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Title: Mémoires pour servir à l'Histoire de France sous Napoléon, Tome 1/2 - écrits à Sainte-Hélène par les généraux qui ont partagé sa captivité
Author: Gourgaud, Gaspard, 1783-1852
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Mémoires pour servir à l'Histoire de France sous Napoléon, Tome 1/2 - écrits à Sainte-Hélène par les généraux qui ont partagé sa captivité" ***


(This file was produced from images generously made
available by the Bibliothèque nationale de France
(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)



Notes de transcription: Les erreurs clairement introduites par le
typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée
et n'a pas été harmonisée. Cette version intègre les corrections de
l'errata.

Dans le chapitre «MARENGO», les paragraphes de l'original étaient
numérotés I, II, VII, VIII, V, VI VII, VIII, IX etc. Compte tenu que
le texte continue normalement et que les numéros III et IV manquent,
les premiers numéros VII et VIII ont été changés en III et IV dans ce
texte. Par ailleurs, les numéros de page 123 et 124 figurent deux fois
dans l'original, mais comme le texte de ces pages est différent et se
suit sans interruption ou répétition, il faut en conclure que non
seulement le manuscrit du général Gourgaud était difficile à lire,
comme il est dit au début de l'errata (en fin du livre), mais que
l'imprimeur voyait double.



    MÉMOIRES
    DE NAPOLÉON.



    DE L'IMPRIMERIE DE FIRMIN DIDOT,
    RUE JACOB, No 24.



    MÉMOIRES

    POUR SERVIR

    A L'HISTOIRE DE FRANCE,

    SOUS NAPOLÉON,

    ÉCRITS A SAINTE-HÉLÈNE,

    Par les généraux qui ont partagé sa captivité,

    ET PUBLIÉS SUR LES MANUSCRITS ENTIÈREMENT CORRIGÉS DE LA MAIN

    DE NAPOLÉON.

    TOME PREMIER,

    ÉCRIT PAR LE GÉNÉRAL GOURGAUD,

    SON AIDE-DE-CAMP.

    PARIS,

    FIRMIN DIDOT, PÈRE ET FILS, LIBRAIRES,

    RUE JACOB, No 24.

    BOSSANGE FRÈRES, LIBRAIRES,

    RUE DE SEINE, No 12.

    1823.



MÉMOIRES DE NAPOLÉON.



SIÈGE DE TOULON.

  Premières opérations de l'armée d'Italie, en 1792.--Expédition de
    Sardaigne.--Toulon livré aux Anglais.--Plan d'attaque adopté
    contre Toulon.--Siège et prise de la place.--Principes sur
    l'armement des côtes.--Armement des côtes de la
    Méditerranée.--Prise de Saorgio.--Positions de l'armée
    française.--Napoléon accusé.--Combat du
    Cair.--Montenotte.--Napoléon se rend à Paris.--Kellermann,
    général en chef de l'armée d'Italie.--Schérer.--Loano.


§ 1er.

Le général Anselme, à la tête de 12 à 15,000 hommes, passa le Var, le
28 septembre 1792; il s'empara de Nice, du fort de Montalban, dit
château de Villefranche, sans presque éprouver de résistance.
L'attaque faite sur Chambéry par le général Montesquiou, paraissant
plus pressante, avait attiré l'attention de la cour de Sardaigne, qui
avait renoncé à défendre la ligne du Var; elle avait placé sa ligne de
défense dans le comté de Nice, occupant les camps d'Hutel sur la
droite, de Lantosque sur le centre, et ceux de Rans et des Fourches à
Saorgio sur la gauche.

L'armée française trouva les forts de Montalban et de Villefranche
garnis de leur artillerie, soit que la résolution d'abandonner ces
places n'ait été prise qu'au dernier moment, soit que l'on craignît de
répandre l'alarme dans tout le pays.

A la fin de l'année, on prit Sospello, l'ennemi le reprit de nouveau;
mais, en novembre, il resta définitivement aux Français.

Le quartier-général de l'avant-garde fut porté à l'Escarène: l'on se
trouva maître de Breglio, et l'on eut ainsi un point sur la Roya.

La ligne des camps sardes, ou la position de Saorgio, était par
elle-même inexpugnable: les ennemis s'y fortifièrent, et y amenèrent
un grand nombre de bouches à feu, en profitant de la chaussée du col
de Tende; ils étaient dégoûtés des attaques malheureuses qu'ils
avaient tentées contre nos positions de Sospello; ils nous y
laissèrent tranquilles. Les deux armées restèrent long-temps en
présence, en gardant leurs mêmes positions. Le génie construisit un
pont sur pilotis sur le Var, la limite de l'ancienne France. La
source, le centre et l'embouchure de cette rivière, sont défendus par
les places de Colmars, Entrevaux et Antibes, construites par Vauban.
C'est un torrent guéable; mais lors de la saison des pluies et de la
fonte des neiges, il devient très-large, rapide et profond. La force
des eaux occasionne des affouillements considérables près des piles
des ponts; les pilotis ont besoin de fréquentes réparations.

L'artillerie fut chargée d'établir la défense des hauteurs de Nice;
elle les arma d'une trentaine de bouches à feu, en appuyant ces
batteries au Poglion, petit torrent qui prend sa source dans les
monticules du troisième ordre; il baigne les murs de la ville. Ces
dispositions permettaient de disputer Nice quelque temps.

Les militaires attachaient peu d'importance à ces travaux, parce
qu'ils pensaient que, si on était dans le cas d'être menacé dans Nice,
l'ennemi se porterait sur le Var, et qu'aussitôt qu'on se verrait au
moment d'être tourné, on serait contraint d'évacuer la ville et de
repasser le Var.

Le général Biron succéda au général Anselme dans le commandement de
l'armée d'Italie; il y resta peu, et fut remplacé par le général
Brunet. Ce dernier était actif et entreprenant. Le 8 juin 1793, ce
général, fier d'avoir sous ses ordres 20 à 25,000 hommes d'élite, et
qui brûlaient d'impatience et de patriotisme, prend la résolution
d'attaquer l'ennemi. Son but était de le jeter dans la plaine, de
s'emparer du comté de Nice, et de prendre position sur la grande
chaîne de montagnes des Alpes. En conséquence, il exécuta diverses
attaques contre les camps ennemis. Tout ce qu'il était possible de
faire, les troupes françaises le firent dans cette attaque. L'ennemi
fut chassé de toutes ses positions isolées; mais il se réfugia dans
toutes les positions centrales: là, il était inexpugnable. Le général
s'obstina, mal à propos, à tenter de nouvelles attaques sur ce point.
Le résultat fut d'y perdre l'élite de nos troupes, sans causer à
l'ennemi une perte proportionnée à la nôtre. Nous fûmes, et nous
devions l'être, repoussés partout.


§ II.

Au commencement de l'hiver de 1793, l'armée d'Italie avait éprouvé un
autre échec: la première expédition maritime que tenta la république,
l'expédition de Sardaigne tourna à notre confusion. Jamais expédition
ne fut conduite avec plus d'imprévoyance et moins de talent.

L'amiral Truguet, qui commandait l'escadre, était maître de la mer: il
avait attaqué et brûlé la petite ville d'Oneille, qui appartient au
roi de Sardaigne; ses équipages y avaient commis des excès qui avaient
révolté toute l'Italie.

Les uns croient que l'expédition de Sardaigne fut proposée par cet
amiral; d'autres, qu'elle le fut par le conseil exécutif: mais, dans
tous les cas, il fut chargé en chef de la concerter et de la diriger.

Le général de l'armée d'Italie devait lui fournir des troupes; il ne
voulut point lui donner celles qui avaient passé le Var: il mit à la
disposition de l'amiral 4 à 5,000 hommes de la phalange marseillaise,
qui étaient encore à Marseille. Le général Paoli, qui commandait en
Corse, mit aussi à sa disposition trois bataillons de troupes de
ligne, qui étaient dans cette île. La phalange marseillaise était
aussi indisciplinée que lâche, la composition des officiers aussi
mauvaise que celle des soldats; ils traînaient avec eux tous les
désordres et les excès révolutionnaires. Il n'y avait rien à attendre
de pareilles gens: mais les trois bataillons, tirés de la
vingt-troisième division, étaient des troupes d'élite.

Dans le courant de décembre, l'amiral mena sa flotte en Corse,
manoeuvra malheureusement, et perdit plusieurs frégates et vaisseaux
de haut-bord, entre autres le _Vengeur_, vaisseau tout neuf de
quatre-vingts canons, qui toucha en entrant à Ajaccio. Cependant cet
amiral, croyant pouvoir suffire à tout, ne s'était point occupé du
soin de désigner le général qui devait commander les troupes à terre;
ce qui était pourtant l'opération la plus importante et la plus
décisive pour l'expédition. Il trouva en Corse le général de brigade
Casa-Bianca, depuis sénateur, brave homme, mais sans expérience, et
qui n'avait jamais servi dans les troupes de ligne: l'amiral, sans le
connaître, le prit avec lui, et lui donna le commandement des troupes.
C'est avec de telles troupes et de tels généraux que l'expédition se
dirigea sur Cagliari.

Cependant, comme cette escadre avait séjourné plus de deux mois en
Corse, et que d'ailleurs le plan de l'expédition était public dans le
port de Marseille, toute la Sardaigne fut en alarme, toutes ses
troupes furent mises sur pied, et toutes les dispositions prises pour
repousser cette attaque.

Dans le courant de février 1793, les troupes de l'expédition française
furent mises à terre malgré le feu des batteries, qui défendaient les
plages de Cagliari. Le lendemain, à la pointe du jour, un régiment de
dragons sardes chargea les avant-postes marseillais, qui, au lieu de
tenir, prirent la fuite en criant à la trahison: ils massacrèrent un
bon officier de la ligne, qui leur avait été donné pour les conduire.
Ce régiment de dragons aurait enlevé toute la phalange marseillaise;
mais les trois bataillons de la ligne, venant de la Corse, arrêtèrent
cette charge, et donnèrent le temps à l'amiral de venir rembarquer ses
troupes sans aucune perte. L'amiral regagna Toulon, après avoir perdu
plusieurs vaisseaux, qu'il brûla lui-même sur les plages de Cagliari.

Cette expédition ne pouvait avoir aucun but; elle eut lieu sous
prétexte de faciliter l'arrivée des blés de l'Afrique en Provence, où
l'on en manquait, et même de s'en procurer dans cette île abondante en
grains. Mais alors le conseil exécutif aurait dû faire choix d'un
officier-général propre à ce commandement, lui donner les officiers
d'artillerie et de génie nécessaires: il aurait fallu quelques
escadrons de cavalerie et quelques chevaux d'artillerie; et ce n'était
point des levées révolutionnaires qu'il fallait y envoyer, mais bien
15,000 hommes de bonnes troupes.

On rejeta depuis la faute sur le général commandant l'armée d'Italie,
et ce fut à tort: ce général avait désapprouvé l'expédition; et il
avait agi conformément aux intérêts de la république, en conservant
les troupes de ligne pour défendre la frontière et le comté de Nice.
Il fut jugé, et il périt sur l'échafaud sous le prétexte de trahison,
tant en Sardaigne qu'à Toulon; il était aussi innocent d'un côté que
de l'autre.

L'escadre était composée de bons vaisseaux, les équipages complets,
les matelots habiles, mais indisciplinés et anarchistes, à la manière
de la phalange marseillaise, se réunissant en clubs et sociétés
populaires: ils délibéraient et pesaient les intérêts de la patrie;
dans tous les ports, ils signalaient leur arrivée en voulant pendre
quelques citoyens, sous prétexte qu'ils étaient nobles ou prêtres: ils
portaient partout la terreur.


§ III.

A la suite des événements qui eurent lieu à Paris, le 31 mai,
Marseille s'insurgea, leva plusieurs bataillons, et les fit partir
pour aller au secours de Lyon. Le général Cartaux qui avait été
détaché de l'armée des Alpes avec 2,000 hommes, battit les
Marseillais, à Orange, les chassa d'Avignon et entra dans Marseille le
24 août 1793. Toulon avait pris part à l'insurrection de Marseille:
elle reçut dans ses murs les principaux sectionnaires marseillais; et,
de concert avec eux, les Toulonnais appelèrent les Anglais, et leur
livrèrent cette place, l'une de nos plus importantes: nous y avions
vingt à vingt-cinq vaisseaux de ligne, des établissements superbes, un
matériel immense. A cette nouvelle, le général Lapoype partit de Nice
avec 4,000 hommes, accompagné des représentants du peuple, Fréron et
Barras; il se porta sur Saulnier, observant les redoutes du cap Brun,
que les ennemis occupaient avec une partie de la garnison du fort la
Malgue, le rideau des forts de Pharaon, et la ligne comprise entre le
cap Brun et le fort Pharaon.

D'un autre côté, le général Cartaux, avec les représentants du peuple,
Albitte, Gasparin et Salicetty, se porta sur le Beausset, et observa
les gorges d'Ollioules, dont l'ennemi était maître. Les coalisés
Anglais, Espagnols, Napolitains, Sardes, etc., accourus de partout,
étaient non-seulement en possession de la place, mais encore des
défilés et avenues, à deux lieues de la ville.

Le 10 septembre, le général Cartaux attaqua les gorges d'Ollioules,
et s'en empara: ses avant-postes arrivèrent à la vue de Toulon et de
la mer; on s'empara de Sixfours; on réarma le petit port de Nazer. La
division du général Cartaux n'était que de 7 à 8,000 hommes, et elle
ne pouvait avoir de communications directes avec celle de l'armée
d'Italie, commandée par le général Lapoype: s'en trouvant séparée par
les montagnes du Pharaon, elle ne pouvait communiquer que très en
arrière.

L'armée de Cartaux, à droite, et celle de Lapoype, à gauche, n'avaient
donc rien de commun: les postes mêmes ne pouvaient pas s'apercevoir.


§ IV.

De grandes discussions eurent lieu sur la conduite du siège. La
principale attaque devait-elle se faire par la gauche ou bien par la
droite? La gauche était arrêtée par les forts Pharaon et la Malgue: ce
dernier est un des forts construits avec le plus de soin que nous
ayons dans aucune de nos places fortes. La droite n'avait à prendre
que le fort Malbosquet qui est plutôt un ouvrage de campagne qu'un
ouvrage permanent, mais qui tire une certaine force de sa situation.
Maître de ce fort, on arrivait jusqu'aux remparts de la ville; ainsi
il n'était pas douteux que la véritable attaque ne dût avoir lieu par
la droite. C'est aussi sur ce point que furent dirigés tous les
renforts envoyés de l'intérieur.

Douze à quinze jours après la prise des gorges d'Ollioules, Napoléon,
alors chef de bataillon d'artillerie, vint de Paris, envoyé par le
comité de salut public, pour commander l'artillerie du siège. La
révolution avait porté au grade supérieur de l'artillerie les
sous-officiers et les lieutenants en troisième. Un grand nombre
d'entre eux étaient susceptibles de faire de bons généraux dans cette
arme; mais beaucoup n'avaient ni la capacité, ni les connaissances
nécessaires pour remplir les grades élevés où l'ancienneté et l'esprit
du temps, seulement, les avaient placés.

A son arrivée, Napoléon trouva le quartier général au Beausset; on
s'occupait des préparatifs à faire pour brûler l'escadre coalisée dans
la rade de Toulon. Le lendemain, le commandant de l'artillerie alla,
avec le général en chef, visiter les batteries. Quel fut son
étonnement de trouver une batterie de six pièces de vingt-quatre,
placée à un quart de lieue des gorges d'Ollioules, à trois portées de
distance des bâtiments anglais, et à deux du rivage; et tous les
volontaires de la Côte-d'Or et les soldats du régiment de Bourgogne
occupés à faire rougir les boulets dans toutes les bastides[1]! Il
témoigna son mécontentement au commandant de la batterie, qui s'excusa
sur ce qu'il n'avait fait qu'obéir aux ordres de l'état-major.

  [1] Nom qu'on donne, dans le midi, aux maisons de campagne.

Le premier soin du commandant de l'artillerie fut d'appeler près de
lui un grand nombre d'officiers de cette arme, que les circonstances
de la révolution avaient éloignés. Au bout de six semaines, il était
parvenu à réunir, à former et à approvisionner un parc de deux cents
bouches à feu. Le colonel Gassendi fut mis à la tête de l'arsenal de
construction de Marseille.

Les batteries furent avancées et placées sur les points les plus
avantageux du rivage: leur effet fut tel que de gros bâtiments ennemis
furent démâtés, des bâtiments légers coulés, et les Anglais contraints
de s'éloigner de cette partie de la rade.

Pendant que l'équipage de siège se complettait, l'armée se
grossissait. Le comité de salut public envoya des plans et des
instructions relatifs à la conduite du siège. Ils avaient été rédigés
au comité des fortifications par le général du génie d'Arçon, officier
d'un grand mérite. Le chef de bataillon, Marescot, et plusieurs
brigades d'officiers du génie arrivèrent.

Tout paraissait prêt pour commencer. Un conseil fut réuni sous la
présidence de Gasparin, représentant, homme sage, éclairé, et qui
avait servi. On y lut les instructions envoyées de Paris; elles
indiquaient, en grand détail, toutes les opérations à faire pour se
rendre maître de Toulon, par un siège en règle.

Le commandant d'artillerie qui, depuis un mois, avait reconnu
exactement le terrain, qui en connaissait parfaitement tous les
détails, proposa le plan d'attaque auquel on dut Toulon. Il regardait
toutes les propositions du comité des fortifications, comme inutiles
d'après les circonstances où l'on se trouvait: il pensait qu'un siège
en règle n'était pas nécessaire. En effet, en supposant qu'il y eût un
emplacement tel, qu'en y plaçant quinze à vingt mortiers, trente à
quarante pièces de canon, et des grils à boulets rouges, l'on pût
battre tous les points de la petite et de la grande rade, il était
évident que l'escadre combinée abandonnerait ces rades; et dès-lors la
garnison serait bloquée, ne pouvant communiquer avec l'escadre qui
serait dans la haute mer. Dans cette hypothèse, le commandant
d'artillerie mettait en principe que les coalisés préféreraient
retirer la garnison, brûler les vaisseaux français, les
établissements, plutôt que de laisser dans la place 15 à 20,000 hommes
qui, tôt ou tard, seraient pris sans pouvoir alors rien détruire,
afin de se ménager une capitulation.

Enfin, il déclara que ce n'était pas contre la place qu'il fallait
marcher, mais bien qu'il fallait marcher à la position supposée; que
cette position existait à l'extrémité du promontoire de Balagnier et
de l'Éguillette; que, depuis un mois qu'il avait reconnu ce point, il
l'avait indiqué au général en chef, en lui disant qu'en l'occupant
avec trois bataillons, il aurait Toulon en quatre jours; que, depuis
ce temps, les Anglais en avaient si bien senti l'importance, qu'ils y
avaient débarqué 4,000 hommes, avaient coupé tous les bois qui
couronnaient le promontoire du Cair qui domine toute la position, et
avaient employé toutes les ressources de Toulon, les forçats même,
pour s'y retrancher; ils en avaient fait, ainsi qu'ils l'appelaient,
un petit Gibraltar; que ce qui pouvait être occupé sans combat, il y a
un mois, exigeait actuellement une attaque sérieuse; qu'il ne fallait
point en risquer une, de vive force, mais établir en batterie des
pièces de vingt-quatre, et des mortiers, afin de briser les
épaulements qui étaient en bois, rompre les palissades, et couvrir de
bombes l'intérieur du fort; qu'alors, après un feu très-vif, pendant
quarante-huit heures, des troupes d'élite s'empareraient de
l'ouvrage; que deux jours après la prise de ce fort, Toulon serait à
la république. Ce plan d'attaque fut longuement discuté, mais les
officiers du génie, présents au conseil, ayant émis l'avis que le
projet du commandant d'artillerie était un préliminaire nécessaire aux
sièges en règle, le premier principe de tout siège étant de bloquer
étroitement la place, les opinions devinrent unanimes.


§ V.

Les ennemis construisirent deux redoutes sur les deux mamelons qui
dominent immédiatement, l'un l'Éguillette, l'autre Balaguier. Ces deux
redoutes flanquaient le petit Gibraltar, et battaient les deux revers
du promontoire.

En conséquence du plan adopté, les Français élevèrent cinq ou six
batteries contre le petit Gibraltar, et construisirent des
plates-formes pour une quinzaine de mortiers. On avait élevé une
batterie de huit pièces de vingt-quatre, et de quatre mortiers contre
le fort Malbosquet: ce travail avait été fait dans un grand secret;
les ouvriers avaient été couverts par des oliviers qui en dérobaient
la connaissance aux ennemis. On ne devait démasquer cette batterie
qu'au moment de marcher contre le petit Gibraltar; mais, le 20
novembre, des représentants du peuple allèrent la visiter. Les
canonniers leur dirent qu'elle était terminée depuis huit jours, et
qu'on ne s'en servait pas, quoiqu'elle dût faire un bon effet. Sans
autre explication, les représentants ordonnent de commencer le feu, et
aussitôt les canonniers pleins de joie font un feu roulant.

Le général O'Hara, qui commandait l'armée combinée dans Toulon, fut
étrangement surpris de l'établissement d'une batterie si considérable,
près d'un fort de l'importance de Malbosquet, et il donna des ordres
pour faire une sortie à la pointe du jour. La batterie était placée au
centre de la gauche de l'armée; les troupes, dans cette partie,
montaient à environ 6,000 hommes: elles occupaient la ligne du fort
Rouge au Malbosquet, et étaient disposées de manière à empêcher toute
communication individuelle; mais trop disséminées partout, elles ne
pouvaient faire de résistance nulle part.

Une heure avant le jour, le général O'Hara sort de la place avec 6,000
hommes; il ne rencontre pas d'obstacle, ses tirailleurs seulement
sont engagés, et les pièces de la batterie sont enclouées.

La générale bat au quartier-général; Dugommier s'empresse de rallier
ses troupes: en même temps, le commandant de l'artillerie se rend sur
un mamelon, en arrière de la batterie, et sur lequel il avait établi
un dépôt de munitions. La communication de ce mamelon avec la batterie
était assurée au moyen d'un boyau qui suppléait à la tranchée. De là
voyant que les ennemis s'étaient formés à la droite et à la gauche de
la batterie, il conçut l'idée de conduire, par le boyau, un bataillon
qui était près de lui. En effet, il débouche, par ce moyen, sans être
vu, au milieu des broussailles, près de la batterie, et fait aussitôt
feu sur les Anglais. Ceux-ci sont tellement surpris qu'ils croient que
ce sont les troupes de leur droite qui se trompent et qui tirent sur
celles de leur gauche. Le général O'Hara lui-même s'avance vers les
Français, pour faire cesser cette erreur: aussitôt il est blessé d'un
coup de fusil à la main. Un sergent le saisit et l'entraîne prisonnier
dans ce boyau; de sorte que le général en chef anglais disparaît, sans
que les troupes anglaises sachent ce qu'il est devenu.

Pendant ce temps, Dugommier, avec les troupes qu'il avait ralliées,
s'était placé entre la ville et la batterie: ce mouvement acheva de
déconcerter les ennemis qui firent à l'instant leur retraite. Ils
furent poussés vivement jusqu'aux portes de la place où ils rentrèrent
dans la plus grande confusion, et sans savoir encore le sort de leur
général en chef. Dugommier fut légèrement blessé dans cette affaire.
Un bataillon de volontaires de l'Isère s'y distingua.

Le général Cartaux avait commencé le siège; mais le comité de salut
public s'était vu obligé de lui ôter ce commandement. Cet homme qui,
de peintre, était devenu adjudant dans les troupes parisiennes, avait
ensuite été employé à l'armée; ayant été heureux contre les
Marseillais, les députés de la montagne l'avaient fait nommer dans le
même jour général de brigade et général de division. Il était
très-ignorant, nullement militaire; du reste il n'était pas méchant et
n'avait point fait de mal à Marseille, lors de la prise de cette
ville.

Le général Doppet avait succédé à Cartaux: il était savoyard, médecin
et méchant; son esprit ne se fondait que sur des dénonciations. Il
était ennemi déclaré de tout ce qui avait des talents. Il n'avait
aucune idée de la guerre, et n'était rien moins que brave. Cependant
ce Doppet, par un singulier hasard, faillit prendre Toulon, 48 heures
après son arrivée. Un bataillon de la Côte-d'Or et un bataillon du
régiment de Bourgogne étant de tranchée contre le petit Gibraltar,
eurent un homme pris par une compagnie espagnole de garde à la
redoute; ils le virent maltraiter, bâtonner, et en même temps les
Espagnols les insultèrent par des cris et par des gestes indécents.
Furieux, les Français courent aux armes; ils engagent une vive
fusillade et marchent contre la redoute.

Le commandant d'artillerie se rend aussitôt chez le général en chef
qui ignorait lui-même ce que c'était; ils vont au galop sur le
terrain, et là, voyant ce qui se passait, Napoléon engagea le général
à appuyer cette attaque, attendu qu'ils n'en coûterait pas plus de
marcher en avant que de se retirer. Le général ordonna donc que toutes
les réserves se missent en mouvement: tout s'ébranla, Napoléon marcha
à la tête; malheureusement un aide-de-camp est tué aux côtés du
général en chef. La peur s'empare du général, il fait battre la
retraite sur tous les points, et rappelle ses troupes au moment où les
grenadiers, après avoir repoussé les tirailleurs ennemis, parvenaient
à la gorge de la redoute et allaient s'en rendre maîtres. Les soldats
furent indignés; ils se plaignirent qu'on leur envoyait
des.......peintres et des médecins pour les commander. Le comité de
salut public rappela Doppet et sentit enfin la nécessité d'y envoyer
un militaire; il envoya Dugommier, officier de 50 ans de service,
couvert de blessures et brave comme son épée.

L'ennemi recevait tous les jours des renforts dans la place: le public
voyait avec peine la direction des travaux du siège. On ne concevait
pas pourquoi tous les efforts se portaient contre le petit Gibraltar,
tout l'opposé de la place. On n'en est encore qu'à assiéger un fort
qui n'entre pas dans le système permanent de la défense de la place,
disait-on dans tout le pays, ensuite il faudra prendre Malbosquet et
ouvrir la tranchée contre la ville. Toutes les sociétés populaires
faisaient dénonciations sur dénonciations à ce sujet. La Provence se
plaignit de la longueur du siège. La disette s'y faisait vivement
sentir; elle devint même telle qu'ayant perdu l'espoir de la prompte
reddition de Toulon, Fréron et Barras, saisis de terreur, écrivirent
de Marseille, à la convention, pour l'engager à délibérer, s'il ne
vaudrait pas mieux que l'armée levât le siège et repassât la Durance,
manoeuvre qui avait été faite par François Ier, lors de l'invasion de
Charles-Quint. Il se retira derrière la Durance; l'ennemi ravagea la
Provence; et, quand la famine força ce dernier à la retraite, il le
fit attaquer vigoureusement.

Les représentants disaient qu'en évacuant la Provence, les Anglais
seraient obligés de la nourrir, et qu'après la récolte on reprendrait
avantageusement l'offensive avec une armée bien entière et bien
reposée. «C'était même indispensable, disaient-ils: car enfin, après
quatre mois, Toulon n'est pas encore attaqué; et l'ennemi recevant
toujours des renforts, il est à craindre que nous ne soyons obligés de
faire précipitamment, et en déroute, ce que nous pouvons en ce moment
opérer en règle et avec ordre.»

Mais peu de jours après que la lettre fut parvenue à la convention,
Toulon fut pris. Elle fut alors désavouée par ces représentants comme
apocryphe. Ce fut à tort; car cette lettre était vraie et donnait une
juste idée de l'opinion que l'on avait de la mauvaise issue du siège,
et des embarras qui existaient en Provence. Dugommier s'était décidé à
faire une attaque décisive sur le petit Gibraltar. Le commandant de
l'artillerie y fit jeter 7 à 8,000 bombes, pendant qu'une trentaine de
pièces de 24 en rasaient la défense.

Le 18 décembre, à quatre heures du soir, les troupes s'ébranlent de
leurs camps et se dirigent sur le village de la Seine; le projet
était d'attaquer à minuit, afin d'éviter le feu du fort et des
redoutes intermédiaires. Au moment où tout est prêt, les représentants
du peuple convoquent un conseil pour délibérer s'il faut attaquer ou
non: soit qu'ils craignissent l'issue de cette attaque, et voulussent
en rejeter toute la responsabilité sur le général Dugommier; soit
qu'ils se fussent laissés gagner par les raisons de beaucoup
d'officiers qui jugeaient cette entreprise impossible, surtout par le
temps affreux qu'il faisait, la pluie tombait par torrents.

Dugommier et le commandant d'artillerie se rient de ces craintes: deux
colonnes sont formées, et l'on marche à l'ennemi.

Les coalisés, pour éviter l'effet des bombes et des boulets qui
foudroyaient le fort, avaient l'habitude de se tenir à une certaine
distance en arrière. Les Français espéraient arriver aux ouvrages
avant eux; mais les ennemis avaient établi en avant du fort une
nombreuse ligne de tirailleurs, et la fusillade s'étant engagée au
pied même de la montagne, les troupes accoururent à la défense du
fort, dont le feu devint des plus vifs. La mitraille pleuvait partout.
Enfin, après une attaque extrêmement chaude, Dugommier qui, selon sa
coutume, marchait à la tête de la 1re colonne, fut obligé de céder.
Désolé, il s'écrie, _Je suis perdu_.

En effet, dans ces temps, il fallait des succès: l'échafaud attendait
le général malheureux.

Cependant la canonnade et la fusillade duraient toujours. Muiron,
capitaine d'artillerie, jeune homme plein de bravoure et de moyens, et
qui était l'adjoint du commandant d'artillerie, est détaché avec un
bataillon de chasseurs et soutenu par la 2e colonne qui le suit à
portée de fusil. Il connaissait parfaitement la position, et il
profita si bien des sinuosités du terrain, qu'il gravit la montagne
avec sa troupe, sans presque éprouver de perte: il débouche au pied du
fort, s'élance par une embrasure; son bataillon le suit, et le fort
est pris!

Tous les canonniers anglais ou espagnols sont tués sur leurs pièces,
et Muiron est blessé grièvement d'un coup de pique par un Anglais.

Maîtres du fort, les Français tournent aussitôt les pièces contre
l'ennemi.

Dugommier était déja depuis trois heures dans la redoute, lorsque les
représentants du peuple vinrent, le sabre à la main, combler d'éloges
les troupes qui l'occupaient. (Ceci dément positivement les relations
du temps, qui, à tort, disent que les représentants marchaient à la
tête des colonnes.)

A la pointe du jour, on marcha sur Balagnier et l'Éguillette. Les
ennemis avaient déja évacué ces deux positions. Les pièces de 24 et
les mortiers furent mis en mouvement, pour armer ces batteries d'où
l'on espérait canonner la flotte combinée avant midi; mais le
commandant d'artillerie jugea impossible de s'y établir. Elles étaient
en pierre, et les ingénieurs qui les avaient construites avaient
commis la faute de placer à leur gorge une grosse tour en maçonnerie,
si près des plates-formes que tous les boulets qui l'auraient frappée
seraient retombés sur les canonniers ainsi que les éclats et les
débris. On plaça des bouches à feu sur les hauteurs, derrière les
batteries. Elles ne purent commencer leur feu que le lendemain; mais
l'amiral Anglais Hood n'eut pas plutôt vu les Français maîtres de ces
positions, qu'il fit le signal de lever l'ancre et de quitter les
rades.

Cet amiral se rendit à Toulon, pour faire connaître qu'il ne fallait
pas perdre un moment et gagner au plutôt la haute mer. Le temps était
sombre, couvert de nuages, et tout annonçait l'arrivée prochaine du
vent d'Olliibech, terrible dans cette saison. Le conseil des coalisés
se réunit aussitôt, et, après une mûre délibération, les membres
tombèrent d'accord que Toulon n'était plus tenable. On se hâta de
prendre toutes les mesures, tant pour l'embarquement que pour brûler
ou couler les vaisseaux français qu'on ne pouvait pas emmener, et
incendier les établissements de la marine. Enfin, on prévint les
habitants que tous ceux qui voudraient quitter la ville pourraient
s'embarquer à bord des flottes anglaise et espagnole.

A l'annonce de ce désastre, on se peindrait difficilement
l'étonnement, la confusion, le désordre de la garnison et de cette
malheureuse population, qui, peu d'heures auparavant, en considérant
la grande distance où les assiégeants étaient de la place, le peu de
progrès du siège depuis quatre mois, et l'arrivée prochaine des
renforts, s'attendaient à faire lever le siège et même à envahir la
Provence.

Dans la nuit les Anglais firent sauter le fort Poné; une heure après,
on vit en feu une partie de l'escadre française; neuf vaisseaux de 74
et quatre frégates ou corvettes devinrent la proie des flammes.

Le tourbillon de flammes et de fumée qui sortait de l'arsenal,
ressemblait à l'éruption d'un volcan, et les treize vaisseaux qui
brûlaient dans la rade, à treize magnifiques feux d'artifice. Le feu
dessinait les mâts et la forme des vaisseaux; il dura plusieurs heures
et présentait un spectacle unique. Les Français avaient l'ame déchirée
en voyant se consumer, en si peu de temps, d'aussi grandes ressources
et tant de richesses. On craignit un instant que les Anglais ne
fissent sauter le fort la Malgue. Il paraît qu'ils n'en ont point eu
le temps.

Le commandant de l'artillerie se rendit à Malbosquet. Ce fort était
déja évacué. Il fit venir l'artillerie de campagne, pour balayer
sur-le-champ les remparts de la place, et accroître le désordre en
jetant des obus sur le port, jusqu'à ce que les mortiers qui
arrivaient sur leurs caissons, fussent mis en batterie et pussent
envoyer des bombes dans la même direction.

Le général Lapoype, de son côté, se porta contre le fort Pharaon que
l'ennemi évacuait, et s'en empara. Pendant tout ce temps les batteries
de l'Éguillette et de Balagnier ne cessaient de faire un feu des plus
vifs sur la rade. Plusieurs vaisseaux anglais éprouvèrent de notables
avaries, et un assez grand nombre d'embarcations chargées de troupes
furent coulées. Les batteries tirèrent toute la nuit, et à la pointe
du jour on distingua la flotte anglaise hors la rade. Sur les neuf
heures du matin, il s'éleva un très-grand vent d'Olliibech; les
vaisseaux anglais furent obligés de chercher un refuge aux îles
d'Hyères.

Plusieurs milliers de familles toulonnaises avaient suivi les Anglais,
de sorte que les tribunaux révolutionnaires ne trouvèrent que peu de
coupables dans la ville: tous les principaux en étaient partis.
Néanmoins, dans la première quinzaine, plus de cent malheureux furent
fusillés.

Depuis, des ordres de la convention arrivèrent pour démolir les
maisons de Toulon; l'absurdité de cette mesure n'en arrêta pas
l'exécution: on en démolit plusieurs qu'on fut obligé de rebâtir
après.

Pendant le siège de Toulon, l'armée d'Italie avait été attaquée sur le
Var. Les Piémontais avaient voulu essayer d'entrer en Provence: ils
s'étaient approchés d'Entrevaux; mais, ayant été battus à Gillette,
ils se mirent en retraite et rentrèrent dans leurs lignes.

La nouvelle de la prise de Toulon fit d'autant plus d'effet en
Provence et dans toute la France, qu'elle était inattendue et presque
inespérée.

Ce fut là que commença la réputation de Napoléon. Il fut alors fait
général de brigade d'artillerie, et nommé au commandement de cette
arme à l'armée d'Italie. Le général Dugommier venait d'être nommé
commandant en chef de l'armée des Pyrénées-Orientales.


§ VI.

Avant de se rendre à l'armée d'Italie, Napoléon arma les côtes de la
Provence et les îles d'Hyères, aussitôt après leur évacuation par les
Anglais.

On n'a en France aucun principe fixe sur l'armement des côtes. Ce qui
donne lieu à des discussions perpétuelles, entre les officiers
d'artillerie et les autorités locales; celles-ci en voudraient
partout, les officiers d'artillerie en voudraient trop peu.

Il n'y a pas de règles certaines sur le tracé des batteries de côtes.
On établit des magasins à poudre et des corps-de-garde dans de
mauvaises positions; ils sont souvent mal construits, quoique coûtant
beaucoup, exigent de fréquentes réparations, sont inutiles à la
défense, et ne durent qu'une ou deux campagnes. On construit des
fourneaux à reverbère, on établit des grils à rougir les boulets, sans
discernement; on les place dans des positions où, pendant le feu, il
est impossible aux canonniers de les approcher sans danger, etc., etc.

On doit distinguer trois espèces de batteries de côtes, savoir: 1º
celles destinées à défendre l'entrée d'un grand port et à protéger des
escadres de guerre;

2º Celles destinées à protéger l'entrée d'un port marchand, des
rades, des mouillages et l'arrivage des convois marchands;

3º Celles établies sur les extrémités des promontoires pour favoriser
le cabotage et défendre un débarquement sur une plage.

Les batteries de la première classe doivent être armées d'un grand
nombre de bouches à feu. Elles doivent avoir leur gorge fermée par une
tour (1er modèle), capable de contenir sur sa plate-forme quatre
pièces de campagne, ou caronades de vingt-quatre; et dans son
intérieur, un logement pour 60 hommes, et les vivres nécessaires pour
douze à quinze jours, ainsi que l'approvisionnement en poudre pour les
bouches à feu. De semblables tours ont été construites pour soixante
mille francs; et, comme on le voit, elles remplacent le magasin à
poudre, le corps-de-garde, et le magasin des vivres. Il y a donc
économie. Les batteries défendues par de pareilles tours se trouvent à
l'abri d'un coup de main, et ne craignent point un débarquement de
plusieurs milliers d'hommes qui les auraient tournées. Ces batteries
doivent avoir un fourneau ou un gril à rougir les boulets: mais ce
fourneau ou ce gril ne doivent point être placés au centre de la
batterie et en arrière des plates-formes; car c'est là que frappent
tous les projectiles ennemis. Il faut placer les fourneaux à
reverbère ou les grils contre l'épaulement, en augmentant à cet effet
la ligne de la batterie: dans cette position on est à l'abri des
boulets ennemis, et l'on peut faire le service avec sûreté. Le service
du tir à boulets rouges est par lui-même dangereux, pénible et
difficile; les canonniers y répugnent tant, que pour peu qu'il y ait
encore d'autres dangers, ils y renoncent et ne tirent qu'à boulets
froids. La tour à la gorge doit être éloignée de trente à quarante
toises au moins des plates-formes, afin que les éclats et les boulets
qui la frappent, ne retombent pas sur la plate-forme.

Les batteries de la deuxième espèce doivent, comme celles de la
première, avoir à leur gorge une tour en maçonnerie (2e modèle), ne
contenant sur la plate-forme que deux pièces de campagne ou caronades
de dix-huit, et ayant dans son intérieur des magasins et des logements
pour 25 à 30 hommes. On en a construit pour 40,000 francs. Les
batteries de la seconde espèce n'ont pas besoin d'être armées de
beaucoup de bouches à feu. Elles sont rarement susceptibles d'être
attaquées. Quelque intérêt que l'ennemi ait à les prendre, il
n'emploiera jamais autant de moyens ni autant d'opiniâtreté que pour
prendre des bâtiments de guerre.

Enfin, les batteries de la troisième classe doivent être armées de peu
de pièces. Dans de semblables batteries, un gril est inutile; car
aucun bâtiment ne viendra s'exposer assez long-temps à son feu, pour
que l'on puisse en faire usage: une tour à la gorge est nécessaire
comme aux deux premières classes; mais moins grande, et de troisième
modèle, n'ayant qu'un canon ou caronade de douze sur la plate-forme.
Une pareille tour peut résister à toute attaque de vive force; on en a
fait pour 6,000 francs; elles remplacent, comme les autres, le magasin
à poudre, le corps-de-garde, et ces tours de troisième espèce n'ont ni
contre-coupe ni chemin couvert.

Lorsque ce systême sera établi sur toutes les côtes de l'empire, il
n'y aura plus de discussions à chaque guerre sur la nature de
l'armement.

En temps de paix, on opérera un prompt désarmement en entrant les
affûts dans les tours; ce qui évitera des frais considérables de
transport. On a l'habitude aujourd'hui de ramener les affûts dans les
arsenaux. D'après la nouvelle méthode, le réarmement peut être aussi
rapide que les besoins peuvent l'exiger.

C'est faute de classer ainsi les batteries de côtes d'après leur but,
que l'on voit des batteries de cinq à six pièces pour protéger le
cabotage; on en voit d'autres destinées à protéger le mouillage
accidentel de bâtiments marchands, armées comme s'il était question de
protéger une escadre de guerre.

La première dépense de l'armement des côtes, d'après ces principes,
serait compensée bien au-delà par l'économie qui en résulterait, tant
par la durée des affûts qui en serait beaucoup augmentée, que par la
non-construction et l'entretien des magasins à poudre et des
corps-de-garde.

L'artillerie a construit les affûts de côtes de manière à ne pouvoir
tirer que sous l'angle de 17°; elle a eu raison. Il ne fallait pas
mettre les canonniers à même de tirer trop loin, ce qui abîme l'affût
sans produire un grand effet. Cela a constamment donné lieu à des
réclamations qui ont jeté l'alarme; c'est à cela qu'on doit la plupart
des plaintes contre la poudre, la portée de nos pièces, etc. Les
boulets des vaisseaux arrivaient, et les nôtres n'arrivaient pas aux
vaisseaux. Mais cela vient de ce que les canons des vaisseaux peuvent
tirer sur les affûts marins à 25°. Cet angle, combiné avec celui que
donne souvent la bande des bâtiments, en produit quelquefois un de 30
à 40°. Le général d'artillerie, chargé de réarmer les côtes de la
Méditerranée, voyant que les officiers d'artillerie étaient dénoncés
partout, parce que les boulets français n'allaient pas si loin que
ceux des Anglais, prit le parti de faire disposer quelques affûts de
côte pour tirer à 43°; de sorte que s'il arrivait une dénonciation, on
prouvait, à l'instant, que la poudre et la portée des boulets étaient
aussi bonnes que celles des Anglais. Mais ces affûts, ainsi disposés,
sont bien plutôt hors de service que ceux qui tirent à 17°. Il n'en
faut faire usage que dans les batteries qui défendent des mouillages
éloignés de plus de 1,500 toises. Un vaisseau ne mouille jamais là où
il peut tomber des boulets à son bord. Les mortiers que M. de
Gribeauval a fait couler, n'ont qu'une faible portée, parce qu'on la
trouvait suffisante pour bombarder les places, et qu'avec une plus
grande portée le tir devient trop incertain. Il se présente pourtant
des circonstances où les mortiers à grande portée sont utiles. La rade
d'Hyères, par exemple, a un mouillage éloigné de 1,800 toises de la
côte, et est par conséquent hors de portée des pièces sur affûts de
côte ordinaire, des mortiers à la Gomer, et de ceux de dix pouces.
L'ennemi a donc pu impunément mouiller dans cette rade sans y être
inquiété; mais, aussitôt qu'on eut placé aux batteries quelques
pièces de 24 ou de 36 sur affût, à 43°, et des mortiers à la
Villantroys, ou de ceux de Séville qui envoient des bombes à deux
mille cinq cents et trois mille toises, les ennemis cessèrent de
mouiller dans cette rade. Il en est de même du golfe de la Spezzia;
les ennemis pourraient, sans rien craindre, mouiller au milieu de ce
golfe, si les batteries des côtes n'étaient pas armées ainsi qu'on
vient de l'indiquer.

Ces principes ont reçu, depuis, les plus grands développements, et ont
été appliqués en grand, principalement pour défendre de grandes
rivières, comme l'Escaut, la Gironde, les rades foraines de Brest, de
l'île d'Aix, etc. Ces principes ne sont point contraires à ceux de
l'artillerie de M. de Gribeauval; car il sera toujours vrai que
l'artillerie est de mauvais service, quand elle tire trop loin; elle
fait peu d'effet, et a l'inconvénient de briser les affûts, les
plates-formes, et les pièces même. Notre métal n'a pas assez de
ténacité pour résister long-temps à une explosion de vingt à trente
livres de poudre.


§ VII.

Napoléon se rendit aux Bouches-du-Rhône, d'où il commença sa tournée
pour l'armement des côtes de la Méditerranée. Il eut dans toutes les
villes de vives discussions avec les autorités et les sociétés
populaires; elles auraient voulu voir des batteries établies à chaque
village, à chaque hameau situé sur le bord de la mer.

Le fond du golfe de Lyon était considéré par les navigateurs de la
Méditerranée comme une mer impraticable; mais les Anglais ont changé
ces idées. On les a vus mouiller à l'embouchure du Rhône, et s'y tenir
par les plus gros temps. Ce mouillage les mettait à même de profiter
du fleuve pour faire de l'eau. Le mouillage du Buc est bon, il est
défendu par un petit château. La passe est très-étroite; mais les
vaisseaux de guerre peuvent y entrer.

Lorsque le canal d'Arles sera terminé, le Buc sera le port du Rhône,
et fera éviter la barre qui est difficile, n'ayant que sept pieds
d'eau; ce qui fait qu'il n'y passe que des allèges qui naviguent mal
et ne vont que vent arrière. Le canal d'Arles mettra Marseille,
Toulon, l'armée d'Italie, en communication régulière avec Lyon, Paris,
Strasbourg. Le Buc est destiné à être dans la Méditerranée le port de
construction des vaisseaux de guerre, comme Toulon et la Spezzia sont
des ports d'armement et de désarmement.

Depuis le Buc jusqu'à Marseille, il n'y a que de petites batteries
pour protéger le cabotage, et de petites anses où des chaloupes
seulement peuvent mouiller.

A Marseille, le vrai mouillage est à l'Istac. Le général d'artillerie
y fit construire deux fortes batteries, armées chacune de huit pièces.
Elles furent placées de manière à pouvoir appuyer fortement les deux
ailes d'une ligne d'embossage: elles n'ont jamais servi; mais dans
l'infériorité où se trouvaient nos forces de mer, il était utile
d'assurer la protection de ce mouillage. Le port de Marseille ne peut
recevoir que des frégates, et les forts Saint-Jean et Saint-Nicolas
l'assurent suffisamment. De Marseille à Toulon, il n'y a que des
batteries de la troisième espèce, hormis celles qui protègent les
petits ports et mouillages de Cain, la Ciotat, Bandolle, qui sont de
la deuxième. Une tour est nécessaire sur la petite île en avant de la
Ciotat.

La défense de Toulon est de la plus haute importance: c'est là où il
ne faut rien épargner. La rade est défendue par les batteries du cap
Cepé et du cap Brun. Il était d'usage d'avoir beaucoup de batteries à
la presqu'île de Cepé; ce qui avait le grand inconvénient, dans le cas
où, à la suite d'un débarquement, l'ennemi s'emparerait brusquement de
cette presqu'île, de lui permettre d'en employer les batteries contre
notre escadre mouillée dans la rade. Cette considération a fait
prendre la résolution de n'avoir au cap Cepé qu'une seule batterie,
protégée par un fort appuyé à la croix des signaux: en sorte que
l'ennemi, maître de la presqu'île, n'aurait pas en son pouvoir la
batterie qui défend l'entrée de la rade: cette batterie fut armée de
trente bouches à feu. De tout temps il a fallu, pour rassurer les
officiers de marine, avoir un camp dans la presqu'île, au lieu que
désormais avec la seule garnison de la batterie on est à l'abri de
toute crainte.

La batterie du cap Brun est dominée par la hauteur qui se trouve à six
cents toises du fort la Malgue. Ce qui fait que l'ennemi, qui aurait
débarqué aux îles d'Hyères, pourrait s'emparer de la batterie malgré
le fort la Malgue, et fermer ainsi les rades.

Le fort la Malgue aurait dû être placé sur la hauteur dite du cap
Brun. Il serait, il est vrai, plus éloigné de la place de six cents
toises; mais il protégerait le cap qui ferme la rade: d'ailleurs, il
aurait une force double, placé sur ce point culminant. Une redoute de
cent cinquante mille francs aurait été suffisante sur l'emplacement
actuel du fort la Malgue.

Les batteries de l'Éguillette et de Balagnier défendent la petite
rade, et sont défendues par les hauteurs du Cair où était situé le
petit Gibraltar. L'ennemi, en s'emparant de ces hauteurs, aurait pu
brûler l'escadre française en rade, même en négligeant la presqu'île
de Cepé; aussi était-il d'usage de placer là un deuxième camp. On a
établi sur ce promontoire une redoute (modèle no 1) d'un million, qui,
avec deux ou trois cents hommes de garnison, en assure la possession.

Les batteries de la grande tour, opposées à Balagnier et l'Éguillette,
se trouvent dominées par le fort la Malgue.

Pour empêcher l'ennemi de mouiller dans la rade d'Hyères, il faut des
mortiers dits à la Villantroys qui lancent leurs projectiles à deux
mille cinq cents toises au moins, ainsi que des pièces sur affût de
43°. Le mouillage est éloigné de deux mille trois cents toises de
toutes côtes; avant que les batteries de ces rades ne fussent ainsi
armées, les Anglais y mouillaient constamment. Des îles d'Hyères à
Saint-Tropez, toutes les batteries sont de la troisième espèce ou
seulement destinées à protéger les caboteurs. Saint-Tropez doit être
considéré comme batterie de la deuxième espèce. Fréjus et Juan offrent
des mouillages à des escadres de guerre; il était nécessaire d'y
établir des batteries de la première espèce.

Le golfe Juan qui touche à Antibes, est la meilleure rade des côtes de
Provence depuis Toulon. On y a vu des escadres de douze vaisseaux,
bloquées par des escadres anglaises supérieures, y rester en sûreté
sous la protection des batteries que le général d'artillerie avait
fait construire. Le mouillage d'Antibes et de Nice ne doit être
défendu que par des batteries de la deuxième espèce. Villefranche a
une excellente rade, capable de recevoir de grandes escadres. Elle fut
armée avec des batteries de la première espèce. Aucune escadre n'a
jamais été dans le cas de s'y refugier; mais tout avait été disposé
pour y assurer une bonne protection. De Nice à Vado, ce qui fait la
distance d'une trentaine de lieues, il n'y a que des batteries de la
troisième espèce. Vado est une rade qui, quoique médiocre, est
regardée comme la quatrième dans cette partie de la Méditerranée: on y
avait élevé de fortes batteries.

De là à Gênes, il n'y a que des batteries pour la protection du
cabotage.

Gênes est un port médiocre; il peut cependant servir de refuge à
quelques vaisseaux. On avait projeté de faire une nouvelle levée pour
rendre le mouillage plus sûr.


§ VIII.

Napoléon joignit à Nice le quartier-général de l'armée d'Italie, en
mars 1794. Elle était alors commandée par le général Dumerbion, vieil
et brave officier, qui avait été dix ans capitaine de grenadiers, dans
les troupes de ligne. Il avait des connaissances; mais la goutte le
retenait au lit, la moitié du temps: il avait fait la guerre entre le
Var et la Roya, et connaissait parfaitement toutes les positions des
montagnes qui couvraient Nice.

Le nouveau général d'artillerie alla visiter tous les avant-postes, et
reconnaître la ligne occupée par l'armée. Il est du devoir d'un
général d'artillerie de connaître l'ensemble des opérations de
l'armée, étant obligé de fournir les divisions d'armes et de
munitions. Ses relations avec les commandants d'artillerie, dans
chacune d'elles, le mettent au courant de tous les mouvements, et la
conduite de son grand parc dépend de ces renseignements.

Au retour de cette tournée, il remit au général Dumerbion un mémoire
sur l'attaque malheureuse du général Brunet, sur les moyens de prendre
Saorgio, et de rejeter l'ennemi au delà des grandes Alpes, en
s'emparant du col de Tende. Si l'on réussissait à se porter ainsi sur
la chaîne supérieure des Alpes, on aurait des positions inexpugnables,
qui, n'exigeant que peu de monde pour leur défense, rendraient
disponibles beaucoup de troupes.

Ces idées, développées devant un conseil où siégeaient Robespierre
jeune et Ricord, représentants du peuple, furent adoptées sans aucune
opposition. Depuis la prise de Toulon, la réputation du général
d'artillerie accréditait suffisamment ses projets.

Le territoire de Nice est compris entre le Var et la Roya. La chaussée
de Nice à Turin qui passe à Saorgio ne suit aucune vallée; elle passe
à travers les collines et les montagnes. La vallée du col de Tende est
la Roya. Cette rivière prend sa source dans le col même, et descend à
la mer près de Vintimille; elle offre des débouchés.

La Nervia prenant sa source près de Montjove, plus bas que Saorgio et
que le col Ardente, ne descend pas de la haute chaîne des Alpes, non
plus que le Taggio, dont la source est entre Triola et le col Ardente.


§ IX.

Le 8 avril, en conséquence des plans du général d'artillerie, une
partie de l'armée, sous les ordres du général Masséna (le général
Dumerbion étant retenu au lit par un accès de goutte), filant le long
de la corniche, par Menton, passa la Roya. Elle se divisa en quatre
colonnes: la première remonta la Roya; la deuxième, la Nervia; la
troisième, le Taggio; la quatrième se dirigea sur Oneille.

La colonne d'Oneille rencontra un corps autrichien et piémontais, sur
les hauteurs de Sainte-Agathe, le battit et le repoussa: dans ce
combat, le général de brigade Brûlé fut tué. Le quartier-général fut
porté à Oneille, et on mit sur-le-champ des troupes en marche, pour
s'emparer de Loano.

D'Oneille, les troupes françaises marchèrent aux sources du Tanaro,
battirent les ennemis sur les hauteurs de Ponte-Dinave, s'emparèrent
du château d'Orméa, où elles firent 400 prisonniers; elles entrèrent à
Garezzio, et se trouvèrent maîtresses de la chaussée qui conduit de
Garezzio à Turin. On communiqua avec Loano par Bardinetto et le petit
Saint-Bernard.

Cependant le mouvement des trois colonnes qui avaient suivi les
vallées de la Roya, du Taggio, et de la Nervia, et celui des troupes
qui avaient débouché en Piémont par les sources du Tanaro, répandirent
de justes alarmes à la cour de Sardaigne. L'armée piémontaise,
occupant les camps appuyés à Saorgio, allait être coupée: elle pouvait
être prise, et la perte d'une armée piémontaise de 20,000 hommes eût
entraîné celle de la monarchie. L'armée piémontaise se hâta donc
d'abandonner ces fameuses positions qui avaient été arrosées de tant
de sang, et où les troupes piémontaises avaient acquis quelque gloire.
Saorgio fut aussitôt investie, et cette place capitula. Le 29 avril,
les troupes piémontaises vinrent occuper le col de Tende; mais elles
n'y restèrent pas long-temps: le 7 mai, après une attaque très-vive,
elles en furent chassées. Ainsi tomba au pouvoir des Français toute la
crête supérieure des Alpes.


§ X.

La ligne de l'armée française fut établie ainsi: la droite était
appuyée à Loano; ensuite la ligne passait à San-Bardinetto, et le
petit Saint-Bernard, dominait le Tanaro, traversait la vallée,
arrivait au col de Terme qui domine les sources du Tanaro, sur la
gauche, au-delà d'Orméa; de là elle arrivait, par la crête supérieure
des Alpes, au col de Tende. La ligne continuait sur le col supérieur
qui domine la vallée de Lastrera, et venait appuyer la gauche à la
droite de l'armée des Alpes, au camp de Tormes.

Le résultat de ces manoeuvres avait mis au pouvoir de l'armée
d'Italie, plus de soixante bouches à feu. Saorgio avait été trouvée
bien approvisionnée en vivres et munitions de toute espèce: c'était le
dépôt principal de toute l'armée piémontaise.

Le roi de Sardaigne fit juger et passer par les armes le commandant de
Saorgio: il fit bien. Ce commandant pouvait se défendre encore douze
ou quinze jours. Il est vrai que le résultat eût été le même; car les
Piémontais ne pouvaient le secourir. Mais, à la guerre, un commandant
de place n'est pas juge des évènements; il doit défendre la place
jusqu'à la dernière heure; il mérite la mort quand il la rend un
moment plus tôt qu'il n'y est obligé. L'armée française resta dans ces
positions jusqu'en septembre, que l'on apprit à Nice qu'un corps
considérable d'Autrichiens se portait sur la Bormida: alors le général
Dumerbion mit en mouvement l'armée, pour aller reconnaître l'armée
autrichienne, et s'emparer de ses magasins que l'on disait avoir été
avancés jusqu'à Cairo. Les représentants Albitte et Salicetti
accompagnaient l'armée française: le général, commandant de
l'artillerie, dirigeait les opérations; ce qui le sauva de comparaître
à la barre de la convention.


§ XI.

Napoléon, faisant son inspection à Marseille, fut interpelé par le
représentant..........., qui lui fit connaître que les sociétés
populaires voulaient piller les magasins à poudre. Le général
d'artillerie lui remit un plan pour construire une petite muraille
crénelée sur les ruines des forts Saint-Jacques et Saint-Nicolas: ces
deux forts avaient été démolis par les Marseillais, au commencement de
la révolution. C'était un objet de peu de dépense; quelques mois
après, il y eut un décret qui appela à la barre de la convention le
commandant d'artillerie de Marseille, comme ayant présenté un projet
de rétablir les forts Saint-Jacques et Saint-Nicolas, contre les
patriotes.

Le décret désignait le commandant d'artillerie de Marseille, et
Napoléon était général d'artillerie de l'armée d'Italie. Le colonel
Sugny, que cela regardait textuellement, se rendit, suivant la lettre
du décret, à Paris.

Arrivé à la barre, il prouva que le plan et les mémoires n'étaient pas
de sa main, et que cette affaire lui était étrangère: le tout
s'éclaircit, et l'on revint à Napoléon; mais les représentants près de
l'armée d'Italie, qui avaient besoin de lui pour la direction des
affaires de cette armée, écrivirent à Paris, et donnèrent des
explications à la convention, qui s'en contenta.


§ XII.

Les Français se rendirent de Loano à Bardinetto, où l'on passa les
gorges de la Bormida; et, le 26 septembre, ils vinrent sur Balestrino,
d'où ils descendirent sur Cairo ou le Cair. On rencontra alors un
corps de 12 à 15,000 Autrichiens manoeuvrant dans la plaine, et qui, à
la vue de l'armée française, se mit aussitôt en retraite et se porta
sur Dego. Les Français l'y attaquèrent bientôt; et après un combat
d'arrière-garde, où les Autrichiens perdirent quelques prisonniers,
ceux-ci se retirèrent sur Acqui. Maîtres de Dego, les Français
s'arrêtèrent; leur but était atteint: ils avaient pris plusieurs
magasins et reconnu que l'on n'avait rien à craindre de l'expédition
des Autrichiens. La marche des Français jeta l'alarme dans toute
l'Italie. L'armée revint sur Savone, en traversant Montenotte
supérieure et Montenotte inférieure.

La droite de l'armée fut portée de Loano sur les hauteurs de Vado,
afin de rester maîtresse de cette rade qui est la meilleure et la plus
importante qui soit dans ces mers, et d'empêcher les corsaires anglais
d'y venir mouiller. La ligne de l'armée française passait alors par
Settipani, Melogno, Saint-Jacques, et gagnait Bardinetto et le col de
Tende.

Le reste de l'année 1794 se passa à mettre en état de défense les
positions occupées par l'armée, principalement Vado. La connaissance
que Napoléon acquit, dans ces circonstances, de toutes les positions
de Montenotte, lui fut bientôt utile, lorsqu'il vint commander en chef
la même armée, et lui permit de faire la manoeuvre hardie qui lui
valut les succès de la bataille de Montenotte, à l'ouverture de la
campagne d'Italie, en 1796. Au mois de mai 1795, Napoléon quitta le
commandement de l'armée d'Italie, et se rendit à Paris: il avait été
placé sur la liste des généraux destinés à servir dans l'armée de la
Vendée. On lui avait donné le commandement d'une brigade d'infanterie:
il refusa cette destination, et réclama.


§ XIII.

Cependant le commandement de l'armée d'Italie avait été confié à
Kellermann: ce général était brave de sa personne: mais, n'ayant pas
l'habitude des grands commandements, il ne fit que de mauvaises
dispositions, et, à la fin de juin, l'armée perdit les positions de
Vado, de Saint-Jacques et de Bardinetto. Le général Kellermann menaça
même d'évacuer la rivière de Gênes, et jeta l'alarme dans le comité de
salut public, où on avait réuni tous les représentants qui avaient été
aux armées d'Italie, pour les consulter. Ils désignèrent Napoléon,
comme connaissant parfaitement les localités; le comité le fit
appeler, et le mit en réquisition. Il se trouva attaché au comité
topographique; il prescrivit à l'armée d'Italie la ligne de Borghetto,
ligne tellement forte, qu'il ne fallait, pour la garder, qu'une armée
moitié moins considérable que la nôtre; elle sauva l'armée française,
et lui conserva la rivière de Gênes. Les ennemis l'attaquèrent
plusieurs fois avec de grandes forces; ils furent toujours repoussés,
et y perdirent un monde considérable.

A la fin de l'année, le gouvernement, convaincu de l'incapacité du
général Kellermann, le remplaça, dans son commandement, par le général
Schérer.

Le 22 novembre, ce général, ayant reçu quelques renforts de l'armée
des Pyrénées, attaqua le général ennemi Devins, à Loano, s'empara de
ses lignes, fit beaucoup de prisonniers, prit un nombre considérable
de canons; et, s'il eût été entreprenant, il aurait fait la conquête
de l'Italie. Il ne pouvait y avoir un meilleur moment: mais Schérer
était incapable d'une opération aussi importante; et, loin de chercher
à profiter de ces avantages, il retourna à Nice, et fit entrer ses
troupes dans les quartiers d'hiver.

Les généraux ennemis, après avoir rallié les leurs, prirent également
des quartiers d'hiver.



MÉMOIRES DE NAPOLÉON.



DIX-HUIT BRUMAIRE.

  Arrivée de Napoléon en France.--Sensation qu'elle
    produit.--Napoléon à Paris.--Les directeurs Roger-Ducos,
    Moulins, Gohier, Siéyes.--Conduite de Napoléon. Roedérer,
    Lucien et Joseph, Talleyrand, Fouché, Réal.--État des partis.
    Ils s'adressent tous à Napoléon.--Barras.--Napoléon d'accord
    avec Siéyes.--Esprit des troupes de la capitale.--Dispositions
    adoptées pour le 18.--Journée du 18 brumaire. Décret du conseil
    des anciens, qui transfère à Saint-Cloud le siège du
    corps-législatif.--Napoléon aux anciens.--Séance orageuse à
    Saint-Cloud.--Ajournement des conseils, à trois mois.


Lorsqu'une déplorable faiblesse et une versatilité sans fin se
manifestent dans les conseils du pouvoir; lorsque cédant tour à tour à
l'influence de partis contraires, et vivant au jour le jour, sans
plan fixe, sans marche assurée, il a donné la mesure de son
insuffisance, et que les citoyens les plus modérés sont forcés de
convenir que l'état n'est plus gouverné; lorsqu'enfin, à sa nullité au
dedans, l'administration joint le tort le plus grave qu'elle puisse
avoir aux yeux d'un peuple fier, je veux dire l'avilissement au
dehors, alors une inquiétude vague se répand dans la société, le
besoin de sa conservation l'agite, et promenant sur elle-même ses
regards, elle semble chercher un homme qui puisse la sauver.

Ce génie tutélaire, une nation nombreuse le renferme toujours dans son
sein; mais quelquefois il tarde à paraître. En effet, il ne suffit pas
qu'il existe, il faut qu'il soit connu; il faut qu'il se connaisse
lui-même. Jusque-là toutes les tentatives sont vaines, toutes les
menées impuissantes; l'inertie du grand nombre protège le gouvernement
nominal, et, malgré son impéritie et sa faiblesse, les efforts de ses
ennemis ne prévalent point contre lui. Mais que ce sauveur,
impatiemment attendu, donne tout à coup un signe d'existence,
l'instinct national le devine et l'appelle, les obstacles
s'applanissent devant lui, et tout un grand peuple volant sur son
passage semble dire: Le voilà!


§ 1er.

Telle était la situation des esprits en France, en l'année 1799,
lorsque le 9 octobre (16 vendémiaire an VIII), les frégates _la
Muiron_, _la Carrére_, les chebecks _la Revanchae_ et _la Fortune_,
vinrent à la pointe du jour mouiller dans le golfe de Fréjus.

Dès qu'on eut reconnu des frégates françaises, on soupçonna qu'elles
venaient d'Égypte. Le desir d'avoir des nouvelles de l'armée fit
accourir en foule les citoyens sur le rivage. Bientôt la nouvelle se
répandit que Napoléon était à bord. L'enthousiasme fut tel que même
les soldats blessés sortirent des hôpitaux malgré les gardes, pour se
rendre au rivage. Tout le monde pleurait de joie. En un moment la mer
fut couverte de canots. Les officiers des batteries, les douaniers,
les équipages des bâtiments mouillés dans la rade, enfin tout le
peuple, assaillirent les frégates. Le général Pereymont qui commandait
sur la côte, aborda le premier. C'est ainsi qu'elles eurent l'entrée;
avant l'arrivée des préposés de la santé, la communication avait eu
lieu avec toute la côte.

L'Italie venait d'être perdue, la guerre allait être reportée sur le
Var, et dès-lors Fréjus craignait une invasion. Le besoin d'avoir un
chef à la tête des affaires était trop impérieux; l'impression de
l'apparition soudaine de Napoléon agitait trop vivement tous les
esprits pour laisser place à aucune des considérations ordinaires; les
préposés de la santé déclarèrent qu'il n'y avait pas lieu à la
quarantaine, motivant leur procès-verbal _sur ce que la pratique avait
eu lieu à Ajaccio_. Cependant cette raison n'était pas valable,
c'était seulement un motif pour mettre la Corse en quarantaine.
L'administration de Marseille en fit quinze jours après l'observation
avec raison. Il est vrai que depuis cinquante jours que les bâtiments
avaient quitté l'Égypte, aucune maladie ne s'était déclarée à bord, et
qu'avant leur départ la peste avait cessé depuis trois mois.

Sur les six heures du soir, Napoléon, accompagné de Berthier, monta en
voiture pour se rendre à Paris.


§ II.

Les fatigues de la traversée et les effets de la transition d'un
climat sec à une température humide, décidérent Napoléon à s'arrêter
six heures à Aix. Tous les habitants de la ville et des villages
voisins accouraient en foule et témoignaient le bonheur qu'ils
éprouvaient de le revoir. Partout la joie était extrême: ceux qui des
campagnes n'avaient pas le temps d'arriver sur la route sonnaient les
cloches, et plaçaient des drapeaux sur les clochers. La nuit, ils les
couvraient de feux. Ce n'était pas un citoyen qui rentrait dans sa
patrie, ce n'était pas un général qui revenait d'une armée
victorieuse; c'était déja un souverain qui retournait dans ses états.
L'enthousiasme d'Avignon, Montélimar, Valence, Vienne, ne fut surpassé
que par les élans de Lyon.

Cette ville, où Napoléon séjourna douze heures, fut dans un délire
universel. De tout temps les Lyonnais ont montré une grande affection
à Napoléon, soit que cela tienne à cette générosité de caractère, qui
est propre aux Lyonnais; soit que Lyon se considérant comme la
métropole du Midi, tout ce qui était relatif à la sûreté des
frontières du côté de l'Italie, touchât vivement ses habitants; soit
enfin que cette ville, composée en grande partie de Bourguignons et de
Dauphinois, partageât les sentiments plus fortement existants dans ces
deux provinces. Toutes les imaginations étaient encore exaltées par la
nouvelle qui circulait depuis huit jours de la bataille d'Aboukir et
des brillants succès des Français en Égypte, qui contrastaient tant
avec les défaites de nos armées d'Allemagne et d'Italie. De toute
part le peuple semblait dire: «Nous sommes nombreux, nous sommes
braves, et cependant nous sommes vaincus: il nous manque un chef pour
nous diriger; il arrive, nos jours de gloire vont revenir»!

Cependant la nouvelle du retour de Napoléon était parvenue à Paris: on
l'annonça sur tous les théâtres; elle produisit une sensation extrême,
une ivresse générale. Les membres du directoire la durent partager.
Quelques membres de la société du manège en pâlirent; mais, ainsi que
les partisans de l'étranger, ils dissimulèrent et se livrèrent au
torrent de la joie générale. Baudin, député des Ardennes, homme de
bien, vivement tourmenté de la fâcheuse direction qu'avaient prise les
affaires de la république, mourut de joie en apprenant le retour de
Napoléon.

Napoléon avait déja passé Lyon, lorsque son débarquement fut annoncé à
Paris. Par une précaution bien convenable à sa situation, il avait
indiqué à ses courriers une route différente de celle qu'il prit; de
sorte que sa femme, sa famille, ses amis, se trompèrent en voulant
aller à sa rencontre: ce qui retarda de plusieurs jours le moment où
il put les revoir. Arrivé ainsi à Paris, tout-à-fait inattendu, il
était dans sa maison, rue Chantereine, qu'on ignorait encore son
arrivée dans la capitale. Deux heures après il se présenta au
directoire: reconnu par des soldats de garde, des cris d'allégresse
l'annoncèrent. Chacun des membres du directoire semblait partager la
joie publique; il n'eut qu'à se louer de l'accueil qu'il reçut.

La nature des évènements passés l'instruisait de la situation de la
France, et les renseignements qu'il s'était procurés sur la route,
l'avaient mis au fait de tout. Sa résolution était prise. Ce qu'il
n'avait pas voulu tenter à son retour d'Italie, il était déterminé à
le faire aujourd'hui. Son mépris pour le gouvernement du directoire et
pour les meneurs des conseils était extrême.

Résolu de s'emparer de l'autorité, de rendre à la France ses jours de
gloire, en donnant une direction forte aux affaires publiques: c'était
pour l'exécution de ce projet qu'il était parti d'Égypte; et tout ce
qu'il venait de voir dans l'intérieur de la France avait accru ce
sentiment et fortifié sa résolution.


§ III.

De l'ancien directoire, il ne restait que Barras: les autres membres
étaient Roger-Ducos, Moulins, Gohier, et Siéyes.

--Ducos était un homme d'un caractère borné et facile.

--Moulins, général de division, n'avait pas fait la guerre, il sortait
des gardes-françaises, et avait reçu son avancement dans l'armée de
l'intérieur. C'était un honnête homme, patriote chaud et droit.

--Gohier était un avocat de réputation, d'un patriotisme exalté,
jurisconsulte distingué; homme intègre et franc.

--Siéyes était depuis long-temps connu de Napoléon. Né à Fréjus, en
Provence, il avait commencé sa réputation avec la révolution; il avait
été nommé à l'assemblée constituante par les électeurs du tiers-état
de Paris, après avoir été repoussé par l'assemblée du clergé, qui se
tint à Chartres. C'est lui qui fit la brochure, _Qu'est-ce que le
tiers_? qui eut une si grande vogue. Il n'est pas homme d'exécution:
connaissant peu les hommes, il ne sait pas les faire agir. Ses études
ayant toutes été dirigées vers la métaphysique, il a les défauts des
métaphysiciens, et dédaigne trop souvent les notions positives; mais
il est capable de donner des avis utiles et lumineux dans les
circonstances et dans les crises les plus sérieuses. C'est à lui que
l'on doit la division de la France en départements, qui a détruit
l'esprit de province. Quoiqu'il n'ait jamais occupé la tribune avec
éclat, il a été utile au succès de la révolution par ses conseils dans
les comités.

Il avait été nommé directeur, lors de la création du directoire; mais,
ayant refusé alors, Lareveillère le remplaça. Envoyé depuis en
ambassade à Berlin, il puisa dans cette mission une grande défiance de
la politique de la Prusse.

Il siégeait depuis peu au directoire, mais il avait déja rendu de
grands services, en s'opposant aux succès de la société du manège,
qu'il voyait prête à saisir le timon de l'état. Il était en horreur à
cette faction; et, sans craindre de s'attirer l'inimitié de ce
puissant parti, il combattait avec courage les menées de ces hommes de
sang, pour sauver la république du désastre dont elle était menacée.

A l'époque du 13 vendémiaire, le trait suivant avait mis Napoléon à
même de le bien juger. Dans le moment le plus critique de cette
journée, lorsque le comité des quarante avait perdu la tête, Siéyes
s'approcha de Napoléon, l'emmena dans une embrasure de croisée,
pendant que le comité délibérait sur la réponse à faire à la sommation
des sections. «Vous les entendez, général; ils parlent quand il
faudrait agir: les corps ne valent rien pour diriger les armées, car
ils ne connaissent pas le prix du temps et de l'occasion. Vous n'avez
rien à faire ici: allez, général, prenez conseil de votre génie et de
la position de la patrie: l'espérance de la république n'est qu'en
vous.»


§ IV.

Napoléon accepta un dîner chez chaque directeur, sous la condition que
ce serait en famille, et sans aucun étranger. Un repas d'apparat lui
fut donné par le directoire. Le corps-législatif voulut suivre cet
exemple: lorsque la proposition en fut faite au comité-général, il
s'éleva une vive opposition; la minorité ne voulant rendre aucun
hommage au général Moreau, que l'on proposait d'y associer; elle
l'accusait de s'être mal conduit au 18 fructidor. La majorité eut
recours, pour lever toute difficulté, à l'expédient d'ouvrir une
souscription. Le festin fut donné dans l'église Saint-Sulpice; la
table était de sept cents couverts. Napoléon y resta peu, y parut
inquiet et fort préoccupé. Chaque ministre voulait lui donner une
fête; il n'accepta qu'un dîner chez celui de la justice, qu'il
estimait beaucoup: il desira que les principaux jurisconsultes de la
république s'y trouvassent; il y fut fort gai, disserta longuement sur
le code civil et criminel, au grand étonnement de Tronchet, de
Treilhard, de Merlin, de Target, et exprima le desir qu'un code
simple, et approprié aux lumières du siècle, régit les personnes et
les propriétés de la république.

Constant dans son systême, il goûta peu ces fêtes publiques, et adopta
le même plan de conduite qu'il avait suivi à son premier retour
d'Italie. Toujours vêtu de l'uniforme de membre de l'Institut, il ne
se montrait en public qu'avec cette société: il n'admettait dans sa
maison que les savants, les généraux de sa suite, et quelques amis;
Regnault-de-Saint-Jean-d'Angély, qu'il avait employé en Italie, en
1797, et que depuis il avait placé à Malte; Volney, auteur d'un
très-bon _Voyage en Égypte_; Roedérer, dont il estimait les nobles
sentiments et la probité; Lucien Bonaparte, un des orateurs les plus
influents du conseil des cinq-cents: il avait soustrait la république
au régime révolutionnaire, en s'opposant à la déclaration de la patrie
en danger; Joseph Bonaparte, qui tenait une grande maison, et était
fort accrédité.

Il fréquentait l'Institut; mais il ne se rendait aux théâtres qu'aux
moments où il n'y était pas attendu, et toujours dans des loges
grillées.

Cependant toute l'Europe retentissait de l'arrivée de Napoléon; toutes
les troupes, les amis de la république, l'Italie même, se livraient
aux plus hautes espérances: l'Angleterre et l'Autriche frémirent. La
rage des Anglais se tourna contre Sidney-Smith et Nelson, qui
commandaient les forces navales anglaises dans la Méditerranée. Un
grand nombre de caricatures sur ce sujet tapissèrent les rues de
Londres[2].

  [2] Dans l'une, on représentait Nelson s'amusant à draper lady
  Hamilton, pendant que la frégate _la Muiron_ passait entre les
  jambes de l'amiral.

--Talleyrand craignait d'être mal reçu de Napoléon. Il avait été
convenu avec le directoire et avec Talleyrand qu'aussitôt après le
départ de l'expédition d'Égypte, des négociations seraient ouvertes
sur son objet, avec la Porte. Talleyrand devait même être le
négociateur, et partir pour Constantinople vingt-quatre heures après
que l'expédition d'Égypte aurait quitté le port de Toulon.

Cet engagement, formellement exigé, et positivement consenti, avait
été mis en oubli; non-seulement Talleyrand était resté à Paris, mais
aucune négociation n'avait eu lieu. Talleyrand ne supposait pas que
Napoléon en eût perdu le souvenir; mais l'influence de la société du
manège avait fait renvoyer ce ministre: sa position était une
garantie; Napoléon ne le repoussa point. Talleyrand d'ailleurs employa
toutes les ressources d'un esprit souple et insinuant, pour se
concilier un suffrage qu'il lui importait de captiver.

--Fouché était ministre de la police depuis plusieurs mois; il avait
eu, après le 13 vendémiaire, quelques relations avec Napoléon, qui
connaissait son immoralité et la versatilité de son esprit. Siéyes
avait fait fermer le manège, sans sa participation. Napoléon fit le 18
brumaire, sans mettre Fouché dans le secret.

--Réal, commissaire du directoire près le département de Paris,
inspirait plus de confiance à Napoléon. Zélé pour la révolution, il
avait été, dans un temps d'orages et de troubles, substitut du
procureur de la commune de Paris. Son coeur était ardent, mais pénétré
de sentiments nobles et généreux.


§ V.

Toutes les classes de citoyens, toutes les contrées de la France,
attendaient avec une grande impatience ce que ferait Napoléon. De
toutes parts on lui offrait des bras et une soumission entière à ses
volontés.

Napoléon passait son temps à écouter les propositions qui lui étaient
faites, à observer tous les partis; et enfin à se bien pénétrer de la
vraie situation des affaires. Tous les partis voulaient un changement,
et tous le voulaient faire avec lui, même les coryphées du manège.

Bernadotte, Augereau, Jourdan, Marbot, etc., qui étaient à la tête des
meneurs de cette société, offrirent à Napoléon une dictature
militaire, lui proposèrent de le reconnaître pour chef, et de lui
confier les destinées de la république, pourvu qu'il secondât les
principes de la société du manège.

Siéyes, qui disposait au directoire de la voix de Roger-Ducos et de la
majorité du conseil des anciens, et seulement d'une petite minorité
dans celui des cinq-cents, lui proposait de le placer à la tête du
gouvernement, en changeant la Constitution de l'an III, qu'il jugeait
mauvaise, et d'adopter les institutions et la constitution qu'il avait
méditées, et qui étaient encore dans son porte-feuille.

Régnier, Boulay, un parti nombreux du conseil des anciens, et beaucoup
de membres de celui des cinq-cents, voulaient aussi remettre entre ses
mains le sort de la république.

Ce parti était celui des modérés et des hommes les plus sages de la
législature; c'est celui qui s'était opposé avec Lucien Bonaparte à la
déclaration de la patrie en danger.

Les directeurs Barras, Moulins, Gohier, lui insinuaient de reprendre
le commandement de l'armée d'Italie, de rétablir la république
cisalpine et la gloire des armes françaises. Moulins et Gohier
n'avaient point d'arrière-pensée: ils étaient de bonne foi dans le
système du moment; ils croyaient que tout irait bien, dès l'instant
que Napoléon aurait donné de nouveaux succès à nos armées.

Barras était loin de partager cette sécurité: il savait que tout
allait mal, que la république périssait; mais, soit qu'il eût
contracté des engagements avec le prétendant, comme on l'a dit dans
le temps[3], soit que s'abusant sur sa situation personnelle, car de
quelle erreur ne sont pas capables la vanité et l'amour-propre d'un
homme ignorant, il crut pouvoir se maintenir à la tête des affaires.
Barras fit les mêmes propositions que Moulins et Gohier.

  [3] On sait aujourd'hui que Barras avait alors des entrevues avec
  des agents de la maison de Bourbon. Ce fut David Monnier qui
  servit d'intermédiaire à Barras, dans la négociation qui fut
  entamée à cette époque. Barras l'avait envoyé en Allemagne; mais,
  comme il n'osait espérer que le roi lui pardonnerait sa conduite
  révolutionnaire, il n'avait pu donner à cet émissaire aucune
  espèce d'instruction positive. Monnier négocia donc en faveur de
  Barras, sans que celui-ci eût connaissance d'aucune des clauses
  de la négociation; et ce fut ainsi que Monnier stipula que Barras
  consentait à rétablir la monarchie en France, à condition que le
  roi Louis XVIII lui accorderait sûreté et indemnité: «sûreté,
  c'est-à-dire l'entier oubli de sa conduite révolutionnaire,
  l'engagement sacré du roi d'annuler, par son pouvoir souverain,
  toutes recherches à cet égard; indemnité, c'est-à-dire une somme
  au moins équivalente à celle que pourraient lui valoir deux
  années qu'il devait passer au directoire, somme qu'il évaluait à
  douze millions de livres tournois, y compris les deux millions
  qu'il devait distribuer entre ses coopérateurs.» Sa majesté
  voulut bien, en cette occasion, accorder des lettres-patentes,
  qui furent transmises à Barras par le chevalier Tropès-de-Guerin,
  et échangées contre l'engagement souscrit par ce directeur, pour
  le rétablissement de la monarchie. Barras prit alors des mesures
  pour rappeler en France les Bourbons. Le 29 vendémiaire, dix-neuf
  jours avant le 18 brumaire, il se croyait assuré du succès; mais
  ce grand dessein échoua, et par le trop de confiance de Barras,
  et par les lenteurs qu'occasionna, dans l'exécution, un des
  agents du roi, qui, afin de se rendre nécessaire, éleva des
  contestations sur les pouvoirs que sa majesté avait donnés au duc
  de Fleury, pour négocier cette affaire, etc.

  _Biographie des hommes vivants._ Michaud, 1816, tom. I, page 214.

Cependant toutes les factions étaient en mouvement. Celle des
fructidorisés paraissait persuadée de son influence; mais elle n'avait
aucun partisan dans les autorités existantes. Napoléon pouvait choisir
entre plusieurs partis à prendre.

Consolider la constitution existante, et donner de l'appui au
directoire en se faisant nommer directeur: mais cette constitution
était tombée dans le mépris, et une magistrature partagée ne pouvait
conduire à aucun résultat satisfaisant; c'eût été s'associer aux
préjugés révolutionnaires, aux passions de Barras et de Siéyes, et par
contre-coup se mettre en butte à la haine de leurs ennemis.

Changer la constitution et parvenir au pouvoir par le moyen de la
société du manège; elle renfermait un grand nombre des plus chauds
jacobins; ils avaient la majorité dans le conseil des cinq-cents, et
une minorité énergique dans celui des anciens. En se servant de ces
hommes, la victoire était assurée, on n'éprouverait aucune résistance.
C'était la voie la plus sûre pour culbuter ce qui existait: mais les
jacobins ne s'affectionnent à aucun chef; ils sont exclusifs, extrêmes
dans leurs passions. Il faudrait donc après être arrivé par eux, s'en
défaire et les persécuter. Cette trahison était indigne d'un homme
généreux.

--Barras offrait l'appui de ses amis; mais c'étaient des hommes de
moeurs suspectes et publiquement accusés de dilapider la fortune
publique: comment gouverner avec de pareilles gens? car sans une
rigide probité il était impossible de rétablir les finances et de
faire rien de bien.

A Siéyes s'attachaient un grand nombre d'hommes instruits, probes et
républicains par principes, ayant en général peu d'énergie, et fort
intimidés de la faction du manège et des mouvements populaires, mais
qui pouvaient être conservés après la victoire et être employés avec
succès dans un gouvernement régulier. Le caractère de Siéyes ne
donnait aucun ombrage, dans aucun cas, ce ne pouvait être un rival
dangereux. Mais, en prenant ce parti, c'était se déclarer contre
Barras et contre le manège qui avaient Siéyes en horreur.

--Le 8 brumaire (30 octobre), Napoléon dîna chez Barras: il y avait
peu de monde. Une conversation eut lieu après le dîner: «La république
périt, dit le directeur: rien ne peut plus aller; le gouvernement est
sans force; il faut faire un changement, et nommer Hédouville,
président de la république. Quant à vous, général, votre intention est
de vous rendre à l'armée; et moi, malade, dépopularisé, usé, je ne
suis bon qu'à rentrer dans une classe privée.»

Napoléon le regarda fixement sans lui rien répondre. Barras baissa les
yeux et demeura interdit. La conversation finit là. Le général
Hédouville était un homme d'une excessive médiocrité. Barras ne disait
pas sa pensée; sa contenance trahissait son secret.


§ VI.

Cette conversation fut décisive. Peu d'instants après, Napoléon
descendit chez Siéyes: il lui fit connaître que depuis dix jours tous
les partis s'adressaient à lui; qu'il était résolu de marcher avec lui
Siéyes et la majorité du conseil des anciens, et qu'il venait lui en
donner l'assurance positive. On convint que, du 15 au 20 brumaire, le
changement pourrait se faire.

Rentré chez lui, Napoléon y trouva Talleyrand, Fouché, Roedérer et
Réal. Il leur raconta naïvement, avec simplicité, et sans aucun
mouvement de physionomie qui pût faire préjuger son opinion, ce que
Barras venait de lui dire. Réal et Fouché qui étaient attachés à ce
directeur, sentirent tout ce qu'avait d'intempestif sa dissimulation.
Ils se rendirent chez lui pour lui en faire des reproches. Le
lendemain Barras vint à huit heures chez Napoléon, qui était encore au
lit: il voulut absolument le voir, entra et lui dit qu'il craignait de
s'être mal expliqué la veille; que Napoléon seul pouvait sauver la
république; qu'il venait se mettre à sa disposition; faire tout ce
qu'il voudrait, et prendre tel rôle qu'il lui donnerait. Il le pria de
lui donner l'assurance que s'il méditait quelque projet, il compterait
sur Barras.

Mais Napoléon avait déja pris son parti: il répondit qu'il ne voulait
rien; qu'il était fatigué, indisposé; qu'il ne pouvait s'accoutumer à
l'humidité de l'atmosphère de la capitale, sortant du climat sec des
sables de l'Arabie; et il termina l'entretien par de semblables lieux
communs.

Cependant Moulins se rendait tous les matins, entre huit et neuf
heures, chez Napoléon, pour lui demander conseil sur les affaires du
jour. C'étaient des nouvelles militaires ou des affaires civiles sur
lesquelles il desirait avoir une direction. Sur ce qui avait rapport
au militaire, Napoléon répondait d'après son opinion; mais sur les
affaires civiles, ne croyant pas devoir lui faire connaître toute sa
pensée, il ne lui répondait que des choses vagues.

Gohier venait aussi de temps à autre faire visite à Napoléon, lui
faire des propositions et demander des conseils.


§ VII.

Le corps des officiers de la garnison, ayant à sa tête le général
Morand, commandant la place de Paris, demanda à être présenté à
Napoléon; il ne put l'être: remis de jour en jour, les officiers
commençaient à se plaindre du peu d'empressement qu'il montrait à
revoir ses anciens camarades.

Les quarante adjudants de la garde nationale de Paris, qui avaient été
nommés par Napoléon lorsqu'il commandait l'armée de l'intérieur,
avaient sollicité la faveur de le voir. Il les connaissait presque
tous; mais, pour cacher ses desseins, il différa l'instant de les
recevoir.

Les huitième et neuvième régiments de dragons qui étaient en garnison
dans Paris, étaient de vieux régiments de l'armée d'Italie; ils
ambitionnaient de défiler devant leur ancien général. Napoléon accepta
cette offre, et leur fit dire qu'il leur indiquerait le jour.

Le vingt-unième des chasseurs à cheval, qui avait contribué au succès
de la journée du 13 vendémiaire, était aussi à Paris. Murat sortait de
ce corps, et tous les officiers allaient sans cesse chez lui pour lui
demander quel jour Napoléon verrait le régiment. Ils n'obtenaient pas
davantage que les autres.

Les citoyens de Paris se plaignaient de l'incognito du général; ils
allaient aux théâtres, aux revues, où il était annoncé, et il n'y
venait pas. Personne ne pouvait concevoir cette conduite; l'impatience
gagnait tout le monde. On murmurait contre Napoléon: «Voilà quinze
jours qu'il est arrivé, disait-on, et il n'a encore rien fait.
Prétend-il agir comme à son retour d'Italie, et laisser périr la
république dans l'agonie des factions qui la déchirent?»

Le moment décisif approchait.


§ VIII.

Le 15 brumaire, Siéyes et Napoléon eurent une entrevue, dans laquelle
ils arrêtèrent toutes les dispositions pour la journée du 18. Il fut
convenu que le conseil des anciens profitant de l'article 102 de la
constitution, décréterait la translation du corps-législatif à
Saint-Cloud, et nommerait Napoléon commandant en chef de la garde du
corps-législatif, des troupes de la division militaire de Paris et de
la garde nationale.

Ce décret devant passer le 18, à sept heures du matin; à huit heures,
Napoléon devait se rendre aux Tuileries où les troupes seraient
réunies, et prendre là le commandement de la capitale.

Le 17, Napoléon fit prévenir les officiers qu'il les recevrait le
lendemain à six heures du matin. Comme cette heure pouvait paraître
indue, il prétexta un voyage; il fit donner la même invitation aux
quarante adjudants de la garde nationale; et il fit dire aux trois
régiments de cavalerie qu'il les passerait en revue aux Champs-Élysées
le même jour 18, à sept heures du matin. Il prévint en même temps les
généraux qui étaient revenus d'Égypte avec lui, et tous ceux dont il
connaissait les sentiments, qu'il serait bien aise de les voir à cette
heure-là. Chacun d'eux crut que l'invitation était pour lui seul, et
supposait que Napoléon avait des ordres à lui donner; car on savait
que le ministre de la guerre Dubois-Crancé avait porté chez lui les
états de l'armée, et prenait ses conseils sur tout ce qu'il fallait
faire, tant sur les frontières du Rhin qu'en Italie.

--Moreau, qui avait été du dîner du conseil législatif, et que
Napoléon avait vu là pour la première fois, ayant appris par le bruit
public qu'il se préparait un changement, déclara à Napoléon qu'il se
mettait à sa disposition, qu'il n'avait pas besoin d'être mis dans
aucun secret, et qu'il ne fallait que le prévenir une heure d'avance.

--Macdonald, qui se trouvait aussi à Paris, avait fait les mêmes
offres de service.

A deux heures du matin, Napoléon leur fit dire qu'il desirait les voir
à sept heures chez lui et à cheval. Il ne prévint ni Augereau, ni
Bernadotte; cependant Joseph amena ce dernier[4].

  [4] Lorsque Napoléon se rendait au conseil des anciens,
  Bernadotte, au lieu de suivre le cortège, s'esquiva et fut se
  joindre à la faction du manège.

--Le général Lefèvre commandait la division militaire; il était tout
dévoué au directoire. Napoléon lui envoya, à minuit, un aide-de-camp,
pour lui dire de venir chez lui à six heures.


§ IX.

Tout se passa comme il avait été convenu. Sur les sept heures du
matin, le conseil des anciens s'assembla sous la présidence de
Lemercier. Cornudet, Lebrun, Fargues, peignirent vivement les malheurs
de la république, les dangers dont elle était environnée, et la
conspiration permanente des coryphées du manège pour rétablir le règne
de la terreur. Régnier, député de la Meurthe, demanda, par motion
d'ordre, qu'en conséquence de l'article 102 de la constitution, le
siège des séances du corps-législatif fût transféré à Saint-Cloud, et
que Napoléon fût investi du commandement en chef des troupes de la 17e
division militaire, et chargé de faire exécuter cette translation. Il
développa alors sa motion: «La république est menacée, dit-il, par les
anarchistes et le parti de l'étranger: il faut prendre des mesures de
salut public; on est assuré de l'appui du général Bonaparte; ce sera à
l'ombre de son bras protecteur, que les conseils pourront délibérer
sur les changements que nécessite l'intérêt public.» Aussitôt que la
majorité du conseil se fut assurée que cela était d'accord avec
Napoléon, le décret passa, mais non sans une forte opposition. Il
était conçu en ces termes:

   _Décret du conseil des anciens._

   Le conseil des anciens, en vertu des articles 102, 103 et 104, de
   la constitution, décrète ce qui suit:

   Art. 1er Le corps législatif est transféré à Saint-Cloud; les
   deux conseils y siégeront dans les deux ailes du palais.

   2. Ils y seront rendus demain, 19 brumaire, à midi; toute
   continuation de fonctions, de délibérations, est interdite
   ailleurs et avant ce terme.

   3. Le général Bonaparte est chargé de l'exécution du présent
   décret. Il prendra toutes les mesures nécessaires pour la sûreté
   de la représentation nationale. Le général commandant la 17e
   division militaire, les gardes du corps-législatif, les gardes
   nationales sédentaires, les troupes de ligne qui se trouvent dans
   la commune de Paris, et dans toute l'étendue de la 17e division
   militaire, sont mis immédiatement sous ses ordres, et tenus de le
   reconnaître en cette qualité; tous les citoyens lui prêteront
   main-forte à sa première réquisition.

   4. Le général Bonaparte est appelé dans le sein du conseil pour y
   recevoir une expédition du présent décret, et prêter serment; il
   se concertera avec les commissions des inspecteurs des deux
   conseils.

   5. Le présent décret sera de suite transmis par un messager au
   conseil des cinq-cents, et au directoire exécutif; il sera
   imprimé, affiché, promulgué, et envoyé dans toutes les communes
   de la république par des courriers extraordinaires.

Ce décret fut rendu à huit heures; et à huit heures et demie, le
messager d'état qui en était porteur arriva au logement de Napoléon.
Il trouva les avenues remplies d'officiers de la garnison; d'adjudants
de la garde nationale, de généraux, et des trois régiments de
cavalerie. Napoléon fit ouvrir les battants des portes; et sa maison
étant trop petite pour contenir tant de personnes, il s'avança sur le
perron, reçut les compliments des officiers, les harangua, et leur dit
qu'il comptait sur eux tous pour sauver la France. En même temps, il
leur fit connaître que le conseil des anciens, autorisé par la
constitution, venait de le revêtir du commandement de toutes les
troupes; qu'il s'agissait de prendre de grandes mesures, pour tirer la
patrie de la position affreuse où elle se trouvait; qu'il comptait sur
leurs bras et leur volonté; qu'il allait monter à cheval, pour se
rendre aux Tuileries. L'enthousiasme fût extrême: tous les officiers
tirèrent leurs épées, et promirent assistance et fidélité. Alors
Napoléon se tourna vers Lefèvre, lui demandant s'il voulait rester
près de lui, ou retourner près du directoire. Lefèvre, fortement ému,
ne balança pas. Napoléon monta aussitôt à cheval, et se mit à la tête
des généraux et officiers, et des 1,500 chevaux auxquels il avait fait
faire halte sur le boulevard, au coin de la rue du Mont-Blanc. Il
donna ordre aux adjudants de la garde nationale de retourner dans
leurs quartiers, d'y faire battre la générale, de faire connaître le
décret qu'ils venaient d'entendre, et d'annoncer qu'on ne devait plus
reconnaître que les ordres émanés de lui.


§ X.

Il se rendit à la barre du conseil des anciens, environné de ce
brillant cortège. Il dit: «Vous êtes la sagesse de la nation, c'est à
vous d'indiquer dans cette circonstance les mesures qui peuvent sauver
la patrie: je viens, environné de tous les généraux, vous promettre
l'appui de tous leurs bras. Je nomme le général Lefèvre mon
lieutenant.

«Je remplirai fidèlement la mission que vous m'avez confiée: qu'on ne
cherche pas dans le passé des exemples sur ce qui se passe. Rien dans
l'histoire ne ressemble à la fin du XVIIIe siècle; rien dans le XVIIIe
siècle ne ressemble au moment actuel.»

Toutes les troupes étaient réunies aux Tuileries; il en passa la revue
aux acclamations unanimes des citoyens et des soldats. Il donna le
commandement des troupes chargées de la garde du corps-législatif, au
général Lannes; et au général Murat, le commandement de celles
envoyées à Saint-Cloud.

Il chargea le général Moreau de garder le Luxembourg; et, pour cet
effet, il mit sous ses ordres 500 hommes du 86e régiment. Mais, au
moment de partir, ces troupes refusèrent d'obéir, elles n'avaient pas
de confiance en Moreau, qui, disaient-elles, n'était pas patriote.
Napoléon fut obligé de les haranguer, en les assurant que Moreau
marcherait droit. Moreau avait acquis cette réputation depuis sa
conduite en fructidor.

Le bruit se répandit bientôt dans toute la capitale, que Napoléon
était aux Tuileries, et que ce n'était qu'à lui seul qu'il fallait
obéir. Le peuple y courut en foule: les uns, mus par la simple
curiosité de voir un général si renommé, les autres, par élan
patriotique et par zèle, pour lui offrir leur assistance. La
proclamation suivante fut affichée partout.

«Citoyens, le conseil des anciens, dépositaire de la sagesse
nationale, vient de rendre un décret; il y est autorisé par les
articles 102 et 103 de l'acte constitutionnel: il me charge de prendre
des mesures pour la sûreté de la représentation nationale. Sa
translation est nécessaire et momentanée; le corps-législatif se
trouvera à même de tirer la république du danger imminent où la
désorganisation de toutes les parties de l'administration nous
conduit. Il a besoin, dans cette circonstance essentielle, de l'union
et de la confiance. Ralliez-vous autour de lui: c'est le seul moyen
d'asseoir la république sur les bases de la liberté civile, du bonheur
intérieur, de la victoire, et de la paix.»

   Il dit aux soldats:

«Soldats, le décret extraordinaire du conseil des anciens, est
conforme aux articles 102 et 103 de l'acte constitutionnel. Il m'a
remis le commandement de la ville et de l'armée. Je l'ai accepté pour
seconder les mesures qu'il va prendre et qui sont tout entières en
faveur du peuple. La république est mal gouvernée depuis deux ans;
vous avez espéré que mon retour mettrait un terme à tant de maux. Vous
l'avez célébré avec une union qui m'impose des obligations que je
remplis; vous remplirez les vôtres, et vous seconderez votre général
avec l'énergie, la fermeté, et la confiance que j'ai toujours eue en
vous. La liberté, la victoire et la paix, replaceront la république
française au rang qu'elle occupait en Europe, et que l'ineptie et la
trahison ont pu seules lui faire perdre.»

En ce moment, Napoléon envoya un aide-de-camp à la garde du
directoire, pour lui communiquer le décret, et lui prescrire de ne
recevoir d'ordre que de lui. La garde sonna à cheval; le chef consulta
ses soldats, ils répondirent par des cris de joie. A l'instant même
venait d'arriver un ordre du directoire, contraire à celui de
Napoléon; mais les soldats n'obéissant qu'au sien, se mirent en marche
pour le joindre. Siéyes et Roger-Ducos s'étaient déja rendus dès le
matin aux Tuileries. On dit que Barras, en voyant Siéyes monter à
cheval, se moqua de la gaucherie du nouvel écuyer. Il était loin de se
douter où ils allaient. Peu après, instruit du décret, il se réunit
avec Gohier et Moulins; ils apprirent alors que toutes les troupes
environnaient Napoléon; ils virent même leur garde les abandonner.
Dès-lors Moulins se rendit aux Tuileries, et donna sa démission, comme
l'avaient déja fait Siéyes et Roger-Ducos. Bottot, secrétaire de
Barras, se rendit près de Napoléon, qui lui témoigna toute son
indignation sur les dilapidations qui avaient perdu la république, et
insista pour que Barras donnât sa démission. Talleyrand fut chez ce
directeur, et la rapporta. Barras se rendit à Gros-Bois, accompagné
d'une garde d'honneur de dragons. Dès ce moment, le directoire se
trouva dissous, et Napoléon seul chargé du pouvoir exécutif de la
république.

Cependant le conseil des cinq-cents s'était assemblé sous la
présidence de Lucien. La constitution était précise, le décret du
conseil des anciens était dans ses attributions: il n'y avait rien à
objecter. Les membres du conseil, en traversant les rues de Paris et
les Tuileries, avaient appris les évènements qui se passaient; ils
avaient été témoins de l'enthousiasme public. Ils étaient dans
l'étonnement et la stupeur de tout le mouvement qu'ils voyaient. Ils
se conformèrent à la nécessité, et ajournèrent la séance pour le
lendemain 19, à Saint-Cloud.

--Bernadotte avait épousé la belle-soeur de Joseph Bonaparte. Il avait
été deux mois au ministère de la guerre, et ensuite renvoyé par
Siéyes: il n'y faisait que des fautes.

C'était un des membres les plus chauds de la société du manège dont
les opinions politiques étaient alors fort exaltées et réprouvées par
tous les gens de bien. Joseph l'avait mené le matin chez Napoléon,
mais, lorsqu'il vit ce dont il s'agissait, il s'esquiva, et alla
instruire ses amis du manège de ce qui se passait.

Jourdan et Augereau vinrent trouver Napoléon aux Tuileries, lorsqu'il
passait la revue des troupes: il leur conseilla de ne pas retourner à
Saint-Cloud à la séance du lendemain, de rester tranquilles, de ne pas
compromettre les services qu'ils avaient rendus à la patrie; car aucun
effort ne pouvait s'opposer au mouvement qui était commencé. Augereau
l'assura de son devouement et du desir qu'il avait de marcher sous ses
ordres. Il ajouta même: «Eh quoi! général, est-ce que vous ne comptez
pas toujours sur votre petit Augereau?»

Cambacérès, ministre de la justice; Fouché, ministre de la police, et
tous les autres ministres furent aux Tuileries, et reconnurent la
nouvelle autorité. Fouché fit de grandes protestations d'attachement
et de dévouement; extrêmement opposé à Siéyes, il n'avait pas été dans
le secret de la journée. Il avait ordonné de fermer les barrières,
d'arrêter le départ des courriers et des diligences: «Eh, bon dieu!
lui dit le général, pourquoi toutes ces précautions? nous marchons
avec la nation et par sa seule force; qu'aucun citoyen ne soit
inquiété, et que le triomphe de l'opinion n'ait rien de commun avec
ces journées faites par une minorité factieuse.»

Les membres de la majorité des cinq-cents, de la minorité des anciens,
et les coryphées du manège, passèrent toute la journée et la nuit en
conciliabules.

A sept heures du soir, Napoléon tint un conseil aux Tuileries. Siéyes
proposait d'arrêter les quarante principaux meneurs opposants. Cet
avis était sage; mais Napoléon croyait avoir trop de force, pour
employer tant de prudence. «J'ai juré ce matin, dit-il, de protéger la
représentation nationale; je ne veux point ce soir violer mon serment:
je ne crains pas de si faibles ennemis.» Tout le monde se rangea au
conseil de Siéyes; mais rien ne put vaincre cette obstination ou cette
délicatesse du général. On verra bientôt qu'il eut tort.

C'est dans cette réunion que l'on convint de l'établissement de trois
consuls provisoires, qui seraient Siéyes, Roger-Ducos et Napoléon; de
l'ajournement des conseils à trois mois. Les meneurs des deux
conseils s'entendirent sur la manière dont ils devaient se conduire
dans la séance de Saint-Cloud. Lucien, Boulay, Émile Gaudin, Chazal,
Cabanis, étaient les meneurs du conseil des cinq-cents; Régnier,
Lemercier, Cornudet, Fargues, l'étaient des anciens.

Le général Murat, ainsi qu'on l'a dit, commandait la force publique à
Saint-Cloud; Ponsard commandait le bataillon de la garde du
corps-législatif; le général Serrurier avait sous ses ordres une
réserve, placée au Point-du-Jour.

On travaillait avec activité pour préparer les salles du palais de
Saint-Cloud. L'orangerie fut destinée au conseil des cinq-cents; et la
galerie de Mars, à celui des anciens: les appartements, devenus depuis
le salon des princes et le cabinet de l'empereur, furent préparés pour
Napoléon et son état-major. Les inspecteurs de la salle occupèrent les
appartements de l'impératrice. Il était deux heures après-midi, et le
local destiné au conseil des cinq-cents n'était pas encore prêt. Ce
retard de quelques heures devint funeste. Les députés, arrivés depuis
midi, se formèrent en groupes dans le jardin: les esprits
s'échauffèrent; ils se sondèrent réciproquement, se communiquèrent,
et organisèrent leur opposition. Ils demandaient au conseil des
anciens ce qu'il voulait, pourquoi il les avait fait venir à
Saint-Cloud? Était-ce pour changer le directoire? Ils convenaient
généralement que Barras était corrompu, Moulins sans considération;
ils nommeraient sans difficulté, disaient-ils, Napoléon et deux autres
citoyens pour compléter le gouvernement. Le petit nombre d'individus
qui étaient dans le secret laissèrent alors percer que l'on voulait
régénérer l'état, en améliorant la constitution, et ajourner les
conseils. Ces insinuations ne réussissant pas, une hésitation se
manifesta parmi les membres sur lesquels on comptait le plus.


§ XI.

La séance s'ouvrit enfin. Émile Gaudin monta à la tribune, peignit
vivement les dangers de la patrie, et proposa de remercier le conseil
des anciens des mesures de salut public dont il avait pris
l'initiative, et de lui demander, par un message, qu'il fît connaître
sa pensée toute entière. En même temps, il proposa de nommer une
commission de sept personnes pour faire un rapport sur la situation de
la république.

Les vents, renfermés dans les outres d'Éole, s'en échappant avec
furie, n'excitèrent jamais une plus grande tempête. L'orateur fut
précipité avec fureur en bas de la tribune. L'agitation devint
extrême.

Delbred demanda que les membres prêtassent de nouveau serment à la
constitution de l'an III. Lucien, Boulay et leurs amis, pâlirent.
L'appel nominal eut lieu.

Pendant cet appel nominal, qui dura plus de deux heures, les nouvelles
de ce qui se passait circulèrent dans la capitale. Les meneurs de
l'assemblée du manège, les tricoteuses, etc., accoururent. Jourdan et
Augereau se tenaient à l'écart; croyant Napoléon perdu, ils
s'empressèrent d'arriver. Augereau s'approcha de Napoléon, et lui dit:
«_Eh bien! vous voici dans une jolie position!_»--Augereau, reprit
Napoléon, souviens-toi d'Arcole: les affaires paraissaient bien plus
désespérées. Crois-moi, reste tranquille, si tu ne veux pas en être la
victime. Dans une demi-heure tu verras comme les choses tourneront.

L'assemblée paraissait se prononcer avec tant d'unanimité, qu'aucun
député n'osa refuser de prêter serment à la constitution: Lucien
lui-même y fut contraint. Des hurlements, des bravos, se faisaient
entendre dans toute la salle. Le moment était pressant. Beaucoup de
membres, en prononçant ce serment, y ajoutèrent des développements, et
l'influence de tels discours pouvaient se faire sentir sur les
troupes. Tous les esprits étaient en suspens: les zélés devenaient
neutres; les timides avaient déja changé de bannière. Il n'y avait pas
un instant à perdre. Napoléon traversa le salon de Mars, entra au
conseil des anciens, et se plaça vis-à-vis le président. (C'était la
barre.)

«Vous êtes sur un volcan, leur dit-il: la république n'a plus de
gouvernement; le directoire est dissous; les factions s'agitent;
l'heure de prendre un parti est arrivée. Vous avez appelé mon bras et
celui de mes compagnons d'armes au secours de votre sagesse: mais les
instants sont précieux; il faut se prononcer. Je sais que l'on parle
de César, de Cromwell, comme si l'époque actuelle pouvait se comparer
aux temps passés. Non, je ne veux que le salut de la république, et
appuyer les décisions que vous allez prendre..... Et vous, grenadiers,
dont j'aperçois les bonnets aux portes de cette salle, dites-le: vous
ai-je jamais trompés? Ai-je jamais trahi mes promesses, lorsque, dans
les camps, au milieu des privations, je vous promettais la victoire,
l'abondance, et lorsqu'à votre tête, je vous conduisais de succès en
succès? Dites-le maintenant: était-ce pour mes intérêts, ou pour ceux
de la république?»

Le général parlait avec véhémence. Les grenadiers furent comme
électrisés; et, agitant en l'air leurs bonnets, leurs armes, ils
semblaient tous dire: Oui, c'est vrai! il a toujours tenu parole!

Alors un membre (Linglet) se leva, et d'une voix forte dit: «Général,
nous applaudissons à ce que vous dites: jurez donc avec nous
obéissance à la constitution de l'an III, qui peut seule maintenir la
république.»

L'étonnement que causa ces paroles produisit le plus grand silence.

Napoléon se recueillit un moment; après quoi, il reprit avec force:
«La constitution de l'an III, vous n'en avez plus: vous l'avez violée
au 18 fructidor, quand le gouvernement a attenté à l'indépendance du
corps-législatif; vous l'avez violée au 30 prairial an VII, quand le
corps-législatif a attenté à l'indépendance du gouvernement; vous
l'avez violée au 22 floréal, quand, par un décret sacrilège, le
gouvernement et le corps-législatif ont attenté à la souveraineté du
peuple, en cassant les élections faites par lui. La constitution
violée, il faut un nouveau pacte, de nouvelles garanties.»

La force de ce discours, l'énergie du général, entraînèrent les trois
quarts des membres du conseil, qui se levèrent en signe d'approbation.
Cornudet et Régnier parlèrent avec force dans le même sens: un membre
s'éleva contre; il dénonça le général comme le seul conspirateur qui
voulait attenter à la liberté publique. Napoléon interrompit
l'orateur, déclara qu'il avait le secret de tous les partis, que tous
méprisaient la constitution de l'an III; que la seule différence qui
existait entre eux était que les uns voulaient une république modérée,
où tous les intérêts nationaux, toutes les propriétés, fussent
garantis; tandis que les autres voulaient un gouvernement
révolutionnaire, motivé sur les dangers de la patrie. En ce moment on
vint prévenir Napoléon que, dans le conseil des cinq-cents, l'appel
nominal était terminé, et que l'on voulait forcer le président Lucien
à mettre aux voix la mise hors la loi de son frère. Napoléon se rend
aussitôt aux cinq-cents, entre dans la salle, le chapeau bas, ordonne
aux officiers et soldats qui l'accompagnent de rester aux portes; il
voulait se présenter à la barre pour rallier son parti, qui était
nombreux, mais qui avait perdu tout ralliement et toute audace. Mais,
pour arriver à la barre, il fallait traverser la moitié de la salle,
parce que le président siégeait sur un des côtés latéraux. Lorsque
Napoléon se fut avancé seul au tiers de l'orangerie, deux ou trois
cents membres se levèrent subitement, en s'écriant: Mort au tyran! à
bas le dictateur!

Deux grenadiers que l'ordre du général avait retenus à la porte, et
qui n'avaient obéi qu'à regret et en lui disant, «Vous ne les
connaissez pas, ils sont capables de tout,» culbutèrent, le sabre à la
main, ce qui s'opposait à leur passage, pour rejoindre leur général,
l'investir et le couvrir de leurs corps. Tous les autres grenadiers
suivirent cet exemple et entraînèrent Napoléon en dehors de la salle.
Dans ce tumulte, l'un d'eux nommé Thomé fut légèrement blessé d'un
coup de poignard; un autre reçut plusieurs coups dans ses habits.

Le général descendit dans la cour du château, fit battre au cercle,
monta à cheval, et harangua les troupes: «J'allais, dit-il, leur faire
connaître les moyens de sauver la république, et de nous rendre notre
gloire. Ils m'ont répondu à coups de poignard. Ils voulaient ainsi
réaliser le desir des rois coalisés. Qu'aurait pu faire de plus
l'Angleterre!

«Soldats, puis-je compter sur vous?»

Des acclamations unanimes répondirent à ce discours. Napoléon aussitôt
ordonna à un capitaine d'entrer avec dix hommes dans la salle des
cinq-cents, et de délivrer le président.

Lucien venait de déposer sa toge. «Misérables! s'écriait-il, vous
exigez que je mette hors la loi mon frère, le sauveur de la patrie,
celui dont le nom seul fait trembler les rois! Je dépose les marques
de la magistrature populaire; je me présente à cette tribune comme
défenseur de celui que vous m'ordonnez d'immoler sans l'entendre.»

En disant ces mots, il quitte le fauteuil et s'élance à la tribune.
L'officier de grenadiers se présente alors à la porte de la salle, en
criant, Vive la république! On croit que les troupes envoient une
députation pour exprimer leur dévouement aux conseils. Ce capitaine
est accueilli par un mouvement d'allégresse. Il profite de cette
erreur, s'approche de la tribune, s'empare du président, en lui disant
à voix basse, _C'est l'ordre de votre frère_. Les grenadiers crient en
même temps, A bas les assassins!

A ces cris, la joie se change en tristesse; un morne silence témoigne
l'abattement de toute l'assemblée. On ne met aucun obstacle au départ
du président, qui sort de la salle, se rend dans la cour, monte à
cheval, et s'écrie de sa voix de Stentor: «Général, et vous, soldats,
le président du conseil des cinq-cents vous déclare que des factieux,
le poignard à la main, en ont violé les délibérations. Il vous
requiert d'employer la force contre ces factieux. Le conseil des
cinq-cents est dissous.

«Président, répondit le général, cela sera fait.»

Il ordonne en même temps à Murat de se porter dans la salle en colonne
serrée. En cet instant le général B*** osa lui demander cinquante
hommes pour se placer en embuscade sur la route et fusiller les
fuyards. Napoléon ne répondit à sa demande qu'en recommandant aux
grenadiers de ne pas commettre d'excès. «Je ne veux pas, leur dit-il,
qu'il y ait une goutte de sang versée.»

Murat se présente à la porte, et somme le conseil de se séparer. Les
cris, les vociférations continuent. Le colonel Moulins, aide-de-camp
de Brune, qui venait d'arriver de Hollande, fait battre la charge. Le
tambour mit fin à ces clameurs. Les soldats entrent dans la salle, la
baïonnette en avant. Les députés sautent par les fenêtres, et se
dispersent en abandonnant les toges, les toques, etc.: en un instant
la salle fut vide. Les membres de ce conseil qui s'étaient le plus
prononcés, s'enfuient en toute hâte jusqu'à Paris.

Une centaine de députés des cinq-cents se rallièrent au bureau et aux
inspecteurs de la salle. Ils se rendirent en corps au conseil des
anciens. Lucien fit connaître que les cinq-cents avaient été dissous
sur son réquisitoire; que chargé de maintenir l'ordre dans
l'assemblée, il avait été environné de poignards; qu'il avait envoyé
des huissiers pour réunir de nouveau le conseil; que rien n'était
contraire aux formes, et que les troupes n'avaient fait qu'obéir à son
réquisitoire. Le conseil des anciens, qui voyait avec inquiétude ce
coup d'autorité du pouvoir militaire, fut satisfait de cette
explication. A onze heures du soir, les deux conseils se réunirent de
nouveau, ils étaient en très-grande majorité. Deux commissions furent
chargées de faire leur rapport sur la situation de la république. On
décréta, sur le rapport de Béranger, des remerciements à Napoléon et
aux troupes. Boulay de la Meurthe aux Cinq-cents, Villetard aux
Anciens, exposèrent la situation de la république et les mesures à
prendre. La loi du 19 brumaire fut décrétée; elle ajournait les
conseils au 1er ventose suivant; elle créait deux commissions de
vingt-cinq membres chacune, pour les remplacer provisoirement. Elles
devaient aussi préparer un code civil. Une commission consulaire
provisoire, composée de Siéyes, Roger-Ducos et Napoléon, fut chargée
du pouvoir exécutif.

Cette loi mit fin à la constitution de l'an III.

Les consuls provisoires se rendirent le 20, à deux heures du matin,
dans la salle de l'orangerie où s'étaient réunis les deux conseils.
Lucien, président, leur adressa la parole en ces termes:

Citoyens consuls,

Le plus grand peuple de la terre vous confie ses destinées. Sous trois
mois l'opinion vous attend. Le bonheur de 30 millions d'hommes, la
tranquillité intérieure, les besoins des armées, la paix, tel est le
mandat qui vous est donné. Il faut sans doute du courage et du
dévouement pour se charger d'aussi importantes fonctions: mais la
confiance du peuple et des guerriers vous environne, et le
corps-législatif sait que vos ames sont tout entières à la patrie.
Citoyens consuls; nous venons, avant de nous ajourner, de prêter le
serment que vous allez répéter au milieu de nous: le serment sacré de
«fidélité inviolable à la souveraineté du peuple, à la république
française une et indivisible, à la liberté, à l'égalité, et au systême
représentatif.»

L'assemblée se sépara, et les consuls se rendirent à Paris, au palais
du Luxembourg.

La révolution du 18 brumaire fut ainsi consommée.

Siéyes, pendant le moment le plus critique, était resté dans sa
voiture à la grille de Saint-Cloud, afin de pouvoir suivre la marche
des troupes. Sa conduite dans le danger fut convenable; il fit preuve
de fermeté, de résolution et de sang-froid.



MÉMOIRES DE NAPOLÉON.



CONSULS PROVISOIRES.

  État de la capitale.--Proclamation de Napoléon.--Première séance
    des consuls; Napoléon, président.--Ministère: divers
    changements.--Maret, Dubois-Crancé, Robert-Lindet, Gaudin,
    Reinhart, Forfait, Laplace.--Premiers actes des
    consuls.--Honneurs funèbres rendus au pape.--Naufragés de
    Calais. Nappertandy, Blackwell.--Suppression de la fête du 21
    janvier.--Entrevue de deux agents royalistes avec
    Napoléon.--Vendée. Châtillon, Bernier, d'Autichamp;
    Georges.--Pacification. Discussion sur la
    constitution.--Opinions de Siéyes et de
    Napoléon.--Daunou.--Constitution.--Nomination des consuls
    Cambacérès, Lebrun.


§ 1er.

On se peindrait difficilement les angoisses qu'avait éprouvées la
capitale, pendant cette révolution du 18 brumaire; les bruits les
plus sinistres circulaient partout, on disait Napoléon renversé, on
s'attendait au règne de la terreur. C'était encore moins le danger de
la chose publique qui effrayait, que celui où chaque famille allait se
trouver.

Sur les neuf heures du soir, les nouvelles de Saint-Cloud se
répandirent, et l'on apprit les évènements arrivés; alors la joie la
plus vive succéda aux plus cruelles alarmes. La proclamation suivante
fut faite aux flambeaux.

   _Proclamation de Napoléon._

   Citoyens!

   «A mon retour à Paris, j'ai trouvé la division dans toutes les
   autorités, et l'accord établi sur cette seule vérité _que la
   constitution était à moitié détruite et ne pouvait plus sauver la
   liberté_. Tous les partis sont venus à moi, m'ont confié leurs
   desseins, dévoilé leurs secrets, et m'ont demandé mon appui; j'ai
   refusé d'être l'homme d'un parti. Le conseil des anciens m'a
   appelé. J'ai répondu à son appel. Un plan de restauration
   générale avait été concerté par des hommes en qui la nation est
   accoutumée à voir des défenseurs de la liberté, de l'égalité, de
   la propriété; ce plan demandait un examen calme, libre, exempt
   de toute influence et de toute crainte. En conséquence le conseil
   des anciens a résolu la translation du corps-législatif à
   Saint-Cloud. Il m'a chargé de la disposition de la force
   nécessaire à son indépendance. J'ai cru devoir à nos concitoyens,
   aux soldats périssant dans nos armées, à la gloire acquise au
   prix de leur sang, d'accepter le commandement. Les conseils se
   rassemblent à Saint-Cloud; les troupes républicaines garantissent
   la sûreté au dehors; mais des assassins établissent la terreur au
   dedans. Plusieurs députés du conseil des cinq-cents, armés de
   stylets et d'armes à feu, font circuler autour d'eux des menaces
   de mort. Les plans qui devaient être développés sont resserrés,
   la majorité désorganisée, les orateurs les plus intrépides
   déconcertés, et l'inutilité de toute proposition sage, évidente.
   Je porte mon indignation et ma douleur au conseil des anciens: je
   lui demande d'assurer l'exécution de mes généreux desseins; je
   lui représente les maux de la patrie qui les ont fait concevoir.
   Il s'unit à moi par de nouveaux témoignages de sa constante
   volonté. Je me présente au conseil des cinq-cents, seul, sans
   armes, la tête découverte, tel que les anciens m'avaient reçu et
   applaudi. Je venais rappeler à la majorité sa volonté et
   l'assurer de son pouvoir. Les stylets qui menaçaient les députés
   sont aussitôt levés sur leur libérateur. Vingt assassins se
   précipitent sur moi et cherchent ma poitrine. Les grenadiers du
   corps législatif, que j'avais laissés à la porte de la salle,
   accourent et se mettent entre les assassins et moi. L'un de ces
   braves grenadiers (Thomé) est frappé d'un coup de stylet dont ses
   habits sont percés. Ils m'enlèvent. Au même moment, des cris de
   hors la loi se font entendre contre le défenseur _de la loi_.
   C'était le cri farouche des assassins contre la force destinée à
   les réprimer. Ils se pressent autour du président, la menace à la
   bouche, les armes à la main; ils lui ordonnent de prononcer la
   mise hors la loi. L'on m'avertit, je donne ordre de l'arracher à
   leur fureur, et dix grenadiers du corps-législatif entrent au pas
   de charge dans la salle et la font évacuer. Les factieux
   intimidés se dispersent et s'éloignent. La majorité, soustraite à
   leurs coups, rentre librement et paisiblement dans la salle de
   ses séances, entend les propositions qui devaient lui être faites
   pour le salut public; délibère et prépare la résolution salutaire
   qui doit devenir la loi nouvelle et provisoire de la république.
   Français! vous reconnaîtrez sans doute à cette conduite le zèle
   d'un soldat de la liberté, d'un citoyen dévoué à la république.
   Les idées conservatrices, tutélaires, libérales, sont rentrées
   dans leurs droits par la dispersion des factieux qui opprimaient
   les conseils, et qui, pour n'être pas devenus les plus odieux des
   hommes, n'ont pas cessé d'être les plus misérables.»


§ II.

Dans la matinée du 11 novembre, les consuls tinrent leur première
séance. Il s'agissait d'abord de nommer à la présidence. La question
devait être décidée par le suffrage de Roger-Ducos; l'opinion de
celui-ci avait toujours été, dans le directoire, subordonnée à celle
de Siéyes; ce dernier s'attendait donc à lui voir tenir une pareille
conduite dans le consulat. Il en fut tout autrement. Le consul
Roger-Ducos, à peine entré dans le cabinet, dit, en se tournant vers
Napoléon: «Il est bien inutile d'aller aux voix pour la présidence;
elle vous appartient de droit.» Napoléon prit donc le fauteuil.
Roger-Ducos continua de voter dans le sens de Napoléon. Il eut même
avec Siéyes de vives explications à ce sujet; mais il resta
inébranlable dans son système. Cette conduite était le résultat de la
conviction où il était, que Napoléon seul pouvait tout rétablir et
tout maintenir. Roger-Ducos n'était pas un homme d'un grand talent;
mais il avait le sens droit et était bien intentionné.

Le secrétaire du directoire Lagarde ne jouissait pas d'une réputation
à l'abri du reproche. Maret, depuis duc de Bassano, fut nommé à cette
place. Il était né à Dijon. Il montra de l'attachement aux principes
de la révolution de 89. Il fut employé dans les négociations avec
l'Angleterre avant le 10 août; depuis il traita avec lord Malmesbury à
Lille. Maret est un homme très-habile, d'un caractère doux, de fort
bonnes manières, d'une probité et d'une délicatesse à toute épreuve.
Il avait échappé au règne de la terreur; ayant été arrêté avec
Sémonville comme il traversait le pays des Grisons pour se rendre à
Venise, devant de là se rendre à Naples en qualité d'ambassadeur.
Après le 9 thermidor il fut échangé contre Madame fille de Louis XVI,
qui était alors prisonnière au Temple.

La première séance des consuls dura plusieurs heures. Siéyes avait
espéré que Napoléon ne se mêlerait que des affaires militaires, et lui
laisserait la conduite des affaires civiles; mais il fut très-étonné
lorsqu'il reconnut que Napoléon avait des opinions faites sur la
politique, sur les finances, sur la justice, même sur la
jurisprudence, et enfin sur toutes les branches de l'administration;
qu'il soutenait ses idées avec une logique pressante et serrée, et
qu'il n'était pas facile à convaincre. Il dit le soir en entrant chez
lui, en présence de Chazal, Talleyrand, Boulay, Roedérer, Cabanis,
etc.: «Messieurs, vous avez un maître, Napoléon veut tout faire, sait
tout faire, et peut tout faire. Dans la position déplorable où nous
nous trouvons, il vaut mieux nous soumettre que d'exciter des
divisions qui ameneraient une perte certaine.»


§ III.

Le premier acte du gouvernement fut l'organisation du ministère.
Dubois-Crancé était ministre de la guerre. Il était incapable de
remplir de telles fonctions; c'était un homme de parti, peu estimé, et
qui n'avait aucune habitude du travail et de l'ordre. Ses bureaux
étaient occupés par des gens de la faction, qui, au lieu de faire leur
besogne, passaient le temps en délibérations; c'était un vrai chaos.
On aura peine à croire que Dubois-Crancé ne put fournir au consul un
seul état de situation de l'armée. Berthier fut nommé ministre de la
guerre. Il fut obligé d'envoyer de suite une douzaine d'officiers dans
les divisions militaires et aux corps d'armée, pour obtenir les états
de situation des corps, leur emplacement, l'état de leur
administration. Le bureau de l'artillerie était le seul où l'on eût
des renseignements. Un grand nombre de corps avaient été créés, tant
par les généraux que par les administrations départementales; ils
existaient sans qu'on le sût au ministère. On disait à Dubois-Crancé:
«Vous payez l'armée, vous pouvez du moins nous donner les états
de la solde.--Nous ne la payons pas.--Vous nourrissez l'armée,
donnez-nous les états du bureau des vivres.--Nous ne la nourrissons
pas.--Vous habillez l'armée, donnez-nous les états du bureau de
l'habillement.--Nous ne l'habillons pas.»

L'armée dans l'intérieur était payée au moyen des violations de
caisse; elle était nourrie et habillée au moyen des requisitions, et
les bureaux n'exerçaient aucun contrôle. Il fallut un mois avant que
le général Berthier pût avoir un état de l'armée, et ce ne fut
qu'alors qu'on put procéder à sa réorganisation.

L'armée du nord était en Hollande; elle venait d'en chasser les
Anglais. Sa situation était satisfaisante. La Hollande, d'après les
traités, fournissait à tous ses besoins.

Les armées du Rhin et de l'Helvétie souffraient beaucoup; le désordre
y était extrême.

L'armée d'Italie acculée sur la rivière de Gênes était sans
subsistances et privée de tout. L'insubordination y était devenue
telle, que des corps quittaient sans ordre leur position devant
l'ennemi pour se porter sur des points où ils espéraient trouver des
vivres.

L'administration ayant été améliorée, la discipline fut bientôt
rétablie.

--Le ministère des finances était occupé par Robert Lindet, qui avait
été membre du comité de salut public, du temps de Robespierre. C'était
un homme probe, mais n'ayant aucune des connaissances nécessaires pour
l'administration des finances d'un grand empire. Sous le gouvernement
révolutionnaire, il avait cependant obtenu la réputation d'un grand
financier; mais sous ce gouvernement, le vrai ministre des finances,
c'était le prote de la planche aux assignats.

--Lindet fut remplacé par Gaudin, depuis duc de Gaëte, qui avait
occupé pendant long-temps la place de premier commis des finances.
C'était un homme de moeurs douces et d'une sévère probité.

Le trésor était vide, il ne s'y trouvait pas de quoi expédier un
courrier. Toutes les rentrées se faisaient en bons de requisitions,
cédules, rescriptions, papiers de toutes espèces avec lesquels on
avait dévoré d'avance toutes les recettes de l'armée. Les
fournisseurs, payés avec des délégations, puisaient eux-mêmes
directement dans la caisse des receveurs, au fur et à mesure des
rentrées, et cependant ils ne faisaient aucun service. La rente était
à six francs. Toutes les sources étaient taries, le crédit anéanti;
tout était désordre, dilapidation, gaspillage. Les payeurs, qui
faisaient en même temps les fonctions de receveurs, s'enrichissaient
par un agiotage d'autant plus difficile à réprimer, que tous ces
papiers avaient des valeurs réelles différentes.

Le nouveau ministre Gaudin prit des mesures qui mirent un frein aux
abus, et rétablirent la confiance. Il supprima l'emprunt forcé et
progressif[5].

  [5] La loi de l'emprunt forcé et progressif de cent millions
  avait eu sur les propriétés des effets plus funestes encore que
  ceux de la loi des ôtages sur la liberté des citoyens. L'emprunt
  forcé et progressif pesait sur toutes les propriétés agricoles et
  commerciales, meubles et immeubles. Les citoyens devaient
  contribuer en vertu d'une cotte délibérée par un jury, et fondée:
  1º sur la quotité de l'imposition directe; 2º sur une base
  arbitraire. Tout contribuable au-dessous de trois cents francs
  n'était pas passible de cet emprunt. Tout contribuable qui payait
  cinq cents francs, était taxé aux quatre dixièmes, celui de
  quatre mille francs et au-dessus, pour la totalité de son revenu.
  La deuxième base était relative à l'opinion: les parents
  d'émigrés, les nobles pouvaient être taxés arbitrairement par le
  jury: l'effet de cette loi fut ce qu'il devait être.
  L'enregistrement cessa de produire, car il n'y eut plus de
  transactions. Les domaines nationaux cessèrent de se vendre, car
  la propriété fut décriée; les riches devinrent pauvres sans que
  les pauvres devinssent plus riches: cette loi absurde produisit
  un effet contraire à celui qu'en avaient attendu ses auteurs:
  elle tarit toutes les sources du revenu public. Le ministre
  Gaudin ne voulut pas se coucher ni dormir une seule nuit, chargé
  du porte-feuille des finances, sans avoir rédigé et proposé une
  loi pour rapporter cette loi désastreuse, qu'il remplaça par
  vingt-cinq centimes additionnels aux contributions directes ou
  indirectes, qui rentrèrent sans effort, et produisirent cinquante
  millions. Les sommes déja versées à l'emprunt forcé, furent
  reçues à compte sur les centimes additionnels ou liquidées sur le
  grand-livre.

Plusieurs citoyens offrirent au gouvernement des sommes considérables.
Le commerce de Paris remplit un emprunt de 12 millions; ce qui dans ce
moment était d'une grande importance. La vente des domaines de la
maison d'Orange que la France s'était réservée par le traité de la
Haye fut négociée et produisit 24 millions. On créa pour 150 millions
de bons de rescription de rachats de rente.

Les impositions directes ne rentraient pas à cause du retard
qu'éprouvait la confection des rôles. Le ministre créa une commission
des contributions publiques. L'assemblée constituante, dont les
principes en administration étaient fautifs, parce qu'ils étaient le
résultat d'une vaine théorie et non le fruit de l'expérience, avait
chargé les municipalités de la formation des rôles qui étaient rendus
exécutoires par la décision des administrateurs de département. Cette
organisation était désastreuse; on y fut peu sensible: en 1792, 93,
94, les assignats pourvoyaient à tout. Lors de la constitution de l'an
III, cinq mille préposés furent chargés de la formation des rôles. On
avait adopté en même temps une administration mixte qui coûtait 5
millions d'extraordinaire, et n'atteignait pas plus le but que la loi
de la constituante. Gaudin, éclairé par l'expérience, confia la
confection de ces rôles à cent directeurs généraux ayant sous eux cent
inspecteurs et huit cent quarante contrôleurs, qui ne coûtaient que 3
millions. L'économie était de 2 millions.

Il créa la caisse d'amortissement, soumit les receveurs des finances à
un cautionnement du vingtième de leurs recettes, et organisa le
systême des obligations des receveurs-généraux, payables par douzième
par mois du montant de leurs recettes. Dès ce moment, toutes les
contributions directes rentrèrent au trésor avant le commencement de
l'exercice et en masse; il put en disposer pour le service dans toutes
les parties de la France. Il n'y eut plus aucune incertitude que les
recouvrements éprouvassent plus ou moins de retard, ou s'opérassent
avec plus ou moins d'activité; cela n'influait pas sur les opérations
du trésor. Cette loi a été une des sources de la prospérité et de
l'ordre qui ont depuis régné dans les finances.

La république possédait pour 40 millions de rentes en forêts; mais
elles étaient mal administrées: la régie de l'enregistrement, préposée
pour recevoir ce revenu, celui du timbre, et exercer des droits
domaniaux, ne convenait pas pour diriger une administration qui
exigeait des connaissances particulières et de l'activité. Le ministre
Gaudin établit une administration spéciale. Ce changement excita des
réclamations. On craignit de voir se renouveler les abus attachés à
l'ancienne administration des eaux et forêts. On établit, disait-on,
l'administration; on ne tardera pas à établir sa juridiction, les
tribunaux spéciaux; nous verrons renaître tous les abus qui ont excité
nos réclamations en 1789. Ces craintes étaient chimériques: les abus
de l'ancienne administration avaient disparu pour toujours, et la
nouvelle administration forestière soigna bien l'aménagement des
forêts, leur vente, leur coupe, et porta une attention toute
particulière aux semis et plantations. Elle fit aussi rentrer au
domaine une grande quantité de bois usurpés par les communes ou les
particuliers; enfin elle n'eut que de bons effets, et se concilia
l'opinion publique.

Tout ce qu'il est possible de faire en peu de jours, pour détruire les
abus d'un régime vicieux et fâcheux, remettre en honneur les principes
du crédit et de la modération, le ministre Gaudin le fit. C'était un
administrateur, de probité et d'ordre, qui savait se rendre agréable à
ses subordonnés, marchant doucement, mais sûrement. Tout ce qu'il fit
et proposa dans ces premiers moments, il l'a maintenu et perfectionné
pendant quinze années d'une sage administration. Jamais il n'est
revenu sur aucune mesure, parce que ses connaissances étaient
positives et le fruit d'une longue expérience.

Cambacérès conserva le ministère de la justice. Un grand nombre de
changements furent faits dans les tribunaux.

Talleyrand avait été renvoyé du ministère des relations extérieures
par l'influence de la société du manège. Reinhart qui l'avait
remplacé était natif de Wurtemberg. C'était un homme honnête et d'une
capacité ordinaire. Cette place était naturellement due à Talleyrand;
mais, pour ne pas trop froisser l'opinion publique fort indisposée
contre lui, surtout pour les affaires d'Amérique, Reinhart fut
conservé dans les premiers moments; d'ailleurs, ce poste était de peu
d'importance dans la situation critique où la république se trouvait.
On ne pouvait en effet entamer aucune espèce de négociation avant
d'avoir rétabli l'ordre dans l'intérieur, réuni la nation, et remporté
des victoires sur les ennemis extérieurs.

--Bourdon fut remplacé au ministère de la marine par Forfait, et nommé
commissaire de la marine à Anvers. Forfait, né en Normandie, avait la
réputation d'être le meilleur ingénieur constructeur de vaisseaux;
mais c'était un homme à systême, et il n'a pas justifié ce que l'on
attendait de lui. Le ministère de la marine était très-important par
la nécessité où se trouvait la république, de secourir l'armée
d'Égypte, la garnison de Malte, et les colonies.

--A l'intérieur, le ministre Quinette fut remplacé par Laplace,
géomètre du premier rang; mais qui ne tarda pas à se montrer
administrateur plus que médiocre; dès son premier travail, les
consuls s'aperçurent qu'ils s'étaient trompés: Laplace ne saisissait
aucune question sous son vrai point de vue; il cherchait des
subtilités partout, n'avait que des idées problématiques, et portait
enfin l'esprit des infiniment petits dans l'administration.

--Les nominations furent faites par les consuls d'un commun accord; la
première dissension d'opinion eut lieu pour Fouché, qui était ministre
de la police. Siéyes le haïssait, et croyait la sûreté du gouvernement
compromise, si la direction de la police restait dans ses mains.
Fouché, né à Nantes, avait été oratorien avant la révolution; il avait
ensuite exercé un emploi subalterne dans son département, et s'était
distingué par l'exaltation de ses principes. Député à la convention,
il marcha dans la même direction que Collot d'Herbois. Après la
révolution de thermidor, il fut proscrit comme terroriste. Sous le
directoire, il s'était attaché à Barras, et avait commencé sa fortune
dans des compagnies de fournitures, où l'on avait imaginé de faire
entrer un grand nombre d'hommes de la révolution: idée qui avait jeté
une nouvelle déconsidération sur des hommes que les évènements
politiques avaient déja dépopularisés. Fouché, appelé au ministère de
la police depuis plusieurs mois, avait pris parti contre la faction
du manège qui s'agitait encore, et qu'il fallait détruire; mais Siéyes
n'attribuait pas cette conduite à des principes fixes, et seulement à
la haine qu'il portait à ces sociétés, où sans aucune retenue, on
déclamait constamment contre les dilapidations et contre ceux qui
avaient eu part aux fournitures. Siéyes proposait Alquier pour
remplacer Fouché: ce changement ne parut pas indispensable; quoique
Fouché n'eût pas été dans le secret du 18 brumaire, il s'était bien
comporté. Napoléon convenait avec Siéyes, qu'on ne pouvait, en rien,
compter sur la moralité d'un tel ministre et sur son esprit versatile,
mais enfin sa conduite avait été utile à la république. _Nous formons
une nouvelle époque_, disait Napoléon; _du passé, il ne faut nous
souvenir que du bien et oublier le mal. L'âge, l'habitude des affaires
et l'expérience, ont formé bien des têtes et modifié bien des
caractères_. Fouché conserva son ministère.

La nomination de Gaudin au ministère des finances, laissa vacante la
place de commissaire du gouvernement près l'administration des postes,
place de confiance fort importante. Elle fut confiée à Laforêt, qui
alors était chef de la division des fonds aux relations extérieures.
C'était un homme habile qui avait été long-temps consul-général de
France, en Amérique.


§ IV.

L'école polytechnique n'était qu'ébauchée; Monge fut chargé d'en
rédiger l'organisation définitive, qui depuis a été sanctionnée par
l'expérience. Cette école est devenue la plus célèbre du monde. Elle a
fourni une foule d'officiers, de mécaniciens, de chimistes, qui ont
recruté les corps savants de l'armée, ou qui, répandus dans les
manufactures, ont porté si haut la perfection des arts, et donné à
l'industrie française sa haute supériorité.

Cependant le nouveau gouvernement était environné d'ennemis qui
s'agitaient publiquement. La Vendée, le Languedoc et la Belgique
étaient déchirés par les troubles et les insurrections. Le parti de
l'étranger, qui, depuis plusieurs mois, faisait tous les jours des
progrès, voyait avec dépit un changement qui détruisait ses
espérances. Les anarchistes n'écoutaient que leur animosité contre
Siéyes[6]. La loi rendue le 19 brumaire à Saint-Cloud, avait chargé
le gouvernement de prendre les mesures qui seraient nécessaires pour
rétablir la tranquillité de la république. Elle avait expulsé du
corps-législatif cinquante-cinq députés. Un grand nombre d'autres
étaient mécontents de l'ajournement des chambres; ils persistaient à
rester à Paris et à s'y réunir. C'était la première fois, depuis la
révolution, que la tribune était muette et le corps-législatif en
vacances. Les bruits les plus sinistres agitaient l'opinion; le
ministre de la police proposa en conséquence des mesures qui devaient
réprimer l'audace du parti anarchiste. Un décret condamna à la
déportation cinquante-neuf des principaux meneurs: trente-sept à la
Guyane, et vingt-deux à l'île d'Oléron; ce décret fut généralement
désapprouvé, l'opinion répugnait à toute mesure violente: cependant il
eut un effet salutaire. Les anarchistes, frappés à leur tour de
terreur, se dispersèrent. C'était tout ce qu'on voulait, et peu de
temps après le décret de déportation fut converti en une simple mesure
de surveillance qui cessa bientôt elle-même.

  [6] Siéyes était fréquemment alarmé de ce que les jacobins
  tramaient dans Paris, et des menaces qu'ils faisaient d'enlever
  les consuls. Ce qui fit dire à Napoléon réveillé à trois heures
  du matin par ce consul que venait d'inquiéter un rapport de
  police: «_Laissez-les faire, en guerre comme en amour, pour en
  finir, il faut se voir de près; qu'ils viennent. Autant terminer
  aujourd'hui qu'un autre jour._»

  Ces craintes étaient exagérées. Les menaces sont plus faciles à
  faire qu'à effectuer, et dans la manière des anarchistes, elles
  précèdent toujours de beaucoup toute espèce d'exécution.

Le public s'attribua le rapport de ce décret. On crut que
l'administration avait rétrogradé: on eut tort, elle n'avait voulu
qu'épouvanter; elle avait atteint son but.

Bientôt l'esprit public changea dans toute la France. Les citoyens
s'étaient réunis, les actes d'adhésion des départements arrivaient en
foule, et les malveillants de quelque parti qu'ils fussent, cessaient
d'être dangereux. La loi des ôtages, qui avait jeté un grand nombre de
citoyens dans les prisons fut rapportée[7]. Des lois intolérantes
avaient été rendues contre les prêtres par les gouvernements
précédents; la persécution avait été poussée aussi loin que le pouvait
faire la haine des théophilanthropes. Prêtres réfractaires ou prêtres
assermentés, tous étaient cependant dans la même proscription; les uns
avaient été déportés à l'île de Rhé, d'autres à la Guyane, d'autres à
l'étranger, d'autres gémissaient dans les prisons. On adopta pour
principe que la conscience n'était pas du domaine de la loi, et que le
droit du souverain devait se borner à exiger obéissance et fidélité.

  [7] La loi des ôtages avait été rendue le 12 juillet 1799: elle
  avait été dictée par les jacobins du manège; elle pesait sur cent
  cinquante à deux cents mille citoyens qu'elle mettait hors de la
  protection des lois; elle les rendait responsables, dans leurs
  personnes et leurs propriétés, de tous les évènements provenant
  des troubles civils. Ces individus étaient les parents des
  émigrés, les nobles, les aïeuls, aïeules, pères et mères de tout
  ce qui faisait partie des bandes armées, chouans ou voleurs de
  diligence. Par l'article 5, les administrateurs des départements
  étaient autorisés à réunir des ôtages pris dans ces classes, dans
  une commune centrale de leur département, et à déporter, à la
  Guyane, quatre de ces ôtages pour tout fonctionnaire public,
  militaire ou acquéreur de domaines nationaux, assassiné: ces
  classes devaient en outre pourvoir, par des amendes
  extraordinaires, aux dépenses qu'occasioneraient les
  dénonciateurs et surveillants; ils étaient passibles des
  indemnités dues aux patriotes par l'effet des troubles civils. En
  conséquence de cette loi, plusieurs milliers de vieillards, de
  femmes, étaient arrêtés. Un grand nombre était en fuite. Cette
  loi fut rapportée. Des courriers furent envoyés aussitôt dans
  tous les départements pour faire ouvrir les prisons.


§ V.

Si la question eût été ainsi posée à l'assemblée constituante, et
qu'on n'eût point exigé un serment à la constitution civile du
clergé, ce qui était entrer dans des discussions théologiques, aucun
prêtre n'eût été réfractaire. Mais Talleyrand et d'autres membres de
cette assemblée imposèrent ce serment, dont les conséquences ont été
si funestes à la France.

La constitution civile du clergé, devenue loi de l'état, il fallait
protéger les prêtres, en assez grand nombre, qui s'y étaient
conformés, et il est probable que ce clergé aurait formé l'église
nationale; mais, quand l'assemblée législative et la convention firent
fermer les églises, supprimèrent les dimanches, et traitèrent avec le
même mépris les prêtres assermentés et les réfractaires, on donna gain
de cause à ces derniers.

Napoléon, qui avait beaucoup médité sur les matières de religion, en
Italie et en Égypte, avait à cet égard des idées arrêtées; il se hâta
de faire cesser les persécutions. Son premier acte fut d'ordonner la
mise en liberté de tous les prêtres mariés ou assermentés, qui étaient
détenus ou déportés. L'emportement des factions avait été tel, que
même ces deux classes avaient été persécutées en masse.--On décréta
que tout prêtre déporté, emprisonné, etc., qui ferait serment d'être
fidèle au gouvernement établi, serait sur-le-champ mis en liberté. Peu
de temps après ce décret, plus de vingt mille vieillards rentrèrent
dans leurs familles. Quelques prêtres ignorants persistèrent dans leur
obstination, ils restèrent dans l'exil. Mais alors ils se condamnaient
eux-mêmes; car les préceptes du christianisme ne sont pas susceptibles
d'interprétation, et le serment de fidélité au gouvernement ne peut
être refusé sans crime.

Dans le même temps, les lois sur les décades furent rapportées, les
églises rendues au culte et des pensions accordées aux religieux et
religieuses qui prêteraient serment de fidélité au gouvernement. La
plupart se soumirent, et, par là, des milliers d'individus furent
arrachés à la misère. Les églises se rouvrirent dans les campagnes,
les cérémonies intérieures furent permises, tous les cultes furent
protégés, et le nombre des théophilanthropes diminua beaucoup.


§ VI.

Le pape Pie VI était mort, à l'âge de quatre-vingt-deux ans, à
Valence, où il s'était retiré après les évènements d'Italie. Napoléon,
revenant d'Égypte, s'était entretenu quelques instants dans cette
ville avec monsignor Spina, aumônier du pape, et que depuis il fit
nommer cardinal et archevêque de Gênes. Il apprit qu'aucun honneur
funèbre n'avait été rendu à ce pontife; et que son corps était déposé
dans la sacristie de la cathédrale. Un décret des consuls ordonna que
les honneurs accoutumés lui fussent décernés, et qu'un monument en
marbre fût élevé sur sa tombe. C'était un hommage à un souverain
malheureux, et au chef de la religion du premier consul et de la
pluralité des Français.

Chaque jour le gouvernement consulaire, par des actes de justice et de
générosité, s'efforçait de réparer les fautes et les injustices des
gouvernements précédents. Les membres de l'assemblée constituante, qui
avaient reconnu la souveraineté du peuple, furent rayés de la liste
des émigrés par une décision adoptée comme principe. Cela excita
beaucoup d'inquiétudes; les émigrés vont rentrer en foule, disait-on;
le parti royal va relever la tête, comme en fructidor; les
républicains vont être massacrés.

La Fayette[8], Latour-Maubourg, Bureau de Puzy, etc., rentrèrent en
France, et dans la jouissance de leurs biens, qui n'étaient pas
aliénés.

  [8] Le général La Fayette qui avait commencé la révolution, avait
  abandonné son armée devant Sedan, et passé à l'étranger. Arrêté
  par les Prussiens, il avait été livré au gouvernement autrichien,
  qui le tenait en prison. A l'époque du traité de Léoben, quoique
  le gouvernement français ne prît aucun intérêt à ce général,
  Napoléon crut de l'honneur de la France, d'exiger que la cour
  d'Autriche le mît en liberté; il l'obtint; mais La Fayette était
  sur la liste des émigrés, et ne pouvait encore rentrer en France.

  Cet homme, qui a joué un si grand rôle dans nos premières
  dissensions politiques, est né en Auvergne. Lors de la guerre
  d'Amérique, il avait servi sous Washington, et s'y était
  distingué. C'était un homme sans talents, ni civils ni militaires;
  esprit borné, caractère dissimulé, dominé par des idées vagues de
  liberté, mal digérées chez lui et mal conçues. Du reste, dans la
  vie privée, La Fayette était un honnête homme.

Depuis le 18 fructidor un grand nombre d'individus restaient déportés
à la Guyane, à Sinnamary, à l'île d'Oléron. Ils avaient été traités
ainsi sans jugement. Plusieurs d'entre eux étaient plus distingués par
leurs talents que par leur caractère. Napoléon voulut user
d'indulgence à leur égard, mais le parti à prendre était difficile et
fort contesté; c'était faire le procès au 18 fructidor. Les
commissions législatives étaient composées de députés qui avaient pris
part à la loi du 19. Rapporter cette loi eût été une véritable
réaction; Pichegru, Imbert Colombès, Willot, rentreraient donc en
France! D'ailleurs, la révolution de fructidor, quelque injuste,
quelque illégale qu'elle fût, avait évidemment sauvé la république; et
dès lors, on ne pouvait pas la condamner. On conçut l'idée de déclarer
que les déportés seraient considérés comme émigrés. C'était les mettre
à la disposition du gouvernement, qui ne tarda pas de laisser rentrer
tous ceux qui n'avaient pas eu des intelligences coupables avec
l'étranger. Leur conduite fut surveillée pendant quelque temps, et ils
finirent par être définitivement rayés de la liste des émigrés.
Plusieurs d'entre eux, tels que Portalis, Carnot, Barbé-Marbois, etc.,
furent même appelés à remplir des fonctions publiques. C'était le
règne d'un gouvernement fort et au-dessus des factions. Napoléon
disait: «J'ai ouvert un grand chemin; qui marchera droit sera protégé;
qui se jettera à droite ou à gauche, sera puni.»


§ VII.

D'autres malheureux gémissaient entre la vie et la mort. Il y avait
quelques années qu'un bâtiment parti d'Angleterre, pour se rendre dans
la Vendée, ayant à bord neuf personnes des plus anciennes familles de
France, des Talmont, des Montmorency, des Choiseul, avait fait
naufrage sur la côte de Calais; ces passagers étaient des émigrés. On
les avait arrêtés, et, depuis lors, ils avaient été traînés de prisons
en prisons, de tribunaux en tribunaux, sans que leur sort fût décidé.
Le fait de leur arrivée en France n'était pas de leur volonté;
c'étaient des naufragés: mais on arguait contre eux du lieu de leur
destination. Ils disaient bien qu'ils allaient dans l'Inde; mais le
bâtiment, ses provisions, tout témoignait qu'ils allaient dans la
Vendée. Sans entrer dans ces discussions, Napoléon vit que la position
de ces hommes était sacrée; ils étaient sous les lois de
l'hospitalité. Envoyer au supplice des malheureux qui avaient mieux
aimé se livrer à la générosité de la France, que de se jeter dans les
flots, eût été une singulière barbarie. Napoléon jugea que les lois
contre les émigrés étaient des lois politiques, et que la politique
de ces lois ne serait pas violée, s'il usait d'indulgence envers des
personnes qui se trouvaient dans un cas tout-à-fait extraordinaire.

Il avait déja jugé une question pareille, lorsque étant général
d'artillerie, il armait les côtes du midi. Des membres de la famille
Chabrillant, se rendant d'Espagne en Italie, avaient été pris par un
corsaire, et amenés à Toulon; ils avaient été aussitôt jetés dans les
prisons. Le peuple, sachant qu'ils étaient émigrés, voulait les
massacrer. Napoléon profita de sa popularité; par le moyen des
canonniers et des ouvriers de l'arsenal, qui étaient les plus exaltés,
il préserva cette famille de tout malheur; mais craignant une nouvelle
insurrection du peuple, il la fit monter dans des caissons vides qu'il
envoya aux îles d'Hyères, et la sauva.

Le gouvernement anglais ne montra pas une générosité pareille envers
Napper-Thandy, Blackwell et autres Irlandais, qui, jetés par un
naufrage sur les côtes de Norwège, traversaient le territoire de
Hambourg pour retourner à Paris. Ils avaient été naturalisés Français,
et étaient officiers au service de la république. Le ministre anglais,
à Hambourg, força le sénat de les arrêter à leur passage; et, qui le
croirait? l'Europe entière s'ameuta contre ces malheureux! Les
gouvernements russe et autrichien appuyaient les demandes de celui
d'Angleterre, pour qu'ils lui fussent remis. Les citoyens de Hambourg
avaient résisté quelque temps; mais, voyant la France déchue de sa
considération, et accablée de revers, tant en Allemagne qu'en Italie,
ils avaient fini par céder.

La France avait d'autant plus de raisons de se trouver offensée de
cette conduite, que la ville de Hambourg avait été long-temps le
refuge de vingt mille émigrés français, qui, de là, avaient organisé
des armées, et tramé des complots contre la république; tandis que
deux malheureux officiers au service de la république, ayant le
caractère sacré du malheur et du naufrage, étaient livrés à leurs
bourreaux.

Un décret des consuls mit un embargo sur les bâtiments hambourgeois
qui se trouvaient dans les ports de France, rappela de Hambourg les
agents diplomatiques et commerciaux français, et renvoya ceux de cette
ville.

Bientôt, après ce temps, les armées françaises ayant eu des succès, et
les heureux changements du 18 brumaire se faisant sentir chaque jour,
le sénat se hâta d'écrire une longue lettre à Napoléon pour lui
témoigner son repentir. Napoléon répondit celle-ci:

«J'ai reçu votre lettre, messieurs; elle ne vous justifie pas. Le
courage et la vertu sont les conservateurs des états: la lâcheté et le
crime sont leur ruine. Vous avez violé l'hospitalité, ce qui n'est
jamais arrivé parmi les hordes les plus barbares du désert. Vos
concitoyens vous le reprocheront à jamais. Les deux infortunés que
vous avez livrés meurent illustres; mais leur sang fera plus de mal à
leurs persécuteurs que ne le pourrait faire une armée.»

Une députation solennelle du sénat vint aux Tuileries faire des
excuses publiques à Napoléon. Il leur témoigna de nouveau toute son
indignation, et lorsque ces envoyés alléguèrent leur faiblesse, il
leur dit: «Eh bien! n'aviez-vous pas la ressource des états faibles?
n'étiez-vous pas les maîtres de les laisser échapper?»

Le directoire avait adopté le principe d'entretenir les prisonniers
français en Angleterre, pendant que l'Angleterre entretiendrait les
siens en France: nous avions en Angleterre, plus de prisonniers que
cette puissance n'en avait en France. Les vivres en Angleterre étaient
plus chers qu'en France; dès lors cet état de choses était onéreux
pour celle-ci. A cet inconvénient se joignait celui d'autoriser le
gouvernement anglais à avoir, sous le prétexte de comptabilité, des
intelligences dans l'intérieur de la république. Le gouvernement
consulaire s'empressa de changer cet arrangement. Chaque nation se
trouva chargée du soin des prisonniers qu'elle gardait.


§ VIII.

Dans la situation où se trouvaient les esprits, on avait besoin de
rallier, de réunir les différents partis qui avaient divisé la nation,
afin de pouvoir l'opposer tout entière à ses ennemis extérieurs.

Le serment de haine à la royauté fut supprimé comme inutile et
contraire à la majesté de la république, qui, reconnue partout,
n'avait pas besoin de pareils moyens. Il fut également décidé qu'on ne
célébrerait plus le 21 janvier. Cet anniversaire ne pouvait être
considéré que comme un jour de calamité nationale. Napoléon s'en était
déja expliqué au sujet du 10 août. On célèbre une victoire, disait-il;
mais on pleure sur les victimes même ennemies. La fête du 21 janvier
est immorale, continuait-il, sans juger si la mort de Louis XVI fut
juste ou injuste, politique ou impolitique, utile ou inutile; et même
dans le cas où elle serait jugée juste, politique et utile, ce n'en
serait pas moins un malheur. En pareille circonstance, l'oubli est ce
qu'il y a de mieux.

Les emplois furent donnés à des hommes de tous les partis et de toutes
les opinions modérées. L'effet fut tel, qu'en peu de jours il se fit
un changement général dans l'esprit de la nation. Celui qui, hier,
prêtait l'oreille aux propositions de l'étranger et aux commissaires
des Bourbons, parce qu'il craignait par-dessus tout les principes de
la société du Manège et le retour de la terreur, prenant aujourd'hui
confiance dans le gouvernement vraiment national, fort et généreux,
qui venait de s'établir, rompait ses engagements, et se replaçait dans
le parti de la nation et de la révolution. La faction de l'étranger en
fut un moment étonnée; bientôt elle se consola, et voulut donner le
change à l'opinion, en cherchant à persuader que Napoléon travaillait
pour les Bourbons.


§ IX.

Un des principaux agents du corps diplomatique demanda et obtint une
audience de Napoléon. Il lui avoua qu'il connaissait le comité des
agents des Bourbons, à Paris; que, désespérant du salut de la patrie,
il avait pris des engagements avec eux, parce qu'il préférait tout au
règne de la terreur: mais, le 18 brumaire, venant de recréer un
gouvernement national, non-seulement il renonçait à ses relations,
mais venait lui faire connaître ce qu'il savait, à condition toutefois
que son honneur ne serait pas compromis, et que ces individus
pourraient s'éloigner en sûreté.

Il présenta même à Napoléon deux des agents, Hyde-de-Neuville et
Dandigné. Napoléon les reçut à dix heures du soir dans un des petits
appartements du Luxembourg. Il y a peu de jours, lui dirent-ils, nous
étions assurés du triomphe, aujourd'hui tout a changé. Mais, général,
seriez-vous assez imprudent pour vous fier à de pareils évènements!
vous êtes en position de rétablir le trône, de le rendre à son maître
légitime; nous agissons de concert avec les chefs de la Vendée, nous
pouvons les faire tous venir ici. Dites-nous ce que vous voulez faire;
comment vous voulez marcher; et si vos intentions s'accordent avec les
nôtres, nous serons tous à votre disposition.

Hyde-de-Neuville parut un jeune homme spirituel, ardent sans être
passionné. Dandigné parut un furibond. Napoléon leur répondit: «Qu'il
ne fallait pas songer à rétablir le trône des Bourbons en France,
qu'ils n'y pourraient arriver qu'en marchant sur cinq cent mille
cadavres; que son intention était d'oublier le passé, et de recevoir
les soumissions de tous ceux qui voudraient marcher dans le sens de la
nation; qu'il traiterait volontiers avec Châtillon, Bernier, Bourmont,
Suzannet, d'Autichamp, etc.: mais à condition que ces chefs seraient
désormais fidèles au gouvernement national, et cesseraient toute
intelligence avec les Bourbons et l'étranger.»

Cette conférence dura une demi-heure, et l'on se convainquit de part
et d'autre, qu'il n'y avait pas moyen de s'entendre sur une pareille
base.

Les nouveaux principes adoptés par les consuls, et les nouveaux
fonctionnaires firent disparaître les troubles de Toulouse, les
mécontents du midi, et l'insurrection de la Belgique. La réputation de
Napoléon était chère aux Belges, et influa heureusement sur les
affaires publiques dans ces départements, que la persécution des
prêtres avait mis en feu l'année précédente.

Cependant la Vendée et la chouannerie troublaient dix-huit
départements de la république. Les affaires allaient si mal, que
Châtillon, chef des Vendéens, s'était emparé de Nantes; il est vrai
qu'il n'avait pu s'y maintenir vingt-quatre heures. Mais les chouans
exerçaient leurs ravages jusqu'aux portes de la capitale. Les chefs
repondaient aux proclamations du gouvernement par d'autres
proclamations, où ils disaient qu'ils se battaient pour le
rétablissement du trône et de l'autel, et qu'ils ne voyaient dans le
directoire ou les consuls que des usurpateurs.

Un grand nombre de généraux et d'officiers de l'armée, trahissaient la
république, et s'entendaient avec les chefs des chouans. Le peu de
confiance que leur avait inspiré le directoire, l'ancien désordre qui
régnait dans toutes les parties de l'administration, avaient porté ces
officiers à oublier leur honneur et leur devoir, pour se ménager un
parti qu'ils croyaient au moment de triompher. Plusieurs furent assez
éhontés pour en venir faire la confidence à Napoléon, en lui déclarant
avoir obéi aux circonstances, et lui offrant de racheter ce moment
d'incertitude par des services d'autant plus importants, qu'ils
étaient dans la confidence des chouans et des Vendéens.

Des négociations furent ouvertes avec des chefs de la Vendée, en même
temps que des forces considérables furent dirigées contre eux. Tout
annonçait la destruction prochaine de leurs bandes; mais les causes
morales agissaient davantage. La renommée de Napoléon qui était grande
dans la Vendée, fit craindre aux chefs que l'opinion du pays ne les
abandonnât.

Le 17 janvier, à Montluçon, Châtillon, Suzannet, d'Autichamp, l'abbé
Bernier, chefs de l'insurrection de la rive gauche de la Loire, se
soumirent.

Le général Hédouville négocia le traité qui fut signé, le 17 janvier,
à Montluçon. Cette pacification n'avait rien de commun avec celles qui
avaient précédé: c'étaient des Français qui rentraient dans le sein de
la nation, et se soumettaient avec confiance au gouvernement. Toutes
les mesures administratives, financières, ecclésiastiques,
consolidèrent de jour en jour davantage la tranquillité de ces
départements.

Ces chefs vendéens furent reçus plusieurs fois à la Malmaison. La paix
une fois faite, Napoléon n'eut qu'à se louer de leur conduite.

Bernier était curé de Saint-Lô. C'était un homme de peu de taille et
d'une mince apparence. Il était bon prédicateur, rusé, et savait
inspirer le fanatisme à ses paysans sans le partager. Il avait eu une
grande influence dans la Vendée; son crédit avait un peu diminué, mais
restait cependant encore assez considérable pour rendre des services
au gouvernement. Il s'attacha au premier consul, et fut fidèle à ses
engagements: il fut chargé de négocier le concordat avec la cour de
Rome. Napoléon le nomma évêque d'Orléans.

--Châtillon était un vieux gentilhomme de soixante ans, bon, loyal,
ayant peu d'esprit, mais quelque vigueur. Il venait de se marier, ce
qui contribua à le rendre fidèle à ses promesses. Il habitait
alternativement Paris, Nantes, et ses terres. Il obtint dans la suite
plusieurs graces du premier consul. Châtillon pensait qu'on aurait pu
continuer la guerre de la Vendée quelques mois de plus; mais que,
depuis le 18 brumaire, les chefs ne pouvaient plus compter sur la
masse de la population. Il avouait aussi que vers la fin des campagnes
d'Italie, la réputation du général Bonaparte avait tant exalté
l'imagination des paysans vendéens, qu'on avait été au moment de
laisser là les droits des Bourbons, et d'envoyer une députation pour
lui proposer de se mettre sous son influence.

--d'Autichamp avait fait plusieurs campagnes comme simple hussard dans
les troupes de la république, pendant la grande terreur. C'était un
homme d'un esprit borné; mais ayant le ton, les manières et l'élégance
que comportaient son éducation et l'usage du grand monde.

--Sur la rive droite de la Loire, Georges et la Prévelaye étaient à la
tête des bandes de Bretagne; Bourmont commandait celles du Maine;
Frotté, celles de Normandie. La Prevelaye et Bourmont se soumirent, et
vinrent à Paris. Georges et Frotté voulurent continuer la guerre.
C'était un état de licence qui leur permettait, sous des couleurs
politiques, de se livrer à toute espèce de brigandage; de rançonner
les riches, sous prétexte qu'ils étaient acquéreurs de domaines
nationaux; de voler les diligences, parce qu'elles portaient les
déniers de l'état; de piller les banquiers, parce qu'ils avaient des
relations avec les caisses publiques, etc. Ils interceptaient les
communications entre Brest et Paris. Ils entretenaient des
intelligences avec tout ce que la capitale nourrit de plus vil, avec
des hommes qui vivent dans les antres de jeu et les mauvais lieux: ils
y apportaient leurs rapines, y faisaient leurs enrôlements, y
puisaient des renseignements pour rendre profitables les guet-apens
qu'ils tendaient sur les routes.

Les généraux Chambarlhac et Gardanne entrèrent dans le département de
l'Orne, à la tête de deux colonnes mobiles, pour se saisir de Frotté.
Ce chef, jeune, actif, rusé, était redouté et causait beaucoup de
désordres. Il fut surpris dans la maison du nommé Guidal, général
commandant à Alençon, qui avait des intelligences avec lui, qui
jouissait de sa confiance, et qui le trahit. Il fut jugé, et passa par
les armes.

Ce coup d'éclat rétablit la tranquillité dans cette province. Il ne
resta plus que Brulard et quelques chefs de peu de valeur, qui,
profitant de la facilité que leur offrait la croisière anglaise,
débarquaient sur les côtes, répandaient des libelles, et exerçaient
l'espionnage en faveur de l'Angleterre.

Georges se soutenait dans le Morbihan, au moyen des secours d'armes et
d'argent que lui fournissaient les Anglais. Attaqué, battu, cerné à
Grand-Champ par le général Brune, il capitula, rendit ses canons, ses
armes, et promit de vivre en bon et paisible sujet. Il demanda
l'honneur d'être présenté au premier consul, et reçut la permission de
se rendre à Paris. Napoléon chercha inutilement à faire sur lui
l'impression qu'il avait faite sur un grand nombre de Vendéens, à
faire parler la fibre française, l'honneur national, l'amour de la
patrie: aucune de ces cordes ne vibra....

La guerre de l'Ouest se trouvait ainsi terminée; plusieurs bons
régiments devinrent disponibles.

Pendant que tout s'améliorait, le travail de la constitution touchait
à sa fin; les deux consuls et les deux commissions s'en occupaient
sans relâche. Le gouvernement s'occupa peu de politique extérieure.
Toutes ses démarches se bornèrent à la Prusse. Le roi avait une armée
sur pied au moment où le duc d'Yorck avait débarqué en Hollande; cela
avait donné de l'inquiétude.

L'aide-de-camp Duroc fut envoyé à Berlin avec une lettre au roi; son
but était de sonder les dispositions du cabinet. Il réussit dans sa
mission, fut accueilli avec distinction, avec bienveillance, par la
reine. Les courtisans de cette cour, toute militaire, se complaisaient
dans le récit des guerres d'Italie et d'Égypte; ils étaient fort
satisfaits du triomphe qu'avait obtenu le parti militaire en France,
en arrachant aux avocats les rênes du gouvernement. On eut tout lieu
d'être content des dispositions de la Prusse, qui peu après mit son
armée sur le pied de paix.


§ X.

La commission législative, intermédiaire des cinq-cents, fut
successivement présidée par Lucien, Boulay de la Meurthe, Daunou,
Jacqueminot; celle des anciens, par Lemercier, Lebrun, Regnier.

Boulay fut depuis ministre d'état, président de la section de
législation au conseil d'état.

Daunou était oratorien, député du Pas-de-Calais, homme de bonnes
moeurs, bon écrivain: il avait rédigé la constitution de l'an III, il
fut le rédacteur de celle de l'an VIII: il a été archiviste impérial.

Jacqueminot était de Nancy, il est mort sénateur.

Lebrun fut troisième consul.

Regnier devint grand-juge et duc de Massa.

Les commissions législatives intermédiaires délibéraient en secret. Il
eût été d'un mauvais effet de rendre publiques les discussions d'une
assemblée qui ne se trouvait souvent formée que de 15 ou 16 membres.
Ces deux commissions, aux termes de la loi du 19 brumaire, ne
pouvaient rien sans l'initiative du gouvernement qui l'exerçait, en
provoquant l'attention de la commission des cinq-cents sur un objet
déterminé; celle-ci rédigeait sa résolution, qui était convertie en
loi par la commission des anciens.

La première loi importante de cette session extraordinaire fut
relative au serment. On ne pouvait le prêter qu'à la constitution qui
n'existait plus; il fut conçu en ces termes: «Je jure fidélité à la
république une et indivisible, fondée sur la souveraineté du peuple,
le régime représentatif, le maintien de l'égalité, la liberté et la
sûreté des personnes et des propriétés.»

Les deux conseils se réunissaient de droit, le 19 février 1800; le
seul moyen de les prévenir était de promulguer une nouvelle
constitution, et de la présenter à l'acceptation du peuple, avant
cette époque. Les trois consuls et les deux commissions législatives
intermédiaires se réunirent à cet effet en comité, pendant le mois de
décembre, dans l'appartement de Napoléon, depuis neuf heures du soir
jusqu'à trois heures du matin. Daunou fut chargé de la rédaction. La
confiance de l'assemblée reposait entièrement dans la réputation et
les connaissances de Siéyes. On vantait depuis long-temps la
constitution qu'il avait dans son porte-feuille. Il en avait laissé
percer quelques idées qui avaient germé parmi ses nombreux partisans,
et qui de là s'étant répandues dans le public, avaient porté au plus
haut point cette réputation que, dès la constituante, Mirabeau s'était
plu à lui faire, lorsqu'il disait à la tribune: «_Le silence de Siéyes
est une calamité nationale._» En effet, il s'était fait connaître par
plusieurs écrits profondément pensés: il avait suggéré, à la chambre
du tiers-état, l'idée-mère de se déclarer assemblée nationale; il
avait proposé le serment du jeu de paume, la suppression des
provinces et le partage du territoire de la république en
départements: il avait professé une théorie du gouvernement
représentatif et de la souveraineté du peuple, pleine d'idées
lumineuses et qui étaient passées en principes. Le comité s'attendait
à prendre connaissance de son projet de constitution, tant médité; il
pensait n'avoir à s'occuper que de le reviser, le modifier, et le
perfectionner par des discussions profondes. Mais, à la première
séance, Siéyes ne dit rien: il avoua qu'il avait beaucoup de matériaux
en porte-feuille, mais qu'ils n'étaient ni classés, ni coordonnés. A
la séance suivante, il lut un rapport sur les listes de notabilité. La
souveraineté était dans le peuple; c'était le peuple qui devait
directement ou indirectement commettre à toutes les fonctions; or, le
peuple, qui est merveilleusement propre à distinguer ceux qui méritent
sa confiance, ne l'est pas à assigner le genre de fonctions qu'ils
doivent occuper. Il établissait trois listes de notabilité: 1º
communale, 2º départementale, 3º nationale. La première se composait
du dixième de tous les citoyens de chaque commune, choisis parmi les
habitants eux-mêmes; la deuxième, du dixième des citoyens portés sur
les listes communales du département; la troisième, du dixième des
individus inscrits sur les listes départementales: cette liste se
réduisait à six mille personnes, qui formaient la notabilité
nationale. Cette opération devait se faire tous les cinq ans; et tous
les fonctionnaires publics, dans tous les ordres, devaient être pris
sur ces listes, savoir: le gouvernement, les ministres, la
législature, le sénat ou grand-jury, le conseil-d'état, le tribunal de
cassation, et les ambassadeurs, sur la liste nationale; les préfets,
les juges, les administrateurs, sur la liste départementale; les
administrations communales, les juges-de-paix, sur la liste communale.
Par là, tout fonctionnaire public, les ministres même seraient
représentants du peuple, auraient un caractère populaire. Ces idées
eurent le plus grand succès: répandues dans le public, elles firent
concevoir les plus heureuses espérances; elles étaient neuves, et l'on
était fatigué de tout ce qui avait été proposé depuis 1789; elles
venaient d'ailleurs d'un homme qui avait une grande réputation dans le
parti républicain; elles paraissaient être une analyse de ce qui avait
existé dans tous les siècles. Ces listes de notabilité étaient des
espèces de listes de noblesse non héréditaire, mais de choix.
Cependant les gens sensés virent tout d'abord le défaut de ce
systême, qui gênerait le gouvernement, en l'empêchant d'employer un
grand nombre d'individus propres aux fonctions, parce qu'ils ne
seraient pas sur les listes nationale, départementale, communale.
Cependant le peuple serait privé de toute influence directe dans la
nomination de la législature; il n'y aurait qu'une participation fort
illusoire et toute métaphysique.

Encouragé par ce succès, Siéyes fit connaître dans les séances
suivantes la théorie de son jury constitutionnel, qu'il consentit à
nommer sénat conservateur. Il avait cette idée dès la constitution de
l'an III, mais elle avait été repoussée par la convention. «La
constitution, disait-il, n'est pas vivante, il faut un corps de juges
en permanence, qui prennent ses intérêts, et l'interprètent dans tous
les cas douteux. Quelle que soit l'organisation sociale, elle sera
composée de divers corps: l'un aura le soin de gouverner; l'autre de
discuter et de sanctionner les lois. Ces corps, dont les attributions
seront fixées par la constitution, se choqueront souvent,
l'interpréteront différemment, le jury national sera là, pour les
raccorder et faire rentrer chaque corps dans son orbite.» Le nombre
des membres fut fixé à quatre-vingts, au moins âgés de quarante ans.
Ces quatre-vingts sages, dont la carrière politique était terminée, ne
pourraient plus occuper aucune fonction publique. Cette idée plut
généralement, et fut commentée de diverses manières: les sénateurs
étaient à vie, c'était une nouveauté depuis la révolution, et
l'opinion souriait à toute idée de stabilité; elle était fatiguée des
incertitudes et de la variété qui s'étaient succédé depuis dix ans.

Peu après il fit connaître sa théorie de la représentation nationale;
il la composait de deux branches: un corps-législatif de deux-cents
cinquante députés, ne discutant pas, mais qui semblable à la
grand'chambre du parlement, voterait et délibérerait au scrutin; un
tribunal de cent députés, qui, semblable aux enquêtes, discuterait,
rapporterait, plaiderait contre les résolutions rédigées par un
conseil d'état, nommé par le gouvernement, qui se trouverait investi
de la prérogative de rédiger les lois. Au lieu d'un corps-législatif,
turbulent, agité par des factions et par ses motions d'ordre si
intempestives, on aurait un corps grave, qui délibérerait après avoir
écouté une longue discussion dans le silence des passions. Cependant
le tribunat aurait la double fonction de dénoncer au sénat les actes
du gouvernement inconstitutionnels, même les lois adoptées par le
corps-législatif; et, à cet effet, le gouvernement ne pourrait les
proclamer que dix jours après leur adoption par le corps-législatif.
Ces idées furent accueillies favorablement du comité et du public. On
était si ennuyé des bavardages des tribunes, de ces intempestives
motions d'ordre qui avaient fait tant de mal et si peu de bien, et
d'où étaient nées tant de sottises et si peu de bonnes choses, qu'on
se flatta de plus de stabilité dans la législation, et de plus de
tranquillité et de repos; c'était ce que l'on desirait.

Plusieurs séances furent employées à la rédaction, et à des objets de
détails relatifs à la comptabilité et aux lois. Le moment vint enfin
où Siéyes fit connaître l'organisation de son gouvernement; c'était le
chapiteau, la portion la plus importante de cette belle architecture,
et dont l'influence devait être le plus sentie par le peuple. Il
proposa un grand-électeur à vie, choisi par le sénat conservateur,
ayant un revenu de six millions, une garde de trois mille hommes, et
habitant le palais de Versailles: les ambassadeurs étrangers seraient
accrédités près de lui; il accréditerait les ambassadeurs et ministres
français dans les cours étrangères. Les actes du gouvernement, les
lois, la justice, seraient rendus en son nom. Il serait le seul
représentant de la gloire, de la puissance, de la dignité nationales;
il nommerait deux consuls, un de la paix, un de la guerre; mais là se
bornerait toute son influence sur les affaires: il pourrait, il est
vrai, destituer les consuls et les changer; mais aussi le sénat
pourrait, lorsqu'il jugerait cet acte arbitraire et contraire à
l'intérêt national, _absorber le grand-électeur_. L'effet de cette
absorption équivaudrait à une destitution; la place devenait vacante,
le grand-électeur prenait place dans le sénat pour le reste de sa vie.


§ XI.

Napoléon avait peu parlé dans les séances précédentes, il n'avait
aucune expérience des assemblées: il ne pouvait que s'en rapporter à
Siéyes, qui avait assisté aux constitutions de 1791, 93, 95; à Daunou,
qui passait pour un des principaux auteurs de cette dernière; enfin,
aux trente ou quarante membres des commissions, qui tous s'étaient
distingués dans la législature, et qui prenaient d'autant plus
d'intérêt à l'organisation des corps, qui devaient faire la loi,
qu'ils étaient appelés à faire partie de ces corps. Mais le
gouvernement le regardait; il s'éleva donc contre des idées si
extraordinaires. Le grand-électeur disait-il, s'il s'en tient
strictement aux fonctions que vous lui assignez, sera l'ombre, mais
l'ombre décharnée d'un roi fainéant. Connaissez-vous un homme d'un
caractère assez vil pour se complaire dans une pareille singerie; s'il
abuse de sa prérogative, vous lui donnez un pouvoir absolu. Si, par
exemple, j'étais grand-électeur, je dirais, en nommant le consul de la
guerre et celui de la paix, Si vous faites un ministre, si vous signez
un acte sans que je l'approuve, je vous destitue. Mais, dites-vous, le
sénat à son tour absorbera le grand-électeur: le remède est pire que
le mal, personne, dans ce projet, n'a de garantie. D'un autre côté,
quelle sera la situation de ces deux premiers ministres? l'un aura
sous ses ordres les ministres de la justice, de l'intérieur, de la
police, des finances, du trésor; l'autre, ceux de la marine, de la
guerre, des relations extérieures. Le premier ne sera environné que de
juges, d'administrateurs, de financiers, d'hommes en robes longues; le
deuxième, que d'épaulettes et d'hommes d'épée: l'un voudra de l'argent
et des recrues pour ses armées; l'autre n'en voudra pas donner. Un
pareil gouvernement est une création monstrueuse, composée d'idées
hétérogènes, qui n'offrent rien de raisonnable. C'est une grande
erreur de croire que l'ombre d'une chose puisse tenir lieu de la
réalité.

Siéyes répondit mal, fut réduit au silence, montra de l'indécision, de
l'embarras; cachait-il quelque vue profonde? était-il dupe de sa
propre analyse? c'est ce qui sera toujours incertain; quoiqu'il en
soit, cette idée fut trouvée insensée. S'il eût commencé le
développement de tout son projet de constitution, par le titre de
gouvernement, rien n'eût passé, il eût été discrédité tout d'abord;
mais déja tout était adopté en partie, sur la foi qu'on avait en lui.

L'adoption des formes purement républicaines fut proposée: la création
d'un président, à l'instar des États-Unis, le fut aussi; celui-ci
aurait le gouvernement de la république pour dix ans, et aurait le
choix de ses ministres, de son conseil-d'état et de tous les agents de
l'administration. Mais les circonstances étaient telles, que l'on
pensa qu'il fallait encore déguiser la magistrature unique du
président. On concilia les opinions diverses, en composant un
gouvernement de trois consuls, dont l'un serait le chef du
gouvernement, aurait toute l'autorité, puisque seul il nommait à
toutes les places, et seul avait voix délibérative; et les deux
autres, ses conseillers nécessaires. Avec un premier consul, on avait
l'avantage de l'unité dans la direction; avec les deux autres
consuls, qui devaient nécessairement être consultés, et qui avaient le
droit d'inscrire leurs opinions au procès-verbal, on conserverait
l'unité, et l'on ménagerait l'esprit républicain. Il parut que les
circonstances et l'esprit public du temps ne pouvaient alors rien
suggérer de meilleur. Le but de la révolution qui venait de s'opérer
n'était pas d'arriver à une forme de gouvernement plus ou moins
aristocratique, plus ou moins démocratique; mais le succès dépendait
de la consolidation de tous les intérêts, du triomphe de tous les
principes pour lesquels le voeu national s'était prononcé unanimement,
en 1789. Napoléon était convaincu que la France ne pouvait être que
monarchique; mais le peuple français tenant plus à l'égalité qu'à la
liberté, et le principe de la révolution étant fondé sur l'égalité de
toutes les classes, il y avait absence absolue d'aristocratie. Si une
république était difficile à constituer fortement, sans aristocratie,
la difficulté était bien plus grande pour une monarchie. Faire une
constitution dans un pays qui n'aurait aucune espèce d'aristocratie,
ce serait tenter de naviguer dans un seul élément. La révolution
française a entrepris un problême aussi insoluble que celui de la
direction des ballons.

Siéyes eût pu, s'il l'eût voulu, obtenir la place de deuxième consul;
mais il desira se retirer: il fut nommé sénateur, contribua à
organiser ce corps, et en fut le premier président. En reconnaissance
des services qu'il avait rendus en tant de circonstances importantes,
les commissions législatives, par une loi, lui firent don de la terre
de Crosne, à titre de récompense nationale. Il dit depuis à
l'empereur: «Je n'avais pas supposé que vous me traiteriez avec tant
de distinction, et que vous laisseriez tant d'influence aux consuls,
qui paraissaient devoir vous importuner et vous embarrasser.» Siéyes
était l'homme du monde le moins propre au gouvernement; mais essentiel
à consulter, car quelquefois il avait des aperçus lumineux et d'une
grande importance. Il aimait l'argent; mais il était d'une probité
sévère, ce qui plaisait fort à Napoléon: c'était la qualité première
qu'il estimait dans un homme public.

Pendant tout le mois de décembre, la santé de Napoléon fut fort
altérée. Ces longues veilles, ces discussions où il fallait entendre
tant de sottises, lui faisaient perdre un temps précieux, et
cependant ces discussions lui inspiraient un certain intérêt. Il
remarqua que des hommes, qui écrivaient très-bien, et qui avaient de
l'éloquence, étaient cependant privés de toute solidité dans le
jugement, n'avaient pas de logique, et discutaient pitoyablement:
c'est qu'il est des personnes qui ont reçu de la nature le don
d'écrire et de bien exprimer leurs pensées, comme d'autres ont le
génie de la musique, de la peinture, de la sculpture, etc. Pour les
affaires publiques, administratives et militaires, il faut une forte
pensée, une analyse profonde, et la faculté de pouvoir fixer
long-temps les objets, sans être fatigué.


§ XII.

Napoléon choisit pour deuxième consul Cambacérès, et pour troisième
Lebrun. Cambacérès, d'une famille honorable de Languedoc, était âgé de
cinquante ans; il avait été membre de la convention, et s'était
conservé dans une mesure de modération: il était généralement estimé.
Sa carrière politique n'avait été déshonorée par aucun excès. Il
jouissait, à juste titre, de la réputation d'un des premiers
jurisconsultes de la république. Lebrun, âgé de soixante ans, était
de Normandie. Il avait rédigé toutes les ordonnances du chancelier
Maupeou, il s'était fait remarquer par la pureté et l'élégance de son
style. C'était un des meilleurs écrivains de France. Député au conseil
des anciens, par le département de la Manche, il était d'une probité
sévère, n'approuvant les changements de la révolution que sous le
point de vue des avantages qui en résultaient pour la masse du peuple;
car il était né d'une famille de paysans.

La constitution de l'an VIII, si vivement attendue de tous les
citoyens, fut publiée et soumise à la sanction du peuple, le 13
décembre 1799, et proclamée le 24 du même mois; la durée du
gouvernement provisoire fut ainsi de quarante-trois jours.

Les idées de Napoléon étaient fixées; mais il lui fallait, pour les
réaliser, le secours du temps et des évènements. L'organisation du
consulat n'avait rien de contradictoire avec elles; il accoutumait à
l'unité, et c'était un premier pas. Ce pas fait, Napoléon demeurait
assez indifférent aux formes et dénominations des différents corps
constitués. Il était étranger à la révolution. La volonté des hommes
qui en avaient suivi toutes les phases, dut prévaloir dans des
questions aussi difficiles qu'abstraites. La sagesse était de marcher
à la journée sans s'écarter d'un point fixe, étoile polaire sur
laquelle Napoléon va prendre sa direction pour conduire la révolution
au port où il veut la faire aborder.



MÉMOIRES DE NAPOLÉON.



ULM.--MOREAU.

  Défauts des plans de campagne, suivis en 1795, 1796,
    1797.--Position des armées françaises en 1800.--3. Position des
    armées autrichiennes.--Plan du premier consul. Dispositions
    qu'il prend.--Ouverture de la campagne.--Bataille
    d'Engen.--Bataille de Moeskirch.--Bataille de
    Biberach.--Manoeuvres et combats autour d'Ulm.--Kray quitte
    Ulm. Prise de Munich. Combat de Neubourg.--11. Armistice de
    Parsdorf, le 15 juillet 1800.--Remarques critiques.

§ 1er.

La république française avait eu sur le Rhin trois armées pendant les
campagnes de 1795, 1796 et 1797. L'une, désignée sous le nom d'armée
du Nord, avait son quartier-général à Amsterdam, et était composée
des troupes bataves, environ vingt mille hommes, et d'un pareil nombre
de troupes françaises. Par les traités existants entre les deux
républiques, celle de Hollande devait entretenir un corps de
vingt-cinq mille Français pour protéger ce pays. Cette armée de
quarante à quarante-cinq mille hommes, était chargée de la garde des
côtes de la Hollande depuis l'Escaut jusqu'à l'Ems, et du côté de
terre des frontières jusque vis-à-vis Wésel. La deuxième armée, sous
le nom de Sambre-et-Meuse, avait son quartier-général à Dusseldorf,
bloquait Mayence et Erenbreisten. La troisième, sous le nom d'armée du
Rhin, avait son quartier-général à Strasbourg; elle s'appuyait à la
Suisse, et formait le blocus de Philisbourg.

L'armée du Nord n'était en réalité qu'une armée d'observation, qui
n'avait plus pour but, que de contenir les partisans de la maison
d'Orange, et de s'opposer aux tentatives que l'Angleterre pourrait
faire pour débarquer des troupes en Hollande. La paix conclue à Bâle
avec la Prusse, les maisons de Saxe et de Hesse, avait rétabli la
tranquillité dans tout le nord de l'Allemagne.

L'armée de Sambre-et-Meuse, nécessaire tant que la Prusse faisait
partie de la coalition, était devenue inutile du moment que la
république française n'avait plus à soutenir la guerre que contre
l'Autriche et l'Allemagne méridionale. Dans la campagne de 1796, cette
armée, commandée par Jourdan, marcha sur le Mein, s'empara de
Wurtzbourg et prit position sur le Rednitz; sa gauche appuyée au
débouché de la Bohême par Egra, tandis que sa droite débouchait sur la
vallée du Danube. L'armée du Rhin, commandée par Moreau, partit de
Strasbourg, traversa les montagnes noires et le Vurtemberg, passa le
Lech et entra en Bavière. Pendant que ces deux armées manoeuvraient
sous le commandement de deux généraux indépendants l'un de l'autre,
l'armée autrichienne, opposée à ces deux armées du Rhin et de
Sambre-et-Meuse, était réunie sous le commandement unique de
l'archiduc Charles. Elle se centralisa sur le Danube à Ingolstadt et
Ratisbonne et se trouva placée entre les armées françaises, dont elle
parvint à empêcher la jonction. L'archiduc battit Bernadotte qui
commandait la droite de l'armée de Sambre-et-Meuse, l'accula sur
Vurtzbourg et enfin le rejeta au delà du Rhin. L'armée du Rhin resta
spectatrice de cette marche de l'Archiduc sur l'armée de
Sambre-et-Meuse; et ce fut trop tard que Moreau ordonna à la division
Desaix de passer sur la rive gauche du Danube pour secourir Jourdan;
ce défaut de résolution du général de l'armée du Rhin, obligea bientôt
cette même armée à se mettre en retraite. Elle repassa le Rhin, et
reprit la première position sur la rive gauche. Ainsi l'armée
autrichienne, en nombre très-inférieur aux armées françaises réunies,
fit échouer, sans aucune bataille générale, le plan de campagne des
Français, et reconquit toute l'Allemagne.

Le plan des Français était vicieux pour la défensive comme pour
l'offensive. Du moment que l'on n'avait pour ennemie que l'Autriche,
il ne fallait avoir qu'une seule armée, n'agissant que sur une seule
ligne et conduite par une seule tête.

En 1799, la France était maîtresse de la Suisse. On forma deux armées:
l'une appelée armée du Rhin; l'autre, armée d'Helvétie. La première
qui prit ensuite le nom d'armée du Danube, sous le commandement de
Jourdan, passa le Rhin, traversa les montagnes noires, arriva à
Stockach, où ayant été battue par l'archiduc, elle fut obligée de
repasser le Rhin, dans le temps même que l'armée d'Helvétie restait
dans ses positions, maîtresse de toute la Suisse. On commit donc
encore la même faute, d'avoir deux armées indépendantes au lieu d'une
seule; et lorsque Jourdan fut battu à Stockach, c'est sur la Suisse
qu'il aurait dû se replier, et non sur Strasbourg et Brisack. Depuis,
l'armée du Rhin fut chargée de la défense de la rive gauche du fleuve,
vis-à-vis Strasbourg; et l'armée d'Helvétie, qui devenait l'armée
principale de la république, perdit une partie de la Suisse, et garda
long-temps la Limath; mais à Zurich, conduite par Masséna, et
profitant de la faute que firent les alliés en se divisant aussi en
deux armées, elle battit les Russes, et reprit toute la Suisse.


§ II.

Au mois de janvier 1800, cette armée d'Helvétie était cantonnée en
Suisse; celle du Bas-Rhin, sous le général Lecourbe, dans ses
quartiers d'hiver, sur la rive gauche du Rhin; celle de Hollande, sous
Brune, voyait s'embarquer la dernière division du duc d'Yorck[9].

  [9] Les généraux Masséna, Brune, Lecourbe, Championnet étaient
  attachés à la personne de Napoléon, mais fort ennemis de Siéyes;
  ils partageaient plus ou moins les opinions des jacobins du
  manège: il devenait nécessaire de rompre tous les fils en
  changeant sans retard tous les généraux en chef. Si jamais
  l'armée devait donner de l'inquiétude, ce ne serait que par
  l'influence du parti exagéré et non pas celui des modérés, qui
  était alors en grande minorité.

L'armée d'Italie, battue à Genola, se ralliait en désordre sur les
cols des Apennins; Coni capitulait; Gênes était menacée, mais le
lieutenant-général Saint-Cyr repoussa un des corps de l'armée
autrichienne au delà de la Bocchetta, ce qui lui mérita un sabre
d'honneur; ce fut la première récompense nationale que Napoléon
décerna, comme chef de l'état.

Les deux armées entrèrent en quartier d'hiver: les Autrichiens sur les
belles plaines du Piémont et du Mont-Ferrat; les Français, sur les
revers de l'Apennin, de Gênes au Var. Ce pays, bloqué par mer depuis
long-temps, sans communication avec la vallée du Pô, était épuisé.
L'administration française mal organisée, était confiée à des mains
infidèles.

La cavalerie, les charrois périrent de misère; les maladies
contagieuses et la désertion désorganisèrent l'armée; enfin le mal
empira au point que des corps entiers, tambour battant, drapeau
déployé, abandonnèrent leur position, et repassèrent le Var. Ce qui
donna lieu à divers ordres du jour de Napoléon aux soldats d'Italie.
Il leur disait:

«Soldats, les circonstances qui me retiennent à la tête du
gouvernement, m'empêchent de me trouver au milieu de vous; vos besoins
sont grands; toutes les mesures sont prises pour y pourvoir. La
première qualité du soldat est la constance à supporter la fatigue et
la privation; la valeur n'est que la seconde. Plusieurs corps ont
quitté leurs positions; ils ont été sourds à la voix de leurs
officiers: la dix-septième légère est de ce nombre. Sont-ils donc
morts les braves de Castiglione, de Rivoli, de Newmarkt! Ils eussent
péri plutôt que de quitter leurs drapeaux, et ils eussent ramené leurs
jeunes camarades à l'honneur et au devoir. Soldats, vos distributions
ne vous sont pas régulièrement faites, dites-vous? Qu'eussiez-vous
fait, si comme les quatrième et vingt-deuxième légères, les
dix-huitième et trente-deuxième de ligne, vous vous fussiez trouvés au
milieu du désert, sans pain, ni eau, mangeant du cheval et du chameau?
_La victoire nous donnera du pain_, disaient-elles; et vous, vous
désertez vos drapeaux! Soldats d'Italie, un nouveau général vous
commande; il fut toujours à l'avant-garde, dans les plus beaux moments
de votre gloire; entourez-le de votre confiance, il ramènera la
victoire dans vos rangs. Je me ferai rendre un compte journalier de la
conduite de tous les corps, et spécialement de la dix-septième légère
et de la soixante-troisième de ligne; _elles se ressouviendront de la
confiance que j'avais en elles_.»

Ces paroles magiques arrêtèrent le mal comme par enchantement: l'armée
se réorganisa, les subsistances furent assurées, les déserteurs
réjoignirent.

Napoléon rappela Masséna d'Helvétie, et lui confia l'armée d'Italie;
ce général, qui connaissait parfaitement les débouchés des Apennins,
était plus propre que personne à cette guerre de chicane; il arriva le
10 février à son quartier-général de Gênes.

Le général Brune, d'abord appelé au conseil-d'état, fut quelques
semaines après envoyé sur la Loire pour commander l'armée de l'Ouest;
le général Augereau le remplaça dans le commandement de la Hollande;
la proclamation suivante fut mise à l'ordre des armées:

«Soldats! en promettant la paix au peuple français, j'ai été votre
organe, je connais votre valeur, vous êtes les mêmes hommes qui
conquirent la Hollande, le Rhin, l'Italie, et donnèrent la paix sous
les murs de Vienne. Soldats! ce ne sont plus vos frontières qu'il faut
défendre, ce sont les états ennemis qu'il faut envahir. Il n'est aucun
de vous qui n'ait fait campagne, qui ne sache que la qualité la plus
essentielle d'un soldat, c'est de savoir supporter les privations avec
constance: plusieurs années d'une mauvaise administration ne peuvent
être réparées dans un jour. Premier magistrat de la république, il me
sera doux de faire connaître à la nation entière les corps qui
mériteront, par leur discipline et leur valeur, d'être les soutiens de
la patrie. Soldats! lorsqu'il en sera temps je serai au milieu de
vous, et l'Europe se souviendra que vous êtes de la race des braves.»

Telle était la position des armées; le premier consul ordonna
sur-le-champ la réunion de celles du Rhin et d'Helvétie en une seule
sous le nom d'armée du Rhin; il en donna le commandement au général
Moreau, qui lui avait montré le dévouement le plus absolu dans la
journée du 18 brumaire[10]. Les troupes françaises manquaient de tout,
leur dénuement était extrême, tout l'hiver fut employé à recruter,
habiller, solder cette armée. Un détachement de l'armée de Hollande
fut dirigé sur Mayence, et bientôt l'armée du Rhin devint une des
plus belles qu'ait jamais eues la république; elle comptait 150,000
hommes, et était formée de toute les vieilles bandes.

  [10] Moreau était ennemi du directoire, et surtout de la société
  du manège; quoiqu'il n'eût eu que des revers dans la campagne qui
  venait de se terminer, qu'il eût alors moins de considération que
  les généraux qui venaient de sauver la Suisse, à Zurich, et la
  Hollande à Alkmaer, en faisant capituler le fils du roi
  d'Angleterre, il avait une connaissance particulière du champ
  d'opération de l'armée d'Allemagne: ce qui décida le premier
  consul à lui donner toute sa confiance, et à le mettre à la tête
  de l'armée.


§ III.

Paul I était mécontent de la politique de l'Autriche et de
l'Angleterre; l'élite de son armée avait péri en Italie sous Suvarow,
en Suisse sous Korsakow, en Hollande sous Hermann. Les prétentions
anciennes et nouvelles des Anglais sur la navigation des neutres,
l'indisposaient tous les jours davantage; le commerce des neutres,
surtout celui des puissances de la Baltique était troublé; des convois
escortés par des bâtiments de guerre étaient insultés et soumis à des
visites. D'un autre côté les changemens survenus dans les principes du
gouvernement français, depuis le 18 brumaire, avaient neutralisé,
suspendu sa haine contre la révolution: il estimait le caractère que
le premier consul avait montré en Italie, en Égypte, et qu'il
déployait tous les jours; ces dernières circonstances déterminèrent sa
conduite, et s'il n'abandonna pas la coalition, du moins ordonna-t-il
à ses armées de quitter le champ de bataille et de repasser la
Vistule.

L'abandon de l'armée russe ne découragea pas l'Autriche, elle déploya
tous ses moyens et mit deux grandes armées sur pied.

L'une en Italie, forte de 140,000 hommes, sous les ordres du
feld-maréchal Mélas, fut destinée à prendre l'offensive, s'emparer de
Gênes, de Nice et de Toulon. Sous les murs de cette place, elle devait
être rejointe par l'armée anglaise de 18,000 hommes qui devaient se
rassembler à Mahon, et par l'armée napolitaine de 20,000 hommes.
Willot était au quartier-général de Mélas, pour insurger le Midi de la
république, où les Bourbons pensaient avoir des partisans.

L'autre en Allemagne, commandée par le feld-maréchal Kray, forte de
120,000 hommes, y comprises les troupes de l'empire et celles à la
solde de l'Angleterre. Cette dernière armée était destinée à rester
sur la défensive pour couvrir l'Allemagne. L'expérience de la campagne
passée avait convaincu l'Autriche de toutes les difficultés attachées
à la guerre de Suisse.

Le feld-maréchal Kray avait son quartier-général à Donau-Schingen; ses
principaux magasins à Stockach, Engen, Moerskirch, Biberach. Son armée
était composée de quatre corps.

Celui de droite, commandé par le feld-maréchal-lieutenant Starray,
était sur le Mein.

Celui de gauche, sous les ordres du prince de Reuss, était en Tyrol.

Les deux autres étaient sur le Danube, tenant des avant-gardes: l'une
sous le général Kienmayer, vis-à-vis de Kehl; l'autre sous les ordres
du général-major Giulay, dans le Brisgaw; une troisième sous les
ordres du prince Ferdinand, dans les villes forestières aux environs
de Bâle; une quatrième sous les ordres du prince de Vaudémont,
vis-à-vis Schaffhouse.

Dans ces circonstances, il devenait donc urgent que l'armée du Rhin
prît vigoureusement l'offensive; ses forces étaient presque doubles de
celles de l'ennemi, tandis que l'armée autrichienne d'Italie était
plus que double de l'armée française, qui, complétée à 40,000 hommes,
gardait l'Apennin et les hauteurs de Gênes. Une armée de réserve de
35,000 hommes fut réunie sur la Saône, pour se porter au soutien de
l'armée d'Allemagne si cela était nécessaire, déboucher par la Suisse
sur le Pô, et prendre l'armée autrichienne d'Italie à revers.

Le cabinet de Vienne comptait que ses armées seraient, au milieu de
l'été, au coeur de la Provence; et celui des Tuileries avait calculé
que son armée du Rhin serait avant ce temps-là sur l'Inn.


§ IV.

Le premier consul ordonna au général Moreau de prendre l'offensive et
d'entrer en Allemagne, afin d'arrêter le mouvement de l'armée
autrichienne d'Italie, qui déja était arrivée sur Gênes. Toute l'armée
du Rhin devait se réunir en Suisse et passer le Rhin à la hauteur de
Schaffhouse; le mouvement de la gauche de l'armée sur sa droite devant
se faire derrière le rideau du Rhin, et d'ailleurs, étant préparé
beaucoup à l'avance, l'ennemi n'en aurait aucune connaissance. En
jetant quatre ponts à la fois à la hauteur de Schaffhouse, toute
l'armée française passerait en vingt-quatre heures, arriverait sur
Stockach, et culbuterait la gauche de l'ennemi, prendrait par derrière
tous les Autrichiens placés entre la rive droite du Rhin et les
défilés de la forêt Noire. En six ou sept jours de l'ouverture de la
campagne, l'armée serait devant Ulm; ce qui pourrait s'échapper de
l'armée autrichienne se rejetterait en Bohême. Ainsi, le premier
mouvement de la campagne aurait eu pour résultat de séparer l'armée
autrichienne de Ulm, Philisbourg et Ingolstadt, et de mettre en notre
pouvoir le Wurtemberg, toute la Souabe et la Bavière. Ce plan
d'opération devait donner lieu à des évènements plus ou moins
décisifs, selon les chances de la fortune, l'audace et la rapidité des
mouvements du général français. Le général Moreau était incapable
d'exécuter et même de comprendre un pareil mouvement; il envoya le
général Dessolles à Paris, présenter un autre projet au ministre de la
guerre, suivant la routine des campagnes de 1796 et 1797; il proposait
de passer le Rhin à Mayence, Strasbourg et Bâle. Le premier consul,
fortement contrarié, pensa un moment à aller lui-même se mettre à la
tête de cette armée, il calculait qu'il serait sous les murs de Vienne
avant que l'armée autrichienne d'Italie ne fût devant Nice. Mais
l'agitation intérieure de la république s'opposa à ce qu'il quittât sa
capitale, et s'en éloignât pour autant de temps: le projet de Moreau
fut modifié, et le général fut autorisé à exécuter un projet mitoyen,
qui consistait à faire passer le fleuve par sa gauche à Brisach, par
son centre à Bâle, par sa droite au-dessus de Schaffhouse. Il lui
était surtout prescrit de n'avoir qu'une seule ligne d'opération;
encore dans l'exécution ce dernier plan lui parut-il trop hardi, et il
y fit des changements.


§ V.

Moreau avait son quartier-général à Bâle; son armée était composée de
quatre corps d'infanterie, d'une réserve de grosse cavalerie et de
deux divisions détachées, savoir

Le lieutenant-général Sainte-Suzanne commandant la gauche: les
divisions Souham et Legrand; le lieutenant-général Saint-Cyr
commandant le centre: les divisions Baraguai-d'Hilliers et Ney; le
général en chef commandant la réserve: les divisions Delmas, Leclerc
et Richepanse; le lieutenant-général Lecourbe commandant la droite:
les divisions Vandamme, Montrichard et Lorge.

Le général d'Hautpoult commandant la réserve de grosse cavalerie; le
général Éblé, l'artillerie.

Les corps détachés étaient commandés par les généraux Collaud et
Moncey, en Suisse.

Le 25 avril Sainte-Suzanne, commandant la gauche, passa le Rhin à
Strasbourg; Saint-Cyr, avec le centre, le passa le même jour à
Brisach; le général Moreau, à la tête d'un corps de réserve, passa le
27 à Bâle.

Le corps de Sainte-Suzanne culbuta un corps ennemi de 12 à 15,000
hommes, qui était en position en avant d'Offembourg; Saint-Cyr entra
à Fribourg, que l'ennemi ne lui disputa pas; de là il se porta sur
Saint-Blaise, où déja la réserve, qui avait passé à Bâle, était
arrivée. Richepanse resta à Saint-Blaise, les deux autres divisions,
remontant la rive droite du Rhin, se portèrent à l'embouchure de
l'Alb. Le 26 et le 27, les trois divisions se réunirent sur le
Wuttach; le 28, elles prirent position à Neukirch; Saint-Cyr se porta
de Saint-Blaise sur le Wuttach à Stühlingen.

Cependant Moreau sentit la nécessité de rappeler Sainte-Suzanne, qui
dut passer à Kehl le 27, pour venir par la rive gauche du Rhin à
Vieux-Brisach, passer de nouveau le fleuve et se trouver en deuxième
ligne du corps de Saint-Cyr; il marcha sur Fribourg, traversa le
Val-d'Enfer, et prit position à Neustadt.

Telle était la position de la réserve du centre et de la gauche
française, lorsque le 1er mai la droite, sous Lecourbe, passa le Rhin
près Stein, sans presque aucun obstacle, et se porta sur le fort
Hohentwoel, qui capitula. Il avait quatre-vingts bouches à feu; ainsi,
ce fut cinq jours après le signal de l'ouverture de la campagne, que
Lecourbe put entrer en opération. Le 2 mai, l'armée resta inactive
dans ses positions, où elle se trouvait en bataille sur une ligne de
quinze lieues obliques au Danube, depuis le fort Hohentwoel jusqu'à
Neustadt.


§ VI.

Le feld-maréchal Kray eut ainsi le temps de réunir ses troupes le 2
mai; il était en position avec 45,000 hommes en avant de la petite
ville d'Engen, ayant sur sa gauche, à Stockach, à six lieues, le
prince de Vaudémont, avec un corps de 12,000 hommes, liant sa position
d'Engen avec le lac de Constance, gardant ses magasins, et assurant sa
retraite sur Moeskirch. Le 3, à la pointe du jour, Lecourbe, avec ses
trois divisions, se dirigea sur Stockach; Moreau, avec les trois
divisions de la réserve, sur Engen; Saint-Cyr et Sainte-Suzanne, trop
éloignés du champ de bataille, ne purent y arriver à temps. Lecourbe
marcha sur trois colonnes; Vandamme, à la droite, tourna Stockach;
Montrichard, au centre, entra au pas de charge dans la ville; le
général Lorge, à la gauche, coupa avec une brigade la communication de
Stockach avec Engen, et seconda avec son autre brigade l'attaque de la
réserve. Le prince de Vaudémont fut mis en déroute; il se retira en
toute hâte sur Moeskirch, laissant 3,000 prisonniers, cinq pièces de
canon et des drapeaux au pouvoir de Lecourbe. Pendant ce temps, les
trois divisions de la réserve s'engagèrent avec les avant-gardes du
feld-maréchal Kray sur un chemin d'Engen, aux approches de la rivière
d'Aach. Le combat devint bientôt vif à Wetterdingen, à Mulhausem; mais
Moreau étendit bientôt sa ligne sur sa gauche: il fit attaquer par
Richepanse le mamelon de Hohenhoven, celui-ci l'attaqua en vain toute
la journée; les trois divisions de la réserve, avec la brigade de la
division Lorge et la réserve de grosse cavalerie, formaient une force
de 40,000 hommes, c'est-à-dire un peu moins que l'ennemi n'avait
devant Engen. La victoire penchait en faveur des Autrichiens, lorsque
Kray fut instruit de la défaite du prince de Vaudémont, des grands
succès de Lecourbe et de l'arrivée de Saint-Cyr sur Hohenhoven; il
battit en retraite. Saint-Cyr était parti le matin de Stühlingen; il
avait remonté la rive droite du Wuttach, et il fut arrêté au défilé de
Zollhaus; à la nuit, sa brigade d'avant-garde, commandée par le
général Roussel, occupa le plateau de Hohenhoven. La perte fut de 6 à
7,000 hommes de chaque côté, les Autrichiens perdirent en outre 4,000
prisonniers et quelques pièces de canon, la plupart pris par Lecourbe
à Stockach.

    _Bataille de Moeskirch._

Pendant la journée du 4, le feld-maréchal Kray joignit à Moeskirch le
prince de Vaudémont, et fut rejoint par la division que commandait
l'archiduc Ferdinand; il ordonna l'évacuation de ses magasins, et fit
ses dispositions pour se porter sur le Danube, qu'il voulait passer
sur le pont de Sigmaringen: pendant cette journée l'armée française ne
fit aucun mouvement; mais le général Lecourbe se porta de Stockach sur
Moeskirch. St.-Cyr, qui n'avait pas donné à Engen, se porta sur
Liptingen: les trois divisions de la réserve marchèrent en deuxième
ligne à l'appui de Lecourbe; celui-ci marcha sur Moeskirch sur trois
colonnes; Vandamme à la droite sur Kloster-Wald; Montrichard au
centre, appuyé par la réserve de grosse cavalerie; Lorge à la gauche,
par Neuhausen: il couvrait ainsi un front de deux grandes lieues. La
rencontre des troupes légères de l'ennemi ne tarda pas à lui indiquer
la présence de l'armée: bientôt les trois divisions furent aux mains
contre toute l'armée autrichienne; elles étaient fort compromises,
lorsque, dans l'après-midi, elles furent soutenues par trois divisions
de la réserve. Le combat devint fort chaud, les armées se maintinrent
sur leur champ de bataille. Saint-Cyr eut décidé de la victoire; mais
il n'arriva à Liptingen que la nuit, encore éloigné du champ de
bataille de plusieurs lieues. Pendant la nuit Kray battit en retraite:
la moitié de ses troupes avaient passé le Danube à Sigmaringen;
l'autre moitié était sur la rive droite, lorsque Saint-Cyr, qui avait
suivi la rive droite du Danube, arriva le 6 sur les hauteurs qui
dominent ce fleuve. Si Moreau eût marché, de son côté, à la suite de
l'ennemi, une partie de l'armée autrichienne aurait été détruite, mais
Moreau ne connaissait pas le prix du temps; il le passait toujours le
lendemain des batailles, dans une fâcheuse indécision.

    _Bataille de Biberach._

Quelques jours après la bataille de Moeskirch, Lecourbe se porta sur
Wurzach et envoya ses flanqueurs au pied des montagnes du Tyrol.
Saint-Cyr se porta sur Buchau; Moreau, avec la réserve, marcha en
deuxième ligne; Sainte-Suzanne continua son mouvement par la rive
gauche du Danube, et se porta à Geissingen, séparé de l'armée par le
fleuve. Kray avait fait sa retraite sans être inquiété. Se trouvant le
7 à Riedlingen, et ayant eu avis du mouvement décousu de la droite de
l'armée sur le Tyrol, et de celui de Sainte-Suzanne sur la rive gauche
du Danube, il passa ce fleuve au pont de Riedlingen, et se porta
derrière Biberach, plaçant une avant-garde de dix mille hommes sur la
route de Buchau, et toute son armée derrière la Riess, la gauche à
Ochsenhausen, la droite sur le plateau de Mettenberg. Le 9 mai,
Saint-Cyr partit de Buchau, attaqua cette avant-garde, qui était
séparée du corps de bataille par la Riess, la culbuta dans la rivière,
lui fit quinze cents prisonniers, et lui prit du canon; il la suivit
sur la rive droite; deux divisions de la réserve étaient survenues
dans ces entrefaites. Kray se mit en route sur l'Iller; Lecourbe
l'attaqua à Memmingen, lui fit douze cents prisonniers, et lui prit du
canon; il se refugia dans son camp d'Ulm.

    _Manoeuvres et combats autour d'Ulm._

Du 10 au 12 mai, l'armée française occupait les positions suivantes:
la droite, sous Lecourbe, avait son quartier-général à Memmingen; la
réserve et le centre le long de l'Iller, jusqu'au Danube; le général
Sainte-Suzanne, sur la gauche du Danube, à une journée d'Ulm. L'armée
autrichienne était toute réunie dans le camp retranché d'Ulm, hormis
le corps du prince de Reuss, de 20,000 hommes, qui était dans le
Tyrol. Ulm avait une enceinte bastionnée; le mont Saint-Michel qui la
domine, était occupé par des fortifications de campagne faites avec
soin, et armées d'une nombreuse artillerie: sur la rive droite, de
forts retranchements protégeaient deux ponts. De grands magasins de
fourrages, vivres et munitions de guerre y étaient réunis. Le général
autrichien pouvait manoeuvrer sur les deux rives du Danube, protégeant
à la fois la Souabe et la Bavière, couvrant la Bohême comme
l'Autriche; il recevait tous les jours des recrues, des vivres, et
paraissait résolu à vouloir se maintenir dans cette position centrale,
malgré l'infériorité bien constatée de ses forces, et les échecs qu'il
avait essuyés.

Moreau, pour le déposter, résolut de marcher en avant, la droite en
tête: Lecourbe quitta Memmingen, et s'approcha du Lech. Le
quartier-général passa le Günt; Saint-Cyr, avec le centre, le suivit
en échelon, longeant le Danube; Sainte-Suzanne s'approcha d'Ulm par la
rive gauche. La division Legrand prit position à Erbach sur le Danube,
à deux lieues de la place; la division Souham, à la même distance sur
la Blau. Les deux divisions couvraient ainsi une ligne de deux lieues.
Sainte-Suzanne n'avait aucun pont sur le Danube; il affrontait avec
son seul corps toute l'armée de Kray, qui s'était contenté d'envoyer
le général Merfeld derrière le Lech, et continua à occuper en force
toute la rive gauche du Danube, depuis Ulm jusqu'à l'embouchure de
cette rivière, poussant des avant-gardes jusque sur la chaussée
d'Augsbourg, où elles escarmouchaient avec les flanqueurs de gauche de
l'armée française.

Le 16, à la pointe du jour, l'archiduc Ferdinand déboucha sur le
général Legrand, ainsi qu'une autre colonne sur le général Souham. Les
avant-postes des deux divisions françaises furent bientôt reployés,
leurs communications coupées, le corps des divisions rejeté deux
lieues en arrière; à mesure qu'elles reculaient, la distance qui les
séparait s'augmentait.

Sainte-Suzanne était percé; il ordonna au général Legrand d'abandonner
le Danube, afin de se rapprocher de la division Souham: ce mouvement
de concentration, avantageux sous ce point de vue, avait le terrible
inconvénient de l'éloigner de l'armée; mais Saint-Cyr, au bruit de la
canonade, rétrograda avec son arrière-garde, et plaça sur la rive
droite du Danube des batteries, qui battaient la route d'Ulm à
Erbach, et donnèrent de l'inquiétude à l'archiduc: il crut que toute
l'armée allait passer ce fleuve, et le couper; il se reploya sur Ulm.
La perte du corps de Sainte-Suzanne fut considérable en tués et
blessés, moindre cependant qu'elle n'aurait dû l'être, vu la fausse
position où on l'avait abandonné: l'intrépidité des troupes,
l'habileté du général, sauvèrent ce corps d'une destruction totale.

Moreau, étonné de cet évènement, contremanda la marche sur le Lech;
ordonna à Saint-Cyr et à d'Hautpoult de passer le Danube à Erbach,
pour soutenir Sainte-Suzanne; se porta lui-même sur l'Iller, et
rappela Lecourbe. Sainte-Suzanne passa la Blau, de sorte que des onze
divisions qui composaient son armée, cinq étaient sur la rive gauche,
et six étaient sur la rive droite du Danube, à cheval sur ce fleuve,
occupant une ligne de quatorze lieues; il passa plusieurs jours dans
cette position.

Attaquera-t-il Kray sur la rive gauche? repassera-t-il sur la rive
droite? il se décida de nouveau à ce dernier parti. Lecourbe se
reporta sur Landsberg, où il arriva le 27 mai; le 28, sur Augsbourg,
où il passa le Lech; St.-Cyr se porta sur la Günzt; Sainte-Suzanne
passa sur la droite du Danube, et prit position à cheval sur l'Iller.
L'armée française se trouva en bataille, la gauche au Danube, la
droite au Lech, occupant une ligne de vingt lieues. Le 24 mai, le
feld-maréchal Kray fit passer une avant-garde sur la rive droite, qui
attaqua à la fois les deux divisions de Sainte-Suzanne: le combat fut
vif, il dura toute la journée: la perte de part et d'autre fut
considérable; mais le soir, les Autrichiens repassèrent le Danube.

A cette nouvelle, le général Moreau changea encore de résolution: il
arrêta son mouvement, et se rapprocha du Danube. Lecourbe abandonna
pour la deuxième fois le Lech. Mais le 4 juin, le feld-maréchal Kray,
ayant réuni une partie de ses forces, passa sur le pont d'Ulm, et
attaqua le corps de Sainte-Suzanne, conduit par Richepanse.
Sainte-Suzanne avait été prendre le commandement des troupes de
Mayence, qui se trouvaient en position sur l'Iller. Richepanse,
environné par des forces supérieures, se reploya toute la journée: sa
position devenait des plus critiques, lorsque le général Grenier (il
avait remplacé Saint-Cyr, renvoyé de l'armée par Moreau), fit
déboucher par le pont de Kellmuntz sur l'Iller la division Ney; le
combat se rétablit. Le général Moreau se concentra tout-à-fait sur
l'Iller: c'était justement ce que voulait Kray, qui, trop faible pour
faire tête à l'armée française, voulait l'empêcher de cheminer, et la
consumer dans des combats de détail.

Après avoir séjourné plusieurs jours dans cette position, enhardi par
l'attitude défensive de Kray, qui ne faisait aucun mouvement, et
restait dans son camp retranché, Moreau reprit pour la troisième fois
son projet d'attaque sur la Bavière; il fit mine de passer le Lech.

Lecourbe repassa de nouveau le Lech, et les 10, 11 et 12 juin, toute
l'armée se rapprocha de cette rivière. Ainsi il y avait un mois que le
combat de Biberach avait eu lieu, et l'armée était toujours dans la
même position; elle avait perdu ce temps en marches et contre-marches,
qui l'avaient compromise, et avaient donné lieu à des combats où les
troupes françaises, en nombre inférieur, avaient perdu beaucoup de
monde. L'arrière-garde de Lecourbe avait perdu deux mille hommes, en
évacuant Augsbourg, au combat de Shwamunchen. Cette hésitation avait
indisposé quelques généraux de l'armée. Moreau avait renvoyé
Saint-Cyr, qu'il avait remplacé par le général Grenier; il reprochait
à ce général les lenteurs de sa marche à Engen, surtout à Moeskirch,
et d'être mauvais camarade, de laisser écraser les divisions voisines,
lorsqu'il pouvait les secourir; de son côté, Saint-Cyr critiquait
amèrement la conduite de son général en chef, et manifestait
hautement la désapprobation des manoeuvres qui avaient été faites
depuis l'ouverture de la campagne. On voit dans les dépêches de
Lecourbe plusieurs lettres pleines d'énergie et de plaintes sur ses
lenteurs, ses incertitudes, ses hésitations, ses ordres et
contre-ordres. Cela décida enfin le général en chef à se porter sur la
rive gauche du Danube, en passant la rivière, du 19 au 20 juin, 40
jours après être arrivé sur le fleuve, à la hauteur d'Ulm.


§ VII.

Lecourbe, avec la droite, se porta vis-à-vis Hochstet; Moreau, avec la
réserve, vis-à-vis Dillingen; Grenier, avec le centre, à Guntzbourg;
Richepanse, avec la gauche, resta en observation sur l'Iller,
vis-à-vis Ulm. Le 19, à la pointe du jour, Lecourbe fit raccommoder le
pont du Danube à Blindheim, fit passer son corps d'armée, se porta
avec une division sur Schwoningen, en descendant à deux lieues, du
côté de Donawert, et renvoya deux autres sur Lauingen, en remontant le
Danube. A peine arrivé à Schwoningen, la division fut attaquée par une
brigade de quatre mille hommes que commandait le général Devaux, qui
avait son quartier-général à Donawert. Le combat fut assez vif, mais
ce corps fut défait, la moitié resta sur le champ de bataille, et dans
les mains des Français. Peu après, l'ennemi attaqua les divisions
placées sur Lauingen; après un combat fort vif, il fut repoussé.
Moreau, avec la réserve, passa au pont de Dillingen. Grenier voulut
rétablir le pont de Gunztbourg, mais il en fut empêché par le général
Giulay; ce qui l'obligea à aller passer au pont de Dillingen. Aussitôt
que Kray apprit que le passage était effectué, il résolut de se
retirer; ce qu'il fit, sous la protection d'un corps de cavalerie
qu'il plaça sur la Brenzt: mais, pendant les journées du 20, 21, 22 et
23, l'armée française resta immobile et ne fit rien. C'était perdre un
temps précieux, et qui, bien employé, pouvait devenir funeste à son
ennemi: le général autrichien en profita; il passa par Neresheim,
Nordlingen, et arriva sur la Wernitz le 23 au soir. Le général
Richepanse cerna Ulm, avec son corps. L'armée se mit trop tard à la
suite de l'armée autrichienne, dont elle n'atteignit que
l'arrière-garde. La division Decaen fut dirigée sur Munich; après un
léger combat contre le général Merfeld, il entra dans cette capitale.

Lecourbe repassa sur la rive droite du Danube, se porta sur Rain et
Neubourg. Kray était en position avec vingt-cinq mille hommes. En
avant de cette ville, sur la rive droite du Danube, Montrichard, qui
osa l'y attaquer, fut vivement repoussé et ramené pendant deux lieues.
Lecourbe rétablit le combat avec la division Grandjean: la valeur des
troupes et l'énergie du général remédièrent au mal qui eût pu être
beaucoup plus grand. Le champ de bataille resta à l'ennemi; mais dans
la nuit il sentit qu'il n'était plus à temps de gagner le Lech, et que
le reste de l'armée française allait l'accabler; il repassa le Danube,
se porta sur Ingolstadt, passa de nouveau le fleuve, et porta son
quartier-général à Landshut, derrière l'Iser. Le général Moreau entra
à Ausgbourg; y plaça son quartier-général, il envoya la division
Leclerc sur Freysing, qui y entra après un combat très-vif contre
l'avant-garde autrichienne.

Dans ce temps, Sainte-Suzanne sortit de Mayence avec deux divisions
réunies de ce côté, et il entra dans la Franconie, se rapprochant du
Danube.

Cependant le prince de Reuss, occupant toujours Feldkirch, Fuessen et
tous les débouchés du Tyrol, Lecourbe repassa le Lech, avec vingt
mille hommes, et se porta sur trois colonnes, la gauche sur Scharnitz,
le centre sur Fuessen, et la droite sur Feldkirch. Le 14 juillet,
Molitor entra dans cette place; l'ennemi lui abandonna le camp
retranché. Le prince de Reuss se retira derrière les défilés et les
retranchements qui couvraient le Tyrol.


§ VIII.

L'armistice fut conclue le 15 juillet à Parsdorf: les trois places
d'Ingolstadt, Ulm, Philipsbourg durent rester bloquées, mais
approvisionnées jour par jour, pendant le temps de la suspension
d'armes. Tout le Tyrol resta au pouvoir de l'Autriche, et la ligne de
démarcation passa par l'Iser, au pied des montagnes du Tyrol. Dès le
24 juin, le feld-maréchal Kray avait proposé de se conformer à
l'armistice conclu à Marengo, dont il venait de recevoir la nouvelle.
Le reste de juillet, août, septembre, octobre, novembre, les armées
restèrent en présence, et les hostilités ne recommencèrent qu'en
novembre. L'armistice disait:

Article premier. Il y aura armistice et suspension des hostilités
entre l'armée de sa majesté impériale et de ses alliés, en Allemagne,
dans la Suisse, le Tyrol et les Grisons, et l'armée française dans les
mêmes pays. La reprise des hostilités devra être annoncée
respectivement douze jours d'avance.--Art. 2. L'armée française
occupera tout le pays qui est compris dans la ligne de démarcation
suivante: cette ligne s'étend depuis Balzers, dans les Grisons, sur la
rive droite du Rhin, jusqu'aux sources de l'Inn, dont elle comprend
toute la vallée; de là aux sources du Lech, par le revers des
montagnes du Vorarlberg, jusqu'à Reuti, le long de la rive gauche du
Lech. L'armée autrichienne reste en possession de tous les passages
qui conduisent à la rive droite du Lech; elle forme une ligne qui
comprend Reuti, s'étend au delà de Scebach, près de Breitenwang, le
long de la rive septentrionale du lac dont sort le Scebach, s'élève
sur la gauche, dans Lechtal, jusqu'à la source de l'Ammer; delà, par
les frontières, du comté de Werdenfels, jusqu'à la Loisach. Elle
s'étend jusqu'à la rive gauche de cette rivière, jusqu'à Kochelsée,
qu'elle traverse, jusqu'au Walchensée, où elle coupe le lac de ce nom,
et se prolonge le long de la rive septentrionale de la Jachnai jusqu'à
son embouchure dans l'Iser; et, traversant cette rivière, elle se
dirige sur Reitu, sur le Tegernsée, au delà de la Manguald, près de
Gmünd, et sur la rive gauche de celle-ci, au delà de la Falley: de là,
elle prend la direction par Ob-Laus, Reifing, Elkhofin, Frafing,
Ecking, Ébersberg, Malckirchen, Hohenlinden, Krainacher, Weting,
Reting, Aidberg, Isen, Penzing, Zuphtenbach, le long de l'Iser jusqu'à
Furden et Sendorff, où elle passe vers la source de la Vilz, qu'elle
suit jusqu'à son embouchure dans le Danube, et ensuite sur la rive
droite de la Vilz jusqu'à Vilsbibourg, et au delà de cette rivière
jusqu'à Binabibourg, où elle suit le cours de la Bina jusqu'à
Dornaich. Elle coupe près de Sculmshansen, s'étend vers la source du
Colbach, ensuite la rive gauche jusqu'à son embouchure dans la Vilz,
et, se portant sur la gauche, vers la Vilz, se prolonge jusqu'à son
embouchure dans le Danube. La même ligne s'étend sur la rive droite du
Danube jusqu'à Kehlheim, où elle passe le fleuve, et se prolonge sur
la rive droite de l'Altmühl jusqu'à Pappenheim; elle se dirige ensuite
par la ville de Weissembourg, vers la Bednitz, dont elle longe la rive
gauche jusqu'au point où elle se jette dans le Mein; elle suit de là
la rive gauche de cette dernière rivière jusqu'à son embouchure. La
ligne de démarcation, sur la rive droite du Mein, entre cette rivière
et Dusseldorff, ne s'étendra plus vers Mayence jusqu'à la Nidda. Dans
le cas où les troupes françaises auraient fait, dans l'intervalle, des
progrès de ce côté, elles conserveront ou reprendront la même ligne
qu'elles occupent aujourd'hui, 15 juillet.--Art. 3. L'armée impériale
occupera de nouveau le haut et bas Engadin, c'est-à-dire la partie des
Grisons, dont les rivières se jettent dans l'Inn, et de la vallée de
Sainte-Marie, dans l'Adige. La ligne de démarcation française
s'étendra depuis Balzers, sur le lac de Como, par Coire, Tossana,
Splugen, Chiavenna, y compris le Luciensteig. La partie des Grisons,
située entre cette ligne et l'Engadin, sera évacuée par les deux
parties. Ce pays conservera sa forme de gouvernement actuelle.--Art.
4. Les places qui sont dans la ligne de démarcation, telles que Ulm,
Ingolstadt et Philipsbourg, lesquelles sont occupées par les
impériaux, resteront, sous tous les rapports, dans l'état où elles
auront été trouvées par les commissaires nommés à cet effet, par les
généraux en chef; la garnison n'en sera pas augmentée, et elles ne
troubleront point la navigation sur les rivières, et le passage sur
les grandes routes. Le territoire de ces places fortes s'étend jusqu'à
deux mille toises des fortifications; elles s'approvisionneront tous
les dix jours, et, pour ce qui regarde cet approvisionnement
déterminé, elles ne seront pas censées comprises dans les pays occupés
par l'armée française, laquelle, de son côté, ne pourra pas non plus
empêcher les transports des munitions dans lesdites places.--Art. 5.
Le général, commandant l'armée impériale, est autorisé à envoyer dans
chacune de ces places une personne chargée d'informer les commandants
de la conduite qu'il auront à tenir.--Art. 6. Il n'y aura pas de ponts
sur les rivières qui séparent les deux armées, à moins que ces
rivières ne soient coupées par la ligne de démarcation, et alors les
ponts ne pourront être établis que derrière cette ligne, sans
préjudice cependant des dispositions qui pourraient être faites à
l'avenir pour l'utilité des armées et du commerce. Les chefs
respectifs s'entendront sur cet article.--Art. 7. Partout où des
rivières navigables séparent les deux armées, la navigation sera libre
pour elles et pour les habitants. La même chose aura lieu pour les
grandes routes comprises dans la ligne de démarcation, et cela pendant
le temps de l'armistice.--Art. 8. Les territoires de l'empire et des
états autrichiens qui se trouvent dans la ligne de démarcation de
l'armée française, sont sous la sauve-garde de la loyauté et de la
bonne foi. Les propriétés et les gouvernements actuels seront
respectés, et aucun des habitants de ces contrées ne pourra être
inquiété, soit pour services rendus à l'armée impériale, soit pour
opinion politique, soit pour avoir pris une part effective à la
guerre.--Art. 9. La présente convention sera expédiée avec la plus
grande célérité possible.--Art. 10. Les avant-postes des deux armées
ne communiqueront pas entre eux.

    _Plan de campagne._

_Première remarque._--1º Un plan de campagne doit avoir prévu tout ce
que l'ennemi peut faire, et contenir en lui-même les moyens de le
déjouer. La frontière d'Allemagne était, dans cette campagne, la
frontière prédominante; la frontière de la rivière de Gênes était la
frontière secondaire. Effectivement, les évènements, qui auraient lieu
en Italie, n'auraient aucune action directe, immédiate et nécessaire
sur les affaires du Rhin; tandis que les évènements, qui auraient lieu
en Allemagne, auraient une action nécessaire et immédiate sur
l'Italie. En conséquence, le premier consul réunit toutes les forces
de la république sur la frontière prédominante, savoir: l'armée
d'Allemagne, qu'il renforça, et l'armée de Hollande et du Bas-Rhin;
l'armée de réserve, qu'il réunit sur la Saône, à portée d'entrer en
Allemagne, si cela était nécessaire.

Le conseil aulique réunit sa principale armée sur la frontière
secondaire, en Italie. Ce contre-sens, cette violation de ce grand
principe, fut la véritable cause de la catastrophe des Autrichiens
dans cette campagne.

2º Le gouvernement avait ordonné au général Moreau de réunir son armée
derrière le lac de Constance, par la Suisse; de dérober cette marche à
l'ennemi, en interdisant toute communication de la rive gauche à la
rive droite du Rhin; de jeter, à la fin d'avril, quatre ponts entre
Schaffhausen, Stein et le lac de Constance; de passer sur la rive
droite du Danube avec toute son armée; de se porter sur Stockach et
Engen; d'appuyer sa droite au Danube, sa gauche au lac de Constance;
de prendre à dos toutes les divisions ennemies qui se trouveraient en
position sur les Montagnes Noires et dans la vallée du Rhin, de les
séparer de leurs magasins, de se porter ensuite sur Ulm avant
l'ennemi. Moreau ne comprit pas ce plan; il envoya le général
Dessolles au ministre de la guerre, pour proposer de passer le Rhin à
Mayence, Strasbourg et Bâle. Napoléon résolut alors de se mettre
lui-même à la tête de cette armée; mais les évènements exigèrent
qu'elle entrât en opération en avril, et les circonstances intérieures
de la république ne lui permettant pas de quitter alors Paris, il se
contenta de prescrire que l'armée du Rhin n'eût qu'une seule ligne
d'opération.

_Deuxième remarque._ MOREAU.--1º Sainte-Suzanne passa le Rhin à Kelh;
Saint-Cyr, à Neuf-Brisach: ils devaient se joindre dans le Brisgaw.
Moreau en sentit le danger; il rappela Sainte-Suzanne sur la rive
gauche, pour lui faire repasser le Rhin sur le pont de Neuf-Brisach:
ce fut un faux mouvement, et non pas une ruse de guerre. La marche de
trente lieues, depuis Vieux-Brisach à Bâle et Schaffhausen, par la
rive droite du Rhin, était fâcheuse, l'armée prêtait son flanc droit
au Rhin, et son flanc gauche à l'ennemi; elle était dans un
cul-de-sac, au milieu des ravins, des forêts et des défilés. Le
feld-maréchal Kray fut ainsi prévenu où voulait aller son ennemi; il
eut huit jours pour se concerter; aussi fût-il réuni en bataille à
Engen et Stobach, et en mesure de couvrir ses magasins et Ulm avant le
général français, qui cependant avait l'initiative du mouvement. Si
Moreau eût débouché par le lac de Constance avec toute l'armée, il eût
surpris, défait et pris la moitié de l'armée autrichienne; les débris
n'auraient pu se rallier que sur le Necker: il fut arrivé à Ulm avant
elle. Que de grands résultats! La campagne eût été décidée dans les
quinze premiers jours.

2º L'armée française était beaucoup plus forte que celle de l'ennemi
dans un arrondissement de quinze lieues, et cependant l'ennemi fut
supérieur en nombre sur le champ de bataille d'Engen. Moreau éparpilla
son armée, et la compromit; il manoeuvra par sa gauche pour se réunir
à Saint-Cyr, qui était trop loin; il fit attaquer, par Richepanse
seul, le pic de Hohenhoven, qui était une position forte. Il eût dû
tenir ses troupes réunies, et manoeuvrer par sa droite, s'appuyer à
Lecourbe, et couper la ligne de retraite de l'ennemi; là il n'eût été
arrêté par aucune forte position.

3º Kray fit sa retraite, dans la nuit du 3 au 4, sur Moeskirch; il en
était éloigné de six lieues: Lecourbe n'en était éloigné que de trois
lieues. Si celui-ci eût reçu l'ordre de marcher, le 4, il eût coupé
l'armée ennemie, l'eût attaquée en tête et en flanc, dans le temps que
Saint-Cyr et la réserve eussent attaqué en queue; Kray eût été fort
compromis, la bataille de Moeskirch n'eût pas eu lieu. Moreau est
resté, le 4, oisif, sans aucune raison. Cette fatale indécision remit
en question, le lendemain, ce qui avait été décidé à Engen, et rendit
inutile le sang versé sur le champ de bataille.

4º Sainte-Suzanne était à Donauschingen pendant la bataille d'Engen:
il eût pu au moins se trouver à la bataille de Moeskirch; il n'y fut
pas non plus que Saint-Cyr, de sorte que les six divisions de Lecourbe
et de la réserve s'y trouvèrent seules; ce qui faisait une force
inférieure à celle de l'ennemi.

5º La conduite de Saint-Cyr a donné lieu à des plaintes; il n'est
arrivé que la nuit à Liptingen, à plusieurs lieues du champ de
bataille.

6º Si Moreau eût marché, le 6, à la pointe du jour, à la poursuite de
l'ennemi; qu'il eût appuyé Saint-Cyr, le 6, il eût détruit une partie
de l'armée ennemie pendant qu'elle était occupée au passage du Danube:
mais, le 6, comme le 4, Moreau resta inactif sur son champ de
bataille.

7º Que devait faire le général français pour déposter le feld-maréchal
Kray, de son camp retranché? Une seule chose: avoir une volonté,
suivre un plan; car l'initiative était à lui: il était vainqueur, plus
nombreux, et avait une meilleure armée. Le 14 mai, il eût dû passer
l'Iller, se mettre en marche sur trois colonnes, ne pas occuper plus
de six lieues de terrain, passer le Lech, et arriver en deux jours, au
plus en trois à Augsbourg passer le Lech. Le général autrichien eût
aussitôt suivi le mouvement par la rive gauche du Danube, se fût porté
par Neubourg, derrière le Lech, pour couvrir la Bavière et les états
héréditaires; il ne se fût pas exposé à suivre l'armée française sur
la rive droite, puisqu'il aurait fallu qu'il s'avançât sous les murs
d'Augsbourg pour l'atteindre, et que, faisant volte-face, elle
l'aurait battu, coupé d'Ulm, et rejeté dans les Montagnes Noires.
L'armée autrichienne pouvait avoir encore la prétention de combattre
et de vaincre des divisions isolées; mais elle n'avait plus celle de
lutter contre l'armée française réunie.

Les Français devaient être le 18 mai à Munich, et maîtres de la
Bavière. Kray se serait estimé fort heureux de regagner l'Inn à temps:
on voit par ses dépêches, qu'il juge parfaitement de l'irrésolution de
son ennemi. Lorsque celui-ci poussa un corps sur Augsbourg, il
écrivit: l'armée française fait une démonstration sur la Bavière, qui
n'est pas sérieuse, puisque ses divisions sont en échelons jusqu'à
l'Iller, et que sa ligne est déja trop étendue; il avait raison.

7º Moreau a trois fois, en quarante jours, réitéré les mêmes
démonstrations; mais toutes les trois fois, sans leur donner un
caractère de vérité, il n'a reussi qu'à enhardir son rival, et lui a
offert des occasions de battre des divisions isolées. En effet,
l'armée française avait dans ses manoeuvres, la gauche sur Ulm, et la
droite à vingt lieues, menaçant la Bavière; c'était défier l'armée
ennemie et la fortune. Pendant cette campagne, l'armée française qui
était plus nombreuse, a presque toujours été inférieure en nombre sur
le champ de bataille; c'est ce qui arrive aux généraux qui sont
irrésolus, et agissent sans principes et sans plans; les tâtonnements,
les _mezzo termine_ perdent tout à la guerre.

8º Le projet de passer sur la rive gauche du Danube, au-dessous d'Ulm,
était périlleux et fort hasardeux; si Kray et le prince de Reuss
réunis eussent manoeuvré la gauche au Danube, la droite au Tyrol,
l'armée française pouvait être prise en flagrant délit et être fort
compromise. Mais, puisque le général français était résolu à cette
opération inutile et téméraire, il la fallait faire avec résolution et
d'un seul trait; il fallait que le passage ayant été surpris le 19, le
20 toute l'armée se trouvât sur la rive gauche, laissant seulement
quelques colonnes mobiles en observation sur la rive droite, et
qu'elle se portât droit sur Ulm et Nordlingen, afin d'attaquer en
flanc l'armée autrichienne, et de l'obliger, si Kray prenait le parti
de la retraite, à recevoir la bataille, et de s'emparer de son camp
retranché, si Kray se décidait à passer sur la rive droite pour
marcher sur l'armée française. De cette manière le général Moreau
n'avait rien à redouter; son armée supérieure comme elle l'était en
forces et en moral, si elle perdait la rive droite, s'établissait sur
la rive gauche: toutes les chances étaient pour elle; elle profitait
de son initiative pour marcher réunie, surprendre l'ennemi pendant ses
mouvements, dans le temps qu'elle ne laissait rien exposé aux coups de
l'initiative de l'ennemi. C'est l'avantage de toute armée qui marche
toujours réunie; qu'eût pu faire le général Richepanse, qui était le
plus près d'Ulm, si Kray et le prince de Reuss l'eussent attaqué avec
60,000 hommes; et que fût devenue l'armée, si le corps de Richepanse
eût été défait, qu'elle eût perdu sa ligne d'opération sur la rive
droite, en y éprouvant un si grand échec, lorsqu'elle n'avait pas
encore pris pied sur la rive gauche?

9º La marche du général Decaen sur Munich, celle de Lecourbe sur
Neubourg, celle de Leclerc sur Freysing, étaient des mouvements
isolés, où les troupes françaises se sont trouvées en nombre inférieur
de l'ennemi; elles y ont payé d'audace, atteint le point qu'elles
voulaient occuper, ont obtenu peu de résultat, et perdu autant que
l'ennemi.

10º La marche rétrograde de Lecourbe sur le Vorarlberg était inutile:
il fallait qu'il marchât sur Inspruck; il y serait arrivé dix jours
plus tôt avec moins de difficultés, et en perdant moins de monde qu'il
n'en a perdu à tous ces débouchés du Tyrol, pour n'obtenir aucun
résultat: la possession d'Inspruck était d'une toute autre importance,
l'armée se fût alors trouvée en ligne sur l'Inn.

11º L'armistice ne remplit pas le but du gouvernement qui voulait
avoir les quatre places d'Ulm, Philipsbourg, Ingolstadt et Inspruck,
pour bien assurer la position des armées.

_Troisième remarque._--KRAY.--1º le feld-maréchal Kray compromit son
armée en la tenant disséminée à l'approche de l'ouverture de la
campagne; son quartier-général à Donauschingen et surtout ses magasins
de Stockach, Engen, Moeskirch, étaient mal placés. Il agissait comme
si la Suisse eût été neutre; son quartier-général et ses magasins
eussent alors été couverts par les défilés des Montagnes Noires. Mais
les Français étaient maîtres de la Suisse et de tout le cours du Rhin
de Constance à Bâle; ses magasins se trouvaient à une demi-journée
d'eux, et tout-à-fait aux avant-postes.

2º Le feld-maréchal Kray a montré de l'habileté autour d'Ulm: il a
obtenu un grand succès, puisque avec une armée battue trois fois en un
mois, et fort inférieure, il a retenu, pendant quarante jours sous le
canon de son camp retranché, une armée supérieure et victorieuse; les
marches, les manoeuvres, les fortifications n'ont pas d'autre but.
Mais ce maréchal n'eût-il pas pu faire davantage, lorsque
Sainte-Suzanne, avec moins de 20,000 hommes, se trouvait, le 16 mai,
séparé par le Danube du reste de l'armée, à une heure de marche de son
camp retranché; pourquoi ne l'attaqua-t-il pas avec ses forces
réunies? De si belles occasions sont rares; il fallait déboucher sur
les deux divisions de Sainte-Suzanne avec 60,000 hommes, et les
détruire.

3º Lorsque, le 26 mai, l'armée française était disséminée sur une
ligne de vingt lieues du Danube au Lech, pourquoi n'a-t-il pas
débouché avec toutes ses forces sur les deux divisions Sainte-Suzanne
et Richepanse? Il ne les a attaquées qu'avec 16,000 hommes; son
attaque sur l'Iller, le 4 juin, fut faite avec trop de circonspection
et avec trop peu de troupes: le prince de Reuss aurait dû y
concourir, en descendant du Tyrol avec toutes ses forces. Si le
général autrichien eût profité de ses avantages, de l'indécision de
son adversaire, de ses fausses manoeuvres, il l'eût, malgré ses succès
et sa supériorité, rejeté en Suisse.



MÉMOIRES DE NAPOLÉON.



GÊNES.--MASSÉNA.

1800.

  Positions respectives des armées d'Italie.--Gênes.--Mélas coupe
    en deux l'armée française.--Masséna tente inutilement de
    rétablir ses communications avec sa gauche. Il est investi dans
    Gênes.--Blocus de Gênes. Mélas marche sur le Var: Suchet
    abandonne Nice.--Masséna cherche à faire lever le
    blocus.--Masséna, pressé par la famine, entre en négociation.
    Reddition de Gênes.--Les Autrichiens repassent les Alpes pour
    se porter à la rencontre de l'armée de réserve. Suchet les
    poursuit.--Effets de la victoire de Marengo. Suchet prend
    possession de Gênes.--Remarques critiques.


§ 1er.

La principale armée de la maison d'Autriche était celle d'Italie; le
feld-maréchal Mélas la commandait; son effectif était de 140,000
hommes, 130,000 sous les armes. Toute l'Italie était sous le
commandement des Autrichiens, de Rome à Milan, de l'Isonzo aux Alpes
cotiennes: ni le grand-duc, ni le roi de Sardaigne, ni le pape,
n'avaient pu obtenir la permission de rentrer dans leurs états; le
ministre Thugut retenait le premier à Vienne, le second à Florence, et
le troisième à Venise.

L'action de l'administration autrichienne s'étendait sur toute
l'Italie. Rien ne la contrariait: toutes les richesses de ce beau pays
étaient employées à raviver, améliorer le matériel de l'armée, qui,
fière des succès qu'elle avait obtenus dans la campagne précédente,
avait à se rendre digne de fixer l'attention de l'Europe, d'être
appelée à jouer le principal rôle dans la campagne qui allait
s'ouvrir. Rien ne lui semblait au-dessus de ses destinées: elle se
flattait d'entrer dans Gênes, dans Nice; de passer le Var, de se
réunir à l'armée anglaise de Mahon, dans le port de Toulon, de planter
l'aigle autrichienne sur les tours de l'antique Marseille, et de
prendre ses quartiers d'hiver sur le Rhône et la Durance.

Dès le commencement de mars, le feld-maréchal Mélas leva ses
cantonnements; il laissa toute sa cavalerie, ses parcs de réserve,
sa grosse artillerie, dans les plaines d'Italie: tout cela ne
lui était utile que lorsqu'il aurait passé le Var. Il mit 30,000
hommes d'infanterie sous les ordres des généraux Wuccassowich,
Laudon, Haddich et Kaim, pour garder les places et les débouchés
du Splugen, du Saint-Gothard, du Simplon, du Saint-Bernard,
du mont Cenis, du mont Genèvre, d'Argentière, et avec 70 à 80,000
hommes il s'approcha del'Apennin ligurien. Sa gauche, sous les ordres
du feld-maréchal-lieutenant Ott, se porta sur Bobbio, d'où il poussa
une avant-garde sur Sestri de Levante, pour communiquer avec l'escadre
anglaise, et attirer de ce côté l'attention du général français. Avec
le centre et le quartier général, il se porta à Acqui; il confia sa
droite au feld-maréchal-lieutenant Elsnitz.

L'armée française voyait avec confiance à sa tête le vainqueur de
Zurich; elle était appelée à combattre sur un terrain où chaque pas
lui retraçait un souvenir de gloire. Il n'y avait pas encore quatre
ans révolus qu'elle avait, quoique peu nombreuse et dans le plus grand
dénuement, suppléant à tout par son courage et la force de sa volonté,
remporté de nombreuses victoires, planté en cinquante jours ses
drapeaux sur les rives de l'Adige, sur les confins du Tyrol, et porté
si haut la gloire du nom français. L'administration avait été
organisée pendant janvier, février et mars; la solde était alignée,
et des convois considérables de subsistances avaient fait succéder
l'abondance à la disette; les ports de Marseille, Toulon, Antibes,
étaient encore pleins de bâtiments employés à son approvisionnement:
elle commençait à perdre le souvenir des défaites qu'elle avait
éprouvées l'année précédente; elle était aussi bien que le pouvait
permettre la pauvreté du pays où elle se trouvait. Cette armée se
montait à 40,000 hommes; mais elle avait des cadres pour une armée de
100,000. Toutes les nouvelles qui lui arrivaient de l'intérieur de la
France, pendant la dernière campagne, excitaient l'esprit de faction,
de division et de découragement; la république était alors dans les
angoisses de l'agonie: mais aujourd'hui tout était propre à autoriser
son émulation; la France était régénérée. Ces trente millions de
Français, réunis autour de leur chef, si forts de la confiance
réciproque qu'ils s'inspiraient, offraient le spectacle de l'Hercule
gaulois armé de sa massue, prêt à terrasser les ennemis de sa liberté
et de son indépendance.

Le quartier-général était à Gênes; le général de brigade Oudinot était
chef d'état-major; le général Lamartellière commandait l'artillerie.
Masséna avait confié la gauche de son armée au lieutenant-général
Suchet, qui avait sous ses ordres quatre divisions: la première
occupait Rocca-Barbena; la deuxième, Settepani et Mélogno; la
troisième, Saint-Jacques et Notre-Dame de Nève; la quatrième était en
réserve à Finale et sur les hauteurs de San-Pantaléone: sa force était
de 12,000 hommes. Le lieutenant-général Soult commandait le centre,
fort de 12,000 hommes, et partagé en trois divisions: celle du général
Gardanne défendait Cadibone, Vado, Montélegino, Savone; les
flanqueurs, les hauteurs de Stella; le général Gasan défendait les
débouchés en avant et en arrière, et sur les flancs de la Bocchetta;
le général Marbot commandait la réserve; le lieutenant-général Miollis
commandait la droite, forte de 5,000 hommes: il barrait la rivière du
Levant, occupant Recco par sa droite, le Mont-Cornua par son centre,
et par sa gauche le col de Toriglio, situé à la naissance de la vallée
de la Trébia. Une réserve de 5,000 hommes était dans la ville; l'armée
entière était forte de 34 à 36,000 hommes. Les cols, depuis Argentière
jusqu'aux sources du Tanaro, étaient encore obstrués de neige. Une
division de 4,000 hommes, sous les ordres du général Garnier, était
repartie pour les observer, et fournir aux garnisons de Saorgio, de
Nice, de Montalban, de Vintimille et des batteries des côtes.
L'approche de l'armée ennemie décida le général en chef à ordonner la
levée des cantonnements; et, quoique la saison fût rigoureuse, qu'il y
eût encore des neiges sur les hauteurs, les troupes prirent leurs
camps, et occupèrent des positions culminantes. Des escarmouches ne
tardèrent pas à avoir lieu entre les avant-postes. La situation de
l'armée française était délicate; elle exigeait beaucoup de vigilance:
tous les jours elle poussait en avant de fortes reconnaissances, dans
lesquelles elle avait toujours l'avantage; elle faisait des
prisonniers, enlevait des magasins et des bagages. L'occupation de
Sestri de Levante gênait l'arrivée des convois de blé; les paysans de
la vallée de la Fontana-Bona, de tout temps, dévoués à l'oligarchie,
profitant du voisinage de l'armée autrichienne, s'étaient mis sous les
armes, et déclarés pour l'ennemi. Le lieutenant-général Miollis y
marcha sur deux colonnes: l'une entra dans la vallée, désarma les
insurgés, brûla cinq de leurs villages, et prit des ôtages; l'autre
longea la mer, chassa de Sestri l'avant-garde de Ott, la poussa au
delà des Apennins, et se saisit d'un convoi de six mille quintaux de
blé qu'elle fit entrer dans Gênes.


§ II.

La ville de Gênes est située au bord de la mer, sur le revers d'une
arête de l'Apennin, qui se détache au-dessus de la Bocchetta. Cette
arête est coupée à pic par deux torrents, la Polcevera à l'ouest, et
la Bisagno à l'est, qui ont leur embouchure dans la mer, à deux mille
toises l'un de l'autre. Gênes a deux enceintes bastionnées; la
première est un triangle de neuf mille toises de développement: le
côté du sud, bordé par la mer, s'étend depuis la lanterne, à
l'embouchure de la Polcevera, jusqu'au lazaret, à l'embouchure du
Bisagno; les deux môles, le port, les quais l'occupent dans toute son
étendue: le côté d'ouest longe la rive gauche de la Polcevera; celui
de l'est, la rive droite du Bisagno: ils ont chacun trois mille cinq
cents toises d'étendue, et se joignent en formant un angle aigu au
fort de l'Éperon. Le plan qui passe par ces trois angles fait un angle
de 15° avec l'horizon. Cette enceinte est bien revêtue, bien tracée,
bien flanquée; le terrain a été saisi avec art. Le côté de l'ouest
domine toute la vallée de la Polcevera, où est le faubourg de
Saint-Pierre-d'Arena: le côté de l'est, au contraire, est dominé par
les mamelons de Monte-Ratti et du Monte-Faccio; ce qui a obligé
l'ingénieur à les occuper par les trois forts extérieurs de Quezzi sur
Monte Valpura, de Richelieu sur le Manego, de San Tecla, entre le
Monte Albaro et la Madone-del-Monte. Au-delà de ces montagnes est le
torrent de Sturla; au-dessus du fort de l'Éperon est le plateau des
Deux-Frères, parallèle à la mer, et dominé, pris à revers, par le fort
de Diamant, situé à douze cents toises du fort de l'Éperon. La ville
de Gênes est bâtie près de l'embouchure du Bisagno; elle est couverte
par la deuxième enceinte, dessinée avec art, et susceptible de quelque
résistance. Elle ne peut être bombardée ni du côté du nord, ni du côté
de l'ouest, puisqu'elle se trouve à plus de deux mille toises du fort
de l'Éperon, et à neuf cents toises de la lanterne; elle ne peut
l'être du côté de l'est que par celui qui serait maître des trois
forts extérieurs, et qui occuperait la position de Notre-Dame del
Monte. La première enceinte a été bâtie en 1632; la deuxième est plus
ancienne. Le port n'est précédé par aucune rade; la mer bat avec force
dans l'intérieur; ce qui rend nécessaire la prolongation des môles,
tel que cela avait été projeté en 1807. Les deux enceintes étaient
parfaitement armées; l'arsenal abondamment fourni de toutes espèces
de munitions de guerre. Le parti démocratique qui gouvernait la
république depuis la convention de Montebello était exclusivement
dévoué à la France. La répugnance du peuple pour les Autrichiens avait
été soigneusement entretenue par le sénat depuis 1747. Gênes, par
l'esprit de ceux qui la gouvernaient, par son opinion, par son
dévouement, était une ville française.

Le vice-amiral Keith, commandant l'escadre anglaise dans la
Méditerranée, notifia, en mars, aux consuls des diverses nations le
blocus de tous les ports et côtes de la république de Gênes, depuis
Vintimille à Sarzane: il interdisait aux neutres le commerce avec
soixante lieues de côtes, qu'il ne pouvait cependant pas surveiller
réellement; c'était, d'un coup de plume, les déclarer déchus de la
protection du pavillon de leur souverain. Dans les premiers jours
d'avril, il établit sa croisière devant Gênes; ce qui rendit
difficiles les communications avec la Provence et l'arrivée des
approvisionnements qui étaient en abondance dans les magasins de
Marseille, Toulon, Antibes, Nice, etc.


§ III.

Le 6 avril les grandes opérations commencèrent. Le feld-maréchal Mélas
avec quatre divisions attaqua à la fois Montelegino et Stella: le
lieutenant-général Soult accourut avec sa réserve au secours de la
gauche. Le combat fut assez vif tout le jour: la division Palfy entra
dans Cadibone et Vado; celles de Saint-Julien et de Lattermann
entrèrent à Montelegino et Arbizola; Soult rallia sa gauche sur
Savone, compléta la garnison de la citadelle, et se retira sur
Varaggio pour couvrir Gênes; trois vaisseaux de guerre anglais
mouillèrent dans la rade de Vado. Mélas porta son quartier-général à
la Madona de Savone, et fit investir le fort: il trouva à Vado
plusieurs pièces de 36 et de gros mortiers qui armaient les batteries
des côtes. Dès cette première journée la ligne française se trouva
coupée. Suchet, avec la gauche, fut séparé du reste de l'armée; mais
il conserva sa communication avec la France.

Le même jour, Ott, avec la gauche, déboucha par trois colonnes sur
Miollis; celle de gauche, le long de la mer, celle du centre par
Monte-Cornua, celle de droite par le col de Toriglio: il fut partout
vainqueur; occupa le Monte-Faccio, le Monte-Ratti, et investit les
trois forts de Quezzi, de Richelieu et de San-Tecla; il établit le feu
de ses bivouacs à une portée de canon de cette ville. L'atmosphère,
jusqu'au ciel, en était embrasé: les Génois, hommes, femmes,
vieillards, enfants, accoururent sur les murailles pour considérer un
spectacle si nouveau et si important pour eux: ils attendaient le jour
avec impatience; ils allaient donc devenir la proie de ces Allemands,
que leurs pères avaient repoussés, chassés de leur ville avec tant de
gloire! Le parti oligarque souriait en secret, et dissimulait mal sa
joie; mais le peuple tout entier était consterné. Au premier rayon du
soleil, Masséna fit ouvrir les portes; il sortit avec la division
Miollis et la réserve, attaqua le Monte-Faccio, le Monte-Ratti, les
prit à revers, et précipita dans les ravins et les fondrières les
divisions de l'imprudent Ott, qui s'était approché avec tant
d'inconsidération, seul et si loin du reste de son armée. La victoire
fut complète; le Monte-Cornua, Recco, le col de Toriglio, furent
repris. Le soir, mille cinq cents prisonniers, un général, des canons
et sept drapeaux, trophées de cette journée, entrèrent dans Gênes au
bruit des acclamations et des élans de joie de tout ce bon peuple.

Pendant cette même journée du 7, Elsnitz, avec la droite de Mélas,
attaqua par cinq colonnes le lieutenant-général Suchet; celle qui
déboucha par le Tanaro et le Saint-Bernard fut battue, rejetée au-delà
du fleuve par la division française qui était à Rocca-Barbena; celles
qui attaquèrent Settepani, Melogno, Notre-Dame de Nève, Saint-Jacques,
eurent des succès variés; le général Séras se maintint à Melogno; mais
Saint-Jacques fut occupé par Elsnitz, comme les hauteurs de Vado
l'étaient de la veille par le général Palfy. Suchet se retira sur la
Pietra et Loano; il prit la ligne de Borghetto, et renforça sa gauche
pour assurer ses communications avec la France, sa seule retraite.

Le 9, le feld-maréchal-lieutenant Ott fit attaquer et occuper par le
général Hohenzollern la Bocchetta. Mélas avait obtenu son principal
objet; il avait coupé l'armée française de la France, et en avait
séparé un corps: mais il fallait prévenir le retour offensif des
Français, marcher sur Gênes, cerner la ville, et concentrer son armée.
L'intervalle de quatorze lieues qui existait entre sa gauche et son
centre était bien périlleux; il déboucha, le 10, avec son centre sur
plusieurs colonnes: celle de droite, commandée par Lattermann, longea
la mer par Varaggio; celle du centre, conduite par Palfy, se porta
sur les hauteurs de cette ville; celle de Saint-Julien partit de
Sospello pour se porter sur Monte-Fayale, dans le temps que
Hohenzollern de la Bocchetta, se portait sur Ponte-Decimo, et
dirigeait ses flanqueurs de droite par Marcarolo sur les hauteurs de
la Madona-dell'Aqua, près Voltri, pour effectuer sa jonction avec le
centre.


§ IV.

Masséna, le même jour, 9 avril, était à Varaggio avec la moitié de ses
forces; Soult, à Voltri, avec l'autre moitié; Miollis gardait Gênes;
Suchet, prévenu par mer, sortait des lignes de Borghetto, et se
portait à l'attaque de Saint-Jacques. Le but du général Masséna était
de rétablir, à quelque prix que ce fût, ses communications avec sa
gauche et la France. Soult devait se porter de Voltri sur Sassello;
Masséna sur Melta; Suchet sur Cadibone: sa jonction devait se faire
sur Montenotte-Supérieur. A l'aube du jour, Soult se mit en marche;
mais, ses coureurs ayant eu connaissance que des flanqueurs de
Hohenzollern s'approchaient de Voltri, il quitta sa route, fit un à
droite, marcha sur eux, les poussa de hauteurs en hauteurs, les
précipita, le soir, dans la fondrière du torrent de la Piota, tua,
blessa ou prit 3,000 hommes. Le 11, il exécuta son mouvement sur
Sassello, où il entra, et apprit que le général Saint-Julien en était
parti le matin pour se porter sur Monte-Fayale; il marcha aussitôt à
lui, le défit et le rejeta sur Montenotte, après lui avoir fait grand
nombre de prisonniers; de là, il se porta sur le Monte-l'Hermette,
dont il s'empara, après des combats fort vifs, où l'audace,
l'intrépidité et la nécessité de vaincre, suppléèrent au nombre.
Pendant ce temps, Masséna avait été moins heureux; il attendit, le 10,
avec impatience que Soult arrivât sur sa droite: ne le voyant pas
venir, il partit, le 11, de Varaggio, et marcha sur Stella; mais
Lattermann, qui longeait la mer, entra dans Varaggio, et menaça
Voltri, dans le temps que Palfy et Bellegarde l'attaquaient de front;
il craignit d'être cerné: il battit en retraite sur Cogareto. Le
lendemain, il détacha le général Fressinet par sa droite pour soutenir
Soult: Fressinet arriva à propos; il décida de l'occupation du
Monte-l'Hermette. De son côté, Suchet attaqua et prit Settepani,
Melogno, San-Pantaleone; mais il fut repoussé à Saint-Jacques. Les 10,
11, 12, 13, 14 et 15 se passèrent en marches, manoeuvres et combats:
souvent les colonnes des deux armées se côtoyèrent en sens inverse,
séparées entre elles par des torrents, des fondrières, qui les
empêchaient de se combattre dans leurs marches, quoique très-près
l'une de l'autre. Masséna reconnut l'impossibilité de rétablir ses
communications: le défaut de concert entre les attaques de Masséna et
celles de Suchet empêcha qu'elles ne fussent simultanées; mais la
perte de l'ennemi, dans les combats, fut double de celle des Français.
Le 21, Masséna évacua Voltri pour s'approcher des remparts de Gênes,
dans laquelle il fit défiler devant lui cinq mille prisonniers. Le
colonel Mouton, du troisième de ligne, depuis le comte de Lobau, se
couvrit de gloire dans toutes ces attaques; il sauva l'arrière-garde
au passage du pont de Voltri, par sa bonne contenance. Le peuple de
Gênes, témoin de l'intrépidité du soldat français, du dévouement, de
la résolution des généraux, se prit d'enthousiasme et d'amour pour
l'armée.

L'armée de Masséna, dès ce jour, 21 avril, cessa d'avoir l'attitude
d'une armée en campagne; elle n'eut plus que celle d'une forte et
courageuse garnison d'une place de premier ordre. Cette situation lui
offrit encore des lauriers à cueillir; peu de positions étaient plus
avantageuses que celle que Masséna occupait. Maître d'un aussi grand
camp retranché, qui barre toute la chaîne de l'Apennin, il pouvait en
peu d'heures se porter de la droite à la gauche, en traversant la
ville; ce que l'ennemi n'aurait pu faire qu'en plusieurs jours de
marche. Le général autrichien ne tarda pas à sentir tous les avantages
que donnait à son ennemi un pareil théâtre. Le 30, par une attaque
combinée, il s'approcha des murailles de Gênes, dans le temps que
l'amiral Keith engageait une vive canonnade avec les batteries des
môles et des quais. La fortune sourit d'abord à toutes ses
combinaisons, il s'empara du plateau des Deux-Frères, cerna le fort de
Diamant, surprit le fort de Quezzi, bloqua celui de Richelieu, occupa
tous les revers de Monte Ratti, de Monte Faccio, et même de la Madone
del Monte; il voulait y mettre vingt mortiers en batterie, pendant la
nuit, sur la position d'Albana, brûler la superbe Gênes, et y porter
l'incendie et la révolte. Mais, dans l'après-midi, Masséna, ayant
concentré toutes les forces derrière ses remparts, confia la garde de
la ville à la garde nationale, et déboucha sur Monte-Faccio, qu'il
cerna de tous côtés, le reprit malgré la plus vive résistance: ses
troupes rentrèrent dans le fort de Quezzi. Soult marcha alors par le
plateau des Deux-Frères; il s'en rendit maître. L'ennemi perdit toutes
les positions qu'il avait prises le matin. Le soir, le général en chef
rentra dans Gênes, menant à sa suite douze cents prisonniers, des
drapeaux, les échelles dont l'armée autrichienne s'était munie pour
l'escalade qu'elle avait voulu tenter au point de réunion des deux
enceintes, du côté de Bisogno.

Suchet se maintint long-temps maître de Saint-Pantaléone et de
Melogno; mais enfin il se retira dans la position de Borghetto,
n'espérant plus rien de ses efforts pour rétablir la ligne de l'armée.


§ V.

Après le désastre de cette journée, les généraux autrichiens
renoncèrent à toute attaque de vive force sur un théâtre qui leur
était si contraire. Gênes n'avait pas de vivres, et ne pouvait tarder
à capituler. Conformément aux principes de la guerre de montagnes, ils
occupèrent de fortes positions autour de cette place, pour empêcher
les vivres d'y entrer par terre, comme l'escadre anglaise les
interceptait par mer: ce serait donc au général français à prendre
l'offensive, à les déposter s'il voulait communiquer avec la
campagne, ouvrir les routes pour se procurer les fourrages et les
vivres qui lui étaient indispensables.

D'un autre côté, la cour de Vienne était alarmée de la grande
supériorité de l'armée française du Rhin, et des immenses préparatifs
que faisait le premier consul pour porter la guerre sur le Danube:
elle pressait une diversion sur la Provence. Mélas se porta sur le
Var, et laissa le feld-maréchal-lieutenant Ott avec 30,000 hommes,
pour bloquer Gênes de concert avec l'escadre anglaise. Ott occupa
plusieurs camps, déja fortifiés par la nature, et auxquels il ajouta
tous les secours de l'art, qui lui donnait le double avantage de
maîtriser les débouchés, de s'opposer ainsi à l'arrivée des convois,
et de placer les troupes dans de fortes positions, où elles n'avaient
rien à redouter de la _furie française_.

Tranquille sur le sort de Gênes, qui devait lui ouvrir ses portes sous
quinze jours, Mélas avec 30,000 hommes marchait à Suchet; il fit
tourner la ligne de Borghetto par une division qui déboucha par Ormea,
Ponte di Nave et la Pieva. Il attaqua, le 7 mai, les hauteurs de
San-Bartolomeo, espérant couper aux Français le chemin de la Corniche
à port Maurice, et obliger ainsi Suchet à poser les armes. Mais le
général Pujet, qui était en position à Saint-Pantaléone, donna le
temps à son général de faire sa retraite, bien qu'avec quelque
désordre, et une assez grande perte, derrière la Taggia, où il eût pu
tenir quelques jours, si la brigade Gorrup, partie de Coni, ne s'était
pas emparée, dès le 6, du col de Tende. Déja ses avant-postes étaient
au défilé de Saorgio. Suchet jugea, avec raison, devoir repasser la
Roya et le Var en toute hâte. Il fit aussitôt travailler à retrancher
la tête de pont et fit venir de la grosse artillerie d'Antibes, et des
canonniers de la côte. Il avait laissé garnison dans le fort
Vintimille, dans le château de Ville-Franche, et au fort Montalban,
qui, situé sur la hauteur qui sépare le golfe de Ville-Franche de la
rade de Nice, domine ces deux villes et tout le cours du Paglione. Il
y fit établir un télégraphe, et eut ainsi sur les derrières de
l'ennemi une vedette qui l'instruisait de tous ses mouvements, soit
sur le chemin de Gênes par le col de Turbie, soit sur la chaussée de
Turin par la vallée du Paglione.

Le général de division Saint-Hilaire commandait la 8º division
militaire: il accourut sur le Var ramassant à Marseille et à Toulon
toutes les troupes disponibles; des compagnies de garde nationale se
rangèrent aussi sous ses ordres. Les places de Colmars, Entrevaux,
Antibes, étaient en bon état de défense; dès le 15 mai, le corps de
troupes réunies sur le Var était de 14,000 hommes.

Tous les courriers de Paris apportaient en Provence des nouvelles de
la marche de l'armée de réserve; déja l'avant-garde arrivait sur le
Saint-Bernard. Le résultat de cette manoeuvre était évident pour les
soldats comme pour les citoyens; le moral des troupes, comme celui des
habitants, était au plus haut degré d'espérance. Le général Willot,
qui se trouvait à la suite de l'armée autrichienne, formait une légion
de déserteurs. Pichegru devait se mettre à la tête des mécontents du
Midi. Willot avait commandé en Provence en 1797, avant le 18
fructidor, dans ce moment de réaction, où les ennemis de la république
exerçaient tant d'influence dans l'intérieur. Il correspondait avec
eux; il avait sous main organisé, dans les départements du Var et des
Bouches-du-Rhône, une espèce de chouannerie. Dans le midi, les
passions sont vives; les partisans de la république étaient exaltés,
c'étaient les anarchistes les plus forcenés de France: le parti opposé
n'était pas plus modéré. Il avait levé l'étendard de la révolte et de
la guerre civile après le 31 mai; et livré Toulon, le principal
arsenal de la France, à son plus mortel ennemi. Marseille ne vit que
par le commerce: la supériorité maritime des Anglais l'avait réduite
au simple cabotage, ce qui pesait beaucoup sur elle; c'est d'ailleurs
le pays de France où il s'est moins vendu de domaines nationaux, les
moines et les prêtres y avaient peu de biens-fonds, et hormis dans le
district de Tarascon, les propriétés y ont éprouvé peu de changements.
Cependant tous les efforts des partisans des Bourbons furent
impuissants; les principes du 18 brumaire avaient réuni la très-grande
majorité des citoyens; et enfin les mouvements de l'armée de réserve
suspendaient les pensées, fixaient toutes les attentions, excitaient
tous les intérêts.

Le 11 mai, Mélas fit son entrée à Nice: l'ivresse des officiers
autrichiens était extrême; ils arrivaient enfin sur le territoire de
la république, après avoir vu les armées françaises aux portes de
Vienne. Une croisière anglaise mouilla à l'embouchure du Var; elle
annonçait l'arrivée de l'armée embarquée à Mahon, qui devait investir
la place de Toulon. Pour cette fois l'Angleterre voulait faire sauter
les superbes bassins et détruire de fond en comble cet arsenal, d'où
était sortie l'armée qui menaçait son empire des Indes.

Le Var est un torrent guéable, mais qui en peu d'heures grossit. Les
gués n'y sont pas sûrs, d'ailleurs la ligne que défendait Suchet
était courte, la gauche s'appuyait à des montagnes difficiles, la
droite à la mer, à six cents toises. Il avait eu le temps de couvrir
de retranchements et de batteries de gros calibre la tête de pont
qu'il occupait en avant du village de Saint-Laurent. Dès la première
entrée des Français dans le comté de Nice, en 1792, le génie avait
construit grand nombre de batteries sur la rive droite pour protéger
le pont qui a trois cents toises de longueur; un défilé aussi
considérable avait attiré toute la sollicitude des généraux français,
pendant les années 1792, 1793, 1794, 1795. Le champ de bataille
qu'allait défendre Suchet était préparé de longue main. Le 14, après
quelques jours de repos, les divisions Elsnitz, Bellegarde et
Lattermann, attaquèrent la tête de pont avec opiniâtreté: la défense
fut brillante; l'ennemi, écrasé par les batteries de la rive droite,
reconnut l'impossibilité de réussir; il prit position; il poussa par
la gauche des postes jusqu'à la croisière anglaise, et appuya sa
droite aux montagnes. Mélas était résolu à passer le Var plus haut: le
corps de Suchet tourné eût été obligé de se reployer sur Cagnes et les
défilés de l'Esterelles, lorsque le 21 il reçut enfin les nouvelles du
passage du Saint-Bernard par l'armée de réserve, et de l'arrivée de
Napoléon à Aoste. Mélas partit aussitôt avec deux divisions, passa le
col de Tende, entra à Coni le 23; le 24 il apprit à Savigliano la
prise d'Ivrée: il s'était fait précéder depuis quelques jours par la
division Palfy. Il se flattait encore que toutes ces nouvelles étaient
exagérées; que cette armée, si redoutable, ne serait qu'un corps de 15
à 20,000 hommes au plus qu'il pouvait facilement contenir avec les
troupes qu'il amenait avec lui et ce qu'il avait réuni dans la plaine
d'Italie, sans renoncer à Gênes, ajournant seulement ses projets sur
la Provence. Il ordonna à Elsnitz de conserver, de prendre position
derrière la ligne de la Roya, appuyant sa droite au col de Tende, son
centre sur les hauteurs de Breglio, sa gauche à Vintimille. Des
officiers de génie, de nombreux corps de sapeurs, se rendirent sur
cette ligne de retraite pour y construire des retranchements. La Roya
est effectivement la meilleure ligne pour couvrir Gênes du côté de la
France, en même temps que la chaussée de Tende; car la Taggia qui est
en arrière, laisse à découvert la chaussée de Nice à Sospello, Tende
et Turin.


§ VI.

Aussitôt que Masséna fut instruit qu'il n'était plus bloqué que par
30 à 35,000 hommes, que Mélas avec une partie de l'armée s'était porté
sur le Var, il sortit de Gênes avec l'espérance fondée de culbuter le
corps d'armée du blocus, et de terminer la campagne. 15,000 Français
dans sa position valaient mieux que 30,000 Autrichiens: l'ennemi fut
effectivement repoussé de tous ses postes avancés.

Le 10 mai, le lieutenant-général Soult avec 6,000 hommes, se porta
dans la rivière du Levant sur les derrières de la gauche de Ott, et
rentra dans Gênes avec des vivres et des prisonniers par Monte-Faccio;
les attaques furent renouvelées le 13 mai. Ott concentra ses troupes
sur Monte-Creto: le combat fut opiniâtre et sanglant; Soult, après
avoir fait des prodiges de valeur, tomba grièvement blessé et resta au
pouvoir de l'ennemi.

Masséna rentra dans Gênes, ayant perdu l'espoir de faire lever le
blocus; les vivres devenaient rares et fort chers. La population
souffrait, la ration du soldat avait été diminuée; cependant, malgré
la vigilance des Anglais, quelques bâtiments de Marseille, de Toulon,
et de Corse, parvinrent à entrer dans Gênes. Ce secours eût été
suffisant pour l'armée, mais était bien faible pour une population de
cinquante mille ames. On parlait de capituler, lorsque, le 26 mai,
arriva le chef d'escadron Franceschi, qui, le 24 avril, avait quitté
cette ville pour se rendre à Paris: témoin du passage du
Saint-Bernard, il annonçait la prochaine arrivée de Napoléon sous les
murs de Gênes. Cet intrépide officier s'était embarqué à Antibes sur
un bâtiment léger; au moment d'entrer dans le port, sa félouque étant
sur le point d'être prise, il n'eut d'autre ressource, pour sauver les
dépêches, que de se jeter à la nage. Les nouvelles qu'il apportait
remplirent d'allégresse l'armée et les Génois: l'idée d'une prompte
délivrance fit endurer avec patience les maux présents. Les ennemis de
la France furent consternés, leurs complots s'évanouirent; le peuple
suivait sur les cartes exposées aux portes des boutiques le mouvement
d'une armée en laquelle il avait placé sa confiance, et que conduisait
un général qu'il aimait: il savait, par l'expérience des campagnes
précédentes, tout ce qu'il devait en attendre.


§ VII.

Cependant un convoi de blé, annoncé de Marseille, était attendu avec
la plus grande impatience; un des bâtiments qui en faisait partie,
entra le 30 mai dans le port, et annonça qu'il était suivi par le
reste du convoi: la population tout entière se porta sur le quai, dès
la pointe du jour, pour devancer l'arrivée de ce secours si ardemment
attendu. Son espérance fut trompée, rien n'arriva, et le soir on
annonça qu'il était tombé au pouvoir de l'ennemi. Le découragement
devint extrême, les magistrats de la ville eurent recours aux magasins
de cacao, dont il existait une grande quantité chez les négociants.
Cette ville est l'entrepôt qui en fournit à toute l'Italie. Il s'y
trouvait aussi des magasins de millet, d'orge, de fèves. Dès le 24
mai, la distribution du pain avait cessé; on ne recevait plus que du
cacao. Les denrées de première nécessité étaient hors de prix: une
livre de mauvais pain coûtait trente francs; la livre de viande, six
francs; une poule, trente-deux francs. Dans la nuit du premier au
deux, on crut entendre le canon. Les soldats, les habitants se
portèrent avant le jour sur les remparts; vaine illusion, ces
espérances déchues accroissaient le découragement: la désertion était
assez considérable, ce qui est rare dans les troupes françaises; mais
les soldats n'avaient pas une nourriture suffisante. 8,000 prisonniers
autrichiens étaient sur les pontons et dans les bagnes: ils avaient
reçu jusque alors les mêmes distributions que les soldats; mais enfin
il n'était plus possible de leur en délivrer. Masséna le fit
connaître au général Ott; il demanda qu'il leur fît passer des vivres,
et donna sa parole qu'il n'en serait rien distrait. Ott pria l'amiral
anglais d'en envoyer à ses prisonniers, celui-ci s'y refusa; ce qui
fut une première source d'aigreur entre eux. L'armée de blocus
elle-même ne vivait que par le secours de la mer, et dépendait en cela
de la flotte. Le 2 juin, la patience du peuple parut à bout; les
femmes s'assemblèrent tumultueusement, demandant du pain ou la mort.
Il y avait tout à craindre du désespoir d'une aussi nombreuse
population; il n'y avait que dix jours que le colonel Franceschi était
arrivé, mais déja dix jours sont longs pour des affamés! «Depuis qu'on
nous annonce l'armée de réserve, disaient-ils, si elle devait venir,
elle serait déja arrivée; ce n'est point avec cette lenteur que marche
Napoléon, il a été arrêté par des obstacles qu'il n'a pu surmonter, il
a eu quatre fois le temps de faire le chemin. L'armée autrichienne est
trop forte, la sienne trop faible, il n'a pu déboucher des montagnes,
nous n'avons aucune chance, cependant la population entière de notre
ville contracte des maladies qui vont nous faire tous périr.
N'avons-nous donc pas montré assez de patience et d'attachement à la
cause de nos alliés? N'y a-t-il pas de la férocité à exiger davantage
d'une population si nombreuse, composée de vieillards, de femmes et
d'enfants, de citoyens paisibles peu accoutumés aux horreurs de la
guerre?»

Masséna céda enfin à la nécessité: il promit au peuple que si, sous
vingt-quatre heures, il n'était pas secouru, il négocierait. Il tint
parole: le 3 juin, il envoya l'adjudant-général Andrieux au général
Ott. Fatalité des choses humaines! Il se rencontra dans l'antichambre
de ce général avec un officier d'ordonnance autrichien qui arrivait en
poste du quartier-général de Mélas: il était porteur de l'ordre de
lever le blocus et de se rendre en toute hâte sur le Pô; il lui
annonçait que Napoléon était à Chivasso depuis le 26, et marchait sur
Milan. Il n'y avait plus un moment à perdre pour sauver l'armée.

Andrieux entra à son tour; il débuta, comme c'est l'usage, par
déclarer que son général avait encore des vivres pour un mois pour son
armée; mais que la population souffrait, que son coeur en était ému et
qu'il rendrait la place si on consentait qu'il sortît avec ses armes,
bagages et canons sans être prisonnier.

Ott accepta avec empressement en déguisant sa surprise et sa joie.
Les négociations commencèrent de suite; elles durèrent vingt-quatre
heures. Masséna se rendit en personne aux conférences, au pont de
Conegliano, où se trouvèrent l'amiral Keith et le général Ott:
l'embarras de ce dernier était extrême; d'un côté, le temps était bien
précieux, il sentait toute la conséquence d'une heure de retard dans
de pareilles circonstances. Le 4, dans la journée, il apprit que
l'armée de réserve avait forcé le passage du Tésin, était entrée à
Milan, occupant Pavie, et que déja les coureurs étaient sur l'Adda:
cependant, s'il accédait aux demandes de Masséna, et qu'il le laissât
sortir de Gênes sans être prisonnier de guerre, avec armes et canons,
il n'aurait rien gagné. Le général avait encore 12,000 hommes, il se
réunirait à Suchet qui en avait autant, et, ainsi réunis,
manoeuvrerait contre lui Ott, qui se serait affaibli d'une division
qu'il fallait qu'il laissât à Gênes. Il ne pourrait donc se porter sur
le Pô qu'avec environ trente bataillons, qui, réduits par les pertes
de la campagne, fourniraient à peine 15,000 hommes.

Ott proposa que l'armée française se rendît à Antibes par mer, avec
armes et bagages, et sans être prisonnière. Cela fut rejeté, et on
convint que 8,500 hommes de la garnison sortiraient par terre et
prendraient la chaussée de Voltri, et que le reste serait transporté
par mer. (Voyez la capitulation.) Le lendemain 6, la plus grande
partie de la garnison sortit au nombre de 8,500 hommes avec armes et
bagages, mais sans canons, et se rendit à Voltri: le général en chef
s'embarqua à bord de cinq corsaires français avec 1,500 hommes et 20
pièces de campagne; les malades, les blessés, restèrent dans les
hôpitaux sous le soin des officiers de santé français. Ott confia
Gênes au général Hohenzollern, auquel il laissa 10,000 hommes.
L'amiral anglais prit possession du port et des établissements
maritimes; des convois de subsistances arrivèrent de tous côtés: en
peu de jours la plus grande abondance remplaça la disette. La conduite
des Anglais indisposa le peuple; ils mirent la main sur tout: à les
entendre c'étaient eux qui avaient pris Gênes, puisqu'elle ne s'était
rendue que par famine, et que c'était la croisière qui avait arrêté
tous les convois de vivres.


§ VIII.

Le général Elsnitz avait employé six jours à préparer sa retraite; il
avait quitté Nice, dans la nuit du 28 au 29 mai, avec l'intention de
prendre la ligne de la Roya et de couvrir le blocus de Gênes. Avant de
démasquer son mouvement de retraite, et conformément à un usage assez
habituel des généraux autrichiens, il insulta deux fois, le 22 et le
26 mai, la tête du pont du Var. Il fut repoussé et eut 5 à 600 hommes
hors de combat.

Le but de ces attaques était d'en imposer à Suchet, de lui masquer son
véritable projet, et de l'empêcher de détacher une colonne, par la
crête supérieure des Alpes, sur le col de Tende. Suchet ne fut
instruit, que le 29, par le télégraphe du fort Montalban, de la
retraite de son ennemi; il passa sur-le-champ le pont, et entra à
Nice, dans la journée. Les habitants envoyèrent une députation
implorer sa clémence. Ils en avaient besoin; leur conduite avait été
mauvaise.

Les généraux Menard et Rochambeau marchèrent avec rapidité, par la
chaussée de Nice à Turin, pour joindre la droite de l'ennemi; ils
rattrapèrent le temps perdu, et rencontrèrent, sur les hauteurs de
Breglio, Braillo et Saorgio, les troupes du général Gorrup, qui
formaient la droite autrichienne; ils le débordèrent, le battirent, et
l'obligèrent à se jeter du côté de la mer, abandonnant ainsi la route
du col de Tende, dont ils s'emparèrent. Cependant le général Elsnitz
avait conservé long-temps la volonté de se maintenir sur la Roya. Il
venait de recevoir l'ordre de se rendre en toute hâte sur le Pô, par
le col de Tende, ce qui ne lui était plus possible depuis la défaite
du corps du général Gorrup. Il se décida à exécuter ce mouvement de
retraite par le chemin de la Corniche. Arrivé à Oneille, il se porta
sur Pieva, Ormea et Ceva. Cette marche était pleine de difficultés; il
l'exécuta avec bonheur. Son arrière-garde, attaquée à Pieva, éprouva
un échec; cependant, dans ce mouvement si difficile, il ne perdit que
1,500 à 2,000 hommes, quelques canons et quelques bagages. Suchet
arriva le 6 juin à Savone, il y fut rejoint par le général Gazan qui
commandait les 8,500 hommes sortis de Gênes par terre. Il prit des
cantonnements sur la Bormida, et cerna la citadelle de Savone, qui
avait garnison autrichienne. Du 29 mai au 6 juin, où les troupes
françaises poussèrent l'ennemi avec la plus grande activité, elles
firent de 1,500 à 2,000 prisonniers, et déployèrent, dans plusieurs
combats, la plus grande intrépidité. Elles avaient un avantage
inappréciable sur leur ennemi, la connaissance du pays: d'ailleurs les
habitants leur étaient en tout favorables.


§ IX.

Après la bataille de Marengo, Suchet eut ordre de se porter sur Gênes:
il établit son quartier-général à Conegliano, entra dans la place le
24 juin, conformément à la convention d'Alexandrie; cependant, dès le
20 juin, il signa une convention particulière avec le général
Hohenzollern, (voy. Pièces officielles). Aussitôt que le peuple génois
ne sentit plus les angoisses de la famine, il revint à ses sentiments
naturels. L'avidité des Anglais excitait vivement son indignation; ils
voulaient tout emporter. Ils convoitaient jusqu'aux marchandises en
port franc. Il y eut des discussions vives, des voies de fait avec le
peuple: plusieurs Anglais furent massacrés. Suchet, instruit de la
conduite de l'amiral anglais, réclama les dispositions de la
convention; ce qui donna lieu à une correspondance curieuse entre lui
et le général Hohenzollern, qui s'opposa à toutes les entreprises des
Anglais, mit des gardes à l'arsenal et au port pour les empêcher de
rien enlever: il se comporta avec honneur.

La première nouvelle de la reddition de Gênes fut apportée à Napoléon
par quelques patriotes milanais réfugiés dans cette ville, et qui
avaient regagné leur patrie par les montagnes; ce ne fut que
vingt-quatre heures plus tard, qu'il en reçut la nouvelle officielle.
Quand les Génois apprirent la victoire de Marengo, leur joie fut
extrême; leur patrie était délivrée. Ils s'associèrent sincèrement à
la gloire de leurs alliés. Le parti oligarque rentra dans le néant.
Les Anglais et les Autrichiens furent davantage en butte aux menaces
et aux insultes de la populace; le sang coula; un régiment autrichien
fut presque entièrement détruit. Hohenzollern fut obligé de s'adresser
à Suchet pour demander justice et son intervention pour que, pendant
le peu de jours qu'il avait à rester encore dans la place, jusqu'au
moment désigné pour sa remise, le peuple restât tranquille. L'entrée
de Suchet dans cette grande ville fut un triomphe: 400 demoiselles,
habillées aux couleurs françaises et liguriennes, accueillirent
l'armée. Le général Hohenzollern remplit tous ses engagements;
l'escadre anglaise prit le large; les Génois se livrèrent au regret
de n'avoir pas tenu plus long-temps. Ils s'accusaient réciproquement
d'avoir été pusillanimes; d'avoir eu peu de confiance dans la destinée
du premier magistrat de la France: car, s'ils eussent été assurés
qu'il ne fallait plus souffrir que cinq à six jours, ils eussent
encore trouvé la force de le faire.

Pendant que ces importants évènements se succédaient, Masséna
débarquait à Antibes et y séjournait. Il arriva enfin à Milan, avant
le départ de Napoléon pour retourner à Paris, et prit le commandement
de la nouvelle armée d'Italie.

    _Remarques critiques._

_Première observation._--MASSÉNA.--L'armée autrichienne était plus que
double de l'armée française; mais les positions que pouvait occuper
celle-ci, étaient tellement fortes, qu'elle eût dû triompher. Masséna
fit une faute essentielle dans sa défense.

Les deux armées étaient séparées par les Alpes et l'Apennin, dont les
Autrichiens occupaient le revers du côté de l'Italie, depuis le pied
du col d'Argentière jusqu'à Bobbio; les Français, la crête supérieure
et tout le revers du côté de la mer: leur quartier-général était à
Gênes. De Gênes à Nice il y a quarante lieues, tandis que la division
Kuinel, qui était en avant de Coni, n'était qu'à dix-huit lieues de
Nice; Oneille est à vingt lieues de Gênes. La division autrichienne
qui occupait le Tanaro, n'est qu'à neuf lieues; Savone est à dix
lieues de Gênes: la division qui occupait la Bormida, n'était qu'à
trois lieues de Savone. L'armée autrichienne était plus nombreuse;
elle prenait l'offensive; elle avait l'initiative, et elle pouvait
arriver à Nice, à Oneille, à Savone, avant le quartier-général
français. Le pays de Gênes à Nice est appelé du nom de rivière, à
cause de son peu de largeur: ce pays est compris entre la crête des
Apennins et la mer; par rapport à sa longueur, c'est un boyau qui n'a
pas assez de profondeur et de largeur, pour être défendu dans toute
cette longueur. Il fallait donc opter, ou porter son quartier-général
à Nice, en mettant la défensive sur la crête supérieure d'Argentière à
Tende, de là au Tanarello, à la Taggia ou à la Roya, ou bien
concentrer la défense autour de Gênes: ce dernier parti était conforme
au plan de campagne du premier consul. Gênes est une très-grande ville
qui offre beaucoup de ressources; c'est une place forte; elle est en
outre couverte par la petite place de Gavi, et a, sur son flanc
gauche, la citadelle de Savone. Ce parti une fois adopté, le général
Masséna eut dû agir comme s'il eût été général de la république
ligurienne, et que son unique objet fût d'en défendre la capitale. La
division de 3 à 4,000 hommes qu'il laissa dans Nice, et pour
l'observation des cols, était suffisante. Le général Masséna ne sut
pas opter; il voulut conserver les communications de son armée avec
Nice et avec Gênes: cela était impossible; il fut coupé. Il eût dû
placer son armée d'une des trois manières suivantes:

1º Donner au général Suchet, qui commandait la gauche, 14,000 hommes,
et l'établir avec ses principales forces sur les hauteurs de
Monte-Legino, en les couvrant de retranchements; observer Settépani,
la tour de Melogno, la Madone di Neve, Saint-Jacques, Cadibone, par
des colonnes mobiles; retirer toute l'artillerie des forts de Vado;
donner au lieutenant-général Soult, qui commandait le centre, 10,000
hommes pour défendre la Bocchetta et le Monte-Fayale; donner au
général Miollis, qui commandait la droite, 3,000 hommes, qui se
seraient retranchés derrière le torrent de Sturt, sur Monte-Ratti et
Monte-Faccio. Enfin, garder 7,000 hommes de réserve dans la ville.
L'attaque de Monte-Legino, de la Bocchetta, de Montefaccio eut été
difficile; l'ennemi, obligé de se diviser en un grand nombre de
colonnes, eût pu être attaqué et battu en détail; au lieu de vingt
lieues d'étendue qu'avait la position qu'occupa Masséna, celle-ci n'en
aurait eu que dix: l'armée ennemie eût coupé la route de la Corniche,
eût tourné toute l'armée par sa gauche; elle se fût emparée de
Saint-Jacques, de Cadibone, de Vado; mais l'armée française fût restée
entière et concentrée. Lorsque sa gauche aurait été forcée sur les
hauteurs de Monte-Legino, elle se fût repliée sur Monte-Fayale, sous
le canon de Voltri, et enfin sur Gênes.

2º Ou placer la gauche sur Voltri, à la Madone dell'aqua, le centre
derrière la Bocchetta, et la droite derrière la Sturla. Cette ligne,
beaucoup moins étendue, pouvait être occupée par beaucoup moins de
troupes; les fortifications eussent pu être faites avec plus de soin;
plus de moitié de l'armée eût pu être tenue en réserve aux portes de
Gênes. Masséna eût pu prendre l'offensive par la rivière du Levant,
par la vallée de Bisogno, par la Bocchetta, par les montagnes de
Sassello, par la rivière du Ponent, et écraser les colonnes ennemies,
obligées de se diviser dans ce pays difficile.

3º Ou occuper, sur les hauteurs de Gênes, un camp retranché, menaçant
l'Italie; en appuyer les flancs à deux forts de campagne, en couvrir
le front par des redoutes et une centaine de pièces de canon, non
attelées, indépendamment de l'équipage de campagne; enfin tenir une
réserve, en garnison, à Gênes. Une armée française de 30,000 hommes,
commandée par Masséna, placée dans cette formidable position, n'aurait
pu être forcée par une armée de 60,000 Autrichiens. Si Mélas
respectait cette armée, et manoeuvrait pour la couper de Nice, cela
n'était d'aucune conséquence; Masséna fût entré en Piémont. Si Mélas
eût manoeuvré sur Gênes, les places de Gavi et de Seravale, la nature
du terrain, ne lui eussent pas permis, ou eussent offert à Masséna,
des occasions avantageuses de prendre l'initiative de tomber sur le
flanc de l'armée ennemie, et de la défaire.

_Deuxième observation._ 1º Gênes a ouvert ses portes lorsqu'elle était
sauvée. Le général Masséna savait que l'armée de secours était arrivée
sur le Pô: il était assuré qu'elle n'avait éprouvé depuis aucun échec,
car l'ennemi se fût empressé de le lui faire connaître. Quand César
assiégea Alise, il la bloqua avec tant de soin, que cette place n'eut
aucune nouvelle de ce qui se passait au dehors. L'époque où l'armée
de secours avait promis d'arriver, était passée; le conseil des
Gaulois s'assembla sous la présidence de Vercingétorix; Crotogno se
leva, et dit: «Vous n'avez pas de nouvelles de votre armée de secours;
mais César ne vous en donne-t-il pas tous les jours? Croyez-vous qu'il
travaillerait, avec tant d'ardeur, à élever retranchements sur
retranchements, s'il ne craignait l'armée que les Gaulois ont réunie,
et qui s'approche? ayez donc de la persévérance, vous serez sauvé.»
Effectivement, l'armée gauloise arriva forte de 20,000 hommes, et
attaqua les légions de César.

2º La proposition admise par le général Ott et l'amiral Keith, de
permettre à la garnison de sortir de la ville, avec ses armes, et sans
être prisonnière de guerre, n'était-elle pas aussi explicative qu'une
lettre même de Napoléon, qui eût annoncé son approche? Quand cette
base fut acceptée par l'ennemi, quand il insista pour que la garnison
se rendît à Nice, par mer, ne décèlait-il pas la position critique
dans laquelle il se trouvait? Masséna eût dû rompre alors, bien
certain que, sous quatre ou cinq jours, il serait débloqué; par le
fait, il l'eût été douze heures après. Les généraux ennemis savaient
l'extrême disette qui régnait dans la ville: ils n'eussent jamais
accordé la capitulation, à l'armée française, d'en sortir, sans être
prisonnière de guerre, si déja l'armée de secours n'eût été proche, et
en position de faire lever le siège.

3º. 5,500 hommes de la garnison sortirent de la ville de Gênes, par
terre, mais sans canons. Masséna s'embarqua avec vingt pièces de canon
de campagne, 1,500 hommes, et débarqua à Antibes. Il laissa 1,500
hommes, dans la ville, pour garder ses malades: son devoir était de
partager le sort de ces troupes; et il devait bien comprendre
l'intérêt que mettait l'ennemi, à l'en séparer. Effectivement, les
troupes ne furent pas plutôt arrivées à Voltri, qu'elles apprirent
l'approche de l'armée de secours et du corps de Suchet, à Finale. Si
Masséna eût été à leur tête, il eût renforcé Suchet, marché sur le
champ de bataille de Marengo. Sa conduite, dans cette dernière
circonstance, n'est point à imiter. C'est une faute bien fâcheuse, et
qui eut des suites funestes; ses motifs sont encore inconnus. On a
beaucoup parlé des flatteries que les généraux ennemis lui
prodiguèrent pendant les conférences; mais elles eussent dû accroître
sa méfiance. Lorsque Napoléon voulait accréditer le général
autrichien, Provera, officier très-médiocre, il le loua beaucoup, et
parvint à en imposer à la cour de Vienne qui le remploya de nouveau.
Il fut repris plus tard à la Favorite. Lorsque le général français qui
commandait à Mantoue, rendit cette place, le feld-maréchal Kray lui
fit cadeau d'un drapeau, en vantant beaucoup sa valeur. Les louanges
des ennemis sont suspectes; elles ne peuvent flatter un homme
d'honneur, que lorsqu'elles sont données après la cessation des
hostilités.

A Dieu ne plaise que l'on veuille comparer le héros de Rivoli et de
Zurich à un homme sans énergie et sans caractère. Masséna était
éminemment noble et brillant au milieu du feu et du désordre des
batailles: le bruit du canon lui éclaircissait les idées, lui donnait
de l'esprit, de la pénétration et de la gaieté.

On a fort exagéré le mauvais état de l'armée d'Italie; le mal avait
été grand, mais il avait été, en grande partie, réparé pendant
février, mars et avril. On a dit que l'armée n'avait que 25,000
hommes: elle était de 40,000 hommes sous les armes, depuis le Var à
Gênes; et, en outre, la garde nationale de Gênes était dévouée, formée
de la faction démocratique, et passionnément attachée à la France. Il
y avait aussi, à Gênes, beaucoup de patriotes, d'Italiens réfugiés,
qui furent formés en bataillon.

Au moment de la reddition de Gênes, il s'y trouvait 12,000 Français
sous les armes; 3,000 Italiens, Liguriens ou Sardes, qui ne suivirent
pas l'armée; il y avait 6,000 hommes dans les hôpitaux: Suchet avait,
à son arrivée à Savone, 10,000 hommes. C'était donc 25,000 hommes qui
restaient sous les armes, de cette armée qui avait perdu en morts,
blessés ou prisonniers, ou évacués sur la France, 17,000 hommes.

       *       *       *       *       *

   Le 6 prairial, le chef d'escadron, Franceschi, aide-de-camp du
   général Soult, envoyé par le général Masséna, au premier consul,
   dans les premiers jours de floréal, arrive et apporte les
   dépêches de Bonaparte, qui donnent lieu à la notice suivante,
   transmise officiellement et de suite à l'armée et au gouvernement
   ligurien.

   «Un des officiers que j'ai envoyés près du premier consul, à
   Paris, est revenu cette nuit.

   «Il a laissé le général Bonaparte descendant le grand
   Saint-Bernard, et ayant avec lui le général Carnot, ministre de
   la guerre.

   «Le général Bonaparte me mande que, du 28 au 30 floréal, il sera
   arrivé, avec toute son armée, à Yvrée, et que de là, il marchera,
   à grandes journées, sur Gênes.

   «Le général Lecourbe fait, en même temps, son mouvement sur
   Milan, par la Valteline.

   «L'armée du Rhin a obtenu de nouveaux avantages sur l'ennemi;
   elle a remporté une victoire décisive à Biberach, elle a fait
   beaucoup de prisonniers, et a dirigé sa marche sur Ulm.

   «Le général Bonaparte, à qui j'ai fait connaître la conduite des
   habitants de Gênes, me témoigne toute la confiance qu'il a en
   eux, et m'écrit: _Vous êtes dans une position difficile; mais ce
   qui me rassure, c'est que vous êtes dans Gênes._ Cette ville
   dirigée par un excellent esprit, et éclairée sur ses véritables
   intérêts, trouvera bientôt, dans sa délivrance, le prix des
   sacrifices qu'elle a faits».

    _Signé_, MASSÉNA.

   SOLDATS,

   «Les rapports qu'on me fait m'annoncent que votre patience et
   votre courage s'éteignent, qu'il s'élève quelques plaintes et
   quelques manoeuvres dans vos rangs, que quelques-uns d'entre vous
   désertent à l'ennemi, et qu'il se forme des complots pour
   exécuter, en troupes, des desseins aussi lâches.

   «Je dois vous rappeler la gloire de votre défense dans Gênes, et
   ce que vous devez à l'accomplissement de vos devoirs, à votre
   honneur et à votre délivrance qui ne tient plus qu'à quelques
   jours de persévérance.

   «Que la conduite de vos généraux et de vos chefs soit votre
   exemple: voyez-les partager vos privations, manger le même pain
   et les mêmes aliments que vous; songez encore que, pour assurer
   votre subsistance, il faut veiller le jour et la nuit. Vous
   souffrez de quelques besoins physiques; ils souffrent ainsi que
   vous, et ont, de plus, les inquiétudes de votre position.
   N'auriez-vous fait, jusqu'à ce jour, tant de sacrifices, que pour
   vous abandonner à des sentiments de faiblesse ou de lâcheté?
   cette idée doit révolter des soldats français.

   «Soldats, une armée, commandée par Bonaparte, marche à nous; il
   ne faut qu'un instant pour nous délivrer; et, cet instant perdu,
   nous perdrions avec lui tout le prix de nos travaux, et un
   avenir de captivité et de privation bien plus amère s'ouvrirait
   devant vous.

   «Soldats, je charge vos chefs de vous rassembler, et de vous lire
   cette proclamation; j'espère que vous ne donnerez pas à ces
   braves, si respectables par leur vertu, et dont le sang a coulé
   si souvent, en combattant à votre tête; à ces braves qui ont
   toute mon estime, et qui méritent toute votre confiance, la
   douleur de m'entretenir de nouvelles plaintes, et à moi celle de
   punir.

   «L'honneur et la gloire furent toujours les plus puissants
   aiguillons des soldats français, et vous prouverez encore que
   vous êtes dignes de ce titre respectable.»

   «Cette proclamation sera mise à l'ordre, et lue à la tête des
   compagnies.

    _Signé_, MASSÉNA.

       *       *       *       *       *

   SUCHET, _lieutenant du général en chef_,

   _Aux habitants de la Ligurie._

   Au quartier-général de Conegliano, le 5 messidor an VIII de la
     république.

    LIGURIENS,

   La célèbre bataille de Marengo vient d'entraîner la conclusion
   d'une convention entre les généraux et chefs Berthier et Mélas,
   approuvée par le premier consul Bonaparte. Elle porte en
   substance: «Qu'il y aura armistice et suspension d'hostilités
   entre l'armée impériale et celle de la république française, en
   Italie, jusqu'à la réponse de Vienne; que les hostilités ne
   peuvent recommencer sans s'être prévenus dix jours à l'avance.

   «Que l'armée autrichienne se retirera derrière l'Oglio et sur la
   rive gauche du Pô; que les Français prendront de suite possession
   des places de Tortone, d'Alexandrie, du château de Milan, de la
   citadelle de Turin, de Pizzighottone, d'Arona et de Plaisance; et
   que la place de Coni, les forteresses de Ceva et Savone, la ville
   de Gênes, seront remises à l'armée française, du 16 au 24 juin,
   ou 27 prairial au 5 messidor.

   «Le fort Urbin, le 26 juin, ou 7 messidor.

   «Que les individus qui auraient été arrêtés dans la république
   cisalpine, pour opinions politiques, et qui se trouveraient
   encore dans les forteresses occupées par les troupes impériales,
   seront sur-le-champ relâchés.

   «Qu'aucun individu ne pourra être maltraité pour raison de
   services rendus à l'armée autrichienne, ou pour opinions
   politiques.

   «Chargé par le général en chef Masséna, de conduire les troupes
   françaises dans votre capitale, j'y entre avec la ferme volonté
   de faire respecter les personnes et les propriétés, de protéger
   votre culte et ses ministres, d'empêcher toute vengeance
   particulière....

   «Habitants des vallées de Fontana-Bona, de la Polcevera et de
   Bisagno, retournez dans le sein de vos familles; allez cueillir
   vos moissons, déposer des armes que vos pères n'eussent jamais
   tournées contre des Français; et désormais soumettez-vous aux
   lois; méfiez-vous de ces brigands sans patrie, qui ont troublé
   votre repos et égaré vos bras: le général en chef vous promet
   oubli du passé.

   «Peuple de la Ligurie, le génie du premier consul, Bonaparte, de
   ce héros du monde, veille désormais sur les destinées de
   l'Italie. Encore une fois, la victoire fidèle à ses armes, vient
   de lui en ouvrir les portes: il y fixera le bonheur et sans doute
   la paix. La Ligurie entière sera libre sous peu de jours. Que le
   bienfait qui vous est encore offert par une nation généreuse,
   soit apprécié et vous rende à toutes vos vertus.

   «Habitants de Gênes, la paix est prête à cicatriser toutes vos
   plaies: les ravages de la guerre, les souffrances d'un blocus qui
   vous honore, seront bientôt oubliés.

   «Le général en chef Masséna, les soldats qu'il commande, et qui
   ont déployé, sous nos yeux, tant de bravoure et de fermeté, ont
   partagé vos privations, ont été témoins de vos souffrances; ils
   le publient déja à l'Europe étonnée de votre constance.

   «Ne vous alarmez pas, Liguriens, des mesures de ces insulaires
   accoutumés à violer tous les traités, qui n'ont pour dieu que le
   crime, et pour but, que ruine et destruction. La victoire et les
   Français vous offrent et vous assurent l'abondance: les plaines
   du Piémont, celles de la Cisalpine, sont chargées d'une récolte
   superbe. Encore quelques jours, et la rage des Anglais sera, de
   nouveau, aussi impuissante que leurs tentatives sur le continent
   méprisées.»

    _Signé_, LOUIS-GABRIEL SUCHET.

       *       *       *       *       *

   KELLERMAN, _général de brigade_,

   _Au général Dupont, chef de l'état-major-général_.

   Au quartier-général, le 3 messidor an VIII.

    MON GÉNÉRAL,

   «Je m'empresse de vous rendre compte que la ville de Gênes ne
   sera évacuée que le 24 du courant. J'ai vu le général
   Hohenzollern, qui m'a dit avoir reçu de M. de Mélas ordre de
   remettre la ville et les forts de Gênes aux troupes françaises,
   avec les munitions et artillerie convenues, le 24 juin, à quatre
   heures du matin. Il m'a assuré, d'une manière à n'en pas douter,
   que les ordres qu'il avait reçus seraient exécutés par lui, avec
   toute l'exactitude et la loyauté possibles, quoiqu'il ne se soit
   pas caché du mécontentement qu'il éprouve de la convention, dont
   Mélas ne lui a pas donné connaissance.

   «Vous pouvez donc être tranquille sur son compte, ainsi que sur
   celui des Anglais qui, dès hier, étaient prêts à mettre à la
   voile, mais qui s'en vont de fort mauvaise humeur: ils avaient la
   prétention de s'emparer de toutes les munitions et de
   l'artillerie; mais M. Hohenzollern s'y est opposé, et a même fait
   marcher deux bataillons pour l'empêcher. Nous ne pouvons que nous
   louer de sa franchise et de sa loyauté, et les Génois eux-mêmes
   n'ont eu contre lui aucun motif de plaintes.

   «Les Anglais enlèvent tout le grain qui n'est pas débarqué:
   soixante mille charges de blé vont sortir de Gênes, pour
   retourner à Livourne, quoique les négociants aient offert six
   francs de gratification par charge. Cette fois, le dépit des
   Anglais l'a emporté sur leur cupidité; et lord Keith a déclaré
   qu'il allait recommencer, plus strictement que jamais, le blocus
   du port et de la rivière, pour se venger sur cette ville
   innocente de nos victoires.

   «Hier, le général Willot s'est embarqué avec un corps formé de
   quelques aventuriers, et payé par l'Angleterre. Pichegru était
   attendu incessamment: c'est du comte de Bussy que je le tiens.
   Gênes a été imposée à un million de contributions, en a déja payé
   deux cent mille francs.

   «La ville a cruellement souffert, et cependant elle a conservé de
   l'attachement pour les Français. Dès que la convention a été
   connue, le peuple a voulu reprendre la cocarde; il en est
   résulté quelques rixes qui ont été apaisées: la cocarde a été
   permise aux officiers de ligne.»

    Salut et respect.

    _Signé_, KELLERMAN.

       *       *       *       *       *

   CONVENTION

   _Faite pour l'occupation de la ville de Gênes et de ses forts, le
   5 messidor an VIII, ou 24 juin 1800, conformément au traité fait
   entre les généraux en chef Berthier et Mélas._

   Les commissaires et officiers, munis d'ordres du général Suchet,
   pourront entrer demain à huit heures.

   --Convenu.

   Les forts extérieurs seront occupés par les troupes françaises, à
   trois heures du soir.

   --Convenu.

   Les trois ou quatre cents malades, qui ne sont pas
   transportables, auront les mêmes soins que ceux des troupes
   françaises.

   --Convenu.

   La flottille restera dans le port jusqu'à ce que les vents lui
   permettent de sortir: elle sera neutre jusqu'à Livourne.

   --Convenu.

   A quatre heures du matin, le 5 messidor (24 juin), M. le comte
   Hohenzollern sortira avec la garnison.

   --Convenu.

   Les dépêches, les transports de recrues et de boeufs, qui
   arriveront après le départ, seront libres de suivre l'armée
   autrichienne.

   --Convenu.

   Sur la demande de M. le général comte de Hohenzollern, il ne sera
   point rendu d'honneur à sa troupe.

   --Convenu.

    _Signé_, le comte DE BUSSY, général-major, fondé
    de pouvoir de M. le comte de Hohenzollern.

   Conegliano, le 3 messidor, an VIII de la république française, ou
   22 juin 1800.

    _Pour copie conforme_:

    Le lieutenant-général, _signé_, L. G. SUCHET.

       *       *       *       *       *

   NÉGOCIATION

   _Pour l'évacuation de Gênes, par l'aile droite de l'armée
   française, entre le vice-amiral lord Keith, commandant en chef la
   flotte anglaise; le lieutenant-général baron d'Ott, commandant le
   blocus, et le général en chef Masséna._

   Art. 1er L'aile droite de l'armée française, chargée de la
   défense de Gênes, le général en chef et son état-major,
   sortiront, avec armes et bagages, pour aller rejoindre le centre
   de ladite armée.

   Réponse: _L'aile droite, chargée de la défense de Gênes, sortira
   au nombre de huit mille cent dix hommes, et prendra la route de
   terre pour aller, par Nice, en France: le reste sera transporté
   par mer à Antibes. L'amiral Keith s'engage à fournir à cette
   troupe la subsistance en biscuits, sur le pied de la troupe
   anglaise. Par contre, tous les prisonniers autrichiens, faits
   dans la rivière de Gênes, par l'armée de Masséna, dans la
   présente année, seront rendus en masse. Se trouvent exceptés ceux
   déja échangés au terme d'à présent; au surplus, l'article premier
   sera exécuté en entier._

   2. Tout ce qui appartient à ladite aile droite, comme artillerie
   et munitions en tous genres, sera transporté par la flotte
   anglaise, à Antibes, ou au golfe de Jouan.

   Réponse: _Accordé._

   3. Les convalescents et ceux qui ne sont pas en état de marcher,
   seront transportés par mer jusqu'à Antibes, et nourris ainsi
   qu'il est dit dans l'article premier.

   Réponse: _Ils seront transportés par la flotte anglaise, et
   nourris._

   4. Les soldats français, restés dans les hôpitaux de Gênes, y
   seront traités comme les Autrichiens; à mesure qu'ils seront en
   état de sortir, ils seront transportés ainsi qu'il est dit dans
   l'article premier.

   Réponse: _Accordé._

   5. La ville de Gênes, ainsi que son port, seront déclarés
   neutres: la ligne qui déterminera sa neutralité, sera fixée par
   les parties contractantes.

   Réponse: _Cet article roulant sur des objets purement politiques,
   il n'est pas au pouvoir des généraux des troupes alliées, d'y
   donner un assentiment quelconque. Cependant les soussignés sont
   autorisés à déclarer que S. M. l'empereur, s'étant déterminée à
   accorder, aux habitants de Gênes, son auguste protection, la
   ville de Gênes peut être assurée que tous les établissements
   provisoires, que les circonstances exigeront, n'auront d'autre
   but que la félicité et la tranquillité publiques._

   6. L'indépendance du peuple ligurien sera respectée aucune
   puissance, actuellement en guerre avec la république ligurienne,
   ne pourra opérer aucun changement dans son gouvernement.

   Réponse: _Comme à l'article précédent._

   7. Aucun Ligurien, ayant exercé ou exerçant encore des fonctions
   publiques, ne pourra être recherché pour ses opinions politiques.

   Réponse: _Personne ne sera molesté pour ses opinions, ni pour
   avoir pris part au gouvernement précédent, à l'époque actuelle._

   _Les perturbateurs du repos public, après l'entrée des
   Autrichiens dans Gênes, seront punis conformément aux lois._

   8. Il sera libre aux Français, Génois, et aux Italiens domiciliés
   ou refugiés à Gênes, de se retirer avec ce qui leur appartient,
   soit argent, marchandises, meubles, ou tels autres effets, soit
   par la voie de mer ou par celle de terre, partout où ils le
   jugeront convenable: il leur sera délivré, à cet effet, des
   passe-ports, lesquels seront valables pour six mois.

   Réponse: _Accordé._

   9. Les habitants de la ville de Gênes seront libres de
   communiquer avec les deux rivières, et de continuer de commercer
   librement.

   Réponse: _Accordé d'après la réponse à l'article 5._

   10. Aucun paysan armé ne pourra entrer, ni individuellement, ni
   en corps, à Gênes.

   Réponse: _Accordé._

   11. La population de Gênes sera approvisionnée dans le plus court
   délai.

   Réponse: _Accordé._

   12. Les mouvements de l'évacuation de la troupe française, qui
   doivent avoir lieu, conformément à l'article premier, seront
   réglés, dans la journée, avec le chef de l'état-major des armées
   respectives.

   Réponse: _Accordé._

   13. Le général autrichien, commandant à Gênes, accordera toutes
   les gardes et escortes nécessaires pour la sûreté des
   embarcations des effets appartenant à l'armée française.

   Réponse: _Accordé._

   14. Il sera laissé un commissaire français, pour le soin des
   blessés malades, et pour surveiller leur évacuation: il sera
   nommé un autre commissaire des guerres, pour assurer, recevoir et
   distribuer les subsistances de la troupe française, soit à Gênes,
   soit en marche.

   Réponse: _Accordé._

   15. Le général Masséna enverra en Piémont, ou partout ailleurs,
   un officier au général Bonaparte, pour le prévenir de
   l'évacuation de Gênes: il lui sera fourni passeport et
   sauve-garde.

   Réponse: _Accordé._

   16. Les officiers de tous grades de l'armée du général en chef
   Masséna, faits prisonniers de guerre depuis le commencement de la
   présente année, rentreront en France sur parole, et ne pourront
   servir qu'après leur échange.

   Réponse: _Accordé._

   ARTICLES ADDITIONNELS.

   La porte de la Lanterne, où se trouve le pont-levis, et l'entrée
   du port, seront remises à un détachement de la troupe
   autrichienne, et à douze vaisseaux anglais, aujourd'hui 4 mars, à
   deux heures après-midi.

   Immédiatement après la signature, il sera donné des ôtages de
   part et d'autre.

   L'artillerie, les munitions, plans et autres effets militaires,
   appartenant à la ville de Gênes et à son territoire, seront remis
   fidèlement, par les commissaires français, aux commissaires des
   troupes alliées.

   Fait double sur le pont de Conegliano, le 4 mai 1800.

    _Signé_, B. D'OTT, lieutenant général;

    KEITH, vice-amiral, commandant en chef.

       *       *       *       *       *



MÉMOIRES DE NAPOLÉON.



MARENGO.

  Armée de réserve.--Départ du premier consul. Revue de Dijon.--Le
    quartier-général à Genève. Lausanne.--Passage du
    Saint-Bernard.--L'armée française passe la Sésia, la Trebbia.
    Entrée à Milan.--Position de l'armée française, lorsqu'elle
    apprend la prise de Gênes.--Combat de Montebello.--Arrivée du
    général Desaix au grand-quartier-général.--Bataille de
    Marengo.--Armistice de Marengo.--Gênes remise aux
    Français.--Retour du premier consul en France.


§ 1er.

Le 7 janvier 1800, un arrêté des consuls ordonna la formation d'une
armée de réserve.--Un appel fut fait à tous les anciens soldats, pour
venir servir la patrie sous les ordres du premier consul. Une levée de
30,000 conscrits fut ordonnée pour recruter cette armée. Le général
Berthier, ministre de la guerre, partit de Paris, le 2 avril, pour la
commander; car les principes de la constitution de l'an VIII, ne
permettaient pas au premier consul d'en prendre lui-même le
commandement. La magistrature consulaire étant essentiellement civile,
le principe de la division des pouvoirs et de la responsabilité des
ministres, ne voulait pas que le premier magistrat de la république
commandât immédiatement en chef une armée; mais aucune disposition,
comme aucun principe, ne s'opposait à ce qu'il y fût présent. Dans le
fait, le premier consul commanda l'armée de réserve, et Berthier, son
major-général, eut le titre de général en chef.

Aussitôt que l'on eut des nouvelles du commencement des hostilités, en
Italie, et de la tournure que prenaient les opérations de l'ennemi, le
premier consul jugea indispensable de marcher directement au secours
de l'armée d'Italie; mais il préféra déboucher par le grand
Saint-Bernard, afin de tomber sur les derrières de l'armée de Mélas,
enlever ses magasins, ses parcs, ses hôpitaux, et enfin lui présenter
la bataille, après l'avoir coupé de l'Autriche. La perte d'une seule
bataille devait entraîner la perte totale de l'armée autrichienne, et
opérer la conquête de toute l'Italie. Un pareil plan exigeait, pour
son exécution, de la célérité, un profond secret, et beaucoup
d'audace: le secret était le plus difficile à conserver; comment tenir
caché aux nombreux espions de l'Angleterre et de l'Autriche, le
mouvement de l'armée? Le moyen que le premier consul jugea le plus
propre, fut de le divulguer lui-même, d'y mettre une telle ostentation
qu'il devînt un objet de raillerie par l'ennemi, et de faire en sorte
que celui-ci considérât toutes ces pompeuses annonces comme un moyen
de faire une diversion aux opérations de l'armée autrichienne qui
bloquait Gênes. Il était nécessaire de donner aux observateurs et aux
espions un point de direction précis: on déclara donc par des
messages, au corps-législatif, au sénat, et par des décrets, par la
publication dans les journaux, et enfin par des intimations de toute
espèce, que le point de réunion de l'armée de réserve était Dijon; que
le premier consul en passerait la revue, etc. Aussitôt tous les
espions et les observateurs se dirigèrent sur cette ville: ils y
virent, dans les premiers jours d'avril, un grand état-major sans
armée; et dans le courant de ce mois, 5 à 6,000 conscrits et
militaires retirés, dont même plusieurs estropiés consultaient plutôt
leur zèle que leurs forces. Bientôt cette armée devint un objet de
ridicule; et, lorsque le premier consul en passa lui-même la revue, le
6 mai, on fut étonné de n'y voir que 7 à 8,000 hommes, la plupart
n'étant pas même habillés. On s'étonna comment le premier magistrat de
la république quittait son palais pour passer une revue que pouvait
faire un général de brigade.--Ces doubles rapports allèrent par la
Bretagne, Genève, Bâle, à Londres, à Vienne et en Italie: l'Europe fut
pleine de caricatures: l'une d'elles représentait un enfant de douze
ans, et un invalide avec une jambe de bois; au bas on lisait: _Armée
de réserve de Bonaparte._

Cependant la véritable armée s'était formée en route; sur divers
points de rendez-vous, les divisions s'étaient organisées. Ces lieux
étaient isolés, et n'avaient point de rapports entre eux.--Les mesures
conciliantes qui avaient été employées par le gouvernement consulaire,
pendant l'hiver, jointes à la rapidité des opérations militaires,
avaient pacifié la Vendée et la chouannerie.--Une grande partie des
troupes qui composaient l'armée de réserve, avait été retirée de ce
pays. Le directoire avait senti le besoin d'avoir à Paris plusieurs
régiments pour sa garde, et pour comprimer les factieux.--Le
gouvernement du premier consul étant éminemment national, la présence
de ces troupes dans la capitale devenait tout-à-fait inutile: elles
furent dirigées sur l'armée de réserve.--Bon nombre de ces régiments
n'avaient pas fait la désastreuse campagne de 1799, et avaient tout
entier le sentiment de leur supériorité et de leur gloire.--Le parc
d'artillerie s'était formé avec des pièces, des caissons envoyés
partiellement d'un grand nombre d'arsenaux et de places fortes. Le
plus difficile à cacher, était le mouvement des vivres indispensables
pour une armée qui doit faire un passage de montagnes arides, et où
l'on ne peut rien trouver: l'ordonnateur Lambret fit confectionner à
Lyon deux millions de rations de biscuits. On en expédia sur Toulon
une centaine de mille, pour être envoyées à Gênes; mais dix-huit cent
mille rations furent dirigées sur Genève, embarquées sur le lac, et
débarquées à Ville-Neuve, au moment où l'armée y arrivait.

En même temps que l'on annonçait, avec la plus grande ostentation, la
formation de l'armée de réserve, on faisait faire à la main des petits
bulletins, où, au milieu de beaucoup d'anecdotes scandaleuses sur le
premier consul et sa cour, on prouvait que l'armée de réserve
n'existait pas et ne pouvait pas exister; qu'au plus, on pourrait
réunir 12 à 15,000 conscrits. On en donnait la preuve par les efforts
qui avaient été faits, la campagne précédente, pour former les
diverses armées qui avaient été battues en Italie, par ceux qu'on
avait faits pour compléter cette formidable armée du Rhin; enfin,
disait-on, laisserait-on l'armée d'Italie si faible, si on avait pu la
renforcer? L'ensemble de tous ces moyens de donner le change aux
espions, fut couronné du plus heureux succès. On disait à Paris, comme
à Dijon, comme à Vienne: «Il n'y a point d'armée de réserve.» Au
quartier-général de Mélas, on ajoutait: «L'armée de réserve dont on
nous menace tant, est une bande de 7 à 8,000 conscrits ou invalides,
avec laquelle on espère nous tromper pour nous faire quitter le siège
de Gênes. Les Français comptent trop sur notre simplicité: ils
voudraient nous faire réaliser la fable du chien qui quitte sa proie
pour l'ombre.»


§ II.

Le 6 mai 1800, le premier consul partit de Paris; il se rendit à Dijon
pour passer, comme nous venons de le dire, cette revue des militaires
isolés, et des conscrits qui s'y trouvaient. Il arriva à Genève, le 8.
Le fameux Necker qui était dans cette ville, brigua l'honneur d'être
présenté au premier consul de la république française: il s'entretint
une heure avec lui, parla beaucoup du crédit public, de la moralité
nécessaire à un ministre des finances; il laissa percer, dans tout son
discours, le desir et l'espoir d'arriver à la direction des finances
de la France, et il ne connaissait pas même de quelle manière on
faisait le service avec des obligations du trésor. Il loua beaucoup
l'opération militaire qu'il voyait faire sous ses yeux.--Le premier
consul fut médiocrement satisfait de sa conversation.

Le 13 mai, le premier consul passa, à Lausanne, la revue de la
véritable avant-garde de l'armée de réserve; c'était le général Lannes
qui la commandait: elle était composée de six vieux régiments d'élite,
parfaitement habillés, équipés et munis de tout. Elle se dirigea
aussitôt sur Saint-Pierre; les divisions suivaient en échelons: cela
formait une armée de 36,000 combattants, en qui l'on pouvait avoir
confiance; elle avait un parc de quarante bouches à feu. Les généraux
Victor, Loison, Vatrin, Boudet, Chambarlhac, Murat, Monnier,
commandaient dans cette armée.


§ III.

Le premier consul avait préféré le passage du Grand-Saint-Bernard, à
celui du Mont-Cenis: l'un n'était pas plus difficile que l'autre. Il y
a de Lausanne à Saint-Pierre, village au pied du Saint-Bernard, un
chemin praticable pour l'artillerie; et depuis le village de
Saint-Remi à Aoste, on trouve également un chemin praticable aux
voitures. La difficulté ne consistait donc que dans la montée et dans
la descente du Saint-Bernard: cette difficulté était la même pour le
passage du Mont-Cenis; mais, en passant par le Saint-Bernard, on avait
l'avantage de laisser Turin sur sa droite, et d'agir dans un pays plus
couvert et moins connu, et où les mouvements seraient plus cachés que
sur la grande communication de la Savoie, où l'ennemi devait
nécessairement avoir beaucoup d'espions. Le passage prompt de
l'artillerie paraissait une chose impossible. On s'était pourvu d'un
grand nombre de mulets; on avait fabriqué une grande quantité de
petites caisses pour contenir les cartouches d'infanterie et les
munitions des pièces. Ces caisses devaient être portées par les
mulets, ainsi que des forges de montagne, de sorte que la difficulté
réelle à vaincre, était le transport des pièces. Mais on avait préparé
à l'avance une centaine de troncs d'arbre, creusés de manière à
pouvoir recevoir les pièces qui y étaient fixées par les tourillons: à
chaque bouche à feu ainsi disposée, 100 soldats devaient s'atteler;
les affûts devaient être démontés et portés à dos de mulets. Toutes
ces dispositions se firent avec tant d'intelligence, par les généraux
d'artillerie, Gassendy et Marmont, que la marche de l'artillerie ne
causa aucun retard: les troupes même se piquèrent d'honneur de ne
point laisser leur artillerie en arrière, et se chargèrent de la
traîner. Pendant toute la durée du passage, la musique des régiments
se faisait entendre; ce n'était que dans les pas difficiles, que le
pas de charge donnait une nouvelle vigueur aux soldats. Une division
entière aima mieux, pour attendre son artillerie, bivouaquer sur le
sommet de la montagne, au milieu de la neige et d'un froid excessif,
que de descendre dans la plaine, quoiqu'elle en eût eu le temps avant
la nuit. Deux demi-compagnies d'ouvriers d'artillerie avaient été
établies dans les villages de Saint-Pierre et de Saint-Remi, avec
quelques forges de campagne, pour le démontage et le remontage de
diverses voitures d'artillerie. On parvint à passer une centaine de
caissons.

Le 16 mai, le premier consul alla coucher au couvent de Saint-Maurice,
et toute l'armée passa le Saint-Bernard, les 17, 18, 19 et 20 mai. Le
premier consul passa lui-même le 20; il montait, dans les plus mauvais
pas, le mulet d'un habitant de Saint-Pierre, désigné par le prieur du
couvent, comme le mulet le plus sûr de tout le pays. Le guide du
premier consul était un grand et vigoureux jeune homme de vingt-deux
ans, qui s'entretint beaucoup avec lui, en s'abandonnant à cette
confiance propre à son âge et à la simplicité des habitants des
montagnes: il confia au premier consul toutes ses peines, ainsi que
les rêves de bonheur qu'il faisait pour l'avenir. Arrivé au couvent,
le premier consul qui jusque-là ne lui avait rien témoigné, écrivit un
billet, et le donna à ce paysan, pour le remettre à son adresse; ce
billet était un ordre qui prescrivait diverses dispositions qui eurent
lieu immédiatement après le passage, et qui réalisaient toutes les
espérances du jeune paysan; telles que la bâtisse d'une maison,
l'achat d'un terrain, etc. Quelque temps après son retour,
l'étonnement du jeune montagnard fut bien grand de voir tant de monde
s'empresser de satisfaire ses desirs, et la fortune lui arriver de
tous côtés.

Le premier consul s'arrêta une heure au couvent des hospitaliers,
et opéra la descente à la Ramasse, sur un glacier presque
perpendiculaire. Le froid était encore vif; la descente du
Grand-Saint-Bernard fut plus difficile pour les chevaux, que ne
l'avait été la montée; néanmoins on n'eut que peu d'accidents. Les
moines du couvent étaient approvisionnés d'une grande quantité de
vins, pains, fromages; et en passant, chaque soldat recevait de ces
bons religieux une forte ration.

Le 16 mai, le général Lannes, avec les sixième demi-brigade légère,
vingt-huitième et quarante-quatrième de ligne, onzième, douzième
régiments de hussards, et vingt-unième de chasseurs, arriva à Aoste,
ville qui fut pour l'armée, d'une grande ressource. Le 17, cette
avant-garde arriva à Châtillon, où un corps autrichien de 4 à 5,000
hommes, que l'on avait cru suffisant pour défendre la vallée, était en
position; il fut aussitôt attaqué et culbuté: on lui prit trois pièces
et quelques centaines de prisonniers.

L'armée française croyait avoir franchi tous les obstacles; elle
suivait une vallée assez belle, où elle retrouvait des maisons, de la
verdure et le printemps, lorsque tout-à-coup elle fut arrêtée par le
canon du fort de Bard.

Ce fort, entre Aoste et Ivrée, est situé sur un mamelon conique, et
entre deux montagnes, à vingt-cinq toises l'une de l'autre; à son pied
coule le torrent de la Doria, dont il ferme absolument la vallée; la
route passe dans les fortifications de la ville de Bard, qui a une
enceinte et est dominée par le feu du fort. Les officiers du génie,
attachés à l'avant-garde, s'approchèrent pour reconnaître un passage,
et firent le rapport qu'il n'en existait pas d'autre que celui de la
ville. Le général Lannes ordonna, dans la nuit, une attaque pour tâter
le fort; mais il était partout à l'abri d'un coup de main. Comme il
arrive toujours, en pareille circonstance, l'alarme se communiqua
rapidement dans toute l'armée, et reflua sur ses derrières. Des ordres
même furent donnés pour arrêter le passage de l'artillerie sur le
Saint-Bernard; mais le premier consul, déja arrivé à Aoste, se porta
aussitôt devant Bard: il gravit sur la montagne de gauche, le rocher
Albarédo, qui domine à la fois et la ville et le fort, et bientôt
reconnut la possibilité de s'emparer de la ville. Il n'y avait pas un
moment à perdre: le 25, à la nuit tombante, la cinquante-huitième
demi-brigade, conduite par le chef Dufour, escalada l'enceinte, et
s'empara de la ville qui n'est séparée du fort que par le torrent de
la Doria. Vainement, toute la nuit, il plut une grêle de mitraille, à
une demi-portée de fusil, sur les Français qui étaient dans la ville:
ils s'y maintinrent, et enfin, par considération pour les habitants,
le feu du fort cessa.

L'infanterie et la cavalerie passèrent un à un, par le sentier de la
montagne de gauche, qu'avait gravie le premier consul, et où jamais
n'avait passé aucun cheval: c'était un sentier connu seulement des
chevriers.

Les nuits suivantes, les officiers d'artillerie, avec une rare
intelligence, et les canonniers, avec la plus grande intrépidité,
firent passer leurs pièces par la ville. Toutes les précautions
avaient été prises pour en cacher la connaissance au commandant du
fort: le chemin avait été couvert de matelas et de fumier; les pièces
couvertes de branchages et de paille, étaient traînées, à la bricole,
dans le plus grand silence. On traversait ainsi un espace de plusieurs
centaines de toises, à la portée de pistolet des batteries du fort. La
garnison ne se doutant de rien, faisait cependant des décharges de
temps en temps, qui tuèrent ou blessèrent bon nombre de canonniers;
mais cela ne ralentit en rien leur zèle: le fort ne se rendit que dans
les premiers jours de juin. On était alors parvenu, avec des peines
extrêmes, à monter plusieurs pièces sur l'Albaredo, d'où elles
foudroyèrent les batteries du fort. S'il en eût fallu attendre la
prise, pour faire passer l'artillerie, tout l'espoir de la campagne
eût été perdu.

Cet obstacle fut plus considérable que celui du Grand-Saint-Bernard
lui-même; et cependant ni l'un ni l'autre ne retardèrent d'un seul
jour la marche de l'armée. Le premier consul connaissait bien
l'existence du fort de Bard; mais tous les plans et tous les
renseignements à ce sujet, permettaient de le supposer facile à
enlever. Cette difficulté, une fois surmontée, eut un effet
avantageux. L'officier autrichien qui commandait le fort, expédia
lettre sur lettre à Mélas, pour l'instruire qu'il voyait passer plus
de 30,000 hommes au moins, 3 ou 4,000 chevaux, et un nombreux
état-major; que ces masses se dirigeaient sur sa droite, par un
escalier dans le rocher Albarédo: mais qu'il promettait que ni un
caisson, ni une pièce d'artillerie, ne pourraient passer; qu'il
pouvait tenir un mois, et qu'ainsi, jusqu'à cette époque, il n'était
pas probable que l'armée française osât se hasarder en plaine, n'ayant
pas encore reçu son artillerie. Lors de la reddition du fort, tous les
officiers de la garnison furent étrangement surpris d'apprendre que
toute l'artillerie française avait passé de nuit, à trente ou quarante
toises de leurs remparts.

S'il eût été tout-à-fait impossible de faire passer l'artillerie par
la ville de Bard, l'armée française aurait-elle repassé le
Grand-Saint-Bernard? Non: elle aurait également débouché jusqu'à
Ivrée, mouvement qui eût nécessairement rappelé Mélas de Nice. Elle
n'avait rien à craindre, même sans artillerie, dans les excellentes
positions que lui offrait l'entrée des gorges, d'où, protégeant le
siège du fort de Bard, elle en eût attendu la prise.--Ce fort est
tombé naturellement au pouvoir des Français, le 1er juin; mais il est
probable qu'il eût été pris plus tôt, s'il avait arrêté le passage de
l'armée, et qu'il en eût attiré tous les efforts, au lieu de ceux
d'une brigade de conscrits commandés par le général Chabran, qui avait
été laissée pour en faire le siège. Ce dernier corps avait passé par
le Petit-Saint-Bernard.

Cependant, depuis le 12 mai, Mélas avait fait refluer des troupes sur
Turin et renforcé les divisions qui gardaient la vallée d'Aoste et
celle du Mont-Cenis; lui-même, de sa personne, était arrivé le 22 à
Turin. Le même jour, le général Turreau, qui commandait sur les Alpes,
attaqua avec 3,000, hommes le Mont-Cenis, s'en empara, fit des
prisonniers, et prit position entre Suse et Turin: diversion qui
inquiéta Mélas, et l'empêcha de porter tous ses efforts sur la Dora
Baltéa.

Le 24, le général Lannes, avec l'avant-garde, arriva devant Ivrée; il
y trouva une division de 5 à 6,000 hommes: depuis huit jours, on avait
commencé l'armement de cette place et de la citadelle, quinze bouches
à feu étaient déja en batterie; mais sur cette division de 6,000
hommes, il y en avait 3,000 de cavalerie qui n'étaient pas propres à
la défense d'Ivrée, et l'infanterie était celle qui avait été déja
battue à Châtillon. La ville, attaquée avec la plus grande
intrépidité, d'un côté par le général Lannes et de l'autre par le
général Vatrin, fut bientôt enlevée, ainsi que la citadelle, où l'on
trouva de nombreux magasins de toutes espèces: l'ennemi se retira
derrière la Chiusella, et prit position à Romano pour couvrir Turin,
d'où il reçut des renforts considérables.

Le 26, le général Lannes marcha contre l'ennemi, il l'attaqua dans sa
position; et, après un combat fort chaud, le culbuta et le rejeta en
désordre sur Turin. L'avant-garde prit aussitôt la position de
Chivasso, d'où elle intercepta le cours du Pô, et s'empara d'un grand
nombre de barques chargées de vivres, de blessés, et enfin de toute
l'évacuation de Turin. Le premier consul passa, le 28 mai, la revue de
l'avant-garde à Chivasso, harangua les troupes, et distribua des
éloges aux corps qui la composaient.

Cependant on disposa les barques prises sur le Pô pour la construction
d'un pont; cette menace produisit l'effet qu'on en attendait: Mélas
affaiblit les troupes qui couvraient Turin sur la rive gauche, et
envoya ses principales forces pour s'opposer à la construction du
pont.

C'était ce que souhaitait le premier consul, afin de pouvoir opérer
sur Milan sans être inquiété.

Un parlementaire autrichien, choisi parmi les officiers de l'armée
autrichienne, qui avait l'honneur de connaître le premier consul, fut
envoyé aux avant-postes par le général Mélas. Son étonnement fut
extrême en voyant le premier consul si près de l'armée autrichienne;
cette nouvelle, rapportée par cet officier à Mélas, le remplit de
terreur et de confusion. Toute l'armée de réserve, avec son
artillerie, arriva à Ivrée les 26 et 27 mai.


§ IV.

Le quartier-général de l'armée autrichienne était à Turin; mais la
moitié des forces ennemies était devant Gênes, et l'autre moitié était
supposée, et était effectivement en chemin pour venir par le col de
Tende, renforcer les corps qui étaient à Turin. Dans cette
circonstance, quel parti prendra le premier consul? marchera-t-il sur
Turin, pour en chasser Mélas, se réunir avec Turreau et se trouver
ainsi assuré de ses communications avec la France et avec ses arsenaux
de Grenoble et de Briançon? jettera-t-il un pont à Chivasso, profitant
des barques que la fortune a fait tomber en son pouvoir? et se
dirigera-t-il à tire-d'aile sur Gênes pour débloquer cette place
importante? ou bien, laissant Mélas sur ses derrières, passera-t-il la
Sésia, le Tésin, pour se porter sur Milan et sur l'Adda, faire sa
jonction avec le corps de Moncey, composé de 15,000 hommes, qui
venaient de l'armée du Rhin, et qui avaient débouché par le
Saint-Gothard?

De ces trois partis, le premier était contraire aux vrais principes de
la guerre, puisque Mélas avait des forces assez considérables avec
lui: l'armée française courait donc la chance de livrer une bataille,
n'ayant pas de retraite assurée; le fort de Bard n'étant pas encore
pris. D'ailleurs, si Mélas abandonnait Turin et se portait sur
Alexandrie, la campagne était manquée, chaque armée se trouvait dans
une position naturelle: l'armée française appuyée au Mont-Blanc et au
Dauphiné; et celle de Mélas aurait eu sa gauche à Gênes: et derrière
elle les places de Mantoue, Plaisance et Milan.

Le deuxième parti ne paraissait pas praticable: comment s'aventurer au
milieu d'une armée aussi puissante que l'armée autrichienne, entre le
Pô et Gênes, sans avoir aucune ligne d'opération, aucune retraite
assurée?

Le troisième parti, au contraire, offrait tous les avantages: l'armée
française, maîtresse de Milan, on s'emparait de tous les magasins, de
tous les dépôts, de tous les hôpitaux de l'armée ennemie; on se
joignait à la gauche que commandait le général Moncey; on avait une
retraite assurée par le Simplon et le Saint-Gothard. Le Simplon
conduisait sur le Valais et sur Sion, où l'on avait dirigé tous les
magasins de vivres pour l'armée. Le Saint-Gothard conduisait sur la
Suisse, dont nous étions en possession depuis deux ans, et que
couvrait l'armée du Rhin alors sur l'Iller? Dans cette position, le
général français pouvait agir selon sa volonté: Mélas marchait-il avec
son armée réunie de Turin, sur la Sésia et le Tésin; l'armée française
pouvait lui livrer bataille avec l'immense avantage que, si elle était
victorieuse, Mélas, sans retraite, serait poursuivi et jeté en Savoie;
et, dans le cas où l'armée française serait battue, elle se retirait
par le Simplon et le Saint-Gothard. Si Mélas, comme il était naturel
de le supposer, se dirigeait sur Alexandrie pour s'y réunir à l'armée
qui venait de Gênes, on pouvait espérer, en se portant à sa rencontre,
en passant le Pô, de le prévenir et de lui livrer bataille. L'armée
française, ayant ses derrières assurés sur le fleuve et Milan, le
Simplon et le Saint-Gothard; tandis que l'armée autrichienne, ayant sa
retraite coupée, et n'ayant aucune communication avec Mantoue et
l'Autriche, serait exposée à être jetée sur les montagnes de la
rivière du Ponent, et entièrement détruite ou prise au pied des Alpes,
au col de Tende et dans le comté de Nice. Enfin, en adoptant le
troisième parti, si une fois maître de Milan, il convenait au général
français de laisser passer Mélas, et de rester entre le Pô, l'Adda et
le Tésin; il avait ainsi, sans bataille, reconquis la Lombardie et le
Piémont, les Alpes maritimes, la rivière de Gênes, et fait lever le
blocus de cette ville: c'étaient des résultats assez beaux.

Un corps de 2,000 Italiens réfugiés, commandé par le général Lecchi,
s'était porté, le 21 mai, de Châtillon sur la haute Sésia. Ce corps
eut un combat avec la légion de Rohan, la battit; et vint prendre
position aux débouchés du Simplon, dans la vallée de Domo-d'Ossola,
afin d'assurer les communications de l'armée par le Simplon.

Le 27, le général Murat se dirigea sur Verceil et passa la Sésia.

Le 31 mai, le premier consul se porta rapidement sur le Tésin; les
corps d'observation, que le général Mélas avait laissés contre les
débouchés de la Suisse, et les divisions de cavalerie et d'artillerie
qu'il n'avait pas menées avec lui au siége de Gênes, se réunirent pour
défendre le passage du fleuve et couvrir Milan. Le Tésin est
extrêmement large et rapide.

L'adjudant-général Girard, officier du plus haut mérite et de la plus
rare intrépidité, passa le premier le fleuve. Le combat fut chaud
toute la journée sur la rive gauche. L'armée française n'avait pas de
pont, elle passait sur quatre nacelles: mais comme le pays est
très-coupé et boisé, et que l'on était favorisé par la position du
Naviglio de Milan, la cavalerie ennemie ne s'engagea qu'avec
répugnance sur un tel terrain.

Le 2 juin, le premier consul entra dans Milan; il fit aussitôt cerner
la citadelle. Le général Lannes, avec l'avant-garde, s'était mis en
marche forcée le 30; et, laissant un corps d'observation sur la gauche
de la Dora Baltéa, et une garnison dans Ivrée, il marcha en toute hâte
sur Pavie, où il entra le 1er juin. Il y trouva des magasins
considérables et deux cents bouches à feu, dont trente de campagne.

Cependant, le 4, la division Duhesme entra à Lodi; le 15, elle cerna
Pizzighitone, sa cavalerie légère occupa Crémone: l'alarme fut bientôt
dans Mantoue, désapprovisionnée et sans garnison. Le corps de Moncey,
avec 15,000 hommes de l'armée du Rhin, arriva à Belinzona le 31 mai.

On se peindrait difficilement l'étonnement et l'enthousiasme des
Milanais, en voyant arriver l'armée française: le premier consul
marchait avec l'avant-garde, de sorte qu'une des premières personnes
qui s'offrit aux regards des Milanais, que l'enthousiasme et la
curiosité faisaient arriver par tous les chemins détournés au-devant
de l'armée française, fut le général Bonaparte. Le peuple de Milan ne
voulait pas le croire: on avait dit qu'il était mort dans la mer
Rouge, et que c'était un de ses frères qui commandait l'armée
française.

Du 2 au 8 juin, c'est-à-dire, pendant six jours, le premier consul fut
occupé à recevoir les députations, et à se montrer aux peuples
accourus de tous les points de la Lombardie, pour voir leur
libérateur. Le gouvernement de la république cisalpine fut réorganisé;
mais un grand nombre des plus chauds patriotes italiens gémissaient
dans les cachots de l'Autriche. Le premier consul adressa à l'armée la
proclamation suivante.

       *       *       *       *       *

ARMÉE DE RÉSERVE.

    Milan, le 17 prairial an VIII.

    LE PREMIER CONSUL A L'ARMÉE.

    Soldats!

   Un de nos départements était au pouvoir de l'ennemi; la
   consternation était dans tout le midi de la France.

   La plus grande partie du territoire du peuple ligurien, le plus
   fidèle ami de la république, était envahie.

   La république cisalpine, anéantie dès la campagne passée, était
   devenue le jouet du grotesque régime féodal.

   Soldats! vous marchez..... et déja le territoire français est
   délivré! La joie et l'espérance succèdent, dans notre patrie, à
   la consternation et à la crainte.

   Vous rendrez la liberté et l'indépendance au peuple de Gênes; il
   sera pour toujours délivré de ses éternels ennemis.

   Vous êtes dans la capitale de la Cisalpine!

   L'ennemi, épouvanté, n'aspire plus qu'à regagner les frontières.
   Vous lui avez enlevé ses hôpitaux, ses magasins, ses parcs de
   réserve.

   Le premier acte de la campagne est terminé.

   Des millions d'hommes, vous l'entendez tous les jours, vous
   adressent des actes de reconnaissance.

   Mais aura-t-on donc impunément violé le sol français?
   Laisserez-vous retourner dans ses foyers l'armée qui a porté
   l'alarme dans vos familles? Vous courez aux armes!.... Eh bien!
   marchez à sa rencontre, opposez-vous à sa retraite; arrachez-lui
   les lauriers dont elle s'est parée, et par là apprenez au monde
   que la malédiction est sur les insensés qui osent insulter le
   territoire du grand peuple.

   Le résultat de tous nos efforts sera, _Gloire sans nuage et paix
   solide_.

    Le premier consul, _Signé_, BONAPARTE.


§ V.

Les 15,000 hommes, que conduisait le général Moncey, arrivaient
lentement; leur marche ne se faisait que par régiment. Ce retard fut
nuisible; le premier consul passa la revue de ces troupes, les 6 et 7
juin. Le 9, il partit pour se rendre à Pavie.

Le général Murat s'était porté, le 6 mai, devant Plaisance, l'ennemi y
avait un pont et une tête de pont; Murat eut le bonheur de surprendre
la tête de pont et de s'emparer de la presque totalité des bateaux. Le
même jour, il intercepta une dépêche du ministère de Vienne à M. de
Mélas; cette dépêche contenait des renseignements curieux sur la
prétendue armée de réserve de Bonaparte. Elle n'existait pas, et l'on
prescrivait à Mélas de continuer avec vigueur ses opérations
offensives en Provence. Le ministre espérait que Gênes aurait
capitulé, et que l'armée anglaise serait arrivée. On lui mandait
également qu'il fallait des succès; que l'armée française du Rhin
était au coeur de l'Allemagne, et que des succès forceraient à la
rappeler au secours de la Provence; que des mouvements, qui avaient eu
lieu à Paris, avaient obligé le premier consul à retourner promptement
de Genève en cette capitale; que la cour de Vienne mettait toute sa
confiance dans les talents du général Mélas et dans l'intrépidité de
sa victorieuse armée d'Italie.

Le corps d'observation, que nous avions sur la rive gauche de la Dora
Baltéa, était tranquille, ainsi que la garnison d'Ivrée. Depuis le 1er
juin, le fort de Bard était pris, et Ivrée se remplissait de toute
espèce de munitions de guerre, de vivres et des embarras de l'armée.
Mélas avait abandonné Turin, et paraissait se porter sur Alexandrie
pour opérer sur la rive droite du Pô.

Le premier consul envoya la division Lapoype, du corps du général
Moncey, pour border le Pô depuis Pavie jusqu'à la Dora Baltéa, et
éclairer le mouvement de l'ennemi vis-à-vis Plaisance; et résolut de
se porter à la Stradella, sur la rive droite du Pô, afin de couper à
Mélas la route de Mantoue, et l'obliger à recevoir une bataille, ayant
sa ligne d'opération coupée; débloquer à la fois Gênes, et poursuivre
l'ennemi en l'acculant aux Alpes.

Le général Lannes, avec l'avant-garde, passa le Pô vis-à-vis Pavie à
Belgiojoso, dans la journée du 6.--Le 7, le général Murat passa le Pô
à Nocetta, et s'empara de Plaisance, où il trouva des magasins
considérables. Le lendemain, il battit un corps autrichien qui était
venu l'attaquer, et lui fit 2,000 prisonniers. Le général Murat eut
l'ordre de se porter sur la Stradella pour s'y joindre à
l'avant-garde; toute l'armée se réunissait sur ce point important.

Cependant, au milieu de si grands succès, et l'esprit livré aux plus
belles espérances, on apprit une fâcheuse nouvelle: Gênes avait
capitulé le 4, et les troupes autrichiennes, du blocus, revenaient à
marche forcée se joindre à l'armée de Mélas sur Alexandrie. Des
refugiés milanais, qui avaient été renfermés dans Gênes, donnèrent des
détails sur les opérations de ce siège. Masséna, après la
capitulation, avait commis la faute impardonnable de s'embarquer de sa
personne sur un corsaire pour se rendre à Antibes. Une partie de son
armée avait été également embarquée pour la même destination;
seulement un corps de 8,500 hommes se dirigeait par terre.--Les
troupes avaient conservé leurs armes, munitions, etc. La capitulation
ne pouvait pas être plus honorable; mais cette funeste disposition du
général Masséna, d'autant moins excusable, qu'il connaissait l'arrivée
de l'armée du premier consul sur le Pô, annula tout ce que les
conditions de la capitulation avaient d'avantageux. Si, d'après la
capitulation, Masséna était sorti à la tête de toutes ses troupes (et
il avait encore 12,000 hommes disponibles, armés, et son artillerie),
et qu'arrivé à Voltri, il eût repris ses opérations, il aurait contenu
un pareil nombre de troupes autrichiennes; il eût été promptement
joint par les troupes du général Suchet, qui étaient en marche sur
Port-Maurice, et aurait alors manoeuvré contre l'ennemi avec une
vingtaine de mille hommes. Mais ces troupes sortirent sans leur
général; elles se dirigèrent par la rivière de Gênes: leur mouvement
ne fut arrêté que lorsqu'elles furent rencontrées par le général
Suchet. Trois ou quatre jours avaient été ainsi perdus; ces troupes
furent inutiles. La victoire de Marengo avait remédié à tout.


§ VI.

Le premier consul vit alors qu'il ne pouvait compter que sur ses
propres forces, et qu'il allait avoir affaire à toute l'armée. Le 8,
au soir, les coureurs ennemis vinrent observer les Français, qui
avaient passé le Pô, et étaient bivouaqués sur la rive droite; ils les
crurent peu nombreux, et une avant-garde de quatre à cinq mille
Autrichiens vint les attaquer; mais toute l'avant-garde et une partie
de l'armée française avaient déja passé. Le général Lannes mena
battant cette avant-garde ennemie; et, à la nuit, il prit position
devant l'armée autrichienne, qui occupait Montebello et Casteggio.

Cette armée était commandée par le général Ott, le même qui avait
commandé le blocus de Gênes. Ce corps était venu en trois marches.
L'observation des feux des bivouacs, le rapport des prisonniers et des
déserteurs, faisaient monter cette partie de l'armée autrichienne à
trente bataillons, formant 18,000 hommes. Les grenadiers d'Ott,
l'élite de l'armée autrichienne, en faisaient partie.

Le général Lannes était en position, et, attendant à chaque instant
des renforts, il n'avait pas intérêt d'attaquer; mais le général
autrichien, à la pointe du jour, engagea la bataille. Le général
Lannes n'avait avec lui que 8,000 hommes; mais la division Victor, qui
avait passé le fleuve, n'était qu'à trois lieues. La bataille fut
sanglante: Lannes s'y couvrit de gloire; ses troupes firent des
prodiges d'intrépidité. Sur le midi, l'arrivée de la division Victor
décida entièrement la victoire. Les Autrichiens se battirent en
désespérés: ils étaient encore fiers des succès qu'ils avaient
obtenus, la campagne précédente; ils sentaient que leur position les
mettait dans la nécessité d'être vainqueurs.

Le premier consul, à la première nouvelle de l'attaque de l'ennemi
contre l'avant-garde française, était accouru sur le champ de
bataille; mais, à son arrivée, la victoire était déja décidée: les
ennemis avaient perdu 3,000 hommes tués, et six mille prisonniers. Le
champ de bataille était tout jonché de morts. Le général Lannes était
couvert de sang: les troupes, qui avaient le sentiment de s'être bien
comportées, étaient exténuées de fatigue, mais ivres de joie.

Les 10, 11 et 12, le premier consul resta à la position de la
Stradella, employant ce temps à réunir son armée, à assurer sa
retraite par l'établissement de deux ponts sur le Pô, avec des têtes
de pont. Plus rien ne le pressait; Gênes était tombée.

Il envoya par des affidés, à travers les montagnes, l'ordre au général
Suchet de marcher sur la Scrivia par le débouché du col de Cadibone.

L'ennemi avait une cavalerie formidable et une artillerie
très-nombreuse. Ni l'une ni l'autre de ces armes n'avaient
souffert, tandis que notre cavalerie et notre artillerie étaient
très-inférieures en nombre: il était donc hasardeux de s'engager dans
la plaine de Marengo. Si l'ennemi voulait rouvrir ses communications,
et regagner Mantoue, c'était par la Stradella qu'il fallait qu'il
passât, et qu'il marchât sur le ventre de l'armée française. Cette
position de la Stradella semblait avoir été faite exprès pour l'armée
française: la cavalerie ennemie ne pouvait rien contre elle, et la
très-grande supériorité de son artillerie était moindre là que partout
ailleurs. La droite de l'armée du premier consul s'appuyait au Pô et
aux plaines marécageuses et impraticables qui l'avoisinaient: le
centre, placé sur la chaussée, était appuyé de gros villages, ayant de
grandes maisons en maçonnerie solide; et la gauche, sur de belles
hauteurs.


§ VII.

Dans la journée du 11, Desaix, qui revenait d'Égypte, et qui avait
fait la quarantaine à Toulon, arriva au quartier-général de Montebello
avec ses aides-de-camp, Rapp et Savary. La nuit entière se passa en
longues conférences entre le premier consul et Desaix sur tout ce qui
s'était passé en Égypte depuis que le premier consul en était parti;
sur les détails de la campagne de la Haute-Égypte; sur les
négociations d'El-Arisch, et la composition de la grande-armée turque
du grand-visir; enfin sur la bataille d'Héliopolis, et la situation
actuelle de l'armée française. «Comment, dit le premier consul,
avez-vous pu, vous, Desaix, attacher votre nom à la capitulation
d'El-Arisch?--Je l'ai fait, répondit Desaix; je le ferais encore,
parce que le général en chef ne voulait plus rester en Égypte; et que,
dans une armée éloignée et hors de l'influence du gouvernement, les
dispositions du général en chef, équivalent à celles des cinq sixièmes
de l'armée. J'ai toujours eu le plus grand mépris pour l'armée du
grand-visir, que j'ai observée de près. J'ai écrit à Kléber que je me
faisais fort de la repousser avec ma seule division. Si vous m'aviez
laissé le commandement de l'armée d'Égypte, et que vous eussiez emmené
Kléber, je vous aurais conservé cette belle province, et vous
n'eussiez jamais entendu parler de capitulation: mais enfin les choses
ont bien tourné; et Kléber, à Héliopolis, a réparé les fautes qu'il
avait faites depuis six mois.»

Desaix brûlait de se signaler. Son coeur était ulcéré des mauvais
traitements que lui avait fait éprouver, à Livourne, l'amiral Keith;
il avait soif de se venger. Le premier consul lui donna sur-le-champ
le commandement de la division Boudet.


§ VIII.

Mélas avait son quartier-général à Alexandrie: toute son armée y était
réunie depuis deux jours; sa position était critique, parce qu'il
avait perdu sa ligne d'opération. Plus il tardait à prendre un parti,
plus sa position s'empirait, parce que d'un côté le corps de Suchet
arrivait sur les derrières, et que d'un autre côté l'armée du premier
consul se fortifiait et se retranchait, chaque jour davantage, à sa
position de la Stradella.

Cependant le général Mélas ne faisait aucun mouvement; dans la
situation où il se trouvait il avait trois partis à prendre: le
premier était de passer sur le ventre de l'armée du premier consul,
l'armée autrichienne lui était très-supérieure en nombre, de gagner
Plaisance, et de reprendre sa ligne d'opération sur Mantoue.

Le deuxième parti était de passer le Pô à Turin, ou entre cette ville
et l'embouchure de la Sézia, de se porter ensuite à grandes marches
sur le Tésin, de le passer; et, arrivant à Milan avant l'armée du
premier consul, de lui couper sa ligne et le jeter derrière l'Adda.

Le troisième parti était de se jeter d'Alexandrie sur Novi, de
s'appuyer à Gênes et à l'escadre anglaise de l'amiral Keith, de ne
point prendre l'offensive jusqu'à l'arrivée de l'armée anglaise déja
réunie à Mahon. L'armée autrichienne était sûre de ne point manquer de
vivres ni de munitions, et même de recevoir des renforts, puisque par
sa droite elle eût communiqué avec Florence et Bologne; qu'en Toscane,
il y avait une division napolitaine, et qu'en outre les communications
par mer étaient en son pouvoir. De cette position le général Mélas
pouvait, quand il le voulait, regagner Mantoue, en faisant
transporter, par mer, en Toscane, une grande partie de sa grosse
artillerie.

Le général Lapoype, qui était le long du Pô, avait l'ordre de se plier
sur le Tésin dans le cas où l'ennemi se porterait sur la rive gauche;
il y aurait été joint par cinq ou six mille hommes, que pouvait réunir
le général Moncey qui commandait à Milan. Ces dix mille hommes étaient
plus que suffisants pour retarder le passage, et donner le temps au
premier consul de revenir par les deux ponts, derrière le Tésin.

Le 12, dans l'après midi, le premier consul, surpris de l'inaction du
général Mélas, conçut des inquiétudes, et craignit que l'armée
autrichienne ne se fût portée sur Gênes ou sur le Tésin, ou bien
qu'elle n'eût marché contre Suchet, pour l'écraser et revenir ensuite
contre le premier consul; ce dernier résolut de quitter la Stradella,
et de se porter sur la Scrivia en forme d'une grande reconnaissance,
afin de pouvoir agir selon le parti que prendrait l'ennemi. Le soir,
l'armée française[11] prit position sur la Scrivia, Tortone était
cernée, le quartier-général fut placé à Voghera: dans ce mouvement, on
n'obtint aucune nouvelle de l'ennemi; on n'aperçut que quelques
coureurs de cavalerie, qui n'indiquaient pas la présence d'une armée
dans les plaines de Marengo.--Le premier consul ne douta plus que
l'armée autrichienne ne lui eût échappé.

  [11] Armée française, les 12 et 13 juin.

  Divisions Vatrin et Mainoni. Lannes; aile droite à Castelnovo di
  Scrivia.

  Divisions Boudet et Monnier. Desaix; centre. Ponte Curone.

  Division Lapoype; ordre de rejoindre Desaix.

  La cavalerie sous Murat, entre Ponte-Curone et Tortone, ayant une
  avant-garde au delà de Tortone, sous Kellermann.

  Divisions Gardanne et Chambarlhac. Victor; aile gauche en avant de
  Tortone, et soutenant l'avant-garde Kellermann.

Le 13, à la pointe du jour, il passa la Scrivia, et se porta à
Saint-Juliano, au milieu de l'immense plaine de Marengo. La cavalerie
légère ne reconnut pas d'ennemi; il n'y eut plus aucun doute qu'il ne
fût en pleine manoeuvre, puisque, s'il eût voulu attendre l'armée
française, il n'eût pas négligé le beau champ de bataille que lui
offrait la plaine de Marengo, si avantageuse au développement de son
immense cavalerie: il parut probable que l'ennemi marchait sur Gênes.

Le premier consul, dans cette pensée, dirigea en toute hâte le corps
de Desaix en forme d'avant-garde sur son extrême gauche, avec ordre
d'observer la chaussée qui de Novi conduit à Alexandrie: il ordonna à
la division Victor de se porter sur le village de Marengo, et
d'envoyer des coureurs sur la Bormida, pour s'assurer si l'ennemi n'y
avait point de pont. Victor arriva à Marengo: il y trouva une
arrière-garde de trois à quatre mille Autrichiens; il l'attaqua, la
mit en déroute, et s'empara du village. Ses coureurs arrivèrent sur la
Bormida à la nuit tombante; ils mandèrent que l'ennemi n'y avait point
de pont, et qu'il n'y avait qu'une simple garnison dans Alexandrie;
ils ne donnèrent point de nouvelles de l'armée de Mélas.

Le corps de Lannes bivouaqua diagonalement en arrière de Marengo, sur
la droite.

Le premier consul était fort inquiet; à la nuit, il résolut de se
rendre à son quartier-général de la veille, afin d'aller à la
rencontre des nouvelles du général Moncey, du général Lapoype et des
agents qui avaient été envoyés du côté de Gênes, et qui avaient
rendez-vous à ce quartier-général, mais la Scrivia était débordée. Ce
torrent en peu d'heures grossit considérablement, et peu d'heures lui
suffisent aussi pour le remettre en son premier état. Cela décida le
premier consul à arrêter son quartier-général à Torre di Garafolo
entre Tortone et Alexandrie. La nuit se passa dans cette situation.

Cependant la plus horrible confusion régnait dans Alexandrie, depuis
le combat de Montebello. Les plus sinistres pressentiments agitaient
le conseil autrichien; il voyait l'armée autrichienne, coupée de sa
ligne d'opération, de ses dépôts, et placée entre l'armée du premier
consul et celle du général Suchet, dont les avant-postes avaient passé
les montagnes, et commençaient à se faire sentir sur les derrières du
flanc droit des Autrichiens. La plus grande irrésolution agitait les
esprits.

Après bien des hésitations, le 11, Mélas se décida à faire un gros
détachement sur Suchet, le reste de l'armée autrichienne restant
couvert par la Bormida et la citadelle d'Alexandrie; mais, dans la
nuit du 11 au 12, Mélas apprit le mouvement du premier consul sur la
Scrivia. Il rappela, le 12, son détachement, et passa, tout le 13 et
la nuit du 13 au 14, en délibérations: enfin, après de vives et
orageuses discussions, le conseil de Mélas décida que l'existence de
l'armée de réserve lui avait été inconnue; que les ordres et les
instructions du conseil aulique n'avaient mentionné que l'armée de
Masséna; que la fâcheuse position où l'on se trouvait devait donc être
attribuée au ministère, et non au général; que dans cette circonstance
imprévue, de braves soldats devaient faire leur devoir; qu'il fallait
donc passer sur le ventre de l'armée du premier consul, et rouvrir
ainsi les communications avec Vienne; que si l'on réussissait, tout
était gagné, puisque l'on était maître de la place de Gênes, et qu'en
retournant très-vite sur Nice, on exécuterait le plan d'opérations
arrêté à Vienne; et qu'enfin, si l'on échouait et que l'on perdît la
bataille, la position serait affreuse sans doute, mais que la
responsabilité en tomberait tout entière sur le ministère.

Ce raisonnement fixa toutes les opinions; il n'y eut plus qu'un cri:
Aux armes! aux armes! et chacun alla faire ses dispositions pour la
bataille du lendemain.

Toutes les chances, pour le succès de la bataille, étaient en faveur
de l'armée autrichienne; cette armée était très-nombreuse; sa
cavalerie était au moins triple de celle de l'armée française. On ne
savait pas positivement quelle était la force de celle-ci; mais
l'armée autrichienne, malgré la perte éprouvée à la bataille de
Montebello, malgré celles essuyées du côté de Gênes et du côté de Nice
depuis la retraite, l'armée autrichienne devait être encore bien
supérieure à l'armée de réserve. (_Voyez_ le tableau ci-contre.)

Le 14, à l'aube du jour, les Autrichiens défilèrent sur les trois
ponts de la Bormida, et attaquèrent avec fureur le village de Marengo.
La résistance fut opiniâtre et longue.

Le premier consul, instruit par la vivacité de la canonnade, que
l'armée autrichienne attaquait, expédia sur-le-champ l'ordre au
général Desaix de revenir avec son corps sur San-Juliano. Il était à
une demi-marche de distance, sur la gauche.

Le premier consul arriva sur le champ de bataille à dix heures du
matin, entre San-Juliano et Marengo. L'ennemi avait enfin emporté
Marengo, et la division Victor, après la plus vive résistance, ayant
été forcée, s'était mise dans une complète déroute. La plaine sur la
gauche était couverte de nos fuyards, qui répandaient partout
l'alarme, et même plusieurs faisaient entendre ce cri funeste: Tout
est perdu!

Le corps du général Lannes, un peu en arrière de la droite de Marengo,
était aux mains avec l'ennemi, qui, après la prise de ce village, se
déployant sur sa gauche, se mettait en bataille devant notre droite
qu'elle débordait déja. Le premier consul envoya aussitôt son
bataillon de la garde consulaire, composé de huit cents grenadiers,
l'élite de l'armée, se placer à cinq cents toises sur la droite de
Lannes, dans une bonne position, pour contenir l'ennemi. Le premier
consul se porta lui-même, avec la soixante-douzième demi-brigade au
secours du corps de Lannes, et dirigea la division de réserve Cara
Saint-Cyr sur l'extrême droite à Castel-Cériolo, pour prendre en flanc
toute la gauche de l'ennemi.

Cependant, au milieu de cette immense plaine, l'armée reconnaît le
premier consul, entouré de son état-major et de deux cents grenadiers
à cheval, avec leurs bonnets à poil; ce seul aspect suffit pour rendre
aux troupes l'espoir de la victoire: la confiance renaît; les fuyards
se rallient sur San-Juliano, en arrière de la gauche du général
Lannes. Celui-ci, attaqué par une grande partie de l'armée ennemie,
opérait sa retraite au milieu de cette vaste plaine, avec un ordre et
un sang-froid admirables. Ce corps mit trois heures pour faire en
arrière trois-quarts de lieue, exposé en entier au feu de mitraille de
quatre-vingts bouches à feu, dans le temps que, par un mouvement
inverse, Cara Saint-Cyr marchait en avant sur l'extrême droite, et
tournait la gauche de l'ennemi.

Sur les trois heures après midi, le corps de Desaix arriva: le premier
consul lui fit prendre position sur la chaussée, en avant de
San-Juliano.

Mélas qui croyait la victoire décidée, accablé de fatigue, repassa les
ponts et rentra dans Alexandrie, laissant au général Zach, son chef
d'état-major, le soin de poursuivre l'armée française. Celui-ci
croyant que la retraite de cette armée s'opérait sur la chaussée de
Tortone, cherchait à arriver sur cette chaussée derrière San-Juliano;
mais, au commencement de l'action, le premier consul avait changé sa
ligne de retraite, et l'avait dirigée entre Sale et Tortone, de sorte
que la chaussée de Tortone n'était d'aucune importance pour l'armée
française.

En opérant sa retraite, le corps de Lannes refusait constamment sa
gauche, se dirigeant ainsi sur le nouveau point de retraite; et Cara
Saint-Cyr, qui était à l'extrémité de la droite, se trouvait presque
sur la ligne de retraite dans le temps que le général Zach croyait ses
deux corps coupés.

Cependant la division Victor s'était ralliée et brûlait d'impatience
d'en venir de nouveau aux mains. Toute la cavalerie de l'armée était
massée en avant de San-Juliano, sur la droite de Desaix, et en arrière
de la gauche du général Lannes. Les boulets et les obus tombaient sur
San-Juliano; une colonne de six mille grenadiers de Zach en avait déja
gagné la gauche. Le premier consul envoya l'ordre au général Desaix de
se précipiter, avec sa division toute fraîche, sur cette colonne
ennemie. Desaix fit aussitôt ses dispositions pour exécuter cet ordre;
mais, comme il marchait à la tête de deux cents éclaireurs de la
neuvième légère, il fut frappé d'une balle au coeur, et tomba roide
mort au moment où il venait d'ordonner la charge: ce coup enleva à
l'empereur l'homme qu'il jugeait le plus digne de devenir son
lieutenant.

Ce malheur ne dérangea en rien le mouvement, et le général Boudet fit
passer facilement dans l'ame de ses soldats ce vif desir dont il était
lui-même pénétré, de venger à l'instant un chef tant aimé. La
neuvième légère, qui, là, mérita le titre d'incomparable, se couvrit
de gloire. En même temps le général Kellermann, avec 800 hommes,
grosse cavalerie, faisait une charge intrépide sur le milieu du flanc
gauche de la colonne: en moins d'une demi-heure, ces six mille
grenadiers furent enfoncés, culbutés, dispersés; ils disparurent.

Le général Zach et tout son état-major furent faits prisonniers.

Le général Lannes marcha sur-le-champ en avant au pas de charge. Cara
Saint-Cyr, qui à notre droite se trouvait en potence sur le flanc
gauche de l'ennemi, était beaucoup plus près des ponts sur la Bormida
que l'ennemi lui-même. Dans un moment, l'armée autrichienne fut dans
la plus épouvantable confusion. Huit à dix mille hommes de cavalerie,
qui couvraient la plaine, craignant que l'infanterie de Saint-Cyr
n'arrivât au pont avant eux, se mirent en retraite au galop, en
culbutant tout ce qui se trouvait sur leur passage. La division Victor
se porta en toute hâte pour reprendre son champ de bataille au village
de Marengo. L'armée ennemie était dans la plus horrible déroute;
chacun ne pensait plus qu'à fuir. L'encombrement devint extrême sur
les ponts de la Bormida, où la masse des fuyards était obligée de se
resserrer; et à la nuit tout ce qui était resté sur la rive gauche
tomba au pouvoir de la république.


§ IX.

Il serait difficile de se peindre la confusion et le désespoir de
l'armée autrichienne. D'un côté, l'armée française était sur les bords
de la Bormida, et il était à croire qu'à la pointe du jour elle la
passerait; d'un autre côté, le général Suchet, avec son armée, était
sur ses derrières, dans la direction de sa droite.

Où opérer sa retraite? En arrière, elle se trouverait acculée aux
Alpes et aux frontières de France; sur la droite, vers Gênes, elle eût
pu faire ce mouvement avant la bataille: mais elle ne pouvait plus
espérer pouvoir le faire après sa défaite, et pressée par l'armée
victorieuse. Dans cette position désespérée, le général Mélas résolut
de donner toute la nuit pour rallier et faire reposer ses troupes, de
profiter pour cela du rideau de la Bormida et de la protection de la
citadelle d'Alexandrie, et ensuite, s'il le fallait, de repasser le
Tanaro, et de se maintenir ainsi dans cette position; que cependant on
chercherait, en ouvrant des négociations, à sauver l'armée par une
capitulation.

Le 15, à la pointe du jour, un parlementaire autrichien vint proposer
une suspension d'armes; ce qui donna lieu le même jour à la convention
suivante, par laquelle la place de Gênes, toutes celles du Piémont, de
la Lombardie, des légations, furent remises à l'armée française; et
l'armée autrichienne obtint ainsi la permission de retourner derrière
Mantoue, sans être prisonnière de guerre. Par là toute l'Italie fut
conquise.

       *       *       *       *       *

CONVENTION

_Entre les généraux en chef des armées française et impériale._

Art. 1er. Il y aura armistice et suspension d'hostilités entre l'armée
de sa majesté impériale et celle de la république française en Italie,
jusqu'à la réponse de la cour de Vienne.

2. L'armée de sa majesté impériale occupera tous les pays compris
entre le Mincio, la Fossa-Maestra et le Pô; c'est-à-dire, Peschiera,
Mantoue, Borgo-Forte, et depuis là, la rive gauche du Pô; et, à la
rive droite, la ville et citadelle de Ferrare.

3. L'armée de sa majesté impériale occupera également la Toscane et
Ancône.

4. L'armée française occupera le pays compris entre la Chiesa,
l'Oglio et le Pô.

5. Le pays, entre la Chiesa et le Mincio, ne sera occupé par aucune
des deux armées. L'armée de sa majesté impériale pourra tirer des
vivres des pays qui faisaient partie du duché de Mantoue. L'armée
française tirera des vivres des pays qui faisaient partie de la
province de Brescia.

6. Les châteaux de Tortone, d'Alexandrie, de Milan, de Turin, de
Pizzighettone, d'Arona, de Plaisance, seront remis à l'armée
française, du 27 prairial au 1er messidor (ou du 16 juin au 20 du même
mois).

7. La place de Coni, les châteaux de Ceva, Savone, la ville de Gênes,
seront remis à l'armée française, du 16 au 24 juin (ou du 27 prairial
au 5 messidor).

8. Le fort Urbin sera remis le 26 juin (7 messidor).

9. L'artillerie des places sera classée de la manière suivante: 1º
toute l'artillerie des calibres et fonderies autrichiennes
appartiendra à l'armée autrichienne; 2º celle des calibres et
fonderies italiennes, piémontaises et françaises, à l'armée française;
3º les approvisionnements de bouche seront partagés; moitié sera à la
disposition du commissaire ordonnateur de l'armée française, et moitié
à celle du commissaire ordonnateur de l'armée autrichienne.

10. Les garnisons sortiront avec les honneurs militaires, et se
rendront, avec armes et bagages, par le plus court chemin, à Mantoue.

11. L'armée autrichienne se rendra à Mantoue par Plaisance en trois
colonnes: la première, du 27 prairial au 1er messidor (du 16 au 20
juin); la seconde, du 1er messidor au 5 messidor (ou du 20 au 24
juin); la troisième, du 5 au 7 messidor (ou du 24 au 26 juin).

12. Messieurs _le général St.-Julien_, _de Schvertinck_, de
l'artillerie; _de Brun_, du génie; _Telsiegé_, commissaire des vivres;
et les citoyens _Dejean_, conseiller d'état, et _Daru_, inspecteur des
revues; l'adjudant-général _Léopold Stabedrath_, et le chef de brigade
d'artillerie _Mossel_, sont nommés commissaires, à l'effet de pourvoir
à l'exécution des articles de la présente convention, soit à la
formation des inventaires, aux subsistances et aux transports, soit
pour tout autre objet.

13. Aucun individu ne pourra être maltraité pour raison de services
rendus à l'armée autrichienne, ou pour opinions politiques. Le général
en chef de l'armée autrichienne fera relâcher les individus qui
auraient été arrêtés dans la république cisalpine, pour opinions
politiques, et qui se trouveraient dans les forteresses sous son
commandement.

14. Quelle que soit la réponse de Vienne, aucune des deux armées ne
pourra attaquer l'autre qu'en se prévenant dix jours d'avance.

15. Pendant la suspension d'armes, aucune armée ne fera des
détachements pour l'Allemagne.

Alexandrie, le 26 prairial an VIII de la république française (15 juin
1800).

    _signé_, ALEXANDRE BERTHIER;

    MÉLAS, général de cavalerie.

       *       *       *       *       *

Le général Mélas agit conformément aux intérêts de son souverain, en
sauvant le fond de l'armée autrichienne; et rendant des places, qui,
mal approvisionnées, mal pourvues de garnisons, ne pouvaient pas faire
de longues résistances, et être d'ailleurs d'aucune utilité, l'armée
étant détruite.

De l'autre part, le premier consul considérait qu'une armée de vingt
mille Anglais allait arriver à Gênes; ce qui, avec les dix mille
Autrichiens qui étaient restés dans cette place, formait une armée;
que, sans aucune place forte en Italie, la position des Français était
chanceuse; qu'ils avaient beaucoup souffert aux batailles de
Montebello et de Marengo; que l'armée française de Gênes et celle de
Suchet avaient également fait de grandes pertes, tant avant le siége,
que pendant sa durée, tant pendant les mouvements sur Nice, qu'à la
poursuite des Autrichiens; que le général Mélas, en passant le Tanaro
était pour plusieurs jours à l'abri de toute attaque; qu'il pouvait
donc parfaitement se rallier, se remettre, et qu'une fois l'armée
autrichienne réorganisée, il suffirait qu'il surprît une marche
d'avance, pour se dégager, soit en se jetant sur Gênes, soit en
gagnant par une marche de nuit la Stradella; que sa grande supériorité
en cavalerie lui donnait beaucoup d'avantages pour cacher ses
mouvements; et que, enfin, si l'armée autrichienne, perdant même son
artillerie et ses bagages, parvenait à se dégager, il faudrait bien du
temps et bien des peines pour reprendre tant de places fortes.


§ X.

Le général Suchet, avec son corps, se dirigea sur Gênes, et entra le
24 juin dans cette ville, que lui remit le prince Hohenzollern, au
grand déplaisir des Anglais, dont l'avant-garde venant de Mahon, était
arrivée à la vue du port, pour prendre possession de cette place. Les
places de Tortone, Alexandrie, Coni, Fenestrelles, Milan,
Pizzighitone, Peschiera, Urbin et Ferrare furent successivement
remises à l'armée française, avec toute leur artillerie. L'armée de
Mélas traversa la Stradella et Plaisance, par divisions, et reprit sa
position derrière Mantoue.

La joie des Piémontais, des Génois, des Italiens, ne peut s'exprimer;
ils se voyaient rendus à la liberté, sans passer par les horreurs
d'une longue guerre, que déja ils voyaient reportée sur leurs
frontières, et sans éprouver les inconvénients de siège de places
fortes, toujours si désastreux pour les villes et les campagnes
environnantes.

En France, cette nouvelle parut d'abord incroyable. Le premier
courrier, arrivé à Paris, fut un courrier du commerce: il portait la
nouvelle que l'armée française avait été battue; il était parti le 14
juin entre dix heures et midi, au moment où le premier consul arrivait
sur le champ de bataille. La joie n'en fut que plus grande, quand on
apprit la victoire remportée par le premier consul, et tout ce que ses
suites avaient d'avantageux pour la république. Les soldats de l'armée
du Rhin furent honteux du peu qu'ils avaient fait; et une noble
émulation les poussa à ne conclure d'armistice, que lorsqu'ils
seraient maîtres de toute la Bavière.

Les troupes anglaises entassées sur le rocher de Mahon, furent en
proie à de nombreuses maladies, et perdirent beaucoup de soldats.

Peu de jours après cette célèbre journée du 14 juin, tous les
patriotes italiens sortirent des cachots de l'Autriche, et entrèrent
en triomphe dans la capitale de leur patrie, au milieu des
acclamations de tous leurs compatriotes, et des _Viva el liberatore
dell' Italia!_


§ XI.

Le premier consul partit le 17 juin, de Marengo, et se rendit à Milan,
où il arriva de nuit: il trouva la ville illuminée, et dans la plus
vive allégresse; il déclara le rétablissement de la république
cisalpine; mais la constitution qui l'avait gérée, étant susceptible
de modification, il établit un gouvernement provisoire, qui laissait
plus de facilités pour terminer, à la paix, l'organisation complète et
définitive de cette république. Il chargea l'ordonnateur Petiet, qui
avait été ministre de la guerre, en France, de remplir les fonctions
de ministre de France, près la république cisalpine, d'en diriger
l'administration, et de pourvoir aux besoins de l'armée française, en
surveillant et en s'opposant à tous les abus.

La république ligurienne fut aussi réorganisée, et réacquit son
indépendance. Les Autrichiens, lorsqu'ils étaient maîtres du Piémont,
n'y avaient pas rétabli le roi de Sardaigne, et avaient administré ce
pays à leur profit. Ils avaient en cela différé de sentiment avec les
Russes, qui auraient voulu le rétablissement du roi dans le Piémont:
ce prince qui avait débarqué de la Sardaigne, était en Toscane, et
n'avait pas eu la permission de se rendre à Turin.

Le premier consul établit un gouvernement provisoire en Piémont, et
nomma le général Jourdan, ministre de la république française près de
ce gouvernement. Il était chargé de le diriger, et de concilier les
intérêts des peuples du Piémont avec ceux de la république française.
Ce général, dont la conduite avait été douteuse, lors du 18 brumaire,
fut reconnaissant de voir que le premier consul, non-seulement avait
oublié entièrement les évènements passés, mais encore qu'il lui
donnait une si haute marque de confiance. Il consacra tout son zèle au
bien public.

Quoique le général Masséna eût commis une faute, en s'embarquant de
Gênes, au lieu de conduire son armée par terre, il avait toutefois
montré beaucoup de caractère et d'énergie: les services qu'il avait
rendus dans les premières campagnes, et dernièrement à Zurich,
parlaient aussi en sa faveur. Le premier consul le nomma au
commandement en chef de l'armée d'Italie.

Les affaires de la république française nécessitaient la présence du
premier consul, à Paris. Il partit le 5 messidor (24 juin), passa à
Turin, et ne s'y arrêta que deux heures, pour en visiter la citadelle;
il traversa le Mont-Cenis, et arriva à Lyon, où il s'arrêta pour
donner une consolation à cette ville, et poser la première pierre de
la reconstruction de la place Bellecourt; cette cérémonie fut belle
par le concours et l'enthousiasme d'un peuple immense. Il arriva à
Paris, le 13 messidor (2 juillet) au milieu de la nuit, et sans être
attendu; mais aussitôt que, le lendemain, la nouvelle en fut répandue
dans les divers quartiers de cette vaste capitale, toute la ville et
les faubourgs accoururent dans les cours et les jardins du palais des
Tuileries: les ouvriers quittaient leurs ateliers, simultanément;
toute la population se pressait sous les fenêtres, dans l'espoir de
voir celui à qui la France devait tant. Dans le jardin, les cours et
sur les quais, partout les acclamations de la joie se faisaient
entendre. Le soir, riche ou pauvre, chacun à l'envi illumina sa
maison.

Ce fut un bien beau jour.



PIÈCES JUSTIFICATIVES.

_Lettre de Barras et Fréron, représentants du peuple, près l'armée
  sous Toulon_,

_A leurs collègues composant le comité de salut public._

  Marseille, 11 frimaire, l'an II de la république française, une
    et indivisible. (1793.)


Citoyens nos collègues, dans ce moment, nous renonçons à tout autre
objet, pour vous entretenir exclusivement de notre position dans les
départements du Var et des Bouches-du-Rhône; vous qui êtes au timon de
la république, vous avez reconnu que l'arme la plus meurtrière des
despotes coalisés contre notre liberté, c'est l'espoir de nous
affamer. Malheureusement nos greniers, dans l'intérieur, ne nous
laissent pas sans inquiétudes; nos efforts, depuis long-temps, se sont
réunis ainsi que ceux de tous les députés dans les départements, au
zèle des bons citoyens, pour trouver des mesures qui nous procurassent
du blé. Depuis l'entrée des troupes de la république dans le pays
rebelle, nous vivons au jour le jour, et c'est avec une peine
excessive que nous faisons vivre et notre armée en Italie, et celle
sous Toulon. Ces deux départements étaient déja affamés par la longue
présence des escadres combinées, avant même que la ville sacrilège
tombât en leur pouvoir; nous nous flattions de parvenir à tirer
considérablement des grains de l'Italie et du Levant; il faut y
renoncer depuis que Naples et la Toscane sont entrés dans la ligue.
Tunis, selon toutes les apparences, vient d'être gagnée par les forces
et l'or des Anglais; tout annonce que le Dey devient notre ennemi; le
convoi immense qui s'y trouvait est perdu pour la république, trois
frégates seulement ont échappé et ont pu se refugier en Corse; mais y
seront-elles long-temps en sûreté, et de quels secours pour nous?

D'un autre côté, les esclaves s'accumulent à Toulon; d'après le
rapport de tous nos espions, il y sont en force de trente-cinq mille
hommes, et en attendent encore trente mille; les Portugais y
paraissent fournir. Il est certain que s'ils se déployaient, ils
forceraient nos lignes; mais ils craignent l'armée de Nice, qui
pourrait les mettre entre deux feux, et il y a un plan de la couper.
La valeur de nos troupes et la surveillance de nos généraux déjoueront
sans doute ces combinaisons; mais nos défenseurs courent risque d'être
affamés. Le mauvais temps dégrade les chemins, les greniers y sont
vides, tout y est transporté à dos de mulet; avec les pluies, ces
braves gens sont exposés. Robespierre jeune est ici, et nous confirme
ces tristes détails. Quinze jours de pluies pourraient nous jeter dans
le plus grand malheur. Dès le second, la rivière de la Durance
déborde et nous tue; elle nous retient des bestiaux depuis long-temps.

Il faut observer en outre que le vent d'Est, qui nous prive de tout
secours par mer, soit d'Arles, soit de Cette, est presque continuel,
et ce même vent mène tout à nos ennemis. Enfin, ne recevraient-ils pas
d'autres forces, avec la position de Toulon, ils sont plus que
suffisants pour ne pas craindre nos attaques. Il faudrait mieux de la
moitié de monde que nous sommes; faire des tentatives avec ce nombre,
c'est sacrifier inutilement nos frères; attendre d'être renforcés, nos
ennemis peuvent l'être proportionnellement, et la famine est certaine.

Qu'est-ce qui fait la force de la ci-devant Provence? c'est
exclusivement Toulon. Pourquoi ne leur abandonnerions-nous pas tout le
terrain stérile jusqu'à la Durance, après avoir enlevé les provisions
en tout genre? Les égoïstes de Marseille ont déja payé de leur bourse;
alors il se forme un boulevard immense sur les bords de cette rivière;
vous y accumulez deux cent mille hommes, et les y nourrissez avec
aisance; vous laissez aux infâmes Anglais le soin de nourrir toute la
Provence. La belle saison revient, le temps des moissons approche, les
végétaux rendent déja; comme un torrent les républicains repoussent la
horde esclave, et les rendent à la mer qui les vomit. Ce serait la
façon de penser des généraux; la crainte de manquer de vivres enlève
le courage aux soldats. Pesez ces réflexions en comité, et délibérez.
Nous ferons exécuter les ordres qui nous seront donnés; mais il n'y a
pas un instant à perdre. Salut et fraternité.

    Vos coopérateurs, BARRAS, FRÉRON.

       *       *       *       *       *

_Séance du 7 nivose._

Carnot, au nom du comité de salut public, donne lecture des lettres
suivantes:

_Fréron et Paul Barras, représentants du peuple près l'armée sous
Toulon_,

_A leurs collègues composant le comité de salut public._

    Au quartier-général de Toulon, ce 30 frimaire, l'an II
    de la république, une et indivisible.

Nous avons lu avec indignation, citoyens collègues, la lettre fausse
qui nous était attribuée, et dont le comité n'a pas été la dupe. Ce
trait est parti de Marseille, dans le même temps que cette ville a
tenté de produire un mouvement contre-révolutionnaire que nous avons
étouffé.

Remarquez que c'est au moment que nous allions nous réunir à Ollioule,
avec nos collègues, pour frapper le grand coup, que l'on a voulu nous
perdre; que nos calomniateurs, que nos dénonciateurs continuaient à
nous noircir, à nous prêter des crimes. Nous avons contribué à
prendre Toulon, nous avons répondu.

    Signé, BARRAS et FRÉRON.

_P. S._ Un patriote de Toulon, qui n'était sorti de prison que depuis
quinze jours, et qui, depuis cinq mois n'a pas lu les papiers publics,
nous a dit qu'on avait répandu le bruit ici pendant le siége, et que
l'on disait publiquement que les représentants du peuple avaient
décidé de faire rétrograder l'armée française jusqu'aux bords de la
Durance, et que c'était Robespierre aîné qui avait fait prédominer cet
avis au comité de salut public. Ce fut pour nous un trait de lumière;
il est évident que ce sont les émissaires de Pitt qui sont les auteurs
de cette calomnie et de la lettre où nos signatures ont été
contrefaites.

       *       *       *       *       *

_Adresse de la Convention nationale_,

_A l'armée de la république, sous les murs de Toulon._

    30 frimaire, l'an II de la république, une et
    indivisible.

Soldats républicains, vous avez trop long-temps différé la vengeance
nationale; trop long-temps vous avez ajourné votre gloire. Les infâmes
traîtres de Toulon sont debout; nos ennemis nous bravent; la tyrannie
nous menace, et vous demeurez les tranquilles témoins de ce spectacle
honteux: n'existeriez-vous donc plus, puisqu'ils vivent encore!

A vos yeux flotte le drapeau du royalisme; il défie votre courage et
vous dérobe la vue de la Méditerranée. L'étendard tricolore a-t-il
donc perdu ses couleurs? ne rallie-t-il plus les défenseurs de la
patrie?

Un vil troupeau d'esclaves, parqué dans des murs odieux, insulte à la
république, et ses nombreux bataillons cernent en vain les brigands de
Londres et de Madrid.

Le Nord a triomphé; les rebelles sont vaincus dans la Sarthe. Le Midi
serait-il seul deshérité de la portion qu'il doit avoir dans la gloire
nationale?

Habitants des contrées méridionales, vous, dans l'ame de qui un ciel
de feu a versé des passions généreuses et cet enthousiasme brûlant qui
fait les grands succès, non, vous n'avez pas été assez fortement
indignés des trahisons toulonnaises, de la corruption anglaise et de
la lâcheté espagnole. Les travaux du siége languissent. Faudra-t-il
donc appeler le Nord pour vous défendre? Faudra-t-il d'autres bras
pour remuer la terre qui doit former les retranchements protecteurs de
la vie du soldat, et garants de la victoire? Direz-vous que la
conquête de Toulon est votre gloire, si le Nord doit l'émouvoir pour
l'obtenir? Laisserez-vous moissonner par d'autres mains les lauriers
que la liberté a fait naître à côté de vous?

Oseriez-vous rentrer dans vos foyers, si la victoire ne vous en ouvre
bientôt la route glorieuse? Souffrirez-vous qu'on dise en France, en
Europe, dans l'avenir: La république leur commanda de vaincre, ils
craignirent de mourir.

Ombre malheureuse et respectable des représentants du peuple victimes
de la barbarie anglaise! apparais à nos troupes, et montre-leur le
chemin de la gloire. Que le bruit des chaînes des patriotes français
déportés à Gibraltar retentisse à vos oreilles; ils demandent
vengeance, ils doivent l'obtenir.

Oui, braves républicains, la convention nationale la confie à votre
courage; vous rendrez à la France le domaine de la Méditerranée, aux
subsistances leur circulation, au commerce ses ports, à la marine ses
vaisseaux, et à la politique les routes de l'Italie et des
Dardanelles.

Marchez, soldats de la patrie, que le crime de Toulon ne reste plus
impuni! La république vous commande la victoire.

Soldats, vous êtes Français, vous êtes libres: voilà des Espagnols,
des Anglais, des esclaves; la liberté vous observe!

       *       *       *       *       *

_Séance du 4 nivose an II._

_Les représentants du peuple auprès de l'armée dirigée contre Toulon_,

_Au comité de salut public._

    Au quartier-général d'Ollioule, le 28 frimaire, l'an II
    de la république, une et indivisible.

Nous vous avions annoncé, citoyens collègues, que le résultat de
l'affaire du 10, n'était que l'avant-coureur de plus grands succès.
L'évènement vient de justifier notre prédiction.

En conformité de votre arrêté, toutes les mesures avaient été prises
pour que les brigands qui s'étaient lâchement emparés de l'infâme
Toulon, en fussent bientôt chassés avec ignominie.

Nous n'avons pas perdu un seul instant, et avant même que toutes les
forces attendues fussent réunies, nous avons commencé notre attaque;
elle a été principalement dirigée sur la redoute anglaise, dominant
les forts de l'Aiguillette et de Balaguier, défendue par plus de trois
mille hommes, vingt pièces de canon et plusieurs mortiers.

Les ennemis avaient épuisé les ressources de l'art pour la rendre
imprenable; et nous vous assurons qu'il est peu de forts qui
présentent une défense aussi inexpugnable que cette redoute, cependant
elle n'a pu tenir à l'ardeur et au courage des braves défenseurs de
la patrie. Les forces de cette division, sous les ordres du général
Laborde, et où le général Dugommier s'est honorablement distingué, ont
attaqué la redoute à cinq heures du matin, et à six heures le pavillon
de la république y flottait. Si ce premier succès coûte à la patrie
environ deux cents hommes tués et plus de cinq cents blessés, l'ennemi
y a perdu toute la garnison dont 500 hommes sont prisonniers, parmi
lesquels on compte huit officiers et un principal napolitain.

La malveillance n'avait rien négligé pour faire manquer cette
importante expédition; mais, distribués dans les différentes colonnes,
nous avons rallié ceux qu'on avait effrayés un instant. A notre voix,
au nom de la liberté, au nom de la république, tous ont volé à la
victoire, et la redoute anglaise et les forts de l'Aiguillette et de
Balaguier ont été emportés de vive force.

La prise de cette redoute, dans laquelle les ennemis mettaient tout
leur espoir, et qui était pour ainsi dire le boulevard de toutes les
puissances coalisées, les a déroutés; effrayés de ce succès, ils ont
abandonné, pendant la nuit, les forts de _Malbosquet_ et du _Tomet_;
ils ont fait sauter le dernier de désespoir; ils ont évacué aussi les
redoutes _rouge_ et _blanche_, la redoute et le fort _Pharon_; ils ont
pris des mesures pour mettre leur flotte à l'abri de nos canons et de
nos bombes, qui n'ont cessé de les accabler.

La flotte est dans ce moment hors de la grande rade: les ennemis ont
embarqué beaucoup de Toulonnais et la plus grande partie de leurs
forces; ils ont pourtant laissé des troupes au fort _Lamalgue_, et
dans la ville, pour protéger leur retraite. Nous sommes maîtres de la
croix des signaux, du fort l'_Artigue_ et du cap _Brun_. Nous espérons
que dans la nuit nous serons maîtres du fort _Lamalgue_, et demain
nous serons dans Toulon, occupés à venger la république.

Plus de quatre cents boeufs, des moutons, des cochons, seules troupes
que le pape ait envoyées avec quelques moines, des fourrages, des
provisions de toutes espèces, des tentes, tous les équipages que les
ennemis avaient dans leurs forts et redoutes, et plus de cent pièces
de gros calibre sont en notre pouvoir; nous vous donnerons, sous peu
de jours, l'état de ceux qui se sont le plus distingués, et à qui nous
aurons accordé des récompenses. Vous verrez par cet état que nous
avions tiré de la diversion de Nice toutes les forces qui se
trouvaient disponibles, et que nous n'avons rien négligé pour prendre
cette ville à jamais exécrable. Notre première lettre sera datée des
ruines de Toulon. Nous ne vous avons pas écrit plutôt, par la raison
qu'étant à cheval depuis plusieurs jours et plusieurs nuits, tous nos
moments ont été tellement employés, que nous n'avons pu disposer d'un
seul pour vous écrire.

    _Signés_, RICORD, FRÉRON et ROBESPIERRE jeune.

_P. S._ Notre collègue Barras, qui se trouve à la division commandée
par le général Lapoype, nous a annoncé la prise de vive force de
toutes les hauteurs de la montagne du Pharon, et de l'évacuation de la
redoute du fort de ce nom, et de quatre-vingt prisonniers, y compris
un lieutenant anglais. Il vous fera part des succès que cette division
a obtenus, et qui sont le résultat de l'exécution du plan arrêté par
le comité de salut public.

En un mot, l'attaque générale a été si bien combinée, que, dans
vingt-quatre heures, tous les postes ont été attaqués et occupés par
les deux divisions de l'armée de la république.

    Salut et fraternité.

       *       *       *       *       *

_Lettre du général en chef Dugommier, au ministre de la guerre._

    Du quartier-général d'Ollioule, le 10 frimaire, l'an II
      de la république, une et indivisible.

    Citoyen ministre,

Cette journée a été chaude, mais heureuse; depuis deux jours une
batterie essentielle faisait feu sur Malbosquet et inquiétait
beaucoup, vraisemblablement, ce poste et ses environs. Ce matin, à
cinq heures, l'ennemi a fait une sortie vigoureuse, qui l'a rendu
maître d'abord, de tous nos avant-postes de la gauche et de cette
batterie, à la première fusillade. Nous nous sommes transportés avec
célérité à l'aile gauche, je trouvai presque toutes ses forces en
déroute; le général Garnier se plaignant que ses troupes l'avaient
abandonné, je lui ordonnai de les rallier et de se porter à la reprise
de notre batterie; je me mis à la tête du troisième bataillon de
l'Isère, pour me porter de même par un autre chemin à la même
batterie. Nous avons eu le bonheur de réussir; bientôt ce poste est
repris; les ennemis vivement repoussés se replient de tous côtés, en
laissant sur le terrain un grand nombre de morts et de blessés; cette
sortie enlève à leur armée plus de douze cents hommes, tant tués que
blessés et faits prisonniers; parmi ces derniers, plusieurs officiers
d'un grade supérieur; et enfin, leur général en chef, M. Ohara, blessé
d'un coup de feu au bras droit; les deux généraux devaient être
touchés dans cette action, car j'ai reçu deux fortes contusions, dont
une au bras droit, et l'autre à l'épaule, mais sans danger. Après
avoir renvoyé vivement l'ennemi d'où il revenait, nos républicains,
par un élan généreux, mais désordonné, ont marché vers Malbosquet,
sous le feu vraiment formidable de ce fort; ils ont enlevé les tentes
d'un camp qu'ils avaient fait évacuer par leur intrépidité; cette
action, qui est un vrai triomphe pour les armes de la république, est
d'un excellent augure pour nos opérations ultérieures; car, que ne
devons-nous pas attendre d'une attaque concertée et bien mesurée,
lorsque nous faisons bien à l'improviste.

Je ne saurais trop louer la bonne conduite de tous ceux de nos frères
d'armes qui ont voulu se battre; parmi ceux qui se sont le plus
distingués, et qui m'ont le plus aidé à rallier et pousser en avant,
ce sont les citoyens Buonaparte, commandant l'artillerie; Arena et
Gervoni, adjudants-généraux.

    DUGOMMIER, _général en chef_.

       *       *       *       *       *

_Lettre adressée au ministre de la guerre par le général en chef de
  l'armée d'Italie._

    Du quartier-général d'Ollioule, le 29 frimaire an II
      de la république, une et indivisible.

Citoyen ministre, Toulon est rendu à la république, et le succès de
nos armes est complet. Le promontoire de l'Aiguillette devant décider
le sort de la ville infâme, comme je vous l'avais mandé, les positions
qu'il présente devant assurer la retraite des ennemis, ou le brûlement
de leurs vaisseaux par l'effet de nos bombes, le 26 frimaire, tous les
moyens furent réunis pour la conquête de cette position; le temps nous
contraria et nous persécuta jusqu'à près d'une heure du matin; mais
rien ne put éteindre l'ardeur des hommes libres combattant des tyrans.
Ainsi, malgré tous les obstacles du temps, nos frères s'élancèrent
dans le chemin de la gloire aussitôt l'ordre donné.

Les représentants du peuple, Robespierre, Salicetti, Ricord et Fréron,
étaient avec nous; ils donnaient à nos frères l'exemple du dévouement
le plus signalé. Cet ensemble fraternel et héroïque était bien fait
pour mériter la victoire; aussi ne tarda-t-elle pas à se déclarer pour
nous, et nous livra bientôt, par un prodige à citer dans l'histoire,
la redoute anglaise défendue par une double enceinte, un camp
retranché de buissons composé des chevaux de frise, des abattis, des
ponts, treize pièces de canons de 36, 24, etc., cinq mortiers, et deux
mille hommes de troupes choisies; elle était soutenue en outre par les
feux croisés de trois autres redoutes qui renfermaient trois mille
hommes.

L'impétuosité des républicains et l'enlèvement subit de cette terrible
redoute, qui paraissait à ses hauteurs un volcan inaccessible,
épouvantèrent tellement l'ennemi, qu'il nous abandonna bientôt le
reste du promontoire, et répandit dans Toulon une terreur panique qui
acquit son dernier degré, lorsqu'on apprit que les escadres venaient
d'évacuer les rades.

Je fis continuer, dans la même journée, les attaques de Malbosquet et
autres postes; alors Toulon perdit tout espoir, et les redoutes
rouges, celles des Pommets, de Pharon, et plusieurs autres, furent
abandonnées dans la nuit suivante.

Enfin, Toulon fut aussi évacué à son tour; mais l'ennemi, en se
retirant, eut l'adresse de couvrir sa fuite, et nous ne pûmes le
poursuivre. Il était garanti par les remparts de la ville, dont les
portes, fermées avec le plus grand soin, rendaient impossible le
moindre avis.

Le feu qui parut à la tête du port fut le seul indice de son départ;
nous nous approchâmes aussitôt de Toulon, et ce ne fut qu'après
minuit, que nous fûmes assurés qu'il était abandonné par ses vils
habitants, et l'infâme coalition qui prétendait follement nous
soumettre à son révoltant régime.

La précipitation avec laquelle l'évacuation générale a été faite, nous
a sauvé presque toutes nos propriétés et la plus grande partie des
vaisseaux. Toulon nous rend par la force tout ce que sa trahison nous
avait ravi. Je vous enverrai incessamment l'état que je fais dresser
de tous les objets qui méritent attention.

Tandis que la division de l'ouest de notre armée préparait ce grand
évènement, celle de l'est, commandée par le général Lapoype, s'était
portée avec le citoyen Barras, représentant du peuple, sur la montagne
de Pharon, et avait enlevé la première redoute; toutes les autres,
ainsi que le fort Pharon, furent évacuées par l'ennemi comme celles de
l'ouest. Nous avons perdu soixante-quinze à quatre-vingt de nos
frères, et le nombre des blessés est d'environ deux cent cinquante. Il
n'est guère possible de connaître la perte de l'ennemi que par leurs
blessés arrivés dans notre ambulance; mais on peut assurer qu'en y
ajoutant les morts et les prisonniers, nous lui avons enlevé dans
cette journée plus de douze mille combattants.

Ainsi se termine, citoyen ministre, la contre-révolution du Midi:
nous le devons aux braves républicains formant cette armée, qui toute
entière a bien mérité de la patrie, et dont quelques individus doivent
être distingués par la reconnaissance nationale. Je vous en envoie la
liste, et vous prie de bien accueillir mes demandes; elle vous fera
connaître tous ceux qui ont été les plus saillants dans l'action, et
j'attends avec confiance l'avancement que je sollicite pour eux.

    Salut et fraternité, DUGOMMIER.

       *       *       *       *       *

_Lettre de Fouché à Collot-d'Herbois son collègue et son ami, membre
  du comité de salut public._

    Toulon, 28 frimaire l'an II de la république, une
      et indivisible.

Et nous aussi, mon ami, nous avons contribué à la prise de Toulon, en
portant l'épouvante parmi les lâches qui y sont entrés en offrant à
leurs regards des milliers de cadavres de leurs complices.

La guerre est terminée, si nous savons mettre à profit cette mémorable
victoire. Soyons terribles, pour ne pas craindre de devenir faibles ou
cruels; anéantissons dans notre colère et d'un seul coup tous les
rebelles, tous les conspirateurs, tous les traîtres, pour nous
épargner la douleur, le long supplice de les punir en rois. Exerçons
la justice à l'exemple de la nature, vengeons-nous en peuple; frappons
comme la foudre, et que la cendre même de nos ennemis disparaisse du
sol de la liberté.

Que de toutes parts les perfides et féroces Anglais soient assaillis;
que la république entière ne forme qu'un volcan qui lance sur eux la
lave dévorante; que l'île infâme qui produisit ces monstres, qui
n'appartiennent plus à l'humanité, soit à jamais ensevelie sous les
flots de la mer!

Adieu, mon ami, les larmes de la joie coulent de mes yeux, elles
inondent mon ame. Le courrier part, je t'écrirai par le courrier
ordinaire.

    _Signé_, FOUCHÉ.

_P. S._ Nous n'avons qu'une manière de célébrer la victoire; nous
envoyons ce soir deux cent treize rebelles sous le feu de la foudre.
Des courriers extraordinaires vont partir dans le moment pour donner
la nouvelle aux armées.

       *       *       *       *       *

_Salicetti, Ricord, Fréron, Robespierre, Barras, représentants du
  peuple près l'armée dirigée contre Toulon_,

_A leurs collègues composant le comité de salut public_.

    Toulon, au quartier-général, le 30 frimaire l'an II
      de la république, une et indivisible.

L'armée de la république, chers collègues, est entrée dans Toulon, le
29 frimaire, à sept heures du matin, après cinq jours et cinq nuits de
combats et de fatigues; elle brûlait d'impatience de donner l'assaut;
quatre mille échelles étaient prêtes: mais la lâcheté des ennemis, qui
avaient évacué la place après avoir encloué tous les canons des
remparts, a rendu l'escalade inutile.

Quand ils surent la prise de la redoute anglaise et de tout le
promontoire, et que, d'un autre côté, ils virent toutes les hauteurs
du Pharon occupées par la division du général Lapoype, l'épouvante les
saisit; ils étaient entrés ici en traîtres, ils s'y sont maintenus en
lâches, ils en sont sortis en scélérats. Ils ont fait sauter en l'air
le _Thémistocle_, qui servait de prison aux patriotes: heureusement
ces derniers, à l'exception de six, ont trouvé le moyen de se sauver
pendant l'incendie. Ils nous ont brûlé neuf vaisseaux, et en ont
emmené trois; quinze sont conservés à la république, parmi lesquels il
faut remarquer le superbe sans-culotte, de cent trente pièces de
canon; des canots s'en sont approchés jusque dans le port, tandis que
nous étions dans Toulon; deux pièces de campagne, placées sur le quai,
les ont écartés. Déja quatre frégates brûlaient, quand les galériens,
qui sont les plus honnêtes gens qu'il y ait à Toulon, ont coupé les
câbles et éteint le feu. La corderie et le magasin de bois ne sont pas
endommagés; des flammes menaçaient de dévorer le magasin général, nous
avons commandé cinq cents travailleurs qui ont coupé la communication.
Il nous reste encore des frégates, de manière que la république a
encore ici des forces navales respectables. Nous avons trouvé des
provisions de toute espèce; on travaille à en faire un état que nous
vous enverrons.

La vengeance nationale se déploie, l'on fusille à force; déja tous les
officiers de la marine sont exterminés; la république sera vengée
d'une manière digne d'elle: les mânes des patriotes seront apaisés.

Comme quelques soldats, dans l'ivresse de la victoire, se portèrent au
pillage, nous avons fait proclamer dans toute la ville que le butin de
tous les rebelles était la propriété de l'armée triomphante, mais
qu'il fallait déposer tous les meubles et effets dans un vaste local
que nous avons indiqué, pour être estimés et vendus sur-le-champ au
profit de nos braves défenseurs, et nous avons promis en sus un
million à l'armée. Cette proclamation a produit le plus heureux effet.
Beauvais a été délivré de son cachot; il est méconnaissable; nous
l'avons fait transférer dans une maison commode; il nous a embrassés
avec attendrissement; quand il a passé au travers des rangs, l'armée a
fait en l'air un feu général en signe d'allégresse. Le père de Pierre
Bagle est aussi délivré. Une de nos batteries a coulé bas une frégate
anglaise.

A demain d'autres détails: vous concevez facilement nos occupations et
nos fatigues.

    Salut et fraternité.

    _Signé_, SALICETTI, FRÉRON, RICORD, ROBESPIERRE
    et BARRAS.

       *       *       *       *       *

_Extrait du Moniteur universel, du 20 brumaire an VIII de la
  république française, une et indivisible._

Le 19 brumaire, à neuf heures du matin, le directoire ignorait encore
ce qui se passait: Gohier, Moulins et Barras étaient réunis: Siéyes se
promenait dans le jardin du Luxembourg, et Roger-Ducos était chez lui;
Siéyes ayant été instruit du décret du conseil des anciens, se rendit
aux Tuileries. Roger-Ducos demanda à ses trois autres collègues quelle
foi on devait ajouter aux bruits qui se répandaient? Ceux-ci n'ayant
pu lui donner d'éclaircissements, se rendirent au conseil des anciens.

A dix heures, Gohier, Barras et Moulin formant la majorité du
directoire, ont mandé le général Lefèvre, commandant la dix-septième
division militaire, pour rendre compte de sa conduite et de ce qui se
passait: Lefèvre répondit que, d'après le décret que venait de rendre
le conseil des anciens, il n'avait plus de compte à rendre qu'à
Bonaparte, qui était devenu son général.

A cette nouvelle, les trois directeurs furent consternés. Moulin entra
en fureur et voulait envoyer un bataillon pour cerner la maison
Bonaparte: mais il n'y avait plus moyen de faire exécuter aucun ordre;
la garde du directoire l'avait quitté pour se rendre aux Tuileries.
Cependant les barrières furent fermées pendant quelques instants, et
l'on croit que l'ordre en fut donné par les trois directeurs.

Dans la matinée, on vit venir au conseil des anciens, Bellot,
secrétaire de Barras, qui venait parler à Bonaparte. Il entretint le
général pendant quelque temps en particulier, puis Bonaparte élevant
la voix, lui dit en présence d'une foule d'officiers et de soldats:
«Qu'avez-vous fait de cette France que je vous ai laissée si
brillante? Je vous ai laissé la paix, j'ai retrouvé la guerre; je vous
ai laissé des victoires, j'ai trouvé partout des lois spoliatrices et
la misère. Qu'avez-vous fait de cent mille Français que je
connaissais, tous mes compagnons de gloire? ils sont morts!

«Cet état de choses ne peut durer. Avant trois ans il nous menerait au
despotisme. Mais nous voulons la république, la république assise sur
les bases de l'égalité, de la morale, de la liberté civile, et de la
tolérance politique: avec une bonne administration, tous les
individus oublieront les factions dont on les fit membres, pour leur
permettre d'être Français. Il est temps enfin que l'on rende aux
défenseurs de la patrie la confiance à laquelle ils ont tant de
droits. A entendre quelques factieux, bientôt nous serions tous des
ennemis de la république, nous qui l'avons affermie par nos travaux et
notre courage. Nous ne voulons pas de gens plus patriotes que les
braves qui sont mutilés au service de la république.»

       *       *       *       *       *

_Lettre de Barras, adressée au conseil des Cinq-Cents._

    18 brumaire.

Engagé dans les affaires publiques, uniquement par ma passion pour la
liberté, je n'ai consenti à accepter la première magistrature de
l'état que pour la soutenir dans les périls par mon dévouement; pour
préserver des atteintes de ses ennemis les patriotes compromis dans sa
cause, et pour assurer aux défenseurs de la patrie ces soins
particuliers qui ne pouvaient leur être plus constamment donnés que
par un citoyen anciennement témoin de leurs vertus héroïques, et
toujours touché de leurs besoins.

La gloire qui accompagne le retour du guerrier illustre à qui j'ai eu
le bonheur d'ouvrir le chemin de la gloire, les marques éclatantes de
confiance que lui donne le corps législatif, et le décret de la
représentation nationale, m'ont convaincu que quelque soit le poste où
m'appelle désormais l'intérêt public, les périls de la liberté sont
surmontés et les intérêts des armées garantis. Je rentre avec joie
dans les rangs de simple citoyen; heureux, après tant d'orages, de
remettre entiers et plus respectables que jamais les destins de la
république, dont j'ai partagé le dépôt!

    Salut et respect, BARRAS.

       *       *       *       *       *

PROCLAMATION

_Du ministre de la police générale_,

_A ses concitoyens._

    18 brumaire.

La république était menacée d'une dissolution prochaine.

Le corps législatif vient de saisir la liberté sur le penchant du
précipice, pour la replacer sur d'inébranlables bases.

Les évènements sont enfin préparés pour notre bonheur et pour celui de
la postérité.

Que tous les républicains soient calmes, puisque leurs voeux doivent
être remplis; qu'ils résistent aux suggestions perfides de ceux qui
ne cherchent dans les évènements politiques que les moyens de
troubles, et dans les troubles que la perpétuité des mouvements et des
vengeances.

Que les faibles se rassurent, ils sont avec les forts; que chacun
suive avec sécurité le cours de ses affaires et de ses habitudes
domestiques.

Ceux-là seuls ont à craindre et doivent s'arrêter, qui sèment les
inquiétudes, égarent les esprits et préparent le désordre. Toutes les
mesures de répression sont prises et assurées; les instigateurs des
troubles, les provocateurs à la royauté, tous ceux qui pourraient
attenter à la sûreté publique ou particulière, seront saisis et livrés
à la justice.

_Signé_, FOUCHÉ.

       *       *       *       *       *

_Séance du conseil des Anciens._

    18 brumaire.

Le conseil des anciens s'assembla le 19 brumaire, à deux heures, dans
la grande galerie du château de Saint-Cloud. A quatre heures, le
général Bonaparte fut introduit, et ayant reçu du président le droit
de parler, il s'exprima ainsi:

Représentants du peuple, vous n'êtes point dans des circonstances
ordinaires; vous êtes sur un volcan. Permettez-moi de vous parler
avec la franchise d'un soldat, avec celle d'un citoyen zélé pour le
bien de son pays, et suspendez, je vous en prie, votre jugement
jusqu'à ce que vous m'ayez entendu jusqu'à la fin.

J'étais tranquille à Paris, lorsque je reçus le décret du conseil des
anciens, qui me parla de ses dangers, de ceux de la république. A
l'instant j'appelai, je retrouvai mes frères d'armes, et nous vînmes
vous donner notre appui; nous vînmes vous offrir les bras de la
nation, parce que vous en étiez la tête. Nos intentions furent pures,
désintéressées; et pour prix du dévouement que nous avons montré hier,
aujourd'hui déja on nous abreuve de calomnies. On parle d'un nouveau
César, d'un nouveau Cromwell; on répand que je veux établir un
gouvernement militaire.

Représentants du peuple, si j'avais voulu opprimer la liberté de mon
pays, si j'avais voulu usurper l'autorité suprême, je ne me serais pas
rendu aux ordres que vous m'avez donnés, je n'aurais pas eu besoin de
recevoir cette autorité du sénat. Plus d'une fois, et dans des
circonstances très-favorables, j'ai été appelé à la prendre. Après nos
triomphes en Italie, j'y ai été appelé par le voeu de mes camarades,
par celui de ces soldats qu'on a tant maltraités depuis qu'ils ne sont
plus sous mes ordres; de ces soldats qui sont obligés, encore
aujourd'hui, d'aller faire dans les déserts de l'ouest une guerre
horrible, que la sagesse et le retour aux principes avaient calmée,
et que l'ineptie ou la trahison vient de rallumer.

Je vous le jure, représentants du peuple, la patrie n'a pas de plus
zélé défenseur que moi; je me dévoue tout entier pour faire exécuter
vos ordres; mais c'est sur vous seuls que repose son salut: car il n'y
a plus de directoire; quatre des membres qui en faisaient partie ont
donné leur démission, et le cinquième a été mis en surveillance pour
sa sûreté. Les dangers sont pressants, le mal s'accroît; le ministre
de la police vient de m'avertir que dans la Vendée plusieurs places
étaient tombées entre les mains des chouans. Représentants du peuple,
le conseil des anciens est investi d'un grand pouvoir; mais il est
encore animé d'une plus grande sagesse: ne consultez qu'elle et
l'imminence du danger, prévenez les déchirements; évitons de perdre
ces deux choses pour lesquelles nous avons fait tant de sacrifices, la
liberté et l'égalité!....

(Interrompu par un membre qui lui rappelait la constitution, Bonaparte
continua de cette manière):

La constitution! vous l'avez violée au 18 fructidor; vous l'avez
violée au 22 floréal; vous l'avez violée au 30 prairial. La
constitution! elle est invoquée par toutes les factions, et elle a été
violée par toutes; elle est méprisée par toutes; elle ne peut plus
être pour nous un moyen de salut, parce qu'elle n'obtient plus le
respect de personne. Représentants du peuple, vous ne voyez pas en moi
un misérable intrigant qui se couvre d'un masque hypocrite. J'ai fait
mes preuves de dévouement à la république, et toute dissimulation
m'est inutile. Je ne vous tiens ce langage que parce que je desire que
tant de sacrifices ne soient pas perdus. La constitution, les droits
du peuple ont été violés plusieurs fois: et puisqu'il ne nous est plus
permis de rendre à cette constitution le respect qu'elle devait avoir,
sauvons les bases sur lesquelles elle se repose; sauvons l'égalité, la
liberté; trouvons des moyens d'assurer à chaque homme la liberté qui
lui est due et que la constitution n'a pas su lui garantir. Je vous
déclare qu'aussitôt que les dangers qui m'ont fait confier des
pouvoirs extraordinaires seront passés, j'abdiquerai ces pouvoirs. Je
ne veux être, à l'égard de la magistrature que vous aurez nommée, que
le bras qui la soutiendra et fera exécuter ses ordres.

(Un membre demande que le général Bonaparte fournisse des preuves des
dangers qu'il annonce.)

_Bonaparte._ S'il faut s'expliquer tout-à-fait; s'il faut nommer les
hommes, je les nommerai; je dirai que les directeurs Barras et Moulin
m'ont proposé de me mettre à la tête d'un parti tendant à renverser
tous les hommes qui ont des idées libérales....

(On discute si Bonaparte continuera de s'énoncer publiquement et si
l'assemblée ne se formera pas en comité secret. Il est décidé que le
général sera entendu en public.)

_Bonaparte._ Je vous le répète, représentants du peuple; la
constitution, trois fois violée, n'offre plus de garantie aux
citoyens; elle ne peut entretenir l'harmonie, parce qu'elle n'est
respectée de personne. Je le répète encore, qu'on ne croie point que
je tiens ce langage pour m'emparer du pouvoir après la chute des
autorités; le pouvoir, on me l'a offert encore depuis mon retour à
Paris. Les différentes factions sont venues sonner à ma porte, je ne
les ai pas écoutées, parce que je ne suis d'aucune cotterie, parce que
je ne suis que du grand parti du peuple français.

Plusieurs membres du conseil des anciens savent que je les ai
entretenus des propositions qui ont été faites, et je n'ai accepté
l'autorité que vous m'avez confiée que pour soutenir la cause de la
république. Je ne vous le cache pas, représentants du peuple, en
prenant le commandement, je n'ai compté que sur le conseil des
anciens. Je n'ai point compté sur le conseil des cinq-cents qui est
divisé, sur le conseil des cinq-cents où se trouvent des hommes qui
voudraient nous rendre la convention, les comités révolutionnaires et
les échafauds; sur le conseil des cinq-cents où les chefs de ce parti
viennent de prendre séance en ce moment; sur le conseil des
cinq-cents, d'où viennent de partir des émissaires chargés d'aller
organiser un mouvement à Paris.

Que ces projets criminels ne vous effraient point, représentants du
peuple: environné de mes frères d'armes, je saurai vous en préserver;
j'en atteste votre courage, vous mes braves camarades, vous aux yeux
de qui l'on voudrait me peindre comme un ennemi de la liberté; vous
grenadiers dont j'aperçois les bonnets, vous braves soldats dont
j'aperçois les baïonnettes que j'ai si souvent fait tourner à la
honte de l'ennemi, à l'humiliation des rois, que j'ai employées à
fonder des républiques: et si quelque orateur, payé par l'étranger,
parlait de me mettre _hors la loi_, qu'il prenne garde de porter cet
arrêt contre lui-même! S'il parlait de me mettre _hors la loi_, j'en
appellerais à vous, mes braves compagnons d'armes; à vous, braves
soldats que j'ai tant de fois menés à la victoire; à vous, braves
défenseurs de la république avec lesquels j'ai partagé tant de périls
pour affermir la liberté et l'égalité: je m'en remettrais, mes braves
amis, au courage de vous tous et à ma fortune.

Je vous invite, représentants du peuple, à vous former en comité
général, et à y prendre des mesures salutaires que l'urgence des
dangers commande impérieusement. Vous trouverez toujours mon bras pour
faire exécuter vos résolutions.

(Le président invite le général, au nom du conseil, à dévoiler dans
toute son étendue le complot dont la république était menacée.)

_Bonaparte._ J'ai eu l'honneur de dire au conseil que la constitution
ne pouvait sauver la patrie, et qu'il fallait arriver à un ordre de
choses tel que nous puissions la retirer de l'abyme où elle se trouve.
La première partie de ce que je viens de vous répéter, m'a été dite
par deux membres du directoire que je vous ai nommés, et qui ne
seraient pas plus coupables qu'un très-grand nombre d'autres Français,
s'ils n'eussent fait qu'articuler une chose qui est connue de la
France entière. Puisqu'il est reconnu que la constitution ne peut pas
sauver la république, hâtez-vous donc de prendre des moyens pour la
retirer du danger, si vous ne voulez pas recevoir de sanglants et
d'éternels reproches du peuple français, de vos familles et de
vous-mêmes.

       *       *       *       *       *

_Décret de déportation du 29 brumaire an VIII de la république
  française, une et indivisible._

Les consuls de la république, en exécution de l'article III de la loi
du 19 de ce mois, qui les charge spécialement de rétablir la
tranquillité intérieure, ont arrêté, le 25 brumaire:

ART. Ier Les individus ci-après nommés: Destrem, ex-député; Aréna,
ex-député; Marquesi, ex-député; Truc, ex-député; Félix Lepelletier;
Charles Hesse; Scipion-du-Roure; Gagny; Massard; Fournier; Giraud;
Fiquet; Basch; Marchand; Gabriel; Mamin; J. Sabathier; Clémence;
Marné; Jourdeuil; Metge; Mourgoing; Corchaut; Maignant (de Marseille);
Henriot; Lebois; Soulavie; Dubrueil; Didier; Lamberté; Daubigny;
Xavier Audouin, sortiront du territoire continental de la république
française. Ils seront à cet effet tenus de se rendre à Rochefort pour
être ensuite conduits et retenus dans le département de la Guyane
française.

II. Les individus ci-après nommés: Briot; Antonelle; Lachevardière;
Poulain-Grandpré; Grandmaison; Talot; Quirot; Daubermesnil; Frison;
Declercq; Jourdan (de la Haute-Vienne); Lesage-Sénault; Prudhon;
Groscassand-Dorimond; Guesdon; Julien (de Toulouse); Sonthonax; Tilly,
ex-chargé des affaires de Gênes; Stévenette; Castaing; Bouvier et
Delbrel, seront tenus de se rendre dans la commune de la Rochelle,
département de la Charente-Inférieure, pour être ensuite conduits et
retenus dans tel lieu de ce département qui sera indiqué par le
ministre de la police générale.

III. Immédiatement après la publication du présent arrêté, les
individus compris dans les deux articles précédents, seront déssaisis
de l'exercice de tout droit de propriété, et la remise ne leur en sera
faite que sur la preuve authentique de leur arrivée au lieu fixé par
le présent arrêté.

IV. Seront pareillement déssaisis de ce droit, ceux qui quitteront le
lieu où ils se seront rendus, ou celui où ils auront été conduits en
vertu des dispositions précédentes.

V. Le présent arrêté sera inséré au bulletin des lois; les ministres
de la police générale, de la marine et des finances seront chargés,
chacun en ce qui le concerne, d'en surveiller et d'en assurer
l'exécution.

    _Par les consuls de la république_,

    SIÉYES, ROGER-DUCOS, BONAPARTE.

       *       *       *       *       *

_Arrêté du directoire exécutif, en date du 26 vendémiaire._

Le directoire exécutif, sur le rapport du ministre des relations
extérieures; considérant, 1º Que l'emprisonnement dans les cachots de
Hambourg, des citoyens Napper-Tandy et Blackwell, naturalisés
français, et attachés au service de la république, ainsi que celui des
citoyens Morris et Corbett, et leur extradition dans les mains des
agens de l'Angleterre, est un attentat contre le droit des gens, un
crime contre l'humanité, une grave offense faite à la république
française;

2º Que les lois de la neutralité imposent aux états qui jouissent de
ses bienfaits, des devoirs qui tiennent à tout ce que les principes de
la sociabilité et ceux du droit public ont de plus sacré;

3º Que le plus impérieux de ces devoirs est d'éloigner tout acte
d'hostilité du territoire neutre, et par-là, d'offrir à la personne de
tous les citoyens et sujets des nations belligérantes, une protection
assurée et un asyle égal contre toute violence exercée en vertu des
lois de la guerre;

4º Considérant que depuis que l'orgueil et le fanatisme de quelques
gouvernements sont parvenus à rallumer le feu de la guerre, les
attentats contre le droit des gens, se multiplient d'une manière
effrayante; que c'est surtout le chef d'un empire reculé au nord de
l'Europe et de l'Asie, qui, sans provocation de la part des Français,
s'est fait l'instrument de la haine du gouvernement anglais contre la
république française, et contre les principes libéraux et
philanthropiques sur lesquels elle est fondée; que ce chef prodigua
les menaces et les insultes à tous les gouvernements qui ne partagent
pas sa politique aveugle et passionnée;

5º Que si le cours de cette corruption morale et politique n'était pas
arrêté par un appel à tous les gouvernements qui n'ont pas encore
participé à cet état de dégradation, et par la punition de ceux qui en
ont partagé la honte; si, enfin, ces attentats n'étaient pas signalés
à l'opinion publique avec la réprobation qu'ils méritent, on pourrait
craindre qu'un jour les lois de la guerre fussent sans frein, et les
droits de la paix sans garantie; qu'il n'existât plus de barrières
contre les progrès d'une dissolution générale, et que l'Europe
rétrogradât rapidement vers l'état de barbarie;

Considérant enfin que la déférence d'un gouvernement à des ordres
atroces, ne peut être excusée par la considération de sa faiblesse,
surtout quand ce gouvernement s'est rendu coupable de la dépendance de
la position dans laquelle il s'est volontairement placé, et que tel
est le cas où se sont mis les magistrats de Hambourg, en ordonnant
l'incarcération des citoyens Napper-Tandy, Blackwell, Moris et
Corbett, et en refusant leur délivrance sur la preuve officielle
qu'ils étaient citoyens et officiers français;

A arrêté, le 17 vendémiaire:

ART. Ier. L'attentat commis par le gouvernement de Hambourg, sera
dénoncé à tous les gouvernements alliés et neutres, par les ministres
de la république, en résidence auprès de ces gouvernements.

II. Les agents consulaires et diplomatiques, en résidence auprès du
sénat de Hambourg, quitteront sur le champ la ville et son territoire.

III. Tout agent du gouvernement Hambourgeois, résidant en France,
recevra l'ordre de quitter le lieu de sa résidence dans les
vingt-quatre heures, et le territoire français dans huit jours.

IV. Un embargo général sera mis sur tous les bâtiments et vaisseaux
portant pavillon Hambourgeois, et existants dans les ports de la
république.

       *       *       *       *       *

PROCLAMATION

_De Bonaparte, général en chef_,

_Aux citoyens composant la garde nationale sédentaire de Paris._

    18 brumaire, an VIII de la république, une et indivisible.

Citoyens, le conseil des anciens, dépositaire de la sagesse nationale,
vient de rendre le décret ci-joint; il est autorisé par les articles
102 et 103 de l'acte constitutionnel.

Il me charge de prendre les mesures nécessaires pour la sûreté de la
représentation nationale. Sa translation est nécessaire et
momentanée. Le corps législatif se trouvera à même de tirer la
représentation du danger imminent où la désorganisation nous conduit.

Il a besoin, dans cette circonstance essentielle, de l'union et de la
confiance des patriotes. Ralliez-vous autour de lui: c'est le seul
moyen d'asseoir la république sur les bases de la liberté civile, du
bonheur intérieur, de la victoire et de la paix.

    BONAPARTE.

       *       *       *       *       *

PROCLAMATION

_De Bonaparte général en chef_,

_A l'armée._

Le général Lefebvre conserve le commandement de la dix-septième
division militaire.

Les troupes rentreront dans leurs quartiers respectifs; le service se
fera comme à l'ordinaire.

Le général Bonaparte est très-satisfait de la conduite des troupes de
ligne, des invalides, des gardes nationales sédentaires, qui, dans la
journée d'hier, si heureuse pour la république, se sont montrés les
vrais amis du peuple; il témoigne sa satisfaction particulière aux
braves grenadiers près la représentation nationale, qui se sont
couverts de gloire en sauvant la vie à leur général près de tomber
sous les coups de représentants armés de poignards.

    BONAPARTE.

       *       *       *       *       *

PROCLAMATION

_Des consuls de la république_,

_Au peuple français_.

La constitution de l'an III périssait; elle n'avait su, ni garantir
vos droits, ni se garantir elle-même. Des atteintes multipliées lui
ravissaient sans retour le respect du peuple; des factions haineuses
et cupides se partageaient la république. La France approchait enfin
du dernier terme d'une désorganisation générale.

Les patriotes se sont entendus. Tout ce qui pouvait vous nuire a été
écarté; tout ce qui pouvait vous servir, tout ce qui était resté pur
dans la représentation nationale, s'est réuni sous les bannières de la
liberté.

Français, la république, affermie et replacée dans l'Europe au rang
qu'elle n'aurait jamais dû perdre, verra se réaliser toutes les
espérances des citoyens, et accomplira ses glorieuses destinées.

Prêtez avec nous le serment que nous faisons _d'être fidèles à la
république, une et indivisible, fondée sur l'égalité, la liberté et le
systême représentatif_.

Par les consuls de la république,

    ROGER-DUCOS, BONAPARTE, SIÉYES.

       *       *       *       *       *

_Les consuls de la République_,

_A la commission législative du conseil des cinq-cents._

    24 brumaire.

    Citoyens représentants,

Par un rapport joint au présent message, le ministre des finances
vient d'exposer aux consuls de la république la nécessité de rapporter
la loi sur l'emprunt forcé, et de lui substituer une subvention de
guerre, réglée dans la proportion des vingt-cinq centimes des
contributions foncière, mobilière et somptuaire.

En conformité de l'art. 9 de la loi du 19 de ce mois, les consuls de
la république vous font la proposition formellement nécessaire de
statuer sur cet objet.

Par les consuls de la république,

    ROGER-DUCOS, BONAPARTE, SIÉYES.

       *       *       *       *       *

_Bonaparte, premier consul de la république_,

_Aux Français._

Rendre la république chère aux citoyens, respectable aux étrangers,
formidable aux ennemis, telles sont les obligations que nous avons
contractées en acceptant la première magistrature.

Elle sera chère aux citoyens, si les lois, si les actes de l'autorité
sont toujours empreints de l'esprit d'ordre, de justice, de
modération.

Sans l'ordre, l'administration n'est qu'un chaos; point de finances,
point de crédit public; et avec la fortune de l'état s'écroulent les
fortunes particulières. Sans justice, il n'y a que des partis, des
oppresseurs et des victimes.

La modération imprime un caractère auguste aux gouvernements comme aux
nations. Elle est toujours la compagne de la force et de la durée des
institutions sociales.

La république sera imposante aux étrangers, si elle sait respecter
dans leur indépendance le titre de sa propre indépendance; si ses
engagements préparés par la sagesse, formés par la franchise, sont
gardés par la fidélité.

Elle sera enfin formidable aux ennemis, si ses armées de terre et de
mer sont fortement constituées, si chacun de ses défenseurs trouve une
famille dans le corps auquel il appartient, et dans cette famille un
héritage de vertus et de gloire; si l'officier formé par de longues
études, obtient par un avancement régulier la récompense due à ses
talents et à ses services.

A ces principes tiennent la stabilité du gouvernement, les succès du
commerce et de l'agriculture, la grandeur et la prospérité des
nations.

En les développant, nous avons tracé la règle qui doit nous juger.
Français, nous avons dit nos devoirs; ce sera vous qui nous direz si
nous les avons remplis.

    BONAPARTE.

       *       *       *       *       *

_Le premier consul_,

_Au sénat conservateur._

    6 nivose.

    Sénateurs,

Les consuls de la république s'empressent de vous faire connaître que
le gouvernement est installé. Ils emploieront dans toutes les
circonstances, tous leurs moyens pour détruire l'esprit de faction,
créer l'esprit public, et consolider la constitution qui est l'objet
des espérances du peuple français. Le sénat conservateur sera animé du
même esprit, et par sa réunion avec les consuls, seront déjoués les
mal intentionnés, s'il pouvait en exister dans les premiers corps de
l'état.

    _Le premier consul_, BONAPARTE.

       *       *       *       *       *

PROCLAMATION

_Du premier consul_,

_Aux habitants des départements de l'Ouest._

Une guerre impie menace d'embraser une seconde fois les départements
de l'Ouest. Le devoir des premiers magistrats de la république est
d'en arrêter les progrès et de l'éteindre dans son foyer; mais ils ne
veulent déployer la force qu'après avoir épuisé les voies de la
persuasion et de la justice.

Les artisans de ces troubles sont des traîtres vendus à l'Anglais, et
instruments de ses fureurs, ou des brigands qui ne cherchent dans les
discordes civiles que l'aliment et l'impunité de leurs forfaits.

A de tels hommes, le gouvernement ne doit ni ménagement, ni
déclaration de ses principes.

Mais il est des citoyens chers à la patrie qui ont été séduits par
leurs artifices; c'est à ces citoyens que sont dues les lumières et la
vérité.

Des lois injustes ont été promulguées et exécutées; des actes
arbitraires ont alarmé la sécurité des citoyens et la liberté des
consciences; partout des inscriptions hasardées sur des listes
d'émigrés, ont frappé des citoyens qui n'avaient jamais abandonné ni
leur patrie, ni même leurs foyers; enfin, de grands principes d'ordre
social ont été violés.

C'est pour réparer ces injustices et ces erreurs qu'un gouvernement,
fondé sur les bases sacrées de la liberté, de l'égalité, du systême
représentatif, a été proclamé et reconnu par la nation. La volonté
constante, comme l'intérêt et la gloire des premiers magistrats
qu'elle s'est donnés, sera de fermer toutes les plaies de la France,
et déja cette volonté est garantie par des actes qui sont émanés
d'eux.

Ainsi la loi désastreuse de l'emprunt forcé, la loi plus désastreuse
des ôtages, ont été révoquées; des individus déportés sans jugement
préalable, sont rendus à leur patrie et à leur famille. Chaque jour
est et sera marqué par des actes de justice; et le conseil d'état
travaille sans relâche à préparer la réformation des mauvaises lois,
et une combinaison plus heureuse des contributions publiques.

Les consuls déclarent encore que la liberté des cultes est garantie
par la constitution; qu'aucun magistrat ne peut y porter atteinte;
qu'aucun homme ne peut dire à un autre: _Tu exerceras un tel culte, tu
ne l'exerceras qu'un tel jour._

La loi du II prairial an III qui laisse aux citoyens l'usage des
édifices destinés au culte religieux, sera exécutée.

Tous les départements doivent être également soumis à l'empire des
lois générales; mais les premiers magistrats accorderont toujours et
des soins et un intérêt plus marqué à l'agriculture, aux fabriques et
au commerce, dans ceux qui ont éprouvé de plus grandes calamités.

Le gouvernement pardonnera; il fera grace au repentir; l'indulgence
sera entière et absolue: mais il frappera quiconque, après cette
déclaration, oserait encore résister à la souveraineté nationale.

Français habitants des départements de l'Ouest, ralliez-vous autour
d'une constitution qui donne aux magistrats qu'elle a créés, la force
comme le devoir de protéger les citoyens, qui les garantit également
et de l'instabilité et de l'intempérance des lois!

Que ceux qui veulent le bonheur de la France, se séparent des hommes
qui persisteraient à vouloir les égarer pour les livrer au fer de la
tyrannie, ou à la domination de l'étranger!

Que les bons habitants des campagnes rentrent dans leurs foyers et
reprennent leurs utiles travaux; qu'ils se défendent des insinuations
de ceux qui voudraient les ramener à la servitude féodale!

Si, malgré toutes les mesures que vient de prendre le gouvernement, il
était encore des hommes qui osassent provoquer la guerre civile, il ne
resterait aux premiers magistrats qu'un devoir triste, mais nécessaire
à remplir, celui de les subjuguer par la force.

Mais non: tous ne connaîtront qu'un seul sentiment, l'amour de la
patrie. Les ministres d'un Dieu de paix seront les premiers moteurs de
la réconciliation et de la concorde; qu'ils parlent aux coeurs le
langage qu'ils apprirent à l'école de leur maître; qu'ils aillent dans
ces temples qui se rouvrent pour eux, offrir, avec leurs concitoyens,
le sacrifice qui expiera les crimes de la guerre et le sang qu'elle a
fait verser.

    _Le premier consul_, BONAPARTE.

       *       *       *       *       *

PROCLAMATION

_Du premier consul_,

_A l'armée de l'Ouest._

    15 nivose.

    Soldats!

Le gouvernement a pris les mesures pour éclairer les habitants égarés
des départements de l'Ouest; avant de prononcer, il les a entendus. Il
a fait droit à leurs griefs, parce qu'ils étaient raisonnables. La
masse des bons habitants a posé les armes. Il ne reste plus que des
brigands, des émigrés, des stipendiés de l'Angleterre.

Des Français stipendiés de l'Angleterre! ce ne peut être que des
hommes sans aveu, sans coeur et sans honneur. Marchez contre eux; vous
ne serez pas appelés à déployer une grande valeur.

L'armée est composée de plus de soixante mille braves: que j'apprenne
bientôt que les chefs des rebelles ont vécu. Que les généraux donnent
l'exemple de l'activité! La gloire ne s'acquiert que par les fatigues,
et si l'on pouvait l'acquérir en tenant son quartier-général dans les
grandes villes, ou en restant dans de bonnes casernes, qui n'en aurait
pas?

Soldats, quel que soit le rang que vous occupiez dans l'armée, la
reconnaissance de la nation vous attend. Pour en être dignes, il faut
braver l'intempérie des saisons, les glaces, les neiges, le froid
excessif des nuits; surprendre vos ennemis à la pointe du jour, et
exterminer ces misérables, le déshonneur du nom français.

_Faites une campagne courte et bonne._ Soyez inexorables pour les
brigands; mais observez une discipline sévère.

    BONAPARTE.

       *       *       *       *       *

PROCLAMATION

_Du premier consul_,

_Aux habitants des départements de l'Ouest._

    21 nivose an VIII.

Tout ce que la raison a pu conseiller, le gouvernement l'a fait pour
ramener le calme et la paix au sein de vos foyers; après de longs
délais, un nouveau délai a été donné pour le repentir. Un grand nombre
de citoyens a reconnu ses erreurs et s'est rallié au gouvernement qui,
sans haine et sans vengeance, sans crainte et sans soupçon, protége
également tous les citoyens, et punit ceux qui en méconnaissent les
devoirs.

Il ne peut plus rester armés contre la France que des hommes sans foi
comme sans patrie, des perfides instruments d'un ennemi étranger, ou
des brigands noircis de crimes, que l'indulgence même ne saurait
pardonner.

La sûreté de l'état et la sécurité des citoyens veulent que de pareils
hommes périssent par le fer, et tombent sous le glaive de la force
nationale; une plus longue patience ferait le triomphe des ennemis de
la république.

Des forces redoutables n'attendent que le signal pour disperser et
détruire ces brigands, que le signal soit donné.

Gardes nationales, joignez les efforts de vos bras à celui des troupes
de ligne! Si vous connaissez parmi vous des hommes partisans des
brigands, arrêtez-les; que nulle part ils ne trouvent d'asyle contre
le soldat qui va les poursuivre; et s'il était des traîtres qui
osassent les recevoir et les défendre, qu'ils périssent avec eux!

Habitants de l'Ouest, de ce dernier effort dépend la tranquillité de
votre pays, la sécurité de vos familles, la sûreté de vos propriétés;
d'un même coup vous terrasserez et les scélérats qui vous dépouillent,
et l'ennemi qui achète et paie leurs forfaits!

    _Le premier consul_, BONAPARTE.

       *       *       *       *       *

_Proclamation de la constitution._

    18 pluviose an VIII.

Les consuls de la république, en conformité de l'art. 5 de la loi du
23 frimaire, qui règle la manière dont la constitution sera présentée
au peuple français, après avoir entendu le rapport des ministres de la
justice, de l'intérieur, de la guerre et de la marine.

Proclament le résultat des votes émis par les citoyens français sur
l'acte constitutionnel.

Sur trois millions douze mille cinq cent soixante-neuf votants, 1562
ont rejeté; trois millions onze mille sept cents ont accepté la
constitution.

    _Le premier consul_, BONAPARTE.

       *       *       *       *       *

_Extrait du rapport du ministre de la police générale, sur les
naufragés de Calais._

Je suis loin d'atténuer le délit d'hommes coupables envers la patrie,
et d'affaiblir le sentiment d'une juste indignation qu'ils inspirent;
mais les émigrés naufragés à Calais ont subi plusieurs fois la peine
portée contre le crime de l'émigration: car la mort n'est pas dans le
coup qui frappe et qui nous enlève à la vie, elle est dans les
angoisses et les tourments qui la précèdent. Depuis quatre années
révolues, ces individus, jetés par la tempête sur le sol de leur
patrie, n'y ont respiré que l'air des tombeaux. Quel que soit leur
désir, ils l'ont donc expié, et ils en sont absous par le naufrage. A
la suite de ce rapport, les consuls ont adopté l'arrêté suivant:

Les consuls de la république, chargés spécialement du rétablissement
de l'ordre dans l'intérieur, après avoir entendu le rapport du
ministre de la police générale;

Considérant 1º, que les émigrés détenus au château de Ham, ont fait
naufrage sur les côtes de Calais;

2º Qu'ils ne sont dans aucun cas prévu par les lois sur les émigrés;

3º Qu'il est hors du droit des nations policées de profiter de
l'accident d'un naufrage, pour livrer, même au juste courroux des
lois, des malheureux échappés aux flots, arrêtent:

ART. Ier. Les émigrés français, naufragés à Calais le 23 brumaire an
IV, et dénommés dans le jugement de la commission militaire établie à
Calais le 9 nivôse an IV, _seront déportés hors du territoire de la
république_.

II. Les ministres de la police générale et de la guerre sont chargés,
chacun en ce qui le concerne, de l'exécution du présent arrêté, qui
sera imprimé au bulletin des lois.

    _Signé_, ROGER-DUCOS, SIÉYES et BONAPARTE.

    _Le ministre de la police générale_,

    Signé, FOUCHÉ.

       *       *       *       *       *

_Lettre du ministre des relations extérieures de la république
française_,

_Au lord Grenville, ministre des affaires étrangères._

    Paris, 5 nivose, an VIII de la république.

    Milord,

J'expédie, par l'ordre du général Bonaparte, premier consul de la
république française, un courrier à Londres. Il est porteur d'une
lettre du premier consul de la république, pour Sa Majesté le roi
d'Angleterre. Je vous prie de donner les ordres nécessaires pour qu'il
puisse vous la remettre sans intermédiaire. Cette démarche annonce
d'elle-même l'importance de son objet.

Recevez, milord, l'assurance de ma plus haute considération.

    Ch. Mau. TALLEYRAND.

       *       *       *       *       *

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE.--SOUVERAINETÉ DU PEUPLE.--LIBERTÉ.--ÉGALITÉ.

_Bonaparte, premier consul de la république_,

_A S. M. le roi de la Grande-Bretagne et d'Irlande._

Appelé par les voeux de la nation française à occuper la première
magistrature de la république, je crois convenable, en entrant en
charge, d'en faire directement part à votre majesté.

La guerre qui, depuis huit ans, ravage les quatre parties du monde,
doit-elle être éternelle? N'est-il donc aucun moyen de s'entendre?

Comment les deux nations les plus éclairées de l'Europe, puissantes et
fortes plus que ne l'exigent leur sûreté et leur indépendance,
peuvent-elles sacrifier à des idées de vaine grandeur le bien du
commerce, la prospérité intérieure, le bonheur des familles? Comment
ne sentent-elles pas que la paix est le premier des besoins comme la
première des gloires?

Ces sentiments ne peuvent pas être étrangers au coeur de votre majesté
qui gouverne une nation libre et dans le seul but de la rendre
heureuse.

Votre majesté ne verra dans cette ouverture que mon desir sincère de
contribuer efficacement, pour la seconde fois, à la pacification
générale, par une démarche prompte, toute de confiance, et dégagée de
ces formes qui, nécessaires peut-être pour déguiser la dépendance des
états faibles, ne décèlent dans les états forts que le désir mutuel de
se tromper.

La France, l'Angleterre, par l'abus de leurs forces, peuvent
long-temps encore, pour le malheur de tous les peuples, en retarder
l'épuisement; mais, j'ose le dire, le sort de toutes les nations
civilisées est attaché à la fin d'une guerre qui embrase le monde
entier.

    _De votre majesté, etc., etc._

    BONAPARTE.

       *       *       *       *       *

_Réponse de lord Grenville_,

_Au Ministre des relations extérieures, à Paris._

    Monsieur,

J'ai reçu et remis sous les yeux de sa majesté les deux lettres que
vous m'avez adressées. Sa majesté ne voyant point de raison pour se
départir des formes depuis long-temps établies en Europe, au sujet des
affaires qui se transigent entre les états, m'a ordonné de vous
rendre, en son nom, la réponse officielle qui se trouve incluse dans
cette note.

_J'ai l'honneur d'être, avec une haute considération, monsieur, votre
très-humble serviteur_,

    GRENVILLE.

       *       *       *       *       *

_Note au ministre des relations extérieures, à Paris._

    Downing-Street, 4 janvier 1800.

Le roi a donné des preuves fréquentes de son desir sincère pour le
rétablissement d'une tranquillité sûre et permanente en Europe. Il
n'est, ni n'a été engagé dans aucune contestation pour une vaine et
fausse gloire. Il n'a eu d'autres vues que celles de maintenir,
contre toute agression, les droits et le bonheur de ses sujets.

C'est pour ces objets que jusque ici il a lutté contre une attaque non
provoquée; c'est pour les mêmes objets qu'il est forcé de lutter
encore; et il ne saurait espérer, dans le moment actuel, qu'il pût
écarter cette nécessité, en négociant avec ceux qu'une révolution
nouvelle a si récemment investis du pouvoir en France. En effet, il ne
peut résulter d'une telle négociation aucun avantage réel, pour ce
grand objet si desirable d'une paix générale, jusqu'à ce qu'il
paraisse distinctement qu'elles ont cessé d'agir, ces causes qui
originairement ont produit la guerre, qui en ont depuis prolongé la
durée, et qui, plus d'une fois, en ont renouvelé les effets.

Ce même systême, dont la France accuse à juste titre l'influence
dominante, comme la cause de ses malheurs présents, est aussi celui
qui a enveloppé le reste de l'Europe dans une guerre longue et
destructive, et d'une nature inconnue, depuis bien des années, aux
usages des nations civilisées.

C'est pour étendre ce systême et exterminer tous les gouvernements
établis, que, d'année en année, les ressources de la France ont été
prodiguées et épuisées, au milieu même d'une détresse sans exemple.

A cet esprit de destruction qui ne savait rien distinguer, on a
sacrifié les Pays-Bas, les Provinces-Unies, et les Cantons Suisses,
ces anciens amis et alliés de sa majesté. L'Allemagne a été ravagée;
l'Italie, maintenant arrachée à ses envahisseurs, a été le théâtre de
rapines et d'anarchie sans bornes. Sa majesté s'est vue elle-même dans
la nécessité de soutenir une lutte difficile et onéreuse, pour
garantir l'indépendance et l'existence de ses royaumes.

Et ces calamités ne sont pas bornées à l'Europe seule; elles se sont
étendues aux parties les plus reculées du monde, et même jusqu'à des
pays si éloignés de la contestation présente, tant par leur situation
que par leurs intérêts, que l'existence même de la guerre était
peut-être inconnue à ceux qui se sont trouvés subitement enveloppés
dans toutes ses horreurs.

Tant que dominera un systême pareil, et que le sang et les trésors
d'une nation populeuse et puissante peuvent être prodigués pour
soutenir ce systême, l'expérience a démontré qu'on ne pouvait s'en
garantir efficacement d'aucune autre manière que par des hostilités
ouvertes et fermes. Les traités les plus solennels n'ont fait que
préparer la voie à de nouvelles agressions. C'est uniquement à une
résistance déterminée que l'on doit aujourd'hui la conservation de ce
qui reste en Europe, de stabilité pour les propriétés, pour la liberté
personnelle, l'ordre social, et le libre exercice de la religion.

En veillant donc à la garantie de ces objets essentiels, sa majesté ne
peut placer sa confiance dans le simple renouvellement de profession
générale, annonçant des dispositions pacifiques. Ces professions ont
été réitérativement proclamées par tous ceux qui ont successivement
dirigé les ressources de la France vers la destruction de l'Europe;
par ceux-là mêmes que les gouvernants actuels de la France ont
déclarés, depuis le commencement et dans tous les temps, être tous
incapables de maintenir les rapports d'amitié et de paix.

Sa majesté ne pourra que ressentir un plaisir particulier, dès qu'elle
s'apercevra qu'il n'existe plus réellement, ce danger qui a si
long-temps menacé et ses propres domaines, et ceux de ses alliés; dès
qu'elle pourra se convaincre que la résistance n'est plus une
nécessité; qu'enfin, après l'expérience de tant d'années de crimes et
de malheurs, elle verra régner en France de meilleurs principes; en un
mot, quand on aura totalement abandonné ces projets gigantesques
d'ambition, et les plans inquiets de destruction qui ont mis en
problême jusqu'à l'existence de la société civile.

Mais la conviction d'un pareil changement, quelque agréable qu'il
doive être au voeu de sa majesté, ne peut résulter que de l'expérience
et de l'évidence des faits.

Le garant le plus naturel et le meilleur, en même temps, et de la
réalité et de la stabilité de ce changement, se trouverait dans le
rétablissement de cette race de princes qui, durant tant de siècles,
surent maintenir au dedans la prospérité de la nation française, et
lui assurer de la considération et du respect au dehors. Un tel
évènement aurait écarté à l'instant, et dans tous les temps il
écartera les obstacles qui s'opposeraient aux négociations de paix.
Il assurerait à la France la jouissance incontestée de son ancien
territoire, et donnerait à toutes les nations de l'Europe, par des
moyens tranquilles et paisibles, la sécurité qu'elles sont maintenant
forcées de chercher par d'autres moyens.

Mais, quelque desirable que puisse être un pareil évènement, et pour
la France et pour le monde entier, sa majesté n'y attache pas
exclusivement la possibilité d'une pacification solide et durable. Sa
majesté ne prétend pas prescrire à la France quelle sera la forme de
son gouvernement, ni dans quelles mains elle déposera l'autorité
nécessaire pour conduire les affaires d'une grande et puissante
nation.

Sa majesté ne regarde que la sécurité de ses propres états, de ceux de
ses alliés, ainsi que celle de l'Europe en général. Dès qu'elle jugera
que cette sécurité peut s'obtenir d'une manière quelconque, soit
qu'elle résulte de la situation intérieure de ce pays-là, dont la
situation intérieure a causé le danger primitif; soit qu'elle
provienne de toute autre circonstance qui mène à la même fin, sa
majesté embrassera avec ardeur l'occasion de se concerter avec ses
alliés sur les moyens d'une pacification immédiate et générale.

Malheureusement jusque ici il n'existe point une telle sécurité: nulle
garantie des principes qui doivent diriger le nouveau gouvernement;
nul motif raisonnable pour juger de sa stabilité.

Dans cette situation, il ne reste pour le présent à sa majesté, qu'à
poursuivre de concert avec les autres puissances une guerre juste et
défensive; que son zèle pour le bonheur de ses sujets ne lui permettra
jamais, ni de continuer au-delà de la nécessité à laquelle elle doit
son origine, ni de cesser à d'autres conditions que celles qu'elle
croira devoir contribuer à leur garantir la jouissance de leur
tranquillité, de leur constitution et de leur indépendance.

    GRENVILLE.

       *       *       *       *       *

PROCLAMATION

_Du premier consul de la république_,

_Aux Français._

    Français!

Vous desirez la paix; votre gouvernement la desire avec plus d'ardeur
encore. Ses premiers voeux, ses démarches constantes ont été pour
elle. Le ministère anglais la repousse; le ministère anglais a trahi
le secret de son horrible politique. Déchirer la France, détruire sa
marine et ses ports, l'effacer du tableau de l'Europe, ou l'abaisser
au rang des puissances secondaires, tenir toutes les nations du
continent divisées, pour s'emparer du commerce de toutes et s'enrichir
de leurs dépouilles; c'est pour obtenir ces affreux succès que
l'Angleterre répand l'or, prodigue les promesses, et multiplie les
intrigues.

Mais ni l'or, ni les promesses, ni les intrigues de l'Angleterre
n'enchaîneront à ses vues les puissances du continent. Elles ont
entendu le voeu de la France; elles connaissent la modération des
principes qui la dirigent; elles écouteront la voix de l'humanité et
la voix puissante de leur intérêt.

S'il en était autrement, le gouvernement, qui n'a pas craint d'offrir
et de solliciter la paix, se souviendra que c'est à vous de la
commander. Pour la commander, il faut de l'argent, du fer et des
soldats.

Que tous s'empressent de payer le tribut qu'ils doivent à la défense
commune; que les jeunes citoyens marchent; ce n'est plus pour le choix
des tyrans qu'ils vont s'armer: c'est pour la garantie de ce qu'ils
ont de plus cher; c'est pour l'honneur de la France; c'est pour les
intérêts sacrés de l'humanité et de la liberté. Déja les armées ont
repris cette attitude, présage de la victoire; à leur aspect, à
l'aspect de la nation entière, réunie dans les mêmes intérêts et dans
les mêmes voeux, n'en doutez point, Français, vous n'aurez plus
d'ennemis sur le continent. Que si quelque puissance encore veut
tenter le sort des combats, le premier consul a promis la paix; il ira
la conquérir à la tête de ces guerriers qu'il a plus d'une fois
conduits à la victoire. Avec eux il saura retrouver ces champs encore
pleins du souvenir de leurs exploits; mais, au milieu des batailles,
il invoquera la paix, et il jure de ne combattre que pour le bonheur
de la France et le repos du monde.

    _Le premier consul_, BONAPARTE.

       *       *       *       *       *

CONSTITUTION CONSULAIRE DE 1799.

_Loi qui supprime le directoire exécutif, et organise un gouvernement
  provisoire._

    19 brumaire an VIII (10 novembre 1799).

Le conseil des anciens, adoptant les motifs de la déclaration
d'urgence qui précède la résolution ci-après, approuve l'acte
d'urgence.

(_Teneur de la déclaration d'urgence et de la résolution du 19
brumaire._)

Le conseil des cinq-cents, considérant la situation de la république,
déclare l'urgence, et prend la résolution suivante:

ART. 1er. Il n'y a plus de directoire; et ne sont plus membres de la
représentation nationale, pour les excès et les attentats auxquels ils
se sont constamment portés, et notamment le plus grand nombre d'entre
eux, dans la séance de ce matin, les individus ci-après nommés[12].

  [12] Dénommés dans l'article, au nombre de soixante-un députés du
  conseil des cinq-cents.

2. Le corps législatif crée provisoirement une commission consulaire
exécutive, composée des citoyens _Siéyes_, _Roger-Ducos_,
ex-directeurs, et _Bonaparte_, général, qui porteront le nom de
_consuls de la république française_.

3. Cette commission est investie de la plénitude du pouvoir
directorial, et spécialement chargée d'organiser l'ordre dans toutes
les parties de l'administration, de rétablir la tranquillité
intérieure, et de procurer une paix honorable et solide.

4. Elle est autorisée à envoyer des délégués, avec un pouvoir
déterminé, et dans les limites du sien.

5. Le corps législatif s'ajourne au premier ventôse prochain; il se
réunira de plein droit à cette époque, à Paris, dans ses palais.

6. Pendant l'ajournement du corps législatif, les membres ajournés
conservent leur indemnité, et leur garantie constitutionnelle.

7. Ils peuvent, sans perdre leur qualité de représentants du peuple,
être employés comme ministres, agents diplomatiques, délégués de la
commission consulaire exécutive, et dans toutes les autres fonctions
civiles. Ils sont même invités, au nom du bien public, à les accepter.

8. Avant sa séparation, et séance tenante, chaque conseil nommera
dans son sein une commission composée de vingt-cinq membres.

9. Les commissions nommées par les deux conseils, statueront, avec la
proposition formelle et nécessaire de la commission consulaire
exécutive, sur tous les objets urgents de police, de législation et de
finances.

10. La commission des cinq-cents exercera l'initiative; la commission
des anciens, l'approbation.

11. Les deux commissions sont encore chargées de préparer dans le même
ordre de travail et de concours, les changements à apporter aux
dispositions organiques de la constitution, dont l'expérience a fait
sentir les vices et les inconvénients.

12. Ces changements ne peuvent avoir pour but que de consolider,
garantir et consacrer inviolablement la souveraineté du peuple
français, la république une et indivisible, le systême représentatif,
la division des pouvoirs, la liberté, l'égalité, la sûreté, et la
propriété.

13. La commission consulaire exécutive pourra leur présenter ses vues
à cet égard.

14. Enfin, les deux commissions sont chargées de préparer un code
civil.

15. Elles siégeront à Paris, dans les palais du corps législatif, et
elles pourront le convoquer extraordinairement pour la ratification de
la paix, ou dans un plus grand danger public.

16. La présente sera imprimée, envoyée par des courriers
extraordinaires dans les départements, et solennellement publiée et
affichée dans toutes les communes de la république.

Après une seconde lecture, le conseil des anciens approuve la
résolution ci-dessus.

A Saint-Cloud, le 19 brumaire an VIII de la république française.

Les consuls de la république ordonnent que la loi ci-dessus sera
publiée, exécutée, et qu'elle sera munie du sceau de la république.

Fait au palais national des consuls de la république française, le 20
brumaire an VIII de la république.

    ROGER-DUCOS, BONAPARTE, SIÉYES.

       *       *       *       *       *

CONSTITUTION DE LA RÉPUBLIQUE FRANÇAISE,

DÉCRÉTÉE PAR LES COMMISSIONS LÉGISLATIVES DES DEUX CONSEILS, ET PAR
  LES CONSULS.

  22 frimaire an VIII (13 décembre 1799).


TITRE Ier.

De l'Exercice des Droits de cité.

Art. 1er. La république française est une et indivisible.

Son territoire européen est distribué en départements et
arrondissements communaux.

2. Tout homme né et résidant en France, qui, âgé de vingt-un ans
accomplis, s'est fait inscrire sur le registre civique de son
arrondissement communal, et qui a demeuré depuis pendant un an sur le
territoire de la république, est citoyen français.

3. Un étranger devient citoyen français, lorsque après avoir atteint
l'âge de vingt-un ans accomplis, et avoir déclaré l'intention de se
fixer en France, il y a résidé pendant dix années consécutives.

4. La qualité de citoyen français se perd,

Par la naturalisation en pays étranger;

Par l'acceptation de fonctions ou de pensions offertes par un
gouvernement étranger;

Par l'affiliation à toute corporation étrangère qui supposerait des
distinctions de naissance;

Par la condamnation à des peines afflictives ou infamantes.

5. L'exercice des droits de citoyen français est suspendu, par l'état
de débiteur failli, ou d'héritier immédiat détenteur à titre gratuit
de la succession totale ou partielle d'un failli;

Par l'état de domestique à gages, attaché au service de la personne ou
du ménage;

Par l'état d'interdiction judiciaire, d'accusation ou de contumace.

6. Pour exercer les droits de cité dans un arrondissement communal, il
faut y avoir acquis domicile par une année de résidence, et ne l'avoir
pas perdu par une année d'absence.

7. Les citoyens de chaque arrondissement communal désignent par leurs
suffrages ceux d'entre eux qu'ils croient les plus propres à gérer les
affaires publiques. Il en résulte une liste de confiance, contenant un
nombre de noms égal au dixième du nombre des citoyens ayant droit d'y
coopérer. C'est dans cette première liste communale que doivent être
pris les fonctionnaires publics de l'arrondissement.

8. Les citoyens compris dans les listes communales d'un département,
désignent également un dixième d'entre eux. Il en résulte une seconde
liste départementale, dans laquelle doivent être pris les
fonctionnaires publics du département.

9. Les citoyens portés dans la liste départementale, désignent
pareillement un dixième d'entre eux: il en résulte une troisième liste
qui comprend les citoyens de ce département éligibles aux fonctions
publiques nationales.

10. Les citoyens ayant droit de coopérer à la formation de l'une des
listes mentionnées aux trois articles précédents, sont appelés tous
les trois ans à pourvoir au remplacement des inscrits décédés, ou
absents pour toute autre cause que l'exercice d'une fonction publique.

11. Ils peuvent, en même temps, retirer de la liste les inscrits
qu'ils ne jugent pas à propos d'y maintenir, et les remplacer par
d'autres citoyens dans lesquels ils ont une plus grande confiance.

12. Nul n'est retiré d'une liste que par les votes de la majorité
absolue des citoyens ayant droit de coopérer à sa formation.

13. On n'est point retiré d'une liste d'éligibles par cela seul qu'on
n'est pas maintenu sur une autre liste d'un degré inférieur ou
supérieur.

14. L'inscription sur une liste d'éligibles n'est nécessaire qu'à
l'égard de celles des fonctions publiques pour lesquelles cette
condition est expressément exigée par la constitution ou par la loi.
Les listes d'éligibles seront formées pour la première fois dans le
cours de l'an IX.

Les citoyens qui seront nommés pour la première formation des
autorités constituées, feront partie nécessaire des premières listes
d'éligibles.


TITRE II.

_Du Sénat conservateur._

15. Le sénat conservateur est composé de quatre-vingts membres,
inamovibles et à vie, âgés de quarante ans au moins.

Pour la formation du sénat, il sera d'abord nommé soixante membres: ce
nombre sera porté à soixante-deux dans le cours de l'an VIII, à
soixante-quatre en l'an IX, et s'élèvera ainsi graduellement à
quatre-vingts par l'addition de deux membres en chacune des dix
premières années.

16. La nomination à une place de sénateur se fait par le sénat, qui
choisit entre trois candidats présentés: le premier, par le corps
législatif; le second, par le tribunat; et le troisième, par le
premier consul.

Il ne choisit qu'entre deux candidats, si l'un d'eux est proposé par
deux des trois autorités présentantes: il est tenu d'admettre celui
qui serait proposé à la fois par les trois autorités.

17. Le premier consul sortant de place, soit par l'expiration de ses
fonctions, soit par démission, devient sénateur de plein droit et
nécessairement.

Les deux autres consuls, durant le mois qui suit l'expiration de leurs
fonctions, peuvent prendre place dans le sénat, et ne sont pas obligés
d'user de ce droit.

Ils ne l'ont point quand ils quittent leurs fonctions consulaires par
démission.

18. Un sénateur est à jamais inéligible à toute autre fonction
publique.

19. Toutes les listes faites dans les départements en vertu de l'art.
9, sont adressées au sénat: elles composent la liste nationale.

20. Il élit dans cette liste les législateurs, les tribuns, les
consuls, les juges de cassation, et les commissaires à la
comptabilité.

21. Il maintient ou annulle tous les actes qui lui sont déférés comme
inconstitutionnels par le tribunat ou par le gouvernement. Les listes
d'éligibles sont comprises parmi ces actes.

22. Des revenus de domaines nationaux déterminés sont affectés aux
dépenses du sénat. Le traitement annuel de chacun de ses membres se
prend sur ces revenus, et il est égal au vingtième de celui du premier
consul.

23. Les séances du sénat ne sont pas publiques.

24. Les citoyens _Siéyes_ et _Roger-Ducos_, consuls sortants, sont
nommés membres du sénat conservateur; ils se réuniront avec le second
et le troisième consul nommés par la présente constitution. Ces quatre
citoyens nomment la majorité du sénat, qui se complète ensuite
lui-même, et procède aux élections qui lui sont confiées.


TITRE III.

_Du Pouvoir législatif._

25. Il ne sera promulgué des lois nouvelles que lorsque le projet en
aura été proposé par le gouvernement, communiqué au tribunat, et
décrété par le corps législatif.

26. Les projets que le gouvernement propose, sont rédigés en articles.
En tout état de la discussion de ces projets, le gouvernement peut les
retirer; il peut les reproduire modifiés.

27. Le tribunat est composé de cent membres, âgés de vingt-cinq ans au
moins, ils sont renouvelés par cinquième tous les ans, et indéfiniment
rééligibles tant qu'ils demeurent sur la liste nationale.

28. Le tribunat discute les projets de loi; il en vote l'adoption ou
le rejet.

Il envoie trois orateurs pris dans son sein, par lesquels les motifs
du voeu qu'il a exprimé sur chacun de ces projets, sont exposés et
défendus devant le corps législatif.

Il défère au sénat, pour cause d'inconstitutionnalité seulement, les
listes d'éligibles, les actes du corps législatif, et ceux du
gouvernement.

29. Il exprime son voeu sur les lois faites et à faire, sur les abus à
corriger, sur les améliorations à entreprendre dans toutes les parties
de l'administration publique, mais jamais sur les affaires civiles ou
criminelles portées devant les tribunaux.

Les voeux qu'il manifeste, en vertu du présent article, n'ont aucune
suite nécessaire, et n'obligent aucune autorité constituée à une
délibération.

30. Quand le tribunat s'ajourne, il peut nommer une commission de dix
à quinze membres, chargée de le convoquer si elle le juge convenable.

31. Le corps législatif est composé de trois cents membres, âgés de
trente ans au moins: ils sont renouvelés par cinquième tous les ans.

Il doit toujours s'y trouver un citoyen au moins de chaque département
de la république.

32. Un membre sortant du corps législatif ne peut y rentrer qu'après
un an d'intervalle; mais il peut être immédiatement élu à toute autre
fonction publique y compris celle de tribun, s'il y est d'ailleurs
éligible.

33. La session du corps législatif commence chaque année le 1er
frimaire, et ne dure que quatre mois; il peut être extraordinairement
convoqué durant les huit autres par le gouvernement.

34. Le corps législatif fait la loi en statuant par scrutin secret, et
sans aucune discussion de la part de ses membres, sur les projets de
loi débattus devant lui par les orateurs du tribunat et du
gouvernement.

35. Les séances du tribunat et celles du corps législatif sont
publiques; le nombre des assistants, soit aux unes, soit aux autres,
ne peut excéder deux cents.

36. Le traitement annuel d'un tribun est de quinze mille francs; celui
d'un législateur, de dix mille francs.

37. Tout décret du corps législatif, le dixième jour après son
émission, est promulgué par le premier consul, à moins que,
dans ce délai, il n'y ait eu recours au sénat pour cause
d'inconstitutionnalité. Ce recours n'a point lieu contre les lois
promulguées.

38. Le premier renouvellement du corps législatif et du tribunat,
n'aura lieu que dans le cours de l'an X.


TITRE IV.

_Du Gouvernement._

39. Le gouvernement est confié à trois consuls nommés pour dix ans et
indéfiniment rééligibles.

Chacun d'eux est élu individuellement, avec la qualité distincte ou de
premier, ou de second, ou de troisième consul.

La constitution nomme premier consul le citoyen _Bonaparte_, ex-consul
provisoire; second consul, le citoyen _Cambacérès_, ex-ministre de la
justice; et troisième consul, le citoyen _Lebrun_, ex-membre de la
commission du conseil des anciens.

Pour cette fois, le troisième consul n'est nommé que pour cinq ans.

40. Le premier consul a des fonctions et des attributions
particulières, dans lesquelles il est momentanément suppléé, quand il
y a lieu, par un de ses collègues.

41. Le premier consul promulgue les lois; il nomme et révoque à
volonté les membres du conseil d'état, les ministres, les ambassadeurs
et les autres agents extérieurs en chef, les officiers de l'armée de
terre et de mer, les membres des administrations locales, et les
commissaires du gouvernement près les tribunaux. Il nomme tous les
juges criminels et civils, autres que les juges de paix et les juges
de cassation, sans pouvoir les révoquer.

42. Dans les autres actes du gouvernement, le second et le troisième
consul ont voix consultative; ils signent le registre de ces actes
pour constater leur présence; et s'ils le veulent, ils y consignent
leurs opinions: après quoi la décision du premier consul suffit.

43. Le traitement du premier consul sera de cinq cent mille francs en
l'an VIII. Le traitement de chacun des deux autres consuls est égal
aux trois dixièmes de celui du premier.

44. Le gouvernement propose les lois, et fait les réglements
nécessaires pour assurer leur exécution.

45. Le gouvernement dirige les recettes et les dépenses de l'état,
conformément à la loi annuelle qui détermine le montant des unes et
des autres; il surveille la fabrication des monnaies, dont la loi
seule ordonne l'émission, fixe le titre, le poids, et le type.

46. Si le gouvernement est informé qu'il se trame quelque conspiration
contre l'état, il peut décerner des mandats d'amener et des mandats
d'arrêt contre les personnes qui en sont présumées les auteurs ou les
complices; mais si, dans un délai de dix jours après leur arrestation,
elles ne sont mises en liberté ou en justice réglée, il y a de la part
du ministre signataire du mandat, crime de détention arbitraire.

47. Le gouvernement pourvoit à la sûreté intérieure et à la défense
extérieure de l'état; il distribue les forces de terre et de mer, et
en règle la direction.

48. La garde nationale en activité est soumise aux réglements
d'administration publique: la garde nationale sédentaire n'est soumise
qu'à la loi.

49. Le gouvernement entretient des relations politiques au-dehors,
conduit les négociations, fait les stipulations préliminaires, signe,
fait signer et conclut tous les traités de paix, d'alliance, de trève,
de neutralité, de commerce, et autres conventions.

50. Les déclarations de guerre et les traités de paix, d'alliance et
de commerce, sont proposés, discutés, décrétés et promulgués comme des
lois.

Seulement les discussions et délibérations sur ces objets, tant dans
le tribunat que dans le corps législatif, se font en comité secret
quand le gouvernement le demande.

51. Les articles secrets d'un traité ne peuvent être destructifs des
articles patents.

52. Sous la direction des consuls, le conseil d'état est chargé de
rédiger les projets de lois et les réglements d'administration
publique, et de résoudre les difficultés qui s'élèvent en matière
administrative.

53. C'est parmi les membres du conseil d'état que sont toujours pris
les orateurs chargés de porter la parole au nom du gouvernement devant
le corps législatif.

Ces orateurs ne sont jamais envoyés au nombre de plus de trois pour la
défense d'un même projet de loi.

54. Les ministres procurent l'exécution des lois et des réglements
d'administration publique.

55. Aucun acte du gouvernement ne peut avoir d'effet, s'il n'est signé
par un ministre.

56. L'un des ministres est spécialement chargé de l'administration du
trésor public: il assure les recettes, ordonne les mouvements de fonds
et les paiements autorisés par la loi. Il ne peut rien faire payer
qu'en vertu, 1º d'une loi, et jusqu'à la concurrence des fonds qu'elle
a déterminés pour un genre de dépenses; 2º d'un arrêté du
gouvernement; 3º d'un mandat signé par un ministre.

57. Les comptes détaillés de la dépense de chaque ministre, signés et
certifiés par lui, sont rendus publics.

58. Le gouvernement ne peut élire ou conserver pour conseillers
d'état, pour ministres, que des citoyens dont les noms se trouvent
inscrits sur la liste nationale.

59. Les administrations locales établies, soit pour chaque
arrondissement communal, soit pour des portions plus étendues du
territoire, sont subordonnées aux ministres. Nul ne peut devenir ou
rester membre de ces administrations, s'il n'est porté ou maintenu sur
l'une des listes mentionnées aux art. 7 et 8.


TITRE V.

_Des Tribunaux._

60. Chaque arrondissement communal a un ou plusieurs juges de paix,
élus immédiatement par les citoyens pour trois années.

Leur principale fonction consiste à concilier les parties, qu'ils
invitent, dans le cas de non-conciliation, à se faire juger par des
arbitres.

61. En matière civile, il y a des tribunaux de première instance et
des tribunaux d'appel. La loi détermine l'organisation des uns et des
autres, leur compétence, et le territoire formant le ressort de
chacun.

62. En matière de délits emportant peine afflictive ou infamante, un
premier jury admet ou rejette l'accusation: si elle est admise, un
second jury reconnaît le fait, et les juges, formant un tribunal
criminel, appliquent la peine. Leur jugement est sans appel.

63. La fonction d'accusateur public près un tribunal criminel est
remplie par le commissaire du gouvernement.

64. Les délits qui n'emportent pas peine afflictive ou infamante,
sont jugés par des tribunaux de police correctionnelle, sauf l'appel
aux tribunaux criminels.

65. Il y a, pour toute la république, un tribunal de cassation, qui
prononce sur les demandes en cassation contre les jugements en dernier
ressort rendus par les tribunaux, sur les demandes en renvoi d'un
tribunal à un autre pour cause de suspicion légitime ou de sûreté
publique, sur les prises à partie contre un tribunal entier.

66. Le tribunal de cassation ne connaît point du fond des affaires;
mais il casse les jugements rendus sur des procédures dans lesquelles
les formes ont été violées, ou qui contiennent quelque contravention
expresse à la loi, et il renvoie le fond du procès au tribunal qui
doit en connaître.

67. Les juges composant les tribunaux de première instance, et les
commissaires du gouvernement établis près ces tribunaux, sont pris
dans la liste communale ou dans la liste départementale.

Les juges formant les tribunaux d'appel, et les commissaires placés
près d'eux, sont pris dans la liste départementale.

Les juges composant le tribunal de cassation, et les commissaires
établis près ce tribunal, sont pris dans la liste nationale.

68. Les juges, autres que les juges de paix, conservent leurs
fonctions toute leur vie, à moins qu'ils ne soient condamnés pour
forfaiture, ou qu'ils ne soient pas maintenus sur les listes
d'éligibles.


TITRE VI.

_De la Responsabilité des fonctionnaires publics._

69. Les fonctions des membres soit du sénat, soit du corps législatif,
soit du tribunat, celles des consuls et des conseillers d'état, ne
donnent lieu à aucune responsabilité.

70. Les délits personnels emportant peine afflictive ou infamante,
commis par un membre, soit du sénat, soit du tribunat, soit du corps
législatif, soit du conseil d'état, sont poursuivis devant les
tribunaux ordinaires, après qu'une délibération du corps auquel le
prévenu appartient, a autorisé cette poursuite.

71. Les ministres prévenus de délits privés emportant peine afflictive
ou infamante, sont considérés comme membres du conseil d'état.

72. Les ministres sont responsables, 1º de tout acte de gouvernement
signé par eux, et déclaré inconstitutionnel par le sénat; 2º de
l'inexécution des lois et des réglements d'administration publique; 3º
des ordres particuliers qu'ils ont donnés, si ces ordres sont
contraires à la constitution, aux lois, et aux réglements.

73. Dans les cas de l'article précédent, le tribunat dénonce le
ministre par un acte sur lequel le corps législatif délibère dans les
formes ordinaires, après avoir entendu ou appelé le dénoncé. Le
ministre mis en jugement par un décret du corps législatif, est jugé
par une haute-cour, sans appel et sans recours en cassation.

La haute-cour est composée de juges et de jurés. Les juges sont
choisis par le tribunal de cassation, et dans son sein; les jurés sont
pris dans la liste nationale: le tout suivant les formes que la loi
détermine.

74. Les juges civils et criminels sont, pour les délits relatifs à
leurs fonctions, poursuivis devant les tribunaux auxquels celui de
cassation les renvoie après avoir annulé leurs actes.

73. Les agents du gouvernement, autres que les ministres, ne peuvent
être poursuivis pour des faits relatifs à leurs fonctions, qu'en vertu
d'une décision du conseil d'état: en ce cas, la poursuite a lieu
devant les tribunaux ordinaires.


TITRE VII.

_Dispositions générales._

76. La maison de toute personne habitant le territoire français, est
un asyle inviolable.

Pendant la nuit, nul n'a le droit d'y entrer que dans le cas
d'incendie, d'inondation, ou de réclamation faite de l'intérieur de la
maison.

Pendant le jour, on peut y entrer pour un objet spécial déterminé, ou
par une loi, ou par un ordre émané d'une autorité publique.

77. Pour que l'acte qui ordonne l'arrestation d'une personne puisse
être exécuté, il faut, 1º qu'il exprime formellement le motif de
l'arrestation, et la loi en exécution de laquelle elle est ordonnée;
2º qu'il émane d'un fonctionnaire à qui la loi ait donné formellement
ce pouvoir; 3º qu'il soit notifié à la personne arrêtée, et qu'il lui
en soit laissé copie.

78. Un gardien ou geolier ne peut recevoir ou détenir aucune personne
qu'après avoir transcrit sur son registre l'acte qui ordonne
l'arrestation: cet acte doit être un mandat donné dans les formes
prescrites par l'article précédent, ou une ordonnance de prise de
corps, ou un décret d'accusation, ou un jugement.

79. Tout gardien ou geolier est tenu sans qu'aucun ordre puisse l'en
dispenser, de représenter la personne détenue à l'officier civil ayant
la police de la maison de détention, toutes les fois qu'il en sera
requis par cet officier.

80. La représentation de la personne détenue ne pourra être refusée à
ses parents et amis porteurs de l'ordre de l'officier civil, lequel
sera toujours tenu de l'accorder, à moins que le gardien ou geolier ne
représente une ordonnance du juge pour tenir la personne au secret.

81. Tous ceux qui, n'ayant point reçu de la loi le pouvoir de faire
arrêter, donneront, signeront, exécuteront l'arrestation d'une
personne quelconque; tous ceux qui, même dans le cas de l'arrestation
autorisée par la loi, recevront ou retiendront la personne arrêtée,
dans un lieu de détention non publiquement et légalement désigné comme
tel, et tous les gardiens ou geoliers qui contreviendront aux
dispositions des trois articles précédents, seront coupables du crime
de détention arbitraire.

82. Toutes rigueurs employées dans les arrestations, détentions ou
exécutions, autres que celles autorisées par les lois, sont des
crimes.

83. Toute personne a le droit d'adresser des pétitions individuelles à
toute autorité constituée, et spécialement au tribunat.

84. La force publique est essentiellement obéissante; nul corps armé
ne peut délibérer.

85. Les délits des militaires sont soumis à des tribunaux spéciaux, et
à des formes particulières de jugement.

86. La nation française déclare qu'il sera accordé des pensions à tous
les militaires blessés à la défense de la patrie, ainsi qu'aux veuves
et enfants des militaires morts sur le champ de bataille ou des suites
de leurs blessures.

87. Il sera décerné des récompenses nationales aux guerriers qui
auront rendu des services éclatants en combattant pour la république.

88. Un institut national est chargé de recueillir les découvertes, de
perfectionner les sciences et les arts.

89. Une commission de comptabilité nationale règle et vérifie les
comptes des recettes et des dépenses de la république. Cette
commission est composée de sept membres choisis par le sénat dans la
liste nationale.

90. Un corps constitué ne peut prendre de délibération que dans une
séance où les deux tiers au moins de ses membres se trouvent présents.

91. Le régime des colonies françaises est déterminé par des lois
spéciales.

92. Dans le cas de révolte à main armée, ou de troubles qui menacent
la sûreté de l'état, la loi peut suspendre, dans les lieux et pour le
temps qu'elle détermine, l'empire de la constitution.

Cette suspension peut être provisoirement déclarée dans les mêmes cas,
par un arrêté du gouvernement, le corps législatif étant en vacance,
pourvu que ce corps soit convoqué au plus court terme par un article
du même arrêté.

93. La nation française déclare qu'en aucun cas elle ne souffrira le
retour des Français qui, ayant abandonné leur patrie depuis le 14
juillet 1789, ne sont pas compris dans les exceptions portées aux lois
rendues contre les émigrés; elle interdit toute exception nouvelle sur
ce point.

Les biens des émigrés sont irrévocablement acquis au profit de la
république.

94. La nation française déclare qu'après une vente légalement
consommée de biens nationaux, quelle qu'en soit l'origine, l'acquéreur
légitime ne peut en être dépossédé, sauf aux tiers réclamants à être,
s'il y a lieu, indemnisés par le trésor public.

95. La présente constitution sera offerte de suite à l'acceptation du
peuple français.

Fait à Paris, le 22 frimaire an VIII de la république française, une
et indivisible.

       *       *       *       *       *

_Loi qui règle la manière dont la constitution sera présentée au
peuple français._

    23 frimaire an VIII (14 décembre 1799).

La commission du conseil des anciens, créée par la loi du 19 brumaire,
adoptant les motifs de la déclaration d'urgence qui précède la
résolution ci-après, approuve l'acte d'urgence.

(_Teneur de la déclaration d'urgence et de la résolution du 23
frimaire._)

La commission du conseil des cinq-cents, créée par la loi du 19
brumaire dernier;

Délibérant sur la proposition formelle contenue dans le message des
consuls en date de ce jour, de régler par une loi la manière dont la
constitution sera présentée au peuple français;

Considérant que la constitution qui doit substituer à un gouvernement
provisoire un ordre de choses définitif et invariable, doit être sans
délai présentée à l'acceptation des citoyens;

Que le mode d'acceptation le plus convenable et le plus populaire est
celui qui répond le plus promptement et le plus facilement aux besoins
et à la juste impatience de la nation,

Déclare qu'il y a urgence.

La commission, après avoir déclaré l'urgence, prend la résolution
suivante:

Art. Ier. Il sera ouvert dans chaque commune des registres
d'acceptation et de non-acceptation: les citoyens sont appelés à y
consigner ou y faire consigner leur vote sur la constitution.

II. Les registres seront ouverts au secrétariat de toutes les
administrations, aux greffes de tous les tribunaux, entre les mains
des agents communaux, des juges de paix, et des notaires: les citoyens
ont droit de choisir à leur gré entre ces divers dépôts.

III. Le délai pour voter dans chaque département est de quinze jours,
à dater de celui où la constitution est parvenue à l'administration
centrale: il est de trois jours pour chaque commune, à dater de celui
où l'acte constitutionnel est arrivé au chef-lieu du canton.

IV. Les consuls de la république sont chargés de régulariser et
d'activer la formation, l'ouverture, la tenue, la clôture, et l'envoi
des registres.

V. Les consuls sont pareillement chargés d'en proclamer le résultat.

VI. La présente résolution sera imprimée.

Après une seconde lecture, la commission du conseil des anciens
approuve la résolution ci-dessus (23 frimaire an VIII).

LES CONSULS de la république ordonnent que la loi ci-dessus sera
publiée, exécutée, et qu'elle sera munie du sceau de la république.

Fait au palais national des consuls de la république, le 23 frimaire
an VIII de la république.

    ROGER-DUCOS, BONAPARTE, SIÉYES.

       *       *       *       *       *

PROCLAMATION

_Des consuls de la république._

    24 frimaire an VIII (15 décembre 1799).


LES CONSULS de la république, aux Français.

Une constitution vous est présentée.

Elle fait cesser les incertitudes que le gouvernement provisoire
mettait dans les relations extérieures, et dans la situation
intérieure et militaire de la république.

Elle place dans les institutions qu'elle établit, les premiers
magistrats dont le dévouement a paru nécessaire à son activité.

La constitution est fondée sur les vrais principes du gouvernement
représentatif, sur les droits sacrés de la propriété, de l'égalité, de
la liberté.

Les pouvoirs qu'elle institue, seront forts et stables, tels qu'ils
doivent être pour garantir les droits des citoyens et les intérêts de
l'état.

Citoyens, la révolution est fixée aux principes qui l'ont commencée:
elle est finie.

    ROGER-DUCOS, BONAPARTE, SIÉYES.

       *       *       *       *       *

_Loi concernant les opérations et communications respectives des
autorités chargées par la constitution de concourir à la formation de
la loi._

    19 nivose an VIII (9 janvier 1800).

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS, Bonaparte, premier consul, proclame loi de
la république le décret suivant, rendu par le corps législatif le 19
nivôse an VIII, sur la proposition faite par le gouvernement le 12
dudit mois, communiquée au tribunat le 13 du même mois.

_Décret._

Le corps législatif, réuni au nombre des membres prescrit par l'art.
90 de la constitution;

Lecture faite du projet de loi concernant les opérations et
communications respectives des autorités chargées par la constitution
de concourir à la formation de la loi, proposé par le gouvernement le
12 nivose présent mois, et communiqué au tribunat le lendemain;

Les orateurs du tribunat et ceux du gouvernement entendus dans la
séance du 19 nivose; les suffrages recueillis au scrutin secret,

Décrète:

Art. 1er. Quand le gouvernement a arrêté qu'un projet de loi sera
proposé, il en prévient le corps législatif par un message.

2. Le gouvernement indique le jour auquel il croit que doit être
ouverte la discussion sur le projet de loi.

3. Après qu'un orateur du conseil d'état a lu au corps législatif le
projet de loi, et en a exposé les motifs, il en dépose sur le bureau
trois expéditions.

4. Sur l'une de ces expéditions mention est faite de la proposition de
la loi; et elle est remise, signée du président et des secrétaires, à
l'orateur ou aux orateurs du gouvernement.

5. Une des autres expéditions est déposée aux archives du corps
législatif.

6. La troisième expédition est adressée, sans délai, par le corps
législatif au tribunat.

7. Au jour indiqué par le gouvernement, le tribunat envoie au corps
législatif ses orateurs pour faire connaître son voeu sur la
proposition de loi.

8. Si, au jour indiqué, le tribunat demande une prorogation de délai,
le corps législatif, après avoir entendu l'orateur ou les orateurs du
gouvernement, prononce s'il y a eu lieu ou non à la prorogation
demandée.

9. Si le corps législatif décide qu'il y a lieu à prorogation, le
gouvernement propose un nouveau délai.

10. Si le corps législatif décide qu'il n'y a pas lieu à prorogation,
la discussion est ouverte.

11. Si le tribunat ne fait pas connaître son voeu sur le projet de
loi, il est censé en consentir la proposition.

12. Le bureau du corps législatif ne peut fermer la discussion ni sur
les propositions de loi, ni sur les demandes de nouveau délai,
qu'après que chacun des orateurs du gouvernement ou du tribunat aura
été entendu au moins une fois, s'il le demande.

13. Pour mettre le gouvernement en état de délibérer s'il y a lieu ou
non à retirer le projet de loi, les orateurs du gouvernement peuvent
toujours demander l'ajournement, et l'ajournement ne peut leur être
refusé.

14. Le Corps législatif vote, dans tous les cas, de la manière
suivante: deux urnes sont placées sur le bureau; un secrétaire fait
l'appel nominal des votants; à mesure qu'ils se présentent au bureau,
un autre secrétaire remet à chacun une boule blanche destinée à
exprimer le _oui_, et une boule noire destinée à exprimer le _non_:
une des urnes seulement est destinée à recevoir les votes; dans
l'autre sont jetées les boules inutiles. Quand l'appel est achevé, les
secrétaires ouvrent, à la vue de l'assemblée, l'urne du scrutin, et
font le compte des voix; le président proclame le résultat.

Soit la présente loi revêtue du sceau de l'état, insérée au bulletin
des lois, inscrite dans les registres des autorités judiciaires et
administratives, et le ministre de la justice chargé d'en surveiller
la publication.

A Paris, le 29 nivose an VIII de la république.

    BONAPARTE, premier consul.

       *       *       *       *       *

PROCLAMATION.

_Des consuls de la république._

    18 pluviose an VIII (7 février 1800)

LES CONSULS DE LA RÉPUBLIQUE, en conformité de l'article 5 de la loi
du 23 frimaire, qui règle la manière dont la constitution sera
présentée au peuple français; après avoir entendu le rapport des
ministres de la justice, de l'intérieur, de la guerre, et de la
marine,

Proclament le résultat des votes émis par les citoyens français sur
l'acte constitutionnel:

Sur trois millions douze mille cinq cent soixante-neuf votants, quinze
cent soixante-deux ont rejeté, trois millions onze mille sept ont
accepté la constitution.

Les consuls de la république, arrêtent:

Art. 1er. Le résultat des votes émis, sur la constitution, sera
proclamé, publié et affiché dans toutes les communes de la république.

2. Il sera célébré dans toutes les communes, pour l'acceptation de la
constitution, une fête nationale consacrée à l'union des citoyens
français.

3. Cette fête sera célébrée dans la décade qui suivra l'entière
pacification des départements de l'Ouest.

       *       *       *       *       *

    Paris, 29 ventose an VIII (20 mars).

_Aux jeunes Français._

Le premier consul reçoit beaucoup de lettres de jeunes citoyens
empressés de lui témoigner leur attachement à la république et le
desir qu'ils ont de s'associer aux efforts qu'il va faire pour
conquérir la paix. Touché de leur dévouement, il en reçoit l'assurance
avec un vif intérêt; la gloire les attend à Dijon. C'est lorsqu'il
les verra réunis sous les drapeaux de l'armée de réserve, qu'il se
propose de les remercier et d'applaudir à leur zèle.

    BONAPARTE.

       *       *       *       *       *

    Paris, le 12 germinal an VIII (2 avril 1800).

_Au général Berthier, ministre de la guerre._

Les talents militaires dont vous avez donné tant de preuves, citoyen
général, et la confiance du gouvernement vous appellent au
commandement d'une armée[13]. Vous avez pendant l'hiver réorganisé le
ministère de la guerre; vous avez pourvu, autant que les circonstances
l'ont permis, aux besoins de nos armées; il vous reste à conduire
pendant le printemps et l'été, nos soldats à la victoire, moyen
efficace d'arriver à la paix et de consolider la république.

Recevez, je vous prie, citoyen général, les témoignages de
satisfaction du gouvernement sur votre conduite au ministère.

    BONAPARTE.

  [13] Celui de l'armée de réserve, auquel il était nommé par un
  arrêté transmis avec la lettre.

       *       *       *       *       *

    Au quartier-général de Martigni, le 28 floréal an VIII
     (18 mai 1800).

_Au ministre de l'intérieur._

    Citoyen ministre,

Je suis au pied des grandes Alpes, au milieu du Valais.

Le grand Saint-Bernard a offert bien des obstacles qui ont été
surmontés avec ce courage héroïque qui distingue les troupes
françaises dans toutes les circonstances. Le tiers de l'artillerie est
déja en Italie; l'armée descend à force; Berthier est en Piémont; dans
trois jours tout sera passé.

    BONAPARTE.

       *       *       *       *       *

    Au quartier-général de Milan, le 20 prairial
      an VIII (9 juin 1800).

_Aux deux consuls restés à Paris._

Vous aurez vu, citoyens consuls, par les lettres de M. de Mélas, qui
étaient jointes à ma précédente lettre, que le même jour que l'ordre
de lever le blocus de Gênes arrivait au général Ott, le général
Masséna, forcé par le manque absolu de vivres, a demandé à capituler.
Il paraît que le général Masséna a dix mille combattants; le général
Suchet en a à peu près autant; si ces deux corps se sont, comme je le
pense, réunis entre Oneille et Savone, ils pourront entrer rapidement
en Piémont par le Tanaro, et être fort utiles, dans le temps que
l'ennemi serait obligé de laisser quelques troupes dans Gênes.

La plus grande partie de l'armée est dans ce moment à Stradella. Nous
avons un pont à Plaisance, et plusieurs trailles vis-à-vis Pavie.
Orsi, Novi, Brescia et Crémone sont à nous.

Vous trouverez ci-joints plusieurs bulletins et différentes lettres
interceptées, qu'il vous paraîtra utile de rendre publiques.

Je vous salue.

    BONAPARTE.

       *       *       *       *       *

Au quartier-général de Broui, le 21 prairial an VIII (10 juin 1800).

    _Au citoyen Petiet, conseiller d'état._

Nous avons eu hier une affaire fort brillante. Sans exagération,
l'ennemi a eu quinze cents hommes tués, deux fois autant de blessés;
nous avons fait quatre mille prisonniers et pris cinq pièces de canon.
C'est le corps du lieutenant-général Ott, qui est venu de Gênes à
marches forcées; il voulait rouvrir la communication avec Plaisance.

Comme je n'ai pas le temps d'expédier un courrier à Paris, je vous
prie de donner ces nouvelles aux consuls par un courrier
extraordinaire.

L'armée continue sa marche sur Tortone et Alexandrie.

La division de l'armée du Rhin est arrivée en entier; il y en a déja
une partie au-delà du Pô.

    BONAPARTE.

       *       *       *       *       *

Au quartier-général de Torre de Garofola, le 7 prairial an VII
  (16 juin 1800).

_Aux consuls de la république._

Le lendemain de la bataille de Marengo, citoyens consuls, le général
Mélas a fait demander aux avant-postes qu'il lui fût permis de
m'envoyer le général Zach. On a arrêté, dans la journée, la convention
dont vous trouverez ci-joint la copie[14]. Elle a été signée dans la
nuit, par le général Berthier et le général Mélas. J'espère que le
peuple français sera content de son armée.

    BONAPARTE.

  [14] C'est la fameuse capitulation du général Mélas à Alexandrie.
  Voyez page 246.

       *       *       *       *       *

    Lyon, le 10 messidor an VIII (29 juin 1800).

_Aux consuls de la république._

J'arrive à Lyon, citoyens consuls; je m'y arrête pour poser la
première pierre des façades de la place Bellecourt, que l'on va
rétablir. Cette seule circonstance pouvait retarder mon arrivée à
Paris; mais je n'ai pas tenu à l'ambition d'accélérer le
rétablissement de cette place que j'ai vue si belle et qui est
aujourd'hui si hideuse. On me fait espérer que dans deux ans elle sera
entièrement achevée.

J'espère qu'avant cette époque, le commerce de cette ville, dont
s'énorgueillissait l'Europe entière, aura repris sa première
prospérité.

Je vous salue.

    BONAPARTE.


FIN DU PREMIER VOLUME DES MÉMOIRES.



ERRATA

DU TOME PREMIER DES MÉMOIRES.

(NOTA. M. le général Gourgaud se trouvant hors de France lors de
l'impression de ce volume, et le manuscrit étant très-difficile à
lire, il s'est glissé plusieurs erreurs ou omissions que nous nous
empressons de rétablir.)


    Page 2, ligne 21, un pont, _lisez_: un point.

    -- 11, ligne 4, après _de l'intérieur_, il doit y avoir (.) un point
    et l'alinéa suivant commencera par ces mots: _douze à quinze
    jours après, etc... Napoléon_.

    --  18, ligne 23, considérations, _lisez_: dénonciations.

    --  19, dernière ligne, des......, _lisez_: des peintres.

    --  26, ligne 10, caissons, _lisez_: camions.

    --  36, ligne 21, il ne fut rien épargné, _lisez_: il ne faut
            rien épargner.

    --  43, ligne 11, le 20 avril, _lisez_: le 29 avril.

    --  47, ligne 9, Malague, _lisez_: Melogno.

    --  79, ligne 24, Moreau marcherait, _ajoutez_: droit.

    --  86, ligne 7, nommèrent, _lisez_: nommeraient sans difficulté,
           disaient-ils.

    --  86, ligne 10, laissaient, _lisez_: laissèrent.

    -- 109, ligne 7, incertitude, _lisez_: incertitude;

    -- _ib._, ligne 9, activité; _lisez_: activité,

    -- 130, ligne 16, marches, _lisez_: mesures.

    -- 145, ligne 4, noms, _lisez_: opinions.

    -- 166, ligne 16, supprimer _y_.

    -- 172, ligne 5, Fellichel, _lisez_: Saint-Michel.

    -- 173, ligne 3, point, _lisez_: pont.

    -- 177, ligne 10, après 20 juin, _lisez_: 40 jours.

    -- 177, ligne 21, environ, _lisez_: renvoya.

    -- 179, ligne 2, (deux mille cinq cents) _lisez_: vingt-cinq mille.

    -- 187, lignes 10 et 11, étant fâcheuse, l'armée pressait, _lisez_:
            était fâcheuse, l'armée prêtait.

    -- 189, lignes 25 et 26, passer le Lech etc., _lisez_: et arriver en
            deux jours, au plus en trois à Augsbourg passer le Lech.

    -- 190, ligne 5, pour l'attendre, _lisez_: atteindre.

    -- 191, ligne 12, au-dessus, _lisez_: au-dessous.

    -- 199, ligne 9, sa droite, _lisez_: sa gauche.

    -- 209, ligne 13, par moi, _lisez_: par mer.

    -- 212, ligne 25, de la ville, _ajoutez_: à la garde nationale.

    -- 235, ligne 17, après _offert_, _ajoutez_: à Masséna.

    -- 254, ligne 19, sous, _lisez_: sur.

    -- 256, ligne 2, consul, _ajoutez_: et sa cour.

    -- 266, ligne 18, trouve, _lisez_: trouva.

    -- 283, ligne 15, mouvement dans, _lisez_: mouvement; dans

    -- _id._, ligne _id._, se trouvait; _lisez_: se trouvait


[Illustration: PLAN _DU SIEGE DE_ TOULON.]

[Illustration: CAMPAGNE D'ALLEMAGNE _DE L'ARMÉE FRANÇAISE_ commandée
par Moreau _en 1800_.]

[Illustration: CARTE _DE LA DÉFENSE DE GÊNES ET DU VAR_, par Masséna
et Suchet _en 1800_.]

[Illustration: _CAMPAGNE_ DE L'ARMÉE DE RÉSERVE Commandée par le 1er
Consul _en 1800_.]





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