercevais seulement, depuis quelque temps,
qu'il me parlait de mes affaires avec plus de confiance et avec un air
riant; un jour, il n'a pu s'empêcher de sortir de son flegme britannique
en me disant:

--Je réussirai, je vous dis, j'en suis sûr; si je pars avec elle pour la
Hollande, je suis sûr de vous écrire dans peu d'excellentes nouvelles.

Eh bien, mon cher ami, il part dans quatre jours avec elle et sa mère;
il est chargé de leur correspondance française et de l'administration de
leurs intérêts pécuniaires à Amsterdam.

Et c'est elle, c'est Ophélie qui a arrangé tout cela, qui l'a voulu
fortement. Donc, elle veut lui parler beaucoup et souvent de moi; ce
qu'elle n'a pas encore pu faire, à cause de la présence continue de sa
mère, devant laquelle elle tremble comme un enfant.

Écoutez-moi bien, Ferrand; si jamais je réussis, je sens, à n'en pouvoir
douter, que je deviendrais un colosse en musique; j'ai dans la tête
depuis longtemps une _symphonie descriptive_ de _Faust_ qui fermente;
quand je lui donnerai la liberté, je veux qu'elle épouvante le monde
musical.

L'amour d'Ophélie a centuplé mes moyens. Envoyez-moi _les Francs Juges_
au plus tôt; que je profite d'un moment de soleil et de calme pour les
faire recevoir; la nuit et la tempête sont trop souvent là pour
m'empêcher de marcher; il faut absolument que j'agisse maintenant. Je
compte sur votre exactitude, et j'espère que vous m'enverrez votre poème
avant dix jours. J'ai reçu, il y a peu de temps, une lettre de ma soeur
aînée, en réponse à une immense épître de moi, dans laquelle je m'étais
expliqué ouvertement sur mes projets pour le mariage, sans dire, bien
entendu, que je fusse fixé dans mon choix. Nancy m'a répondu que mes
parents avaient lu ma lettre (c'était ce que je voulais); et, d'après ce
qu'elle me dit, il paraît qu'ils s'attendaient tellement à cela, qu'ils
n'en ont pas été surpris; et, lorsque j'en viendrai à leur demander leur
consentement, j'espère que la commotion sera très légère. Je vais lui
envoyer ma partition à Amsterdam. Je n'ai mis que les initiales de son
nom. Comment! je parviendrais à être aimé d'Ophélie, ou du moins mon
amour la flatterait, lui plairait?... Mon coeur se gonfle et mon
imagination fait des efforts terribles pour comprendre cette immensité
de bonheur sans y réussir. Comment! je vivrais donc? j'écrirais donc?
j'ouvrirais mes ailes? _O dear friend! o my heart! o life! Love! All!
all!_

Ne soyez pas épouvanté de ma joie; elle n'est pas si aveugle que vous
pouvez le craindre; le malheur m'a rendu méfiant; je regarde en avant,
je n'ai rien d'assuré; je frémis autant de crainte que d'espérance.

Attendons le temps, rien ne l'arrête; ainsi nous pouvons compter sur
lui.

Adieu; envoyez-moi _les Francs Juges_, vite, je vous supplie.

       *       *       *       *       *

Avez-vous lu _les Orientales_ de Victor Hugo? Il y a des milliers de
sublimités. J'ai fait sa _Chanson des pirates_ avec accompagnement de
tempête; si je la mets au net et que j'aie le temps de la recopier, je
vous l'enverrai avec _Faust_. C'est de la musique d'écumeur de mer, de
forban, de brigand, de flibustier à voix rauque et sauvage; mais je n'ai
pas besoin de vous mettre au fait, vous comprenez la musique poétique
aussi bien que moi.



XII

18 février 1829.


    Mon cher ami,

J'ai écrit à M. Bailly aussitôt après la réception de votre lettre; il
ne m'a pas encore répondu. Duboys, qui est ici depuis quelques jours, a
vu Carné avant-hier, ils ont parlé du journal ensemble[4]; Carné lui a
dit qu'on comptait sur moi.

J'allai voir Carné, il y a à peu près vingt jours; il me promit de
m'écrire aussitôt qu'il y aurait quelque chose de décidé; je n'ai point
eu de ses nouvelles. Je n'y comprends rien.

Quant à l'affaire du _Stabat_, voici: Marescot vient de revenir à
Paris, je lui en ai parlé; il a consenti à le graver, pourvu qu'on lui
assure la vente de quinze exemplaires au moins. L'ouvrage sera marqué
quatre francs cinquante, et les quinze exemplaires seront livrés à deux
francs.

D'après ce que vous m'aviez dit du nombre des personnes qui
s'intéressent à M. Dupart, je n'ai pas hésité à répondre pour le
placement des quinze exemplaires, et Marescot est venu aujourd'hui
chercher le manuscrit. Il sera gravé avant la semaine sainte; ainsi on
pourra le chanter sur les exemplaires que je vous enverrai.

Du reste, son atmosphère d'espérance ne s'est pas rembrunie, au
contraire... _Elle_ n'est pas encore partie, elle quittera Paris
vraisemblablement vendredi prochain.

Singulière destinée que celle d'un amant dont le voeu le plus ardent est
l'éloignement de celle qu'il aime!

Tant qu'elle restera ici, je ne pourrai point obtenir de réponse
positive; on m'assure que j'aurai quelques lignes de sa main en réponse
à ma lettre, qui lui sera remise à Amsterdam. Oh! Dieu! que va-t-elle me
dire?...

    _Farewell, my dear, farewell, love ever your friend._



XIII

Paris, 9 avril 1829.


--Ah! pauvre cher ami! je ne vous ai pas écrit, parce que j'en étais
incapable. Toutes mes espérances étaient d'affreuses illusions. Elle est
partie, et, en partant, sans pitié pour mes angoisses dont elle a été
témoin deux jours de suite, elle ne m'a laissé que cette réponse que
quelqu'un m'a rapportée: «Il n'y a rien de plus impossible.»

N'exigez pas, mon cher ami, que je vous donne le détail de tout ce qui
m'est arrivé pendant ces deux fatales semaines; il m'est survenu,
avant-hier, un accident qui me met aujourd'hui dans l'impossibilité de
parler de cela; je ne suis pas encore assez remis. Je tâcherai de
trouver un moment où j'aurai assez de force pour retourner le fer qui
est demeuré dans la plaie.

       *       *       *       *       *

Je vous envoie _Faust_, dédié à M. de la Rochefoucault; ce n'était pas
pour lui!... Si vous pouvez, sans vous gêner, me prêter encore cent
francs pour payer l'imprimeur, vous m'obligerez. J'aime mieux vous les
devoir qu'à ces gens-là. Si vous ne me l'aviez offert, j'avoue que je
n'aurais pu me décider à vous les demander.

Je vous remercie mille fois de votre opéra; Gounet le copie en ce
moment-ci; nous allons mettre en jeu tous les ressorts pour le faire
recevoir sûrement. Il est superbe; il y a des choses sublimes. Oh! mon
cher, que vous êtes poète! Le finale des Bohémiens, au premier acte, est
un coup de maître; jamais, je crois, on n'aura présenté de poème d'opéra
aussi original et aussi bien écrit; je vous le répète, il est
magnifique.

Ne soyez pas fâché si je vous laisse si vite. Je vais à la poste porter
la musique, il est déjà deux heures; je suis si souffrant, que je vais
me recoucher en rentrant.

Il y a trente-six jours qu'elle est partie, ils ont toujours
vingt-quatre heures chacun; et _il n'y a rien de plus impossible_.

Adieu.

       *       *       *       *       *

J'ai demandé à Schott et à Schlesinger, qui ont de la musique d'église,
s'ils avaient ce que vous me demandez; mais ils n'ont rien que de très
grand.

J'ai fait un _Salutaris_ à trois voix avec accompagnement d'orgue au
piano; je l'ai cherché toute la journée pour vous l'envoyer, je n'ai pas
pu le retrouver; comme il ne valait pas grand'chose, je l'aurai
vraisemblablement brûlé cet hiver.



XIV

Paris, ce 3 juin 1829.


    Mon cher ami,

Voilà bientôt trois mois que je n'ai pas reçu de vos nouvelles; j'ai
voulu attendre toujours, pensant que peut-être vous étiez en voyage;
mais il paraît que vous n'avez pas quitté Belley, car ma soeur m'écrit,
il y a peu de jours, que vous lui avez envoyé des airs suisses dont elle
me charge de vous remercier. Il y a donc nécessairement quelque chose
d'extraordinaire.

Je vous ai envoyé _Faust_ avec les exemplaires sans titre du _Stabat_;
vous ne m'avez pas accusé réception, je n'y conçois absolument rien.
Peut-être y a-t-il quelque nouvelle lutte anonyme. Votre père intercepte
peut-être notre correspondance. Peut-être ajoutez-vous foi vous-même aux
absurdes calomnies qu'on a répandues sur mon compte auprès de votre
famille.

Je ne vous ai pas envoyé les titres du _Stabat_; Marescot est reparti
pour la province, et je ne sais où le prendre. _Faust_ a le plus grand
succès parmi les artistes; Onslow est venu chez moi un matin me
déconcerter par les éloges les plus passionnés; Meyerbeer vient d'écrire
de Baden à Schlesinger pour lui en demander un exemplaire. Urhan,
Chélard, beaucoup des artistes les plus marquants de l'Opéra se sont
procuré des exemplaires, et, chaque soir, ce sont de nouvelles
félicitations. Dans tout cela, rien ne m'a frappé comme l'enthousiasme
de M. Onslow. Vous savez que, depuis la mort de Beethoven, il tient le
sceptre de la musique instrumentale. Spontini vient de monter à Berlin
son opéra du _Colporteur_, qui a obtenu un immense succès; il est
extrêmement difficile sur l'originalité, et il m'a assuré qu'il ne
connaissait rien de plus original que _Faust_.

--J'aime bien ma musique, ajoutait-il; mais, en conscience, je me crois
incapable d'en faire autant.

A tout cela, je ne répondais guère que des bêtises, tellement j'étais
troublé de cette visite inattendue.

Le surlendemain, Onslow m'a envoyé un exemplaire de la partition de ses
deux grands quintetti.

C'est jusqu'à présent le suffrage qui m'a le plus touché.

J'ai payé ce que je devais à l'imprimeur, une élève m'étant survenue.

Je suis toujours très heureux, ma vie est toujours charmante; point de
douleurs, jamais de désespoir, beaucoup d'illusions; pour achever de
m'enchanter, _les Francs Juges_ viennent d'être refusés par le jury de
l'Opéra. M. Alexandre Duval, qui a lu le poème au comité, m'a dit qu'on
l'avait trouvé long et obscur; il n'y a que la scène des Bohémiens qui a
plu à tout le monde; du reste, il trouve, lui, que le style est très
remarquable et qu'il y a _un avenir poétique là dedans_.

Je vais me le faire traduire en allemand. J'achèverai la musique; j'en
ferai un opéra comme le _Freyschütz_, moitié parlé, moitié mélodrame, et
le reste musique; j'ajouterai quatre ou cinq morceaux, tels que le
finale du premier acte, les quintetti, l'air de Lénor, etc., etc. On
m'assure que Spohr n'est point jaloux et cherche, au contraire, à aider
les jeunes gens; alors, si j'ai le prix à l'Institut, je partirai dans
quelques jours pour Cassel; il y dirige le théâtre, et je pourrai faire
entendre là _les Francs Juges_. Quel que soit le résultat final de tout
cela, je ne suis pas moins extrêmement sensible aux peines que cet
ouvrage vous a coûtées, et je vous en remercie mille fois. Il me plaît,
à moi, beaucoup. Je prépare un grand concert pour le commencement de
décembre, où je ferai entendre _Faust_ avec deux grandes ouvertures et
quelques mélodies irlandaises qui ne sont pas gravées. Je n'en ai
encore terminé qu'une; Gounet me fait beaucoup attendre les autres.

La _Revue musicale_ a publié un article fort bon sur _Faust_; je ne l'ai
pas fait annoncer encore dans les autres journaux.

Je ne puis pas me livrer à la moindre composition importante; quand j'ai
la force de travailler, je copie des parties pour le concert futur, et
je n'ai pas beaucoup de temps à y consacrer; on me tourmente pour des
articles de journaux. Je suis chargé de la correspondance, à peu près
gratuite, de la _Gazette musicale de Berlin_. On me traduit en allemand;
le propriétaire est à Paris dans ce moment, et il m'ennuie. Pour _le
Correspondant_, un seul article a paru; comme dans le second,
j'attaquais l'école italienne. M. de Carné m'a écrit avant-hier pour me
prier d'en faire un autre sur un sujet différent. On a trouvé que
j'étais un _peu dur_ pour l'école italienne. La _Prostituée_ trouve donc
des amants même parmi les gens religieux.

Je prépare une notice bibliographique sur Beethoven.

J'ai mes entrées au théâtre allemand; le _Freyschütz_ et _Fidelio_ m'ont
donné des sensations nouvelles, malgré le détestable orchestre des
Italiens, dont la voix publique fait enfin justice; les journaux
d'aujourd'hui surtout le tuent.

On m'a offert de me présenter à Rossini; je n'ai pas voulu, comme vous
pensez bien; je n'aime pas ce Figaro, ou plutôt je le hais tous les
jours davantage; ses plaisanteries absurdes sur Weber, au foyer du
théâtre allemand, m'ont exaspéré; je regrettais bien de ne pas être de
la conversation pour lui lâcher ma bordée.

Mon pauvre Ferrand, je vous écris de bien longues digressions qui ne
vous intéressent guère; je suis porté à craindre que mes lettres n'aient
plus pour vous l'intérêt d'autrefois. S'il ne s'était pas fait en vous
quelque étrange changement, seriez-vous resté depuis si longtemps sans
répondre à ma lettre qui accompagnait le paquet de musique? C'est
pendant la semaine sainte que vous avez dû la recevoir. Vous ne m'avez
même pas écrit un mot d'amitié après que je vous ai annoncé que je
perdais toutes les espérances dont j'avais été bercé. Je ne suis pas
plus avancé que le premier jour; cette passion me tuera; on a répété si
souvent que l'espérance seule pouvait entretenir l'amour! Je suis bien
la preuve du contraire. Le feu ordinaire a besoin d'air, mais le feu
électrique brûle dans le vide. Tous les journaux anglais retentissent de
cris d'admiration pour son génie. Je reste obscur. Quand j'aurai écrit
une composition instrumentale, immense, que je médite, je veux pourtant
aller à Londres la faire exécuter; que j'obtienne sous ses yeux un
brillant succès!

O mon cher ami, je ne puis plus écrire: la faiblesse m'ôte la plume des
doigts.

Adieu.



XV

15 juin 1829.


Oui, mon cher ami, il est entièrement vrai que je n'ai pas reçu de vos
nouvelles jusqu'à ce 11 juin; et il m'est impossible de concevoir ce que
sont devenues vos lettres; peut-être le découvrirez-vous; j'en doute.

Je serais enchanté d'être annoncé dans le _Journal de Genève_, si vous
pouvez l'obtenir. Je vous prie de ne pas vous laisser entraîner par
votre amitié en parlant de mon ouvrage (_Faust_): rien ne paraît plus
étrange aux lecteurs froids que cet enthousiasme qu'ils ne conçoivent
pas. Je ne sais que vous dire pour le sommaire d'articles que vous me
demandez; voyez celui de la _Revue musicale_, et parlez de chaque
morceau en particulier; ou, si cela ne convient pas au cadre du journal,
appuyez davantage sur le _Premier choeur_, le _Concert des Sylphes_, le
_Roi de Thulé_ et la _Sérénade_, et surtout sur le double orchestre du
_concert_, dont la _Revue_ n'a pas fait mention, puis quelques
considérations sur le style mélodique et les innovations que vous aurez
le mieux senties.

Je ne fais rien annoncer dans les autres journaux, parce que j'attends
tous les jours la réponse de Goethe, qui m'a fait prévenir qu'il allait
m'écrire et qui ne m'écrit pas. Dieu! quelle impatience j'éprouve de
recevoir cette lettre. Je suis un peu mieux depuis deux jours. La
semaine dernière, j'ai été pris d'un affaissement nerveux tel, que je ne
pouvais presque plus marcher ni m'habiller le matin; on m'a conseillé
des bains qui n'ont rien fait; je suis resté tranquille, et la jeunesse
a repris le dessus. Je ne puis me faire à l'impossible. C'est
précisément parce que c'est impossible que je suis si peu vivant.

Cependant il faut sans cesse m'occuper: j'écris une vie de Beethoven
pour _le Correspondant_. Je ne puis trouver un instant pour composer; le
reste du temps, il faut que je copie des parties.

Quelle vie!

Adieu.



XVI

15 juillet 1829.


    Mon cher ami,

Je vous réponds courrier par courrier, comme vous me le demandez. J'ai
reçu vos deux actes sans encombre. Je trouve le dernier magnifique;
l'interrogatoire surtout est de la plus grande beauté; le dénouement
vaut mille fois mieux que celui dont nous étions convenus. Les
observations que j'ai à vous faire portent uniquement sur la coupe des
morceaux de musique et le rapprochement trop fréquent de sensations
semblables, qui amèneraient une monotonie désagréable au premier acte;
mais nous reparlerons de cela.

Vous auriez déjà reçu depuis longtemps la musique que je dois vous
envoyer; mais il faut bien finir par vous avouer le motif de ce retard.
Depuis mon concert, mon père a pris une nouvelle boutade et ne veut plus
m'envoyer ma pension, de sorte que je me trouve tellement à court
d'argent, que les trente ou quarante francs que coûterait la copie de
mes deux morceaux m'ont arrêté jusqu'à présent; je n'ai pas voulu
demander à Auguste de me les prêter, parce que je lui dois déjà
cinquante francs. Je ne puis pas copier moi-même, puisque, depuis quinze
jours, je suis enfermé à l'Institut; cet abominable concours est pour
moi de la dernière nécessité, puisqu'il donne de l'argent et qu'on ne
peut rien faire sans ce vil métal.

    _Auri sacra fames quid non mortalia pectora cogis!_

Mon père n'a pas même voulu fournir à la dépense de mon séjour à
l'Institut; c'est M. Lesueur qui y a pourvu. Je vous écrirai dès que
j'aurai des nouvelles à vous apprendre. Le jeune Daudert, qui part le 12
du mois d'août, se chargera de vous porter la musique, si je puis
l'avoir à cette époque. Je suis trop abattu pour vous écrire plus
longuement. J'oubliais de vous dire que Gounet a fini son deuxième acte.

Adieu. Je suis bien aise que vous ayez fait la connaissance de Casimir
Faure.

On donne _la Vestale_ ce soir pour la première fois depuis sept mois, et
je ne puis y aller; j'aurais eu des billets de madame Dabadie. C'est
elle qui me chantera ma scène, elle me l'a promis.



XVII

21 août 1829.


    Mon cher ami,

Je vous envoie enfin la musique que vous attendez depuis si longtemps;
il y a de ma faute et de celle de mon imprimeur. Pour moi, le concours
de l'Institut m'excuse un peu, et toutes les nouvelles agitations, _the
new pangs of my despised love_, me justifient malheureusement trop de ne
penser à rien. Oui, mon pauvre et cher ami, mon coeur est le foyer d'un
horrible incendie; c'est une forêt vierge que la foudre a embrasée; de
temps en temps, le feu semble assoupi, puis un coup de vent... un éclat
nouveau... le cri des arbres s'abîmant dans la flamme, révèlent
l'épouvantable puissance du fléau dévastateur.

Il est inutile d'entrer dans les détails des nouvelles secousses que
j'ai reçues dernièrement; mais tout se réunit. Cet absurde et honteux
concours de l'Institut vient de me faire le plus grand tort à cause de
mes parents. Ces messieurs les juges, qui ne sont pas _les Francs
Juges_, ne veulent pas, disent-ils, m'encourager dans une fausse route.
Boïeldieu m'a dit:

--Mon cher ami, vous aviez le prix dans la main, vous l'avez jeté à
terre. J'étais venu avec la ferme conviction que vous l'auriez; mais
quand j'ai entendu votre ouvrage!... Comment voulez-vous que je donne un
prix à une chose dont _je n'ai pas d'idée_. Je _ne comprends pas_ la
moitié de Beethoven, et vous voulez aller plus loin que Beethoven!
Comment voulez-vous que je comprenne? Vous vous jouez des difficultés
de l'harmonie en prodiguant les modulations; et moi qui _n'ai pas fait
d'études harmoniques_, qui _n'ai aucune expérience de cette partie de
l'art_! C'est peut-être ma faute! je n'aime que la musique qui me berce.

--Mais, monsieur, si vous voulez que j'écrive de la musique douce, il ne
faut pas nous donner un sujet comme Cléopâtre: une reine désespérée qui
se fait mordre par un aspic et meurt dans les convulsions!

--Oh! mon ami, on peut toujours mettre de la grâce dans tout; mais je
suis bien loin de dire que votre ouvrage soit mauvais; je dis seulement
que je ne le comprends pas encore, il faudrait que je l'entendisse
plusieurs fois avec l'orchestre.

--M'y suis-je refusé?

--D'ailleurs, en voyant toutes ces formes bizarres, cette haine pour
tout ce qui est connu, je ne pouvais m'empêcher de dire à mes collègues
de l'Institut qu'un jeune homme qui a de pareilles idées, et qui écrit
ainsi, doit _nous mépriser du fond de son coeur_. Vous êtes un être
volcanisé, mon cher ami, et il ne faut pas écrire pour soi; toutes les
organisations ne sont pas de cette trempe. Mais venez chez moi,
faites-moi ce plaisir, nous causerons, _je veux vous étudier_.

D'un autre côté, Auber me prend à part à l'Opéra, et, après m'avoir dit
à peu près la même chose, sinon qu'il fallait faire ces cantates _comme
on fait une symphonie_, sans égard pour l'expression des paroles; il a
ajouté:

--Vous fuyez les lieux communs; mais vous n'avez pas à redouter de faire
jamais de platitudes; ainsi le meilleur conseil que je puisse vous
donner, c'est de chercher à écrire platement, et, quand vous aurez fait
quelque chose qui vous paraîtra horriblement plat, _ce sera justement ce
qu'il faut_. Et songez bien que, si vous faisiez de la musique comme
vous la concevez, le public ne vous comprendrait pas et les marchands de
musique ne vous achèteraient pas.

Mais, encore une fois, quand j'écrirai pour les boulangers et les
couturières, je n'irai pas choisir pour texte les passions de la reine
d'Égypte et ses méditations sur la mort. O mon cher Ferrand, je voudrais
pouvoir vous faire entendre la scène où Cléopâtre réfléchit _sur
l'accueil que feront à son ombre celles des Pharaons ensevelis dans les
pyramides_. C'est terrible, affreux! c'est la scène où Juliette médite
sur son ensevelissement dans les caveaux des Capulets, environnée
vivante des ossements de ses aïeux, du cadavre de Tybalt; cet effroi
qui va en augmentant!... ces réflexions qui se terminent par des cris
d'épouvante accompagnés par un orchestre de basses pinçant ce rythme:

[Illustration: notation musicale

Oh! Shakspeare!
Shakspeare!
]

Au milieu de tout cela, mon père se lasse de me faire une pension dont
je ne puis me passer; je vais retourner à la Côte, où je prévois bien de
nouvelles tracasseries, et pourtant je ne vis que pour la musique, elle
seule me soutient sur cet abîme de maux de toute espèce. N'importe, il
faut que j'y aille, et _il faut_ que vous veniez me voir; songez donc
que nous nous voyons si rarement, que ma vie est si fragile, et que nous
sommes si près! Je vous écrirai aussitôt après mon arrivée.

_Guillaume Tell?..._ Je crois que tous les journalistes sont décidément
devenus fous; c'est un ouvrage qui a quelques beaux morceaux, qui n'est
pas absurdement écrit, où il n'y a pas de _crescendo_ et un peu moins de
grosse caisse, voilà tout. Du reste, point de véritable sentiment,
toujours de l'art, de l'habitude, du savoir-faire, du maniement du
public. Ça ne finit pas; tout le monde bâille, l'administration donne
force billets. Adolphe Nourrit, dans le jeune Melchtal, est sublime;
mademoiselle Taglioni n'est pas une danseuse, c'est un esprit de l'air,
c'est Ariel en personne, une fille des cieux. Et on ose porter cela plus
haut que Spontini! J'en parlais avant-hier avec M. de Jouy, à
l'orchestre. On donnait _Fernand Cortez_, et, quoique l'auteur du poème
de _Guillaume Tell_, il ne parlait de Spontini que comme nous, avec
adoration. Il (Spontini) revient incessamment à Paris; il s'est brouillé
avec le roi de Prusse, son ambition l'a perdu. Il vient de donner un
opéra allemand qui est tombé à plat; les succès de Rossini le font
devenir fou: cela se conçoit; mais il devrait se mettre au-dessus des
engouements du public. L'auteur de _la Vestale_ et de _Cortez_ écrire
pour le public!... Des gens qui applaudissent _le Siège de Corinthe_,
venir me dire _qu'ils aiment Spontini_, et celui-ci rechercher de
pareils suffrages!... Il est très malheureux; le non-succès de son
dernier ouvrage le tue.

Je fais des mélodies irlandaises de Moore, que Gounet me traduit; j'en
ai fait une, il y a quelques jours, dont je suis ravi. Ces jours-ci, on
va présenter un opéra pour moi à Feydeau, j'en suis fort content;
puisse-t-il être reçu!

Vous me promettez toujours quelque chose et vous ne faites rien;
cependant nous touchons à une révolution théâtrale qui nous serait
favorable, songez-y! La Porte-Saint-Martin est ruinée, les Nouveautés de
même; et les directeurs de ces deux théâtres tendent les bras à la
musique; il est vraisemblable que le ministère va donner l'autorisation
d'un théâtre d'opéra nouveau; je vous le dis parce que je le sais.

Adieu.



XVIII

3 octobre 1829.


    Mon cher Ferrand,

Je vous écris deux mots à la hâte. Les hostilités ont recommencé. Je
donne un concert le 1er novembre prochain, jour de la Toussaint.

J'ai déjà obtenu la salle des Menus-Plaisirs; Chérubini, au lieu de me
contrarier cette fois-ci, est indisposé. Je donnerai _deux grandes
ouvertures: le Concert des Sylphes_, _le Grand Air de Conrad_ (auquel
j'ai ajouté un récitatif obligé et dont j'ai retouché l'instrumentation).

C'est madame J. Dabadie qui m'a promis hier de me le chanter.

Hiller me joue un concerto de piano de Beethoven, qui n'a jamais été
exécuté à Paris; sublime! immense!

Mademoiselle Heinefetter, dont les journaux ont dû vous apprendre le
succès au théâtre Italien, me chantera la scène du _Freyschütz_ en
allemand; du moins, elle ne demande pas mieux; il ne manque plus que
l'autorisation de M. Laurent, le directeur.

Habeneck conduit mon orchestre, lequel, vous pouvez le croire, sera
fulminant.

Sera-t-il dit que vous ne m'entendrez jamais? Venez donc à Paris, ne
fût-ce que pour huit jours.

Je n'ai pas pu aller à la Côte. J'ai tant à courir, à copier, que je
vous quitte déjà; mais écrivez-moi le plus tôt possible, je vous en
prie. Apprenez-moi surtout que vous trouverez quelque prétexte auprès de
votre père pour venir passer la Toussaint ici.

Adieu.

       *       *       *       *       *

Meyerbeer vient d'arriver de Vienne; le lendemain de son retour, il m'a
fait complimenter par Schlesinger, sur _Faust_.

Un journal musical m'a fait un article de trois colonnes. Si je puis
m'en procurer encore un exemplaire, je vous l'enverrai.

_Farewell, we may meet again, I trust, come, come then; 'tis not so
long._



XIX

Vendredi soir, 30 octobre 1829.


Ferrand, Ferrand, ô mon ami! où êtes-vous? Nous avons fait la première
répétition ce matin. Quarante-deux violons, total cent dix musiciens! Je
vous écris chez le restaurateur Lemardelay en attendant mon dessert.
Rien, je vous jure, rien n'est si terriblement affreux que mon ouverture
des _Francs Juges_. O Ferrand, mon cher ami, vous me comprendriez; où
êtes-vous? C'est un hymne au désespoir, mais le désespoir le plus
désespérant qu'on puisse imaginer, horrible et tendre. Habeneck, qui
conduit mon immense orchestre, en est tout effrayé. Ils n'ont jamais
rien vu de si difficile; mais aussi il paraît qu'ils trouvent que ce
n'est pas mal, car ils me sont tombés dessus après la fin de
l'ouverture, non seulement avec des applaudissements forcenés, mais avec
des cris presque aussi effrayants que ceux de mon orchestre. O Ferrand,
Ferrand, pourquoi n'êtes-vous pas ici?

Je vais à l'Opéra tout à l'heure chercher l'harmonica; on m'en a apporté
un ce matin qui est trop bas, et nous n'avons pu nous en servir. Le
sextuor de _Faust_ va à ravir, mes sylphes sont enchantés. L'ouverture
de _Waverley_ ne va pas encore bien; demain, nous la répéterons encore,
et définitivement elle ira. Et le _Jugement dernier_, comme vous le
connaissez, plus un récitatif accompagné par quatre paires de timbales
en harmonie. O Ferrand! Ferrand! cent vingt lieues!

...Hier, j'étais malade à ne pouvoir marcher; aujourd'hui, le feu de
l'enfer qui a dicté _les Francs Juges_ m'a rendu une force incroyable;
il faut que je coure encore ce soir tout Paris. Le concerto de Beethoven
est une conception prodigieuse, étonnante, sublime! Je ne sais comment
exprimer mon admiration.

_Oh! les sylphes!..._

Je me suis fait un solo de grosse caisse pianissimo dans _les Francs
Juges_.

_Intonuere cavæ gemitumque dedere cavernæ._

Enfin, c'est affreux! tout ce que mon coeur peut contenir de rage et de
tendresse est dans cette ouverture.

O Ferrand!



XX

Paris, 6 novembre 1829.


    Mon cher Ferrand,

J'aurais dû plus tôt vous rendre compte de mon concert; d'après ma
dernière lettre, vous êtes sans doute bouillant d'impatience d'avoir des
détails. Mais d'abord êtes-vous bien rétabli? Votre maladie a-t-elle
tout à fait disparu? Gounet a reçu une lettre d'Auguste, qui lui
apprenait le mauvais état de votre santé, et ce que vous m'en avez dit
vous-même me fait craindre qu'elle ne soit pas encore très bonne.

Quoi qu'il en soit, puisque vous vous intéressez si vivement à ce qui me
touche et que votre amitié vous fait prendre tant de part à toutes mes
agitations, je vous dirai que j'ai obtenu un succès immense; l'ouverture
des _Francs Juges_ surtout a bouleversé la salle; elle a obtenu quatre
salves d'applaudissements. Mademoiselle Marinoni venait d'entrer en
scène pour chanter une pasquinade italienne; profitant de ce moment de
calme, j'ai voulu me glisser entre les pupitres pour prendre une liasse
de musique sur une banquette; le public m'a aperçu; alors les cris, les
bravos ont recommencé, les artistes s'y sont mis, la grêle d'archets est
tombée sur les violons, les basses, les pupitres; j'ai failli me trouver
mal. Et des embrassades à n'en plus finir; mais vous n'étiez pas là!...
En sortant, après que la foule a été écoulée, les artistes m'ont attendu
dans la cour du Conservatoire, et, dès que j'ai paru, les
applaudissements en plein air ont recommencé. Le soir, à l'Opéra, même
effet; c'était une fermentation à l'orchestre, au foyer. O mon ami, que
n'êtes-vous ici! Depuis dimanche, je suis d'une tristesse mortelle;
cette foudroyante émotion m'a abîmé; j'ai sans cesse les yeux pleins de
larmes, je voudrais mourir.

Quant à la recette, elle a totalement couvert les frais, et même j'y
gagne cent cinquante francs. Je vais en donner les deux tiers à Gounet,
qui a eu la bonté de me prêter de l'argent et qui en est, je crois, plus
pressé que vous. Aussitôt que j'aurai pu réaliser une somme un peu
présentable, je m'empresserai de vous la faire parvenir; car je suis
tourmenté de vous devoir si longtemps.

Il n'y a encore que _le Figaro_ et les _Débats_ qui aient parlé de mon
concert. Castil-Blaze n'entre dans aucun détail; ces animaux ne savent
parler que quand il n'y a rien à dire; je vous enverrai tous les
journaux littéraires qui auront fait mention de moi.

Adieu; rétablissez-vous vite et écrivez-moi.

Votre ami.



XXI

Paris, 4 décembre 1829.


    Mon cher Ferrand,

Je ne reçois point de réponse à deux lettres que je vous ai adressées et
à l'envoi des journaux relatifs à mon concert. Vous êtes malade; c'est
sûr; n'auriez-vous point de moyens de me faire donner de vos nouvelles
et de me tirer de l'inquiétude mortelle où je suis depuis si
longtemps?...

Une lettre d'Auguste à Gounet ne disait rien de bon sur votre santé.

Je vous en prie, écrivez-moi seulement un mot ou faites-moi écrire.

Je vous enverrai dans peu quelques nouvelles compositions que je viens
de faire graver.

Adieu. J'attends.



XXII

Paris, 27 décembre 1829.


    Mon cher Ferrand,

_D'abord les affaires sérieuses._

J'ai vu M. Rocher le soir même du jour où j'ai reçu votre lettre. Il m'a
répondu, au sujet de Germain, qu'une seule place de juge auditeur était
vacante à Lyon et qu'elle venait d'être donnée. Ainsi il n'y a pas
d'espoir.

_Puis les félicitations._

Je vous complimente mille fois, à mon tour, sur le beau succès que vous
venez d'obtenir. Je ne suis pas en peine sur l'impression que vous avez
dû produire, animé comme vous l'étiez par l'indignation et l'intérêt que
vous inspire votre client.--Encore! Embrassez bien pour moi cet
excellentissime Auguste; je suis heureux pour lui de cette bonne chance.
Gounet lui adresse beaucoup de félicitations là-dessus. Dites-lui que si
je ne lui ai pas écrit, c'est que... c'est que... je suis un paresseux
qui pense cependant toujours à lui avec la plus vive affection.

_Ensuite les reproches._

Vous n'êtes pas pardonnable de m'avoir laissé aussi longtemps dans
l'inquiétude. Je vous ai écrit trois fois, et vous me répondez un mois
et demi après la troisième lettre. Je vous croyais toujours malade. Je
pensais que, peut-être, on avait intercepté nos lettres. Je vous ai
envoyé les journaux; ils se sont perdus. Si vous y tenez beaucoup, je
vous adresserai les exemplaires que j'ai, à condition que vous me les
renverrez après les avoir lus. Je puis en avoir besoin.

_Puis les promesses._

Vous recevrez, d'ici à une vingtaine de jours, notre collection de
_Mélodies irlandaises_, avec le ballet des _Ombres_, que Dubois m'a prié
de faire et qui est déjà gravé. J'ai essayé une musique pour un des
couplets de votre satanique chanson. Elle est passable pour cette
strophe; mais elle ne peut aller avec les autres. C'est horriblement
difficile à faire. Vous êtes trop poète pour le musicien. Je ne sais si
je réussirai. Dans tous les cas, votre morceau est admirable de vérité
horrible, d'expressions hardies et de nouveauté.

_Ensuite les aveux._

Je m'ennuie, je m'ennuie!... Toujours la même chose!...

Mais je m'ennuie à présent avec une rapidité étonnante, je consomme plus
d'ennuis en une heure qu'autrefois en un jour. Je bois le temps comme
les canards mâchent l'eau pour y trouver à vivre, et, comme eux, je n'y
trouve que quelques insectes malotrus. Que faire? que faire?

Adieu; au moins, répondez-moi toutes les deux lettres.

Votre ami.



XXIII

Paris, 2 janvier 1830.


    Mon cher ami,

Je vous ai écrit il y a huit jours; votre lettre que je reçois à
l'instant ne fait pas mention de la mienne; il est possible que les
mauvais chemins, en retardant le courrier, aient fait croiser notre
correspondance. Dieu veuille qu'elle ne soit pas encore perdue!

Non, je n'ai jamais eu de nouvelle des trente-cinq francs que vous
m'avez expédiés de Lyon. Je vous l'avais fait savoir dans l'une des
trois lettres que je vous ai adressées depuis mon concert; comme vous ne
m'en avez manifesté ni inquiétude ni étonnement dans votre tardive
réponse, je pense que la lettre où je vous en parlais ne vous est pas
non plus parvenue. J'aurais depuis longtemps remis à Marescot les
trente-cinq francs que M. Dupart lui doit; mais le fait est que, depuis
que je me suis mis à faire graver ma musique, je n'ai jamais eu la
moindre avance disponible. Quand ensuite vous m'écrivîtes, il y a un
mois et demi, que vous m'aviez adressé de Lyon un mandat de trente-cinq
francs, je vous écrivis que je ne l'avais pas reçu, et j'attendais pour
savoir ce qu'il était devenu. Jamais je ne fus plus surpris qu'en voyant
le silence que vous gardiez à cet égard dans votre avant-dernière
lettre.

Ainsi donc, vous m'avez envoyé une fois le manuscrit des _Francs
Juges_.... PERDU!. */

Une autre fois, un mandat de trente-cinq francs.... PERDU!.

Je vous ai envoyé un paquet de journaux affranchis par moi et mis à la
poste par moi.... PERDU!. Vous m'écrivîtes de ne pas vous répondre
quatre jours avant votre dernier voyage à Paris; si vous ne me l'aviez
pas dit, je n'en saurais rien.... PERDU!.

Je vous avais écrit cette fameuse lettre dont le sort nous a si fort
inquiété.... PERDU!.

Je vous écrit trois fois depuis mon concert et vous ai appris dans la
seconde lettre, je crois, que je n'avais pas reçu l'argent de Marescot;
ce n'est qu'aujourd'hui que vous me dites que vous le savez; encore
n'est-ce pas moi qui vous en informe; donc, cette lettre a encore été...
PERDUE!

Mon cher ami, il y a quelque chose d'extraordinaire dans tout cela qu'il
faut absolument éclaircir.

Marescot est parti ces jours-ci pour la province; je le rencontrai chez
mon imprimeur dernièrement, et il m'apprit qu'il allait écrire à M.
Dupart pour son argent. Dans le cas même où il serait ici, je serais
absolument incapable de le lui donner; car je suis dans ce moment avec
ma pension payée et vingt francs. Je dois recevoir deux cents francs de
Troupenas dans quelques jours, pour les corrections de _Guillaume Tell_
que je fais pour lui. Je suis toujours ainsi, mille fois plus gueux
qu'un peintre; je n'ai en tout que deux élèves qui me rapportent
quarante-quatre francs par mois. Mon père m'envoie de l'argent de temps
en temps; puis, quand j'ai pris mes mesures pour être un peu à l'aise,
viennent ses commissions, qu'il faut presque toujours payer, qui
dérangent toute mon économie. Je vous dois, je dois encore plus de cent
francs à Gounet; cette gêne perpétuelle, ces idées de dettes,
quoiqu'elles soient contractées envers des amis éprouvés, me tourmentent
continuellement. D'un autre côté, votre père couve toujours l'absurde
idée que je suis un joueur, moi qui n'ai jamais touché une carte ni mis
le pied dans une maison de jeu. Cette pensée qu'aux yeux de vos parents
notre liaison n'est pas des plus avantageuses pour vous me met hors de
moi.

Ne m'envoyez pas votre _Dernière Nuit de Faust_. Si je l'avais entre les
mains, je ne pourrais résister; cependant mon plan de travail est tracé
pour longtemps. J'ai à faire une immense composition instrumentale pour
mon concert de l'année prochaine, auquel il faudra bien que vous
assistiez. Si je réussis dans votre chanson de _Brigands_ que je trouve
sublime, vous ne l'attendrez pas longtemps. On grave nos mélodies; dès
qu'elles paraîtront, nous vous les expédierons: ce qui ne veut pas dire
que vous les recevrez. Plusieurs vous plairont, je l'espère. Nous les
faisons graver à nos frais, Gounet et moi, et nous comptons y gagner au
bout de quelque temps. Avez-vous les _Contes fantastiques_ d'Hoffman?
C'est fort curieux!

Quand vous verrons-nous ici? Écrivez-moi donc plus souvent, je vous en
prie en grâce.

Adieu; je vous embrasse.



XXIV

Paris, 6 février 1830.


    Mon cher ami,

Votre lettre et les trente-cinq francs qu'elle contenait me sont
parvenus cette fois. Marescot n'est pas à Paris; dès qu'il sera revenu,
je les lui remettrai. Je frémis en songeant à ce que vous devez souffrir
de vos dents; si cela peut vous consoler, je vous dirai que je suis à
peu près dans le même cas; toutes mes dents se carient peu à peu, et, le
mois dernier, je souffrais comme un damné! J'ai essayé de plusieurs eaux
spiritueuses; le _paraguay-roux_, dont j'avais beaucoup entendu parler,
a calmé en deux jours une douleur terrible, causée par une dent creuse;
je remplissais le creux avec du coton imbibé, et je me gargarisais la
bouche avec de l'eau dans laquelle j'avais versé quelques gouttes du
spécifique; essayez-en, ne négligez rien; mais j'ai un autre mal dont
rien, à ce qu'il paraît, ne pourra me guérir, qu'un spécifique contre la
vie.

Après quelque temps d'un calme troublé violemment par la composition de
l'_Élégie en prose_ qui termine mes Mélodies, je viens d'être replongé
dans toutes les angoisses d'une interminable et inextinguible passion,
sans motif, sans sujet. Elle est toujours à Londres, et cependant je
crois la sentir autour de moi; tous mes souvenirs se réveillent et se
réunissent pour me déchirer; j'écoute mon coeur battre, et ses
pulsations m'ébranlent comme les coups de piston d'une machine à vapeur.
Chaque muscle de mon corps frémit de douleur... Inutile!... Affreux!...

Oh! malheureuse! si elle pouvait un instant concevoir toute la poésie,
tout l'infini d'un pareil amour, elle volerait dans mes bras, dût-elle
mourir de mon embrassement.

J'étais sur le point de commencer ma grande symphonie (_Épisode de la
vie d'un artiste_), où le développement de mon infernale passion doit
être peint; je l'ai toute dans la tête, mais je ne puis rien écrire...
Attendons.

Vous recevrez, en même temps que ma lettre, deux exemplaires de mes
chères Mélodies; un artiste du Théâtre-Italien de Londres vient d'en
emporter pour Moore, qu'il connaît et à qui nous les avons dédiées.
Adolphe Nourrit vient de les adopter pour les chanter aux soirées où il
va habituellement.

Il s'agit maintenant de les faire annoncer; mais je n'ai plus
d'activité...

Mon cher ami, écrivez-moi souvent et longuement, je vous en supplie; je
suis séparé de vous; que vos pensées me parviennent du moins. Il m'est
insupportable de ne pas vous voir; faut-il qu'à travers les nuages
chargés de foudre qui grondent sur ma tête un seul rayon de l'astre
paisible ne puisse venir me consoler!...

Adieu donc; j'attends une lettre de vous dans neuf jours, si votre état
maladif vous permet d'écrire.

Votre fidèle ami.



XXV

Paris, 16 avril 1830.


    Mon cher ami,

J'ai demeuré bien longtemps sans vous écrire, mais j'ai aussi vainement
attendu la lettre que vous deviez m'adresser par Auguste à son passage à
Paris; depuis ma dernière, j'ai essuyé de terribles rafales, mon
vaisseau a craqué horriblement, mais s'est enfin relevé; il vogue à
présent passablement. D'affreuses vérités, découvertes à n'en pouvoir
douter, m'ont mis en train de guérison; et je crois qu'elle sera aussi
complète que ma nature tenace peut le comporter. Je viens de sanctionner
ma résolution par un ouvrage qui me satisfait complètement et dont
voici le sujet, qui sera exposé dans un programme et distribué dans la
salle le jour du concert.

     _Épisode de la vie d'un artiste_ (grande symphonie fantastique en
     cinq parties).

     PREMIER MORCEAU: double, composé d'un court adagio, suivi
     immédiatement d'un allégro développé (vague des passions; rêveries
     sans but; passion délirante avec tous ses accès de tendresse,
     jalousie, fureur, craintes, etc., etc.).

     DEUXIÈME MORCEAU: _Scène aux champs_ (adagio, pensées d'amour et
     espérance troublées par de noirs pressentiments).

     TROISIÈME MORCEAU: _Un bal_ (musique brillante et entraînante).

     QUATRIÈME MORCEAU: _Marche au supplice_ (musique farouche,
     pompeuse).

     CINQUIÈME MORCEAU: _Songe d'une nuit du sabbat_.

A présent, mon ami, voici comment j'ai tissé mon roman, ou plutôt mon
histoire, dont il ne vous est pas difficile de reconnaître le héros.

Je suppose qu'un artiste doué d'une imagination vive, se trouvant dans
cet état de l'âme que Chateaubriand a si admirablement peint dans
_René_, voit pour la première fois une femme qui réalise l'idéal de
beauté et de charmes que son coeur appelle depuis longtemps, et en
devient éperdument épris. Par une singulière bizarrerie, l'image de
celle qu'il aime ne se présente jamais à son esprit que accompagnée
d'une pensée musicale dans laquelle il trouve un caractère de grâce et
de noblesse semblable à celui qu'il prête à l'objet aimé. Cette double
idée fixe le poursuit sans cesse: telle est la raison de l'apparition
constante, dans tous les morceaux de la symphonie, de la mélodie
principale du premier allégro (nº 1).

Après mille agitations, il conçoit quelques espérances; il se croit
aimé. Se trouvant un jour à la campagne, il entend au loin deux pâtres
qui dialoguent un ranz de vaches; ce duo pastoral le plonge dans une
rêverie délicieuse (nº 2). La mélodie reparaît un instant au travers des
motifs de l'adagio.

Il assiste à un bal, le tumulte de la fête ne peut le distraire; son
idée fixe vient encore le troubler, et la mélodie chérie fait battre son
coeur pendant une valse brillante (nº 3).

Dans un accès de désespoir, il s'empoisonne avec de l'opium; mais, au
lieu de le tuer, le narcotique lui donne une horrible vision, pendant
laquelle il croit avoir tué celle qu'il aime, être condamné à mort et
assister à sa propre exécution. Marche au supplice; cortège immense de
bourreaux, de soldats, de peuple. A la fin, la _mélodie_ reparaît
encore, comme une dernière pensée d'amour, interrompue par le coup fatal
(nº 4).

Il se voit ensuite environné d'une foule dégoûtante de sorciers, de
diables, réunis pour fêter la nuit du sabbat. Ils appellent au loin.
Enfin arrive la _mélodie_, qui n'a encore paru que gracieuse, mais qui
alors est devenue un air de guinguette trivial, ignoble; c'est l'objet
aimé qui vient au sabbat, pour assister au convoi funèbre de sa victime.
Elle n'est plus qu'une courtisane digne de figurer dans une telle orgie.
Alors commence la cérémonie. Les cloches sonnent, tout l'élément
infernal se prosterne, un choeur chante la prose des morts, le
plain-chant (_Dies iræ_), deux autres choeurs le répètent en le
parodiant d'une manière burlesque; puis enfin la ronde du sabbat
tourbillonne, et, dans son plus violent éclat, elle se mêle avec le
_Dies iræ_, et la vision finit (nº 5).

Voilà, mon cher, le plan exécuté de cette immense symphonie. Je viens
d'en écrire la dernière note. Si je puis être prêt le jour de la
Pentecôte, 30 mai, je donnerai un concert aux Nouveautés, avec un
orchestre de deux cent vingt musiciens. J'ai peur de ne pouvoir pas
avoir la copie des parties. A présent, je suis un stupide; l'effroyable
effort de pensée qui a produit mon ouvrage a fatigué mon imagination, et
je voudrais pouvoir dormir et me reposer continuellement. Mais, si le
cerveau sommeille, le coeur veille, et je sens bien vivement que vous me
manquez. O mon ami, ne vous reverrai-je donc pas?



XXVI

Paris, 13 mai 1830.


    Mon cher ami,

Vous avez dû recevoir par votre cousin Eugène Daudert une lettre de moi,
à peu près le même jour que je reçus la vôtre. Je ne laisse pas partir
Auguste sans le charger d'une autre. Il me dit qu'il vous verra peu
après son arrivée. Votre lettre m'a excessivement touché; cette
sollicitude inquiète pour le danger que vous supposiez que je courais à
l'égard d'Henriette Smithson, vos effusions de coeur, vos conseils!...
Oh! mon cher Humbert, il est si rare de trouver un homme complet, qui
ait une âme, un coeur et une imagination, si rare pour des caractères
ardents et impatients comme les nôtres de se rencontrer, de s'assortir,
que je ne sais comment vous exprimer mes idées sur le bonheur que j'ai
de vous connaître.

Je pense que vous aurez été satisfait du plan de ma _Symphonie
fantastique_, que je vous ai envoyé dans ma lettre. La vengeance n'est
pas trop forte. D'ailleurs, ce n'est pas dans cet esprit que j'ai écrit
le _Songe d'une nuit de sabbat_. Je ne veux pas me venger. Je la plains
et la méprise. C'est une femme ordinaire, douée d'un génie instinctif
pour exprimer les déchirements de l'âme humaine qu'elle n'a jamais
ressentis, et incapable de concevoir un sentiment immense et noble comme
celui dont je l'honorais.

Je termine aujourd'hui mes derniers arrangements avec les directeurs des
Nouveautés pour mon concert du 30 de ce mois. Ce sont de fort honnêtes
gens et très accommodants; nous commençons à répéter la _Symphonie
gigantesque_ dans trois jours; toutes les parties sont copiées avec le
plus grand soin; il y a deux mille trois cents pages de musique; près de
quatre cents francs de copie. Il faut espérer que nous ferons une
recette présentable, le jour de la Pentecôte, tous les théâtres étant
fermés.

L'incroyable chanteur Haitzinger doit chanter; j'espère avoir madame
Schroeder-Devrient, qui, avec son émule, bouleverse tous les deux soirs
la salle Favart dans les opéras du _Freyschütz_ et de _Fidelio_.

A propos, Haitzinger m'a demandé dernièrement s'il y avait un grand rôle
de ténor pour lui dans notre opéra des _Francs Juges_; sur ma réponse,
et sur ce que lui ont dit de moi tous les Allemands de sa connaissance,
il voudrait emporter le poème, avec les morceaux de chant sans
orchestre, pour le faire traduire, et il donnerait la partition nouvelle
à son bénéfice, qui doit avoir lieu cette année à Carlsruhe. Ce serait
charmant; il faut seulement que je termine tout cela, pour le finale des
_Bohémiens_ et deux ou trois airs de ténor et de soprano, avec
quintette. Je partirais pour Carlsruhe dans quelques mois, précédé d'une
espèce de réputation faite par Haitzinger et autres.

Je vous dirai que vous vous êtes à peu près rencontré avec Onslow, dans
votre jugement sur mes Mélodies; il préfère les quatre suivantes:
d'abord la _Chanson à boire_, l'_Élégie_, la _Rêverie_ et le _Chant
sacré_. Mon cher, ce n'est pas si difficile que vous croyez; mais il
faut des pianistes. Quand j'écris un piano, c'est pour quelqu'un qui
sait jouer du piano et non pour des amateurs qui ne savent seulement pas
lire la musique. Les demoiselles Lesueur, qui certes ne sont pas des
virtuoses, accompagnent fort bien l'_Élégie en prose_, qui est avec le
_Chant guerrier_ ce qu'il y a de moins aisé. Cette pauvre mademoiselle
Eugénie, qui a une passion malheureuse pour un aimable garçon, froid et
peu sensible, a d'abord été désorientée par ce morceau. Elle m'a avoué
qu'elle n'y avait absolument rien compris dans le commencement; puis, en
l'étudiant, elle a découvert une pensée, elle s'est reconnue dans ce
douloureux tableau des angoisses d'un mourant d'amour; à présent, c'est
chez elle une fureur, elle joue continuellement la neuvième Mélodie. Je
ne l'ai encore jamais entendu chanter; il n'y a que Nourrit pour cela,
et je doute qu'il consente à se mettre dans l'état d'exaltation affreuse
où il faut être, pour bien rendre ces accents d'un coeur qui se brise.

Il a mes Mélodies, je lui demanderai cependant un jour de me chanter
celle-là. Hiller l'accompagnera, nous serons tous les trois seuls. Je
redonnerai à mon concert l'ouverture des _Francs Juges_ pour saccager un
peu le parterre et faire crier les dames; d'ailleurs, c'est un moyen
d'attirer du monde; elle a une telle réputation à présent, que bien des
gens ne viendront que pour elle.

Il n'y a que vous qui ne viendrez pas! Mon père même voulait venir, il
me l'écrivait avant-hier. Oh! mais la symphonie!... J'espère que la
malheureuse y sera ce jour-là; du moins, bien des gens conspirent à
Feydeau pour l'y faire venir. Je ne crois pas cependant; il est
impossible que, en lisant le programme de mon drame instrumental, elle
ne se reconnaisse pas, et, dès lors, elle se gardera bien de paraître.
Enfin Dieu sait tout ce qu'on va dire, tant de gens savent mon histoire!

Adieu!



XXVII

Paris, 24 juillet 1830.


    Mon cher ami,

Je suis toutefois rassuré sur votre compte... Songez donc, trois lettres
sans réponse... Vous m'écrivez quelques lignes en m'annonçant des pages
pour le lendemain; si vous saviez combien de fois je suis rentré de très
loin chez moi pour voir si cette lettre attendue avec tant d'impatience
était enfin arrivée, vous seriez vraiment fâché de ne m'avoir pas tenu
parole. Que vous êtes paresseux! car j'espère que vous n'êtes pas
malade; j'attends toujours votre lettre. Heureusement, mon cher ami,
tout va bien...

Tout ce que l'amour a de plus tendre et de plus délicat, je l'ai. Ma
ravissante sylphide, mon Ariel, ma vie, paraît m'aimer plus que jamais;
pour moi, sa mère répète sans cesse que, si elle lisait dans un roman la
peinture d'un amour comme le mien, elle ne la croirait pas vraie. Nous
sommes séparés depuis plusieurs jours, je suis enfermé à l'Institut,
_pour la dernière fois_; il faut que j'aie ce prix, d'où dépend en
grande partie notre bonheur; je dis comme don Carlos dans _Hernani_: «Je
l'aurai.» Elle se tourmente en y songeant; pour me rassurer dans ma
prison, madame Moke m'envoie tous les deux jours sa femme de chambre me
donner de leurs nouvelles et savoir des miennes. Dieu! quel vertige
quand je la reverrai dans dix ou douze jours! Nous aurons peut-être
encore bien des obstacles à vaincre, mais nous les vaincrons. Que
pensez-vous de tout cela?... Cela se conçoit-il? un ange pareil, _le
plus beau talent de l'Europe_! J'ai su que dernièrement M. de Noailles,
en qui la mère a une grande confiance, avait tout à fait plaidé ma cause
et qu'il était fortement d'avis que, puisque sa fille m'aimait, il
fallait me la donner sans regarder tant à l'argent. Oh! mon cher, si
vous lui entendiez _penser tout haut_ les sublimes conceptions de Weber
et de Beethoven, vous en perdriez la tête. Je lui ai tant recommandé de
ne pas jouer d'adagio, que j'espère qu'elle ne le fera pas souvent.
Cette musique dévorante la tue. Dernièrement, elle était si souffrante,
qu'elle croyait mourir; elle voulut absolument qu'on m'envoyât chercher;
sa mère s'y refusa; je la vis le lendemain, pâle, étendue sur un canapé;
que nous pleurâmes!... Elle se croyait attaquée de la poitrine; je
pensais que je mourrais avec elle, je le lui dis, elle ne répondit pas;
cette idée me ravissait. Depuis qu'elle est guérie, elle m'a grondé
beaucoup là-dessus.

--Croyez-vous que Dieu vous ait donné une telle organisation musicale
sans dessein? Vous ne devez pas abandonner la tâche qui vous est
confiée; je vous défends de me suivre si je meurs.

Mais elle ne mourra pas. Non, ces yeux si pleins de génie, cette taille
élancée, tout cet être délicieux paraît plutôt prêt à prendre son vol
vers les cieux qu'à tomber flétri sous la terre humide.

Adieu; il faut que je travaille. Je vais instrumenter le dernier air de
ma scène. C'est _Sardanapale_.

Adieu encore; si vous ne m'écrivez pas, vous en serez quitte pour
recevoir une cinquième lettre de moi.

Votre fidèle Achate.

Spontini est ici, j'irai le voir à ma sortie de l'Institut.



XXVIII

Paris, 23 août 1830.


    Cher et excellent ami,

Vous m'avez laissé bien longtemps sans me donner de vos nouvelles; il a
fallu des circonstances aussi extraordinaires pour vous déterminer à
mettre ma main à la plume!... mais point de reproche.

J'ai obtenu le grand prix à l'unanimité, ce qui ne s'est encore jamais
vu. Ainsi voilà l'Institut vaincu. Le bruit du canon et de la fusillade
a été favorable à mon dernier morceau, que j'achevais alors.

O mon ami, quel bonheur d'avoir un succès qui enchante un être adoré!
Mon idolâtrée Camille[5] se mourait d'inquiétude quand je lui ai
apporté, jeudi dernier, la nouvelle si ardemment désirée. O mon _délicat
Ariel_, mon bel ange, tes ailes étaient toutes froissées, la joie les a
relustrées; sa mère même, qui ne voit notre amour qu'avec une certaine
contrariété, n'a pu retenir quelques larmes d'attendrissement.

Je ne m'en doutais pas; pour ne pas m'effrayer, elle m'avait toujours
caché l'importance immense qu'elle attachait à ce prix; mais je viens de
voir ce qu'il en était au fond.

--Le monde, le monde, me dit-elle, croit que c'est une grande preuve de
talent; il faut lui fermer la bouche.

C'est le 2 octobre que ma _Scène_ sera exécutée publiquement à grand
orchestre; ma belle Camille y sera avec sa mère; elle en parle sans
cesse. Cette cérémonie, qui ne m'eût paru sans cela qu'un enfantillage,
devient une fête enivrante; vous n'y serez pas, mon cher, bien cher ami;
vous n'avez jamais vu que mes larmes amères, quand donc verrez-vous dans
mes yeux briller celles de la joie?

Le 1er novembre, il y aura un concert au Théâtre Italien. Le nouveau
chef d'orchestre, que je connais particulièrement, m'a demandé de lui
écrire une ouverture pour ce jour-là. Je vais lui faire l'ouverture de
_la Tempête_ de Shakspeare, pour piano, choeur et orchestre. Ce sera un
morceau d'un genre nouveau.

Le 14 novembre, je donnerai mon immense concert pour faire entendre la
_Symphonie fantastique_, dont je vous ai envoyé le programme.

Dans le courant de l'hiver, la société des concerts exécutera mon
ouverture des _Francs Juges_; j'en ai la promesse positive. Mais il
faut un succès au théâtre, mon bonheur en dépend. Les parents de Camille
ne peuvent consentir à notre mariage que lorsque ce pas sera franchi.
Les circonstances me favoriseront, je l'espère. Je ne veux pas aller en
Italie; j'irai demander au roi de me dispenser de cet absurde voyage et
de m'accorder la pension à Paris. Aussitôt que j'aurai touché une somme
un peu passable, je vous adresserai ce que vous avez eu la bonté de me
prêter si obligeamment. Adieu, mon cher ami; écrivez-moi donc, et ne
parlez plus de politique; je n'ai pas eu besoin de faire d'effort pour
garder avec vous le silence là-dessus. Adieu, adieu. Je sors de chez
madame Moke; je quitte la main de mon adorée Camille, voilà pourquoi la
mienne tremble tant et que j'écris si mal. Elle ne m'a pourtant pas joué
de Weber ni de Beethoven aujourd'hui.

Adieu.

       *       *       *       *       *

Cette malheureuse FILLE Smithson est toujours ici. Je ne l'ai jamais vue
depuis son retour.



XXIX

Octobre 1830.


    Oh! mon cher, inexprimablement cher ami,

Je vous écris des Champs-Élysées, dans le coin d'une guinguette exposée
au soleil couchant; je vois ses rayons dorés se jouer à travers les
feuilles mortes ou mourantes des jeunes arbres qui entourent mon réduit.
J'ai parlé de vous toute la journée avec quelqu'un qui comprend ou
plutôt qui devine votre âme. Je vous écris irrésistiblement. Que
faites-vous cher, bien cher? Vous vous rongez le coeur, je gage, pour
des malheurs qui ne vous touchent qu'en imagination; il y en a tant qui
nous déchirent de près, que je me désole de vous voir succomber sous le
poids de douleurs étrangères ou très éloignées. Pourquoi? pourquoi?...
Ah! pourquoi!... Je le comprends mieux que vous ne pensez: c'est votre
existence, votre poésie, votre _chateaubrianisme_.

Je souffre étrangement de ne pas vous voir; enchaîné comme je le suis,
je ne puis franchir l'espace qui nous sépare. J'aurais pourtant tant de
choses à vous dire... Si ce qui m'arrive d'heureux peut vous distraire
de vos sombres pensées, je vous apprends que je vais être exécuté à
l'Opéra, dans le courant de ce mois. C'est encore à mon adorée Camille
que je dois ce bonheur.

Voici comment:

A sa taille élancée, à son vol capricieux, à sa grâce enivrante, à son
génie musical, j'ai reconnu l'_Ariel_ de Shakspeare. Mes idées
poétiques, tournées vers le drame de _la Tempête_, m'ont inspiré une
ouverture gigantesque d'un genre entièrement neuf, pour _orchestre_,
_choeur_, _deux pianos à quatre mains_ et HARMONICA. Je l'ai proposée au
directeur de l'Opéra, qui a consenti à la faire entendre dans une
_grande représentation extraordinaire_. Oh! _mon cher_, c'est bien plus
grand que l'ouverture des _Francs Juges_. _C'est entièrement neuf._ Avec
quelle profonde adoration je remerciais mon idolâtrée Camille de m'avoir
inspiré cette composition! Je lui appris dernièrement que mon ouvrage
allait être exécuté; elle en a frémi de joie. Je lui ai dit
_confidentiellement_, dans l'_oreille_, après deux baisers dévorants, un
embrassement furieux, l'_amour grand et poétique_ comme NOUS le
concevons. Je vais la voir ce soir. Sa mère ne sait pas que je dois être
incessamment entendu à l'Opéra. Nous lui en ferons un mystère jusqu'au
dernier moment. Vous êtes un homme dominé par l'imagination, donc vous
êtes un homme infiniment malheureux;

Et moi aussi. Nous nous convenons à merveille: Mon ami, écrivez moi au
moins, puisque nous ne nous voyons pas.

C'est le 30 de ce mois qu'aura lieu le couronnement à l'Institut.
_Ariel_ est fier, comme un _classique paon_, de ma vieille couronne; il
ou elle n'y attache pourtant d'autre prix que celui de l'opinion
publique; Camille est trop musicale pour s'y tromper. Mais l'_Ouverture
de la Tempête_, _Faust_, les _Mélodies_, _les Francs Juges_, c'est
différent: il y a du feu et des larmes là dedans.

Mon cher Ferrand, si je meurs, ne vous faites pas chartreux (comme vous
m'en avez menacé), je vous en prie; vivez aussi prosaïquement que vous
pourrez; c'est le moyen d'être... prosaïque. J'ai vu Germain
dernièrement, nous avons encore beaucoup parlé de vous. Que faire, que
dire, qu'écrire de si loin? Quand pourrai-je communiquer mes pensées aux
vôtres? J'entends chanter l'ignoble _Parisienne_. Des gardes nationaux à
demi ivres la beuglent dans toute sa platitude.

Adieu; le marbre sur lequel je vous écris me glace le bras. Je pense à
la malheureuse Ophélia: _glace_; _froid_; _terre humide_; _Polonius
mort_; HAMLET VIVANT... Oh! elle est bien malheureuse! Par la faillite
de l'Opéra-Comique, elle a perdu plus de six mille francs. Elle est
encore ici; je l'ai rencontrée dernièrement. Elle m'a reconnu avec le
plus grand sang-froid. J'ai souffert toute la soirée, puis je suis allé
en faire confidence au _gracieux Ariel_, qui m'a dit en souriant:

--Eh bien, vous ne vous êtes pas trouvé mal? TU n'es pas tombé à la
renverse?...

Non, non, non, mon ange, mon génie, mon art, ma pensée, mon coeur, ma
vie poétique! j'ai souffert sans gémir, j'ai pensé à toi; j'ai adoré ta
puissance; j'ai béni ma guérison; j'ai bravé, de mon île délicieuse, les
flots amers qui venaient s'y briser; j'ai vu mon navire fracassé, et,
jetant un regard sur ma cabane de feuillage, j'ai béni le lit de roses
sur lequel je devais me reposer. Ariel, Ariel, Camille, je t'adore, je
te bénis, _je t'aime en un mot_, plus que la pauvre langue française ne
peut le dire; donnez-moi un orchestre de cent musiciens et un choeur de
cent cinquante voix, et je vous le dirai.

Ferrand, mon ami, adieu; le soleil est couché, je n'y vois plus, adieu;
plus d'idées, adieu; beaucoup trop de sentiment, adieu. Il est six
heures, il me faut une heure pour aller chez Camille, adieu!



XXX

19 novembre 1830.


    Mon cher ami,

Je vous écris quelques lignes à la hâte. J'ai passé chez Denain, je lui
ai donné cent francs à-compte dont il m'a fait un reçu, et je lui ai
laissé un billet de cent autres francs, payable le 15 janvier prochain.

Je cours toute la soirée pour une répétition de ma symphonie que je veux
faire après-demain. Je donne le 5 décembre, à deux heures, au
Conservatoire, un immense concert dans lequel on exécutera l'ouverture
des _Francs Juges_, le _Chant sacré_ et le _Chant guerrier_ des
_Mélodies_, la scène de _Sardanapale_ avec cent musiciens pour
l'INCENDIE, et enfin la _Symphonie fantastique_.

Venez, venez, ce sera terrible! Habeneck conduira le géant orchestre. Je
compte sur vous.

L'ouverture de _la Tempête_ sera donnée, une seconde fois, la semaine
prochaine à l'Opéra. Oh! mon cher, neuf, jeune, étrange, grand, doux,
tendre, éclatant... Voilà ce que c'est. L'orage, ou plutôt _la Tempête
marine_, a eu un succès extraordinaire. Fétis, dans la _Revue musicale_,
m'a fait deux articles superbes.

Il disait dernièrement à quelqu'un qui observait que j'ai le diable au
corps:

--Ma foi, s'il a le diable au corps, il a un dieu dans la tête.

Venez, venez!

Le 5 décembre... un dimanche... orchestre de cent dix musiciens...
_Francs Juges_... Incendie... _Symphonie fantastique_... Venez, venez!



XXXI

7 décembre 1830.


    Mon cher ami,

Cette fois, il faut absolument que vous veniez; j'ai eu un succès
furieux. La _Symphonie fantastique_ a été accueillie avec cris et
trépignements; on a redemandé la _Marche au supplice_; le _Sabbat_ a
tout abîmé d'effet satanique. On m'a tant engagé à le faire, que je
redonne le concert le 25 de ce mois, le lendemain de Noël.--Ainsi, vous
y serez, n'est-ce pas?--Je vous attends.

Adieu; je suis tout bouleversé.

Adieu.

       *       *       *       *       *

Spontini a lu votre poème des _Francs Juges_; il m'a dit ce matin qu'il
voudrait bien vous voir; il part dans dix jours.



XXXII

Le 12 décembre 1830.


    Mon cher Ferrand,

Je ne puis donner mon second concert, plusieurs raisons s'y opposent. Je
partirai de Paris au commencement de janvier. Mon mariage est arrêté
pour l'époque de Pâques 1832, à la condition que je ne perdrai pas ma
pension et que j'irai en Italie pendant un an. C'est ma musique qui a
arraché le consentement de la mère de Camille! Oh! ma chère _Symphonie_,
c'est donc à elle que je la devrai.

Je serai à la Côte vers le 15 janvier. Il faut absolument vous voir;
arrangez tout pour que nous ne nous manquions pas. Vous viendrez à la
Côte; vous m'accompagnerez au mont Cenis, ou du moins jusqu'à Grenoble;
n'est-ce pas, n'est-ce pas?...

Spontini m'a envoyé hier un superbe cadeau; c'est sa partition
d'_Olympie_ du prix de cent vingt francs, et il a écrit de sa main sur
le titre: «Mon cher Berlioz, en parcourant cette partition,
souvenez-vous quelquefois de votre affectionné Spontini.»

Oh! je suis dans une ivresse! Camille, depuis qu'elle a entendu mon
_Sabbat_, ne m'appelle plus que «son cher Lucifer, son beau Satan».

Adieu, mon cher; écrivez-moi tout de suite une longue lettre, je vous en
conjure.

Votre ami dévoué à tout jamais.



XXXIII

La Côte-Saint-André, 6 janvier 1831.


    Mon cher ami,

Je suis chez mon père depuis lundi; je commence mon fatal voyage
d'Italie. Je ne puis me remettre de la déchirante séparation qu'il m'a
fallu subir; la tendresse de mes parents, les caresses de mes soeurs
peuvent à peine me distraire. Il faut que je vous voie pourtant avant
mon départ. Nous irons passer une huitaine de jours à Grenoble à la fin
de la semaine prochaine; de là, je retournerai à Lyon m'embarquer sur le
Rhône pour aller prendre à Marseille le paquebot à vapeur qui me
conduira à Civita-Vecchia, à six lieues de Rome. Venez me voir ici, ou à
Grenoble, ou à Lyon; répondez-moi promptement et positivement là-dessus
pour que nous ne nous manquions pas.

J'aurai tant à vous dire, _de vous_ et de moi; tant d'orages ébranlent
notre existence à l'un et à l'autre, qu'il me semble que nous avons
besoin de nous rapprocher pour leur résister. Nous nous comprenons.
C'est si rare.

J'ai quitté Spontini avec la plus vive émotion; il m'a embrassé en me
faisant promettre de lui écrire de Rome. Il m'a donné une lettre de
recommandation pour son frère, qui est Père dans le couvent de
Saint-Sébastien.

Je vous montrerai tout ce que j'ai de lui.

Je suis si triste aujourd'hui, que je ne puis continuer ma lettre.

Vous m'écrirez tout de suite, n'est-ce pas?

O ma pauvre Camille, mon ange protecteur, mon bon Ariel, ne plus te voir
de huit ou dix mois! Oh! que ne puis-je, bercé avec elle par le vent du
nord sur quelque bruyère sauvage, m'endormir enfin dans ses bras, du
dernier sommeil!

Adieu, mon cher; venez, je vous en supplie.



XXXIV

Grenoble, 17 janvier 1831.


    Mon cher Ferrand,

Je suis ici depuis deux jours avec mes soeurs et ma mère. Nous repartons
pour la Côte samedi prochain; ainsi je compte sur votre arrivée lundi ou
mardi, au plus tard. Je n'ai pas besoin de vous dire combien mes parents
seront charmés de vous revoir; ils vous attendent, non pas pour quelques
heures, comme vous m'en avez menacé, mais pour autant de temps que vous
pourrez me donner. Je partirai à la fin du mois pour Lyon; enfin nous
causerons de tout cela. A lundi.

J'ai mille choses à vous dire de la part de Casimir Faure.

Adieu.



XXXV

Lyon, jeudi 9 février 1831.


    Mon cher Ferrand,

Vous deviez me recevoir, _moi_, au lieu de ma lettre; je suis arrivé ici
hier avec l'intention d'aller à Belley; j'ai retenu aussitôt ma place à
la diligence, je l'ai payée en entier; puis, après mille indécisions, je
me suis décidé à ne pas aller vous voir. Malgré la torture où je suis,
malgré le désir dévorant que j'ai d'arriver en Italie pour en être plus
tôt revenu; malgré le temps et l'espace, je serais allé à Belley; mais
quelques mots que j'ai surpris au vol aujourd'hui, m'ayant fait craindre
de n'être pas bien vu de vos parents, et que votre mère surtout ne fût
pas enchantée de mon arrivée, je me suis décidé à y renoncer.

Je ne sais absolument rien sur la raison qui vous a empêché de venir à
la Côte; ainsi je ne puis vous en parler. Je me suis rongé les poings à
vous attendre; tout le monde vous a beaucoup regretté; mais enfin tout
n'est-il pas tourné pour le pis?...

Je pars dans quatre heures pour Marseille. Je reviendrai en frémissant
comme un boulet rouge. Tâchez donc de vous trouver alors à Lyon; je ne
ferai que passer à la Côte.

Mon adresse à Rome est: _Hector Berlioz, pensionnaire de l'Académie de
Rome, villa Medici, Roma_.

Adieu; mille malédictions sur vous et sur moi et sur toute la nature!

La douleur me rendrait fou.



XXXVI

Florence, 12 avril 1831.


O mon sublime ami! vous êtes le premier des Français qui m'ait donné
signe de vie depuis que je suis dans ce jardin, peuplé de singes, qu'on
appelle la _belle Italie_! Je reçois votre lettre à l'instant; elle m'a
été renvoyée de Rome, et elle a demeuré sept jours, au lieu de deux,
pour venir ici; oh! tout est bien! Malédiction!... Oui, tout est bien,
puisque tout est mal! Que voulez-vous que je vous dise?... Je suis
parti de Rome pour retourner en France, abandonnant ma pension tout
entière, parce que je ne recevais point de lettres de Camille. Un
infernal mal de gorge m'a retenu ici cloué; j'ai écrit à Rome qu'on m'y
adresse mes lettres; sans quoi, la vôtre aurait été perdue, et c'eût été
dommage; qui sait si j'en recevrai d'autres?

Ne m'écrivez plus, je ne saurais vous dire où adresser vos lettres; je
suis comme un ballon perdu, qui doit crever en l'air, s'abîmer dans la
mer ou s'arrêter comme l'arche de Noé; si je parviens sain et sauf sur
le mont Ararat, je vous écrirai aussitôt.

Croyez bien que j'avais au moins autant que vous le désir de nous
réunir; il m'en a coûté une journée entière de combats et d'hésitations
pour y résister.

Je conçois parfaitement tout ce que vous éprouvez de fureur à la vue de
ce qui se passe en Europe. Moi-même, qui ne m'y intéresse pas le moins
du monde, je me surprends quelquefois à me laisser aller à quelque
imprécation!... Ah bien, oui, la liberté!... où est-elle?... où
fut-elle?... où peut-elle être?... Dans ce monde de _vers_. Non, mon
cher, l'espèce humaine est trop basse et trop stupide pour que la belle
déesse laisse tomber sur elle un divin rayon de ses yeux. Vous me
parlez de musique!... d'amour!... Que voulez-vous dire?... Je ne
comprends pas... Y a-t-il quelque chose sur la terre qu'on appelle
musique et amour; je croyais avoir entendu en songe ces deux noms de
sinistre augure. Malheureux que vous êtes si vous y croyez; MOI, JE NE
CROIS PLUS A RIEN.

Je voulais aller en Calabre ou en Sicile, m'engager sous les ordres de
quelque chef de bravi, dussé-je n'être que simple brigand. Alors au
moins j'aurais vu des crimes magnifiques, des vols, des assassinats, des
rapts et des incendies, au lieu de tous ces petits crimes honteux, de
ces lâches perfidies qui font mal au coeur. Oui, oui, voilà le monde qui
me convient: un volcan, des rochers, de riches dépouilles amoncelées
dans les cavernes, un concert de cris d'horreur accompagné d'un
orchestre de pistolets et de carabines, du sang et du lacryma-christi,
un lit de lave bercé par des tremblements de terre; allons donc, voilà
la vie! Mais il n'y a même plus de brigands. O Napoléon, Napoléon,
génie, puissance, force, volonté!... Que n'as-tu dans ta main de fer
écrasé une poignée de plus de cette vermine humaine!... Colosse aux
pieds d'airain, comme tu renverserais du moindre de tes mouvements tous
leurs beaux édifices patriotiques, philanthropiques, philosophiques!
Absurde racaille!

Et ça parle d'art, de pensée, d'imagination, de désintéressement, de
_poésie enfin_! comme si tout cela existait pour elle!

Des pygmées pareils parler Shakspeare, Beethoven, Weber! Mais sot animal
que je suis, pourquoi m'en inquiéter? Que me fait le monde entier, à
trois ou quatre exceptions d'individus près?... Ils peuvent bien se
vautrer tant qu'il leur plaira: ce n'est pas à moi de les tirer de la
fange. D'ailleurs, tout cela n'est peut-être qu'un tissu d'illusions. Il
n'y a rien de vrai que la vie et la mort. Je l'ai rencontrée en mer,
cette vieille sorcière. Notre vaisseau, après deux jours d'une tempête
sublime, a sombré dans le golfe de Gênes; un coup de vent nous a couchés
sur le côté. Déjà je m'étais enveloppé, bras et jambes, dans mon manteau
pour m'empêcher de nager; tout craquait, tout croulait, dedans et
dehors; je riais en voyant ces belles vallées blanches qui allaient me
bercer pour mon dernier sommeil; _la camarde_ s'avançait en ricanant,
croyant me faire peur, et, comme je m'apprêtais à lui cracher à la face,
le vaisseau s'est relevé; elle a disparu.

Que voulez-vous que je vous dise encore?... de Rome?... Eh bien, il n'y
a personne de mort; seulement ces braves Transteverini voulaient nous
égorger tous et mettre le feu à l'Académie, sous prétexte que nous nous
entendions avec les révolutionnaires pour chasser le pape. Personne n'y
songeait. Nous nous occupions bien du pape! Il a l'air trop bon pour
qu'on cherche à l'inquiéter. Cependant Horace Vernet nous avait tous
armés, et, si les Transteverini étaient venus, ils auraient été bien
reçus. Ils n'ont pas seulement essayé de mettre le feu à la vieille
baraque académique! Imbéciles! Qui sait, je les aurais peut-être
aidés?...

Quoi encore?...

Ah! oui, ici, à Florence, à mon premier passage, j'ai vu un opéra de
_Romeo et Giuletta_, d'un petit polisson nommé Bellini; je _l'ai vu_, ce
qui s'appelle _vu_..., et l'ombre de Shakspeare n'est pas venue
exterminer ce myrmidon!... Oh! les morts ne reviennent pas!

Puis un misérable eunuque, nommé Paccini, a fait une _Vestale_...
Licinius était joué par une femme... J'ai encore eu assez de force,
après le premier acte, pour me sauver; je me tâtais, en sortant, pour
voir si c'était bien moi... et c'était moi... O Spontini!

J'ai voulu à Rome acheter un morceau de Weber; j'entre chez un marchand
de musique, je le demande...

--Weber, _che cosa è?... Non conosco?... Maestro italiano, francese,
ossia tedesco?..._

Je réponds gravement:

--_Tedesco._

Mon homme a cherché longtemps; puis, d'un air satisfait:

--_Niente di Weber, niente di questa musica, caro signore_, eh! eh! eh!

--Crapaud!

--_Ma ecco_ EL PIRATA, LA STRANIERA, I MONTECCHI, CAPULETI, _dal
celeberrimo maestro signor Vincenzo Bellini_; _ecco_ LA VESTALE, I
ARABI, _del maestro Paccini_.

--_Basta, Basta, non avete dunque vergogna, Corpo di Dio?..._

Que faire? soupirer?... c'est enfant; grincer des dents? c'est devenu
trivial; prendre patience? c'est encore pis. Il faut concentrer le
poison, en laisser évaporer une partie, pour que le reste ait plus de
force, et le renfermer dans son coeur jusqu'à ce qu'il le fasse éclater.

Personne ne m'écrit, ni amis ni amie. Je suis seul ici; je n'y connais
personne. Je suis allé ce matin à l'enterrement du jeune Napoléon
Bonaparte, fils de Louis, qui est mort à vingt-cinq ans pendant que son
autre frère fuit en Amérique avec sa mère, la pauvre Hortense. Elle vint
jadis des Antilles, fille de Joséphine Beauharnais, joyeuse créole,
dansant sur le pont du vaisseau des danses de nègres pour amuser les
matelots. Elle y retourne aujourd'hui orpheline, mère sans fils, femme
sans époux et reine sans États, désolée, oubliée, abandonnée, arrachant
à peine son plus jeune fils à la hache contre-révolutionnaire. Jeunes
fous qui croyaient à la liberté ou qui rêvaient la puissance! Il y avait
des chants et un orgue; deux manoeuvres tourmentaient le colossal
instrument, l'un qui remplissait d'air les soufflets, et l'autre qui le
faisait passer dans les tuyaux en mettant les doigts sur les touches. Ce
dernier, inspiré sans doute par la circonstance, avait tiré le registre
des petites flûtes et jouait de _petits airs gais_ qui ressemblaient au
gazouillement des roitelets. Vous voulez de la musique; eh bien, en
voilà que je vous envoie. Elle n'est guère semblable au chant des
oiseaux, quoique je sois gai comme un pinson.

[Illustration: notation musicale: Serpent. Allegro.

Di- es i- ræ di- es
il- la
dies i-ræ
dies il- la

Serpent.

Petite flûte.

Presto. A-men.

]

    Mêler le grave au doux, le plaisant au sévère.

O monsieur Despréaux!

Adieu, tenez, je vois tout rouge.

J'attends encore quelques jours une lettre qui devrait m'arriver, et
puis je pars.



XXXVII

Nice, 10 ou 11 mai 1831.


Eh bien, Ferrand, nous commençons à aller; plus de rage, plus de
vengeance, plus de tremblements, plus de grincements de dents, plus
d'enfer enfin.

Vous ne m'avez pas répondu; c'est égal, je vous écris encore. Vous
m'avez habitué à vous écrire toujours trois ou quatre fois pour une.
Celle-ci est la troisième depuis votre lettre adressée à Rome, que je
reçus il y a un mois à Florence. Néanmoins, j'ai peine à concevoir
comment il se peut que vous ne m'ayez pas répondu; j'avais tant besoin
du coeur d'un ami; je croyais presque que vous auriez pu venir me
trouver. Mes soeurs m'écrivaient tous les deux jours. J'ai reçu
dernièrement cinq lettres à la fois, mais il n'y en avait point de vous.
Je m'y perds. Écoutez, si c'est par pure indolence, par paresse ou
négligence, c'est mal, c'est très mal. Je vous avais bien donné mon
adresse: _Maison Clerici, aux Ponchettes, Nice_. Si vous saviez, quand
on rentre dans la vie ou plutôt quand on y retombe, combien on désire
trouver ouverts les bras de l'amitié! Quand le coeur déchiré et flétri
recommence à battre, avec quelle ardeur il cherche un autre coeur,
noble et fort, qui puisse l'aider à se réconcilier avec l'existence. Je
vous avais tant prié de me répondre courrier par courrier! Je ne doutais
pas de votre empressement à joindre vos conseils consolants à ceux que
je recevais de toute part; et pourtant ils m'ont manqué. Oui, Camille
est mariée avec Pleyel... J'en suis bien aise aujourd'hui. J'apprends
par là à connaître le danger auquel je viens d'échapper. Quelle
bassesse, quelle insensibilité, quelle vilenie!... Oh! c'est immense,
c'est presque sublime de scélératesse, si le sublime pouvait se
concilier avec l'_ignoblerie_ (mot nouveau, parfait, que je vous vole).

Je repars dans cinq ou six jours pour Rome; ma pension n'est pas perdue.
Je ne vous prie plus de me répondre, puisque c'est inutile; mais, si
vous voulez m'écrire, adressez votre lettre comme la dernière: _Académie
de France, villa Medici, Roma_. Dites-moi aussi si vous avez eu des
nouvelles de votre libraire Denain, auquel je n'ai encore donné que cent
francs sur ce que vous lui deviez. Combien vous dois-je encore?
Écrivez-le-moi, je vous prie.

Adieu; malgré votre indolence, je n'en suis pas moins votre sincère,
_dévoué_ et fidèle ami.

       *       *       *       *       *

_P.-S._--Mon répertoire vient d'être augmenté d'une nouvelle ouverture.
J'ai achevé hier celle du _Roi Lear_ de Shakspeare.



XXXVIII

Rome, 3 juillet 1831.


Enfin, j'ai donc de vos nouvelles!... Je pensais bien qu'il y avait
quelque chose d'extraordinaire! La Suisse est à votre porte, et ses
glaciers sont bien séduisants; je conçois à merveille que vous alliez
souvent les admirer. J'ai fait de Nice à Rome le voyage le plus
pittoresque, pendant deux jours et demi, sur la route de la _Corniche_,
taillée contre le roc, à six cents pieds au-dessus de la mer, qui se
brise immédiatement au-dessous, mais dont on n'entend plus les
rugissements, à cause de l'immense élévation. Rien n'est beau et
effrayant comme cette vue. C'est avec un bien-être inexprimable que je
me suis retrouvé à Florence, où j'avais passé de si tristes moments. On
m'a mis dans la même chambre; j'y ai retrouvé ma malle, mes effets, mes
partitions, que je ne croyais plus revoir. De Florence à Rome, je suis
venu avec de bons moines qui parlaient fort bien français et étaient
d'une extrême politesse. A San-Lorenzo, j'ai quitté la voiture deux
heures avant son départ, laissant mon habit et tout ce qui pouvait
tenter les brigands, dont c'est le pays. J'ai ainsi cheminé toute la
journée le long du beau lac de Bolzena et dans les montagnes de Viterbo,
en composant un ouvrage que je viens d'écrire. C'est un mélologue
faisant suite et fin à la _Symphonie fantastique_. J'ai fait pour la
première fois les paroles et la musique. Combien je regrette de ne
pouvoir pas vous montrer cela! Il y a six monologues et six morceaux de
MUSIQUE (_dont la présence est motivée_).

1º D'abord, _une ballade avec piano_;

2º _Une méditation en choeur et orchestre_;

3º _Une scène de la vie de brigand pour choeur, voix seule et
orchestre_;

4º _Le Chant de bonheur_, pour une voix, orchestre au commencement et à
la fin, et, au milieu, la main droite d'une harpe accompagnant le chant;

5º _Les Derniers Soupirs de la harpe_ pour orchestre seul;

Et enfin 6º l'_ouverture de la Tempête_, déjà exécutée à l'Opéra de
Paris, comme vous savez.

J'ai employé pour _le Chant de bonheur_ une phrase de _la Mort
d'Orphée_, que vous avez chez vous, et, pour _les Derniers Soupirs de la
harpe_, le petit morceau d'orchestre qui termine cette scène
immédiatement après la _Bacchanale_. En conséquence, je vous prie de
m'envoyer _cette page_, seulement l'adagio qui succède à la
_Bacchanale_, au moment où les violons prennent les sourdines et font
des trémolandi accompagnant un chant de clarinette lointain et quelques
fragments d'accords de harpe; je ne me le rappelle pas assez pour
l'écrire de tête, et je ne veux rien y changer. Comme vous voyez, _la
Mort d'Orphée_ est sacrifiée; j'en ai tiré ce qui me plaisait, et je ne
pourrais jamais faire exécuter la _Bacchanale_; ainsi, à mon retour à
Paris, j'en brûlerai la partition, et celle que vous avez sera l'unique
et dernière, si toutefois vous la conservez; il vaudrait bien mieux la
détruire, quand je vous aurai envoyé un exemplaire de la symphonie et du
mélologue; mais c'est une affaire au moins de six cents francs de copie!
n'importe, à mon retour à Paris, d'une manière ou d'autre, il faudra que
vous l'ayez.

Ainsi, c'est convenu, vous allez me copier très fin ce petit morceau, et
je l'attends dans les montagnes de Subiaco, où je vais passer quelque
temps; adressez-le toujours à Rome. Je vais chercher, en _franchissant
rocs et torrents_, à secouer cette lèpre de trivialité qui me couvre
dans notre maudite caserne. L'air que je partage avec les _industriels_
de l'Académie ne plaît pas à mes poumons; je vais en respirer un plus
pur. J'emporte une mauvaise guitare, un fusil, des albums de papier
réglé, quelques livres et le germe d'un grand ouvrage que je tâcherai de
faire éclore dans mes bois.

J'avais un grand projet que j'aurais voulu accomplir avec vous; il
s'agissait d'un oratorio colossal pour être exécuté à une _fête
musicale_ donnée à Paris, à l'Opéra ou au Panthéon, dans la cour du
Louvre. Il serait intitulé _le Dernier Jour du monde_. J'en avais écrit
le plan à Florence et une partie des paroles il y a trois mois. Il
faudrait trois ou quatre acteurs _solos_, des choeurs, un orchestre de
soixante musiciens devant le théâtre, et un autre de trois cents ou deux
cents instruments au fond de la scène étages en amphithéâtre.

Les hommes, parvenus au dernier degré de corruption, se livreraient à
toutes les infamies; une espèce d'Antéchrist les gouvernerait
despotiquement... Un petit nombre de justes, dirigés par un prophète,
trancherait au beau milieu de cette dépravation générale. Le despote les
tourmenterait, enlèverait leurs vierges, insulterait à leurs croyances,
ferait déchirer leurs livres saints au milieu d'une orgie. Le prophète
viendrait lui reprocher ses crimes, annoncerait la fin du monde et le
dernier jugement. Le despote irrité le ferait jeter en prison, et, se
livrant de nouveau aux voluptés impies, serait surpris au milieu d'une
fête par les trompettes terribles de la résurrection; les morts sortant
du tombeau, les vivants éperdus poussant des cris d'épouvante, les
mondes fracassés, les anges tonnant dans les nuées, formeraient le final
de ce drame musical. Il faut, comme vous pensez bien, employer des
moyens entièrement nouveaux. Outre les deux orchestres, il y aurait
quatre groupes d'instruments de cuivre placés aux quatre points
cardinaux du lieu de l'exécution. Les combinaisons seraient toutes
nouvelles, et mille propositions impraticables avec les moyens
ordinaires surgiraient étincelantes de cette masse d'harmonie.

Voyez si vous avez le temps de faire ce poème, qui vous va parfaitement,
et dans lequel je suis sûr que vous serez magnifique. Très peu de
récitatifs... peu d'airs _seuls_... Évitez les scènes à grand fracas et
celles qui nécessiteraient du cuivre; je ne veux en faire entendre qu'à
la fin. Des oppositions... des choeurs religieux mêlés à des choeurs de
danse; des scènes pastorales, nuptiales, bachiques, mais détournées de
la voie commune; enfin vous comprenez...

Nous ne pouvons nous flatter d'entendre cet ouvrage quand nous voudrons,
en France surtout; mais enfin, tôt ou tard, il y aura moyen. D'un autre
côté, ce sera un sujet de dépenses terribles et une perte de temps
extraordinaire. Réfléchissez si vous voulez vous exposer à faire ce
poème et à ne jamais peut-être l'entendre... Et écrivez-moi au plus tôt.

A la fin de ce mois, je vous enverrai cent francs, et ainsi de suite,
peu à peu, le reste.

Adieu; mille millions d'amitiés.



XXXIX

Académie de France.--Rome, 8 décembre 1831.


Celle-ci est la troisième!...--Les deux précédentes sont restées sans
réponse. Vous ne m'avez pas même fait part de votre mariage...--Mais
n'importe; dans une circonstance pareille, je ne puis moins faire que de
passer sur votre inconcevable silence. Au nom de Dieu, donnez-moi de vos
nouvelles. Comment vous êtes-vous trouvé et dans quels rapports vous
êtes-vous trouvé avec cet infernal gâchis?... J'espère qu'il ne vous est
rien arrivé. J'avais écrit à Auguste, de Naples; il ne m'avait pas
répondu; je viens de réitérer, pour me tirer d'inquiétude sur son
compte. Cependant donnez-moi néanmoins de ses nouvelles.

Adieu! adieu!

J'attends avec anxiété votre réponse. Pour en assurer l'arrivée,
n'oubliez pas d'affranchir jusqu'à la frontière.

Votre ami, toujours et malgré tout.



XL

Rome, 1832, neuf heures du soir, 8 janvier.


Voilà donc à la fin que vous m'écrivez, après sept mois et demi de
silence; oui, sept mois! depuis le 24 mai 1831, je n'ai pas reçu une
ligne de vous. Que vous ai-je fait? Pourquoi me laisser ainsi? Infidèle
écho, pourquoi laisser tant de cris sans réponse? Je me suis plaint de
vous à Carné, à Casimir Faure, à Auguste, à Gounet; j'ai demandé à toute
notre terre des nouvelles de l'oublieux ami; ce n'est qu'aujourd'hui que
j'apprends qu'il est encore au nombre des vivants. Vous venez d'éprouver
par vous-même, dites-vous, _tout_ ce qu'un coeur d'homme _peut contenir_
de joie et d'ivresse: oh! je crois fermement que vous avez, en effet,
éprouvé _tout_ ce qu'il peut contenir, mais rien _de plus_; sans quoi,
il eût débordé jusqu'à moi. Comment! ne pas même me faire part de votre
mariage? Mes parents n'en revenaient pas. Je crois bien, puisque vous me
l'assurez, que mes lettres ne vous sont pas parvenues; mais, dans le
cas même où je ne vous eusse point écrit, pouviez-vous, en pareil cas,
garder le silence?... Je viens d'écrire à Germain pour savoir ce que
vous étiez devenu; _deux lettres_ à Auguste, une de Naples et l'autre de
Rome, sont, comme les vôtres, restées sans réponse. Je ne voulais savoir
de lui qu'une petite chose, assez insignifiante, s'il était mort ou
blessé.

J'ai relu ce matin les deux uniques lettres que j'ai reçues de vous
depuis que je suis en Italie, je n'y ai rien trouvé qui puisse justifier
les craintes horrido-fantastiques de mon imagination; je m'étais déjà
figuré quelque lettre anonyme, quelque défense conjugale, quelque
absurdité enfin qui vous faisait brusquement quitter le temple de
l'amitié, sans détourner la tête ni dire adieu à celui qui vous y a
suivi.

A présent, vous vous époumonnez à me prouver des choses claires;
certainement, il n'y a ni bien ni mal absolu en politique; certainement,
les héros du jour sont des traîtres le lendemain. Il y a longtemps que
je sais que deux et deux font quatre; je regrette toute la part que Lyon
m'a volé dans votre lettre; il suffisait de me dire qu'Auguste était
sain et sauf, ainsi que Germain. Quand nous sommes enfin dans le
sanctuaire, que nous font les cris tumultueux du dehors? Je ne puis
comprendre votre fanatisme là-dessus. Vous demandez quelle différence il
y a entre les barricades de Paris et celles de Lyon? Celle qui sépare
une grande force d'une force moindre, la tête des pieds; Lyon ne peut
pas résister à Paris; donc, il a tort de mécontenter Paris; Paris
entraîne après lui la France; donc il peut aller où il lui plaît.

Assez!

Votre _Noce des Fées_ est ravissante de grâce, de fraîcheur et de
lumière; je la garde pour plus tard, ce n'est pas le moment de faire
là-dessus de la musique; l'instrumentation n'est pas assez avancée; il
faut attendre que je l'aie un peu dématérialisée, alors nous ferons
parler les suivants d'Obéron; à présent, je lutterais sans succès avec
Weber.

Puisque vous n'avez pas reçu ma première lettre, où je vous parlais d'un
certain plan d'oratorio, je vous renvoie le même plan pour un opéra en
trois actes. Vous le musclerez; en voici la carcasse:


    LE DERNIER JOUR DU MONDE

Un tyran tout-puissant sur la terre; la civilisation et la corruption au
dernier degré; une cour impie; un atome de peuple religieux, auquel le
mépris du souverain conserve l'existence et laisse la liberté. Guerre et
victoire, combats d'esclaves dans un cirque; femmes esclaves qui
résistent aux désirs du vainqueur; atrocités.

Le chef du petit peuple religieux, espèce de Daniel gourmandant
Balthazar, reproche ses crimes au despote, annonce que les prophéties
vont s'accomplir et que la fin du monde est proche. Le tyran, à peine
courroucé par la hardiesse du prophète, le fait assister de force, dans
son palais, à une orgie épouvantable, à la suite de laquelle il s'écrie
ironiquement qu'on va voir la fin du monde. A l'aide de ses femmes et de
ses eunuques, il représente la vallée de Josaphat; une troupe d'enfants
ailés sonne de petites trompettes, de faux morts sortent du tombeau; le
tyran représente Jésus-Christ et s'apprête à juger les hommes, _quand la
terre tremble_; de véritables et terribles anges font entendre les
trompettes foudroyantes; le vrai Christ approche, et _le vrai jugement
dernier commence_.

La pièce ne doit ni ne peut aller plus loin.

Réfléchissez-y beaucoup avant de vous lancer, et dites-moi si le sujet
vous va. C'est assez de trois actes; cherchez l'inconnu tant que vous
pourrez, il n'y a plus de succès aujourd'hui sans lui. Évitez les
effets de détail, ils sont perdus à l'Opéra. Et, si vous le pouvez,
méprisez comme elles le méritent les règles absurdes de la rime;
laissez-la même tout à fait, quand elle devient inutile, _ce qui arrive
souvent_. Toutes ces idées poudrées doivent retomber à l'enfance de
l'art musical, qui se serait cru noyé si des rimes et une versification
bien compassée ne l'eussent soutenu.

Je partirai d'ici au commencement de mai, je passerai les Alpes;
j'espère pouvoir toucher à Milan la totalité de ma pension de cette
année; sinon je ferai un _tour_ au règlement et je m'arrangerai pour
entrer en France néanmoins, et revenir chercher mon argent à Chambéry à
la fin de l'année.

Je passerai chez vous, je vous remettrai ce que je vous dois encore; de
là, chez mes parents quelque temps; chez ma soeur, à Grenoble (elle
épouse un juge, M. Pal); de là, à Paris... Deux concerts pour faire
entendre mon _mélologue_ avec la _Symphonie fantastique_, puis je pars
pour Berlin avec toute ma musique... puis... l'avenir.

J'achève en ce moment un grand article sur l'état de la musique en
Italie, pour la _Revue européenne_ (nouveau titre du _Correspondant_,
comme vous savez). C'est Carné qui me l'a demandé en m'apprenant son
mariage en Bretagne; il doit y être maintenant, et ses nuits sont
éclairées des rayons de la lune de miel. Auguste aussi!... Bon!

Adieu.



XLI

Rome, 17 février 1832.


Ma dernière lettre se serait-elle encore égarée, mon cher ami? J'ai
répondu à celle que je reçus de vous il y a un mois, le lendemain même
de son arrivée; comme je vous y parlais de beaucoup de choses, je
pensais que vous eussiez riposté sur-le-champ, et pourtant j'attends
encore; vous n'écrivez pas. Quel tourment que l'exil! chaque courrier,
depuis plus de quinze jours, est un nouveau sujet d'humeur. Si ma lettre
s'est encore perdue, ma foi, je ne sais plus comment il faudra nous y
prendre pour notre correspondance. Je partirai d'ici le 1er mai, je
vous verrai alors au commencement de juin. Allons donc, écrivez donc!

Germain m'a donné des nouvelles d'Auguste et de son mariage.

Eh bien, il est marié! eh bien, c'est bien: mais c'est fort mal de ne
pas me répondre.

Que le diable l'emporte!

Tenez, je comptais remplir ces trois petites pages, mais je n'ai pas
d'autre idée que celle de vous reprocher votre paresse, et je n'en ai
pas le courage.

Adieu quand même!

Votre ami.



XLII

Rome, 26 mars 1832.


J'ai reçu votre lettre, mon cher Humbert, et l'aveu de votre paresse
sublime; vous ne vous en corrigerez donc jamais?... Si vous saviez
pourtant quel supplice c'est que l'exil et comme _sad hours seem long_
dans ma sotte caserne, je doute que vous me fissiez tant attendre vos
réponses.

Vous m'avez fait une belle homélie; mais je vous assure qu'elle porte à
faux et qu'il n'y a rien à craindre pour moi à l'égard de la direction
_callotienne_ que vous me supposez prêt à prendre.

Jamais je ne serai un amant du laid, soyez tranquille. Ce que je vous
disais de la rime n'était que pour vous mettre à votre aise; il me
coûte de vous voir employer du temps et du talent à vaincre des
difficultés inutiles et sans résultat. Vous savez aussi bien que moi
qu'il y a mille cas où des vers mis en musique sont arrangés de manière
que la rime, et même l'hémistiche, disparaissent complètement; alors à
quoi bon cette versification? Les vers bien cadencés et rimés sont à
leur place dans des morceaux de musique qui ne comportent pas ou presque
pas de répétition de paroles; c'est là seulement que la versification
est apparente et sensible; partout ailleurs elle n'existe pas.

Il y a loin des vers _parlés_ aux vers _chantés_. Quant à la question
littéraire de la rime, il ne m'appartient pas de l'aborder avec vous.
Seulement, je crois fermement que c'est à l'éducation et à l'habitude
que vous devez l'horreur des vers blancs; songez que les trois quarts de
Shakspeare sont en vers blancs, que Byron en a fait et que _la Messiade_
de Klopstock, le chef-d'oeuvre épique de la langue allemande, est en
vers blancs; j'ai lu, ces jours-ci, une traduction française en vers
blancs du _Jules César_ de Shakspeare qui ne m'a pas choqué le moins du
monde, quoique, d'après ce que vous m'en aviez dit, je m'attendisse à en
être révolté. Tout cela est tellement l'effet de l'habitude, que les
_vers latins rimés_ du moyen âge paraissent une barbarie aux mêmes
personnes qui sont choquées des _vers français non rimés_. Mais assez
là-dessus.

Vous acceptez donc mon sujet. Voilà un champ incroyable de grandeur et
de richesse ouvert à votre imagination. Tout est vierge là dedans,
puisque _la scène est dans l'avenir_. Vous pouvez supposer tout ce que
vous voudrez en fait de moeurs, usages, état de civilisation, arts,
coutumes et même (ce qui n'est pas à dédaigner) costumes; il est donc
vrai que vous pouvez, que vous devez même chercher l'_inconnu_; car,
vous avez beau dire, il y en a, de l'_inconnu_: tout n'est pas
découvert. Pour la musique, je vais défricher une forêt brésilienne, où
je me promets d'immenses richesses; nous marcherons, hardis pionniers,
tant que les moyens matériels nous le permettront.

Je vous verrai dans le courant de mai; aurez-vous déjà esquissé quelque
chose?...

Je viens encore de courir à Albano, Frascati, Castel-Gandolfo, etc.,
etc.: des lacs, des plaines, des montagnes, de vieux tombeaux, des
chapelles, des couvents, de riants villages, des grappes de maisons
pendues aux rochers, la mer à l'horizon, le silence, le soleil, une
brise parfumée, l'enfance du printemps; c'est un rêve, une féerie!...

Il y a un mois que je fis une autre grande course dans les hautes
montagnes des frontières; un soir, au coin du feu, j'écrivis au crayon
le petit air que je vous envoie; à mon retour à Rome, il a eu un tel
bonheur, que de tous côtés on le chante, depuis les salons de
l'ambassade jusque dans les ateliers de sculpteurs. Je souhaite qu'il
vous plaise; cette fois au moins, l'accompagnement ne vous paraîtra pas
difficile.

Adieu, mon cher ami; j'espère avoir encore une fois de vos nouvelles
avant le 1er mai, époque de mon départ. Pour être plus sûr, en
supposant des retards de la poste, que votre lettre me parvienne,
adressez-la à _Florence, posta firma_.

Je vous embrasse.

    Tout à vous.



XLIII

Turin, 25 mai 1832.


    Mon cher Humbert,

Me voilà bien près de vous; jeudi prochain, je serai à Grenoble.
J'espère que nous ne tarderons pas à nous voir; pour mon compte, je ne
négligerai rien pour avancer le moment de notre réunion; écrivez-moi à
la Côte-Saint-André quelques mots là-dessus. J'ai été bien fâché, mais
peu surpris, de ne point trouver à Florence de lettres de vous; pourquoi
être aussi incorrigiblement paresseux? Je vous avais pourtant bien prié
de n'y pas manquer.

N'importe, je vois les Alpes...

Votre tête a bien des sujets de fermentation dans ce moment-ci;
travaille-t-elle beaucoup?... plus que je ne voudrais, bien
certainement. Cependant pourquoi désirer l'uniformité morale des êtres;
pourquoi effacer des individualités?... J'ai tort, c'est vrai. Suivons
notre destinée; d'autant plus que nous ne pouvons pas faire autrement.
Avez-vous des nouvelles de Gounet? Je n'en ai point reçu depuis les
débuts du choléra. J'espère cependant qu'il n'a rien eu à démêler avec
lui.

Et le silencieux Auguste?... Si je lui écris dorénavant, que mes deux
mains se paralysent! Je n'aurais jamais cru rien de pareil de sa part.

Quelles superbes et riches plaines que celles de la Lombardie! Elles ont
réveillé en moi des souvenirs poignants de nos jours de gloire, «comme
un vain songe enfui».

A Milan, j'ai entendu, pour la première fois, un vigoureux orchestre;
cela commence à être de la musique, pour l'exécution au moins. La
partition de mon ami Donizetti peut aller trouver celles de mon ami
Paccini ou de mon ami Vaccaï. Le public est digne de pareilles
productions. On cause tout haut comme à la Bourse, et les cannes font
sur le plancher du parterre un accompagnement presque aussi bruyant que
celui de la grosse caisse. Si jamais j'écris pour ces butors, je
mériterai mon sort; il n'en est pas de plus bas pour un artiste. Quelle
humiliation!

En sortant, ces vers divins de Lamartine me sont venus en tête (il parle
de sa muse poétique):

    Non, non, je l'ai conduite au fond des solitudes,
    Comme un amant jaloux d'une chaste beauté;
    J'ai gardé ses beaux pieds des atteintes trop rudes
    Dont la terre eût blessé leur tendre nudité.
    J'ai couronné son front d'étoiles immortelles,
    J'ai parfumé mon coeur pour lui faire un séjour,
    Et je n'ai rien laissé s'abriter sous ses ailes
            Que la prière et que l'amour.

Celui-là comprend toutes les poésies; il est digne d'elles.

Adieu, mon cher et excellent ami.

Au revoir bientôt.

       *       *       *       *       *

Voulez-vous saluer votre femme, de ma part? Je désire bien vivement lui
être présenté.

Adieu.



XLIV

La Côte, samedi, juin 1832.


Mon cher et très cher ami, je suis ici depuis huit jours; j'ai reçu
votre lettre; j'irai vous voir, je ne sais pas quand; vraisemblablement
dans huit jours. Ne m'attendez pas plus tôt que le lundi de l'autre
semaine; je ne sais comment j'irai à Belley; je crois que ce sera à
pied, par les Abbrets.

Saluez pour moi toute votre famille; nous avons à caqueter, ferme...

Aussi je me tais pour le présent.

    Adieu.



XLV

La Côte, vendredi 22 juin 1832.


    Mon cher ami,

Ne m'en veuillez pas, ce n'est pas ma faute. Comme je me disposais à
partir, ma soeur est venue de Grenoble passer quelques jours chez mon
père, à cause de moi; vous pensez bien que je ne pouvais faire manquer
la réunion de famille; puis un mal de dent très violent, et qui m'a
empêché de dormir toute cette nuit, est venu me clouer dans ma chambre
pour je ne sais combien de temps; j'ai la joue comme une boule.

Il n'y a qu'une chose à faire: écrivez-moi votre retour de Lyon, et je
vous réponds de partir aussitôt, si je suis capable de sortir.

Duboys aussi m'a renouvelé une invitation, déjà faite à Rome, d'aller à
sa campagne de la Combe, mais ce ne sera qu'après vous.

Je viens de recevoir une lettre de Gounet, dont j'étais un peu en peine
depuis le choléra et la dernière émeute. Il va bien.

Adieu; je vous embrasse.

  Tout à vous.



XLVI

Grenoble, 13 juillet 1832.


Eh bien, mon cher ami, nous ne pourrons donc pas parvenir à nous
joindre? Quel diable de charme nous a donc été jeté?... J'attends ici,
depuis plusieurs jours, l'annonce de votre retour de Lyon, et voilà que
madame Faure m'apprend que vous n'y êtes pas encore allé! Écrivez-moi au
moins, je vous en prie; donnez-moi de vos nouvelles. Je m'ennuie à
périr! je suis allé passer une journée à la campagne de Duboys, où nous
avons moult parlé de vous. Sa femme est fort bien, mais rien de plus. Je
vis depuis mon retour d'Italie au milieu du monde le plus prosaïque, le
plus desséchant! Malgré mes supplications de n'en rien faire, on se
plaît, on s'obstine à me parler sans cesse musique, art, haute poésie;
ces gens-là emploient ces termes avec le plus grand sang-froid; on
dirait qu'ils parlent vin, femmes, émeute ou autres cochonneries. Mon
beau-frère surtout, qui est d'une loquacité effrayante, me tue. Je sens
que je suis isolé de tout ce monde, par mes pensées, par mes passions,
par mes amours, par mes haines, par mes mépris, par ma tête, par mon
coeur, par tout. Je vous cherche, je vous attends; trouvons-nous donc.
Si vous devez rester plusieurs jours à Lyon, j'irai vous y rejoindre;
cela vaudra encore mieux que d'aller à Belley à pied, comme j'en avais
le projet; la chaleur en rend l'exécution presque impossible.

J'ai tant à vous dire! et sur le présent et sur l'avenir; il faut
absolument que nous nous entendions au plus tôt. Le temps ne m'attend
pas, et j'ai peur que vous ne vous endormiez.

J'ai deux cent cinquante francs à vous remettre; depuis longtemps, je
vous les aurais envoyés si j'avais su comme, et si je n'avais d'un jour
à l'autre pensé vous revoir. Parlez-moi de tout cela. Casimir Faure se
marie avec une charmante petite brune de Vienne, qui se nomme
mademoiselle Delphine Fornier et qui a deux cent cinquante mille
qualités. Il ira habiter Vienne.

Je vais retourner à la Côte dans peu; ainsi répondez-moi là, et
n'oubliez pas sur l'adresse de mettre mes deux noms pour que la lettre
ne paraisse pas adressée à mon père.

Dieu, comme la chaleur hébète!

Adieu; tout à vous.



XLVII

La Côte, 10 octobre 1832.


En deux mots, mon cher Humbert, il faut que vous veniez plus tôt que
nous n'étions convenus. J'ai réfléchi que, ne partant pour Paris qu'au
milieu de novembre, je m'exposais à manquer mon concert; en conséquence,
je partirai à la fin de ce mois. Venez donc sans faute dans la dernière
huitaine d'octobre, nous aurons tout le temps de monter nos batteries et
de bien digérer nos projets pour l'avenir. Puis je vous accompagnerai
jusqu'à Lyon, où nous nous séparerons bien saturés l'un de l'autre.
Écrivez-moi aussitôt après la réception de ce billet, et indiquez-moi
le jour fixe de votre arrivée. Mes parents ont conservé de vous un trop
agréable souvenir pour ne pas être charmés de votre visite; ils me
chargent de vous témoigner l'impatience qu'ils ont de vous revoir. Ma
soeur aînée seulement ne sera plus ici, à son grand regret, car elle
vous apprécie bien. En revanche, je compte sur votre frère, ne manquez
pas de l'amener. Apportez avec vous le volume d'_Hamlet_, celui
d'_Othello_ et du _Roi Lear_, et la partition de _la Vestale_; tout cela
nous sera utile.

Je n'ose espérer que vous ayez quelque chose de notre grande machine
dramatique à me montrer; pourtant vous me l'aviez bien promis.

Enfin n'importe, venez, et d'abord écrivez-moi.

Présentez mes salutations respectueuses à vos parents, et en particulier
à votre charmante femme.

Adieu, mon ami.

    Tout à vous.

Mes amitiés à votre frère.



XLVIII

Lyon, 3 novembre 1832.


    Cher ami,

Nous n'avons donc pas pu nous revoir! Je pars ce soir pour Paris...
Depuis hier que j'erre dans les boues de Lyon, je n'ai pas une idée qui
ne me fût oppressante et douloureuse; pourquoi ne sommes-nous pas
ensemble aujourd'hui! Cela aurait peut-être été possible. Mais je ne
pouvais vous prévenir du jour de mon passage ici, ne le sachant pas
moi-même vingt-quatre heures d'avance.

Je suis allé hier soir au Grand-Théâtre, où j'ai ressenti une commotion
profonde et pénible en entendant, dans un ignoble ballet, cet ignoble
orchestre jouer un fragment de la _Symphonie pastorale_ de Beethoven
(_le Retour du beau temps_). Il m'a semblé retrouver dans un mauvais
lieu le portrait de quelque ange adoré que jadis avaient poursuivi mes
rêves d'amour et d'enthousiasme. Oh! deux ans d'absence!

Je crois que je vais devenir fou en entendant de nouveau de la vraie
musique. Je vous enverrai le mélologue dès qu'il sera imprimé. Vous
m'aviez parlé de journaux qu'il faut avoir et dont vous connaissez les
rédacteurs; écrivez-moi un mot là-dessus le plus tôt possible, à
l'adresse de Gounet, rue Sainte-Anne, nº 34 ou 32; mettez sous enveloppe
la lettre avec mon nom.

Je souffre aujourd'hui cruellement. Je suis tout seul dans la grande
ville. Auguste a perdu avant-hier le jeune frère de sa femme, mort de la
poitrine; il est fort tristement occupé.

Oh! que je suis seul!! comme je souffre au dedans!!! Que je suis
malheureusement organisé! un vrai baromètre, tantôt haut, tantôt bas,
soumis aux variations de l'atmosphère, ou brillante ou sombre, de mes
dévorantes pensées.

Je suis sûr que vous ne faites rien de notre grand ouvrage; et pourtant
ma vie s'écoule à flots, et je n'aurai rien fait de grand avant la fin.
Je vais voir Véron, le directeur de l'Opéra. Je tâcherai de me faire
comprendre de lui, de l'arracher aux idées mercantiles et
administratives; y réussirai-je? Je ne m'en flatte guère. Mon concert
aura lieu dans les premiers jours de décembre.

    Adieu, adieu; _remember me_.



XLIX

Paris, 2 mars 1833.


Je vous remercie, mon cher ami, de votre lettre affectueuse. Je ne vous
ai pas écrit, par la raison que vous avez devinée; je suis entièrement
absorbé par les inquiétudes et les chagrins dévorants de ma position.
Mon père a refusé son consentement et m'oblige à faire des sommations.

Henriette, dans tout cela, montre une dignité et un caractère
irréprochables; sa famille et ses amis la persécutent plus encore que
les miens pour la détacher de moi.

Quand j'ai vu à quel point cela était porté et les scènes journalières
dont j'étais la cause, j'ai voulu me dévouer: je lui ai fait dire que je
me sentais capable de renoncer à elle (ce qui n'était pas vrai, car j'en
serais mort), plutôt que de la brouiller avec ses parents. Bien loin
d'accepter ma proposition, elle n'en a éprouvé qu'un chagrin cruel, et
un redoublement de tendresse pour moi en a été le résultat. Depuis lors,
sa soeur nous laisse tranquilles, et, quand je viens, elle s'en va.

Ces tête-à-tête sont quelquefois bien pénibles; comme vous pensez bien,
je suis obligé de me consumer en efforts pour me contenir. Un rien
l'effarouche, elle a peur de mon exaspération; mes caresses, si
réservées qu'elles soient, lui paraissent trop ardentes; elle me brûle
le coeur; moi, je l'épouvante; nous nous tourmentons mutuellement. Mais
mes propres inquiétudes, mes craintes de ne pas l'obtenir me rendent le
plus malheureux des hommes. Il ne manquait plus que son malheur à elle
pour compléter le mien?

Ses affaires ont très mal tourné; elle allait avoir une représentation à
son bénéfice, qui pouvait les remonter un peu; je lui avais arrangé un
concert assez beau dans un entr'acte; tout allait assez bien, quand,
hier, à quatre heures, en revenant du ministère du commerce en
cabriolet, elle a voulu descendre sans que sa femme de chambre lui
donnât la main; sa robe s'est accrochée; son pied a tourné dans le
marchepied, et elle s'est cassé la jambe au-dessus de la cheville.

Elle a souffert horriblement cette nuit; ce matin encore, quand Dubois
fils a revu l'appareil, elle n'a pu retenir ses cris; je les entends
encore. Je suis désolé. Vous dire mon chagrin est impossible. La voir
souffrante et si malheureuse et ne pouvoir rien pour elle est affreux!

Quelle destinée sera donc la nôtre?... Le sort nous a évidemment faits
pour être unis, je ne la quitterai pas vivant. Plus son malheur
deviendra grand, plus je m'y attacherai. Si elle perdait, avec son
talent et sa fortune, sa beauté, je sens que je l'aimerais également.
C'est un sentiment inexplicable; quand elle serait abandonnée du ciel et
de la terre, je lui resterais encore, aussi aimant, aussi prosterné
d'amour qu'aux jours de sa gloire et de son éclat. O mon ami, ne me
dites jamais rien contre cet amour, il est trop grand et trop poétique
pour n'être pas respectable à vos yeux.

Adieu; écrivez-moi et donnez-moi des nouvelles de vos nouveaux embarras;
ne nous parlons présentement que de ce qui nous touche le plus près. La
musique n'est pas toute gravée, je vous l'enverrai aussitôt qu'elle le
sera.

Adieu.



L

Paris, 12 juin 1833.


Merci encore, mon cher Humbert, de toute votre inquiète et constante
amitié! J'ai appris dernièrement par Gounet qu'il avait reçu de vous une
lettre pour moi, mais que, par une de ces fatalités inconcevables, il
l'avait égarée _dans sa chambre_, où il n'a pas été possible de la
retrouver. Votre billet, qu'il vient de me montrer, m'a fait voir
combien vous étiez inquiet sur mon compte. Je suis vraiment coupable
d'avoir demeuré si longtemps sans vous écrire. Vous savez comme je suis
absorbé, comme ma vie ondule. Un jour, bien, calme, poétisant, rêvant;
un autre jour, maux de nerfs, ennuyé, chien galeux, hargneux, méchant
comme mille diables, vomissant la vie et prêt à y mettre fin pour rien,
si je n'avais pas un délirant bonheur en perspective toujours plus
prochaine, une bizarre destinée à accomplir, des amis sûrs, la musique
et puis la _curiosité_. Ma vie est un roman qui m'intéresse beaucoup.

Vous voulez savoir ce que je fais? Le jour, si je suis bien portant, je
lis ou je dors sur mon canapé (car je suis bien logé à présent), ou je
barbouille quelques pages pour _l'Europe littéraire_, qui me les paye
très bien. Le soir, dès six heures, je suis chez Henriette; elle est
encore malade et souffrante, ce qui me désespère. Je vous parlerai
d'elle très au long une autre fois. Seulement, vous saurez que toute
l'opinion que vous pouvez vous être formée d'elle est aussi fausse que
possible. C'est tout un autre roman que sa vie; et sa manière de voir,
de sentir et de penser, n'en est pas la partie la moins intéressante. Sa
conduite, dans la position où elle a été placée dès l'enfance, est tout
à fait incroyable, et j'ai été longtemps sans y croire. Assez là-dessus.

Je m'occupe avec entrain de mon projet d'opéra dont je vous avais parlé
dans une lettre de Rome, il y a un an et demi; et, comme il ne vous a
pas été possible de vaincre votre paresse pour vous y mettre depuis ce
temps, j'ai désespéré de vous et je me suis adressé à Émile Deschamps et
à Saint-Félix, qui travaillent activement. Vous ne m'en voudrez pas,
j'espère, car j'ai été bien patient.

On vient me chercher justement pour cela. Je vous récrirai dans quelque
temps.

Adieu. Votre sincère ami.



LI

Paris, 1er août 1833.


    Cher, bon et fidèle ami,

Je réponds immédiatement à votre lettre. Je connais effectivement
beaucoup _Jules_ et non pas _Louis_ Bénédict, élève de Weber. Il est
vraisemblablement encore à Naples, où il s'est fixé. Je ne lui ai
_jamais_ fait de propositions pour les _Francs Juges_; je ne lui ai
_jamais_ dit que vous en fussiez l'auteur; il ignore complètement qu'il
y ait un morceau intitulé _Mélodie pastorale_. Je suis à Paris, sans
aucune _intention_ de partir pour Francfort. Tâchez de confondre cet
impudent voleur. L'ouverture est gravée depuis peu; je vous en enverrai
un exemplaire, mais ce ne sont que les parties séparées. Il vous sera
facile de la faire mettre en partition. Je suis occupé à terminer la
scène des _Bohémiens_; j'ai un projet sur notre ouvrage réduit en un
acte; je le ferai traduire en italien, peut-être _tout entier_ en trois
actes, et essayer cet hiver, si _Severini_ veut tenter l'aventure. Je
vais monter une grande affaire de concerts pour cet hiver. Si je pouvais
avoir l'esprit entièrement libre, tout irait bien; je défierais la meute
de l'Opéra et celle du Conservatoire, qui sont aujourd'hui plus
acharnées que jamais à cause de mes articles de _l'Europe littéraire_
sur l'_illustre vieillard_ (Chérubini), et surtout parce que je me suis
permis, à la première représentation d'_Ali-Baba_, d'offrir _dix francs
pour une idée_ au premier acte, vingt francs au second, trente francs au
troisième, quarante francs au quatrième, en ajoutant:

--Mes moyens ne me permettent pas de pousser plus haut; je renonce.

Cette charge a été sue de tout le monde, même de Véron et de Chérubini,
qui m'aiment, comme vous pouvez penser.

Je suis toujours dans la même vie déchirée et bouleversée; je verrai
peut-être Henriette ce soir pour la _dernière fois_; elle est si
malheureuse, que le coeur m'en saigne: et son caractère irrésolu et
timide l'empêche de savoir prendre la moindre détermination. Il faut
pourtant que cela finisse; je ne puis vivre ainsi. Toute cette histoire
est triste et baignée de larmes; mais j'espère qu'il n'y aura que des
larmes. J'ai fait tout ce que le coeur le plus dévoué pouvait faire; si
elle n'est pas plus heureuse et dans une situation fixée, c'est sa
faute.

Adieu, mon ami; ne doutez jamais de mon amitié, vous vous tromperiez
horriblement.

C'est effectivement votre _Choeur héroïque_ qu'il a été question
d'exécuter aux Tuileries; mais il ne l'a pas été, _les bougies ayant
manqué_; les musiciens n'y voyaient plus quand est venu le tour de mon
morceau, et on a fini le concert en rechantant _la Marseillaise_ et
l'ignoble _Parisienne_, qu'on pouvait exécuter sans voir.

La première répétition de cet immense orchestre a été faite dans un
endroit fermé, les ateliers de peinture de Cicéri aux Menus-Plaisirs, et
l'effet du _Monde entier_ a été immense, quoique la moitié des chanteurs
_non musiciens_ ne sussent lire ni chanter. J'ai été un instant obligé
de sortir, tellement la poitrine me vibrait. Au choeur de _Guillaume
Tell_ (_Si parmi nous il est des traîtres_), j'ai failli me trouver mal.
En plein air... _rien_... aucun effet. La musique n'est décidément pas
faite pour la rue, en aucune façon.

Adieu; écrivez-moi le dénouement de cette insolente intrigue avec le
faux Bénédict.

Ne m'oubliez pas auprès de votre frère et de vos parents, je vous en
prie.

Votre inaltérable.



LII

Paris, 30 août 1833.


Vous avez raison, ami, de ne pas désespérer de mon avenir! Ils ne savent
pas, tous ces peureux, que, _malgré tout_, j'observe et j'acquiers; que
je grandis en fléchissant sous les efforts de la tempête; le vent ne
m'arrache que des feuilles; les fruits verts que je porte tiennent trop
fortement aux branches pour tomber. Votre confiance m'encourage et me
soutient.

Je ne sais ce que je vous avais écrit de ma séparation d'avec cette
pauvre Henriette, mais elle n'a pas encore eu lieu, elle ne l'a pas
voulu. Depuis lors, les scènes sont devenues plus violentes; il y a eu
un commencement de mariage, un acte civil que son exécrable soeur a
déchiré; il y a eu des désespoirs de sa part; il y a eu un reproche de
ne pas _l'aimer_; là-dessus, je lui ai répondu de guerre lasse en
m'empoisonnant à ses yeux. Cris affreux d'Henriette!... désespoir
sublime!... rires atroces de ma part!... désir de revivre en voyant ses
terribles protestations d'amour!... émétique!... ipécacuana!
vomissements de deux heures!... il n'est resté que deux grains d'opium;
j'ai été malade trois jours et j'ai survécu. Henriette, désespérée, a
voulu réparer tout le mal qu'elle venait de me faire, m'a demandé
quelles actions je voulais lui dicter, quelle marche elle devait suivre
pour fixer enfin notre sort; je le lui ai indiqué. Elle a bien commencé,
et, à présent, depuis trois jours, elle hésite encore, ébranlée par les
instigations de sa soeur et par la crainte que lui cause notre
misérable situation de fortune. Elle n'a rien et je l'aime, et elle
n'ose me confier son sort... Elle veut attendre quelques mois... des
mois! Damnation! je ne veux plus attendre, j'ai trop souffert. Je lui ai
écrit hier que, si elle ne voulait pas que j'aille la chercher demain
samedi pour la conduire à la mairie, je partais _jeudi prochain_ pour
Berlin. Elle ne croit pas à ma résolution et m'a fait dire qu'elle me
répondrait aujourd'hui. Ce seront encore des phrases, des prières
d'aller la voir, qu'elle est malade, etc. Mais je tiendrai bon, et elle
verra que, si j'ai été faible et mourant à ses pieds si longtemps, je
puis encore me lever, la fuir, et vivre pour ceux qui m'aiment et me
comprennent. J'ai tout fait pour elle, je ne puis rien de plus. Je lui
sacrifie tout, et elle n'ose rien risquer pour moi. C'est trop de
faiblesses et de _raison_. Je partirai donc.

Pour m'aider à supporter cette horrible séparation, un hasard inouï me
jette entre les bras une pauvre jeune fille de dix-huit ans, charmante
et exaltée, qui s'est enfuie, il y a quatre jours, de chez un misérable
qui l'avait achetée enfant et la tenait enfermée depuis quatre ans comme
une esclave; elle meurt de peur de retomber entre les mains de ce
monstre et déclare qu'elle se jettera à l'eau plutôt que de redevenir
sa propriété. On m'a parlé de cela avant-hier; elle veut absolument
quitter la France; une idée m'est venue de l'emmener; on lui a parlé de
moi, elle a voulu me voir, je l'ai vue, je l'ai un peu rassurée et
consolée; je lui ai proposé de m'accompagner à Berlin et de la placer
quelque part dans les choeurs, par l'entremise de Spontini; elle y
consent. Elle est belle, seule au monde, désespérée et confiante, je la
protégerai, je ferai tous mes efforts pour m'y attacher. Si elle m'aime,
je tordrai mon coeur pour en exprimer un reste d'amour. Enfin je me
figurerai que je l'aime. Je viens de la voir, elle est fort bien élevée,
touche assez bien du piano, chante un peu, cause bien et sait mettre de
la dignité dans son étrange position. Quel absurde roman!

Mon passeport est prêt, j'ai encore quelques affaires à terminer et je
pars. Il faut en finir. Je laisse cette pauvre Henriette bien
malheureuse, sa position est épouvantable; mais je n'ai rien à me
reprocher et je ne puis rien de plus pour elle. Je donnerais encore à
l'instant ma vie, pour un _mois_ passé près d'elle, aimé comme je dois
l'être. Elle pleurera, se désespérera; il sera trop tard. Elle subira la
conséquence de son malheureux caractère, faible et incapable d'un grand
sentiment et d'une forte résolution... Puis elle se consolera et me
trouvera des torts. C'est toujours ainsi. Pour moi, il faut que j'aille
en avant, sans écouter les cris de ma conscience, qui me dit toujours
que je suis trop malheureux et que la vie est une atrocité. Je serai
sourd. Je vous promets bien, cher ami, de ne pas faire mentir votre
oracle.

Je vous envoie ce que vous me demandez; la _Chanson de Lutzow_ est
gravée, arrangée par Weber pour le piano. Vous y ferez des paroles. Je
n'ai pas pu vous envoyer mon manuscrit, que j'ai donné à Gounet.
D'ailleurs, il n'y a presque pas de changements.

Vous enverrez à M. Schlesinger, rue Richelieu, 97, un bon de _seize
francs_ pour votre envoi et celui de M. Rolland réunis.

Adieu. Pour la vie, votre ami sincère et fidèle.

       *       *       *       *       *

Véron a refusé _le Dernier Jour du monde_. _Il n'ose pas_. Je vais vous
faire envoyer l'ouverture des _Francs Juges_.

Liszt vient d'arranger ma symphonie pour le piano; c'est étonnant.

Je vous écrirai de Berlin.



LIII

Mardi, 3 septembre 1833.


Henriette est venue, je reste. Nous sommes annoncés. Dans quinze jours,
tout sera fini, si les lois humaines veulent bien le permettre. Je ne
crains que leurs lenteurs. Enfin!!! Oh! il le fallait, voyez-vous.

Nous avons, à plusieurs, fait un petit sort à la pauvre fugitive. Jules
Janin s'en est chargé spécialement pour la faire partir.



LIV

Vincennes, 11 octobre 1833.


    Mon cher ami,

Je suis marié! enfin! Après mille et mille peines, oppositions terribles
des deux parts, je suis venu à bout de ce chef-d'oeuvre d'amour et de
persévérance. Henriette m'a expliqué, depuis, les mille et une calomnies
ridicules qu'on avait employées pour la détourner de moi et qui avaient
causé ses fréquentes indécisions. Une, entre autres, lui avait fait
concevoir d'horribles craintes: on lui avait assuré que j'avais des
attaques d'épilepsie. Puis on lui a écrit de Londres que j'étais fou,
que tout Paris le savait, qu'elle était perdue si elle m'épousait, etc.

Malgré tout, nous avons, l'un et l'autre, écouté la voix de notre coeur,
qui parlait plus haut que ces voix discordantes, et nous nous en
applaudissons aujourd'hui.

Pour moi, je puis, comme à mon meilleur ami, vous dire et vous affirmer
sur l'honneur que j'ai trouvé ma femme aussi pure et aussi vierge qu'il
soit possible de l'être. Et, certes, dans la position sociale où elle a
vécu jusqu'à ce jour, elle n'est pas sans mérite d'avoir su résister aux
mauvais exemples et aux séductions de l'or et de l'amour-propre dont
elle était sans cesse environnée. Vous devez penser quelle sécurité cela
me donne pour l'avenir. Il n'y a pas beaucoup d'exemples d'un mariage
aussi original que le nôtre, et il déconcertera bien des prévisions
sinistres. Cet hiver, nous partirons ensemble pour Berlin, où
m'appellent mes affaires musicales et où l'on va établir un théâtre
anglais pour lequel on vient de faire des propositions à Henriette.

Spontini voudra-t-il nous aider, ou, du moins, ne pas nous entraver? Je
l'espère. Avant de partir, je donnerai quelque horrible concert dont
vous serez informé avec détails. Oh! ma pauvre Ophélie, je l'aime
terriblement! Je crois que, quand nous aurons pu renvoyer sa soeur, qui
nous trouble toujours plus ou moins, nous aurons enfin une existence
laborieuse, il est vrai, mais heureuse, que nous aurons bien achetée.

Ecrivez-moi, mon ami, à la même adresse; je suis actuellement à
Vincennes, où ma femme profite du beau temps pour achever de se rétablir
par de grandes promenades dans le parc. Je vais tous les jours à Paris,
où notre mariage fait un remue-ménage d'enfer, on ne parle que de cela.

Adieu, adieu.

Votre inaltérable ami.



LV

Paris, 25 octobre 1833.


Mon ami! mon bon et digne et noble ami! Merci, merci de votre lettre si
franche, si touchante, si tendre. Je suis pressé, horriblement pressé
par des occupations urgentes qui me forcent de courir Paris toute la
journée; mais je ne puis résister au besoin que j'éprouve de vous
remercier tout de suite de votre bon élan de coeur.

Oui, mon cher Humbert, j'ai _cru_ malgré vous tous, et ma foi m'a sauvé.
Henriette est un être délicieux. C'est Ophélie elle-même; non pas
Juliette, elle n'en a pas la fougue passionnée; elle est tendre, douce
et _timide_. Quelquefois seuls, silencieux, appuyée sur mon épaule, sa
main sur mon front, ou bien dans une de ces poses gracieuses que jamais
peintre n'a rêvées, elle pleure en souriant.

--Qu'as-tu, pauvre belle?

--Rien. Mon coeur est si plein! je pense que tu m'achètes si cher, que
tu as tout souffert pour moi... Laisse moi pleurer, ou j'étouffe.

Et je l'écoute pleurer tranquillement, jusqu'à ce qu'elle me dise:

--Chante, Hector, chante!

[Illustration: notation musicale]

Moi, alors de commencer la _Scène du bal_, qu'elle aime tant; la _Scène
aux champs_ la rend tellement triste, qu'elle ne veut pas l'entendre.
C'est une _sensitive_. En vérité, jamais je n'ai imaginé une pareille
impressionnabilité; mais elle n'a aucune éducation musicale, et, le
croiriez-vous? elle se plaît à entendre certains ponts-neufs d'Auber.
Elle trouve cela _pas beau, mais gentil_.

Ce qui me charme le plus dans votre lettre, c'est que vous me demandez
son portrait; je vous l'enverrai certainement. Le mien va se graver; dès
qu'il paraîtra, vous l'aurez. Je suis seul aujourd'hui à Paris; j'arrive
de Vincennes, où j'ai laissé ma femme jusqu'à ce soir. Je serai
transporté de joie de lui montrer votre lettre, et je suis sûr qu'elle
la sentira, surtout le passage relatif au théâtre, son voeu le plus cher
ayant _toujours_ été de pouvoir le quitter.

Je vais m'informer de ce que coûterait la copie de la _Fantaisie
dramatique_ sur _la Tempête_. J'aime mieux que vous ayez cela que des
_fragments_ de la _Symphonie_, car c'est un oeuvre complet. En outre,
Liszt vient de réduire pour le piano seul la _Symphonie_ entière. On va
la graver, et cela suffira pour vous en rafraîchir la mémoire.

Adieu. Écrivez-moi souvent. Il me sera si doux de vous répondre et de
vous parler du ciel que j'habite; il n'y manque que vous. Oh! si... mais
plus tard. S'il y a quelque chose sur la terre de beau et de sublime,
c'est l'amour et l'amitié comme nous les comprenons.

J'ai toujours sur ma table _les Francs Juges_, et je n'ai pas besoin de
vous dire le serrement de coeur que j'éprouve à voir vos vers si
cadencés, si musicaux, rester enfouis et inutiles. J'ai écrit la scène
des _Bohémiens_, en y mêlant le choeur qui commence le second acte:
_L'ombre descend_. Cela fait un choeur immense et d'un rythme curieux.
Je suis à peu près sûr de l'effet. Je le ferai entendre à mon prochain
concert.

Adieu, AMI!

Je n'ai pas besoin de voir Henriette pour vous répondre, de sa part,
qu'elle est sensible autant qu'on peut l'être à ce que vous m'avez écrit
pour elle et pour moi.

Adieu; _farewell dearest Horatio, remember me, I'll not forget thee_.



LVI

Mercredi, 19 mars 1834.


Ce n'est pas par paresse, mon ami, que je ne vous écris plus depuis que
votre dernière lettre s'est croisée en route avec la mienne; un excès de
travail, au contraire, en a été la cause. Avant-hier encore, j'ai écrit
pendant treize heures sans quitter la plume. Je suis à terminer la
_Symphonie_, avec alto principal, que m'a demandée Paganini. Je comptais
ne la faire qu'en _deux_ parties; mais il m'en est venu une _troisième_,
puis une _quatrième_; j'espère pourtant que je m'en tiendrai là. J'ai
encore pour un bon mois de travail continu. Je reçois chaque jour _le
Réparateur_, de M. le vicomte A. de Gouves. Vous me demandez de vous
donner le moyen de tenir votre pari; mais je ne vous donnerai guère
d'autres nouvelles musicales que celles que vous pouvez trouver dans un
feuilleton du _Rénovateur_ tous les dimanches. Écrivez quelque chose
sur la mise en scène à l'Opéra de _Don Juan_; mais dites, ce que ma
position ne m'a pas permis d'avouer, que tous les artistes sans
exception, et Nourrit surtout, sont à mille lieues au-dessous de leurs
rôles; Levasseur trop lourd et trop sérieux, mademoiselle Falcon trop
froide, madame Damoreau froide et nulle comme actrice et insupportable
par ses sottes broderies; en général, excepté les choeurs, qui sont
inimitablement beaux, tout manque de _chaleur_ et de _mouvement_. Le duo
final entre don Juan et la statue du Commandeur est seul d'une exécution
admirable. Dérivis fils est très bien dans le rôle du Commandeur.
Touchez sur les ballets; ajoutez qu'ils sont d'une musique infâme
(composés par Castil Blaze père!); vous ne pouvez en nommer l'auteur,
son nom étant resté à peu près secret.

Dites quelque chose sur l'absurdité de la direction, qui s'amuse à
dépenser son argent à remonter des ouvrages connus de tout le monde et
ne sait pas nous donner un ouvrage _nouveau_ digne d'intéresser les amis
de l'art. La reprise de _la Vestale_ par mademoiselle Falcon va avoir
lieu dans quinze jours. Cela fera un autre effet que _Don Juan_, parce
que c'est véritablement un grand opéra, écrit et instrumenté en
conséquence, et, en outre, parce que c'est _la Vestale_.

Parlez de l'incroyable _quatuor_ des quatre frères Muller, qui jouent
Beethoven d'une façon qui nous était jusqu'à présent demeurée inconnue.

La _Symphonie_, arrangée par Liszt, n'a pas encore paru. Je vous
l'enverrai, avec _le Paysan breton_, dès qu'elle sera imprimée.--Vous
n'avez pas une idée pour un grand opéra? Rien?...

Adieu, tout à vous du fond du coeur.

       *       *       *       *       *

_P.-S._--Je viens d'écrire une grande biographie de Glück pour _le
Publiciste_, journal nouveau sous la forme de l'ancien _Globe_, qui
paraîtra le mois prochain. Je vous en enverrai un exemplaire.



LVII

Montmartre, 15 ou 16 mai 1834.


Je vous réponds en achevant de lire votre lettre, mon cher ami, pour me
justifier. Vous êtes fâché, et vous auriez raison de l'être si j'avais
réellement mérité les reproches que vous m'adressez.

Peu après le gâchis de Lyon[6], un peintre de ma connaissance, qui se
rendait à Rome, se chargea d'une lettre pour Auguste, dans laquelle je
demandais à celui-ci de ses nouvelles, et conséquemment des vôtres. Je
suis bien désagréablement surpris d'apprendre que cette lettre ne lui
est pas parvenue. Dites-le lui si vous le voyez.

J'allais vous écrire directement, ne recevant point de réponse
d'Auguste, et vous m'avez à peine prévenu de quelques jours. Je suis tué
de travail et d'ennui, obligé par ma position momentanée de gribouiller
à tant la colonne pour ces gredins de journaux, qui me payent le moins
qu'ils peuvent; je vous enverrai dans peu une _Vie de Glück_, avec notre
fameux morceau de _Telemaco_, qui y est annexé.

Pour ce qui est de la _Chasse de Lutzow_, la voici telle que j'ai fait
chanter au Théâtre-Italien par ces animaux de choristes, qui en ont
détruit l'effet.

[Illustration: notation musicale: Voix seule.

Quels feux lointains brillent aux pieds des monts? quels cris se mêlent
à l'o-ra-ge? L'E-cho plaintif attris-te nos vallons, qui meurt là-bas?
pour qui ces fiers clairons sonnent-ils l'heure du car-na-ge? Le noir
chas-seur ré-pond en ces mots:

Tout le choeur.

«Hourrah! hourrah! c'est la chasse c'est la chasse de Lut-zow.»]

La prosodie de vos vers n'est pas la même à chaque couplet et ne va pas
sur la musique; mais, plutôt que d'altérer le rythme musical, il vaut
mieux gêner un peu la marche de la poésie. Au reste, vous verrez
vous-même ce que vous aimerez le mieux. J'espère que vous ne chanterez
jamais cette féroce mélodie sur la scène que vos vers décrivent si bien.
Je redoute pour vous le sort du _Fergus_ de Walter Scott, et je conçois
aussi bien, que vous tout ce qui se passe dans votre coeur, beaucoup
trop accessible à certaines idées. Si le marchand de musique de Lyon
grave le morceau avec vos paroles, faites bien attention que pour rien
au monde je ne voudrais avoir l'air de corriger ou retoucher Weber, et
qu'en ce cas il doit graver la musique _entièrement conforme_ à
l'exemplaire que je vous ai fait adresser par Schlesinger, dans lequel
il n'y a d'harmonie qu'à l'entrée du choeur,

[Illustration: notation musicale]

tout le reste étant pour une voix seule. Mon nom ne doit y figurer en
aucune façon, je vous le recommande. Le _Hourrah_ même n'est pas de
Weber. Vous savez qu'il y a, à la place de ces deux mesures, les deux
suivantes:

[Illustration: notation musicale

Das icht
(C'est)
]

Je ne sais pourquoi, aujourd'hui, je suis horriblement triste, incapable
de répondre à votre lettre comme je le voudrais. Je vous remercie bien
sincèrement de vos affectueuses questions sur Henriette. Elle est
souvent fort souffrante, une grossesse avancée en est la cause;
pourtant, depuis quelques jours, elle va mieux.

Mes affaires, à l'Opéra, sont entre les mains de la famille Berlin, qui
en a pris la direction. Il s'agit de me donner l'_Hamlet_ de Shakspeare
supérieurement arrangé en opéra. Nous espérons que l'influence du
_Journal des Débats_ sera assez grande pour lever les dernières
difficultés que Véron pourrait apporter. Il est dans ce moment-ci à
Londres; à son retour, cela se terminera d'une manière ou d'autre. En
attendant, j'ai fait choix, pour un opéra comique en deux actes, de
_Benvenuto Cellini_, dont vous avez lu sans doute les curieux Mémoires
et dont le caractère me fournit un texte excellent sous plusieurs
rapports. Ne parlez pas de cela avant que tout soit arrangé.

La _Symphonie_ est gravée; nous corrigeons les épreuves, mais elle ne
paraîtra pas avant le retour de Liszt, qui vient de partir pour la
Normandie, où il passera quatre ou cinq semaines. Je vous l'enverrai
aussitôt, avec _le Paysan breton_, que je n'ai point oublié, ainsi que
vous le supposez, et que vous recevrez en même temps. Je ne veux pas le
faire graver; sans quoi, vous l'auriez déjà; je le mettrai dans quelque
opéra; en conséquence, je vous prie de ne pas en laisser prendre de
copie.

J'ai achevé les _trois premières parties_ de ma nouvelle symphonie avec
alto principal; je vais me mettre à terminer la quatrième. Je crois que
ce sera bien et surtout d'un pittoresque fort curieux. J'ai l'intention
de la dédier à un de mes amis que vous connaissez, M. Humbert Ferrand,
s'il veut bien me le permettre. Il y a une _Marche de pèlerins chantant
la prière du soir_, qui, je l'espère, aura, au mois de décembre, une
réputation. Je ne sais quand cet énorme ouvrage sera gravé; en tout cas,
chargez-vous d'obtenir de M. Ferrand son autorisation. A mon premier
opéra représenté, tout cela se gravera. Adieu, pensez à _Fergus_...
sinon pour vous, du moins pour votre femme et vos amis. Mille choses à
elle et à vos parents.

Tout à vous du fond du coeur.



LVIII

Montmartre, 31 août 1834.


    Mon cher Humbert,

Je ne vous oublie pas le moins du monde; mais vous ne savez pas jusqu'à
quel point je suis esclave d'un travail indispensable; je vous eusse
écrit vingt fois sans ces damnés articles de journaux, que je suis forcé
d'écrire pour quelques misérables pièces de cent sous que j'en retire.
Je venais d'apprendre par un journal le triste événement qui vient de
mettre votre courage à l'épreuve, et je me disposais à vous écrire quand
votre lettre est arrivée. Je ne vous offrirai pas de ces banales
consolations impuissantes et inutiles en pareil cas; mais, si quelque
chose pouvait adoucir le coup que vous venez de recevoir, ce serait de
songer que la fin de votre père a été aussi douce et aussi calme qu'il
fût possible de la désirer. Vous me parlez du mien, il m'a écrit
dernièrement en réponse à une lettre où je lui apprenais la délivrance
d'Henriette et la naissance de mon fils. Sa réponse a été aussi bonne
que je l'espérais et ne s'est pas fait attendre. Les couches d'Henriette
ont été extrêmement pénibles; j'ai même éprouvé quelques instants d'une
inquiétude mortelle. Tout cependant s'est heureusement terminé après
quarante heures d'horribles souffrances. Elle vous remercie bien
sincèrement des lignes que vous mettez pour elle dans chacune de vos
lettres; il y a longtemps qu'elle a reconnu avec moi que votre amitié
était d'une nature aussi rare qu'élevée. Pourquoi sommes-nous si loin
l'un de l'autre?...

Je n'ai pas reçu des nouvelles de Bloc, ni des _Francs Juges_. Depuis
que les concerts des Champs-Élysées et du Jardin Turc se sont emparés de
cette malheureuse ouverture, elle me paraît si encanaillée, que je n'ose
plus m'intéresser a son sort.

Je ne suis pour rien dans le ballet de _la Tempête_ dont Adolphe Nourrit
a fait le programme et Schneitzoëffer la musique.

Il y a deux mois, et je crois vous l'avoir écrit, que ma symphonie avec
alto principal, intitulée _Harold_, est terminée. Paganini, je le crois,
trouvera que l'alto n'est pas traité assez en concerto; c'est une
symphonie sur un plan nouveau et point une composition écrite dans le
but de faire briller un talent individuel comme le sien. Je lui dois
toujours de me l'avoir fait entreprendre; on la copie en ce moment; elle
sera exécutée au mois de novembre prochain au premier concert que je
donnerai au Conservatoire. Je compte en donner trois de suite. Je viens
de terminer pour cela plusieurs morceaux pour des voix et orchestre qui
figureront bien, je l'espère, dans le programme. La première symphonie
arrangée par Litz est _gravée_; mais elle ne sera _imprimée_ et publiée
qu'au mois d'octobre; alors seulement je pourrai vous l'envoyer. _Le
Paysan breton_, je vais le faire graver, vous l'aurez aussitôt. Je
donnerai demain l'ordre, chez M. Schlesinger, de vous envoyer mes
articles de la _Gazette musicale_ sur Glük et _la Vestale_.

Parbleu! si je connais Barbier! A telles enseignes, qu'il vient
d'éprouver à mon sujet un désappointement assez désagréable. J'avais
proposé à Léon de Wailly, jeune poète d'un grand talent et son ami
intime, de me faire un opéra en deux actes sur les Mémoires de
_Benvenuto Cellini_; il a choisi Auguste Barbier pour l'aider; ils m'ont
fait à eux deux le plus délicieux opéra-comique qu'on puisse trouver.
Nous nous sommes présentés tous les trois comme des niais à M. Crosnier;
l'opéra a été lu devant nous et _refusé_. Nous pensons, malgré les
protestations de Crosnier, que je suis la cause du refus. On me regarde
à l'Opéra-Comique comme un _sapeur_, un _bouleverseur du genre
national_, et on ne veut pas de moi. En conséquence, on a refusé les
paroles pour ne pas avoir à admettre la musique d'un fou.

J'ai écrit cependant la premiers scène, _le Chant des ciseleurs de
Florence_, dont ils sont engoués tous au dernier point. On l'entendra
dans mes concerts. J'ai lu ce matin à Léon de Wailly le passage de votre
lettre qui concerne Barbier; pour lui, il voyage en Belgique et en
Allemagne dans ce moment. Comme il venait de partir, Brizeux nous est
arrivé d'Italie, toujours plus épris de sa chère Florence. Il en apporte
de nouveaux vers; je les lui souhaite aussi ravissants que ceux de
_Marie_. Avez-vous lu _Marie_? Avez-vous lu le dernier ouvrage de
Barbier sur l'Italie,

    Divine Juliette au cercueil étendue,

comme il l'appelle? Il est intitulé _il Pianto_. Il contient aussi de
belles choses. Je vous avoue que j'avais été extrêmement étonné de ne
pas vous voir partager mon enthousiasme pour les _Iambes_, lorsque je
vous en récitai des fragments. Ah! oui, c'est furieusement beau.
Envoyez-moi votre _Grutli_. Je ne manquerai pas de le lui faire
connaître, ainsi qu'à Brizeux, à Wailly, Antony Deschamps et Alfred de
Vigny, que je vois le plus habituellement. Hugo, je le vois rarement, il
_trône_ trop. Dumas, c'est un braque écervelé. Il part avec le baron
Taylor pour une exploration des bords de la Méditerranée. Le ministre
leur a donné un vaisseau pour cette expédition. L'Adultère va donc se
reposer pendant un an au moins sur nos théâtres. Léon de Wailly ne se
décourage pas; il vient, avec le _jeune_ Castil Blaze (qui ne ressemble
pas à son père), de me finir le plan d'un grand opéra en trois actes sur
un sujet historique, non encore traité, ainsi que nous l'avait demandé
Véron; nous verrons dans peu si le sort de celui-ci sera plus heureux.
Oh! il faudra bien que cela vienne, allez! Je n'ai pas d'inquiétude; si
seulement j'avais de quoi vivre... j'entreprendrais bien d'autres choses
encore que des opéras. La musique a de grandes ailes que les murs d'un
théâtre ne lui permettent pas d'étendre entièrement.

    Patience et longueur de temps
    Font plus que force ni que rage.

Je vous écrirais toute la nuit; mais, comme j'ai à ramer sur ma galère
demain tout le jour, il faut que j'aille dormir.

Henriette vous dit mille choses pour vous remercier de votre _good
friendship_. En revanche, ne m'oubliez pas auprès de votre femme et de
votre famille.

Adieu; mon affection est aussi sûrement à vous que la vôtre est à moi.



LIX

Dimanche, 30 novembre 1834.


    Cher et excellent ami,

Je m'attendais presque à recevoir une lettre de vous. Je profite d'une
demi-heure qui me reste ce soir pour y répondre. Je suis abîmé de
fatigue, et il me reste encore beaucoup à faire. Mon second concert a eu
lieu, et votre _Harold_ a reçu l'accueil que j'espérais, malgré une
exécution encore chancelante. La _Marche des pélerins_ a été bissée;
elle a aujourd'hui la prétention de faire le pendant (religieux et doux)
de la _Marche au supplice_. Dimanche prochain, à mon troisième concert,
_Harold_ reparaîtra dans toute sa force, je l'espère, et paré d'une
parfaite exécution. L'orgie de brigands qui termine la symphonie est
quelque chose d'un peu violent; que ne puis-je vous la faire entendre!
Il y a beaucoup de votre poésie là dedans; je suis sûr que je vous dois
plus d'une idée.

Auguste Barbier vous remercie beaucoup de vos vers et vous écrit à ce
sujet.

La _Symphonie fantastique_ a paru; mais, comme ce pauvre Liszt a dépensé
horriblement d'argent pour cette publication, nous sommes convenus avec
Schlesinger de ne pas consentir à ce qu'il donne un seul exemplaire; à
telles enseignes que, moi, je n'en ai pas un. Ils coûtent vingt francs;
voulez-vous que je vous en achète un? Je voudrais bien pouvoir vous
l'envoyer sans tout ce préambule; mais vous savez que, pendant quelque
temps encore, notre position sera assez gênée. Pourtant, d'après la
recette du dernier concert, qui a été de deux mille quatre cents francs
(double de celle du premier), j'ai lieu d'espérer que je gagnerai
quelque chose au troisième. A présent, toute la copie est payée; et
c'était énorme. Si vous voulez, je vous ferai copier en partition la
romance que mademoiselle Falcon a chantée au dernier concert. C'est
celle que vous connaissez sous le nom du _Paysan breton_ avec de
nouvelles paroles d'Auguste Barbier faites sur la musique. Ce petit
morceau fait partie d'un opéra que nous avons un instant cru voir
représenter à l'Opéra cet hiver; mais les intrigues d'Habeneck et
consorts, et la stupide obstination de Véron après quelques hésitations,
nous ont ajournés indéfiniment.

Vous me parlez de la _Gazette_; mais M. Laforest, qui fait les
feuilletons, est un de mes plus chauds ennemis; je suis très content
qu'il ne dise rien. Vous avez lu l'article du _Temps_, celui du
_Messager_, etc.?

Henriette vous remercie beaucoup d'avoir parlé d'elle et surtout de son
petit Louis, qui est bien le plus doux et le plus joli enfant que j'aie
vu. Ma femme et moi sommes aussi unis, aussi heureux qu'il soit possible
de l'être, malgré nos ennuis matériels. Il semble que nous nous en
aimons davantage. L'autre jour, à l'exécution de la «Scène aux champs»
de la _Symphonie fantastique_, elle a failli se trouver mal d'émotion;
elle en pleurait encore de souvenir le lendemain.

Adieu, adieu; mille amitiés, et rappelez-moi au souvenir de votre femme
et de votre famille.



LX

Paris, 10 janvier 1835.


Vous m'engagez, mon cher ami, à ne jamais manquer de franchise avec
vous; mais j'en ai toujours eu, bien certainement. C'est que vous croyez
peut-être que les raisons d'argent sont la cause du retard que vous avez
éprouvé dans la réception de la _Symphonie_. En ce cas, vous vous
trompez; car, lorsque je vous ai écrit que l'ouvrage n'était pas encore
publié, cela était vrai. Je ne vous connais pas d'hier, et je savais
bien que je ne devais pas me gêner à ce point avec vous. Quoi qu'il en
soit, vous aurez l'ouvrage de Liszt aujourd'hui; dans peu, vous recevrez
un exemplaire du _Jeune Pâtre breton_, gravé avec piano; je le publie
moi-même, ainsi je n'ai pas besoin de vos vingt-cinq francs.

Je voudrais bien pouvoir vous envoyer _Harold_, qui porte votre nom et
que vous n'avez pas. Cette symphonie a eu une recrudescence de succès à
sa troisième exécution; je suis sûr que vous en seriez fou. Je la
retoucherai encore dans quelques menus détails, et, l'année, prochaine,
elle produira, je l'espère, encore plus de sensation.

Votre histoire d'Onslow m'a fait monter le rouge au visage; mais c'était
d'indignation et de honte pour lui; Henriette a eu la faiblesse d'en
pleurer. Figurez-vous que Onslow, ne venant à Paris qu'au mois de
février ou de mars pour y passer seulement la moitié de l'année, ne
s'est jamais trouvé dans la capitale à l'époque de nos concerts et n'a,
en conséquence, jamais entendu ma _Symphonie fantastique_. Il ne peut
l'avoir lue, puisque je ne lui ai jamais prêté le manuscrit et que
l'arrangement de piano par Liszt vient de paraître. Tout cela est
dégoûtant de mauvaise foi et de prévention pédantesque. Je commence à
furieusement mépriser et l'opposition et les gens qui la font; quand je
dis qu'un ouvrage est mauvais, c'est que je le pense, et, quand je le
pense, c'est que je le connais. Ces messieurs ont d'autres motifs que
ceux qui guident les _artistes_; j'aime mieux mon lot que le leur. Mais
laissons cela.

Vous avez vu sans doute le dernier article du _Temps_, il est de
d'Ortigue; je le trouve faux de point de vue, quoique juste dans
beaucoup de critiques de détail. Par exemple, il prétend qu'il n'y a pas
l'ombre d'une prière dans la _Marche des pèlerins_; il signale
seulement, au milieu, des _harmonies plaquées à la manière de
Palestrina_. Eh! c'est cela, la prière; car c'est ainsi qu'on chante
toute musique religieuse dans les églises d'Italie. Du reste, ce passage
a impressionné, comme je l'espérais, tout le monde, et d'Ortigue est le
seul de son avis. Ah! si vous étiez ici, vous! Barbier et Léon de Wailly
se sont presque chargés de vous remplacer dans un certain sens, car je
ne connais personne qui sympathise plus qu'eux avec ma manière
d'envisager l'art.

Vous ne me parlez en aucune façon de ce que vous devenez, ni de ce que
vous faites. Ne viendrez-vous point à Paris? N'écrivez-vous rien? Quand
je verrai d'Ortigue, je lui dirai de vous écrire la lettre que vous me
demandez. A défaut de celle-là, je pourrais vous adresser un grand
article que M. J. David a fait pour la _Revue du progrès social_; il me
l'a annoncé, et, _si j'en suis content_, je vous l'enverrai.

Si j'avais le temps, j'aurais déjà entrepris un autre ouvrage que je
rumine pour l'année prochaine; mais je suis forcé de gribouiller de
misérables feuilletons qu'on me paye fort mal... Ah! si les arts étaient
comptés pour quelque chose par notre gouvernement, peut-être n'en
serais-je pas réduit là. C'est égal, il faudra trouver le temps pour
tout.

Adieu; mille choses à votre frère, et présentez mes hommages respectueux
à votre femme.

    Tout à vous.



LXI

Avril ou mai 1835.


    Mon cher Humbert,

J'ai reçu hier votre lettre. Je vous avais écrit, il y a un mois
environ, pour vous recommander un jeune artiste nommé Allard (violon
fort distingué), qui se rendait à Genève en passant par Belley.
Probablement il se sera présenté chez vous en votre absence et n'aura
pas laissé la lettre, ou bien est-il encore à Lyon.

Vous venez de Milan! Je n'aime pas cette grande ville; mais c'est le
seuil de la grande Italie, et je ne saurais vous dire quel regret
profond me prend, quand il fait beau, pour ma vieille plaine de Rome et
les sauvages montagnes que j'ai tant de fois visitées. Votre lettre m'a
rappelé tout cela. Pourquoi ne faites-vous pas une petite excursion à
Paris? J'aurais tant de plaisir à vous présenter à ma femme, et elle est
si empressée de vous connaître.

Vous me demandez des détails sur notre intérieur; les voici en peu de
mots:

Notre petit Louis vient d'être sevré; il s'est bien tiré de cette
épreuve, malgré les alarmes délirantes de sa mère. Il marche presque
seul. Henriette en est toujours plus folle. Mais il n'y a que moi dans
la maison qui possède toutes ses bonnes grâces; je ne puis sortir sans
le faire crier pendant une heure. Je travaille comme un nègre pour
quatre journaux qui me donnent mon pain quotidien. Ce sont: _le
Rénovateur_, qui paye mal; _le Monde dramatique_ et la _Gazette
musicale_, qui payent peu, les _Débats_, qui payent bien. Avec tout
cela, j'ai à combattre l'horreur de ma position musicale; je ne puis
trouver le temps de composer. J'ai commencé un immense ouvrage intitulé:
_Fête musicale funèbre à la mémoire des hommes illustres de la France_;
j'ai déjà fait deux morceaux, il y en aura sept. Tout serait fini depuis
longtemps si j'avais eu seulement un mois pour y travailler
exclusivement; mais je ne puis disposer d'un seul jour en ce moment sous
peine de manquer du nécessaire peu de temps après. Et il y a des
polissons qui se sont amusés dernièrement, à la barrière du Combat, à
dépenser quinze cents francs pour faire dévorer vivants, en leur
présence, un taureau et un âne par des chiens! Ce sont des élégants
du _Café de Paris_; ce sont _ces messieurs_ qui se
divertissent!--Voilà!--Si vous n'étiez pas celui que je connais, je
douterais qu'il fût possible de vous faire comprendre ce que mon volcan
me dit à ce sujet...

Véron n'est plus à l'Opéra. Le nouveau directeur, Duponchel, n'est guère
plus musical que lui; cependant il est engagé avec moi sur sa parole
pour un opéra en deux actes; il demande des changements importants dans
le poème; quand ils seront adoptés, nous en viendrons _au fait_,
c'est-à-dire à lui faire signer un _bon contrat_ avec un _dédit solide_;
car je fais cas d'une parole de directeur comme de celle d'un Grec ou
d'un Bédouin. Je vous dirai quand tout cela sera terminé.

Mon père m'a écrit il n'y a pas longtemps, ma soeur Adèle également,
des lettres pleines d'affection.

Je ne sais de quel concert vous me demandez des nouvelles, j'en ai donné
sept cette année. Je recommencerai au mois de novembre, mais je n'aurai
rien de nouveau à donner; ma _Fête musicale_ ne sera pas terminée, et,
d'ailleurs, elle est pour sept cents musiciens. Je crois que le plan et
le sujet vous plairont. Je redonnerai encore notre _Harold_. Vous vous
étonnez du jugement des Italiens en musique. Ils sont presque aussi
bêtes que des Français. A Paris, nous assistons en ce moment au triomphe
de Musard, qui se croit, d'après ses succès et l'assurance que lui en
donnent les habitués de son bastringue, bien supérieur à Mozart. Je le
crois bien! Mozart a-t-il jamais fait un quadrille _tapé_ comme celui de
_la Brise du matin_, ou celui du _Coup de pistolet_, ou celui de _la
Chaise cassée_?... Mozart est mort de misère, c'était trop juste! Musard
gagne, à l'heure qu'il est, vingt mille francs par an au moins, c'est
encore plus juste. Dernièrement, Ballanche,--l'immortel auteur
d'_Orphée_ et d'_Antigone_, deux sublimes poèmes en prose, grands et
simples et beaux comme l'antique,--ce pauvre Ballanche a failli être
emprisonné pour un billet de deux cents francs qu'il ne pouvait payer!
Songez donc à ça, Ferrand! De bonne foi, n'y a-t-il pas de quoi devenir
fou? Si j'étais garçon et que mes témérités ne dussent avoir de
conséquence que pour moi, je sais bien ce que je ferais. Mais ne parlons
pas de cela. Adieu; aimez-moi toujours comme je vous aime. Écrivez-moi
le plus souvent que vous pourrez; je trouverai, malgré mon esclavage de
tous les instants, le temps de vous répondre. Ma femme, qui m'est
toujours de plus en plus chère, vous remercie de vos quelques mots pour
elle; ne m'oubliez pas auprès de la vôtre.

Adieu! Adieu!

Faites-moi le plaisir de lire le _Chatterton_ d'Alfred de Vigny.



LXII

Montmartre, 2 octobre 1835.


    Mon cher Ferrand,

Je profite d'un instant de loisir pour vous demander pardon de mon long
silence; je crois que vous êtes fâché, votre envoi littéraire _sans
lettre_ m'en est la preuve. Avez-vous eu l'intention de riposter à celui
que je vous ai fait de la partition des _Francs Juges_, sans vous
écrire? Je le crains. Pourtant la pure vérité est qu'entre mes maudits
articles de journaux, mes cent fois maudites répétitions de _Notre-Dame
de Paris_ et la composition de mon opéra, je n'ai réellement pas le
temps de fumer un cigare. Voilà pourquoi je ne vous ai pas écrit. Quoi
qu'il en soit de ce que vous pensez de mes torts, j'espère que vous
aurez l'air de ne pas les croire bien graves.

J'ai lu avec un vif plaisir tout ce que vous m'avez envoyé; vos vers sur
le _Grutli_ surtout me plaisent au delà de ce que je pourrais vous dire,
et, entre nous, Barbier doit être fier de la dédicace. Il va publier
bientôt une nouvelle édition de ses oeuvres contenant ses _Iambes_,
_Pianto_ et ses nouvelles poésies sur l'Angleterre, encore inconnues. Je
pense que vous en serez content.

Il y a aussi des choses charmantes de lui dans notre opéra. Je touche à
la fin de ma partition, je n'ai plus qu'une partie, assez longue il est
vrai, de l'instrumentation à écrire. J'ai, à l'heure qu'il est,
l'assurance _écrite_ du directeur de l'Opéra d'être représenté, un peu
plus tôt, un peu plus tard; il ne s'agit que de prendre patience jusqu'à
l'écoulement des ouvrages qui doivent passer avant le mien; il y en a
trois malheureusement! Le directeur Duponchel est toujours plus engoué
de la pièce et se méfie tous les jours davantage de ma musique (qu'il ne
connaît pas, comme de juste!), il en tremble de peur. Il faut espérer
que je lui donnerai un bon démenti et que mes collaborateurs en
consoleront son amour-propre. Il est de fait que le libretto est
ravissant. Alfred de Vigny, le protecteur de l'association, est venu
hier passer la journée chez moi; il a emporté le manuscrit pour revoir
attentivement les vers; c'est une rare intelligence et un esprit
supérieur, que j'admire et que j'aime de toute mon âme. Il publiera
aussi dans peu la suite de _Stello_; n'admirez-vous pas le style de son
dernier ouvrage (_Servitude et grandeur militaires_)? Comme c'est senti!
comme c'est vrai!

Mon fils grandit et devient beau de jour en jour, ma femme en perd la
tête; pardonnez-moi de vous dire cela; je sens que j'ai tort.

Le libraire Coste a commencé sa publication des _Hommes illustres de
l'Italie_. Il était convenu qu'il vous écrirait pour vous demander d'y
travailler; je ne sais s'il l'a fait. Depuis longtemps, je ne l'ai pas
vu. Je lui en parlerai ces jours-ci. Votre grand tort est d'être absent.
Les livraisons qui ont paru contiennent, entre autres vies remarquables,
celle de Benvenuto Cellini. Lisez cela, si vous n'avez pas lu les
Mémoires autographes de ce bandit de génie.

Présentez mes hommages respectueux à madame Ferrand et à madame votre
mère. Il paraît que vous spéculez, ou tout au moins que vous prenez
quelque intérêt aux spéculations industrielles de votre voisinage; c'est
bien, si vous réussissez.

Adieu; écrivez-moi vite; il y a un temps affreux que je désire de vos
nouvelles.

Votre ami sincère et toujours le même, quoi que vous puissiez croire.



LXIII

Montmartre, 16 décembre 1835.


    Mon cher Ferrand,

Je ne suis pas coupable en demeurant si longtemps sans vous écrire: vous
ne sauriez vous faire une idée exacte de tout ce que j'ai à faire
journellement et du peu de loisir que j'ai, _quand j'en ai_. Mais il est
inutile de m'appesantir là-dessus: vous ne doutez pas du plaisir que je
trouve à vous écrire, j'en suis sûr.

J'ai vu hier A. Coste, l'éditeur de l'_Italie pittoresque_; il m'a
répondu qu'il était trop tard pour accepter de nouvelles livraisons pour
cet ouvrage, qui touche à sa fin; mais que, si vous vouliez lui envoyer
quelques biographies des hommes ou femmes illustres pour la publication
intitulée: _Galerie des hommes illustres de l'Italie_, qui va faire
suite à l'_Italie pittoresque_, il en serait enchanté. Ainsi écrivez-moi
les noms que vous choisissez, afin qu'il n'y ait pas de double emploi et
qu'on ne les donne pas à biographier à d'autres. Personne n'a songé aux
femmes, Coste désirerait que vous vous en occupassiez spécialement. Vos
livraisons vous seront payées cent francs au moins et cent vingt-cinq
francs au plus; je tâcherai d'obtenir les cent vingt-cinq francs.

Je vous remercie de vos vers; si j'ai un moment, j'essayerai de trouver
une musique qui puisse aller à leur taille.

Je voudrais bien vous envoyer ma partition de _Harold_, qui vous est
dédiée. Elle a obtenu, cette année, un succès double de celui de l'année
dernière, et décidément cette symphonie enfonce la _Symphonie
fantastique_. Je suis bien heureux de vous l'avoir offerte avant de vous
la faire connaître; ce sera un nouveau plaisir pour moi quand cette
occasion se présentera. Franchement, je n'ai rien fait qui puisse mieux
vous convenir.

J'ai un opéra reçu à l'_Opéra_; Duponchel est en bonnes dispositions; le
_libretto_, qui, cette fois, sera un _poème_, est d'Alfred de Vigny[7]
et Auguste Barbier. C'est délicieux de vivacité et de coloris. Je ne
puis pas encore travailler à la musique, _le métal me manque_ comme à
mon héros (vous savez peut-être déjà que c'est Benvenuto Cellini). Je
tâcherai de trouver, dans quelques jours, le temps de vous envoyer des
notes pour l'article que vous voulez faire, et spécialement sur
_Harold_.

J'ai un grand succès en Allemagne, dû à l'arrangement de piano de ma
_Symphonie fantastique_, par Liszt. On m'a envoyé une liasse de journaux
de Leipzig et de Berlin, dans lesquels Fétis a été, à mon sujet, roulé
d'importance. Liszt n'est pas ici. D'ailleurs, nous sommes trop liés
pour que son nom ne fit pas tort à l'article au lieu de lui être utile.

Je vous remercie bien de tout ce que vous me dites sur ma femme et mon
fils; il est vrai que je les aime tous les jours davantage. Henriette
est bien touchée de tout l'intérêt qu'elle vous inspire; mais ce qui la
ravit bien davantage, c'est ce que vous m'écrivez sur notre petit
Louis...

Adieu, adieu.

Tout à vous.

       *       *       *       *       *

_P.-S._--Les deux morceaux de _Harold_ ne peuvent pas se séparer du
reste sans devenir des non-sens. C'est comme si je vous envoyais le
second acte d'un opéra.



LXIV

23 janvier 1836.


    Mon cher Humbert,

Excusez-moi de ne vous écrire que quelques mots; je suis horriblement
pressé.

Je vous remercie mille fois de vos nouveaux témoignages d'amitié; vous
êtes, comme je vous ai toujours connu, un homme excellent au plus
généreux coeur. Que voulez-vous! il n'y a qu'heur et malheur.

Cet aimable petit M. Thiers vient de me faire perdre la place de
directeur du gymnase musical, qui, d'après mon engagement, m'aurait
rapporté douze mille francs par an, et tout cela en refusant d'y laisser
chanter des oratorios, des choeurs et des cantates; ce qui aurait fait
tort à l'Opéra-Comique!

Vous me demandez ce qu'est mon morceau du _Napoléon_. Ce sont bien les
mauvais vers de Béranger que j'ai pris, parce que le _sentiment_ de
cette quasi-poésie m'avait semblé musical. Je crois que la musique vous
ferait plaisir, malgré les vers; c'est extrêmement grand et triste,
surtout la fin:

    Autour de moi pleurent ses ennemis...
    Loin de ce roc nous fuyons en silence.
    L'astre du jour abandonne les cieux.
    Pauvre soldat, je reverrai la France,
    La main d'un fils me fermera les yeux.

Je voudrais bien avoir le temps de faire la musique de vos vers
énergiques; il faudrait quelque chose de SABRANT; malheureusement, je
n'ai pas une heure à moi pour composer.

Adieu, mon cher ami.

Tout à vous, comme toujours.



LXV

15 avril 1836.


C'est très vrai, mon cher Humbert, je vous dois depuis longtemps une
réponse; mais il est très vrai aussi, dans la plus rigoureuse acception
du mot, que je n'ai pas eu à ma disposition un instant de liberté pour
vous écrire. Encore aujourd'hui, je crains de ne pouvoir vous dire la
moitié de ce que j'ai sur le coeur. Je suis dans la même position avec
ma soeur, à qui, depuis trois mois, je n'ai pu adresser une ligne.

Je suis obligé de travailler horriblement à tous ces journaux qui me
payent ma prose. Vous savez que je fais à présent les feuilletons de
musique (_des concerts seulement_) dans les _Débats_; ils sont signés
H***. C'est une affaire importante pour moi; l'effet qu'ils produisent
dans le monde musical est vraiment singulier; c'est presque un événement
pour les artistes de Paris. Je n'ai pas voulu, malgré l'invitation de M.
Bertin, rendre compte des _Puritani_, ni de cette misérable _Juive_:
j'avais trop de mal à en dire; on aurait crié à la jalousie. Je conserve
toujours _le Rénovateur_, où je ne contrains qu'à demi ma mauvaise
humeur sur toutes ces gentillesses. Puis il y a _l'Italie pittoresque_,
qui vient encore de m'arracher une livraison. En outre, la _Gazette
musicale_, tous les dimanches, me harcèle pour quelque colonne de
concert ou le compte rendu de quelque misérable niaiserie nouvellement
publiée. Ajoutez que j'ai fait mille tentatives, depuis deux mois, pour
donner encore un concert; j'ai essayé de toutes les salles de Paris,
celle du Conservatoire m'étant fermée, grâce au monopole qu'on en
accorde aux membres de la Société des concerts. J'ai reconnu, à n'en
pouvoir douter, que cette salle était la seule dans Paris où je pusse me
faire entendre convenablement. Je crois que je donnerai une dernière
séance le 3 mai, le Conservatoire ayant fini ses concerts à cette
époque. Je viens de refaire ou plutôt de faire la musique de votre scène
des _Francs Juges_: «Noble amitié...» Je l'ai écrite de manière qu'elle
pût être chantée par un ténor ou un soprano, et, quoique ce soit un rôle
d'homme, j'ai eu en vue mademoiselle Falcon en écrivant; elle peut y
produire beaucoup d'effet; je lui porterai la partition ces jours-ci.

Pardonnez-moi de ne vous avoir pas encore envoyé les exemplaires du
_Pâtre breton_; je vais les faire mettre à la poste tout à l'heure. La
vérité est que je l'oubliais chaque jour en sortant. Je vais faire cet
été une troisième symphonie sur un plan vaste et nouveau; je voudrais
bien pouvoir y travailler librement.

Votre _Harold_ est toujours en grande faveur. Liszt en a fait exécuter,
à son concert de l'hôtel de ville, un fragment qui a obtenu les honneurs
de la soirée. Je suis bien désolé que vous n'ayez pas à vous cette
partition qui vous est dédiée.

Je ne vous ai pas envoyé l'article de J. David, parce que je n'ai pu me
le procurer. Il a paru dans la _Revue du progrès social_. Je n'ai
vraiment pas le temps d'écrire ce que vous me demandez pour une notice
biographique. Du reste, il paraît que les gazettes musicales de Leipzig
et de Berlin sont pleines de mes biographies; plusieurs Allemands qui
sont ici m'en ont parlé. Ce sont des traductions plus ou moins étendues
de celle de d'Ortigue.

A propos de d'Ortigue, il est marié, vous le saviez sans doute. Votre
femme a bien de la bonté d'aimer ma petite chanson; remerciez-la, de ma
part, d'avoir si bien accueilli _le Petit Paysan_. Henriette et notre
petit Louis vont très bien; mille remerciements pour votre bon souvenir.

Nous parlons souvent de vous avec Barbier. C'est un des hommes du monde
avec lesquels vous aimeriez le plus à vous trouver. Personne ne comprend
mieux que lui tout ce qu'il y a de sérieux et de noble dans la mission
de l'_artiste_.

On m'a demandé, de Vienne, un exemplaire de la partition de la
_Symphonie fantastique_ à quelque prix que ce fût; j'ai répondu que,
devant tôt ou tard faire un voyage en Allemagne, je ne pouvais, _à
aucune condition_, l'envoyer.

Tous les poètes de Paris, depuis Scribe jusqu'à Victor Hugo, m'ont
_offert_ des poèmes d'opéra; il n'y a plus que ces canailles stupides de
directeurs qui m'empêchent d'arriver. Mais j'ai de la patience, et je
saurai bien un jour leur mettre le pied sur la nuque; alors... nous
verrons.

Vous ne me dites pas ce que vous faites... Plaidez-vous?...
Voyagez-vous?... Êtes-vous allé à Genève?... en Suisse?... Et votre
frère, que devient-il? C'est votre seconde édition; je n'a jamais vu
une ressemblance plus complète que celle qu'il a avec vous.

Avez-vous lu l'_Orphée_ et l'_Antigone_ de Ballanche? Savez-vous que
cette imitation de l'antique est d'une beauté et d'une magnificence sans
égales? J'en suis tout préoccupé depuis plusieurs mois.

Je vous quitte pour aller aux _Débats_ porter mon article sur la
symphonie en _ut mineur_ de Beethoven, où se trouve la phrase que vous
me signalez. Meyerbeer va arriver pour commencer les répétitions de son
grand ouvrage, _la Saint-Barthélemy_. Je suis fort curieux de connaître
cette nouvelle partition. Meyerbeer est le seul musicien parvenu qui
m'ait réellement témoigné un vif intérêt. Onslow, qui assistait
dernièrement au concert de Liszt, m'a accablé de ses compliments
ampoulés sur la _Marche des pèlerins_. J'aime à croire qu'il n'en
pensait pas un mot. J'aime mieux la haine bien franche de tout ce
monde-là.

Liszt a écrit une admirable fantaisie à grand orchestre sur la _Ballade
du pêcheur_ et la chanson des _Brigands_.

Adieu. Mille amitiés.

Tout à vous de coeur et d'âme.



LXVI

11 avril 1837.


Que le diable m'emporte, mon cher ami, si, depuis votre dernière lettre,
je n'ai pas cherché inutilement dix minutes pour vous répondre vingt
lignes! Vous n'avez pas d'idée de cette existence de travaux forcés!
Enfin, je suis libre un instant!...

Vous êtes bien toujours le même, excellent ami, et je vous en remercie;
écrivez-moi le plus souvent que vous pourrez, sans trop m'en vouloir et
en me plaignant, au contraire, d'avoir moins de liberté que vous. Votre
grande et précieuse lettre m'a charmé; elle contenait une foule de
détails qui m'ont, je vous jure, fait un plaisir extrême.

Vos questions sur _Esmeralda_, j'y réponds d'abord. Je ne suis pour
rien, absolument rien que des conseils et des indications de forme
musicale, dans la composition de mademoiselle Bertin; cependant on
persiste dans le public à me croira l'auteur de l'air de Quasimodo. Les
jugements de la foule sont d'une témérité effrayante.

Mon opéra est fini. Il attend que MM. Halévy et Auber veuillent bien se
dépêcher de donner chacun un opéra en cinq actes, dont la mise en scène
(d'après mon engagement) doit précéder l'exécution du mien.

En attendant, je fais dans ce moment un _Requiem_ pour l'anniversaire
funèbre des victimes de Fieschi. C'est le ministre de l'intérieur qui me
l'a demandé. Il m'a offert pour cet immense travail _quatre mille
francs_. J'ai accepté sans observation, en ajoutant seulement qu'il me
fallait cinq cents exécutants. Après quelque effroi du ministre,
l'article a été accordé en réduisant d'une cinquantaine mon armée de
musiciens. J'en aurai donc quatre cent cinquante au moins. Je finis
aujourd'hui la _Prose des morts_, commençant par le _Dies iræ_ et
finissant au _Lacrymosa_; c'est une poésie d'un sublime gigantesque.
J'en ai été enivré d'abord; puis j'ai pris le dessus, j'ai dominé mon
sujet, et je crois à présent que ma partition sera passablement
_grande_. Vous comprenez tout ce que ce mot ambitieux exige pour que
j'en justifie l'usage; pourtant, si vous veniez m'entendre au mois de
juillet, j'ai la prétention de croire que vous me le pardonneriez.

On m'a écrit d'Allemagne pour m'acheter mes symphonies, et j'ai refusé
de les laisser graver _à aucun prix_ avant que je puisse aller les
monter moi-même.

_Les Francs Juges_ (ouverture) viennent d'être exécutés à Leipzig avec
un énorme succès; puis, en France, ils ont été aussi heureux, à Lille, à
Douai et à Dijon; les artistes de Londres et ceux de Marseille n'ont pu,
au contraire, en venir à bout après plusieurs répétitions et les ont
abandonnés. Mes deux concerts de cette année ont été magnifiques, et le
succès de notre _Harold_ vraiment extraordinaire. Voilà toutes mes
nouvelles; j'ai sur les bras _feuilletons_ aux _Débats_, _revue_ dans la
_Chronique de Paris_ et _critiques_ dans la _Gazette musicale_, que je
dirige depuis quelques semaines, en l'absence de Schlesinger, qui est à
Berlin. Vous voyez que le travail ne me manque pas. Je ne réponds à
personne.

Vos vers et votre nouvelle en prose m'ont bien vivement intéressé; il y
a des choses magnifiques.

Gounet vient nous voir souvent. Il a éprouvé dernièrement un cruel
chagrin: son jeune frère, âgé de vingt et un ans, est mort à l'école de
Saint-Cyr, après des souffrances atroces, des suites d'une luxation à la
cuisse. Écrivez-lui, si vous pouvez, quelques mots de condoléance.

J'ai perdu aussi mon grand-père, qui s'est éteint paisiblement, à l'âge
de quatre-vingt-neuf ans, auprès de ma mère et de ma soeur. Mon oncle
est ici; il vient d'être nommé colonel de dragons, il commande le 11e
régiment. Nous le voyons fréquemment. Quelle fluctuation d'événements
tristes, mélangés d'un petit nombre de sujets de joie ou d'espérance!

Barbier a bien raison de comparer Paris à une infernale cuve où tout
fermente et bouillonne constamment. A propos, son nouveau poème,
_Lazare_, vient de paraître dans la _Revue des Deux Mondes_; l'avez-vous
lu? Il y a des morceaux d'une grande élévation et tout à fait dignes des
_Iambes_

Il vous remercie de toute son âme de votre dédicace.

Adieu, mon bien cher ami; écrivez-moi, je vous le répète, le plus
possible, et croyez toujours à mon inaltérable amitié.



LXVII

17 décembre 1837.


    Mon cher Ferrand,

Flayol vous a écrit il y a huit ou dix jours; c'est ce qui m'a fait
prendre patience, et ma lettre vous fût parvenue sans cela beaucoup plus
tôt. Voici le fait. Le _Requiem_ a été bien exécuté; l'effet en a été
terrible sur la grande majorité des auditeurs; la minorité, qui n'a rien
senti ni compris, ne sait trop que dire; les journaux en masse ont été
excellents, à part _le Constitutionnel_, _le National_ et _la France_,
où j'ai des ennemis intimes. Vous me manquiez, mon cher Ferrand, vous
auriez été bien content, je crois; c'est tout à fait ce que vous rêviez
en musique sacrée. C'est un succès qui me popularise, c'était le grand
point; l'impression a été foudroyante sur les êtres de sentiments et
d'habitudes les plus opposés; le curé des Invalides a pleuré à l'autel
un quart d'heure après la cérémonie, il m'embrassait à la sacristie en
fondant en larmes; au moment du _Jugement dernier_, l'épouvante produite
par les cinq orchestres et les huit paires de timbales accompagnant le
_Tuba mirum_ ne peut se peindre; une des choristes a pris une attaque de
nerfs. Vraiment, c'était d'une horrible grandeur. Vous avez vu la lettre
du ministre de la guerre; j'en ai reçu je ne sais combien d'autres dans
le genre de celles que vous m'écrivez quelquefois, moins l'amitié et la
poésie. Une entre autres de Rubini, une du marquis de Custine, une de
Legouvé, une de madame Victor Hugo et une de d'Ortigue (celle-là est
folle); puis tant et tant d'autres de divers artistes, peintres,
musiciens, sculpteurs, architectes, prosateurs. Ah! Ferrand, c'eût été
un beau jour pour moi si je vous avais eu à mon côté pendant
l'exécution. Le duc d'Orléans, à ce que disent ses aides de camp, a été
aussi très vivement ému. On parle, au ministère de l'intérieur,
d'acheter mon ouvrage, qui deviendrait ainsi propriété nationale. M. de
Montalivet n'a pas voulu me donner les quatre mille francs tout secs; il
y ajoute, m'a-t-on dit aujourd'hui dans ses bureaux, une assez bonne
somme; à présent, combien m'achètera-t-il la propriété de la partition?
Nous verrons bien.

Le tour de l'Opéra arrivera peut-être bientôt; ce succès a joliment
arrangé mes affaires; tout le peuple des chanteurs et choristes est pour
moi plus encore que l'orchestre. Habeneck lui-même est tout à fait
revenu. Dès que la partition sera gravée, vous l'aurez. Je crois que je
pourrai faire entendre une seconde fois la plupart des morceaux qu'elle
contient au concert spirituel de l'Opéra. Il faudra quatre cents
personnes, et cela coûtera dix mille francs, mais la recette est sûre.

A présent, dites-moi au plus vite ce que vous faites, où vous êtes, ce
que vous devenez, si vous ne m'en voulez pas trop de mon long silence,
comment va votre femme et votre famille en général, si vous m'avez pas
de projet de voyage à Paris, etc.

Adieu, adieu; mille amitiés; je vous embrasse cordialement.

    Votre tout dévoué et sincère ami.



LXVIII

Paris, 20 septembre 1838.


    Mon cher Humbert,

Je vous remercie de m'avoir écrit; je suis si heureux de vous savoir
toujours le même et de penser à votre amitié qui veille au loin, malgré
la rareté de vos lettres et vos occupations!

Eh bien, oui, nous avons eu tort de croire qu'un livret d'opéra, roulant
sur un intérêt d'art, sur une passion artiste, pourrait plaire à un
public parisien. Cette erreur a produit un effet très fâcheux; mais la
musique, malgré toutes les clameurs habilement mises en choeur de mes
ennemis intimes, a gardé le terrain. La seconde et la troisième
représentation ont marché à souhait. Ce que les feuilletonistes
appellent mon système n'est autre que celui de Weber, de Glück et de
Beethoven; je vous laisse à juger s'il y a lieu à tant d'injures; ils ne
l'attaquent de la sorte que parce que j'ai publié dans les _Débats_ des
articles sur le _rythme_, et qu'ils sont enchantés de faire, à ce
sujet, des pages de théorie contenant presque autant d'absurdités que de
notes. Les journaux _pour_ sont _la Presse_, l'_Artiste_, _la France
musicale_, _la Gazette musicale_, _la Quotidienne_, les _Débats_.

Mes deux cantatrices ont eu vingt fois plus de succès que Duprez, ce
dont ce dernier a été offusqué au point d'abandonner le rôle à la
troisième soirée. C'est Alexis Dupont qui va le remplacer, mais il lui
faudra encore à peu près dix jours pour bien apprendre toute cette
musique, ce qui cause dans mes représentations une interruption assez
désagréable. Après quoi, le répertoire de l'Opéra est combiné de telle
sorte, que je serai joué beaucoup plus souvent avec Dupont que je ne
l'eusse été avec Duprez.

C'est là l'important; il ne s'agit que d'être entendu très souvent. Ma
partition se défend d'elle-même. Vous l'entendrez, je pense, au mois de
décembre, et vous jugerez si j'ai raison de vous dire aujourd'hui que
_c'est bien_. L'ouverture ne fait pas honte, je crois, à celles des
_Francs Juges_ et du _Roi Lear_. Elle a toujours été chaudement
applaudie. C'est la question du _Freyschütz_ à l'Odéon qui se
représente; je ne puis vous donner de comparaison plus exacte, bien
qu'elle soit ambitieuse musicalement. C'est pourtant _moins
excentrique_ et _plus large_ que Weber.

J'ai fait une ouverture de _Rob-Roy_ qui m'a paru mauvaise après
l'exécution; je l'ai brûlée. J'ai fait une messe solennelle dont
l'ensemble était, selon moi, également mauvais; je l'ai brûlée aussi. Il
y avait trois ou quatre morceaux dans notre opéra des _Francs Juges_ que
j'ai détruits pour le même motif. Mais, quand je vous dirai: «Cette
partition est douée de toutes les qualités qui donnent la vie aux
oeuvres d'art,» vous pouvez me croire, et je suis sûr que vous me
croyez. La partition de _Benvenuto_ est dans ce cas.

Adieu; mille amitiés bien vives.

Mes hommages respectueux à votre femme.



LXIX

Septembre 1838.


Ah! ah! voilà une joie! vous arrivez enfin!

Je vous envoie le seul billet qui me reste.

Venez ce soir après l'opéra à la loge des troisièmes nº 35; c'est celle
de ma femme; j'irai vous y retrouver: le plus tôt possible avant ou
pendant le ballet.

Massol est malade et il se voit obligé de passer son air du maître
d'armes!



LXX

22 août 1839.


    Mon cher Humbert,

Grand merci de votre longue et charmante lettre! c'est toujours une fête
pour moi, quand je reconnais votre écriture sur une enveloppe; mais,
cette fois, la fête a été d'autant plus joyeuse, qu'elle s'était
attendue plus longtemps. Je ne savais plus ce que vous étiez devenu.
Étiez-vous en Sardaigne, à Turin ou à Belley? Je conçois tout le charme
que vous devez trouver dans votre immense métairie, et je me dis bien
souvent aussi: _O rus, quandò te aspiciam!_ mais rien de plus impossible
pour le moment qu'un pareil voyage! C'est trop loin de ma route; il faut
que je passe le Rhin et non la Méditerranée.

Pardonnez-moi de vous écrire un peu à la hâte. Depuis huit jours, je
cherche en vain le temps de causer à loisir avec vous, et je suis obligé
d'y renoncer. Voilà donc quelques lignes sur les choses auxquelles vous
voulez bien vous intéresser.

J'ai fini ma grande symphonie avec choeurs; cela équivaut à un opéra en
deux actes et remplira tout le concert; il y a quatorze morceaux!

Vous avez dû recevoir trois partitions: le _Requiem_, l'ouverture de
_Waverley_ et celle de _Benvenuto_. Je viens de copier pour votre frère,
que je remercie de son bon souvenir, toute la scène des ouvriers:
_Bienheureux les matelots!_ avec le petit duo d'Ascanio et Benvenuto qui
s'y joint. Comme la partition est très simple et que l'accompagnement
est tout dans les guitares, il m'a été facile de le réduire, et vous
aurez tout de la sorte; mais ça va vous coûter, par la poste, un prix
ridicule!

Voici la phrase du serment des ciseleurs:

[Illustration: notation musicale]

Ruolz vient de donner son opéra de _la Vendetta_, que Duprez a soutenu
avec frénésie, mais dont le succès est une négation complète. Le public
en masse a senti lui-même toute la nullité d'une pareille composition;
mais on l'a laissé passer sans rien dire. J'étais cruellement embarrassé
pour en rendre compte; mais M. Bertin n'entendait pas raillerie, et il
m'a fallu dire à peu près la vérité.

Je n'ai pas revu Ruolz depuis lors.

A propos d'article, lisez donc les _Débats_ d'aujourd'hui dimanche: vous
verrez, à la fin, une homélie à l'adresse de Duprez, sous le nom d'_un
Débutant_. Cela vous fera rire.

L'_Ode à Paganini_ a paru, il y a huit jours, dans la _Gazette
musicale_, avec une faute d'impression atroce, qui rend une strophe
inintelligible!

Mille remerciements à votre frère pour la peine qu'il a prise de me
traduire Romani. C'est merveilleusement beau, et j'ai trouvé, ainsi que
ma femme, une singulière ressemblance entre la couleur de cette poésie
et celle des poèmes de Moore. Dites bien à M. Romani, quand vous le
verrez, que je l'admire de toute mon âme.

Spontini est toujours plus absurde et plus sottement envieux. Il a écrit
à Émile Deschamps avant-hier une lettre incommensurablement ridicule. Le
voilà reparti pour Berlin, après avoir désenchanté ici ses plus vrais
admirateurs. Où diable le génie a-t-il pu aller se nicher! Il est vrai
qu'il a délogé depuis longtemps. Mais enfin _la Vestale_ et _Cortez_
sont toujours là.

Adieu, mon cher ami. Je vous tiendrai au courant des répétitions de
_Roméo et Juliette_. Je suis occupé à corriger les copies en ce moment,
et je vais de ce pas chez un littérateur allemand qui se charge de la
traduction de mon livret. Émile Deschamps m'a fait là de bien beaux
vers, à quelques exceptions près. Je vous enverrai cela.

Adieu! adieu!

Votre tout dévoué.



LXXI

Londres, vendredi 31 janvier 1840.


    Mon cher Humbert,

Me voilà un peu libre aujourd'hui et moins tourmenté par le vent que
ces dix jours derniers; je vais donc vous répondre sans trop d'idées
noires. Vos félicitations, si pleines de chaleur et d'amitié vraie, me
manquaient; je les attendais sans cesse. Me voilà content, le succès est
complet. _Roméo et Juliette_ ont fait encore cette fois verser des
larmes (car on a beaucoup pleuré, je vous assure). Il serait trop long
de vous raconter ici toutes les péripéties de ces trois concerts. Il
vous suffit de savoir que la nouvelle partition a excité des passions
inconcevables, et même des conversions éclatantes. Bien entendu que le
noyau d'_ennemis quand même_ reste toujours plus dur. Un Anglais a
acheté cent vingt francs, du domestique de Schlesinger, le petit bâton
de sapin qui m'a servi à conduire l'orchestre. La presse de Londres, en
outre, m'a traité splendidement.

Ces trois séances coûtaient pour les exécutants douze mille cent francs,
et la recette s'est élevée à treize mille deux cents francs; sur ces
treize mille deux cents francs, il ne m'en reste donc qu'onze cents de
bénéfice! N'est-ce pas triste d'avouer qu'un résultat si beau, si l'on
tient compte de l'exiguïté de la salle et des habitudes du public, est
misérable quand j'y veux chercher des moyens d'existence? Décidément
l'art sérieux ne peut pas nourrir son homme, et il en sera toujours
ainsi, jusqu'à ce qu'un gouvernement comprenne que cela est injuste et
horrible.

Je vous envoie le livret d'Émile Deschamps et les couplets du prologue,
le seul morceau que j'aie voulu publier; vous vous chanterez ça à
vous-même. C'est, du reste, très aisé d'accompagnement. Paganini est à
Nice; il m'a écrit il y a peu de jours; il est enchanté de son
_ouvrage_. Il est bien _à lui_, celui-là, il lui doit l'existence.

Alizard a eu un véritable succès dans son rôle du bon moine (le Père
Laurence, dont le nom lui est resté). Il a merveilleusement compris et
fait comprendre la beauté de ce caractère shakspearien. Les choeurs ont
eu de superbes moments; mais l'orchestre a confondu l'auditoire
d'étonnement par les miracles de verve, d'aplomb, de délicatesse,
d'éclat, de majesté, de passion, qu'il a opérés.

Je vous enverrai aussi dans peu l'ouverture du _Roi Lear_, qui va
paraître en partition.

On a voulu à l'Opéra me faire écrire la musique d'un livret en trois
actes de Scribe. J'ai pris le manuscrit; puis, me ravisant, je l'ai
rendu dix minutes après, sans l'avoir lu. Il serait trop long de vous
dire pourquoi. L'Opéra est une école de diplomatie, je me forme. Eh
bien, tenez, Ferrand, tout ça m'ennuie, me dégoûte, m'indigne, me
révolte. Heureusement, nous allons peut-être voir du changement;
l'administration se ruine. Aguado ne veut plus de ses _deux théâtres_,
et il ne sait comment s'en débarrasser. Les Italiens sont aux abois. En
attendant, vous vivez dans votre île, vous voyez le soleil et les
orangers et la mer... Venez donc un peu à Paris. Si vous saviez comme je
suis triste en dedans! Ça passera peut-être.

Remerciez votre frère de son bon souvenir. Tâchez de l'amener avec vous.
Mes hommages respectueux à madame Ferrand.

Henriette est un peu inquiète: Louis est malade, le médecin ne peut pas
deviner ce qu'il a. J'espère pourtant le voir sur pied ces jours-ci.

La _Gazette musicale_ donne, jeudi prochain, un concert à grand
orchestre pour ses abonnés; c'est moi qui le conduis. Votre _Symphonie
d'Harold_ et l'ouverture de _Benvenuto_ y figureront.

C'est égal, je suis horriblement triste; que va-t-il m'arriver?
Probablement rien.

Adieu, nous verrons bien. Dans tous les cas, je vous aime sincèrement,
n'en doutez jamais.

       *       *       *       *       *

_P.-S._--Gounet est assez rare, et en général fort mélancolique; il
devient réellement _vieux_, plus que vous ne pourriez croire. Barbier
vient de publier un nouveau volume de satires que je n'ai pas encore
lues. Nous avons _dansé_ tous les deux dernièrement chez Alfred de
Vigny. Que tout ça est ennuyeux! Il me semble que j'ai cent dix ans.



LXXII

3 octobre 1841.


    Mon cher Humbert,

Me croirez-vous si je vous dis que, depuis la réception de votre lettre,
qui m'a causé tant de véritable joie, je n'ai pas trouvé une heure de
loisir complet pour vous répondre? C'est pourtant la vérité.

Je ne menai jamais une vie plus active, plus préoccupée même dans
l'inaction. J'écris, comme vous le savez peut-être, une grande partition
en quatre actes sur un livret de Scribe intitulé _la Nonne sanglante_.
Il s'agit de l'épisode du _Moine_ de Lewis que vous connaissez; je crois
que, cette fois, on ne se plaindra pas du défaut d'intérêt de la pièce.
Scribe a tiré, ce me semble, un très grand parti de la fameuse légende;
il a, en outre, terminé le drame par un terrible dénouement, emprunté à
un ouvrage de M. de Kératry, et du plus grand effet scénique.

On compte sur moi à l'Opéra pour l'année prochaine à cette époque; mais
Duprez est dans un tel état de délabrement vocal, que, si je n'ai pas un
autre premier ténor, rien ne serait plus fou de ma part que de donner
mon ouvrage. J'en ai un en perspective, dont je surveille l'éducation et
qui débutera au mois de décembre prochain dans le rôle de Robert le
Diable; j'y compte beaucoup; mais il faudra le voir en scène avec
l'orchestre et le public. Il s'appelle Delahaye; c'est un grand jeune
homme que j'ai enlevé aux études médicales après avoir entendu sa belle
voix: il avait tout à apprendre alors, mais ses progrès sont rapides...
J'espère donc. Attendons.

J'avais lu dans le _Journal des Débats_, avant votre lettre, les détails
de vos succès agricoles. Vous avez fondé un magnifique établissement, je
n'en doute pas; et il a fallu, malgré les avantages naturels de votre
domaine, de bien longs travaux et une persévérance bien intelligente
pour arriver à de tels résultats. Vous êtes une espèce de Robinson, dans
votre île, moins la solitude et les sauvages. Quand le soleil brille,
j'ai des désirs violents d'aller vous y rendre visite, de respirer vos
brises parfumées, de vous suivre dans vos champs, d'écouter avec vous le
silence de vos solitudes; nous nous comprenons si bien, j'ai pour vous
une affection si vive, si confiante, si entière!... Mais, quand les
jours brumeux reviennent, la fièvre de Paris me reprend et je sens que
vivre ailleurs m'est à peu près impossible. Et cependant, le
croiriez-vous? à l'emportement de mes passions musicales a succédé une
sorte de sang-froid, de résignation, ou de mépris si vous voulez, en
face de ce qui me choque dans la pratique et dans l'histoire
contemporaine de l'art, dont je suis loin de m'alarmer. Au contraire,
plus je vais, plus je vois que cette indifférence extérieure me conserve
pour la lutte des forces que la passion ne me laisserait pas. C'est
encore de l'amour; ayez l'air de fuir, on s'attache à vous poursuivre.

Vous savez sans doute le succès _spaventoso_ de mon _Requiem_ à
Saint-Pétersbourg. Il a été exécuté en entier dans un concert donné _ad
hoc_ par tous les théâtres lyriques réunis à la chapelle du czar et aux
choristes de deux régiments de la garde impériale. L'exécution, dirigée
par Henri Bomberg, a été, à ce que disent des témoins auriculaires,
d'une incroyable majesté. Malgré les dangers pécuniaires de
l'entreprise, ce brave Bomberg, grâce à la générosité de la noblesse
russe, a encore eu, en sus des frais, un bénéfice de cinq mille francs.
Parlez-moi des gouvernements despotiques pour les arts!... Ici, à Paris,
je ne pourrais sans folie songer à monter en entier cet ouvrage, ou je
devrais me résigner à perdre ce que Bomberg a gagné.

Spontini vient de revenir; je lui avais écrit à Berlin une lettre sur la
dernière représentation de _Cortez_, qui m'avait agité jusqu'aux spasmes
nerveux; elle s'est croisée avec lui. Je ne l'ai pas encore vu depuis
son retour, faute d'une demi-heure pour aller rue du Mail; je ne sais
pas même s'il a reçu ma lettre. Il a été, pour ainsi dire, chassé de la
Prusse; c'est pourquoi j'ai cru devoir lui écrire. Il ne faut pas, en
pareil cas, négliger la moindre protestation capable de rendre un peu de
calme au coeur ulcéré de l'homme de génie, quels que soient les défauts
de son esprit et même son égoïsme. Le temple peut être indigne du dieu
qui l'habite, mais le dieu est dieu.

Notre ami Gounet est bien triste; il a perdu, dans la faillite du
notaire Lehon, presque tout l'avoir de sa mère et le sien; il m'a appris
ce malheur trois mois après la catastrophe. Je ne vois pas Barbier; il y
a plus de six mois que je ne l'ai rencontré.

J'ai fait cette année, entre autres choses, des récitatifs pour le
_Freyschütz_ de Weber, que je suis parvenu à monter à l'Opéra sans la
moindre mutilation, ni correction, ni castilblazade d'aucune espèce
dans la pièce ni dans la musique. C'est un merveilleux chef-d'oeuvre.

Si vous venez cet hiver, nous aurons d'immenses causeries sur mille
choses qu'on explique mal en écrivant. Je voudrais bien vous voir! Il me
semble que je descends la montagne avec une terrible rapidité; la vie
est si courte! je m'aperçois que l'idée de sa fin me vient bien souvent
depuis quelque temps! aussi est-ce avec une avidité farouche que
j'arrache plutôt que je ne cueille les fleurs que ma main peut atteindre
en glissant le long de l'âpre sentier.

Il a été et il est encore question de me donner la place d'Habeneck à
l'Opéra; ce serait une dictature musicale dont je tirerais parti, je
l'espère, dans l'intérêt de l'art; mais il faut pour cela qu'Habeneck
arrive au Conservatoire, où le vieux Chérubini s'obstine à dormir. Si je
deviens vieux et incapable, la direction du Conservatoire ne peut que
m'être dévolue... Je suis encore jeune, il n'y a donc pas à y songer.



LXXIII

La Côte-Saint André, jeudi 10 septembre 1847.


    Mon cher Humbert,

Je n'ai que huit jours à donner à mon père; vous voyez qu'il m'est
impossible d'aller vous voir. Je pars dimanche prochain, je serai à Lyon
lundi matin; si par hasard vous y étiez encore, ou si vous pouviez y
venir, je serai _à midi_ devant le bureau de poste, place Bellecour. Je
suis bien contrarié de ne vous avoir pas vu. Si je ne vous vois pas à
Lyon, je vous écrirai de Paris une lettre moins laconique que celle-ci.
Je n'ai jamais douté de l'intérêt que vous prenez à ce que je fais et de
votre chaleureuse affection, que je vous rends bien, vous le savez
aussi. J'ai lu, ou plutôt bu, votre brochure sur la Sardaigne et sur
l'ouvrage de M. de la Marmora; c'est admirablement écrit et d'une
rectitude de jugement, d'une finesse d'aperçus bien rares. Je vous en
fais mille compliments.

Mes hommages respectueux à madame Ferrand et mes amitiés a votre frère.

    Tout à vous.



LXXIV

1er novembre 1847.


    Mon cher ami,

Je pars pour Londres après-demain; j'y suis appelé, avec un fort bel
engagement, pour diriger l'orchestre du Grand-Opéra anglais et donner
quatre concerts. Dieu sait maintenant quand nous nous reverrons, mon
engagement étant de six ans, et pour les quatre mois de l'année pendant
lesquels j'avais la chance de vous rencontrer de temps en temps à Paris.

Vous avez su l'excellent résultat de mon voyage en Russie; on m'y a fait
un accueil impérial. Grands succès, grandes recettes, grandes
exécutions, etc., etc.

Voyons maintenant l'Angleterre. La France devient de plus en plus
profondément bête à l'endroit de la musique; et _plus je vois
l'étranger, moins j'aime ma patrie_. Pardon du blasphème!...

Mais l'art, en France, est mort; il se putréfie... Il faut donc aller
aux lieux où il existe encore. Il paraît qu'il s'est fait en Angleterre
une singulière révolution depuis dix ans, dans le sens musical de la
nation.

Nous verrons bien.



LXXV

8 juillet, 1850.


    Mon cher Humbert,

J'allais partir pour la rue des Petits-Augustins quand m'est parvenue
votre lettre. J'avais à vous dire que décidément vos strophes ne sont
pas des couplets, qu'elles expriment trois sentiments distincts et trop
grands pour une _chanson_ dont la musique, pour n'être pas exécrable,
devrait prendre des allures de juste milieu qui me paraissent bien peu
dignes. La magnifique apostrophe à la mort, surtout, a trop de caractère
pour la jeter dans le sac aux couplets. Vous m'avez donné un poème, une
ode, qui exige une musique pindarique. J'ai senti, en vous quittant,
cette musique s'agiter et clamer en moi. Mais, en raison de son
importance, je ne puis me laisser aller à l'accueillir en ce moment. Il
s'agit d'un grand morceau, pour un choeur d'hommes et un orchestre
puissant. Je l'écrirai au moment où, vous et moi, nous y attendrons le
moins. Jamais plus qu'à présent je ne fus malade d'ennui; je ne songe
qu'à dormir, j'ai toujours la tête lourde, un malaise inexplicable me
stupéfie. J'ai besoin de voyages lointains, très lointains, et je ne
puis me mouvoir que de la rive droite à la rive gauche de la Seine.

Autre chose, confidentielle. J'ai relu hier plusieurs fois le passage
sur la musique contenu dans le livre de M. Mollière; et franchement
j'aurais à contrecarrer les trois cinquièmes de ses propositions.

Malgré les explications qu'il vous a envoyées pour me les transmettre,
et qui feraient au moins peser sur son style le reproche de manque de
précision et de clarté, j'ai trouvé qu'il disait très catégoriquement:

«La musique, qu'on peut définir: _la parole_ rythmée et modulée de
l'homme.»

Non, on ne peut pas la définir ainsi.

D'autres et nombreux passages soulèveraient des controverses sans fin.
Ensuite, il dit en terminant:

«L'exécution, elle aussi, se réalise par trois modes, _majeur_, _mineur_
et NATUREL.»

Qu'est-ce que des _modes_ majeur ou mineur d'_exécution_?... et
qu'est-ce qu'un mode _naturel_ quelconque?... Je n'y comprends
absolument rien.

Cet ouvrage n'est pas de ceux dont on puisse faire mention en trois
lignes, comme nous faisons d'une romance de Panseron; et je me vois dans
l'impossibilité de parler comme je le voudrais de la partie consacrée à
la musique. Croyez bien que j'en suis désolé et que j'eusse été heureux
de faire et de faire _bien_ un article auquel l'auteur et vous attachez
une importance que malheureusement il ne pourrait avoir en aucun cas. On
sait trop que tout ce que je dirai jamais sur des questions semblables
n'a aucune valeur; ce n'est pas mon affaire. Autant vaudrait me faire
apprécier un poème sanscrit.

Voulez-vous, mon cher ami, aller voir Gounet de ma part et me donner de
ses nouvelles. Son état de santé m'inquiète et m'afflige beaucoup.

Mille amitiés à Auguste.

Tout à vous.



LXXVI

28 août 1850.


    Mon cher Humbert,

Rien de nouveau ici; la noble Assemblée est en vacances, nous n'avons
presque plus de représentants, et le soleil n'en continue pas moins à se
lever chaque jour, comme si tout était en ordre dans le monde. Les
journaux s'obstinent à s'envoyer des démentis au sujet de l'accueil que
les provinces font au Président. Ce qui est vrai pour l'un est faux pour
l'autre. «Vous êtes fou!--Vous en êtes un autre!» etc. Et le lecteur
répète le mot de Beaumarchais: «De qui se moque-t-on ici?» Ces farces-là
ne vous paraissent-elles pas un peu bien stupides et infiniment
prolongées?

Voyez-vous, mon cher, on n'a pas su trouver l'homme qu'il nous fallait
pour présider la République. Cet honnête homme est pourtant bien connu,
aimé, respecté; administrateur intègre et habile, il le prouve chaque
jour par la manière remarquable dont il remplit les fonctions
municipales à lui confiées depuis trois ans; il a déjà (il peut s'en
vanter) fait le bonheur de bien des milliers d'ingrats qui l'oublient;
il a exercé même une puissante influence sur le mouvement littéraire de
notre époque; il est d'un âge mûr, peu ambitieux, blasé sur la gloire,
revenu des séductions de la popularité. C'est un sage enfin, un vrai
philosophe. C'est le maire de Courbevoie, c'est Odry!

On avait bien parlé, dans le temps, de l'illustre maire d'Auteuil, de M.
Musard; mais celui-ci a trop de superbe. Il eût involontairement méprisé
tout ce qui n'a que de l'esprit et du bon sens; c'est un homme de génie.
On a bien fait, je pense, de renoncer à lui. Mais Odry, le brave et bon
Bilboquet!

Il le fallait!

Adieu.

Votre bien dévoué.



LXXVII

Hanovre, 13 novembre 1853.


    Mon cher Humbert,

Je vous écris un peu au hasard, ne sachant si vous êtes à Belley, à
Lyon, en Sardaigne ou _en Europe_. Mais j'espère que ma lettre vous
trouvera.

A mon retour de Londres, au mois d'août, je suis allé à Bade, où j'étais
engagé par M. Bénazet, le directeur des jeux. J'y ai organisé et dirigé
un beau festival où l'on a entendu deux actes de _Faust_, etc. De là, je
suis allé à Francfort, où j'ai donné deux autres concerts au théâtre,
avec _Faust_ toujours.

Il n'y avait pas la foule immense de Bade; mais on m'a fêté d'une façon
tout à fait inusitée dans les _villes libres_, c'est-à-dire dans les
villes esclaves des idées mercantiles, des _affaires_, comme l'est
Francfort. De là, je suis revenu à Paris. A peine réinstallé, une double
proposition m'est arrivée de Brunswick et de Hanovre, et je suis
reparti. Vous dire tous les délires du public et des artistes de
Brunswick après l'audition de _Faust_ serait trop long:

Bâton d'or et argent offert par l'orchestre; souper de cent couverts où
assistaient toutes les _capacités_ (jugez de ce qu'on a mangé) de la
ville, les ministres du duc, les musiciens de la chapelle; institution
de bienfaisance fondée sous mon nom (_sub invocatione sancti_, etc.);
ovation décernée par le peuple un dimanche qu'on exécutait le _Carnaval
romain_ dans un jardin-concert... Dames qui me baisaient la main en
sortant du théâtre, en pleine rue; couronnes anonymes envoyées chez moi,
le soir, etc., etc.

Ici, autre histoire. En arrivant à ma première répétition, l'orchestre
m'accueille par des fanfares de trompettes, des applaudissements, et je
trouve mes partitions couvertes de lauriers comme de respectables
jambons. A la dernière répétition, le roi et la reine viennent à neuf
heures du matin et restent jusqu'à la fin de nos exercices, c'est-à-dire
jusqu'à une heure après-midi. Au concert, grandissimes hourras et bis,
etc. Le lendemain, le roi m'envoie chercher et me demande un second
concert, qui aura lieu après-demain.

--Je ne croyais pas, me dit-il, qu'on pût encore trouver du nouveau beau
en musique, vous m'avez détrompé. Et comme vous dirigez! je ne _vous
vois pas_ (le roi est aveugle), mais je le sens.

Et, comme je me récriais sur mon bonheur d'avoir un pareil auditeur
_musicien_:

--Oui, a-t-il ajouté, je dois beaucoup à la Providence, qui m'a accordé
le sentiment de la musique en compensation de ce que j'ai perdu!

Ces simples mots, cette allusion au double malheur dont ce jeune roi a
été la victime il y a quinze ans, m'ont vivement touché.

J'ai bien pensé à vous, il y a trois semaines, dans un voyage pédestre
que j'ai fait dans les montagnes du Hartz (lieu de la scène du sabbat de
_Faust_). Je ne vis jamais rien de si beau; quelles forêts! quels
torrents! quels rochers! Ce sont les ruines d'un monde... Je vous
cherchais, vous me manquiez sur ces cimes poétiques. J'avoue que
l'émotion m'étranglait.

Adieu; écrivez-moi _poste restante à Leipzig_ jusqu'au 11.

Mille ferventes amitiés.

       *       *       *       *       *

Ce matin, j'ai reçu la visite de madame d'Arnim, la Bettina de Goethe,
qui venait non pas _me voir_, disait-elle, mais _me regarder_. Elle a
soixante-douze ans et bien de l'esprit.



LXXVIII

Samedi matin, octobre 1854.


    Mon cher, très cher ami,

Je suis vraiment effrayé de tous les sourires que me prodigue la fortune
depuis quinze jours; vous manquiez à mon auditoire, et vous voilà!

C'est demain à deux heures précises, chez Herz, rue de la Victoire. Je
vous envoie deux places de pourtour où vous pourrez vous faire
accompagner; car je crains que vous ne puissiez encore vous passer d'un
bras. Je n'ai plus de stalles numérotées; mais vous serez bien en
arrivant de bonne heure.

Je voulais vous prier de venir dîner avec moi aujourd'hui; mais ma femme
est si malade, qu'il n'y aura pas moyen (vous ne savez peut-être pas
encore que je suis remarié depuis deux mois).

Je crève de joie de vous faire entendre mon nouvel ouvrage[8]. Il a un
succès énorme; toutes les presses françaises, anglaises, allemandes,
belges, chantent _hosanna_ sur tous les tons, et il y a ici deux
individus qui se gangrènent de rage. Rien ne manquait que votre
présence.

Il faut absolument que je vous voie demain après le concert.



LXXIX

2 janvier 1855.


    Mon cher, très cher ami,

Votre poème est admirable, superbe, _magnificent_ (comme disent les
Anglais); il m'a d'autant plus violemment ému, que j'ai mon fils en
Crimée... Pauvre garçon! il a assisté à la prise de Bomarsund et n'a
fait que passer ici pour entrer dans la flotte de la mer Noire... J'ai
eu peur d'abord d'une satire à la manière des _Châtiments_ d'Hugo!...
Hugo fou furieux de n'être pas empereur! _Nil aliud!_

Mais vous m'avez bien vite rassuré; moi, je suis tout à fait
impérialiste; je n'oublierai jamais que notre empereur nous a délivrés
de la sale et stupide république! Tous les hommes civilisés doivent s'en
souvenir. Il a le malheur d'être un barbare en fait d'art; mais quoi!
c'est un barbare sauveur,--et Néron était un artiste.--Il y a des
esprits de toutes les couleurs.

Je suis chaque jour sur le point de partir pour Bruxelles. Je m'occupe à
grand'peine des préparatifs du concert du Théâtre-Italien pour la fin du
mois.

Je suis engagé pour trois concerts à Londres pour y faire entendre
_Roméo_ et _Harold_. Je ne sais où donner de la tête. Mais je veux vous
voir; donnez-moi un rendez-vous absolument.



LXXX

Paris, 3 novembre 1858.


O mon pauvre cher ami, que votre lettre m'a fait de mal! Et moi qui
vous accusais d'indifférence à mon égard! Je me disais souvent: «Dès que
Ferrand a quitté Paris, il ne pense plus à moi, il ne daigne pas
seulement me faire savoir s'il est à Lyon, ou à Belley, ou en
Sardaigne.»

Que je vous plains, cher ami! et pourtant, d'après votre aveu, il faut
se réjouir de la légère amélioration de votre santé. Vous pouvez penser,
vous pouvez écrire, marcher. Dieu veuille que le rude hiver qui nous
menace, et dont les morsures se font déjà sentir, ne vienne pas retarder
les progrès de votre guérison.

Quant à moi, je suis la proie d'une névralgie qui s'est fixée depuis
deux ans sur les intestins, et je souffre presque constamment, excepté
la nuit. Dernièrement, à Bade, je pouvais à peine me traîner à
l'orchestre à certains jours, pour faire mes répétitions. Au bout de
quelques minutes, il est vrai, la fièvre musicale arrivait et me rendait
les forces. Il s'agissait d'organiser une grande exécution des quatre
premières parties de ma symphonie de _Roméo et Juliette_. J'ai fait
_onze_ répétitions acharnées. Mais quelle exécution ensuite! C'était
merveilleux. Le succès a été grandissime. La _Scène d'amour_ (l'adagio)
a fait couler beaucoup de larmes, et j'avoue que rien ne m'enchante
autant que de produire par la musique seule ce genre d'émotion. Pauvre
Paganini, qui n'a jamais entendu cet ouvrage, composé pour lui plaire.

Nous nous écrivons si rarement, qu'il faut bien vous rendre compte de ma
vie depuis deux ans. Ce long temps a été employé à faire un long
ouvrage, _les Troyens_, opéra en cinq actes, dont j'ai écrit (comme pour
_l'Enfance du Christ_) les paroles et la musique. Cela fait grand bruit
un peu partout; les journaux anglais, allemands et français en ont même
beaucoup trop parlé. Je ne sais ce que deviendra cet immense ouvrage,
qui n'a pas en ce moment la moindre chance de représentation. Le théâtre
de l'Opéra est en désarroi. C'est, en outre, une espèce de théâtre privé
de l'empereur où l'on n'exécute en fait d'ouvrages nouveaux que ceux des
gens _adroits_ à se faufiler de façon ou d'autre. Enfin, c'est fait;
j'ai écrit cela avec une passion que vous concevrez parfaitement, vous
qui admirez aussi la grande inspiration virgilienne.

Personne ne connaît rien de ma musique; mais le poème, que j'ai lu
souvent devant de nombreuses assemblées d'artistes et d'amateurs
lettrés, passe déjà à Paris pour _quelque chose_. Je regrette bien de ne
pas pouvoir vous le faire connaître; je le pourrai plus tard, j'espère.

Cet ouvrage me donnera sans doute beaucoup de chagrins; je m'y suis
toujours attendu; je supporterai donc tout sans me plaindre.

_Le Monde illustré_ publie des fragments de mes Mémoires, où il est
souvent question de vous. Cela vous est-il tombé sous les yeux?

Madame Ferrand m'a sans doute oublié depuis longtemps; voulez-vous, cher
ami, me rappeler à son souvenir et lui présenter mes hommages
respectueux?

Adieu, adieu; je vous embrasse de tout mon coeur.

       *       *       *       *       *

Vous me demandez des nouvelles de mon fils; ce cher enfant est
lieutenant à bord d'un grand navire français dans l'Inde. Il va revenir.



LXXXI

Paris, 8 novembre 1858.


    Mon très cher ami,

Quand je lis vos lettres si riches d'expressions affectueuses et dictées
par un coeur si chaud et si expansif, je trouve les miennes bien froides
et bien prosaïques. Mais, croyez-moi, c'est une sorte de timidité qui me
fait écrire ainsi; je n'ose me livrer et j'exprime seulement à demi ce
que je sens si complètement. Au reste, je suis persuadé que vous le
savez, et je n'insiste pas là-dessus.

J'ai reçu votre ardente poésie du _Brigand_; c'est bien beau! cela sent
la poudre et le plomb fraîchement fondu. Mais l'article, le feuilleton
dont vous me parlez ne m'est pas parvenu. La gaieté de cet écrit, que
vous comparez aux fleurettes qui croissent sur les tombes, est, à ce
qu'il paraît, un contraste naturel entre le sujet traité par certains
esprits et les dispositions intimes de ces esprits eux-mêmes. Je suis
souvent, comme vous avez été en composant cela, d'une tristesse profonde
en allumant les _soleils_ et les serpenteaux de la plus folle joie.

Je vais aller au bureau du _Monde illustré_ vous faire envoyer les
numéros du journal qui contiennent les premiers fragments de mes
Mémoires; vous recevrez ensuite les autres au fur et à mesure qu'ils
paraîtront. Bien que j'aie supprimé les plus douloureux épisodes (on ne
les connaîtra que si mon fils veut plus tard publier le tout en volume),
ce récit, je le crains, vous attristera. Mais peut-être aimerez-vous
être ainsi attristé...

Je vous enverrai aussi dans peu une partition complète de _l'Enfance du
Christ_; elle a paru depuis près de trois ans. Je n'ose vous adresser
le manuscrit du poème des _Troyens_, je me méfie trop des moyens de
transport. Mais, quand j'aurai quelque argent disponible, je le ferai
copier et je courrai alors les risques du chemin de fer.

Votre frère est donc auprès de vous? Je le croyais éloigné de Belley, je
ne sais pourquoi. Je lui serre la main en le remerciant de son bon
souvenir. Et notre ami Auguste Berlioz, que devient-il?

J'ai reçu ce matin de Parme une lettre d'Achille Paganini au sujet de
mes Mémoires; vous la lirez dans _le Monde illustré_ prochainement.

J'en reçois une autre ce soir de Pise d'un homme de lettres qui m'a
envoyé deux poèmes d'opéra. Hélas! je suis ainsi fait, qu'il suffit de
m'offrir un texte à musique pour m'ôter l'envie et souvent la
possibilité de le traiter.

Oh! que je voudrais vous lire et vous chanter mes _Troyens_! Il y a là
des choses bien curieuses, ce me semble.

    _Heu! fuge nate dea, teque his, ait, eripe flammis;
    Hostis habet muros, ruit alto à culmine Troja!_

    Ah! fuis, fils de Vénus! l'ennemi tient nos murs!
    De son faîte élevé Troie entière s'écroule!...
            La mer de flamme roule,
    Des temples au palais, ses tourbillons impurs...
    Nous eussions fait assez pour sauver la patrie
    Sans l'arrêt du Destin. Pergame te confie
    Ses enfants et ses dieux. Va!... cherche l'Italie,
        Où, pour ton peuple renaissant,
    Après avoir longtemps erré sur l'onde,
    Tu dois fonder un empire puissant,
    Dans l'avenir dominateur du monde,
        Où la mort des héros t'attend.

Ce récitatif d'Hector, ranimé un instant par la volonté des dieux, et
qui redevient mort peu à peu en accomplissant sa mission auprès d'Énée,
est, je crois, une idée musicale étrangement solennelle et lugubre. Je
vous cite cela parce que c'est justement à de pareilles idées que le
public ne prend pas garde.

Adieu, adieu.



LXXXII

Paris, 19 novembre 1858.


    Mon cher Humbert,

Il n'y a point eu dans ma pensée de méprise au sujet de l'anecdote de la
rue des Petits-Augustins et de la belle personne qui voulut bien ouvrir
sa fenêtre pour entendre mon pauvre trio. J'aime et j'admire la
délicatesse de votre scrupule, et je vous embrasserais de bon coeur pour
l'avoir exprimé... Oh! comme nous sentons certaines choses... _ensemble_
(pour parler en musicien chef d'orchestre). Il est évident que j'étais
digne d'être votre ami.

Je n'ai rien oublié de ce temps que vous me rappelez; mais je n'écris
plus mes souvenirs, tout cela a été rédigé de 1848 à 1850, et je n'en
publie des _fragments_ qu'afin d'avoir un peu d'argent pour les
prochaines études que mon fils devra faire dans un port de mer, à son
retour des Indes. _Auri pia fames!_

Vous verrez très prochainement l'histoire des _Francs Juges_ dans _le
Monde illustré_; je ne pouvais oublier cela. Quant au critique sagace
qui prétend que l'ouverture de cet opéra porte un titre de fantaisie, je
n'ai pas cru qu'il valût la peine d'une réponse; j'ai lu bien d'autres
sottises aussi bien fondées que celle-là et auxquelles je ne répondrai
jamais.

Hier, je suis allé au ministère d'État; l'huissier du ministre m'a
introduit sans lettre d'audience, en voyant sur ma carte: _Membre de
l'Institut_. Et, si je n'eusse pas exhibé ce beau titre, on m'eût
éconduit comme un paltoquet. J'avais à parler au ministre au sujet des
_Troyens_ et de l'hostilité de parti pris du directeur de l'Opéra contre
cet ouvrage, dont il ne connaît pas une ligne ni une note. Son
Excellence m'a dit une foule de demi-choses et de demi-mots:

--Certainement... votre grande réputation... vous donne des droits... et
justifie bien les prétentions... Mais un grand opéra en cinq actes...
c'est une terrible responsabilité pour un directeur!... Je verrai...
J'avais déjà entendu parler de votre ouvrage...

--Mais, monsieur le ministre, il ne s'agit pas de monter _les Troyens_
cette année, ni l'année prochaine: le théâtre de l'Opéra est hors d'état
de mener à bien une telle entreprise; vous n'avez pas les sujets
nécessaires, l'Opéra actuel est incapable d'un pareil effort...

--Pourtant, en général, il faut écrire pour les moyens que l'on a...
Enfin, je réfléchirai à ce qu'on pourra faire...

Et l'empereur s'y intéresse! il me l'a dit, et j'ai eu la preuve, ces
jours-ci, qu'il m'avait dit vrai. Et le président du conseil d'État et
le comte de Morny, tous les deux de la commission de l'Opéra, ont lu et
entendu lire mon poème et le trouvent beau, et ils ont parlé en ma
faveur à la dernière assemblée!... Et parce que l'Opéra est dirigé par
un demi-homme de lettres _qui ne croit pas à l'expression musicale_ et
trouve que les paroles de _la Marseillaise_ vont aussi bien sur l'air de
_la Grâce de Dieu_ que sur celui de Rouget de Lisle, je serai tenu en
échec, pendant sept ou huit ans peut-être!...

L'empereur aime trop peu la musique pour intervenir directement et
énergiquement. Il me faudra subir l'ostracisme que cet insolent théâtre
infligea de tout temps à certains maîtres, sans savoir pourquoi. Tels
furent Mozart, Haydn, Mendelssohn, Weber, Beethoven, etc., qui tous
eussent voulu écrire pour l'Opéra de Paris et n'ont jamais pu être admis
à cet honneur.

Cher ami, pardon de laisser voir ma colère... Ne vous inquiétez pas des
moyens à prendre pour la copie du poème des _Troyens_; je trouverai cela
un jour ou l'autre. En attendant, je vous envoie la grande partition de
_l'Enfance du Christ_; vous aimerez mieux _lire_ cela sans doute que de
vous faire _écorcher sur le piano_ la petite partition; et vos souvenirs
s'éveilleront ainsi plus aisément.

Je vous laisse. On vient m'interrompre. Au reste, cela vaut mieux. Je
sortirai, et mon tremblement nerveux se dissipera.

Adieu, adieu; à vous et aux vôtres.



LXXXIII

26 novembre 1858.


    Cher ami,

Je n'ai rien à vous dire que ceci: j'éprouve le besoin de vous écrire,
pourquoi n'y céderais-je pas? vous me pardonnerez bien, n'est-ce pas?
je suis malade, triste (voyez combien de _je_ en si peu de lignes!),
quelle pitié! toujours _je_! toujours _moi_! on n'a des amis que pour
_soi_! et l'on devrait n'être que pour ses amis.

Que voulez-vous? _je_ suis une brute, un léopard, un chat si vous
voulez; il y a des chats qui aiment réellement leurs amis, je ne dis pas
leurs maîtres, les chats ne reconnaissent pas de maîtres...

En vous écrivant, l'oppression de mon coeur diminue; ne restons plus,
comme nous l'avons fait, des années sans nous écrire, je vous en prie.

Nous mourons avec une rapidité effrayante, songez-y... Vos lettres me
font tant de bien! Vous avez reçu la partition de _l'Enfance du Christ_,
n'est-ce pas? Il n'y a pas moyen de faire de la musique ici, ou il
faudrait être riche comme votre ami Mirès. J'en ai rêvé cette nuit (de
la musique, non de Mirès). Ce matin, mon songe m'est revenu; je me suis
mentalement exécuté, comme nous l'exécutâmes à Bade, il y a trois ans,
l'adagio de la symphonie en si bémol de Beethoven:

[Illustration: notation musicale]

et peu à peu, tout éveillé, je suis tombé dans une de ces extases
d'outre-terre... et j'ai pleuré toutes les larmes de mon âme, en
écoutant ces sourires sonores comme les anges seuls en doivent laisser
rayonner. Croyez-moi, cher ami, l'être qui écrivit une telle merveille
d'inspiration céleste n'était pas un homme. L'archange Michel chante
ainsi, quand il rêve en contemplant les mondes debout au seuil de
l'empyrée... Oh! ne pouvoir tenir là sous ma main un orchestre et me
chanter ce poème archangélique!...

Redescendons... Ah! on vient me déranger.... banalité, vulgarismes, la
vie bête!

Plus d'orchestre inspiré! je voudrais avoir là cent pièces de canon pour
les tirer toutes à la fois.

Adieu; me voilà un peu soulagé. Pardonnez-moi, pardonnez-moi!



LXXXIV

Paris, 28 avril 1859.


    Mon très cher ami,

Tout malade que je suis, j'ai encore la force de ressentir une grande
joie quand je reçois de vos nouvelles. Votre lettre m'a ranimé. Elle m'a
surpris pourtant au milieu des tracas d'un concert spirituel que j'ai
donné samedi dernier (23) au théâtre de l'Opéra-Comique. _L'Enfance du
Christ_ y a été mieux exécutée qu'elle n'avait encore pu l'être. Le
choix des chanteurs et des musiciens était excellent. Vous me manquiez
dans l'auditoire. La troisième partie (l'arrivée à Saïf) surtout a
produit un très grand effet d'attendrissement. Le solo du père de
famille: «Entrez, pauvres Hébreux,» le trio des Jeunes Israélites, la
conversation: «Comment vous nomme-t-on?--Elle a pour nom Marie, etc.,»
tout cela a paru toucher beaucoup l'auditoire. On ne finissait pas
d'applaudir. Mais, entre nous, ce qui m'a touché bien davantage, c'est
le choeur mystique de la fin: «O mon âme!» qui pour la première fois a
été exécuté avec les nuances et l'accent voulus. C'est dans cette
péroraison vocale que se résume l'oeuvre entière. Il me semble qu'il y a
là un sentiment de l'infini, de l'amour divin... Je pensais à vous en
l'écoutant. Mon très cher ami, je ne sais pas, comme vous, exprimer dans
mes lettres certains sentiments qui nous sont communs; mais je les
éprouve, croyez-moi bien. En outre, je n'ose pas me livrer trop; il y a
tant de choses flatteuses pour moi dans ce que vous m'écrivez!... J'ai
peur de me laisser influencer par vos sympathiques paroles. Avouez-le,
ce serait bien misérable de ma part.

J'avais totalement oublié, pardonnez-le-moi, que vous ne deviez plus
recevoir _le Monde illustré_ depuis plusieurs mois. Vous avez donc pris
un abonnement, puisque vous le lisez encore?... Sinon, faites-le-moi
savoir, et je vous ferai envoyer les numéros qui vous manquent et
régulariser les envois. C'est une misère, ne vous en préoccupez pas. Les
derniers numéros contiennent (très affaibli) le récit du crime tenté sur
moi par Cavé et Habeneck, lors de la première exécution de mon
_Requiem_. Cela fait du bruit. Je reçois fréquemment des lettres en
prose et en vers de mes amis inconnus. Cela me console.

Pour répondre à vos questions sur les trois nouvelles oeuvres
dramatiques du moment, je vous dirai que le _Faust_ de Gounod contient
de fort belles parties et de fort médiocres, et qu'on a détruit dans le
livret des situations admirablement musicales qu'il eût fallu trouver,
si Goethe ne les eût pas trouvées lui-même.

Que la musique d'_Herculanum_ est d'une faiblesse et d'un _incoloris_
(pardon du néologisme) désespérants! que celle du _Pardon de Ploërmel_
est écrite, au contraire, d'une façon magistrale, ingénieuse, fine,
piquante et souvent poétique!

Il y a un abîme entre Meyerbeer et ces jeunes gens. On voit qu'il n'est
pas Parisien. On voit le contraire pour David et Gounod.

Non, je n'ai fait aucune démarche en faveur des _Troyens_. Pourtant on
en parle de plus en plus. Véron, l'ancien directeur, à qui j'ai lu le
livret, s'est épris de passion pour cet ouvrage, et s'en va prônant
partout ce qu'il veut bien appeler «le poème». Je laisse dire, je laisse
faire, et demeure immobile comme la montagne, en attendant que Mahomet
marche à sa rencontre.

Il y a quinze jours, j'étais aux Tuileries; l'empereur m'a vu et m'a
serré la main en passant. Il est très bien disposé; mais il a tant
d'autres bataillons à commander!... les Grecs, les Troyens, les
Carthaginois, les Numides, cela se conçoit, ne doivent guère l'occuper.

En outre, mon sang-froid s'explique mieux par le découragement où je
suis de trouver des interprètes capables. Les chanteurs-acteurs de
l'Opéra sont tellement loin de posséder les qualités nécessaires pour
représenter certains rôles! Il n'y a pas une _Priameïa virgo_, une
Cassandre. La Didon serait bien insuffisante, et j'aimerais mieux
recevoir dans la poitrine dix coups d'un ignoble couteau de cuisine que
d'entendre massacrer le dernier monologue de la reine de Carthage.

          Je vais mourir.....
    Dans ma douleur immense submergée...
          Et mourir non vengée? etc.

Shakspeare l'a dit: «Rien n'est plus affreux que de voir déchirer de la
passion comme des lambeaux de vieille étoffe...»

Et la passion surabonde dans la partition des _Troyens_; les morts
eux-mêmes ont un accent triste qui semble appartenir encore un peu à la
vie; le jeune matelot phrygien qui, bercé au haut du mât d'un navire,
dans le port de Carthage, pleure le

      Vallon sonore
      Où, dès l'aurore,
    Il s'en allait chantant...

est en proie à la nostalgie la plus prononcée; il regrette avec passion
les grands bois du mont Didyme... Il aime.

Autre réponse:

Je vais à Bordeaux passer la première semaine de juin pour un concert de
bienfaisance où je suis invité à diriger deux scènes de _Roméo et
Juliette_, _la Fuite en Égypte_ et l'ouverture du _Carnaval Romain_.

Au mois d'août, je retournerai à Bade, y remonter la presque totalité de
_Roméo et Juliette_.

Il s'agit, pour en exécuter le finale, de trouver un chanteur capable de
bien rendre le rôle du père Laurent.

Quant à l'orchestre et aux choeurs, je n'aurai rien à désirer, bien
certainement. Si vous aviez entendu, l'an dernier, comme ils ont chanté
l'adagio, la scène d'amour, la scène du balcon de Juliette, la scène
immortelle qui suffirait à faire de Shakspeare un demi-dieu!... Ah! cher
ami, vous eussiez peut-être dit, comme la comtesse Kablergi, le
lendemain du concert: «J'en pleure encore!»

Suis-je naïf!...

Vous êtes trop mal portant pour songer à un déplacement; sans quoi, le
voyage de Bade, au mois d'août, n'est pas une grande affaire. Nous nous
verrions au moins! C'est, en outre, un ravissant pays; il y a de belles
forêts, des châteaux de burgraves, du monde intelligent, et des
solitudes, sans compter les eaux et le soleil. Mais quoi, nous sommes
deux impotents; et je n'ai pas le droit de me plaindre, si je songe
combien plus que moi vous êtes maltraité.

Adieu, _most noble brother_,

    _Let us be patient_
    _Your for ever._



LXXXV

29 novembre 1860.


    Mon cher Ferrand,

Merci de votre envoi. Je viens de lire _Traître ou Héros?_ C'est
vigoureusement écrit, d'un grand intérêt, plein de coloris et de
chaleur. Quant à moi, je n'hésite pas à répondre à votre question: Ulloa
fut un traître, son action fut infâme; sa victoire, due au mensonge et à
la ruse, soulève le coeur; s'il repoussa l'argent, il accepta les
distinctions, qui, pour lui, avaient plus de valeur. C'est toujours le
même mobile; l'intérêt d'une façon ou l'intérêt d'une autre.
Croiriez-vous que, en songeant au poignard de ce brave Ephisio, une
larme a jailli de mes yeux, et que j'ai poussé une sorte de rauquement
comme un sauvage. Pauvre homme! il a tué le lâche qui avait abandonné
sa soeur pour de l'argent; il a bien fait. Par suite, il a tué le juge
qui le poursuivait, il a encore bien fait; mais il n'a pas tué son hôte,
celui qui lui avait tendu la main, livré son pain, son toit, sa
couche... Non, non, s'il y a un héros là dedans, c'est Ephisio.

Cher ami, que devenez-vous? J'ai eu de vos nouvelles par Pennet; il m'a
parlé de vos chagrins, de vos tourments de toute espèce. Si je ne vous
ai pas écrit alors, vous ne croyez pas que ce soit par indifférence,
j'en suis bien sûr. J'étais embarrassé pour vous parler de choses si
tristes que vous ne m'avez pas confiées. Maintenant que vous me savez
instruit, dites-moi donc si les plus graves difficultés ont été aplanies
et comment va votre douloureuse santé. Quant à moi, je monte et je
descends dans le plateau de la triste balance; mais je vais toujours. Je
viens d'être repris d'une ardeur de travail d'où est résulté un
opéra-comique en un acte, dont j'ai fait les paroles et dont j'achève la
musique. C'est gai et souriant. Il y aura dans la partition une douzaine
de morceaux de musique; cela me repose des _Troyens_. A propos de ce
grand canot que Robinson ne peut mettre à flot, je vous dirai que le
théâtre où mon ouvrage doit être représenté s'achève; mais trouverai-je
le personnel chantant dont j'ai besoin? voilà la question. Un de mes
amis est allé dire au directeur du théâtre Lyrique (que l'on suppose
devoir être encore l'an prochain à la tête de cette administration)
qu'il tiendrait cinquante mille francs à sa disposition pour l'aider à
monter convenablement _les Troyens_. C'est beaucoup, mais ce n'est pas
tout. Il faut tant de choses pour une pareille épopée musicale!

Donnez-moi de vos nouvelles, je vous en prie. Comme c'est bien à vous
d'avoir songé à m'envoyer votre brochure! Rappelez-moi au souvenir de
votre frère.

Mille amitiés sincères.



LXXXVI

Dimanche, 6 juillet 1861.


Vous avez raison, mon cher ami, j'aurais dû vous écrire malgré votre
long silence; car je savais par Pennet combien la moindre lettre à
rédiger vous coûtait de peine; mais il faut que vous sachiez que, moi
aussi, je suis rudement éprouvé par une névralgie intestinale obstinée.
A certains jours, je me trouve hors d'état d'écrire dix lignes de suite.
Je mets maintenant parfois quatre jours pour achever un feuilleton.

Je suis moins torturé aujourd'hui, et j'en profiterai pour répondre à
vos questions.

Oui, _les Troyens_ sont reçus à l'Opéra _par le directeur_; mais leur
mise en scène dépend maintenant du ministre d'État. Or le comte
Walewski, tout bienveillant et gracieux qu'il a été pour moi, est, à
cette heure, fort mécontent, parce que j'ai refusé de diriger les
répétitions d'_Alceste_ à l'Opéra. J'ai décliné cet honneur à cause des
transpositions et des remaniements qu'on a été obligé de faire pour
accommoder le rôle à la voix de madame Viardot. Ces choses-là sont
inconciliables avec les opinions que j'ai professées toute ma vie. Mais
les ministres, et surtout les ministres de ce temps-ci, comprennent mal
de tels scrupules d'artiste et n'admettent pas du tout qu'on résiste à
un de leurs désirs. Je suis donc, pour le quart d'heure, mal en cour. Ce
qui n'empêche pas tout le monde musical d'Allemagne et de Paris de me
donner raison. J'assisterai seulement à quelques répétitions, et je
donnerai les instructions au metteur en scène, pour prouver au ministre
que je ne fais pas d'opposition. Le directeur pense que cette
complaisance suffira pour calmer la mauvaise humeur du comte Walewski.

On doit monter d'abord un opéra en cinq actes de Gounod (qui n'est pas
fini), puis un autre de Gevaert (compositeur belge peu connu); après
quoi, on se mettra probablement à l'oeuvre pour _les Troyens_. L'opinion
publique et toute la presse me portent tellement, qu'il n'y a pas trop
moyen de résister. J'ai, d'ailleurs, fait un changement important au
premier acte, pour céder à la volonté de Royer (le directeur). L'ouvrage
est maintenant de la dimension à laquelle il voulait le réduire; je n'ai
mis aucune raideur dans les conditions auxquelles cet incident a donné
lieu. Je n'ai donc plus qu'à me croiser les bras et à attendre que mes
deux rivaux aient achevé leur affaire.

Je suis bien résolu à ne plus me tourmenter, je ne cours plus après la
fortune, je l'attends dans mon lit.

Pourtant je n'ai pu m'empêcher de répondre avec un peu trop de franchise
à l'impératrice, qui me demandait, il y a quelques semaines, aux
Tuileries, quand elle pourrait entendre _les Troyens_:

--Je ne sais trop, madame, mais je commence à croire qu'il faut vivre
cent ans pour pouvoir être joué à l'Opéra.

L'ennui et l'inconvénient de ces lenteurs, c'est qu'on fait à l'ouvrage
une réputation anticipée qui pourra nuire à son succès. J'ai lu un peu
partout le poème; on a entendu, il y a deux mois, des fragments de la
partition chez M. Édouard Bertin; on en a beaucoup parlé. Cela
m'inquiète.

En attendant, je fais graver la partition de chant et piano, non pour la
publier, mais pour qu'elle soit prête à l'époque de la représentation.
Savez-vous à qui je l'ai dédiée? On m'a envoyé le titre hier. Il porte
en tête ces deux mots: _Divo Virgilio_.

Je vous assure, cher ami, que c'est écrit en bon style, grandement
simple. Je parle du style musical. Ce serait pour moi une joie sans
égale de pouvoir vous faire entendre au moins quelques scènes.

Mais le moyen?

A présent, c'est à qui, parmi ces dames de l'Olympe chantant, obtiendra
le rôle de Cassandre ou celui de Didon; et celui d'Énée et celui de
Chorèbe me font circonvenir par les ténors et les barytons.

J'achève peu à peu un opéra-comique en un acte pour le nouveau théâtre
de Bade, dont on termine en ce moment la construction. Je me suis taillé
cet acte dans la tragi-comédie de Shakspeare intitulée _Beaucoup de
bruit pour rien_.

Cela s'appelle prudemment _Béatrice et Bénédict_. En tout cas, je
réponds qu'il n'y a pas _beaucoup de bruit_.--Bénazet (le roi de Bade)
fera jouer cela l'an prochain! (si je trouve le moment opportun, ce qui
n'est pas sûr). Nous aurons des artistes de Paris et de Strasbourg. Il
faut une femme de tant d'esprit pour jouer Béatrice! la trouverons-nous
à Paris?...

Je pars pour Bade dans un mois pour y organiser et y diriger le festival
annuel. Cette fois, je leur lâche deux morceaux du _Requiem_, le _Tuba
mirum_ et l'_Offertoire_. Je veux me donner cette joie; et puis il n'y a
pas grand mal à faire tous ces riches oisifs un peu songer à la mort.



LXXXVII

14 juillet 1861.


Hélas! cher ami, aller vous faire une visite, nous rafraîchir ensemble
le coeur et l'esprit, est un luxe auquel il ne m'est pas permis de
songer. Je suis esclave, comme vous l'êtes dans votre cercle d'affaires,
de travaux, d'obligations de cent espèces, _siam servi_, sinon, _agnor
frementi_, comme dit Alfieri, au moins tristes et résignés.

J'ai reçu le nouvel exemplaire de _Traître ou Héros?_ je le ferai lire à
Philarète Chasles, qui pourra en parler dans le _Journal des Débats_;
s'il n'écrit rien, je m'adresserai à Cuvillier-Fleury, dont c'est aussi
la spécialité. Quant à moi, à la prochaine occasion, j'essayerai d'en
parler dans un de mes feuilletons.

Vous ne m'avez pas envoyé la _Puissance des nombres_. Michel Lévy est
l'éditeur qui conviendrait le mieux à la publication de votre recueil.
Quand vous voudrez que je lui en parle, donnez-moi de plus amples
détails sur l'ouvrage, et dites-moi s'il se composera seulement de
nouvelles déjà publiées dans les journaux. C'est la première chose dont
il s'informera.

Du 6 août au 28 du même mois, je serai à Bade, où vous pourrez m'écrire
en adressant simplement la lettre sans désignation de rue. Mon fils,
dont vous avez la bonté de me demander des nouvelles, est en ce moment
dans les environs de Naples. Il fait partie du corps d'officiers d'un
navire des Messageries impériales. Il a été reçu capitaine au long
cours, après de fort sévères examens. Il espère partir prochainement
pour la Chine.

Un entrepreneur américain a voulu m'engager pour les États-_Désunis_
cette année; mais ses offres ont échoué contre des antipathies que je
ne puis vaincre et le peu d'âpreté de ma passion pour l'argent. Je ne
sais pas si votre amour pour ce grand peuple et pour ses moeurs
_utilitaires_ est beaucoup plus vif que le mien.... J'en doute.

Je ne pourrais, d'ailleurs, sans une haute imprudence m'absenter pour un
an de Paris. On peut me demander _les Troyens_ d'un moment à l'autre. Si
quelque grave accident arrivait à l'Opéra, on devrait nécessairement
recourir à moi. Absent, j'aurais tort.

    Adieu, cher ami; je vous serre les mains.



LXXXVIII

27 juillet 1861.


    Cher ami,

Je vous écris aujourd'hui parce que j'ai un instant de liberté que je ne
retrouverai peut-être pas demain ni après-demain.

Michel Lévy est absent de Paris. Alors, pour ne pas perdre de temps, je
suis allé trouver le directeur de la _Librairie nouvelle_ (M.
Bourdilliat), et je lui ai proposé la chose en lui remettant la note
manuscrite que vous m'avez envoyée et un exemplaire de _Traître ou
Héros?_ que je l'ai prié de lire. Il paraît disposé à accepter votre
proposition; il me rendra réponse et me fera ses offres lundi prochain.
J'ai publié chez lui mes _Grotesques de la musique_. J'espère réussir
pour vous.

Adieu; je vous écrirai plus au long la semaine prochaine avant de partir
pour Bade.



LXXXIX

Vendredi, août 1861.


    Mon cher Ferrand,

Après trois rendez-vous manqués (non par moi), M. Bourdilliat a fini par
me donner une réponse évasive, qui équivaut à un refus. Michel Lévy
n'est pas de retour; il sera sans doute à Paris quand je reviendrai de
Bade; alors j'essayerai auprès de lui.

Je suis si malade aujourd'hui, que la force me manque pour vous en
écrire davantage. Tout cela m'irrite comme doivent irriter les choses
absurdes.

Je pars lundi prochain.



XC

8 février 1862.


    Mon cher Humbert,

Je vous réponds à la hâte pour vous remercier d'abord de votre amical
souvenir et pour vous donner, en quelques lignes, les nouvelles que vous
me demandez.

Comment! je ne vous ai pas écrit depuis mon retour de Bade? voilà qui me
confond. Oui, oui, le concert a été superbe, et j'ai entendu là _notre
symphonie_ d'_Harold_ exécutée pour la première fois comme je veux
qu'elle le soit.--Les fragments du _Requiem_ ont produit un effet
terrible; mais nous avions fait huit répétitions.

Oui, j'ai reçu votre petit livre _Jacques Valperga_, et je l'ai lu avec
un vif intérêt, malgré le peu de sympathie que m'inspirent ces
personnages si tristement historiques.

Je suis un peu moins mal portant que de coutume, grâce à un régime
sévère que j'ai adopté.

Le ministre d'État est en très bonnes dispositions pour moi; il m'a
écrit une lettre de remerciements à propos de la mise en scène
d'_Alceste_, dont j'ai dirigé à l'Opéra les répétitions. Enfin il a
donné l'ordre à Royer de mettre à l'étude _les Troyens_ après l'opéra
du Belge Gevaert, qui sera joué au mois de septembre prochain. Je
pourrai donc voir le mien représenté en mars 1863. En attendant, je fais
répéter chez moi, toutes les semaines, l'opéra en deux actes que je
viens de terminer pour le nouveau théâtre de Bade. _Béatrice et
Bénédict_ paraîtra à Bade le 6 août prochain. J'ai fait aussi la pièce,
comme pour _les Troyens_, et j'éprouve un tourment que je ne connaissais
pas, celui d'entendre _dire_ le dialogue au rebours du bon sens; mais, à
force de seriner mes acteurs, je crois que je viendrai à bout de les
faire parler comme des hommes.

Adieu, cher ami; voilà toutes mes nouvelles. Je vous serre la main.

Mille amitiés dévouées.



XCI

Paris, 30 juin 1862.


    Mon cher Ferrand,

Je ne vous écris que peu de lignes dans ma désolation. Ma femme vient de
mourir en une demi-minute, foudroyée par une atrophie du coeur.
L'isolement affreux où je suis, après cette brusque et si violente
séparation, ne peut se décrire.

Pardonnez-moi de ne pas vous en dire davantage. Adieu, je vous serre la
main.



XCII

Paris, 21 août 1862.


    Mon cher Humbert,

J'arrive de Bade, où mon opéra de _Béatrice et Bénédict_ vient d'obtenir
un grand succès. La presse française, la presse belge et la presse
allemande sont unanimes à le proclamer. Heur ou malheur, j'ai toujours
hâte de vous l'apprendre, assuré que je suis de l'affectueux intérêt
avec lequel vous en recevrez la nouvelle. Malheureusement vous n'étiez
pas là; cette soirée vous eût rappelé celle de _l'Enfance du Christ_.
Les cabaleurs, les insulteurs étaient restés à Paris. Un grand nombre
d'écrivains et d'artistes, au contraire, avaient fait le voyage.
L'exécution, que je dirigeais, a été excellente, et madame
Charton-Demeur surtout (la Béatrice) a eu d'admirables moments comme
cantatrice et comme comédienne. Eh bien, le croirez-vous, je souffrais
tant de ma névralgie ce jour-là, que je ne m'intéressais à rien, et que
je suis monté au pupitre, devant ce public russe, allemand et français,
pour diriger la première représentation d'un opéra dont j'avais fait
les paroles et la musique, sans ressentir la moindre émotion. De ce
sang-froid bizarre est résulté que j'ai conduit mieux que de coutume.
J'étais bien plus troublé à la seconde représentation.

Bénazet, qui fait toujours les choses grandement, a dépensé un argent
fou en costumes, en décors, en acteurs et choristes pour cet opéra. Il
tenait à inaugurer splendidement le nouveau théâtre. Cela fait ici un
bruit du diable. On voudrait monter _Béatrice_ à l'Opéra-Comique, mais
la Béatrice manque. Il n'y a pas dans nos théâtres une femme capable de
chanter et de jouer ce rôle; et madame Charton part pour l'Amérique.

Vous ririez si vous pouviez lire les sots éloges que la critique me
donne. On découvre que j'ai de la mélodie, que je puis être joyeux et
même comique. L'histoire des étonnements causés par _l'Enfance du
Christ_ recommence. Ils se sont aperçus que je ne faisais pas de
_bruit_, en _voyant_ que les instruments brutaux n'étaient pas dans
l'orchestre. Quelle patience il faudrait avoir si je n'étais pas aussi
indifférent!

Cher ami, je souffre le martyre _tous les jours_ maintenant, de quatre
heures du matin à quatre heures du soir. Que devenir? Ce que je vous
dis n'est pas pour vous faire prendre vos propres douleurs en patience;
je sais bien que les miennes ne vous seront pas une compensation. Je
crie vers vous comme on est toujours tenté de crier vers les êtres aimés
et qui nous aiment.

Adieu, adieu.



XCIII

Paris, 26 août 1862.


Mon Dieu, cher ami, que votre lettre, qui vient d'arriver, m'a fait de
bien! Remerciez madame Ferrand de sa charitable insistance à me faire
venir près de vous. J'ai un tel besoin de vous voir, que je fusse parti
tout à l'heure, sans une foule de petits liens qui m'attachent ici en ce
moment. Mon fils a donné sa démission de la place qu'il occupait sur un
navire des Messageries impériales, et il paraît, d'après ce que
m'écrivent mes amis de Marseille, qu'il a eu raison de la donner. Le
voilà sur le pavé, il faut lui chercher un nouvel emploi. J'ai d'autres
affaires à terminer, conséquence de la mort de ma femme. En outre, j'ai
à m'occuper de la publication de ma partition de _Béatrice_, dont je
développe un peu la partie musicale au second acte. Je suis en train
d'écrire un trio et un choeur, et je ne puis laisser ce travail en
suspens. Je me hâte de dénouer ou de couper tous les liens qui
m'attachent à l'art, pour pouvoir dire à toute heure à la mort: «Quand
tu voudras!» Je n'ose plus me plaindre quand je songe à vos intolérables
souffrances, et c'est ici le cas d'appliquer l'aphorisme d'Hippocrate:
_Ex duobus doloribus simul abortis vehementior obscurat alterum_. Des
douleurs pareilles sont-elles donc les conséquences forcées de nos
organisations? Faut-il que nous soyons punis d'avoir adoré le beau toute
notre vie? C'est probable. Nous avons trop bu à la coupe enivrante; nous
avons trop couru vers l'idéal.

Oh! que vos vers sur le cygne sont beaux! Je les ai pris pour une
citation de Lamartine!

Vous avez, vous, cher ami, pour vous aider à porter votre croix, une
femme attentive et dévouée!... Vous ne connaissez pas cet affreux duo
chanté à votre oreille, pendant l'activité des jours et au milieu du
silence des nuits, par l'isolement et l'ennui! Dieu vous en garde; c'est
une triste musique!

Adieu; les larmes qui me montent aux yeux me feraient vous écrire des
choses qui vous attristeraient encore. Mais je vais tâcher de me
libérer, et je ne manquerai pas d'aller vous faire une visite, si
courte qu'elle soit, fût-ce en hiver. Je n'ai pas besoin du soleil: il
fait toujours soleil là où je vous vois.

Adieu encore.



XCIV

Dimanche, midi, 22 février 1863.


    Mon cher Humbert,

Je me hâte de répondre à votre lettre, qui vient de me faire un instant
de joie inespérée ce matin. Je vais tout à l'heure diriger un concert où
l'on exécute, pour la seconde fois depuis quinze jours, _la Fuite en
Égypte_ et autres morceaux de ma composition. A la première exécution,
le petit oratorio a excité des transports de larmes, etc., et le
directeur de ces concerts m'a redemandé le tout pour aujourd'hui. Vous
allez bien me manquer au milieu de cet auditoire.

Je vais répondre en peu de mots à vos questions. J'ai décidément rompu
avec l'Opéra pour _les Troyens_, et j'ai accepté les propositions du
directeur du Théâtre-Lyrique. Il s'occupe, en ce moment, à faire des
engagements pour composer ma troupe, mon orchestre et mes choeurs. On
commencera les répétitions au mois de mai prochain, pour pouvoir donner
l'ouvrage en décembre.

_Béatrice_ est gravée, et je vais vous l'envoyer. Je pars le 1er
avril pour aller monter cet opéra à Weimar, où la grande-duchesse l'a
demandé pour le jour de sa fête. En août, nous le remonterons à Bade.

En juin, j'irai à Strasbourg diriger le festival du Bas-Rhin, pour
lequel on étudie _l'Enfance du Christ_ (en entier).

Je suis toujours malade; ma névralgie a été augmentée, à un point que je
ne saurais dire, par un affreux chagrin que je viens d'avoir encore à
subir. Il y a huit jours, j'eusse été incapable de vous écrire. Je
commence à prendre des forces, et je résisterai encore à cette épreuve.
J'ai eu le coeur arraché par lambeaux.

Mes amis et mes amies semblent heureusement s'être donné le mot pour
m'entourer de soins et de tendres attentions (sans rien savoir), et la
Providence m'a envoyé de la musique à faire...

Dans quinze jours, on chantera, au concert du Conservatoire, le duo de
_Béatrice_: _Nuit paisible et sereine_. Tout à l'heure, je vais
retrouver ce public enthousiaste de l'autre jour. J'ai un délicieux
ténor qui dit à merveille:

    Les pèlerins étant venus.

J'ai reçu votre envoi, et j'ai lu avec une grande avidité les détails
sur l'isthme de Suez. Quelle fête sera celle de l'ouverture du canal!

Adieu, cher ami, je n'ai que le temps de m'habiller. L'orchestre a bien
répété hier; je crois qu'il sera superbe.

Je vous embrasse de tout ce qui me reste de coeur.



XCV

3 mars 1863.


Cher ami, vous avez bien fait de m'envoyer votre manuscrit; je ferai ce
que vous me demandez, et de tout mon coeur, je vous jure.

Vos suppositions, au sujet de la cause de mon chagrin, sont heureusement
fausses. Hélas! oui, mon pauvre Louis m'a cruellement tourmenté; mais je
lui ai si complètement pardonné! Nous avons l'un et l'autre réalisé
votre programme. Depuis trois mois, ces tourments-là sont finis. Louis
est remonté sur un vaisseau, il espère être bientôt capitaine. Il est
maintenant au Mexique, prêt à repartir pour la France, où il sera dans
un mois.

C'est encore d'un amour qu'il s'agit. Un amour qui est venu à moi
souriant, que je n'ai pas cherché, auquel j'ai résisté même pendant
quelque temps. Mais l'isolement où je vis, et cet inexorable besoin de
tendresse qui me tue, m'ont vaincu; je me suis laissé aimer, puis j'ai
aimé bien davantage, et une séparation volontaire des deux parts est
devenue nécessaire, forcée; séparation complète, sans compensation,
absolue comme la mort...--Voilà tout. Et je guéris peu à peu; mais la
santé est si triste.

N'en parlons plus...

Je suis bien heureux que ma _Béatrice_ vous plaise. Je vais partir pour
Weimar, où on l'étudie en ce moment. J'y dirigerai quelques
représentations de cet opéra dans les premiers jours d'avril, et je
reviendrai dans ce désert de Paris. On devait chanter au Conservatoire,
dimanche prochain, le duo _Nuit paisible_; mais voilà que mes deux
chanteuses m'écrivent pour me prier de remettre cela au concert du 28,
et j'ai dû y consentir.

Je serais fort anxieux en ce moment, si je pouvais l'être encore, au
sujet de l'arrivée de ma Didon. Madame Charton-Demeur est en mer,
revenant de la Havane, et j'ignore si elle accepte les propositions que
lui a faites le directeur du Théâtre-Lyrique; et, sans elle, l'exécution
des _Troyens_ est impossible. Enfin, qui vivra verra. Mais la Cassandre?
On dit qu'elle a de la voix et un sentiment assez dramatique. Elle est
encore à Milan; c'est une dame Colson, que je ne connais pas. Comment
dira-t-elle cet air que madame Charton dit si bien:

    Malheureux roi! dans l'éternelle nuit,
    C'en est donc fait, tu vas descendre.
    Tu ne m'écoutes pas, tu ne veux rien comprendre
    Malheureux peuple, à l'horreur qui me suit.

Mais madame Charton ne peut pas jouer deux rôles, et celui de Didon est
encore le plus grand et le plus difficile.

Faites des voeux, cher ami, pour que mon indifférence pour tout devienne
complète, car, pendant les huit ou neuf mois de préparatifs que _les
Troyens_ vont nécessiter, j'aurais cruellement à souffrir si je me
passionnais encore.

Adieu; quand j'aperçois sur ma table, en me levant, votre chère
écriture, je suis rasséréné pour le reste du jour. Ne l'oubliez pas.



XCVI

30 mars 1863.


    Mon cher Humbert,

Je n'ai que le temps de vous remercier de votre lettre, que je viens de
recevoir. Je pars tout à l'heure pour Weimar, et, en outre, je suis
dans une crise de douleurs si violentes, que je ne puis presque pas
écrire. J'espère que je pourrai vous donner de bonnes nouvelles de la
_Béatrice_ allemande. L'intendant m'a écrit, il y a trois jours, que
tout va bien.

Dimanche dernier, au sixième concert du Conservatoire, madame Viardot et
madame Van Denheuvel ont chanté le duo _Nuit paisible_, devant ce public
ennemi des vivants et si plein de préventions. Le succès a été
foudroyant; on a redemandé le morceau; la salle entière applaudissait. A
la seconde fois, il y a eu une interruption par les dames émues à
l'endroit:

    Tu sentiras couler les tiennes à ton tour
    Le jour où tu verras couronner ton amour.

Cela fait un tapage incroyable.

Je laisse le directeur du Théâtre-Lyrique occupé à faire les engagements
pour _les Troyens_. C'est la Didon qui demande une somme folle qui nous
arrête. Cassandre est engagée.

Adieu, cher bon ami.

Mon Dieu, que je souffre donc! Et je n'ai pas le temps pourtant.

Adieu encore.



XCVII

Weimar, 11 avril 1863.


    Cher ami,

_Béatrice_ vient d'obtenir ici un grand succès. Après la première
représentation, j'ai été complimenté par le grand-duc et la grande
duchesse, et surtout par la reine de Prusse, qui ne savait quelles
expressions employer pour dire son ravissement.

Hier, j'ai été rappelé deux fois sur la scène par le public après le
premier acte et après le deuxième. Après le spectacle, je suis allé
souper avec le grand-duc, qui m'a comblé de gracieusetés de toute
espèce. C'est vraiment un Mécène incomparable. Pour demain, il a
organisé une soirée intime où je lirai le poème des _Troyens_. Les
artistes de Weimar et ceux qui étaient accourus des villes voisines, et
même de Dresde et de Berlin, m'ont donné un immense bouquet.

Demain, je pars pour Löwenberg, où le prince de Hohenzollern m'a invité
à venir diriger un concert dont il a fait le programme et qui est
composé de mes symphonies et ouvertures.

Puis je retournerai à Paris, où je vous prie de me donner de vos
nouvelles.

Trouverai-je _les Troyens_ en répétition?... j'en doute. Quand je suis
loin, rien ne va.

Je serai bien content de recevoir un joli petit volume, celui de
_Traître ou Héros_? Sera-t-il bientôt prêt?

Hier au soir, j'ai pris, dans ma joie, la liberté d'embrasser ma
Béatrice, qui est ravissante. Elle a paru un peu surprise d'abord; puis,
me regardant bien en face: «Oh! a-t-elle dit, il faut que je vous
embrasse aussi, moi!»

Si vous saviez comme elle a bien dit son

[Illustration: notation musicale: Il m'en souvient!]

On me fait beaucoup d'éloges du travail du traducteur. Quant à moi, je
l'ai surpris, malgré mon ignorance de la langue allemande, en flagrant
délit d'infidélité en maint endroit. Il s'excuse mal, et cela m'irrite.
C'est le même qui traduit mon livre _A travers chants_. Or figurez-vous
que, dans cette phrase: «Cet adagio semble avoir été soupiré par
l'archange Michel, un soir où, saisi d'un accès de mélancolie, il
contemplait les mondes, debout au seuil de l'empyrée;» il a pris
l'archange Michel pour _Michel-Ange_, le grand artiste florentin. Voyez
le galimatias insensé qu'une telle substitution de personne doit faire
dans la phrase allemande. N'y a-t-il pas de quoi pendre un tel
traducteur?... Mais quoi! il m'est si dévoué, c'est un si excellent
garçon!

Dieu vous garde de voir traduire votre _Héros_: on en ferait un traître!
ou votre _Traître_: on en ferait un héros!

Mille amitiés dévouées.

       *       *       *       *       *

Tâchez, cher ami, que je trouve sur ma table, à mon retour, une lettre
de vous.



XCVIII

Paris, 9 mai 1863.


    Cher ami,

Je suis ici depuis dix jours. J'ai reçu votre lettre ce matin; j'allais
vous répondre longuement (j'ai tant de choses à vous dire!), quand il
m'a fallu aller à l'Institut. J'en reviens très fatigué et très
souffrant; je ne prends que le temps de vous envoyer dix lignes, puis je
vais me coucher jusqu'à six heures. Vous ai-je raconté mon pèlerinage à
Lowenberg, l'exécution de mes symphonies par l'orchestre du prince de
Hohenzollern? Je ne sais.

Le matin de mon départ, ce brave prince m'a dit en m'embrassant: «Vous
retournez en France, vous y trouverez des gens qui vous aiment...,
dites-leur que je les aime.»

Ah! j'ai eu une furieuse émotion le jour du concert, quand, après
l'adagio (la scène d'amour) de _Roméo et Juliette_, le maître de
chapelle, tout lacrymant, s'est écrié en français: «Non, non, non, il
n'y a rien de plus beau!» Alors tout l'orchestre de se lever debout, et
les fanfares de retentir, et un immense applaudissement... Il me
semblait voir luire dans l'air le sourire serein de Shakspeare, et
j'avais envie de dire: _Father, are you content?_

Je croîs vous avoir raconté le succès de _Béatrice_ à Weimar.

Rien encore de commencé pour _les Troyens_; une question d'argent arrête
tout. Puisque vous désirez connaître cette grosse partition, je ne puis
résister au désir de vous l'envoyer. J'ai donc donné à relier ce matin
une bonne épreuve, et vous l'aurez d'ici à huit à dix jours. Non, tout
ne se passe pas à Troie. C'est écrit dans le système des _Histoires_ de
Shakspeare, et vous y retrouverez même, au dénouement, le sublime:
_Oculisque errantibus alto, quæsivit coelo lucem ingemuitque repertâ_.
Seulement je vous prie, cher ami, de ne pas laisser sortir de vos mains
cet exemplaire, l'ouvrage n'étant pas publié.

Je pars le 15 juin pour Strasbourg, où je vais diriger _l'Enfance du
Christ_ au festival du Bas-Rhin, le 22.

Le 1er août, je repartirai pour Bade, où nous allons remonter
_Béatrice_.

Le prince de Hohenzollern m'a donné sa croix. La grand-duc de Weimar a
voulu absolument écrire à sa cousine la duchesse de Hamilton (à mon
sujet) une lettre destinée à être mise sous les yeux de l'empereur. La
lettre a été lue, et l'on m'a fait venir au ministère, et j'ai dit tout
ce que j'avais sur le coeur, sans gazer, sans ménager mes expressions,
et l'on a été forcé de convenir que j'avais raison, et... il n'en sera
que cela. Pauvre grand-duc! il croit impossible qu'un souverain ne
s'intéresse pas aux arts... Il m'a bien grondé de ne plus vouloir rien
faire.

--Le bon Dieu, m'a-t-il dit, ne vous a pas donné de telles facultés pour
les laisser inactives.

Il m'a fait lire _les Troyens_, un soir à la cour, devant une vingtaine
de personnes comprenant bien le français. Cela a produit beaucoup
d'effet.

Adieu, cher ami; rappelez-moi au souvenir de madame Ferrand et de votre
frère.

Je suis malade et avide de sommeil.



XCIX

Paris, 4 juin 1863.


    Cher bon ami,

Je suis fâché de vous avoir causé une fatigue; je vois bien, à la
physionomie tremblée de vos lettres, que votre main était mal assurée en
m'écrivant. Je vous en prie donc, gardez-vous de m'envoyer de longues
appréciations de mes tentatives musicales. Cela ressemblerait à des
feuilletons, et je sais trop ce que ces horribles choses coûtent à
écrire, même quand on est joyeux et bien portant; _miseris succurrere
disco_. Il me suffit de vous avoir un instant distrait de vos
souffrances.

Nous voilà enfin, Carvalho et moi, attelés à cette énorme machine des
_Troyens_. J'ai lu la pièce, il y a trois jours, au personnel assemblé
du Théâtre-Lyrique, et les répétitions des choeurs vont commencer. Les
négociations entamées avec madame Charton-Demeur ont abouti; elle est
engagée pour jouer le rôle de Didon. Cela fait un grand remue-ménage
dans le monde musical de Paris. Nous espérons pouvoir être prêts au
commencement de décembre. Mais j'ai dû consentir à laisser représenter
les trois derniers actes seulement, qui seront divisés en cinq et
précédés d'un prologue que je viens de faire, le théâtre n'étant ni
assez riche ni assez grand pour mettre en scène _la Prise de Troie_. La
partition paraîtra néanmoins telle que vous l'avez, avec un prologue en
plus. Plus tard, nous verrons si l'Opéra s'avisera pas de donner _la
Prise de Troie_.

Adieu, cher ami. Portez-vous bien.



C

Paris, 27 juin 1863.


    Cher ami,

J'arrive de Strasbourg moulu, ému... _L'Enfance du Christ_, exécutée
devant un vrai _peuple_, a produit un effet immense. La salle,
construite _ad hoc_ sur la place Kléber, contenait huit mille cinq cents
personnes, et néanmoins on entendait de partout. On a pleuré, on a
acclamé, interrompu involontairement plusieurs morceaux. Vous ne sauriez
vous imaginer l'impression produite par le choeur mystique de la fin: «O
mon âme!» C'était bien là l'extase religieuse que j'avais rêvée et
ressentie en écrivant. Un choeur sans accompagnement de deux cents
hommes et de deux cents cinquante jeunes femmes, exercés pendant trois
mois! On n'a pas baissé d'un demi-quart de ton. On ne connaît pas ces
choses-là à Paris. Au dernier _Amen_, à ce pianissimo, qui semble se
perdre dans un lointain mystérieux, une acclamation a éclaté à nulle
autre comparable; seize mille mains applaudissaient. Puis une pluie de
fleurs... et des manifestations de toute espèce. Je vous cherchais de
l'oeil dans cette foule.

J'étais bien malade, bien exténué par mes douleurs névralgiques... il
faut tout payer... Comment vont les vôtres (douleurs)? Vous paraissez
bien souffrant dans votre dernière lettre. Donnez-moi de vos nouvelles
_en trois lignes_.

Me voilà replongé dans la double étude de _Béatrice_ et des _Troyens_.
Madame Charton-Demeur s'est passionnée pour son rôle de Didon à en
perdre le sommeil. Que les dieux la soutiennent et l'inspirent: _Di
morientis Elyssæ!_ Mais je ne cesse de lui répéter:

--N'ayez peur d'aucune de mes audaces, et ne pleurez pas!

Malgré l'avis de Boileau, _pour me tirer des pleurs, il ne faut pas
pleurer_.

       *       *       *       *       *

_P.-S._--Je serai à Bade pour remonter _Béatrice_ du 1er août au 10,
et _bien seul_. Si vous en aviez la force, vous feriez oeuvre pie de
m'envoyer là quelques lignes, poste restante.

_Mon directeur_, Carvalho, vient enfin d'obtenir pour le Théâtre-Lyrique
une subvention de cent mille francs. Il va marcher sans peur maintenant;
ses peintres, ses décorateurs, ses choristes sont à l'oeuvre; son
enthousiasme pour _les Troyens_ grandit. L'année a été brillante dès le
commencement; sera-t-elle de même à sa fin? Faites des voeux!



CI

8 juillet 1863.


    Cher ami,

Ce n'est pas ma faute, j'ai la conscience bien nette au sujet de la
peine que vous avez prise de m'écrire une si longue et si éloquente
lettre. Je vous avais même prié de n'en rien faire. Écrire des
_feuilletons_ sans y être forcé!... et malade et souffrant comme vous
êtes!... Mais, heureusement, je n'ai plus rien à vous envoyer. J'ai reçu
le petit volume (trop petit) d'_Ephisio_. Je l'emporterai avec moi à
Bade, afin de le donner à Théodore Anne, si je le trouve. Il peut en
effet écrire quelque chose de bien senti là-dessus. Vous m'enverriez un
autre exemplaire. C'est par Cuvillier-Fleury que je voudrais voir
apprécier _Traître ou Héros_ dans le _Journal des Débats_. Mais tout ce
monde-là est insaisissable. Il y a près d'un an que je n'ai vu Fleury;
il n'est que rarement à Paris. Le _Journal des Débats_ est très
dédaigneux à mon endroit; on n'y parle presque jamais de ce qui
m'intéresse le plus...

Je ne vous écris que ces quelques mots pour vous gronder de m'avoir
envoyé tant de si belles choses. Je vous quitte pour aller faire répéter
mon _Anna soror_, qui me donne des inquiétudes[9]. Cette jeune femme est
belle, sa voix de contralto est magnifique; mais elle est l'antimusique
incarnée; je ne savais pas qu'il existât un si singulier genre de
monstres. Il faut lui apprendre tout, note par note, en recommençant
cent fois. Et il faut que je la style un peu pour une répétition qui
aura lieu chez moi dans quelques jours avec madame Charton-Demeurs.
Didon se fâcherait si la _soror_ ne savait pas son duo _Reine d'un jeune
empire_, qu'elle chante, elle, si admirablement. Après quoi, nous irons,
Carvalho et moi, chez Flaubert, l'auteur de _Salammbô_, le consulter
pour les costumes carthaginois.

Ne me donnez plus de regrets... J'ai dû me résigner. Il n'y a plus de
Cassandre. On ne donnera pas _la Prise de Troie_; les deux premiers
actes sont supprimés pour le moment. J'ai dû les remplacer par un
prologue, et nous commençons seulement à Carthage. Le Théâtre-Lyrique
n'est pas assez grand ni assez riche, et cela durait trop longtemps. En
outre, je ne pouvais trouver une Cassandre.

Tel qu'il est, ainsi mutilé, l'ouvrage avec son prologue, et divisé
néanmoins en cinq actes, durera de huit heures à minuit, à cause des
décors compliqués de la forêt vierge et du tableau final, le bûcher et
l'apothéose du Capitole romain.



CII

Paris, 24 juillet 1863.


    Cher ami,

J'ai vu, il y a quelques jours, M. Théodore Anne; je lui ai parlé de
votre livre, et il m'a promis d'en faire le sujet d'un article dans
_l'Union_. En conséquence, je lui ai porté le volume. Il s'agit
maintenant de voir quand il tiendra parole.

Lisez-vous régulièrement _l'Union_?

Je parlerai aussi à Cuvillier-Fleury aussitôt que je pourrai le joindre.
On m'a rendu l'autre exemplaire de _Traître ou Héros_, je le lui
donnerai.

Adieu; je vais tout à l'heure avoir une répétition de mes trois
cantatrices, chez moi; je n'ai que le temps de vous serrer la main. Je
ne partirai pour Bade que le 1er août.

Tout à vous.



CIII

Mardi, 28 juillet 1863.


Quelle belle chose que la poste! nous causons ensemble à distance, pour
quatre sous. Y a-t-il rien de plus charmant?

Mon fils est arrivé hier du Mexique, et, comme il a obtenu un congé de
trois semaines, je l'emmène avec moi à Bade. Ce pauvre garçon n'est
jamais à Paris quand on exécute quelque chose de mes ouvrages. Il n'a
entendu en tout qu'une exécution du _Requiem_, quand il avait douze ans.
Figurez-vous sa joie d'assister aux deux représentations de _Béatrice_.
Il va repartir pour la Vera-Cruz en quittant Bade; mais il sera de
retour au mois de novembre, pour la première des _Troyens_.

Non, il ne s'agissait pas de répéter le trio «Je vais d'un coeur
aimant...», qui est parfaitement su; il s'agissait de travailler _les
Troyens_, et j'avais ce jour-là Didon--Anna--et Ascagne. Ces dames
savent maintenant leur rôle; mais c'est dans un mois seulement que tout
le monde répétera _chaque jour_. J'ai vendu la partition à l'éditeur
Choudens quinze mille francs. C'est bon signe quand on achète d'avance.

Madame Charton sera une superbe Didon. Elle dit admirablement tout le
dernier acte; à certains passages, comme celui-ci:

    Esclave, elle l'emporte en l'éternelle nuit!

elle arrache le coeur.

Seulement, quand elle veut faire des nuances de pianissimo, elle a
quelques notes qui baissent, et je me fâche pour l'empêcher de chercher
de pareils effets, trop dangereux pour sa voix.

Je me suis fait deux ennemies de deux amies (madame Viardot et madame
Stoltz), qui, toutes les deux, prétendaient au trône de Carthage. _Fuit
Troja..._ Les chanteurs ne veulent pas reconnaître du temps
l'irréparable outrage.

Adieu, cher ami; je pars dimanche.



CIV

Dimanche matin, octobre 1863.


Je reçois votre lettre, et j'ai le temps de vous dire que les
répétitions des _Troyens_ ont un succès foudroyant. Hier, je suis sorti
du théâtre si bouleversé, que j'avais peine à parler et à marcher.

Je suis fort capable de ne pas vous écrire le soir de la représentation;
je n'aurai pas ma tête.

Adieu.



CV

Jeudi, 5 novembre 1863.


    Mon cher Humbert,

Succès magnifique; émotion profonde du public, larmes, applaudissements
interminables, et _un sifflet_ quand on a proclamé mon nom à la fin. Le
_septuor_ et le _duo d'amour_ ont bouleversé la salle; on a fait répéter
le _septuor_. Madame Charton a été superbe; c'est une vraie reine; elle
était transformée; personne ne lui connaissait ce talent dramatique. Je
suis tout étourdi de tant d'embrassades. Il me manquait votre main.

Adieu.

Mille amitiés.



CVI

10 novembre 1863.


    Mon cher Humbert,

Je vous enverrai plus tard une liasse de journaux qui parlent des
_Troyens_; je les étudie. L'immense majorité donne à l'auteur
d'enivrants éloges.

La troisième représentation a eu lieu hier, avec plus d'ensemble et
d'effet que les précédentes. On a redemandé encore le septuor, et une
partie de l'auditoire a redemandé le duo d'amour, trop développé pour
qu'on puisse le redire. Le dernier acte, l'air de Didon, _Adieu, fière
cité_, et le choeur des prêtres de Pluton, qu'un de mes critiques
appelle le _De profundis du Tartare_, ont produit une immense sensation.
Madame Charton a été d'un pathétique admirable. Je commence seulement
aujourd'hui à reprendre, comme la reine de Carthage, le _calme_ et la
_sérénité_. Toutes ces inquiétudes, ces craintes, m'avaient brisé. Je
n'ai plus de voix; je puis à peine faire entendre quelques mots.

Adieu, cher ami; ma joie redouble en songeant qu'elle devient vôtre.

Mille amitiés dévouées.



CVII

Jeudi 26 novembre 1863.


    Mon cher Humbert,

Je suis toujours au lit. La bronchite est obstinée, et je ne puis voir
représenter mon ouvrage. Mon fils y va tous les deux jours et me rend
compte en rentrant des événements de la soirée. Je n'ose vous envoyer
cette montagne, toujours croissante, de journaux. Vous avez dû lire le
superbe article de Kreutzer dans _l'Union_. Je suis, en ce moment, en
négociation avec le directeur du Théâtre de la reine, à Londres. Il est
venu entendre _les Troyens_, et il a la loyauté de s'en montrer
enthousiaste. La partition est déjà vendue à un éditeur anglais. Cela
paraîtra en italien. Voilà toutes mes nouvelles; donnez-moi des vôtres.

Adieu.

Mille amitiés.

       *       *       *       *       *

Le grand-duc de Weimar vient de me faire écrire, par son secrétaire
intime, pour me féliciter sur le succès des _Troyens_. Sa lettre a paru
partout. N'est-ce pas une attention charmante?

On n'est pas plus gracieux, on n'est pas plus prince, on n'est pas plus
intelligent Mécène.

Vous seriez ainsi, si vous étiez prince.

Adieu.



CVIII

14 décembre 1863.


Merci, cher ami, de votre sollicitude. Je tousse toujours jusqu'aux
spasmes et aux vomissements; mais je sors pourtant, et j'ai assisté aux
trois dernières représentations de notre opéra. Je ne vous ai pas écrit
parce que j'avais trop de choses à vous dire. Je ne vous envoie pas de
journaux; mon fils s'est amusé à recueillir les articles admiratifs ou
favorables; il en a maintenant soixante-quatre. J'ai reçu hier une
lettre admirable d'une dame (grecque, je crois), la comtesse Callimachi;
j'en ai pleuré.

La représentation d'hier soir a été superbe. Madame Charton et Monjanze
se perfectionnent réellement de jour en jour. Quel malheur que nous
n'ayons plus que cinq représentations! madame Charton nous quitte à la
fin du mois; elle avait fait un sacrifice considérable en acceptant
l'engagement du Théâtre-Lyrique pour monter _les Troyens_, et pourtant
elle reçoit six mille francs par mois... Il n'y a pas d'autre Didon en
France; il faut se résigner; mais l'oeuvre est connue, c'était là
l'important.

On va exécuter à Weimar, au concert de la cour, le 1er janvier, la
scène entre Chorèbe et Cassandre, au premier acte de la _Prise de
Troie_.

J'écris comme un chat; je suis tout hébété. Le sommeil me gagne, il est
midi.

Adieu, cher ami.



CIX

8 janvier 1864.


    Mon cher Humbert,

Je suis de nouveau cloué dans mon lit depuis neuf jours. Je profite d'un
moment où je souffre un peu moins pour vous remercier de votre lettre.
Je vous renverrais aussi votre hymne à quatre parties si j'avais la
partition d'_Alceste_; mais il faudra que je me la fasse prêter. Vos
vers vont à peu près sur la musique; mais il y a quelques syllables de
trop qui vous ont obligé d'altérer la divine mélodie. Je crains aussi
que, pour la facilité du chant, qui ne doit jamais être forcé, vous ne
soyez obligé de baisser le morceau d'une tierce mineure (en _mi_
naturel), surtout si vous avez des voix de soprano sans lesquelles la
moitié de l'effet sera perdu.

Mon fils est reparti avant-hier.

Le prétendu poème dont vous me parlez a été écrit par un monsieur qui
s'est prononcé énergiquement en ma faveur.

Mais, par malheur, ses vers sont si méchants, qu'il devrait se garder de
les montrer aux gens.

Je n'ai pas la force de vous écrire plus au long; ma tête est comme une
vieille noix creuse.

Remerciez madame Ferrand de son bon souvenir.

Adieu, cher ami.



CX

12 janvier 1864.


    Mon cher Humbert,

Ne vous impatientez pas, je n'ai pu encore me procurer la grande
partition d'_Alceste_. On m'a apporté l'autre jour la partition de
piano, que l'arrangeur (le misérable!) s'est permis de modifier
précisément dans la marche. Mais, d'ici à quelques jours vous aurez vos
quatre parties de chant.

Je vous répète que vos vers ne vont qu'à peu près. Il ne faut pas tenir
compte des préjugés français pour adapter à cette sublime musique des
vers qui aillent tout à fait bien; le premier vers doit être de _neuf_
pieds à terminaison féminine, le second de _dix_ pieds à terminaison
masculine, le troisième semblable au premier, le quatrième semblable au
second.

[Illustration: notation musicale

1er - v v - - - v^{v1}      clémence
2e == vv - vv - vv                 jour
3e                           puissance
4e                               amour
]

Mais je vous désignerai cela plus clairement en vous envoyant le petit
manuscrit. Sur cette musique, si parfaitement belle, il faut que la
parole puisse aller comme une draperie de Phidias sur le nu de la
statue. Cherchez avec un peu de patience, et vous trouverez. Ils ont
fait des paroles en Angleterre sur ce même chant pour les cérémonies
protestantes; j'aime mieux ne pas les connaître.

Le monsieur dont vous me parliez l'autre jour m'a encore adressé des
vers ce matin. Je vous les envoie.

Je suis toujours dans mon lit, et j'écris comme un chat.... malade.

Adieu, cher ami.

Mille amitiés.



CXI

Jeudi matin, 12 janvier 1864.


    Cher ami,

Je connaissais l'article du _Contemporain_; l'auteur me l'avait envoyé
avec une très aimable lettre.

Gaspérini va faire ces jours-ci une conférence publique sur _les
Troyens_.

Je viens de corriger la première épreuve de votre hymne; vous recevrez
vos exemplaires dans quelques jours.

Adieu; mes douleurs sont si fortes ce matin que je ne puis écrire sans
un horrible effort.

A vous.



CXII

17 janvier 1864.


    Cher ami,

Voilà la chose. C'est mille fois sublime, c'est à faire pleurer les
pierres des temples... Vous n'avez pas besoin de faire un second
couplet, chaque reprise devant se dire deux fois. Ce serait trop long,
et l'effet en souffrirait beaucoup. Vous verrez deux ou trois
changements de syllabes que vous arrangerez comme vous le jugerez
convenable. Les parties n'étant pas toutes parallèles, il a fallu, pour
les ténors et les basses, faire ce changement. Il faut vous dire qu'en
certains endroits, la partie d'alto ténor est fort mal écrite par Glück;
il n'y a pas un élève qui osât montrer à son maître une leçon d'harmonie
aussi maladroitement disposée sous certains rapports. Mais la basse,
l'harmonie et la mélodie sublimisent tout. Je crois, si vous avez des
femmes ou des enfants, que vous pourrez laisser le morceau en sol; mais
il ne faut pas crier; il faut que tout cela s'exhale comme un soupir
d'amour céleste. Sinon, mettez le tout en mi-dièze.

Adieu.



CXIII

12 avril 1864.


    Mon cher Humbert,

Merci de votre lettre et des nouvelles à peu près satisfaisantes que
vous me donnez de votre santé. Voilà, je crois, enfin le soleil qui
semble vouloir nous sourire. Nous avons bien besoin de chaleur tous les
deux. Je suis, moi, presque aussi éprouvé que vous par mon infernale
névrose. Je passe dix-huit heures sur vingt-quatre dans mon lit. Je ne
fais plus rien que souffrir; j'ai donné ma démission au journal des
_Débats_. Je suis aussi d'avis que vous fassiez graver votre hymne avec
la musique de Glück; mais choisissez le meilleur graveur de Lyon, et,
quand vous aurez fait corriger les épreuves, revoyez-les vous-même mot à
mot et note à note. Cela ne coûtera pas grand'chose, et, si les églises
s'en emparent, cela peut rapporter de l'argent. Vous avez tout intérêt à
ne pas le marquer plus de deux francs l'exemplaire. Les frais seront
peut-être d'une trentaine de francs, tout au plus.

Adieu; me voilà déjà à bout de forces, et je dois terminer ma lettre.

Mille amitiés dévouées



CXIV

Paris, 4 mai 1864.


Comment vous trouvez-vous, cher ami? comment la nuit? comment le jour?
Je profite de quelques heures de répit que me laissent aujourd'hui mes
douleurs pour m'informer des vôtres.

Il fait froid, il pleut; je ne sais quoi de tristement prosaïque plane
dans l'air. Une partie de notre petit monde musical (je suis de
celle-là) est triste; l'autre partie est gaie, parce que Meyerbeer vient
de mourir. Nous devions dîner ensemble la semaine dernière; ce
rendez-vous a été manqué.

Dites-moi si je vous ai envoyé une partition intitulée _Tristia_, avec
cette épigraphe d'Ovide:

                    _Qui viderit illas
    De lacrymis factas sentiet esse meis._

Si vous ne l'avez pas, je vous l'enverrai, puisque vous aimez à lire des
choses gaies. Je n'ai jamais entendu cet ouvrage. Je crois que le
premier choeur en prose: «Ce monde entier n'est qu'une ombre fugitive,»
est une chose. Je l'ai fait à Rome en 1831.

Si nous pouvions causer, il me semble que tout près de votre fauteuil je
vous ferais oublier vos souffrances. La voix, le regard ont une
certaine puissance que le papier n'a pas. Avez-vous au moins devant vos
fenêtres des fleurs et des frondaisons nouvelles? Je n'ai rien que des
murs devant les miennes. Du côté de la rue, un roquet aboie depuis une
grande heure, un perroquet glapit, une perruche contrefait le cri des
moineaux; du côté de la cour chantent des blanchisseuses, et un autre
perroquet crie sans relâche: «Portez... arrm!» Que faire? la journée est
bien longue. Mon fils est retourné à son bord, il repartira de
Saint-Nazaire pour le Mexique dans huit jours. Il lisait l'autre semaine
quelques-unes de vos lettres et me félicitait d'être votre ami. C'est un
brave garçon, dont le coeur et l'esprit se développent tard, mais
richement. Heureusement pour moi, j'ai des voisins, presque à ma porte
(musiciens lettrés), qui sont pleins de bonté; je vais souvent chez eux
le soir; on me permet de rester étendu sur un canapé et d'écouter les
conversations sans y prendre trop de part. Il n'y vient jamais
d'imbéciles; mais, quand cela arrive, il est convenu que je puis m'en
aller sans rien dire. Je n'ai pas eu de rage de musique depuis
longtemps; d'ailleurs, Th. Ritter joue en ce moment les cinq concertos
de Beethoven avec un délicieux orchestre tous les quinze jours, et je
vais écouter ces merveilles. Notre _Harold_ vient d'être encore donné
avec grand succès à New-York... Qu'est-ce qui passe par la tête de ces
Américains?

Adieu; ne m'écrivez que six lignes pour ne pas vous fatiguer.



CXV

Paris, 18 août 1864.


    Mon cher Humbert,

Je n'ai pas quitté Paris; mon fils est venu y passer quinze jours près
de moi. J'étais absolument seul, ma belle-mère étant aux eaux de
Luxeuil, et mes amis étant tous partis, qui pour la Suisse, qui pour
l'Italie, etc., etc.

J'allais vous écrire, quand votre lettre est arrivée. Ce qui a donné du
prix à cette croix d'officier, c'est la lettre charmante par laquelle,
contrairement à l'usage, le maréchal Vaillant me l'a annoncée. Deux
jours après, il y a eu un grand dîner au ministère, où tout ce monde
officiel, et le ministre surtout, m'ont fait mille prévenances. Ils
avaient l'air de me dire: «Excusez-nous de vous avoir oublié.» Il y a,
en effet, vingt-neuf ans que je fus nommé chevalier. Aussi Mérimée, en
me serrant la main, m'a-t-il dit: «Voilà la preuve que je n'ai jamais
été ministre.»

Les félicitations me pleuvent, parce qu'on sait bien que je n'ai jamais
rien demandé en ce genre. Mais c'est un miracle qu'on ait songé à un
sauvage qui ne demandait rien.

Je suis toujours malade, au moins de deux jours l'un. Pourtant il me
semble souffrir moins depuis quelques jours. Oui, on m'a parlé
dernièrement de reprendre _les Troyens_; mais cela est fort loin de me
sourire, et je me suis hâté d'en prévenir madame Charton-Demeurs, afin
qu'elle n'accepte pas les offres qu'on va lui faire. Ce Théâtre-Lyrique
est impossible, et son directeur, qui se pose toujours en collaborateur,
plus impossible encore.

Vous ne me dites pas comment vous traitez votre névrose. Souffrez-vous
raisonnablement ou déraisonnablement? avez-vous du luxe dans vos
douleurs, ou seulement le nécessaire? Pauvre ami, nous pouvons bien dire
tous les deux en parlant l'un de l'autre:

    _Misero succurrere disco._

Louis va repartir dans quelques heures; je retomberai dans mon isolement
complet. J'ai un mal de tête fou. Rappelez-moi au souvenir de madame
Ferrand et à celui de votre frère. Adieu, très cher ami; je vous
embrasse de tout mon coeur.

       *       *       *       *       *

_P.-S._--Un coup, très facile à prévoir, de la Providence: Scudo, mon
ennemi enragé de la _Revue des Deux Mondes_, est devenu _fou_.



CXVI

Paris, 28 octobre 1864.


    Mon cher Humbert,

En revenant d'un voyage en Dauphiné, j'ai trouvé votre billet, qui m'a
attristé. Vous avez eu de la peine à l'écrire. Pourtant votre jeune ami,
M. Bernard, m'a dit que vous sortiez souvent, appuyé sur le bras de
quelqu'un. Je ne sais que penser... Êtes-vous moins bien depuis peu?
Quant à moi, qui m'étais trouvé mieux d'un séjour à la campagne chez mes
nièces, j'ai été repris par mes douleurs névralgiques, qui me
tourmentent régulièrement de huit heures du matin à trois heures de
l'après-midi, et par un mal de gorge obstiné. Et puis l'ennui et les
chagrins... J'en aurais long à vous écrire. Pourtant, d'autre part, il
y a des satisfactions réelles; mon fils est maintenant capitaine; il
commande le vaisseau _la Louisiane_, en ce moment en route pour le
Mexique; ce pauvre garçon se résigne difficilement à ne me voir que
pendant quelques jours, tous les quatre ou cinq mois; nous avons l'un
pour l'autre une affection inexprimable.

Quant au monde musical, il est arrivé maintenant à Paris à un degré de
corruption dont vous ne pouvez guère vous faire une idée. Je m'en isole
de plus en plus. On monte en ce moment _Béatrice et Bénédict_ à
Stuttgard; peut-être irai-je en diriger les premières représentations.
On veut aussi me faire aller à Saint-Pétersbourg au mois de mars; mais
je ne m'y déciderai que si la somme offerte par les Russes vaut que
j'affronte encore une fois leur terrible climat. Ce sera alors pour
Louis que je m'y rendrai; car, pour moi, quelques mille francs de plus
ne peuvent changer d'une façon sensible mon existence. Pourtant les
voyages que j'aimerais tant à faire me seraient plus faciles; il en est
un surtout que _vous connaissez_, que je ferais souvent; car il me
semble bien dur de ne pas nous voir. J'ai été sur le point d'aller vous
trouver à Couzieux pendant que j'étais près de Vienne à la campagne;
puis des affaires m'ont obligé de me rendre à Grenoble, et, le moment
de la réouverture du Conservatoire étant venu, j'ai dû rentrer à Paris,
n'ayant point de congé. Auguste Berlioz, que j'ai rencontré à Grenoble,
a dû vous donner de mes nouvelles.

Je ne sais à quoi attribuer les flatteries dont m'entourent beaucoup de
gens maintenant; on me fait des compliments à trouer des murailles, et
j'ai toujours envie de dire aux flagorneurs: «Mais, monsieur (ou
madame), vous oubliez donc que je ne suis plus critique et que je
n'écris plus de feuilletons?....»

La monotonie de mon existence a été un peu animée il y a trois jours.
Madame Érard, madame Spontini et leur nièce m'avaient prié de leur lire,
un matin où je serais libre, l'_Othello_ de Shakspeare. Nous avons pris
rendez-vous; on a sévèrement interdit la porte du château de la Muette,
qu'habitent ces dames; tous les bourgeois et crétins qui auraient pu
nous troubler ont été consignés, et j'ai lu le chef-d'oeuvre d'un bout à
l'autre, en me livrant comme si j'eusse été seul. Il n'y avait que six
personnes pour auditoire, et toutes ont pleuré splendidement.

Mon Dieu, quelle foudroyante révélation des abîmes du coeur humain! quel
ange sublime que cette Désdemona! quel noble et malheureux homme que cet
Othello! et quel affreux démon que cet Iago! Et dire que c'est une
créature de notre espèce qui a écrit cela!

Comme nous nous électriserions tous les deux, si nous pouvions lire
ensemble ces sublimités de temps en temps!

Il faut une longue étude pour se bien mettre au point de vue de
l'auteur, pour bien comprendre et suivre les grands coups d'aile de son
génie. Et les traducteurs sont de tels ânes! J'ai corrigé sur mon
exemplaire je ne sais combien de bévues de M. Benjamin Laroche, et c'est
encore celui-ci qui est resté le plus fidèle et le moins ignorant.

Liszt est venu passer huit jours à Paris; nous avons dîné ensemble deux
fois, et, toute conversation musicale ayant été prudemment écartée, nous
avons passé quelques heures charmantes. Il est reparti pour Rome, où il
joue de la _musique de l'avenir_ devant le pape, qui se demande ce que
cela veut dire.

Le succès de _Roland à Roncevaux_, à l'Opéra, dépasse (comme recette)
tout ce qu'on a jamais vu. C'est une oeuvre de mauvais amateur, d'une
platitude incroyable; l'auteur ne sait rien; aussi est-il épouvanté de
sa chance. Mais la légende est admirable, et il a su en tirer parti.
L'Empereur est allé l'entendre deux fois dans la même semaine; il a
fait venir l'auteur[10] dans sa loge, il a donné le ton à la critique,
le chauvinisme lui a fait l'application du nom de Charlemagne, et allez
donc!

_Commedianti!_ Shakspeare a bien raison: _The world is a theater_. Quel
bonheur de n'avoir pas été obligé de rendre compte de cette chose!

Vous savez que notre bon Scudo, mon insulteur de la _Revue des Deux
Mondes_, est mort, mort fou furieux. Sa folie, à mon avis, était
manifeste depuis plus de quinze ans.

La mort a du bon, beaucoup de bon; il ne faut pas médire d'elle.

Adieu, cher, très cher ami; puisque nous vivons encore, ne restons
jamais bien longtemps sans nous dire ce que nous devenons.



CXVII

Paris, 10 novembre 1864.


    Mon cher Humbert,

Puisque mes lettres vous font plaisir, je ne vois pas pourquoi je me
refuserais le bonheur de vous écrire. Que puis-je faire de mieux?
Certainement rien. Je me sens toujours moins malheureux quand j'ai
causé avec vous ou quand vous m'avez parlé. J'admire de plus en plus
notre civilisation, avec ses postes, ses télégraphes, sa vapeur, son
électricité, esclaves de la volonté humaine, qui permettent à la pensée
d'être transmise si rapidement.

On devrait bien découvrir aussi quelque moyen d'empêcher que cette
pensée fût si triste en général. Le seul que nous connaissions jusqu'à
présent, c'est d'être jeune, aimé, libre et amant des beautés de la
nature et du grand art. Nous ne sommes plus, vous et moi, ni jeunes, ni
aimés, ni libres, ni même bien portants; contentons-nous donc et
réjouissons-nous de ce qui nous reste. Hippocrate a dit: «ars longa,»
nous devons dire: «ars æterna,» et nous prosterner devant son éternité.

Il est vrai que cette adoration de l'art nous rend cruellement exigeants
et double pour nous le poids de la vie vulgaire, qui est, hélas! la vie
réelle. Que faire? espérer? désespérer? se résigner? dormir? mourir?
_Non so._ Que sais-je? Il n'y a que la foi qui sauve. Il n'y a que la
foi qui perd. Le monde est un théâtre. Quel monde? La terre? le beau
monde? Et les autres mondes, y a-t-il aussi là des comédiens? Les drames
y sont-ils aussi douloureux ou aussi visibles que chez nous? Ces
théâtres sont-ils aussi tard éclairés, et les spectateurs y ont-ils le
temps de vieillir avant d'y voir clair?...

Inévitables idées, roulis, tangage du coeur! misérable navire qui sait
que la boussole elle-même l'égare pendant les tempêtes! _Sunt lacrymæ
rerum._

Croiriez-vous, mon cher Humbert, que j'ai la faiblesse de ne pouvoir
prendre mon parti du passé? Je ne puis comprendre pourquoi je n'ai pas
connu Virgile; il me semble que je le vois rêvant dans sa villa de
Sicile; il dut être doux, accueillant, affable. Et Shakspeare, le grand
indifférent, impassible comme le miroir qui réflète les objets. Il a dû
pourtant avoir pour tout une pitié immense. Et Beethoven, méprisant et
brutal, et néanmoins doué d'une sensibilité si profonde. Il me semble
que je lui eusse tout pardonné, ses mépris et sa brutalité. Et Glück le
superbe!...

Envoyez-moi la marche d'_Alceste_ avec vos paroles; je trouverai le
moyen de la faire graver, sans que cela vous coûte rien. On ne vous
payera pas vos vers, mais on ne vous battra pas non plus pour les avoir
faits.

La semaine dernière, M. Blanche, le médecin de la maison de fous de
Passy, avait réuni un nombreux auditoire de savants et d'artistes, pour
fêter l'anniversaire de la première représentation des _Troyens_. J'ai
été invité sans me douter de ce qu'on tramait. Gounod s'y trouvait,
_Doli fabricator Epeus_; il a chanté avec sa faible voix, mais son
profond sentiment, le duo «O nuit d'ivresse». Madame Barthe Banderali
chantait Didon; puis Gounod a chanté seul la chanson d'Hylas. Une jeune
dame a joué les airs de danse, et l'on m'a fait _dire_, sans musique, la
scène de Didon: «Va, ma soeur, l'implorer,» et je vous assure que le
passage virgilien a produit un grand effet:

    Terque quaterque manu pectus percussa decorum
    Flaventesque abscissa comas.

Tout ce monde savait ma partition à peu près par coeur. Vous nous
manquiez.

Adieu, très cher ami.



CXVIII

12 décembre 1864.


    Mon cher Ferrand,

Je commençais à être un peu inquiet de vous; ce n'est rien: il ne s'agit
que de douleurs nouvelles. Je vais faire graver votre hymne. Il y aura
peut-être un peu de retard; les ouvriers graveurs et imprimeurs se sont
mis en grève, et il faut que cette crise se passe. J'ai arrangé les
paroles dans une mesure où vous les aviez laissées en blanc; mais il
faut que vous changiez encore quelques mots; le premier, par exemple,
est impossible; la syllabe muette _Je_ est choquante sur une aussi
grosse note. Cela gâte tout à fait le début.

Le premier vers du second couplet, au contraire, va très bien. Il
faudrait l'imiter. Une autre invocation _ô_ ferait merveille. Et puis,
tâchez de corriger _en ce jour_ et _dès ce jour_ dans le même couplet.

Il y a encore une faute de prosodie aux deux parties qui disent:

    Inef-fable ivresse.

L'inverse irait mieux:

    Ivres-se ineffable.

Mais cela détruit le vers. Revoyez cela; il faut que vos paroles, dont
le sentiment est si beau, se collent à la musique d'une façon
irréprochable.

Je viens de recevoir de Vienne une dépêche télégraphique du directeur de
l'Académie de chant. Il m'apprend que, _hier_, pour fêter mon jour de
naissance, 11 décembre, on a exécuté, au concert de sa société, le
double choeur de _la Damnation de Faust_: «Villes entourées de murs et
remparts.--_Jam nox stellata velamina pandit._» Le choeur a été bissé
avec des acclamations immenses.

N'est-ce pas une cordiale attention allemande?

Adieu; renvoyez-moi vos corrections quand vous les aurez bien faites. Il
faut que cela soit pur comme un diamant.

A vous.

       *       *       *       *       *

P.-S.--On ne peut pas dire non plus _ve_-nez, (ni _de ne_) _pou_-voir,
c'est énorme.

Pourquoi ne mettez-vous pas votre nom sur le titre? Il faut l'y mettre.

Je crois aussi qu'il est nécessaire de transposer le morceau _en fa_; il
y a des mesures qui montent trop pour les soproni et les ténors; et cela
doit se chanter sans le moindre effort.

Que vous fait Jouvin? A-t-il écrit quelques nouvelles injures? C'est un
parent des Gauthier de Grenoble, qui _fait_ dans _le Figaro_.

Louis n'est pas encore revenu du Mexique. Il m'a écrit de la Martinique.
Il a sauvé son navire au milieu d'une tempête qui a duré quatre jours et
a tout brisé à son bord. En arrivant aux Antilles, il a été félicité
par les autorités et nommé capitaine définitif.

Adieu à vous et aux vôtres. Si cela vous fatigue trop d'écrire, priez
votre frère de vous remplacer.



CXIX

Paris, 23 décembre 1864.


    Cher ami,

Vos paroles sont parfaites, et tout va fort bien. Je viens de parler à
Brandus, qui consent volontiers à graver l'hymne et qui vous en donnera
vingt exemplaires. Son imprimeur ne fait pas partie de la grève, et l'on
pourra se mettre tout de suite à cette petite publication. Mon copiste
transpose le morceau en _fa_, et je mettrai les paroles demain sous sa
copie; après quoi, je talonnerai le graveur pour qu'il se hâte. Brandus,
au moyen de sa _Gazette musicale_, pourra faire connaître et pousser la
chose. Le titre sera comme vous le voulez.

Je viens de vous envoyer un numéro de _la Nation_, où Gasperini a écrit
deux colonnes sur l'affaire des _Troyens_ au Conservatoire.

Je ne connaissais pas la lettre de Glück. Où diable l'avez-vous trouvée?

Il en fut toujours ainsi partout. Beethoven a été bien plus insulté
encore que Glück. Weber et Spontini ont eu le même honneur. M. de
Flotow, auteur de _Martha_, n'a eu que des panégyristes. Ce plat opéra
est joué dans toutes les langues, sur tous les théâtres du monde. Je
suis allé l'autre jour entendre la ravissante petite Patti, qui jouait
_Martha_; en sortant de là, il me semblait être couvert de puces comme
quand on sort d'un pigeonnier; et j'ai fait dire à la merveilleuse
enfant que je lui pardonnais de m'avoir fait entendre une telle
platitude, mais que je ne pouvais faire davantage.

Heureusement, il y a là dedans le délicieux air irlandais _The last rose
of summer_, qu'elle chante avec une simplicité poétique qui suffirait
presque, par son doux parfum, à désinfecter le reste de la partition.

Je vais transmettre à Louis vos félicitations, et il y sera bien
sensible; car il a lu de vos lettres, et il m'a, lui aussi, félicité
d'avoir un ami tel que vous.

Adieu.



CXX

25 janvier 1865.


    Mon cher Humbert,

On vient de m'apporter la dernière épreuve de votre hymne. Il n'y a
enfin plus de fautes. On va imprimer, et vous recevrez prochainement vos
exemplaires.

Dimanche dernier, notre ouverture des _Francs Juges_, exécutée au cirque
Napoléon par le grand orchestre des concerts populaires, devant quatre
mille personnes, a produit un effet gigantesque. Mes _deux siffleurs_
ordinaires n'ont pas manqué de venir et de lancer leurs coups de sifflet
après la troisième salve d'applaudissements, ce qui en a excité trois
autres plus violentes que les premières, et un immense cri de _bis_. En
sortant, on m'arrêtait sur le bouvleard, des dames se faisaient
présenter à moi, des jeunes gens inconnus venaient me serrer la main.
C'était curieux. C'est vous, mon cher ami, qui m'avez fait écrire cette
ouverture, _il y a trente-sept ans_!

C'est mon premier morceau de musique instrumentale.

On vient de m'envoyer un journal américain contenant un très bel
article sur l'exécution à New-York de l'ouverture du _Roi Lear_, soeur
de la précédente. Quel malheur de ne pas vivre cent cinquante ans! comme
on finirait par avoir raison de ces gredins de crétins!

Que devenez-vous, cher ami, par ce temps infâme de brouillards, de
neige, de pluie, de boue, de vent, de froidure, d'engelures?

Mes amis, ou connaissances, tombent comme grêle. Nous avons trois
mourants dans notre section à l'Institut. Mon ami Wallace se meurt;
Félicien David de même; Scudo est mort; ce digne fou de Proudhon est
mort. Qu'allons-nous devenir? Heureusement, Azevedo, Jouvin et Scholl
nous restent!

Adieu; je vous serre la main.



CXXI

8 février 1865.


    Cher ami,

On vous a envoyé, il y a huit jours, vingt-quatre exemplaires de votre
hymne; je pense que vous les avez reçus.

Je me lève; il est six heures de l'après-midi; j'ai pris hier des
gouttes de laudanum; je suis tout abruti. Quelle vie! Je parie que vous
êtes plus malade, vous aussi.

Cependant je sortirai ce soir pour entendre le septuor de Beethoven. Je
compte sur ce chef-d'oeuvre pour me réchauffer le sang. Ce sont mes
virtuoses favoris qui l'exécuteront.

Après-demain, devant un auditoire de cinq personnes, chez Massart, je
lirai _Hamlet_. En aurai-je la force? Cela dure cinq heures. Il n'y a,
sur les cinq auditeurs, que madame Massart qui ait une vague idée du
chef-d'oeuvre. Les autres (qui m'ont prié avec instance de leur faire
cette lecture) ne savent rien de rien.

Cela me fait presque peur de voir des natures d'artistes subitement
mises en présence de ce grand phénomène de génie. Cela me fait penser à
des aveugles-nés à qui l'on donnerait subitement la vue. Je crois qu'ils
comprendront, je les connais. Mais arriver à quarante-cinq et à
cinquante ans sans connaître _Hamlet_! avoir vécu jusque-là dans une
mine de houille! Shakspeare l'a dit: «La gloire est comme un cercle dans
l'onde qui va toujours s'élargissant jusqu'à ce qu'il disparaisse tout à
fait.»

Bonjour, cher ami; je vous serre la main. La poste a la bonté de vous
porter ce billet; je ne doute pas qu'elle n'ait aussi celle de me
rapporter de vos nouvelles prochainement.

    A vous.



CXXII

26 avril 1865.


    Mon cher ami,

Pardonnez-moi de vous avoir inquiété par mon silence; je suis si exténué
et si abruti par mes douleurs, que, ayant écrit dernièrement à mon fils
une lettre dans laquelle je lui parlais beaucoup _de_ vous, je me suis
imaginé que j'avais parlé _à_ vous. Je croyais réellement vous avoir
écrit. J'ai fait votre commission pour de Carné: j'ai porté moi-même le
diplôme qui lui était destiné. Maintenant dites-moi s'il faut remercier
quelqu'un, et qui il faut remercier, pour cette nomination à l'Institut
d'Égypte; je ne sais rien.

J'ai fait, il y a trois semaines, un petit voyage à Saint-Nazaire pour y
voir mon fils, qui arrivait du Mexique et qui allait repartir. J'y ai
passé trois jours au lit. Ce cher Louis est maintenant bien posé; c'est
un officier de marine devant qui tremblent tous ses inférieurs et
qu'estiment et louent hautement ses supérieurs. Notre affection
mutuelle ne fait qu'augmenter.

Il paraît que votre frère a été pour vous le sujet d'un chagrin bien
vif; j'espère qu'il y a moins de peines pour vous maintenant dans cette
affaire, qui m'est inconnue.

Que puis-je vous dire de ce qui se cuit dans la taverne musicale de
Paris? J'en suis sorti et n'y rentre presque jamais. J'ai entendu une
répétition générale de _l'Africaine_ de Meyerbeer, de sept heures et
demie à une heure et demie. Je ne crois pas y retourner jamais.

Le célèbre violoniste allemand Joachim est venu passer ici dix jours; on
l'a fait jouer presque tous les soirs dans divers salons. J'ai entendu
ainsi, par lui et quelques autres dignes artistes, le trio de piano en
_si b_, la sonate en _la_ et le quatuor en _mi_ mineur de Beethoven...
c'est la musique des sphères étoilées... Vous pensez bien, et vous
comprenez, qu'il est impossible, après avoir connu de tels miracles
d'inspiration, d'endurer la musique commune, les productions patentées,
les oeuvres recommandées par monsieur le maire ou le ministre de
l'instruction publique.

Si je puis, cet été, faire une petite excursion hors Paris, je passerai
chez vous pour vous serrer la main. Je dois aller à Genève, à Vienne, à
Grenoble; tout cela n'est pas bien loin de Couzieux. Je ferai mon
possible, n'en doutez pas. Nous vivons encore tous les deux, il faut
pourtant en profiter; c'est assez extraordinaire.

Adieu; je vous embrasse de tout mon coeur.



CXXIII

8 mai 1865.


    Mon cher Humbert,

J'ai vu M. Vervoite, et il m'a dit ce que je soupçonnais. La société
qu'il dirige ne fait quelques recettes que grâce aux soins de quatre
cents dames patronnesses qui placent les billets _quand le bénificiaire
les intéresse_. Une institution de province qu'elles ne connaissent pas
les laisserait indifférentes; on ne ferait pas un sou, et il y a huit
cents francs de frais que vous seriez tenu d'assurer. C'est donc un
rêve.

Je vais écrire, un peu au hasard, au secrétaire de l'Institut d'Égypte,
dont le nom est, selon l'usage, illisible. Quant à mon _Traité
d'instrumentation_, il ne pourrait être d'aucun usage pour aider à la
réorganisation des musiques militaires du sultan. Cet ouvrage a pour
objet d'apprendre aux compositeurs à se servir des instruments, mais
point aux exécutants à jouer de ces mêmes instruments. Autant vaudrait
envoyer une partition ou un livre quelconque; d'ailleurs, j'aurais l'air
de solliciter ainsi quelque cadeau.

J'ai bien pris part, mon très cher ami, au malheur de votre frère, et je
n'ose vous offrir de banales consolations.

Mon fils doit être en ce moment au Mexique; il sera bien charmé, à son
retour, de vos bonnes paroles pour lui. Adieu; je suis si malade que je
puis à peine écrire.

A vous toujours.



CXXIV

23 décembre 1865.


    Mon cher Humbert,

Je vous écris quelques lignes seulement pour vous remercier de votre
cordiale lettre. L'écho qui me répond des profondeurs de votre âme me
rendrait bien heureux, si je pouvais encore l'être; mais je ne puis plus
que souffrir de toutes façons. J'ai voulu ces jours-ci vous répondre, je
ne l'ai pas pu, je souffrais trop. J'ai passé cinq jours couché, sans
avoir une idée et appelant le sommeil qui ne venait pas. Aujourd'hui, je
me sens un peu mieux. Je viens de me lever, et, avant d'aller à notre
séance de l'Institut, je vous écris. Bonjour et merci de votre amitié et
de votre indulgence, et de tout ce qui vous fait si intelligent, si
sensible et si bon.

En vérité, je ne puis plus écrire.

Adieu, adieu.



CXXV

17 janvier 1866.


    Mon cher Humbert,

Je vous écris ce soir; je suis seul là au coin de mon feu. Louis m'a
averti ce matin de son arrivée en France et m'a parlé de vous. Il a lu
quelques-unes de vos lettres, et il apprécie votre haute amitié pour son
père. Mais, de plus, c'est que j'ai été violemment agité ce matin. On
remonte _Armide_ au Théâtre-Lyrique, et le directeur m'a prié de
présider à ces études, si peu faites pour son monde d'épiciers.

Madame Charton-Demeurs, qui joue ce rôle écrasant d'Armide, vient
maintenant, chaque jour, répéter avec M. Saint-Saëns, un grand pianiste,
un grand musicien qui connaît son Glück presque comme moi. C'est quelque
chose de curieux de voir cette pauvre femme patauger dans le sublime,
et son intelligence s'éclairer peu à peu. Ce matin, à l'acte de la
Haine, Saint-Saëns et moi, nous nous sommes serré la main... Nous
étouffions. Jamais homme n'a trouvé des _accents_ pareils. Et dire que
l'on blasphème ce chef-d'oeuvre partout en l'admirant autant qu'en
l'attaquant; on l'éventre, on l'embourbe, on le vilipende, on l'insulte
partout, les grands, les petits, les chanteurs, les directeurs, les
_chefs d'orchestre_, les éditeurs... tous!

          Oh! les misérables!
      O ciel! quelle horrible menace!
      Je frémis, tout mon sang se glace!
    Amour, puissant amour, viens calmer mon effroi,
    Et prends pitié d'un coeur qui s'abandonne à toi.

Ceci est d'un autre monde. Que j'aurais voulu vous voir là!
Croiriez-vous que, depuis qu'on m'a ainsi replongé dans la musique, mes
douleurs ont peu à peu disparu? Je me lève maintenant chaque jour, comme
tout le monde. Mais je vais en avoir de cruelles à endurer avec les
autres acteurs, et surtout avec le chef d'orchestre. Ce sera pour le
mois d'avril.

Madame Fournier m'écrivait dernièrement qu'un monsieur qu'elle avait
rencontré à Genève lui avait parlé avec une grande chaleur de nos
_Troyens_...--Tant mieux. Mais il vaudrait mieux pour moi avoir fait
une vilenie d'Offenbach.--Que vont dire d'_Armide_ ces crapauds de
Parisiens?...

Adieu.

Pourquoi vous ai-je écrit cela? C'est une expansion que je n'ai pu
contenir. Pardonnez-moi.



CXXVI

8 mars 1866.


    Mon cher Humbert,

Je vous réponds ce matin seulement, parce que je voulais vous parler de
ce qui s'est passé hier à un grand concert extraordinaire, donné avec
les prix triplés, au cirque Napoléon, au bénéfice d'une société de
bienfaisance, sous la direction de Pasdeloup.

On y jouait pour la première fois le septuor des _Troyens_. Madame
Charton chantait; il y avait cent cinquante choristes et le grand bel
orchestre ordinaire. A l'exception de la marche de _Lohengrin_ de
Wagner, tout le programme a été terriblement mal accueilli par le
public.--L'ouverture du _Prophète_ de Meyerbeer a été sifflée à
outrance; les sergents de ville sont intervenus pour expulser les
siffleurs...

Enfin est venu le septuor. Immenses applaudissements; cris de _bis_.
Meilleure exécution la seconde fois. On m'aperçoit sur mon banc, où je
m'étais hissé pour mes trois francs (on ne m'avait pas envoyé un seul
billet); alors nouveaux cris, rappels; les chapeaux, les mouchoirs
s'agitent: «Vive Berlioz! levez-vous, on veut vous voir!» Et moi de me
cacher de mon mieux! A la sortie, on m'entoure sur le boulevard. Ce
matin, je reçois des visites, et une charmante lettre de la fille de
Legouvé.

Liszt y était, je l'ai aperçu du haut de mon estrade; il arrive de Rome
et ne connaissait rien des _Troyens_. Pourquoi n'étiez-vous pas là? Il y
avait au moins trois mille personnes. Autrefois, cela m'eût donné une
grande joie...

C'était d'un effet grandiose, surtout le passage, avec ces bruits de la
mer, que le piano ne peut pas rendre:

                Et la mer endormie
    Murmure en sommeillant les accords les plus doux.

J'en ai été remué profondément. Mes voisins de l'amphithéâtre, qui ne me
connaissaient pas, en apprenant que j'étais l'auteur de la chose, me
serraient les mains et me disaient toute sorte de remerciements...
curieux. Que n'étiez-vous là?... C'est triste, mais c'est beau!

    _Regina gravi jamdudum saucia curâ._

Après avoir répété dix fois _Armide_ avec madame Charton.



CXXVII

9 mars 1866.


    Cher ami,

J'ajoute quelques lignes à ce que je vous ai écrit hier.

Une petite société d'amateurs vient de m'écrire une lettre collective,
portant leurs diverses signatures, sur le succès d'avant-hier. Or cette
lettre est une copie un peu modifiée de celle que j'écrivis à Spontini
il y a vingt-deux ans, à propos d'une représentation de _Fernand
Cortez_. Vous la trouverez dans mon volume des _Soirées de l'orchestre_.
Ils ont seulement mis: «On a joué hier le _septuor des Troyens_ au
Cirque,» au lieu de ce que je disais à Spontini.

N'est-ce pas une idée charmante de m'appliquer, à vingt-deux ans de
distance, ce que j'ai dit moi-même à Spontini? Cela m'a beaucoup
touché.

Adieu. A vous.

       *       *       *       *       *

_P.-S._--Vous trouverez ma lettre à Spontini à la page 185 des
_Soirées_.



CXXVIII

16 mars 1866.


    Mon cher Humbert,

On va vous envoyer aujourd'hui _les Soirées de l'orchestre_, que je me
croyais sûr de vous avoir données. Dites-moi si vous avez les deux
autres volumes: _les Grotesques de la musique_ et _A travers chants_.

L'exécution du _septuor_ fait de plus en plus de bruit. Hier, on a donné
à Saint-Eustache la messe de Liszt. Il y avait une foule immense. Mais,
hélas! quelle négation de l'art!

Adieu, mille amitiés. Je ne suis pas couché comme vous; pourtant je n'en
vaux guère mieux.



CXXIX

22 mars 1866.


    Mon cher Humbert,

Je suis bien aise que le volume des _Soirées_ n'ait pas mis quinze
jours à vous parvenir, comme celui des _Mémoires_. Je vais vous envoyer
_les Grotesques de la musique_ et _A travers chants_. Mais je ne puis
rien écrire sur ces volumes, on ne les prendrait pas à la poste.

La scène de la révolte de _Cortez_ n'est pas gravée isolément, pas plus
que le choeur des _Danaïdes_. Quant au septuor, n'essayez pas, je vous
en prie, de le faire chanter par vos jeunes gens. Ce serait affreux, un
charivari complet, rien n'est plus certain. On ne peut, d'ailleurs, pas
plus se passer du choeur que le choeur ne peut se passer du septuor.

On va jouer au Conservatoire, le dimanche de Pâques, les trois morceaux
de _la Fuite en Égypte_. En attendant, voilà mon nigaud de Pasdeloup qui
annonce pour Dimanche prochain l'_ouverture_ de _la Fuite en Égypte_,
c'est-à-dire la petite symphonie sur laquelle les Bergers sont censés
arriver auprès de l'étable de Bethléem. Je viens de lui écrire pour le
prier de n'en rien faire; mais je parie qu'il s'obstinera. Cela est
absurde, le morceau ne peut se séparer du choeur suivant.

J'ai vu du Boys; il se présente à l'Institut pour remplacer M. Béranger
dans l'Académie des sciences morales.

Nous avons enterré hier notre confrère Clapisson. On croit que c'est
Gounod qui obtiendra sa succession.

La longueur de votre lettre me fait espérer que vous allez un peu mieux.

Adieu, mon cher ami; je vous serre la main.

    Tout à vous.



CXXX

10 novembre 1866.


    Mon cher Humbert,

Je devrais être à Vienne; mais une dépêche m'a prévenu l'autre jour que
le concert que je dois diriger était forcément remis au 16 décembre; je
ne partirai donc que le 5 du mois prochain. Je suppose que _la Damnation
de Faust_ n'est pas assez étudiée à leur gré, et qu'ils ne veulent me la
présenter qu'à peu près sue. C'est pour moi une vraie joie d'aller
entendre cette partition, que je n'ai plus entendue en entier depuis
Dresde, il y a douze ans.

Votre petite lettre, ce matin, est tombée au milieu d'une de mes crises
de douleurs que rien ne peut conjurer. Je vous écris donc de mon lit, en
m'interrompant pour me frotter la poitrine et le ventre. Je vous
remercie pourtant; vos lignes me font toujours tant de bien, que le
remède eût été bon en tout autre moment.

Les études d'_Alceste_ m'avaient un peu remonté. Jamais le chef-d'oeuvre
ne m'avait paru si grandement beau, et jamais, sans doute, Glück ne
s'est entendu aussi dignement exécuté. Il y a toute une génération qui
entend cette merveille pour la première fois et qui se prosterne avec
amour devant l'inspiration du maître. J'avais, l'autre jour, auprès de
moi dans la salle, une dame qui pleurait avec explosion et attirait sur
elle l'attention du public. J'ai reçu une foule de lettres de
remerciements pour mes soins donnés à la partition de Glück. Perrin veut
maintenant remonter _Armide_. Ingres n'est pas le seul de nos confrères
de l'Institut qui viennent habituellement aux représentations
d'_Alceste_; la plupart des peintres et des statuaires ont le sentiment
de l'antique, le sentiment du beau que la douleur ne déforme pas.

La reine de Thessalie est encore une Niobé. Et pourtant, dans son air
final du second acte:

    Ah! malgré moi mon faible coeur partage,

l'expression est portée à un tel degré, que cela donne une sorte de
vertige.

Je vais vous envoyer la petite partition (nouvelle); vous pourrez
aisément la lire, et cela vous fera passer quelques bons moments.

    Adieu; je n'en puis plus!



CXXXI

30 décembre 1866.


    Cher ami,

Me voilà de retour de Vienne, et je vous écris trois lignes pour vous en
informer. Je ne sais si _l'Union_ vous a parlé du succès furieux de _la
Damnation de Faust_ en Autriche. En tout cas, sachez que c'est le plus
grand que j'aie obtenu de ma vie. Il y avait trois mille auditeurs dans
cette immense salle des Redoutes, quatre cents exécutants.
L'enthousiasme a dépassé ce que je connaissais en ce genre. Le
lendemain, ma chambre a été remplie de fleurs, de couronnes, de
visiteurs, d'embrasseurs. Le soir, on m'a donné une fête, avec force
discours en français et en allemand. Celui du prince Czartoriski surtout
a fait sensation. J'ai été bien malade néanmoins; mais j'avais un
incomparable chef d'orchestre, qui conduisait certaines répétitions
quand je n'en pouvais plus.

Je vous envoie un fragment de journal français qui me tombe sous la
main.

Adieu; si je vous savais plus content et mieux portant, je serais très
heureux pour le quart d'heure.

Je vous embrasse de tout mon coeur.



CXXXII

Paris, 11 janvier 1867.


    Cher ami,

Il est minuit; je vous écris de mon lit, comme toujours, et ma lettre
vous arrivera dans votre lit, comme à l'ordinaire. Votre dernier billet
m'a fait mal; j'ai vu vos souffrances dans son laconisme...--Je voulais
vous répondre tout de suite, et d'intolérables douleurs, des sommeils de
vingt heures, des bêtises médicales, des frictions de chloroforme, des
boissons au laudanum, inutiles, fécondes en rêves fatigants, m'en ont
empêché. Je vois bien maintenant quelle peine nous aurons à nous serrer
la main. Vous ne pouvez pas bouger, et le moindre déplacement, du moins
pendant les trois quarts et demi de l'année, me tue. Je n'ai pas d'idée
de votre pays de Couzieux, de votre _home_ (comme disent les Anglais),
de votre existence, de votre entourage; je ne _vous vois_ pas. Cela
redouble ma tristesse à votre sujet...--Que faire?...--Ce voyage de
Vienne m'a exterminé; le succès, la joie de tous ces enthousiasmes,
cette immense exécution, etc., n'ont pu me garantir. Le froid de nos
affreux climats m'est fatal. Mon cher Louis m'écrivait avant-hier et me
parlait de ses promenades matinales à cheval dans les forêts de la
Martinique, me décrivant cette végétation tropicale, le soleil, ce vrai
soleil.... Voilà probablement ce qu'il nous faudrait à tous les deux, à
vous et à moi. Qu'importe à la grande nature que nous mourions loin
d'elle et sans connaître ses sublimes beautés!... Cher ami!--quel sot
bruit de voitures secoue le silence de la nuit!--Paris humide, froid et
boueux! Paris parisien!--voilà que tout se tait...--il dort du sommeil
de l'injuste!...--Allons! l'insomnie _sans phrases_, comme disait un
brigands de la première révolution.

Je vous enverrai _Alceste_ dès que je pourrai sortir. Je n'ai pas
compris votre question au sujet de la petite partition de _la Damnation
de Faust_. Que voulez-vous dire en me demandant s'_il y en a une autre
que la première_? quelle première? Le titre est celui-ci: _Légende
dramatique_, en quatre actes. L'avez-vous?

Dites-moi aussi si vous avez la grande partition de ma _Messe des
morts_. Si j'étais menacé de voir brûler mon oeuvre entière, moins une
partition, c'est pour la _Messe des morts_ que je demanderais grâce. On
en fait en ce moment une nouvelle édition à Milan; si vous ne l'avez
pas, je pourrai, je pense, dans six ou sept semaines vous l'envoyer.

N'oubliez aucune de mes questions, et répondez-moi dès que vous aurez un
peu de force; hélas! ce n'est pas le loisir qui vous manque.

Adieu, cher ami; je vais veiller en songeant à vous, car _non suadent
cadentia sidera somnos_.



CXXXIII

Paris, 2 février 1867.


    Mon cher Humbert,

Vous m'avez écrit deux charmantes pages; une demi-page suffisait pour
m'annoncer que vous aviez reçu les deux partitions. Vous avez bien plus
de courage que moi. Tant mieux! cela me prouve que vous n'êtes pas aussi
malade; du moins, j'ai la vanité de croire cela. Je souffre toujours
beaucoup. Je veux vous écrire, et je ne puis pas.

Adieu; je vous ai au moins dit bonjour.



CXXXIV

11 juin 1867.


    Cher ami,

Je vous remercie de votre lettre; elle m'a fait grand bien. Oui, je suis
à Paris, mais toujours si malade que j'ai à peine en ce moment la force
de vous écrire. Je suis malade de toutes manières; l'inquiétude me
tourmente. Louis est toujours dans les parages du Mexique, et je n'ai
pas de ses nouvelles depuis longtemps; et je crains tout de ces brigands
de Mexicains.

L'Exposition a fait de Paris un enfer. Je ne l'ai pas encore visitée. Je
puis à peine marcher, et maintenant il est très difficile d'avoir des
voitures. Hier, il y avait grande fête à la cour; j'étais invité; mais,
au moment de m'y rendre, je ne me suis pas senti la force de m'habiller.

Je vois bien que vous n'êtes pas plus vaillant que moi, et je vous
remercie mille fois d'avoir la bonté de me donner de temps en temps de
vos nouvelles...

Je vous écrivais ces quelques lignes au Conservatoire, où devait se
réunir le jury dont je fais partie pour le concours de composition
musicale de l'Exposition. On m'a interrompu pour entrer en séance et
donner le prix. On avait entendu les jours précédents cent quatre
cantates, et j'ai eu le plaisir de voir couronner (à l'unanimité) celle
de mon jeune ami _Camille Saint-Saëns_, l'un des plus grands musiciens
de notre époque. Vous n'avez pas lu les nombreux journaux qui ont parlé
de ma partition de _Roméo et Juliette_ à propos de l'opéra de Gounod, et
cela d'une façon peu agréable pour lui. C'est un succès dont je ne me
suis pas mêlé et qui ne m'a pas peu étonné.

J'ai été sollicité vivement, il y a quelques jours, par des Américains
d'aller à New-York, où je suis, disent-ils, populaire. On y a joué cinq
fois, l'an dernier, notre symphonie d'_Harold en Italie_ avec un succès
qui est allé croissant et des applaudissements _viennois_.

Je suis tout ému de notre séance du jury! Comme Saint-Saëns va être
heureux! j'ai couru chez lui lui annoncer la chose, il était sorti avec
sa mère. C'est un maître pianiste foudroyant. Enfin! voilà donc une
chose de bon sens faite dans notre monde musical. Cela m'a donné de la
force; je ne vous aurais pas écrit si longuement, sans cette joie.

    Adieu, cher ami. Je vous serre la main.



CXXXV

30 juin 1867.


    Mon cher Humbert,

Une douleur terrible vient de me frapper; mon pauvre fils, capitaine
d'un grand navire à trente-trois ans, vient de mourir à la Havane.



CXXXVI

Lundi, 15 juillet 1867.


    Cher incomparable ami,

Je vous écris quelques mots comme vous le désirez; mais c'est bien mal à
moi de vous attrister. Je souffre tant de la recrudescence de ma
névralgie intestinale, qu'il n'y a presque plus moyen de rester vivant.
Je n'ai qu'à peine l'intelligence nécessaire pour m'occuper des affaires
de mon pauvre Louis, dont les agents de la Compagnie Transatlantique
m'entretiennent. Un de ses amis, heureusement, m'aide dans tout cela.
Merci de votre lettre, qui m'a fait du bien ce matin. Les douleurs
absorbent tout; vous me pardonnerez; je sens bien que je suis stupide.
Je ne songe qu'à dormir.

Adieu, adieu.



CXXXVII

Paris, dimanche 28 juillet 1867.


    Mon cher Humbert,

Aussitôt votre lettre reçue, je me suis levé et j'ai couru chez le
célèbre avocat Nogent Saint-Laurent, pour qui l'empereur a autant
d'affection que d'estime et sur l'amitié duquel je puis compter.
Heureusement, il n'est pas encore parti pour Orange, ainsi que je le
craignais. Si quelqu'un peut faire réussir votre affaire, c'est lui. Je
ne doute pas de sa bonne volonté. S'il lui faut un aide encore, je lui
enverrai M. Domergue, qu'il connaît autant qu'il me connaît moi-même et
qui, en sa qualité de secrétaire du ministre de l'intérieur, se mettra
en quatre pour obtenir la chose. Nogent m'écrira demain. Adieu; je vous
tiendrai au courant.

Votre tout dévoué.



CXXXVIII

Vendredi, 1 août 1867.


    Mon cher Ferrand,

Je reçois votre lettre, qui ne me parle pas de celle que je vous ai
écrite, _contenant_ la lettre de Nogent. Cela m'inquiète; vous ne
l'avez donc pas reçue? Il demandait tout de suite l'indication _du lieu_
où votre jeune homme allait fixer sa résidence, pour lui épargner la
police. Dites-moi vite si vous avez envoyé cette indication à Nogent,
dont je vous donnais l'adresse.

    A vous. Je suis obligé de me coucher.

       *       *       *       *       *

Je dînerai lundi avec Nogent et avec Domergue.



CXXXIX

Dimanche, deux heures, 4 août 1867.


Je ne comprends rien à votre silence. Je vous ai écrit deux fois, mardi
et jeudi, pour vous renvoyer votre lettre à l'empereur, vous adresser
celle de Nogent, et vous demander ce qu'il demandait, la _désignation du
lieu_ où votre protégé allait fixer sa résidence; cela est nécessaire,
dit Nogent, pour pouvoir le soustraire à la surveillance de la police.
Ne recevant point de réponse à cette triple lettre, je vous en ai écrit
une seconde; vous n'avez pas non plus répondu à celle-là. Maintenant il
n'y a pas un instant à perdre; envoyez votre indication à M. Nogent
Saint-Laurent, député, 6, rue de Verneuil. Si vous ne pouvez pas écrire,
madame Ferrand le peut.

Je verrai demain Nogent et Domergue. Je devais partir le soir pour
Néris, où l'on m'envoie impérieusementprendre les eaux; mais j'attendrai
encore votre réponse jusqu'à mercredi.

Adieu; je suis d'une extrême inquiétude, et je reste au lit.

    Tout à vous.



CXL

8 octobre 1867.


    Mon cher Humbert,

Quand je souffre trop (et on souffre toujours trop), j'ai des
distractions incroyables; vous êtes comme moi. Vous m'avez écrit le 27
septembre; je viens seulement, ce matin, de recevoir votre lettre, parce
que vous l'avez adressée _rue des Colonnes, à Lyon_. Où diable
aviez-vous la tête? Heureusement, l'administration de la poste n'est pas
dépourvue d'intelligence; elle a su me trouver rue de Calais, à Paris.
J'étais très inquiet de ne pas recevoir une ligne de vous, j'allais vous
écrire aujourd'hui. Vous avez mal lu la lettre de M. Domergue; il ne dit
pas _ce maudit garçon_ mais bien _ce malheureux jeune homme_; c'est très
différent. Enfin, l'affaire est finie, et il faut espérer qu'il ne sera
plus question maintenant de scie, ni de pipe ni de soufflets.

Je suis sur le point de faire un vrai coup de tête. Madame la
grande-duchesse Hélène de Russie était dernièrement à Paris; elle m'a
tant enguirlandé elle-même et par ses officiers, que j'ai fini par
accepter ses propositions. Elle m'a demandé de venir à Saint-Pétersbourg
le mois prochain pour y diriger six concerts du Conservatoire, dont l'un
serait composé exclusivement de ma musique. Après avoir consulté
plusieurs de mes amis, j'ai accepté, et j'ai signé un engagement. La
gracieuse Altesse me paye mon voyage, aller et retour, me loge chez elle
au palais Michel, me donne une de ses voitures et quinze mille francs.
Je ne gagne rien à Paris. J'ai de la peine à joindre les deux bouts de
ma dépense annuelle, et je me suis laissé aller à acquérir un peu
d'aisance momentanée, malgré mes douleurs continuelles. Peut-être ces
occupations musicales me feront-elles du bien au lieu de m'achever.

J'ai refusé, en revanche, et avec obstination, les instances d'un
entrepreneur américain qui est venu m'offrir cent mille francs pour
aller passer six mois à New-York. Alors ce brave homme, de colère, a
fait faire ici mon buste en bronze et plus grand que nature, pour le
placer dans une salle qu'il vient de faire construire en Amérique. Vous
voyez que tout vient quand on a pu attendre et qu'on n'est à peu près
plus bon à rien.

Adieu, cher excellent ami; je vous écrirai encore avant mon départ.
Saluez pour moi madame Ferrand.

Votre tout dévoué.



CXLI

22 octobre 1867.


    Mon cher Humbert,

Voici la lettre que vous me redemandez; je ne vous écris qu'un mot; j'ai
pris du laudanum cette nuit, et je n'ai pas eu le temps de dormir à mon
aise; il m'a fallu me lever ce matin pour des courses forcées.

Donc je vais me recoucher.

Adieu, mille amitiés.


FIN



TABLE


                                                           Pages.

PRÉFACE                                                         I

AVANT-PROPOS DE L'ÉDITEUR                                      XV


1825

I.         10 juin              La Côte-Saint-André             1


1827

II.        29 novembre          Paris                           4


1828

III.       Vendredi, 6 juin     Paris                          10

IV.        28 juin                                             15

V.         28 juin                                             19

VI.        Dimanche mat.                                       21

VII.       29 août              Paris                          22

VIII.      Lundi, 16 sept.      Grenoble                       23

IX.        11 novembre          Paris                          25

X.         Fin de 1828                                         27


1829

XI.        2 février            Paris                          28

XII.       18 février                                          32

XIII.      9 avril              Paris                          34

XIV.       3 juin               Paris                          36

XV.        15 juin                                             41

XVI.       15 juillet                                          43

XVII.      21 août                                             44

XVIII.     3 octobre                                           50

XIX.       Vendr. soir, 30                                     52

XX.        6 novembre           Paris                          54

XXI.       4 décembre           Paris                          56

XXII.      27 décembre          Paris                          57


1830

XXIII.     2 janvier            Paris                          59

XXIV.      6 février            Paris                          63

XXV.       16 avril             Paris                          65

XXVI.      13 mai               Paris                          69

XXVII.     24 juillet           Paris                          73

XXVIII.    23 août              Paris                          76

XXIX.      Octobre                                             78

XXX.       19 novembre                                         82

XXXI.      7 décembre                                          84

XXXII.     12 décembre                                         84


1831

XXXIII.    6 janvier            La Côte-Saint-André            86

XXXIV.     17 janvier           Grenoble                       87

XXXV.      Jeudi, 9 février     Lyon                           88

XXXVI.     12 avril             Florence                       89

XXXVII.    10 ou 11 mai         Nice                           98

XXXVIII.   3 juillet            Rome                          100

XXXIX.     8 décembre           Académie de France. Rome      105


1832

XL.        9 h. soir, 8 janv.   Rome                          106

XLI.       17 février           Rome                          111

XLII.      26 mars              Rome                          112

XLIII.     25 mai               Turin                         115

XLIV.      Samedi, juin         La Côte                       118

XLV.       Vendr., 22 juin      La Côte                       118

XLVI.      13 juillet           Grenoble                      119

XLVII.     10 octobre           La Côte                       121

XLVIII.    3 novembre           Lyon                          122


1833

XLIX.      2 mars               Paris                         124

L.         12 juin              Paris                         127

LI.        1er août             Paris                         129

LII.       30 août              Paris                         132

LIII.      Mardi, 3 sept.                                     135

LIV.       11 octobre           Vincennes                     136

LV.        25 octobre           Paris                         138


1834

LVI.       19 mars                                            141

LVII.      15 ou 16 mai         Montmartre                    143

LVIII.     31 août              Montmartre                    148

LIX.       Dim., 30 nov.                                      154


1835

LX.        10 janvier           Paris                         156

LXI.       Avril ou mai                                       159

LXII.      2 octobre            Montmartre                    163

LXIII.     16 décembre          Montmartre                    166


1836

LXIV.      23 janvier                                         169

LXV.       15 avril                                           170

1837

LXVI.      11 avril                                           175

LXVII.     17 décembre                                        178


1838

LXVIII.    20 septembre         Paris                         181

LXIX.      Septembre                                          183


1839

LXX.       22 août                                            184


1840

LXXI.      Vendr., 31 janv.     Londres                       187


1841

LXXII.     3 octobre                                          191


1847

LXXIII.    Jeudi, 10 sept.      La Côte-Saint-André           195

LXXIV.     1er novembre                                    196


1850

LXXV.      8 juillet                                          197

LXXVI.     28 août                                            200


1853

LXXVII.    13 novembre          Hanovre                       201


1854

LXXVIII.   Samedi, octobre                                    204

1855

LXXIX.     2 janvier                                          205


1858

LXXX.      3 novembre           Paris                         206

LXXXI.     8 novembre           Paris                         209

LXXXII.    19 novembre          Paris                         212

LXXXIII.   26 novembre                                        215


1859

LXXXIV.    28 avril             Paris                         218


1860

LXXXV.     29 novembre                                        223


1861

LXXXVI.    Dim., 6 juillet                                    225

LXXXVII.   14 juillet                                         229

LXXXVIII.  27 juillet                                         231

LXXXIX.    Vendredi, août                                     232


1862

XC.        8 février                                          233

XCI.       30 juin              Paris                         234

XCII.      21 août              Paris                         235

XCIII.     26 août              Paris                         237


1863

XCIV.      Dimanche, 22 fév.                                  239

XCV.       3 mars                                             241

XCVI.      30 mars                                            243

XCVII.     11 avril             Weimar                        245

XCVIII.    9 mai                Paris                         247

XCIX.      4 juin               Paris                         250

C.         27 juin              Paris                         251

CI.        8 juillet                                          253

CII.       24 juillet           Paris                         255

CIII.      Mardi, 28 juillet                                  256

CIV.       Dimanche, oct.                                     258

CV.        Jeudi, 5 nov.                                      258

CVI.       10 novembre                                        259

CVII.      Jeudi, 26 nov.                                     260

CVIII.     14 décembre                                        261


1864

CIX.       8 janvier                                          262

CX.        12 janvier                                         263

CXI.       Jeudi, 12 janv.                                    265

CXII.      17 janvier                                         266

CXIII.     12 avril                                           267

CXIV.      4 mai                Paris                         268

CXV.       18 août              Paris                         270

CXVI.      18 octobre           Paris                         272

CXVII.     10 novembre          Paris                         276

CXVIII.    12 décembre                                        279

CXIX.      23 décembre          Paris                         282


1865

CXX.       25 janvier                                         284

CXXI.      8 février                                          285

CXXII.     26 avril                                           287

CXXIII.    8 mai                                              289

CXXIV.     23 décembre                                        290


1866

CXXV.      17 janvier                                         291

CXXVI.     8 mars                                             293

CXXVII.    9 mars                                             295

CXXVIII.   16 mars                                            296

CXXIX.     22 mars                                            296

CXXX.      10 novembre                                        298

CXXXI.     30 décembre                                        300


1867

CXXXII.    11 janvier           Paris                         301

CXXXIII.   2 février            Paris                         303

CXXXIV.    11 juin                                            304

CXXXV.     30 juin                                            306

CXXXVI.    Lundi, 15 juillet                                  306

CXXXVII.   28 juillet            Paris                        307

CXXXVIII.  Vendr., 1er août                                   307

CXXXIX.    Dimanche, 4 août                                   308

CXL.       8 octobre                                          309

CXLI.      22 octobre                                         311


FIN DE LA TABLE


Coulommiers.--Imp. PAUL BRODARD.


NOTES:

[1] Berlioz avait alors vingt-deux ans. Il se trouvait à cette époque
critique de la vie de l'artiste et de l'écrivain où, la vocation
l'emportant sur des aspirations mal définies, l'avenir se décide sans
retour. Il venait de faire exécuter à Saint-Roch une messe à grand
orchestre, qui ne lui rapportait rien, mais qui redoublait sa résolution
de se consacrer uniquement à la musique. Par contre, il échouait au
concours pour le prix de Rome, ce qui déterminait sa famille à lui
supprimer sa modique pension d'étudiant en médecine. Avec la joie
d'affirmer son talent et l'orgueil d'attirer pour la première fois sur
son nom l'attention du public et de la presse, commençaient les embarras
qui, jusqu'à son dernier jour, ont pesé sur sa vie. Il s'était rendu en
toute hâte à la Côte-Saint-André, sa ville natale, pour conjurer l'orage
qui le menaçait après son échec de l'Institut.

[2] Auguste Berlioz.

[3] _Le Correspondant._

[4] _Le Correspondant._

[5] Célèbre, depuis, comme pianiste, sous le nom de Marie Pleyel.

[6] Allusion à l'insurrection de Lyon du mois d'avril 1834.

[7] C'est Léon de Wailly qui est désigné dans la collaboration avec
Auguste Barbier.

[8] _L'Enfance du Christ._

[9] Mademoiselle Dubois.

[10] M. Mermet est fils d'un général du premier empire.





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